La Théorie Des Nombres Chez Plotin
La Théorie Des Nombres Chez Plotin
La Théorie Des Nombres Chez Plotin
INTRODUCTION ........................................................................................ 1
i
DEUXIEME CHAPITRE - DE LA CONTEMPLATION ................................... 84
Section I : La Nature comme forme de la contemplation ...................................... 85
Section II : L’âme comme forme de la contemplation........................................... 89
Section III : L’intelligence comme forme de la contemplation ............................. 92
Section IV : L’Un, terme de la contemplation ....................................................... 95
Section V : La multitude comme témoin de l’Un .................................................. 99
CONCLUSION ........................................................................................143
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................147
ii
INTRODUCTION
dépasser de loin le cercle auquel ils appartiennent. Des fois il en est de même
Pourtant, il est aussi des cas où un certain personnage qui tient une place
de cette tradition juste avant son déclin. N’étant attaché à aucune foi ou rituel
1
Toute recherche métaphysique, croyons-nous, surtout à l’âge
vrai qu’à l’âge moderne, la philosophie s’est évoluée dans une autre direction
souci de confirmation 1.
fantastiques de la mythologie.
1
Comme affirmerait Kant par exemple dans Prolégomènes à toute métaphysique qui pourrait se
présenter comme science et Fondements de la métaphysique des mœurs.
2
Notion qu’Aristote employait pour désigner la « métaphysique ». Le terme de métaphysique (meta ta
physica) ne figure qu’après Aristote et substitue la « première philosophie » (prote philosophia),
décrite par lui-même comme étant « universelle parce que première » et comme une considération de
« l’Être en tant qu’être, c’est-à-dire à la fois [de] son essence et [des] attributs qui lui appartiennent
en tant qu’être. » (Métaphysique, E 1, 1026a 30)
2
d’une autre substance antérieure à celle qui ferait l’objet de la physique. Or,
au Ve siècle avant notre ère et qui, laissant de côté les discussions sur la
point commun que l’on pourrait dégager des parties composantes d’un tout.
Le terme universel exprime, de ce point de vue, non une réalité concrète, mais
une abstraction. Ainsi, ce qui est vrai pour l’universel l’est nécessairement
des définitions d’ordre moral serait la condition d’atteindre les vertus, et par
là, d’une vie bienheureuse. Socrate avait détourné son regard de la nature,
vers le domaine social et moral. C’est pour cette raison qu’il souligne, dans sa
desquelles l’homme était censé trouver la juste mesure et régler son action
sur celle-ci.
à chercher l’universel ailleurs que dans les réalités d’ordre sensible, car
3
Métaphysique A 6, 987b
3
qu’il est une abstraction. Les choses appartenant au monde de la pluralité
des anciens : c’est la nécessité logique d’accorder une priorité à ce qui est
simple par rapport à ce qui est composé, puisque celui-ci suppose celui-là.
Ainsi, la pluralité des choses devrait se ramener à un élément final qui serait
l’univers. L’idée que toute chose constituée de parties dépend de ces parties
et que ce qui n’est point composé n’a donc rien de quoi dépendre a incité les
s’il y a une unité derrière les apparences, comment se fait-il que, tandis que
4
Ce qui nous a poussé à travailler dans ce domaine était la conviction
que nous avons eue, à lire les anciens, qu’une vision philosophique serait
plus englobante, ou plus fondée, si elle était basée sur une explication
témoigne qu’un petit écart entre les philosophes au sujet de cette question
multiplicité, juste avant d’entrer dans une période lors de laquelle elle
représentant de sa clôture.
5
PREMIERE PARTIE : DEUX POSITIONS OPPOSEES
PENSEE ANTIQUE
6
PREMIER CHAPITRE - PYTHAGORE : Tout est nombre
tradition.
4
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.132, Gallimard, 1991
7
Pythagoriciens, était non seulement imperceptible aux sens, mais aussi
matière des choses sensibles qui sont engendrées par l’imitation de ceux-là.
les thèses des Eléates. La multiplicité trouvait chez les Pythagoriciens son
qui a un être : « Ils désignent ce non-être comme l’apeiron, l’indéfini, qui n’a aucun
monde pour laquelle comprendre c’est mesurer et pour qui il n’y a de scientifique
Par cette affirmation que tout est nombre, les Pythagoriciens ont sans
règne l’univers entier et ont par là tenté de fonder l’harmonie entre les étants.
éléments serait basé sur des relations harmoniques, à savoir le cosmos. Les
relations inchangeables entre les étants sont déterminées par des valeurs
5
Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, éd. L’éclat, 1998, p. 53
6
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 28.
8
à des règles extrêmement stricts, l’on pourrait affirmer que les Pythagoriciens
l’unité :
nombres, c’est qu’il ne s’agit pas là d’une étude où les nombres sont objets de
« règles de calcul utiles pour les applications pratiques9 ». Ce sont plutôt les
propriétés abstraites des nombres qui sont favorisées. L’Un est, par exemple,
7
Sans entrer dans les détails de ce qu’est la conception moderne du nombre, J. Brun oppose celle-ci à
celle des Pythagoriciens. Les temps modernes, pense-t-il se caractérisent par un règne de la quantité
qui fait qu’un Moderne quelconque décrirait par exemple le nombre 3 par l’addition de 1 à 1 et encore
à 1, ce qui impliquerait une répétition de l’unité. Par contre, le raisonnement des Pythagoriciens, que
Brun oppose à cette conception repose non sur un tel développement, mais au contraire sur un
enveloppement, de sorte que 3 ne soit pas trois fois 1, mais un tout divisé en 3. Autrement dit, ce n’est
pas, chez les Pythagoriciens, l’unité qui fait partie du nombre, mais contrairement, le nombre fait
partie de l’unité. C’est, croyons-nous, dans cette optique qu’il faudrait considérer la citation d’Aristote
et ainsi que les quelques paragraphes qui suivent.
8
Aristote, Métaphysique, XIV, 3.
9
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.132, Gallimard, 1991
9
choses nombrées10. Par-là, aboutissons-nous non à une vision où l’un ferait
partie du nombre, mais le nombre de l’Un.
comme un outil qui sert aux besoins pratiques, tels que le commerce, le
Pythagoriciens avaient été les premiers à faire de cet outil une science.
10
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 29.
10
Sous-section I - Le nombre comme représentation géométrique
quelques exemples schématisés que J. Brun 11 et André Pichot12 ont pris dans
La somme des nombres impairs est égal à la suite des nombres carrés,
c’est-à-dire :
personnalité, ou, autrement dit, non comme une multiplication, mais comme
11
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 30
12
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, Gallimard, 1991, pp. 135, 136,
162
13
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 28.
14
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, pp. 30-31.
11
allons donner encore quelques démonstrations graphiques. Pour nous
Q Q Q
Q
Q Q
Quant au très célèbre théorème de Pythagore 15, il était en effet basé sur
15
Ce théorème a beau porter le nom de Pythagore, aucun élément fiable ne nous permet de dire qu’il a
été découvert par celui-ci (v. Philosophie Grecque, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, en coll.
avec Jonathan Barnes, Luc Brisson, Jacques Brunschwig, Gregory Vlastos)
12
étaient formés de nombres successifs 3, 4, et 5, et dont la surface est égale à 6
le carré tracé à base de son hypoténuse (côté faisant face à l’angle droit)
donne le total de deux carrés tracés à base de deux autres côtés. Il en est de
doute, l’exactitude est également une chose qui, par excellence, doit faire
voyait une figure géométrique, un carré dont les côtés avaient cinq unités de
longueur.
soit le triangle pour trois, le carré pour quatre, le pentagone pour cinq,
l’hexagone pour six etc., les nombres proprement dits étaient pour les
13
« Or, à cet égard, il apparaît qu’ils estiment, […], que le nombre
Les nombres sont présents dans tout ce qui est dans la nature et leur
les choses, ils sont aussi antérieurs à tout, ce qui leur donne le caractère
humain calqué sur une grande échelle, d’où cette analogie entre la
cosmologie et l’éthique.
16
Aristote, Métaphysique, A, 5, 986a 15-20
17
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.130, Gallimard, 1991
14
communautaire et ascétique où régnait une discipline stricte, à savoir
autre selon ses mérites. Elle ne retournera à sa patrie qu’après avoir expié sa
peine. Ce retour dans le pays divin n’est possible qu’à travers une
histoires des Pythagoriciens, n’importe quelle âme s’insinue en n’importe quel corps
elle est immortelle. Si elle se trouve dans un corps qui est par nature
18
La Philosophie Grecque, Charles Werner, éd. Payot, Paris, 1946, p.28.
19
Aristote, De l’Âme, I, 3, 407 b
15
elle n’est pas nécessairement dans un corps humain à chaque fois. Il arrive
d’Aristote, disait :
20
Diogène Laërce, Vies des Philosophes, VIII, 6.
21
Philosophie Grecque, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, en coll. avec Jonathan Barnes, Luc
Brisson, Jacques Brunschwig, Gregory Vlastos.
22
Simlicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 732, 30-37 cité dans Philosophie Grecque de
Monique Canto-Sperber et al.
16
Porphyre, à son tour, explique la doctrine pythagoricienne de la
êtres qui reçoivent vie. Car ce sont là, d’après la tradition, les
connaissance de la loi qui régit l’univers lorsqu’elle a vécu dans la justice et dans la
23
Porphyre, Vie de Pythagore, 19. trad. E. des Places, DK 14 A 8 a ; Dumont, 117-118.
24
La Philosophie Grecque, Charles Werner, éd. Payot, Paris, 1946, p.29.
17
d’une façon continue –la lune, le soleil, les astres, et le ciel tout
entier. »25
La purification consiste aussi bien dans une vie juste que dans « la
ici d’une doctrine qui est à la fois héraclitéenne : les âmes qui, emprisonnées
l’univers est un Cosmos, ses parties se trouvent agencées par une harmonie
et rien n’échappe à la loi du nombre qui exprime cette harmonie, ou, plus
précisément, l’essence même des choses. Le nombre est l’idéal dont les
souveraine réalité »27. Cette souveraine réalité étant celle de l’âme et non des
choses matérielles, l’effort de dévoiler la racine invisible des choses,
nôtre qui est périssable ; on peut voir chez Pythagore une esquisse de la
25
Aristote, De l’âme, 405 a 30 – b1
26
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, p.131, Gallimard, 1991
27
Aristote, Métaphysique, A 5, 985 b, 23 – 986 b 8.
18
doctrine d’Héraclite, du moins en ce qui concerne le parti pris en faveur de la
originelle au sein de laquelle vivent les nombres qui sont les principes
la plus recherchée dans ce que l’on appelle la musique, ou l’art de créer une
discorde. Là, encore une fois, nous avons affaire aux nombres. Les rapports
28
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.27. cité dans Les Présocratiques, J. Brun
29
Diogène Laërce, Vies des Philosophes, VIII, 25.
19
s’offrant à ceux qui la cherchent que lorsqu’elle leur est révélée
« Ces consonances, lus uns ont voulu les obtenir par des poids,
l’autre. La révolution des astres, par leur vitesse et par leur mouvement,
harmonieusement distants :
30
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.65. cité dans les présocratiques, Jean Brun.
31
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.97. cité dans les présocratiques, Jean Brun.
20
« Les sept sphères donnent les sept sons de la lyre et produisent
Nous en arrivons encore une fois au fait que, chez les Pythagoriciens,
séparément, mais comme les divers aspects d’une même vision mystique du
suivante :
« La cause des êtres dont ils prennent leur existence, leur ordre,
leur intégrité et leur perfection est Dieu. C’est de Lui que toutes
32
Alexandre d’Etolie, cité dans Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 34.
33
Rép., VII, 530 d.
34
Ihwan-al-Safa (Frères de la Pureté), Resaïl, III, p.55. in İslam Kaynakları ve Filozofları Işığında
Pythagoras ve Presokratik Filozoflar, H. Bekir Karlığa, Thèse de Doctorat, 1979
21
bas, ou, comme l’exprime Jean Brun, « les relations du Temps et des temps, de
semble plus être, en quelques points essentiels, celles des modernes, nous
mâle. » 36
35
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 36.
36
Plutarque, Questions romaines, CII, 288 c, trad. Amyot.
22
puissance du solide, car l’idée de solide repose sur les trois
dimensions. » 37
comparaison à la déesse Minerve qui n’a pas eu de mère et qui n’a elle-même
Parmi les dix premiers nombres, c’est surtout la tétractys (la décade)
leur serment était : « je le jure par celui qui a transmis à notre âme la tétractys en
cette prière : « Bénis-nous, nombre divin, toi qui a engendré les dieux et les
création, […] le Dix sacré, qui détient la clé de toutes choses. »38
qu’ « elle complète la série des nombres, qu’elle comprend en elle-même la nature du
du mal. »39
37
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.77, cf. aussi p. 165, cité dans les présocratiques,
Jean Brun.
38
Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 38.
39
Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon,
trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p.175. cité dans Les présocratiques, Jean Brun.
23
Q
Q Q
Q Q Q
Q Q Q Q
d’après elle. » 40
ceux-ci les planètes qui étaient au nombre de dix. Pourtant les corps visibles
40
Cité dans Les présocratiques, Jean Brun, PUF, 5e éd. corrigée, 1993, p. 39.
