Dumas Famille

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Alexandre Dumas

Un cadet de famille

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Alexandre Dumas

Un cadet de famille
roman

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 973 : version 1.0

2
Du même auteur, à la Bibliothèque :

Les Louves de Machecoul


Les mille et un fantômes
La femme au collier de velours
Les mariages du père Olifus
Le prince des voleurs
Robin Hood, le proscrit
Les compagnons de Jéhu
La San Felice
Othon l’archer
Les trois mousquetaires
Le comte de Monte-Cristo
Le vicomte de Bragelonne
Le chevalier de Maison-Rouge
Histoire d’un casse noisette et autres contes
La bouillie de la comtesse Berthe et autres contes

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Un cadet de famille

Édition de référence :
Paris, Michel Lévy Frères, 1874.

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Un cadet de famille fait partie des récits
publiés sous le nom d’Alexandre Dumas mais
auxquels il n’a que très peu, voire pas du tout,
contribué... Il s’agit en fait de la traduction par
Victor Perceval (c’est à dire Marie de Fernand, sa
maîtresse) d’un roman anglais d’Edward John
Trelawney (1792-1881) Adventures of a younger
son, qui connut un certain succès lors de sa
parution en 1831.
Nicole Vougny.

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Mon cher Éditeur,
Lisez le roman, les mémoires, les aventures, la
chose enfin que je vous envoie, et que je viens de
publier dans le Mousquetaire, sous le titre du
Cadet de famille.
Ce sont les aventures de jeunesse du fameux
pirate Trelawnay, ami de lord Byron.
Il y avait autrefois un libraire modèle qu’on
appelait Dumont. Il fut alors ce qu’est
aujourd’hui Cadot, l’étoile du cabinet littéraire
dans le ciel de la librairie. Ils sont d’ailleurs les
deux bouts d’une ligne d’horizon qui aboutit à
moi. Dumont fut mon premier, Cadot sera
probablement mon dernier libraire. J’allai un
jour, je ne sais pourquoi, dans la librairie de
Dumont. Il y a bien longtemps de cela, mon cher
Éditeur : il y a quelque chose comme trente ans.
Je faisais Henri III.
– Lisez donc cela, me dit Dumont en me
remettant trois volumes dans la main, c’est

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amusant en diable.
– Qu’est-ce que c’est que cela, Dumont ?
– Un livre que je viens de faire traduire.
Je n’avais pas une énorme confiance dans le
goût littéraire de Dumont, qui venait de refuser
d’imprimer mon premier volume, les Nouvelles
contemporaines. J’ouvris donc son livre, je dois
le dire, avec une certaine nonchalance.
J’y fus pris ; je lus le livre de la première à la
dernière page.
D’autres y furent pris comme moi, sans doute,
car lorsque, vingt-six ou vingt-huit ans après,
voulant relire ce livre, qui m’avait tant plu
pendant ma jeunesse, j’allais écrire mon enfance :
ce que c’est que d’être vieux ! je ne le pus
retrouver.
J’eus alors l’idée de le faire traduire, et de le
publier dans le Mousquetaire. Je m’adressai à un
de mes amis, garçon fort habile et que j’aime
beaucoup, nommé Victor Perceval, et je le
chargeai de ce travail.
Ce travail accompli, à ma grande satisfaction,

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je le publiai dans le Mousquetaire.
Publiez-le à votre tour, mon cher Éditeur ;
mettez-le dans votre collection, et je vous
promets qu’il ne la déparera en aucune façon.
Tout à vous.
A. Dumas.
20 août 1856.

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I

Ma naissance est mon premier malheur. Je


suis venu au monde dénoncé comme un
vagabond, quoique je fusse le cadet d’une famille
fière de son antiquité. Dans une telle maison,
mon inopportune arrivée fut à peu près accueillie
comme celle des jeunes loups, sur la tête desquels
le bon roi Edgard avait mis un prix, à l’époque de
l’invasion de ces animaux, qui infestèrent de leur
désolante présence les années de son règne.
Mon grand-père était général. À sa mort, il ne
laissa à l’auteur de mes jours, son fils unique,
qu’un nom sans tache et des protections dans la
carrière qu’il avait parcourue. La nature avait été
plus généreuse à l’égard de mon père, en lui
prodiguant toutes les qualités extérieures qui
mènent à la fortune plus promptement encore que
le travail, le courage et la vertu. Il était jeune,
beau, spirituel, et avait des manières gracieuses,

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simples et distinguées. La jeunesse de mon père
ne se signala par aucun fait remarquable ; il
menait la vie aventureuse et galante des jeunes
gens de l’époque. Le vin, les femmes, la cour et
le camp formaient le théâtre de ses exploits, mais
il jouait parfaitement son rôle.
À l’âge de vingt-quatre ans, il devint
amoureux d’une douce et charmante jeune fille.
Ses pensées prirent alors une nouvelle direction,
et en apportant un peu de régularité dans le
désordre de sa vie, elles calmèrent
l’effervescence de son goût effréné pour les
plaisirs.
Mon père découvrit bientôt que la jeune fille
partageait son amour (car il était savant dans
l’étude des sentiments du cœur), que le seul
obstacle qui s’opposait à leur union était la
fortune. Leurs familles, non leurs espérances
d’avenir, se trouvaient égales : car la jeune fille
était pauvre, et l’ambition de mon père aurait pu,
en dirigeant sa conduite, le faire arriver à une
brillante fortune. Mais la jeunesse et l’amour ne
calculent pas, et l’argent, les contrats, les

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douaires, sont des mots dont ils n’apprécient
nullement la valeur ; puis, lorsque ce sentiment se
révèle pour la première fois, il est trop sincère,
trop vif, trop passionné pour être retenu par
l’intérêt personnel. Intérêt sordide, qui, à une
certaine époque de la vie, se trouve si bien
mélangé à tous les sentiments, qui les fait naître
et mourir à l’aide d’un chiffre. Des passions
nobles et généreuses, animées par le premier
amour, impriment souvent sur le caractère
incertain et irrésolu de la jeunesse une stabilité
que le temps ne peut pas tout à fait détruire. Plût
au ciel que mon père eût uni sa destinée à celle de
cette charmante femme, car son mérite et sa
constance ont résisté aux épreuves du temps et de
ses vicissitudes !
Pendant que mon père essayait de vaincre les
difficultés matérielles qui s’opposaient à son
mariage, il lui fut soudainement ordonné de partir
pour l’Ouest avec son régiment.
Pensant que leur séparation ne serait que
momentanée, les deux jeunes gens se dirent
adieu, comme tous ceux qui se trouvent dans la

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même situation, avec des larmes et des serments
de fidélité éternelle ; et quoique mon père fût un
soldat joyeux et galant, il s’éloigna avec
l’accablement du regret, et fit honneur à ses
promesses pendant trois mois entiers.
Pour célébrer sa nouvelle dignité, le shérif du
comté où mon père était en garnison donna un bal
à ses administrés.
Mon père y fut invité, ainsi que les premiers
officiers de son grade, car il était capitaine.
Les honneurs de la soirée étaient faits par la
fille du riche gentleman. Celle-ci était le bonheur,
l’idole et l’unique héritière de son père. À
l’ouverture du bal, le shérif engagea sa fille à
choisir pour cavalier l’homme le plus haut placé
dans le monde par ses distinctions sociales : la
jeune personne répondit qu’elle n’accorderait
cette faveur qu’au plus charmant, et tendit la
main à mon père. Cette flatteuse préférence
enivra l’orgueilleux capitaine, car elle attira sur
lui l’attention générale, et le brillant officier fut
dès ce moment le sujet de toutes les causeries.
Dès lors une modification complète s’opéra dans

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les idées de mon père, et lui fit concevoir des
désirs que, sans cet événement, il n’eût jamais
soupçonnés.
La fille du shérif avait vingt-huit ans, les traits
prononcés, la tournure sans grâce. Ses gestes, ses
allures et le son de sa voix avaient quelque chose
de masculin et de peu agréable ; mais elle était
riche, et en parant ses imperfections des
splendeurs de la fortune, elle les rendait
intéressantes.
Naturellement, ou par l’exemple du monde,
mon père était très égoïste. Son ambition, prenant
un nouveau point de départ, lui fit abandonner le
chemin de l’amour et considérer la richesse et la
beauté comme des dons semblables. Les
constantes attentions de l’héritière, en élevant
mon père au-dessus de ses rivaux, lui donnèrent
encore le désir de les vaincre complètement par
l’éclat d’une triomphante victoire, et ceux dont il
avait autrefois envié le sort devinrent alors jaloux
de lui.
Ce dernier succès fut le voile sous lequel
disparurent les vivants souvenirs de sa première

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affection ; car son premier amour passa bientôt
dans son esprit à l’état de folie de jeunesse. L’or
devint son unique idole, car il avait cruellement
ressenti les humiliantes souffrances de la
pauvreté. Il prit donc la résolution de sacrifier son
cœur au dieu de la fortune, et n’attendit plus
qu’un instant favorable pour dévoiler son
apostasie envers l’amour. Il appelait sa conduite
prudence, sagesse, nécessité, essayant ainsi d’en
dissimuler le cruel et froid égoïsme. Ses lettres à
l’aimante jeune fille si lâchement trahie devinrent
moins longues, moins expansives, moins tendres ;
l’intervalle entre chaque jour de cette
correspondance fut d’une interminable longueur ;
puis enfin elle cessa tout à fait, et la pauvre
enfant fut entièrement convaincue de son
abandon. Elle pleura ses illusions, son bonheur et
sa jeunesse à jamais flétrie par d’inconsolables
regrets ; car la malheureuse fille resta fidèle aux
serments violés par le trompeur oublieux.
Mon père consacra donc tous ses loisirs à sa
nouvelle conquête, et finit par lui donner son
nom. Mais pourquoi nous arrêter ainsi sur un
événement si commun dans le monde ? N’arrive-

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t-il pas journellement que nous jetons loin de
nous la vertu et la beauté, pour prendre la laideur
et la richesse, quoique ce soit le diable qui nous
les donne ?
Une fois initié aux affaires embrouillées du
shérif, mon père découvrit que la fortune de sa
femme était des plus médiocres. Désespéré de
s’être si aveuglément laissé éblouir par les
luxueuses apparences d’une fausse splendeur, il
rentra au régiment avec la conscience peu
satisfaisante d’avoir mérité sa punition. Non
seulement par l’excès des exigences de la dame,
mais encore pour continuer la parade de son
élévation, il dépensa en bals et en festins une
bonne partie de la dot, et six mois après mon père
quittait l’armée sous le faux prétexte d’une
maladie de poitrine, mais véritablement pour se
retirer à la campagne et y végéter, en attendant
mieux, dans les privations d’une tardive et sévère
économie.
Le savant Malthus n’avait pas encore éclairé le
monde, et chaque année mon père enregistrait à
contrecœur dans la Bible de la famille la

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naissance d’un fardeau vivant. Des dépenses
inévitables le fatiguèrent tellement, qu’il s’attrista
et perdit le courage de tâcher d’y pourvoir. Sur
ces malheureuses entrefaites, un legs lui fut
laissé, et, en relevant son affaiblissement moral,
cette bonne fortune augmenta, s’il était possible,
son système d’économie et ses désirs d’amasser
de l’argent.
Cette avare occupation devint alors l’unique
emploi de son temps ; il y concentra toutes ses
facultés, et fut enfin ce que l’on appelle un
homme prudent. Si un pauvre parent se hasardait
à venir demander à mon père l’appui d’un
secours, il lui était refusé au milieu de phrases
sonores qui élevaient au-dessus de toute
considération les devoirs qu’il avait à remplir
envers sa femme, et les nécessités sans cesse
renaissantes d’un essaim d’enfants dont le chiffre
n’était pas encore arrêté.
Plus la fortune de mon père prenait
d’accroissement, et plus il s’entourait des
apparences de la misère, plus il criait contre le
prix déraisonnable de toutes les denrées. Son

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avarice, en ne se relâchant jamais que pour lui-
même, mettait dans sa tête des idées absurdes.
D’abord il se persuadait et essayait de persuader
aux autres qu’il était au-dessus de ses moyens de
nous envoyer en pension, parce que l’éducation
coûtait bien au-delà de sa valeur ; il partait de là
pour prouver encore que ses études à
Westminster ne lui avaient été ni utiles ni
agréables, et n’avaient apporté aucun changement
à la direction de sa vie, puisqu’il n’avait point
relu les livres grecs et latins qu’il avait été forcé
d’y apprendre.
Cependant, disait-il, je ne suis ni plus sot ni
plus ignorant qu’un autre : tout ce que l’on doit
savoir, c’est la valeur de l’argent, les avantages
qu’il procure et la nécessité d’en amasser
beaucoup ; la science vient quand on en a besoin.
Car il croyait peut-être à la doctrine du talent
inné, en trouvant qu’il n’était nécessaire de
s’instruire qu’au moment de faire le choix d’une
profession. Comme il me destinait, ainsi que mon
frère, à celle des armes, nos études devaient se
borner à la plus légère superficie de toutes les
sciences. Mon père détestait les superflus

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onéreux ; d’ailleurs il avait observé dans son
régiment que ceux qui étaient instruits étaient les
plus niais et les plus pédants, et que la profondeur
de leur érudition ne les avançait pas d’une ligne
dans la carrière militaire.

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II

Mon frère James, garçon à peu près de mon


âge (nous étions entre neuf et dix ans), avait un
caractère doux, inoffensif, généreux. Il ne se
plaignait jamais de la tristesse de notre vie, mais
il en souffrait passivement. Quant à moi, j’étais
sans cesse grondé par mon père, car, en suivant
les caprices de mon imagination, je me révoltais
violemment contre le frein qu’il voulait y mettre,
et les entraves de sa volonté, le transport de ses
furieuses colères ne servaient qu’à augmenter
mon vif penchant pour l’indiscipline. Entre les
mille rigueurs qui bornaient l’étroit horizon de
notre liberté, il en était une que je n’ai jamais pu
admettre : celle de nous promener dans le jardin
sans jamais en franchir les allées.
Mon frère se soumettait tranquillement à cette
règle, tandis que j’allais chercher une
compensation à ce plaisir restreint en maraudant

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dans les propriétés voisines, d’où je revenais les
mains et les poches remplies de racines, de fruits
et de fleurs. En outre de la monotone promenade
du jardin, nous avions celle plus monotone
encore d’une route peu fréquentée qui longeait la
maison, et pendant que le pacifique James
arpentait lentement l’espace fixé, je grimpais sur
les collines, et là, riche de mes frauduleuses
récoltes, je passais une grande partie du jour
mangeant, dormant, rêvant, sans être préoccupé
une seule minute de l’accueil qui attendait mon
retour.
À la nuit tombante, j’abandonnais ma solitude
aérienne pour les eaux bleues du lac dans lequel
j’appris à nager. Les coups qui célébraient mes
rentrées nocturnes ne changeaient rien à mes
projets pour le lendemain, car je les réalisais avec
autant d’insouciance pour leurs mauvais résultats
que j’avais, avec la même perspective, réalisé
ceux de la veille. Je détestais les réprimandes, les
sermons, les maîtres, les curés, enfin tous ceux
qui se prétendent sages et qui ne sont
qu’ennuyeux.

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Loin d’intimider mes passions et de les
contraindre, la cruelle sévérité de mon père ne
faisait qu’en décupler les forces, et je recherchais
toujours et plus avidement que les autres les
actions dangereuses à tenter ou qu’il m’était
défendu de faire ; car c’était précisément celles
qui s’emparaient avec le plus de force de mon
esprit, et j’étais incapable de résister à cet
entraînement qui me poussait à la désobéissance
avec une joie d’esclave emporté par le courant
d’une révolte.
Si, à la place de ses brutales remontrances,
mon père m’eût témoigné un peu d’affection ou
même un semblant d’amitié, je serais resté doux
et gentil, comme je l’étais aux premiers jours de
mon enfance. Mais les privations, les coups, les
pénitences aigrirent mon caractère ; et ce sont les
seules preuves d’amour paternel dont je puisse
me souvenir.
Mon père possédait depuis fort longtemps un
affreux corbeau, pour lequel il avait, malgré sa
sécheresse de cœur, une profonde amitié. Ce
corbeau, qui était vieux, laid, sale, boiteux,

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passait sa vie à rôder solitairement dans le jardin,
et détestait les enfants, car lorsque nous
apparaissions à la porte il accourait vers nous en
jetant des cris de fureur et nous chassait de son
domaine. Bien certainement je ne lui eusse jamais
disputé la possession de ce territoire, s’il n’eût
mis tant de méchanceté à en constater les droits.
Mais le sauvage égoïsme de cette odieuse bête,
soutenu par mon père, nous la faisait considérer
comme le second tyran du logis.
Il était hideux à voir ; sa démarche
chancelante sur des pattes roidies par les années
et aussi dures que l’écorce d’un liège, son regard
lourd et faussement engourdi donnaient à son
approche quelque chose d’effrayant. Mon frère
en avait peur : quant à moi, il ne m’inspirait
qu’un invincible dégoût. L’affreuse bête passait
la moitié du jour couchée au soleil, sur la crête
d’un mur contre lequel était appuyé un des
pruniers du jardin et le plus productif. La
privation de ces prunes délicieuses, dont le
corbeau défendait énergiquement la possession,
augmenta notre haine et nous fit enfin, épuisés de
patience, concevoir le projet de nous en rendre

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maîtres.
Avant d’en arriver à de trop vives représailles,
nous essayâmes de le déloger amicalement,
d’abord par des offres de fruits, de viandes qu’il
aimait, puis enfin par de douces paroles.
Mais tout échoua devant l’impassible regard
d’un œil flasque et vitreux. L’entêtement
raisonné de la méchante bête, qui semblait
deviner nos désirs, l’impossibilité de satisfaire
ces désirs et la rage de nous voir vaincus nous
rendirent tout à fait furieux. Nous eûmes alors
recours aux procédés qu’on employait si souvent
envers nous, procédés sans réplique, qui étaient
de rosser d’importance la maligne bête. Mais
nous étions trop faibles pour agir avec efficacité
sur sa vieille carcasse, car les pierres et les coups
de bâton l’atteignirent à peine ; il fallait y
renoncer et attendre une meilleure occasion. Le
soir de la bataille, je demandai justice au jardinier
en lui exposant nos griefs contre le corbeau ;
mais, dans la crainte de déplaire à son maître, le
jardinier nous donna tort et se moqua de notre
gourmandise.

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Le lendemain de cette orageuse journée, en
jouant sur la route avec la petite fille d’un de nos
voisins, je fus entraîné à lui offrir des fruits, car,
ayant soif, elle voulait nous quitter, et son départ
eût suspendu nos plaisirs. Sans être vus, même de
mon père, nous entrâmes tous les deux dans le
jardin avec l’intention de remplir clandestinement
nos poches de poires. Mais au moment où, joyeux
de notre mystérieuse escapade, nous
commencions notre récolte, le corbeau fondit sur
nous et saisit la petite fille par la manche de sa
robe. Éperdue d’épouvante et trop effrayée pour
se débattre, la pauvre enfant jeta un cri
d’angoisse, auquel je répondis en me précipitant
sur le corbeau.
À mon approche, le monstre tourna sa fureur
contre moi, et son bec de fer mordit violemment
ma main, à laquelle il se cramponna. Mais,
insensible à la douleur, car la colère de voir
couler les larmes de ma compagne, que j’aimais
tendrement, m’avait rendu furieux, je saisis le
corbeau par le cou, et le forçant de lâcher prise, je
le frappai violemment contre l’arbre. Mais cette
dure secousse ne semblait lui faire aucun mal.

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Son corps rebondissait comme une balle
élastique, et son regard restait terne et froidement
féroce. Nous combattîmes ainsi pendant quelques
minutes, et ses efforts pour échapper à
l’énergique pression de mes mains, trop faibles
pour le contenir, me causèrent de vives douleurs.
J’étais évidemment moins fort que lui, et j’allais
succomber.
– Si j’appelais le jardinier ? me demanda
l’enfant, dont l’effroi avait suspendu les larmes.
– Non, car il dirait à mon père que nous avons
pris des poires. Je vais prendre ce lâche oiseau ;
donne-moi ta ceinture.
La petite fille me tendit le ruban bleu qui
retenait les plis de sa robe, et je réussis, malgré
mes blessures, à l’attacher au cou de notre
ennemi. Après avoir grimpé sur l’arbre, j’attachai
le ruban à une branche, et nous eûmes le plaisir
de voir le corbeau à la portée de nos coups et
dans l’impossibilité de se défendre.
Nous commencions à peine à prendre notre
revanche, lorsque mon frère arriva vers nous. La
vue de mes blessures, dont il ne comprit la cause

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qu’en apercevant lié comme un criminel celui qui
les avait faites, changea vite sa tristesse en joie, et
il nous aida à assaillir le corbeau d’une volée de
pierres.
Quand nous fûmes fatigués de ce
divertissement, et que, d’après l’immobilité de
l’oiseau, nous le jugeâmes mort, je remontai sur
l’arbre, et je repris le ruban de notre petite amie.
Le corbeau détaché tomba au pied du poirier.
Pour compléter notre triomphante victoire, mon
frère prit une branche de sureau et le frappa
encore violemment sur la tête, quand tout à coup,
– à notre grande surprise et surtout à notre grande
consternation, – l’infernal oiseau s’élança dans
l’air en jetant un cri aigu. Mais sa méchanceté fut
sa perte ; car après avoir tournoyé un instant au-
dessus de nous, il dirigea son vol oblique contre
mes regards, levés vers lui, et auxquels il
préparait un aveuglant coup de bec. Je le saisis
par ses ailes en criant à mon frère de ne pas fuir,
car la terreur l’avait jeté à vingt pas de moi, et
nous emprisonnâmes de nouveau notre invincible
ennemi. Mais il était enfin comme anéanti. Son
regard terrifiant se voilait des ombres de la mort,

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le sang coulait de son bec entrouvert et ses ailes
battaient la terre. J’avais le pied sur sa queue à
moitié arrachée, et cependant l’expirante bête
employait encore son dernier souffle à la
conservation de sa vie. J’étais aussi ensanglanté
que le corbeau, qui mourut enfin sous nos
piétinements.
Nous lui attachâmes une pierre au cou, afin de
cacher son corps et notre impardonnable crime
dans la profondeur de l’étang. Ce duel est le
premier et le plus redoutable que j’aie jamais eu.
Je le raconte, quoiqu’il soit puéril, non seulement
parce qu’il s’est fortement imprimé dans ma
mémoire, mais ensuite parce que la revue de ma
vie m’a prouvé qu’il fut l’anneau auquel se sont
liées toutes mes actions. Cet événement est une
preuve que, jusqu’à une certaine limite, je puis
supporter les ennuis et les vexations, mais qu’une
fois révolté contre ma chaîne, je la brise sans
souci, sans crainte, sans arrière-pensée, sans
réflexion surtout. Je vois le but, je le saisis sans
regarder ni en avant ni en arrière.
Cette brusque révélation d’une nature fort

27
patiente, mais inexorable dans la démonstration
de sa force trop longtemps contenue, est un grand
défaut, et ce défaut m’a donné de vifs, de
profonds remords ; car j’ai tué sans justice, par
violence, dans des circonstances où les
corrections eussent été suffisantes. En
commettant une action que mon emportement me
faisait trouver naturelle et justiciable, ceux qui en
souffraient ou qui vivaient avec moi la
considéraient comme une horrible vengeance.

28
III

D’après le règlement établi dans notre famille


par les convictions de mon père sur l’inutilité de
l’enseignement précoce, on nous laissa jusqu’à
l’âge de dix ans sans nous apprendre à lire.
J’étais à cette époque d’une taille élancée,
grand, maigre, gauche dans tous mes
mouvements, surtout en présence de mon terrible
père.
En me voyant si rapidement atteindre la
stature d’un adolescent, ma famille commença à
entrevoir la nécessité de me mettre au collège, et
on s’occupa journellement à discuter l’instant
précis de ce départ et du choix à faire de la
maison d’enseignement.
Comme mes parents n’arrivaient pas à se
mettre d’accord sur la solution de ces importantes
affaires, elles traînèrent en longueur, et ne se
seraient peut-être jamais résolues si un

29
événement puéril, et même trivial, n’était venu
couper court à toutes leurs discussions.
La fatigante oisiveté qui absorbait lentement
les longues heures du jour, en laissant mon esprit
occupé à la recherche des distractions, me
conduisait naturellement à mal faire, et cela parce
que je ne savais que faire.
Un jour donc, excédé d’ennui et de
désœuvrement, j’entrai au jardin, malgré la
défense que nous avions reçue de ne jamais y
reparaître, éternelle expiation de la mort du
corbeau. Mon frère m’avait suivi. Je grimpai
lestement sur un pommier, et nous nous
amusâmes, moi à lui jeter des pommes, lui à
riposter à mes agaceries par la dégringolade de
celles qu’il atteignait avec des projectiles. Au
milieu de l’animation d’un plaisir qui provoquait
nos éclats de rire, nous fûmes violemment
interrompus par cette foudroyante exclamation :
– Ah ! les voleurs !
C’était la voix de mon père.
James voulut s’enfuir, mais, pris par l’oreille,

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il fut contraint d’attendre que mon père m’eût jeté
en bas de l’arbre. Lorsque nous nous trouvâmes
tous deux en sa possession, il nous dit d’un ton
furieux :
– Suivez-moi, brigands !
Je m’attendais aux inévitables coups de canne
dont mon père gratifiait si généreusement nos
épaules pour la moindre faute ; mais il passa
devant la maison sans s’y arrêter, traversa la
route et se dirigea vers la ville.
Nous marchâmes ainsi pendant une heure et
sans échanger la moindre parole. Moi, je suivis
mon père d’un air bourru, tandis que le pauvre
James, ivre de peur, trébuchait à chaque pas, et,
sans ma main qui saisit la sienne, il serait
infailliblement tombé de faiblesse et d’épouvante.
Arrivés à l’extrémité de la ville, mon père
questionna un marchand assis devant sa porte, et
d’après la réponse qui lui fut faite, il se dirigea
d’un air superbe vers un sombre édifice entouré
de hautes murailles. Nous suivîmes
automatiquement notre majestueux conducteur
dans un long passage, au bout duquel se trouvait

31
une porte massive, lourde et chargée de serrures
comme celle d’une prison. Mon père frappa, le
domestique qui ouvrit nous fit traverser d’abord
une immense salle remplie d’ombre et d’une
atmosphère glaciale, puis enfin il nous laissa dans
un petit parloir sévèrement et tristement meublé
de quelques chaises.
Après dix minutes d’une silencieuse attente,
minutes dont l’anxieuse longueur me parut
éternelle, un petit homme parut. La tête de cet
homme, renversée en arrière, soit dans le dessein
de relever par la fierté de cette pose la médiocre
apparence de sa frêle personne, soit par
l’habitude de regarder du haut en bas son
interlocuteur en le toisant comme une bête de
somme, donnait à sa physionomie, à demi cachée
sous de grandes lunettes bleues, quelque chose de
faux, de lâche et de servilement bas. Les grandes
boucles d’argent qui reluisaient sur ses souliers,
le col étroit qui emprisonnait son cou comme un
carcan de fer, ajoutaient à la première impression
produite par son aspect un air précis, froid et
terriblement méthodique pour l’imagination d’un
enfant.

32
Le regard rapide de ses yeux de faucon, sous
ses lunettes relevées, tomba d’abord sur mon
père, et, quand il nous eut également examinés, il
comprit sans doute le but de notre visite, car il
avança une chaise à mon père, et d’un signe
brusque et impératif il nous engagea tous deux à
nous asseoir.
– Monsieur, dit mon père après avoir répondu
à la profonde salutation du petit homme, vous
êtes, je crois, monsieur Sayers ?
– Oui, monsieur.
– Pouvez-vous disposer de deux places dans
votre pension ?
– Certainement, monsieur.
– Eh bien ! répliqua mon père, maintenant,
monsieur, voulez-vous vous charger de ces
indomptables vagabonds qui me rendent fort
malheureux, car il m’est impossible d’en obtenir
respect et obéissance ? Celui-ci, continua mon
père en me désignant, fait plus de mal, cause plus
de tourments et de discorde dans ma maison que
ne le font ici, bien certainement, vos soixante

33
pensionnaires.
En entendant ces paroles, le pédagogue remit
ses lunettes sur le bout pointu de son nez, et me
regarda en dessous. Ses deux mains se joignirent
comme rapprochées par l’étreinte d’un bouleau
correcteur, et il jeta à mon père un coup d’œil
oblique.
– Ce mauvais garçon, ajouta mon père, qui
comprit l’éloquente réponse de son interlocuteur,
a un naturel féroce, sauvage ; je le crois
incorrigible.
Un petit ricanement déplissa les lèvres
froncées du maître.
– Incorrigible ! s’écria-t-il en faisant un pas
vers moi.
– Oui, et tout à fait. Il montera un jour sur
l’échafaud si vous ne fouettez énergiquement le
diable qu’il a dans le corps. Je l’ai vu commettre
ce matin un acte de déloyauté, d’insubordination,
de félonie, pour lequel il mérite la corde. Mais je
me contente de satisfaire ma juste fureur par son
exil, et c’est, je vous assure, trop d’indulgence.

34
Mon fils aîné, que voici, est déjà gâté par les
insinuations de ce vaurien, dont il a eu la
faiblesse de se faire le complice. Cependant il y a
plus à espérer de sa nature, qui est douce,
tranquille, et que le travail polira complètement.
Quand mon père eut enfin achevé la longue
énumération de nos crimes, dont je supprime les
trois quarts, il prit avec M. Sayers les
arrangements indispensables, nous recommanda
encore chaleureusement à toutes les rigueurs de
sa domination et sortit du parloir sans même nous
regarder.
Je souffris mortellement de cet insensible
abandon, et je restai bouche béante, immobile,
terrifié, ne comprenant que trop la cruauté de la
conduite de mon père, qui nous arrachait sans
commisération du lieu de notre enfance, des bras
de notre mère, dont il ne nous avait même pas été
permis de rencontrer le regard. Cet exil, ce
pouvoir étranger, cette maison à l’extérieur
horrible, me causaient une si vive impression,
que je ne m’aperçus pas que j’étais poussé par
M. Sayers dans une vaste et triste cour, au milieu

35
d’une quarantaine d’enfants. En les voyant tous,
grands et petits, se grouper autour de moi, en
entendant leurs questions déplacées, leurs rires
moqueurs, je repris mes sens, et je souhaitai de
toutes les puissances de mon âme que la terre
s’entrouvrît pour me dérober à leur insolente
inspection et à la misérable existence qui m’était
promise.
Le cœur gonflé par les larmes que je n’osais
répandre, je demandai intérieurement au ciel,
avec une énergie bien au-dessus de mon âge, la
fin de ma vie, et je venais d’atteindre à peine ma
neuvième année !
Eh bien ! si à cette époque il m’eût été permis
d’apercevoir l’avenir qui m’attendait, je me serais
brisé la cervelle contre le mur auquel je
m’appuyai, morne, stupide de chagrin, sans voix
et sans regard.
Le caractère tranquille et doux de mon frère le
rendait capable de supporter patiemment sa
destinée ; mais sa figure pâle et triste, mais
l’imperceptible tremblement de ses mains, la
lourdeur de ses paupières, la faiblesse de sa voix,

36
montraient que, si nos souffrances étaient
dissemblables dans l’expression, elles avaient la
même force et nous oppressaient également le
cœur. Quoique je me sois constamment trouvé
malheureux pendant mes deux années de collège,
les douleurs qui marquèrent le premier jour de
mon installation se sont plus fortement encore
que les autres gravées dans mon souvenir. Je me
rappelle que le soir, au souper, il me fut
impossible de porter jusqu’à mes lèvres,
tremblantes de fièvre, l’immonde nourriture qui
nous fut servie en portions d’une cruelle
mesquinerie.
Je ne trouvai un peu de soulagement que dans
le misérable grabat qui me fut assigné loin de
mon frère, car déjà on nous séparait.
Lorsque les lumières furent éteintes, et que les
ronflements de mes nouveaux camarades
m’eurent laissé en pleine liberté, je me pris à
pleurer amèrement, et mon oreiller se mouilla de
mes larmes. Si le frôlement d’une couverture ou
la respiration d’un dormeur éveillé troublait le
silence, j’étouffais vivement le bruit de mes

37
sanglots ; et la nuit s’écoula dans l’épanchement
de cette surabondante douleur.
Je m’endormis vers le matin ; mais cette heure
de repos fut courte, car au point du jour on
m’éveilla brusquement, et sitôt habillé il fallut
descendre dans les salles d’étude.
Les enfants élevés sous l’oppression brutale,
cruelle et absolue d’un maître sans cœur, perdent
complètement les bons instincts qui gisent au
fond des natures en apparence les plus mauvaises.
La brutalité leur révèle leurs forces, les décuple
pour le mal, en comprimant les efforts généreux
qu’elles pourraient leur faire entreprendre si elles
étaient doucement dirigées vers le bien. Mais la
parole sans réplique d’une volonté supérieure par
ordre, et non par mérite, mais la froide cruauté
des punitions, souvent injustes, en aigrissant le
caractère à peine formé d’un enfant, étouffe ses
bonnes dispositions, en donnant naissance à la
ruse, à l’égoïsme et au mensonge, car ce sont
alors les seuls moyens de défense qu’il puisse
opposer à d’indignes traitements.
Après le sonore appel de la cloche qui nous

38
réunissait dans la salle, le professeur parut, sa
férule à la main. C’était encore, comme le maître
de la maison, un pédagogue du vieux temps, à
l’air dur, à la physionomie froide, revêche,
ennuyée. Il avait aussi une croyance absolue dans
l’efficacité des coups, et la prouvait
continuellement en les employant dans toutes les
circonstances où la sagesse de l’élève paraissait
douteuse. Cette pension, dans laquelle on
n’entendait depuis le matin jusqu’au soir que des
cris, des pleurs, des murmures de rébellion et des
sanglots d’épouvante, ressemblait bien plus à une
maison de correction qu’à une académie de
sciences ; et quand je songeais aux
recommandations qu’avait faites mon père de ne
point m’épargner la verge, je sentais dans tout
mon corps un vif tressaillement, et mon cœur
palpitait d’effroi.
Comme mon temps de pension a été, depuis le
premier jusqu’au dernier jour, une horrible
souffrance, je suis obligé d’en raconter les
détails, non seulement parce qu’elle a
cruellement influé sur mon caractère, mais encore
parce que ces rigueurs des maisons

39
d’enseignement, quoique bien modérées
aujourd’hui, sont cependant encore commises à la
sourdine sur les enfants pauvres, ou qu’un motif
de haine particulière livre à la tenace rancune
d’un professeur.
Pour suivre à la lettre les ordres de mon père,
on me fouettait tous les jours, et à toutes les
heures une volée de coups de canne m’était
administrée. Je m’étais habitué si bien à ces
horribles traitements que j’y étais devenu
insensible, et que les heureuses améliorations
qu’ils apportèrent dans mon caractère furent de le
rendre entêté, violent et fourbe.
Mon professeur proclama enfin que j’étais
l’être le plus sot, le plus ignare et le plus
incorrigible de la classe. Sa conduite à mon égard
prouvait et motivait la vérité de ses paroles. Car
ses plus terribles punitions ne faisaient naître en
moi qu’un âcre ressentiment, sans même
m’inspirer le désir de m’y soustraire par un peu
d’obéissance. J’étais devenu non seulement
insensible aux coups, mais à la honte, mais à
toutes les privations. Si mes maîtres se fussent

40
adressés à mon cœur, si le sentiment de ma
dégradation intellectuelle m’eût été représenté
avec les images du désespoir que je pouvais
répandre dans la vie de ma mère, mon esprit se
fût plié à des ordres amicalement grondeurs ;
mais la bonté, la tendresse étaient bien inconnues
à des êtres qui martyrisaient sans pitié un
misérable enfant. Et, sous le joug du despotisme
sauvage qui me courbait comme un esclave
exécré, j’ajoutai à tous les mauvais instincts de
ma nature, si indignement asservie, une
obstination contre laquelle se brisaient toutes les
volontés.
Je devins encore vindicatif, et, par d’injustes
représailles, brutal et méchant envers mes
camarades, sur lesquels je déchargeais ma
colère... La peur me gagna non leur amitié, mais
leur respect, et si je n’étais pas supérieur à tous
par mon application ou mes progrès dans l’étude,
je l’étais du moins par la force corporelle et par
l’énergie de ma volonté. J’appris ainsi ma
première leçon, de la nécessité de savoir se
défendre et ne compter que sur soi-même. À cette
rigide école mon esprit gagna une force

41
d’indépendance que rien ne put ni comprimer ni
affaiblir. Je grandissais en courage, en vigueur
d’âme et de corps, dans mon étroite prison,
comme grandit, malgré le vent destructeur des
tempêtes, un pin sauvage dans la fente d’un
rocher de granit.

42
IV

En augmentant de vigueur, mes forces


corporelles me rendirent adroit et leste dans tous
les jeux et dans tous les exercices de la
gymnastique. J’acquis en même temps la malice,
la finesse et la rouerie d’un singe. Résolu à ne
jamais rien apprendre, je réservais pour le plaisir
toute la vivacité, toute la fougue de mon esprit ;
je dominais si entièrement mes camarades, qu’ils
me choisirent pour chef dans tous leurs complots
de rébellion. Lorsque je fus certain de l’ascendant
que j’avais sur eux, je songeai à la possibilité de
me venger de M. Sayers ; mais, avant d’arriver à
lui, je voulus essayer ma puissance sur le sous-
maître. Après avoir fait un choix parmi les élèves
les plus forts et les plus intrépides, je leur
communiquai mon intention, à laquelle ils
applaudirent avec des transports de joie et de
reconnaissance.
Tout bien projeté, discuté, arrangé, nous

43
attendîmes la première sortie.
Une fois par semaine, on nous faisait faire
dans la campagne une longue promenade, et le
pédagogue désigné pour être le support de notre
colère était d’ordinaire le surveillant qui nous
accompagnait.
Le jour de sortie arriva le surlendemain, à la
grande satisfaction de notre impatience. Nous
partîmes joyeusement pour la campagne, et le
maître arrêta notre course sous l’ombre d’un
grand bois de chênes et de noisetiers. Les élèves
qui ignoraient le complot se dispersèrent dans le
taillis, tandis que ceux qui étaient initiés à la
préparation de la bastonnade attendirent le signal
en armant leurs mains du bouleau vengeur. Le
sous-maître s’était solitairement assis, un livre à
la main, sous l’ombre d’un arbre. Nous
approchâmes de lui en silence, et lorsque la
position de la bande en révolte m’eut assuré la
victoire, je sautai sur notre ennemi, que je
maintins immobile en le saisissant par les bouts
de sa cravate nouée en corde. Au cri d’effroi et au
geste violent qu’il fit pour se dégager de ma

44
furieuse étreinte, mes compagnons tombèrent les
uns sur ses jambes, les autres sur ses bras, et nous
réussîmes, après de prodigieux efforts, à le jeter
sans défense sur le gazon. Nous eûmes alors
l’indicible plaisir de lui rendre largement les
coups que nous en avions reçus, entre autres un
échantillon du fouet dont il garda longtemps le
visible souvenir.
Je fus aussi insensible à ses cris, à ses prières
et à ses plaintes, qu’il l’avait été aux sanglots de
mes souffrances et je laissai à demi mort de rage,
de honte, d’indignation et de douleur.
À notre retour au collège, notre maître et
pasteur (car M. Sayers était ecclésiastique) resta
stupéfait en entendant la narration de notre
conduite : il commença à comprendre jusqu’à
quel point nous étions irrités contre les
règlements de sa maison, et de quels
emportements la colère nous rendait capables.
L’idée terrible que le sous-maître lui donna de ma
violence éveilla la crainte que la sainteté de sa
vocation et de sa robe sacerdotale ne fût pas plus
respectée que ne l’avait été le grade de premier

45
maître d’étude. M. Sayers comprit qu’ayant une
fois goûté les douceurs de la victoire, nous
serions assez présomptueux pour refuser
nettement d’obéir à ses ordres, que le mauvais
exemple de ma rébellion et mon influence
pernicieuse, en encourageant les élèves dans
l’indiscipline, nuiraient à son autorité, qui
deviendrait alors de jour en jour plus faible et
plus chimérique.
Ce châtiment si durement infligé au professeur
confondit son esprit en lui ouvrant les yeux sur la
nécessité de prendre, pour préserver l’avenir, des
mesures fermes et décisives : il lui conseilla de
faire un exemple en me punissant sévèrement
avant que je devinsse assez audacieux pour
comploter quelque méchanceté contre lui. Sa
prévoyance et ses précautions étaient trop
tardives.
À la classe du soir, le lendemain, M. Sayers
entra, et s’assit sur l’estrade à la place du maître.
Quand il eut promené sur nous son œil de faucon,
redressé ses lunettes, il m’appela d’une voix dure.
Comme de jeunes chevaux qui viennent

46
d’apprendre tout nouvellement leur force et leur
pouvoir, les élèves bondissaient sur leurs sièges,
et les énergiques soufflets appliqués par les
professeurs n’arrêtaient pas leur turbulente
agitation. J’escaladai mon banc, et je parus
devant M. Sayers, non pas comme autrefois, pâle,
tremblant, mais le regard hautain, le pied ferme,
le front calme, et, par moquerie de la tenue de
mon juge, audacieusement renversé en arrière.
L’air sévère du prêtre ne me fit pas rougir. Mon
œil se fixa hardiment sur le sien, et j’attendis son
accusation avec arrogance.
Après avoir froidement écouté le récit de ma
faute, je répondis en énumérant les griefs que
j’avais à venger, et je plaidai, non pas ma cause,
mais celle de mes camarades. Sans attendre la fin
de ma défense, M. Sayers me frappa à la figure,
et cela si violemment, que mes dents
s’entrechoquèrent. Je devins furieux, et par un
effort soudain, plutôt irréfléchi que calculé, je
saisis le féroce directeur par les jambes, je le
renversai en arrière, et il tomba lourdement sur la
tête. Les professeurs accoururent à son secours,
mais les élèves ne firent pas un geste ; ils

47
ricanaient entre eux, attendant avec anxiété le
résultat de ma brusque revanche. Peu désireux
d’être saisi par le sous-maître déjà bâtonné, qui,
entre la peur que je lui inspirais et ses devoirs
envers son chef, demeurait irrésolu, je m’élançai
hors de la classe.
J’avais pris depuis longtemps la détermination
de quitter le collège ; l’invincible effroi que
m’inspirait mon père avait toujours mis un
sérieux obstacle à ce projet. Mais en me
promenant dans la cour du pensionnat, je résolus
de ne jamais y remettre les pieds, et de m’évader
le soir même. Depuis deux ans que duraient mes
souffrances, elles avaient tellement accablé ma
patience, qu’il était impossible de songer à la
mettre plus longtemps à l’épreuve. J’étais
désespéré, et par conséquent sans espoir de
résignation et sans peur de personne.
Vers la nuit tombante, je reçus l’ordre par un
domestique de rentrer dans la maison ;
l’impossibilité d’un départ subit me contraignait
forcément à l’obéissance, et, après quelques
minutes d’hésitation, je le suivis sans réplique.

48
Un des professeurs m’enferma sans mot dire
dans une chambre élevée de la maison, et, à
l’heure du souper, on me donna un morceau de
pain. C’était un pauvre repas, mais celui que nous
faisions ordinairement n’était pas meilleur.
Le lendemain, je ne vis que la servante ; elle
m’apporta encore la maigre pitance du régime
des prisonniers.
Le soir de ce même jour, on me laissa, sans
doute par inadvertance, un bout de chandelle pour
me coucher.
Une idée affreuse me vint à l’esprit ; mais elle
ne fut point dictée par un désir de vengeance : ce
fut plutôt l’espoir de conquérir ma liberté.
Je pris cette chandelle, et j’enflammai les
rideaux de mon lit : le feu se propagea
rapidement, et sans même avoir la pensée de
m’enfuir, je regardais les progrès avec un plaisir
joyeux et enfantin.
Après avoir consumé les rideaux, le feu gagna
le lit, la boiserie, les meubles, et la chambre
devint le centre d’un violent incendie.

49
Je commençais à suffoquer de chaleur et
d’étourdissement, car une épaisse fumée
obscurcissait par intervalles la brillante clarté des
flammes. Le domestique vint reprendre sa
chandelle ; à son entrée, le vent s’engouffra par la
porte et augmenta rapidement l’intensité du feu.
– Georges, criai-je au domestique, dont la peur
avait paralysé les mouvements, vous m’avez dit
que, malgré le froid, je me passerais de feu ; eh
bien, j’en ai allumé un moi-même.
Le valet me prit sans doute pour un démon,
car il s’enfuit en jetant des rugissements
d’épouvante et d’alarme. On accourut ; l’incendie
fut rapidement éteint, mais il avait entièrement
dévoré les meubles. Je fus transporté dans un
autre appartement, et un homme resta toute la
nuit pour me surveiller. Cette précaution me
rendit extrêmement fier, et doubla, à mes yeux, la
terrible crainte que j’inspirais. Cependant,
lorsque j’entendais appeler mon action sacrilège,
blasphème, frénésie, j’en restais un peu surpris,
car je n’en comprenais pas le sens. On me laissa
entièrement seul pendant toute la journée, et, à

50
mon grand étonnement, je ne vis point mon
révérend professeur ; sans doute, il se ressentait
encore de sa chute sur la tête. Mes maîtres
défendirent expressément aux élèves de pénétrer
jusqu’à moi, et cette recommandation se montra
encore plus sévère à l’égard de mon frère, auquel
on assura que j’étais un être maudit, et que mon
contact serait sa perdition.
Le lendemain de cette mémorable journée, je
fus reconduit sous bonne garde au domicile
paternel. Fort heureusement pour mes épaules,
mon père était absent, car une fortune imprévue
et considérable venait de lui être léguée.
À son retour au logis, il feignit d’ignorer la
cause de mon renvoi du collège ; soit parce que
son humeur morose s’était adoucie dans son
enchantement d’hériter, soit par mesure
politique ; toujours est-il qu’il ne me parla
nullement de mon aventure.
Un jour, en sortant de table, il dit à ma mère :
– Je crois, madame, que vous avez un peu
d’influence sur l’indomptable caractère de votre
fils. Donnez-lui vos soins, je vous prie, car je suis

51
fermement résolu à ne jamais m’occuper de lui.
S’il veut se conduire raisonnablement, gardez-le
ici, sinon il faut songer à lui trouver un autre
domicile. J’avais à cette époque à peu près onze
ans.
Après une assez vive discussion sur le prix
fabuleux qu’avaient coûté mes deux années de
collège, mon père finit par conclure qu’il avait eu
bien tort de sacrifier tant d’argent, parce qu’il eût
été tout aussi bien de m’envoyer à l’école de la
paroisse, à laquelle il était obligé de contribuer.
Et pour connaître le bénéfice que cet onéreux
déboursé de pension avait pu rapporter en savoir,
il se tourna vers moi et me dit brusquement :
– Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous appris ?
– Appris ? répondis-je en hésitant, car je
craignais les suites de sa question.
– Est-ce la manière de répondre à votre père,
lourdaud ? Parlez plus fort, et dites monsieur. Me
prenez-vous pour un laquais ? continua-t-il en
élevant sa voix jusqu’à un rugissement.
Cette expression furibonde chassa de ma tête

52
le peu de science que le maître m’avait enseignée
avec des coups et des punitions abominables.
– Qu’avez-vous appris, canaille ? redit mon
père, que savez-vous, imbécile ?
– Pas grand-chose, monsieur.
– Parlez-vous latin ?
– Latin ? monsieur, je ne sais pas le latin.
– Vous ne savez pas le latin, idiot ? comment,
vous ne le savez pas ? mais je croyais que vos
professeurs ne vous enseignaient que cela.
– Autre chose encore, monsieur, le calcul.
– Eh bien ! quels progrès avez-vous faits en
arithmétique ?
– Je n’ai pas appris l’arithmétique, monsieur,
mais le calcul et l’écriture.
Mon père avait l’air encore plus stupéfait que
grave. Cependant, malgré l’étrangeté de ma
réponse, il continua son interrogatoire.
– Pouvez-vous faire la règle de trois, sot que
vous êtes ?
– La règle de trois, monsieur ?

53
– Connaissez-vous la soustraction, nigaud ?
répondez-moi : ôtez cinq de quinze, combien
reste-t-il ?
– Cinq et quinze, monsieur ; et, comptant sur
mes doigts, en oubliant le pouce, je dis : cela
fait... dix-neuf.
– Comment, sot incorrigible, s’écria
furieusement mon père, comment ! Voyons,
reprit-il avec un calme contraint, savez-vous
votre table de multiplication ?
– Quelle table, monsieur ?
Mon père se tourna vers sa femme et lui dit :
– Votre fils est complètement idiot, madame ;
il est fort possible qu’il ne sache seulement pas
son nom ; écrivez votre nom, imbécile.
– Écrire, monsieur ; je ne puis pas écrire avec
cette plume, car ce n’est pas la mienne.
– Alors, épelez votre nom, ignorant, sauvage !
– Épeler, monsieur ?
J’étais si étourdi, si confondu, que je déplaçai
les voyelles.

54
Mon père se leva, exaspéré de colère ; il
renversa la table, et se meurtrit les jambes en
essayant de me donner un coup de pied.
Mais j’évitai cette récompense de mon savoir
en me précipitant hors de l’appartement.

55
V

Malgré son augmentation de fortune, mon père


n’augmenta pas ses dépenses. Bien au contraire,
il établit un système d’économie plus sévère
encore que celui qui régissait sa maison à
l’époque de ses désastres. Il éprouvait plus de
bonheur dans la sourde accumulation de ses
richesses qu’il n’en avait jamais ressenti dans le
cours de son existence, dont la jeunesse avait été
pourtant si joyeusement occupée. L’unique
symptôme de vivacité d’esprit et d’imagination
que montra encore mon père, au milieu des
soucis abrutissants de l’avarice, était dans
l’élévation fabuleuse de ses châteaux en
Espagne ; mais, heureusement pour lui, ses
chimères étaient posées sur un piédestal plus
solide que celles de la généralité des visionnaires.
Les lingots, l’argent monnayé, les terres, les
maisons, enfin tout ce qui a une valeur positive et
réelle, étaient les objets de ses rêves, l’unique

56
espoir de son ambition.
À ce travail de tête se joignit bientôt le travail
plus sérieux de l’arithméticien. Mon père fit
l’acquisition d’un petit livre tout rempli de règles
de calcul, et sur lequel il chiffra, à un sterling
près, la valeur relative de toutes les fortunes dont
il pouvait espérer une parcelle. En écrivant sur les
marges de ce précieux volume, son inséparable
compagnon, le nom de ses parents, de ceux de la
famille de sa femme, il y joignit leur âge, leur
filiation, l’état moral, physique et financier de
leur position ; et quand il se fut rendu un compte
exact de la valeur de chacun, en faisant la part
des maladies, des accidents, de la goutte, il
décida qu’on entretiendrait avec les riches une
correspondance suivie et amicale, mais que les
pauvres seraient entièrement expulsés du cercle
des relations familières.
Comme mon père ne se trouvait jamais dans la
dure nécessité d’emprunter de l’argent, il
éprouvait une horreur profonde pour ceux qui
avaient ce triste besoin, et cette horreur doubla
son antipathie pour la générosité, car il lui était

57
difficile de débourser sans tristesse même la
valeur d’un penny. Si, par le hasard de ses
relations, mon père se rencontrait avec des gens
dont il fût présumable ou prouvé que la position
était précaire, il se lançait alors dans de graves
discours sur la cherté des vivres, sur ses
obligations personnelles, sur la prévoyance de
l’avenir. Toute cette phraséologie était
entremêlée de proverbes, de citations faisant
preuves, du récit fabuleux des plus fabuleuses
tromperies. En ajoutant à cela le témoignage de
son dédain pour les pauvres et de son horreur
pour l’aventureuse condescendance de prêteur, il
épouvantait les plus hardis, et on renonçait
promptement à tenter une inutile démarche ; car
le vol, les tortures de la faim ou le suicide étaient
préférables à l’insolent refus de mon père, dont la
fortune et l’avarice avaient fermé le cœur.
Nous ne nous sommes jamais mis à table sans
un discours en trois points sur l’économie. Ce
discours produisait l’effet ordinaire des
remontrances et des sermons sur ma nature
toujours en révolte. Je prenais l’ordre, la
parcimonie, la prévoyance en dégoût, me jurant

58
en mon âme d’être toujours généreux, prodigue et
dépensier.
L’excessive mesquinerie de nos repas, en me
faisant souffrir la faim, m’indiqua la ruse et le vol
comme les remèdes à opposer aux tiraillements
de mon estomac. Je m’emparai donc sans
scrupule des fruits, du vin, des confitures, pour
lesquelles j’avais un goût particulier, et j’arrivai à
satisfaire, non sans quelques soufflets, lorsque
j’étais pris la tête dans un bol de crème, mon
appétit toujours en éveil.
Un jour cependant je jouai tout à fait de
malheur, car les élans contradictoires de ma
générosité, sans cesse en lutte avec l’avarice de
mon père, m’attirèrent une scène semblable à
celles dans lesquelles mon maître, M. Sayers,
jouait le premier rôle, celui du plus fort. Mon
action parut si monstrueuse à mon père, qu’il
maudit la destinée de lui avoir donné un fils si
infâme, et afin que mon exemple ne nuisît plus à
mes frères et ne le ruinât pas entièrement, il
résolut de se débarrasser de moi.

59
Le crime odieux que j’avais commis, crime
que mon père n’a jamais ni oublié ni pardonné,
était celui d’avoir pris dans le buffet un pâté de
pigeons, et d’avoir donné pâté et plat à une
pauvre vieille femme qui se mourait de faim.
Après son succulent dîner, la trop consciencieuse
vieille rapporta le contenant vide du contenu, et
cette démarche fit ma perte.
Je maudis de tout mon cœur l’honnêteté de la
pauvresse, et, depuis cette époque, il m’est
impossible de supporter les vieilles femmes.
Appelée devant mon père, la mendiante écouta
silencieusement ses cris, ses reproches, ses
menaces de la faire enfermer dans une maison de
correction ; puis, lorsque mon père se fut épuisé
devant cette statue, qui paraissait sourde et
muette, il la chassa, et me fit avancer près de lui.
– Vous êtes plus qu’un voleur, me dit-il d’une
voix de stentor, vous êtes un criminel endurci, un
monstre !
Et il accompagna ces paroles de soufflets et de
coups de pied.

60
Je me tins ferme, aussi ferme que je m’étais
tenu autrefois devant les fureurs de M. Sayers.
J’avais tellement appris à souffrir, que les coups
effleuraient à peine ma peau, épaissie et durcie
par de nombreuses cicatrices.
Lorsque les pieds et les mains de mon père
furent fatigués de cet exercice, il me dit
furieusement :
– Hors d’ici, vagabond, hors d’ici !
Mais je ne bougeai pas, et je soutins d’un œil
froid et intrépide le sanglant regard de ses yeux
injectés de sang.
De peur qu’on ne s’imagine que j’étais
réellement un mauvais sujet et que cet excès de
sévérité était urgent pour corriger mes défauts, je
dirai que mes frères et mes sœurs ont été
gouvernés avec la même barre de fer. La seule
différence qui existât entre nous était qu’ils se
soumettaient avec patience à ces durs traitements,
tandis que rien, ni coups ni sermons, n’avait
d’influence sur moi, et que mon insubordination
exaspérait mon père. Mais pour montrer

61
entièrement la férocité de son cœur, un seul trait
suffira.
Quelques années après l’histoire du pâté de
pigeons, mon père résidait à Londres. Il avait
toujours eu l’habitude d’accaparer pour lui seul
une chambre de la maison dans laquelle il serrait
soigneusement les choses qu’il aimait, comme les
vins rares, les conserves étrangères, les cordiaux.
Ce sanctum sanctorum était une chambre du rez-
de-chaussée ayant un abat-jour au-dessus de la
fenêtre. Une après-midi, les enfants de nos
voisins s’amusaient à jouer, quand tout à coup ils
eurent la maladresse d’envoyer leur balle sur le
toit plombé de la maison mystérieuse. Deux de
mes sœurs, âgées de quatorze à seize ans, mais en
apparence déjà de grandes et belles jeunes filles,
coururent à la fenêtre du salon pour essayer
d’attraper la balle. La plus jeune glissa sur le toit
et fut précipitée, au travers de l’abat-jour, sur les
bouteilles et les pots qui étaient placés sur une
table au-dessous. La pauvre enfant fut
horriblement blessée : ses mains, ses jambes et sa
figure étaient toutes meurtries, et elle a longtemps
conservé les traces de cette effrayante chute.

62
Au cri d’alarme de ma sœur aînée, ma mère
courut à la porte de la chambre, essayant de
l’ouvrir avec toutes les clefs de la maison, mais
n’osant en forcer la serrure. Pendant ces
infructueux efforts, la pauvre enfant pleurait en
demandant du secours. Si j’avais été là, j’aurais
enfoncé la porte, malgré la défense expresse
qu’avait faite mon père de ne jamais pénétrer
dans la chambre bleue. Enfin, ma pauvre sœur
attendit l’arrivée de mon père, qui était à la
chambre des communes, dans laquelle il siégeait.
Quel admirable législateur ! À sa rentrée, ma
mère l’informa de l’accident survenu, en mettant
toute la faute sur la maladroite exigence des
voisins ; mais, sans écouter ses tremblantes
explications, mon père se dirigea à grands pas
vers sa chambre.
Au bruit sonore de cette rapide approche,
l’innocente coupable réprima ses sanglots ; et
lorsqu’elle parut devant son juge, pâle, effrayée,
la figure pleine de larmes rougies par le sang de
ses blessures, elle reçut un soufflet et fut chassée
de l’appartement.

63
Lorsque mon père se trouva seul, il transvasa
en soupirant le vin qui restait encore dans les
bouteilles cassées.

64
VI

Ma famille manifesta le désir de m’envoyer à


l’université d’Oxford, car un de mes oncles avait
à sa disposition plusieurs bénéfices, et mon père
eût été désolé d’en perdre les avantages ; mais,
soit dans la crainte d’être obligé d’entrer en lutte
avec l’insubordination de mon caractère, soit
dans le désir de connaître sérieusement mes
goûts, ma famille usa d’un meilleur procédé que
celui par lequel elle m’avait conduit chez
M. Sayers. Mon père daigna me consulter sur
l’urgence de ce prochain départ ; mieux encore, il
voulut bien en préciser le lieu et me présenter
l’image de ma future position sous l’aspect le
plus séduisant.
Malheureusement pour la réalisation des
espérances de mon père, je réfutai ses arguments
à l’aide d’une parole si ferme et avec des
manières si éloignées de toute concession, qu’il

65
comprit enfin que je ne serais jamais guidé dans
ma conduite ni par l’égoïsme ni par l’intérêt
personnel.
À ma grande joie, je fus quelques jours après
conduit à Portsmouth et embarqué comme
passager sur un vaisseau de ligne nommé le
Superbe, qui allait rejoindre à Trafalgar l’escadre
de Nelson.
Le Superbe était commandé par le capitaine
Keates. De Portsmouth, nous mîmes à la voile
pour Plymouth, afin de prendre à bord l’amiral
Duckworth ; mais un ordre de l’amiral contraignit
le vaisseau à stationner trois jours dans la rade, et
ces trois jours furent employés par les officiers à
maugréer tout bas contre un ordre qui retardait la
satisfaction de leur vif désir d’être joints à
l’escadre, et par les matelots à transporter sur le
bâtiment des moutons et des pommes de terre de
Cornwall, destinés à la table de l’amiral.
Ce maudit délai jeta tout l’équipage dans le
désespoir, car nous rencontrâmes la flotte de
Nelson deux jours après sa victoire immortelle.
J’étais bien jeune à cette époque mémorable

66
de ma vie, et cependant je fus vivement
impressionné par la scène qu’amena l’approche
du schooner le Pickle, qui portait les premières
dépêches de la bataille de Trafalgar et le récit
circonstancié de la mort du héros. Le
commandant du schooner brûlait d’une si ardente
impatience pour être le premier à porter la grande
nouvelle en Angleterre, que nos signaux furent
vainement aperçus ; il n’arrêta pas sa course, et
nous nous trouvâmes dans l’obligation de nous
détourner de notre route pendant plusieurs heures
pour lui donner la chasse, afin de le contraindre à
venir sur notre vaisseau.
Le capitaine Keates reçut le commandant sur
le pont, et lorsque d’une voix tremblante il lui
demanda des nouvelles de l’escadre, je me
trouvais à côté de lui. Un profond silence régnait
partout ; les officiers se tenaient immobiles, pâles
et frémissants, à quelques pas de leur chef, qui
marchait sur le pont tantôt avec une précipitation
fiévreuse, tantôt avec un calme d’écrasant
désespoir.
Bataille, Nelson, vaisseaux, étaient les seules

67
paroles intelligibles que pouvaient recueillir les
oreilles avides de ces jeunes officiers, bouillants
d’impatience et d’ardeur. Le capitaine trépignait,
le sang avait jailli à sa figure, et sa voix haletante
saccadait les interrogations.
L’amiral Duckworth, retiré dans sa cabine,
attendait le résultat des ordres qu’il avait donnés
d’arrêter le schooner. Son humeur irritable et
violente s’était justement exaspérée du refus
d’obéissance qu’avait opposé le commandant à
son pressant appel ; dès qu’il fut instruit de
l’arrivée du schooner, il fit demander le capitaine.
Mais Keates n’entendit ni l’ordre ni même la voix
qui le transmettait, car il s’appuyait chancelant
contre une batterie ; et, frappé au cœur, il
méconnut pour la première fois la voix de son
chef.
– Maudite destinée ! murmurait sourdement le
capitaine, déplorable délai qui nous enlève la
gloire d’avoir participé à la plus magnifique
bataille, au plus illustre combat de l’histoire
navale !
Un nouvel ordre de l’amiral, qui bouillait de

68
rage et d’impatience, interrompit le sombre
monologue du capitaine.
Je suivis Keates dans la cabine du chef, et je
m’arrêtai derrière lui sur le seuil de la porte
violemment ouverte par l’amiral.
– Une grande bataille vient d’avoir lieu à
Trafalgar, dit le capitaine d’une voix basse et
entrecoupée par l’émotion, les flottes combinées
de la France et de l’Espagne sont entièrement
détruites, et Nelson a rendu le dernier soupir.
Après un court silence, le capitaine ajouta
d’un ton plein d’amertume :
– Si nous n’avions pas perdu trois jours à
Plymouth, nous serions au nombre des
vainqueurs... Le commandant du schooner vous
supplie, monsieur, de ne pas le retenir, de ne pas
détruire ses espérances comme vous avez détruit
les nôtres...
L’amiral pâlit ; mais, sachant qu’il méritait les
reproches, il ne fit aucune observation et monta
sur le tillac pour interroger le commandant du
schooner, qui ne répondit aux questions de

69
Duckworth que par des monosyllabes.
Irrité contre lui-même et contre son entourage,
l’amiral renvoya le messager et fit déployer
toutes les voiles, afin de réparer par la marche
d’une double vitesse les heures qu’il venait de
perdre.
Pendant l’exécution de cette manœuvre,
l’amiral se promena seul au milieu des officiers,
qui gardaient tous un profond silence, et dont les
physionomies exprimaient la tristesse et le
mécontentement.
Placé au centre de cette désolation, j’en subis
l’atteinte, et sans me rendre un compte bien exact
du motif de mon chagrin, je m’affligeai avec tout
l’équipage.
Le lendemain matin, nous rencontrâmes
quelques vaisseaux de la flotte victorieuse ; notre
amiral communiqua avec eux, et reçut des
dépêches du général Callingevood, qui mettait
aux ordres du Superbe six vaisseaux de ligne,
pour l’aider dans la poursuite des débris de la
flotte vaincue. Au nombre de ces vaisseaux se
trouvait celui sur lequel je devais prendre une

70
place d’élève : j’y fus donc transbordé.
Il n’est pas nécessaire de dépeindre les misères
de l’existence d’aspirant de marine, je les trouvai
moindres que celles que j’avais supportées à la
pension Sayers, et préférables aux bastonnades de
mon père. Du reste, je dois dire en toute franchise
que je fus traité par mes supérieurs et même par
mes camarades avec une rare bonté, et que cet
entourage d’extérieure affection me fit trouver
heureux un temps de dure servitude.
L’inutilité de nos poursuites contre les flottes
alliées nous obligea à voguer vers Portsmouth, et
la traversée fut très orageuse ; les vaisseaux
étaient la plupart démâtés, et le nôtre avait subi
des atteintes plus graves ; car, fracassé par les
boulets ennemis, le pont supérieur était presque
incendié. Ce galant vaisseau, qui peu de jours
auparavant faisait voltiger ses voiles jusque dans
les nuages, tandis qu’il s’avançait fièrement sur
les flottes réunies, que l’on nommait avec
ostentation les invincibles, était maintenant –
quoique son victorieux drapeau flottât encore
dans les airs – entraîné çà et là à la miséricorde

71
du vent et des flots. Enfin, après des travaux et
des dangers inouïs, et au milieu des acclamations
de triomphe de tous les navires auprès desquels
nous passions, nous arrivâmes en sûreté à
Spithead.
Quelle scène de joie, quel accueil
enthousiaste, quel attendrissement universel
célèbrent notre débarquement ! Du vaisseau au
rivage il y avait un pont de bateaux, et chacun
s’efforçait d’arriver jusqu’à nous. Des personnes
mourantes d’angoisse et d’inquiétude
demandaient d’une voix tremblante et passionnée
un père, un frère, un fils chéri, un mari adoré. Ces
appels étaient suivis ou par un cri de joie
délirante, ou par les sanglots déchirants d’un
pauvre infortuné qui retournait seul au rivage.
Après les transports de félicitations qui
réunirent les amis aux amis, les parents aux
parents, vint se faire entendre la voix nasillarde
des usuriers juifs, qui offraient aux matelots,
d’une main crochue, des poignées d’or en
échange de leur part de butin. Aux juifs
succédèrent les enfants, les femmes et les parents

72
des matelots ; toute une population, tout un
peuple qui ne poussait qu’un cri de bonheur ;
enfin, avec les provisions fraîches, une nuée de
femmes de mauvaise vie envahit le vaisseau
comme les sauterelles d’Égypte.
Ces femmes arrivèrent en une si prodigieuse
quantité, que de huit mille qui demeuraient à
cette époque à Portsmouth et à Gaspart, il n’en
resta pas plus d’une douzaine dans les deux
villes. En peu de temps elles eurent achevé ce que
les flottes ennemies avaient menacé de faire,
c’est-à-dire de prendre possession de l’escadre de
Trafalgar.
Je me rappelle que le lendemain, pendant
qu’on déchargeait le vaisseau, ces effrontées
pécheresses enlevèrent les trois canons de 32, et
je pense qu’il y en avait bien trois ou quatre cents
qui viraient le cabestan.
Aussitôt notre débarquement opéré, le
capitaine Morris écrivit à mon père pour lui
demander ce qu’il fallait faire de moi, puisque
son vaisseau, hors de service, était obligé de
rester en rade.

73
Mon père répondit que, bien déterminé à ne
pas me recevoir dans sa maison, il priait le
capitaine de m’envoyer de suite dans l’école de
navigation du docteur Burney.
Je fus épouvanté à l’annonce de cette
nouvelle ; je pensais en avoir fini avec les
pensions ; car, pour moi, elles ressemblaient
toutes à celles du collège Sayers. Je pressentis
donc une vie de pénitences imméritées et
d’impitoyables tortures.
Le capitaine Morris, qui souffrait d’une cruelle
blessure, fut obligé de quitter le vaisseau, et il me
plaça, avec deux autres enfants de mon âge, sous
la surveillance d’un contremaître qui nous amena
avec lui à Gaspart. Ce marin avait reçu l’ordre du
capitaine de nous conduire dans la maison du
docteur Burney.

74
VII

Le vieux Noé et sa famille hétérogène, en


mettant le pied in terra firma, ne ressentirent
point, bien certainement, un plaisir plus vif que
celui qui nous remplit le cœur lorsque nous
quittâmes le vaisseau. Le visage du contremaître,
qu’une longue habitude d’obéissance et à la fois
d’autorité avait rendu impassible et grave comme
une figurine de bois, venait de s’épanouir et
ressemblait à celui d’un joyeux bouffon.
Il regardait autour de lui avec autant de
majesté que s’il eût été conquérant et possesseur
de l’île entière. Comme le vieux brave traitait de
trahison et de blasphème l’expression pensive ou
morose d’un débarqué, il se tourna brusquement
vers moi, et me dit d’une voix grave :
– Holà ! mon garçon, qu’avez-vous ? Votre
physionomie est aussi renfrognée que si nous
étions en un jour de dimanche, et que la cloche

75
sonnât pour annoncer l’heure des prières. Vous
ne me prenez pas sans doute pour cet idiot de
curé que nous avions à bord ?
Le contremaître avait deviné juste, en
pressentant qu’une idée attristante absorbait ma
joie. C’était le souvenir des ordres donnés par
mon père et que le marin devait exécuter.
– N’allez jamais à l’église sur terre, mon fils,
reprit vivement le contremaître ; sur mer on ne
peut pas toujours en éviter l’obligation ; mais là,
les prières se comprennent, il y a quelque chose à
demander à Dieu : le beau temps et de riches
butins ; mais à terre, garçon, il n’y a rien du tout à
souhaiter. Allons, mes enfants, marchez la tête
haute et cherchons la taverne de la Couronne et
l’Ancre ; elle doit être quelque part dans ces
latitudes, si elle n’a pas échappé à son amarrage.
Ces paroles du contremaître me firent bondir
de joie.
Un répit ! m’écriai-je en mon âme ; il a oublié
la pension et nous allons à la taverne !
Je doublai le pas, marchant de l’allure

76
impatiente et décidée d’un cheval sans frein,
quand j’aperçus (car je dévorais les enseignes du
regard) une brillante couronne suspendue au-
dessus de l’auvent d’une porte ; je la montrai à
notre gardien, qui nous y entraîna rapidement.
Au moment de franchir le seuil de l’entrée, le
marin s’arrêta, et, passant la main sur son front, il
nous dit d’un air effaré :
– Arrière, mes garçons, arrière, voyons !
Voyons, le capitaine m’a dit de... de vous
conduire à... au... où diable est-ce ? Dites donc,
garçons, où faut-il que vous alliez ?
– Aller ? répétâmes-nous d’un commun accord
et de l’air le plus surpris.
– Certainement, le capitaine m’a ordonné de
vous conduire quelque part ; c’est très drôle que
vous ne le sachiez pas, et plus drôle encore qu’il
me soit impossible de le rappeler à ma satanée
mémoire. Bon, j’y suis... au docteur ; quelqu’un
de Gaspart, enfin... Oui, oui, j’ai entendu parler
du bonhomme ; je me souviens que dans le temps
mon père voulait me faire nager dans son sillage ;
mais j’étais rusé comme un jeune marsouin, et je

77
n’ai point voulu entrer dans sa maudite frégate.
Pour vous, garçons, c’est différent, il faut obéir ;
j’en suis responsable. Voyons, je suis libre, loin
du drapeau, et je puis agir à ma guise ; eh bien,
mes petits hommes, que pensez-vous ? qu’allez-
vous dire ? Vous sentez-vous entraînés par le
courant sur le sable de l’école ? Diable ! vous
regardez autour de vous comme si vous aviez
envie de prendre le large et d’échapper à ma
surveillance (Nous songions en effet à nous
évader). Allons, allons, enfants, suivez-moi ;
nous parlerons raison le verre en main ; j’ai trois
jours de bombances à faire, et il suffit à ma
conscience de voir vos noms inscrits sur les
registres du docteur un quart d’heure avant de me
présenter devant le capitaine. Alerte, mes
gaillards ; filez votre nœud vers la taverne.
Un garçon s’empressa de nous faire entrer
dans une chambre, et pendant qu’il arrangeait le
feu en attendant des ordres, notre commodore
criait de toute sa force :
– Eh ! là-bas, vous autres, vous ne faites pas
mal de poussière comme ça avec votre fourneau

78
d’enfer, et si vous ne vous dépêchez pas de nous
apporter du grog afin de nettoyer notre gorge, je
verrai si une application de tapes sur votre poupe
ne vous fera pas agir avec plus de vitesse. –
Arrêtez, continua-t-il en rappelant le garçon qui
se hâtait de courir pour chercher la
consommation demandée. – Enfants, et il se
tourna vers nous, ne sentez-vous pas le vent
entrer dans votre tillac ? Quelle heure est-il,
garçon ?
– Monsieur, il est dix heures.
– Fort bien, apportez-nous quelque chose à
manger.
– Que désirez-vous, monsieur ; nous avons du
bœuf et du jambon froids ?
– Je ne désire ni l’un ni l’autre, gronda le
contremaître ; voulez-vous donc nous donner le
scorbut, affreux coquin ?
– Nous avons aussi des côtelettes et des
biftecks.
– C’est cela, apportez-en et faites mouvoir vos
jambes un peu plus vite que cela, imbécile que

79
vous êtes... Attendez... serait-il possible d’avoir
des poulets ?
– Oui, monsieur, oui, nous en avons un
superbe dans le garde-manger, répondit le garçon
ahuri, et se tenant prudemment à distance du
maître d’équipage.
– Un poulet ! stupide animal ; je vous dis de
faire rôtir tout le poulailler et de vous dépêcher,
encore ; car s’ils ne sont pas sur la table dans cinq
minutes, dites à la mère... je ne sais pas son
nom... à l’hôtesse, que je l’embrocherai elle-
même. Eh bien ! pourquoi ne bougez-vous pas ?
Mais allons donc, butor ! Arrêtez... Comment !...
Mais où diable est donc le grog que j’ai demandé
il y a une heure ?
– Mais, monsieur... balbutia le garçon, de plus
en plus effrayé.
– Taisez-vous, belître, dit le marin en lançant
au travers de la chambre son chapeau orné de
dentelles d’or ; taisez-vous et filez sous le vent,
ou sinon...
Le garçon, à qui cette manière claire et précise

80
de commander donnait des ailes, se baissa sous la
table, et se levant avec l’élasticité d’un diable de
tabatière, il s’élança vers la cuisine et disparut
comme l’éclair sous les yeux du vieux loup de
mer.
Celui-ci, à qui cette rapidité exagérée dans
l’exécution de ses ordres était loin de déplaire,
jeta sur nous un regard de triomphante
satisfaction ; puis, élevant la main droite jusqu’à
la hauteur de sa bouche, il en retira, avec une
délicatesse suprême, une chique qui y était
toujours emprisonnée et qui faisait croire aux
étrangers que le vieux marin avait sous une de ses
joues un incurable abcès. Après avoir, par une
seconde manœuvre, transporté de la main droite
au creux de la main gauche ce morceau de tabac,
à qui il ne donnait de répit qu’aux heures
solennelles des repas, notre homme saisit son
verre avec la ferme assurance d’un homme
habitué à cet exercice, et en avala d’un trait le
contenu.
– Diable ! dit-il en faisant claquer bruyamment
sa langue contre le palais, voilà un petit brandy

81
que j’aime bien mieux dans ma gorge qu’une
corde alentour d’elle, et je ne serais pas fâché,
avant d’approfondir les côtelettes et les biftecks
qu’on doit nous apporter, de renouveler
connaissance avec lui... Je vais donc lui dire
encore un mot.
Et le contremaître versa encore dans son verre
une rasade de cognac, pour laquelle il mit pour la
forme un passe-poil d’eau claire.
Ce grog fulminant étant avalé, les yeux de
notre mentor brillèrent et s’humectèrent d’une
larme de satisfaction, puis, s’affermissant sur sa
chaise et fixant un regard assuré sur la table, que
le garçon, revenu de sa frayeur, avait
abondamment garnie de viandes, il brandit sa
fourchette et nous donna le signal du branle-bas,
en s’écriant :
– Adieu va ! mes enfants, sus à l’ennemi !
L’ennemi, je veux dire les côtelettes et les
biftecks, ne tint pas longtemps devant nos
appétits aiguisés par une longue traversée, et,
après une courte résistance, la table fut couverte
des débris de notre victoire et de plusieurs

82
bouteilles et flacons morts. Ces malheureux, qui
avaient perdu l’esprit dans la bataille, furent
dédaigneusement jetés sur le carreau par notre
général en chef, qui, ainsi que nous, avait oublié
et le vaisseau et la pension.
D’un pas légèrement festonné, nous arrivâmes
à Gaspart. Là, notre pilote nous promena de
boutique en boutique, et dans chacune d’elles il
faisait une emplette, en nous engageant à l’imiter.
Comme il nous avait avertis qu’il prenait à son
compte personnel tout le montant des dépenses,
et que nous savions que notre commanditaire
n’aimait pas à être désobéi, nous nous donnâmes
bien garde de le contrarier, et nous sortîmes des
magasins où il nous avait menés chargés de butin.
Durant tout le cours de cette bordée, ou plutôt
de cette invasion à Gaspart, le vieux marin, qui
avait le vin très hospitalier, invitait tous les
camarades qui se trouvaient sur son passage et
toutes les figures qui lui plaisaient – et il était
facile de lui plaire dans ces moments-là – à dîner
à la taverne de la Couronne et l’Ancre à deux
heures précises.

83
Ce n’était pas seulement aux hommes que le
prodigue amphitryon s’adressait. Non moins
tendre que généreux, à toutes les jeunes et jolies
femmes qu’il rencontrait également de sa
connaissance, – et Dieu sait si le nombre en était
grand, – il tenait ce discours flatteur :
– Mes toutes belles, virez de bord, mettez le
cap sur votre domicile, balayez les ponts, mettez
un peu d’ordre dans votre cabine, gréez-vous le
plus coquettement possible, et venez me rejoindre
au théâtre. Surtout, mes petits amours, ne
manquez pas de remplir vos petites bouteilles de
poche, afin d’avoir beaucoup de grog dans la
cambuse ; je serai exact au poste.
Ces invitations terminées, le contremaître, qui
était prévoyant et systématique dans les
arrangements de sa fête, alla au théâtre, pour
lequel il prit trois loges, et rentra enfin à la
Couronne et l’Ancre, en se plaignant de son
travail à sec, c’est-à-dire d’avoir travaillé sans
boire.
Les nombreuses connaissances de notre
joyeux commodore commencèrent bientôt à

84
arriver. Les salutations extravagantes, rudes et
folles le ballottèrent des mains de l’une dans les
bras de l’autre. Ce fut une orgie de paroles qui
précéda l’orgie d’action. On servit la table, et les
viandes disparurent comme par miracle ; les
bouteilles vides volèrent çà et là, accompagnées
des plats et des assiettes. Au dessert, l’eau-de-vie,
la limonade spiritueuse et le rhum firent le tour
de la table. On chanta, on porta des toasts, on fit
des plaisanteries jusqu’au moment où notre
méthodique amphitryon, se levant de table, nous
dit avec gravité :
– Vous, là-bas, dans ce coin au bout de la
table, jeunes chiens de mer, arrêtez votre jargon,
ou je vous porte à l’instant dans les bras du
docteur, vous comprenez... Maintenant, mes
braves, ceci s’adresse à tous, que pensez-vous de
l’offre d’une petite promenade ? Il est l’heure du
spectacle, et vous devez savoir que, pour aller
aux églises et aux théâtres, il faut être de sang-
froid ; là, par respect pour les curés ; ici, par
amour pour les dames. Il n’est point admis dans
les belles manières de s’enivrer avant le coucher
du soleil, et je ne le permettrai pas. Ainsi,

85
avancez à l’ordre ; je n’ai plus qu’un toast à
porter, et après cette dernière salve je hisse mon
pavillon.
Le contremaître fut bruyamment interrompu
par les cris des convives.
– Silence ! gronda-t-il d’une voix de tonnerre.
Tout le monde se tut, excepté les verres et les
bouteilles, qui tremblèrent et rendirent un son
cristallin.
Quand le calme fut un peu rétabli, le marin
ajouta :
– Remplissez vos verres, messieurs, mais
faites-le sans bruit, car nous allons porter un toast
très solennel. Je m’aperçois avec peine de la
négligence que ce rustaud de garçon apporte à
remplir ses devoirs envers nous ; les bouteilles
sont à moitié vides ; eh bien ! je vous ordonne
d’empoigner chacun une bouteille, de la désenfler
complètement et de lui casser la tête.
Cet ordre, reçu avec acclamation, satisfaisait
fort peu le garçon de service, qui se hasarda à
murmurer quelques remontrances.

86
– Marins ! cria notre chef, soutenez votre
capitaine. Qu’est-ce à dire, drôle, tu te
révoltes ?... Sors d’ici... Ah ! tu ne veux pas vider
le pont, eh bien ! mes braves, écoutez ceci : un,
deux, et quand je dirai trois, souvenez-vous que
la tête de ce requin est une cible.
Le domestique, effaré, se précipita hors de la
chambre, contre les portes de laquelle les
bouteilles allèrent se briser.
Après avoir bu avec une gravité chancelante à
la santé du grand Nelson, nous fîmes irruption
dans la ville, tâchant, tant bien que mal, de
marcher ensemble dans la direction du théâtre.
Cette orgie fut ma première leçon d’ivresse, et
j’étais tellement ébloui par les liqueurs que j’en
respirais partout, et que l’air me semblait
imprégné d’alcool.
Je ne me rappelle absolument rien de la pièce
que je vis représenter au théâtre ; il me souvient
seulement que l’auditoire était composé de
matelots et de leurs joyeuses compagnes.
Si le son de la grande cloche de Saint-Paul
avait remplacé la musique aiguë qui remplissait

87
les entractes, il n’eût pas été perceptible.
À minuit, un souper fabuleux nous réunit
encore à la taverne, et à deux heures nous
roulions, ivres de joie et de vin, dans les rues de
la ville, attaquant les gardes de nuit, les employés
du chantier de la marine royale et quelques
soldats que le hasard nous fit rencontrer.
Malgré la prodigieuse quantité de liqueurs que
le contremaître avait absorbée, sa tête était aussi
saine et aussi calme que la bonde de bois d’un
tonneau de rhum. Quant à moi, je marchais en
trébuchant ; les maisons se livraient devant mes
yeux atones à des danses macabres, et pour un
pas que je faisais en avant, j’en faisais deux en
arrière : mais le contremaître veillait sur la
faiblesse des traîneurs jusqu’à ce qu’il nous eût
tous conduits au quartier général, ainsi qu’il
appelait notre auberge. Là, il nous remit tous les
trois dans les mains d’une vieille haridelle à la
figure rouge comme un boulet en feu, en lui
disant d’un ton emphatique d’avoir pour nos
petites personnes les attentions les plus grandes.
La vieille femme répondit qu’elle nous

88
traiterait avec des égards d’hôtesse et une
affection de mère.
Ce soin accompli, le fastueux amphitryon
donna l’ordre de préparer dans sa chambre un lit
et une bassinoire, d’ajouter à cela un hareng salé,
du pain et un bol de punch, puis il nous souhaita
une bonne nuit, et sortit de la taverne pour aller
en ville.
Notre prévenante et soumise hôtesse nous fit
promptement préparer des lits, nous donna à
chacun un verre de grog très fort, et nous fit
observer prudemment qu’il était fort tard. Sur ces
paroles, elle me conduisit dans ma chambre, me
coiffa d’un de ses bonnets en me disant que
j’étais un très joli garçon, et ajouta encore, après
m’avoir embrassé :
– Maintenant, sois sage, et n’oublie pas de dire
ta prière avant de t’endormir.
Je m’éveillai au point du jour ; des rêves
affreux avaient tourmenté mon sommeil, et si
j’avais connu ce fantôme qu’on appelle le
cauchemar, je me serais imaginé que ce hideux
visiteur s’était glissé dans les rideaux de mon lit.

89
J’étais encore étourdi des libations de la journée,
et ma mémoire cherchait à rassembler les
souvenirs confus des scènes de la veille. L’entrée
de la servante dans ma chambre dissipa
entièrement les nuages qui enveloppaient mon
esprit.
Après avoir pris un bain et m’être habillé, je
descendis au parloir, dans lequel se trouvait le
contremaître ; j’y entrai, les yeux timides, la
démarche honteuse, craignant des reproches, sans
songer que c’était dans le seul but de me distraire
que mon gardien s’était fait l’instrument de ma
faute.
Le contremaître était assis comme un
empereur ou comme un prince abyssinien, dans
un large fauteuil que la corpulence de sa royale
personne remplissait en entier ; il emprisonnait le
feu entre ses jambes posées en arcs-boutants. Sur
une table posée près de lui se prélassaient des
tasses sans soucoupes, des théières sans manches,
un morceau de beurre salé enveloppé dans du
papier brun, une rôtie de pain à moitié mangée et
des débris de hareng. Tous ces restes

90
témoignaient de la sobriété du bon marin,
lorsqu’il n’avait pas de convives pour lui tenir
tête.
À la fin de deux jours de fêtes aussi bruyantes
que celles que j’ai racontées, le contremaître nous
conduisit, mes camarades et moi, au collège du
docteur Burney ; mais, avant de se séparer de
nous, il nous glissa à chacun deux guinées dans la
main, nous engagea à être sages, en nous
recommandant le silence sur l’emploi de nos
jours de liberté.
Nous l’embrassâmes en pleurant, et il avait
disparu que nous le cherchions encore et du cœur
et des yeux.

91
VIII

Je passai un temps très court dans la maison


du docteur Burney, car je n’y étais entré qu’avec
la condition expresse qu’au premier départ d’un
vaisseau je serais immédiatement embarqué.
Parmi les élèves du docteur, il s’en trouvait
quelques-uns qui avaient déjà vu la mer ; je me
liai de préférence avec ceux-là, et l’un d’eux me
joua un mauvais tour, qui s’est gravé dans ma
mémoire, comme le seul souvenir de ces
quelques mois de collège.
Le capitaine Morris m’avait donné une lettre
pour mon père. Un jour j’obtins la permission de
sortir, afin de la mettre à la poste, et je fus
accompagné par Joseph, le camarade rusé dont je
n’ai pas même oublié le nom.
– Pour qui est cette lettre ? me demanda-t-il
lorsque nous fûmes hors de la maison ; montrez-
moi l’adresse, je vous prie.

92
Et prenant la lettre de mes mains, sans attendre
mon refus ou mon consentement, il la sentit
lourde et s’écria :
– L’enveloppe renferme quelque chose de plus
précieux qu’un chiffon de papier.
Je lui dis alors que le capitaine Morris m’avait
fortement recommandé de faire parvenir cette
lettre à mon père, et cela dans le plus bref délai.
– Ah ! ah ! par Jupiter, je comprends : cette
lettre renferme un trésor, et c’est bien
certainement le reste des billets de banque que
votre père avait donnés au capitaine pour
satisfaire aux nécessités de votre entretien.
J’espère que vous ne serez pas assez niais pour
commettre la folie de l’envoyer.
– Mais si, répondis-je en essayant de lui
prendre la lettre.
– Mon Dieu, que vous êtes stupide ! Cet
argent vous appartient, puisqu’il vous était
destiné ; gardez-le, il vous est bien nécessaire,
puisque vos deux guinées sont dépensées ; un
garçon de votre âge ne doit jamais rester les

93
poches vides.
Joseph ajouta tant de moqueries, tant
d’arguments à ces paroles, qu’il parvint à éveiller
en moi un sentiment de rancune contre l’avarice
de mon père. Je songeai aussi qu’il me serait
difficile de rencontrer la nouvelle occasion d’une
pareille aubaine, et je ne fis aucune objection
pour repousser la déloyauté des conseils de mon
camarade.
– Vous avez droit, et un droit incontestable, à
la moitié de cette somme, reprit-il ; et
comprenant que mon silence était une
affirmation, il brisa doucement le cachet de la
lettre.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria Joseph, regardez, la
lettre vient de s’ouvrir. Quel heureux hasard !
Voici vos billets de banque.
La vue de l’argent me grisa la conscience ; je
le pris de ses mains et nous déchirâmes la lettre.
Généreusement aidé par Joseph, j’eus bientôt
dépensé un trésor que, sur le premier moment,
j’avais jugé inépuisable. Ma part, bien moindre

94
que celle de mon compagnon, car il avait fait le
partage, fut presque absorbée par l’achat d’un
fusil, d’une boîte de poudre et d’un paquet de
balles.
Le lendemain, le docteur Burney nous permit
de sortir pour faire la chasse aux oiseaux.
Joseph me laissa tirer le premier coup, et
comme nous étions convenus de mettre en
commun la jouissance du fusil en nous en servant
tour à tour, je le lui donnai aussitôt.
Mais après s’en être injustement servi, et à
différentes reprises, il refusa de me le rendre.
Irrité de cet égoïsme, je lui dis qu’en bonne
conscience il devait avouer que l’arme était à moi
seul, et que ma complaisance méritait un meilleur
remerciement.
– Ah ! le fusil est à toi ! s’écria-t-il en tournant
le canon vers ma figure ; mais il rabaissa l’arme,
et d’un geste furieux m’appliqua un soufflet.
Je pâlis de colère et nous marchâmes en
silence : Joseph fatigué de ne rien tuer ou de ne
pouvoir rien tuer, ce qui est absolument la même

95
chose, moi exaspéré d’indignation.
Vers le milieu de l’après-dîner, mon
despotique compagnon eut faim, et m’ordonna de
dépenser mon dernier écu à l’achat de quelques
rafraîchissements dans une ferme dont nous
longions les murs.
Je ne pouvais ni refuser ni hésiter à obéir ;
Joseph avait le fusil, il était donc mon maître.
À la fin de notre repas, l’insolence du coquin
devint tout à fait impérieuse, car il me contraignit
à placer mon chapeau à vingt pas de lui, afin
d’avoir un but pour exercer son adresse.
– Puisque tu m’as obéi, dit-il d’un air de
condescendance, je te permettrai tout à l’heure de
viser ton chapeau ; mais si je mets dedans plus de
balles que toi, tu me donneras le reste de ton écu.
J’acceptai cet arrangement d’un air si joyeux
et si satisfait, que Joseph me prit sans doute pour
un imbécile.
Il tira maladroitement et me donna le fusil en
ayant l’espoir d’une heureuse revanche à sa
seconde tentative.

96
En saisissant l’arme, je me jetai à quelques pas
de Joseph ; je visai froidement, non pas mon
chapeau, mais celui qui était sur sa tête, en lui
disant :
– Chapeau pour chapeau !
Je tirai la détente.
Mon mouvement fut si rapide et si imprévu,
que le jeune garçon ne trouva la force de crier
qu’à l’instant où je m’aperçus que le fusil était
sans amorce.
– Ne tire pas ! hurla-t-il d’une voix perçante,
tu me brûlerais la cervelle.
– C’est mon intention, répondis-je d’un ton
glacial, et je rechargeai l’arme.
Le coquin s’enfuit en courant, et il essayait de
franchir un mur, lorsque, rapidement arrivé
jusqu’à lui, je fis feu...
Joseph tomba.
Mais, lorsque je vis la victime de ma colère
étendue par terre, sans mouvement et le visage
décoloré, le transport de rage qui m’avait égaré se
changea en une indicible épouvante. Je jetai mon

97
arme avec horreur et je me précipitai vers mon
camarade.
– Tu m’as tué, dit Joseph d’une voix faible.
L’examen de la blessure me rassura sur les
suites de mon emportement, car ce n’était qu’une
légère égratignure dans un endroit où l’insolent
aurait dû recevoir des coups de pied.
La peur paralysait tellement l’intelligence de
ce lâche qu’il balbutiait d’une voix éperdue :
– Ne me fais aucun mal... je vais mourir...
tâchons de rentrer au collège... Ce soir je
n’existerai plus.
La première chose que fit Joseph à notre
retour, et cela en violant sa promesse de garder le
silence, fut de courir – car il avait retrouvé
l’usage de ses jambes – tout raconter au docteur.
Sans approfondir la cause de ce qu’il appela
ma rage, M. Burney se saisit de mon arme et
m’enferma dans une chambre.
En me rendant ma liberté quelques jours après,
le docteur m’annonça qu’une lettre de mon père
lui donnait l’ordre de me conduire à bord d’une

98
frégate, et mon départ eut lieu le lendemain.
Le capitaine de ce bâtiment connaissait ma
famille ; c’était un Écossais à la figure hideuse,
au caractère sournois et flagorneur, et qui n’avait
atteint ce grade qu’à force de bassesses, de
cajoleries envers ses chefs et de servilité à l’égard
de tous. Le premier lieutenant de ce mauvais
drôle était né à Guernesey. D’une nature aussi
vile que celle du capitaine, il avait de plus des
manières communes, un esprit méchant, envieux,
et cette dernière qualité lui faisait prendre en
haine, et cela indistinctement, jalousement, sans
cause excusable, toutes les personnes qui lui
étaient supérieures, ce qui étendait son aversion
sur l’univers entier.
Malgré la bonne intelligence qui régnait entre
les élèves et moi, je ne pus m’habituer au régime
de cette nouvelle existence, dans laquelle je ne
trouvais ni la grandeur ni l’indépendance dont la
vie maritime s’était parée à mes yeux. De l’ennui
j’arrivai promptement à la résolution de rompre
toutes les entraves qui me retenaient sous une
volonté plus puissante que la mienne, et j’y

99
songeai avec une impatiente ardeur.
Le capitaine, qui avait entre ses mains une
autorité sans bornes, pouvait à son choix faire du
vaisseau un paradis ou un enfer, et il préférait
certainement le baptiser de ce dernier titre, car il
usait de son pouvoir avec un rigorisme qui était à
la fois injuste et cruel.
Les intraitables défauts de mon caractère,
entier et dans sa résistance et dans l’expression de
cette résistance, me rendaient incapable de
soumission. Ne pouvant ni me plier devant des
caprices ni m’abaisser à de vaines, à de fausses
flatteries, je parvins à me faire détester
cordialement de mes chefs. Dès lors les jours
s’écoulèrent pour moi ou dans l’émancipation
d’une révolte constante, mais sans résultat
heureux, ou dans l’isolement des cachots ; puis,
en secouant avec une impuissante vigueur les
chaînes de cet esclavage, je déplorais la perte des
illusions qui m’avaient fait entrevoir des batailles
sans nombre, de victorieux combats dans l’armée
navale. J’avais souri autrefois, d’un air incrédule,
aux histoires d’un vieux matelot qui m’assurait

100
avoir déjà vécu cinquante ans sur mer sans
connaître encore la portée d’un boulet de canon,
et je voyais avec effroi qu’il pouvait avoir raison.
La bataille de Trafalgar semblait être le
dernier exploit guerrier de la marine, et la passion
du vieux Duckworth pour les moutons et les
pommes de terre de Cornwall m’avait fermé le
livre de gloire dans lequel j’aurais pu lire, sur
d’émouvantes pages, à quel prix et comment la
renommée s’acquiert.
Ce regret amena le désenchantement dans mon
âme, et le mépris que m’inspirait la conduite
abjecte et sans dignité des jeunes officiers du
bord changea ce désenchantement en profond
dégoût.
Je n’aurais jamais pu réussir, même avec la
volonté la plus tenace, à courber ma nature
sauvage sous le droit d’une autorité injuste ou
d’un titre, comme le faisaient mes compagnons.
Et il m’est encore difficile de comprendre
comment des fils de bonne maison, dont
l’intelligence a été développée par l’étude,
peuvent descendre à cet abandon complet de leur

101
individualité. Ces jeunes gens n’ont là ni idée à
eux ni caractère propre ; ce sont des brebis
toujours prêtes à se laisser tondre.
Le règlement qui discipline les rapports entre
les élèves et les chefs est formé de façon que la
tyrannie soit entière et sans contrôle d’un côté, et
la soumission absurde et complète de l’autre. On
doit avoir sans cesse son chapeau à la main, ne
jamais exprimer, même par un signe le plus
simple, le moins sensible, un mécontentement. Si
une querelle s’élève, si le droit est du côté du plus
faible, n’importe, vous avez mal agi, vos
supérieurs ont raison ; car, de même que
l’infaillible royauté, ils ne peuvent avoir tort.
Cette suprématie est peut-être nécessaire au
maintien de la discipline, soit ; mais, en
admettant l’utilité de sa rigoureuse exigence, on
ne peut s’empêcher de la considérer comme
arbitraire et souverainement despotique.
Cette appréciation de la loi est faite sans
espoir d’en corriger les abus ; mais ces abus ont
toujours violemment froissé les hommes qui s’en
trouvaient les victimes, et leur ont inspiré le désir

102
d’y apporter des remèdes à l’heure du pouvoir.
Malheureusement la nature humaine a tant de
faiblesses, d’irrésolutions dans la pensée,
d’égoïsme dans l’action, que, l’instant venu où
une parole juste et ferme pourrait changer le
déplorable état des choses, l’améliorer, ils
oublient leurs projets de réforme, ou, pour mieux
dire, ils ne les considèrent plus sous leur véritable
jour.
Les changements, appelés de tant de vœux à
une époque où ils leur eussent été
personnellement utiles, ne sont, quand ils
n’aident pas à leur bien-être, que des innovations
dangereuses, des impossibilités, un abandon du
droit.
Ils expriment alors leurs nouvelles croyances à
l’aide de phrases spécieuses, telles que celles-ci :
« Il faut faire comme les autres. – Les choses
sont bien ainsi. La tentative de les améliorer
serait présomptueuse. »
Toutes ces défaites cachent maladroitement
leur désir de tyrannie, désir souvent immodéré
dans le cœur de ceux qui ont le plus crié à

103
l’injuste en étant le moins maltraités.
Ils continuent donc à suivre le même chemin,
à perpétuer le même système, car ils ne vivent
que pour eux et agissent, sinon honnêtement, du
moins avec prudence.
Bacon a dit de la fourmi : « C’est une sage
créature pour elle-même, mais un fléau pour un
jardin. » On oppose généralement
d’infranchissables obstacles à ceux qui essayent
de faire accepter des changements dans les
habitudes invétérées par un long usage, parce que
ces changements sont regardés comme une
insulte à la mémoire ou à l’expérience des
hommes qui ne les ont pas conçus, parce que
c’est dire aux uns qu’ils ont été des sots, aux
autres qu’ils le sont encore.
De tout temps et dans tous les siècles, les
réformateurs, n’importe quel a été leur motif ou
leur but, ont souffert le martyre, et la multitude a
toujours montré une sauvage exaltation en
assistant à leur supplice. Faites entrer la lumière
dans un nid de jeunes hiboux, ils crieront contre
l’injure que vous leur faites. Eh bien ! les

104
hommes médiocres sont de jeunes hiboux : quand
vous voulez leur présenter des idées vivaces,
fortes et brillantes, ils les dénigrent en les
déclarant absurdes, fausses et dangereuses.
Chaque abus qu’on tente de réformer est le
patrimoine de ceux qui ont plus d’influence que
les réformateurs, un bien défendu et insaisissable.

105
IX

Mon esprit se préoccupait donc exclusivement


de la recherche des moyens à employer pour
rompre les contrats d’un apprentissage qui me
faisait souffrir autant au moral qu’au physique.
J’avais dans ma force et dans mon courage une
foi si complète et si aveugle qu’il me parut
possible de hasarder, au premier débarquement,
une désertion. Cette désertion, me disais-je, en
me rendant ma liberté, me mettra à même de
choisir le genre de vie qui convient à mes goûts.
Sans vouloir cependant renoncer tout à fait à
suivre la carrière maritime, je voulais arriver à
conquérir plus d’indépendance et surtout plus de
considération pour le rang que m’assignait mon
titre de gentilhomme. Ces espérances illusoires
avaient été puisées dans la lecture des romans et
des histoires du vieux temps, qui racontaient les
aventures de jeunes héros partis pour les Indes
pauvres et nus, et qui avaient rapporté dans leur

106
patrie les trésors d’un nabab.
La réelle misère de ma situation présente
glissait parfois de sombres nuages au milieu de
ces rêves d’or, et je songeais avec peine qu’étant
sans amis, sans argent, sans expérience, j’aurais
d’effroyables obstacles à surmonter pour
conquérir même la médiocre fortune à laquelle
j’aspirais dans mes jours de réel découragement.
L’impitoyable abandon de mon père, le silence
sans doute imposé à mes sœurs, la privation
éternelle de la vue de ma mère, étaient, à mes
heures de réflexion, de cruels supplices. Mais à
quoi bon sonder les mystères de l’âme, à quoi
bon ! Je m’impose la tâche de raconter l’histoire
de ma vie, et je ne dois qu’effleurer d’une plume
légère la surface de ses affreuses douleurs.
J’aimais passionnément la lecture, et j’avais su
me procurer une grande quantité de livres, seul
charme de mes heures de prison ou de loisir.
Ces livres, qui étaient les uns de vieilles
tragédies, les autres des récits de voyage,
m’enseignèrent un peu d’histoire et beaucoup de
géographie.

107
J’avais appris de mémoire et d’un bout à
l’autre la narration du voyage du capitaine Bligh
dans les îles de la mer du Sud ; la révolte de ses
hommes m’impressionna vivement, mais son
récit partial ne m’illusionna pas sur ses propres
mérites. Je détestais sa tyrannie, et l’impétueux
Christian fut mon héros. J’enviais la destinée de
ce jeune homme, en désirant que la mienne eût
les mêmes hasards, car je brûlais du désir
d’imiter sa conduite, si courageusement rebelle à
des ordres cruels.
Ce livre m’instruisit, m’exalta et laissa dans
mon cœur une impression qui a eu la plus grande
influence sur les actions de ma vie.
Le secrétaire du capitaine s’aperçut un jour
que je possédais beaucoup de livres, et que,
n’ayant pas de place pour les serrer
convenablement, je m’en trouvais quelquefois
embarrassé. Pensant que ces volumes seraient un
ornement pour sa cabine, il me proposa de
construire une espèce de bibliothèque et de les y
enfermer.
– Vous pourrez, me dit-il, disposer de ma

108
chambre pour lire tant que vous le voudrez ; moi,
je n’ouvre jamais un livre.
J’acceptai joyeusement cette offre, que j’eus la
niaiserie de juger comme une complaisance de
bon camarade.
Quelques jours après, ayant une heure à
perdre, je descendis chercher un livre.
Comme je sortais de la chambre en emportant
le volume, il me dit d’un ton grossier :
– Lisez ici ; je ne veux pas qu’un seul de ces
ouvrages sorte de ma cabine.
– Ils ne sont donc pas à moi ? lui demandai-je
avec calme.
– Non, me répondit sèchement le secrétaire.
– Comment, monsieur ! auriez-vous
l’intention de m’en disputer la jouissance hors de
votre chambre, et la possession si je voulais les
reprendre ?
– Voyons, voyons, pas d’insolence, s’il vous
plaît.
– Donnez-moi mes livres ; je ne veux pas les

109
laisser un instant de plus ici, et je comprends
l’indélicatesse de votre conduite.
– Je vous défends d’y toucher.
– Ah ! c’est comme cela ! m’écriai-je en
m’élançant vers la planche sur laquelle ils étaient
posés.
Ce déloyal garçon me frappa : je lui rendis le
coup.
L’adversaire inattendu avec lequel j’allais
entrer en lutte était un gros homme de trente ans
et plus ; moi, j’avais une quinzaine d’années ;
mais ma taille souple, mince, élancée, me donnait
l’extérieur d’un jeune homme de dix-huit ans.
Très étonné de mon audace, le secrétaire resta
un instant silencieux.
Quelques élèves étaient descendus, attirés par
le bruit de la dispute, et, immobiles auprès de la
porte ouverte, ils en attendaient le dénouement.
Lorsque j’eus rendu avec usure le soufflet de
l’insolent secrétaire, j’entendis ces paroles :
– Très bien ! très bien, camarade !

110
L’approbation des élèves irrita le sot et
méprisable griffonneur. Il rougit, et, me saisissant
par le cou, il cria d’un ton féroce :
– Jeune vagabond, je vous dompterai.
Appuyé contre les parois de la cabine, sans la
possibilité de pouvoir faire un mouvement, je
subis, dans la contrainte d’une indicible rage, des
coups de règle et des soufflets. Enfin un instant
d’inattention échappée à mon bourreau dégagea
mes mains emprisonnées par la pression de son
bras de fer, et je me défendis autant que mes
forces purent me le permettre.
Les élèves m’encourageaient par de bonnes
paroles, mais leur lâcheté craintive, cette lâcheté
qui leur galvanisait le cœur les empêcha de me
porter secours.
La tête me tourna ; le sang jaillissait à flots de
mon nez et de ma bouche ; j’étais physiquement
vaincu, mais mon courage ne faiblit pas, car je
défiai le misérable d’une voix insolente et ferme.
Cette bravade augmenta sa fureur.
– Hors d’ici ! hurla-t-il d’une voix terrible ;

111
hors d’ici, ou je vous extermine !
– Non. Je ne sortirai pas de votre cabine, je
veux mes livres.
Le secrétaire redoubla la fureur de ses coups,
et je compris que j’allais perdre connaissance, car
tous les objets tourbillonnaient devant mes yeux.
J’étais au désespoir de me sentir battre par un
lâche, par une brute que je méprisais de toute
mon âme, et dont les paroles insultantes et l’air
vainqueur me torturaient plus encore que les
mauvais traitements.
Tout à coup mes yeux tombèrent sur la lame
luisante d’un couteau posé sur une table à
proximité de ma main.
Un espoir de vengeance ranima mes forces ; je
saisis le couteau, et le brandissant sous ses yeux
je lui dis :
– Lâche ! gare à vous maintenant.
En voyant la lame affilée du couteau, le
secrétaire recula ; mais je m’élançai sur lui et le
frappai avec violence.
– Grâce, grâce ! murmura-t-il faiblement et à

112
plusieurs reprises, grâce ! puis il roula
ensanglanté au milieu de la chambre.
– Que se passe-t-il donc ? s’écria une voix
encore éloignée, mais qui se rapprochait au pas
de course.
Je me tournai vers le questionneur en
répondant :
– Cet assassin m’a horriblement battu, et je
l’ai tué.
Un silence d’écrasante surprise suivit ma
réponse.
Je jetai le couteau sur la table, et, prenant mon
livre, je sortis de la cabine.
Un sergent de marine vint bientôt me dire de
monter sur le pont.
Le capitaine s’y trouvait, entouré de ses
officiers.
Lorsque je parus, il demanda au premier
lieutenant le récit du combat.
– Ce jeune étourdi, répondit l’officier, a tué
votre secrétaire avec un grand couteau de table.

113
Le capitaine, qui avait entendu parler de la
rixe sans en connaître ni les champions ni les
détails, me regarda d’un air furieux, et, sans
m’adresser une seule question, il s’écria :
– Tué mon secrétaire ! mettez l’assassin aux
fers... tué mon secrétaire !
J’essayai de parler.
– Bâillonnez ce drôle, cria le capitaine, et
conduisez-le tout de suite dans la fosse aux lions ;
pas un mot, monsieur, pas un geste. Ah ! vous
avez tué mon secrétaire !
Le sergent allait me saisir, lorsque je lui dis
d’un air fier :
– Ne me touchez pas, je vous le défends !
Et, la démarche ferme, le regard calme, car je
me croyais un homme, je descendis lentement
l’ouverture à travers les écoutilles.
Au bas de l’escalier, un sous-lieutenant vint
contremander l’ordre.
– N’ayez pas peur, me dit-il, le capitaine ne
peut vous faire aucun mal.

114
– Ai-je l’air de trembler, monsieur ?
– Vous êtes un brave enfant, murmura
l’officier en entendant le pas rapproché de son
chef.
– Vous n’êtes pas honteux d’une pareille
conduite ? me demanda sévèrement le capitaine.
– Non, monsieur.
– Comment ! est-ce là une réponse
convenable ? Ôtez votre chapeau. Vous allez être
pendu, monsieur, pendu comme assassin.
– À l’humiliation d’être souffleté par vos
valets, capitaine, je préfère la mort : pendez-moi.
– Vous êtes fou, monsieur, fou à lier.
– Oui, je suis fou d’indignation et de rage, fou
parce que vous et votre lieutenant me grondez et
me maltraitez sans cesse, et cela par méchanceté,
injustement, cruellement ; je ne me soumettrai
plus à vos ordres ; je veux être traité en officier et
en gentilhomme, et je suis battu comme un chien.
Débarquez-moi où vous voudrez, si vous ne me
pendez pas, car je ne remplirai aucun devoir, je
n’exécuterai aucun ordre ; je ne veux plus ni être

115
grondé par vous ni me sentir battu par vos
domestiques.
En achevant ces mots, je fis un pas vers le
capitaine. Ce mouvement l’effraya sans doute,
car il me prit le bras.
– Asseyez-vous sur l’affût de ce canon, me
dit-il d’une voix irritée.
– Non, vous m’avez défendu de jamais
m’asseoir en votre présence, je ne veux pas obéir
aujourd’hui, pas plus que je n’ai obéi autrefois à
une défense contraire.
– Ah ! vous ne voulez pas !
Et, reprenant ma main qu’il avait laissée
tomber, il m’attira violemment vers lui, me saisit
par le cou, et répéta, en me frappant avec
violence :
– Ah ! vous ne voulez pas !
– Non, non, mille fois non ! et je lui crachai à
la figure.
Le capitaine me repoussa violemment, ses
dents s’entrechoquèrent, et sa figure passa d’une
teinte livide à un rouge presque noir.

116
– Vous êtes un misérable ! balbutia-t-il d’une
voix suffoquée par la colère, et il disparut.
Le soir, on vint me dire que je pouvais
descendre en bas, mais qu’il ne fallait pas me
montrer sur le pont. À dater de cette époque, le
ventru capitaine ne m’adressa jamais la parole.
Le voyage devint une fête pour moi, je ne
recevais plus ni ordres, ni leçons, ni coups, et je
lisais du matin au soir.
Le secrétaire fut sérieusement malade pendant
un mois, et lorsque ses blessures commencèrent à
se cicatriser, il reparut sur le tillac, mais en
évitant toutefois de se rapprocher des élèves, qui
tous étaient indignés contre lui.
Un jour, j’eus la méchanceté de lui dire, en
désignant du regard une laide balafre qui
traversait sa joue :
– Vous vous souviendrez longtemps, n’est-ce
pas, d’avoir volé et battu un gentilhomme ?
Le lâche coquin baissa honteusement la tête et
ne répondit pas.
Ce pauvre sire était le fils unique d’un tailleur

117
de notre noble capitaine, et son embarquement à
bord de la frégate, malgré son âge avancé, était
une invention écossaise pour payer la note de son
père.

118
X

Dès notre arrivée à un port anglais, je fus


placé et détenu à bord d’un garde-côte à
Spithead, et peu de jours après on me transféra
sur un sloop de guerre. Ces différentes
dispositions furent opérées sans qu’un signe
d’existence, de souvenir et d’amitié me fût donné
par ma famille. J’en souffris cruellement ; mais,
quoique bien jeune, l’étrangeté aventureuse de
ma vie m’avait donné assez d’orgueil et assez de
philosophie pour me rendre dédaigneusement
indifférent, en apparence du moins, à l’abandon
de ma famille.
Cet abandon était cependant bien complet, car
jusqu’à ce jour, quoique éloigné des miens,
j’avais eu dans mes chefs des amis ou des
connaissances de mon père, tandis que ce nouvel
embarquement me livrait sans défense à la
volonté tyrannique de personnes étrangères à

119
mon cœur et à mes intérêts.
Je me trouvais donc, à quatorze ans, jeté sur
un vaisseau, sans protection visible ou lointaine,
sans argent et dépourvu des objets les plus
nécessaires.
Je ne ressemblais guère à un prudent et
soigneux jeune homme dont l’étonnante figure se
dessine dans le tableau de mes souvenirs.
C’était un certain midshipman écossais que ses
parents avaient envoyé à la mer avec une très
petite quantité d’habits pour son dos ; mais, en
revanche, une bonne provision de maximes
écossaises dans la tête, telles que :
« Un sou épargné est un sou gagné. »
« Les petits ruisseaux font les grandes
rivières. »
Cet impudent escroc à cheveux jaunes avait
enlevé de ma malle, à bord du garde-côte sur
lequel j’avais été emprisonné, la plupart de mes
vêtements. Un jour, un matelot l’ayant surpris
porteur d’un paquet de choses bizarres, telles que
de vieilles brosses à dents, des morceaux de

120
savon, du linge sale, lui demanda ce qu’il venait
de faire.
– J’ai, répondit-il avec le plus grand sang-
froid, ramassé sur le pont les vieilleries qu’on y
laisse traîner.
Ce filou calédonien eut l’effronterie d’avouer
qu’il possédait trois ou quatre douzaines de
chemises, chacune avec une marque différente ;
le gaillard avait dîmé sur trente ou quarante
d’entre nous. S’il avait trop de prévoyance, moi,
j’en avais trop peu. Manquant de tout, n’ayant
personne qui prît la peine de s’inquiéter de mes
besoins, je repris la mer sur le sloop de guerre.
Nous touchâmes successivement à Lisbonne, à
Cadix, à la côte de l’Amérique du Sud, puis à la
côte d’Afrique. Notre voyage dura dix-huit mois,
et je vis trois des parties du monde, de sorte que
j’acquis par la pratique un peu de géographie
pendant les douze ou quinze mille lieues que
nous parcourûmes.
Notre commandant était un capitaine
explorateur. Petit, arrogant, plein de suffisance,
et, comme la plupart des petits hommes, il se

121
croyait un très grand personnage. La seule chose
que je puisse me rappeler de cet extrait de
commandant est son habitude de tourner la tête
tout d’une pièce de mon côté en m’adressant la
parole avec des grognements de voix et des mots
bien sonores et bien grands pour une si petite
bouche. Il me disait donc aigrement :
– Eh bien ! hideux colosse, tête de bois, masse
inerte et épaisse, pourquoi flânez-vous là au lieu
d’obéir à mes ordres ?
Le commandant me haïssait parce que j’étais
formé comme un homme, et je le méprisais parce
qu’il me ressemblait fort peu, et en toute vérité il
avait des allures de singe lorsque la colère le
faisait sauter à cheval sur l’affût d’une caronade
pour frapper les matelots à la tête.
Comme, dans le cours de ma vie, j’ai revu en
détail toutes les parties du monde, et avec des
facultés développées et des sentiments éveillés, je
n’ai pas besoin de m’appesantir sur des
événements puérils. Je déteste les bavardages
enfantins et les contes de grand-mère, cela est
aussi fâcheux que les dédicaces du Spectator, ou

122
les écrits moraux, fastidieux et méprisés par
l’ivresse dont Addisson charme ses lecteurs.
En revenant en Angleterre, notre commandant
fit la connaissance de mon père, lequel, loin
d’être adouci par mon temps d’exil, temps plus
dur encore que la pierre et le fer, réitéra l’ordre
suprême et abhorré de me rembarquer sur un
autre navire en partance pour les Indes orientales.
Nous fûmes bientôt en mer. Qui pourrait
peindre ce que je ressentis en me voyant arraché
de mon pays natal, condamné à traverser
l’immense Océan jusqu’à des régions sauvages,
privé de tout lien, de toute communication ;
déporté comme un criminel pour une si grande
partie de ma vie, car, à cette époque, peu de
vaisseaux revenaient de leur course avant sept ou
huit ans !
J’étais enlevé aux miens sans avoir vu ma
mère, mon frère, mes sœurs, sans avoir vu une
figure aimée ; personne ne m’avait dit un mot de
consolation ni ne m’avait inspiré le plus petit
espoir. Si le domestique de notre maison, si
même le vieux chien compagnon de mon enfance

123
était venu jusqu’à moi, je l’aurais embrassé avec
bonheur, mais rien, mais personne !
À dater de cette époque, mes affections pour
ma famille et ma parenté s’aliénèrent, et je
recherchai dans la vaste étendue du monde
l’amour des étrangers. Séparé de ma famille, je
l’étais encore de ces compagnons de douleur que
j’avais appris à aimer. Ce double supplice, on
peut le ressentir, mais on ne saurait l’exprimer.
L’esprit invisible qui soutenait mon énergie au
milieu de tous ces chagrins est encore un mystère
pour moi ; aujourd’hui même que mes passions
sont affaiblies par la raison, par le temps et par
l’épuisement, j’en recherche la puissance et les
causes. Mais le feu intense qui brûlait dans ma
tête s’est assoupi et ne se révèle que par ces
lignes profondes gravées prématurément sur mon
front ; cependant, de temps à autre, le souvenir de
ce que j’ai souffert attise la flamme et ranime
mon indignation.
Il ne me fut pas possible de mettre en doute la
conviction désolante que j’étais un être maudit,
que mon père m’avait rejeté de sa demeure dans

124
l’espoir de ne m’y revoir jamais. L’intercession
de ma mère (si elle en fit aucune) fut stérile ;
j’étais livré à moi-même. La seule preuve que
mon père se souvînt qu’il avait encore des
devoirs à remplir envers moi se réalisait par une
allocation annuelle à laquelle l’obligeait ou sa
conscience, ou son orgueil. Peut-être, ayant
rempli cette formalité, il se disait, comme tant
d’autres hommes qui se croient bons et sages :
– J’ai pourvu aux besoins de mon fils ; s’il se
distingue, s’il revient homme honorable et haut
placé, je pourrai dire : C’est mon enfant, je l’ai
fait ce qu’il est. Son caractère indomptable ne lui
permettait que la carrière maritime, je la lui fis
embrasser.
Mon père m’abandonna donc à mon sort, avec
aussi peu de regrets qu’il en aurait éprouvé en
ordonnant de noyer une portée de petits chiens.
Arraché de l’Angleterre dans de pareilles
conditions, l’avenir me parut sombre, et malgré
mon extrême jeunesse, malgré mon esprit
bouillant et la tournure gaie de mon caractère, je
ne pus apercevoir ni la plus petite espérance ni un

125
jour serein dans la chaîne de mon esclavage.
Nous étions en mer depuis deux ou trois
semaines, lorsque le capitaine, irrité contre un de
ses lieutenants, s’approcha de moi et me dit :
– Faites bien attention à vous, et rappelez-vous
que j’ai appris du commandant A... les atrocités
que vous avez commises à son bord.
– Je ne me sens coupable d’aucune mauvaise
action, répondis-je froidement.
– Quoi ! s’écria-t-il, car il avait besoin
d’épancher le reste de sa colère sur quelqu’un de
moins capable de se défendre qu’un officier.
Quoi ! monsieur, n’est-ce rien que d’assassiner
les gens ? Je vous convaincrai du contraire, et à la
première plainte que j’entends porter contre vous,
je vous fais jeter hors du vaisseau.
La réalisation de cette vengeance, d’être mis à
terre, eût comblé mes vœux les plus ardents ; cela
me fit sourire.
Il crut sans doute que c’était de mépris, et me
quitta plus furieux encore.
Je m’aperçus bientôt que le capitaine n’était

126
pas méchant, mais seulement faible et très
irascible.
Il avait vécu, pendant plusieurs années, en
demi-solde, retiré à la campagne, et son retour
forcé à la profession maritime avait interrompu,
sans l’affaiblir, son goût pour l’agriculture.
Pendant le long espace de temps qui s’était
écoulé jusqu’à ce qu’il fût appelé à commander
un vaisseau, le capitaine avait suivi son penchant
naturel en s’appliquant en toute satisfaction à
cultiver les champs paternels, et il était plus
glorieux de voir ses porcs et ses moutons bien
engraissés, de labourer la terre pour ses navets de
Suède, que de tracer un sillon sur l’océan des
Indes avec la proue d’une brillante frégate.
Le pauvre homme n’avait pas cherché
l’honneur de ce commandement ; mais un
membre honorable de sa famille, qui appartenait
à l’amirauté, scandalisé des occupations de ce
marin dégénéré, de ce fermier-capitaine, le fit
rappeler au service et revêtir officieusement des
honneurs du commandement.
Il abandonna donc avec tristesse ce qu’il ne

127
pouvait emporter avec lui, sa maison et ses
terres ; il pleura ses enfants, sa femme, mais son
cœur éclata sous l’émotion qu’il éprouvait
lorsque ses regards humides contemplèrent la
glorieuse et magnifique montagne du plus riche
des composts.
Quant au bétail vivant, aux porcs, aux
moutons, à la volaille, après avoir dépensé plus
de temps, d’argent et de patience pour les nourrir
et les élever que bien des pères ne le font pour
leurs enfants, il les amena à bord avec lui, et cette
singulière ressemblance du vaisseau avec une
basse-cour faisait les délices du capitaine.
La plus grande partie de son temps était
consacrée aux enfants de son adoption, et le
premier lieutenant avait la charge du navire, sans
autre dédommagement à ce plaisir que celui de
recevoir une partie de la mauvaise humeur qui
s’élevait sur le tillac à l’encontre des officiers,
toutes les fois qu’une mésaventure arrivait dans
la basse-cour.
En somme, nous autres midshipmen, nous lui
étions plus à charge que le capitaine ne l’était à

128
nous-mêmes, et je me rappelle qu’un de nos
grands plaisirs était de percer avec une aiguille la
tête d’une ou de deux volailles, et de les sauver
de la mer en les fricassant pour notre souper.
Notre capitaine était, dans toute l’acception du
mot, une bonne pâte d’homme, c’est-à-dire ni
assez bon ni assez mauvais pour faire quoi que ce
soit de bien ou de mal.
Il était aussi impossible de l’aimer et de le
respecter que de le haïr et de le mépriser.

129
XI

Parfaitement résolu de quitter la marine pour


suivre au gré du hasard, et à l’aide de mon
courage, le cours d’une vie aventureuse, je
commençai à comprendre le prix de la science et
à m’occuper d’acquérir l’instruction qui m’était
nécessaire pour me diriger sans conseil.
Mon temps fut dès lors si activement occupé
par les leçons de dessin, de navigation et de
géographie, qu’il ne me fut possible de réserver
pour ma passion de lecture que les courts instants
de loisir qui suivaient ou qui précédaient les
heures de repas.
Après avoir longuement questionné les vieux
matelots sur les mœurs, sur les habitudes, sur les
goûts des habitants des Indes et de leurs
nombreuses îles, j’acquis une certaine
connaissance des lieux et des usages d’un pays
pour lequel je ressentais une sorte de passion, et

130
que mes rêves poétisaient au-delà du réel.
La marche rapide du vaisseau ne fut arrêtée
par aucun accident, et après avoir doublé le cap
de Bonne-Espérance, nous jetâmes l’ancre dans
le port de Bombay.
La seule circonstance qui se rattache à la suite
de ma vie et qu’il soit nécessaire de mentionner
ici est l’intimité fraternelle que je formai à cette
époque avec le plus jeune des lieutenants du
vaisseau.
J’avais souvent partagé avec lui les veilles de
nuit, et, pendant ces longues heures de silence et
de solitude, Aston avait, en causant avec moi,
approfondi et sondé mon caractère réel, de sorte
qu’il avait découvert que je n’étais pas ce que je
semblais être. La bonté de ses questions, les
encouragements affectueux de sa parole
bienveillante, avaient tiré de la coquille dans
laquelle ils s’étaient cachés les bons instincts de
ma nature. Aston réveilla en moi les sentiments
engourdis de la générosité, de la tendresse ; il
m’aima, me conseilla, et devint mon champion
dans la guerre haineuse que me livraient sans

131
trêve ceux qui se trouvaient par leur position au-
dessus de moi.
Une des causes de la vive amitié que me
témoignait visiblement Aston était le souvenir
d’une scène qui s’était passée entre le second
lieutenant et moi, et à laquelle il avait assisté.
Un jour, en me questionnant sur un devoir, ce
lieutenant me dit :
– Quand vous répondez à mes demandes,
monsieur, il faut ôter votre chapeau.
– Je vous ai salué comme je salue le capitaine,
monsieur, répondis-je en portant la main à mon
chapeau.
Le lieutenant rougit et s’avança vers moi :
– Ôtez votre chapeau, monsieur, vous parlez à
votre supérieur !
– Mon supérieur ! je n’en ai pas.
– Comment, monsieur, vous n’en avez pas ?
Ne suis-je donc pas officier, n’êtes-vous pas sous
mes ordres ?
– Oui, monsieur, vous êtes officier.

132
– Eh bien ! pourquoi me manquez-vous de
respect ? Pourquoi n’ôtez-vous pas votre
chapeau ?
– Je ne l’ôte jamais, monsieur.
– Obéissez-moi sur l’heure, gronda le
lieutenant d’une voix furieuse.
– Non, je ne veux pas.
– Comment, vous ne voulez pas ?
– Non, parce que je n’ôte mon chapeau que
devant l’image de Dieu... que devant celle du roi.
Le lieutenant me quitta exaspéré de colère.
Ce parasite croyait, – ou du moins, on l’aurait
pensé par sa manière d’agir, – que la seule utilité
d’un chapeau était de pouvoir le tenir pointé vers
la terre, comme la preuve d’une basse et
rampante nature.
Quoiqu’il eût adroitement accaparé les bonnes
grâces du capitaine, ses plaintes contre moi,
lorsqu’il m’accusa d’une insolente désobéissance,
ne produisirent aucun effet. Il m’en garda une si
vive et une si profonde rancune, qu’il saisit avec
une âcre méchanceté toutes les occasions pour

133
entasser sur ma conduite une innombrable suite
de méfaits. S’il réussit parfois à m’attirer de
graves punitions, il fit grandir dans mon sein une
haine qui rêva, qui chercha, et qui enfin exécuta
son projet de vengeance...
Une seconde cause se rattache encore à la
naissance de la tendresse qu’Aston me portait.
Pendant que nous rasions la côte entre Madras
et Bombay, un bâtiment aux allures suspectes,
après avoir essayé d’éviter nos regards, chercha à
fuir sans que nous eussions manifesté, ni par un
signal ni par un appel, le désir de le connaître. En
voyant cette manœuvre, le capitaine donna
l’ordre d’apprêter trois bateaux et de poursuivre
le mystérieux bâtiment.
Je fus placé dans le bateau commandé par mon
ennemi, le second lieutenant.
Il était mieux équipé et mieux armé que les
autres.
Aston se trouvait dans le second bateau.
Le bâtiment, que nous supposions être un
pirate des côtes de Goa, continuait, à force de

134
voiles, sa course vers le rivage, et nous eûmes,
malgré la rapidité de notre marche, une vive
crainte de ne pouvoir l’atteindre avant qu’il fût
arrivé à son but.
Un vent frais qui s’éleva au même instant nous
en rapprocha, et nous allions l’atteindre, lorsque
la frégate tira un coup de canon et hissa son
pavillon de rappel.
Nous nous avançâmes encore, car nous nous
trouvions à portée de mousquet de la barque
étrangère, qui était tout près de la terre, et déjà les
natifs armés se rassemblaient en foule sur le
rivage.
En entendant le signal de rappel, le lieutenant
donna l’ordre de virer de bord pour retourner au
bâtiment.
– Aston, cria-t-il à mon ami, voyez-vous le
signal de rappel ?
– Quel signal ? répondit Aston, je ne le vois
pas.
– Si vous regardez, vous le verrez, répondit
brusquement le lieutenant.

135
– Je n’ai pas l’intention de regarder, s’écria
mon ami ; il nous a été ordonné d’examiner cette
barque, je le fais. Avançons, mes braves !
Je priai Aston de s’arrêter un instant, et, me
tournant vers le lieutenant, je lui demandai d’une
voix presque respectueuse :
– Avançons-nous, monsieur ?
– Non, et je vous ordonne de naviguer pour
regagner le vaisseau.
En entendant cette réponse, je quittai le
gouvernail, et me précipitant dans la mer, je
gagnai à la nage le bateau commandé par Aston.
– Je rendrai compte de votre conduite ! cria le
lieutenant en fureur.
– Ramez vers le rivage, dit Aston à ses
hommes, dans dix minutes nous atteindrons le
malais.
Au moment où notre vaisseau toucha la proue
du malais, je saisis un cordage, m’élançai à son
bord, et avant que mon pied eût touché le pont,
j’avais fendu la tête à un homme d’un violent
coup de sabre. Deux ou trois matelots m’avaient

136
suivi, et nous faisions sans miséricorde un
massacre de tous ceux qui nous tombaient sous la
main. Les Malais sortaient hors du bâtiment dans
un effroyable désordre. J’étais tellement excité,
tellement exaspéré par ma propre violence, que,
rendu tout à fait furieux en les voyant fuir, je
saisis un mousquet et je fis feu.
Tout à coup Aston me saisit violemment par le
bras :
– Ne m’entendez-vous pas ? cria-t-il, je vous
appelle à tue-tête ; au nom du ciel, que faites-
vous ? Êtes-vous fou ? êtes-vous enragé ? Votre
exemple a rendu tous mes gens insensés. Posez
votre mousquet, vous n’avez pas le droit de
toucher ces hommes.
– Ce bâtiment n’est donc pas un pirate
malais ? demandai-je étonné.
– Comment puis-je savoir ce qu’il est ? me
répondit-il ; vous auriez dû attendre mes ordres
avant d’agir. Peut-être n’est-ce qu’un innocent
vaisseau du pays.
Ma rage se calma soudain, et j’eus l’angoisse

137
affreuse d’avoir peut-être compromis Aston.
Mais je vis bientôt avec une joie inexprimable
que mon emportement serait sans résultat
désavantageux pour mon ami. Les sauvages
commençaient à faire feu sur nous, et notre
agression allait se changer en défense. Pendant
que leurs canots armés s’arrêtaient pour secourir
leurs compatriotes tombés ou nageant dans la
mer, nous coulâmes à fond leur vaisseau ; et,
lancés activement sur nos bateaux, nous
regagnâmes la frégate, qui s’était rapprochée.
Aston amenait avec lui deux Malais blessés.
Après l’escarmouche, j’essayai d’adoucir la
colère d’Aston, et j’y réussis si bien, qu’après
m’avoir réprimandé, il fit au premier lieutenant
un éloge si pompeux de mon courage et de mon
intrépidité, que la plainte d’insubordination
qu’avait portée contre moi le second lieutenant ne
m’attira aucune punition.
La haine que cet officier avait conçue à mon
égard s’envenima encore, mais elle fut
impuissante contre le bouclier protecteur de
l’amitié d’Aston.

138
D’ailleurs, la pusillanimité du second
lieutenant avait été une source de ridicule, et les
marins, qui considèrent le courage comme le plus
grand des mérites, m’applaudissaient et
m’encourageaient tous.

139
XII

Malgré la nonchalance et l’ennui que


j’apportais dans l’accomplissement de mes
devoirs ordinaires, je trouvai après cet événement
plus de tolérance dans l’esprit de mes chefs, et
plus de sympathie auprès de mes camarades. Les
uns me témoignèrent une indifférente bonté,
parce qu’ils découvrirent que le calme de mon
maintien recélait un courage invincible ; les
autres, un semblant d’affection, parce que ce
courage apparut à leur pusillanimité comme un
puissant soutien. Du reste, pour contrebalancer la
paresse d’une action par l’énergie de l’autre, je
me montrai dans les cas graves d’une activité si
diligente, si infatigable, que non seulement on
m’admirait, mais encore on me remerciait.
Dans la mer des Indes, il n’est pas permis de
plaisanter avec les caprices du temps, car les
rafales y sont tellement dangereuses, qu’après

140
avoir courbé les mâts comme un souffle du vent
courbe la frêle ligne d’un pêcheur, elles font
voltiger çà et là par lambeaux les voiles
déchirées, plient les vergues et jettent le vaisseau
sur son gouvernail ; alors le rugissement de la
mer, le bruit sonore du vent, la rapide et rouge
lueur des éclairs, mêlés aux voix fortes, brèves et
haletantes des officiers de quart, font de ces
tempêtes le plus magnifique, mais aussi le plus
effrayant des tableaux. Les premiers instants de
ces terribles scènes me surprenaient parfois
endormi ; mais au bruissement des vagues je me
réveillais, et, avec la fougue irréfléchie de la
jeunesse, je m’élançais sur le pont pour grimper
dans les cordages, et ma voix était souvent la
seule qui répondît à la trompette d’Aston.
Je me sentais à l’aise ; j’étais heureux dans ce
désordre de l’atmosphère, dans ce
bouleversement de la nature. Je faisais aux vents
en fureur, aux vagues en révolte, une sorte de
guerre, et ces luttes faisaient battre mon cœur et
couler en flots de vif-argent le sang de mes
veines. Plus l’orage était dangereux, plus mon
bonheur était grand ; mon mépris du danger m’en

141
cachait le péril, et j’étais partout ; je me prêtais à
toutes les manœuvres, tandis que les graves et
méthodiques élèves, qui se piquaient d’une si
grande exactitude dans l’accomplissement de
leurs devoirs, regardaient avec étonnement ce
garçon si souvent puni pour sa négligence se jeter
volontairement dans des entreprises presque
mortelles, pendant que leur égoïste prudence leur
démontrait l’impossibilité de l’imiter. Les
matelots admiraient mon courage, et leur franche
et bonne amitié en suivait les imprudences avec
un dévouement prêt à tout entreprendre pour me
sauver la vie. Ils me prédisaient un avenir
glorieux. « C’est un marin, disaient-ils, un vrai,
un brave marin. » Quant aux officiers, leur
admiration était surprise, et l’épithète de fainéant
me fut à tout jamais épargnée.
Pendant ces heures de court triomphe, ils
concevaient de moi une haute estime ; mais mon
intraitable orgueil, mon arrogante indépendance,
anéantissaient dans le temps calme la
considération née dans la tempête ; je perdais vite
tout mon prestige, et ils me traitaient plus souvent
en élève insubordonné qu’en héros futur ; mais

142
leur injustice à mon égard ne froissait ni mon
cœur ni mon orgueil ; je n’avais pour eux ni
affection ni estime, mais seulement la conscience
de ma propre valeur. Je trouvais auprès de mes
condisciples plus de réelle amitié, car je me
faisais une gloire de protéger les faibles en
tyrannisant les forts.
Ma taille, bien supérieure à mon âge, me
donnait une force corporelle que mon caractère
inflexible rendait presque indomptable, car nulle
énergie physique ne peut être bien réelle si elle
n’est appuyée par l’énergie morale ; ainsi, dans
mes fréquentes disputes avec mes camarades,
j’arrivais toujours à leur prouver que j’avais
raison, dans ce sens que, battus et hors de
combat, ils étaient forcés de me déclarer leur
vainqueur. Ma hardiesse et mon impétuosité
brisaient tous les obstacles, et pour moi ce mot
était le synonyme de bataille.
Parmi les plus âgés et les plus forts des élèves,
il n’en existait pas un seul qui voulût disputer
avec moi pour le plaisir de disputer ; il était trop
assuré de la défaite, car, ne voulant jamais avoir

143
le dessous, je continuais la querelle sans respect
ni pour les lieux, ni pour les heures, ni pour les
témoins de ces escarmouches. Cette conduite me
fit craindre de mes compagnons, mais cette
crainte était admirative lorsque je leur donnais la
preuve que je ne traitais pas mes supérieurs avec
plus de ménagement.
Ces derniers avaient usé envers moi de tant
d’injustes représailles ; ils avaient épuisé sur mes
premiers jours d’inertie et de découragement un
si grand arsenal de méchanceté, qu’en
m’indignant contre eux ils avaient doublé ma
hardiesse naturelle. Je crois que la torture eût été
impuissante devant le calme de mon front, aussi
froid, aussi dur que l’airain. Pour me jouer d’eux
et uniquement par badinage, j’allais plus loin que
leur esprit dans l’exécution des supplices. Le
second lieutenant, cet Écossais à l’âme chevillée
de fer, avait inventé, pour punition usuelle,
d’envoyer l’élève récalcitrant ou paresseux à la
cime du mât, et cette dangereuse position devait
être gardée pendant quatre ou cinq heures.
Un jour il me condamna à cette torture ; je me

144
couchai le long du mât en l’entourant de mes
bras, et je feignis de dormir, comme si j’avais été
parfaitement à mon aise. Mon persécuteur parut
effrayé du danger qu’il courait si mon sommeil,
en apparence réel, me faisait faire un faux
mouvement. Il m’ordonna de descendre, et pour
changer la punition, me fit monter sur la vergue
de la voile du perroquet ; j’y grimpai lestement,
et arrivé sur la périlleuse hauteur, je saisis la
balançoire de la voile du perroquet, et me
couchant entre les vergues, je fis encore semblant
de dormir.
Le lieutenant m’appela et m’ordonna de me
tenir éveillé.
– Vous tomberez par-dessus le bord ! cria-t-il
plusieurs fois.
Cet avertissement me suggéra une idée, et
cette idée, dans laquelle je trouvai un
soulagement pour l’avenir de mes camarades,
m’en cacha le danger.
– Eh bien ! pensai-je, bourreau, gibier à
potence, je vais antidater tes craintes, tu vas voir.

145
Je pris mes arrangements pour me laisser
tomber dans la mer, non avec le désir d’y trouver
la mort, mais avec celui de supprimer à tout
jamais cette abominable punition. Je nageais
parfaitement, et j’avais vu un matelot sauter dans
la mer de la plus basse vergue, et revenir en se
jouant sur le vaisseau. Je saisis donc un moment
favorable : le roulis de la frégate était doux, la
mer calme, et me laissant glisser sans bruit, je
tombai sur la crête d’une énorme vague. Je fus si
promptement engouffré dans son sein, qu’après la
rapidité de ma chute l’agonie du manque de
respiration fut terrible. Si je n’avais pas eu la
prudence de maintenir mon équilibre en tenant
mes mains sur ma tête et en conservant dans ma
descente une position perpendiculaire, j’aurais
infailliblement perdu la vie ; mais je fus
insensible à tout, excepté à une horrible sensation
de ma poitrine, gonflée et près d’éclater ; car
j’eus bien vite acquis l’affreuse conviction que je
tombais comme la foudre dans le sein de la mer,
malgré tous mes efforts pour rester à sa surface.
Je souffris une torture qu’il est impossible de
dépeindre. Saisi d’une torpeur inerte, d’un

146
découragement mortel, je me laissai aller avec
une pensée du ciel et un adieu à la vie ; puis
j’entendis des voix, un bruit indistinct ; ma
poitrine et ma tête semblèrent se fendre, et un
monde de figures bizarres et étranges passa
devant mes yeux.
Un affreux mal de cœur, un froid mortel, qui
faisait trembler mon corps et grincer mes dents en
me rendant la connaissance des douleurs
physiques, laissa à mon imagination la délirante
idée que je luttais encore contre le
bouillonnement des vagues, et je fis de
prodigieux efforts pour les fuir. Cette impression
dura longtemps, et les premières paroles qui en
calmèrent la terreur furent prononcées par la voix
d’Aston.
– Comment allez-vous, mon ami ? me disait-il.
J’essayai vainement de lui répondre ; mes
lèvres s’ouvrirent, mais aucun son ne s’échappa
de ma poitrine oppressée. Pendant quarante-huit
heures je supportai une douleur inexprimable, et
cette douleur était mille fois plus aiguë que celle
que j’avais ressentie en tombant dans la mer.

147
Mais qu’importent mes souffrances,
qu’importe mon agonie, j’avais gagné mon
enjeu ! L’Écossais fut sévèrement réprimandé, et
le capitaine fit la défense formelle de jamais
renouveler, ni à mon égard ni envers mes
camarades, les cruautés de cette affreuse
punition. Le cœur de notre fermier-capitaine fut
si attendri, qu’il ordonna, non sans émotion, de
tuer un de ses enfants, un de ses chers poulets, et
de le faire rôtir pour mon dîner.
Le supplice au mât fut donc aboli, mais
personne ne soupçonna jamais que j’avais pu être
capable de faire la bêtise de risquer ma vie, de me
donner une horrible torture, uniquement pour
attirer sur un officier la colère du capitaine et
pour détruire la cruelle invention du mauvais
cœur de ce misérable.
Les élèves gardèrent rancune au lieutenant : ce
fut un grief nouveau qu’ils ajoutèrent au souvenir
de sa pusillanimité dans la poursuite du vaisseau
malais. Pour faire comprendre la lâcheté de cet
homme, il est nécessaire d’expliquer qu’un
officier envoyé à une expédition doit être investi

148
d’un pouvoir discrétionnaire et non précisé. Le
signal de rappel fut fait dans la prévision que le
vaisseau malais gagnerait le rivage, et que là,
assisté par les natifs, il pourrait, à l’aide de ce
puissant secours, faire une résistance acharnée.
Les officiers revêtus de l’autorité discrétionnaire
sont engagés à être économes des matériaux du
vaisseau, c’est-à-dire des hommes. Cet ordre
n’est point donné par humanité, mais pour un
plus sérieux motif. La valeur d’un marin est cotée
en chiffres, et le prix d’un matelot habitué au
climat, routinier du service, est trop élevé pour
qu’on le perde sans regret. En hissant son signal
de rappel, le capitaine faisait son devoir, et si les
suites de l’attaque portée contre le bâtiment pirate
étaient déplorables, il ne s’en trouvait nullement
compromis. L’officier, commandant à sa guise,
gardait pour lui toute la responsabilité de ses
actions ; il était libre de voir ou de ne pas voir le
signal.
S’il y a le moindre espoir de succès, un
officier vraiment courageux ne s’inquiète pas de
la conduite politique et obligatoire de son
capitaine. Il va en avant, mais alors de son entière

149
volonté, car il est libre d’agir ou de ne pas agir, et
cela sans mériter véritablement le moindre
reproche. Il est rare de rencontrer un lieutenant
qui se rende avec une promptitude si pusillanime
à ce semblant de rappel ; la couardise de
l’Écossais ne lui fut jamais pardonnée par les
matelots, car ils se faisaient tous, et d’un commun
accord, un réel plaisir de l’appeler tout bas le
lâche et tout haut le prudent, le sage, le pacifique,
dérisoires qualifications que l’officier feignait
toujours de ne pas entendre.

150
XIII

En outre de l’affection que j’avais pour Aston,


je me sentais vivement entraîné vers un jeune
élève nommé Walter. Il n’y avait cependant entre
nos deux caractères aucune ressemblance, ou
pour mieux dire, nous différions dans nos goûts,
dans nos habitudes et même dans notre manière
de juger les choses. Cependant un motif puissant
m’avait jeté vers lui avec l’amitié d’un frère dans
le cœur. Walter avait été fort malheureux, et son
père s’était montré envers lui plus cruel encore
que le mien. Peut-être, dans les esprits
scrupuleux, le pauvre enfant avait-il mérité la
haine de son père en faisant son entrée dans le
monde humanitaire d’une manière hétérodoxe et
contraire aux lois. Parents, amis et tuteurs
n’avaient pas été consultés, l’Église s’était vue
frustrée de ses droits, ses saints ministres fraudés
de leurs gages.

151
Il n’y avait point eu de gai carillon aux cloches
du village où il était né, point de joyeux amis,
point de voix harmonieuses pour souhaiter au
petit étranger la bienvenue de sa présence.
Rien de tout cela ; mais, au lieu des bons
présages qui fêtent ordinairement l’entrée d’un
enfant dans son berceau, ce furent des figures
attristées, des femmes craintives, des mains
tremblantes qui reçurent le nouveau-né.
Sa mère avait été transportée nuitamment dans
l’obscur faubourg d’une grande ville, et on
employa pour la dissimuler aux regards autant de
précautions, de soins, d’artifices, d’argent qu’il
en faut pour cacher un crime de meurtre.
Ce mystère fut la seule attention paternelle que
donna à Walter l’auteur de ses jours.
La mère du pauvre abandonné était une de ces
mille malheureuses qu’a séduites une promesse
de mariage, une de ces infortunées qui ont cru
aux protestations d’amour éternel, de constante
adoration, d’inviolable fidélité, aux serments
d’un lord ! Comme si un lord pouvait aimer et
rester fidèle à autre chose qu’à l’orgueil de son

152
nom, qu’à la vanité de sa couronne. Comme si un
lord pouvait hésiter un instant à sacrifier femme,
enfant, famille, repos des uns, honneur de l’autre,
à la crainte de paraître coupable, à la crainte
d’entacher, même d’une ombre, la pureté de son
écusson ! Un lord ne peut tenir ses serments ainsi
qu’un plébéien, il ne peut non plus reconnaître
son enfant illégitime : il faut laisser cette
prud’homie au peuple.
Walter fut élevé dans une maison de charité.
Le Blue-coat-School est un établissement fondé
par la royauté pour l’éducation des pauvres
orphelins, enfants sans famille, et qui étaient
moins pauvres que ce fils d’un homme qui avait
cinquante mille livres de rente ! Cette institution,
qui n’est pas la seule en Angleterre, est une
admirable place pour élever les bâtards de
l’aristocratie, et le peuple doit être fier du haut et
puissant privilège qui lui accorde de dépenser son
argent pour l’entretien et l’éducation des enfants
abandonnés de ses arrogants seigneurs. Ce serait
en vérité un horrible sacrilège si une seule goutte
de ce sang noble ne s’alimentait pas de la sueur
du peuple.

