ST Exupery Le Petit Prince-71-85

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CHAPITRE XVIII

Le petit prince traversa le désert et ne rencontra qu’une


fleur. Une fleur à trois pétales, une fleur de rien du tout…

– Bonjour, dit le petit prince.

– Bonjour, dit la fleur.

– Où sont les hommes ? demanda poliment le petit prince.

La fleur, un jour, avait vu passer une caravane :

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– Les hommes ? Il en existe, je crois, six ou sept. Je les ai
aperçus il y a des années. Mais on ne sait jamais où les trouver.
Le vent les promène. Ils manquent de racines, ça les gêne beau-
coup.

– Adieu, fit le petit prince.

– Adieu, dit la fleur.

– 72 –
CHAPITRE XIX

Le petit prince fit l’ascension d’une haute montagne. Les


seules montagnes qu’il eût jamais connues étaient les trois vol-
cans qui lui arrivaient au genou. Et il se servait du volcan éteint
comme d’un tabouret. « D’une montagne haute comme celle-ci,
se dit-il donc, j’apercevrai d’un coup toute la planète et tous les
hommes… » Mais il n’aperçut rien que des aiguilles de roc bien
aiguisées.

– 73 –
– Bonjour, dit-il à tout hasard.

– Bonjour… Bonjour… Bonjour… répondit l’écho.

– Qui êtes-vous ? dit le petit prince.

– Qui êtes-vous… qui êtes-vous… qui êtes-vous… répondit


l’écho.

– Soyez mes amis, je suis seul, dit-il.

– Je suis seul… je suis seul… je suis seul… répondit l’écho.

« Quelle drôle de planète ! pensa-t-il alors. Elle est toute


sèche, et toute pointue et toute salée. Et les hommes manquent
d’imagination. Ils répètent ce qu’on leur dit… Chez moi j’avais
une fleur : elle parlait toujours la première… »

– 74 –
CHAPITRE XX

Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marché à


travers les sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin une
route. Et les routes vont toutes chez les hommes.

– Bonjour, dit-il.

C’était un jardin fleuri de roses.

– Bonjour, dirent les roses.

Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient toutes à sa


fleur.

– Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il, stupéfait.

– Nous sommes des roses, dirent les roses.

– Ah ! fit le petit prince…

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Et il se sentit très malheureux. Sa fleur lui avait raconté
qu’elle était seule de son espèce dans l’univers. Et voici qu’il en
était cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin !

« Elle serait bien vexée, se dit-il, si elle voyait ça… elle tous-
serait énormément et ferait semblant de mourir pour échapper
au ridicule. Et je serais bien obligé de faire semblant de la soi-
gner, car, sinon, pour m’humilier moi aussi, elle se laisserait
vraiment mourir… »

Puis il se dit encore : « Je me croyais riche d’une fleur


unique, et je ne possède qu’une rose ordinaire. Ça et mes trois
volcans qui m’arrivent au genou, et dont l’un, peut-être, est
éteint pour toujours, ça ne fait pas de moi un bien grand
prince… » Et, couché dans l’herbe, il pleura.

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CHAPITRE XXI

C’est alors qu’apparut le renard.

– Bonjour, dit le renard.

– Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retour-


na mais ne vit rien.

– Je suis là, dit la voix, sous le pommier.

– Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli…

– Je suis un renard, dit le renard.

– Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis


tellement triste…

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– Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas
apprivoisé.

– Ah ! pardon, fit le petit prince.

Mais, après réflexion, il ajouta :

– Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

– Tu n’es pas d’ici, dit le renard, que cherches-tu ?

– Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu’est-ce que


signifie « apprivoiser » ?

– Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chas-
sent. C’est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C’est leur
seul intérêt. Tu cherches des poules ?

– Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce


que signifie « apprivoiser » ?

– C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie


« créer des liens… »

– Créer des liens ?

– Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un pe-
tit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai
pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne
suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais,
si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras
pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au
monde…

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– Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une
fleur… je crois qu’elle m’a apprivoisé…

– C’est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes


sortes de choses…

– Oh ! ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince.

Le renard parut très intrigué :

– Sur une autre planète ?

– Oui.

– Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?

– Non.

– Ça, c’est intéressant ! Et des poules ?

– Non.

– Rien n’est parfait, soupira le renard.

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Mais le renard revint à son idée :

– Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes


me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les
hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu
m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un
bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas
me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier,
comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les
champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est
inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est
triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera mer-
veilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me
fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé…

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :

– S’il te plaît… apprivoise-moi ! dit-il.

– Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas


beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de
choses à connaître.

– On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le


renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils
achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais
comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont
plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !

– Que faut-il faire ? dit le petit prince.

– Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras


d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te re-
garderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est
source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir
un peu plus près…

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Le lendemain revint le petit prince.

– Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard.


Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi, dès
trois heures je commencerai d’être heureux. Plus l’heure avan-
cera, plus je me sentirai heureux. À quatre heures, déjà, je
m’agiterai et m’inquiéterai ; je découvrirai le prix du bonheur !
Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais à quelle
heure m’habiller le cœur… Il faut des rites.

– Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince.

– C’est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard.


C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une
heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes
chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le

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jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’à la
vigne. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se
ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances.

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l’heure


du départ fut proche :

– Ah ! dit le renard… Je pleurerai.

– C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point


de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…

– Bien sûr, dit le renard.

– Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.

– Bien sûr, dit le renard.

– Alors tu n’y gagnes rien !

– J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.

Puis il ajouta :

– Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est


unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai ca-
deau d’un secret.

Le petit prince s’en fut revoir les roses.

– Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n’êtes


rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous
n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard.
Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en
ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.

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Et les roses étaient bien gênées.

– Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore.
On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un
passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais à elle
seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle
que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe.
Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est
elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les pa-
pillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se
vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c’est ma rose.

Et il revint vers le renard :

– Adieu, dit-il…

– Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple :


on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les
yeux.

– L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit


prince, afin de se souvenir.

– C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose


si importante.

– C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose… fit le petit


prince, afin de se souvenir.

– Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu


ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de
ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose…

– Je suis responsable de ma rose… répéta le petit prince,


afin de se souvenir.

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CHAPITRE XXII

– Bonjour, dit le petit prince.

– Bonjour, dit l’aiguilleur.

– Que fais-tu ici ? dit le petit prince.

– Je trie les voyageurs, par paquets de mille, dit


l’aiguilleur. J’expédie les trains qui les emportent, tantôt vers la
droite, tantôt vers la gauche.

Et un rapide illuminé, grondant comme le tonnerre, fit


trembler la cabine d’aiguillage.

– Ils sont bien pressés, dit le petit prince. Que cherchent-


ils ?

– L’homme de la locomotive l’ignore lui-même, dit


l’aiguilleur.

Et gronda, en sens inverse, un second rapide illuminé.

– Ils reviennent déjà ? demanda le petit prince…

– Ce ne sont pas les mêmes, dit l’aiguilleur. C’est un


échange.

– Ils n’étaient pas contents, là où ils étaient ?

– On n’est jamais content là où l’on est, dit l’aiguilleur.

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Et gronda le tonnerre d’un troisième rapide illuminé.

– Ils poursuivent les premiers voyageurs ? demanda le pe-


tit prince.

– Ils ne poursuivent rien du tout, dit l’aiguilleur. Ils dor-


ment là-dedans, ou bien ils bâillent. Les enfants seuls écrasent
leur nez contre les vitres.

– Les enfants seuls savent ce qu’ils cherchent, fit le petit


prince. Ils perdent du temps pour une poupée de chiffons, et
elle devient très importante, et si on la leur enlève, ils pleurent…

– Ils ont de la chance, dit l’aiguilleur.

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