Le Secret Des Harrington T5 - Une Impardonnable TR
Le Secret Des Harrington T5 - Une Impardonnable TR
Le Secret Des Harrington T5 - Une Impardonnable TR
Il est temps désormais pour les Harrington d’entrer dans la lumière… Lorsque ces quatre héritiers
d’une chaîne d’hôtels au luxe discret et raffiné se voient proposer un rachat par leurs exubérants
rivaux, les deux familles se découvrent ennemies. Ainsi commence alors un jeu de pouvoir qui
bouleversera à jamais leur destin à tous…
Mais nul ne sait que, dans l’ombre, un actionnaire secret a le pouvoir de décider à lui seul de l’issue
de cette guerre sans merci.
Pour les Harrington, les lieux de villégiature les plus luxueux de la planète se sont transformés en
champs de bataille. Leur but ? Le pouvoir. Leur rêve ? La passion…
1.
Theo Tsoukatos fronça les sourcils d’un air réprobateur quand la porte de son bureau s’ouvrit
brusquement. Il avait pourtant exigé qu’on ne le dérange pas. Qui osait contrevenir ainsi à ses ordres ?
Il était craint par tous ses employés… comme son père, songea-t-il sombrement, en espérant que la
ressemblance se limitait au cadre strictement professionnel.
Sur le plan personnel, il s’était juré, depuis sa plus tendre enfance, de ne jamais devenir comme son
père.
— Il y a le feu ? lança-t-il sèchement lorsque sa secrétaire s’avança sans son autorisation.
— Non, je ne pense pas, répliqua cette dernière sans se laisser émouvoir par son agressivité.
Avec ses cheveux gris, sa bouche pincée et son visage austère, Mme Papadopoulos lui rappelait sa
tante Despina. En tout cas, elle remplissait parfaitement son office de cerbère.
Theo soupira impatiemment. Il était en train d’apposer la dernière touche au plan stratégique de
l’entreprise qu’il devait présenter le soir même au conseil d’administration. Le vieux Demetrious
Tsoukatos se retirait petit à petit des affaires pour s’occuper de sa santé chancelante et avait demandé à
son fils de le remplacer.
Ses yeux se posèrent sur les immenses baies vitrées. La foule s’agitait dans les rues d’Athènes.
Comme toujours, ce spectacle le galvanisa. En ces temps instables, des empires financiers s’écroulaient
tous les jours, alors que d’autres, tels des phénix, renaissaient de leurs cendres pour reprendre leur essor.
L’entreprise familiale des Tsoukatos était de ceux-ci, comme en témoignaient ses locaux : une tour
de verre et d’acier qui s’élançait fièrement à l’assaut du ciel. Demetrious Tsoukatos en avait fait le vivant
testament de son succès d’armateur. Impitoyable, il avait abattu tous les obstacles sur son chemin. Rien ni
personne ne lui résistait. Il avait écrasé ses rivaux tout en triomphant de la conjoncture économique.
Theo marchait dans ses pas en se forgeant une réputation comparable. Il n’hésitait pas à prendre des
risques et se démarquait d’entrepreneurs timorés qui, préférant jouer la sécurité, finissaient par se
retrouver acculés et contraints à la faillite. La flotte Tsoukatos ne connaîtrait pas de telles vicissitudes.
Malgré une jeunesse de débauche, Theo avait depuis quatre ans développé des compétences indéniables
et une autorité incontestable.
A l’instar de son père, il avait aussi découvert le plaisir d’être un homme puissant et de soumettre
les autres à son autorité. Certes, sa vie personnelle lui échappait, quoique pour des raisons différentes de
celles de Demetrious. Je ne suis peut-être pas heureux, se disait-il souvent, mais au moins, je ne suis ni
un menteur ni un hypocrite.
Trop de personnes, autour de lui, étaient dépourvues de moralité.
Quand Mme Papadopoulos s’arrêta devant son bureau, Theo la foudroya du regard. Sans sourciller,
elle le considéra avec le mélange d’indulgence et de condamnation qui lui était coutumier.
— C’est votre femme, annonça-t-elle.
Sa femme.
Holly.
Immédiatement, une rage sombre déferla en lui. Cela faisait presque quatre ans qu’il ne l’avait pas
vue. Quatre ans qu’elle était partie, qu’elle avait quitté la Grèce. Quatre ans qu’il ne l’avait plus touchée.
D’ailleurs, cela n’arriverait jamais plus, car elle avait détruit leur mariage de façon irrémédiable.
Leur séparation datait précisément de la découverte de l’infidélité de Holly. A vrai dire, c’était elle
qui la lui avait avouée spontanément…
Il n’avait aucune envie de se perdre dans le labyrinthe de ces mauvais souvenirs. Ce n’était ni le
moment ni le lieu, dans cet immeuble où il régnait en maître avec un calme olympien.
Il ne se retournerait plus jamais sur son passé.
Depuis le temps, il aurait dû surmonter sa colère. Mais il devait encore se contrôler, s’obliger à
inspirer profondément et à desserrer les poings pour avoir l’air indifférent.
— Si c’est ma femme, vous savez pertinemment, madame Papadopoulos, qu’il est inutile de me
déranger. Je suis très occupé…
— Monsieur.
Surpris par l’interruption, Theo jeta un coup d’œil étonné à sa secrétaire, qui lui faisait front.
— Elle insiste et affirme que c’est urgent.
Theo refusait tout contact avec Holly depuis leur rupture. Elle l’avait trompé de manière éhontée,
alors qu’il avait le mensonge en horreur. Il dépensait déjà beaucoup trop de temps et d’énergie à
s’efforcer de l’oublier. Chaque jour, à l’aube, dans sa salle de sport, il s’épuisait physiquement à cogner
sur son sac de frappe avec ses gants de boxe et accumulait les kilomètres sur le tapis. Il cherchait à
s’étourdir pour ne plus penser à la trahison de Holly. Elle l’avait trompé avec un inconnu… Comment
était-ce possible ?
Il s’échinait à chasser de son esprit des scènes dont il n’avait pourtant pas été témoin, mais qu’il
imaginait malheureusement de façon bien trop détaillée. Comment avait-il pu croire à l’amour de cette
fausse ingénue ? Pourquoi ne s’était-il pas méfié davantage ?
Depuis quatre ans, il se jetait à corps perdu dans le travail pour ne pas penser à la créature qu’il
avait si imprudemment épousée. Elle l’avait non seulement ruiné et ridiculisé, mais lui avait aussi déchiré
le cœur, ce qui était bien pire. En tombant dans son piège, il avait commis la même erreur que ses
parents. Il ne se le pardonnait pas.
Refusant de se laisser submerger par ces émotions négatives, il avait consacré toute son énergie
pour faire fructifier l’entreprise de navigation familiale. Après avoir décimé implacablement tous ses
concurrents, il s’était imposé sur la scène internationale malgré des conditions particulièrement difficiles,
à force de volonté.
Plus personne, depuis bien longtemps, n’osait traiter Theo Tsoukatos de play-boy ou de fils à papa
trop gâté par le destin.
Mais Holly restait un échec cuisant, comme le symbole de sa jeunesse turbulente. Elle incarnait ses
errances passées, et la déception qu’il avait à cette époque infligée à son père. Cette réputation qui
entachait durablement leur nom et leur réputation.
Theo avait honte d’être tombé amoureux de cette jolie blonde américaine qui feignait la candeur et
prétendait avoir eu le coup de foudre pour lui. Il se reprocherait toute sa vie d’avoir étourdiment
prolongé leur aventure après la folle semaine qu’ils avaient partagée. Aveuglé par l’amour, emporté par
un élan de romantisme, il l’avait épousée sur un coup de tête. Six mois plus tard, elle le trompait avec un
touriste de passage dont elle ne connaissait même pas le nom…
Le pire, c’était qu’il était le seul à blâmer.
Tout le monde l’avait mis en garde. Abondamment. Il semblait le seul à être charmé par Holly Holt.
Les autres n’étaient pas dupes. Sous ses airs faussement innocents, la jeune Texane qui voyageait à
travers l’Europe pour se changer les idées après la mort de son père n’était qu’une vile aventurière, prête
à jeter son dévolu sur le meilleur parti qui se présenterait. Ses yeux bleus angéliques cachaient en réalité
une avidité sans nom.
Cet été-là, sur l’île de Santorin, Theo avait malheureusement croisé son chemin pour devenir sa
proie.
« Tu es mon successeur et l’héritier de la fortune des Tsoukatos, l’avait averti son père à plusieurs
reprises. Cette fille n’est personne. Il n’y a rien de possible entre vous au-delà d’une amourette de
vacances. »
Brax, le frère de Theo, s’était ligué avec Demetrious pour le mettre en garde. Mais Theo avait fait la
sourde oreille. Il n’accordait aucune valeur aux conseils d’un homme qui avait anéanti sa mère par ses
innombrables infidélités. Comme Theo s’obstinait, son père et son frère l’avaient conjuré de prendre au
moins les mesures nécessaires pour protéger son avenir et celui de l’entreprise. En vain. Theo, à son
habitude, n’en avait fait qu’à sa tête et avait écouté son cœur.
Il ne voyait que le sourire éclatant de Holly et ses yeux bleus, aussi profonds que la mer Egée. Il ne
pensait qu’à se noyer dans son regard et à se perdre en elle. Malheureusement, il avait découvert trop tard
la supercherie, derrière les apparences…
Il payait cher son impétuosité. Pourtant, il lui refusait le divorce. Il ne voulait pas montrer qu’elle
l’avait détruit pendant cette longue saison pluvieuse à Santorin.
Cela faisait donc presque quatre ans et demi qu’ils s’étaient mariés avec beaucoup trop de hâte, au
cœur de l’été grec, et quatre années qu’ils ne s’étaient pas revus. Et cela durerait encore longtemps. Theo
aurait préféré se jeter du haut des falaises de Santorin plutôt que de s’exposer de nouveau à la perversité
de Holly. Mais il ne lui accorderait pas sa liberté. Pour l’obtenir, elle devrait le supplier et se traîner à
ses pieds.
Œil pour œil, dent pour dent.
— Ma femme a le don de transformer le moindre désagrément en catastrophe planétaire, ironisa-t-il.
L’urgence signifie probablement qu’elle a atteint la limite de son crédit bancaire.
Il se moquait complètement de ce que pensait sa secrétaire. Après tout, il la payait assez cher pour
qu’elle supporte son mauvais caractère et ses sautes d’humeur.
— Je pense que, cette fois, c’est différent, monsieur Tsoukatos.
Theo commençait à perdre patience. Il avait déjà accordé trop de temps et d’attention à un sujet
auquel il ne s’autorisait à penser que lors de ses séances de sport. Et il n’avait pas terminé la rédaction
de son dossier.
— Pourquoi donc ? demanda-t-il sèchement. Il ne faut pas la croire sur parole…
Mme Papadopoulos se crispa.
— Parce que c’est un appel vidéo, répondit-elle en posant devant lui la tablette qu’elle portait sous
son bras. Voilà.
Elle recula en inclinant la tête.
— Monsieur.
Theo cilla et fixa l’image figée de Holly comme si elle risquait de bondir de l’écran pour lui planter
un poignard en plein cœur. Cette fois-ci, ce serait un coup mortel, à n’en pas douter. Il prit brusquement
conscience que Mme Papadopoulos continuait à le fixer d’un regard réprobateur et la congédia d’un
revers de la main.
Sa secrétaire avait raison. Ce genre d’appel sortait de l’ordinaire et n’augurait rien de bon. Theo
devrait sans doute mettre une nouvelle fois la main à la poche.
De toutes les folies qu’il avait commises au cours de sa jeunesse dévergondée, Holly Holt était sans
conteste la plus coûteuse. Rien, pourtant, ne le prédestinait à croiser le chemin de cette Américaine venue
d’un ranch perdu au fin fond du Texas. Après l’avoir subjugué, ses éclats de rire et ses yeux lumineux
l’avaient brisé en mille morceaux, faisant de lui un homme amer et plein de regrets.
Calme-toi, s’exhorta-t-il en son for intérieur en lançant un regard furieux à l’écran de la tablette.
Il allait couper la communication sans répondre, ce qui était la solution la plus raisonnable, mais il
hésita. Même pixellisé, le visage de Holly le fascinait. Il sentait presque sa présence, comme des griffes
plantées dans sa chair.
Il avait beau haïr sa propre faiblesse, cela n’y changeait rien.
Holly n’était plus la jeune fille simple et spontanée, dorée par le soleil, qu’elle était à vingt ans et
qui l’avait littéralement captivé. Il étudia son image comme si elle pouvait lui livrer la clé du mystère et
lui révéler une vérité qu’il connaissait pourtant depuis des années. Elle avait dompté sa chevelure
exubérante. L’insouciance qui illuminait alors son visage semblait l’avoir désertée.
Elle était plus lisse, plus soignée. Il l’avait déjà remarqué sur les photos qu’il apercevait de temps à
autre dans les journaux, sans pouvoir toujours les éviter. Là, c’était encore plus évident. Ses rondeurs
féminines avaient fondu. Son corps généreux, qui le rendait fou de désir, était devenu trop mince à ses
yeux. Ses cheveux avaient gardé leur blondeur, mais elle les tirait maintenant en arrière pour les nouer en
un chignon d’une élégance stricte. Son maquillage discret, minimal, manquait d’audace et de gaieté. Elle
portait une robe de bon goût, très classique, qui convenait parfaitement à sa nouvelle personnalité.