153
La mère de Walter employa tout son courage
et toutes ses ressources pour placer son fils dans
la marine ; mais, pauvre et sans protection,
Walter n’y mena qu’une vie triste, sans espoir
d’avenir, une vie de persécutions qui ne fut point
améliorée sous la domination du lieutenant
écossais. Ce brutal personnage appesantit sa force
sur la faiblesse du pauvre garçon, et l’attrista
tellement que, presque sans se rendre compte à
lui-même des changements de son esprit, Walter
devint pensif, soucieux, presque indifférent à tout
ce qui se passait autour de lui. Après avoir fui nos
réunions, il s’éloigna complètement de nous et ne
nous adressa plus la parole.
Cette conduite, dans laquelle se révélait une
immense douleur, m’attira à lui, et je devins,
malgré son mutisme, le plus attaché de ses amis.
Souvent, et sans qu’il s’en aperçût, tant le pauvre
enfant était absorbé dans ses sombres rêveries, je
remplissais ses devoirs, et peu à peu, de jour en
jour, j’arrivai à conquérir sa confiance et son
amitié.
En cherchant par quel moyen il me serait

154
possible d’infliger au second lieutenant la juste
punition de la revanche que je m’étais promis de
prendre, il me vint à l’esprit de compléter le rôle
ridicule que nous lui faisions jouer depuis
l’aventure du vaisseau malais en traçant au
crayon le tableau de son obéissance empressée à
se rendre au signal du rappel pendant que les
deux autres bateaux se hâtaient impatiemment
d’arriver sur le malais.
Je fis la composition de mon œuvre ; mais,
comme Walter avait plus de talent que moi pour
le dessin, je lui persuadai de faire une bonne
copie de mon travail.
L’ouvrage terminé, je saisis pour faire éclater
ma bombe le moment où, rassemblés autour de la
table servie, tous les officiers étaient en présence.
Mon dessin glissa comme une flèche sur la
table, passa de main en main et excita un rire
général.
Quelques minutes se passèrent avant que le
principal personnage s’aperçût qu’il était le héros
de mon œuvre ; mais quand le dessin arriva à lui,
sa longue et blafarde figure devint livide, puis

155
couleur de citron ; nous crûmes qu’il allait avoir
une attaque de jaunisse. L’Écossais n’épargna ni
les questions ni les recherches pour connaître
l’auteur de la satire. J’oublie d’ajouter que nous
avions joint à cette esquisse, pour en expliquer
ironiquement le sujet, une chanson en mauvais
vers, et, avec la vanité d’un auteur, ou peut-être
suivant l’exemple des anciens bardes et d’un
poète moderne, je m’amusais constamment à la
chanter, et cela sans souci du lieu, du temps ou
des oreilles. Cette chanson devint bientôt aussi
familière à l’équipage que Cessez, Hude Boreas,
et Tom Bouling. Moi, je trouvais que la mienne
leur était bien supérieure, mais cela parce que
j’ignorais à cette époque que l’auteur de la
dernière de ces chansons nationales avait obtenu
une pension du gouvernement, et certes, si je
l’avais su, je n’aurais point osé me mettre sur le
même rang de versification et d’esprit. La seule
récompense que me donna cet ingrat lieutenant,
que j’étais si infatigable à immortaliser, fut un
ordre de me taire ; c’était animer la flamme : je
chantais, ou, pour mieux dire, nous chantions de
plus belle.

156
Quelques jours après le premier acte de notre
petite comédie de vengeance, le lieutenant apprit
que le dessin avait été fait par Walter.
– Je croyais que cet infâme barbouillage était
l’œuvre du vagabond – j’étais ledit vagabond –
l’œuvre de cet enfant du diable, car il est capable
de toutes les atrocités, mais on le protège ici ; son
insolence n’a-t-elle pas le soutien du premier
lieutenant, celui d’Aston ? Petit misérable, petit
brigand, il mourra sur les pontons : je ne puis rien
contre lui ; mais quant à Walter, à ce blême et
maladif garçon qui est battu et maltraité par tout
le monde, pardieu ! je le dégoûterai tellement de
la vie, qu’il finira par se noyer.
L’Écossais s’appliqua si lâchement à tenir sa
parole, qu’à force de ruse, de lâcheté, de perfidie,
il arriva à persuader au capitaine et au premier
lieutenant que Walter était indiscipliné,
paresseux, insolent, incapable de remplir le plus
simple devoir.
Walter fut donc constamment puni, et tomba
dans le désespoir.
Un jour, exaspéré par l’injustice d’une

157
punition sans motif, il répondit insolemment à
l’Écossais et refusa de lui obéir.
Son insubordination prit sur les lèvres du
lieutenant des proportions si révoltantes contre la
discipline, que Walter fut dégradé de son titre
d’officier et attaché au mât comme un criminel.
Malgré la défense expresse de parler au
malheureux garçon, j’essayai de le consoler ;
mais son cœur si doux, si patient, si bon, était
littéralement brisé : il se dégoûta de la vie, et
j’eus la douloureuse crainte qu’il ne réalisât le
monstrueux souhait du lieutenant, qui tentait de le
pousser à se donner la mort.
Toutes mes paroles d’amitié et
d’encouragement restaient perdues : Walter ne les
entendait pas, il ne les écoutait pas. Cette inertie
m’affectait horriblement. Enfin j’employai le
dernier moyen que me suggérait ma tendresse
pour le pauvre enfant, en lui disant que j’avais
pris la détermination de quitter le vaisseau et la
marine aussitôt que nous serions arrivés à un
port. En l’engageant à prendre courage, à me
suivre, je lui dépeignis le délicieux plaisir que

158
nous ressentirions en prenant une vengeance
terrible des méchancetés de notre ennemi.
L’espoir de cette revanche fit plus que toute la
tendresse de mes paroles. Walter se ranima et
parut reprendre ses devoirs avec le désir d’attirer
sur lui la bienveillance de ses chefs.
Son persécuteur infernal continua de le
tourmenter avec une inexorable persistance ; il
contraignit Walter à travailler avec les garçons de
l’artimon ; il l’obligea à s’habiller comme les
matelots, à manger avec eux. Ce lâche, qui ne
rougissait pas de torturer un enfant, usa de toute
son influence sur le capitaine pour flétrir Walter
par la honte d’une punition corporelle. Le
commandant, juste et bon malgré sa faiblesse,
refusa avec énergie d’accéder à cette demande.

159
XIV

Quand j’étais en faction, et particulièrement


pendant les veilles de nuit, je restais auprès de
Walter, et je soulageais, autant que cela m’était
possible, les pitoyables gémissements du pauvre
garçon contre sa misérable destinée. J’en revenais
toujours, pour attirer son attention, à lui montrer
la perspective d’une ample vengeance contre
notre ennemi.
– Nous sommes maintenant des hommes, lui
disais-je, il viendra un moment où nous aurons le
pouvoir de briser les entraves qui nous gênent. Ce
vaisseau n’est pas le monde, nous ne sommes pas
des galériens enchaînés, condamnés à l’aviron
pour toute la vie. Si les Anglais conspirent contre
notre liberté, ce ne sont que des tyrans, et l’Inde,
avec ses mille rois, est ouverte pour nous. Il y a
de l’espoir, mon ami Walter, dans la douleur
même de notre situation présente ; il est

160
impossible que nos misères s’accroissent, et un
changement ne peut être qu’une amélioration.
– Oui, mon ami, répondit Walter, allons dans
un pays inconnu aux Européens, dans un pays où
leur race maudite n’aura jamais paru, et où ils
n’oseront pas nous suivre ; abandonnons une
patrie où nous n’avons ni patrimoine, ni parents,
ni amis ; changeons de nation, de tribu, et
cherchons une demeure parmi les enfants de la
nature. J’ai lu que les hommes primitifs étaient
bons, hospitaliers, généreux : allons à eux ; qui,
mieux que nous, pourra apprécier et leur
simplicité et leur grandeur natives ? Nous, qui
sommes opprimés, torturés, chassés du sol natal
par les injustices du sort, par la cruauté des
hommes. Pour moi, devant mes yeux, le paria
lépreux et méprisé, haï par tous, jouit, dans sa
liberté restreinte, d’un bonheur suprême, si je
compare sa vie à la mienne, ses souffrances à ce
que j’ai souffert, à ce que je souffre encore.
– Quant à la lèpre, mon cher Walter, m’écriai-
je, elle est en dehors de la question, puisque mon
intention est de travailler, de me servir de mes

161
membres ; ils sont les seuls amis que je possède,
et les vrais philosophes de l’Est mettent une très
grande valeur dans les dons de la nature ; une
plus grande valeur que les Anglais, parmi
lesquels les avortons ont une ressemblance de
forme et d’intelligence assez grande avec les
hommes pour qu’ils les classent parmi eux ; mais
ces avortons naissent dans les palais, et nous qui
pourrions les écraser comme une puce entre le
pouce et le doigt, nous sommes obligés, par la
hiérarchie des situations, de les saluer, de nous
tenir tête nue devant eux ! Parmi les natifs au
milieu desquels nous irons vivre, il n’y a pas de
dégradations si infâmes. La force, c’est le
pouvoir, et les balances de la justice n’ont d’autre
poids que la valeur de l’épée.
En m’entendant parler ainsi, Walter
s’enthousiasmait, et son esprit charmant
s’échappait de ses lèvres en paroles ardentes et
passionnées. Il se transportait en imagination
dans une des nombreuses îles de l’archipel des
Indes, avec un arc et des flèches, des lignes de
pêcheur et un canot. – Non, s’écriait-il en
interrompant la description de sa vie future, non,

162
pas de canot, car jamais je ne regarderai l’eau
salée : mon sang se glacerait aussitôt dans mes
veines. Je chercherai quelque ravin isolé, un
vallon ombragé par des arbres, et je vivrai
heureux et fraternellement uni avec les natifs.
– Tu leur prendras leurs sœurs ? lui dis-je.
– Oui, mon cher Trelawnay, je me marierai,
j’aurai des enfants, et je bâtirai une hutte.
– Tu te laisseras tatouer ? demandai-je à
Walter.
– Certainement, me répondit-il, je serai tatoué,
je ne mettrai plus de vêtements. Qu’importe
cela ! tout ce qu’ils feront, je le ferai.
Nous passions ainsi les longues heures de
veille, faisant des châteaux en Espagne, les
possédant presque toujours, et oubliant nos
misères jusqu’à ce que notre pastoral et
romantique édifice fût entièrement détruit par la
maudite, par la coassante, dolente et sycophante
voix du lieutenant écossais, qui criait avec sa
vulgarité d’expression :
– Taisez-vous, là-haut, ennuyeux vagabonds,

163
ou je vous ferai descendre pour recevoir une
raclée ; taisez-vous, misérables gueux, ou
j’appelle le contremaître, qui viendra avec sa
corde.
Alors, tellement est grande la force de
l’habitude, nous descendions silencieusement
pour regagner nos hamacs, et le lendemain nous
nous réveillions au grondement de cette voix
discordante, passant la journée à attendre la nuit,
la nuit qui nous apportait dans sa robe semée
d’étoiles, et l’espérance en des jours meilleurs, et
les chants de l’illusion qui tracent sur le sable les
féeries du désir. Le noble et généreux Aston ne
cessa jamais de traiter Walter comme un
gentilhomme ; en voyant cela, les matelots, fins
et rusés comme des esclaves, suivirent l’exemple
silencieux que leur donnait le jeune officier.
J’ai raconté les événements qui se sont passés
sur la frégate, non pas précisément dans l’ordre
de leur arrivée, mais comme ils se sont présentés
à ma mémoire.
Après être restés quelques jours à Bombay,
nous naviguâmes vers Madras, et nous reprîmes

164
le chemin de Bombay, avec des ordres secrets de
l’amiral.
Un beau jour, pendant notre traversée de
Bombay à Madras, il s’éleva sur le vaisseau des
cris tellement furieux ou tellement effrayés, que,
l’esprit encore sous l’impression d’une révolte
d’équipage que je venais de lire, je crus à un
commencement de mutinerie.
Je n’avais jamais vu ni pu concevoir une
pareille commotion ; les matelots se précipitaient
les uns sur les autres par des ouvertures au travers
des écoutilles ; il n’y avait plus de discipline ; le
lieutenant qui commandait le pont était debout,
pâle, stupéfait ; le capitaine et la plupart des
officiers donnaient des ordres et faisaient des
questions tout en essayant de pénétrer la masse
d’hommes qui se concentrait sur le pont avec des
cris et des gémissements inarticulés. Mais ni le
capitaine ni le lieutenant ne réussirent à se faire
entendre ; ils avaient perdu toute l’autorité de
leurs voix, et, entraînés par la foule compacte, ils
se trouvèrent confondus avec elle.
Je vis bientôt que c’était le désespoir et non la

165
fureur qui était peint sur les fronts rudes et brunis
des matelots.
Enfin, le premier instant de la peur passé, le
secret de cette épouvante s’échappa en un cri
lugubre de toutes les bouches.
– Le feu ! le feu ! le feu est dans les magasins
de devant !
Ces effroyables paroles jetaient les marins
dans une indicible terreur. Les plus braves, les
plus hardis, les plus audacieux dans l’ardeur du
combat, étaient inertes et sans courage devant
l’écrasant malheur qui se présageait.
Le feu au magasin, le feu dans l’entrepont,
c’est-à-dire une mort hideuse, une destruction
complète, sans espoir de secours ni du ciel ni de
la terre !
L’habitude ou l’instinct réveilla les officiers,
qui, après avoir entendu le premier cri, avaient
paru s’anéantir dans le sentiment de l’unique
torpeur.
Pendant l’espace de quelques minutes,
personne ne bougea ; tous les fronts étaient rougis

166
par une délirante anxiété, tous les regards étaient
fixés sur l’écoutille de devant, attendant et
cherchant d’un œil insensé l’apparition d’une
mort qu’il était impossible d’éviter. Nous étions
hors de vue de la terre, et pas une voile, pas un
point, pas une tache visible n’apparaissait sur la
bleuâtre limpidité de l’horizon. Le seul nuage qui
coupât l’air était la fumée noire et épaisse qui
s’échappait de l’écoutille, et comme il n’y avait
pas de vent, elle montait vers le ciel comme une
colonne de marbre noir. Nous attendions à
chaque instant la terrible explosion qui devait
nous élancer de l’immensité des airs dans les
profondeurs de la mer. Après un silence lugubre,
quelques murmures confus se firent entendre
simultanément, et, poussés par l’instinct de la
conservation, tous les matelots se précipitèrent
les uns sur les quartiers bateaux, les autres sur les
côtés du vaisseau, regardant autour d’eux, dans le
vain espoir de chercher un refuge.
Une petite bande de jeunes vétérans, dont les
cheveux avaient grisonné dans les tempêtes de
leur vie maritime, restèrent debout, immobiles,
attendant la mort avec un calme résigné, mais

167
intrépide.
La voix claire, forte et sonore d’Aston
ordonna aux pompiers de préparer leurs seaux,
aux soldats de marine de venir à l’arrière avec
leurs armes, aux officiers de suivre son exemple.
En achevant ces ordres énergiquement énoncés,
Aston prit un poignard dans sa main :
– Obéir ou mourir ! dit-il d’un ton ferme.
Le premier lieutenant et les officiers sortirent
enfin de leur engourdissement ; ils chassèrent les
hommes des bateaux, les disciplinèrent, et un peu
de calme rendit la manœuvre possible.
Dès que j’eus entendu la voix d’Aston, je
m’avançai vers lui en disant :
– Je descendrai dans le magasin si vous voulez
y envoyer les canotiers pour me passer de l’eau.
Sans attendre la réponse d’Aston, je me
précipitai dans la grande ouverture à travers les
écoutilles ; je hâtai ma course le long du second
pont, entièrement abandonné, et, saisissant une
corde, je descendis, à travers la fumée,
directement dans le magasin. L’obscurité y était

168
plus profonde qu’elle ne peut l’être dans la plus
profonde nuit, de sorte qu’au premier instant il
me fut impossible de distinguer d’où sortait le
feu. Je tâtai partout, et je sentis que mes mains et
ma tête étaient atteintes par l’incendie ; je
pouvais à peine respirer la fumée qu’embrasait
l’air. Enfin, en me heurtant contre un objet qui
entrava ma marche, je sentis un corps humain, un
homme mort ou ivre-mort, qui gisait au milieu de
la pièce.
Le contremaître canonnier était l’individu
couché par terre. Sa pipe cassée dans sa bouche
avait allumé (car tout abruti qu’il était, il fumait
encore) des mèches qu’on tenait amorcées pour
les canons. La négligence de cet ivrogne avait
alimenté ce lent et étouffant brasier de plusieurs
centaines de ces mèches ; elles causaient donc
l’effroyable fumée qui avait mis tout le vaisseau
en révolution. Le seul danger qu’il y eût
réellement était leur proximité de la poudre.
– Envoyez des hommes ! criai-je.
À ce moment, Aston parut.
– Ne descendez pas, mon ami, envoyez-moi de

169
l’eau, beaucoup d’eau, et dans quelques secondes
tout sera fini.
Aston jeta sur moi le premier baquet d’eau, en
disant :
– Vous êtes tout en feu !
Mes cheveux et ma chemise brûlaient. Cette
aspersion saisissante, jointe à la fumée, me
renversa, et je tombai sans mouvement aux pieds
d’Aston qui était descendu. Il me remplaça.
L’air frais me rendit à la vie. L’incendie était
éteint, la joie et le calme avaient reparu.
Le capitaine m’envoya l’ordre de monter sur
le pont.
Mes traits noircis par la fumée, mes cheveux
et mes sourcils brûlés, mes vêtements en
désordre, ou plutôt en lambeaux, donnaient à ma
personne un extérieur si diabolique que j’avais
l’air d’un démon nouvellement arrivé des enfers.
Tous les officiers sourirent, mais ils parurent
sincèrement louer mon sang-froid et mon
courage. Je dis, ils semblèrent, car il n’est point
dans les habitudes de la marine d’en exprimer

170
davantage. Me remercier eût été s’adresser à eux-
mêmes une réprimande, ils ne me dirent donc
rien. Le capitaine me fit donner des soins et un
second poulet !
L’impression produite par l’opportunité de
mon secours ne s’effaça pas aussi promptement
que le souvenir de mon impétueuse attaque
contre le vaisseau malais, et j’eus le loisir, sans
craindre les reproches, de paresser pendant des
journées entières. Si, par habitude, on revenait
aux anciennes exigences, aux anciennes épithètes
de lâche, de paresseux, je riais d’un air
dédaigneux, et les officiers prenaient ma défense
en disant : – En vérité, ce pauvre garçon mérite
un peu de repos et beaucoup d’indulgence.

171
XV

Dès que le vaisseau jetait l’ancre dans un port,


je saisissais avec ardeur le plus futile prétexte
pour prouver la nécessité de mon débarquement,
et tant que le pavillon n’était pas hissé au grand
mât, il était inutile de songer à me voir reparaître
sur le pont de la frégate. Quand nous entrâmes
pour la seconde fois dans le havre de Bombay, je
sautai un des premiers dans la chaloupe qui nous
conduisit à terre, et j’allai établir mon quartier
général dans une taverne de la ville pour laquelle
j’avais ressenti tout d’abord une vive
prédilection. Là, libre de toute entrave, de toute
autorité, je me plongeais sans réflexion dans
toutes sortes de plaisirs et d’extravagances. Les
heures que je ne consacrais ni à la société des
femmes ni aux libations des festins, s’écoulaient
en longues excursions faites à cheval autour de la
ville. Pendant ces courses, je m’arrêtais
quelquefois dans les bazars, bouleversant tout, y

172
faisant un tapage d’enfer. Comme sur le vaisseau,
j’étais la cause des bruits et des émeutes, le
boute-en-train de toutes les querelles.
Dans l’Inde, les Européens tyrannisent les
natifs et leur font rigoureusement sentir leur
orgueilleux pouvoir. Tous les outrages peuvent
être commis sur ces pauvres gens, et cela avec la
certitude de la plus complète impunité. La
douceur faible et flexible du caractère des Indiens
a acquis sous ce joug une subordination presque
servile, et la résistance ou les plaintes leur sont à
peu près inconnues. La bienveillance des
Européens, le témoignage de leur reconnaissance
pour les Indiens après de longs et fidèles services,
sont exprimés par des flatteries et des caresses les
jours de bonne et de joyeuse humeur, mais aussi
par des traitements d’une insensible cruauté aux
heures de spleen. Je parle ici du passé, et j’ignore
si les rapports de ces deux peuples, si bien
confondus l’un dans l’autre aujourd’hui, ne se
sont pas complètement changés.
Quoique plongé dans les enchantements d’une
liberté ivre de plaisir, je n’oubliais pas le pauvre

173
Walter, auquel il n’avait point été permis de venir
à Bombay. Je lui écrivais tous les jours, et j’avais
arrangé qu’il resterait sur le vaisseau jusqu’au
moment où ce dernier mettrait à la voile. En
retenant un canot, je l’avais averti que, la veille
du départ, il eût à se jeter à la mer à l’avant du
vaisseau, et à nager jusqu’à la barque dans
laquelle je stationnerais en l’attendant.
Quant à notre projet de vengeance
relativement à l’Écossais, je me chargeais seul de
l’exécution, car j’étais assez grand et assez fort
pour lutter avec lui, et avec avantage.
Dans la taverne où j’avais établi le lieu de ma
résidence, je fis la rencontre d’un marchand avec
lequel je parvins à me lier intimement.
Dans la première jeunesse, on forme ainsi sans
arrière-pensée, sans méfiance, des liaisons qui
prennent une grande place et dans l’existence du
moment qui les voit naître, et dans les souvenirs
qui en rappellent les joies.
À l’époque d’un âge plus sérieux, on emploie
souvent des années entières pour former ces liens
du sentiment qui confondent, par la pensée, deux

174
individus l’un dans l’autre. Des officiers du bord,
qui m’avaient pris en amitié, venaient souvent me
voir à la taverne, et je les rendais, à leur rieuse
satisfaction, les spectateurs de mille folies. Mon
ami l’étranger (c’est ainsi qu’on le nommait)
recherchait avec empressement la société des
officiers, et il semblait prendre un vif plaisir à
écouter les narrations de leurs voyages, l’histoire
des différents vaisseaux auxquels ils avaient
appartenu, leur manière de naviguer, et les
particularités qui distinguaient leurs respectifs
commandants. Sa conversation se bornait
généralement à faire des demandes, et comme la
plupart des marins préfèrent le plaisir d’être
écoutés à celui d’écouter eux-mêmes, il en
résultait qu’adoré et recherché pour son
bienveillant et curieux silence, l’étranger était
constamment entouré de narrateurs.
J’accompagnais souvent mon nouvel ami dans
les visites inspectives qu’il faisait aux vaisseaux
de guerre stationnés dans le port. Mais le seul
dans lequel je ne voulus pas le suivre, et qu’il
laissa de côté, fut notre frégate ; cependant, pour
le dédommager de l’inexplicable refus que je lui

175
fis de lui servir de cicerone, je lui donnai avec
soin et exactitude tous les renseignements qu’il
voulait bien me demander.
Quoique mon ami se fît appeler de Witt, je
parlerai de lui sous son véritable nom, qui est de
Ruyter. Il me dit un jour qu’il attendait une
occasion pour aller à Batavia, et il parlait de cette
ville comme de toutes celles des Indes, qu’il
paraissait parfaitement connaître. Entre les
remarquables particularités qui distinguaient de
Ruyter, il en était une qui, en piquant vivement
ma curiosité, excitait au plus haut point mon
admiration, et frappait mon esprit si avide de
l’inconnu, si avide du savoir. Il parlait toutes les
langues européennes et n’avait pas le moindre
accent étranger en s’exprimant dans la langue
anglaise.
De Ruyter connaissait tous les coins de
Bombay, toutes ses rues ; ni la plus petite allée, ni
le plus obscur carrefour n’avait échappé à son
investigation. Souvent, à ma vive surprise, nous
passions la soirée à courir d’une maison à l’autre,
et il apparaissait au milieu des propriétaires de

176
ces habitations comme un commensal désiré et
attendu. Il s’asseyait au centre de la famille,
causant avec elle dans les différents dialectes du
pays, et cela avec une incroyable facilité. Tantôt
il parlait gravement le guttural et sauvage idiome
des Malais, tantôt le langage plus civilisé des
Hindous, tantôt encore la douce et harmonieuse
langue persane.
La déférence que ces différents peuples
témoignaient à de Ruyter allait jusqu’à la servilité
chez les uns, jusqu’à la déférence craintive chez
les autres. Quand il passait dans la rue, les gros,
fiers et pompeux Arméniens faisaient arrêter
leurs palanquins, descendaient, et couraient au-
devant de lui en proclamant tout haut le bonheur
de leur rencontre.
Cet excès d’empressement, si contraire aux
habitudes de ces orgueilleux négociants,
m’étonnait autant que la science et la familiarité
de de Ruyter avec tous ceux dont il approchait ;
mais ma surprise était sans arrière-pensée, car à
dix-sept ans on admire naïvement, et on ne prend
pas tous les étrangers, comme à trente, pour des

177
suppôts de police ou pour des fripons.
Dans toutes ses actions, et même dans
l’accomplissement des plus insignifiantes, de
Ruyter apportait une décision rapide et un
imperturbable sang-froid ; il était supérieur,
physiquement et moralement, à tous les hommes
qui l’entouraient. Peut-être n’eussé-je pas aussi
bien senti cette supériorité si elle n’avait pas été
évidente au point de frapper les plus indifférents
ou les moins perspicaces à pouvoir le faire.
La stature de Ruyter était haute, majestueuse ;
ses membres avaient de magnifiques
proportions ; la rondeur de sa taille souple
donnait à tout son corps un air d’élasticité et
d’agilité extrêmement rare chez les habitants de
l’Est. Ce n’était qu’après un sérieux examen qu’il
était possible de découvrir que sous la mince et
fragile écorce du dattier se cachait la force du
chêne.
Pour plaire aux yeux d’un artiste, la figure de
de Ruyter manquait de largeur, mais elle était
dominée par un beau front, un front clair,
intrépide, sans une ride, aussi poli, quoiqu’il ne

178
fût pas aussi blanc, que du marbre de Paros
sculpté. Ses cheveux étaient noirs et abondants,
ses traits bien dessinés ; mais la plus grande
beauté de de Ruyter étaient ses yeux, à la couleur
si variable qu’il était impossible d’en déterminer
la nuance. Semblables au teint d’un caméléon, ils
n’avaient pas de couleur fixe, mais, comme un
miroir, ils réfléchissaient toutes les impressions
de son esprit.
Au repos, les yeux de de Ruyter semblaient
obscurcis par un nuage bleuâtre ; mais quand ils
étaient animés par l’entraînement de la
conversation ou par la véhémence des sentiments,
ce brouillard disparaissait, et ils devenaient vifs,
brillants, lumineux comme un rayon de soleil.
Cette lueur intense éblouissait tellement nos
regards, qu’il nous était impossible d’en
supporter le contact sans baisser nos yeux à la
fois effrayés et fascinés. Les sourcils étaient
épais, droits et saillants.
De Ruyter avait contracté, sous l’ardente
chaleur du soleil de l’Est, l’habitude de fermer à
demi ses paupières, et ce mouvement, presque

179
continuel, avait fini par tracer au coin de l’œil
une infinité de petites lignes, mais ces lignes
étaient légères, délicates comme des ombres, et
n’avaient rien qui pût rappeler ou les signes
prématurés d’une vieillesse précoce ou ceux
d’une débauche constante, ainsi que le révèlent
souvent les tempes des hommes du Nord.
La bouche était nettement, hardiment coupée,
pleine d’expression, et la proéminence de la lèvre
supérieure avait, lorsque de Ruyter parlait, un
mouvement nerveux et indépendant de sa
compagne. Les contours fiers et à la fois suaves
de cette bouche donnaient à la physionomie un
air posé, sérieux, bienveillant, mais d’une
invincible détermination. On sentait qu’après
avoir prononcé un refus, elle ne devait jamais
revenir sur l’expression et sur l’exécution de sa
volonté.
Quoique naturellement d’un teint moins brun
que le mien, le visage de de Ruyter était, en
certains endroits, presque brûlé par le soleil ;
mais cette nuance foncée s’alliait bien à
l’ensemble de toute sa personne, quoique le

180
vieillissant un peu ; car il avait à peine trente ans.
Si je suis minutieux, si je m’arrête aux détails
en faisant la description de de Ruyter, c’est pour
arriver à faire comprendre l’influence
extraordinaire qu’il exerça sur mon esprit et sur
mon imagination. Il devint le modèle de ma
conduite, et le but de mon ambition fut de
l’imiter, même dans ses défauts. Mon émulation
s’était éveillée pour la première fois de ma vie. Je
me trouvais impressionné par l’intelligence, par
la grandeur, par l’évidente supériorité d’un être
humain. En toute circonstance, grave ou futile, de
Ruyter avait une manière d’agir si naturelle, si
libre, si noble, si spontanée, que cette manière
semblait être produite inopinément par sa propre
individualité, et tout ce que faisaient les autres ne
paraissait plus qu’une imitation affectée.
L’influence énervante d’une longue résidence
dans un climat tropical n’avait pas fatigué de
Ruyter ; la vigueur de son tempérament, sa force
et son énergie semblaient insurmontables. Les
fièvres mortelles des Indes n’avaient pas
corrompu son sang, et les feux du soleil

181
tombaient impunément sur sa tête nue, car il
vaquait en plein jour à ses occupations ordinaires.
J’observais alors qu’il buvait peu, dormait à peine
et mangeait très frugalement.
De Ruyter partageait souvent mes longues
veilles ; il assistait à mes orgies, se joignait à
nous ; mais il ne buvait que son café en fumant
son hooka ; néanmoins, il nous surpassait en
gaieté, et malgré la vertu soporifique du moka
berrie, il suivait la vivacité de nos causeries.
Quand l’entraînement en était excité par le jus de
la grappe ou par l’arrack-punch, sans le moindre
effort, de Ruyter saisissait le ton de la
conversation, et montrait ainsi la condescendance
et la souplesse de son esprit, tandis que d’un
regard, d’une parole ou d’un geste, il eût pu plier
à l’ordre de sa volonté ou au souhait de son
caprice l’entêtement du plus obstiné d’entre nous
tous. Mais de Ruyter préférait faire ressortir le
caractère des autres ; il préférait les voir dans
leurs couleurs naturelles : il se mettait donc de
pair avec nous, et par cette conduite, il obtint une
influence que Salomon, avec toute sa sagesse et
tous ses proverbes, n’a jamais possédée.

182
XVI

Traité comme un égal par un être d’une


supériorité si grande, je ressentis un vif orgueil, et
cette intime satisfaction me donna un air
d’importance tout à fait grandiose. La conduite de
Ruyter lui gagna mon entière confiance, et
insensiblement il parvint à arracher de mon cœur
ses plus secrètes pensées.
Je lui dis un jour que j’étais fermement résolu
à abandonner la profession maritime, parce
qu’elle ne pouvait réaliser l’ardente ambition et la
perspective de gloire qu’elle avait peinte à mon
esprit. Mais, au lieu d’encourager l’exécution de
ma fuite prochaine du vaisseau, il m’engagea à ne
rien faire prématurément et sous l’empire de la
passion.
– Mon cher de Ruyter, m’écriai-je, j’ai
souffert d’horribles outrages, j’ai vu s’enfuir une
à une toutes mes espérances, et l’abandon de ma

183
famille a été la pierre d’achoppement contre
laquelle sont venus se réunir tous mes malheurs.
J’ai pris la ferme détermination de me défaire des
entraves qui, en embarrassant mon intelligence,
bornent mes aspirations, et je vous déclare que,
s’il m’est impossible de rien faire de mieux, j’irai
dans les jungles, je m’associerai aux buffles et
aux tigres, et là je serai au moins le libre agent de
ma courte vie. Oui, de Ruyter, je préfère
l’existence périlleuse et sauvage d’un chasseur de
bêtes fauves à celle qui est contrainte de se
soumettre à un despotisme de fer, à un
despotisme qui comprime la pensée... N’est-il pas
écrit dans le code de la loi navale : Vous ne
devez, ni par regard, ni par geste, témoigner que
vous êtes mécontent de ceux qui vous gouvernent
en tenant le fouet de la correction levé sur votre
tête. Si les dieux nous gouvernaient par une
brutale intimidation, quel est celui qui ne se
révolterait pas ? Et si nous devons avoir un
maître, pourquoi ne pas entrer au service des
démons et des diables en bons termes et avec des
accords avantageux ?
– Mon ami, me répondit de Ruyter, vous vous

184
éloignez de la route et vous laissez parler vos
passions ; retenez-les, regardez les choses sous
leurs véritables couleurs, et non défigurées par la
teinte jaune dont les enveloppe votre esprit
malade. Nous ne pouvons pas être tous chefs,
oppresseurs et maîtres ; il est impossible
également qu’un supérieur contente toujours ceux
qui sont sous ses ordres. Votre esprit a reçu une
fausse direction, mon cher Trelawnay, c’est
moins votre faute que celle de vos parents.
L’égarement de votre imagination vous est
venu de faibles, mais non de méchantes créatures.
Puisque vous avez souffert, mon enfant, puisque
vous avez subi le joug de ces esprits étroits et
moroses, vous devez apprendre à raisonner juste,
apprendre à connaître, et tâcher de conquérir cette
charitable vertu qu’on appelle la tolérance,
apprendre surtout à distinguer entre la faiblesse et
la méchanceté de ceux qui vous ont offensé. Dans
le véhément récit que vous m’avez fait de vos
griefs contre la destinée et contre ceux qui ont
contribué à vous rendre malheureux, je ne vois
qu’un cas de malice réelle, et, entre nous, il est
trop insignifiant pour qu’on daigne y arrêter une

185
seule pensée de rancune : je veux parler du
lieutenant écossais.
– Comment, de Ruyter, vous appelez peu de
chose l’entière ruine et la complète dégradation
que ce misérable a accumulées sur mon ami
Walter ? J’en suis la cause, et je me dévoue à
venger ses injures. Puissent tous les malheurs de
la vie s’abîmer sur ma tête, puisse le paria
m’insulter et me cracher au visage, puissent les
chiens sauvages me poursuivre à travers les
forêts, si je pardonne à ce monstre !
Le nom maudit de l’Écossais tremblait sur mes
lèvres, et j’allais le prononcer, lorsque le scélérat
lui-même entra dans la salle de billard où nous
étions.
Au premier coup d’œil qu’il jeta sur moi, le
lieutenant s’aperçut de mon émotion, et le regard
de fureur dont j’accueillis son entrée, joint à la
rougeur qui colorait mes joues, le fit rester un
instant immobile sur le seuil de la porte, ne
sachant s’il devait avancer ou reculer.
Il se décida pourtant, et après avoir éclairé sa
figure verdâtre d’un gracieux sourire, après s’être

186
armé de toute cette artillerie de grimaces et
d’affectation courtisane qui lui avait fait faire son
chemin dans le monde en détruisant toutes les
espérances des bons, des braves, des honnêtes
gens, il s’avança vers nous. – Je dois dire que,
pendant mon séjour à la taverne, il était venu très
souvent s’y attabler, et qu’il déployait sur terre
autant d’affabilité et d’obligeance qu’il montrait
de cruauté et d’injustice sur le vaisseau.
Comme j’étais placé sous son commandement
personnel, le lieutenant me considérait encore
esclave de son pouvoir. Il s’approcha donc de
moi, et me dit de sa voix mielleuse :
– Eh bien ! Trelawnay, allez-vous aujourd’hui
à bord ? Le vaisseau met à la voile demain ; tous
les officiers seront rentrés dès l’aurore.
– Vraiment ? répondis-je d’une voix sombre,
car je cherchais à contenir l’emportement de ma
fureur. Mais chaque fibre de mon corps
tressaillait de colère, et mon sang bouillonnait
dans mes veines comme une lave ardente.
Monsieur, dis-je au lieutenant en faisant quelques
pas vers lui, l’heure de régler mes comptes vient

187
de sonner ; je vais m’en occuper, car, fort
heureusement, mon principal créancier est ici.
– Que voulez-vous dire ? demanda l’Écossais
en considérant d’un air effaré le bouleversement
de ma physionomie.
– Je vais me faire comprendre : un jour vous
m’avez défendu de paraître devant vos yeux la
tête couverte ; je vous obéis pour la dernière fois.
Et, en prononçant ces paroles, je lui jetai mon
chapeau au visage.
Le lieutenant resta debout, pâle, stupéfait.
– Monsieur, repris-je en me dépouillant de
mon habit, que je foulai aux pieds, je suis libre,
vous n’êtes plus mon chef, et si je dois vous
reconnaître une supériorité sur moi, il faut me la
prouver avec votre épée.
Je fermai la porte en me plaçant entre la sortie
et l’Écossais, et je lui dis insolemment :
– Allons, défendez-vous ! M. de Ruyter et nos
amis vont voir un beau jeu !
L’Écossais voulut tenter de franchir l’espace
qui le séparait de la porte, en murmurant d’une

188
voix plus effrayée que surprise :
– Que voulez-vous, Trelawnay ? avez-vous
bien toute votre raison ?
Je bondis sur ce lâche, et, le saisissant par le
collet, je le traînai au milieu de la salle.
– Vous ne vous échapperez pas, mauvais
drôle, défendez-vous, ou je vous frappe sans
merci !
– Monsieur de Ruyter, s’écria le lieutenant, je
réclame votre protection ; ce garçon est fou, car,
en vérité, il est impossible de comprendre où il
veut en venir.
– Cependant, répondit Ruyter sans quitter le
bout d’ambre de sa longue pipe, cela me semble
très clair ; arrangez-vous avec lui, vos querelles
ne me regardent pas, et vous feriez mieux, au lieu
d’hésiter, de tirer votre épée et de vous mettre en
garde. Trelawnay est un enfant et vous êtes un
homme, si j’en juge par votre moustache.
Le lieutenant, dont l’esprit était bouleversé par
la crainte, s’humilia devant moi ; il protesta d’une
voix tremblante qu’il n’avait pas voulu

189
m’offenser, mais que cependant, si je lui avais
cru cette intention, il en était peiné et m’en
demandait cordialement pardon.
– Remettez votre épée au fourreau, mon jeune
ami, ajouta-t-il, et venez à bord avec moi ; je
vous jure que jamais je n’userai contre vous du
droit de représailles ; que ce qui s’est passé ici
sera à jamais oublié.
Cette lâcheté ignoble, cette bassesse honteuse
me firent rougir.
– Souviens-toi de Walter, brigand, souviens-
toi de Walter, lâche assassin ; quoi ! aucune
insulte, aucun mépris, aucune injure ne peut
t’émouvoir. Eh bien ! que la punition
s’accomplisse, et malheur, malheur à toi !
Je tombai sur lui comme la foudre. Je le
frappai au visage, et, lui arrachant ses épaulettes,
je les déchirai en mille morceaux.
– Le noble drapeau anglais est déshonoré par
un lâche, je dois en purger la terre !
Cris, protestations, prières, ce vil personnage
employa tout pour tenter de m’attendrir, mais il

190
ne faisait qu’exalter ma rage. J’avais honte en
moi-même d’être resté, de m’être courbé si
longtemps sous la domination d’une créature
indigne du nom d’homme et du titre d’officier.
Quand je l’eus jeté presque sans connaissance
à mes pieds, je lui dis :
– Pour les torts que tu as eus envers moi, j’ai
pris une juste revanche ; mais pour les
souffrances dont tu as accablé Walter, il me faut
ta vie !
Mon épée s’était brisée sur le dos du
lieutenant, je lui arrachai la sienne.
Je l’eusse infailliblement tué, si une main plus
forte que mon bras menaçant n’eût arrêté le coup
mortel que j’allais porter.
– Ne le tuez pas, mon ami, dit derrière moi la
voix grave de de Ruyter, prenez cette queue de
billard, un bâton est une arme assez convenable
pour châtier un lâche ; ne souillez pas dans son
ignoble sang l’acier de votre épée.
Je ne pus m’opposer à la volonté de de Ruyter,
car il m’avait désarmé. Je saisis donc la queue de

191
billard, et je frappai rudement le scélérat, qui
poussait des hurlements épouvantables. Je ne
m’arrêtai qu’après avoir vu que mes coups
tombaient sur un homme mort ou sans
connaissance.
Pendant le combat, de Ruyter avait placé des
sentinelles à la porte afin de prévenir toute
surprise ; lorsqu’il vit mon ennemi vaincu, il leva
la consigne. Alors un grand tumulte se fit
entendre, et une foule compacte de noirs et de
blancs se précipita dans la salle.

192
XVII

À la tête de cette bande, et à mon grand


étonnement, j’aperçus mon ami Walter. Sa
surprise fut aussi vive, aussi joyeuse que la scène
qui se présentait à ses yeux était extraordinaire.
L’homme qu’il haïssait le plus gisait à ses pieds.
Walter le regarda avec une sorte de triomphe ; ses
lèvres frissonnèrent, et son visage passa d’un
rouge ardent à une pâleur livide. Il leva les yeux
vers moi, et me voyant tremblant et muet, un
tronçon d’épée à la main, il comprit qu’il arrivait
trop tard. Son regard, empreint de reconnaissance
et de regret, rencontra celui de Ruyter.
– Vous vous nommez Walter ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur.
– Eh bien, dit de Ruyter, votre bourreau est
vaincu ; mais il serait à souhaiter que Trelawnay
gardât quelques mesures dans les emportements
de sa colère.

193
– L’aurait-il tué ? s’écria Walter.
– Je n’en suis pas certain, répliqua mon ami en
s’approchant de l’Écossais, dont il tâta le pouls.
Non, non, dit-il, enlevez-le, il a la vie tenace ; la
mort ne veut pas de ce tison d’enfer.
Les serviteurs soulevèrent le lieutenant, qui
ouvrit les yeux ; le sang sortait abondamment de
sa bouche, car il avait plusieurs dents brisées.
C’était vraiment un objet digne de
commisération ; il criait comme un enfant, et se
tordait les bras en demandant du secours.
Le premier regard du lieutenant rencontra les
yeux irrités de Walter ; il frissonna et baissa les
paupières devant le visage altéré de sa victime.
– Trelawnay a cassé son épée sur son dos, dit
de Ruyter à mon jeune camarade, et je crois que
cet homme serait aussi difficile à tuer qu’un chat-
tigre. Je n’ai jamais vu une créature supporter
tant de coups sans rester sur place. Allons, venez,
mousses, votre ennemi en a reçu assez, et même
trop si vous devez en répondre. Votre manière de
punir les chefs et de renoncer au service peut
vous attirer de grands embarras, et avant que

194
l’alarme soit donnée, avant que les clameurs
qu’elle ne manquera pas de soulever ferment les
portes de la ville, il faut vous enfuir... Suivez-
vous votre ami, Walter ? Sans doute, car je
m’aperçois que vous avez également quitté
l’uniforme bleu. Que signifie cette couleur
rouge ? Avez-vous changé après mûre réflexion
ou par simple boutade ?
J’avais remarqué avec une vive surprise que
Walter était vêtu en militaire.
– Oui, j’ai changé d’uniforme, monsieur,
répondit-il à de Ruyter ; non par boutade, mais,
comme vous le dites, après mûre réflexion. J’en
remercie les prières de ma mère et la bonté de
Dieu, qui ont permis que je trouvasse un emploi
dans le service de la compagnie. Le vaisseau m’a
déposé ici ce matin, et j’accourais auprès de
Trelawnay dans l’espoir d’acquitter ma dette
envers le lieutenant.
– Mon cher enfant, me dit de Ruyter, venez et
fuyez comme le vent, vous aurez le temps de
causer avec votre ami dans une meilleure
occasion ; les instants sont précieux ; allez au

195
bungalow dont je vous ai parlé l’autre jour, près
du village de Pimée. Vous connaissez le chemin ;
Walter ou moi nous irons vous rejoindre aussitôt
que la frégate aura quitté le rivage et que le bruit
qui va suivre votre duel sera entièrement éteint.
Allons, adieu, partez vite.
Mon cheval me fut amené. C’était une bête
vicieuse, qui avait quelque chose de louche dans
son regard, d’une sinistre expression. Il avait été
amené d’Angleterre ; et comme il avait déjà
renversé plusieurs officiers, personne ne voulait
plus le monter ; de sorte qu’au moment où on me
l’offrait, il jouissait d’une véritable sinécure.
N’ayant jamais trouvé de caractère aussi
opiniâtre que le mien, je fus enchanté de la
rencontre, et je me pris d’une belle amitié pour
cet entêté quadrupède. Il y avait pour moi un réel
plaisir dans l’ardente lutte de nos deux natures,
aussi tenaces l’une que l’autre dans la domination
de leur volonté.
Un cheval fougueux et rétif n’est considéré,
sous le climat tropical de l’Inde, que comme un
moyen de récréation, mais de récréation rare. Les

196
nonchalants cavaliers préfèrent le pas doux, lent
et tranquille d’une jument bien apprise, qui suit
docilement la direction de la bride.
Mon sauvage compagnon était une sorte de
bête féroce pour les timides naturels, et dans les
premiers jours de notre lutte on chercha à deviner
lequel de nous deux serait vainqueur. Tous les
jours je galopais dans les rues étroites de
Bombay, au grand péril des hommes, des femmes
et des marmots en pleurs. Le nombre des cabanes
renversées, des meurtrissures faites, des fractures,
des contusions, est innombrable, et je crois que le
district tout entier, avec ses cent castes, se
réunissait dans un souhait général pour appeler
sur moi les malédictions les plus épouvantables.
Si ces malédictions avaient pu me désarçonner et
rouler mon corps sous le sabot de mon cheval,
personne n’eût bougé un doigt pour arrêter
l’exécution d’un si juste châtiment.
Grâce à un mors et à une selle turcs que
j’avais substitués par méprise à la selle et au mors
anglais que j’avais d’abord, ivre ou à jeun je
gardais mes étriers. Peu à peu je parvins à

197
dominer, sinon à dompter la fougue du cheval, et
j’arrivai enfin à lui faire comprendre qu’aussi
entêté que lui, je resterais toujours le maître. Si
bien que fatigués, lui d’être battu, moi de battre,
nous arrivâmes au parfait accord d’une sincère
amitié.
En quittant de Ruyter et mon camarade, je
montai donc sur ce cheval. J’avais une veste de
de Ruyter, une épée qu’il m’avait donnée,
passablement d’argent dans mes poches, et le
cœur ivre de joie et d’indépendance. Sous
l’influence des coups de bâton que j’avais donnés
au lieutenant, fièvre de bataille qui faisait
frissonner ma main, j’administrai quelques coups
à ma monture, et nous gagnâmes au triple galop
les portes de la ville.
La garde de cipayes était rangée sous l’arche
de la porte, réunie pour quelque point de service.
Une idée brutale me traversa l’esprit.
Mon antipathie pour les extérieurs de la
servitude s’étendait sur tous ceux qui en étaient
revêtus.

198
Je me sentis, en voyant ce troupeau d’esclaves,
si supérieur en intelligence et en force, que, pour
prouver mon amour pour l’indépendance et pour
ma nouvelle émancipation, je m’élançai vers le
centre du bataillon formé par les gardes.
Ma capricieuse monture parut me comprendre
et se jeta en avant.
– Hourrah ! hourrah ! m’écriai-je, et je passai
comme un éclair à travers le groupe. Les uns
tombèrent, les autres furent blessés ; mais leurs
cris n’arrêtèrent ni mes sauvages acclamations ni
ma fuite dans la plaine sablonneuse qui entoure la
ville. Là, loin de tout bruit, loin de tout regard, je
me laissai aller aux violents transports de ma joie,
extravagances d’un fou qui vient de briser ses
chaînes. Je guidai mon cheval au milieu des
sables, toujours poussant des cris jusqu’à perdre
la respiration ; puis, armé du sabre de de Ruyter,
je m’escrimai de toutes mes forces, sans
m’inquiéter de la tête ou des oreilles de mon
compagnon. Dès que j’eus entièrement perdu du
regard les portes de la ville, j’examinai les
alentours, et, n’apercevant aucune créature

199
humaine, je descendis...
– Nous voici libres, entends-tu ? dis-je à mon
cheval en caressant son cou ruisselant de sueur ;
libres, la chaîne de mon esclavage est rompue.
Qui me commandera maintenant ? Personne. Je
ne veux plus d’autre guide que mon instinct : je
suivrai ma propre impulsion. Qui replacera un
joug sur mes épaules ?
Que celui qui aura cette audace vienne, je me
défendrai ; et si la flotte et toute la garnison
étaient à ma poursuite, je les attendrais de pied
ferme ; je ne bougerais pas !

200
XVIII

Je me complaisais tellement dans l’admiration


de mon courage et dans celle de mon
indépendance, que je racontais au vent et à
l’immensité de la plaine l’histoire de mes luttes,
l’enchantement de ma victoire. Ma poitrine était
si gonflée par les battements de mon cœur, qu’il
me fut impossible de supporter sur mes épaules la
veste de de Ruyter ; je m’en dépouillai, et, malgré
l’ardeur brûlante d’un sable dont l’étincelant éclat
réfléchissait les rayons du soleil, je continuai ma
course effrénée, traînant mon cheval par la bride
et le forçant à galoper derrière moi.
Je fus tout à coup arrêté au milieu de mes cris
et de mes gambades par la vue d’un spectacle qui
arrêta court mes bruyantes acclamations.
Ma première idée fut, non la crainte, mais la
croyance que le bataillon si bien renversé par
mon cheval à la sortie de la ville s’était mis à ma

201
poursuite. Mais cette erreur fut dissipée,
lorsqu’une seconde d’observation m’eut fait voir
que je me trouvais placé entre Bombay et l’objet
qui attirait mes regards. Je tâchai donc de
distinguer les détails du tableau confusément
déroulé devant l’ardeur de mon attention. Malgré
tous mes efforts, il me fut impossible
d’apercevoir autre chose qu’un nuage de sable
argenté qui s’élevait dans l’air en formant un
cercle brillant, dont le centre était un point noir.
Je remontai vivement sur mon cheval, et, l’épée à
la main, je courus éclaircir le mystère de ce
tourbillonnement.
Le point noir autour duquel miroitaient les
nuages lumineux du sable était un cheval
tournant sur lui-même avec une vigueur et une
précipitation qui, de minute en minute, croissait
de violence et de rapidité.
Ma monture s’arrêta soudain, releva
brusquement la tête et répondit par un
hennissement aux cris presque sauvages de son
compagnon ; puis, malgré le puissant effort de
ma main, qui maintenait la bride, il se précipita

202
au milieu du cercle avec impétuosité.
Aveuglé par le sable, je ne distinguai d’abord
que le farouche animal ; mais, guidé bientôt par
la voix d’un homme qui m’appelait à son secours,
je puis voir un soldat à moitié couvert de sable, et
dont la figure était horriblement souillée d’un
mélange de sang et de sueur.
– Qu’y a-t-il ? m’écriai-je.
Au son de ces paroles, le cheval irrité
suspendit sa course haletante, et ses grands yeux
noirs se fixèrent sur moi. Ses narines, dilatées,
étaient d’un rouge de feu ; le sang, qui jaillissait
de sa tête et de son cou, mêlé à une écume
blanche, couvrait son beau poitrail d’ébène. La
crinière hérissée, la queue relevée, la bouche
ouverte, il s’avança majestueusement vers moi.
– Quelle magnifique bête ! pensai-je en moi-
même, oubliant, dans ma contemplation
admirative, le malheureux qui m’appelait encore.
À l’approche du cheval, je me mis sur mes
gardes en agitant devant ses yeux la lame
étincelante de mon épée, mais je ne l’effrayai pas,

203
car il battit fièrement la terre avec son pied
gauche, me regarda un instant et reprit sa course
sur lui-même en lançant avec ses jambes de
derrière un nuage de sable sur la tête du cavalier
renversé à quelques pas de lui.
Protégé par la selle et son caparaçon, armé de
son sabre, le soldat se défendit vigoureusement et
porta un coup violent au cheval. Celui-ci se
retourna, et, comme un lion en fureur, il bondit
sur son maître, qu’il essaya de saisir avec ses
dents. Il voulait, sans nul doute, tuer le pauvre
militaire, car il tenta de se rouler sur lui. D’après
mes idées sur l’indépendance, j’aurais dû, voyant
là, face à face, un maître et un esclave, prendre le
parti de l’opprimé ou rester neutre ; mais un
sentiment d’humanité, peu en harmonie avec
l’admiration que m’inspirait le courageux
quadrupède, me fit songer à l’homme : j’essayai
donc de me placer entre eux deux ; cela n’était
pas facile à faire, car le cheval, dont je voulais
tourner la fureur contre moi, refusait de répondre
à mes attaques et concentrait toutes ses forces et
toute son attention à frapper le soldat.

204
Cette lutte, dans laquelle je voyais comme
dans toutes l’image de la guerre, me fit bondir le
cœur, et je résolus de vaincre ce sauvage
antagoniste. D’une voix retentissante je jetai mon
cri de liberté, et au dernier hourrah je frappai le
cheval, qui s’enfuit en hennissant à une centaine
de mètres. Je sautai aussitôt à terre, et je secourus
le blessé. Pendant que je m’occupais de consoler
le pauvre homme, le cheval revint à la charge.
Indigné de cette déloyale attaque, je saisis mon
épée à deux mains, et sans pitié pour ma propre
admiration, sans pitié pour le superbe animal, je
le frappai si rudement, qu’après avoir fait
quelques pas en arrière, après avoir laissé
échapper de sa bouche un sourd et lugubre
gémissement, il tomba pour ne plus se relever.
– De l’eau ! de l’eau ! murmura le blessé, de
l’eau ! de grâce ! de l’eau.
– Mon brave, je n’en ai pas, et nous sommes
dans une plaine aride, lui dis-je en ôtant de sa
bouche le sable et le sang qui l’empêchaient
presque de respirer.
Après lui avoir essuyé le visage avec ma veste,

205
je compris, moitié par signe, moitié par parole,
qu’il y avait un soulagement à ses souffrances
dans les fontes de sa selle. Je cherchai vite, et je
trouvai en effet ce que le vieux Falstaff préfère à
une pistole, une bouteille, non de vin de Canarie,
mais d’arrak. J’en fis boire au blessé, et je lui
lavai avec le reste le visage et la tête.
– Mon ami, lui dis-je, voulez-vous monter sur
mon cheval jusqu’à ce que nous soyons arrivés à
quelque hutte ?
– Merci, monsieur, merci ; j’ai assez des
chevaux pour aujourd’hui.
– Eh bien ! voulez-vous marcher ?
– Comment le pourrais-je ? mon bras et ma
jambe gauche sont brisés ! Sans cette double
fracture, vous ne m’eussiez point trouvé si faible
contre les attaques de ce sauvage animal. Si vous
n’étiez pas venu à mon secours, il m’eût
infailliblement tué. Je n’ai jamais rien vu de
pareil, et cependant je suis cité comme un rude
cavalier au régiment ; car, pendant seize ans, j’ai
dompté, dominé, rendu doux comme des moutons
de bien féroces brutes, de bien indomptables

206
chevaux. Jamais de ma vie, et je ne suis plus
jeune, non, jamais je n’avais été désarçonné.
Mais celui-ci n’est point une bête ordinaire ; c’est
un démon incarné dans un corps animal ; il m’a
jeté sous ses pieds, et comme une bête farouche,
il a voulu me massacrer ; il était fou, j’en suis
certain. J’espère, monsieur, qu’il ne se relèvera
plus, vous l’avez bien réellement tué ?
– Oui, il palpite encore, mais c’est la dernière
convulsion de l’agonie ; il sera mort dans
quelques minutes.
Ô pauvre bête ! pensai-je en moi-même.
Pardieu ! j’aurais bien dû rester neutre.
Dungaro était le village le plus proche de
nous ; je remontai sur mon cheval, et après avoir
engagé le soldat à attendre patiemment mon
retour, je partis pour me mettre à la recherche
d’un palanquin.
Je trouvai à mon retour le blessé un peu plus
calme.
En jetant un dernier regard sur le cheval mort,
il me dit :

207
– Cette belle et méchante bête a appartenu au
colonel du régiment, qui l’avait prise à un Arabe.
Elle avait d’abord paru très douce et très docile ;
puis, tout d’un coup et sans qu’il fût possible de
découvrir la cause de cette évolution du caractère,
elle devint tellement féroce, tellement vicieuse,
que personne ne voulut plus la monter.
J’entrepris de dompter ce cheval, et je fis tout
mon possible pour y parvenir ; mais ce fut en
vain que j’essayai d’abattre sa fougue ; les coups
l’irritaient, et la privation de nourriture le rendait
furieux. Il guettait constamment, et avec une
finesse étonnante, la possibilité de me mordre.
Un jour, au moment où je versais l’avoine
dans sa mangeoire, il me prit par le dos et me jeta
dans son râtelier. Je n’étais pas assez fort pour
entrer seul en lutte avec lui, surtout lorsqu’il
n’était ni sellé ni bridé et que j’étais sans armes,
et ce ne fut qu’avec l’aide de quelques-uns de
mes camarades que je pus me délivrer.
Chaque fois que je le montais, au lieu de
suivre la route sous la direction de ma main, il
n’était occupé qu’à saisir un instant propice pour

208
me jeter par terre : il n’avait point encore réussi ;
mais, aujourd’hui il a fait des mouvements si
violents, qu’il est parvenu à renverser la selle, et
tandis que j’étais occupé à la replacer sans me
démonter, il s’est élancé au grand galop et m’a
jeté bas. Mais au lieu de fuir, la maligne bête est
revenue sur ses pas et m’a brisé bras et jambe. Je
me suis défendu, mais sans votre bienheureuse
intervention, monsieur, je serais mort, et d’une
mort horrible. Grâces vous soient rendues !
Vous avez dû voir que je l’ai blessé à plusieurs
reprises, mais mes coups enivraient sa fureur.
Cependant j’étais encore plus épouvanté de ses
regards et de ses cris que du mal qu’il me faisait.
Je vous l’ai déjà dit, monsieur, et je vous le répète
encore, c’était le diable en personne.
– Vous croyez ? dis-je en souriant. Alors, c’est
une consolation pour vous de voir qu’il n’existe
plus.
J’ajoutai un adieu à ces paroles, et en payant le
transport du soldat à Bombay, j’indiquai aux
porteurs le chemin de l’hôpital.

209
XIX

Au coucher du soleil je retournai au village de


Dungaro, décidé à terminer une journée active
par une nuit bruyante.
Ce village est mis à part par le gouvernement
pour être l’exclusive résidence d’une caste
particulière. C’est là une espèce de petite Utopie.
Je mis mon cheval en sûreté et je fis un tour
dans les rues du village pour examiner les
groupes bizarres qui se trouvaient dans l’intérieur
ou à la porte des huttes de banc et de bambous
entrelacés.
Les beautés noires et huileuses de Madagascar
se présentèrent d’abord à mes regards, qui furent
bientôt éblouis par la rencontre d’une épaisse
Japonaise aux yeux de furet, au teint couleur
d’ambre, et qui me regarda d’un air si hébété, que
je me mis à rire et à sauter autour d’elle, à son
grand ébahissement. J’aperçus enfin la demeure

210
d’une amie, femme charmante, qui, au besoin,
vendait à boire à ses visiteurs. J’entrai donc chez
elle. Cette aimable dame était le schaich femelle
de la tribu, et son habitation se distinguait des
autres par un second étage avec vérandas.
Cette habitation, splendide en comparaison de
son pauvre entourage, était le principal refuge des
Européens, en l’honneur desquels la maîtresse du
logis portait une coiffure anglaise qui rendait
bizarre jusqu’au grotesque son visage d’acajou.
Mais Anne réunissait dans sa belle personne tous
les traits caractéristiques du buffle des forêts. Sa
peau, épaisse et de couleur sombre, était couverte
d’un poil rude et menaçant ; ses yeux
s’enfonçaient dans leur orbite ; elle avait les
jambes courbées, une bosse de dromadaire et des
dents d’éléphant ; en un mot, c’était la plus
horrible sorcière qui eût jamais hanté les sabbats
du démon.
À peine entré, j’entendis accourir, pour me
faire honneur, les hôtes de la maison. D’abord je
distinguai les petits piétinements des enfants et le
bruit de leurs anneaux.

211
Le bras, les poignets, les orteils, les doigts de
ces enfants étaient encombrées de bagues de
laiton et d’argent, et ils étincelaient de
verroteries, ce qui faisait exécuter au mouvement
de leur marche la plus incroyable musique. Après
m’avoir salué par des cris épouvantables, ils
grimpèrent à une échelle de bambou placée à la
porte de la maison, et comme d’actives fourmis,
ils passèrent la soirée à monter et à descendre, du
toit sur la terrasse, de la terrasse sur le toit, et cela
sans relâche, sans lassitude, sans pitié pour mes
oreilles.
Après les enfants parurent quelques femmes
en pantalons flottants, en vestes de coton, le front
orné d’étoiles d’ocre rouge ou jaune. Dans le
groupe qu’elles formaient au milieu de pièce, se
voyaient toutes les gradations des couleurs : le
terreux, l’olivâtre, le gris de plomb, le cuivre,
enfin toute la famille des bruns, depuis le rouge
foncé de l’Inde jusqu’au noir de jais des escarbots
(petite bête noire) de ma patrie. Là, tous les âges
et tous les degrés de stature se trouvaient réunis,
depuis neuf ans, l’âge de la vieille Hécate,
jusqu’à quatre-vingt-dix ans ; depuis la hauteur

212
du tube de ma pipe jusqu’à celle du palmier.
Tous les habitants du pays se succédèrent dans
cette salle, panorama vivant qui déroula à mes
yeux toutes les formes de la création humaine.
J’y vis la Kubshée aux membres souples et
légers, unie au bouffi et obèse Hottentot, qui agite
son corps avec la pesanteur d’un marsouin ; la
jeune et belle Hindoue aux yeux de cerf et aux
formes d’antilope ; le beau et gras Arménien à la
large face imprégnée d’huile, et ressemblant à
une énorme tortue ; puis la douce et mignonne
Passée, blanche tourterelle de ces contrées. Au
milieu de ces caractéristiques figures, se
trouvaient les Chéechees, race mélangée de sang
européen et de sang indien : composée de feu et
de glace, unissant la blancheur mate et grasse des
Anglais aux noirs chevaux de l’Est, et compensés
largement du teint rosé de leurs frères d’Occident
par les yeux brillants de leurs mères.
En entrant dans la hutte, j’avais donné l’ordre
de préparer tous les ingrédients nécessaires pour
composer le breuvage que les Esculapes
désignent sous le nom de feu liquide, mais que

213
les ignorants appellent simplement un punch.
Je versai dans mon estomac une si grande
quantité de cette liqueur, que je fus presque privé
de l’usage de mes sens, et que je fis un violent
effort pour me traîner hors de la salle, et aller
chercher un peu de l’air au dehors.
Je m’approchai en chancelant de l’échelle de
bambou abandonnée par les enfants, et j’allais
grimper sur le toit pour y chercher un peu de
fraîcheur, lorsque la vieille schaich se plaça
devant moi pour s’opposer à mon ascension. Je
l’envoyai d’un tour de main faire une pirouette
dans la chambre, puis j’arrachai une branche de
pin tout enflammée, et je montai dans une sorte
de grenier.
La moitié des hôtes de la maison se leva en
fureur. L’opposition de la vieille m’aurait arrêté
si j’avais été à jeun ; mais, dans mon état
d’ivresse, mon opiniâtreté devint inébranlable.
– Éloignez-vous tous, m’écriai-je, ou je verrai
si vous êtes de la véritable espèce des
salamandres !

214
En prononçant cette menace, j’appliquai mon
flambeau ardent aux branches de canne de la
hutte.
Ceux qui, en se levant en fureur de leur place
autour des tables, avaient voulu s’opposer à
l’exécution de ma sale bravade, tombèrent à
genoux en croassant comme des corbeaux pris au
piège.
Au milieu du tumulte, une voix rude fit
entendre ces paroles :
– Arrêtez, arrêtez, jeune chien !
– Holà ! vieux sabot ! m’écriai-je en
reconnaissant la voix de mon dernier capitaine
(vieux sabot était un sobriquet que nous lui
avions donné d’après la dimension exorbitante de
son pied). Holà ! vieux sauteur ! Vous ici, et
ayant bu !
– Descendez, monsieur ; que signifie une telle
hardiesse ? Pourquoi n’êtes-vous pas à bord,
monsieur ; ne connaissez-vous pas les ordres ?
– Descendez, monsieur, répétai-je en riant,
non, je ne veux pas descendre, je n’ai pas

215
l’intention de retourner à bord, je suis mon
maître, mon maître absolu, tout-puissant
seigneur.
– Que voulez-vous dire, faquin que vous êtes ?
– Ce que je veux dire, c’est qu’avant de nous
souhaiter un grand bonheur éloigné l’un de
l’autre, nous prendrons ensemble un glorieux bol
de punch, et cela en dépit de vos graves regards.
Voyant qu’il était dans l’obligation ou
d’acquiescer à mes désirs ou de voir brûler la
hutte, le commandant me donna la main pour
descendre.
Le brave homme n’était pas d’un naturel bien
féroce, et, d’un autre côté, quoique ce ne fût pas
un ivrogne, il ne vivait pas tout à fait comme un
saint anachorète.
Nous nous assîmes en bons amis en face d’un
bol de punch, et je me mis à chanter, ou plutôt à
rugir la chanson du vieux commodore ;

Les boulets et la goutte


Ont tant frappé son vieux corps,

216
Qu’il n’est plus capable d’être porté par la
mer.

Après la chanson et pour sa récompense de


l’avoir si bien écoutée, je fis un long sermon au
bon capitaine. Je m’étendis sur ses nombreux
péchés, sur ses iniquités, et spécialement sur son
penchant à la débauche. Eh bien ! malgré
l’orthodoxie de ma doctrine, malgré la courtoisie
avec laquelle les femmes écoutaient mon
discours, le vieux commandant était aussi
épouvanté, aussi désireux de s’enfuir que s’il eût
été assis aux côtés d’un fou.
Néanmoins, il m’accabla de grog jusqu’à ce
que les dernières lueurs de ma raison se furent
évanouies. Au milieu de la salle, quelques filles
de Nâch dansaient en agitant les jayaux. Ces
danses, le feu volcanique qui brûlait ma poitrine,
unis à la chaleur étouffante d’une chambre
entièrement close, m’impressionnaient de l’idée
que j’étais englouti dans les régions infernales.
Le capitaine s’esquiva pendant qu’à l’aide
d’un chevron de bambou arraché à la muraille je

217
faisais rouler à terre toutes les faïences du
dressoir. La sorcière irritée s’élança sur moi, et,
voyant à mon regard que la lutte serait
entièrement à mon avantage, elle appela les
burhandayers (officiers de police du village).
Ainsi soutenue, elle m’attaqua vigoureusement en
criant d’une voix glapissante :
– Vous êtes un tigre et non pas un homme !
Vous ne reviendrez plus dans ma maison. Je ferai
venir les cipayes pour vous lier, vagabond. En
vérité, je n’ai jamais vu un bacchanal pareil à
cela. Ce brigand casse, brise et détruit tout !

218
XX

Le vacarme intérieur amena bientôt quelques


cipayes du village, et en voyant paraître la pique
de l’un d’eux sur l’échelle qui aboutissait à la
salle supérieure dans laquelle je m’étais esquivé,
pour épargner à la sensibilité de mon ami le
discordant tapage des grogneries de la vieille
mégère, mon sang commença à s’apaiser, et ma
fureur diminua.
Hécate et ses commères me suivirent dans
mon refuge, et elles se balançaient au-dessus de
ma tête comme une bande de bassets se balancent
aux flancs d’un blaireau. Par un soudain et
énergique effort je secouai les vapeurs de
l’ivresse, ainsi que les vieilles harpies qui
s’attachaient à moi, et en les repoussant vers
l’entrée de la salle, je leur fis dégringoler
l’échelle. Sous le poids des femmes, ajouté à
celui de la molle et grosse hôtesse, le frêle

219
escalier se brisa. Toute la troupe renversée forma
une espèce de montagne dont elle occupait le
sommet ; la vieille sorcière tomba comme un
dogre allemand, et les cipayes accourus
disparurent sous sa large personne. Cette
prouesse mit le tumulte au comble ; une foule
compacte s’était formée, et l’on apercevait de
tous les côtés pions, cipayes et police. En voyant
ce rassemblement orageux, je pensai qu’il était
temps d’opposer une plus vigoureuse défense.
Une mèche de la lampe brisée expirait dans
l’huile. Je me servis de sa lueur pour allumer un
morceau d’étoffe de coton préalablement imbibé
de graisse, et je mis le feu aux quatre coins de la
salle. Les matériaux secs et combustibles de la
hutte s’enflammèrent rapidement, et une vive
clarté illumina l’obscurité de la nuit.
Un cri sauvage, un cri de vieille femme en
fureur, suivi de hurlements d’épouvante, jetèrent
leurs clameurs désespérées.
Je compris, à la croissante irritation des
invectives, qu’il fallait opérer ma retraite, si je ne
voulais pas être massacré. Je me précipitai donc

220
au milieu du torrent de flammes, et, m’élançant
d’une fenêtre, je tombai fort adroitement sur la
tête d’un hallebardier des cipayes. Je ne me fis
aucun mal, mais je lui brisai le crâne.
Sans prendre le temps de m’attendrir sur le
sort du mourant, je me relevai en toute hâte, et,
lui arrachant sa pique des mains, je m’en servis
comme d’un bâton à deux bouts pour me faire un
passage jusqu’au hangar où mon cheval était
attaché. Je lui mis précipitamment le mors dans la
bouche ; mais, ne pouvant trouver ma selle au
milieu des ténèbres, je m’en passai ; et
m’élançant sur lui, je sortis du village.
Bien décidé à voir le feu, bien décidé à assister
au dénouement du drame dont j’étais, malgré ma
disparition, le principal acteur, je revins sans
bruit tourner tout autour de la maison. Un cipaye
m’aperçut et tenta de se mettre à ma poursuite,
mais au lieu de fuir son attaque, je lançai mon
cheval au milieu de la foule, frappant de ma lance
à droite et à gauche. Les injures et les pierres
pleuvaient autour de moi, et entre autres insultes
j’entendis celle-ci : joar, chien, mécréant ; mais

221
je riais des unes, et à la faveur de la nuit
j’esquivai les autres.
Je disparus un instant pour ramener le calme
dans les esprits ; puis, au moment où on
m’attendait le moins, je me montrai au centre de
l’incendie pour empirer les dégâts qu’il causait.
Stupéfaite de mon audace, la foule se dispersa
devant moi comme se dispersent à l’approche du
chasseur une bande de canards sauvages.
Cependant la vieille hôtesse n’abandonna pas le
champ de bataille, car, occupée du soin de réunir
ses hardes, qu’elle arrachait à la voracité de
l’incendie, elle ne s’aperçut pas que je dirigeais
sur elle le bout de ma pique ; mais, hélas ! elle le
sentit en tombant dans le brasier la tête la
première. Prompte à se relever, la vieille
salamandre saisit quelques bambous enflammés
et les jeta sur moi ; sa main tremblante manqua
de justesse, et elle n’atteignit que mon cheval, qui
s’élança en ruant et en bondissant avec fureur. Il
me fut impossible de m’en rendre maître, et nous
quittâmes ainsi le village.
Emporté par la course sans frein d’un cheval

222
furieux, je me sentis saisi par le vertige ; cette
indisposition était produite non seulement par ce
galop désordonné, mais encore par la subite
transition d’une chaleur étouffante à un air frais
et pur. Je souffrais tant, que je crus que j’allais
mourir ; je me tenais à cheval avec des difficultés
inouïes, car, étant privé de ma selle, je n’avais
aucun point d’appui. Les plus profondes ténèbres
régnaient autour de moi, et je gagnais du terrain
sans avoir presque la conscience de ma situation.
J’arrivai enfin à un large ruisseau ; mon
intelligent Bucéphale trouva un gué qu’il
traversa, et me conduisit sur l’autre rive.
J’avais la tête presque inclinée sur les oreilles
de mon cheval et je me tenais aux poils de sa
crinière. Comme j’étais certain, en marchant
devant moi, de m’éloigner de Dungaro, je ne
songeais pas à m’inquiéter de la direction
qu’avait prise ma monture, car j’étais anéanti par
l’assoupissement de l’ivresse. Je ne sais combien
de temps dura cette étrange course.
Nous arrivâmes auprès d’une lumière ; elle
appartenait à un chokey. Tout à coup mon cheval

223
alla frapper contre un objet invisible, et le bruit
que fit entendre ce double choc fut aussi sonore
que celui qui se produit par le violent contact de
deux corps d’airain. Effrayé ou blessé, il fit un
bond terrible, me jeta à ses pieds et disparut dans
la nuit.
Je perdis entièrement connaissance, et je dois
être resté longtemps dans cet état.
En reprenant l’usage de mes sens, je jetai avec
étonnement les yeux autour de moi. Une foule
composée de gens du peuple, les poings appuyés
sur leurs hanches, formaient un cercle autour de
moi. Parmi eux je distinguai un homme maigre et
semblable à un sorcier qui marmottait entre ses
dents avec la piété d’un brahmine :
– Topy, Sahib, ram, ram, dom, dom, dom...
Un autre personnage, d’une apparence moins
repoussante quant au visage et aux vêtements,
quoiqu’il eût une affreuse barbe, disait en me
couvant des yeux et en se frappant la poitrine :
– Dieu est Dieu ! Dieu est Dieu !
J’essayai de me soulever sur mon coude, en

224
faisant signe qu’on me donnât de l’eau, mais les
béats enchanteurs secouèrent négativement la
tête.
Ma bouche était desséchée : je ne pouvais
parler, tant je souffrais de l’horrible tourment de
la soif. En regardant autour de moi, plutôt dans le
désir de chercher à obtenir de l’eau que dans
celui de connaître la situation de l’endroit où
j’étais, je me vis couché sur une natte sur le store
de la boutique d’un burgan, entourée de
vérandas. En apprenant que j’étais encore vivant,
le maître de la maison sortit et m’adressa la
parole en anglais. Jamais aucune musique n’a
retenti aussi harmonieusement à mon oreille que
les quelques phrases que m’adressa cet homme,
qui, à ma demande, m’apporta un pot de toddy.
Près de moi se tenait immobile un Bheeshe,
qui, avec ses grands yeux étonnés, me regardait
silencieusement. Un bambou, placé en équilibre
sur ses épaules, supportait deux seaux de feuilles
de palmiste pleines d’eau. Je le suppliai par geste
de m’en donner quelques-unes, mais il grimaça
un refus. Le toddy m’avait donné quelques

225
forces ; je saisis donc le bord d’un des seaux, et je
couvris ma tête de feuilles. L’eau fumait sur mes
tempes brûlantes, et je sentis immédiatement un
bien-être si vif, que j’eus la force de me lever.
Quelques questions me firent découvrir que
j’étais dans un village qui borde la route de
Callian ; je restai longtemps dans une sorte
d’abrutissement qui ne me permit pas de rappeler
à mon esprit les événements de la veille. Mes os
me semblaient brisés, mon visage et mes mains
étaient couverts de blessures. J’entrai dans ma
boutique, et, m’étendant de nouveau sur la terre,
je m’endormis profondément.
Je ne m’éveillai que lorsque le soleil s’abaissa
du côté de l’ouest. J’étais trempé de sueur ; je
pris quelques rafraîchissements, un bain, et je me
sentis bientôt allègre, dispos et tout prêt à
recommencer la série de mes fredaines. Après
avoir réfléchi sur la situation que je m’étais faite,
je m’informai de mon cheval ; personne ne savait
ce qu’il était devenu, car j’avais été apporté
évanoui du chokey par quelques âmes charitables.
En me souvenant de la rencontre que je devais

226
avoir avec de Ruyter au bungalow, je demandai
un moyen de transport.
D’après le conseil de mon hôte, je louai un
attelage de buffles, et je me dirigeai en toute hâte
vers le lieu du rendez-vous.

227
XXI

Un auteur, renommé avec justice pour sa


grande connaissance de la nature humaine, a dit
cette vérité : Malgré toute la droiture de son
esprit, malgré toute la franchise de son caractère,
l’homme qui fait le récit de sa vie jette sur ses
défauts une voile dont le transparent tissu cache
les plus visibles difformités ; mais, en revanche,
si l’ennemi de cet homme fait la narration de son
existence, il accumule, en ne sortant pas de la
vérité, les fautes sur les fautes, les erreurs sur les
erreurs, si bien que ce même personnage se
trouve différemment habillé, et qu’il n’y a plus la
moindre ressemblance entre les deux peintures.
En commençant le récit de ma vie, je me suis
engagé vis-à-vis de moi-même à être vrai
toujours et à ne pallier, volontairement ou
involontairement, ni mes défauts, ni même les
actions mauvaises que j’ai commises, et cela

228
librement, en pleine connaissance du mal que je
faisais.
Vingt-quatre heures après mon départ de la
maison du Burgan, j’arrivai à un petit village
assis sur les frontières du Duncan ; je fis choix
d’un couple de cooleys qui me conduisirent, à
travers des champs d’orge et de maïs, à la
résidence de Ruyter. Cette demeure, située sur
une petite élévation, dans un coin retiré de la
montagne, était cachée par une avenue de
cocotiers et par l’ombrage d’un grand bois. Un
jardin sauvage, plein d’orangers et de grenadiers,
protégé par une immense haie de poiriers
épineux, gardait l’approche de la résidence et la
rendait presque inaccessible.
À l’intérieur de la maison, les murailles étaient
peintes et rayées de larges lignes alternativement
bleues et blanches, afin de les faire ressembler au
coutil d’une tente.
Le plafond de la salle d’entrée était soutenu
par des bambous placés perpendiculairement, et
auxquels se trouvaient suspendus des armes, des
fusils et des lances pour la chasse.

229
Deux chambres à coucher, se faisant face
l’une à l’autre, de chaque côté de la salle, étaient
meublées de lits, de tables, de livres, et quelques
dessins ornaient les murs.
Devant la porte de la maison, une large
pelouse, entourée de bananiers et de citronniers,
pliant sous le fardeau de leurs fruits, laissait
apercevoir une vaste citerne bordée de rosiers en
fleur, de jasmins et de géraniums.
On se servait de cette citerne comme d’une
baignoire.
Un vieux paysan, qui m’avait ouvert l’entrée
de la maison, me dit en souriant :
– Vous voyez, maître, c’est un gregi
(habitation) à la mode anglaise.
Près de la maison, ombragée par un
magnifique palmier de sagou, se trouvait un
hangar qui servait de cuisine ; sous le même toit
demeuraient le paysan et sa famille, partageant
fraternellement leur domicile avec une belle jak
(ou petite vache), qui, pour l’instant, était en train
de contester à deux petites filles la possession de

230
quelques fruits.
Cette jak était si extraordinairement petite, que
j’en fis la remarque au paysan.
– Malgré cette apparence de faiblesse, me
répondit-il, elle est d’une force prodigieuse, et
vous pouvez la monter comme on monte un
cheval. Mon malek (maître) l’a prise sur les bords
de la mer.
– C’est donc un monstre marin ? m’écriai-je
en riant, tant mieux, car je vais prendre un bain,
et nous nagerons ensemble. En disant cela, je
courus vers la citerne.
– Non, non, s’écria le paysan d’un air effaré,
elle déteste l’eau, c’est une fille des montagnes.
– Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu votre
maître ?
– Un mois ; mais hier il a envoyé ici beaucoup
de choses, et ces choses sont pour huyoos
(maître).
– N’a-t-il pas écrit ?
Le paysan se mit à rire, et ôtant de sa tête un
chiffon qui lui servait de turban, il tira de ses plis,

231
dans lesquels elle était soigneusement cachée,
une feuille de plantain pliée et attachée avec un
morceau de fil.
Je trouvai sous la feuille une lettre de Ruyter.
– Pourquoi diable ne me donniez-vous pas
cette lettre ? demandai-je impatiemment au
pacifique bonhomme.
– Vous ne me l’aviez pas demandée, répondit-
il d’un air tranquille.
– Non sans doute ; comment aurais-je pu le
faire, je ne savais pas que vous étiez en
possession de ce message ?
– Mais vous le savez maintenant, parce que
maître sait tout, et que pauvre goawaloman
(paysan) ne sait rien du tout.
Ces paroles me firent comprendre l’admirable
raison qui avait empêché le paysan de m’offrir à
manger ; je devais savoir que j’avais faim, et sa
profonde ignorance de toutes choses lui
permettait de l’ignorer. Je lui ordonnai donc de
me servir à déjeuner, car j’étais aussi affamé
qu’un loup à jeun dans une froide nuit d’hiver.

232
La lettre de de Ruyter m’annonçait que la
frégate était partie après de nombreuses et
inutiles recherches dirigées par le capitaine, qui
avait promis une forte récompense à celui qui
aurait l’adresse de s’emparer de ma personne.
Cette nouvelle me donna un vif plaisir, et le
désappointement du commodore fit battre mon
cœur de la satisfaction du plus ample succès.
Les derniers mots de la lettre de de Ruyter
m’annonçaient que le retard de son arrivée près
de moi était causé par l’emprisonnement de
Walter, qui avait été accusé par le lieutenant
écossais, mais que, grâce à la déposition de de
Ruyter, mon jeune ami se trouvait acquitté et
libre. Quant au lieutenant, il était encore fort
malade, et, la veille du départ de la frégate, on
l’avait transporté à bord dans un état qui donnait
pour sa vie de sérieuses craintes. Le lâche
bourreau crachait le sang, avait la mâchoire
abîmée et deux côtes enfoncées. Amplement
vengé de ce drôle, je chassai de ma mémoire et le
souvenir de ses méchancetés et celui de ma
vigoureuse revanche. Quelques années après cette

233
époque, j’appris que ce courageux officier n’avait
jamais osé remettre le pied dans Bombay,
donnant pour raison de son horreur de la ville que
la malaria (maladie indienne), les moustiques et
les scorpions la rendaient un séjour pire que celui
de l’enfer. Mais, en toute franchise, ce qu’il
craignait plus que le cobra-di-capella (serpent),
c’était la rencontre de Walter et peut-être la
mienne.
J’envoyai un cooley au village pour me
chercher un hooka ; je pris un bain dans la
citerne, et, ma pipe aux lèvres, un livre à la main
(la Vie de Paul Jones), je me couchai sous les
arbres. Je ressentais une si grande légèreté
d’esprit, tant d’élasticité dans mes membres, une
si forte exubérance de vie, que tout mon être se
trouvait plongé dans une béatitude dont la suavité
était indéfinissable.
C’était, depuis ma naissance, mon premier
jour de bonheur complet.
Certainement, je ne faisais pas comme nous
faisions dans un âge plus avancé, je ne cherchais
pas à détruire le plaisir de l’heure présente par le

234
souci de l’heure à venir.
Je me plaisais dans le farniente de mon repos,
éprouvant, sans le trouver étrange, que le
véritable bonheur est au milieu des champs.
– Ma foi, me dis-je en moi-même, je vais
goûter de ce fruit savoureux et doux qu’on
appelle la vie fade et monotone du paysan.
Je me dépouillai aussitôt de mes vêtements
déchirés, et demandant au domestique de de
Ruyter un morceau de toile de coton, je m’en
drapai les reins à la manière indienne.
Je mis un turban sur ma tête ; puis, ainsi vêtu,
les pieds sans chaussures, bien graissés d’huile de
coco, je pris un couteau, et, mêlé à la famille du
paysan, je montai sur les arbres, et j’appris d’eux
à les percer et à y suspendre les pots de toddy.
Cette occupation et l’arrosement du jardin me
firent passer le temps d’une manière si agréable,
que le troisième jour de mon installation, qui était
celui de l’arrivée de de Ruyter, je me pris à
regretter le paisible calme que sa présence allait
si bruyamment troubler.

235
Dans la matinée qui devait m’amener de
Ruyter à la résidence, je montai sur la jak, et, un
bambou dans une main, un couteau dans l’autre,
précédé de deux cooleys, je m’avançai à sa
rencontre.
À peu de distance de la maison, au détour d’un
groupe d’arbres, j’aperçus mes deux amis. De
Ruyter racontait de sa voix sonore et grave
l’histoire d’une chasse aux lions à Walter, qui
l’écoutait avec une attention profonde. Ma
métamorphose était si complète, que les deux
voyageurs seraient passés sans me reconnaître, si
l’œil d’aigle du propriétaire n’était tombé sur la
petite jak.
Au moment où il allait, d’un air fort peu
gracieux, interpeller le voleur de sa bête, je
m’écriai en riant :
– Holà ! holà ! de Ruyter, regardez ma figure.
Walter et mon ami arrêtèrent leurs chevaux, et,
après m’avoir considéré quelques instants, ils
laissèrent échapper simultanément un bruyant
éclat de rire ; mais ce rire eut une telle violence
d’expansion, que, n’en comprenant pas

236
immédiatement la cause, je les crus atteints de
folie. De Ruyter se jeta à bas de son cheval, et, se
tenant les côtes, il se mit à rire aux larmes en me
disant :
– Par le ciel, vous me tuerez, étourdi que vous
êtes ; d’où diable vous est venue l’idée de cet
étrange accoutrement ?
La moqueuse remarque de de Ruyter froissa
l’enchantement dans lequel m’avaient jeté mes
pastorales occupations, si harmonieusement
confondues avec mon costume, et je lui répondis
d’un ton plein de gravité :
– Je ne vois rien en moi qui puisse ainsi
exciter votre verve caustique. Je suis habillé
suivant la mode du pays, et le climat exige qu’on
en adopte la légère simplicité. Si vous avez
besoin de vous rafraîchir, voilà des hommes qui
apportent des pots pleins d’un excellent toddy
que j’ai préparé moi-même.
De Ruyter fit un signe d’acquiescement, et
quand mes deux amis eurent épuisé leur gaieté,
nous rentrâmes à la résidence. Deux jours
s’écoulèrent, emportés par les ailes d’une félicité

237
complète. Nous les passâmes à grimper sur les
collines, à chasser les chacals, sans souci de la
chaleur et de la fatigue.
Le soir, quand la lune éclairait de sa pâle lueur
les allées sablonneuses du jardin, nous chantions,
nous causions, nous dansions ; mais nos chants,
nos danses ne ressemblaient en rien à ceux et à
celles des jours de notre esclavage, car alors ce
n’était pas la joie, mais seulement la liqueur qui
excitait nos sens.
Les goûts de de Ruyter et les miens étaient en
eux-mêmes excessivement simples. Mon ami ne
s’est jamais rendu coupable d’aucun excès, et
ceux que je fis moi-même étaient causés par la
fougue de ma nature volcanique, qui, semblable à
la poudre, prenait feu à l’aide de la plus légère
étincelle.
Malheureusement pour moi, j’avais l’orgueil
de vouloir toujours être le premier dans tout ce
que je faisais ; je ne regardais pas si l’action était
méritoire ou blâmable, ridicule ou cruelle :
j’agissais, et maintenant mon front brûle de honte
quand je songe aux folies (mot doux pour

238
qualifier ma mauvaise conduite) dont je me suis
rendu coupable.

239
XXII

À mon grand chagrin, Walter fut bientôt


obligé de rentrer à son régiment. Comme le cher
garçon était enchanté de sa nouvelle existence, il
mettait tous ses soins à remplir d’une façon
exemplaire les obligations de sa charge. Quoique
nous eussions causé nuit et jour de nos mutuels
intérêts, nous n’avions pas encore tracé les plans
d’un avenir que nos différents caractères
entrevoyaient dans la quiétude du présent. Il fut
donc arrêté entre nous qu’une prochaine entrevue
nous mettrait à même de discuter l’importance de
la grave décision que je devais prendre. Une
heure avant son départ, Walter me dit :
– Vous êtes maintenant, mon cher Trelawnay,
entièrement libre de vos actions ; ne vous laissez
pas amollir par la paresse ; venez me voir le plus
vite possible ; nous sommes campés sur le terrain
de l’artillerie. Venez dans ma tente, et fasse le

240
ciel que vous y entriez avec le désir de vous
procurer une commission dans notre régiment !
– Ce désir ne me viendra point, ne l’espérez
pas, mon cher Walter ; je me suis débarrassé à
tout jamais des marques de la servitude, et la
couleur rouge ou bleue est toujours la couleur de
l’esclavage. Ni le roi ni personne ne me
gagnerait ; je dédaigne leur or, leurs honneurs, et
toutes les friperies de grade, des décorations, ne
valent pas une heure de ma liberté. Pourquoi,
pour quelle chose précieuse me mettrais-je un
collier au cou, pour un morceau de pain ? Je puis
trouver ma nourriture sur tous les buissons.
– Vous avez raison dans un sens, mon ami ;
mais vous aimez la gloire, et vous ne pouvez
vivre sans les disputes, sans les batailles.
– Les disputes et les batailles ! mais le monde
m’offre un large espace pour satisfaire un
penchant que vous croyez naturel.
– Il ne faut pas que notre adieu se termine par
une dispute, dit Walter en voyant mon visage
coloré par la haine qui bouillonnait au fond de
mon cœur contre cette immense propagation de la

241
tyrannie. Je pense peut-être comme vous, et
mieux que moi vous savez, mon ami, que mes
sentiments sont semblables aux vôtres. Mais je
n’ai pas reçu de la nature ces grandes qualités qui
font les hommes forts, énergiques et vigoureux.
Ma pauvre mère n’a connu que le chagrin et
l’affliction ; son existence a été triste, je me dois
à elle. Dans mon enfance, Trelawnay, la main de
ma mère était la seule qui me caressât, je ne
connais pas d’autre lieu de repos que l’appui de
son cœur, que l’asile de ses bras, et quand je
commençai à comprendre les tendresses de son
âme, je ne voulus plus quitter sa chère présence.
Malade, c’était elle qui m’endormait, elle qui, par
les mélodies de sa harpe, charmait mes oreilles,
elle qui fermait mes yeux sous ses tendres
baisers. Une fois, mon ami, je lui causai un
chagrin ; je m’en suis repenti longtemps ! C’était
le soir, auprès du feu, je lui demandai, avec cette
cruelle étourderie de la jeunesse, où était mon
père. Ma mère cacha sa belle tête dans ses mains,
et de convulsifs sanglots soulevèrent sa poitrine.
Sir Walter devint pâle, une larme mouilla sa
paupière.

242
– Ne me croyez pas un enfant, Trelawnay, si je
vous parle ainsi, c’est que j’ai le cœur plein
d’affection pour ma mère. Ah ! cher, vous ne
connaissez pas l’amour pur et ardent qui unit
deux cœurs indifférents à tous les autres, deux
cœurs qui sont celui d’une mère abandonnée,
déshonorée, et celui d’un pauvre enfant orphelin.
Je sais que le cher ange s’est privé pour moi des
choses les plus nécessaires de la vie, que, pour
me retirer de la marine, dans laquelle elle sentait
que je souffrais, quoique je ne le lui eusse pas dit,
elle a fait les démarches les plus cruelles, les plus
humiliantes peut-être ! Eh bien ! Trelawnay, puis-
je maintenant détruire ses plus chères
espérances ? Ma condition est heureuse, et dans
deux ans j’aurai un congé pour aller en
Angleterre, et alors... Mais, dites-moi, puis-je ?
voudriez-vous que, déserteur, je tuasse une
pareille mère ?
Je pressai la main de Walter sans pouvoir lui
répondre.
– Venez me voir, reprit Walter, nous parlerons
de vos projets, et rappelez-vous bien que, quelle

243
que soit la différente direction que nous
donnerons à notre vie, nous serons toujours des
frères. Prenez ce livre, ami, il m’a rendu presque
incapable de remplir ma nouvelle profession ; je
vous le donne. Sa lecture convient aux hommes
qui ont une âme comme la vôtre. Il faut que
j’essaie de l’oublier ; mais qui peut détourner son
esprit des charmes de la vérité ? Walter me pressa
une dernière fois la main et partit sans tourner la
tête. Quand mes yeux tombèrent sur de Ruyter,
tranquillement assis sous un arbre, occupé de
fumer son hooka, je m’aperçus qu’il frottait ses
paupières avec sa large main.
– Ce Walter fera de nous des femmes, me dit-
il ; j’aimais bien ma mère aussi, mais je ne puis
pas parler d’elle, et, comme ce pauvre Walter, je
n’ai point connu mon père.
En achevant ces paroles, de Ruyter baissa la
tête et fuma silencieusement.
– Ce garçon, reprit-il après un moment de
silence ému, a un bon cœur, mais il a trop tété du
lait de sa mère, et cet abus l’a métamorphosé en
fille. Quel livre vous a-t-il donné, Trelawnay ? la

244
Bible de sa mère, un livre de Psaumes, un manuel
de cuisine ou une liste de l’armée ?
Je tendis le volume à de Ruyter.
– Ah ! s’écria-t-il, Des ruines des empires, et
les lois de la nature, de Volney. Par le ciel ! ce
garçon a une âme. Si j’avais su cela plus tôt, je
l’aurais fait travailler dans une meilleure cause.
Bah ! ajouta de Ruyter, non, un bâton courbé,
quoique remis en droite ligne, essaie toujours de
reprendre sa forme naturelle. J’ai confiance en
vous, Trelawnay, en des hommes qui sont
naturellement honnêtes et résolus. Ils peuvent
aussi quelquefois être détournés de leur route par
leurs caprices ou par la force, mais à la fin de la
lutte ou de l’erreur de leur esprit ils reprennent la
bonne route. Allons, il faut que je rentre en ville
dès demain, et que dans dix jours je sois en mer.
Qu’allez-vous faire ?
– Je ne sais, je n’y ai pas encore pensé. Je me
plais dans votre résidence, et j’y suis heureux.
De Ruyter se mit à rire.
– Bien, mon cher garçon, fort bien, je ne

245
m’oppose pas à vos désirs. S’ils vous retiennent
ici, le bungalo est à vous, si vous voulez. Visitons
la propriété ; voyons, il y a seize cocotiers, et ce
sera bien le diable si, avec le produit de ces
arbres et celui du jardin, vous et votre jak vous ne
trouvez pas assez de subsistance pour vivre. Vous
ferez du toddy, et le toddy fermenté devient un
excellent rack. Mêlée avec du riz, l’amande du
coco fera un nourrissant curry. De plus, cet arbre
précieux vous fournira de l’huile pour polir votre
peau et pour vous éclairer le soir. Ajoutez à cela
que de chaque coquille de noix vous pouvez faire
une tasse ; les gousses vous fourniront de la
literie, du fil, des cordages. On peut encore faire
une canne de l’arbre lui-même lorsqu’il est vieux.
– Oui, je ferai tout cela, dis-je avec le plus
grand sérieux ; du reste, je ne me contenterai pas
de la frugale nourriture des fruits, je chasserai.
– Parfaitement, mon garçon, mais permettez-
moi de vous faire une petite remarque. Les
choses les plus exquises deviennent insipides et
nauséabondes lorsqu’elles sont trop entièrement
possédées. Cela peut arriver à celles-ci, tout

246
exquises, toutes délicieuses qu’elles sont. Si ce
dégoût arrive, rappelez-vous que j’ai sur mer un
joli petit vaisseau bien armé, et façonné pour la
guerre ou pour la paix, suivant le besoin des
circonstances. Souvenez-vous encore qu’il me
manque un officier entreprenant, un homme tel
que je vous jugeais autrefois, mais je me suis
trompé.
– Où est ce vaisseau, de Ruyter ? Vous ne
m’avez jamais parlé de cela. Allons, où est-il ?
– Vous oubliez votre toddy, vos noix de coco,
votre vie pastorale ?
– Eh ! non, je ne l’oublie pas, mais laissez-moi
voir le bateau. Comment est-il formé ? où est-il ?
combien de tonneaux ? d’hommes ? qu’est-ce
qu’il doit faire ? Répondez-moi.
– Du tout, vous me semblez si admirablement
conformé pour la vie de baboo (cultivateur), qu’il
vaut mille fois mieux que vous restiez ici. Peut-
être que l’année prochaine votre fantaisie vous
conduira dans les îles pour ramasser quelques
jeunes beautés perses et hindoues, afin d’activer
la propagation des paysans. Est-ce là votre loi de

247
la nature ?
De Ruyter se moqua de moi pendant toute la
soirée, et ne voulut jamais répondre aux questions
que je lui faisais relativement au vaisseau.
Comme il avait l’habitude de voyager la nuit, au
premier rayon de la lune il se leva, me tendit la
main, et me dit en jetant sur la table un sac de
pagadas :
– Ne vous privez, mon cher Trelawnay,
d’aucune des satisfactions que l’argent procure,
et attendez ma visite d’ici à quelques jours.

248
XXIII

Je passai de longues soirées à moitié assoupi


sur la pelouse, admirant ces belles nuits sans vent
de l’Est, qui donnent à la terre tant de grandeur et
tant de majesté dans son suave et profond silence.
Pendant les nuits, tous ces objets, fruits, fleurs,
arbustes, sont illuminés par la brillante et limpide
clarté de la lune, qui montre leur forme et leur
couleur presque aussi vivement que s’ils étaient
baignés par la resplendissante clarté du jour. Mais
les teintes du ciel, plus pâles et plus adoucies,
l’air plus tranquille et plus doux, forment alors
une délicieuse opposition avec l’ardente et
éblouissante lumière du soleil.
Le soir venu, je m’asseyais sur le vert talus
d’un tapis d’émeraude étendu à la porte de ma
maison, et j’écoutais les huées des hiboux, en
suivant de l’œil la voltige capricieuse des chauve-
souris. Souvent je m’endormais, et mes rêves

249
m’entraînaient dans l’Inde accompagné de mes
deux amis, Walter et de Ruyter, ou bien encore la
voix du maudit Écossais venait bruire à mes
oreilles. J’entendais presque réellement cette voix
me dire avec son âcreté sifflante : – Comment,
monsieur, vous vous endormez à l’heure de la
faction ! allez à la cime du mât, cela vous
éveillera.
Un jour ce rêve se présenta à mon esprit avec
des formes si réelles et en apparence si palpables,
qu’éveillé en sursaut et prêt à répondre au
hargneux lieutenant, je vis penché vers moi, au
lieu de la figure de ce détestable officier, la bonne
tête de l’honnête Saboo, qui m’éveillait avec ces
paroles d’avertissement :
– Pas bon de coucher dehors, rend malade ;
maison faite pour dormir.
Je me levai alors tout frissonnant ; le soleil
déchirait les derniers voiles du matin, et en
attendant que le vieillard eût achevé les
préparatifs de mon déjeuner, je pris un bain dans
la citerne, dont l’eau était parfumée par
l’odoriférante senteur des roses et des jasmins.

250
Malgré les prévisions de mon ami de Ruyter,
le paisible bonheur dont je savourais si librement
les jouissances ne m’avait pas encore fait
connaître les dégoûts de la satiété. Cependant,
pour rendre justice aux piquantes observations
qu’il avait faites sur la bizarrerie de mon
costume, j’avais déjà repris ma jaquette et mes
pantalons. N’étant pas tout à fait à l’épreuve des
moustiques, et ayant par inadvertance marché sur
un nid de jeunes centipèdes, je m’empressai de
remettre mes souliers.
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai été
involontairement soumis à des attaques de spleen,
non d’un spleen triste, désespéré, mais plutôt
d’une mélancolie douce, rêveuse et presque
agréable.
La poétique habitation dans laquelle je me
trouvais était faite pour éveiller dans mon esprit
ces illusoires fantômes. Peu à peu, cependant, ils
se dissipèrent, se confondirent dans la réalité, et
je commençai à méditer sur la singularité de ma
position vis-à-vis de Ruyter.
Il y avait dans la vie, dans les actions, dans les

251
manières de Ruyter, et dans ses amicales
poursuites à mon égard, un mystère qui
m’intriguait vivement ; mais, loin qu’il me mît en
défiance contre cet homme au regard fascinateur,
à l’entraînante parole, je me plaisais dans ce
clair-obscur, dans ce doute indécis qui me
montrait mon ami tantôt dans une situation
ordinaire, tantôt dans des conditions tout à fait
exceptionnelles. La rapidité avec laquelle de
Ruyter avait acquis sur moi une irrésistible
influence était merveilleuse. Sa franchise, son
courage, sa générosité, la noblesse de sa nature,
tout chez lui était si grand, si spontané, si
réellement bon, que je ne pouvais croire qu’il fût
de la race mercantile et intéressée des négociants
que j’avais connus à Bombay.
Après avoir sérieusement réfléchi et sur ses
paroles et sur tout ce que je connaissais de sa
conduite, j’arrivai à la conclusion qu’il devait être
le commandant d’un vaisseau de guerre
particulier. Mais à cette époque ni les Anglais ni
les Américains n’avaient de vaisseaux de guerre
dans l’Inde ; il est vrai que les Français en
possédaient ; mais si de Ruyter était sous leur

252
drapeau, que faisait-il dans un port anglais, traité
comme un ami bien connu par tous les habitants ?
Je pensai aussi que de Ruyter pouvait être l’agent
de quelques-uns des rajahs, qui étaient encore des
souverains indépendants, quoique la Compagnie
les entourât de ses cercles jusqu’au jour où elle
parvenait à les chasser de leurs villes dans les
plaines pour y vivre en fugitifs et en bêtes fauves.
Il était connu à cette époque que, soit en temps de
paix, soit en temps de guerre, les princes
entretenaient des agents cachés dans les
résidences pour leur transmettre le mouvement de
la politique des résidents de la Compagnie.
De Ruyter me semblait admirablement propre
à remplir les fonctions de cette charge, quoique
souvent il ne parût avoir nul souci de déguiser ses
opinions sous un prudent silence.
Cependant de Ruyter aimait l’Angleterre, et
même les individus de cette nation, quoiqu’il leur
préférât beaucoup ceux de l’Amérique, son pays
de prédilection.
Le souvenir des réflexions de de Ruyter me
montra que mon jugement sur lui était faux. Je ne

253
m’arrêtai donc plus à la recherche de ce qu’il
avait été dans le passé, ni de ce qu’il pouvait être
dans le présent ; je l’aimais, et je résolus de
confier ma vie à la direction de son amitié.
Je recevais presque journellement des lettres
de de Ruyter, et comme son départ de Bombay
était retardé, je ne trouvai plus de prétexte
plausible pour refuser l’invitation que Walter
m’avait faite d’aller le voir.
Un soir je dis adieu à mes belles journées de
paresse, et un magnifique cheval envoyé par
Walter me conduisit à la porte de sa tente. Mon
fidèle et tendre ami prit un plaisir enfantin à me
montrer les agréments et les avantages de sa
position, si différente du cruel passé de son séjour
sur le vaisseau. Je fus heureux de son bonheur,
heureux de le voir aimé, estimé par les officiers
du corps, auxquels il me présenta.
Le récit de mes aventures amusa tous ces
jeunes gens, qui me prirent en amitié, et le
lendemain, escorté autour de mon palanquin par
une demi-douzaine des amis de Walter, je fus
m’installer dans mon ancien quartier de Bombay.

254
De Ruyter se joignait à nous et partageait les
plaisirs de nos nuits de folie lorsqu’il n’était pas
retenu dans la ville par ses affaires, ou, comme il
le disait, par ses occupations.

255
XXIV

Un jour, de Ruyter m’amena au bord d’un


grab, brigantin arabe, remarquable par sa proue
mince et élancée. Ce grab était funé comme un
hermaphrodite, et, suivant la coutume des
Arabes, il avait les antennes carrées et inégales.
La plus grande partie de l’équipage était arabe
par le teint et le costume ; le reste des matelots
laissait voir qu’ils appartenaient à différentes
castes. Ce brigantin déchargeait une cargaison de
coton et d’épices, achetée, me dit Ruyter, par la
Compagnie.
Après sa première visite, mon ami n’alla que
rarement à bord du vaisseau, mais son capitaine,
nommé le Rais, vint le voir tout les jours. Ils
fixèrent le lieu du rendez-vous sur un très petit et
très singulier bateau nommé un dow. Ce bateau
était principalement équipé d’Arabes, et, à mon
grand étonnement, j’y vis aussi des matelots

256
européens, des Danois, des Suédois et quelques
Américains. Ces derniers restaient cachés dans
l’intérieur du vaisseau. J’ignore pour quelle
raison, mais je fus averti qu’il serait dangereux de
parler sur terre de cette circonstance.
Ce dow avait un grand mât à l’avant et un petit
mât à l’arrière ; c’était bien le plus gauche et le
plus vilain vaisseau que j’eusse jamais vu dans
l’Inde. Son avant et sa poupe, élevés et saillants,
étaient faits de légers bambous. Il semblait plein
et n’avait que peu de prise sur l’eau.
De Ruyter me demanda si le titre de
commandeur de ce vaisseau me serait agréable.
– Oui, lui répondis-je, quand je ne pourrai pas
trouver un Catamaran (ou bateau masolie), peut-
être hasarderai-je ma carcasse à son bord.
– Je vois que vous êtes difficile, mon cher
Trelawnay ; eh bien ! comme j’ai le choix entre le
grab et le dow, je vous laisse, si vous en avez la
plus légère envie, le commandement du premier.
– En vérité, mon ami ! alors, ôtez-lui sa tête de
requin et mettez un beaupré à la place ; je serai

257
alors très content de m’embarquer dessus, car
j’aime la mine de ces pâles et sombres Arabes ;
j’aime leurs regards sauvages, leurs vestes rouges
et leurs turbans. Je n’ai jamais vu de gaillards si
bien constitués pour grimper dans les cordages à
l’heure d’une rafale, ou pour aborder un vaisseau
ennemi pendant le feu de la bataille.
– Votre remarque est juste, mon cher enfant ;
ce sont en effet les meilleurs soldats et les
meilleurs marins que je connaisse ; ils viennent
de Dacca et ils se battront fort bien, je puis vous
l’assurer.
– Se battre, se battre, il faut des armes pour se
battre.
– Oh ! il y a des canons sur le grab.
– Je déteste l’apparence des canons sur les
plats-bords ; quelques douze ou courts vingt-
quatre ne seraient pas trop forts pour lui, car il a
une magnifique ligne d’eau, et sa tournure à
l’arrière est celle d’un schooner, sa proue est des
plus minces ; enfin, il a un air mauvais sujet et
intelligent qui m’enchante.

258
– Eh bien ! voulez-vous l’essayer,
Trelawnay ? voulez-vous le conduire le long de la
côte jusqu’à Goa, je vous suivrai dans le vieux
dow. Quand le soleil sera couché, allez à bord, et
levez l’ancre sitôt que le vent de terre se fera
sentir. Vous voyez que le grab est déjà transporté
dans la rade, et qu’il est tout prêt pour se mettre
en mer. Au point du jour, je lèverai l’ancre aussi.
J’ai dit au rais que vous partiez dans le grab ; il
est prévenu également qu’il doit vous obéir. Je
vais vous donner quelques notes dans la prévision
de l’avenir. Un accident pourrait nous séparer ; ce
n’est guère probable, cependant il est plus sage
que vous ayez, dans ce cas-là, un règlement de
conduite à suivre. Ne considérez, mon ami, votre
voyage jusqu’à Goa qu’en passager curieux d’en
visiter les côtes, et ne parlez nullement de tout
ceci à Walter. Quand nous serons sur l’eau bleue,
je vous expliquerai bien des choses qui vous
paraissent peut-être aussi étranges
qu’incompréhensibles. Êtes-vous, malgré le
mystère de ses allures, content de mon amitié ?
– Très content, mon cher de Ruyter, et je ne
serais pas resté si longtemps sans vous

259
questionner si je n’avais eu en vous une
confiance absolue et entière. Partout où vous irez,
je serai auprès de vous, et je n’ai ni l’esprit
inconstant, ni l’estomac délicat.
– Fort bien, mon garçon ; mais souvenez-vous
toujours qu’avant que vous puissiez être en état
de gouverner les autres, il faut que vous soyez
tout à fait maître de vous-même ; et afin de l’être,
il ne faut pas, comme une fille, laisser vos paroles
et vos gestes trahir les préoccupations de votre
esprit ou les préparatifs de vos actions. Un seul
mot dit dans un instant de colère, un seul regard
embarrassé, peuvent gâter l’exécution des projets
les plus admirablement conçus. Surtout,
Trelawnay, gardez-vous de boire ; car le vin
ouvre le cœur, et, excepté un sot, quel est celui
qui voudrait trahir des secrets devant des
malveillants ou devant des espions ? Ici nous
sommes entourés de ce genre d’ennemis.
– Vous savez que je bois fort peu, dis-je en
souriant à de Ruyter.
– Je le sais, répliqua mon ami avec un fin
regard de moqueuse affirmation, mais je désire

260
que vous ne buviez plus du tout.
Je regardai de Ruyter avec un air
d’étonnement si stupéfait qu’il se mit à rire.
– Si quelquefois vous vous abandonnez à ce
plaisir, reprit-il, faites-le avec de vrais amis ;
mais là, bien sérieusement, il vaut encore mieux
ne pas boire, car je sais qu’il est plus facile de
s’en priver tout à fait que de suivre un milieu.
Mon observation n’est-elle pas juste ?
– Parfaitement juste.
À mon retour dans la ville, de Ruyter me dit :
– Vous donnerez des ordres aux bateliers qui
sont dans la taverne pour les choses dont vous
pourrez avoir besoin, mais vous trouverez
presque tout ce qu’il vous faut sur le grab, et cela
est fort heureux pour vous, qui êtes d’un naturel
si insouciant et si étourdi.
Je reçus les dernières instructions de de Ruyter
quelques moments avant le coucher du soleil, et,
en lui serrant la main, je sautai sur le bateau qui
devait me conduire au grab. Le rais, qui parlait
parfaitement anglais, me reçut à bord et me fit

261
entrer dans sa cabine. Là, je lui donnai une lettre
de de Ruyter ; il la mit à son front, la lut avec les
signes du plus profond respect, et me demanda à
quelle heure on levait l’ancre.
– À minuit, lui répondis-je, suivant l’ordre que
j’avais reçu de mon amiral ; ensuite je
commandai au rais de hisser à bord tous les
bateaux, de les arrimer et de se préparer au
départ.
Pendant que le rais exécutait mes ordres,
j’examinai les notes de de Ruyter. Quoique
j’eusse parfaitement compris que, si je le voulais,
le commandement du vaisseau était à ma
disposition, je ne savais que penser de l’étrange
manière qu’employait de Ruyter pour me forcer à
l’accepter. Les notes de mon ami me disaient que
le rais n’agirait plus sans mes ordres.
– Fort bien, me dis-je, j’accepte le
commandement de bon cœur. Demain nous
serons rejoints par le dow, et de Ruyter
m’expliquera le mystère de sa conduite.
Ma vie avait été, jusqu’à ce jour, tellement
semblable à celle d’un pauvre chien ballotté de ci

262
et de là par d’impérieuses volontés, qu’il ne
m’était pas possible, en cherchant la fortune les
yeux bandés, de tomber plus mal dans le présent
que je n’étais tombé dans le passé : de sorte que
non seulement sans hésitation, mais encore avec
une joyeuse promptitude, je me déterminai à
exécuter tous les ordres de de Ruyter, car il était
bien la seule personne qui semblait prendre
intérêt à ma triste destinée.
Je montai sur le pont, et j’y fis deux ou trois
tours avec le pas ferme et le regard fier que donne
la puissance de l’autorité. Je parlai avec bonté au
sérang (second officier) et aux autres, comme un
homme fait toujours au commencement de son
pouvoir ; la bienveillance est alors si douce !
Quoique en désordre, le grab ne manquait pas
d’armes de guerre offensives et défensives ; mais
les mâts de ses voiles avaient quelque chose de
malpropre aux yeux d’un homme habitué à
l’admirable tenue d’un vaisseau de guerre ; il
manquait de goudron, de peinture, et sa carcasse
avait la couleur du bronze. Malgré ce triste
extérieur, on pouvait, en l’examinant avec
attention, voir qu’il avait été équipé avec un

263
grand soin sur tous les points essentiels, et surtout
à l’aide des inventions européennes.
En mesurage, le grab était à peu près de trois
cents tonneaux, mais il ne pouvait arrimer que la
moitié de cela. Son milieu était profond et percé
de sabords pour les canons, mais ils étaient
enfoncés, à l’exception de deux placés en avant,
et de quatre à l’arrière. Les plats-bords étaient
armés de porte-mousqueton. Le gaillard d’avant
était élevé, et celui d’arrière avait une poupe
basse ou demi-tillac, sous lequel était située la
principale cabine.
Quand le dernier coup de la cloche eut sonné
huit heures, l’heure du souper des matelots,
j’entrai par instinct dans cette cabine.
La fosse que le temps avait creusée dans mon
estomac demandait à être remplie.
Une foule d’hommes qui ressentaient le même
besoin se pressa d’en bas et s’accroupit sur les
talons en petits cercles, divisés par tribus : ils
mangèrent leur messalo (mets) de riz, de ghée, du
bumbalo sec et des fruits frais.

264
Ayant bientôt rempli le vide de mon estomac,
je me couchai sur le canapé, et je fumai le hooka
de de Ruyter en faisant l’inventaire de sa cabine.
Elle était basse, mais grande, bien éclairée, et
l’air y entrait librement par les embrasures de la
poupe. Elle contenait deux lits aux côtés opposés
d’une fenêtre, et entre l’espace de ces lits il y
avait deux étoiles formées de pistolets, c’est-à-
dire une quinzaine de ces armes, dont les bouches
réunies formaient le centre de l’étoile, tandis que
les crosses en étaient les rayons. La projecture en
avant de la cabine était garnie de barres de
bambou, auxquelles étaient suspendues des
baïonnettes et des poignards malais, dentelés et
réunis dans les formes les plus fantastiques.
Comme le disait de Ruyter, c’était son
équipement de guerre ; mais la partie arrière de la
cabine était certainement dédiée à la paix. Ses
rayons étaient encombrés de livres, de matériaux
pour écrire, d’instruments nautiques. Dans
d’autres coins se trouvaient des télescopes, des
cartes de géographie, et, quoique moins
pittoresques, mais également indispensables, les
articles dont j’avais eu besoin pour mon souper.

265
Comme il ne m’était pas défendu de dormir, et
que j’étais sans la crainte d’encourir une punition
pour la négligence de mes devoirs, j’étais vigilant
et alerte. Mon esprit était occupé de la
responsabilité que de Ruyter avait remise entre
mes mains ; je remontai donc sur le pont pour
regarder la girouette et attendre que la première
caresse du vent de la terre me donnât le signal du
départ.
À minuit, un souffle d’air la fit tourner sur
elle-même, je dis au rais de lever l’ancre, et de la
lever sans bruit si cela était possible.
– La première chose est facile à faire, me dit-
il, mais quant à la seconde, elle est indépendante
de ma volonté.
Nous levâmes l’ancre vers une heure du matin,
et nous mîmes à la voile.

266
XXV

Lorsque les puissances matérielles ou morales


d’un être ont été poussées par des moyens
artificiels à un hâtif développement, cet être
parvient à une croissance prodigieuse et rapide ;
mais s’il a porté des boutons et des feuilles, ils
ont été vite flétris, et les fruits ont toujours paru
malsains et sans goût.
Il en est ainsi des animaux : lorsque les
facultés de leur nature élevée se trouvent excitées
par les bienfaits de la civilisation, ils donnent
l’espoir d’une force extraordinaire ; mais ces
promesses ne sont jamais réalisées, elles sont
anéanties dans leur fleur, en laissant les traces de
l’âge et de la décrépitude.
Il y a dans le Nord quelques hommes rares
qui, sans soin et sans culture, s’élancent dans la
vie avec la merveilleuse rapidité du vent, et la
source de leur force ne peut être altérée ni par le

267
temps ni par la fatigue, si bien qu’on les voit, à
l’âge où l’homme penche vers sa fin, se tenir
debout fermes et robustes comme des hommes de
fer.
Tels étaient les patriarches des anciens temps,
et encore maintenant, que le monde est mûri par
la guerre, par les calamités qui déciment les
peuples, il y a des êtres qui survivent à tout, qui
ne comptent plus le temps par année, mais qui
renvoient pour leur histoire aux annales du
monde, et qui s’étonnent de ce que leurs frères
soient morts de maladie.
Quoique je ne fusse pas un de ces piliers de
granit, je donnais des signes non équivoques de
ma ressemblance avec leur vaillante espèce, car,
à cette période de ma vie, je possédais les
attributs d’un homme fait. J’avais six pieds de
haut, j’étais robuste, avec des os saillants jusqu’à
la maigreur, et à la force de la maturité je joignais
cette souplesse des membres que la jeunesse peut
seule donner. Naturellement d’une nuance
foncée, mon teint se brunit si bien, sous les feux
du soleil, que je devins complètement bronzé.

268
J’avais les cheveux noirs et les traits arabes. À
dix-sept ans on m’en aurait donné vingt-sept.
Comme, à toutes les époques de ma vie, j’ai été
forcé de me frayer par mes propres forces un
passage à travers la foule, mes progrès avaient été
prompts dans ce qu’on appelle la connaissance du
monde. Connaissance que l’expérience fait mieux
approfondir que la maturité des années.
J’ai raconté les suites de ma première
rencontre avec de Ruyter et les commencements
de notre amitié ; je crains qu’on ne puisse
concevoir qu’il ait voulu tirer un profit de
l’abandon de ma jeunesse ; loin de là, de Ruyter
était un grand cœur, et mon jugement sur lui
n’était point erroné, car maintenant j’ai éprouvé
cet homme par la pierre de touche, et je l’ai
trouvé d’or pur. De Ruyter était lui-même un
voyageur délaissé, un homme qui s’était délivré
des entraves de la civilisation, et il était naturel
qu’avec une imagination aussi élevée que la
sienne et un esprit aussi bien cultivé, il cherchât
un objet sur lequel il pût répandre ses affections
et trouver un retour de sympathie.

269
Cet être n’était pas facile à rencontrer, au
milieu d’un genre de vie qui conduisait de Ruyter
dans toutes les parties du monde. Parmi les
barbares il avait été inutile de le chercher, car les
aventuriers européens étaient dispersés de tous
les côtés, entièrement occupés du soin
d’accumuler des richesses ou exclusivement
engagés dans les vues particulières de leur propre
ambition. Quelques rares amis lui avaient été
enlevés par la mort, ou, ce qui est la même chose,
par la distance. De Ruyter n’était pas formé pour
être asiatique. Sa nature libre et légère le forçait
de rechercher la société de quelques compagnons,
et comme le hasard m’avait jeté sur son chemin
dans un moment où il était isolé, les sentiments
affectueux de son cœur se concentrèrent sur moi.
De Ruyter avait pénétré jusqu’au fond de mon
âme, et il ne doutait pas que, bien dirigé, je ne
devinsse l’ami utile dont il poursuivait depuis si
longtemps la possession.
Naturellement observateur, de Ruyter
découvrit qu’en outre des frais et chaleureux
sentiments de la jeunesse, je possédais
l’honnêteté, la sincérité, le courage, et que je

270
n’étais encore ni usé, ni gâté par les bourbiers du
monde. D’après ces observations, la tendresse
dont de Ruyter m’entoura n’est point si absurde
que pourraient le trouver quelques observateurs
superficiels, car depuis l’heure où j’avais
consommé ma vengeance sur le lieutenant
écossais, je me trouvais rayé de la liste maritime,
sous le coup d’une condamnation injuste et
infamante, sans amis, sans protection ; la
bienveillance de de Ruyter fut un appui suprême,
et il me traita en frère dans le sens énergique et
profond de ce mot... Frère ! n’est-ce pas dire un
second soi-même ? Si les parents suivaient cet
exemple d’urbanité, nous entendrions moins de
plaintes sur l’insipide et éternel jargon de
l’obéissance filiale, jargon qui est aussi émoussé
que faux.
L’instabilité de l’esprit de de Ruyter le forçait
à chercher une vie d’aventures et par conséquent
une vie de périls. J’étais un scion de la même
tige, mes inclinations étaient homogènes, et si le
hasard ne m’avait pas favorisé en me donnant un
si noble compagnon, j’eusse poursuivi seul les
aventures d’une existence errante.

271
Comme j’écris maintenant plutôt pour ma
propre satisfaction et pour passer sans ennui de
longues heures de solitude que pour des
étrangers, il faut qu’ils me donnent du câble et de
l’espace pendant que je raconte cette partie de
mon histoire, qui, quoique sèche et ennuyeuse
pour eux, est pour moi la plus intéressante. Il est
peu de personnes sur la terre dont le cœur ne
batte avec plaisir au souvenir de ses vingt ans. Il
n’en est pas ainsi pour moi, car à vingt et un ans
j’étais semblable à un jeune bouvillon transporté
de la pâture à la boucherie, ou comme un cheval
sauvage choisi dans le troupeau et razoed au
milieu de sa carrière par les Gauchos de
l’Amérique du Sud. Le fatal nœud coulant était
jeté autour de mon cou, ma fière crête abaissée
vers la terre ; mon dos, auparavant libre, plié sous
un fardeau que je ne pouvais ni supporter ni
rejeter loin de moi. Mes mouvements souples et
élastiques étaient changés en un amble pénible.
Bref, j’étais marié, et marié à... Mais il ne faut
pas que j’anticipe sur les événements. Pendant
l’heure où j’écris, il faut que je tâche d’oublier les
moments douloureux, il faut que je raconte mes

272
aventures dans l’Inde avec l’esprit ouvert et
ardent que donne la liberté, et non avec le ton
larmoyant, plaintif et soucieux d’un mari.
Le vaisseau sortit doucement du port, « juste
avec assez d’air, comme disaient les matelots,
pour endormir les voiles. »
Au point du jour, le havre était encore visible,
et nous aperçûmes le vieux dow qui se traînait
paresseusement, comme une tortue, le long du
rivage.
À midi, une brise s’éleva du sud-ouest, et au
coucher du soleil nous étions à une telle distance
de Bombay, que nos appréhensions d’être guettés
dans nos mouvements furent complètement
détruites. Nous avançâmes de quelques lieues
vers la terre, nous carguâmes les voiles, et nous
jetâmes l’ancre.
Armé d’un télescope, j’aperçus bientôt le dow,
qui était semblable à une tache noire sur la mer
bleue.
J’ordonnai au timonier de larguer, et, chargés
de voiles, nous rejoignîmes le dow à huit heures.

273
Je le hélai, et de Ruyter vint à notre bord.
De Ruyter se retira avec moi dans la cabine, et
pendant que nous déjeunions, il me demanda mon
opinion sur le grab.
– Il semble se mouvoir indépendamment du
vent, lui répondis-je ; hier, nous sommes passés
devant un vaisseau de guerre comme devant un
rocher.
– Il est d’allure légère, mon cher Trelawnay, et
il n’y a pas un vaisseau qui puisse l’approcher.
Pendant un orage, il tangue beaucoup, mais s’il
n’est pas trop chargé, il est rapide, flottant, et
tient bien le vent. En conséquence, ne l’accablez
pas trop de voiles, ou il sera enseveli.

274
XXVI

Après un entretien nautique, de Ruyter


changea le sujet de la conversation et me dit en
souriant :
– Tout ce que je vous ai raconté à Bombay est
vrai, mon cher enfant ; là, j’étais simplement un
marchand, mais, comme j’ai fini mes affaires
mercantiles, je suis prêt à fréter un vaisseau ou à
me battre ; mais généralement, quelques bonnes
et pacifiques que soient mes intentions, je suis
toujours forcé de commencer par le dernier. Ma
conduite n’est cependant pas invariable, le grab et
moi nous sommes à la merci des circonstances.
– Comment allons-nous régler notre course
maintenant ?
– Dans cette vaste mer, sillonnée en tous sens
par des aventuriers européens en guerre ouverte
avec les rajahs, se disputant entre eux la pâture,
se déchirant, se coupant la gorge les uns aux

275
autres pendant que les loups anglais s’insinuent
au milieu de la bagarre et filent avec les bestiaux,
l’occupation ne peut pas nous manquer, quoiqu’il
soit nécessaire de faire un choix avant de décider
un plan d’attaque. D’abord, il faut que nous
allions à Goa, et après y avoir réglé quelques
affaires et rendu le dow, nous nous réunirons.
Quel âge avez-vous, Trelawnay ?
– Dix-sept ans.
– Dix-sept ans ! je croyais que vous en aviez
vingt-quatre. C’est bien, n’importe votre âge, un
tronc vert produit souvent le plus mûr et le plus
riche des fruits. L’expérience que vous acquerrez
bientôt et beaucoup de contrôle sur vos passions
vous donneront toutes les qualités nécessaires
pour faire un bon chemin dans la vie, soit que
vous adoptiez la carrière maritime, soit que vous
en choisissiez une autre, car vous êtes et serez
toujours libre de vos actions. Si vous préférez
travailler sur terre, j’ai des amis çà et là qui, par
amitié pour vous et par considération pour moi,
seront heureux de vous employer. Si vous restez
avec moi, je n’ai pas besoin de vous dire que

276
vous serez toujours le bienvenu. Mais ma vie est
une vie rude, et si vous allez juger mes actions
d’après les narquois raisonnements du monde,
vous pourrez voir leur légalité comme étant
quelque chose de plus que douteux ; il vaut peut-
être mieux ne pas hasarder votre réputation.
– Au diable tout cela, de Ruyter ! Avec votre
permission, je resterai où je suis ; je vous ai déjà
dit que je désirais partager votre existence, et, je
vous le répète encore, je ne veux pas connaître
vos projets ; vous m’apprendrez ce que vous
voudrez, lorsque vous me croirez assez
d’expérience pour vous aider de mes conseils.
– Vous êtes un homme pour l’intelligence, et
vous avez plus de fermeté dans le caractère que la
plupart de ceux avec lesquels j’ai eu des
relations. Pour quelque chose que j’ai fait, les
sauterelles dévorantes de l’Europe m’ont dénoncé
comme boucanier. Ces sordides fripons, qui
arracheraient les yeux de leurs pères, s’ils étaient
des muscades, ne permettent à aucun homme de
chauffer son sang avec de l’épice ou de le
rafraîchir avec du thé, sans qu’ils y trouvent leur

277
profit, comme ils nomment cela, leur dustoory.
Ils accaparent tout, et dès que dans un coin il y a
quelque chose à gagner, ils en trouvent, ils en
suivent la piste, et ils la suivraient au travers du
sang et de la boue sans vouloir admettre personne
au partage du butin.
Maintenant, j’aime aussi l’épice et le thé, et
leur système de droit exclusif n’étant pas en
harmonie avec mes idées, j’entrepris un
commerce pour moi-même. Ils me dénoncèrent,
saisirent mon vaisseau, et me firent faire
banqueroute. Mais je ne me suis ni laissé pourrir
en prison, ni anéantir par un abject désespoir. Je
n’ai pas non plus prodigué mon temps à écrire de
misérables pétitions. Je me suis relevé seul,
comme un lion blessé et non vaincu ; et, quoique
borné par d’étroites limites, je pris la résolution
de rendre coup pour coup.
Entre ma ruine et mon retour à une vie
maritime, je satisfis mon désir de voir l’intérieur
de l’Inde, et j’en traversai la plus grande partie.
Je demeurai quelque temps avec Tippoo Saïb. Lui
seul possède toutes les grandeurs de la noblesse.

278
Je l’accompagnai dans quelques-unes de ses
principales batailles ; mais vous connaissez sa
destinée. À cette époque, je fus du nombre de ces
enthousiastes visionnaires qui, poussés par un
amour ardent de la liberté, essayaient d’arrêter le
courant qui emporte les hommes faibles et sans
résistance.
Comme un pauvre torrent de la montagne se
débattant contre l’entraînement d’une puissante
rivière, j’écumai et je luttai pour soutenir ma
cause ; mais ce fut en vain, je fus emporté comme
les autres jusqu’à ce que, mêlé avec eux, je me
trouvai perdu dans le vaste océan. Je croyais
sottement qu’on pouvait persuader aux hommes
de mettre de côté pendant une saison leurs
propres intérêts, et laisser dormir leurs passions,
comme dorment les scorpions en hiver, jusqu’à
ce que le soleil de la liberté apparût et leur donnât
le loisir, sans être interrompus par une invasion
étrangère, de reprendre leurs dissensions civiles
et religieuses.
Je conjurai les princes et les prêtres (les
avoués du monde) de relâcher leur prise sur la

279
gorge des uns et des autres, jusqu’à ce que
l’ennemi général fût chassé du pays à la mer d’où
il était venu. Mais la vérité ressemble à une arme
meurtrière dans la main d’un enfant, elle n’est
dangereuse que pour lui seul. Ma doctrine fut
trouvée damnable ; je me sauvai avec difficulté
pour éviter de voir mon nom compléter la longue
liste des martyrs.
Dans toutes les parties de l’Est, j’ai vu la
nécessité d’une grande révolution morale. Le
vieux système est établi là dans toute la grisâtre
horreur de la désolation et de la décadence ; il y
restera triste et hideux jusqu’à ce qu’un autre,
entièrement nouveau, précipite sa chute par son
élévation. Le temps seul peut opérer cette
métamorphose, et les efforts des mains
semblables aux miennes, pour hâter son pas de
tortue, sont vains et puérils.
– Il me semble, de Ruyter, qu’en Europe il y a
des hommes dont les esprits, aussi bien que les
mains, ont déjà commencé l’ouvrage de la
régénération.
– Oui, mais pour eux-mêmes, comme parmi

280
les natifs ici. L’Europe est l’enfant d’un vieillard,
un avorton dénaturé et ridé, créé des débris de
l’Est, raccommodés et unis ensemble avec
ingénuité, mais sans force. L’Europe est un
bronze antique rapiécé et barbouillé de
cosmétique ; un petit modèle de plâtre d’après
une statue de granit. Le doigt de la destruction est
déjà dessus comme celui d’une mère spartiate sur
son chétif enfant.
Mais je fus éveillé de mes rêves de
réformation ; j’avais dépensé mon or ; je
manquais de pain ; je résolus donc d’aller vers le
courant, en disant avec ce sage philosophe, le
vieux Pistol :
« Le monde est mon huître ; je l’ouvrirai avec
mon épée ! »

281
XXVII

Je retournai à la mer ; j’allai à l’île Maurice,


j’équipai à crédit un vaisseau armé, et j’eus
bientôt quadruplé mon capital. Ma personne n’est
pas beaucoup connue, cependant je ne me
hasarde que rarement dans les résidences. Ma
visite à Bombay avait un but, une affaire
importante ; ce n’était point pour y disposer de la
mesquine cargaison du grab. Cependant, ajouta
de Ruyter en riant, on pouvait m’attraper là ;
qu’en pensez-vous ? Cette même cargaison, ils
l’ont déjà payée une fois, et peut-être deux, si les
premiers vendeurs n’en ont pas été fraudés. Il y a
six mois que, croisant dans le grab sous les
couleurs françaises, je détruisis un fainéant
vaisseau de la compagnie d’Amboine, qui se
mouvait lentement derrière son convoi. La
cargaison du grab était la sienne. Je sais qu’il y a
d’autres vaisseaux chargeant à Banda, et peut-
être les rencontrerons-nous. Quand ils seraient

282
ventrus comme des sangsues gorgées de sang, je
les serrerai jusqu’à ce qu’ils en meurent.
Mais le soleil s’abaisse dans les vagues, et son
manteau couleur de sang nous présage une brise.
Je n’ai que ceci à ajouter : je ne suis pas un chien
affamé, assis tranquille dans l’espoir de ronger un
des os que ces nobles marchands blanchissent en
général avec assez de succès avant de les laisser
tomber. Laissons-les se gorger jusqu’à ce que,
comme le vautour, le poids de leur ventre
entraîne leurs ailes ; alors, semblables aux
faucons, après les avoir guettés attentivement,
nous tomberons sur eux. Il n’y a pas de mal à
dépouiller les voleurs. Un convoi de vaisseaux de
pays, appartenant à la Compagnie, est parti pour
les îles épicières. À propos, Trelawnay, il faut
que vous vous transformiez en Arabe. Sous ce
déguisement, ils ne pourront pas vous découvrir.
J’ai écrit tout ce qu’il faut faire. Continuez votre
course jusqu’à Goa, où je vous suivrai. Ne quittez
pas le vaisseau jusqu’à mon arrivée. Le marchand
perse, pour lequel j’ai préparé une lettre, fera tout
ce que vous désirerez. Voyez, la brise s’élève ;
tirez le bateau bord à bord.

283
De Ruyter me serra la main, sauta dans le
bateau et remonta sur le vieux dow.
Rien d’extraordinaire ne se présenta jusqu’à
notre arrivée à Goa. Je m’étais habillé en Arabe,
avec un large pantalon de couleur sombre, une
veste écarlate et un grand chapeau de Mantois
d’Astracan. Un châle de cachemire entourait ma
taille, et dans ses plis j’avais mis un élégant
poignard. Mes cheveux étaient rasés, à
l’exception de la précieuse mèche du milieu de la
tête, par laquelle les houris aux yeux noirs
devaient m’emporter dans le paradis de
Mahomet. Mes dents étaient teintes de la brillante
couleur rouge des échecs ; mon cou, mes bras et
mes jointures, soigneusement frottés d’huile,
étaient luisants et polis comme de l’ivoire. Les
hommes du bord s’assemblèrent autour de moi, et
d’une voix unanime, je fus déclaré un véritable
Arabe.
Nous nous arrêtâmes près de la pointe du cap
Ramas, et j’attendis toute la nuit l’arrivée du
dow.
Vers le matin, je donnai l’ordre de jeter l’ancre

284
dans le port de Goa. Le soleil s’était levé
magnifiquement ; il enveloppait dans ses rayons
d’or les monastères de marbre, les arches des
ponts et les collèges en ruines de l’ancienne ville.
Ces ruines, disséminées sur une vaste étendue de
terrain, montraient qu’autrefois elles avaient paré
de leurs splendeurs éteintes une belle et
florissante cité. La jetée était entaillée par la mer,
et dans le port il n’y avait qu’un assemblage
bigarré de petits bateaux appartenant à la
Compagnie.
J’envoyai le rais dans la ville avec les papiers
du vaisseau et la lettre de Ruyter destinée au
marchand perse, puis, vers le soir, le dow arriva
et vint jeter l’ancre sous notre poupe.
Le lendemain, de Ruyter alla dans la
campagne à la rencontre de quelques agents
envoyés par le rajah du Mysore et par un prince
mahratte, me laissant à Goa pour y décharger le
reste de la cargaison de café et de riz, y prendre
lest et renouveler notre provision d’eau.
Quand de Ruyter reparut à Goa, il était
accompagné par un Grec et par un Portugais,

285
deux espions qu’il employait à la surveillance de
ceux dont il avait à redouter le pouvoir. Les
conférences de mon ami avec ces deux hommes
avaient lieu pendant la nuit, dans les ruines d’un
monastère de l’ancienne ville, tout près de la mer.
Pour se rendre à ces rendez-vous, de Ruyter
venait à bord du grab chercher un des bateaux, et
l’équipage de ce bateau était choisi par lui-même.
Après avoir fait tous mes préparatifs pour nous
remettre en mer, nous transportâmes hors du
dow, qui devait être rendu à son propriétaire, les
hommes et les choses dont nous avions besoin. Je
touai le grab en dehors du port, et tous les soirs,
au coucher du soleil, je guindais les bateaux à
bord, afin d’être prêt à partir au premier signal.
Le dixième jour de notre arrivée dans le port
de Goa, et au milieu de la nuit, je vis une lumière
phosphorique et brillante sur la surface noire de
l’eau, qui s’avançait vers nous avec une vitesse
extraordinaire. Le bruit lointain du havre était
calme et toute la ville était plongée dans une nuit
profonde ; cependant j’avais cru voir du
mouvement sur la jetée, mais le bruit presque

286
insaisissable de ce mouvement avait été emporté
par les brises de la terre, et tout était redevenu
silencieux.
Tout à coup j’entendis distinctement héler un
bateau dans le port ; ce cri se répéta plusieurs
fois, et les intonations s’élevèrent à la rudesse
d’un ordre donné avec fureur ; puis des lumières
apparurent le long du rivage, puis enfin un bruit
d’avirons, de barres et de bateaux, comme s’il y
en avait un qui se détachât des autres pour
prendre sa course vers la terre. Le fracas
augmentant, je dirigeai mes regards vers le
premier objet qui avait attiré mon attention, et
quoique tout parût tranquille, je distinguais
toujours le bouillonnement de l’eau et la ligne de
lumière qui, semblable à une étoile volante,
courait dans le sillage du bateau. Par le bruit des
avirons et par les coups longs et lourds que de
Ruyter avait appris aux rameurs de son bateau
préféré, je reconnus son approche, tout en
m’étonnant de le voir rentrer avant l’heure
habituelle. Je compris tout de suite qu’il courait
un danger, et mon cœur battit sans qu’il me fût
possible d’en préciser la cause. J’appelai

287
vivement le sérang qui dormait (le rais était dans
le bateau), je lui dis d’éveiller les hommes, et,
dans mon impatience, je les jetai à bas des
hamacs avec des coups de pied.
– Vite ! armez le cabestan, détachez la
misaine, lâchez les grandes voiles de l’avant à
l’arrière !
Je retournai à l’embelle, d’où je vis
distinctement le bateau, que je hélai.
Mais, au lieu de recevoir la réponse habituelle
de Acbar, j’entendis une voix basse et contenue
murmurer : Yup ! yup ! (silence ! silence !) Ayant
reçu des instructions à l’égard de ce signal, je me
précipitai à l’avant, je saisis la hache qui était là
toute prête, et j’ordonnai de lever le beaupré, afin
de tourner le vaisseau. Impatienté de n’être pas
assez lestement obéi, je coupai le câble et un
morceau de la jambe d’un Arabe qui se trouvait à
côté.
À ce moment, de Ruyter franchissait le bord :
– Vous avez bien fait de couper le câble, mon
garçon, me dit-il ; mais soyez moins emporté ;

288
vous avez blessé ce pauvre diable : envoyez-le à
l’infirmerie. Chargez toutes les voiles
immédiatement, j’irai à l’arrière. Les limiers ont
trouvé la piste ; ils croyaient nous prendre comme
on prend les poules des jungles, mais ils
trouveront une panthère qui n’est jamais
endormie.
Le vaisseau se tourna lentement, et, comme je
maudissais la longueur de sa quille et la légèreté
de la brise qui le faisait se mouvoir avec une
incroyable lourdeur, de Ruyter s’approcha de moi
et me dit à voix basse :
– Armez les hommes, mais seulement avec
leurs lances ; ne laissez aucun bateau venir côte à
côte du grab, ni même l’essayer. Parlez
doucement ; mais si un homme met la main sur
l’échelle, tuez-le comme vous tueriez un sanglier.
Pas de salpêtre, cela fait du bruit. Harponnez-les,
mais seulement quand je vous le dirai. Il faut que
je me tienne en arrière, afin de ne pas être vu ;
s’ils vous interrogent sur le marchand de Witt,
dites que vous ne le connaissez pas.
Deux bateaux s’approchaient.

289
Le premier nous salua de ces paroles :
– Grab ! holà ! Arrêtez, je désire voir le
capitaine.
Je dis au sérang de laisser tomber la grande
voile, de détacher celle du perroquet, et je
répondis :
– Nous allons en pleine mer ; j’ai mes acquits
du port, les papiers du vaisseau sont tous signés,
je suis en règle, que voulez-vous ? me faire
perdre cette brise ?
– Arrêtez de suite, monsieur, où nous allons
vous y contraindre par l’ordre de faire feu sur
vous.
– Ce serait un ordre absurde ! m’écriai-je.
Nous n’avions pas assez de voiles sur notre
vaisseau pour l’éloigner du premier bateau, qui
appartenait au capitaine du port. De Ruyter
ordonna aux hommes de se coucher sur le pont,
tandis qu’il se tenait debout au gouvernail. De
Ruyter allait me dire de me mettre à l’abri,
quand, avec un éclat de lumière venant du bateau,
une balle siffla près de ma tête et alla se loger

290
dans le mât. Pour obéir aux ordres de Ruyter,
mais bien à contrecœur, je ne rendis pas le coup.
Bientôt après, comme le bateau s’élançait pour
nous aborder, de Ruyter élargit le grab, et les
agresseurs se trouvèrent à notre côté, sous le vent.
Ne pouvant pas nous aborder là, ils perdirent du
temps en reculant en poupe, avant qu’il leur fût
possible de se servir des avirons. De cette
manière (le vent s’était levé), nous les tînmes
éloignés quelques minutes, pendant lesquelles
aucune parole ne fut prononcée.
De Ruyter resta au gouvernail, tandis que moi
et une partie des hommes armés de lances nous
étions prêts à empêcher l’abordage. Le second
bateau s’approchait ; celui-là avait déjà tiré sur
nous plusieurs coups de mousquet, mais ils furent
perdus, car nous étions protégés par les
bastingages du vaisseau. Le premier bateau avait
saisi les chaînes de la poupe, et ils s’occupaient
avec le plus grand sang-froid à tenter l’abordage.
De Ruyter dit tout à coup : Cheela chae !
(avancez, mes garçons !) Nous poussâmes nos
lances à travers les sabords et trois ou quatre
hommes tombèrent blessés en jetant des cris de

291
douleur.
Malgré les ordres que donna un officier de
recommencer l’attaque, ils ne voulurent pas la
tenter ; mais comme l’autre bateau s’avançait
vers la poupe, j’avançai un des canons de
l’arrière, et, le mettant hors du sabord, je hélai les
deux bateaux en leur disant :
– Si vous tirez un autre coup dans notre sillage
ou si vous continuez vos feux d’artifice sous
notre poupe, vous entendrez le rugissement de ce
serpent d’airain. Commandez où vous avez le
pouvoir de forcer à l’obéissance, et non ici, où
vous n’en avez aucun.
Je soufflai sur la mèche de coton, et ils virent
abaissée au niveau de leur coquille de noix la
brillante bouche d’airain du canon, avec laquelle
je pouvais les faire sauter en l’air brisés en mille
morceaux.
Ils retournèrent lentement au rivage, et les
injures menaçantes de leur rage inassouvie se
mêlèrent aux murmures des vagues, et furent
emportées par le vent, pendant que notre

292
vaisseau, chargé de voiles, glissait
majestueusement hors du port.

293
XXVIII

Après avoir examiné la position de la terre, de


Ruyter me frappa sur l’épaule en me disant d’un
air joyeux :
– Ceux qui se battent sous la bannière du
silence remportent la victoire ; mais ceux qui
s’amusent à faire du bruit et à menacer de leur
attaque sont vaincus. La force de l’air et celle du
feu comprimés sont irrésistibles, souvenez-vous
de cela, mon jeune ami ; souvenez-vous aussi
qu’un homme silencieusement armé est plus à
craindre qu’un fanfaron. Je suis content de vous,
Trelawnay ; votre prudence s’est montrée aussi
prévoyante que celle d’un vieux loup de mer.
Dites-moi, pour quelle raison êtes-vous donc si
alerte ? pour quelle raison avez-vous tout préparé
pour mettre à la voile, même avant que je vous
eusse hélé ? J’ai cru un instant que ces hiboux du
rivage m’avaient devancé auprès de vous.

294
– Quelques mouvements sur la jetée, un bruit
de rames, peut-être un pressentiment, m’ont fait
craindre un danger pour vous.
– Merci, mon cher enfant, merci ; j’avais déjà
pour vous une haute estime, mais je m’aperçois
aujourd’hui que votre jugement n’a pas besoin
des leçons de l’expérience. Vous m’égalez en
tout ; vous êtes digne de l’affection que je vous
porte. Mais allez dormir, mon garçon, allez ; je
veillerai pendant le reste de la nuit.
J’étais à moitié endormi, ma tête appuyée sur
l’écoutille, et je n’entendais que confusément les
bienveillantes paroles de mon ami. De Ruyter me
secoua le bras en me disant d’un ton amical :
– La rosée du soir, mêlée au vent de la terre,
est aussi pernicieuse ici que la morsure d’un
serpent, car elle est chargée de la vapeur des
jungles. Bonsoir, mon enfant, bonsoir, bonne
nuit.
– Laissez-moi dormir sur le pont, de Ruyter ;
il fait horriblement chaud dans la cabine, et puis
nous pourrions encore être attaqués.

295
– N’ayez point cette crainte avant l’aurore ;
l’œil d’un aigle perché sur la plus haute
montagne ne nous découvrirait pas.
J’obéis aux ordres réitérés de de Ruyter, mais
je fus bientôt éveillé par le changement de
l’atmosphère, et ce changement s’opère une
heure avant l’apparition du jour. Je montai en
trébuchant l’échelle qui conduisait sur le pont, et
ce ne fut qu’en meurtrissant mes jambes contre
l’affût d’un canon que je parvins à me réveiller.
Un télescope de nuit à la main, de Ruyter était
debout près de la poupe : la lune éclairait sa
figure livide d’insomnie, ses cheveux et ses
moustaches étaient humides de rosée, et toute sa
personne révélait une horrible fatigue physique,
mais soutenue par l’énergie de la volonté.
– Déjà levé, mon garçon ! s’écria de Ruyter ;
les jeunes gens et les heureux du monde reposent
pendant la disparition du soleil, mais quand vous
aurez mon âge, vous tiendrez compagnie à la
lune, et vous préférerez le sombre silence de la
nuit à l’éblouissante clarté du jour.
Nous dirigions notre course, toutes voiles

296
déployées, vers le midi-ouest ; les sentinelles
dormaient sous l’abri des demi-ponts, et un calme
enchanteur régnait dans l’air et sur l’Océan. Nous
étions à une si grande distance du havre que tous
les objets étaient confondus dans une masse
d’ombres enveloppées de légères vapeurs. Nous
quittâmes la terre, et, avant de se retirer dans sa
cabine, de Ruyter marqua sur la carte marine la
course du vaisseau, me donna ses instructions, et,
en les suivant, je dirigeai le grab vers le sud-est,
afin de gagner la plus méridionale des îles
Laquedives.
En entrant dans la latitude de ces îles, nous
fûmes forcés de rester en panne pendant quelques
jours. Ce contretemps ne m’apporta aucun ennui,
car j’aimais la mer, n’importe sous quelle forme.
Pendant la journée, je m’occupais du vaisseau ; et
quoique le grab restât aussi stationnaire que s’il
avait pris racine dans les profondeurs de la mer,
les heures passaient pour moi avec la rapidité
d’un vol de mouette. Pour la première fois dans
ma vie, mes goûts et mes devoirs se trouvaient
confondus ensemble, et le stupide et paresseux
garçon s’était transformé, comme par magie, en

297
un jeune homme actif, énergique et courageux.
De Ruyter désira donner à son vaisseau un air
plus martial. Il fit donc transporter sur le pont
quatre canons de neuf livres, ordonna de remplir
les boîtes à balles, fit faire des cartouches et
préparer des fourneaux pour chauffer les balles.
Nous mîmes le magasin en ordre, de Ruyter passa
la revue des hommes, les divisa en quatre parties
et les exerça à tirer les canons ainsi que les petites
armes. Moi, j’appris à manier la lance sous la
tutelle du rais.
Nous avions à bord quatorze Européens : des
Suédois, des Hollandais, des Portugais et des
Français, de plus quelques Américains et un
échantillon de tous les natifs de l’Inde qui vont
sur mer, des Arabes, des musulmans, des
Daccamen, des Lascars et des cooleys.
Notre munitionnaire était un métis français ; le
mousse, Anglais ; le chirurgien, Hollandais ;
l’armurier et le maître d’armes, Allemands. De
Ruyter ne faisait aucune distinction entre ses
hommes, ni par rapport au pays qui les avait vus
naître, ni à la religion qui gouvernait leur

298
conscience ; il ne les distinguait les uns des autres
que pour leur mérite personnel. J’étais parfois
extrêmement étonné de voir tant d’ingrédients
incongrus et dissemblables mêlés et
fraternellement unis avec la plus parfaite entente.
L’adresse de la main du maître opérait
journellement ce miracle ; sa manière d’agir,
froide et ferme, dirigeait tout, et avant que le
murmure du mécontentement se fût fait entendre,
il y trouvait le remède. De Ruyter travaillait sur le
vaisseau comme un manœuvre : actif, infatigable,
il était toujours le premier au-devant du danger ;
mais les actions de de Ruyter dépeindront mieux
son caractère que ne le ferait une brève analyse.
Le quatrième jour de notre station en pleine
mer, la monotonie de la scène du ciel bleu et de
l’eau limpide subit un changement : des masses
de nuages commencèrent à se mouvoir et à se
rencontrer, jusqu’à ce que l’horizon se revêtit
d’un voile d’ombre.
Nous carguâmes nos petites voiles et celles du
perroquet. Les pattes de chat ou les vents légers
glissèrent le long des eaux parmi les éclairs et les

299
sourds roulements d’un tonnerre bas.
La pluie tomba par torrents ; les
bouillonnements de la mer furent bientôt
accompagnés par une brise ferme, et à la place du
violent orage que nous avions attendu, nous
eûmes un temps magnifique.
Au point du jour, nous vîmes en face de nous
les îles Laquedives.
La surprenante rapidité des canots de ce pays
m’étonnait beaucoup. Les Européens appellent
ces légères embarcations des proues volantes. Un
de ces canots s’avança vers nous, et quoique,
sous l’influence d’une excellente brise, le grab
filât onze nœuds à l’heure, le canot passa auprès
de nous comme si nous avions été stationnaires.
Deux ou trois hommes se tenaient debout sur les
agrès de dehors ; ils semblaient voler sur l’eau.
Le canot ne glissait pas entre les vagues, mais il
passait au travers, car de minute en minute il
disparaissait sous des flots d’écume.
Tout en me la décrivant, de Ruyter fit une
esquisse de cette embarcation.

