Kant e Derrida Cosmoplitismo
Kant e Derrida Cosmoplitismo
Kant e Derrida Cosmoplitismo
Klaus-Gerd Giesen
Universität Leipzig / Université d‘Auvergne
([email protected])
L‘un des objectifs du présent texte est de démontrer que le souci de solidarité
transnationale n‘est pas un phénomène nouveau et qu‘il y a plus de deux siècles,
Immanuel Kant, sans forger le concept, en théorisait déjà certains enjeux. Il est vrai aussi
que la plupart des philosophes contemporains ont abordé, d‘une façon ou d‘une autre,
ce thème important. Comme la théorie des relations internationales est de plus en plus
secouée par le débat entre constructivistes et postmodernistes (ou déconstructivistes), il
nous a paru intéressant, au lieu d‘étudier l‘apport à la compréhension de la solidarité
transnationale des principaux politologues se rattachant à l‘un ou l‘autre courant, de
regarder de près les tentatives de théorisation des deux fondateurs que sont Immanuel
Kant (pour le constructivisme libéral) et Jacques Derrida (pour le déconstructivisme
postmoderniste). L‘accent sera mis sur le devoir de solidarité transnationale, c‘est-à-dire
sur l‘aspect éthique. Cela s‘explique par la critique de la position kantienne par Jacques
Derrida, qui vise en tout premier lieu le droit cosmopolitique.
I.
1 Notamment suite aux travaux de Michael DOYLE, “Kant, Liberal Legacies, and Foreign Affairs“, in:
Philosophy & Public Affairs, Vol. 12, No. 3+4, Summer+Fall 1983, pp. 205-235, 323-353. Pour une
discussion empririque récente du théorème: GOWA, Joanne, Ballots and Bullets: The Elusive
Democratic Peace, Princeton: Prinecton University Press, 1999.
Colloque SEI "Les solidarités transnationales" – 21/22 octobre 2003
2 KANT, Immanuel, Projet de paix perpétuelle, 1795, deuxième section, note en bas de page; cité
d‘après le texte original: Zum ewigen Frieden, Stuttgart: Reclam, 1995, p. 11.
3 KANT, Immanuel, Métaphysique des mœurs, 1797, § 62; cité d‘après le texte original: Die
Metaphysik der Sitten, Stuttgart: Reclam, 1999, p. 217.
4 KANT, Immanuel, Zum ewigen Frieden, Troisième Article Définitif, op. cit., p. 21.
5 KANT, Immanuel, Die Metaphysik der Sitten, § 62, Beschluß, op. cit., p. 220.
6 KANT, Immanuel, Zum ewigen Frieden, Anhang, op. cit., p. 55.
7 Au sujet de la distinction entre justice et charité chez Kant on peut consulter les développments
théoriques et historiques d‘Onora O‘NEILL, Constructions of Reason: The Great Maxims of Justice and
Charity, Cambridge: Cambridge University Press, 1989.
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11 Ibid., p. 24.
12 Ibid., Cinquième Article Préliminiare, pp. 6-7.
13 Ibid., Troisième Article Définitif, pp. 23-24.
14 KANT, Immanuel, Le Conflit des facultés, 1798, 2: 6; cité d‘après le texte original: Der Streit der
Fakultäten, in: Schriften zur Geschichtsphilosophie, Stuttart: Reclam, 1994, p. 192.
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II.
15 Oeuvre posthume, cité d‘après le texte original: Ausgewählte Schriften aus dem Nachlaß, in:
Schriften zur Geschichtsphilosophie, op. cit., p. 255.
16 DERRIDA, Jacques, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, Paris:
Verdier/Editions de l‘UNESCO, 1997, p. 39.
17 DERRIDA, Jacques, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort!, Paris: Galilée, 1997, p. 50.
Qu‘il prétend rester, d‘une certaine manière, kantien, cela n‘a pas échappé à: ABBINNETT, Ross,
“Politics and Enlightment: Kant and Derrida on Cosmopolitan Responsibility“, in: Citizenship Studies,
Vol. 2, No. 2, 1998, pp. 200-201 et 216.
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18 DERRIDA, Jacques, Sur parole. Instantanés philosophiques, Paris: Editions de l'aube, 1999, p. 69. A
comparer avec cette citation: "Qu'on la suive ou qu'en s'en écarte, Kant est la norme. Il faudrait
donc [...] interroger et déplacer cette norme [...]. Mais pour interroger les lois et les déterminismes qui
ont mis en place un tel privilège, il faut encore lire Kant, se tourner vers lui, thématiser le phénomène
de son autorité, et donc le sur-canoniser." DERRIDA, Jacques, Du droit à la philosophie, Paris: Galilée,
1990, p. 83.
19 DERRIDA, Jacques, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort!, op. cit., p. 53.
20 Ibid., p. 56. Derrida se réfère ici au mouvement en faveur des "villes-refuges" auquel il a lui-même
participé.
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25 DERRIDA, Jacques, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris: Galilée, 1997, pp. 124-125.
