IB Lorna Hill La Vocation D'irène 1958

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LORNA HILL

LA VOCATION D'IRÈNE

Avoir une vocation, c est assumer la volonté et le courage de la


mener à bien.
Irène s’est sentie toute jeune vivement attirée par la danse, et son
rêve est d’entrer un jour à l’Opéra.
Mais les circonstances dressent devant elle des obstacles presque
insurmontables.
Orpheline et ruinée à quatorze ans, elle est recueillie par une
tante de province et des cousines bien peu compréhensives ; elle doit
naturellement interrompre les cours qu’elle suivait à Paris, et, malgré
ses dons certains, ses espoirs sont près d’être anéantis.
La rencontre d'un jeune cousin, Sébastien, lui redonne courage;
avec son aide, Irène parvient à reprendre le dessus et à convaincre sa
tante de la laisser poursuivre à Toulouse ses leçons de danse…

Bibliothèque Hachette 15

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DANS LA MÊME COLLECTION

LOUISA M. ALCOTT
La Filleule du docteur March

PAUL-JACQUES BONZON
La Ballerine de Majorque

ANDRÉ DHÔTEL
Le Pays où l'on n'arrive jamais

RENÉ GUILLOT
Prince de la Jungle

BERNARD PIERRE
Une Victoire sur l'Himalaya

*
A. de SAINT-EXUPÉRY
Terre des Hommes

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Lorna Hill

LA VOCATION
D'IRÈNE
Illustrations de François Batet

HACHETTE 15

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© Librairie Hachette, 1958. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.

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TABLES DES MATIERES

I. RENCONTRE 9
II. UNE CHARMANTE FAMILLE 21
III. UNE ÉVASION MANQUÉE 41
IV. SÉBASTIEN 62
V. A LA RECHERCHE D'UNE MONTURE 77
VI. ARABESQUE 96
VII. NOUVELLES VACANCES 105
VIII. UNE EXCURSION MOUVEMENTÉE 121
IX. FÊTE DE NUIT 149
X. UNE PAIRE DE CHAUSSONS DE DANSE 156
XI. « LES SYLPHIDES » 169
XII. JE RETROUVE UNE VIEILLE AMIE 179
XIII. IL ÉTAIT TEMPS 199
XIV. L'EXAUCEMENT 225

Imprimé en France
BRODARD&TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
-2932-1-7-7062-
Dep.leg.6696-3e tr 58

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CHAPITRE PREMIER

RENCONTRE

PARMI mes souvenirs d'enfance, il en est un que je garde


particulièrement présent à l'esprit, c'est celui d'un certain
mardi de fin juillet 1950, car cette journée fut sans doute une
des plus sombres qu'il m'ait été donné de vivre. Pourtant, nul
n'aurait pu rêver d'un temps plus radieux : un brûlant soleil
inondait le compartiment où j'étais montée, et les prairies
parsemées de boutons d'or, déniant sous mes yeux,
s'étendaient à l'infini, comme de somptueux tapis brochés.
Mais l'éclatante richesse de la nature en plein épanouissement
rendait plus accablante encore la détresse de mon cœur.
Tandis que le rapide, fonçant à toute allure vers le Midi,
s'engouffrait dans les tunnels, franchissait les rivières et saluait
au passage, d'un sifflet dédaigncux, les petites gares
secondaires, j'essayais en vain d'accepter le terrible coup qui
venait de bouleverser ma vie : quelques jours auparavant, mon

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père, officier d'activé, avait été tué en Indochine, où déjà, trois
années plus tôt, une maladie foudroyante avait emporté ma
mère. Je me trouvais donc, à quatorze ans, orpheline et un
conseil de famille avait brusquement décidé que je serais
désormais confiée aux soins de parents éloignés, habitant la
province. C'est ainsi que, du jour au lendemain, je m'étais vue
contrainte de quitter Paris, où, depuis son veuvage, mon père
avait chargé de mon éducation une femme au cœur simple et
généreux, Mme Crépin, l'ancienne gouvernante de mon
enfance, à qui j'étais très attachée.
« Mon Dieu, est-ce possible? » ne cessais-je de me
répéter, ne parvenant pas à croire à la douloureuse réalité.
A la tristesse de mon deuil s'ajoutait celle de quitter Paris
que j'avais appris à aimer, au point que je ne concevais pas
comment on pouvait vivre dans un autre cadre. Je me plaisais
dans cette activité intense de la capitale, et au risque de
choquer certains esprits délicats, j'irai même jusqu'à avouer
que j'avais une prédilection pour le métro et les autobus, dont
les bousculades, loin de me rebuter, m'amusaient toujours. Et
puis, j'adorais le Zoo, où j'allais me promener plusieurs fois
par mois; je m'y étais fait un ami d'un charmant petit singe,
que j'avais baptisé Jacquot. Il manifestait une joie touchante,
chaque fois que je lui apportais des sucreries, et je m'étais
convaincue qu'il me reconnaissait à chacune de mes visites.
Qui donc le gâterait, désormais?... Oui, il me semblait
inconcevable de vivre ailleurs que dans cette ambiance
parisienne; je ne cessais jamais d'en admirer les merveilles,
parmi lesquelles j'affectionnais surtout les Champs-Elysées,
les Tuileries, le Luxembourg et le Bois de Boulogne....
Enfin, pour mettre le comble à mon désarroi, je
frémissais de crainte à l'idée de me trouver bientôt sous la
coupe de ces cousins à peu près inconnus, qui n'avaient jamais

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jugé bon, du vivant de mes parents, d'entretenir avec nous des
relations quelque peu amicales.
A en croire l'excellente Mme Crépin, ils habitaient une
région perdue, dans l'extrême sud-ouest de la France, où les
gens parlaient un dialecte incompréhensible. Sans l'avoir
jamais vue, j'étais convaincue que leur vaste demeure devait
être grise et antipathique. Je les savais fort riches. Mon oncle
Jean de Ronjac, cousin germain de ma mère, dirigeait à
Toulouse un important cabinet d'assurances. Il avait trois
voitures, une commerciale pour la chasse et les courses, un
petit cabriolet pour son épouse et une immense limousine
américaine que conduisait un chauffeur, parce qu'elle valait
beaucoup d'argent et qu'il fallait en prendre grand soin.
Je savais tout cela par ma cousine Henriette qui était
venue me voir un jour à Londres avec sa mère, peu après mon
retour d'Indochine. A l'époque, elle ne m'avait guère
impressionnée, et je ne gardais d'elle que le vague souvenir
d'une assez jolie fille, extrêmement bien habillée et
prétentieuse. A vrai dire, cette visite de ma tante Germaine
n'avait été qu'une formalité.
Je l'évoquais en soupirant, dans mon compartiment
empesté; j'étais montée dans un compartiment « non fumeurs
», mais cela n'empêchait pas mes voisins — deux hommes et
trois femmes — de fumer comme des cheminées. Ils n'avaient
pas manqué de s'en demander fort poliment les uns aux autres
la permission, mais ils s'étaient abstenus de m'interroger sur ce
point : sans doute estimaient-ils qu'ils n'avaient pas à tenir
compte des réactions d'une gamine. Et pourtant, pensais-je en
réprimant à grand-peine un haut-le-cœur, quelle tête feraient-
ils, ces égoïstes, si leur maudite fumée me rendait malade? Ce
serait bien fait pour eux!... Mais, d'un autre côté, une telle
perspective n'offrait vraiment rien de réjouissant. Aussi, pour
couper court à mon malaise, ai-je décidé de me lever et de

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gagner le couloir, mais j'y fis si brusquement irruption que je
me suis heurtée à un voyageur qui passait au même instant
devant la porte.
« Ex...cu...sez-moi! balbutiai-je. Mais il fallait
absolument que je sorte de là, sous peine d'être asphyxiée.
C'est une vraie tabagie!
— Ça ne va pas? » répliqua l'inconnu.
C'était un jeune homme, que mon trouble parut
impressionner. Aussi me suis-je empressée de le rassurer, dès
que j'eus respiré l'air frais entrant à flots par la fenêtre ouverte.
« Oh! merci, dis-je. Maintenant ça va très bien. Mais, là-
dedans, j'ai cru me trouver mal! Pensez donc, ils fument tous,
même les femmes!
— Dame, aujourd'hui, les femmes fument
presque autant que les hommes, vous savez! »
Décelant, au ton de sa remarque, un peu d'ironie, j'ai tenu
à lui préciser sévèrement : « C'est un compartiment « non
fumeurs ».
— Oh! oh! fit-il en haussant les sourcils. Vous n'êtes pas
commode, à ce que je vois, ma petite!
— Pas commode! m'écriai-je. Vous en avez un toupet!
On étouffe, là-dedans, je vous dis! Et d'abord, je ne suis
pas « votre petite » !
— Pas gentil ça!... Pas gentil!... déclara-t-il d'un air mi-
sérieux, mi-blagueur.
— De qui parlez-vous, d'eux ou de moi? lui demandai-je
sèchement.
— Bah! fit-il. Prenez-le comme il vous plaira.
Personnellement, je ne déteste pas une cigarette, de temps en
temps.
— Eh bien, moi, j'en ai horreur, surtout dans un espace
aussi réduit qu'un compartiment! Mais, puisque vous aimez

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ça, pourquoi êtes-vous dans le couloir? Vous n'avez donc pas
de place? Dans ce cas, vous pouvez prendre la mienne!
— Allons, ne montez pas sur vos grands chevaux, dit-il
en me souriant, sinon je ne vous donnerai pas de sandwich.
J'ai aussi de la limonade, figurez-vous! Oui, quand je voyage,
j'emporte toujours ce qu'il faut, parce que je ne me fie pas à la
cuisine du wagon-restaurant. Sans compter que c'est
beaucoup trop cher! »
J'ai hésité un instant, partagée entre mon amour-propre
blessé et l'envie de ne pas rester seule avec mes tristes
pensées; finalement, je me suis laissé conduire par mon
compagnon au bout du couloir.
« Vous venez de loin? lui demandai-je.
— Non. Je suis monté à Agen, où je viens de passer huit
jours chez une tante, en rentrant du collège. Cette année, on
nous a lâchés plus tôt que d'habitude, à cause d'une menace
d'épidémie de scarlatine.
— Eh bien, moi, j'arrive de Paris, déclarai-je d'un air
important. Je vais à Toulouse, chez des cousins qui habitent le
Gers et qui vont s'occuper de moi.
— Vous venez de Paris? répliqua-t-il, très intéressé. Ça
en fait du chemin! Mais, dites-moi, vous ne trouvez
pas le changement trop désagréable, ma pauvre enfant? On
est loin de tout, par ici....
— Oh! fis-je en montrant d'un geste la campagne, les
champs et les bois du Midi ressemblent beaucoup à ceux de
la région parisienne, vous savez! Et puis, vous ne parliez
pas sérieusement, j'en suis sûre. Vous vous moquiez de moi!
— Me moquer de vous? A Dieu ne plaise, ma noble
demoiselle, comme on disait au grand siècle. Peut-être ne
trouvez-vous pas de différence entre ces paysages et ceux des
environs de Paris, mais attendez le Gers!

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— Vraiment? Est-ce une région désagréable?
— Oh non! Mais c'est la pleine campagne. Plus on y
pénètre, plus elle devient sauvage. Evidemment, il faut l'aimer
pour en apprécier le charme. Au fond, ajouta-t-il
gravement comme s'il se parlait à lui-même, la nature, si
on sait la regarder, c'est un peu comme la musique, si on sait
l'écouter....
— Vous aimez la musique? » lui demandai-je, soudain
intéressée.
Détournant la tête, il a regardé un instant par la fenêtre,
puis il m'a répondu :
« Comme je ne vous reverrai pas, je ne risque rien à vous
faire un aveu. Oui, j'aime la musique; je l'adore, et c'est si vrai
que je suis décidé à m'y consacrer complètement. Bien

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entendu, personne ne le sait encore et, pour l'instant, mon père
croit que je me destine à... à une autre carrière. »
J'ai attendu assez longtemps avant de lui répondre, puis,
me décidant, je lui ai dit :
« Eh bien, dans ce cas, à mon tour de vous faire une
confidence. Je veux devenir danseuse de ballet. Comment y
parviendrai-je, je l'ignore, mais j'en ai la ferme intention.
— Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte
de la difficulté de ce métier, répondit le garçon. Il faut
commencer très jeune, je crois, presque au berceau!...
— J'ai débuté à dix ans; il va y avoir bientôt quatre ans
de cela. C'était juste le bon moment. Mais maintenant que je
vais habiter le Midi, je me demande comment je pourrai
continuer à apprendre la danse! »
Ce disant, je contemplai d'un air désolé la campagne.
« Bah! fit-il. Si vous y êtes bien résolue, vous trouverez
sûrement un moyen!
— J'y compte bien! répliquai-je avec feu. Je
préférerais mourir plutôt que d'y renoncer. Quand on a
travaillé pendant plusieurs années sous la direction de Mme
Violette, on ne peut pas abandonner la danse du jour au
lendemain !
— Qui est cette dame?
— Tout le monde l'appelle Mme Violette, parce que son
nom est un peu compliqué : c'est Mme Wakulski-Viret. Elle
est en partie Italienne, en partie Française, et en partie... Dieu
sait quoi! Elle a épousé un danseur russe, Wakulski, autrefois
célèbre, et mort depuis longtemps. Elle parle je ne sais
combien de langues. Quand elle est contente, ce qui est rare,
elle vous félicite soit en français soit en anglais. Si au
contraire on lui déplaît, elle vous attrape vertement, en russe
ou en italien. C'est en allemand qu'elle s'exprime le mieux, et
elle s'en sert pour discuter affaires. C'est très commode, parce

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qu'on peut deviner quelle est son humeur, d'après la langue
qu'elle utilise.
— Ça doit être un drôle de numéro!
— Oh oui! D'ailleurs, tous les grands professeurs de
danse sont plus ou moins originaux. Un jour, j'ai réussi à me
glisser à l'Opéra....
— A l'Opéra! s'écria mon compagnon.
— Oui. Il faut vous dire que, quand on veut devenir
danseuse, on ne pense qu'à l'Opéra. Or, j'avais une amie, un
peu plus âgée que moi, qui habitait l'appartement au-dessus du
nôtre, et qui était élève à l'Académie nationale de la Danse.
Elle a réussi à me faire assister en fraude à une séance de
travail des « petits rats ». C'est ainsi qu'on appelle les plus
jeunes élèves. J'ai revêtu son maillot collant rosé et gris et j'ai
relevé mes cheveux en chignon, comme si j'allais prendre un
bain. C'était au début de l'année scolaire et on ne m'a pas
remarquée parmi les nouvelles venues. Je me suis faufilée sans
qu'on me voie dans une tribune et, de là, j'ai assisté à une
séance de travail. C'était à la fois passionnant et très risqué;
rien que d'y penser, je frissonne encore en imaginant ce qui
serait arrivé si on m'avait découverte! Le professeur était un
homme terriblement nerveux et exigeant, qui criait et donnait
de grands coups de baguette sur la barre; moi, j'aurais eu
une peur épouvantable, mais les élèves paraissaient au
contraire l'adorer. Je dois dire qu'il était merveilleux!...
— Hum! fit le garçon d'un air sceptique. Vous ne
manquez pas d'audace! Vraiment, vous avez l'intention
d'entrer à l'Opéra?
— C'est le rêve de ma vie, répondis-je avec ferveur, et,
une fois reçue au concours, je sais bien que je serai comme les
autres élèves : je n'aurai pas peur de me faire attraper! Mais
pour être admise parmi les « petits rats », il faut déjà avoir
beaucoup de connaissances et de métier. Le concours

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d'admission est très sévère, et je sais qu'à l'heure actuelle, je
peux tout juste prétendre occuper une place au dernier rang
des débutantes. Mais je travaillerai tant que je pourrai,
j'observerai mes aînées, les grands sujets, et un jour je serai la
Fée des Lilas dans La Belle au bois dormant. J'y ai souvent
pensé et je sais exactement ce que je ferais de ce rôle : rien de
brillant, mais quelque chose de vaporeux, comme une branche
de lilas ployant sous la rosée, au clair de lune, par une fraîche
soirée de printemps.... » Tandis que, sans réfléchir, je me
laissais ainsi
aller à décrire mon rêve, mon compagnon m'observait
avec attention; et quand il m'a répondu, j'ai été stupéfaite du
changement de sa physionomie. S'exprimant avec le plus
grand sérieux, il m'a demandé :
« N'aimeriez-vous pas danser les Variations sur les cinq
doigts ou le ballet de La Fée aux miettes?... Il paraît qu'on a
changé le nom et qu'on l'appelle maintenant La Fée de la
vigne vierge. A mon avis, c'est une grave erreur. Je préférais
de beaucoup l'ancien nom.
— Mais, dites-moi, m'écriai-je, vous m'avez l'air
rudement calé en matière de ballet?
— Le fait est que je m'y intéresse énormément, sur le
plan musical : un aveu de plus!... »
Sans doute a-t-il estimé que ces graves propos avaient
assez duré, car son visage s'est détendu et il a ajouté :
« Je raffole de théâtre, aussi. Dernièrement, j'ai assisté à
une merveilleuse représentation de Cyrano. »
Avec une surprenante facilité, il s'est mis à déclamer la
tirade des nez.
« Bravo! lui dis-je, quand il eut achevé. Mais n'avez-vous
par tout à l'heure parlé de sand-wiches?

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— Oh! là! là! Quel oubli! Excusez-moi. Nous avons
du jambon et de la langue, avec un peu de limonade. Comme
il sied à un homme du monde, je vous laisserai boire la
première au goulot, mademoiselle!... »
Heureuse d'accepter son offre, j'ai bu avidement, puis j'ai
observé un instant mon compagnon.
C'était vraiment le plus curieux garçon que l'on pût
imaginer. Il paraissait avoir une quinzaine d'années; très
mince, on ne pouvait le trouver séduisant; cependant il avait ce
que l'on pourrait appeler un visage intéressant. Ses yeux,
légèrement bridés, étaient bleu foncé et brillaient éton-
namment. Mais ce qui m'a véritablement fascinée, ce sont ses
mains; à la fois fines et fortes, elles étaient expressives, et il ne
cessait de les agiter en parlant. Je n'avais jamais vu des mains
pareilles; à vrai dire, je n'avais jamais rencontré de garçon lui

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ressemblant, si peu que ce fût; tandis qu'il mâchait son
sandwich, je me suis demandée comment il s'appelait.
« Allons! grommela-t-il entre deux bouchées. Je sens ça
venir! Décidez-vous!...
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
-— Oh! que si! Vous voulez me demander mon nom.
— Eh bien, fis-je en rougissant, où est le mal?
— Nulle part. Seulement je ne vous le dirai pas, voilà
tout. Je vous ai bien trop parlé de moi, déjà, sans qu'il soit utile
de vous révéler mon ahurissant prénom.
— Ah? Il est donc si bizarre que cela?
— Il ne compte sûrement pas parmi ceux qu'un garçon
aime à déclarer, quand il entre au collège! Pourtant, il a
l'avantage d'être original et constituera un gros appoint
pour ma carrière musicale. Mais parlons plutôt de vous.
Pourquoi venez-vous habiter le Midi? Est-ce que votre père est
dans l'armée, par hasard?
— Il était officier, en effet », murmurai-je en refoulant à
grand-peine mes larmes. « II vient... d'être tué en
Indochine....»
Mon gentil compagnon prit un air très grave et posa
spontanément sa main sur mon bras.
« Oh! fit-il, d'une voix émue. Pardonnez-moi mon
indiscrétion!... Je ne pouvais pas me douter....
— Bien sûr! C'est tout naturel! répliquai-je, non sans
peine. Mais c'est un épouvantable malheur!... Si seulement
j'avais pu rester à Paris! Ma vieille gouvernante aurait
continué à s'occuper de moi pour me permettre de poursuivre
mes études de danse. Mais mon oncle et le notaire ont dit que
c'était impossible. Ils ont été horrifiés à l'idée que Mme Crépin
achèverait de surveiller mon éducation. Je ne vois vraiment
pas pourquoi, puisque mon père lui faisait confiance. Mon
oncle et ma tante sont... comment dire... très vieux jeu et peu

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compréhensifs. Je ne pourrai jamais leur faire admettre que
le métier de danseuse ne consiste pas uniquement à vouloir
s'exhiber sur une scène, et que la danse est un art comme un
autre, où l'on peut faire carrière. Enfin, il y avait aussi la ques-
tion de mon instruction générale. En Indochine, c'était papa
qui me faisait travailler. Il savait tout!... C'était un
professeur merveilleux!... A Paris, je suivais des
cours et Mme Crépin m'aidait....
— Prenez un autre sandwich! me proposa mon ami
inconnu, qui détourna la tête pendant que je tamponnais mes
yeux. Encore une fois, pardonnez-moi mon indiscrétion, et ne
vous tourmentez pas. Quand on veut vraiment quelque chose,
on finit toujours par l'obtenir, tôt ou tard. »
En dépit de son allure bizarre, j'étais touchée aux larmes
par sa gentillesse et je le trouvais extrêmement sympathique. Il
me semblait être i'unique ami que le sort m'envoyait, dans un
monde étranger et hostile.
« Je n'ai rien à vous pardonner, lui dis-je donc. Au
contraire, je veux vous remercier pour ces excellents
sandwiches et pour la limonade. Maintenant, il faut que je
rentre dans mon compartiment, parce que l'heure avance.
— Mais oui, bon sang! s'écria-t-il. Voilà Toulouse!
Moi aussi, il faut que j'aille chercher mes affaires! Alors,
bonne chance, et surtout ne perdez pas courage! Est-ce qu'on
vient vous chercher à la gare?
— Oui, sûrement. Mais j'arriverai à me dé-
brouiller... pour continuer à danser! Au revoir, et merci
encore! »
Courant non sans peine dans le couloir, j'ai regagné mon
compartiment pour y rassembler en hâte mes affaires. Puis,
ayant crânement coiffé mon béret et mis mes gants, je me suis
armée de courage pour affronter mon triste destin.

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CHAPITRE II

UNE CHARMANTE FAMILLE

TOUTE la famille de Ronjac s'était déplacée pour venir me


chercher, à l'exception de mon oncle Jean, retenu à son bureau.
Elle se composait de ma tante Germaine et de ses deux filles,
Henriette et Caroline. Tout en passant de l'étroit et sombre
portillon de sortie à la grosse voiture étincelant au soleil, je les
ai dévisagées avec curiosité toutes les trois. Sans doute était-ce
impoli, mais je dois dire qu'elles ne se montraient pas plus dis-
crètes que moi, car ma tante, donnant elle-même l'exemple, ne
cessait de m'examiner des pieds à la tête, d'un regard plus
glacial encore que ses filles. « Eh! bien, Irène », nie dit-elle
enfin, lorsqu'elle eut pris place dans le véhicule princier dont
elle tenait d'une main ferme l'embrasse, comme si elle se
trouvait dans un autobus cahotant, « tu as beaucoup changé
depuis ma dernière visite! Tu ne ressembles vraiment pas à ta
mère! »
La réputation de beauté de ma chère maman était si
incontestée que je n'ai pas pu me méprendre une seconde sur
la signification de cette remarque, et l'on comprendra qu'elle

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m'ait vivement blessée. A quatorze ans, une fille aime qu'on la
trouve jolie, surtout si ses compagnes le sont également. Or, il
n'y avait pas de doute possible sur ce point : mes cousines
étaient charmantes l'une et l'autre. D'Henriette, on aurait même
pu dire que c'était déjà une belle jeune fille; quant à Caroline,
la cadette, elle avait des traits ravissants qui ne manqueraient
pas de s'affiner à mesure qu'elle grandirait.
Ravalant mon chagrin, j'ai répondu, d'un ton bourru, à ma
tante :
« Je crois que je préfère ressembler à papa. Cela tient
peut-être à ce que j'étais encore très petite quand maman est
morte.... Tandis que papa.... »
Incapable d'en dire plus, je m'arrêtai court.
« Mais oui, bien sûr!... » répliqua ma tante, qui, sans
sourciller, ajouta peu après : « Pauvre enfant!... »
« Est-ce que tu es plus jeune ou plus âgée que moi? me
demanda Henriette.
— J'ai eu quatorze ans au mois de mai, dis-je.
— Moi, j'ai quatorze ans et demi, déclara-t-elle d'un air
supérieur.
— Non, rectifia Caroline, pas « et demi », mais « et
quart »! Tu es née en avril. Tu as donc à peine un mois de plus
qu'Irène. »,
Tandis qu'Henriette semblait apprécier fort mal cette
interruption, Caroline reprit sans se troubler :
« Moi, j'ai onze ans, mais je suis si grande que tout le
monde croit que nous avons le même âge, Henriette et moi.
— C'est absolument faux, rétorqua l'aînée. Tu confonds
la taille avec le tour de taille, ma pauvre petite ! Evidemment,
pour ce qui est de la grosseur, tu seras toujours imbattable! »
Cette venimeuse riposte ayant pour un moment réduit
Caroline au silence, tante Germaine déclara :

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« ASSIEDS-TOI, MON ENFANT. LAISSE FAIRE AUGUSTE.' »

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« Ce que je ne peux pas comprendre, c'est que ta Mme
Crépon....
— Crépin, rectifiai-je fermement.
— Va pour Crépin. Oui, je ne conçois pas que cette
femme t'ait laissée faire ce long voyage toute seule, et sans
même te mettre en première classe. C'est on ne peut plus
répréhensible ! »
Je ne savais pas très bien ce que signifiait cet adjectif,
mais je me doutais qu'il ne s'agissait en tout cas pas d'un
compliment, et sous aucun prétexte je n'aurais laissé quelqu'un
blâmer ma chère et dévouée gouvernante.
« Mme Crépin n'aurait jamais eu l'idée de me faire
voyager en première classe, répliquai-je. Quant à circuler
seule, j'en ai depuis longtemps l'habitude, et le train est bien
moins compliqué que l'autobus ou le métro!
— Le... quoi? demanda Caroline.
— Le métro. C'est un train souterrain. Il n'y en a donc
pas à Toulouse?
— Penses-tu! s'écria Henriette en riant aux éclats.
Quand tu connaîtras Toulouse, tu trouveras que c'est un village
à côté de Paris ! Mais Caroline n'a jamais été à Paris, tandis
que, moi, j'y suis allée plusieurs fois.
— Non, pas plusieurs, mais seulement deux fois, rectifia
Caroline sèchement. Et encore, à la seconde, tu n'as fait que
traverser la ville en allant en Normandie.
— N'empêche que j'y ai été! rétorqua Henriette. J'ai
circulé en autobus et en métro, je suis montée à la tour Eiffel
et à l'Arc de Triomphe, j'ai vu les grands couturiers, j'ai visité
le Louvre, et quand je suis revenue ici, tout m'a paru
rapetissé et ralenti! »
Elle me lança un regard méchant, comme si j'étais
responsable des remarques désobligeantes de sa sœur, qui ne
laissait échapper aucune occasion de lui rabattre le caquet.

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Surprise de cet antagonisme frappant, j'ai observé du coin de
l'œil ma tante, me demandant ce qu'elle pensait de cet échange
de propos hargneux, et mon étonnement n'a fait que croître en
constatant qu'elle n'en paraissait pas le moins du monde
affectée. A vrai dire, ces discussions avaient beau se dérouler
sous ses yeux, elle ne les entendait même pas et pensait à autre
chose. Par la suite, je devais mieux comprendre ce fait étrange,
en découvrant que les disputes des deux sœurs étaient dix fois
pires, lorsque leur mère n'y assistait pas.
Quittant les faubourgs de la ville, la Cadillac a pris
rapidement de la vitesse sur une belle route qui serpentait
entre des haies et des murs de clôture. Mais bientôt la
campagne est devenue beaucoup plus accidentée; elle était
surtout faite de landes et de bois de pins dont les basses
branches frôlaient parfois la voiture. Les fossés bordant la
route abondaient en fougères et en chèvrefeuille; à tout
moment, des lapins en surgissaient, s'apprêtaient à traverser la
chaussée, puis, se ravisant, faisaient demi-tour en agitant
drôlement leur petite queue blanche. De temps à autre,
quelques faisans et perdreaux, dont Caroline me précisait les
noms, passaient comme des flèches à quelques mètres devant
nous.
Certes, cette nature sauvage n'était pas sans beauté, mais
comment n'aurais-je pas secrètement soupiré de regret en
songeant à mon cher Paris, dont elle semblait accroître encore
l'éloignement? A mesure que nous nous enfoncions dans la
campagne, j'avais l'impression qu'on m'emmenait au bout du
monde.
Enfin, la voiture a brusquement viré, pour s'arrêter devant
de hautes grilles en fer forgé, à côté desquelles se dressait un
chalet aux curieuses fenêtres en losange, fraîchement peintes
en vert clair. Je m'attendais à voir surgir de la petite porte une
jardinière à la mine réjouie; or, rien de tel ne s'est produit et

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Auguste, le chauffeur de tante Germaine, a commencé à
descendre de la voiture, pour aller ouvrir le portail.
Instinctivement, je nie suis levée et, saisissant la poignée
de la portière, j'ai crié :
« Ne vous dérangez pas! J'y vais! »
Mais le domestique stylé de mon oncle ne s'est pas laissé
troubler par mon intempestive intervention; tandis qu'il se
dirigeait, imperturbable, vers la grille, ma tante m'a saisi le
bras et, sous le regard scandalisé d'Henriette, elle m'a
ordonné:
« Assieds-toi, mon enfant. Laisse faire Auguste!
— Oh! le pauvre! fis-je sans réfléchir. C'est
assommant, quand on conduit, d'être obligé de descendre
pour ouvrir les portes ! Ça prend trois fois plus de temps et on
consomme beaucoup plus d'essence! Papa avait un ami à
Paris, M. Salmon, qui possédait une vieille voiture; il
m'emmenait souvent dans sa petite maison, aux environs de
Paris, et c'était toujours moi qui ouvrais la grille; sans cela,
son moteur calait et il n'arrivait jamais à le remettre en
marche. Alors, vous comprenez, j'ai l'habitude....
— Comme c'est amusant! coupa sèchement ma tante, qui
n'avait pas l'air de trouver drôle, mon histoire. Eh bien, figure-
toi qu'ici c'est Auguste qui nous ouvre les portes! »
Ai-je besoin de dire qu'au moment où la voiture a stoppé
devant le manoir, je n'ai pas cherché à en descendre la
première pour aider ma tante? Sagement assise sur mon
strapontin, j'ai attendu qu'Auguste fît le tour de la limousine et
vînt en ouvrir lui-même la porte, ce dont il s'est acquitté avec
une suprême dignité.
« Emmenez donc Irène là-haut! » ordonna tante
Germaine à mes cousines, dès que nous avons pénétré dans le
hall.

26
C'était une vaste pièce rectangulaire, hautement
lambrissée, et garnie d'une cheminée à chaque extrémité. Au
pied du large escalier de chêne menant aux étages supérieurs,
se dressaient, sur des piédestaux, deux énormes potiches
bleues contenant des pétunias rosés. Tout le hall, ainsi que les
couloirs qui en partaient, était recouvert d'une épaisse
moquette; j'en ai été d'autant plus frappée que l'appartement de
Mme Crépin comportait seulement quelques carpettes; la
chère femme mettait son point d'honneur à encaustiquer ses
parquets, au point que je craignais toujours de glisser dessus!
« Henriette, reprit tante Germaine, tu sais qu'elle
couchera dans ta chambre.
— Mais oui, maman, je le sais! Vous me l'avez déjà dit!
» répondit ma cousine d'un ton qui ne me laissait aucune
illusion sur la satisfaction que lui causait cette obligation. «
Allons, viens, Irène!
— A propos, Irène, me dit Caroline, tandis que nous
montions tranquillement l'escalier, n'essaie jamais d'ouvrir
la grille ou d'aider Auguste quand maman est dans la voiture;
ça la mettrait dans tous ses états. J'espère que tu ne m'en veux
pas de te le dire.
— Mais non, bien sûr! répliquai-je. Merci au contraire
pour le conseil. Mais n'empêche que je trouve cela ridicule,
puisque nous étions toutes les trois à ne rien faire.
— Mais oui, je le sais bien; quand nous sommes seules
avec Auguste dans l'auto, nous faisons comme toi; mais
maman trouve que, dans ce cas, nous ne tenons plus notre
rang!
— Et elle a bien raison, déclara Henriette. C'est à
Auguste de le faire! Après tout, il est chauffeur et il est payé
pour ça!
— Ce n'est pas l'avis de Sébastien, rétorqua Caroline.
Sébastien trouve que, lorsqu'on peut faire quelque chose soi-

27
même, ce n'est pas la peine de le demander aux domestiques.
Il dit qu'il n'aura jamais de chauffeur, parce que les gens qui
en ont ne savent plus se servir ni de leurs jambes ni de leur
voiture!
— Il a dit ça pour te mettre en boîte! déclara
hargneusement Henriette. Tu sais bien qu'on ne peut jamais
croire un mot de ce que dit Sébastien. D'ailleurs, il n'y a rien
d'étonnant à ce qu'il raconte ces sornettes, car il n'a aucune
chance de jamais pouvoir se payer un chauffeur : oncle
Adrien est bien trop pauvre !
— A ce propos, dit Caroline en lançant à sa sœur un
regard malicieux, tu te rappelles ce qui s'est passé l'autre jour,
quand nous attendions maman, dans la voiture, à la sortie du
Comité des dames patronnesses? Mme Carlier, la vice-prési-
dente, en passant, devant l'auto, a dit : « Tiens, « voilà le
carrosse des nouveaux riches! » Pourquoi donc a-t-elle dit ça,
à ton avis?
— Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, ce que raconte
cette vieille toupie? rétorqua Henriette, furieuse. Et, après
tout, qu'est-ce donc que Mme Carlier, je te le demande?
— Eh! Eh! insista Caroline. Son mari est un très riche
négociant de la ville, et elle appartient à une des plus vieilles
familles de Toulouse. Elle a des parents dans toute la région.
—- Ça m'est complètement égal! déclara Henriette. Pour
moi, ce n'est qu'une vieille taupe, et je me moque bien de ce
qu'elle peut dire ou penser de nous! Dis donc, Irène, parlons
de choses plus importantes : je me demande où tu vas pouvoir
mettre tes affaires, parce que les miennes prennent toute la
place, dans le placard.
— Eugénie a dit qu'elle allait apporter d'autres cintres, fit
vivement Caroline. Tu n'auras qu'à serrer un peu plus tes
robes, Henriette, voilà tout! »

28
Eugénie avait été, pendant leur enfance, la « Nounou » de
mes cousines. Henriette, ouvrant le placard, fit glisser sur la
tringle quelques cintres et me ménagea une petite place.
« II est vraiment très étroit, me dit-elle, et j'ai horreur de
serrer mes robes les unes contre les autres; enfin, tant pis!... Tu
peux mettre les tiennes ici, si tu veux. J'espère que tu n'en as
pas une quantité! »,
II y aurait eu de quoi rire, si je n'avais pas eu tellement
envie de pleurer.
« Une quantité? répliquai-je. Oh! rassure-toi, Henriette!
J'ai trois fois rien et cette place-là me suffira amplement!
— A la bonne heure! Ça, au moins, c'est une bonne
nouvelle! Après tout, je ne vois pas pourquoi c'est toujours
moi qui suis obligée de me déranger pour les autres!
— Tu ne le vois pas? répliqua Caroline. Allons donc !
Tu sais bien que ma chambre est trop petite pour qu'on y mette

29
deux lits. Sans ça, j'aurais été rudement contente qu'Irène
couche chez moi! »
Cette gentille intervention m'a réchauffé le cœur, et j'en ai
aussitôt profité pour déclarer :
« Mais je n'ai aucun besoin d'un lit! Je serais ravie de
coucher dans ta chambre, Caroline, sur le parquet. Ça m'est
souvent arrivé, à Paris, quand papa ramenait des camarades à
la maison. Nous n'avions pas beaucoup de pièces, tu sais.
— Ne sois donc pas ridicule! s'écria Henriette, agacée. Si
elle t'entendait, maman serait malade!
— Il n'y aurait vraiment pas de quoi, répliquai-je.
Les rares fois où papa est venu en permission à Paris, après la
mort de maman, il descendait chez Mme Crépin, bien entendu.
Mais si grand que fût son appartement, elle ne disposait que de
quelques chambres; elle sous-louait en effet les autres, parce
que son mari était mort en la laissant sans ressources; de cette
manière, et avec ce que papa lui donnait, elle arrivait à s'en
tirer.
— Quelle horreur! fit Henriette.
— Et pourquoi donc? m'écriai-je, indignée. Ce n'était pas
le moins du monde une horreur, et j'y ai été aussi heureuse que
possible, malgré l'absence de mes parents. J'avais deux amies
qui habitaient l'étage au-dessus du nôtre et qui se destinaient à
la danse. L'une travaillait les claquettes tandis que l'autre était
élève à l'Académie nationale de la danse, autrement dit à
l'Opéra. J'allais souvent les regarder travailler, et depuis
quelque temps je travaillais, moi aussi, avec elles. Et puis, tout
en haut de la maison, dans un grand grenier transformé en
atelier, vivait Jonathan. C'était un peintre, nommé Rosenbaum,
que tout le monde appelait Jonathan; il a toujours été très
gentil pour moi et me permettait de peindre au verso des toiles
qu'il estimait ratées. Et même l'année dernière, il a fait mon
portrait.

30
— Vraiment? répliqua Henriette d'un ton méprisant. Et
pourquoi donc, ma parole? Pour représenter une bohémienne,
une enfant trouvée, ou quoi d'autre? »
Abasourdie d'une telle impolitesse, je suis d'abord restée
bouche bée et j'ai senti que je devenais écarlate. Puis j'ai
riposté, du mieux que j'ai pu :
« Les artistes ne prennent pas toujours comme modèles
des filles aux cheveux dorés et au teint frais; en général, ils
préfèrent même des visages moins banals, et Jonathan trouvait
que le mien avait du caractère.... »
Mais je parlais dans le vide, car Henriette avait disparu.
« Je suis vraiment désolée, murmura Caroline en fronçant
les sourcils. C'est affreux..., ce qu'elle a dit! Mais je t'en prie,
Irène, n'y fais pas attention. Elle ne sait plus ce qu'elle dit,
quand elle est jalouse....
— Jalouse? m'écriai-je. Mais de qui, ou de quoiï
— De toi, bien sûr!
— De moi? Ça, par exemple!... »
L'idée que ma belle cousine pût être jalouse de moi me
paraissait absolument saugrenue.
« Oui, reprit Caroline, elle t'envie d'avoir habité Paris.
Elle considère que c'est ce qu'il y a de plus chic au monde.
— Oh! si ce n'est que cela, j'ai idée que ça lui passera
bientôt! fis-je, soulagée.
— Sébastien dit qu'elle est une enfant gâtée, et il passe
son temps à la mettre en boîte.
— Mais, dis-moi, Caroline, qui donc est ce
Sébastien dont vous parlez à chaque instant? Un jardinier, un
ami, ou quoi?...
— Un jardinier? s'écria gaiement Caroline. Oh non! C'est
tout simplement notre cousin germain. Son père est le frère
aîné de maman. Oncle Adrien, à la mort de mes grands-
parents, a hérité de la propriété. Mais la terre et les bois, ici, ne

31
rapportent pas assez et mon oncle s'est petit à petit ruiné à
vouloir la garder. Pendant ce temps, papa, qui était dans les
affaires, a gagné beaucoup d'argent. C'est pour cela que Mme
Carlier et d'autres vieilles dames de Toulouse nous
appellent des nouveaux riches. En réalité, il serait plus exact
d'appeler oncle Adrien et Sébastien des nouveaux pauvres. Tu
comprends?
— Oui, bien sûr. Et quel âge a-t-il, ce Sébastien?
— Quinze ans, juste un an de plus qu'Henriette, et c'est
ce qui l'agace, parce qu'elle ne peut pas prendre de grands airs
avec lui. -7- Et toi, tu l'aimes bien?
— Oh! moi, je l'adore! avoua Caroline. Dès que
Sébastien est là, tout devient différent et passionnant. Il monte
merveilleusement à cheval et nage comme un poisson.
— Tu le trouves intelligent?
— Intelligent? répéta-t-elle, interloquée. Tu veux
parler de ses études, je pense?... J'avoue que je n'en sais rien,
mais je crois qu'il est intelligent, en effet. Il doit devenir
avocat. Il n'aura pas grand mal, à mon avis, parce que je" le
crois vraiment capable de faire n'importe quoi, même de
savoir les verbes latins irréguliers et de comprendre l'algèbre!
Oh! voilà le gong! Ça veut dire que le thé est servi. Nous le
prenons dans la salle d'étude. Autrefois, c'était notre chambre
d'enfants, mais on l'a débaptisée, et rien ne fâche plus
Henriette que d'entendre désigner cette pièce par son ancien
nom! »
Quand on se trouve dans un endroit déplaisant et
inconnu, les heures sont longues à s'écouler. A sept heures du
soir, j'avais l'impression que je séjournais au manoir de
Beauchêne depuis des semaines,... et quelles semaines!

32
L'année dernière, il a fait mon portrait.

33
« Nous ne dînons pas à table, m'expliqua ma jeune
cousine. On nous sert ici, dans la chambre,... dans la salle
d'étude •», rectifia-t-elle vivement en voyant Henriette la
foudroyer du regard.
Je n'ai pu réprimer un soupir, car je commençais déjà à
trouver fort ennuyeuse ladite salle d'étude. Elle était en effet
totalement dépourvue d'intérêt. Deux bibliothèques
contenaient l'une, des livres de classes — géographie, algèbre,
latin, etc. —, l'autre, des ouvrages enfantins dont la seule vue
me donnait la nausée. Il n'y avait pas un joli tableau, pas une
belle gravure aux murs; on n'y voyait que des dessins
d'animaux en couleurs et de banales illustrations de contes de
fées.
Le dîner consistait en un potage à la tomate, une omelette
et une épaisse bouillie au chocolat, d'ailleurs excellente, mais
extrêmement bourrative.
Quelques heures vécues sous le toit des Ronjac avaient
suffi à me convaincre que l'emploi du temps de mes cousines
devait faire l'objet de règles strictes, et je craignais beaucoup
que l'on me forçât à me mettre au lit de bonne heure, alors qu'à
Paris j'allais dormir quand il me plaisait.
« A quelle heure faut-il se coucher? demandai-je donc à
Eugénie.
— Vous et Mlle Caroline à huit heures, répondit-elle.
Mlle Henriette à huit heures et demie. Madame trouve que
vous avez besoin de beaucoup dormir et de manger une bonne
nourriture fortifiante, parce que vous avez mauvaise mine,
mademoiselle Irène, et vous êtes trop maigre. Nous allons
faire de vous une grande et forte personne, comme Mlle
Caroline, pas vrai? Alors, il faut manger toute votre bouillie,
sans rien laisser, et avant que vous alliez au lit, je vous
donnerai un grand verre de lait entier.