Holly Holt avait cessé d’exister. Theo doutait même de l’avoir jamais rencontrée.
Elle avait été remplacée par cette femme sophistiquée, parfaitement coiffée et manucurée, Holly
Tsoukatos, qui dépensait sans compter l’argent d’un mari absent. Holly Tsoukatos avait savamment
distillé une rumeur qui faisait d’elle l’épouse délaissée d’un des play-boys les plus en vogue de la vieille
Europe. Elle était d’autant plus courtisée et en faveur dans la bonne société que son mari gagnait en
fortune et en puissance.
Theo la haïssait. Et il se détestait davantage encore à cause du désir physique que cette petite
Américaine sans complexes continuait à lui inspirer. Après tant d’années, il ne comprenait toujours pas
comment elle avait pu le séduire en l’espace d’une semaine, et d’une manière aussi irrévocable.
Pourtant, Holly n’était qu’une imposture. Il avait tendance à oublier un peu trop facilement ses
talents de comédienne. Elle l’avait dupé par un numéro de séductrice virtuose. Mais les apparences
masquaient une inconsistance totale. La version qu’il avait sous les yeux en ce moment, la femme glacée
des couvertures de magazines, rompue aux bonnes manières, s’était construite entièrement grâce à son
argent. C’était elle, la véritable Holly, et il ne l’aimait pas. Sans lui, elle n’était rien du tout.
Voilà pourquoi il avait refusé de la revoir au cours des quatre dernières années, et très rarement
accepté de lui parler au téléphone.
A ces raisons, il fallait sans doute ajouter son caractère irascible et impétueux, qu’elle mettait
immanquablement à rude épreuve. Mais il se maîtrisait tant bien que mal, refoulant profondément les
blessures de son amour-propre, sans trop s’appesantir sur les cicatrices qui ne se refermeraient sous
doute jamais tout à fait. Plutôt mourir que de montrer à Holly combien elle l’affectait. Plus il réussissait à
se montrer froid et distant, mieux cela valait. L’indifférence était la seule façade qu’il s’autorisait.
Il appuya brusquement sur la touche entrée et n’essaya pas de masquer son irritation.
— Qu’est-ce que tu veux ? lança-t-il sans même un bonjour.
Son ton sec et brutal ne soulagea en rien la fureur qui le rongeait. Inconsciemment, il avait besoin de
l’agresser pour lui rendre les coups qu’elle lui avait assénés et qui l’avaient brisé.
— Tu as enfin réussi à me mettre au bord de la faillite ? grogna-t-il.
* * *
Cet appel vidéo était une grave erreur tactique.
Holly s’en rendit compte dès que Theo rétablit la communication. Devant l’image qui s’animait, le
courage et la détermination lui manquèrent tout à coup. Pire, elle était incapable de parler. Encore un faux
pas. Pourtant, la liste était déjà longue… Elle ne savait jamais comment s’y prendre avec cet homme.
Elle n’était pas du tout prête à le voir. Il était trop beau, trop parfait. Face à lui, comme toujours,
elle perdait ses moyens.
Theo était là, en personne, sur le grand écran de son ordinateur. Imposant, superbe malgré sa mine
sombre, il surgissait dans sa vie solitaire avec une violence incroyable…
Et il était toujours abominablement en colère. Contre elle.
Chaque mot qu’il prononçait la plongeait dans une sorte de nuage noir, suffoquant.
Elle avait l’impression d’affronter un adversaire dans un sport de combat. Il en avait toujours été
ainsi, mais c’était pire maintenant, avec cette rage qui bouillonnait en lui.
Elle avait déjà subi sa fureur au téléphone quand il lui avait reproché ses dépenses inconsidérées.
Elle dépassait délibérément les bornes et lui envoyait des factures astronomiques… Mais il l’appelait
rarement, tout au plus trois ou quatre fois par an.
Son expression, son regard noir lui donnaient froid dans le dos. Il n’était pas près d’oublier qu’elle
avait détruit leur mariage.
Son air était si féroce qu’elle se mit à trembler de la tête aux pieds. Dieu merci, dix mille kilomètres
les séparaient. Dieu savait quelle aurait été sa réaction s’il avait été devant elle en chair et en os.
Elle redoutait plus que tout cette confrontation. La lueur menaçante qui brillait au fond du regard de
braise de Theo l’effrayait.
Que croyais-tu donc ? chuchota la petite voix intérieure qui ressemblait tant à celle de son cher
papa disparu. Il te hait. Tu as fait ce qu’il fallait pour cela. Tu l’as bien cherché.
Après l’enfance qu’elle avait eue, elle était bien placée pour imaginer les ravages provoqués par
son départ. Sa mère l’avait abandonnée alors qu’elle n’était qu’une toute petite fille, et elle avait très
longtemps vécu seule avec son père. Dévasté par le chagrin, ce dernier n’avait pas trouvé refuge dans la
haine, comme Theo, mais dans l’espoir. Consumé par quelque chose qui le dépassait, il n’avait jamais
cessé de croire à l’impossible. Holly avait toujours senti ce feu brûlant qui minait leur existence.
Elle reconnut en Theo, à ce moment précis, les mêmes signaux d’un cataclysme intérieur.
Theo s’appuya avec nonchalance contre le dossier de son siège en cuir. Comme toujours, ses
cheveux étaient en désordre et un peu trop longs. Il était encore plus beau que dans son souvenir. Avec
son corps sculptural et débordant d’énergie, il ressemblait à un dieu païen. Il entretenait une forme
d’athlète et aurait pu devenir boxeur s’il avait appartenu à un milieu social plus modeste. Mais son père
nourrissait pour lui de plus hautes aspirations. Il portait une chemise blanche immaculée sous laquelle on
devinait ses larges épaules musclées et son torse d’acier. Il exsudait la puissance et le danger. Holly
éprouva un sursaut de haine contre elle-même.
A cause de ce qu’elle avait fait. Ou plutôt de ce qu’elle avait prétendu avoir fait. Quel gâchis !
Précipitée dans le tourbillon d’un mariage étourdissant, totalement irréfléchi, elle avait tout saboté et en
avait malheureusement conçu un regret nauséeux qui ne la quittait plus.
Elle était hélas condamnée à vivre avec.
Elle avait envie de toucher l’écran, comme pour sentir sous ses paumes le contact de Theo, sa peau
mate et chaude. Elle brûlait du désir d’enfouir les doigts dans ses cheveux épais, de goûter sa bouche
pleine et sensuelle dans un baiser annonciateur de plaisirs encore plus intenses.
Mais c’était impossible. A tout jamais. Holly le savait. Il n’y avait aucun moyen de renouer avec
Theo sans rouvrir d’anciennes blessures mal cicatrisées qui se remettraient à saigner douloureusement.
Terrorisée à la pensée de devenir aussi malheureuse que son père, elle avait préféré calquer son
comportement sur celui de sa mère et endosser le mauvais rôle. Mais elle ne supportait plus d’avoir agi
ainsi. C’était devenu intolérable. Il fallait absolument faire quelque chose. N’importe quoi, mais quelque
chose.
Il n’y avait pas si longtemps encore, Holly croyait sincèrement qu’elle parviendrait à tourner la
page. Les années avaient fini par brouiller ses souvenirs.
Mais en cet instant, même par écran interposé, elle éprouvait le même aveuglement que lors de sa
première rencontre avec Theo. Dans le petit restaurant de Santorin où elle buvait tranquillement un café
après le déjeuner, sa vie avait été bouleversée quand un bel inconnu était entré pour s’asseoir à la table
voisine.
Il avait surgi avec la force d’une comète. Dans cette île grecque aux maisons blanchies à la chaux,
inondée de soleil et perdue au milieu de vastes étendues d’eaux cristallines, cet homme lui était apparu
comme dans un rêve. Avec une soudaineté impensable, il avait à jamais modifié le cours de son existence
en lui révélant le mystère de la sexualité…
— Holly.
Sa voix la ramena brusquement au présent, avec ce léger accent qui la troublait toujours autant
lorsqu’il prononçait son prénom. Dieu merci, il ne pouvait pas voir les tremblements de ses mains. Et elle
dut faire appel à toutes ses forces pour éteindre la faible lueur d’espoir qui, malgré elle, s’était mise à
scintiller dans le secret de son cœur.
— Je ne suis absolument pas disponible pour te parler aujourd’hui. Et, même si je l’étais, je n’ai
rien à te dire.
Le pli amer qui déformait sa bouche ne lui ôtait rien de son charme. Bien au contraire.
— Rien de poli, en tout cas, ajouta-t-il sèchement.
Il serait si tentant de craquer, de s’abandonner au flot de paroles qui ne demandaient qu’à se
déverser… Néanmoins, c’était inutile. Theo refuserait de croire la vérité. Elle avait menti pendant trop
longtemps, uniquement pour qu’il la laisse tranquille. Elle s’était totalement discréditée en se faisant
détester par tous les moyens.
Elle s’était malheureusement fourvoyée, ne réussissant qu’à rejouer la douloureuse histoire de son
enfance. Si elle s’avisait maintenant de tout raconter, Theo l’accuserait de nouvelles manigances.
Pour gagner la partie, il fallait mettre en œuvre sa nouvelle stratégie mûrement réfléchie. Sinon, elle
perdrait tout définitivement.
Holly afficha un sourire qui n’avait plus rien d’innocent, comme au temps où elle était stupidement
amoureuse. Puisque son plan initial n’avait pas suffi à convaincre Theo de divorcer, elle avait trouvé un
autre moyen de les libérer tous les deux.
Elle n’avait plus le choix. Elle devrait agir avec prudence avant de jouer son dernier atout. L’enjeu
était de taille.
— Tu es réellement très occupé ? lança-t-elle avec le ton nonchalant que lui conférait son accent
texan. Ou tu fais semblant ? Le prince héritier dilapide la fortune de son père et transforme le royaume en
terrain de jeu ?
Un peu décontenancé, Theo attendit quelques secondes avant de répondre.
— Pardon ? s’écria-t-il, glacial, en recouvrant ses esprits. Si tu cherches à me provoquer, tu risques
fort de le regretter. Tu n’es pas exactement toute rose de ton côté.
— Blablabla, répliqua-t-elle en levant les yeux au ciel. Je sais ce que tu penses, Theo. Traite-moi
de garce. Avoue que cela te démange depuis quatre ans.
2.
Holly cilla devant l’écran. Theo la foudroyait du regard en silence. L’agressivité qu’il dégageait lui
coupait le souffle.
Pourtant, au fond de son être, elle sentit ses espoirs renaître. Une femme sensée n’aurait peut-être
pas réagi ainsi… mais Holly voyait un côté positif à cette réaction. Se pouvait-il qu’il reste une chance
de sauver leur avenir ?
Après tout, la haine n’avait rien à voir avec l’indifférence. Theo éprouvait toujours quelque chose
pour elle, même s’il s’agissait d’émotions négatives ou douloureuses.
De toute façon, lorsqu’il était question de Theo Tsoukatos, toute pensée cohérente désertait son
esprit. Il lui avait tourné la tête dès le premier jour. Emportée par un tourbillon de sensualité, elle lui
avait abandonné en même temps son innocence, son cœur et sa raison.
Un vent de folie soufflait cet été-là…
— Laisse-moi deviner ton dernier caprice, reprit Theo, parfaitement maître de lui.
Il avait beaucoup changé. Elle avait du mal à reconnaître dans cet homme mesuré le Theo qui l’avait
séduite, impétueux et sauvage sous ses bonnes manières de fils de famille fortuné.
— Tu veux acheter un jet privé. Une île déserte. Une maison de haute couture à Paris. Je m’en
moque, Holly. Fais ce que tu veux avec la pension que je te verse. Tout ce que je te demande, c’est de me
laisser tranquille.
Il se pencha et tendit la main pour couper la communication. Dans ce geste, stupidement, elle crut
lire, l’espace d’une seconde, un élan vers elle…
— Je veux te voir, annonça-t-elle brusquement avant qu’il raccroche.
Elle devait absolument arrêter de se perdre dans ses rêves fous, ses fantasmes qui l’entraînaient loin
de la réalité. Avait-elle oublié la raison de son appel ? Elle avait déjà de la chance qu’il ait répondu…
L’occasion ne se représenterait pas de si tôt.
Il la transperça de son regard noir.
— Tu me vois en ce moment même, railla-t-il. Grâce au miracle de la technologie.
— Je veux te voir en personne.
Il éclata d’un rire mauvais.
— Pas question.
Toute cette comédie la fatiguait, mais il fallait aller jusqu’au bout.
— Désolée, répliqua-t-elle avec une ironie glaciale, j’aurais peut-être dû te poser la question plus
poliment.
— Peu importe. C’est sans appel.
— Theo.
Elle secoua la tête en dissimulant ses poings serrés sous la table.
— Pourquoi ne pas nous comporter en êtres civilisés ? Que tu le veuilles ou non, nous devons nous
rencontrer pour aborder certains sujets. Tu ne vas tout de même pas m’obliger à entamer cette discussion
par téléphone ?
— Je n’ai pas le pouvoir de t’obliger à quoi que ce soit, maugréa-t-il. J’ai échoué à faire de toi une
épouse fidèle. Je ne me risquerai plus à aucune tentative.
Un peu honteusement, Holly frissonna au son de sa voix grave, mais ne cilla pas.
— Je veux divorcer, déclara-t-elle simplement, en détachant chaque syllabe.