300
– Ces ignorantes gens, me dit-il, ont complété
dans la construction de ce bateau le triomphe de
la perfection de l’architecture navale, dans
laquelle, malgré notre érudition, nos études et les
encouragements qui nous ont été donnés, nous ne
sommes pas allés au delà de l’A B C pour la
vitesse, la dextérité, et surtout pour la simplicité
de manœuvre. Ce bateau les surpasse tous. La
construction de leur proa est complètement en
désaccord avec nos idées sur l’architecture
navale. Nous bâtissons la proue ou la poupe d’un
vaisseau aussi dissemblables que possible ; ces
gens les construisent de la même forme et dans
les mêmes proportions.
Les côtés de nos vaisseaux sont, au contraire,
précisément les mêmes ; mais, dans le proa, vous
voyez que les côtés sont tout à fait différents. Le
proa ne revire jamais ; il navigue indifféremment
avec l’un ou avec l’autre bout en avant, selon
l’occasion, mais le même côté est toujours celui
du côté du vent. Le côté gauche (ou côté opposé
au vent) est aussi plat qu’une ligne de plomb peut
le faire. Le côté du vent est rond, et, à cause de sa
longueur et de son étroit timon, le proa

301
chavirerait ; pour l’empêcher, un agrès de dehors,
construit de bambous, saillit considérablement
dans la mer et supporte un grand billot de bois de
coco : cela lui donne un immense timon artificiel,
sans opposer beaucoup de résistance à l’eau.
Entre cet agrès de dehors et le côté plat du proa,
l’eau passe sans peine : voilà la cause de sa
rapidité.
Le proa lui-même, ou le corps du bateau, est
composé seulement de quelques planches
cousues ensemble et bourrées entre les joints
avec de l’étoupe, car il n’y a ni un clou, ni un
morceau de métal. Les voiles sont du paillasson,
les mâts et les vergues du bambou.
Quand ceux qui conduisent le canot veulent
virer, ils larguent, tournent la poupe au vent et
meuvent le talon de la voile triangulaire jusqu’à
ce qu’ils l’attachent à l’autre extrémité, en même
temps ils transportent la barre dans la direction
opposée, de sorte que ce qui était la poupe est
maintenant la proue.
Il y a toujours un homme ou deux pour
naviguer le vaisseau. Il peut être dit d’eux qu’ils

302
marchent aussi rapidement que le vent. Pas un
seul vaisseau européen n’a pu avantageusement
lutter de vitesse avec eux.
Ces canots sont admirablement adaptés pour la
navigation des îles situées dans la latitude des
vents alizés, car ils peuvent passer d’un vent à
l’autre avec un essor aussi sûr que celui d’une
grue, tandis que, dans nos vaisseaux, si nous
allons contre le vent, nous laissons échapper
l’objet de nos poursuites. Il est vrai que ces
canots sont d’une très petite dimension et ne
peuvent être employés que pour l’échange des
produits superflus ou pour les choses absolument
nécessaires. Le canot indien ordinaire ne servirait
pas à leurs besoins, car il coule à fond dans les
rafales imprévues, ou il est chassé par le vent loin
de sa destination. Les natifs ont ingénieusement
inventé le proa, et ils ont obtenu les importantes
améliorations que je viens de vous désigner.

303
XXIX

En approchant d’une des îles Laquedives, je


débarquai pour voir les natifs et pour en obtenir
quelques fruits. Pendant la nuit, le vent s’affaiblit,
et au point du jour nous aperçûmes, à trois lieues
de nous, quelques vaisseaux en panne. J’abordai
un de ces vaisseaux, accompagné d’une dizaine
d’hommes tous bien armés. Le rais du premier
bâtiment me dit que, hors du golfe Persan, il avait
été abordé par un grand brigantin malais plein
d’hommes, qui non seulement avaient pillé son
vaisseau et deux autres, mais encore avaient tué
une partie de son équipage en les traitant avec la
plus grande cruauté. Ce Malais croise à l’entrée
du golfe, et il s’est déjà rendu maître de plusieurs
bâtiments.
J’amenai le rais sur le grab avec quelques
hommes de son équipage. De Ruyter écouta son
histoire, et en m’assurant que tous les détails en

304
étaient vrais, il me dit :
– Nous allons poursuivre cet affreux pirate et
nous en emparer.
– Le Malais est chargé d’or, dit le rais ; sa
cargaison est si riche, que le capitaine a été obligé
de faire jeter dans la mer d’énormes ballots de
soierie persane, n’ayant pas de place pour les
arrimer.
Vers le soir, une légère brise s’éleva, et nous
fîmes une longue course vers le nord-ouest, avec
l’espoir de rencontrer le Malais avant qu’il entrât
dans le détroit de Malacca.
Pendant quelques jours, nous voguâmes
heureusement, abordant les bateaux de tous les
pays pour leur demander des nouvelles du pirate.
Notre vigilance était sans repos, sans trêve, et,
d’heure en heure, l’apparition d’une voile dans
les vapeurs nuageuses de l’horizon nous donnait
de décevantes espérances. La patience de de
Ruyter commençait à s’épuiser ; il avait des
dépêches importantes pour l’île Maurice, et il ne
voulait plus prodiguer son temps en de vaines
poursuites. À contrecœur, et surtout à mon grand

305
chagrin, de Ruyter donna l’ordre de diriger la
course vers le sud.
Le lendemain, au point du jour, l’homme qui
était de faction sur la cime du mât cria :
– Une grande voile à l’avant !
Je pris vivement un télescope, et je montai sur
le mât.
– Eh bien ! qu’est-ce ? demanda de Ruyter.
– C’est le Malais, répondis-je avec confiance.
– Quelle route prend-il ?
– Il ne nous a pas encore vus, et sa course se
dirige vers le nord.
Je descendis sur la poupe.
L’horizon devint obscur ; et comme le Malais
avait négligé d’être attentif, nous espérâmes
l’approcher de très près avant qu’il nous
découvrît.
Nous avancions vers lui toutes voiles
déployées ; mais, à huit heures, le Malais nous
aperçut et élargua.
Nous avions considérablement gagné sur lui,

306
et de notre poupe la cime de ses plus basses
antennes était tout à fait visible.
– Si la brise continue jusqu’à midi, dis-je à de
Ruyter, il ne peut pas nous échapper.
Une vive allégresse se répandit sur le vaisseau,
et tout l’équipage, excité par l’espérance du
butin, se prépara activement au combat. Nous
pompâmes l’eau qui était dans le vaisseau, et,
pour l’alléger un peu, on jeta dans la mer
quelques tonneaux de ballast. Les ponts furent
débarrassés pour l’action, les armes et les bateaux
apprêtés, et ensuite, comme un faucon guette un
courlis, nous suspendîmes toute notre attention à
la manœuvre du vaisseau.
À midi, le vent se rafraîchit encore, et nous
gagnâmes rapidement sur le Malais. Il était près
de six heures quand nous arrivâmes à la portée du
canon, mais nos coups n’attirèrent point
l’attention du pirate. De Ruyter hissa un drapeau
français tricolore, et comme nous avions un
Malais à bord du grab, il lui ordonna de héler le
vaisseau en l’engageant à nous envoyer ses
papiers.

307
Le corsaire ne répondit pas, et nous rendîmes
la parole au canon. À cette nouvelle attaque, il
opposa une décharge de quatre caronades, de
plusieurs petits pierriers sur ses plats-bords et de
vingt ou trente mousquets.
Quand les morceaux de vieux fer, de verre et
de clous tombèrent sur nos agrès, trois de nos
hommes furent blessés.
– Arrêtons leur insolence ! cria furieusement
de Ruyter.
Nous commençâmes à faire feu, manœuvrant
avec nos volées sur sa poupe et sur ses quartiers.
Nos coups étaient si bien dirigés, que de Ruyter
nous cria bientôt de cesser. Nous n’avions pas
seulement imposé silence aux canons ennemis,
mais encore vidé son pont, coupé ses agrès en
morceaux et jeté à bas son gouvernail. Trois de
nos bateaux furent apprêtés, et je partis avec
trente hommes pour aborder l’ennemi.
– Tenez-vous bien sur vos gardes, me dit de
Ruyter ; méfiez-vous de leurs ruses et de leur
perfidie !

308
Nous nous avançâmes vers le Malais avec
beaucoup de précaution, et il ne mit pas le
moindre obstacle à notre approche ; personne ne
paraissait sur le pont.
– Abordez sur l’avant avec vos Arabes, dis-je
au rais, qui commandait un des bateaux, mes
Européens et moi nous allons grimper sur la
poupe de bambou.
En arrivant à bord, nous trouvâmes quelques
blessés et beaucoup de morts, mais rien de plus.
Les voiles et les vergues pendaient de tous côtés
en désordre. Installé sur le pont avec une partie
de mes hommes, je me préparais à descendre,
quand tout à coup retentit un tumultueux et
sauvage cri de guerre. Je m’élançai à l’avant, et je
vis apparaître d’en bas un bosquet de lances
passées au travers du paillasson. Ces lances
blessèrent plusieurs de mes hommes.
J’étais certainement aussi étonné de cette
nouvelle mode de guerre que le fut Macbeth en
voyant marcher la forêt de Dunsinam. Je me
sauvai vers l’endroit le plus solide du pont, et je
n’échappai qu’avec peine aux coups dirigés

309
contre moi. Plusieurs de mes hommes avaient
reculé.
– Tirez en bas, à travers les treillis ! m’écriai-
je.
Une partie des hommes commandés par le rais
s’étaient jetés dans la mer pour regagner le
bateau. J’expliquai à de Ruyter notre position.
– Je vais vous envoyer une haussière, pour
l’attacher au beaupré du Malais, puis vous
reviendrez sur le grab.
Très soigneux de la vie de ses hommes, de
Ruyter ne voulait pas les voir lutter plus
longtemps contre l’irrévocable résolution des
pirates, qui, une fois déterminés à ne pas être pris,
devaient mourir dans l’énergie de leur résistance.
– Si j’avais des boules à feu, de Ruyter, je les
ferais bien sortir, car nous en avons déjà tué un
grand nombre avec nos armes ; les Européens
consentent à me suivre, mais les natifs résistent,
et seuls nous aurons peu de chances de succès,
car, incapables de voir nos ennemis dans
l’obscurité, ils nous perceraient à coups de lance

310
sans aucun danger pour eux.
L’équipage s’occupait à relever nos blessés et
à les mettre dans les bateaux.
Un garçon suédois, pour lequel j’avais une
vive amitié, avait été atteint au pied par un
affreux coup de lance ; il souffrait horriblement ;
je donnai l’ordre de le soulever avec précaution,
et en courant à l’avant pour voir descendre mon
protégé dans le bateau, je passai contre le corps
d’un Malais mourant, qui avait été atteint par une
balle avant que nous eussions abordé le vaisseau.
En observant mon entourage, au premier pas
que j’avais fait sur le pont, j’avais remarqué sa
mine particulièrement féroce, ainsi que
l’expression méchante de sa large et brutale
figure.
Au moment où j’allais passer sur lui, je fus
arrêté par un regard de son œil profondément
enfoncé dans l’orbite, mais qui brillait comme un
ver luisant. Mon pied glissa sur le sang caillé
échappé d’une blessure que cet homme avait
reçue à la tête, et je tombai sur lui. Le moribond
m’empoigna avec sa main osseuse, et fit un

311
horrible effort pour se soulever. L’impossibilité
de ce mouvement lui donna l’idée d’une dernière
vengeance : il tira un poignard de sa poitrine et
essaya de le plonger dans la mienne. La haine
survivait aux forces physiques, le poignard ne fit
que m’égratigner légèrement. Mais l’effort du
malheureux était surhumain, car ses mains se
détendirent, et il jeta un dernier cri d’agonie et de
désespoir. Des hommes tels que ceux-ci ne
peuvent être vaincus, pensai-je en moi-même ; ils
meurent dans un sanglant triomphe.
De Ruyter devint tout à fait péremptoire en
nous ordonnant de rentrer à bord du grab, car la
nuit approchait et les Malais commençaient de
nouveau à faire feu sur nous avec leurs
mousquets. Je fus donc obligé de retourner au
grab le cœur plein de rage et fort désappointé.
Nous avions en tout huit hommes de blessés.
À mon arrivée sur le grab, de Ruyter me dit :
– Il n’y a pas de remède, il faut maintenant
que nous tâchions de touer le Malais vers la
terre ; quand ils seront près du rivage, ils se
sauveront peut-être à la nage, mais j’ai bien peur

312
que nous ne réussissions pas à les vaincre.
Nous remplîmes nos voiles et nous
commençâmes à touer le Malais. Une bande
d’hommes fut placée à notre poupe, prête à tirer
sur les objets qu’elle verrait mouvoir à bord de
l’ennemi. Nous eûmes beaucoup de peine à
réussir dans notre tentative, car, n’étant pas
gouverné, le Malais tournait sur lui-même.
Quelques secondes après le succès de nos efforts,
les hommes de l’équipage avaient trouvé le
moyen de couper la corde de touage. Protégés par
une volée de mousquets, nous attachâmes une
autre corde ; rien de vivant ne parut sur le pont,
mais la haussière fut encore tranchée.
De Ruyter le héla à plusieurs reprises sans
obtenir la moindre réponse. La nuit se passa dans
le calme ; mais au point du jour de Ruyter prit la
résolution de couler à fond le Malais. Nous nous
y résignâmes en faisant feu sans relâche avec nos
plus grands canons. Des symptômes d’incendie
se manifestèrent ; bientôt une fumée opaque
s’éleva lentement, et quelques explosions de
poudre se firent entendre. Enfin, la fumée s’éleva

313
plus noire et plus épaisse ; les sauvages parurent,
se traînant à plat ventre sur le pont. Nous avions
jeté leurs canons dans la mer, et par conséquent
ils étaient sans défense. Des rayons de feu
s’échappèrent des écoutilles et des embrasures, et
quand les balles percèrent le Malais, les Arabes
s’écrièrent : « Nous voyons de la poudre d’or, des
perles, des rubis, qui tombent dans la mer. » Je ne
pouvais ni en dire autant, ni sentir l’eau de rose
qu’ils prétendaient voir couler comme une
fontaine des dalots. Je ne voyais que les flammes,
l’épaisse fumée et les pauvres diables fourmillant
sur le pont ou se jetant dans les vagues.
Dès que nous eûmes cessé notre canonnade,
nous nous éloignâmes à quelque distance du
Malais, dont nos regards suivaient anxieusement
l’agonie. Après une explosion qui vibra dans
l’air, semblable à un violent coup de tonnerre,
nous ne vîmes qu’un nuage noir étendu sur la
surface de l’eau, et comme un drap mortuaire
obscurcissant le ciel. La place occupée quelques
instants auparavant par le pirate ne pouvait être
distinguée que par un bouillonnement de la mer,
pareil au confluent des marées. D’énormes

314
fragments du vaisseau voguaient çà et là, des
mâts, des cordages, de temps à autre une tête
d’homme surnageait à la surface, hurlant d’une
voix faible son dernier cri de guerre. La carène du
vaisseau était enfoncée la poupe la première, et sa
tombe se remplit bientôt.
La secousse de l’explosion avait été si grande,
que le vent s’était calmé, et que la carène du grab
tremblait comme si elle avait peur. Le nuage noir
disparut et passa doucement le long de la surface
de l’eau, puis il monta et resta suspendu dans les
airs, concentré en une masse épaisse. Je le
regardais fixement, car il me semblait que le
pirate était métamorphosé et non détruit, il me
semblait que son équipage de démons peuplait
l’immensité des airs.
– Nous venons d’assister à un terrible, à un
pénible spectacle, me dit de Ruyter, mais ils
méritaient leur destinée. Allons, donnons de
l’ouvrage à nos hommes, faites hausser les
bateaux et mettons toutes voiles dehors pour
notre propre course.
Deux jours après cet événement, un de nos

315
Arabes mourut de ses blessures, et ses camarades
l’ensevelirent dans la mer, en présidant à cette
cérémonie par des formes graves et mystiques.
Le corps du trépassé fut soigneusement lavé ;
sa bouche, ses narines, ses oreilles et ses yeux
remplis de coton saturé de camphre, avec lequel
son corps avait été également imbibé.
Les articulations de ses jambes et celles de ses
bras furent brisées et resserrées les unes contre
les autres, à la façon des momies égyptiennes ;
puis, avec un boulet de douze livres attaché aux
extrémités, ce cadavre mutilé fut jeté dans
l’Océan.
Je demandai aux Arabes pour quelles raisons
ils avaient cassé les jointures du mort.
Leur réponse fut que c’était pour l’empêcher
de suivre le vaisseau ; « car, ajoutèrent-ils, si
nous avions négligé ce devoir sacré, le corps
flotterait sur les eaux, et l’esprit du mort nous
poursuivrait éternellement. »
Heureusement pour nous, les Malais n’avaient
pas empoisonné leurs lances, car nos hommes se

316
rétablirent bientôt, à l’exception du pauvre
garçon suédois, dont la blessure était tellement
grave, que si de Ruyter n’avait pas possédé
quelques notions médicales, nous aurions eu à
déplorer sa perte.
De Ruyter l’installa dans sa propre cabine, et
nous le soignâmes avec toute l’attention possible,
cherchant à éviter pour lui une horrible opération
que le chirurgien du grab démontrait comme
indispensable.
Van Scolpvelt, notre Esculape, avait été
engagé à bord d’un east Judiaman hollandais,
dans lequel il avait été employé comme aide-
chirurgien ; il y vieillit, espérant voir arriver le
jour où il lui serait possible d’exercer ses grandes
capacités de découpeur de chair. Mais rien n’était
capable de remuer le courage boueux de ces
bourgeois hollandais, dont l’antipathie contre la
poudre était aussi forte que celle des quakers ; de
sorte que Van Scolpvelt s’attrista de manquer
d’exercice et que les instruments de son métier se
rouillèrent dans leurs boîtes. Tout le travail qu’il
avait à faire à bord de l’east Judiaman consistait

317
en celui de donner un enseto catharticus, un
enoma ou simple déjection aux Hollandais
ventrus, lorsque leur gloutonnerie avait dérangé
les fonctions gastriques.

318
XXX

Van Scolpvelt trouvait sa dignité et surtout


celle de sa chère profession odieusement
compromise par cette dégradante application de
la science. Il accepta donc avec joie la
proposition que lui fit de Ruyter de monter à son
bord et de l’accompagner dans ses voyages.
– De Ruyter, disait le docteur, est un homme
sensé, et généralement il me trouve assez
d’ouvrage : cependant il a un défaut de caractère
qui est inexplicable dans la nature d’un homme si
libéral et si humain, ce défaut est celui
d’approuver tous les païens préjugés de son
barbare équipage, qui s’oppose toujours à
l’amputation.
– Sur ce point, continua le docteur en
s’adressant à moi, les Anglais sont les êtres les
plus éclairés du monde. Votre gouvernement
donne un prix pour tous les membres enlevés au

319
tronc paternel : non seulement l’opérateur est
récompensé, mais encore la personne sur laquelle
il opère, et souvent cette personne gagne
davantage à être estropiée qu’à continuer les
labeurs d’une vie de fatigues. Ainsi, moi, moi
Van Scolpvelt, continua le docteur en s’animant,
j’ai vu couper la jambe droite à un homme sur
une frégate anglaise, et c’est bien la plus
magnifique opération que j’aie jamais vue de ma
vie. L’homme était tombé du mât, de sorte que
l’os du genou était passé au travers des
téguments.
Le lendemain, le blessé reprit ses facultés, et
nous commençâmes à travailler sur lui.
Si vous aviez été là, monsieur, votre cœur se
serait réjoui.
C’était un glorieux sujet, et personne ne
pouvait assister à l’opération sans plaisir et sans
étonnement.
L’homme ne jeta pas un cri, ne fit pas une
grimace, ne dit pas un mot. À la fin de
l’opération, il tourna flegmatiquement sa chique
dans sa bouche et demanda un verre de grog. S’il

320
n’y avait eu qu’une bouteille d’eau-de-vie dans le
monde, il l’aurait eue, le courageux marin. Je
l’adorais !
Les Anglais sont de braves gens ; ils ne
sentent pas plus le mal que ce morceau de bois
que le charpentier est en train de couper. Les
patients doivent être tous comme cela.
Maintenant, monsieur, parlons de ce garçon
qui est dans la cabine du capitaine. Si on voulait,
je lui ôterais la jambe sans lui rien dire, et demain
nous lui demanderions comment il se porte, s’il
survit toutefois !
Eh bien ! ce cas existant, il serait envoyé à
l’hôpital pour le reste de sa vie : s’il meurt, rien
de plus. En le soignant, pour le guérir sans
fracturer sa jambe, il me faudra trois ou quatre
mois : pendant ce temps, il mangera, il boira, et
cela sans faire aucun ouvrage. De Ruyter ne
pense nullement à l’inutilité de cette dépense ;
persuadez-le de me laisser agir, j’ôterais la jambe
au blessé avec si peu de douleur pour lui et avec
tant de plaisir pour moi !
J’arrêtai brusquement les cajolantes

321
lamentations du docteur en lui disant d’un air
glacial :
– Si ma jambe n’était soutenue à mon corps
que par un morceau de peau, et si un chirurgien
essayait de me la couper, je le poignarderais avec
ses propres instruments.
Le docteur me regarda d’un air surpris et
méprisant, puis il mit sous son bras sa boîte
d’instruments, avec laquelle il avait fait son
discours, et se sauva en faisant autant de bruit
qu’en fait la nageoire d’un requin, nageoire à
laquelle ses pieds plats ressemblaient beaucoup.
De Ruyter appela le docteur, et, tandis qu’il se
rendait aux ordres de son chef, je m’amusai à
jeter un coup d’œil sur sa figure extraordinaire. Il
avait le corps petit, sec, sans sève, et, comme il
s’était déshabillé dans l’espoir de faire cette
opération, il me fut permis de le comparer à une
énorme chenille au poil roussâtre.
La maigre figure de ce laid personnage était
froncée comme celle d’un mandarin chinois, son
crâne chauve entouré de longs cheveux d’un gris
rougeâtre ; les poils qui auraient dû former des

322
sourcils, des cils et de la barbe, avaient déserté
leurs postes respectifs et étaient pointillés çà et là
sur ses maigres joues et sur son cou, pareil par sa
longueur à celui du héron. Quatre ou cinq
défenses irrégulières et incrustées de jaune
s’élançaient de sa mâchoire comme de celle d’un
sanglier, et sa large bouche aux lèvres poisseuses
achevait de compléter sa ressemblance avec un
john dory (poisson). Ses yeux, petits et enfoncés,
avaient pris leur couleur dans un mélange du
rouge clair, du vert et du jaune.
Cependant, malgré l’amour immodéré que le
docteur avait pour l’exercice de sa vocation,
malgré son absurde et risible extérieur, il ne
manquait pas d’une certaine habileté, et il était
fort enthousiaste et fort instruit dans les mystères
de sa profession. Quand il n’était pas activement
occupé des soins à donner à ses malades, il lisait
avec beaucoup d’attention de vieux manuscrits
annotés sur toutes les pages par sa propre main, et
ornés d’effrayantes opérations coloriées avec une
férocité de conception inouïe.
Le costume ordinaire du docteur était composé

323
de divers articles qu’il avait ramassés dans le
quartier des malades, ou arrachés aux cadavres
des sauvages. Quant à son âge précis, il était
impossible de s’en former une idée, car il avait
l’air d’une momie égyptienne ressuscitée.
Quand le docteur revint vers moi – après avoir
causé avec de Ruyter – il ouvrit la main en faisant
d’affreuses contorsions, comme s’il eût cherché à
saisir une victime de son fanatisme ; il était très
fier de cette main longue, crochue, étroite et
osseuse comme la serre d’un oiseau de proie. De
plus, elle était si maigre, qu’un soir, en
rencontrant le docteur avec une chandelle cachée
entre ses doigts réunis, je crus qu’il tenait une
lanterne, et je voulus la lui emprunter. Van
Scolpvelt trouvait sa main admirable de forme, et
surtout précieuse pour son utilité, car, ainsi qu’il
le disait, « n’importe à quelle profondeur va une
balle, je puis la suivre », et il avançait un affreux
doigt, orné d’une antique bague en escarboucle
montée en argent.
Je descendis avec le docteur à l’infirmerie
pour voir les blessés, et sans mots de

324
commisération ni d’encouragement pour les uns
et les autres, il se mit à l’ouvrage, maniant sa
sonde avec la même indifférence que mettrait un
homme à bourrer sa pipe.
Quand le chirurgien eut sondé, coupé ou
touché ceux qui n’étaient que légèrement blessés
par les lances ou par les coups de mousquet, de
Ruyter lui fit regarder l’égratignure que j’avais à
la poitrine. Il l’examina attentivement, et narra
aux spectateurs la physiologie de cette partie du
corps, harangue sur l’action et sur l’effet que
produit le poison indien. Il s’étendit avec
complaisance sur la subtilité avec laquelle il
s’infuse par absorption dans le corps, et surtout
par le moyen de la circulation du sang par le
système nerveux.
– Pour vous dire toute la vérité, reprit le
passionné docteur en admiration devant lui-
même, ce poison, après avoir empoisonné,
paralysé et miné son chemin à travers la cosse et
la coquille, commence à manger l’amande ;
ensuite il arrive aux extrémités, qu’il détruit, puis
il assemble et concentre ses forces jusqu’à ce que

325
le venin touche le cœur. Quand le malade est saisi
de convulsions, le poison a atteint son but, car il
tue dans sa dernière étreinte.
Telle était la joyeuse chanson que le médecin
hollandais chantait à mes oreilles pendant qu’il
faisait rougir un fer qu’il appliqua sur ma poitrine
d’un air plein de sensualité.
Si cette opération mit un obstacle à l’agréable
voyage du poison dans mon corps, elle changea
une légère blessure en une horrible plaie qui me
fit longtemps souffrir.
Quand Van Scolpvelt examina pour la seconde
fois la blessure vraiment dangereuse du pauvre
matelot suédois, il se replongea à plaisir dans une
description des muscles et des nerfs déchirés du
cou-de-pied.
– La gangrène et la mortification des chairs
sont, dit-il, les moindres choses qui suivront cet
affreux coup, et si le pied n’est pas amputé de
suite au-dessus de la cheville, dans vingt-quatre
heures je serai obligé de couper la jambe entière
jusqu’à la hanche, mais avec peu de probabilité
de lui conserver la vie, car généralement le

326
malade meurt pendant l’opération.
Le pauvre blessé cria, supplia le docteur, et
s’adressa à moi ; je fis appeler de Ruyter, qui
défendit énergiquement l’opération.
Pour se dédommager un peu, le chirurgien
donna l’ordre de maintenir le malade immobile,
puis il se mit à travailler sur lui avec autant de
satisfaction et d’adresse qu’un Indien en met à
scalper son ennemi. Heureusement, le pauvre
garçon devint insensible à cette horrible torture ;
le docteur le regarda d’un air surpris, et dit en
riant :
– Pourquoi a-t-il crié, pourquoi s’est-il
évanoui comme une jeune fille ? En vérité, je lui
gratte seulement l’os.
– Docteur, dit de Ruyter, vous ressemblez à
une vieille cuisinière qui, mettant un jour dans un
pâté brûlant des anguilles vivantes, leur frappait
sur la tête en leur criant : « Restez donc
tranquilles, folles que vous êtes ! »
Quand le Suédois reprit ses sens, de Ruyter lui
donna un verre d’eau-de-vie et ne laissa plus le

327
docteur tourmenter le malade, il en prit soin lui-
même.
En dépit des prédictions de Van Scolpvelt,
mon protégé recouvra la santé et l’usage de sa
jambe. J’ai parlé assez longuement de ce garçon,
parce que j’aurai à raconter dans la suite de cette
histoire sa mélancolique et triste destinée.

328
XXXI

Nous n’avancions que très lentement vers le


but de notre voyage, car nous étions fréquemment
forcés de mettre le vaisseau en panne ; malgré ces
contretemps, dont s’impatientait de Ruyter, je
passai les longues heures du jour d’une manière
fort agréable, car nous avions à bord une foule
d’amusements. La douceur de la température,
jointe à la sobriété de nos natifs, rendait le grab
plus facile à gouverner que ne le sont
généralement les vaisseaux équipés d’Européens.
Ceux que nous avions à bord avaient été choisis
avec un grand soin, et ils avaient tous des
situations responsables sur le vaisseau. De Ruyter
n’était pas seulement un hardi et excellent
commandant, mais encore un admirable
compagnon, de sorte qu’il m’était impossible de
trouver une cause pour me plaindre de ma
situation.

329
Après avoir quitté les îles Laquedives, nous
nous arrêtâmes à Diego-Rayes pour y prendre du
bois et de l’eau, et après avoir passé les îles des
Frères, nous dirigeâmes notre course vers le sud.
À quelques jours de là nous nous trouvions entre
le grand banc de Galapagos et les îles de Saint-
Brandan.
Un matin, l’homme stationné sur le mât cria :
– Deux voiles étrangères à l’ouest ! elles sont
dans notre chemin.
Une rafale de brouillard et de pluie nous
surprit, et pendant quelque temps nous perdîmes
de vue les voiles étrangères. Quand la rafale fut
passée, elles devinrent encore visibles. J’appelai
de Ruyter.
– J’aperçois deux frégates, lui dis-je, et je les
crois françaises, du port de Saint-Louis, dans l’île
Maurice.
– Elles peuvent l’être, dit-il, mais j’en doute ;
donnez-moi le télescope. Trop élevées hors de
l’eau, murmura de Ruyter, voiles trop sombres,
carène trop courte, et les vergues ne sont pas

330
assez carrées pour être françaises ; non, ce ne
sont pas des Français. Lâchez les voiles, revirez
le vaisseau près du vent.
En voyant exécuter cet ordre, le premier
vaisseau étranger revira aussi pendant que l’autre
continuait sa course. Nous ne faisions tous que
tourner contre le vent, qui était très léger. La
première frégate manœuvrait remarquablement
bien, et laissait sa compagne en arrière. Mais
cependant sa vitesse n’était pas comparable à la
nôtre. Toutes nos craintes étaient de voir tomber
le vent, ou de perdre la frégate de vue, ce qui
arriva après le coucher du soleil. Pendant la nuit,
nous fûmes sur le qui-vive, et de Ruyter ne
permit pas de lumière, dans l’appréhension que le
grab fût aperçu par les frégates.
Nos ponts étaient arrangés pour l’action, les
canons apprêtés, et les petites armes furent
montées et disposées en faisceaux, non dans la
vaine espérance de pouvoir attaquer la frégate,
mais dans celle de prévenir les tentatives qu’elle
pourrait faire si elle essayait de nous aborder avec
les bateaux.

331
Au milieu de la nuit une légère brise s’éleva
du canal de Galapagos, et nous fîmes une longue
course vers l’est ; puis le vent changea, et la nuit
devint tout à fait obscure.
Les frégates ne montraient aucune lumière, et
rien ne pouvait nous révéler la position qu’elles
avaient prise.
Notre désir était de gagner le groupe d’îles des
Frères, et de nous y cacher pour éviter leur
rencontre ; car, selon toute probabilité, elles
devraient tenir position entre nous et le port, dans
la direction duquel nous naviguions quand elles
nous avaient aperçus.
Le vent était si bas que le grab se mouvait à
peine, et la nuit si obscure que nos télescopes ne
pouvaient servir.
Nous attendîmes donc le jour avec une
horrible anxiété.
Enfin les sombres nuages de l’est
commencèrent à disparaître et à changer leur
couleur, qui devint pourpre et frangée d’une
teinte orange ; le cercle de l’horizon s’élargit, et

332
chaque figure s’éclaircissait en considérant le
lever de l’aurore. De Ruyter était debout sur un
canon, regardant évaporer une épaisse masse
d’obscurs nuages sur le côté opposé au vent,
quand tout à coup il cria :
– La voici !
Je suivis la direction des yeux de de Ruyter, et
je vis une des frégates sortir comme une île de la
vapeur dont elle était enveloppée. Elle nous vit,
car elle vira dans notre sillage et chargea toutes
les petites voiles qu’elle avait. Elle était à peu
près à neuf ou dix milles derrière nous ; sa
compagne se trouvait encore en arrière et à une
très grande distance. Nous mettions tous nos
soins à arranger le grab, et nous déployâmes
toutes les voiles qu’il avait, puis les vieux effets
furent jetés à la mer.
Après avoir examiné la frégate pendant
quelques instants, de Ruyter nous dit :
– Par le ciel ! elle navigue bien ; je crois
qu’elle marche aussi vite que nous, et sa rapidité
m’étonne d’autant plus que je ne connais pas de
vaisseau qui puisse égaler le grab en légèreté. Ce

333
doit être une frégate nouvelle et récemment
arrivée d’Europe. D’ailleurs, avec cette assiette,
le grab n’est pas lui-même. Je n’aime pas
l’apparence du temps ; quand le soleil se lèvera,
nous n’aurons plus d’air. Il faut donc tout
préparer pour ce changement.
Deux heures après, l’eau devint calme. Le
soleil sortit du sein des flots comme un globe de
feu ; il avait l’air terrible, et on ne pouvait
qu’avec peine supporter ses rayons, car ils
brûlaient jusqu’à la cervelle. J’étais à chaque
instant obligé de fermer les yeux ; son éblouissant
éclat me privait de la vue.
Malgré l’étouffante chaleur qui embrasait
l’air, la frégate osa envoyer ses bateaux à notre
poursuite ; et, en admirant la hardiesse de cette
chasse dangereuse, de Ruyter s’écria :
– Ces garçons travaillent inutilement ; à midi,
nous aurons un vent de mer, ils seront obligés de
se rappeler qu’ils perdent du temps.
Comme l’avait prédit notre commandant, vers
midi, des bouffées de vent commencèrent à agiter
légèrement la surface de la mer ; puis un faible

334
courant d’air souleva la girouette ornée de
plumes. Nous étendîmes nos mains vers le ciel,
comme pour retenir le vent. Les légères voiles de
coton du haut le sentirent les premières, et, au
lieu de s’attacher au mât comme si elles y avaient
été collées, elles se gonflèrent et prirent leur
forme arquée.
– On croirait, dis-je à de Ruyter, que vous
avez une communication avec les éléments.
– C’est vrai, me répondit-il, toute ma vie je les
ai étudiés ; mais l’existence d’un homme est trop
courte, elle ne lui permet pas d’en pénétrer les
mystères. Les éléments sont un livre sur lequel un
marin doit toujours avoir les yeux attachés, car il
est continuellement ouvert devant lui. Ceux qui
ne se livrent pas à cette constante étude ne
doivent pas accepter la responsabilité de
l’existence des hommes qui se confient à eux.
Nous vîmes la frégate hausser son signal de
rappel pour ses bateaux, et donner l’ordre, par
signe télégraphique, à sa compagne de se mettre
en panne à quelque distance de nous, pour nous
intercepter le chemin, si, pendant la nuit, nous

335
tentions de gagner l’île de France. De Ruyter
avait une copie des signaux de l’amirauté et de
ceux des vaisseaux de guerre. Cette copie lui fut
extrêmement utile en plusieurs occasions. Nous
continuâmes à avancer vers l’île la plus proche de
nous ; le vent augmenta de force, et nous fûmes
forcés de carguer nos petites voiles. De Ruyter
s’impatientait de voir que le grab ne devançait
pas la frégate, comme il l’avait toujours fait
lorsqu’il était poursuivi par un vaisseau hostile.
– Il est embarrassé dans ses mouvements !
s’écria de Ruyter.
Et, pour alléger le grab, les étais du mât furent
relâchés, le bateau de la poupe retranché, et les
ancres qui pressaient sur l’avant du vaisseau
furent mises plus en arrière ; puis de Ruyter
donna l’ordre aux hommes de venir sur l’avant du
vaisseau, chacun avec une balle de dix-huit livres
dans les mains ; ensuite il les transporta de place
en place ; mais, malgré tout cela, nous avancions
avec une très grande peine.
– Le cuivre du grab a été gâté, dit de Ruyter,
par la maudite vase de Bombay.

336
– Oui, répondis-je, et la frégate est un vrai
clipper (vaisseau rapide).
Le soleil se coucha dans un nuage de sang, la
brise fraîchit, et, vers onze heures du soir, étant
rapprochés de la terre, de Ruyter se détermina à
gagner le côté de l’île opposé au vent et d’y jeter
l’ancre. Nous le fîmes, espérant que la frégate
continuerait sa course vers le vent et qu’elle nous
perdrait de vue. Cependant nous restâmes toute la
nuit sur le qui-vive, et ceux qui dormaient avaient
leurs armes toutes prêtes.

337
XXXII

Le docteur avait, pour respirer l’odeur du


sang, un nez aussi subtil que celui du tigre ; aussi,
après avoir fait une plate-forme de caillebotis
dans le fond de la cale pour ses blessés futurs, il
passa sa tête hors de l’écoutille pour demander à
quel heureux moment le massacre commencerait,
et il sollicita de deux garçons la promesse de lui
servir d’aides.
Dès que la nuit eut obscurci le ciel, Van
Scolpvelt se hasarda sur le pont en tirant derrière
lui un bandage aussi long qu’un câble, qu’il
roulait adroitement autour de ses doigts.
– Mon cher garçon, me dit le docteur, il est
temps que je vous instruise. Asseyez-vous pour
une minute sur ce canon, je vais vous montrer
comment il faut s’y prendre pour appliquer un
tourniquet.
En disant ces amusantes paroles, Van

338
Scolpvelt en tira un de son ceinturon.
– Vous êtes absurde, docteur, laissez-moi
tranquille, j’ai bien autre chose à faire qu’à
perdre mon temps à vous écouter.
– Ah ! vous êtes jeune et entêté. Tous les
hommes doivent savoir comment on applique un
tourniquet, car si ce n’est pas fait avec
promptitude, je perds mon patient et le blessé
meurt.
Appelé à l’arrière par le rais, je quittai le
docteur, qui se dirigea vers de Ruyter en le
suppliant de se laisser enseigner comment il
fallait mettre les doubles bandages et les
bandages en travers. De Ruyter accueillit avec
brusquerie la prière du docteur, qui descendit en
murmurant :
– Le manque de sommeil crée la fièvre, la
fièvre enfante le délire, et le délire amène la folie.
Quelques instants après, Van Scolpvelt fit une
seconde apparition sur le tillac, une bouteille et
un verre à la main. Il supplia de Ruyter, il
m’engagea, il invita l’équipage à prendre un verre

339
de son eau, en disant :
– C’est un breuvage rafraîchissant ; il calme la
chaleur du corps, il est même plus doux dans ses
effets et plus utile que le sommeil.
De Ruyter, qui voulait réparer l’emportement
de sa rebuffade, prit un verre de cette eau, en
nous assurant que nous pouvions sans danger
satisfaire la fantaisie du docteur, parce que son
breuvage n’était que de l’acide nitrique et de la
soude.
En voyant de Ruyter si docile à suivre ses
conseils, Van Scolpvelt tira de nouveau de sa
poche quelques brasses de bandages ; mais, à la
vue de l’énorme ruban qui se déroulait entre les
mains frémissantes du chirurgien, de Ruyter se
sauva en criant.
Alors le docteur s’attaqua à moi, mais je pris
la fuite. À défaut d’auditeurs et de
commentateurs sérieux, il se rejeta sur
l’équipage ; mais celui-ci repoussa
insensiblement tous les efforts de cette verbeuse
éloquence, qui tendaient à lui faire ingurgiter la
précieuse composition.

340
Désespéré de l’insuccès de ses tentatives, le
docteur absorba furieusement un grand verre de
son eau, et il aurait infailliblement vidé la
bouteille, s’il n’avait songé que, se trouvant sans
moyens de défense, les malades lui en
épargneraient la peine ; en conséquence, il se
précipita à travers les écoutilles dans la salle de
ses triomphes.
J’attendais le jour avec anxiété, car j’étais
harassé de fatigue. Habitués à de pareilles scènes,
les vieux marins dormaient profondément,
couchés à leur poste, tandis que de Ruyter
marchait sur le pont avec un télescope de nuit
dans les mains.
À la première et soudaine lueur du jour, nous
fûmes très étonnés de voir la frégate amarrée à
trois milles de nous. Elle était stationnée près de
la terre, et sa carène nous était cachée par de
hauts rochers qui s’avançaient dans la mer. Ces
rochers nous avaient empêchés de la voir pendant
la nuit.
Les yeux vifs et perçants de de Ruyter
découvrirent la frégate avant que celle-ci nous eût

341
aperçus.
Notre câble fut vivement coupé, et le grab mit
à la voile avec la rapidité de l’éclair.
La frégate nous suivit bientôt ; mais elle avait
à naviguer autour d’un sombre rocher de corail,
qui était semblable à un énorme crocodile.
Les sinuosités qu’elle eut à suivre, en
ralentissant sa marche, nous permirent d’avancer
considérablement.
Nous allégeâmes de nouveau le grab, en jetant
à la mer toutes les inutilités et du lest ; mais,
craignant d’être obligé de mettre en panne, de
Ruyter disposa sérieusement les préparatifs du
combat.
La brise était tombée, et à dix heures la frégate
se trouvait à quatre milles de nous et commençait
à préparer ses bateaux. Aidés par un peu de vent,
et avec une peine infinie, nous réussîmes à
continuer notre course. En voyant notre fuite, la
frégate envoya sept bateaux à notre poursuite.
– Il n’y a pas d’espérance de vent jusqu’à ce
soir, dit de Ruyter, et des efforts surhumains

342
n’empêcheraient pas les bateaux de la frégate de
gagner sur nous d’ici à trois ou quatre heures.
Après un instant de silence pensif, le beau
front de de Ruyter devint sombre, et son regard
ferme et sans peur parut attristé.
– Trelawnay, me dit-il en m’attirant à lui,
voyez-vous là-bas ce rocher, celui qui s’avance
hardiment dans la mer ? il est blanchi par le soleil
et possède des cavernes creusées par le temps. Il
n’y a point de végétation dans les fentes de son
granit, non plus que dans son entourage ; il reste
là comme une sentinelle surveillante de l’île.
Vous remarquerez par la couleur et par la
tranquillité de l’eau qu’elle est très profonde de
ce côté, et vous voyez une longue ligne
semblable à un banc de poissons, s’étendant aux
alentours en forme de croissant : c’est un sillon
de corail blanc dont l’île abonde.
Maintenant, voici le but de ma description : je
désire que le grab tourne le roc, mais vous vous
en tiendrez à une certaine distance pour éviter le
cap. Placez des hommes à la barre et à l’avant
pour veiller aux écueils. Là, nous trouverons une

343
petite place sablonneuse abritée contre les vents
alizés qui soufflent à cette époque, et tout y est si
bien protégé par les bancs, les rocs et les
courants, que personne ne voudrait en approcher,
à moins d’en connaître parfaitement les
difficultés ; car si le moindre vent chasse le
vaisseau, ou si les vagues sont gonflées par la
brise, tout est en commotion et fort dangereux
même pour un léger bateau, car le corail coupe
comme l’acier. Par un vent même modéré, le plus
hardi navigateur n’ose pas s’aventurer à quelques
lieues du rivage ; les fortes lames qui s’élèvent
entre cette île et le grand banc de Baragas sont
très redoutables.
Les montagnes de vagues sont brisées –
comme des armées régulières par des guérillas –
par ces rochers sans nombre dont vous voyez les
sommets se réfléchir dans les eaux ; alors la mer,
retenue mais non arrêtée, couvre la moitié de l’île
d’écume et de débris ; de l’autre côté, rien ne
s’oppose à la course de la mer, et le mugissement
de ses vagues étouffe, dans un sourd roulement,
le bruit du plus violent tonnerre. Dans la brèche
qui conduit au rocher, brèche qui ne semble pas

344
plus grande qu’un nid d’albatros, nous placerons
le grab en travers pour donner le combat à ces
hommes qui se battent par amour avec autant de
férocité que les autres le font guidés par la haine.
Avec mes hommes, je pourrais vraiment les
rencontrer sur un meilleur terrain, et sans en
craindre le résultat.
Mais les jours de la chevalerie sont passés ; la
ruse, la fourberie et la finesse constituent
aujourd’hui l’art de la guerre. Je désire épargner
l’effusion du sang, mais il faut que je défende le
grab, et je le défendrai à tout hasard, même si la
frégate venait côte à côte de nous. Les sauvages
malais nous ont appris que la mort était
préférable aux prisons. Si tous les hommes
pensaient ainsi, il n’en existerait pas. Qu’en dites-
vous, mon garçon ?
– J’adore les combats, et je déteste l’air
impur !
– Mais ils sont...
– J’en suis fâché ; les dogues, vous le savez, se
battent contre leurs propres parents, et je ne suis
pas un métis : je montrerai ma race.

345
De Ruyter sourit, et je le quittai pour aller
encourager les hommes, placer les sentinelles et
donner des ordres au timonier.

346
XXXIII

Suivant le plan tracé par de Ruyter, à deux


heures de l’après-midi, nous tournions autour du
roc. La frégate était en panne au nord, à
l’extrémité de l’île. Ses bateaux gagnaient sur
nous rapidement. Quand nous fûmes encapalés
parmi les battures et renfermés par le rivage, nous
les perdîmes tous de vue, car ils étaient cachés à
nos yeux par la proximité du roc. Je fis ferler
toutes les voiles, et nous prîmes position à
l’entrée intérieure de la petite baie. Des
haussières furent suspendues à l’avant et à
l’arrière du grab, et, avec une peine inouïe, nous
réussîmes à les attacher au roc.
De Ruyter rassembla tous ses hommes ; il n’y
en avait que cinquante-quatre en état de porter les
armes, et parmi eux plusieurs étaient fort
ignorants dans l’art de s’en servir.
Tout était prêt, et un pénible silence régna sur

347
le pont pendant qu’on attendait les bateaux, qui
traversaient difficilement le cap.
Malgré mon insouciance habituelle et mon
ardeur pour les combats, je ressentais une
singulière émotion. Ne me trouvais-je pas ligué
avec des Maures au teint bruni contre mes
compatriotes aux cheveux blonds ?
Quand le premier bateau parut, nous
entendîmes leur cri d’encouragement, répété de
bateau en bateau jusqu’à ce qu’il s’éteignît dans
les murmures de l’Océan. Mon cœur battait
tumultueusement dans ma poitrine, et des gouttes
de sueur glacée tombaient de mon front.
Il régnait sur le grab un écrasant silence, et des
pensées peu agréables commençaient à s’emparer
de moi, lorsqu’elles furent chassées par la voix
expressive, claire et vibrante de de Ruyter, qui
s’avançait vers ses hommes le pas ferme et le
regard tranquille, leur disant :
– Allons, répondez par le cri de guerre arabe ;
il n’est point dans vos habitudes d’être silencieux.
Regardez si le premier des bateaux est à la portée
des canons.

348
Je fis feu.
– Ce canon, dit de Ruyter, est trop élevé. Je
vais essayer celui-ci ; apportez une mèche. Oui,
c’est cela.
Le boulet partit en ligne droite, frappa l’eau,
bondissant comme une balle de crosse (jeu
anglais), et passa au-dessus du premier bateau.
J’ai oublié de dire qu’en tirant le premier coup
nous avions hissé les couleurs françaises, et que
chaque bateau de la frégate avait l’union jack1.
Quand les bateaux furent tous réunis, nous
vîmes qu’ils tenaient conseil. À la fin d’une
courte séance, ils se divisèrent en deux parties et
avancèrent le long du cap ; peu effrayés de notre
défense, ils répondaient à chaque coup de canon
par ce cri : « Courage ! » en hâtant leur course
vers nous.
– Regardez, de Ruyter, dis-je à mon ami peut-
être avec un peu d’exaltation ; regardez quel
courage héroïque ! Un des bateaux, atteint par un
boulet, coule à fond, et les autres ne s’arrêtent
1
Drapeau des marins anglais.

349
même pas pour ramasser les hommes ! Ils
étouffent leurs souffrances et le désespoir de
leurs pertes sous des acclamations aussi joyeuses
que s’ils se réjouissaient au milieu d’un festin.
De Ruyter me répondit froidement :
– Butin, promotion, habitude font beaucoup.
Maintenant donnons-leur une volée de balles : il
faut que nous estropiions les chefs.
J’étais placé à l’avant du vaisseau, et presque
tous les Européens étaient placés sous mon
autorité. Après m’avoir donné les derniers ordres,
de Ruyter se mit à l’arrière, entouré de ses
Arabes, sur lesquels il avait une grande influence.
Un autre bateau chavira, et les pertes des
Anglais devenaient évidemment si effrayantes,
que nous les entendions s’appeler audacieux ! Ils
l’étaient certainement, et nous les vîmes délibérer
avec attention sur la manière qu’il fallait
employer pour avancer avec plus de vitesse ;
quant à reculer, ce mot n’était pas connu parmi
des hommes que le succès avait rendus
présomptueux.

350
Le plus lourd de leurs bateaux avait une
caronade de dix-huit livres ; il était rempli de
matelots, et il s’avança à l’attaque avec sa barge.
J’entendis l’ordre de give way, my luds !
(avançons, mes garçons !) et, protégés par un feu
bien nourri qui porta quelques dommages sur
notre bord, ils s’approchèrent rapidement. Nos
ennemis avaient supporté une fatigue énorme, et
l’atmosphère était chargée d’un air aussi brûlant
que celui qui sort de la bouche d’un fourneau. Il
était évident qu’ils ne s’étaient attendus ni à une
aussi chaleureuse réception ni à un combat aussi
inégal. Le désespoir de leur bravoure
caractéristique semblait seul les exciter à
continuer.
Cinq bateaux de leur petite escadre vinrent
côte à côte de nous, et nous fûmes forcés de
repousser leurs attaques à l’aide de nos lances et
de nos petites armes. Cependant quelques-uns des
plus actifs grimpaient dans nos chaînes, et,
quoique toujours repoussés, ils renouvelaient
leurs tentatives pour gagner le bord. Pendant que
nous étions tous occupés à soutenir le feu de
l’avant, la barge passa à travers la proue ; une

351
brise et une légère houle tournèrent la proue du
grab vers la terre, et plusieurs Anglais se
précipitèrent sur le tillac. Cette action imprévue
captiva notre attention, et de petites bandes en
profitèrent pour aborder à l’arrière.
J’aperçus un lascar dont j’avais, quelques
minutes auparavant, tancé la poltronnerie, qui se
glissait vers l’écoutille. Toutes étaient fermées, à
l’exception de la principale, sous laquelle le
docteur devait recevoir les blessés, et de Ruyter,
qui se méfiait du courage des matelots de
Bombay, avait ordonné à Van Scolpvelt de ne
permettre à personne (à l’exception des blessés et
des porteurs de poudre) de descendre ou de
monter.
– Docteur, avait ajouté de Ruyter en riant,
coupez les jambes des lâches qui déserteront leur
quartier.
– N’ayez pas peur, capitaine, répondit Van
Scolpvelt en saccadant ses mots dans un
ricanement joyeux ; connaissant le mauvais
exemple de la poltronnerie et la rapidité avec
laquelle se répand une terreur panique, je ne

352
manquerai pas les petits hérons.
Je laissai au lascar le temps de gagner l’entrée
des écoutilles, et, au moment où il posait le pied
sur la première marche de l’escalier, je lui cassai
la tête d’un coup de mousquet, et il tomba
lourdement sur le dos de Van Scolpvelt, qui était
déjà en train de tenailler les jambes d’un
déserteur. Mais je ne pus répondre aux
acclamations de surprise que poussa notre
chirurgien, car je reçus en pleine poitrine un
affreux coup de couteau.
– Regardez sur la proue à tribord ! me cria de
Ruyter, qui, à la tête de ses Arabes, ravageait le
pont.
Nos adversaires se battaient avec un courage
téméraire ; les blessés se cramponnaient aux
cordages et combattaient vaillamment. Après les
avoir repoussés dans les bateaux ou jetés dans la
mer, nous les crûmes vaincus ; mais ils
s’efforcèrent encore de grimper sur le vaisseau.
Mes veines semblaient remplies d’une lave
brûlante ; je ressentis une surexcitation si vive
qu’elle me rendait presque fou, et, quoique

353
plusieurs parties de mon corps fussent coupées et
mutilées, je ne ressentais aucune douleur.
Deux bateaux ennemis coulèrent encore à
fond, et les Anglais qui se trouvaient à bord du
grab cessèrent bientôt d’opposer une inutile
résistance. J’en entendis un qui disait d’un ton
vivement peiné : – Que je sois damné si je baisse
pavillon devant un nègre, n’importe comment il
me traitera !
Pour mettre en repos sur ce point la
scrupuleuse délicatesse de ces hommes, je leur
dis avec bienveillance : – Allons, mes garçons,
rendez vos armes ; je vais vous faire donner une
chose qui vous est plus utile en ce moment-ci, un
morceau de porc salé et un bon verre de grog.
– Bien, dit un homme en se tournant vers ses
compagnons ; tout est fini, tout ; et quoique ce
jeune officier ne soit pas habillé, il parle comme
un chrétien.
Les Anglais qui étaient restés à l’avant du
vaisseau vinrent à moi, et me tendirent
silencieusement leurs armes.

354
Après l’action, de Ruyter me raconta
qu’aussitôt que Van Scolpvelt avait appris que
j’étais l’auteur de la mort du lascar, il était monté
sur le pont, et qu’au milieu des clameurs du
combat il avait crié d’une voix de stentor :
– Trelawnay a agi contrairement aux ordres ; il
m’a volé d’une manière inadmissible un excellent
patient, un patient dont j’avais guetté les allures,
et sur lequel je me proposais d’essayer un nouvel
instrument de mon invention.
– Et, ajouta de Ruyter, le docteur me
poursuivait dans tous les coins du vaisseau,
tenant à la main le fameux instrument, qu’il
nomme un hexagone, et cet hexagone coupe, dit-
il, les chairs sans causer la moindre douleur.
Quand de Ruyter fut parvenu à se débarrasser
de Van Scolpvelt, ce dernier, tout en regagnant
son poste, continua le cours de ses désolantes
plaintes.
– Quel mépris de la science ! s’écria le pauvre
docteur ; certainement Trelawnay complote pour
arriver à flétrir dans leur germe les plus belles
espérances de ma philanthropie. Ce magnifique

355
instrument restera peut-être inconnu, peut-être
incompris !
Cette dernière crainte bouleversa tellement
l’esprit du docteur, qu’oublieux de la défense
faite par de Ruyter, il reparut sur le pont,
cherchant du regard un blessé, un mourant ou un
mort. Le souhait du docteur se réalisa : un pauvre
matelot, frappé au cœur par une balle, alla tomber
sans vie à ses pieds. Van Scolpvelt fondit sur le
malheureux comme un faucon sur sa proie ; il le
saisit par les bras, donna au corps la forme d’un
Z, et, l’enlevant sur son épaule avec une force
miraculeuse, il se dirigea vers l’écoutille en
murmurant :
– Eh bien ! si je ne puis essayer ma scie sur un
patient vivant, je l’essayerai du moins sur un
sujet mort !

356
XXXIV

Nous avions ordonné à quelques-uns de nos


hommes de prendre possession des bateaux et de
la barge de l’ennemi, qui se trouvaient côte à côte
du grab, pendant que le cutter et un autre bateau
rempli d’officiers fuyaient en pleine mer. Mais
une poignée de matelots, guidés par un officier,
s’opposa à l’opération, revint à la charge, et tenta
de se frayer à l’arrière un passage jusqu’à de
Ruyter.
Soit qu’ils voulussent, d’un commun accord,
s’attaquer au commandant de notre sombre
équipage, soit que l’officier eût l’intention de se
mesurer avec mon ami, soit encore qu’il ne
voulût être désarmé que par un égal, toujours est-
il qu’il se fraya bravement un passage au travers
de la foule compacte des marins.
De Ruyter comprit le véritable désir de
l’officier, car il cria impérieusement :

357
– Retirez-vous, Arabes, laissez passer le chef,
mais seul !
Au lieu de rendre son épée, ainsi que je m’y
étais attendu, l’officier s’élança vers de Ruyter
avec l’impétuosité de la foudre. Sa taille,
vigoureusement élancée, égalait la souplesse de
celle de l’ennemi qu’il voulait combattre. La
résolution de l’officier parut sourire à de Ruyter,
car sa figure se dilata, et un éclair jaillit de ses
yeux expressifs et perçants.
De Ruyter tenait un pistolet dans la main
gauche, et sa main droite s’appuyait sur une
courte épée d’abordage. À plusieurs reprises, et
presque inutilement, il ordonna aux matelots de
s’éloigner de lui, les menaçant de ses armes s’ils
n’obéissaient pas. Enfin l’espace fut laissé libre,
et les deux champions se trouvèrent en présence.
L’arme de l’étranger, espèce de coutelas fait
d’un mauvais métal, plia comme un cerceau
quand il se frappa contre la garde de l’épée de de
Ruyter, qui se tenait seulement sur la défensive.
À ce moment critique, et croyant en danger la vie
de son capitaine, le cuisinier du grab, un noir de

358
Madagascar, s’arma de son couteau, et il allait le
plonger dans la poitrine de l’officier anglais,
lorsque de Ruyter, qui s’était aperçu du
mouvement, changea de position, lui cassa la tête
d’un coup de pistolet, et dit à l’étranger :
– Allons, lieutenant, vous avez agi en brave, et
il fait trop chaud pour nous donner des coups
d’épée. Vous oubliez que vous êtes sur le
vaisseau d’un ami. Allons, allons, jetez votre
arme !
En entendant les bienveillantes paroles de de
Ruyter, je m’élançai vivement vers l’officier, et
après un court examen de ses traits, je m’écriai
avec joie :
– Aston ! Comment, c’est vous, Aston ?
Aston jeta son épée et me regarda avec
surprise. Il pouvait à peine distinguer une figure
humaine au travers du voile de sang, de sueur et
de poudre qui me masquait le visage.
– Ah ! dit-il, je vous vois tous deux
maintenant : le bien connu de Ruyter, qui se
nommait autrefois de Witt, laborieux marchand

359
de Bombay, et... et vous !
Aston me considéra tristement, et reprit, après
m’avoir laissé comprendre par un muet reproche
combien il blâmait ma conduite :
– En luttant contre un équipage commandé par
deux pareils hommes, nous n’avions aucune
chance de succès ; il était ensuite impossible de
vous prendre dans une position si bien fortifiée ;
nous avons inutilement perdu les plus braves
garçons de notre vaisseau. Quelle sottise ou
quelle folie ! Je ne sais de quel terme qualifier
notre témérité ; mais elle vient de l’ignorance du
nom de l’ennemi que nous voulions combattre.
Quelques-uns des hommes appartenant à la
frégate essayaient encore de se sauver, et deux
bateaux partis pendant la confusion tentaient de
s’emparer d’un troisième dont nos Arabes avaient
pris possession ; de sorte qu’il y avait encore de
temps en temps des coups de canon et de pistolet.
Irrité de l’entêtement des vaincus, de Ruyter
s’avança vers Aston et lui dit d’un ton grave :
– Je vous en supplie, monsieur, parlez à vos
hommes. S’ils désirent profiter des usages de la

360
guerre, ils doivent abandonner des efforts inutiles
pour soutenir une opposition plus longue ; leur
lutte est une folie, plus encore, une déloyauté. Je
ne puis m’opposer, en face d’une attaque, à la
défense de mes gens ; mais, après avoir baissé
leur drapeau, vos hommes ne doivent ni fuir ni
essayer de reprendre leurs bateaux ; et, croyez-le
bien, lieutenant, le seul désir qui dicte mes
paroles est celui d’éviter l’effusion du sang.
Aston sauta sur le devant du navire, et ordonna
aux hommes qui se battaient dans la barge de
venir à bord du grab.
Quand cet ordre fut exécuté, Aston se tourna
vers de Ruyter et lui dit en souriant : – Permettez-
vous à ceux qui sont partis de profiter de leur
chance ?
– Certainement, répondit de Ruyter ; je n’ai
besoin ni de bateaux ni de prisonniers ; cependant
il faut que je remplisse le devoir qui m’oblige de
garder ceux que je possède, quoique je sois
excessivement contrarié de les avoir. Je n’ai
jamais de ma vie gagné une bataille aussi inutile,
et non seulement j’ai perdu mes meilleurs

361
hommes, mais encore les services momentanés
de ceux qui sont entre les mains du docteur.
– Un succès continuel, fit observer Aston en
contemplant avec tristesse les débris de sa petite
flotte, rend trop confiant, et en voici les résultats.
– Non, dit de Ruyter, c’est au contraire cette
confiance qui assure votre succès dans presque
tout ce que vous entreprenez. Toutes les nations
ont eu leur tour, et aussi longtemps qu’elles se
sont crues invulnérables, elles l’ont été. Quand
elles commencent à douter de leurs forces, elles
ne sont plus victorieuses. Il faut que ces races –
de Ruyter désigna un drapeau américain qui
couvrait une écoutille – prennent l’essor en haut,
c’est leur station... Mais, Trelawnay, conduisez
votre ami en bas, traitez-le en frère. Mon Dieu,
garçon, qu’avez-vous ? je ne vous croyais que
très légèrement blessé !
En prononçant ces paroles, de Ruyter s’élança
sur moi, et la promptitude de ce mouvement
amortit ma chute, car je tombai sans
connaissance.
Depuis quelques instants, Van Scolpvelt se

362
promenait sur le pont, examinant, additionnant,
récapitulant avec une indicible satisfaction la
riche moisson de patients que la bataille lui avait
faite. Malgré la joie qui remplissait le cœur du
bourreau Esculape, un froncement de sourcils très
prononcé accompagnait son regard lorsqu’il
rencontrait, dans les évolutions de sa promenade
fantastique, la figure bienveillante et douce d’un
médecin anglais qui avait suivi Aston sur le grab,
et auquel, par l’autorisation de de Ruyter,
devaient être confiés tous les blessés de sa nation,
beaucoup plus nombreux que les nôtres, et qui ne
prétendaient nullement aux soins de Van
Scolpvelt, bien au contraire, et il en eut
l’irrécusable preuve.
Occupé à chercher dans le groupe des malades
de son confrère un cas d’amputation, afin de
tenter une seconde épreuve de son nouvel
instrument, Van Scolpvelt fut interrompu dans
son ardente et silencieuse perquisition par la voix
d’un matelot qui disait avec l’accent d’une
frayeur jouée :
– Tom, mon ami, regarde ; voici un Indien, un

363
diable, un cannibale, il va enlever le paillasson de
nos têtes (c’est-à-dire nous scalper), nous hacher
en morceaux, et ensuite il nous servira sous le
nom de porc salé aux mauricauds qui seront assez
forts pour se mettre à table à l’heure du dîner.
– Que je sois damné, répondit l’homme appelé
Tom, si je n’oppose pas à la fourchette de ce
vieux Belzébuth la défense d’une bonne cuiller !
Et il ramassa une des cuillers à balles.
Offensé par ces séditieuses paroles,
l’opérateur vint pour se plaindre à de Ruyter au
moment où je perdais connaissance.
En me voyant tomber, Van Scolpvelt se frotta
les mains, se pencha vers moi, et dit en souriant
d’un air content de lui-même :
– Je savais bien qu’il succomberait. Lorsque je
l’ai vu blessé à la figure, je lui ai offert mes soins,
mais il les a refusés, il a ri, – ri ! Il ne rira plus
maintenant. Oui, en vérité, il se croit plus savant
que moi, plus savant que le docteur Van
Scolpvelt !... Je préférerais fumer ma meershaun
(pipe) dans le magasin à poudre que de prendre la

364
peine de le saigner, car il est aussi entêté, aussi
opiniâtre qu’une femme. Il a tué mon patient ;
n’aurait-il pas été plus simple, plus juste et
surtout plus utile de me laisser scier les jambes
du lascar ? Mais non, il aime à tuer, c’est la
passion de sa nature brutale, féroce, indomptable.
Enfin, il a reçu sa punition, car ceci est un
jugement de Dieu. Sans lui j’aurais eu un sujet,
un sujet magnifique.
Pendant ce monologue, qu’Aston me répéta, je
fus transporté dans ma cabine. Là, Van Scolpvelt
détacha ma ceinture, et en ôtant ma chemise
rougie par le sang, il trouva deux autres blessures,
l’une faite par une balle qui avait traversé le bras
gauche, l’autre par la crosse d’un mousquet.
– Jugement de Dieu, punition du ciel, reprit
Van Scolpvelt, pour le plus atroce des crimes,
celui de tromper son chirurgien. Il ne voulait pas
non plus apprendre comment on applique un
tourniquet, imprudent et déraisonnable jeune
homme ! Je ne doute pas, on ne doit pas douter
qu’il aimerait mieux perdre la vie que l’opiniâtre
entêtement de son caractère ; rien ne l’émeut, rien

365
ne l’arrête, rien ! Il m’a triché, volé, frustré d’un
patient !
Ici, Van Scolpvelt coupait les chairs meurtries
et fourrait de l’étoupe dans la blessure.
À un vif tressaillement de douleur qui me fit
reprendre mes sens, Van Scolpvelt s’écria d’un
ton surpris :
– Ah ! ah ! il n’aime pas cela ; je croyais
pourtant qu’il n’avait pas la moindre sensibilité.
Sur ces paroles, le docteur me quitta en me
confiant à la garde d’Aston.

366
XXXV

Lorsque j’eus entièrement repris connaissance,


je vis Aston penché sur moi, attentivement
occupé à laver ma figure avec de l’eau mêlée de
vinaigre.
Quelques minutes se passèrent avant qu’il me
fût possible de comprendre l’état dans lequel je
me trouvais et même de me rendre compte des
circonstances qui l’avaient produit. La figure
d’Aston me rappela la boutade que j’avais eue de
me jeter du haut du mât dans la mer, et je lui dis,
en me croyant encore sur le vaisseau du
capitaine-fermier :
– Est-ce bien vous, Aston ; où suis-je ?
– Où je suis fâché de vous trouver,
Trelawnay ; peut-être vous eussé-je pardonné tout
autre drapeau que celui-ci.
– Voyons, Aston, – car ces paroles me firent
revenir à la réalité, – avouez que j’ai eu mille

367
raisons pour m’être à tout jamais dégoûté du
premier. Maintenant, je ne me bats que sous les
ordres de de Ruyter. Montrez-moi un homme
plus loyal, plus chevaleresque, plus brave, plus
noble, et je le quitte à l’instant.
– L’appréciation que vous faites du grand
caractère de de Ruyter est connue, mon cher
Trelawnay. Aussi bien que vous, je sais que c’est
un homme d’un rare mérite ; mais là n’est point
le sujet du regret que j’exprime, et votre réponse
nous éloigne de la question.
– Eh bien ! Aston, pour y répondre, je ne puis
qu’interroger vos souvenirs ; ils vous
rappelleront, sans doute, la situation dans laquelle
je me trouvais à l’époque où je me suis mis, non
dans la dépendance, mais sous l’amicale
protection de de Ruyter. À ma place, quel parti
auriez-vous pris ?
Aston réfléchit quelques instants, me serra
affectueusement la main et me dit avec bonté :
– Par le ciel ! je crois que j’aurais agi comme
vous l’avez fait... mais, ajouta-t-il en souriant, à
votre âge.

368
– Si vous connaissiez de Ruyter comme je le
connais, Aston, vous n’ajouteriez pas cette
parenthèse. Sur tout homme de cœur, mon ami
exercera l’irrésistible puissance qu’il a exercée
sur moi : je l’ai suivi parce que je l’ai aimé, et je
le suivrai toujours parce je l’aimerai toujours. En
conséquence, ne parlons de rien qui puisse, même
indirectement, assombrir l’éclatante lueur de cette
amitié... Comment vont les choses sur le pont ? Il
me semble que la nuit est bien profonde, et que
nous sommes dans une singulière situation. Est-
ce le ressac qui frappe contre le grab ?
– Non, mais contre les rocs. Il n’y a au monde
que l’aventureux de Ruyter qui soit capable de se
hasarder dans un pareil ancrage. Je comprends
aujourd’hui son but, c’était celui d’empêcher
notre vaisseau de venir côte à côte du sien. Quelle
profondeur d’idée ! Je n’eusse jamais pensé à
cette ingénieuse défense.
– Et ce n’est point la première fois qu’il a jeté
l’ancre à l’abri de ces rochers, mon cher Aston ;
mais le temps et les circonstances vous
apprendront à connaître la supériorité de notre

369
ami ; en attendant, parlons de choses fort
terrestres : donnez-moi à manger ou un verre de
grog, car il faut que je me hâte de remplacer la
liqueur rouge qui s’est échappée de mes
blessures.
Mais comment diable le vieux Scolpvelt a-t-il
arrangé mon bras ? Je sens l’empreinte de ses
griffes envenimer ma chair. Cet homme a toutes
les qualités voulues pour être bourreau en chef
des enfers. Aston, appelez, je vous prie, votre
médecin. Van Scolpvelt a gâté mon appétit.
Aston envoya chercher son chirurgien, et me
dit, en reprenant sa place auprès de moi :
– Van Scolpvelt a certainement une mise
extraordinaire, et je ne puis pas dire que j’aime la
coupe de sa figure.
– Je le crois, répondis-je en riant. Eh bien,
mon ami, son affreux visage n’a rien de malséant
ni de désagréable, en comparant la vue au toucher
de ses mains, qui brûlent comme une pierre
rougie dans un brasier.
Le chirurgien d’Aston parut.

370
Généralement les médecins ne censurent
jamais avec franchise leurs confrères en
profession, mais ils le font par une directe
implication, c’est-à-dire en défaisant tout ce que
l’autre a fait : ce qui fut exécuté par le médecin
anglais, mais sans un mot de blâme. Pour apaiser
l’irritation des chairs, du liniment était appliqué
sur la blessure ; mon nouveau docteur l’enleva,
ainsi que les bouchons d’étoupe. Cette opération
me soulagea aussi vivement que si on avait ôté
une écharde de mon doigt.
Remis à mon aise par l’habileté du médecin, je
repris ma conversation avec Aston, je lui serrai
les mains en lui demandant des nouvelles de
notre vaisseau, et pour quelle raison il l’avait
quitté, car je savais que ce n’était pas celui-là qui
nous avait poursuivis.
– Un de mes amis, me dit-il, avait reçu le
commandement d’une frégate, et il m’a donné la
place de premier lieutenant à son bord. Ayant
reçu des nouvelles de deux frégates françaises,
nous étions partis en toute hâte porter ces
nouvelles à l’amiral, arrêté à Madras, et, en nous

371
faisant accompagner d’une autre frégate, il nous
avait ordonné de veiller sur elles et de ne point
les perdre de vue. Nous les découvrîmes au Port-
Louis, qu’elles avaient bloqué pendant quelques
jours. Outre cela, on nous avait averti que de
Ruyter était sur mer avec sa corvette, et nous
avions ordre d’intercepter son retour au port. Je
n’avais pas la moindre idée de le trouver ici sur le
grab, que j’avais pris pour un vaisseau arabe. Je
croyais bien cependant l’avoir vu quelque part, et
je n’ai jamais pu me souvenir que c’était à
Bombay. Mais alors je n’avais pas de cause pour
supposer que de Ruyter et même de Witt avaient
quelque connexion avec le grab, et à plus forte
raison qu’ils étaient l’un et l’autre une même
personne. De Ruyter a fait plus de tort au
commerce de la Compagnie que tous les
vaisseaux de guerre français. Aussi sa tête vaut-
elle la rançon d’une frégate. Il est merveilleux,
quelque habile qu’il soit, qu’il ait pu éviter si
longtemps les pièges tendus sur son passage.
Après avoir fini ses arrangements sur le pont,
de Ruyter vint nous retrouver ; il serra la main
que lui tendait Aston et lui dit avec bonté :

372
– Le désastre qui vous a fait tomber entre nos
mains ne sera pas un très grand malheur, et il est
bien préférable que la victoire soit de mon côté.
Quelle miséricorde pourrais-je espérer des
marchands inquisiteurs s’ils me tenaient dans
leurs griffes ? Je préférerais mille fois sentir sur
ma poitrine le genou d’un éléphant en fureur.
Pour vous mettre à l’aise, autant que les
circonstances peuvent le permettre, je laisse à
votre jugement la disposition de vos hommes.
Combien aviez-vous de personnes sur les
bateaux ?
– Soixante au plus, en comptant les officiers,
répondit Aston.
– Bien. Profitez du voisinage de la frégate
pour envoyer votre docteur à bord avec les
hommes qui sont sérieusement blessés ; ils y
seront mieux soignés qu’ici, car nous sommes
très serrés, et nous nous attendions peu à recevoir
des hôtes. Si vous avez des lettres à écrire,
préparez-les.
De Ruyter remonta sur le pont ; Aston
commença sa correspondance, et, brisé de fatigue

373
je m’endormis jusqu’au matin.
Le lendemain, je me trouvai assez fort pour
monter sur le pont à l’aide d’un appui.
Une vigie que nous avions placée sur la pointe
d’un rocher nous avertissait des mouvements de
la frégate.
Vers huit heures, elle s’approcha de nous aussi
près que purent le lui permettre le caprice du vent
et le bouillonnement des vagues.
Nous envoyâmes notre chaloupe à son bord,
pavoisée d’un drapeau de trêve. Elle contenait le
docteur anglais, les blessés et un porteur des
lettres d’Aston.
Le capitaine de la frégate renvoya ses
remerciements ; mais il promit à de Ruyter, tout
en lui sachant gré de sa conduite polie et
humaine, de le forcer à sortir de sa cachette.
Pour y réussir, tous les expédients furent
employés ; mais de Ruyter, en étudiant les
signaux faits à l’autre frégate, savait que, sous
aucun prétexte, elle ne devait quitter le blocus du
Port-Louis. La première frégate, dépourvue de

374
bateaux, ne pouvait donc rien faire par elle-
même, et il lui était tout à fait impossible
d’approcher du grab. La seule chance de succès
qui restait à la frégate était de nous bloquer ; mais
les fréquents et dangereux orages de la saison ne
pouvaient lui permettre de le faire efficacement.
Pour éviter la prolixité, – ai-je été assez
fortuné jusqu’à présent pour y échapper ? – et
pour éviter le rocher sur lequel tant de gens ont
fait naufrage, j’emprunterai un extrait du journal
abrupt et concis de de Ruyter :
« Dix heures du matin. – Temps sombre,
couvert de nuages, éclairs, fortes ondées ; nous
levons l’ancre, nous touons le vaisseau de son
ancrage ; aidés par les éclairs et par le vent frais
de la terre, nous évitons les battures.
« Une heure. – Nous mettons à la voile et nous
quittons l’île qui a été notre refuge. »
Ceci fut écrit trois jours après notre victoire.
Nous dirigeâmes notre course vers Diego Garcia,
et nous fûmes bientôt loin des frégates.

375
Nous avions à bord du grab mon ami Aston et
vingt-six Anglais.

376
XXXVI

De Ruyter aurait volontiers libéré Aston, si ce


dernier avait voulu accepter les offres généreuses
de mon ami.
– Non, disait-il en fermant la bouche à de
Ruyter, je dédaigne d’éviter les conséquences
naturelles et méritées de ma folle entreprise. Si le
succès qui a couronné votre défense avait
récompensé mes efforts, il est certain que je me
serais montré aussi généreux que vous.
Malheureusement, les preuves de mes bonnes
dispositions seraient limitées. Il est donc
préférable que les événements aient pris cette
marche. Je me soumets volontiers aux usages de
la guerre, et je vous supplie, mon cher de Ruyter,
de ne pas hasarder votre réputation en froissant
les engagements que vous avez contractés envers
la France. Ne vous servez pas de votre pouvoir
pour me préserver de la punition qui m’attend. Ce

377
ne sera qu’un emprisonnement rigoureux, mais
court ; puis il y a tant de prisonniers dans l’Inde,
qu’un échange pourra promptement s’effectuer.
– Votre volonté sera la mienne, mon cher
Aston ; seulement, soyez assuré de ceci, – j’ai du
moins assez de pouvoir pour vous le promettre
avec certitude, – que si le nom de prisonnier ne
vous tourmente pas, vous n’éprouverez aucune
des indignités qui accompagnent ordinairement
cette fâcheuse position. Si je pensais que dans les
lieux où je commande il pût en être autrement, je
vous libérerais malgré vous. Ma fidélité aux
Français est de l’encre, et non du sang ; je ne leur
en dois pas. Notre contrat est un mutuel intérêt ;
cet intérêt n’existant plus, chaque parti peut le
briser sans un instant d’hésitation. La lie que la
révolution de 93 a fait bouillir m’ouvre l’île de
France, une seconde Botany-Bay, où la France
exile ses félons. Là, ils sont aussi frivoles, aussi
légers, aussi violents que les brises du Mousan à
Port-Louis, où le vent souffle de chaque quartier
de la boussole, depuis le lever jusqu’au coucher
du soleil ; mais ils n’osent pas se jouer de moi : je
dis ils n’osent pas, parce qu’avec toutes leurs

378
batteries de trompette, leurs cœurs ne sont ni
nobles ni braves. Leur courage est une parole,
leur fureur un ouragan en jupon. Ils vous
détesteront parce que vous êtes brave, parce que
vous êtes beau garçon, parce que vous avez un
habit élégant ; ils sont aussi envieux, aussi cruels,
aussi lâches que l’est la race caquetante des
singes de Madagascar.
Aston regarda de Ruyter avec surprise, tandis
que je riais de cette moqueuse tirade.
– Je vous dis tout cela, lieutenant, parce que je
désire que vous compreniez que, sous leur
drapeau, je ne sers que mes intérêts. Comme
nation, je les méprise, quoiqu’il y ait quelques
bonnes âmes parmi eux. Malgré toute leur
civilisation, – civilisation dont ils sont très fiers, –
malgré toute leur élégance de geste et de langage,
ils vous traiteront avec indignité, car rarement ils
ont eu ici l’occasion de décharger leur bile sur un
prisonnier anglais. Mais, je vous le jure, ils vous
respecteront, et je ne permettrai pas qu’un de mes
prisonniers reçoive d’eux même un regard de
mépris. Ainsi, nous nous comprenons.

379
– Maintenant, mes garçons, allons voir ce qu’il
y a pour souper ; j’ai peur que notre cuisine et
notre faïence aient souffert depuis que ces rudes
visiteurs nous ont abordés, et pourtant, avec un
temps si froid et si obscur, nous n’avons pas
besoin d’absinthe pour aiguiser notre appétit ;
descendez en bas, je jetterai seulement un coup
d’œil sur la mer et je vous rejoindrai.
En descendant, j’appelai notre munitionnaire
Louis, et je lui dis que nous étions aussi affamés
que des hyènes.
– Mais, Louis, m’écriai-je en jetant un coup
d’œil sur la table, qui pourra avaler le porc sec et
la salaison pourrie que vous avez servis ? Allons,
mon vieux garçon, donnez-nous quelque chose de
mieux, ou je serai obligé de faire rôtir Van
Scolpvelt.
– Une fois que vous l’aurez avalé, vous ne
mangerez plus, me répondit le munitionnaire ; je
préférerais dîner avec le sabot d’un cheval.
Au même instant, le docteur parut, attiré par le
désir d’examiner mes blessures.

380
– Laissez-moi tranquille, vieux Van, lui dis-
je ; pas de chevilles caustiques pour moi.
Asseyez-vous, et remplissez un peu votre peau,
qui traîne sur vos os comme un morceau de
canevas goudronné et ratatiné.
– Comment ! s’écria Van Scolpvelt en
essayant d’attirer à lui tout le service de la table
pour le faire disparaître, mais il ne faut pas que
vous mangiez. J’ai ordonné au garçon de vous
préparer du conzé.
– Que votre eau de riz soit maudite ! Allez,
Louis, allez auprès du cuisinier, et dites-lui de
nous faire rôtir deux poulets, ainsi qu’un morceau
de porc ; j’ai besoin de prendre quelque chose de
solide et de réconfortant.
Van Scolpvelt allait contremander cet ordre,
lorsque je lui mis impatiemment la main sur les
lèvres. Puis, à la grande surprise du pauvre
docteur, je versai dans une tasse le contenu d’une
bouteille de madère, et je me préparais à la vider,
lorsque, revenu de sa stupeur, Van s’élança sur
moi en s’écriant :
– Pendant que vous êtes mon patient, je ne

381
vous permettrai pas d’attenter à vos jours ; vous
ne stigmatiserez pas mon système. Au lieu de
madère, vous boirez du jus de citron, à moins que
vous ne préfériez du gruau de conzé ; mais le
citron vaut mieux : c’est le fruit du citrus de la
classe polyadelphia, ordre icosandria, le
principal ingrédient dans l’acide citrique,
précieux pour les usages pharmaceutiques sur
terre, et mille fois plus utile sur un vaisseau, où
on ne peut jamais le trouver. Mais moi, moi Van
Scolpvelt, j’ai travaillé longtemps pour le rendre
applicable par la condensation. Jusqu’à présent,
dans les mains des chimistes, il a montré des
symptômes de décomposition ; mais, avec l’aide
d’un précieux mémoire composé par le savant
Winschatan, précepteur de l’immortel Boerhaave,
et daté de 1673, j’ai réussi à le préserver dans la
forme concrète. Il a maintenant seize mois, et
vous verrez qu’il est meilleur et plus frais qu’à
l’époque où on l’a enlevé de l’arbre. Garçon,
donnez-le-moi.
Tout occupé de prendre sa composition des
mains de son aide, Van Scolpvelt oublia le
madère, que j’avalai d’un trait.

382
Le docteur se leva gravement, et, après
m’avoir jeté un regard froid, il prit sa bouteille,
l’engouffra dans sa large poche et disparut.
– Capitaine, dit-il à de Ruyter, qu’il poursuivit
sur le pont, Trelawnay est un fou : je ne suis pas
habitué à les soigner ; seulement, je vous
conseille de lui faire mettre un gilet de force.
À la fin du souper, Louis plaça sur la table une
bouteille de grès couverte de poussière et
contenant du skedam couleur de bambou.
Nous nous assurâmes qu’il avait conservé son
véritable goût et, selon la délicate observation de
Louis, qu’il possédait la saveur d’une flamme
mêlée avec le fumet de genièvre.
– Allons, Louis, faites-nous griller un biscuit ;
vous êtes le seul homme utile à bord ; personne
n’est capable d’égaler votre adresse pour faire
cuire un biscuit à point.
Quand Louis fut descendu pour remplir sa
mission, Aston me demanda :
– Quel homme est donc ce Louis ?
– Le munitionnaire ; il remplit de plus les

383
fonctions de commis et quelquefois celles de
cuisinier. C’est un homme double, un garçon sans
pareil. Né à l’île Maurice, il réunit dans sa
personne les traits caractéristiques de deux
nations, le gros ventre et la taille carrée d’un
Hollandais aux maigres bras et aux jambes d’un
Français ; il ressemble à un muid de skedam posé
sur des échasses. Sa figure est un burlesque
mélange des traits de son père et de ceux de sa
mère ; grasse et ronde comme une citrouille, elle
laisse une large place à un nez français,
semblable à une figue mûre, rouge et à la queue
élevée. Sa bouche, fendue d’une oreille à l’autre,
a des lèvres grosses, flasques, humides, qui en
s’entrouvrant montrent une rangée de dents tout à
fait pareilles aux pieux posés à l’entrée d’une
digue hollandaise, et, comme cette digue,
toujours prête à recevoir ce qu’on lui offre. Le
véritable menton de Louis est ridiculement court,
mais, d’une nature aussi féconde que son
estomac, il s’est ajouté trois ris. C’est une masse
de gras collée sur un vrai cou français, long,
osseux et courbé à la façon de celui du
dromadaire. La tête de Louis paraît être formée

384
pour porter une couronne d’or, car, à moins de
quelque chose de cette forme et de ce poids, rien
ne peut rester sur sa tête lorsqu’il fait du vent :
aussi ses compagnons lui ont-ils donné le
sobriquet de Louis le Grand. Mais le voici,
regardez-le bien, et dites-moi si j’ai exagéré le
portrait que je viens de faire.
Quand les biscuits furent placés sur la table, je
dis à Louis :
– Racontez au lieutenant de quelle façon vous
avez obtenu la place de munitionnaire.
– Quand le dernier mourut, monsieur.
– Soit, bien, je sais cela ; mais comment
mourut-il ?
– Monsieur, dit Louis dans un jargon mêlé
d’anglais et de français, ce munitionnaire avait un
très grand amour pour l’économie, et un soir,
comme il était en train de placer sur la table de la
cabine un morceau de fromage dur, sec et salé, je
voulus lui faire observer que ce fromage n’était
pas mangeable. Il ne répondit à la justesse de ma
remarque qu’en m’appelant niais, délicat,

385
extravagant, et il me soutint que le fromage était
un très bon fromage ; pour me le prouver, tout en
continuant de m’appeler entêté, imbécile, il en
cassa un morceau et essaya de l’avaler ; mais le
morceau resta dans sa gorge comme restent dans
celle d’un serpent les cornes d’une chèvre qu’il a
avalée tout entière. Van Scolpvelt était sur terre,
j’étais l’ami du pauvre munitionnaire, et je
frappai sur son dos pour lui faire rendre
l’étouffant fromage. Ma foi, monsieur, je frappai
tant et tant qu’il en mourut, et je pris tout
naturellement la place du défunt.

386
XXXVII

L’équipage du grab s’amusait constamment


aux dépens de Louis, dont il ridiculisait les
gestes, la figure et les habitudes : mais cette
amicale moquerie était rieuse, inoffensive, sans
méchanceté, car tous les hommes du bord avaient
contracté envers ce brave et loyal garçon une
dette d’amitié ou de reconnaissance. Toujours
bon, toujours honnête et serviable, Louis se
montrait infatigablement industrieux : puis,
comme son estomac avait la régularité d’un
véritable chronomètre, il ne mettait jamais le
moindre retard dans le service des rations, du
partage desquelles, malgré son économie, il
n’était nullement parcimonieux.
La parfaite organisation du système de
dépense établi par le consciencieux munitionnaire
satisfaisait tout le monde, et Louis était enchanté
de voir ses matelots joyeux, dodus et bien

387
portants.
Un seul personnage paraissait indifférent, non
seulement au physique, mais encore au moral, à
l’excellente nourriture distribuée par Louis, et ce
personnage était l’étique Van Scolpvelt.
– Je crois, disait le munitionnaire, que ce
docteur hollandais est le diable sous forme
humaine ; il vit de lecture et de tabac ; sa pipe
fume toute la journée ; il ne mange pas, il ne dort
que d’un œil.
En entendant l’éloge que nous faisions des
admirables qualités de Louis, de Ruyter, qui
entrait dans la cabine, dit en s’asseyant près de
nous :
– Il n’y a rien de si utile et de si important
pour un commandeur que de bien nourrir ses
hommes. Les matelots mangent très peu, mais si
les aliments leur sont parcimonieusement limités,
ils deviennent aussi indomptables et aussi
sauvages que les bêtes fauves. Votre flotte, ajouta
de Ruyter en se tournant vers Aston, s’est
révoltée une fois, et cette flotte vous prit vos
murs de bois, parce que vous aviez mesuré en

388
petites portions leur part de nourriture. Pour nous,
qui tenons notre autorité du suffrage universel de
ceux qui se placent sous sa domination, il serait
excessivement dangereux d’être entouré par des
hommes mécontents et affamés. La faim est
sourde à la voix de l’honneur ; elle ne connaît pas
la crainte ; elle brise les liens de fer de l’habitude.
Le seul abus qu’il soit nécessaire de réprimer à
bord d’un vaisseau est celui des liqueurs, car
l’ivresse réveille les idées d’indépendance et
d’insubordination.
– Allons, vieux Louis, dit de Ruyter, donnez-
nous encore une rasade de genièvre, et comme
mes hommes ont beaucoup travaillé, je vous
engage à leur porter à boire. Vous avez corrompu
l’orthodoxie de nos Arabes, votre superbe
éloquence a vaincu leurs scrupules. Ce Louis,
continua de Ruyter en riant, a persuadé à mon
équipage musulman que le gin n’a jamais été
défendu par Mahomet, que les libations prohibées
sont celles du vin ; la raison de cette dernière
défense vient de la faveur dont jouit le gin dans le
paradis des croyants. Une vision miraculeuse m’a
assuré ce que je vous dis, déclama Louis le

389
munitionnaire : les jours où quelques rebelles
refusèrent le genièvre, un ange m’est apparu ; il
m’a donné une bouteille de grès pleine de gin, et
ce gin était un échantillon de celui qui se boit
dans le séjour des bienheureux.
Après avoir rempli sa commission, Louis vint
nous dire qu’un requin suivait notre sillage.
– Nos provisions fraîches sont épuisées,
ajouta-t-il, je vais l’attraper ; il sera très bon à
manger, car je le ferai cuire moi-même.
Aston et de Ruyter me suivirent sur le pont.
J’appâtai le croc avec des entrailles de volailles,
et je le lançai devant le poisson. À peine le
vorace animal eut-il aperçu ma friandise qu’il se
précipita sur elle, et, sans bénir le ciel de la
trouvaille, il avala viande et pointes de fer. Nous
le hissâmes sur le pont, et Louis eut bientôt taillé
sur ses côtes un plat de côtelettes.
– Ma foi, il a mérité sa mort, dit le
munitionnaire en montrant les restes d’une
jaquette de matelot enfouis dans l’estomac du
monstre.

390
Les hommes du bord passèrent la soirée autour
du requin. De Ruyter s’absorba dans la lecture
d’un drame de Shakspeare, et je restai songeur,
cherchant à prévoir l’avenir qui m’était réservé.
Le temps passait, toujours rapidement,
emporté sur les ailes de la satisfaction ; si
quelquefois l’harmonie de notre tranquillité était
interrompue par les inévitables rencontres d’un
voyage à travers l’Océan, ces nuages fuyaient
bientôt vers l’horizon, en laissant le ciel plus bleu
et plus limpide. J’étais donc heureux entre deux
hommes que j’aimais et que j’admirais à la fois.
Il ne manquait au complément de mon bonheur
que la présence de Walter. Un déluge eût englouti
le monde, que le grab serait resté mon arche. Je
n’aurais rien perdu, car, à cette époque,
l’affection que je ressentais pour de Ruyter
absorbait mon cœur. Il y avait entre mes deux
amis, malgré la différence de leur éducation, de
leur patrie, de leurs habitudes, une profonde
ressemblance. Chez l’un comme chez l’autre
existaient une grande stabilité d’esprit, un
courage héroïque, des manières douces,
affectueuses, un air mâle, fier, et l’inaltérable

391
bonté des grands caractères.
Les marins considèrent la mer comme leur
patrie, et tous les vrais enfants de Neptune sont
frères ; les préjugés nationaux lavés et effacés par
les éléments permettent de former vite des
amitiés qui durent longtemps. Quand les marins
partagent leur bourse, cette action se fait avec
plus d’empressement et de générosité que n’en
mettra sur terre un frère à obliger son frère avec
la garantie des hypothèques. Le mot emprunter
ou prêter n’existe pas dans le langage d’un
matelot. Il donne ou il reçoit ; ce qui ferait croire
que l’amitié, la confiance et la sincérité ont
cherché un refuge sur l’océan.
Un matin, nous aperçûmes à l’ouest une voile
étrangère, qui dirigeait sa course vers nous.
De Ruyter nous dit :
– C’est une corvette française.
Nous hissâmes un signal secret, et elle
répondit.
Au coucher du soleil, la corvette vint sous nos
quartiers, et, après une conversation avec le

392
capitaine, de Ruyter alla à son bord.
Au retour de notre commandeur, nous
changeâmes notre course vers l’île de
Madagascar.
Plusieurs de nos blessés moururent, et, n’ayant
pas assez de place sur le grab pour garder les
prisonniers sans un grand embarras, de Ruyter
demanda à Aston s’il voulait lui permettre de les
confier au capitaine de la corvette.
– C’est un homme humain, dit de Ruyter, ils
seront très bien traités.
– J’y consens, répondit Aston, qui présida lui-
même au transfert des prisonniers.
Aston et quatre Anglais dévoués à leur jeune
lieutenant restèrent avec nous.

393
XXXVIII

Cette corvette, nous dit de Ruyter, a été


envoyée pour examiner et mentionner les détails
d’un acte de piraterie qui, on le suppose, a été
commis par les Marratti, formidable nid de
brigands perché vers le nord, sur la pointe de
Madagascar.
Les Portugais et les Français ont tenté
plusieurs fois de s’établir dans l’île de
Madagascar, mais leur séjour n’a jamais pu s’y
prolonger, tellement les natifs le leur rendaient
odieux. Ils harcelaient nuit et jour ces faibles
colons, qui abandonnaient l’île en rejetant
l’insuccès de leurs efforts sur l’insalubrité du
climat. Quelques-uns n’avaient même pas le
temps de fuir : ils étaient assassinés ; ceux qui
parvenaient à s’échapper le faisaient avec une
telle précipitation, qu’ils abandonnaient leurs
bâtiments, leur famille, et les Marratti

394
s’emparaient de tout.
Ces Marratti sont une ancienne horde de
pirates qui demeurait autrefois à l’est de
Madagascar. De là, ils jetèrent dans les îles
voisines une profonde terreur, car ils étaient alliés
avec les corsaires de Nassi-Ibrahim, nommés plus
tard les corsaires de Sainte-Marie. Ils détruisaient
ou s’emparaient des provisions et des bestiaux
envoyés aux îles par Madagascar. Quelquefois ils
débarquaient sur les côtes, brûlaient et
massacraient tous les habitants des îles Maurice
et Bourbon. Les Hollandais, qui possédaient alors
l’île Maurice, furent si tourmentés par le manque
de vivres, si harassés par ces frelons, qu’ils
abandonnèrent le pays. Comme les Portugais, les
Hollandais eurent leur excuse toute préparée. Ils
prétendirent que les sauterelles et les rats étaient
la cause qui activait le désordre de leur fuite.
Mais, ainsi que le dit le vieux Shylock, il y a des
rats de terre et des rats d’eau. Ce furent des rats
d’eau qui chassèrent les Hollandais.
Retirés au cap de Bonne-Espérance, les
pauvres gens y trouvèrent le sauvage Hottentot,

395
un animal peu agréable, mais cependant moins
dangereux et moins rongeur que les rats (c’est-à-
dire les pirates). Les Français, qui s’étaient
établis dans l’île Bourbon, profitèrent avidement
du départ des buveurs de gin : ils se précipitèrent
dans leur nid, sans attendre même qu’il fût froid.
À cette époque, Port-Louis était un misérable
hameau ; car les Hollandais adorent la boue et le
bois, matériaux avec lesquels ils construisent
leurs habitations.
Quelque temps après ces diverses installations,
les compagnies française, portugaise et
hollandaise équipèrent un armement pour
exterminer les Marratti, qui continuaient à faire
un grand ravage dans leur commerce. Ils
attaquèrent la place forte de Nassi-Ibrahim,
refuge des pirates, et réussirent, non sans de
grandes pertes, à détruire une partie de leurs
canots de guerre et à les chasser vers les
montagnes de Madagascar.
Un mois de repos suivit cet exploit, puis les
Marratti, après avoir exterminé une colonie
française que la compagnie avait établie dans la

396
baie d’Antongil, se rétablirent de nouveau sur les
côtes de Madagascar, près du cap de Saint-
Sébastien, où leur nombre devint alors
formidable. Encouragés par les natifs, qui les
trouvèrent moins désagréables que les Européens,
lesquels ravageaient leurs côtes et les tuaient pour
conquérir plus facilement des œufs frais ou une
salade, les Marratti élargirent le cercle de leurs
dévastations ; ils dépeuplèrent le Comore,
Mayatta, Mahilla et toutes les îles de leur
voisinage, dont ils saisissaient les habitants pour
les vendre comme esclaves aux marchands
européens.
Avant leur expulsion de Nassi-Ibrahim, on ne
pouvait leur persuader d’entrer dans le commerce
des esclaves, car ils avaient pour ce commerce
une si profonde horreur qu’ils massacraient
invariablement l’équipage de chaque vaisseau qui
tombait dans leurs mains, poursuivant comme
une vengeance ce détestable trafic en
comparaison duquel leur piraterie leur paraissait
honorable. Cette conduite antérieure à leur
première défaite avait servi à la combinaison de
la compagnie pour arriver à les anéantir comme

397
des barbares peu chrétiens et assez aveuglés pour
ne pas comprendre leur propre intérêt. À Saint-
Sébastien (qui, je le suppose, est le patron des
esclaves), les Marratti prouvèrent qu’ils avaient
non seulement changé leur manière d’agir, mais
encore qu’ils étaient moins portés vers le
paganisme qu’on voulait bien le croire, car avec
un vrai zèle chrétien, ils entrèrent dans toutes les
ramifications du commerce des esclaves, ils
accaparèrent ce trafic dans l’Est avec le système
exclusif dont se servaient les méthodiques
Hollandais pour vendre l’épice, et les Anglais
pour exploiter les feuilles de thé.
Pour tout faire avec ordre, les Marratti
comptèrent leur population, se divisèrent en
districts, calculèrent leurs produits, et au
commencement de chaque saison ils envoyèrent
une flotte de proas pour visiter en rotation les
différentes îles. Mais ils se gardaient bien de
tomber sur la même île plus d’une fois dans
l’espace de quatre années. Quand ils faisaient leur
descente, ils choisissaient les habitants jeunes et
robustes, depuis l’âge de dix ans jusqu’à celui de
trente. Après avoir été marqués d’un fer chaud

398
noirci de poudre, ces malheureux étaient
transportés à Saint-Sébastien et vendus comme
esclaves aux Français, aux Portugais, aux
Hollandais et aux Anglais. Les Marratti
s’instruisirent fort à l’école des Européens ; ils
apprirent encore à savoir tirer un grand parti de la
discorde en semant le germe de ces disputes
parmi les natifs de Madagascar, et cela en leur
montrant l’avantage qu’ils auraient de se vendre
les uns les autres. À ce trafic, les Marratti
gagnèrent un très joli intérêt, une sorte de
dustovery. Alors les fils furent vendus par leurs
pères, les frères et les sœurs par l’aîné de la
famille, et tout fut accepté comme un commerce
juste et honorable.
Sur ces entrefaites, un schooner français, ayant
débarrassé un village de ses volailles et de ses
moutons, fut poursuivi par les Marratti, abordé,
pris, avant que les Français eussent eu le temps
de couper la gorge aux moutons ; ils furent eux-
mêmes massacrés, et les innocents agneaux
reprirent le chemin de leur pâturage. Les
représentants de la grande nation, établis à l’île
Maurice, furent frappés d’horreur, et on décida

399
que si cette audacieuse atrocité n’était pas expiée
par une destruction complète des pirates,
l’honneur de la France se trouverait compromis.
Le massacre des natifs de Madagascar fut
d’abord prémédité, mais ce projet de rigueur
échoua devant une malheureuse circonstance.
Toutes les forces que les Français avaient à leur
disposition se composaient de deux frégates,
bloquées dans le Port-Louis par deux vaisseaux
anglais. Enfin une corvette arriva et fut envoyée
par des ordres très amples ; mais les moyens sont
limités pour les exécuter. Cette corvette, mes
amis, est celle que nous venons de rencontrer.
Quand de Ruyter nous eut quittés, je dis à
Aston : – Bien certainement, nous allons attaquer
les Marratti.
Le lendemain, le commandeur de la corvette
vint à notre bord. Il employa tous les arguments
possibles pour persuader à de Ruyter de se
joindre à l’expédition.
– Venez dîner à mon bord avec ces messieurs,
ajouta-t-il en désignant Aston et moi ; vous me
donnerez, au dessert, votre réponse définitive.

400
XXXIX

– Il y a une grande difficulté à l’exécution de


votre projet, commandant, dit de Ruyter ; mais si
vous croyez qu’il nous soit possible de la
surmonter, je me ferai non seulement un devoir,
mais encore un plaisir de partager les périls de
votre expédition. Cette difficulté est notre
faiblesse matérielle, car par nous-mêmes ils nous
est littéralement impossible d’agir. D’abord nous
ignorons dans quel lieu ils se trouvent, ces
Marratti. (Je ne parle pas ici de les attaquer à
Saint-Sébastien.) Puis, quel est leur nombre ? Il
faut également que nous soyons informés du
motif de leur attaque contre le drapeau français,
et si le schooner leur avait donné réellement un
sujet de plainte. Car, mon cher commandant, et je
suis fâché de le dire, nous sommes quelquefois
trop emportés et trop arrogants dans notre
manière d’agir vis-à-vis les natifs de ces îles. En
conséquence, notre devoir est de chercher à

401
connaître le premier agresseur. Si les Marratti ont
tort, nous les punirons.
– J’ai abordé plusieurs vaisseaux, capitaine,
répondit le commandeur, et tous m’ont dit qu’ils
avaient été récemment pillés par les canots de
guerre de Saint-Sébastien.
– Je croyais que les Marratti n’allaient sur mer
que vers le sud-ouest, à l’époque des moussons.
Cependant je ne mets pas en doute la mauvaise
action dont ils se sont rendus coupables envers le
schooner. Malheureusement je suis forcé d’être
prudent et de me demander si une attaque faite
avec passion ne sera pas une témérité regrettable.
– Ils sont en mer dans ce moment, capitaine, et
je suis certain de la vérité de mes paroles ;
seulement il m’est impossible de désigner le lieu
où ils se trouvent. Pensons d’abord à vos
dépêches, car je crois que nous allons avoir une
occasion pour les envoyer ; je m’attends tous les
jours à faire la rencontre de nos bateaux de
transport.
La corvette et le grab marchèrent ainsi de
compagnie. Le temps était beau, et nous passions

402
les heures du jour et celles de la nuit d’une
manière très agréable. Aston, qui avait été
prisonnier en France pendant son premier séjour
sur la mer, parlait français aussi bien que de
Ruyter. Au point du jour les deux vaisseaux se
séparaient, et au coucher du soleil nous les
rapprochions, afin de passer la nuit ensemble.
Le premier vaisseau que nous rencontrâmes
fut un schooner, et après l’avoir chassé
longtemps, nous découvrîmes que c’était un
bâtiment américain. Aussitôt qu’à son tour il nous
eut reconnus pour être des Français, il mit en
panne. Cet américain était un magnifique
vaisseau aux mâts élancés, terminés en pointe,
aux girouettes en queue-d’aronde, volant çà et là
comme des feux follets. Le drapeau étoilé
voltigeait sur la poupe, et quand le vaisseau
tourna sous le vent pour se mettre en panne, il mit
dans ses mouvements une vitesse et une légèreté
d’oiseau qui n’appartient qu’à cette classe de
bâtiments. Il s’agitait avec la grâce et la fierté
qu’apporte dans sa course un coursier arabe
traversant le désert.

403
L’Amérique a le mérite d’avoir perfectionné
cette merveille nautique, et elle surpasse tous les
autres vaisseaux par ses proportions exquises, par
sa beauté autant que la fine et souple gazelle
surpasse toute la nature animale.
Un bateau léger, presque féerique, fut lancé à
la mer par-dessus le plat-bord, et j’avais de la
peine à comprendre comment il était possible que
ce léger esquif pût supporter le poids des quatre
hercules qui en dirigeaient la course. Deux ou
trois coups de rames l’amenèrent auprès de nous,
et de Ruyter fut joyeusement surpris en
reconnaissant des compatriotes ; car, Hollandais
par son père, il s’était fait naturaliser Américain.
Après avoir affectueusement serré la main du
capitaine du schooner, qui était de ses amis, après
avoir longuement causé de Boston-Ville, où
s’était écoulée sa première jeunesse, de Ruyter
demanda pour quelle destination voyageait le
schooner.
Il avait touché à Saint-Malo et voguait vers
l’île Maurice.
Ce schooner était un de ces vaisseaux qui sont

404
remarquables pour l’excessive rapidité avec
laquelle ils naviguent, et qui suivent ce que l’on
appelle un commerce forcé de drogues et
d’épices. Généralement ces vaisseaux étaient
américains, et, après avoir quitté l’Amérique, ils
touchaient à quelque port français, prenaient du
papier, des livres, des commissions, des lettres ;
et comme tous les hommes du bord avaient une
part dans les profits de la cargaison, ils étaient
tous intéressés au succès de l’entreprise.
Le schooner que nous venions de rencontrer
avait, à mon avis, une cargaison plus riche qu’une
mine d’or ; elle se composait des meilleurs vins
de France et de différentes liqueurs européennes.
Tous ces précieux liquides devaient être échangés
à l’île Maurice contre des épices. Le schooner
avait déjà passé sous les baguettes de l’escadre
anglaise, dans la baie de Biscaye, ainsi qu’au cap
de Bonne-Espérance ; et si nous ne l’avions pas
informé des événements, il n’eût point évité les
Marratti.
De Ruyter conseilla au capitaine d’entrer dans
le port de l’île Maurice par le côté opposé au

405
vent ; il lui donna nos dépêches, ainsi qu’un
paquet de lettres. En échange, le capitaine fit
passer sur notre bord une pipe de vin de
Bordeaux, une pièce de cognac et une grande
quantité de vivres.
La corvette vint nous rejoindre. Nous nous
séparâmes du schooner, et nous continuâmes
notre course vers Saint-Sébastien.
Quelques jours après, nous fîmes la rencontre
de plusieurs vaisseaux arabes ; ils avaient été
pillés, et la plupart n’avaient plus à leur bord que
de pauvres vieillards. Cet outrage avait été
commis par une flotte de dix-huit proas, montées
chacune par une quarantaine d’hommes. Ces
malheureux nous apprirent que la flotte se
dirigeait vers les îles situées dans le canal de
Mozambique.
Après une longue conférence avec le capitaine
de la corvette, il fut décidé que, pendant
l’absence d’une partie des pirates, nous ferions
une descente sur Saint-Sébastien.
– Nous allons, dit de Ruyter, nous diriger vers
ce repaire de brigands pendant la nuit ; il nous

406
sera facile de les surprendre, de détruire leurs
fortifications, de brûler leur ville et d’emmener
leurs prisonniers.
Ce plan d’attaque arrêté, la corvette nous
donna deux canons de cuivre et quinze de ses
soldats.
Aucun événement particulier ne troubla notre
course, et nous arrivâmes bientôt en vue des
montagnes de Madagascar. Des pêcheurs de
baleines nous donnèrent toutes les informations
dont nous avions besoin pour diriger savamment
notre attaque.
À la faveur du crépuscule, de Ruyter nous
pilota au travers d’un étroit canal dans la retraite,
et vers minuit nous nous trouvâmes à l’est, près
des rochers cachés par le cap placé entre la ville
et nous.
La nuit était profondément obscure. Nous
fîmes sortir nos bateaux, et nous débarquâmes
cent trente soldats et marins, tous résolus et bien
armés. Pour rendre justice et pour faire apprécier
le caractère du capitaine français, je dois dire ici
qu’il n’était point jaloux de la supériorité de de

407
Ruyter ; que non seulement il la reconnaissait,
mais encore qu’il avait insisté pour que ce dernier
prît le commandement. Il ordonna donc à ses
officiers d’obéir implicitement aux ordres du
commandeur du grab, car il restait lui-même sur
la corvette.
En débarquant, de Ruyter divisa ses hommes
en trois parties, se réservant pour lui une troupe
composée de cinquante hommes armés de
mousquets et de baïonnettes. Le lieutenant
français eut trente-cinq marins sous ses ordres,
moi j’en reçus trente, et parmi ces hommes
j’avais plusieurs Arabes de la compagnie favorite
de de Ruyter.
Nous marchâmes ensemble jusqu’à ce que
nous fûmes passés de l’autre côté du cap. Là, de
Ruyter me dit de grimper sur les rochers et de
faire le tour de la colline au pied de laquelle était
située la ville ; je ne devais m’arrêter qu’en me
trouvant placé au-dessus de Saint-Sébastien. Le
lieutenant continua sa course le long du rivage et
se mit en face de moi ; de Ruyter dirigea ses
hommes en avant. Nous devions marcher aussi

408
près que possible les uns des autres et prendre les
précautions les plus minutieuses pour éviter
d’être découverts. Il avait encore été convenu que
nous devions jusqu’au point du jour rester en
silence dans nos positions respectives, que le
signal annonçant l’heure de l’attaque serait une
roquette faite par de Ruyter.
Protégés par la solitude de la nuit, nous
pouvions faire toutes les observations possibles,
afin d’entrer facilement dans la ville, qui n’était
défendue que par des murs de boue, et qui avait
trois portes d’entrée. En prenant possession de
ces trois portes, nous devions y laisser une partie
de nos hommes, afin de les garder. Il fut ordonné
de tuer ou de faire prisonnière toute personne qui
essaierait de fuir. Si nous étions découverts et
attaqués avant le signal, il fallait se replier sur de
Ruyter.
– Ne tuez que les gens armés, avait encore dit
notre commandant, et surtout évitez de faire
aucun mal aux femmes, aux enfants et aux
prisonniers.

409
XL

Mes hommes m’avaient précédé de quelques


pas, et nous suivions un sentier rude, étroit et
irrégulier. Nous fûmes arrêtés tout à coup par un
infranchissable obstacle ; un profond ravin
coupait la route, et nous entendions clapoter une
eau que l’obscurité nous montra noire et boueuse.
Franchir cet abîme était une chose à la fois
impossible et dangereuse, car, ne pouvant agir
librement, deux hommes se seraient facilement
opposés à notre entrée dans la ville. Nous
descendîmes plus bas, et cette descente ne put
s’opérer sans de grandes fatigues et une perte de
temps considérable ; enfin nous réussîmes à
passer de l’autre côté du ravin.
Quelques minutes avant l’aurore, nos
sentinelles avancées me donnèrent l’agréable
nouvelle que nous étions à quelques pas de notre
destination. Je fis arrêter ma petite troupe, et,

410
suivi de deux Arabes, je descendis vers la ville
par un étroit sentier bordé d’arbrisseaux et
d’informes blocs de cocotiers. Nous entendions
distinctement le choc des vagues qui frappaient
contre la terre avec la monotone régularité du
mouvement de pendule. Le terrain devint plus
ferme, et nous aperçûmes au-dessous de nos
pieds les huttes basses de la ville, tout à fait
semblables à des ruches d’abeilles ; puis, sur la
hauteur d’une petite colline, je découvris un
bâtiment en ruines : il était vide, et je me dis que,
si on venait à nous surprendre, ce bâtiment
pouvait être un excellent poste.
Je gagnai le mur de la ville ; il était fort bas et
commençait à tomber en poussière. Sur un coin
de ce mur, une hutte était bâtie. Elle avait dans le
bas une entrée, ou plutôt un trou qui devait
conduire dans l’intérieur. Après avoir examiné la
place dans son ensemble et dans ses détails, je
rejoignis ma troupe. Les nuages commençaient à
disparaître, le jour allait poindre. Accompagné de
dix hommes, je m’avançai sous l’ombre du mur,
et nous nous plaçâmes à une portée de fusil de la
première porte. Là, nous prîmes position,

411
attendant avec impatience de voir paraître le
signal concerté avec de Ruyter.
Le calme du silence fut interrompu par le
sifflement de la roquette, qui vola comme un
météore sur la maudite ville des pirates ; mais
elle ne venait pas de de Ruyter, car elle monta
directement en face de la place que nous
occupions. Cette roquette annonçait que le
lieutenant était découvert, ou seulement qu’il le
craignait. Je répondis à cet appel, et à la même
minute la fusée de de Ruyter s’élança dans les
airs : l’heure de l’attaque était arrivée.
Je brisai lestement les frêles obstacles de
l’entrée, et, dans mon emportement, je tombai sur
quelque chose qui était par terre. L’homme, car
c’était un de nos sauvages, essaya de se relever,
mais je le saisis par la gorge. La plupart de mes
Arabes se précipitèrent sur la hutte, au pied de
laquelle dormait le Marratti que je tenais dans
mes mains. Ils en forcèrent l’entrée, et les
quelques individus qu’elle contenait furent
expédiés avant d’avoir pu jeter un seul cri
d’alarme.

412
L’homme que je tenais n’avait plus besoin de
défense ; il était mort sous la crispation de mes
doigts. De l’autre côté de la ville, le bruit de
l’assaut commençait à se faire entendre. Je
donnai à quelques-uns de mes hommes l’ordre de
garder l’entrée, et je courus vers les habitations ;
elles s’ouvraient toutes les unes après les autres :
les habitants en sortaient pâles, à demi vêtus et
dans la plus grande confusion. La surprise était
horrible et complète. Ceux qui passèrent devant
ma petite troupe furent percés par nos lances, et
les fuyards arrêtés à coups de fusil. Nous ne leur
laissions pas le temps de se rallier, et en tuant
tous ceux qui s’opposaient à mon passage, je
gagnai un grand bâtiment, dont l’heureuse
situation au milieu de la ville m’inspira l’idée d’y
établir un quartier général. Le lieutenant et de
Ruyter vinrent bientôt m’y rejoindre.
– Fort bien, mon garçon, me dit le
commandant, je suis content de vous, mais je
vous engage à aller reprendre votre poste à
l’entrée de Saint-Sébastien. Je crains que les
habitants n’essayent de fuir par cette sortie, qui
les conduirait dans la montagne.

413
Comme pour appuyer la vérité des paroles
prononcées par de Ruyter, un feu très vif fut
ouvert à cet endroit de la ville. J’y courus en
toute hâte.
Douze hommes, placés sous la garde d’un
officier, furent chargés par de Ruyter de la
surveillance du poste que j’avais désigné comme
le centre de la ville, et tous les prisonniers
devaient y être conduits.
Les balles de mousquet volaient çà et là, des
cris de désespoir, d’horreur, d’impuissance et de
rage faisaient retentir l’air du bruit sinistre d’un
affreux hurlement. Des hommes, des femmes, des
enfants, des vieillards couraient éperdus dans
toutes les directions, et leurs clameurs
épouvantées se mêlaient aux cris de guerre des
Arabes, aux allons ! et aux vite ! des Français.
En approchant de la porte par laquelle nous
étions entrés, je vis une foule mêlée de sauvages
nus de tout âge, armés de poignards, de fusils, de
couteaux et de lances de bambou, qui essayait de
se creuser un passage dans la muraille vivante qui
barrait la porte. J’arrêtai mes hommes, et en

414
prenant l’ennemi de côté, je lui fis donner une
volée de mousquets ; il se retourna vers moi, et se
défendit avec la férocité que donne le désespoir ;
mais sa résistance était sans méthode, et il fut
bientôt vaincu.
Nos hommes oublièrent les recommandations
faites par de Ruyter. Ils massacrèrent sans pitié
tous les Marratti qui leur tombèrent sous la main,
car le sang produit une ivresse plus insatiable
encore que celle donnée par l’eau-de-vie, et il est
plus facile de persuader à un homme ivre de
cesser de boire pendant qu’il peut encore tenir
son verre, que d’arrêter le furieux emportement
d’un homme dont les mains sont couvertes de
sang, et qui a la possibilité d’en verser encore.
Bientôt le jour commença à poindre ; les
objets devinrent plus visibles, et je m’aperçus de
l’horrible confusion et de l’effroyable carnage qui
décimait les malheureux habitants de Saint-
Sébastien. Je réunis quelques hommes, et je leur
donnai l’ordre de garder la sortie que nous
venions de défendre, car j’avais versé tant de
sang et j’en avais tant vu verser, que mon regard

415
était obscurci par un voile de pourpre.
Enveloppés dans leurs murs, les Marratti firent
des efforts surhumains pour essayer de sauver de
la mort leurs femmes et leurs enfants ; mais
comprenant bientôt qu’il n’y avait pour leur
famille aucun espoir de salut, ils revinrent sur
nous avec l’intrépidité ou l’imprudence d’un tigre
tombé dans un piège. Ils couraient de porte en
porte avec une furie aveugle, se jetant la tête la
première sur les baïonnettes et sur la pointe
acérée des lances.
N’ayant jamais entendu parler de miséricorde
ou de soumission, n’ayant jamais demandé grâce,
ces malheureux ne voyaient que la mort ou le
succès.
Depuis leur enfance, ils avaient été habitués à
verser le sang, soit celui des hommes, soit celui
des singes, et l’un comme l’autre avec une
profonde indifférence, car les Européens tombés
entre leurs mains avaient toujours été traités avec
une odieuse brutalité. Sachant par eux-mêmes le
sort d’un prisonnier de guerre (ils nous jugeaient
aussi féroces qu’eux), les Marratti se battaient

416
vaillamment, et, malgré nos désirs, il nous était
impossible d’épargner même les femmes, qui
nous attaquaient avec un incroyable courage.
J’éprouve maintenant une honte réelle, une
peine profonde, lorsque mes souvenirs me
rappellent avec quelle horrible férocité j’ai
massacré ces barbares, et surtout le délice
sauvage et inhumain que j’ai trouvé dans cette
odieuse action.
La destruction des habitants de Saint-
Sébastien eût été complète, si quelques-uns ne
s’étaient sauvés en faisant des trous dans la
boueuse maçonnerie du vieux mur qui entourait
la ville.
Quelques minutes après l’entière défaite de
nos ennemis, une femme, sur laquelle j’avais
marché fort involontairement, essaya de me
couper une jambe. Ma première pensée fut de lui
briser la tête ; mais ma fureur tomba devant son
impuissante faiblesse, et, au lieu de l’écraser sous
le talon de ma botte, je la fis transporter au poste
du milieu de la ville.
– Nous avons versé assez de sang, me dit de

417
Ruyter, laissez fuir ces pauvres diables ; appelez
vos hommes, et conduisez-les aux huttes, sur
cette colline de sable, là-bas, à l’extrémité de
Saint-Sébastien ; vous y trouverez un chef arabe
qui a été pris et emprisonné par les Marratti ;
quelques prisonniers de différentes nations se
trouvent avec ce malheureux. Veillez, je vous
prie, mon enfant, à ce qu’il ne leur soit fait aucun
mal. Mais, ajouta de Ruyter en apercevant ma
blessure, reposez-vous plutôt, mon cher
Trelawnay, et faites mettre un bandage sur votre
jambe, car vous perdez beaucoup de sang.

418
XLI

Je pris à la hâte le soin recommandé par de


Ruyter, et, suivi de mes hommes, je grimpai
lestement sur la colline sablonneuse, dont une des
principales huttes renfermait les prisonniers des
Marratti.
Un horrible spectacle se présenta à mes
regards.
Les malheureux prisonniers étaient couchés
par terre, enchaînés les uns aux autres, bâillonnés,
pieds et mains liés, et une troupe immonde de
vieilles femmes, accroupies sur ces corps sans
défense, les massacraient en poussant
d’effroyables cris de triomphe. Mes hommes
tombèrent comme la foudre sur ces odieuses
sorcières, qui furent bientôt jetées sans vie en
dehors de la hutte.
Nous détachâmes les prisonniers, et, après leur
avoir donné les premiers secours, j’aperçus, dans

419
un coin reculé de la vaste et sombre pièce qu’ils
occupaient, un pauvre Arabe attaché à un court
poteau enfoncé dans la terre. Le corps de cet
homme, vieux et faible, était couvert de coups de
poignard ; il nageait dans une mare de sang.
Quoique enchaîné, impuissant et presque sans
vie, le vieillard semblait ne pas sentir ses
douleurs ; son regard brillant et fier avait encore
une suprême puissance. Je m’approchai vivement
de lui, et, avec une surprise pleine d’horreur,
j’aperçus une vieille femme couchée auprès du
moribond, un couteau à la main, et hachant sa
victime à l’aide de faibles coups ; à la droite du
vieillard, une toute jeune fille, presque nue, criait
avec un accent intraduisible de souffrance et de
terreur.
– Mon père, mon père, laissez-moi me lever !
Mais l’Arabe retenait l’enfant, dont il cachait
la poitrine sous la forte pression d’un de ses bras,
cherchant à la soustraire au démon qui se
cramponnait si cruellement à lui.
Je bondis comme un tigre sur la vieille Hécate,
et, la saisissant par la ceinture de drap qui

420
entourait ses reins, j’envoyai sur le sable de la rue
sa carcasse flétrie. La violence de la chute la fit
rester immobile, et, comme un crapaud écrasé,
elle mourut sans jeter une plainte.
Cette scène me montra la cruauté sous sa
forme la plus hideuse et la plus diabolique ; elle
me remplit le cœur d’épouvante et de pitié.
J’ordonnai à un de mes hommes de détacher le
vieillard, et je m’occupai de la jeune fille.
Pendant les minutes que ce soin remplit,
l’Arabe, peu inquiet de son sort, suivait avec
inquiétude tous mes mouvements ; il semblait
douter de sa délivrance, plus encore de ma
loyauté. Je devinai les craintes de ce pauvre père,
et, pour les dissiper entièrement, je m’avançai
vers lui, je le fis asseoir, et je tirai un poignard de
ma ceinture.
L’Arabe me lança un regard de flamme, un
regard brillant de fureur.
Je compris son impuissante menace. Le
sourire aux lèvres, je mis l’arme dans ses mains
en lui disant d’une voix émue et affectueuse :

421
– Nous sommes des amis, mon père, des
sauveurs, ne craignez rien.
Le vieillard voulut parler, mais un flot de sang
noir s’échappa de ses lèvres, et il ne put que
balbutier des paroles inintelligibles.
Débarrassée de ses liens, la jeune fille
s’enveloppa dans un manteau que j’avais jeté sur
ses épaules, et vint s’agenouiller auprès de son
père ; elle se pencha sur lui, et son regard
exprima une profonde angoisse. Les yeux du
vieillard se mouillèrent de larmes. J’étais
profondément ému ; involontairement, et peut-
être sans avoir conscience de mon action, je
m’agenouillai auprès du mourant, que je soutins
dans mes bras. L’Arabe prit ma main dans la
sienne, il la porta à ses lèvres, ôta une bague de
son doigt, la posa dans ma main, qu’il unit à celle
de sa fille ; puis il nous regarda alternativement,
murmura quelques mots, et pressa avec tendresse
nos deux mains unies.
Je me pris à pleurer comme un enfant. Cette
scène me brisait le cœur ; le pauvre vieillard
frissonna ; ses doigts se glacèrent ; ses yeux

422
perdirent le regard ; il tressaillit faiblement, et
l’âme de ce malheureux père s’enfuit en
gémissant de sa demeure terrestre ; mais la main
froide du moribond retint encore si fortement
celle de sa fille et la mienne, que l’expression de
la pensée, du désir, de l’ordre, survivait à
l’existence même.
Immobile comme une statue de marbre, pâle et
sans haleine, la jeune fille avait le regard attaché
sur son père avec une si effrayante fixité, que je
crus un instant qu’elle avait cessé de vivre. Cette
affreuse angoisse me rendit la raison. Je me
dégageai doucement, mais par un énergique
effort, de l’étreinte du vieillard, et je m’approchai
de la jeune fille.
Quand j’essayai de l’enlever, elle me
repoussa, et se jeta en sanglotant au cou de son
père, qu’elle serra contre son sein avec une force
convulsive.
Je fis sortir mes hommes, tous émus de ce
triste spectacle, et j’ordonnai à dix Arabes de
garder l’entrée de la hutte, puis j’en sortis moi-
même ; j’avais besoin d’air ; mon cœur battait

423
dans ma poitrine avec une violence telle que je
craignais de perdre tout à fait l’usage de mes
sens. Je jetai ma carabine sur mes épaules et je
m’élançai vers la ville, faisant tous mes efforts
pour arrêter le carnage.
Saint-Sébastien était livré au pillage. Des
chaloupes appartenant au grab et à la corvette
attendaient au rivage, car les vaisseaux ne
pouvaient longer le tour du cap, l’eau était trop
calme. En conséquence, nous commençâmes à
charger les bateaux et quelques canots qui se
trouvaient dans la rade. Le butin était
considérable : il se composait d’or, d’épices, de
ballots de soieries, de mousselines des Indes, de
drap, de châles du golfe Persique, de sacs de
bracelets, de bijoux d’or et d’argent, de maïs, de
blé, de riz, de poisson salé, de tortues, et d’une
immense quantité d’armes et de vêtements ; en
outre, d’esclaves de tous les pays et de tous les
âges. Les yeux de nos hommes brillaient de joie,
et chaque dos ployait sous un fardeau précieux.
Dans les premiers instants du pillage, les
marins se trouvèrent très insouciants du choix de

424
leur butin ; mais bientôt ils devinrent insatiables
et si avares, qu’ils regardèrent tout avec des yeux
d’envie ; leur désir de possession augmenta
tellement, qu’ils emportèrent des viandes dont un
chien sauvage n’avait pas voulu : les uns s’étaient
chargés de poissons gâtés, de riz moisi, de ghec
rance, de pots, de casseroles cassées, de
vêtements en lambeaux, de nattes et de tentes. Ils
ne trouvaient rien ni d’inutile ni de dégoûtant,
tellement leur avidité devenait insatiable. Tout ce
qu’ils ne pouvaient pas porter sur leur dos, ils le
portaient dans leur estomac, car, comme
l’autruche, ils se gorgeaient jusqu’à en perdre la
respiration.
Van Scolpvelt et le munitionnaire apparurent
bientôt, et chacun prit sa place respective. Certes,
le but de l’un et de l’autre était bien dissemblable.
Le docteur semblait hors de lui ; il contemplait
avec un regard insensé de joie la riche variété de
patients qu’il avait devant les yeux. Il courait
comme un fou sur le champ de bataille, et sa
chemise retroussée laissait voir ses bras maigres,
nus, osseux et velus ; d’une main il tenait une
boîte remplie d’instruments d’un effrayant reflet,

425
et dans l’autre une énorme paire de ciseaux
arrondie dans la forme d’un croissant. Quelques-
uns, à moitié expirants, menacèrent Van
Scolpvelt avec leurs poignards ; d’autres jetèrent
des cris de terreur quand il s’avança vers eux
pour examiner leurs blessures ; les plus effrayés
ou les plus faibles moururent de la peur de son
approche.
D’un autre côté, en voyant l’énorme quantité
de butin et le massacre des Marratti, qu’il
détestait pour leurs pirateries, le munitionnaire
ricanait de joie. Mais cette joie fut bientôt
amoindrie, car il vint me dire d’un ton triste, et
avec un jargon mélangé d’anglais et de français,
plus bizarre encore que celui que je lui donne :
– Ah ! capitaine, pouvez-vous laisser ces
imprévoyants imbéciles gâcher tant de bonnes
choses ; regardez la terre, elle est couverte de
grains et de farine, comme s’il avait neigé.
Voyez-vous là-bas ces vigoureuses tortues : elles
sont bien les plus belles, les plus délicieuses
créatures qui existent sous le ciel. Quels brutaux
sauvages, de les laisser ici ! Dites à vos hommes

426
de jeter toutes les choses inutiles qu’ils emportent
à bord du grab. Avez-vous ? et faites charger les
bateaux de tortues. Pensez-vous que les noirs
corbeaux que vous envoyez dans les chaloupes
nous seront utiles à quoi que ce soit, on ne peut
pas les manger. Pouvez-vous ? Bah ! je déteste
les sauvages et j’adore la tortue, vous aussi,
n’est-ce pas ? Je n’en ai jamais vu d’aussi
magnifiques que celles que je vous montre. Avez-
vous ?
L’esprit de Louis s’absorba dans le désir de
posséder des tortues. Il épuisa les menaces, les
supplications, les prières, pour persuader aux
hommes qu’ils devaient emporter des tortues ;
puis enfin il devint furieux devant l’énergique
opposition que firent les Arabes, qui ont ce
poisson en horreur.
Tout en criant que les Arabes donnaient dans
l’expression méprisante du refus de leur aide une
preuve qu’ils n’avaient pas de goûts humains, il
commença à en charger les esclaves et les
femmes, assurant que ces dernières n’avaient
jamais de leur vie été si bien utilisées. Pendant le

427
transport, Louis se tourna vers moi, et me dit,
avec sa voix dont la singulière expression
commençait comme un roulement de tambour et
finissait comme l’aigre tintement d’une sonnette :
– J’ai, avez-vous ?
De Ruyter vint me rejoindre, accompagné par
Aston, qui était venu seulement pour voir la
place. Je lui racontai la scène que j’avais vue
dans la tente des esclaves. Le tendre cœur
d’Aston fut vivement affecté, et il me reprocha
d’avoir trop légèrement abandonné la jeune fille.
– Mon cher Aston, lui répondis-je, j’ai cru agir
avec délicatesse en laissant cette enfant épancher
dans une solitude gardée et respectée la première
violence de sa douleur.

428
XLII

– Ne perdons pas les précieux instants qui


nous restent pour regagner le grab, dit de Ruyter ;
mais profitons en toute hâte du désordre et de la
stupeur qui affaiblissent les forces des Marratti.
Ceux qui errent encore dans les murs de Saint-
Sébastien ne sont pas à redouter ; mais les
hommes enfuis peuvent se rallier d’une minute à
l’autre, appeler à leur aide les habitants de
Madagascar et nous attaquer à leur tour. Ainsi,
cher Trelawnay, ramassez les traînards, dirigez-
les vers les bateaux ; les prisonniers sont
embarqués, il faut que nous les suivions.
– Occupons-nous d’abord de la pauvre
orpheline, répondis-je à de Ruyter. Voulez-vous
m’accompagner auprès d’elle, Aston ?
Le lieutenant me suivit, et nous nous
dirigeâmes vers la hutte.
À notre approche, la jeune fille se leva

429
vivement, joignit les mains, et sa figure, inondée
de larmes, s’inclina sur le pâle visage du mort,
dont elle n’avait pas encore compris l’effrayante
immobilité.
– Mon père, dit-elle d’une voix pleine de
sanglots, lève-toi, les étrangers sont bons,
regarde, ils viennent nous libérer. La vieille
femme ne m’a pas tuée, je suis bien portante ;
lève-toi, j’ai enveloppé tes blessures, le sang s’est
arrêté.
La pauvre enfant avait soigneusement bandé
les bras et les jambes du vieillard avec l’unique
vêtement que les sauvages lui eussent laissé.
– Chère sœur, dis-je à la jeune Arabe en
prenant doucement sa main, vous êtes libre ;
venez, il faut que nous quittions sans retard la
ville de ces cruels Marratti.
– Mais voyez comme mon père dort, dit-elle
en dégageant sa main de l’étreinte de la mienne ;
parlez bas, il faut le laisser dormir, car il est bien
fatigué.
– Mais, chère, nous sommes obligés de quitter

430
Saint-Sébastien, venez.
– Nous en aller, mon frère, nous en aller quand
notre père dort ; non... S’il le faut absolument,
reprit-elle en m’enveloppant d’un regard de
prière, eh bien, réveillez-le, nous lui donnerons à
manger ; j’ai des fruits, de beaux fruits ; un Arabe
libre me les a apportés. Regardez comme les
lèvres de notre pauvre père sont sèches et froides.
Vous dites qu’il faut partir ; vous ne songez donc
pas que pendant notre absence les cruels Marratti
pourront revenir, et alors qui défendra mon père
contre leurs coups meurtriers ? Mon père, si
épuisé par les privations, par le manque de
sommeil, par sa longue captivité ! Pitié pour ta
fille, père, pitié pour ta pauvre Zéla ! ouvre les
yeux, tiens, essaie de boire le jus de cette
grenade ; parle-moi, lève-toi.
– On nous appelle, dit Aston, hâtons-nous. Si
vous le voulez, je vais prendre cette enfant dans
mes bras, et je la porterai jusqu’à un bateau.
– Je vous en prie, ma sœur, venez avec nous,
dis-je en dégageant doucement les mains de Zéla
des mains de son père, auxquelles la pauvre

431
enfant s’était cramponnée.
La jeune fille voulut résister ; mais je couvris
vivement ses épaules avec mon abbah, et Aston
la prit dans ses bras.
Les cris de la pauvre enfant étaient
lamentables. Elle se débattait, appelait son père,
et les tremblantes mains d’Aston pliaient, non
sous le léger fardeau de ce corps d’enfant, mais
sous l’émotion d’une profonde peine.
Quelques Arabes accompagnèrent Aston, et je
me rendis auprès de de Ruyter, qui tâchait de
réunir ses hommes.
Quand Aston passa auprès de Louis, celui-ci
s’écria d’un ton de fureur comique :
– Qu’est-ce donc qu’il emporte, Seigneur
Dieu ? Comment ! une jeune fille ! elle ne sera
pas utile, qu’il la laisse ; il vaut mille fois mieux
qu’il emporte cette grande tortue près de laquelle
il passe sans seulement la regarder, et cependant
elle est magnifique ; il faut un homme fort pour la
porter. Monsieur Aston, laissez aller la jeune
fille, prenez la grosse tortue ; votre compagne

432
portera cette petite que je tiens, et j’en prendrai
une autre ; il y en a des masses de ces belles
filles-là, et ces belles filles-là se mangent ; celle
que vous leur préférez ne sera bonne à rien, c’est
un fardeau inutile ; laissez-le, prenez cette bonne
tortue, elle fera une excellente soupe ; elle est très
jolie, beaucoup plus jolie que votre petite fille.
J’arrivai auprès de Louis au moment où il
achevait cette lamentable prière.
– Venez à bord, lui dis-je, venez-y vite, si
vous ne voulez pas que les Marratti fassent de la
soupe, non avec une tortue, mais avec un
munitionnaire.
– Comment, capitaine, comment, laisser cette
tortue ? Cette tortue qui vaut à elle seule toutes
celles que nous avons prises. Jamais ! jamais !
répéta Louis en se tordant les mains dans une
indicible angoisse, jamais !
Des Marratti armés apparurent sur les collines.
De Ruyter perdit patience, et ce fut avec fureur
qu’il hâta la marche de ses hommes. La plupart
des Français étaient ivres, et nous ne pouvions les
faire sortir des huttes. Des exclamations de rage

433
se firent entendre sur la colline. De Ruyter sortit
par la grande porte de Saint-Sébastien, et je restai
avec quelques Arabes pour ramasser les traînards.
J’ai oublié de dire que nous avions incendié la
ville dans plusieurs endroits, brûlé deux
vaisseaux arabes et sept ou huit canots
appartenant aux vaincus.
Les natifs se précipitèrent vers la ville, et nous
aperçûmes bientôt des groupes d’hommes armés,
courant le long de la rivière que nous avions à
traverser. Évidemment, ces hommes avaient
l’intention de nous attaquer là. Tout en préparant
nos armes, nous hâtâmes le pas ; de Ruyter
traversait la rivière, et une partie de ses hommes
protégeait son passage par une volée de
mousquets tirée presque à bout portant sur les
natifs. Un messager vint m’avertir de hâter ma
course, et il me prévint que de Ruyter allait
garder les bateaux. Mais, retenu par la difficulté
que j’avais de faire marcher les hommes ivres, je
ne pouvais mettre obstacle au rassemblement des
natifs, qui s’augmentait de minute en minute.
Quand le nombre des Marratti parut leur

434
promettre une force suffisante, ils s’enhardirent et
attaquèrent les marins que de Ruyter avait placés
sur l’autre côté du rivage, puis ils traversèrent le
courant, se réunirent derrière nous, et un réel
danger menaça notre sortie du cap. Je tins ferme
et je restai sur le rivage jusqu’à ce que mes
hommes eussent passé la rivière. Au moment où
j’allais les suivre avec mes Arabes, j’entendis
derrière moi des coups de fusil, puis apparut tout
à coup, au détour d’un banc de sable, un énorme
personnage revêtu d’une brillante armure
écailleuse. C’était le munitionnaire, portant sur
ses épaules la fameuse tortue, l’un et l’autre
accompagnés et protégés par un soldat
hollandais.
– Marchez rapidement, leur criai-je de toutes
mes forces, car les minutes sont précieuses.
Eh bien, malgré l’extrême danger de ma
position, je ne pouvais m’empêcher de rire en
considérant l’étrange aspect de Louis.
Il s’avançait vers moi en chancelant sous le
poids de son fardeau, et il était difficile de
distinguer dans l’ensemble de Louis les formes

435
d’un être humain : il ressemblait à un
hippopotame. Le soldat hollandais qui suivait
Louis était gonflé dans des proportions ridicules :
son surtout rouge de Guernesey et son ample
pantalon hollandais, attachés aux poignets et aux
genoux, étaient remplis d’une masse d’or et de
bijoux qu’il avait découverts après la démolition
d’une hutte. Il ressemblait à un ballot de laine, et
se mouvait comme un dogre hollandais
manœuvrant dans une houle.
– Jetez tout ce que vous portez, si vous tenez à
votre vie ! leur criai-je avant de m’élancer dans la
rivière.
Les natifs approchaient à grands pas de notre
arrière-garde, et les difficultés que nous avions à
surmonter pour nous servir de nos armes
encourageaient les Marratti. Sans l’aide des
hommes stationnés de l’autre côté de la rivière,
nous n’aurions pas eu la possibilité d’échapper à
la mort. Leur feu mettait entre les vaincus et nous
une légère distance. Nous étions donc obligés non
de nous éloigner, mais bien de fuir en grande
hâte.

436
Tout d’un coup j’entendis quelque chose se
débattre dans l’eau, et un cri sauvage de triomphe
fut jeté par les natifs. Je regardai vivement autour
de moi, le soldat hollandais venait de disparaître,
trop chargé par son trésor. Le malheureux avait
glissé sur le gué et il coulait à fond. Malgré ses
efforts, il lui fut impossible de se débarrasser du
poids écrasant qui l’entraînait dans les
profondeurs de l’eau. Ce malheur m’affecta, et
cependant je n’y pouvais apporter aucun secours.
Mon attention fut bientôt distraite par le
munitionnaire qui venait également de tomber
dans l’eau.
Je courus en arrière, et je tendis ma lance à
Louis, qui s’y cramponna avec force. Ce
mouvement fit tomber l’énorme tortue, qui
profita de ce répit de liberté pour ouvrir ses
lourdes nageoires et regagner en triomphe son
élément naturel.
Quand Louis se fut redressé, il s’écria avec
une expression de physionomie lamentable :
– Mais où est ma tortue ? Ah ! ne faites pas
attention à moi, capitaine, sauvez la tortue !

437
– La tortue ! m’écriai-je, que la tortue soit
maudite ! je voudrais qu’elle fût dans votre
gorge !
– Ah ! et moi aussi, capitaine, c’est tout ce que
je désire. Ah ! ma tortue, ma tortue, où est ma
tortue ?
Au moment où le désespéré Louis vociférait
cette demande, la tortue s’éleva à la surface de
l’eau et nagea vers Louis, comme si elle eût
voulu se moquer de son ennemi. Dès que le
munitionnaire vit la brillante carapace du crustacé
reluire au soleil, il tendit les bras, fit le geste de
se précipiter au-devant d’elle, en criant d’une
voix suppliante :
– La voilà, elle revient, elle approche. Oh !
sauvez-la, capitaine ! sauvez-la !
N’entendant qu’à moitié les prières de Louis,
je crus qu’il me parlait du soldat.
– Où ? m’écriai-je en mettant dans ma
question autant d’empressement qu’il avait mis
d’instance dans sa prière.
– Ici, me dit-il en me désignant la tortue. Oh !

438
capitaine, je ne vous ai pas encore dit comme elle
est belle et vigoureuse ; je lui ai coupé la gorge il
y a deux heures, mais elle ne mourra pas avant le
soir : elles ne meurent jamais de suite. Mais si
nous la laissons fuir, elle sera perdue, perdue !
Vous ne le voudriez pas, j’en suis certain,
capitaine.
J’ordonnai à un de mes hommes de s’emparer
de Louis ; la force l’entraîna au milieu de nous,
mais le pauvre munitionnaire marchait aussi
obliquement qu’un crabe, les yeux fixés sur la
bien-aimée tortue.
Arrivés de l’autre côté du rivage, nous nous
empressâmes de regagner nos bateaux ; quatre de
nos marins furent légèrement blessés pendant
cette retraite, mais je n’eus que ce malheur à
déplorer, en y joignant toutefois la perte du soldat
hollandais et celle de la magnifique tortue.

439
XLIII

Partout où le terrain présentait des


irrégularités, partout où se trouvait un abri de
rochers ou d’arbrisseaux, nous trouvions des
Marratti ; ils se formaient autour de nous par
groupes ou disséminés en espèce de cercle. En
conséquence, nous nous retirâmes tout près de la
mer, et nous courûmes le long du bord.
Nous avions encore un passage très dangereux
à traverser : c’était celui qui se trouvait sous la
rude proximité des rochers, dont les pointes
inégales s’avançaient vers la mer, à un demi-
mille de laquelle nos bateaux étaient stationnés.
Les natifs s’étaient rangés en file le long des
sommets, et un feu très vif était déjà commencé.
Dans le premier moment, je fus surpris que de
Ruyter m’eût abandonné seul au hasard d’une
lutte aussi dangereuse, et en réfléchissant sur le
meilleur parti que j’avais à prendre, je vis sur

440
l’extrême pointe d’un rocher son drapeau en
queue-d’aronde. Il veillait sur nous.
Je fis courir mes hommes, et nous fûmes
bientôt appelés par nos camarades, qui, ayant vu
que ce poste était occupé par l’ennemi, l’avaient
chassé sur les rochers et avaient ainsi préparé
notre passage.
Malgré le ferme appui de cet utile secours,
chaque pouce du terrain nous fut disputé, et six
de mes hommes y trouvèrent la mort ; car,
protégés par les rochers et se couchant par terre,
les natifs, armés de leurs longs mousquets,
avaient sur nous le grand avantage d’être presque
invisibles.
Les bateaux s’approchèrent, et les soldats
français furent rangés sur le rivage. Quoique
n’osant pas tout à fait s’approcher de nous, les
natifs continuèrent le feu ; nous nous
embarquâmes au milieu des cris farouches des
sauvages, et dès que nous eûmes quitté la terre,
ils vinrent comme une innombrable multitude de
corneilles faire autour de nous un fracas et un
tapage épouvantables. Quelques-uns même nous

441
suivirent dans l’eau, et leurs flèches, leurs pierres,
leurs balles tombèrent sur le grab comme une
pluie d’orage.
Une joie universelle régna à bord dès que nous
fûmes tous rentrés à peu près sains et saufs sur le
vaisseau, et à la nuit tombante nous dirigeâmes
notre course vers l’île Bourbon.
En calculant nos pertes personnelles ainsi que
celles de la corvette, nous nous aperçûmes qu’il
nous manquait quatorze hommes ; mais nous en
avions vingt-huit assez grièvement blessés.
J’inscrivis ces particularités sur le journal de mer
de de Ruyter, et je lui dis :
– Il me semble qu’en considérant et les
dangers que nous avons eu à courir et le nombre
de nos adversaires, nos pertes n’ont pas été
grandes.
– Si, elles ont été très grandes, dit Louis, qui
venait de descendre l’escalier ; vous n’en
reverrez jamais une si belle. J’aurais voulu que
tous les hommes, oui, tous, eussent été perdus
plutôt qu’elle. Vous aussi, n’est-ce pas ?

442
– Je ne vous comprends pas, Louis. Que
voulez-vous dire ?
– Ce que je veux dire ? s’écria Louis ; je veux
dire que je déplore la perte, l’irréparable perte de
la tortue. Vous l’avez vue, capitaine, et vous
auriez pu la sauver ! Ne le pouviez-vous pas ?
Mais M. Aston et vous, vous ne pensez à rien, car
une petite fille, ce n’est rien, ma tortue valait
toutes les filles du monde, n’est-ce pas vrai ?
ajouta Louis en tournant sur lui-même comme il
le faisait à chaque interrogation, et en avançant
ses narines dilatées jusque sur le visage de ses
interlocuteurs.
– Cet homme, dit de Ruyter, est un Hindou ; il
croit que le monde est soutenu sur le dos d’une
énorme tortue.
– Et je ne serais pas étonné, ajoutai-je, s’il
faisait un voyage au pôle nord, non pas dans
l’intérêt de la navigation, mais pour se livrer à la
recherche des crustacés. Quel luxe et à la fois
quel bonheur pour vous, Louis, si vous pouviez
prendre un bain dans une mer de gras-vert !
(graisse de tortue.) Ne serait-il pas ? ajoutai-je en

443
imitant sa forme de dialogue interrogative et
incompréhensible.
– Oui, me répondit-il, mais dans le pôle nord,
au lieu de tortues, il y a des wabrusses, des ours
blancs et des baleines.
Van Scolpvelt apparut tenant quelques
esquilles dans une main et une scie dans l’autre.
– Voyez, nous dit-il, j’ai trépané un crâne, et
tout ce que je vous ai dit est vrai ; tâtez les bords
de l’os, ils sont aussi unis que l’ivoire, et ils ont
un lustre qui est tout à fait beau. J’ai extrait une
balle, et le cerebrum n’est point blessé, car le
poids d’un cheveu n’est pas même tombé dessus.
Van Scolpvelt allait dire qu’il avait opéré avec
une adresse si remarquable, que le patient,
n’ayant point souffert, se portait admirablement
bien, lorsqu’on vint lui dire que le malade était
mort.
– Voilà un affreux mensonge ! s’écria le
docteur en se précipitant sur l’échelle derrière le
messager, qui courait devant Scolpvelt tout
effrayé de la scie.

