Afrique: La Fracture Scientifique: Africa: The Scientific Divide
Afrique: La Fracture Scientifique: Africa: The Scientific Divide
Afrique: La Fracture Scientifique: Africa: The Scientific Divide
Afrique :
la fracture scientifique
Africa:
the Scientific Divide
futuribles
PERSPECTIVES
BONAVENTURE MVÉ- ONDO
futuriblesPERSPECTIVES
Collection dirigée par André-Yves Portnoff
The aim of this series is to promote a philosophy, the concepts, methods and case
studies showing how we can set about building a future we have actively chosen,
one that reconciles advances in science and technology with the need for overall
performance and for human progress. The books are published in both French and
English in order to encourage a broader dialogue.
Conclusion p. 60
Conclusion p. 61
It follows from all this that Africa plays only a very small part
in the formulation of problems and the development of the
collective response that the rest of the world intends to make
today to the great planetary issues that are the environment,
food security, demography, epidemics and pandemics.Worse, it
has become purely a consumer of technical objects produced
elsewhere, to such a point that it is now incapable of finding
responses by itself to the scourges which threaten it directly, such
as the invasion of locusts that struck the countries of West Africa
at the beginning of the decade.
1. This new apartheid, it will be noted, is no longer imposed unilaterally by the colo-
nialist, but is the product of the combination of a colonial past, the influence of north-
8 ern actors and the positions of Africans themselves.
La deuxième conséquence porte sur la concentration dans les
pays industriels du Nord des principaux centres et organismes
de recherche. Cette évolution, liée à la raréfaction des finance-
ments disponibles pour la recherche, place peu à peu de nom-
breux pays en développement dans une situation d’apartheid
scientifique 1 ou de ghetto scientifique qui fait que certains
d’entre eux ne pourront jamais, au rythme actuel, devenir pro-
ducteurs et maîtres de leur développement.
La troisième conséquence, c’est l’isomorphisme, en Afrique,
entre le niveau de production des savoirs et celui du développe-
ment économique. Car, de même que l’on sait que l’économie
de ce continent est peu industrialisée et qu’elle repose essen-
tiellement sur l’extraction des matières premières, de même la
recherche scientifique fait de ce continent le principal lieu de
récolte et de sélection des molécules de base. Ainsi, même quand
cette dernière est tirée de son écosystème, l’Afrique ne peut
quasiment pas accéder à sa définition, à sa transformation et à
son industrialisation.
De tout cela, il découle que l’Afrique ne participe que très peu
à la formulation des problèmes et à l’élaboration de la réponse
collective que le reste du monde entend donner aujourd’hui face
aux grands enjeux planétaires que constituent l’environnement,
la sécurité alimentaire, la démographie, les épidémies et autres
pandémies. Pire, elle est devenue uniquement consommatrice
des objets techniques produits ailleurs. À tel point qu’elle est
désormais incapable de trouver par elle-même des réponses aux
fléaux qui la menacent directement, tels que l’invasion de criquets
qui a frappé, au début de la décennie, les pays de l’Afrique de
l’Ouest.
6. According to the available figures, the levels of public funding devoted to research
in Africa are among the lowest in the world: 0.2% of GDP (Gross Domestic Product),
whereas the figure may be as high as 3% in the most developed countries.
7. It is clear, in particular, from the first SAPs (Structural Adjustment Programmes)
onwards, that the continuity of research activities in many African countries would not
have been possible without support from France (CAMPUS and CORUS programmes),
from the IRD after 1990 and, since 1994, from the various forms of support put in place
by the AUF (Agence universitaire de la francophonie). These include the JER (young
research teams), LAF (associated francophone laboratories) and PCSI (inter-university
12 scientific co-operation projects) programmes and the regional centres of excellence.
Le troisième fait est lié aux modes actuels de financement de
la recherche sur le continent.
6. D’après les chiffres disponibles, l’aide publique affectée à la recherche en Afrique est
l’une des plus faibles du monde : 0,2 % du PNB (produit national brut) alors qu’elle
atteint 3 % dans les pays les plus développés.
7. Il est clair notamment que, dès les premiers PAS (programmes d’ajustement struc-
turel), la continuité des activités de recherche dans beaucoup de pays africains n’a été
possible que grâce aux soutiens de la France (programmes CAMPUS, CORUS), de l’IRD
depuis 1990 et, à partir de 1994, par les divers appuis mis en place par l’AUF (Agence
universitaire de la francophonie) : JER (jeunes équipes de recherche), LAF (laboratoires
associés francophones), PCSI (projets de coopération scientifique interuniversitaire),
pôles d’excellence régionaux. 13
have an Africa without a scientific future and hence without a
future at all? What sort of Europe would it be that encouraged
at its gates a state of scientific misery and total poverty in Africa?
Lastly, what would become of a world that proclaimed the end
of a continent that should by 2025 have 1.3 billion inhabitants?
14
espace de dialogue des langues et des cultures capable de pré-
server à la science toute sa force d’interrogation et d’en conser-
ver la diversité ?
Toutes ces questions renvoient à d’autres plus graves aux-
quelles il faut répondre aussi : que serait pour le monde une
Afrique sans avenir scientifique et donc sans avenir tout court ?
Que serait une Europe qui encouragerait à ses portes la misère
scientifique et la misère totale en Afrique ? Enfin, que devien-
drait un monde qui proclame la fin d’un continent qui devrait
compter, en 2025, 1,3 milliard d’habitants ?
15
Chapter I
8. See NOWOTNY Helga, SCOTT Peter and GIBBONS Michael. Re-thinking Science.
Cambridge: Polity Press, 2001.