41
Aristote, Métaphysique, A 5, 986a 10
24
pour des raisons pratiques. Autrement dit, en ce qui concerne
partie d’une vérité surnaturelle a été plus grande que l’étude du nombre pris
La nature était conçue par les Pythagoriciens comme étant soumise aux
relations numériques, d’où la conclusion qu’elle était régie par les nombres ;
et d’autre part, lorsque l’on dit une maison ou cinq fleurs, le nombre un ou le
nombre cinq ont une existence qui n’est pas semblable à celle de la maison ou
nature.
42
La Naissance de la Science, André Pichot, t.2 Grèce Présocratique, Gallimard, 1991, p. 141
25
Section III – Filiation
contraire, qui ont professé que le Tout est une seule réalité
[…]45 »
était en accord le plus souvent avec celle des Pythagoriciens. Sa théorie des
Le mimésis des Pythagoriciens était basé sur la thèse que « la nature sensible et
externe des choses est modelée sur leur nature interne, qui est d’essence
numérique47. »
La réception de cette thèse que les choses sont une imitation des
nombres n’a pas toujours été de la même manière. Certains ont voulu faire
des nombres la substance dont sont faites toutes choses. Cet argument
43
Les Pythagoriciens
44
Xénophane, Parménide et leurs continuateurs.
45
Aristote, Métaphysique, A 5, 986b 9-10
46
Héraclite, frag. 129
47
Aristote, Métaphysique A 6, trad. J. Tricot, éd. Vrin, 1991, Paris, note du traducteur, p.58.
26
aboutit à prétendre que prises dans leur origine ultime, les choses sont des
nombres. Pour d’autres, le mot imiter sera employé au sens qu’elles sont
faites à base des relations numériques 48. A cette confusion, Platon mit fin, en
plaçant les nombres en dehors des objets sensibles : alors que pour les
Pythagoriciens les choses étaient des nombres mêmes, Platon a posé entre les
dont les plus importants sont mentionnés plus haut. Nous pourrions tout de
même en ajouter quelques autres pour mieux mettre à jour la parenté entre
ces deux courants de pensée. La théorie de la migration des âmes qui sont au
48
David Ross, I, 163 : It is probable… that the sixth century Pythagoreans treated things as
“imitating” number, i. e. as exhibiting numerical relations, while those of the fifth century treated
number as the very stuff of which things are made.
49
Aristote, Métaphysique, A 6, 987b 31
50
Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, éd. L’éclat, 1998, p. 51
27
politique, et l’établissement d’une secte chez l’un et d’une école chez l’autre
sont encore des points communs entre ces deux courants philosophiques.
28
DEUXIEME CHAPITRE - SEXTUS EMPIRICUS :Le nombre n’est rien
savoir celle des Pythagoriciens pour qui le nombre était tout, nous avons
grande part de probabilité que Plotin ait été informé sur le courant en
numéroté les propositions par des lettres et par des nombres, selon leur
degré de dépendance.
29
[151]51 Le temps ne s’observe pas sans nombre. Nous savons par ouï-
mais qu’il faut que les éléments soient simples. Donc les
• que parmi les choses obscures les unes sont des corps, comme
poids.
incorporels.
nombre. Donc ; les éléments des étants sont les nombres obscurs,
51
Les nombres donnés entre crochets désignent le numéro de paragraphe de l’ouvrage de Sextus
Empiricus.
52
Aristote, Métaphysique, Livre H, 1 [1042 a] : […] Or, parmi les substances, les unes ont obtenu
l’assentiment de tous les philosophes, d’autres, au contraire, n’ont été reconnues ouvertement que par
certaines Ecoles particulières. Celles sur lesquelles tous tombent d’accord sont les substances
naturelles, comme le Feu, la Terre, l’Eau et les autres corps simples ; ensuite les plantes et leurs
parties, les animaux et les parties des animaux ; enfin l’Univers physique et les parties de l’Univers
physique. Quant aux substances qui ne sont admises que par quelques Ecoles particulières, ce sont les
Idées et les choses mathématiques. […]
30
[154] Les nombres observés dans les choses nombrés sont
points)
En plus ;
sont telles.
53
ici, « la notion » désigne « le logos »
31
[157] Ceci est absurde, donc encore une fois, le nombre n’est
pas les choses nombrées, mais a une existence propre à côté d’elles.
propositions sont fausses, c’est-à-dire ni (A) ni (B) est vrai, étant donné
comme sera suggéré dans les pages qui viennent, (B) est également
participation. Dans ce cas, cette unité sera soit une (B1), soit aussi
54
Nous avons préféré de représenter les propositions principales par des majuscules ; les
subordonnées par des chiffres arabes ; les alternatives qui dépendent de ces subordonnées, par des
minuscules. Le texte original ne contient aucun de ces indices.
55
« à sa totalité ou à ses parties » : Il est impossible de parler d’un entier que sera cette unité, et dont
les parties seront également des uns. Donc, la totalité dont il s’agit ici n’est point un un qui a des
parties, ce qui serait contradictoire. La question qui s’introduit est la suivante : devons-nous prendre
l’un comme une entité indivisible, ou comme un ensemble ayant des parties ?
32
Prenons (B1a) comme vrai ; alors :
personnes nues, dès qu’une personne parmi les autres met ce manteau,
laquelle les choses qui participent à l’unité en soi qui est une
• Deuxième objection : Deux est une partie de dix, mais n’est pas
doivent participer dans ce cas à une unité qui n’est pas unique,
33
Les propositions (B1a) et (B1b) étant fausses, on conclut que la
en soi (supposée existante) est aussi nombreuse que les choses qui y
participent.
Autrement dit :
une unité,
(B2)
peuvent être des unités sans participer à une unité de rang supérieur,
34
Si les unités participent à une seule unité de rang supérieur,
alors :
Si chacune des unités participe à une unité qui lui est propre,
Réfutation du (B2)
impossible d’affirmer :
35
• ni en nombre égal aux choses qui y participent (B2 réfuté
précédemment),
fausse.
pythagoriciens, et
(B) est vrai et par conséquent l’unité est quelque chose en soi, alors
(B3) : Pour que « deux » soit possible, il faut qu’il y ait une
• (B3a) s’accumuler,
36
• (B3b) se dissiper,
soustrait )
qu’on estime être deux sera quatre, car avec une unité,
de rang supérieur
• ni par soustraction,
• ni par addition,
56
Soustraire, par définition, c’est ôter une quantité quelconque, d’un ensemble de même nature. C’est-
à-dire, en parlant de la soustraction, nous sommes forcément dans le cadre d’un ensemble ayant des
parties. Pris dans ce sens, la soustraction connote ici une fragmentation.
37
On peut en conclure que le nombre en soi, c’est-à-dire existant
de rang supérieur).
38
DEUXIEME PARTIE : LES ASCENDANTS PRINCIPAUX DE
39
PREMIER CHAPITRE - PARMENIDE
d’évoquer Parménide l’éléate en parlant de Plotin. Ils ont tous deux mis au
cœur de leur philosophie la notion d’unité, bien que l’un plotinien diffère
développé une notion d’unité ferme, repliée sur soi, immuable, inchangeable,
pour parvenir par la suite à une seule vérité concevable qui est une sphère
immobile et indestructible :
57
Parménide, Frag. 7,8
40
« Il ne reste plus qu’une seule parole, celle de la voie
point infinie :
l’infinité :
l’infinité. N’étant qu’une opération de l’âme qui compte selon Plotin, l’infini
58
Parménide, Frag. 8
59
Parménide, Frag. 5
60
Plotin, VI, 6, 18.
41
établie que ce qui est ne soit pas dépourvue
d’achèvement. »61
Etant entier, tout, plein et un, il n’y a rien qui puisse empêcher l’Être
est là où il est et demeure par lui seul. Comme indiqué ci-dessus, il ne peut
être inachevé, ce qui serait de lui attribuer un manque, une imperfection. Or,
est sans manque, complet, et il ne peut y avoir rien d’autre que lui-même :
multiples formes, changer de place, varier de couleur etc. ne sont qu’un nom,
dont on ne peut aboutir à la fin, à savoir le fait qu’il est toujours possible
61
Parménide, Frag. 8, 30-3
62
Parménide, Frag. 8, 26-28
63
Parménide, Frag. 8, 38
64
Parménide, Frag. 8, 44
42
beau s’encercler dans ses limites extrêmes ; unique et entier, il est « sans
Selon Parménide, l’être vient soit de l’être, soit du non-être. Or, l’être
est, et ceci est tout ce que l’on peut en dire, et le non-être n’est pas. L’être est,
car il est possible d’être et il n’est pas possible que ce qui n’est rien soit 65.
Jamais on ne peut attribuer de l’être au non-être. Il n’est donc pas possible
pensable 66. En plus, s’il venait du néant, pour quelle raison serait-il né à tel
Mais, si l’être est, dire qu’il est venu à l’être, c’est dire qu’il n’était pas. Or il
n’y a pas eu ni ne sera un moment où il n’a pas été ou ne sera pas, « puisqu’il
est maintenant, tout entier ensemble, un, continu » 67. Il devient alors inutile de
aucune fin :
65
Parménide, Frag. 6, 1-2
66
Parménide, Frag. 7, 7-9
67
Parménide, Frag. 8, 5-6
68
Parménide, Frag. 8, 6-7
43
un autre qui est antérieur. Ce faisant, nous accéderions dans le domaine de
n’est même pas nécessaire pour Parménide de discuter à propos de l’être s’il
a été engendré ou s’il aura une destruction, puisque ces modes verbaux
mêmes, indiquant le passé et le futur montrent combien ceci est vain. L’être
pas et il n’est pas sujet au changement. Il n’a aucune autre propriété que
vivre dedans n’est qu’illusoire, sans existence véritable. C’est une pure
qui peut justifier le monde des apparences, et cette justification est basée sur
vérité que lui révèle la déesse repose essentiellement sur deux prémisses :
l’infini.
Nous verrons une attitude semblable envers l’infini, chez son disciple,
69
Parménide, Frag. 8, 19-22
44
avait attaqué le positivisme ionien. En prenant la notion d’infini et en
l’absurdité de l’illusion de la multiplicité qui nous est fournie par nos sens.
Selon les paradoxes célèbres de Zénon, nous croyons seulement voir la flèche
paradoxes que ce que nous supposons être une pluralité, ou un devenir n’est
autre chose que vaine illusion, et que ces concepts sont contradictoires par
leur nature même, Zénon, défend comme son maître la thèse de l’unicité de
l’être qui, absolu et immuable dans son unicité, ne se laisse appréhender que
par la pensée, étant donné que les apparences qui semblent justifier ou
existe.
70
Platon, Le Parménide, résumé 127e – 128e
45
L’un ainsi affirmant l’unité et l’autre niant la multiplicité, au Vè siècle
avant notre ère, maître et disciple avaient donné un nouvel élan à la
46
multiplicité. Il est ainsi d’accord avec la théorie des trois
natures. »71
plotinien n’est pas un être qui se pense soi-même, lequel ne serait plus un un
dire parce que lui et son objet ne font qu’un ; mais il est en même temps
deux, parce qu’il pense, car l’acte de penser suppose un objet à penser72. Or,
avant cette multiplicité, une unité 73 ». C’est donc pourquoi, voyant la chose
dans cette optique, Plotin juge l’un parménidien comme une unité multiple.
Il pose alors au-dessus de cet un multiple, le tout Premier qui lui serait
parménidienne : l’être de l’école éléate était coincé dans sa fermeté tandis que
l’un plotinien s’ouvre vers une pluralité par des couches intermédiaires.
L’Un ou le Bien, chez Plotin, n’est pas une certaine chose. Quand il
nous parle de l’un ou de l’autre, il nous parle d’une seule nature à laquelle il
parler de l’absolument simple car ce qui est fait de plusieurs choses dépend
71
Plotin, Ennéades V 1 [10] 8, 12-31
72
Plotin, Ennéades, V 6, 1
73
Plotin, Ennéades, V 6, 3, 28
47
nécessairement de ce dont il est fait. Or étant premier, l’Un ne dépend de rien
pas remonter à un autre principe que l’Un, qui, n’étant pas une combinaison
est simple et primitif, et après quoi viennent l’intelligence et l’âme. Ceci est la
[…]75 »
l’être la pensée, auquel il nie tout mouvement de sorte qu’il reste identique à
lui-même.
terme, mais d’un un qui contiendrait en lui toutes choses incluses, la pensée
lui étant non pas extérieure mais intérieure. Il en découle que, pensée et être
pris comme étant une même chose, comme dans la célèbre formule
74
Plotin, Ennéades, II 9, 1, 22-24
75
Plotin, Ennéades, V 1, 8, 17-18
76
Parménide, Frag. 3 (C’est en effet une seule et même chose que l’on pense et qui est)
48
l’Un ne pense pas, Plotin donne d’abord une définition de l’acte de penser :
Bien en soi. En d’autres termes, ce qui est absolument un n’a pas besoin de se
tendre vers lui-même car c’est le multiple qui aspire à une perception
supérieur à la pensée78 ». Le Bien est simple et sans besoin, il n’a donc pas
besoin de la pensée non plus : « Et ce dont il n’a pas besoin ne lui appartient pas.
pas.79 »
Quant à l’âme qui se pense elle-même, elle dépend d’une chose qui est
même. L’âme donc est également une pensée de soi-même, mais non au sens
propre.
penser. Elle se pense parce qu’elle est intelligence et elle est intelligence parce
qu’elle « se pense telle qu’elle est, ce qu’elle est, par sa nature propre et en se
peuvent être autre que l’être même de l’intelligence. Si elle pense, c’est parce
qu’elle est semblable au Bien, parce qu’elle a une image du Bien, parce que le
77
Plotin, Ennéades, V 6, 5, 10
78
Plotin, Ennéades, V 6, 5, 6-7
79
Plotin Ennéades, V 6, 4, 2-4
80
Plotin, Ennéades, V 3, 6, 7
49
Bien est devenu l’objet de son désir. Ces conditions étant toujours présentes,
elle est une pensée incessante : « C’est en pensant le Bien, qu’il [l’être qui se
Bien, qu’il se pense lui-même ; c’est dans son acte (tout acte est dirigé vers le Bien),
puisse être l’ultime principe. L’être qui est identique à sa pensée a le second
c’est pour cela qu’il est multiple. Le pensant et le pensé sont deux qui font
un : « […] il est deux, parce qu’il pense ; il est un parce qu’il se pense lui-même82 ».
en quelque sorte multiple, il faut un simple qui soit exempt de pensée avant
ce multiple :
81
Plotin, Ennéades, V 6, 5, 19-22
82
Plotin, Ennéades, V 6, 1, 31-32
83
Plotin, Ennéades V 6, 2, 30-33
50
Nous verrons comment Plotin envisage les difficultés qui résultent de
51
DEUXIEME CHAPITRE - PLATON
est fort visible dans les Ennéades dont la lecture renvoie très souvent à
avec l’Un. Ceci est un mouvement d’ascension que l’âme doit poursuivre.
