La Théorie Des Nombres Chez Plotin

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TABLES DES MATIERES

INTRODUCTION ........................................................................................ 1

PREMIERE PARTIE : DEUX POSITIONS OPPOSEES CONCERNANT LA


QUESTION DES NOMBRES DANS LA PENSEE ANTIQUE ...................... 6

PREMIER CHAPITRE - PYTHAGORE : Tout est nombre ................................ 7


Section I – La tradition pythagoricienne.................................................................. 7
Section II – L’approche pythagoricienne à la question des nombres....................... 9
Sous-section I - Le nombre comme représentation géométrique....................... 11
Sous-section II – L’élément religieux ................................................................ 14
Sous-section III – Le nombre comme fondement de l’harmonie universelle .... 18
Sous-section IV - Le côté superstitieux ............................................................. 22
Section III – Filiation ............................................................................................. 26

DEUXIEME CHAPITRE - SEXTUS EMPIRICUS :Le nombre n’est rien....... 29


Section I – Position sceptique ................................................................................ 29
Section II – Représentation simplifiée du traité « Du Nombre »........................... 29

DEUXIEME PARTIE : LES ASCENDANTS PRINCIPAUX DE LA PENSEE


PLOTINIENNE : DU PROBLEME D’UNITE – MULTIPLICITE VERS LA
QUESTION DES NOMBRES.....................................................................39

PREMIER CHAPITRE - PARMENIDE............................................................... 40

DEUXIEME CHAPITRE - PLATON.................................................................... 52


Section I – Trois degrés de réalité.......................................................................... 52
Section II – Le nombre........................................................................................... 60
Sous-section I – Le nombre comme un don divin.............................................. 60
Sous-section II – La parfaite proportion ............................................................ 62
Sous-section III – Le nombre comme origine des vertus................................... 64
Sous-section IV – Origine du nombre................................................................ 67
Sous-section V – Nombres eux-mêmes et nombres concrets ............................ 69

TROISIEME PARTIE : LES CONCEPTS FONDAMENTAUX DE LA


METAPHYSIQUE PLOTINIENNE..............................................................75

PREMIER CHAPITRE - RESTITUTION............................................................ 76


Section I –Œuvre de Plotin dans la littérature arithmologique .............................. 76
Section II – Procédure éditoriale des Ennéades ..................................................... 79

i
DEUXIEME CHAPITRE - DE LA CONTEMPLATION ................................... 84
Section I : La Nature comme forme de la contemplation ...................................... 85
Section II : L’âme comme forme de la contemplation........................................... 89
Section III : L’intelligence comme forme de la contemplation ............................. 92
Section IV : L’Un, terme de la contemplation ....................................................... 95
Section V : La multitude comme témoin de l’Un .................................................. 99

TROISIEME CHAPITRE - DE LA BEAUTE INTELLIGIBLE ..................... 101


Section I – Comment l’âme devient-elle belle ? .................................................. 101
Section II – Le Sage à proximité de l’Un............................................................. 103

QUATRIEME CHAPITRE - L’INFAILLIBILITE DE L’INTELLIGENCE. 109


Section I – L’Intelligence ne peut se tromper...................................................... 109
Section II – Rien que les trois hypostases............................................................ 114

CINQUIEME CHAPITRE - DU NOMBRE........................................................ 118


Section I : L’Un est avant le composé ................................................................. 118
Section II : Il est au-delà de l’être ........................................................................ 121
Section III : Il ne peut être connu......................................................................... 125
Section IV : La pensée suppose une multiplicité ................................................. 130
Section V : L’Intelligence est une unité multiple................................................. 131
Section VI : Le couple.......................................................................................... 135
Section VII : Le Nombre Substantiel................................................................... 140

CONCLUSION ........................................................................................143

BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................147

ii
INTRODUCTION

Il arrive que certains peintres ou sculpteurs voient leur réputation

dépasser de loin le cercle auquel ils appartiennent. Des fois il en est de même

pour les philosophes. Ce serait une chose étrange qu’un individu

d’éducation moyenne n’ait jamais entendu parler de Socrate ou de Hegel.

Pourtant, il est aussi des cas où un certain personnage qui tient une place

exceptionnellement importante dans l’histoire de l’art, ou bien de la science,

ou de la philosophie, soit fort peu connu en dehors de son domaine. On

dirait que la figure de Plotin constitue un bon exemple pour ce genre de

« renommée restreinte », quoique certains commentateurs disent de lui qu’il

est la dernière hauteur de la tradition grecque, ou même un couronnement

de cette tradition juste avant son déclin. N’étant attaché à aucune foi ou rituel

religieux, il s’est infiltré dans la dimension philosophique des deux grandes

religions et a joué un rôle considérable dans la formation des courants de

pensée mystiques du Moyen-Âge chrétien et musulman.

Admis par certains comme le dernier grand philosophe de l’âge

antique, ou comme précurseur du Moyen-Âge par d’autres, Plotin place l’Un

au sommet de sa métaphysique. En reprenant le débat autour des notions

d’unité et de multiplicité, lequel nous est bien familier d’ailleurs depuis

Parménide, il s’engage dans les Ennéades à étudier de près les renvois

métaphysiques de ces notions.

1
Toute recherche métaphysique, croyons-nous, surtout à l’âge

antérieur, aboutit à, ou plutôt repose sur, une réponse donnée à la question

« quelle est / quelles sont la/les cause(s) première(s) de l’existence ? » Il est

vrai qu’à l’âge moderne, la philosophie s’est évoluée dans une autre direction

et les philosophes modernes tendent plutôt à affirmer l’impossibilité

d’atteindre des certitudes en dehors du domaine de l’expérience. Surtout les

critiques de Hume et de Kant adressées à la métaphysique classique ont

radicalement dévié, si le terme est correct, le sens des recherches

philosophiques. La prétendue science des réalités suprasensibles, ou de la

« chose en soi » pris au sens de la connaissance de « l’être en tant qu’être » fut

désormais généralement admise comme une vaine spéculation n’ayant aucun

souci de confirmation 1.

La philosophie moderne est pourtant basée sur un fondement grec, et

l’aurore de la pensée philosophique antique est une interrogation des causes

premières. Ceux que nous appelons aujourd’hui les premiers philosophes,

étaient ceux qui faisaient une philosophie de la nature et cherchaient la cause

première des choses ; et ceci non au nom de soumettre la raison à de vaines

spéculations, mais la sauver au contraire des explications fabuleuses et

fantastiques de la mythologie.

Aristote, par exemple, affirme la nécessité d’une philosophie première2


par la distinction qu’il établit entre les substances constituées par la nature et

la substance immobile, s’il en existe une. La connaissance concernant celles-

là, nommément la « physique », devrait être la science première à défaut

1
Comme affirmerait Kant par exemple dans Prolégomènes à toute métaphysique qui pourrait se
présenter comme science et Fondements de la métaphysique des mœurs.
2
Notion qu’Aristote employait pour désigner la « métaphysique ». Le terme de métaphysique (meta ta
physica) ne figure qu’après Aristote et substitue la « première philosophie » (prote philosophia),
décrite par lui-même comme étant « universelle parce que première » et comme une considération de
« l’Être en tant qu’être, c’est-à-dire à la fois [de] son essence et [des] attributs qui lui appartiennent
en tant qu’être. » (Métaphysique, E 1, 1026a 30)

2
d’une autre substance antérieure à celle qui ferait l’objet de la physique. Or,

la connaissance concernant cette substance immobile, si celle-ci existe,

devrait être antérieure à la science des choses de la nature et devrait

s’appeler la « philosophie première ».

La philosophie de la nature fut suivie de celle d’un Socrate qui surgit

au Ve siècle avant notre ère et qui, laissant de côté les discussions sur la

nature et sur l’origine des choses, se préoccupa notamment de la morale et

chercha l’universel dans ce domaine. Fut-il, comme l’indique Aristote3, le

premier à fixer sa pensée sur les définitions.

En effet, la définition repose sur l’universel. Exhaustive, elle désigne le

point commun que l’on pourrait dégager des parties composantes d’un tout.

Le terme universel exprime, de ce point de vue, non une réalité concrète, mais

une abstraction. Ainsi, ce qui est vrai pour l’universel l’est nécessairement

pour chacune des entités dont il est l’expression. En conséquence, apporter

des définitions d’ordre moral serait la condition d’atteindre les vertus, et par

là, d’une vie bienheureuse. Socrate avait détourné son regard de la nature,

étant donné que celle-ci a un fonctionnement perpétuel et indépendante de

l’activité humaine. Pour Socrate, la connaissance humaine devait s’orienter

vers le domaine social et moral. C’est pour cette raison qu’il souligne, dans sa

recherche orientée vers l’homme, l’importance des définitions au moyen

desquelles l’homme était censé trouver la juste mesure et régler son action

sur celle-ci.

Cette recherche de la définition commune amena son disciple, Platon,

à chercher l’universel ailleurs que dans les réalités d’ordre sensible, car

l’universel ne pouvait se fonder sur le sensible, mais sur l’intelligible, du fait

3
Métaphysique A 6, 987b

3
qu’il est une abstraction. Les choses appartenant au monde de la pluralité

sensible seraient ce qu’elles sont par participation à des réalités intelligibles, à

savoir les idées.

Dans cet élan platonicien, nous témoignons une rupture catégorique

entre la chose de pensée, c’est-à-dire l’intelligible et la chose de l’expérience,

c’est-à-dire le sensible. Prenons ceci pour le moment comme acquis, et

passons à une autre caractéristique qui détermine la pensée métaphysique

des anciens : c’est la nécessité logique d’accorder une priorité à ce qui est

simple par rapport à ce qui est composé, puisque celui-ci suppose celui-là.

Ainsi, la pluralité des choses devrait se ramener à un élément final qui serait

la cause ultime de tous les composés, et par là même, de la génération de tout

l’univers. L’idée que toute chose constituée de parties dépend de ces parties

et que ce qui n’est point composé n’a donc rien de quoi dépendre a incité les

philosophes à attribuer au simple, à côté de son antériorité, une supériorité

sur tout ce qui vient après.

Le besoin de rapporter la multiplicité à une unité censée gésir derrière

cette multiplicité et qui en serait la cause, a provoqué, le long de l’histoire de

la philosophie, maints débats, et est présent au fondement de maints

systèmes philosophiques. Cependant, ce courant n’est pas sans difficultés :

s’il y a une unité derrière les apparences, comment se fait-il que, tandis que

tout provient de quelque chose, cette unité ne provient de rien ? Pourquoi se

fait-elle plusieurs et ne reste pas dans sa simplicité ? Si elle produit la

pluralité des choses, le fait-elle par nécessité ou librement ? Nous pourrions

augmenter les questions auxquelles chaque philosophe qui s’est présenté

dans la tradition dite « moniste » a répondu à sa manière.

4
Ce qui nous a poussé à travailler dans ce domaine était la conviction

que nous avons eue, à lire les anciens, qu’une vision philosophique serait

plus englobante, ou plus fondée, si elle était basée sur une explication

cohérente et satisfaisante de la question d’unité-multiplicité. En effet, de la

problématique de pluralité à celle de liberté, du débat des universaux au

problème du mal, des questions d’ordre éthique ou politique à celles d’ordre

ontologique ou épistémologique, la plupart des réflexions philosophiques,

sinon toutes, peuvent être ramenées à la manière dont chacune résout le

problème fondamental, à savoir celui de la philosophie première. Autrement

dit, la solution que chaque système apporte à la question d’être détermine le

système d’une façon ou d’une autre. D’ailleurs, l’histoire de la philosophie

témoigne qu’un petit écart entre les philosophes au sujet de cette question

finit par provoquer des abîmes entre leurs systèmes.

Prenant ceci pour point de départ, nous voulons étudier comment la

réflexion philosophique, à son origine, avait ménagé la question d’unité-

multiplicité, juste avant d’entrer dans une période lors de laquelle elle

prendrait un aspect lourdement théologique. Pour ce faire, nous préférons

suivre la ligne philosophique qui pourrait réunir les pensées de trois

philosophes éminents de l’antiquité autour d’une même tradition, à savoir

Parménide comme représentant des débuts de la pensée philosophique ;

Platon comme représentant de l’âge d’or de l’antiquité ; et Plotin comme

représentant de sa clôture.

5
PREMIERE PARTIE : DEUX POSITIONS OPPOSEES

CONCERNANT LA QUESTION DES NOMBRES DANS LA

PENSEE ANTIQUE

6
PREMIER CHAPITRE - PYTHAGORE : Tout est nombre

Section I – La tradition pythagoricienne

La plupart des historiens de la philosophie préfèrent parler des

« Pythagoriciens » au lieu de privilégier la personne de Pythagore, étant

donné que nous ne disposons pas de suffisamment de données historiques

qui puissent servir d’argument fiable autour de la vie, l’œuvre et l’existence

même de ce personnage quasi mythique : « il est bien difficile de faire la part de


ce qui revient à Pythagore et de ce qui revient aux Pythagoriciens, contemporains de
celui-ci ou postérieurs4 ». Nous allons donc suivre cette habitude et attribuer la

philosophie dite pythagoricienne à la totalité des philosophes de cette

tradition.

Nous devons à cette tradition, entre autres, le mot même de « philo-

sophia » ; mais ce qui nous intéresse le plus, ce serait la première conception

abstraite du principe premier, c’est-à-dire de l’ « arkhè » : le nombre.

Par opposition à Thalès, Anaximandre et Anaximène qui avaient

conçu des choses concrètes comme fondement de l’être, Pythagore était le

premier à proposer un principe abstrait. Ce principe est le nombre, étant ce


par quoi tous les objets de la nature sont mesurés, harmonisés, proportionnés

et mis en ordre. L’être véritable ou l’essence des choses, pour les

4
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.132, Gallimard, 1991

7
Pythagoriciens, était non seulement imperceptible aux sens, mais aussi

multiple. Les nombres, pour les Pythagoriciens, étaient à la fois l’essence et la

matière des choses sensibles qui sont engendrées par l’imitation de ceux-là.

Par opposition à la tradition moniste, les Pythagoriciens soutenaient la

possibilité de la multiplicité, ce qui plus tard servirait d’outil à Platon contre

les thèses des Eléates. La multiplicité trouvait chez les Pythagoriciens son

fondement philosophique dans le non-être qui est lui-même quelque chose

qui a un être : « Ils désignent ce non-être comme l’apeiron, l’indéfini, qui n’a aucun

caractère particulier.5 » Opposé à l’absolument déterminé, le non-être forme


avec ce dernier une dualité qui ouvre la voie vers la multiplicité.

La célèbre devise de cette philosophie est « tout est nombre » ; une

philosophie qui aurait, dit-on, inspiré « une vision scientifique et moderne du

monde pour laquelle comprendre c’est mesurer et pour qui il n’y a de scientifique

dans une connaissance que ce qu’il y a en elle de mathématique.6 »

Par cette affirmation que tout est nombre, les Pythagoriciens ont sans

doute voulu exprimer l’absolue validité d’une mesure mathématique qui

règne l’univers entier et ont par là tenté de fonder l’harmonie entre les étants.

Arrivent-ils ainsi à une conception d’univers dont l’agencement interne des

éléments serait basé sur des relations harmoniques, à savoir le cosmos. Les

relations inchangeables entre les étants sont déterminées par des valeurs

numériques claires, compréhensibles et également accessibles à tout individu

raisonné. Ces philosophes sont, si on peut le dire, à la base de la méthode

scientifique fondée sur la commensurabilité. La notion de « mesure »

professée et transmise depuis les anciennes sagesses trouve chez les

Pythagoriciens son expression quantitative. Par leur enseignement moral lié

5
Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, éd. L’éclat, 1998, p. 53
6
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 28.

8
à des règles extrêmement stricts, l’on pourrait affirmer que les Pythagoriciens

célèbres pour leurs travaux dans divers domaines à savoir les

mathématiques, l’astronomie, la musique et notamment la médecine, ont

joué grâce à l’étendue de leur connaissance, un rôle considérable dans la

formation des institutions éducatives du monde grec.

Section II – L’approche pythagoricienne à la question des nombres

D’autre part, il faudrait voir dans la philosophie pythagoricienne non

seulement une vision scientifique, mais aussi, et tout au contraire, une

spéculation superstitieuse et mythologique. Nous devons faire une

distinction stricte entre la conception moderne du nombre qui tend à

caractériser le nombre par une collection d’unités 7, et l’approche

pythagoricienne qui consiste à y voir non la répétition, mais la division de

l’unité :

« L’Un en se dédoublant se double, un a produit deux » 8

Le caractère distinctif de l’école pythagoricienne en ce qui touche les

nombres, c’est qu’il ne s’agit pas là d’une étude où les nombres sont objets de

« règles de calcul utiles pour les applications pratiques9 ». Ce sont plutôt les

propriétés abstraites des nombres qui sont favorisées. L’Un est, par exemple,

à distinguer de la monade, celui-là étant le principe des nombres, celle-ci des

7
Sans entrer dans les détails de ce qu’est la conception moderne du nombre, J. Brun oppose celle-ci à
celle des Pythagoriciens. Les temps modernes, pense-t-il se caractérisent par un règne de la quantité
qui fait qu’un Moderne quelconque décrirait par exemple le nombre 3 par l’addition de 1 à 1 et encore
à 1, ce qui impliquerait une répétition de l’unité. Par contre, le raisonnement des Pythagoriciens, que
Brun oppose à cette conception repose non sur un tel développement, mais au contraire sur un
enveloppement, de sorte que 3 ne soit pas trois fois 1, mais un tout divisé en 3. Autrement dit, ce n’est
pas, chez les Pythagoriciens, l’unité qui fait partie du nombre, mais contrairement, le nombre fait
partie de l’unité. C’est, croyons-nous, dans cette optique qu’il faudrait considérer la citation d’Aristote
et ainsi que les quelques paragraphes qui suivent.
8
Aristote, Métaphysique, XIV, 3.
9
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.132, Gallimard, 1991

9
choses nombrées10. Par-là, aboutissons-nous non à une vision où l’un ferait
partie du nombre, mais le nombre de l’Un.

Cette approche pythagoricienne différait de celle de ses prédécesseurs

égyptiens et mésopotamiens où les mathématiques étaient plutôt employées

comme un outil qui sert aux besoins pratiques, tels que le commerce, le

cadastre, l’architecture etc. Faisant abstraction des emplois quotidiens et

abordant l’étude des nombres comme une discipline indépendante, les

Pythagoriciens avaient été les premiers à faire de cet outil une science.

10
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 29.

10
Sous-section I - Le nombre comme représentation géométrique

Le nombre représente pour les Pythagoriciens une figure géométrique

et une harmonie mathématique, plutôt qu’une superposition d’unités. Citons

quelques exemples schématisés que J. Brun 11 et André Pichot12 ont pris dans

leurs ouvrages, représentant le génie mathématique de Pythagore :

La somme des nombres impairs est égal à la suite des nombres carrés,

c’est-à-dire :

1+3 = 22 ; 1+3+5 = 32 ; 1+3+5+7 = 42 ; 1+3+5+7+9 = 52 etc.

Loin de représenter le « règne de la quantité qui caractérise les temps

modernes »13, le nombre pythagoricien individualisé par la figure qu’il

désigne, possède « une personnalité qui exprime les relations de la partie et du

Tout à l’intérieur d’une harmonie »14. La figure donnée ci-dessus montre


comment le nombre est caractérisé par les Pythagoriciens, non comme une

série d’unités superposées mais comme une entité ayant sa propre

personnalité, ou, autrement dit, non comme une multiplication, mais comme

une division d’unités. Pour illustrer l’idée pythagoricienne du nombre, nous

11
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 30
12
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, Gallimard, 1991, pp. 135, 136,
162
13
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 28.
14
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, pp. 30-31.

11
allons donner encore quelques démonstrations graphiques. Pour nous

modernes, le nombre trois ne désigne pas nécessairement une figure

géométrique. Pourtant, si nous demandions à un contemporain quelconque

de représenter le 3 par des points, nous aurions probablement la réponse :

Q Q Q

alors que les Pythagoriciens l’envisageaient de la façon suivante :

Q
Q Q

Encore, Pythagore avait démontré que le carré de l’addition de a et b

correspondait à la somme des carrés de deux variables ajouté au double de

leur produit, ou, en termes mathématiques, (a+b)2 = a 2 + 2ab + b2. La


démonstration graphique en est la suivante :

Quant au très célèbre théorème de Pythagore 15, il était en effet basé sur

un triangle « sacré », c’est-à-dire un triangle rectangle dont les trois côtés

15
Ce théorème a beau porter le nom de Pythagore, aucun élément fiable ne nous permet de dire qu’il a
été découvert par celui-ci (v. Philosophie Grecque, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, en coll.
avec Jonathan Barnes, Luc Brisson, Jacques Brunschwig, Gregory Vlastos)

12
étaient formés de nombres successifs 3, 4, et 5, et dont la surface est égale à 6

(3x4/2). La propriété la plus importante de ce triangle était surtout le fait que

le carré tracé à base de son hypoténuse (côté faisant face à l’angle droit)

donne le total de deux carrés tracés à base de deux autres côtés. Il en est de

même, sans contredit, pour n’importe quel triangle rectangle.

En effet, ce qui nous intéresse le plus dans ces théorèmes et

démonstrations n’est point l’exactitude ni l’efficacité ni le génie

mathématique, mais la manière de concevoir ou visualiser le nombre. Sans

doute, l’exactitude est également une chose qui, par excellence, doit faire

objet de la philosophie. Cependant, ce que nous voulons souligner par ces

démonstrations, c’est surtout le fait que dans l’enseignement pythagoricien,

le nombre était décrit, à la différence des temps modernes (comme le signale

Brun) par une figure. Tandis que pour un moderne l’expression

mathématique « 52 » par exemple, ne désignerait probablement pas plus que

le résultat de l’opération « 5 x 5 », c’est-à-dire le nombre « 25 », Pythagore y

voyait une figure géométrique, un carré dont les côtés avaient cinq unités de

longueur.

Représentant non une superposition d’unités mais une figure, que ce

soit le triangle pour trois, le carré pour quatre, le pentagone pour cinq,

l’hexagone pour six etc., les nombres proprement dits étaient pour les

Pythagoriciens à la fois l’élément matériel et formel, inséparables des choses :

13
« Or, à cet égard, il apparaît qu’ils estiment, […], que le nombre

est principe, à la fois comme matière des êtres et comme

constituant leurs modifications et leurs états.16 »

Les nombres sont présents dans tout ce qui est dans la nature et leur

fournissent le principe du mouvement. D’autre part, tout en étant « dans »

les choses, ils sont aussi antérieurs à tout, ce qui leur donne le caractère

transcendant et immanent en même temps.

Sous-section II – L’élément religieux

Ordonnée selon des équations numériques, l’harmonie géométrique

fut également considérée comme un principe universel par les

Pythagoriciens qui, probablement par l’effet d’une croyance héritée de la

religion orphique, soutenaient que celui qui par la purification se corrige,

atteint à la connaissance de ce monde et remonte à un niveau où il saisit

l’harmonie universelle. L’homme, pour les Pythagoriciens, est un héritier de

l’ordre de l’univers. L’homme est un petit univers, ou l’univers est un être

humain calqué sur une grande échelle, d’où cette analogie entre la

cosmologie et l’éthique.

Les historiens de la philosophie s’accordent sur ce qu’il est légitime

d’établir une connexion ferme entre la religion orphique et le pythagorisme :

« La secte pythagoricienne doit se comprendre dans le cadre des courants mystiques

du VIe siècle, et notamment de l’orphisme17 ». Nous savons par maints


témoignages que les pythagoriciens vivaient en secte, menaient une vie

16
Aristote, Métaphysique, A, 5, 986a 15-20
17
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.130, Gallimard, 1991

14
communautaire et ascétique où régnait une discipline stricte, à savoir

l’interdiction de manger certains aliments, épreuves sévères pour le

recrutement des adeptes, obéissance absolue, jeûnes fréquents etc.

« C’est du milieu de l’orphisme que surgit la grande figure de

Pythagore, fondateur d’une communauté dont les membres

cultivaient ensemble la science et la sagesse, et qui est restée

comme le modèle de toutes les libres associations par lesquelles

les hommes, rompant le cadre des sociétés établies, ont voulu

s’unir pour le bien. Pythagore a dégagé la théorie de l’âme qui

était contenue dans les croyances orphiques, et l’a rendue partie

intégrante d’une vaste conception de l’univers » 18.

L’orphisme était une doctrine basée sur le salut personnel et

l’aspiration à la pureté. L’âme qui est d’origine divine selon la croyance

orphique, se trouve, en conséquence d’une chute liée à un péché,

emprisonnée dans un corps, et elle continuera de passer d’un corps à un

autre selon ses mérites. Elle ne retournera à sa patrie qu’après avoir expié sa

peine. Ce retour dans le pays divin n’est possible qu’à travers une

purification que l’âme devra subir pendant le cycle des réincarnations.

La conception de la métempsycose et celle du salut de l’âme par le


repentir existent également dans la doctrine pythagoricienne : « selon les

histoires des Pythagoriciens, n’importe quelle âme s’insinue en n’importe quel corps

au hasard19 ». L’âme, dans la doctrine pythagoricienne, est d’essence divine et

elle est immortelle. Si elle se trouve dans un corps qui est par nature

périssable, c’est qu’elle doit remplir sa punition lors de cet enfermement, et

18
La Philosophie Grecque, Charles Werner, éd. Payot, Paris, 1946, p.28.
19
Aristote, De l’Âme, I, 3, 407 b

15
elle n’est pas nécessairement dans un corps humain à chaque fois. Il arrive

que l’âme se voie résider dans un corps animal ou même végétal.

« On raconte qu’un jour passant près de quelqu’un qui

maltraitait son chien,

Rempli de compassion il (=Pythagore) prononça ces mots :

‘Arrête de frapper ! son âme, je l’entends, est celle d’un ami

Que j’ai pu reconnaître aux accents de sa voix’ » 20

Reprise par les stoïciens, la théorie de l’éternel retour avait même

acquis une valeur scientifique, étant basée sur un principe de causalité :

« En effet, s’il n’y a qu’un nombre fini d’événements possibles,

si chaque événement doit avoir une cause, et si une cause

quelle qu’elle soit doit toujours produire un semblable effet, on

peut démontrer que les éléments reviennent de la façon dont

Pythagore l’a postulée. »21

Encore à propos de cet éternel retour, Eudème, un des disciples

d’Aristote, disait :

« S’il faut en croire les Pythagoriciens, apprenez donc que les

choses seront de nouveau les mêmes (…) Moi aussi ; ce bâton à

la main, je causerai un jour de nouveau avec vous, qui serez

assis devant moi comme maintenant, et il en sera de même

pour tout le reste. »22

20
Diogène Laërce, Vies des Philosophes, VIII, 6.
21
Philosophie Grecque, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, en coll. avec Jonathan Barnes, Luc
Brisson, Jacques Brunschwig, Gregory Vlastos.
22
Simlicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 732, 30-37 cité dans Philosophie Grecque de
Monique Canto-Sperber et al.

16
Porphyre, à son tour, explique la doctrine pythagoricienne de la

métempsycose dans le paragraphe suivant :

« Toutefois les points admis (sur ce sujet) sont les suivants :

d’abord, que l’âme est immortelle ; ensuite, qu’elle passe dans

d’autres espèces animales, en outre qu’à des périodes

déterminées ce qui a été renaît, que rien n’est absolument

nouveau ; et qu’il faut reconnaître la même espèce à tous les

êtres qui reçoivent vie. Car ce sont là, d’après la tradition, les

dogmes que Pythagore le premier introduisit en Grèce. »23

Le châtiment de l’âme n’est pourtant pas interminable. Lors de

diverses formes d’existence qu’elle parcourt, elle a la chance de s’élever à « la

connaissance de la loi qui régit l’univers lorsqu’elle a vécu dans la justice et dans la

sainteté, l’âme retrouve sa liberté »24.

La vertu à laquelle l’âme est censée se consacrer pour se détacher de

ses entraves corporelles afin d’atteindre au stade de l’éternelle félicité, serait

la purification. La connaissance de la loi qui régit l’univers : il s’agit là de la

contemplation de l’Âme du monde qui se manifeste surtout dans l’ordre

impeccable de la révolution des astres :

« Il prétend en effet que l’âme est immortelle par sa

ressemblance avec les êtres immortels, et que cette

ressemblance lui appartient en vertu de son éternel

mouvement, car toutes les choses divines se meuvent toujours

23
Porphyre, Vie de Pythagore, 19. trad. E. des Places, DK 14 A 8 a ; Dumont, 117-118.
24
La Philosophie Grecque, Charles Werner, éd. Payot, Paris, 1946, p.29.

17
d’une façon continue –la lune, le soleil, les astres, et le ciel tout

entier. »25

La purification consiste aussi bien dans une vie juste que dans « la

connaissance qui permet d’approcher la vérité considérée comme pureté26 ». Il s’agit

ici d’une doctrine qui est à la fois héraclitéenne : les âmes qui, emprisonnées

dans des corps et humidifiées par des vices, ignorent le Logos.

Finalement, le pythagorisme comportait certes un côté scientifique.

Cependant, il faut admettre, à la lumière de ces données, que, cet aspect

scientifique du pythagorisme faisait partie d’une vision religieuse.