34
— C'est exactement comme ça qu'on engraisse les porcs
avant les foires! lança Henriette en ricanant.
— Allons, mademoiselle, tâchez d'être polie pour
une fois ! répliqua Eugénie d'une voix sévère. Madame veut
que vous soyez très gentilles toutes les deux avec votre petite
cousine, pour qu'elle se sente vraiment chez elle ici! »
Je crains fort de ne pas avoir témoigné à cette bonne
Eugénie toute la gratitude que méritaient ses attentions, car je
n'avais aucune envie de devenir « grande et forte ». Qui donc,
en effet, a jamais entendu parler d'une ballerine grande et
forte, bondissant .à travers la scène? Mais comme elle agissait
ainsi par pure gentillesse à mon égard, je lui ai souri quand
elle m'a apporté mon lait, et je l'ai remerciée d'une voix que je
me suis efforcée de rendre sincère.
Depuis que mes cousines étaient sorties de la prime
jeunesse, les attributions de leur « Nounou », à Beauchêne,
étaient mal définies, et Henriette a jugé bon de me les
expliquer, en profitant d'une absence d'Eugénie.
« Elle s'occupe de nous pendant les vacances, dit-elle.
Elle entretient nos vêtements et toutes nos affaires. Quand
nous sommes en classe, elle aide maman à faire marcher la
maison. Mais, au fond, je crois qu'on la garde surtout par
charité, parce qu'elle n'a pour ainsi dire rien à faire.
— Je ne suis pas du tout de ton avis, déclara aussitôt
Caroline, heureuse de pouvoir une fois de plus contredire sa
sœur. Elle est occupée du matin au soir, et maman dit qu'on
peut lui confier la maison les yeux fermés.
— Je crois que vous feriez bien de prendre votre bain la
première, mademoiselle Irène, dit Eugénie en rentrant. Après
ce fatigant voyage, ça vous fera du bien. Je vous demanderai
seulement de ne pas rester trop longtemps dans l'eau, parce
qu'après vous, il y aura Mlle Caroline.

35
— Ah oui! dit alors Henriette. Moi, je vais chez maman.
Comme ça, je pourrai mettre beaucoup de sels dans mon bain.
— Pas ceux de maman, tout de même! fit Caroline.
— Non, les miens. Tante Berthe me les a donnés à Noël,
mais je me suis bien gardée de les gaspiller dans notre
baignoire! »
Dès que j'eus avalé ma dernière cuillerée de bouillie au
chocolat, j'ai été prendre ma robe de chambre et mes
pantoufles, et Caroline m'a conduite à la salle de bain.
« Tu ne pourras pas t'y enfermer, m'expliqua-t-elle.
Henriette y restait des heures, rien que pour faire enrager
Eugénie. Alors, on a enlevé la clef.
— Oh! tu sais, répondis-je, ça m'est égal! Je ne vois
d'ailleurs pas qui pourrait trouver amusant d'entrer pendant
que je me lave! »
En fait, quelqu'un a jugé bon de faire irruption dans la
pièce, sans même se donner la peine de frapper : c'était
Henriette, drapée dans une ravissante robe de chambre de soie,
bleu pâle comme ses yeux, et chaussée de mules garnies de
duvet de môme couleur.
« Je sors de l'eau! » lui dis-je, en nouant la ceinture de
mon peignoir.
Je venais d'étendre les serviettes sur le séchoir, et j'allais
vider la baignoire pour la nettoyer, quand Henriette m'a
retenue par le bras, en me déclarant :
« Laisse donc! C'est à Eugénie de le faire; c'est pour cela
qu'on la paie. Mais, dis donc, demain, tu n'auras plus besoin de
ça; je te prêterai un short et une blouse, en attendant que ta
malle arrive. »
Ce disant, elle avait désigné du doigt ma robe, que je
portais sur le bras avec mes autres vêtements.
« Qu'est-ce qu'elle a donc, ma robe? » lui demandai-je, ne
voyant pas où elle voulait en venir.

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« Ecoute, Irène, répliqua-t-elle, tu admettras qu'elle est
plutôt crasseuse! Non, vrai, elle a l'air d'avoir été ramassée par
un chiffonnier!... »
Henriette avait sans doute raison, car ma robe était très
fripée et sa propreté laissait beaucoup à désirer. Mais elle
représentait pour moi un peu de mon foyer perdu, et cette
remarque, si fondée fût-elle, raviva brusquement mon
lancinant regret d'avoir quitté Paris.
« C'est Mme Crépin qui me l'a donnée, répondis-je. Elle a
trouvé l'étoffe en solde, pour une bouchée de pain. C'était
une affaire sensationnelle. Elle l'a taillée et cousue elle-
même et me l'a offerte pour ma fête; elle y a travaillé le soir,
quand j'étais couchée, pour que je ne la voie pas. Alors, si cela
ne te fait rien, Henriette, je continuerai à la porter jusqu'à ce
que ma malle arrive. Ensuite, je la laverai et la repasserai.
Mais je te remercie beaucoup de m'avoir offert un short.

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— Elle est très touchante, ton histoire, répliqua Henriette.
Mais nous, qu'est-ce que nous devenons, là-dedans? Caroline
et moi, nous ne pouvons tout de même pas nous promener
avec toi, habillée comme une pauvresse, alors que tout le
monde saura que nous sommes cousines! »
Les yeux fixés sur ma robe, j'ai pensé à tout le travail de
Mme Crépin, qui l'avait cousue à la main, ne disposant pas de
machine; sans doute, certains points étaient-ils un peu trop
espacés les uns des autres, mais cela tenait uniquement à ce
que les yeux de ma vieille gouvernante étaient fatigués. Aussi
n'ai-je pas pu supporter les critiques et les plaisanteries
d'Henriette.
« Je continuerai à la porter, m'écriai-je, tant que cela me
plaira, et, pour rien au monde, je ne voudrais de ton affreux
short!
— Oh! ça va! » répliqua Henriette comme si elle se
désintéressait de la question.
Mais, en même temps, et sans que rien eût pu m'inciter à
me méfier, elle m'a arraché nia robe des mains et l'a jetée dans
la baignoire. Bien plus, comme je me précipitais pour l'en
retirer, Henriette m'a prise à bras-le-corps; en dépit de son
aspect assez frêle, elle était beaucoup plus grande que moi et
plus forte qu'elle ne le paraissait.
« Voilà ! s'écria-t-elle, ravie. Si tu veux la porter,
maintenant, ne te gêne pas! Ah! par exemple! Toute la couleur
s'en va! »
Elle éclata de rire. Hélas! elle disait vrai; la peinture de
l'étoffe achetée si bon marché n'a pas résisté un instant à l'eau
chaude, et en quelques secondes la baignoire est passée du
bleu au rosé, puis au brun, et finalement au rouge violacé.
Stupéfaites, nous assistions impuissantes à cette dissolution,
quand la porte de la salle de bain s'est brusquement ouverte.

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Dès qu'elles ont aperçu le désastre, Eugénie et Caroline ont
poussé ensemble u ii cri d'horreur.
« Bah, ce n'est rien! dit Henriette en ricanant, ("est
simplement la robe d'Irène qui est tombée dans l'eau. De toute
manière, elle avait sérieusement besoin d'être lavée, car elle
était dégoûtante. — Bien sûr qu'elle avait besoin d'être lavée,
mais pas comme ça! s'écria Eugénie scandalisée. Voilà qui
n'est pas soigneux, mademoiselle Irène! Kl rendez-vous
compte : toutes les couleurs s'en vont!
- Oui! Ça fait un curieux mélange! dit Henriette, de plus
en plus contente.
- Pensez donc! Elle est complètement gâchée ! »
Penchée sur la baignoire, Eugénie en a retiré une masse
informe et rougeâtre, qu'elle a tordue, non sans se couvrir les
mains "de teinture.
« II faut faire plus attention que cela à vos vêtements,
mademoiselle Irène! reprit-elle en étendant ma robe devant le
réservoir d'eau chaude, pour la faire sécher. Le manque de
soins, voyez-vous, ça cause beaucoup d'ennuis! »
Tandis qu'elle continuait sur ce ton à me faire la morale,
j'observais avec curiosité Henriette, qui ne dissimulait pas son
intense satisfaction. J'ai attendu sans dire un mot, pensant
qu'elle se dénoncerait; mais elle n'en a rien fait et nous a
bientôt quittées pour aller, en chantant, s'enfermer dans la salle
de bain de sa mère.
« Dis donc, murmura Caroline quand Eugénie fut partie,
c'est Henriette qui a fait ce coup-là, n'est-ce pas? C'est honteux
qu'elle ne l'ait pas avoué. Tu ne m'en veux pas de ne pas
l'avoir dénoncée, Irène?
— Bien sûr que non, mais je regrette bien de ne pouvoir
coucher dans ta chambre....
— Moi aussi, j'aurais aimé que tu restes avec moi. Mais
ne t'en fais pas. Henriette n'est pas toujours une telle chipie !

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Et puis, à partir de demain, Sébastien sera là, et il la dressera,
tu peux en être sûre! »
Sébastien!... Sébastien!... Je commençais à être fatiguée
d'entendre parler de lui. Sans doute était-il, dans son genre,
aussi odieux qu'Henriette, et je m'attendais à ce que son
arrivée rendît ma situation pire encore....

40
CHAPITRE III

UNE ÉVASION MANQUÉE

LORSQUE Henriette est venue se coucher, j'ai fait


semblant de dormir, et je crois qu'elle en a été un peu déçue.
En tout cas, pendant une demi-heure, elle a fait assez de bruit
pour réveiller dix personnes, mais quand elle a constaté que je
ne clignais même pas de l'œil, elle a fini par se mettre au lit et
bientôt la chambre est devenue silencieuse : ma redoutable
cousine était endormie.
J'aurais bien voulu en faire autant, mais malgré tous mes
efforts je n'y suis point parvenue. Quantité de pensées
tourbillonnaient dans ma tête; elles avaient surtout pour objet
mon père bien-aimé, disparu pour toujours, et la chère Mme
Crépin qui avait été pour moi une seconde maman. J'évoquais
avec émotion certains épisodes de ces dernières années,
auxquels elle était étroitement associée.
Ainsi, lorsqu'un maladroit, marchant sur mes premiers
chaussons à bout renforcé, les avait écrasés, c'était sur l'épaule
de Mme Crépin que j'avais sangloté; c'était elle qui, de ses
mains, avait façonné mon premier tutu et j'aimais nie rappeler
avec quelle fièvre elle m'avait aidée à revêtir le maillot collant

41
des ballerines, pour me présenter au concours de l'Opéra. Il ne
m'avait manqué que quelques points pour être reçue.
Jamais je n'oublierai la tendresse avec laquelle Mme
Violette m'avait réconfortée ce jour-là; tout récemment encore,
lorsque j'étais allée prendre congé d'elle, elle m'avait
embrassée en me disant combien le sort était injuste; car
beaucoup de ses élèves auraient beau travailler dix ans, elles
ne réussiraient jamais à danser correctement, tandis qu'on lui
enlevait précisément, disait-elle, la seule enfant capable de
faire plus tard une belle carrière. Pour me garder, elle s'était
même déclarée prête à me prendre en pension et à ne me faire
payer que ma nourriture. Chère Mme Violette, si bonne, si
généreuse!... J'avais eu le cœur bien gros en refusant cette
offre merveilleuse; mais mon oncle, la qualifiant de ridicule et
de saugrenue, m'avait interdit d'en parler et même d'y penser!
A mesure que s'égrenaient les heures, j'ai vécu mes chers
souvenirs et aussi ceux, tout récents, que me laissait cette
affreuse journée : l'incident de la robe..., Henriette...,
Caroline..., Eugénie..., l'engraissement des porcs pour la
foire..., Sébastien..., Sébastien....
Du haut en bas de la maison, j'ai entendu des pendules
aux timbres variés sonner dix heures, onze heures, minuit. Et
tout à coup j'ai nettement distingué le son de cloche de la
grosse horloge du hall frappant six coups : j'avais donc fini par
m'endormir, et maintenant il faisait plein jour.
Brusquement, je me suis rendu compte que je ne pourrais
pas supporter de rester sous ce toit une minute de plus, et ma
décision a été prise sur-le-champ : j'allais m'enfuir. Il me
restait assez d'argent pour rentrer à Paris; une fois là-bas, je
serais en sécurité. Jamais, jamais plus je ne reviendrais dans
cet odieux manoir, où d'ailleurs on ne désirerait sûrement plus
me reprendre, après mon évasion. Sans doute avais-je
vaguement le sentiment, assez désagréable, que fuir était un

42
peu lâche et pas très honorable, mais je me suis fermement
interdit de céder à ces scrupules. Je les ai compensés en
imaginant l'entière compréhension de Mme Crépin et la joie
de Mme Violette, ainsi que mon plaisir de retrouver Jonathan
et mes deux amies, Myriam et Antoinette, avec qui je
travaillais la danse.
Me glissant dans la salle de bain, je m'y suis vivement
habillée. Ma robe, maintenant sèche, avait évidemment un
aspect effroyable, mais peu m'importait : elle me servirait de
preuve pour justifier mon départ. Pour le voyage, on ne la
remarquerait pas trop, puisqu'elle était en partie recouverte par
mon blazer bleu marine. Tenant mes souliers à la main, je suis
rentrée dans la chambre à coucher et j'ai rapidement emballé
divers objets dans ma petite serviette de cuir, sans oublier un
précieux paquet entouré de papier de soie. Son contenu aurait
certes paru peu digne d'intérêt à la plupart des gens. C'était en
effet une paire de vieux chaussons de danse, jadis rosés, qui
avaient à mes yeux la valeur d'une relique. Ils avaient
appartenu à Mme Violette, qui les portait autrefois pour danser
Le Lac des Cygnes et Les Sylphides à l'Opéra. Cadeau de ma
maîtresse, ils m'étaient infiniment précieux et je ne m'en
séparais jamais. Gomment les aurais-je laissés à Beauchêne, à
la merci des mains sacrilèges de ma tante et d'Henriette? Tout
en les plaçant soigneusement dans ma serviette, j’ai soupiré
avec mélancolie; Le Lac des Cygnes, évoqué dans ce pays
perdu, me paraissait bien irréel; quant aux Sylphides, j'y
songeais comme à une clairière de contes de fées, où je
n'aurais jamais accès.... Quittant à pas de loup cette chambre
inhospitalière, j'en ai refermé avec soulagement la porte
derrière moi.
Un silence absolu régnait dans la vaste demeure. En ce
radieux matin d'été, le soleil, pénétrant à flots par les hautes
fenêtres, faisait étinceler cuivres et boiseries, tout en

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parsemant de taches claires la sombre moquette du hall.
Comme la lourde porte n'était heureusement pas verrouillée, je
n'ai eu aucune peine à l'ouvrir, et, un instant plus tard, je me
dirigeais à grands pas vers la grille du parc.
La propriété était entièrement clôturée par un mur très
haut, au-delà duquel on apercevait les cimes des pins. Sur ma
droite, un épais massif d'arbustes, bordant l'allée, s'entrouvrait
de temps à autre pour laisser voir des pelouses, des corbeilles
de fleurs et, plus loin, des prés où paissaient des moutons.
Comme je m'y attendais, les grilles étaient fermées, mais
je n'avais certes pas prévu qu'elles le seraient à clef. Très
contrariée, j'ai réfléchi un instant, et ma première idée a été
d'aller demander la clef au jardinier. Sa maison était toute
proche et il y avait un bouton de sonnette à la porte. Rien de
plus simple, donc, que de m'en servir. Et cependant, je n'ai pas
pu m'y résoudre, d'abord parce qu'il était beaucoup trop tôt,
ensuite, parce que, vraisemblablement, on me poserait des
questions embarrassantes en me voyant partir avec ma
serviette à la main.
Après avoir vainement exploré le mur de clôture, à droite
et à gauche de l'entrée, je me suis décidée à escalader la grille.
Sa hauteur n'était pas excessive, mais elle portait à sa partie
supérieure, une rangée de pointes en fer disposées
horizontalement. En sorte que, malgré de grandes précautions,
j'ai accroché ma robe à l'un de ces maudits piquets, au moment
où j'enjambais le sommet. A cheval entre deux pointes, je me
suis efforcée de décrocher l'étoffe, mais sans y parvenir.
J'allais me résigner à tirer dessus, quitte à la déchirer, lors-
qu'une voix à la fois traînante et ironique m'a interpellée,
derrière moi :
« Dites-moi, si je ne suis pas indiscret, êtes-vous en train
de pénétrer par effraction dans ce domaine ou d'en sortir? »

44
Sur le coup, j'ai d'abord tressailli : je connaissais cette
voix! Me retournant tant bien que mal, j'ai regardé à mes
pieds, et si je ne suis pas tombée du haut de la grille, c'est sans
doute grâce à ma robe qui y était opiniâtrement accrochée. Car
le garçon qui, les poings sur les hanches, venait de
m'apostropher ainsi n'était autre que mon jeune ami du train.
Je dois dire qu'il avait l'air aussi surpris que moi de cette
nouvelle rencontre. Nous nous sommes écriés presque en
même temps :
« Ça, par exemple!... »
Puis, il a éclaté de rire et m'a dit :
« Alors, c'était ça, les fameux cousins inconnus?. La
noble famille de RonjacL. Pas banale, cette histoire!... J'en
suis sidéré! »
Entre-temps, j'étais un peu revenue de ma stupeur, en
sorte que je lui ai répondu, assez sèchement :

45
« Au lieu de faire des commentaires, je trouve que vous
pourriez venir m'aider. Cela n'a rien d'agréable d'être
accrochée comme ça!
— Mais comment donc! fît-il avec son drôle de sourire
en coin. Je ne demande qu'à vous donner un coup de main, et
je suis toujours prêt à rendre service à mes amis, vous savez.
Notez bien que, tout d'abord, j'avais cru que vous preniez l'air
frais du matin, là-haut, ou que vous vouliez admirer la vue....
— Ne faites donc pas l'imbécile! m'écriai-je
indignée. Comme si on pouvait admirer la vue, perchée sur
une grille hérissée de piquants qui vous rentrent dans le corps
au moindre mouvement !
— Dame, ils ont précisément pour but d'empêcher les
gens de faire comme vous ! D'habitude, on ouvre les grilles,
on ne les escalade pas, figurez-vous.... Mais, je le répète, je
suis trop heureux de vous tirer de cette périlleuse situation! »
Approchant du portail, il s'est hissé jusqu'au sommet, à
côté de moi, puis, me prenant par la taille, il m'a soulevée pour
dégager ma robe. Dès que je me suis sentie libérée, j'ai voulu
redescendre de mon perchoir aussi dignement que possible,
mais mon sauveteur ne m'en a pas laissé le temps. Sautant à
terre, il m'a saisi les bras et forcée à sauter à mon tour, en
m'appuyant sur lui : malgré sa minceur, il était très vigoureux.
« Maintenant, revenons à nos moutons, dit-il. Comme j'ai
eu l'honneur de vous le demander, entrez-vous ou sortez-vous?
Autrement dit, de quel côté de la grille désirez-vous être?
— De l'autre, bien sûr! répliquai-je. Et laissez-moi vous
dire que je trouve vraiment stupide de fermer ce portail à clef.
On verrouille les portes, mais pas les grilles, voyons! A quoi
cela sert-il? Ça n'empêcherait sûrement pas un voleur d'entrer
dans la propriété!
— Un voleur, non, mais des vaches, sûrement oui! »

46
.« LA STATION DE MÉTRO NE SE TROUVE PAS
AU COIN DE LA RUE, VOUS SAVEZ ! »

47
Me voyant interloquée, il s'expliqua : « Figurez-vous que
le forgeron du village est propriétaire du champ qui se trouve
de l'autre côté de la route, en face de la grille; tous les matins il
y mène ses vaches, et ces charmantes bêtes ont une
prédilection pour le parc de Beau-chêne, en particulier pour
les plantes grimpantes de la petite maison. Cela ne troublerait
guère le brave maréchal-ferrant, mais voilà qu'un jour une de
ses vaches s'est empoisonnée en broutant les feuilles d'un if.
Du coup notre homme a poussé les hauts cris, et finalement on
a décidé que les grilles seraient fermées tous les soirs.
— C'est bien compréhensible, dis-je, mais pourquoi les
verrouiller? Les vaches ne les auraient pas enfoncées, tout de
même! Et pour les visiteurs, c'est très gênant!
— Oh! il n'en vient jamais après-dîner, vous savez! Et
puis, il y a une sonnette à l'extérieur, dans le coin à droite.
Quant aux vaches, elles n'enfonceraient sans doute pas un
portail de cette importance, mais vous n'imaginez pas les
tours qu'elles peuvent jouer, comme de mordre dans les pneus
de bicyclettes ou lécher la peinture fraîche des clôtures! Enfin,
pour tout vous dire, c'est à cause du facteur que nous fermons
à clef, parce que, pour lui, le parc est un raccourci, mais il
oubliait régulièrement de fermer les portes derrière lui.
— Bon! fis-je. Et maintenant, comment vais-je sortir?
— Voici la clef, répliqua-t-il en la tirant de sa poche.
Mon père et moi nous avons chacun la nôtre. Je pense que
maintenant, vous avez compris que j'habite ici.... Vous
permettez que je vous accompagne un bout de chemin?
ajouta-t-il en ouvrant le portail.
— Si vous voulez, dis-je. Mais je vous préviens que je
ne vais pas me promener; je vais marcher très vite, parce que,
pour ne rien vous cacher, je prends la fuite! »

48
A peine avais-je parlé que je l'ai regretté. Ma décision de
quitter Beauchêne ne regardait que moi, et il était inutile d'en
faire part au fils du jardinier.
« Je m'en doutais! fit-il flegmatique. Quand les gens
s'enfuient, ils choisissent généralement la nuit ou les premières
heures du jour. En fait, vous vous y êtes prise un peu tard, car
il va être sept heures, vous savez!
— Eh bien, et vous? Qu'est-ce que vous faites dehors, si
tôt? Vous n'allez tout de même pas bêcher le jardin à une
heure pareille?
— Bêcher?... Pourquoi voudriez-vous que je bêche?
— Je ne sais pas, moi!... Pour aider votre père.... Il a
peut-être des rhumatismes. On dit que la plupart des jardiniers
en ont.... Il doit être content que vous l'aidiez à planter, à
semer et à arracher la mauvaise herbe....
— Euh..., fit-il, l'air embarrassé. Sans doute...,
— Oh! que je suis bête! J'oubliais votre musique! Bien
sûr, vous devez avoir peur de vous abîmer les mains!... Je me
demande ce que dira votre père, quand il saura que vous
voulez faire de la musique au lieu de suivre ses traces.
— Je me le demande souvent, moi aussi! répliqua-t-il en
reprenant cette expression mi-sérieuse, mi-ironique qui m'avait
frappée dans le train, Bah! Le cher homme finira bien par
s'habituer à l'idée que son précieux et unique rejeton maniera
un jour une baguette de chef d'orchestre au lieu d'une fourche.
Ce sera plus théâtral, mais sans doute moins utile. »
Tout en parlant, nous cheminions côte à côte sur la route.
« Pour répondre à votre question, reprit-il, j'allais nager,
quand j'ai aperçu votre silhouette se détachant à l'horizon.
L'étang se trouve au fond du parc, derrière ce rideau d'arbres.
Ensuite, j'avais l'intention de monter à cheval avant qu'il fasse
trop chaud. On élève beaucoup d’anglo-arabes dans cette
région, et il y en a quelques-uns à Beauchêne. Voilà.

49
Maintenant que vous savez tout, peut-être consentirez-vous à
me raconter votre histoire. Pourquoi prenez-vous la clef des
champs? »
Malgré moi, je l'ai mis au courant de ce qui s'était passé
la veille, sans dramatiser, mais en essayant de lui expliquer
pourquoi je me sentais incapable de poursuivre l'expérience.
« Sincèrement, je crois qu'ils n'ont aucune sympathie
pour moi, au manoir, et en tout cas je suis sûre qu'Henriette
me déteste. Je me rends très bien compte que je la gène et je
comprends son point de vue, mais, personnellement, je préfère
de beaucoup rentrer à Paris. »
Mon compagnon garda tout d'abord le silence, puis il me
répondit :
« A mon avis, vous faites un coup de cafard, Vous avez
le mal du pays, mais demain vous constaterez que ça ira
beaucoup mieux. Pourquoi ne pas essayer de voir si vous ne
vous adaptez pas?
— Non, fis-je en secouant la tête. Mon parti est pris. Je
me sens incapable, absolument incapable, de rester ici une
heure, une minute de plus!... Mais pourquoi me regardez-vous
comme cela?
— Parce que, ma petite Parisienne écervelée, vous
n'avez pas l'air de vous rendre compte que, dans ce coin perdu
de l'Armagnac, il n'y a pas de gare. La station de métro ne se
trouve pas au coin de la rue, vous savez! »
Je me suis arrêtée net, au milieu de la route :
effectivement, je n'avais pas prévu l'absence de moyens de
transport.
«. Eh oui ! reprit le garçon. Il n'y a pas même le moindre
autobus. Un car fait le service de Toulouse une fois par
semaine, le mardi, jour de marché, et c'est tout! Or nous
sommes aujourd'hui mercredi.

50
— Eh bien, j'irai à pied! répliquai-je. Je marcherai
jusqu'au prochain bourg, où il y aura des cars. Ça ne peut tout
de même pas être tellement loin!...
— Ah! vous croyez?... Ma pauvre enfant, vous n'avez
aucune idée de ce qu'est cette région. Le prochain bourg,
comme vous dites, est à quinze kilomètres !
— J'en ferai cent, si c'est nécessaire! m'écriai-je avec
obstination. Je ferai de l'auto-stop!
— Excellente idée, ma chère, s'il y avait quelqu'un à
stopper. Mais Beauchêne et son village ne sont pas sur une
route nationale, ni même départementale. Comme vous le
constatez, nous ne marchons pas sur du bitume mais sur les
vulgaires cailloux d'un chemin vicinal, et il ne passe guère ici
que les camionnettes des commerçants locaux et les carrioles
des paysans, mais pas à sept heures du matin, bien sûr!
— Allez-vous finir de me contredire systématiquement?
lui criai-je, exaspérée par son ton sarcastique. Rentrez donc
chez vous et occupez-vous de vos sales oignons, au lieu de
vous occuper de mes affaires! »
Brusquement, son visage a changé d'expression et son
regard, perdant toute lueur ironique, s'est fait étrangement
sérieux.
« Ecoutez-moi, me dit-il gravement. Vous ne vous rendez
pas compte de ce que vous voulez entreprendre. Vous n'en
sortirez pas, je vous l'assure, et je ne peux pas — non,
vraiment, je ne peux pas vous laisser faire ça!
— Ah! vraiment, vous ne pouvez pas? Eh bien, essayez
donc de m'en empêcher!
— Je vous en prie, soyez raisonnable, supplia-t-il. Vous
savez très bien que je peux vous en empêcher, si je le veux.
— Et si je ne veux pas être raisonnable?
— Alors, j'ai idée que nous allons nous empoigner au
milieu de la route, répondit-il en souriant de nouveau. Et vous

51
serez battue. Vous vous retrouverez exactement à votre
point de départ, c'est-à-dire à l'intérieur de la grille. Je ne
vous apprendrai rien en vous disant qu'à la lutte les garçons
sont toujours plus forts que les filles. Alors, à quoi bon?
— Je vous ai dit que je refuse de rester à
Beauchêne! criai-je en frappant du pied par terre. Je ne peux
pas rentrer, je ne le peux pas! Non, non, et non!... J'en
mourrais! »
Malgré moi, des larmes ont commencé à ruisseler sur
mes joues.
« Allons, allons! Pas de crise de nerfs, maintenant !
m'ordonna-t-il durement. Avec moi, ça ne prend pas! Laissez
ça à d'autres, qui n'ont que ce moyen-là de faire croire qu'elles
ont du caractère. Inutile de jouer les mélos!
-— Vous êtes... abominable! balbutiai-je.
— Je m'en doute bien, fit-il placidement. N'empêche
que vous allez rester ici. Je vous le demande. Je désire que
vous restiez.... Vrai de vrai, ça me ferait plaisir! »
L'idée que ma présence pouvait réjouir quelqu'un m'a
soudain réchauffé le cœur, et, après un long silence, j'ai fini
par murmurer, résignée :
« Sans doute vais-je être obligée de vous obéir. Je n'ai
guère le choix, pas vrai? Mais, à la première occasion, je vous
préviens que je m'enfuirai.
— D'accord! Nous aurons le temps d'en parler. Pour
l'instant, ce qui est heureux, c'est que vous soyez sortie de
bonne heure pour tenter votre vilain coup. Comme cela,
personne ne soupçonnera vos intentions. Je vous propose de
m'accompagner à l'étang, et si on vous demande pourquoi
vous vous êtes levée si tôt, vous pourrez dire que vous aviez
envie de nager. »
J'ai eu un moment d'hésitation. En premier lieu, je n'avais
ni maillot ni serviette; d'autre part, j'étais convaincue que tante

52
Germaine me blâmerait de m'être baignée avec le fils du
jardinier. Sans doute mon compagnon a-t-il deviné ma réac-
tion, car il m'a aussitôt rassurée :
« Vous trouverez tout ce qu'il vous faut dans la cabane de
l'étang. Nous y laissons toujours nos affaires! »
Je me demandais ce qu'il entendait par « nous », mais je
ne l'ai pas interrogé, de peur d'être indiscrète.
« Je... tante Germaine..., dis-je, indécise.
— Oh! tante Germaine ne dira rien, fit-il vivement. Elle
me connaît bien et, pendant les vacances, je nage souvent avec
Henriette et Caroline, ... euh... quand je n'arrache pas les
oignons, bien sûr! »
Cette remarque eut raison de nies scrupules. Après tout,
si ma tante autorisait ses filles à se baigner avec lui, elle ne me
reprocherait pas d'en faire autant. Au surplus, il avait vraiment
de l'allure, ce garçon, et j'ai brusquement été frappée de
constater combien il avait peu l'air campagnard. Sans l'ombre
d'un doute, son langage, son aspect général, ses vêtements
même — assez usés mais fort bien coupés — n'étaient pas
sans distinction.
« Je serais ravie de venir, lui dis-je, et c'est très gentil à
vous de m'y inviter. »
Nous avons donc rebroussé chemin, et, tandis qu'il
refermait la grille derrière nous, il m'a dit, d'une voix grave :
« A propos, en ce qui concerne nos confidences d'hier,
nous nous les sommes faites sans nous douter que nous allions
nous revoir. Nous avons librement parlé, vous et moi, de nos
projets, de nos espoirs, de notre avenir. Mais je voudrais, si ce
n'est pas trop vous demander, que cela reste rigoureusement
entre nous et que vous n'en parliez à personne. Puis-je compter
sur vous?

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— Oh oui! répliquai-je avec chaleur. Je suis absolument
d'accord. Personne ne doit être au courant ni de mes intentions
ni des vôtres. »
Pour la seconde fois, je me suis sentie réconfortée. Quand
on partage un secret avec quelqu'un, cela crée
automatiquement une communion de pensée. J'ai aussitôt
commencé à voir les choses sous un jour plus riant; c'est ainsi
que, traversant le parc pour gagner l'étang, je me suis
rendu compte de sa réelle beauté. J'avais quitté Paris en pleine
chaleur, et les arbres de la capitale perdaient déjà leur
fraîcheur; tandis qu'ici ils étaient en plein épanouissement et
leur feuillage brillait comme aux premiers jours du printemps.
Certes, je n'en reniais pas pour autant mon amour de Paris,
qui tiendrait toujours la première place dans mon cœur,
mais j'appréciais sans parti pris le charme de la pleine
campagne et d'une nature à la fais sauvage et rayonnante.

54
L'étang lui-même était plus beau encore. C'était en vérité
le paysage le plus enthousiasmant que j'eusse jamais
contemplé. De forme à peu près rectangulaire, la pièce d'eau
était bordée, sur trois côtés, de saules, tandis que le quatrième
était constitué par une ravissante plage de sable fin et de
galets, sur laquelle on avait édifié une cabane servant de
remise pour les canots et les costumes de bain. Au milieu de
l'étang, une petite île semblait flotter; un couple de cygnes y
avait, paraît-il, fait son nid au printemps, et les petits, éclos
depuis plusieurs semaines, grandissaient à vue d'oeil. Mon
cicérone, ayant ouvert la cabane, m'en fit les honneurs.
« Et maintenant, faites votre choix, noble demoiselle, me
dit-il. Nous avons des modèles de maillots fort variés et
sortant tous des meilleurs faiseurs. Voici Arc-en-Ciel de
Molyneux, à moins que vous ne préfériez Ondine de Maggy
Rouff? Mais peut-être opterez-vous pour le Clair de Lune de
Jean Dessès, car il est vraiment ravissant, tant par la simplicité
de son style que par la qualité du tissu. Croyez-moi,
mademoiselle, on ne fait pas mieux !
— Vous en dites des bêtises ! fis-je en riant franchement
de ce sketch fort bien joué. Mais vous ne m'en voudrez pas de
refuser Clair de Lune, qui est complètement moisi, et Ondine
qui est mangé aux mites.
— Des mites! s'écria-t-il, horrifié, en se penchant pour
examiner le maillot de plus près. Oh! veuillez nous excuser,
mademoiselle! Un million d'excuses, oui vraiment! Ces
messieurs seront absolument catastrophés quand ils sauront
que leurs merveilleuses créations sont tout à fait fichues!
C'est un vrai désastre!
— Eh bien, va pour Arc-en-Ciel, en ce cas, dis-je, je vais
avoir l'air d'une guêpe, là-dedans, mais quelle importance
cela a-t-il? Je serai prête dans un instant, et nous allons faire
une course autour de l'île. »

55
L'eau était moins froide que je ne le craignais, et nous
avons fait côte à côte le tour -complet de l'étang, puis nous
sommes allés reprendre pied dans l'île.
« Mes compliments! me dit alors mon concurrent. Vous
êtes rudement bonne nageuse ! Vos cousines n'existent pas à
côté de vous!
— Non?... Vraiment?... m'écriai-je, enchantée à la
pensée que, dans ce domaine au moins, je pourrais en
remontrer à Henriette.
— C'est comme je vous le dis. En fait, elles nagent assez
mal l'une et l'autre, quoique Henriette soit convaincue qu'elle
est remarquable. Allons voir le nid des cygnes. Peut-être
trouverons-nous aussi des poules d'eau dans les roseaux, mais
cela m'é tonnerait, car elles sont très farouches et vont se
cacher, dès qu'elles entendent quelqu'un approcher de l'étang.»
Nous sommes restés un long moment dans l'île, que j'ai
trouvée plus grande qu'elle ne le paraissait à distance. Elle
abondait en fraises des bois dont nous nous sommes gavés. Un
peu moins sucrées que celles du jardin, elles m'ont paru
exquises : c'était la première fois de ma vie que j'en mangeais.
Soudain, l'horloge des communs a sonné huit heures, et mon
compagnon s'est levé d'un bond.
« Par exemple ! s'écria-t-il. J'avais oublié l'heure ! Il faut
rentrer, maintenant, car on sert le petit déjeuner à huit heures
et demie au manoir, et c'est une maison où la ponctualité est
de rigueur, vous savez !
— Oh! je ne le sais que trop ! répliquai-je en faisant la
moue. J'imagine que nous le prendrons dans la salle
d'étude. Henriette et Caroline semblent y passer le plus
clair de leur temps. Je me demande même si elles en sortent
jamais....
— Ne croyez pas ça! Elles sortent beaucoup, au
contraire..., en tout cas quand je suis là. Nous nous amusons

56
follement, croyez-moi ! Maintenant que vous voilà arrivée,
nous serons quatre, et plus on est de fous, plus on rit!
— N'oubliez pas que je m'en.irai à la première occasion!
lui rappelai-je gravement.
— Eh bien, si vous filez, je vous rattraperai et je vous
donnerai la fessée, répliqua-t-il sur le même ton. Vous ne vous
plaindrez pas de ne pas avoir été prévenue! »
Mais nous savions, l'un comme l'autre, que j'avais déjà
renoncé à m'enfuir. Je ne le désirais même plus, maintenant.
Néanmoins, j'étais très perplexe sur l'avenir de mes rapports
avec Henriette. Or, pour la seconde fois de la matinée, mon
étonnant camarade a deviné mes préoccupations, ce qui
semblait être un de ses plus grands dons.
« Ne vous en faites surtout pas au sujet d'Henriette, me
déclara-t-il. Je sais comment la faire filer doux!
— Dites-moi, fis-je pour changer de sujet, vous parliez
tout à l'heure d'une promenade à cheval....
— Il est trop tard maintenant. Il faut que je rentre
déjeuner, moi aussi. Je verrai ça ensuite. Allons!... Le premier
arrivé à la cabane! »
Nous nous sommes jetés à l'eau, et nos écla-boussements
ont visiblement déplu à la famille des cygnes, qui a filé à
l'autre bout de la pièce d'eau retrouver un peu de calme.
Quelques instants plus tard, je suis ressortie, rhabillée, de la
cabane, mais je n'avais aucune illusion sur l'aspect lamentable
que je devais offrir, avec ma robe informe et mes cheveux
trempés.
« Sans vouloir faire la coquette, déclarai-je d'un ton
faussement léger, je tiens à vous assurer que je ne suis pas
toujours aussi mal fagotée. Seulement, hier soir, il est arrivé
un petit accident à ma robe; elle est tombée dans la baignoire
et, bien entendu, je n'ai pas pu la repasser ce matin. Le pire,
c'est qu'elle a déteint dans l'eau.... »

57
Mon interlocuteur, fronçant alors les sourcils, m'a
regardée dans les yeux, d'un air inquisiteur :
« Naturellement, c'est Henriette qui a fait ce coup-là? »
dit-il. Puis comme je rougissais sans répondre, il a ajouté : «
Ne vous tracassez pas; vous ne m'avez rien dit, mais votre
visage parle autant que vos lèvres, et je n'ai pas besoin que
vous me racontiez la scène, car je ne la connais que trop.
Henriette passe son temps à faire ça.
— A jeter dans la baignoire les vêtements des autres?
— Oh! pas toujours dans la baignoire! Autrefois, elle y
jetait souvent ses propres affaires, pour
obliger Eugénie à les laver. Un jour, elle a lancé dans la
citerne mes souliers de tennis fraîchement blanchis....
— Ce n'est pas croyable!... Et qu'avez-vous fait?
— Dame, j'ai été les chercher... Ils étaient noirs de boue.
— Et ensuite?

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— Ensuite.... Peu importe! Mais je croyais bien lui avoir
fait passer l'envie de mettre la main sur les affaires d'autrui. Il
me semble, hélas! évident que je n'ai pas réussi!
— Peut-être l'a-t-elle fait hier parce que j'étais une
étrangère nouvellement arrivée. Quand elle sera habituée à
ma présence à Beauchêne, il faut espérer qu'elle renoncera à ce
genre de facéties!
— Espérons! » fit-il d'un air peu convaincu. Tout en
parlant, nous nous étions rapprochés du manoir, qui ne me
parut plus du tout gris, froid et triste; au contraire, vue du parc,
cette vieille construction, relativement basse et en partie cou-
verte de vigne vierge, ne manquait pas de charme. « Eh bien,
au revoir, fis-je en tendant la main à mon chevalier servant. Et
merci de tout cœur pour votre si grande gentillesse.
— Allons, allons, n'en parlez pas! » me répondit-il en
souriant d'un air narquois. Puis cérémonieusement, il déclara :
« C'est un honneur pour moi que d'avoir pu vous faire plaisir.
A bientôt, j'espère. Je vous reverrai sûrement dans la journée,
je pense.
— Oh! je ne crois pas, dis-je en faisant la moue. Comme
je vous l'ai expliqué, on reste enfermé pendant clés heures
dans la salle d'étude. Et puis, il y a un horrible garçon, un
nommé Sébastien, qui doit arriver aujourd'hui; c'est un de
leurs cousins, et j'imagine qu'il va falloir faire des frais pour "
lui....
— Puisque vous ne l'avez jamais vu, comment' donc
savez-vous qu'il est horrible?
— Parce que je sens ça! déclarai-je d'un ton catégorique.
Il y a des gens qu'on n'a pas besoin de voir, pour sentir qu'ils
sont affreux. Henriette dit qu'elle déteste Sébastien.
— Ah vraiment? Comme c'est intéressant! Et vous
partagez toujours les opinions d'Henriette?
— Moi?... Jamais....

59
— Alors, attendez donc de connaître ce garçon, et vous
le jugerez vous-même. Il se peut que ce soit un très brave type.
On ne sait jamais....
— Evidemment, ça se peut, murmurai-je, sceptique.
Mais je n'y compte pas. C'est le cousin germain d'Henriette,
vous savez!... Allons, au revoir. J'entends le gong qui sonne !
Je vais être en retard, et il faut que je file!... »

60
Allons !... Le premier arrivé à la cabane ! »

61
CHAPITRE IV,

SEBASTIEN

JE VENAIS de refermer la porte du hall et j'allais monter


au premier étage lorsque je vis Henriette descendre quatre à
quatre l'escalier.
« Où est Sébastien? me cria-t-elle. Il est parti? Pourquoi
ne lui as-tu pas dit de venir déjeuner avec nous? J'avais
absolument besoin de lui parler de quelque chose de très
important! Et maintenant... Oh là là! Quelle touche tu as! »
Pour une fois les remarques désagréables de ma cousine
sur mon aspect ne pouvaient pas me blesser, car j'étais bien
trop troublée pour y faire attention; j'essayais, en effet, de
comprendre ses premières questions.
« Qui donc?... balbutiai-je.... De qui parles-tu?
— Eh quoi?... De Sébastien, bien sûr! J'ignorais d'ailleurs
que tu le connaissais. C'est à Paris que vous vous êtes
rencontrés?