52
Pour ce faire, elle s’identifiera d’abord à l’Intelligence, laquelle remontera
vue de lui qu’elles sont toutes, et c’est lui qui est la cause
Monde.
« […] jurant sur elle [cette lettre] par le Dieu qui commande
84
Ennéade V 1, 8, 1-4
85
Platon, Lettres, II, 312 e
86
Platon, Lettres, VI, 323 d
53
Ce passage rappelle la distinction que fait Platon entre le bien en lui-
rejeton du bien qui est l’être ayant le plus de ressemblance avec lui ; car nous
et son fruit ou son rejeton, ce que Plotin retiendra, quelques siècles plus tard,
choses. En d’autres termes, lorsque nous disons d’une chose qu’elle est belle
ou d’une autre qu’elle est bonne en parlant d’une pluralité des choses qui
tout en posant un beau en soi et un bon en soi : « […] alors, comme si cette
87
Platon, La République, VI, 506e-507a
54
nature existait dans son unicité, nous appliquons à chacune la dénomination : « ce
que cela est » […] 88 ». C’est l’affirmation par Platon de l’intelligence comme
essentielle, autrement dit son idée. Cette nature est décrite dans le Phédon
comme « réalité qui n’est que soi89 ». Quelques paragraphes plus tard, toujours
du Bien.
genre que tient le soleil avec la vue et les visibles. Ce troisième terme, faute
c’est la lumière :
soient vus ?
dans quoi la vision se produit, c’est-à-dire l’œil. Pourtant, l’œil est quand
même, parmi tous nos organes de sensation, celui qui soit le plus apparenté
au soleil. Le soleil n’est pas la vue elle-même, certes, mais il en est la cause et
est visible à l’œil. Ceci est semblable au rapport entre le Bien et son rejeton,
« […] rejeton que le Bien a justement engendré dans une relation semblable à la
88
Platon, La République, VI, 507b
89
Platon, Le Phédon, 75d
90
Platon, La République, VI, 508a
55
sienne propre […]91 » C’est du Bien que d’abord les intelligibles reçoivent leur
réalité et c’est toujours du Bien que la faculté de connaître vient au sujet
connaissant. Il procède donc de lui savoir et réalité : « il est vrai en tant que
connu92 ». Lumière et vue sont certes apparentées au soleil, mais elles ne sont
pas soleil. De la même façon, suivant l’analogie, savoir et réalité sont
identique.
D’autre part, les yeux tournés vers les objets mal éclairés, c’est-à-dire
auront par conséquent une vision affaiblie, comme s’ils étaient quasi
aveugles. Pour que la vue se présente en eux dans son intégrité, il leur faut
L’âme qui vit, comme dans le célèbre mythe, dans une caverne, est
convertir vers ce qui est lumineux. Une fois dirigée vers le réel, elle se
91
Platon, La République, VI, 508b
92
Platon, La République, VI, 508e
93
Platon, La République, VII, 517b sqq.
56
Cette disposition de l’âme soit à la contemplation de la vérité soit à la
non comme une réalité, mais comme un rêve. Le rêve, tel que décrit par
Platon, est le fait de tenir « ce qui ressemble à quelque chose non pour ressemblant
à ce dont il a l’air, mais pour identique à lui94 ». Ceux qui essayent de trouver la
beauté des voix, des couleurs, des formes et des choses fabriquées à partir de
ces éléments, autrement dit ceux qui croient voir de la beauté dans le sensible
au lieu de chercher le beau tout seul vivent non pas une vie réelle mais une
ceux qui sont capables d’apercevoir le beau qui n’est que beau et de
distinguer ce beau en soi des objets qui en participent pour éviter de tomber
dans l’erreur de tenir ses reflets pour être lui et lui pour être ses reflets.
« l’amateur de spectacles95 » est opinion tandis que celle de « ceux pour qui la
vérité est le spectacle dont ils sont amateurs96 » est connaissance. Cette
utilise pour reconstruire la même théorie, cette fois-ci dans le sens inverse. La
connaissance a nécessairement un objet, à moins que l’on dise que celui qui
connaît ne connaît rien. Cet objet de connaissance doit être quelque chose qui
existe du fait que ce qui n’existe pas ne peut être connu. Par conséquent, ce
94
Platon, La République, V, 476c
95
Platon, La République, V, 475d : explication par Socrate du terme amateurs de spectacles : « […]
(c)eux qui ne consentiraient pas de leur plein gré à se rendre à une réunion comme celle-ci, où l’on
débat une question, mais qui, comme si l’on avait payé leurs oreilles pour écouter tous les chœurs,
font la course aux Dionysies sans en laisser passer une seule, ni celles de la ville, ni celles des bourgs !
De tous ces gens-là, d’autres encore qui se consacrent à étudier de pareilles choses, et ceux qui font
des arts mineurs l’objet de leur prédilection, les appellerons-nous philosophes ? »
96
Platon, La République, V, 475e : réponse de Glaucon à la question « […] quels sont ceux dont tu
dis que ce sont les philosophes authentiques ? »
57
qui existe absolument est connaissable absolument, et d’autre part ce qui n’a
l’autre ayant des objets différents. Puisque à l’existant est assigné la faculté
de savoir, l’opinable doit être autre que l’existant, et à la fois autre que le
non-existant car « Il y a pourtant bien un quelque chose de quoi opine celui qui
monde réel des Idées et celui de la matière qui n’est qu’un songe, puis entre
L’opinion qui est plus obscure que la connaissance et plus clair que le non-
savoir, est un intermédiaire dont l’objet est la beauté qui est dans la
multiplicité des objets beaux ou le juste qui est dans la multiplicité d’actes
justes et ainsi de tout. Quant à la connaissance, c’est la faculté qu’ont très peu
d’hommes de connaître le beau qui n’est que beau, l’unicité d’existence pour
le juste sans mélange etc. Ceux qui sont incapables de saisir ce qui les conduit
vers le beau dans le sensible à savoir vers une voix ou une couleur belles et
97
Platon, La République, V, 478b
58
c’est-à-dire amis de la Sagesse, en recherchant derrière les apparences une
réalité qui soit unique dans chacune de ces choses et en contemplant ces
réalités isolément.
et en dessous d’elles, l’âme 99, qui, appuyant son regard vers le haut, possède
l’intellection.
Celui-ci pose en tête le Bien en soi, l’indicible principe ayant droit d’être
procure aux connaissables la propriété d’être connus, qui, n’étant pas essence
l’essence et de l’existence : « […] quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il
98
Platon, Phédon 75c-d : -Mais puisque, ayant acquis cette connaissance avant de naître, nous la
possédions quand nous sommes nés, alors, n’est-ce pas ? et avant de naître, et aussitôt nés, nous
connaissions, non pas seulement l’Egal avec le Plus-grand et le Plus-petit, mais encore sans réserve,
tout ce qui est du même ordre. Car ce n’est pas plus sur l’Egal que porte à présent notre raisonnement,
plutôt que sur le Beau qui n’est que cela, sur le Bon qui n’est que cela, sur le Juste, sur le Saint, et, je
le répète, sur tout ce que, sans exception, nous marquons de cette empreinte : « Réalité qui n’est que
soi » […]
99
Platon, Timée, 33b sqq ; Phédon 79e, 80a
100
Platon, La République, VI, 509b
59
Evidemment, l’affinité qui relie Plotin à Platon n’est pas réductible à
Section II – Le nombre
essayer de relever les traits essentiels d’une partie fort importante, quoique
Ce qu’il faudrait d’abord préciser, c’est que Platon n’a jamais consacré
une œuvre au sujet en question, mais l’a touché au passage dans plusieurs de
ses dialogues. Essayons de donner à travers les œuvres citées de Platon une
vue d’ensemble sur ce que peut être sa pensée là-dessus, pour révéler par la
Bien qu’il n’eût abordé la question des nombres de bout en bout dans
aucune de ses œuvres, Platon voyait le nombre comme un don divin 101, sans
lequel l’homme ne resterait qu’un être animé, incapable de raisonner sur ses
101
Platon, Epinomis, 977a : Pour ce qui est de sa (d’Ouranos, le Dieu Ciel) causalité par rapport à tout
le reste des biens, c’est bien un point dont conviendrait tout le monde ; mais que, en même temps, le
nombre soit aussi un don qui réellement nous vient de lui, nous l’affirmons, et, en outre, que ce don, il
nous le continuera, à condition que l’on accepte de se laisser conduire par lui.
60
« Voici, d’autre part, quelque chose encore de divin et
Les nombres manifestent le côté divin qu’ils ont, surtout dans les
rapports qu’ils tiennent entre eux-mêmes. N’étant pas semblable les uns aux
leurs relations mutuelles : cette harmonie aux yeux de Platon, n’aurait pas pu
être inventée par l’homme, c’est un signe divin pour celui qui peut le saisir :
« une merveille qui, à coup sûr, n’aurait pu humainement se produire, mais qui,
s’étant réalisée, manifeste son caractère divin à l’homme capable de le concevoir !103 »
qui s’occupe des mouvements des corps célestes et celle qui s’occupe des
sont en quête des nombres contenus dans les consonances « dont l’objet est
d’examiner quels nombres sont consonants, quels nombres ne le sont pas, et pour
102
Platon, Epinomis, 990e
103
Platon, Epinomis, 990d
104
Platon, La République VII, 530d : Il y a chance, dis-je, que, tout comme, par rapport à
l’astronomie, l’une a fixé le regard, de même ce sont les oreilles qui ont été fixées par rapport au
mouvement harmonique ; chance aussi qu’il y a ait deux sciences, sœurs en quelque sorte, l’une de
l’autre, ainsi que le disent les Pythagoriciens, ainsi que nous-mêmes, Glaucon, nous en convenons, à
moins que nous ne prenions un autre parti ?
105
Platon, La République VII, 531c
61
des pythagoriciens, d’après quoi chaque sphère céleste correspond à une
Cette idée d’harmonie divine basée sur les rapports numériques est
à partir de ces deux éléments primitifs, sans qu’il y eût un troisième qui serve
de lien entre les deux. « Or, des liens, le plus beau est celui qui à soi-même et aux
termes qu’il relie impose la plus complète unité, et c’est ce que, par nature, la
nombres entre en jeu : qu’est-ce qui fait que deux termes soient parfaitement
pour les concilier, ce troisième du milieu que Platon appelle « le moyen » doit
être au dernier, ce que le premier est à lui-même et vice versa 108. Cette
106
Platon, La République VII, n.57
107
Platon, le Timée, 31c
108
Platon, le Timée, 32a
109
Cette relation peut se formuler par l’expression mathématique suivante :
a : x = x : a , b : x = x : a d’où x2 = ab , donc x = √ab
Pour mieux illustrer à l’aide d’un exemple, la médiété géométrique entre deux termes a et b (soit a =
3, b = 12) n’est pas leur moyen arithmétique « 9 », mais « 6 » puisque 3 : 6 = 6 : 12
62
« Il y a en effet deux espèces d’égalité, portant toutes deux
presque opposées110 »
Cette médiété aurait été suffisante, si l’Univers était une surface sans
le feu est à l’air, l’air étant à l’eau, et ce que l’air est à l’eau,
ces trois termes une fois obtenu, il l’a distribué en autant de parts qu’il fallait,
110
Platon, Les Lois, VI 757b
111
Platon, le Timée 32b
112
Platon, le Timée, 36a : Ainsi, entre 1 et 2, le moyen harmonique est 4/3 (il dépasse 1 de 1/3, il est
dépassé par 2 de 2/3, soit un tiers de 2), le moyen arithmétique est 3/2 ; entre 1 et 3, le moyen
harmonique est 3/2, le moyen arithmétique est 2. (n.57)
63
« […] il y eut en premier lieu une part qu’il préleva sur le
musicaux. Les sept premières parts sont 1, 2 (1x2), 3 (1.5x2 ou 1x3), 4 (2x2), 9
de 3 par alternance (1, 21, 31, 22, 32, 23, 33). L’âme est distribuée dans l’Univers
semble en effet, dans l’univers platonicien, être réglé par ces rapports,
aussi bien que celle de son âme, et qui sont à la base à la fois du mouvement
Cette relation dont sont « mis d’accord par la proportion114 » les éléments,
constitue aussi la façon dont sont liés entre eux les Dieux et les hommes, et
c’est toujours cette relation qui fait que l’univers est appelé du nom de
113
Platon, le Timée, 35b-c
114
Platon, le Timée 32c
64
Toutes les autres vertus d’ailleurs, entre autres l’amitié, la sagesse et l’esprit
chacune à chacune, celle qui aura donné le nombre aura en effet produit
est d’origine divine, l’étude de la science des nombres devient, dans cette
optique, une pratique qui exerce l’âme humaine à aller vers cette essence
divine 118, si bien que, celui à qui fait défaut une réflexion faite sur les
qu’homme !
vaille !119 »
tous les biens et par conséquent de la félicité. On voit dans quelques passages
à l’origine de tous les biens, sans être lié à aucune chose qui puisse être
115
Platon, le Gorgias, 508a
116
Platon, Epinomis, 977c, ou selon la traduction de Léon Robin : […] si justement de la nature
humaine on éliminait le nombre, jamais nous n’aurions été en rien des êtres intelligents !