Sous-section III – Le nombre comme fondement de l’harmonie


universelle

C’est à ce stade qu’apparaît la notion de nombre comme figure

principale de la philosophie pythagoricienne. Il y a une loi universelle

derrière le rythme éternel qui règle la course ordonnée des planètes. Si

l’univers est un Cosmos, ses parties se trouvent agencées par une harmonie

et rien n’échappe à la loi du nombre qui exprime cette harmonie, ou, plus

précisément, l’essence même des choses. Le nombre est l’idéal dont les

choses procèdent, car « les choses existent en tant qu’elles participent à sa

souveraine réalité »27. Cette souveraine réalité étant celle de l’âme et non des
choses matérielles, l’effort de dévoiler la racine invisible des choses,

l’harmonie et le nombre reflétant un autre monde éternel par opposition au

nôtre qui est périssable ; on peut voir chez Pythagore une esquisse de la

philosophie platonicienne de l’Idée, aussi bien qu’une parenté avec la

25
Aristote, De l’âme, 405 a 30 – b1
26
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.131, Gallimard, 1991
27
Aristote, Métaphysique, A 5, 985 b, 23 – 986 b 8.

18
doctrine d’Héraclite, du moins en ce qui concerne le parti pris en faveur de la

pluralité des nombres et en posant pour principe, l’harmonie qui se définirait

comme la loi de la conciliation des contraires :

« Selon la doctrine des Pythagoriciens, les nombres sont pour

ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses »28

Paradoxalement, on peut également attribuer à Pythagore une part

d’influence sur le monisme, étant donné qu’au-dessus de l’harmonie

originelle au sein de laquelle vivent les nombres qui sont les principes

éternels, il y a l’unité qui est à la source du nombre qui donne naissance à

tous les êtres.29

Cette notion d’harmonie a également donné naissance à une

« musicologie pythagoricienne ». Ce principe, que nous avons cité plus haut,

de concilier les contraires, c’est-à-dire l’harmonie, est naturellement la chose

la plus recherchée dans ce que l’on appelle la musique, ou l’art de créer une

organisation de sons de manière à unir par une proportion les éléments en

discorde. Là, encore une fois, nous avons affaire aux nombres. Les rapports

des sons renferment eux aussi une arithmétique cachée :

« puisqu’on dit qu’il y a des nombres consonants, on ne saurait


trouver en dehors de l’arithmétique la raison de la consonance

qui a les plus grandes vertus, étant dans l’âme raisonnable la

vérité, dans la vie la félicité, dans la nature l’harmonie ; et

l’harmonie elle-même qui est répandue dans le monde ne

28
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.27. cité dans Les Présocratiques, J. Brun
29
Diogène Laërce, Vies des Philosophes, VIII, 25.

19
s’offrant à ceux qui la cherchent que lorsqu’elle leur est révélée

par des nombres. » 30

Toujours selon Théon de Smyrne, les Pythagoriciens avaient

également étudié la production des sons à partir des vases frappés et

l’avaient liée à une détermination numérique :

« Ces consonances, lus uns ont voulu les obtenir par des poids,

d’autres par des longueurs, d’autres par des mouvements

nombrés, d’autres encore par la capacité des vases. On raconte

que Lasus d’Hermione et les disciples d’Hippase de Métaponte,

ce dernier de la secte de Pythagore, ont observé sur des vases la

rapidité et la lenteur des mouvements à l’aide desquels les

consonances se calculent en nombres. Prenant plusieurs vases

de même capacité et semblables, on a laissé l’un vide et l’on a

rempli l’autre à moitié d’un liquide, puis on a frappé chacun

d’eux, on a obtenu la consonance d’octave. » 31

Nous rencontrons dans l’enseignement pythagoricien, une cosmologie

où la musique et l’harmonie des sphères célestes se trouvent mêlées l’une à

l’autre. La révolution des astres, par leur vitesse et par leur mouvement,

produisent elles aussi des sons harmoniques, les astres étant

harmonieusement distants :

30
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.65. cité dans les présocratiques, Jean Brun.
31
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.97. cité dans les présocratiques, Jean Brun.

20
« Les sept sphères donnent les sept sons de la lyre et produisent

une harmonie (c’est-à-dire une octave), à cause des intervalles

qui les séparent deux à deux. » 32

Associée à une théorie astronomique chez les Pythagoriciens, la

gamme musicale peut expliquer l’influence qu’avait subie Platon quand il

déclarait la musique et l’astronomie comme deux sciences sœurs 33.

Nous en arrivons encore une fois au fait que, chez les Pythagoriciens,

l’harmonie, la musique, l’astronomie et les nombres ne sont pas considérés

séparément, mais comme les divers aspects d’une même vision mystique du

monde. Cette vision se résumait dans la tradition islamique, de la manière

suivante :

« La cause des êtres dont ils prennent leur existence, leur ordre,

leur intégrité et leur perfection est Dieu. C’est de Lui que toutes

les choses émanent. Ceci est semblable à l’engendrement de

tous les nombres à partir du nombre « un ». L’unité est une

qualité qui appartient à Dieu. Parmi les nombres, l’un est le

seul à n’être composé d’aucune partie en faisant pourtant partie

de tous les autres et en les renfermant tous. De la même

manière, Dieu renferme tout l’être. »34

Le nombre donc, traduit en quelque sorte dans la philosophie

pythagoricienne, la relation entre l’Un et le multiple, entre l’au-delà et l’ici-

32
Alexandre d’Etolie, cité dans Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 34.
33
Rép., VII, 530 d.
34
Ihwan-al-Safa (Frères de la Pureté), Resaïl, III, p.55. in İslam Kaynakları ve Filozofları Işığında
Pythagoras ve Presokratik Filozoflar, H. Bekir Karlığa, Thèse de Doctorat, 1979

21
bas, ou, comme l’exprime Jean Brun, « les relations du Temps et des temps, de

l’Espace et des espaces, du Corps et des corps. »35

Sous-section IV - Le côté superstitieux

Quant au côté spéculatif (souvent reproché de superstition) de

l’arithmologie pythagoricienne, issue d’une conception métaphysique qui ne

semble plus être, en quelques points essentiels, celles des modernes, nous

allons donner quelques exemples.

Il faut d’abord préciser que les Pythagoriciens prenaient les nombres

non seulement quantitativement mais aussi qualitativement, par exemple les

nombres pairs pour féminins et les nombres impairs pour masculins :

« Si on les divise l’un et l’autre en unités, le pair montrera un

lieu vide au milieu, là où le non-pair a toujours le milieu rempli

d’une de ses parties, et pour cette cause [les Pythagoriciens] ont

opinion que le pair ressemble plus à la femelle et le non-pair au

mâle. » 36

Le 3 représentait le nombre parfait :

« …il est le premier nombre qui ait un commencement, un

milieu et une fin ; et il est à la fois ligne et surface, c’est, en effet,

un nombre triangulaire équilatéral dont tous les côtés valent

deux unités. Enfin le nombre 3 est le premier lieu et la

35
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 36.
36
Plutarque, Questions romaines, CII, 288 c, trad. Amyot.

22
puissance du solide, car l’idée de solide repose sur les trois

dimensions. » 37

4, premier carré des pairs, représentait l’équilibre et la justice ; 5,

l’addition du premier nombre féminin et le premier nombre masculin (2+3) ;

6, le produit de leur multiplication, par conséquent le mariage. 7 était tout à

fait particulier, étant le seul nombre qui ne soit le produit d’aucune

multiplication, et qui ne produit aucun nombre de la décade, d’où la

comparaison à la déesse Minerve qui n’a pas eu de mère et qui n’a elle-même

jamais été mère.

Parmi les dix premiers nombres, c’est surtout la tétractys (la décade)

qui semble avoir fasciné les Pythagoriciens le plus. A en croire à Jamblique,

leur serment était : « je le jure par celui qui a transmis à notre âme la tétractys en

qui se trouvent la source et la racine de l’éternelle nature » ; et on lui adressait

cette prière : « Bénis-nous, nombre divin, toi qui a engendré les dieux et les

hommes ! Ô sainte Tétractys, toi qui contiens la racine et le flux éternel de la

création, […] le Dix sacré, qui détient la clé de toutes choses. »38

Cette particularité de la Tétractys vient, selon Théon de Smyrne de ce

qu’ « elle complète la série des nombres, qu’elle comprend en elle-même la nature du

pair et de l’impair, de ce qui est en mouvement et de ce qui est immuable, du bien et

du mal. »39

Donnant le total des quatre premiers nombres (10 = 1+2+3+4), la

décade était représentée par une figure triangulaire :

37
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.77, cf. aussi p. 165, cité dans les présocratiques,
Jean Brun.
38
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 38.
39
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.175. cité dans Les présocratiques, Jean Brun.

23
Q

Q Q

Q Q Q

Q Q Q Q

Pour en finir avec la décade, nous allons citer un passage de

Nicomaque de Gérase, où la décade est décrite comme le prototype de

l’Ordre, ou de l’harmonie entre l’Un et la multiplicité :

« Comme le Tout était d’une multitude illimitée, il fallait un

Ordre […], or, c’est dans la Décade que préexistait un équilibre

naturel entre l’ensemble et les éléments […]. C’est pourquoi de

par sa raison le Dieu arrangeant avec art servit de la Décade

comme d’un canon pour le tout […] et c’est pourquoi les

choses, du ciel à la terre, ont pour les ensembles et les parties

leurs rapports de concordance basés sur elle et ordonnés

d’après elle. » 40

Du fait que le ciel représentait à l’âge antique la perfection, la décade

qui paraissait aux Pythagoriciens impliquer cette perfection exprimait pour

ceux-ci les planètes qui étaient au nombre de dix. Pourtant les corps visibles

n’étant qu’au nombre de 9, ils avaient dû y ajouter un dixième, l’Antiterre41.

Quoique le côté que nous n’hésitons pas aujourd’hui d’appeler

superstitieux de l’arithmologie pythagoricienne nous semble être loin de

l’approche scientifique moderne, il serait légitime quand même de lier

l’apparition des mathématiques comme une discipline autonome plutôt à la

mystique numérique qu’à l’utilisation des nombres dans la vie quotidienne

40
Cité dans Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 39.
41
Aristote, Métaphysique, A 5, 986a 10

24
pour des raisons pratiques. Autrement dit, en ce qui concerne

l’indépendance des mathématiques comme une science basée sur

l’abstraction, la contribution de la croyance selon laquelle le nombre faisait

partie d’une vérité surnaturelle a été plus grande que l’étude du nombre pris

comme objet du calcul :

« L’exploration systématique des combinaisons numériques que

semblent avoir faite les Mésopotamiens a ébauché l’étude des

nombres et de leurs propriétés en eux-mêmes ; mais c’est à

l’école pythagoricienne et à l’étude qu’elle a faite de ces

nombres et de leurs propriétés comme approche d’une vérité

transcendante et mystique que revient le mérite de la

constitution des mathématiques proprement dites.42 »

En d’autres termes, la distinction entre le nombre comme moyen de

calcul et le nombre en soi fut une première tentative d’organiser en un tout

les propositions et démonstrations rationnelles. Celles-ci étaient unifiées en

une totalité ferme et cohérente puisqu’elles appartenaient à un niveau de

vérité supérieure à la nature et qui lui fournit sa structure et son harmonie.

La nature était conçue par les Pythagoriciens comme étant soumise aux

relations numériques, d’où la conclusion qu’elle était régie par les nombres ;

et d’autre part, lorsque l’on dit une maison ou cinq fleurs, le nombre un ou le

nombre cinq ont une existence qui n’est pas semblable à celle de la maison ou

à celle des fleurs ; d’où la conclusion que le nombre est en dehors de la

nature.

42
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, Gallimard, 1991, p. 141

25
Section III – Filiation

Par opposition à l’école éléate qui traite la multiplicité des êtres, le

mouvement et le temps comme des illusions, Pythagore faisait partie, avec

Héraclite, de la philosophie de la multiplicité et de l’harmonie. Cette dernière

exige d’ailleurs nécessairement plus d’un élément :

« La pensée de ces anciens philosophes 43 qui ont admis la


pluralité des éléments de la nature […] Il en est d’autres44, au

contraire, qui ont professé que le Tout est une seule réalité

[…]45 »

Quasiment contemporains, on a l’habitude de considérer ces deux

philosophes comme étant influencés l’un de l’autre. Quoique par raillerie,

Héraclite dit lui-même, dans un de ses fragments que Pythagore « s’est

adonné à la recherche plus que tous les hommes »46.

Aristote souligne, dans la Métaphysique A 6, que la théorie de Platon

était en accord le plus souvent avec celle des Pythagoriciens. Sa théorie des

idées reposait en effet, sur la théorie pythagoricienne d’imitation des nombres.

Le mimésis des Pythagoriciens était basé sur la thèse que « la nature sensible et

externe des choses est modelée sur leur nature interne, qui est d’essence

numérique47. »

La réception de cette thèse que les choses sont une imitation des

nombres n’a pas toujours été de la même manière. Certains ont voulu faire

des nombres la substance dont sont faites toutes choses. Cet argument
43
Les Pythagoriciens
44
Xénophane, Parménide et leurs continuateurs.
45
Aristote, Métaphysique, A 5, 986b 9-10
46
Héraclite, frag. 129
47
Aristote, Métaphysique A 6, trad. J. Tricot, éd. Vrin, 1991, Paris, note du traducteur, p.58.

26
aboutit à prétendre que prises dans leur origine ultime, les choses sont des

nombres. Pour d’autres, le mot imiter sera employé au sens qu’elles sont

faites à base des relations numériques 48. A cette confusion, Platon mit fin, en

plaçant les nombres en dehors des objets sensibles : alors que pour les

Pythagoriciens les choses étaient des nombres mêmes, Platon a posé entre les

idées et les objets sensibles, les choses mathématiques comme intermédiaire,

et ceci grâce, explique Aristote, à sa connaissance de la dialectique, ignorée

au temps de Pythagore49. D’ailleurs, la manière dont Platon fonde la


multiplicité des Idées semble assez proche de celle dont les Pythagoriciens

usent pour justifier la pluralité des nombres, c’est-à-dire à partir de l’Un et de

la dyade indéfinie. Nietzsche va jusqu’à privilégier l’élément pythagoricien

dans la formation de la théorie platonicienne des Idées au détriment

d’Héraclite et même de Socrate :

« Nous avons vu la signification de la doctrine des héraclitéens

et ensuite l’importance de Socrate. Il est frappant que jusqu’à

maintenant l’influence la plus essentielle n’ait pas été

mentionnée – celle des Pythagoriciens.50 »

Les Pythagoriciens ont précédé les Platoniciens en plusieurs aspects

dont les plus importants sont mentionnés plus haut. Nous pourrions tout de

même en ajouter quelques autres pour mieux mettre à jour la parenté entre

ces deux courants de pensée. La théorie de la migration des âmes qui sont au

monde et emprisonnées chacune dans un corps à titre de pénitence,

hésitation envers toute connaissance acquise par les sens, l’intérêt à la

48
David Ross, I, 163 : It is probable… that the sixth century Pythagoreans treated things as
“imitating” number, i. e. as exhibiting numerical relations, while those of the fifth century treated
number as the very stuff of which things are made.
49
Aristote, Métaphysique, A 6, 987b 31
50
Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, éd. L’éclat, 1998, p. 51

27
politique, et l’établissement d’une secte chez l’un et d’une école chez l’autre

sont encore des points communs entre ces deux courants philosophiques.

28
DEUXIEME CHAPITRE - SEXTUS EMPIRICUS :Le nombre n’est rien

Section I – Position sceptique

Après avoir exposé, au chapitre premier, une position totalisatrice, à

savoir celle des Pythagoriciens pour qui le nombre était tout, nous avons

voulu donner un exemple contraire, c’est-à-dire annihilant, à savoir la théorie

des nombres de Sextus Empiricus, qu’il expose dans les « Esquisses

pyrrhoniennes ». Cette théorie montre les caractéristiques du scepticisme,

qui, surtout avec Enésidème, tend à ramener toute génération à l’impossible.

Nous ne sommes pas à même de dire quelle fut exactement l’influence

de Sextus sur Plotin, ou même s’il en a eu ou pas. Mais, il y a toujours une

grande part de probabilité que Plotin ait été informé sur le courant en

question. En effet, Sextus avait vécu à peu près un siècle auparavant, et la

plupart des argumentations de Sextus dans les Esquisses se voient réfutées,

ou, du moins répondues, dans les Ennéades.

Section II – Représentation simplifiée du traité « Du Nombre »

Ci-dessous est un résumé du traité « Du Nombre », qui se trouve dans

les Esquisses Pyrrhoniennes de Sextus Empiricus. Nous n’avons pas

longuement paraphrasé le texte qui suit une argumentation assez claire.

Nous avons adopté l’ordre chronologique de Sextus, réduit en formules

courtes ses phrases longues, conservé les numéros de paragraphe, et

numéroté les propositions par des lettres et par des nombres, selon leur

degré de dépendance.

29
[151]51 Le temps ne s’observe pas sans nombre. Nous savons par ouï-

dire qu’il existe quelque chose comme le nombre.

[152] Les successeurs de Pythagore disent :

• que les choses apparentes sont composées de quelque chose,

mais qu’il faut que les éléments soient simples. Donc les

éléments sont obscurs.

• que parmi les choses obscures les unes sont des corps, comme

les vapeurs et les masses, les autres incorporels comme les

formes52 (skemata), les idées (ideai) et les nombres (arithmoi).

• que parmi elles les corps sont composés, étant constitués de

longueur, de largeur, de profondeur et de résistance ou de

poids.

Donc : Les éléments sont non seulement obscurs mais aussi

incorporels.

[153] Chacun des incorporels est un, deux, ou plus, donc a un

nombre. Donc ; les éléments des étants sont les nombres obscurs,

incorporels et observés dans toutes choses.

La dyade indéfinie naît de l’association de l’unité. Les autres

deux deviennent des deux par participation à elle.

51
Les nombres donnés entre crochets désignent le numéro de paragraphe de l’ouvrage de Sextus
Empiricus.
52
Aristote, Métaphysique, Livre H, 1 [1042 a] : […] Or, parmi les substances, les unes ont obtenu
l’assentiment de tous les philosophes, d’autres, au contraire, n’ont été reconnues ouvertement que par
certaines Ecoles particulières. Celles sur lesquelles tous tombent d’accord sont les substances
naturelles, comme le Feu, la Terre, l’Eau et les autres corps simples ; ensuite les plantes et leurs
parties, les animaux et les parties des animaux ; enfin l’Univers physique et les parties de l’Univers
physique. Quant aux substances qui ne sont admises que par quelques Ecoles particulières, ce sont les
Idées et les choses mathématiques. […]

30
[154] Les nombres observés dans les choses nombrés sont

engendrés de l’unité et de la dyade indéfinie. Les pythagoriciens

disent que l’univers aussi est constitué de nombres. Pour eux :

• le point signifie la notion 53 de l’unité


• la ligne signifie celle de deux (elle se trace entre deux

points)

• la surface signifie celle de trois (elle est l’écoulement

latéral d’une ligne vers un troisième point situé de côté)

• le corps signifie celle de quatre (il se produit par le

soulèvement de la surface vers un point situé au-dessus)

[155] Pour les pythagoriciens, les corps et l’univers entier sont

régis par des rapports harmoniques.

[156] Pour les pythagoriciens, le nombre est quelque chose de

différent des choses nombrées ; car :

• si l’animal est un, la plante ne pourra plus être une,

puisque ce n’est pas un animal.

Pourtant la plante est une aussi. Donc : ce n’est pas en

tant qu’animal que l’animal est un, mais en vertu du

quelque chose d’autre observé en même temps que lui en

dehors de lui, dont chacun participe et par lequel il est un.

En plus ;

• si le nombre est les choses nombrées, alors il faudra dire

que le nombre est les hommes, les bœufs, les chevaux,

ou bien blanc, noir, barbu, lorsque les choses mesurées

sont telles.

53
ici, « la notion » désigne « le logos »

31
[157] Ceci est absurde, donc encore une fois, le nombre n’est

pas les choses nombrées, mais a une existence propre à côté d’elles.

Suivant cette existence propre ; le nombre est observé dans les

choses nombrées Logiquement ; si le nombre existe, alors :

• (A)54 soit il est les choses nombrées elles-mêmes

• (B) soit il est différent d’elles et extérieur à elles.

Mais en vérité, selon Sextus Empiricus, toutes les deux

propositions sont fausses, c’est-à-dire ni (A) ni (B) est vrai, étant donné

que les pythagoriciens ont déjà démontré la fausseté (A), et que,

comme sera suggéré dans les pages qui viennent, (B) est également

faux. Donc le nombre n’est rien.

[158] Démonstration de la fausseté de la proposition (B), c’est-à-

dire de ce que le nombre n’est pas extérieur aux choses nombrées :

(B) Si l’unité est quelque chose en soi :


Alors, chacune des choses qui y participe devient une par cette

participation. Dans ce cas, cette unité sera soit une (B1), soit aussi

nombreuse que les choses qui y participent.

(B1) Si elle (l’unité en soi) est une :

Les choses qui y participent, participent

(B1a) ou bien à sa totalité,

(B1b) ou bien à une de ses parties 55.

54
Nous avons préféré de représenter les propositions principales par des majuscules ; les
subordonnées par des chiffres arabes ; les alternatives qui dépendent de ces subordonnées, par des
minuscules. Le texte original ne contient aucun de ces indices.
55
« à sa totalité ou à ses parties » : Il est impossible de parler d’un entier que sera cette unité, et dont
les parties seront également des uns. Donc, la totalité dont il s’agit ici n’est point un un qui a des
parties, ce qui serait contradictoire. La question qui s’introduit est la suivante : devons-nous prendre
l’un comme une entité indivisible, ou comme un ensemble ayant des parties ?

32
Prenons (B1a) comme vrai ; alors :

Si l’homme un participe à la totalité de l’unité absolue qui est

une, cela veut dire qu’il possède l’unité tout entière,

Alors il y a plus d’unité à laquelle participeront le cheval un, le

chien un, ou chacune des choses que nous disons une.

[159] (suite de la démonstration)

par exemple : s’il existe un seul manteau pour plusieurs

personnes nues, dès qu’une personne parmi les autres met ce manteau,

les autres resteront nues et privées de manteau.

Donc ; le cas (B1a), c’est-à-dire la proposition selon laquelle les

choses qui participent à l’unité en soi qui est une participent à sa

totalité, s’avère faux.

Prenons (B1b) comme vrai (c’est-à-dire la proposition selon

laquelle les choses qui participent à l’unité en soi qui est une

participent à une de ses parties) ;

• Première objection : Dans ce cas, il faudra admettre d’abord que

l’unité peut avoir des parties ; et ces parties en lesquelles l’unité

se divise seront en nombre infini, ce qui est absurde.

• Deuxième objection : Deux est une partie de dix, mais n’est pas

dix. De la même manière, une partie de l’unité ne sera plus une.

Alors, rien ne participe de l’unité, et les choses particulières

doivent participer dans ce cas à une unité qui n’est pas unique,

ce qui est également absurde.

[160] Réfutation du (B1b) :

33
Les propositions (B1a) et (B1b) étant fausses, on conclut que la

proposition B1 est fausse. Reste à voir le cas (B2) ; c’est-à-dire l’unité

en soi (supposée existante) est aussi nombreuse que les choses qui y

participent.

Autrement dit :

• Chaque chose particulière est une par participation à

une unité,

• Le nombre de ces unités est égal aux choses nombrées

(B2)

• et les choses nombrées étant en nombre infini, le nombre

des unités par participation auxquelles chacune des

choses particulières est dite une, sera également infini.

Alors dans ce cas,

• (B2a) soit ces unités participent à une unité de rang

supérieur, qui fait qu’elles sont une ;

• (B2b) soit elles participent à des unités en nombre

égal au leur, qui fait toujours qu’elles sont une ;

• (B2c) soit elles ne participent pas à une unité de rang

supérieur ; et donc elles ne sont pas des unités.

[161] , [162] La proposition (B2c) est éliminée, car :

Si les unités (auxquelles les choses particulières participent)

peuvent être des unités sans participer à une unité de rang supérieur,

les choses sensibles aussi pourraient être unes sans participation, et

dans ce cas la proposition (B) toute entière, c’est-à-dire la prétention

que l’unité est quelque chose en soi, se voit immédiatement renversée.

La proposition (B2a) est éliminée, car :

34
Si les unités participent à une seule unité de rang supérieur,

alors :

• (B2a’) soit chacune des unités participe à une partie de

cette unité de rang supérieur

• (B2a’’) soit chacune des unités participe à la totalité de

cette unité de rang supérieur

Donc, ce dernier raisonnement nous renvoie aux absurdités du

début (Retour à B1a et B1b).

La proposition (B2b) est éliminée aussi, car :

Si chacune des unités participe à une unité qui lui est propre,

nous devrons donc supposer :

• une unité de rang supérieur à chaque unité à laquelle

participe chaque chose particulière, et

• une unité de rang supérieur propre à chaque unité de

rang supérieur propre à chaque unité a laquelle participe

chaque chose particulière ; et cela à l’infini.

Réfutation du (B2)

Les propositions (B2a), (B2b), (B2c) étant toutes fausses, il est

impossible d’affirmer :

• qu’il y a plusieurs unités (B2) intelligibles en soi (B), par

participation auxquelles chacun des étants est un ; et

• que chacun des étants est un parce qu’il est devenu un

par participation à des unités (B2) qui lui sont propres.

[163] Il est donc absurde de dire qu’il y a autant d’unités que de

choses qui y participent. Alors,

• si l’unité n’est ni unique par soi-même (B1 déjà réfuté),

35
• ni en nombre égal aux choses qui y participent (B2 réfuté

précédemment),

(B1) et (B2) étant des propositions fausses, la proposition (B) selon

laquelle l’unité serait quelque chose en soi devient automatiquement

fausse.

Donc, il n’existe absolument pas d’unité par soi, et de la même

manière, aucun nombre n’existe par soi.

Réfutation des propositions principales (A) et (B) :

• Si le nombre n’est pas les choses nombrées elles-mêmes

comme prétendu dans la proposition (A), réfutée par les

pythagoriciens, et

• Si le nombre n’existe pas par soi-même comme prétendu

dans la proposition (B) qui vient d’être réfutée,

N’étant ni (A) ni (B), le nombre n’est rien.

[164] , [165] Introduction d’une troisième proposition

indépendante pour démontrer la fausseté de (B) :

Si le nombre est antérieur aux choses nombrées, c’est-à-dire si

(B) est vrai et par conséquent l’unité est quelque chose en soi, alors

deux est engendré à partir de un (B3).

(B3) : Pour que « deux » soit possible, il faut qu’il y ait une

multiplicité d’unités, c’est-à-dire qu’il y ait plus d’une unité, et dans

une multiplicité d’unités, les unités peuvent :

• (B3a) s’accumuler,

36
• (B3b) se dissiper,

• (B3c) rester séparées (rien ne leur est ni ajouté ni

soustrait )

Réfutation de ces trois cas :

• (B3c) Dans ce cas, il n’y a pas de deux à examiner car une

unité séparée des autres unités n’a pas de deux observé

avec elle du fait de sa propre définition.

• (B3b) Dans le cas de la soustraction 56. Pris dans ce sens,

la soustraction connote ici une fragmentation, il n’y aura

pas de deux non plus, car les unités vont diminuer.

• (B3a) Pour conjoindre les unités séparées de sorte

qu’elles font deux, il leur faut le principe de cette

conjonction, c’est-à-dire il faut qu’un « deux » de rang

supérieur leur soit ajouté de l’extérieur. Dans ce cas, ce

qu’on estime être deux sera quatre, car avec une unité,

plus une unité, plus un deux ajouté de dehors, on

aboutira au nombre quatre.

[166] Le deux étant pris à titre d’exemple, le même

raisonnement peut s’appliquer à n’importe quel nombre que ce soit.

Donc, les nombres composés ne sont engendrés à partir des nombres

de rang supérieur

• ni par soustraction,

• ni par addition,

• ni sans soustraction ni addition.

56
Soustraire, par définition, c’est ôter une quantité quelconque, d’un ensemble de même nature. C’est-
à-dire, en parlant de la soustraction, nous sommes forcément dans le cadre d’un ensemble ayant des
parties. Pris dans ce sens, la soustraction connote ici une fragmentation.

37
On peut en conclure que le nombre en soi, c’est-à-dire existant

en dehors des choses nombrées ne peut se générer.

Mais pourtant, les nombres composés doivent avoir été

engendrés de quelque manière, car ils ne peuvent pas être

inengendrés du fait même qu’ils sont composés (à partir des nombres

de rang supérieur).

Donc, le nombre n’existe pas par lui-même.

[167] Encore une fois, arrivons-nous au résultat que le nombre,

n’étant pas observé en lui-même, et n’ayant pas d’existence dans les

choses nombrées, n’est rien.

38
DEUXIEME PARTIE : LES ASCENDANTS PRINCIPAUX DE

LA PENSEE PLOTINIENNE : DU PROBLEME D’UNITE –

MULTIPLICITE VERS LA QUESTION DES NOMBRES

39
PREMIER CHAPITRE - PARMENIDE

Il est inutile d’entrer dans le détail pour expliquer la nécessité

d’évoquer Parménide l’éléate en parlant de Plotin. Ils ont tous deux mis au

cœur de leur philosophie la notion d’unité, bien que l’un plotinien diffère

largement de l’un parménidien qui était une réfutation de la cosmologie

ionienne, à savoir celle d’Héraclite.

Pour attaquer les thèses de ses prédécesseurs, Parménide avait

développé une notion d’unité ferme, repliée sur soi, immuable, inchangeable,

indivisible, dont on ne peut qu’affirmer l’existence et nier l’inexistence.