444
À la descente de l’escalier, l’instrument
chatouilla le dos du garçon, et ce contact le fit
bondir jusqu’au bas aussi lestement qu’une balle
lancée par une main ferme.
Quelques heures après cet incident, et sous la
surveillance de Louis, un festin, qui pouvait très
bien être nommé un festin de tortue, fut servi sur
la table.
Une énorme soupière, sur la surface de
laquelle une flotte de canots aurait pu se livrer
bataille, fut placée en face de moi par le
munitionnaire lui-même, qui nous dit en essuyant
son front couvert de sueur :
– Goûtez cela, et vous vivrez un siècle. En
vérité, l’odeur seule est un régal, aussi bien pour
un prolétaire que pour un empereur. Je n’ai
jamais respiré une odeur aussi délicieuse, avez-
vous ?
Après la soupe, la chair de tortue fut servie
sous toutes les formes : une partie bouillie ou
rôtie, une autre hachée et roulée en boules. Quand
ce premier service eut été enlevé, Louis le Grand
nous dit, sans s’apercevoir du dégoût que nous

445
éprouvions pour la chair de tortue :
– Maintenant, voici deux plats que j’ai
inventés moi-même, et personne n’en a le secret,
quoique des bourgeois et des ambassadeurs
étrangers m’aient été envoyés pour le découvrir,
pour me l’acheter avec le prix de la rançon d’un
roi ; mais je n’ai voulu ni vendre ni donner mon
secret, parce que ce secret me rend plus puissant
que les rois du monde, qui, avec toute leur
puissance, ne peuvent pas acheter la science d’un
homme. Non, je ne l’ai pas voulu, ajouta Louis en
clignant les yeux d’un air content de lui. J’aurais
refusé un royaume ! Voudriez-vous ?... La seule
chose que je vous dirai, et je n’en ai jamais dit
autant à personne, c’est que les œufs mous, la
tête, le cœur et les entrailles sont tous là ! Mais il
y a aussi bien d’autres différents ingrédients, et je
ne veux pas, je ne dois pas en parler.
Louis jeta les yeux sur mon assiette, et, y
voyant le gras-vert que j’avais laissé, il me
demanda d’un ton surpris : – Pourquoi ne l’avez-
vous pas mangé ?
– Je ne puis pas, mon cher Louis, je ne l’aime

446
pas.
– Vous ne l’aimez pas ? vous ne pouvez pas ?
s’écria-t-il. Comment ! mais moi, moi qui vous
parle, si j’étais mourant, si je n’avais que la force
d’ouvrir la bouche, ce serait pour demander et
avaler cette divine nourriture. Et vous ne l’aimez
pas ? Alors, capitaine, vous n’êtes pas un
chrétien. Est-il ? Mais c’est impossible, je ne le
crois pas ; le croyez-vous ?
Je tendis mon assiette à Louis, qui avala le
gras-vert, et qui sortit en faisant un geste mêlé de
plaisir et d’indignation.

447
XLIV

Madagascar est une des plus grandes, des plus


belles et des plus fertiles des îles du monde ; elle
a presque neuf cents milles de longueur sur trois
cent cinquante de largeur. Une magnifique chaîne
de montagnes traverse tout le pays, et de grandes
et navigables rivières y prennent leur source.
L’intérieur de cette île n’est pas plus connu que
ses habitants ; mais les parties de la côte que j’ai
longuement visitées donnent d’abondantes
preuves que la nature y a prodigué d’une main
généreuse ses plus précieuses richesses. Rien ne
manque à cette terre productive, rien, excepté la
science et la civilisation, qui sont indispensables
pour arriver à placer cette île sur le premier rang
que tiennent les grands et puissants empires. À
l’époque de mes voyages, la sauvagerie y était si
complète, qu’à peine pouvait-on distinguer une
différence de manière entre les hommes et les
animaux.

448
La soirée était singulièrement belle ; la mer
calme, limpide comme un miroir, et notre
équipage se reposait des accablantes fatigues de
la journée. De Ruyter était dans sa cabine ; et en
compagnie d’Aston, qui était couché sur la poupe
élevée du vaisseau, contre laquelle je m’appuyais,
je regardais la terre. Les formes des montagnes
devenaient sombres et indistinctes, le bleu
profond et transparent de la mer disparaissait
dans une sombre couleur d’un vert olive
subdivisée par une infinité de barres confuses et
brillant faiblement, comme si elles étaient
bordées par une ligne de diamants. Le soleil
s’enfonçait dans la mer, et ses rayons expirants
nuançaient le ciel des brillantes couleurs de la
topaze, de la pourpre et de l’émeraude, rayées
d’azur, de blanc et de violet.
Quand le soleil disparut dans l’eau, tout le
firmament fut teint en cramoisi et laissa l’ouest
plus brillant que de l’or fondu. La lumière
argentée de la lune fit disparaître les joyeuses
couleurs, qui s’éteignirent en laissant çà et là sur
la nacre du ciel de légères taches aux nuances
délicates et presque indistinctes. La poupe du

449
grab tourna, et je vis notre compagne la corvette,
dont la carène et les ailes blanches coupaient la
ligne de l’horizon. Éclairée par la lune, elle
ressemblait à un esprit de la mer se reposant sur
l’immensité de l’eau.
Absorbés dans la contemplation des
merveilleuses beautés d’une nuit de l’Orient,
nous passâmes la nuit dans un poétique et suave
silence. Après les écrasantes fatigues d’une
journée de combat, ce calme surnaturel avait sur
l’esprit une influence plus douce, plus magique et
plus rafraîchissante que celle du sommeil.
Quoique endormi, mais cédant à la force de
l’habitude, le timonier criait de temps en temps :
– Doucement ! doucement !
La formule ordinaire de changer le quart avait
été négligée, et les sentinelles qui avaient la garde
des prisonniers, ignorant que l’heure de leur
devoir était passée, dormaient à leur poste. Le
baume du sommeil guérissait les blessés, rendait
libre les captifs, qui rêvaient peut-être qu’une
chasse bruyante les entraînait dans les montagnes
de leur pays natal ; peut-être encore croyaient-ils

450
qu’assis à l’ombre des cocotiers ils jouaient avec
les jeunes barbares leurs fils, et ces malheureux,
dont les rêves étaient si doux, devaient s’éveiller
enchaînés, liés avec des menottes, dans le pire
des donjons, le fond de cale d’un vaisseau, sous
la mer, et condamnés à la mort ou à l’esclavage !
Le calme enchanteur de la nuit fut troublé tout
à coup par un bruit étrange, mais dont, au premier
instant, il me fut impossible de comprendre les
causes. Je prêtai l’oreille, et mon ardente
attention me permit de saisir le murmure confus
d’un piétinement assez vif, auquel se joignit
bientôt le râle d’une respiration haletante.
Aston tressaillit, se leva vivement, et me dit
d’un ton ému : – Que se passe-t-il donc ?
– Je l’ignore, répondis-je, mais nous allons le
savoir.
Aston bondit sur le tillac, et nous avançâmes
de quelques pas vers l’avant.
Tout d’un coup une ombre noire se dressa
devant nous.
Croyant qu’elle allait essayer de nous barrer le

451
passage, je saisis le poignard malais qui ne
quittait jamais ma ceinture, et j’attendis
l’approche de l’immobile fantôme.
Mais il ne bougea pas, et fit seulement
entendre une sorte de sanglot.
– Est-ce vous, Torra ? demandai-je, en croyant
reconnaître la voix d’un nègre de Madagascar
que de Ruyter avait émancipé.
– Oui, maître.
– Que voulez-vous, et quelle est la cause du
bruit que nous venons d’entendre à l’avant ?
– Ce bruit est celui qu’a fait Torra en tuant
mauvais frère avec ce grand couteau.
– Tué ! m’écriai-je avec surprise ; qui avez-
vous tué ?
– Mon frère, mauvais frère Brondoo.
– Quel frère ? vous êtes ivre ou fou, je ne vous
connais pas de frère.
– Torra pas fou, Torra pas ivre, maître.
Les hommes du bord avaient entendu le bruit
de la lutte criminelle que révélait l’aveu de

452
Torra ; ils se levaient tous les uns après les autres
et s’approchaient lentement de nous.
En voyant les hommes du bord se grouper en
silence à quelques pas de lui, Torra les examina
d’un air triste et froid, puis il me dit avec
douceur :
– Torra parlera à maître quand jour sera venu.
La vue du couteau rougi par le sang, et que le
nègre tenait encore dans ses mains, irritait ou
effrayait les hommes. Torra comprit le sentiment
d’horrible effroi qui était peint sur la
physionomie de ses compagnons. Il secoua la
tête, sourit et murmura doucement :
– Ne craignez pas Torra, Torra ne fait pas de
mal ; il a seulement tué mauvais frère. Arme fait
peur à vous ? eh bien, voilà l’arme ! – Et il lança
son couteau dans la mer. – Maître, continua
l’esclave en se tournant vers moi, vous bon, vous
aimer pauvre nègre ! vous ne pas laisser marins
tuer Torra pendant que le ciel tout noir ne montre
point les faces ; mais demain vous devoir écouter
Torra, parce que Torra dira vrai ; il ne désire pas
vivre ; vous tuerez lui, et il ira rejoindre son frère

453
dans le bon pays. Au bon pays, il n’y a point
d’esclaves, point de mauvais hommes blancs
pour acheter pauvre noir ! pour enchaîner pauvre
noir !
Je crus le malheureux fou, et je donnai l’ordre
à mes gens de le charger de fers sans lui faire de
mal. Ne comprenant pas le mouvement que les
hommes firent vers lui, Torra répéta d’une voix
troublée :
– Il ne faut pas tuer Torra la nuit, il faut
attendre le matin, le jour, le soleil ; Torra dira
tout.
Je n’écoutai plus les supplications inutiles du
nègre, dont je ne connaissais pas encore le crime
réel, et je me rendis à l’avant, suivi d’Aston. Un
de nos hommes nous avait devancés, car à mon
approche, il souleva un vêtement de coton blanc
tout taché de sang, et me dit :
– Le voici !
Quelques Arabes qui s’étaient joints à nous
reculèrent épouvantés en criant : – Allah ! Allah !
Les rayons de la lune, dégagée d’un voile de

454
nuages, tombèrent sur le cadavre d’un homme
noir et nu : la couverture blanche qui le couvrait à
demi nous laissa voir sa tête horriblement
défigurée par une affreuse balafre et presque
entièrement séparée du corps.
J’interrogeai tous mes hommes, afin de
pouvoir donner un nom à ce cadavre ; mais
l’ignorance de l’équipage était aussi complète
que la mienne : personne ne connaissait la
victime. Après un long examen des traits, je finis
par découvrir que cet homme était un des
prisonniers marratti. La mort bien constatée et
tout secours se trouvant inutile, je donnai l’ordre
que, placé sur un treillis, le cadavre fût porté à
l’arrière du vaisseau, sous la garde d’une
sentinelle qui veillerait également sur l’assassin.
Cet horrible spectacle semblait avoir banni le
sommeil ; les hommes se réunissaient, parlaient à
voix basse, tout émus et tressaillant presque au
murmure de leur propre parole. Une réelle
épouvante se communiqua à tout l’équipage, et
ces mêmes hommes, dont les mains et les
vêtements étaient encore humides et souillés du

455
sang d’un terrible combat, ces mêmes hommes,
qui avaient assailli quelques heures auparavant
une ville entourée de murailles et défendue par
des pirates intrépides, frémissaient d’horreur
devant la preuve d’un crime commis dans
l’ombre. Quelques-uns se groupèrent
silencieusement autour de Torra, qui était assis
sur ses talons, la tête dans ses mains.
Aston et de Ruyter conféraient ensemble.
J’étais seul à veiller sur le pont. En sentant une
légère brise s’élever de la terre, j’appelai toutes
les mains aux voiles ; l’équipage, qui était plongé
dans une sorte de torpeur, tressaillit au son de ma
voix. J’allais donner l’ordre de raccourcir les
voiles, de carguer le perroquet, lorsque de Ruyter
vint à moi et me dit :
– Pourquoi toutes les mains ? Je ne vois
aucune apparence de tempête.
– Ni moi non plus, répliquai-je ; mais une
panique dangereuse règne à bord, attriste les
hommes, il faut que je tâche de les distraire par
une grave occupation ; ils sont sous la puissance
d’un mauvais charme, et si une rafale survenait,

456
nous perdrions nos mâts avant qu’ils eussent la
conscience du danger.
– Vous avez eu une très bonne pensée, mon
garçon.
Les marins obéirent à mes ordres, et leur
préoccupation intérieure était si grande, qu’ils ne
s’apercevaient pas de l’inaltérable tranquillité de
la mer. Dans un tout autre moment, je me serais
certainement attiré une averse de malédictions et
de blasphèmes.
Mes ordres remplis, je laissai la garde du pont
à de Ruyter, et en dépit de ce qui venait d’arriver,
l’excès de la fatigue me fit tomber mourant de
sommeil sur l’oreiller de mon lit.

457
XLV

Dans un corps jeune, bien constitué, plein de


santé et de vigueur, un cœur généreux cherche
naturellement asile ; car pour s’épanouir, se
développer, il faut qu’il ait une large place, il faut
que ses impulsions ardentes puissent se répandre
sans obstacle. Dans ce corps privilégié par la
nature, l’âme ou l’esprit qui nous gouverne est
fortement engendré : sa naissance et sa vitalité
sont puissantes.
En revanche, quand l’âme est emprisonnée
dans une poitrine étroite, sous le fardeau des
humeurs sombres et tristes, quand elle manque
d’air et d’espace, sa flamme vacille obscurément
dans la lampe de la vie, jusqu’à ce qu’elle soit
entièrement éteinte.
Le philanthrope Owen de Lanark et la sage et
pieuse Hannah More disent que la différence des
constitutions fait la différence du caractère des

458
hommes, et que la nature nous a envoyés dans le
monde également disposés pour faire le bien et
pour faire le mal.
Shakespeare et Bacon pensaient autrement, et
ils sont aussi profonds et aussi savants que les
autres sont ignorants et superficiels.
Bacon dit : « Les gens difformes sont
généralement méchants de caractère ; la nature
leur ayant fait du mal, ils en font autant par
instinct que par vengeance : ils naissent donc
exclusivement méchants, et n’apportent point
avec eux cette part de bonté qu’on croit commune
à tous les hommes. »
Le double souvenir d’Aston et de de Ruyter
m’éloigne de mon sujet ; pour eux, la nature avait
été prodigue de ses dons en leur accordant non
seulement la beauté du visage, la grâce des
formes, mais encore la vigueur d’une âme
fortement trempée à la puissance magnétique, car
eux seuls m’ont révélé, en me l’inspirant, cette
vive amitié qui unit les hommes les uns aux
autres plus saintement, plus tendrement surtout
qu’ils ne le sont par les liens du sang. Avant

459
d’avoir connu ces deux nobles cœurs, j’avais
pensé que le monde était peuplé de démons et
que j’étais emprisonné dans un enfer.
Avec quel plaisir je puise dans les souvenirs
des jours passés auprès de mes amis ! Avec
quelle joie je leur paye ici le tribut de mon
affection et de ma reconnaissance, faible prix
pour tout le bonheur que m’a fait connaître leur
vive et sérieuse tendresse ! Ma vie auprès d’eux a
été un enchantement ; sous leur regard brillant
d’amitié, le monde me paraissait un jardin plein
de fruits et de fleurs. À cette époque, je n’eusse
pas échangé mon existence contre les délices du
paradis, tels qu’ils sont dépeints par les
enthousiastes. Cependant je menais une vie de
fatigues et de dangers presque sans exemple ; une
vie partagée entre les combats, la douleur des
blessures, les tourments de la faim et ceux plus
ardents encore de la soif. J’ai si douloureusement
connu ce dernier supplice, que plus d’une fois il
m’est arrivé de vouloir donner mon sang et mes
deux mains pleines d’or pour quelques gouttes
d’eau.

460
L’abondance est venue, mes souffrances sont
oubliées, et, si je m’en souviens, c’est seulement
pour en faire la narration ou donner plus de
saveur aux mets exquis que l’habitude rend
communs et inappréciés. J’ai souvent dormi ma
tête sur une boîte à balles, et le fer me paraissait
alors plus doux que le duvet, couvert d’un
canevas goudronné pour me protéger contre la
violence de la pluie, contre la glaciale étreinte de
l’écume dans laquelle j’étais presque submergé,
profondément endormi dans ce qu’on pourrait
bien appeler un cercueil de mer, près d’un rivage
dangereux, parmi les éclairs et le tonnerre, dans
une tempête dont la violence aurait déraciné un
cèdre aussi facilement qu’un homme déracine
une tige de blé.
Eh bien ! ce sommeil de repos, si près de
l’éternel sommeil, était aussi calme, aussi doux,
aussi profond que celui d’un enfant fatigué. Si,
soutenu par l’affection, il m’a été possible de
supporter ces fatigues sans en souffrir, sans m’en
plaindre, quelle conduite odieuse et dénaturée
faut-il que mes parents aient tenue vis-à-vis de
moi, pour arriver à me dégoûter de la vie dans

461
l’âge le plus tendre, pour me faire concevoir et
méditer sérieusement ma propre destruction !
Non seulement je l’ai méditée, mais à l’âge de
quatorze ans je me suis vu sur le point de mettre à
exécution cet effroyable projet.
Je ne m’éveillai qu’à midi, et la première
personne sur laquelle tomba mon regard fut l’aide
du docteur, qui tenait d’une main une bouteille
d’huile camphrée, avec laquelle je devais frotter
mes blessures, et de l’autre une potion calmante,
dont, suivant l’ordonnance de Van Scolpvelt, il
était nécessaire que j’abreuvasse mon estomac.
Je me levai et, suivi du garçon, dont je
repoussais les offres, j’entrai dans la cabine où se
trouvait Louis aux heures de repas.
Le munitionnaire, qui donnait au cuisinier
l’ordre de préparer un second festin de tortue,
s’interrompit brusquement, et se tournant vers le
garçon, il lui dit, avec un inimitable accent de
mépris dans le geste et dans la voix :
– À quoi le camphre est-il bon, je vous prie, si
ce n’est à bourrer les narines et la bouche d’un
Arabe mort ? J’en déteste l’odeur ; la détestez-

462
vous ? Le docteur vous croit-il de la race des
scorpions et des centipèdes, qu’il veut vous
nourrir de poison ? Le croyez-vous ? Le capitaine
a besoin de remplir son estomac, et nullement
d’avaler des potions et de masser ses jambes. La
soupe est prête, et je garantis que son bienfaisant
bouillon, après avoir visité l’estomac, descendra
jusqu’aux ongles des pieds, et même qu’il
circulera autour des cors, dont il amortira les
élancements douloureux, si toutefois le capitaine
a des cors. Avez-vous ? Ma soupe est un remède,
un remède universel pour toutes les maladies,
n’est-ce pas ?
J’approuvai le raisonnement de Louis, car,
aussi affamé que l’est un oiseau par une forte
gelée, je trouvais une immense différence entre
une bonne assiettée de soupe et la nauséabonde
potion du docteur.
Le garçon disparut, et Louis posa sur la table
une immense soupière remplie de potage.
Quand de Ruyter et Aston vinrent me
rejoindre, je leur demandai ce qu’on avait fait de
Torra.

463
– Il est toujours assis sur ses talons, la tête
dans ses mains, répondit de Ruyter.
– Pauvre garçon ! Avez-vous découvert le
mystère que cache son étrange conduite ? car je
suis convaincu qu’il doit avoir été excité au crime
par un puissant motif ; il m’a toujours paru bon,
naïf, doux et tranquille.
– Vous devinez juste, répondit de Ruyter ;
mais j’observe depuis longtemps que les hommes
aux extérieurs calmes sont les plus dangereux, les
plus vindicatifs et les plus cruels. S’ils ont une
raison de haine, ils projettent la vengeance et
l’accomplissent pendant que les brailleurs se
contentent de paroles. N’avez-vous pas remarqué
l’effroyable rage qu’apportait Torra dans la
destruction des Marratti ? Il était couvert de sang
comme un peau-rouge.
– Je me suis aperçu en effet de cette ivresse
furieuse, mais je l’ai attribuée à l’entraînement du
combat. J’avoue même que, tout en comprenant
l’exaltation de cette conduite, elle m’a effrayé,
car Torra se jetait avec une sorte de désespoir au
centre même de l’ennemi et n’avait pour arme

464
qu’un immense couteau, le même qui lui a servi
pour tuer son frère. Malgré cette apparente
cruauté, je suis certain que le cœur de Torra est
bon, qu’il est d’une nature honnête et brave.
Rappelez-vous, de Ruyter, la preuve de
sensibilité et de dévouement qu’il a donnée
l’autre jour en se précipitant dans la mer pendant
une rafale pour sauver la vie à mon oiseau, à mon
charmant loriot ; oui, je le répète, Torra est brave,
Torra est honnête, car il était presque
continuellement dans cette cabine, où les dollars
sont aussi abondants que les biscuits et les
liqueurs ; eh bien, il n’a jamais pris ni un dollar,
ni un biscuit, ni même un verre de vin ; n’est-ce
pas, Louis ? demandai-je au munitionnaire, qui
écoutait bouche béante, n’est-ce pas que Torra est
un brave garçon ?
– Oui, capitaine, oui, je suis sûr de la loyauté
de ce pauvre nègre ; j’en suis si sûr, que je
n’hésiterais pas à lui confier ma fortune si j’avais
une fortune. Écoutez-en une preuve, une preuve
évidente, non de ma confiance, mais de son
honnêteté, quoique ce soit ma confiance qui l’ait
fait ressortir : Auprès de Ceylan, je ramassai un

465
jour une petite tortue, que vous preniez tous pour
un morceau de bois, mais je savais bien que
c’était une tortue ; je verrais une tortue à vingt
milles de nous, quand bien même elle ne
montrerait au-dessus de l’eau que la rondeur de
sa carapace. Quand les tortues dorment, elles
aiment à sentir la chaleur du soleil : vous aussi,
n’est-ce pas ?
Eh bien ! rappelez-vous que je pris la tortue
tout doucement, sans l’éveiller, comme on prend
dans un berceau un petit enfant endormi. Au
moment où je glissais mon couteau dessous sa
carapace, elle sortit sa jolie petite tête et me
regarda d’un air de reproche ; mais elle n’eut pas
le temps de m’attendrir, car je la mis aussitôt
dans le pot, qui était sur le feu. Ah ! oui, l’homme
noir est honnête et brave, car il assomma un des
hommes, qui voulait mettre sa cuiller dans ma
soupe. Eh bien ! messieurs, je laissai Torra seul
auprès de ma tortue ; il en respecta la cuisson et
ne mit même pas son doigt dans le pot pour le
lécher avec gourmandise.
Ah ! je le dis et je le dirai toujours, ce nègre

466
est le plus honnête homme du monde ; tout autre
que lui aurait goûté ma soupe ; n’auriez-vous
pas ? Un homme noir, un homme si différent
d’un chrétien et qui ne vole pas une cuillerée de
soupe, c’est un homme remarquable. J’aime
Torra rien que pour sa discrétion ; et vous ?
– Allons, bavard, dit de Ruyter, faites passer
les longs bouchons et débarrassez le pont.
Le vin mis sur la table, Louis se retira dans
l’office, et nous l’entendîmes manger comme un
glouton un cormoran, son mets favori.
– Le vaisseau serait en feu, dit Aston, que
Louis ne bougerait pas de son amarrage ; il s’y
tient ferme.
– Maintenant, de Ruyter, dis-je en me tournant
vers mon ami, racontez-nous ce que vous savez
sur les causes qui ont conduit Torra au crime.
– Volontiers, mais il faut d’abord que je vous
raconte l’histoire de sa vie.

467
XLVI

– Il y a dix mois, en touchant à l’île Rodrigues


pour y prendre du bois et de l’eau, il me prit
fantaisie d’aller chasser dans les jungles ; je
découvris dans une crevasse de rocher un homme
nu, sauvage et affamé. Ce malheureux était Torra.
– Comment ! s’écria Louis, qui ne se leva pas
de son siège, mais qui avança son énorme tête en
dehors de la porte de l’office ; comment ! répéta-
t-il, affamé ! S’il a encore faim, je lui donnerai de
cette tortue, je ne puis pas tout manger, et il y en
a en abondance sur le vaisseau ; j’aime Torra,
moi, parce que c’est un honnête homme.
La sueur qui coulait du front de Louis, la
graisse de tortue qui suintait de sa bouche, ses
yeux brillants de satisfaction sensuelle, nous
firent éclater de rire. Il retira sa tête en
grommelant un interrogatif croyez-vous ?
– Mon arme ne permettait pas à l’esclave de

468
fuir, reprit de Ruyter, je lui fis signe d’approcher
de moi, et je l’interrogeai.
Avec une peine et une attention inouïes, je
parvins à comprendre qu’il avait fui les tortures
que lui faisait subir un inspecteur hollandais, son
maître ; il me dit encore qu’il avait été employé
avec d’autres esclaves, dans le nord de l’île
Rodrigues, à saler du poisson et à attraper des
tortues pour les expédier à l’île de France.
Torra s’était évadé au moment où ses
compagnons et lui allaient partir pour Macao,
avant que le sud-ouest mousson fût passé, et
depuis cette époque, qui datait de plusieurs
semaines, il avait vécu dans les bois, se
nourrissant d’œufs, de poissons et de fruits. Bien
que ce lamentable récit me parût une vieille
histoire, l’histoire de tous les nègres marrons, je
pris ce pauvre diable en pitié et je l’emmenai sur
le grab. Depuis cette époque, il s’est parfaitement
comporté.
Lorsque Louis fut rassasié, il vint nous
engager à prendre un verre de skedam.
– Il est très urgent de m’obéir, ajouta Louis ;

469
l’absorption de cette liqueur apaisera la tortue
que vous avez mangée, car, quoique vous l’ayez
dans l’estomac, elle ne mourra pas avant le
coucher du soleil, n’ayant été tuée qu’au matin.
Une tortue devrait toujours avoir la gorge coupée
le soir, alors elle mourrait tout de suite. Torra sait
cela, mais les autres hommes du bord sont des
imbéciles qui ne savent absolument rien ; savent-
ils quelque chose ? Allons, buvez cette petite
goutte, elle tournera la tortue, qui restera
tranquille jusqu’au soir, et passé le soir, vous
n’entendrez plus parler d’elle. Le vin français
n’est bon que pour faire digérer la soupe de
tortue, et encore est-il bien inférieur au madère.
Comme Louis ne pouvait arriver à nous
persuader que le gin était meilleur que le vin de
Bordeaux, il essaya de se consoler de cet échec
en remplissant de la liqueur dédaignée une tasse
de coco qu’il nommait un dé de voilier, et,
ouvrant sa large bouche, il vida la tasse d’un trait.
De Ruyter reprit le récit de l’histoire de Torra.
– Hier au soir, après votre départ, je
questionnai le nègre, et il me raconta sa vie ; je

470
vais, autant que ma mémoire pourra me le
permettre, vous traduire ses propres paroles.
– Soyez consciencieux, mon cher de Ruyter,
dis-je en riant, et ne faites pas le récit que nous
attendons avec votre brièveté habituelle. Vous
êtes un impitoyable rogneur des histoires des
autres, et je désire connaître toutes les
particularités de l’existence de Torra ; car, pour
me servir de l’expression de Louis, je dirai
simplement je l’aime, et je serais très fâché de
m’apercevoir qu’en le jugeant bon et brave, j’ai
commis une grande erreur.
– Je serai plus honnête, mon cher Trelawnay,
que ne le sont la plupart des narrateurs ; car, si je
ne raconte pas l’histoire littérairement, vous
aurez du moins la matière pure, sans aucune
digression morale, soit comme épisode, préface,
notes, choses qu’un sot se permet d’ajouter au
récit de l’auteur en croyant que plusieurs sots les
liront.
« Je suis né, m’a dit Torra, dans un village
habité par des pêcheurs ; ce village est situé au
nord-est de Madagascar, dans la baie d’Antongil.

471
Mon père était pauvre ; il prit une femme, et eut
d’elle un garçon chétif et qui ne valait pas grand-
chose. » Sa mère ne voulait pas le laisser
travailler, et désirait avoir un autre enfant ; mais
c’était chose impossible, car elle vieillissait, et sa
vieillesse la rendait méchante, ou, pour mieux
dire, d’une détestable maussaderie.
Ainsi vous voyez que les mêmes femmes
florissent en Europe et à Madagascar. Quand
nous leur faisons la cour, elles nous donnent leur
main couverte de faveurs, et, la trouvant douce
comme le velours, nous les épousons. Le nœud
conjugal formé, les mains deviennent griffes, la
douce voix se change en sifflement furieux.
Aston et moi nous nous mîmes à rire. De
Ruyter oubliait vite l’engagement qu’il avait pris
de faire d’une manière concise et dépourvue de
toute réflexion le récit de l’histoire de Torra.
De Ruyter comprit la cause de notre gaieté, car
il reprit vivement :
– Par le ciel, mes amis, ceci est une traduction
littérale ou pour mieux dire l’imitation d’une
comparaison faite par Torra. Écoutez donc ses

472
propres paroles : « Dans sa jeunesse, une femme
ressemble à une tortue verte ; sa coquille est
douce et souple ; mais, dans sa vieillesse, elle est
plus dure que du bois de fer. Mon père voulut
calmer l’irritation de sa femme, sa peine fut
perdue ; alors, en homme prudent, il acheta une
autre femme et eut d’elle trois beaux enfants.
» La première épouse fut froissée, et elle ne
permit pas à son mari d’introduire cette seconde
femme dans la maison. Mon père ne discuta pas,
il traversa la rivière et se bâtit une autre hutte. Là,
il eut du bonheur ; il fit de bonnes pêches et en
vendit le produit aux blancs. Séparé de sa vieille
femme, dont le fils était assez grand pour
travailler, mon père leur donna un canot, un filet
de pêche et une lance. Mais, aussi paresseux l’un
que l’autre, la mère et le fils devinrent très
pauvres.
» Je grandis et je fus un bon pêcheur, mon
père m’aimait. Quelquefois je partageais avec
mon père le poisson que j’avais pris, et lorsque
ma journée avait été mauvaise, ne voulant pas
qu’il en souffrît, je lui donnais des courses (petite

473
coquille, argent des Indiens sauvages). Ayant
appris que la place occupée par mon père était
bonne, les blancs de l’île de France vinrent s’y
établir. D’abord ils parlèrent doucement à mon
père, qui ne voulut pas les écouter. Quand ils
virent cela, ils se fâchèrent et bâtirent une place
forte dans le champ où mon père cultivait son
pain. Mon père n’était pas content ; voyant son
irritation, les blancs le tuèrent et prirent ma mère
et mes sœurs pour en faire des esclaves.
» Je me sauvai dans les montagnes et je me
rendis à Nassi-Ibrahim. Là existe un très brave
peuple ; il vole sur l’eau, c’est vrai, mais il ne fait
point d’esclaves. Quand je leur dis que les blancs
étaient venus tuer mon vieux père, ils dirent
qu’ils étaient contents, parce que le vieillard avait
eu tort d’établir un commerce avec les blancs ;
mais quand je terminai mon récit en ajoutant que
ma mère et mes sœurs étaient devenues les
esclaves des blancs, ils s’écrièrent :
» – Ceci est mal, et nous allons tenir conseil.
» Ils me dirent :
» – Nous voudrions parler aux hommes

474
blancs.
» Un vieillard, qui était un ami de mon père,
dit :
» – Non, il ne faut pas parler aux blancs : leurs
paroles sont blanches comme le matin, mais leurs
actions sont noires comme la nuit ; il est inutile
de les entendre : il faut les tuer, voilà tout.
» Après un long entretien, l’assemblée se
rendit aux conseils du sage vieillard. On arma de
grands canots de guerre, et pendant la nuit cette
petite armée traversa l’eau pour aller surprendre
et attaquer les blancs. Il n’y avait pas de lune, pas
d’étoiles, et la nuit était sombre.
» – J’aime la nuit sombre, dit le sage vieillard,
parce que les blancs ont peur de l’obscurité, parce
qu’ils n’aiment à se battre que sous les rayons du
soleil. L’homme noir est un hibou qui voit
pendant la nuit ; mais eux, ils sont semblables
aux coqs d’Inde sauvages, qui ne voient rien ;
leurs tonnerres ne frappent pas.
» Les hommes blancs étaient en réjouissance ;
car c’était le grand jour de leur bon esprit, et ils

475
étaient tous ivres dans la maison des pauvres
noirs. Quand nous ne les entendîmes plus
chanter, nous descendîmes la montagne. Ils
dormaient autour des débris d’un festin ; nous les
tuâmes tous.
» Mes amis prirent ce qu’ils trouvèrent, et ils
me dirent adieu.
» Je souffrais de rester dans les lieux où était
mort mon père. Je pris ma mère et mes sœurs
avec moi, et nous allâmes de l’autre côté de l’eau,
dans la première maison de mon père.
» Mon frère aîné parut très chagrin de la mort
de mon père, et nous fûmes bientôt de très bons
amis. Je travaillais pour tous, mais je travaillais
seul ; car mon frère s’absentait souvent, et il ne
disait pas où il allait.
» Quatre lunes après la destruction des blancs
qui avaient tué mon père, je me rendis à Nassi-
Ibrahim pour voir le vieillard, car il était bon, et
son âge commandait le respect. Quand je rentrai à
la maison, je n’y trouvai personne, et cependant
l’heure du repos était venue. Enfin, après de
grandes recherches, je découvris mon frère

476
couché dans le champ et presque mort de
douleur. – Les Marratti, me dit-il d’une voix
frémissante, sont venus ; ils ont pris ta mère et
mes sœurs, et comme la vieille mère les suppliait
d’avoir pitié, et comme elle ne valait pas grand-
chose, ils l’ont tuée. Maintenant, continua mon
frère avec une poignante expression de
souffrance répandue sur tous ses traits, faisons du
feu pour brûler le corps de cette pauvre femme.
» Nous le fîmes en pleurant.
» – Les larmes ne sont pas utiles, me dit mon
frère, elles ne feront point revenir les femmes.
» – Pourquoi les Marratti ne t’ont-ils pas pris ?
demandai-je à mon frère.
» – Ah ! me dit-il, je courais sur la montagne
et ils ne m’ont pas vu.
» – Je vais aller demander conseil au sage
vieillard de Nassi-Ibrahim, dis-je.
» – Non, Torra ; le peuple est pauvre et il ne
vend ni n’achète d’esclaves. Mais les Marratti de
Saint-Sébastien sont un très grand peuple, et il a
beaucoup d’esclaves. Parmi les Marratti il y a des

477
hommes qui sont bons, allons les trouver ; un
d’eux est frère de ma mère : il nous fera rendre ce
que nous avons perdu, car il m’aime. Allons-y.
» Je partis avec mon frère. »

478
XLVII

– Vous devez comprendre, reprit de Ruyter,


que le pauvre niais de Torra fut vendu par son
frère, qui, étant l’aîné de la famille, avait non
seulement des droits de père sur son cadet, mais
encore le pouvoir de vendre tous ses parents. Sa
vieille mère avait voulu mettre un obstacle à cet
odieux trafic, et elle avait trouvé la mort dans les
tentatives d’une vaine opposition. Torra fut
envoyé en esclavage à Rodrigues, et sa mère ainsi
que ses sœurs furent expédiées à l’île de France.
Vous connaissez déjà la fin tragique de l’histoire
de Torra ; il n’y a rien à y ajouter que ceci : Hier
matin, après notre débarquement, Torra a traversé
la rivière à la nage pour se joindre à vos hommes.
– C’est vrai, mon cher de Ruyter, et quand
nous avons dû franchir le ravin, entreprise que
l’obscurité rendait très difficile et très
dangereuse, il nous a guidés en nous montrant un

479
endroit plus bas et plus praticable ; en outre, il
nous a conduits à la porte de la ville.
Pour vous dire la vérité, son empressement
était si grand, que j’ai craint un instant qu’il ne
voulût nous jouer un mauvais tour ; en
conséquence, je guettai tous ses gestes ; mais,
quand le signal de l’attaque eut été donné, mes
soupçons se dissipèrent : le gaillard était le plus
actif de nous tous ; sa fureur m’étonnait, mais
vous m’avez fait comprendre le sentiment de
vengeance qui le faisait agir avec une si
implacable cruauté.
Pendant les premières minutes de notre entrée
dans la ville, je fis la rencontre d’un homme dont
je saisis la gorge pour l’empêcher de donner
l’alarme. Torra agit, lui, avec plus de promptitude
et surtout plus d’efficacité, car il imposa silence à
trois Marratti en les tuant dans leur sommeil.
Après m’avoir aidé à forcer l’entrée qui
conduisait dans l’intérieur de la ville, il s’éloigna
de moi, et je le revis une heure après couvert de
sang depuis les pieds jusqu’à la tête, se
précipitant de hutte en hutte.

480
Partout où se trouvait Torra, l’air était rempli
par des hurlements de rage, par des râles de mort.
J’ai cru un instant que ce massacreur était fou,
tellement que je fus obligé de lui envoyer une
balle dans les jambes, car il était inutile de lui
parler, il n’entendait pas. J’arrêtai donc, en le
blessant, ses furieux cris de guerre.
– Mais, demanda Aston à de Ruyter, vous ne
nous parlez pas de la rencontre de Torra avec son
frère.
– Ah ! s’écria de Ruyter, son récit a été
vraiment touchant, et je l’avais cependant oublié.
Torra est un rêveur, il a des visions ; comme je ne
me rappelle jamais de mes propres rêves, vous ne
devez pas être étonné que je mette un instant en
oubli ceux de mon ami Torra. Par Jupiter ! son
rêve est miraculeux et il mérite d’être enregistré
dans les annales des songes. Écoutez donc le rêve
de Torra, il a décidé le dénouement de sa vie.
« – J’étais dans la ville des Marratti et je
fouillais inutilement toutes les huttes pour trouver
mon mauvais frère ; cette recherche infructueuse
m’agitait tellement, que mon sang bouillonnait

481
dans mes veines comme une lave enflammée. Je
tuais tous les êtres que je rencontrais ; ils fuyaient
ou tombaient sous mes coups, mais aucun ne
voulait se battre avec moi. Les lâches avaient
peur de Torra, et Torra n’avait qu’un seul couteau
à opposer à leurs lances, à leurs mousquets, à
leurs épées. Si par hasard un fer me frappait, il ne
me faisait pas de mal ; les fusils ne blessent point
Torra.
» Je rentrai malade à bord du grab, et j’allai
me coucher dans les filets des hamacs du gaillard
d’avant, mais non pas pour dormir, je souffrais
trop. Je me reposais en regardant la mer, quand
tout à coup je vis mon vieux père sortir lentement
de la profondeur des eaux. Il était assis dans une
grande coquille et tenait son filet de pêche à la
main. Mon père s’arrêta en face de moi, me
regarda avec une fixité étrange, et me dit d’un ton
sombre :
» – Torra, mon fils ?
» J’essayai de répondre à cet appel, mais la
terreur paralysait ma langue.
» – Où est ta mère, Torra ? Où sont tes sœurs,

482
mon fils ?
» – Mon père, elles sont esclaves chez les
hommes blancs.
» – Non, Torra, elles sont libres. Regarde,
c’est toi qui es un esclave, mais ta mère et tes
sœurs sont avec moi ; regarde, regarde.
» J’obéis à mon père, et je vis ma mère et mes
sœurs dans la coquille.
» – Où est ton frère, Torra ? demanda mon
père.
» – Je ne sais pas, murmurai-je d’une voix
tremblante.
» Au même instant un vieillard blanc parut
dans les sombres nuages qui obscurcissaient la
nuit ; il tenait à la main une lance couleur de feu,
et, se faisant l’écho de mon père, il répéta :
» – Où est ton frère ?
» – Où est-il ? redit mon père en secouant son
filet de pêche ; Torra, tu es un mauvais fils, un
mauvais frère, puisque tu n’as pas envoyé à
l’esprit du mal le parricide et le parjure. L’esprit
m’a ordonné de jeter mon filet pour y recevoir

483
ton frère, et nous n’aurons, tant qu’il vivra, ni
bonheur ni repos. Nous sommes condamnés à le
suivre. Je sais qu’il se trouve sur le vaisseau où tu
es esclave ; je sais que dans cet instant il dort. Tu
as donc oublié ou renié la loi du pays, Torra : du
sang pour du sang, dit le juste. J’attends,
j’attends !
» Mon père jeta son filet dans la mer, le retira
vide, le rejeta encore, tandis que le démon blanc
des nuages agitait sa lance en appelant mon
frère : – Brondoo, Brondoo !
» Je regardai attentivement sur le pont, et
j’aperçus mon frère : il dormait à quelques pas de
moi.
» Je descendis de mon hamac et je tuai
Brondoo. À travers le sabord, je vis le filet de
mon père se fermer sur l’âme du mort, que le
démon blanc prit du bout de sa lance. Après avoir
accompli la tâche imposée par l’esprit du mal,
mon père poussa un cri de joie. Mes sœurs
frappèrent leurs mains l’une contre l’autre, la
coquille s’enfonça dans la mer, et le démon
disparut. »

484
Voilà la vision de Torra ; qu’en pensez-vous ?
Je vous assure maintenant que ce nègre est un
garçon d’un esprit sérieux ; mais il croit si
fermement aux hallucinations de ce délire, qu’il
me supplie de le laisser aller rejoindre son père ;
je m’y oppose, car je trouve que la coquille
paternelle est déjà bien assez chargée.
– Pauvre garçon ! dit Aston, le sort a été cruel
envers lui, et le malheur a éteint le peu
d’intelligence qu’il possédait.
– Par le ciel ! m’écriai-je, vous êtes injuste,
mon cher Aston, le plus sage des hommes aurait
perdu l’esprit dans une pareille situation. Quant
au crime d’avoir tué son frère, et le mot crime est
une expression que j’emploie non pour qualifier,
mais pour désigner la faute qu’on reproche à
Torra ; eh bien ! ce crime n’en est pas un, et s’il
avait massacré une myriade de pareils hommes, il
mériterait de magnifiques récompenses.
– Vous avez raison, Trelawnay, me répondit
de Ruyter, mais il faut que les préjugés des
hommes pèsent dans les balances de la justice.
Notre équipage se révolterait si je faisais grâce à

485
Torra. Étant l’aîné, je vous l’ai déjà dit, son frère
avait sur lui des droits patriarcaux, et il pouvait
vendre tous ses parents. L’ordre du père, quoique
illusoire, peut justifier le crime de Torra, mais,
comme ce père n’est pas ici pour témoigner de
l’innocence relative de son fils, il faut que le sang
de Torra paie pour celui qu’il a versé.
– Comment, de Ruyter ? Mais votre intention,
je l’espère, n’est pas de punir ce malheureux
visionnaire.
– Non, mais il faut que nous fassions semblant
de rendre justice. Quand nous serons près de
terre, je saisirai un moment favorable pour sauver
Torra.
La bonne intention de de Ruyter fut perdue,
car deux jours après la nuit du meurtre, Torra,
enchaîné, sauta sur la proue du vaisseau, regarda
la mer en s’écriant :
– Le voilà, il m’attend !
De la proue Torra bondit dans la mer et le
vaisseau passa sur son corps. Il était inutile de
faire un effort pour le sauver, le poids des

486
menottes précipita le pauvre nègre dans les
profondeurs de l’Océan.
Le souvenir de ce malheureux nous attrista
pendant quelques jours. Aston, qui avait une foi
de marin dans les rêves et dans les présages, prit
la peine, dès notre arrivée à l’île de France, de
s’informer si les particularités de la vision
relative à la sœur et à la mère de Torra étaient
vraies. Il s’adressa donc à un bureau du
gouvernement, qui tient enregistrée la mort des
esclaves, et il apprit qu’en se rendant à l’île
Bourbon les trois femmes s’étaient jetées dans la
mer. Cet événement avait eu lieu la nuit même du
rêve de Torra. Je n’ai pas besoin d’ajouter que cet
étrange coïncidence des faits affermit la foi
d’Aston dans les rêves, les présages, les
pressentiments et les visions.

487
XLVIII

Nous nous trouvions sous les vents alizés de


l’ouest, et nous hâtâmes gaiement notre course,
accompagnés par la corvette. De Ruyter décida
que nous rentrerions au port Bourbon, dans l’île
Maurice, sur le côté sud-est, puisque les frégates
anglaises bloquaient le port au nord-ouest.
– Le port Bourbon, dit de Ruyter, est le
meilleur port pour entrer dans l’île, mais il est le
plus difficile pour en sortir. Cependant, c’est un
havre magnifique, et nous serons obligés d’y
rester jusqu’à ce que la mousson du nord-ouest,
qui va bientôt commencer, soit tout à fait tombée.
D’ailleurs, nous serons plus près de mon pays, et
surtout plus tranquilles, car il n’y a guère de
vaisseaux au port Bourbon, le commerce n’étant
suivi qu’à côté, sous le vent de Port-Louis.
Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis notre
conquête de Saint-Sébastien, et je pensai qu’il

488
était temps de faire une visite à ma petite captive.
Malgré mon apparent abandon, je n’avais point
négligé de l’entourer de soins, car elle habitait ma
propre cabine, et j’avais ordonné au bon vieux
rais de trouver, parmi les gens que nous avions à
bord du vaisseau, ceux qui étaient de la même
tribu que Zéla ou qui avaient été ses domestiques.
Privilégié par son âge et par son rang, le rais
put aller voir la jeune fille, lui parler, et l’assurer
qu’elle ne manquerait de rien. Le rais me dit que
trois femmes qui avaient été avec Zéla sur le
vaisseau de son père étaient déjà auprès d’elle, et
qu’il avait donné à ces femmes toutes les choses
dont elles avaient eu besoin. Par respect pour le
père de Zéla, qui avait été non seulement un
Arabe, mais encore scheik d’une tribu dans le
golfe Persique, près de sa propre patrie, le vieux
rais avait prévenu tous mes désirs.
– Il faut, me dit-il, que je traite cette jeune fille
comme je traiterais ma propre enfant, car nous
sommes tous des frères.
De Ruyter, qui se trouvait auprès de moi et qui
entendait notre conversation, se tourna vers le

489
rais.
Lorsque de Ruyter parlait au vieillard, il lui
donnait le nom de père, car c’était ainsi que tous
les marins nommaient le commandeur des
Arabes. De Ruyter consultait toujours le rais dans
les décisions qu’il devait prendre lorsqu’elles
étaient relatives à ses hommes ; de plus, il ne
s’opposait jamais à l’accomplissement des
cérémonies des sectateurs de Mahomet. Pendant
ses voyages secrets aux ports anglais, le
commandement du vaisseau était confié au vieil
Arabe, et de Ruyter prenait alors le caractère d’un
marchand arménien, persan ou américain.
– Mon père, dit de Ruyter, j’ai dit à ce garçon
que la jeune fille arabe était légitimement sa
femme, et cela de la manière la plus sacrée selon
les coutumes de votre pays. N’ai-je pas dit la
vérité ?
Les hommes qui avaient été témoins de la
mort du père de Zéla en avaient raconté tous les
détails.
– Certainement, malek, où est la personne qui
pourrait en douter ? La chose cependant me paraît

490
étrange ; car, tout vieux que je suis, c’est la
première fois que j’entends dire qu’un scheik
arabe, dont les générations sont innombrables
comme les grains de sable dans le grand désert,
donne sa fille et mêle le sang des ancêtres de sa
race à celui d’un infidèle d’un pays si
nouvellement découvert, d’un pays que nos pères
ne connaissaient pas ; le père même qui a donné
sa fille ne pouvait admettre l’existence d’un
giaour (chien).
– Bah ! répondit de Ruyter, le père savait que
Trelawnay était un Arabe ; il est certain qu’il le
savait et qu’il lui était impossible de craindre une
erreur. Ce garçon a-t-il l’air d’un chrétien ? n’a-t-
il pas le Coran dans sa cabine ? Allons, mon fils,
récitez votre namaz.
– Vous êtes savant, malek, dit le rais, cela est
bien vrai, il n’est donc point extraordinaire alors
que le père ait pris Trelawnay pour un Arabe. Je
suis un homme ignorant, mais si son père n’est
pas Arabe ou descendant d’un Arabe, je serai
surpris, car je n’ai jamais vu aucun homme de
l’Ouest avoir le teint basané et les traits du visage

491
caractérisés comme ceux de ce garçon. Il est
honnête et brave, il aime notre peuple, il se bat
avec nos armes, il a les mêmes habitudes que
nous, il est donc Arabe. Sa véritable nature se
révélera maintenant que, par la grâce divine de
Mahomet, notre saint prophète, il possède une
femme arabe. J’espère qu’il cherchera la tribu de
ses ancêtres, qu’il s’établira au milieu d’elle en
déplorant que l’auteur de ses jours ait fait la folie
d’aller loin de son pays natal habiter les rochers
blancs de la mer.
Le rais dit tout cela si sérieusement, que de
Ruyter ne parvint qu’avec peine à réprimer une
violente envie de rire. Pour compléter la comédie,
il conversa si savamment sur le sujet, que je finis
par avoir des doutes sur ma propre identité.
Avec la conviction que j’étais Arabe, le rais
s’appuya encore, pour consolider mon mariage,
sur les ordres donnés par le père de Zéla, qui
avait joint nos mains avant de mourir.
– Au moment suprême où s’opère la
séparation de l’âme avec le corps, dit le rais, si
les objets éloignés deviennent indistincts, les

492
choses que le regard embrasse sont
miraculeusement développées. En conséquence,
continua le rais, le père ne s’est pas trompé ; il a
vu dans le passé, dans le présent et dans l’avenir,
et cela d’un seul regard par l’analyse d’une chose
visible, la physionomie. Il savait donc dans
quelles mains il confiait sa fille, les espérances de
sa maison et le soin de ses enfants.
– Quels enfants ? demanda Aston. A-t-il
d’autres enfants ?
Je commençais déjà à réfléchir à l’embarras de
la situation dans laquelle m’avait placé ma
sympathie pour Zéla, une femme, des enfants, et
quoi encore...
– Des enfants, reprit le rais, oh ! oui, mais pas
beaucoup, car c’était un brave et intrépide
guerrier, et la moitié de sa tribu a été exterminée
dans des guerres contre des gens semblables aux
Marratti, qui ont pillé son village et tué presque
tous les habitants ; il lui reste donc à peine une
trentaine d’enfants.
– Trente ! s’écria Aston, c’est bien assez, je
vous assure.

493
– Je trouve aussi que c’est un joli nombre, dit
de Ruyter en imitant la manière de parler de
Louis, et vous aussi, n’est-ce pas ?
En écoutant cette conversation, en apparence
des plus sérieuses, je suppose que ma figure
n’était pas très animée, et peut-être était-elle aussi
triste que celle d’une des vigoureuses tortues de
Louis après qu’il lui avait coupé la gorge.
Cependant, je fus un peu consolé en découvrant
que les enfants de l’Arabe, tombés pour la plupart
sous le poignard de ses ennemis, n’étaient qu’une
famille fictive, c’est-à-dire les fils de sa tribu.
De Ruyter m’assura sur son honneur et en
mettant toute plaisanterie à part que les paroles
du vieux rais étaient aussi vraies que le Coran. –
Mais, ajouta-t-il, le Coran n’est rien pour vous, et
la loi arabe n’est point la vôtre.
– C’est vrai, mais la jeune fille, de Ruyter, que
pensera-t-elle ?
– Que, fiancée à vous par son père, elle doit
vous regarder comme son mari. Ainsi votre
devoir aussi bien que votre honneur exigent que
vous preniez soin d’elle, que vous la conduisiez

494
avec sa suite dans son pays natal. Je sais que vous
avez autant de générosité que d’honneur, et que
vous ne faillirez point à vos obligations ; je n’ai
jamais donné d’officieux conseils, mon cher
enfant, car pour les digérer il faut un estomac
aussi fort que celui d’une autruche. D’ailleurs
vous n’êtes pas de ceux qui s’arrogent
exclusivement à eux-mêmes leur secte et leur
patrie (comme le font beaucoup de compatriotes)
et toute la beauté et toute la vertu qui existent
sous le soleil. La lumière n’est que plus brillante
sur les sables de ces sauvages enfants du désert ;
car elle n’est pas obscurcie par ce que l’on
appelle faussement la civilisation. Quoiqu’ils ne
soient pas échauffés ou affranchis par le même
été ou par le même hiver, dit le vieux Shylock,
les juifs, les mahométans et les chrétiens sont
tous des hommes ; si vous les piquez ils saignent,
et ainsi de suite... Vous me comprenez ?...
– Descendons, et, après avoir discuté cette
grave question, discutons celle bien moins grave
d’un verre de claret.
– Quel parti allez-vous prendre relativement à

495
Zéla ? me demanda Aston.
– Quel parti je vais prendre, mon ami ?
comment ! vous n’avez donc pas entendu ? Mon
parti est pris ; tout est terminé.
– Quelle est donc la chose terminée ?
– Mon mariage, sans bans ni chuchoteries. Ce
n’est que pareil à la première secousse qu’on
ressent en se baignant : les timides souffrent le
plus en entrant dans l’eau peu à peu ; les
courageux s’y plongent la tête la première et ne
sentent pas la douloureuse sensation que fait
éprouver l’étreinte de l’eau. Je ne suis pas
craintif ; s’il faut que je plonge, donnez-moi de
l’eau profonde et une hauteur pour sauter dedans.
– Mais, mon garçon, réfléchissez, dit Aston.
Zéla n’est qu’une enfant, et vous l’avez à peine
vue.
– Bien. Mais quel Arabe voit une femme avant
de l’avoir épousée ?
– Comment pourrez-vous l’emmener en
Angleterre ? Votre intention n’est pas de passer
votre vie avec des Arabes ?

496
– Pourquoi pas ? Je n’ai pas de patrie, pas de
foyer domestique. Le vieux père rais dit que mon
pays est ici. Je l’admets, car je l’aime. Je préfère
le soleil à la neige. Allons, Aston, ne froncez pas
le visage comme le fronce un curé dans sa chaire
en exhortant ses paroissiens à obéir à l’appel de
sa cloche. Allons, allons, effacez les rides de
votre front, videz ce verre de vin de Bordeaux.
N’avez-vous pas entendu dire qu’on célébrait ce
soir la confirmation de mon mariage ? Faisons-le
gaiement. Je déteste les sermons et j’aime le vin :
buvons !
Nous passâmes la soirée à fumer et à vider des
bouteilles. De Ruyter et Aston me plaisantèrent,
mais mon humeur était trop joyeuse pour
s’attrister d’une bagatelle aussi insignifiante
qu’un mariage. Je le traitais légèrement en ce
temps-là.
Quand Louis apprit la nouvelle, il vint auprès
de moi et me dit :
– Moi aussi j’ai une femme, mais elle ne vaut
pas grand-chose. Quand j’allais sur mer, elle
buvait tout mon gin et je ne pouvais jamais

497
garder une seule goutte de bon skédam dans la
maison, je n’aimais pas cela ; l’auriez-vous ?
Tout à coup, elle devint très grosse et tout le
monde disait : « Cette femme est enceinte. » Moi,
je riais, car je savais mieux que les commères que
si ma femme avait là quelque chose, c’était des
caques de gin. Les médecins pensaient la même
chose, et ils voulurent lui faire rendre ce qu’elle
avait conservé là ; mais ma femme aimait trop les
liqueurs pour y consentir, elle ne leur donna que
de l’eau. Je fus saisi de surprise, de l’eau ! Je ne
lui en avais jamais vu boire une seule goutte,
l’auriez-vous ? Elle détestait l’eau, parce que,
disait-elle, l’eau enrhume l’estomac.
Fatigué de ma femme, je la laissai, et je partis
sur un vaisseau ; la mer lui faisait peur, j’étais
donc bien sûr d’être débarrassé d’elle. Après mon
départ, elle devint triste, chagrine, pauvre
femme ! et cela parce qu’elle n’avait plus de gin,
car j’avais emporté toute la cave avec moi.

498
XLIX

Van Scolpvelt descendit, tenant dans ses


mains la liste des malades et des blessés. Il était
toujours si occupé que nous ne l’apercevions
presque jamais, à l’exception toutefois de sa tête,
qu’il avançait de temps en temps hors de
l’écoutille pour prendre l’air, absolument comme
le fait une baleine en haussant sa tête au-dessus
de l’eau. Le docteur nous expliqua la loi relative
aux assassins, dont les corps, dans tous les pays
civilisés, étaient disséqués. – En faisant du bien à
la science, ajouta-t-il, les assassins sont peu
coupables, et il est vraiment dommage que de nos
jours il y ait si peu de meurtres. Après avoir émis
cette belle réflexion, Van Scolpvelt nous accusa
de l’indigne pensée de vouloir paralyser l’essor
de la science, les tentatives des hommes studieux,
non seulement en mettant l’obstacle de notre
défense à l’amputation des membres, mais encore
en le privant d’une dissection après la mort. – Si

499
vous aviez agi avec discernement, vous auriez
pendu Torra, qui était un magnifique sujet, et
vous m’auriez donné son corps. Je le croyais un
honnête homme, mais je vois aujourd’hui qu’il
ressemblait aux autres ; il conspirait également
pour tromper mes espérances, car il m’a trahi en
se jetant aux poissons. Ne m’appartenait-il pas
légitimement ?
Le docteur prit un verre, le remplit de vin, le
vida avec gravité et se rendit auprès de ses
malades.
– Si je ne voyais pas le docteur boire de temps
en temps, dit Louis, je le prendrais pour un
démon ; mais cependant aucun homme ne peut
vivre d’un liquide seul, quelles que soient sa
force et sa saveur. Ne le pensez-vous pas ?
– Cela suffirait avec l’addition d’une tortue,
dis-je en riant ; je crois que je pourrais vivre avec
ces deux choses. Pensez-vous, Louis, qu’il y ait
des tortues au ciel ?
– Je suis sûr qu’il y en a, répondit Louis ; sans
cela, quelle est la personne raisonnable qui
désirerait y aller ? Le désireriez-vous ? Le ciel ne

500
serait pas un paradis sans les tortues, n’est-ce
pas ? Puis, il y a beaucoup d’eau dans la lune,
d’où aurions-nous la pluie, s’il n’en était pas
ainsi ? De sorte qu’il faut encore qu’il y ait du gin
pour chasser l’humidité.
Je montai sur le pont pour la première faction.
De Louis et de ses tortues, mes pensées se
dirigèrent vers ma petite tourterelle en cage.
Je vis alors les choses sous un aspect plus
favorable à mes désirs, tout me parut joyeux, et je
me trouvai grandi au moral autant qu’au
physique. Mes pensées furent presque semblables
à celles d’Alnaschar le bavard, frère du barbier, le
marchand de verres ; comme la sienne, mon
imagination était étourdie. Je pris la résolution
d’être d’abord un mari doux et aimant, puis
austère et bourru, puis enfin cruel et bienveillant
tour à tour. Pendant une heure entière, je me
plongeai à plaisir dans les rêveries les plus folles
et les plus absurdes, sans qu’une pensée
raisonnable vînt un seul instant en obscurcir la
lumière. La cloche sonna minuit, et un autre prit
ma place. Les soucis de la vie conjugale ne

501
troublèrent pas mon sommeil ; je suis encore
étonné d’avoir dormi aussi profondément.
Je fus éveillé par le docteur, qui secouait ma
jambe. Je me jetai vivement en bas du lit, car
j’eus l’horrible crainte que Van ne se fût permis
d’opérer sur ma jambe pendant mon sommeil.
– Qu’est-il donc arrivé ? lui demandai-je.
– Un des prisonniers, un Arabe, est mourant,
et il désire vous voir.
Je plongeai ma tête dans un seau d’eau de mer
et je suivis le docteur.
Malgré Louis, qui voulut m’arrêter pour me
faire déjeuner, en me disant qu’il était dangereux
d’entrer dans une chambre de malade l’estomac
vide, je me rendis en toute hâte auprès du
prisonnier.
Sérieusement blessé, l’Arabe désirait me
recommander d’être bon pour l’enfant de son
père, et, en même temps, obtenir la permission de
voir Zéla avant de mourir, afin de prendre le
message qu’elle voulait envoyer à son père,
auprès duquel le mourant allait bientôt se trouver.

502
– Car, ajouta-t-il, je vois l’ange de la mort
voltiger sur mon lit, et il est impatient de
s’élancer vers le ciel. Soyez un père pour mes
deux femmes et pour mes cinq enfants, continua
le moribond, et dites-leur qu’il faut, ish Allah (s’il
plaît à Dieu), qu’ils continuent la guerre
commencée contre les Marratti, parce que,
pendant qu’il en restera sur la terre, l’âme de leur
père ne pourra pas entrer au ciel.
La dernière prière de l’Arabe fut pour me
demander qu’on respectât son corps, qui devait
être enseveli dans la mer avec toutes les
cérémonies habituelles de son pays. Il me supplia
encore de ne pas permettre à l’Indien blanc au
long couteau (il désigna Van Scolpvelt) de le
scalper ou de lui fracturer les membres. – Car,
ajouta l’Arabe, s’il coupe un morceau de mon
corps pour le manger, je ne serai pas capable
d’être un guerrier dans l’autre monde.
Van Scolpvelt fronça les sourcils, et sa figure
exprima un mélange d’horreur, d’étonnement et
de férocité ; il rugit comme une hyène en fureur.
La colère du médecin effraya le malade et hâta sa

503
mort, car il rendit le dernier soupir pendant que
j’essayais de calmer l’irritable Van.
Je remis le corps entre les mains des Arabes ;
ils l’enveloppèrent dans de la toile et répétèrent
les cérémonies que j’ai déjà racontées. Seulement
je me trouvai dans l’obligation de participer à
leurs mystères.
Voici donc un nonchalant garçon de l’Ouest,
sans lien ni famille, transformé en scheik de mer,
en Arabe, en musulman, et marié. Pour donner
l’idée combien ces changements (du moins le
dernier, qui gouverne les autres) pesaient peu sur
mon esprit, je n’aurais même pas reconnu ma
femme au milieu d’un groupe de jeunes filles.
Tout occupé de son père, je n’avais point
remarqué ses traits. Je ne savais même pas son
nom, quoique je l’aie employé ici pour faciliter
ma narration. Je possédais un Coran, mais
j’ignorais où était le pays que désormais je devais
considérer comme le mien.
La première démarche que je fis pour me
rapprocher de Zéla fut, je crois, excellente, car
cette démarche tendait à obtenir des

504
renseignements sur la dame. En conséquence et
pour bien commencer, j’appris d’abord son nom.
Ce nom, faiblement gravé dans ma mémoire à
cette époque, sera trouvé profondément imprimé
sur mon cœur lorsque j’aurai cessé de vivre. Si
par hasard un Van Scolpvelt désire disséquer
mon corps, je le lui permets volontiers, plus
volontiers encore j’accorde cette faveur à
l’estimable Van, s’il existe. Il verra bien que je
n’ai pas pour la science cette haine sans bornes
qu’il m’a si souvent reprochée. Il trouvera joint
un codicille à mon dernier testament, et ce
codicille exprime le désir que mon corps,
enseveli dans un tonneau de vrai skédam, soit
envoyé à Amsterdam (ville natale de Van
Scolpvelt) : l’un sera pour le scientifique docteur,
l’autre pour la femme du bon munitionnaire, si
toutefois elle a eu l’esprit de faire passer son
hydropisie.
Après avoir déjeuné et satisfait la dernière
demande de l’Arabe mourant, dont le corps fut
jeté dans la mer, mes pensées s’envolèrent vers
l’asile de mon épouse vierge. J’avais appris,
quoique avec peine, la gutturale prononciation de

505
son nom, tâche fort difficile, car j’avais été obligé
d’en répéter cent fois les deux syllabes avant que
la vieille duègne fût satisfaite de ma sifflante
aspiration. Après cette première étude, la bonne
femme me dit :
– Il ne faut ni toucher le voile de lady Zéla, ni
effleurer ses vêtements ; il ne faut pas beaucoup
parler, et ne rester auprès d’elle que pendant
quelques minutes, car les pensées de lady Zéla
conversent avec l’âme de son père ; toutes ses
joies de jeune fille sont mortes avec le bon
vieillard. Ses yeux, qui autrefois étaient plus
brillants que les étoiles, sont maintenant ternes et
sans regards ; sa figure, plus belle que la lune, est
obscurcie par les sombres nuages de l’affliction ;
ses lèvres, rouges comme du henné, sont
blanches de chagrin. Toute sa beauté est cachée
sous une éclipse, car les larmes sont sa seule
nourriture. La paix et le sommeil ont abandonné
la jeune fille, depuis que l’âme de son père l’a
laissée seule dans un monde inconnu. Ô étranger,
soyez bon pour elle, et le bonheur sera votre
récompense.

506
L

– Je vais me rendre auprès de lady Zéla, me dit


la duègne, et dans une heure elle sera préparée à
recevoir visite.
L’heure demandée par la vieille femme fut
suivie de tant de minutes, que bien certainement
mon ardeur se serait refroidie jusqu’à
l’indifférence si j’avais été un amoureux vif et
impatient. Je dois peut-être ajouter que la
certitude d’être solidement marié aidait beaucoup
à calmer mes désirs, de plus que cette heure
d’attente, étant celle où j’avais l’habitude de
fumer ma pipe en savourant avec lenteur le nectar
de mon café, fit qu’elle ne me parut ni plus
longue ni plus courte que tout autre moment de la
journée. Je n’ai jamais perdu ce vice ou plutôt
cette vertu, car au moment où je parle, si je me
trouve dans l’obligation de sortir avant d’avoir
pris mon café ou fumé ma pipe, je suis aussi

507
bourru qu’un dogue auquel on prend un os ou
qu’une femme qui voit son mari, harassé de
fatigue, s’étendre nonchalamment sur un chapeau
neuf posé avec soin au milieu d’un fauteuil.
Au lieu de me perdre dans les vagues rêveries
d’un amoureux, je me perdais dans l’odorante
fumée de tabac de Skiray ; j’en remplissais mes
poumons, j’en savourais l’enivrante odeur, odeur
aussi douce et aussi parfumée que celle des roses
de Bénarès. Tantôt mes lèvres capricieuses
retenaient la vapeur, tantôt elles la renvoyaient
comme un jet d’eau vers le ciel, tantôt encore
elles la faisaient monter en spirales pour la laisser
s’empreindre des chatoyantes couleurs d’un
rayon de soleil égaré sur moi. Ce jeu amusait et
absorbait tellement mon attention, que je n’avais
point vu entrer la vieille femme arabe. Je suppose
que les beautés de l’intéressante duègne s’étaient
cachées, comme celles de la lune, sous un nuage
ou sous une éclipse, car sa sombre figure me fit
tressaillir, et je crus un instant que la fumée de
ma pipe s’était condensée dans une sorcière
noire.

508
– Lady Zéla, me dit la vieille Arabe d’un ton
de reproche, a attendu jusqu’à ce que le café servi
pour vous fût entièrement froid et que les
confitures fussent devenues aigres.
– Personne n’est venu m’avertir, répondis-je
en me levant.
La figure de la messagère était si froide et si
irritée, que bien certainement un seul de ses
regards avait dû opérer la transformation de
l’atmosphère du café et de la qualité des
confitures. Cependant elle dissimula sa colère et
me répondit d’un ton plaintif :
– Je suis restée ici debout pendant un si long
espace de temps, que mes pieds y ont pris racine.
Je me mis à rire ; la pauvre vieille disait vrai,
et voici pourquoi : la chaleur de ses pieds nus
avait fait fondre le goudron, et comme le vaisseau
était penché de côté, l’Arabe avait toutes les
peines du monde à se maintenir en équilibre.
Après avoir cherché dans mon esprit les
choses les plus aimables, après les avoir dites à la
messagère d’un ton et d’un air aussi gracieux que

509
possible, je la suivis dans la cabine qu’habitait
Zéla.
La porte du mystérieux sanctuaire fut ouverte
par une petite esclave malaise (cette esclave était
le premier cadeau que j’avais fait à Zéla), et je
pénétrai dans la chambre de ma jolie captive avec
autant de respect, d’émotion et de silence qu’en
met une femme pieuse en entrant dans le
sanctuaire d’une église. La jeune fille était assise
les jambes croisées sur une petite couche, et elle
était si hermétiquement enveloppée dans une
draperie blanche (deuil national de son pays),
qu’il me fut impossible de distinguer les
merveilleuses perfections vantées par l’Arabe. La
pose de Zéla avait la grâce froide et digne des
statues de marbre qu’on pose aux portes des
temples égyptiens ; mais un mouvement me
révéla bientôt que la charmante statue était une
créature humaine. Après avoir lentement décroisé
ses jambes, la jeune fille se leva, glissa ses pieds
nus dans des pantoufles brodées, s’avança vers
moi et me prit la main, que de son front elle porta
à ses lèvres.

510
– Asseyez-vous, je vous prie, ma chère sœur,
lui dis-je, tout ému de cette naïve caresse, de ce
gracieux témoignage de sa reconnaissance.
Zéla reprit sa première position et resta
immobile ; ses bras retombèrent nonchalamment
le long de son corps, et ses pieds mignons se
cachèrent dans le lin du vêtement qui
l’enveloppait, comme se cachent de petits
oiseaux sous l’aile de leur mère.
La seule chose visible de cet ensemble de
grâces (suivant la vieille Arabe) était les cheveux,
et ces cheveux, d’un noir de jais, couvraient Zéla
tout entière. J’avais senti et savouré, avec un
inexprimable bonheur la douce pression des
lèvres tremblantes de la belle Arabe, et
l’imagination, ou peut-être un léger contour que
la fantaisie me fit voir gravé sur ma main, me
dépeignait la bouche de Zéla adorablement petite
(je déteste les grandes bouches) ; et je pense
maintenant que cette passion silencieuse forma le
premier anneau de la chaîne de diamant qui nous
unit, chaîne qui n’a pu être brisée ni par le temps
ni par l’usage.

511
Quelques minutes s’écoulèrent en silence.
J’étais plongé dans l’extase d’un enchantement
indéfinissable ; mais j’avoue que je fus presque
heureux d’en être distrait quand la porte s’ouvrit
pour donner passage à la duègne, les mains
chargées d’un plateau sur lequel étaient servis du
café et diverses espèces de confitures.
Zéla se leva une seconde fois. Je fis un geste
pour essayer de l’en empêcher, mais la vieille
femme me pria de rester assis et silencieux. Zéla
prit une petite tasse sur un plateau d’argent et me
la présenta.
J’étais si occupé à regarder, à admirer la
blancheur et la délicatesse de forme des jolis
doigts de Zéla, que je renversai le café en portant
la tasse à mes lèvres, tasse que j’aurais pu avaler
sans peine, car elle n’était pas plus grande que
l’aromatique coquille du macis (enveloppe de la
muscade).
Quelques jours après ma première entrevue
avec Zéla, la vieille femme me fit observer
qu’elle regardait la maladresse de mon action
comme d’un très mauvais présage pour mon

512
bonheur à venir.
Après m’avoir offert des confitures, Zéla
rendit le plateau à la duègne, et se rassit sur sa
couche.
J’ôtai de mon doigt un anneau d’or entouré de
deux cercles formés avec des poils de chameau
(l’anneau donné par le père de la jeune fille), et je
l’offris à Zéla.
La pauvre enfant baissa les yeux et sanglota si
amèrement que son ample veste se soulevait sous
les battements de son cœur. Je voulus cacher
l’objet dont la vue réveillait de si douloureux
souvenirs ; mais la jeune fille tendit la main vers
moi, saisit l’anneau, le porta à ses lèvres et le
baigna de ses larmes.
La vieille Arabe dit quelques mots à Zéla, et,
sans être guidée par le regard, la belle enfant
tendit vers moi ses jolies petites mains, prit une
des miennes, et glissa doucement l’anneau à mon
doigt.
Cet anneau était l’antique sceau de la tribu de
son père, et, comme tous les cachets des princes,

513
il rendait vrai le faux, faux le vrai ; il donnait ou
il reprenait, il faisait ou il défaisait les lois, selon
la capricieuse volonté de celui qui en était
l’heureux possesseur.
Avant de laisser retomber ma main, Zéla la
porta encore à son front et l’effleura doucement
de ses lèvres.
Je pris vivement dans ma poche une bague que
j’avais choisie dans les bijoux de de Ruyter,
bague d’un grand prix, car elle était massive, d’or
pur, et fermée par un rubis de la grosseur d’un
grain de raisin ; et, prenant avec tendresse la main
de Zéla, qui pendait immobile entre les plis de
son grand voile, je plaçai cette bague au second
doigt de sa main droite.
La vieille femme sourit.
L’approbation tacite de ce sourire éveilla mon
audace ; je gardai, pressée entre les miennes, la
main de Zéla, et j’en couvris de baisers les petits
doigts tremblants.
J’outrepassais sans doute les droits que j’avais
sur Zéla, car le front de la vieille femme se

514
rembrunit, ou, pour mieux dire, les rides de sa
figure devinrent plus profondes, changement de
physionomie peu avantageux aux agréments
extérieurs de ce gardien de l’étiquette, dont le
temps et le soleil avaient donné au teint
l’ineffaçable couleur du bronze. Je laissai tomber
la main de Zéla, qui alla se cacher, toute
rougissante d’effroi ou de pudeur, sous les plis de
son voile blanc.
L’échange mutuel de nos bagues était la
déclaration définitive de notre mariage.
– Chère lady, dis-je à Zéla, veuillez me donner
vos ordres ; que puis-je faire pour vous être
agréable, pour vous rendre moins tristes et moins
longues les heures de votre isolement ? J’ai mis
en liberté toutes les personnes qui appartenaient à
la tribu de votre père, et elles sont traitées par
mes ordres avec la plus grande bonté. Je suis un
étranger, chère lady, j’ignore une grande partie de
vos habitudes ; daignez donc, je vous en supplie,
guider ma conduite par vos bienveillants conseils.
Le rais, qu’on nomme ici le père des Arabes,
vous aime avec tendresse ; il sera, si vous le

515
voulez, l’écho de vos pensées ; parlez-lui,
ordonnez ; entendre et obéir ne seront pour moi
qu’une seule et même chose.
Zéla ne répondit à mes supplications que par
de violents sanglots.
Cette douleur m’attrista profondément ; je
gardai le silence, puis la crainte de devenir
importun me fit songer à la retraite.
– Ma chère sœur, dis-je en me levant, calmez-
vous, je vous en prie, et souvenez-vous de mes
paroles : Je suis et je serai toujours votre esclave
le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué.
Après avoir salué l’éplorée jeune fille, je sortis
de la cabine triste et heureux à la fois.

516
LI

Je rendis plusieurs visites à ma jolie captive


avant que le bonheur d’entendre sa voix musicale
me fût accordé. Zéla semblait muette et souvent
aussi immobile qu’une statue de marbre. Ni
supplications ardentes ni prières murmurées tout
bas n’avaient le don d’émouvoir cette
insensibilité extérieure, qui puisait peut-être son
calme dans la grande froideur de ses sentiments
pour moi. Cependant, malgré l’apparente
monotonie de nos tête-à-tête, malgré la tristesse
dans laquelle ils me jetaient, j’éprouvais un
véritable bonheur auprès de Zéla, bonheur
étrange, mystérieux, indéfinissable, bonheur réel
pourtant, car il occupait les heures du jour, car il
remplissait de rêves enchanteurs le sommeil de la
nuit.
Après avoir soigneusement cherché à être
agréable à Zéla en l’entourant de toutes les

517
choses qui, par leur possession, pouvaient lui
apporter un amusement, je fouillai dans
l’immense butin enlevé aux Marratti. Les
vêtements, les meubles, les bijoux, enfin tout ce
qui appartenait à Zéla, tout ce qui venait de son
père ou de sa tribu, fut déposé dans la cabine de
la jeune fille. Le désir de lui plaire, celui d’attirer
son regard, celui plus ardent encore d’entendre sa
voix mélodieuse, me rendaient infatigable ; mais,
à mon grand chagrin, Zéla parut si froide, si
indifférente, si insensible, que j’en arrivai à croire
qu’il serait infiniment plus logique d’adorer une
momie des pyramides, et bien certainement, si
l’exaspération que je ressentais n’avait pas été
adoucie par les généreuses paroles de mon ami
Aston, je me serais donné l’amer plaisir
d’exprimer à Zéla le vif mécontentement que me
faisait éprouver sa conduite. Dans l’excès de ma
mauvaise humeur, je me jurais à moi-même de
cesser entièrement mes visites ; mais tout en
jurant je consultais ma montre pour savoir
combien d’heures ou de minutes me séparaient
encore de l’instant de mon entrevue avec elle.
J’aurais, je l’avoue, difficilement renoncé au

518
bonheur de la voir, et quoique ma visite fût un
monologue ou un silence, elle était l’oasis de ma
vie, le repos de mon existence active.
Heureusement pour moi la vieille Arabe
n’était ni discrète, ni silencieuse, ni réservée.
Quand elle traversait le pont pour remplir soit une
commission de Zéla auprès du rais, soit une
partie de son service, elle s’arrêtait et me parlait
de la jeune fille. Dans les premiers jours de ses
longues causeries, je maudissais souvent la force
des jambes de la vieille, car les miennes se
fatiguaient à rester ainsi stationnaires ; mais ni
engagement, ni prières ne pouvaient parvenir à
persuader à la duègne que je lui permettais de
s’asseoir.
– Non, me disait-elle d’une voix grave, je dois
rester debout devant mon malek, et, du reste, sa
bonté me permettrait-elle de prendre un siège
qu’il me serait encore impossible d’user de cette
bienveillante autorisation. Lady Zéla attend mon
retour pour prendre son café.
Je conclus de là que la jeune fille était douée
d’une merveilleuse patience, si elle attendait ainsi

519
une douzaine de fois par jour la rentrée de sa
camériste, qui causait souvent de longues heures
avec moi.
J’avais tant de plaisir à écouter, à faire répéter
à la vieille femme que Zéla n’était pas insensible
à mes soins, qu’elle disait que j’étais bon, que je
l’étais non seulement parce qu’elle le jugeait
ainsi, mais parce que son peuple le trouvait, qu’il
était bien dommage que je ne parlasse sa langue
qu’imparfaitement, bien dommage encore que
j’appartinsse à une tribu si éloignée de la sienne,
qu’elle était fâchée que la grande Kala passée
(mer Noire) se trouvât entre moi et le pays de ses
pères, mais que j’étais doux, bon, beau comme un
zèbre, et qu’elle aimait à entendre ma voix.
Ce délicieux poison rallumait des espérances
qui commençaient à s’éteindre ; il me faisait
croire à l’avenir et souffrir avec patience les
douleurs du présent. À mes yeux la bonne vieille
devint un personnage amusant, spirituel ; elle
s’embellit de ses paroles comme d’un fard, et je
finis par trouver sa voix dure et sèche plus
musicale que le son harmonieux d’une harpe

520
éolienne. Mes veilles de nuit s’abrégeaient
merveilleusement, elles se remplissaient de
l’éclatante lumière des yeux de Zéla, que je
n’avais cependant pas vus.
Je ne m’explique pas encore par quelle
puissance attractive et magnétique j’ai pu si
tendrement aimer Zéla, dont je n’avais pas
entendu la voix, dont je n’avais pas rencontré le
regard, dont je n’avais pas même reçu un signe de
sympathie, car son premier et bienveillant accueil
n’avait été que l’accomplissement d’une
coutume ; elle avait reçu son sauveur, son mari,
mais le cœur n’entrait pour rien dans le
témoignage de son respect et de sa gratitude.
Mon esprit indépendant ne s’était jamais plié
ni même arrêté à la recherche de ce grand
sentiment qu’on appelle l’amour, et en vérité je
ne sais pas quand et pourquoi, où et comment il a
pu pénétrer et remplir si exclusivement mon
cœur.
Avant de comprendre que j’aimais ardemment
Zéla, les soins dont je l’entourais
m’apparaissaient sous la forme froide de

521
l’accomplissement d’un devoir, devoir sacré,
parce qu’il m’avait été imposé par un père
mourant, par un père dont la suprême volonté me
confiait son enfant prisonnière et orpheline. Dans
la transparente pureté de la jeunesse, les scènes
touchantes se reflètent comme sur un lac d’azur,
et cette scène de deuil, d’exil, de larmes, fut la
première dans laquelle le hasard me fit jouer un
rôle, la première où un appel sympathique fut fait
aux bons sentiments de mon cœur, qui alors était
une fontaine scellée, mais qui s’ouvrit bientôt à la
pitié et à la tendresse, et maintenant l’amour en
coule comme un puissant torrent, il emporte tout
ce qu’il trouve devant lui.
Le pauvre petit oiseau captif bâtissait donc
silencieusement son nid sous l’abri de mon cœur,
tandis que je le croyais tranquillement encagé
dans la chambre qui lui servait de prison.
Les paroles de la duègne, en ranimant le feu
de mes espérances, me conduisirent plus souvent
auprès de Zéla, dont je regardais pendant des
heures entières la passive main pressée entre les
miennes. L’air qui entourait la jeune fille me

522
semblait chargé de parfums odoriférants, et le
contact de ses insensibles cheveux, plus gracieux
que les branches pendantes d’un saule,
remplissait mon âme d’amour quand par hasard
ils effleuraient ma joue. Tous mes sens me
parurent délicieusement raffinés, et un monde de
nouvelles pensées, un monde d’idées naquit dans
mon cœur.
Quand enfin il me fut permis de voir la
radieuse splendeur des grands yeux noirs de Zéla,
mes membres chancelèrent, mon cœur palpita
convulsivement, et, les deux mains de la jeune
fille enfermées dans les miennes, je restai
pendant un quart d’heure dans l’extase d’une
adoration absolue et muette. Je ne sais pas si la
jeune fille remarqua mon agitation, si elle en fut
émue ou seulement flattée ; mais elle retira
vivement ses mains et couvrit ses yeux de
diamant. Je les avais assez vus : leur regard de
flamme avait embrasé mon cœur, et le feu en
devint inextinguible.
D’une voix entrecoupée, Zéla murmura
quelques paroles qui bourdonnèrent à mon oreille

523
comme le chant d’un colibri, oiseau charmant et
gazouilleur des bosquets de cannebiers. L’haleine
de Zéla fut plus odoriférante que ne le sont ces
arbres. La tête me tourna, et je crus devenir fou
en contemplant le monde de délices qui s’ouvrait
devant mes yeux.
C’est ainsi que l’amour s’alluma dans mon
sein, un amour pur, profond, ardent et
impérissable. Depuis le jour où je plongeai mon
regard dans le brillant miroir où se reflétait l’âme
divine de Zéla, elle fut l’étoile de ma vie, la déité
à laquelle je devais offrir la virginité de mes
affections. Jamais un saint dévot ne s’est
consacré à son Dieu avec une adoration plus
intense que la mienne. Je n’étais ni l’époux ni
l’amant de Zéla, j’étais son esclave ; ma vie lui
appartenait sans partage, elle était tout pour moi,
j’étais à elle pour elle.
Quand la triste mortalité rendra mon corps au
néant, quand mon âme s’envolera, comme une
colombe longtemps captive, elle n’aura de joie et
de repos que le jour où il lui sera permis d’être
réunie à celle de Zéla. Alors ces deux âmes sœurs

524
se confondront ensemble, et comme un rayon de
soleil elles s’élanceront brillantes dans l’éternité.

525
LII

Aucune circonstance digne d’être mentionnée


ne marque dans mes souvenirs l’époque de ce
mémorable voyage. Nous nous trouvâmes bientôt
dans la latitude de l’île Maurice, à trente-deux
lieues N.-O. de l’île Bourbon.
En visitant l’île Maurice, en 1521, les
Portugais la nommèrent l’île des Cygnes, parce
qu’elle était l’asile favori de cet oiseau. Les
lourds et avares Hollandais furent les premiers
qui prirent possession de cette île, mais vers une
époque très éloignée du passage des Portugais,
c’est-à-dire vers l’an 1600. Ces nouveaux
possesseurs changèrent le doux nom de l’île des
Cygnes en celui de Maurice, faisant, par cette
dénomination, un compliment à l’amiral dont
Maurice était le prénom.
Comme je l’ai déjà dit, les Français
succédèrent aux Hollandais, et ils appelèrent l’île

526
île de France ; ils en firent leur place de
ralliement et le rendez-vous de tous leurs
croiseurs. Les Français avaient soin d’apprendre
le moment du départ des flottes indiennes
appartenant à la compagnie qui rentraient dans
leur patrie ou qui partaient pour l’étranger. Dans
l’un ou l’autre cas, ils envoyaient leurs vaisseaux
pour les arrêter, et les vaisseaux, secrètement
armés en guerre, avaient des lettres de marque.
Ce mode d’attaque faisait beaucoup de tort
aux flottes anglaises, qui souvent marchaient
protégées par leurs propres vaisseaux de guerre.
Mais les petits croiseurs français, qui naviguaient
très vite et qui étaient remplis d’aventuriers
intrépides, s’attachaient aux flottes anglaises
comme s’attachent des Arabes vagabonds autour
d’une caravane dans le désert ; tandis que les
vaisseaux de guerre anglais étaient empêchés
d’agir par la crainte de perdre de vue les
vaisseaux marchands, qui pouvaient être arrêtés
d’un autre côté pendant leur absence.
Les Français s’exposaient rarement à attaquer
les Anglais en plein jour ou quand il faisait beau

527
temps, à moins cependant qu’ils ne fussent
soutenus par une frégate, presque toujours à leur
suite, dans l’espoir de s’emparer de quelque
traînard. Quand il faisait mauvais temps et
pendant les nuits obscures, les Français
trompaient les Anglais en faisant de faux signaux
pour les attirer ; cela avait lieu au moment des
rafales, qui sont très fréquentes dans ces latitudes.
Si les Anglais perdaient leur convoi de vue, ce
qui arrivait souvent, ils étaient sûrs d’être
attaqués par un ou par plusieurs de ces corsaires
français ; mais étant tous très bien armés, les
vaisseaux réussissaient quelquefois à se défendre
non seulement contre les vaisseaux de guerre
secrets de l’ennemi, mais encore ils parvenaient à
chasser bravement l’escadre française.
La possession de l’île Maurice était d’une très
grande importance pour les Français, car elle les
mettait à même de pouvoir harceler le commerce
de l’Angleterre et de tenir un pied dans l’Inde. Ils
n’épargnaient aucune dépense pour fortifier l’île,
et, pour dire la vérité, ils employèrent peu de
temps pour obtenir le résultat d’en rendre le sol
utile et productif. Ils y introduisirent et y

528
cultivèrent avec succès les épices et les fruits de
l’Inde. Ils y ajoutèrent du riz et plusieurs espèces
de blé : celui de Bourbon, de la Cochinchine et de
Madagascar. Mais l’île étant très petite (elle n’a
que dix-neuf lieues de circonférence), les
améliorations apportées par les Français furent
naturellement fort limitées.
Par leur négligence, les Hollandais avaient
laissé le plus précieux de leurs ports, au nord-
ouest, se remplir de la boue et des pierres
envoyées par le torrent des montagnes qui
s’élèvent tout auprès.
Dirigé par un gouverneur habile et
entreprenant, les Français débarrassèrent ce port,
bâtirent un mur et construisirent un magnifique
bassin pour recevoir leurs vaisseaux de guerre et
les mettre à l’abri des vents, qui sont toujours,
dans les tempêtes, d’une violence épouvantable.
Nous découvrîmes bientôt la terre de Bourbon,
et nous arrivâmes bientôt en vue de l’île Maurice.
Cette île a une forme ovale, et la partie dont
nous rasions le côté nord-ouest est grande,
inégale, ayant çà et là des signes de végétation.

529
– Ce côté de l’île, nous dit de Ruyter, a été
retourné sens dessus dessous par l’action des
volcans, et les gens instruits de cet événement
croient que l’île Maurice était autrefois liée à
celle de Bourbon, mais qu’elles ont été divisées
en deux par la force d’un feu intérieur.
Nous vîmes plusieurs énormes cavernes
voûtées dans lesquelles la mer s’écoulait avec un
bruit de tonnerre ; de gros morceaux de rocher
gris, rudes et calcinés, étaient entassés les uns sur
les autres dans un désordre fantastique, puis la
terre s’éleva peu à peu, et nous vîmes des roches
escarpées, même au centre de l’île, s’unissant à
une montagne qui s’élève comme un dôme.
– Cette montagne, dit de Ruyter, était autrefois
une plaine élevée de treize cents pieds au-dessus
de la mer, quoique, du côté où nous sommes, elle
nous paraisse d’une roideur impraticable ; l’autre
côté, au Port-Louis, a l’élévation si graduelle
qu’un cheval peut aller au galop jusqu’à son
sommet, qu’on nomme le Piton du milieu. Ce
piton, pointu comme un pain de sucre, est entouré
par une plaine.

530
Nous découvrîmes encore sept montagnes qui
ressemblaient à sept grands géants tenant un
conseil ; puis plusieurs petits promontoires
étendant dans la mer leurs racines pleines de
rochers, et qui formaient de magnifiques baies,
des rivages couverts de sable blanc et des vallées
étroites, entrecoupées par des ruisseaux et des
rivières verdoyantes et boisées. Ces vallées
étaient remplies d’arbrisseaux et de fleurs.
Aston, de Ruyter et moi, nous étions debout
sur le pont, armés de télescopes, et nous
admirions le ravissant paysage qui se déroulait
devant nos yeux.
– Que cette vallée est tranquille et belle ! dis-
je à mes amis ; allons y demeurer.
Puis, quand la marche du vaisseau nous
montrait un site plus enchanteur encore, nous
répétions la même exclamation.
Tous les trois, nous aimions les beautés de la
nature, et de Ruyter se plaisait à nous faire
admirer les changements merveilleux de ce
splendide panorama.

531
– Vraiment, m’écriai-je, cette île est le paradis
des poètes orientaux. Quelle est la personne
sensée qui voudra quitter cette terre après l’avoir
connue ? Ô mes amis, abandonnons l’incertain
océan, abandonnons la mer capricieuse, la mer
aux sourires perfides qui nous attire vers la
souffrance, vers le désappointement et vers la
mort !
Aston n’était pas moins enthousiasmé que
moi, et notre enchantement était partagé par tout
l’équipage. La joie illuminait toutes les figures,
chaque cause personnelle de chagrin ou de
mécontentement était oubliée ; l’union et
l’harmonie la plus parfaite régnaient sur le
vaisseau. Quand nous jetâmes l’ancre, les
hommes montèrent aux mâts comme des
écureuils, et dans un instant les voiles furent
ferlées. Des canots rôdèrent bientôt autour du
grab, presque submergés par la grande quantité
de poissons et de fruits qu’ils venaient nous
offrir.
Le plaisir qui remplissait mon cœur était
presque de l’ivresse, car j’avais à mes côtés ma

532
petite fée orientale, ma belle Zéla, qui, cédant à
mes ardentes prières, avait consenti à
m’accompagner sur le pont.
Quand le doux vent de la terre vint jouer dans
les cheveux de la jeune fille, quand il pressa
contre elle ses légers vêtements de gaze, en
révélant les contours de ses formes élégantes,
Aston la regarda avec une admiration surprise, et
compara la belle enfant à un jeune faon.
De Ruyter, qui parlait parfaitement la langue
de Zéla, s’approcha d’elle pour lui adresser
quelques paroles d’affectueuse bienvenue. Il prit
sa main ; mais, stupéfait de la merveilleuse
beauté de la jeune fille, il resta silencieux, ne
pouvant que par sa muette contemplation lui
exprimer combien il la trouvait belle. Après
quelques secondes de cet éloquent silence, de
Ruyter parla à la jeune Arabe d’une voix douce et
caressante comme un chant, puis, se tournant vers
moi, il me dit en anglais :
– Cette jeune fille est une fée de l’Orient ; elle
est trop délicate et trop frêle pour être touchée par
la main d’un homme. Je vous félicite de tout mon

533
cœur, mon cher Trelawnay, et il n’existe pas un
homme qui puisse rester froid et indifférent
devant votre bonheur. Par le ciel ! mon ami, je
croyais que votre mariage était un sacrifice ; mais
je trouve que vous possédez un diamant pour
lequel un roi donnerait sa couronne. Souvenez-
vous, mon garçon, que si vous ne gardez pas ce
trésor comme on garde son propre cœur, le
bonheur vous abandonnera, et la fortune sera
toujours impuissante pour vous donner une
femme comparable à lady Zéla.
La jeune fille regardait autour d’elle comme
une gazelle effrayée. Surprise de se voir entourée
et regardée par tant d’étrangers, elle rougit ; la
pauvre enfant aurait bien voulu rentrer dans sa
cabine ; mais je tenais sa main emprisonnée dans
la mienne et je feignais de ne pas comprendre la
prière de son regard.
Pour retenir Zéla le plus longtemps possible
auprès de moi, j’envoyai chercher un tapis et des
coussins, puis, environnée de ses femmes, la
jeune fille s’assit sur le pont.

534
LIII

De Ruyter se rendit à bord de la corvette pour


dire à son capitaine que les Anglais avaient levé
le blocus du Port-Louis. Contraints à cette retraite
par les pertes qu’ils avaient faites de leurs
hommes et de leurs bateaux, les Anglais
voulaient encore avoir le temps de rentrer à
Madras avant que le sud-ouest mousson
commençât à se faire sentir. D’ailleurs, comme la
flotte qui devait regagner l’Angleterre était
censée avoir passé les latitudes des îles, le but des
frégates qui bloquaient Port-Louis se trouvait
atteint.
De Ruyter convint avec la corvette qu’aussitôt
qu’elle aurait renouvelé sa provision d’eau et de
vivres, elle irait au Port-Louis, et que, par la
traverse sur terre, de Ruyter la rejoindrait avant
son départ pour lui donner les dépêches destinées
au général français.

535
Cet arrangement fait, de Ruyter remonta sur le
grab et nous envoyâmes les prisonniers et les
blessés sur la corvette.
– Il faut maintenant songer à nos malades, me
dit de Ruyter, lorsque le transport des étrangers
fut opéré. Je vais me mettre à la recherche de
quelques logements, et vous envoyer toutes les
choses dont vous pouvez avoir besoin.
Le lendemain, de Ruyter nous quitta encore
pour se rendre au Port-Louis ; mais, avant son
départ, il me donna des instructions précises sur
tout ce que je devais faire pendant son absence, et
il quitta le vaisseau en nous promettant d’être
rentré dans trois ou quatre jours.
Il avait été convenu qu’après avoir chargé le
grab, nous le mettrions dans un lieu sûr, et que
nous irions passer quelque temps dans la maison
de campagne de de Ruyter, car mon ami
possédait des terres considérables dans l’intérieur
de l’île.
Cette île a, relativement au climat, une
particularité digne de remarque, et je n’ai jamais
trouvé dans aucune autre partie de l’Inde

536
l’étrange bizarrerie de sa température.
Généralement les îles ont sur les côtes une
atmosphère douce et fraîche, tandis que
l’intérieur des terres est chaud, malsain, excepté
toutefois les hauteurs du centre de l’île ; mais, à
l’île Maurice, c’est le contraire : il fait si
horriblement chaud le long de la côte entière,
l’air y est si impur, qu’à Port-Louis et dans ses
environs, personne n’ose sortir pendant six mois
de l’année, tellement on est sûr de recevoir un
coup de soleil, coup de soleil fort dangereux, car
d’ordinaire il amène la frénésie, la fièvre, le
choléra-morbus ou la dysenterie. En revanche et à
la même période de l’année, dans l’intérieur de
l’île, et surtout au côté opposé au vent, l’air est
doux, suave et sain.
Depuis novembre jusqu’en avril, l’air de la
ville de Saint-Louis est si insupportablement
chaud, que peu de personnes, à l’exception des
esclaves, osent y rester. Les habitants assez
heureux pour avoir la liberté de choisir le lieu de
leur résidence vont s’établir dans l’intérieur de
l’île. Ajoutez à ces six mois d’étouffante chaleur
une fin d’année pluvieuse, pendant que

537
d’horribles orages ravagent les côtes. Toujours à
la même époque, l’intérieur de l’île est calme,
doucement chauffé par le soleil. J’ai été témoin
de ce fait, fait d’autant plus étrange que l’île,
nous l’avons dit, n’a que dix-neuf lieues de
circonférence.
J’exécutais avec une infatigable ardeur les
ordres de de Ruyter ; l’insomnie et le travail
étaient pour moi un plaisir, car mon corps était
fort et mon esprit avait des ailes. Nous eûmes
bientôt construit sur le rivage des magasins en
barres de bois, en planches et en paillassons, et
toutes les choses qui n’appartenaient pas au grab
furent débarquées et envoyées dans la ville sur le
dos des mulets, des buffles et des esclaves. (Je
rougis d’être obligé de dire que les esclaves sont
les principales bêtes de somme de l’île Maurice).
De Ruyter avait fait de grands efforts et de
grands sacrifices afin d’obtenir des buffles et des
ânes pour remplacer les esclaves dans
l’humiliante et pénible fatigue de porter des
fardeaux pendant des journées d’une chaleur
insupportable. Mais la moindre indifférence, mais

538
le cruel égoïsme avec lesquels les propriétaires
des esclaves accueillirent les humaines
propositions de de Ruyter rendirent sa tâche
difficile.
Ces trafiquants sans cœur ne veulent ni voir ni
entendre parler d’un projet qui ne tend pas à
augmenter sur-le-champ leur bénéfice. Chez eux,
les organes communs de la nature sont abrutis ;
leur vue des choses est rétrécie à la circonférence
qu’embrasse le regard.
Ils sont semblables à la guêpe, dont l’œil, rond
comme une lentille, grossit dans des proportions
énormes le plus petit objet qui se trouve devant
lui, mais qui ne peut pas distinguer un mur d’une
fleur, s’il est éloigné d’un mètre du centre de son
regard. Ces hommes stupides voient donc les
objets aussi clairement que la guêpe. Il était
inutile de leur parler d’un gain à venir, gain que
la recherche des ânes et des buffles pouvait leur
produire. Ils disaient que cette recherche était une
perte de temps, et que, les esclaves étant tout
prêts, il fallait s’en servir. Quant à la souffrance
de ces malheureux, elle ne pouvait attendrir des

539
êtres qui n’ont pas de sentiments humains. À
toutes les réflexions généreuses que fit de Ruyter,
ils opposèrent cette étrange question :
– Est-ce la loi ? Je ne puis pas la trouver : elle
n’est pas dans mon livre.
Tel est, en un mot, le résumé de leurs réponses
aux avocats de l’humanité. À chaque appel, ils
restent aussi sourds que des crocodiles, et
pendant que vous leur parlez de charité
chrétienne, ils fouettent ou donnent l’ordre de
fouetter le dos nu d’un pauvre esclave
succombant de fatigue sous le poids d’une trop
lourde charge.
J’ai vu de ces malheureux nègres couverts
d’ulcères, et dont les plaies saignantes étaient
déjà à moitié dévorées par des mouches et par des
vers. C’est alors que ces infortunés appellent de
tous leurs vœux celle que les riches craignent
tant : la mort, la mort qui devient leur seul refuge,
leur seule espérance, est accueillie comme une
fée bienfaisante, et, après la suprême séparation
de l’âme d’avec le corps, ce corps, masse morte
et corrompue, est jeté, sans cercueil, dans la mer

540
ou dans un fossé. J’ai vu le dos de ces pauvres
martyrs aussi couvert de nœuds qu’un pin, et la
peau en était aussi dure et aussi rocailleuse ; de
cette peau, semblable à de l’écorce d’arbre, le
sang tombait goutte à goutte comme de la
gomme.
Pendant que des centaines de ces malheureux
travaillaient tous les jours dans les chantiers, à
Port-Louis, sous un soleil brûlant, leurs maîtres,
abrités et protégés dans l’intérieur de leurs
habitations, se plaignaient de la chaleur en faisant
de temps à autre des pas de tortue pour donner un
ordre.
La pitié et la douleur que je ressentis en
voyant le déplorable état dans lequel se
trouvaient les esclaves à l’île Maurice, ne
pouvaient être comparées, dans l’énergie de leur
sensation, qu’à l’ardent souhait que je fis en
suppliant le ciel d’envoyer sur la tête des
oppresseurs les plus terribles malédictions. Ces
monstres seront un jour anéantis, je l’espère, et
s’ils doivent être immortels, que ce soit dans
l’éternité, mais dans une éternité de souffrance.

541
En toute justice, le mal qu’ils ont fait aux nègres
doit leur être rendu, et je défie l’invention la plus
hardie des démons d’arriver à égaler la cruauté de
ces êtres sans âme.
Quoique ce barbare traitement des esclaves ne
fût pas tout à fait aussi rigoureux dans l’intérieur
de l’île, je me hâtai, le cœur plein de dégoût, de
reconquérir, en terminant mes affaires le plus
promptement possible, le bonheur d’aller
chercher quelques jours de repos sur la colline
déserte et boisée que de Ruyter m’avait indiquée
comme étant le lieu de sa résidence. Je savais que
là, s’il y avait du pouvoir, la douleur de
l’oppression y était non seulement adoucie, mais
encore à peine sensible.
De Ruyter rentra au grab le troisième jour de
son départ, et, quoique actif et énergique dans
toutes ses entreprises, il fut étonné de l’extrême
promptitude que nous avions mise à opérer le
débarquement. Le vaisseau qui, avec sa carène
chargée et toutes voiles déployées, était entré
dans le port quelques jours auparavant à demi
submergé sous le poids de sa cargaison, flottait

542
maintenant sur l’eau aussi légèrement qu’une
mouette endormie. Ses voiles étaient détendues,
ses mâts et ses vergues baissés et démantelés, et
le grab lui-même amarré près du rivage.
De Ruyter apprit à Aston qu’il avait obtenu la
permission de le garder avec lui, ainsi que les
quatre hommes de sa frégate, et que la parole
d’honneur du jeune lieutenant était la seule
chaîne qui l’attachât au grab.
Aston parut enchanté, et serra avec une
reconnaissante affection la main de de Ruyter.
À l’arrivée de notre commandant, je traitais
avec Aston la grande question des esclaves. De
Ruyter prit la parole et nous dit :
– Il y a de cela deux jours, je me rendais vers
la porte d’une église (je ne vais jamais au-delà),
qui, ouverte pour la première fois à la piété des
fidèles, venait d’être consacrée. J’allais donc aux
environs de cette église pour y chercher un
marchand d’esclaves avec lequel j’avais une
affaire à traiter. Cet homme, qui est un misérable
fripon, ajoute à ses vices naturels celui d’être
faussement religieux et d’affecter une grande

543
exactitude dans l’accomplissement de ses devoirs
de chrétien ; il pousse l’hypocrisie si loin, que,
s’il restait sur le globe en compagnie d’un seul
homme dont les croyances différeraient de celles
qu’il a adoptées, il poignarderait ou brûlerait cet
homme. Sa foi est un fanatisme, un fanatisme
aveugle, irréfléchi et intolérant.
Ne trouvant pas mon coquin, je m’approchai
de la porte ouverte de l’église. Un coup d’œil
dans l’intérieur me montra que les carreaux
blancs de la nef étaient obscurcis par une
douzaine de prêtres noirs. Une foule de monde
venue pour voir la cérémonie encombrait l’église.
Rien ne m’intéressant, j’allais continuer mes
recherches, car un mélange d’encens, d’ail et de
sueur formait une si horrible atmosphère que,
pour l’avoir respirée une seconde, j’avais déjà des
nausées.
Au moment de mon départ, je fus presque
coudoyé par un esclave converti qui entrait dans
l’église. Voyant à sa droite un bassin de pierre
rempli d’eau, le nègre crut que cette eau était
mise là pour servir aux ablutions ; il y plongea

544
vivement ses deux mains et lava jusqu’aux
coudes ses bras noirs et sales. Un dévot, qui
s’aperçut de cette action, frappa sur la tête du
nègre penché avec une croix qu’il tenait à la
main. La croix de la rédemption servit à exécuter
un meurtre ! Je frissonnai ; je ne comprends pas
ainsi la religion. Si j’avais été Dieu, j’aurais
foudroyé ce stupide enthousiaste. Le pauvre
nègre tomba baigné dans son sang, il n’eut même
pas le temps d’exhaler une plainte.
– Qu’a-t-on fait à ce misérable assassin ?
demanda Aston.
– Rien. La cérémonie ne fut pas interrompue,
car un nègre n’est pas un homme.
– C’est horrible ! m’écriai-je ; mais n’en
parlons plus, de grâce, et hâtons-nous d’aller
établir nos quartiers sur la colline, loin des
oppresseurs et des esclaves.

545
LIV

De Ruyter laissa le rais à bord du grab en


qualité de commandant, et quand tous les
préparatifs de notre départ furent terminés, nous
nous mîmes en route.
Le personnel de la caravane se composait de
de Ruyter, d’Aston, de Zéla, accompagnée de ses
femmes et de quelques Arabes de sa tribu. Notre
voyage dans l’intérieur des terres se fit sur des
mulets, des petits chevaux et des ânes. Nous
suivîmes le rivage de la mer, qui était
magnifiquement tessellé d’une grande variété de
coquillages de toutes les couleurs et de toutes les
formes. Je marchais aux côtés de Zéla, qui était
gracieusement assise sur un petit cheval dont elle
dirigeait vaillamment la marche.
– Chère sœur, lui dis-je, regardez la sublime
beauté de ce paysage, voyez comme les nuages
gris laissent à découvert le sommet des collines,

546
tandis que leurs bases sont encore cachées par la
vapeur : elles ressemblent à un groupe de
magnifiques îles ou à une compagnie de cygnes
noirs nageant sur un lac calme et silencieux.
Quelques-unes sont couvertes d’arbres et de
buissons jusqu’à la crête, tandis que d’autres se
montrent dépouillées et flétries par les feux
volcaniques.
Le sang d’une race intrépide coulait dans les
veines de Zéla. Elle avait été élevée au milieu des
périls de la guerre, et ne savait point affecter des
sentiments qu’elle n’éprouvait pas. Elle traversa
les ravins, marcha le long des précipices, passa à
gué les ruisseaux et les rivières, non seulement
sans nous arrêter par une représentation de
craintes imaginaires, de larmes forcées, de
prières, de cris, d’évanouissement ; mais encore
en ne faisant attention aux dangers réels des
passages que pour dire de sa voix douce et
mélodieuse que les endroits que nous traversions
étaient charmants aux regards, ou bien encore elle
arrêtait sa monture sur les bords d’un précipice
pour cueillir quelque fleur rare ou arracher les
ondoyantes branches du plus gracieux des arbres

547
indiens, l’impérial mimosa, dont la délicatesse est
aussi sensible que celle de l’amour vrai, car il fuit
le toucher des mains profanes.
– Mettez cette branche fleurie dans votre
turban, me dit Zéla en me tendant une de celles
qu’elle venait de cueillir, car je suis sûre que dans
ces cavernes ou dans ces abîmes il y a des ogres
qui nourrissent leurs petits avec du sang humain,
et ils aiment à leur donner les hommes jeunes et
beaux. Mettez donc la branche dans votre turban,
mon frère ; je vous nomme ainsi parce que vous
m’avez priée de ne point vous appeler mon
maître, et ne froncez jamais vos sourcils : je
n’aime pas l’expression que cet air sévère donne
à votre physionomie, il nuit à votre beauté ; le
sourire vous va bien, mais ne riez pas maintenant,
prenez ma branche, elle sera pour vous un
préservatif contre les charmes de la magie.
J’acceptai en souriant les fleurs du mimosa et
je les plaçai dans mon turban.
En traversant une plaine sablonneuse, Zéla
tressaillit, et sans arrêter son cheval, qui marchait
lentement, elle sauta par terre et courut comme

548
une biche vers une colline de sable. N’ayant
jamais été le témoin d’une adresse et d’une
légèreté semblables, Zéla eut le temps de revenir
avant que l’étonnement dans lequel j’étais plongé
se fût tout à fait dissipé.
– Un ogre vous a-t-il attirée par un mauvais
regard ? lui dis-je en riant.
– Oh ! non, s’écria-t-elle ; regardez, vous qui
aimez les fleurs, dites-moi si vous en avez jamais
vu une qui soit aussi radieusement belle que
celle-ci. Sentez-la, son odeur et sa beauté sont
supérieures à celles de la rose, qui perd parfum et
fraîcheur par jalousie si elle se trouve auprès de
cette invincible rivale.
Je crus un instant que Zéla était ensorcelée par
l’odieuse fleur dont elle aspirait si joyeusement la
prétendue suavité. Cette fleur était une grande
branche rouge, couverte de boutons bruns, de
baies jaunes, et exhalant l’horrible odeur du
musc.
– En vérité, ma chère sœur, m’écriai-je, la rose
aurait autant raison d’être jalouse que vous de
craindre le voisinage de la figure de Kamalia,

549
votre nourrice. Cette fleur ressemble à une ronce,
et son abominable odeur me rend malade.
Je fus sans doute poussé à accueillir la fleur de
Zéla avec ces rudes paroles par l’impatience et le
chagrin que me firent éprouver les caresses dont
elle couvrit la branche appuyée sur ses lèvres.
Les yeux noirs de Zéla se dilatèrent ; et
pendant une seconde elle me contempla avec un
étonnement plein de tristesse, puis l’éclat de son
regard se ternit, et ses longues paupières se
couvrirent d’une rosée de perles ; la branche
aimée s’échappa des mains de la jeune fille, sa
figure pâlit, et le son de sa voix eut la navrante
tristesse du dernier adieu qu’elle fit à son père,
lorsqu’elle murmura faiblement :
– Pardonnez-moi, étranger, je ne me souvenais
plus que vous n’étiez pas né dans la tribu de mes
pères. Cet arbre, que j’aime, ressemble à celui qui
abritait la tente de ma famille ; il nous protégeait
contre l’ardeur du soleil, quand nous dormions
sous son ombre. Nos vierges entrelacent ses
fleurs en couronne pour parer leurs fronts, et si
elles meurent, on en couvre la pierre de leurs

550
tombeaux. Pardonnez-moi d’avoir cueilli ce
souvenir du passé, je ne puis empêcher mon cœur
de préférer cette fleur à toutes les fleurs ; mais
puisque vous dites qu’elle vous rend malade, eh
bien !... je ne l’aimerai plus, je ne la cueillerai
plus !... Puis, ajouta la jeune fille d’une voix
entrecoupée par les sanglots, pourquoi parerais-je
mes cheveux d’une couronne de cette fleur,
puisque j’appartiens à un étranger et que mon
père est mort ?
Je n’ai pas besoin de dire que non seulement je
ramassai la fleur pour la remettre entre les mains
de Zéla, mais encore je lui fis comprendre que
mon ignorance était l’excuse de ma conduite.
Après avoir calmé le chagrin de la douce et
sensible enfant, je courus sur la colline, j’arrachai
l’arbre garni de ses racines, et je dis à Zéla :
– Chère sœur, j’ai dédaigné cette fleur
uniquement parce que vous avez dit du mal de la
rose, la plus belle parure de nos parterres, mais en
examinant de près cet arbuste chéri (et je regardai
Zéla), je me suis assuré que la rose peut en être
jalouse aussi bien que mes compatriotes

551
pourraient l’être de vous. Je planterai cet arbre
dans le jardin de notre habitation.
– Vous êtes bon, mon frère, me dit Zéla. Eh
bien, moi, je planterai un rosier auprès de lui, et
ces deux charmantes fleurs uniront leurs parfums.
Notre affection et nos soins pour ces chers
arbustes les feront grandir, prospérer et vivre
ensemble, sans rivalité jalouse. On doit aimer
sans préférence exclusive tout ce qui est beau ;
moi, j’aime tous les arbres, tous les fruits et
toutes les fleurs.
Malgré ces paroles joyeuses et calmes, je
voyais à travers les plis vaporeux de la légère
robe de Zéla son pauvre petit cœur aussi agité
qu’un oiseau mis en cage. Pour arracher ses
pensées au sujet qui l’avait attristée, je dis en lui
serrant la main :
– Vous devez être fatiguée, chère Zéla ; mais
ne craignez rien, voici le dernier ruisseau que
nous avons à traverser, et nous serons bientôt
dans cette magnifique plaine.
– Oh ! me répondit la jeune fille, Zéla n’a
jamais craint que son père quand il était en

552
colère, car alors ceux qui osaient regarder les
éclairs qui déchirent la nue en feu ne pouvaient
soutenir le regard de leur chef. La voix de mon
père était plus forte que le bruit du tonnerre, et sa
lance plus fatale que l’éclat de la foudre. Hier au
soir, en parlant à cet homme grand qui est si
doux, je croyais que vous alliez le tuer, et je
voulais vous dire de ne pas le faire, parce que
j’avais lu dans ses yeux qu’il vous aime de tout
son cœur ; c’est très mal, mon frère, de se fâcher
contre ceux qui nous aiment.
– Vous voulez parler d’Aston, ma chère Zéla,
mais je n’étais nullement en colère contre lui : je
l’aime beaucoup, et nous sommes les meilleurs
amis du monde ; la vivacité de mes paroles était
puisée dans le sujet de notre conversation, car
nous parlions des horribles cruautés qui sont
exercées dans l’île Maurice sur les pauvres
esclaves.
– Je voudrais bien connaître votre langue, mon
frère, j’aimerais tant à vous écouter ! Si j’avais
compris vos paroles, j’aurais passé une nuit
calme ; car, ignorant le sujet de votre

553
conversation, j’ai beaucoup pleuré, j’avais tant de
chagrin de vous croire fâché contre une personne
qui vous aime !
Je rassurai bien tendrement l’adorable jeune
fille, et nous reprîmes avec joie notre route. De
Ruyter vint nous rejoindre, et nous nous
trouvâmes bientôt sur une plaine élevée nommée
Vacois, au milieu de l’île. Notre montée avait été
très difficile et très rude. Devant nous, au centre
de la plaine que nous traversions, se trouve la
montagne pyramidale dont j’ai déjà parlé, et
qu’on nomme le piton du Milieu. Sur notre droite
s’étendaient le port et la ville de Saint-Louis.
Vers le sud, nous découvrîmes de grandes et
magnifiques plaines, dont la riche végétation se
mire dans une belle rivière ; et vers le nord,
d’autres plaines se penchant vers la mer : elles
paraissaient les unes arides, les autres cultivées.
On distinguait çà et là des champs de cannes à
sucre, d’indigo et de riz. Du sud à l’est, le pays
volcanique et montagneux est couvert de jungles
et d’anciennes forêts, mais le nord-est est presque
une surface plane. Dans la plaine où nous nous
trouvions, il y a un grand nombre de mares d’eau

554
qui forment de jolis lacs, et à l’époque des
grandes pluies, le débordement de ces lacs rend la
plaine marécageuse et la couvre de cannes, de
roseaux et d’herbes gigantesques.
Telle était la magnifique scène qui se déroulait
sous nos yeux. Le soleil, qui s’était levé à l’est
au-dessus de la montagne, dispersa les brouillards
jaunes du matin et découvrit entièrement les
beautés mystérieuses de cette île, fraîche et
radieuse comme une vierge sortant du bain.
Nous mîmes pied à terre pour nous reposer
sous l’ombrage d’un groupe de bananiers qui
semblaient s’être plu à dessiner un cercle
enchanté autour d’un chêne incliné vers le lac,
dont l’eau, claire et limpide comme un diamant,
avait une incommensurable profondeur. Des
poissons rouges de la Chine jouaient sur la
surface de l’eau, et les mouches-dragons rouges,
vertes, jaunes et bleues volaient en bourdonnant
autour de nous.
Interrompus dans leurs ablutions matinales, le
chaste pigeon ramier et la blanche colombe
s’envolaient vers les bois ; la perdrix grise courait

555
se cacher, les oiseaux aquatiques plongeaient
dans l’eau, tandis que les perroquets jaseurs
caquetaient sur les arbres comme des femmes
mariées en mauvaise humeur. Pendant le
bruissement harmonieux de ses fuites, de ses gais
ramages, le nonchalant babouin au ventre rebondi
mangeait avec la gloutonne voracité d’un moine :
il était inattentif à tout ce qui ne tendait pas à
gorger de bananes son insatiable panse.

556
LV

On nous avait dit à l’île Maurice que le lac


auprès duquel nous nous reposions possédait des
crevettes aussi grosses que des homards, et que
des anguilles avaient quinze ou vingt pieds de
longueur.
Les deux principales rivières de l’île prennent
leur source dans cette plaine ; en marchant elles
augmentent leur volume par le tribut que leur
payent une infinité de ruisseaux, jusqu’à ce
qu’elles arrivent à être fortes et puissantes.
Coulant parallèlement pendant quelque temps,
elles finissent, en rivales bien apprises, à tenter de
se surpasser en largeur et en vélocité. Après cette
lutte ambitieuse et coquette, elles se séparent ;
l’une va forcément à droite, l’autre à gauche,
arrosent leurs districts respectifs, et finissent par
payer à leur tour un tribut au puissant océan.
Après avoir rassasié nos sens de la vue des

557
incomparables beautés de cette riche nature, nous
fûmes obligés de penser à des choses moins
poétiques et moins délicates, car nos estomacs
demandaient à grands cris d’être promptement
restaurés. Nos gens placèrent devant nous les
mets favoris des marins, c’est-à-dire du poisson,
des fruits, des légumes, nourriture simple et sans
apprêt, dont nous savourâmes les délices avec un
zèle vraiment sacerdotal.
Vers la fin de ce frugal déjeuner, nous
retombâmes insensiblement dans la
contemplation des sublimes merveilles que
renfermait cette île. La tiède chaleur du soleil
levant faisait monter vers nous le parfum des
citrons, des oranges, des framboises, celui encore
plus doux des mangoustans sauvages et des
fraises. Ces enivrantes odeurs se mêlaient à celles
des herbes et des arbrisseaux aromatiques dont la
vallée envoyait l’encens confondu avec la rosée
du matin. L’air pur et frais des premières heures
du jour, en se pénétrant de toutes ces émanations
embaumées, remplissait nos cœurs et nos sens
d’un indéfinissable bien-être. Mes membres
étaient si légers, si souples, si élastiques, qu’il ne

558
m’eût pas semblé impossible de devancer à la
course les cerfs en émoi que nous apercevions
traversant les clairières pour se précipiter dans la
profondeur des couverts.
Le plaisir que je ressentais se communiqua à
Zéla ; elle effeuillait des fleurs en nous montrant,
sous ses beaux sourires, l’émail de ses dents de
perle.
Nous mangions pour la première fois
ensemble le pain et le sel, et quand je lui en fis
l’observation, elle me dit gaiement :
– Il faut aujourd’hui, mon frère, que nous
soyons bons amis, et si vous tenez à suivre les
coutumes de notre pays, vous ne devez plus
froncer les sourcils en me regardant, parce que je
suis votre hôte jusqu’à ce que le soleil se couche
et se lève de nouveau.
En nous promenant ensemble, j’aidai Zéla à
cueillir des fleurs, et je l’interrogeai sur leur
classification, non sur celle que leur assigne la
botanique, mais les poètes orientaux qui ont
chanté l’amour.

559
De Ruyter interrompit notre douce causerie en
nous criant qu’il fallait nous mettre en route.
Après avoir laissé le lac à notre droite, traversé
la base du piton du Milieu, sur un terrain
volcanique et réduit en poudre, nous nous
dirigeâmes vers le sud et nous nous trouvâmes
bientôt dans des plaines entourées de montagnes.
Ces plaines vertes, bordées de bois sombres,
se trouvaient coupées par des marais remplis de
vétiver, de fougère, de mauve, de bambous
ondoyants et de tabac sauvage. Nous aperçûmes
encore des plantations de manioc, de maïs, de
patates, de cotonniers, de cannes à sucre, de café
et de clous de girofle. Après avoir traversé ces
vastes champs, nous franchîmes des canaux, dont
l’eau claire et limpide coulait sans bruit,
réfléchissant dans son onde cristalline des chênes
nains, des oliviers d’un vert sombre, près
desquels fleurissait le figuier au fruit rouge
comme une fraise. Plus loin le majestueux
palmier, isolé de tout entourage, élevait vers le
ciel sa tête couronnée d’un unique fruit, et quand
ce roi de la végétation perd son diadème,

560
semblable aux monarques de la terre, il cesse de
vivre en cessant de régner.
Nous pénétrâmes bientôt dans les sauvages
forêts où poussent l’arbre de bois de fer, le chêne,
le cannellier noir, le pommier, l’acacia, le tamarin
et la muscade. Le chemin que nous suivions était
couvert comme une charmille par des vignes
vierges, du jasmin et une multitude infinie de
plantes rampantes d’un rouge brillant. Ces
plantes avaient si épaissement entrelacé leurs
vivants cordages, que ni le soleil ni la tempête ne
pouvaient les pénétrer. Si, par hasard, un rayon
égaré trouvait un passage au travers de cet épais
treillis, il ne lui était possible d’étendre sa
lumineuse clarté que sur une touffe de violette ou
de fraisier. La bienfaisante chaleur de ce doux
rayon réchauffait le fruit et la fleur, qui
grandissaient avec force, en regardant d’un air de
commisération les pâles et frêles enfants de
l’obscurité.
Les songes les plus poétiques des rêveurs ne
pourront jamais inventer de plus radieuses, de
plus admirables merveilles que celles que nous

561
présentait cette nature sauvage et si réellement
idéale. Ces retraites, ombragées par de grands
arbres verts, ces gazons émaillés de fleurs suaves,
me semblaient la demeure d’un peuple de génies,
et je considérais notre passage comme une
odieuse profanation de leurs droits divins.
Pour la première fois de ma vie, les belles voix
d’Aston et de de Ruyter me parurent
discordantes, leurs formes si magnifiquement
dessinées, leurs fronts fiers, mais hâlés, ne me
paraissaient nullement en harmonie avec le lieu
dans lequel nous nous trouvions.
– Ils sont fort déplacés ici, pensais-je en moi-
même, le véritable encadrement qui puisse faire
ressortir leurs martiales figures est le pont d’un
vaisseau armé en guerre.
J’avais beau chercher à les assimiler à
l’entourage de féerie qu’embrassait ma vue, il
m’était impossible de les grouper, ni par la
pensée, ni par les yeux, d’une façon assez
avantageuse pour les faire contribuer à la
splendeur de la scène. Le regard le plus
bienveillant, le plus favorablement disposé, ne

562
pouvait les prendre que pour des démons, des
jungles admee (hommes sauvages), des orangs-
outangs ou des centaures.
La vieille nourrice Kamalia, suivie de deux
esclaves noirs, marchait derrière nous, et je fus si
certain, dans la fièvre de mon imagination,
qu’elle était ou une sibylle ou une sorcière
accompagnée de deux démons prêts à exécuter
les plus horribles enchantements, que je
commençai à maudire l’obscurité de la forêt en
désirant de revoir le soleil. Zéla arrêta tout à coup
son cheval, et la sorcière noire, toujours suivie de
près par les deux démons, s’approcha de la jeune
fille.
Sous l’influence de mon étrange hallucination,
je me précipitai vers Zéla, je saisis la bride de son
cheval, dont j’excitai vivement la marche. J’avais
peur de voir ma petite fée se transformer en faon
blanc et s’élancer vers les bois. La suite de cette
métamorphose devait m’envelopper dans la peau
d’un chien noir et me condamner à poursuivre la
fugitive dans les mystérieux sentiers de cette
ténébreuse et impénétrable forêt.

563
Mes craintes se dissipèrent un peu quand je vis
Zéla maintenir avec force l’impétuosité de son
cheval, qui voulait s’élancer en avant, et, penchée
vers moi, me dire de sa voix musicale :
– Laissez-moi libre, mon frère, vous allez me
faire tomber ; marchez un peu en avant, je désire
parler à Kamalia et lui demander le nom des
belles fleurs rouges qui sont sur cet arbre. Oh !
regardez, ce ne sont point des fleurs, mais de
petits oiseaux ; vous les avez effrayés en voulant
arrêter ma marche. Quel malheur ! ils se sont
enfuis.
Revenu à moi, je communiquai en riant mes
chimériques angoisses à la jeune fille.
– Et, me demanda-t-elle, quelle figure avais-je
prise dans votre esprit avant d’être transformée
en faon ?
– Vous, chère, vous êtes le doux Ariel, l’esprit
enchanteur de ce bois, votre demeure, votre
empire. Rien d’humain ne doit vous entourer, car
chaque chose humaine a sa faiblesse ou son
défaut. Ici, il y a des murs de fleurs pour vous
cacher à tous les regards : vous vivrez comme les

564
abeilles, comme les brillants oiseaux que vous
venez d’admirer, de parfums, de fruits et de
rosée.
– Ce bois est un séjour vraiment enchanté,
mon frère, je partage votre admiration ; mais je
ne voudrais pas y vivre toute seule, puis je ne
saurais être heureuse emprisonnée : fleurs ou
barreaux, marbre ou pierre, les murs sont toujours
sombres, et j’aime la liberté, l’espace, le caprice
qui m’emporte où m’appelle ma fantaisie.
– Ma bien-aimée, répondis-je à Zéla, je
resterai avec vous comme votre esclave.
– Mon esclave ! oh ! non, non, non, pas
d’esclave ; vous avez dit hier qu’il ne devait point
y en avoir, je pense et je dis comme vous : la
liberté pour tous.
Le sentier que nous suivions s’élargit bientôt ;
son obscurité se dissipa, et nous atteignîmes
l’entrée d’une grande plaine. L’éblouissante
clarté d’un ciel limpide, brillamment inondé par
les rayons du soleil, nous rendit presque
aveugles.

565
En traversant une rivière sur un pont rustique,
je reconnus la main de de Ruyter dans la
construction forte et élégante de ce pont. Après
avoir gravi de nouveau un sentier très irrégulier,
nous montâmes, au travers d’une longue allée
d’arbres et de buissons, sur une plate-forme
élevée. Sur cette plate-forme était assise la
maison de de Ruyter.
– Aston, criai-je joyeusement au lieutenant,
voici notre résidence, je suis certain que c’est
bien elle. Quel autre que de Ruyter aurait eu
l’esprit de trouver cette délicieuse, cette
ravissante situation ! Toutes les beautés que nous
avons admirées ne sont point comparables à
celles qui environnent ce charmant séjour. La
possession de ce paradis terrestre doit satisfaire à
jamais toutes les ambitions, tous les désirs d’un
homme ; car la nature y a jeté à profusion toutes
ses parures pour le rendre parfait.
– Vous dites vrai, me répondit Aston en
regardant autour de lui et dans l’immensité de
l’espace ; quelle magnificence ! quelle grandeur !
je n’ai jamais rêvé rien d’aussi splendidement

566
beau.
– Allons, allons, cria de Ruyter, descendez de
cheval ; demain, vous aurez la journée entière
pour admirer tout cela. Maintenant il faut songer
au repas ; votre mari, continua de Ruyter en se
tournant vers Zéla, n’est bon à rien, si ce n’est
cependant à rôder dans les déserts ; regardez,
mon enfant, il a choisi la place la moins
ombragée du jardin, afin de recevoir sur sa tête
toute la chaleur des rayons du soleil. Par le ciel !
je crois qu’il ôte son turban ; il serait un saint
parmi les Raypaats (descendants du soleil).
Zéla accourut vers moi et me dit doucement :
– Ne restez pas au soleil, mon frère ; dans ce
moment-ci sa chaleur est très dangereuse. Voyez
comme les boutons et les fleurs cherchent à
échapper à son brûlant contact, en fermant leurs
corolles et en se cachant sous l’ombre des
feuilles, qui baissent également avec tristesse leur
tige fatiguée. Les oiseaux, les insectes sont tous
endormis dans les bois ; il n’y a pas un animal
qui ose rester sans abri quand la chaleur est aussi
étouffante. Tout dort maintenant ; le vent même

567
est allé se cacher dans les cavernes que nous
avons vues ce matin sur le rivage. Il n’y a que la
méchante mouche qui soit éveillée ; elle ramasse
les vapeurs empoisonnées pour s’en faire un
venin, et la nuit elle jette son cri de guerre ; puis
elle perce avec sa lance le doux et bienfaisant
sommeil : la mouche est le mauvais esprit des
ténèbres et le sommeil en est le bon. Venez, mon
frère, le capitaine l’ordonne, et vous obéissez
mieux à sa voix qu’à celle de Zéla.
Je suivis la jeune fille, en pensant qu’elle avait
fait une très jolie description de la tribu des
mouches.
Tout le monde mit pied à terre sous une
véranda, et nous fûmes conduits par de Ruyter
dans l’intérieur de la maison. Une double rangée
de persiennes protégeait les appartements contre
les ardeurs du soleil, et laissait l’air et le vent
circuler par les ouvertures en toute liberté. La
salle d’entrée occupait le tiers de la maison : elle
était pavée en grands carreaux de marbre blanc,
et un bassin d’une forme ovale, rempli d’eau,
jetait dans l’air la fraîcheur la plus suave.

568
En visitant le jardin, je découvris une citerne
dont l’eau, après avoir arrosé la terre, formait une
cascade et allait sauter de rocher en rocher,
jusqu’à ce qu’elle eût atteint la rivière, dont on
voyait, des hautes fenêtres de la maison, la nappe
calme et argentée.
De Ruyter avait fait creuser la montagne
jusqu’à la source d’une de ces fontaines, dont il
dirigeait le cours dans ses terres.
Autour de la salle dans laquelle nous étions
entrés s’étendait un large divan garni de
coussins ; les murs étaient ornés d’armes
indiennes et européennes pour la chasse, mêlées à
des dessins et à des gravures de prix.
Zéla et ses femmes furent conduites dans une
aile de la maison, et sur la porte d’entrée de
l’appartement qui s’y trouvait était écrit ce mot
en caractères persans : Le Zennanah.
– Cette désignation, nous dit de Ruyter, est
une fantaisie de l’artiste qui a peint l’intérieur de
la maison ; car votre Zéla est la première femme
qui entre ici.

569
Après avoir montré à Aston la chambre qui lui
était destinée, de Ruyter se tourna vers moi et me
dit :
– Je crois, mon Trelawnay, qu’une chambre
entourée de murailles ne pourrait convenir à votre
esprit errant : nous vous laisserons aller çà et là ;
du reste, je sais que vous le feriez sans ou avec
ma permission. Si vous avez besoin de quelque
chose, frappez dans vos mains, et si ces besoins
sont des besoins réels, ils seront à l’instant
satisfaits. Quant aux choses luxueuses, j’évite ce
luxe du climat ; mais il n’est pas défendu. La
défense n’atteint jamais son but et met une valeur
sur des ombres. Quand la cloche sonnera une
heure, le déjeuner sera servi dans la salle.

570
LVI

Quand de Ruyter nous eut quittés, Aston


s’écria d’un ton surpris :
– Que veut-il dire ? Quel est le sens réel de sa
phrase ? Parle-t-il bien sérieusement du luxe
intérieur de sa maison, de ce luxe dont la
grandiose simplicité surpasse les splendeurs les
plus raffinées et les plus exquises de la
civilisation ?
– Je crois, répondis-je en riant, que de Ruyter
se moque de nous, ou qu’il cherche à se mettre en
garde contre les excès complimenteurs de notre
juste admiration.
– Vous avez peut-être raison, mon cher
Trelawnay, reprit mon ami ; mais une chose dont
je suis bien certain, c’est qu’un long séjour dans
cette royale résidence du désert nous rendra fort
difficiles sur le choix d’une habitation, en les
faisant toutes paraître à nos yeux plus laides et

571
plus sales qu’une hutte irlandaise.
Tout en causant, nous nous promenions autour
de la salle, et j’allais proposer à Aston de
m’accompagner dans le jardin, lorsque la cloche
dont nous avait parlé de Ruyter annonça que le
déjeuner était servi.
Nous nous mîmes à table.
– Je crains fort, mon cher Trelawnay, me dit
de Ruyter en riant, que vous ne soyez un triste
convive, si la reine des abeilles ne daigne pas
abandonner en votre faveur les coutumes de son
pays pour se conformer à celles du nôtre.
Une femme fut appelée, et je lui donnai l’ordre
d’aller chercher lady Zéla. Après d’assez longues
hésitations entremêlées de pourparlers, la jeune
fille se décida à se rendre à nos prières.
Une couche disposée à la hâte reçut la belle
Arabe, qui ne s’était jamais assise sur une chaise.
Les jolis petits doigts de Zéla essayèrent
vainement de se servir pour manger d’une vilaine
fourchette de fer : leurs gracieux et impuissants
efforts donnaient à tous les gestes de la jeune fille

572
une si adorable gaucherie, qu’après avoir
contemplé un instant son léger embarras, je lui
ôtai la fourchette des mains en la priant de
m’apprendre à me servir de mes doigts pour
ramasser les grains de riz servis sur mon assiette
et les porter à mes lèvres ; mais la leçon,
rieusement donnée, fut très peu profitable, car
l’impatience me faisait avaler ensemble et le riz
et la chair du poulet.
Zéla sortit de table avant la fin du déjeuner, et
nous promit gracieusement que sa présence
charmerait notre promenade du soir.
Quand les débris du repas eurent été remplacés
par le café et les pipes, nous nous couchâmes sur
les divans qui entouraient la salle, et nos yeux,
alanguis par la fatigue, se reposèrent doucement
dans la contemplation de l’eau limpide du bassin,
qui ressemblait à une glace entourée d’un cadre
de marbre. Trop heureux pour analyser nos
jouissances et nous faire part mutuellement des
sensations de bien-être qui remplissaient nos
cœurs, nous restions silencieux, et cet
engourdissement moral se répandit peu à peu sur

573
la nature physique ; car nous tombâmes, sans
nous en apercevoir, dans le repos d’un profond
sommeil.

Deux heures après nous sortions du bain, et on


nous apportait des rafraîchissements avec une
corbeille remplie de fruits et de confitures. Quand
nous eûmes savouré le jus acide de la grenade et
celui de l’orange mêlé à de l’eau glacée, nous
rentrâmes dans la salle, où du café brûlant et nos
pipes nous aidèrent à attendre sans impatience la
disparition du soleil derrière les montagnes. À la
chute du jour, Zéla se rendit à notre appel, et nous
visitâmes les terres cultivées qui entouraient la
maison de de Ruyter.
Un sentier sablonneux, ombragé d’arbres
touffus, nous conduisit par une montée facile
dans une chambre d’été, dont la construction
extérieure, aussi bien que la couleur des murs,
ressemblaient exactement aux draperies d’une
tente. Des fenêtres de cette chambre on
découvrait un panorama magnifique, car toutes
les mystérieuses beautés de l’île se montraient

574
sans voile : d’un côté, les plaines laissaient
pleinement voir leur robe de pourpre et
d’émeraude ; de l’autre, la mer et le port entier de
Bourbon s’offraient aux regards.
– Je vois le vaisseau ! s’écria Zéla en frappant
joyeusement ses petites mains l’une contre
l’autre ; regardez, mon frère, ne dirait-on pas
qu’il est tout près de nous ?
Armé d’un télescope, je vis si distinctement le
grab, que mon imagination me montra aussitôt
Louis-le-Grand, l’air empressé, égorgeant des
tortues sous la banne du pont.
Je sortis avec Zéla de la chambre d’été, et
j’allai m’asseoir sur un morceau de rocher, qui
formait un dôme arrondi au-dessus d’un profond
abîme. Des hauteurs de ce trône improvisé je pus,
sans être importun, suivre des regards les
mouvements légers et souples de Zéla, qui
voltigeait, comme une abeille, de fleurs en fleurs,
d’arbres en arbres, effleurant tout du bout de ses
jolis doigts, penchant sur chaque arbuste ou sur
chaque buisson sa jolie tête et ses beaux yeux
rayonnants de plaisir.

575
Les mouvements gracieux et élégants du
corps, l’adresse modeste et dégagée des gestes
atteignent dans l’Est une réelle perfection.
Comme si elle redoutait la rivalité de l’art,
comme si elle s’en indignait, tout en dédaignant
de le combattre, la nature a jeté là ses dons les
plus rares, les plus précieux et les plus
recherchés. Innés chez ce peuple, ils sont
défigurés sous la laide forme de l’affectation dans
les pays qu’on appelle civilisés ; la beauté du
corps, la majesté simple et naturelle des gestes, la
grâce des mouvements, cet ensemble des qualités
extérieures qui ont un charme si séduisant, a
déserté les villes populeuses pour se jeter dans les
déserts et dans les montagnes. La beauté vit là ;
elle joue avec les enfants, elle pare le front des
jeunes filles, elle flotte sur l’aile du pigeon
ramier, elle étincelle dans le brillant et doux
regard de la sauvage gazelle.
Un enfant du désert ressemble à une vigne
vierge étendant avec profusion ses branches
couvertes de feuilles. Arrêtez cette croissance,
taillez la vigne, rendez-la productive, et vous
aurez un vilain feuillage et une mesquine

576
vendange. La vigne et l’olivier sont les enfants
des collines et des sables, ils sont nourris par les
rayons du soleil ; libres de grandir, ils deviennent
splendides. Le cheval du désert et l’antilope sont
les plus rapides et les plus beaux des animaux.
Le majestueux roi des oiseaux, ce roi dont le
plumage voltige sur le diadème des souverains du
monde ou se penche en triomphe sur un
corbillard royal, habite les landes sablonneuses.
Les fruits les plus riches, les fleurs les plus
belles, l’air le plus odoriférant, l’eau la plus
limpide, se trouvent dans les plaines, dans les
rochers, dans les sables, et sont tous nourris dans
la solitude par le soleil de la liberté.
C’est là que l’homme parle avec son Dieu
jusqu’au moment où le cœur, rempli d’amour et
d’admiration, divinise ses sentiments.
J’ai vu les vierges de l’Est (Zéla en était une)
aussi ignorantes que ses plus sauvages enfants, et
dont la beauté exquise ferait tomber le ciseau des
mains des sculpteurs grecs. J’ai regardé leurs
formes, leurs traits, l’expression de leurs figures,
et tout se mêlait si harmonieusement ensemble,

577
que je ne pouvais pas comprendre qu’il fût
possible de rester froid devant tant de beauté, en
cherchant à découvrir si les lignes étaient de la
forme grecque ou romaine. Il serait plus facile au
hibou de regarder le soleil sans en être ébloui,
qu’à un homme de cœur et d’imagination de
contempler avec calme l’idéale beauté des
vierges de l’Est.
La plus belle et la plus délicieuse de ces
vierges était à mes yeux ma jeune et charmante
femme. Zéla venait d’atteindre sa quinzième
année ; et quoique ne pouvant, même dans l’Est,
être considérée comme une femme faite, son
développement précoce donnait des promesses de
la plus rare beauté. Élevée dans l’ombre, Zéla
avait le teint pâle, et cette pâleur de camellia
paraissait de l’albâtre au milieu des femmes
brunes qui entouraient la jeune fille. La largeur et
la profondeur du front de Zéla, clair et poli
comme de l’ivoire, étaient à moitié cachées par
une magnifique couronne de cheveux fins,
abondants et légèrement ondulés.
Ses yeux étaient expressifs, même pour une

578
Orientale, mais ni brillants, ni saillants ; ils
étaient aussi doux que ceux d’une grive, lorsque
le calme du repos ne laissait ni la joie, ni la
douleur, ni la surprise y jeter leur brillante
étincelle de satisfaction ou de souffrance. Les cils
d’ébène qui ombrageaient ce beau regard étaient
extraordinairement longs, et quand la jeune fille
dormait, ils se pressaient contre ses pâles joues en
y jetant le doux reflet de leur ombre. La bouche
était pleine d’harmonie et de grâce ; la figure,
petite et ovale, était fièrement portée par un joli
cou aux mouvements onduleux ; les membres de
Zéla, longs, pleins et arrondis, avaient des gestes
vifs et légers.
Au moment où j’analysais les rares perfections
de la jeune fille, elle se tenait debout sous
l’ombrage d’un arbre dont les languissantes
branches tombaient en grappes autour d’elle. Cet
arbre indou cache, dit-on, dans ses feuilles
fermées, l’asile d’une fée. Je crus que Zéla, leur
reine, était descendue de sa demeure de verdure
pour folâtrer un instant sur un gazon de fleurs, et,
sous la fascination de cette idée, je descendis
rapidement auprès d’elle.

579
– J’ai guetté votre chute, lui dis-je en la
prenant dans mes bras, chère enfant ! Je vous
tiens, je vous garderai auprès de moi.
– Oh ! mettez-moi par terre, s’écria la jeune
fille effrayée, vous me faites mal. Je ne suis pas
tombée ; laissez-moi, je vous prie, laissez-moi
m’en aller.
– J’y consens, si vous voulez me promettre de
ne pas fuir, de ne pas remonter dans le feuillage
de cet arbre, votre féerique habitation.
– Je ne vous comprends pas, me répondit Zéla
en ouvrant de grands yeux ; laissez-moi, vous me
serrez avec trop de violence.
Je posai doucement la jeune fille à terre et je
lui fis part de mes craintes ; mais elle m’écouta à
demi, car, à peine libre, elle courut vers sa vieille
nourrice d’un air aussi effrayé qu’un jeune
levraut.
Le lecteur aurait tort s’il m’accusait
d’exagération dans l’éloge que je fais des Arabes
de l’Inde. S’il doute de ma véracité, il en croira
peut-être mieux les paroles d’un savant voyageur

580
tout à fait exempt de préjugés. Ce voyageur dit :
« Les Arabes sont nombreux dans l’Inde ; ce
sont des hommes magnifiques, au teint blanc, aux
formes belles, osseuses et musculeuses ; leurs
mines nobles, leurs costumes pittoresques, leurs
regards intelligents, hardis, etc, etc. »
Ceci est donc le portrait du père de Zéla. Sa
mère, d’une beauté célèbre, avait été apportée du
Caucase géorgien, et le hasard de la guerre l’avait
faite deux fois captive. La naissance de Zéla fut
la mort de cette femme, et elle quitta le monde,
heureuse d’y laisser sa vivante image.
Zéla était belle, plus belle que je n’ai pu la
décrire, car je ne suis pas versé dans la science
des paroles, et les paroles sont souvent
impuissantes à représenter ce que l’œil voit, aussi
bien qu’à exprimer ce que le cœur ressent.

581
LVII

Quand je rejoignis Aston et de Ruyter, je les


trouvai en train de discuter sur la nécessité de
faire une visite officielle au commandant de
Saint-Louis. Comme cette visite, dont ils fixèrent
l’heure pour le lendemain, ne me paraissait ni
agréable à faire ni urgente à mes intérêts
personnels, je priai de Ruyter de vouloir bien
m’en dispenser. La soirée se termina très
agréablement, quoiqu’il y eût manqué, pour
l’entière satisfaction de mon cœur, la présence
aimée de la belle Arabe.
Obligés de nous lever le lendemain aux
premiers rayons du soleil, nous nous couchâmes
de bonne heure, et, si Aston et de Ruyter se
reposèrent, il me fut bien impossible de trouver le
sommeil. Mon esprit inquiet me jeta bientôt hors
du lit et hors de la maison. J’errai dans les
champs, je pris un bain, je tuai les heures, et je

582
vis arriver, sans avoir fermé les yeux un instant,
les splendides lueurs de la plus belle journée.
Quand mes deux amis parurent, nous allâmes
visiter les plantes et les arbrisseaux que de Ruyter
avait apportés des différentes îles de l’archipel
des Indes. De Ruyter avait une grande passion
pour le jardinage, la construction et l’agriculture.
Il aimait l’île Maurice, non seulement pour la
douceur de son climat, mais encore pour la bonté
de son terrain, qui produisait toute chose et en
profusion.
– J’ai questionné sur leur bonheur, nous dit-il,
toutes sortes de gens, même des princes, et j’ai vu
que les hommes heureux, mais heureux dans
toute l’acception du mot, sont les jardiniers. Je
confesse avec franchise que si le hasard ne
m’avait pas fait marin, j’aurais été, par choix, un
modeste cultivateur.
Il n’existe pas dans le monde un fruit ou une
fleur qui soit resté inconnu à de Ruyter. Il avait
tout vu, tout recueilli, tout réuni dans son jardin,
et au milieu de cette quantité innombrable
d’arbres et de plantes, il y en avait au moins le

583
quart qui m’étaient complètement inconnus. À
l’exception de la plate-forme, sur laquelle était
bâtie la maison, et qui comprenait le jardin, les
terres d’alentour étaient incultes. On avait en
partie déraciné tous les arbres, en laissant çà et là
des groupes de cannelliers ou de chênes d’une
hauteur prodigieuse.
La maison n’avait qu’un seul étage. Sa façade
regardait le sud, en dominant une plaine ; la mer
formait l’horizon au nord-ouest, et l’est déployait
un immense rideau de bois, de précipices et de
rochers. À l’exception d’une plaine voisine de la
maison, rien n’indiquait le travail de la culture ;
on se serait cru dans la solitude d’un immense
désert, si, dans le clair-obscur des avenues et des
sentiers qui coupaient cette plaine, on n’eût
découvert des chaumières de bois. De Ruyter
avait eu le soin de faire produire à ses terres les
choses indispensables à la vie, et de les peupler
de travailleurs heureux dans leur dépendance
libre.
– Il serait, nous dit-il, plus avantageux, d’après
les règles du calcul, d’ensemencer la terre des

584
grains, des fruits ou des végétaux qu’elle
reproduit avec le plus d’abondance, pour en
échanger le surplus inutile à la consommation de
la maison contre les choses de luxe qui y
manquent : mais, outre la satisfaction que je
ressens de voir tout le monde heureux autour de
moi, j’ai le plaisir de la distraction, le bonheur de
la santé et celui plus grand encore d’améliorer la
cruelle destinée de ceux qui souffrent sous les
impitoyables lois d’un système détestable, d’un
système que j’abhorre, mais auquel
malheureusement il m’est impossible d’apporter
des remèdes : ce système est celui de l’esclavage.
J’ai fait pour le bien-être des noirs tout ce que
j’ai pu ; vous ne trouverez pas un seul esclave
dans mon domaine. Le pain que vous mangez
n’est peut-être pas le meilleur, le plus blanc, le
plus exquis des pains, mais il n’est ni aigri ni
taché par le sang ou les larmes d’un pauvre captif
surchargé de travail. Une centaine d’esclaves, que
j’ai rachetés ou trouvés libres, sont devenus mes
fermiers.
Je reçois d’eux une partie des fruits de la

585
terre : un m’apporte tous les ans du blé, un autre
du café, et ainsi de tous. J’ai donc de cette
manière du riz, du sucre, des épices, du coton, du
tabac, du vin, de l’huile, enfin tout ce que la terre
produit. Je dispose à ma guise du superflu des
choses que vous mangez ; ici ce sont les fruits
d’un travail libre, et je crois que cette
connaissance des faits vous rendra la modeste
chère que je vous fais faire infiniment plus
savoureuse.
Je ne suis point un de ces pédants et lourds
moralistes qui prêchent l’émancipation des
nègres en faisant des pas de géant pour fuir
l’exécution de leurs pompeuses paroles, ni un de
ces gaillards qui examinent la doctrine d’un
tailleur avant de se hasarder à porter l’habit qu’il
leur a fait, quoiqu’ils n’aient pas l’idée honnête et
juste de le lui payer. Je regarde la perfection de
l’ouvrage et non la piété de ceux qui l’ont fait, et
je suis mieux servi par des gens libres, travaillant
de bonne volonté, que par des mains d’esclaves
sans cœur.
La visite que de Ruyter et Aston devaient faire

586
au commandant de Saint-Louis fut remise au
lendemain, et nous procédâmes à nous occuper
suivant la loi de nos fantaisies. De Ruyter traça le
plan d’un pavillon qu’il voulait construire,
comme un zennanah, pour les femmes. Aston
arracha des pommes de terre et des yams ; moi, je
construisis un berceau de bambous entrelacés, et
je plantai sous son abri notre arbre mystique, le
jahovnov chéri de ma chère Zéla.
Après avoir terminé mon petit travail, la
fatigue d’une nuit sans repos se fit sentir : elle
affaiblit mes forces, et, n’ayant ni l’envie ni la
prudente pensée de gagner mon lit, je me couchai
sous l’ardeur d’un soleil brûlant, près du faible
ombrage d’un laurier-rose, et je m’endormis
profondément.
Je fus éveillé par la chaleur intense des rayons
du soleil, qui dardaient sur moi leur fulgurante
lumière. Je sentais que ma tête, presque sans abri,
allait être livrée à la flamme de cette lave ardente,
et que j’en éprouverais de vives douleurs. Mais
mes forces étaient tellement abattues, que je
n’avais pas l’énergie de me relever.