117
Platon, Epinomis, 976e
118
Platon, Epinomis, 977e […] si l’on considère ce que, dans la génération, il y a de divin et ce qu’elle
comporte de mortel, considération propre à nous initier ultérieurement à la connaissance à la fois de la
piété envers les Dieux et de l’essence réelle du nombre.
119
Platon, le Philèbe, 17e
65
mauvaise. Lorsque nous voyons quoi que ce soit de désordonné et
d’imparfait, c’est nécessairement une chose à laquelle le nombre fait défaut 120.
C’est avec le nombre que Dieu donne à la fois la pensée et le reste des
biens 121.
vertueuse guidée par le bien, n’est possible qu’à travers la connaissance des
de la vertu, ne viendrait point s’attacher à celui qui est privé d’une vue
qui ne sera pas devenu Sage ne pourra parvenir à la félicité : « […]et c’est en
ce sens que doit réfléchir un homme qui veut être heureux jusqu’à la fin de sa vie.124 »
savoir, de toute science. Tous les caractères que l’on puisse attribuer à toutes
120
Platon, Epinomis, 978a : Voyez plutôt : est-ce que la musique toute entière n’exige pas
manifestement que l’on compte les nombres du mouvement dans le rythme, aussi bien que ceux des
sons dans l’harmonie ? Ce qui est en outre le point capital, c’est que le nombre, alors que tous les
biens sont causés par lui, n’est d’autre part, il faut bien s’en rendre compte, la cause d’aucune des
choses qui sont mauvaises : ce qui pourrait aussi bien avoir lieu ; mais au contraire le mouvement qui
est à peu près sans raison, ni ordre, ni tenue, qui est dépourvu de rythme et d’harmonie, bref tout ce
qui a été loti de quelque imperfection, est un mouvement auquel tout nombre a fait défaut […]
121
Platon, Epinomis, 977b : Quoi qu’il en soit, ce qu’il nous a donné, simultanément, dirons-nous,
avec le nombre en général, c’est toute la pensée, ainsi que le reste des biens.
122
Platon, Epinomis, 977d
123
Platon, Epinomis, 977c : jamais plus, en effet, l’âme de cet animal qu’est l’homme, n’acquerrait
peut-être toute la vertu, lorsque de cet être serait absente une vue raisonnée des choses ! Or, un être
animé, à moins qu’il ne reconnaisse le deux et le trois, ainsi que la différence de l’impair et du pair, et
qu’il ne soit pas à l’égard du nombre dans une ignorance absolue, ne sera jamais capable de rendre
éventuellement raison de ce dont il aura seulement acquis perception et souvenir, […]
124
Platon, Epinomis, 978b
125
Platon, Epinomis, 977d-e : Voilà comment, de toute nécessité, on doit prendre le nombre pour
base […]. C’est à bon droit cependant aussi que sera donnée présentement celle-ci : à savoir que,
relativement aux caractères que l’on attribue aux autres disciplines, caractères que nous avons
analysés tout à l’heure en accordant à toutes ces disciplines le droit d’exister, il n’y en a pas un seul
qui subsiste, mais que tous au contraire disparaissent, dès que de ces disciplines on retranche la
connaissance du nombre.
66
pourraient plus exister. D’ailleurs, une fois que du Dieu on a reçu le don des
nombres, le plus grand de tous les biens, c’est celui de « s’attacher à parcourir
est dans le mouvement des astres. Le nombre est en quelque sorte une
expression de l’art divin lorsque faisant tourner les corps célestes selon une
trajectoire pour chacun, Dieu montre son génie à travers une harmonie basée
spectacle qu’il trouve devant ses yeux : celui du jour et de la nuit, ou plus
généralement, celui des astres. Comme nous les hommes sommes d’une telle
ou d’ « envisager chaque nombre dans son rapport à tout autre nombre129 » grâce
aux mouvements de la lune qui croît et décroît successivement et qui
compose ainsi l’année à partir des mois. C’est ainsi qu’a été acquise la
connaissance du nombre. Si les hommes et les animaux sont nourris par une
126
Platon, Epinomis, 977b
127
Platon, Epinomis, 977b : Si, en effet, l’on prend le chemin d’une droite contemplation, […] pourvu
que, d’autre part, on suive le Dieu dans la direction où, se diversifiant lui-même, faisant tourner selon
toutes leurs trajectoires les astres qu’il enferme en lui-même, il donne, avec les saisons, la nourriture à
tous les êtres
128
Platon, Epinomis, 978d-e: car l’existence de trois, de quatre, de toute pluralité, chacun de nous y
penserait rien qu’à voir les faits en questions. De plus, parmi ces faits, le Dieu en a produit un qui est
unique de son espèce, lorsqu’il a fabriqué la lune, puisque celle-ci, en accomplissant sa révolution,
nous apparaît tantôt plus grande, tantôt plus petite, diversifiant ainsi la figure successive des jours,
jusqu’à ce que se soient écoulés quinze jours et quinze nuits. Or, cela, si l’on veut bien réduire à
l’unité la totalité du cercle unique de son orbite, constitue une révolution circulaire ; en sorte que, pour
ainsi dire, même le plus rebelle à l’instruction, parmi les êtres animés auxquels la Divinité a accordé la
capacité naturelle de s’instruire, s’en acquitte effectivement.
129
Platon, Epinomis, 979a
67
sorte de magie naturelle qui fait que la terre est féconde, c’est lié aux relations
pas la nature divine qu’il faut incriminer, c’est la nature humaine, parce qu’elle n’a
également due au nombre. Le Dieu voulut rendre l’univers qui se trouve être
nombres du Temps surgissent avec la naissance des jours, des nuits, des mois
et des années, liée à la génération des astres, dont la tâche commune est de
réaliser le Temps :
sur leurs pas ; c’est afin que ce monde ait la plus grande
Pour Platon, la vue est la cause du plus grand profit pour nous, car
l’univers : c’est grâce à la vue que nous pouvons voir les jours et les nuits, la
130
Platon, Epinomis, 979b
131
Platon, le Timée, 37d, sqq.
132
Platon, le Timée, 39d-e
68
révolution des astres etc., pour en tirer la notion de nombre, faute de quoi
toujours selon le Timée, le Dieu alluma un flambeau dans le ciel, que nous
comme obligatoire pour l’étude. Cette étude doit, d’après Platon, se faire
selon une distinction : l’étude des nombres eux-mêmes, et celle qui porte sur
l’impair et du pair, ainsi que sur tout ce qu’ils ont de puissance efficace par rapport à
133
Platon, le Timée, 39b
134
Platon, Epinomis, 990d
69
à la nature du solide. Or, si cette fois encore, les nombres
qu’ils seront assimilés, par celle qui a reçu des hommes qui
successifs à partir du nombre représenté par une ligne qui est la première
135
Platon, Epinomis, 990d-e
136
Platon, Théétète, 147d-e, 148a-b
70
les dimensions du cube et de ce qui participe à la
profondeur. 137 »
temps étaient tentés de désigner l’unité par une ligne aussi, car étant
parties continue à être une ligne, si elle est définie comme telle ; tout comme
un nombre quelconque composé de n fois d’unités est encore tel nombre, car
137
Platon, La République, VII, 528a-b
138
Platon, Les Lois, X, 894a
139
Platon, La République, VII, n.42
71
Quoique très court, un passage du Parménide140 nous fournit en effet le
plus de données à propos de la conception platonicienne de nombres, que
a part à l’être et par conséquent il n’est pas une absolue simplicité, car l’être
et l’Un sont différents et font deux. D’ailleurs s’ils sont différents, c’est par la
Différence qu’ils le sont. Toutes les combinaisons possibles entre ces trois
possible qu’en fonction du « deux », autrement dit, dès lors que nous disons
qu’il est composé de deux termes distincts qui sont chacun une unité. Si deux
unités peuvent se réunir pour faire deux, rien n’empêche qu’une autre
deux, nécessairement il y aura deux fois deux, et de même pour trois et pour
établie ?
140
Platon, Le Parménide, de 143c à 144b
72
Aristote : Pas le moins du monde !
est aussi.
Aristote : Nécessairement.
antérieur à cette unité multiple qu’est l’Intelligence. D’autre part, le deux une
141
Platon, le Parménide, 144a
73
Platon prend le nombre aussi bien comme une entité ontologique
la justice, nous avons vu, dépendent du nombre, ou, autrement dit, sont
Cependant, comme nous l’avons indiqué plus haut, le philosophe n’a pas
réuni ses idées concernant ce sujet sous un chapitre, mais les a dispersées un
peu partout dans la totalité de ses dialogues. Ce que Plotin fera quelques
siècles plus tard, c’est de réunir, développer et organiser les idées de Platon.
74
TROISIEME PARTIE : LES CONCEPTS FONDAMENTAUX DE
LA METAPHYSIQUE PLOTINIENNE
75
PREMIER CHAPITRE - RESTITUTION
Depuis son aube jusqu’à son déclin, la pensée antique n’a cessé d’être
question qui s’impose ici est la suivante : faudrait-il placer le traité de Plotin
D’abord oui, car il fait partie d’une série d’œuvres rédigées tout au
long de l’histoire antique, portant le même titre à quelques détails près (Des
nombres, Sur les nombres, etc.), qui, la plupart des fois, cherchent à étudier
l’époque; mais qui s’inclinent pour autant vers une mystique des nombres.
Ensuite non, puisque le texte de Plotin n’est pas vraiment une étude
ses prédécesseurs, et même successeurs, dont on donnera une liste dans les
pages suivantes.
76
qu’une déduction faite à partir des pages de la « Vie de Plotin » : en
présentant les écrits de Plotin, Porphyre divise les traités en trois parties, tels
d’une époque où son corps était fatigué 144 »145. Le nôtre (traité 34) fait partie
de ceux de sa maturité. Les vingt et un premiers traités rédigés avant que
Porphyre n’eût rencontré Plotin (« Je trouvai ces vingt et un traités déjà écrits,
lorsque je le rencontrai pour la première fois ; Plotin était alors dans sa cinquante-
titres qui ont prévalu sont les suivants : je mettrai aussi les
jeunesse que le traité Des Nombres fut écrit. La rédaction de celui-ci date de
l’époque où Plotin avait Porphyre à ces côtés pour éditer et corriger ces écrits
D’où l’on pourrait se laisser croire que les vingt-quatre traités de Plotin qui
maturité », et qui ont été rédigés avec l’incitation de ses disciples149, auraient
été revus par Porphyre.
142
Traités 1 à 21
143
Traités 22 à 45
144
Traités 45 à 54
145
Vie de Plotin, Porphyre, 6
146
Vie de Plotin, Porphyre, 4
147
Vie de Plotin, Porphyre, 4
148
Vie de Plotin, Porphyre, 7
149
« Pendant le temps que je fus avec lui, c’est-à-dire pendant cette année-là et les cinq années
suivantes […], pendant ces six années, donc, on procéda, dans les réunions de l’école, à l’examen de
bien des questions qu’Amélius et moi, nous le priâmes de rédiger par écrit. Il écrivit alors […] »
(Vie de Plotin, 5)
77
Cependant, il ne nous est point connu en quoi consistait vraiment cette
penser l’inverse, c’est-à-dire à l’idée que Plotin n’avait pas intitulé ces traités
non plus :
La première est que, Porphyre n’aurait pas été obligé de préciser les
débuts de chaque traité, afin d’éviter toute confusion, car il n’y aurait pas eu
de confusion si ces traités avaient été intitulés par Plotin même. Il convient ici
Plotin » :
mis les débuts de chaque traité après les intitulés) fait voir
de Plotin lui-même.150 »
150
Vie de Plotin, Porphyre, trad. E. Bréhier, note de bas de page, p. 5
78
traités (je lui ai promis de son vivant, et j’ai fait part à
dire à la limite, et ceci à partir de son contenu, que le traité Des Nombres
vue métaphysique :
philosophe expose ses idées sur le sujet en question, non pas intégralement
151
Vie de Plotin, Porphyre, 24
152
Vie de Plotin, Porphyre, 14, 7-18.