62
— Je ne sais vraiment pas ce que tu veux dire, déclarai-
je. Je n'ai jamais vu ton animal de Sébastien.
— Alors pourquoi as-tu été nager avec lui? » me
demanda-t-elle en montrant du doigt mes cheveux encore
trempés.
« Ce n'est pas avec lui que je viens de nager. C'est le fils
du jardinier qui m'a emmenée à l'étang.
— Le fils du jardinier!... Quelle gourde!... C'est
Sébastien qui habite la petite maison! »
Cette révélation m'a cloué le bec et pendant un instant je
n'ai plus su quoi penser. J'ai essayé de me rappeler tout ce que
j'avais dit ce matin à mon compagnon, et plus j'y suis
parvenue, plus j'ai trouvé horrible ma position : le souvenir
précis de mes dernières paroles m'a même donné le frisson.
« Tu affirmes que c'était Sébastien? murmurai-je
angoissée.
— Evidemment, c'était lui! Qui d'autre voudrais-tu
que ce soit?
— Je l'ai pris pour le fils du jardinier, quand il m'a dit
qu'il habitait la petite maison près de la grille.
— Eh bien, oui! dit alors Caroline, qui venait de nous
rejoindre dans le hall. Tu te rappelles qu'hier nous t'avons
expliqué qu'oncle Adrien était très pauvre; c'est pour cela
que nous habitons le manoir, tandis que notre cousin et son
père habitent la petite maison. Sébastien l'aime beaucoup et
mon oncle dit qu'il préfère y vivre convenablement, plutôt que
d'habiter le manoir sans avoir les moyens de l'entretenir.
— Irène a pris Sébastien pour le jardinier! Tu te rends
compte! s'écria Henriette en ricanant. Non, c'est trop
drôle! Imagine un peu Sébastien plantant des choux! Il faudra
que je lui raconte cette histoire!
— A ta place, je m'en abstiendrais, répliqua Caroline.
Ce serait d'abord malhonnête, et ensuite très maladroit, car,

63
en fait, Sébastien s'occupe beaucoup du potager pendant les
vacances, surtout à biner les fraisiers. Il m'a souvent dit qu'il
aimerait mieux être jardinier qu'avocat. Il adore la campagne
et trouve passionnant de faire pousser des plantes; en tout cas
il préfère de beaucoup la vie au soleil et au grand air à
l'atmosphère irrespirable des bureaux. »
Henriette, ne sachant quoi répondre, a préféré changer de
sujet.
« Je serais curieuse de savoir ce que Sébastien a pensé de
ta toilette, Irène. Vraiment, tu as l'air de n'importe quoi!
— Sébastien est bien trop poli pour se permettre
une remarque aussi grossière que la tienne! déclara Caroline.
— Occupe-toi de ce qui te regarde! rétorqua
hargneusement sa sœur.
— Eh bien, pour l'instant, ce qui nous regarde toutes les
trois, reprit Caroline, c'est d'aller déjeuner. Voilà deux fois
qu'Eugénie nous appelle, et ça va être froid. Au lieu de
discuter à propos de Sébastien, vous feriez mieux de monter.
— C'est toi qui en discutes! grommela Henriette.
Moi, après tout, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse! »
Pendant tout le repas, je me suis tenue si tranquille
qu'Eugénie en a été préoccupée et m'a demandé si le voyage
ne m'avait pas rendue malade. Comme je la rassurais sur ce
point, elle s'est attachée à régler le problème de mon
habillement.
« Dès que vous aurez fini de déjeuner, me dit-elle, nous
irons chercher ce que vous pourriez mettre, mademoiselle
Irène. Je crois que le mieux serait de vous donner un short de
Mlle Henriette, avec une blouse. Comme vous êtes très mince,
je suis sûre que cela vous ira très bien.

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— Elle n'est sûrement pas plus mince que moi! » déclara
Henriette, manifestement indignée de cette remarque. « De
toute façon, ce n'est pas joli de n'avoir que la peau sur les os,
et puis je n'ai pas de short disponible.
— Allons donc! s'écria Caroline, la bouche pleine.
Tu en as toi-même proposé un à Irène, hier soir!
— Eh bien, je me suis trompée! répliqua sa sœur en
étalant nerveusement une épaisse couche de confiture sur sa
tartine. Je croyais en avoir, mais je me suis aperçue qu'il
m'en reste juste assez pour moi.
— Tiens? insista Caroline. Et celui que tu as trouvé
trop étroit l'autre jour, le kaki? Pas plus tard qu'avant-hier, tu
as dit à Eugénie....
— Oh! la ferme! coupa Henriette, exaspérée. Je te prie
de ne pas te mêler de mes affaires ! Si Irène n'a rien à se
mettre, elle n'a qu'à prendre ma robe écossaise brune. »

65
J'allais lui répondre que, personnellement, je n'avais
aucun désir de lui emprunter quoi que ce soit, quand Eugénie,
commençant à se fâcher, trancha, d'un ton sans réplique :
« J'examinerai moi-même votre garde-robe, et c'est moi
qui choisirai ce qui conviendra le mieux à votre cousine.
Jamais je n'ai vu des enfants discuter à ce point-là, dès le petit
déjeuner!... »
L'excellente femme ne devait pas tarder à tenir parole;
elle m'a fait essayer un short kaki et une chemise beige
assortie qui semblait faite pour moi; puis j'ai pris soin de
brosser mes cheveux et, quand ils ont commencé à redevenir
brillants, j'ai été me regarder dans la grande glace d'Henriette.
Certes, je n'étais pas une beauté; mon visage étroit et pâle
paraissait encore plus terne à côté de ceux de mes cousines, au
teint éclatant de fraîcheur. Mais, si je n'avais que la peau sur
les os, au dire de méchantes gens, ma taille n'en était pas
moins fine. Quant à mes yeux et à ma chevelure, noirs comme
du jais, ils étaient mon unique fierté. Toutes les danseuses,
d'ailleurs, désirent avoir des cheveux et des yeux noirs, qui se
remarquent mieux sur la scène et constituent les attributs
classiques des ballerines.
Eugénie, venue passer l'inspection de ma nouvelle
toilette, se déclara enchantée du résultat obtenu.
« A la bonne heure! me dit-elle. Comme ça, au moins,
vous avez l'air d'une vraie demoiselle! Venez avec moi à la
cuisine. Vos cousines vont vous faire une surprise. »
La surprise consistait en une magnifique chatte persane
qui venait de mettre au monde trois adorables petites boules
bleues; après une âpre discussion, nous sommes tombées
d'accord pour les baptiser, Pharaon, Cléopâtre et
Toutankamon. Or, tandis que nous admirions les ravissantes
petites bêtes, tante Germaine est venue nous rejoindre et
donner ses ordres à Eugénie. Tout en me parlant, elle m'a

66
longuement examinée, d'un regard critique, et je l'ai entendue
dire, avant de s'en aller : « C'est vraiment étonnant, comme
des vêtements peuvent transformer une physionomie! Ma
parole, la petite est presque jolie!... »
Je me suis sentie rougir. Pour une fille comme Henriette,
habituée depuis sa naissance à être considérée comme une
merveille, une telle remarque n'aurait certes rien eu d'agréable.
Mais pour moi, qui n'avais aucune prétention de beauté, elle
fut comme un bouquet que l'on m'aurait offert. « Presque jolie!
» Ces deux mots ont continué à tinter délicieusement à mes
oreilles, pendant que j'accompagnais mes cousines au potager,
puis dans un pré voisin où paissaient quelques chevaux.
« Oncle Adrien élève des anglo-arabes, m'expliqua
Caroline. Mais ce sont des chevaux trop nerveux pour nous, et
même Sébastien ne peut pas monter les poulains. Il a pourtant
appris très jeune, mais son père dit que le dressage du pur sang
est une chose très délicate, et que Sébastien est encore trop
jeune pour s'y risquer.
— Alors comment fait-il pour monter quand même?
— Oncle Adrien lui a donné son cheval de chasse,
qu'il a dressé lui-même et qui commence à être vieux.
Sébastien m'a dit souvent que c'est Romeo qui lui fait faire des
progrès.
— Eh bien, et vous? demandai-je alors....
— Oh! pour nous, c'est beaucoup plus simple! reprit
Caroline. Quand papa a vu que nous aimions les chevaux, il a
fait venir deux poneys d'Angleterre. Tiens, les voici! »
Henriette, qui nous avait devancées dans le paddock,
avait déjà pu s'emparer d'un superbe poney alezan, qu'elle
ramenait en le tirant par son licol. Caroline et moi, nous avons
mis un peu plus de temps à rattraper son camarade d'écurie,
qui semblait n'avoir aucune envie de se laisser prendre.

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Henriette ramenait un superbe poney alezan en le tirant par son licol.

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« Ils adorent rester au pré, reprit Caroline, mais on ne les
y laissse pas longtemps, parce qu ils mangeraient trop d'herbe
et deviendraient trop gros! »
Au-delà du paddock, des landes de bruyères parsemées
de pins s'étageaient en collines de plus en plus hautes qui
barraient l'horizon vers le sud.
« Je ne pensais pas que la région était aussi accidentée,
dis-je. On se croirait presque en montagne !
— C'est un peu le début des Pyrénées, m'expliqua ma
jeune cousine. Quand le temps est clair, on les voit même très
bien, surtout du haut de ce piton boisé, là-bas : on l'appelle le
Corbeau. Nous irons sûrement nous y promener, car c'est une
des excursions préférées de Sébastien!... »
Sébastien!... Toujours lui!... Pour l'instant, il avait
disparu. Accompagnant Caroline à l'écurie, je l'ai regardée
panser Fakir, tandis que, dans la stalle voisine, sa sœur en
faisait autant à Mélisande, une bien jolie petite bête couleur de
feu. Certes, j'admirais ces poneys, mais je me défendais d'y
prendre un trop vif intérêt : à quoi bon, en effet, s'attacher à un
animal qui ne vous appartient pas? Sans être véritablement
jalouse de mes cousines, j'aurais cependant aimé posséder,
moi aussi, un poney, si ordinaire fût-il, et apprendre à monter
à cheval.
Non sans mélancolie, je m'étais un peu écartée des stalles
pour visiter les vastes communs de Beauchêne, lorsqu'un
joyeux appel de Caroline me fit tressaillir :
« Sébastien! Sébastien! Nous sommes à l'écurie!... On
vient de rentrer les poneys! »
Quand j'aperçus la mince silhouette du garçon, se
détachant sur le seuil, je me suis sentie toute bête et,
instinctivement, je suis restée dans le coin le plus sombre de
l'écurie.

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« Salut, vous deux! s'écria gaiement Sébastien. En plein
travail, à ce que je vois!... Mais qui est donc cette jeune
personne qui se cache là-bas, derrière le tas de paille?
— C'est Irène, dit Henriette. Tu te rappelles bien,
c'est notre cousine. On t'en a parlé....
— Mais oui, bien sûr! fit-il en venant vers moi. Je crois
d'ailleurs, ajouta-t-il en s'inclinant d'un air moqueur, que nous
nous sommes déjà rencontrés, mademoiselle.
— Parfaitement, répliquai-je froidement, et
permettez-moi de vous le dire, je trouve cela honteux de
m'avoir trompée comme vous l'avez fait.
— Comment donc?... Ah! Vous voulez parler des
oignons et du jardin?... C'aurait été vraiment dommage de
vous décevoir. Et puis, je peux d'autant moins regretter cette
petite supercherie qu'elle m'a permis de découvrir vos
opinions. Nous savons si rarement ce que les autres pensent de
nous!...
— Je n'ai pas pu vous dire ce que je pensais de vous,
répliquai-je, très en colère, puisque j'ignorais qui vous étiez.
Mais maintenant, je vais vous le dire : je vous trouve
absolument odieux!
— Que le Tout-Puissant vous pardonne! répondit-il, la
tête basse, en prenant un air comiquement contrit. Il fut un
temps où vous me considériez comme un parfait homme du
monde, et Dieu sait que vous aviez raison!... Mais laissons
cela et permettez-moi de vous dire, à mon tour, que ce short
vous va à ravir.
— C'est le mien! déclara sèchement Henriette. Je le lui ai
prêté.
— Tu en as un toupet! s'écria Caroline. Ce n'est pas
toi, c'est Eugénie qui le lui a donné. Toi, tu voulais qu'elle
mette ton horrible robe écossaise, qui rendrait n'importe qui
affreux!

70
— Je vois que ces demoiselles n'ont pas perdu leurs
bonnes habitudes! commenta Sébastien d'un ton sarcastique.
Et maintenant que nous nows sommes épuisés en
aménités, que diriez-vous d'une balade à cheval ?
— On ne peut pas! » répliqua Henriette en me lançant un
regard mauvais, comme si j'étais responsable de ne pas
posséder, moi aussi, un poney. « Elle n'a pas de monture!
— Ah ! mais c'est vrai ! s'écria-t-il. Quel imbécile je
suis! J'aurais dû y penser! Eh bien, il n'y a qu'à prendre l'âne
de la ferme! Ce sera toujours mieux que rien et, au cours de la
promenade, nous changerons de monture, pour qu'Irène puisse
mieux apprendre. ,.
— Tu n'as pas la prétention de m'obliger à 1 monter
sur cette petite bourrique infecte? demanda Henriette.
— Ma chère enfant », lui répondit Sébastien en haussant
drôlement son sourcil droit, « je m'en garderai bien. Si tu
n'en as pas envie, tu n'es pas obligée de prendre part à
l'opération. Va te promener toute seule sur ton poney, si tu le
préfères. Il ne me viendrait pas à l'idée de t'en
empêcher!...
— Ah! vraiment? Il ne manquerait plus que ça, par
exemple!
— Mais ne me provoque pas, ma belle, parce que si tu
me jettes le gant, il faudra bien que je le relève, et tu sais que,
dans ce cas, tu feras sûrement une drôle de tête! Comme j'étais
en train de l'expliquer quand tu m'as si grossièrement
interrompu, tu n'auras à participer aux échanges de montures
que si tu viens avec nous. La question ne se posera
évidemment pas, si tu vas te promener toute seule!... »
Décontenancée, Henriette n'a pas su quoi répondre, en
sorte que Sébastien a aussitôt enchaîné, très calmement :

71
« Alors, c'est entendu. Nous allons demander à la ferme
qu'on nous laisse prendre l'âne. Ce qu'il nous reste à trouver,
c'est une selle et une bride.
— Il y a plusieurs bridons dans la sellerie, annonça
Caroline, et j'ai vu une vieille selle qui traînait dans la serre. Je
me demande d'ailleurs pourquoi elle est là!
— Tu veux que je te le dise? répliqua Sébastien. Je parie
qu'Henriette, sans soin comme toujours, l'a posée là en
descendant de cheval, et l'y a oubliée ensuite....
— Pourquoi moi? s'écria l'intéressée. C'est trop fort! Je
n'ai jamais touché à cette selle.
— Oh! mais si! dit alors Caroline. Je me rappelle très
bien maintenant, et Sébastien a raison. C'était en septembre,
le jour du Concours hippique. Voilà pourquoi elle est moisie!
Elle est restée dans la serre tout l'hiver!
— Eh bien, allons la remettre en état ! » trancha
Sébastien.
A ce moment, Henriette bondit vers la porte et se planta
sur le seuil pour nous barrer le passage, en criant :
« C'est ma selle, et Irène ne l'aura pas!
— Ta selle? répliqua Sébastien. Qu'est-ce que tu
racontes? Je me souviens que, pour le Concours hippique,
papa t'avait donné une selle qui se trouvait ici bien avant que
ta famille vînt habiter Beauchêne. Par conséquent, si elle
appartient à quelqu'un, c'est à mon père.
— C'est faux! riposta-t-elle. Beauchêne est à nous
maintenant, le domaine et tout ce qu'il contient!
— Ah! ah! C'est ton avis, ma chère? Pas très élégant, ce
que tu viens de dire!... Mais ne discutons pas là-dessus, si tu
veux bien. Je trouve cela on ne peut plus... comment dirais-
je... sordide!...
— C'est toi qui es sordide! cria Henriette, furieuse. Non,
vraiment, tous les ans, tu deviens plus impossible!

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— Admettons! fît-il, imperturbable. C'est sans doute à
mon atavisme auvergnat que je le dois! »
Pendant toute cette scène, je m'étais gardée d'intervenir et
j'avais observé Sébastien avec un vif intérêt. Il s'y montrait
très différent du garçon sérieux avec lequel j'avais échangé des
confidences dans le train et discuté sur la route à propos de ma
fuite. J'ai commencé à deviner, comme l'avenir devait me le
confirmer, que rares étaient, parmi son entourage, ceux qui
connaissaient le côté réfléchi de sa nature.
« Vous avez donc des ancêtres auvergnats? lui demandai-
je pour changer de sujet.
— Oui, une arrière-grand-mère que je n'ai
jamais connue; elle est morte il y a une vingtaine
d'années. Ma pauvre maman disait qu'elle aurait tondu un œuf!
Si elle n'est pas au paradis, c'est qu'il n'y a pas de justice, car
d'après ce qu'on raconte sur elle dans la famille, c'était une
maîtresse femme. Si on trouve que je lui ressemble, j'en suis
ravi. A quatre-vingts ans, elle ne manquait pas une réunion de
courses, et malheur à celui qui se trouvait dans le champ de
ses jumelles : elle lui flanquait un coup de parapluie.
— Je crois que tu exagères un peu, dit Caroline.
— Pas du tout. J'aime au contraire la prendre comme
exemple pour son opiniâtreté, et cela nous ramène à notre
sujet, celui de la selle. Tu ne t'en es pas servie depuis huit
mois, Henriette, et tu n'y aurais même pas pensé, si je n'avais
pas proposé de la prêter à Irène.
— Je te défends d'y toucher! cria-t-elle.
— Je me moque bien de ta défense, lui dit-il durement.
Un monstre d'égoïsme, voilà ce que
tu es!
— Je t'interdis, tu entends!... répéta-t-elle, hors d'elle.
Parce qu'Irène vient d'arriver, tu fais le joli cœur..., »

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Elle ne put achever sa phrase, tant le visage de Sébastien
venait de se figer en pâlissant de façon impressionnante.
« Ça suffit, Henriette! lui ordonna-t-il en lui lançant un
regard étincelant de colère. Un mot de plus et tu le
regretteras!»
Je crois que, pour une fois, elle a eu peur, car elle n'a plus
rien dit.
« Ote-toi de là et laisse-moi passer! » reprit Sébastien,
qui, se maîtrisant, ajouta, sur le ton d'un lutteur forain : «
Approchez, approchez, mesdames et messieurs ! Vous allez
assister à une exhibition exceptionnelle du fameux champion
de lutte Sebastienski ! D'une seule détente de ses prodigieux
biceps, il va projeter cette jeune personne dans la mangeoire
des chevaux! »
Tout en parlant, il s'est avancé lentement vers Henriette;
mais celle-ci, faisant brusquement demi-tour, s'est enfuie vers
le potager et, courant à la serre, s'y est enfermée.

74
« Ouvre cette porte! » lui ordonna Sébastien, dès qu'il
l'eut atteinte, avec nous. « Elle a mis le verrou! dit Caroline.
— Pour la dernière fois, Henriette, ouvre cette porte,
sinon je l'enfonce! » cria le garçon, poussé à bout.
Sa cousine refusant de répondre, il lui dit : « Tant pis
pour toi! Tu l'auras voulu! » Et se lançant contre le vieux
panneau vermoulu, il le défonça, d'un coup d'épaule.
Bien entendu, nous nous sommes précipitées à sa suite
dans la serre, et nous avons trouvé Henriette qui, debout près
d'une petite fenêtre, nous défiait d'un regard triomphant. Une
forte odeur de désinfectant régnait dans la pièce, dominant
même celle de l'humidité ambiante. Nous n'avons pas tardé à
en trouver l'explication : la selle traînait en effet sur un petit
banc, comme l'avait dit Caroline, mais à peine Sébastien l'eut-
il prise qu'il la laissa tomber par terre et s'essuya aussitôt les
mains avec de la paille entassée dans un coin.
« Qu'est-ce qu'il y a? lui demanda Caroline. Elle est donc
si abîmée que cela?... Oh, là là!... Qu'est-ce qui lui est arrivé?
— C'est du grésyl, tout simplement! répondit-il. Cette
petite peste a versé dessus tout un pot de ce charmant produit!
Tiens!... Voilà la preuve! »
C'était, hélas! la triste vérité, dont une boîte vide
témoignait irrécusablement. La selle, déjà moisie, était
maintenant enduite d'une couche dégoûtante qui la rendait
inutilisable.
« Très astucieux, vraiment, très astucieux, ma chère
cousine! déclara Sébastien sans s'énerver. Dans ces conditions,
puisque lu n'as plus de selle....
— Erreur! C'est Irène qui n'en a pas! rectifia Henriette.
— Comme j'allais le dire quand une fois de plus tu m'as
grossièrement interrompu, Irène va maintenant se servir de ta
vraie selle. Et puisque tu n'en as pas d'autre pour toi, la
question de ta venue avec nous ne se pose même pas. »

75
D'un geste impératif, il nous a fait sortir, Caroline et moi;
puis, quittant à son tour la serre, il en a solidement bloqué la
porte, grâce à un bout de corde providentiel qu'il a trouvé par
terre. Cependant, Henriette hurlait, folle furieuse : « Comment
oses-tu?... C'est une honte!... Je me plaindrai à ton père!... Je
sortirai quand même!...
— Je te conseille fortement de ne pas essayer de sauter
par la fenêtre, parce que tu atterrirais dans la fosse à purin, qui
est juste au-dessous. Maintenant, en ce qui concerne la
selle, je te conseille également de ne pas t'amuser à l'abîmer
davantage, parce que, dans ce cas, j'en ferai autant, et
même plus avec la tienne : je te promets de la passer à la
peinture blanche. »
Sur ce salutaire avertissement, nous avons laissé
Henriette vociférer et Sébastien nous a entraînées vers la
ferme.

76
CHAPITRE V

À LA RECHERCHE D'UNE MONTURE

QUICONQUE a eu l'occasion d'utiliser un âne peut


s'imaginer sans peine ce qui nous attendait, lorsque nous avons
pénétré dans le pré du fermier, le père Groulard, pour y
chercher son bourricot. Il nous avait autorisés à nous en servir,
... si nous parvenions à nous en emparer.
« Bien sûr que nous l'attraperons! » avais-je affirmé, non
sans présomption, car, à cette époque, je ne connaissais rien
aux bêtes. « Un âne n'est pas comme un pur sang; peut-être
celui-ci est-il particulièrement lent et têtu, mais il ne sera pas
difficile à prendre.
— Eh, eh!... » grommela Sébastien, sceptique comme
tout bon campagnard. « C'est ce qu'on va voir! »
Nous avons donc commencé à manœuvrer, en faisant tout
d'abord le tour du pré, à quelque quinze ou vingt mètres de
l'âne, que nous suivions comme une procession. Puis, nous
nous sommes mis à courir, et aussitôt l'animal en a fait autant.
Nous avons alors essayé de lui couper la route, mais chaque
fois il a fait un écart pour nous éviter, et, quand nous avons

77
voulu l'acculer dans un coin, il a refusé d'y rester. Finalement,
Sébastien. et Caroline ont été chercher leurs montures, espé-
rant mieux réussir à cheval qu'à pied.
« Entendu! lis-je, en m'asseyant, épuisée, dans l'herbe. Je
vous attends ici. »
Ils n'ont pas tardé à revenir et m'ont appris qu'Henriette
avait réussi à s'échapper de la serre.
« En tout cas, dit Sébastien, si elle veut aller se promener
avec Mélisande, elle devra se passer de selle, puisque nous
avons la sienne! Alors, comment procédons-nous? Qui a une
idée?
— Peut-être faudrait-il qu'en vous approchant de lui,
vous l'appeliez par son nom, suggérai-je. A propos, comment
s'appelle-t-il?
— Ah! c'est toute une histoire! répondit Sébastien. Nous
l'avons baptisé César... à cause de Cléopâtre!
— De Cléopâtre?... fis-je ahurie. Et qui est-ce donc?
— C'est précisément là que l'affaire devient cocasse
: figurez-vous que c'est une vieille truie, que César adore. Ils
sont inséparables, et je suis même surpris qu'elle ne soit pas au
pré avec lui.
— L'histoire n'est en effet pas banale! dis-je. Mais avec
ou sans Cléopâtre, moi, il me faut César! Allons-y! »
Hélas! le rusé cadichon ne s'est pas laissé plus intimider
par mes compagnons montés que par nos précédentes
manœuvres. Bien plus, lorsque Sébastien, qui commençait à
s'énerver, a lancé Romeo au galop vers César, celui-ci n'a pas
été en reste : non seulement il nous a prouvé qu'il savait aussi
galoper, mais il a exécuté une série de ruades qui ne m'ont pas
du tout rassurée. Aussi, profitant d'un moment de répit
pendant cette longue et vaine poursuite, ai-je franchement
avoué mes craintes à Sébastien.

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« Quand je vois toutes ces cabrioles, lui dis-je, je me
demande..., oui, je me demande si j'ai raison de vouloir monter
à cheval... ou à âne!... Vous savez.... C'est à cause de ce que je
vous ai dit hier !
— Ah oui! me répondit-il avec beaucoup de sérieux,
tandis que Caroline s'éloignait pour une nouvelle tentative. Je
comprends vos scrupules, mais franchement je crois que vous
ne risquez rien, en ce moment où vous n'êtes qu'au début de
vos études de danse. Au contraire, j'ai l'impression que
l'équitation devrait vous perfectionner, en affinant vos jambes
et vos cuisses, en les fortifiant, comme tout votre corps
d'ailleurs, grâce au bon air et à l'exercice.
— Mais si je tombe?
— Ce ne sera pas de bien haut, et vraiment vous ne
pouvez pas vous faire de mal.
— Bien, fis-je, rassurée. Je m'en rapporte à vous. »
Hélas! tout le reste de la matinée s'est passé en inutiles
manœuvres, César refusant obstinément de se laisser prendre.
Quand vint midi, Sébastien ne cachait pas son dépit.
« C'est trop fort! grommela-t-il. Vous vous rendez
compte? On ne peut tout de même pas céder à un âne! Allons
déjeuner, et ensuite je finirai bien par trouver un moyen de
l'attraper, le bougre ! J'y passerai la journée s'il le faut! »
Notre repas n'a pas manqué d'originalité, car Sébastien,
qui avait rapporté au manoir la selle d'Henriette, a refusé de
s'en séparer un seul instant et exigé d'Eugénie la permission de
l'utiliser comme siège à table. Il va sans dire qu'en
gouvernante respectueuse des bonnes manières elle a d'abord
poussé les hauts cris. Mais notre diable de cousin faisait d'elle
ce qu'il voulait : elle eut beau grogner, elle ne se plia pas
moins au caprice du garçon.

79
« Non, vraiment, monsieur Sébastien, ce n'est pas bien!
grommela-t-elle. Je me demande un peu où vous allez
chercher des idées pareilles! Un repas, c'est un peu une
cérémonie! Et vous y apportez une vieille selle qui sent
l'écurie! Ce n'est pas digne d'un jeune homme de votre rang!
— Bah! Ne vous en faites pas, Eugénie! répliqua-t-il
gaiement. Et puis, dites-vous bien que ces demoiselles ne me
considèrent pas du tout comme un homme du monde!
— Qu'est-ce que vous dites? s'écria-t-elle, indignée.
— Demandez donc à Mlle Henriette ce qu'elle en pense !
» lui conseilla-t-il d'un air narquois.
Mais Henriette s'est bornée à hausser les épaules et n'a
pas dit un mot durant tout le repas; elle ne pouvait évidemmnt
pas expliquer à Eugénie l'incident survenu dans la serre. La
dernière bouchée avalée, elle s'est vivement levée et a
disparu : peu après, nous l'avons aperçue qui partait, à cheval
sur Mélisande, mais sans selle.

80
Quant à nous, nous sommes retournés sans tarder à la
poursuite de César. Nous avions décidé de concentrer nos
efforts sur une seule tactique : il fallait obliger l'animal à
quitter le pré, dont nous avions ouvert la barrière, et à passer
ainsi dans un chemin bordé de haies, où sa capture serait aisée.
Mais chaque fois que nous l'avons contraint d'approcher de la
barrière, il a fait brusquement demi-tour, pour repartir dans la
prairie en ruant avec allégresse, nous laissant tout bêtes devant
ce nouvel échec.
Tout à coup, Sébastien s'écria :
« Ça y est! J'ai trouvé le truc! »
Avant même que nous ayons eu le temps de lui demander
des explications, il s'est précipité à toutes jambes dans le
chemin et a disparu derrière la haie. Quelques minutes plus
tard, une série de grognements et de petits cris nous a fait
dresser l'oreille.
« C'est Cléopâtre! s'écria Caroline. C'est la vieille truie
que César adore!... Mais non!... Oh!... C'est Sébastien! »
Nous n'avons pas été les seules à nous y méprendre : dès
que César a entendu les grognements de sa bonne amie, il a
agité ses grandes oreilles et s'est mis à braire joyeusement;
puis, sans plus se préoccuper de nous, il est venu au petit trot
vers la barrière et, sans la moindre hésitation, s'est vigoureux
coups de cravache; il en est résulté d'ailleurs, pour moi, un
certain nombre de chutes spectaculaires et sans danger, que j'ai
malgré tout trouvées vexantes. C'est pourquoi, Sébastien, pour
se faire pardonner ces interventions, décida bientôt de monter
lui-même le paresseux et obstiné César.
« Caroline, passe Fakir à Irène et prends Romeo, dit-il.
Tu l'as déjà monté, et cela vaudra mieux, pour la première
séance d'Irène! »

81
A partir du moment où j'ai été sur son dos,
il n'a plus voulu avancer qu'à l'allure d'une tortue.

82
Grâce à cette aimable attention de mes compagnons, ma
première leçon d'équitation n'a pas été inutile, et j'ai pu mettre
en pratique, sur Fakir, les rudiments que mon professeur m'a
enseignés, tandis qu'il suait lui-même sang et eau pour obtenir
de l'âne qu'il avançât.
« C'est égal, finit-il par déclarer en nous rejoignant, non
sans peine, sous un bosquet où nous avions fait halte pour
l'attendre. Il m'est pénible de reconnaître que je n'ai pas
toujours des idées lumineuses, mais il n'y a pas de doute :
César ne fera jamais notre affaire! Il faut trouver autre chose.
— J'ai une idée! s'écria Caroline.
— Ça, par exemple, c'est un événement! dit
Sébastien. Surtout ne la laisse pas partir!
— Méchant! Tâche donc d'être sérieux pour une fois!
Que penserais-tu de louer un poney ou un cheval tranquille?
Ça doit se trouver dans la région !
— Très certainement! Excellente idée! Mais... il y a un
mais... financier, ma chère! L'argent?...
— Eh bienquoi, l'argent? répéta ma jeune cousine,
comme si elle n'en avait jamais entendu parler.
— Je dis : l'argent pour payer la location.
Personnellement, je n'ai pas un sou vaillant.
— Hélas! moi non plus! dis-je, un peu confuse de ne pas
vouloir toucher à ma petite réserve, destinée à mon retour à
Paris et à mes études de danse.
— Mais je suppose que cette charmante enfant doit avoir
une escarcelle bien garnie, sans quoi, d'ailleurs, elle n'aurait
pas eu cette idée géniale! déclara Sébastien non sans malice.
— Je suis désolée, répliqua Caroline en rougissant, car je
suis aussi pauvre que vous deux! Mais tant pis! Puisque nous
ne possédons pas d'argent, nous n'avons qu'à en gagner.
Comment font les gens qui en gagnent, Sébastien?

83
— Le moyen le plus rapide serait de cambrioler le
bureau de poste, ou encore d'emprunter à quelque riche
personne, avec la ferme intention de ne jamais la rembourser.
— Tu es vraiment insortable! Quand donc te
décideras-tu à parler sérieusement?
— Il faudrait nous inspirer, proposai-je, de ce qu'on fait
dans les ventes de charité. Chacun apporte quelque
chose et on le vend....
— C'est une idée à creuser, répliqua Sébastien.
Voyons!... D'abord, il faut trouver des choses à vendre,
ensuite, il faut trouver des acheteurs....
— On pourrait faire une espèce de « marché « aux puces
», sur le bord de la route, et proposer nos objets aux
automobilistes qui passeront, dit Caroline. Je me rappelle
maintenant qu'une troupe de scouts de Toulouse a fait cela
plusieurs fois, l'été dernier, pour gagner de quoi acheter du
matériel de camping!
— Bon! Va pour la vente au bord de la route, dit
Sébastien. Mais que diable pourrions-nous vendre?
— Il faut, déclara Caroline, que, chacun de notre
côté, nous tâchions de trouver dans le pays des objets auxquels
les gens ne tiennent pas. »
Après mûre discussion, il fut décidé que cette vente aurait
lieu le surlendemain; c'était un samedi, et nous aurions plus de
chances de voir passer de nombreuses voitures sur la route; de
plus, tante Germaine et Eugénie devaient aller faire des
courses à Toulouse, ce qui nous laisserait toute liberté d'agir.
Nous disposions donc d'une journée entière pour
rassembler les objets devant figurer à cet étrange marché.
Sébastien, qui entretenait d'excellentes relations avec les gens
du pays, a fait une tournée dans diverses fermes, avec la petite
carriole de César, et il en a rapporté les objets suivants, dont la
liste se passe de commentaires : une paire de chenets et un

84
pare-feu, une raquette à cordes cassées et six balles, mangées
aux mites, qui ne rebondissaient plus, une paire de bottes en
caoutchouc éculées, deux sacs à main de dame, à fermoirs
cassés, une poupée sans jambes, une pelle-pioche à manche
brisé et un chapeau melon.
Quant à Caroline, elle m'a emmenée au village, où nous
avons recueilli un ensemble non moins hétéroclite comprenant
: une chouette empaillée, une vieille soupière en métal jadis
argenté, un tube en caoutchouc percé, et quelques napperons
élimés.
Bien entendu, Henriette avait refusé de « se livrer à la
mendicité », mais elle avait proposé de s'occuper des
rafraîchissements.
« D'accord, répondit sèchement Sébastien, mais je te
préviens que, dans ce cas, c'est toi qui laveras les verres!
— Oh! ça va! dit-elle avec mépris. Pour ce qu'on en
vendra, ce ne sera pas fatigant! »
A ses yeux, toute l'affaire était ridicule et indigne de son
rang, mais elle ne pouvait pas se résoudre à refuser d'y
participer.
Dès le début de l'après-midi du samedi, nous avons donc
installé notre comptoir sur le bord de la route, devant les
grilles de Beauchêne. Sébastien avait préparé deux grandes
pancartes qu'il a posées de chaque côté de notre étalage, à une
cinquantaine de mètres, pour avertir les passants. On y lisait :

HALTE!
OCCASIONS EXCEPTIONNELLES!
PROFITEZ-EN!

Au centre de notre exposition, nous avions placé un


service à thé de tante Germaine, derrière lequel s'étalait une
autre pancarte : « VENDU. » Nous pensions qu'il ne

85
manquerait pas d'attirer l'attention des touristes. Hélas!
quantité de voitures ont défilé sous nos yeux, mais pendant
deux heures aucune d'elles n'a consenti à s'arrêter; tout au plus
y en eut-il quelques-unes à ralentir et à nous gratiner d'un salut
plus ou moins ironique.
Caroline, nerveuse comme une puce, à l'idée que notre
tentative pourrait se solder par un échec, s'est alors plantée au
milieu de la route, brandissant d'une main la poupée et de
l'autre lu soupière. La première voiture qui surgit était une
somptueuse limousine conduite par un chauffeur;, il a freiné si
brusquement que les pneus ont grincé, mais je crois que ses
dents ont dû en faire autant, à en juger par son air furieux. Ses
patrons ont mis le nez à la portière, puis une dame élégante et
assez âgée est descendue de voiture et s'est écriée :
« En voilà une collection d'horreurs! Dites-moi, mes
petits, vendez-vous des gâteaux, des fruits, ou bien des œufs,
du beurre et des volailles?
— Madame, répondit gravement Sébastien, notre
comptoir est spécialisé dans la vente d'objets rares! Nous ne
pouvions donc pas y mettre des œufs ou des gâteaux!
— Mais je vois que vous avez quand même des
rafraîchissements? dit la dame.
— Oh oui, madame! fit Caroline, aussitôt
empressée. C'est vingt francs le verre de limonade.
— Mais je dois vous prévenir qu'elle n'est pas fameuse,
déclara Henriette. C'est une vieille bouteille qui date de l'an
dernier, et je ne voulais pas qu'on la vende, parce qu'elle est
éventée. Mais Sébastien a mis du bicarbonate dedans pour la
rendre plus pétillante!... »
Tandis que nous lancions à Henriette des regards
meurtriers, la dame, se tournant vers la voiture, proposa à son
mari :

86
« Dites-moi, Gaétan, aimeriez-vous prendre un verre de
limonade éventée, mais ravivée avec du bicarbonate! Cela
ferait plaisir à ces curieux enfants !
— Grand Dieu ! Le Ciel m'en préserve ! » s'écria le
vieux monsieur à monocle, qui se hâta de remonter la
glace de la portière, comme si nous le menacions de lui lancer
notre breuvage à la figure.
« Eh bien, donnez-m'en tout de même un verre! » reprit la
dame, en posant une pièce de vingt francs sur la caisse qui
nous servait de table.
Caroline s'est hâtée de la servir, mais aussitôt, sous nos
yeux horrifiés, l'imposante châtelaine a jeté le contenu du
verre dans l'herbe, après quoi, consciente de sa bonne action,
elle a majestueusement regagné sa voiture.
«Chipie! gronda Sébastien dès qu'ils eurent démarré.
Ça ne l'aurait pas empoisonnée, tout de même !

87
— C'est toi qui le dis! déclara Henriette, d'un air hautain.
— Pourquoi as-tu raconté cette histoire? s'écria Caroline,
outrée. Si tu n'avais rien dit, elle aurait trouvé ça délicieux!
— Je m'étais demandé pourquoi tu avais tenu à
participer à notre vente, Henriette, dit alors Sébastien en
s'avançant vers elle d'un air menaçant. Maintenant je
comprends. C'était pour la saboter. Alors je te conseille de
t'en aller, et vivement, sinon je te promets que tu passeras un
mauvais quart d'heure!
— Oh! mais avec joie! Bon débarras! fit-elle en ricanant.
Mais prenez garde de ne plus savoir où donner de la tête, tout
à l'heure, quand vous serez submergés par les clients! »
Hélas! ses sarcasmes n'étaient que trop justifiés, et,
malgré de nombreuses visites des gens du village, aucun de
nos articles n'a tenté le moindre acheteur. Circonstance
aggravante, des garçons et des filles ont pris position en face
de nous, de l'autre côté de la route, et ne nous ont pas ménagé
leurs quolibets.
Nous allions lever le camp, la mort dans l'âme, lorsqu'un
vieux cabriolet s'est arrêté devant nous. Un couple bizarrement
accoutré en est descendu. L'homme portait un costume de
velours à côtes et un chapeau de feutre à larges bords qui
faisait ressortir son immense barbe noire; son pantalon était si
large qu'il lui battait bruyamment les jambes en marchant;
sous sa barbe, on apercevait une grosse cravate lavallière;
enfin ses sandales laissaient entrevoir des chaussettes orange.
Quant à sa compagne, elle portait aussi un pantalon, mais en
toile lie de vin; elle était pieds nus dans des espadrilles, un
foulard enveloppait ses cheveux et de grosses lunettes noires
cachaient son regard. « Oh! Claude! s'écria-t-elle, voilà juste le
service à thé que je cherchais!
— Je suis désolé, madame, dit Sébastien, mais, comme
vous le voyez, il est vendu!

88
— Quel dommage! Je croyais que c'était une blague!...
— Viens donc voir, Yvonne! intervint son mari, qui
passait l'inspection de nos trésors. Il y a là quelque chose de
peu banal! »
II s'était emparé d'une des toiles que j'avais barbouillées
dans l'atelier de mon ami Jonathan. Eugénie, en les trouvant
dans le fond de ma malle, avait eu très envie de les brûler, et je
les avais sauvées de justesse. Au dernier moment, Sébastien
s'était décidé à les prendre, non dans l'espoir de les vendre,
mais pour décorer le comptoir. Elles représentaient des fruits
et des fleurs.
« De qui est-ce? me demanda l'inconnu, en manipulant la
toile.
— De moi, fis-je en baissant les yeux, mais l'autre
côté, que vous regardez maintenant, c'est Jonathan qui l'a
peint.
— Jonathan... qui? demanda la dame.
— Un ami, Rosenbaum, qui habitait au-dessus de chez
moi à Paris.
— Pas possible!... Le fameux Rosenbaum?...
— Je ne sais pas s'il est fameux, répondis-je. Je sais
seulement qu'il trouvait ces deux toiles horribles et me les a
données, pour que je puisse peindre au verso.
— Ça, par exemple, c'est inouï. Qu'en dis-tu, Claude?
s'écria la femme. Trouver deux Rosen-baum, ici! C'est
incroyable!...
— La vie réserve souvent des surprises, dit
philosophiquement son compagnon. Voyons, mes
enfants!... Ces objets sont bien à vous, n'est-ce pas?... Vous
avez le droit de les vendre?
— Mais bien sûr! m'écriai-je. Sans ça, nous ne les
offririons pas aux passants!