587
Au moment où j’allais forcer la paresse à se
plier aux ordres de la raison, j’entendis un léger
frôlement. D’où pouvait-il provenir ? Tout en
m’adressant cette question, je restais immobile,
car j’étais étendu sur la terre avec tant
d’indolence, que je ne pouvais ni remuer ni
regarder, quoique mon ouïe fût violemment
tendue dans la direction de l’indistinct murmure
qui venait de se faire entendre. Je sentais pourtant
qu’il était nécessaire de quitter la position
nonchalante que j’avais prise, car le bruit
augmentait de minute en minute. « C’est peut-
être un serpent » pensai-je en moi-même. Ce
rapide soupçon fut bientôt détruit par le souvenir
de l’assurance que de Ruyter m’avait donnée
qu’il n’y avait dans l’île aucun reptile venimeux.
J’écoutai encore, et, toujours immobile, je me
dis : « Ce sont des lézards qui attrapent des
mouches » ; au même instant, je sentis sur mon
front un toucher froid et dont la douce sensation
me fit soudain ouvrir les yeux. Zéla et Ador, la
petite esclave malaise, cherchaient à me garantir
contre les rayons du soleil en plaçant sur ma tête
un morceau de feuille de palmier tallipot, car une

588
feuille entière a quelquefois trente pieds de
circonférence.
Quand Zéla s’aperçut que j’étais éveillé, elle
voulut s’enfuir, mais je saisis avec promptitude
l’ourlet de son ample pantalon brodé, et je lui dis
en souriant :
– Laissez-moi vous remercier, chère.
– Non, je ne suis pas contente de vous ;
pourquoi vous coucher ainsi au soleil ? Ne savez-
vous pas que sa chaleur est plus dangereuse que
la morsure du chichta ? et que, si elle tombe sur
un front nu, elle est plus fatale que le bahr ?
– Douce Zéla, pourquoi êtes-vous venue ici ?
– Pour cueillir des fruits.
– Pour quelle raison avez-vous apporté cette
feuille de palmier ? il n’y en a pas de ce côté du
jardin.
Les yeux de la jeune fille découvrirent l’arbre
que j’avais planté ; et elle me répondit vivement :
– Pour qui pensez-vous donc que j’aie pu
l’apporter ? J’ignorais que vous étiez assez
imprudent pour vous coucher au soleil ; ma

589
feuille est destinée à couvrir le jahovnov.
– Comment avez-vous appris, chère sœur, que
je l’avais planté ? je n’en ai parlé à personne.
Zéla rougit, et je lus dans ses yeux charmants,
dans l’expression de ses traits, ce limpide miroir
de l’âme, que je ne lui étais plus indifférent. Je
pris la main de la jeune fille, et nous regagnâmes
l’habitation le sourire aux lèvres et la joie dans le
cœur.

590
LVIII

À la porte de la maison nous rencontrâmes de


Ruyter, qui dit à Zéla :
– J’allais vous rendre une visite, chère lady, et
vous demander une tasse de ce café exquis que
fait si bien la vieille Kamalia.
– Venez, je vous en prie, capitaine, répondit en
souriant la jeune fille ; ma nourrice excelle, il est
vrai, dans l’art de distiller les liqueurs ; elle fait
non seulement de très bon café, mais encore des
sorbets délicieux, et son arekec est excellent ; de
plus, la science de Kamalia ne se borne point à
cette seule connaissance ; elle est très savante, car
elle sait lire dans les vieux livres de notre pays et
dans un ciel plein d’étoiles.
– Son air antique me laisse croire, répondit de
Ruyter, qu’elle a étudié dans des papyrus, et je ne
serais pas étonné si elle pouvait découvrir le
mystère des hiéroglyphes.

591
Nous nous rendîmes au zennanah, et quand la
vieille gouvernante nous eut comptés sur ses
quatre maigres doigts, elle alla remplir le rite
sacré qui n’est jamais négligé dans l’Est, celui de
présenter des rafraîchissements sans la cérémonie
avare et sans cœur qui est usitée en Europe,
cérémonie qui consiste à demander aux visiteurs
s’ils veulent oui ou non prendre quelque chose,
puis à les regarder d’un air féroce s’ils acceptent
l’offre.
Je suivis Kamalia pour apprendre comment se
fait le véritable café oriental.
Les musulmans seuls savent faire le café, car
les liqueurs fortes leur étant défendues, leur
palais est plus fin et leur goût plus exquis.
Un feu brillant de charbon de terre brûlait dans
un poêle ; Kamalia prit quatre poignées de baies
de moka, pas plus grandes qu’un grain d’orge
(ces baies avaient été soigneusement choisies et
nettoyées), puis elle les mit dans une casserole de
fer où elles furent lestement rôties ; la vieille
femme ne les retira de cette casserole qu’au
moment où elles eurent atteint une couleur d’un

592
brun foncé ; les baies trop cuites furent enlevées
et les autres mises dans un grand mortier de bois
pour y être broyées. Réduit en poudre, le café fut
tamisé au travers d’un morceau de drap en poil de
chameau, et, pendant cette opération, une
cafetière qui contenait quatre tasses d’eau
bouillait sur le feu. Quand la gouvernante se fut
assurée de la finesse de la poudre de café, elle la
versa dans l’eau, replaça la cafetière sur le feu, et,
au moment où ce mélange fut sur le point de
bouillir, elle ôta la cafetière, la frappa contre le
poêle et la remit sur les charbons ; cette dernière
opération fut répétée cinq ou six fois.
J’ai oublié de dire que Kamalia avait mis dans
le café un très petit morceau de macis, mais pas
assez cependant pour qu’il fût possible d’en
distinguer la saveur. Pour faire ainsi le café, il
faut que la cafetière soit en étain et sans
couvercle, autrement il serait impossible que
l’ébullition pût former sur sa surface une épaisse
couche de crème.
Quand le café fut tout à fait ôté du feu,
Kamalia le laissa reposer un instant et le versa

593
dans les tasses, où il garda pendant quelques
instants une onctueuse couche de crème.
Ainsi préparé, le café a non seulement une
délicieuse odeur, mais encore le goût le plus
exquis. On pourrait croire que l’opération est
ennuyeuse à faire, à en juger par mon récit ; elle
n’est cependant ni longue ni difficile. Kamalia
demandait deux minutes par personne, de sorte
que pour quatre tasses elle avait employé huit
minutes.
Zéla nous offrit le café ; la petite esclave
malaise la suivait auprès de chacun de nous,
portant dans ses mains des confitures et de l’eau.
Après avoir servi le café, Zéla m’apporta une
chibouque (pipe turque), car quand une femme
arabe est dans son propre appartement, elle
emplit et allume une pipe, mais seulement pour
son père ou pour son mari. Zéla ôta de ses lèvres
de corail le pâle bout d’ambre de la pipe et me
l’offrit, en croisant ses mains sur son front, puis
elle me quitta pour s’occuper d’Aston et de de
Ruyter.
La seule boisson admissible pour conserver la

594
sensibilité du goût, pendant qu’on respire la
vapeur de cette exquise et inestimable feuille qui
pousse à Chiraz, sur un bras de mer, à l’est du
golfe Persique, est le café comme je l’ai dépeint,
ou le jus d’un fruit dans de l’eau glacée, ou bien
encore du thé du Tonkin, cueilli pendant que les
feuilles étaient imbibées de la rosée du matin.
Pour bien faire le thé, il faut choisir les meilleures
feuilles et les mettre dans l’eau un instant avant
qu’elle ne bouille, et non les étuver comme on
fait en Europe. Quand les feuilles commencent à
s’ouvrir, l’infusion est piquante et aromatique,
sans être ni devenir amère ou fade. Les fumeurs
raffinés ont une antipathie prononcée pour les
liqueurs fortes, parce qu’ils trouvent qu’elles
affaiblissent la sensation délicate du palais, en
détruisant la saveur de la pipe.
Le père de Zéla était profondément versé dans
l’art de fumer, et il avait initié théoriquement sa
fille dans ses mystères les plus cachés, comme
étant une partie indispensable de l’éducation
féminine, et de Ruyter, qui n’était point ignorant
de cette science pratique, nous disait entre deux
nuages de fumée odorante :

595
– Je considère les perfections des femmes
européennes comme des pièges dans lesquels les
imbéciles seuls se laissent attraper. Ces femmes
n’ont généralement aucune connaissance utile ;
elles sont coquettes, vaniteuses, et ressemblent
beaucoup au muckarungo, au pimpant paon, ou
au geai bigarré, stupide, arrogant et bavard, et
cependant elles se moquent des filles arabes, les
traitent de barbares, parce qu’elles seules ont
l’esprit d’apprécier les choses utiles.
Les femmes arabes savent fabriquer des
étoffes, en faire des vêtements, semer le blé, le
broyer et en confectionner le meilleur pain,
chasser et tuer l’antilope ou l’autruche, et les
faire cuire de plusieurs manières. Fidèle au
serment d’amour qui l’attache à un homme,
l’Arabe est active, vigilante, dévouée,
courageuse ; sa poitrine et son amour sont le
bouclier qui protège, qui sauve quelquefois leur
mari. Quant à la beauté des femmes en général,
c’est une question qui ne peut être résolue que
par le goût.
À Siam et à Arracan, les grandes oreilles et les

596
dents noires sont trouvées charmantes, et, en
Chine et en Tartarie, la beauté consiste en de
grosses lèvres. Dans d’autres parties de l’Europe,
les points de beauté sont considérés homogènes à
ceux d’un cheval ; il faut là grandeur, largeur et
solidité de structure. En Angleterre, il y a une
race amazone qui est arrivée à réunir en elle les
perfections du cheval, du bœuf et du chêne. Mais
ceux qui aiment les formes délicates, friandes et
féminines doivent les chercher dans les pays ou
fleurissent le cerba aux belles fleurs cramoisies,
la datte et l’ondoyant bambou, car ces arbres
aiment les coins les plus sauvages de la nature, et
refusent de mêler leurs beautés avec le jungle et
surtout avec les plantes cultivées.
Le lendemain matin, Aston et de Ruyter se
rendirent à Port-Louis pour faire au commandant
de la ville la visite qui avait été projetée. Je
regardai partir mes deux amis, et, fort peu
désireux de les accompagner, je pris une bêche et
je me rendis dans le jardin.
Zéla commençait à se plaire auprès de moi, et
je n’étais réellement heureux que pendant les

597
heures qui nous réunissaient soit dans le
zennanah, soit à l’heure des repas ou des
promenades.
La figure si placide et si calme de la jeune fille
s’animait un peu ; la pâleur des joues avait fait
place à l’incarnat du bonheur ; nous étions
pourtant l’un et l’autre bien ignorants de l’amour.
Malgré les fautes que je faisais en parlant la
langue arabe, nous causions assez bien sur les
sujets ordinaires, mais nous étions également
novices dans le langage du cœur. La violence de
mes passions, violence qui me rendait si
impétueux, était maintenue par la plus grande
sensibilité.
Je ne pouvais trouver des paroles assez
tendres, assez émouvantes pour exprimer mes
nouveaux sentiments, car leur profondeur
exigeait, pour être bien comprise, la perfection de
l’éloquence. Si j’essayais de parler, les mots
expiraient sur mes lèvres, et quand j’étais assis
auprès de Zéla, sous l’ombre d’un arbre, nous
causions à l’aide des antiques caractères de son
pays, et ces caractères sont pour des amoureux

598
bien supérieurs à l’alphabet de Cadmus.
Nous dessinions sur le sol rouge et sablonneux
des images d’oiseaux, de vaisseaux, de maisons,
et à ces hiéroglyphes nous ajoutions le langage
muet des fruits et des fleurs. Ces figures
charmantes, nos regards, le doux mouvement des
lèvres de Zéla, le toucher de nos mains unies me
semblaient une langue éloquente, et surtout fort
intelligible. Le temps passait aussi rapidement
que les petites bouffées du vent qui agitaient la
surface miroitante de la citerne ou que celles qui
courbaient, en nous effleurant, la tige des fleurs.
Après avoir longuement causé, nous nous
promenions çà et là, ravageant le jardin, le
dépouillant à plaisir de ses plus beaux fruits, et
nos grandes disputes avaient pour cause la
grosseur ou la maturité d’un fruit. Zéla s’animait
dans ses éloges sur la fraîcheur d’une datte, moi
je soutenais que rien ne pouvait surpasser
l’ananas à la fière crête ou le doux brugnon.
Pendant l’ébat de cette joyeuse querelle, Aston,
qui s’était tout doucement approché de nous,
s’écria en riant :

599
– Le mangoustan est le meilleur des fruits, car
non seulement il a une saveur personnelle, mais
encore celle du brugnon, de la datte et de
l’ananas.
– Eh quoi ! Aston, vous êtes là ? Je vous
croyais parti pour la ville ; mais c’est trop tard
maintenant, le soleil est chaud. Pourquoi n’êtes-
vous pas allé avec de Ruyter ?
– Vous rêvez, répondit Aston. De Ruyter et
moi nous sommes partis il y a de cela six heures,
et nous sommes de retour. Midi vient de sonner,
nous vous avons cherché partout ; le dîner est
prêt.
– Vous plaisantez, très cher. Zéla et moi nous
sommes ici depuis une heure.
– Éveillez-vous, rêveur que vous êtes ! et
regardez le soleil. Ne voyez-vous pas qu’il a
passé le sud, et qu’il plane maintenant au-dessus
de votre tête ? Il faut en vérité qu’il ait affecté
votre cervelle ! Mais, allons, Trelawnay, levez-
vous : nous qui comptons le temps par nos
appétits et les dates du calendrier, nous avons
besoin de quelque chose de plus substantiel et de

600
plus solide que la délicate nourriture de l’amour.
Étonnés de comprendre avec quelle rapidité le
temps s’était écoulé, nous rentrâmes à la maison,
et, ignorante de tout artifice, Zéla ne sut répondre
aux railleries de de Ruyter que par cette phrase
ingénue :
– Je ne savais pas qu’il était si tard, et je crains
d’avoir trop dormi.
Comme j’avais, ainsi que Zéla, mangé
beaucoup de fruits, nous avions parfaitement
oublié l’heure du dîner.
– Le commandant de Port-Louis désire vous
voir, me dit de Ruyter. Il nous a tous invités à
dîner, et Aston a été reçu avec la plus grande
bonté.
Quelques jours après, de Ruyter décida que le
lendemain, à la pointe du jour, nous nous
rendrions à la ville. En conséquence, aux
premiers rayons de l’aurore, nous nous mîmes en
route. Nous passâmes le Piton, et, par un chemin
assez beau, nous arrivâmes à la ville de Port-
Louis. Sur ce côté, les montagnes penchent aussi

601
doucement vers la mer, que de l’autre elles
s’élèvent hautes et escarpées. Les terres voisines
de la ville étaient bien cultivées ; des groupes de
jolies cabanes, aux vérandas vertes, étaient
dispersées çà et là dans des plantations, et ces
plantations étaient séparées les unes des autres
par des avenues d’arbres. Ces arbres étaient des
vacours impénétrables, à cause de l’épaisseur et
de la quantité de leurs feuilles hérissées et
pointues. Nous vîmes une grande variété de
bananiers et de champs d’ananas fermés par des
haies de pêchers, de roses persanes et par un
magnifique arbrisseau indien, nommé le
neshouly, puis encore, pareil à un saule pleureur,
le bambou qui penchait sa tête sur la rivière d’un
air amoureux de sa gracieuse forme.

602
LIX

En arrivant à la ville, qui est bâtie près du port,


à l’entrée d’une charmante vallée que nous
venions de franchir, et au-dessus de laquelle était
une montagne, nous passâmes devant d’assez
jolies maisons entourées de jardins remplis de
fruits et de fleurs. Après avoir traversé les
faubourgs, nous franchîmes plusieurs rues sales,
étroites, dépavées, aux maisons construites avec
des matériaux mélangés de mauvaises pierres, de
boue et de bois. En approchant du havre, nous
découvrîmes la maison du commandant, et les
vilaines habitations qui entouraient cette
résidence lui donnaient l’apparence extérieure
d’un magnifique palais.
Le commandant nous reçut avec une politesse
parfaite, avec cette politesse française qui
contraste si vivement avec les manières du
grossier et roide Anglais au pouvoir, qui, du haut

603
de sa puissance, regarde chaque étranger comme
un importun, et lui demande d’un air bourru :
– Que voulez-vous, monsieur ?
Si, contre sa nature, ce personnage vous
engage à entrer dans l’intérieur de sa maison, et si
vous trouvez sa femme, qui n’est point préparée à
recevoir votre visite, elle rougit de colère, et,
après avoir adressé à son mari quelques mots à
demi prononcés, elle sort du salon comme une
furie ; à moins que vous n’ayez personnellement
ou par un moyen quelconque la puissance de
calmer cette femme, elle sera de mauvaise
humeur pendant toute la durée du jour, et à ses
yeux vous passerez éternellement pour un
importun.
La réception que nous fit le commandant
français fut tout à fait différente, car il nous
accabla de prévenances et d’amitiés.
Pendant qu’on préparait des rafraîchissements,
il m’entraîna dans le boudoir de sa femme et lui
dit :
– Ma chère, je vous présente un jeune chef

604
arabe.
Quand le commandant nous eut quittés, la
dame me fit asseoir à côté d’elle sur un canapé, et
m’adressa, sans en attendre la réponse, une foule
de questions, ne mettant pas un seul instant en
doute que je n’étais pas ce que je semblais être.
– Vous êtes fort beau, me dit-elle, mais vos
châles sont encore plus magnifiques que vous. Je
désirerais bien savoir s’ils sont de véritables
cachemires. Pourquoi rasez-vous votre tête ?
Croyez-vous à la vierge Marie ? Avez-vous
jamais aimé ? Voudriez-vous être baptisé ?
Les mains de la dame étaient aussi vives que
sa langue, et elle me déshabillait presque pour
examiner plus à l’aise chaque partie de mes
vêtements.
– Votre peau est bien douce, reprit-elle après
un court silence, et vous n’êtes pas très noir. Les
femmes arabes sont-elles belles ? Aimez-vous les
Françaises ? Mon intention est de rentrer bientôt
en France. Je ne puis plus supporter ni la chaleur,
ni l’entourage d’un peuple barbare, ni le manque
absolu d’une société amusante ; les choses

605
indispensables au bien-être de l’existence sont ici
en profusion, mais j’en suis lasse, car elles ne
satisfont plus que des besoins matériels.
L’arrivée de de Ruyter suspendit pendant
quelques minutes le bavardage de l’éloquente
dame, et elle accueillit mon ami avec un
empressement qui prouvait la haute considération
qu’elle avait pour son hôte. Pour elle, de Ruyter
était le seul gentleman de l’île ; il avait passé
plusieurs années à Paris, et elle lui parlait sans
cesse de cette chère ville.
– Cher de Ruyter, ce garçon vous appartient-
il ? Où l’avez-vous trouvé ? Il me plaît beaucoup,
et je suis positivement déterminée à l’emmener
avec moi à Paris. Pensez donc à la magique
sensation qu’il y fera ! N’est-il pas surprenant
que ces peuples, qui vivent dans les déserts avec
des lions et des tigres, aient un air si distingué et
se comportent d’une manière si convenable ?
Mon cher de Ruyter, vous faites-vous une idée de
ce que sera ce garçon quand il aura passé un hiver
à Paris, et appris à valser ? La belle et chère
créature ! Souvenez-vous bien que vous m’avez

606
donné ce garçon, de Ruyter. Qu’il met donc bien
son turban ! Quel est votre nom ? Allons,
montrez-moi comment vous pliez vos châles ;
tout Paris raffolera de vous.
Madame *** bavarda ainsi jusqu’à ce que
l’accès de fatigue la contraignît à se taire, puis
elle protesta qu’il lui serait impossible de
supporter que je la quittasse un instant. Elle se
coucha sur le canapé et me dit de lui donner un
punka et un éventail.
– Ah ! s’écria-t-elle, qui voudrait vivre dans
un pays où la chaleur est si insupportable ; on ne
peut dire un seul mot de bienvenue à un ami sans
être près de mourir de fatigue. Je vous assure que
ce mois-ci je n’ai pas prononcé vingt paroles. Ce
garçon doit être bien las aussi. Vous connaissez
notre maison, de Ruyter, et je vous prie – voilà
une chère créature ! – de m’envoyer quelques-
unes de mes femmes et de me passer cette eau de
Cologne.
Après un magnifique déjeuner, le commandant
nous conduisit, avec le capitaine et quelques
officiers de la corvette, qui était alors à Port-

607
Louis, dans un cabinet de lecture que les
marchands avaient établi là ; nous trouvâmes
rassemblées les principales personnes militaires,
civiles et mercantiles du pays. Le commandant
fut prié de lire une lettre de remerciements,
adressée par tous les habitants de l’île au
capitaine de la corvette, aux officiers, à de
Ruyter, en un mot à tout l’équipage du grab et de
la corvette, pour le grand service qu’ils avaient
rendu en exterminant les pirates de Saint-
Sébastien.
Le capitaine français dit que le succès de
l’entreprise devait être attribué à l’adresse et à
l’intrépidité de de Ruyter.
Après cet éloge, auquel répondirent des
félicitations chaleureuses, le commandant offrit
aux capitaines des vaisseaux deux belles épées, et
au premier lieutenant et à moi deux coupes
d’argent avec des inscriptions dessus.
Pour se conformer à un désir exprimé par de
Ruyter, le commandant de l’île ne fit aucune
mention de la frégate anglaise.
Après avoir pris quelques rafraîchissements,

608
feuilleté des livres et parcouru des journaux, nous
nous séparâmes.
À notre rentrée dans la maison du
commandant, où un dîner public devait se donner
le soir, nous trouvâmes sa femme, qui voulait
absolument nous contraindre à dormir pendant la
chaleur de la journée, mais je pris la fuite et je me
rendis sur le port.
Le magnifique schooner américain était là, et
j’aurais volontiers consacré mon séjour à Port-
Louis à la contemplation de ses formes
merveilleuses, si les plaintes des esclaves
chancelants sous leurs lourds fardeaux, si leurs
fronts couverts de sueur, leurs yeux fatigués et
leurs dos meurtris ne m’eussent chassé loin de ce
triste spectacle.
Je poursuivis ma promenade autour de Port-
Louis. La ville a une population de dix-sept à dix-
huit mille âmes, et il y a au moins huit cents
Européens. Le reste est un mélange de toutes les
nations, ce qui fait que le nombre des esclaves y
est énorme. Ces esclaves sont presque tous natifs
de Mozambique, de Madagascar ou de différentes

609
îles. La ville n’emploie pour le transport de ses
marchandises ou de ses denrées ni chevaux ni
charrettes, et les esclaves et les buffles sont les
bêtes de somme. Je pénétrai dans les cabanes des
natifs et je causai avec eux jusqu’au moment où
l’heure m’annonça qu’il était temps de rentrer
dans la maison du commandant.
À la nuit tombante, notre hôte nous conduisit
jusqu’au dehors de la ville, et nous quitta en nous
engageant à aller lui rendre visite toutes les fois
que nous voudrions bien songer à lui.

610
LX

J’éprouvais une si ardente impatience de


rentrer à la maison, que je n’accordai aucun égard
au paysage.
– Quelle opinion avez-vous de cette dame ?
me demanda de Ruyter.
– C’est un ange de douceur ; elle a un
caractère divin, des sentiments et un courage de
lionne ! Quoiqu’elle soit très silencieuse, elle est
spirituelle, parce que son silence est la timidité
d’une méditation profonde, car des yeux si beaux
et une bouche si adorable ne peuvent être sans
signification.
– Arrêtez là, mon jeune ami, vous en avez
assez dit. J’admets qu’elle possède les beautés de
sa nation, c’est-à-dire la jeunesse et la toilette ;
quant aux charmes que vous énumérez si
pompeusement, je ne suis pas sur la voie qui peut
me les faire découvrir, et je n’ai même aucune

611
idée de leur mystérieuse existence. J’ai vécu,
Trelawnay. Appelez-vous timidité l’air et les
manières d’une courtisane ? Quant à sa profonde
méditation, vous pouvez tout aussi bien appeler
contemplatifs les criards perroquets. Vous parlez
encore de son extrême silence, mais je préférerais
être couché dans un gouffre avec un ouragan sur
ma tête, ou bien encore être condamné aux
galères, que de supporter l’horrible torture
d’entendre parler une Française une heure par
jour dans un climat des tropiques.
– Une Française ! m’écriai-je, de qui parlez-
vous ?
– De qui ? Mais de quelle autre personne,
pensez-vous que je puisse parler, si ce n’est de la
femme avec laquelle nous avons passé la
journée ?
– Ah ! je l’avais tout à fait oubliée ; j’ai cru
que vous me parliez de Zéla.
– Ah ! ah ! répondit de Ruyter en riant, vous
êtes le garçon qui écrivit à son père en finissant
ainsi sa lettre :

612
« Ma bien-aimée Zéla, je suis toujours à toi. »
Je vous croyais plus grand dans vos vues que
cela, Trelawnay. Les esprits sérieux ne doivent
jamais se laisser assujettir par un ennemi aussi
rampant et aussi faible que l’amour. Vous vous
nourrissez d’un poison qui tuera les nobles
sentiments de votre cœur et l’énergie de votre
nature ; vous avez maintenant dans le sein un feu
aussi inextinguible que celui qui brûle dans le
flanc de cette montagne. Souvenez-vous de mes
paroles, mon garçon ; il vous détruira comme ce
volcan détruira cette montagne, quoiqu’elle soit
de granit.
Pauvre enfant, je vous plains, car je vois que
vous êtes déjà soumis et résigné comme un
esclave sans espoir, résigné et soumis à la plus
énervante des passions humaines !
Les femmes ressemblent à des plantes
parasites qui jettent leurs sauvages tendrons sur
un arbre, sur deux, sur trois, jusqu’à ce que,
devenues un dur cordage, elles étranglent ceux
qu’elles embrassent.
Votre front grand et ouvert indique un

613
jugement qui, à sa maturité, devra écraser la vile
passion au premier jour de sa naissance. Des
hommes comme vous, Trelawnay, sont créés
pour accomplir de nobles et grandes choses, pour
faire des actions qui les placent au-dessus de la
faiblesse du genre humain ; ils ne doivent
consacrer leur temps ni aux idées étroites et
intéressées, ni aux plaisirs d’un seul individu,
quelque digne qu’il en soit. Comment, vous vous
livrez à l’amusement puéril de caresser une
pauvre petite babiole, une poupée d’enfant !
Me voyant silencieux et attristé, de Ruyter
termina son discours par la citation d’une phrase
de son auteur favori (Shakespeare), mais, comme
tout le monde, il citait dans l’espoir de gagner sa
propre cause :
« Réveillez-vous, enfant, et le faible, le lascif
Cupidon desserrera de votre cou son étreinte
amoureuse, et, comme une goutte de rosée rejetée
de la crinière d’un lion, il tombera à vos pieds. »
Pour adoucir la peine qu’il m’avait faite, de
Ruyter ajouta :
– Je ne blâme pas positivement l’amour que

614
vous avez pour Zéla : elle est votre femme, et, de
plus, digne d’être aimée ; mais je blâme une
affection exclusive qui vous fait perdre votre
temps et vos talents, et ils peuvent l’un et l’autre
être utilement employés.
Quand de Ruyter eut épuisé un sujet de
conversation auquel mon silence donnait des
limites restreintes, il essaya de réveiller en moi
l’intérêt que j’avais autrefois pour mes devoirs
particuliers.
Je répondis peu à ses bienveillantes paroles, et,
pour éviter une plus longue discussion, je donnai
un coup de cravache à mon cheval, et je laissai de
Ruyter causer avec Aston.
En galopant vers la hauteur sur laquelle était
située la maison, je fus très surpris de voir que les
fenêtres et les jalousies de la salle du milieu
étaient hermétiquement fermées. La soirée était
fraîche, le soleil avait disparu derrière les
collines ; à l’ouest, une douce brise venant de la
mer faisait bruire les arbres et demandait
l’ouverture de toutes les croisées. Un malheur
devait être arrivé, pour que la préoccupation

615
empêchât de prendre le soin habituel de changer
l’air des appartements. Comme Zéla occupait
entièrement mes pensées, malgré la censure que
de Ruyter venait de me faire sur l’amour, je
sautai à bas de mon cheval, je brisai une jalousie,
et je tombai dans la salle.
La soudaine transition de la lumière à une
complète obscurité m’empêcha de distinguer les
objets.
– Qui est là ? criai-je vivement.
– Fermez la fenêtre, me répondit une voix,
fermez la fenêtre ; elle se sauvera ; fermez vite.
En avançant, je fis un faux pas et je tombai
dans le bassin.
La voix vociférait toujours :
– Fermez la fenêtre. Ah ! elles se sauveront !
elles se sauveront !
Je sortis du bassin, et en regardant autour de la
salle, je vis une forme longue, maigre et sombre
qui s’avançait vers moi.
Je reconnus bientôt le pas flasque et le visage
fantastique de Van Scolpvelt.

616
D’une main le docteur tenait une lanterne, et
de l’autre il brandissait un long bambou blanc.
Il passa près de moi sans me regarder, car ses
yeux, presque hors des orbites, dévoraient le
plafond.
Après avoir fermé la fenêtre, il murmura :
– Elles ne se sont pas échappées, les voilà, et
l’air leur a fait du bien ; elles étaient un peu
étourdies, mais elles ont repris leur vivacité
première. Eh bien ! c’est vraiment merveilleux ;
regardez... Ah ! c’est vous, capitaine ?... Je
croyais que c’était un des noirs ; je suis content
que vous soyez venu, car vous serez enchanté de
voir les jolies bêtes qui folâtrent dans l’air.
– Que voulez-vous dire, docteur ? Je ne vois
rien ; je crois, en vérité, qu’une vision diabolique
occupe votre esprit ; il le faut vraiment pour que
vous ayez la force de supporter l’étouffante
atmosphère de cette chambre.
– Je ne sens pas la chaleur, répondit Van
Scolpvelt. N’ouvrez pas les fenêtres, regardez-
les, je vous en prie.

617
– Je les vois et j’entends leurs faibles cris. Que
faites-vous renfermé avec ces oiseaux ? Êtes-
vous en train de les ensorceler ?
– Des oiseaux, hum ! des oiseaux ! Elles ne
sont pas plus des oiseaux que moi, elles sont
vivipares et classées dans le même rang que les
animaux, et que vous-même. L’autre jour, quand
je vous ai envoyé mon Spallanzani, vous l’avez
rejeté. Eh bien ! si vous l’aviez lu, vous ne seriez
pas si ignorant ; une chauve-souris un oiseau !
– Allons, Van, ouvrez les fenêtres, j’ai mal au
cœur.
– Mal au cœur ! qu’est-ce que cela fait, ne
suis-je pas ici ? Je désire vous faire voir le secret
de l’expérience. Ne croiriez-vous pas, en
regardant leurs mouvements, qu’elles ont l’usage
de leurs orbes visuels ? Imaginez-vous qu’ils ont
été brûlés !
– Brûlés ?
– Oui, il y a une demi-heure.
– Quelle est la brute qui a fait cela ?
J’ouvris la porte et je vis accourir Zéla, qui me

618
dit en pleurant :
– Je suis bien contente que vous soyez
revenu ; cet horrible Indien jaune a attrapé des
chauves-souris et il leur a arraché les yeux avec
des aiguilles brûlantes.
Voici ce qui était arrivé. En venant rendre
visite à de Ruyter, le docteur avait trouvé des
chauves-souris dans les trous d’un vieux mur en
ruine. Il en avait attrapé trois, aveuglé deux avec
un fil de fer rouge, et après avoir arraché les yeux
à la troisième, il les avait mises en liberté dans la
chambre, afin de voir s’il leur était possible de
diriger leur vol avec la même rapidité et la même
précision qu’avant d’être si horriblement privées
de la vue. Van nommait cela une expérience
intéressante, délicieuse, et surtout satisfaisante.
– Spallanzani, me dit-il, a fait ce même essai
sur la chauve-souris ordinaire, mais moi j’essaie
sur la classe vampire. Ce soir je résoudrai une
autre question. On dit que les chauves-souris sont
de si admirables phlébotomistes qu’elles
insinuent leurs langues, – qui sont pointues
comme les plus fines lancettes, – dans les veines

619
des personnes endormies ; elles se servent de
leurs longues ailes comme d’un éventail pour
rendre le sommeil plus calme, puis elles extraient
une énorme quantité de sang. Ces vampires ailés
préfèrent les veines qui sont derrière le cou ou sur
les tempes. Quelquefois la victime meurt
insensiblement, affaiblie degré à degré par la
perte de son sang.
Maintenant, capitaine, vous qui êtes jeune,
échauffé, fiévreux ; vous dont les veines sont
grandes et pleines, vous devez aller reposer cette
nuit à côté de ce vieux mur. Je réglerai la quantité
de sang qu’aspirera le vampire, et je m’engage à
empêcher que vous saigniez après, ce qui
constitue le seul danger de cette expérience.
Pensez au bienfait dont vous doterez la science,
car si le succès couronne notre tentative, les
ventouses, les sangsues, enfin tous les moyens
employés pour ôter le sang seront
avantageusement remplacés par cet inestimable
phlébotomiste. Vers le matin nous ferons
l’examen de la construction physiologique de la
langue du vampire, car peut-être y découvrirons-
nous un moyen pour perfectionner les lancettes

620
dont on se sert usuellement.
Échauffé par ses désirs, le docteur devint
éloquent, et son éloquence, que n’interrompit pas
l’arrivée de de Ruyter et d’Aston, me faisait rire
aux éclats.
Comme je savais qu’il était parfaitement
inutile de disputer avec Van Scolpvelt, je me
contentai de refuser nettement sa charmante
proposition en lui exprimant l’horreur que je
ressentais pour tout ce qu’il avait déjà fait.
Le docteur se tourna vers Aston et vers de
Ruyter en les suppliant l’un et l’autre, toujours au
nom de la science, de se soumettre à cette savante
expérience. Mais les trouvant sourds à ses
ardentes prières, le docteur donna à ses traits la
mine la plus plaintive et la plus attendrissante, et
dit à Zéla :
– Et vous, me...
La jeune fille n’en écouta pas davantage ; elle
se sauva avec la rapidité d’un lièvre.
Van Scolpvelt gronda sourdement contre
l’égoïsme des hommes, contre la légèreté d’esprit

621
des femmes, puis il dit d’un air inspiré :
– Eh bien, ce sera moi ! oui, moi ! Je me
coucherai auprès du mur ; qu’on m’y fasse
immédiatement porter une couche ou des tapis
suffisants.

622
LXI

Aston et moi nous nous jurâmes de punir Van


Scolpvelt de sa cruauté envers les chauves-souris.
Notre plan d’attaque fut arrêté, et pendant que de
Ruyter tint compagnie au docteur, je me fis
suivre de deux garçons noirs afin d’examiner sur
toutes leurs faces les localités du puits. Bâti à la
façon orientale, ce puits était large, profond, et
des marches de pierre cassées, usées,
conduisaient à la proximité de l’eau. Couchées au
centre d’une végétation de plantes grasses, de
fleurs gluantes, les marches étaient glissantes, et
les excréments des chauves-souris, le passage des
crapauds, ne contribuaient pas faiblement à les
rendre fort dangereuses. Quand je fus parvenu,
avec une peine inouïe, à descendre ce gluant
escalier, je plongeai un bambou dans l’eau afin
de me rendre compte de sa profondeur ; cette
profondeur n’était que de trois pieds.

623
J’envoyai un garçon me chercher le hamac de
de Ruyter, et nous le plaçâmes, la tête sur les
marches du puits, en passant une corde dans les
anneaux qui étaient à chaque bout ; à ces deux
soutiens nous joignîmes une seconde corde mise
transversalement, afin de donner de la roideur au
hamac quand le docteur y serait étendu.
Les branches d’un grand arbre ombrageaient
l’ouverture du puits, nous attachâmes une poulie
à la plus forte des branches, à celle dont le
feuillage nous parut assez épais pour dissimuler
le jeu de la poulie. Ceci fait, j’instruisis les noirs
de mes projets ; je leur appris les rôles qu’ils
avaient à jouer, et je les emmenai à la maison,
pour les habiller suivant les exigences du devoir
qu’ils devaient consciencieusement remplir.
En entrant dans la salle pour appeler de
Ruyter, – car il avait été convenu qu’Aston
resterait avec le docteur pour l’amuser jusqu’à
l’heure qui devait sonner le repas, – je fus obligé
de m’arrêter pour écouter avec une juste
admiration le discours prononcé par le savant
Esculape.

624
– Je voudrais, criait Van Scolpvelt d’une voix
stridente, je voudrais que ma mère ne m’eût point
donné la vie, ou bien encore que cette vie m’eût
été accordée par le ciel mille années avant cette
époque de ténébreuse ignorance, époque
désastreuse, qui laisse lâchement dépérir la
science. Si les hommes étaient sages, sensés ou
seulement raisonnables, ils eussent fait des
prodiges pour activer la marche tortueuse de la
science. Elle se serait avancée à la voix
protectrice de l’encouragement, à l’aide des
protections du pouvoir ; elle eût prospéré, grandi,
et son éclatante lumière serait venue dissiper les
sombres nuages qui nous enveloppent. Le
chimiste et sa batterie galvanique ne seraient pas
en train de détruire, mais de créer ! Ô ma mère, si
vous étiez arrivée jusqu’à cette sombre période, si
vous aviez connu une époque de faiblesse telle,
qu’il soit impossible au savant de trouver un
homme assez généreux pour se coucher auprès
d’un puits ! Qu’auriez-vous dit dans la stupeur de
votre affliction ? vous, ma mère, qui m’aimiez,
vous qui ne révériez que la science et moi, votre
unique enfant ; et, en aimant ce fils de vos

625
entrailles, vous aimiez encore la science ! la
science, à laquelle j’avais consacré mes jours et
mes nuits ; et vous savez, ma mère, avec quelle
ardeur les Van Scolpvelt ont poursuivi leur
divine, leur sainte profession. Vous souvient-il
encore du jour où les suites d’une trop grande
application à l’étude vous donnaient une vive
douleur à l’œil ? cette douleur s’augmenta, et je
vous dis :
– Ma mère, si vous ne me laissez pas arracher
votre œil, vous aurez un cancer.
– Mon fils, ôtez-le.
Ce fut votre seule réponse. J’enlevai à l’instant
votre œil, et vous ne laissâtes échapper ni une
plainte, ni un regret, ni un soupir ; votre beau
front rayonna de joie, car la main de l’opérateur
avait été calme, légère, sûre et ferme ; et, ajouta
Van Scolpvelt avec exaltation, où trouveriez-vous
aujourd’hui une pareille femme ?
Notre réponse fut un immense éclat de rire.
Van Scolpvelt se leva furieux ; il alluma, en
grondant de sourdes paroles, l’inséparable amie

626
de ses études, son écume de mer, et il se rendit au
jardin en rappelant à Aston qu’il avait promis
d’aller, d’heure en heure, lui rendre visite dans sa
couche aérienne.
Nous préparâmes aussitôt les noirs aux rôles
qu’ils avaient à jouer. Avec de la chaux liquide,
de Ruyter dessina sur le corps nu des jeunes
garçons des lignes blanches, et dont l’éclat
ressortait vivement sur la teinte noire de leur
peau ; ces lignes donnaient à nos acteurs une
apparence de squelette réellement effrayante. Ce
ne fut pas tout ; nous attachâmes à leur dos, en
forme d’ailes, des archets malais couverts de
papier noir rayé de blanc, ensuite nous leur
mîmes entre les mains des aiguilles à coudre,
liées ensemble avec du fil, mais séparées les unes
des autres comme celles dont les matelots se
servent pour tatouer leur peau.
Vers minuit, Aston et de Ruyter se placèrent
au bout du cordage qui devait être hissé au
moment du signal. Sans être ni vu, ni entendu, je
me glissai sous l’arbre qui avoisinait le puits, et
les garçons spectres se cachèrent sous les

627
buissons de chaque côté du hamac. Les noires
chauves-souris voltigeaient les unes autour du
puits, les autres au-dessus de la tête de Van
Scolpvelt, qui était couché sur le dos, et qui
semblait les regarder avec une anxiété curieuse et
non effrayée. Van s’était muni d’un bandage, afin
d’arrêter l’écoulement du sang, quand, en sa
qualité de médecin, il se serait écrié : – Arrêtez !
assez !...
Le plus profond silence régnait dans le jardin.
Je donnai le signal de l’entrée en scène. Aussitôt
les spectres se levèrent, et leur voix criarde jeta
un hurlement aigu ; ils battirent bruyamment
leurs ailes, et vinrent envelopper le docteur dans
les pans du hamac. Un second signal éleva
l’amant de la science au-dessus de l’arbre, et,
quand il redescendit à la hauteur du puits, les
noirs gambadèrent autour du docteur et le
piquèrent du bout de leurs aiguilles avec une
rapidité si légère et à la fois si tourmentante, que
le docteur dut se croire la proie d’un essaim de
guêpes sauvages.
Après cette seconde scène, nous précipitâmes

628
le hamac dans les profondeurs du puits ; alors le
spectacle devint étrange : troublées dans leur
retraite, les chauves-souris s’élancèrent dehors en
battant confusément leurs ailes ; les crapauds et
les rats augmentèrent le tapage, et ce fut la
symphonie la plus horriblement discordante que
j’aie jamais entendue. Quand le hamac fut posé
au fond du puits, nous poussâmes ensemble le cri
aigu des Indiens ; ce cri retentissant effraya tous
les habitants du puits, qui sortirent en désordre de
leur sombre demeure.
Pour nous, qui ne faisions que regarder dans le
puits, ce spectacle était épouvantable, et pour
celui qui était au centre même de l’insurrection, il
devait être horrible.
Je commençai à comprendre que mon
espièglerie pouvait devenir dangereuse, et je fis
part de mes craintes à de Ruyter.
– Ne vous tourmentez pas, me répondit-il, Van
Scolpvelt a le cœur d’un stoïcien ; c’est sa
philosophie ou sa peur, – car ces deux sentiments
ne sont pas incompatibles, quoiqu’ils doivent
l’être, – qui l’empêche d’appeler au secours.

629
– Chut ! dis-je tout bas, j’entends sa nageoire
agiter l’eau ; il se remue, écoutez : son
coassement s’élève plus haut que celui des
crapauds.
Nous entendîmes Van marmotter des plaintes
en faisant des effort inutiles pour se délivrer de sa
prison. Il clapota dans l’eau quelques instants, et
resta enfin silencieux.
Nous étions assez certains de ne faire qu’une
méchanceté sans conséquence pour ne pas nous
effrayer du silence de Van. Une heure s’écoula. À
la dernière minute de cette éternité (pour le
docteur), Aston se dirigea vers le puits d’un air
nonchalant, parut très surpris de ne pas trouver le
docteur, et l’appela en arpentant le jardin dans
toutes les directions. J’avais suivi Aston, et nous
approchâmes doucement du puits. Van se
débattait dans l’eau en maudissant le jour de sa
venue dans le monde, les chauves-souris, le puits
et tous les diables qui se trouvaient dedans. Ces
malédictions étaient proférées en hollandais, en
latin et en anglais. Aston daigna enfin entendre la
voix du docteur ; il s’exclama, s’attendrit,

630
s’indigna, et nous courûmes chercher des cordes
et des lumières.
Un garçon descendit dans le puits, attacha une
corde autour des reins du docteur, et nous le
hissâmes jusqu’aux dernières branches de l’arbre
avec une telle rapidité, que le pantalon et la
chemise du pauvre savant se déchirèrent par
lambeaux.
Quand le docteur fut déposé par terre, il était
tellement épuisé, tellement ému, qu’il lui fut à
peine possible de respirer. La résurrection de
Lazare ne donne qu’une faible idée de la figure
de Van Scolpvelt, dont la pâleur livide prenait,
sous la terne lueur de nos lanternes, des teintes
cadavéreuses. La tête du docteur oscillait sur ses
épaules ; ses jambes pliaient comme des bambous
sous les caresses du vent ; son cou, ses mains et
son front étaient couverts d’une vase verte ; ses
cheveux longs et minces pendaient comme ceux
d’une sirène ; les sourcils de Van se tenaient
droits, et son regard effaré paraissait aussi bourru
et aussi furieux que celui d’un chacal pris dans un
piège.

631
Quand il se sentit en état de marcher, il nous
tourna le dos et se dirigea vers la maison sans
répondre un seul mot à nos pressantes questions.
– Eh bien, docteur, lui demandai-je, avez-vous
vu les vampires ? Qui donc vous a poussé dans le
puits ? Avez-vous été saigné ?
Van Scolpvelt me regarda d’un air féroce et ne
répondit rien.
On lui prépara un verre de skédam ; il le but
sans mot dire, passa une chemise et se coucha sur
le divan de la salle.

632
LXII

Le lendemain, munis de nos lances, Aston et


moi, nous grimpâmes le côté boisé de la
montagne. Après avoir rôdé pendant quelque
temps, nous suivîmes le cours d’une petite rivière
qui était à moitié consumée par l’aride chaleur
d’un temps sec et sans air. Les eaux de cette
rivière serpentaient sous l’ombrage des arbres et
des arbrisseaux qui, maintenus dans leur verdure
par l’humide contact de l’eau, se penchaient
amoureusement vers leur faible nourrice pour lui
payer en retour de ses bienfaits le tribut de leur
ombre.
Le soleil brûlant dévorait comme un ardent
incendie tout ce qui affrontait ses rayons. Le
chêne robuste, le fin pin, le palmier gigantesque,
le teck majestueux, qui s’élèvent comme des
chefs au-dessus de tous les arbres de la forêt,
montraient tristement leurs cimes brûlées,

633
séchées, presque anéanties par l’angoisse de la
soif. Les bruyants perroquets étaient silencieux,
et les singes inconstants, à moitié endormis, se
traînaient sur les branches avec une apathie si
nonchalante, qu’ils nous laissaient passer
indifféremment.
Si je cherchais à attirer leur attention en leur
jetant ma lance ou une pierre, ils montaient
doucement et d’un air chagrin sur une branche
plus élevée, ou bien encore ils changeaient
simplement de place. Il n’y avait pas, sous ce ciel
brûlant, un autre animal visible.
Notre vive jeunesse, notre santé de fer
semblaient nous mettre à l’épreuve du soleil, car
nous marchions joyeusement, insouciants de tous
les obstacles que nous présentaient les buissons,
les bambous et les ronces. Nous débarrassions les
chemins avec nos lances, et nous nous faisions un
passage aussi adroitement que les sangliers dont
nous cherchions les traces.
En traversant la rivière pour rentrer au logis
(midi venait de sonner dans nos estomacs), nous
fûmes étonnés d’entendre tout près de nous la

634
détonation d’une arme à feu. Cette détonation,
dont le silence tripla la sonorité, fut semblable à
celle d’un coup de canon, car elle se répéta de
rocher en rocher.
Dans une seconde, tout le bois fut en
confusion ; tous ses hôtes, effrayés, s’agitèrent.
Nous courions vers l’endroit d’où le coup de
mousquet avait dû partir, quand un sanglier, suivi
par une litière de petits, qui joignaient au cri de
leur mère leur timide voix, passa rapidement
devant nous.
Nous nous jetâmes hardiment à la poursuite de
cette précieuse bande. La féroce mère se retourna
et mit sa poitrine entre ses enfants et nos armes.
Je voudrais que ma bonne mère pensât ainsi
quelquefois aux siens ; mais il y a si longtemps
qu’elle leur a donné le jour, qu’il est bien
possible qu’elle ne s’en souvienne plus.
Je devançai Aston, et je me précipitai au-
devant du sanglier. Ma lance se brisa, car le coup,
mal dirigé, ne fit qu’effleurer la peau dure et
ridée de l’animal. La terre, sèche et glissante, me
fit perdre pied, et je tombai devant la bête. Je

635
saisis le petit poignard que j’avais dans ma
poitrine, et, sans m’effrayer des regards féroces et
des défenses énormes de mon ennemi, j’allais
l’attaquer quand Aston me cria :
– Restez tranquille ! ne bougez pas !
Je retins mon haleine, et je sentis la lance
d’Aston glisser au-dessus de moi. Elle atteignit le
sanglier au cœur, et la bête, expirante, tomba sur
moi.
Une voix inconnue s’écria aussitôt et d’un ton
ravi :
– Cette belle personne fera des jambons
excellents. Je l’emporterai là-bas pour la saler et
la préparer.
Et au même moment quelqu’un, le propriétaire
de la voix, empoigna mes jambes.
– Que je sois pendu si vous faites cela !
m’écriai-je en me levant et en regardant le
personnage, qui n’était autre que Louis, arrivé le
matin à la maison avec une provision de vivres.
– Ah ! me dit-il, je ne vous avais pas vu. Le
beau porc !

636
Et le munitionnaire riait de plaisir, se régalait
en imagination sur le cadavre encore chaud de la
victime d’Aston.
Tout à coup l’attention de Louis fut attirée par
les cris des pourceaux, qui couraient éperdus en
cherchant leur mère çà et là.
– Comment ! cria-t-il, elle a des petits et vous
ne me le dites pas ?
Nous réussîmes sans peine à attraper tous les
orphelins. Louis les dorlota, les caressa ; il les
pressa dans ses bras en les appelant ses jolis
petits chéris.
– Ne pleurez pas, mes amours, leur dit-il ; je
vous donnerai des soins aussi tendres que ceux
que vous a prodigués votre mère.
En achevant cette bienveillante promesse,
Louis se tourna vers nous.
– Avez-vous faim ? nous demanda-t-il ; si
vous le voulez, je vais allumer du feu, afin de
faire cuire deux de ces petits ?
– Sur quel animal avez-vous tiré un coup de
fusil, Louis ?

637
– Ah ! c’est vrai. J’ai tiré, et fort adroitement.
Je l’avais tout à fait mis en oubli ; mais, avant de
vous montrer ma victime, laissez-moi attacher les
jambes de ces belles petites créatures. Mon fusillé
n’est pas encore mort.
Après avoir enchaîné ses jolis petits chéris,
Louis nous montra un arbre sur une branche
duquel était couché un énorme babouin.
Les entrailles de la pauvre bête sortaient de
son corps au milieu d’un ruisseau de sang.
Quoique à l’agonie, il se collait à l’arbre avec
ses pieds de derrière.
À notre approche, il nous fit la grimace et se
mit à caqueter.
Louis rechargea son fusil, et, quand il dirigea
le canon vers l’arbre, la pauvre bête parut
désespérée ; sa colère se changea en peur, elle
nous jeta un regard pitoyable et fit un dernier
effort pour fuir vers une branche moins à portée
des coups de son ennemi. Ce mouvement fut fatal
au babouin, car il tomba sans vie au pied de
l’arbre.

638
Louis sauta sur le singe, le saisit promptement
par la nuque et lui coupa la gorge.
Cette action ressemblait tellement à un
homicide, que je frissonnai.
– Allons-nous-en, dis-je d’un ton impatienté ;
laissons-le, laissons-le !
– Pourquoi ? demanda Louis ; moi je veux
l’emporter, la chair du singe est excellente : si
vous ne savez pas cela, vous ne savez rien du
tout.
– En vérité, s’écria Aston, cet homme est un
cannibale, allons-nous-en.
Nous quittâmes Louis en lui promettant
d’envoyer une litière et des domestiques pour
enlever le sanglier.

639
LXIII

Notre première rencontre fut celle de Van


Scolpvelt, qui, assis sous une haie de poiriers
épineux, dévorait du regard et de la pensée les
caractères d’un grand in-folio ouvert devant lui.
De temps à autre il s’occupait attentivement à
regarder, à l’aide d’un microscope, un objet
d’abord invisible à nos yeux.
Van Scolpvelt ne fit pas le moins du monde
attention à notre approche. Il continua à tenailler
avec un petit couteau un malheureux hérisson.
– Regardez, dit-il à Aston d’un ton dur,
regardez cet héroïque animal ; je le perce de part
en part, il est vivant, il a des muscles, des nerfs,
et cependant il ne remue pas, il ne se plaint pas, il
ne fait pas le moindre bruit, il ne trouble pas
inutilement, sottement, le cours d’une savante
expérience : que ce calme dévoué soit une leçon
pour vous !

640
En entrant dans la maison, nous trouvâmes de
Ruyter occupé à parcourir des journaux et à
feuilleter des livres nouvellement arrivés.
– Jetez un coup d’œil sur les papiers du grab,
me dit-il en me les montrant du regard ; ils sont
dignes d’intérêt.
– Mon cher de Ruyter, dit Aston, je vous
renouvelle devant Trelawnay une prière que je
vous ai déjà faite : celle de livrer à la publicité les
charmants récits que renferme votre journal
particulier.
J’attendis avec impatience la réponse de de
Ruyter, et elle frappa vivement mon esprit.
– Si j’étais ambitieux, nous dit-il, si j’aspirais
à la vaine gloire de rendre mon nom immortel, et
si pour le faire je n’avais qu’à écrire, je n’écrirais
pas. Quand la vie d’un homme est pure de toute
mauvaise action, quand elle est brillante et sans
tache, il a conquis, par l’effort seul de sa volonté,
la plus appréciable des gloires, celle de l’estime
de ses concitoyens.
Il y a peu de héros grecs et romains qui aient

641
été des auteurs, et cependant leurs noms, illustrés
par leurs actions, se sont perpétués jusqu’à nous.
Eschyle, Sophocle sont lus ; mais Socrate,
Timoléon, Léonidas, Portia et Arie sont admirés
et connus. Les éclatantes actions de l’héroïsme,
de la dévotion, de la générosité, les ont préservés
de l’oubli. L’immortalité qui est conquise par la
conduite est la plus honorable. Il y a des milliers
de gens qui sont incapables de comprendre les
idées d’un grand auteur, mais qui s’échauffent et
qui brûlent de plaisir en écoutant le récit d’une
action noble et généreuse.
Pour en revenir à la demande que vous m’avez
faite, je ne puis en satisfaire les désirs, parce que
je ne tiens qu’à une seule chose, et cette chose est
la bonne opinion, l’estime, l’amitié de ceux que
j’aime. Je tiens à la vôtre surtout, mes chers amis,
et j’y attache plus de valeur qu’à l’approbation du
gouvernement français, qui m’a écrit ici, mon
cher Aston, que vous deviez être emprisonné en
attendant la possibilité d’un échange. Cet ordre
n’a point de personnalité, mais, en égoïste, je
vous offre votre liberté sans conditions, et je vous
donnerai un passage dans un de vos ports,

642
aussitôt que la vie de ma résidence vous paraîtra
fastidieuse.
– Si vous attendez cette époque pour
m’embarquer, mon cher de Ruyter, j’ai de longs
jours devant moi, car bien certainement elle
n’arrivera jamais. Jusqu’à présent j’ai à peine joui
d’un plaisir vrai ou ressenti une joie qui puisse
être comparée à celle qui remplit mon cœur
depuis que j’habite votre résidence. Je suis
parfaitement heureux ici, et je n’y éprouve pas un
désir qui ne soit à l’instant satisfait. Le seul nuage
qui obscurcisse mon bonheur est l’incertitude de
sa durée. De sorte, mon cher de Ruyter, que je me
vois obligé de vous confesser sincèrement que
mes lèvres démentiraient mon cœur si je vous
remerciais, en voulant les mettre à profit, des
bonnes intentions que vous avez pour moi en me
rendant libre.
– Épargnez-vous cette inutile phraséologie,
répondit de Ruyter en se levant et en serrant la
main d’Aston ; vous vous plaisez ici, restez-y,
amusez-vous et laissez-moi arranger le reste. Je
ménagerai le commandant, et, d’après ce que

643
vous m’avez dit de vos affaires, votre séjour au
milieu de nous ne peut vous faire aucun tort dans
votre profession.
– Que ma profession soit maudite ! s’écria
Aston lorsque de Ruyter eut quitté la salle. Je
n’étais qu’un enfant quand je suis entré au
service, et je n’ai été qu’un imbécile de persister
dans cette carrière ; elle ne me laisse voir dans
l’avenir ni gloire ni fortune, et je me sais
incapable aujourd’hui de remplir un emploi
sérieux et productif. Je suis dans la marine depuis
l’âge de dix ans, et j’en ai vingt-cinq. Je n’ai
jamais séjourné trois mois consécutifs sur terre ;
ma peau est noircie par le soleil, mes cheveux
presque blanchis par les orages ; je possède des
cicatrices, le rang de lieutenant, et voilà tout ce
que j’ai gagné et probablement tout ce que je
gagnerai.
– Oui, ajoutai-je, et vous aurez de plus, dans
vos vieux jours, une bonne place à l’hôpital de
Greenwich, une jolie petite cabine grande de six
pieds, mais toute à vous seul ; des vivres, un
jardin planté de choux pour promenade, et trois

644
sous par jour, juste assez pour acheter votre
tabac. Que peut-on désirer de plus ?
Aston continua de se plaindre, de maugréer, et
moi de lui donner pour consolation la perspective
de l’hôpital.
– Croyez-moi, mon cher Aston, lui dis-je en
quittant le ton de la plaisanterie, abandonnez la
carrière maritime ; vous la suivez sans espoir de
promotion, et elle ne vous mènera pas à la gloire.
Puisque vous n’avez point de fortune, associez-
vous avec nous, et bien certainement, au bout de
quelques années, vous aurez une aisance qui vous
permettra de jouir en repos de la seule ambition
de votre cœur : celle de consacrer vos jours à la
culture de la terre. Car, continuai-je, un homme
sans argent n’a point de patrie. D’ailleurs, Aston,
vous êtes Canadien, et, si vous allez en
Angleterre sans argent, vous serez obligé de vous
apercevoir qu’à l’entrée des villes il y a de laides
affiches, des affiches très désagréables à la vue,
quoique proprement peintes, et qui glissent dans
l’intelligence des arrivants pauvres de
malhonnêtes insinuations ; quelque chose comme

645
ceci : « Les mendiants ne sont pas reçus ici », de
sorte que Greenwich...
Aston se leva, saisit une lance, et je me sauvai
en riant par la fenêtre.
Aston refusait d’écouter avec sérieux mes
propositions, et il m’était impossible de lui
infuser mes goûts et les principes qui en
dérivaient.
Quant à de Ruyter, il ne songeait même pas à
lui demander quel parti il voulait prendre.
C’était assurément un excès de délicatesse, car
Aston et lui étaient des amis sérieux et
inséparables.
Je me rendis au port, où était amarré le grab,
pour donner aux hommes une considérable
portion de leur part de prise. J’en congédiai un
grand nombre, ne laissant sur le grab que les
hommes nécessaires au vaisseau. Je dis au rais
que deux fois par semaine je me rendrais à bord
du grab, et qu’à son tour il viendrait nous voir à
la résidence.
Quand j’eus réglé tous les comptes qui

646
regardaient le grab, je me dévouai de cœur, de
corps et d’âme aux plaisirs de la vie rurale.
Presque tous les jours j’explorais l’île dans
une nouvelle direction ; je découvrais les endroits
bien fournis de gibier, les rivières et les lacs
riches en poisson ; quelquefois de Ruyter était
mon guide ; mais plus souvent encore je servais
de cicerone à Aston.
Quand le jour était bon pour la chasse, nous
allions tous ensemble, chargés de provisions,
dîner à l’ombre des bois. Dans ces occasions,
comme il n’y avait presque rien à faire sur le
grab, Louis était notre pourvoyeur. Si le temps se
montrait favorable aux travaux du jardin, nous
passions la journée à planter, à bêcher, à arroser.
L’orage, la pluie ou les variations capricieuses de
l’atmosphère nous trouvaient dans la salle
escrimant, lisant, écrivant ou dessinant. Nous
évitions autant que possible l’ennui d’aller à la
ville, et nous répondions assez mal aux
invitations journalières qui nous étaient faites par
la femme du commandant, ainsi que par les
officiers et les marchands. De Ruyter et, pour dire

647
la vérité, chacun de nous détestait ce qu’on
appelle le monde. En conséquence, mon ami
avait, pour y construire son habitation, choisi un
endroit presque inaccessible, surtout dans la
saison des pluies. Il fermait ainsi avec finesse
l’entrée de sa solitude aux paresseux, frivoles et
ennuyeux visiteurs. À ce propos, de Ruyter citait
les paroles de Morin, philosophe français, qui
disait :
« Ceux qui viennent me voir me font un
honneur, mais ceux qui s’en abstiennent me font
une faveur. »
Quand quelques personnes de Port-Louis se
hasardaient à venir nous rendre une visite, leurs
discours n’avaient qu’un sujet, celui des dangers
qu’ils avaient affrontés en passant à gué les
rivières et les marais. En écoutant ces
lamentations, de Ruyter souriait avec malice, et il
montrait qu’on pouvait remédier au mal par
quelques travaux dont il avait déjà le plan.
– Au retour de mon prochain voyage, ajoutait-
il, mes projets prendront une forme, je ferai
construire une route directe d’ici à Port-Louis.

648
Quand les niais visiteurs nous avaient
débarrassés de leur présence, de Ruyter s’écriait :
– Comment s’y sont-ils pris pour arriver ici
avec tant de facilité ? Il faut que nous enfermions
l’eau, afin d’augmenter le marécage des prairies,
la force du torrent et les vibrations du pont de
bambou. Malgré cet amour de la solitude, de
Ruyter n’était pas insociable ; les hommes de
cœur, de talent ou d’esprit, en un mot, les
hommes estimables étaient les bienvenus, et
quand la porte de la maison s’ouvrait devant eux,
de Ruyter serrait leurs mains, et chaque trait de
son visage exprimait le plaisir. De Ruyter sentait
et faisait sentir que l’offre de son hospitalité, que
l’acceptation de cette offre étaient des deux parts
une grande preuve d’amitié.
Plus le séjour de ces personnages privilégiés et
dignes de l’être était long, plus de Ruyter
paraissait content. J’ai vécu dans peu de maisons
(celles des hommes mariés sont en dehors de la
question) où les convives, ainsi que leur hôte,
eussent le droit de jouir d’une liberté égale à celle
qui régnait chez de Ruyter. Si les hommes qui

649
s’appellent gentlemen ressemblaient à de Ruyter,
ils n’auraient pas besoin de grands mots, de
vernis sur leurs bottes et d’amidon à leur chemise
pour se distinguer du commun des martyrs.
Ma petite épouse, orpheline, ne connaissait
point la civilisation, que le ciel en soit béni ! car
sa timidité naïve et vraie était celle du pigeon
ramier et non la mine affectée d’une coquette.
Pauvre chère enfant, elle croyait que son mari
seul avait le droit d’occuper ses pensées, et elle
ne s’imaginait pas qu’en Angleterre la fashion
fait de ce sentiment un crime plus odieux que
celui de l’adultère.
Les circonstances de notre première rencontre,
notre vie sur le vaisseau et enfin notre séjour sous
le même toit achevèrent en peu de temps de
former un lien d’intimité qui, dans d’autres
circonstances, eût demandé bien des mois.
D’ailleurs les coutumes arabes, toutes
favorables au mari, le dispensent sagement du
fatigant ennui de faire la cour. Je dis sagement,
parce que, quand on offre son amour à une
femme jeune et belle, le jugement est aveuglé par

650
la passion. En Orient, les choses sont mieux
arrangées, le procès est court ; les parents, dont la
raison est formée et les passions flétries, se
chargent de tous les préliminaires nécessaires à la
conclusion du mariage. L’époux et l’épouse se
voient et sont mariés dans la même heure ; « car,
disait le vieux rais, et il était savant, les jeunes
hommes et les jeunes femmes ressemblent à du
feu et à de la poudre ; en conséquence, on doit les
séparer ou les unir. »
En Europe, les jeunes gens parlent du bonheur
domestique et de l’affection conjugale avec
enthousiasme, et j’ai vu des maris écouter ces
paroles en faisant des grimaces de possédé ;
quelques-uns, c’est vrai, ont la tête aussi dure que
celle d’un bélier, et leur peau est à l’épreuve des
coups de leur femme et endure le joug avec
magnanimité. C’est dans l’Est que règne en
triomphe l’amour conjugal ; là, les gens non
mariés sont les seuls à peu près qui soient
pauvres, abandonnés et méprisés.
Quoique jeune, Zéla était sensée ; la mort de
son père, sans être mise en oubli, ne laissait plus

651
dans son souvenir que la trace d’une affliction
calme, sereine, et dont la force avait été amortie
par les sentiments d’un amour protégé par les
volontés paternelles.
J’apprenais l’anglais à Zéla ; elle me donnait
quelques notions de la langue arabe, et nous
passions de longues heures à étudier ensemble.
Zéla était une bonne élève, et la seule punition
que je me permettais de lui infliger pour une
faute de paresse ou de négligence était un déluge
de baisers sur son beau front.
Ma femme m’accompagnait dans mes
promenades, et, armée d’une légère lance, elle
nous suivait dans les bois et sur les montagnes.
Son corps de fée, souple et délicat, était doué,
malgré cet extérieur de faiblesse, d’une force et
d’une agilité merveilleuses. Si nous étions arrêtés
dans notre course par les eaux d’un torrent ou par
la profondeur d’un ravin, je portais Zéla dans mes
bras.
Notre bonheur ne pouvait plus s’accroître, car
il était parfait, absorbant, et nous ne pensions pas
plus aux autres, quand nous étions ensemble,

652
qu’aux événements qui pouvaient se passer dans
la lune ou dans les étoiles.
Ceux qui demeuraient avec nous occupaient la
petite part de pensées et d’affection qui pouvait,
sans lui nuire, être dérobée à notre profonde
tendresse. Aston et de Ruyter sympathisaient
avec nos sentiments, et regardaient avec
admiration un amour si étrange et si en dehors de
toute comparaison.

653
LXIV

Nous jouissions depuis quelques mois du


calme bonheur d’une vie tranquille, quand des
nouvelles inattendues firent prendre à de Ruyter
la résolution de se mettre en mer. L’esprit de
notre commandant ne pouvait se permettre aucun
repos quand un but à atteindre fixait son
attention. Il était donc, dans chaque circonstance
et dans les diverses occupations de sa vie,
entièrement absorbé par les causes ou par les
choses qui réclamaient son expérience et ses
soins.
En arrivant chez lui, de Ruyter s’était
dépouillé de son costume de marin pour revêtir
celui de planteur, et, avec la blanche veste du
colon, il en avait pris le caractère. Ce vêtement
seyait si bien à la belle figure de de Ruyter, qu’un
étranger aurait pu croire qu’il n’en avait jamais
porté aucun autre. Exclusivement occupé de

654
jardinage, d’agriculture, de tailles et de semences,
de Ruyter n’allait jamais au port ; il détestait
l’odeur du goudron, et nous disait avec le plus
grand sérieux :
– La vue de la mer me donne mal au cœur, et
je maudis sa brise, car elle déracine mes cannes à
sucre et détruit mes jeunes plantes. Cette haine du
moment s’étendait si loin, qu’une défense
expresse interdisait dans la conversation toute
phrase nautique et dans les repas la présence des
viandes salées.
Un jour, occupé dans le jardin à transplanter
des fleurs, je fus tout surpris de m’entendre
appeler par de Ruyter de la manière suivante :
– Holà ! mon garçon, venez à l’avant, nous
avons besoin de vous.
– À l’avant ! m’écriai-je en rejetant aussitôt
ma bêche, et je courus vers la maison tout disposé
à gronder de Ruyter, mais je fus arrêté dans mon
projet par l’étonnement que me causa
l’occupation de mon ami.
Le parquet était couvert de cartes maritimes,

655
d’instruments nautiques, et, agenouillé devant ces
cartes, de Ruyter mesurait la longueur des
distances à l’aide d’une échelle géographique et
d’un compas. La grande et maigre forme du rais
arabe était penchée sur mon ami, et il désignait
avec sa main osseuse un groupe d’îles dans le
canal de Mozambique.
De Ruyter était si attentivement occupé de son
travail, qu’au premier moment il ne s’aperçut pas
de mon entrée ; je me mis donc à examiner sa
mobile physionomie. Le nuage qui pendant les
jours de calme couvrait les yeux de de Ruyter
s’était évaporé ; ils brillaient d’un éclat étrange et
donnaient à sa physionomie un air visible de
satisfaction. De la figure de de Ruyter mon
examen tomba sur celle du rais, mais les traits en
étaient aussi immobiles que la proue d’un
vaisseau. Bruni par le goudron et par les
tempêtes, le visage du vieux marin ressemblait à
un antique cadran solaire dont la surface corrodée
ne marque plus les heures.
– Mon garçon, me dit de Ruyter en levant la
tête, il faut que nous nous mettions en

656
mouvement. Donnez l’ordre de brider nos
chevaux, nous allons nous rendre au port.
Quand j’eus rempli les désirs de de Ruyter, il
changea de costume et nous nous mîmes en route.
Le cheval de de Ruyter n’allait pas assez vite
au gré de l’impatience de son fougueux cavalier.
– Laissons là ces paresseux, dit-il en mettant
pied à terre, ils ne sont bons que pour des moines.
Traversons les collines à pied avec notre
boussole.
Un domestique qui nous avait accompagnés
prit les chevaux, et nous nous élançâmes en avant
avec une rapidité égale à l’essor d’une grue.
Une barque nous porta sur le grab, et de
Ruyter, en reprenant son autorité, si bien mise en
oubli depuis quelques mois, fit lever d’un regard
les nonchalants Arabes couchés sur le pont, mit
d’un geste tout l’équipage à ses ordres. Les
nouveaux mâts, les barres et les voiles étaient en
partie terminés ; le fond du vaisseau avait été
caréné, sa proue allongée, car le grab se dessinait
en corvette.

657
Quand de Ruyter m’eut fait connaître ses
intentions, quand il eut donné ses derniers ordres,
il débarqua avec le rais pour recruter dans Port-
Louis les hommes de son équipage, acheter les
provisions et terminer toutes ses affaires. Aussitôt
que la population flottante de la ville eut appris
que de Ruyter avait besoin de volontaires, des
aventuriers, des matelots de toutes les nations
vinrent en foule lui offrir leurs services.
Le nom de de Ruyter était un aimant attractif
pour tous ces hommes, et celui qui avait le
bonheur d’être engagé pour un voyage croyait sa
fortune faite ; au lieu de fuir la rencontre de ses
créanciers, il flânait nonchalamment dans les
rues, buvait et se querellait chez le marchand de
vin, promenant ensuite d’un air vainqueur la
volage maîtresse qui avait fui pendant les jours de
tempête.
De Ruyter était fort difficile dans le choix de
ses hommes, surtout lorsqu’il les prenait parmi
les Européens ; et, pour dire la vérité, il ne
s’adressait à eux que dans les cas d’extrême
urgence, car l’expérience lui avait appris combien

658
il est difficile de gouverner de pareils vagabonds.
Quand de Ruyter eut fait son choix, il chargea le
vieux rais de compléter le nombre voulu pour son
équipage avec des Arabes et différents natifs de
l’Inde, tâche que l’encombrement des gens oisifs
et de bonne volonté rendait extrêmement facile.
Pendant ce recrutement, je travaillais ferme à
bord du grab (je continuerai toujours de désigner
ainsi le vaisseau, car il subira plusieurs
transformations, et mes lecteurs pourraient se
fatiguer d’un continuel changement de nom).
Après quelques jours de travail, au lieu de
ressembler à une carène flottante, le grab eut les
allures d’un vaisseau de guerre ; ses côtés étaient
peints en couleurs différentes, l’un entièrement
noir, l’autre traversé par une grande raie blanche.
En me faisant comprendre qu’il irait seul en mer,
de Ruyter m’avait dit :
– Je pars pour intercepter quelques vaisseaux
anglais dans le canal de Mozambique, et je ne
serai absent que pendant un mois ou six
semaines. Employez ce temps à vos plaisirs,
surveillez les plantations, et faites achever les

659
travaux que nous avons commencés. Vous
semblez être si parfaitement heureux ici, vous
êtes devenu un si bon planteur, et il y a tant de
choses là-bas qui exigent la présence d’un maître,
qu’il vaut mieux, puisqu’un de nous doit rester,
que ce soit vous, mon cher Trelawnay. D’ailleurs,
en admettant même que votre présence ne soit
pas indispensable au bon ordre de ma maison,
une cause sérieuse vous obligerait à y rester : il
est impossible que nous abandonnions Aston à
lui-même.
À mon retour, je vous communiquerai les
projets que j’ai en vue, projets qui sont fort
importants ; ainsi donc, attendez-moi
patiemment ; sitôt rentré, nous arrangerons le
grab, nous nous embarquerons tous et nous
conduirons Aston dans une colonie anglaise.
Quand de Ruyter eut complété ses
approvisionnements, nous fîmes un festin sur le
grab, et à la fin de cette apparente réjouissance,
nous nous séparâmes.
De Ruyter leva l’ancre avec le vent de la terre,
et le matin de son départ, aux premiers rayons du

660
jour, Aston et moi nous grimpâmes sur une
hauteur pour voir le grab, dont la carène noire et
les ailes blanches effleuraient l’eau comme un
albatros.
Ma vie de planteur reprit son cours ; c’était
une vie calme et heureuse, embellie surtout par
mon amour pour Zéla, qui n’avait point diminué.
Tous les jours je découvrais en elle une qualité
nouvelle, une qualité digne d’admiration.
Zéla était ma compagne inséparable, car je
pouvais à peine supporter qu’elle me quittât un
instant, et mon amour était trop profond pour
craindre la satiété. Mon imagination n’errait loin
de Zéla que pour la comparer avantageusement à
tout ce qui l’entourait.
La jeune fille s’était si bien enlacée autour de
mon cœur, qu’elle était devenue une partie de
moi-même ; la vivacité de nos sentiments, si
libres de s’épancher dans la solitude, s’était
journellement accrue, et nous nous aimions d’une
affection dans laquelle se rencontraient tous les
intérêts de notre vie. Je ne me rendais à Port-
Louis que dans le cas d’absolue nécessité, ou

661
quand mon devoir et le souvenir des
recommandations de de Ruyter me forçaient à
aller rendre une visite au commandant de la ville.
La femme de cet aimable Français, qui était
vraiment une bonne créature, conservait sa
prédilection pour moi ; elle aurait bien voulu non
seulement me garder dans sa maison, mais encore
obtenir une visite de Zéla.
– Cette jeune fille, me disait-elle, deviendrait
un bijou de grand prix si vous l’initiiez aux
élégantes manières du monde.
J’étais trop profondément dégoûté des femmes
polies et maniérées pour partager l’opinion de la
femme du commandant. Même dans leur extrême
jeunesse, la beauté des femmes civilisées est
sinon détruite, du moins amoindrie par les mains
officieuses des maîtres de danse, de musique, qui
leur apprennent une grâce affectée, sans charme,
gauche, et quelquefois même malséante.
Quand on présente ces pauvres jeunes filles
dans le monde, elles y sont minutieusement
examinées par ces êtres qu’on appelle gentlemen,
titre qu’ils ont gagné en buvant, en dansant ou

662
jouant aux cartes. Si la jeune fille est riche, un
joueur sans argent l’épouse pour remettre un peu
d’ordre dans le dérangement de sa fortune ; mais
si elle est pauvre, elle doit passer sa vie à attendre
le hasard, qui, en la sauvant des pièges tendus à
sa vertu, doit lui donner une position honorable.
Je savais donc tout ce que Zéla avait à craindre
du contact des femmes et du regard des hommes,
et je tenais à la laisser dans toute la candeur de sa
sauvage naïveté.

663
LXV

De Ruyter était absent depuis cinq semaines,


quand je fus éveillé un matin par l’arrivée d’un
homme qui venait m’annoncer que le grab était
amarré dans le port de Saint-Louis.
Sans prendre le temps d’adresser au messager
une seule question, je sautai hors de mon lit, je
traversai à grands pas le bois encore obscur, et je
grimpai sur le Piton du Milieu avec l’agilité d’un
chevreuil.
Le jour était encore trop assombri par les
vapeurs du crépuscule pour qu’il me fût possible,
d’une hauteur d’où cependant je dominais la
ville, de distinguer dans le port autre chose
qu’une masse confuse de carènes et de mâts.
Je poursuivis ma course dans la direction de
Saint-Louis, et j’aperçus bientôt le corps noir,
long et bas du grab, dont les mâts s’élevaient au-
dessus de tous les autres vaisseaux. Il était amarré

664
en dehors du havre, sur le point de hausser son
drapeau.
À la longueur d’un câble, derrière le grab, je
vis le beau schooner américain, qui flottait aussi
légèrement sur la mer troublée – le vent avait été
frais pendant la nuit – qu’une mouette peut le
faire. Le schooner avait quitté l’île Maurice pour
Manille et devait retourner en Europe. J’étais
donc fort étonné de le voir hisser un pavillon
français et un drapeau anglais en dessous. Que
voulait dire cela ?
Certainement ce vaisseau n’était pas arrivé au
port en même temps que de Ruyter. Je descendis
la colline, et d’un pas rapide je gagnai le port.
Une fois arrivé là, il me fallut perdre quelques
secondes à la recherche d’un bateau qui pût me
conduire sur le grab. Mon impatience ne me
permit pas de consacrer un quart d’heure à
parlementer avec un batelier. Je saisis un canot,
des rames, et je volai vers le grab avec la légèreté
d’un oiseau. La voix claire et sonore de de Ruyter
frappa mon oreille ; je bondis sur le pont, et nos
mains se joignirent dans une fiévreuse étreinte.

665
La main gauche de mon ami était enveloppée
dans une écharpe. Trop essoufflé pour parler, je
lui fis un signe qui demandait avec instance
comment il avait été blessé.
De Ruyter sourit et me montra le schooner.
– Que voulez-vous dire ? m’écriai-je.
– Descendons, mon cher Trelawnay, je vous
raconterai tout ce qui s’est passé.
Après avoir croisé, pendant quelque temps sur
la côte au nord du canal de Mozambique, j’appris
qu’une frégate anglaise était entrée dans Moka
pendant un orage. Pour l’éviter, je dirigeai ma
course vers des îles entourées d’un banc d’ambre.
En naviguant je voyais, ou plutôt je croyais
voir, car l’obscurité de la nuit ne laissait rien
distinguer, des lumières bleues et des roquettes à
notre côté sous le vent. Croyant que c’était un jeu
de la frégate, je m’éloignai autant que possible.
Vers la pointe du jour le vent s’abaissa, et bientôt
après, à ma grande surprise aussi bien qu’à ma
grande joie, j’aperçus une voile de notre côté,
sous le vent, et cette voile n’était certainement

666
pas la frégate. Le vaisseau se trouvait placé trop
loin de moi pour reconnaître à quel pays il
appartenait. Nous déferlâmes nos voiles de
perroquet, et nous nous dirigeâmes vers
l’étranger. Il nous fut facile de l’approcher, car il
était en panne, et la cime de son mât était brisée.
Quand je fus près du vaisseau, l’examen de
son corps et de ses mâts me fit découvrir que
c’était notre schooner de Boston, – qui l’avait vu
une fois ne pouvait l’oublier. – Doublement
empressé de lui porter secours, je chargeai le grab
de toutes ses voiles, et sa mince et longue proue
s’ensevelit dans les vagues au point de me faire
croire qu’à notre tour nous allions être démâtés.
Les faibles barres du grab pliaient comme des
bambous, et les étais de ses mâts, si forts et si
élastiques, se brisaient comme du fer fondu, non
parce qu’il y avait trop de vent, mais parce qu’il
n’y en avait pas assez. Dès que j’eus montré mon
drapeau, une sorte de terreur se répandit sur le
schooner, et je fus surpris de le voir, malgré sa
faiblesse, mettre à la voile et s’éloigner de nous.
Vous savez que le grab navigue mal devant la

667
brise. Heureusement que le schooner avait la
même difficulté à surmonter. Cependant il levait
sa voile carrée, et avec sa grande voile il semblait
nous tenir tête. Au moment où, fort intrigué de la
fuite du schooner, j’allais essayer d’activer la
marche du grab, un homme stationné sur le mât
cria : « Une autre voile étrangère au côté sous le
vent ! » Pendant que je réfléchissais sur tout ce
que cela voulait dire, le mât de misaine du
schooner se brisa en deux. Je chargeai le grab de
voiles, et je me mis à portée du canon du
schooner avant qu’il eût eu le temps de se
débarrasser ou de retrancher le mât, qui bientôt
après flotta auprès de nous. Pour lui faire montrer
ses couleurs, je tirai un coup de canon ; mais il ne
se montra point jusqu’à ce qu’un second coup,
chargé à balles, fût tiré au-dessus de lui. Alors,
hissant un pavillon anglais, il nous laissa pénétrer
le mystère de sa fuite.
Le schooner avait été pris par la frégate, dont
nous apercevions de loin les voiles, et les deux
vaisseaux avaient été séparés par les rafales de la
nuit ; il ne fallait donc pas perdre de temps pour
s’en emparer. Quoique très éloignée, la frégate

668
était sous le vent ; mais la grande distance qui
nous séparait et la petite taille du grab nous
laissaient l’espérance de n’avoir pas été aperçus.
Nous avions de grandes difficultés à surmonter,
car le courage des marins anglais ne peut
s’affaiblir, quelque horrible que soit la situation
dans laquelle ils se trouvent. Après s’être
débarrassé des débris de son mât de misaine, le
schooner dirigea sa course vers sa compagne et
commença à faire feu sur nous avec tous les
canons qu’il put décharger. Bientôt, côte à côte
de lui, je fus forcé de lui donner plusieurs volées
de canon, et, en restant entre le schooner et la
frégate, nous lui ôtâmes toute possibilité de se
sauver. Alors il baissa son drapeau, et j’en pris
possession.
– Mais, de Ruyter, vous oubliez de me dire
combien vous avez perdu d’hommes, et quelle
gravité a la blessure qui vous prive de l’usage de
votre bras.
– Nous avons eu un homme de tué, deux de
blessés, et ma nageoire atteinte par une balle.
– La blessure n’est pas sérieuse, j’espère ?

669
– Non, ce n’est rien.
– Comment ! s’écria notre vieil ami Van
Scolpvelt, qui venait d’entrer dans la cabine les
mains chargées d’emplâtres et de ciseaux ;
qu’appelez-vous rien ? Moi qui exerce ma
profession depuis près de cinquante ans, je puis
dire que je n’ai jamais vu une contusion aussi
dangereuse. N’y avait-il pas deux doigts lacérés
et l’index tout à fait brisé ?
– Bah ! répondit de Ruyter, deux doigts collés
ensemble, voilà tout...
– Oui, dit le docteur en regardant d’un air
joyeux la main à laquelle il allait donner des
soins.
Quand il eut enlevé les bandages, il la posa sur
la table en s’écriant :
– Si je n’avais pas coupé l’index et enlevé
chaque morceau d’os fracassé, si vous aviez eu le
malheur d’être traité par un autre médecin que
moi, vous auriez non seulement perdu un doigt,
mais encore la main entière ; et maintenant vous
appelez cela rien ! Oui, vous avez raison, quand

670
je les soigne, les blessures ne sont rien ; je les
guéris. J’opère si doucement !
Ici le docteur appliqua sur la blessure une
compresse d’eau-forte.
– Mes patients sont plus portés à dormir qu’à
se plaindre.
Voyant que de Ruyter souffrait, je dis à Van :
– C’est-à-dire que vous faites souffrir vos
patients jusqu’à ce qu’ils tombent dans
l’insensibilité.
Sans me répondre, Van regarda de Ruyter.
– Je suis content de vous voir souffrir, dit-il
d’un ton cruellement calme.
– Que le diable vous emporte ! s’écria de
Ruyter.
– J’en suis enchanté, reprit le docteur sans
faire la moindre attention aux paroles de de
Ruyter, car c’est une preuve que la sensibilité des
chairs va vous être rendue. Je vois aussi que le
muscle granule. Je vais dompter l’enflure, et
votre main sera bientôt guérie.

671
Le vieux Louis vint me saluer, et il me
demanda avec empressement des nouvelles d’une
tortue qu’il avait donnée à Zéla.
Pendant qu’on préparait le déjeuner, je montai
sur le pont afin de serrer les mains du rais et
celles de mes anciens camarades.
À la fin du déjeuner, de Ruyter continua la
narration de son voyage.
– J’appris, dit-il, que les Américains
appartenant au schooner, à l’exception de cinq
qui avaient la fièvre, avaient été transportés à
bord de la frégate, et que dix-sept matelots et
deux jeunes officiers anglais étaient placés sur le
schooner avec l’ordre d’accompagner la frégate ;
mais, comme je vous l’ai déjà dit, ils avaient été
séparés pendant la nuit par une rafale. J’envoyai
ces hommes sur le grab, et je les remplaçai par
une forte partie de mes meilleurs marins. Je pris
le schooner en touage, et je commençai à le
radouber avec les matériaux que nous avions sur
le grab. La frégate nous chassa et nous garda à
vue pendant deux jours ; enfin je parvins à gagner
un groupe d’îles que les Anglais ne connaissent

672
pas. Je les frustrai de leur prétention de conquête
en jetant l’ancre, pendant la nuit, près d’une des
îles opposées au vent. Je perdis bientôt la frégate
de vue ; alors je plantai un mât de ressource sur le
schooner, et me voici.
Maintenant, mon garçon, prenez un bateau, et
allez à bord du schooner. Tâchons d’entrer dans
le port, ou... arrêtez, il vaut mieux que vous
restiez sur le grab ; le vent s’abaisse, il faut que je
débarque. Vous allez amarrer les deux vaisseaux
ensemble dans notre ancienne place. Il est
nécessaire que j’aille causer avec le commandant,
faire des arrangements pour débarquer nos
prisonniers, et voir les marchands auxquels le
schooner était consigné.

673
LXVI

Quoique le schooner eût été arrêté par les


Anglais, ils ne se l’étaient pas encore tout à fait
approprié quand je l’ai pris, de sorte que je n’ai
droit qu’au salvage du vaisseau et de sa
cargaison ; mais le salvage sera assez lourd.
Cette formalité diminuait un peu mon plaisir ;
car j’avais regardé le schooner d’un œil de
propriétaire ; j’espérais en avoir le
commandement, et ce commandement était la
chose que je désirais le plus au monde ; je
l’aurais préféré à un duché.
Depuis notre première rencontre avec le
schooner, et surtout après l’avoir examiné
pendant son amarrage au Port-Louis, je l’avais
regardé avec un œil plein de jalousie et de
convoitise. L’apparente impossibilité de posséder
ce vaisseau ne fit qu’augmenter mon désir de
l’avoir. Je n’aurais pas seulement sacrifié mon

674
droit d’aînesse, si je l’avais eu, mais une
articulation de mes membres et tout ce que je
possédais au monde, à l’exception toutefois de
ma bien-aimée Zéla.
De Ruyter s’était souvent moqué de moi à ce
sujet, et maintenant que l’objet de mon ambition
était à la portée de ma main, je ne pouvais pas
comprendre la loi de salvage dont parlait de
Ruyter. Il avait pris le schooner, il devait le
garder et me le donner ; cet arrangement était la
seule loi que je considérasse comme juste et
raisonnable.
J’attendis le retour de de Ruyter avec
impatience, mais quand il me rejoignit je ne fus
point calmé, car il n’avait pu voir les marchands.
Le lendemain ce fut encore la même histoire, et
ainsi de suite pendant plusieurs jours. Je déteste
les transactions tardives ; j’abhorre les calculs ;
ils font plus de mal que les tremblements de terre
en détruisant les édifices mal fondés ; les calculs
ressemblent au mors à l’aide duquel un mameluk
contient la fougue d’un cheval impatient. Comme
le cheval, cependant, je fus forcé de me

675
soumettre.
Un temps considérable s’écoula avant que de
Ruyter eût fini ses arrangements ; il paya une
somme assez forte, donna des sécurités, signa des
contrats, et enfin eut l’entière possession du
schooner.
Un mois après, j’étais enfin au comble de mes
vœux.
Aidé par de Ruyter, je préparai le schooner à
reprendre la mer. Pendant que je fus obligé de
rester à bord, Zéla, qui s’ennuyait seule, resta
auprès de moi. De temps en temps nous allions
faire dans la ville quelques dîners fins, quelques
longues promenades, et le vaisseau restait alors
sous la surveillance d’Aston.
Quand le grab et le schooner furent radoubés,
de Ruyter me donna ses instructions, et nous
levâmes l’ancre ensemble ; fort heureusement la
main de de Ruyter était presque guérie. Les
Américains qu’on avait laissés sur le schooner et
les quatre marins anglais pris avec Aston étaient
volontairement entrés à mon service sur le
schooner. Mon équipage avait été complété par

676
de Ruyter, et il était assez bon. J’étais armé de six
caronades de douze livres et de quatre canons
longs de six livres, et nous avions de l’eau et des
provisions pour deux mois. Zéla, que la force
seule eût pu retenir à la résidence, – et je n’avais
nullement l’intention de l’employer, – était
auprès de moi. Ainsi, je n’avais plus rien à
désirer, et ma joie était aussi vaste, aussi illimitée
que l’élément sur lequel je flottais ; de plus, je
croyais qu’étant aussi profonde, elle serait aussi
éternelle. Non seulement je n’étais pas un
arithméticien, mais encore je n’avais pas le don
de la prescience, pas même pour une heure. Cette
maudite prescience, qui change la joie en douleur
en calculant l’avenir ! Je ne le fis jamais, et je
repris la mer aussi libre d’esprit, aussi intrépide
que le lion quand il quitte les jungles pour aller
chasser dans les plaines.
Nous naviguâmes vers le nord avec le projet
de gagner d’abord les îles de Saint-Brandon et
ensuite un groupe de petites îles nommées les
Six ; de là, nous devions croiser dans l’océan
Indien, au nord, pour nous trouver sur la route
des vaisseaux qui passent de Madras à Bombay

677
pendant la mousson du sud-ouest.
Nous passâmes deux jours à faire lutter de
force et de vitesse le grab et le schooner ;
autrefois, le grab dépassait en vitesse tous les
vaisseaux de l’Inde, mais en faisant plusieurs
expériences, nous fûmes convaincus que le
schooner était son égal.
Nous passâmes l’île de Saint-Brandon sans
incident digne de remarque. Bientôt après, je
donnai la chasse à un brigantin, et je le
contraignis de s’arrêter. Ce brigantin était
français, venant de l’île de Diego-Garcia. Il
voguait vers l’île Maurice. Son capitaine nous dit
qu’il faisait le commerce de poisson et de tortues
fraîches, qui, les dernières surtout, sont très
abondantes dans la vicinité de Diego-Garcia.
– Cette île n’est point habitée, me dit le
capitaine ; quelques marchands m’y ont envoyé
avec des esclaves, et, pendant que j’embarquais
ma cargaison, j’ai été surpris par un vaisseau de
guerre anglais, et, quoique je sois parvenu à me
sauver, les esclaves et ma cargaison sont tombés
entre les mains des Anglais.

678
Quand de Ruyter eut entendu cela, il me dit :
– Croyez-vous que nous ayons la possibilité de
reprendre les esclaves et la cargaison ?
– Je le crois.
Aussi riche en projets qu’il était intrépide dans
leur exécution, de Ruyter trouva bientôt un
stratagème que nous devions, de concert, rendre
efficace à la réalisation de nos désirs.
Après avoir conseillé au capitaine du
brigantin, qui ne naviguait pas très vite, de se
rendre au port de l’île des Six, de Ruyter et moi
nous arrangeâmes que, si par hasard le grab et le
schooner étaient séparés, ce port serait notre lieu
de rendez-vous. Ceci arrêté, nous dirigeâmes
notre course, avec le vent en notre faveur, vers
Diego-Garcia. La forme de cette île est celle d’un
croissant, et elle contient dans son enceinte une
toute petite île, derrière laquelle il y a un port
vaste et en dehors de tout danger.
En approchant de l’île et apercevant la frégate
anglaise qui y était amarrée, nous nous
dirigeâmes vers la terre. Nous eûmes soin de

679
naviguer de manière à laisser la petite île entre
nous et la frégate. Cette dernière ne nous aperçut
pas, et nous jetâmes l’ancre. Le lendemain nous
la levâmes ensemble, et le grab, déguisé en
vaisseau qui fait le trafic des esclaves, apparut à
l’entrée du havre comme s’il était dans
l’ignorance qu’il y eût là un vaisseau.
La frégate l’aperçut, et, en virant de bord, le
grab mit à la voile comme pour fuir. Sous les
mains promptes et alertes des marins anglais, la
frégate eut bientôt levé l’ancre pour se mettre à la
poursuite du grab.
Mais cette manœuvre occupa assez de temps
pour permettre à de Ruyter de prendre largue, et à
moi de me tenir caché en gagnant la partie de l’île
contre le vent.
J’avais envoyé un homme sur la petite île, et,
de son poste, il m’instruisait de tous les
mouvements de la frégate. Je pris si bien mes
mesures, qu’au moment où elle barrait le port, en
tournant l’angle saillant de l’île, moi je doublais
l’extrême pointe de la petite île, j’entrais dans la
baie et je débarquais sur le rivage, accompagné

680
d’une forte partie d’hommes. Le plan était si bien
arrangé, il avait été si lestement exécuté, que je
pris à l’improviste une partie des marins
appartenant à la frégate ; quelques-uns étaient
occupés à garder les esclaves pris au brigantin,
d’autres à couper du bois, d’autres à ne rien faire.
Nous transportâmes les esclaves sur le
schooner, ainsi que du poisson salé et des
tortues ; cette occupation prit quatre heures.
Quant à mes compatriotes, leur situation me
parut si malheureuse, que je les laissai, et avant
de leur dire adieu je leur fis jurer que j’étais le
meilleur homme du monde ; il faut dire que je les
avais tous enivrés de liqueurs. D’ailleurs je dois
avouer, pour leur honneur, que je les avais
trompés en hissant les couleurs américaines.
Sachant que le schooner était de ce pays, ils
n’avaient eu garde de fuir ; loin de là, ils avaient
attendu et assisté à notre débarquement sans
aucune défiance. Ces pauvres diables étaient fort
chagrins de l’abandon momentané de la frégate
qui chassait le français ; ils étaient, disaient-ils,
bien certains que le grab appartenait à la France.

681
Nous étions si bons amis, quand nous nous
séparâmes, qu’en me voyant quitter le rivage, les
Anglais me saluèrent de trois hourras, en
récompense de trois bouteilles de rhum que je
leur avais données.

682
LXVII

Je doublai la pointe nord de l’île, et, chargé de


voiles, le schooner se hâta magnifiquement vers
le port, où je devais rencontrer de Ruyter. Je
n’avais pas douté le moins du monde du succès
de son stratagème pour attirer l’attention de la
frégate, afin de me donner le temps de me sauver,
et je pensais bien qu’après avoir fatigué la frégate
pendant quelque temps, le grab fuirait à son tour ;
l’obscurité de la nuit favorisait cette double
manœuvre.
Le temps était couvert, et de violentes rafales
de vent et de pluie, qui étaient très favorables à
notre course, nous conduisirent dans le canal au
milieu des îles, et le grab nous y rejoignit bientôt.
Nous jetâmes l’ancre dans un port que j’ai
déjà dit, hors de tout danger, et nous y passâmes
la nuit à l’abri des vents.
Le lendemain, le brigantin apparut et vint jeter

683
l’ancre auprès de nous. Je laissai de Ruyter régler
avec le capitaine l’affaire des esclaves, et je
descendis à terre.
Je ne me rappelle rien de particulier sur les
natifs des îles des Six. Ils sont simples,
hospitaliers, et se composent principalement de
pêcheurs. Nous achetâmes des chèvres, du
poisson, de la volaille, des légumes, et nous
dirigeâmes notre course vers les îles Maldives,
afin de gagner la côte de Malabar avant que le
nord-est mousson commençât à se faire sentir.
Peu de temps après nous abordâmes et nous
pillâmes plusieurs vaisseaux porteurs de papiers
anglais. Parmi ces vaisseaux il y en avait un qui
appartenait à une femme hollandaise, dont la
taille était presque aussi grosse que celle du
vaisseau. Cette femme possédait une quantité
considérable de marchandises avec lesquelles elle
trafiquait entre Madras et Bombay. Son défunt
mari avait été employé par la compagnie
anglaise, et c’était assez pour me faire considérer
ce vaisseau comme une prise légitime.
Après avoir choisi les choses les plus

684
précieuses de la cargaison et jeté dans la mer tout
ce qui était inutile, je me rappelai que nous
avions besoin d’eau.
Il y avait sur le pont cinq ou six tonneaux qui
en contenaient.
Pendant que j’attendais qu’on eût achevé de
préparer la chaloupe qui devait servir à
transporter l’eau sur le schooner, le monstre
hollandais me faisait les plus beaux sourires en
m’engageant d’une voix de basse, mais qu’elle
avait très douce, à la suivre dans sa cabine. À
cette prière était jointe celle de ne point la priver
de son eau.
– Il fait diablement chaud, lui dis-je, et j’ai
besoin de me rafraîchir.
– Passez-moi un seau, dis-je à un de mes
hommes en saisissant un des tonneaux.
– Oh ! celle-là n’est pas bonne à boire, me dit
la huileuse Hollandaise ; garçon, allez chercher
de l’eau dans ma cabine. Ne prenez pas de celle-
là, capitaine, je vais vous chercher du vin de
Constantia, du Cap lui-même.

685
– Allons, allons, dis-je à un homme, ôtez le
bondon de ce tonneau.
L’homme essayait de l’arracher avec son
couteau, quand la mégère le supplia de tenter cet
effort sur un autre.
– Je vous assure, capitaine, dit-elle, que l’eau
renfermée dans ce baril est imbuvable.
– Pourquoi alors, vieille folle que vous êtes, ce
tonneau est-il en perce ? Il renferme peut-être du
constantia, et je veux l’emporter sur mon
vaisseau.
Fort intrigué par les obstacles que la dame
voulait mettre à mon action, je saisis un levier de
fer et j’arrachai le bondon, car je crus que le
tonneau renfermait ou du skédam ou du vin. Le
bondon enlevé, je mis un seau sous l’ouverture
pendant que mon aide penchait le tonneau de
côté.
L’eau jaillit de l’ouverture, et je me mis à rire
de l’entêtement de la vieille décrépite, qui
aussitôt jeta un cri perçant et aigu. À ce cri de
rage je répondis par une exclamation de surprise,

686
en voyant tomber dans le seau un magnifique
collier de perles. La figure livide de la vieille
femme devint plus rouge qu’une cornaline.
– Ôtez le fond et videz l’eau, criai-je ; voilà
une prise heureuse.
La vieille s’élança sur moi.
– Ne touchez pas à ces babioles, ou je vous
coupe les mains ; mettez-les toutes dans le seau.
Nous trouvâmes une grande quantité de
bagues, de perles, de coraux et de cornalines.
Les bijoux étaient la spéculation particulière
de la grosse Hollandaise, qui, pendant que nous
poursuivions son vaisseau, les avait cachés si
adroitement. Je ne savais quelles justes
félicitations m’adresser à moi-même pour
l’insistance que j’avais mise à vouloir boire un
verre d’eau. Cette fantaisie nous livrait une
moisson de perles.
Nous fîmes dans tout le vaisseau de
minutieuses recherches ; mais nous ne trouvâmes
plus rien.
À force de prières, la vieille obtint la

687
restitution d’une bague, qu’elle me jura être un
bijou de famille. Je la passai en riant à son doigt
court et épais.
– Ne vous chagrinez pas, ma belle amie, lui
dis-je, car ceci est un contrat de mariage suivant
les coutumes arabes ; ainsi, vous êtes ma femme.
La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je
consommerai le rite, mais jusque-là soignez votre
douaire.
Je me rendis sur le grab pour y déposer le
butin, car nous n’avions que peu d’arrimage à
bord du schooner.
Je racontai au munitionnaire ce qui s’était
passé entre sa compatriote et moi.
– C’est bien certainement votre femme, Louis,
si j’en juge par la description physique que vous
m’avez faite de sa personne. Elle vous cherche,
soyez-en sûr.
Louis prit un air grave, réfléchit un instant, et
me dit bientôt avec gaieté :
– Ma femme n’a pas de bijoux, pas de
bagues ; elle donna un jour son anneau de

688
mariage pour une bouteille de skédam.
Nous rencontrâmes une flotte de vaisseaux des
compagnies de Ceylan et de Pondichéry, escortée
par un brigantin de guerre. De Ruyter me fit le
signal de me mettre en panne pour examiner les
vaisseaux, pendant qu’il allait se mettre à la
poursuite du croiseur de la Compagnie. Ces
vaisseaux étaient de toutes les formes : grabs,
snows, padamas. Voyant que nous étions des
ennemis, les vaisseaux de la Compagnie mirent à
la voile et laissèrent les autres se tirer d’affaire au
gré de leur force ou de leur adresse.
Aussitôt que je me fus placé à la portée d’un
canon, je fis feu : ils se séparèrent comme une
bande de canards sauvages, allant çà et là, vers
chaque point des directions de la boussole,
pendant que je les poursuivais comme le beneta
poursuit le poisson volant. Quelques-uns
réussirent à se sauver, mais je finis par
m’emparer du plus grand nombre. Nous les
abordions tour à tour ; ils étaient frétés de paddy,
de bétel, de ghée, de poivre, d’arack et de sel ;
cependant nous trouvâmes quelques pièces de

689
soierie, de mousseline, de châles, et, avec une
peine extrême, je réussis à ramasser quelques
sacs de roupies.
De Ruyter était loin de nous, mais le bruit du
canon m’apprit qu’il continuait un feu croisé avec
le brigantin, qui semblait naviguer très vite.
J’abandonnai les petits vaisseaux, et, toutes
voiles dehors, je partis pour rejoindre le grab.
Dans la direction où allaient les deux
vaisseaux, il y avait un groupe de rochers dont le
sommet s’élevait au-dessus de l’eau.
Entre ces rochers se trouvait un passage vers
lequel le brigantin semblait vouloir se diriger.
Il m’était impossible de deviner son but ; mais
quand il approcha des rochers, il vit qu’il ne
pouvait plus ni avancer ni reculer : il se mit en
panne et commença un engagement avec de
Ruyter.
Un signal du grab me donna l’ordre de
naviguer au côté des rochers sous le vent, afin de
mettre obstacle à la fuite du brigantin.
À en juger par les apparences, le grab avait

690
trop d’avantage sur son ennemi pour que mon
concours fût de la moindre utilité.
Avant qu’il me fût possible d’obéir au signal
de Ruyter, le brigantin s’était laissé aller contre
les rochers dans l’intention de s’y briser.
Après cet effort, il baissa son pavillon.
Aussitôt le grab et moi nous fîmes sortir nos
bateaux, nous abordâmes le brigantin, et nous
essayâmes de le touer hors des rochers.
C’était un beau vaisseau, orné de seize
caronades de dix-huit livres, avec quatre-vingt-
dix hommes ou officiers à bord. Il ne s’était pas
battu avec le grab plus de quinze minutes, et
cependant il était fracassé. Sept morts et un
blessé formaient les pertes de l’équipage du
brigantin ; le grab avait trois hommes blessés et
un matelot mort par accident.
Ce matelot était dans les chaînes, en train de
mettre une cartouche dans un canon (le canon
n’avait pas été épongé et le trou était bouché)
quand il fut foudroyé par l’explosion.
Le rais me dit d’un air froid et grave :

691
– Je regardais à bâbord, et je dis à l’homme
qui chargeait le canon de prendre garde à lui, car
il me paraissait trop pressé dans ses mouvements.
L’explosion du canon l’empêcha de me
répondre ; je regardai de nouveau, et je ne vis
plus qu’un morceau de bonnet rouge : l’homme
avait disparu.
– C’était don Murphy. Pauvre garçon !
– Oui, répondit le rais, il ne faisait nullement
attention aux ordres de ses chefs.
Nous fîmes tous les Européens prisonniers ;
nous enlevâmes une partie des armes et des
provisions du brigantin, et nos malades, ainsi que
le butin que nous avions amassé, tout fut
transporté sur son bord.
Après avoir réparé les avaries du brigantin, –
car nous l’avions retiré des rochers, contre
lesquels il ne s’était que très faiblement meurtri,
– nous l’envoyâmes à l’île de France.
Quelques jours après, nous plaçâmes les
lascars et les matelots qui avaient appartenu au
brigantin sur un vaisseau de campagne, en leur

692
donnant leur liberté. Ils l’acceptèrent
joyeusement, à l’exception de huit ou dix, qui
voulurent entrer au service de de Ruyter.

693
LXVIII

De Ruyter prit la résolution de traverser le


détroit de la Sonde, pendant que je dirigerais ma
course vers la baie de Malacca, afin d’apprendre
des nouvelles des vaisseaux anglais. Avant de
nous séparer, nous fixâmes pour rendez-vous une
époque assez proche et une île qui avoisine celle
de Bornéo.
De Ruyter me donna, en outre, d’amples et de
minutieuses instructions, en m’engageant à ne
pas les mettre en oubli, puis il souhaita à Aston
une vie heureuse, et le contraignit à accepter des
armes de prix, pour lesquelles le jeune lieutenant
avait déjà plusieurs fois manifesté une grande
admiration.
Dans ce mutuel adieu, qui séparait pour
toujours, il était peu probable qu’il en fût
autrement, deux hommes qui s’aimaient, il eût été
difficile de découvrir la profonde souffrance qui

694
leur serrait le cœur, car ils cachaient leur
mutuelle émotion sous le masque transparent
d’une indifférence et d’un calme affectés. Après
cet adieu, de Ruyter me renouvela ses
recommandations, embrassa Zéla, me pressa
affectueusement les mains et remonta sur le grab.
Nous mîmes à la voile chacun de notre côté, et
nous voguâmes dans des directions différentes.
Aussitôt que j’eus atteint l’entrée de la baie, je
me dirigeai vers la côte malaise, et je jetai l’ancre
entre deux îles. Là, je me mis en communication
avec les natifs ; et, sans avoir de trop grandes
difficultés à surmonter, j’obtins un proa d’une
vitesse remarquable. Ce mode d’embarcation me
paraissait la voie la plus sûre pour conduire Aston
à Poulo-Pinang, ville qui se trouve à l’entrée de la
baie, et qui appartenait aux Anglais.
En naviguant le long de la côte malaise, dans
un canot du pays, je ne devais ni être remarqué
par les natifs, ni inquiété par les Anglais. De plus,
j’avais la facilité de débarquer dans la partie de
l’île qu’il nous plairait de choisir.
Poulo-Pinang avait été achetée aux Malais par

695
la compagnie anglaise des Indes orientales ; elle
porte maintenant le nom de l’île du prince de
Galles. Cette île est petite, mais très féconde ;
parallèle à la côte malaise, qui est très élevée, elle
est entourée d’un canal qui offre aux vaisseaux
un magnifique port. Bien décidé à accompagner
Aston, j’équipai le proa avec six Arabes et deux
Malais (ils devaient cacher leurs armes). Je pris
de l’eau et des provisions pour trois jours, et nous
nous embarquâmes : Aston vêtu d’une jaquette et
d’un pantalon blanc, moi d’un costume de
matelot arabe.
Je laissai le schooner à la garde du premier
contremaître, un Américain que de Ruyter
m’avait instamment recommandé, et auquel je
pouvais en toute confiance livrer le soin de mon
bonheur et de ma fortune. Cet Américain était
non seulement un parfait marin, mais encore un
homme actif, courageux et intelligent. Né et élevé
à New-York, il avait, depuis sa plus tendre
enfance, vécu sur la mer et s’y était formé une
santé de fer ; il était aussi fort et aussi robuste
qu’un cheval de Suffolk.

696
Mon second contremaître, Anglais de
naissance, avait été capitaine du gaillard d’avant
à bord de la frégate d’Aston, et il avait toutes les
qualités qui distinguent d’entre tous les marins
ceux qui appartiennent aux vaisseaux de guerre ;
il était taciturne, brave et froid. Ce brave garçon
adorait le grog, et Aston m’avait raconté qu’étant
sur la frégate, le capitaine du fond de cale, ami
intime du capitaine du gaillard d’avant, avait mis
dans un tonneau vide qui avait contenu du rhum
quatre litres d’eau afin de leur donner l’esprit de
se transformer en excellent grog. Notre capitaine
du gaillard d’avant, ayant trop bu de cette
composition, manqua de respect à un officier
supérieur. Le bosseman du vaisseau, qui était
jaloux des réelles qualités de cet homme, qui était
froissé de la déférence qu’on lui témoignait
habituellement, le fit punir sans pitié.
Cette disgrâce imméritée affligea si bien le
pauvre garçon, qu’il résolut de se vouer à jamais
au service de mon bord.
– D’ailleurs, disait-il en appuyant sa désertion
du drapeau anglais sur un raisonnement simple et

697
vrai, depuis vingt ans que je sers le roi dans les
Indes orientales et occidentales, tout le profit que
j’en ai retiré se résume en ceci : deux jours de
congé, la fièvre jaune, des blessures et rien de
plus.
Nous montâmes dans le proa sous l’ardeur
d’un soleil de feu, et nous dirigeâmes notre
course le long de la côte malaise. Vers le soir,
nous arrivâmes à Prya, ville protégée par un fort.
Après avoir conversé avec quelques Malais qui
suivaient notre sillage dans une barque de
pêcheurs, nous allâmes avec eux jusqu’à la
rivière de Pinang, qui se trouve au sud de la ville
de Georges, dans l’île du Prince de Galles.
Comme nous avions à faire une course de près de
deux milles, nous prîmes le temps d’avaler les
délicieuses huîtres qui sont si célèbres venant de
cette côte. En traversant la rivière, je m’aperçus
que notre proa était trop grand pour gagner le
rivage ; j’engageai Aston à débarquer, et je dis à
mes hommes de conduire le proa dans le havre.
Nous passâmes la nuit dans une hutte de
pêcheur, et le lendemain, aux premiers rayons du

698
jour, nous partîmes pour la ville.
Les collines élevées de ces îles étaient
couvertes de magnifiques bois et le chemin que
nous suivions tout parfumé de l’odorante
émanation des fleurs et des épices. Près de la
ville, et sur le rivage de la mer, s’étendait une
grande plaine, dont le sol, blanchâtre et
sablonneux, était aussi richement couvert
d’ananas que peut l’être de navets un champ de
paysan en Angleterre.
Toujours affamés comme des écoliers en
maraude, nous fîmes une fabuleuse
consommation d’ananas, cueillant, choisissant et
en rejetant de beaux pour en trouver de
magnifiques.
Nous pénétrâmes sans obstacle dans la ville,
et, pour mieux dire, notre arrivée n’attira aucun
regard.
Après nous être établis dans un hôtel où Aston
fit sa toilette, il se rendit chez le président, auquel
il raconta de son histoire ce que nous avions jugé
utile de faire connaître.

699
Le président, qui appartenait à l’armée de
terre, se montra fort aimable : il engagea
vivement son compatriote à venir demeurer chez
lui jusqu’à l’arrivée d’un vaisseau de guerre ou
d’un bâtiment anglais dans le port.
La prudence exigeait qu’Aston acceptât l’offre
qui lui était faite ; ce fut donc comme une faveur
qu’il demanda à rester deux ou trois jours à
l’hôtel pour y attendre l’arrivée de ses bagages.
Aston me retrouva à l’hôtel, et, avant de
songer à regagner le proa, nous nous disposâmes
à passer la journée d’une manière agréable. En
conséquence, nous fîmes servir un magnifique
déjeuner, tout en commandant un somptueux
repas pour le soir. Aston profita de notre tête-à-
tête pour me renouveler la prière qu’il m’avait
déjà faite tant de fois, et cela si inutilement, celle
de rentrer dans la marine.
– De graves malheurs peuvent vous attendre,
mon cher Trelawnay, me dit-il, vous ne pourrez
en conscience passer toute votre vie aux ordres de
de Ruyter, sous les plis d’un drapeau en guerre
avec le vôtre. Du moins, si les circonstances vous

700
enchaînent loin de vos compatriotes, restez neutre
dans les combats et ne faites rien contre eux.
– Quand j’aurai réalisé une petite fortune, mon
cher Aston, je suivrai l’exemple de notre ancien
capitaine, je deviendrai cultivateur. Mais, avant
toute chose, il faut que je ramasse de l’argent. Je
commence à vieillir, j’ai une femme, j’aurai un
jour des enfants, il faut donc que je prévoie
l’avenir, que je songe à eux. Si, comme vous,
Aston, j’avais le bonheur d’être jeune, étourdi et
célibataire, ce serait tout à fait autre chose.
– Allons donc, rieur que vous êtes, s’écria
mon ami, mais votre femme, vos futurs enfants et
vous tous réunis, vous n’atteignez pas l’âge de
trente ans.
– Trente ans ! Mais à trente ans, Aston, un
homme est vieux, fatigué, presque décrépit.

701
LXIX

Après avoir joué au billard en nous jetant la


balle d’une conversation rieuse de forme, mais
très grave dans le fond, nous allâmes, en nous
promenant, examiner les vaisseaux amarrés dans
le port. Notre proa était derrière un vaisseau
arabe, près d’une descente qui conduisait à une
place où se trouvait un vaisseau de campagne
nouvellement construit.
La crainte d’attirer l’attention publique nous
fit rentrer à l’hôtel, où nous attendait un dîner de
prince, dîner après lequel je me sentis sinon ivre,
du moins prêt à le devenir. Je proposai donc à
mon sobre ami de venir respirer l’air en
parcourant la ville.
Nous rôdâmes pendant quelque temps dans
des rues irrégulières et parmi des huttes de boue
brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes,
Aston d’un pas ferme, moi en chancelant à

702
chaque minute, un vaste terrain appelé place
Bambou, autour duquel s’étendait une rangée de
boutiques, abritées le jour contre les ardeurs du
soleil par des bambous et des paillassons.
Un roulement de tambour et un grincement
musical nous attirèrent vers une rangée de huttes,
exclusivement occupées par des filles nâch.
Aston aimait la musique et les danseuses ; moi,
j’avais, comme tout homme marié doit le faire,
renoncé aux illégitimes amours ; de plus, l’odeur
de l’huile rance, du ghée et de l’ail n’avait pas un
assez grand attrait pour me retenir.
J’abandonnai Aston, et je continuai ma
promenade jusqu’à une rangée de boutiques
nommée le bazar des Bijoutiers.
Ce bazar, rempli de monde, était éclairé par
des lampes en papier de diverses couleurs et qui
produisaient un effet charmant. Après avoir jeté
un coup d’œil sur l’ensemble des boutiques, je
m’approchai de celle qui me parut la plus
élégante, et dont le propriétaire était un Parsée.
Occupé à vendre à une femme voilée de la tête
aux pieds, le marchand ne s’aperçut pas de ma

703
présence, et j’eus tout le loisir d’examiner la
dame. Elle faisait achat de plusieurs anneaux
pour ses oreilles et pour son nez, et, toute
exagération à part, ces anneaux étaient, en
circonférence, presque aussi grands qu’un
cerceau de collégien.
En lui montrant ces ridicules merveilles, le
marchand louait d’un air pompeux et leur
simplicité et leur élégance. Quand le prix des
bijoux fut fixé, la dame enleva une partie de sa
coiffure, et nous laissa voir son nez et une moitié
de son oreille : le premier était affreux ; l’autre,
aussi large et aussi plate qu’une assiette, pendait
comme un morceau de chair morte. Le bijoutier
passa son pouce dans la fente de l’oreille pour la
tenir ouverte, et il y suspendit l’anneau, qui
ressemblait à un candélabre. La dame n’avait pas
besoin de glace pour admirer l’effet de cette jolie
parure : il lui suffit de tourner un peu la tête sur
son épaule, et d’attirer sous son regard le bout de
l’oreille si bien parée.
À la vue de ce cercle, elle ricana non
seulement de satisfaction, mais encore pour

704
montrer une rangée de longues dents teintes
d’une couleur bistrée.
Frappé de tant de beauté, le bijoutier s’écria :
– Quel ange !
Je me mourais de l’envie d’éclater de rire au
nez de la dame et à la barbe du marchand ; mais
je me retins, et je continuai de suivre du regard la
marche des emplettes de cet ange si bien nommé.
– Je désire une boîte de métal, dit l’étrangère
d’une voix gutturale.
– En voici en or, madame, s’écria l’empressé
marchand ; aucun autre métal ne doit être touché
par vos belles mains.
Ces boîtes étaient très bien faites, et comme la
pensée de donner un souvenir à Aston vint
frapper mon esprit, je pris sur le comptoir deux
de ces boîtes. Je les examinai, et sans faire
attention au prix que me fixa le bijoutier, car je
déteste de marchander, je mis les boîtes dans les
plis du châle qui entourait mes reins, et je tendis,
sans les compter, une pleine main de pièces d’or
au bijoutier. Il les prit, calcula la valeur qu’elles

705
représentaient, et voyant que je n’étais ni
calculateur, ni même prudent, il doubla le prix de
ses boîtes et me soutint que je n’en payais
qu’une.
– J’en paie deux, lui dis-je, et au-delà même
de leur valeur.
– Vous êtes un impudent, un escroc ! cria le
marchand ; et en vociférant ces injures il étendit
la main vers moi, saisit le bout de mon turban, et
me l’arracha de la tête.
Je me retournai et je lui appliquai un si furieux
coup de poing, qu’il tomba comme une masse
morte au milieu de ses caisses.
Un Parsée ne pardonne jamais le mal qu’on lui
fait ; du reste, cette rancune est assez générale.
En se relevant, le bijoutier saisit un couteau et
voulut se jeter sur moi avec l’intention évidente
de me poignarder, mais il n’eut aucun succès
dans cette tentative, et elle ne servit qu’à doubler
ma colère. Mon sang coulait dans mes veines
comme une lave ardente ; je bondis vers cet
effronté voleur, et après l’avoir souffleté, je lui
lançai à la tête une boîte de bijoux.

706
Les personnes qui se trouvaient dans la
boutique, ainsi que celles qui en entouraient la
porte, se mêlèrent de l’affaire et prirent fait et
cause pour le marchand. La nouvelle de la
dispute courut, comme une traînée de poudre,
incendier et mettre en rumeur tous les habitants
du bazar.
Presque fou de rage, la tête et la figure
ensanglantées, le bijoutier m’appelait brigand,
assassin, voleur ! et il criait à ceux qui
m’entouraient :
– Conduisez-le en prison, et s’il résiste, s’il se
défend, s’il vous frappe, tuez-le !
La foule augmentait de minute en minute, et
enhardies par la certitude d’être secourues,
plusieurs personnes s’avancèrent vers moi,
pendant que l’exaspéré Parsée tentait de me saisir
les bras.
La vue du danger, en calmant ma colère, me
rendit le sang-froid dont j’étais si heureusement
doué.
Je tirai de ma ceinture un pistolet et un

707
poignard, excellentes armes quand on est pressé
entre les remparts d’une foule ennemie, et
menaçai mes furieux assaillants.
Les défenseurs du marchand reculèrent.
Pendant la minute de trêve que leur hésitation
m’accorda, minute qui tint ma destinée par un fil
aussi mince qu’un cheveu, je jetai un coup d’œil
sur le champ de bataille, et je vis qu’il me serait
impossible de me sauver par la porte de la
boutique, car elle était encombrée de monde.
J’aurais mille fois préféré la mort à l’ignominie
d’être traîné en prison par cette foule injuste,
cruelle et menaçante, et cependant j’étais sur le
point de subir l’effroyable supplice d’une
arrestation.
Un profond regard, un regard qui embrassa
tous les dangers contre lesquels je voulais lutter,
me montra un espoir de salut.
La querelle et les coups qui avaient fait naître
un si grand désordre avaient commencé et
s’étaient donnés sur le seuil de la porte. Debout à
l’entrée de la boutique, tenant, par la vue de mes
armes amorcées, la foule à une certaine distance,

708
il me vint à l’esprit de chercher un refuge dans
l’antre même de mon ennemi, non pas, bien
entendu, dans la pensée d’implorer son appui,
que le ladre eût accordé à mes pièces d’or, mais
celle de fuir par une sortie que j’avais aperçue en
face de la porte.
Je fis donc, pour atteindre mon but de
délivrance, un mouvement si rapide, que ceux qui
m’entouraient reculèrent.
Un homme tenta cependant de s’opposer à
mon passage, je le frappai d’un coup de poignard,
je terrassai le bijoutier accouru à l’aide de
l’homme, qui était son frère ; puis, d’une main de
fer, j’arrachai les deux bambous perpendiculaires
qui soutenaient le hangar. Le toit s’effondra entre
le peuple et moi, et je disparus dans l’obscurité
d’un passage qui s’étendait derrière le bazar.
Les gutturales malédictions des Malais et les
furieuses menaces du marchand volèrent dans
l’air comme des balles meurtrières ; j’en écoutai
un instant le bruit sinistre, puis je m’enfonçai
dans les dédales de l’étroit passage.
La prudence me conseillait cette fuite, car non

709
seulement il était fort dangereux de lutter contre
l’aveugle fureur d’une populace irritée, mais
encore de laisser connaître mon nom et ma
profession : l’un et l’autre eussent été un arrêt de
mort.
Si la sagesse s’était faite mon seul guide, je
me serais à sa voix promptement dirigé vers le
port, où mon proa était amarré. Malheureusement
pour moi, mon cœur trouva un obstacle dans la
rapidité de ce départ, et cet obstacle était mon
ami Aston. J’aurais eu plus que de la peine
d’abandonner le lieutenant sans lui dire un
dernier adieu. Je me serais senti honteux de la
cause qui aurait motivé mon abandon.
Retenu par le désir de voir Aston, je suivis en
silence le passage irrégulier et étroit dans lequel
je m’étais engagé, et je m’éloignai du bazar.
En traversant une place éclairée qui attenait
aux boutiques, je fus étonné de passer inaperçu ;
j’avais craint des poursuites, et en conséquence je
m’étais élancé au travers de la place d’un pas
rapide, après avoir eu la prudence de faire à mon
costume quelques changements.

710
Après avoir franchi un labyrinthe de rues
boueuses, de sombres allées, je parvins à gagner
l’hôtel, dans lequel je pus entrer sans être aperçu ;
mais notre commune chambre était vide : Aston
était encore absent.
La crainte que le lieutenant se trouvât mêlé à
la dispute, ou qu’un accident eût révélé à mes
ennemis qu’il était entré le matin dans la ville
avec moi, me décida à aller à sa recherche.
J’échangeai mes vêtements arabes contre la
jaquette et le pantalon blanc d’Aston, et la
transformation fut si complète, que le domestique
qui nous avait servis à dîner parut fort indécis sur
la connaissance de ma personne.
Après un court examen, auquel je fut forcé de
me soumettre pendant qu’il m’ouvrait la porte de
la rue, cet homme sourit, et ce triomphant sourire
fut la première lueur de la trahison qui devait
bientôt éclater.
Je me rendis en toute hâte au bazar. La haute
taille d’Aston, dont la figure calme et la belle tête
blonde dominaient la foule, fut le premier objet
qui frappa mes regards. Le peuple, furieux,

711
entourait encore la porte du bijoutier, ou plutôt le
seuil de la porte, car elle n’était plus qu’un espace
vide ; mais ce rassemblement populaire n’était
point formé par les mêmes personnes, il y avait
une vingtaine de sepays et des officiers de police.
Aston et un officier écoutaient en silence la
narration de l’événement. Pâle, effaré, hagard, le
bijoutier se tenait devant eux et leur racontait ses
malheurs. À ce groupe s’étaient joints la famille
et les amis du marchand, et ils mêlaient aux
plaintes du Parsée un lamentable concert
d’injures et de malédictions.
Après avoir montré d’un regard plein de
larmes la place où s’élevait sa boutique quelques
heures auparavant, le Parsée se jeta sur le toit
effondré, le trépigna furieusement, fit un long et
pitoyable discours ; puis, arrachant le turban de
sa tête, mettant ses vêtements en lambeaux, il jura
de se venger.
Quand ce serment fut tombé de ses lèvres
rougies par le sang, le Parsée repoussa ses amis,
ses parents, la foule qui voulait le consoler, et
disparut.

712
LXX

Pour éviter toute attention, soit inoffensive,


soit dangereuse ; pour fuir toute question, je
rentrai à la taverne, où Aston vint bientôt me
rejoindre.
– Une affaire très grave vient de mettre en
rumeur tout le bazar, me dit-il en me serrant la
main, et je m’y suis rendu dans la crainte que la
vivacité de votre esprit et l’emportement de votre
caractère ne vous eussent mêlé à la dispute, qui
était à peu près générale.
– Que s’est-il donc passé ? demandai-je d’un
air et d’un ton pleins de curieuse indifférence.
– La boutique d’un orfèvre a été démolie, et je
suis arrivé sur le lieu du désastre au moment où la
foule commençait à piller le marchand, qui tentait
en pure perte de défendre son bien. Tous les
vagabonds du port se trouvaient là, et je crois
vraiment qu’ils n’eussent pas laissé au pauvre

713
homme une seule pièce d’or si je ne lui avais
porté secours. Malheureusement j’étais sans
armes ; mais j’ai fait de prodigieux efforts pour
arrêter le pillage. Non seulement je me suis
donné le plaisir de terrasser quelques-uns de ces
effrontés vauriens, mais j’ai encore envoyé
chercher les sepays.
– Vous ne me parlez pas, mon ami, de
l’origine de la dispute.
– Tout ce bruit, tout ce scandale, tout ce
malheur, ont été causés par un Arabe. Les
querelles et les vols ne sont pas chose rare ici ;
mais, ce qui est plus rare, c’est l’audace et
l’intrépidité qu’a montrées cet homme. Le bazar
était plein de monde, brillamment éclairé ; et,
tandis que l’orfèvre faisait voir à une femme des
bijoux de prix, – cette femme était sans nul doute
la complice du voleur, – un Arabe entre dans la
boutique, saisit tous les objets qui tombent sous
ses mains, poignarde un homme, frappe le
bijoutier, et disparaît chargé du butin, après avoir,
à l’aide d’une force herculéenne, démoli la
boutique.

714
– Signale-t-on particulièrement le voleur ?
demandai-je à Aston.
– Je ne sais pas, on dit qu’il est Arabe et rien
de plus ; mais on a arrêté quelques pillards.
– Allumez votre cigare, mon cher Aston, je
suis mieux instruit que vous, et je vais vous
raconter toute l’affaire.
Grande fut la surprise d’Aston quand il eut
appris que j’étais celui qu’on désignait sous le
nom de voleur.
– Vous avez commis là, me dit-il, une bien
coupable étourderie ; elle peut vous causer de
graves embarras : le bijoutier a juré pouvoir vous
reconnaître entre mille personnes, de plus il a fait
serment par sa religion qu’il ne prendrait aucune
nourriture avant de s’être vengé.
– S’il tient sa parole, son jeûne le conduira au
tombeau, car je partirai cette nuit avec le vent de
terre.
Le diable se mêla de l’affaire, car toute la nuit
il fit un temps si détestable, que l’impossibilité
d’un embarquement immédiat me contraignit à

715
attendre les événements que pouvait amener la
journée du lendemain.
Malgré la contrariété que j’éprouvais, j’étais
loin de partager les angoisses de mon ami, parce
que je n’avais aucune raison qui pût me faire
croire que j’étais particulièrement soupçonné,
surtout dans une ville où les querelles sont des
événements journaliers, où la mort d’un homme
est considérée comme une chose de fort peu
d’importance, et peuplée de Malais, gens qui, de
toutes les nations orientales, sont ceux qui
respectent le moins la propriété, et qui de plus ne
trouvent pas que l’assassinat soit un crime ; mon
action ne pouvait être dans cette ville, si souvent
le théâtre de brigandages, qu’un événement
naturel. J’avais donc peu de dangers à courir ; le
pillage avait été le crime, car le frère du Parsée
n’était pas mort.
Le lendemain, Aston se rendit chez le
président ; de mon côté, je me promenai dans la
ville, après avoir eu la précaution de me coiffer
avec un bonnet d’Arrican. Du port, où je
recueillis quelques nouvelles, je visitai les

716
boutiques, j’achetai les choses dont j’avais
besoin, et de plus je remplis plusieurs
commissions très importantes données par de
Ruyter. Ces commissions étaient de prendre sur
l’état des affaires du gouvernement quelques
renseignements sérieux, et d’envoyer des lettres
dans l’intérieur de l’Hindoustan. Un agent
français, qui avait des espions dans tous les ports
de l’Inde, m’apprit ce que je désirais savoir.
Quoique fort occupé de mes affaires pendant
cette matinée, je crus m’apercevoir que j’étais
suivi ; je rentrai à l’hôtel sans tourner la tête, me
croyant accompagné, soit réellement, soit en
imagination, par un homme de haute taille.
En nous servant le déjeuner, le domestique de
l’hôtel, celui-là même qui avait souri en me
reconnaissant vêtu en colon, fit quelques
observations sur l’événement de la nuit, et les
termina en disant que le bijoutier auquel un
Arabe avait si audacieusement volé plusieurs
boîtes pleines de bijoux, avait l’habitude
d’apporter ses marchandises à l’hôtel quand il s’y
trouvait des étrangers.

717
Nous passâmes la journée avec autant de
plaisir que la précédente. Cependant je n’étais pas
tout à fait tranquille ; l’affaire du bijoutier me
préoccupait peu, et ce que je redoutais le plus
était le hasard d’une découverte personnelle.
Quelques-uns des vaisseaux que j’avais pillés
pouvaient entrer dans le port, et malgré les
changements que j’avais opérés dans mon
costume, il était facile de me reconnaître.
À ces inquiétudes s’était jointe la crainte
d’abandonner trop longtemps le schooner à mon
contremaître, et celle, plus grande encore, des
angoisses qui devaient tourmenter mon adorée
Zéla, qui, j’en étais certain, veillait dans le
silence des nuits plus longtemps que les étoiles,
et ne prenait point de repos pendant mon absence.
Cette dernière considération l’emporta sur
toutes les autres : je me décidai à partir la nuit
même, malgré le temps, qui était couvert,
variable, ainsi que cela arrive souvent dans ces
latitudes.
Je ne veux pas m’arrêter sur le déchirement du
cœur que me causa ma séparation d’avec mon

718
cher compatriote, car cet attristant souvenir est
encore plein de regret.
Mon dernier adieu se traduisit en quelques
lignes, et à ces paroles d’une tendresse de frère
désolé, je joignis une centaine de louis, et je
cachai le tout dans une manche de sa jaquette.
Je n’annonçai mon départ à personne ; n’étant
pas embarrassé par mes bagages, qui se
composaient de mon abbah seul, je pus partir
sans aucun aide.
Je n’ai jamais compris l’habitude de se charger
en voyageant de peignes, de rasoirs, de brosses,
de linge, friperie inutile, embarrassante, et qui
laisse croire qu’un homme est incapable de
dormir loin de sa maison sans être entouré par la
moitié d’une boutique de mercier.
Mes dents, aussi blanches et aussi fortes que
celles d’un chien, n’avaient pas besoin de
recourir, pour conserver leur beauté, au
frottement des brosses.
Ma tête n’était plus rasée comme autrefois,
mais au contraire richement fournie d’une épaisse

719
chevelure, et cette chevelure poussait sans soin,
semblable à un buisson de ronces, et j’avance que
je ne lui accordais pas plus d’attention qu’on n’en
accorde aux rejetons sauvages de ce rampant
parasite.
Cette comparaison est puisée dans un souvenir
d’enfance, car je me rappelle que la mûre et le
noisetier ont été mes ressources et mes
consolations lorsque, chassé du jardin, je ne
savais avec quel fruit remplir mes poches ou mon
estomac.

720
LXXI

Je quittai l’hôtel à minuit, sans prévenir de


mon départ ni les domestiques ni le maître de la
maison ; et n’étant pas embarrassé par mes
bagages, qui se composaient uniquement de mon
abbah, il me fut facile d’effectuer
silencieusement ma fuite. Afin de gagner le port
sans attirer l’attention des passants attardés ou
des promeneurs nocturnes, je me glissai le long
des rues obscures et boueuses, qui, par des voies
plus longues, mais aussi plus détournées,
devaient me conduire au havre.
Après une heure de marche, marche à la fois
craintive et haletante, j’atteignis un grand
emplacement désert, dans lequel se trouvait un
chantier en pleine construction, et à quelques pas
de ce chantier, dans l’eau verdâtre d’une espèce
de bassin, mon proa était amarré.
Le temps, assez beau, promettait une nuit

721
calme, et la brise de la terre parfumait l’air des
suaves senteurs des plantes aromatiques. Clair et
sombre tour à tour, le ciel couvrait la nuit de
lueurs ou de ténèbres, lueurs quand la lune se
laissait voir dans sa limpidité lumineuse, ténèbres
quand de noirs nuages estompaient son disque
d’argent. Le seul bruit qui, de minute en minute,
vînt attirer l’anxieuse attention de mon oreille,
étaient les voix confuses et indistinctes de
quelques hommes occupés sur le bord du rivage
et le : Tout va bien des sentinelles sepays.
En me trouvant hors de la ville, l’agitation
presque fiévreuse de tout mon être se calma
insensiblement, et elle se transforma en sécurité
quand mes regards plongèrent à ma droite sur
l’immensité de la mer, et à ma gauche dans les
sombres et mystérieux sentiers des montagnes.
Là la vaste étendue de l’Océan, ici le
protecteur refuge des jungles. J’étais sauvé !
Le cœur plein de joie, joie bien légitime, bien
naturelle après les angoisses qui l’avaient
précédée, j’atteignis un groupe de huttes entouré
d’une palissade de bois. À mon approche une

722
sentinelle, que je n’avais pas aperçue, s’avança
en dehors de cette frêle enceinte de bambous, et
me dit :
– Qui va là ? Arrêtez !
Je ne savais ni si cet homme était seul ni si le
voisinage d’une garde pouvait venir à son aide.
Cette dernière crainte me fit désirer de mettre
obstacle à un cri d’alarme. En conséquence,
j’obéis à son ordre, et, pour conserver mon
caractère indien, je répondis en cette langue :
– Un ami !
Après m’avoir questionné, la sentinelle
objecta à mes réponses que, pour gagner mon
proa, il me fallait un ordre.
– Je sais cela, lui dis-je, j’en ai un.
Je fouillai dans ma poche, j’en tirai un chiffon
de papier, puis, d’un air très naïf, je m’approchai
du sepays en lui disant :
– Voici mon billet de passe, monsieur.
– Ne m’approchez pas, dit la sentinelle ;
tendez-moi l’ordre, voilà tout.

723
Au moment où, pour prendre le papier de ma
main tendue, le soldat posait son mousquet, je
bondis sur lui, et, le saisissant à la gorge, je
l’empêchai de donner l’alarme.
L’irascible soldat de Bombay se débattit
courageusement pour arracher son cou à ma
violente étreinte ; mais il n’eut pas plus de succès
que n’en pourrait avoir un chat entre les griffes
d’un mâtin. La lune se cacha sous un manteau de
nuages, et, profitant à la hâte de cette
bienheureuse obscurité, je lâchai l’homme et je
me sauvai à toutes jambes dans la direction de la
ville, comme un homme qui se rejette dans le
chemin qu’il a déjà parcouru. Mais une fois assez
éloigné pour n’avoir aucune poursuite à craindre,
je repris, pour revenir à mon premier but, une
direction contraire, et en m’éloignant de l’arsenal
je gagnai les abords de la mer.
Plus d’une fois, pendant cette course à travers
les champs, je crus m’apercevoir qu’un homme
me suivait. Je m’arrêtai ; je sondai du regard
l’obscurité de l’espace, et je ne vis rien. Je
continuai ma course. Tout à coup une ombre se

724
réfléchit sur un mur dont je longeais les bases ;
cette ombre marchait en silence dans la même
direction que moi. Fort peu effrayé, mais en
revanche fort décidé à connaître la figure de ce
sombre et mystérieux compagnon, j’ôtai de son
fourreau la fine lame de mon poignard, et,
retournant sur mes pas, je recherchai l’inconnu.
La capricieuse variation de la lumière que
répandait la lune, tantôt claire, tantôt ténébreuse,
entrava mes recherches, et je ne découvris rien.
– Ma foi, dis-je en moi-même, si c’est un
ennemi, qu’il approche... Si c’est un fantôme de
mon imagination, je perds mon temps : c’est un
tort.
Et je repris ma course.
Quand la lune éclaira de nouveau la vaste
solitude dans laquelle je marchais, j’aperçus entre
moi et la mer l’échaudoir public, et un peu plus
loin un terrain sur lequel un vaisseau avait été
construit ; un demi-mille plus loin, entre le
chantier et la mer, mon proa était amarré.
Je m’arrêtai sur l’élévation que formait un
monticule de sable, et de ce promontoire mes

725
regards plongèrent dans la direction où se
trouvait mon bateau.
Pendant ces quelques minutes d’observation,
je m’appuyai le dos contre un des murs de
l’échaudoir, et dans cette position, qui permettait
à mon ombre de tracer sur le sable une silhouette
gigantesque, je vis à côté d’elle un long bras armé
d’une plus longue lance, dont le mouvement plein
de fureur cherchait à m’atteindre. Je me retournai
avec vivacité, et en levant ma main gauche je
m’enveloppai le bras dans les plis de mon
manteau, afin d’éviter le coup ; car un homme,
armé d’un poignard, était auprès de moi. Ce
mouvement de défensive n’intimida point mon
agresseur, et son arme perça de part en part, mais
sans m’atteindre, les nombreux plis de mon
manteau. Je poussai un cri de fureur, et, me
rejetant en arrière, je pris dans ma ceinture un
pistolet qu’Aston m’avait donné, et je visai
hardiment la figure de ce nocturne assassin. La
babiole de Birmingham n’était qu’un objet de
luxe : le coup ne partit pas. Je jetai loin de moi
l’inutile jouet, et je saisis mon poignard, dont,
grâce au bon rais, je savais parfaitement me

726
servir. Je me trouvais placé sur un terrain plus
élevé que celui sur lequel piétinait mon ennemi,
et cette position ne lui permettait pas de
renouveler facilement son attaque.
Croyant que le premier coup qu’il m’avait
donné avait non seulement déchiqueté mon
manteau, mais encore effleuré mon bras (l’arme
était empoisonnée et son attouchement mortel),
l’homme essaya de se sauver.
Je m’élançai à sa poursuite ; mais il était très
agile, et paraissait parfaitement connaître les
sinuosités d’un terrain contre lesquelles je me
butai plusieurs fois. Cependant je l’effrayai si
bien en lui criant à différentes reprises :
« Arrêtez, ou je fais feu ! » (on ne doit pas
oublier que je n’avais qu’un poignard), qu’il se
précipita, pour se soustraire à mes regards, à
travers l’ouverture d’un mur ; de ce mur se
détachèrent quelques pierres, et je lançai au
fuyard les plus grosses dont je pus m’emparer.
Ce mur, les entraves qui à chaque pas
embarrassaient ma course, me montrèrent que
nous étions dans un chantier provisoire, entouré

727
par une haute palissade, et dans lequel j’étais
venu plusieurs fois pour parler à mes hommes.
Un profond canal, qui avait été coupé pour faire
flotter un vaisseau, mais qui maintenant était
presque vide, se trouvait devant le chantier.
– Mon homme est pris, me dis-je.
Ma croyance était vaine, car il continua sa
course, hésita un instant et se tourna vers moi. Je
crus qu’il allait m’attaquer de nouveau.
Je me remis à sa poursuite. Le ciel s’éclaircit,
mais il était encore trop obscur pour me permettre
de distinguer les traits du coquin. Je ne pouvais
voir que ses yeux, dont la féroce expression
révélait une indicible rage. En le gagnant de
vitesse, j’allais me précipiter sur lui, quand, après
avoir évité mon étreinte, il se rejeta en arrière et
me dit :
– Voleur et assassin, vous n’oserez pas
m’approcher !
– Comment ? m’écriai-je.
Je fis quelques pas en avant, et la clarté du ciel
me montra le mystère de la bravade du drôle.

728
Un tronc d’arbre sans écorce, et dont le bout le
plus large était de mon côté, se trouvait
horizontalement placé au travers d’un abîme
voisin de l’échaudoir, et l’homme le traversait à
pieds nus avec les plus grandes précautions.
Au milieu du dangereux passage, l’inconnu
s’arrêta pour me défier, et tout surpris non
seulement de le voir presque calme au-dessus
d’un gouffre dans lequel le moindre choc pouvait
le précipiter, mais encore d’entendre sa menace
insultante, je lui répondis, sans trop savoir ce que
je disais :
– Rampant esclave, qui êtes-vous, et pourquoi
m’avez-vous attaqué ?
La pâle figure s’anima, et une voix gutturale
me répondit :
– Je suis le bijoutier que vous avez volé, je
suis le frère de l’homme que vous avez
poignardé, je suis celui qui s’est vengé !
– Vous vous trompez, vous n’êtes pas vengé.
– Imbécile ! s’écria le bijoutier, si mon arme
n’a pas pénétré jusqu’à votre cœur, le poison dont

729
sa pointe est imbibée y pénétrera.
– Vraiment !
Et sans hésitation, sans réflexion surtout,
j’arrachai mes souliers et je bondis vers le tronc
de l’arbre.
Le bijoutier fit sur le pont un saut d’hyène en
furie, soit pour en augmenter l’effrayante
vibration, soit pour se retourner et fuir, soit pour
se jeter au-devant de moi. Je ne pus assigner une
cause précise à son mouvement.
Irrité jusqu’à la fureur, j’arrivai sur lui avec la
véloce rapidité que met un éclair à courir le long
d’une barre de fer.
La violence de notre rencontre nous fit perdre
l’équilibre, et, sans avoir eu le temps de nous
servir de nos poignards, nous tombâmes
ensemble. Le bijoutier, qui était sur une partie de
l’arbre mince et arrondie et sur le point de se
tourner, fit l’effort surhumain de se retenir ou de
m’entraîner avec lui dans l’abîme. Sa fureur le
servit mal ; il se saisit d’un pan de ma ceinture, le
morceau lui resta dans la main, et il tomba

730
lourdement dans le gouffre.
J’étais tombé sur le tronc ; mes jambes se
croisèrent autour de lui, mes bras l’enlacèrent,
mais faiblement, car ma chute m’avait foulé le
poignet gauche, et, avec mille peines et une
incommensurable lenteur, je réussis à gagner la
terre.