9. MWABILA Malela. De la déraison à la raison. Kinshasa: Nouvelles éditions Sois prêt,
1995, p. 13.
10. Knowledge for Development: World Development Report 1999. Washington D.C.:
World Bank, 1999, p. 3.
16 11. Human Development Report 2001. New York: UNDP, 2001, p. 21.
Chapitre I
De la dépendance politique
à l’apartheid scientifique
8. NOWOTNY Helga, SCOTT Peter, GIBBONS Michael. Repenser la science. Paris : Belin,
2003, p. 13.
9. MWABILA Malela. De la déraison à la raison. Kinshasa : Nouvelles éditions Sois prêt,
1995, p. 13.
10. Le Savoir au service du développement. Rapport sur le développement dans le
monde 1999. Washington, D.C. : Banque mondiale, 1999, p. 4.
11. Cf. Rapport mondial sur le développement humain 2001. New York : PNUD, 2001. 17
countries into research funds, and calls for a “fair use of intel-
lectual and industrial property rights”, while regretting that “in
particular, patent systems lay open indigenous and community-
based innovation to private sector claims.” Put plainly, know-
ledge has become the engine for the improvement of living
conditions in the poor countries, not just one of its products.
This imperative runs up against certain realities. The estab-
lishment of modern science in Africa is a failure.12 It is a failure,
first, because of its newness.A failure, second, on account of the
nature of the transfer involved. Introduced into Africa by the
colonial powers, modern science is not the product of cultural
history of the African peoples. “Scientific reason,” says Malela
Mwabila, comes to us from the West. It very largely provides the
underpinning for the development of nations.” But “we shall
still have to grasp its logic and internalize it culturally!”
A Colonial Science
Modern science appeared in Africa in the mid-19th century
with the first explorers who discovered the interior of the con-
tinent.13 The period of the advent of science begins in 1880 with
the creation of the first botanical gardens.14 This period is also
the age of the “‘civilizing mission’ of Western science and the
moral obligation of bestowing its ‘benefits’ on the ‘underdeve-
loped’ colonies,Western science participating in this way in the
legitimation of the imperial and colonial enterprise.”15 These
were the early beginnings of the globalization of science, the
primary objective of which was not one of sharing, but of serv-
12. More precisely, we may, with Roland Waast, divide scientific Africa into three sep-
arate zones. First, there is South Africa, which is by far the most productive, followed
by North Africa where there is a relatively worthwhile level of scientific development
and, lastly, central Africa which is the area where the divide pertains most precisely.
13. Mungo Park discovers Ségou (Mali) in 1796, René Caillié enters Timbuktu in 1828,
Heinrich Barth crosses the Sahara between 1850 and 1854, David Livingstone (1813-
1873) crosses the continent from Bagamoyo to Boma, as does Stanley (1841-1904).
14. The first botanical gardens were created in the Belgian Congo in 1890 at Kisantu
and Eala.
15. GAILLARD Jacques. La Coopération scientifique et technique avec les pays du Sud.
18 Paris: Karthala, 1999, p. 20.
des pays en développement en fonds pour la recherche, et en
appelle à « une utilisation équitable des droits de propriété intel-
lectuelle et industrielle », tout en regrettant que le système actuel
« permet[te] en particulier à des intérêts privés d’accaparer des
innovations d’origines indigènes et collectives ». En clair, le sa-
voir est devenu le moteur de l’amélioration des conditions de vie
des pays pauvres et pas seulement une de ses résultantes.
Cet impératif se heurte aux réalités. L’installation de la science
moderne en Afrique est en échec 12. Échec d’abord en raison de
sa nouveauté. Échec ensuite en raison de la nature du transfert.
Introduite en Afrique par les puissances coloniales, la science
moderne n’est pas le produit de l’histoire culturelle propre aux
populations africaines. « La raison scientifique, selon Malela
Mwabila, nous vient de l’Occident. Elle fonde très largement le
soubassement du développement des nations. » Mais « encore
faudra-t-il en saisir la logique et l’intérioriser culturellement ! »
12. De manière plus précise, on peut distinguer avec Roland Waast, trois espaces dans
l’Afrique de la science. Tout d’abord, l’Afrique du Sud qui est de loin la plus productive,
ensuite l’Afrique du Nord qui connaît un niveau de développement de la science rela-
tivement intéressant et enfin l’Afrique médiane qui est plus précisément installée dans
la fracture.
13. Mungo Park découvre Ségou (1796), René Caillié pénètre dans Tombouctou (1828),
Heinrich Barth traverse le Sahara (1850-1854), David Livingstone (1813-1873) traverse
le continent de Bagamoyo à Boma, Stanley (1841-1904) aussi.
14. Les premiers jardins botaniques ont été créés au Congo belge en 1890 à Kisantu et Eala.
15. GAILLARD Jacques. La Coopération scientifique et technique avec les pays du Sud.
Paris : Karthala, 1999, p. 20. 19
ing the interests of the colonial powers. For the colonialist, it
was not a question of organizing and sharing knowledge, but of
occupying and exploiting conquered lands.
But such a science, because it was badly transposed, because it
found no local intermediaries and because it marginalized “all
native activity not expressly useful to the colonialist”16 was not
neutral: on the contrary, it was part of the legitimation of the
colonial enterprise.
Worse, in this introduction of science, the African was most
often put in a passive and external position. For the African, it
was largely a question of rejecting, not learning and incorpo-
rating into his initial knowledge, a science that appeared to him
as “white man’s business”, as something that was not part of
African-ness and never would be.
An Applied Science…
but Applied to What and for Whom?