La voie de la vérité que Parménide oppose à la voie de l’opinion

requiert que l’ami de la vérité s’éloigne de l’illusion de la multiplicité

qu’enseigne l’expérience directe qui est trompeuse :

« Qu’une habitude, née d’expériences multiples, ne

t’entraîne pas en cette voie : mouvoir un œil sans but, une

oreille et une langue retentissantes d’échos ; mais par la

raison, décide de la réfutation que j’ai énoncée, réfutation

provoquant maintes controverses. » 57

pour parvenir par la suite à une seule vérité concevable qui est une sphère

immobile et indestructible :

57
Parménide, Frag. 7,8

40
« Il ne reste plus qu’une seule parole, celle de la voie

<énonçant> ‛est’. »58

Cette sphère parménidienne incréée et incorruptible s’oppose aux

substances primordiales proposées par les Ioniens surtout en ce qu’elle n’est

point infinie :

« Où que je commence, cela m’est indifférent, car je

retournerai à ce point de nouveau. » 59

Plotin gardera entre autres cette position parménidienne vis-à-vis de

l’infinité :

« […] c’est nous qui inventons par la pensée un nombre plus

grand que tout nombre proposé, et l’infini naît grâce à cette

opération que nous faisons sur les nombres. »60

Nous reviendrons plus tard aux détails de ce que Plotin pense de

l’infini, dans le chapitre où nous essayerons d’exposer l’apport de Plotin.

Pourtant, partisans tous deux du monisme, Parménide et Plotin partagent,

pourrait-on dire, un avis semblable en plus d’un points de vue, vis-à-vis de

l’infinité. N’étant qu’une opération de l’âme qui compte selon Plotin, l’infini

fait partie chez Parménide du domaine de l’opinion :

« Car une puissante Nécessité le retient dans les liens d’une

limite qui l’enferme de toutes parts ; aussi est-ce règle

58
Parménide, Frag. 8
59
Parménide, Frag. 5
60
Plotin, VI, 6, 18.

41
établie que ce qui est ne soit pas dépourvue

d’achèvement. »61

Etant entier, tout, plein et un, il n’y a rien qui puisse empêcher l’Être

de se tenir uni et ne s’éparpille-t-il point. Il est « borné de liens énormes » 62. Il

est là où il est et demeure par lui seul. Comme indiqué ci-dessus, il ne peut

être inachevé, ce qui serait de lui attribuer un manque, une imperfection. Or,

avec le tout peu de multiplicité qui supposément entre en l’un, il ne serait

plus un et serait sujet au manque, ce qui le conduirait à manquer de tout. Il

est sans manque, complet, et il ne peut y avoir rien d’autre que lui-même :

« Rien d’autre en effet n’est ni ne sera, outre ce qui est,

puisque, lui, le destin l’a enchaîné de telle façon qu’il soit

entier et qu’il soit sans mouvement 63. »

Tout ce que les mortels croient apparaître et disparaître sous de

multiples formes, changer de place, varier de couleur etc. ne sont qu’un nom,

n’ayant d’existence véritable en rien. Plus loin à la ligne 44 du même

fragment, Parménide parle explicitement d’une limite imposée à l’être :

« De plus, puisqu’il y a une limite extrême, il est de tous

côtés achevés […] 64 »

Chez Parménide, tout comme chez Plotin, l’infini n’est qu’une

métaphore née du besoin de conceptualiser le résultat d’un procédé mental

dont on ne peut aboutir à la fin, à savoir le fait qu’il est toujours possible

d’imaginer un plus grand à partir d’un nombre donné. L’être de Parménide a

61
Parménide, Frag. 8, 30-3
62
Parménide, Frag. 8, 26-28
63
Parménide, Frag. 8, 38
64
Parménide, Frag. 8, 44

42
beau s’encercler dans ses limites extrêmes ; unique et entier, il est « sans

terme » en ce sens qu’il est éternel, c’est-à-dire inengendré et impérissable.

D’où l’être provient-il ? Quelle est son origine ou bien sa source ?

Selon Parménide, l’être vient soit de l’être, soit du non-être. Or, l’être

est, et ceci est tout ce que l’on peut en dire, et le non-être n’est pas. L’être est,

car il est possible d’être et il n’est pas possible que ce qui n’est rien soit 65.
Jamais on ne peut attribuer de l’être au non-être. Il n’est donc pas possible

que l’être vienne du non-être. D’ailleurs le « n’est pas » n’est ni dicible, ni

pensable 66. En plus, s’il venait du néant, pour quelle raison serait-il né à tel

moment donné et non à tel autre ?

L’être ne provient donc pas du non-être. Reste à voir alors l’autre

proposition, celle selon laquelle ce serait de l’être qu’il viendrait à l’existence.

Mais, si l’être est, dire qu’il est venu à l’être, c’est dire qu’il n’était pas. Or il

n’y a pas eu ni ne sera un moment où il n’a pas été ou ne sera pas, « puisqu’il

est maintenant, tout entier ensemble, un, continu » 67. Il devient alors inutile de

chercher pour lui une origine. Il ne lui convient aucun commencement,

aucune fin :

« Quelle origine en effet chercheras-tu pour lui ? Vers où, à

partir d’où se serait-il accru ? 68 »

Toute genèse et toute destruction ainsi réfutée, la sphère

parménidienne surgit inengendrée. N’importe quel commencement que nous

lui attribuions, il serait toujours possible de rapporter ce commencement à

65
Parménide, Frag. 6, 1-2
66
Parménide, Frag. 7, 7-9
67
Parménide, Frag. 8, 5-6
68
Parménide, Frag. 8, 6-7

43
un autre qui est antérieur. Ce faisant, nous accéderions dans le domaine de

l’infinie répétition. Or, nous sommes dans le domaine de l’éternel, c’est-à-

dire de ce qui est hors du temps, qui n’admet ni antériorité ni postériorité. Il

n’est même pas nécessaire pour Parménide de discuter à propos de l’être s’il

a été engendré ou s’il aura une destruction, puisque ces modes verbaux

mêmes, indiquant le passé et le futur montrent combien ceci est vain. L’être

est par lui seul, entier et semblable à lui-même69.

Indivisible, l’être n’a point de parties, il est immuable, il ne se déplace

pas et il n’est pas sujet au changement. Il n’a aucune autre propriété que

d’exister. Il est, et c’est tout.

Il en va de soi que, dans ces circonstances, le monde que nous croyons

vivre dedans n’est qu’illusoire, sans existence véritable. C’est une pure

apparence et cette apparence est trompeuse. Ce n’est que la voie de l’opinion

qui peut justifier le monde des apparences, et cette justification est basée sur

le témoignage des sens. Alors que la voie de la vérité consiste à contempler

l’être en soi par la raison et non par les sens.

Le raisonnement de Parménide, ou pour être plus fidèle au texte, cette

vérité que lui révèle la déesse repose essentiellement sur deux prémisses :

premièrement l’impossibilité que du néant puisse provenir quoi que ce soit,

et deuxièmement l’impossibilité d’une série de causes qui se répètent à

l’infini.

Nous verrons une attitude semblable envers l’infini, chez son disciple,

Zénon d’Elée. Il attaquera la thèse pythagoricienne que l’univers est

constitué de quantités discontinues de la même manière dont son maître

69
Parménide, Frag. 8, 19-22

44
avait attaqué le positivisme ionien. En prenant la notion d’infini et en

l’appliquant aux choses quotidiennes du monde des apparences, il montre

l’absurdité de l’illusion de la multiplicité qui nous est fournie par nos sens.

Selon les paradoxes célèbres de Zénon, nous croyons seulement voir la flèche

voler, nous prétendons qu’Achille rattrapera la tortue etc. or tout

déplacement, toute grandeur, tout mouvement, tout changement est en

vérité impossible. A force de démontrer à plusieurs reprises à travers ses

paradoxes que ce que nous supposons être une pluralité, ou un devenir n’est

autre chose que vaine illusion, et que ces concepts sont contradictoires par

leur nature même, Zénon, défend comme son maître la thèse de l’unicité de

l’être qui, absolu et immuable dans son unicité, ne se laisse appréhender que

par la pensée, étant donné que les apparences qui semblent justifier ou

rendre possible la multiplicité sont du côté de l’opinion et insatisfaisantes.

Voyons le résumé d’une conversation probablement imaginaire entre

Socrate et Zénon, au début du dialogue intitulé Le Parménide de Platon pour

illustrer comment la pensée éléate et la parenté entre Parménide et son

disciple étaient vues par Platon :

« Socrate : […] ton argumentation aboutit à prouver que le

multiple n’existe pas, de sorte que tu ne fais que répéter

sous une autre forme la thèse de Parménide, que l’un seul

existe.

Zénon : Je n’ai pas eu d’autre prétention que d’appuyer sur

la thèse de mon maître, en montrant aux partisans du

multiple qui la critiquent, que la thèse du multiple entraîne

des conséquences plus ridicules que la thèse du l’unité70 »

70
Platon, Le Parménide, résumé 127e – 128e

45
L’un ainsi affirmant l’unité et l’autre niant la multiplicité, au Vè siècle
avant notre ère, maître et disciple avaient donné un nouvel élan à la

philosophie, qui servirait de fondement à un courant philosophique que l’on

appelle monisme, lequel aurait influencé maints penseurs au cours des

siècles, entre autres Plotin, Spinoza, Berkeley, Hegel, etc.

Plotin affirme lui-même que sa doctrine n’est pas nouvelle et est le

développement de celle de ses prédécesseurs, à savoir Parménide et Platon :

« Nos théories n’ont donc rien de nouveau, et elles ne sont

pas d’aujourd’hui ; elles ont été énoncées il y a longtemps,

mais sans être développées, et nous ne sommes aujourd’hui

que les exégètes de ces vieilles doctrines, dont l’antiquité

nous est témoignée par les écrits de Platon. Avant lui,

Parménide était partisan d’une doctrine semblable, quand il

réduisait à l’unité l’être et l’intelligence et quand il déclarait

que l’être n’était pas dans les choses sensibles. « Penser et

être, disait-il, c’est la même chose ». L’être, d’après lui, est

immobile ; bien qu’il lui adjoigne la pensée, il en nie tout

mouvement corporel, afin qu’il reste identique à lui-même.

Il le compare à une masse sphérique, parce qu’il a toutes

choses incluses en lui et parce que la pensée ne lui est pas

extérieure mais intérieure. Mais, en l’appelant l’Un dans ses

écrits, il encourait un reproche, puisque ce prétendu un se

trouve multiple. Le Parménide de Platon est plus exact ; il

distingue le premier un, ou un au sens propre, le second un,

qui est une unité multiple, et le troisième qui est unité et

46
multiplicité. Il est ainsi d’accord avec la théorie des trois

natures. »71

Voilà le moment décisif où l’un plotinien diffère de l’un parménidien :

selon Plotin, Parménide confond l’Un et l’Intelligence. Pour laisser place à la

multiplicité hors de l’un suprême, Plotin le purifie de toute multiplicité en le

mettant au-delà même de la pensée et de l’être.

Ceci est la principale distinction entre les deux systèmes : l’un

plotinien n’est pas un être qui se pense soi-même, lequel ne serait plus un un

par excellence, mais un un multiple étant donné que penser soi-même

nécessite un dédoublement. Il est un parce qu’il se pense lui-même, c’est-à-

dire parce que lui et son objet ne font qu’un ; mais il est en même temps

deux, parce qu’il pense, car l’acte de penser suppose un objet à penser72. Or,

le composé n’existe qu’en fonction du simple, et « s’il y a multiplicité, il faut,

avant cette multiplicité, une unité 73 ». C’est donc pourquoi, voyant la chose

dans cette optique, Plotin juge l’un parménidien comme une unité multiple.

Il pose alors au-dessus de cet un multiple, le tout Premier qui lui serait

antérieur, et c’est ainsi qu’il dépasse la difficulté de la philosophie

parménidienne : l’être de l’école éléate était coincé dans sa fermeté tandis que

l’un plotinien s’ouvre vers une pluralité par des couches intermédiaires.

L’Un ou le Bien, chez Plotin, n’est pas une certaine chose. Quand il

nous parle de l’un ou de l’autre, il nous parle d’une seule nature à laquelle il

ne serait légitime d’attribuer aucun prédicat. L’appellation n’est autre chose

qu’une nécessité de désignation autant que possible. Parler de l’Un c’est

parler de l’absolument simple car ce qui est fait de plusieurs choses dépend

71
Plotin, Ennéades V 1 [10] 8, 12-31
72
Plotin, Ennéades, V 6, 1
73
Plotin, Ennéades, V 6, 3, 28

47
nécessairement de ce dont il est fait. Or étant premier, l’Un ne dépend de rien

et n’a rien au-dessus. D’ailleurs, il n’est pas contenu en autre chose ni ne

contient en lui aucune autre chose.

Ce principe est en tête de la métaphysique plotinienne car on ne peut

pas remonter à un autre principe que l’Un, qui, n’étant pas une combinaison

est simple et primitif, et après quoi viennent l’intelligence et l’âme. Ceci est la

nature triple de la réalité intelligible et ces trois termes ne peuvent ni

diminuer, ni augmenter : « Si l’on dit qu’il y a moins, il faut déclarer identiques

ou bien l’âme et l’intelligence, ou bien l’intelligence et le Premier74 ». Cela est,


paraît-il, le cas de Parménide, à en croire la critique de Plotin sur Parménide

où il lui reproche de confondre l’Un et l’Intelligence : « […] Parménide était

partisan d’une doctrine semblable, quand il réduisait à l’unité l’être et l’intelligence

[…]75 »

L’objection plotinienne vient au moment où Parménide adjoigne à

l’être la pensée, auquel il nie tout mouvement de sorte qu’il reste identique à

lui-même.

D’ailleurs, la pensée de soi-même n’appartient point à l’âme ni à l’Un

mais à l’Intelligence. Si l’Un suprême pensait, comme le cas de l’un

parménidien, il ne s’agirait plus d’un un tout simple au sens propre du

terme, mais d’un un qui contiendrait en lui toutes choses incluses, la pensée

lui étant non pas extérieure mais intérieure. Il en découle que, pensée et être
pris comme étant une même chose, comme dans la célèbre formule

parménidienne76, on entre dans le domaine d’un un qui est multiple, d’où le

besoin de le comparer à une masse sphérique. Pour prouver sa thèse que

74
Plotin, Ennéades, II 9, 1, 22-24
75
Plotin, Ennéades, V 1, 8, 17-18
76
Parménide, Frag. 3 (C’est en effet une seule et même chose que l’on pense et qui est)

48
l’Un ne pense pas, Plotin donne d’abord une définition de l’acte de penser :

« Penser, c’est se mouvoir vers le Bien et le désirer77 ». C’est de ce désir que la

pensée est engendrée, or rien ne peut être objet à la prétendue pensée du

Bien en soi. En d’autres termes, ce qui est absolument un n’a pas besoin de se

tendre vers lui-même car c’est le multiple qui aspire à une perception

d’ensemble ; et « ce qui est supérieur à cette perception d’ensemble est également

supérieur à la pensée78 ». Le Bien est simple et sans besoin, il n’a donc pas

besoin de la pensée non plus : « Et ce dont il n’a pas besoin ne lui appartient pas.

D’ailleurs rien absolument ne lui appartient ; la pensée ne lui appartient donc

pas.79 »

Encore un argument que Plotin apporte contre l’identité du principe

ultime à la pensée repose sur la constatation que l’acte de penser ne pourrait

être primitif ni dans l’ordre de l’existence, ni en dignité car il doit son

existence et son mouvement au Bien.

Quant à l’âme qui se pense elle-même, elle dépend d’une chose qui est

autre qu’elle-même, c’est-à-dire de l’intelligence dont l’acte est l’essence

même. L’âme donc est également une pensée de soi-même, mais non au sens

propre.

Pourtant l’intelligence se pense par sa nature propre à elle qui est de

penser. Elle se pense parce qu’elle est intelligence et elle est intelligence parce

qu’elle « se pense telle qu’elle est, ce qu’elle est, par sa nature propre et en se

tournant vers elle-même80 ». Etant en elle-même, son acte et sa substance ne

peuvent être autre que l’être même de l’intelligence. Si elle pense, c’est parce

qu’elle est semblable au Bien, parce qu’elle a une image du Bien, parce que le

77
Plotin, Ennéades, V 6, 5, 10
78
Plotin, Ennéades, V 6, 5, 6-7
79
Plotin Ennéades, V 6, 4, 2-4
80
Plotin, Ennéades, V 3, 6, 7

49
Bien est devenu l’objet de son désir. Ces conditions étant toujours présentes,

elle est une pensée incessante : « C’est en pensant le Bien, qu’il [l’être qui se

pense, c’est-à-dire l’Intelligence] se pense lui-même par accident ; c’est en visant le

Bien, qu’il se pense lui-même ; c’est dans son acte (tout acte est dirigé vers le Bien),

qu’il se pense lui-même81 »

La différence entre l’un parménidien et l’un plotinien est profonde :

tandis que le premier est envisagé au sens ultime par le philosophe

présocratique ; l’héritier de Platon n’admet pas que l’être doué de pensée

puisse être l’ultime principe. L’être qui est identique à sa pensée a le second

rang dans la métaphysique plotinienne. L’être se pense en se dédoublant,

c’est pour cela qu’il est multiple. Le pensant et le pensé sont deux qui font

un : « […] il est deux, parce qu’il pense ; il est un parce qu’il se pense lui-même82 ».

Plotin en revient toujours au principe de l’antériorité du simple : le

composé suppose le simple, le multiple suppose l’un. Si l’être pensant s’avère

en quelque sorte multiple, il faut un simple qui soit exempt de pensée avant

ce multiple :

« En outre, si le Premier pensait, il aurait un attribut ; il ne

serait pas un, mais multiple. Il serait tout ce qu’il pense ; ne

pensât-il que lui-même, il serait multiple.83 »

L’un parménidien donc, correspond à la deuxième hypostase de

Plotin, au dessus de laquelle il place un autre un, différent de celui de

Parménide, l’Un absolu qui est au delà de l’être et de la pensée.

81
Plotin, Ennéades, V 6, 5, 19-22
82
Plotin, Ennéades, V 6, 1, 31-32
83
Plotin, Ennéades V 6, 2, 30-33

50
Nous verrons comment Plotin envisage les difficultés qui résultent de

cette théorie dans le chapitre consacré à l’étude de sa philosophie.

51
DEUXIEME CHAPITRE - PLATON

Section I – Trois degrés de réalité

Une étude consacrée à Plotin, croyons-nous, doit nécessairement faire

référence à Platon, dont Plotin se montre lui-même tributaire. Cette filiation

est fort visible dans les Ennéades dont la lecture renvoie très souvent à

l’œuvre de Platon. L’appellation même du système philosophique fondé au

troisième siècle de notre ère par Plotin fait allusion au « maître » : le

néoplatonisme. Basé principalement sur la philosophie platonicienne, en

partie parménidienne et pythagoricienne, ce courant semblait porter des

traces également des sagesses orientales.

L’influence de Platon sur Plotin se manifeste surtout dans les aspects

principaux qui déterminent la philosophie de celui-ci, à savoir la défense de

la distinction que Platon fait entre la pensée et la matière, ou de

l’incompatibilité catégorique du corporel et du spirituel ; la supposition

métaphysique des entités intermédiaires telles que l’intelligence et l’âme du

monde rendant possible la dérivation du multiple à partir de l’un ; le

principe de l’antériorité du simple par rapport au composé ; une hostilité

envers le monde matériel ; et une aspiration vers l’union profonde avec le

principe ultime de l’univers en se détachant du joug des sens.

C’est dans ce sens que pour Plotin, la philosophie a pour fonction de

préparer le sage à l’union extatique avec le Dieu suprême, ou autrement dit,

avec l’Un. Ceci est un mouvement d’ascension que l’âme doit poursuivre.

52
Pour ce faire, elle s’identifiera d’abord à l’Intelligence, laquelle remontera

vers son origine.

La réalité ainsi séparée en trois degrés est la caractéristique dominante

de la philosophie de Plotin, héritée, explique-t-il, de Platon84, en faisant

allusion à la deuxième lettre de Platon à Denys :

« Autour du Roi de toutes choses, toutes existent ; c’est en

vue de lui qu’elles sont toutes, et c’est lui qui est la cause

d’absolument tout ce qu’il y a de beau ; puis c’est autour de

« Second » que sont les choses de second rang, autour du

« Troisième », celles qui sont de troisième rang. 85 »

L’interprétation plotinienne est assez claire : le Premier est l’Un ou le

Bien ; le Second est l’Intelligence ou les Idées ; le Troisième est l’Âme du

Monde.

Dans une autre lettre adressée à Hermias, Erastos et Coriscos, Platon

parle du « père de la cause » :

« […] jurant sur elle [cette lettre] par le Dieu qui commande

en chef à toutes choses, aussi bien présentes que futures,


ainsi que sur celui qui est le Souverain Père de ce Chef et de

la Cause, lequel sera, si nous pratiquons réellement la

philosophie, connu clairement de nous tous, selon ce qui est

possible à des hommes que favorise un tel bonheur. 86 »

84
Ennéade V 1, 8, 1-4
85
Platon, Lettres, II, 312 e
86
Platon, Lettres, VI, 323 d

53
Ce passage rappelle la distinction que fait Platon entre le bien en lui-

même et son rejeton, au livre VI de la République, où Socrate propose à ses

interlocuteurs de leur parler du rejeton du bien et non du bien lui-même, vu

le caractère ineffable de celui-ci. D’après ce passage, il nous faut donner son

congé à la question du bien en soi, et nous forcer à obtenir une image du

rejeton du bien qui est l’être ayant le plus de ressemblance avec lui ; car nous

les hommes sommes incapables de parler du Père et ne pouvons le concevoir

qu’à l’intermédiaire de son fruit ou son intérêt :

« (Glaucon) - Une autre fois tu nous revaudras l’histoire du

père ! (Socrate) – J’aimerais bien, repris-je, que nous fussions

capables, moi, de vous payer cette dette, et vous, de la

recouvrer ! au lieu de nous en tenir, comme c’est pour le

moment le cas, aux seuls intérêts !Recouvrez donc, tout au

moins, le fruit, le rejeton du bien lui-même […] 87 »

Platon apporte ici, de la bouche de son maître, une correction au

système parménidien en admettant une véritable distinction entre le Premier

et son fruit ou son rejeton, ce que Plotin retiendra, quelques siècles plus tard,

comme base à sa philosophie.

A suivre le raisonnement de Platon, le rejeton du bien, nommément

l’intelligence comporte ce qu’il y a d’un dans la nature de chacune des

choses. En d’autres termes, lorsque nous disons d’une chose qu’elle est belle

ou d’une autre qu’elle est bonne en parlant d’une pluralité des choses qui

sont bonnes ou belles, nous affirmons la multiplicité des choses distinctes

tout en posant un beau en soi et un bon en soi : « […] alors, comme si cette

87
Platon, La République, VI, 506e-507a

54
nature existait dans son unicité, nous appliquons à chacune la dénomination : « ce

que cela est » […] 88 ». C’est l’affirmation par Platon de l’intelligence comme

étant primitivement le lieu où réside toute chose dans sa nature unique et

essentielle, autrement dit son idée. Cette nature est décrite dans le Phédon

comme « réalité qui n’est que soi89 ». Quelques paragraphes plus tard, toujours

du livre VI de la République, Platon donne l’exemple du soleil comme image

du Bien.

Cette allégorie repose sur la relation complémentaire d’un troisième

genre que tient le soleil avec la vue et les visibles. Ce troisième terme, faute

de l’apparition complémentaire duquel ni l’œil ne verra, ni l’objet ne sera vu,

c’est la lumière :

« (Socrate) – Mais auquel des Dieux qui sont dans le Ciel

peux-tu rapporter la maîtrise sur ce dont la lumière fait que,

le plus parfaitement possible, la vue voie et que les visibles

soient vus ?

– Celui-là même, répondit-il (Glaucon), auquel tu la

rapportes, toi comme les autres, car c’est manifestement le

Soleil que concerne ta question. 90 »

Le soleil étant le complément de la vue, n’est ni la vue elle-même, ni ce

dans quoi la vision se produit, c’est-à-dire l’œil. Pourtant, l’œil est quand

même, parmi tous nos organes de sensation, celui qui soit le plus apparenté

au soleil. Le soleil n’est pas la vue elle-même, certes, mais il en est la cause et

est visible à l’œil. Ceci est semblable au rapport entre le Bien et son rejeton,

« […] rejeton que le Bien a justement engendré dans une relation semblable à la

88
Platon, La République, VI, 507b
89
Platon, Le Phédon, 75d
90
Platon, La République, VI, 508a

55
sienne propre […]91 » C’est du Bien que d’abord les intelligibles reçoivent leur
réalité et c’est toujours du Bien que la faculté de connaître vient au sujet

connaissant. Il procède donc de lui savoir et réalité : « il est vrai en tant que

connu92 ». Lumière et vue sont certes apparentées au soleil, mais elles ne sont
pas soleil. De la même façon, suivant l’analogie, savoir et réalité sont

apparentés au Bien, pourtant ni l’un ni l’autre ne pourrait lui être tenu

identique.

D’autre part, les yeux tournés vers les objets mal éclairés, c’est-à-dire

recevant la clarté non de la lumière du jour mais de celle du feu nocturne,

auront par conséquent une vision affaiblie, comme s’ils étaient quasi

aveugles. Pour que la vue se présente en eux dans son intégrité, il leur faut

appuyer leur regard sur les objets illuminés de la part du soleil. En

appliquant cette analogie à « l’œil de l’âme », Platon montre comment l’âme

possèdera l’intelligence, à condition d’éloigner son regard de ce qui a été

mélangé d’obscurité, à savoir de ce qui naît et périt, ce qui causerait un

bouleversement constant des opinions, et l’appuyer sur ce que le Bien

illumine, à savoir la vérité et l’existence.

L’âme qui vit, comme dans le célèbre mythe, dans une caverne, est

censée se détourner de cette obscurité dans laquelle elle se trouve, à l’aide

d’une instruction basée sur la puissance du savoir qu’elle a en elle, et se

convertir vers ce qui est lumineux. Une fois dirigée vers le réel, elle se

soumettra à la contemplation de ce qu’il y a de plus lumineux dans la région

du réel, à savoir le Bien93.

91
Platon, La République, VI, 508b
92
Platon, La République, VI, 508e
93
Platon, La République, VII, 517b sqq.

56
Cette disposition de l’âme soit à la contemplation de la vérité soit à la

vaine admiration envers les objets de la multiplicité révèle un autre point

commun entre Platon et Plotin : mépris de la matière jusqu’à la concevoir

non comme une réalité, mais comme un rêve. Le rêve, tel que décrit par

Platon, est le fait de tenir « ce qui ressemble à quelque chose non pour ressemblant

à ce dont il a l’air, mais pour identique à lui94 ». Ceux qui essayent de trouver la
beauté des voix, des couleurs, des formes et des choses fabriquées à partir de

ces éléments, autrement dit ceux qui croient voir de la beauté dans le sensible

au lieu de chercher le beau tout seul vivent non pas une vie réelle mais une

illusion. Par contre, pourront échapper au songe et remonter à la vie réelle

ceux qui sont capables d’apercevoir le beau qui n’est que beau et de

distinguer ce beau en soi des objets qui en participent pour éviter de tomber

dans l’erreur de tenir ses reflets pour être lui et lui pour être ses reflets.

De cette distinction ontologique entre la réalité et le rêve découle une

distinction épistémologique entre le savoir et l’opinion. La pensée de

« l’amateur de spectacles95 » est opinion tandis que celle de « ceux pour qui la
vérité est le spectacle dont ils sont amateurs96 » est connaissance. Cette

constatation est à son tour un nouveau point de départ que le philosophe

utilise pour reconstruire la même théorie, cette fois-ci dans le sens inverse. La

connaissance a nécessairement un objet, à moins que l’on dise que celui qui

connaît ne connaît rien. Cet objet de connaissance doit être quelque chose qui

existe du fait que ce qui n’existe pas ne peut être connu. Par conséquent, ce

94
Platon, La République, V, 476c
95
Platon, La République, V, 475d : explication par Socrate du terme amateurs de spectacles : « […]
(c)eux qui ne consentiraient pas de leur plein gré à se rendre à une réunion comme celle-ci, où l’on
débat une question, mais qui, comme si l’on avait payé leurs oreilles pour écouter tous les chœurs,
font la course aux Dionysies sans en laisser passer une seule, ni celles de la ville, ni celles des bourgs !
De tous ces gens-là, d’autres encore qui se consacrent à étudier de pareilles choses, et ceux qui font
des arts mineurs l’objet de leur prédilection, les appellerons-nous philosophes ? »
96
Platon, La République, V, 475e : réponse de Glaucon à la question « […] quels sont ceux dont tu
dis que ce sont les philosophes authentiques ? »

57
qui existe absolument est connaissable absolument, et d’autre part ce qui n’a

pas d’existence du tout est totalement inconnaissable.

Savoir et opiner sont deux facultés foncièrement différentes l’une de

l’autre ayant des objets différents. Puisque à l’existant est assigné la faculté

de savoir, l’opinable doit être autre que l’existant, et à la fois autre que le

non-existant car « Il y a pourtant bien un quelque chose de quoi opine celui qui

opine97 » et le non-existant n’est pas un quelque chose. C’est le non-savoir


qu’il faut rapporter au non-existant, et attacher à l’opinion un objet qui reste

entre l’existant et le non-existant, étant donné que de l’opinion on ne peut

dire ni qu’elle est connaissance ni non-savoir, mais qu’elle a un statut

intermédiaire entre les deux.

Pour reformuler cette thèse d’une façon compacte, reprenons les

distinctions qu’apporte Platon le long du livre V de la République entre le

monde réel des Idées et celui de la matière qui n’est qu’un songe, puis entre

deux facultés qui correspondent à la connaissance de chacun et entre

finalement les spectateurs de l’un et de l’autre de ces deux mondes distincts.