89
Trouver deux Rosenbaum, ici! C'est incroyable!...

90
— Eh bien, je vous donnerai deux mille francs pour
chacune de ces toiles. Est-ce que ça suffit? »
Trop stupéfaite pour répondre, j'ai regardé bouche bée
l'étrange acheteur qui serrait amoureusement sur son cœur les
œuvres d'art insoupçonnées, et c'est Sébastien qui a conclu le
marché.
« Quatre mille francs, donc, dit-il. Entendu, monsieur,
avec nos remerciements....
— C'est moi qui vous remercie, fit l'homme en me
remettant les quatre billets. Allons, viens, Yvonne! Au
revoir, mes petits, et merci encore!
— On jurerait que nous venons de lui rendre un grand
service! murmura Sébastien en regardant le couple remonter
en voiture. A propos, qui est donc ce Rosenbaum, Irène? Ils
ont l'air de le considérer comme un as!
— Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'est sa famille, ni
même de sa véritable valeur ou de sa personnalité. Tout ce que
je sais, c'est qu'il fait des tableaux....
— Mais en a-t-il exposé?
— Je crois que oui, mais je l'ai souvent entendu dire que
les expositions ne servent à rien, pour la bonne raison que le
public ne connaît rien à la peinture et que tout cela est une
pure question de snobisme.
-— II m'a l'air d'un drôle de phénomène, ton Jonathan!
Est-ce qu'il vend bien ses œuvres?
— Oh oui! Il est connu, mais il ne gagne pas beaucoup
d'argent, tu sais! Il m'a toujours dit qu'il fallait être mort pour
que les toiles prennent de la valeur. Il estime que seuls les
portraitistes mondains font fortune, en gâchant leur talent
pour faire plaisir aux vieilles momies de la haute
société !
— Voilà un jugement sans équivoque, au moins! s'écria
gaiement Sébastien. Eh bien, hourra! pour Jonathan, si farfelu

91
soit-il, car nos bonnes gens le connaissent sûrement, et sans
eux, nous aurions gagné en tout et pour tout vingt francs!... Ça
ne nous aurait guère permis de te remonter, Irène!
— Il ne nous reste plus qu'à boire la limonade, dit
Caroline.
— D'accord! fis-je, enchantée d'avoir contribué, bien
malgré moi, à la réussite de notre vente. Nous allons la boire à
la santé de Jonathan! »

92
CHAPITRE VI

ARABESQUE

JE N AURAIS jamais cru que la location d'un cheval pût


être une entreprise aussi ardue, non certes à cause d'une
pénurie d'animaux, mais parce qu'aucun de ceux que l'on nous
a offerts ne correspondait exactement à ce que nous désirions,
ou tout au moins à ce que Sébastien voulait. • II avait, en
effet, revendiqué l'entière responsabilité de l'opération, en me
garantissant qu'il me fournirait une monture idéale. Mais après
avoir parcouru à bicyclette des dizaines de kilomètres et
examiné un nombre assez élevé de chevaux et de poneys, j'ai
commencé à me dire que notre projet n'était pas aussi
facilement réalisable que je l'avais cru au début. Néanmoins,
Sébastien ne manifestait aucune inquiétude et se déclarait
certain de découvrir, à force de persévérance, l'objet de nos
rêves.
« Comprends-moi, Irène, me dit-il. La petite jument de
M. Drumont, par exemple, est tellement efflanquée qu'il
faudrait des semaines pour la remettre en état, en la bourrant

93
d'avoine et de foin : on peut faire ça avec un cheval qu'on
achète, mais pour une location, il n'en est pas question. Le
poulain de Mme Marson ne serait pas mal, mais il est trop peu
dressé et trop nerveux pour une débutante comme toi. Quant
au poney du marchand de chevaux, il est si gras qu'au bout de
huit jours tu aurais les jambes arquées comme celles d'un
vieux jockey!
— Oh! là! là! Pour rien au monde! m'écriai-je,
frémissant à cette seule pensée.
— Reste le petit anglo-normand pie de notre voisin, M.
Laforest. Je le connais, pour l'avoir monté plusieurs fois. Il a
de bonnes allures, mais il est « cabochard » et je crains qu'il
soit long à s'acclimater à Beauchêne. Je ne te vois donc pas
apprenant à monter sur cet animal-là!
— Alors, il faut y renoncer, dis-je, résignée.
— Sûrement pas. On m'a signalé un petit demi-sang
normand, à l'élevage des Bouleaux. C'est à cinq kilomètres. Si
tu trouves cela trop loin, j'irai seul le voir.
— Non, non! Je peux très bien t'accompagner, dis-je.
Quand veux-tu y aller?
— Tout de suite.
— Eh bien, en route! »
Bien entendu, Caroline tint à venir avec nous, et, à notre
vive surprise, Henriette manifesta aussi le désir d'être de la
partie. Ce fut d'ailleurs une ravissante promenade dans les
landes et les bois de pins, qui nous conduisit jusqu'au haras
des Bouleaux où nous avons pu admirer quantité de superbes
pouliches anglo-arabes, dont la race a tant contribué à la
renommée de cette région.
Cette fois, la chance nous a favorisés, car, au dire de
Sébastien, le demi-sang anglo-normand qu'on nous a présenté
était exactement ce qui nous convenait; gris pommelé, il avait

94
belle allure et son âge avancé me garantissait contre une trop
grande vivacité.
« Au moins, avec celui-là, tu ne risqueras pas de marcher
bientôt comme ceci! m'assura Sébastien en se livrant à une
impayable imitation du jockey aux jambes en arc de cercle.
— Quel pitre! s'écria Caroline en pouffant.
— Ça, tu peux le dire, renchérit Henriette. Il est
incapable de rester sérieux deux minutes! Je me demande
comment oncle Adrien peut le supporter du matin au soir!
— Bah! Tu le supportes bien toi-même! rétorqua sa
soeur. La preuve, c'est que tu es venue avec nous, cet après-
midi! Ce n'était sûrement pas pour voir le cheval d'Irène qui
t'est indifférent. Tu nous as accompagnés uniquement à cause
de Sébastien.
— Oh! toi, ce que tu peux être exaspérante! gronda
Henriette entre ses dents, tandis que nous suivions à distance
son cousin qui venait d'entamer la discussion avec le directeur
du haras.
—- Ce sera deux cents francs par jour, disait l'homme.
— Beaucoup trop cher! répliqua Sébastien. D'ailleurs,
nous ne voulons pas le louer pour quelques jours, mais pour
des semaines et même des mois, s'il nous convient. Tout ce
que nous pourrions vous donner, c'est cinquante francs par
jour....
— Ce n'est pas assez! répliqua l'éleveur. Et quand
me paierez-vous?
— Quatre mille comptant, si nous tombons d'accord.
— Alors, va pour huit cents francs par semaine!
— Rien à faire ! riposta Sébastien imperturbable.
D'ailleurs, je tiens à vous faire remarquer que l'animal n'est
pas en brillant état. Mais, pour en finir, je vous propose
cinq cents francs par semaine, ce qui représente un
paiement de deux mois d'avance. Cela vous va-t-il?

95
— Entendu, j'accepte. Mais il faut que vous
l'emmeniez vous-même, et je n'ai pas de selle à vous prêter.
— Aucune importance. Je le conduirai d'une main et
pousserai de l'autre mon vélo.
— Mais non, Sébastien! dis-je. Je pourrai très bien
ramener ta bicyclette; j'ai l'habitude. Comme cela, tu pourras
revenir à cheval.
— Cela ne vous gêne pas de le monter sans
harnachement? demanda le marchand, surpris.
— Aucune importance! fit Sébastien, très sûr de lui.
Ah! Mais j'oubliais! reprit-il aussitôt. Il me faut absolument
une selle, mon cher monsieur, car nous n'en avons pas assez
pour nous tous, à Bcauchêne! Il faut que vous me la
fournissiez sans supplément, autrement je ne peux pas prendre
le cheval : il doit servir à cette demoiselle, dont ce seront les
débuts en équitation! Vous vous rendez compte! »
Une âpre discussion s'ensuivit, au terme de laquelle
Sébastien finit par l'emporter, en faisant miroiter aux yeux du
vendeur la perspective d'une location prolongée, voire même
d'un achat de son cheval par mon oncle. L'éleveur, M.
Thomas, finit donc par signer un reçu de la somme de quatre
mille francs, pour location de son cheval Prince et d'une selle,
pour deux mois.
« Prince? dit Caroline, lorsque nous avons quitté le haras
derrière son cousin monté sur notre nouvelle acquisition. Je
n'aime pas ce nom-là. Il est banal. Il faut lui en trouver un
autre.
— Ça porte malheur, de changer le nom d'un cheval,
déclara Sébastien.
— Allons, ne fais pas le superstitieux! répliqua
obstinément Caroline. Tâche plutôt de trouver un joli nom,
quelque chose d'original et de pittoresque, dans le genre
bohémien, par exemple.

96
— Si nous décidons de le débaptiser, répondit-il, c'est
avant tout à Irène de choisir son nouveau nom, puisque c'est
son cheval.
— Très juste! dit Caroline. Alors, Irène, tu as la parole! »
Henriette, très maussade, ne fit aucun commentaire; le
succès de la vente l'avait à coup sûr vexée. car elle s'était
réjouie trop vite en escomptant notre échec. Pour ma part, je
me félicitais de l'heureux hasard qui, grâce à mes toiles,
m'avait permis de financer moi-même cette location. Après
avoir réfléchi un instant, j'ai proposé :
« J'aimerais l'appeler Arabe, parce que, pour moi, ce
serait le diminutif du mot arabesque....
— Excellente idée! dit Sébastien.
— Moi je trouve ça complètement stupide! déclara
Henriette. Ce cheval n'a rien d'un arabe, d'abord; il n'est même
pas noir. Et puis qu'est-ce que c'est qu'une arabesque?

97
— Quand on est ignorante, il faut au moins se donner la
peine de le cacher, au lieu d'en faire étalage ! répliqua
durement Sébastien. Apprends donc, ma chère enfant, qu'une
arabesque est une des principales figures de la danse
classique. C'est quelque chose qu'Irène a appris à exécuter et
dont tu ne seras jamais capable, en tout cas tant que tu ne
renonceras pas à laper tous les jours la crème du lait! Tu es
bien trop grosse!
— Espèce de mufle! glapit Henriette. C'est faux!
Je ne suis pas trop grosse! Je ne suis pas grosse du tout! »
Effectivement, elle était même fort mince, et Sébastien ne
faisait que la taquiner, mais la pauvre fille était totalement
dénuée du plus élémentaire sens de l'humour. Nous boudant
une fois de plus, elle s'était mise à pédaler rageusement et,
prenant la tête de notre petit groupe, elle est rentrée la
première au manoir, sans plus se mêler à notre conversation.
Le lendemain matin, pourtant, elle a tenu à assister à la
première leçon d'équitation que m'a donnée Sébastien, sans
doute dans l'espoir de tourner en ridicule ma maladresse. Mais
une forte déception l'attendait, car tout s'est bien passé.
J'ai d'abord appris, dans le pré contigu aux écuries, à me
mettre en selle sans tirer sur les rênes et sans enfoncer mon
pied dans les côtes de la monture. Puis, quand j'eus exécuté le
mouvement vingt fois de suite, Sébastien m'a montré comment
me servir de mes jambes et de mes rênes, pour augmenter ou
diminuer l'allure et pour changer de direction. Pendant tous
ces exercices, Arabe s'est montré très docile, en sorte que nous
lui avons donné du sucre, et que Sébastien s'est écrié, tout
joyeux :
« Je ne m'étais pas trompé, c'est un excellent petit cheval!
— Mais alors, pourquoi as-tu dit à M. Thomas qu'il ne
valait pas grand-chose?

98
— Ah! fit-il en riant, c'était dans la règle du jeu! Il fallait
bien trouver un argument pour lui faire baisser son prix! Note
qu'il n'en a pas été dupe; mais il a fait semblant de considérer
mes critiques comme fondées, pour ne pas perdre la face. Toi,
Parisienne, tu n'es pas habituée à ces marchandages; mais ils
sont monnaie courante aux marchés et aux foires, sans parler
des tractations à domicile qui ont pour objet, non seulement
les chevaux, mais le bétail. Et maintenant que tu es bien en
selle, nous allons trotter! »
En compagnie de Romeo, avec lequel il paraissait
s'entendre à merveille, Arabe ne fit pas de difficultés à prendre
le trot, et Sébastien se déclara enchanté des allures de ma
monture. Pour ma part, j'aurais bien voulu avoir l'air aussi
satisfaite que lui, mais Arabe me secouait comme un prunier et
je rebondissais sur son dos de façon si désordonnée qu'à tout
moment je me voyais sur le point de perdre l'équilibre.
« Oh... là... là!... balbutiai-je. Tu... tu ne crois pas... que...
que la selle... est un peu... glissante, non?...
— Mais non, mais non! répliqua gaiement mon mentor.
Ne t'énerve pas, ne te raidis pas et cherche, en souplesse, à
faire corps avec ton cheval en suivant la cadence du trot. A
chaque pas de ta monture doit correspondre, de ta part, un des
deux mouvements que tu exécuteras alternativement : te
dresser sur tes étriers, puis te rasseoir dans ta selle!... Un...
deux.... Un... deux.... Un... deux! »
Après nombre de rebondissements désordonnés, j'ai tout
d'un coup trouvé la cadence et tout m'a semblé facile.
« Ça y est! J'y suis! » m'écriai-je ravie.
Hélas! cela n'a pas duré longtemps, et à maintes reprises,
j'ai perdu le sens du rythme, pour ne le retrouver qu'à grand-
peine. Néanmoins, après une demi-heure de cet exercice, je
me suis sentie beaucoup plus stable, et nous sommes sortis du

99
pré pour aller, au pas, faire une petite promenade dans les
collines.
« Eh bien, vrai! dis-je à mes compagnons, monter à
cheval n'est pas aussi facile que ça en a l'air, lorsqu'on vous
regarde faire, mes bons amis!
— Merci pour le compliment, répondit Sébastien. Non,
ce n'est pas facile!... Au fond, rien n'est facile. Quand on voit
jouer un violoniste, cela paraît l'enfance de l'art et Dieu sait si
c'est difficile! Essaie donc de labourer convenablement, et tu
te rendras compte de l'adresse, jointe à la force, que cela exige.
Et j'ai idée que ta danse, elle aussi, doit être beaucoup plus
compliquée qu'on ne le croirait? »
Brusquement, cette remarque a ramené mes pensées vers
la salle d'études de la rue La Boétie, où j'avais tant peiné pour
apprendre à exécuter correctement une seule « pirouette ».
Evoquant les toutes premières leçons de Mme Violette, je me
suis revue, découvrant les mille difficultés d'un simple « plié
».
« Tourne tes hanches! répétait inlassablement ma chère
maîtresse. Tes hanches, Irène 1 On ne tourne pas seulement
par les pieds.... Ah! mais ne te déhanche pas, surtout! Cela, il
ne faut jamais le faire. Garde bien tes talons au sol, mon
petit!... Et maintenant, recommençons avec la musique! Un,
deux, trois!... Ton dos doit toujours rester droit..., absolument
droit et non pas courbé comme un arc!... Allons, encore une
fois! Un, deux, trois!... » « Non, la danse n'est certes pas
facile! répondis-je.
— A propos, Irène, me demanda Caroline, qui nous
précédait de quelques mètres sur la route, qu'est-ce que c'est
exactement qu'une arabesque?

100
« MONTER A CHEVAL N'EST PAS AUSSI
FACILE QUE ÇA EN A L'AIR. »

101
— C'est une figure classique de la danse, répondis-je, et
plutôt que de te la décrire plus ou moins mal, je crois que le
mieux serait de te la montrer. Sébastien, veux-tu prendre
Arabe en main? »
Abandonnant mes étriers, j'ai passé ma jambe droite par-
dessus l'encolure de ma monture et je me suis laissée glisser à
terre. Puis, au milieu de cette route de campagne, j'ai exécuté
une arabesque, en me tenant sur une seule jambe, tandis que je
levais l'autre jusqu'à l'horizontale, de manière à former avec
mes bras étendus des lignes parallèles.
Mme Violette m'avait dit une fois que mon arabesque «
avait de la ligne », mais je crois qu'elle aurait encore préféré
celle que j'ai ainsi montrée à mes amis, dans ce cadre de
mélèzes émergeant des fougères, par cette chaude matinée
d'été légèrement brumeuse, tandis que des tourterelles
roucoulaient doucement dans le bois. La beauté environnante
de cette nature a suscité en moi une réaction que j'ai peine à
décrire. J'ai éprouvé le besoin d'exprimer par ma danse
quelque chose de plus que je ne le faisais dans le studio de
Mme Violette; j'ai voulu traduire ainsi le merveilleux rayonne-
ment du soleil sur le délicat feuillage des mélèzes et la grâce
des chèvrefeuilles grimpant sur le vieux mur en partie écroulé
qui longeait la route.
« Oh! que c'est joli! murmura Caroline. Je n'avais pas
idée que tu savais danser comme ça, Irène! »
Sébastien n'a fait aucun commentaire, mais son regard a
cherché le mien et j'y ai lu une complète et compréhensive
approbation. Comme nous restions tous les trois silencieux et
un peu rêveurs, la voix criarde d'Henriette m'a soudain fait
tressaillir.
« Moi, je trouve ça complètement grotesque! glapit-elle.
C'est la chose la plus ridicule que j'aie jamais vue! On n'a pas
idée de rester plantée sur un pied, comme un héron! »

102
Sans plus attendre, elle a enfoncé ses talons dans les côtes
de Mélisande et a disparu au galop, comme si elle était
poursuivie par des brigands.
« Comme c'est étrange, la différence qui peut exister
entre les goûts des gens! remarqua pensivement Sébastien,
tout en m'aidant à me remettre en selle. Ainsi, ce qu'Henriette
aime, c'est foncer dans la campagne, sur un cheval qui fait tout
le travail! Il y a des gens dont le plaisir consiste à répéter des
exercices au piano jusqu'à ce qu'ils soient impeccables....
— Moi, dit vivement Caroline, je ferai la cuisine quand
je serai grande. Ça doit être merveilleux de savoir cuire tout
ce qu'on aime manger. J’en ferai des éclairs au chocolat le
matin, à midi et pour le dîner!
— Et au bout de huit jours, tu seras malade! s'écria
Sébastien en riant. Quant à Irène, tout ce qu'elle désire, c'est
rester perchée sur une jambe, comme un héron! Avoue que
c'est curieux!
— Au fond, oui, c'est bizarre! murmurai-je. C'est sans
doute ce qu'on appelle la vocation! »
Tout en redescendant au pas vers le manoir, je n'ai pas
cessé de revoir en pensée la grande salle de danse, au parquet
étincelant, garnie de miroirs et entourée de barres courant le
long des murs, tandis que tintaient à mes oreilles les mélodies
si rythmées du ballet de Haendel, Water Music. C'était cette
musique que Mme Violette préférait entre toutes pour nous
faire travailler. J'entendais sa voix, roulant si drôlement les r,
et nous commandant, avec son indéfinissable accent mi-russe,
mi-italien :
« Un... et deux... et trois... et quatre!... Tends bien ton
pied, mon petit!... Tends-le jusqu'à ce que tu aies mal!... Là!
Très bien!... Encore une fois!... Un, et deux, et trois, et
quatre!.., »

103
Ce soir-là, j'ai rêvé que j'étais reçue à l'Opéra. J'ai vu si
nettement le « Foyer de la Danse » qu'en me réveillant, j'ai mis
longtemps à me convaincre que j'étais encore au fin fond d'une
des régions les plus sauvages et les plus lointaines de France,
et non pas à Paris, élève à l'Académie nationale de danse....
A partir de ce jour-là, j'ai recommencé à travailler
sérieusement mon art.

104
CHAPITRE VII

NOUVELLES VACANCES

UN AN après mon arrivée au lointain pays d'Armagnac,


j'ai de nouveau pris le chemin de Toulouse, par un magnifique
après-midi de juillet. Mais je n'étais pas, cette fois, menacée
de suffocation dans un compartiment empesté; bien au
contraire, je nie trouvais fort à l'aise dans la Cadillac des
Ronjac, en compagnie de ma tante et de mes cousines. Nous
nous rendions à la distribution des prix qui marquait la clôture
de l'année scolaire.
Fastidieuse corvée, au demeurant, que cette cérémonie!
Uniformément vêtues de robes blanches, les élèves allaient
donner un concert de médiocre qualité; la directrice du collège
nous gratifierait d'un interminable discours; enfin, les prix
eux-mêmes consisteraient en livres illisibles, parmi lesquels
on n'en trouverait pas un seul traitant de sujets intéressants,
tels que les chevaux, la danse, ou même la cuisine....

105
Aussi, manquions-nous d'entrain pendant le trajet. Pour
ma part, le retour de l'été et l'approche des vacances
m'incitaient à songer au chemin parcouru depuis un an et à
faire le bilan de cette longue étape.
Tout compte fait, elle s'était révélée beaucoup moins
pénible que je ne l'avais craint. En premier lieu, j'avais appris
à monter à cheval; j'y prenais un plaisir extrême, et j'étais
devenue presque aussi bonne cavalière que mes cousines.
Nous avions réussi à conserver Arabe à Beauchêne. En effet,
lorsqu'au bout des deux mois de location, nous l'avions ramené
à M. Thomas, celui-ci, enchanté de le retrouver en si bel état,
nous avait félicités pour nos bons soins et autorisés à garder le
cheval jusqu'à ce qu'il nous le réclamât. En fait, cela ne s'était
pas produit et je continuais à profiter avec joie de ma monture.
A la fin des grandes vacances, mon oncle et ma tante
avaient décidé de me faire suivre les cours du collège de
Toulouse où leurs filles étaient demi-pensionnaires. Il
s'agissait d'une institution privée, fort onéreuse; mais la
directrice avait consenti à me prendre pour un prix modique
parce que j'étais orpheline de guerre. Hélas! il était fortement
question de me faire entrer, l'an prochain, comme interne dans
une école réservée aux filles d'officiers, et je m'efforçais de ne
pas y penser, car cela signifierait la ruine de tous mes espoirs
concernant la danse.
Or, depuis le jour où j'avais exécuté une arabesque sur la
route, pour faire plaisir à Caroline, je m'étais sérieusement
remise à travailler; j'utilisais à cet effet la salle de bain, très
pratique grâce à une barre chauffée, servant à faire sécher le
linge, qui me tenait lieu de barre d'appui. Je me levais très tôt
pour consacrer une demi-heure à mes exercices avant notre
départ pour Toulouse, si bien qu'à la fin de l'hiver le linoléum
commençait à être usé à l'endroit où je m'entraînais
quotidiennement. Eugénie, en le remarquant, s'en était

106
étonnée, car j'avais eu soin de laisser tout le monde ignorer
mon activité, et je barrais toujours la porte avec une chaise,
pour que l'on ne me surprît pas en plein travail.
En plus de l'entraînement à la barre, la salle de bain me
permettait aussi de perfectionner les figures n'exigeant pas un
grand espace, telles que les pirouettes, les arabesques et les
pointes. Pour les mouvements vifs-glissades, grands-jetés,
déboulés, cabrioles, etc., je me servais du salon de musique où
j'étais censée travailler, non pas la danse, mais le piano.
J'avais demandé à ma tante la permission de faire
marcher son gramophone; n'aimant pas beaucoup la musique,
elle n'y connaissait pas grand-chose et n'avait fait aucune
difficulté à me confier une pile de disques qu'on lui avait
donnés. Elle croyait que je m'intéressais seulement à la
musique de chambre ou aux œuvres symphoniques, et je me
suis bien gardée de lui révéler le véritable motif de ma
requête. A ma grande joie, cette collection d'enregistrements
comportait des trésors,; tels que les Valses de Chopin, les
ballets des Sylphides et de Coppélia, et toute la suite du
célèbre Lac des Cygnes de Tchaïkovsky. Grâce à ces mer-
veilles, j'ai pu faire du bon travail, et j'ai tant répété la valse
des Sylphides que le disque a fini par être terriblement usé. Il
va sans dire que je m'enfermais toujours à clef au salon pour y
faire mes exercices ; nul n'y trouvait à redire, sauf Henriette,
bien entendu; mais elle s'en arrangea, en déclarant que je
jouais si mal du piano que cela ne privait sûrement personne
de ne pas m'entendre. Peu m'importait d'ailleurs, pourvu qu'on
me laissât tranquille.
Après quelques semaines d'entraînement, j'étais si
contente de mes progrès qu'un jour, m'armant de courage, j'ai
demandé à ma tante la permission de prendre des leçons de
danse. Contrairement à mon attente, elle n'y a pas fait
d'objection; elle envoyait en effet ses filles chaque semaine à

107
un cours élégant de danses rythmiques, où les jeunes filles de
la bonne société montaient de petites représentations au
bénéfice d'œuvres de charité. Pour ma part, j'avais écrit à Mme
Violette en lui demandant conseil, et elle m'avait
recommandée à une ancienne danseuse étoile de l'Opéra,
retirée à Toulouse; cette Mlle Martin acceptait de me donner
une leçon par semaine, pour un prix quatre fois moins élevé
que celui payé par ma tante au cours de ses filles.
« A la bonne heure! me dit tante Germaine quand je lui
soumis mon projet. Toi au moins, tu n'es pas comme tes
cousines, qui véritablement me ruinent! C'est très bien, mon
enfant, d'être aussi raisonnable!
— Oh! mais je peux payer mes leçons de danse moi-
même, tante Germaine! lui dis-je vivement. J'ai un peu
d'argent à la Caisse d'épargne. »
C'était exact, car, à mon départ de Paris, Mme Crépin et
ses locataires avaient eu la délicate idée de me remettre cinq
mille francs « pour acheter quelque chose qui me rappellerait
leur souvenir ». J'ai toujours pensé, d'ailleurs, que Jonathan
avait donné la majeure partie de cette somme. Et, depuis lors,
elle s'était augmentée des intérêts de la Caisse d'épargne.
« Tu n'y penses pas, mon petit! répliqua nia tante,
scandalisée. Le notaire nous remet assez d'argent pour ton
éducation, et il faut garder ce que tu as pour t'acheter ce qui te
fait plaisir. »
Malgré sa froideur, tante Germaine était une nature très
droite; je devais, avec le temps, apprendre à mieux la
connaître et à apprécier ce qu'elle faisait pour moi. Toujours
est-il que je me suis gardée de discuter, comptant bien acheter
un jour, avec ce petit capital, des chaussons, un maillot, et
peut-être même un tutu!...

108
Chaque soir, nous rentrions de Toulouse à Beau-chêne
avec mon oncle, qui sortait de son bureau à six heures; au lieu
donc de l'attendre avec ses filles au collège, après les classes,
j'allais le lundi prendre une leçon chez Mlle Martin, jusqu'à ce
que la voiture vînt nie chercher. Puis, mon professeur,
contente de moi, m'a demandé de l'aider, le jeudi, à faire
travailler les débutants, en leur servant de modèle; et je l'ai si
bien secondée que, pour me récompenser, elle m'a offert de
participer gratuitement à son cours du vendredi. Ainsi, j'ai pu
bientôt prendre trois leçons par semaine, et si certaines d'entre
elles étaient fort élémentaires, elles me permettaient cependant
de poursuivre mon entraînement.
Je m'étais abstenue de donner à mes cousines des
précisions sur mon travail, me bornant à leur dire que j'allais
simplement m'entraîner chez Mlle Martin, en attendant que
leur père sortît de son bureau. Sans doute les trompais-je un

109
peu en agissant ainsi, mais je n'y pouvais rien. J'apaisais mes
scrupules en me disant que je ne faisais rien de mal, et ne
causais de tort à personne. Après tout, c'était ma précieuse
carrière que je préparais, et je savais fort bien que je ne
pouvais pas prétendre réussir dans cette voie en prenant une
seule et unique leçon par semaine.
Mlle Martin avait reçu de Mme Violette une lettre me
concernant, mais j'ignorais ce que ce message contenait.
Cependant, lorsque je m'étais décidée à lui confier mes
secrètes ambitions, en la suppliant de ne jamais les révéler à
ma tante, elle m'avait rassurée d'un petit sourire complice —
qui constituait, d'ailleurs, un de ses principaux charmes — et
promis de m'aider de son mieux.
Pour travailler, j'ai continué à porter le vieux maillot et la
tunique, collants et noirs l'un et l'autre, dont je me servais à six
ans. Le maillot était si reprisé qu'on ne pouvait plus guère
distinguer les raccommodages de l'étoffe; quant à la tunique,
légèrement mitée, elle ne valait plus grand-chose. En
revanche, j'étais bien montée en chaussons, grâce à mon amie
Stella le petit rat de l'Opéra, qui m'en avait donné plusieurs
paires devenues trop petites pour elle; lorsque les bouts
renforcés se ramollissaient, je les durcissais en les enduisant
d'un merveilleux produit, indiqué par Mlle Martin, et fait de
gomme laque mélangée à de l'alcool dénaturé.
Tout cela, je l'évoquais avec reconnaissance tandis que
nous approchions de Toulouse pour y participer à la cérémonie
des prix : oui, cette année tant redoutée avait finalement été
une réussite, mais j'étais la seule, dans ma famille, à savoir en
quoi consistait mon principal succès.
Comme je l'avais prévu, la séance fut redoutable. Mlle
Gantois fit, aux applaudissements de parents et d'amis
enchantés, le panégyrique des élèves ayant valu au collège de
beaux succès, mais je dois dire qu'aucune des trois jeunes

110
filles de Beauchêne ne figurait au palmarès, ce qui ne con-
tribua pas peu à rendre monotone cette énuméra-tion. Des
présents, l'orateur passa aux absents, pour signaler les progrès
réalisés dans diverses carrières par d'anciennes élèves de notre
pensionnat; et je n'ai pu m'empêcher de me demander si un
jour viendrait où cette respectable personne mentionnerait, en
de semblables circonstances, mon accession au firmament des
étoiles de la danse. Mais, en écoutant notre directrice, j'en
doutais fort; je la voyais mal, annonçant à un tel auditoire mes
triomphes dans La Belle au bois dormant ou le Lac des
Cygnes.
Lorsque l'interminable remise des récompenses eut pris
fin, il fallut écouter le traditionnel concert — si tant est que
l'on pût l'appeler ainsi. Le prix d'excellence du collège nous fit
subir une récitation de vers latins, puis ce fut une scène de
Peer Gynt; après quoi on passa à quelques morceaux fort
ennuyeux exécutés à deux pianos; une violoniste exécuta
ensuite, sans accompagnement, un solo qui me fit grincer des
dents, et enfin ma classe interpréta une scène de Labiche. J'y
tenais le rôle d'un valet de chambre et je n'avais à dire qu'une
fois, en entrant en scène : « Monsieur m'a demandé? » Comme
ce n'était guère compliqué, j'ai eu tout loisir de rêver à d'autres
représentations où je m'imaginais danser, par exemple, La Fée
des Lilas; et JV ai pris tant de plaisir que j'ai failli rater mon
entrée.
Les parents et amis des élèves ont eu droit à un gâteau et
à une tasse de thé, tandis que nous devions nous contenter de
limonade et de biscuits; vers cinq heures, la réception était
terminée et j'ai soudain éprouvé un serrement de cœur à l'idée
de quitter définitivement ce collège auquel, petit à petit, je
m'étais attachée.
Après avoir pris congé de mes professeurs et de mes
meilleures camarades, j'ai porté mes affaires dans la voiture,

111
puis j'ai couru chez Mlle Martin qui habitait non loin du
pensionnat. Dans ce domaine aussi, l'année scolaire s'achevait
et il me fallait prendre congé de ma chère maîtresse. Hélas !
quand elle rouvrirait son cours en automne, je ne serais plus
là!
Or, en arrivant chez elle, quelle n'a pas été ma surprise de
la trouver en grande conversation avec ma tante de Ronjac!
« Oh! mais..., fis-je, prise de panique.
— Mlle Martin m'a priée de passer, m'expliqua tante
Germaine en me voyant décontenancée. Elle désirait me parler
de ta carrière. Elle estime que tu es assez douée et se demande
si tu aimerais devenir professeur de danse? »
Je n'ai pu, sur le moment, réprimer un haut-le-corps; mais
en interrogeant du regard ma maîtresse, j'ai été frappée de son
expression, à la fois grave et sereine. Comme elle semblait
trouver très normale la question, j'ai estimé que la meilleure
attitude consistait à ne rien dire et à laisser ma tante continuer
son exposé, ce qu'elle fit d'ailleurs sans paraître se soucier de
ma réaction.
« Mlle Martin estime que tu ferais un excellent professeur
de danse, Irène. Bien entendu, ce n'est pas ce métier-là auquel
j'aurais pensé pour toi, mais c'est tout de même autre chose
que de te produire en public! fit-elle, comme s'il était déshono-
rant de danser à l'Opéra. D'ailleurs, il faut reconnaître que tu
n'as fait preuve d'aucune aptitude pour une autre carrière, et
tes professeurs ne m'ont pas caché qu'ils envisagent avec
scepticisme ta présentation au baccalauréat l'an prochain. Tout
au plus, pourras-tu espérer passer ton brevet. Il n'y a guère
qu'en dessin que tu semblés avoir intéressé ta maîtresse, et
encore elle trouve ta manière de peindre extraordinaire.
J'avoue d'ailleurs que je ne sais pas trop ce qu'elle veut dire par
là....

112
— Ah! répliquai-je. Cela tient sans doute à ce que j'ai
essayé d'appliquer la méthode de mon ami Jonathan; or, elle
n'est pas précisément classique!... »
Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire, car je connaissais
exactement l'opinion de Mlle Raffard, mon professeur. Dès les
premières séances, elle avait paru déconcertée par mes
dessins; tout ce que je voyais, je le représentais en effet en
dimensions très supérieures à la normale. Aussi m'avait-elle
demandé où j'avais appris à dessiner et quel était le genre de
papier que j'utilisais.
« Oh! je n'ai jamais appris, mademoiselle, lui expliquai-
je, mais j'ai beaucoup regardé travailler Jonathan. C'était un
artiste qui habitait au-dessus de chez moi, à Paris. J'ai surtout
fait de la peinture à l'huile, en me servant du verso de vieilles
toiles dont il n'était pas satisfait. Quelquefois, pourtant, j'ai
travaillé sur du papier d'emballage.
— Du papier d'emballage? répéta-t-elle, scandalisée.

113
— 0h oui ! Quand on l'emploie en grand format, c'est
très pratique pour peindre à l'huile et cela permet également de
faire des pastels merveilleux. Quelquefois aussi, Jonathan me
donnait du papier glacé.
— Je vois! dit Mlle Raffard sans aucune conviction. Je
regrette, mais nous n'avons pas ici ce genre de matériel, et il
faudra vous contenter de papier à dessin ordinaire. »
Ce disant, elle me remit une feuille de papier-cartouche
de vingt centimètres carrés environ, qui me fît l'effet d'un
timbre-poste.
« Oh! repris-je alors, quantité de souvenirs me revenant à
l'esprit, il nous est arrivé aussi, quelquefois, de peindre
ensemble, Jonathan et moi, sur des murs. C'étaient des espèces
de fresques. Nous en avons réussi une, vraiment superbe, qui
représentait Bacchus monté sur une autruche et suivi de ses
adorateurs, dans les attitudes les plus ridicules. Si ce que nous
faisions ne nous plaisait pas, nous passions une couche de
peinture par-dessus et, sur ce fond, nous recommencions autre
chose. Mais nous avons longtemps conservé le Bacchus. Jona-
than disait que, dans l'atmosphère de plus en plus morne de
Paris, c'était le seul point rayonnant sur lequel il faisait bon
fixer son regard. Ça le réconfortait toujours de contempler
cette autruche et de constater à quel point les silhouettes de
certains animaux sont comiques....
— Ça suffit, maintenant, Irène », fit Mlle Raffard, en
m'interrompant d'une voix ferme. « Je trouve que ce sont là
vraiment d'étranges façons de dessiner! »
J'eus envie de lui répondre ce que je pensais de sa propre
manière d'enseigner à représenter les natures mortes; car
dessiner une grande cruche drapée d'étoffe violette, un vase
plein de capucines, une livre de tomates, des oranges et une
grosse pamplemousse, tout cela devant tenir sur une feuille de

114
vingt centimètres carrés, me paraissait, à vrai dire, tout aussi
étrange.
Mais je n'ai rien dit, car sans doute mon professeur
m'aurait-elle trouvée impolie, et j'estimais, au surplus, que le
sujet ne valait pas la peine d'être discuté. J'ai donc exécuté le
travail, mais j'avoue que le résultat fut effroyable. Si Jonathan
avait vu mon œuvre, il aurait eu une attaque. C'est à la fin de
cette leçon que j'avais entendu Mlle Raffard, parlant à un autre
professeur, qualifier d' « extraordinaire » mon dessin.
Cependant, tante Germaine nie ramena à d'autres
préoccupations, bien plus graves, en répliquant :
« D'ailleurs, cela n'a aucune importance, puisque, de
toute manière, le dessin ne te mènerait à rien. Pour en revenir
à la danse, la proposition de Mlle Martin va nous obliger à
modifier complètement les projets que nous avions formés
pour ton éducation. Il va falloir que tu restes à Beauchêne et
que tu continues à suivre les cours du collège ici;
naturellement, tu auras besoin de leçons de danse beaucoup
plus poussées!... »
Du coup, j'ai compris ce que signifiait le regard complice
de Mlle Martin. Je lui avais dit les craintes que suscitait en
moi la perspective d'un internat, et elle avait décidé de
m'épargner, si possible, cette épreuve. Que l'on se destinât à la
scène ou au professorat, les études de danse étaient sen-
siblement les mêmes, en tout cas pendant une longue période.
Qui donc pouvait prévoir comment les choses tourneraient, à
mesure que je progresserais dans mon art?
« Oh! chère mademoiselle, quel ange vous êtes! m'écriai-
je, lorsque ma tante nous eut quittées en me priant de la
rejoindre sans tarder. Je comprends maintenant pourquoi vous
vouliez parler à tante Germaine! Comment vous remercier? »
Sans même lui en demander la permission, je me suis
jetée à son cou et l'ai embrassée avec ferveur, tandis qu'elle me

115
serrait tendrement sur son coeur. Certes, ce sont là des choses
qui ne risquent pas de se produire avec un professeur de
collège; mais une femme comme Mlle Martin était beaucoup
plus accessible et se montrait merveilleusement
compréhensive.
« Je suis aussi contente que toi d'avoir convaincu Mme de
Ronjac, mon petit, me dit-elle, lorsque nous avons retrouvé
notre calme. Mais il y a un point sur lequel je voudrais
insister, car je crains que tu ne l'aies pas tout à fait compris.
Lorsque le moment sera venu de te faire entrer à l'Opéra, il se
peut que ta tante s'oppose à ce que tu deviennes une artiste;
elle en aura le pouvoir, parce que tu seras encore mineure et
sous sa tutelle. Dans ce cas, il faudra que tu te soumettes et
consentes à devenir professeur de danse. Après tout, reprit-elle
gaiement en me voyant faire la moue, le métier n'a rien de
désagréable, tu sais! Voilà longtemps que je l'exerce, et il m'a
rendue très heureuse, sans doute plus heureuse même que ma
carrière de danseuse. Mais je comprends que tu ne puisses pas
voir les choses sous cet angle actuellement. Je suis en tout cas
certaine que tu préférerais enseigner la danse plutôt que
devenir professeur de... latin, par exemple. Ai-je raison?
— Oh oui! répondis-je ardemment.
— Dans ces conditions, je crois que nous avons bien
manœuvré. Pour le moment, il faut que tu travailles dur, en
vue de passer le concours de l'Académie nationale de danse;
tu as encore beaucoup à faire avant de pouvoir t'y présenter
avec succès. A propos, fit-elle en allant ouvrir une
grande armoire, Mme Verdage m'a apporté ces jours-ci le
tutu de Béatrice; ta camarade a tellement grandi et forci cette
année qu'elle ne peut plus le mettre; je crois, hélas! qu'elle va
être obligée de renoncer à la carrière à cause de cela. Tu dois,
je pense, pouvoir le mettre. Elle serait heureuse qu'on lui en
donne mille francs. Peux-tu le lui acheter?

116
— Avec joie! m'écriai-je. Ce tutu est merveilleux et vaut
dix fois ce prix-là!
— C'est sûrement une excellente affaire, répliqua Mlle
Martin, et tu auras besoin d'un tutu le jour du concours. C'est
pourquoi j'ai pensé à toi pour cette occasion rare.
— Oh! merci! Merci tellement, mademoiselle! dis-je,
émue aux larmes pour tant de bonté. Mais quand a-t-il lieu, ce
concours?
— En septembre, généralement. Nous n'aurons pas trop
de temps pour le préparer!
— Y a-t-il des éliminatoires à Toulouse?
— Quelquefois. Mais je m'arrangerai avec Mme
Violette pour qu'elle te présente elle-même à Paris. Elle aura
plus de poids que moi sur le jury.
— Mon Dieu, que vous êtes bonne! m'écriai-je, touchée
de ce désintéressement.
— Mais non, mais non, je ne suis pas bonne, mon
enfant! m'assura-t-elle. Ce que je veux, c'est que tu réussisses,
parce que je sais que tu en es capable, et je ne ménagerai rien
pour t'aider à y parvenir. Mais il va falloir travailler
d'arrache-pied, tu sais!
— Oh! vous pouvez y compter, mademoiselle! répondis-
je très fermement. Pensez donc! Je n'aurai plus besoin de me
cacher de ma tante ni de mes cousines pour faire mes
exercices! Ce sera tout autre chose! Vous ne pouvez pas
savoir ce que je suis heureuse, et je ne vous remercierai jamais
assez.
— Réussis, mon petit, fit-elle en m'embrassant. C'est la
seule récompense que je souhaite. »
J'ai dévalé à toutes jambes l'escalier, serrant sur mon
cœur le précieux tutu; j'avais envie de chanter, et dans mon
allégresse je me souciais fort peu de la famille de Ronjac qui
m'attendait au collège. Or, au moment où je sortais en courant

117
de l'immeuble, je me suis heurtée à un jeune homme qui
passait.
« Oh! pardon! fis-je machinalement.
— Irène!... Pourquoi cette hâte? Tu as le diable à tes
trousses?
— Sébastien! m'écriai-je joyeusement. Ma parole,
nous sommes destinés à toujours nous cogner l'un contre
l'autre! Mais on ne t'attendait pas avant quelques jours!
— Un coup de chance!... A cause des travaux
d'embellissement du collège, on nous a immédiatement rendu
la liberté. Mais... qu'est-ce que tu portes donc? On dirait que
tu viens de dévaliser une bonneterie'!
— Grand bêta! C'est mon nouveau tutu. Oh! Sébastien,
je suis si contente! Je vais me présenter au concours de
l'Opéra!
— Non?...
— Oui! tante Germaine est d'accord pour que je
devienne professeur de danse....
— Professeur?... Oh, là là!
— Je devine ce que tu penses, me hâtai-je
d'ajouter. Mais ne t'inquiète pas! L'essentiel, c'est que j'ai
maintenant la permission de travailler surtout ma danse, et
tu penses bien que ce n'est pas pour devenir professeur que je
l'ai demandée. Quand j'aurai passé plusieurs concours, je
m'arrangerai pour obtenir de tante Germaine l'autorisation de
choisir, non pas le professorat, mais l'entrée au corps de ballet.
Je te jure que j'y arriverai !
— Ça, je m'en rapporte à toi! Mais tu parles de tante
Germaine. Elle est à Toulouse?
— Oui, nous sommes venues pour la distribution des
prix. Rentre avec nous à Beauchêne!

118
Je te jure que j'y arriverai

119
— Le Ciel m'en préserve! La Cadillac, Henriette, le
chauffeur, c'est plus que je n'en peux supporter à la fois! Tu
ne l'as sans doute pas remarqué, mais c'est aujourd'hui jour de
marché, et il y a un car!... Je vais le prendre. Heureusement, tu
ne te préoccupes plus de ces moyens de transport !...
— Toujours taquin, à ce que je vois! » lui dis-je en riant
de cette allusion à ma tentative de fuite. « Eh bien, à ce soir,
alors!
— Oui, si je ne manque pas le car! Je t'avoue que j'ai pas
mal de courses à faire en ville. Allons! Il faut que je me
sauve!»
Me quittant brusquement, il a sauté dans un autobus qui
démarrait tout près de nous et qui s'est aussitôt perdu dans le
trafic de l'avenue. Quant à moi, je me suis remise à courir,
pour retrouver la Cadillac et ses occupantes; j'avais le cœur en
fête en songeant à la merveilleuse nouvelle que je venais
d'apprendre

120
CHAPITRE VIII

UNE EXCURSION MOUVEMENTÉE

CE SOIR-LA, nous n'avons pas vu Sébastien à


Beauchêne. Vers sept heures du soir, comme il n'avait pas
paru, nous sommes allées aux nouvelles et la femme de charge
de son père nous a appris qu'il venait de téléphoner. Oncle
Adrien et son fils étaient restés dîner à Toulouse pour pouvoir
ensuite aller au théâtre.
« C'est trop fort! s'écria Henriette, indignée. Aller au
théâtre, alors que nous l'attendons ici! Il t'avait pourtant
promis, Irène, de passer la soirée avec nous!