The defining characteristic of such a science is that it subserves
economic and political interests.What is asked of it is that it resolve
the problems of colonial administration.17 It was meant, then,
“to map out the new territories for strategic ends; draw up an
inventory of natural resources with an eye to exploiting them
and exporting them to the metropolis; study and control trop-
ical diseases; and better understand the colonized populations and
their cultures in order to make it easier to control them.”18
Generally speaking, the main role of science in the colonial era
was to be an applied science. But applied to what? On this point,
the policies and objectives of the colonial powers diverged. In
the British colonies, from 1920 onwards, everything was done
An Imitative Science
The implantation of science in Africa was a pendant to the
efforts of outward-directed economies based on the export of
natural resources. Hence a science that has remained in the
19. We may cite as an example the missions of Auguste Chevalier in Western and
Central Africa to study agricultural potential. Chevalier was the famous professor who was
to authorize the publication of the monumental Les Plantes utiles du Gabon by André
Raponda-Walker and Roger Sillans (Paris: Paul Lechevalier, 1961) and whose scientific
work is highlighted in Christophe Bonneuil’s article, “Entre science et empire, entre
botanique et agronomie : Auguste Chevalier, savant colonial” in WAAST Roland (ed.).
Les Sciences hors d’Occident au XXe siècle. Paris: ORSTOM, 1996, vol. 2, pp. 15-35.
22 20. MALU WA KALENGA Félix. Op. cit., pp. 118-119.
1920, tout est mis en œuvre pour promouvoir et coordonner
les activités scientifiques, avec pour objet de décentraliser les
instituts de recherche sur le terrain. Car chaque colonie est per-
çue comme une entité distincte et autonome, comme un lieu
de production de la science sans lien de sujétion avec les struc-
tures centrales au Royaume-Uni. Ce qui expliquera d’ailleurs
qu’à la suite de la proclamation des indépendances, s’installera
rapidement la nationalisation des structures de recherche.
Dans les colonies françaises, à peu près à la même époque,
faire de la science appliquée, c’est étendre le domaine couvert
par la recherche sur les ressources naturelles dont a besoin la
métropole 19 et élaborer de nouvelles disciplines scientifiques,
comme l’ethnologie, la linguistique et l’anthropologie avec les
travaux, entre autres, du révérend père Tempels et de Théodore
Monod à l’Institut français d’Afrique noire (IFAN). Mais la na-
tionalisation des structures de la recherche demeurera largement
théorique, car l’objectif premier n’est pas la formation des « ca-
pacités » mais la résolution des problèmes rencontrés par les
administrations. Dès la fin de l’ère coloniale, la même politique
va se poursuivre. Dans la plupart des cas, les activités des instituts
français (ORSTOM, CIRAD [Centre de coopération interna-
tionale en recherche agronomique pour le développement], etc.)
se poursuivront dans le cadre d’accords de coopération avec la
même logique, sans réussir suffisamment le « transfert des savoirs »
et l’association des pays nouvellement indépendants « à l’élabo-
ration et à la mise en œuvre des programmes de recherche 20 ».
19. Ce sont, par exemple, les missions d’étude des potentialités agricoles d’Auguste
Chevalier pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre. Il s’agit ici du célèbre professeur qui
autorisera la publication du monumental Les Plantes utiles du Gabon d’André Raponda-
Walker et Roger Sillans (Paris : Paul Lechevalier, 1961), et dont Christophe Bonneuil a
mis en valeur le travail scientifique dans « Entre science et empire, entre botanique et
agronomie : Auguste Chevalier, savant colonial ». In WAAST Roland. Les Sciences hors
d’Occident au XXe siècle. Paris : ORSTOM, 1996, vol. 2, pp. 15-35.
20. MALU WA KALENGA Félix. Op. cit., pp. 118-119. 23
exclusive service of foreign interests, confirming, as it did so, the
co-existence of two modes: the mode of tradition and that of
modernity. The scientific marginalization of Africa begins with
that co-existence.
And yet, since its introduction into Africa, modern science has
been a constant fascination to its peoples. With the gaining of
independence, the then fashionable political discourses and
ideologies heaped constant praise on it, but it would continue to
be increasingly marginalized.The new states would very quick-
ly settle into the mere consumption of scientific products and
objects developed elsewhere, reducing research to a mere sup-
port function for the exploitation of exportable natural resources.
Admittedly, the new states created research centres and higher
education establishments, the aim of which was not to initiate
development, but clearly demonstrate that Africans were capable
of reproducing science and pursuing higher studies. This was
the period of “Negritude” and the affirmation of cultural iden-
tities! This need to affirm the scientific capacity of Africans led
to a kind of empty verbosity. It quickly turned out to be a brake
on the production of concepts or their re-contextualization.
So, lacking real ambition, these scientific structures soon
became purely decorative or supplemental to those of the North,
which defined the meaning of their work and guaranteed them
recognition.This is why, from the 1960s and 70s onwards, both
in the hard and soft sciences, apart from a few studies, the fash-
ion was for unoriginal imitation. The same concepts as were
current in the North were taken over and efforts were then
made to verify them in the field.The big issue was to find solu-
tions to the problems of development. But who was resolving
the problem and who profited from the research was an entire-
ly secondary matter during this period. It was the institutional,
human and material resources of the North that were being
mobilized.21
21. At the level of ideas, the main works developing this theory are ROSTOW Walt W.
The Stages of Economic Growth: a non-Communist Manifesto. Cambridge: Cambridge
University Press, 1960; and HIRSCHMAN Albert O. The Strategy of Economic Development.