L’opinion qui est plus obscure que la connaissance et plus clair que le non-

savoir, est un intermédiaire dont l’objet est la beauté qui est dans la

multiplicité des objets beaux ou le juste qui est dans la multiplicité d’actes

justes et ainsi de tout. Quant à la connaissance, c’est la faculté qu’ont très peu

d’hommes de connaître le beau qui n’est que beau, l’unicité d’existence pour

le juste sans mélange etc. Ceux qui sont incapables de saisir ce qui les conduit

vers le beau dans le sensible à savoir vers une voix ou une couleur belles et

qui sont spectateurs de la pluralité de choses belles en négligeant leur

rapport au beau en lui-même sont, aux yeux de Socrate, philodoxes, ou amis

de l’opinion, contrairement à ceux qui méritent l’appellation de philosophes,

97
Platon, La République, V, 478b

58
c’est-à-dire amis de la Sagesse, en recherchant derrière les apparences une

réalité qui soit unique dans chacune de ces choses et en contemplant ces

réalités isolément.

De ce que nous avons vu jusqu’à présent dans ce chapitre sur Platon,

s’avère-t-il manifeste que ce que nous appelons la métaphysique plotinienne,

c’est-à-dire le morcellement de la réalité en trois natures, était déjà présente

chez Platon, du moins en germe : les réalités intelligibles antérieures à

l’expérience98, c’est-à-dire les « Idées » ; au-dessus et séparé d’elles, le Bien ;

et en dessous d’elles, l’âme 99, qui, appuyant son regard vers le haut, possède
l’intellection.

Ce n’est pas uniquement ce morcellement en trois degrés que Plotin

hérite de Platon, mais aussi l’ineffabilité du Premier et sa supériorité par

rapport à l’essence, c’est-à-dire son caractère d’être « au-delà de l’essence ».

Celui-ci pose en tête le Bien en soi, l’indicible principe ayant droit d’être

honoré au plus haut rang, inimaginable et irreprésentable, inexplicable, qui

procure aux connaissables la propriété d’être connus, qui, n’étant pas essence

et la surpassant en dignité et en pouvoir, pourvoit les connaissables de

l’essence et de l’existence : « […] quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il

soit encore au-delà de l’essence […] 100».

98
Platon, Phédon 75c-d : -Mais puisque, ayant acquis cette connaissance avant de naître, nous la
possédions quand nous sommes nés, alors, n’est-ce pas ? et avant de naître, et aussitôt nés, nous
connaissions, non pas seulement l’Egal avec le Plus-grand et le Plus-petit, mais encore sans réserve,
tout ce qui est du même ordre. Car ce n’est pas plus sur l’Egal que porte à présent notre raisonnement,
plutôt que sur le Beau qui n’est que cela, sur le Bon qui n’est que cela, sur le Juste, sur le Saint, et, je
le répète, sur tout ce que, sans exception, nous marquons de cette empreinte : « Réalité qui n’est que
soi » […]
99
Platon, Timée, 33b sqq ; Phédon 79e, 80a
100
Platon, La République, VI, 509b

59
Evidemment, l’affinité qui relie Plotin à Platon n’est pas réductible à

ces deux principes mentionnés ici. Nous en verrons d’autres et en plus de

profondeur en étudiant la approche plotinienne.

Section II – Le nombre

Nous avons vu jusqu’ici, les principaux thèmes qui sont à la fois

platoniciens et plotiniens. Les rapprochements une fois posés, nous allons

essayer de relever les traits essentiels d’une partie fort importante, quoique

relativement peu évoquée de la métaphysique platonicienne, à savoir la

partie arithmologique, c’est-à-dire ayant pour objet d’étude les nombres.

Ce qu’il faudrait d’abord préciser, c’est que Platon n’a jamais consacré

une œuvre au sujet en question, mais l’a touché au passage dans plusieurs de

ses dialogues. Essayons de donner à travers les œuvres citées de Platon une

vue d’ensemble sur ce que peut être sa pensée là-dessus, pour révéler par la

suite l’influence qu’il eut sur Plotin en la matière.

Sous-section I – Le nombre comme un don divin

Bien qu’il n’eût abordé la question des nombres de bout en bout dans

aucune de ses œuvres, Platon voyait le nombre comme un don divin 101, sans

lequel l’homme ne resterait qu’un être animé, incapable de raisonner sur ses

perceptions et souvenirs. Même l’agencement de la Nature est lié, selon

Platon, aux relations de nombres :

101
Platon, Epinomis, 977a : Pour ce qui est de sa (d’Ouranos, le Dieu Ciel) causalité par rapport à tout
le reste des biens, c’est bien un point dont conviendrait tout le monde ; mais que, en même temps, le
nombre soit aussi un don qui réellement nous vient de lui, nous l’affirmons, et, en outre, que ce don, il
nous le continuera, à condition que l’on accepte de se laisser conduire par lui.

60
« Voici, d’autre part, quelque chose encore de divin et

d’admirable pour ceux qui observent et qui réfléchissent :

c’est que la puissance et l’inverse de la puissance, tournant

toujours en chaque proportion autour du rapport de un à

deux, la Nature tout entière est modelée espèce et genre.102 »

Les nombres manifestent le côté divin qu’ils ont, surtout dans les

rapports qu’ils tiennent entre eux-mêmes. N’étant pas semblable les uns aux

autres, on constate une merveille lorsqu’ils sont étudiés du point de vue de

leurs relations mutuelles : cette harmonie aux yeux de Platon, n’aurait pas pu

être inventée par l’homme, c’est un signe divin pour celui qui peut le saisir :

« une merveille qui, à coup sûr, n’aurait pu humainement se produire, mais qui,

s’étant réalisée, manifeste son caractère divin à l’homme capable de le concevoir !103 »

En ce qui concerne cette harmonie divine, Platon prend encore une

position pythagoricienne et tend à rapprocher deux sciences104, à savoir celle

qui s’occupe des mouvements des corps célestes et celle qui s’occupe des

consonances sensibles à l’ouïe. Ces deux disciplines, c’est-à-dire la musique

et l’astronomie s’avoisinent, selon Platon, du fait que ceux qui s’occupent de

l’une ou de l’autre procèdent de la même façon au sujet de l’harmonie : ils

sont en quête des nombres contenus dans les consonances « dont l’objet est

d’examiner quels nombres sont consonants, quels nombres ne le sont pas, et pour

quelle raison dans chaque cas105 ». Cette comparaison entre l’astronomie et la

musique fait éventuellement allusion à « l’harmonie des sphères célestes »

102
Platon, Epinomis, 990e
103
Platon, Epinomis, 990d
104
Platon, La République VII, 530d : Il y a chance, dis-je, que, tout comme, par rapport à
l’astronomie, l’une a fixé le regard, de même ce sont les oreilles qui ont été fixées par rapport au
mouvement harmonique ; chance aussi qu’il y a ait deux sciences, sœurs en quelque sorte, l’une de
l’autre, ainsi que le disent les Pythagoriciens, ainsi que nous-mêmes, Glaucon, nous en convenons, à
moins que nous ne prenions un autre parti ?
105
Platon, La République VII, 531c

61
des pythagoriciens, d’après quoi chaque sphère céleste correspond à une

note de musique et le rayon de son orbite représente la corde 106.

Sous-section II – La parfaite proportion

Cette idée d’harmonie divine basée sur les rapports numériques est

également présente dans le Timée. Pour garantir le bel arrangement du

monde, le Démiurge a dû recourir aux nombres et aux rapports numériques,

c’est-à-dire aux proportions. Pour constituer le corps de l’Univers, le Dieu

avait à sa disposition le feu, sans quoi la visibilité serait impossible, et la terre

en l’absence de quoi rien ne serait tangible et par conséquent solide.

Pourtant, il était tout de même impossible d’aboutir à une belle composition

à partir de ces deux éléments primitifs, sans qu’il y eût un troisième qui serve

de lien entre les deux. « Or, des liens, le plus beau est celui qui à soi-même et aux

termes qu’il relie impose la plus complète unité, et c’est ce que, par nature, la

proportion accomplit de façon parfaite107 ». C’est à ce niveau que le rapport des

nombres entre en jeu : qu’est-ce qui fait que deux termes soient parfaitement

proportionnés ? Si entre deux termes extrêmes on veut trouver un troisième

pour les concilier, ce troisième du milieu que Platon appelle « le moyen » doit

être au dernier, ce que le premier est à lui-même et vice versa 108. Cette

proportion est, par opposition à l’égalité arithmétique, une égalité de relation

ou autrement dit, une égalité géométrique109 :

106
Platon, La République VII, n.57
107
Platon, le Timée, 31c
108
Platon, le Timée, 32a
109
Cette relation peut se formuler par l’expression mathématique suivante :
a : x = x : a , b : x = x : a d’où x2 = ab , donc x = √ab
Pour mieux illustrer à l’aide d’un exemple, la médiété géométrique entre deux termes a et b (soit a =
3, b = 12) n’est pas leur moyen arithmétique « 9 », mais « 6 » puisque 3 : 6 = 6 : 12

62
« Il y a en effet deux espèces d’égalité, portant toutes deux

le même nom, mais qui en fait sont à de nombreux égards

presque opposées110 »

Cette médiété aurait été suffisante, si l’Univers était une surface sans

profondeur. Or, pour harmoniser les solides, il faut deux médiétés :

« Ainsi donc, entre le feu et la terre, le Dieu plaça comme

intermédiaires l’eau et l’air, et de leurs rapports mutuels,

dans la mesure du possible, il réalisa une proportion, ce que

le feu est à l’air, l’air étant à l’eau, et ce que l’air est à l’eau,

l’eau étant à la terre ; les unissant d’un tel lien, il constitua

un Ciel visible et tangible. 111 »

Platon donne encore deux exemples de médiété de types différents :

« […] suivant l’une, c’est d’une même fraction respective

des extrêmes que le moyen surpasse le premier, est surpassé

par le second ; suivant l’autre, c’est d’une égale quantité

numérique qu’il dépasse, d’une égale qu’il est dépassé.112 »

Pour former l’âme du monde, le Dieu a dû unir deux termes, le Même

et l’Autre, par l’intermédiaire d’un troisième qui est la réalité. Un mélange de

ces trois termes une fois obtenu, il l’a distribué en autant de parts qu’il fallait,

et pour ce faire, il l’a harmonieusement morcelé de la façon suivante :

110
Platon, Les Lois, VI 757b
111
Platon, le Timée 32b
112
Platon, le Timée, 36a : Ainsi, entre 1 et 2, le moyen harmonique est 4/3 (il dépasse 1 de 1/3, il est
dépassé par 2 de 2/3, soit un tiers de 2), le moyen arithmétique est 3/2 ; entre 1 et 3, le moyen
harmonique est 3/2, le moyen arithmétique est 2. (n.57)

63
« […] il y eut en premier lieu une part qu’il préleva sur le

tout ; après celle-ci, il en préleva une seconde, double de la

première ; puis une troisième, qui valait une fois et demie la

seconde, était le triple de la première ; la quatrième fut le

double de la seconde, la cinquième triple de la troisième, la

sixième égale à huit fois la première, et la septième à vingt-

sept fois la première.113 »

La division faite ici par le Démiurge correspond aux intervalles

musicaux. Les sept premières parts sont 1, 2 (1x2), 3 (1.5x2 ou 1x3), 4 (2x2), 9

(3x3), 8 (1x8), 27 (1x27). Cette succession correspond aux puissances de 2 et

de 3 par alternance (1, 21, 31, 22, 32, 23, 33). L’âme est distribuée dans l’Univers

grâce aux facteurs de « 2 » et de « 3 ».

Nous pourrions multiplier les exemples donnés par Platon pour

illustrer comment le monde repose sur des rapports numériques. Tout

semble en effet, dans l’univers platonicien, être réglé par ces rapports,

lesquels gèrent, plus ou moins de la même façon, la constitution de l’univers

aussi bien que celle de son âme, et qui sont à la base à la fois du mouvement

des astres et des consonances musicales.

Sous-section III – Le nombre comme origine des vertus

Cette relation dont sont « mis d’accord par la proportion114 » les éléments,
constitue aussi la façon dont sont liés entre eux les Dieux et les hommes, et

c’est toujours cette relation qui fait que l’univers est appelé du nom de

cosmos, c’est-à-dire d’arrangement et non de dérangement ni de dérèglement.

113
Platon, le Timée, 35b-c
114
Platon, le Timée 32c

64
Toutes les autres vertus d’ailleurs, entre autres l’amitié, la sagesse et l’esprit

de justice ont pour source cet arrangement raisonné de l’Univers 115.

La sagesse, toujours selon Platon, est tellement basée sur la

connaissance du nombre que « si nous enlevions le nombre à la race humaine,

nous n’arriverions jamais à aucune sagesse116 ». C’est la connaissance du nombre


qui constitue le Sage : « que l’on compare en effet, si je puis dire, les connaissances

chacune à chacune, celle qui aura donné le nombre aura en effet produit

éventuellement ce résultat dans toute race d’êtres mortels117 ». Puisque le nombre

est d’origine divine, l’étude de la science des nombres devient, dans cette

optique, une pratique qui exerce l’âme humaine à aller vers cette essence

divine 118, si bien que, celui à qui fait défaut une réflexion faite sur les

nombres, ne manque pas seulement de sagesse, mais même de valeur en tant

qu’homme !

« en tant que ton regard ne s’est jamais, en aucun cas, fixé

sur aucun décompte de nombres, (ce manque) t’empêche de

devenir un homme illustre, pas même un homme qui

vaille !119 »

Etant à l’origine de toute sagesse, le nombre est à la fois à l’origine de

tous les biens et par conséquent de la félicité. On voit dans quelques passages

de Platon une position pythagoricienne à cet égard : puisque source de

l’ordre, de la perfection, du rythme et de l’harmonie universels, le nombre est

à l’origine de tous les biens, sans être lié à aucune chose qui puisse être

115
Platon, le Gorgias, 508a
116
Platon, Epinomis, 977c, ou selon la traduction de Léon Robin : […] si justement de la nature
humaine on éliminait le nombre, jamais nous n’aurions été en rien des êtres intelligents !
117
Platon, Epinomis, 976e
118
Platon, Epinomis, 977e […] si l’on considère ce que, dans la génération, il y a de divin et ce qu’elle
comporte de mortel, considération propre à nous initier ultérieurement à la connaissance à la fois de la
piété envers les Dieux et de l’essence réelle du nombre.
119
Platon, le Philèbe, 17e

65
mauvaise. Lorsque nous voyons quoi que ce soit de désordonné et

d’imparfait, c’est nécessairement une chose à laquelle le nombre fait défaut 120.

C’est avec le nombre que Dieu donne à la fois la pensée et le reste des

biens 121.

La félicité qui, dans l’univers platonicien, correspond à une vie sage et

vertueuse guidée par le bien, n’est possible qu’à travers la connaissance des

nombres puisque la sagesse qui est la partie la plus importante de l’ensemble

de la vertu, ne viendrait point s’attacher à celui qui est privé d’une vue

authentiquement raisonnée des choses122. Faute d’une perception raisonnée,


l’âme humaine ne pourrait pas non plus acquérir de la vertu et vivrait dans

une absolue ignorance123. Ne pouvant devenir homme de bien, jamais celui

qui ne sera pas devenu Sage ne pourra parvenir à la félicité : « […]et c’est en

ce sens que doit réfléchir un homme qui veut être heureux jusqu’à la fin de sa vie.124 »

Le nombre est, selon Platon, à l’origine de toute connaissance, de tout

savoir, de toute science. Tous les caractères que l’on puisse attribuer à toutes

les disciplines existent en fonction du nombre125, sans lequel elles ne

120
Platon, Epinomis, 978a : Voyez plutôt : est-ce que la musique toute entière n’exige pas
manifestement que l’on compte les nombres du mouvement dans le rythme, aussi bien que ceux des
sons dans l’harmonie ? Ce qui est en outre le point capital, c’est que le nombre, alors que tous les
biens sont causés par lui, n’est d’autre part, il faut bien s’en rendre compte, la cause d’aucune des
choses qui sont mauvaises : ce qui pourrait aussi bien avoir lieu ; mais au contraire le mouvement qui
est à peu près sans raison, ni ordre, ni tenue, qui est dépourvu de rythme et d’harmonie, bref tout ce
qui a été loti de quelque imperfection, est un mouvement auquel tout nombre a fait défaut […]
121
Platon, Epinomis, 977b : Quoi qu’il en soit, ce qu’il nous a donné, simultanément, dirons-nous,
avec le nombre en général, c’est toute la pensée, ainsi que le reste des biens.
122
Platon, Epinomis, 977d
123
Platon, Epinomis, 977c : jamais plus, en effet, l’âme de cet animal qu’est l’homme, n’acquerrait
peut-être toute la vertu, lorsque de cet être serait absente une vue raisonnée des choses ! Or, un être
animé, à moins qu’il ne reconnaisse le deux et le trois, ainsi que la différence de l’impair et du pair, et
qu’il ne soit pas à l’égard du nombre dans une ignorance absolue, ne sera jamais capable de rendre
éventuellement raison de ce dont il aura seulement acquis perception et souvenir, […]
124
Platon, Epinomis, 978b
125
Platon, Epinomis, 977d-e : Voilà comment, de toute nécessité, on doit prendre le nombre pour
base […]. C’est à bon droit cependant aussi que sera donnée présentement celle-ci : à savoir que,
relativement aux caractères que l’on attribue aux autres disciplines, caractères que nous avons
analysés tout à l’heure en accordant à toutes ces disciplines le droit d’exister, il n’y en a pas un seul
qui subsiste, mais que tous au contraire disparaissent, dès que de ces disciplines on retranche la
connaissance du nombre.

66
pourraient plus exister. D’ailleurs, une fois que du Dieu on a reçu le don des

nombres, le plus grand de tous les biens, c’est celui de « s’attacher à parcourir

la révolution tout entière du ciel126 ».

Sous-section IV – Origine du nombre

Ainsi, Platon vient à la conviction que l’origine du concept de nombre

est dans le mouvement des astres. Le nombre est en quelque sorte une

expression de l’art divin lorsque faisant tourner les corps célestes selon une

trajectoire pour chacun, Dieu montre son génie à travers une harmonie basée

sur les nombres127. L’homme étant la seule créature munie de la disposition

naturelle de savoir nombrer, tire cette aptitude de la contemplation du

spectacle qu’il trouve devant ses yeux : celui du jour et de la nuit, ou plus

généralement, celui des astres. Comme nous les hommes sommes d’une telle

nature à pouvoir envisager les faits individuellement et à être capables

d’avoir l’intelligence de la réalité, la succession des jours et nuits donne la

notion de un et de deux, la révolution de la lune donne le quinze et le

trente128. Les êtres animés doués de raison obtiennent l’aptitude de nombrer,

ou d’ « envisager chaque nombre dans son rapport à tout autre nombre129 » grâce
aux mouvements de la lune qui croît et décroît successivement et qui

compose ainsi l’année à partir des mois. C’est ainsi qu’a été acquise la

connaissance du nombre. Si les hommes et les animaux sont nourris par une

126
Platon, Epinomis, 977b
127
Platon, Epinomis, 977b : Si, en effet, l’on prend le chemin d’une droite contemplation, […] pourvu
que, d’autre part, on suive le Dieu dans la direction où, se diversifiant lui-même, faisant tourner selon
toutes leurs trajectoires les astres qu’il enferme en lui-même, il donne, avec les saisons, la nourriture à
tous les êtres
128
Platon, Epinomis, 978d-e: car l’existence de trois, de quatre, de toute pluralité, chacun de nous y
penserait rien qu’à voir les faits en questions. De plus, parmi ces faits, le Dieu en a produit un qui est
unique de son espèce, lorsqu’il a fabriqué la lune, puisque celle-ci, en accomplissant sa révolution,
nous apparaît tantôt plus grande, tantôt plus petite, diversifiant ainsi la figure successive des jours,
jusqu’à ce que se soient écoulés quinze jours et quinze nuits. Or, cela, si l’on veut bien réduire à
l’unité la totalité du cercle unique de son orbite, constitue une révolution circulaire ; en sorte que, pour
ainsi dire, même le plus rebelle à l’instruction, parmi les êtres animés auxquels la Divinité a accordé la
capacité naturelle de s’instruire, s’en acquitte effectivement.
129
Platon, Epinomis, 979a

67
sorte de magie naturelle qui fait que la terre est féconde, c’est lié aux relations

de nombres qui sont derrière tout phénomène de nature. Par conséquent, si

l’homme se présente incapable de faire usage de ces relations, alors « ce n’est

pas la nature divine qu’il faut incriminer, c’est la nature humaine, parce qu’elle n’a

pas ordonné de manière juste sa propre existence130 ».

D’ailleurs, selon le mythe du Timée, la naissance du Temps est

également due au nombre. Le Dieu voulut rendre l’univers qui se trouve être

sujet à la naissance, semblable au modèle éternel qu’est le Vivant en soi. Ceci

n’étant pas possible, il a formé une « image mobile de l’éternité131 » d’après


« l’éternité immuable en son unité », et c’est ainsi qu’est venu à l’existence ce

que nous appelons le Temps, calqué sur le modèle de l’éternel déroulement

rythmé par le nombre. Le nombre véritable s’avère donc antérieur au Temps,

lequel « imite l’éternité en décrivant des cycles au rythme du nombre ». Les

nombres du Temps surgissent avec la naissance des jours, des nuits, des mois

et des années, liée à la génération des astres, dont la tâche commune est de

réaliser le Temps :

« Voilà de quelle façon et à quelles fins ont été engendrés

ceux des astres qui cheminent à travers le ciel et reviennent

sur leurs pas ; c’est afin que ce monde ait la plus grande

ressemblance possible avec le Vivant parfait et intelligible,

pour ce qui est d’imiter la nature éternelle 132 »

Pour Platon, la vue est la cause du plus grand profit pour nous, car

c’est cette faculté qui nous procure le moyen de penser la nature de

l’univers : c’est grâce à la vue que nous pouvons voir les jours et les nuits, la

130
Platon, Epinomis, 979b
131
Platon, le Timée, 37d, sqq.
132
Platon, le Timée, 39d-e

68
révolution des astres etc., pour en tirer la notion de nombre, faute de quoi

nous aurions été incapables de la pensée philosophique. Le temps étant

envisagé comme une imitation de l’éternité en fonction des nombres,

toujours selon le Timée, le Dieu alluma un flambeau dans le ciel, que nous

appelons le Soleil, dans le but d’éclairer le ciel et de donner aux êtres

capables de la recevoir, la notion de nombre :

« Ce fut [l’engendrement du soleil] pour qu’il jetât le plus

grand éclat dans tout le Ciel, et qu’eussent part au nombre

tous les vivants à qui cela était convenable 133 »

Sous-section V – Nombres eux-mêmes et nombres concrets

Ces constatations poussent Platon à considérer la science des nombres

comme obligatoire pour l’étude. Cette étude doit, d’après Platon, se faire

selon une distinction : l’étude des nombres eux-mêmes, et celle qui porte sur

des nombres concrets. La première concerne « l’ensemble de la génération de

l’impair et du pair, ainsi que sur tout ce qu’ils ont de puissance efficace par rapport à

la nature des êtres134 », et ce qui est consécutif à celle-là concerne l’application

de cette connaissance sur des choses concrètes, c’est-à-dire la mesure de la

terre, ou la géométrie. Cette distinction repose, croyons-nous, sur la

différence que le philosophe voit entre la notion de nombre pris isolément, et

les relations des nombres entre eux.

« A la suite de cette assimilation, il y a celle qui a trait aux

nombres qui ont été trois fois accrus, c’est-à-dire semblables

133
Platon, le Timée, 39b
134
Platon, Epinomis, 990d

69
à la nature du solide. Or, si cette fois encore, les nombres

sont dissemblables entre eux, c’est par une autre science

qu’ils seront assimilés, par celle qui a reçu des hommes qui

ont réussi à la découvrir, le nom de « stéréométrie »135 »

La géométrie de la troisième dimension ou la « stéréométrie » doit

admettre selon Platon, la génération du corps solide par accroissements

successifs à partir du nombre représenté par une ligne qui est la première

dimension et la surface qui est la deuxième. D’ailleurs, comme indiqué dans

le Théétète136, au sujet de la théorie des irrationnelles, une liaison ferme est


établie en mathématiques, entre l’arithmétique et la géométrie, car un

nombre à la deuxième puissance est dit carré, et à la troisième puissance cube.

L’influence pythagoricienne est ici remarquable : la ligne qui

correspond à « 2 » constitue le premier accroissement à partir du point qui

correspond à « 1 ». Donc, suite à la deuxième dimension qu’est la surface, la

troisième donne naissance au solide. De même, le cas de l’objet de la

perception sensible est présenté dans la République VII, lors de la discussion

autour de l’étude la géométrie des solides :

« -En quoi, dit-il, a consisté notre incorrection ? –En ce que,

répondis-je, après les surfaces, nous avons pris des solides

qui déjà accomplissent une révolution, avant d’avoir pris le

solide lui-même, dans son essence de solide. Mais il est

correct qu’après la deuxième dimension on prenne la

troisième à la suite. Or, c’est celle-ci qui, je pense, concerne

135
Platon, Epinomis, 990d-e
136
Platon, Théétète, 147d-e, 148a-b

70
les dimensions du cube et de ce qui participe à la

profondeur. 137 »

On pourrait rapprocher cette idée à celle qui est exprimée dans un

autre passage de Platon où il explique la génération de toutes choses

sensibles à partir de l’accroissement du principe de manière à passer à un

second, puis à un troisième terme :

« Il y a génération, cela est clair, lorsque ce qui est principe,

ayant reçu le premier accroissement, est passé au

changement du second ordre, et de ce dernier, à celui qui

l’avoisine et que, parvenu jusqu’aux trois dimensions, il

donne lieu à la sensation chez les êtres sentants. Donc, c’est

par un changement de ce genre et par une transformation

du mouvement, que tout vient à l’existence ; tant qu’il y

demeure, il existe réellement. Mais s’il passe à une autre

manière d’être, c’est alors sa complète destruction 138. »

Dans la mathématique grecque au temps de Platon, la première

dimension était le nombre figuré par une ligne. Les mathématiciens de ce

temps étaient tentés de désigner l’unité par une ligne aussi, car étant

divisible, la ligne montrait mieux que le point, le caractère divisible de

l’unité. D’où la ressemblance entre la ligne et le nombre : une ligne divisée en

parties continue à être une ligne, si elle est définie comme telle ; tout comme

un nombre quelconque composé de n fois d’unités est encore tel nombre, car

il a la particularité d’être son Idée même 139.

137
Platon, La République, VII, 528a-b
138
Platon, Les Lois, X, 894a
139
Platon, La République, VII, n.42

71
Quoique très court, un passage du Parménide140 nous fournit en effet le
plus de données à propos de la conception platonicienne de nombres, que

tout le reste de son œuvre, du moins en ce qui concerne l’étude du statut

ontologique du nombre. Du début à la fin, le dialogue discute l’Un sous de

divers aspects. Il s’agit de deux hypothèses majeures : si l’Un est un et si l’Un

est. L’ « Un-qui-est-un » correspond à la première hypostase de Plotin, c’est-à-

dire à l’Un suprême dont on ne peut rien affirmer ; et l’ « Un-qui-est » prend

l’appellation de l’Intelligence dans la métaphysique plotinienne. L’Un-qui-est

a part à l’être et par conséquent il n’est pas une absolue simplicité, car l’être

et l’Un sont différents et font deux. D’ailleurs s’ils sont différents, c’est par la

Différence qu’ils le sont. Toutes les combinaisons possibles entre ces trois

termes, à savoir l’Être et le Différent, L’être et l’Un, ou l’Un et le Différent

renvoient à ce que nous devons appeler « un couple ». Le couple n’est

possible qu’en fonction du « deux », autrement dit, dès lors que nous disons

couple, nous supposons deux, le couple restant une unité en soi.

Ce raisonnement est un premier germe pour la notion d’unité

multiple. Le couple est un au sens qu’il est « un » couple, et deux au sens

qu’il est composé de deux termes distincts qui sont chacun une unité. Si deux

unités peuvent se réunir pour faire deux, rien n’empêche qu’une autre

s’ajoute à un système quelconque de deux et fasse trois. Du moment qu’il y a

deux, nécessairement il y aura deux fois deux, et de même pour trois et pour

tous les produits qui pourront en dériver. Une infinité de nombres

s’engendreront de la sorte et cela immédiatement et simultanément.

« Parménide : Si donc cela en est ainsi, penses-tu que

quelque nombre reste encore dont la nécessité ne soit pas

établie ?

140
Platon, Le Parménide, de 143c à 144b

72
Aristote : Pas le moins du monde !

Parménide : Si donc il est, l’Un, nécessairement le nombre

est aussi.

Aristote : Nécessairement.

Parménide : Mais, n’est-ce pas ? du moment que le nombre

est, il y a aura « plusieurs », et pluralité infinie d’êtres ;ou

bien le nombre ne serait-il pas pluralité infinie, et n’a-t-il

point part à l’Être en se constituant ?

Aristote : Mais si ! parfaitement.

Parménide : Par conséquent, si la totalité du nombre a part à

l’Être, chaque partie aussi du nombre devra y avoir part ?

Aristote : Oui. 141 »

Ce passage indique nettement que pour Platon qui parle de la bouche

de Parménide, le nombre est la condition que l’Un « soit », car,

nécessairement, l’Un-qui-est est une pluralité et même la plus petite des

pluralités, c’est-à-dire celle qui est la plus proche de l’Un-qui-est-un, suppose

le deux, donc le nombre. En d’autres termes, l’Intelligence suppose le deux ;

c’est-à-dire le nombre qui est principe de la première duplication est

antérieur à cette unité multiple qu’est l’Intelligence. D’autre part, le deux une

fois venu à l’existence, il en va de soi que la multiplication ne s’arrête jamais

et aboutisse à une infinité d’êtres, chaque partie du nombre ayant part à


l’être, ainsi que sa totalité.