121
— Non, répliquai-je. Il a seulement dit qu'il pensait
pouvoir nous faire une visite ce soir. Mais c'est bien naturel
qu'il soit resté avec son père, surtout si celui-ci l'emmenait au
théâtre.
— Oh? bien sûr! Toi, tu accepterais de lui n'importe quel
camouflet! » me lança Henriette, hargneusement.
Je me suis gardée de répondre et, montant dans la salle de
bain, je m'y suis livrée à mes chers exercices de danse, que
j'estimais infiniment préférables à une stérile discussion avec
ma cousine.
Le lendemain matin, très tôt, j'ai encore travaillé une
heure, au salon de musique; Mlle Martin m'avait en effet
conseillé de ne pas dépasser une heure et demie d'études
quotidiennes. En y consacrant le début et la fin de la journée,
je serais libre de participer aux diverses activités de mes
cousines pendant les vacances.
Mon entraînement terminé, j'ai couru au paddock afin d'y
chercher Arabe et de le ramener à l'écurie pour le panser; mon
oncle de Ronjac, aidé d'ailleurs de Sébastien, avait appris de
bonne heure à ses filles comment entretenir un cheval, et je
m'étais rapidement familiarisée avec ce travail.
Henriette, qui avait déjà rentré Mélisande, la brossait
avec ardeur, mais Caroline n'avait pas encore récupéré son
poney. Quant à attraper Arabe, elle ne s'y serait pas risquée : il
ne se laissait faire que par moi, et il me suffisait d'un morceau
de sucre pour y parvenir. De même, j'avais toujours beaucoup
de difficultés à m'em-parer de Fakir, tandis que Caroline
faisait de lui ce qu'elle voulait.
En revanche, nous avions autant de mal l'une que l'autre à
nous saisir de Romeo, le cheval de Sébastien, et ce matin-là, il
me parut évident que l'animal se moquait de nous; il tournait
au grand galop autour du pré, levant bien haut la tête et
fouaillant de la queue.

122
« Ah! zut, à la fin! s'écria Caroline. Pourquoi donc
Sébastien ne vient-il pas? C'est à lui de s'en occuper, après
tout!
— Quand on parle du loup, on en voit la queue, dit alors
derrière nous une voix bien connue.
— Te voilà tout de même! » fit Caroline, tandis que son
cousin bondissait par-dessus la barrière du pré. « J'étais en
train de maudire Romeo. Voilà des heures..., enfin... un bon
quart d'heure qu'il se paie ma tête, et je n'en peux plus!
— Mille excuses et autant de remerciements, mon
petit! Attends un instant que je l'attrape, le bougre! »
Comme d'habitude, il a réussi en quelques minutes ce que
nous avions vainement tenté, en sorte que nous avons ramené
ensemble nos trois montures à l'écurie.
« Bon sang, ce que Romeo est gras! s'exclama Sébastien.
Dis donc, Henriette, tu n'as pas dû te fatiguer beaucoup à le
travailler, ces dernières semaines! Tu m'avais pourtant promis
de le faire.
— Qu'est-ce que tu veux, dit Caroline, il n'y a jamais
moyen de le faire rentrer, quand il est au pré!
— Et puis, répliqua Henriette, je n'ai pas eu besoin de
m'en occuper, parce que tu penses bien que ta chère Irène n'a
pas laissé passer un jour sans le sortir!
— Toujours aussi chipie, à ce que je vois! rétorqua-t-il.
Mais inutile de me raconter des histoires. Si rapides qu'aient
été les progrès d'Irène, je sais bien qu'elle ne l'a pas monté. Et
je me doutais que, toi, tu ne ferais rien pour me rendre service.
Mais peu importe! Comment ça va-t-il avec Arabe, Irène ?
— Merveilleusement, répondis-Je. Il ne m'a pas joué un
seul mauvais tour, et si j'ai fait des progrès, c'est bien grâce à
lui!
— A la bonne heure! Eh bien, si cela vous va, je vous
propose que nous inaugurions nos vacances par une grande

123
balade, en allant pique-niquer au sommet du Corbeau! Ça
fera maigrir Romeo et Caroline, qui croulent sous la graisse, et
permettra à Irène de me montrer ses talents d'écuyère.
- Oh! mais c'est impossible! » déclara Henriette qui,
cessant de panser Mélisande, vint rejoindre Sébastien dans la
stalle de Romeo. « II y a cet après-midi un tournoi de tennis
chez les Dumonteil. J'ai promis d'y participer et je leur ai dit
que tu viendrais avec moi. On compte sur toi.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire? répliqua
Sébastien. Tu te figures que je vais aller chez ces snobs de
Dumonteil, le premier jour des vacances? Il n'y a pas de
danger! D'ailleurs, ils ne peuvent pas compter sur moi,
puisque, régulièrement, les cours ne devaient se terminer
qu'aujourd'hui.
— Je leur ai dit que tu arriverais ce matin. Comme
le championnat ne commence qu'à trois heures, nous avons
tout le temps, et tu es mon partenaire....
— Ton partenaire? répéta Sébastien en haussant les
sourcils. Pas question! Je ne suis le partenaire de personne,
Henriette, entends-tu bien? Je suis en vacances, et je vais
monter à cheval.
— Mais alors, je vais rester sans coéquipier! gémit
Henriette.
— Ça, c'est ton affaire, et tu n'as à t'en prendre qu'à toi-
même, car tu ne devais pas me mêler à tes projets sans môme
savoir si j'étais d'accord. Quand on veut que je fasse quelque
chose, j'estime que la moindre des corrections consiste d'abord
à me le demander.
— Mais je ne pouvais pas te le demander, puisque
tu n'étais pas là! protesta Henriette. Oh! Sébastien! Pour une
fois, ne peux-tu pas être gentil?...
— Je ne suis pas gentil! rétorqua-t-il sèchement.
146

124
Je ne l'ai jamais été et je ne le serai jamais! D'ailleurs, es-
tu toi-même gentille avec moi? Je t'avais demandé de faire
travailler Romeo et tu ne l'as pas monté une seule fois!
— Caroline vient de te dire pourquoi : nous n'avons
jamais pu l'attraper!
— Taratata! Si tu t'étais donné un peu de peine, tu aurais
profité, par exemple, de ce que le cheval était à l'écurie pour
le seller. Seulement tu as préféré monter Mélisande, qui
t'amuse plus.
— Oui ou non, Sébastien, vas-tu m'accompagner?
— Pas question! Nous allons pique-niquer au Corbeau!
— Tu es odieux! Je te déteste! cria Henriette, furieuse.
Tout ça, c'est parce que maintenant tu as Irène à ta dévotion. »
Du coup, Sébastien a perdu son calme. Saisissant son
fouet de chasse sur la fenêtre, il s'est avancé, menaçant, vers
Henriette et lui a dit :
« Un mot de plus sur ce ton et tu le regretteras ! »
Elle ne se l'est pas fait répéter deux fois; sans proférer
une parole, elle a sellé Mélisande, l'a sortie de la stalle, puis,
sautant en selle, elle a disparu.
« Eh bien, dit Caroline avec flegme, j'ai idée que, dans
ces conditions, elle ne va pas venir avec nous. Même si elle n'a
pas de partenaire pour le championnat, elle ne voudra
sûrement pas participer à notre pique-nique. Mais il faut
reconnaître que tu n'es pas gentil avec elle, Sébastien. Tu la
prends toujours à rebrousse-poil!
— Tu en as de bonnes! répliqua-t-il. C'est juste le
contraire. C'est elle qui s'arrange toujours pour dire ou faire ce
qu'il faut pour me braquer. Je sais ce que ça signifie, un
championnat de tennis avec elle; c'est moi qui dois me donner
tout le mal, car elle est fainéante comme une loche, et si Ton
perd, c'est toujours ma faute.

125
— Dis-moi, Sébastien, fis-je, désireuse de changer de
sujet, le Corbeau, c'est la colline la plus élevée qu'on aperçoit
là-bas, très loin, du côté des Pyrénées, n'est-ce pas? Est-ce
qu'on peut grimper jusqu'en haut à cheval?
— Pas tout à fait, mais presque. Je connais bien le
chemin. Il monte dur, mais ça en vaut la peine et, de là-haut, la
vue est sensationnelle. S'il n'y a pas de brume, on distingue
très bien certains pics des Pyrénées.
— Allons chercher notre déjeuner à la cuisine, proposa
Caroline. Hier, j'ai vu qu'Elisa faisait des sablés avec la crème
du lait; on va lui demander de nous en donner quelques-uns.
— Chic alors ! dit Sébastien. Parce que personne ne les
réussit mieux qu'elle, et ça fait rudement longtemps que je n'en
ai plus goûté! »
Une heure plus tard, nous nous sommes mis tous les trois
en selle, chargés de musettes contenant à boire et à manger.
Au moment où nous passions devant la terrasse, Henriette y
est apparue; véritable gravure de mode, elle portait une blouse
et une jupette plissée, d'une blancheur aussi immaculée que
celle de ses souliers et de ses socquettes.
« Oh! là! là! s'écria Sébastien en l'apercevant. Quelle
pureté, ma chère! C'est le symbole de tes vertus, je pense!
Mais, dis-moi, tu n'as pas peur de salir ce merveilleux
ensemble, en allant à cheval à la Grande Lande?
— Je n'y vais pas à cheval, répondit-elle avec hauteur.
— Ah! je vois ce que c'est : mademoiselle,
attelle!
— Non j'y vais en auto. Ça te gêne?
— Moi? répliqua-t-il en haussant les épaules. Tu peux
bien y aller en hélicoptère, si ça t'amuse. Je te le conseille,
d'ailleurs; tu épaterais encore mieux la galerie qu'avec la
Cadillac. Allons, en route, les enfants! Marchez devant; je
vous suis!

126
Nos montures avançaient parfois avec peine.

127
Et toi, Henriette, tâche de te rappeler que ta raquette doit
servir à autre chose qu'à rendre jalouse tes belles amies! »
Ayant lancé cette dernière flèche, il nous a rejointes dans
le pré, où Mélisande nous a accompagnés jusqu'à la barrière
donnant sur la campagne. Henriette ne l'avait montée qu'une
demi-heure, en sorte que la pauvre bête nous a regardés partir
avec envie; tout en nous éloignant, nous l'avons longtemps
entendue hennir, comme pour nous reprocher de ne pas
l'emmener.
Pauvre Mélisande! dit Caroline. Aussi, a-t-on idée d'aller
chez les Dumonteil le premier jour des vacances?
— Remarque que j'adore le tennis, répliqua
Sébastien. Mais autant ça nie fait plaisir de jouer ici,
simplement, entre nous, autant ces exhibitions prétentieuses
m'horripilent. »
Nous n'avons bientôt plus échangé une parole, car le
sentier est devenu si étroit et si accidenté que nous avons suivi
Sébastien en file indienne. Nos montures avançaient parfois
avec peine, dans les fougères jusqu'aux genoux ou dans
d'épaisses bruyères qui cachaient souvent de mauvais trous.
Mais, à mesure que nous gravissions les pentes du Corbeau, la
végétation a changé; le sol, jusque-là sablonneux, est devenu
rocailleux, et les landes ont fait place à des prairies où des
moutons paissaient une herbe drue. L'air était lourd et nos
bêtes soufflaient. Aussi ai-je été soulagée lorsque notre
chemin a débouché sur un vaste plateau déboisé. Mais ce
n'était qu'une étape de notre excursion, car à l'autre bout du
terre-plein, la colline se dressait, plus abrupte encore
qu'auparavant.
« Oh ! fis-je un peu déçue. Je croyais que nous étions
arrivés.
— Quelle flemmarde! dit Sébastien. Nous sommes
encore loin du Corbeau, tu sais. C'est toujours comme ça

128
quand on grimpe. On croit qu'on est au sommet, mais chaque
fois ce n'est qu'un palier, avant une autre grimpette. Nous
avons encore au moins trois petits plateaux de ce genre à
traverser. Mais celui-ci vaut la peine qu'on s'y arrête, car ce
que l'on voit d'ici n'est pas la même chose que le paysage du
sommet. »
Nous avons donc mis pied à terre et laissé les chevaux
brouter librement. Le calme de cette nature était si absolu que
l'on entendait les abeilles voler et les moutons arracher l'herbe.
De temps à autre, un courlis traversait vivement l'air et, très
haut dans le ciel, des éperviers, tournant inlassablement,
poussaient de longs cris plaintifs qui semblaient faire partie du
silence environnant.
Très loin, à nos pieds, Beauchêne paraissait un minuscule
jouet d'enfant. Les champs autour du manoir avaient l'air de
mouchoirs de poche et, au milieu de l'un d'eux, Mélisande
n'était qu'un point noir. L'étang brillait au soleil comme un
diamant serti dans les saules. Quant au village et à son clocher
rectangulaire, je les ai trouvés beaucoup pius pittoresques vus
de là-haut qu'en circulant dans les rues.
« II faut nous remettre en route, dit Sébastien, parce que
nous sommes encore loin du sommet. Allons, « Excelsior » !
comme disait un bandit célèbre au bourreau qui se préparait à
le pendre.
— Oh! là! là! Quelle plaisanterie sinistre! m'écriai-je.
J'avoue que je préfère t'entendre blaguer sur un autre thème.
Enfin, pour une fois, je te pardonne. »
Après une grande heure de montée en lacets, entrecoupée
de quelques plateaux, comme l'avait annoncé Sébastien, nous
avons mis pied à terre dans un bois de pins et attaché nos
montures aux arbres; puis Sébastien nous a conduites à pied
jusqu'au sommet du Corbeau, que nous avons atteint après un
quart d'heure de marche.

129
Le point culminant de la colline consistait en un amas de
rochers entassés pêle-mêle et surmontés d'un immense
calvaire.
« Si l'on en croit la légende, m'expliqua Sébastien,
lorsque, passablement essoufflés, nous nous sommes tous les
trois retrouvés au pied de la croix, un certain nombre de
compagnons de Roland ont été enterrés ici après le drame de
Roncevaux. Ce qui est certain, c'est que le Corbeau
représentait au Moyen Age un point stratégique important,
pour la possession duquel on s'est beaucoup battu. Ah!
j'oubliais! Attention aux serpents!...
— Qu'est-ce que tu dis? m'écriai-je, horrifiée.
— Bah! Ne marche donc pas tout de suite! déclara
Caroline. Tu devrais commencer à le connaître,
voyons! Il dit ça pour nous faire peur, voilà tout!
— Erreur! répliqua-t-il. Pour une fois, je parle
sérieusement. Il y a, en effet, beaucoup de serpents dans la
région.
— Des couleuvres, dit Caroline, et elles sont
inoffensives.
— Il n'y a pas que ça, répondit-il gravement. On trouve
aussi des vipères noires. J'en ai TU une à Pâques. Leur
morsure est très venimeuse.
— Pas possible! m'écriai-je. Mais où l'as-tu vue?
— Dans un bocal, à l'auberge du Lion-Rouge. On l'a
capturée ici, au Corbeau, il y a vingt-cinq ans!
— Ah! fis-je, soulagée. Si cela remonte à tant d'années,
c'est moins grave! Autrement dit, monstre, tu as voulu
nous effrayer!
— Oh! Si peu! répliqua-t-il en riant. Il faut bien pimenter
un tantinet la randonnée, sans quoi elle serait banale? Que
dites-vous de cette vue, mesdemoiselles?
— Quelle merveille! » dis-je, subjuguée.

130
Un étonnant panorama s'offrait en effet à nos yeux, car,
selon le côté où nous nous tournions, il différait
complètement. Au sud, l'immense plateau du Lannemezan
s'étendait à l'infini, avec ses landes, ses forêts de pins et ses
prairies; légèrement noyés dans une brume de chaleur, ses vil-
lages et ses fermes se distinguaient à peine. A l'est et à l'ouest,
des collines semblables au Corbeau se succédaient, inégales en
hauteur et plus ou moins dénudées; ils avaient un aspect
farouche, ces dômes rocailleux et déserts, où ne poussait
qu'une herbe rase et jaunie par le brûlant soleil. Quelques-uns
cependant laissaient percevoir de maigres pinèdes, et
Sébastien m'a expliqué qu'il s'agissait d'essais tentés par les
Eaux et Forêts, pour reboiser cette aride, région. Enfin, vers le
sud, les premiers contreforts des Pyrénées s'élevaient comme
une muraille abrupte, masquée, ici et là par des nuages qui
s'accrochaient aux pentes, et dominés en plusieurs points par
de hauts sommets perpétuellement enneigés.
Après nous avoir laissées à loisir contempler le paysage,
Sébastien, heureux de nous voir apprécier ce site qu'il aimait
particulièrement, nous a ramenées à des préoccupations plus
matérielles.
« Allons, les enfants, à table! s'écria-t-il gaiement. Ça
vous va de déjeuner ici, malgré le soleil?
— D'accord! répliquai-je. Peu importe, la chaleur, quand
on a sous les yeux un tel spectacle.
— Voilà ce qu'Eugénie m'a donné, déclara
Caroline. Des sandwiches, une tarte aux pommes, et bien sûr
des sablés. Et toi, Sébastien, qu'est-ce que tu as apporté?
— Des petits pains à la saucisse, du pain
d'épice, et une tarte à la confiture d'orange, le tout arrosé de
limonade.

131
— Ça, tu peux le dire! s'écria Caroline en ouvrant la
musette de son cousin. La confiture de la tarte a coulé sur les
saucises et les bouteilles ont fui sur le tout.
— Aucune importance, déclara négligemment
Sébastien. Ça n'en sera que meilleur! Nous appellerons ce plat:
saucisses à la confiture citronaa-dée. Qui en veut?
— Désolées! avons-nous répondu d'une même voix.
Mais nous préférons nos sandwiches sans citronnade.
— Oh! Bon. Inutile de faire les dégoûtées! Mais vous ne
savez pas ce que vous perdez!... Qu'est-ce qu'il y a, Irène, ça
ne va pas? Tu as l'air tout drôle !
— Vraiment?... Excuse-moi, fis-je en tressaillant. Je
réfléchissais, voilà tout. »

132
Je ne pouvais pas lui dire l'objet de mes réflexions, car
c'était précisément lui. Je venais en effet d'être frappée de
l'extraordinaire vitalité qui émanait de ses mains : elles
parlaient un langage véritablement éloquent. Quand il disait :
« Non. Tu ne dois pas faire cela », ce n'était pas sa voix qui
formulait l'interjection, c'était surtout ses mains. Je ne sais pas
comment expliquer ce phénomène, mais on ne pouvait pas ne
pas en être impressionné.
Cependant, sans m'interroger davantage, Sébastien a sorti
trois gobelets de sa musette et, les ayant remplis de limonade,
il nous les a offerts en nous demandant :
« Ces demoiselles désirent-elles leur Champagne sec ou
autrement?
— Sec? répliquai-je. Comment donc un liquide peut-il
être sec?
— Ah! cela, c'est le secret des fabricants de
Champagne!
— Eh bien, comme j'ai soif, je suis sûre que je le
préférerai mouillé », dis-je.
Ayant ainsi tranché la question, j'ai donné le signal des
toasts; nous en avons porté un certain nombre, parfois
saugrenus, puis Sébastien, abandonnant tout à coup sa mine
narquoise, m'a regardée gravement et, levant son verre, m'a
dit:
« Et maintenant, je bois à nos secrets, Irène, au tien et au
mien! Puissions-nous l'un et l'autre réaliser notre rêve!
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire de se-Crets?
demanda naturellement Caroline, très intriguée.
— Si on te le disait, il n'y aurait plus de secret! répliqua-
t-il, taquin. ;
— Méchant! Non, vrai, tu n'es pas chic! Et puis,
d'ailleurs, tu ne peux pas boire à ta propre santé; ça ne se fait
pas!

133
— Très juste! Aussi, voilà comment je vais procéder. A
nous, Irène! »
Ce disant, il m'a longuement regardée dans les yeux, puis,
d'un trait, il a vidé son gobelet.
« Dès que nous aurons déjeuné, reprit-il, nous tâcherons
de trouver de la bruyère blanche; c'est un des rares endroits du
pays où il y en a, et je me souviens d'en avoir cueilli ici
autrefois. On prétend que la bruyère blanche est comme le
trèfle à quatre feuilles : elle porte bonheur à qui la découvre.
— D'accord! dis-je. Car nous avons, autant l'un que
l'autre, besoin d'un peu de chance, pas vrai, Sébastien? »
Ayant donc avalé rapidement notre repas, nous sommes
redescendus par un autre versant, où notre guide assurait que
nous trouverions la fleur rare. L'herbe et la mousse étaient si
douces que nous nous sommes déchaussés, prenant plaisir à
marcher sur ce tapis moelleux. Et ce fut ainsi qu'un incident
extrêmement désagréable survint, qui devait gâcher notre belle
randonnée.
Nous venions de pénétrer dans une zone moins
fréquentée par les troupeaux de moutons, où l'herbe était plus
haute, et j'allais remettre mes souliers lorsque, tout à coup, j'ai
ressenti une vive douleur à la cheville droite. M'arrêtant, je me
suis aussitôt penchée pour voir ce qui m'avait écorchée, et j'ai
aperçu quelque chose de noir qui se glissait dans l'herbe vers
un rocher, puis je l'ai perdu de vue. « Sébastien!... Sébastien!
hurlai-je, affolée. Viens vite! J'ai été mordue... par un serpent!
— Qu'est-ce que tu dis? cria-t-il en bondissant vers moi.
Un serpent?... Tu es sûre?
— Absolument sûre! fis-je, les yeux pleins de larmes.
Regarde! On voit la marque! »
Un peu au-dessus de la cheville, ma jambe portait en effet
une très petite égratignure rouge.

134
« As-tu vu l'animal? me demanda Sébastien. De quelle
couleur était-il? Vert?
— Non, pas vert!... Noir!... C'était une... vipère noire !
— Allons, allons! Ne dis pas de bêtises, Irène! Il n'y a
pas de vipères noires ici! »
En dépit de la protestation, je l'ai vu pâlir brusquement.
« Tu nous as dit toi-même en avoir vu une! répliquai-je.
— Dans un bocal où on la conserve depuis vingt-cinq
ans. On n'en a plus jamais trouvé d'autre.
— N'empêche que c'est ici qu'on l'a trouvée, nous as-
tu dit. Il peut très bien y en avoir eu au Corbeau pendant tout
ce temps sans qu'on s'en soit aperçu; il doit venir si peu de
monde ici!
— Bon, répondit-il. Je ne crois pas un instant que c'était
une vipère, mais je ne veux pas te contredire, et il vaut mieux
parer à toute éventualité. Assieds-toi! m'ordonna-t-il en tirant
de sa poche un couteau et des allumettes.
— Que... qu'est-ce que tu veux faire avec ton couteau?
lui demandai-je, angoissée.
— Stériliser la lame, m'expliqua-t-il tranquillement.
N'aie pas peur. Je ne vais pas te faire mal, ou si peu que ça ne
vaut pas la peine d'en parler. »
Dès que la lame eut refroidi, il a saisi ma cheville de ses
longs doigts nerveux et m'a fait une entaille assez profonde
juste à l'endroit où j'avais été blessée. Puis, avant même que
j'aie pu me rendre compte de ce qu'il faisait, il s'est penché sur
ma jambe et, collant ses lèvres à la plaie, il s'est mis à sucer le
sang qui en coulait abondamment; à mesure qu'il l'aspirait, il
le crachait dans l'herbe. J'étais si stupéfaite et captivée par
cette intervention que je n'ai même plus pensé à mon mal et
l'ai regardé opérer avec le plus vif intérêt. Enfin, après un
temps qui m'a paru interminable, il s'est redressé et m'a dit :

135
« Voilà ! Je crois que ça suffit. Si vraiment c'était une
vipère, nous lui aurons... comment dire... coupé l'herbe sous le
pied! Mais je persiste à croire que ce n'en était pas une. En
tout cas, il faut maintenant descendre le plus vite possible et
tâcher de trouver de l'alcool quelque part.
— Tu ne penses pas que c'est d'abord le docteur qu'il
faut voir? demanda Caroline.
— A cette heure-ci, nous ne le trouverions sûrement pas
chez lui. Nous allons d'abord aller à la ferme des Patureaux,
chez le père Groulard.
— Tu crois que ça présente vraiment un intérêt?
— Certainement. Tu ne connais pas son surnom?
— Non.
— On l'appelle le père Alambic! C'est tout un
programme! Il fait un des meilleurs armagnacs de la région.
Rien de meilleur que ça pour une morsure de serpent!
— Bravo ! dit Caroline. J'avoue que je n'y aurais jamais
pensé! »
Je me souviendrai longtemps de notre descente du
Corbeau, car ce fut un cauchemar. Sébastien m'avait
étroitement bandé la jambe avec un mouchoir d'une propreté
relative, et, toutes les dix minutes, nous nous arrêtions pour
vérifier que ma cheville n'enflait pas. A chaque instant, mes
compagnons me demandaient si je ne me sentais pas plus mal,
et le fait est que je ne souffrais presque pas. Mais j'avais eu
tellement peur que je ne pouvais m'empêcher de frissonner
tout le temps.
Le père Alambic nous a reçus comme s'il n'attendait que
nous. C'était un petit homme râblé, au visage rubicond, maigre
et jovial. Il avait une drôle de chevelure rousse, de petits yeux
bleus très pâles pétillants d'intelligence, et une large bouche
aux lèvres minces, légèrement pincées.

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« SÉBASTIEN! VIENS VITE! J'AI ÉTÉ MORDUE PAR UN SERPENT! ».

137
« Tiens, m'sieur Sébastien! Ça fait longtemps qu'on ne
vous avait pas vu! fit-il. Quel bon vent vous amène?
— Salut, père Groulard, lui répondit cordialement
Sébastien. On est venu vous demander un doigt d'armagnac!
— De l'armagnac? répéta le paysan, en prenant une mine
renfrognée. Pourquoi diable vous figurez-vous que j'ai de
l'armagnac chez moi?
— Ma foi, parce que je sais que vous avez bon goût, père
Groulard! répliqua Sébastien, en donnant une tape amicale au
fermier. Et cette bouteille que j'aperçois là-bas me prouve que
je ne me trompe pas. Mais rassurez-vous! Ce n'est pas pour en
boire que je vous demande un peu d'alcool. C'est pour cette
jeune fille qui vient d'être mordue par un serpent. Il nous en
faut une cuillerée à soupe, pas plus!
— Par un serpent? Saperlipopette! Venez vite, nous
allons arranger ça. Il ne sera pas dit que le père Groulard
n'aura pas aidé une jeune fille dans la peine. Un serpent!
Misère de ma vie! »
Tout en grommelant, il nous a menés dans sa cuisine et,
ouvrant un placard, il en a sorti un flacon couvert de poussière.
« Vous avez bien dit : une cuillerée à soupe? demanda-t-
il.
— Oui, si ça ne vous prive pas trop! » lui dit Sébastien,
mi-sérieux, mi-narquois.
Tandis que notre hôte, versait gravement quelques
gouttes du précieux liquide dans un verre à liqueur, Sébastien
m'a fait asseoir et a défait une fois de plus le pansement
improvisé de ma jambe.
« Ça va te brûler beaucoup, Irène, me dit-il. Tu crois que
tu pourras le supporter?
— Dame, s'il le faut! murmurai-je craintivement.
- Alors, cramponne-toi! Allons-y! » Saisissant d'une main
ferme mon pied, il a pris de l'autre le verre et l'a vidé d'un

138
coup sur ma blessure. Je n'ai pas pu réprimer un cri perçant,
car l'alcool m'a brûlée comme un fer rouge.
« Ce n'est rien ! Dans un instant tu ne le sentiras plus! »
m'assura-t-il. .
Effectivement, cette violente douleur a disparu aussi vite
qu'elle était venue.
« Pauvre demoiselle! Comme elle est pâle! s'écria le père
Alambic, qui, tout ému, versa encore un peu de son Armagnac
dans le petit verre. Tenez, buvez ça! me dit-il. Ça va vous
remonter!
— Oh non! fis-je, effrayée. C'est beaucoup trop fort!
— Attends un peu, déclara Sébastien. Je vais te préparer
un breuvage à ma façon. Reste là un instant à te reposer! Père
Groulard, vous avez de l'eau fraîche au puits?
— Oui, bien sûr! Je vais vous y mener », dit le brave
homme.
Un instant plus tard, ils m'ont rapporté une orangeade
glacée et parfumée à l'armagnac, qui était sans doute la
meilleure boisson que l'on pût imaginer. Je l'ai bue avec
délices, puis nous nous sommes remis en route. Notre visite à
la ferme des Patureaux nous avait obligés à faire un assez
grand détour et nous avions perdu beaucoup de temps.
Heureusement, Sébastien, connaissant admirablement le pays,
a choisi une route comportant un excellent bas-côté, où nous
avons pu de temps en temps galoper facilement.
Quelques kilomètres avant Beauchêne, la chance nous a
favorisés, car le docteur Nadiot, médecin du canton, nous a
dépassés, et Caroline, ayant reconnu à temps sa voiture, a pu
lui faire signe. S'étant arrêté, l'homme de l'art a examiné ma
jambe et félicité Sébastien pour les mesures qu'il avait prises.
« Je n'aurais pas pu faire mieux, dit-il. Mais je tiens à
vous rassurer, mademoiselle. Vous n'avez pas été piquée par
un serpent.

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— Comment cela, docteur? m'écriai-je. Je vous assure
que je l'ai vu!
—- Je ne doute pas que vous ayez vu ranimai, mais il ne
vous a pas mordue, car, dans ce cas, malgré les soins de ce
jeune homme, votre jambe serait enflée pendant plusieurs
jours. Vous vous êtes écorchée à une pierre, et votre
imagination a fait le reste. Mais peu importe, et il vaut certes
mieux qu'il en soit ainsi. Je vais bander votre jambe, pour que
la plaie ne risque pas de s'envenimer, et dans quelques jours il
n'y paraîtra plus.
— A la bonne heure! dit Sébastien, tandis que, rouge de
confusion, je me laissais panser. Encore une faveur, docteur, je
vous prie. Ne parlez pas de serpent au manoir; on en ferait tout
un drame, yous comprenez.
— Entendu. D'ailleurs, j'espère bien ne pas avoir à y
faire une visite avant longtemps. Mais comptez sur moi pour
être discret. Je vous demande seulement de me téléphoner,
mademoiselle, si vous avez mal. »
Nous nous sommes confondus en remerciements, puis,
quand l'aimable médecin nous a quittés, Sébastien m'a prise
par les épaules et secouée vigoureusement :
« J'en étais sûr! s'écria-t-il tout joyeux. Je n'ai pas cru un
seul instant qu'il s'agissait d'une vipère, et sais-tu pourquoi?
— Ma foi non, dis-je.
— Parce que, au moment où tu as appelé au secours, je
venais de trouver la bruyère blanche qui porte bonheur! Tiens!
J'ai eu juste le temps d'en fourrer quelques brins dans la poche
de mon blouson. En voilà pour toi et en voilà pour Caroline!
— Que tu es gentil! s'écria ma jeune cousine. C'est
Henriette qui va être jalouse, si tu ne lui en rapportes pas!...
— Pas de danger! grommela-t-il.

140
Oui, j'ai passé un merveilleux après-midi reprit Henriette.

141
— Ecoute, Sébastien, dis-je alors. Que tu ne lui en
donnes pas, cela te regarde; mais alors je te demande de ne pas
parler de ces brins que tu viens de nous offrir. Inutile de jeter
de l'huile sur le feu, tu ne trouves pas? »
II m'a regardée longuement avant de répondre, puis,
haussant les épaules, il a acquiescé en murmurant : « Comme
tu voudras!... »
Nous avons rencontré Henriette dans le hall du manoir;
elle avait l'air aussi fraîche et reposée que si elle ne s'était
jamais produite sur un court de tennis.
« T'es-tu bien amusée? lui demanda Caroline.
— Oh! c'était sensationnel! » répondit-elle en nous
regardant d'un air dégoûté.
Je dois reconnaître que nous n'étions pas particulièrement
reluisants. Sébastien avait des brindilles plein les cheveux, ma
jambe était souillée de sang et j'empestais l'alcool; quant à
Caroline, ses larmes avaient laissé des traces sur ses joues
noires de poussière; de plus, elle avait, dans une haie d'ajoncs,
fait un accroc à son chandail dont les mailles rompues
n'amélioraient certes pas l'aspect.
« Oui, j'ai passé un merveilleux après-midi, reprit
Henriette. J'avais Jean Dumonteil pour partenaire et je dois
dire qu'il était impeccable; en short et en sweater, il a vraiment
de l'allure! » Ce disant, elle jeta un regard en coin vers Sébas-
tien, pour juger de l'effet que produisait sur lui cette
passionnante nouvelle.
« Ça, je n'en doute pas! répliqua-t-il. Ce petit poseur!
— Poseur ou pas, toujours est-il que nous avons
remporté le tournoi. Et regardez le prix que j'ai gagné! s'écria-
t-elle, triomphante, en brandissant une broche représentant
deux raquettes entrecroisées.
— C'est rudement joli! déclarai-je, car il s'agissait en
effet d'un ravissant objet. Et Jean, qu'a-t-il gagné?

142
— Un presse-raquette, et cela tombait bien, car il avait
cassé le sien la semaine dernière. Il en avait donc le plus grand
besoin.
— Pas étonnant, dans ce cas, qu'il ait gagné! rétorqua
Sébastien d'un ton méprisant. Il avait de bonnes raisons pour
cela! »
Caroline et moi, nous avons échangé des regards
entendus, sachant ce que Sébastien voulait dire : Jean
Dumonteil avait en effet dans le pays une réputation bien
établie de tricheur.
« Je ne sais pas ce que tu veux dire, déclara Henriette.
Jean est un excellent joueur, et si j'avais joué avec toi, je
n'aurais jamais gagné.
— Sûrement pas de cette façon-là, en tout cas, lui
répondit sèchement Sébastien. J'ai donc bien fait de refuser de
t'accompagner, pas vrai?
— Et qui y avait-il, à ce tournoi? demanda Caroline
sentant que les choses se gâtaient.
— Oh! toujours les mêmes. Mais il va être sept heures,
et il est temps de se changer. Tu feras bien de te laver la
figure, Caroline, car Eugénie va se trouver mal si elle te voit
avec cette tête-là. »
Tandis qu'elle montait l'escalier, nous l'avons suivie un
instant des yeux sans rien dire; puis Caroline, s'étant regardée
dans une glace, déclara :
« Ma foi, elle n'a pas tort et je ferais bien d'aller me laver.
Tu viens, Irène?
— Dans un instant, répliquai-je. Je veux d'abord voir
avec Sébastien comment va ma jambe. Ça ne sera pas long. Je
te rejoins tout de suite. »
Quand j'eus vérifié que ma cheville n'enflait pas et remis
ma bande avec l'aide de Sébastien, je lui ai demandé :

143
« Pourquoi prends-tu toujours Henriette à rebrousse-poil?
Pourquoi la détestes-tu tellement? »
II a haussé les sourcils, puis m'a répondu :
« J'ignorais que je la détestais, mais maintenant que tu me
le dis, je m'aperçois que c'est probablement exact. Elle est
tellement... tellement.... Je veux dire... elle est jolie fille, c'est
entendu; mais elle ne l'oublie jamais et ne nous laisse jamais
l'oublier un seul instant. Du matin au soir, elle passe son temps
à se regarder.... Oh! Je ne parle pas des miroirs quoiqu'elle s'en
serve aussi, et abondamment. Ce que je veux dire, c'est qu'elle
ne pense jamais à rien d'autre qu'à elle-même et à son stu-pide
physique. Bon Dieu! Je donnerais n'importe quoi pour faire
disparaître de son visage cet air prétentieux et suffisant qui
m'exaspère! Un de ces quatre matins, je n'y résisterai pas. Elle
me rend positivement enragé!
— Ah oui! murmurai-je, un peu gênée. Je comprends.... »
Sébastien avait une curieuse tournure d'esprit. Ou bien il
vous aimait, ou bien il ne vous aimait pas. C'était tout l'un ou
tout l'autre, et malheur à vous s'il vous haïssait. Bien plus, il
me semblait que ses sympathies et ses antipathies n'avaient ni
rime ni raison. Il détestait non seulement Henriette, mais ses
parents, ce qui, à la rigueur, pouvait se comprendre, attendu
qu'ils habitaient la propriété de ses propres ancêtres. Mais, par
exemple, il ne pouvait souffrir Auguste, le chauffeur des
Ronjac; or, ce n'était pas dû au fait que cet homme était le
domestique de mon oncle, car Eugénie se trouvait dans le
même cas et cependant il l'aimait bien.
Il exécrait l'instituteur du village et, comme je lui en
demandais un jour la raison, il m'avait répondu: « Ce type-là?
Il beugle à l'église comme une vache à l'abattoir! A cause de
lui, on n'arrive jamais à entendre quelqu'un chanter
convenablement! Je ne peux pas supporter les gens qui gueu-
lent! »

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Une autre de ses phobies, c'était André, le jardinier.
« II se tortille et rampe comme un ver de terre. Il est
toujours d'accord pour planter n'importe quoi, quelle que soit
la personne qui le lui propose, et surtout si c'est tante
Germaine. Il vous promettrait la lune. Mais, en fin de compte,
c'est l'horticulteur de Toulouse qui fournit tout, parce qu'André
est incapable de faire quoi que ce soit. J'abomine les gens qui
rampent!... »

145
CHAPITRE IX

FÊTE DE NUIT

LES VACANCES ont passé comme un rêve et nous en


avons, je puis le dire, profité au maximum. Dans ce pays
privilégié où les étés sont toujours ensoleillés, nous avons
passé notre temps en pique-niques, parties de tennis,
baignades et promenades à cheval, si bien que les semaines se
sont enfuies sans même que nous nous en rendions compte.
Nous allions souvent nager dans un étang plus vaste que celui
de Beauchêne; c'était un site impressionnant que l'on appelait
le « Trou des Moines » ; encastré dans un cirque de hauts
rochers, il comportait un certain nombre de plongeoirs naturels
qui faisaient notre joie. Nous y retrouvions des amis de, mes
cousines avec lesquels nous organisions de passionnantes
parties de ;water-polo.
Que l'on n'aille pas croire que j'en oubliais, pour autant,
mes exercices de danse. C'était par ce travail que je
commençais chacune de mes journées. Levée la première, je
profitais de la fraîcheur du matin pour faire, avant le petit

146
déjeuner, tous les mouvements de culture physique qui
n'exigeaient pas de musique. Aussitôt après le repas, je repre-
nais mon travail au salon, utilisant alors les disques de ma
tante pour exécuter les figures classiques.
Comme je n'avais plus à me cacher pour travailler, je ne
m'enfermais pas et Caroline sollicitait souvent la permission
d'assister à mon entraînement. Henriette venait aussi, de temps
en temps, mais se gardait bien de me demander si cela me
dérangeait. Elle ne restait d'ailleurs pas longtemps et se
contentait de me regarder d'un air méprisant, tandis que je
m'appliquais à perfectionner mes « plies », mes « battements »
et mes « développés ». Quant à Sébastien, il n'est venu qu'une
fois voir mon travail; mais je crois qu'il l'a trouvé monotone, et
l'a assimilé aux gammes et aux exercices qu'il s'astreignait à
exécuter au piano, chaque jour pendant une heure. C'était à ses
yeux un entraînement technique souvent fastidieux, mais
indispensable.
C'est ainsi que brusquement nous avons découvert que le
mois d'août venait de s'achever. Déjà, les jours
raccourcissaient et l'on commençait, au manoir, à préparer la
rentrée des classes. Les hirondelles se rassemblaient sur les
fils téléphoniques, et la bruyère recouvrait la lande d'un
somptueux tapis grenat, tandis que les arbres offraient une
merveilleuse gamme de couleurs. allant du jaune pâle à l'or
le plus éclatant.
Il va sans dire que la fin prochaine des vacances nous
rendait un peu moroses, mais en ce qui me concerne, j'ai été
puissamment réconfortée par une bonne nouvelle sur laquelle
je ne comptais certes pas. Contrairement aux prévisions
pessimistes de la directrice du collège, j'ai en effet été avisée
que j'étais reçue à mon examen de passage et admise à entrer
en troisième, en octobre. Je n'avais pas obtenu de notes
extraordinaires, mais dans toutes les matières elles étaient

147
supérieures à la moyenne. Ma joie fut d'autant plus vive que je
ne m'y attendais pas.
« Sensationnel! s'écria Sébastien quand il apprit mon
succès. Il faut fêter ça par un pique-nique monstre !
— En voilà des embarras! déclara Henriette. A
t'entendre, on croirait qu'Irène vient d'accomplir un tour de
force! Cet examen est enfantin. Je l'ai passé l'an dernier en
m'amusant!
— En t'amusant? répliqua aussitôt son cousin. Quelle
blague! Tu as tout juste eu la moyenne!
— Oh! ça ne veut rien dire; c'était uniquement à cause
du professeur d'anglais qui m'avait prise en grippe.
— Bien entendu, ange de douceur, tu n'avais rien fait
pour te rendre antipathique à cette méchante personne!
déclara narquoisement Sébastien. En tout cas, c'est une grande
victoire pour Irène qui était en retard et qui a dû s'adapter cette
année à un genre de vie tout nouveau. J'estime donc que
cela mérite que nous fêtions l'événement par des
réjouissances exceptionnelles.
— Et tout ce que tu trouves à nous proposer c'est un
pique-nique? dit Caroline. Nous en avons fait presque tous les
jours!
— C'est bien pour cela que nous allons, cette fois, en
organiser un de nuit! expliqua Sébastien.
— De nuit? s'écria Caroline. Mais tu n'y penses pas!
Jamais maman ne vous donnera l'autorisation! Elle dira que
c'est dangereux....
— Laisse-moi donc m'expliquer, au lieu de m'in-
terrompre! coupa sèchement Sébastien. Voici ce que je
propose. La lune se lève en ce moment d'assez bonne heure.
Nous pouvons donc en profiter pour souper au bord de l'étang,
au clair de lune. Personne ne pourra prétendre que c'est
dangereux. Nous allumerons un grand feu au bord de l'eau,

148
nous pourrons nager si cela nous plaît, et nous aurons un
concert de gala : grande musique de nuit!...
— Comment cela? demanda Caroline.
— Le phonographe de ta mère est portatif, n'est-ce pas?
— Oui, mais....
— Assez d'objections ! Je ne pense tout de même pas
qu'elle refusera de nous le prêter.
— Non bien sûr, dis-je, mais....
— Encore un « mais » ! Allons, explique-toi !
— Je voulais seulement te prévenir que la plupart des
disques de tante Germaine sont, je le crains, très usés. Je
m'en excuse, car c'est ma faute : je les ai beaucoup joués
pour m'accompagner pendant mes exercices.
— Aucune importance, répliqua Sébastien. J’en ai une
quantité; je les apporterai, mais je ne peux pas fournir
l'appareil, car le nôtre ne marche qu'à l'électricité.
— Dans ce cas, entendu! dis-je. Je demanderai à ma
tante la permission de prendre le gramo-phone, et tu
apporteras tes disques.
— Prends tout de même ceux que tu as usés, me
recommanda-t-il. On ne sait jamais....
— Entendu! »
L'après-midi a été employé à tout préparer pour que cette
fête de nuit fût une réussite. Dès que nous avons obtenu le
consentement de ma tante, notre principal travail a consisté à
amasser au bord de l'étang un grand tas de bois mort. Nous y
avons si bien réussi que Sébastien, contemplant l'imposante
pile, s'est écrié :
« Ma parole, on jurerait que nous dressons un bûcher
pour y brûler quelque sorcière, ou encore pour jouer le
sacrifice de Didon, l'infortunée reine de Carthage.