24 New Haven: Yale University Press, 1958.
ressources naturelles. D’où une science restée ici au service
exclusif des intérêts étrangers, confirmant du même coup la co-
existence de deux modes : le mode de la tradition et celui de la
modernité. Avec cette coexistence commence la marginalisa-
tion scientifique de l’Afrique.
Et pourtant, depuis son introduction en Afrique, la science mo-
derne n’a cessé de fasciner les populations. Les indépendances
acquises, discours politiques et idéologies alors à la mode n’ont
cessé de l’encenser, mais sa marginalisation va aller en s’ampli-
fiant. Les nouveaux États vont, très vite, s’installer dans la seule
consommation des produits et objets scientifiques élaborés
ailleurs, réduisant la recherche à un simple processus d’appui à
l’exploitation des ressources naturelles pour l’exportation.
Certes, les nouveaux États créent des centres de recherche et
des établissements d’enseignement supérieur dont l’objectif n’est
pas d’engager le développement mais de souligner que les Afri-
cains sont capables de reproduire la science et de faire des études
supérieures. C’était l’époque de la « négritude » et de l’affirma-
tion des identités culturelles ! Ce besoin d’affirmation de la ca-
pacité scientifique des Africains a abouti à une sorte de logo-
machie. Il est vite apparu comme un frein à la production des
concepts ou leur recontextualisation.Ainsi, sans ambition réelle,
ces structures scientifiques deviennent vite strictement décora-
tives ou supplétives de celles du Nord, qui donnent sens à leurs
travaux et garantissent leur reconnaissance. C’est pourquoi, dès
les années 1960-1970, que ce soit dans les sciences dures ou dans
les sciences molles, mis à part quelques travaux, la mode était au
mimétisme sans originalité. On reprenait les mêmes concepts
que ceux du Nord, on cherchait ensuite à les vérifier sur le ter-
rain. La grande question était de trouver des solutions aux pro-
blèmes de développement. Mais pendant cette période, il était
tout à fait secondaire de chercher à savoir qui résolvait le pro-
blème et à qui profitait la recherche. On mobilisait alors les res-
sources institutionnelles, humaines et matérielles du Nord 21.
21. Au plan des idées, les ouvrages principaux qui développent cette théorie sont : ROSTOW
Walt W. Les Étapes de la croissance économique. Paris : Le Seuil, 1960 ; et HIRSCHMAN
Albert O. Stratégie du développement économique. Paris : Les Éditions ouvrières, 1958. 25
The 1980s saw the emergence of a marked opposition between
the advocates of a “politics of assistance” for “problem-solving”
and those pressing for a policy of “transfer” for the “develop-
ment of endogenous capacities”,22 these latter arguing that “if
you give a child a fish, you give him a meal, but if you teach
him to fish, you give him and his family food for life.” All that
was needed, then, was to enable African countries to build up or
increase their human resources by quality training and, at the
same time, to ensure that they became creators and not just users
of imported knowledge and technologies.To that end, the for-
mation of national scientific communities and the training — in
the North by the North — of scientific elites necessarily appeared
as the major levers of development to promote the twofold cir-
culation of ideas and researchers.
Very soon, however, such a practice of science led again to a
dead end. Incapable of decontextualizing the knowledge learned
elsewhere, African researchers were not able to establish a gen-
uine dialogue between themselves and society, between politi-
cians and themselves.As a result, neither “scientific nationalism,”
the creation of the ideology of an era, nor bilateral policies were
able to establish foundations for a true partnership between the
countries with science and those without it.
Impossible Co-operation
The scientific divide widened in the 1980s, partly because of
the famous structural adjustment plans of the International
Monetary Fund and partly on account of the geostrategic inter-
ests of the northern countries. Whereas independence saw the
emergence of hopes of achieving progress through science, we
have since the 1980s seen a real change of perspective.The pri-
vatization of science, its commodification and the hypercon-
centration of its centres of production in the North now set the
22. See AMIN Samir. Accumulation on a World Scale: a Critique of the Theory of Under-
development. New York: Monthly Review Press, 1974; and Unequal Development, an
Essay on the Social Formations of Peripheral Capitalism. New York: Monthly Review
26 Press, 1977.
Avec les années 1980, on a assisté à l’opposition forte entre les
tenants de la « politique d’assistance » pour la « résolution des
problèmes » et ceux de la politique de « transfert » pour le « dé-
veloppement des capacités endogènes » 22 — ces derniers pro-
fessant que « si on donne un poisson à un enfant, on lui donne
à manger une fois, mais si on lui apprend à pêcher, on lui
donne à manger, à lui et aux siens, pour toute la vie ». Il suffi-
sait donc de faire en sorte, tout à la fois, que les pays africains
constituent ou renforcent leurs ressources humaines par une
formation de qualité, et qu’ils deviennent des créateurs et pas
seulement des utilisateurs de savoirs et de techniques importés.
Pour cela, la constitution de communautés scientifiques natio-
nales et la formation au Nord, et par le Nord, d’élites scienti-
fiques devaient apparaître comme les leviers majeurs du déve-
loppement pour favoriser la double circulation des idées et des
chercheurs.
Mais, très vite, une telle pratique de la science s’est retrouvée
bloquée. Incapables de décontextualiser le savoir appris ailleurs,
les chercheurs africains n’ont pas pu ni su instaurer un véritable
dialogue entre eux et la société, entre eux et les politiques. Du
coup, ni le « nationalisme scientifique », création de l’idéologie
d’une époque, ni les politiques bilatérales n’ont pu établir les
bases d’un véritable partenariat entre les pays qui possédaient la
science et ceux qui en étaient privés.