Le nombre devient, sous cette optique, et c’est celle là d’ailleurs que

Plotin retiendra, le principe de toute pluralité et de tout être.

141
Platon, le Parménide, 144a

73
Platon prend le nombre aussi bien comme une entité ontologique

qu’épistémologique et éthique. La génération du monde, la connaissance et

la justice, nous avons vu, dépendent du nombre, ou, autrement dit, sont

toutes rendues possibles grâce à une structure raisonnée et proportionnée.

Cependant, comme nous l’avons indiqué plus haut, le philosophe n’a pas

réuni ses idées concernant ce sujet sous un chapitre, mais les a dispersées un

peu partout dans la totalité de ses dialogues. Ce que Plotin fera quelques

siècles plus tard, c’est de réunir, développer et organiser les idées de Platon.

74
TROISIEME PARTIE : LES CONCEPTS FONDAMENTAUX DE

LA METAPHYSIQUE PLOTINIENNE

75
PREMIER CHAPITRE - RESTITUTION

Section I –Œuvre de Plotin dans la littérature arithmologique

Depuis son aube jusqu’à son déclin, la pensée antique n’a cessé d’être

parcourue par ce qu’on devrait appeler une littérature arithmologique. La

question qui s’impose ici est la suivante : faudrait-il placer le traité de Plotin

dans cette tradition ou pas ? La réponse reste incertaine.

D’abord oui, car il fait partie d’une série d’œuvres rédigées tout au

long de l’histoire antique, portant le même titre à quelques détails près (Des

nombres, Sur les nombres, etc.), qui, la plupart des fois, cherchent à étudier

ou à édifier les fondements d’une science abstraite, peu découverte à

l’époque; mais qui s’inclinent pour autant vers une mystique des nombres.

Ensuite non, puisque le texte de Plotin n’est pas vraiment une étude

analytique, ou géométrique, ou une recherche technique, ni n’enseigne-t-il

d’autre part un mysticisme numérique, comme c’est le cas chez certains de

ses prédécesseurs, et même successeurs, dont on donnera une liste dans les

pages suivantes.

Nous ignorons d’ailleurs si c’était Plotin lui-même qui avait intitulé le

traité, ou si c’était Porphyre. Tout ce que nous en pourrions dire ne serait

76
qu’une déduction faite à partir des pages de la « Vie de Plotin » : en

présentant les écrits de Plotin, Porphyre divise les traités en trois parties, tels

que ceux qui « datent de sa jeunesse142, [ceux] de sa maturité 143, et [ceux]

d’une époque où son corps était fatigué 144 »145. Le nôtre (traité 34) fait partie
de ceux de sa maturité. Les vingt et un premiers traités rédigés avant que

Porphyre n’eût rencontré Plotin (« Je trouvai ces vingt et un traités déjà écrits,

lorsque je le rencontrai pour la première fois ; Plotin était alors dans sa cinquante-

neuvième année »)146 ne portaient pas de titres :

« Voici ces écrits (il ne leur avait pas donné lui-même de

titres, et chacun les intitulait d’une manière différente. Les

titres qui ont prévalu sont les suivants : je mettrai aussi les

premiers mots de chaque traité, pour que l’on puisse

reconnaître facilement le traité que j’indique) » 147

Ce n’est pourtant pas, comme on vient de le dire, à cette période de

jeunesse que le traité Des Nombres fut écrit. La rédaction de celui-ci date de

l’époque où Plotin avait Porphyre à ces côtés pour éditer et corriger ces écrits

(car « il n’avait nul souci de l’orthographe. Il ne s’attachait qu’au sens... ») 148.

D’où l’on pourrait se laisser croire que les vingt-quatre traités de Plotin qui

suivirent les vingt et un premiers, qui marquent la période dite « de

maturité », et qui ont été rédigés avec l’incitation de ses disciples149, auraient
été revus par Porphyre.

142
Traités 1 à 21
143
Traités 22 à 45
144
Traités 45 à 54
145
Vie de Plotin, Porphyre, 6
146
Vie de Plotin, Porphyre, 4
147
Vie de Plotin, Porphyre, 4
148
Vie de Plotin, Porphyre, 7
149
« Pendant le temps que je fus avec lui, c’est-à-dire pendant cette année-là et les cinq années
suivantes […], pendant ces six années, donc, on procéda, dans les réunions de l’école, à l’examen de
bien des questions qu’Amélius et moi, nous le priâmes de rédiger par écrit. Il écrivit alors […] »
(Vie de Plotin, 5)

77
Cependant, il ne nous est point connu en quoi consistait vraiment cette

révision, ni si les titres étaient donnés posthumément, ou de son vivant.

Il existe par ailleurs, deux arguments forts, qui devraient conduire à

penser l’inverse, c’est-à-dire à l’idée que Plotin n’avait pas intitulé ces traités

non plus :

La première est que, Porphyre n’aurait pas été obligé de préciser les

débuts de chaque traité, afin d’éviter toute confusion, car il n’y aurait pas eu

de confusion si ces traités avaient été intitulés par Plotin même. Il convient ici

de renvoyer à la note que Bréhier a mise au bas de la page de la « Vie de

Plotin » :

« Cette précaution (Bréhier parle ici du fait que Porphyre a

mis les débuts de chaque traité après les intitulés) fait voir

combien, à l’époque où écrit Porphyre, 28 ans après la mort

du maître, les titres des traités restent encore incertains. Il

était d’autant plus important, pour Porphyre, d’indiquer ces

débuts, que même les coupures des traités, comme on l’a

montré dans l’introduction, ne sont pas non plus toujours

de Plotin lui-même.150 »

Le deuxième passage dans la « Vie de Plotin » qui fait penser que le

philosophe n’aurait pas intitulé lui-même ses traités est le suivant :

« Telle est l’histoire de la vie de Plotin. Comme il m’a

prescrit lui-même de mettre en ordre et de corriger ses

150
Vie de Plotin, Porphyre, trad. E. Bréhier, note de bas de page, p. 5

78
traités (je lui ai promis de son vivant, et j’ai fait part à

d’autres de ce projet)... »151

Bref, peu importe si c’est Porphyre qui a nommé le traité à l’insu de

Plotin, ou si Plotin l’aurait nommé du même titre que Porphyre, on pourrait

dire à la limite, et ceci à partir de son contenu, que le traité Des Nombres

mérite bien le titre qu’il a, et il éclaircit quelques détails de son système en

abordant le sujet des nombres non de la manière technique, mais du point de

vue métaphysique :

« Il n’ignorait pas les théorèmes de la géométrie, de

l’arithmétique, de la mécanique, de l’optique et de la

musique; mais il n’était nullement enclin à traiter ces

sciences à fond. [...] Mais jamais on ne lisait un passage

simplement et sans plus; il y ajoutait des spéculations

propres et originales, et des explications dans l’esprit

d’Ammonius; il se pénétrait rapidement du sens des

passages lus, et il se levait pour expliquer brièvement une

profonde théorie » 152.

Section II – Procédure éditoriale des Ennéades

Avant d’entreprendre l’approche plotinienne des nombres, il convient

de préciser que, quoique le traité VI 6 fût unique à aborder de bout en bout le

problème des nombres, il existe toutefois d’autres traités de Plotin où le

philosophe expose ses idées sur le sujet en question, non pas intégralement

151
Vie de Plotin, Porphyre, 24
152
Vie de Plotin, Porphyre, 14, 7-18.

79
ou profondément, mais dirait-on plutôt au passage lorsqu’il parle de la

doctrine de « theoria », c’est-à-dire de la contemplation.

Ici nous allons retourner à la procédure éditoriale exercée par

Porphyre, afin de mieux mettre en ordre les traités dans lesquels Plotin

discute les nombres.

Plotin avait confié à son disciple Porphyre le travail d’intituler et de

corriger ses traités. En tant qu’exécuteur testamentaire, celui-ci a édité les

Ennéades, non pas selon leur ordre chronologique (qui nous est connu

d’ailleurs, et indiqué entre crochets à la suite du numéro du tome et celui de

l’ordre parmi les traités de chaque tome (par exemple dans la série VI 6 [34];

la partie « [34] » indique l’ordre chronologique )) , mais suivant un

regroupement thématique, en sorte que la première Ennéade contienne les

traités qui s’occupent de la morale ; la seconde réunisse ceux qui relèvent de

la physique ; la troisième, les traités sur le monde ; la quatrième, ceux qui

sont relatifs à l’âme ; la cinquième, à l’intelligence ; et la sixième, finalement,

renferme les traités écrits sur l’Un :

« […] je n’ai pas voulu suivre l’ordre chronologique ; car ils

avaient paru sans plan d’ensemble ; mais j’ai fait comme

Apollodore d’Athènes et Andronicus le Péripatéticien ; l’un

a réuni en dix tomes les œuvres du poète comique

Epicharme ; l’autre a divisé en traités les œuvres d’Aristote

Théophraste, et il a réuni les sujets parents entre eux. Pour

moi, j’avais les cinquante-quatre traités de Plotin, et je les ai

partagés en six Ennéades ; j’eus ainsi la joie de trouver le

nombre parfait six et le nombre neuf. J’ai réuni en chaque

80
Ennéade qui s’apparentaient par leur sujet, et j’ai donné, en

chacune, la première place aux questions les plus faciles »153

Le regroupement des traités par Porphyre, qui semble un peu

arbitraire, peut recevoir quelques objections :

D’abord, les traités de Plotin sont en général, loin de présenter un

aspect exhaustif. L’influence platonicienne se manifeste sur le plan stylistique

aussi bien que sur le plan philosophique : les textes, chacun pris à part, ne

forment pas d’unités fermées et systématiques, dans lesquelles tel ou tel sujet

serait abordé du début à la fin. Ils sont plutôt, comme le signale O’Meara à

juste titre 154, comparables aux dialogues de Platon où de différents sujets sont

traités à l’intérieur d’un même texte, de sorte qu’il devient difficile de les

regrouper systématiquement.

Ensuite, le deuxième point sur lequel pourraient insister les objections,

c’est cette approche porphyrienne de « nombres parfaits » qui semble

plongée dans la mystique des nombres, et pour atteindre quoi, Porphyre

l’éditeur a dû morceler les traités de son maître.

Ce morcellement réalisé dans l’objectif d’arriver au nombre parfait six

et au nombre neuf, s’explique chez O’Meara de la façon suivante :

« D’abord il a divisé certains traités de Plotin afin de faire monter


leur nombre à 54. Le but de cette opération était d’atteindre un
nombre qui soit le produit du chiffre parfait 6 (6 est à la fois

153
Porphyre, Vie de Plotin, 24.
154
Dominic J. O’Meara, Une introduction aux Ennéades, p.10
« Cet arrangement entraîne de sérieux inconvénients. Premièrement, Plotin écrit plutôt
comme Platon que comme Aristote, dans le sens où il ne se limite pas, dans un ouvrage, à couvrir un
sujet ou un domaine particulier. Ses traités abordent souvent un grand nombre de matières différentes
et ainsi ne se prêtent pas facilement à un regroupement thématique. »

81
1+2+3 et 1x2x3) et du chiffre 9, symbole de la totalité en tant que
dernier des nombres premiers (de 1 à 10). 155 »

On pourrait peut-être penser aussi que Porphyre aurait réfléchi à ce

que le nombre total des traités (six tomes avec neuf dans chacun, soit 6x9=54)

révèle encore le rapport au nombre de neuf, soit 5+4 (chiffres qui composent

le nombre de cinquante-quatre) = 9.

Ce souci très peu philosophique (au moins de notre point de vue

contemporain, mais qui contredit quand même l’approche non

numérologique de Plotin dans le traité VI 6) a eu deux conséquences : pour

atteindre le nombre de cinquante-quatre qu’il lui fallait, Porphyre a dû

diviser un traité un trois (VI 1 [42] ; VI 2 [43] ; et VI 3 [44]) et un autre en

quatre (III 8 [30] ; V 8 [31] ; V 5 [32] et II 9 [33]).

C’est surtout ce dernier « grand traité »156 dont les fragments ne


présentent non pas une succession, mais une dispersion dans l’agencement

de la totalité des Ennéades, qui nous intéresse, car c’est là où Plotin traite des
nombres, sans que les titres ne l’indiquent.

Rappelons-nous également que le traité « Des Nombres » est

chronologiquement le trente-quatrième, et ceux dont nous venons de faire

mention sont les trentième, trente et unième, trente-deuxième et trente-

troisième, c’est-à-dire, les quatre qui précèdent le nôtre dans l’ordre

chronologique157. Donc, commencer l’analyse par ce grand traité fournira une

155
Dominic J. O’Meara, Une introduction aux Ennéades, p.10
156
Ces quatre traités nommés « Le Grand Traité » par Dietrich Rodolff, dans Plotin, Die Gross-schrift
III 8 - V 8 – V 5 – II 9, collect. « Untersuchungen zur antiker Literatur und Geshichte », Bd 8 (Berlin,
1870) ; cité dans PTSN, p.18, note (3).
157
30. De la Contemplation (III 8) - 31. De la Beauté Intelligible (V 8) - 32. Que les Intelligibles ne
sont pas en dehors de l’Intelligence ; et du Bien (V 5) 33. Contre les Gnostiques (II 9). Ces traités
sont immédiatement suivis, comme nous l’avons indiqué déjà, par celui qui fait l’objet de notre étude :
34. Des Nombres (VI 6).

82
vue d’ensemble sur la manière dont Plotin a développé sa théorie des

nombres.

Nous ne les examinerons pas un par un, mais dans la totalité qu’ils

présentent pour révéler le trajet de la pensée de Plotin. En effet, ce n’est pas

de bout en bout qu’il s’agit de la question des nombres dans le grand traité.

De 30 à 34, ces traités ne semblent pas porter, au premier regard, une unité

ferme, ni un point commun qui puisse les relier et forcer à ce qu’ils soient

étudiés ensemble. Leurs titres l’indiquent, aussi bien que leurs contenus : la

contemplation, la beauté, l’intelligence, le bien, les gnostiques et les nombres

paraissent comme des termes philosophiques distincts. Pourtant, si Plotin a

abordé les quatre premiers non pas séparément mais dans un même

contexte, et s’est lancé à l’analyse de la question des nombres immédiatement

après, nous devons là trouver une indication : il établissait une connexion

entre ce qui précède et ce qui suit. Il avait d’abord mis les traits principaux de

sa métaphysique concernant surtout la question de l’un et de multiple, et par

là même, il était amené à aborder le statut ontologique du nombre. Nous

aussi allons suivre, dans notre travail, le même trajet que Plotin, et survoler

les thèmes essentiels du grand traité, qui avait servi à Plotin, en quelque

sorte, de justification pour la recherche du statut du nombre.

83
DEUXIEME CHAPITRE - DE LA CONTEMPLATION

Toute chose dans la pensée plotinienne, tend à la contemplation dans

la mesure de sa capacité, et cette tentative aboutit soit à la réalité, soit à son

image.

«[ …] tous les êtres désirent contempler et visent à cette fin,

les êtres raisonnables comme les bêtes, et même les plantes

et la terre qui les engendre ; […] autant qu’ils sont capables

et conformément à leur nature, […] et atteignent tantôt des

réalités, tantôt une imitation et une image de la réalité

[…]. »158

Ainsi, pour Plotin non seulement les êtres doués de raison, mais même

les objets inanimés ont cette poussée en commun. Toute chose vise à cette fin,

contemple suivant sa capacité et l’activité contemplative est présente dans

toutes les actions, à la fois volontaires et involontaires :

« Toutes les actions tendent à la contemplation, les actions

indispensables […] aussi bien que les actions dites

volontaires […] n’ont pourtant d’autre mobile que la

contemplation. » 159

158
Enn. III 8 [30], 1, 2-9.
159
Enn. III 8 [30], 1, 17-21

84
Le traité III 8 [30] commence par cette constatation. Nous procédons

par la suite à la description des sujets (nature, âme et intellect) et de l’objet

(l’Un) de la contemplation.

Section I : La Nature comme forme de la contemplation

La Nature est un temple où de vivants piliers


Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers160

Suivons son cheminement et commençons par l’activité contemplative

de la nature « qui, affirme-t-on, ne possède ni représentation ni raison, [et qui] a en

elle la contemplation et produit tout ce qu’elle produit par cette contemplation.»161

Ces paroles sont expliquées dans le traité III 8 [30], de la façon qui

suit :

Tout comme le fabriquant de poupées, la nature dispose d’un art

créateur, mais ce n’est pas avec des mains qu’elle opère. Elle est une

puissance qui ne se meut pas, et c’est la matière seule qui est en mouvement :

« la nature en effet est une forme et non un composé de matière et de forme162. » Le


côté matériel (le substrat) lui advient avec des qualités qu’elle reçoit de la

part d’une raison. Si la matière devient feu, c’est que c’est la raison qui la

rend feu.

160
Charles Baudelaire, Correspondances
161
Enn.III 8 [30] 1, 26-28
162
Enn.III 8 [30] 2, 27

85
Ce que nous appelons raison, a plusieurs registres : la nature est une

raison qui produit par son activité contemplative. Ce qu’il faut entendre par-

là, c’est qu’il existe une raison dans les formes visibles des êtres, qui (cette

raison) donne quelque chose d’elle-même au substrat matériel tout en restant

elle-même immobile. Cette raison-là serait la plus basse de toutes, n’étant

plus capable d’engendrer une autre raison, mais qui a par contre, au-dessus

d’elle, la raison qui produit la forme dans l’être engendré, qui est à son tour

parente de celle qui a produit la forme et qui est aussi puissante que celle-ci.

L’on pourrait schématiser la hiérarchie pour éviter que cela devienne

trop compliqué à poursuivre :

Rang Supérieur Raison qui produit la Niveau de l’Intellect

forme

Rang Moyen Raison qui produit la du même genre et de la

forme dans l’être même puissance que

engendré celle d’au-dessus

Niveau de l’Âme

Rang Inférieur Raison qui se manifeste Inerte, incapable de

dans les formes visibles produire son semblable

des êtres Niveau de la Nature

La Raison supérieure, c’est-à-dire celle qui produit la forme (morphè)

est le produit elle-même d’une contemplation. Elle se contemple elle-même,

et existe tant que contemplée. Son mode de contemplation n’est pas celui qui

dérive de la pensée discursive, mais, c’est l’examen de ce qui est en nous,

86
c’est-à-dire l’Un163. La raison ne peut examiner que ce dont elle n’a pas
possession, car lorsque le sujet connaissant et l’objet connu deviennent une

seule et même chose, il ne s’agit là plus d’un examen, mais d’une vision :

« es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? […] Es-tu tout

entier une lumière véritable […] ? Te vois-tu dans cet état ?

Tu es alors devenu une vision […]. Car il faut que l’œil se

rende pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le

contempler. Jamais un œil ne verrait le soleil sans être

devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau

sans être belle. » 164

Ceci est le cas pour la nature : elle n’est ce qu’elle est qu’en

produisant, car elle est une raison qui est à la fois contemplation et objet de la

contemplation. Chez elle, la production est une contemplation : « c’est une

contemplation qui produit parce qu’elle est une contemplation. ». Elle ne fait

rien que contempler, et par-là même, elle engendre, sans aucune autre action.

Deux raisons sont issues de la raison supérieure : la raison

individuelle, c’est-à-dire celle qui change d’un être à l’autre et qui est le

semblable non de la nature, mais de l’Âme ; et en deuxième lieu, la raison qui

est la nature même. Donc, quand nous disons nature, nous disons raison qui

est dans la nature, qui est dans les animaux et dans les plantes, qui est dans

les actions de tout être dont les pratiques ne peuvent être que conformes à

elle. En d’autres termes, la nature, c’est la contemplation qui régit la nature

n’y étant pas réductible, c’est-à-dire elle est à la fois contemplation et objet de

contemplation. En ce qui concerne la nature selon Plotin, le mode d’être ce


163
Enn. III 8 [30] 9, 29-34 : […]mais, par quelle sorte d’impression pouvons-nous saisir d’un coup ce
qui dépasse la nature de l’intelligence ! –Expliquons-le, autant qu’il est possible : par ce qui, en nous,
est semblable à ce principe, répondrons-nous. Car il y a en nous quelque chose de lui […].
164
Enn. I 6 [1] 9, 16 - 34

87
qu’elle est c’est produire, et la production c’est l’achèvement d’une

contemplation : « une contemplation qui reste près de son objet et qui ne fait point

d’action extérieure, mais qui produit parce qu’elle est une contemplation165 ».

Illustrons l’idée avec un paragraphe tout entier, où Plotin fait parler la nature

au sujet de la raison pour laquelle elle engendre :

« Et si on lui demandait pourquoi elle produit, elle,

répondrait, si elle consentait à entendre la question et à

parler : « Il ne fallait pas me questionner ; mais il fallait

comprendre et se taire, comme je me tais moi-même ; car je

n’ai pas l’habitude de parler. Comprendre quoi ? Que l’être

engendré est pour moi un objet de contemplation muette,

l’objet naturel de ma contemplation ; je suis moi-même née

d’une pareille contemplation ; et j’ai un goût naturel de la

contemplation ; ce qui en moi contemple produit un objet à

contempler ; ainsi les géomètres tracent des figures en

contemplant. Mais moi, je n’en trace aucune ; je contemple,

et les lignes des corps se réalisent, comme si elles sortaient

de moi. J’ai en moi la disposition de ma mère et de ceux qui

m’ont engendrée ; eux aussi sont issus d’une

contemplation ; je suis née sans qu’ils aient agi ; mais parce

qu’ils sont des raisons meilleures que moi, et que ces raisons

se contemplent elles-mêmes, j’ai été engendrée par eux. » 166

On peut conclure selon ces paroles attribuées à la nature de manière

imaginaire, que la nature est elle-même produit d’une âme antérieure à elle

et plus puissante qu’elle.

165
Enn. III 8 [30] 3, 35-37
166
Enn. III 8 [30] 4, 1-17

88
Section II : L’âme comme forme de la contemplation

Antérieure à la nature dans la hiérarchie plotinienne, et par opposition

à celle-là, l’âme est capable d’engendrer son semblable ou de produire un

autre objet de contemplation par « la contemplation qui est en elle, son goût pour

la science, la recherche qu’elle fait de la vérité, son effort pour enfanter en partant des

connaissances qu’elle possède, sa plénitude ».167 L’âme donne naissance à une


autre contemplation, car elle-même est contemplation. Pourquoi donc, ce

procès ne devient-il pas une série infinie d’engendrements d’une nouvelle

hypostase à chaque fois ? Ce n’est pas le cas, puisque :

« […] la science, arrivée à sa plénitude, produit une science

diminuée et semblable à elle chez l’écolier qui en possède

ainsi une image ; mais les théorèmes de la science sont, chez

lui, bien obscurcis et incapables de se soutenir par eux-

mêmes. » 168

Cette dégradation s’explique, nous le verrons plus loin, par la théorie

d’éloignement, en quoi consiste la conception métaphysique plotinienne des

nombres.

D’où vient le désir de l’âme de contempler ? Platon, dans le Phèdre169,

donne l’exemple d’un attelage ailé, désignant l’âme humaine. Les deux

chevaux de l’attelage, ne recevant pas la contemplation dans sa totalité,

désirent ce que le cocher leur fait voir, et ce désir les pousse vers cet objet, qui

est la contemplation elle-même. Toute action de l’âme vise la contemplation ;

167
Enn. III 8 [30] 4, 1-17
168
Enn. III 8 [30] 5, 3-6
169
Platon, le Phèdre, 246a – 248c

89
mais pour contempler, il lui faut un objet à contempler, et cette

contemplation est un « Savoir qui a pour objet ce qui est réellement une réalité170 ».

Ce dont il s’agit ici, c’est, à l’aide de la contemplation, le retour de l’âme à

son origine :

« Une fois qu’elle a, de la même manière, contemplé les

autres êtres qui réellement sont les réalités et qu’elle s’en est

régalée, alors, s’étant de nouveau enfoncée dans l’intérieur

du ciel, la pensée dont je parle est revenue à sa demeure.171 »

Il y a aussi des âmes qui tantôt élèvent la tête de leurs cochers vers la

région supérieure, et tantôt l’enfoncent. Quand l’âme n’arrive pas, comme

dans l’exemple des chevaux, à la saisie directe de cet objet, elle patine jusqu’à

s’en munir, et une fois qu’elle l’obtient, le résultat de sa recherche lui

confirme la nécessité de cette recherche : elle se rend compte que c’est à cette

vision spirituelle qu’elle cherchait à parvenir, et par la connaissance profonde

du bien, elle prend possession du bien qui gît et qu’elle découvre en elle-

même :

« Alors l’âme cesse de s’agiter ; elle ne cherche plus rien, elle

est comblée ; alors, sa contemplation reste en elle-même, et

elle est sûre de la posséder ; plus cette assurance est claire,

plus calme est la contemplation, et plus d’unité elle

introduit dans l’âme172. »

Il y a aussi un troisième cas qui est le pire, c’est celui des âmes qui,

faute de leurs cochers, se sont éloignées « sans avoir été initiées à la

170
Platon, le Phèdre, 247e
171
Platon, le Phèdre, 247e
172
Enn. III 8 [30] 5, 8-12

90
contemplation du réel173 ». Ainsi, la contemplation introduit de l’unité dans
l’âme, ou, autrement dit, c’est de la contemplation que l’âme tire son unité,

car l’âme qui connaît et l’objet connu deviennent un. Si le sujet ne s’identifie

pas à l’objet, alors il y a dualité, or :

« […] quand nous apprenons, les notions ne doivent pas

nous rester extérieures, mais elles doivent s’unir à notre

âme, jusqu’à l’assimilation complète. »174

C’est quand l’âme correspond aux notions, qu’elle devient apte d’en

faire usage convenablement et qu’elle prend conscience de ce qui était en elle

depuis toujours. L’assimilation de l’objet par l’âme, ou l’unification sujet-

objet, n’aurait pas lieu en cas de dualité, c’est-à-dire si la partie de l’âme

douée de raison et censée connaître ne possédait pas entièrement les notions,

et restait différente de l’objet. Ce serait alors non une assimilation, mais une

juxtaposition. En cas de juxtaposition, qui n’est pas celui du sage, elle a

quand même une certaine possession des notions, mais elle ne laisse pas agir

sur elle et la rendre différente de ce qu’elle était.

Par ailleurs, par son caractère inférieur à son principe et la plénitude

lui faisant défaut, quoique plus capable de la contemplation que l’est la

nature, l’âme n’est intelligence que de quelque chose, c’est-à-dire d’un autre

objet qui n’est pas elle-même : elle n’a pas la contemplation complète. Le

remarquant et en souffrant, elle s’adonne à la science de la multiplicité des

choses afin d’élargir sa connaissance par la recherche, et laisse l’effort

contemplatif de côté. Par contre, l’âme qui reste en elle-même, celle du sage,

ne se laisse pas à ce mouvement de va-et-vient :

173
Platon, le Phèdre, 248b
174
Enn. III 8 [30] 6, 17-21

91
« […] c’est pourquoi le sage, déjà pénétré de raison, tire de

lui-même ce qu’il découvre aux autres ; c’est vers lui-même

qu’il regarde ; non seulement il tend à s’unifier et à s’isoler

des choses extérieures, mais il est tourné vers lui-même, et il

trouve en lui toutes les choses. »175

Section III : L’intelligence comme forme de la contemplation

Cette union entre sujet et objet devient plus ferme à chaque hypostase

supérieure. Chez le sage, dans son âme, ou dans la meilleure des âmes,

l’objet connu est identique au sujet qui connaît, et cette union est intime.

Mais il y a plus encore : au niveau d’intelligence, ce n’est plus cette

assimilation ferme qui lie l’objet à son sujet, mais il s’agit désormais d’une

unité substantielle : « être et penser, c’est la même chose ».176 Et ceci vient

d’une nécessité : sujet et objet doivent faire un dans l’intelligence, car sinon, il

faudrait qu’il y ait une autre hypostase au-dessus où cette différence se

supprimerait :

« […] c’est la contemplation vivante qui n’a plus son objet

en une chose différente d’elle […]. »177

La génération qui est chez Plotin le produit d’un acte de

contemplation, devient elle-même un objet de contemplation lorsqu’elle

prend une forme. Toute production est une imitation des réalités

primordiales ou des « réalités vraies » qui « viennent d’une contemplation ».

175
Enn. III 8 [30] 6, 28-30
176
Enn. II 8 [30] 6, 57-62
177
Célèbre formule qui figure en I, 4 [46], 10, 6 ; III 8 [30] 8, 9 ; et V 1 [10] 8, 17 chez Plotin ;
commentée par Gilles Deleuze dans « Qu’est-ce que la philosophie ? » Paris, Minuit, 1990, p.200-
201 ; et qui remonte à Parménide, « Fragment B 3 ».

92
Quant aux objets de contemplation saisis par la sensation, ils proviennent de

ce que ces réalités vraies contemplent à leur tour.

Donc, la substance engendrée reflète ce qui l’a produit comme œuvre

afin de contempler. Un objet de contemplation produit au sein de la nature

est d’abord saisi par la sensation qui a pour but de le connaître, ensuite par la

pensée discursive.

Les choses désirent, et doivent désirer la contemplation par une

nécessité intérieure : « le principe d’un être est sa fin ». Ceci est à la fois le cas

de la reproduction sexuée chez l’animal. L’engendrement se réalise chez lui

par le génie des raisons séminales, ce qui est tout seul une contemplation, car

cet effort de produire un objet de contemplation dans la multiplicité tend à

« remplir tout de raison » :

« […] produire en effet, c’est produire une forme, c’est-à-dire

tout remplir de contemplation. ». 178

Toute production dans la nature n’est certes pas parfaite, mais

l’imperfection dans la substance engendrée est due à ce que l’on s’écarte du

modèle contemplé.