149
Notre bain n 'a pas duré longtemps car l'eau était très fraîche.

LA VOCATION D'IRÈNE

150
— Quelles horribles idées tu as, Sébastien! s'écria
Caroline. Au lieu de dire des bêtises, fais donc attention au
phonographe! Mets-le dans la cabane, avec les disques.
Comme ça, nous ne risquerons pas de trébucher dessus,
quand nous reviendrons ce soir. A propos, comment
nous éclairerons-nous ?
— La lune et le feu suffiront amplement, répliqua-t-il.
Mais si vous, les filles, vous désirez plus de lumière
pour vous changer, apportez des bougies. Dans la cabane,
il fera évidemment sombre! »
Après avoir mis au point le décor et les accessoires de
notre fête, nous nous sommes activement occupés du menu.
« Que diriez-vous de saucisses? proposa Sébastien. J'ai
vu qu'on en apportait, ce matin, au moment où nous sortions.
— Qu'on en apportait?... Où donc?
— Tu n'as donc pas remarqué la voiture du charcutier
qui a failli nous renverser, en tournant le coin de la maison?
S'il n'a pas apporté de saucisses, je ne m'appelle plus
Sébastien.
— Ma parole, tu dois avoir raison! s'écria Caroline. Ce
que c'est que d'avoir l'esprit observateur!
— J'ai même remarqué autre chose, reprit-il. On ne nous
en a pas donné au déjeuner; or, il n'y en aura sûrement pas au
dîner, car tante Germaine est bien au-dessus de ça, et Eugénie
les trouverait trop indigestes, j'en suis sûr!
— Donc, elles sont encore dans le garde-manger!
m'écriai-je.
— Déduction digne de Watson, le célèbre ami de
Sherlock Holmes, ma chère ! Alors, si on en chipait quelques-
unes? On ne peut -pas nous refuser ça, pour une telle fête!
— Mais dis donc, demanda Caroline, comment les
cuirons-nous?

151
— Nous avons le choix, expliqua Sébastien, après avoir
réfléchi un instant. Soit sautées à la poêle, comme font les
gens civilisés, soit en les embrochant sur des bâtons pour les
griller, à la manière des sauvages.
— Va pour la mode sauvage! »
Ce fut un cri unanime, auquel Henriette elle- même
participa. Nous nous sommes donc précipités à la cuisine, où
Eugénie s'est montrée très gentille; dès qu'elle a su ce que
nous projetions, elle nous a donné quantité de saucisses, trois
par tête exactement, et elle y a joint un gros morceau de plum-
cake, ainsi qu'une livre de biscuits au chocolat.
« Nous pouvons emporter une bouillotte et faire chauffer
du café au lait, proposa Caroline.
— Ainsi que de la limonade pour porter les toasts, ajouta
Sébastien, comme il se doit pour une festivité de ce genre. »
Après avoir quitté Eugénie, nous sommes descendus chez
Sébastien, pour voir ce que nous pouvions y prendre. Nous
avons trouvé beaucoup de choses : des galettes au fromage
que la cuisinière venait de faire, la moitié d'un gâteau au
chocolat et quatre côtelettes d'agneau.
« Nous les mangerons froides après les saucisses, décida
Sébastien. Eh bien! je crois que ça pourra aller, n'est-ce pas?
Ne mangez pas trop, au dîner, vous trois! Vous gâcheriez
notre festin. »
Nous avons éprouvé une curieuse sensation, ce soir-là, en
nous levant de table; car au lieu d'aller nous coucher comme
d'habitude, nous sommes descendues vers l'étang, chargées de
victuailles et des disques les moins usés de tante Germaine.
Sébastien nous avait devancées; en arrivant à l'étang,
nous l'avons trouvé en train d'enduire de résine la base de
notre feu de joie. Grâce à cette précaution, le bûcher s'est
embrasé à la première allumette, en sorte que très rapidement
tout l'étang en a été illuminé; les saules qvii l’entouraient

152
paraissaient plus mystérieux qu'en plein jour et tout le paysage
a pris un aspect véritablement féerique.
A vrai dire, nous n'avions, en arrivant, pas très envie de
nous baigner; les nuits de septembre, même dans le Gers, sont
déjà fraîches, et nous venions de dîner. Mais le brasier était si
gai et sa chaleur rayonnait si fortement que nous n'avons pas
hésité, lorsque Sébastien s'est écrié :
« Allons, mesdemoiselles! Vite! Faisons le tour de l'île à
la nage! »
Mes cousines et moi nous nous sommes changées dans la
cabane, à la lueur des bougies qui faisaient de ce cadre,
habituellement banal, quelque chose d'étonnamment
romantique. Tandis que nous passions nos maillots, Caroline,
s'efforçant de revêtir le sien, gémit :
« C'est épouvantable! Tous les jours je deviens plus
grosse, et bientôt je ne pourrai plus mettre ce costume de bain!
Oh! Irène, tu en as de la chance! Je n'avais jamais remarqué
autant que ce soir quelle jolie silhouette tu as! C'est sûrement à
la danse que tu dois ça!
— En voilà une idée! déclara Henriette avant même que
j'aie pu répondre à sa sœur. Je suis sûrement plus mince
qujlrène et pourtant je ne danse pas.
— Ce n'est pas seulement une question de finesse
de taille, répliqua sa sœur. Irène est très différente de toi : elle
a un peu l'air d'une statue, tandis que toi, tu es plutôt flasque!
— Flasque! Quel toupet! s'écria Henriette, indignée.
C'est absolument faux, et d'ailleurs je ne serais pas surprise
qu'Irène s'épaississe rapidement. Il y a des signes qui ne
trompent pas! »
Depuis longtemps je ne me souciais plus des remarques
désobligeantes de ma cousine; pourtant celle-ci a suscité en
moi une soudaine inquiétude. Je n'étais pas particulièrement
coquette et mon aspect physique ne me préoccupait que dans

153
la mesure où il devait être un appoint à ma carrière. Or, pour
une danseuse, grossir constitue le danger le plus grave; elle ne
cesse jamais de le redouter, surtout aux mollets et aux cuisses
qui jouent dans son art un rôle prépondérant. J'ai donc
vivement vérifié que je ne courais aucun risque de ce côté-là :
grâce à Dieu, mes membres étaient bien musclés, durs au
toucher, et la graisse ne menaçait pas de les épaissir!
« Allons, les enfants! cria Sébastien. Vous en mettez un
temps à vous préparer!
— Voilà, voilà! On arrive! » répondis-je en me
précipitant hors de la cabane.
Notre bain n'a pas duré longtemps, car, en dépit du feu
tout proche, l'eau était très fraîche, et il soufflait une petite
brise d'automne qui nous fouettait le sang. Mais, après un
rapide tour de l'île, nous avons pu nous sécher en quelques
instants auprès du brasier.
« Pendant que je vais*faire griller les saucisses, veux-tu
commencer notre concert, Irène? demanda Sébastien. Tu
pourrais mettre d'abord les disques les plus sérieux; puis,
quand nous aurons soupe, j'aimerais que tu nous fasses
entendre les ballets dont tu as travaillé les figures. Tu as Les
Sylphides?
— Oui, mais, comme je te l'ai dit, il est très usé.
— Aucune importance, pourvu que tu puisses t'en
servir pour nous danser la valse.
— Oh oui! s'écria Caroline. Ce serait merveilleux, Irène!
Tu veux bien danser pour nous?
— D'accord, dis-je, mais après souper. Pour
l'instant, j'ai trop faim.
— Alors, mets le disque de côté, pour que nous le
retrouvions facilement tout à l'heure. Qu'est-ce que tu choisis
maintenant?

154
— Je propose le Concerto de l'Empereur.
— Bravo! fit Sébastien.
— Oh! la barbe, dit Henriette.
— Je sais que tu as en musique des goûts plutôt douteux,
Henriette, répliqua son cousin, du ton le plus exaspérant qu'il
pouvait prendre. Tu aimes ce que l'on appelle couramment, je
crois, le « boogie-woogie », c'est-à-dire des airs dans le
genre de I Gotta Have Love. Quand ils ont fini de chanter les
émouvantes paroles de la mélodie, ces incomparables artistes
émettent de curieux bruits tels que « cha-cha-cha » et « bom-
bom-bom », et c'est ça le boogie-woogie !
— Pas du tout. Tu n'y connais rien.
— Ah! vraiment? Pourtant, l'autre jour, j'ai entendu
à la radio une fille qui se livrait à ce genre d'exercice, et j'ai
cru qu'il s'agissait d'une folle échappée de l'asile. Or c'était
une des plus célèbres interprètes du boogie-woogie. Alors,
qu'en dis-tu?

155
— Je dis que tu ferais mieux de surveiller tes saucisses,
au lieu de me dire des choses désagréables. Elles vont êtres
brûlées.
— C'est comme ça que je les aime! grommela-t-il. Elles
ne sont pas encore assez calcinées, au contraire. Est-ce que
quelqu'un a pensé à apporter de la moutarde?
— Moi, criai-je triomphalement. J'ai pris le pot entier.
Le voilà! Zut! Ce n'est pas ça! C'est du sel de céleri. Je me suis
trompée de bouteille.
— Ça ne m'étonne pas de toi, Irène ! gronda-t-il. Tu n'es
bonne à rien de ce qui ne touche pas, de près ou de loin, à la
danse. Attention! L'eau bout! Où est la boîte de café au lait
concentré? Ne venez pas me dire, maintenant, que vous avez
pris à la place une bouteille de sauce anglaise! »
Heureusement, il n'en était rien, et Caroline a trouvé la
précieuse boîte nichée au milieu des côtelettes d'agneau.
Sébastien, délaissant un instant les saucisses, tint à mesurer
lui-même nos rations et nous demanda, tenant la cuiller en l'air
avant d'opérer :
« Trois tasses chacun. Est-ce que ça suffira?
— Je crois que oui, dis-je, puisque nous avons aussi,
pour trinquer, trois bouteilles de limonade. »
Notre repas s'est déroulé aux sons exaltants du concerto
de Rachmaninoff, joué par l'Orchestre symphonique de
Londres, un des disques préférés de Sébastien, que j'admirais
autant que lui. Les côtelettes furent un régal, puis nous avons
bu le « café-crème » en nous délectant de biscuits au chocolat.
Cela fait, Sébastien a rincé nos quarts dans l'étang et, les ayant
remplis de limonade, il s'est levé.
« Laïus!... Laïus!... s'écria Caroline.
— Hum!... Euh!... fit-il. Mesdemoiselles. En cette...
mémorable circonstance... et pour célébrer dignement le

156
succès d'Irène à son examen de passage, euh... je tiens à vous
exprimer ce que nous pensons tous... c'est-à-dire....
— La suite... la suite.... Qu'est-ce que nous pensons?
— Eh bien, que c'est rudement astucieux de sa part de
l'avoir passé! Moi, ça m'étonne toujours qu'on réussisse ces
examens-là, tellement les questions qu'on vous pose sont
idiotes.
— Mais toi aussi, tous les ans, tu as été reçu à tes
examens de passage, dit Caroline.
— Je parlais des élèves ordinaires! répliqua-t-il. Moi, je
n'ai jamais été ordinaire. Chacun sait que, depuis mon enfance,
je me suis révélé une espèce de génie, pour vous servir. Dès le
berceau, je me rappelle que je balbutiais fort intelligemment
du latin. Je disais, par exemple, à tout moment : « Nil «
desperandiim », et « Veni, vidi, vieil ».... Ainsi donc,
mesdemoiselles, qu'il me soit permis de boire à la santé de
Mlle Irène Charlet! »
Ils se sont levés tous les trois, mais je suis restée assise,
comme il se doit, quand on vous porte un toast.
« Et maintenant, Irène, me demanda Sébastien, quand
chacun eut achevé de vider son verre, que dirais-tu d'un bon
numéro de danse? Pourras-tu te transformer en Sylphide, après
ce plantureux repas ?
— On va bien voir, répondis-je. Je vais en tout cas
essayer. »
A ce moment, derrière moi, j'ai entendu un craquement,
et Henriette s'est écriée :
« Zut! Qui est-ce qui m'a poussée? J'ai glissé et regardez
ce qui est arrivé!
— Quoi donc? demanda Sébastien.
— J'ai marché dessus!
— Sur quoi? Sur la tarte?
— Non, imbécile! Sur le disque, celui des Sylphides! »

157
Un long et pesant silence a suivi, car nous n'avons pas
douté un instant qu'Henriette avait fait exprès de casser le
précieux enregistrement, mais nous ne pouvions pas le
prouver.
« C'est ta faute, Irène! reprit-elle. Pourquoi l'avoir placé
là, au lieu de le laisser sur la pile? Dans le noir, je ne pouvais
pas me douter....
— Je croyais qu'on t'avait poussée, coupa sèchement
Sébastien; c'est en tout cas ce que tu viens de dire.
— Eh bien oui....
— Alors, le manque de lumière n'a sûrement joué aucun
rôle dans l'histoire. C'est encore un de ces jolis coups dont tu
as le secret. Désolé, Irène, pour cette valse que j'aurais aimé te
voir danser. Mais ce n'est que partie remise. La fête est finie,
en tout cas pour toi, Henriette. Va-t'en, et ne m'oblige pas à te
le répéter! »
Henriette n'a pas discuté, car elle connaissait trop bien
Sébastien pour s'y risquer. J'ai idée qu'à son avis elle sortait
gagnante de la dispute, puisqu'elle avait joui de la soirée et
obtenu ce qu'elle voulait, en nous laissant ensuite ranger seuls
tout le matériel. Mais, comme Sébastien nous le dit en
frémissant de colère, la petite plage de l'étang ne leur aurait
pas suffi, si Henriette et lui avaient dû y rester ensemble une
minute de plus.

158
CHAPITRE X

UNE PAIRE DE CHAUSSONS DE DANSE

LE LENDEMAIN matin, j'ai exécuté comme d'habitude mes


exercices à la harre, avant le petit déjeuner; puis, après le
repas, j'ai été au salon travailler mes figures. J'en ai profité
pour étudier aussi quelques morceaux de piano, comme Mlle
Martin me l'avait recommandé; si je voulais réussir dans la
carrière de danseuse, il me fallait acquérir, à son avis, une
forte culture musicale. Il était presque onze heures, quand j'ai
fini de travailler. Otant mes chaussons de danse, je les ai mis
sous mon bras et suis montée à la salle d'étude. Un des
rubans commençait à être très usé et je comptais le renforcer
par quelques coutures, avant qu'il ne fût devenu irréparable.
Quand je suis entrée dans la pièce, j'y ai trouve mes
cousines et Sébastien. Caroline faisait des
patiences sur la carpette, devant la cheminée; Sébastien
lisait dans un fauteuil, près de la fenêtre; quant à Henriette,

159
elle se reposait sur le divan ancien, dans une de ces attitudes
gracieuses mais savamment étudiées que Sébastien haïssait
tellement. Elle avait replié ses jambes sous sa jupe.
« Ça y est! s'écria Caroline. Ce coup-ci, je vais la réussir!
Non!... Zut! C'est ce chameau de roi qui m'en empêche!
— Mets-le dans la case vide, lui conseilla Sébastien
d'une voix traînante. Tu tireras peut-être une dame qui viendra
se placer à la suite; comme cela, tu pourras caser ton valet et
tu auras réussi.
— Bien sûr! Quel coup d'œil tu as! Seulement, voilà, je
n'ai pas tiré de dame, en sorte que c'est raté! Oh! quelle
guigne! C'est la quatrième depuis ce matin. Je crois que ces
cartes sont ensorcelées.
— Comment peux-tu passer ton temps à de telles
stupidités, je me le demande! déclara Henriette
dédaigneusement. Vraiment, ce que les gens peuvent faire!...
Par exemple, ajouta-t-elle après avoir bâillé délicatement,
ces plies, ou je ne sais comment ça s'appelle, que fait
Irène. Toutes ces gesticulations affreuses et stupides....
— Tu les trouves stupides, répliquai-je, parce que tu ne
vois pas leur utilité. Les plies et les développés ne sont pas de
jolies figures de danse, je te l'accorde, mais ils ont pour but
d'assouplir et de fortifier les muscles.
— En somme, c'est un entraînement comme celui des
lutteurs de foire! » fit-elle en ricanant.
Je n'ai rien répondu, sachant qu'il était inutile de discuter,
quand Henriette était de mauvaise humeur. Mais tel n'a pas été
l'avis de Sébastien, qui n'aimait rien tant que lui clouer le bec.
« Je comprends mal ta remarque, Henriette, dit-il; car, il
n'y a pas si longtemps, tu as exécuté pendant des mois des
exercices qui auraient pu paraître stupides à quiconque ne
connaît pas Féquitation. Je te vois encore faisant comique-
ment, sous la direction de papa qui tenait Mélisande à la longe,

160
de pénibles « élévations de « cuisses », se terminant d'ailleurs
plus d'usé fois par un atterrissage forcé.
— Bien sûr! Ton père trouvait que c'était nécessaire pour
me donner une bonne assiette.
— Entièrement d'accord, ma chère. Les exercices
d'Irène ont une utilité du même genre, et j'ajoute qu'en plus
ils ont l'avantage de lui donner de la grâce. Je ne saurais trop
te conseiller d'en faire autant; toi qui es si soucieuse de ta
ligne, tu trouverais peut-être là un moj ren de l'améliorer. Et
Dieu sait qu'elle en a besoin!
— Oh! C'est trop fort! Quel mufle! » s'écria
Henriette, rouge de colère.
En même temps qu'elle poussait cette exclamation
indignée, elle s'est levée, et ce que j'ai alors découvert m'a
tellement surprise que je suis restée un long moment bouche
bée avant de réagir. Henriette portait aux pieds les chaussons
de danse en satin rosé que Mme Violette m'avait donnés et
avec lesquels elle avait jadis dansé Giselle à l'Opéra. Mais le
pire était qu'Henriette, non contente de me prendre ces
chaussons que je vénérais comme des reliques, avait osé
dessiner grossièrement à l'encre rouge un as sur chacun d'eux.
Ma stupeur passé, j'avoue que j'ai perdu mon sang-froid.
Je me suis précipitée sur ma cousine en criant, ce qui a eu pour
effet de la mettre en joie; son rire achevant de m'exaspérer, je
l'ai saisie par les oreilles et j'ai commencé à la secouer de
toutes mes forces.
« Eh là! doucement, Irène! s'écria Sébastien qui entreprit
de nous séparer. Tu exagères! Qu'est-ce qui te prends?
— Tu ne pevix pas... comprendre! balbutiai-je fondant en
larmes. Regarde ce qu'elle a fait de mes précieux chaussons,
qu'elle m'a volés! »
Dès qu'il eut compris de quoi il s'agissait, Sébastien s'est
tourné vers Henriette et lui a demandé durement :

161
« C'est toi qui as fait ça?
-— Oui, c'est moi. Je les ai rudement améliorés! Je n'ai
jamais rien vu d'aussi laid que ces horreurs !
— Alors pourquoi les as-tu pris? répliqua-t-il.
— Parce qu'elle savait que j'y tenais énormément!
criai-je à travers mes larmes. Je lui avais dit que c'était un
souvenir de Mme Violette, et que je les adorais!
— Ah! j'en ai assez d'entendre rabâcher tes
histoires de danse! déclara Henriette. Tu devrais me remercier
d'avoir décoré ces vieilles savates! Au lieu de cela tu me fais
une scène grotesque, et tu brailles comme un bébé! Tu es
complètement ridicule....
— Assez, Henriette! coupa Sébastien. Tu vas
retirer ce que tu viens de dire!
— Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit, repliqua-t-elle.
Et toi, Sébastien, je te laisse la consoler, cette gourde! »
Elle n'a pas pu gagner la porte, car d'un bond il lui a barré
le chemin.
« Non seulement tu vas présenter tes excuses à Irène,
ordonna-t-il, très maître de lui, mais tu vas le faire à genoux, et
tout de suite!
— Jamais! Laisse-moi passer!
— Il n'en est pas question, fit-il, imperturbable. Dis-moi,
Henriette, est-ce qu'il t'est jamais arrivé de recevoir une
correction?
— Je suis une fille et on ne bat jamais les filles!
répliqua-t-elle, furieuse.
— Ah! vraiment? Eh bien, j'en connais une qui va faire
exception à la règle, si tu ne te dépêches pas de demander
pardon à Irène. »
Ce disant, il a tranquillement détaché sa ceinture et s'est
mis à la faire tournoyer devant Henriette.

162
« JE SUIS UNE FILLE ET ON NE BAT JAMAIS LES FILLES!
»

163
« Allons! Exécute-toi! Je ne vais pas attendre des heures,
tu sais! »
A vrai dire, je ne crois pas qu'il aurait mis sa menace à
exécution. Mais si grandes étaient l'énergie et la volonté qui
émanaient en cet instant de sa personne, de son regard et de sa
voix, qu'Henriette n'a pas cherché à résister. A ma stupéfaction
et à ma très grande gêne, elle est venue s'agenouiller près de la
chaise où je pleurais encore, et à son tour elle a fondu en
larmes, ce que je ne lui avais jamais vu faire. Tandis qu'elle
bredouillait des excuses, j'ai remarqué que Sébastien avait mis
à exécution sa menace, en faisant disparaître du visage
d'Henriette l'expression si pleine de suffisance qu'il haïssait.
Mais je n'aurais pas su dire si les larmes de ma cousine étaient
dues à la honte, à la colère, ou aux deux.
« Bon! reprit Sébastien. Maintenant, que proposes-tu
pour réparer le dommage?
— Je... je ne sais pas, balbutia-t-elle.
— Eh bien, cherche, et dépêche-toi!
— II faudrait les envoyer... au teinturier.
— D'accord. Prends du papier à lettres et écris ce que je
vais te dire. »
Dès qu'elle fut installée à la table, il lui dicta :

Messieurs,
Je vous envoie ci-joint une paire de chaussons de danse.
Veuillez les nettoyer avec le plus grand soin et faire
disparaître les dessins à l'encre rouge qui s'y trouvent. Il
s'agit d'objets auxquels j'attache une grande valeur et je
compte sur vous pour les remettre en parfait état.
Avec mes remerciements, agréez, messieurs, mes
salutations.

164
HENRIETTE DE RONJAC.

Henriette s'exécuta docilement, sous le regard


impressionnant de Sébastien. Dès qu'elle eut achevé la lettre, il
la prit, la relut et ajouta :
« Et maintenant, va chercher un carton, du papier de soie
et de la ficelle, pour emballer soigneusement les chaussons. Tu
donneras le paquet au chauffeur qui les déposera à Toulouse,
et tu paieras naturellement la réparation : c'est bien entendu?
— Oui, murmura-t-elle. Je... je peux sortir?
— Mais comment donc! Va, file, disparais, et en vitesse!
Qu'est-ce qui te retient? Le plus tôt sera le mieux, c'est moi qui
te le dis! »
En dépit de ces invectives, Sébastien avait repris une
expression plus détendue; sa voix était non plus coléreuse,
mais seulement taquine, et, en ce qui le concernait, j'ai eu la
certitude que l'incident était clos.
Lorsque les parents s'imaginent que leurs enfants «
s'amusent gentiment » — comme on a coutume de le dire —-
ils seraient bien étonnés s'ils savaient ce qu'en réalité les
jeunes pensent et font, au lieu de s'amuser. C'est en tout cas ce
que je me suis dit en voyant entrer dans la salle d'étude ma
tante de Ronjac, peu après le départ d'Henriette. On aurait pu
croire qu'elle sentirait la tension qui régnait dans la pièce,
après tant de sanglots, d'invectives, de cris de colère et de
rage. Mais tout ce qu'elle dit, après avoir, d'un bref coup d'œil,
examiné la pièce, et en regardant Caroline accroupie devant sa
patience, ce fut :
« Alors, mes enfants, on joue aux cartes?
— Vous avez besoin de nous, maman?» répliqua
vivement ma cousine, pour me donner le temps de me
ressaisir.

165
« Ma foi oui! déclara tante Germaine. Figure-toi que je
viens de recevoir une charmante lettre de ma vieille amie, la
baronne de Charmy. Elle a fondé une très belle œuvre
d'assistance à l'enfance malheureuse et organise une fête de
charité dans son parc, au profit de ses protégés. Elle nous de-
mande de l'aider.
— En quoi faisant? Pour servir le thé, ou pour vendre à
un comptoir?...
— Non, ma chérie. Je ne crois pas qu'il y ait de vente. Ce
sera plutôt un concert, et j'ai pensé que tu pourrais interpréter
un des morceaux que tu sais par cœur.
— Oh! maman, c'est impossible! gémit Caroline après
un long silence angoissé. Je mourrais de peur! Non,
vraiment, jamais je ne pourrais me produire en public! Mais
demandez à Henriette; elle sera ravie, car elle adore ça.
— Hum! murmura tante Germaine, perplexe.
Henriette joue beaucoup moins bien que toi, mon petit.... A
propos, où est-elle donc?
— Elle vient... de sortir....
— Ah!... Eh bien, parle-lui de cette fête de charité.
Peut-être pourriez-vous préparer quelque chose à quatre
mains? Tâche de faire un effort, voyons! Ce n'est vraiment pas
la peine de te faire prendre des leçons si tu es incapable
d'exécuter le moindre morceau.
— Je suis désolée, maman, fit Caroline en rougissant.
Mais, je vous assure, c'est plus fort que moi....
— En tout cas, reprit inexorablement sa mère, il faut que
vous fassiez quelque chose pour aider la baronne. J'y tiens
absolument.
— Ça y est! J'ai trouvé! » s'écria ma cousine avec tant
de véhémence qu'elle nous a fait sursauter. « Irène va danser!
Tu connais une quantité de danses, n'est-ce pas, Irène? Tu

166
m'en as souvent parlé quand je suis venue te regarder. Oh
oui! Ce serait merveilleux! »
Tante Germaine, se tournant vers moi, me dévisagea
comme si elle venait seulement de découvrir que je travaillais
chaque jour la chorégraphie; grâce à Dieu, mes yeux étaient
enfin secs.
« Des danses? dit-elle. Mais de quel genre? Pas ces
affreux trémoussements, en tapant du pied sur le parquet,
j'espère?
— Des claquettes? répliquai-je. Oh non, tante
Germaine! Caroline faisait allusion aux airs de ballets
classiques que j'étudie avec Mlle Martin, comme le Casse-
noisette. Les Sylphides, ou Le Lac des Cygnes. Caroline m'a
vue les travailler.... »
Je m'interrompis brusquement, de peur que ma tante,
découvrant enfin que je m'entraînais chaque jour, ne jugeât
sévèrement cette activité demeurée secrète. Mais, à ma vive
surprise, elle me répondit :
« Ma foi, ce n'est pas une mauvaise idée, si nous ne
trouvons rien de mieux. Je vais demander à Mme de Charmy
ce qu'elle en pense. Je sais qu'une personnalité importante —
une cantatrice, je crois — vient exprès de Paris pour présider
cette fête. Peut-être trouvera-t-elle qu'un numéro de danse
serait trop... comment dire... pas assez distingué....
— Pas assez distingué? » s'écria Sébastien, de la fenêtre
où il avait écouté, sans intervenir, la conversation. « La danse
est un des arts les plus raffinés qui soient, ma tante. Vous
ne pourriez rien offrir de plus délicat à la baronne qu'un air de
ballet.
— Ah! vraiment? » répliqua tante Germaine, tandis
que nous nous tournions vers lui, un peu choquées du ton
hautain de sa remarque. « Et puis-je te demander ce que tu en
sais?

167
— Oh ! je connais fort bien la question ! déclara-t-il, très
sûr de lui. Chaque fois que l'occasion s'en présente, mon père
et moi nous ne manquons jamais d'aller voir les spectacles de
ballets que l'on donne à Toulouse, et j'ai été plusieurs fois à
l'Opéra de Paris.
— Ah! vraiment? fit-elle, sans paraître s'intéresser à la
chose. Eh bien, comme je le disais, je consulterai mon amie et
c'est elle qui décidera. Je pense que si elle consent à ce que tu
danses, Irène, elle te prêtera quelque chose de convenable
à mettre.
— J'ai ce qu'il faut, tante Germaine, et, le cas échéant, je
suis sûre que Mlle Martin me donnera ce qui pourrait me
manquer. Elle le fait toujours pour ses élèves, quand elles ont
besoin d'un costume pour une représentation.
— Comme tu voudras! »
Manifestement déçue de ne pas pouvoir exhiber ses filles
à cette représentation, ma tante nous a laissés discuter l'idée de
Caroline. A vrai dire, je n'en étais guère plus enthousiasmée
qu'elle. Je ne connaissais pas Mme de Charmy, mais Sébastien
et Caroline ont été d'accord pour m'affirmer que cette grande
dame avait un cœur d'or; elle ne pensait qu'à faire du bien
autour d'elle et tout le inonde la vénérait dans le pays.
Néanmoins, je doutais que la valse des Sylphides pût
rencontrer quelque succès à sa fête. Mais le destin est ainsi fait
que les circonstances les plus banales influent parfois de façon
décisive sur le cours de notre existence; en fait, ce concert qui
me tentait si peu devait constituer le véritable point de départ
de ma carrière.

168
CHAPITRE XI

« LES SYLPHIDES

LE LENDEMAIN matin, tante Germaine m'a informée


qu'après un entretien téléphonique avec la baronne, celle-ci me
demandait de danser chez elle.
« Elle m'a paru ravie de ma proposition, déclara ma tante,
et j'en ai été réellement surprise. Il faut maintenant t'occuper
de ton costume, Irène. Crois-tu vraiment que Mlle Martin t'en
prêtera un?
— J'en suis sûre, répliquai-je. Ne pourrais-je aller en
ville demain? Eugénie m'a dit qu'elle avait des courses à
faire et j'aimerais l'accompagner. En plus de mon costume, il
faut que je trouve un disque des Sylphides.
— Je croyais que nous l'avions ici et que tu t'en étais
servie pour travailler.
— Oui, ma tante. Mais c'est justement à cause de cela
qu'il est très usé.

169
— Tiens? Je ne croyais pas que les disques s'usaient.
— Il n'est pas abîmé, maman, dit alors Caroline, il est
cassé, parce qu'Henriette a fait exprès de marcher dessus!
— Je n'en crois pas un mot! » fit tante Germaine, qui
prenait toujours la défense d'Henriette. « Si elle a marché
dessus, c'était sûrement un accident. Mais, bien entendu,
puisqu'il est cassé, il faut que tu en achètes un autre, Irène.
— J'aurais, de toute façon, été obligée de le faire,
tant il était usé, et je le paierai de ma poche », dis-je.
A vrai dire, et malgré le vilain acte d'Henriette, j'avais un
peu de scrupules, en songeant que le disque s'était usé à force
de servir chaque jour, non à mon perfectionnement musical,
mais à mes exercices de danse.
« II n'en est pas question, mon enfant, répliqua tante
Germaine. Cette fête de charité est mon affaire et je te
rembourserai tes dépenses. Il faut que tu aies deux ou trois
costumes, car Mme de Charmy demande que tu danses au
moins deux fois, avant et après l'entracte; elle veut aussi que tu
sois prête à exécuter un troisième numéro, pour le cas où
l'assistance réclamerait un bis, ce qui d'ailleurs me paraît
improbable.
— Dans ce cas, dis-je, j'exécuterai d'abord un solo du
Lac des Cygnes, puis la valse des Sylphides. et s'il le faut, en
bis, une danse du Casse-noisette.
— Tu auras donc besoin de trouver aussi les disques
correspondants.
— Oui. Pourvu qu'ils soient en magasin! C'est Le Lac
des Cygnes qui sera le plus difficile à dénicher, je le crains. »
Le lendemain, après le déjeuner, je suis donc partie pour
Toulouse avec Eugénie, dans la voiture de tante Germaine
conduite par Auguste; sitôt arrivées en ville, j'ai laissé la
gouvernante faire les courses et jeme suis rendue directement
chez Mlle Martin. Elle s'est montrée enchantée de l'occasion

170
qui s'offrait à moi, car elle y a vu un moyen de mettre
sérieusement à l'épreuve le résultat de mes patientes études.
Elle m'a promis d'assister à la fête de charité et m'a prêté un
ravissant costume de Sylphide. Entièrement blanc, il consistait
en un corsage de satin très ajusté, et en une jupe de tulle très
ample, descendant jusqu'à mi-mollets. Il comportait deux
petites ailes fixées au dos du corsage, et des manches très
courtes en forme de collet.
Mon professeur m'a également prêté un maillot de soie
rosé pâle, que je devais mettre avec le tutu dont j'avais fait
l'acquisition. Il n'était pas en soie naturelle, parce que c'est
maintenant devenu un article presque introuvable, mais en très
beau fil d'Ecosse et correspondait exactement à ma taille. Bien
entendu, il me collait au corps beaucoup mieux que le maillot
en soie artificielle dont je m'étais servie jusqu'alors. Enfin, elle
m'a cédé pour un prix dérisoire des chaussons rosés à bout
renforcé presque neufs. Il ne me manquait donc rien pour
exécuter mes danses dans les meilleures conditions.
Après cela, j'ai pris l'autobus pour me rendre dans le
centre de la ville, où se trouvaient les marchands de disques, et
là, ma chance a tourné en guigne. Dans chaque boutique, on
m'a proposé toutes les valses de Chopin sauf celle que je
cherchais. Le vendeur du dernier magasin où je suis passée a
été très complaisant. Etalant devant moi ses catalogues, il m'a
aidée à les examiner page par page, puis, se redressant, il a
secoué la tête et déclaré qu'à son avis il n'existait aucun
enregistrement de ce solo, car il ne se souvenait pas d'en avoir
jamais vu un seul.
« Alors, lui demandai-je, navrée, avez-vous au moins la
valse tirée du ballet Les Sylphides... de Chopin?
— Je crois que oui, mademoiselle. Un instant, je vous
prie. »

171
II s'en fut au fond du magasin et se mit à passer ses doigts
sur des centaines de disques empilés dans les étagères tandis
que j'attendais au comptoir, bouillant d'impatience.
Finalement, il revint vers moi et me déclara qu'il était désolé,
mais qu'un client venu le matin même avait dû acheter le
dernier exemplaire qui leur restait.
J'étais si déçue que j'en aurais pleuré. Et j'aurais sans
scrupule tué le maudit client qui avait emporté le matin ma
chère valse!
« Voulez-vous que je vous le commande spécialement? »
me proposa le vendeur.
Mais j'ai décliné son offre, en lui expliquant qu'elle était
inutile; il me fallait le disque pour samedi, et nous n'avions
plus le temps de le faire venir de Paris,
Tout en rentrant à Beauchêne avec Eugénie, je me suis
demandé ce que j'allais faire. Si je renonçais à danser, cela
rendrait à coup sur tante Germaine furieuse. Ma seule
ressource consistait à exécuter tant bien que mal le solo du
Lac des Cygnes, en utilisant un vieux disque terriblement usé,
et en souhaitant qu'il ne répétât pas vingt fois de suite la même
phrase, comme c'avait été souvent le cas pendant mes heures
d'étude. Sans doute me restait-il une chance, c'était de trouver
sur place quelqu'un capable de m'accompagner; mais une telle
éventualité, déjà fort improbable pour la valse de Chopin, était
impensable en ce qui concernait le Casse-Noisette.
Plongée dans mes réflexions, je ne me suis pas occupée
d'Eugénie et mon silence l'a inquiétée :
« Vous n'êtes pas malade, mademoiselle Irène? finit-elle
par me demander.
— Non, Eugénie. Rassurez-vous. Mais je suis
préoccupée, simplement. »

172
JE ME SUIS ASSISE SUR L'HERBE, J'AI ÉCOUTÉ CETTE
ŒUVRE.

173
Comme nous approchions du manoir, j'ai soudain eu une
idée : Sébastien n'aurait-il pas, par hasard, dans sa collection,
un ou deux disques dont je pourrais me servir? Comment n'y
avais-je pas pensé plus tôt? C'était stupide!
« Arrêtez! dis-je au chauffeur, dès que la voiture eut
franchi la grille. Il faut que je dise un mot à M. Sébastien. Ne
m'attendez pas. Je rentrerai à pied. »
Les fenêtres de la petite maison étaient grandes ouvertes
et, tandis que j'en approchais en traversant la pelouse, j'ai été
heureusement surprise d'entendre de la musique. C'était la
Suite Hotberg de Grieg jouée au piano; m'arrêtant, je me suis
assise sur l'herbe, j'ai écouté cette œuvre que j'aimais
particulièrement, et je n'ai pas tardé à en trouver
l'interprétation tout à fait remarquable. J'avais moi-même
travaillé ces variations, mais je n'étais jamais parvenue à les
jouer avec autant d'autorité — je crois que c'est bien le mot.
L'œuvre débute par une série d'accords arpégés, montant
en crescendo, du grave à l'aigu; puis vient une mélodie
lancinante que la main gauche fait ressortir. Elle est reprise par
la basse en forte, et le morceau s'achève par un nouvel air
arpégé dans l'aigu.
Je n'ai pas eu besoin d'en écouter plus long pour me
convaincre que le pianiste n'était autre que Sébastien.
Sébastien que je n'avais jamais entendu jouer, mais dont je
connaissais la vocation et les ambitions de musicien. Nul autre
que lui n'aurait pu jouer l'œuvre de cette façon, et jusqu'au
dernier accord il y a fait montre d'une rare maîtrise pour un
garçon de son âge. Un long silence a suivi cette émouvante
exécution de la Suite Holberg, et j'étais encore tout imprégnée
de cette musique lorsqu'une autre mélodie, bien connue et très
aimée, a égrené ses notes par la fenêtre ouverte. Cette fois,
c'était le chant si doux et nostalgique des Sylphides, évoquant

174
une pièce d'eau tranquille où se reflétaient, au clair de lune, les
longues branches des saules.
Sans même réfléchir à ce que je faisais, je me suis
déchaussée, j'ai ôté mon blazer et, me levant, je me suis mise à
danser. Pieds nus, et malgré ma jupe écossaise peu propice à
cet exercice, j'ai exécuté toute la valse des Sylphides sur le
gazon velouté — mon premier plateau — comme jamais je ne
l'avais encore fait. Il me semblait, tout en me laissant aller au
rythme de cette mélodie familière, que j'avais trouvé dans ce
parc le cadre idéal convenant à l'œuvre et que j'étais animée
par une force étrange, presque surnaturelle.
Et puis, brusquement, la musique s'est arrêtée et j'ai été
ramenée sur terre par une voix, celle de Sébastien qui, debout
à la fenêtre, me disait :
« Parfait, Irène! Je t'ai observée d'un bout à l'autre de la
valse. C'était ravissant, c'était superbe! »
Ma première réaction a été une vive déception.
« Sébastien! m'écriai-je. Je croyais que c'était toi qui
jouais....
— Oh non! fit-il en riant. Je voudrais bien être capable
d'en faire autant. Rends-toi compte : c'était Alfred
Cortot! J'ai acheté le disque ce matin à Toulouse, et je
venais de le mettre sur mon appareil quand je t'ai aperçue;
alors, je suis resté dans l'ombre à te regarder. Vraiment, c'était
très bien, tu sais!
— C'est curieux, répliquai-je. Car, en écoutant la Suite
Holberg, j'étais convaincue que c'était toi qui la jouais. Tu ne
trouves pas ça étrange?
— La Suite Holberg?... Tu l'as donc entendue? Eh bien,
tu as raison; c'était bien moi, en effet, qui l'interprétais. C'est
une des œuvres que je préfère.
— Ah! je suis contente! Je t'avoue que c'aurait été pour
moi une déception, si je m'étais trompée.

175
— Merci. Tu es bien bonne. Mais, dis-moi,
ajouta-t-il en sautant par la fenêtre pour me rejoindre,
pourquoi donc es-tu venue ici? Tu te promenais?
— Non. Je rentre de Toulouse où j'ai été faire des
courses en vue de la fête de charité. J'ai rapporté ce qu'il me
faut pour danser, sauf des disques; je n'ai pas pu trouver
le ballet des Sylphides, parce qu'un maudit acheteur a, ce
matin même, emporté le seul exemplaire de la valse qui restait
en magasin. Alors, je suis venue voir si, dans ta collection, tu
n'as pas.... Mais maintenant tout va bien! Puisque tu viens de
jouer la valse au gra-mophone, c'est que tu as le disque! Tu
pourras me le prêter.
— Eh oui! C'est précisément celui que le « mau-«dit
acheteur » a rapporté de Toulouse! Figure-toi que j'ai profité
de la camionnette du boucher, qui allait ce matin en ville de
bonne heure, pour tâcher de réparer les dégâts causés par
Henriette. Tu as, comme on dit, été plus vite que les violons;
mais je n'en suis que plus content de t'offrir ce disque,
maintenant que je t'ai vue danser la valse.
— Oh! Sébastien! que tu es gentil! Tu me sauves la vie!
— N'exagérons rien!...
— Mais, écoute, j'ai encore quelque chose à te
demander. As-tu par hasard Le Lac des Cygnes?
— Je n'ai pas le disque, mais j'ai la partition.
— Tu pourrais me la jouer? C'est la Danse
d'Odette que j'ai travaillée.
— Viens au salon. Nous allons bien voir si ça va! »
Quelques minutes plus tard, osant à peine y croire, je
commençais à répéter, accompagnée par Sébastien, cette danse
que Mme Violette m'avait apprise et que j'avais continué à
travailler avec Mlle Martin. Sébastien l'a admirablement inter-
prétée, en y mettant cette autorité qui déjà m'avait frappée
lorsqu'il avait joué la Suite Holberg.