L’impossible coopération
Dès la décennie 1980, la fracture scientifique se renforce en
raison à la fois des fameux plans d’ajustement structurel du Fonds
monétaire international, mais aussi des intérêts géostratégiques
des pays du Nord. Alors que les indépendances avaient vu se
lever l’espoir du progrès par la science, depuis les années 1980,
on assiste à un véritable changement de perspectives. La priva-
tisation de la science, sa marchandisation et l’hyperconcentra-
22. Voir AMIN Samir. L’Accumulation à l’échelle mondiale ; L’Afrique de l’Ouest blo-
quée ; et Le Développement inégal. Paris : respectivement Anthropos, 1970 ; Éditions
de minuit, 1971 ; Éditions de minuit, 1973. 27
seal on the renunciation of science in Africa, on disenchantment
with it and a re-evaluation of the issues. The continent now
doubts whether scientific endeavour can provide effective answers
to its problems. Its scientific institutions, built up since 1960, have
fallen into a fourfold crisis: of confidence, human resources,
financial resources and identity.
Even at the level of subjects to be studied, the divide is grow-
ing. From multi-directional support we have moved to investment
centred more on agriculture, the environment and medicine.23
To the point where the basic sciences and industrial research,
and in particular industrial and energy policies, are no longer
encouraged because they would not promote the transfer of
production of added value.
23. As a point of comparison, between 1990 and 2001 the net amount of official devel-
opment aid received by the developing countries as a whole fell from 1.61% to 0.81%
of GDP according to the OECD Development Assistance Committee (2003).
24. ERDELEN Walter. “The Quiet Revolution”. A World of Science, vol. 2, no. 1, January-
March 2004, UNESCO, p. 1.
25. For lack of experts, absence of integrated management and lack of policy and polit-
28 ical will.
tion au Nord de ses pôles de production, consacrent désormais,
en Afrique, le renoncement à la science, le désenchantement et
la réévaluation des enjeux. Le continent doute maintenant que
la création scientifique apporte des réponses efficaces à ses pro-
blèmes. Ses institutions scientifiques, édifiées depuis 1960, s’ins-
tallent dans une quadruple crise : de confiance, de ressources
humaines, de ressources financières et d’identité.
Même au plan des thématiques, la fracture se développe. D’ap-
puis multi-orientés, on est passé à des investissements plus cen-
trés sur l’agriculture, l’environnement et la médecine 23. À tel
point que les sciences de base et les recherches industrielles, no-
tamment les politiques industrielles et énergétiques, parce qu’elles
ne favoriseraient pas le transfert de production de valeur ajou-
tée, ne sont plus encouragées.
23. Comme point de comparaison, il faut savoir que le montant net de l’aide publique
au développement reçue par l’ensemble des pays en développement est passé, entre
1990 et 2001, de 1,61 % du produit intérieur brut mondial à 0,81 %, selon le Comité
d’aide au développement de l’OCDE (2003).
24. ERDELEN Walter. « La révolution tranquille ». Planète science, vol. 2, n° 1, janvier-
mars 2004, UNESCO, p. 1.
25. Par manque d’experts, par absence de pilotage intégré, et par absence de politique
et de volonté politique. 29
This dichotomy between a development of research based on
supply (the neocolonial approach) and one based on demand
(self-affirmation and disengagement), brings us really to the
heart of the problem: namely, what is co-development? How
can research be carried on in networks, with its benefits shared,
when there are not the same levels of expertise on both sides?
How can there be a negotiation between equals when the pro-
ject dossiers are ultimately drawn up behind closed doors by the
northern partners? How can a genuine partnership be estab-
lished between the rich donor and the poor partner who, ulti-
mately, has no means of exerting control or constraint? How
can science be made to progress in Africa by Africans cutting
themselves off from northern researchers whom they would like
to see playing a simple support role? This debate is very much
alive again today.
34
étroits, qu’ils ne sont pas économiquement porteurs, que les
programmes soutenus n’ont pas toujours été efficaces, qu’il ne
suffit pas aujourd’hui de promouvoir les nouvelles technologies
de l’information et de la communication pour que la formation
à la recherche redécolle, que rien ne peut être fait sans un sou-
tien approprié des sciences de base (mathématiques, physique,
chimie, biologie) et enfin que la recherche doit être pluridisci-
plinaire. Malheureusement, on continue à ne créer que des lycées
littéraires. On observe alors l’énorme écart entre la proportion
des bacheliers scientifiques et les autres. Dans certains cas, elle
est d’un scientifique pour 30 littéraires. Comment, dans ces
conditions, former des cadres scientifiques pour s’approprier la
science ?
35
Chapter II
A Cognitive Disaster
Un désastre cognitif
26. HOUNTONDJI Paulin J. “Le savoir mondialisé : tendances et déséquilibres”. Full text
38 at www.msh-alpes.prd.fr/guepin/afrique/charpar/cfpaulin.pdf.
de dégager les principes d’une nouvelle science, l’ethnologie.
Son voyage au Sud a été pour lui une ouverture aux autres et
la découverte d’une autre capacité d’être.
Aujourd’hui, le tourisme scientifique se développe. Il s’agit
essentiellement d’un véritable travail de collecte, sur le terrain,
de matériaux que l’on ira ensuite exploiter au Nord. Travail qui
a produit de nombreuses disciplines du savoir contemporain, telles
que l’ethnologie ou l’anthropologie culturelle, les études orien-
tales, les études africaines, etc., et des spécialisations diverses au
sein des disciplines plus anciennes. Mais ce savoir ainsi constitué,
par exemple sur l’Afrique, échappe finalement et même entiè-
rement à l’Afrique. Il est exploité et géré par le Nord.