Comme si c’était vrai…
— Ma réponse n’a pas changé d’un iota, dit-il froidement. Il n’en est pas question. Tu aurais pu nous
épargner la mise en scène d’aujourd’hui. A l’avenir, ne recommence pas. C’est inutile.
— Quel avenir ? protesta-t-elle. C’est justement le problème. Nous n’en avons pas.
Elle arbora une moue coquette, se coulant dans la peau du personnage qu’elle jouait depuis quatre
ans.
— Nous nous sommes suffisamment amusés…
— C’est ta façon de voir les choses ? la coupa-t-il méchamment. Pas la mienne.
— … il est temps de mettre un terme à ce bras de fer ridicule, à cette guerre acharnée, poursuivit-
elle sans relever son interruption. Même les meilleures choses ont une fin.
— Je ne t’accorderai pas le divorce, Holly. Tu peux avancer tous les arguments que tu voudras, je
ne changerai pas d’avis. Je suis suffisamment généreux pour te permettre de vivre à ta guise. Je me moque
éperdument de ce que tu fais. Et avec qui.
— C’est ce que tu prétends, murmura-t-elle.
Elle n’en croyait pas un mot. Son regard ténébreux disait tout autre chose. Une fois encore, elle
l’interpréta comme un signe d’espoir.
— Je ne te rendrai jamais ta liberté, asséna-t-il avec force.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est la seule chose dont tu as vraiment envie, agapi mou.
Quelle dureté dans sa voix ! Pourquoi l’appelait-il mon amour ? Ils se souvenaient parfaitement,
tous les deux, de la dernière fois où il avait prononcé ces mots, avec un accent de sincérité déchirante…
Elle attendrait d’être seule pour repenser à tout cela. Devant lui, elle devait paraître déterminée, ne
pas manifester le moindre trouble.
— A part mon argent, bien sûr, ajouta-t-il.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle en portant la main à son cœur dans un geste théâtral. Que tu es
égoïste, Theo ! Et possessif ! Pour un peu, j’imaginerais que tu as toujours des sentiments pour moi.
— Pas du tout, grogna-t-il. Je te l’ai déjà dit il y a quatre ans. Dépense mon argent. Mets-moi dans
l’embarras. Je m’en fiche royalement. Tu n’obtiendras jamais le divorce, ce n’est pas négociable. Je
subirai les conséquences de ce mariage malheureux, mais toi aussi.
— Sauf que tu ne peux pas faire durer la situation éternellement.
Elle haussa les épaules.
— Selon la loi grecque, Theo, précisa-t-elle.
Elle ramassa une feuille de papier et commença à lire, même si elle connaissait le texte par cœur.
— Le divorce est accordé dans certains cas de rupture conjugale. Si les époux sont séparés depuis
au moins quatre ans, cette rupture est consommée, que tu le veuilles ou non. Tu ne pourras pas me torturer
indéfiniment.
— Nous ne sommes pas séparés. C’est toi qui es partie.
Il la scruta intensément, et son regard de braise fit à Holly l’effet d’une caresse. Quelle idiote !
— Tu peux revenir quand tu veux, ajouta-t-il. Si tu en as le courage, ou l’inconscience. Je ne cesse
de te le répéter, depuis des années.
Il lui avait plutôt lancé un défi. Reviens affronter le poids de tes fautes, si tu l’oses, avait-il
déclaré. Qui sait ? Je suis peut-être plus clément que tu ne l’imagines.
— Libre à toi de te raconter des histoires et même de te poser en victime aux yeux des autres ! Si
cela t’amuse, je ne peux pas t’en empêcher, poursuivit-il d’une voix d’acier. Mais, lors des rares fois où
tu as l’occasion d’évoquer notre mariage devant moi, n’essaie pas de diluer ta culpabilité avec des
considérations oiseuses.
Il se pencha tout près de l’écran.
— C’est toi la fautive. Toi seule. Tu m’as menti dès le premier jour. Et, comme si ce n’était pas
suffisant, tu as couché avec un autre homme et tu m’as jeté ton aveu à la figure. Puis, tu es partie comme
une voleuse, en pleine nuit, au lieu d’affronter les conséquences de tes actes. Depuis, tu cours le monde
en dépensant allègrement mon argent. Tu es pire qu’une prostituée, qui a au moins l’honnêteté et la
franchise d’annoncer ses tarifs. Tu me fais honte.
Holly continua à afficher un sourire imperturbable, comme si les paroles de Theo ne l’atteignaient
pas. Mais son mépris et son dégoût la blessaient cruellement. Elle tenait bon uniquement parce que le jeu
en valait la chandelle. Il était inutile de se défendre pour l’instant. Elle attendrait de le revoir.
Qu’éprouverait-elle ? La même joie sauvage qu’au début, le même éblouissement ? A Santorin, elle
défaillait de plaisir chaque fois qu’il posait les yeux sur elle ou l’effleurait d’une caresse. La violence de
ses sentiments l’avait terrorisée au point qu’elle avait préféré s’enfuir. Sinon, elle aurait fini anéantie,
engloutie dans le mystère effrayant d’un amour qui la dépassait.
— C’est noté, dit-elle calmement, en s’étonnant elle-même de ne rien trahir de ses émotions.
Elle ne tremblait même pas. Mais elle s’effondrerait à coup sûr dès qu’il aurait raccroché, dans la
sinistre solitude de sa vie sans lui.
— Mais tu ne comprends pas.
— Je ne t’ai jamais comprise. Pourquoi cela changerait-
il aujourd’hui ?
— Je présente une demande de divorce, Theo. Non seulement j’invoque la séparation de corps, mais
je t’accuse d’avoir rompu nos vœux de mariage.
Elle haussa les épaules quand il poussa un juron en grec.
— On me croira, naturellement. Avec la réputation de play-boy que tu t’es taillée dans toute
l’Europe, personne ne mettra ma parole en doute. J’étais une pauvre ingénue sans la moindre expérience,
une fille de la campagne en voyage pour la première fois à l’étranger. Devant toi, j’étais sans défense.
Il se passa la main sur le visage.
— Bien sûr.
Elle ignora sa remarque caustique.
— Le choix t’appartient. Si tu acceptes de me rencontrer comme j’en ai émis le souhait, je te
revendrai mes parts de Tsoukatos Shipping. Sinon, je prendrai la majorité au conseil d’administration.
Theo était fou de rage. Elle en eut la chair de poule et se félicita d’être à Dallas, très loin d’Athènes.
Pourtant, elle ne pouvait pas s’empêcher d’avoir peur.
— Très bien, dit-il enfin, au bout d’un temps qui parut interminable.
Au prix d’un effort surhumain, Holly réussit à rester impassible.
— Mais je t’avertis, ajouta-t-il. Tu risques de t’en mordre les doigts. Nos retrouvailles ne seront
peut-être pas aussi agréables que tu l’imagines.
— Ce ne sera pas pire que tes paroles insultantes pour me reprocher mes dépenses, ou tes réflexions
philosophiques sur la signification du mot prostituée.
Elle dut s’arrêter pour calmer la colère qui montait en elle.
Une lueur éclaira le regard de Theo, et elle se sentit soudain terriblement vulnérable, à sa merci. De
toute façon, elle n’avait plus le choix. Il n’était pas question de reculer.
Soit tu parviens à le reconquérir, soit tu regagnes ta liberté et tu l’oublies, définitivement. Peu
importe comment, mais il faut arriver à l’une ou l’autre de ces solutions.
Etait-ce vraiment aussi simple ?
— C’est moi qui choisis le lieu du rendez-vous, déclara-t-il d’un ton bizarrement menaçant.
— Pourquoi pas ? Si cela te donne l’illusion de rester maître des événements…
— Barcelone, annonça-t-il.
Elle ne s’attendait pas à cette provocation et eut l’impression de recevoir un coup de poing dans
l’estomac. Sa réaction n’échappa pas à Theo qui esquissa un sourire.
— Rendez-vous au Chatsfield dans trois jours. Tu te rappelles ?
Evidemment. C’était là qu’il l’avait emmenée en voyage de noces. Un mois magique qui avait
marqué les plus beaux moments de leur mariage. Ces quelques semaines à Barcelone formaient les
meilleurs souvenirs de sa vie tout entière. Elle n’avait jamais été aussi heureuse qu’à cette époque.
— Tu veux discuter de notre divorce dans la ville où nous avons passé notre lune de miel ? s’écria-
t-elle avec une stupéfaction impossible à dissimuler. Theo…
— C’est à prendre ou à laisser, Holly, conclut-il avec une satisfaction évidente.
Puis, il raccrocha brusquement, abandonnant Holly au gâchis qu’elle avait provoqué.
Encore une fois.
* * *
Theo entra dans sa suite au Chatsfield de Barcelone derrière le garçon d’étage qui portait ses
bagages. Son portable à la main, il consultait son courrier, les sourcils froncés, quand il s’immobilisa
brusquement en parcourant la pièce du regard.
Il avait passé tout un mois ici, dans cette même suite qui donnait sur le fameux Passeig de Gràcia,
les Champs-Elysées espagnols, avec la Méditerranée éblouissante en toile de fond. Une grande peinture
abstraite décorait le vestibule, au-dessus d’une console aux lignes avant-gardistes. Les hôtels Chatsfield
étaient connus dans le monde entier pour leur décoration raffinée et très contemporaine. Il se souvenait
parfaitement de la grande chambre de maître avec sa terrasse privée, à l’abri des regards. Holly et lui
s’étaient aimés dans le moindre recoin de la suite, à toutes les heures du jour et de la nuit.
Il eut l’impression de remonter le temps. Le salon était jonché d’une pluie de pétales de rose
délicats, exactement comme lors de leur arrivée quatre ans et demi plus tôt. Une émotion sauvage et
chaotique l’étreignit. Il ne s’était pas attendu à une telle réaction.
C’était impardonnable, songea-t-il. Car il était évident que cette mise en scène était l’œuvre de
Holly. Elle était odieuse.
Exactement comme ton père, murmura une petite voix intérieure. Elle se moque complètement de ce
que tu ressens.
Peut-être même prenait-elle plaisir à le faire souffrir…
— C’est la suite nuptiale ? demanda-t-il à l’employé.
Sans doute un peu trop brutalement, car le pauvre homme sursauta nerveusement.
— Oui, monsieur.
Il commença à énumérer les caractéristiques des différentes pièces, puis se tut dans un silence gêné
devant l’expression de Theo.
Ce dernier s’approcha de la table basse où était disposée une bouteille de champagne dans un seau à
glace, sans nul doute le même millésime que lors de son dernier séjour. Un flot de souvenirs déferla en
lui. Il s’était amusé à verser quelques gouttes de champagne sur le corps nu de Holly, pour lécher sa peau,
jusque dans les endroits les plus intimes.
Ils avaient célébré intensément une fête de tous les sens…
Il accusa le choc et réprima un affreux juron, maudissant la capitale catalane et toute la péninsule
Ibérique.
— Merci, grogna-t-il à l’adresse du porteur en lui fourrant une liasse d’euros dans la main.
Après le départ de l’homme, il ramassa la carte appuyée contre le seau en argent.
« Quel endroit parfait pour divorcer ! Tu n’aurais pas pu mieux choisir ! »
Le message était rédigé de la main de Holly, avec son écriture pleine de boucles.
Juste au-dessous, elle avait ajouté son numéro de portable, qu’il connaissait de toute façon par cœur
même s’il ne l’avait pas utilisé depuis des années.
Immédiatement, sans même s’en rendre compte, il le composa. Il tressaillit au son de la voix rauque
de la jeune femme. Cette situation était invraisemblable ! Il se tenait là, désorienté, au milieu de cette
suite où ils avaient consumé leur amour sans jamais s’en assouvir pendant des semaines. Ils n’existaient
alors que pour se fondre l’un dans l’autre, inlassablement, dans une joie et un bonheur indicibles.
Ici même, il avait cru sincèrement qu’il passerait le reste de son existence à glorifier le culte de
l’amour physique, dont Holly était la déesse incomparable…
— Tu es bien arrivé ? Le décor te plaît ? railla-t-elle.
Elle le catapultait dans les illusions du passé avec un art consommé, en sachant pertinemment ce
qu’elle faisait.
Finalement, c’était sa faute. Il n’aurait jamais dû choisir Barcelone.
— Tu peux venir voir, suggéra-t-il sans chercher à cacher la fureur qui l’habitait. Tu me diras si tout
est exactement comme dans ton souvenir. Le moindre détail est resté gravé dans ta mémoire, j’imagine ?
Holly se contenta de rire, mais sans joie. Le rire d’autrefois avait disparu. Holly Tsoukatos était très
différente de Holly Holt, plus guindée et réservée. Depuis qu’elle fréquentait les galas et les cocktails du
beau monde, elle ne possédait plus une once de l’exubérance qui faisait tout son charme.
— Merci pour l’invitation, murmura-t-elle, mais sans façon. Je suis en bas, au restaurant. Viens me
rejoindre, si tu veux. Nous commencerons à discuter des formalités du divorce. En adultes responsables.
Il fallut à Theo tout son sang-froid, conquis au fil du temps, pour ne pas exploser. Le magnétisme que
Holly exerçait sur lui était presque irrésistible. Comme si les kilomètres avaient été le seul obstacle qui
les séparait, rien de plus. Rien de pire…
— En public, observa-t-il le plus calmement possible. Est-ce bien raisonnable ?
De nouveau, elle rit, et les doigts de Theo se crispèrent sur son téléphone. Le son de cette voix
l’électrisait, comme si Holly le touchait physiquement, comme une caresse sur sa peau nue.