79
ou profondément, mais dirait-on plutôt au passage lorsqu’il parle de la
Porphyre, afin de mieux mettre en ordre les traités dans lesquels Plotin
Ennéades, non pas selon leur ordre chronologique (qui nous est connu
l’ordre parmi les traités de chaque tome (par exemple dans la série VI 6 [34];
80
Ennéade qui s’apparentaient par leur sujet, et j’ai donné, en
aussi bien que sur le plan philosophique : les textes, chacun pris à part, ne
forment pas d’unités fermées et systématiques, dans lesquelles tel ou tel sujet
serait abordé du début à la fin. Ils sont plutôt, comme le signale O’Meara à
juste titre 154, comparables aux dialogues de Platon où de différents sujets sont
traités à l’intérieur d’un même texte, de sorte qu’il devient difficile de les
regrouper systématiquement.
153
Porphyre, Vie de Plotin, 24.
154
Dominic J. O’Meara, Une introduction aux Ennéades, p.10
« Cet arrangement entraîne de sérieux inconvénients. Premièrement, Plotin écrit plutôt
comme Platon que comme Aristote, dans le sens où il ne se limite pas, dans un ouvrage, à couvrir un
sujet ou un domaine particulier. Ses traités abordent souvent un grand nombre de matières différentes
et ainsi ne se prêtent pas facilement à un regroupement thématique. »
81
1+2+3 et 1x2x3) et du chiffre 9, symbole de la totalité en tant que
dernier des nombres premiers (de 1 à 10). 155 »
que le nombre total des traités (six tomes avec neuf dans chacun, soit 6x9=54)
révèle encore le rapport au nombre de neuf, soit 5+4 (chiffres qui composent
le nombre de cinquante-quatre) = 9.
de la totalité des Ennéades, qui nous intéresse, car c’est là où Plotin traite des
nombres, sans que les titres ne l’indiquent.
155
Dominic J. O’Meara, Une introduction aux Ennéades, p.10
156
Ces quatre traités nommés « Le Grand Traité » par Dietrich Rodolff, dans Plotin, Die Gross-schrift
III 8 - V 8 – V 5 – II 9, collect. « Untersuchungen zur antiker Literatur und Geshichte », Bd 8 (Berlin,
1870) ; cité dans PTSN, p.18, note (3).
157
30. De la Contemplation (III 8) - 31. De la Beauté Intelligible (V 8) - 32. Que les Intelligibles ne
sont pas en dehors de l’Intelligence ; et du Bien (V 5) 33. Contre les Gnostiques (II 9). Ces traités
sont immédiatement suivis, comme nous l’avons indiqué déjà, par celui qui fait l’objet de notre étude :
34. Des Nombres (VI 6).
82
vue d’ensemble sur la manière dont Plotin a développé sa théorie des
nombres.
Nous ne les examinerons pas un par un, mais dans la totalité qu’ils
de bout en bout qu’il s’agit de la question des nombres dans le grand traité.
De 30 à 34, ces traités ne semblent pas porter, au premier regard, une unité
ferme, ni un point commun qui puisse les relier et forcer à ce qu’ils soient
étudiés ensemble. Leurs titres l’indiquent, aussi bien que leurs contenus : la
abordé les quatre premiers non pas séparément mais dans un même
entre ce qui précède et ce qui suit. Il avait d’abord mis les traits principaux de
aussi allons suivre, dans notre travail, le même trajet que Plotin, et survoler
les thèmes essentiels du grand traité, qui avait servi à Plotin, en quelque
83
DEUXIEME CHAPITRE - DE LA CONTEMPLATION
image.
[…]. »158
Ainsi, pour Plotin non seulement les êtres doués de raison, mais même
les objets inanimés ont cette poussée en commun. Toute chose vise à cette fin,
contemplation. » 159
158
Enn. III 8 [30], 1, 2-9.
159
Enn. III 8 [30], 1, 17-21
84
Le traité III 8 [30] commence par cette constatation. Nous procédons
(l’Un) de la contemplation.
Ces paroles sont expliquées dans le traité III 8 [30], de la façon qui
suit :
créateur, mais ce n’est pas avec des mains qu’elle opère. Elle est une
puissance qui ne se meut pas, et c’est la matière seule qui est en mouvement :
part d’une raison. Si la matière devient feu, c’est que c’est la raison qui la
rend feu.
160
Charles Baudelaire, Correspondances
161
Enn.III 8 [30] 1, 26-28
162
Enn.III 8 [30] 2, 27
85
Ce que nous appelons raison, a plusieurs registres : la nature est une
raison qui produit par son activité contemplative. Ce qu’il faut entendre par-
là, c’est qu’il existe une raison dans les formes visibles des êtres, qui (cette
plus capable d’engendrer une autre raison, mais qui a par contre, au-dessus
d’elle, la raison qui produit la forme dans l’être engendré, qui est à son tour
parente de celle qui a produit la forme et qui est aussi puissante que celle-ci.
forme
Niveau de l’Âme
et existe tant que contemplée. Son mode de contemplation n’est pas celui qui
86
c’est-à-dire l’Un163. La raison ne peut examiner que ce dont elle n’a pas
possession, car lorsque le sujet connaissant et l’objet connu deviennent une
seule et même chose, il ne s’agit là plus d’un examen, mais d’une vision :
« es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? […] Es-tu tout
Ceci est le cas pour la nature : elle n’est ce qu’elle est qu’en
produisant, car elle est une raison qui est à la fois contemplation et objet de la
contemplation qui produit parce qu’elle est une contemplation. ». Elle ne fait
rien que contempler, et par-là même, elle engendre, sans aucune autre action.
individuelle, c’est-à-dire celle qui change d’un être à l’autre et qui est le
est la nature même. Donc, quand nous disons nature, nous disons raison qui
est dans la nature, qui est dans les animaux et dans les plantes, qui est dans
les actions de tout être dont les pratiques ne peuvent être que conformes à
n’y étant pas réductible, c’est-à-dire elle est à la fois contemplation et objet de
87
qu’elle est c’est produire, et la production c’est l’achèvement d’une
contemplation : « une contemplation qui reste près de son objet et qui ne fait point
d’action extérieure, mais qui produit parce qu’elle est une contemplation165 ».
Illustrons l’idée avec un paragraphe tout entier, où Plotin fait parler la nature
qu’ils sont des raisons meilleures que moi, et que ces raisons
imaginaire, que la nature est elle-même produit d’une âme antérieure à elle
165
Enn. III 8 [30] 3, 35-37
166
Enn. III 8 [30] 4, 1-17
88
Section II : L’âme comme forme de la contemplation
autre objet de contemplation par « la contemplation qui est en elle, son goût pour
la science, la recherche qu’elle fait de la vérité, son effort pour enfanter en partant des
mêmes. » 168
nombres.
donne l’exemple d’un attelage ailé, désignant l’âme humaine. Les deux
désirent ce que le cocher leur fait voir, et ce désir les pousse vers cet objet, qui
167
Enn. III 8 [30] 4, 1-17
168
Enn. III 8 [30] 5, 3-6
169
Platon, le Phèdre, 246a – 248c
89
mais pour contempler, il lui faut un objet à contempler, et cette
contemplation est un « Savoir qui a pour objet ce qui est réellement une réalité170 ».
son origine :
autres êtres qui réellement sont les réalités et qu’elle s’en est
Il y a aussi des âmes qui tantôt élèvent la tête de leurs cochers vers la
dans l’exemple des chevaux, à la saisie directe de cet objet, elle patine jusqu’à
confirme la nécessité de cette recherche : elle se rend compte que c’est à cette
du bien, elle prend possession du bien qui gît et qu’elle découvre en elle-
même :
Il y a aussi un troisième cas qui est le pire, c’est celui des âmes qui,
170
Platon, le Phèdre, 247e
171
Platon, le Phèdre, 247e
172
Enn. III 8 [30] 5, 8-12
90
contemplation du réel173 ». Ainsi, la contemplation introduit de l’unité dans
l’âme, ou, autrement dit, c’est de la contemplation que l’âme tire son unité,
car l’âme qui connaît et l’objet connu deviennent un. Si le sujet ne s’identifie
C’est quand l’âme correspond aux notions, qu’elle devient apte d’en
et restait différente de l’objet. Ce serait alors non une assimilation, mais une
quand même une certaine possession des notions, mais elle ne laisse pas agir
nature, l’âme n’est intelligence que de quelque chose, c’est-à-dire d’un autre
objet qui n’est pas elle-même : elle n’a pas la contemplation complète. Le
contemplatif de côté. Par contre, l’âme qui reste en elle-même, celle du sage,
173
Platon, le Phèdre, 248b
174
Enn. III 8 [30] 6, 17-21
91
« […] c’est pourquoi le sage, déjà pénétré de raison, tire de
Cette union entre sujet et objet devient plus ferme à chaque hypostase
supérieure. Chez le sage, dans son âme, ou dans la meilleure des âmes,
l’objet connu est identique au sujet qui connaît, et cette union est intime.
assimilation ferme qui lie l’objet à son sujet, mais il s’agit désormais d’une
unité substantielle : « être et penser, c’est la même chose ».176 Et ceci vient
d’une nécessité : sujet et objet doivent faire un dans l’intelligence, car sinon, il
supprimerait :
prend une forme. Toute production est une imitation des réalités
175
Enn. III 8 [30] 6, 28-30
176
Enn. II 8 [30] 6, 57-62
177
Célèbre formule qui figure en I, 4 [46], 10, 6 ; III 8 [30] 8, 9 ; et V 1 [10] 8, 17 chez Plotin ;
commentée par Gilles Deleuze dans « Qu’est-ce que la philosophie ? » Paris, Minuit, 1990, p.200-
201 ; et qui remonte à Parménide, « Fragment B 3 ».
92
Quant aux objets de contemplation saisis par la sensation, ils proviennent de
est d’abord saisi par la sensation qui a pour but de le connaître, ensuite par la
pensée discursive.
nécessité intérieure : « le principe d’un être est sa fin ». Ceci est à la fois le cas
par le génie des raisons séminales, ce qui est tout seul une contemplation, car
modèle contemplé.
Le problème d’unité une fois posé, Plotin s’avance petit à petit vers
178
Enn. III 8 [30] 8, 13-14
93
« Comment ces deux choses qui n’en font qu’une, comment
n’est pas focalisée sur un seul objet, même en contemplant l’Un, elle ne le
« Elle commence bien par un objet, mais elle n’en reste pas là ;
qui, devient tour à tour une figure avec un centre, son meilleur endroit qui
renferme en soi la sortie de tous les rayons qui, arrivés à leur terme (lieu vers
circonférence ; puis avec une surface, avec un haut et un bas etc. Le centre
d’où sont partis tous les rayons, c’est-à-dire l’origine, n’est pas la même
en est de même pour le cas inverse : la totalité du cercle prenant son origine
ensemble le centre, ou le point de départ des rayons qui n’ont que ce dernier
pour source ; et la multitude des rayons, les êtres qu’est intelligence et qui
179
Enn. III 8 [30] 7, 31-32
180
Enn. III 8 [30] 8, 43-44
94
« En d’autres termes, l’intelligence n’est pas la pensée d’une
est et possède tous les êtres en même temps ; elle est d’une solidarité
complète, et c’est en ce sens qu’elle est « infinie » : elle est la pensée de tous
les êtres et elle est tous les êtres, donc elle est tout. C’est une totalité parfaite,
totalité à son tour ; elle aussi, elle est toutes les choses, et ceci ne diminue
l’intelligence en rien, ne lui enlève rien, car elle n’est pas une juxtaposition.
C’est par l’un que tous les êtres sont des êtres182
procède par la suite à ce qui doit se trouver au-dessus d’elle. Une formule
réflexion :
181
Enn. III 8 [30] 8, 48-49
182
Enn. VI 9 [9] 1, 1
95
« D’abord, la multiplicité est postérieure à l’unité ; celle-là
d’idée qui soit suspendue dans le vide, ni de détail technique qui ne soit pas
intérieure. Les nombres donc, sous cet angle, ne constituent pas pour Plotin
minutieusement.
réelle ? C’est le sujet qui connaît par excellence et l’objet connu, autrement
couple.