Cependant, ce « tourisme » change fondamentalement quand
il s’agit du chercheur européen qui va passer quelque temps en
Amérique du Nord. Celui-ci n’y va pas pour apprendre la
science mais pour se confronter aux autres. Au contraire, pour
le chercheur africain, le voyage au Nord n’est pas « un détour
accidentel lié à sa discipline particulière, mais […] un impératif
incontournable 26 ». Il lui faut en effet se déplacer vers les biblio-
thèques, centres de recherche et de formation du Nord, pour
parfaire sa formation. Il y va chercher des paradigmes, des mo-
dèles théoriques et méthodologiques, pour se former.
C’est pourquoi de tels voyages sont considérés comme du
tourisme scientifique, c’est-à-dire comme une forme de voyage
indéfini et indéterminé qui fonctionne sur le mode de la dépen-
dance : le Nord se réserve les éléments de base, la formation
(initiale et continue), les concepts théoriques et la mise en place
de formules et de brevets ; au Sud, on sélectionne les éléments
d’application et on assure la vérification des formules mises au
point en laboratoire.
Cette position conforte la dépendance théorique du chercheur
africain. La persistance de cette subordination et même son dé-
veloppement, plusieurs décennies après les indépendances, sont
largement liés à la tendance africaine à recourir à des « courts-
Failed Conceptualization
Unlike, say, Japan, the countries of Africa have not sought to
acquire the intellectual means that would have enabled them to
repeat the path from the “conceptual” to the “practical” and
discover for themselves the logics of the modern scientific
approach. Nor have they been able to identify the obstacles of
all kinds — first and foremost the cultural obstacles — that have
inhibited the deployment within the African context of a know-
ledge whose efficacy largely derives today from an essentially
materialist attitude. It has not been able to carry out the neces-
sary, indeed indispensable, synthesis of “endogenous know-how”28
and modern scientific knowledge. Lastly, it has not been able to
La conceptualisation ratée
L’Afrique, contrairement à d’autres pays comme le Japon, n’a
pas cherché à acquérir les moyens intellectuels qui lui auraient
permis de refaire le chemin du « conceptuel » au « pratique » et
de découvrir par elle-même les logiques de la démarche scien-
tifique moderne. Elle n’a pas non plus su identifier les blocages
de tous ordres, et d’abord culturels, qui ont inhibé le déploiement
dans son contexte d’un savoir dont l’efficacité est aujourd’hui
largement tributaire d’une approche essentiellement matérialiste.
Elle n’a pas su réaliser la nécessaire et indispensable synthèse
entre « savoirs endogènes 28 » et connaissances scientifiques mo-
dernes. Enfin, elle n’a pas su repenser la science moderne pour
l’intégrer à ses cultures, s’approprier les exigences du dévelop-
pement et mettre en adéquation les assises culturelles africaines
42 29. DELEUZE Gilles. Negotiations. New York: Columbia University Press, 1995.
avec les concepts culturels de base qui sous-tendent le dévelop-
pement de la science en Occident.
Pire, le continent africain a consacré la supériorité de la ma-
nière occidentale de vivre, mais non de penser. Cela a renforcé le
goût du « penser magique », c’est-à-dire cette manière de penser
qui ne se préoccupe ni des causes, ni des effets, ni du rapport
positif au réel. Il s’agit d’une sorte de penser parasite qui reste
soudé à son environnement ou à sa culture première.
Or, cette difficulté des Africains eux-mêmes à sortir de ce
mode de pensée et donc à « construire des concepts capables de
mouvements intellectuels 29 », n’a pas permis d’engager des pro-
blématiques nouvelles et de prendre en charge les nouveaux
contextes. On s’est attaché au repli sur soi et non à prendre pied
ou à s’inventer une nouvelle modernité. Bref, l’Afrique s’est elle-
même marginalisée, bloquée qu’elle était par l’idéologie de la
juxtaposition des univers de signification.
30. The major specific constraint, in spite of all that has been said, is the impossibility
of taking into account the “cultural dimension of development”. See POIRIER Jean. “Les
logiques de la raison et les systèmes traditionnels de valeurs” in JACOB André (ed.).
Encyclopédie philosophique universelle, vol. 1: L’Univers philosophique. Paris: Presses
universitaires de France, 1989, p. 1440.
44 31. Which is to say that a Marshall Plan for African cannot simply be a financial matter!
et d’autre part de l’incapacité à assurer la compatibilité des élé-
ments. Mais personne ne s’est essayé vraiment à rechercher les
causes de cet échec, à comprendre les contraintes spécifiques
des rapports engagés 30 ni à souligner les spécificités des élé-
ments en jeu 31.
30. Au titre des contraintes spécifiques, la majeure est, malgré tout ce qui a été dit,
l’impossible prise en compte de la « dimension culturelle du développement ». Voir
POIRIER Jean. « Les logiques de la raison et les systèmes traditionnels de valeurs ». In
JACOB André (sous la dir. de). Encyclopédie philosophique universelle. Tome I, L’Univers
philosophique. Paris : Presses universitaires de France, 1989, p. 1440.
31. C’est dire qu’un plan Marshall pour l’Afrique ne saurait être une simple affaire
financière ! 45
modern pharmacists so as to recover an appreciable degree of
autonomy? Why has it not been possible to redeploy herbal
medicine using modern science?
Endogenous knowledge, even in its adulterated forms, is not
false or separate knowledge. To understand its nature, we have
to enquire into the universes of meaning32 and social systems that
are the bearers of that knowledge. In other words, we have to
“recover the sites of social interdependencies, the co-activities and
interfaces that make possible and give form to the production,
self-reflexivity and self-referentiality of knowledge.”33 And when
it is enriched by modern science, it may not only offer more
responses to the problems of humanity, but, further, play its part
in establishing a largely shared and accepted global knowledge.