Des images involontaires se présentèrent à son esprit. Il se souvenait de ses jambes nouées sur ses
épaules, de ses mains agrippées au rebord de la fenêtre pendant qu’il la pénétrait, de son rire
d’autrefois…
Il avait trop de souvenirs. Il y avait trop de fantômes ici, entre ces murs qui étaient restés imprégnés
de leur présence. Comment avait-il pu, pendant quatre ans, les ignorer ?
— Rien n’a jamais été raisonnable, entre nous, Theo, dit Holly.
Un instant, il crut percevoir un accent de tristesse. Mais c’était impossible. Il se trompait. Au-
dehors, les rayons du soleil couchant teintaient le ciel d’une douce couleur orangée. L’atmosphère
espagnole lui jouait des tours. Il prenait ses désirs pour des réalités.
Il lui fallut un long moment pour prendre conscience qu’elle avait raccroché. Il arrêta alors de
réfléchir et se mit en mouvement.
Il monta dans l’ascenseur rutilant pour rejoindre le rez-de-chaussée. Perdu dans ses pensées, il ne
prêta aucune attention au décor du grand hall où se pressait une clientèle de choix. Quelques touristes
photographiaient le dallage de marbre ou s’attardaient au bar. Indifférent, Theo se dirigea vers le
restaurant et n’accorda même pas un regard au maître d’hôtel qui le salua.
Depuis le seuil, il scruta la salle. De nombreuses tables étaient déjà occupées par différents
convives, un couple d’amoureux, une famille, des hommes d’affaires, un groupe de femmes entre deux
âges…
Enfin, il la vit.
Alors, seulement, il entreprit de rassembler ses esprits. Il devait réfléchir un peu, au lieu de céder à
l’impulsion, comme cette première fois où il avait aperçu Holly, telle une apparition, au milieu de toute
une foule de gens, radieuse, inondée de lumière.
Oui, il devait se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard et que tout recommence. Encore une fois.
Elle était si belle. Il ne pouvait le nier, même si cela l’exaspérait. Sans savoir pourquoi, il enrageait
de la voir si jolie.
Elle portait une de ces petites robes toutes simples qu’elle affectionnait depuis quelque temps, dont
l’élégance discrète flattait la perfection de sa silhouette et la faisait ressembler à une reine. Oui, elle
avait quelque chose d’aristocratique, avec son menton appuyé délicatement sur sa main, le regard perdu
sur le spectacle de la rue, au-dehors. Il remarqua immédiatement les deux bagues sur son autre main, qui
jouait distraitement avec son verre à pied.
Son irritation monta d’un cran.
La scène lui rappelait avec une douleur beaucoup trop vive un après-midi d’été ensoleillé qui avait
bouleversé son existence à Santorin. Il avait dormi chez sa dernière conquête et s’était levé tard. Il
mourait de faim, mais n’avait pas envie de retourner à la villa familiale où son père, immanquablement,
le sermonnerait parce qu’il négligeait ses responsabilités. Les sermons du vieil homme le fatiguaient. De
toute façon, il ne l’écoutait plus depuis longtemps, depuis qu’il avait découvert sa véritable personnalité.
Il avait donc gravi la ruelle en pente jusqu’à son restaurant préféré, tenu par l’un de ses amis, pour
se régaler d’un poisson fraîchement pêché et chasser la fatigue d’une nuit agitée.
C’était là qu’il avait trouvé Holly, avec son rire charmant et son innocence d’une fraîcheur
irrésistible. Le cours de son existence en avait été irrémédiablement changé.
Elle lui était apparue exactement comme aujourd’hui.
Theo s’arrêta et s’obligea à respirer. Et à réfléchir. Holly avait évidemment soigné sa mise en scène.
Il n’était pas dupe. Elle avait tout calculé pour parvenir à ses fins. Elle avait choisi de s’installer devant
une fenêtre ouverte, avec le bruit de la rue et la foule qui passait. Pas uniquement pour le rencontrer dans
un restaurant, comme la première fois, mais parce qu’elle se sentait probablement plus en sécurité en
public.
Elle croyait sans doute tout maîtriser, et surtout le dominer, lui.
Ce fut à ce moment-là que Theo se décida. C’était à son tour d’abattre ses cartes. Pour gagner.
Il avança jusqu’à sa table et se glissa sur la chaise en face d’elle. Puis, il prit son verre et but une
gorgée de son vin. Puisqu’elle s’amusait à ses dépens, à réveiller les échos du passé, il se coulerait dans
le rôle. Il posa délibérément les lèvres sur les marques de son rouge à lèvres sans détacher son regard du
sien.
Il ne déchiffrait pas l’expression de ses yeux bleu foncé, ce soir. Il ne lisait plus dans ses pensées
comme avant. Mais peut-être n’y était-il jamais arrivé, puisqu’il avait été incapable de prédire la suite de
l’histoire… C’était sans importance. A présent, il avait pleinement conscience de jouer la comédie.
Cette fois-ci, elle ne le prendrait pas au dépourvu.
— Kalispera, Holly, dit-il.
Il étendit les jambes, et aussitôt elle bougea les siennes pour éviter son contact, comme si un simple
effleurement risquait de les embraser tous les deux.
Elle n’avait pas tort… Cette pensée raffermit la détermination de Theo.
— Tu as l’air en forme. Manifestement, dépenser mon argent te réussit. Cette entrée en matière est-
elle assez polie à ton goût ?
3.
Theo laissa échapper un rire cruel, bien déterminé à prouver à Holly qu’il avait changé.
— Tu as raison.
Il se leva en lui décochant un regard furieux et condescendant à la fois. Il ne savait pas si sa pitié
était dirigée à l’encontre de Holly ou de lui-même. Pourquoi avait-il accepté de la retrouver à
Barcelone ? Dès qu’il s’agissait d’elle, il était incapable de réfléchir. Mais cette fois-ci serait la
dernière. Il était enfin prêt à rompre. Définitivement.
— N’aie crainte, Holly. Je me suis résigné à ton absence. Dieu merci. Et je vais te le prouver.
Il se doutait qu’elle le suivrait quand il s’éloigna à grandes enjambées. Effectivement, le bruit de ses
hauts talons résonna derrière lui dans le grand hall dallé de marbre du Chatsfield. Il se retourna avec un
sourire mauvais.
— Comme les temps changent ! lança-t-il avec mépris. A ton tour de me courir après. La vie ne
cessera jamais de nous surprendre.
Elle s’immobilisa brusquement et faillit perdre l’équilibre. Il ne parvenait pas à déchiffrer son
expression et se remémora avec amertume l’époque où il croyait lire en elle comme dans un livre ouvert.
Quel idiot ! Lui, séducteur invétéré, s’était laissé berner comme un jeune puceau ! Mais cela lui était égal,
à présent. Cette fois-ci, l’ignominie de Holly la condamnait sans appel, définitivement. Quel obscur
dessein nourrissait-elle avec cette nouvelle invention ?
— Je ne te connaissais pas ce côté philosophe, observa-t-elle au bout d’un moment, avec un calme
trop bien maîtrisé. Je ne suis pas sûre que cela t’aille bien.
Il inclina la tête.
— Je te promets de réfléchir à cette remarque qui suscite en moi un vif intérêt.
Ils se fixèrent longuement, en silence, en oubliant complètement le décor alentour. La fureur qui
avait poussé Theo à entreprendre ce voyage, la rage qui l’avait saisi dans sa suite pour le catapulter au
rez-de-chaussée s’étaient muées en un autre sentiment, encore indéfinissable, mais beaucoup moins
violent. Différent, en tout cas.
— C’est tout ce que tu avais à me dire ? demanda-t-il enfin. Tu voulais me revoir pour me débiter
ces bêtises sur ce qui s’est passé il y a quatre ans ?
— Je t’ai dit la vérité, protesta-t-elle sans broncher, mais d’une voix blanche, presque douloureuse.
J’ai passé beaucoup de temps à essayer de me libérer de toi, Theo. J’ai utilisé toutes les armes possibles,
jusqu’à la dernière, celle qui a marché.
Il eut envie de la secouer et se méprisa de réagir ainsi, comme un homme des cavernes. Face à elle,
il ne se reconnaissait pas. Elle le faisait sortir de ses gonds.
— A l’avenir, je te conseille des méthodes plus simples. Il aurait suffi de dire : « Theo, je veux te
quitter. » Tu serais arrivée au même résultat en nous épargnant beaucoup de complications inutiles.
— Il n’était pas vraiment facile de discuter avec toi, objecta-t-elle. Cela ne l’est d’ailleurs pas plus
aujourd’hui.
— Ah, bien sûr, tout est ma faute. Je m’en doutais. Je suis responsable de ton infidélité, n’est-ce
pas ? Je t’ai poussée dans les bras d’un autre homme.
— Je ne t’ai pas trompé.
— Faisons comme si je te croyais.
Il commit l’erreur de se pencher. L’odeur de sa peau parfumée à la vanille l’enveloppa, mais il
ignora délibérément le désir qui le transperçait.
— Quelle importance à présent ? ajouta-t-il.
Une expression de petite fille perdue brouilla les traits de Holly, et il la retrouva telle qu’elle était
dans son souvenir. Heureusement, elle ne réussissait plus à le berner.
— Theo ! s’exclama-t-elle, désemparée.
Elle joue la comédie, rugit une voix impérieuse dans son esprit. Comme d’habitude. Elle n’est pas
plus perdue que toi.
— Cela fait quatre ans, Holly. Qu’espérais-tu donc, avec ta déclaration ?
De nouveau, une confusion pleine de candeur se peignit sur son visage. Elle excellait dans l’art du
théâtre… S’il s’était écouté, il l’aurait prise dans ses bras pour la consoler. Elle était redoutable.
— Je… je voulais juste que tu le saches, bredouilla-t-elle.
— Je vois. Je me demande à quoi tu joues…
Il était si près qu’elle fit mine de reculer, mais il l’en empêcha en la saisissant par les épaules.
Immédiatement, il éprouva un choc violent, un embrasement. Néanmoins, il n’était pas question de
succomber à l’alchimie sensuelle qui régnait toujours entre eux, prête à exploser. De toute manière, la
lueur qui brillait au fond des yeux de Holly trahissait son mensonge. Il le savait. L’expérience lui avait
tout de même servi de leçon !
— Devrais-je tomber à genoux ? Crier hosanna ? Sauter de joie ?
— Peut-être te montrer un peu moins agressif et cynique, suggéra-t-elle. Pour commencer.
— Je ne crois pas un traître mot de ce que tu racontes, murmura-t-il d’une voix mielleuse. Tu t’es
démasquée le jour où tu es partie, Holly. Et tu n’as cessé d’enfoncer le clou avec tes folles dépenses,
facture après facture. Rien ne pourrait me convaincre que ta brusque volte-face n’est pas un nouveau
stratagème.
— Ce que je t’ai dit n’en reste pas moins vrai.
Theo la lâcha avec un éclat de rire tonitruant. Vacillante, Holly s’appuya d’une main tremblante à
une colonne.
— J’espère bien que non, rétorqua-t-il avec peine. Cela vaudrait mieux pour toi.
Elle secoua la tête, comme étourdie.
— Je ne comprends pas…
Elle se gratta la gorge. Theo avait l’impression d’halluciner. Pour un peu, il se serait laissé prendre
à son désarroi, qui paraissait réel.
— Ma révélation devrait plutôt te réjouir, non ?
Malgré lui, il se rapprocha, si brusquement qu’elle tressaillit et rougit, trahissant une panique mêlée
de désir. Il n’avait pas l’intention de la toucher, du moins pas consciemment. Pour s’en empêcher, il
fourra les mains dans ses poches, mais ne recula pas. Il aimait l’incertitude qui se lisait sur son visage en
cet instant. Il se délectait de la sentir enfin en son pouvoir.
En dépit de toutes ses feintes, elle ne pouvait rien changer à l’électricité qui jaillissait entre eux, ce
magnétisme implacable contre lequel il était vain de lutter. Il saurait s’en servir contre elle et renverser
les rôles. Plus jamais elle ne le tiendrait à sa merci comme autrefois. Ni elle ni personne d’autre.
— Tu es sournoise et hypocrite, il n’y a aucun doute là-dessus, dit-il d’un ton menaçant. Il s’agit
seulement de déterminer à quel degré. Si tu m’as menti à l’époque où tu m’as épousé, tu es une excellente
comédienne. Mais c’est beaucoup plus grave si tu as dissimulé la vérité pendant quatre ans. Dans ce cas,
tu es complètement folle.
Il se pencha à son oreille. Il devinait les tremblements de son corps qui se répercutaient en lui, mais
il s’efforça de se rassurer en se répétant qu’il avait le contrôle de la situation.
— Une aliénée mentale n’emportera jamais la majorité des voix au conseil d’administration de
Tsoukatos Shipping. La justice grecque ne le permettra pas. A ta place, Holly, je m’en tiendrais à ma
première version. A trop changer de tactique, on perd toute crédibilité.
Theo avait sans doute sous-estimé la force de leur attirance, car il eut plus de mal qu’il ne
l’anticipait à prendre ses distances. Pour donner le change, il appuya les deux paumes contre la colonne
derrière Holly, enserrant ainsi sa tête entre ses bras puissants.
Son parfum flotta jusqu’à lui et envahit ses sens. Le présent et le passé se mélangeaient, ravivant son
désir. Elle leva les mains, peut-être pour le repousser, mais se figea et resta en suspens. Avait-elle peur
de le toucher ? Que craignait-elle ?