Le problème d’unité une fois posé, Plotin s’avance petit à petit vers

l’explication de la différence entre un et multiple, et prononce un peu plus

loin le mot « infini » pour la première fois dans le traité. Il introduit le

problème d’unité-multiplicité de la façon suivante :

178
Enn. III 8 [30] 8, 13-14

93
« Comment ces deux choses qui n’en font qu’une, comment

cette unité est-elle à son tour multiple ? » 179

C’est en effet le déplacement de l’intelligence qui fait que ces deux

choses qui ne font plus qu’un, c’est-à-dire la contemplation et l’objet de la

contemplation sont à la fois multiples : la contemplation de l’intelligence

n’est pas focalisée sur un seul objet, même en contemplant l’Un, elle ne le

contemple pas comme son unique objet :

« Elle commence bien par un objet, mais elle n’en reste pas là ;

et, sans s’en apercevoir, elle devient multiple […] 180

Le déplacement de l’intelligence est comparable à celui d’un cercle

qui, devient tour à tour une figure avec un centre, son meilleur endroit qui

renferme en soi la sortie de tous les rayons qui, arrivés à leur terme (lieu vers

où ils se dirigent et qui est le pire des lieux du cercle) forment la

circonférence ; puis avec une surface, avec un haut et un bas etc. Le centre

d’où sont partis tous les rayons, c’est-à-dire l’origine, n’est pas la même

chose que la totalité du cercle composé du centre et de la circonférence, et il

en est de même pour le cas inverse : la totalité du cercle prenant son origine

du centre, n’est pas réductible à celui-ci. L’intelligence désigne dans cet

ensemble le centre, ou le point de départ des rayons qui n’ont que ce dernier

pour source ; et la multitude des rayons, les êtres qu’est intelligence et qui

sont l’intelligence, non pas comme un amassement ou une juxtaposition,

mais comme une totalité intimement solidaire et substantiellement un, bien

qu’irréductible au centre originaire :

179
Enn. III 8 [30] 7, 31-32
180
Enn. III 8 [30] 8, 43-44

94
« En d’autres termes, l’intelligence n’est pas la pensée d’une

seule chose ; elle est l’intelligence universelle, et, étant

universelle, elle est la pensée de toutes les choses. Elle doit

être tous les êtres et penser tous les êtres ».181

Puisque l’intelligence n’est pas un amassement, chacune des parties

est et possède tous les êtres en même temps ; elle est d’une solidarité

complète, et c’est en ce sens qu’elle est « infinie » : elle est la pensée de tous

les êtres et elle est tous les êtres, donc elle est tout. C’est une totalité parfaite,

il n’y a point de terme à sa puissance, ni de limites à sa totalité. Par

conséquent, lorsqu’elle engendre, cette chose engendrée est également une

totalité à son tour ; elle aussi, elle est toutes les choses, et ceci ne diminue

l’intelligence en rien, ne lui enlève rien, car elle n’est pas une juxtaposition.

Section IV : L’Un, terme de la contemplation

C’est par l’un que tous les êtres sont des êtres182

Ayant ainsi précisé le statut ontologique de l’intelligence, Plotin

procède par la suite à ce qui doit se trouver au-dessus d’elle. Une formule

extrêmement importante pour notre travail surgit à ce niveau de sa

réflexion :

181
Enn. III 8 [30] 8, 48-49
182
Enn. VI 9 [9] 1, 1

95
« D’abord, la multiplicité est postérieure à l’unité ; celle-là

est nombre, celle-ci est principe du nombre ; et la

multiplicité essentielle a pour principe l’Un essentiel. » 183

Ce syllogisme servira plus tard de point d’appui à la théorie des

nombres. Rappelons ici que dans la métaphysique plotinienne, il n’est point

d’idée qui soit suspendue dans le vide, ni de détail technique qui ne soit pas

rapporté au système entier, de sorte à parvenir à une ferme cohérence

intérieure. Les nombres donc, sous cet angle, ne constituent pas pour Plotin

un objet d’étude secondaire, entrepris au passage, ni une superfluité

philosophique (comme penseraient la plupart de nos contemporains) qui

devrait plutôt être abandonnée aux mathématiciens, ni, finalement, un thème

à encombrer de détails techniques : les nombres, pour Plotin, c’est le principe

de l’existence de l’idée de la multitude. La question reste donc à aborder

minutieusement.

Tout d’abord, qu’est-ce que la multiplicité essentielle ou la multiplicité

réelle ? C’est le sujet qui connaît par excellence et l’objet connu, autrement

dit, c’est l’intelligence et l’intelligible, ou encore le noûs et son contenu.

Cette union est la première source de la multiplicité, c’est le premier

couple.

« Il doit donc être un terme antérieur au couple et situé au-

delà de l’intelligence »184

Commençons la recherche de ce principe par ce dont nous disposons

déjà : ce principe antérieur au couple, ne serait-ce pas l’intelligence ou bien

183
Enn. III 8 [30] 8,60-63
184
Enn. III 8 [30] 9, 4-6

96
l’intelligible ? Non, car l’intelligence et l’intelligible se trouvent

indisjoignables l’un de l’autre. L’intelligence ne serait plus intelligence si l’on

lui enlevait l’intelligible, et l’intelligible ne serait pas sans intelligence.

L’intelligence possède d’ailleurs tous les êtres. Elle n’a pas seulement

la possession de tous les êtres dans leurs traits généraux, mais elle les

possède fermement jusqu’à leurs détails les plus fins. Elle « circule » à travers

la totalité des précisions de leurs détails. Elle les a à fond. Or le principe ne

devrait pas circuler à travers les êtres, mais être le principe de la circulation ;

il ne doit pas être tous les êtres afin de garder son unité ; il ne doit pas être un

ensemble ou une multiplicité, mais le principe de cette multiplicité. En voici

la démonstration : si l’Un était toutes les choses, deux hypothèses en

découleraient :

a) Il est toutes les choses une à une,

b) Il est l’assemblage de toutes les choses.

Examinons-les de plus près :

a) L’Un est toutes les choses une à une

Comment faire la distinction entre une chose et une autre, à partir du

moment où l’on conçoit chaque chose également et identiquement

un ? Tout se confondrait, dans ce cas, d’une assimilation où rien ne

pouvait plus se distinguer d’une autre chose. Ce serait une confusion

totale où « n’importe quoi serait identique à n’importe quoi ».185

b) L’Un est l’ensemble de tout

185
Enn. III 8 [30] 9, 14-15

97
Alors se produirait un problème d’antériorité. Si l’Un était un

rassemblement des choses, cela signifierait nécessairement qu’il leur est

postérieur. A supposer l’inverse, s’il leur était antérieur, alors il serait

différent d’elles. Pourtant, si l’on dit de quelque chose qu’il est principe, la

logique veut qu’il soit antérieur à ce dont il est principe. Ce problème

d’antériorité provient d’une nécessité logique, simple mais imposante :

« […] il n’existe pas de multiplicité, si ce qui n’est pas

multiple n’existe pas avant cette multiplicité. »186

Ces deux hypothèses ainsi réfutées, reste à admettre que le principe

du couple n’est pas l’intelligence ; mais ce qui la dépasse et lui est antérieur.

Indéterminable, non connaissable, indéfinissable, au-delà de

l’intelligence, ineffable, indicible, non traduisible en mots mais indélébile et

indéfectible, non multiple, sans conscience, ni être ni substance, ni vie, non

pas l’assemblage des choses, mais non plus les choses une à une… ce

principe dont on dit qu’il n’est rien de ce dont il est principe, qu’est-il donc ?

« Il est la puissance de tout ; s’il n’est pas, rien n’existe, ni les

êtres, ni l’intelligence, ni la vie première, ni aucune autre. Il

est au-dessus de la vie et cause de la vie ; l’activité de la vie

qui est tout l’être, n’est pas première, elle coule de lui,

comme d’une source. Imaginez une source qui n’a point

d’origine ; elle donne son eau à tous les fleuves, mais elle ne

186
Enn. III 8 [30] 9, 74

98
s’épuise pas pour cela ; elle reste, paisible, au même niveau ;

les fleuves, issus d’elle, confondent d’abord leurs eaux,

avant que chacun d’eux prenne son cours particulier ; mais,

déjà, chacun sait où son flot l’entraînera. Imaginez encore la

vie d’un arbre immense ; la vie circule à travers l’arbre tout

entier ; mais le principe de la vie reste immobile ; il ne se

dissipe pas en tout l’arbre, mais il siège dans les racines ; ce

principe fournit à la plante la vie dans ses manifestations

multiples ; lui-même reste immobile ; et, n’étant pas

multiple, il est le principe de cette multiplicité. »187

Section V : La multitude comme témoin de l’Un

L’Un absolu ainsi illustré, il convient de souligner que la seule unité

n’est pas la sienne. Ceci étant tout à fait vrai que l’Un est l’unité ultime,

précisons qu’il y a dans la hiérarchie plotinienne, de différents niveaux

d’unité à chaque phase de l’existence. Tout être désire remonter à l’unité qui

lui est immédiatement antérieur, et c’est étape par étape que l’on se ramène à

l’Un absolu. Celui qui est arrivé à rendre compte de ce qu’il y a de plus un

dans la plante, c’est-à-dire ce qui fait que ce soit une vie, a trouvé le principe

immobile qui est dans elle. En remontant ainsi de suite, on découvre une

unité plus profonde à chaque fois. En atteignant l’unité de l’âme, on atteste ce

qu’il y a de plus précieux en elle ; et en suivant la trace que le Bien a

imprimée sur l’intelligence, c’est-à-dire lorsque l’on s’adonne à la recherche

de la source ou de l’unité des êtres véritables, attirés par ce plus grand désir

qu’il puisse y avoir, celui de se rassasier de la réponse à la question « qui a fait

187
Enn. III 8 [30] 10, 20-21

99
exister ce monde ? »188, se laisserait-on pour un moment à la déception de
n’avoir rien trouvé, car ce principe n’est rien que l’on puisse saisir, ni en

affirmer quelque chose. Il n’a pas d’être, il est au-delà de l’essence :

« Faites abstraction de l’être pour le saisir ; vous serez

étonnés ; mais dirigez-vous vers lui, atteignez-le, reposez-

vous en lui, et vous le concevrez par la pensée ou plutôt par

une impression ; et vous embrasserez sa grandeur par la

multitude des êtres qui viennent après lui et existent par

lui. » 189

188
Enn. III 8 [30] 10, 1-17
189
Enn. III 8 [30] 11, 44

100
TROISIEME CHAPITRE - DE LA BEAUTE INTELLIGIBLE

Section I – Comment l’âme devient-elle belle ?

Plotin a souvent recours aux dieux et aux autres figures de la

mythologie grecque, afin d’illustrer la vision de la beauté, et la voie par

laquelle on prépare son âme à y parvenir. Cette voie consiste en une prise de

conscience de ce que nous possédons comme essence : la réalité intelligible

n’est à saisir qu’en nous-mêmes et non ailleurs :

« Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-même ; être

laid, c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ;

se connaître soi-même, c’est être beau ; être laid, c’est

ignorer. » 190

Nous trouvons dans ce passage une idée en germe qui reviendra plus

tard dans le traité « Des Nombres » : l’idée d’éloignement qui sera considérée

par Plotin comme étant responsable du mal. Une comparaison entre l’art et

son produit rend cette idée plus claire : l’œuvre d’art est belle, pour Plotin,

non par la matière dont elle est faite, mais par la beauté de la forme que l’art

a fait entrer en elle. La beauté donc est dans l’art plutôt qu’elle est dans son

produit, et cette beauté qui est dans l’art est de beaucoup supérieure à celle

qui est dans l’objet extérieur :

190
Enn. V 8 [31] 13, 24-26

101
« Car plus elle [la beauté] va vers la matière en s’étendant

dans l’espace, plus elle s’affaiblit, plus elle est au-dessous de

celle qui reste dans l’unité : tout ce qui s’éparpille, s’écarte

de soi-même, qu’il s’agisse de la vigueur physique, de la

chaleur, de la force en général et aussi de la beauté […] »191

A l’éloignement conçu presque comme une malédiction, Plotin oppose

l’union. Cette union se réalise chez celui dont l’âme est entièrement pénétrée

de beauté. C’est alors en quelque sorte une fusion où l’objet qui est vu

s’assimile à l’être qui voit :

« Voyons-le [l’objet à voir] comme un avec nous-mêmes,

comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un dieu, de

Phébus ou de quelque Muse, contemple son dieu en lui-

même, dès qu’il a la force de voir le dieu en lui. » 192

Il s’agit donc de notre capacité de pénétrer dans l’intimité des choses,

de ne pas nous arrêter à leur surface193. La beauté émeut l’âme qui se

l’intériorise. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même »194. Cette expression

peut s’expliquer, croyons-nous, de la manière suivante : à travers la

contemplation de la chose fabriquée suivant un modèle, la vision se rapporte

à l’objet d’après lequel le travail a été fait, ce qui montre non la beauté qui est

dans la chose, mais celle qui est dans le modèle imité. La beauté qui est dans

l’œuvre est donc un faible reflet de la beauté première qui est « beau tout

entier, et beau tout entier en toutes ses parties, si bien qu‘il n’a même pas une partie

où sa beauté soit en défaut195 ». C’est donc en suivant les traces de la beauté

191
Enn. V 8 [31] 1, 31-35
192
Enn. V 8 [31] 10, 49-52
193
Enn. V 8 [31], Notice du traducteur.
194
Enn. V 8 [31] 10, 43
195
Enn. V 8 [31] 8, 1-3

102
visible que l’on parvient à la beauté première, qui est la première réalité qui

s’offre à la contemplation, mais ce n’est pas encore le niveau du principe

parfait qui est identique à la fin 196, car ce principe ne consent pas à être beau.

Voilà le chemin que nous montre Plotin pour faire remonter notre âme

vers la source première : nous lancer à la poursuite du beau, selon notre

capacité. Quelle est alors cette capacité ? Puisque devenus hommes, nous

avons cessé d’être tout, il nous faut pour retourner à notre état initial, cesser

d’être hommes pour nous élever et reprendre le gouvernement de tout

l’univers. Ceci est la tâche des hommes saints de remonter jusqu’à la beauté

totale. Une fois parvenu à cette beauté, le sage est entièrement pénétré de

cette lumière et devient lui-même un être beau, « tels souvent des hommes,

montés sur ces collines dont le sol se dore de lumière, sont baignés de cette lumière et

se teignent des couleurs du sol où ils marchent. 197 » L’homme saint, autrement dit

le sage, c’est justement celui qui est « capable » de voir le Beau, il est le

« voyant ». Chaque sage regarde vers le Beau et vers ce qui est à lui, mais

chacun en fait une contemplation différente : « l’un, les yeux fixés sur lui, y voit

la source et la nature de la justice ; un autre est tout pénétré de la vision de la

sagesse198 ».

Section II – Le Sage à proximité de l’Un

Ce qui rend importante à nos yeux, la description que donne Plotin de

l’ « homme saint », c’est le fait qu’il l’élève jusqu’au niveau de participer au

gouvernement de l’univers par sa « proximité » à l’Un. Par opposition au

voyant qui est désigné chez Plotin, comme nous venons de le dire, par sa

196
v. Enn. V 8 [31] 7, 59-61 : « et l’on a raison de dire de ne pas chercher les causes du principe,
surtout d’un principe aussi parfait, qui est identique à la fin ; principe et fin, il est tout à la fois, et rien
ne lui manque. »
197
Enn. V 8 [31] 10, 31-33
198
Enn. V 8 [31] 10, 13-15

103
proximité à l’Un, le non voyant l’est par sa distance : « les autres sont dans le

trouble, et d’autant plus qu’ils sont plus loin de lui199 ». Tandis que les uns

contemplent le Beau, pour les autres, il est aussi impossible de le regarder

que le soleil. Le soleil est un symbole qui revient très souvent chez Plotin qui

utilise cette image lumineuse pour désigner tantôt la générosité de l’Un,

tantôt sa supériorité, et tantôt l’illumination intérieure du Sage :

« Evoquant volontiers, dans l’esprit des religions

héliolatriques, le rayonnement d’une sorte de Soleil sur la

totalité de l’intelligible, il [Plotin] le présente comme

régnant en roi au-dessus de l’intelligible et que sans rien

perdre, poussant hors de Lui cette lumière dont, à certains

moments exceptionnels, quelques humains, au terme d’un

effort de dépouillement, peuvent recevoir la soudaine

vision 200 »

Lorsque Plotin parle de proximité, il parle d’un rapprochement à un

niveau ultime jusqu’à voir le Beau comme devenu « un avec soi-même ». La

connaissance la plus haute pour le Sage est le contact avec le Bien, que Platon

appelle « la plus grande des sciences201 ». Cependant, la science ici doit se


comprendre non au sens de la vision du Bien, mais au sens de la

« connaissance raisonnée que nous avons avant cette vision202 ». Nous accédons à
cette connaissance raisonnée à travers des analogies, des négations, et par

l’observation des êtres issus de Lui et de leur gradation ascendante. A part

cette connaissance raisonnée, nous sommes menés jusqu’à Lui par « nos

purifications, nos vertus, notre ordre intérieur 203». Ainsi le Sage accède et réside

199
Enn. V 8 [31] 10, 9-10
200
Plotin, Maurice de Gandillac, éd. Ellipses, 1999, p. 35
201
Platon, La République, 504 e
202
Enn. VI 7 [38] 36, 6-8
203
Enn. VI 7 [38] 36, 11

104
dans l’intelligible et devient contemplateur de soi-même. Possédés du Dieu,

nous produisons en nous sa vision à travers la contemplation de notre dieu

en nous-mêmes. Dans cette vision, nous voyons notre propre image embellie.

C’est après avoir quitté toute connaissance raisonnée et nous être unis

à nous-mêmes que nous parvenons à la phase d’unité avec le Dieu « présent

dans le silence204 ». Pour Plotin, cette unité est « tout ». Nous nous unissons à

Lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons. Le voyant

réside dans le Beau et étend sa pensée jusqu’à Lui :

« […] emporté par la vague montante de l’intelligence,

soulevé jusqu’en haut par le flot qui se gonfle, on voit tout à

coup, sans savoir comment. 205 »

Pourtant cette vision, dans laquelle, devenu uni avec le Dieu, on

devient soi-même dieu, n’est pas durable et « l’on peut le voir et se voir soi-

même autant qu’il est permis d’avoir de telles visions206 ». En effet, pour Plotin, sa
nature humaine ne permet pas au Sage de demeurer en permanent contact

avec le Dieu, et il doit quitter cette image si belle qu’elle soit, car il y a

toujours dans cette vision, de la dualité : « Pourquoi donc ne reste-t-on pas là-

bas ? – C’est qu’on n’est pas encore tout à fait sorti d’ici207 ». Pour arriver au stade

d’union, « il nous faut retrancher toute addition et nous efforcer de sortir d’ici208 »,
mais nous avons des liens qui nous rattachent aux autres êtres puisque nous

sommes dans la chair. Cette union « extatique » qui ne peut durer que pour

quelques brefs instants a donc un retour. Plotin décrit ce stade par une fleur

qui se fane :

204
Enn. V 8 [31] 11, 7
205
Enn. VI 7 [38] 36, 22-24
206
Enn. VI 9 [8] 9, 65-66
207
Enn. VI 9 [8] 10, 1-2
208
Enn. VI 9 [8] 9, 60-61

105
« […] on se voit éclatant de lumière et rempli de la lumière

intelligible ; ou plutôt on devient soi-même une pure

lumière, un être léger et sans poids ; on devient ou plutôt

l’on est un dieu, embrasé d’amour…. Jusqu’à ce que l’on

retombe sous le poids, et que cette fleur se flétrisse.209 »

Nous subissons une phase de purification auprès de Lui, et par la

suite, nous retombons là où étions. Ce retour met l’âme dans la joie, car elle

est « purifiée des souillures de ce monde et préparée à retourner vers son père210 ».
C’est la reprise de conscience que nous ne sommes pas Dieu et que nous en

sommes différents : « puisque l’âme est différent de Dieu mais qu’elle vient de

lui211 ». Cette conscience qui vient, suit l’extase par un mouvement inverse
qui nous y avait amenés. Il s’agit d’un dédoublement. Mais, une fois accédés,

nous acquérons une véritable conscience de nous-mêmes qui nous rend

capables de laisser encore cette conscience pour y retourner en suivant la

trace qui nous reste de lui et en nous donnant jusque dans notre intimité, afin

de quitter l’état dans lequel nous sommes différents du Dieu et Il nous est

alors à nouveau présent.

La thèse de Plotin est que l’on parvient dieu en quittant la conscience

de soi212. L’explication en est la suivante : celui qui se laisse à la possession du


dieu est uni à lui et n’a plus de conscience de soi. A la suite de cette union

extatique, le Sage revient à lui-même, mais muni cette fois-ci, de la capacité

d’y retourner là où il était un avec le Dieu et Dieu est à nouveau présent :

« nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes

209
Enn. VI 9 [8] 9, 67-71
210
Enn. VI 9 [8] 9, 45-46
211
Enn. VI 9 [8] 9, 33-34
212
« Toute élévation est, chez Plotin, une diminution de conscience. » v. Enn. V 8 [31] 11, note du
traducteur.

106
différents du dieu ; puis revenant en nous-mêmes […] laissant la conscience, nous

revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différents du dieu213 ».

Augmenter la conscience de soi, c’est évidemment s’écarter de lui. Les

sensations fortes nous écartent de l’intelligence de nous-mêmes, c’est-à-dire

de la réalité divine qui correspond à la science de nous-mêmes que nous

avons dans l’état de calme. Plotin explique cette idée par un exemple de

maladie. La santé nous accompagne comme un état naturel et elle s’unit à

nous. La maladie, par contre, nous étant étrangère, se fait remarquer à nous

par le fait qu’elle apparaît différente de nous. Nous n’avons sensation que de

ce qui est extérieur ; et unis à nous-mêmes, nous avons intelligence de nous-

mêmes, si bien que, poussée à la limite, la science que nous possédons de

nous-mêmes s’approche vers l’Intelligence suprême et c’est à ce plus haut

niveau du savoir que nous nous croyons dans l’ignorance.

En quittant la conscience de soi pour s’unir au divin, le Sage qui entre

dans ce contact se charge d’une tâche, celle d’éclairer les autres des pensées

qu’il en rapporte. Revenu de cette réalité bienheureuse et rentré en soi-même,

il suit par sa raison, la trace qui reste de lui. Ayant une fois quitté la raison

pour entrer en union, le Sage se donne jusque dans son intimité, et lorsqu’il

en revient, il n’est plus un être voyant, il est devenu lui-même un spectacle

pour un autre. Lors de ces allers-retours, il ne voit plus le beau comme on

voit une chose extérieure à soi, il devient identique à ce qu’il voit, il devient

lui-même beau. Les autres l’aiment, car eux manquent d’être et lui non.

« Perdre de la beauté, c’est aussi manquer d’être214 ». Le beau est aimable parce
qu’il est l’être. Tout beau qu’il est, il est objet de désir, car le beau est

identique à l’être. Plus il participe à la beauté, plus proche il est de la belle

essence. Voilà pour Plotin, la tâche du Sage : indiquer la voie qui mène vers

la belle essence.

213
Enn. V 8 [31] 11, 13-18
214
Enn. V 8 [31] 9, 44-45

107
108
QUATRIEME CHAPITRE - L’INFAILLIBILITE DE

L’INTELLIGENCE

car on ne peut rien trouver de plus vrai que le vrai215

Section I – L’Intelligence ne peut se tromper

Le troisième traité de la série de quatre, commence par une question,

comme beaucoup d’autres de Plotin :

« L’Intelligence, la réelle et véritable Intelligence, pourrait-

elle se tromper et ne pas porter de jugements vrais ?216 »

Les deux premiers chapitres se développent comme une brève

exposition de la théorie de la connaissance plotinienne qui consiste en ce

qu’il n’est pas possible par définition que l’intelligence se trompe, car si elle

se trompait, cela signifierait que l’intelligence manque d’intelligence, ce qui

serait contraire à la logique. L’intelligence sait tout, et n’oublie rien.

Sa connaissance ne vient pas de la démonstration, car dire qu’elle use

de la démonstration, c’est dire qu’il existe certaines connaissances évidentes

d’elles-mêmes qui constitueraient la base à la démonstration, et d’autres, non

évidentes d’elles-mêmes, ayant besoin d’être démontrées par la

démonstration. Qui serait alors à l’autorité de faire une telle distinction ? Qui

215
Enn. V 5 [32] 2, 27
216
Enn. V 5 [32] 1, 1

109
pourrait prétendre que certaines des connaissances qui sont dans

l’intelligence ne sont pas d’elles-mêmes évidentes alors qu’elles le sont

toutes ?

« Elle n’a pas besoin alors de démonstration ni de preuve ;

elle est évidente à elle-même ; elle connaît avec évidence le

principe antérieur à elle, parce qu’elle vient de lui, et l’être

qui suit ce principe, parce que c’est elle-même […] La vérité

essentielle n’est pas accord avec autre chose, mais accord

avec soi-même ; elle n’énonce rien qu’elle-même ; elle est et

elle énonce son être. »217

Cette vérité est irréfutable, car toute réfutation devrait se baser sur la

vérité, or dans notre cas, la vérité comme base de réfutation sera identique à

la thèse à réfuter : « […] on ne peut rien trouver de plus vrai que le vrai »218.

Ceci étant dit, voyons en une deuxième étape, si les objets de sensation

peuvent porter témoignage ou fournir de critère d’exactitude pour ce qui est

évident de soi :

« […] ce qui est connu par les sens n’est qu’une image ou

espèce de la chose et le sens n’atteint pas la chose elle-

même ; elle reste hors de lui. » 219

D’autre part, les intelligibles, pris chacun séparément, ne sauront

servir de critère d’exactitude non plus, car s’ils pouvaient être différents de

l’intelligence, il pourrait ne pas y avoir de rencontre entre elle et les

217
Enn. III. 8 [30] 10, 41-45
218
Enn. V 5 [32] 2, 28
219
Enn. V 5 [32] 2

110
intelligibles, c’est-à-dire, il serait possible que l’intelligence ne connaisse les

intelligibles qu’à leur rencontre, et qu’elle ne les connaisse pas si elle ne les

rencontre pas : « Et quelle course devra faire l’intelligence pour les rencontrer ?

[…] Comment restera-t-elle dans son identité ? Quelle forme et quelle empreinte

recevra-t-elle des intelligibles ?220 ». Chercher les intelligibles hors de

l’intelligence serait, aux yeux de Plotin, la priver de la vérité.

Quant à la pensée, on ne pourrait la distinguer de la sensation, car elle

ne donne que la connaissance d’un objet extérieur et chacune des propriétés

que l’on peut attribuer à l’objet de sensation ou à l’objet de pensée serait

différente de cet objet même. Or la sensation, dans la philosophie

plotinienne, n’est pas vérité mais opinion, du fait qu’elle est réceptive. Ce que

la sensation reçoit est différent de l’objet lui-même. Les principes de

jugement ne se trouvent pas dans l’objet, mais ils lui sont étrangers.

« Comment saura-t-elle (la pensée) qu’elle les (les objets)

perçoit réellement ? Comment saura-t-elle que cet objet est

bon, beau, ou juste ? […] ce n’est point dans l’objet que l’on

trouve les principes de notre jugement […]. Car, des

propositions, des axiomes et des exprimables ne sont pas

des êtres ; ils ne peuvent être en effet que des énoncés

relatifs à des êtres différents d’eux, et non pas ces êtres eux-

mêmes ; tel que l’énoncé : « le juste est beau » ; où juste et

beau sont différents de l’énoncé ».221

Dans la conception plotinienne, les intelligibles font un et ne peuvent

être pris séparément. D’ailleurs, si cela était le cas, c’est-à-dire si les

intelligibles pouvaient exister chacun indépendamment l’un de l’autre et non

220
Enn. V 5 [32] 1, 60-63
221
Enn. V 5 [32] 1, 36-54

111
pas de sorte à former une unité profondément solidaire, ce serait justement la

cause de l’erreur :

« Alors pourquoi un intelligible est-il la justice et un autre,

autre chose ? En outre (et c’est le point le plus important) si

l’on admet que les intelligibles sont tout à fait hors de

l’intelligence, et que l’intelligence les contemple dans ces

conditions, il lui est impossible de détenir la vérité et de ne

pas se tromper en tout ce qu’elle contemple. » 222

Une connaissance qui n’est pas identification à l’objet connu, on l’avait

vu, n’est dans la pensée de Plotin, que celle d’une image. Si donc, les

intelligibles sont considérés en dehors de l’intelligence, cela revient à dire

que celle-ci n’en a pas possession et n’en saisit, dans cette manière de

connaître que les images, et n’ayant que l’image du vrai, elle n’aboutira qu’à

l’erreur. Or les intelligibles sont des êtres vrais et ils ne sont pas dans

l’intelligence comme des images fabriquées par un peintre. Si cela était le cas,

l’intelligence contemplerait les intelligibles qui sont hors d’elle comme

quelque chose dont elle n’a pas pleinement possession, ou plutôt comme

quelque chose qu’elle n’est pas, et ainsi elle ne pourrait détenir la vérité,

puisqu’elle en resterait toujours aux images.

Voici l’explication de l’impossibilité de l’erreur au niveau de

l’Intelligence : elle possède toute la vérité dans elle et elle ne circule pas à la

recherche des intelligibles qui seraient en dehors, elle est cette vérité même.