731
LXXII

Je ne puis me rappeler sans frémir la fatigue et


les souffrances que j’ai supportées en me traînant
à plat ventre sur ce pont dangereux, si dangereux,
qu’il me semble aujourd’hui qu’il a été aussi
difficile à traverser que le pont que Mahomet
nommait Al Sirut, lequel était plus étroit qu’un
cheveu et plus pointu que le fil d’une épée, et
avait en outre l’enfer au-dessous de lui.
Chose étrange ! quand le bijoutier me saisit,
quand il déchira mes vêtements, les boîtes de
métal, causes de tant de malheurs, tombèrent de
ma poitrine, – car, après ce qui était arrivé, je
n’avais pas cru prudent de les donner à Aston, et
disparurent dans le gouffre avec le malheureux
bijoutier.
Je regagnai tout haletant et presque épuisé de
fatigue les bords de l’épouvantable gouffre, et je
tombai presque mourant, car une vive douleur

732
alourdissait ma tête, et mon poignet foulé me
faisait en outre douloureusement souffrir. Quand
j’eus repris l’usage de mes sens, une invincible
curiosité attira mes regards vers l’abîme, et les
rayons de la lune me le montrèrent dans toute son
effrayante profondeur.
Un silence lugubre planait dans l’air ; mais ce
silence fut bientôt interrompu par les
gémissements sourds, par le bruit indistinct que
faisait le bijoutier en cherchant à s’arracher aux
étreintes de la mort.
Le fond du canal, dans lequel gisait le
malheureux, était une mare d’eau stagnante
mélangée de sable, de boue et d’ordures envoyées
par les débouchés de l’échaudoir. Ce mastic
humide ne permettait à un homme ni de trouver
un appui ferme pour son pied, ni d’atteindre le
désespéré refuge de la mort en se laissant couler
au fond de l’eau. Les efforts que faisait le Parsée
pour reprendre son équilibre augmentaient, au
lieu de les amoindrir, les dangers de sa situation.
La lourdeur de la chute du malheureux lui avait
creusé un lit dans le gouffre, et ses pénibles luttes

733
l’enfonçaient de plus en plus dans la gluante
composition de cette bourbe immonde.
Penché sur l’abîme, je suivais avec angoisse le
mortel combat que livrait ce malheureux ; mais il
m’était difficile de distinguer autre chose qu’une
masse sombre qui se tordait en faisant entendre le
râle sinistre d’une suprême agonie.
Ce spectacle était horrible, et, quoique d’une
nature peu impressionnable, je me trouvais
incapable d’en supporter la vue sans frissonner de
la tête aux pieds.
Moralement, et presque physiquement, je
souffrais autant que mon ennemi.
Le vain espoir de porter secours au Parsée me
fit jeter autour de moi des regards d’une anxieuse
interrogation ; mais j’étais seul sur un
emplacement vide, et la splendide clarté de la
lune, tout à fait dégagée d’un voile de nuages, me
montra l’impossibilité de mes espérances.
Le cœur serré de ne pouvoir rien faire pour cet
homme, dont les plaintes retentissaient à mon
oreille comme un sanglant reproche, je voulus

734
fuir le théâtre de ses souffrances ; mais ma
faiblesse corporelle, ou plutôt une fascination
sauvage, me retint involontairement auprès du
moribond. La pensée d’aller chercher du secours
dans le port, celle de donner l’alarme, me vinrent
à l’esprit ; car, entièrement occupé du pauvre
marchand, je ne songeais pas au danger dans
lequel mon dévouement pouvait m’entraîner.
Ce dévouement eût été inutile.
Les efforts du Parsée s’affaiblirent, le râle de
sa voix devint plus indistinct, et son corps
s’enfonça lentement dans le linceul de boue sur
lequel il était couché.
Tout était fini... Une sueur glacée perla sur
mon front ; j’avais la fièvre, et de ma vie je n’ai
éprouvé une douleur semblable à celle qui
oppressa mon cœur quand la surface agitée du
canal fut devenue entièrement calme.
Tout d’un coup, au milieu de ma sombre et
désolante contemplation, je fus vivement frappé
par ces mots, qui me parurent prononcés à
quelques pas de moi : Tout va bien.

735
La voix d’une sentinelle lointaine, emportée
par le vent, criait ces paroles, et elles étaient si
peu en harmonie avec les douloureuses sensations
qui m’oppressaient le cœur, qu’elles me parurent
presque injurieuses.
Les premières lueurs du jour éclairaient le
sommet des montagnes ; je dus songer à
poursuivre ma route. Mais ce ne fut pas sans un
vif chagrin que mes regards embrassèrent pour la
dernière fois cette ville d’où je fuyais en
vagabond ; ce gouffre qui renfermait un homme
dont j’avais si peu méchamment, mais avec tant
de fatalité, anéanti l’existence et la fortune. Qui
sait encore si le malheur s’était borné là, si le
frère avait survécu, si la famille ne jetait pas sur
ma tête les malédictions les plus sombres et les
plus horribles ? Ô démon du mal, pourquoi as-tu
guidé ma main pour me laisser le remords, le
regret et la honte !
Quelques réflexions calmes sur cette bien
triste affaire me firent comprendre que,
soupçonné ou par le garçon de l’hôtel ou par une
autre personne, le bijoutier avait été le confident

736
intéressé de ces soupçons. Reconnu par cet
homme, il m’avait gardé à vue jusqu’au moment
de notre fatale rencontre.
Si le marchand avait eu le bon esprit de
s’adresser à la justice, en me désignant comme le
chef de l’attaque qui avait ruiné son commerce, il
eût été amplement vengé. Malheureusement pour
le Parsée, son caractère vindicatif ne lui permit
pas d’attendre : il préféra se venger directement.
Sa faute retomba sur lui, car il pouvait prendre
une éclatante revanche, en allant simplement
déposer au palais de justice une accusation contre
moi !
Je gagnai rapidement le rivage et je me
disposais à héler mon proa, quand la crainte
d’attirer l’attention des sentinelles me fit prendre
le parti, quoique blessé à la tête et le poignet en
très mauvais état, de gagner mon proa à la nage,
si je ne pouvais rencontrer de bateau.
Une exploration anxieuse me montra la
nécessité de compter sur mes forces seules. En
conséquence, je serrai dans mon turban les objets

737
que l’eau pouvait abîmer, et je m’élançai dans la
mer.

738
LXXIII

Je gagnai rapidement le proa, et après avoir


ordonné à mes hommes de lever silencieusement
le grappin, nous nous couchâmes dans le fond du
bateau, et le courant du canal nous emporta
mollement vers les canots des pêcheurs qui
sortaient du port.
Une fois confondu dans le groupe des
embarcations du pays, j’élevai la voile du mât, et
nous prîmes notre course vers les côtes du
Malabar.
Les capricieuses variations du vent et la
lourdeur de l’atmosphère, en me faisant
pressentir l’orageuse nuit qui se préparait, me
décidèrent à aller chercher du repos et un abri
dans une petite baie ouverte, où il n’y avait pas le
moindre vestige d’habitants.
Nous débarquâmes, et après avoir amarré le
proa au rivage, mes hommes s’occupèrent à

739
préparer un repas composé de viandes froides et
de poissons tués sur les rochers. Non seulement
pour faire cuire nos comestibles, mais encore
pour nous réchauffer, car le temps était glacial,
nous allumâmes un grand feu aux pieds d’un pin
gigantesque. Ce feu, que nous crûmes éteint le
jour de notre départ, se communiqua à l’arbre, de
là à une forêt, qu’il mit huit mois à consumer
entièrement. Aujourd’hui encore, il m’est
impossible de songer sans effroi à mon voyage à
Poulo-Pinang, car une fatalité déplorable en a
marqué tous les incidents.
À la fin du repas, je plaçai deux sentinelles
non loin de notre petit groupe, et harassé de
fatigue, les pieds étendus vers le feu, la tête
appuyée contre une pierre douce, je m’endormis
si profondément que ni le vent ni la pluie, qui
tomba à torrents, ne parvinrent à me réveiller.
J’ouvris les yeux une heure avant le jour. Mes
membres étaient tellement glacés et roidis par le
froid, qu’un instant je pus me croire paralysé.
Après une promenade de quelques minutes,
j’avalai une tasse de café brûlant, je fumai une

740
bonne pipe, et ces deux infaillibles remèdes
dissipèrent entièrement mon malaise.
Nous mîmes le proa à l’eau, et une douce brise
de terre nous aida à faire avant midi une longue
course. Vers cette heure, le temps s’éclaircit ; un
resplendissant soleil illumina le ciel, et nous
arrivâmes bientôt au nord-est de l’île, où se
trouvait le schooner.
Le vaisseau était si bien placé pour échapper
aux regards, que je ne l’aperçus qu’après avoir
doublé un bras de mer. Un homme de l’équipage,
placé en vigie sur la rive, donna le signal de notre
approche, et en voguant avec rapidité j’atteignis
promptement le vaisseau, sur le pont duquel Zéla
était en observation, un télescope à la main.
Franchissant d’un bond le plat-bord du
schooner, je tombai presque agenouillé auprès de
ma chère Zéla, et mes mains frémissantes
voulurent se croiser, comme autrefois, autour de
sa taille d’abeille, mais la belle enfant n’avait
déjà plus la frêle ceinture d’une jeune fille. Je pris
donc dans mes bras mon précieux trésor, et je
l’emportai dans ma cabine.

741
Le contremaître, qui attendait des questions ou
des ordres, m’avait silencieusement suivi.
– Avez-vous vu des étrangers dans la largue,
Strang ? lui demandai-je.
– Les bateaux du pays, et rien de plus,
capitaine.
– Bien ! Faites lever l’ancre, nous allons
diriger notre course vers l’est.
Le contremaître remonta sur le pont, et, à la
prière de Zéla, je consentis à accorder un peu
d’attention aux blessures que j’avais reçues.
Les grands et nombreux plis de mon abbah,
fait en drap de poil de chameau, et les châles qui
entouraient mes reins m’avaient préservé de
l’atteinte du poignard ; mais mes yeux étaient
noircis par le coup que j’avais reçu sur le front, et
mon poignet gauche me faisait cruellement
souffrir.
La vieille Kamalia me mit une compresse sur
la tête, enveloppa soigneusement mon poignet, et
ma jeune et belle Arabe parfuma mes tempes et
frotta mes membres roidis avec de l’huile et du

742
camphre.
Les remèdes employés pour soulager mes
douleurs, remèdes qui les guérirent et d’une
manière presque radicale, furent l’huile chaude,
le magnétisme d’une main charmante, un poulet
rôti, du vin de Bordeaux, du café, une pipe et
deux lèvres roses. Lequel de ces remèdes a le
mieux opéré, je l’ignore ; je sais seulement qu’ils
me rendirent la santé. Mon bras seul résista au
charme de ces applications externes et internes,
car je fus obligé de le garder pendant longtemps
enveloppé dans une écharpe ; je crois même qu’il
n’a jamais reconquis sa force première.
En me quittant, de Ruyter m’avait dit :
– Quand j’aurai franchi les détroits de la
Sonde, je m’arrêterai à Java, dirigez-vous vers
Bornéo.
Je traversai les détroits de Drion, et je ne
ralentis plus la rapidité de ma course pour
aborder les vaisseaux du pays dont je faisais
journellement la rencontre.
Un matin cependant j’abordai un vaisseau

743
d’un aspect étrange. Singulièrement construit,
encore plus singulièrement équipé, ce vaisseau,
qui, selon les apparences, était de cent tonneaux,
avait deux mâts. Ses cordages étaient faits avec
une herbe d’une couleur sombre, et ses voiles, en
coton blanc mélangé de violet, ne me révélaient,
ni par leur nuance ni par leur forme, à quelle
nation il appartenait. Très élevé hors de l’eau, le
corps du navire avait une teinte d’un gris
blanchâtre aussi terne que triste ; en outre, il était
si mal gouverné, qu’il allait d’un côté et de
l’autre avec la plus surprenante irrégularité.
J’envoyai un coup de mousquet à l’inconnu,
dans l’intention de le forcer à s’arrêter, car nous
pouvions à peine nous tenir éloignés de lui.
À cet ordre, il mit en panne, mais en s’y
prenant d’une façon si inhabile et si gauche, qu’il
fut presque démâté.
Alors apparut à mes yeux un fantastique
équipage, entièrement composé de sauvages nus
et tatoués de la tête aux pieds. Les uns, groupés
sur le pont, nous regardaient d’un air stupide ; les
autres, suspendus aux agrès, semblaient attendre

744
notre approche avec la stupeur et l’effroi.
Quand j’eus hissé un drapeau anglais, ils
répondirent à cette politesse par l’exhibition d’un
morceau de drap peint et en lambeaux. Il était
impossible de deviner d’où venait ce vaisseau, à
quelle nation il appartenait, où il allait ; tout cela
était un mystère. En outre de cet extérieur
fabuleux, le pauvre vaisseau était si fracassé, il
avait à sa carcasse tant d’ouvertures qu’on
pouvait voir du dehors tout ce qui se passait à
l’intérieur.
Ces visibles marques de décrépitude, le bizarre
accoutrement des gens qui encombraient le pont
en désordre, donnaient à ce vaisseau l’air d’avoir
été construit avant le déluge, et je trouvais un
véritable miracle dans son apparition sur l’eau ;
comment avait-il la force de s’y maintenir ?
Le capitaine de ce vaisseau fantôme essaya de
mettre à l’eau, afin de passer à notre bord, un
vieux débris de canot ; mais n’ayant ni la
patience, ni le temps d’attendre la fin de la
difficile opération, et, de plus, désirant examiner
l’étranger, plutôt par curiosité que dans un espoir

745
de conquête, je fis descendre un bateau de notre
poupe, et je me dirigeai vers lui.
Vu de près, le triste bâtiment était encore d’un
aspect plus sauvagement bizarre, et lorsque j’eus
grimpé sur ses côtés saillants, il m’apparut dans
toute sa fabuleuse étrangeté.
Le pont supérieur était couvert d’un
paillasson, et ses sauvages habitants, coiffés avec
des feuilles de palmier, n’avaient point d’autres
vêtements. À mon approche, un homme mince,
osseux et d’une haute taille, vint au-devant de
moi.
Cet homme se distinguait de son farouche
entourage par la blancheur de sa peau et par la
différence de son accoutrement. Avant de lui
adresser la parole j’examinai un instant sa figure.
Je vis que des traits saillants et réguliers, des
cheveux blonds, un visage ovale avaient fait de
cet homme un être d’une beauté réelle, beauté
qu’il eût conservée si un tatouage extraordinaire
et grotesque n’avait point effacé la délicatesse du
teint et grossi le modelé des formes. Ce hideux
tatouage couvrait la figure, les bras, la poitrine, et

746
l’image peinte d’un affreux serpent était enlacée
autour de la gorge, de manière à faire croire que,
non content d’étrangler sa victime, le reptile
voulait encore se précipiter dans sa bouche, car
une tête armée d’une langue rouge et pointue était
dessinée sur la lèvre inférieure. L’œil vert et la
langue effilée du serpent étaient si bien rendus,
qu’en voyant l’homme agiter sa mâchoire il
semblait que l’affreuse bête se mît en
mouvement.
Ce tatouage d’une sauvagerie inouïe faisait
ressortir le front calme et les yeux pensifs de
l’étranger. Mon rapide examen avait embrassé
tous les détails dans l’ensemble, et il était achevé
quand le capitaine me demanda d’une voix douce
et d’un ton aussi affable que poli :
– Vous êtes Anglais, monsieur ?
– Oui, monsieur. Et vous ?
– Moi, je suis de l’île de Zaoo.
– De l’île de Zaoo ? Où est-elle située ? Je
n’en ai jamais entendu parler.
– Dans la direction de l’archipel de Sooloo.

747
– Tout cela est étrange, lui dis-je, car je ne
connais ni l’île dont vous me parlez, ni l’archipel
où elle se trouve. Mais êtes-vous de ces îles ?
– Oui, monsieur.
– Natif ?
– Non, monsieur.
– Et de quel pays êtes-vous ?
Le capitaine hésita un instant à me répondre,
puis il me dit :
– Je suis Anglais, monsieur.
– Vraiment ! et comment diable se fait-il que
vous vous trouviez sur un pareil vaisseau, et
arrangé d’une aussi inconcevable façon ?
– Si vous voulez descendre dans ma cabine,
monsieur, je vous le dirai, mais j’ai peur de
n’avoir pas de rafraîchissement à vous offrir.
En approchant des écoutilles, j’entendis les
cris d’une femme.
Le capitaine s’arrêta.
– J’avais oublié, me dit-il, que nous ne
pouvons pas descendre là.

748
– Quelqu’un est malade !
– Oui, monsieur, une de mes femmes est en
couches, et, je crois, avant terme, car les douleurs
de l’enfantement ont été occasionnées par le mal
de mer ; la pauvre créature souffre beaucoup.
– La nourrice de ma femme, dis-je à
l’étranger, connaît un peu la science médicale, je
vais l’envoyer chercher.
Le capitaine me remercia, et la vieille Arabe
fut bientôt installée auprès de la malade. Pour ne
pas gêner les femmes, nous nous installâmes sur
le pont auprès de la poupe, et l’étranger me dit :
– Il y a si longtemps que je n’ai parlé l’idiome
de ma jeunesse, et tant d’années se sont écoulées
depuis l’époque où les événements que je vais
vous raconter ont eu lieu, que j’ai grand-peur,
monsieur, de ne pouvoir me faire comprendre.
– Le temps est calme, capitaine, vous n’avez
pas besoin de vous presser ; faites-moi donc
tranquillement le récit de vos malheurs, et comme
vous ne semblez pas très bien fourni en
provisions de bouche, permettez-moi d’envoyer

749
chercher des choses qui rafraîchiront votre
mémoire en dégageant votre esprit.
À ma demande, le schooner nous envoya du
bœuf, du jambon, du vin de Bordeaux et de l’eau-
de-vie.
Les Anglais se détestent jusqu’à ce qu’ils aient
mangé ensemble.
En mangeant, nous nous traitâmes de
compatriotes, et au choc des verres, nos cœurs
s’ouvrirent avec l’abandon d’une vieille
camaraderie.
Le seul témoignage de civilisation que donnât
encore cet Européen transformé en sauvage était
un goût prononcé pour le tabac, et, en véritable
gentleman, il fumait du matin au soir.
Quand le capitaine eut dégusté un dernier
verre d’eau-de-vie, quand l’odorante fumée du
tabac eut tracé autour de nous un vaporeux
nuage, il commença le récit de son histoire. Mais
ce récit fut fait dans un idiome si bizarre, il le
suspendit tant de fois pour l’entremêler
d’étonnantes réflexions, qu’afin d’éviter à mes

750
lecteurs la peine que j’ai eue à deviner le sens des
mots, le fond de l’idée, l’ensemble du tout, je vais
prendre la liberté de corriger la phraséologie de
ce capricieux narrateur.

751
LXXIV

« J’ai quitté l’Angleterre, il y a sept ou huit


ans, avec un vaisseau de la compagnie des Indes
orientales, protégé par un convoi, et qui se rendait
à Canton. Le premier officier du bord, qui avait
opéré avec mon père des transactions
mercantiles, et qui lui devait pour une livraison
de marchandises considérablement d’argent, eut
l’esprit de persuader à mon père de lui fournir
encore une grande quantité d’objets. Comme mon
père ne s’était point rendu aux désirs de l’officier
sans une vive et longue discussion, il fut convenu
en dernier ressort, et pour contenter les deux
parties, que j’accompagnerais l’officier à bord en
qualité de midshipman.
À l’époque où ce marché eut lieu, j’étais
employé comme premier commis dans la maison
de mon père, et les traités de l’affaire me parurent
si avantageux pour ma famille et pour moi, que

752
j’y donnai de grand cœur mon adhésion. Voici
quelles étaient les clauses de ce marché : je
devais faire le voyage en passager, et recevoir
pour le compte de mon père la moitié du bénéfice
des ventes qui seraient opérées par l’officier. Si la
carrière maritime me convenait, je devais la
suivre ; sinon, au retour du vaisseau, je
m’installais de nouveau dans la maison de mon
père.
Je n’ai pas besoin de vous exprimer, monsieur,
avec quel plaisir (j’avais quinze ans) je quittai le
comptoir paternel, les livres de facture, les livres
de compte, pour aller voir un pays dont j’avais
entendu faire de merveilleuses descriptions. Au
curieux désir qui accompagne tous les voyageurs
se joignait l’orgueilleuse joie de prendre place
parmi les aspirants de marine, qui étaient si fiers
et qui semblaient si heureux lorsqu’ils étaient sur
terre. Je ne savais pas à cette époque que la cause
de leur joie était leur délivrance momentanée
d’un assujettissement tyrannique. Je l’ignorais,
mais j’en eusse été instruit que ma satisfaction
serait restée la même, tant il me semblait que,
sous la protection d’un premier officier, mon

753
initiation au service devait être aussi facile
qu’agréable.
Mes illusions se dissipèrent vite, et dès que
nous eûmes quitté les downs ma situation devint
insupportable. Outre les fonctions serviles et
abjectes que mes camarades et moi nous étions
obligés de remplir, le premier contremaître, mon
patron, ajouta à ces ennuis le tourment de sa
haine. Un jour, étant de faction avec lui, il
m’injuria, et, non content d’une méchanceté de
paroles que je n’avais point provoquée, il
m’accabla de coups. Trop faible et trop timide
pour me défendre, je fus dès lors en butte à ses
moqueries et à ses mauvais traitements. Une autre
fois, et toujours sans cause, l’officier me dit :
– Votre usurier de père vous a fourré auprès de
moi pour lui servir d’espion, pour me voler mes
profits. Ce vieux juif ne s’est pas contenté de ma
parole, il lui a fallu un écrit ; mais je veux bien
être damné si je ne fais pas de vous un
domestique, un esclave.
Ma vie devint de jour en jour plus triste et plus
misérable.

754
Notre capitaine vivait à bord comme une
espèce de demi-dieu, et je suis bien certain qu’il
se croyait supérieur à l’humanité entière. Il ne
fréquentait que deux ou trois des passagers qui
appartenaient à la noblesse, et tous ses ordres
étaient transmis à l’équipage par le premier
officier.
Une nuit, nous étions à la hauteur de Madère,
et le vent soufflait avec violence, un homme
placé en vigie cria :
– Une voile étrangère à notre gauche !
– Très bien, répondis-je, je vais avertir.
Mais avant de remplir ma mission, je jetai un
coup d’œil sur la mer, où je ne vis qu’un énorme
nuage noir. Je trouvai l’officier de faction
endormi sur la glissoire d’une caronade. La vue
de ce sommeil si calme au moment de la tempête
fit naître en moi le premier sentiment de haine et
de vengeance qui eût jamais entrouvert les replis
de mon cœur. »
– Bien ! m’écriai-je en interrompant le
capitaine, vous avez poignardé le coquin et jeté

755
sa carcasse dans la mer ?
« – Non, monsieur, non. J’étais jeune, et ma
rancune n’avait encore que la malice de
l’enfance. Si je rencontrais aujourd’hui cet
homme sans âme, j’agirais peut-être avec plus de
vaillance que je ne l’ai fait à cette époque. Je ne
troublai point le sommeil de mon ennemi ; je
descendis doucement auprès du capitaine, que je
réveillai en lui disant :
– Il y a un grand vaisseau de notre côté, sous
le vent.
– Où est l’officier de quart ? me demanda le
capitaine en sautant hors de son lit.
– Je l’ai inutilement cherché, monsieur.
– Il n’est pas à son poste ! s’écria le capitaine
en se précipitant sur le pont.
L’officier dormait toujours ; le capitaine
courut jusqu’à lui et l’appela par son nom.
En entendant la voix bien connue de son
sévère commandant, l’officier épouvanté se
dressa sur ses pieds et balbutia quelques excuses.
Mais, sans lui répondre, le capitaine s’éloigna

756
de l’échelle, car on ne pouvait perdre le temps en
paroles ; un ouragan terrible se préparait, la mer
était violente, et la masse noire et remuante que
j’avais prise pour un nuage apparaissait sous la
forme effrayante d’un énorme vaisseau démâté,
lancé vers nous avec une vélocité extraordinaire.
– Abaissez le gouvernail, mettez tous les
hommes à l’ouvrage ! cria le capitaine d’une voix
forte.
Tout s’agita.
Une voix humaine, qui essayait de se faire
entendre au milieu de la rumeur des éléments
bouleversés, nous héla, et cette voix semblait
descendre des hauteurs d’une tour, car l’énorme
vaisseau, poussé par le vent et emporté par les
vagues gigantesques qui l’élevaient au-dessus de
nous, paraissait avoir des proportions énormes.
Les lumières bleues qui brûlaient sur son
gaillard d’avant se réfléchissaient dans notre
voile de perroquet, bien carguée. Il paraissait
inévitable qu’au moment où l’étranger allait être
replongé dans l’auge profonde où nous étions
placés, sa descente nous écraserait ou nous

757
couperait en deux. Nos voiles se frappaient contre
les mâts avec un bruit pareil au roulement du
tonnerre, et l’équipage, en chemise, à moitié
endormi, se précipitait pêle-mêle hors des
écoutilles et jetait des cris horribles en voyant le
vaisseau s’avancer vers nous.
Paralysés par l’épouvante, nous restions
inactifs, le regard et l’esprit suspendus aux
mouvements du vaisseau que la mer et le vent
faisaient tournoyer sur lui-même. Cette scène
effrayait les plus hardis ; les faibles tombaient à
genoux, se tordaient les bras ou se précipitaient la
tête la première dans les écoutilles. Quoique cet
affreux spectacle n’eût duré qu’un moment, cet
instant d’angoisse avait eu assez de puissance
pour me transformer d’enfant en vieillard.
Une voix forte et distincte nous héla avec une
trompette et nous dit :
– Tribord votre gouvernail, si vous ne voulez
pas être écrasés !
Au même moment une vague nous éleva en
l’air, et l’étranger nous frappa. Ce choc fut suivi
d’un craquement horrible : nos hommes

758
répondirent à ce fracas par de désolantes
clameurs ; je crus tout perdu, et, les mains
convulsivement pressées contre les haubans,
j’attendis la mort.
Mes yeux étaient fixés sur le vaisseau
étranger : je crus le voir passer au-dessus de nous
et rester dans l’air comme un rocher gigantesque.
Le vent mugissait avec furie dans nos haubans, et
la mer inondait de ses lames froides le pont de
notre vaisseau.
Après cette pause terrifiante, la confusion, le
bruit du vent et des vagues, le murmure des voix
me rendirent la raison. L’étranger avait atteint
notre quartier, enlevé le bateau de la poupe, ainsi
que notre grand mât, mais rien de plus, et nous
étions hors de danger. Après avoir hélé une
troisième fois, le vaisseau nous demanda notre
nom, et nous ordonna de rester auprès de lui toute
la nuit, ajoutant à cette demande qu’il appartenait
à Sa Majesté Britannique et qu’il s’appelait la
Victoire.
Le capitaine n’adressa aucun reproche au
premier officier, mais il fut provisoirement mis

759
en prison.
La frayeur causée par la fatale rencontre de ce
vaisseau avait été si grande que chacun semblait
avoir l’esprit sous la domination d’un mauvais
enchantement, et notre capitaine, ainsi que les
officiers, n’accomplissaient leur devoir qu’à
l’aide des fréquents signaux de la Victoire, qui
veillait sur elle et sur nous, tant elle avait peur de
nous voir fuir.
Le lendemain je me rendis sur le pont, et je
m’aperçus que nous avions perdu notre convoi, et
que la Victoire nous faisait signe qu’il fallait la
prendre en touage. Pour effectuer ce difficile
travail sans mettre un bateau à la mer, qui était
très agitée, nous jetâmes dans l’eau un tonneau
vide, ayant une corde que le vaisseau devait
prendre à son bord. Ils l’attrapèrent et attachèrent
des aussières aussi grandes que nos câbles à la
corde ; nous les tirâmes à bord et elles furent
attachées à un mât ; puis, chargés de toutes nos
voiles, nous nous dirigeâmes vers l’île de
Madère.
Cette entreprise de sauvetage rendait notre

760
situation très périlleuse ; car, malgré l’immense
longueur des aussières avec lesquelles nous
touâmes, le poids et la grandeur de la Victoire,
qui était à cette époque le plus grand vaisseau du
monde, nous donnaient des secousses terribles,
surtout quand nous étions élevés sur la crête des
vagues et qu’elle s’enfonçait auprès de nous dans
l’abîme de la mer. Quelquefois les cordes de
touage, en dépit de leur grosseur, qui était celle
d’un corps humain, cassaient en deux comme un
fil d’Écosse, et nous étions obligés de
recommencer la tâche dangereuse et difficile de
l’attacher à notre bord. Heureusement le vent
diminua de violence ; car s’il avait gardé sa force
première, nous eussions infailliblement échoué.
Le poids de la Victoire était si lourd, qu’outre
le danger d’emporter notre mât, il avait fait
entrouvrir les joints du vaisseau, et la mer
débordait sur nous en emportant tout ce qu’elle
rencontrait.
Notre capitaine héla la Victoire et lui montra
les difficultés insurmontables de notre situation.
– Si vous coupez les cordes de touage,

761
répondit le capitaine du vaisseau royal, nous vous
ferons couler à fond.
À bord de la Victoire, ils avaient allégé le
poids du vaisseau en jetant dans la mer tous les
canons de son pont supérieur, et en plaçant des
voiles d’orage sur les troncs des mâts inférieurs,
et par tous les moyens qui se trouvaient en leur
pouvoir.
Le lendemain le vent diminua, mais la mer fut
encore très agitée.
Nous rencontrâmes un grand vaisseau des
Indes orientales faisant route pour Madère, nous
le fîmes arrêter, et il fut contraint de prendre
notre place.
Alors notre capitaine se rendit à bord du
vaisseau de feu l’amiral Nelson, et son
commandant, après avoir grondé le nôtre pour sa
négligence, lui pardonna sa faute en
considération du service qu’il avait rendu à la
Grande-Bretagne en sauvant le plus précieux de
tous les vaisseaux anglais, celui qui portait le
corps de Nelson et son triomphant drapeau.

762
Le commandant de la Victoire donna à notre
capitaine un certificat sur lequel étaient détaillés
tous les incidents de sa belle conduite. Ce
témoignage de satisfaction calma un peu notre
fier commandant, dont la colère contre le
coupable officier avait disparu avec le danger.
Cette indulgence était naturelle ; un lien de
parenté unissait les deux hommes, et ils portaient
l’un et l’autre le nom de Patterson. Vous savez,
monsieur, que les Écossais ont des clans, et qu’il
leur importe fort peu que tout le monde soit
détruit si leur propre clan est sauvé, ou s’il gagne
par la perte générale. Mais je vous demande
pardon, monsieur, peut-être y a-t-il parmi eux des
hommes très dignes, très honnêtes et très bons. »

763
LXXV

« – Le premier officier, reprit le capitaine


après une pause de quelques secondes, connut
bientôt l’auteur de la disgrâce qu’il avait
encourue, et je crois fort inutile de vous dire,
monsieur, que cette découverte n’adoucit pas à
mon égard les cruels procédés de mon chef.
J’étais déjà fort misérable, je le devins plus
encore ; et souvent, bien souvent, je me suis
surpris à envier l’existence orageuse du
vagabond, et celle du mendiant, sans pain et sans
asile. L’un et l’autre n’étaient-ils pas mille fois
plus heureux que moi ? Mais pardon, monsieur,
tout cela est fort peu intéressant pour vous, et
cette narration, que votre courtoisie daigne
écouter, vous paraît bien insipide et bien
longue. »
– Non, non, mon cher capitaine, votre histoire
n’est ni dépourvue d’intérêt, ni trop étendue ; je

764
l’écoute avec plaisir et avec attention. Continuez-
en donc le récit ; je suis tout à vous.
Et mes paroles étaient vraies, car chaque mot
de ce pauvre homme faisait vibrer en moi un
tendre souvenir, souvenir triste et qui mettait
devant mes yeux la pâle et mélancolique figure
de mon ami Walter. N’existait-il pas en effet
entre ce narrateur à demi sauvage et mon pauvre
compagnon d’infortune une similitude étrange ?
Tous deux, forcément jetés dans une carrière
antipathique à leurs goûts, avaient été les
victimes d’une haine brutale sans cause, et
partant sans excuse. Ce rapport, si poignant pour
moi et qui remplissait mon cœur d’une
douloureuse compassion, m’attira vers le
capitaine.
Sa parole lente, sa voix douce, son regard
pensif, me firent oublier les affreuses caricatures
qui souillaient son corps, et je ne vis plus ses
traits qu’au travers de mes souvenirs ou, pour
mieux dire, que dans la beauté de son âme.
« – Enfin, reprit le conteur en me remerciant
de mon attention par un bienveillant sourire, nous

765
entrâmes dans la mer de la Chine.
Une nuit le vaisseau était amarré près d’une île
(j’ai oublié pour quelle raison), on m’ordonna
d’aller me coucher dans le bateau qui était
derrière le bâtiment, afin de le garder. J’obéis
avec joie, car en entendant cet ordre, l’idée que je
pouvais saisir cette occasion pour me sauver me
traversa l’esprit. Sans craindre ni même réfléchir
sur les dangereux hasards d’une pareille
entreprise, je m’abandonnai à l’impulsion rapide
qui se faisait la maîtresse de ma conduite.
Je trouvai dans le bateau un mât, une voile et
un petit baril d’eau, car la veille on s’en était
servi pour aller explorer l’île. La trouvaille
inattendue de ces différents objets me persuada
que la Providence, après m’avoir inspiré, veillait
encore sur moi ; ma détermination fut dès lors
complètement arrêtée.
Pauvre insensé que j’étais ! il ne me vint pas
même à l’esprit qu’il me manquait les choses les
plus indispensables, et surtout la première de
toutes : du pain.
Mon repas du soir était dans ma poche, et il se

766
composait de biscuit et d’un morceau de bœuf.
Quant au lendemain, Dieu y pourvoirait, ou, pour
mieux dire, je ne songeais ni à mes besoins futurs
ni aux difficultés inouïes que j’allais avoir à
surmonter.
La nuit était sombre ; une brise fraîche
soufflait hors du golfe, et la nuit était assez
calme.
Quand tout fut tranquille sur le pont, je
dénouai le câble qui attachait le bateau, et, après
quelques minutes d’anxieuse attente, j’élevai le
mât ; je virai, et ma légère embarcation se trouva
bientôt loin du vaisseau.
Une heure s’écoula, et cette heure eut pour
mon cœur palpitant la durée d’un siècle. J’avais
si grand-peur d’être vu et par conséquent arrêté
dans ma fuite ! Les hommes de quart
découvrirent l’enlèvement du bateau, car une
lanterne fut hissée et je vis distinctement une
lumière bleue.
Ce signal m’épouvanta, et je me dirigeai vers
l’île de manière à gagner son côté opposé au vent,
pour m’y cacher jusqu’à l’entière disparition du

767
vaisseau.
Grâce à mon penchant pour les voyages sur
mer, grâce encore à l’intérêt d’enfant et de jeune
homme que j’avais pris à examiner les bateaux
dans les chantiers du port de Londres, je savais
très bien en gouverner la marche.
Veuillez, monsieur, réfléchir pendant quelques
secondes sur l’étrange métamorphose non
seulement de mon esprit, mais encore de mes
vues et de mon caractère. Né au milieu du confort
d’une existence heureuse, j’avais été, dans
l’espace de quelques mois, de fils de famille aimé
et libre dans la maison paternelle, transformé en
misérable, en domestique, en esclave, et à ce
changement déplorable en succédait un peut-être
plus déplorable encore, mais dont mon esprit
n’approfondissait pas les inévitables douleurs.
Le lendemain de ma fuite, j’entrevis l’abandon
réel de ma position, et j’eus peur en me voyant
seul, sans vivres, sans carte, sans boussole, sur un
petit bateau, frêle planche de salut, pour m’aider
à franchir cet abîme immense qu’on appelle
l’Océan. Je vous avoue franchement que j’aurais

768
été heureux de reprendre ma chaîne sur le
vaisseau. Je pleurai amèrement, et mes mains
défaillantes abandonnèrent le gouvernail.
La vie me devint odieuse, et mes yeux
aveuglés suivirent d’un regard morne la marche
du bateau, qui voguait à la grâce du vent et des
flots.
Les cruels tiraillements de la faim
m’empêchèrent de dormir. Cependant le besoin
de repos est si impérieux pour un corps jeune,
qu’après avoir bu quelques gouttes d’eau mes
yeux se fermèrent et une somnolence agitée
m’étendit, faible et sans courage, dans le fond de
ma barque.
Je dormis, et quand je m’éveillai, le jour était
resplendissant. Je tendis ma voile au souffle de la
brise, et je naviguai avec le vent en cherchant à
découvrir dans quelle latitude je me trouvais.
À en juger par la direction du vent et par la
position de l’étoile du Nord, je marchais vers les
îles de l’archipel de Sooloo, et la terre élevée que
j’avais aperçue en m’éveillant était Bornéo. Je
naviguai vers le sud, pensant que l’île de

769
Paraguai, près de laquelle j’avais laissé le
vaisseau, se trouvait derrière moi.
La brise se maintint douce et fraîche. Nul
vaisseau n’apparaissait sur la nappe d’azur de
l’Océan, et ma barque volait sur l’eau comme une
mouette effrayée.
Je voulais gagner Bornéo, mais le vent
changea, et je fus contraint, ne pouvant lutter
avec lui, de continuer ma course au gré de son
caprice.
La crainte de mourir de faim me donnait
d’affreux tiraillements d’estomac. Je surmontai
cette douleur, plutôt morale que réelle, et je
m’occupai de la course de mon léger bâtiment.
Le vent doublait de force, et j’étais sûr d’arriver
bientôt à une des nombreuses îles dont je voyais
les formes devant moi, et j’étais bien déterminé à
descendre sur le premier rivage qui s’offrirait à
mes regards.
Je passai la journée dans les spasmes de
l’agonie ; j’avais horriblement faim, et je me
sentais aussi malade que désespéré.

770
J’atteignis le soir sans découvrir aucune terre,
et je perdis de vue celles qui étaient derrière moi.
Ces alternatives d’espoir et de mécomptes
accablèrent mon esprit, et j’accusai le ciel de
m’avoir abandonné sans commisération à mon
inexpérience et à ma faiblesse. La nuit était aussi
claire que le jour ; mais cette clarté, propice si
j’avais eu une boussole pour guide, ne m’était
d’aucun secours. Triste, fiévreux et maussade, je
tenais d’une main faible le gouvernail, lorsqu’un
bruit indistinct me fit tressaillir ; quelque chose
venait de franchir les bords de mon bateau ; je me
traînai vers cet objet inconnu, et une joie bien
naturelle remplit mon cœur, lorsque je découvris
un poisson aux écailles argentées et pesant près
d’une livre. Mais ma joie fut de courte durée, car
je n’avais ni feu pour faire cuire mon imprudent
visiteur, ni couteau pour lui enlever son épaisse
écaille. J’étais entièrement dépourvu de tout.
Je rejetai le poisson au fond du bateau, et je
repris avec désespoir mon poste au gouvernail.
Quelques minutes après, je fus encore arraché
à mes sombres réflexions par la vue de quelque

771
chose de noir qui flottait à la surface de l’eau.
Je manœuvrai du côté de cet objet, et je saisis
une tortue. Ces deux enfants de la mer, envoyés
par cette divine protectrice des malheureux que
nous nommons la Providence, en m’ôtant la
crainte de mourir de faim, tranquillisèrent mon
esprit. Je remerciai le ciel, et après avoir attaché
le gouvernail, je m’endormis presque calme.
Malheureusement je fus éveillé par le froid de
l’eau qui se précipitait sur moi par-dessus le plat-
bord du bateau, penché de côté et tout près de
couler à fond. Je sautai sur la voile, dont je défis
lestement les nœuds, et, quoique pleine d’eau, la
barque se releva.
J’employai tout mon courage et toutes mes
forces à vider avec ma casquette ce dangereux
réservoir d’eau, et quand j’eus achevé cette
pénible besogne, le vent souffla avec violence, la
mer s’agita et la lourdeur de l’air me fit pressentir
un orage. Je remis la voile à sa place, et le bateau
glissa sur la mer avec une rapidité si grande,
qu’elle me donna la certitude de pouvoir
approcher de la terre avant le lever du soleil.

772
Les tiraillements d’estomac dont je souffrais
depuis quarante-huit heures devinrent si violents,
que j’y cherchai un remède dans la repoussante
nourriture de mon poisson cru. Je mordis donc sa
queue, et, grâce à ma faim, la goût du poisson
m’en parut si délicieux que, tout surpris de la
rafraîchissante saveur de sa chair rosée, je me
demandai comment il était possible qu’on eût
adopté la maladroite coutume de faire cuire le
poisson. Malgré le vif plaisir que je ressentais en
dégustant mon frugal repas, j’eus assez de
prudence et d’empire sur moi-même pour en
réserver une partie ; mais celle que j’avais
mangée, au lieu de satisfaire mon appétit, en
augmenta l’importunité, et mes souffrances
redoublèrent.
Mes regards avides cherchèrent la tortue. Je la
vis se débattre convulsivement au fond du bateau,
et comme elle avait été sur le point de fuir quand
l’eau avait inondé mon frêle esquif, je l’attachai
par ses nageoires, et je passai le reste de la nuit à
me demander par quels moyens il me serait
possible d’arriver à sa chair.

773
– Quelle imprévoyance, me disais-je en
contemplant avec désespoir la forte carapace du
crustacé, quelle imprévoyance de m’être hasardé
seul sur l’immensité de l’Océan sans couteau,
sans vivres et sans boussole ! Car il me semblait
que la possession de ces trois choses m’aurait
facilité et même rendu agréable une navigation de
dix ans tout autour du globe. »

774
LXXVI

« Dès que les premières lueurs du jour eurent


fait disparaître les étoiles qui diamantaient le ciel,
je cherchai d’un regard inquiet à découvrir la
terre. Mais je ne vis rien, et je tombai anéanti
dans la morne stupeur d’un profond désespoir. La
mer était si houleuse, que ses vagues agitées
remplissaient à chaque instant mon pauvre
bateau, et j’étais dans l’obligation, malgré mon
excessive faiblesse, de vider l’eau goutte à
goutte, car ma casquette n’offrait pas, pour cette
opération, une ressource bien grande.
Je me sentais mourir, et de minute en minute
mon désespoir prenait une nouvelle énergie,
énergie sombre, et qui me disait de hâter sans
hésitation l’heure dernière de ma misérable vie.
Je ne saurais vous dépeindre, monsieur, le
profond découragement qui s’empara de moi
lorsque je m’aperçus que, pendant l’obscurité de

775
la nuit, j’avais rasé le rivage de plusieurs îles, et
que je n’avais plus devant moi que l’immensité
de la mer, mer isolée, sublime de grandeur, mais
sans horizon.
Je fis de vains efforts pour virer afin de
regagner les îles que je laissais derrière moi, mais
la violence du vent et l’agitation de la mer
entravèrent si complètement le succès de mes
tentatives, que je fus obligé de mettre le bateau
sous vent afin de ne pas couler à fond.
Quelques heures s’écoulèrent ainsi, car je me
pliais forcément aux variations de la brise. Rendu
presque fou par la douleur, je faisais de vains
efforts pour maintenir mes regards sur les brumes
de l’horizon, espérant y voir poindre l’unique
espérance qui me retenait à la vie, un morceau de
terre pour diriger vers elle ma fiévreuse course.
Mais la faim dévorante qui rongeait mon estomac
attirait involontairement toute mon attention sur
la tortue.
J’essayais vainement de porter mes pensées
loin d’elle, mes yeux s’y trouvaient si
invinciblement attachés, que je fus forcé de

776
comprendre qu’il eût été presque aussi logique de
secouer une boussole que d’en éloigner mon
attention. Comme l’aiguille magnétique, ma
prunelle se tournait toujours vers le même point.
Après avoir longuement réfléchi sur les
moyens à employer pour enlever la carapace du
crustacé, je lui détachai les pattes et je l’apportai
à l’avant du bateau.
Quand j’eus bien examiné les lignes confuses
et coloriées peintes sur son dos, examen presque
aussi attentif que celui auquel on se livre sur une
carte maritime la veille d’un grand voyage sur
mer, je compris avec désespoir qu’il me serait
impossible de briser, avec le seul secours de mes
faibles mains, ce granit d’écaille.
Je n’avais de ma vie vu une chose aussi bien
claquemurée, à l’exception toutefois de la caisse
en fer du bureau de mon père, et il me semblait
que le fer seul avait la puissance de se rendre
maître de l’une ou de l’autre.
Malgré l’inutilité de mes observations, je ne
renonçai pas à la conquête de ce pauvre mais bien
nécessaire repas. En conséquence, je mis tous

777
mes soins à chercher dans le bateau la possibilité
d’extraire, sans danger de destruction, un fort
clou, une pointe ou un morceau de fer qui pût
remplir l’office de couteau ; malheureusement
mes recherches furent inutiles et je ne découvris
absolument rien.
Les extrémités du corps de la tortue étaient
bien en mon pouvoir, mais ces extrémités se
trouvaient sous la dure protection de sa tête
calleuse et de ses nageoires, dont la peau était
plus coriace que la semelle de mon soulier. Sans
nul doute, un pressentiment secret avertissait la
tortue du mal que je voulais lui faire, car elle ne
se hasardait pas à sortir sa tête en dehors de la
carapace.
La colère de l’insuccès faisait bouillir mon
sang, et, dans le transport d’une irritation bien
excusable chez un malheureux affamé, je frappai
la tortue contre le plat-bord du bateau, dans
l’espoir, sinon de la briser en mille pièces, du
moins de fendre ou d’écailler sa dure carapace ;
mais je crois vraiment que j’aurais plutôt fracassé
ma barque qu’entamé, même légèrement, cette

778
espèce de pierre. Après une lutte acharnée, lutte
de violence, d’adresse et de ruse, je parvins à
saisir la tête de la tortue, je l’attachai fortement
avec une corde, et à l’aide de ce dernier moyen je
la tuai. »
– Je ne m’explique pas de quelle manière, dis-
je au capitaine.
« En rongeant la peau de sa gorge, malgré la
défense vigoureuse qu’elle m’opposa, car je fus
presque aveuglé par ses nageoires. Quand la
tortue se trouva sans vie, j’enfonçai mes doigts
dans sa poitrine et j’arrachai ses nageoires ; mais
mon empressement ou mon ignorance me fit
répandre le fiel, car, malgré les soins que j’avais
de laver les chairs, le goût m’en parut très amer.
Le corps de la tortue était rempli de petits œufs
d’une excessive délicatesse, et l’absorption de ces
œufs calma tout à fait mes douleurs d’estomac.
Une fois bien rassasié, je mis toute mon
attention à la découverte de la terre, et bientôt un
cri de joie s’échappa de mes lèvres : elle se
montrait à ma gauche. »
En me faisant le récit de l’égorgement de la

779
tortue, les gestes et les regards du capitaine
étaient devenus si féroces et si véhéments que je
poussai devant lui les restes du jambon qui se
trouvaient encore sur la table, et, par excès de
prudence, je tins ma gorge à une distance
respectable de ses mains, dont les lignes noires et
tatouées ressemblaient à des griffes de vautour.
« – À la vue de la terre, reprit le capitaine, mes
défaillantes espérances se relevèrent radieuses ;
mais la brise augmenta, et, dans la crainte terrible
de voir éclater en orage les sombres nues qui
couraient dans le ciel, je mis toutes mes forces à
diriger ma barque vers l’île qui se montrait
devant mes yeux. Malgré la rapidité de ma
barque, qui volait sur l’eau en m’inondant de
l’écume des vagues, je croyais, dans la fièvre de
mon impatience, que je flottais sur l’eau avec
autant de lenteur et de nonchalance qu’une bûche
de bois mort. Le soleil était couché quand je me
trouvai assez près de la terre pour distinguer le
ressac qui se jetait sur les rochers. Mon ardent
désir de gagner la terre me fit commettre
l’imprudence de laisser marcher mon bateau sans
le diriger le long du rivage, ainsi que j’aurais dû

780
le faire, afin de chercher une descente ou une
berge, et d’éviter, par cette précaution, les rochers
ou les bancs de sable.
Je continuai donc étourdiment ma course, et
j’atteignis un endroit où le ressac était d’une
prodigieuse hauteur. Tout d’un coup je me
trouvai encaissé entre des rochers au-dessus
desquels les vagues se précipitaient avec violence
et sans trêve. Dans mon empressement à fuir les
dangers de la mer, je me jetai entre des rochers
où je pouvais trouver une mort plus douloureuse
encore.
Les mouettes volaient au-dessus de moi en
jetant de hauts cris, et ma petite barque, presque
ensevelie dans l’écume, était jetée, tournée de
tous les côtés, et si pleine d’eau, que je ne savais
plus si j’étais dans le bateau ou dans la mer.
Bientôt ma barque fut emportée par une haute
lame contre un des rochers ; je me vis perdu,
mais la lame ne se brisa pas, elle rebondit en
arrière en me ballottant comme un jouet. Le cri
des mouettes, le bruit des vents, le sonore
murmure des vagues, faisaient entendre un si

781
étourdissant concert, que ma tête vacillait,
étourdie, sur mes épaules inondées par l’écume
des vagues. L’espace qui me séparait du rivage
était aussi blanc et aussi écumeux que du lait en
ébullition. Ce rivage était proche, et je n’avais
cependant aucun espoir de l’atteindre. Tout d’un
coup, une lame furieuse balaya devant elle mon
frêle esquif.
Nageur intrépide, je me dirigeai rapidement
vers la terre, mais les vagues me prirent, et je me
trouvai porté par elles si près des rochers, qu’il
m’eût été facile de les toucher avec les mains. De
là, je fus emporté plus loin ; comme les démons
du mal, ces lames furieuses semblaient se jouer
de mes suprêmes efforts. Enfin, épuisé de fatigue,
ensanglanté par les blessures que j’avais reçues
en me heurtant contre les rochers, je sentis que je
coulais à fond.
Je dois vous dire, monsieur, que la mort par la
submersion n’est point aussi douloureuse qu’on
veut bien le dire ; il faut peut-être attribuer mes
paroles et le sentiment qui me remplit alors le
cœur plutôt de joie que de tristesse à l’ennui

782
mortel qui m’accablait depuis quelques jours, à la
désolante perspective d’une vie d’abandon et
d’insupportable misère. Toujours est-il qu’une
ineffable sensation de bien-être inonda mon corps
quand l’eau l’enveloppa comme un linceul
mortuaire. Je me souviens cependant que je me
débattis mécaniquement ou convulsivement ; que
je recommandai mon âme à Dieu, puis que
j’éprouvai une sensation d’angoisse comme si
mon cœur eut éclaté dans ma poitrine ; puis,
enfin, je perdis entièrement connaissance. »

783
LXXVII

L’étranger suspendit pendant quelques instants


le cours de sa narration, puis, lorsqu’il eut achevé
d’utiliser ce laps de temps en vidant le contenu de
son verre et en remplissant le bassin de sa pipe, il
me dit d’un air moitié grave, moitié souriant :
« – Je n’étais pas mort, monsieur, mais je
n’avais ni plus de force ni plus de connaissance
qu’un cadavre. Combien de temps suis-je resté
dans la mer, ballotté à droite et à gauche par les
vagues bondissantes, je l’ignore.
La première sensation que je ressentis, et dont
je me rappelle très faiblement la douleur, car elle
prend dans mon esprit la forme d’un rêve, fut une
suffocation. Il me semblait – car j’étais incapable
de me rendre compte de ce qui se passait en moi
et autour de moi – qu’on essayait malgré ma
résistance, résistance morale et partant
imaginaire, qu’on essayait, dis-je, de comprimer

784
les élans de mes derniers efforts, et cela en
enveloppant toute ma personne dans l’avalanche
des eaux torrentielles qui tombaient des rochers.
Le froid glacial de l’eau, le bruit sonore par
lequel elle étouffait mes cris, me jetaient dans le
désespoir d’une impuissance complète.
Quand je repris un peu la connaissance des
choses, j’aperçus autour de moi des personnages
aux physionomies bizarres, à l’accoutrement plus
bizarre encore. Plus surpris qu’effrayé, je les
contemplai un instant ; mais la faiblesse de mon
corps dompta cette curiosité, et je refermai
machinalement les yeux. Je souffrais, j’étais
étourdi, malade et tout tremblant de froid. Les
gens qui m’entouraient m’accablaient de
pressantes questions, à en juger par la volubilité
des paroles et par l’intérêt qu’exprimait la voix ;
mais le langage qui traduisait leurs sentiments
m’était parfaitement inconnu. J’augurais bien de
mes sauveurs, car les soins les plus attentifs
m’étaient prodigués pour me rappeler à la vie.
Je m’oublie, monsieur, en arrêtant mon récit et
votre attention si bienveillante sur ces infimes

785
détails, et qui n’avancent point la narration de
mon histoire, puisqu’ils ne font que vous révéler
les impressions d’un homme qui, par un miracle
providentiel, a eu le bonheur d’échapper aux
tourments d’une misérable mort.
En ouvrant les yeux pour la seconde fois, je
me vis couché sur des nattes et couvert d’étoffes
de coton. Trois femmes presque nues, – mon
premier regard les avaient vues habillées, et les
bonnes créatures s’étaient dépouillées de leurs
vêtements pour m’en couvrir, – me considéraient
avec l’anxieuse attention de l’espoir.
La figure, le cou et les bras de ces femmes
étaient couverts de lignes noires, et des anneaux
d’or, des cercles du même métal entouraient leurs
poignets ainsi que le bas de leurs jambes.
Jeunes et presque blanches, ces femmes
eussent été très belles, si le tatouage étrange qui
rayait leur peau n’en eût pas voilé l’éclat et la
fraîcheur.
Après avoir essayé de me soulever, j’adressai
à mon tour quelques questions aux jeunes
sauvages ; le son de ma voix et le langage qu’elle

786
exprimait leur firent jeter des cris de surprise ou
d’effroi.
La parole étant inutile entre nous, j’eus
recours aux signes, et leur fis comprendre, non
sans peine, que je mourais de faim.
Toutes les trois coururent à la recherche d’un
aliment réparateur, et bientôt leurs mains
mignonnes mirent entre les miennes une
abondante moisson de fruits et de racines. Je
dévorais tout, et les pauvres filles ouvrirent de
grands yeux effrayés en considérant la voracité
avec laquelle je faisais disparaître le frugal repas.
Quand la faim qui me dévorait les entrailles
fut entièrement satisfaite, je songeai non à
découvrir par quels moyens j’avais échappé à la
mort, chose impossible par l’interrogation, mais à
savoir dans quel endroit je me trouvais.
La natte qui me servait de lit était posée sur le
bord d’une petite rivière calme et transparente ;
mais, à côté du calme enchanteur de cette eau
limpide, se faisait entendre le bruit du ressac, et
ce bruit sinistre me fit vivement tressaillir. Je ne
pouvais voir cependant l’endroit où il se

787
produisait, car de hauts rochers se trouvaient
placés entre la mer et moi.
J’appris plus tard de quelle manière j’avais
échappé à la fureur des vagues. Un fort tournant
m’avait emporté dans ses innombrables détours
jusqu’à l’embouchure de cette petite rivière, qui,
aussi calme qu’un lac et protégée contre les vents
par un rempart de rochers, n’était pas visible sur
la mer, quoiqu’elle y versât ses eaux, dont elle
prenait la source dans des jungles.
Trois jeunes filles qui traversaient cette rivière
en canot, pour y faire une pêche de poissons,
avaient aperçu mon corps à la surface de l’eau.
Courageuses et bonnes, les pauvres enfants,
quoique effrayées et surprises, avaient réuni
toutes leurs forces pour me traîner jusqu’au
rivage.
Pendant quelques heures les pêcheuses
m’avaient cru mort ; néanmoins, après avoir
allumé du feu, elles m’avaient frictionné et enfin
rendu à la vie.
Maintenant, monsieur, je vais vous parler du

788
lendemain de ce mémorable jour, car toute la nuit
je restai sans force, couché sur ma natte, et
attentivement veillé par mes jeunes protectrices.
Le lendemain donc, assez fort pour me lever,
je pus m’établir dans le canot. J’avoue qu’une
vive répugnance me fit reculer de quelques pas
lorsque mes compagnes me montrèrent la rivière.
J’obéis cependant à leurs désirs, et, comme je l’ai
déjà dit, je m’établis au fond de la petite barque.
Quand nous eûmes quitté le lac formé par la
rivière et entouré de rochers, de cocotiers et de
mousse jaune, nous suivîmes le cours de l’eau en
remontant vers la source.
Cette rivière, semblable à un miroir limpide,
glissait entre deux rives si épaissement fournies
de bambous et d’arbres fruitiers, que par
moments l’enchevêtrement des branches formait
sur nos têtes un dôme impénétrable même pour
les rayons du soleil. Sur quelques-uns de ces
arbres, si luxurieusement développés, pendaient
en grappes et comme des fruits animés de petits
singes noirs pas plus gros qu’une pomme.
L’odeur aromatique des arbres et des fleurs,

789
les bienveillants et doux regards des jeunes filles
qui m’accompagnaient, furent de si puissants
remèdes, que les dernières traces de mon mal
s’effacèrent non seulement de mon corps, mais
encore de mon souvenir. La rivière faisait, de
droite à gauche et de gauche à droite, une infinité
de détours, et par moments elle devenait
tellement étroite, que deux barques de front
eussent été incapables de marcher.
Dans plusieurs endroits, l’eau avait franchi le
rivage, s’y était divisée en petits cours d’eau, et
cet arrosement naturel se révélait au regard par la
fraîcheur des arbres, au feuillage d’un vert
d’émeraude, et par la croissance extraordinaire de
la végétation.
Après deux heures de promenade, car la
lenteur de notre marche ressemblait fort peu à un
voyage, nous atteignîmes un large filet d’eau.
Mes compagnes dirigèrent leur barque dans ce
ruisseau, presque aussi profond que la rivière, et
m’engagèrent à débarquer. J’obéis avec
empressement ; mais la végétation était si
épaisse, l’herbe qui couvrait la terre paraissait

790
tellement vierge de tout contact, que je n’y pus
découvrir aucun sentier.
Mon embarras fit rire mes protectrices, et d’un
signe elles m’invitèrent à les suivre.
Après avoir suivi pendant quelques minutes la
partie la moins profonde du ruisseau, nous
arrivâmes à un sentier qui en côtoyait les bords.
Au bout de ce sentier, et au milieu d’un
bouquet de grands arbres tout à fait débarrassés
de taillis, je vis une multitude de petites huttes
construites en bois et couvertes en feuilles. Trois
de ces huttes étaient réunies dans un même
espace et semblaient appartenir à un seul
propriétaire.
Ce fut vers ce groupe que mes conductrices
me conduisirent. Quand elles m’eurent fait entrer
dans la plus grande de ces cabines, entourées
d’une haie de poiriers épineux, elles frappèrent
leurs mains l’une contre l’autre.
À cet appel répondit une apparition de vieilles
femmes, de jeunes filles et d’enfants demi-nus ;
tout ce monde fit entendre des cris de joie, des

791
acclamations de surprise, questionna mes amies,
m’examina curieusement, et finit enfin par
toucher mes cheveux, mes mains, mes pieds, en
demandant le récit de mon histoire. Averties par
la rumeur, les matrones du village accoururent
avec un empressement qui donnait à leur marche
pesante une sorte de légèreté ; elles
m’entourèrent et me considérèrent en jetant des
cris de ravissement.
La curiosité bien satisfaite me laissa enfin un
peu de liberté, et mes hôtesses profitèrent de ce
repos pour placer devant moi des viandes rôties,
des fruits, du maïs et du riz.
Une chose qui m’étonna singulièrement le jour
de mon installation au milieu de cette peuplade
fut l’absence des hommes. Je n’en vis pas un
seul, à l’exception de trois ou quatre vieillards.
– La nuit s’avance, me dit tout à coup le
capitaine ; j’abuse de votre bonté, monsieur, et je
dois autant que possible abréger le récit d’une vie
qui me paraît avoir eu hier son premier jour, tant
elle est vide d’accidents. – Je trouvai donc un
asile dans le domaine des êtres les plus

792
bienveillants et les plus naïfs du monde, et
j’appris plus tard que j’étais arrivé dans le pays
quelques jours après le départ du roi et de ses
sujets, qui faisaient ensemble une grande chasse
autour de l’île. Ces chasses avaient lieu deux fois
par an.
Les jeunes femmes à la bonté desquelles je
devais la vie étaient les filles du roi.
À la nuit tombante, je fis comprendre à mes
hôtesses que je désirais dormir. La jeune fille à
laquelle j’adressai la demande d’un lit de repos
disposa promptement dans un coin de la hutte un
tapis de roseaux et de nattes, causa pendant
quelques minutes avec ses sœurs, et, lorsqu’elles
m’eurent conduit toutes les trois vers ma couche,
je fus tout surpris de voir que l’aînée venait
prendre place auprès de moi. »
– Ah ! ah ! m’écriai-je en riant ; mais mon
intempestive gaieté ne plut pas au Zaoo anglais,
car il dit d’un ton froid :
– Monsieur, mon hôtesse accomplissait la loi
de ses pères : la fille aînée d’une maison partage,
si elle n’est pas mariée, la couche de l’étranger

793
recueilli.
– Continuez, mon cher capitaine, je trouve
cette habitude charmante, et mon hilarité
n’exprime que ma joie ; en vérité, je désire de
tout mon cœur que cette admirable coutume
devienne universelle.
« – Le lendemain, reprit le narrateur, cette
jeune fille fut déclarée ma femme. »
– Diable ! pensai-je, c’est autre chose, et je
pris un air grave.
« – Quand le roi reparut dans ses domaines,
accompagné de sa suite, il fut joyeusement
surpris, et me traita en fils bien-aimé.
Je m’habituai peu à peu aux mœurs douces et
naïves de ce peuple primitif. J’appris à parler la
langue qui lui était familière, et je fus, en peu de
temps, aussi aimé et aussi respecté que le roi lui-
même.
Porté par mes goûts, dès ma plus tendre
enfance, vers tout ce qui a rapport à la
construction des navires, il me fut très agréable
d’utiliser mon savoir en le mettant au service du

794
chef de ce petit État.
Le bon vieillard conçut alors pour moi une
amitié si tendre, une reconnaissance si profonde,
qu’à la prière de ses deux filles, mes belles-
sœurs, il consentit à me les donner pour femmes.
À ce don il ajouta une hutte spacieuse, dans
laquelle je pus m’établir avec ma nouvelle
famille ; mais le roi supportait mal cette
apparente séparation, et m’appelait auprès de lui
à chaque heure du jour.
Comme vous le voyez, monsieur, j’ai perdu
tout vestige de civilisation, ou, pour mieux dire,
je suis véritablement un natif de l’île. »
– Vous oubliez de me dire, capitaine, pour
quel port vous êtes destiné.
– Votre remarque est fort juste, monsieur, et je
ne connais aucune raison qui puisse m’empêcher
de vous le dire. Depuis deux ou trois ans,
plusieurs vaisseaux appartenant aux Espagnols et
aux Hollandais ont touché à notre île, et, non
contents de ravager, de piller nos côtes, ils ont
saisi, pour en faire des esclaves, plusieurs peuples
sans défense.

795
Ces vaisseaux sont venus des îles Philippines.
Je vais donc, monsieur, solliciter l’assistance du
gouvernement anglais, acheter des armes et des
munitions pour soutenir l’assaut s’ils reviennent.
– Mon cher capitaine, l’achat des armes et des
munitions est très utile, mais la pensée et le fait
d’adresser à la Compagnie une pétition pour lui
demander un secours personnel sont choses
absurdes et infaisables. Qu’avez-vous fait pour
intéresser la Compagnie au sort de ces
peuplades ? ou plutôt que pouvez-vous lui
donner ? L’intérêt seul guide ses démarches, et,
dans celui de l’humanité, elle ne fera absolument
rien.
– Je puis enrichir la Compagnie, monsieur ; je
connais un banc de perles d’une
incommensurable valeur, et nulle personne au
monde, excepté moi, ne sait dans quel coin de la
mer gît ce trésor.
– Taisez-vous ! m’écriai-je en posant ma main
sur les lèvres du capitaine, ne parlez de ce secret
à personne, si vous ne voulez pas perdre votre île,
et la perdre à tout jamais. Écoutez le bon conseil

796
d’un ami, d’un frère, d’un compatriote. Ramassez
vos perles en cachette, échangez-les pour des
armes, ou, si ce mode de commerce ne vous
sourit pas, laissez ces grains précieux où ils se
trouvent.
Je ne sais si le brave Anglais a gardé le
silence, mais je sais bien que je n’ai pas trahi son
admirable confiance.
– Cependant, reprit le capitaine, il faut que
j’aille à Calcutta ; j’ai l’espoir d’y apprendre
quelques nouvelles de ma famille, et je désire
l’informer de mon sort, et lui faire savoir qu’en
tout point il est parfaitement heureux. Je ne
rentrerai jamais en Europe, non seulement parce
que j’ai des femmes et des enfants, mais parce
que je suis si aimé de ce pauvre peuple, que mon
départ serait le témoignage de la plus odieuse
ingratitude ; outre cela, il est impossible que je
reparaisse dans ma patrie tatoué comme un
sauvage, et tout à fait sauvage par mes goûts, mes
mœurs, mes habitudes.
Ces signes, qui vous paraissent si étranges,
monsieur, servent ici à me faire respecter, car ils

797
montrent que je suis fils de roi. À Londres, ils
seraient la risée du peuple, le bonheur des
gamins, et je serais suivi et pourchassé, dans ma
ville natale, comme une bête fauve échappée de
sa cage.

798
LXXVIII

– Mais, au nom du vieux Neptune ! mon cher


capitaine, dites-moi, de grâce, où vous avez
trouvé cet antique vaisseau ; ou bien encore, est-
ce le banc d’huîtres remplies de perles que vous
avez mis à flot ?
– Je vais vous le dire, monsieur. Il y a dix-huit
mois, je fis un voyage autour de la partie de l’île
au sud-est, et ce fut pendant ce voyage que je
trouvai ce vaisseau sans mâts, poussé vers la terre
par la seule force du vent. Je l’approchai, et, ne
voyant personne sur le pont, j’en franchis les
bords.
En ouvrant les écoutilles pour descendre dans
l’intérieur du vaisseau, je sentis l’horrible
exhalaison qui se répand hors des corps putréfiés,
et nous en trouvâmes un grand nombre jetés pêle-
mêle les uns sur les autres, et dans un désordre
difficile à décrire. Quelques vestiges de

799
vêtements en lambeaux, de coiffures à demi
pourries, nous firent supposer que les corps
étaient ceux d’un équipage arabe ou lascar, et
peut-être un mélange de ces deux nations. Un
énorme chat et quelques rats d’eau d’une
monstrueuse grosseur déchiraient et mangeaient
les corps, dont l’odeur était renversante.
Mes gens me dirent, – et je crus en leurs
paroles, – que ce bâtiment était un vaisseau du
pays, attaqué par des pirates, qui, non contents de
piller le pauvre navire, en avaient massacré
l’équipage.
Nous touâmes le vaisseau dans le petit port de
l’île, après l’avoir nettoyé et arrangé autant qu’il
nous fût possible de le faire. J’ai travaillé pendant
toute une année pour réparer les nombreuses
avaries de ce pauvre naufragé, et vous voyez,
monsieur, que mes soins et ma bonne volonté ont
produit peu de chose. Mais je n’avais ni outils
convenables, ni fer, ni cordages, ni goudron, et je
manquais encore de canevas, d’ancre et de
câbles.
Je suis donc maintenant fort embarrassé,

800
monsieur, car je ne sais si je dois continuer ma
course ou obéir à la voix de la raison, qui me dit
de regagner mon île ; votre bienveillance
m’encourage et m’enhardit à vous demander un
conseil. Monsieur, que dois-je faire ? Quel parti
dois-je prendre ?
Je pressai affectueusement les mains du
capitaine, et je lui dis d’un ton amical :
– Je ne puis vous donner de conseils, mon
ami ; mais quelque parti que vous preniez, je ferai
tout ce qui dépendra de moi pour qu’il soit le plus
utile et le plus favorable à vos intérêts. Nous
causerons de cela demain, car la nuit s’avance, et
il faut que je retourne au schooner.
Dès que le jour parut, je me fis conduire sur le
vaisseau de mon compatriote, accompagné, dans
cette seconde visite, par un charpentier et par le
bosseman ; ils devaient m’aider à examiner le
vaisseau, afin de savoir s’il était possible de le
mettre en mer.
Le résultat de nos observations ne fut pas tout
à fait défavorable au vaisseau. Le prince de Zaoo
m’expliqua une fois encore les obligations qui le

801
contraignaient à visiter un port européen pour y
faire achat d’armes, de munitions et d’une
quantité d’articles différents dont il avait besoin.
Le vaisseau pouvait marcher. Je conseillai
donc à Son Altesse de diriger sa course, avec les
brises de la terre, le long de la côte de Malabar et
de toucher à Poulo Pinang, où son vaisseau serait
réparé et mis en état de tenir la mer ; de là, je
l’engageai à se rendre au Bengale pour y acheter
les objets dont il avait besoin.
L’itinéraire de ce petit voyage une fois arrêté,
nous prîmes un verre de grog, et le capitaine
répondit aux questions que je lui adressai sur la
position, la beauté et la grandeur de son île.
– Très petite et très basse, me dit-il, cette île
est coupée en deux par une montagne, et les
natifs prétendent que, si on doit en croire la
tradition, cette montagne était autrefois toujours
enflammée, ce qui ferait supposer, ajouta le
prince, que l’île était un volcan sorti du fond de la
mer, et élargi par du corail vivant ; et vous
connaissez, monsieur, la rapidité merveilleuse de
la végétation de ce climat. Les natifs ajoutent que

802
le village où demeure le roi était entouré par les
eaux de la mer et par les coquillages qu’on trouve
en creusant la terre. On peut croire à cette
opinion, car elle est presque fondée sur des
preuves.
L’île entière est maintenant couverte de bois
touffus et de forêts impénétrables, à l’exception
toutefois du sommet de la montagne et de
certaines places qui avoisinent les rivières et les
golfes, mais cela parce qu’elles ont été éclaircies
par les naturels, qui désiraient y construire leurs
habitations. Nous avons dans l’île des sangliers,
des chèvres, des daims, des singes, de la volaille.
On y trouve aussi des racines bonnes à manger, et
une grande variété d’herbes potagères, des
mangoustans, des plantins, des noix de coco, et
bien d’autres fruits. Ajoutez à cela que les côtes
de la mer nous fournissent des coquillages et du
poisson. La Providence est si généreuse en notre
faveur, que la prodigalité de ces dons nous laisse
peu d’inquiétude pour nos besoins matériels. La
pêche et la chasse sont nos uniques travaux.
Assez sages pour se contenter de ce qu’ils ont,

803
les habitants de l’île n’usent pas leurs forces pour
acquérir un superflu inutile. L’excès de travail
rend amer au goût le fruit forcément arraché à la
terre, aussi ne lui demandent-ils que les choses
qu’elle veut bien donner.
Les femmes veillent avec soin à l’intérieur de
leurs maisons.
Notre peuple, répandu dans l’île, habite de
petits villages, gouvernés par leurs propres lois,
qui sont simples, justes et concises. Un grand
conseil est tenu deux fois par an, les rois y
assistent, entendent les plaintes, et jugent les
différends.
Les femmes sont entièrement libres. Chacune
d’elles peut épouser l’homme de son choix et
rentrer dans sa famille si, maltraitée par son mari,
elle désire s’en séparer.
Avant le mariage, le commerce entre
personnes de différents sexes est toléré ; mais,
quand on est marié, une telle liberté attirerait sur
les deux parties le déshonneur, et, de plus, le
mépris de la société. La polygamie est permise,
quoique les chefs seuls aient la permission

804
d’avoir plus de deux femmes.
Comme chaque femme est obligée de faire
l’ouvrage de sa maison, non seulement elle est
contente que son mari prenne une autre femme,
mais généralement elle la lui procure elle-même,
soit une sœur favorite, soit une amie, car il n’y a
parmi elles ni servantes, ni esclaves.
Les femmes sont bien faites, agréables et très
attachées à leurs familles ; propres en leur
personne, elles sont vêtues d’habits faits de
l’écorce d’un arbre, et cette écorce, qui est douce
et durable, se teint très facilement et de toutes les
couleurs.
Nos maisons sont élevées sur un étage de
bambous, et la partie inférieure sert de magasin
de provisions. Le tabac que vous fumez croît
dans l’île ; tout le peuple s’en sert. Les natifs
fabriquent leurs pipes de bois avec une sorte de
jasmin rampant, et cela en forçant la moelle à
sortir de la tige, lorsque celle-ci est verte ; le
bassin de la pipe se fait avec un bois brûlé
extrêmement dur. Ils font eux-mêmes leurs
éperons et leurs couteaux, et les manches de ces

805
derniers sont ornés de sculptures.
Il y a une remarquable diversité dans les traits
et dans le teint du peuple.
Il y a eu autrefois quelques relations
commerciales par échanges (car la monnaie est
inconnue) avec de petits vaisseaux de Bornéo, qui
apportaient du fer, des haches, du fil de métal, de
solides vêtements, de l’airain et de vieux
mousquets, et qui recevaient en échange une
variété de gommes, de résines, de noix de coco,
de l’huile et du bois de sandal ; mais les abords
de l’île sont dangereux à cause des courants et
des immenses récifs de corail sur lesquels la mer
se brise constamment. Il n’y a qu’un port, encore
est-il très petit et très peu sûr.
– Avez-vous une religion, capitaine, et en quoi
consiste-t-elle ?
– Nous avons nos superstitions, monsieur ;
mais nous n’avons pas de prêtres. Nos chefs
président les cérémonies particulières, chantent
les prières et offrent des sacrifices aux mauvais
esprits.

806
– Mais, mon cher prince, quelle est leur foi ?
– Oh ! elle est fondée sur le même principe
que la vôtre, une croyance dans le bon esprit qui
est sur la terre, et dans le mauvais esprit qui est
dessous.
Le prince de Zaoo avait approvisionné son
vaisseau de viande de daim et de chèvre coupée
en tranches de l’épaisseur d’une côtelette, de
poissons trempés dans l’eau salée et séchés au
soleil, et, de plus, d’un grand nombre de noix de
coco, d’une réserve d’arack fait de la sève
fermentée de l’arbre, avec melons, citrons,
oignons, et une extraordinaire quantité de tabac
en feuilles menues, mais d’un excellent parfum.
Le capitaine me donna une charge de tabac et
une de ses pipes. J’ai conservé et je conserve
encore cette dernière comme un précieux
souvenir de cet être étrange. Des figures
grotesques et sauvages d’animaux inconnus sont
profondément ciselées sur cette pipe.
Pendant la journée, une de ses femmes
accoucha d’un prince, et, à ma grande surprise,
elle parut sur le pont, avec l’intention de prendre

807
un bain dans la mer.
Ayant déjà employé plus de temps qu’il ne
m’était possible à tenir compagnie au capitaine,
je songeai à quitter définitivement son bord ; je
lui fis cadeau d’une carte marine, d’une boussole,
de quelques bouteilles d’eau-de-vie et d’un sac de
biscuit.
Le bon capitaine m’accabla de remerciements
et me contraignit à accepter une petite bourse de
perles. Je lui promis de visiter son île à mon
premier loisir, et, après nous être cordialement
embrassés, nous fîmes voile chacun de notre côté.

808
LXXIX

Constamment à la recherche de quelque


découverte, je ne laissais passer ni à la portée de
mon regard ni à celle de ma voix les vaisseaux ou
les embarcations du pays qui traversaient la mer.
Je les arrêtais tous, les abordant lorsqu’ils en
valaient la peine, ou les laissant continuer leur
course si leur chargement ne tentait ni mes goûts,
ni l’ambition de mon équipage.
Un matin j’aperçus à notre droite, sous le vent,
une jonque chinoise chassée hors de son chemin,
à son retour de Bornéo. Cette jonque glissait et
flottait si légèrement sur l’eau, qu’elle
ressemblait tout à fait à une caisse de thé. Elle
avait le fond de sa carène et les côtés du haut
bord peints de décorations représentant des
dragons verts et jaunes. Les mâts, au nombre de
six, étaient de bambou. Une double galerie, ornée
de la proue à la poupe, haute comme un grand

809
mât de hune, portait six cents tonneaux.
L’intérieur de cette galerie était un véritable
bazar, et une grande foule l’encombrait. Chaque
individu avait en sa possession une petite part de
la galerie, et les parts étaient métamorphosées, là
en magasins, ici en boutiques, plus loin en tentes.
L’aspect général de cette jonque était
tellement étrange, que je ressentis le plus vif désir
de l’examiner dans ses détails.
Tous les métiers y étaient pratiqués comme au
milieu de la ville la plus active, depuis la forge du
fer, jusqu’à la fabrication de la paille de riz. On
s’y occupait encore de la sculpture des éventails
d’ivoire, des broderies d’or sur mousseline, et
même de la préparation des porcs gras, que l’on
portait sur des bambous pour être vendus. Dans
une cabine, un Tartare voluptueux et un Chinois
au ventre arrondi se préparaient ensemble, et à
l’aide d’un mélange de leurs provisions
personnelles, à faire le plus grand des festins.
Devant un brasier ardent rôtissait un superbe
chien farci de curcuma, de riz, de gousses d’ail, et
lardé avec des tranches de porc. À ce rôti, d’un

810
choix si bizarre pour un Européen, était joint le
délectable et célèbre colimaçon de mer ou nid
d’hirondelle marine, les nageoires d’un requin
cuites à l’étouffée dans une gelée d’œufs. Un
immense bol chinois, plein de punch, était au
centre de la table, et un jeune garçon était chargé
d’agiter, avec une cuiller, le contenu de ce bol.
De ma vie je n’avais vu de pareils gourmands,
et ils maniaient leurs fourchettes avec la même
dextérité qu’apporte un jongleur à faire passer
d’une main dans l’autre les objets à l’aide
desquels il donne les preuves de son adresse.
Les petits yeux noirs du Chinois étincelaient
de plaisir, et le Tartare, qui avait une bouche
aussi grande que l’écoutille d’un vaisseau,
paraissait avoir tout autant d’arrimage.
Quand j’eus appris que les deux gloutons
étaient les principaux marchands du bord, et
partant les personnages les plus remarquables, je
me fis annoncer auprès d’eux. Mais, pareils aux
immondes pourceaux qui s’absorbent entièrement
dans la dégustation de la nourriture étalée devant
eux, ils refusèrent de m’écouter, ne voulant pas

811
même, par une seconde d’attention, détourner
leur regard et leur esprit de la table à laquelle ils
étaient presque cramponnés.
Par mon ordre, un matelot m’introduisit dans
la cabine, et dit au propriétaire tartare que je
désirais lui parler.
Le Tartare grogna une incompréhensible
réponse, et sa main, salie par la graisse, plaça une
poignée de riz sur un coin de la table, l’étendit
avec ses doigts, et, après avoir ajouté au riz
quelques morceaux de lard et cinq ou six œufs, il
me fit signe de m’asseoir et de manger.
Cette offre dégoûtante me souleva le cœur ; je
fis un signe de refus, et, laissant ces brutes
malpropres à leur trivial plaisir, je me rendis dans
la cabine du capitaine, cabine bâtie près du
gouvernail.
Étendu sur une natte, le capitaine fumait de
l’opium à travers un roseau, et, en regardant
attentivement la carte et la boussole, il chantait
d’une voix traînante :
– Hié ! Hooé ! Hié ! Chée ! »

812
J’adressai vainement à ce personnage une
foule de questions, et je fus enfin forcé de
comprendre que pour obtenir une réponse, il
serait aussi raisonnable d’interroger le timon.
D’un côté, un rêveur abruti ; de l’autre, deux
hommes stupéfiés par la double ivresse de la
bonne chère et du punch. Nullité complète d’un
côté aussi bien que de l’autre.
Je pris vivement la résolution de me servir
moi-même. En conséquence, je hélai le schooner
en lui donnant l’ordre de m’envoyer une bonne
partie de l’équipage.
Mes gens arrivés, nous commençâmes une
perquisition générale. Chaque cabine fut visitée,
et tout à coup, au milieu de mes recherches, mes
oreilles furent frappées par un bruit, par un
caquetage tellement assourdissant, que, de
mémoire d’homme, il ne s’en était jamais
entendu un pareil. Ajoutez à cela les mille
évolutions, les allées et venues, les tours
d’adresse des singes, des perroquets, des
kakatoès, des canards, des cochons et de divers
autres bêtes et oiseaux qu’on voyait par centaines

813
dans cette arche de Mackow.
La consternation et la terreur répandues parmi
la foule bigarrée de l’équipage ne peuvent se
décrire : elles étaient délirantes. On n’aurait
jamais pu croire qu’un vaisseau placé sous le
pavillon sacré de l’empereur de l’univers, le roi
des rois, le soleil de Dieu qui éclaire le monde, le
père et la mère des hommes, pût, et dans ses
propres mers, être aussi mal gouverné.
Le premier instant de stupeur passé,
l’équipage s’écria :
– Qui êtes vous ? Depuis quand êtes-vous là ?
Que faites-vous ici ?
Toutes ces questions étaient faites sans qu’un
regard daignât apercevoir le schooner, dont les
bords bas et noirs, tandis qu’il était en travers de
la poupe de la jonque, semblaient appartenir à un
simple bac ou à un serpent d’eau. Quand les
Chinois découvrirent mon vaisseau, ils parurent
fort surpris qu’une troupe si nombreuse et si bien
armée fût sortie d’un bâtiment à l’apparence
tellement insignifiante, que sa carène sortait à
peine des eaux.

814
En voyant transporter ses ballots de soieries
dans nos bateaux, un marchand de Hong nous
offrit des foulards, en protestant contre la
confiscation de ses marchandises, et cela sous le
prétexte que nous ne saurions trouver de place
pour les arrimer.
Plus irrités que ce marchand, quelques Chinois
se montrèrent réfractaires et appelèrent au
secours pour défendre leur propriété. À cet appel
répondirent des soldats tartares, et leur petite
troupe, bien serrée, s’abritait sous la corpulence
du gras et gourmand propriétaire, qui, la main
armée de la carcasse du chien et suivi du Chinois,
s’avançait à ma rencontre en soufflant et en
crachant.
Je saisis le Tartare par ses moustaches, et cela
me fut facile, car elles pendaient jusqu’à ses
genoux ; de son côté, mon adversaire fit mine de
me casser un mousquet sur la figure ; mais son
action ne fut qu’un insultant défi et non une
véritable atteinte, car je lui fermai pour toujours
la mâchoire d’un coup de pistolet. La balle entra
dans la bouche du gros personnage. Comment

815
aurait-elle pu faire autrement, cette bouche étant
fendue d’une oreille à l’autre ?
L’homme tomba avec moins de grâce que
César, mais comme un bœuf frappé à la tête par
un coup de massue.
Les Chinois ont autant d’antipathie pour le
salpêtre (excepté dans les feux d’artifice) que les
bœufs de Hatspur et les seigneurs bien vêtus, et
leur empereur, la lumière de l’univers, punit aussi
sévèrement celui qui tue ses sujets qu’un
propriétaire celui qui tue ses oiseaux.
Un comte anglais me disait l’autre jour qu’il
ne voyait pas de différence entre le meurtre d’un
lièvre et le meurtre d’un homme, car il réclamait
la même punition pour les deux cas. Cependant
j’ai tué bien des lièvres sur les propriétés du
Comte, et bien des hommes dans le temps de mes
excursions au travers du globe.
Mais revenons à la jonque.
Une escarmouche fut livrée sur le pont, mais
elle ne dura qu’une ou deux minutes ; quelques
flèches furent tirées et deux hommes tombèrent.

816
Irrité de l’opposition que les Chinois tentaient
de mettre à la réalisation de mes desseins, je ne
ramassai point les objets de prix que j’avais
convoités, je refusai l’argent qu’ils m’offrirent
pour racheter leur cargaison, et je m’emparai de
la jonque comme d’une proie légitime.
Nous commençâmes alors un pillage régulier,
et l’intérieur des magasins et des cabines fut
entièrement dévalisé. Tout fut fouillé : coins
obscurs, réduits discrets, coffres, boîtes, malles,
et les ballots ouverts tombèrent sur le pont.
La partie massive de la cargaison, qui
consistait en camphre, bois de teinture, drogues,
épices, fer, étain, fut abandonnée, mais les soies,
le cuivre, une quantité considérable d’or en
lingots, quelques diamants et des peaux de tigre
devinrent notre propriété.
En mémoire du vieux Louis, je mis de côté
plusieurs sacs remplis de colimaçons de mer, car
j’avais trouvé une prodigieuse quantité de ces
précieux animaux dans la cabine du marchand
tartare. Je n’oubliai pas de m’emparer des œufs
salés qui, avec du riz et de la graisse de porc,

817
formait la première partie de l’approvisionnement
de la jonque. Quelques milliers de ces œufs me
donnaient pour mes hommes une excellente et
agréable nourriture.
Les Chinois conservent les œufs en les faisant
simplement bouillir dans l’eau salée jusqu’à ce
qu’ils soient durs : le sel pénètre à travers la
coquille, et ils peuvent être gardés ainsi pendant
de longues années.
Le capitaine philosophe, dont la mission était
de veiller à la navigation et au pilotage de la
jonque, n’ayant rien à faire avec les hommes et la
cargaison, continuait à aspirer paisiblement sa
drogue narcotique.
Son regard appesanti était encore fixé sur la
boussole, et sa voix psalmodiait :
– Hié ! Hooé ! Hié ! Chée !
Quoique je lui eusse demandé à plusieurs
reprises et sur tous les tons s’il était attaché à sa
natte, je n’avais pu obtenir pour toute réponse
que cet éternel refrain :
– Hié ! Hooé ! Hié ! Chée !

818
Voyant l’inutilité de mes demandes, je dirigeai
mon couteau sur la poitrine du capitaine ; mais
mon geste passa inaperçu, car les yeux du
dormeur éveillé restèrent fixés sur la boussole. Je
cassai le réservoir de sa pipe, et il continua à
aspirer par le tuyau, en répétant :
– Hié ! Hooé ! Hié ! Chée !
Je poussai le capitaine hors de sa cabine, et,
passant à la poupe, je coupai les cordes du
timon ; la jonque glissa au gré des flots ; mais
j’entendis encore le capitaine chanter sur le
même ton de calme indifférence :
– Hié ! Hooé ! Hié ! Chée !
Nous avions fait une bonne capture ; tout notre
vaisseau était rempli de marchandises ; nos
hommes échangèrent leurs guenilles contre des
chemises et des pantalons de soie aux couleurs
variées, et cet accoutrement leur donnait plus de
ressemblance avec des jockeys qu’avec des
matelots.
Quelques jours après, je fis sortir d’un ballot
de pourpre, dans lequel elle s’était nichée, une

819
nonchalante et belle truie chinoise, qui pensait
peut-être que ce lit royal lui était acquis parce
qu’il faisait partie de l’équipage, ou parce qu’il
avait servi à la transporter à bord.
J’eus aussi quelques armes curieuses, entre
autres le mousquet qui, s’il avait obéi à la
bienveillante intention de son maître, eût terminé
ma carrière. Le canon, la platine et les montures
de ce mousquet étaient profondément ciselés, des
roses et des figurines d’or massif les couvraient.
Je conserve ce mousquet, parce que sa vue me
rappelle la circonstance qui l’a mis en ma
possession. Sans l’intérêt du souvenir que j’y
attache, il aurait, comme tant d’autres objets, été
éloigné de moi, et par le temps, dont l’immensité
absorbe tout, et par la préoccupation de plus
graves événements.

820
LXXX

Je me trouvai bientôt au sud-est de l’île de


Bornéo ; le moment de rencontrer de Ruyter était
proche ; je songeai donc à me diriger en toute
hâte vers le lieu de notre rendez-vous, qui était un
petit groupe d’îles situé tout près de Bornéo.
Mais, au moment de gagner la vue de la terre, le
vent s’abaissa tout à fait, et nous restâmes
stationnaires pendant trois ou quatre jours. Cet
arrêt me fut doublement fatal, car il retarda mon
arrivée auprès de de Ruyter, et me fit perdre un
de mes meilleurs hommes. Attaché par des cordes
et suspendu au-dessus de la proue, sur laquelle il
clouait un morceau de cuivre, cet homme jeta
tout à coup un cri terrible. J’étais sur le pont : je
courus vers la proue, et je vis un énorme requin
dont la mâchoire monstrueuse s’était saisie de la
jambe du matelot. Le monstre fouettait la mer à
l’aide de sa longue queue, et il tiraillait sa victime
en cherchant à l’entraîner avec lui. Une forte

821
corde était attachée sous les aisselles de l’homme,
qui se cramponnait aux chaînes en faisant de
violents efforts pour échapper à la cruelle mort
qui le menaçait. Quand il m’eut aperçu, il s’écria
d’un ton lamentable :
– Ô capitaine, capitaine, sauvez-moi !
Je dis aux hommes accourus à l’appel
désespéré de leur malheureux camarade
d’apporter des harpons, des piques d’abordage, et
de mettre à l’eau le bateau de poupe.
Avec la promptitude des matelots, qui ne
craignent rien quand ils voient un de leurs amis
en danger, ils attaquèrent le monstre. Un frère du
malheureux sauta dans la mer, armé d’un
poignard. L’écume était rougie par le sang, car le
vorace et cruel démon de la mer avait été blessé
et harponné avant d’avoir lâché sa proie.
Malheureusement la corde du harpon ne put
résister au double effort de la lutte du requin et de
la persistance des hommes : elle se brisa, et notre
proie disparut dans la profondeur de la mer.
Évanoui de douleur et d’épouvante, le pauvre
matelot fut doucement posé sur le pont ; sa jambe

822
était mutilée d’une manière horrible, la chair du
mollet était arrachée ; elle pendait comme un bas,
en laissant les os entièrement à découvert.
J’avais, à bord du schooner, une espèce de
chirurgien que Van Scolpvelt avait ramassé à l’île
de France. C’était un paresseux, un ivrogne, mais
il connaissait parfaitement son métier. Malgré les
soins habiles du docteur, le blessé mourut. Cette
perte était inévitable, car la gravité de la blessure
dépassait l’art de la chirurgie.
À bord d’un vaisseau, une mort inattendue
produit toujours de profondes et douloureuses
sensations ; tous les hommes de l’équipage en
souffrent. Ces sensations se traduisent chez les
uns par un abattement moral qui vient de la
crainte d’un pareil sort ; chez les autres, par une
sorte de superstition craintive. Les matelots sont
aussi ignorants et ont aussi peu de rapport avec
les gens instruits que les Arabes emprisonnés
dans l’immensité du désert.
Le matelot n’étudie que la mer, l’Arabe ne
voit que ses landes sablonneuses, les vents et les
étoiles. Semblable aux livres de magie, le

823
caractère des éléments ne peut être déchiffré, et
qui pourrait contempler les puissances
mystérieuses du ciel et de la mer sans devenir
superstitieux ? Certainement ce n’est ni l’Arabe
rêveur ni le matelot craintif, car la croyance de
ces deux hommes dans la vérité des signes et des
présages est aussi vieille que le sable et la mer.
Cette superstition est donc générale ; elle a été
partagée par les marins de toutes les nations et de
tous les cultes, depuis le grand Nelson, depuis
même le capitan-pacha, commandant de la
marine ottomane, jusqu’au corsaire mainotte et
au rais arabe, qui assurent que c’est un terrible
présage de malheur de commencer un voyage le
vendredi. Cependant ce jour est celui du sabbat,
du mosleum et de plus encore celui du
crucifiement du Sauveur des hommes.
J’avais commencé mon dernier voyage et
quitté l’île de Poulo-Pinang pendant la matinée
d’un de ces jours néfastes ; et une chose digne de
remarque, c’est que trois hommes de mon bord,
et trois des meilleurs marins et des plus
estimables par la grandeur de leur caractère,
s’étaient montrés vivement peinés lorsque j’avais

824
donné l’ordre de lever l’ancre. La moquerie
insouciante avec laquelle j’accueillis l’expression
de leurs superstitieuses craintes m’attira cette
prophétique réponse :
– Vous verrez, monsieur, vous verrez ; nous
ne sommes pas encore rentrés au port.
Le malheureux dont j’avais à déplorer la perte
était un de ces trois hommes, et le frère de cet
infortuné mourut peu de temps après, et d’une
manière aussi bizarre.
Un jour que je me trouvais en panne à la
hauteur de Bornéo, je quittai le schooner dans un
bateau pour aller voir une petite baie située à
l’embouchure d’une rivière. Quand j’eus visité la
baie, nous suivîmes le courant de la rivière et
nous jetâmes le grappin afin de dîner en repos. À
la chute du jour, mes hommes se baignèrent. Le
frère du mort, nageur de première force, engagea
un Malais à lutter avec lui de vigueur et
d’adresse ; ils se jetèrent ensemble au milieu du
courant et disparurent bientôt à nos regards. Cette
disparition me parut si longue, que je commençai
à m’en effrayer. Tout à coup, la noire tête de

825
l’Indien se montra à la surface de l’eau.
– Sur mon âme, s’écria-t-il en aspirant l’air à
pleins poumons, cet homme est le diable en
personne, car il m’a vaincu.
Le noir regagna le bateau, mais le marin ne
revint pas. Notre anxiété fut terrible : tous les
regards étaient tournés vers l’eau comme s’ils
avaient eu la puissance d’en pénétrer le profond
courant ; mais le malheureux plongeur ne se
montrait pas. Nous sondâmes la rivière, et
j’employai à cette malheureuse recherche tous les
moyens dont il m’était possible de disposer. Ils
furent infructueux.
La nuit nous obligea à regagner le schooner.
La mort bizarre de ces deux frères produisit sur
l’équipage une douloureuse impression. Quel
obstacle avait arrêté ce pauvre garçon dans son
retour vers nous ? Était-ce la végétation touffue
qui rampait dans le fond de la rivière, ou bien
encore les branches d’un arbre l’avaient-elles
entouré de leurs réseaux de mort ? Je m’adressai
vainement toutes ces questions, questions
insolubles et dont le secret était entre les mains

826
de Dieu. Quelques-uns de mes hommes pensèrent
que le chagrin avait porté le pauvre matelot à
chercher un refuge dans une mort volontaire.
La fatale destinée de ces deux hommes nous
attrista horriblement, et leur souvenir couvrit le
schooner d’un voile de deuil.
Nous reprîmes notre course en nous avançant
avec lenteur le long de la côte du sud-est pour
gagner le port où avait été fixé le rendez-vous
avec de Ruyter. Le temps, extraordinairement
clair et beau, était rafraîchi par de calmes et
douces brises.
Un soir, quelques minutes avant le coucher du
soleil, de légères et diaphanes vapeurs
commencèrent à envelopper les montagnes du
côté de l’ouest. Au moment où le soleil disparut
derrière ce voile de gaze, une barre de flamme
s’élança le long du sommet des montagnes,
s’entrelaça autour du sombre dôme de la cime la
plus élevée et y resta pendant dix minutes,
étincelante comme une couronne de rubis. La
lune était d’un rouge sombre, la mer changea de
couleur et devint extraordinairement calme et

827
transparente. Je tressaillis en voyant les rochers,
les poissons et les coquillages qu’elle renfermait
dans son sein. Nous sondâmes, il y avait douze
brasses d’eau. L’atmosphère était brûlante et
lourde, et la flamme d’une chandelle allumée sur
le pont s’élevait aussi claire que si elle avait été
dans une caverne.
Je donnai l’ordre de ferler les voiles, de laisser
tomber l’ancre en attendant, pour la lever, le
premier souffle du vent.
– Mon brave, dis-je au second contremaître,
qui, avec les deux frères, s’était montré soucieux
quand j’avais choisi un vendredi pour le jour de
mon départ, maintenant que nous sommes
amarrés, le charme fatal est détruit, n’est-ce pas ?
– Nous ne sommes pas encore dans le port,
monsieur, me répondit le marin d’un ton et d’un
air pleins d’humeur.

828
LXXXI

Le rivage qui se trouvait auprès de nous était


excessivement bas : il ressemblait à un immense
marais couvert de prodigieux roseaux qu’on
voyait onduler çà et là sans que le moindre
souffle du vent en agitât les hautes tiges. Ce
marais était la demeure des sauvages éléphants,
des tigres, des boas, et l’air pestilentiel qui s’en
exhalait en rendait l’abord et même le voisinage
extrêmement dangereux.
Au milieu du profond silence de la nuit, nous
crûmes entendre le rugissement des tigres ; ces
voix graves et sonores nous faisaient frissonner
d’épouvante. J’attendais avec une anxieuse
impatience le premier souffle de brise, tellement
je souffrais d’exposer mon équipage aux réels
dangers de ce sombre rivage. Évidemment le
pays était inhabité et inhabitable pour des
hommes, et cependant l’obscurité de la nuit nous

829
laissa voir des lumières semblables à celles dont
se servent les pêcheurs, et qui vacillaient çà et là ;
d’autres nous paraissaient stationnaires, comme si
elles provenaient des huttes d’un village.
Le ciel n’avait ni étoiles, ni nuages ; il était
pur, et son calme menaçant fut enfin troublé par
le rayonnement des éclairs qui illuminèrent les
montagnes.
J’étais assis sur le pont avec Zéla, et nous
regardions ces signes extraordinaires et qui nous
pénétraient insensiblement d’une profonde
mélancolie. Zéla me racontait, de sa voix douce
et musicale, les effrayantes tempêtes qu’avaient
vues ses premières années. Elle me parlait de ces
feux étranges, des simouns, des orages, passage
du vent dans les brûlants déserts de son pays
natal. Tout à coup, un bruit étrange, bruit plus
fort que celui que fait le tonnerre en se précipitant
dans l’espace, fit retentir l’air d’une sinistre
clameur.
– Chut ! m’écriai-je en laissant tomber la main
de Zéla. Que s’est-il passé ?
Je bondis sur le pont ; mais le coup était porté

830
avant qu’il me fût possible d’appeler mes
hommes endormis sur le tillac.
Nous étions complètement démâtés.
Je regardai en haut, et la clarté des éclairs me
montra deux longues perches nues. Les barres de
bois, les vergues, les agrès, tout avait été emporté
par le vent. La mer, qui était blanche d’écume,
nous couvrait comme si nous avions été placés
sous une cataracte.
Nos sabords et une grande partie des passages
avaient été emportés, les fers des canons enlevés,
et les canons eux-mêmes détachés à leur place.
Notre petit vaisseau plongeait follement dans la
mer, et pendant une seconde, nous nous
trouvâmes entièrement submergés. D’une main je
saisis Zéla, de l’autre les haubans, mais c’était
avec une peine inouïe que je résistais à
l’entraînement de l’eau. Si le câble attaché à
l’ancre ne s’était pas brisé, nous eussions
infailliblement coulé à fond.
Enfin, je repris un peu d’espoir en voyant la
proue du schooner reparaître au-dessus de l’eau.

831
Je hélai mes hommes, mais personne ne
répondit à mon appel.
– Mon Dieu ! m’écriai-je, la mer a-t-elle
englouti tout l’équipage ?
Quelques matelots, pâles, muets, haletants, se
traînèrent vers moi.
– Y a-t-il des hommes hors du navire ? leur
demandai-je avec angoisse.
Et, en faisant cette question, je regardai à la
proue.
– Oh ! capitaine ! s’écria une voix venant de la
mer, à l’aide, par grâce, à l’aide !
Les éclairs qui sillonnaient la nue
resplendissaient comme des rayons de soleil sur
la blancheur immaculée de la mer, et dans cette
nappe d’argent je pus distinguer plusieurs têtes
noires qui luttaient faiblement contre la violence
des vagues.
La voix qui m’avait appelé était celle d’un
garçon suédois que j’aimais beaucoup, et mon
imagination me montra aussitôt le pauvre marin
dans le désespoir d’une horrible agonie.

832
Le fatal simoun était passé. Je détachai Zéla,
qui s’était suspendue à mon bras par une étreinte
convulsive, et, après l’avoir mise en sûreté,
j’ordonnai à mon contremaître américain de tenir
le gouvernail. Cela fait, je me précipitai vers un
petit bateau qui était sur la poupe, car celui de la
proue avait été emporté, et, voyant avec joie qu’il
avait échappé à la violence des vagues, je criai
aux hommes de venir m’aider à sauver leurs
camarades. Ils hésitèrent un instant, car les
pauvres diables savaient à peine s’ils étaient
sauvés eux-mêmes. Ils se mirent néanmoins à ma
disposition, et, pour exciter le courage de mes
compatriotes, je les appelai par leurs noms en
leur disant :
– Voyons, mes garçons, faut-il que nos
camarades périssent faute d’un bateau et d’une
corde ? Bon courage ! venez, mettez vite le
bateau à l’eau. Où est Stang ? Par le ciel, il est
dans la mer, car je n’aurais pas eu besoin de
l’appeler... Vite, mes garçons, poussez le bateau...
bien ; maintenant, prenez garde, il peut vous
échapper ou couler à fond... La, la, il est à flot ;
maintenant, que quatre des meilleurs hommes du

833
bord entrent dedans. Je vais avec vous ; je sais où
ils sont ; et vous, criai-je au contremaître, gardez
le vaisseau sous le vent, hissez des lumières et
préparez des cordes.
Nous quittâmes le vaisseau ; le vent s’était
soudainement abaissé ; mais la mer était aussi
agitée et aussi tumultueuse que l’est une rivière à
l’endroit où elle se jette dans la mer. Les éclairs
avaient disparu, et la nuit était profondément
obscure.
Aussitôt que nous fûmes derrière le schooner,
nous ramassâmes deux hommes qui s’étaient
sauvés en s’attachant aux morceaux de bois qui
flottaient auprès du vaisseau. Je fis ramer dans
toutes les directions, en appelant mon second
contremaître et le garçon suédois qui s’étaient
perdus. Nos recherches furent vaines, et la crainte
de périr nous-mêmes m’obligea à faire diriger
notre marche sur le vaisseau.
Le vent et la pluie nous fouettaient la figure ;
la nuit était horrible ; ce fut avec une peine inouïe
que nous arrivâmes à gagner le côté droit du
vaisseau, que le vent poussait avec violence vers

834
la mer.
Au moment où les naufragés essayèrent de
grimper à bord du schooner, un roulis frappa le
bateau, qui coula à fond, me laissant avec six
hommes flotter sur la surface de l’eau.
Je m’éloignai rapidement de mes compagnons,
dans la crainte d’être saisi par la main convulsive
d’un mourant, car j’entendais aussi confusément
que dans un rêve leurs cris de désespoir.
En entrant dans le sillage du vaisseau, qui
s’éloignait rapidement, je vis les hommes du bord
se précipiter à l’arrière pour nous jeter des
cordes ; aucune ne nous atteignit. Alors on nous
cria de saisir les barres de bois qui flottaient
autour du vaisseau ; mais ces barres étaient trop
loin de la portée de nos mains.
– Une corde, ou nous sommes perdus ! criai-je
d’une voix distincte, car je savais que le seul
bateau qui restait sur le schooner ne pouvait pas
être mis à l’eau.
Je crus que ma dernière heure était arrivée.
Tout à coup, quelque chose de blanc parut sur le

835
pont du schooner, et une voix divine, une voix
céleste, une voix qui pénétra mon cœur, qui
domina le bruit de la tempête et les cris des
malheureux, cria :
– Voici une corde, mon Dieu ! portez-la
jusqu’à lui ou faites-moi mourir !
L’extrême bout d’une petite corde blanche
vint tomber presque dans ma main. Bien sûrs
étaient les yeux qui l’avaient dirigée, bien ferme
la main qui l’avait tendue. Cette main était la
tienne, Zéla ; ton petit bras et tes doigts mignons
possédèrent en ce moment suprême plus de force
que ceux des plus vigoureux marins ; ils
sauvèrent cinq hommes qui n’avaient plus devant
eux pour tout avenir qu’une minute d’existence !
Je puis à peine voir le papier sur lequel j’écris,
car les longues années qui se sont écoulées depuis
ce jour heureux et néfaste n’en ont point amorti le
souvenir.
Ô mon ange adoré, ne m’avez-vous pas, du
haut du ciel, pris sous la sainte égide de votre
protection, en me préservant de la mort dans les
batailles où je la cherchais avec désespoir ?

836
N’avez-vous pas, esprit gardien, détourné le coup
de l’assassin prêt à frapper un cœur dévoué à
vous seul ? N’avez-vous pas guéri les blessures
qui étaient trop graves pour se cicatriser à l’aide
des remèdes humains, et ouvert les mains de la
mort quand j’ai senti ses doigts glacés se presser
sur ma poitrine ? Ne m’avez-vous pas rendu la
santé par les moyens les plus miraculeux ?

837
LXXXII

Mais, esclave de mes devoirs, je suis forcé de


reprendre le cours de ma narration. Zéla, qui
n’avait pas quitté le pont (elle ne le quittait
jamais à moins d’y être forcée par mes prières),
avait été présente à toute la calamité. Comme je
l’ai déjà dit, Zéla appartenait à une race
énergique, et sa forme fragile possédait un
caractère et une âme d’une incroyable énergie.
Elle avait montré aux matelots à bord du
schooner – les yeux de l’amour percent les
ténèbres de la plus sombre nuit – où il fallait jeter
les cordes ; mais, n’ayant pas confiance en
l’adresse des matelots, elle avait saisi la sonde de
la mer sur laquelle, heureusement, il n’y avait pas
de plomb, et, après avoir démêlé un grand
rouleau, elle courut sur les cordes du pied du
grand mât. L’homme qui me fit la narration de ce
qui s’était passé me dit que Zéla courait comme
un esprit de l’air.

838
Quand Zéla fut sur l’extrême bout, elle
entendit ma voix, et, dirigée par le son, elle jeta le
rouleau de corde. Dans la crainte de mal viser son
but, la pauvre enfant avait attaché l’autre bout
avec l’intention de se jeter dans la mer pour me
l’apporter. Quatre des hommes qui étaient avec
moi saisirent la corde, qui n’était pas beaucoup
plus grosse qu’une corde à fouet, et il est
vraiment merveilleux qu’elle ait pu nous
supporter.
Le schooner nous jeta un autre appui, et nous
nous trouvâmes bientôt en sûreté.
Deux hommes qui, ne sachant pas nager,
s’étaient entortillés dans les cordages du bateau,
disparurent avec lui, car il est bon de remarquer
que les marins sont généralement très mauvais
nageurs.
Dès que j’eus franchi le bord du schooner,
Zéla se jeta dans mes bras. Ses lèvres étaient
aussi froides que de la glace, et son visage, d’une
pâleur livide, paraissait couvert des ombres de la
mort. Je plaçai Zéla sur l’écoutille, à côté de la
jeune fille malaise, et, en voyant son corps

839
inanimé soutenu par la petite esclave, je m’écriai
avec angoisse :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! va-t-elle donc
mourir ?
La vieille Kamalia, qui était couchée dans la
cabine, s’écria aussitôt :
– Non, malek, il est vrai que la Mort est
venue, mais ce n’est pas encore pour ma jeune
maîtresse ; quand elle viendra de nouveau, la
sombre fille de la nuit, la noble race de Bani
Bedar Kurcish, qui est contemporaine avec les
sables, sera éteinte pour toujours. Quand la vague
salée et destructive touche la racine des dattiers
du désert, ils meurent ; ceci est écrit dans le livre
du prophète. Je rachète par ma mort la vie de lady
Zéla, et je jurai, le jour où la Mort prit sa mère,
qu’au moment où cette déesse des ténèbres
prendrait une âme de notre maison, cette âme
serait celle de la vieille Kamalia. Démon bleu ! le
prophète m’a entendu, il faut que tu lui obéisses.
Ces paroles furent suivies d’un râle étouffant,
et je crus que la pauvre nourrice se noyait.

840
Je savais que la cabine avait été remplie par
l’eau de la mer, je demandai une lanterne, et
j’ordonnai à la jeune fille malaise et à deux
hommes de porter la pauvre femme sur le pont.
Il n’y avait pas un seul vêtement sec sur le
vaisseau, et tous les soins que je pouvais donner à
ma chère Zéla se réduisaient à des caresses. Je
pressais convulsivement contre mon sein le corps
glacé de la pauvre enfant ; je soufflais sur ses
yeux, et après mille peines, j’eus le bonheur de
voir monter sur ses joues pâlies une légère
rougeur.
Les hommes que j’avais chargés d’enlever la
vieille Kamalia de la cabine envahie par l’eau me
crièrent qu’elle était morte, roide et froide comme
une pierre.
Lorsque la cabine fut mise en état de recevoir
ma femme, je l’y transportai, aidé par la jeune
fille malaise, qui me promit de veiller sur elle ; et,
le cœur plus tranquille, je me rendis sur le pont.
Le soin de débarrasser le vaisseau des débris
qui l’encombraient occupa trop mon esprit pour
me donner le loisir de faire l’énumération des

841
pertes d’hommes que nous avions faites. Tout à
coup, mes oreilles furent frappées par des cris
perçants poussés par la jeune Malaise. Je me
précipitai vers la cabine, et je trouvai Zéla dans
les convulsions de l’agonie. La pauvre chère était
saisie avant terme par les douleurs de
l’enfantement, et elle mit au monde un petit être
sans vie. Quand les douleurs de Zéla se furent
calmées, je la contraignis à boire un verre de grog
très fort. Cette brûlante composition réchauffa
son sang, et elle tomba bientôt dans le calme d’un
profond sommeil.
Sous la bienfaisante influence de cet heureux
repos, le visage de Zéla reprit son expression de
douceur divine, et elle me parut si parfaitement
belle, que je la regardais avec autant de plaisir et
de surprise que si mon regard ne s’était jamais
fixé sur sa délicieuse figure.
Dans la crainte que le souvenir de la vieille
Kamalia ne vînt, au réveil, frapper l’esprit de
Zéla, je défendis à la Malaise de parler de la mort
de la pauvre femme, et je me disposai à faire
disparaître son corps.

842
Une lanterne à la main, je m’approchai de
l’endroit où son cadavre avait été déposé. La
figure de Kamalia n’avait subi aucun
changement ; elle ressemblait à une momie que
j’avais vue à l’île de France, et qui, datant de
l’époque de Cléopâtre, avait été enterrée près de
deux mille ans.
La momie dont je parle avait autant
d’apparence de vie que les restes livides et flétris
de la nourrice. Les vers étaient bien fraudés de
leur proie, car la peau, d’un bleu livide, ne
couvrait que des os. Une raie, d’un cramoisi
terne, tachait une veine des tempes, et sur cette
veine descendaient quelques mèches de cheveux
gris semblables à de la mousse sur un arbre mort.
Les bras de Kamalia pendaient roides, et toute la
pose de ce corps avait une expression de rigidité
sauvage. Je cachai le cadavre de la fidèle servante
dans une cabine isolée, et je remontai sur le pont.
– Des battures à l’avant !... cria un homme en
vigie.
Malgré son état fracassé, le schooner, qui avait
quelques voiles, passa les battures, et nous vîmes

843
le ressac qui se brisait sur les rochers enfoncés
dans l’eau. Au point du jour, le temps reprit sa
tranquillité, le soleil se leva dans toute sa
splendeur, et un voile de brouillard vaporeux se
suspendit au-dessus du rivage d’où l’ouragan
nous avait éloignés.
Le vaste et sombre marais dont nous avions
rasé les bords couvre une immense étendue de
terre ; il est exactement placé au-dessous de
l’équateur. Je bénis encore le ciel que sa fureur
nous ait chassés des rives dangereuses de cet
impur terrain, dont la vapeur pestilentielle nous
eût évidemment été mortelle.
Le constructeur du schooner n’aurait pas
reconnu le pauvre vaisseau, et bien certainement
le prince Zaoo se serait refusé à faire un échange
entre mon bâtiment et la vieille carcasse pourrie
sur laquelle il naviguait. Fracassé, démâté et
brisé, le schooner était livré à la merci des vagues
et du vent. Outre cela, notre butin et nos
provisions étaient entièrement gâtés.
Après avoir donné mes ordres, je laissai le
pont à la charge du contremaître. Je fis la revue

844
de mes hommes, et je me retirai dans ma cabine.
Nous avions perdu le contremaître, le
munitionnaire, le garçon suédois et sept matelots.
Je trouvai Zéla endormie, et, pour ne pas
réveiller la chère créature, je plaçai des chaises à
côté de sa couche ; mes bras enveloppèrent le cou
de Zéla, et dans cette position, je m’endormis
profondément.
Mais mon sommeil fut horrible ; je rêvai
qu’on me faisait subir d’effroyables supplices,
que j’étais déchiré en mille morceaux par des
requins et des tigres, que ma tête était écrasée
comme une noisette entre les énormes mâchoires
d’un crocodile. Dans l’effervescence des
prodigieux efforts que je tentais pour me sauver,
je renversai les chaises et je tombai en entraînant
Zéla dans ma chute.
– Qu’avez-vous, mon ami ? s’écria Zéla tout
épouvantée.
Je ne pus répondre ; la sueur coulait de mon
front, et j’étais sans haleine.
– Très cher, dit Zéla en m’embrassant, vous

845
venez de faire un mauvais rêve ; ne vous effrayez
pas ainsi, le temps est calme et nous sommes
ensemble.
Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il me
fût possible de me ressouvenir de tout ce qui
s’était passé. Quand je repris mes sens, mon cœur
bondit de joie ; mon adorée Zéla était appuyée
sur lui, et son beau visage était souriant.
Retardés par la faiblesse du vent, par le
manque de toile, nous mîmes cinq jours à gagner
notre port de destination.
En retrouvant de Ruyter, toutes nos
souffrances furent oubliées, et nous nous
arrêtâmes sous la proue du grab en chantant et en
poussant des cris de joie, comme si nous avions
fait un voyage des plus propices. Tant il est vrai
qu’un rayon de joie fait oublier les souffrances
les plus longues et les plus terribles !
De Ruyter monta sur notre bord ; il était
stupéfait de nous voir si fracassés par la tempête.
– Holà ! mes garçons, nous dit-il, avez-vous
fait un voyage au pôle arctique ? Avez-vous été

846
environnés par des remparts de glace pendant un
demi-siècle ?
– Non, lui répondis-je ; seulement nous avons
transformé le schooner en une cloche à plongeur
ou en une torpille, afin de croiser en dessous de
l’eau.
– Mais que vous est-il donc arrivé ? et ses
yeux perçants parcoururent le vaisseau : vous
êtes-vous battus avec le simoun ? Il n’y a pas de
machines humaines capables d’opérer une
pareille dévastation. Ah ! ah ! tous vos hommes
ne sont pas ici, il manque plusieurs figures bien
familières.
De Ruyter possédait le don si rare de ne pas
oublier une figure sur laquelle il avait arrêté son
regard.
Quand j’eus raconté à de Ruyter notre funeste
histoire, il me dit en souriant :
– Fort bien ; vous avez été sauvés par un
miracle. Le mal n’avait point de remède. Il faut
que nous nous occupions de réparer le désastre.
J’espère que le corps du vaisseau n’est pas

847
endommagé. Nous avons ici assez de barres de
bois, et je vous fournirai des cordages et de la
toile. Quant à moi, j’ai eu plus de succès en
attaquant un convoi de vaisseaux en course dans
les détroits de la Sonde. Nous avons démâté un
fainéant croiseur de la Compagnie, pris deux
vaisseaux chargés, l’un de munitions navales et
militaires, l’autre de provisions. Je les ai conduits
à Java, et j’ai vendu fort avantageusement les
vaisseaux et leurs cargaisons.
En revenant de Java, nous avons ramassé deux
vaisseaux marchands particuliers, dont un,
destiné pour Macao, était chargé de caisses
d’opium, ce qui vaut mieux que les dollars, car
l’opium est très cher dans ce moment-ci. L’autre
bâtiment était chargé d’huile, de café, de sucre
candi et de plusieurs autre choses ; du reste, vous
les verrez tous deux, ils sont là dans le port. Outre
cela, j’ai rendu de grands services au peuple de
ces parages, peuple que les Maures nomment des
Beajus ou hommes sauvages, et pour ces services
ils m’ont fait roi de leur île. Me voici donc un roi
prospère, avec mille Calibans pour mes sujets.
Regardez, ils m’apportent du bois, de l’eau, et ils

848
m’ont fait voir et apprécier toutes les qualités de
leur territoire.
– Quels services avez-vous donc rendus à ce
peuple ? demandai-je à de Ruyter.
– Voici. Près des îles de Tamboc, qui ne sont
point habitées, je fus tout surpris de découvrir
une flotte de proas. Les prenant pour des pirates,
je passai au beau milieu de leur flotte. Comme ils
étaient amarrés auprès du rivage, plusieurs se
sauvèrent. Quelques-uns levèrent l’ancre et
tentèrent de fuir ; mais, à l’exception de deux ou
trois, je m’emparai de tous. Quand j’eus abordé
les bateaux, je découvris qu’ils appartenaient à
des pirates malais et mauresques. Ces pirates
avaient visité la côte au sud-est de Bornéo,
surpris les habitants, qui, par la raison que leur
pays est inondé d’eau pendant la saison des
pluies, vivent dans des maisons flottantes
attachées à des arbres. Les malheureux ne purent
se sauver, car les corsaires arrivaient auprès
d’eux avec leurs chaloupes et prenaient
indistinctement les hommes, les femmes et les
enfants. Après cet exploit, les ravisseurs se

849
mirent en mer, et ils avaient touché aux îles de
Tamboc pour prendre des provisions et de l’eau,
quand, fort heureusement pour les prisonniers, je
les surpris à mon tour. Je trouvai près de deux
cents captifs dans les différents proas ; je les mis
tous en liberté, et, leur faisant cadeau des
chaloupes, je les amenai ici, près de leur pays
natal.
Je dois faire observer au lecteur que nous
étions amarrés dans un port au sud de l’île de
Bornéo. Ce port était dans une baie formée par
trois petites îles, qui n’étaient point habitées ni
même habitables, car la plus grande n’avait pas
un mille de circonférence. Le canal entre nous et
la plus grande des îles avait à peine un mille de
largeur, et le passage en était fermé par un banc
de sable sur lequel la mer se jetait sans cesse. Le
grab se trouvait tout à fait environné de terre, et
j’avais eu une grande peine, malgré les
descriptions de de Ruyter, à découvrir le lieu de
notre rendez-vous.
Pour ajouter un malheur de plus aux calamités
qui avaient accablé le schooner, mes hommes

850
furent soudainement saisis d’une fièvre putride et
de la dysenterie. Nous attribuâmes ce fléau à
l’atmosphère pestilentielle qui s’était exhalée du
fatal rivage marécageux auprès duquel nous nous
étions arrêtés. Quelques malades moururent ; et à
peine leurs âmes se furent-elles séparées de leurs
corps que nous fûmes obligés de les jeter dans la
mer, tant l’odeur qu’ils répandaient était
insupportable. Et tous ces malheurs étaient
attribués à la néfaste journée du vendredi.

851
LXXXIII

On croit que les Beajus sont une partie des


aborigènes de la grande île de Bornéo, chassés
dans l’intérieur du pays, qui se compose de
collines et d’énormes montagnes sombres,
escarpées et pleines de précipices. Une chaîne de
ces montagnes avoisine la partie de l’île à
laquelle nous étions amarrés, et les bases de ces
montagnes, en s’étendant dans la mer, rendent en
certains endroits l’approche de l’île fort
dangereuse. Si les petites îles ne nous avaient pas
protégés, nous n’aurions pu trouver un ancrage,
même à la distance de plusieurs lieues. La mer,
environne les deux côtés du pays, pendant que
l’énorme marais forme une barrière dans
l’intérieur ; de sorte qu’à l’exception de quelques
maraudeurs qui viennent dans leurs proas de
temps en temps pour ravager les villages
dispersés çà et là, sur une plaine qui se trouve aux
limites du marais, les Beajus vivent en paix,

852
grâce à l’impôt qu’ils payent à une colonie
malaise située sur la côte ouest.
Libres d’être gouvernés par leurs propres
chefs, les Beajus vivent avec une simplicité
patriarcale. La chasse et la pêche sont leurs
principales occupations, et ils ont une quantité
suffisante de riz, de maïs et d’autres grains, ainsi
que des fruits, des racines et des herbes.
La saison pluvieuse commence en avril ; elle
dure une moitié de l’année, et ne cesse de tomber
avec des ouragans épouvantables au-dessus de
l’immense marais. Les bêtes sauvages osent
seules errer quelquefois dans cette affreuse
solitude.
Ce marais a été nommé l’île de la Puissance
destructive ; on le dit peuplé de démons qui
préparent là toutes les souffrances humaines pour
les disperser sur le monde au gré de leurs
caprices.
Afin d’adoucir la colère de ces démons, les
Beajus leur offraient des sacrifices ; mais ils n’en
offraient pas, malgré leur croyance en elle, à la
puissance bonne et suprême, disant : « Comme

853
cette puissance ne fait que du bien, nous ne
devons ni essayer de la corrompre par des
sacrifices ni implorer sa clémence. »
Les chefs des Beajus étaient élus par des
vieillards. Chaque chef de famille devait
répondre de ceux qui lui appartenaient. Ils
n’étaient cités devant une grande assemblée que
pour de grands crimes, et l’adultère, étant
considéré comme le plus atroce, était puni de
mort.
Le bon service que de Ruyter avait rendu à ce
peuple ne fut ni oublié ni méconnu, car leur
reconnaissance fut sans bornes. Les deux cents
personnes qu’il avait libérées se firent les
esclaves de leur sauveur ; elles nous rendirent
toutes sortes de services et refusèrent d’en
recevoir le paiement. Les plus riches se tenaient
constamment côte à côte à bord de nos vaisseaux
pour nous donner des fruits, des volailles, du
poisson, des chèvres et toutes les choses que
produisait leur pays. Ils bâtirent des huttes très
commodes sur la plus grande des îles pour
recevoir nos malades et nos blessés, qui étaient

854
nombreux sur les deux vaisseaux. Ces huttes
furent placées sous la surveillance de Van
Scolpvelt, qui avait toujours soin d’être bien
fourni de médicaments. D’ailleurs, herboriste lui-
même, il consacrait ses heures de loisir à
chercher des herbes et des plantes pour les
distiller et en faire des décoctions et des
onguents. Le docteur avait à ses ordres un des
canots des Beajus, et, à l’aide de ce canot, il
faisait sur la côte des excursions journalières.
Pendant quelques jours je fus exclusivement
occupé à réparer le schooner, et, pour lui rendre
toute sa force première, je cherchai dans les
forêts les planches de bois dont j’avais besoin.
Malgré tous mes soins, j’avais à surmonter de
grandes difficultés pour trouver un bois qui
possédât les qualités nécessaires. Quant à un bois
de charpente, il y en avait assez pour bâtir des
flottes.
Un jour, étant allé bien loin le long de la côte,
je débarquai dans une petite baie dont l’approche
était inaccessible du côté de la terre, car elle se
trouvait gardée par une montagne couverte de

855
jungles. Les buissons et les cannes de ces jungles,
entrelacés ensemble par d’énormes plantes
rampantes, laissaient croire qu’un rat seul avait la
possibilité d’en franchir les sinueux détours. La
vue de quelques sapins me détermina cependant à
tenter l’approche de cet impénétrable fourré. En
conséquence, après avoir fait aborder Zéla sur le
rivage, j’envoyai mon bateau au schooner avec
l’ordre de ramener les charpentiers. Nous étions
cependant à une distance considérable du
vaisseau ; mais ma petite barque naviguait
admirablement bien, et, comme le vent était bon,
je calculai que les ouvriers pouvaient se rendre à
mes ordres dans l’espace de quelques heures.
En attendant le retour de mes envoyés, nous
examinâmes la place, afin de trouver un chemin
praticable ; mais nos recherches furent
complètement inutiles. En désespoir de cause,
nous nous promenâmes çà et là sur le bord de la
mer, et nous ramassâmes des huîtres et des
moules, car de hauts rochers qui s’avançaient au-
dessus de nous en étaient couverts.
Pendant que Zéla s’occupait à préparer du

856
café, je fis ma sieste, étendu sur un fragment de
rocher, et bientôt le bruit monotone des vagues, le
chant du coq des jungles et la voix éloignée du
faon, voix aiguë et plaintive, m’endormirent
profondément. Tous ceux qui ont joué un rôle
dans les actives scènes de la vie maritime ou
militaire ont trouvé un bonheur exquis dans les
douceurs du repos, soit qu’on le goûtât dans
l’isolement, soit qu’il fût partagé avec une
compagne jeune, belle et chérie. Dans cette
solitude enchanteresse, on peut décharger les
fardeaux qui pèsent sur le cœur, se confier
mutuellement ses joies ou ses angoisses, être libre
enfin, échapper à la dédaigneuse pitié des amis
dont les paroles banales sont plutôt un ennui
qu’une consolation. Les amis sont généralement
des prophètes officieux qui prévoient les
malheurs et qui avertissent d’éviter ce qui est
inévitable ; puis, quand le mal est sans remède,
ils justifient leur conscience par ces mots :
– Il n’a pas voulu écouter mes conseils ; c’est
une faute dont il subit les conséquences !...
Quand le café fut prêt, Zéla mit sa tête sur

857
mon épaule et me montra une tache blanche sur
les eaux en me disant :
– C’est un canot du pays, très cher ; cachons-
nous !
– C’est notre bateau, mon amour, il n’y a
aucun danger à craindre.
– Parions, dit Zéla.
– Parions, répétai-je d’un ton joyeux.
Mais afin qu’on ne m’accuse pas d’avoir de si
bonne heure le goût du jeu, il faut que je dise que
le gain de nos paris n’était que des baisers. De
sorte que, bateau ou canot, je gagnais toujours,
car c’était donner au lieu de recevoir, ce qui est
aussi agréable l’un que l’autre. Quand j’eus
persuadé à Zéla que la tache blanche était notre
bateau, je lui demandai un baiser. La chère enfant
me le donna ; mais je fus obligé de le lui rendre.
Le sujet de notre joyeux pari était le canot du
docteur. Tout à coup un petit bruit sourd se fit
entendre dans les jungles. Cachés par une saillie
du rocher, il nous fut facile de nous mettre sans
être vus en état de défense ; j’armai

858
silencieusement ma carabine.
Un taoo parut au-dessus de nos têtes.
– Soyez prudent, mon ami, me dit Zéla : un
tigre s’approche, car cet oiseau le précède
toujours de quelques pas.

859
LXXXIV

J’ajoutai une balle de plomb à ma carabine,


dont j’appuyai la crosse sur le rocher, décidé à ne
faire feu qu’en cas d’attaque, et je calculai
rapidement qu’il nous serait possible de fuir et de
gagner le bateau à la nage si notre ennemi n’était
pas atteint par ma balle. Après avoir ôté ma
casquette, je jetai un coup d’œil au-dessus du
rocher ; le bruit ne cessait pas. Tout à coup, et à
ma grande surprise, j’aperçus un vieillard gris et
couvert de poils. Il écarta les buissons, et après
un long examen de son entourage, il se baissa et
sortit de l’ouverture de la petite baie. Au geste
que je fis pour m’élancer vers l’inconnu, Zéla
tressaillit, et me prit la main en murmurant à voix
basse :
– Cachez-vous et ne bougez pas.
L’étranger avait la plus étonnante figure du
monde, et cette figure ne ressemblait à aucune de

860
celles que j’avais vues chez les différents peuples
de la mer des Indes. Ses membres étaient
remarquablement longs, et la seule arme qu’il
portât était une énorme massue, pareille, du reste,
à celles dont se servent les insulaires du Sud. La
figure de cet homme était noire, couverte de poils
gris et profondément ridée ; sa taille semblait
courbée par l’âge et par les infirmités, mais
néanmoins il marchait à grands pas sur le terrain
inégal. Les yeux de cet étrange personnage
avaient une expression de malignité qui les faisait
ressembler à ceux d’un démon.
Quand il fut arrivé sur les bords de la mer,
mais dans une direction opposée à celle où nous
nous trouvions, il s’assit sur un rocher, et, à l’aide
d’une pierre pointue qu’il avait ramassée, il
arracha des moules qu’il dévora d’un air
horriblement avide. Après avoir terminé son
repas, le sauvage cueillit une grande feuille, y mit
des huîtres et des moules, puis il serra sa pêche
avec soin. Avant de s’éloigner, l’homme examina
pendant quelques minutes le canot de Van, qui
voguait rapidement vers nous, hocha la tête, et
d’un pas alerte il reprit le chemin des jungles et

861
disparut.
– Je veux le suivre, dis-je à Zéla, et je me
levai vivement.
Zéla voulut me retenir.
– C’est un Jungle-Admée, me dit-elle ; on
assure qu’ils sont plus rusés, plus cruels et plus
féroces que les tigres et les lions.
– Il est seul, mon amie, et bien certainement
j’ai assez de force et d’énergie pour lui tenir tête ;
d’ailleurs, en le suivant, je trouverai un chemin
qui me sera utile.
Je mis aussitôt mon idée à exécution, et, après
m’être traîné sous un massif de kantak, je
découvris un étroit et tortueux sentier que le
vieillard suivait à pas lents ; je me glissai sur ses
traces, accompagné de l’intrépide Zéla.
Après un quart d’heure de marche, le vieillard
dirigea sa promenade vers le marais, traversa le
lit d’un ruisseau de la montagne, grimpa sur un
rocher d’une quinzaine de pieds de haut, et de là
sur un vieux pin couvert de mousse.
Quand le sauvage eut gravi le tronc de l’arbre,

862
il se trouva plus élevé que le rocher ; alors il
s’attacha par les bras à une branche horizontale,
et, semblable à un matelot qui traverse les étais
d’un mât et change continuellement la position de
ses membres, l’étranger gagna le sommet du
rocher. Une fois là, il soutint son corps avec ses
mains, et, se laissant doucement tomber de l’autre
côté, il continua sa marche. Nous le suivîmes en
évitant avec soin de faire le moindre bruit.
L’inconnu franchit plusieurs rochers, dans les
crevasses desquels poussaient les pins dont
j’avais besoin.
Arrivé là, le vieillard suspendit sa marche pour
considérer un énorme pin qui, tombé de
vieillesse, produisait encore une infinité de
vigoureux rejetons. Le sauvage arracha quatre
jeunes pins, qu’il dépouilla de leurs branches
pour les placer commodément sur son épaule
gauche. Cela fait, il se dirigea vers un petit
espace de terrain sur lequel se trouvaient des
mangoustans sauvages et des bananes. Après
avoir cueilli quelques fruits bien mûrs, le sauvage
fit plusieurs détours et arriva sur un petit

863
emplacement ombragé par un arbre couvert de
grandes fleurs blanches. Sous la merveilleuse
épaisseur des branches de cet arbre, nous
aperçûmes une jolie petite hutte construite avec
des cannes entrelacées ensemble.
Ce fut avec une véritable admiration que mes
regards parcoururent le délicieux entourage de la
pittoresque habitation du solitaire, car un goût
parfait avait présidé au choix de l’emplacement et
à l’harmonieuse disposition des objets extérieurs.
À droite de la hutte se trouvait un banc de rochers
couvert de tamarins et de muscades sauvages ; à
la base de ce banc, on voyait une excavation à
moitié ombragée par trois grands arbres de bétal,
qui, avec leurs troncs droits, à l’écorce d’un blanc
argenté, étaient d’une beauté tellement
resplendissante, qu’ils semblaient être les Grâces
de la forêt. Derrière l’ermitage s’étendait à perte
de vue un jungle impénétrable, dans lequel je
distinguai le tamarin, la muscade, le cactus,
l’acacia et le sombre feuillage du bambou.
Après avoir déposé le paquet de jeunes pins à
la porte de sa demeure, le vieux sauvage entra à

864
quatre pattes dans la hutte, dont la porte était très
basse, car le toit, couvert de feuilles de palmier,
n’était élevé que de deux pieds au-dessus de la
terre.
Pendant que j’examinais attentivement la
hutte, un bruit sourd dans le buisson sous lequel
j’étais caché me fit tourner la tête, et je vis avec
un indicible effroi la tête noire et l’œil brillant
d’un cobradi-capello. L’horrible bête dirigeait sa
marche vers Zéla, qui, muette de terreur, semblait
fascinée par les yeux du reptile.
Le danger de ma femme étouffa ma prudence.
Je courus à elle en poussant un cri formidable. Le
serpent ne parut point alarmé ; il se retira
doucement dans un buisson et disparut.
– Oh ! le Jungle-Admée, s’écria Zéla.
Je me retournai vivement.
Le vieillard s’avançait vers nous en tenant
fermement serrée dans ses deux mains la massue,
qu’il faisait voltiger au-dessus de sa tête comme
un bâton à deux bouts.
À en juger par la férocité du regard du vieux

865
scélérat décharné, par le grincement de ses dents,
par la fureur qu’exprimaient tous ses gestes, il
était bien certain qu’il se préparait au combat.
J’avais à la main ma carabine armée ; mais,
avant d’avoir eu la possibilité de la diriger contre
mon agresseur, je fus obligé de reculer vivement
en arrière pour éviter un coup de massue. Éloigné
du sauvage par ces quelques pas, je visai sa
poitrine, et tout le contenu de mon arme fut logé
dans son corps. Le vieillard bondit sur ses pieds
et vint lourdement tomber sur moi. Le choc me fit
trébucher, et, me croyant perdu, je criai à Zéla de
courir au bateau, afin de se sauver. Mais, au lieu
de fuir, l’héroïque enfant enfonça une lance de
sanglier dans le dos du sauvage, en me disant
d’une voix calme :
– Il est tout à fait mort, mon ami ; levez-vous.
J’eus quelque peine à me débarrasser de
l’étreinte du sauvage, et, en me relevant, je vis
que la balle, en traversant le cœur, était la cause
de l’élan convulsif qui avait failli causer ma
perte.
Bien certain de la mort du Jungle-Admée,

866
nous pénétrâmes dans sa maison. L’intérieur
différait fort peu de celui des habitations de tous
les hommes de l’île, seulement cet intérieur était
plus propre, et surtout plus commode.
À un bout de la chambre s’élevait un mur
mitoyen, sorte de défense opposée à l’invasion
des voleurs pendant l’absence du maître. Sur une
table grossièrement construite était
soigneusement étalée une provision de racines et
de fruits. En vérité, on eût dit que la chambre de
cet homme était la demeure d’un philosophe
écossais.
En entendant la détonation des mousquets et le
son des voix qui nous appelaient, je fus tout
surpris de m’apercevoir que nous étions tout près
de la mer.
Nous nous hâtâmes de regagner le rivage, où
stationnait Van dans son canot.
L’endroit où nous nous étions arrêtés avait été
désigné au docteur par les hommes de notre
bateau ; la détonation de ma carabine avait si fort
épouvanté notre Esculape, qu’il avait donné
l’ordre à ses compagnons de tirer, en forme

867
d’appel, plusieurs coups de mousquet.
– Bonne nouvelle, Van ! lui dis-je ; j’ai trouvé
pour vous ici un magnifique sujet.
Et je racontai au docteur mon aventure avec
l’homme sauvage.
– Où est-il ? s’écria Van.
Brûlant de curiosité, le docteur me suivit sur le
lieu du combat.
– Comment ! c’est cela ? Mais cet être
n’appartient pas à la classe bimana, à la classe
genus homo ou homme ; il appartient à la
seconde classe des quadrumana, êtres de la race
simii, qui se compose de singes, de guenons et de
babouins : le pelvis étroit, le falx allongé, les bras
longs, les pouces courts et les côtes plates.
» Celui-ci, continua Van en tournant le corps,
est un orang-outang. En vérité, je n’en ai jamais
vu un aussi grand : il ressemble beaucoup au
genus homo ; mais touchez-le, il a treize côtes, et
il n’y a guère de différence entre votre
conformation et la sienne. Buffon dit que les
orangs-outangs n’ont aucun sentiment de

868
religion, et quel sentiment en avez-vous ? Ils sont
aussi braves et aussi féroces que vous ; de plus,
ils sont très ingénieux, et vous ne l’êtes pas.
D’ailleurs, autre supériorité, c’est une race
réfléchissante, sensée, et ils ont le meilleur
gouvernement du monde ; ils divisent un pays en
départements ; ils ne se rendent jamais coupables
d’une invasion et ne détruisent point les biens des
autres.
» Ils sont gouvernés par des chefs et vivent
bien sous la douceur d’une loi juste et protectrice.
Celui-ci a été méchant, séditieux, et sans nul
doute banni de la communauté de ses semblables.
» Je conserverai son squelette pour en faire
hommage au collège de chimie d’Amsterdam, car
c’est une espèce rare. »
Nous laissâmes Van travailler sur l’orang-
outang pour aller examiner les bois de charpente
et tracer un chemin jusqu’au rivage.
Vers le soir, nous regagnâmes nos bateaux, car
les natifs nous assurèrent que l’île était infestée
par des tigres et par des serpents.

869
LXXXV

J’ai remarqué que les individus qui possèdent


des qualités réelles sont détestés et maltraités. La
masse du peuple s’occupe généralement à s’aimer
elle-même, à penser à son bien-être personnel et à
dire du mal des autres, et cela pendant qu’elle
essaie de leur enlever une portion de leurs
richesses. Il faut que tous ceux qui ambitionnent
son estime mentent, se plient à ses caprices et lui
rendent hommage.
Le mérite, la vaillance, la sagesse et la vertu
sont presque toujours sans pain et sans vêtements.
Les Malais, dispersés sur les bords de la mer
des Indes et sur ses plus belles îles, sont déclarés,
d’après l’opinion publique, féroces, perfides,
ignorants et rebelles à toute tentative de
civilisation, et même incapables d’aucun
sentiment de bonté, par la raison qu’ils sont
capables de commettre tous les crimes.

870
De Ruyter, qui n’ajoutait aucune foi dans les
clameurs du monde, qui n’était jamais guidé par
l’opinion des autres quand il avait la possibilité
de juger par lui-même, me donna bientôt sur le
caractère des Malais de véritables
renseignements. En disant que ce peuple était
généreux, esclave de sa parole, doué d’un
courage invincible, de Ruyter lui rendait justice.
Tous les efforts tentés par les Européens pour
arriver à vaincre ce peuple ont été sans succès. Si
une partie de leur pays est prise par une force
supérieure à leurs moyens de défense, ils
abandonnent la lutte, mais avec le courage qui
cède sans plier, mais avec leur profond amour de
la liberté, qu’ils acquièrent par les conquêtes de
leurs victorieuses batailles. Sur la côte du
Malabar et dans les trois grandes îles de la Sonde,
les Malais sont fort nombreux et sont encore le
seul peuple de l’Inde qui ait conservé un
caractère national et le libre arbitre de leur sort.
Les Malais ont peu de besoins, et sont hardis,
braves et aventureux, et il n’y a guère de pays
dans le monde où une pareille race ne puisse

871
trouver les moyens de vivre. Semblables au coco,
ils ne sont jamais loin de la mer, et, comme les
Arabes, ils s’approprient sans scrupule le superflu
des riches étrangers : mais quelle est la créature
pauvre qui ne désire pas un peu une partie du
bien des riches ?...
Les lâches mendient, les rusés volent, et
l’homme brave prend à l’aide de sa force.
Les richesses de l’Inde et celles de l’Asie,
obtenues par la force et par la ruse, sont
journellement transportées le long des côtes
malaises en voguant vers l’Europe, et les Malais
seraient de véritables barbares s’ils n’en prenaient
pour eux une petite portion. Donc, ils s’emparent
de tout ce qui tombe sous leurs mains ; et,
quoique leur pays ait été ravagé, quoiqu’on les ait
massacrés en grande partie, ils n’ont perdu ni leur
force ni leur courage.
Les Malais possèdent plusieurs colonies sur la
côte à l’est de Bornéo, et la situation de cette côte
leur permet d’exercer sur le commerce chinois un
constant maraudage.
Les Portugais, les Hollandais, les Anglais,

872
ainsi que plusieurs autres nations, ont de temps
en temps formé des colonies sur diverses parties
de l’île, protégés dans leur installation par le roi
de Bornéo. Mais cette protection eut une grande
ressemblance avec celle qu’un fermier accorde à
l’industrieuse abeille. Ainsi, quand les colons
eurent établi des usines, quand ils eurent encaissé
les trésors produits par leur travail, on les chassa,
et leurs biens furent confisqués.
Le roi moresque, qui demeure à Bornéo, la
capitale de l’île, n’a ni influence ni pouvoir en
dehors de sa province, et, de plus, fort peu
d’autorité sur les Chinois, qui ont accaparé tout le
commerce de l’île et qui vivent à Bornéo dans
une complète indépendance.
Mais revenons à nos amis les Malais.
Sur la partie de la côte où nos vaisseaux
étaient amarrés se trouvait une colonie malaise ;
nous nous liâmes bientôt avec les principaux
habitants, afin de nous débarrasser des Beajus,
qui sont le peuple le meilleur, mais aussi le plus
stupide de la terre.
Un matin, de Ruyter exprima au chef de cette

873
colonie le vif désir que nous avions de faire une
chasse au tigre.
– Je suis tout à fait à vos ordres, nous répondit
le Malais, et demain nous organiserons cette
partie. Je vous servirai de guide, quoique le
plaisir que vous vous promettez me soit
entièrement inconnu, car ici nous n’attaquons le
tigre qu’en cas de légitime défense ou pour
protéger nos propriétés contre ses dangereuses
invasions.
Je ne dois pas oublier de dire que, pendant la
durée de notre amarrage, de Ruyter fit de temps
en temps lever l’ancre du grab, afin d’aller voir si
la mer était traversée dans nos parages par
quelque vaisseau de la Compagnie. Pendant
l’excursion de notre commandant, je veillais sur
le schooner, dont les réparations marchaient à
grands pas, car, grâce à l’orang-outang, nous
avions trouvé du bois convenable.
Nous faisions souvent des parties de chasse
sur la terre pour tuer des daims, des sangliers, des
chèvres et quelquefois des buffles, afin
d’approvisionner nos vaisseaux de viandes

874
fraîches et d’épargner nos provisions pour la mer.
L’intention de de Ruyter était d’attendre, pour
s’en emparer, le passage d’une flotte chinoise qui
faisait voile pour la France.
Ce temps d’arrêt nous permit de visiter l’île, et
les natifs nous parlèrent des ruines d’une
ancienne ville, située sur les bords du grand
marais, en ajoutant que ces ruines étaient la
demeure des tigres et d’une infinité d’autres bêtes
sauvages. Nous nous décidâmes bientôt à aller les
visiter.
Nos vaisseaux étaient toujours en ordre, et
aucun soin n’était mis en oubli pour les préserver
d’une attaque soit par terre, soit par mer. Nous
avions monté deux canons et élevé une batterie
pour protéger le schooner et les malades
débarqués sur l’île, et trois de nos hommes
étaient constamment placés en sentinelle à la
porte des huttes et en face du vaisseau.
Nous nous occupâmes enfin des préparatifs
qu’exigeait notre chasse aux tigres. Le chef
malais nous servait de guide ; de Ruyter prit avec
lui une vingtaine d’hommes, je me fis suivre de

875
plusieurs marins du schooner, et nous partîmes
joyeusement.

876
LXXXVI

Les Malais ont le caractère vraiment


chevaleresque. Ils adorent la guerre et son
inséparable accompagnement de bruit et de
danger. La chasse au faucon, les combats de
coqs, l’amour, sont les exercices récréatifs qui
plaisent le plus à cette nation et surtout à notre
chef malais.
Une des plus grandes particularités de son
caractère était l’observation scrupuleuse du code
qui dit : Dent pour dent, œil pour œil, mal pour
mal. Je doute fort, en vérité, qu’il soit possible
d’établir une comparaison entre les chevaliers de
la Croix-Rouge et notre Hotspur de l’Est : il leur
était trop supérieur en énergique cruauté.
Pendant un voyage, ce terrible chef s’arrêta à
Batavia pour y vendre la cargaison d’un vaisseau
dont il avait fait la conquête. Batavia était
gouvernée par des Hollandais. Les Hollandais

877
sont aussi scrupuleux et minutieux pour la
propreté de leur maison qu’un laird écossais. En
revanche, ils n’ont aucun soin de leur propre
personne et aucune recherche de confort dans
leurs habitudes. Un Hollandais bien carrément
assis dans un fauteuil, la pipe aux lèvres, une
bouteille de skédam à la portée de sa main,
ressent tous les plaisirs qu’il rêve dans les délices
du paradis. En fumant, il regarde par sa fenêtre ce
qui se passe dans la rue, et pour éviter de salir sa
maison, il jette sa salive au dehors. Un
malheureux débit de cette espèce, venant de la
croisée d’une maison hollandaise, tomba un beau
jour sur le front du chef malais. Après avoir
vainement cherché l’auteur de cet affront, le
Malais, ivre de colère, tira son poignard du
fourreau, en courant comme un fou dans toutes
les rues de la ville ; il massacra sans pitié les
inoffensives personnes qui se rencontrèrent sur sa
route. Les Hollandais se ruèrent sur l’intrépide
chef ; toute la garnison le poursuivit de ses coups
et de ses clameurs ; il ne tomba pas. Sa
vengeance accomplie, quinze ou seize personnes
étaient mortes ; il se précipita et gagna son bateau

878
à la nage.
Une autre fois, et peu de temps après cet
événement, un vaisseau de Bombay ayant jeté
l’ancre à la hauteur de la côte où son père était
chef, fit avec le vieillard l’échange de plusieurs
armes, telles que mousquets de Birmingham,
haches, doloires, contre des produits du pays. Le
propriétaire du vaisseau avait certifié au vieux
chef que les armes étaient toutes en bon état.
Confiant en ses paroles, le Malais se servit du
mousquet pour chasser des oiseaux. Le mousquet
éclata entre les mains du chef, et un morceau du
canon, entré dans sa cervelle, le tua. Le fils de la
victime fit assembler tous les gens de la maison
de son père, aborda le vaisseau pendant la nuit,
s’en rendit maître, et, de sa propre main,
massacra tout l’équipage. Après cette horrible
revanche, il fit élever un bûcher sur le vaisseau
même, plaça sur ce bûcher le corps de son père,
et y mit le feu après avoir entouré le mort de
trente cadavres.
Cependant, la première journée de notre
chasse, je fus témoin d’un exploit de cet être

879
irascible.
Un Tiroon, qui remplissait le rôle de mahout
(conducteur) auprès du petit éléphant sur lequel
Zéla était assise, fit signe à l’intelligente bête de
tuer un pauvre malheureux qui sortait, pour
mendier un secours, des ruines d’une citerne.
L’éléphant obéit au mahout.
Je causais avec le chef lorsque la voix de Zéla
me fit tourner la tête. Ma femme me montrait du
regard un sale lépreux dont le corps était
tellement couvert d’ulcères, que le malheureux
n’avait plus de ressemblance avec un être
humain.
Le Tiroon mahout appartenait à une race qui
se plaît à verser le sang, car ils font journellement
des sacrifices à leurs dieux et à la femme qu’il
aiment. Un Tiroon ne peut se marier qu’après
avoir présenté à sa fiancée une tête sanglante ;
peu importe de quelle manière il l’a conquise :
ruse, force, adresse, lâcheté, tout moyen est bon ;
le résultat le justifie. Il faut donc que le cadeau de
noce soit une vie humaine, et l’amoureux qui
présente à la femme de son choix un bouquet de

880
têtes voit toujours sa demande parfaitement
accueillie. Aussitôt que le chef malais se fut
aperçu de l’odieuse conduite du mahout, il saisit
un bâton et bondit sur lui en le frappant avec une
extrême violence. Le Tiroon prit à sa ceinture une
flèche empoisonnée, dont il essaya de se faire une
arme ; mais le chef la lui arracha des mains, jeta
le mahout contre un arbre et l’y maintint à l’aide
de ses pieds. Livré sans défense à la fureur de son
maître, le Tiroon tomba pour ne plus se relever. Il
est impossible de se faire une idée de la furieuse
exaspération du Malais. Ses yeux brillaient
comme des diamants, tout son corps frémissait de
rage : il ressemblait tout à fait à un démon
vengeur.
– Je vais préparer ma carabine, dis-je à de
Ruyter ; cet homme est ivre de colère, bien
certainement il va tout à l’heure s’attaquer à
nous.
Quand le chef se fut assuré de la mort du
Tiroon, il jeta son corps auprès de celui du
lépreux, puis regarda le ciel.
– Les voici ! hurla-t-il d’un ton de triomphe

881
sauvage, en montrant, avec sa main rougie par le
sang, un faucon aux longues ailes occupé à se
battre avec un corbeau, que l’odeur du sang avait
attiré près de nous.
Le chef nous déclara positivement que le
faucon était l’âme du lépreux, et le corbeau celle
du Tiroon.
Les deux oiseaux se battaient avec
acharnement ; d’abord ils dirigèrent leur vol
oblique vers la terre, puis il gagnèrent le sommet
des arbres, puis enfin ils montèrent dans l’espace
et furent pour nos regards aussi peu visibles que
les atomes perdus dans un rayon de soleil ; mais
les yeux d’aigle du chef suivaient les
combattants, ils ne perdaient aucune des
péripéties de cette lutte aérienne.
– Le lépreux triomphe ! s’écria le Malais ; il
descend sur l’âme de son noir assassin.
En effet, le faucon tomba comme la foudre sur
sa victime, l’enveloppa de ses ailes, et tous deux
tombèrent à terre.
Le chef se frotta joyeusement les mains et

882
courut à l’endroit où étaient tombés les deux
oiseaux. Ce fut avec une sorte de cri sauvage que
le Malais nous apprit le résultat de la victoire. Le
corbeau était bien mort ; quant au faucon,
triomphalement perché sur la branche d’un arbre,
il parut attendre notre départ pour commencer
son repas.
C’était donc sous la protection de ce fougueux
personnage que nous étions placés ; mais je dois
dire qu’à part les rages insensées dont il se sentait
quelquefois invinciblement atteint, c’était un
brave et bon compagnon. Doué d’une très grande
sagacité, le chef était un excellent guide et nous
faisait prendre toutes les précautions possibles
afin d’éviter la rencontre des peuplades dont nous
traversions les districts.
Un constant exercice avait rendu les sens du
Malais excessivement fins ; il pouvait distinguer
les objets, leur forme et leur couleur, avant même
que nous les eussions aperçus, et son ouïe était
plus vive que celle d’un chien.
Nous marchions malgré nous avec une
désespérante lenteur, et les éléphants étaient

883
obligés de nous creuser des chemins à travers les
jungles. Rien ne révélait dans ces solitudes
profondes le voisinage des hommes, car il n’y
avait ni blé ni culture, et quoique le paysage fût
toujours le même, nous rencontrions à chaque
instant des animaux inconnus et des oiseaux
étrangers à nos souvenirs et à nos regards.