26 LÉVINAS, Emmanuel, Éthique et infini, Paris: Fayard, 1982, pp. 74-75.
27 LÉVINAS, Emmanuel, A l'heure des nations, Paris: Minuit, 1988, p. 155.
28 Ibid., p. 157.
29 LÉVINAS, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, Paris: Le Livre de poche, 1990, p. 332.
30 Voir à cet égard aussi son interview dans Le Monde du 2 juin 1992, p. 2.
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enchevêtrée avec l'héritage kantien [...] distingue la paix éthique et originaire (originaire
mais non naturelle: il vaut mieux dire pré-originaire, anarchique), selon Lévinas, de la 'paix
perpétuelle' et d'une hospitalité universelle, cosmopolitique, donc politique et juridique,
celle-là même dont Kant nous rappelle qu'elle doit être instituée pour interrompre un état
de nature belliqueux... Pour Lévinas, au contraire, l'allergie elle-même, le refus ou l'oubli du
visage viennent inscrire leur négativité seconde sur un fond de paix, sur le fond d'une
hospitalité qui n'appartiennent pas à l'ordre du politique..." 31
Il s'ensuivrait que l'hospitalité ne se laisse ni circonscrire (comme chez Kant dans
quatre domaines spécifiques) ni déduire; elle ne devrait pas être instituée. Excédant le
politique, elle ne pourrait être fondée sur la démarche de la politologie occidentale et
mettraient en cause le concept même de politique dans son acceptation commune.32
Un indice supplémentaire plaidant en faveur de l'hypothèse que Derrida reprend à son
compte la conception lévinassienne de l'hospitalité se trouve dans ce passage de
l'ouvrage De l'hospitalité: "l'hospitalité absolue exige que j'ouvre mon chez-moi et que je
donne non seulement à l'étranger [...] mais à l'autre absolu, inconnu, anonyme, et que je
lui donne lieu, que je laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans ce lieu que je lui
offre, sans lui demander ni réciprocité (l'entrée dans un pacte) ni même son nom. La loi de
l'hospitalité absolue commande de rompre avec l'hospitalité de droit, avec la loi ou la
justice comme droit. L'hospitalité juste rompt avec l'hospitalité de droit."33 Derrida parle à
cet égard d'un véritable "impératif catégorique de l'hospitalité".34 Nous rencontrons ici
l‘appel à une ouverture vers ce que Derrida dénomme La Loi d‘une hospitalité et d‘une
solidarité infinies. Dans ce contexte, il souhaite sonder “si ce progrès est possible dans un
espace historique qui se tient entre La Loi d'une hospitalité inconditionnelle, offerte a priori
à tout autre, à tout arrivant, quel qu'il soit, et les lois conditionnelles d'un droit à l'hospitalité
sans lequel La Loi de l'hospitalité inconditionnelle risquerait de rester un désir pieux,
irresponsable, sans forme et sans effectivité, voire de se pervertir à chaque instant."35 Un
véritable hiatus s‘intercale entre La Loi et les lois de l‘hospitalité et de solidarité
transnationales. Examiné de près, il fait apparaître que Derrida, après en avoir extrait
quelques concepts-clés, prend finalement aussi quelque distance vis-à-vis de la théorie
lévinassienne. En effet, ayant déconstruit le formalisme kantien du droit cosmopolitique36,
en se servant de Lévinas, Jacques Derrida soumet à leur tour les travaux de celui-ci à la
procédure déconstructiviste.
Dans Violence et Métaphysique, une étude publiée en 1967 dans L'écriture et la
différence, Jacques Derrida estime qu'en posant uniquement l'hospitalité pré-originelle
comme point de départ l'on reviendrait à commettre une erreur symétrique à celle de
Kant. "La métaphysique de Lévinas, écrit-il, présuppose en un sens [...] la phénoménologie
transcendantale qu'elle veut mettre en question."37 En situant la paix et l'hospitalité pré-
originelles dans le rapport du moi au visage de l'autre, Lévinas tomberait en quelque sorte
lui-même dans le piège qu'il avait dénoncé, à savoir "d'accéder, par la voie royale de
l'éthique, à l'étant suprême, au véritable étant [...] comme autre. Et cet étant est l'homme,
déterminé dans son essence d'homme, comme visage, à partir de sa ressemblance avec
Dieu".38
Derrida renvoie donc dos à dos Kant et Lévinas, tout en s'inspirant largement de
leurs écrits. Lévinas, en postulant la paix et l'hospitalité premières, se trouverait à l'antipode
de l'hypothèse kantienne de l'état de nature originel et ne ferait qu'inverser le schéma
initial. Or, il s'agirait de le dépasser, de le déborder. Ni l'un ni l'autre pôle ne permettrait, à
lui seul, une fondation justificatrice d'une cosmopolitique à venir. D'une part, il faudrait
refuser de choisir et, d'autre part, la véritable question serait précisément celle de la
fondation ou du fondement. Écoutons Derrida: "Supposons, concesso non dato, qu'il n'y
ait pas de passage assuré, selon l'ordre d'une fondation, selon la hiérarchie
fondateur/fondé, originarité principielle/dérivation, entre une éthique ou une philosophie
première de l'hospitalité, d'une part, et un droit ou une politique de l'hospitalité d'autre
part. Supposons qu'on ne puisse pas déduire du discours éthique de Lévinas sur
l'hospitalité un droit et une politique [...] Comment interpréter alors cette impossibilité de
fonder, de déduire ou de dériver? Signale-t-elle une défaillance? Peut-être serions-nous en
vérité appelés à une autre épreuve [...] par ce hiatus entre l'éthique [...] d'une part, et,
d'autre part, le droit ou la politique. S'il n'y a là aucun manque, un tel hiatus ne nous
commande-t-il pas en effet de penser autrement le droit et la politique? Et surtout n'ouvre-
t-il pas, comme un hiatus, justement, et la bouche et la possibilité d'une autre parole,
d'une décision et d'une responsabilité (juridique et politique, si l'on veut), là où celles-ci
doivent être prises, comme on le dit de la décision et de la responsabilité, sans assurance