183
Enn. III 8 [30] 8,60-63
184
Enn. III 8 [30] 9, 4-6
96
l’intelligible ? Non, car l’intelligence et l’intelligible se trouvent
L’intelligence possède d’ailleurs tous les êtres. Elle n’a pas seulement
la possession de tous les êtres dans leurs traits généraux, mais elle les
possède fermement jusqu’à leurs détails les plus fins. Elle « circule » à travers
devrait pas circuler à travers les êtres, mais être le principe de la circulation ;
il ne doit pas être tous les êtres afin de garder son unité ; il ne doit pas être un
découleraient :
185
Enn. III 8 [30] 9, 14-15
97
Alors se produirait un problème d’antériorité. Si l’Un était un
différent d’elles. Pourtant, si l’on dit de quelque chose qu’il est principe, la
du couple n’est pas l’intelligence ; mais ce qui la dépasse et lui est antérieur.
pas l’assemblage des choses, mais non plus les choses une à une… ce
principe dont on dit qu’il n’est rien de ce dont il est principe, qu’est-il donc ?
qui est tout l’être, n’est pas première, elle coule de lui,
d’origine ; elle donne son eau à tous les fleuves, mais elle ne
186
Enn. III 8 [30] 9, 74
98
s’épuise pas pour cela ; elle reste, paisible, au même niveau ;
n’est pas la sienne. Ceci étant tout à fait vrai que l’Un est l’unité ultime,
d’unité à chaque phase de l’existence. Tout être désire remonter à l’unité qui
lui est immédiatement antérieur, et c’est étape par étape que l’on se ramène à
l’Un absolu. Celui qui est arrivé à rendre compte de ce qu’il y a de plus un
dans la plante, c’est-à-dire ce qui fait que ce soit une vie, a trouvé le principe
immobile qui est dans elle. En remontant ainsi de suite, on découvre une
de la source ou de l’unité des êtres véritables, attirés par ce plus grand désir
187
Enn. III 8 [30] 10, 20-21
99
exister ce monde ? »188, se laisserait-on pour un moment à la déception de
n’avoir rien trouvé, car ce principe n’est rien que l’on puisse saisir, ni en
lui. » 189
188
Enn. III 8 [30] 10, 1-17
189
Enn. III 8 [30] 11, 44
100
TROISIEME CHAPITRE - DE LA BEAUTE INTELLIGIBLE
laquelle on prépare son âme à y parvenir. Cette voie consiste en une prise de
ignorer. » 190
Nous trouvons dans ce passage une idée en germe qui reviendra plus
tard dans le traité « Des Nombres » : l’idée d’éloignement qui sera considérée
par Plotin comme étant responsable du mal. Une comparaison entre l’art et
son produit rend cette idée plus claire : l’œuvre d’art est belle, pour Plotin,
non par la matière dont elle est faite, mais par la beauté de la forme que l’art
a fait entrer en elle. La beauté donc est dans l’art plutôt qu’elle est dans son
produit, et cette beauté qui est dans l’art est de beaucoup supérieure à celle
190
Enn. V 8 [31] 13, 24-26
101
« Car plus elle [la beauté] va vers la matière en s’étendant
l’union. Cette union se réalise chez celui dont l’âme est entièrement pénétrée
de beauté. C’est alors en quelque sorte une fusion où l’objet qui est vu
l’intériorise. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même »194. Cette expression
à l’objet d’après lequel le travail a été fait, ce qui montre non la beauté qui est
dans la chose, mais celle qui est dans le modèle imité. La beauté qui est dans
l’œuvre est donc un faible reflet de la beauté première qui est « beau tout
entier, et beau tout entier en toutes ses parties, si bien qu‘il n’a même pas une partie
191
Enn. V 8 [31] 1, 31-35
192
Enn. V 8 [31] 10, 49-52
193
Enn. V 8 [31], Notice du traducteur.
194
Enn. V 8 [31] 10, 43
195
Enn. V 8 [31] 8, 1-3
102
visible que l’on parvient à la beauté première, qui est la première réalité qui
parfait qui est identique à la fin 196, car ce principe ne consent pas à être beau.
Voilà le chemin que nous montre Plotin pour faire remonter notre âme
capacité. Quelle est alors cette capacité ? Puisque devenus hommes, nous
avons cessé d’être tout, il nous faut pour retourner à notre état initial, cesser
l’univers. Ceci est la tâche des hommes saints de remonter jusqu’à la beauté
totale. Une fois parvenu à cette beauté, le sage est entièrement pénétré de
cette lumière et devient lui-même un être beau, « tels souvent des hommes,
montés sur ces collines dont le sol se dore de lumière, sont baignés de cette lumière et
se teignent des couleurs du sol où ils marchent. 197 » L’homme saint, autrement dit
le sage, c’est justement celui qui est « capable » de voir le Beau, il est le
« voyant ». Chaque sage regarde vers le Beau et vers ce qui est à lui, mais
chacun en fait une contemplation différente : « l’un, les yeux fixés sur lui, y voit
sagesse198 ».
voyant qui est désigné chez Plotin, comme nous venons de le dire, par sa
196
v. Enn. V 8 [31] 7, 59-61 : « et l’on a raison de dire de ne pas chercher les causes du principe,
surtout d’un principe aussi parfait, qui est identique à la fin ; principe et fin, il est tout à la fois, et rien
ne lui manque. »
197
Enn. V 8 [31] 10, 31-33
198
Enn. V 8 [31] 10, 13-15
103
proximité à l’Un, le non voyant l’est par sa distance : « les autres sont dans le
trouble, et d’autant plus qu’ils sont plus loin de lui199 ». Tandis que les uns
que le soleil. Le soleil est un symbole qui revient très souvent chez Plotin qui
vision 200 »
connaissance la plus haute pour le Sage est le contact avec le Bien, que Platon
« connaissance raisonnée que nous avons avant cette vision202 ». Nous accédons à
cette connaissance raisonnée à travers des analogies, des négations, et par
cette connaissance raisonnée, nous sommes menés jusqu’à Lui par « nos
purifications, nos vertus, notre ordre intérieur 203». Ainsi le Sage accède et réside
199
Enn. V 8 [31] 10, 9-10
200
Plotin, Maurice de Gandillac, éd. Ellipses, 1999, p. 35
201
Platon, La République, 504 e
202
Enn. VI 7 [38] 36, 6-8
203
Enn. VI 7 [38] 36, 11
104
dans l’intelligible et devient contemplateur de soi-même. Possédés du Dieu,
en nous-mêmes. Dans cette vision, nous voyons notre propre image embellie.
C’est après avoir quitté toute connaissance raisonnée et nous être unis
dans le silence204 ». Pour Plotin, cette unité est « tout ». Nous nous unissons à
Lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons. Le voyant
devient soi-même dieu, n’est pas durable et « l’on peut le voir et se voir soi-
même autant qu’il est permis d’avoir de telles visions206 ». En effet, pour Plotin, sa
nature humaine ne permet pas au Sage de demeurer en permanent contact
avec le Dieu, et il doit quitter cette image si belle qu’elle soit, car il y a
toujours dans cette vision, de la dualité : « Pourquoi donc ne reste-t-on pas là-
bas ? – C’est qu’on n’est pas encore tout à fait sorti d’ici207 ». Pour arriver au stade
d’union, « il nous faut retrancher toute addition et nous efforcer de sortir d’ici208 »,
mais nous avons des liens qui nous rattachent aux autres êtres puisque nous
sommes dans la chair. Cette union « extatique » qui ne peut durer que pour
quelques brefs instants a donc un retour. Plotin décrit ce stade par une fleur
qui se fane :
204
Enn. V 8 [31] 11, 7
205
Enn. VI 7 [38] 36, 22-24
206
Enn. VI 9 [8] 9, 65-66
207
Enn. VI 9 [8] 10, 1-2
208
Enn. VI 9 [8] 9, 60-61
105
« […] on se voit éclatant de lumière et rempli de la lumière
suite, nous retombons là où étions. Ce retour met l’âme dans la joie, car elle
est « purifiée des souillures de ce monde et préparée à retourner vers son père210 ».
C’est la reprise de conscience que nous ne sommes pas Dieu et que nous en
sommes différents : « puisque l’âme est différent de Dieu mais qu’elle vient de
lui211 ». Cette conscience qui vient, suit l’extase par un mouvement inverse
qui nous y avait amenés. Il s’agit d’un dédoublement. Mais, une fois accédés,
trace qui nous reste de lui et en nous donnant jusque dans notre intimité, afin
de quitter l’état dans lequel nous sommes différents du Dieu et Il nous est
209
Enn. VI 9 [8] 9, 67-71
210
Enn. VI 9 [8] 9, 45-46
211
Enn. VI 9 [8] 9, 33-34
212
« Toute élévation est, chez Plotin, une diminution de conscience. » v. Enn. V 8 [31] 11, note du
traducteur.
106
différents du dieu ; puis revenant en nous-mêmes […] laissant la conscience, nous
avons dans l’état de calme. Plotin explique cette idée par un exemple de
nous. La maladie, par contre, nous étant étrangère, se fait remarquer à nous
par le fait qu’elle apparaît différente de nous. Nous n’avons sensation que de
dans ce contact se charge d’une tâche, celle d’éclairer les autres des pensées
il suit par sa raison, la trace qui reste de lui. Ayant une fois quitté la raison
pour entrer en union, le Sage se donne jusque dans son intimité, et lorsqu’il
voit une chose extérieure à soi, il devient identique à ce qu’il voit, il devient
lui-même beau. Les autres l’aiment, car eux manquent d’être et lui non.
« Perdre de la beauté, c’est aussi manquer d’être214 ». Le beau est aimable parce
qu’il est l’être. Tout beau qu’il est, il est objet de désir, car le beau est
essence. Voilà pour Plotin, la tâche du Sage : indiquer la voie qui mène vers
la belle essence.
213
Enn. V 8 [31] 11, 13-18
214
Enn. V 8 [31] 9, 44-45
107
108
QUATRIEME CHAPITRE - L’INFAILLIBILITE DE
L’INTELLIGENCE
qu’il n’est pas possible par définition que l’intelligence se trompe, car si elle
démonstration. Qui serait alors à l’autorité de faire une telle distinction ? Qui
215
Enn. V 5 [32] 2, 27
216
Enn. V 5 [32] 1, 1
109
pourrait prétendre que certaines des connaissances qui sont dans
toutes ?
Cette vérité est irréfutable, car toute réfutation devrait se baser sur la
vérité, or dans notre cas, la vérité comme base de réfutation sera identique à
la thèse à réfuter : « […] on ne peut rien trouver de plus vrai que le vrai »218.
Ceci étant dit, voyons en une deuxième étape, si les objets de sensation
évident de soi :
« […] ce qui est connu par les sens n’est qu’une image ou
servir de critère d’exactitude non plus, car s’ils pouvaient être différents de
217
Enn. III. 8 [30] 10, 41-45
218
Enn. V 5 [32] 2, 28
219
Enn. V 5 [32] 2
110
intelligibles, c’est-à-dire, il serait possible que l’intelligence ne connaisse les
intelligibles qu’à leur rencontre, et qu’elle ne les connaisse pas si elle ne les
rencontre pas : « Et quelle course devra faire l’intelligence pour les rencontrer ?
[…] Comment restera-t-elle dans son identité ? Quelle forme et quelle empreinte
plotinienne, n’est pas vérité mais opinion, du fait qu’elle est réceptive. Ce que
jugement ne se trouvent pas dans l’objet, mais ils lui sont étrangers.
bon, beau, ou juste ? […] ce n’est point dans l’objet que l’on
relatifs à des êtres différents d’eux, et non pas ces êtres eux-
220
Enn. V 5 [32] 1, 60-63
221
Enn. V 5 [32] 1, 36-54
111
pas de sorte à former une unité profondément solidaire, ce serait justement la
cause de l’erreur :
vu, n’est dans la pensée de Plotin, que celle d’une image. Si donc, les
que celle-ci n’en a pas possession et n’en saisit, dans cette manière de
connaître que les images, et n’ayant que l’image du vrai, elle n’aboutira qu’à
l’erreur. Or les intelligibles sont des êtres vrais et ils ne sont pas dans
l’intelligence comme des images fabriquées par un peintre. Si cela était le cas,
quelque chose dont elle n’a pas pleinement possession, ou plutôt comme
quelque chose qu’elle n’est pas, et ainsi elle ne pourrait détenir la vérité,
l’Intelligence : elle possède toute la vérité dans elle et elle ne circule pas à la
recherche des intelligibles qui seraient en dehors, elle est cette vérité même.
d’aucune preuve : « elle est à elle-même son plus grand témoignage que son objet
222
Enn. V 5 [32] 1
112
est l’être réel223 ». Elle est donc une vérité irréfutable, puisqu’il n’y a en dehors
d’elle aucune base solide d’où tirer une réfutation.
rhétorique plotinienne :
« Le Dieu suprême siège sur elle (la nature unique qui est la
qui ont, après lui, les plus grands honneurs ; après eux tous,
223
Enn. V 5 [32] 2, 20
224
Enn. V 5 [32] 1, 6-22
113
Section II – Rien que les trois hypostases
est en soi simple, car s’il n’était pas simple, il ne serait pas primitif et dans ce
cas, il faudrait admettre qu’il y a un autre qui lui est antérieur. D’autre part,
Plotin affirme que le beau trône sur lequel il siège, dépend de lui, lui-même,
primitif, car le composé suppose le simple225. Cette une nature qui ne contient
rien, car elle n’est pas une certaine chose dont on dit qu’elle est cette chose.
On ne peut dire de l’Un qu’il est un, comme on dit d’une table qu’elle
est une table, ni du Bien qu’il est bien comme dans le cas où l’on attribue un
prédicat à une chose quelconque. L’Un n’est pas parmi les autres uns, ni le
Bien parmi les autres biens. D’ailleurs l’Un ou le Bien ne sont pas différentes,
ces deux appellations réfèrent à une même nature. L’Un est identique au
Bien n’a rien au dessus de lui, et vain sera de chercher à remonter à un autre
principe.
l’Intelligence et l’Âme. Or, aucun de ces trois n’est réductible l’un à l’autre :
possède tous les êtres, ni ce dernier n’est substituable par le sujet auquel
225
Nous reviendrons sur ce point dans la prochaine section.
226
Enn. II 9 [33] 1,
114
d’hypostases ? Dans ce cas, il faudra examiner s’il se trouve des hypostases
intermédiaires.
D’abord l’Un, s’il est une simplicité absolue, ne peut rien avoir au
aucune nature plus élevée que lui. Il ne permettrait pas non plus une
serait ridicule d’introduire en des réalités actuelles et sans matière cette division
où l’être en puissance produit un autre qui vient après lui et continue à être
que lui-même n’est aucunement une propriété qui puisse se dire de l’Un.