Elle avait raison de se méfier.
— Efkaristo, lui chuchota-t-il au creux de l’oreille. Sincèrement, je te remercie, Holly.
Résistant à l’envie pourtant impérieuse de goûter la saveur de sa peau, il s’arracha à son contact. La
poitrine de Holly palpitait et se soulevait comme si elle venait de courir à perdre haleine, ce qui l’emplit
de satisfaction. Il n’avait plus de doute sur la nature de son trouble. La frustration qu’il lui infligeait valait
le sacrifice qu’il s’imposait à lui-même.
— Pour quoi ? questionna-t-elle d’une voix rauque.
Il remit les mains dans ses poches.
— Pour tout. Tes mensonges, présents et passés, tes petits jeux perfides dans la suite nuptiale, tes
prétendus sursauts de conscience. Tu me facilites beaucoup les choses.
Il tourna brusquement les talons et se dirigea vers les grandes portes à tambour.
— Où vas-tu ? s’écria Holly sans pouvoir s’en empêcher.
Theo n’était pas un saint et n’avait jamais cherché à le cacher. Remarquant avec un plaisir pervers
le ton désemparé de Holly, il s’arrêta et jeta un regard par-dessus son épaule. Son air complètement
désorienté le ravit.
Une joie mauvaise s’empara de lui.
— Je sors.
— Tu sors ? répéta-t-elle comme s’il s’exprimait dans une langue incompréhensible.
— Oui. L’idée de dîner avec toi ne me dit rien, Holly.
Il n’essaya même pas de mesurer ses propos ni de masquer la dureté tranchante de sa voix.
— Je n’avais même pas envie de boire un verre. Tu n’es bonne qu’à une chose, mais maintenant tu
me dégoûtes. Je préfère tenter ma chance dans une boîte de nuit.
— Mais…
— S’il te vient la même idée, je te suggère de quitter ta robe de cocktail un peu trop « Manhattan »
et de t’habiller dans le style « Ibiza ». Tu séduiras davantage les touristes de passage que tu affectionnes.
Très pâle, elle se raidit. Theo l’avait manifestement atteinte et il se félicitait de rétablir un peu
l’équilibre.
— Je veux être certaine de bien comprendre. Je viens de t’annoncer que notre rupture reposait sur
un malentendu, et tu me déclares que tu vas draguer dans un night-club !
Theo se contenta d’arborer un large sourire, le premier depuis que sa secrétaire avait surgi dans son
bureau pour lui passer l’appel vidéo de Holly, quelques jours plus tôt.
Il se vengeait enfin de l’irruption brutale du passé dans la normalité de son existence.
Holly méritait bien pire, mais il en resterait là. Tout était enfin terminé.
— Oui, absolument, acquiesça-t-il avec une expression amusée. Mais ne sois pas si triste. Tu peux
venir avec moi pour regarder, si tu veux. Je suis sûr que le spectacle te distraira.
* * *
Holly resta longtemps immobile au milieu du hall, paralysée. Adossée à une colonne de marbre, les
jambes chancelantes, elle n’arrivait pas à calmer les battements précipités de son cœur, ni à reprendre
son souffle.
Mais Theo ne revint pas sur ses pas.
Elle n’aurait pas dû en être surprise. Il s’était juste attardé quelques secondes pour attendre une
réponse qui ne venait pas, avant de se moquer d’elle ouvertement, sans retenue.
— Tant pis pour toi ! avait-il lancé.
Puis, il avait disparu dans la douceur de la nuit espagnole.
Holly mit un temps infini pour réagir. Quand elle recouvra enfin ses esprits, elle avait le cœur lourd,
lacéré d’une douleur intense qui se mua en colère. Comment ne se serait-elle pas sentie indignée ?
Pendant toutes ces années, elle s’était morfondue, écrasée par le poids des remords et de la culpabilité à
cause de la manière dont elle avait traité Theo. En réalité, c’était un sinistre individu qui méritait bien la
réputation de requin qu’il s’était forgée dans le monde des affaires.
Tout en regagnant son hôtel, le très agréable Harrington de Barcelone, en plein quartier gothique,
elle prit conscience que sa colère était surtout dirigée contre elle-même. « Que croyais-tu donc ? »,
s’écria-t-elle à mi-voix en franchissant le seuil du palace.
Plus petit que l’opulent Chatsfield, le Harrington était aussi plus intime et élégant. Mais elle s’y
sentit tout autant mal à l’aise, davantage même que la veille lorsqu’elle avait imaginé Theo découvrant la
suite nuptiale. Sur le moment, elle avait espéré l’attendrir en réveillant des souvenirs. En réalité, elle
avait commis une maladresse de plus qui avait provoqué son irritation.
Tout allait décidément de mal en pis.
Le passé déferlait avec l’intensité d’un ouragan destructeur. Il ranimait un désir inassouvi que sa
solitude ne rendait que plus insupportable. Après toutes ces années à ressasser ses regrets, elle avait cru
pouvoir se réconcilier avec Theo en avouant la vérité. En vain. La situation lui pesait encore plus
maintenant.
La douleur qui comprimait sa poitrine menaçait d’exploser à tout moment. Elle pressa le pas dans le
hall de l’hôtel. Même si Barcelone était très loin de Dallas et d’Athènes, les paparazzi n’en demeuraient
pas moins à l’affût d’un scandale ou d’un scoop. Elle devait se montrer prudente.
Jusque-là, elle avait cru que son objectif était d’obtenir le divorce, mais maintenant qu’il avait
accepté elle se rendait compte qu’elle tenait encore à lui. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle
portait le nom de son époux. Pourtant, ce simple détail ne suffisait pas à les unir. Elle n’aurait jamais dû
s’enfuir, quatre ans plus tôt.
Elle faillit éclater en larmes dans le couloir.
Après le naufrage de son mariage, son père avait pris l’habitude de parler seul. Il avait l’air de
s’adresser à elle, d’énoncer des vérités générales, toutes sortes de considérations sur la vie et l’amour.
En fait, il ne s’adressait pas vraiment à sa fille, mais à sa femme qui les avait abandonnés tous les deux
depuis longtemps. Maintenant qu’il était mort, Holly l’imitait sans forcément s’en rendre compte.
Elle avait déjà tellement souffert de la solitude, après l’abandon de sa mère, qu’elle aurait dû être
immunisée. Hélas, elle n’était pas encore blindée…
A peine arrivée dans sa suite, elle se déshabilla et jeta sa robe sur le lit à baldaquin. Puis, elle ôta
les épingles de son chignon et secoua son épaisse chevelure qui cascada sur ses épaules. Alors
seulement, elle s’autorisa à laisser libre cours aux sanglots qui l’étouffaient.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre en or. Il n’était pas tout à fait 22 h 30. Elle subissait le
contrecoup du décalage horaire, comme chaque fois qu’elle venait en Europe depuis son lointain Texas.
Persuadée que ses réactions excessives étaient dues à la fatigue et au vin qu’elle avait bu en attendant
Theo, elle appela le service d’étage pour commander un repas.
Cela ira mieux demain, se dit-elle comme lorsqu’elle était petite, quand elle avait passé la journée
à aider son père à rafistoler le vieux ranch qui tombait en ruine. Adolescente, elle s’était dit la même
chose en prenant conscience que sa mère, partie avec un champion local de rodéo, ne reviendrait jamais.
Et plus tard encore quand son père, hospitalisé, s’affaiblissait de jour en jour.
Ce refrain l’avait aussi accompagnée après son départ de Grèce. Elle souffrait tellement de quitter
Theo qu’elle avait cru mourir.
Même si le lendemain n’apportait pas vraiment d’amélioration, un jour finissait par se lever où la
douleur semblait légèrement plus supportable. La vie de Holly paraissait se résumer à cette longue
attente.
Pourquoi serait-ce différent cette fois-ci ?
Après un repas délicieux, elle s’assit sur la terrasse pour contempler la magie de la nuit
barcelonaise. La ville bruissait d’énergie. Elle ferma les paupières et renversa la tête en arrière pour s’en
pénétrer.
Puis, elle se fit couler un bain moussant dans la magnifique baignoire à pieds et s’y prélassa
longuement.
Il était minuit passé lorsqu’elle se coucha après s’être brossé les cheveux et hydraté la peau avec sa
crème de nuit. Elle ne doutait pas de s’endormir comme une souche jusqu’au lendemain matin.
Mais le sommeil ne vint pas, et elle resta étendue, les yeux grands ouverts, à fixer le plafond.
Theo était là, dans cette ville.
En ce moment précis.
Dans une boîte de nuit, entouré de belles Espagnoles, en train de s’étourdir pour oublier sa colère.
C’était insupportable.
Holly se releva sans réfléchir, fouilla dans les affaires qu’elle avait emportées et choisit une
minijupe avec des espadrilles à semelles compensées qui allongeaient encore ses jambes galbées. Puis,
elle enfila un petit top moulant, passa les doigts dans ses cheveux pour les ébouriffer et souligna ses yeux
d’un trait de khôl qui leur donna un côté mystérieux. Quand elle eut terminé, elle ressemblait davantage à
la jeune touriste qu’elle était à Santorin qu’à la femme posée et élégante qu’elle était devenue depuis.
Pure coïncidence, se dit-elle.
Pourtant, au fond de son être, au creux de son corps à jamais embrasé de désir pour Theo, elle
n’était pas dupe.
* * *
Holly le trouva dans la troisième boîte de nuit, bien après 2 heures du matin, alors que la vie
nocturne de Barcelone commençait juste. Le club était situé en bord de mer, non loin de la plage. Elle
reconnut immédiatement son rire tonitruant, derrière un groupe de jeunes filles très dévêtues qui se
déhanchaient d’une manière suggestive.
Elle crut d’abord qu’elle s’était trompée. Une part d’elle-même préférait ne pas le voir et rester là à
s’étourdir de musique pour s’anesthésier. Elle avait envie de se fondre dans la foule insouciante et de
danser jusqu’à tout oublier.
Mais c’était bien lui. Theo.
Adossé contre un mur, les cheveux en bataille, il souriait nonchalamment à une magnifique brune qui
virevoltait devant lui.
L’air était chargé d’une tension sexuelle, torride, un véritable cauchemar pour Holly.
Elle se précipita sans hésiter.
Quand il la vit, son regard noir la heurta de plein fouet, et elle trébucha sur ses hauts talons.
Il se figea. Instantanément, son sourire séducteur disparut, et la colère déforma sa bouche. Holly
faillit faire volte-face et s’enfuir en courant pour retourner à l’hôtel, de l’autre côté de la ville. Elle
n’aurait jamais dû quitter son lit. Sans savoir où elle puisait son courage, elle alla se planter devant lui.
« Ce n’est pas très difficile d’être audacieux quand on n’a rien à perdre… »
Son père avait un jour proféré une telle maxime. Il aurait mieux fait de l’appliquer, ne put-elle
s’empêcher de penser.
— Tu cherches de la chair fraîche ? demanda Theo, salace.
Sans se laisser décontenancer, Holly se mit à rire. Elle ne lui ferait pas le plaisir de s’offenser de
ses insultes. Pas devant lui.
— A propos de prostitution, tu devrais revoir ta définition, lança-t-elle d’une voix aigre-douce.
Elle dévisagea la petite brune pendue à son bras.
— Tu ne me donnes pas le bon exemple, mi querido esposo, ajouta-t-elle à l’attention de cette
dernière.
« Mon cher mari. »
5.
* * *
Elle dut le bousculer un peu pour sortir, mais il ne l’en empêcha pas.
Qu’elle s’en aille ! s’écria-t-il intérieurement. Il n’avait aucune envie de la retenir. D’ailleurs, il ne
voulait même pas la revoir. C’est elle qui avait insisté. Qu’elle aille au diable, qu’elle disparaisse de son
existence… Qu’elle retourne à sa nouvelle vie ! Mais qu’elle ne joue pas les innocentes avec lui ! Il
refusait de croire à ses sornettes. Il n’acceptait pas non plus ce revirement étrange au sujet d’une histoire
vieille de quatre ans. Pourquoi faisait-elle volte-face ? Cela n’avait aucun sens.
Oui, elle pouvait bien repartir d’où elle venait avec sa fausseté et ses histoires incompréhensibles.
Il ne voulait plus voir ses grands yeux bleus malheureux qui hantaient son esprit.
Ces yeux… Comme du verre brisé, fracassé. A cause de lui, cette fois-ci.
Il n’avait absolument aucune raison de croire à sa nouvelle version abracadabrante. Les sourcils
froncés, il baissa les yeux sur la piste de danse, en contrebas, mais le visage en pleurs de Holly
l’obsédait.
Il chercha à se rassurer. Même s’il en ignorait les raisons, leur rencontre n’était qu’une mise en
scène ourdie par Holly, depuis les pétales de fleurs dans sa suite au Chatsfield jusqu’à la tenue
ridiculement provocante qu’elle avait choisie pour le rejoindre dans cette discothèque.
Elle jouait la comédie depuis le début.
Mais le goût de sa bouche agissait sur lui comme un alcool fort, enivrant. Il resta là longtemps,
immobile, comme si un charme puissant l’avait changé en statue de sel.
Finalement, l’amertume l’emporta. Il regrettait de l’avoir touchée. Il n’en résultait rien de bon. Il
n’aurait pas dû raviver de vieux souvenirs quand ils commençaient à s’estomper. Sa peau si douce,
satinée… Son odeur sucrée et épicée en même temps… Ses gémissements quand elle jouissait…
Il marmonna un juron très cru, en grec, et donna un coup de poing dans la paroi de l’alcôve. Une
fois.