Elle n’a besoin ni de démonstration ni d’évidence qui lui vient d’ailleurs, ni

d’aucune preuve : « elle est à elle-même son plus grand témoignage que son objet

222
Enn. V 5 [32] 1

112
est l’être réel223 ». Elle est donc une vérité irréfutable, puisqu’il n’y a en dehors
d’elle aucune base solide d’où tirer une réfutation.

Le troisième chapitre du traité est une illustration de la thèse selon

laquelle l’intelligence ne peut se tromper, par l’exemple d’un cortège qui

s’avance devant le roi de la vérité. Nous en prendrons ici un passage,

exemplaire de la beauté stylistique dont Plotin use des fois, ou dira-t-on, la

rhétorique plotinienne :

« Le Dieu suprême siège sur elle (la nature unique qui est la

totalité des êtres, c’est-à-dire l’intelligence) comme sur un

beau trône, qui dépend de lui. S’il s’avance, il doit s’avancer

non sur un être inanimé, non pas même immédiatement sur

l’âme ; mais devant lui doit se trouver un être immensément

beau : ainsi, devant le grand roi, s’avancent son escorte,

d’abord les moindres personnages, puis des hommes

toujours plus élevés en dignité, puis ceux qui approchent

davantage le roi et ont des fonctions plus royales, enfin ceux

qui ont, après lui, les plus grands honneurs ; après eux tous,

apparaît tout à coup le grand roi lui-même ; les assistants le

prient et l’adorent, s’ils ne sont pas déjà partis en se

contentant d’avoir regardé son escorte. Ici, autre est le roi ;

autres ceux qui marchent devant lui ; mais le roi de là-bas

ne commande pas à des étrangers ; il a la souveraineté la

plus juste, et la plus conforme à la nature ; et il a la royauté

véritable, puisqu’il est roi de la vérité […] » 224

223
Enn. V 5 [32] 2, 20
224
Enn. V 5 [32] 1, 6-22

113
Section II – Rien que les trois hypostases

On a donc affirmé que le roi de la vérité d’où découle toute la vérité

est en soi simple, car s’il n’était pas simple, il ne serait pas primitif et dans ce

cas, il faudrait admettre qu’il y a un autre qui lui est antérieur. D’autre part,

Plotin affirme que le beau trône sur lequel il siège, dépend de lui, lui-même,

ne dépendant de rien. Autrement dit, il est nécessairement simple, s’il est

primitif, car le composé suppose le simple225. Cette une nature qui ne contient
rien, car elle n’est pas une certaine chose dont on dit qu’elle est cette chose.

On ne peut dire de l’Un qu’il est un, comme on dit d’une table qu’elle

est une table, ni du Bien qu’il est bien comme dans le cas où l’on attribue un

prédicat à une chose quelconque. L’Un n’est pas parmi les autres uns, ni le

Bien parmi les autres biens. D’ailleurs l’Un ou le Bien ne sont pas différentes,

ces deux appellations réfèrent à une même nature. L’Un est identique au

Bien. En plus, étant simple et primitif et n’ayant rien de quoi dépendre, le

Bien n’a rien au dessus de lui, et vain sera de chercher à remonter à un autre

principe.

Par ce raisonnement, Plotin établit la nécessité de mettre, s’il faut faire

une hiérarchie des hypostases, le Bien en tête, puis l’Intelligence qui en

dérive, et finalement l’Âme. « Tel est l’ordre conforme à la nature ; et il n’y a ni

plus ni moins dans la réalité intelligible226 ». Prétendre qu’il y a un nombre plus

petit d’hypostases revient à identifier ou bien l’Un et l’Intelligence, ou bien

l’Intelligence et l’Âme. Or, aucun de ces trois n’est réductible l’un à l’autre :

ni l’absolument simple ne peut être mis au rang de ce qui a de l’être et

possède tous les êtres, ni ce dernier n’est substituable par le sujet auquel

appartient l’acte de sentir. Qu’en est-il s’il y a un nombre plus grand

225
Nous reviendrons sur ce point dans la prochaine section.
226
Enn. II 9 [33] 1,

114
d’hypostases ? Dans ce cas, il faudra examiner s’il se trouve des hypostases

intermédiaires.

D’abord l’Un, s’il est une simplicité absolue, ne peut rien avoir au

dessus, car étant le principe de toutes choses, par définition, il n’admettra

aucune nature plus élevée que lui. Il ne permettrait pas non plus une

distinction comme principe en puissance et principe en acte parce qu’ « il

serait ridicule d’introduire en des réalités actuelles et sans matière cette division

d’être en puissance et d’être en acte, pour multiplier ces réalités227 ». Le terme en

puissance doit, comme l’affirme Plotin dans le traité II 5 [25]228, se dire de


l’être qui est déjà autre que lui-même, et ceci en deux sens : soit dans le sens

où l’être en puissance produit un autre qui vient après lui et continue à être

ce qu’il était avant cette production, comme dans l’exemple de l’airain et la

statue ; soit dans le sens où le premier se donne lui-même à ce qu’il est en

puissance, comme dans l’exemple de l’eau et la neige. Cependant, être autre

que lui-même n’est aucunement une propriété qui puisse se dire de l’Un.

Cette division n’est point applicable à l’Intelligence non plus, car elle

est un acte stable et elle est éternellement telle qu’elle est. Cet acte de

l’Intelligence étant la pensée de soi-même, l’on pourrait se demander s’il

serait légitime d’admettre une intelligence qui pense et une autre qui pense

qu’elle pense. Plotin a beau admettre une certaine pluralité de l’Intelligence,

ne trouve pas cette thèse plausible non plus, du fait que « l’Intelligence est une

intuition unique qui perçoit ses propres actes229 ». Dans la théorie plotinienne de
l’Intelligence, celle qui pense qu’elle pense n’est en rien autre que celle qui

pense, bien que ces deux actes soient différents. On ne peut distinguer, même

logiquement, deux intelligences dont l’une ne ferait que penser sans en avoir

227
Enn. II 9 [33] 1, 31-33
228
au chapitre 1, ligne 20 et suivantes.
229
Enn. II 9 [33] 1, 47

115
conscience, si cette division ne peut même pas avoir lieu en nous-mêmes, car,

explique Plotin, « on a toujours un peu de sagesse pour diriger ses penchants et ses

réflexions ; sans quoi on serait taxé de folie230 ». D’autre part, cette distinction une

fois admise comme vraie, elle permettrait une réduction à l’absurde :

pourquoi ne pas supposer, en une deuxième étape, une troisième intelligence

qui pense que la deuxième pense que la première pense, et de la sorte, à

l’infini ? Par conséquent, il serait faux de concevoir une Intelligence en repos

et une autre en mouvement.

Venons-en à l’Âme, peut-elle être distincte de la raison qu’elle tient de

la part de l’Intelligence, de sorte que la raison qui procède de l’Intelligence

soit une hypostase intermédiaire entre l’Intelligence et l’Âme ? Si ce pût être

le cas, on devrait affirmer que l’Âme ne pense pas, puisqu’elle recevrait la

raison non de la part de l’Intelligence, mais d’un niveau intermédiaire, c’est-

à-dire elle ne posséderait non pas la raison, mais une image de la raison. Or

l’Âme est dotée de raison, elle connaît l’Intelligence, elle se meut vers elle et

autour d’elle :

« Donc rien de plus que les trois hypostases : n’admettons

pas dans les intelligibles ces inventions superflues

auxquelles ils se refusent. Il n’y a qu’une Intelligence

unique, identique, toujours la même, inébranlable et imitant

son père autant qu’elle le peut.231 »

Nous avons essayé de montrer dans la première sous-section

pourquoi il serait impossible que l’Intelligence se trompe, et dans la

deuxième, qu’il n’y a aucun moyen, dans la métaphysique plotinienne,

d’affirmer d’autres niveaux d’hypostases intermédiaires à part les trois déjà

230
Enn. II 9 [33] 1, 58-60
231
Enn. II 9 [33] 2, 1-5

116
annoncés. En résulte-t-il que rien qui se trouve en elle ne peut manquer de

vérité, puisqu’elle dérive du « roi de la vérité » et s’enrichit par la

contemplation de cette nature suprême et que l’Intelligence est le seul lieu

pour les vérités éternelles puisqu’il n’y a pas d’intermédiaire pour remplir

cette fonction.

En mettant le traité II 9 [33] juste avant celui qui est sur les nombres,

Plotin a dû vouloir éviter, croyons-nous, une objection éventuelle : pourquoi,

si aux nombres, il nous faut attribuer un statut ontologique intermédiaire, ne

l’appellerons-nous pas hypostase ?

117
CINQUIEME CHAPITRE - DU NOMBRE

C’est à partir du 4 e chapitre du traité V 5 que Plotin fait une

introduction à sa théorie des nombres. Cette nature unique qu’est le Dieu

suprême est l’Un véritable qu’il ne faut point confondre avec les autres uns.

La différence est à saisir dans le fait que les autres uns sont un en participant

à l’Un. S’il fallait donner un degré d’unicité à l’Intelligence, on dirait qu’elle

est plus un que tous les autres uns, étant plus proche de l’Un que tout autre

chose. Pourtant, tout proche de l’un que soit l’Intelligence, elle n’est pas l’Un

dans sa pureté.

Essayons de donner une explication plus claire de la raison pour

laquelle Plotin trace une ligne vigoureuse entre l’Un hypostase et les autres

uns.

Section I : L’Un est avant le composé

« Ainsi toutes choses sont le Premier et ne sont pas le

Premier ; elles sont le Premier parce qu’elles en dérivent ;

elles ne sont pas le Premier, parce que celui-ci reste en lui-

même, en leur donnant l’existence232 »

Pour Plotin, comme pour beaucoup d’autres, il faut, avant tout

composé, qu’il y ait une chose simple par excellence : « S’il y a une multiplicité,

il faut, avant cette multiplicité, une unité 233 ». Le composé suppose

232
Enn. V 2 [11] 2, 35-38
233
Enn. V 6, [24] 3, 31-32

118
nécessairement le simple qui refuse toute composition et tout accident quoi

que ce soit, faute duquel on ne pourrait plus parler d’un principe qui se

suffise soi-même, car le non-simple aura toujours besoin, pour exister, des

termes simples dont il est composé, et serait-il inconsistant d’appeler

principe ce qui a besoin d’autre chose pour exister. Inengendrée,

incorporelle, cette chose simple serait différente de toute autre chose, elle

devrait être présente d’une manière ou d’une autre dans tout ce qui la suit,

sans tout de même se mélanger avec rien.

« Il faut que, en avant de toutes choses, il y ait une chose

simple et différente de toutes celles qui viennent après elle ;

elle est en elle-même et ne se mélange pas avec celles qui la

suivent et en revanche elle peut être présente d’une autre

manière aux autres choses. Elle est vraiment l’Un, elle n’est

pas une autre chose et ensuite un […] S’il n’y avait pas une

chose simple, il n’y aurait pas de principe ; et parce qu’elle

est simple et la première de toutes, elle se suffit à elle-

même ; car ce qui suit a besoin de ce qui précède ; ce qui

n’est pas simple a besoin des termes simples, dont il est

composé. 234 »

Il faut remarquer aussi, comme le signale O’Meara235, que Plotin prend


la priorité du simple en deux sens. D’abord dans le sens que les composants

sont indépendants du composé, ensuite dans le sens que ces composés

divisés en leurs éléments supposent un élément fondamental absolument

simple.

234
Enn. V 4 [7] 1, 9-10
235
D. J. O’Meara, Plotin, Une Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 52

119
Dans le traité V 6, Plotin apporte une distinction entre un terme qui

n’existe qu’en tant que composant d’un tout et un autre terme qui produit le

tout. Le premier cas, c’est-à-dire l’élément qui dépend du statut de partie

d’un tout pour exister est un sujet qui se réunit aux autres, qui est différent

des autres, mais qu’il faut abandonner puisqu’il ne peut se séparer des autres

pour être une entité existant en lui-même. La priorité du simple n’est pas un

principe qui vaut pour ce type de sujet : « Dira-t-on qu’il n’a d’existence que

dans son union aux autres termes ? –Donc, il n’existera pas à l’état simple236 » En
revanche, le deuxième type de sujet n’est pas un terme qui n’a d’existence

que parmi les autres, mais il existe en lui-même. C’est à ce deuxième type de

sujet que s’applique le principe d’antériorité du simple : « Cet élément mène

une double vie, à la fois en un tout, comme partie de lui, et hors du tout, comme en

lui-même ; il est à la fois immanent et transcendant au composé237 ». Un système


quelconque divisé en ses éléments constitutifs devra renvoyer à un élément

premier qui n’est plus composé mais simple par excellence.

Encore une caractéristique de la conception plotinienne de la priorité

du simple, ce qui d’ailleurs fait la différence entre Plotin et la tendance

contemporaine, remarque toujours faite par O’Meara238, est l’assertion que

l’antériorité suppose une supériorité en termes de niveau de perfection. Ce

qui est antérieur au composé, pour Plotin, jouit d’un rang plus élevé d’unité,

d’intégrité et d’indépendance.

Plotin se pose lui-même la question qui implique une objection

possible à cette thèse qui met le simple avant le composé : un principe qui est

valable dans le domaine des nombres, doit-il également valoir lorsqu’il s’agit

du domaine des êtres ? Il est sans objection dans le cas des nombres, le

236
Enn. V 6 [24] 3, 15-17
237
D. J. O’Meara, Plotin, Une Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 53
238
D. J. O’Meara, Plotin, Une Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 56

120
premier terme sera l’unité, les nombres successifs étant composés d’unités.

Mais, qu’est-ce qui rend nécessaire que la multiplicité des êtres procède de

l’unité ? Si ce n’était pas le cas, répond Plotin 239, les êtres multiples seraient

dispersés et n’y aurait-il que le hasard pour les regrouper240.

Section II : Il est au-delà de l’être

Disciple rigoureux de Platon, Plotin indique à plusieurs reprises à

travers les Ennéades l’ineffabilité de l’Un. Pour lui, le principe générateur

n’est pas un objet de science ni de discours car il est au-delà de l’essence. La

réalité absolument simple et supérieure à l’Intelligence, la toute première

cause qui est l’ultime principe de tout l’être ne devrait pas, aux yeux de

Plotin, rester dans le domaine de ce dont elle est principe. Il serait faux de

dire de l’Un hypostase, qu’il est, puisque, n’ayant besoin de rien dans sa

perfection et dans sa plénitude, il n’a pas besoin d’être non plus, « car le

principe est au-delà de l’essence241 ». L’être, sous quelle que forme que ce soit,
est dû à lui, il serait donc paradoxal de dire qu’il est, puisque la cause doit

précéder l’effet :

« Il est puissance de toutes choses, tout être est son effet ;

mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout ; donc il

est au-delà de l’essence. De plus, si tout être est son effet,

l’Un est avant tout être et n’est pas égal à tout être ; pour

cette raison aussi, il est au-delà de l’essence.242 »

239
Enn V 3 [49] 12, 12-17
240
Allusion probable à l’atomisme épicurien.
241
Enn. V 4 [7] 2, 49
242
Enn. V 4 [7] 2, 50-53

121
Par conséquent, l’on ne pourrait dire qu’il est bon, ceci n’étant

convenable qu’à une chose qui est. Pour Plotin, lorsque, en parlant de l’Un,

nous disons qu’il est, c’est pour désigner qui il est, et nullement pour lui

attribuer un état, ni une qualité, ni un attribut. Il est légitime pourtant de

l’appeler « le Bien » ou « l’Un » non pas à titre d’attribut, mais afin de se le

désigner lui-même. C’est pourquoi l’on ne peut pas dire de lui qu’il est

« bien », mais qu’il est « le Bien », et de la même manière, non qu’il est « un »,

mais qu’il est « l’Un », en faisant à chaque fois précéder de l’article défini les

termes qui sont censés le désigner. Comme il n’est possible de lui attribuer

aucun accident, nous ne sommes en aucune manière à l’autorité de dire de

lui qu’il est ceci ou cela. Or dire que l’Un est la cause première, ce n’est pas

lui attribuer un accident. Puisque c’est l’effet qui tient quelque chose de la

cause, la cause reste en elle-même. Tout ce que nous en pouvons dire, c’est

nos sentiments à nous que nous avons de lui, « en l’abordant de l’extérieur et en

tournant autour de lui, tantôt de près, tantôt de plus loin243 ».

Le principe de l’ineffabilité de l’Un n’était pas une invention

purement plotinienne. Platon avait parlé dans plusieurs passages de ses

dialogues de la difficulté de faire de la cause première, sujet de discours ou

de connaissance. Très clairement, dans le Parménide244, Platon indique qu’il


n’est de lui ni nom, ni désignation, ni science quelconque, ni sensation, ni

opinion. Dans le Timée par exemple, lorsqu’il s’agit de l’auteur et le père de

cet univers, « est-ce un travail que de le découvrir, et une fois découvert, le révéler à

tous, une impossibilité245 ». Le « père de l’univers » s’avère, suivant l’argument


de Platon, difficilement connaissable mais impossible à faire connaître. Dans

la Lettre VII écrite « aux parents et aux amis de Dion », Platon répète cette

conviction qu’il a :

243
Enn. VI 9 [8] 3, 74-75
244
Platon, le Parménide 142a
245
Platon, le Timée, 28c

122
« Là-dessus, en tout cas, il n’existe pas d’écrit qui soit de

moi, et il n’en existera jamais non plus : effectivement, ce

n’est pas un savoir qui, à l’exemple des autres, puisse

aucunement se formuler en propositions 246 »

et, tout de suite après cette affirmation que le savoir en question n’est pas

formulable, il donne un détail de la façon dont on peut l’obtenir, ce qui doit

avoir fortement influencé Plotin, croyons-nous, dans sa recherche mystique.

Il va même plus loin encore, jusqu’à dire que si ce savoir était communicable

aux gens, ce serait lui-même qui mieux pourrait le faire et que cela aurait été

la meilleure tâche qu’il aurait réalisé de sa vie :

« […] soudainement, comme s’allume une lumière lorsque

bondit la flamme, ce savoir se produit dans l’âme et

désormais, il s’y nourrit tout seul lui-même. Ce que

pourtant je sais fort bien encore, c’est que, par écrit ou

oralement, c’est par moi que ce serait le mieux exposé ; et, à

coup sûr, si l’écrit est mauvais, ce n’est pas moi qui en

éprouverais le moins de peine ! Que si, d’autre part, il

m’apparaissait que cela dût être écrit et formulé, de la façon

qui convient, à l’adresse du grand public, quelle œuvre plus

belle que celle-là aurions-nous pu réaliser au cours de notre

vie ? »

La thèse admise par Plotin que la cause doit précéder l’effet trouve

également ses racines dans la République. Le Bien de la République donne aux

êtres (intelligibles, évidemment) leur caractère connaissable aussi bien que,

246
Ce passage et celui qui suit : Platon, Lettres VII, 341c et d

123
ou du même coup, leur existence, « quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il

soit encore au-delà de l’essence247. » A ce sujet encore, les propos de Plotin

laissent entendre un écho du Parménide, lorsqu’il explique que la nature de

l’Un, n’ayant ni qualité ni quantité et étant génératrice de tout, n’est rien de

ce qu’elle engendre. Elle est distincte de l’Intelligence et de l’âme au sens

absolu et « elle n’est ni en mouvement ni en repos ; elle n’est pas dans le lieu ni

dans le temps248 ».

Comment peut-on soutenir cette thèse (et d’autres) du Parménide qui

semble si paradoxal ? Comment ce qui n’est pas en repos ne serait-il pas en

mouvement ? Pourquoi Plotin insiste-t-il tellement sur le fait que l’Un est au-

delà de l’être ? En effet, c’est pour lui éviter toute chance d’être multiple.

L’Un premier n’est pas un de ces êtres qui sont d’ordre des choses à qui l’on

puisse attribuer une propriété quelconque, fût-ce à titre d’accident. Etre en

repos ou en mouvement implique une participation au repos ou au

mouvement, et pour que l’on puisse dire de quelque chose qu’il participe au

repos ou au mouvement, il faut d’abord que cette chose soit. Or, la

participation n’est pas identification, quand on dit d’une chose qu’elle

participe au repos par exemple, on dit que le repos s’ajoute à cette chose. Et

non que cette chose est devenue repos même. Pourtant, là où une chose

s’ajoute à une autre, il n’y a plus de simplicité, mais multiplicité. S’il y a

ajout, il y a au moins deux choses : celle qui a été ajoutée et celle à qui l’on a

ajouté, cependant l’Un doit rester dans sa pure simplicité :

« […] elle (la nature de l’Un) est en soi, essence isolée des

autres, ou plutôt elle est sans essence puisqu’elle est avant

247
Platon, la République VI, 509b
248
Enn. VI 9 [8] 3, 57

124
toute essence, avant le mouvement et avant le repos ; car ces

propriétés se trouvent dans l’être et le rendent multiple.249 »

Section III : Il ne peut être connu

Mais comment y arriver ? Retranche toutes choses.250

Cette thèse que l’Un échappe à l’être et à la connaissance n’est pas

pour ainsi dire purement plotinienne, comme nous l’avons dit

précédemment, car elle repose sur un passage du Parménide. En discutant sur

les caractères de l’Un, Aristote et Parménide concluent que l’Un ne participe

pas du temps 251, or ceci est la seule manière d’être, car si une chose n’est pas

dans le temps, nous ne pouvons pas dire d’elle qu’elle a été, ni qu’elle est, ni

qu’elle sera, toutes ces affirmations indiquant une participation au temps.

Comme il n’existe aucune autre moyen d’avoir part à l’être autrement que

sous l’un de ces rapports, devrait-on avouer dans ces circonstances que l’Un

ne dispose même pas de l’être qu’il lui faut pour être un. Donc, il ne pourrait

y avoir de connaissance concernant une chose qui n’est pas, ni ne saurait-elle

être nommée :

« Il n’est donc pas de nom qui soit à lui ; il n’est de lui ni

désignation, ni science quelconque, ni sensation, ni opinion.


– Non, apparemment ! – Il n’est donc ni nommé, ni désigné,

249
Enn. VI 9 [8] 3, 57-61
250
251
Voir l’annexe sur le Parménide

125
ni opiné, ni connu, et il n’y a aucun être qui le perçoive. –

Non, à ce qu’il semble !252 »

Non seulement qu’il n’est pas connu, mais l’Un plotinien ne connaît

pas non plus. La faculté de connaître appartenant au premier connaissant,

c’est-à-dire à l’Intelligence, l’Un est au-delà de la connaissance, puisqu’il est

au-delà de l’Intelligence. D’autre part, comme il est sans besoin, il n’a pas

besoin non plus de la connaissance, ni d’aucune autre chose. La connaissance

est le désir de découvrir, mais ce qui est simple n’a rien à chercher sur soi-

même, donc aucune curiosité ne pourrait le hanter : « Son être lui appartient

avant toute pensée253 »

« La connaissance est dans une nature de second rang. Car

la connaissance est une certaine unité ; lui est simplement

unité ; s’il était une certaine unité, il ne serait pas l’Un en soi.

L’Un est antérieur au quelque chose254 »

Principe de l’être, l’Un ne peut être désigné par ce dont il est principe,

quelle que soit la forme ou le contenu de cette désignation. Le mot « un » non

plus n’est convenable qu’à titre de négation de la pluralité. Tout ce que l’on

peut en dire, c’est qu’il est au-delà de l’être. Il est plus légitime de dire ce

qu’il n’est pas que de dire ce qu’il est. Si le mot « un » a été choisi pour

désigner cette nature insaisissable, c’est que ce mot implique le plus de

simplicité possible :

« Vous nous voyez peiner dans l’incertitude de ce qu’il faut

dire : c’est que nous parlons d’une chose ineffable, et nous

252
Platon, le Parménide, 142a
253
Enn. V 3 [49] 10, 64
254
Enn. V 3 [49] 12, 59-62

126
lui donnons des noms pour la désigner à nous-mêmes

comme nous pouvons. 255 »

Ne pouvant pas le saisir en lui-même, il nous est impossible

d’exprimer ce qu’est cet ineffable principe dont nous n’avons ni

connaissance, ni pensée. Si nous parlons de lui, ce sera en partant des choses

qui lui sont inférieures et nos paroles ne l’atteindront pas. Pourtant, même si

notre connaissance ne peut pas l’encercler, « nous ne sommes pas tout à fait sans

le saisir256 ». Voilà encore une fois une position platonicienne que prend Plotin

au sujet de l’ineffabilité de l’Un. Rappelons-nous que Platon, dans sa Lettre

VII, n’annonçait pas une stricte impossibilité d’accéder au principe, il disait

que ce savoir se produit soudainement dans l’âme. L’impossibilité surgissait,

pour Platon, au niveau de la communicabilité de ce savoir. Plotin semble être

d’accord là-dessus. L’Un est inconnaissable car il ne peut pas être sujet de la

science, et ineffable car il ne peut pas être sujet de discours. Cependant, « rien

n’empêche que nous le saisissions, sans l’exprimer par des paroles.257 » Mais qui

sera à même de saisir ce qui est si difficilement accessible ? Ici, nous revenons

à l’idée exprimée par Plotin lorsqu’il parle de la Beauté Intelligible, l’idée des

hommes saints qui sont capables de voir et baignés de cette lumière :

« De même les inspirés et les possédés258 voient jusqu’à un

certain point qu’ils ont en eux quelque chose de plus grand

qu’eux ; ils ne voient pas ce que c’est ; mais de leurs

mouvements et de leurs paroles, ils tirent un certain

sentiment de la cause qui leur a donné le branle, bien que

cette cause en soit très différente.259 »

255
Enn. V 5, [32] 6, 28–31
256
Enn. V 3 [49] 14, 5
257
Enn. V 3 [49] 14,10
258
“divinement possédés” dans la traduction d’O’Meara, dans Une Introduction aux Ennéades,
Academic Press Fribourg, p. 65
259
Enn. V 3 [49] 14, 11-16

127
Comment alors ces possédés accèdent-ils à la vérité ? Ce n’est point par

une sorte d’intellection, si le terme est correct, que l’on y parvient. A propos

de cette illumination soudaine de l’âme que Platon décrivait dans sa Lettre

VII, Plotin va encore plus loin : pour Plotin, le raisonnement sur le contact

avec le divin est à faire plus tard, non au moment même du contact. Ce n’est

nullement le bon moment pour réfléchir sur ce qui se passe ni pour le mettre

en paroles, c’est le moment d’une soumission totale à cette lumière qui « vient

de lui, et elle est lui-même. Il faut penser qu’il nous est présent lorsqu’il nous éclaire

[…] s’il n’était venu, il ne nous aurait pas éclairé260 ». L’ultime tâche de l’âme
pour Plotin, c’est la contemplation ou la vision de cette lumière à laquelle elle

ne pourra jamais parvenir par le raisonnement mais par l’intuition directe. A

ce niveau, Plotin oppose clairement la foi à la pensée discursive qui « afin de

s’exprimer, saisit successivement les choses et les parcourt l’une après l’autre. Or,

que parcourir dans ce qui est absolument simple ?261 » C’est au contraire cet effort
de fixer la réalité par la parole et par la réflexion qui fait fuir l’âme de cette

région : « au moment du contact, on n’a ni le pouvoir ni le loisir de rien exprimer

[…] Il faut bien croire que l’on voit, lorsque l’âme perçoit soudainement la

lumière262 »

Ayant argumenté à sa manière l’ineffabilité de l’Un, le successeur de

Platon indique pourquoi il distingue l’Un hypostase des autres uns : « Or il

n’est pas possible de saisir l’Un comme un individu263 » car il n’est pas

définissable. S’il était déterminé en tant qu’individu, il ne serait pas le

principe indicible, mais l’individu engendré et enveloppé. Pourtant, l’Un

plotinien ne se laisse pas envelopper et il a un caractère plutôt énigmatique :

260
Enn. V 3 [49] 17, 40-43
261
Enn. V 3 [49] 17, 33-35
262
Enn V 3 [49] 17, 36-40
263
Enn. V 5, [32] 6, 7-8

128
« Il n’est pas venu, et il est là !264 ». Il n’est pas en un lieu déterminé, mais il est
à la fois nulle part et partout. On ne peut pas dire de lui qu’il est en un lieu

précis, car n’ayant rien avant lui, il n’y a rien qui puisse l’enfermer. Par

contre, puisque toutes les choses viennent après lui, il possède et contient

toutes les autres choses sans être lui-même possédé ni contenu dans rien.