176
Trois fois de suite nous avons répété l’œuvre.

177
Trois fois de suite, nous avons répété l'œuvre sans
éprouver la moindre difficulté à la mettre au point.
« C'est merveilleux, Sébastien! murmurai-je en
m'asseyant un peu essoufflée. Et maintenant, puis-je te
demander de m'accompagner samedi, le jour de la
représentation?
— Dame, il le faut bien! répondit-il en faisant la moue.
Ça m'empoisonne, mais tu n'as pas d'autre moyen de t'en
tirer, et nous autres artistes, nous devons nous entraider, pas
vrai? Mais c'est bien pour toi que je le fais, car ces
manifestations mondaines m'horripilent !
— Oh! merci! fis-je en lui sautant au cou. Jamais je
n'oublierai ce que tu fais là!
— Pas de grands mots! grommela-t-il, bourru. Et ne
t'engage pas trop avec moi, car Dieu sait ce que cela pourrait
te coûter plus tard, quand tu seras une célèbre étoile de la
danse, tandis que je gagnerai péniblement mon pain
quotidien en jouant au coin des rues!
— M'est avis, au contraire, que tu seras un chef
d'orchestre réputé, alors que moi je resterai perdue
dans la masse des figurantes!
— Que de modestie, ma chère! Allons, emporte le
disque et sauve-toi maintenant. Il faut que je fasse des
gammes, pour pouvoir t'accompagner convenablement! »

178
CHAPITRE XII

JE RETROUVE UNE VIEILLE AMIE

LE SAMEDI, il a plu, en sorte que la garden-party prévue


par la baronne de Charmy dans son parc a été hâtivement
transformée en vente de charité-concert dans la salle des fêtes
du bourg. Ce changement présentait un avantage : je
disposerais, pour danser, d'un bon plateau, au lieu d'une
pelouse, certes, mais je ne sais pas trop comment je me
serais tirée des autres airs, puisque on ne peut pas faire de
pointes sur du gazon.
Bien entendu, il fallait nous attendre à crever un pneu. Il
s'agissait du cabriolet, parce que la Cadillac était en panne; en
cas de crevaison, nous aurions donc à mettre nous-mêmes le
cric et à changer la roue. Auguste ne nous a pas
accompagnées, car tante Germaine a estimé qu'il n'y avait pas
de place pour lui. Elle ne se trompait pas. En effet, lorsque
Henriette eut étalé sa robe sur la petite banquette arrière, pour

179
ne pas la froisser, et que Caroline eut pris place à l'avant, avec
une montagne de gâteaux destinés au buffet de la vente, il ne
restait guère de place pour nous caser, moi et mon précieux «
tutu ».
« Je voudrais bien que tu ne m'écrases pas comme tu le
fais, Irène! déclara Henriette, à peine, avions-nous démarré. Je
n'ai rien vu d'aussi encombrant que cette chose-là », ajouta-t-
elle en jetant un regard venimeux sur mon innocent costume. «
Tu aurais vraiment pu mettre « ça » dans le coffre!
— Ça l'aurait complètement abîmé! répliquai-je.
Je t'assure que le seul moyen de transporter un tutu, c'est de le
mettre à plat sur ses genoux, comme ceci. »
Ce disant, je contemplais avec orgueil la vaporeuse masse
de tulle, blanche comme de la neige.
« Si même ton costume avait été froissé, reprit-elle, ça
n'aurait eu aucune importance, tu sais. Un concert de village,
ça ne compte pas!
— Quand on est danseuse, dis-je, chaque représentation
à laquelle on participe est importante, et l'on doit toujours faire
de son mieux, quelle que soit l'assistance.
— Mais tu n'es pas danseuse! rétorqua Henriette. Il
est simplement question que dans l'avenir tu deviennes
professeur de danse; alors je ne vois pas pourquoi tu fais tant
de chichi!»
J'ai rougi fortement, car j'avais oublié que tout le monde,
à Beauchêne, ignorait encore mon cher secret. Or, à cet instant
même, un des pneus a éclaté.
Dans un sens, ce fut un soulagement, car je n'ai pas eu à
poursuivre cette gênante discussion avec Henriette; mais, à un
autre point de vue, l'incident a été extrêmement désagréable,
tante Germaine n'avait pas idée, semblait-il, de ce que c'était
que changer une roue.

180
Sur le moment, elle a voulu que Caroline et moi nous
revenions à la maison — une marche de trois bons kilomètres
— pour ramener Auguste afin qu'il changeât la roue; mais je
lui ai fait remarquer que six kilomètres à pied prendraient tant
de temps que, dans l'intervalle, la vente de charité serait
terminée.
Finalement, j'ai changé moi-même la roue avec l'aide de
Caroline, cependant qu'Henriette prétendait nous donner de
précieux conseils, tout en prenant soin de ne rien toucher qui
risquât de lui salir les mains. Heureusement, j'avais souvent vu
M. Salmon, l'ami de papa, faire ce travail, pour lequel il
m'était plus d'une fois arrivé de l'aider; je savais donc ce qu'il
fallait soit faire, soit éviter, par exemple ne pas lever le cric
avant d'avoir desserré les boulons, ou encore bien caler les
roues de la voiture avec des cailloux ou des bûches, pour
qu'elle ne risquât pas de glisser. Néanmoins, regarder faire une

181
grande personne, ou même l'aider, est une chose;
exécuter soi-même l'opération en est une autre. Nous nous en
sommes pourtant bien tirées, ma cousine et moi, et nous avons
même pensé à ranger les outils.
Quand nous sommes remontées en voiture, tante
Germaine a dit à Henriette de mettre mon tutu sur ses genoux,
car je m'étais beaucoup sali les mains. J'ai idée cependant
qu'en donnant cet ordre à sa fille, elle a surtout pense à reifet
que je produirais sur Mme de Charmy si mon tutu était taché.
La fête de charité battait son plein lorsque nous avons fini
par y arriver, mais nous avons pu pénétrer dans la salle des
fêtes par une petite porte latérale, évitant ainsi la foule des
visiteurs qui se pressaient à l'entrée. Caroline et moi, nous
nous sommes hâtées de nous enfermer dans le vestiaire des
dames, afin de nous y laver; ce ne fut certes pas une petite
atîaire, car en changeant cette maudite roue nous nous étions
couvertes non seulement de boue mais de cambouis, et Dieu

182
sait que le cambouis est difficile à faire disparaître! Ne
disposant que d'un seul lavabo, nous avons dû l'utiliser en
même temps, si bien qu'à plusieurs reprises nos têtes se sont
fortement cognées pendant nos ablutions. « Plus on se
dépêche, moins on va vite », dit un vieux proverbe; c'était à
coup sûr notre cas, ce jour-là!
Néanmoins, nous sommes parvenues à nos fins et, tandis
que je commençais à me mettre en tenue, Henriette s'est
préparée à entrer en scène, pour exécuter un morceau de
piano. Il s'agissait d'une valse de Brahms, et je dois dire qu'en
l'entendant la jouer la veille, j'avais trouvé qu'elle s'en tirait
assez mal; elle gardait constamment le pied sur la pédale forte
pour tenter de camoufler ses fautes, et son doigté était
déplorable, car elle ne se donnait jamais la peine de travailler
lentement. Elle déchiffrait à toute vitesse n'importe quelle
œuvre et certifiait, aussitôt après, qu'« elle la savait ». Quant à
Caroline, elle avait cédé aux instances de sa mère en acceptant
de jouer avec Henriette un morceau à quatre mains, « à la
condition de tenir la partie de basse, que personne
n'écouterait»....
Cependant, cachée derrière un paravent que l'on avait
aimablement installé à mon intention, je me suis déshabillée
entièrement : l'inconvénient des costumes de ballerine, c'est en
effet que l'on ne peut conserver le moindre sous-vêtement, car
il se verrait. J'ai donc enfilé mon maillot collant, solidement
maintenu à la taille par une ceinture élastique; puis, avec le
plus grand soin, je me suis introduite — il n'y a pas d'autre
mot pour le dire — dans le tutu. Il est façonné tout d'une
pièce, comme une gaine sur laquelle sont bâtis les volants
froncés; heureusement le mien comportait une fermeture éclair
sur le côté, en sorte que je n'ai pas eu à boucler une quantité
d'agrafes, ce qui demande beaucoup de temps. Enfin, j'ai mis
mes beaux chaussons de soie rosé à bouts renforcés; j'ai croisé

183
les rubans sur le cou-de-pied, l'extérieur passant par-dessus
l'intérieur, avant de les attacher par un joli petit nœud sur le
côté de la cheville.
J'ai alors tiré mes cheveux en arrière, dans le style austère
qui est de règle pour toute danse classique, et je les ai
enveloppés d'un filet solidement fixé derrière la nuque et sur
les côtés par des pinces; de cette manière, ils ne risqueraient
pas de se dénouer, quel que fût le nombre de mes «pirouettes».
Il me restait enfin à me maquiller, comme mon
professeur m'avait appris à le faire. Je n'avais d'ailleurs pas à
craindre un éclairage puissant, ce qui m'a permis de me
contenter de fards légers. La vie à la campagne m'avait de plus
donné un teint assez coloré pour qu'un peu de crème suffît à le
soutenir. Du rouge aux lèvres, du rimmel aux cils et un mince
coup de crayon noir au coin de chaque œil, pour l'agrandir un
peu, tels ont été mes derniers préparatifs.
Quand tout fut terminé, je suis allée me regarder dans une
grande glace et je n'ai pu réprimer un petit cri de surprise.
Etait-ce vraiment moi, cette mince ballerine, revêtue du
classique tutu, celle jeune fille au visage romantique et aux
grands yeux sombres? Ces bras gracieux, ces longues jambes
musclées mais harmonieuses, étaient-ils bien les miens?
Pendant un instant, j'ai eu de la peine à le croire; puis, avec un
tressaillement de joie, je me suis rendu compte
qu'effectivement j'avais réussi à acquérir la véritable silhouette
d'une danseuse de ballet.
Soudain, un appel m'a fait sursauter. C'était Caroline qui
venait me chercher.
« Irène, criait-elle à la porte, es-tu prête? Le concert va
commencer dans un instant. La baronne va d'abord présenter
la grande artiste qui est venue de Paris pour présider la fête et
qui va faire un discours. Ensuite, Henriette jouera et puis ce
sera ton tour.

184
Quand tout fut terminé, je suis allée me regarder dans une grande glace.

185
— Je suis prête, répondis-je. Tu peux entrer, Caroline! »
Ma jeune cousine a fait irruption dans le vestiaire et s'est
arrêtée net, en poussant une exclamation dont la signification
ne pouvait susciter aucun doute dans mon esprit.
« Oh! fit-elle. Tu es merveilleuse, Irène!
— Merci », répondis-je en lui faisant une révérence,
comme sur scène. « Ce tutu est joli, n'est-ce pas?
— Ce n'est pas seulement le tutu qui est joli, c'est toi qui
es adorable! déclara-t-elle, avec un enthousiasme qui m'a
touchée. Henriette! Henriette ! reprit-elle. Viens voir Irène!»
Un instant plus tard, sa sœur a paru sur le seuil de la
pièce, au moment où j'allais en sortir; au seul regard qu'elle
m'a lancé, avant de me tourner le dos sans dire un mot, j'ai
compris que Caroline avait dit vrai : le dépit d'Henriette valait
tous les compliments imaginables. Sans doute était-ce très
égoïste de ma part, mais j'avoue que cette rage de ma cousine
m'a causé un plaisir extrême.
« Viens vite! murmura Caroline. Il faut que nous allions
rejoindre Sébastien derrière la scène. Il m'a envoyée te
chercher. »
Elle m'a conduite par un couloir jusqu'à la salle, au fond
de laquelle on avait dressé une estrade. Or, voici qu'au
moment où nous y pénétrions, par une porte dissimulée
derrière un paravent, un fait, bouleversant pour moi, s'est
produit. Quelqu'un parlait sur l'estrade, et cette voix,
reconnaissable entre mille, n'était autre que celle de la chère
Mme Violette, que je n'avais plus entendue depuis un an.
D'abord clouée sur place par la surprise, je me suis
précipitée vers le rideau qui servait de toile de fond à la scène,
et, le soulevant légèrement, j'ai reconnu avec une joie indicible
ma chère maîtresse qui, dans son inimitable français teinté de
slave et d'italien, faisait à l'assistance l'éloge de l'œuvre de
Mme de Charmy, dont elle s'occupait également.

186
« Attention! me murmura Caroline à l'oreille. Ne te
montre pas! Cela gâterait tout l'effet de ton entrée en scène!
— Tu ne peux pas comprendre! » répliquai-je en me
retirant avec elle dans les coulisses, où Henriette, nerveuse,
attendait son tour. « C'est Mme Violette qui parle!
— Non! déclara sèchement Henriette. Elle ne s'appelle
pas comme ça. C'est Mme Viret.
— Eh bien, oui! répondis-je. Mais nous, ses élèves,
nous l'appelons Mme Violette. Tu penses bien que je la
connais, puisque c'est elle qui m'a appris à danser et que j'ai
travaillé trois ans sous sa direction ! Personne, d'ailleurs ; ne
parle le français de cette façon-là. On la reconnaîtrait entre
mille.
— Tu dois te tromper, reprit Henriette. Il y a beaucoup
d'artistes qui parlent le français avec un fort accent étranger;
mais celle-ci est beaucoup trop célèbre pour que tu l'aies
eue comme professeur. D'ailleurs, c'est une cantatrice!
Maman me l'a affirmé.
— Eh bien, tante Germaine s'est trompée! déclarai-je.
Mme Violette n'a jamais chanté, mais elle a été la plus grande
danseuse étoile de son temps. Quand elle est devenue trop
âgée pour continuer à danser à l'Opéra, on l'a nommée
professeur au Conservatoire, et maintenant elle transmet les
secrets de son art à ses élèves.
— Admettons! répliqua-t-elle en haussant les épaules.
Il n'y a vraiment pas de quoi te mettre dans tous tes états!
— Mais je suis dans tous mes états! m'écriai-je. Je suis...
je suis.... Oh! Quand je pense que ma chère maîtresse est là,
tout près, à quelques pas de moi, et que je vais pouvoir la voir
et lui parler!...
— Pour l'instant, tu ne vas sûrement pas te promener
dans cet accoutrement! Tu n'as qu'à attendre ici que la
représentation soit terminée! »

187
Soupirant de regret et d'impatience, j'ai dû reconnaître
qu'elle avait raison, car je ne me voyais pas bien surgissant au
milieu du public, dans le costume du Lac des Cygnes. Il ne
pouvait évidemment pas être question de sauter au cou de
Mme Violette, en pleurant de joie, comme j'aurais tant voulu
le faire. Je n'avais qu'à attendre, et c'est en fait ce à quoi je me
suis résignée, tellement émue et énervée que j'avais du mal à
m'empêcher de trembler.
Tandis qu'Henriette se tirait non sans peine de sa
mazurka, Sébastien s'est approché de moi. C'était un tout autre
garçon que le compagnon de nos jeux et de nos randonnées.
Au lieu de la vieille culotte de cheval et de la chemisette qui
constituaient habituellement sa tenue, il portait un élégant et
sobre costume bleu marine; son abondante chevelure brune,
toujours rebelle et embroussaillée, était soigneusement
ramenée en arrière et cosmétiquée, si bien qu'il paraissait
beaucoup plus que son âge. Il m'a longuement regardée, d'un
ah* grave, puis il a esquissé un sourire, en hochant la tête, et
m'a dit simplement :
« Prête?... Allons-y! »
Nous sommes entrés en scène en même temps, chacun de
notre côté, et pendant qu'il s'asseyait devant le grand piano à
queue, je me suis avancée jusqu'au bord de l'estrade, où je suis
restée un instant immobile, les mains croisées sur mon tutu,
comme on m'avait appris à le faire.
Et soudain, la musique si chère et si connue du Lac des
Cygnes a retenti dans la salle. Sébastien la jouait par cœur, de
manière à pouvoir me suivre constamment des yeux. Il
accompagnait à la perfection et semblait savoir d'instinct
quand il devait ralentir ou presser le mouvement, selon les
figures que j'exécutais. Rien d'étonnant, dans ces conditions, à
ce que j'aie dansé comme jamais cela ne m'était encore arrivé.
Certes, la présence de Mme Violette y était pour beaucoup, car

188
je tenais à lui montrer que je n'avais rien oublié de son
enseignement; mais j'ai aussi dansé pour Sébastien, tant je me
sentais portée par son jeu; il me semblait que je flottais sur
cette musique, comme le cygne que j'interprétais aurait glissé
au clair de lune sur l'eau tranquille d'un lac.
J'ai été si captivée par cette passionnante expérience que
j'en ai complètement oublié l'assistance; aussi, lorsque je me
suis arrêtée et que les applaudissements ont crépité, ai-je tout
d'abord était saisie de surprise. Puis, j'ai profondément salué le
public, en m'inclinant tour à tour à droite et à gauche,
plusieurs fois de suite, avant de m'en-fuir dans les coulisses —
consistant en deux simples paravents — où Sébastien
m'attendait.
« Splendide, Irène! me dit-il en me prenant les deux
mains qu'il serra très fort. Mais, dis-moi, ajouta-t-il, tandis que
les applaudissements redoublaient dans la salle, il faut que tu
danses autre chose, maintenant. Plutôt que de recommencer le
même numéro, veux-tu essayer le Casse-noisette? Tu peux le
danser en tutu, n'est-ce pas?
— Oui, murmurai-je, mais je voudrais d'abord souffler
un peu, si c'est possible.
— Bon! Alors, voilà ce qu'on va faire. Je vais rentrer en
scène, annoncer ta seconde exhibition et jouer quelque chose
pendant que tu te détends. Ça les fera patienter.
— Oh! merci, Sébastien! » fis-je, émue de gratitude.
Assise dans un fauteuil, je me suis reposée en écoutant
les premières pages de la Suite Holberg, que j'avais entendues
trois jours avant; l'assistance a paru vivement apprécier cette
belle œuvre, à en juger par le tonnerre d'applaudissements qui
a salué la fin du morceau. Je crois même que l'on aurait aimé
entendre plus longtemps le brillant pianiste. Tante Germaine a
coupé court à cette ovation en montant sur l'estrade pour
annoncer que sa nièce, Irène Charlet, allait exécuter un second

189
air de ballet. Elle ne paraissait certes pas satisfaite, car le jeu si
brillant de Sébastien accentuait encore la fâcheuse impression
produite par celui de sa cousine. Et pourtant il ne cherchait
vraiment pas à la concurrencer, puisque son seul but avait été
de me faire gagner du temps. Un instant plus tard, il est venu
me chercher, en apportant le disque du Casse-noisette, dont il
a entrepris de surveiller attentivement la bonne marche.
Cette fois, je suis entrée en scène « sur les pointes »,
tandis que les premières notes de la musique de Tchaïkovsky
s'égrenaient dans l'air, comme des morceaux de glace tintant
contre un verre de cristal. Je me suis efforcée d'imaginer le
parc de Beauchêne, ses pelouses, ses bois et son étang,
couverts de neige, par une claire journée d'hiver; dans ce
paysage scintillant et silencieux, j'ai évoqué le chant lointain
des cloches, faible tintement qui traversait, irréel, l'air glacé du
matin. Je n'étais plus un cygne glissant sur l'eau, mais une fée
de glace, une reine des neiges, parée de givre et couronnée de
diamants, qui sautillait sur l'étang gelé. Voilà ce qu'en tout cas
j'ai tenté d'exprimer, en exécutant les petits pas légers et serrés
qui constituent l'étonnant solo du Casse-noisette.
Il faut croire que j'ai atteint mon but, car on m'a applaudie
plus encore que la première fois. A trois reprises, j'ai dû
revenir sur scène pour saluer et remercier l'assistance, qui
tapait du pied et criait : « Encore! » Mais Mme de Charmy
s'est levée et, tournée vers ses invités, elle leur a demandé de
m'accorder un peu de repos, en promettant que je danserais
encore après l'entracte. J'étais, à vrai dire, à bout de souffle,
car cette danse, exécutée presque d'un bout à l'autre sur les
pointes et comportant de nombreuses pirouettes, est une des
plus fatigantes du répertoire.

190
« Oh! Irène, tu as été prodigieuse! me dit Caroline avec
feu en m'embrassant sur les deux joues lorsque enfin j'ai pu
regagner, à bout de souffle et très émue, les coulisses. Jamais
je n'aurais cru que tu serais capable de danser comme cela! Je
veux apprendre, moi aussi! Est-ce que tu crois que maman me
laissera prendre des leçons avec Mlle Martin?
— Pourquoi pas? fis-je en riant. Ça lui coûtera en tout
cas moins cher! Seulement, ajoutai-je en pinçant
affectueusement sa joue de bébé replet, si tu veux travailler la
danse, il faudra que tu t'imposes des sacrifices et que tu
renonces à ton péché mignon : la gourmandise!
— Eh bien, je trouve que ça en vaut la peine, répondit-
elle, et je vais en parler à maman, dès ce soir. Mais où est donc
Henriette? Oh! quelle barbe! C'est notre tour, maintenant!... A
quatre mains....

191
— Reste donc tranquille, Caroline! Je suis là, dit
Henriette en surgissant du couloir. Ce n'est vraiment pas la
peine de t'en faire et de t'énerver, je .t'assure !
— Enervée? répéta ma jeune cousine. Je ne suis pas
énervée, je suis positivement terrifiée!
— Ne fais donc pas l'idiote, lui rétorqua hargneusement
sa sœur. Quelle importance cela a-t-il de jouer devant
quelques imbéciles qui ne comprennent rien ni à la musique,
ni à la danse, ni à quoi que ce soit, d'ailleurs. Ils applaudissent
à tout rompre, si effroyable que tu sois, et même si tu joues
faux tout le temps. Dans ces réunions-là, ils le font toujours. »
Je n'ai pu réprimer un sourire en examinant furtivement
Henriette; elle venait en effet de me donner l'impression que le
succès obtenu par ma danse n'était guère de son goût. Tandis
que je me changeais, sans me bousculer, car je ne devais
reparaître en scène qu'après l'entracte, j'ai entendu les notes
basses de Caroline s'efforçant en vain de rattraper sa sœur, qui
prenait de plus en plus le mouvement. Otant mon précieux
tutu, je l'ai accroché à une patère, et tout en revêtant la vapo-.
reuse robe de Sylphide prêtée par Mlle Martin, j'ai frissonné,
car Henriette, appuyant sans arrêt sur la pédale forte, exécutait
une assourdissante cacophonie de traits dans le haut du
clavier, sans que l'on pût y distinguer la moindre note. J'ai eu
le sentiment très net, en remarquant son jeu particulièrement
mauvais, qu'elle était d'une humeur épouvantable.
Pour danser la valse, j'ai dénoué mes cheveux, me
bornant à les retenir par deux peignes qui dégageaient mon
front; ils couvraient mes épaules et descendaient presque
jusqu'aux petites ailes de ma robe. Presque sans m'en rendre
compte, je me suis retrouvée sur scène, et dansant cette fois au
son du disque de Sébastien. Bien entendu, il s'est chargé de le
faire tourner lui-même, et je savais qu'accroupi contre
l'appareil, il l'arrêterait exactement à l'instant indiqué.

192
Je ne crois pas que j'ai dansé la valse, ce jour-là, aussi
bien que sur la pelouse de Beauchêne, mais le public facile à
contenter, comme disait Henriette, s'est montré satisfait, et
c'était l'essentiel. On m'a encore beaucoup applaudie, plus
même, me semble-t-il, que les fois précédentes; aussi, lorsque
j'ai retrouvé mes cousines en coulisses, Henriette avait-elle
l'air plus sombre qu'un ciel d'orage.
« Ah! Irène, me dit Caroline en soupirant. Pas étonnant
qu'ils aient préféré ton numéro au nôtre ! C'était horrible, notre
morceau! Deux fois, je me suis perdue, et Henriette....
— Tu ne vas pas prétendre que moi aussi je me suis
perdue, non? s'écria Henriette, exaspérée. C'est bon pour toi,
de faire des idioties pareilles!
— Non, en effet, répliqua la petite, du tac au tac, mais tu
as fait pire : tu as joué tout en majeur, alors que c'était en
mineur.
— C'est faux.
— Si, c'est la pure vérité! »
Au moment où j'allais m'interposer, pour les empêcher de
se battre, dans le vestiaire où nous étions passées, la porte s'est
ouverte. Une petite dame, fort élégante et séduisante malgré
son âge, a paru sur le seuil; elle portait un tailleur noir, une
délicieuse petite toque blanche garnie d'une fine voilette, de
longs gants blancs et de ravissants souliers en crocodile.
J'ai poussé un cri de joie et, sans me préoccuper des
autres personnes qui entouraient Mme Violette, j'ai couru vers
elle et je me suis jetée à son cou. Mon émotion a été si forte
que pendant un long moment, je n'ai pas pu retenir mes
larmes. Ma chère maîtresse m'a serrée dans ses bras, en me
donnant des petites tapes affectueuses dans le dos et m'a dit:
« Ma chère petite, mon petit chou..., comme je suis
heureuse de te retrouver en si belle forme! Que de progrès tu
as faits! Non seulement ta technique est meilleure, mais aussi

193
ta plastique. Mes compliments, mademoiselle Martin! ajouta-
t-elle en se tournant vers mon professeur, qui discrètement
était demeurée en retrait. Vous lui avez donné beaucoup de
leçons?
— Hélas! pas autant que nous l'aurions voulu, elle et
moi, répondit-elle. Irène habitant la campagne, il n'était pas
toujours facile de trouver des heures convenables....
— Il ne faut rien regretter, répliqua Mme Violette, et
peut-être même cela a-t-il mieux valu.
— Pourquoi donc, madame? demandai-je, non sans
surprise.
— C'est difficile à expliquer, mon enfant, dit-elle d'un
ton plus grave. A Paris, par exemple, ou à Toulouse, tu
dansais, tu travaillais uniquement la technique même de ton
art. Ici, à la campagne, dans ce beau pays, tu as pensé, tu as
regardé la nature, tu as réfléchi, et ça, c'est aussi important que
la technique, vois-tu. Car tout ce que tu as vu et pensé, tu
l'exprimes maintenant dans ta danse.
C'est ce qui m'a le plus frappée tout à l'heure en te
regardant.
— Alors, balbutiai-je, vous trouvez vraiment que j'ai...
fait... des progrès, madame?
— De grands progrès, sans aucun doute, ma chérie. Et
puis, sans vouloir te rendre orgueilleuse, laisse-moi te dire que
tu t'es transformée physiquement, et que je te trouve tout à fait
ravissante. Le grand air, la bonne nourriture et une existence
saine ont fait de mon pauvre petit canard un beau cygne plein
de grâce. Tu commences à avoir les épaules, les bras et les
jambes d'une vraie ballerine.
— Vous ne trouvez pas que j'ai trop engraissé? répliquai-
je en me rappelant la remarque venimeuse d'Henriette.

194
— Engraissée? s'écria-t-elle, et son rire tinta comme
des clochettes d'argent. Oh! non, rassure-toi ! Tu t'es étoffée,
mon chou, et tu en avais besoin. Mais tout en te formant, tu es
restée mince et souple. Tu ne peux pas savoir quelle joie j'ai
ressentie en te voyant entrer en scène.
— Et moi, madame, je me suis demandée si je rêvais,
quand j'ai entendu votre voix! Vous retrouver ici, c'était
tellement extraordinaire!
— Ah! c'est un de ces miracles dont ma chère amie Mme
de Charmy a le secret! C'est une véritable fée, tu sais! Et pour
elle, j'irais au bout du monde.
— Sébastien dit qu'elle a beau avoir le mauvais œil, elle
obtient n'importe quoi de n'importe qui.
— Le mauvais œil? Pourquoi donc? Ah! je comprends!...
C'est parce qu'elle louche! Mais cela ne l'empêche pas d'y voir
clair et d'avoir un regard plein de bonté. »

195
Cette réponse de Mme Violette la peignait tout entière :
elle voyait toujours le bon côté des choses et des gens, en
quoi, d'ailleurs, elle différait beaucoup de Sébastien. Il
n'aimait pas la baronne parce qu'elle louchait et s'habillait mal
et il avait tendance à ne pas vouloir apprécier l'extrême bonté
de cette femme au grand cœur.
« Ce qui est admirable en elle, reprit Mme Vi-ret, c'est,
malgré son âge, la volonté dont elle fait preuve, et toujours
dans un dessein généreux. Mais, dis-moi, qui est donc
Sébastien?
— Le garçon qui m'accompagnait.
— Ah! le pianiste? Il a un bien joli talent, ce jeune
homme! Très beau toucher, forte personnalité! Il ira loin!
— II veut devenir chef d'orchestre. Mais moi, madame,
ajoutai-je aussitôt, il faut que je devienne danseuse. Je veux en
faire ma carrière! »
Je venais de remarquer que, par discrétion, on nous avait
laissées seules, et j'en ai aussitôt profité pour aborder le sujet
qui me tenait plus que tout au cœur.
« Mais c'est évident, mon petit, répliqua Mme Violette. Il
faut que tu continues à travailler. »
J'ai alors expliqué par quel subterfuge Mlle Martin avait
obtenu de tante Germaine la permission de me donner des
leçons plus fréquentes; mais je ne pouvais douter que mon
oncle et ma tante s'opposeraient à mon entrée à l'Opéra.
« Cela ne va pas durer, ma chérie, déclara ma maîtresse
avec une assurance tranquille. J'ai toujours été convaincue que
tu avais un don exceptionnel pour la danse; maintenant
personne ne peut mettre en doute que c'est ta véritable voca-
tion. Alors, je vais en parler à mon amie et, avec elle, je
convaincrai ta tante, et aussi ton oncle si c'est nécessaire. Il
faut qu'on te donne les moyens de réussir. Laisse-moi faire.

196
— Oh! merci, madame!... Merci tellement! m'écriai-je en
lui baisant les mains avec ferveur.
— Ne me remercie pas, fit-elle en me caressant
tendrement la joue. Car mon bonheur ne sera pas moins grand
que le tien, si nous réussissons à faire de toi une grande artiste.
AIJons, à bientôt! Il faut maintenant que j'aille parler à ces
dames! »
Avant de me changer et de ranger mes costumes, je suis
restée longtemps seule dans le vestiaire vide, pour réfléchir à
l'événement extraordinaire
qui venait de se produire, à cette rencontre miraculeuse
qui devait décider de mon avenir. Pour la première fois, Mme
Violette m'est apparue, non seulement telle que je la voyais à
Paris, comme la plus célèbre danseuse de son époque, mais
comme une personnalité dont l'influence s'étendait fort loin de
la capitale. J'avais toujours gardé d'ellt l'image de l'étoile
éblouissante dont le portrait dominait son studio et représentait
pour ses élèves l'idéal auquel il fallait tendre.
Maintenant elle avait des cheveux gris et n'était plus
jeune; mais elle ne vieillirait jamais et demeurerait toujours
belle, grâce à son charme et au rayonnement de son esprit,
grâce à la délicatesse de ses moindres mouvements, grâce à
ses mains exquises dont le langage était plus éloquent que
toute parole humaine, mais surtout grâce à l'infinie bonté et à
la générosité incomparable qui se lisaient dans ses grands yeux
sombres. Mme Violette était une de ces femmes dont les gens
disent :
« C'est stupéfiant, ce qu'elle reste jeune! Voyons, laissez-
moi réfléchir!... Mais oui! Elle pourrait être grand-mère ! »
A mesure que, réfléchissant, je me rendais mieux compte
de cela, j'ai également pensé à d'autres sujets délaissés par
moi, je l'avoue, depuis longtemps, à Jonathan, à Mme
Crépin.... Mais pardessus tout, ce qui allait désormais devenir

197
l'objet constant de mes préoccupations et de mes rêves, c'était
l'Acamédie nationale de danse, c'était l'Opéra! Dès
maintenant, le but tant espéré me semblait singulièrement plus
proche!

198
CHAPITRE XIII

IL ÉTAIT TEMPS

MADAME VIOLETTE , Wakulski-Viret tint parole et je n'ai


pas eu à attendre longtemps pour en recevoir la preuve.
En effet, lorsque l'heure est venue de repartir pour Beauchêne,
tante Germaine a donné à ses filles l'ordre de prendre place
dans le spider et, d'un ton sans réplique, m'a ordonné :
« Monte à côté de moi, Irène! J'ai à te parler! » J'avoue
que, sur le moment, mes cousines et moi avons été
péniblement impressionnées par cette attitude et ces
commandements insolites. Pour ma part, connaissant la
démarche que Mme Violette se proposait de tenter, j'ai auguré
le pire; heureusement, je n'ai pas tardé à découvrir que je me
trompais. A peine avions-nous démarré que ma tante me dit,
en effet :

199
« Mme.... euh... Viret — peu importe ses autres noms —
a été tout à fait séduite par ton exhibition, Irène. Elle m'en a
longuement parlé et elle estime que tu as tout ce qu'il faut pour
entreprendre une carrière de danseuse. »
Le souffle court, je n'ai rien répondu, attendant la suite
avec angoisse.
« Elle considère, reprit tante Germaine, que tu as un don
pour cet art et que notre devoir consiste à te fournir les
moyens de le développer. Pour cela, à son avis, il n'y a qu'une
seule voie à suivre, celle de l'Académie nationale de danse,
autrement dit de l'Opéra. Elle estime que tu es maintenant
capable de passer le concours d'entrée. Mais il a eu lieu ces
jours-ci. Alors, compte tenu de ta situation d'orpheline de
guerre, elle m'a demandé mon accord pour tenter une
démarche auprès de la direction de l'Opéra; elle croit que si
l'on te faisait passer un examen, une sorte d'audition
exceptionnelle, et si tu t'y présentais de façon satisfaisante,
elle pourrait obtenir pour toi une bourse d'élève à l'Académie.
— Oh! tante Germaine, ce serait merveilleux! m'écriai-
je.
— Cette Mme Viret affirme que tu as la vocation et qu'il
ne servirait à rien de s'y opposer. Mais l'Académie n'est pas
un pensionnat; par conséquent, si tu y entres pour suivre les
cours, il faut que nous trouvions quelqu'un chez qui tu
pourrais habiter. Tu reviendrais ici, bien entendu, pendant les
vacances. Peut-être que ta Mme Crépon....
— Crépin, rectifiai-je aussitôt.
— Va pour Crépin.... Elle m'a l'air d'une brave femme.
Nous pourrions lui demander de te prendre comme
pensionnaire.
— Elle acceptera sûrement.

200
Huit jours après la fête, tante Germaine a reçu une lettre...

201
— Bon! Dans ces conditions, j'estime qu'il faut tenter ta
chance, mon enfant, déclara-t-elle, comme si c'était elle qui,
ayant eu cette idée, devait s'efforcer de me la faire accepter. Je
ne sais pas si tu te rends compte que Mme Viret est une artiste
célèbre, non seulement en France, mais dans le monde entier.
Il faut donc que tu comprennes qu'elle te fait un grand
honneur, mon enfant, en s'intéressant à toi. Tu as vraiment
beaucoup de chance, tu sais! »
Pendant un instant, j'ai été tentée de répondre que, tout
cela, je le savais depuis longtemps; mais j'ai soudain eu le
sentiment que ma tante oubliait que, pendant plusieurs années,
Mme Violette m'avait eue pour élève. Mieux valait, de
beaucoup, lui laisser la conviction qu'elle décidait elle-même
de mon avenir. Aussi me suis-je bornée à lui répondre :
« Je le sais très bien.
— Bon! Alors, il faut te préparer à partir du jour au
lendemain pour Paris, Irène; car Mme Viret pense obtenir
très rapidement une audition pour toi, et elle nous préviendra
dès qu'elle en connaîtra la date. Le seul inconvénient, c'est que
nous avons déjà payé un terme d'avance au collège de
Toulouse, pour retenir ta place.... Mais, j'espère qu'ils
consentiront à nous le rembourser! »
J'aurais pu, sans doute, répliquer que, si M. et Mme de
Bonjac m'avaient écoutée au début de mon séjour à
Beauchêne, ils auraient évité cette dépense inutile. Mais à quoi
bon? Au fond de mon cœur, je ne pouvais qu'être
reconnaissante à ma tante; elle avait accompli ce qu'elle
estimait être son devoir en veillant sur moi, en m'hébergeant et
en poursuivant mon éducation. A sa manière, parfois rude et
froide, elle m'avait témoigné une grande bonté. Beauchêne ne
me laisserait que de bons souvenirs, et les méchancetés
d'Henriette étaient largement compensées par la gentillesse de

202
Caroline, les joies de l'équitation, du tennis et de la natation,
sans parler de mon intimité avec Sébastien.
« II semble, d'ailleurs, ajouta ma tante, que ton certificat
de passage en première pourra te servir, car à l'Académie
nationale de danse, on continue à vous faire suivre les cours,
comme au collège, tout en donnant à la danse une place
prépondérante. On a l'air, maintenant, de vouloir que les
artistes soient cultivés! C'est un grand progrès!... »
Tout le long du chemin, la chère femme m'a expliqué en
quoi consistait le travail et l'existence des « petits rats » de
l'Opéra, et je l'ai sagement écoutée, comme si j'ignorais tout
cela, alors que, depuis des années, je rêvais d'entrer dans cette
troupe d'élite.
Huit jours après la fête de charité de Mme de Charmy,
tante Germaine a reçu une lettre du secrétaire général de
l'Académie nationale de danse, l'informant que, sur la
demande de Mme Wakulski-Viret, professeur au
Conservatoire, j'étais admise à concourir pour l'obtention
d'une bourse d'élève. La commission chargée d'examiner les
postulants se réunirait le vendredi de la semaine suivante, à 15
heures.
II va sans dire que, dès la réception de cette convocation,
un monde de pensées a tourbillonné sans discontinuer dans ma
tête, si bien que, le jeudi, veille de mon examen, j'étais dans un
état nerveux indescriptible, ne pouvant plus ni manger ni dor-
mir. Tante Germaine avait retenu à mon intention une
couchette de première classe dans le train de nuit; le
contrôleur des wagons-lits s'était engagé à veiller
particulièrement sur moi et à me procurer, au terme du
voyage, un porteur qui irait me chercher en taxi. Je devais me
faire conduire directement chez Mme Crépin et rester chez elle
jusqu'à l'heure de mon audition à l'Opéra. Depuis plusieurs
jours, mon billet reposait, soigneusement rangé, dans ma table

203
de nuit. Auguste me conduirait en voiture à la gare, dans la
soirée, le train partant à vingt-deux heures trente. Tout était
donc fort simple.
Fort simple, en vérité!... Comment donc se fait-il que ce
sont toujours les choses les plus simples qui se révèlent en fin
de compte les plus difficiles? Ainsi en est-il du voilier qui,
dérivant vers des brisants, ne peut louvoyer faute de brise,
parce que la mer est brusquement devenue aussi calme qu'un
étang.
L'aube de ce jeudi mémorable s'est levée par un temps
gris et brumeux. Tante Germaine, invitée à déjeuner chez des
amis habitant à une vingtaine de kilomètres de Beauchêne, a
préféré s'y faire conduire par son chauffeur, car le moindre
brouillard la terrifiait, lui ôtant tous ses moyens au
Volant. Mais elle m'a promis de rentrer de bonne heure
pour laisser à Auguste tout le temps de me conduire à
Toulouse. De mon côté, me dit-elle, il fallait me tenir prête à
partir en fin d'après-midi.
Pour la centième fois, j'ai vérifié que je n'oubliais aucun
de mes accessoires de danse; maillot collant rosé, tunique
noire, ceinture élastique, deux paires de chaussons de travail,
l'une simple et l'autre à bouts renforcés, ruban et filet pour les
cheveux, sans parler d'une quantité de pinces à cheveux.
J'avais lavé mon maillot, pour m'assurer qu'il s'ajusterait sans
un pli et qu'il serait d'une irréprochable propreté, et je m'étais
appliquée à repasser la tunique, tout en sachant qu'il faudrait
encore lui donner un dernier coup de fer à Paris, avant la
séance : un aussi long voyage lui donnerait nécessairement des
faux plis. J'ai également contrôlé pour la centième fois la
solidité des rubans et la dureté des bouts renforcés de mes
chaussons. Pour finir, j'ai mis dans ma valise quelques objets
relativement peu importants, tels que chemise de nuit, brosse à

204
dents, peigne et brosse à cheveux, pour le cas où je les
oublierais dans l'énervement du départ.
Certaine de n'avoir rien oublié, j'ai alors posé
soigneusement sur tout le reste un petit paquet enveloppé de
papier de soie : c'était mon fétiche, les chaussons de Mme
Violette! En effet, le teinturier les avait renvoyés le matin
même, aussi beaux que des chaussons neufs; tout au moins
étaient-ils très propres; mais le fournisseur avait tenu à
expliquer, par un petit mot très poli, qu'il déclinait toute
responsabilité touchant les traces d'usure. Je n'en doutais
certes pas : c'était l'Opéra qui en était responsable !
Tous ces préparatifs terminés, je n'ai plus eu qu'à attendre
aussi patiemment que possible le retour de ma tante. Or,
d'heure en heure, le brouillard s'est épaissi. Vers sept heures
du soir, comme nous revenions des écuries pour nous laver les
mains avant le dîner, Caroline me déclara :
« Dis donc! Ce brouillard est vraiment odieux, tu ne
trouves pas? C'est l'inconvénient de cette région, faite de
landes et de marais, et toute proche de la montagne. J'espère
bien.... »
Elle s'arrêta court et brusquement j'ai éprouvé un
douloureux sentiment d'inquiétude.
« Qu'est-ce que tu espères? lui demandai-je.
— Je voulais dire... j'espère que maman aura pensé à
repartir de bonne heure. Auguste va mettre beaucoup de temps
à rentrer. »
Je n'ai rien répondu, mais je me suis sentie malade de
peur, à la seule pensée que je pourrais manquer mon train.
Cependant, je nie suis refusée à croire que la Providence se
montrerait néfaste, au point d'écarter de mes lèvres la coupe
sans même me laisser le temps de les y tremper.