Les grands yeux bleus emplis de larmes de Holly refusaient de disparaître. Elle paraissait si
sincère… Même une très bonne actrice ne pouvait pas contrefaire une telle expression d’effroi et
d’affliction. Deux fois.
— Vlakas, grommela-t-il en s’insultant lui-même.
Il devenait complètement idiot dès qu’il était question de cette femme. Sans pouvoir s’en empêcher,
il s’élança à sa poursuite.
Il se fraya un chemin parmi les groupes de danseurs, jusqu’à la sortie. Dehors, la douceur de la nuit
espagnole lui serra le cœur, comme un écho à la chaleur du corps parfumé de Holly entre ses bras. Il
n’aurait jamais dû la laisser partir seule dans les rues à une heure pareille, surtout après une scène aussi
chargée d’émotion. Il pouvait lui arriver n’importe quoi. Tant qu’elle portait son nom, elle restait sous sa
responsabilité. Il avait le devoir de veiller sur elle.
Tandis qu’il s’évertuait à se justifier, il aperçut au détour d’une ruelle une silhouette qu’il aurait
reconnue entre mille. Pourtant, la démarche de Holly avait perdu de son allant. Sa vivacité habituelle
l’avait quittée, et elle marchait tête basse, d’un pas lourd.
Elle se dirigeait vers la plage, comme attirée par les eaux sombres de la baie. Il la rattrapa en bord
de mer.
— Holly, arrête-toi ! ordonna-t-il en la rejoignant.
Elle tressaillit, et lui aussi, mais il fit comme si de rien n’était.
Le vent avait emmêlé la lourde chevelure de Holly. Theo dut serrer les poings pour ne pas enfouir
les doigts dans la masse soyeuse. La jeune femme s’immobilisa en vacillant légèrement, comme si elle
avait du mal à garder l’équilibre. Theo n’aurait su dire lequel des deux il détestait le plus. Holly pour
avoir tout gâché, ou lui-même parce qu’il ne parvenait pas à se détacher d’elle.
En ce moment précis, il n’était sûr de rien et se posait toutes sortes de questions qui demeuraient
malheureusement sans réponses.
Que croire ? Il se méfiait même de ses propres sensations, sans parler de ses émotions. Il préférait
les refouler, le plus profondément possible.
— Tu as l’intention de te jeter à la mer ? lança-t-il d’un ton agressif, malgré lui.
Il s’était fait mal à la main en cognant sur le mur, au night-club. Il ne maîtrisait pas la violence qui
montait en lui et l’empêchait d’analyser la situation objectivement. Si Holly était vraiment sincère, cela
changeait tout, évidemment. Si elle ne l’avait pas trompé il y a quatre ans… Mais tout était si embrouillé !
— Cela ferait un beau scandale ! reprit-il. Les journaux s’en donneraient à cœur joie.
— Quelle importance ? répliqua-t-elle d’une voix rauque.
Elle avait l’air si abattue qu’il fut envahi par la culpabilité.
Puis il se ressaisit. C’était lui qui souffrait. Elle n’avait pas le droit d’être malheureuse.
Il avait envie de la secouer pour faire jaillir la vérité et savoir à quoi s’en tenir. Il voulait en finir
une bonne fois pour toutes avec ces interrogations épuisantes. Mais comment s’y prendre ? La cruauté qui
lui venait spontanément ne résoudrait rien et ne le débarrasserait pas non plus du poids qui l’écrasait.
Il étouffait avec l’impression de se perdre dans un labyrinthe inextricable. Dans le hall du
Chatsfield, pendant un instant, il avait cru gagner la partie. Il avait éprouvé un immense soulagement, une
extraordinaire sensation de liberté, comme une résurrection. Malheureusement, cela n’avait pas duré. Dès
que Holly était apparue devant lui, dans la boîte de nuit, sa fureur avait resurgi, intacte.
Certes, son tourment n’avait rien de nouveau. Mais ce n’en était pas moins insupportable…
Quand Holly lui fit face, il perdit pied, comme si le sol se dérobait sous lui. Elle était livide,
complètement défaite, désespérée. Il fut déstabilisé parce qu’il savait exactement ce qu’elle ressentait.
Lui aussi avait touché le fond, éprouvé la même détresse.
Ce qu’il lisait sur son visage le terrifia.
— Ne me regarde pas ainsi, je te l’interdis ! s’écria-t-il furieusement. C’est toi qui as tout détruit,
Holly. Pas moi.
Il refusait absolument de se sentir coupable. Ni même responsable de quoi que ce soit. En même
temps, bien sûr, cela le jetait dans un accablement profond. Un gouffre de regret et d’amertume le happait
malgré lui, avec un sentiment de perte irréparable.
Il n’avait rien à quoi se raccrocher.
— Tu as gagné, Theo.
Elle n’était plus la même et avait la voix complètement cassée. Finalement, la lassitude l’avait
vaincue.
— Bravo, ironisa-t-elle dans un sursaut. C’est toi le plus fort.
— Tu t’attendais à quoi, à la fin ? rugit-il sans se contrôler.
Tant pis si on les surprenait, si un journaliste à l’affût écoutait leur conversation pour la publier à la
une d’un magazine à scandale. Pour la première fois depuis des années, il s’en moquait. Il voulait juste se
laver de tout soupçon, se sentir innocent.
Pour cela, il ne fallait surtout pas la croire.
— Je ne t’accuse pas, Theo. Je ne te reproche absolument rien.
Les paroles de Holly le blessèrent férocement, s’enfonçant dans sa chair et le lacérant comme des
coups de poignard.
Il refusait de la croire. C’était encore un mauvais tour qu’elle lui jouait. Alors pourquoi es-tu là à
discuter avec elle ? protesta une petite voix intérieure. Si tu étais vraiment persuadé qu’elle ment, tu
n’aurais pas pris la peine de la suivre jusqu’ici.
Theo foudroya Holly comme si elle avait elle-même formulé ces objections.
— Si nos vœux de mariage avaient réellement un caractère sacré à tes yeux, il ne fallait pas recourir
à de telles extrémités pour me convaincre du contraire.
— De quelles extrémités parles-tu ? demanda-t-elle avec une colère qui le surprit. Je n’ai même pas
eu besoin d’insister. Tu m’as crue instantanément, sans te poser de questions. Et sans m’en poser non plus.
Tu as tout de suite été convaincu de mon infidélité, sans la moindre preuve.
— Ne rejoue pas l’histoire à l’envers.
Elle s’efforça d’ignorer la dureté de sa voix.
— J’étais vierge, quand je t’ai rencontré. A vingt ans, j’ai fait l’amour pour la première fois avec
toi. Et tu ne t’es pas étonné que je puisse te tromper six mois plus tard ! Avec un homme dont je ne
connaissais même pas le nom.
— C’est toi qui me l’as dit, protesta-t-il. Je ne t’ai jamais empêchée de sortir seule, je ne t’ai jamais
fait de crise de jalousie. Je n’avais aucun soupçon vis-à-vis de toi.
— Je sais.
Son expression douloureuse le chavira, mais il refusait toujours de manifester la moindre empathie.
— Nous étions inséparables, très amoureux et passions la plus grande partie de nos journées au lit.
Pourtant, tu as cru sans la moindre hésitation que je t’avais trompé avec un inconnu. Comme si j’en avais
eu le temps et l’énergie, sans parler de l’envie…
— Parce que tu me l’as dit.
Ces mots résonnèrent à ses propres oreilles avec un roulement de tonnerre assourdissant.
— J’ai certainement raté ma vocation de comédienne, chuchota-t-elle. J’ai forcément beaucoup de
talent, pour arriver à berner un homme aussi méfiant et cynique. J’imagine que tu n’avais pas une très
haute opinion de moi, pour te laisser convaincre aussi facilement.
Elle éclata d’un rire désabusé qui l’accabla de honte.
— Cela t’arrangeait sûrement de me prendre pour une garce, n’est-ce pas ? Tu pouvais ainsi
retourner sans l’ombre d’un remords à tes vieilles habitudes de play-boy célibataire.
— Ne rejette pas la faute sur moi ! grogna-t-il en la saisissant par les épaules.
Son parfum de vanille épicée le troubla, mais il poursuivit.
— Personne ne t’obligeait à inventer ce mensonge ridicule, Holly. Tu n’avais pas un pistolet sur la
tempe, que je sache ? Qui te forçait à détruire notre mariage et à t’enfuir en courant ?
— Personne, en effet, sinon un mari qui avait hâte de recouvrer son indépendance et sa liberté.
Elle se dégagea brusquement et recula d’un pas. Les paumes de Theo le brûlaient d’avoir touché sa
peau.
Puis, Holly plissa les yeux en le scrutant attentivement.
— Par simple curiosité, combien de temps as-tu attendu avant de coucher avec une autre ? Au moins
une nuit, j’espère, par respect ?
6.
* * *
Sa dernière remarque, peut-être la pire de toutes, plongea Holly dans le désarroi. Elle aurait voulu
sombrer dans l’oubli, ou disparaître sous terre.
— Non, je ne vais pas me sauver, déclara-t-elle farouchement.
Malgré tout, il lui fallut rassembler toute la force de sa volonté pour ne pas reculer devant Theo et
affronter son regard noir, implacable. Elle le haïssait de lire si bien en elle. Elle se sentait encore plus
vulnérable.
Pendant une éternité, ils demeurèrent l’un devant l’autre en silence, à se dévisager. La brise
apportait des bribes de musique assourdie qui se mêlaient au bruit des vagues.
— Combien ? demanda enfin Holly sans pouvoir s’en empêcher, même si elle se faisait du mal.
Avec combien de femmes as-tu couché depuis que je suis partie ? Combien de fois t’es-tu vengé ?
— Je ne répondrai pas, dit-il avec un mélange de colère et de dédain. Tu n’es pas en position de me
faire la morale, Holly. Je ne te le permets pas. Ce n’est pas toi qui as été offensée.
— Il se trouve que c’est moi qui suis restée fidèle.
Il poussa un grognement accusateur, qui éveilla en elle un écho déplaisant.
— Tu ne peux pas jouer sur tous les tableaux, Holly. Tu m’as quitté en me jetant au visage ton
aventure avec un autre homme, imaginaire ou non. Cela ne correspond pas à ma définition de la fidélité.
— Ton comportement de séducteur invétéré ne s’en approche pas davantage.
Il s’agita nerveusement.
— Qu’imaginais-tu donc ? Que j’allais vivre comme un moine en attendant une réconciliation
improbable ? Tu ne peux pas être aussi naïve.
Elle avait conscience d’avoir tort et d’être injuste. C’était elle qui avait tout gâché en racontant
n’importe quoi. Néanmoins, elle s’obstina à poursuivre la discussion.
— Puisque tu refusais de divorcer, je pensais… J’ai cru…
Elle n’aurait pas dû dire cela. Theo bondit, hors de lui.
— Quoi donc ? Que j’étais prêt à te pardonner et te reconquérir parce que je te donnais libre accès
à mon compte en banque ? Jamais de la vie ! Pendant ces quatre années, je t’ai toujours témoigné une
indifférence royale.
— J’étais coincée ! Tu m’as obligée à profiter de la situation, protesta-t-elle en toute mauvaise foi.
Le mot qu’il avait employé, indifférence, l’avait piquée au vif. C’était ce qui lui avait fait si peur
dans le hall du Chatsfield.
— Tu aurais pu me retenir, ou te lancer à ma poursuite, au lieu de me jeter ton argent à la figure,
reprit-elle. Je t’interdis de m’accuser et de me rendre responsable de l’échec de notre mariage alors que
tu n’as rien fait pour le sauver. Pire encore, tu t’es réjoui de mon départ !
— Ça suffit.
Il ne lui avait jamais parlé ainsi, sur ce ton abrupt et autoritaire qui lui rappela l’homme puissant
qu’il était devenu. Il s’était hissé jusqu’au sommet de la hiérarchie et dirigeait maintenant la compagnie
de navigation de son père. Elle se mit à trembler et se frotta les bras pour se réchauffer.
— Theo…
Il secoua la tête péremptoirement.
— J’ai dit assez.
Il franchit la distance qui les séparait et l’empoigna par l’épaule. Instinctivement, elle chercha à se
dégager, mais il raffermit aussitôt son emprise.
— Suis-moi, agapi mou. De gré ou de force. Dans l’humeur où je suis, je ne te conseille pas de me
contrarier.
Elle obtempéra et commença à marcher à son côté. Theo ne la lâcha pas, et elle s’efforça
désespérément de ne pas penser au contact de ses mains sur sa peau. Combien de femmes avait-il
touchées, tenues entre ses bras ?
Cette idée lui donnait la nausée. Pourtant, cela ne suffisait pas à expliquer la sensation qui nouait un
peu plus son ventre à chacun de ses pas.
Tout était sa faute. Quoi qu’elle dise, quoi qu’elle lui reproche, elle le savait parfaitement. C’était
elle la seule instigatrice du désastre.
Elle n’avait jamais oublié ce que le départ de sa mère avait provoqué chez son père. Elle lui avait
brisé le cœur, le laissant apathique.
Pourtant, elle avait commis la même faute impardonnable avec Theo. Comment avait-elle pu ?
Comme elle se détestait…
— Je peux très bien rentrer en taxi, protesta-t-elle en apercevant le chauffeur de Theo debout devant
sa voiture.
Theo lui lança un regard assassin, et elle se tut, avant de s’installer sagement sur la banquette
arrière.