The arrogance of those who proclaim the certainty of wes-
tern scientific knowledge and the smugness of those who believe
they belong to the “circle of magical thinking” stifle all attempts
at innovation and thwart all efforts to combine the opposing
“epistemological spaces.” The important thing, then, is to over-
come the war between autisms and determine the conditions
for a renascence of knowledge in Africa. This can only occur if
endogenous knowledge is, at last, treated scientifically and if links
are established between traditional and modern forms of know-
ledge.As Georges Balandier has written,“it is a question of draw-
ing out from empirical practices and knowledge […] the scien-
tific elements they have in them that can be treated according
to the current conventions of science.This is the case with peas-
ant knowledge.”34 It was in this spirit that we carried out a study
on African calculation games a little over a decade ago.35
Initiating Conceptualization
to Overcome “Magical Thinking”
In its relationship with the West, Africa has from the begin-
ning held to a principled incomprehension: rejecting any ques-
tioning of the status quo, it has neither sought to “colonize” the
world nor to reshape it. In order to take its own destiny in
hand, it has to overcome “magical thinking” and challenge the
elements of its dogmatism — elements which ultimately signal
its lack of self-understanding.
To do this, Africa needs to recover the “taste for the future”
and establish the cultivation of reason. Such a reform involves the
52 recasting of its own history and genealogical scenario, the re-
mettre à son école. Et cette ignorance est même devenue l’archi-
tecture invisible de sa culture, hantée par le non-savoir, la reli-
gion et la sorcellerie. Dans sa vision du monde, elle a considéré
l’incompréhension de soi et l’ignorance des autres comme une
manière objective de résister. Or, l’Afrique avancera quand elle
commencera à définir sa culture par le présent et l’avenir, et non
par le seul passé, quand elle constatera que l’altérité est indis-
pensable à la définition de sa nouvelle identité, quand elle évi-
tera de s’enfoncer dans le passé.
Une telle révolution culturelle passe par la remise à plat de ses
préalables sociaux et la relance de ses capacités d’invention, de
dissidence ou de métissage. Il s’agira de développer une véri-
table fidélité aux traditions qui ne consiste pas à les conserver
comme un trésor immuable, mais réside plutôt dans une nou-
velle générosité vis-à-vis du présent et de l’avenir. Il s’agira aussi
de sortir de la vision mystifiée de l’histoire, de son histoire et,
donc, de ses sociétés pour comprendre que c’est la labilité so-
ciale de ses sociétés, leur ouverture aux autres, leur intercultu-
ralité, leur souplesse et leur plasticité qui leur ont permis jus-
qu’ici de continuer à être.Toutes ces qualités sont le prix que ses
ancêtres ont dû payer pour survivre et s’exprimer. Mais elles
peuvent constituer des avantages considérables dans le contexte
de la mondialisation.
Engager la conceptualisation
pour sortir de la « pensée magique »
Dans sa relation avec l’Occident, dès le départ, l’Afrique est
restée sur une incompréhension de principe : en rejetant toute
remise en cause, elle n’a voulu ni « coloniser » le monde ni lui
redonner forme. Pour prendre en main son destin, il lui faut
sortir de la « pensée magique » et remettre en cause les éléments
de son dogmatisme qui marquent, au fond, sa méconnaissance
d’elle-même.
Pour y arriver, l’Afrique a besoin de retrouver le « goût de
l’avenir » et d’instituer la culture de la raison. Une telle réforme
passe par la refondation de sa propre histoire et de son scénario
généalogique, par la recréation des concepts qui lui permettront 53
creation of concepts that will enable it to live and understand
its present and, lastly, the capacity to invent its future. Africa has
to understand that the part of itself that it recognizes today is no
longer the only part that makes up its identity, and that it must
join the world.
37. GOODY Jack. The Domestication of the Savage Mind. Cambridge: Cambridge Univ-
54 ersity Press, 1977.
de vivre et de comprendre son présent, et enfin par sa capacité à
inventer son avenir. Il faut qu’elle comprenne que la part d’elle-
même qu’elle accepte aujourd’hui n’est plus seule constitutive de
son identité et qu’elle doit intégrer le monde.
Mais les choses ne sont pas si simples. L’analyse des socles épis-
témologiques permet, par rapport à la question du développe-
ment, de constater que le monde est divisé entre deux types de
civilisation qui interagissent l’un avec l’autre. Le premier, la civi-
lisation occidentale, se fonde sur la science moderne pour faire
émerger un nouveau style de vie. Il est le produit de la « raison
graphique 37 » ou de l’écriture, seule capable d’installer un mode
opératoire d’accumulation des savoirs. Le second type, auquel par-
ticipe l’Afrique, se caractérise par son incapacité à engendrer à la
même échelle les connaissances scientifiques, par son acceptation
passive des résultats scientifiques de la civilisation occidentale, par
un mode de pensée qui repose sur l’oralité et sur un système de
production du savoir dont le segment moderne est étroitement
dépendant de l’absorption d’une technologie importée.
Au fond, la différence fondamentale entre la première et la
seconde civilisation, entre l’Occident et l’Afrique, c’est que la
première dispose d’une base scientifique et technologique
propre et forte. Avec cette base, elle assume à son profit l’occi-
dentalisation du monde. Même dans le cas de pays du Nord qui
sont restés en marge de ce mode de développement, comme les
pays d’Europe de l’Est, le problème n’est pas le même qu’en
Afrique. Là-bas, la même base scientifique existe. Il s’agit sim-
plement de la réactiver. Pour l’Afrique, au contraire, se déve-
lopper aujourd’hui signifie d’abord apprendre à accumuler le
savoir et les savoir-faire. Encore faut-il retrouver les préalables
et être capable de réinventer les paradigmes !