Cette division n’est point applicable à l’Intelligence non plus, car elle
est un acte stable et elle est éternellement telle qu’elle est. Cet acte de
serait légitime d’admettre une intelligence qui pense et une autre qui pense
ne trouve pas cette thèse plausible non plus, du fait que « l’Intelligence est une
intuition unique qui perçoit ses propres actes229 ». Dans la théorie plotinienne de
l’Intelligence, celle qui pense qu’elle pense n’est en rien autre que celle qui
pense, bien que ces deux actes soient différents. On ne peut distinguer, même
logiquement, deux intelligences dont l’une ne ferait que penser sans en avoir
227
Enn. II 9 [33] 1, 31-33
228
au chapitre 1, ligne 20 et suivantes.
229
Enn. II 9 [33] 1, 47
115
conscience, si cette division ne peut même pas avoir lieu en nous-mêmes, car,
explique Plotin, « on a toujours un peu de sagesse pour diriger ses penchants et ses
réflexions ; sans quoi on serait taxé de folie230 ». D’autre part, cette distinction une
à-dire elle ne posséderait non pas la raison, mais une image de la raison. Or
l’Âme est dotée de raison, elle connaît l’Intelligence, elle se meut vers elle et
autour d’elle :
230
Enn. II 9 [33] 1, 58-60
231
Enn. II 9 [33] 2, 1-5
116
annoncés. En résulte-t-il que rien qui se trouve en elle ne peut manquer de
pour les vérités éternelles puisqu’il n’y a pas d’intermédiaire pour remplir
cette fonction.
En mettant le traité II 9 [33] juste avant celui qui est sur les nombres,
117
CINQUIEME CHAPITRE - DU NOMBRE
suprême est l’Un véritable qu’il ne faut point confondre avec les autres uns.
La différence est à saisir dans le fait que les autres uns sont un en participant
est plus un que tous les autres uns, étant plus proche de l’Un que tout autre
chose. Pourtant, tout proche de l’un que soit l’Intelligence, elle n’est pas l’Un
dans sa pureté.
laquelle Plotin trace une ligne vigoureuse entre l’Un hypostase et les autres
uns.
composé, qu’il y ait une chose simple par excellence : « S’il y a une multiplicité,
232
Enn. V 2 [11] 2, 35-38
233
Enn. V 6, [24] 3, 31-32
118
nécessairement le simple qui refuse toute composition et tout accident quoi
que ce soit, faute duquel on ne pourrait plus parler d’un principe qui se
suffise soi-même, car le non-simple aura toujours besoin, pour exister, des
incorporelle, cette chose simple serait différente de toute autre chose, elle
devrait être présente d’une manière ou d’une autre dans tout ce qui la suit,
manière aux autres choses. Elle est vraiment l’Un, elle n’est
pas une autre chose et ensuite un […] S’il n’y avait pas une
composé. 234 »
simple.
234
Enn. V 4 [7] 1, 9-10
235
D. J. O’Meara, Plotin, Une Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 52
119
Dans le traité V 6, Plotin apporte une distinction entre un terme qui
n’existe qu’en tant que composant d’un tout et un autre terme qui produit le
d’un tout pour exister est un sujet qui se réunit aux autres, qui est différent
des autres, mais qu’il faut abandonner puisqu’il ne peut se séparer des autres
pour être une entité existant en lui-même. La priorité du simple n’est pas un
principe qui vaut pour ce type de sujet : « Dira-t-on qu’il n’a d’existence que
dans son union aux autres termes ? –Donc, il n’existera pas à l’état simple236 » En
revanche, le deuxième type de sujet n’est pas un terme qui n’a d’existence
que parmi les autres, mais il existe en lui-même. C’est à ce deuxième type de
une double vie, à la fois en un tout, comme partie de lui, et hors du tout, comme en
qui est antérieur au composé, pour Plotin, jouit d’un rang plus élevé d’unité,
d’intégrité et d’indépendance.
possible à cette thèse qui met le simple avant le composé : un principe qui est
valable dans le domaine des nombres, doit-il également valoir lorsqu’il s’agit
du domaine des êtres ? Il est sans objection dans le cas des nombres, le
236
Enn. V 6 [24] 3, 15-17
237
D. J. O’Meara, Plotin, Une Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 53
238
D. J. O’Meara, Plotin, Une Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 56
120
premier terme sera l’unité, les nombres successifs étant composés d’unités.
Mais, qu’est-ce qui rend nécessaire que la multiplicité des êtres procède de
l’unité ? Si ce n’était pas le cas, répond Plotin 239, les êtres multiples seraient
cause qui est l’ultime principe de tout l’être ne devrait pas, aux yeux de
Plotin, rester dans le domaine de ce dont elle est principe. Il serait faux de
dire de l’Un hypostase, qu’il est, puisque, n’ayant besoin de rien dans sa
perfection et dans sa plénitude, il n’a pas besoin d’être non plus, « car le
principe est au-delà de l’essence241 ». L’être, sous quelle que forme que ce soit,
est dû à lui, il serait donc paradoxal de dire qu’il est, puisque la cause doit
précéder l’effet :
mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout ; donc il
l’Un est avant tout être et n’est pas égal à tout être ; pour
239
Enn V 3 [49] 12, 12-17
240
Allusion probable à l’atomisme épicurien.
241
Enn. V 4 [7] 2, 49
242
Enn. V 4 [7] 2, 50-53
121
Par conséquent, l’on ne pourrait dire qu’il est bon, ceci n’étant
convenable qu’à une chose qui est. Pour Plotin, lorsque, en parlant de l’Un,
nous disons qu’il est, c’est pour désigner qui il est, et nullement pour lui
désigner lui-même. C’est pourquoi l’on ne peut pas dire de lui qu’il est
« bien », mais qu’il est « le Bien », et de la même manière, non qu’il est « un »,
mais qu’il est « l’Un », en faisant à chaque fois précéder de l’article défini les
termes qui sont censés le désigner. Comme il n’est possible de lui attribuer
lui qu’il est ceci ou cela. Or dire que l’Un est la cause première, ce n’est pas
lui attribuer un accident. Puisque c’est l’effet qui tient quelque chose de la
cause, la cause reste en elle-même. Tout ce que nous en pouvons dire, c’est
cet univers, « est-ce un travail que de le découvrir, et une fois découvert, le révéler à
la Lettre VII écrite « aux parents et aux amis de Dion », Platon répète cette
conviction qu’il a :
243
Enn. VI 9 [8] 3, 74-75
244
Platon, le Parménide 142a
245
Platon, le Timée, 28c
122
« Là-dessus, en tout cas, il n’existe pas d’écrit qui soit de
et, tout de suite après cette affirmation que le savoir en question n’est pas
Il va même plus loin encore, jusqu’à dire que si ce savoir était communicable
aux gens, ce serait lui-même qui mieux pourrait le faire et que cela aurait été
vie ? »
La thèse admise par Plotin que la cause doit précéder l’effet trouve
246
Ce passage et celui qui suit : Platon, Lettres VII, 341c et d
123
ou du même coup, leur existence, « quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il
absolu et « elle n’est ni en mouvement ni en repos ; elle n’est pas dans le lieu ni
dans le temps248 ».
mouvement ? Pourquoi Plotin insiste-t-il tellement sur le fait que l’Un est au-
delà de l’être ? En effet, c’est pour lui éviter toute chance d’être multiple.
L’Un premier n’est pas un de ces êtres qui sont d’ordre des choses à qui l’on
mouvement, et pour que l’on puisse dire de quelque chose qu’il participe au
participe au repos par exemple, on dit que le repos s’ajoute à cette chose. Et
non que cette chose est devenue repos même. Pourtant, là où une chose
ajout, il y a au moins deux choses : celle qui a été ajoutée et celle à qui l’on a
« […] elle (la nature de l’Un) est en soi, essence isolée des
247
Platon, la République VI, 509b
248
Enn. VI 9 [8] 3, 57
124
toute essence, avant le mouvement et avant le repos ; car ces
pas du temps 251, or ceci est la seule manière d’être, car si une chose n’est pas
dans le temps, nous ne pouvons pas dire d’elle qu’elle a été, ni qu’elle est, ni
Comme il n’existe aucune autre moyen d’avoir part à l’être autrement que
sous l’un de ces rapports, devrait-on avouer dans ces circonstances que l’Un
ne dispose même pas de l’être qu’il lui faut pour être un. Donc, il ne pourrait
être nommée :
249
Enn. VI 9 [8] 3, 57-61
250
251
Voir l’annexe sur le Parménide
125
ni opiné, ni connu, et il n’y a aucun être qui le perçoive. –
Non seulement qu’il n’est pas connu, mais l’Un plotinien ne connaît
au-delà de l’Intelligence. D’autre part, comme il est sans besoin, il n’a pas
est le désir de découvrir, mais ce qui est simple n’a rien à chercher sur soi-
même, donc aucune curiosité ne pourrait le hanter : « Son être lui appartient
unité ; s’il était une certaine unité, il ne serait pas l’Un en soi.
Principe de l’être, l’Un ne peut être désigné par ce dont il est principe,
plus n’est convenable qu’à titre de négation de la pluralité. Tout ce que l’on
peut en dire, c’est qu’il est au-delà de l’être. Il est plus légitime de dire ce
qu’il n’est pas que de dire ce qu’il est. Si le mot « un » a été choisi pour
simplicité possible :
252
Platon, le Parménide, 142a
253
Enn. V 3 [49] 10, 64
254
Enn. V 3 [49] 12, 59-62
126
lui donnons des noms pour la désigner à nous-mêmes
qui lui sont inférieures et nos paroles ne l’atteindront pas. Pourtant, même si
notre connaissance ne peut pas l’encercler, « nous ne sommes pas tout à fait sans
le saisir256 ». Voilà encore une fois une position platonicienne que prend Plotin
d’accord là-dessus. L’Un est inconnaissable car il ne peut pas être sujet de la
science, et ineffable car il ne peut pas être sujet de discours. Cependant, « rien
n’empêche que nous le saisissions, sans l’exprimer par des paroles.257 » Mais qui
sera à même de saisir ce qui est si difficilement accessible ? Ici, nous revenons
à l’idée exprimée par Plotin lorsqu’il parle de la Beauté Intelligible, l’idée des
255
Enn. V 5, [32] 6, 28–31
256
Enn. V 3 [49] 14, 5
257
Enn. V 3 [49] 14,10
258
“divinement possédés” dans la traduction d’O’Meara, dans Une Introduction aux Ennéades,
Academic Press Fribourg, p. 65
259
Enn. V 3 [49] 14, 11-16
127
Comment alors ces possédés accèdent-ils à la vérité ? Ce n’est point par
une sorte d’intellection, si le terme est correct, que l’on y parvient. A propos
VII, Plotin va encore plus loin : pour Plotin, le raisonnement sur le contact
avec le divin est à faire plus tard, non au moment même du contact. Ce n’est
nullement le bon moment pour réfléchir sur ce qui se passe ni pour le mettre
en paroles, c’est le moment d’une soumission totale à cette lumière qui « vient
de lui, et elle est lui-même. Il faut penser qu’il nous est présent lorsqu’il nous éclaire
[…] s’il n’était venu, il ne nous aurait pas éclairé260 ». L’ultime tâche de l’âme
pour Plotin, c’est la contemplation ou la vision de cette lumière à laquelle elle
s’exprimer, saisit successivement les choses et les parcourt l’une après l’autre. Or,
que parcourir dans ce qui est absolument simple ?261 » C’est au contraire cet effort
de fixer la réalité par la parole et par la réflexion qui fait fuir l’âme de cette
[…] Il faut bien croire que l’on voit, lorsque l’âme perçoit soudainement la
lumière262 »
n’est pas possible de saisir l’Un comme un individu263 » car il n’est pas
260
Enn. V 3 [49] 17, 40-43
261
Enn. V 3 [49] 17, 33-35
262
Enn V 3 [49] 17, 36-40
263
Enn. V 5, [32] 6, 7-8
128
« Il n’est pas venu, et il est là !264 ». Il n’est pas en un lieu déterminé, mais il est
à la fois nulle part et partout. On ne peut pas dire de lui qu’il est en un lieu
précis, car n’ayant rien avant lui, il n’y a rien qui puisse l’enfermer. Par
contre, puisque toutes les choses viennent après lui, il possède et contient
toutes les autres choses sans être lui-même possédé ni contenu dans rien.
Dire qu’il possède toutes les choses, c’est dire qu’il est présent dans toutes les
choses. D’autre part, dire qu’il est présent dans une chose, c’est dire qu’il est
en cette chose, or il n’est possédé par rien. Pour l’exprimer avec les termes de
Plotin, « il y est et il n’y est pas265 ». Voilà encore une fois pourquoi Plotin
ici que par allusion à une absolue simplicité et non à une unité au sens
est une entité délimitée tandis que l’Un suprême ne l’est pas. Il ne se laisse
« Puis donc qu’il est vrai qu’il n’est pas quelque part et
n’est pas non plus tout entier ici ; il est tout entier partout,
parce que donc, il n’est rien qui ne soit possédé de lui. 266 »
264
Enn. V 5, [32] 8, 32
265
Enn. V 5, [32] 9, 17-18
266
Enn. V 5, [32] 9, 29-36
129
Section IV : La pensée suppose une multiplicité
de l’être : « S’il est être, il est intelligence, et s’il est intelligence, il est être 268 ».