— Theo, je voudrais…
Il l’interrompit abruptement.
— Ma mère est morte quand j’avais douze ans, déclara-t-il à brûle-pourpoint.
Il était assis à côté d’elle, mais il semblait ailleurs, dans un autre monde. Accoudé contre la
portière, il contemplait l’animation nocturne de la ville et son architecture fantastique comme si Holly
n’était pas là. Néanmoins, c’était bien à elle qu’il s’adressait.
— Je sais, murmura-t-elle. Je suis désolée.
— Mais tu ignores de quelle façon. Elle a avalé des cachets avec de l’alcool. Elle a dû ressentir un
grand soulagement en sombrant enfin dans les ténèbres éternelles.
Holly tressaillit.
— Je n’avais pas la moindre idée…
— Mon père a raconté à tout le monde qu’elle avait été terrassée par une maladie grave. En un sens,
ce n’est pas faux.
Theo marqua une très longue pause. Avait-il terminé ? se demanda Holly. Sans savoir pourquoi, elle
tremblait comme une feuille. Lorsque finalement il se tourna vers elle, son regard la transperça.
— La vérité, c’est que mon père avait d’innombrables aventures et ne comptait plus ses maîtresses.
C’était de notoriété publique. Chaque fois qu’il offrait un bijou à ma mère, c’était pour se faire
pardonner, pour acheter sa complaisance. Cette situation a fini par la tuer. C’était sans fin. Elle croulait
sous les cadeaux qui proclamaient tous haut et fort les innombrables infidélités de son mari. Elle s’est
tuée pour échapper à son destin de femme trahie, avilie.
Holly se raidit, tétanisée. Les lumières des lampadaires éclairaient par intermittence l’intérieur de
la voiture. Elle était littéralement hypnotisée par la lueur qui brillait dans les yeux de Theo.
— Ce soir, ajouta-t-il sauvagement, à cause de toi, je me suis conduit exactement comme mon père.
Holly retint sa respiration.
— Tu m’as dit que tu admirais ton père à présent. Je pensais que vos relations s’étaient améliorées.
Un rictus méprisant étira les lèvres de Theo.
— C’est quelqu’un de dur, d’inflexible, un excellent homme d’affaires, répondit Theo en continuant
à la dévisager. Mais certainement pas quelqu’un digne d’estime ou d’admiration.
Ils achevèrent le trajet dans un silence tendu.
— Je te raccompagne jusqu’à ta porte, déclara Theo quand la voiture s’arrêta devant la façade
illuminée du Harrington.
La gorge de Holly se contracta.
— Ce n’est pas la peine.
Il ne lui restait plus qu’à retourner à Dallas pour reprendre le cours de sa vie morne et solitaire.
Elle s’était trompée encore une fois, c’était clair, mais cela lui aurait au moins servi de leçon. Elle
cesserait dorénavant de dépenser stupidement l’argent de Theo dans le but puéril d’attirer son attention.
C’en était fini de ces petits jeux ridicules. Il fallait couper les ponts définitivement.
— Je ne t’ai pas demandé ta permission, Holly.
— Pourquoi ne pas faire comme s’il ne s’était jamais rien passé entre nous ? suggéra-t-elle, l’esprit
confus. Nous divorcerons et repartirons chacun de notre côté. Commençons tout de suite. Inutile de me
raccompagner.
— Tu oublies ce qui s’est produit il y a à peine une heure, rétorqua-t-il, glacial. Après un contact
aussi intime, tu peux certainement supporter ma présence quelques minutes de plus.
Sans répondre, elle descendit de voiture, et ils pénétrèrent dans le hall côte à côte. De toute façon,
elle se sentait impuissante. Le sombre désespoir qui se profilait à l’horizon était sans doute inéluctable
depuis le jour où elle avait décidé de quitter Theo quatre ans plus tôt.
Elle éprouvait un malaise grandissant à cette idée.
Ils n’échangèrent aucune parole dans l’ascenseur ni dans le long couloir jusqu’à sa chambre. Au
moment de glisser la carte magnétique dans la serrure, elle leva les yeux vers lui, mais il demeura
impassible.
— Ouvre cette maudite porte, maugréa-t-il quand elle hésita. Désormais, je ne traite plus de ma vie
privée dans les lieux publics. Ce n’est pas prudent. Il y a trop d’oreilles indiscrètes. Je n’ai pas envie de
redevenir une cible pour les journalistes.
Plusieurs réponses se bousculèrent dans l’esprit de Holly, mais Theo s’impatienta.
— Ne me pousse pas à bout, l’avertit-il. Pas ce soir.
Elle capitula honteusement, comme une marionnette dont Theo tirait les ficelles.
Sans doute était-ce une façon de rejeter toute responsabilité, présente et passée…
Une fois à l’intérieur, elle eut l’impression de manquer d’espace. La présence virile de Theo la
dominait et l’écrasait. Et sa colère sourde l’effrayait. La gorge nouée, elle respirait avec difficulté, avec
l’impression désagréable d’être emprisonnée.
La honte et la culpabilité la tiraillaient.
Ce soir, à cause de toi, je me suis conduit exactement comme mon père.
— Je suis désolée de t’avoir jeté la pierre, affirma-t-elle en se forçant un peu. Je n’ai pas le droit de
te tenir rigueur de ton comportement. Tu as réagi à ta manière. Rien ne m’autorise à te faire des
reproches.
Debout près de la fenêtre, Theo se tourna vers elle, avec une lueur indéchiffrable au fond des yeux.
— Je ne sais pas quoi penser de toute cette histoire, dit-il au bout d’un moment. Je n’y comprends
rien. Cela n’a aucun sens. Non seulement tu as commis un acte monstrueux contre notre couple, mais tu as
fait de moi le personnage que je m’étais juré de ne jamais devenir. Je n’ai déjà pas supporté ta première
trahison, Holly. Maintenant, je me demande comment je vais surmonter ce nouveau coup, qui fait de moi
un être méprisable, encore plus que toi.
Elle serra les poings.
— C’est cela, le problème ? Lequel est le pire de nous deux ?
— Je ne sais même pas. Toi non plus d’ailleurs, j’imagine. Sinon, ce ne serait pas si compliqué.
En pleine lumière, après l’obscurité de la nuit, Holly se sentait nue, exposée et sans défense. Ses
tremblements avaient cessé, mais la présence de Theo exacerbait ses sensations. Elle avait l’impression
d’être brisée, vaincue.
Il soutint son regard depuis l’autre côté de la pièce, et une vague sombre déferla, emportant les
mensonges et les trahisons, tous ces jeux stupides qui les avaient séparés. Holly se remémora
brusquement la semaine fabuleuse de leur rencontre à Santorin, ensoleillée, éblouissante de perfection.
Eperdument amoureux, ils s’émerveillaient l’un l’autre et passaient leurs journées à s’aimer. A l’époque,
elle était persuadée, au plus profond de son être, que cette magie extraordinaire ne finirait jamais. C’était
tout simplement impensable. Comment aurait-elle imaginé qu’ils en arriveraient là…
D’ailleurs, cette foi absolue en leur amour l’avait soutenue tout au long de l’épreuve de ces
dernières années. Elle avait encore du mal à croire que tout était fini. Même si elle était à l’origine de la
rupture…
— Rien n’a plus d’importance, de toute façon, dit-elle, la gorge nouée. Tu as eu le bon réflexe cet
après-midi quand tu es parti. Il faut nous séparer, bien sûr. Notre histoire était vouée à n’être qu’une
brève aventure. Un amour de vacances. Ta famille avait raison.
La bouche de Theo se crispa douloureusement.
— Comme c’est bizarre. Pour une fois que nous partageons un peu de franchise et d’honnêteté, tu
proposes d’y mettre un terme. Mais cela ne devrait pas me surprendre.
— Tu ne sais rien de moi, répliqua-t-elle avec irritation. Si cette nuit et notre mariage prouvent
quelque chose, c’est bien cela. Je ne t’autorise pas à juger de mon honnêteté. Tu as cru le plus gros et le
pire mensonge que j’aie jamais prononcé. D’ailleurs, moi non plus, je ne sais pas grand-chose de toi. Je
savais que tu avais perdu ta mère quand tu étais petit, mais j’ignorais dans quelles circonstances. Nous
sommes deux inconnus l’un pour l’autre, Theo. Deux étrangers qui se sont mariés par erreur et qui
auraient dû divorcer depuis longtemps.
Il la fixa pendant ce qui sembla une éternité. La souffrance de Holly devenait de plus en plus
intolérable. Puis, Theo passa les mains dans ses cheveux et s’écarta de la fenêtre.
Il allait partir. Définitivement. Tout était donc terminé, ainsi qu’elle le pensait. Elle aurait dû se
sentir soulagée.
— Je ne vais pas te pourchasser, Holly. Si tu as mis tout cela en branle il y a quatre ans, j’imagine
que tu avais de bonnes raisons. Tu sais à quel hôtel je suis descendu. Si tu veux réparer les dégâts que tu
as causés et si tu te sens capable d’arrêter tes petits jeux stupides, tu sais où me trouver.
— A quoi bon, Theo ? demanda-t-elle dans un filet de voix, mais qui retentit en elle comme un cri
de désespoir. Pour voir jusqu’où nous pouvons encore nous faire du mal ?
— Non. Pour voir si nous pouvons nous comporter avec franchise et honnêteté.
Il s’approcha, si près qu’elle retint son souffle.
— Mais je ne suis pas optimiste.
— Alors, pourquoi insister ? chuchota-t-elle, le rouge aux joues, retenant ses larmes. Nous avons
seulement deux modes de fonctionnement. Soit nous faisons l’amour, soit nous nous faisons souffrir. Et,
comme je ne suis pas aussi débauchée que toi, je me vois mal expérimenter des pratiques
sadomasochistes. Les chaînes et le fouet ne font pas partie de mes fantasmes.
— Dommage, répondit-il sans la quitter des yeux. Je m’imagine très bien en train de te donner la
fessée. Pour commencer.
Lorsqu’un sourire amer étira les coins de sa bouche, une faible lueur d’espoir se ranima au fond de
Holly, malgré elle.
En dépit de ses agissements, malgré ses abominables tentatives pour gâcher leur histoire, elle ne
désirait rien d’autre que garder Theo. Elle ne voulait pas divorcer. Cette idée semblait ridicule, mais à
quoi bon être venue à Barcelone si elle ne tentait pas le tout pour le tout. Elle se devait d’énoncer sa
position aussi clairement que possible. Même si en même temps, paradoxalement, elle avait aussi envie
de s’enfuir en courant.
Elle s’arma de tout son courage. De toute façon, Theo ne pouvait pas la haïr davantage.
— Tu pourrais aussi m’embrasser, risqua-t-elle avec une audace qui la stupéfia elle-même.
Il la fixa longuement pendant qu’elle affrontait l’insoluble conflit intérieur qui la déchirait, écartelée
entre la lâcheté et l’espoir.
— Ce ne serait pas une punition suffisante, dit-il enfin.
— Cela dépend du baiser, j’imagine.
Quand Theo se rapprocha, le cœur de Holly se mit à tambouriner follement dans sa poitrine. Il prit
son visage entre ses paumes pour l’incliner vers le sien.
Elle fut prise de vertige. Le monde extérieur avait cessé d’exister.
Theo l’enveloppa de son regard ténébreux et impénétrable, avant de se pencher pour presser ses
lèvres sur son front, avec une douceur infinie, totalement inattendue. Puis il déposa un baiser sur chacune
de ses joues.
Un feu ardent la consumait. Si Theo éprouvait la même chose, il n’en montrait absolument aucun
signe.
— La prochaine fois que je t’embrasserai, si toutefois il y a une prochaine fois, ce sera parce que
j’aurai confiance en toi, déclara-t-il calmement, presque gentiment.
Sa tendresse n’était qu’apparente. En réalité, il dégainait une arme d’autant plus aiguisée qu’il la
maniait avec habileté. Quand il la lâcha, ses yeux fouillèrent son visage impitoyablement, comme s’il
cherchait à lire dans le tréfonds de son âme.
— Malheureusement, cela paraît très improbable, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.
La gorge sèche, l’estomac noué, Holly resta debout devant lui sans réagir. Intérieurement, elle était
effondrée, anéantie, une nouvelle fois.
Il l’étudia un moment, puis il se dirigea vers la porte et disparut dans le couloir.
7.
Dès son réveil le lendemain matin, Theo fut happé par un véritable tourbillon. Il se connecta à sa
messagerie au saut du lit. A sa demande, la suite nuptiale avait été débarrassée de la jonchée de pétales.
Ses collaborateurs directs l’avaient appelé. Mme Papadopoulos, avec sa voix sèche et métallique.
Son père. Même son frère Brax, en voyage d’affaires à Perth, en Australie.
« Votre père essaie de vous joindre, monsieur, disait sa secrétaire dans l’un de ses messages vocaux.
Il est passé en personne au bureau. Quatre fois dans la matinée. Sans parler des coups de fil incessants et
très impolis des journalistes. »
« Que se passe-t-il encore avec cette créature ? demandait Brax. Pourquoi es-tu encore en relation
avec elle ? Cette histoire est une très mauvaise publicité pour notre nom. Tu ne vas pas traîner cette
erreur toute ta vie. Divorce une bonne fois pour toutes, et qu’on n’en parle plus. »
Son père était encore plus brutal, et furieux, comme d’habitude.