Innovation et projets
à responsabilités et bénéfices partagés
La coexistence des deux modes de culture n’a pas permis d’en-
gager une dynamique intégrative. Or, l’avenir de l’Afrique passe
38. SENGHOR Léopold Sédar. “Lettre à trois poètes de l’Hexagone”. Œuvre poétique.
Paris: Le Seuil, 1990.
39. JEWSIEWICKI Bogumil (ed.). “French-speaking Central Africa: Political Dynamics of
Identities and Representations”. Canadian Journal of African Studies, vol. 33, no. 2-3
(special issue), 1999; and “De la métissité comme espace de la réinvention du monde”.
In La Diversité linguistique et culturelle et les enjeux du développement. Beirut/
Montreal: AUPELF (Association des universités partiellement ou entièrement de langue
56 française)-UREF (Université des réseaux d’expression française), 1996, pp. 173-179.
par cette réappropriation des deux cultures et l’éclosion d’une
culture nouvelle, par le vol des ancêtres. Et dans ce geste, elle ne
serait ni la première ni la dernière.
Il est urgent que le continent s’engage dans la science et que
cette dernière puisse en dernier ressort le féconder. Pour qu’elle
invente sa modernité, il faut que l’Afrique assume non seulement
ses connaissances traditionnelles, mais encore prenne en compte
les connaissances scientifiques. Il s’agit de concilier tradition et
capacité d’invention. Cela implique de rendre à tous les acteurs
des espaces de liberté qui sont la condition de nouveaux ques-
tionnements. Il faut libérer ou redonner la parole, la « parole
poétique 38 » à tous. C’est alors qu’ils se sentiront responsables
du présent et de leur avenir.
38. SENGHOR Léopold Sédar. « Lettre à trois poètes de l’Hexagone ». In Œuvre poé-
tique. Paris : Le Seuil, 1990.
39. JEWSIEWICKI Bogumil (sous la dir. de). « Afrique centrale francophone : dynamiques
politiques des identités et des représentations ». Revue canadienne des études afri-
caines / Canadian Journal of African Studies, vol. 33, n° 2-3 (numéro spécial), 1999 ;
et « De la métissité comme espace de la réinvention du monde ». In La Diversité lin-
guistique et culturelle et les enjeux du développement. Beyrouth / Montréal : AUPELF
(Association des universités partiellement ou entièrement de langue française)-UREF
(Université des réseaux d’expression française), 1996, pp. 173-179. 57
Thus, dissimilarity and the encounter between rationalities
that take into account the diversity of modes of operation, but
also the diversity of languages and their epistemological foun-
dations, can lead to innovation. If “innovation is a means of sur-
vival”,40 that innovation cannot be based on reductive thinking,
but on a dynamic of openness.
The need for development forces change upon us. Necessar-
ily, then, it means a reflexive examination of Africans and
African societies, but first and foremost it means new practices.
And it is in the movement that leads to inventing original eco-
nomic, social and political solutions (and not merely artistic
ones) that Africans reinvent their “culture” — in other words,
new markers by which to situate themselves in order to exist
humanly as a group and as persons. Innovation is linked to the
capacity for invention, dissidence and hybridization (those three
words dear to Senghor). It knows how to take account of the
Africans’ demand for responsibility.
62
culturel » est dépourvue de sens. Mais celle-ci, qui est d’abord
un problème de changement social, économique et politique, ne
peut s’assumer sans une vision démystifiée de l’histoire, en l’oc-
currence de l’histoire de l’Afrique et, donc, de ses sociétés.
Pour tout dire, il est possible de réduire la fracture scientifique
et d’engager le développement. Et ce, de manière durable. Mais
cela suppose de sortir de l’utilitarisme le plus étroit, des égoïsmes
et des nationalismes scientifiques. Cela suppose surtout d’en-
courager la diversité des approches et des cultures du monde, et
de faire émerger de nouveaux questionnements. La science, si
elle est tendue vers l’universel, ne peut que gagner à se métisser,
en se nourrissant des modes variés de raisonnement et de la
diversification des épistémologies.
Le monde doit s’engager dans une coopération scientifique
interdépendante et interactive, seule capable de consolider l’ex-
cellence. Il faut renforcer les communautés scientifiques natio-
nales et régionales, les densifier et les dynamiser en les « bran-
chant » avec celles du Nord. Telle est notre vision.
En mettant en commun leurs ressources dans le cadre de pro-
jets structurants, à responsabilités et à bénéfices partagés, en
profitant pour cela d’outils numériques, en assurant ensemble
l’appropriation et la production du savoir, les universités et ins-
tituts de recherche du Nord et de l’Afrique peuvent conjurer
l’apartheid scientifique, modifier les termes de l’échange, enri-
chir les paradigmes, en bâtir d’autres et contribuer à faire en
sorte que la science, avant l’économie, soit, peut-être, demain,
le premier lieu où les hommes vivront dans une communauté
mondiale vraiment partagée.
63
Quelques sites Internet utiles / A Few Useful Websites
Agence intergouvernementale de la francophonie / Intergovernmental Agency for
the French-speaking World : http://agence.francophonie.org
AllAfrica : www.allafrica.com/panafrica
FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture / Food and
Agriculture Organization of the United Nations : www.fao.org
UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture / United
Nations Educational, Scientific and Cultural Organization : www.unesco.org/science