884
LXXXVII

Pendant la chaleur de la journée et le soir,


nous nous exercions à tirer avec une seule balle
sur les daims, les sangliers et les paons sauvages,
car ces derniers voltigeaient par milliers au-
dessus de nos têtes pour aller chercher leurs
juchoirs dans les bois. Autant que possible, nous
avions soin de chercher du repos loin des arbres,
et surtout à une assez grande distance des jungles.
Si la nécessité nous mettait dans l’obligation de
coucher près des savanes, le chef malais en faisait
incendier une partie, afin de chasser les bêtes
venimeuses et de purifier l’air.
Quand nous quittâmes les bois, ce fut pour
traverser une grande étendue de plaine, couverte
d’énormes roseaux, entremêlés de cannes aussi
hautes que de jeunes sapins. Si les éléphants
sauvages ne s’étaient pas créé un chemin que
nous suivions sur leurs traces, il nous eût été

885
impossible de traverser ce sauvage désert.
En face de nous s’élevaient des montagnes
dont toute la hauteur était ombragée par des
arbres d’une prodigieuse force ; à notre gauche
s’étendait un massif de rochers, et du centre de
ces rochers on voyait surgir une élévation de terre
semblable à une île entourée de récifs. Les Malais
nous dirent que sur cette élévation de terre se
trouvaient les ruines d’une grande ville
moresque, nommée autrefois la Ville des Rois.
Le soir du cinquième jour de notre marche,
nous approchâmes du lieu de la chasse, sur la
côte, au sud-est de l’île. L’atmosphère était
chargée de miasmes si impurs, que nous étions
obligés, par précaution, de fumer sans cesse. Zéla
imitait mon exemple, et le mahout, assis sur le
cou de mon dromadaire, portait devant lui un pot
de charbon de terre allumé et un grand sac de
tabac. Le tabac me préserva de la fièvre, car tous
ceux qui, malgré mes conseils, dédaignèrent de
s’en servir, eurent le vertige, des maux de cœur et
crachèrent le sang.
Nous arrivâmes enfin au massif de rochers au

886
bas duquel s’étendait vers le nord, et beaucoup
plus bas que la plaine que nous venions de
traverser, un immense et fétide marais. Nous
avions encore une journée de marche à faire pour
arriver à la colline verte et boisée vers laquelle
nous nous dirigions. Une terrible et profonde
obscurité couvrait le marais, sur la surface duquel
ondoyaient les noires et soyeuses touffes des
roseaux, et cependant l’air était tellement calme
que les feuilles des arbres restaient dans la plus
complète immobilité. Quand la nuit fut venue,
quand le vent de la terre passa sur le marais, des
éclairs faibles et d’un bleu pâle illuminèrent ce
noir séjour du mal. Ce spectacle me donna le
frisson, car il me fit songer au malheur qui avait
failli m’atteindre lorsque la tempête m’avait jeté
sur ces bords.
Après avoir disloqué ma mâchoire dans
l’infructueuse tentative de manger un paon
sauvage à moitié cuit, je me couchai dans ma
tente, sur une peau de tigre, en mettant ma
carabine sur ma tête. Zéla vint se nicher auprès de
moi, et nous nous couvrîmes avec une peau
d’élan tannée. Au milieu de la nuit, je fus réveillé

887
par Zéla. La vie sauvage et dangereuse que la
jeune fille avait menée depuis son enfance était
cause qu’elle se réveillait au moindre bruit. Je lui
ai vu très souvent ouvrir les yeux au léger
bourdonnement que faisait entendre un
moustique en voltigeant au-dessus de nous.
Zéla venait donc d’être réveillée par un petit
bruit sourd ; en se levant pour en chercher la
cause autour d’elle, la jeune femme aperçut un
grand serpent venimeux qui rampait
tranquillement sur mes jambes nues.
Le profond sommeil dans lequel j’étais plongé
immobilisait tellement mon corps, que je
ressemblais plutôt à un cadavre qu’à un être
vivant.
Avec un admirable sang-froid, la jeune fille
suivit, à la lueur du feu qui brûlait devant la tente,
tous les mouvements du reptile, qui, attiré par la
chaleur, se glissa doucement vers le feu. Si
j’eusse fait le moindre mouvement, ou si Zéla eût
donné l’alarme, le serpent m’aurait mortellement
blessé.
Quand il fut tout à fait en dehors de la tente,

888
Zéla me réveilla. Je sautai aussitôt hors du lit
pour courir vers mes compagnons, qui dormaient
à quelques pas de nous, et, avant de les réveiller,
je suivis le serpent, qui marchait lentement vers
le feu.
Mon approche fit lever la crête du reptile, et il
tourna la tête pour me regarder. Ce mouvement
me donna l’idée de décharger sur lui ma carabine,
remplie de balles de plomb. Un homme endormi
près du feu se leva vivement et retomba bientôt
sur la terre : je crus l’avoir tué.
Le chef malais donna l’alarme et s’élança vers
moi suivi de tous ses gens ; je lui montrai le
monstre qui se débattait au milieu des charbons.
– Vous tirez un coup de carabine contre un
chichta, me dit le chef d’un air presque
courroucé ; vous avez tort, monsieur, d’user votre
poudre et de troubler pour si peu de chose le
sommeil de vos hommes. Il y a ici des milliers de
ces vers ennuyeux, et voici comment on les tue.
En achevant ces mots, le chef perça la tête du
serpent avec sa lance et le maintint dans la braise.

889
Le serpent entortilla son corps autour de la
lance jusqu’à ce que sa queue atteignît la main du
chef.
– Si vous voulez le faire rôtir, me dit le
Malais, vous trouverez que sa chair est aussi
bonne que celle du meilleur poisson.
Quand le serpent fut tout à fait mort, le chef le
jeta dans le feu, le couvrit avec des cendres, et me
dit encore :
– Nous le mangerons au réveil ; bonsoir, je
vais essayer de me rendormir.
Peu désireux d’être encore interrompu par des
êtres si désagréables, j’engageai Zéla et de Ruyter
à finir la nuit avec moi auprès du foyer.
Notre conversation tomba bientôt sur la chasse
aux tigres, et de Ruyter, qui avait non seulement
une passion très vive pour ce plaisir, mais qui
s’était rendu célèbre par ses exploits dans les
provinces supérieures de l’Inde, nous dit en
terminant :
– La chasse aux tigres, de la manière dont on
la fait dans l’Inde, est moins dangereuse que celle

890
qui a pour but la destruction des renards. Pour
chasser le tigre, une vingtaine d’hommes se
réunissent et s’entourent d’une prodigieuse
quantité d’éléphants. Enfermés dans les houdahs
avec une douzaine de mousquets, qui sont vite
rechargés par des domestiques, les chasseurs sont
dans une position aussi sûre qu’un homme perché
sur un arbre et tirant sur un daim. Il arrive
quelquefois qu’un mahout est égratigné, car il
court un peu plus de danger que son maître ; mais
le héros du combat, c’est le noble éléphant : il fait
face au tigre, et tout le succès dépend de son
courage, de sa vaillance et de sa fermeté. Si
l’éléphant ne veut pas rester, s’il a peur, s’il se
sauve, la vie du chasseur est en péril ; car un
bœuf enragé, ou notre Malais en colère, ne sont
rien en comparaison d’un éléphant en révolte.
Le plus admirable spectacle du monde, reprit
de Ruyter, est celui qu’offrent les lions en
chassant les animaux dont ils font leur principale
nourriture. Bien différents des lâches et cruels
tigres, les lions ne se cachent pas pour surprendre
leur proie. Pendant les heures silencieuses de la
nuit, ils dorment, mais ils se lèvent avec l’aurore,

891
et donnent la chasse aux premiers animaux qu’ils
rencontrent, en faisant trembler la forêt au bruit
de leur voix de tonnerre.
Un jour, il y a longtemps de cela, étant allé à
la rencontre d’un prince de la famille de Bolmar-
Singh, près de Rhatuk, dans le voisinage duquel
j’avais été retenu pour quelques jours, je dirigeai
ma marche vers Ramoon, pays des montagnes
Himalaya, et habité par une race sauvage qu’on
nomme Silks. J’avais à ma suite un très petit
nombre de domestiques, et une demi-douzaine
d’éléphants des montagnes.
Nous traversâmes par des chemins secrets et
détournés une grande étendue de terrain couverte
d’arbres et de jungles. Je n’ai jamais passé tant de
jours sans voir le soleil depuis l’époque où j’ai
traversé les sombres chemins de ce pays
d’ombrages. Ni le soleil ni le vent n’avaient pu
pénétrer le mystère de ces charmilles vierges.
Dans la solitude de ces éternelles ténèbres
gambadaient d’énormes hiboux et des chauves-
souris vampires, et les rares animaux que nous
rencontrions avaient la couleur terne des plantes

892
moussues et moisies.
Le poil des lièvres, celui des renards et des
chacals était d’un gris terne, et il y avait dans le
fourré des champignons qui, par leur couleur et
par leur force, ressemblaient à des lionnes
reposant avec leurs petits. Cette ressemblance
était si frappante, que, sachant la forêt peuplée de
bêtes féroces, nous fîmes à cette vue des
préparatifs de défense.
De pauvres plantes rampantes, qui, comme
moi sans doute, désiraient un peu d’air, avaient
plongé si profondément leurs racines dans la
terre, que leur tronc avait atteint la grandeur d’un
teah (arbre). Sur ce tronc, elles avaient grimpé de
jour en jour pour étaler au soleil leurs fleurs
cramoisies.

893
LXXXVIII

Je ressentis un véritable plaisir quand je pus


m’échapper de ce séjour de mort, quand je vis
resplendir au-dessus de ma tête l’éblouissant
rayonnement du soleil. La scène ressemblait à un
lac entouré de forêts ; vers l’est, les montagnes
s’élevaient à une hauteur étonnante ; elles
bordent l’empire chinois.
Après avoir traversé un ruisseau, nous
arrivâmes à la source d’un torrent des montagnes.
Le torrent, rendu aride par l’extrême chaleur, se
divisait en petits lacs d’eau saumâtre, et, au
milieu d’une couche de gravelle, entremêlée de
fragments de rochers, se trouvait une petite île,
couverte de mousse, de fleurs et d’arbrisseaux.
La beauté du lieu, la sécurité de la position,
nous engagèrent à le choisir pour y prendre
quelques heures de repos.
À cette époque, mon cher Trelawnay, j’étais

894
aussi jeune et aussi romanesque que vous ; il ne
vous sera donc pas difficile de comprendre que le
lendemain, au réveil, je songeai, en fumant ma
pipe, à ne jamais abandonner la solitude de ce
magnifique désert. La transition de la nuit au jour
s’opéra si doucement, que j’y fis à peine
attention.
Vers le matin, un troupeau de buffles sauvages
vint paître à quelques pas de nous. Pendant que
j’examinais leur forme surnaturelle, un bruit
confus, qui ressemblait au sourd grondement de
l’orage, se fit entendre dans la forêt.
Les chacals, les renards et les daims marquetés
s’élancèrent hors du bois, et le troupeau de
buffles noirs cessa de paître et se tourna vers la
place d’où venait le bruit. Une foule de brillants
paons voltigea au-dessus de nos têtes en jetant de
grands cris, et un pélican, qui venait de prendre
une couleuvre, laissa tomber sa proie et s’envola
lourdement. Nos petits éléphants, qui mangeaient
les arbrisseaux autour de nous, s’effrayèrent
tellement, qu’ils firent la tentative d’échapper à
leurs gardiens pour grimper sur les rochers.

895
Tout à coup, un mohr de la race des élans
sortit de la forêt : sa taille dépassait celle qui est
ordinaire à ces animaux, et ses cornes entortillées
étaient aussi longues que la lance d’un Malais.
Après l’apparition du mohr, un rugissement clair,
sonore, terrible comme un éclat de tonnerre,
annonça le lion chasseur suivi de quatre
lionceaux ; il se creusa un chemin à travers les
buissons et les ronces. En entrant dans la plaine,
le lion chercha la piste en posant son nez pointu
sur la terre. Quand il l’eut trouvée, il poussa un
second rugissement, et ce cri de triomphe fut
répété par sa royale escorte. Le lion se remit à la
poursuite du cerf, suivi de sa bande ; cette bande
formait une ligne, et je fis la remarque qu’il
n’était point permis de devancer le roi, car au
premier mouvement d’insubordination, il
s’arrêtait court, et sa voix se faisait entendre plus
sonore et plus tonnante.
Avec la vitesse d’un aigle, l’élan se dirigeait
vers le lac. Mais, en essayant de franchir d’un
bond un morceau de rocher, il tomba dans l’eau ;
promptement relevé, il suspendit un instant sa
course haletante et parut écouter la voix

896
rugissante de son ennemi. Après ce court instant
de repos, le cerf gravit le talus et se glissa dans le
lit du torrent.
J’ai oublié de vous dire, mon cher Trelawnay,
que le troupeau de buffles, en s’écartant pour
livrer passage aux lions, n’en parut nullement
effrayé. Mes guides m’assurèrent que ces
animaux sont plus forts que le lion, et qu’ils
peuvent se rendre facilement maîtres de plusieurs
tigres. Quand le lion traversa la ligne formée par
ces énormes bœufs, sa crinière droite et terrible,
sa queue raboteuse ondoyèrent au-dessus d’eux.
Évidemment le lion chassait par l’odeur et non
par la vue, car, au lieu de traverser la rivière dans
la plus proche direction de l’endroit où le cerf
était tombé, il suivit le cours de l’eau, grimpa sur
le talus, et, toujours sur la piste de sa proie, il
traversa la source du torrent.
Selon toute probabilité, le pauvre cerf avait été
blessé dans sa chute, car la vitesse de sa fuite
diminua de rapidité, tandis que celle du lion
augmentait de minute en minute. Suivi de près
par les lions, le cerf avait rasé la base du rocher

897
sur lequel j’étais debout. De mon poste, je pus
parfaitement distinguer tous les acteurs de ce
drame : le premier lion était vieux, décharné, sa
peau noire luisait à travers ses poils minces,
étoilés et rougeâtres ; sa queue était nue, sale, et
les poils de sa crinière étaient en mottes ; la
longue et énorme mâchoire de ce vieux roi des
forêts était abaissée et sa langue pendait en
dehors comme celle d’un chien fatigué. Le cerf
fit des efforts terribles pour monter le banc, il
semblait vouloir gagner les jungles ; mais la terre
n’était pas solide et il perdait pied à chaque
instant. Quand la pauvre bête eut franchi les trois
quarts de l’élévation escarpée, elle tomba et fut
incapable de se relever ; les rugissements du lion
étaient magnifiques lorsqu’il sauta sur le cerf à
l’aide d’un puissant élan. Alors, une patte posée
sur le corps du vaincu, il gronda les lionceaux qui
voulaient approcher, et fit, avec lenteur, les
préparatifs de son festin. La famille dut se
contenter des membres du cerf et des os que le
vieux lion jetait royalement derrière lui.
Mais voilà notre sauvage chef, finissez de
boire votre café, Trelawnay, et partons pour la

898
Ville des Rois ; j’entends, en imagination, un
concert de rugissements.

899
LXXXIX

Le terrain qui avoisinait la colline était


rougeâtre, et les jungles parsemés çà et là
couvraient le sol d’un tapis de baies jaunes et
rouges. Une quantité prodigieuse de poules
d’Inde sauvages, de hérons, de grues et d’oiseaux
de mer voltigeaient dans l’air, et nous étions
surpris à chaque instant par l’apparition
inattendue d’une bande de chacals, d’une troupe
de renards et de beaucoup d’autres animaux que
je n’avais jamais vus. De temps en temps un coup
d’œil jeté en arrière nous faisait apercevoir des
troupeaux d’éléphants sauvages et de buffles qui
paissaient sur la plaine que nous venions de
traverser. À midi, nous fûmes arrêtés par une
rivière large, boueuse, peu profonde, mais qui,
sans doute, inondait le haut de la plaine pendant
la saison pluvieuse, c’est-à-dire sept ou huit mois
de l’année, et se faisait ensuite un passage
jusqu’au marais. Après une longue hésitation, les

900
éléphants se décidèrent à traverser le gué de la
rivière ; une fois sur l’autre bord nous nous
reposâmes. Le lendemain il fallut gravir la colline
hantée par les esprits. Cette colline inspire aux
natifs une superstition si respectueuse, qu’ils
n’osent troubler par leur présence ce lieu
consacré aux géants et aux esprits, qui, disent-ils
d’un air convaincu, veillent nuit et jour sur leur
sauvage propriété. La crédulité de ce peuple
primitif avait un appui sur les restes d’une ville
quelconque, et de Ruyter nous dit que les ruines
qui parsemaient la plaine étaient moresques.
Nous trouvâmes d’énormes masses de pierre, des
citernes bouchées, des puits que la végétation
couvrait de mauvaises herbes, de plantes
rampantes et d’une infinité d’arbrisseaux.
Nous dressâmes nos tentes sur la partie de la
colline la plus couverte de rochers et la moins
voisine des jungles. Après avoir allumé des feux
et mangé un jeune cerf, nous fîmes les
arrangements nécessaires à la journée du
lendemain, et nous nous endormîmes. Le chef
malais fut debout avant l’aurore ; il réveilla ses
gens, fit préparer nos montures et disposa tout

901
pour le départ. Zéla, qui voulait absolument nous
accompagner, fut assise sur un petit éléphant, et
enfermée dans le seul houdah que nous eussions.
Après de longues recherches, nous
découvrîmes plusieurs traces de tigres dans les
lieux couverts et sur le bord des étangs, mais les
hautes herbes et l’épaisseur des buissons nous
empêchèrent de suivre leurs traces jusque dans
leurs retraites. En revanche, nous trouvions à
chaque pas des daims, des sangliers, et une
grande variété d’oiseaux.
Quand de Ruyter eut soigneusement examiné
le voisinage, il nous assura que trois tigres
habitaient le jungle, car il avait découvert les os
d’un élan récemment tombé sous leurs griffes.
Cette nouvelle nous combla de joie, et, bien
préparés pour l’attaque, nous nous dirigeâmes
vers la retraite de nos ennemis. Guidés par de
Ruyter, il nous fut facile d’atteindre sans de longs
détours le lieu où se trouvaient les restes du cerf.
Ces restes étaient entourés d’une terre humide qui
conservait jusqu’au jungle les traces du passage
des tigres.

902
Avant de commencer la chasse, de Ruyter, qui
voulait bloquer toutes les sorties, divisa notre
troupe. La plupart de mes hommes étaient à pied,
et ils semblaient aussi tranquilles et aussi rassurés
qu’à l’approche de l’attaque d’un nid de belettes.
Je laissai Zéla à l’entrée du bois, sous la garde de
quatre Arabes, et je descendis de cheval pour
aider de Ruyter à débarrasser le passage. Les
Malais furent divisés en deux groupes, et nous
recommandâmes aux matelots d’agir avec une
extrême prudence en faisant usage de leurs armes
à feu, car les accidents étaient plus à craindre que
la férocité des tigres.
– J’ai grand-peur, dit de Ruyter, que nos
éléphants ne soient pas de force à faire face aux
tigres. Mais cependant il est nécessaire, avant de
renoncer à nous en servir, que nous les mettions à
l’épreuve.
En approchant des buissons, nous mîmes en
déroute des daims, des lièvres et des chats
sauvages.
De Ruyter me montra les ruines d’un palais
moresque, en me disant que la sagacité de nos

903
éléphants nous ferait éviter les masses brisées des
édifices, les abîmes et les puits couverts de
verdure humide. L’endroit où nous nous
trouvions était d’une sauvagerie surnaturelle ; elle
impressionna tellement nos matelots, que leur
joie orageuse fut changée en une sorte de tristesse
rêveuse. Les furieux trépignements de pieds de
nos éléphants nous apprirent que l’antre des
tigres était proche. Une ruine voûtée s’étendait
devant nous, et un bruit indistinct agitait les
buissons.
– Tenez-vous fermes, mes garçons ! cria tout à
coup de Ruyter.
Au même instant un tigre monstrueux s’élança
sur nous.
Nous fîmes feu tous ensemble, mais pendant
les premières minutes qui suivirent cette terrible
décharge, je ne pus en connaître le résultat, car,
enragés de terreur, nos éléphants désertaient.
Mon mahout se jeta par terre et une branche
d’arbre me fit tomber.
J’entendis un effroyable cri de guerre, et on fit

904
une seconde fois un feu bien nourri.
L’éléphant de de Ruyter bondit en arrière et
tomba dans un puits à moitié caché sous une
couche d’herbe ; l’intrépide chasseur se dégagea
lestement, et nous laissâmes nos montures agir à
leur guise.
– Il y a encore des tigres sous la voûte de ces
ruines, me dit de Ruyter ; forçons-les à sortir.
Nous réunîmes quelques-uns de nos hommes,
et, d’un pas ferme, guidés par l’abominable odeur
qu’exhalent ces bêtes fauves, nous gagnâmes le
lieu de leur retraite. Bientôt des rugissements
sonores et des grognements aigus nous donnèrent
l’assurance d’un prochain succès.
– Attention ! dit de Ruyter, l’antre renferme
une tigresse avec ses petits ; prenez garde à vous,
mes garçons : ne tirez que sur elle, et tirez bas.
Un jeune tigre sortit le premier pour nous
attaquer.
– La mère va sortir, me dit tout bas de Ruyter,
ne tirez pas encore.
Effrayé de notre position hostile, le tigre

905
courut se cacher sous un épais buisson ; il y resta
en grognant ; une seconde après, deux autres
petits sortirent à leur tour et se cachèrent avec
autant d’effroi et de promptitude qu’en avait
montré le premier.
Le rugissement de la mère devint terrible, et
un coup de fusil tiré par de Ruyter sur un des
jeunes tigres la fit apparaître à l’ouverture de la
voûte, les yeux en feu, et écumant de rage. La
tigresse se précipita violemment sur nous. Je fis
feu des deux canons de mon fusil, et nous
reculâmes de quelques pas.
Atteinte par mon arme, la tigresse frissonna,
et, toute chancelante, elle voulut attaquer de
Ruyter ; mais, trop faible pour l’atteindre, elle
ploya sur ses jarrets. Un coup de lance l’étendit
sans vie à nos pieds.
Pendant que je rechargeais mon fusil, un jeune
tigre s’élança sur moi. L’attaque fut si brusque, si
inattendue, qu’elle me renversa. Avant de
pouvoir me relever, je vis de Ruyter mettre
tranquillement son fusil dans l’oreille de la bête
déjà blessée, et lui faire sauter la cervelle en l’air.

906
Pendant cette lutte partielle avec la mère et le
premier tigre, les matelots continuaient à faire
feu, et les balles volaient au-dessus de nos têtes ;
quelques-unes blessèrent les jeunes tigres, mais
sans les tuer, car ils se sauvèrent.
– Plaçons-nous derrière ce rocher, me dit de
Ruyter ; les matelots se servent d’un mousquet
comme ils se servent d’un cheval : ils emportent
tout ce qui se trouve sur leur passage.
Des Malais, envoyés en éclaireurs par le chef,
vinrent nous dire que le jungle était vivant de
tigres, qu’ils en avaient déjà tué deux, et qu’un de
leurs hommes était mort.
Une heure après cette première victoire, il y
avait autant de bruit et de confusion dans le
jungle que pendant une bataille navale ou qu’au
saccagement d’une ville. Je remarquai cependant
que les tigres ne sont point aussi formidables
qu’on veut bien le dire. Ils se couchaient en
rampant dans les longues herbes, et nous avions
de grandes peines à prendre avant de pouvoir les
en faire sortir. Pour arriver à ce but, nous étions
obligés de leur envoyer une balle, et bien des

907
fois, au lieu de se jeter sur nous, ils essayaient de
fuir sous le couvert, et c’était seulement en face
des passages bloqués que, poussés par le
désespoir, ils se précipitaient aveuglément sur
nous.
Deux hommes courageux et bien armés
peuvent aller sans crainte jusqu’aux approches de
l’antre d’un tigre et le forcer à quitter sa retraite
pour venir tomber sous leurs coups.
Un grand nombre de tigres se sauva vers la
plaine, et il nous était impossible de diriger notre
chasse de ce côté-là. Plusieurs de nos hommes
étaient blessés, soit par les tigres, soit par des
chutes dans les décombres, et un Malais eut
l’échine dorsale si fracassée, qu’après une heure
d’agonie il expira.

908
XC

Quand la chasse fut désorganisée, je songeai à


Zéla, qui, bien certainement, devait s’effrayer des
bruits du combat et de ma longue absence. Je me
dirigeai donc seul, – car tous nos gens étaient
dispersés çà et là, – vers la partie du jungle où
quatre Arabes devaient faire la garde autour
d’elle.
En approchant de l’endroit où la jeune femme
devait attendre mon retour, j’entendis un bruit
affreux, un bruit entremêlé de cris perçants, de
rugissements de tigres et de trépignements de
pieds. Je hâtai ma course, autant que purent me le
permettre les épais buissons et l’inégalité du
terrain ; car, à chaque pas que je faisais en avant,
j’entendais, plus féroces, plus sonores et plus
distincts, les effroyables rugissements du fauve
habitant des jungles.
Arrivé à quelques mètres de l’endroit où

909
devait se trouver Zéla, j’aperçus un énorme tigre
suspendu par les pattes aux flancs de l’éléphant
de ma pauvre abandonnée. Zéla n’était pas
visible, et le tigre portait sa tête, en écumant de
rage, jusqu’au houdah.
– La malheureuse enfant a été dévorée !
m’écriai-je en me frappant le front. Oh ! fou, fou
que je suis !
Un frisson mortel arrêta dans mes veines la
circulation du sang, puis il fit place à une flamme
brûlante dont la vapeur me monta au cerveau.
Ma carabine n’était pas chargée : je la rejetai
loin de moi, et, sans aucune autre arme qu’un
poignard malais, je me précipitai, furieux et sans
crainte, au secours de Zéla. À quelques pas du
groupe formé par l’éléphant et son sauvage
antagoniste, un petit tigre déchirait à belles dents
un objet que je ne pris point le temps d’examiner.
L’éléphant de Zéla trépignait, criait, se
débattait avec désespoir pour se débarrasser du
tigre. L’affreuse bête tomba, mais en emportant
dans sa chute une victime humaine, enveloppée
dans un vêtement blanc. Je bondis sur le tigre, qui

910
gronda sourdement, et dont la patte, appuyée sur
sa victime, n’oscilla même pas. Il attendait mon
attaque.
Je frappai l’animal d’un coup de poignard, et
lorsque, près d’être atteint par le blessé, je
cherchais autour de moi un moyen de défense
plus sûr que mon poignard, j’entendis murmurer
cette douce invocation :
– Saint prophète, protégez-le !
Comme pour exaucer la prière de cette douce
voix, l’éléphant frappa le tigre avec son pied de
derrière. Le coup fut bien porté, car mon ennemi
roula sur les flancs, et je pus lui enfoncer dans le
cœur mon poignard jusqu’à la garde.
Un cri terrible, cri dont la bruyante clameur
étouffa le rugissement du tigre, vint tout à coup
frapper mon oreille ; je me retournai vivement :
c’était le chef malais. Son arrivée était d’un
admirable à-propos, car le tigre se relevait, et son
jeune compagnon courait sur moi. Le Malais
perça le jeune tigre avec sa lance, et enfonça
vingt fois son poignard dans le corps du vieux.

911
– Quel plaisir ! me dit-il en brandissant sa
lance, je suis fou de bonheur. Allons encore dans
les jungles, il y a un monde de tigres : nous les
tuerons tous.
Le chef disait ces paroles en rugissant comme
un lion. Voyant que je n’y prêtais pas une bien
grande attention, il secoua sa lance et disparut
dans le bois.
Heureusement pour moi, mes regards éperdus
tombèrent sur la douce figure de Zéla, qui s’était
prosternée à mes pieds. Je fis vainement la
tentative de la relever, je n’avais plus de force, je
chancelais, je me sentais sur le point de devenir
fou. Quand les deux bras de la jeune femme
eurent entouré ma tête, je repris mes sens, et je
couvris son visage adoré des plus tendres
caresses.
Zéla était hors de danger ; les corps des deux
tigres gisaient à nos pieds : tout était calme
autour de nous.
En apercevant la victime du tigre, je dis à
Zéla, car je ne pouvais en distinguer ni les traits
ni la forme :

912
– Qui a donc succombé sous les coups de cette
horrible bête ?
– Le pauvre mahout, très cher, et j’ai grand-
peur qu’il ne soit mort.
– Heureusement, ce n’est que lui, chérie ; je
craignais tant que ce ne fût vous ! Je craignais
tant que vous ne fussiez devenue un esprit, mon
bon esprit ; car, vous le savez, la foi arabe me
permet deux guides spirituels : un bon et un
mauvais.
Ma colère tomba bientôt sur les Arabes
auxquels j’avais confié Zéla, et, à mon appel, ils
sortirent d’un fourré où, me dirent-ils d’une voix
tremblante, ils avaient trouvé le petit d’un léopard
tué par de Ruyter.
J’étais tellement furieux contre ces hommes,
qu’avec l’intention d’en tuer un, j’armai mon
pistolet.
L’arme était dirigée sur la poitrine de l’Arabe
le plus proche de moi ; j’allais lâcher la détente
quand une main retint mon bras.
Je me retournai brusquement : les yeux de

913
Zéla rencontrèrent les miens, son regard pénétra
mon cœur, regard charmant et qui eût apporté le
calme dans l’esprit irrité d’un fou.
– Il est notre frère, me dit la jeune femme
d’une voix vibrante et mélodieuse. Ne nous
détruisons pas les uns les autres. Remercions le
prophète, dont la miséricorde vous a fait le
sauveur du dernier enfant de notre père. Le
mauvais esprit qui a poursuivi mon père jusqu’au
jour de sa mort est-il donc descendu sur vous ? Sa
main cruelle est dans ce moment-ci posée sur
votre cœur. Prenez garde, mon ami, car l’ombre
du mauvais esprit plane sur vous comme l’ombre
sur le soleil ; elle vous fait paraître, même à mes
yeux, féroce et inexorable.
– Vous êtes le faucon de notre Malais, chère,
mais l’aile du noir corbeau a disparu ; le soleil ne
s’est point obscurci ; l’oiseau de mauvais augure
m’a quitté. Allons, la paix est faite, n’est-ce pas ?
Il faut que je rentre dans le jungle ; montez sur
votre éléphant ; je préfère vous confier à sa
sagacité qu’à un millier d’Arabes. C’est une
noble et courageuse bête.

914
Je flattai l’éléphant avec la main, et je donnai
à Zéla du pain et des fruits pour les faire manger
à notre sauveur.
L’éléphant semblait être plongé dans une triste
contemplation, et il regardait avec un sentiment
de pitié sympathique le corps prosterné du
mahout mourant. Il ne fit pas attention à nous, et
quand ses yeux tombèrent sur le tigre mort, il
trépigna, prit un air féroce et fit entendre un cri
de sauvage triomphe.
Puis, mécontent de lui-même pour n’avoir fait
que venger le mahout, qu’il eût voulu sauver, il
baissa sa trompe et ses oreilles vers la terre, et,
quoique blessé et sanglant, il paraissait ne songer
ni à lui ni à nous, mais à son ami mort. Les yeux
humides et rêveurs de l’éléphant montraient que
toutes ses pensées étaient absorbées par la perte
qu’il venait de faire. Son regard pensif était fixé
sur les Arabes occupés à faire une sorte de claie
pour emporter le moribond, car sa poitrine était
lacérée par les coups de griffe.
La noble bête, tout à son chagrin, refusa de
manger, et, lorsque je plaçai l’échelle de bambou

915
pour faire monter Zéla dans le houdah, elle
tourna sa trompe, me regarda, et, voyant que
c’était encore la jeune femme qu’elle allait porter,
elle reprit sa première position en continuant à
pousser de sourds gémissements.
L’homme que pleurait l’éléphant avait été
longtemps le pourvoyeur de ses besoins, et depuis
la mort du Tiroon, tué par le chef, cet homme
avait pris la place de mahout. L’éléphant n’avait
point paru attristé à la mort de son premier
conducteur, qui avait été, sans nul doute, un
maître méchant et cruel. S’il m’eût été possible
de garder l’éléphant, je m’en serais fait un devoir
et un plaisir ; car quand nous le quittâmes, Zéla
l’embrassa en pleurant, et coupa, près de ses
oreilles, quelques-uns de ses poils. J’ai conservé
et je conserve encore ce souvenir du sauveur de
Zéla ; il remplit le chaton d’une bague sur
laquelle est gravé, comme dans mon cœur, le
nom de cette chère moitié de moi-même.
Mais j’éloigne mon esprit du sujet qui
m’occupe en cet instant ; c’est une faute
involontaire, car, malgré moi, je suis entraîné à

916
faire le récit des puérils événements qui me
rendent Zéla pleine de vie ! Aujourd’hui, ma
cervelle ressemble à un griffonnage confus
encore, croisé en tous les sens et illisible pour
tout autre que moi.

917
XCI

Après avoir réussi, non sans quelque peine, à


rassembler une partie de nos hommes, je rentrai
dans le jungle pour appeler de Ruyter, dont la
longue absence me causait de vives inquiétudes.
À ma grande satisfaction, j’entendis bientôt sa
voix appeler, en le désignant par son nom, un
homme du grab ; je courus à la rencontre de mon
ami, et je m’aperçus qu’un vif chagrin
préoccupait son esprit. Les yeux inquiets de de
Ruyter erraient autour de lui, et il disait d’un ton
alarmé :
– Cherchez dans le bois, mes enfants, fouillez
le jungle, il doit être égaré.
– Qui est égaré ? demandai-je.
– Un Français, mon secrétaire.
Comme tous les tigres avaient fui dans la
plaine, nous pûmes sans danger nous diviser en

918
groupes de trois ou quatre, et nous disperser dans
le jungle pour découvrir le protégé de de Ruyter.
Mais nos courses dans toutes les directions de la
grande étendue du hallier furent infructueuses ;
recherches, coups de mousquet, appels, tout resta
inutile : le Français fut introuvable.
L’approche de la nuit nous obligea à quitter la
sombre demeure des tigres, des reptiles et de la
fièvre. Nous regagnâmes donc nos tentes en nous
demandant entre nous, avec une superstitieuse
terreur, ce qui était arrivé de fatal au pauvre
Français.
Ce Français était un jeune homme que de
Ruyter avait pris sous sa protection, et auquel il
avait donné son amitié, dans le compatissant
espoir de guérir une tristesse maladive, dont le
souvenir de récents malheurs avait accablé le
jeune étranger. Dans ce désir louable et généreux,
de Ruyter avait enlevé le jeune homme à la
monotone existence de bureau d’un de ses agents,
et lui avait donné sur le grab la charge de
subrécargue. Pendant les premiers jours de son
installation, le nouvel employé remplit ses

919
devoirs avec la plus scrupuleuse exactitude ; il
sortait à peine de sa cabine et n’avait de
communication volontaire qu’avec de Ruyter.
Le pauvre et triste étranger mangeait à peine,
lisait du matin au soir, et les poésies qu’il
composait paraissaient avoir seules le pouvoir
d’apporter un peu de consolation dans sa
désespérante mélancolie. Il restait plongé pendant
des heures entières dans ses rêveuses pensées, et
ces pensées n’étaient chassées loin de lui que
lorsque sa main pâle et frêle frôlait, pour en tirer
de divins accords, les cordes d’une guitare
cassée. Quand je me trouvais sur le grab,
j’apercevais l’étranger, et plus d’une fois j’eus la
sottise de me formaliser de ses manières froides,
de son air indifférent, prenant pour de l’orgueil le
navrant mutisme d’un profond chagrin. Un jour
même, emporté par cette égoïste personnalité qui
fait commettre de si lourdes fautes, j’adressai au
subrécargue une question presque insolente, et à
laquelle il ne répondit pas. Mais ma question
parut si douloureusement le blesser, qu’il
descendit du couronnement de la poupe, et rentra
dans la cabine.

920
Van Scolpvelt, qui avait été témoin de ma
petite attaque, me dit assez aigrement :
– Vous avez très mal agi, capitaine ; vous
blessez cruellement, et par manière de jouer, un
homme fort malheureux, un homme qui est
hypocondriaque, et que mes conseils seuls
pourront empêcher de devenir fou. Comme cet
infortuné prend plus d’opium qu’un Chinois, je le
crois en outre un philosophe rêveur. Pendant
l’hallucination produite par cette drogue, ses
facultés sont extatiques ; il est frappé de folie, et
compose des vers. Il ne peut le nier, quand bien
même il le voudrait : je l’ai pris sur le fait. Les
imbéciles peuvent croire que l’étranger est
inspiré ; moi, je sais qu’il est fou, car il faut être
fou pour faire des vers. Les maniaques ont
généralement des intervalles lucides, et cet éclair
de raison donne l’espoir qu’avec le temps leur
maladie peut s’amoindrir et devenir guérissable,
mais ceux qui ont la folie de l’esprit ne donnent
aucun espoir. Pour eux, la terre et la science sont
sans remède.
Une nuit que, assis sur la poupe du grab,

921
j’attendais – me croyant seul éveillé sur le
vaisseau – le retour de de Ruyter, qui était dans
l’île, je vis le jeune Français monter l’écoutille.
La brillante clarté de la lune tombait sur sa figure,
dont la cadavéreuse pâleur glaça le sang dans mes
veines. Quand l’étranger fut arrivé sur le pont, il
arpenta d’un mouvement rapide, en jetant autour
de lui des regards inquisiteurs, l’espace qui
sépare l’arrière de la proue. Son air triste, résolu,
sa démarche inquiète, me firent croire que,
second Torra, il cherchait à se venger de l’insulte
que je lui avais faite.
Tranquille et en apparence endormi, j’attendis
l’approche et l’attaque du jeune homme. Après
s’être avancé vers la poupe, il en fit deux ou trois
fois le tour ; mais je n’étais point l’objet de cette
promenade fiévreuse, car l’étranger me regarda à
peine, et ses mains inoffensives pressèrent son
front dans une étreinte désespérée. De la proue, il
se dirigea vers l’arrière du vaisseau, et, après
avoir ramassé une boîte à balles, il monta avec
précipitation sur le couronnement de la poupe. Je
levai les yeux vers lui, sa figure pensive était
tournée vers le ciel. Rien n’était d’un aspect plus

922
désolant que cette belle et pâle figure, dont les
lèvres murmuraient faiblement d’indistinctes
paroles.
Un voile de nuages me cacha l’étranger ; ce
voile était-il l’émotion qui baignait mes yeux ou
une vapeur du ciel ? Je l’ignore, et je n’eus pas le
temps de m’en informer, car le bruit d’un corps
tombant dans la mer retentit dans la nuit.
Je réveillai précipitamment un homme couché
auprès de moi, et, bondissant vers l’endroit où le
malheureux était tombé, je fis entendre cet appel
désolant :
– Alerte ! un homme à la mer ; faites tomber le
bateau de la poupe !
Le schooner était amarré derrière le grab, et la
nuit était si tranquille, que ma voix pénétra dans
les deux équipages ; mon bateau et celui de mes
hommes furent mis à l’eau en même temps.
J’arrivai le premier à l’endroit où avait disparu
le protégé de de Ruyter. La mer était si
transparente, qu’il me fut facile de voir le corps
plié en deux, la figure renversée. La crainte du

923
danger que je pouvais courir n’opposa point
d’obstacle à mon vif désir de sauver l’étranger. Je
plongeai donc dans la mer la tête la première, et
j’arrivai jusqu’à lui. Je saisis le Français par le
bras, et, à l’aide du violent effort qu’emploie un
nageur pour remonter sur l’eau, je ramenai le
noyé à la surface de la mer, en tâchant de
redresser son corps, qui résistait presque à nos
efforts, tant il était extraordinairement lourd.
Entraîné par ce poids étrange, je disparus dans les
flots, et j’avalai tant d’eau, que je me crus sur le
point de perdre tout à fait la respiration. J’allais
renoncer forcément à poursuivre ma dangereuse
tentative, lorsque, par bonheur, le bateau du
schooner me tendit un aviron. Voyant que ce
moyen de salut m’échappait encore, deux
hommes se jetèrent à la mer, et nous remontâmes
sur le bateau. À ma grande surprise, le Français
était devenu léger, et nous pûmes très facilement
le transporter sur le grab, mais immobile et froid
comme un cadavre et ne donnant aucun signe de
vie.
Malade, fatigué, la tête en feu, je fis appeler
Van Scolpvelt pour qu’il vînt me tâter le pouls.

924
– Vous aviez besoin de prendre une médecine,
me dit-il, et l’eau de mer est un très bon purgatif
pour un homme dont l’estomac est fort.
Seulement, vous avez eu tort d’en prendre une si
grande quantité ; je n’en ordonne jamais plus
d’un verre, et encore faut-il le prendre à jeun.
– J’ai bu forcément, docteur ; mais allez voir
notre malade en bas ; si j’ai engouffré un baril
d’eau, moi, il en a bien avalé un tonneau, et il
faut que cette absorption le tue si vous ne lui
prêtez le généreux secours de votre assistance.
– Combien de temps est-il resté dans l’eau ?
demanda Van Scolpvelt.
– Je ne sais pas, docteur ; je ne me suis pas
amusé à compter les minutes en plongeant dans la
mer.
– Le sauvetage a pris la durée d’un quart
d’heure, dit le rais.
– Fort bien, répondit le docteur. Ne vous
inquiétez pas, capitaine ; on peut, sans crainte de
perdre la vie, rester dans l’eau pendant vingt
minutes, pourvu cependant que ma science

925
vienne en aide à la nature. Suivez-moi, capitaine.
Van Scolpvelt descendit d’un air superbe
l’escalier de l’écoutille, fit mettre le corps du
Français sur une table et le dépouilla de ses
vêtements. Les soins du docteur firent bientôt
apparaître de faibles symptômes de vie. Le
munitionnaire Louis, profitant habilement d’une
inattention du docteur, fourra dans la bouche de
l’asphyxié le goulot d’une bouteille de skédam ;
mais, au grand désespoir de l’intrépide
Hollandais, le docteur vit le geste et repoussa
l’étrange remède avec indignation.
Quelques heures après, l’espoir de sauver le
pauvre Français devint une certitude, et j’eus le
plaisir d’entendre Van Scolpvelt et Louis
s’attribuer personnellement, en se le disputant
l’un à l’autre, l’honneur d’avoir rendu la vie au
protégé de de Ruyter.
Nous apprîmes le lendemain qu’avant de se
jeter à la mer, le Français avait, pour lui servir de
ballast, chargé ses mains de deux gros boulets de
canon.
Une sorte de haine fut la seule récompense

926
que m’accorda l’étranger pour tout remerciement.
– Suis-je donc un esclave ? dit-il à de Ruyter
un jour. Suis-je la propriété de cet Anglais
maudit ? N’ai-je pas aussi bien que tout homme
la libre disposition de mon corps ? Pour quelle
raison ce féroce Trelawnay s’est-il mis entre la
mort et moi ? Sa nature brutale se plaît pourtant
dans le carnage, car il aime à exterminer ceux qui
tiennent à la vie, et je ne puis comprendre dans
quel but, pour quel motif, il m’a retiré de la mer !
J’étais déjà si heureux, je me croyais au ciel,
endormi sur ses genoux ! Ah ! malheur au démon
qui s’est placé entre elle et moi ; malheur à celui
qui m’a ramené sans pitié dans l’enfer de
l’existence ! Je n’ai plus ni repos ni espoir ; je
veux mourir, et ils s’unissent tous pour me forcer
à vivre, pour m’attacher à la chaîne de mes amers
chagrins !
Pendant trois jours, nous continuâmes à
chasser dans les jungles ; pendant trois jours, de
Ruyter explora les ruines pour y découvrir les
traces du jeune Français.
– J’ai raison de croire, me dit de Ruyter,

927
qu’après m’avoir juré sur l’honneur qu’il
n’attenterait pas à sa vie, le jeune Français s’est
livré à la férocité d’un tigre, croyant, par cette
action, ne pas enfreindre les engagements qu’il
avait pris avec moi.
La mystérieuse disparition d’une personne
pour laquelle nous ressentions une amicale pitié
nous attrista profondément, et ce ne fut qu’en
désespoir de cause que nous abandonnâmes nos
recherches.
L’équipage assurait d’une voix unanime que,
pendant le séjour du jeune homme sur le
vaisseau, l’esprit du suicide hantait le grab, qu’on
le voyait assis sur le couronnement de la poupe,
qu’on entendait ses plaintes lugubres. Si un
matelot était assez hardi pour vouloir approcher
le fantôme, ce dernier se jetait dans la mer et
suivait en gémissant le sillage du vaisseau.
Cette superstitieuse terreur se répandit si bien
parmi les matelots, que la plupart n’osaient aller
le soir à l’arrière du vaisseau sans appeler à leur
aide la divine protection du ciel.

928
XCII

Un soir, au coin du feu, de Ruyter nous


raconta l’histoire du jeune Français.
L’agent de correspondance que notre
commodore avait à l’île de France, ayant eu
besoin d’un commis, écrivit en Europe. Quelques
mois après le départ de sa lettre, deux jeunes gens
se présentèrent à lui, protégés par une instante
recommandation. Ces jeunes gens se dirent
frères, et cette assertion était justifiée par une
grande ressemblance de gestes, d’allures et de
visage. L’aîné semblait avoir près de vingt ans, le
cadet paraissait beaucoup plus jeune. Les deux
frères étaient beaux, doux, excessivement
distingués dans leurs manières et dans leur
langage. Un appartement fut donné aux nouveaux
commis dans la maison du marchand, qui,
pendant les premiers jours de l’installation de ses
employés français, fut plus content de leur zèle

929
que de leur savoir.
Enfin, après un travail assidu, les deux
étrangers devinrent d’admirables arithméticiens.
Constamment heureux de se trouver ensemble,
les beaux jeunes gens sortaient seuls, ne
fréquentaient ni les cafés ni les bals, consacrant à
la promenade ou à l’étude leurs heures de liberté.
Cette conduite régulière enchanta le négociant, et,
pour en prouver sa satisfaction, il accorda un
congé de huit jours à ses protégés, et leur permit
d’aller passer cette semaine de repos dans une
maison de campagne qu’il possédait à Port-Louis.
Quatre jours après le départ des deux Français,
le marchand, inquiet de leur silence, car ils
avaient promis d’écrire, se décida à aller leur
rendre visite. En approchant de la villa, le
négociant fut très surpris de voir que, malgré la
fraîcheur de la soirée, les fenêtres de la maison,
hermétiquement closes, ne laissaient pénétrer à
l’intérieur ni jour ni air. Il franchit rapidement le
jardin et frappa à la porte ; personne ne répondit.
Épouvanté de ce silence, le négociant brisa les
carreaux d’une fenêtre du rez-de-chaussée et

930
pénétra dans la maison. D’un pas rapide il
parcourut l’appartement du premier étage ; le
plus grand ordre y régnait, mais le séjour des
deux étrangers n’y avait laissé aucune trace.
L’épouvante du bon marchand se changea bientôt
en terreur ; une plainte sourde, lugubre,
profondément douloureuse, jeta sa note au milieu
du mortel silence qui planait sur la villa. Le
négociant bondit vers la chambre d’où s’était
échappé ce râle d’agonie, et il trouva couchés sur
un lit en désordre, pâles et presque sans vie, les
deux pauvres étrangers. Les secours de l’art ou
ceux de l’amitié étaient inutiles au plus jeune : il
était mort depuis quelques heures, et, à sa
stupéfaction, le négociant découvrit que l’habit
masculin cachait une femme.
La touchante histoire des deux employés fut
vite comprise par le propriétaire, qui, avec une
bonté réelle, mit tous ses soins à rappeler le
survivant à la vie. Une lettre cachetée, mise en
évidence sur une table et adressée au négociant,
lui révéla tout le mystère. Le jeune homme disait
qu’incapable de supporter la perte de sa
maîtresse, enlevée par une fièvre du pays, il

931
s’empoisonnait avec de l’opium.
Le jeune homme guérit. Pendant quelques
mois il vécut dans une sorte de somnolence
oublieuse du passé ; mais quand la raison revint,
quand l’esprit lucide put sonder les souffrances
du cœur, le malheureux amant retomba dans un
désespoir furieux. Ce fut alors que de Ruyter,
instruit par le marchand, conçut l’espoir
d’améliorer le sort du Français en l’emmenant
avec lui sur le grab.
Appartenant tous deux à une noble famille
française, ces deux jeunes gens s’étaient aimés
dès leur plus tendre enfance. La jeune fille avait
été élevée à Paris dans un couvent, et son
orgueilleuse mère l’avait condamnée à une
réclusion perpétuelle, dans l’intérêt de son fils
unique, qui, par cette mort apparente de sa sœur,
héritait de toute sa fortune. Protégé par une
parente de sa maîtresse, le jeune homme pénétra
dans le couvent et enleva la future religieuse.
Tous deux quittèrent Paris, et avec l’intention de
fuir à l’étranger, ils se rendirent au Havre-de-
Grâce ; là, à force d’argent, ils eurent le bonheur

932
de faire consentir un capitaine hollandais à les
recevoir sur son bord. Les yeux d’argus de la
police française cherchaient les fugitifs ; un
embargo fut mis sur le port, et tous les vaisseaux
en partance furent soigneusement visités. Le
capitaine hollandais, qui ne voulait rendre ni
l’argent ni les bijoux qu’il avait reçus des deux
enfants, qui voulait de plus éviter une amende ou
un emprisonnement, se montra aussi rusé que la
police française.
Pendant la durée de l’embargo, l’adroit maître
hollandais cacha les amoureux dans les caves de
son agent, qui était contrebandier, si bien que la
visite qu’on fit à son bord n’amena aucune
découverte. Quand la permission de quitter le
port fut accordée aux vaisseaux, le prudent
commodore fourra les jeunes gens dans des
tonneaux vides amarrés sur le pont. Il s’attendait
à une seconde visite de la méfiante police. Cette
seconde recherche s’effectua, et cela avec tant de
rigueur qu’un officier ôta le bondon du tonneau
où la jeune fille était cachée et fourragea
l’intérieur avec son épée. L’arme déchirait la
poitrine de l’enfant, tandis qu’avec un ton

933
d’admirable nonchalance le capitaine disait :
– C’est un tonneau vide, monsieur.
L’amour donne au cœur de la femme le
courage du héros, car la pauvre blessée ne fit pas
entendre une plainte.
Les deux jeunes gens arrivèrent en Hollande
sans amis et presque sans argent, car, après les
avoir dépouillés de tout, le capitaine eut l’air de
craindre les poursuites de la police, en
manifestant un vif désir de se séparer des fugitifs.
À cette époque, les Hollandais employaient
tous les moyens possibles pour arriver à
persuader aux aventuriers qu’ils avaient un
avantage réel de sécurité et de fortune en allant
s’établir dans leurs colonies indiennes. Le
capitaine du vaisseau se trouvait précisément un
des agents les plus actifs du gouverneur des
colonies. En conséquence, il conseilla au jeune
homme de s’embarquer pour l’île de France, et à
ce conseil il ajouta une lettre de recommandation
pour le marchand dont nous avons déjà parlé.

934
XCIII

La recherche du Français avait employé une si


grande partie de notre temps, que, pour en réparer
la perte, nous nous hâtâmes de regagner nos
vaisseaux, et ce fut avec un plaisir réel que je
trouvai le schooner presque en état de reprendre
sa course.
Dans les renseignements que j’avais pris à
Poulo-Pinang pour les transmettre à de Ruyter, se
trouvait la nouvelle que la compagnie anglaise
préparait une expédition pour aller attaquer les
pirates à Sambas. Les maraudeurs, très nombreux
sur cette île, avaient commis un grand dégât,
aussi bien sur terre que sur mer, dans les
possessions de la Compagnie.
Les Anglais avaient donc pris la résolution
d’attaquer les pirates dans leur résidence même, à
Sambas ; de son côté, de Ruyter avait le désir de
s’opposer à la tentative des Anglais ;

935
malheureusement pour moi, le schooner était si
fracassé qu’il était impossible de me mettre sur-
le-champ à la recherche des croiseurs français,
afin de les réunir à nous pour attaquer de concert
la flotte de la Compagnie.
Enfin, et à ma grande satisfaction, je mis à la
voile pour Java, tandis que de Ruyter se dirigeait
vers Sambas ; il emportait avec lui une bonne
partie de mes hommes et deux canons du
schooner.
J’avais pour commission un immense achat de
vivres et le soin de faire parvenir au gouverneur
de Batavia les dépêches de de Ruyter. Ces deux
devoirs accomplis, il fallait, sans perdre de temps,
revenir vers le grab.
Rien de particulier ne m’arriva pendant ma
course à Java, si ce n’est la capture ou plutôt la
recapture (car il avait été déjà pris par un
vaisseau anglais) d’un petit bâtiment espagnol
appartenant aux marchands des îles Philippines,
chargé de camphre et des célèbres nids d’oiseaux
bons à manger.
Il n’y avait à bord du vaisseau, quoique sa

936
charge fût bien précieuse, que six matelots
anglais et un midshipman ; naturellement, toute
résistance de leur part fut impossible.
Quelques jours avant ma conquête, un
brigantin anglais de haut bord s’était emparé, à la
hauteur des îles Philippines, d’un vaisseau
espagnol chargé de nids. Quand, après avoir
abordé le prisonnier, l’officier anglais demanda la
nature du chargement, les Espagnols
répondirent :
– Des nids d’oiseaux.
– Des nids d’oiseaux ! s’écria le capitaine ;
comment ! coquins, me prenez-vous pour un
imbécile ? Des nids d’oiseaux... brutes stupides !
menteurs, insolents moricauds ! je vais vous en
donner, des nids d’oiseaux ! Ouvrez les
écoutilles !
Les matelots anglais fouillèrent le fond de
cale, stupéfaits de ne trouver dans le vaisseau que
des sacs de toile remplis de sales et boueux nids
d’hirondelles. Croyant toujours que cet engrais
gluant n’était là que pour cacher un transport plus
précieux, les Anglais en jetèrent une grande

937
partie dans la mer, afin d’arriver plus vite à la
découverte de la véritable possession des
Espagnols. Après avoir vidé le vaisseau, après
l’avoir fouillé, sondé, visité, du pont en bas, les
accapareurs restèrent les mains vides : il n’y avait
réellement que des nids d’oiseaux. La tristesse
désespérée des Espagnols excita la gaieté des
Anglais. Ils accablèrent donc leurs prisonniers
des réflexions les plus moqueuses sur l’étrange
chargement qu’ils avaient pris aux îles
Philippines.
À son retour sur le brigantin, l’officier fit à
son commandant un récit circonstancié de la
visite qu’il venait de faire.
– Les Espagnols n’avaient point menti, dit-il
en riant ; ils étaient véritablement gardiens d’un
fumier d’ordures ; je les ai débarrassés de ce sale
arrimage.
– Vous avez bien fait, répondit le stupide
commandant, et, comme le vaisseau est espagnol,
nous devons le garder ; il n’a plus que du ballast,
il est vrai, mais le corps a quelque valeur.
– Vraiment, s’écria encore le stupide

938
commandant, ces pauvres Espagnols avaient
perdu la tête le jour où il leur vint la sotte idée de
remplir leur vaisseau de bourbe, et à plus forte
raison de mettre cette puante glaise dans des sacs.
À la suite de ce beau raisonnement, le
capitaine chargea un midshipman et quatre
marins de prendre la direction du vaisseau et de
le conduire dans le port le plus voisin.
La seule chose sensée que fit ce John Bull fut
de transporter sur le brigantin les prisonniers
espagnols, qui, sans cette précaution, se seraient
certainement permis de reprendre leur vaisseau.
À son arrivée dans un port chinois, le
commandant raconta d’un air plaisant le tour de
moquerie qu’il avait joué aux Espagnols. Son
récit fut accueilli par un blâme si général, que le
niais personnage comprit enfin la perte
considérable qu’il venait de faire.
À cette époque, les nids mangeables se
vendaient au marché chinois trente-deux dollars
espagnols la rattie, ce qui faisait évaluer la
charge du vaisseau à quatre-vingt-dix mille
livres. Le pauvre diable de capitaine, dont vingt

939
ans de service n’avaient pas garni l’escarcelle de
cent livres d’économie, se désespéra, s’arracha
les cheveux et reprit la mer avec l’espoir de
regagner le vaisseau.
Pour la première fois de sa vie, le commandant
du brigantin se recommanda à la miséricorde de
Dieu ; mais le ciel ne jugea pas à propos
d’écouter cette sordide prière, et le vaisseau, mal
dirigé par les marins, échoua sur les côtes de la
Chine. La trouvaille de quatre livres d’or n’aurait
pas donné aux Chinois la satisfaction qu’ils
ressentirent en voyant arriver près d’eux cette
cargaison de nids d’hirondelles.
L’annonce de l’aubaine parcourut le pays
comme un feu grégeois ; alors les timides Chinois
oublièrent leur crainte du danger, ne firent
attention ni aux vents ni aux vagues, et se
précipitèrent à travers le ressac écumant. Les
forts foulèrent aux pieds les faibles, les frères
passèrent sur leurs frères, et tous arrivèrent sur le
vaisseau naufragé ; le pauvre vaisseau fut si bien
pillé qu’il flotta sur l’eau aussi légèrement que le
ferait une boîte à thé vide ; pas un morceau, pas

940
même un fragment de la cargaison ne fut laissé
sur les parois du fond de cale.
Le vainqueur de la prise dont je venais de
m’emparer à mon tour appartenait à la classe
savante du commandant anglais. Ce fut donc son
ignorance qui fit mon succès, et, pour être bien
certain de ne pas perdre ma prise, je la mis en
touage derrière le grab.
Louis, le munitionnaire, qui était avec moi, me
demanda la permission d’aller à bord du navire
capturé pour y faire l’expérience culinaire de la
soupe renommée de nids d’hirondelles. Cette
soupe a, dans la Chine, une si grande réputation
de saveur, qu’elle a donné naissance à ce
proverbe : « Si l’esprit de la vie, si l’âme
immortelle quittait le corps d’un homme, l’odeur
seule de ce mets divin le ferait revenir, sachant
bien que le paradis ne peut offrir de délices qui
soient comparables à cette merveilleuse
nourriture. »
– Capitaine, me dit Louis avant de quitter le
grab, si je parviens à introduire en Europe cet
excellent potage, et le non moins célèbre arrah-

941
punch, je serai, à bon droit, aussi connu que Van
Tromp ou que le prince de Galles ? Hein ! dites !
savez-vous ?
Excité par cette glorieuse ambition, Louis le
Grand fit mille politesses au cuisinier chinois, et
se mit si joyeusement à l’ouvrage, que vers le soir
il me pria de lui envoyer un bateau, afin de
m’apporter un échantillon de son triomphant
succès.
Ce mets est bon, mais il est trop gluant pour
un estomac habitué comme l’était le mien à une
chère simple et frugale. Le nid, fondu par la
cuisson, devient une gelée brune ; on ajoute à
cette gelée des nerfs de daim, des pieds de
cochon, les nageoires d’un jeune requin, des œufs
de pluvier, du macis, de la cannelle et du poivre
rouge.
La fameuse soupe de tortue a le goût fade en
comparaison de l’épicé potage aux nids
d’hirondelles ; cependant la réelle saveur du mets
mérite d’être connue par les nombreux
gastronomes européens, et je les engage fort à
faire cette offrande à leur précieux palais.

942
XCIV

Je touchai à une des îles Barbie, parce qu’elle


se trouvait sur mon chemin, mais je ne pus
obtenir des habitants que deux sacs de tabac
chinois.
En faisant l’achat de cette marchandise, je pris
sur mes genoux une belle petite fille malaise dont
les yeux avides et intelligents convoitaient mes
pièces d’or.
– Allons, allons, me dit la mère de la jolie
petite fille, donnez-moi encore une pièce d’or, et
vous aurez le tabac, quatre poulets, un panier
d’œufs, des fruits et mon aînée par-dessus le
marché, car il me semble qu’elle vous plaît.
Je donnai à la marchande l’argent qu’elle
demandait, et je dis à mes hommes d’emporter
mes acquisitions sur le bateau. La petite fille me
prit la main, et sans jeter un regard à sa mère,
sans recevoir d’elle une caresse ou un mot

943
d’adieu, elle s’élança, légère comme un faon, sur
les traces des hommes du grab. Je fis cadeau à
Zéla de cette fleur malaise, et, dans mon âme, je
sentis une réelle admiration pour cette mère qui
n’était point imbue des préjugés étroits qui
prévalent en Europe. Toute la nature nous
enseigne que l’enfant sevré ne doit être ni une
charge ni un embarras pour sa mère ; la lionne
abandonne le lionceau, et les mères chrétiennes
vraiment éclairées laissent leurs enfants libres,
guidées sans doute dans leur conduite par la
supériorité d’un instinct naturel.
À l’époque de mes voyages, la France et la
Hollande étaient réunies sous la même dictature,
et je fus très bien accueilli par le gouverneur de
Batavia, qui était un officier hollandais. Après
avoir reçu mes dépêches, il ordonna aux autorités
de la ville de me faciliter par tous les moyens
possibles mes achats de provisions. Ces achats
devaient se faire, pour mon intérêt, avec la plus
grande promptitude, car il était fort dangereux de
communiquer journellement avec les habitants de
l’île, sur lesquels le choléra-morbus sévissait
d’une manière horrible.

944
Les négociants de la factorerie hollandaise
étaient si officieusement bons, bienveillants et
hospitaliers, que leurs offres de repas, de
rafraîchissements, me causaient malgré moi une
sorte de dégoût. De Ruyter était le héros de ces
marchands, et la confiance illimitée que notre
commodore avait en moi, – puisque, possesseur
de sommes considérables, je pouvais en disposer
à ma guise, – produisait sur les habitants de Java
un effet presque magique.
Bien que le nom et l’amitié de de Ruyter
fussent pour moi un excellent patronage, je
pouvais à la rigueur me passer de cette protection
dans les endroits où nous étions connus. J’avais
établi depuis longtemps par mes actions une
renommée particulière, et mon nom seul suffisait
pour m’ouvrir toutes les portes. Depuis, la
médisance, ou, pour mieux dire, la calomnie, a
analysé ma conduite : elle a prétendu que je
méritais la corde... mais cette assertion n’est
qu’une méchante, qu’une malicieuse envie.
J’ai eu des torts de jeunesse, je l’avoue, car,
semblable à Michel Cassio, j’avais la tête

945
inflammable, et je ne pouvais supporter avec
calme l’aiguillon d’un excès de vin. Je dois
cependant m’accorder le mérite d’avoir toujours
fui avec une profonde horreur les dégoûtants
excès de la bouche, et ce dégoût me faisait
repousser avec une inflexible politesse les offres
hospitalières des négociants hollandais. Quand
j’eus terminé mes affaires, je regagnai en toute
hâte ma petite cabine, séjour charmant, qui, pour
moi, contenait le monde, puisqu’elle abritait Zéla.
Nous étions toujours insatiables de caresses :
notre affection était l’inépuisable trésor dans
lequel nos mains avides se croisaient sans cesse.
Je rentrai, et nous dînâmes tête à tête, nous
régalant ensemble sur la même grappe de raisin,
buvant du café dans la même tasse ; heureux,
enfin, heureux ! Ce mot résume tout ! L’excès de
l’amour était mon seul excès ; j’étais robuste, je
vivais sobrement, et le mal qui frappait les
habitants de Java me laissa dans la quiétude
physique la plus parfaite.
Les Européens qui se trouvaient à bord et sur
terre me dirent que le préservatif le plus efficace
contre les attaques du choléra-morbus était une

946
excellente nourriture et même un abus des
liqueurs fortes. La fièvre cholérique, ajoutaient-
ils, n’ose attaquer les gens forts qui la bravent,
mais elle tyrannise les faibles qui la craignent.
J’approuvai les diseurs, mais je ne suivis pas
leurs conseils. Quant à eux, ils les mirent aussitôt
en pratique, mangeant et buvant du matin
jusqu’au soir pour activer la circulation du sang.
On défendit, comme fort dangereuses, les
consommations de riz, de légumes ; moi, je
mangeai tout cela, ainsi que mon équipage, et
nous vécûmes en parfaite santé ; tandis que les
Européens, en dépit de toutes leurs précautions,
moururent comme des moutons atteints par la
mortalité.
Plusieurs vaisseaux qui se trouvaient dans le
havre furent chassés par le vent sur le rivage,
faute de mains pour les attacher ; d’autres, tout
frétés, n’avaient pas assez de monde pour lever
leur ancre. Deux vaisseaux de guerre français et
hollandais, qui avaient reçu l’ordre de mettre à la
voile, se trouvaient dans un état si déplorable,
qu’il leur fut impossible de quitter le port.

947
Si le choléra-morbus avait pu être chassé par
l’excellence de la nourriture, il n’eût point
attaqué la partie européenne de mon équipage ;
ainsi, non seulement la maladie nous frappa, mais
elle n’atteignit exclusivement que les robustes fils
du Nord, et respecta sa propre race, les enfants du
soleil.

948
XCV

Comme si la contagion se fût proposé de


résoudre la question relative à la nourriture, elle
frappa à la tête le principal organe du système de
l’abus des liqueurs, et le vaincu fut le pauvre
munitionnaire. Si l’abondance de la nourriture, si
l’excès des boissons avaient la puissance de
préserver de la mort, Louis existerait encore. Il
mangeait comme un vautour, et, bien
certainement, le foie d’une baleine n’aurait pu
produire autant d’huile que le corps de ce
gastronome en contenait. En outre, il buvait
d’une manière effrayante, et il faut que sa gorge
ait été doublée d’un métal aussi insensible que
l’asbeste, à l’épreuve du feu, pour qu’elle ait pu
supporter le passage brûlant de l’alcool qu’il
buvait sans cesse.
Depuis que le choléra-morbus avait commencé
ses ravages à bord du schooner, Louis faisait

949
toutes les heures sonner une cloche en criant :
– Garçon, ne savez-vous pas que le cadran
vient de tourner ? Ne savez-vous pas que la fièvre
est arrivée à bord ? Apportez lestement la
bouteille de grès, afin que je chasse cette
importune visiteuse.
Une fois la bouteille dans ses mains, Louis se
versait une ample rasade de skédam et l’avalait
d’un trait.
Le chronomètre d’Arnold, qui se trouvait dans
la cabine, ne marquait pas l’heure avec plus de
justesse que Louis avec sa bouteille. Son palais
était si infaillible, qu’à la plus petite négligence
du garçon chargé de lui donner à boire, il s’écriait
d’un ton furieux :
– Garçon, la bouteille, la bouteille, paresseux,
veau marin que vous êtes !
Un matin, Louis vociféra après avoir bu :
– Ah ! jeune scorpion, qu’avez-vous fait ?
Vous avez vidé ma bouteille, et vous l’avez
remplie d’eau de mer ?
– Monsieur, je vous assure...

950
– Taisez-vous ; le skédam que vous dites me
donner n’est qu’une drogue dégoûtante ; elle
ferait bondir le cœur d’un cheval marin.
Quand le garçon voulut essayer de prouver à
Louis que la liqueur qu’il venait d’absorber était
bien du skédam, Louis se mit en fureur, jeta la
bouteille à la tête du garçon, et sa rage était si
grande, que je fus obligé d’intervenir.
– Voyons, voyons, mon cher Louis, lui dis-je
en me plaçant devant le garçon, donnez-moi la
bouteille, je veux savoir si vous avez tort ou
raison. Vous avez tort, mon brave, cette bouteille
contient du skédam pur.
– Comment ! capitaine, me prenez-vous pour
un niais ? Croyez-vous que je sois devenu assez
stupide pour ne plus reconnaître le goût de ma
liqueur favorite ? Mais le diable lui-même serait
incapable de m’y faire tromper. Je bois du
genièvre depuis l’âge de cinq ans, et Van Sülphe,
le grand marchand de liqueurs d’Amsterdam, a
déclaré qu’après lui j’étais le meilleur
connaisseur de toute la Hollande ; je dirai mieux,
de toute l’Europe. D’ailleurs, ayant avalé depuis

951
que je suis au monde liqueur sur liqueur, assez de
quoi suffire à mettre le schooner à flot, je dois me
connaître en saveur, goût et parfum. Ceci est une
drogue, une médecine ; ce garçon m’a trompé,
volé : il a bu mon genièvre. L’as-tu bu ? dis !
Hein, monsieur, le savez-vous ?
Un silence de quelques minutes suivit cette
interrogation. Les regards de Louis erraient
vaguement sur le pont, et ses lèvres balbutiaient
de sourdes menaces.
– Damné garçon ! reprit-il d’une voix
haletante, fils du diable ! tu as vidé ma pauvre
bouteille et tu l’as remplie avec une composition
du vieux Van ; tu sais pourtant, tout le monde
sait, que je déteste les docteurs, les drogues, et
toutes les piètres choses dont on régale les
malades. Allons, allons, alerte ! Démarre, voleur ;
alerte ! va me chercher une autre bouteille.
Le garçon obéit. Louis porta le skédam à ses
lèvres ; mais pour lui le fluide vivifique avait
perdu toute saveur : le pauvre munitionnaire
bredouilla, toussa, repoussa le verre, ôta de sa
bouche une pipe nouvellement allumée et baissa

952
la tête.
– Vous souffrez, mon bon Louis ? lui
demandai-je d’un ton amical.
Il ne répondit pas.
J’examinai attentivement la figure du
munitionnaire. La vivacité lumineuse de ses
petits yeux noirs était obscurcie ; ses lèvres
blanches se couvraient d’écume, et sa mâchoire
inférieure tremblait légèrement.
– Holà ! vieux Louis, répondez ; qu’avez-
vous ? êtes-vous malade ?
– Malade, capitaine ? Non, je ne suis pas
malade : j’ai mal au cœur, et rien de plus. Cette
damnée drogue m’a empoisonné ; mais, du reste,
je vais bien, très bien.
Cette menteuse affirmation fut suivie d’un
tremblement convulsif.
– Vous êtes malade, mon ami ; il ne faut pas
rester au soleil. Allez vous reposer à l’arrière du
vaisseau.
– Vous vous trompez, capitaine, je ne souffre
pas : je n’ai point la sottise de me croire malade.

953
Cependant, je n’ai jamais eu le cœur aussi faible
qu’aujourd’hui. Si cependant, une fois, dans la
mer du Sud, à l’île d’Otahiti, quand les
missionnaires vinrent à bord... Comme un grand
sot, je les suivis sur terre, et ils me donnèrent du
gin à boire. Ce n’était point du gin, capitaine,
mais une infernale drogue. Ces bonnes gens me
dirent qu’ils avaient établi dans l’île une
distillerie de gin ; les croyant sur parole, je les
jugeai bons, intelligents, utiles. Leur gin était
mauvais, détestable ; il me fit souffrir un mal
pareil à celui que je ressens aujourd’hui.
En achevant ces mots, Louis pressa ses deux
mains l’une contre l’autre en disant :
– Ma tête est en feu ; j’ai un incendie dans le
corps.
J’aimais sincèrement Louis, et je suivais avec
une peine profonde l’altération rapide qui se
manifestait sur sa bonne et loyale figure.
Je lui pris le bras, et, sans résistance de sa part,
je parvins à le conduire dans ma cabine,
chargeant la douce Zéla de lui donner des soins.

954
– Lady Zéla n’est point une femme, me dit
Louis en se jetant sur ma couche, c’est un ange
de bonté, un ange descendu du ciel.
Louis tomba bientôt dans un sommeil
fiévreux, agité, presque convulsif, puis enfin dans
une insensible torpeur dont les instants lucides
étaient remplis par l’indistinct murmure
d’incohérentes paroles. Au point du jour, par une
habitude qui survivait à l’égarement de l’esprit et
à la faiblesse du corps, Louis se souleva sur un de
ses coudes et dit d’une voix distincte :
– Garçon, apportez-moi la bouteille.
Fatigué et à moitié endormi, le garçon se
traîna vers l’armoire consacrée, et y prit une
bouteille remplie de genièvre.
– Comment vous trouvez-vous, Louis ?
demandai-je.
– J’ai chaud, j’ai très chaud, capitaine ; je
meurs de soif, et mon corps, aussi sec qu’un
morceau de bois calciné, n’a pas la moindre
moiteur. Je suis dans un four, je brûle ; garçon, la
bouteille, la bouteille !

955
Je n’eus pas le courage de résister au suppliant
regard que Louis jeta sur le skédam, ni celui de
regarder longtemps l’avide joie de ses mains
tremblantes lorsqu’elles prirent le verre plein de
liqueur. Mais au moment où l’esprit de la vie
(suivant Louis) toucha ses lèvres blanches et
glutineuses, il jeta le verre loin de lui en s’écriant
d’un ton désespéré :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! je demande une mer
d’eau, et ce démon m’apporte du feu ; mais je
brûle, misérable, je brûle ; je suis dans un gouffre
de flammes !
Jusqu’au milieu du jour, Louis passa de
minute en minute de l’agitation la plus furieuse à
l’abattement le plus profond.
Vers une heure de l’après-midi, le garçon vint
me dire que le munitionnaire dormait.
Je descendis dans la cabine, et ce fut en
frissonnant que je contemplai le cruel ravage
opéré par la maladie. La figure de Louis était
livide, la peau du cou pâle et rayée ; de larges
rides bleuâtres indiquaient que le pauvre
voyageur avait baissé son pavillon devant le

956
terrible roi des pirates. La bannière grise de la
mort planait au-dessus de lui. Je plaçai un miroir
devant les lèvres serrées du pauvre Louis, et
aucun souffle ne vint en ternir la limpidité.
Comme si la destruction avait été impatiente de
commencer son œuvre d’anéantissement, elle
s’emparait du corps avant même que l’étincelle
vitale se fût entièrement éteinte. J’avais à peine
essuyé les larmes qui remplissaient mes yeux,
que le docteur, penché auprès de moi, me dit
impatiemment :
– Êtes-vous sourd, capitaine ? Je vous dis que,
si vous ne voulez pas jeter ce corps dans la mer,
nous périrons tous.
– Comment ! m’écriai-je, le sincère, l’honnête,
le bon et jovial Louis, Louis, la vie de l’équipage,
va être la proie des chiens de mer ? il sera jeté
hors du vaisseau comme un mouton pourri, avant
que nous soyons bien certains que la vie l’a tout à
fait abandonné ? Non, non, touchez-le, docteur, il
est encore chaud, et je ne veux pas qu’il soit jeté
dans la mer.

957
XCVI

Le docteur remonta sur le pont, et, au bout de


quelques heures, je fus obligé de comprendre que
son conseil était bon à suivre. La décomposition
du corps était si rapide, que l’atmosphère du
vaisseau devenait de minute en minute plus
lourde et plus épaisse, et je sentais qu’un danger
réel planait autour de nous. Je donnai l’ordre à
deux matelots de coudre un hamac (ce cercueil
des marins) et d’y enfermer les restes du pauvre
Louis ; de plus, ils devaient attacher aux pieds du
mort deux lourds sacs de plomb.
Après avoir fait descendre le cadavre dans un
bateau, je le couvris d’un drapeau hollandais en
guise de drap mortuaire, et nous nous dirigeâmes
en dehors du havre pour le faire couler à fond, car
il était expressément défendu d’ensevelir les
pestiférés près du port. Si j’avais pu trouver sur le
schooner un livre de prières, je me serais fait un

958
devoir de lire la messe des morts sur le corps de
Louis. Malheureusement, nous étions fort peu
religieux, et nos intentions seules étaient bonnes.
Je fus donc obligé de me contenter des honneurs
qu’on rend aux marins. En conséquence, on tira
trois volées de mousquets sur le cadavre de mon
pauvre ami, et, le cœur serré par l’étreinte d’une
vive douleur, je vis s’enfoncer lentement dans
l’abîme de la mer ce bon et loyal serviteur.
Tout à coup mes hommes s’écrièrent, et d’une
voix visiblement effrayée :
– Ne ramons plus, il est là, il revient !
En effet, l’eau un instant troublée avait repris
son calme, et le cadavre reparaissait à la surface,
flottant auprès de nous aussi légèrement qu’aurait
pu le faire une branche d’arbre mort.
Les superstitieux marins étaient tellement
émus, qu’ils ne cherchaient point à découvrir une
cause naturelle à l’apparition de Louis, et cette
cause était bien certainement la faiblesse ou la
chute des balles de plomb que nous avions mises
dans le canevas. Nous fîmes virer le bateau, et je
crois, en vérité, que mes hommes apportèrent à se

959
rapprocher de Louis le même empressement
qu’ils auraient mis à sauver un de leurs frères en
péril. Lorsque j’eus découvert que le ballast
s’était échappé, je cherchai autour de moi un
objet assez lourd pour en réparer la perte. Notre
grappin seul était à ma disposition : je m’en
servis, et le corps s’enfonça une seconde fois.
– Que je sois damné ! s’écria un vieux marin,
si toutes les ancres de la marine royale de
Portsmouth ont assez de force pour amarrer ce
dogre hollandais sous l’eau. Jamais, au grand
jamais, le pauvre Louis n’a mis dans ses dalots
autre chose que du skédam ou du kirsch, et il
n’est ni juste ni naturel qu’il se plaise dans un
linceul d’eau de mer.
J’avais amarré le schooner aussi loin du port
qu’avaient pu le permettre notre sécurité et notre
bien-être. Malgré cette précaution, les ravages
exercés par le choléra se propagèrent à bord, et je
perdis plusieurs hommes aussi rapidement que
j’avais perdu le pauvre Louis. Je passais les nuits
au chevet des malades, et les quelques heures de
repos que le soin personnel de ma santé me

960
contraignait à prendre s’écoulaient pour moi dans
des inquiétudes mortelles. Je ne savais quel
remède il fallait employer pour dompter le mal,
ou du moins pour en éviter moi-même les
atteintes ; car mon ivrogne de docteur avait
déserté, et, malgré mes recherches, je n’avais pu
lui donner un successeur.
Après avoir longuement causé avec mes deux
contremaîtres, je pris la décision, peut-être
dangereuse, de lever l’ancre et de fuir le
lendemain au premier rayon du soleil.
Vers quatre heures du matin, un homme
descendit dans ma cabine et me dit
précipitamment :
– Capitaine, il est encore à flot, il marche côte
à côte du schooner ; faut-il qu’il vienne tout à fait
à bord, monsieur ?
– Oui, dis-je à moitié endormi, oui, laissez-le
venir à bord ; mais qui est-ce ? de quelle nation ?
– Comment, monsieur, de quelle nation ?
C’est lui, vous dis-je, lui !
– Qui, lui ?

961
– Le munitionnaire, monsieur.
– Le munitionnaire ! Quel munitionnaire ?
– Le vieux Louis, capitaine. Ne l’avais-je pas
dit ? il ne veut pas rester amarré sous l’eau.
Je montai rapidement sur le pont, et je vis le
corps du défunt couché sur l’eau, à travers la
proue et dans une position qui pouvait faire croire
qu’il était soutenu par le câble. Tous les marins se
pressaient à l’avant du schooner ; ils étaient
stupéfaits, et je dois dire que mon étonnement
était aussi grand que le leur, tant l’apparition de
Louis était miraculeuse. Le grappin avait été
parfaitement attaché, et sa force était suffisante
pour amarrer un bateau pendant une houle. Je ne
comprenais rien à la muette résistance de cet
inerte cadavre ; mais en examinant le canevas qui
l’enveloppait, le mystère fut bientôt éclairci. Les
requins de terre avaient coupé le hamac afin
d’arriver au corps, qui était horriblement déchiré.
N’osant pas porter les mains sur ces restes
informes, nous les touâmes jusqu’au rivage : là,
je fis faire un grand trou dans le sable, et après y
avoir enseveli le munitionnaire, je plaçai sur sa

962
tombe le fond d’un bateau naufragé. Ce double
soin le préservait à jamais du contact de l’eau.

963
XCVII

Lorsque tous mes préparatifs de départ furent


terminés, je me rendis chez le commandant, je
visitai les marchands avec lesquels j’avais fait
des affaires pour tout terminer au plus tôt, et, ces
divers soins remplis, je mis à la voile.
Nous étions restés quatre jours dans le port, et
pendant ces quatre jours le vent n’avait pas
rafraîchi la lourdeur de l’atmosphère. Batavia est,
comme Venise, entrecoupée de canaux, mais ces
canaux sont des réceptacles de toutes les
immondices qui découlent des habitations : la
boue et les morts bouchent les issues,
croupissent, et l’odeur nauséabonde que cette eau
exhale produit d’affreuses maladies. L’intérieur
de l’île et les montagnes qui avoisinent la ville
sont habitables ; mais la ville elle-même est
annuellement ravagée par cette fièvre mortelle
qu’on désigne sons le nom de fièvre de Java.

964
Les hommes jeunes et forts étaient toujours les
premiers atteints par le terrible fléau. Quant aux
grands mangeurs, ils n’échappaient jamais à ses
coups. Je déteste les gourmands autant que Moïse
et Mahomet détestaient les pourceaux, et je me
réjouis de leur mort. Cependant je fais une
exception en faveur du bon, du brave, de
l’honnête Louis, dont toute la gourmandise ne
pouvait étouffer ni même amoindrir les
impulsions généreuses. Ceux qui parmi nous
étaient de la race des lévriers, ceux qui avaient la
poitrine large, les membres longs, étaient
rarement saisis par la fièvre, en dépit même de
leurs excès. Notre charpentier, véritable chien de
mer, buvait journellement un demi-gallon d’arack
et il travaillait comme une machine à vapeur.
J’avais une peine infinie à maintenir l’ordre et
la discipline sur le schooner ; mon équipage était
composé en grande partie d’hommes bannis de
l’Ouest ou de ceux qui avaient perdu leur casque
dans l’Est. Ces hommes rebelles aux lois, au
caractère indomptable, ne connaissaient ni les
liens de parenté ni les liens d’affection, et plus
d’une fois mon pouvoir sur eux s’est trouvé dans

965
un danger imminent. Cependant j’avais pour réels
protecteurs de vieux marins attachés à de Ruyter,
quelques braves Européens et les fidèles Arabes
de Zéla. La petite fille malaise que j’avais
achetée à sa tendre mère me servait de
sauvegarde, en m’avertissant journellement de ce
qui se passait sur le pont. Outre cela, j’avais
encore le bras du premier contremaître, qui était
lié à de Ruyter par l’intérêt, la seule certitude de
fidélité que puisse avoir un homme sur un autre.
– Mais la partie la plus difficile à gouverner était
une bande de Français, dont le caractère était si
violent et si irascible, que, pour la moindre
parole, ils s’armaient de longs couteaux en
menaçant de tout tuer. Le chef de cette bande eut
un jour une discussion avec le contremaître
américain, qui était un homme paisible et fort
timide. Je me trouvais sur le pont et j’entendis la
dispute. Irrité depuis longtemps de la conduite de
cet homme, je bondis vers lui ; mon approche ne
l’émut même pas, car ses yeux hautains
supportèrent effrontément mon regard, et il ne
baissa pas l’arme qu’il tenait dans ses mains.
– Saisissez le scélérat ! m’écriai-je d’un ton

966
furieux.
À cet ordre, le Français rougit de colère et
appela ses compatriotes.
Je n’attendis pas l’arrivée des mutins ; je saisis
d’une main ferme le rebelle, et j’enfonçai dans
son cœur mon poignard malais.
– Allez à vos devoirs, dis-je d’une voix calme
et froide aux Français accourus sur le pont, allez,
et sans mot dire. Votre chef est mort, et je punirai
ainsi tous ceux qui auront l’audace de me
désobéir.
Les Français obéirent en grondant ; mais,
depuis ce coup de maître, ma domination fut
entière, absolue, et je n’eus qu’à me féliciter de
mon énergique détermination ; car, malgré ma
colère, je n’avais point été poussé au meurtre par
la violence, je n’avais que saisi un instant propice
à l’exécution d’un projet depuis longtemps
médité.

967
XCVIII

Nous parcourûmes le long de la côte de l’est


afin de découvrir une baie où, d’après ma carte
maritime, se trouvait un ancrage ; là, je devais
prendre de nouvelles provisions et de l’eau, et
continuer tranquillement ma course. Nous
marchions aussi près que possible du rivage, afin
de profiter des vents de la terre ; mais ils étaient
si faibles, que pendant plusieurs jours nous fûmes
forcés de rester stationnaires. Les eaux de la mer
semblaient pétrifiées, tant elles étaient unies et
calmes ; de plus, la chaleur était si étouffante, que
les Raipoots, qui adorent le soleil, se débattaient
sur le pont pour conquérir un pied carré de
l’ombre de la banne. Le seul rafraîchissement qui
eût la puissance de calmer un peu mes douleurs
de corps et de tête était un bain pris d’heure en
heure ; malgré ce soin, mes lèvres et ma peau
étaient aussi gercées que l’écorce d’un prunier. Il
n’y a point de vaisseau qui soit si mal adapté pour

968
un climat chaud qu’un schooner ; il lui faut
beaucoup d’hommes pour la manœuvre, et, pour
le contenir, il a beaucoup moins de place que tout
autre bâtiment.
Comme les calmes de la vie, les calmes de la
mer sont passagers et rares ; il faut toujours
qu’une brise, qu’une rafale ou une tempête suive
son repos. Bientôt, aussi tendres que la voix d’un
amoureux, les vents vinrent caresser les vagues
endormies, et nous passâmes doucement le long
du rivage pour gagner notre ancrage près de
Balamhua, en dedans de l’île d’Abaran. Là, nous
trouvâmes une rive sablonneuse, une petite
rivière et un bois si largement fourni, qu’on eût
pu croire que les arbres verdoyants étaient
amoureux de l’écume des eaux. Un petit village
javanais se trouvait à l’embouchure de la rivière,
et, en échange d’une petite quantité d’eau-de-vie
et de poudre, le chef de ce village nous donna la
permission de prendre sur l’île toutes les choses
dont nous aurions besoin. Nous débarquâmes nos
tonneaux d’eau vides, et mes hommes
s’occupèrent, sous la direction du charpentier, à
abattre les plus beaux arbres.

969
Les calmes, l’excessive chaleur et le manque
d’air avaient contribué à propager la fièvre et la
dysenterie dans mon équipage, et pour remède
j’avais ordonné l’éther, l’opium et de bon vin
pour les convalescents. Désespéré de mon
ignorance, je regrettais vivement de n’avoir
apporté aucune attention aux discours médicaux
de Van Scolpvelt, je regrettais encore d’avoir si
bien négligé mes études. En dépit de cette
ignorance, je continuais mon rôle de docteur, et
cependant je n’avais, pour en dissimuler les
fautes, ni perruque doctorale, ni canne à pomme
d’or, et je droguais les malades avec aussi peu de
contrition que les membres du collège royal des
médecins.
En faisant mes préparatifs de départ, j’appris
qu’une dispute avait eu lieu entre quelques-uns
de mes hommes et les Javanais. Deux natifs
avaient été blessés par un coup de fusil, et ces
emportements meurtriers étaient fréquents, parce
que les matelots ne voulaient pas comprendre que
sur terre ils étaient sujets à des lois d’ordre et de
discipline.

970
– Sur le vaisseau, disaient-ils, nous sommes
liés par des devoirs, nous appartenons à la mer ;
mais, en revanche, il faut que sur terre nous
fassions notre volonté. Quand nous avons de
l’argent, nous sommes assez justes pour payer
nos dépenses ou nos dégâts ; mais quand nous
n’en avons pas, on doit nous donner les choses
qui nous sont nécessaires. Il n’est pas légal,
ajoutaient-ils en forme de péroraison, que les
natifs gardent pour eux toutes les productions du
rivage, puisque, aussi bien que la mer, la terre
appartient aux hommes.
Ce raisonnement était l’invariable réponse que
j’obtenais de mes hommes lorsque je les
sermonnais sur la brutalité avec laquelle ils
assaillaient, volaient et massacraient les natifs.
L’impossibilité dans laquelle j’étais de me
faire tout à fait obéir amenait de si grandes
querelles, que je me vis contraint de récompenser
les plus cruellement battus, sans pouvoir punir les
tourmenteurs.
Un jour cependant il me fut rapporté que dans
une nouvelle bataille le tort était du côté des

971
villageois ; je ne pus connaître toute la vérité,
mais je craignis une revanche sanglante ; pour
l’éviter, je pris sur un bateau quelques objets de
valeur pour le chef et je me dirigeai vers le
village. Mon cadeau fut assez mal accueilli ;
cependant, après une heure d’explications, je
réussis à pallier les torts de mes hommes, et nous
nous quittâmes amis. Je tenais beaucoup à cette
réconciliation, car l’inimitié des natifs eût pu me
causer de grandes pertes de temps, d’hommes et
de provisions.
Quand mes préparatifs de départ furent
achevés, le chef javanais vint à bord du schooner,
et m’invita à l’accompagner dans une partie de
l’île où se trouvait une grande quantité de daims
et de sangliers. J’avais déjà manifesté le désir de
faire une partie de chasse, mais le chef en avait
toujours différé la réalisation en disant qu’il était
bon d’attendre les jours pluvieux, parce que la
pluie chasse les animaux de la montagne vers la
plaine. Comme un violent orage venait d’inonder
la terre, l’invitation du chef me parut le résultat
d’une promesse faite. Je lui donnai donc avec le
plus grand plaisir l’heure de notre départ pour

972
cette vaillante promenade. D’un air affectueux et
sincère, le chef me supplia de ne pas faire naître
parmi son peuple des craintes jalouses en
emmenant avec moi une grande quantité
d’hommes armés.
Je m’engageai à suivre ses conseils sur ce
point, et nous nous séparâmes en nous donnant
rendez-vous pour le lendemain.

973
XCIX

J’étais réellement sans crainte, et aucune


méfiance ne pénétra mon esprit. Néanmoins je
pris les précautions les plus minutieuses pour
assurer le salut de mes hommes et le mien.
Je débarquai le lendemain, accompagné de
quatorze marins, tous fidèles, braves, courageux
et bien armés. En outre, j’ordonnai aux bateaux
qui nous avaient conduits de s’éloigner du rivage,
de jeter le grappin, et d’avoir la prudence de ne
point adresser la parole aux natifs.
Le chef m’attendait accompagné seulement de
cinq hommes, armés de poignards et de lances de
sanglier.
Nous pénétrâmes dans l’intérieur du pays en
suivant les sinuosités de la petite rivière, que la
pluie d’orage avait rendue jaunâtre et boueuse.
Nous fûmes obligés plusieurs fois de traverser la
rivière à gué, et, avant d’effectuer ce passage, je

974
dis à mes hommes de mettre dans leurs casquettes
les balles et la poudre, et de ne point mouiller
leurs armes. L’expérience m’avait rendu vigilant
et soupçonneux, si bien que je remarquai
plusieurs choses qu’une personne moins
attentionnée eût laissées passer inaperçues. Le
chef javanais causait souvent avec ses hommes,
souvent encore il voulait nous faire traverser la
rivière dans des endroits où elle était boueuse et
remplie de trous profonds. Tout à coup, et sans
m’expliquer les causes de ce changement, il se
mit à l’arrière de la troupe et voulut diriger notre
marche d’un côté opposé à celui que nous
devions suivre. Cette conduite éveilla mes
soupçons, et sans rien dire je me mis à surveiller
tous les mouvements du chef. Afin de laisser
croire au Javanais que j’avais en lui la plus
entière confiance, je le suivis sans observation.
Mais j’avais le soin de noter dans ma mémoire
les localités que nous traversions, ainsi que les
gués de la rivière. Le danger dans lequel j’avais
placé Zéla en l’emmenant avec moi à la chasse
aux tigres m’avait donné une cruelle leçon de
prudence, et l’idée de la savoir seule, quoique en

975
sûreté sur le schooner, me rendait sage, sensé, et
surtout fort méfiant. Grâce aux importunités de
ma chère petite fée, j’avais pris avec nous Adoa
la Malaise. Cette enfant était vive, adroite et
rusée comme un lutin. On pouvait avoir en son
instinct sauvage la plus entière confiance. Adoa
ne pensait, n’aimait personne au monde que sa
chère Zéla ; pour Zéla elle eût donné sa vie. La
seule chose qui l’attachât à moi était l’amour que
me portait ma femme. Adoa avait à peu près le
même âge que sa maîtresse ; mais il n’y avait pas
dans le monde deux êtres moins ressemblants : la
fille malaise était rabougrie dans sa croissance,
large et osseuse ; son front bas était à moitié
caché par des cheveux noirs, rudes et qui
tombaient en mèches roides sur sa figure plate et
d’une couleur bistrée. Les petits yeux bruns
d’Adoa semblaient, par la distance qui les
séparait, être tout à fait indépendants l’un de
l’autre et pouvaient regarder à la fois à bâbord et
à tribord, au nord et au sud. Ces yeux vifs,
brillants, avaient la vigilance de ceux d’un
serpent ; mais la ressemblance avec ce hideux
reptile s’arrêtait là, car la pauvre petite Adoa était

976
la plus fidèle, la plus aimante et la plus dévouée
des servantes. J’aimais tant cette sauvage créature
que je lui avais donné la place haute et
importante de tchibookgée, et elle était sans rivale
dans l’art de faire un chilau, un hookah, ou pour
préparer un callian, toutes choses qui sont
difficiles à bien faire.
Nous continuâmes notre route le long de la
rivière, et, après être arrivés sur une hauteur
escarpée et pleine de rochers, notre chef me
proposa de nous arrêter dans quelques huttes
situées sur la hauteur, pour nous y reposer un
instant et nous rafraîchir avec du café et des
mangoustans. « Pendant la durée de cette petite
halte, ajouta le chef, deux de mes gens iront à la
découverte du gibier. » Cette proposition, qui
semblait amoindrir les forces protectrices du
chef, dissipa entièrement mes craintes. On nous
apporta du lait, des fruits et du café. Comme
j’étais un grand épicurien, je dis à Adoa de
surveiller la préparation de la tasse qui m’était
destinée, et la jeune fille s’empressa de se rendre
à mon désir.

977
Nous nous étions assis dans une des huttes
vides, afin d’être protégés par la toiture de cannes
entrelacées contre les rayons du soleil, et pendant
que, le cœur rempli du souvenir de Zéla, je
fumais mon callian, mes hommes mangeaient et
buvaient. Le chef s’était assis près de moi sur une
natte, et la sortie de la hutte était bloquée par les
trois Javanais. Je m’étais couché sur la terre, et
ma tête reposait contre un des bancs de bambou
que soutenait la hutte ; ma main droite allait
porter à mes lèvres la tasse de café posée devant
moi, lorsque je fus averti par un léger mouvement
de tourner la tête à gauche, vers le fond de la
hutte.
– Ne bougez pas, chut, chut !
Ces quelques paroles, prononcées avec un
accent de terreur indicible, me firent prudemment
jeter un demi-regard vers l’endroit d’où la voix
était sortie, et, à travers le paillasson qui formait
le mur de la hutte, je distinguai le regard perçant
d’Adoa.
Je m’inclinai doucement vers la jeune fille, et
sa voix haletante murmura à mon oreille :

978
– Ne buvez pas le café !... sortez de la hutte...
défiez-vous... mauvaises gens !...
Plusieurs de mes hommes s’étaient plaints du
mal de cœur aussitôt après avoir absorbé le café,
et je compris le vif empressement qu’avait
apporté le chef en me faisant passer la tasse qui
m’était destinée. Heureusement que la
préparation de ma pipe, ayant occupé mon
attention, m’avait fait oublier le café. Au premier
mouvement que je fis pour sortir de la hutte, le
chef échangea d’une manière expressive un
regard avec ses hommes, et tous les yeux se
fixèrent sur moi. Je n’avais ni le temps ni la
possibilité de former un plan de conduite et de
consulter mes gens. Je compris vite que le chef
attendait du renfort pour nous attaquer ; je sortis
donc lestement mon pistolet, et je franchis la
porte de la hutte. Le chef, armé de son poignard,
voulut s’emparer de moi, mais il n’en eut ni
l’adresse ni la force, car je lui brûlai la figure en
déchargeant mon arme à bout portant, et mon
coup de feu fut suivi du cri de guerre arabe :
« Mes garçons, nous sommes trahis ! suivez-
moi ! »

979
Mes mouvements avaient été si rapides, si
imprévus, que, frappés d’une terreur panique, les
Javanais se précipitèrent dans les jungles.
– Ne les poursuivez pas, dis-je à mes hommes,
regardez plutôt si vos armes sont en bon état, et
arrangez vos baïonnettes.
J’appris par Adoa qu’un poison ou un
narcotique avait été mis dans le café, et que le
chef attendait pour nous massacrer l’arrivée
d’une grande quantité d’hommes.

980
C

Le premier danger était passé ; mais notre


situation était encore excessivement périlleuse.
Nous reprîmes d’un pas rapide, pour regagner nos
bateaux, le chemin que nous avions parcouru,
espérant arriver en peu de temps assez près du
schooner pour l’avertir par un signal du malheur
qui nous menaçait, car naturellement nous
pensions que les natifs s’étaient échelonnés sur la
route pour nous attaquer. Nous fîmes les trois
quarts du chemin sans être arrêtés, sinon sans être
vus ; car de temps en temps la tête d’un sauvage
apparaissait derrière un arbre ou dans le creux
d’un rocher, et ces visions rapides étaient suivies
d’un farouche hurlement. Cet éloignement rendait
nos ennemis peu dangereux, et Adoa, qui courait
près de moi, guettait sans relâche les mouvements
des natifs pour m’avertir de leurs faits et gestes.
À chaque pas que nous faisions en avant se
révélaient les terribles difficultés que nous avions

981
à vaincre. Outre le réel danger du chemin, il y
avait celui d’une attaque impossible à soutenir
sans désavantage. Nous arrivâmes enfin à un
angle de la rivière, et nous fûmes obligés de la
traverser. Grâce au stimulant de la peur, le poison
ne produisit sur mes hommes qu’une fébrile
agitation ; il faut ajouter encore que, par elle-
même, la drogue était sans doute peu dangereuse.
Toujours est-il que personne ne s’en plaignit en
fuyant l’attaque des Javanais.
Je conduisis mes hommes à travers la rivière
en sondant le chemin à l’aide de ma lance. L’eau
était peu profonde ; mais le fond de la rivière était
si sale, si glissant et si boueux, que nous avions la
plus grande peine à nous soutenir.
– Malek, ils viennent, me dit Adoa.
Je mis ma carabine sur mon épaule, et je criai
aux hommes qui se trouvaient en arrière de hâter
le pas.
Les natifs sortirent tumultueusement de leur
embuscade, déchargèrent leurs mousquets et
coururent sur les bords de la rivière. Dans toutes
les guerres sauvages, le premier cri et la première

982
décharge sont un excitant et un moyen d’inspirer
la terreur. Les sauvages ressemblent aux chiens
glapissants qui chassent celui qui se sauve, mais
qui fuient devant le fort. En conséquence, si la
première attaque des sauvages est reçue avec une
courageuse fermeté, ils sont surpris, intimidés, et
quelquefois vaincus. Voyant que nous étions
fermes, et qu’à notre tour nous nous disposions à
faire feu, les Javanais s’arrêtèrent sur les bords de
la rivière. Je fis décharger nos mousquets sur eux,
et j’eus le plaisir de les voir courir épouvantés
dans la direction des jungles. Cette fuite nous
donna le temps de traverser sans perte d’hommes
le gué de la rivière.
Les natifs revinrent sur leurs pas et nous
suivirent en proférant des menaces de mort et
d’horribles malédictions ; de minute en minute, le
nombre de nos ennemis s’augmentait, et au
moment où nous atteignîmes la partie la moins
fourrée du jungle, Adoa me dit :
– Malek, je vois des cavaliers qui viennent au-
devant de nous.
L’odeur de la mer parvint jusqu’à nous, et

983
cette odeur âcre me donna une sensation plus
délicieuse que celle apportée journellement par
les parfums du tabac ou le fumet d’un verre de
vin de Tokay.
– Courage, mes garçons, criai-je à mes
hommes, courage ! La mer est en avant.
Mes hommes coururent vers le banc de sable
du haut duquel je les appelais avec plus
d’empressement et d’allégresse qu’ils n’en
témoignaient en montant sur les agrès pour voir
la terre après un long et ennuyeux voyage. Quand
nous vîmes les joyeuses girouettes aux queues
d’aronde briller sur les mâts de notre schooner,
lui-même encore invisible, nous jetâmes de
concert un triomphant hourra, croyant un peu trop
vite que nos dangers étaient passés.
Sur la large plaine sablonneuse qui bordait la
mer se trouvait une masse noire et confuse. À
cette vue, les natifs poussèrent un sauvage cri de
joie, et ce cri me donna la preuve que les yeux de
faucon d’Adoa n’avaient point commis d’erreur
en découvrant une bande de cavaliers.
Ces cavaliers devinrent bientôt tout à fait

984
visibles.
Un corps d’hommes du pays, à peu près nus,
nous approcha rapidement ; ils étaient montés sur
de petits chevaux aux allures vives, souples et
légères. Le nombre de ces hommes n’était pas
grand ; mais, unis à ceux qui nous suivaient de
près, ils avaient assez de force pour détruire les
espérances des plus sages et contraindre les âmes
pieuses à songer au ciel.
Au milieu de la rivière que nous venions de
traverser se trouvait un banc de sable ; de vieux
troncs d’arbres et des canots naufragés étaient
fermement plantés dans ce banc. À notre gauche
se trouvaient une surface plane, sablonneuse et
une lande déserte ; à notre droite, trois blocs de
rochers informes qui nous cachaient la vue du
schooner. Je pris rapidement possession du banc
de la rivière, et, les pieds bien affermis sur un
terrain solide, nous attendîmes l’attaque. J’avais
toujours mes quatorze hommes, et, quoique à la
tête d’une bien petite troupe, j’eus l’espérance,
grâce à la grande quantité de munitions qui
remplissait nos poches, que nous arriverions,

985
sinon à détruire, du moins à mettre en fuite nos
sauvages ennemis.

986
CI

Les natifs s’avancèrent vers nous en criant et


en hurlant, mais la décharge de leurs mousquets
ne nous atteignit pas. Ces cavaliers féroces et
sauvages étaient conduits par leur prince, monté
sur un petit coursier fougueux, dont la robe était
d’un rouge vif ; la crinière et la queue de ce
cheval voltigeaient dans l’air comme voltigent
des banderoles sous les caresses de la brise. Son
cavalier était le seul qui portât un turban et qui fût
convenablement habillé. L’énergique férocité du
regard jeté par le prince sur notre petite troupe
me fit souvenir de mon violent ami de Bornéo.
Inspiré par le démon qu’il portait sur son dos, le
petit cheval était sans cesse en mouvement ; il
semblait avoir du feu dans les naseaux et des
ailes dans les jarrets. Le prince se précipita dans
l’eau, déchargea son pistolet sur un de mes
hommes, jeta sa lance à la tête d’un autre,
s’élança de nouveau sur le rivage, guida ses

987
cavaliers, cria contre ceux qui cherchaient à fuir,
se rejeta dans la rivière, et pendant le cours de ses
fantastiques évolutions, le petit cheval hennissait,
bondissait, galopait ; il ne lui manquait que la
parole. Caché derrière le tronc d’un arbre, je fis
plusieurs fois partir ma carabine en visant le
prince ; mais une hirondelle dans l’air ou une
mouette balancée par une vague n’aurait pas été
un but plus difficile à atteindre. La position que
nous avions prise était si avantageuse et notre feu
était si parfaitement dirigé, que, malgré ses
efforts, le prince météore ne pouvait parvenir à
nous chasser du banc de sable. Le succès
cependant n’était pas certain, car nos munitions
étaient fortement diminuées ; deux de mes
hommes avaient été atteints par les balles
meurtrières, et deux autres étaient assez
grièvement blessés. En revanche, nous avions fait
un grand dégât parmi les natifs, dont la situation
fort exposée nous donnait l’avantage de frapper
toujours juste. La cavalerie, qui agissait avec la
plus grande intrépidité en se précipitant dans la
rivière au-dessus et au-dessous de nous, souffrait
de notre feu, mais elle souffrait davantage encore

988
de l’inégalité du terrain de la rivière, sur lequel
les chevaux trébuchaient à chaque pas. D’ailleurs
ils n’avaient point d’armes à feu, et le prince seul
se servait de pistolets.
Nous fûmes bientôt forcés de faire
l’impossible pour gagner le rivage, et ce rivage
était gardé par une foule de natifs qui hurlaient
d’une manière épouvantable. Dans cette situation
périlleuse, épuisé et presque mort de fatigue, je
fis passer mes hommes un à un sur le banc
opposé. Quand les cavaliers, bien diminués par
nos coups, s’aperçurent de cette manœuvre, ils se
dirigèrent au triple galop vers la mer, dans
l’intention d’intercepter notre passage.
Le premier homme qui débarqua fut tué par la
pierre d’une fronde, et notre troupe fut réduite à
neuf personnes, et cela en me comptant. Afin
d’apaiser la soif ardente qui leur brûlait la gorge,
mes hommes avaient bu l’eau saumâtre de la
rivière ; cette eau leur donnait un mal de cœur si
violent, qu’ils chancelaient comme des hommes
ivres. Nous nous trouvions à un mille de la mer,
et en nous tenant rapprochés les uns des autres,

989
nous réussîmes à traverser le gué. Les natifs
épiaient nos mouvements avec tant de
persistance, que nous étions obligés de faire halte
à chaque instant pour leur donner une volée de
mousquets. Enfin, après une demi-heure de
marche, nos yeux distinguèrent parfaitement le
schooner. Cette vue redoubla notre courage, et
nous hâtâmes le pas vers notre cher vaisseau.
Tout à coup un nuage de sable obscurcit nos
regards, et quand le vent l’eut dispersé, je vis le
prince vampire paraître comme un centaure dans
le mirage vaporeux produit par le sable blanc. La
manœuvre du prince nous enfermait entre deux
camps. Je jetai vivement les yeux autour de moi ;
à notre gauche se trouvait un groupe de palmiers,
dont les branches touffues ombrageaient quelques
huttes en ruines. Atteindre ces palmiers fut dès
lors ma seule espérance. Je dirigeai ma troupe
vers cette petite fortification, et je puis dire que
nos cœurs battaient avec violence quand nos
mains crispées purent saisir et opposer à nos
ennemis le frêle rempart des murailles de la
première hutte. Malheureusement notre course
avait été si rapide qu’un de nos blessés avait

990
succombé à cette énervante fatigue ; il était
tombé mort ou mourant. Je n’eus point la
possibilité de lui porter secours. Le bruit sinistre
d’un sauvage et joyeux hurlement me fit tourner
la tête, et mon regard indigné rencontra le prince,
dont le cheval furieux piétinait le corps du pauvre
marin. À un ordre de leur chef, les cavaliers
accoururent, s’approchèrent de notre lieu de
refuge et nous lancèrent des pierres. Nous
répondîmes à cette nouvelle attaque par des
coups de mousquet. Un de nos hommes tira sur le
prince ; la balle l’atteignit sans doute, car son
cheval s’éloigna d’un pas chancelant, et les
plumes qui ornaient le turban du prince
voltigèrent dans l’air.
– La mort de mon pauvre ami est vengée,
pensai-je en moi-même.
Mais cet espoir ne fut pas de longue durée ;
car, après avoir arrêté son cheval, le prince mit
pied à terre, examina l’animal, secoua la tête, et,
en se remettant en selle, il reprit la direction de sa
petite troupe avec autant d’empressement, mais
avec moins d’ardeur et de fermeté.

991
Notre position devenait extrêmement
périlleuse ; nous n’avions plus que trois ou quatre
cartouches chacun, et l’ennemi nous entourait de
toute part.
Désespérés et presque morts de fatigue, nous
nous préparâmes à vendre chèrement notre vie. Je
songeai plus à la mort qu’à ma défense ; l’image
de de Ruyter traversa mon esprit ; mais ce bon et
triste souvenir fut bientôt chassé par celui de ma
pauvre Zéla. Qu’allait-elle devenir ? supporterait-
elle son isolement cruel ? Ces tristes pensées
relevèrent mon courage ; j’invoquai comme une
égide protectrice le nom de ma bien-aimée, et je
dis à mes hommes :
– Courage, mes garçons, nous ne sommes pas
encore vaincus.
La muraille du fond de la hutte était très
élevée ; nous la trouâmes avec nos baïonnettes, et
de là nous vîmes que les natifs se préparaient à
incendier la hutte. Nous réussîmes cependant à
les chasser, mais non à éteindre le feu de bois
mort et de roseaux secs qu’ils avaient déjà
allumé. Devant la hutte se trouvaient des palmiers

992
entourés par une haie de vacoua, et cet arbuste
formait une haie piquante et tout à fait
impénétrable. Plusieurs fois, durant la première
escarmouche, je m’étais repenti d’avoir préféré la
hutte à cette place, que l’entourage rendait
inaccessible aux chevaux. Nous aurions eu et plus
d’espace et plus de moyens d’attaque.
Le prince javanais ordonnait aux sauvages de
nous empêcher de quitter la hutte. Cet ordre, dont
l’exécution était notre mort, fit murmurer mes
hommes, et leur mauvaise humeur retomba sur
moi, car ils écoutaient faiblement mes pressantes
prières ; enfin, ils furent forcés de suivre mon
exemple et de quitter la hutte pour se ranger en
bataille dans la cour, derrière les vacouas.

993
CII

Au moment de commencer notre attaque, le


son bas et sourd d’un canon retentit dans l’air et
salua nos oreilles ; c’était le schooner. L’effet
produit par cette voix d’airain fut magique ; mes
hommes, tristes, désespérés, reprirent courage et
jetèrent leurs casquettes en l’air en hurlant
comme des bêtes fauves. Le canon nous
annonçait du secours, et cette promesse nous
rendit toutes nos forces. Un second coup traversa
l’air, bondit vers le jungle et l’écho des collines
en recueillit le son ; ce bruit inattendu causa une
terreur si grande dans la petite troupe des
cavaliers qu’ils se dispersèrent. Je profitai de
l’effroi des natifs pour nous jeter sous l’abri des
palmiers ; car, là, nous n’avions plus à craindre
les atteintes du feu.
Malgré le mauvais succès de leur attaque, les
natifs revinrent sur nous, guidés par le prince,

994
dont le courage n’était point affaibli. Nous
n’avions plus que cinq ou six cartouches, et tout
notre espoir reposait sur nos baïonnettes. Ne
voyant point arriver de secours, les sauvages nous
jugèrent vaincus, car ils s’approchèrent tout à fait
de la haie de vacoua, et à l’aide de leurs lances ils
blessèrent plusieurs de mes hommes. Notre
situation était en réalité plus désespérée que
jamais, quoique la plupart des cavaliers fussent
partis vers la mer ; mais le prince ne nous quittait
pas. Je commençai à croire que mes hommes
avaient raison en disant que ce chef javanais était
invulnérable : nos coups effleuraient son corps
sans le blesser, sans lui faire perdre un seul
instant sa sauvage vélocité. Tout à coup, les natifs
se tournèrent vers la mer en jetant des cris
d’épouvante ; ces cris furent suivis d’une
décharge de mousquets, et le doute inquiétant qui
remplissait mon esprit fut dissipé : mon équipage
venait à notre secours.
Notre première idée fut de courir à la
rencontre de nos sauveurs, mais je ne voulus pas
abandonner nos blessés. Bientôt le bonnet rouge
des Arabes étincela sous les rayons du soleil ; je

995
déchargeai ma carabine, et j’entendis
distinctement le cri de guerre de mes braves amis.
Le prince se jeta au-devant de la troupe suivi de
ses cavaliers ; mais cette manœuvre ne
m’inquiéta pas, je savais qu’un feu bien nourri
pouvait facilement repousser les efforts du
prince. Aussi, après une lutte acharnée des deux
parts, mes gens avancèrent vers notre poste ; dans
mon impatience, je franchis l’enclos et
j’encourageai d’une voix éclatante mon brave
équipage. J’allais courir jusqu’à lui, quand je vis
paraître une forme légère, bondissante ; le vent
faisait flotter les cheveux de cette délicieuse
vision, qui, rapide comme une hirondelle,
s’élança jusqu’à moi. Cette vision, cet oiseau
printanier, c’était mon bonheur, ma joie, mon
espérance, mon unique pensée, ma Zéla chérie ;
la chère adorée tomba sur mon cœur et je la
pressai tendrement dans mes bras épuisés de
fatigue, mais que son contact rendait fermes et
vigoureux. Les hardis matelots oublièrent leur
danger pour nous regarder d’un œil ému.
– Quelles nouvelles, capitaine ? demandait
l’un.

996
– Où sont nos camarades ? demandait l’autre.
Et ces questions étaient suivies de menaces de
mort, de cris de vengeance contre les Javanais.
En aidant nos blessés à marcher, nous
regagnâmes le bord de la rivière, et, toujours en
bon ordre, ma petite troupe se dirigea vers le
rivage. Des bandes de natifs rôdaient autour de
nous, mais elles étaient impuissantes à nous
barrer le chemin. Le prince avait pris les devants
dans l’intention évidente d’attaquer nos bateaux
avant notre arrivée ou de s’opposer à notre
embarquement. Cette double crainte nous fit
hâter le pas, car je savais que le schooner était
trop éloigné pour qu’il lui fût possible de protéger
les bateaux.
– N’ayez aucune crainte, capitaine, me dit
mon second contremaître, j’ai ordonné aux
bateaux de s’éloigner du rivage et de laisser
tomber leurs grappins ; de plus, la chaloupe qui
nous attend a une caronade.
Nous étions épuisés de fatigue, affamés,
mourants de soif ; Zéla seule, en véritable enfant
du désert, avait songé à apporter de l’eau, et cette

997
eau fut un grand soulagement pour les blessés. Il
était évident que les natifs ne voulaient pas
permettre aux bateaux d’approcher du rivage ; le
schooner était visible et il levait l’ancre afin de se
rapprocher de nous. En arrivant sur le bord de la
mer, je réunis mes hommes, et après avoir
dispersé avec une volée de mousquets la foule qui
était devant nous, je réussis à faire embarquer les
blessés ; mais, au moment où mes hommes
allaient les suivre, les Javanais renouvelèrent
l’attaque : la confusion fut si grande qu’il me
devint impossible de diriger sûrement nos coups
de mousquet. Avec l’aide de quatre hommes sûrs,
je plaçai Zéla dans la chaloupe, et quand les
natifs s’y précipitèrent pour saisir le plat-bord,
nous déchargeâmes la caronade, qui était bourrée
de balles de plomb.
J’étais debout sur la poupe du bateau, ayant
une mèche à la main ; les natifs dispersés
fuyaient avec épouvante le bruit du canon, et le
rivage était couvert de morts et de mourants. La
bataille touchait à son terme, quand
l’invulnérable prince, dont la fureur n’était point
diminuée, reparut à la tête d’une demi-douzaine

998
de cavaliers ; mais la vue du canon, dont la
bouche était tournée vers eux, les fit reculer.
Indigné du mouvement, le prince leur adressa un
violent reproche, jeta un cri terrible et lança son
cheval vers la poupe du bateau, en face du canon.
Je soufflai la mèche et je touchai l’amorce, elle
ne prit point feu. Le prince me jeta son turban à la
figure et déchargea un pistolet sur moi. La
secousse me fit chanceler, un éblouissement
aveugla mon regard et tout disparut à mes yeux.
L’intrépide Zéla prit la mèche tombée de mes
mains et déchargea le canon.
Un cri perçant courut le long du rivage, et un
cheval blessé plongea dans l’eau en foulant aux
pieds son cavalier désarçonné.
Mais le cavalier n’était point le prince.
À quelques pas plus loin, dans des flots rougis
de son sang, se trouvait une masse de restes
mutilés ; mais ces restes informes étaient
cependant assez distincts pour qu’il fût possible
de reconnaître le meilleur cheval que guerrier ait
jamais monté et le plus héroïque chef qui ait
conduit ses hommes au combat.

999
CIII

J’étais sérieusement blessé, mais je souffrais


tant qu’il me fut impossible, pendant les
premières minutes qui suivirent l’explosion du
pistolet, de savoir quelle partie de mon corps
avait été atteinte par l’arme du prince. Un mortel
engourdissement affaiblit tout à coup mes
membres, mes yeux se voilèrent et je tombai
comme une masse inerte sur le banc des rameurs.
Le coup de canon tiré par Zéla avait si fort
épouvanté les natifs, qu’ils fuyaient dans toutes
les directions en jetant des cris de rage et d’effroi.
Cette terreur nous permit de quitter sans combat
les bords du rivage.
Lorsque je repris l’usage de mes sens, ce fut
pour souffrir les tortures d’une véritable agonie,
et la douce voix de ma compagne aimée ne put,
tant elles étaient violentes, en adoucir l’affreuse
douleur.

1000
– Zéla, mon bon ange, dis-je à la jeune femme
d’une voix entrecoupée, croyez-vous que le
destin ait déjà marqué l’heure de mon trépas ?
Croyez-vous qu’Azraël, le démon rouge de la
mort, ait mortellement frappé le cœur qui vous
aime ?
– Vous vivrez, mon ami, murmura la pauvre
éplorée, vous vivrez parce qu’Allah, le bon esprit,
a paralysé le bras du cruel guerrier. Dieu est fort,
nous sommes faibles, mais il veillera sur nous ;
ayez confiance, ayez courage.
La balle du pistolet avait pénétré dans mon
corps au-dessus de l’aine droite, et la position
élevée du tireur lui avait permis de viser
horizontalement. Mes douleurs augmentaient de
violence, mais la blessure ne saignait pas, et je ne
savais quel moyen il fallait employer pour
apporter un peu de soulagement à mes
souffrances. Le bon et savant docteur n’était plus
là. On me hissa péniblement sur le pont du
schooner, et trois matelots me descendirent dans
ma cabine. Le prince avait tiré son coup si près
de moi, que, selon toute probabilité, une grande

1001
partie de la poudre avait suivi la balle et brûlé les
chairs, qui étaient noires et livides. Pour enlever
la poudre, Zéla enduisit la blessure de jaunes
d’œuf : le remède oriental fut très efficace, et ce
premier soin rempli, la chère enfant lava la plaie
avec du vin chaud et la couvrit d’un cataplasme.
Je souffris horriblement pendant cinq jours,
mais le dévouement de Zéla m’aida à supporter,
presque avec patience, cette longue agonie. Je
crois, en vérité, que la pauvre petite souffrait au
moral autant que je souffrais au physique. Un ami
de notre sexe est incapable de supporter les
ennuis et la fatigue que donnent les soins
réclamés par un malade ; il partage bien un
danger, sa bourse, il offre bien son assistance, ses
conseils ; mais il lui est moralement impossible
de sympathiser avec une douleur qu’il ne ressent
pas. L’être qui est bon, généreux, dévoué, c’est la
femme qui aime ; elle seule peut veiller attentive
pendant de longues nuits, elle seule peut
comprendre et supporter les caprices de l’esprit,
les fantaisies absurdes que manifeste le malade.
Quelque ardente et sincère que soit l’amitié d’un
homme, elle ne peut égaler en force et en

1002
grandeur l’idolâtrie dévouée que consacre une
femme à l’objet de ses affections vierges.
L’amitié est fondée et repose sur la nécessité ; il
faut qu’elle soit plantée et cultivée avec soin, car
elle ne s’épanouit que sur de bons terrains, tandis
que l’amour, qui est indigène, fleurit partout.
L’amitié est le soutien de notre existence, mais
l’amour en est l’origine et la cause. Puis-je penser
à mes souffrances et aux tendres soins dont Zéla
les a entourées, sans faire une digression sur
l’incomparable amour de la femme ? S’il y avait
une partie de ma vie que je voulusse arracher du
sombre abîme du passé, ce serait ce mois de
douleur, ce mois pendant lequel, faible, morose,
ennuyé, je fus soigné par mon ange comme l’est
un enfant malade par la plus tendre mère.
J’ai oublié de dire qu’une fois installé dans ma
cabine à bord du schooner, nous ne perdîmes pas
de temps pour faire hisser les bateaux et mettre à
la voile. Nous dirigeâmes notre course vers le
nord-est, avec le désir de rejoindre promptement
le grab, pour recourir à la science du bon Van
Scolpvelt. Je n’avais pas encore appris à cette
époque une chose que l’expérience m’a depuis

1003
fait connaître, c’est que, sur dix blessures causées
par les balles d’un fusil, il y en a neuf pour
lesquelles la science d’un chirurgien est
parfaitement inutile. Les tempéraments sains
doivent laisser agir le merveilleux instinct de la
nature, qui seule a plus de pouvoir que tous les
médecins du monde. Je me souviens encore du
vif plaisir que je ressentis lorsque j’eus assez de
force pour manger un morceau d’agneau. Le
lendemain du jour où s’était fait ce premier pas
vers la santé, Zéla m’apporta un gigot ;
j’accueillis ce repas avec un bonheur indicible, il
réalisait en partie mes rêves de la matinée ; mais
quand j’eus dévoré ce rôti, je m’écriai d’un ton
chagrin :
– Est-ce tout, chère ? Ah ! combien je sens
aujourd’hui la perte du pauvre munitionnaire ! il
ne m’aurait pas abandonné la cuisse d’un petit
cabri, mais bien la mère entière, et le fils eût servi
d’ornement.
Avec l’appétit revint la force, et je repris,
appuyé sur deux béquilles, mes devoirs sur le
pont. Un de nos blessés mourut ; mais je ne crois

1004
pas que sa mort fut la suite de la blessure qui
l’avait alité, ce fut la puissance narcotique de la
drogue que les natifs avaient mise dans le café.
Pendant quelques jours, les matelots se
plaignirent du mal que leur faisait éprouver
l’absorption du poison javanais. Je leur laissais
accuser les natifs, et je savais fort bien que mon
remède était la seule cause de leurs souffrances ;
pour guérir les malades, j’avais, faute de mieux,
ordonné du vin.
Une brise de mer constante, une température
modérée et du repos détruisirent la fièvre, et mes
hommes reprirent gaieté, force et courage.
Quelques mots expliqueront à mes lecteurs
comment il se fit qu’un secours si prompt et si
efficace nous arriva au milieu de nos dangers à
Java.
Zéla et sa plus jeune servante s’étaient
embarquées dans un petit canot que, par fantaisie,
ma femme appelait sa barge. Elles avaient dirigé
leur frêle esquif le long du rivage, vers une petite
place ombragée où, loin de tout regard, il leur
était possible de se livrer à leur plaisir favori,

1005
celui de nager. J’avais si bien fait prendre
l’habitude et le goût des bains à Zéla, qu’elle était
presque amphibie. Pendant notre séjour à l’île de
France, de Ruyter me compara à un requin, et ma
belle Arabe, qui me précédait toujours dans l’eau,
vêtue d’un caleçon bleu et blanc, au poisson
pilote. En nageant avec sa compagne, Zéla
entendit le bruit des mousquets apporté par le
vent de terre sur la surface ombragée et calme de
la mer. Le son était si bas, si sourd, si indistinct,
que, pendant les premières minutes, la jeune
femme crut qu’il était le bruit naturel à notre
chasse. Cependant un indéfinissable sentiment de
tristesse glissa dans l’esprit de Zéla ; elle remit
donc ses vêtements et voulut débarquer, mais une
réflexion l’empêcha de suivre cette première
idée. La décharge des fusils devint plus distincte,
et la finesse exquise de l’oreille de Zéla la rendit
capable de distinguer le bruit de ma carabine, qui
avait le son aigre et retentissant.
Bientôt après, la jeune femme entendit,
quoique faiblement, les cris des natifs, et ces cris
lui parurent les clameurs de la guerre et non
celles d’une joyeuse chasse. Zéla regagna donc

1006
en toute hâte le schooner et communiqua ses
craintes au contremaître. Inquiet et obéissant, le
brave homme grimpa sur le mât, et de là il vit la
cavalerie javanaise sortir en toute hâte du village.
Fort heureusement, les bateaux étaient côte à côte
du schooner, ainsi que la chaloupe ; ils furent
donc vivement équipés et armés.
Zéla conduisit les hommes. Son instinct
merveilleux les guida si bien, qu’ils arrivèrent à
temps pour m’arracher à une mort horrible. C’est
donc avec justice, avec vérité, avec bonheur que
j’appelle Zéla l’ange de ma destinée.

1007
CIV

Avec les calmes et les rafales qui se suivaient


les uns les autres, avec la poursuite des vaisseaux
de toutes nations qui éveillaient notre convoitise,
notre vie n’était point une vie de paresse, de
repos et de tranquillité. Dans l’Inde, l’autorité se
sert de son pouvoir uniquement en vue de son
intérêt personnel, et je crois que cette conduite est
généralement adoptée par tous les hommes libres.
J’avais acquis des inclinations féroces et le mal
que je faisais n’avait d’autre limite que
l’impossible. Le golfe de Siam et les mers
chinoises retentirent longtemps des ravages
exercés par le schooner, et l’approche des
trombes, des ouragans, qui y sont si dangereux,
était moins redouté que l’approche de notre
vaisseau. J’ai fidèlement raconté, dans la
première partie de cette histoire, et nos exploits et
notre manière de vivre ; j’ajouterai donc des ailes
à mon récit, afin d’éviter les petits détails qui

1008
mènent à une répétition sans fin, pour éviter la
stupidité méthodique contenue dans ce livre de
plomb qu’on appelle un journal de mer.
Nous touchâmes d’abord à l’île de Caramata
afin d’y prendre de l’eau, car notre arrimage était
si bien rempli par le butin, que nous n’avions
qu’un très petit espace pour notre eau. La plus
horrible torture punissait souvent notre avarice, et
cette torture, la plus grande que puisse, sans y
succomber, supporter la nature humaine, est celle
de la soif. Bien des fois, nous nous trouvions
limités à ne boire que trois demi-quarts d’une eau
sale, saumâtre et fermentée ; alors le plus avare
de nous eût volontiers échangé sa part de butin
pour une cruche d’eau limpide. Dans les
moments de privation, je ne rêvais le bonheur
qu’au milieu d’un lac ; une rivière me semblait
trop petite pour arriver à satisfaire mon insatiable
soif. Nous étions donc dans cet horrible état de
souffrance lorsque nous arrivâmes à Caramata.
Là, je me procurai une abondante provision
d’eau, du fruit, de la volaille, et nous reprîmes
notre course.

1009
Le premier des rendez-vous assignés par de
Ruyter était fixé dans le voisinage des îles
Philippines. En suivant le long de la côte de
Bornéo, nous abordâmes une grande jonque
chinoise qui rasait les bords de deux îles en
flammes. Une de ces îles était très petite ; les
bords polis de son cratère volcanique étaient
dorés par le feu, et du centre de ce feu s’élevait
constamment une mince colonne de vapeur. Cette
île était jointe à l’autre par un banc de sable qui,
selon toute probabilité, avait été formé par la
lave ; cette dernière île était assez vaste, mais elle
n’avait point de feu sur son sommet, dont la
forme ressemblait à celle d’un bonnet persan ;
sous ce bonnet imaginaire s’ouvrait une immense
bouche qui laissait échapper de temps à autre une
épaisse bouffée de fumée noire.
– Capitaine, me dit le quartier-maître, regardez
ce grand paresseux de Turc, j’espère qu’il a une
belle place : assis dans la mer et fumant avec
nonchalance cette immense pipe d’eau !
La comparaison fantastique du vieux marin
n’était point inapplicable.

1010
La jonque était remplie de Chinois qui
émigraient à Bornéo pour s’y établir. J’échangeai
des provisions fraîches contre quelques nids
d’oiseaux, puis je laissai la cargaison vivante
continuer sa route sans lui faire aucun mal.
Quelques jours après, nous eûmes le malheur
de raser un banc de sable ; mais, grâce à la
faiblesse du vent, il nous fut facile d’éviter un
naufrage.
Après avoir laissé à notre gauche l’île de
Panawan, nous nous arrêtâmes dans un ancrage
passable, à la hauteur du cap Bookelooyrant, et
nous y attendîmes de Ruyter pendant deux jours.
Ne voyant rien venir, je levai l’ancre, et nous
fîmes une course vers le nord pour gagner le
second rendez-vous, qui était une île appelée le
Cheval Marin. Cette île n’était point habitée, et
dans un certain endroit que de Ruyter m’avait
soigneusement dépeint, je trouvai une lettre
contenant ses instructions. Il m’ordonnait de
continuer ma course dans une ligne parallèle à la
latitude, jusqu’à ce que j’arrivasse en vue de la
côte de la Cochinchine. Je suivis avec les

1011
caprices du temps la ligne tracée par mon ami ;
mais ces caprices étaient souvent contraires à
mon devoir et à mes désirs. Parfois cependant
l’atmosphère était splendide et les nuits si
lumineuses et si fraîches que je les passais
presque toutes sur le pont, causant avec Zéla ou
écoutant des histoires arabes. Pendant quelques
jours, nous restâmes en panne à la hauteur d’une
île appelée Andradas ; le temps allait changer et
ne nous présageait rien de favorable à la
continuation de notre course.
Un silence de mort planait dans l’air, qui était
humide et chargé d’une épaisse rosée. L’île se
voila bientôt, et ses contours se perdirent dans
une vapeur bleuâtre. Le soleil prit des proportions
immenses, mais son éblouissante clarté s’affaiblit
si bien que le regard pouvait en supporter l’éclat ;
les étoiles étaient visibles au milieu du jour : on
eût dit qu’elles allaient plonger dans la mer. Ce
sinistre et mélancolique prélude était réfléchi
d’une manière épouvantable par le miroir de
l’eau et sur les figures attristées de mon équipage.
J’eus mille peines à réveiller mes hommes de
cette torpeur craintive, mille peines pour réussir à

1012
les préparer au combat que nous allions avoir à
soutenir avec les vagues et les éléments en fureur.

1013
CV

Les hommes placés en haut amenaient les


légers mâts et les vergues, tandis que nous
carguions les voiles et que les Arabes et les natifs
étouffaient leurs craintes sous la grande voix d’un
bruyant travail.
J’examinai l’horizon avec inquiétude : ses
couleurs grises et sombres devenaient à chaque
instant plus épaisses et plus obscures. Tout à
coup une boule de feu que je pris pour une étoile
volante descendit du ciel perpendiculairement sur
notre vaisseau, qui était stationnaire et immobile ;
cette boule tomba dans la mer, tout près de notre
quartier, et elle fit autant de bruit qu’un boulet de
canon. À la même minute, le ciel se déchira en
deux avec un craquement épouvantable, le
schooner trembla comme s’il se fût heurté contre
un rocher, et alors la pluie, le vent et le tonnerre
éclatèrent furieusement. Par bonheur, l’orage

1014
nous emporta en avant et nous chassa avec une
force violente et irrésistible devant la tempête.
Après avoir supporté le premier choc, nous nous
remîmes de notre terreur, et l’orage s’établit au
nord-est. Nous déferlâmes les voiles d’orage, afin
de mettre le vaisseau sous le vent dès que la
violence de la tempête se serait épuisée. Le
schooner était un incomparable navire, et quand
j’eus fait mettre tout en sûreté à bord, nous le
mîmes au vent et en panne avec la grande voile
d’orage bien carguée. Le ciel était noir, tout à fait
sans étoiles ; la mer blanche d’écume.
Je descendis dans ma cabine afin de regarder
sur la carte marine dans quel endroit nous nous
trouvions, mais un cri général me fit rapidement
monter sur le pont. Muet de terreur, je vis un
grand vaisseau qui marchait tout droit sur nous. Il
courait avec des mâts sans voiles ; évidemment il
nous avait vus, et je distinguai la figure d’un
homme qui tenait une lanterne au-dessus de sa
proue et qui nous demandait, à l’aide d’un porte-
voix, qui nous étions. À la suite de la question,
j’entendis cette menace : « Arrêtez, schooner,
arrêtez, ou nous vous ferons couler à fond ! »

1015
Dans une seconde tout fut en commotion à
bord de la frégate. J’avais d’un regard découvert
la forme du navire ; elle sortait ses canons, faisant
en grande hâte des préparatifs pour s’en servir.
Ma surprise m’empêchait de répondre, et ce ne
fut qu’à la voix des canons et à cet ordre :
« Baissez-vous ! » que, reprenant mon sang-froid,
je criai d’une voix de stentor :
– Haussez le gouvernail !
Nous larguâmes jusqu’à ce que nous eussions
le vent à notre quartier. Plusieurs canons furent
déchargés sur nous, et notre seule espérance était
d’augmenter les voiles du schooner. Aussitôt
qu’il sentit le canevas, il se trouva délivré de la
gêne et vola comme une levrette qu’on laisse
suivre sa proie. Le schooner se précipita donc
follement à travers les crêtes des vagues
écumantes qui sifflaient et fumaient comme de
l’eau en ébullition. Sa fuite laissa derrière lui une
ligne de lumière aussi brillante qu’un météore qui
traverse les cieux.
Pendant que nous nous félicitions de notre
succès, la vigie nous cria :

1016
– La frégate à l’avant !
Nous avions juste le temps de hausser le
gouvernail, et nous rasâmes un vaisseau. Mais
une lumière suspendue à sa poupe me montra que
c’était un vaisseau encore plus grand que la
frégate ; nous l’avions à peine dépassé que nous
nous frôlions à la poupe d’un autre. J’étais égaré.
Le contremaître me dit d’un air épouvanté et
craintif :
– Capitaine, ce ne sont point de vrais
vaisseaux, mais bien le Hollandais volant.
À cette affirmation, le vieux quartier-maître
répondit d’un ton narquois :
– Que je sois damné, monsieur, si c’est le
Hollandais volant ! que je sois damné si, au
contraire, ce n’est point une flotte chinoise !
La vérité de cette découverte me frappa
l’esprit : c’était bien en effet une flotte de Canton.
Quand nous fûmes suffisamment éloignés de
notre dangereuse rencontre, nous mîmes en panne
pour attendre l’aurore.
Après une nuit d’inquiétude, d’embarras et de

1017
dangers, l’obscurité disparut lentement, et de
sombres rayons de lumière encore chargés
d’orage me permirent d’examiner le cercle étroit
et bruni de l’horizon. Quel changement dans un
seul jour ! Le matin précédent, un bateau de
papier aurait pu sûrement flotter sur l’eau, et
maintenant des vaisseaux anglais d’une grandeur
colossale, en comparaison desquels le schooner
ressemblait à une coquille de noix, flottaient,
ballottés çà et là, comme une barque abandonnée.
Pareille à une montagne de glace, chaque lame
menaçait de les submerger. Fouettée par le vent,
la mer semblait bouillonner de fureur, et l’écume
blanche formée sur la surface remplissait l’air
d’un nuage neigeux. Le vieux quartier-maître, qui
tenait le gouvernail, nous disait en essuyant
l’écume qui volait sur lui : « La femme du vieux
Neptune a besoin sans doute d’une tasse de thé ce
matin ; car, pour le faire, elle ordonne à l’eau de
bouillir, et j’espère, capitaine, qu’elle se servira
des feuilles contenues dans ces boîtes à thé. Il en
faut trois. Ma femme se servait toujours de trois
cuillerées pour faire sa tisane : une était pour moi,
l’autre pour elle, la troisième pour la théière. »

1018
Les trois last indiamen, qui étaient de douze à
quinze cents tonneaux, semblaient avoir
beaucoup souffert. Ils étaient en panne, et je crus
qu’ils attendaient l’arrivée de leurs compagnons,
car il était évident qu’ils formaient une partie du
convoi que j’avais rencontré la nuit. Dans la
crainte de voir apparaître les vaisseaux de guerre,
je profitai du calme, qui arrive généralement avec
l’aurore, pour mettre sous le vent. Je l’ai déjà dit,
et je le répète encore, jamais un meilleur navire
que le schooner n’a flotté sur les eaux. Toutes nos
légères barres furent attachées sur le pont, les
écoutilles et les embrasures fermées, et nous
flottâmes sur les eaux avec une sorte de sécurité
pendant que les lourds vaisseaux anglais, bâtis
très haut, chargés d’hommes et de choses, ne
ressemblaient point à des cygnes nageant sur un
lac. Quand la lueur du jour fut éclaircie, je pus, à
l’aide d’un télescope, compter sept autres
vaisseaux, parmi lesquels une large banderole
désignait le bâtiment de guerre dirigé par le
commodore. Ce dernier faisait des signaux à la
frégate, et celle-ci se dirigea vers les vaisseaux
pour assister, selon toute apparence, ceux qui

1019
avaient le plus souffert, car ils étaient tous
rassemblés sous le vent, à l’exception d’une seule
barque, dont on ne pouvait distinguer que la
grande voile de perroquet. Cette barque changea
la direction de sa course, non pour se mettre avec
les autres, car son but semblait être
d’accompagner le convoi sans en faire partie. Je
regardais attentivement la coupe des voiles de ce
bâtiment, la vitesse de ses manœuvres et la
vélocité avec laquelle il naviguait, bien
convaincu que c’était un vaisseau de guerre ; et
cependant il n’était pas anglais.
– Prenez le télescope, dis-je au vieux quartier-
maître ; je ne connais pas ce navire, ou plutôt je
ne comprends pas sa conduite. Ah ! il change sa
course et se dirige vers nous ; il faut lui montrer
notre poupe. Que pensez-vous de ce bateau, mon
vieil ami ?
– Comment, monsieur ! s’écria le marin, avez-
vous jamais vu dans les Indes trois voiles d’avant
et d’arrière telles que celles-ci ? J’appris cette
coupe en servant dans un bateau de pilote, à
New-York, et c’est moi qui ai coupé ce canevas-

1020
là, aussi sûr que mon nom est Bill Thompson !
– Vraiment ! m’écriai-je ; serait-ce le grab ?
– Sans doute, c’est le grab, capitaine, répondit
Bill.

1021
CVI

La joyeuse nouvelle se répandit dans le


vaisseau, et toutes les figures rayonnèrent de
bonheur. Au bout d’une heure, le grab vint côte à
côte de nous, et nous jetâmes ensemble un hourra
qui s’éleva au-dessus du bruit de la mer. Il m’est
impossible de dépeindre le plaisir que je
ressentis, et ce plaisir était doublé par son à-
propos. Comme la mer était trop agitée pour
mettre un bateau sur l’eau, nous ne pûmes
communiquer qu’à l’aide de nos signaux
particuliers, et de Ruyter m’ordonna de me tenir
près du grab et de suivre ses mouvements.
La brise continuait à souffler du golfe de
Siam, et poussait le convoi vers Bornéo. Nous
suivîmes de Ruyter, qui se dirigeait vers la flotte,
et je remarquai que la plupart des vaisseaux
avaient beaucoup souffert. Un d’eux avait eu son
mât de misaine frappé par la foudre ; le

1022
commodore tenait celui-là en touage ; un autre
n’avait plus ni perroquet ni beaupré ; il était très
grand, éloigné des autres, mais rapproché de la
frégate, qui l’avait en touage. Les autres
vaisseaux essayaient de se tenir ensemble pour se
protéger mutuellement pendant que de Ruyter
utilisait tous les moyens nautiques pour les
harasser et les diviser, tandis qu’avec une
effronterie nonchalante j’aidais de tout mon
pouvoir les tentatives de mon ami. Nuit et jour
nous rôdâmes autour du convoi comme rôdent
des loups autour d’une bergerie protégée par des
chiens de garde.
La supériorité de notre navigation nous donna
le plaisir d’ennuyer nos ennemis ; mais, outre les
vaisseaux de guerre, la plupart de ceux qui
appartenaient à la compagnie marchande étaient
plus forts que nous, avaient plus d’hommes et
portaient de trente à quarante canons. Malgré
cela, nous entravâmes tellement leur marche, soit
à l’aide d’attaques fausses ou réelles, soit par des
lumières ou des coups de canon, qu’ils firent tous
leurs efforts pour nous détruire, afin de se
débarrasser de nous. La frégate nous chassa l’un

1023
après l’autre, et malgré sa force et son adresse,
ses tentatives de délivrance n’eurent aucun
résultat.
Ma témérité mit plusieurs fois le schooner en
danger, et, chassé par la frégate, qui portait plus
de voiles que moi, j’allais tomber entre ses mains
lorsque, au moment où elle commençait à faire
feu, son beaupré et son perroquet se brisèrent.
Nous réussîmes à gêner le convoi et à le
diviser malgré les vaillants efforts que l’ennemi
opposait à nos attaques, car nous étions favorisés
par les îles, les bancs et les rochers dispersés sur
leur côté opposé au vent et vers lesquels la houle
et le courant conspiraient avec nous pour les
chasser. Le vaisseau que la frégate avait de temps
en temps en touage était chassé par le vent bien
loin derrière les autres lorsqu’il était privé de
cette assistance, et nous avions fortement
contribué à la lui faire perdre, en le tenant sans
cesse dans une craintive alerte. Au coucher du
soleil, de Ruyter vint côte à côte de nous bien
avant de la flotte, et me dit :
– Dans vingt-quatre heures, la force de cette

1024
brise sera épuisée ; profitons-en et faisons un
dernier effort pour réussir à exterminer le
vaisseau protégé par la frégate. J’empêcherai
cette dernière de lui porter secours jusqu’au
coucher du soleil, et alors son secours deviendra
inutile. Je me rendrai à votre côté contre le vent,
vous irez derrière le vaisseau et vous me
trouverez près de vous.
Après ces paroles, de Ruyter me quitta, et,
plus audacieux qu’il ne l’avait jamais été, il
dirigea le grab au centre même du convoi, et
échangea des coups de canon avec les grands
vaisseaux. Les mouvements de de Ruyter furent
si rapides, que la frégate se mit sur le qui-vive.
Les vaisseaux des Indes ressemblent à des
jonques chinoises, étant équipés pour la plupart
avec de pauvres malheureux lascars. Un de ces
vaisseaux était démâté, et de Ruyter et moi, après
avoir réussi à le détacher du convoi, nous
espérâmes en faire la conquête.
L’Angleterre a raison d’être fière de ses
galants matelots, aussi hardis et aussi battus par
la tempête que les rochers de sa côte de fer. La

1025
richesse d’une seule île, qui est pauvre et
insignifiante par elle-même, contient plus de
puissants vaisseaux de guerre que l’Europe
entière ; mais aussi tout y est sacrifié. Cependant
il est un fait singulier, et ce fait est que les
vaisseaux employés au commerce sont, sans
exception, les plus laids, les plus sales et les plus
lourds voiliers du monde, et pendant les temps de
guerre ils sont horriblement équipés, car alors la
marine s’empare de tous les hommes utiles. En
vertu de l’injuste loi qui régit les impôts, les
droits de tonnage sont levés sur l’étendue de la
contre-quille et de la largeur du vaisseau, et non
point sur la quantité de tonneaux qu’un bâtiment
peut contenir. L’étude du marchand de bâtiments
est de diminuer le poids de l’impôt, et, pour
arriver à cela, ils continuent la largeur avec peu
de diminution depuis la proue jusqu’à la poupe,
en faisant la partie supérieure du vaisseau très
saillante et en donnant à la cale la profondeur
d’un puits du désert : de sorte que, suivant
l’absurde mesurage de notre gouvernement, un
vaisseau qui est enregistré porteur de sept cent
cinquante tonneaux a généralement mille ou onze

1026
cents tonneaux de cargaison. Ce système absurde
ne peut être égalé que par celui des Chinois, qui
protègent cette ordonnance par amour pour son
antiquité. Ils mesurent la largeur du vaisseau
depuis le milieu du mât de misaine jusqu’au
milieu du mât d’artimon, et la dimension est prise
vers la poupe, ce qui fait que la longueur est
multipliée par la largeur. Cette méthode fait
qu’un brigantin paie souvent plus cher que ne
paie un vaisseau, et un vaisseau de cent tonneaux
ne paie que la moitié de l’impôt mis sur un
vaisseau de mille tonneaux. Et cependant les
Anglais et les Chinois sont appelés des hommes
savants !