205
A huit heures, le téléphone a sonné, et je me suis
précipitée la première pour y répondre. Je savais d'avance que
cet appel m'était destiné et m'attendais au pire. Aussi, dès que
j'entendis la voix de ma tante, au bout du fil, ai-je
effectivement su qu'il m'arrivait une catastrophe.
« Allô? Ah! c'est toi, Irène, nie dit-elle d'un ton enjoué,
sans paraître se rendre compte que tout mon avenir était en jeu
dans le voyage que j'allais entreprendre. Je suis désolée, mon
petit, mais le brouillard est si épais que nous ne pouvons
absolument pas rentrer ce soir. On n'y voit rien.
— Mais, tante Germaine, m'écriai-je, mon audition a
lieu à Paris demain. L'avez-vous donc oubliée? Je ne
peux, sous aucun prétexte, manquer cet examen!
— Et nous, nous ne pouvons absolument pas rouler
sur une route où l'on ne voit rien, mon enfant! répliqua-t-elle
imperturbable. Nous expliquerons à ces messieurs ce qui s'est

206
passé, et on remettra ton audition à un autre jour, voilà tout.
Ce sera sûrement très facile, j'en suis convaincue, quand nous
aurons donné la cause de notre contretemps. Tu comprends
bien qu'Auguste.... »
Incapable de continuer à l’écouter cette voix exaspérante,
j'ai raccroché. « On remettra ton audition à un autre jour! »
Comme si l'on pouvait mobiliser à volonté les membres d'une
commission d'examen d'entrée à l'Opéra ! Quand on a la
chance d'être convoquée pour recevoir éventuellement une
bourse, on s'y rend, par n'importe quel moyen, même si l'on a
la grippe ou la migraine, même si les transports sont en grève
et s'il faut faire le trajet à pied, même s'il y a un brouillard à
couper au couteau. On ne se laisse arrêter par rien. Comment
donc tante Germaine ne pouvait-elle pas comprendre cela?
Quant à Auguste n'osant pas conduire dans le brouillard, je
savais fort bien que ce n'était pas lui, mais sa patronne, qui
avait peur.
« Qu'est-ce qui se passe, Irène? me demanda Caroline,
qui m'avait suivie.
— Il se passe que ta mère est en train de ruiner ma
carrière. Sous prétexte qu'il y a du brouillard, elle ne rentre
pas. Qu'elle compromette tout mon avenir, cela lui est bien
égal!
— Oh! je t'assure qu'elle s'en rend compte, répliqu'a-t-
elle doucement pour chercher à défendre sa mère, ce qui lui
arrivait parfois, de la façon la plus inattendue. Il fait vraiment
un temps affreux et je suis convaincue que personne
n'arriverait à conduire par un tel brouillard. »
Je n'ai pas pu en entendre davantage et, ravalant mes
larmes, j'ai couru m'enfermer au salon. Là, tout en arpentant la
pièce, je me suis mise à réfléchir, ne cessant de répéter : «
Mon Dieu, je Vous en supplie, dites-moi ce que je dois faire!
Il faut, il faut absolument que je fasse quelque chose! » Et

207
soudain, j'ai eu une idée. Bien des gens, j'imagine, diraient que
le bon Dieu n'y était pour rien, car il devait avoir bien autre
chose à faire que s'occuper de mes ambitions de danseuse.
Mais, au fond de mon cœur, j'ai la conviction que c'est Dieu
qui m'a aidée en me faisant trouver le moyen d'atteindre mon
but.
Courant à ma chambre, j'ai vidé en vrac le contenu de ma
valise sur le parquet et, sortant d'un placard un sac tyrolien que
nous utilisions pour nos pique-niques, j'ai tant bien que mal
entassé dedans mes affaires, me bornant à emporter ce qui
m'était indispensable pour danser; tout le reste, je l'ai laissé, à
l'exception, bien entendu, des chaussons de ma chère
maîtresse. Puis, comme une ombre, je me suis glissée sans
bruit hors de la maison par l'escalier de service et j'ai couru à
l'écurie.
Je n'ai pas osé allumer l'électricité de peur que quelqu'un,
le remarquant, ne vînt me poser des questions indiscrètes; il
m'a donc fallu harnacher Arabe à la lueur de ma lampe de
poche. C'est une opération beaucoup plus difficile qu'on ne le
croirait, mais je l'ai finalement réussie et, sortant ma fidèle
monture de l'écurie, je l'ai conduite en main, en veillant à faire
le moins de bruit possible. En fait, mes précautions étaient, je
crois, exagérées, car le brouillard étouffait nos pas autant
qu'une couverture.
Dans la grande allée menant à la grille du parc, le
brouillard m'a paru moins épais, eu sorte que j'ai pu enfin me
mettre en selle, non sans peine à cause de mon sac, plein à
craquer, qui ballottait dans mon dos. Il faisait nuit noire, et
pourtant huit heures et demie venaient seulement de sonner;
sans doute cette obscurité précoce était-elle due au
brouillard....
En approchant de la petite maison, je me demandais ce
que faisait Sébastien, que nous n'avions pas vu de la journée.

208
Or, voici qu'au moment où j'allais franchir le portail, une voix
s'écria, à quelques mètres de moi, dans la pénombre :
« Halte! La bourse ou la vie! Je suis Robert le Diable, et
mon œil est aussi vif que ma main est prompte !
— Ah! Sébastien! Tu m'as fait peur, répondis-je. Et
pourtant, je venais de penser à toi!
— Alors, pourquoi avoir peur? fit-il en riant. J'allais
justement au manoir pour te dire au revoir. Il y a longtemps
qu'on aurait dû te conduire en ville! Qu'est-ce que tu fais donc
à cheval, à cette heure-ci et par ce brouillard, ma belle enfant,
si je ne suis pas indiscret? »
Je n'ai pas pu m'empêcher, en l'entendant, d'évoquer la
même question qu'il m'avait posée, un an auparavant, en de
semblables circonstances, et je lui ai fait la même réponse :
« Je me sauve, figure-toi! Mais cette fois c'est vrai, je ne
plaisante pas. »
En quelques mots, je l'ai mis au courant.
« Brouillard ou pas brouillard, il faut que j'aille prendre
mon train, dis-je en terminant.
— Mais voyons, Irène, fit-il d'une voix grave et
préoccupée, c'est de la folie! Tu n'arriveras jamais à temps.
— Je ne peux plus attraper le train de dix
heures, c'est évident, répliquai-je. Mais il y en a sûrement
d'autres sur cette ligne-là. Il faut que j'en trouve un, Sébastien,
il le faut absolument! Tant pis s'il est moins rapide ou moins
confortable, pourvu qu'il me mette à temps à Paris. Mon
audition n'est qu'à trois heures : je dois donc pouvoir y arriver.
En tout cas, je vais tout essayer pour cela. Tu connais la devise
: « A cœur vaillant, « rien d'impossible! » A bientôt! »
Pressant Arabe de vigoureux coups de talon, je l'ai fait
avancer dans le brouillard vers la grille du parc; heureusement,
on ne l'avait pas fermée, ce soir-là, à cause de l'éventuel retour
de tante Germaine; sinon, je doute fort que Sébastien aurait

209
consenti à l'ouvrir pour moi. Me suivant, en effet sur la route,
à pied, il a encore tenté de me raisonner, et j'entendais sa voix
dans le brouillard, derrière moi!
« Allons, Irène, ne fais pas l'imbécile! Tu ne te rends pas
compte de ce que tu entreprends, je t'assure! Ici, grâce aux
arbres, le brouillard n'est pas trop épais, mais, dès que tu seras
sortie des bois, lu n'y verras plus rien. Et puis, il n'y a pas de
cars, tu sais, à cette heure-ci, même le jour du marché!
— Tu m'as déjà dit cela l'an dernier, lui criai-je en riant.
Eh bien, j'irai à cheval jusqu'à Toulouse, s'il le faut! Ça m'est
égal! Je trouverai un moyen d'en sortir! Au revoir! »
Mais à peine avais-je parcouru sur la route quelques
dizaines de mètres que les prévisions de Sébastien se sont
réalisées : je me suis trouvée dans une véritable « purée de
pois » m'interdisant de prendre le trot. Sébastien en a profité
pour me poursuivre; j'aurais dû me douter que je ne m'en
débarrasserais pas facilement! Saisissant Arabe par la bride, il
s'écria :
« Arrête-toi, Irène ! Ecoute-moi ! Je te donne l'ordre de
t'arrêter!
— Lâche cette rêne, répliquai-je. Lâche-la... sinon.... »
Ce disant, j'ai levé ma cravache d'un air menaçant, mais il
va sans dire que je ne l'en aurais pas frappé. Toujours est-il
que, brusquement, il a lâché mon cheval. Non sans surprise, je
l'ai vu disparaître dans la nuit, et j'ai poussé un soupir de sou-
lagement. A vrai dire, je n'étais pas si soulagée que cela en me
retrouvant seule : en fait, je venais, me semblait-il, de perdre
mon dernier ami, dans un monde de cauchemar. Néanmoins,
j'ai serré les dents et résolu de ne pas renoncer. Il fallait réussir
à gagner Toulouse, par n'importe quel moyen, avec ou sans
brouillard. Mon examen... l'Opéra... mes chères ambitions...
ma carrière de ballerine.... Toutes ces pensées m'ont harcelée,
tandis qu'éner-giquement je pressais Arabe d'avancer.

210
Tout autour de moi, d'étranges bruits parvenaient étouffés
jusqu'à mes oreilles. Mais j'ai bientôt compris qu'il s'agissait
simplement des sons émis par les bêtes, dans la campagne; en
plein jour, quand le soleil luit, c'est à peine si on remarque, à
distance, une vache qui s'ébroue, le ululement d'une chouette,
ou la fuite, dans la bruyère, d'un faisan effarouché. Tous ces
bruits m'ont paru terriblement bizarres et mystérieux dans
cette nuit opaque, et, tandis que mon cœur battait plus fort, j'ai
regretté que Sébastien eût si rapidement cédé. Même s'il avait
passé son temps à discuter, sa présence aurait été un
réconfort...
Soudain, derrière moi, j'ai perçu, d'abord assourdi puis
grandissant, l'écho familier du trot d'un cheval. Ma première
réaction a été un frisson de peur : on me donnait la chasse! J'ai
pensé à tous ceux que Sébastien avait pu alerter en annonçant
ma fuite. Son père, oncle Adrien? Je savais qu'il était en

211
voyage. Mon oncle Jean? Il avait téléphoné de Toulouse, en
fin d'après-midi, pour prévenir qu'il restait coucher en ville, à
cause du brouillard. Eugénie? Elle ne montait pas à cheval.
Les gens de la ferme? Par une nuit pareille, ils restaient chez
eux. Non! Ce ne pouvait être que Sébastien lui-même. Sans
doute avait-il estimé qu'à cheval il réussirait mieux à m'arrêter.
Eh bien, il allait voir!,.. Il arrivait au grand trot, alors qu'Arabe
progressait difficilement et au pas; ne pouvant donc songer à
m'échapper, j'ai arrêté ma monture sur le bas-côté de la route
et attendu l'arrivée du cavalier lancé à ma poursuite.
« Ah! te voilà, Irène, fit-il en me rejoignant peu après. Je
pensais bien que tu ne pourrais pas aller loin!
— Si tu te figures que tu vas m'en empêcher....
— Allons, allons! Inutile de dramatiser, mon petit!
Tu devrais me connaître, maintenant, tout de même! Je
ne suis pas venu pour t'arrêter, mais au contraire pour te faire
marcher plus vite! Puisque tu veux risquer le coup, encore
faut-il mettre le plus de chances possible de ton côté et ne
pas te traîner sur cette route à l'allure d'une limace !
— Non, vrai, Sébastien? m'écriai-je, tout heureuse et
réconfortée. Tu veux bien m'accompagner?
— Dame! je n'ai pas autre chose à faire, il nie semble?
répliqua-t-il. Je ne dispose pas, hélas! d'un cachot avec de
solides barreaux, et je sais qu'il ne faudrait rien de moins que
cela pour te retenir, ce soir. Dans ces conditions, te laisser
seule faire cette randonnée était inconcevable. Le moins qui
pouvait t'arriver c'était de te perdre, en prenant la mauvaise
route à chaque bifurcation, ou encore de te faire renverser par
une voiture. Tu sais bien que nous autres artistes nous devons
nous tenir les coudes; je te l'ai déjà dit. Ce sera ma « bonne «
action » de bov-scout!

212
— Tu es vraiment le plus chic des camarades! lui dis-je.
Eh bien, allons-y! Montre-moi le chemin! »
Parcourir de nuit, par un épais brouillard, les landes du
Lannemezan n'est certes pas facile, et je crois qu'il faut en
avoir fait l'expérience pour se rendre exactement compte de ce
qu'est une telle entreprise. Lorsque la brume enveloppe une
agglomération, on a au moins l'avantage de ne pas être seul à
en parcourir les rues; si même on n'y voit guère plus loin que
le bout de son nez, on devine, sur les trottoirs, des vitrines
illuminées qui constituent un réconfort, si faible soit-il; dans
les grandes villes, les agents de la circulation vous aident de
leur mieux aux carrefours, et l'animation des passants
contribue à ce que l'on se sente moins perdu dans la « purée de
pois ». A Paris, même, le métropolitain nous offre un refuge
où l'on oublie presque les intempéries du monde extérieur.
Mais là, sur cette petite route perdue dans la campagne et
environnée de collines ensevelies sous les nuages, le silence
était écrasant; seuls le rompaient par moments le bruissement
de quelque ruisseau courant sur un lit de cailloux et le cri
plaintif d'un vanneau ou d'un courlis.
Ni d'un côté ni de l'autre de la route, il n'y avait de
clôture, en sorte qu'au premier abord j'ai eu terriblement peur
qu'Arabe, quittant le chemin, s'engageât dans l'immense lande
et s'y perdît. Mais j'ai pu constater que Sébastien savait exacte-
ment comment opérer : il laissait tout simplement son cheval
se fier à son instinct, et Romeo a suivi sans hésiter la route,
comme s'il avait une grande habitude de ce genre de sport. Je
l'ai donc imité, et Arabe s'est montré tout aussi intelligent que
son camarade d'écurie. Notre seul souci a consisté aux
bifurcations et aux carrefours, à choisir le bon itinéraire.
Heureusement, Sébastien avait sur lui une grosse torche
électrique qui nous a sauvé la vie; néanmoins, il a dû plusieurs
fois grimper aux poteaux indicateurs, pour en éclairer d'assez

213
près les inscriptions et s'assurer que nous étions là sur la bonne
voie.
« Quelle chance que tu aies apporté ta lampe, Sébastien!
lui dis-je au cours d'un de nos nombreux arrêts. J'en avais une
également, mais je l'ai oubliée à l'écurie.
— Ça ne m'étonne pas, répliqua-t-il, moqueur. Tout ce
que tu as dû penser à mettre dans ton sac, j'imagine, c'est une
paire de chaussons de danse et un maillot! Ils ne te serviront
guère pour te tirer d'affaire dans un tel brouillard et par une
nuit pareille! »
J'ai rougi dans l'ombre, car il ne croyait pas si bien dire :
j'avais en effet pris grand soin d'emballer les précieux
chaussons de Mme Violette, mais, dans mon affolement,
j'étais partie sans emporter ni brosse, ni peigne, ni même de
chemise de nuit!
« Je me demande ce qu'ils auront pensé, en découvrant
ma disparition? dis-je soudain. Eugénie, Caroline... tout le
monde, quoi!... Oh! Sébastien! J'ai complètement oublié de
leur laisser un mot d'explication. C'est très mal ! Est-ce qu'ils
vont beaucoup s'inquiéter, tu crois?
— Ma foi, non! répliqua-t-il sarcastique. Je ne le pense
pas. J'ai idée qu'ils auront dit : « Ouf! La « voilà partie! Bon
débarras! » et qu'ils seront allés se coucher. »
Sans doute a-t-il senti que je prenais au sérieux cette
boutade et que j'avais des remords; car, abandonnant le mode
taquin, il a ajouté, sérieusement cette fois :
« Ne t'en fais pas, Irène! J'ai tout arrangé. J'ai laissé un
mot pour mon père, qui devait rentrer dans la soirée avec
l'épicier du village. Je l'ai mis au courant et je crois qu'il
m'approuvera. C'est un chic type, papa, tu sais! Ah! à
propos....
— Quoi donc?

214
— Eh bien, reprit-il non sans avoir hésité un long
moment, tu te souviens de ma discussion avec Henriette,
l'autre jour, au sujet des examens, du bachot, etc.?
— Oui, bien sûr.
— Te rappelles-tu comme elle a insisté sur ma carrière
d'avocat, qui exigera que je passe une quantité d'examens? Je
lui ai répondu, ce jour-là : « D'accord, à la condition que je me
destine vrai-« ment au barreau! »
— En effet, je m'en souviens.
— Eh bien, la vérité, Irène, répliqua-t-il avec un
frémissement joyeux dans la voix, c'est que la décision
concernant mon avenir est définitivement prise : je ne serai
pas avocat. Nous en avons discuté ces jours-ci avec papa, et
c'est à la musique que je vais me consacrer. Tu es la première
personne à apprendre cette grande nouvelle.

215
— Oh! Sébastien, que je suis contente! m'écriai- je. Je
sais ce que c'est que désirer ardemment quelque chose et avoir
tout le monde contre soi. — Quand j'ai vidé mon sac, reprit-il,
papa m'a dit qu'il se doutait depuis longtemps de ce que j'avais
en tête. A voir le nombre d'heures que je passais à mon piano,
il était, à son avis, évident que je n'aimais que cela. J'ai, en
effet, beaucoup travaillé ma musique, cet été, et je n'ai
pratiquement rien fait d'autre, sauf de monter à cheval avec
vous trois. Papa a donc estimé stupide d'entrer au barreau si je
me sens réellement attiré par une autre carrière; je vais donc
préparer le concours du Conservatoire l'an prochain. Papa a
été vraiment épatant, tu sais, en discutant de tout cela avec
moi. C'est merveilleux de se montrer aussi compréhensif ! Si
je réussis à passer le concours, j'entrerai donc au
Conservatoire, à Paris, et nous irons ensemble au concert et à
l'Opéra! » Un long silence a suivi cette confidence de
Sébastien, car nous étions tous deux trop absorbés par nos

216
pensées pour avoir envie de parler. Heureusement qu'elles
étaient réconfortantes, car on ne pouvait certes pas en dire
autant du paysage environnant. J'ai d'ailleurs tort de parler de
« paysage » puisqu'en réalité nous n'y voyions rigoureusement
rien, pas même les haies qui, de temps à autre, bordaient la
route, et contre lesquelles nous nous serions cognés plus d'une
fois sans l'étonnant « sixième sens » de nos montures. A
mesure que nous avancions, le brouillard semblait s'épaissir, et
j'ai eu de plus en plus froid.
« Nous arrivons au point culminant du Lannemezan, dit
Sébastien, rompant enfin le silence, et je ne serais pas surpris
que le brouillard y soit pire que partout ailleurs. C'est
généralement ce qui se produit quand il descend des collines
comme cette nuit, au lieu de s'élever des vallées. En somme,
nous nous trouvons en plein milieu des nuages, mais peut-être
qu'en plaine ils s'éclairciront un peu.
— Combien avons-nous fait de kilomètres? Il me
semble que nous marchons depuis des heures, répliquai-je, très
lasse.
— Une quinzaine, répondit-il en allumant un instant
sa lampe pour regarder sa montre. Dix heures et demie....
Nous avons donc mis deux heures.
— Et Toulouse est encore loin?
— Une cinquantaine de kilomètres. Mais nous allons
bientôt rejoindre la route nationale, où nous trouverons
sûrement un garage. Je crois me rappeler qu'il y en a un au
carrefour, mais il se peut que ce soit un simple poste
d'essence. On verra bien!... Il faudrait pouvoir réveiller le
pompiste et téléphoner pour qu'un taxi vienne nous prendre, à
condition que le brouillard se lève un peu; car je suis bien
convaincu que même à prix d'or personne ne voudra nous
conduire si l'on n'y voit pas plus clair en plaine qu'ici. Et
pourtant, il est indispensable de dénicher une voiture à

217
n'importe quel prix! Sinon, inutile même de faire le voyage de
Paris : tu ne seras plus bonne à rien, après une randonnée
pareille.
— Oh si! répliquai-je, essayant en vain de ne plus
claquer des dents. Une danseuse, c'est plus résistant que tu
ne crois, Sébastien!
— Tiens! Qu'est-ce que c'est que ça? s'écria-t-il, en tirant
sur ses rênes. Par exemple! C'est la station d'autobus! Quelle
découverte! Si on s'arrêtait un instant pour laisser souffler les
chevaux? »
Mettant pied à terre, nous avons attaché nos montures à
un garde-fou, à peine visible dans le brouillard et qui bordait
la route de chaque côté d'un petit hangar; puis, avec
soulagement, nous nous sommes laissés choir sur la dure
banquette en bois de la station. Sébastien a rallumé sa lampe et
je l'ai vu fouiller dans le sac tyrolien qu'il venait de poser à
terre; il en a tiré une bouteille thermos et un paquet de
sandwiches.
« Je me souviens t'avoir dit que j'emporte toujours des
vivres de réserve, quand je me déplace, lit-il. Avoue que c'est
une bonne habitude! J'ai eu la chance de trouver sur le
fourneau de la cuisine du café que la bonne venait de faire.
J'aurais aimé voir sa tète, quand elle a trouvé la cafetière vide
en rentrant ! Elle n'a même pas pu s'en prendre au chat, le
pauvre! Je m'excuse pour les sandwiches, mais je les ai faits
en un rien de temps, et je n'ai trouvé que du fromage à mettre
dessus.
— T'excuser! Mais on dirait du caviar! répliquai-je en
riant. C'est en tout cas aussi bon!
— J'espère qu'ils sont bien meilleurs! déclara-t-il, car
personnellement j'ai horreur du caviar. Je trouve ça infect!

218
— Eh bien, moi, je l'adore. Jonathan en offrait toujours
quand il invitait des amis pour fêter la vente d'une de ses
œuvres.
— Heureusement que nous n'aimons pas les mêmes
choses, Irène; comme ça, moi je mangerai des glaces et je te
laisserai tout le caviar.
— Mais j'aime aussi les glaces! m'écriai-je.
— Ah?... Tant pis! grommela-t-il. Alors, dis-moi, qu'est-
ce que tu n'aimes pas?
— Les tripes, répliquai-je après mûre réflexion.
— Je les déteste autant que toi, fît-il. Tu ne vois pas
autre chose?
— Ma foi, non! Comme tu peux le constater, je suis
vraiment facile à contenter, puisque j'aime tout. Ah! pourtant
non! Je viens de me rappeler quelque chose que j'exècre : le
cumin!
— Et moi, j'adore ça. Nous voilà quittes! Tu pourras
manger ma part de caviar, et moi j'aurai ton cumin! »
Nous sommes restés longtemps sous l'auvent de la petite
halte, pour permettre à nos chevaux — et à nous-mêmes — de
reprendre des forces; quand nous avons décidé de reprendre la
route, il était près de minuit.
« L'heure des sorcières! dit Sébastien en sautant en selle.
C'est maintenant que tous les mauvais esprits, les lutins et les
démons de toute espèce vont prendre le large.
— Brrr! fis-je. Ne parle pas de ça, tu me donnes le
frisson! Le brouillard est déjà assez inquiétant, sans que tu
y ajoutes tous ces fantômes! »
Pendant je ne sais combien de temps, nous avons
poursuivi notre randonnée, dans un silence qui se faisait plus
pesant à mesure que croissait notre fatigue. Arabe a
commencé à buter, tandis que le trot de Romeo résonnait

219
moins fort dans la nuit, et bientôt il nous fallut progresser
presque constamment au pas.
« Je me demande où nous sommes? dis-je enfin, en
soupirant, épuisée. Il me semble que nous avons quitté la
station de l'autobus il y a un siècle.
— Depuis plus de deux heures, en effet, répondit
Sébastien. Mais regarde ! Le brouillard diminue nettement.
Tiens, voilà un poteau indicateur! C'est le carrefour dont je t'ai
parlé. Cherchons vite le garage! »
Hélas! ses craintes étaient justifiées : il s'agissait d'un
simple poste d'essence, que nous avons trouvé fermé et aussi
rébarbatif qu'une prison.
« Le pompiste habite probablement ailleurs, dit
Sébastien. Inutile de chercher à le dénicher, puisque nous ne
savons même pas où se trouve le village le plus proche.
— D'accord, fis-je. Prenons la grand-route. Nous verrons
bien. Peut-être trouverons-nous de l'aide. »
Quelques kilomètres plus loin, Sébastien s'écria
brusquement :
« J'y pense tout d'un coup : j'ai un ami qui habite par ici.
Son père est cultivateur et possède une ferme, pas loin de la
route. Attends un peu!... Ah! Voilà un écriteau! »
Arrêtant Romeo au pied du poteau, il promena le faisceau
de sa lampe sur la plaque. Or, à ce moment même, j'entendis
derrière nous un bruit lointain de moteur.
« Attention! m'écriai-je. Voilà une voiture! »
Un instant plus tard, nous avons commencé à percevoir
dans la brume les lumières diffuses de deux phares. A ma vive
surprise, Sébastien a sauté à terre et, tenant son cheval d'une
main, il s'est mis à gesticuler avec l'autre, au milieu de la
route, en criant de toutes ses forces.

220
« Halte!... Stop!... Hé, là! Arrêtez un instant! »
L'automobiliste avait heureusement une bonne vue et
marchait avec une extrême lenteur, en sorte qu'il s'est arrêté
pile; baissant la glace, il a mis la tête à la portière et nous a
crié à son tour :
« Qu'est-ce qui se passe? Vous avez des ennuis?
— Ça, vous pouvez le dire, et pas des petits! rétorqua
Sébastien. On va vous expliquer ça! Si vous le voulez, vous
pouvez nous rendre un rude service. Sale nuit, pas vrai?
— Sale nuit? répliqua l'inconnu. C'est une façon de
parler! Moi, j'appelle ça un temps de cochon! Vous êtes tout
seuls, mes petits?
— Eh oui!... C'est-à-dire... nous avons nos chevaux....
Vous comprenez.... »
Et là, sur cette route brumeuse et déserte, en pleine nuit,
nous avons raconté notre histoire, expliquant pourquoi il me
fallait prendre à Toulouse un train pour Paris le plus vite
possible, malgré le brouillard. Ce récit a évidemment paru

221
assez extraordinaire à l'étranger, car après nous avoir écoutés
avec soin, il a manifesté sa stupéfaction en sifflant
longuement; puis il s'est écrié :
« Ça, par exemple, c'est incroyable, vous venez de
Beauchêne, à cheval, en pleine nuit, par un temps pareil! Et
vous vous proposez de continuer comme ça jusqu'à Toulouse,
pour attraper un train problématique! Parole d'honneur, vous
ne manquez pas d'audace!
— C'est-à-dire..., répliqua Sébastien prudemment, nous
espérions... que vous pourriez nous prendre dans votre
voiture....
— Dans ma voiture? Ça, c'est très possible. Mais,
dites donc, je peux très bien vous mettre derrière; seulement
vos chevaux? Je ne crois pas qu'ils tiendraient dans le coffre,
hein? Alors, quoi? On va les attacher quelque part? Vous avez
sûrement une idée, parce que je n'ai pas l'impression que vous
en manquez, à ce que je vois!
— Le père d'un de mes amis, répliqua Sébastien, possède
une ferme tout près d'ici. Je peux y laisser les chevaux, que je
passerai prendre en revenant demain. Je les ramènerai
facilement à Beauchêne, en montant l'un et tenant l'autre en
main.
— Tu ne crains pas, dis-je alors, que les parents de ton
ami nous envoient promener, si tu les réveilles à cette heure-
ci?
— Ça, il n'y a pas de doute! s'écria-t-il en riant. Aussi me
garderai-je bien de les déranger! Leurs terres vont jusqu'à la
route et ces prés leur appartiennent. Je vais donc tout
simplement y mettre nos bêtes, et je passerai les reprendre,
sans même qu'on se soit sans doute aperçu de leur présence!
— C'est, ma foi, une bonne idée, déclara l'automobiliste.
Eh bien, faites comme vous l'avez dit, et pendant ce temps-là
je vais fumer une cigarette. La nuit n'est pas encore trop

222
avancée. Je devais être à Toulouse à minuit; mais maintenant,
peu importe que je sois un peu en retard. Comme on dit,
fichu pour fichu, au moins que ça serve à quelque chose! »
A la lueur de son briquet, j'ai pu saisir son regard, qui m'a
rassurée : il avait au coin des yeux une quantité de petites
rides, comme s'il passait son temps à rire. J'ai poussé un soupir
de soulagement, car, comme toute fille élevée à la ville, je
trouvais un peu risqué de nous confier à un inconnu rencontré
en pleine nuit sur une route déserte en campagne.
Tout en caressant l'encolure soyeuse et chaude d'Arabe
avant de lui rendre la liberté, je me suis soudain rendu compte
que je lui disais un long au revoir. Si je passais avec succès le
concours de l'Opéra, je ne reviendrais pas à Beauchêne avant
les prochaines vacances, et qui savait ce qu'Arabe allait
devenir d'ici là? Sans doute tante Germaine le renverrait-elle
au haras, et ne le reverrais-je jamais plus. A cette pensée, je ne
pus retenir une larme, qui coula le long de mon nez.
« Allons, Irène, viens! Qu'est-ce que tu attends? me dit
Sébastien derrière mon épaule. Tout est réglé, n'est-ce pas? Je
vais cacher les harnachements sous cette haie, car je n'ai
aucune envie de les emporter à Toulouse et de les trimbaler
demain, en revenant ici. Tiens la lampe et éclaire-moi, veux-
tu? »
Après avoir vivement dessellé les deux bêtes, il a choisi
un buisson épais sous lequel nous avons enfoui les
harnachements en les couvrant de foin pour qu'ils ne s'abîment
pas.
« Personne n'aura idée qu'ils sont là, dit-il. Il faut
seulement souhaiter qu'il ne pleuve pas trop fort, voilà tout! »
Revenus à la voiture, nous y avons pris place, et je dois
dire que jamais un véhicule ne m'a paru aussi confortable,
chaud et luxueux que cette vieille Ford, pas même la
somptueuse Cadillac de ma tante! Nous nous sommes

223
prélassés avec gratitude sur la banquette en similicuir troué, en
songeant que le plus dur de notre randonnée était passé.
Deux heures plus tard, nous arrivions à la gare de
Toulouse où, par bonheur, nous avons appris que j'allais
pouvoir prendre un train venant de Perpignan, qui me mettait à
Paris à midi. Il nous restait juste le temps d'avaler au buffet
une grande tasse de café au lait brûlant et de copieux
sandwiches, en compagnie de notre aimable conducteur que
nous avons chaleureusement remercié. Puis Sébastien a loué
pour moi un oreiller et une couverture. Enfin, quand le rapide
est entré en gare, il a sauté dedans pour nie chercher une place.
J'ignore comment il a pu se débrouiller, mais, en quelques
instants, il a trouvé un compartiment vide, où j'étais certaine
de pouvoir m'allonger; j'en suis restée confondue d'admiration
et de reconnaissance.
« Eh bien, on a tout de même réussi, Irène! me dit-il en
me serrant très fort les deux mains. Maintenant, tâche de bien
dormir pour être en forme demain.
— C'est grâce à toi que tout se termine si bien, lui dis-je,
les larmes aux yeux. Jamais je n'oublierai ce que tu as fait
pour moi... jamais!
— Bah, ce n'est rien! fit-il bourru. Et moi, je suis
rudement content, pour toi d'abord, et puis aussi parce que je
vais me payer leur tête, au manoir! Ah! voilà qu'on siffle!
Bonne route, et surtout, bonne chance pour ton audition! »
J'étais trop émue pour lui répondre. Tout ce que j'ai pu
faire, c'est de jeter mes bras autour de son cou et de
l'embrasser. Les portières ont claqué, il s'est brusquement
détaché de moi, et après une petite tape affectueuse sur ma
joue, il a sauté sur le quai tandis que le train s'ébranlait.

224
CHAPITRE XIV

L'EXAUCEMENT

JE ME suis penchée à la portière, et mes yeux embués de


larmes ont vu se rapetisser progressivement la silhouette de cet
étrange et cher garçon. Un an auparavant, il était entré dans
ma vie, le jour même de mon arrivée dans ce Midi que
j'appréhendais tellement. Tandis que je m'étendais sur la
banquette, je n'ai pas pu m'empêcher d'éprouver un serrement
de cœur, tout comme à l'heure douloureuse où j'avais dû
quitter Paris. Et j'ai dû m'avouer que le destin nous réserve
vraiment d'imprévisibles expériences....
Au rythme monotone des roues sur les rails s'est bientôt
associée, dans mon demi-sommeil, la cadence du Casse-
noisette; puis ce sont les phrases de la Suite Holberg qui ont
bercé mon repos, et c'est en évoquant cette œuvre, désormais
inséparâble dans mon esprit de son magistral interprète, que je
me suis sentie glisser dans les bras de Morphée.

225
J'ai dormi si pesamment qu'aucun des arrêts nocturnes du
train ne m'a troublée; mon compartiment est resté vide, et il
faisait jour depuis longtemps lorsque je me suis décidée à en
ouvrir les rideaux. Nous traversions la Beauce, et Paris n'était
plus qu'à une heure de route.
A midi, je venais de franchir le portillon de sortie de la
gare d'Austerlitz et j'allais héler un taxi, quand j'ai senti
quelqu'un me tirer par le bras, tandis qu'une voix sympathique
m'appelait par mon nom. Me retournant aussitôt, j'ai poussé un
cri de joyeuse surprise : dominant de sa haute taille la foule
des voyageurs, un homme au visage familier, et à la chevelure
hirsute aussi noire que sa barbe, me souriait de toutes ses
dents.
« Jonathan! Qu'est-ce que vous faites là?
— Il semble que je sois venu vous chercher, fit-il en
riant.
— Mais comment avez-vous su...?
— Venez, mon petit! coupa-t-il en m'entraînant vers un
taxi. Les explications peuvent attendre. Pour l'instant, il faut
nous dépêcher d'aller chez Mme Crépin, où vous déjeunerez et
vous préparerez pour être à l'Opéra à trois heures.
Nous n'avons pas trop de temps !
— Oh! Jonathan, que ça fait du bien de vous revoir! dis-
je en me laissant choir sur le siège du taxi. En quittant
Toulouse, j'avais un peu le cafard, mais maintenant j'ai
l'impression que je reviens chez moi après une longue
absence.
— C'est gentil de me dire ça! Moi aussi je suis content
de vous retrouver, Irène, et surtout en aussi bel état!
— Mais comment avez-vous appris mon arrivée par ce
train? J'ignorais moi-même que je le prendrais, une demi-
heure avant son entrée en gare!

226
— Eh bien, voilà! Ce matin, à une heure vraiment
scandaleuse — six heures et demie, pour être exact — j'ai été
réveillé par un coup de téléphone. C'était un de vos amis, un
jeune homme, qui m'appelait de Toulouse.
— Sébastien! m'écriai-je, stupéfaite. Ça, alors, c'est
inouï ! C'est le cousin de mes cousines. Il a un an de plus que
moi. Mais comment diable a-t-il trouvé votre numéro de
téléphone? Je ne le connais pas moi-même, ou, si je l'ai
su, je l'ai oublié, je l'avoue!
— Il ne me l'a pas dit; mais, s'il savait que j'habite la
même maison que Mme Crépin, il n'aura pas eu de peine à
trouver mon numéro dans l'annuaire, ou par les
renseignements de Tinter. Toujours est-il qu'il m'a appelé pour
m'informer de votre arrivée. Alors me voici, un peu abruti
parce que ce chevalier servant m'a privé d'une partie de mon
sommeil; mais je n'en suis pas moins heureux de prendre le
relais et de vous offrir mes services! Ah! à propos, Irène,
mes félicitations !
— Attendez que j'aie passé l'examen! Ils vont peut-être
me trouver horrible et incapable de danser convenablement....
— Horrible, sûrement pas. Quant à la danse, je suis
convaincu que si votre professeur est ainsi intervenue, c'est
qu'elle vous a jugée digne de vous présenter devant la
commission.
— Espérons qu'elle ne s'est pas trompée, murmurai-je.
Ah! nous y voilà! »
Le coup de téléphone de Sébastien à Jonathan n'avait pas
surpris ma fidèle gouvernante, car elle était au courant de ma
venue à Paris; mais en la lui annonçant dans mes lettres, je lui
avais recommandé de ne pas se déranger pour me chercher à la
gare. Avertie par notre ami de mon retard, et sachant l'heure de
ma convocation à l'Opéra, elle avait tout préparé pour me
permettre d'être prête en temps voulu.

227
« JONATHAN! QU EST-CE QUE vous FAITES LA? »

228
Après un accueil qui m'a fait chaud au cœur, elle m'a installée
devant une table abondamment garnie. Certes, je ne voulais
pas m'alourdir, en vue de l'épreuve qui m'attendait, mais
j'avais besoin de reprendre des forces et je n'ai pas résisté à la
tentation. Pendant que je me restaurais, Mme Gré-pin a tiré de
mon sac tyrolien mon costume de danse, et elle s'est
empressée de le repasser, car il avait beaucoup souffert du
voyage. Une bonne douche écossaise a achevé de me remettre
d'aplomb, si bien que je me sentais en excellente forme, en
dépit de ma nei'vosité, quand Jonathan est venu me chercher
pour me mener à l'Opéra. Il m'a laissée y entrer seule et est
allé m'attendre dans un café proche, où nous étions convenus
de nous retrouver.
On m'a conduite dans une loge d'artiste où 5 ayant revêtu
mon maillot, mes chaussons et mon tutu, j'ai fait un chignon
de mes cheveux serrés dans un filet. Quand mes préparatifs
ont été terminés, j'ai éprouvé la bizarre sensation du nageur
débutant qui, pour la première fois, va plonger, la tête la
première, dans la piscine. Il me semblait que mes jambes
appartenaient à un autre corps que le mien. Mon heure, l'heure
fatidique tant espérée, était enfin venue, et j'avais cependant
peine à croire que c'était vrai.
En fin de compte, cette audition s'est révélée beaucoup
moins effrayante que je ne l'avais imaginée. La commission
d'examen se composait de trois personnes : une dame d'un
certain âge, très jolie, et dont les cheveux blonds
commençaient à grisonner, était assise dans un fauteuil, à côté
d'un homme à l'air tranquille et aux grands yeux tristes, dont le
regard semblait vous pénétrer jusqu'à l'âme et voir bien au-
delà de ce qu'il observait. L'un et l'autre n'avaient rien
d'intimidant et, en quelques mots, ils ont su me mettre à l'aise.
Le troisième membre de la commission, assis à une table
couverte de documents, remplissait les fonctions de secrétaire.

229
Enfin, dans un coin du studio, se tenait l'accompagnateur,
devant un piano droit.
Je devais apprendre par la suite que les séances de cette
commission avaient lieu d'habitude dans une salle d'étude du
corps de ballet. Mais, comme les cours n'avaient pas encore
commencé, Mme Violette avait obtenu que l'on m'examinât à
part; c'est pourquoi mon examen s'est déroulé dans un studio
relativement petit.
Après m'avoir posé quelques questions sur mes études de
danse, mes examinateurs m'ont laissée libre d'exécuter un air
de mon choix, et j'ai proposé Le Lac des Cygnes. Lorsque j'eus
terminé, la dame m'a demandé de faire quelques mouvements
classiques, tels que des « grands-jetés ». Or, pendant que je me
livrais à ces exercices, la porte du studio s'est ouverte et un
autre personnage est entré. Il m'a observée pendant quelques
instants, puis il m'a dit :
« Allons, mon petit! Tu peux sauter beaucoup mieux que
cela! Essaie encore une fois! »
Je commençais à nie sentir fatiguée, et nul doute que mon
équipée nocturne y était pour quelque chose; mais je n'ai pas
voulu le lui dire, car j'aurais eu l'air de chercher une excuse.
Puisqu'il voulait me voir sauter plus haut, j'ai rassemblé mon
courage et j'ai bondi, plus que je ne l'avais jamais fait
jusqu'alors.
« A la bonne heure! C'est très bien! dit le nouveau venu.
J'étais sûr que tu en étais capable. Tu as une excellente
élévation, et ta ligne aussi est bonne. »
Brusquement, en l'entendant parler, je l'ai reconnu. C'était
le professeur, si irascible et redoutable, à la classe duquel
j'avais assisté, le jour où mon amie m'avait fait entrer
clandestinement à l'Opéra. Mais, cette fois-ci, il n'avait pas du
tout l'air de mauvaise humeur; au contraire, il s'est montré très
gentil, m'a souri, puis, hochant la tête d'un air approbateur, il

230
est reparti sans même adresser la parole aux membres de la
commission.
Ceux-ci m'ont alors priée de me déchausser, et la dame a
entrepris un examen détaillé de mes pieds; elle m'a posé
quantité de questions, pour s'assurer que je n'avais jamais eu
d'accident ou d'ennui de ce côté, et s'est également informée
de mon état de santé. Puis son compagnon m'a interrogée sur
mes études et mon instruction générale. Lorsque j'eus répondu
à toutes ces demandes, il m'a dit :
« C'est parfait. Tu peux te rechausser, mon petit, et
rentrer chez toi.
— Mais, balbutiai-je en rougissant jusqu'aux oreilles,
est-ce que... ça va?... Est-ce que... vous m'acceptez?... »
Mes juges se sont regardés et tous deux ont souri.
« Ma foi, a fini par répondre le monsieur au regard triste,
c'est un peu contraire au règlement; mais cet examen a un
caractère spécial et diffère du concours d'admission annuel.
Aussi pensons-nous que nous pouvons dès maintenant te
rassurer, mon enfant. Si tu crois vraiment que tu seras
heureuse en entrant à l'Académie nationale de danse, si tu n'as
pas peur de fournir le gros effort de travail qui te sera
demandé, nous sommes d'accord pour proposer au ministre
l'octroi en ta faveur d'une bourse d'élève au corps de ballet de
l'Opéra, à titre d'orpheline de guerre.
— Oh! merci, monsieur! répondis-je avec feu. Je suis
sûre que je serai très heureuse ici, car j'ai toujours rêvé d'entrer
à l'Opéra. Quand ce que l'on a rêvé devient une réalité, on est
obligatoirement heureux, n'est-ce pas? Et pour ce qui est de
travailler, vous pouvez compter sur moi; je vous promets
de faire de mon mieux.
— Dans ces conditions, tout ira bien, déclara la dame.
Maintenant il faut rentrer chez toi, et nous préviendrons
officiellement ta famille lorsque le ministre aura pris sa

231
décision. Cela ne saurait tarder, car les cours commencent la
semaine prochaine. D'ici là, il faut que tu te reposes, mon
petit, car je trouve que tu as l'air fatigué. Est-ce que tu t'es
beaucoup énervée, à cause de cet examen?
— Oh! oui, madame! répliquai-je. Enfin... c'est-à-dire
que... j'ai raté le train de Toulouse, hier, vous comprenez....
Alors.... »
D'un trait, j'ai raconté à mes examinateurs mon aventure
nocturne. A mesure que je parlais, je me suis rendu compte
que cette expédition, à cheval dans le brouillard, paraissait
d'autant plus anormale que nous nous trouvions en plein Paris,
où le métro, l'autobus, ou les taxis stationnant à tous les
carrefours, permettent de se rendre n'importe où sans la
moindre difficulté.
« Et voilà comment j'ai pu attraper un autre train, dis-je
en terminant. Pendant que je roulais vers Paris, mon cousin
aura dû retourner en pleine campagne, pour chercher nos
chevaux et les ramener au manoir de mon oncle, à trente
kilomètres de là.
— A la bonne heure ! s'écria mon juge. Voilà un jeune
homme qui promet! C'est un ami sur qui tu pourras compter, à
ce que je vois! Vraiment, ma chère, ajouta-t-il en se tournant
vers sa compagne, cela fait plaisir de trouver chez des jeunes
une telle ténacité.
— Oui, répliqua-t-elle. Car, en plus de beaucoup
d'autres, c'est cette qualité-là qu'il faut avoir pour réussir dans
notre art.
— Eh bien, je te félicite, ma chère enfant, reprit
l'examinateur, et ton histoire me confirme que nous avons eu
raison, madame et moi, de te recevoir parmi nos élèves. Je suis
heureux de constater que tu ne renonces pas facilement à
atteindre le but que tu t'es proposé. Continue dans cette voie,
c'est tout ce que nous te demanderons. A bientôt! » Trop émue

232
pour parler, j'ai exécuté une profonde révérence, comme Mme
Violette m'avait appris à le faire pour remercier le public, puis,
tournant les talons, je me suis enfuie. J'avais envie de chanter,
de crier. Mes plus fervents espoirs venaient d'être exaucés, et
le rêve que j'avais si longtemps caressé était devenu la plus
merveilleuse des réalités.

Imprimé en France
BRODARD&TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
-2932-1-7-7062-
Dep.leg.6696-3e tr 58

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