de fondation ontologique?"39
37 DERRIDA, Jacques, "Violence et métaphysique", in: L'écriture et la différence, Paris: Seuil, 1967, p.
195.
38 Ibid., p. 210.
39 DERRIDA, Jacques, Adieu à Emmanuel Lévinas, op. cit., pp. 45-46 (nous soulignons les derniers
cinq mots). Pour une analyse détaillée de l'influence exercée par Lévinas sur Derrida voir: PERPICH,
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Diane, "A Singular Justice: Ethics and Politics between Levinas and Derrida", Philosophy Today, Suppl.
1998, pp. 59-70.
40 DERRIDA, Jacques, Force de loi. Le "Fondement mystique de l'autorité", Paris: Galilée, 1994, p. 34.
41 DUFOURMANTELLE, Anne, DERRIDA, Jacques, De l'hospitalité, op. cit., p. 75.
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l'antinomie [...], en disposer comme d'une puissance ou d'une science données, comme
d'un savoir et d'un pouvoir qui précéderaient, pour la régler, la singularité de chaque
décision, de chaque jugement, de chaque expérience de responsabilité en s'y
appliquant comme à des cas, ce serait la définition la plus sûre, la plus rassurante de la
responsabilité comme irresponsabilité, de la morale confondue avec le calcul juridique,
de la politique organisée dans la techno-science."42 Dès lors qu'il n'existerait pas de
critère préalable ou de norme préliminaire à la décision, il faudrait à chaque fois inventer
ses normes , et aller au bout de la "limite mystique" et peut-être au-delà.
Tâche incommensurable et monstrueuse que celle que Derrida nous assigne là en
matière de solidarité transnationale. Certes, celle-ci peut s‘appuyer sur les nouvelles
technologies de la “socialité privée“ (courrier électronique, fax, etc.) qui “tend à étendre
ses antennes au-delà du territoire état-national à la vitesse de la lumière“43 et dont Kant
n‘avait évidemment pas encore idée. Et elle devrait viser en tout premier lieu “les exilés,
les déportés, les expulsés, les déracinés, les apatrides, les nomades anomiques, les
étrangers absolus...“44 Mais Derrida refuse de donner la moindre indication concernant
l‘exercice concret de la solidarité transnationale en tant que hospitalité première. Il se
contente de constater que le manque de tout fondement fait en sorte que la
responsabilité de l‘acte solidaire concret renvoie la question à chaque acteur. Après de
longues digressions sur Nietzsche, Schmitt et Heidegger, que par manque d‘espace nous
n‘analysons pas ici, il estime avec Heidegger que la philosophie et la politologie
occidentales - dont notamment Kant - ont fait fausse route et qu‘il ne reste à l‘individu,
dans toute action décisive, qu‘une seule boussole: l‘écoute silencieuse et attentive à
l‘appel de l‘être en moi - geste qu‘il appelle le mysterium tremendum, le secret non
partageable avec autrui et qui fait trembler.45
III.
Alors que chez Immanuel Kant nous trouvons une approche formaliste de la
solidarité transnationale qui limite sévèrement sa portée, en tant que droit cosmopolitique
fondé en fin de compte sur l‘impératif catégorique, Jacques Derrida décrète la disparition
42 DERRIDA, Jacques, L'autre cap suivi de La Démocratie ajournée, Paris: Minuit, 1991, pp. 70-71.
43 DUFOURMANTELLE, Anne, DERRIDA, Jacques, De l'hospitalité, op. cit., p. 55.
44 Ibid., p. 81.
45 DERRIDA, Jacques, Donner la mort, Paris: Galilée, 1999, p. 79. Derrida explicite ce geste en
consacrant de très belles pages au “sacrifice d‘Isaac“ dans la Thora.
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46 Cf. la recension de: REINHARDT, Jörn, "Die Grenzen des Rechts. Derridas Forderung nach
unendlicher Gerechtigkeit im Moment der Entscheidung", Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Jg. 46,
Heft 6, 1998, p. 973.
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