N’importe quelle chose abstraite ou concrète et la pensée de cette chose sont
deux, mais forment une unité. C’est le cas d’un dédoublement qui revient à
un. Une chose et sa pensée forment une dualité en même temps qu’une unité.
« Donc penser, c’est être multiple et non pas un. 269 » La pensée est, pour Plotin,
un mouvement vers le Bien. Dans le désir du Bien, l’Intelligence pense, et
267
Enn. V, 6 [24], 2, 30-33
268
Enn. V 6 [24] 6, 26-27
269
Enn. V 6 [24] 6, 28
130
« c’est en pensant le Bien qu’[elle] se pense elle-même par accident270 ».
L’Intelligence devient une intelligence en pensant à son générateur, elle n’a
différente du Bien, puisque ce dernier n’a rien qui puisse être l’objet de sa
pensée. Cependant, si différent du principe qu’elle soit, elle lui est semblable
en ce sens qu’elle en est une image qui l’imite. Pourtant, l’Un principe qui
l’Intelligence.
plus proche à l’Un, elle en est pourtant distincte et son statut lui est inférieur
premier.
conscient qu’il le fait, mais sans volonté, comme dans l’exemple du feu qui
D’ailleurs, nous constatons dans toutes les choses, mêmes chez celles qui ont
270
Enn. V 6 [24] 5, 20
271
Enn. V 4 [7] 1, 48-50
131
faire exister d’autres, vient de la réalité la plus parfaite qui est plus vénérable
dérivation de la première réalité qui vient après l’Un que Plotin pense au
pluralité dont les termes seraient rassemblés au hasard, mais une « unité
multiple272 ». Quand Plotin dit que l’Un est au-delà de l’essence, il veut dire
sensation, les objets sensibles sont extérieurs, or l’Intelligence fait un avec ses
objets. C’est dans cette optique qu’il faut entendre l’expression d’unité
la plus parfaite après l’Un premier, au sens qu’elle fait un avec ses objets,
comme nous venons de dire, mais multiple en même temps, car son acte est
272
Enn. V 4 [7] 1, 26
273
Enn. V 4 [7] 2, 53-55
132
pensée et aussi pensante ; la voilà donc déjà double ; mais
multiplicité, car il doit porter sur quelque chose ; ce qui agit doit progresser
portera toujours sur une différence : « ce qui est absolument un ne contient rien
donne Plotin, en quel sens l’Intelligence est multiple et en quel sens elle est
unité.
D’abord elle est multiple, puisque, comme nous l’avons indiqué, elle
pense l’hypostase qui lui est supérieure. Cet acte de pensée, comme nous le
vers l’Un d’abord, puis de l’Un vers son dehors. Aller vers l’Un, pour
en faire l’objet de sa pensée, elle doit s’en éloigner d’un tout petit écart qui
simplicité, elle se voit enrichie. Ici aussi, comme sous beaucoup d’autres
d’autre part que ses aspects ne soient très divers et même, d’une certaine façon,
dissemblables entre eux.276 » Lorsqu’elle fait un pas vers l’Un pour s’unir au
principe, alors elle n’est plus elle-même, mais elle est devenue une vision
274
Enn. V 4 [7] 2, 12-16
275
Enn. V 3 [49] 10,23
276
Platon, le Philèbe, 12c, en parlant du Plaisir.
133
sans objet. Or, toute vision est d’autre chose. De cette union, elle rentre en
l’Un, et revenue en elle, elle rend multiple cette impression. Elle commence
par une vague esquisse de l’objet de sa vision et finit par multiplier cette
représentation en elle : « Elle désirait une chose dont elle avait en elle une vague
représentation ; en s’en allant, elle en a obtenu une autre, qu’elle a rendu multiple en
la rencontre de l’Un. En elle toute seule, elle n’est qu’une vision sans netteté,
qu’elle voit c’est elle-même. L’Un, d’ailleurs, une fois saisi par l’Intelligence,
l’Intelligence qui est dotée d’une multitude interne aussi bien que de
possédait pas l’intelligible, ni une intelligence parce qu’elle n’avait pas encore
pensé278. »
Voyons aussi en quel sens l’Intelligence est une. Plus haut, nous avions
dit, en parlant de l’écart de l’Intelligence par rapport à l’Un, qu’elle n’en était
principe, ceci est dans le sens où elle ne peut pas être identique à ce dont elle
provient. Or cette infériorité n’est nullement une dispersion vers les ténèbres
un, elle jouit tout de même du plus haut niveau d’unité après le simple,
277
V 3 [49] 11, 8-11
278
V 3[49] 11, 21-23
134
l’Un : « Car le non-un est conservé par l’un, et il est ce qu’il est grâce à lui279 ». Le
terme « conservé » signifie ici que quoique multiple au sens où elle est
composée, elle est tenue par l’Un aussi proche que possible, autrement dit,
aussi une que possible. Si l’Intelligence est multiple, ce n’est point une
l’Intelligence est une, puisqu’elle est281. C’est grâce à l’unité qu’elle possède
que l’on dit d’une chose qu’elle est et ce qu’elle est : « si une chose faite de parties
multiples n’est pas devenue une, on ne peut dire encore : elle est282 ». Evidemment,
ce qui ne présente aucune unité n’est point définissable en tant que quelque
multiplicité, mais à titre de l’unité qui est toutes les choses, puisque
Section VI : Le couple
279
V 3 [49] 15, 14-15
280
VI 6 [34] 1, 6
281
Faut-il se rappeler ici la deuxième hypothèse du Parménide : l’un-qui-est à la fois un et multiple.
282
V 3 [49] 15, 15-17
283
Le Parménide de Platon est plus exact ; il distingue le premier un, ou un au sens propre, le second
un, qui est une unité multiple, et le troisième qui est unité et multiplicité. Il est ainsi d’accord avec la
théorie des trois natures. (Enn. V 1 [10] 8, 12-31)
135
autrement d’un un qui participe à l’être, ce qui correspond à la deuxième
l’Un-qui-est.
le Bien, et n’étant pas lui, étant autre que lui, il désigne la première dualité.
des êtres, c’est-à-dire des idées, sur le deux. Une fois que le passage de l’un à
pourquoi l’on dit que les idées et les nombres sont faits de la dyade indéfinie et de
largement exprimé dans l’Annexe III qui donne un résumé des propositions
284
Platon,le Parménide, 142e, 143a
285
Enn. V 4 [7] 2, 9-11
136
Soit la seconde hypothèse du Parménide, soit son interprétation
plotinienne sont d’accord sur le fait que ce qui est doit dire je suis ceci. Or, le
ceci désigne une chose différente. Composé de deux éléments, le couple moi
que dans le Parménide, le premier couple est obtenu à partir des termes
qui est deux, que chacun de ses termes soit une unité. De là, nous avons la
système de deux, nous obtenons le trois et ainsi de suite. Dès que l’être est
est aussi.
Aristote : Nécessairement !
286
Platon, le Parménide, 144a
137
On peut tirer de ce passage la conclusion suivante : d’abord l’Un, une
fois associé à l’être constitue ce que l’on appelle la dyade indéfinie. Ensuite, à
d’êtres, car chaque nombre est un être du fait que l’Être se répand sur la
que Plotin n’en est pas l’inventeur et que cette expression était
sur ce que peut vouloir dire la dyade indéfinie. Si ce terme désigne le nombre
nous, s’entendre dans les sens d’infini, sans bornes, illimité, indéterminé etc.,
287
Platon, le Philèbe, 16 b-d
138
et être resté intact, une fois communément admis. Nous devons à Aristote
Dyade […].288 »
Cette restriction concernant les nombres impairs 289 doit être compris
non pas au sens strict que ceux-ci ne peuvent absolument pas être nés de la
multiplication, que la série des impairs, qui nécessiteront à toutes les fois
« […]car ils290 ne peuvent, d’aucune façon, engendrer d’autres nombres que ceux qui
288
Aristote, Métaphysique, A, 7, 987b 25, sqq.
289
Littéralement « les nombres premiers (proton) ». Cette expression a beau laisser place à un peu
d’imprécision, la tradition admet, après les discussions, qu’Aristote veut dire ici impair. (voir Mét. A
6, trad. J. Tricot, éd. Vrin, 2000, Paris, p. 64, note du traducteur.
290
« ils » : les éléments eux-mêmes, le Grand et le Petit.
291
Aristote, Métaphysique, N, 3 1091a, 10.
139
non-composé comme cause, les surfaces étant premières par
corps dans leur être, les lignes étant premières par rapport
vers sa source qui est l’objet de sa vision et reçoit de lui son achèvement : elle
d’aucun nombre. Entre l’Un suprême qui n’est pas nombre et le nombre qu’il
substantiel.
292
Alexandre d’Aphrodise, Sur la Métaphysique d’Aristote, 55, 20-26, in D. J. O’Meara, Plotin, Une
Introduction aux Ennéades, Academic Press Fribourg, p. 52
293
Aristote, Métaphysique, A 7, 988a, 15
140
plusieurs « uns » différents dans la théorie plotinienne des nombres : l’Un
mathématique. Quand nous faisons un bond pour accéder à l’Un pur et que
nous n’y ajoutons rien « par crainte de nous écarter de lui294 », nous sommes là
dans un un qui n’est pas un nombre, mais qui est un principe. Ce principe
« se refuse à faire nombre avec aucune autre chose295 » car il ne peut pas se lier à
un nombre quelconque qui n’est pas de la même nature que lui-même. Pour
qu’il fasse nombre avec une autre unité, il faudrait qu’il y ait un terme
commun à l’Un pur et aux autres choses qui devraient faire nombre avec lui,
et ce terme lui devrait être antérieur. Pourtant il n’est égal à rien et rien n’est
avant lui.
Le deux est composé d’une unité et d’une autre, mais aucun de ces
deux uns qui font le deux, n’est le nombre un. Le nombre un doit être
antérieur à ces unités qui sont liées l’une à l’autre dans le cas de deux. Il en
est de même pour l’Un principe. Il ne pourrait en aucune façon être mis au
rang des autres choses, étant donné il est simple et existe en soi : « […] il n’a
rien en lui de ce qu’il y a dans les unités qui sont comptées avec d’autres296. »
L’unité qui est dans le couple n’est pas l’Un suprême non plus. Dans le cas
294
Enn. V 5 [32] 4, 11
295
Enn. V 5 [32] 4, 15
296
Enn. V 6 [24] 4, 14-15
141
sans s’unir à d’autres, parce qu’il est lui-même un
nombre. 297 »
suprême des autres uns pour éviter les éventuelles confusions : nous avons
vu jusqu’ici que Plotin prend le mot un en trois sens divers : l’Un premier,
L’un premier, c’est le Bien en soi absolument simple qui est placé au
plus haut niveau, au dessus duquel il n’y a plus un genre supérieur. Puisqu’il
L’un substantiel est ce qui fait qu’un nombre quelconque jouit d’une
unité, à part les unités qui le composent. Par exemple, les deux unités qui,
d’elles, qui n’est pas l’une d’entre elles, qui fait que ces deux unités
former un couple.
deux fois un. Pourtant, le deux une fois constitué, il ne se réduit plus aux
unités qui le composent, il est devenu lui-même une unité. Il est composé des
297
Enn. V 5 [32] 4, 23-27
142
CONCLUSION
rendre visible l’apport de Plotin, qui n’a pas seulement été un disciple tardif
Plotin ont ceci en commun que tous les trois éprouvent un mépris profond
tous les points : l’Un parménidien, dans sa fermeté, n’a point d’ouverture
vers la pluralité, et le tout est une seule réalité immobile dont ne pourra
143
Platon dépasse ce coincement par une distinction qu’il apporte, dans
premier reste dans sa pure simplicité et n’a point d’être du fait que ce qui est
ne peut pas être simple, et le deuxième, muni d’être, est une unité multiple
intelligibles et, aux étapes inférieures, sensibles ; donc un système qui repose
toujours sur une seule réalité mais dont la conformité avec les faits 298 est
pluralité des êtres, et ainsi l’a-t-il placé avant les êtres. Pour ce faire, il lui a
spécial.
298
Aristote critique la doctrine parménidienne de n’être pas conforme aux faits de la nature
(Métaphysique A 5, 986b)
144
Cette approche philosophique nous a semblé conduire à la voie
moyenne, surtout vers sa fin, entre deux positions radicales, opposées l’une à
Sextus. Les uns, inspirés par les mathématiques, voulaient imposer les
principes de cette discipline sur tous les êtres et ainsi prenaient le nombre
des nombres, interprète les thèses pythagoriciennes, utilise ces thèses comme
représentées par Pythagore et Sextus, et nous les avons étudiées dans une
même partie.
philosophique sur laquelle nous avons placé Plotin, ou, autrement dit, les
145
essayant de relever ce qu’ils ont de commun, ce en quoi ils divergent et la
intellectuel qu’a dû parcourir Plotin avant d’entreprendre une analyse sur les
amené Plotin à formuler une doctrine sur les nombres. Et en dernier lieu,
146
BIBLIOGRAPHIE
H. –D., SEGONDS A.-Ph., Plotin, Traité sur les nombres, Vrin, 1980.
1998.
Fribourg, 1993.
147
PLATON, Epinomis, Œuvres Complètes
lecture de Platon, traduit par J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, [cité
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