Dire qu’il possède toutes les choses, c’est dire qu’il est présent dans toutes les

choses. D’autre part, dire qu’il est présent dans une chose, c’est dire qu’il est

en cette chose, or il n’est possédé par rien. Pour l’exprimer avec les termes de

Plotin, « il y est et il n’y est pas265 ». Voilà encore une fois pourquoi Plotin

distingue nécessairement l’Un hypostase des autres uns : l’appellation n’est

ici que par allusion à une absolue simplicité et non à une unité au sens

mathématique. L’unité qui servirait de base ou de point d’appui à la pluralité

est une entité délimitée tandis que l’Un suprême ne l’est pas. Il ne se laisse

borner en aucune façon par quoi que ce soit :

« Puis donc qu’il est vrai qu’il n’est pas quelque part et

puisqu’il est faux qu’il est quelque part, il ne doit être

éloigné de rien, pour ne pas être en autrui. Mais s’il n’est

éloigné de rien sans être quelque part, il sera partout en lui-

même. Il n’a point une de ses parties ici et une autre là ; il

n’est pas non plus tout entier ici ; il est tout entier partout,

parce qu’il n’est rien qui le possède ni qui ne le possède pas,

parce que donc, il n’est rien qui ne soit possédé de lui. 266 »

264
Enn. V 5, [32] 8, 32
265
Enn. V 5, [32] 9, 17-18
266
Enn. V 5, [32] 9, 29-36

129
Section IV : La pensée suppose une multiplicité

Nous avions vu cette notion d’ « unité multiple » dans le chapitre sur

Parménide. S’il nous faut le rappeler brièvement, Plotin reproche à

Parménide d’avoir confondu l’Un et l’Intelligence en associant à l’Un la

pensée, or une pensée étant nécessairement pensée de quelque chose,

implique un dédoublement, même si ce quelque chose est soi-même, ce qui

est contradictoire à la simplicité absolue du Premier, car ce qui est simple et

sans besoin n’aurait donc pas besoin de la pensée non plus :

« En outre, si le Premier pensait, il aurait un attribut ; il ne

serait donc pas le Premier, mais le second ; il ne serait pas

un, mais multiple. Il serait tout ce qu’il pense ; ne pensât-il

que lui-même, il serait multiple. 267 »

Ceci est la principale distinction entre l’Un plotinien et l’Un


parménidien. Pour Plotin, il n’y a pas de place à la pensée dans le Bien, la

pensée impliquant une multiplicité. La pensée, selon Plotin, est inséparable

de l’être : « S’il est être, il est intelligence, et s’il est intelligence, il est être 268 ».
N’importe quelle chose abstraite ou concrète et la pensée de cette chose sont

deux, mais forment une unité. C’est le cas d’un dédoublement qui revient à

un. Une chose et sa pensée forment une dualité en même temps qu’une unité.

« Donc penser, c’est être multiple et non pas un. 269 » La pensée est, pour Plotin,
un mouvement vers le Bien. Dans le désir du Bien, l’Intelligence pense, et

267
Enn. V, 6 [24], 2, 30-33
268
Enn. V 6 [24] 6, 26-27
269
Enn. V 6 [24] 6, 28

130
« c’est en pensant le Bien qu’[elle] se pense elle-même par accident270 ».
L’Intelligence devient une intelligence en pensant à son générateur, elle n’a

d’ailleurs pas d’autre objet à penser. La pensée de soi-même est donc

différente du Bien, puisque ce dernier n’a rien qui puisse être l’objet de sa

pensée. Cependant, si différent du principe qu’elle soit, elle lui est semblable

en ce sens qu’elle en est une image qui l’imite. Pourtant, l’Un principe qui

n’est point multiple, ne pense absolument pas, et la pensée n’appartient qu’à

l’Intelligence.

Section V : L’Intelligence est une unité multiple

Comme nous avons indiqué plus haut, l’Intelligence est ce qu’il y a de

plus proche à l’Un, elle en est pourtant distincte et son statut lui est inférieur

: « Le principe générateur doit être le plus vénérable ; mais l’être engendré

immédiatement après lui est supérieur à tous les autres271 ». C’est-à-dire,


l’Intelligence est plus un que tout autre mais quand même moins un que l’Un

premier.

Dans la métaphysique plotinienne, tout ce qui arrive à son point de

perfection engendre nécessairement un autre. Ce n’est point par un acte

conscient qu’il le fait, mais sans volonté, comme dans l’exemple du feu qui

réchauffe ou de la neige qui refroidit involontairement. Ainsi, le Bien

premier, l’être le plus parfait de tous, ne supportant pas de rester en lui-

même produit un autre être : l’Intelligence qui l’imite en éternité et en bonté.

D’ailleurs, nous constatons dans toutes les choses, mêmes chez celles qui ont

un statut inférieur, la capacité de produire. Il en va de soi que ce pouvoir de

270
Enn. V 6 [24] 5, 20
271
Enn. V 4 [7] 1, 48-50

131
faire exister d’autres, vient de la réalité la plus parfaite qui est plus vénérable

que toute autre chose.

C’est à ce stade de sa métaphysique, c’est-à-dire au niveau de la

dérivation de la première réalité qui vient après l’Un que Plotin pense au

nombre, dans le sens de la nécessité d’un principe de la multiplicité, car s’il y

a quelque chose après le Premier, ce n’est plus un être simple, ni une

pluralité dont les termes seraient rassemblés au hasard, mais une « unité

multiple272 ». Quand Plotin dit que l’Un est au-delà de l’essence, il veut dire

par là même qu’il est au-delà de l’Intelligence :

« […] il est au-delà de l’essence. Mais l’Intelligence est une

essence ; il est donc au-delà de l’Intelligence.273 »

Pour Plotin, l’être, c’est l’Intelligence. L’un est identique à l’autre.

D’ailleurs, l’Intelligence est identique à ses objets aussi. Dans le cas de la

sensation, les objets sensibles sont extérieurs, or l’Intelligence fait un avec ses

objets. C’est dans cette optique qu’il faut entendre l’expression d’unité

multiple qui paraît contradictoire au premier égard. L’Intelligence est l’unité

la plus parfaite après l’Un premier, au sens qu’elle fait un avec ses objets,

comme nous venons de dire, mais multiple en même temps, car son acte est

la pensée tournée vers l’intelligible :

« L’Intelligence n’est donc pas simple mais multiple ; elle

manifeste une composition, intelligible, il est vrai ; elle voit

déjà une multiplicité de choses. Elle est elle-même objet de

272
Enn. V 4 [7] 1, 26
273
Enn. V 4 [7] 2, 53-55

132
pensée et aussi pensante ; la voilà donc déjà double ; mais

après elle viennent tous les autres objets de sa pensée.274 »

La pensée est l’acte de l’Intelligence. Or, tout acte nécessite une

multiplicité, car il doit porter sur quelque chose ; ce qui agit doit progresser

vers un objet. Même si l’objet de l’être pensant est lui-même, cela

n’empêchera pas qu’il soit une multiplicité renfermée en soi, et la pensée

portera toujours sur une différence : « ce qui est absolument un ne contient rien

sur quoi agir275 »

Examinons plus profondément, en nous appuyant sur les détails qu’en

donne Plotin, en quel sens l’Intelligence est multiple et en quel sens elle est

unité.

D’abord elle est multiple, puisque, comme nous l’avons indiqué, elle

pense l’hypostase qui lui est supérieure. Cet acte de pensée, comme nous le

décrit Plotin, est semblable à un mouvement d’aller-retour, de l’Intelligence

vers l’Un d’abord, puis de l’Un vers son dehors. Aller vers l’Un, pour

l’Intelligence, c’est le penser. Comment l’Intelligence pense-t-elle l’Un ? Pour

en faire l’objet de sa pensée, elle doit s’en éloigner d’un tout petit écart qui

sera juste assez pour le saisir en sa simplicité, et à la contemplation de cette

simplicité, elle se voit enrichie. Ici aussi, comme sous beaucoup d’autres

aspects de sa philosophie, Plotin semble faire appel à des images

platoniciennes : « il a la simplicité d’une réalité une ; mais il n’est pas douteux

d’autre part que ses aspects ne soient très divers et même, d’une certaine façon,

dissemblables entre eux.276 » Lorsqu’elle fait un pas vers l’Un pour s’unir au

principe, alors elle n’est plus elle-même, mais elle est devenue une vision

274
Enn. V 4 [7] 2, 12-16
275
Enn. V 3 [49] 10,23
276
Platon, le Philèbe, 12c, en parlant du Plaisir.

133
sans objet. Or, toute vision est d’autre chose. De cette union, elle rentre en

elle-même avec une impression ou une représentation qu’elle s’est faite de

l’Un, et revenue en elle, elle rend multiple cette impression. Elle commence

par une vague esquisse de l’objet de sa vision et finit par multiplier cette

représentation en elle : « Elle désirait une chose dont elle avait en elle une vague

représentation ; en s’en allant, elle en a obtenu une autre, qu’elle a rendu multiple en

la prenant en elle277 ». L’Intelligence ne devient réelle et véritable Intelligence qu’à

la rencontre de l’Un. En elle toute seule, elle n’est qu’une vision sans netteté,

mais appliquée au principe, elle devient soi-même. Le principe simple se

multiplie dans l’Intelligence qui le voit comme étant autre qu’elle-même.

Mais simultanément, lorsque l’Intelligence contemple l’objet de sa vision, ce

qu’elle voit c’est elle-même. L’Un, d’ailleurs, une fois saisi par l’Intelligence,

ne la quitte plus et reste en sa disposition pour toujours. Il donne de l’unité à

l’Intelligence qui est dotée d’une multitude interne aussi bien que de

l’essence et de la pensée : « Auparavant elle n’était ni une pensée, parce qu’elle ne

possédait pas l’intelligible, ni une intelligence parce qu’elle n’avait pas encore

pensé278. »

Voyons aussi en quel sens l’Intelligence est une. Plus haut, nous avions

dit, en parlant de l’écart de l’Intelligence par rapport à l’Un, qu’elle n’en était

éloigné que d’un petit écart provoqué par le dédoublement nécessaire à la

pensée. Donc lorsque nous disons que l’Intelligence est inférieure au

principe, ceci est dans le sens où elle ne peut pas être identique à ce dont elle

provient. Or cette infériorité n’est nullement une dispersion vers les ténèbres

de l’infinité. Elle est fermement apparentée et liée à sa source. Quoique non-

un, elle jouit tout de même du plus haut niveau d’unité après le simple,

puisqu’elle contemple l’Un, elle se nourrit et s’enrichit de l’Un et aspire à

277
V 3 [49] 11, 8-11
278
V 3[49] 11, 21-23

134
l’Un : « Car le non-un est conservé par l’un, et il est ce qu’il est grâce à lui279 ». Le
terme « conservé » signifie ici que quoique multiple au sens où elle est

composée, elle est tenue par l’Un aussi proche que possible, autrement dit,

aussi une que possible. Si l’Intelligence est multiple, ce n’est point une

multiplicité au sens de l’incapacité de se concentrer en soi280. Encore,

l’Intelligence est une, puisqu’elle est281. C’est grâce à l’unité qu’elle possède
que l’on dit d’une chose qu’elle est et ce qu’elle est : « si une chose faite de parties

multiples n’est pas devenue une, on ne peut dire encore : elle est282 ». Evidemment,
ce qui ne présente aucune unité n’est point définissable en tant que quelque

chose, et d’ailleurs, lorsque nous parlons de l’unité de l’Intelligence, nous n’en

parlons pas comme à titre de l’unité de quelqu’une des choses de la

multiplicité, mais à titre de l’unité qui est toutes les choses, puisque

l’Intelligence, c’est une unité qui est tous les êtres.

Section VI : Le couple

Plotin favorise Le Parménide de Platon283 qui distingue l’Un suprême,

ou l’Un-qui-est-un dans la terminologie platonicienne, de l’Intelligence, ou

de l’Un-qui-est, toujours avec les termes de Platon. Le premier cas, c’est-à-

dire la première hypothèse du dialogue aboutit à un un qui n’a nullement

part ni au temps, ni à la ressemblance, ni au mouvement, ni au repos, ni à

l’égalité, ni à l’inégalité, ni à aucune des manières de participer à l’être. Cet

un n’est ni nommé, ni désigné, ni opiné, ni connu. Or, dans le deuxième cas,

c’est-à-dire dans la seconde hypothèse du dialogue, il s’agit de l’un-qui-est,

279
V 3 [49] 15, 14-15
280
VI 6 [34] 1, 6
281
Faut-il se rappeler ici la deuxième hypothèse du Parménide : l’un-qui-est à la fois un et multiple.
282
V 3 [49] 15, 15-17
283
Le Parménide de Platon est plus exact ; il distingue le premier un, ou un au sens propre, le second
un, qui est une unité multiple, et le troisième qui est unité et multiplicité. Il est ainsi d’accord avec la
théorie des trois natures. (Enn. V 1 [10] 8, 12-31)

135
autrement d’un un qui participe à l’être, ce qui correspond à la deuxième

hypostase de Plotin, donc à l’Intelligence. L’Intelligence, ou l’Un-qui-est de

Platon est « un » dans le sens où il possède de l’unité, mais multiple puisqu’il

a part à l’être, car le « être » et le « un » sont deux choses différentes :

« Parménide : 142e […] le ‘un’ en effet contient toujours le

‘qui est’, et le ‘qui est’ le ‘un’ ; de sorte que nécessairement, à

devenir deux indéfiniment, jamais l’Un ne sera un.

143a Aristote : Absolument, c’est sûr !

Parménide : Par conséquent, infinie pluralité sera de la sorte

l’Un-qui-est.

Aristote : Il le semble bien, oui ! 284»

L’Un, dans sa pure simplicité, ne pouvant être pensée de soi, cette

propriété est attribuée dans la philosophie de Plotin, nous l’avions dit, à

l’Intelligence, ou à l’Un-qui-est. Ce dernier qui est une image du Bien, pense

le Bien, et n’étant pas lui, étant autre que lui, il désigne la première dualité.

Ainsi nous arrivons au nombre deux, et Plotin repose toute la multiplicité

des êtres, c’est-à-dire des idées, sur le deux. Une fois que le passage de l’un à

deux fut éternellement possible, toute la multiplicité fut possible : « C’est

pourquoi l’on dit que les idées et les nombres sont faits de la dyade indéfinie et de

l’Un, et les idées et les nombres c’est l’intelligence.285 »

Nous avions abordé la question de la formation du couple avec plus

de détails dans le chapitre consacré à Platon. D’ailleurs, ceci est plus

largement exprimé dans l’Annexe III qui donne un résumé des propositions

essentielles de la première et de la seconde hypothèse du Parménide.

284
Platon,le Parménide, 142e, 143a
285
Enn. V 4 [7] 2, 9-11

136
Soit la seconde hypothèse du Parménide, soit son interprétation

plotinienne sont d’accord sur le fait que ce qui est doit dire je suis ceci. Or, le

ceci désigne une chose différente. Composé de deux éléments, le couple moi

et ceci est nécessairement multiple et les éléments dont il est composé

diffèrent par le nombre, qui est principe du dédoublement. Rappelons-nous

que dans le Parménide, le premier couple est obtenu à partir des termes

« être » et « un ». Or, tout couple suppose le deux, et il est nécessaire, pour ce

qui est deux, que chacun de ses termes soit une unité. De là, nous avons la

notion d’unité formant le couple, et la notion de deux que désigne le couple.

Nous en sommes ainsi, suivant l’exposé de Platon dans le Parménide, à même

de constituer une infinité de nombres, ayant le matériel nécessaire : l’unité et

la dyade indéfinie. En ajoutant une unité quelconque à n’importe quel

système de deux, nous obtenons le trois et ainsi de suite. Dès que l’être est

attribué à l’Un, il en découle une infinité d’êtres, car la totalité du nombre

participant à l’être, chaque partie de cette totalité en sera dotée :

« Parménide : Si donc il est, l’Un, nécessairement le nombre

est aussi.

Aristote : Nécessairement !

Parménide : Mais n’est-ce pas ? du moment que le nombre

est, il y aura « plusieurs », et pluralité infinie d’êtres ; ou

bien le nombre ne serait-il pas pluralité infinie, et n’a-t-il

point part à l’Être en se constituant ?

Aristote : Mais si ! parfaitement.

Parménide : Par conséquent, si la totalité du nombre a part à

l’Être, chaque partie du nombre devra y avoir part ?

Aristote : Oui. 286 »

286
Platon, le Parménide, 144a

137
On peut tirer de ce passage la conclusion suivante : d’abord l’Un, une

fois associé à l’être constitue ce que l’on appelle la dyade indéfinie. Ensuite, à

partir de cette première association, la pluralité devient possible, car elle

trouve sa condition de possibilité : le nombre. Le nombre qui vient à

l’existence se multiplie à l’infini, et du même coup produit une infinité

d’êtres, car chaque nombre est un être du fait que l’Être se répand sur la

totalité des êtres de sorte qu’aucun n’y échappe.

Mais que signifie cette expression de dyade indéfinie ? Notons d’abord

que Plotin n’en est pas l’inventeur et que cette expression était

traditionnellement employée par ses prédécesseurs, entre autres Platon,

Aristote, Alexandre d’Aphrodise etc.

« Les Anciens, qui nous étaient supérieurs et dont

l’existence était plus proche des Dieux, nous ont, comme

une révélation, transmis cette vérité, que ce dont, chaque

fois, on dit qu’il existe, se compose d’un et de plusieurs, et,

d’autre part, possède en soi, lié à sa nature propre, limite et

illimitation ; que par conséquent nous devons, du moment

que les choses sont organisées de cette manière, admettre en

chaque cas pour toute chose l’existence d’une nature unique

et la chercher sans répit 287 »

L’œuvre de Platon, en effet, ne donne pas suffisamment d’explication

sur ce que peut vouloir dire la dyade indéfinie. Si ce terme désigne le nombre

deux, pourquoi l’épithète d’indéfinie n’est pas employée pour la monade, ou

pour la triade, mais uniquement pour la dyade ? Ce terme devrait, croyons-

nous, s’entendre dans les sens d’infini, sans bornes, illimité, indéterminé etc.,

287
Platon, le Philèbe, 16 b-d

138
et être resté intact, une fois communément admis. Nous devons à Aristote

une clarification à ce sujet :

« Mais remplacer l’Infini, qu’ils (les pythagoriciens)

concevaient comme simple, par une Dyade, et constituer

l’Infini avec le Grand et le Petit, voilà l’apport personnel de

Platon. […] si, d’autre part, il pose la Dyade indéfinie

comme seconde nature, cela tient à ce que les Nombres, à

l’exception des Nombres impairs, naissent facilement de la

Dyade […].288 »

Cette restriction concernant les nombres impairs 289 doit être compris

non pas au sens strict que ceux-ci ne peuvent absolument pas être nés de la

dyade indéfinie, mais dans le sens où la série 2, 4, 8… serait plus aisément

obtenue à partir des puissances de 2 par une seule opération de

multiplication, que la série des impairs, qui nécessiteront à toutes les fois

l’addition de 1 et ne pourront jamais être obtenu par la seule multiplication :

« […]car ils290 ne peuvent, d’aucune façon, engendrer d’autres nombres que ceux qui

procèdent de la Dyade duplicative à partir de l’Un291 ».

Alexandre d’Aphrodise commente l’exposé aristotélicien dans la

Métaphysique A 7 sur ces deux principes fondamentaux admis par Platon et

par les pythagoriciens comme suit :

« Platon et les Pythagoriciens pensaient que les nombres

étaient la cause de l’être car ils prenaient le premier et le

288
Aristote, Métaphysique, A, 7, 987b 25, sqq.
289
Littéralement « les nombres premiers (proton) ». Cette expression a beau laisser place à un peu
d’imprécision, la tradition admet, après les discussions, qu’Aristote veut dire ici impair. (voir Mét. A
6, trad. J. Tricot, éd. Vrin, 2000, Paris, p. 64, note du traducteur.
290
« ils » : les éléments eux-mêmes, le Grand et le Petit.
291
Aristote, Métaphysique, N, 3 1091a, 10.

139
non-composé comme cause, les surfaces étant premières par

rapport aux corps, étant plus simples et indépendants des

corps dans leur être, les lignes étant premières par rapport

aux surfaces, et les points sont premiers par rapport aux

lignes, étant entièrement non-composés et n’ayant rien

d’antérieur à eux. 292 »

D’autre part, Aristote indique également qu’à l’âge antérieur, certains

philosophes cherchaient à soutenir une doctrine semblable, à savoir

Empédocle et Anaxagore293. Pourtant leur doctrine n’est pas acceptable aux


yeux de Plotin, car, à l’opposé de ce qui est montré plus haut dans le passage

extrait du Philèbe, soit ils ne montaient pas jusqu’à un principe simple

fondateur de toute multiplicité, soit mettaient ce principe à l’intérieur de

l’Intelligence. Le générateur n’est pas l’Intelligence car celle-ci est tournée

vers sa source qui est l’objet de sa vision et reçoit de lui son achèvement : elle

est composée, or le premier ne peut être que simple.

Section VII : Le Nombre Substantiel

L’Un qui se dit du principe n’est pas un nombre, ni n’est composant

d’aucun nombre. Entre l’Un suprême qui n’est pas nombre et le nombre qu’il

appelle quantitatif Plotin admet une entité intermédiaire : le nombre

substantiel.

Lorsque Plotin parle de l’Un au sens du principe transcendant, il le

distingue de l’un qui compose le nombre. Autrement dit, il s’agit de

292
Alexandre d’Aphrodise, Sur la Métaphysique d’Aristote, 55, 20-26, in D. J. O’Meara, Plotin, Une
Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 52
293
Aristote, Métaphysique, A 7, 988a, 15

140
plusieurs « uns » différents dans la théorie plotinienne des nombres : l’Un

principe ; puis celui qui est un nombre substantiel, et le nombre

mathématique. Quand nous faisons un bond pour accéder à l’Un pur et que

nous n’y ajoutons rien « par crainte de nous écarter de lui294 », nous sommes là
dans un un qui n’est pas un nombre, mais qui est un principe. Ce principe

« se refuse à faire nombre avec aucune autre chose295 » car il ne peut pas se lier à
un nombre quelconque qui n’est pas de la même nature que lui-même. Pour

qu’il fasse nombre avec une autre unité, il faudrait qu’il y ait un terme

commun à l’Un pur et aux autres choses qui devraient faire nombre avec lui,

et ce terme lui devrait être antérieur. Pourtant il n’est égal à rien et rien n’est

avant lui.

Le deux est composé d’une unité et d’une autre, mais aucun de ces

deux uns qui font le deux, n’est le nombre un. Le nombre un doit être

antérieur à ces unités qui sont liées l’une à l’autre dans le cas de deux. Il en

est de même pour l’Un principe. Il ne pourrait en aucune façon être mis au

rang des autres choses, étant donné il est simple et existe en soi : « […] il n’a

rien en lui de ce qu’il y a dans les unités qui sont comptées avec d’autres296. »

L’unité qui est dans le couple n’est pas l’Un suprême non plus. Dans le cas

du couple, c’est-à-dire la première multiplicité qui suit l’absolue solitude et

transcendance de l’Un, il s’agit d’un nombre substantiel qui est le principe de

cette première duplication. D’autre part, il y a un nombre postérieur au

nombre substantiel et qui l’imite :

« J’appelle nombre substantiel celui qui fournit éternellement

l’être à l’intelligence, et nombre d’une quantité celui qui fait

une quantité en s’unissant à d’autres nombres, ou même

294
Enn. V 5 [32] 4, 11
295
Enn. V 5 [32] 4, 15
296
Enn. V 6 [24] 4, 14-15

141
sans s’unir à d’autres, parce qu’il est lui-même un

nombre. 297 »

Rassemblons les idées exprimées au sujet de la différence de l’Un

suprême des autres uns pour éviter les éventuelles confusions : nous avons

vu jusqu’ici que Plotin prend le mot un en trois sens divers : l’Un premier,

l’un idéal ou substantiel, l’un quantitatif.

L’un premier, c’est le Bien en soi absolument simple qui est placé au

plus haut niveau, au dessus duquel il n’y a plus un genre supérieur. Puisqu’il

est simple, il ne comporte aucune multiplicité et ne fait partie d’aucun

système composé en tant que composant de ce système.

L’un substantiel est ce qui fait qu’un nombre quelconque jouit d’une

unité, à part les unités qui le composent. Par exemple, les deux unités qui,

ajoutées l’une à l’autre, forment le couple, jouissent d’une unité différente

d’elles, qui n’est pas l’une d’entre elles, qui fait que ces deux unités

composantes ne soient pas distinctes, mais internement liées de sorte à

former un couple.

Finalement le nombre quantitatif qui ne fragmente pas l’unité pour

arriver à l’existence. Dans le cas du nombre deux par exemple, le nombre un

a une antériorité logique par rapport au 2, et le nombre deux est composé de

deux fois un. Pourtant, le deux une fois constitué, il ne se réduit plus aux

unités qui le composent, il est devenu lui-même une unité. Il est composé des

« uns » et il est lui-même un « un ».

297
Enn. V 5 [32] 4, 23-27

142
CONCLUSION

Nous avons voulu, dans ce travail, comprendre l’approche plotinienne

au sujet des nombres. Pour ce faire, il nous a fallu parcourir le trajet

philosophique de ses prédécesseurs. Entre autres, nous avons essayé de

révéler les pensées de Pythagore, de Parménide, de Platon et de Sextus

Empiricus, avant d’entreprendre l’étude de la métaphysique plotinienne.

Nous avons essayé de dégager l’influence de chacun sur la tradition

arithmologique en général et sur la pensée plotinienne en particulier, et de

rendre visible l’apport de Plotin, qui n’a pas seulement été un disciple tardif

de Platon, mais qui l’a dépassé à certains égards.

La réponse donnée à la question d’être chez Parménide, Platon et

Plotin ont ceci en commun que tous les trois éprouvent un mépris profond

envers le monde sensible et cherchent la vérité au-delà. Cette vérité ultime

prend le nom de l’Un ou de l’Être chez Parménide ; Platon l’appelle le Bien

dans la République, le Père de la Cause dans les Lettres, l’Un-qui-est-un dans le

Parménide ; et finalement Plotin préférera l’appellation parménidienne et

retiendra le mot « l’Un ».

Cependant ces trois philosophes ne sont pas toujours d’accord sur

tous les points : l’Un parménidien, dans sa fermeté, n’a point d’ouverture

vers la pluralité, et le tout est une seule réalité immobile dont ne pourra

provenir aucune chose.

143
Platon dépasse ce coincement par une distinction qu’il apporte, dans

le dialogue intitulé le Parménide, entre l’Un-qui-est-un et l’Un-qui-est. Le

premier reste dans sa pure simplicité et n’a point d’être du fait que ce qui est

ne peut pas être simple, et le deuxième, muni d’être, est une unité multiple

qui sera source de toute la pluralité.

Continuateur de Platon, Plotin, à son tour, reprend ces deux doctrines

et les traite à sa manière. Il établit la dérivation de cette unité multiple qu’il

appellera l’Intelligence par une théorie d’émanation.

Tour à tour, nous voyons la doctrine se perfectionner : l’Un

parménidien coincé dans sa sphère et ne pouvant nullement bouger devient,

à travers un Platon qui y a beaucoup ajouté certes, le premier terme d’un

système philosophique qui s’ouvre vers une pluralité d’êtres d’abord

intelligibles et, aux étapes inférieures, sensibles ; donc un système qui repose

toujours sur une seule réalité mais dont la conformité avec les faits 298 est

beaucoup plus plausible.

C’est au moment de dérivation de toutes choses à partir d’un premier

principe qu’entre en jeu la question du nombre. La philosophie a recours à

cette notion, depuis les pythagoriciens, comme principe de la multiplicité.

Laissons de côté ses implications historiques pour un instant, Plotin a eu

besoin du nombre dès qu’il voulut trouver une condition de possibilité à la

pluralité des êtres, et ainsi l’a-t-il placé avant les êtres. Pour ce faire, il lui a

fallu développer une doctrine numérologique avec des distinctions

soigneusement élaborées et attribuer au nombre un statut ontologique

spécial.

298
Aristote critique la doctrine parménidienne de n’être pas conforme aux faits de la nature
(Métaphysique A 5, 986b)

144
Cette approche philosophique nous a semblé conduire à la voie

moyenne, surtout vers sa fin, entre deux positions radicales, opposées l’une à

l’autre : la numérologie mystique des pythagoriciens et le scepticisme de

Sextus. Les uns, inspirés par les mathématiques, voulaient imposer les

principes de cette discipline sur tous les êtres et ainsi prenaient le nombre

comme principe de toute chose ; les sceptiques, affirmaient l’impossibilité de

toute connaissance et de toute génération. Sextus, que nous avons pris

comme représentant de cette doctrine, argumente à sa manière la question

des nombres, interprète les thèses pythagoriciennes, utilise ces thèses comme

point de départ à sa théorie, puis réfute l’une après l’autre toute

argumentation possible donnant au nombre un statut ontologique et finit par

nier son existence.

Dans notre travail, nous avons d’abord essayé de dégager les

principaux moments de la pensée dite « arithmologique » à travers l’histoire

de la philosophie jusqu’à Plotin, à savoir chez Pythagore, Parménide, Platon

et Sextus Empiricus, en vue de relire par la suite Plotin à la lumière de la

tradition dont il se réclame héritier. Ce faisant, nous avons dû rompre la

chronologie pour mettre en évidence en premier lieu ces deux positions

opposées concernant la question des nombres dans la pensée antique,

représentées par Pythagore et Sextus, et nous les avons étudiées dans une

même partie.

Dans un deuxième temps, nous avons voulu préciser la ligne

philosophique sur laquelle nous avons placé Plotin, ou, autrement dit, les

ascendants principaux de la pensée plotinienne en ce qui concerne le

problème d’unité-multiplicité et la question des nombres. Nous y avons

étudié les représentants exemplaires, à savoir Parménide et Platon, en

145
essayant de relever ce qu’ils ont de commun, ce en quoi ils divergent et la

filiation qui les apparente à Plotin.

Troisièmement, nous avons pris la philosophie plotinienne comme

objet d’étude. Nous avons d’abord voulu restituer la tradition

arithmologique et la place des nombres dans les Ennéades en donnant

quelques indications sur la procédure éditoriale effectuée par Porphyre, étant

donnée que cette information nous fournit un signe à propos du trajet

intellectuel qu’a dû parcourir Plotin avant d’entreprendre une analyse sur les

nombres. Ensuite, nous avons essayé de mettre en relief ce parcours qui a

amené Plotin à formuler une doctrine sur les nombres. Et en dernier lieu,

nous avons essayé de faire un exposé de cette doctrine.

146
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CIRCULAIRE DE SIGNATURES

Directeur de recherche

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Suffragants

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Date de soutien du mémoire ……………………..

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