1027
CVII

Le temps se calma un peu ; les petits nuages


frisés qui avaient tous couru dans la même
direction se rassemblèrent au côté contre le vent,
et ils restèrent stationnaires, réunis en lignes
horizontales, jusqu’à ce que, incorporés dans le
banc sombre et escarpé de l’horizon, ils
changeassent leur couleur grise en une teinte
d’opale. La mer tomba, et l’obscurité devint si
grande, qu’il me fut impossible de distinguer les
vaisseaux des Indes ; mais j’étais guidé vers eux
par les signaux de détresse qu’ils faisaient à ceux
qui ne pouvaient ni les entendre ni les voir.
Quoique un peu affaibli, le vent soufflait encore
avec violence, et pendant que les intervalles de
calme nous débarrassaient de la pression du vent,
les vagues furieuses lançaient çà et là des
avalanches d’eau sur notre pont. Pour ajouter un
péril de plus à nos dangers, il y avait des bancs de
sable et une ligne de rochers submergés tout à fait

1028
au-dessus de notre quartier opposé au vent. Nous
ne vîmes point le grab avant les premières lueurs
du jour, et de Ruyter me dit qu’il avait la crainte
que le vaisseau que nous avions poursuivi ne se
fût brisé contre les rochers.
– J’ai vainement averti l’étranger de ce
dangereux voisinage, continua de Ruyter ; je lui
ai conseillé de mettre en panne ; mais sans
m’écouter ou sans m’entendre, ignorant où il
était, il est parti avec le vent. Maintenant il faut
ou qu’il périsse ou qu’il demande assistance en
déchargeant ses canons, mais j’ai grand-peur que
son appel ne soit trop tardif.
Le pressentiment de de Ruyter se changea en
vérité. La première chose que mon regard
rencontra au lever de l’aurore fut le pauvre
vaisseau naufragé : il était couché sur un lit de
rochers et attaché à ses dures pointes comme par
une vis cyclopéenne. Les vagues furieuses
frappaient avec colère les bases du rocher,
s’élevaient en pyramides ou se précipitaient en
avant, puis elles continuaient leur chemin
jusqu’au moment où la houle les dispersait en

1029
écume. Au milieu de l’horrible gouffre battu par
le ressac, qui tombait avec autant de force que s’il
eût été vomi par un volcan, se voyait le pauvre
naufragé.
Le convoi avait disparu sous le sombre voile
de nuages qui couvrait l’extrême pointe de
l’horizon. Après s’être tourné vers l’est, où il
souffla encore avec violence, le vent s’affaiblit et
enfin tomba tout à fait après le lever du soleil.
Nous étions tellement secoués et ballottés, que
nos mâts se courbaient avec la flexibilité des
cannes des Indes, et que le vaisseau gémissait en
faisant entendre de sourds craquements.
Il était parfaitement inutile de songer à
secourir l’équipage, si toutefois quelques
hommes existaient encore. À l’aide d’un
télescope, je découvris que la grande vergue et le
tronc du mât d’artimon étaient les seules parties
du naufragé sur lesquelles la mer ne se jetât pas
continuellement. La partie de devant du vaisseau
était fracassée, les ponts enlevés, et la cargaison
avait dû céder à la violence de l’eau. Si quelques
marins avaient réussi à se sauver, ce ne pouvait

1030
être qu’à l’aide de la grande vergue, qui était
considérablement élevée avec le côté opposé au
vent.
À neuf heures du matin, les houles étaient si
bien diminuées, qu’en voyant de Ruyter préparer
un bateau, je suivis son exemple, et je réussis à
mettre à l’eau une barque excessivement légère,
équipée avec mon second contremaître et quatre
des meilleurs marins du schooner. À mon grand
regret, je me vis contraint de rester sur le
vaisseau, ma blessure me faisant encore souffrir.
De Ruyter héla mon bateau ; ils marchèrent de
compagnie et firent un grand détour pour tenter
l’intrépide sauvetage des naufragés. J’enviais de
Ruyter, le brave, le courageux de Ruyter, et,
impuissant comme une vieille femme malade, je
ne pouvais que maudire le membre paralysé,
obstacle insurmontable à l’imitation du noble
exemple que donnait mon ami.
Vers midi seulement, les deux bateaux
longèrent les rochers pour revenir vers le grab.
J’avais pu distinguer, malgré l’éloignement des
hommes qui remuaient sur la grande vergue du

1031
naufragé, que les bateaux avaient assez approché
pour persuader aux hommes de descendre dans la
mer en se laissant glisser sur des cordes. Comme
le schooner était plus léger que le grab, je donnai
l’ordre de le faire approcher des bateaux, et ces
derniers nous rejoignirent sains et saufs. De
Ruyter s’élança à bord à l’aide d’une corde, et,
lorsque ses deux mains pressèrent les miennes, sa
figure me parut rayonnante de joie.
– Si cet imbécile de vaisseau, me dit-il, ne
s’était pas jeté sur les rochers, j’aurais gagné
quarante mille dollars ; eh bien, cependant, je ne
sais pas trop pourquoi je suis plus heureux
d’avoir sauvé quatre hommes que d’être
possesseur d’une montagne de boîtes à thé. Les
pauvres garçons ! il faut vraiment qu’ils soient
doués de la force des loutres pour avoir supporté
sans mourir une pareille nuit. Haussez-les à bord,
mes enfants ; commencez premièrement par nous
donner le père et le fils.
Ces paroles furent à peine prononcées qu’un
homme parut sur le pont : cet homme était
couvert d’une jaquette déchirée de camelot rouge,

1032
aux parements jaunes, brodés de cordonnets
d’argent. Il marchait en chancelant, employant
pour se tenir debout toute la force d’une ferme
volonté. Un jeune homme brun et nu jusqu’à la
ceinture suivait le premier arrivé, en cherchant à
lui prêter l’appui de son bras. L’homme à la
jaquette, âgé de cinquante ans, était capitaine
dans un régiment du Bengale, et il rentrait en
Europe après un service de vingt-cinq ans dans
les Indes. Ces longues années de travail avaient
fait gagner à l’étranger la solde à vie de quatre-
vingts livres par an. Si le climat des Indes avait
été moins funeste au vieux soldat, il lui eût été
possible de jouir pendant quelques années de ce
pauvre salaire ; mais, incarcéré dans Calcutta,
dont l’atmosphère est étouffante, son foie avait
pris les proportions dénaturées de celui d’une oie
de Strasbourg, et par les mêmes moyens : la
chaleur et l’excès de nourriture. La bile, et non le
sang, circulait sous la peau verte et jaune de cet
homme à moitié mort de fatigue et d’épuisement.
Le jeune garçon, son fils, né d’une femme
indienne, avait dix-sept ans.
Greffé sur une race indigène, le jeune homme

1033
avait grandi et promettait de porter un jour de
bons fruits. Les deux autres naufragés faisaient
partie de l’équipage du navire : un était le
contremaître, homme fort et carré du nord de
l’Angleterre, habitué aux orages, ayant été élevé
dans un bâtiment charbonnier, sur les
dangereuses côtes de son pays ; le second
remplissait sur le vaisseau perdu les fonctions de
bosseman. C’était un homme d’une beauté rare,
d’un courage éprouvé, et dont la force me parut
prodigieuse. Sans parler ni même paraître se
souvenir du danger qu’ils avaient couru, le
contremaître et le bosseman nous racontèrent
avec admiration le dévouement que le jeune
Anglo-Indien avait témoigné à son père en
cherchant à le sauver au prix de sa propre
existence.

1034
CVIII

Quand le contremaître anglais eut réparé ses


forces avec quelques heures de sommeil et un
bon repas, il nous raconta l’histoire du naufrage.
– Notre vaisseau, dit-il, qui était un des plus
grands du convoi, avait perdu ses perroquets et
un de ses mâts. La frégate l’avait pris en touage,
mais la violence du temps rendait ce secours très
dangereux pour elle, sans être efficace au navire
démâté. La cargaison se composait de thé, de
soieries et de plusieurs autres objets de
commerce ; de plus, le vaisseau portait à son bord
des femmes, des enfants, des domestiques nègres,
enfin un personnel de trois cents individus. Le
vaisseau souffrit si cruellement à la chute du jour
de l’agitation de la mer, qu’il s’était fendu en
plusieurs endroits. En le mettant au vent pour
l’alléger, deux des canons du grand pont s’étaient
détachés, et un avait enfoncé une embrasure, qui

1035
laissa pénétrer l’eau. Quand le grab nous eut
avertis du voisinage des rochers, nous essayâmes
de tourner le vaisseau ; mais, faute de voiles, il
nous fut impossible de réussir. Pour activer notre
destruction, le vent, les vagues et le golfe
poussèrent le vaisseau à travers un étroit canal de
rochers. Là, nous fûmes arrêtés, avec la poupe en
avant, sur une couche de rochers submergés, et
tous les lascars se précipitèrent, pour y chercher
un refuge, sur les agrès et les mâts. Les
lamentations et les cris étaient si bruyants, que la
désolante clameur étouffait le bruit du vent et des
vagues. Tout le monde croyait le vaisseau
englouti, et ceux qui se trouvaient sur le pont
étaient si effarés, que les vagues les emportèrent
avant même qu’ils eussent compris le réel danger
de notre situation. Bientôt rien ne resta plus
visible aux regards que l’écume blanche qui
bouillonnait autour du vaisseau. Non seulement
nous ignorions dans quelle partie de la mer le
malheur nous atteignait, mais encore ce qu’il
fallait faire pour le combattre. Je grimpai dans les
agrès, que les lascars, ainsi que plusieurs
officiers, avaient pris pour refuge ; ne pouvant

1036
trouver de place, je passai sur la grande vergue,
qui était également chargée de monde. Le mât
d’artimon tomba dans la mer, entraînant avec lui
une foule d’hommes ; pas un ne reparut plus sur
la surface de l’eau. Un bruit de tonnerre nous
annonça que les ponts emportés laissaient la mer
envahir le navire. Vers le point du jour, le
vaisseau gronda sourdement et s’inclina sur le
côté gauche : le mouvement eut tant de violence
et de rapidité, qu’un second mât, chargé
d’Européens, fut précipité dans l’eau. Le
bosseman ne m’avait pas quitté, et nous nous
encouragions mutuellement à supporter notre
extrême fatigue. L’ardente activité que
j’apportais dans l’examen de notre entourage me
fit voir que le mât de hune allait se briser. Nous
nous traînâmes sur la grande vergue ; elle était
presque abandonnée, car les cordes qui la
supportaient avaient été enlevées, et, en se
détachant, la grande voile avait jeté à la mer ceux
qui étaient sur la vergue. J’aperçus alors le vieux
capitaine, que son fils avait traîné sur le rocher ;
ils y étaient collés tous deux comme des homards
endormis. Quand le jour parut, je cherchai mes

1037
compagnons d’infortune, et je comptai six êtres
vivants ! Nous étions épuisés, sans espérance.
Dieu nous envoya vos bateaux. Mais, en
regardant autour de nous, je perdis l’espoir donné
par votre apparition, car il était presque
impossible de franchir, pour arriver jusqu’à nous,
la ceinture de rochers et le banc de sable qui nous
enfermaient. Outre cette crainte d’insuccès
désespérante, nous savions que vous êtes des
corsaires français, et peut-être l’espoir du pillage
vous attirait-il près de nous !
Ici le dur visage du contremaître eut une
expression de reconnaissance profonde, ses petits
yeux brillèrent, et il reprit en nous jetant un
regard humide :
– J’ai vu de braves et bons bateliers sortir dans
leurs bateaux de sauvetage des rives de notre côte
pendant la tourmente, mais on n’a jamais vu
arracher d’un pareil gouffre quatre hommes
inconnus en risquant l’existence de braves
marins ! Les houles qui tournaient autour de nous
jetaient en l’air des corps humains, des boîtes de
thé, des tonneaux, des ballots de soieries, du

1038
coton, des voiles de vaisseau, des bateaux de
réserve, des hamacs, des avirons, et tout cela
pêle-mêle, en désordre, en confusion. Dans le
groupe informe, tantôt séparé, tantôt réuni,
j’aperçus une vieille nourrice noire qui tenait
dans ses bras un enfant blanc ; elle paraissait, par
ses mouvements, vouloir le porter à bord, près de
nous, et son corps, ballotté par la mer, courait
autour des rochers. Un homme cramponné à la
vergue, près de moi, suivait d’un œil fasciné
toutes les allées et venues de la vieille femme ;
puis tout à coup il se précipita dans la mer, la tête
la première, en criant :
« – Oui, oui, vieux diable, oui, je te suis, je te
suis !
« – Ne regardez pas la mer, me cria le vieux
capitaine, cette vue vous donnera le vertige et
vous tomberez. »
Un poisson n’aurait pu flotter dans cet horrible
gouffre, et cependant le capitaine américain
approcha assez près de nous pour jeter sur notre
bord une ligne de plomb. Malheureusement, le
premier homme qui tenta de la saisir fut emporté

1039
par les vagues. La ligne fut jetée une seconde
fois, et le jeune créole, qui était aussi agile qu’un
singe, réussit à la prendre. J’y attachai le bout
d’une corde que le capitaine tira à bord. Nous
descendîmes donc un à un, et nous gagnâmes les
bateaux. Que Dieu soit béni pour nous avoir
accordé la grâce de rencontrer des compatriotes
sur votre bord, et je dois ajouter que, malgré son
origine américaine, je n’ai jamais vu un navire
aussi bon, et des marins aussi secourables et aussi
dévoués à leurs frères malheureux...

1040
CIX

Aussitôt que le calme du temps nous eut


permis de lever l’ancre, nous dirigeâmes notre
course vers le nord-est, afin d’atteindre trois
petites îles situées à la hauteur des côtes de
Bornéo, et près desquelles nous nous étions déjà
arrêtés une fois.
J’avais donné à de Ruyter un récit
circonstancié de tout ce que j’avais vu, entendu
ou fait, et son émotion me serra le cœur lorsqu’il
eut appris la mort du pauvre Louis.
– Comment ferons-nous sans son aide ? me dit
de Ruyter : depuis longtemps il avait le contrôle
de nos affaires d’argent, et c’était un admirable
arithméticien ; il nous sera fort difficile de
trouver un homme assez honnête pour tenir
honorablement la place qu’il occupait près de
nous. Il y a du danger dans le maniement de
l’argent et dans la connaissance du calcul ; cette

1041
connaissance donne une trop grande facilité pour
soustraire aux autres dans son propre intérêt. Elle
rend l’âme sordide, et vous savez que la rapacité
des banquiers et des munitionnaires est si bien
connue, qu’elle est proverbiale. En conséquence,
comme il nous serait impossible de trouver un
homme digne de remplacer le pauvre Louis, nous
partagerons entre nous les charges de cet emploi.
Après avoir attentivement écouté le récit de
mon aventure avec les Javanais, de Ruyter
s’écria :
– Vous êtes allé à une chasse d’oies sauvages
ou de sangliers, excité à le faire, je suppose, par
sa dangereuse absurdité. Il est vrai que vous êtes
sorti du piège avec une admirable sagacité ; mais
quel autre homme que vous, Trelawnay, se serait
rendu coupable d’une si grande folie ? Vous êtes
plus téméraire et plus inconsidéré que notre ami
malais, le héros de Sambas.
– À propos de lui, de Ruyter, dites-moi si
votre alliance avec cette rapace tribu des Malais
n’est pas un acte de folie chevaleresque aussi
coupable que mon expédition à Java ?

1042
De Ruyter me regarda en riant, frotta
joyeusement ses mains l’une contre l’autre, et me
répondit d’un ton de visible contentement :
– Non, mon garçon, non ; harasser, humilier et
détruire les ennemis du drapeau que je sers est un
devoir ; je confesse que je ne m’engagerais pas
volontiers dans des entreprises inutiles, mais je
déteste, j’abhorre la compagnie marchande
anglaise, et, du reste, toutes les compagnies,
parce qu’elles sont liées ensemble par des vues
étroites et des liens intéressés. La vengeance, ou
plutôt la rétribution, est pour moi comme le
diamant sans pareil que possède le sultan de
Bornéo, comme le soleil sans prix. Un ministre
poète de votre nation a dit ceci :
« La vengeance est le courage de rappeler les
dettes de notre honneur. »
Et vous savez, mon garçon, qu’il faut que mes
dettes d’honneur soient scrupuleusement payées.
Je crois, en vérité, que pour chaque dollar qu’ils
m’ont enlevé autrefois, les Anglais ont perdu des
milliers de dollars.
Depuis longtemps la Compagnie essaie de

1043
s’établir sur ce côté de Bornéo, mais le manque
de port et les obstacles opposés par les braves
Malais continuent à frustrer toutes leurs
espérances. Enfin la Compagnie fixa ses yeux
avides sur la ville de Sambas, qui a une rivière,
un bon ancrage assez rapproché et défendu par un
fort ; en outre, sa situation est des plus favorables
au commerce et à l’agriculture. Aussi perfides
dans leurs desseins qu’atroces dans leurs actions,
ils dirent que le but de l’entreprise était celui de
détruire cette colonie de pirates, et la cause réelle
qui guidait leur attaque était la conquête de l’île.
Le grab avait pris une position excellente et le
Malais s’était engagé pour son peuple à me
donner la direction de toutes les tribus. En
conséquence, j’ordonnai au chef de faire
embarquer ses gens dans leurs proas de guerre, et
accompagnés par une forte partie d’hommes dans
mes bateaux, nous avançâmes le long de la côte
jusqu’à notre arrivée au cap Tangang. Je
débarquai là et j’y laissai les bateaux.
Nous traversâmes la contrée à pied ; les grands
canons et d’autres articles lourds avaient été
envoyés à la ville dans les proas. Après avoir

1044
passé une longue et triste journée à traverser des
forêts, des montagnes gigantesques et escarpées,
des plaines sans chemin, des rivières, des torrents
et des marais, nous arrivâmes aux bords de la
rivière de Sambas. D’un côté s’étendait un marais
immense, de l’autre un jungle inextricable. Mais,
guidé par les natifs, je vis bientôt devant moi la
ville de Sambas, la ville dont la possession était
ambitionnée par les Anglais. Les habitants étaient
pêle-mêle dans de misérables huttes bâties en
cannes et protégées par une masse informe de
boue et de bois, à laquelle on donnait le nom de
fort. Çà et là se trouvaient des habitations qui
ressemblaient à des corbeilles soutenues par des
béquilles, et, selon toute apparence, les
propriétaires de ces masures étaient prêts à fuir
vers la ville quand leurs affaires ou la nécessité
les y obligeraient. J’avais remarqué, chemin
faisant, une grande et magnifique baie entourée
d’îles à l’est de la ville malaise, et je compris de
suite que les assaillants mettraient là leurs
vaisseaux en ancrage pour faire débarquer leurs
troupes. Je trouvai les natifs occupés à déménager
leurs meubles et leurs bateaux de guerre pour les

1045
conduire dans les places fortes, plus disposés à
éviter l’invasion qu’à la soutenir. À ma prière, le
chef malais se rendit dans les jungles, dans les
marais, monta aux cavernes des montagnes pour
haranguer les chefs aux barbes grises de case
retirée, et pour les rallier à nous.
Aux noms de bataille et de butin, les guerriers
qui s’étaient cachés sortaient de leurs retraites
comme des troupes de chacals. L’âme
entreprenante du chef enthousiasma tous les
cœurs et se répandit comme un feu incendiaire
des jungles à la plaine, de la plaine aux
montagnes.
La haine des Malais pour les Européens et le
désir de s’égaler mutuellement en force et en
courage, multiplièrent le nombre des natifs et les
réunirent dans un seul corps. Le second jour de
mon arrivée, je mis la forteresse en état de
défense, et je donnai l’ordre d’enfoncer des
arbres dans le lit de la rivière afin d’en fermer le
passage. Vers le milieu de cette même journée,
j’entendis le sauvage cri de guerre des nobles
barbares. Ils se précipitaient au bas de la

1046
montagne comme un déluge, et je fus bien
heureux d’avoir pris possession de la forteresse
de boue pendant le premier accès de leur fièvre
inflammatoire. Les gestes violents des Malais,
leurs cris perçants, le bruit de leurs armes à feu,
celui de leurs trompettes de conque qui se
répétaient de rocher en rocher, auraient pu faire
croire qu’ils étaient devenus fous. Mon ami le
chef vint bientôt me rejoindre, accompagné par
les plus puissants chefs des diverses tribus. Il me
présenta à ces chefs, et, après un festin abondant
sans être splendide, nous nous occupâmes des
choses importantes. Le chef, qui était un grand
orateur, fit une longue harangue, et dans cette
harangue il exalta mes services et finit par me
proposer, au nom du peuple, le commandement
de l’armée. Je l’acceptai, et mon premier acte
d’autorité fut de diviser les tribus, de leur fixer à
chacune une retraite sûre où elle devait se tenir
cachée jusqu’au débarquement de l’ennemi. Je
dis à un de mes corps de bataillon qu’il devrait
apparaître à une certaine distance de la baie,
quand une troupe de Malais cachée dans les
jungles s’avancerait sur l’ennemi.

1047
Quand tout fut préparé pour la défense, nous
attendîmes l’arrivée de la flotte de Bombay. Nous
avions placé des vigies tout le long de la côte, et
des proas qui naviguaient très vite avaient été
envoyés dans la largue. L’attente fut longue, et
nous désespérions déjà du bonheur d’assouvir
notre vengeance quand nous les aperçûmes.
Le sol de l’Inde a été rougi du sang de ses
enfants, et ses sultans, ses princes et ses guerriers
ont été exterminés. Je donnerais ma vie pour voir
l’Océan de l’est rougi par le sang, comme l’était
la mesquine rivière de Sambas le jour où nous
nous précipitâmes avec violence à travers les
rangs des chrétiens, le jour où les féroces et
indomptables Malais repoussèrent les renégats
sepays et les jetèrent avec une incroyable fureur
dans les sombres eaux de la rivière. Il n’y eut pas
de quartier et surtout fort peu de butin. Nous
poursuivîmes les fugitifs, et la plupart furent tués
au moment de regagner leurs vaisseaux.
Quelques bateaux étaient encore occupés à
débarquer des munitions, des armes et des
troupes, qui s’échappèrent. Mais le nombre des
morts fut bien supérieur à celui des vivants.

1048
– Mais, arrêtons-nous, mon garçon, j’entends
notre chef malais qui approche du vaisseau.
Montez avec moi sur le pont, je lui dois un bon
accueil.
Le chef et sa suite étaient montés sur notre
bord. Le chef se précipita vers de Ruyter, se mit à
genoux devant lui et embrassa ses mains ; ensuite
il se releva et fit un discours dont il n’avait point
étudié les paroles à l’école de Démosthènes ;
mais ce discours avait une telle énergie dans les
expressions, qu’il montrait que l’éloquence
passionnée et simple peut aussi bien toucher le
cœur de l’homme que le langage complaisant et
subtil du philosophe grec.
Le chef renouvelait à de Ruyter ses
remerciements et ceux de son peuple, qui le
conjurait de rester à Sambas et d’être leur prince.
– Nous vous bâtirons une maison sur la
montagne d’or et aux pieds de laquelle coule une
rivière de diamants. (Cette offre n’était point
illusoire, car une grande quantité d’or et de très
beaux diamants sont trouvés dans la rivière.)
Nous vous donnerons tous nos biens et vous serez

1049
notre père. Un seul petit bienfait sera notre
récompense, et ce bienfait est celui d’employer
votre influence sur les grands guerriers de votre
nation pour les entraîner à la petite île des grands
vaisseaux (l’Angleterre) ; là, vous brûlerez les
bâtiments, vous détruirez l’île et vous noierez
tout le peuple. Ton fils, continua le chef en me
désignant, restera avec nous pendant toute la
durée de ton absence. Chaque vieillard sera son
père, et par lui ta voix sera écoutée et comprise ;
n’est-il pas ton sang !
Pendant que le chef faisait ces offres, on
préparait un festin auquel il prit part, et à la fin du
repas il dit à de Ruyter que toutes sortes de
provisions lui seraient envoyées le lendemain.
– Tu aimes mon peuple, dit le Malais en
sortant de table, car tu as fait pour lui plus que
leurs pères et leurs mères ; s’ils lui ont donné la
vie, plus généreux encore, tu leur as donné la
liberté. Mon peuple est pauvre, il aime les
cadeaux ; mais je lui ai défendu d’accepter les
présents de tes serviteurs (en disant ces mots, le
chef regarda ses hommes d’un air terrible), et je

1050
tuerai celui qui enfreindra ma défense, fût-il né
dans les mêmes entrailles que moi, eût-il été
nourri au même sein !
Le chef baisa encore une fois les mains de de
Ruyter et regagna son proa, qui prit le chemin du
rivage.

1051
CX

Fatigué d’être renfermé sur le schooner, et


désirant voir mes anciens amis du grab, je me
rendis sur son bord accompagné de Zéla et de de
Ruyter. La nuit entière se passa sous la banne à
rire, à souper, à causer, tandis que l’équipage,
joyeux et un peu ivre, – j’avais donné aux
hommes un petit baril d’arack rapporté de Java, –
dansait sur le pont.
Je trouvai Van Scolpvelt tel que je l’avais
quitté, et mon premier regard le découvrit à
travers l’abat-jour de son dispensaire, qui
ressemblait tout à fait à un pigeonnier. Près des
fentes et des crevasses, se trouvaient plusieurs
longs centipèdes, qui se traînaient çà et là, et tous
les escarbots du vaisseau y cherchaient un refuge.
Ce voisinage était peu redouté de Van ;
seulement, il n’aimait pas que ces noirs visiteurs
entrassent dans sa bouche pendant qu’il dormait,

1052
ce qui arrive souvent lorsque ces insectes
manquent d’eau. À part cette partie respectée de
son individu, Van les laissait courir sur ses
vêtements, et il lui était parfaitement égal de les
voir tomber dans sa soupe ou dans son thé ; peut-
être même prenait-il, à regarder les escarbots
brûlés par le liquide, le plaisir que trouvait
Domitien à voir l’agonie des mouches qu’il jetait
dans les toiles d’araignée. Van était donc assis,
fumant son meerchaum, et il retirait par sa patte
velue, hors de sa tasse de thé, un magnifique
escarbot. Le thé était tiède, et la petite bête
n’avait été que rafraîchie par son plongeon dans
la tasse. Frappé par la vue de la force
extraordinaire de l’escarbot, ou dans l’unique
désir de tuer le temps, le docteur le perça
scientifiquement avec une aiguille, puis il
examina sa victime avec un microscope. Quand
la curiosité de Van fut entièrement satisfaite, il
jeta l’insecte et but son thé à petits coups. Les
penchants anatomiques du docteur étant réveillés,
il songea à les satisfaire, et je le vis, les yeux
fixés sur la poutre, se lever sans bruit et fixer du
bout des doigts la tête d’un centipède contre le

1053
bois. La pression de la main de Van empêcha le
reptile de se servir de son venin ; mais son corps
se tordit, ses cent pattes frissonnèrent, et Van le
prit et le plaça dans une bouteille qui en
renfermait déjà une douzaine.
De Ruyter appela le docteur. À la voix de son
commandant, l’illustre chirurgien alluma sa pipe,
revêtit sa jaquette et se précipita sur le pont. Van
me tendit sa sale nageoire ; et, malgré le venin
qui la souillait encore, je la serrai avec force.
– Et vos malades, capitaine ?
Le récit de nos misères fut dévoré par Van ; il
était insatiable et voulait à chaque instant de
nouveaux détails, de nouvelles explications. La
mort du pauvre Louis l’affligea cependant
beaucoup ; mais cette affliction fut diminuée par
le souvenir de l’incrédulité du bon munitionnaire
relativement à la science médicale.
– Ne m’a-t-il pas appelé pendant sa maladie,
capitaine ? n’a-t-il point déploré mon absence ?
– Non, docteur.
– Non, répéta Van indigné, non !... Alors il est

1054
mort puni par le ciel, il est mort en infidèle
profane ; moi seul aurais pu le sauver.
Quand j’eus raconté à Van la perte que j’avais
faite d’un Arabe mort empoisonné par la drogue
des Javanais, il me demanda s’il n’avait point eu
d’autre mal que celui-là.
– Il avait été légèrement blessé.
– Quelle était l’apparence de la blessure ?
– Elle était rouge et très irritée.
– Ah ! s’écria le docteur, c’était une plaie
phagedoenie, ou une inflammation
erysipelateuse ; sans doute le chylopeotic viscera
était dérangé. Qu’avez-vous appliqué sur la
blessure ?
– J’ai dit à l’homme de boire de l’eau de
congée avec du citron dedans, et de laver sa
jambe avec de l’eau-de-vie ; mais il a lavé son
gosier avec la liqueur, et la plaie avec de l’eau de
congée.
– Vraiment ! alors le brave vous montrait qu’il
était plus instruit que votre ordonnance ; ce
gaillard méritait de vivre et vous de mourir.

1055
Van maudit avec véhémence le médecin qui
avait déserté son poste pendant la bataille ; il
enviait ce poste de toutes les forces de son âme.
Ensuite Van demanda à examiner ma blessure.
– Selon l’apparence, me dit-il, tous les
chirurgiens croiraient que quelques morceaux de
vos vêtements sont entrés avec la balle, et qu’ils
empêchent la plaie de se cicatriser ; mais une
longue suite d’expériences m’ont prouvé que,
dans une blessure causée par une balle, il importe
fort peu qu’elle entraîne avec elle un fragment
d’étoffe ; ce fragment sera masseux, à moins que
la balle ne soit presque consumée, et alors la
blessure qu’elle cause n’est point profonde.
Van conclut son discours en me disant qu’il
voyait des symptômes de jaunisse dans mes yeux
et sur ma peau.
Le vieux contremaître, qui se tenait à côté de
moi la bouche béante d’étonnement, car il ne
comprenait rien à ce langage embrouillé et
scientifique, s’écria tout à coup :
– Je voudrais savoir quel vaisseau il met à
l’eau maintenant. Je suis depuis trente ans dans la

1056
marine, et cependant je n’ai jamais entendu parler
du Hajademee et du Chylapostic ! Je suppose que
ce sont des vaisseaux hollandais. J’ai entendu
parler de la corvette de guerre la Cockatrice.
– Que marmotte ce vieux chien-là ? dit Van en
se retournant. Il est pourri par le scorbut,
regardez.
Et Van appuya son pouce sur le bras rouge du
vieux marin. Après avoir pressé les chairs, le
docteur ôta sa griffe et me montra la place.
– Regardez, reprit-il, l’empreinte de mon doigt
y reste, les muscles affaissés ont perdu leur force.
Le contremaître ne fit nulle attention aux
remarques du docteur, car il nous dit en riant :
– Collapse... Ah ! il veut parler du Colasse, de
74 canons. Quant à la Ticity et à l’Ansudation, je
suppose que ce sont encore des vaisseaux
hollandais.
Van me quitta en me promettant de visiter le
lendemain matin les malades du schooner.

1057
CXI

Les traits sévères du vieux rais se radoucirent


quand il me vit, et Zéla, qui lui était toujours
reconnaissante des bontés qu’il avait eues pour
elle, lui baisa la main et s’assit à côté de lui. Ils
parlèrent longuement de leur patrie et de leur
tribu, car sur ce sujet le bon vieillard était
inépuisable d’éloges et de citations. Zéla parlait
avec enthousiasme des beautés de la ville de
Zedana, de ses sombres et vertes montagnes, de
ses eaux limpides, des brises si fraîches envoyées
par le golfe Persique, puis encore des îles bleues
de Sohar, dont son père avait été le cheik.
Le rais admettait tout cela ; mais il protestait
avec chaleur contre la comparaison entre le pays
de Zéla et les richesses de Kalat ou les splendeurs
de Rasolhad ; à ces merveilleuses descriptions il
ajoutait celle du sommet des montagnes de Tar,
qui touchent au ciel, du désert où il avait passé sa

1058
jeunesse, et qui est plus grand que la mer.
Malheureusement, toute possibilité de
ressemblance finissait là, car il n’y avait pas une
goutte d’eau dans cette vaste circonférence.
Cependant il essayait de persuader à Zéla que ce
désert aride était un paradis terrestre, qu’on y
vivait tranquille en patriarche, se nourrissant, il
est vrai, de ce qu’on pouvait prendre aux
caravanes ou à tous ceux qui traversaient cet
océan de sable inhospitalier ; mais enfin on y
était libre et heureux. En répondant aux questions
de Zéla, le rais se trouvait dans l’obligation
d’avouer les horribles tourments que lui avait fait
souffrir la soif, et que ce n’était qu’en suivant la
découverte des corps desséchés des voyageurs
qu’ils parvenaient à suivre les caravanes.
Ces rencontres les récompensaient amplement
de leur courage et de leur patience.
– Dieu seul connaît les besoins réels de ses
enfants, ajouta le vieillard.
Et pendant qu’il reprenait le récit des horribles
assassinats commis dans le désert, je jetai sur sa
tête un seau d’eau et j’emmenai Zéla sur le

1059
schooner.
Quelques minutes après, nous fûmes entourés
par les bateaux du pays, chargés de poissons, de
fruits et de légumes en si grande quantité, que cet
approvisionnement eût suffi pour remplir les
magasins d’une frégate.
Les quatre personnes sauvées du naufrage
furent transportées sur le grab, et de Ruyter leur
promit de profiter de la première occasion
amenée par le hasard pour les envoyer dans les
colonies anglaises. Peu de temps après, le
capitaine et son fils furent dirigés vers
l’Angleterre ; nous avions mis dans leur malle
une bourse pleine d’or, car ils avaient tout perdu
au naufrage du navire. Le vieux capitaine mourut
au cap de Bonne-Espérance ou à l’île Sainte-
Hélène, et nous n’entendîmes jamais reparler de
son fils. Le contremaître trouva une place dans un
vaisseau de commerce du pays qui naviguait le
long des côtes, et le bosseman resta avec lui.
Avant de mettre à la voile, nous examinâmes
le schooner, afin de nous assurer si, en se
heurtant contre le banc de sable, il n’avait pas

1060
souffert. Quelques morceaux de cuivre s’étaient
détachés, et rien de plus.
Le grab fut métamorphosé en vaisseau arabe
avec une poupe élevée et un gaillard d’avant
couvert en grosse toile peinte. Le schooner reprit
sa coupe américaine, et fut peint avec de grandes
raies d’un jaune brillant.
Suivi du chef malais, de Ruyter fit plusieurs
excursions dans l’intérieur de l’île, car il désirait
examiner un pays qui à cette époque était tout à
fait inconnu aux Américains. Nous visitâmes,
Zéla et moi, nos anciennes retraites, et, après
avoir dessiné le plan d’un bungalow, je traçai un
jardin en calculant combien il me faudrait de
temps et de travail pour que le terrain produisît
du blé, du riz, du vin. Pendant que mon
imagination bâtissait une retraite pour l’amour,
j’aidai matériellement Zéla à bâtir une hutte, dont
la construction consistait en quatre bambous
perpendiculaires couverts de feuilles de palmier.
Avec une adresse culinaire incomparable, Zéla fit
cuire du poisson, et la baguette de ma carabine
nous tint lieu de broche. Tout fier de ma nouvelle

1061
dignité de chef de famille, et franc tenancier d’un
terrain sans bornes, j’arpentais fièrement mon
domaine en disant :
– Chère Zéla, que nous serions heureux ici,
mille fois plus heureux que dans ce schooner, qui
ressemble à un cercueil, et où nous sommes
serrés et ballottés comme des dattes mises en
caisse et portées sur le dos d’un dromadaire
boiteux !... Que nous serions heureux !...
Ici je fus interrompu par un bruit de pas, et, ne
voyant rien paraître, je commençai à croire à la
résurrection de mon vieil ami l’orang-outang, qui
sans nul doute reparaissait dans le monde pour
venir me disputer la possession de ses biens, car
nous avions bâti notre hutte sur les ruines de son
ancienne demeure. Mais à la place du sauvage
vieillard apparut dans le feuillage la belle figure
de de Ruyter. Pour la seconde fois les rires
moqueurs de mon ami dérangeaient mes plans
imaginaires d’une vie rurale.
– Allons, mon garçon, le Malais m’a fait
prévenir qu’une voile étrangère était dans le
largue vers le sud ; venez, il est temps de vous

1062
remettre sur le dos du dromadaire boiteux... Le
grab n’est pas tout à fait en état de se mettre en
mer ; allez à la recherche de l’étranger et amenez-
le ici.
Dix minutes après, j’étais à bord, j’avais levé
l’ancre, et, favorisés par une excellente brise,
nous fîmes une course qui nous plaça en vue de
l’étranger avant le coucher du soleil. Il naviguait
remarquablement bien ; nous le perdîmes de vue
pendant la nuit, mais il reparut le matin, et, après
une chasse de neuf heures, il tomba en notre
pouvoir. Ce vaisseau marchand, venu de Bombay
et destiné à Canton, était un magnifique brigantin
bâti en bois de teck de Malabar par les parsis de
Bombay, et frété de laine, de coton, d’opium, de
fusils, de perles d’Arabie, de nageoires de requin,
d’huile des îles Laccadives et de quatre ou cinq
sacs de roupies.
Cette précieuse prise nous indemnisa
amplement de nos fatigues, et aussitôt une
satisfaction universelle illumina les figures
brunies de mon sombre équipage.
Tout fier de ma capture, je fis diriger le

1063
schooner vers notre ancrage. Deux jours après
mon retour au rivage, de Ruyter envoya son ami
le Malais à Pontiana, riche et puissante province
de l’Ouest fondée depuis peu de temps par un
prince arabe. La ville capitale est située sur les
bords d’une rivière navigable, et elle possédait
une factorerie hollandaise avec laquelle notre
Malais faisait des affaires considérables. Il y était
allé afin de trouver un agent et de disposer de la
cargaison de Bombay, car nous n’avions pas
assez d’hommes pour envoyer la prise à une
distance plus éloignée.
Le capitaine du brigantin, qui avait un intérêt
dans le vaisseau, l’aimait tellement, qu’il nous
proposa de le racheter.
Je profitai avec joie des jours de repos que
m’accordait cette affaire pour continuer avec Zéla
mes plans de bonheur futur et nos charmantes
promenades dans notre nouvelle propriété.

1064
CXII

Les dispositions nécessaires à la vente de notre


prise demandaient un temps si considérable, que
de Ruyter profita de ce délai pour utiliser son
loisir ; il partit avec le grab, afin de glaner
quelques bonnes rencontres sur les mers de
Chine, me laissant dans l’île pour y surveiller nos
vaisseaux. Je confiai au premier contremaître la
garde de notre prise, dont l’équipage fut installé
dans les petites huttes que les Malais avaient
construites pour nos malades. Le second
contremaître et une bande d’hommes
s’occupèrent à saler la chair des sangliers, des
buffles, des daims et des canards donnés par
l’ami de de Ruyter, et moi à faire une immense
provision de riz et de maïs.
Le peu de loisir accordé par mes nombreuses
occupations était employé à des travaux
champêtres, et je poursuivais la continuation de

1065
ces travaux avec tout le zèle que donnent la
nouveauté et l’ardeur d’un homme qui vient de
s’établir dans une colonie nouvelle. La petite
rivière où je m’étais baigné avec Zéla quelques
heures avant notre rencontre avec le Jungle-
Admée était mon arsenal naval. Nous y passions
des journées entières dans le plus complet
isolement, car cette partie de la rivière était
séparée de l’île par un mur de jungles. De la
hauteur des rochers, nos regards plongeaient sur
le schooner en rade avec sa prise, et, à l’aide d’un
drapeau, nous pouvions correspondre avec
l’équipage. Au coucher du soleil, nous rentrions à
bord, autant pour amuser nos hôtes que pour me
trouver à mon poste pendant la nuit.
Un soir, nous nous trouvâmes en si grande
disposition de nous amuser, que le pont fut
bientôt couvert par une grande quantité de coupes
de punch, d’arack, d’eau-de-vie, de gin, de vin de
Bordeaux : charmantes liqueurs qui empêchent le
cœur de s’ossifier, et qui ferment les crevasses
faites à notre corps par la brûlante chaleur du
soleil. Les Indiens disent que la sève du mimosa
est un antidote contre le chagrin. C’est vrai, et

1066
nous en avions une preuve dans notre
commandant captif. Au commencement de la
soirée, le pauvre homme avait pleuré sur la perte
de son bien-aimé vaisseau, en me disant que, s’il
avait plu à la Providence de lui enlever sa femme
et ses six enfants, il aurait pu se soumettre à cet
affligeant décret ; mais que sur son navire il avait
mis tout son cœur, toutes ses habitudes, toutes ses
espérances, et qu’il lui serait impossible d’en
supporter la perte avec résignation.
Quand le magique talisman de l’esprit-de-vin
eut touché l’âme du capitaine, la tristesse
s’enfuit, il parla, il chanta, me serra les mains en
m’appelant son meilleur ami. Notre orgie fut
interrompue tout à coup par la voix du vieux
contremaître, qui annonçait l’arrivée d’un ami.
Un grand proa à la marche rapide rasait les
flots, et lorsqu’il fut côte à côte avec nous, le chef
malais apparut sur le schooner.
Pendant que je faisais des merveilles
d’attention pour comprendre le chef, en dépit des
chants furibonds du capitaine, qui hurlait comme
un bosseman : Rule Britannia ! un petit homme à

1067
l’air effaré grimpa sur le pont, et, poussé par le
chef, vint reculer jusqu’à moi. Je me levai pour
recevoir l’étranger, mais il me fut impossible de
garder mon sérieux en face de la gravité
stupéfaite de sa figure plate et carrée, en face de
son gros ventre, qui ressemblait à une voile de
perroquet gonflée par le vent.
Les proportions des membres de cet homme
étaient si courtes, qu’elles en paraissaient
absurdes, ou, selon le quartier-maître, on pouvait
croire que le vieux bâtiment naviguait sous des
mâts de ressource.
Il s’avança vers moi d’un pas mesuré et me dit
avec une gravité de plomb :
– Monsieur, je suis Barthélemy-Zacharie Jans,
agent de la compagnie hollandaise établie à
Pontiana, et, de plus, agent particulier de Van
Olans Swamerdam. Ayant appris que vous
désiriez vendre une prise faite dans ces parages,
je suis venu vous faire des offres d’achat.
Comme si le capitaine avait compris le sujet
de notre conversation, il laissa brusquement l’air
qu’il chantait pour psalmodier d’un ton plaintif la

1068
mélancolique complainte de Pauvre Tom
Bowling.
Notre facteur hollandais s’assit sur les
écoutilles, et, après avoir nettoyé ses ivoires avec
un verre de skédam (dont la dimension eût surpris
même le pauvre Louis), il jura n’avoir jamais
rencontré de liqueur aussi exquise, assurant en
même temps que l’addition d’un morceau de
biscuit lui permettrait d’en prendre un second
verre.
J’ordonnai au quartier-maître d’avoir soin de
notre hôte, en l’engageant à aller éveiller le
mousse pour lui servir d’aide dans les détails de
cette importante fonction ; le vieux marin obéit
en marmottant entre ses dents :
– Je n’ai jamais vu un aussi drôle de navire, il
est tout magasinage. Le Téméraire, qui avait trois
ponts, ne possédait pas, pour mettre son pain,
autant de place que cet homme. Il demande un
biscuit ! un biscuit ! mais il lui faudrait un sac de
biscuits, et encore flotteraient-ils dans sa panse
comme des petits pois dans la chaudière d’un
vaisseau. Allons, garçon ! allons, réveillez-vous,

1069
et apportez sur le pont tout ce que vous trouverez
dans le garde-manger.
Je vis bientôt apparaître un morceau de porc
froid, un énorme canard et la moitié d’un
fromage de Hollande. L’agent attaqua les viandes
avec une taciturnité immobile, et, quand il eut
vidé les plats et une grande bouteille de grès
remplie de gin, il me dit, toujours d’un air grave :
– Il est déjà tard, capitaine, et je crois qu’il est
fort dangereux de causer d’affaires après souper ;
ainsi donc, comme la nuit est chaude et que je
suis fatigué, je vais me reposer ici.
En achevant ces mots, le facteur se coucha,
non sans de grandes difficultés, sur la grande
voile qui était par terre, se couvrit d’un drapeau,
et dit au garçon de lui remplir sa pipe. Bientôt
après il fuma et ronfla de tout son cœur, et nos
ivrognes suivirent son exemple.
Vers le matin, Barthélemy-Zacharie Jans
remplaça la perte de sa chaleur matérielle avec du
porc salé et du gin, puis il m’accompagna sur le
vaisseau étranger.

1070
Je découvris bientôt que j’avais affaire à un
marchand froid, calculateur et fort rusé. Cette
conviction me mit en colère, car, malgré mon
ignorance des affaires, je comprenais
parfaitement les cas dans lesquels je pouvais être
dupe. Outre les traits caractéristiques de son pays,
qui sont la ruse, la finesse et la patience, mon
homme avait la sordide avarice d’un Écossais.
Quand, avec la franchise d’un marin, le capitaine
de Bombay vint exposer sa position à l’agent en
lui demandant le rachat du corps du vaisseau, ce
mercantile personnage se montra plus indifférent
aux souffrances humaines qu’un Hollandais
doublé d’un Écossais ou que le diable lui-même.
Il regarda le capitaine banqueroutier avec une
apathie vide, insensible et sèche, apathie dont j’ai
revu l’inerte expression sur la figure d’un
propriétaire irlandais qui écoutait d’un air calme
les réclamations de ses pauvres tenanciers
affamés et sales. Sans répondre un seul mot à la
demande du pauvre capitaine, le facteur examina
les papiers de la prise, ses factures et les listes de
la cargaison.
– Vous ne serez pas oublié à la vente, dis-je au

1071
prisonnier désespéré.
– Je proteste contre des stipulations ! s’écria le
facteur ; mais, si le capitaine donne un bon prix,
ou bien encore s’il offre d’excellentes sécurités,
sa proposition sera accueillie ; c’est-à-dire
toutefois si la Compagnie devient acquéreur, et si
Van Olans Swamerdam y donne son
consentement.
J’étais fort jeune à cette époque, et ne sachant
pas que de pareils caractères sont excessivement
communs, je refusai net d’entrer en marché avec
cette brute féroce ; j’allais même lui donner une
raclée et le faire jeter à la mer, lorsque, fort
heureusement pour lui, on me conseilla de ne pas
me laisser emporter par la fureur, et le facteur fut
chassé du schooner au milieu des huées de tout
l’équipage.

1072
CXIII

De Ruyter vint bientôt nous retrouver, tenant


en touage un petit schooner dont il avait fait la
conquête sans avoir à déplorer aucune perte
d’hommes. Nous levâmes l’ancre pour aller la
jeter sans retard dans le port de Batavia. Ayant à
vendre non seulement nos deux prises, mais
encore une foule d’objets qu’il avait mis en dépôt
dans une maison de la ville, de Ruyter prit un
logement à Batavia, et nous nous y installâmes.
Les vaisseaux, amplement pourvus de provisions,
étaient, en outre, dans un ordre parfait. En
conséquence, j’avais la libre disposition de mon
temps, et j’en usai en faisant parcourir à Zéla la
partie montagneuse de la riche et populeuse île
des Javanais. Les productions du territoire de
l’île, telles que bois de charpente, grains, légumes
et fruits, sont d’une qualité fort supérieure à
toutes celles que j’avais vues dans l’Inde, en
faisant une exception toutefois en faveur des

1073
produits de Bornéo.
Le général Jansens, vieil ami de de Ruyter et
gouverneur de l’île, fut très poli pour moi, et je
passai plusieurs jours à sa maison de campagne.
Il y a ou il y a eu en Europe une sorte de
fanatisme pour les jeunes filles aux cheveux
dorés ; à Java, ce fanatisme est consacré aux
femmes dont la peau a cette teinte jaune.
Dans la maison du marchand habitée par de
Ruyter vivait une veuve très riche, née dans la
capitale de Jug, ville encore gouvernée par des
princes natifs.
Cette dame au teint jaune était si belle aux
yeux des jeunes gens de Batavia, qu’ils
consacraient la plus grande partie du jour à passer
devant sa porte, dans l’espérance d’attirer
l’attention de cette merveille, dont voici le
portrait :
Elle avait à peu près quatre pieds de hauteur,
et sa peau était d’un jaune si brillant, que les
rayons du soleil pouvaient s’y refléter comme sur
un dôme. Les petits yeux noirs de la dame, assez

1074
vifs d’expression, disparaissaient enfouis sous ses
joues aussi rondes qu’une orange, et auxquelles
un petit nez en bec d’oiseau et des lèvres
africaines donnaient un ensemble des plus
bizarres. Quant aux cheveux, ils étaient si courts,
si épars sur cette petite tête, qu’en les rassemblant
tous, il eût encore été très difficile de réunir la
quantité qui est nécessaire pour ombrager les
lèvres d’un homme.
Cependant, l’affreuse caricature que je viens
de dépeindre était l’idéal de la beauté chère aux
Javanais, et de tous les coins les plus reculés de
l’île, on venait en foule briguer ses faveurs et lui
rendre les hommages d’une adoration
enthousiaste.
Dans cette heureuse partie du monde, les
femmes jouissent du privilège inestimable
qu’accorde le divorce, et l’incomparable veuve
usait tant de ce privilège, qu’elle en abusait. À
peine âgée de vingt-quatre ans, la belle dame
s’était mariée dix fois ; un de ses époux était
mort, deux avaient été tués on ne sait comment,
six s’étaient mal conduits envers elle, et enfin le

1075
dernier avait disparu.
Les Javanais sont une race extraordinairement
petite ; les hommes dépassent rarement cinq
pieds, et les femmes quatre et demi. De Ruyter et
moi, qui avions l’un et l’autre six pieds de
hauteur, des muscles d’acier et une force
proportionnée à notre stature, nous semblions des
géants au milieu de ce petit peuple. Notre
extérieur herculéen fit une grande impression sur
la sensibilité de la veuve, qui, en notre honneur,
traita avec mépris les nains de l’île, qu’elle
appelait des fragments d’homme. Après un
scrupuleux examen, après une mûre délibération,
après une étude approfondie de la figure, de l’air
et des manières de de Ruyter, la veuve, qui s’était
sentie entraînée vers lui au premier coup d’œil,
arriva bientôt à me donner la préférence, non
seulement parce que j’étais le plus jeune, mais
encore parce que, venant d’avoir la jaunisse,
j’étais le plus doré. Ne doutant pas un instant du
bonheur et de l’empressement que je mettrais à
accueillir ses avances, la dame dit à de Ruyter
qu’elle m’offrait ses charmes sans condition, et
qu’à ce don suprême elle ajouterait des champs

1076
semés de riz, de café, de cannes à sucre, des
maisons, des esclaves, des domestiques ; enfin,
un domaine assez vaste pour me mettre en égalité
parfaite avec les plus puissants princes de la
province de Jug.
– Madame, répondit de Ruyter avec le plus
grand sérieux, mon ami sera charmé de votre
attention ; il en sera fier, il en sera dans le
ravissement. Vous me voyez moi-même
confondu de joie et de surprise.
Malheureusement, madame, un petit obstacle
s’oppose à la réalisation de ce bel avenir : mon
ami est déjà marié.
– Marié ! exclama la veuve, marié ! je ne puis
pas le croire ; et cependant, ajouta-t-elle d’un ton
empreint de doute et d’amertume, je l’ai vu
accompagner à la promenade une pâle et
maladive jeune fille qui a les cheveux tournés
autour de la tête en forme de turban. Mais,
monsieur, cette jeune fille est mince, frêle comme
un roseau ; de plus, elle a les yeux si grands et la
bouche si petite, que sa figure en est ridicule.
Tous les hommes doivent avoir cette petite fille

1077
en horreur. Fi donc ! elle ressemble à une femme
marine, et doit bien certainement aimer l’eau
comme un poisson.
Après cette réponse, la veuve découvrit à de
Ruyter ses charmes éblouissants, et lui dit d’un
air orgueilleux :
– Regardez-moi...
De Ruyter avoua à la veuve qu’elle ne pouvait
être comparée à la jeune fille marine sous aucun
rapport, mais qu’il fallait faire la part des goûts
excentriques des hommes, goûts qui sont aussi
capricieux que les flots de la mer.
– Monsieur, s’écria la veuve, envoyez-moi
votre ami ; je veux que ses regards décident la
question. Laissez-le contempler en moi la
véritable beauté, et son âme sera émue et son
cœur brûlera d’amour.
Enchanté de profiter d’une si belle occasion
pour donner cours à son humeur railleuse, de
Ruyter me parla depuis le matin jusqu’au soir de
la princesse jaune en m’appelant Altesse royale.
De Ruyter se disait mon agent auprès de la veuve,

1078
disposait en imagination de tous ses biens, et
voulait absolument l’épouser pour moi. Cette
conduite excitait si bien l’ardeur de la dame,
qu’elle m’accablait de cadeaux, et le schooner
était encombré de ses nombreux envois de café,
de tabac, de sucre, de fruits et de fleurs. Mes
entrevues avec la veuve furent fréquentes ; car,
quoique mahométans, les Javanais ne gardent que
l’extérieur de la foi. Quant à leurs actions, elles
n’ont d’autres limites que l’étendue de leurs
désirs, et les femmes obéissent pieusement au
précepte de la nature qui dit : « Croissez et
multipliez. »
J’étais presque fâché de voir Zéla indifférente
aux agaceries que me faisait la veuve ; car non
seulement elle n’y puisait aucun sentiment
jaloux, mais encore elle encourageait les
plaisanteries de de Ruyter. Le soupçon, le doute,
la méfiance étaient inconnus à Zéla : cette loyale
et simple nature ne pouvait les comprendre.

1079
CXIV

Pendant un de ses voyages à travers les


nombreuses îles dispersées dans le golfe de la
Sonde, de Ruyter avait été obligé de se mettre en
panne, et, en explorant la place, il vit sur une
couche de rochers le corps d’un navire échoué.
Selon les apparences, ce navire était de
construction européenne. De Ruyter examina
attentivement la situation de la côte où il faisait
cette découverte, et l’inscrivit sur sa carte, dans
l’intention de revenir à une époque plus favorable
à son projet, celui de faire lever le vaisseau.
Le calme du temps et l’obligation de rester
quelques jours à Batavia, la turbulence de
l’équipage, ennuyé de son inaction, engagèrent de
Ruyter à tenter la pêche du navire. Après avoir
disposé tout ce qui était nécessaire, il prit à ses
gages une troupe d’habiles plongeurs, et nous
nous dirigeâmes avec un bon vent de terre vers le

1080
lieu de notre destination.
Nos bateaux nous conduisirent à la place
même marquée par de Ruyter sur sa carte
marine ; mais la chute du jour nous obligea à
l’abandonner jusqu’au matin.
Au lever du soleil, nous étions en face du
vaisseau échoué. L’eau était aussi transparente
que de la glace, et en laissant tomber la sonde sur
le corps du vaisseau, nous fûmes assurés qu’une
vingtaine de pieds d’eau seulement nous
séparaient de son pont. Nous laissâmes une bouée
afin de marquer la place, et nous remontâmes à
bord des vaisseaux, qui s’approchaient de nous.
Après avoir pris des lignes, des aussières, des
grappins et d’autres instruments nécessaires, nous
reprîmes notre course vers le vaisseau submergé.
Lorsqu’on regardait fixement et avec attention
dans la mer, chaque partie du vaisseau devenait
parfaitement visible. On distinguait aussi les
masses de poissons à coquille qui incrustaient et
peuplaient son pont d’une vie marine. Quand les
noirs plongeurs descendirent sur les ponts, l’eau
multiplia leurs figures, et ils prirent l’aspect

1081
fantastique d’une bande de démons réunis pour
défendre leur vaisseau attaqué dans le sanctuaire
de l’Océan. Après plusieurs heures de travail,
nous réussîmes à attacher des tonneaux aux
cordages du naufragé pour pomper l’eau qui le
remplissait, et à le remuer en faisant passer au-
dessous de lui de fortes aussières. Le second jour,
le grab et le schooner furent placés de chaque
côté du navire, afin que leurs forces réunies
vinssent à notre aide pour faire monter le
bâtiment à la surface de l’eau. Un succès complet
couronna nos efforts. Le vaisseau ressemblait à
un énorme cercueil, et la lumière du jour brillait
étrangement sur son corps blanc incrusté et plein
de bourbe. Des étoiles de mer, des crabes, des
écrevisses et toute sorte de poissons à coquille se
traînaient sur le corps du vaisseau. Nous vidâmes
l’eau qui remplissait le navire, et je vis que, s’il
était troué, ses avaries n’étaient pas grandes. Les
objets qui garnissent le pont d’un vaisseau ainsi
que la principale cale avaient été enlevés ou par
l’eau ou par les natifs de Sumatra, qui
probablement avaient vu le naufragé pendant
leurs courses sur la mer ; mais la cale d’arrière,

1082
protégée par un double pont, n’avait pas été
touchée.
En débarrassant le pont, mes hommes
trouvèrent, le prenant pour un câble, un énorme
serpent d’eau ; ou ce reptile avait un goût
prononcé pour les poissons à coquille, ou il
préférait un chenil de bois à une cave de corail ;
peu intéressés, du reste, à approfondir les causes
de sa conduite, nous l’attaquâmes avec des
piques, et il fallut le frapper rudement avant de le
contraindre à baisser pavillon pour nous laisser le
temps de continuer notre travail. Les plongeurs
disaient, en considérant le corps palpitant du
reptile :
– Vraiment, il eût été de force à nous manger.
Je ne sais pas si les nègres parlaient d’or, mais
je suis bien certain que, plus féroces que leur
ennemi, ils le mangèrent sans scrupule et sans
remords.
Après avoir toué le naufragé vers l’île, nous le
fîmes échouer sur un banc de sable afin de vider
la cale d’arrière, remplie d’eau, et sur laquelle
flottaient plusieurs barils. Nos premières

1083
trouvailles furent des sacs de grains gâtés, des
barils de poudre et une masse d’autres articles
tellement mêlés ensemble, qu’il était impossible
de les distinguer les uns des autres. Pour
complaire aux secrets pressentiments de de
Ruyter, nous fîmes des fouilles, et je trouvai deux
petites boîtes soigneusement attachées et
cachetées ; de Ruyter les ouvrit, et trouva huit
mille dollars espagnols noircis par l’eau de la
mer, ainsi que le vaisseau et tout ce qui se
trouvait à son bord.
La meilleure partie de notre prise était, selon
moi, non les dollars, mais deux tonneaux de vin
espagnol et deux barils d’arack. Donnez-moi la
mer comme cave à vin ! Un liquide aussi
délectable n’avait encore de ma vie humecté mes
lèvres, satisfait mon palais, réchauffé mon cœur
et extasié mes sens !
Cette délicieuse liqueur rendit tout le monde
joyeux et même éloquent ; le vieux rais déclara
que ce vin ressemblait à l’onguent de koireisch,
apporté de la Mecque par les hadjis.

1084
CXV

On disait à Batavia que nous avions découvert


un banc de dollars espagnols en échouant dessus,
et que nos vaisseaux étaient encombrés par
l’immense quantité de cette merveilleuse
trouvaille. À ce conte, la rumeur ajoutait que nos
plongeurs avaient pêché dans les profondeurs de
la mer des tonneaux de vin portant pour date le
millésime de 1550. Ces nouvelles remplirent le
grab de visiteurs qui avaient tous le désir de boire
le vin ou l’arack. Si l’un ou l’autre de ces liquides
eût été un élixir d’immortalité, bien certainement
on les aurait bus avec moins de plaisir et
d’avidité. Les graisseux marchands hollandais
s’assemblaient à bord du grab, et passaient la nuit
à chanter des alléluia pour exprimer leur
satisfaction. Grâce au bon conseil de de Ruyter,
je substituai d’autres vins à notre nectar espagnol,
et nous le gardâmes pour les malades, pour nos
marins, auxquels il rendit plus d’une fois la

1085
souplesse de leurs membres et l’énergie dans
l’action.
En vendant nos prises, de Ruyter n’oublia pas
le capitaine de Bombay. Son bien-aimé vaisseau
lui fut cédé pour un prix fort modique, et il lui fut
loisible de reprendre la mer avec tout son
équipage.
Quand tout fut terminé, nous levâmes l’ancre
pour quitter Java.
La veuve de Jug resta frappée d’étonnement
lorsqu’elle apprit notre départ. L’amour triompha
de son apathie pour la mer, et elle nous suivit
dans un bateau à rames, en criant, en faisant des
signaux et en se déchirant les bras à l’aide de ses
ongles.
Sa fureur comique ne connut plus de bornes
lorsqu’elle s’aperçut que je ne faisais aucune
attention à ses gestes et à ses cris, dont le bruit
assourdissant semblait augmenter le vent de la
terre. Mon télescope me laissait voir la veuve
décharger sa colère sur les esclaves qui
conduisaient le bateau ; les pauvres diables
courbaient le dos sous une furieuse avalanche de

1086
coups de bambou. Sachant fort bien qu’un
homme n’a pas plus de force qu’une femme en se
servant des armes offensives et défensives de la
langue, des ongles et des larmes, j’avais agi
prudemment en évitant la bataille. Si l’âme de la
veuve n’eût pas été chargée d’argile, elle se serait
attachée à mes pas dans mes voyages autour du
monde. Mais aussitôt que l’esquif de mon
amoureuse sentit les vagues en dehors du havre,
il tourbillonna sur lui-même, et je vis la princesse
jaune, – ou plutôt je ne vis la pas, car elle était
tombée dans le bateau, – reprendre le chemin du
rivage ; si bien que je puis dire d’elle :
– Elle aima et s’éloigna à la rame.
J’avais été si tourmenté, si persécuté par ce
dragon femelle, que je l’avais en horreur. Un
jour, elle me gorgeait de baisers et de gâteaux ; le
lendemain, elle m’accablait d’injures et de
menaces. Depuis cette époque, j’ai fait serment
de ne jamais mettre les pieds dans le repaire
d’une veuve, car la férocité maligne d’un tigre est
de la mansuétude en comparaison de celle d’une
veuve contrariée dans ses désirs.

1087
En quittant le port de Batavia et son eau sale,
pour voguer sur le limpide océan de la mer,
j’étais accablé d’une inconcevable tristesse. Pour
la première fois de ma vie le doute et la crainte
obscurcissaient mon esprit, et cependant ma santé
était excellente ; celle de Zéla ne me donnait
aucune crainte, car ses yeux étaient brillants, et
son haleine plus parfumée que les fleurs d’une
matinée de printemps. Quelle cause assombrissait
ainsi mon cœur ? quelle cause me rendait
soucieux et pensif comme à l’approche d’un
grand malheur ? Ce n’étaient ni les persécutions
de la veuve ni ses menaces ; j’avais tout oublié en
perdant de vue son bateau. Son esprit s’attachait-
il donc à moi comme un vampire ? Je me souvins
alors qu’elle m’avait dit : « Si vous
m’abandonnez, je vous ferai souffrir mille
morts. »
Dans l’Est, la vie est à très bon marché, et à
Java quelques roupies suffisent pour acheter la
conscience d’un homme qui se charge alors
d’assassiner ou d’empoisonner la victime qu’on
lui désigne. Le poison est là si indigène, qu’il
coule des plantes, des arbrisseaux, et les natifs

1088
sont très habiles dans l’art de l’utiliser.
Cependant la veuve ne s’était point servie contre
moi de cette arme dangereuse, et j’étais loin de sa
portée ; d’où venaient donc mes craintes ?
Une nuit je fus éveillé par des visions
affreuses. D’abord parut la veuve ; en cherchant à
échapper à ses caresses, je vis surgir auprès d’elle
une vieille sorcière jaune ; cette femme hideuse
sauta sur mon lit et voulut me contraindre à
manger un fruit vénéneux qu’elle pressait contre
mes lèvres. Je voulus arracher à la furie le fruit
empoisonné et le jeter loin de moi ; mais mes
forces me trahirent et je tombai anéanti sur ma
couche. Tout à coup la fidèle Adoa entra dans ma
cabine et s’empara du fruit en criant : « C’est du
poison ! c’est la mort ! » Derrière Adoa apparut
le prince javanais monté sur son cheval couleur
de sang ; le cheval escalada mon lit, et ses pieds
me frappèrent violemment à la tête ; puis tout
s’évanouit dans l’obscurité ; alors une femme
blanche suivie par une ombre s’inclina sur moi et
une voix mélodieuse me dit doucement :
– Vous devez vivre ; moi seule dois mourir !

1089
Après ces paroles, le fantôme noir qui
accompagnait Zéla souleva le crêpe qui lui
couvrait la figure, et je reconnus les traits pâles et
livides de la vieille Kamalia.
– Étranger, me dit-elle d’un ton solennel, vous
vous êtes parjuré ; vous avez souillé le meilleur
sang de l’Arabie ; vous avez brisé le cœur de mon
enfant d’adoption.
Un violent effort me réveilla tout à fait.
La tête me faisait horriblement mal, et cette
souffrance, causée par des rêves, m’a poursuivi
longtemps après mon départ de Batavia.
Le second jour de notre départ du port, nous
rencontrâmes deux belles frégates françaises et
un schooner à trois mâts qui rentraient à Batavia
après une longue course.
Nous dirigeâmes notre course le long de la
côte, à l’est de Java, vers les îles de la Sonde, et
nous n’y rencontrâmes que de petits vaisseaux
destinés ou appartenant à cet archipel, et chargés
d’huiles de ghée et de coco. Ces denrées, plus
précieuses à leurs yeux que des morceaux d’or et

1090
d’argent, étaient trop viles à nos yeux pour valoir
même une pensée.

1091
CXVI

Une longue et forte brise nous chassa vers les


côtes de la Nouvelle-Hollande, et, quand elle eut
cessé, nous vîmes un petit bateau battu par la
houle et évidemment en détresse ; je me hâtai de
diriger notre course vers lui.
La force de la brise nous mit promptement
bord à bord de la barque, et nous reçûmes son
équipage, qui se composait de quatre matelots et
d’un contremaître appartenant à une frégate
anglaise qui, après avoir capturé un brigantin, en
avait confié la charge à une petite partie de ses
hommes. Le brigantin avait été séparé de la
frégate par une forte rafale en entrant dans le
détroit de la Sonde ; outre cela, les mâts et les
agrès du navire captif avaient beaucoup souffert ;
dans ce misérable état, une énorme vague vint
fracasser une partie de la poupe, et l’eau envahit
si rapidement le vaisseau, que ce ne fut qu’à force

1092
d’adresse et de dextérité que les marins réussirent
à mettre à la mer un lourd bateau qui se trouvait
au milieu du brigantin. Le vaisseau coula si
promptement à fond, que les naufragés n’eurent
que le temps nécessaire à la conservation de leurs
propres personnes ; car deux hommes qui avaient
essayé de sauver quelques débris de vêtements et
de vivres furent ensevelis sous l’écume de la mer.
Le bateau était aussi vieux et aussi fracassé que le
navire auquel il avait appartenu ; mais fort
heureusement, pendant son séjour sur le
brigantin, il avait été le réceptacle de vieux
canevas, de petites voiles, de rames, de bouts de
corde et enfin d’une mue qui contenait six
canards, un vieux bouc et un poulet. En voyant
leurs provisions vivantes, les matelots
remercièrent la Providence, et quelques heures
s’écoulèrent avant que ces terribles paroles
fussent prononcées : « Il n’y a pas d’eau fraîche
sur le bateau ! » Et chacun répéta d’une voix
désespérée : « Il n’y a pas d’eau fraîche ! nous
allons mourir de soif ! »
Déjà une altération anticipée desséchait les
lèvres des pauvres marins et faisait trembler leurs

1093
braves cœurs. Les dangers passés et présents
furent oubliés. Ce n’était rien d’être dans un
vaisseau troué, fracassé et mal bâti, à peine assez
grand pour contenir le reste de l’équipage, et
s’agitant dans la mer comme un marsouin
harponné ; tout cela n’était rien en comparaison
du manque d’eau.
Heureusement l’officier qui se trouvait avec
les marins était un homme intelligent, faible
d’extérieur, de constitution, mais courageux et
fort par son âme et par son cœur. L’officier
ranima les esprits accablés de ses hommes ; il
leur dit qu’ils étaient près de la terre, qu’ils
avaient des voiles et assez de vent pour les
gonfler ; qu’en outre le bateau était léger, peu
rempli, et qu’on pouvait sans mourir supporter la
soif pendant quelques jours.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, nous avons des bêtes
vivantes à bord ; leur sang est aussi rafraîchissant
que de l’eau, et je crois même qu’une bonne pluie
s’amasse dans les nuages noirs qui couvrent
l’horizon.
L’air calme et intrépide du jeune chef eut

1094
encore plus d’influence sur le tremblant équipage
que les paroles qui promettaient du secours, car il
devint calme et attendit la réalisation des
espérances qu’on lui faisait entrevoir.
Le contremaître réussit à mettre le bateau à
l’épreuve de l’eau en fermant ses crevasses avec
des chiffons, puis il disposa les voiles et se mit
sous le vent ; mais, pour arriver à ce résultat, il
avait fallu une adresse parfaite, un coup d’œil sûr
et une main ferme. L’officier n’avait ni compas
ni carte marine pour lui servir de guide dans ce
chemin perdu ; rien, sinon les études et le soleil,
et ce dernier était si ardent, si éblouissant, qu’il
n’osait pas le regarder. La seule espérance du
pauvre navigateur était de gagner les îles de la
Sonde ou les côtes de la Nouvelle-Hollande, ou
bien encore de faire la rencontre de quelque
barque vagabonde.
Le bouc fut tué, et chaque œil glacé de crainte
regardait avec une avide angoisse la petite part du
sang distribué par le contremaître. Quand on
découpa l’animal, son estomac contenait encore
du sang coagulé et quelque humidité. Ce sang fut

1095
loyalement partagé ; le contremaître nous dit
qu’il en avait extrait le fluide en mâchant la
substance sans l’avaler, et il voulut persuader à
ses hommes qu’ils trouveraient un avantage à
suivre son exemple. Quelques-uns écoutèrent leur
chef, mais la plupart furent impuissants à résister
aux déchirements affreux qui torturaient leurs
entrailles.
– En m’abstenant de manger, nous dit encore
l’officier, je supportai mieux la soif, et, au bout
de quelques jours, j’éprouvais un grand
soulagement, en gardant dans ma bouche un
fragment de substance.
Nous examinions avec une ardente inquiétude
la forme et le changement des nuages. Enfin nous
vîmes avancer vers nous du fond de l’horizon un
épais nuage évidemment surchargé de pluie.
Ceux qui ont vu ou qui peuvent concevoir la
situation d’un pèlerin perdu dans les sables
brûlants du désert, et qui aperçoit enfin l’oasis
désirée, peuvent se faire une idée de nos
sensations. Quand les premières gouttes de la
pluie si ardemment appelée touchèrent nos lèvres

1096
arides, des prières profondément religieuses
furent murmurées par des hommes qui seraient
morts au combat au milieu d’un jurement ou d’un
blasphème. Mais, hélas ! le nuage humide fut
avare de son trésor ; il en laissa tomber quelques
gouttes, et s’enfuit rapidement pour mêler ses
eaux à celles du vaste Océan.
Les pauvres marins désespérés couvrirent
leurs yeux enflammés de leurs mains tremblantes,
et tombèrent dans les spasmes de l’agonie. Ces
hommes souffrirent ainsi pendant sept jours,
espace de temps qui paraît bien court aux heureux
du monde, mais qui eut pour eux la durée de
soixante et dix ans.
Dans la frénésie de cette horrible souffrance,
deux hommes se jetèrent dans la mer pour
étancher leur soif dans ses eaux salines : ils en
moururent ; un autre se déchira le bras, but son
propre sang, et s’endormit pour ne plus se
réveiller. Le septième jour, l’équipage se trouvait
réduit à quatre hommes, y compris l’officier. Au
moment de notre heureuse arrivée, ces
malheureux, qui n’avaient plus d’humain que la

1097
forme, ne gardaient plus dans le fond de leur
cœur le moindre rayon d’espérance ; l’officier
seul possédait encore un peu de raison ; quant
aux autres, ils étaient abrutis et presque morts.
Lorsque le courageux marin fut arrivé sur le pont
du schooner, il regarda tranquillement autour de
lui en disant d’une voix éteinte :
– Nous mourons de la mort des damnés ;
donnez de l’eau à mes hommes.
Après avoir rempli ce dernier devoir de
protection, il nous montra sa lèvre couverte
d’écume et tomba sans connaissance.
L’adresse de de Ruyter et la science de Van
Scolpvelt arrêtèrent la fuite de la vie pendant
qu’elle voltigeait sur les lèvres du courageux
marin. Après une longue agonie, les forces
revinrent à notre malade, et ses premières paroles
intelligibles furent adressées à Van :
– Qui êtes-vous ? Le diable ?... Où suis-je ?
Où sont mes hommes ? ont-ils de l’eau ? Laissez-
moi les voir, les pauvres garçons !
Van Scolpvelt sauva le contremaître et deux

1098
des hommes ; mais le dernier mourut dans les
convulsions d’un violent délire.
La guérison de l’officier fut la plus décisive et
la plus rapide. Il resta longtemps au milieu de
nous, et je contractai avec Darwell (il se nommait
ainsi) une étroite amitié. La vie de ce brave
garçon a été courte, ainsi que celle de tous ceux
avec lesquels je me suis lié. À l’âge de trente ans,
je n’avais plus d’ami ; ce tendre sentiment de
l’amitié est mort pour moi, je n’en ai plus que le
souvenir ; son baume ne rafraîchira plus les
blessures de mon cœur flétri. Des choses bien
plus médiocres que ce sentiment ont leurs
mausolées, leurs colonnes, leurs pyramides ; moi,
je me contenterai de faire le récit des actions de
tous ceux que j’ai aimés, et de garder leurs noms
dans mon cœur et dans ma mémoire.

1099
CXVII

Après avoir dirigé notre course vers le nord,


nous nous trouvâmes parmi les îles de la Sonde,
qui sont aussi brillantes, aussi serrées, aussi
nombreuses dans l’océan de l’Est que les nuages
par un beau ciel d’été. Ces îles défient tous les
efforts patients et infatigables des navigateurs qui
essaient de les compter ; elles sont de toutes les
formes, de toutes les grandeurs, et commencent
sur un petit banc de corail, où la vague passe sans
rides. Les îles que nous apercevions étaient
couvertes de montagnes, de ruisseaux, de vallons
et de plaines encombrées de fruits, d’arbrisseaux
et de fleurs. Les nonchalants insulaires
semblaient regarder avec surprise l’approche de
nos bateaux, et nous trouver bien étranges d’avoir
la fantaisie de voguer au milieu des grandes eaux
sur des barques flottantes, tandis qu’à moitié
endormis, pendant tout le jour, ils se reposaient
sous des arbres, dont ils ne se servaient point

1100
pour faire des canots. Nous leurs fîmes
comprendre par des signes que nous avions
besoin d’eau et de fruits ; et, pour toute réponse,
ils nous montrèrent les ruisseaux et les arbres. Ils
n’aidaient ni ne s’opposaient au débarquement,
nous laissant la liberté d’agir à notre guise, et
celle de prendre toutes les choses dont nous
avions besoin.
Plusieurs de ces îles étaient inhabitées,
d’autres étaient presque civilisées, car elles
possédaient un commerce, des vaisseaux, des
armes, ainsi que leurs infaillibles associés, la
guerre, le vice et le vol.
À quelque distance de la grande ville de
Cumbava, nous rencontrâmes deux grandes
flottes de proas qui se battaient avec violence. La
faiblesse du vent et le déclin du jour ne nous
permirent pas d’approcher d’assez près pour
interrompre ce combat naval.
– Je suppose, dis-je à de Ruyter, que ce sont
les insulaires qui disputent la suprématie de la
mer.
– Ou bien la possession d’un coco, me

1101
répondit-il en riant.
Les yeux d’aigle de mon ami avaient reconnu
les belliqueux Malais, dont les proas avaient
attaqué les natifs marchands qui faisaient le
commerce de coco entre Cumbava et les îles
Célèbes.
– Les Malais ont trouvé des antagonistes
dignes d’eux, ajouta de Ruyter, car ces insulaires
aiment le combat avec passion, et peut-être
réunissent-ils déjà leurs flottes pour nous
attaquer. Ainsi débarrassez les ponts.
Au point du jour, la flotte malaise se dirigea
vers nous, et les marchands prirent une autre
direction et disparurent bientôt à nos regards.
Notre physionomie trompait les Malais, qui nous
prenaient pour des vaisseaux marchands ; mais
une décharge de nos grands canons changea leurs
cris de guerre en cris de terreur, et ils se
sauvèrent en désordre. Bientôt après, nous nous
arrêtâmes au côté à l’est de l’île de Cumbava,
continuant à saisir toutes les circonstances
favorables qui pouvaient nous aider à fournir nos
vaisseaux de provisions fraîches. Comme la

1102
plupart des îles nous fournirent une abondante
récolte de bananes, d’ananas, de cocos, de james
et de pommes de terre, nous eûmes, en y ajoutant
des sangliers, de la volaille et du poisson, une
excellente nourriture à fort peu de frais.
Un soir, après avoir soupé sur le grab avec
Zéla, nous rentrâmes à bord du schooner. Tout à
coup j’entendis près du rivage un sifflement et un
bruit qui semblaient provenir de la marche d’une
troupe de marsouins.
– Hâtons-nous de remonter à bord, me dit
Zéla ; les natifs quittent le rivage à la nage, et j’ai
entendu dire à mon père qu’ils attaquaient les
vaisseaux en venant les surprendre pendant la
nuit.
Je hélai le grab, qui se trouvait un peu en avant
de moi, afin de le prévenir du danger qui nous
menaçait ; puis je réveillai les hommes du
schooner en leur disant de s’armer.
De la poupe, je vis distinctement une foule de
têtes noires, dont les cheveux flottaient sur les
eaux, et cette foule s’approchait rapidement.
Nous hélâmes les visiteurs dans une demi-

1103
douzaine de langues différentes, mais nous ne
reçûmes pour réponse qu’un bruit qui ressemblait
à un battement d’ailes et des sons semblables à
des gazouillements d’oiseau. Quelques-uns de
mes hommes voulaient décharger leurs fusils ;
mais, voyant que les étrangers étaient sans armes,
je défendis sévèrement de faire feu.
Tout à coup Zéla et la petite Adoa s’écrièrent :
– Ce sont des femmes ! Que veulent-elles ?
C’étaient vraiment des femmes.
Un long éclat de rire s’éleva à bord du
schooner, et mon quartier-maître, qui regardait
dans un télescope de nuit, s’écria :
– Regardez, capitaine, voici une multitude de
sirènes qui abordent le schooner.
Ne sachant que penser, je donnai l’ordre à mes
marins bien armés de se mettre dans l’ombre, et
j’engageai mes visiteuses flottantes à grimper à
mon bord.
Elles comprirent cela bien vite, et, au bout de
quelques minutes, nous fûmes abordés dans
toutes les directions par ces dames aquatiques,

1104
qui grimpaient sur les chaînes, sur la poupe, sur
la proue, et notre pont fut tout à fait encombré.
Il n’y avait pas le moindre doute à concevoir
sur le sexe de ces assaillantes inattendues, et nos
hommes, armés de leurs pistolets, de leurs
coutelas et de leurs piques d’abordage, étaient
parfaitement ridicules devant des femmes qui,
bien loin d’avoir des armes défensives ou
offensives, n’avaient d’autres armes que celles
données par la nature, et d’autres vêtements
qu’une masse de longs cheveux noirs. Pour
rendre justice à ces dames, je dois dire que, si
plusieurs d’entre elles n’étaient pas blondes et
jolies, elles étaient jeunes, avaient la peau douce
et de charmants traits mauresques. J’étais si
exclusivement amoureux de Zéla, que mes
pensées ne se tournaient jamais vers une autre
femme. Il est vrai que j’avais eu l’enfantillage de
faire des niches à la veuve de Jug, et il était
infiniment préférable que je les eusse faites à la
maligne panthère, bête cent fois moins
malfaisante qu’une vieille femme vicieuse et
contrariée. – Mais passe ton chemin, maudite
réflexion sur le temps qui n’est plus ; tiens-toi

1105
éloignée de moi. Ah ! mémoire fatale, démon
subtil que tu es !
Au point du jour, les femmes amphibies se
rassemblèrent sur le pont comme un troupeau de
crécerelles. Après avoir glané les offrandes des
matelots, offrandes qui consistaient en vieux
boutons, en clous, en perles, en vieilles chemises,
gilets, jaquettes et autres défroques dont les
pauvres filles s’étaient parées d’une manière
ridicule, elles se pavanèrent sur le pont en se
regardant mutuellement. Une avait une chemise
de couleur ; une autre une jaquette blanche ;
d’autres un bas, un soulier ; toutes, enfin, un
chiffon sans valeur, mais que leur ignorance
trouvait fort précieux. Toutes ces pauvres filles
s’examinaient afin de savoir quelle était la plus
favorisée du sort ; enfin l’apparition d’une vieille
femme qui s’était insinuée dans les bonnes grâces
du quartier-maître rendit toutes les femmes
immobiles d’étonnement et de jalousie.
L’insulaire privilégiée avait si bien ensorcelé le
quartier-maître, qu’il lui avait donné son
vêtement d’honneur, un gilet cramoisi ! ce gilet
qui avait causé tant de dégâts dans le cœur des

1106
jolies filles de Plymouth ! ce gilet qui, en dépit
d’une foule d’aspirants, avait gagné au marin le
cœur et la possession légitime d’une célèbre
beauté de la province !
En voyant cette brillante femme marcher d’un
air superbe, les jeunes filles se frappèrent les
mains l’une contre l’autre, avec un sentiment
mêlé d’envie et de plaisir. Puis, empressées
d’éviter une dangereuse comparaison, elles
cachèrent leurs parures déjà bien moins estimées,
se jetèrent dans l’eau la tête la première, et nous
les entendîmes babiller comme une nuée de
mouettes jusqu’à ce qu’elles eussent atteint le
rivage.

1107
CXVIII

Afin d’éviter une seconde orgie nocturne, nous


traversâmes avec circonspection de nombreux
groupes d’îles dont le nom et même la situation
ne sont point marqués sur les cartes marines, et
nous jetâmes l’ancre près de celle qui nous parut
la plus riche en ombrages et en fruits. Malgré les
profondes connaissances de de Ruyter dans la
navigation, nous avions de très grands dangers à
surmonter pour franchir les courants, dont la
violence emportait le grab et le schooner dans des
directions différentes, ou les frappait violemment
l’un contre l’autre. La marche rapide d’un
vaisseau ou le galop effréné d’un cheval poussé
par l’éperon m’a toujours donné un vif plaisir ;
mais ce plaisir, comme tous ceux qui ont pour
cause une excitation nerveuse, est souvent payé
par une fatigue réelle, par un accablement moral
et physique profondément triste.

1108
En visitant avec Zéla les îles inconnues et
inhabitées de l’archipel des Indes, je fus vraiment
heureux, et c’était avec l’extase d’un étonnement
inexprimable que nous contemplions chaque
fruit, chaque fleur, chaque herbe : car tout nous
était inconnu, de nom, de couleur et de forme. À
nos yeux ignorants et ravis, les rochers, les sables
et les coquilles du rivage prenaient un aspect
merveilleux et presque fantastique. Il nous
semblait même que les oiseaux, les lézards, les
insectes et les grands animaux n’étaient point
pareils à ceux que nous connaissions.
Pendant que je restais en extase devant la
splendeur d’un arbre gigantesque, Zéla cueillait
avec un plaisir d’enfant les fleurs merveilleuses
qui couvraient la prairie d’un tapis aux mille
couleurs. Les oiseaux et les bêtes nous
regardaient sans témoigner d’effroi, mais avec
une sorte de stupeur. Ils pensaient sans doute, ou
plutôt je pensais pour eux qu’ils étaient indignés
de notre usurpation.
Comme je n’écris pas l’histoire de mes
découvertes, mais bien celle de ma vie, je laisse

1109
aux systématiques navigateurs la description de
chacune de ces îles, car elles sont maintenant
comprises dans la cinquième division du monde.
Après une longue et difficile navigation, nous
arrivâmes aux îles Aroo, îles charmantes dont la
vue laisse dans le cœur et dans la mémoire un
souvenir ineffaçable. Ces îles sont si belles, que
leur beauté surpasse l’idéal du merveilleux. Les
oiseaux du soleil (ou, comme on les appelle
généralement, les oiseaux du paradis) sont nés
dans cet Éden. On y trouve encore le loris, oiseau
charmant, dont les couleurs diverses et
distinctement marquées surpassent en splendeur
celles des plus rares tulipes, et le mina aux ailes
d’un bleu plus profond que le ciel, et dont la
crête, le bec et les pattes sont d’un jaune d’or. Les
épices sur lesquelles vivent une infinité
d’oiseaux-mouches de toutes nuances, depuis le
rouge cramoisi jusqu’au vert d’émeraude,
répandent dans l’air des odeurs délicieuses.
Nous vîmes de loin Papua ou la Nouvelle-
Guinée, et nous dirigeâmes notre course vers le
nord-ouest pour gagner l’île épicière hollandaise

1110
d’Amboine. Tous les habitants de l’île étaient en
confusion, car ils attendaient une attaque de leurs
ennemis les Anglais. Le gouverneur cependant
ajoutait moins de foi à cette rumeur que ses
sujets, et, quoiqu’il consultât de Ruyter, notre ami
était trop fin pour faire à la question de l’insulaire
une réponse qui dût ranimer ses craintes ; il
sentait trop bien le danger que nous pouvions
courir en étant contraints par la prière, la force ou
la ruse, à prêter aux natifs l’appui de notre
secours. Outre cette politique pensée, de Ruyter
sentait encore qu’en laissant entrevoir au
gouverneur la certitude qu’il avait d’une
prochaine attaque, il serait difficile à l’un
d’acheter des provisions, et à l’autre de les
fournir. Quelques jours après ce nouvel
approvisionnement, nous fîmes prisonnier un
petit vaisseau du pays, frété de clous de girofle,
de macis et de muscades. Nous enlevâmes les
épices, et le navire continua sa course.
Le désir de de Ruyter était de gagner les îles
Célèbes, et nous naviguâmes dans cette direction
sans faire de nouvelles rencontres. Notre
commodore nous fit jeter l’ancre à la hauteur du

1111
port de Rotterdam, à Macassar, colonie
hollandaise, comme l’indique le nom du port.
Cette île, située entre Java et Bornéo, a la forme
d’une énorme tarentule, dont le petit corps a
quatre longues jambes disproportionnées. Les
quatre coins de l’île s’étendent donc dans la mer
en formant des péninsules étroites et allongées.

1112
CXIX

Nous étions enchantés de nous trouver sains et


saufs, après une pénible navigation, dans le port
d’une jolie ville européenne qui pouvait satisfaire
à tous nos besoins. Pendant quelques jours, on
donna liberté entière à l’équipage des deux
vaisseaux, et nous goûtâmes avec l’enivrement de
la fatigue les douceurs d’une vie abondante et
d’un repos bien mérité. Plusieurs vaisseaux
hollandais amarrés dans le port nous fournirent
les articles européens dont nous avions besoin :
tels que du vin, du fromage, du vrai skédam,
liqueur que le pauvre Louis trouvait aussi
indispensable que le gouvernail à la marche
active d’un vaisseau. Nous transportâmes, avec le
regret de nous en séparer, Darwell et les trois
hommes que nous avions sauvés, à bord d’un
vaisseau neutre, et ce fut pour ma part un
véritable chagrin que de quitter ce brave et
courageux garçon. À cette époque, mon cœur

1113
avait une force de sentiment qui me rendait
l’esclave de toutes les affections, et, comme on a
dû s’en apercevoir dans le cours de ce récit, je me
liais facilement avec les hommes véritablement
honnêtes et bons. Depuis, le temps et les chagrins
ont pétrifié mon cœur, et si je rencontre des âmes
d’élite, je reconnais leur grandeur sans me sentir
le courage ni l’envie de réclamer une part de leur
tendresse. Je suis devenu ascétique et morbide, et
quoique je ne veuille point médire de la nature
humaine, je suis forcé d’avouer et de reconnaître
que les amis de ma jeunesse ne peuvent entrer en
ligne de comparaison avec les gens que je
fréquente aujourd’hui, et auxquels je donne le
nom d’amis, auxquels je suis forcé de dire chers
en les invitant à dîner. Quoique je ne sois pas un
critique verbeux, il est de mon devoir de protester
contre la profanation du mot ami. La loyauté
m’impose l’obligation d’établir une différence
entre le diamant oriental et la fausse pierre, de
séparer le bon grain de l’ivraie, et les mots qui
n’ont aucune valeur des réalités substantielles,
qui sont plus lourdes que l’or.
Ayant découvert que le beaupré du grab était

1114
endommagé, et que les vaisseaux avaient besoin
de quelques réparations, de Ruyter nous fit lever
l’ancre pour nous conduire au sud de la côte, dans
la baie de Baning.
Le rajah de l’île reçut parfaitement de Ruyter,
et donna l’ordre à son peuple de nous accueillir
avec bienveillance, en nous laissant prendre le
bois de charpente dont nous avions besoin.
Pendant que de Ruyter s’occupait à défaire ses
mâts, à enlever son beaupré, nous détruisions les
rats qui encombraient la cale du grab. Van
Scolpvelt facilita le massacre, en fournissant une
composition horrible, dont la vapeur, disait-il,
suffoquerait infailliblement tous les diables de
l’enfer, s’il était possible d’en introduire dans le
brûlant séjour.
Quand le grab fut entièrement débarrassé des
centipèdes, des escarbots et des rats, je débarquai
sur le rivage afin de reprendre avec Zéla le cours
de nos aventureuses excursions. Les Bounians
sont aimables, francs, hospitaliers, honnêtes,
entreprenants et braves ; je les préférerais
infiniment aux intrépides Malais, dont la nature a

1115
quelque chose de trop sauvage pour être bien
appréciée par un homme civilisé. La politique
hollandaise encourageait les guerres civiles parmi
les princes natifs, et cela dans le but d’assurer et
d’augmenter ses propres possessions.
L’établissement des Hollandais sur cette île était
fort commode, parce qu’il établissait une ligne de
communication avec leurs colonies de l’Est. Dans
la grande baie de Baning se trouvait une belle
rivière dont le cours menait à un grand lac situé
dans l’intérieur du pays ; le prudent rajah
défendait aux Européens de visiter cette rivière,
car, disait-il, la cupidité des hommes du Nord, la
cupidité seule de leurs regards n’est égalée que
par la rapacité de leurs mains. Afin d’utiliser mes
promenades autour de la grande baie, je m’étais
muni d’armes à feu et de filets. Notre course le
long du rivage nous conduisit dans une baie plus
petite que la première, mais dans laquelle les
vagues se précipitaient avec bruit pour aller se
briser contre les rochers d’une colline. Les pentes
de cette colline étaient nues, mais son sommet
avait une couronne d’arbres magnifiques et de
buissons couverts de fleurs, aux nuances d’un

1116
rouge vif. La baie était entourée d’un tapis de
sable excessivement fin et poli, et sur ce sable
nous trouvâmes de brillants coquillages et des os
blanchis par l’eau et par le soleil. La transparence
bleuâtre de l’eau indiquait l’absence des rochers
et des bancs de sable, aussi bien que sa
profondeur, et cette nuance était d’autant plus
remarquable qu’elle contrastait avec l’irrégularité
du rivage, sur lequel ne se trouvait pas une seule
surface plane.
J’élevai une tente pour Zéla au bord du rivage,
et, pendant que nous explorions l’île, nos
hommes s’occupèrent à chercher sur la baie un
endroit favorable à notre pêche. Le filet remplit
notre bateau d’une prodigieuse quantité de
poissons. Nous les transportâmes sur le rivage, où
ils furent entassés littéralement les uns sur les
autres.
En dépit du proverbe qui assure que les yeux
sont plus insatiables que la bouche, nous nous
lassâmes bientôt de voler l’Océan, car nous
avions assez de poisson pour suffire aux besoins
d’une flotte affamée.

1117
Quand l’imagination et le désir de posséder,
inné dans l’homme, furent complètement
rassasiés, nous fîmes du feu pour faire cuire une
partie de notre pêche. On dit que le chasseur ne
travaille pas pour remplir la marmite, c’est vrai ;
cependant il y a des exceptions, et nous en étions
une, car le produit de notre pêche nous procura
un festin royal... et une indigestion générale.

1118
CXX

Je laissai Zéla avec ses jeunes filles malaises,


et, accompagné d’un de mes hommes, je grimpai,
à l’aide d’une lance, sur les rochers escarpés de la
colline, afin de jeter un coup d’œil sur la baie.
J’aimais beaucoup, lorsque j’étais jeune, à
grimper sur les rochers ou sur les montagnes, et
maintenant je ne rends visite qu’avec une peine
extrême à celles de mes connaissances qui
habitent un second étage. Quant à monter jusqu’à
un troisième, cela m’est impossible ; je n’irais y
chercher ni un ami ni un ennemi.
Nous avançâmes lentement le long des côtes
escarpées de la rude barrière qui garde les limites
de la baie, et avec une peine infinie je parvins à
gravir un rocher dont la pointe formait une sorte
de plate-forme. Nous nous y arrêtâmes, et, après
avoir allumé ma pipe, je regardai la baie, dont
l’eau, vue ainsi, paraissait basse et calme. Mon

1119
Arabe, qui avait des yeux de faucon, me montra
une ligne de taches noires qui se remuaient
vivement dans l’eau. Au premier coup d’œil, je
pris cette ligne pour des canots chavirés ; mais
l’Arabe m’assura que c’étaient des requins.
– La baie est nommée baie des Requins, ajouta
mon compagnon, et puisqu’ils viennent de la
mer, c’est un signe infaillible de mauvais temps.
Un petit télescope de poche me prouva que
c’étaient vraiment des requins ; ils étaient au
nombre de huit. Après avoir majestueusement
navigué ensemble jusqu’à l’embouchure de la
petite baie, un grand requin se détacha du groupe,
qu’il parut guider comme un éclaireur. Au
moment de franchir l’embouchure, suivi de sa
petite armée, le requin amiral parut hésiter : un
narval venait des bords du rivage, où il s’était
tenu caché pour s’opposer à son passage.
L’hésitation du requin dura peu ; il attendit son
ennemi, invisible pour moi, et un combat fut
aussitôt livré. Je distinguai enfin l’intrépide
assaillant : c’était un empereur ou licorne de la
mer, chevalier errant des eaux, qui attaque tous

1120
ceux qui passent dans ses domaines. La tête de ce
monstre marin est aussi dure qu’un rocher, et du
centre de cette tête s’élève horizontalement une
lance d’ivoire, qui est plus longue et plus dure
qu’une arme de fer. Cette lance sert à la licorne
de hache d’abordage ; elle coupe tout ce qu’elle
attaque. Le requin agita sa queue avec une
rapidité effrayante, afin de repousser ou
d’étourdir son ennemi. Soit par délicatesse, soit
par amour de la justice, les autres requins se
tenaient à l’écart, sans se mêler de la dispute en
aucune façon. Je voyais, par le tournoiement de
l’eau, que le requin cherchait à attirer son ennemi
dans le fond de la mer, en s’y plongeant lui-
même. Cette tactique était excellente, car, lorsque
la colère s’empare de la licorne, elle se jette
aveuglément contre un rocher, y brise sa lance,
ou bien encore la bourbe du fond de l’eau la prive
de ses moyens de défense.
De Ruyter me raconta un jour que, se trouvant
sur un vaisseau de campagne, une licorne qui,
sans nul doute, prenait ledit vaisseau pour une
baleine, l’attaqua si violemment, que sa lance
passa au travers de la proue et s’y brisa. Cette

1121
lance avait sept pieds de longueur ; la partie
attachée à la tête était creuse et de la largeur de
mon poignet ; le reste, solide et lourd, formait un
magnifique morceau d’ivoire. Le combat naval
du requin et de la licorne dura longtemps ; la
limpidité de l’eau était favorable à la licorne, car
elle réussit à blesser son antagoniste, qui se
dirigeait, en fouettant l’eau avec rage, le long de
la baie. La licorne poursuivit le requin pendant
quelques minutes, puis elle l’abandonna et
disparut à nos yeux. Le requin gagna le rivage, il
semblait mourant ; ses sept compagnons, peu
soucieux de son sort, reprirent le chemin qu’ils
avaient parcouru et s’éloignèrent lentement. Je
courus précipitamment sur le rivage ; mes
hommes y étaient déjà rassemblés, tirant à plaisir
des coups de mousquet sur la carcasse du requin.
Je les laissai tête à tête avec cet inoffensif
ennemi, et je descendis la côte, afin d’aller
rejoindre ma bien-aimée Zéla.

1122
CXXI

En arrivant près de la tente, j’entendis des


lamentations, des pleurs, et mes regards
tombèrent sur quelques gouttes de sang qui en
souillaient l’entrée. Une sorte de vertige s’empara
de mes sens lorsque, après avoir violemment
soulevé les rideaux de la tente, je vis Zéla
étendue sur sa couche comme un cadavre. Les
longs cheveux noirs de la pauvre enfant
tombaient épars sur sa poitrine ; ses yeux et sa
bouche fermés ne laissaient échapper ni un regard
ni un souffle de vie. Je la crus morte. Les jeunes
filles malaises, agenouillées aux pieds de Zéla,
sanglotaient douloureusement en frappant la terre
de leur front, en mettant en lambeaux leurs légers
vêtements. Cet horrible spectacle paralysa mon
corps pendant quelques minutes ; puis une sorte
de folie succéda à l’épouvantable torpeur qui
glaçait tout mon être. Je me jetai éperdu sur la
couche de cet être adoré, et je pleurai amèrement

1123
sans avoir la réelle conscience de notre mutuelle
situation. Quand la première effervescence de ma
douleur fut un peu calmée, je posai mes lèvres
brûlantes sur la bouche fermée de Zéla, je défis sa
veste, et les battements légers de son cœur me
rendirent quelque espoir. Bientôt elle ouvrit ses
grands yeux noirs, s’agita sur sa couche et
murmura d’une voix affaiblie quelques paroles
indistinctes.
– Ma bien-aimée Zéla, lui dis-je en la pressant
sur mon cœur, qu’avez-vous ?
La pauvre enfant essaya de sourire, et me
répondit d’un ton plein de douceur :
– Rien, mon amour, puisque vous êtes auprès
de moi ! Je me porte bien, très bien.
– Très bien, chère ! non, non, car vous
souffrez.
Zéla fit de la tête un petit signe négatif, puis
elle essaya de se soulever ; mais ce vain effort fut
aussitôt suivi d’un horrible cri d’angoisse.
– Mon Dieu, mon Dieu ! m’écriai-je avec
désespoir, qu’est-il arrivé ?...

1124
– Je suis tombée, dit Zéla, je m’en souviens
maintenant. Ma chute m’a fait un peu de mal ;
mais ce n’est rien, mon ami, rien. Ah ! où est
donc Adoa ? La pauvre petite s’est blessée
également. Vous voilà, Adoa ? Laissez-moi...
soignez-vous... Regardez sa blessure, très cher...
Moi, je vais bien... ne vous occupez plus de moi...
Sans quitter les mains de Zéla, je regardai
Adoa : la figure, les bras et les mains de la pauvre
Malaise étaient couverts de sang ; mais elle ne
paraissait nullement inquiète de son état, car ses
regards suivaient avec angoisse les changements
de la physionomie de Zéla. La bonne figure de la
dévouée esclave fut traversée par un rayon de joie
lorsque les yeux de Zéla lui exprimèrent dans un
tendre regard la profonde gratitude de son cœur.
Je fis plusieurs questions à la Malaise pour
connaître les réelles blessures de ma femme, qui,
par excès d’affection pour moi, refusait de me les
faire connaître.
– Maîtresse a reçu un coup à la tête, me dit
Adoa, et je crois que tout son corps est fortement
contusionné.

1125
– Soignez Adoa, soignez Adoa ! s’écria Zéla.
Je ne souffre plus, je me sens très bien.
Pour la première fois de ma vie je restai sourd
aux prières de ma bien-aimée compagne, et je
pansai ses blessures avant de m’occuper de celles
de la Malaise, qui eût souffert mille morts avant
de consentir à faire arrêter l’écoulement de son
sang pendant que celui de sa maîtresse rougissait
les tapis de la couche.
L’insensibilité de Zéla avait eu pour cause le
coup reçu à la tête et les contusions qui
couvraient son corps de blessures douloureuses,
mais peu susceptibles d’attaquer le principe de la
vie.
Lorsque je fus un peu rassuré sur l’état de ma
chère Zéla, je m’occupai de la petite Adoa. La
pauvre esclave, épuisée par les pertes de sang, par
les pleurs et par la souffrance, était tombée sans
connaissance sur le sable de la tente. Ce ne fut
qu’après une heure de soins que je réussis à
rappeler la vie dans le corps inerte de cette
dévouée créature.
Depuis longtemps inquiets de ma disparition,

1126
et épouvantés des bruits sinistres qui
s’échappaient au dehors par les ouvertures de la
tente, mes hommes s’étaient rassemblés en
groupe, faisant, dans leur ignorance des choses,
les plus étranges commentaires.
– Préparez le bateau, leur dis-je en les
éloignant d’un regard, nous allons rejoindre le
schooner.
– La mer est mauvaise, capitaine, me répondit
le bosseman, et il sera impossible de ramer avec
un pareil temps.
– Un pareil temps ! Que voulez-vous dire,
mon garçon ? Mais c’est un calme !
– Regardez, monsieur.
Je suivis le conseil du bosseman, et je
m’aperçus avec effroi de l’approche d’une rafale.
Épouvanté de ce nouveau malheur, car ses
conséquences pouvaient être terribles pour Zéla,
je courus vers le cap, afin de juger par moi-même
si la rafale était tout à fait dangereuse. Hélas !
elle l’était plus encore que ne l’avait prévu le
bosseman : le vent sifflait avec violence, le soleil

1127
avait disparu, le ciel se couvrait prématurément
des voiles obscurs du soir, et la mer, blanche
d’écume, bondissait avec fureur.
Il n’y avait plus à en douter : notre
embarquement était impossible, car les nuages
semblaient surchargés de tonnerre et d’eau. Je
rejoignis mes hommes à la hâte, et nous
commençâmes par mettre le bateau dans un
endroit élevé avant de nous occuper à rendre la
tente aussi solide que possible. Les voiles et les
cordages du bateau lui servirent de couvert et de
support, tandis que des fragments de roche et du
sable furent amoncelés à sa base. Heureusement
pour nous, le bateau contenait un petit baril d’eau
et du pain, ainsi que plusieurs autres choses fort
nécessaires ; en outre, une lanterne. Avec
l’obscurité augmenta l’orage, et le vent mugissait
avec tant de fureur dans la baie, qu’un
ébranlement général des rochers semblait
répondre à sa grande voix.
Nous passâmes la nuit dans une angoisse
terrible, dans la crainte effrayante d’être emportés
par le vent ou par les torrents de pluie vers

1128
l’abîme de la mer. En arpentant le rivage, mon
esprit, occupé de présages sinistres, me faisait
souhaiter la mort, la mort pour nous tous. Cette
invocation, je ne l’ai pas encore révoquée, et plût
à Dieu que sa miséricorde en eût accompli les
terribles conséquences !

1129
CXXII

Désirant épargner à Zéla le contact du sable


mouillé, je m’assis au pied de l’étançon et je la
pris dans mes bras.
– Le temps se calme, chère, lui dis-je ; mes
craintes sont un peu dissipées. Racontez-moi, je
vous prie, comment est arrivé l’accident dont les
suites nous sont si douloureuses.
– Deux heures après votre départ, mon ami, –
et, sans reproche, pourquoi m’aviez-vous laissée
pour aller seul sur la montagne ? Vous savez bien
que je suis leste et agile, puisque vous m’avez dit
un jour que le lézard seul grimpait aussi bien que
moi...
– Et c’était vrai, mon amour, car à cette
époque vous aviez le poids léger d’un oiseau ;
mais aujourd’hui l’enfant que vous portez dans
votre sein demande plus de retenue, plus de
prudence. Vous n’avez pas oublié, chère, que

1130
pour me sauver votre cœur a déjà sacrifié notre
premier lien d’amour...
– Pouvais-je hésiter entre vous et lui, mon très
cher ? La vie d’un enfant est-elle plus précieuse
pour une femme que celle de son mari ?
D’ailleurs, quelle est la pauvre orpheline qui
désire donner le jour à un être aussi faible et aussi
malheureux qu’elle-même ! Mais enfin reprenons
le récit qui doit vous apprendre la cause de mes
souffrances.
» Je suivis le rivage jusqu’au promontoire de
rochers à l’entrée de la baie, avec le désir de
trouver un endroit calme et ombragé pour y
prendre un bain avec Adoa. Nous avions placé en
vigie la petite fille malaise, et sachant que vous
admirez les branches de corail qui poussent sous
l’eau, je dis à Adoa d’aller en plongeant m’en
chercher une branche. Pendant que nous
cherchions un banc de corail, Adoa, qui, comme
vous le savez, a des yeux excellents, me dit :
» – Je vois là-bas des marsouins qui jouent et
qui sautent dans la mer. C’est un signe infaillible
de mauvais temps.

1131
» Nous nageâmes encore pendant quelques
minutes ; puis Adoa me dit :
» – Je vois le capitaine sur le rivage, maîtresse,
et comme je sais mieux nager que vous, je serai
la première à lui souhaiter la bienvenue.
» Adoa nageait plus vite qu’un poisson, et
j’essayai de la suivre en la grondant de la
méchante pensée d’orgueil qui lui faisait humilier
sa maîtresse.
» Tout en continuant de nous railler, d’engager
des paris, nous atteignîmes la base d’un rocher.
Adoa y grimpa malgré les difficultés que lui
opposaient la mousse et l’humidité des plantes
grasses qui couvraient le rocher. Tout à coup la
petite Malaise, que j’avais placée en sentinelle,
cria d’une voix épouvantée :
» – Des requins ! des requins !
» Je redoublai d’efforts pour rejoindre Adoa,
car j’entendais le bruit des requins et les cris des
matelots. Adoa me tendit une main, dont je me
saisis avec une terreur facile à comprendre, tandis
que mon bras s’était fortement cramponné à une

1132
plante marine. Alourdi par l’effroi, mon corps ne
put être supporté par ces légers soutiens, et Adoa,
qui ne voulait pas m’abandonner, tomba dans la
mer ; mais, aussi prudente que dévouée, la pauvre
fille se jeta dans l’eau, la tête la première, pour ne
pas m’écraser dans sa chute. En perdant l’appui
de la plante marine, et malgré les efforts d’Adoa,
je tombai sur les rochers de corail, et sans ma
fidèle compagne, qui m’a traînée jusqu’au rivage,
je serais morte bien loin de vous.
» J’avais perdu connaissance, et vos lèvres,
mon amour, ont rappelé la vie dans le cœur de
celle qui vous aime. Maintenant je suis bien, tout
à fait bien ; je ne souffre plus. »
Et en répétant d’une voix tremblante cette
affectueuse affirmation : « Je ne souffre plus »,
Zéla s’endormit ; mais son sommeil fiévreux,
entrecoupé de plaintes et de tressaillements, me
prouva qu’une fois encore la femme avait sacrifié
la mère. Des présages sinistres remplirent mon
âme. Ils me montrèrent un malheur que je n’osais
pas concevoir : la perte de ma compagne bien-
aimée ! Mille fois heureux si j’avais eu l’énergie

1133
de suivre le conseil funeste que me donna le
désespoir, conseil qui tuait mes craintes, qui
anéantissait à jamais notre double existence !
Mes hommes vinrent nous dire que la fin de
l’orage laissait espérer un temps calme.
Je déposai doucement Zéla sur sa couche et je
fis mettre le bateau en état de nous recevoir.
Lorsque tous les préparatifs de notre
embarquement furent terminés, je transportai
Zéla et Adoa sur des coussins placés dans le fond
de la barque, et je ramai avec les hommes, tant
était grande mon impatience de regagner les
vaisseaux.
Le pont du grab était rempli d’hommes quand
nous rasâmes son bord comme un éclair, pour
gagner celui du schooner.
De Ruyter me héla pour me demander la cause
de notre marche rapide.
Sans répondre à sa question, je le suppliai de
venir auprès de nous avec le docteur.
Une chaise fut envoyée de la grande vergue
dans notre bateau ; j’y déposai Zéla, et, sans dire

1134
un mot, le désespoir paralysait mes lèvres,
j’emportai la jeune femme dans ma cabine. De
Ruyter et Van vinrent bientôt nous rejoindre, et
l’un et l’autre furent douloureusement frappés du
terrible changement qui s’était opéré en vingt-
quatre heures dans la douce et belle figure de
Zéla. De Ruyter frémit involontairement, ferma
les yeux et couvrit son visage avec ses deux
mains. L’impénétrable docteur, qui n’avait jamais
montré de sympathie pour la douleur humaine,
ôta ses lunettes afin d’essuyer les larmes qui
aveuglaient son regard. Puis, avec une tendresse
étrangère à ses habitudes générales, il examina
les blessures de la douce patiente. Ni Van ni de
Ruyter ne m’adressèrent de questions, et, pendant
toute la durée de l’examen du docteur, un silence
lugubre régna dans la cabine.
Après avoir pansé la blessure de la tête, Van
visita avec soin les contusions du corps, fit
prendre à Zéla une potion soporifique et nous
emmena avec lui sur le pont.
– Docteur, est-elle en danger ? demandai-je à
Van d’un ton aussi humble que celui d’un esclave

1135
adressant une question à un puissant seigneur.
– Non, me dit Van surpris de ma douceur et de
ma politesse ; non, il lui faut des soins, du calme,
du repos, de la patience.
Je n’ai pas besoin de dire que la fidèle Adoa
partageait les soins qui étaient prodigués à Zéla,
dont elle habitait la cabine. La petite esclave
souffrait moins que sa maîtresse, car ses traits
n’avaient subi qu’un changement imperceptible,
tandis que ceux de Zéla étaient devenus presque
méconnaissables.

1136
CXXIII

Je fis à de Ruyter un récit détaillé des


événements qui avaient amené cette fatale
maladie, en déplorant avec amertume la
malheureuse conséquence que je prévoyais
devoir en être l’inévitable suite.
Afin de détourner mon esprit de cette
douloureuse pensée, de Ruyter m’annonça que le
gouverneur de l’Inde équipait une flotte afin
d’arracher l’île Maurice des mains des Français.
– Cette nouvelle m’a été annoncée par mon
correspondant, marchand arménien qui a réussi à
connaître tous les détails de cette prochaine
expédition. Ceci changera naturellement mes
projets : nous n’avons plus de temps à perdre, et
il faut nous mettre à l’ouvrage pour expédier
lestement les réparations et l’équipement de nos
vaisseaux.
Dans tout autre temps cette nouvelle m’eût

1137
causé un véritable plaisir ; mais je l’accueillis,
préoccupé de Zéla, avec tant d’indifférence, que
de Ruyter comprit enfin la réelle profondeur de
mon désespoir.
– Prenez une tasse de café très fort pour vous
tenir éveillé, me dit de Ruyter.
Je suivis machinalement ce conseil, et,
pendant que mon ami me détaillait ses moyens
d’attaque et de défense, mes yeux se fermèrent et
je m’endormis d’un profond sommeil.
J’appris plus tard que de Ruyter avait fait
mettre une dose d’opium dans mon café, car,
depuis l’accident arrivé à Zéla, je n’avais ni
dormi ni mangé.
Je me réveillai le lendemain et je courus à la
cabine ; j’y trouvai le docteur occupé de ses deux
patientes.
La jeune fille malaise était beaucoup mieux,
mais la pauvre Zéla souffrait toujours autant. La
figure de Zéla était pâle ; ses yeux, ternes, sans
chaleur, avaient un regard navrant de tristesse ;
ses lèvres, légèrement colorées par la fièvre,

1138
essayaient encore de sourire, mais ce sourire était
pour moi plus triste que des pleurs.
Pour plaire à de Ruyter, je pris machinalement
la direction du vaisseau, car un emploi actif était
nécessaire à mon corps, qui sans ce travail de tout
instant eût succombé dans les tortures de mon
cœur.
Les douleurs de Zéla devinrent bientôt si
horriblement violentes, que la mort me parut
inévitable, et je passai les nuits agenouillé auprès
d’elle avec un désespoir si terrible, que le docteur
tremblait lorsque ma voix furieuse lui
demandait : « Doit-elle donc mourir ? »
– Vous êtes un ignorant, me répondit un jour
le docteur, elle vit. La crise dangereuse est
passée ; elle n’est pas plus morte que moi ; elle
dort. Ces paroles tombèrent sur mon cœur comme
une huile balsamique. Mon désespoir s’adoucit,
et je pressai affectueusement dans les miennes les
deux mains du docteur.
Le calme d’un bon sommeil nuança d’un rose
pâle les joues blanches de mon adorée Zéla ; je la
baisai au front, et, le cœur plein de joie, je courus

1139
communiquer mon bonheur à de Ruyter.
Tout l’équipage partagea mon enchantement,
car il aimait la douceur, le courage et la bonté de
cette chère enfant.
De Ruyter me communiqua de nouveau les
nouvelles envoyées par son correspondant, et
nous mîmes à la voile pour gagner l’île de
France. Le rajah, avec lequel de Ruyter était lié,
lui donna à son départ une grande quantité de
différentes huiles, car son île est aussi célèbre
pour ses onguents que Java pour ses poisons.
Comme le but de de Ruyter était de gagner au
plus vite l’île de France, nous ne nous arrêtâmes à
aucune des îles qui se trouvaient sur notre route.
En passant les détroits de la Sonde, de Ruyter eut
une entrevue avec le gouverneur de Batavia ; le
général Jansens confirma à mon ami la vérité des
nouvelles qui lui avaient été transmises par son
correspondant. Après avoir pris dans l’île
quelques bestiaux et des provisions fraîches, nous
continuâmes notre voyage. Pendant notre longue
course à travers l’océan Indien, nous voguions
aussi vite que possible sans retarder notre marche

1140
par le désir de nous trouver ensemble. D’ailleurs,
un accident inattendu pouvait nous séparer
forcément, et, dans cette prévision, de Ruyter
m’avait donné un duplicata des dépêches et le
pouvoir d’agir en son nom dans ses affaires
particulières. Toutes ces prudentes et sages
considérations étaient dominées par mon
inquiétude et par l’urgente nécessité que j’avais
des soins de Van Scolpvelt pour Zéla, qui, à mes
yeux, était encore par moments entre la vie et la
mort.
Je marchais donc, en dépit de mes devoirs,
dans le sillage du grab, car toutes mes espérances
reposaient maintenant sur la science du brave et
savant docteur.

1141
CXXIV

Les événements ordinaires d’un voyage sur


mer ne méritent pas d’être mentionnés, et je suis
bien certain que le lecteur trouverait autant de
plaisir à feuilleter le livre d’un marchand qu’à
parcourir le journal ordinaire d’un vaisseau. Je
dois avouer cependant que mon cœur était si
plein de tristesse, que j’accordais une très faible
attention à ce qui se passait autour de moi. Les
ailes de mon âme ne voulaient plus me soutenir,
et mon imagination veillait sans cesse au chevet
de ma pauvre malade. Les liens qui m’avaient uni
à Zéla n’étaient point des liens ordinaires : oiseau
chassé de la terre par les tempêtes, elle était
venue se réfugier dans mon sein ; je l’avais
réchauffée, nourrie, aimée, oh ! aimée à en
mourir !
Le docteur, qui partageait son temps entre les
deux vaisseaux, continuait à prédire le

1142
rétablissement de Zéla ; seulement il était forcé
d’avouer que la convalescence serait longue et
suivie d’une extrême faiblesse.
Un mois après notre embarquement, vers le
matin, je quittai Zéla, auprès de laquelle j’avais
veillé pendant toute la nuit, pour aller me reposer
sous la banne du pont. Une heure s’écoula pour
moi dans un demi-sommeil, et j’en fus bientôt
arraché par Adoa, qui, sans parler, mais la figure
pleine de larmes, me faisait signe de courir au
secours de Zéla.
Ma femme se tordait dans les spasmes de
l’agonie en criant qu’un incendie dévorait ses
entrailles.
Je criai au contremaître de faire un signal au
grab. Malheureusement il était hors de vue, et
nous n’avions pas de vent.
Je questionnai Adoa.
– Ma maîtresse, me dit-elle, n’ayant pas
mangé depuis longtemps, a désiré des confitures ;
nous avons cherché, la petite Malaise et moi, et
j’ai trouvé cette jarre de fruits confits que vous

1143
voyez sur la table ; maîtresse, qui aime les
sucreries, en a beaucoup mangé ; elle en a donné
à la petite, et la pauvre enfant souffre les mêmes
douleurs que lady Zéla. Quant à moi, j’ai à peine
goûté aux fruits, voulant les conserver pour
maîtresse, et cependant j’ai bien mal au cœur ; je
suis sûre, malek, qu’il y a du poison dans cette
jarre.
Le mot poison traversa ma cervelle comme
une flèche aiguë.
Je regardai la jarre nouvellement ouverte, et je
m’aperçus qu’elle avait été fermée avec un soin
plus qu’ordinaire. Je vidai les fruits sur la table :
c’étaient des muscades jaunes et vertes, très
belles et confites dans du sucre candi blanc. Si le
petit serpent vert de Java, dont le contact du
venin est mortel, s’était élevé jusqu’à mes lèvres,
sa vue ne m’aurait pas causé un effroi plus
terrible que celui de mes souvenirs en face de ce
cadeau fatal qui venait de la veuve. Je me
rappelai aussitôt que, dans la maison de cette
horrible femme, j’avais mangé de pareilles
muscades, que ces muscades m’avaient fait mal.

1144
Quand je m’en plaignis en riant à la veuve, une
vieille esclave, dont j’avais gagné les bonnes
grâces par quelques présents et surtout par le don
d’un morceau de papyrus chargé d’hiéroglyphes,
papyrus qui était à ses yeux, suivant mes paroles,
un laissez-passer pour le ciel, me dit tout bas :
– Avez-vous déjà chagriné ma maîtresse ? Si
cela est, il faut me reprendre le passeport qui
conduit au ciel.
– Pourquoi cela ?
– Parce que vous avez mangé des muscades.
– Quel danger y a-t-il à croquer de si bons
fruits ?
– Un des maris de ma maîtresse m’a fait un
jour la même question, et il n’ajouta aucune foi à
ma réponse, parce que les hommes sont
incrédules, parce qu’ils n’écoutent point les
vérités dites par les vieilles femmes, mais qu’ils
attachent une confiance aveugle aux mensonges
des jeunes et des belles. Ma maîtresse vit un jour
un homme plus aimable que son mari, et le
lendemain elle donna à mon maître une jarre de

1145
muscades : il mourut ; l’homme aimé entra dans
la maison et mit à ses pieds les pantoufles encore
tièdes du défunt, et il se coiffa avec le turban de
celui qui n’était plus ! Tant que maîtresse vous
aime, vous n’avez rien à craindre ; mais prenez
garde ! sa haine est aussi fatale que le poison de
l’arbre cheetic, de l’arbre maudit qui pousse dans
les jungles et sur lequel le soleil ne repose pas ses
rayons.
L’avertissement de la vieille esclave m’avait
rendu prudent ; pas assez, mon Dieu, puisque
j’avais permis que ses cadeaux fussent reçus à
mon bord.
Effrayée de mon silence, qui ne dénonçait que
mieux la fureur que j’éprouvais contre l’horrible
femme, Zéla m’attira doucement à elle et me dit
presque gaiement :
– Je puis supporter toutes les douleurs, à
l’exception de celle de vous voir souffrir. Vos
regards m’épouvantent, mon amour ; prenez cette
grenade que le poète Hafiez appelle la perle des
fruits : elle rafraîchira vos lèvres brûlantes.
Le calme de Zéla était sur le point de ranimer

1146
mes espérances, lorsqu’il fut suivi par des
tressaillements nerveux, par une agonie qui
défigura complètement ses traits.
Quand le docteur arriva, son premier regard
fut la poignante surprise de la science
impuissante. Il examina cependant la jarre, étudia
les souffrances des deux malades, et fut contraint
de déclarer la présence du poison.
Je n’ai pas la force de détailler les souffrances
de Zéla ; elle dépérit de jour en jour. Je ne
quittais jamais sa cabine, et aux instants lucides
nous pleurions dans les bras l’un de l’autre notre
prochaine et funeste séparation.
Un soir la vigie cria :
– Île de France !
– Ah ! s’écria Zéla, combien je suis contente,
mon bien-aimé mari ; nous allons aller à terre ;
mais il faudra m’emporter dans vos bras, mon
amour, car je suis incapable de marcher.
J’étais agenouillé auprès du lit de la pauvre
enfant, et ses bras amaigris entouraient mon cou.
– Je suis bien heureuse, murmura-t-elle d’une

1147
voix défaillante, bien heureuse ; je vis dans ton
cœur, donne-moi tes lèvres, serre-moi dans tes
bras.
Je posai mes lèvres sur les siennes, et ce
chaste et doux baiser emporta l’âme de Zéla.

1148
CXXV

Il me serait impossible de dépeindre


l’épouvantable douleur que je ressentis et que je
ressens encore aujourd’hui, quoique mon cœur
soit presque épuisé de souffrance. La mort de
Zéla fut l’anéantissement moral et physique de
tout mon être, et je pris dans mes allures, dans
mes actions, dans mon air, une roideur et un
stoïcisme que le Turc le plus grave, ou le plus
roide des lords, m’eût certainement enviés. À en
juger par ma physionomie, j’étais l’homme le
plus indifférent et le plus heureux de la terre ;
toutes mes actions étaient réglées avec une
gravité méthodique, et je n’exprimais jamais ni
un regret du passé ni une plainte sur mon sort
présent. Je remplissais avec soin, avec attention,
les devoirs les plus ennuyeux et les plus
monotones, buvant de l’opium pour dormir,
travaillant du matin au soir pour ne pas penser.

1149
Après avoir communiqué à de Ruyter les
intentions que j’avais de rendre les derniers
devoirs à Zéla, je transportai une bonne partie de
mes hommes sur le grab, et nous nous séparâmes.
Le grab se dirigea vers le port de Saint-Louis,
et moi, je me rendis à Bourbon, qui est au sud-est
de l’île, et où nous avions déjà jeté l’ancre.
Il était convenu qu’après une conversation
avec le gouverneur et l’envoi des dépêches, de
Ruyter viendrait me joindre par terre,
accompagné du rais et du docteur.
Je n’avais gardé sur le schooner que les
hommes nécessaires à la manœuvre et
principalement les natifs de l’Est, les restes
fidèles de la tribu maintenant sans chef. Nous
jetâmes l’ancre pendant la nuit dans le port de
Bourbon.
Pendant le court intervalle qui sépare la mort
de la décomposition, j’avais cherché par quels
moyens les moins répulsifs je pouvais disposer
du corps de Zéla. Le réceptacle ordinaire de la
mort occupa naturellement mes premières
pensées, et le berceau de fleurs que nous avions

1150
construit de nos propres mains dans l’odoriférant
jardin de de Ruyter me semblait être un endroit
convenable ; mais je me souvins qu’en bêchant la
terre, j’y avais trouvé des myriades de vers et
d’insectes. Je changeai donc d’idée pour
considérer le pur et blanc tombeau de la mer ; le
souvenir de Louis détruisit encore ce second
projet.
Il m’était impossible de faire embaumer Zéla ;
je résolus donc de détruire le corps de cet ange
par le feu, ou plutôt de ne pas le détruire, mais de
le rendre à son état primitif en le mêlant aux
éléments dont il est un atome.
De Ruyter trouva l’idée bonne, et Van
Scolpvelt se chargea volontiers de fournir tout ce
qui était nécessaire à l’exécution de ce projet,
dont il connaissait parfaitement la pratique.
Je débarquai au point du jour pour choisir un
endroit propice à cette triste cérémonie, et
j’envoyai une partie de mon équipage arabe y
dresser une tente et rassembler autour d’elle une
grande quantité de bois sec. Je passai le reste de
la journée en contemplation devant les restes

1151
chéris de celle qui avait été pour moi ce qu’est le
soleil pour la terre.
La petite fille malaise était guérie ; mais Adoa,
tombée dans une insensibilité abrutissante, ne
mangeait que contrainte par la force, et ne
dormait plus.
De Ruyter signala son approche. J’avais revêtu
Zéla d’une veste jaune ornée de rubis ; sa
chemise et son ample pantalon étaient en crêpe de
l’Inde et brodés d’or. Les vêtements extérieurs de
la jeune femme formaient un voile neigeux de
fine mousseline ; ses pantoufles, sa coiffure et ses
cheveux étaient couverts de perles fines. Je gardai
pour tout souvenir visible une longue natte de ses
beaux cheveux noirs.
L’heure approchait enfin ; je baisai les
paupières closes de cette idolâtrée créature ;
j’enveloppai son frêle corps dans les plis d’un
manteau arabe, et je me rendis sur le rivage.
D’un pas ferme, je marchai droit au bûcher,
car je regardais sans les voir les hommes
rassemblés autour de moi ; les paroles qu’ils
m’adressaient n’étaient qu’un son, je ne voyais ni

1152
je n’entendais rien.
Un noir fourneau de fer, à la forme allongée
comme celle d’un cercueil, fut placé sur le
bûcher. Je le vis, mais sans comprendre sa
destination ; car, pendant quelques minutes, je
restai debout, tenant pressé contre mon sein le
frêle fardeau dont l’abandon était pour moi une
mortelle douleur. La nécessité m’imposa
l’obligation de finir ce que j’avais commencé ;
avec des soins et la douceur d’une mère qui
couche son enfant dans un berceau, j’étendis Zéla
dans la sombre coquille. De Ruyter et le rais
usèrent de violence pour m’entraîner loin du
bûcher. Je voulus parler ; mes lèvres ne
produisirent aucun son ; je suppliai par signes de
me rendre ma liberté ; de Ruyter refusa, et je
restai sans force, anéanti, presque fou.
Un cri de terreur poussé par Van, qui arrachait
Adoa des flammes où elle s’était jetée, attira
l’attention de mes hommes, qui me relâchèrent.
Je courus vers le bûcher, avec la même pensée
qui avait conduit la jeune fille malaise ; mais mes
forces me trahirent, et je tombai sur le sable, ne

1153
brûlant que mes mains là où j’aurais voulu me
consumer tout entier.
Quand je repris mes sens, j’étais couché dans
un hamac à bord du schooner.
Les affaires de de Ruyter le contraignirent à
rester à Port-Louis ; mais il vint souvent me voir
pour m’engager à le suivre à la ville. Toutes ses
prières furent vaines ; ma vie était dans la cabine
solitaire du schooner, mes pensées sur la petite
boîte qui contenait les cendres de Zéla.

1154
CXXVI

Un mois après la mort de Zéla, de Ruyter, me


trouvant plus calme, me dit qu’il avait obtenu du
gouverneur de l’île la permission de porter des
dépêches en Europe.
Le mot Europe me causa involontairement une
sorte d’effroi ; mais bientôt la réflexion me fit
désirer ce voyage.
– Je voudrais, dis-je à de Ruyter, me
transporter au bout du monde ; je voudrais
oublier le passé, car le passé me tue.
Mon chagrin ne me rendait pas égoïste, et,
avant de songer à nos préparatifs de départ, je
demandai à de Ruyter ce que nous devions faire
d’Adoa, de la petite Malaise et des Arabes qui
avaient appartenu à Zéla. Après de mûres
délibérations, il fut convenu que le rais, déclaré
chef de cette petite tribu, l’emmènerait dans son
pays. Nous donnâmes au rais une somme

1155
considérable pour lui-même, et chaque homme
reçut pour sa part assez d’argent pour n’avoir
plus rien à désirer.
Je savais si bien qu’il serait inutile de
raisonner avec Adoa sur la nécessité de notre
séparation, que je priai de Ruyter d’employer la
ruse pour éloigner cette enfant.
La partie orientale de notre équipage fut mise
à terre, le grab vendu, et les Européens de son
bord se transportèrent sur le schooner.
Quand Adoa eut découvert que le vaisseau
portant les cendres de sa maîtresse avait quitté le
port, elle s’échappa des mains du rais, mit à la
mer un bateau du pays et quitta le havre avec le
vent de terre. L’esprit de la pauvre fille n’était
occupé que d’une seule chose, du désir de
rattraper le schooner. Elle n’avait point réfléchi à
la folie de son entreprise, et quant aux dangers,
elle ne pouvait pas les comprendre.
Quand le rais eut appris la disparition d’Adoa,
il suivit ses traces, équipa une chaloupe et fit une
longue course sur la mer, en suivant notre piste.
Pendant deux jours les recherches du rais furent

1156
sans résultat ; enfin, il découvrit à l’extrémité de
l’île de France, voguant seule au gré des flots,
une petite barque du pays. C’était celle qui
manquait au port. La mort d’Adoa était certaine,
mais il me fut impossible d’en pénétrer le
mystère.
Les désespérantes nouvelles annoncées par le
rais me firent autant souffrir que si la lame d’une
épée eût traversé mon cœur ; je tressaillis dans
tout mon être, j’eus froid, j’eus chaud, et mes
mains crispées se joignirent en s’élevant peut-être
vers le ciel, d’où vient toute douleur, comme
aussi toute espérance.
– Pauvre petite Adoa ! m’écriai-je, pauvre
corps séparé de ton âme, pauvre esprit séparé de
ton cœur, tu t’es jetée éperdue sur les traces
éternellement effacées de celle qui est partie, tu
t’es jetée à leur recherche sur l’Océan immense,
sur cette plaine désormais déserte pour toi
comme elle l’est pour l’amant, pour le mari, pour
celui qui a aimé et qui aimera toujours Zéla. Va,
pauvre oiseau, va mouiller tes ailes dans les
vagues blanchissantes de la mer, va les y replier,

1157
va t’endormir dans leur draperie d’écume, va,
pauvre fille, nous sommes séparés ; Zéla est
morte et personne ne t’aimerait plus sur la terre !
Au milieu de ma vive souffrance, je ressentis
intérieurement une sorte de joie mêlée de
surprise ; toute la sensibilité de mon cœur n’était
pas détruite, puisque j’avais encore des larmes
pour la cruelle disparition de la dévouée servante
de Zéla.
– Mon Dieu, me disais-je intérieurement,
pourquoi de Ruyter a-t-il mis obstacle à mon
désir d’emmener Adoa ? pourquoi a-t-il non
seulement conseillé, mais presque exigé que j’en
confiasse le soin au vieux rais ; près de moi Adoa
eût moins souffert, nous eussions parlé de Zéla, et
les souvenirs sont les consolations de la douleur.
Pour la première fois de ma vie, je regrettais
d’avoir soumis ma volonté à celle de de Ruyter ;
pour la première fois de ma vie, je trouvais en
défaut le jugement si sain et si impartial de mon
brave compagnon.
En face des déplorables conséquences d’une
faute si involontairement commise, je jurai de ne

1158
plus obéir qu’à la propre impulsion de mes
sentiments, et ce serment, je l’ai si bien tenu, que
les bonnes ou mauvaises fortunes qui ont depuis
accompagné mes actions ainsi que mes
entreprises n’ont eu à remercier de leur succès
que moi-même, et à se plaindre de leur défaite
qu’à moi-même.
Je ne puis me souvenir d’aucun événement
digne d’être mentionné avant notre départ de l’île
de France, ni pendant notre voyage. Nous fûmes
poursuivis plus d’une fois, mais je ne connaissais
pas de vaisseaux capables de lutter de vitesse
avec le schooner, et les incidents de notre trajet
ne m’en firent pas connaître. Dans la mer de la
Manche, des croiseurs anglais nous entourèrent ;
mais nous eûmes l’adresse d’éviter les attaques
des uns et de fuir les approches des autres.
Après un voyage d’une extrême rapidité, nous
jetâmes l’ancre dans le port de Saint-Malo, en
France, port constamment rempli, à cette époque,
de bâtiments, d’armateurs et de vaisseaux de
guerre.
Dès que nous fûmes en rade, de Ruyter partit

1159
pour Paris afin de délivrer ses dépêches au
gouvernement, et je restai seul avec mes hommes
à bord du schooner.
Nous avions en arrimage une forte cargaison
de thé de première qualité, des épices, et, par un
hasard dont je ne me rendis pas compte, plusieurs
tonneaux de sucre blanc cristallisé. Le motif qui
me fait insister sur la possession de ce dernier
article est l’extrême élévation de son prix à
l’époque de mon arrivée en France. Cette
élévation de prix était si extraordinaire, que la
vente de ces quelques tonneaux paya amplement
tous les frais de notre voyage. Les divers produits
des îles occidentales nous firent également
réaliser d’énormes bénéfices, et je compris, en
voyant scintiller dans mes mains, en échange de
mes denrées, une grande quantité d’or, que le
commerce, bien mieux que la guerre, est la
source où le travail puise réellement les richesses.
Mais cette réflexion n’excitait en moi aucune
cupidité, aucun désir : sans mépriser la fortune, je
ne l’enviais pas, et je ne me sentais aucune envie
de travailler pour la conquérir. Depuis mon retour
en Angleterre, mes idées générales ont pris sur

1160
bien des choses une autre forme, un autre aspect,
mais elles n’ont point encore admis cet amour de
possession, de luxe et de dépenses qui occupe,
ou, pour mieux dire, qui absorbe si complètement
le cœur de la plupart des hommes.
La nécessité et la possibilité de secourir les
malheureux, je ne vois rien au-delà.
Les occupations continuelles du bord, les
privations qui accompagnent toujours un voyage
fait dans un vaisseau encombré d’hommes et de
marchandises, la nécessité de surveiller l’ordre
intérieur et la marche du schooner, en occupant
mon esprit, avaient forcé mes muscles lassés à
reprendre leur vigueur première. Néanmoins
j’étais toujours moralement abattu, et mon corps
était si maigre, que la peau semblait prête à
chaque instant à livrer passage à mes os. Ma
figure hagarde et soucieuse eût révélé à
l’observateur le moins perspicace combien
j’avais dû souffrir. En effet, il était presque
extraordinaire que la douleur eût si violemment
meurtri la nature vigoureuse d’un homme à peine
âgé de vingt et un ans, d’un homme qui avait à

1161
peine atteint ce nombre d’années qui le dégage de
toute entrave, qui le fait libre. Libre ! quelle
dérision ! c’est-à-dire maître d’errer comme Caïn,
et de péniblement gagner, loin des siens, à la
sueur de son front, quelque immonde nourriture !

1162
Conclusion

Je passai à Saint-Malo, tantôt errant dans la


ville, tantôt surveillant le schooner, huit longs
jours d’attente. Enfin, de Ruyter arriva de Paris.
– Les heures m’ont paru des siècles, lui dis-je
en essayant de sourire.
– Pauvre garçon ! me répondit de Ruyter, vous
êtes toujours pâle, toujours triste ; je donnerais
bien des choses pour vous voir gai...
– Gai ! de Ruyter, m’écriai-je.
– Sinon bien portant, reprit vivement de
Ruyter.
– La santé reviendra... Qu’avez-vous fait à
Paris ?
– J’ai eu avec l’empereur Napoléon de très
longues conférences ; mais Sa Majesté me paraît
si absorbée par ses projets de la conquête de
l’Europe, qu’elle s’intéresse peu pour le moment

1163
à ce qui se passe dans les autres parties du
monde.
« – J’aurais la possibilité, avait dit l’empereur,
d’accaparer le commerce des Indes occidentales
comme l’ont fait les Anglais, que je reculerais
devant cet accaparement, tant je suis convaincu
qu’il enrichirait de simples particuliers, en
finissant tôt ou tard par ruiner la nation, et les
Anglais apprécieront un jour la justesse de cette
remarque, s’ils continuent à agir comme ils
agissent dans ce moment.
» – Votre pensée est la mienne, sire, répondit
de Ruyter ; mais, comme le fondement de la
puissance politique de l’Angleterre est dans son
commerce, ce commerce même devient pour
nous le point vulnérable de notre attaque.
L’Angleterre possède l’île de France, qui a deux
bons ports, celui de Saint-Louis, celui de
Bourbon...
» – Comment ! s’écria l’empereur, croyez-
vous que la richesse et le sang de la France soient
d’assez peu de valeur pour être sacrifiés au
maintien des îles dans l’océan Indien ; îles qui ne

1164
sont que de vaines pyramides faites pour célébrer
la mémoire d’une dynastie maudite, dont le nom
devrait être rayé des pages de l’histoire ?
» – Mais le nom ? dit de Ruyter avec
l’intrépide franchise qui caractérisait l’illustre
marin.
» – Le nom ! interrompit vivement
l’empereur : les chétifs rochers ainsi désignés
sont pour moi de trop peu de valeur ; que les
Anglais les gardent ! ils y tiennent pour la
légitimité de leurs appellations. Parlez-moi
maintenant de l’état actuel de l’Inde. Peut-on y
faire quelque chose ? Donnez-moi votre opinion
sur ce grave sujet. Nous avons entendu parler de
vous, de Ruyter ; votre nom est un nom célèbre,
grand, et qui mérite la réputation qu’on lui a faite,
l’estime dont je l’honore ! Je veux être votre
pionnier, je veux vous donner le moyen de vous
élever encore : je veux aider à l’accroissement de
votre fortune de gloire, de vaillance et de
grandeur. Votre pays, la Hollande, nation
vraiment commerciale, peut devenir rapidement
grande ; mais sa splendeur ne sera jamais que

1165
passagère. Pour durer toujours, il faut qu’une
nation soit bâtie sur les fondements de son propre
sol. Nous n’avons nulle difficulté pour trouver
des chefs à mes soldats. Regardez ces hommes,
de Ruyter (et l’empereur désigna au commodore
un régiment de ses gardes formé en ligne en
dehors des Tuileries) : il n’y a pas un homme
parmi eux qui ne puisse être un général habile, et
bien certainement plusieurs porteront les
épaulettes d’officier. Mais si je possède de bons
soldats, j’ai vainement cherché des de Witt, des
de Ruyter, des Van Tromp. Si je tenais sous mes
ordres de pareils hommes, j’anéantirais demain
les remparts de bois qui entourent l’Angleterre,
remparts vantés, qui, pareils aux murs de la
Chine, ne sont formidables qu’en raison de
l’impuissance des nations voisines. Les Français
ont tous le tempérament bilieux : sur terre ils sont
de bronze, sur l’Océan ils ont le mal de mer.
J’aurais été marin si mon foie l’avait permis. Je
ne suis jamais entré dans un bateau sans que son
balancement naturel me rendît aussi impuissant
qu’une femme. Nos amiraux sont encore moins
aguerris. Je me souviens qu’étant un jour à

1166
Boulogne, deux commandants me dirent que la
vue seule des vaisseaux se balançant dans le port
leur donnait mal au cœur. Un Anglais restera un
an sur mer, et se fatiguera d’un séjour d’une
semaine sur terre. Les Anglais sont nés marins,
nous sommes nés pour être soldats, pour fuir et
détester l’eau.
« Maintenant dites-moi un mot sur les natifs,
sur les princes de l’Inde ; parlez-moi de la
population, du caractère particulier de ces
peuples, et surtout de leur courage et de leur
habileté. »
Quand de Ruyter eut répondu aux questions de
l’empereur, Napoléon resta un instant pensif, puis
il ajouta :
« Il est bizarre que les Turcs et les Chinois
soient les seuls peuples qui aient atteint le résultat
naturel d’une conquête, c’est-à-dire une véritable
augmentation de force nationale. Si l’intolérance
et la bigoterie leur ont prêté de puissants secours,
les Anglais auraient dû égaler en succès les
Chinois et les Turcs, car ils sont encore plus
intolérants et plus bigots. »

1167
Napoléon accorda plusieurs audiences à de
Ruyter, car il aimait à causer sans réserve avec
cet homme au cœur fort, à l’esprit fin, au
dévouement sans bornes.
– Mais, politique à part, me dit de Ruyter, il
faut songer maintenant à prendre un parti.
Voulez-vous agir sagement ? Voulez-vous rentrer
dans votre pays natal ? Je crois nécessaire que
vous vous informiez des changements qui ont pu
survenir dans votre famille. Elle est nombreuse,
elle est riche ; vous y trouverez peut-être
quelqu’un digne de votre affection. Vous avez
tort, mon cher garçon, bien tort, croyez-moi, de
vouloir rompre toute relation avec les personnes
qui vous sont attachées, sinon par le cœur, du
moins par les liens du sang. Votre santé demande
des soins, des soins journaliers, constants et
dirigés par le cœur. Cherchez une fem...
– De Ruyter !... m’écriai-je.
– Un voyage en Amérique pendant la dure
saison d’hiver serait infailliblement votre perte,
répondit de Ruyter, sans relever l’interruption
violente du jeune homme ; essayez de passer

1168
quelques mois à Londres, cherchez des
distractions. Aux premiers jours du printemps je
reviendrai, et, si le cœur vous en dit, nous
partirons ensemble pour l’Amérique.
J’eus beaucoup de peine à trouver
raisonnables les conseils de de Ruyter, et ce ne
fut qu’après une longue résistance que je parvins
à les trouver justes et à me décider à les suivre.
Le moment de notre séparation était proche :
le schooner était prêt à lever l’ancre, et les
Américains de de Ruyter avaient grand désir de
quitter les côtes de France. Le départ de mon ami
était fixé pour le lendemain ; quant au mien, je ne
me sentais pas le courage de lui assigner une
époque fixe.
Quelques heures avant le départ, un courrier
de Paris vint apporter à de Ruyter une dépêche
signée de l’empereur. Napoléon appelait auprès
de lui le brave marin. De Ruyter partit, et revint
m’annoncer deux jours après qu’une mission
importante l’envoyait en Italie.
Il fut décidé que le schooner rentrerait en
Amérique sous le commandement du

1169
contremaître, auquel de Ruyter donna ses pleins
pouvoirs.
Je vis partir le beau vaisseau avec un véritable
serrement de cœur, et mes yeux, aveuglés par un
brouillard qui ressemblait à des larmes, suivirent
ses voiles ondoyantes jusque dans les brumes de
l’horizon.
Au moment de me séparer de de Ruyter, de cet
homme au noble cœur, au noble visage, de cet
homme que j’aimais si tendrement, que j’aimais
comme on aime quand les sentiments sont jeunes
et forts, le peu d’énergie qui me soutenait encore
m’abandonna complètement ; je me sentis
mourir, et mes paroles, étranglées dans ma gorge,
ne montèrent à mes lèvres qu’avec un
bruissement de sanglots.
De Ruyter partageait ma souffrance, car sa
figure basanée devint couleur de plomb.
– Allons, du courage, mon cher Trelawnay,
mon cher enfant, me dit de Ruyter en me prenant
le bras avec un geste paternel ; du courage et de
l’espoir : dans trois mois nous nous reverrons.

1170
Je baissai tristement la tête, j’étais anéanti par
cette nouvelle douleur.
De Ruyter partit ; je n’eus pas la force
d’assister à ce départ. Je n’avais plus ni larmes, ni
battements de cœur, ni désirs, ni espérances ;
j’étais un cadavre animé. La nuit qui suivit notre
séparation fut pour moi une nuit affreuse.
J’appelai la mort de tous mes vœux, me voyant
seul, sans ami, sans amour, sans patrie, sans
famille.
La première mission de l’empereur envoya
donc de Ruyter en Italie ; il y passa deux mois, et
pendant ces deux mois nous échangeâmes des
lettres remplies du désir de nous revoir, de
repartir ensemble, de continuer l’un avec l’autre
nos périlleux et émouvants voyages.
À son retour d’Italie, de Ruyter, qui avait à
peine eu le temps de m’annoncer son arrivée en
France, fut envoyé par Napoléon sur les côtes de
la Barbarie. Ce voyage fut fatal à mon noble de
Ruyter ; les journaux m’apprirent qu’en avançant
vers Tunis, la corvette commandée par de Ruyter
rencontra une frégate anglaise ; au moment où on

1171
signalait l’approche du vaisseau ennemi, de
Ruyter s’élança sur la poupe, afin de jeter ses
dépêches dans la mer : la frégate fit feu, et une
volée de caronades coupa la corde du drapeau et
balaya tous ceux qui se trouvaient sur le pont.
Le corps de de Ruyter fut trouvé par les
vainqueurs enveloppé dans les plis du noble
drapeau pour lequel il avait si longtemps et si
victorieusement combattu.
Je continuerai un jour l’histoire de ma vie,
dont ce livre n’est qu’une période ; mais je dois
dire, avant de le terminer, que je suis heureux de
voir le soleil de la liberté éclairer les pâles
esclaves de l’Europe. L’esprit de l’indépendance
voltige comme un aigle au-dessus de la terre, et
l’esprit des hommes en reflète les brillantes
couleurs. Les yeux et les espérances des bons et
des sages sont fixés sur la France, et chaque cœur
bat et sympathise avec elle. Il me semble que
ceux qui vivent maintenant ont survécu à un
siècle de désespoir.

1172
1173
Cet ouvrage est le 973e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

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