« Cela ne m’amuse plus du tout de voir mon successeur décrit dans la presse comme une bête de
sexe incorrigible. Arrête, Theo. Tout de suite. Endaxi. »
Envahi par une bouffée d’adrénaline, Theo éteignit rageusement son portable. Puis il s’obligea à
respirer pour se calmer. Que se passait-il ? Une désagréable sensation de déjà-vu fondit sur lui. Pourtant,
Holly ne pouvait pas être responsable. Il l’avait quittée en plein désarroi, un peu avant l’aube.
Il appela le service d’étage pour commander du café bien fort et les journaux du jour, qu’il étala sur
la table basse. Lors de son précédent séjour au Chatsfield, quatre ans plus tôt, il avait fait l’amour
passionnément à la jolie jeune femme sur cette même table, et il était bien difficile de ne pas s’en
souvenir. Les images de son corps délectable flottaient devant ses yeux, mais il les repoussa fermement.
D’ailleurs, les gros titres salaces des tabloïds l’y aidèrent.
Sur une photo prise dans le hall du Chatsfield, on apercevait Theo furieux face à une Holly qui
semblait terrorisée, ou en tout cas très triste.
Il y avait bien longtemps que l’on n’avait pas vu l’armateur Theo Tsoukatos en public en
compagnie de son épouse américaine. A l’époque, il s’était marié contre l’avis de son père
qui désapprouvait formellement son choix. Depuis, toutes sortes de rumeurs ont couru qui
n’ont jamais été confirmées… La photo, prise sur le vif dans le luxueux Chatsfield de
Barcelone, donne à penser que le couple traverse une crise grave. L’éloignement n’est
probablement pas le seul problème qu’ils aient à résoudre !
D’après une source anonyme, mais bien renseignée, Theo Tsoukatos, notoirement célèbre
pour ses incartades de séducteur, logerait dans la suite nuptiale, un délicieux nid d’amour,
mais seul !
Le divorce compliqué, mais prévisible, serait-il à l’ordre du jour ?
Theo serra les dents si fort qu’il en eut mal aux mâchoires. Il dut se forcer pour lire le reste de
l’article, censé résumer son histoire avec Holly, qui décrivait le gouffre que sa fortune et son pouvoir
avaient creusé entre eux.
Puis il passa au deuxième quotidien.
ENFIN RÉUNIS ?
Les amants vivent peut-être les derniers soubresauts de la passion avant le naufrage…
La photo montrait Theo quittant l’hôtel de Holly, le Harrington, tard dans la nuit. Dans les pages
intérieures, on avait ressorti de vieux clichés de l’époque de Santorin, quand Holly n’était encore que sa
nouvelle et mystérieuse conquête. On voyait aussi Theo escortant Holly à l’intérieur, une main possessive
sur son bras. Evidemment, l’auteur de l’article s’interrogeait sur les différentes interprétations possibles.
Le célèbre couple réussira-t-il à surmonter une séparation qui dure depuis plusieurs
années ? L’ambiance feutrée du Harrington, l’hôtel le plus romantique de Barcelone, les y
aidera peut-être. Mais ces retrouvailles secrètes, dans la ville même où ils ont passé leur
lune de miel après un mariage précipité, dissimulent peut-être des enjeux économiques.
Le vaste empire Tsoukatos a de quoi susciter des envies. Si elle divorçait, la jeune
Américaine deviendrait une femme très fortunée, puisque son mari n’a pas établi de contrat
lorsqu’il l’a épousée. A l’époque, ses proches n’avaient pas manqué de juger son
comportement « complètement stupide et déraisonnable ».
C’est-à-dire Brax, traduisit Theo immédiatement, car son père ne communiquait jamais rien à la
presse.
Nous n’avons pu joindre aucun membre de la famille Tsoukatos, mais un témoin oculaire
nous a fait part de ses impressions. « Ils paraissaient en très bons termes, comme s’ils
s’étaient réconciliés. Theo était très tendre avec Holly, qui avait l’air très heureuse. »
Mais peut-être joue-t-elle la comédie ?
La vue de Theo se brouilla quand il lut la dernière phrase. Les sourcils froncés, il serra les poings.
Sa colère montait, et les battements de son cœur résonnaient dans son crâne.
Il lui fallut un long moment pour comprendre qu’en réalité quelqu’un frappait à sa porte.
Les coups redoublèrent, obstinés.
Furieux d’être dérangé alors qu’il était de si méchante humeur, Theo se déplaça pour aller ouvrir,
avec la ferme intention de fustiger l’importun.
Mais ce n’était pas un employé de l’hôtel.
C’était Holly.
Une nouvelle décharge d’adrénaline le secoua, mêlée de désir, cette soif inextinguible qu’il ne
maîtrisait pas et qui le submergeait parfois. Il cédait alors à ses pulsions, sans réfléchir. Comme cette
nuit, quatre ans et demi plus tôt… Il détestait cette impression de manque profondément enracinée dans sa
chair. Presque autant qu’il détestait Holly qui en était à l’origine.
Leur histoire tordue, embrouillée l’avait conduit à se parjurer, exactement comme son père. Il ne se
le pardonnait pas.
Le moment s’étira, intense, électrique.
Holly était redevenue cette nouvelle version d’elle-même qu’il n’aimait pas du tout. Elle portait
l’une de ces robes très lisses, impersonnelles, qu’elle semblait avoir achetées en quantité. Ses
magnifiques cheveux, auxquels il ne résistait pas, étaient domptés et noués en chignon sur sa nuque. La
femme qu’il avait touchée la nuit dernière, la créature un peu bohème qui l’avait charmé n’existait plus.
Sans doute aurait-il dû s’en trouver reconnaissant.
Il ne l’était pas.
— Que viens-tu faire ici ? demanda Theo avec une froideur calculée. Tu as besoin d’une autre
photo ? Les paparazzi n’en ont pas pris assez ?
— C’est toi qui as fait cela ? rétorqua-t-elle avec colère.
Elle entra furieusement dans la suite en effleurant du bras le torse nu de Theo.
Immédiatement, il s’embrasa. Pourtant elle l’avait à peine touché…
— Pour quelles raisons ? insista-t-elle.
Pourquoi provoquait-elle toujours en lui des réactions d’une telle intensité ?
En dépit de tout, du passé difficile et de l’accusation ridicule de Holly, Theo s’autorisa le plaisir de
la contempler. Il avait oublié cette joie qu’il éprouvait à la regarder bouger. Il aurait fallu être de marbre
pour ne pas remarquer la courbe voluptueuse de ses hanches, la perfection de sa silhouette sous les
vêtements élégants. Il se rappela le temps où elle portait des bottes de cow-boy et riait à gorge déployée,
sa chevelure blonde cascadant sur ses épaules.
Cette Holly qu’il avait connue n’était pas le produit de son imagination. Elle était là, quelque part,
sous le fatras de mensonges, sous le déguisement. Elle n’était pas une illusion.
Brusquement, elle s’immobilisa comme si elle prenait conscience du décor. Elle se raidit et inspira
profondément, tandis qu’il luttait pour ne pas se perdre dans ses souvenirs.
Manifestement, Holly était troublée de se retrouver dans cette suite. Tant mieux, se dit Theo. Il
n’était pas le seul à souffrir. Même si les journaux avaient raison et qu’elle était en train de manœuvrer
pour contrôler la compagnie, ils avaient partagé une passion véritable. Tout ce qui s’était produit dans
cette suite nuptiale avait imprimé en eux une marque indélébile. Ils avaient vécu des instants d’un
érotisme torride, inoubliable. Et authentique. Une telle passion ne se simulait pas.
— Cet endroit est terriblement nostalgique, tu ne trouves pas ? observa-t-il d’une voix acide en
refermant la porte. Quel dommage que j’aie fait enlever les pétales de roses que tu avais si gentiment
commandés. Tu aurais pu te coucher sur ce lit de fleurs, comme autrefois.
Holly darda sur lui son regard bleu d’azur et pinça les lèvres.
— Tu crois ?
Elle s’interrompit quelques secondes.
— Les journaux se perdent en conjectures insultantes… C’est toi qui as contacté les paparazzi,
n’est-ce pas ? Sinon ils ne nous auraient pas surpris au Harrington. Ce n’est pas le moment d’évoquer nos
ébats échevelés d’une autre époque.
— Malgré tous tes efforts, tu ne terniras jamais la passion qui nous a réunis, agapi mou, observa-t-il
avec une sorte de mélancolie désabusée. Pourquoi t’acharnes-tu à flétrir le passé, comme si nous avions
succombé à une sorte de maladie ?
Elle lui fit face. Derrière elle, les rayons du soleil qui perçaient par la fenêtre l’entouraient d’un
halo doré.
— Je me souviens aussi bien que toi, Theo, admit-elle d’une voix cassante. Détrompe-toi, je n’ai
rien oublié. Certaines scènes sont à jamais gravées dans ma mémoire, comme ce champagne que tu
léchais à même ma peau. Nous étions insatiables, ce jour-là, ainsi que tous les autres de ce long mois
passé ici. Tu es content ? Pouvons-nous revenir au présent, maintenant ?
Comment pouvait-elle parler aussi sèchement, avec une telle désinvolture, de ces souvenirs emplis
d’émotion ?
— Je ne te comprends pas, dit-il. Si tu m’as réservé cette suite et organisé ta petite mise en scène,
c’était bien pour me replonger dans le passé, me torturer en réveillant un flot d’images et de détails. Je ne
te suis pas.
Elle leva les yeux au ciel avec une moue boudeuse, comme… autrefois. Devant son expression
presque drôle, la fureur et l’exaspération de Theo s’évanouirent comme par enchantement. Il était captivé
par son air renfrogné et son joli minois. La perfection de son corps, surtout, exerçait de nouveau une
fascination mystérieuse sur lui. La rondeur de ses seins, la minceur de sa taille, la douceur de ses
hanches…
Il subissait peut-être le contrecoup de leurs retrouvailles lascives, au night-club. Il n’aurait pas dû la
toucher, la goûter… Comme un drogué, il replongeait après une longue période de sevrage.
Il n’avait pas éprouvé un tel désir depuis des années… Après tout, que risquait-il à succomber ?
Devinant probablement ce qui se passait en lui, Holly alla se placer à l’autre bout de la pièce.
Pendant qu’il la suivait des yeux, elle tomba en arrêt devant les journaux étalés sur la table basse.
Chassant les images qui se présentaient à son esprit, Theo se souvint brusquement des accusations
que Holly lui avait jetées à la figure.
— Ce n’est pas moi qui ai renseigné les paparazzi, déclara-t-il en s’asseyant sur le canapé blanc.
Dans le monde de requins dans lequel je travaille, je n’aurais aucun avantage à ressusciter mon mariage
avec une arriviste américaine avide de mettre le grappin sur ma fortune.
Il s’appuya nonchalamment contre les coussins. Il n’avait pas pris la peine d’enfiler sa veste de
pyjama, et elle ne put s’empêcher de contempler son torse nu, sculptural.
— Tu as une piètre opinion de moi ! rétorqua-t-elle, glaciale, en dissimulant son trouble tant bien
que mal. Dieu merci, aucun de ces articles ne dresse de moi un portrait aussi négatif.
Il inclina la tête.
— Il suffit de lire entre les lignes.
— Ton jugement péjoratif explique sans doute la facilité avec laquelle tu as cru à mon infidélité,
remarqua-t-elle très calmement. C’est vraiment ce que tu penses de moi ? A tes yeux, je ne suis qu’une
vile aventurière dévorée par la cupidité ?
Theo ne répondit pas. Il n’avait pas envie de se défendre. La discussion les aurait entraînés trop
loin. Il aurait été obligé de justifier le libertinage dans lequel il avait sombré pour tromper son chagrin. Il
ne devait rien à Holly. Il se contenta de poser les bras sur le dossier du canapé en scrutant le visage de
Holly.
Il guettait les signes de son combat intérieur, éprouvant la moindre de ses hésitations dans chaque
fibre de son être. Le désir enflait en lui, irrépressible.
— Pourquoi es-tu venue ? interrogea-t-il au bout d’un moment.
Elle rougit, mais il s’obligea à ne pas céder tout de suite au démon de la chair. Pas encore.
— Un coup de téléphone aurait suffi. Pourquoi t’être déplacée en personne pour jeter de l’huile sur
le feu ?
— Sans doute pour voir si tu oserais me mentir en face.
Il haussa les épaules.
— Et pourquoi as-tu revêtu ton armure de combat ? lança-t-il sans répondre à la provocation. Tu as
peur de moi ? Que redoutes-tu, pour avoir tellement besoin de te protéger ?
Il résista à l’envie toujours plus forte de l’attirer vers lui pour la serrer dans ses bras. Le lien
n’avait jamais été rompu, entre eux. L’alchimie demeurait puissante. Mais ce n’était qu’une addiction, une
compulsion obsédante. Rien de plus.
Elle se redressa de toute sa hauteur.
— De quelle armure parles-tu ? C’est juste une robe.
— Cette nuit, tu étais habillée différemment. Tu étais redevenue la jeune fille un peu bohème que
j’ai connue autrefois.
La voix de Theo retrouvait une douceur charmeuse, avec des accents séducteurs. Pourtant, cela ne
changerait rien. La poésie qui se tissait entre eux n’avait jamais rien eu de léger. Des forces sombres
semblaient à l’œuvre.
— C’était une nouvelle ruse pour me manipuler ? reprit-il. Tu jouais ton propre rôle pour mieux me
plier à ta volonté ?
— C’était juste une tenue adaptée aux circonstances, répliqua-t-elle d’un ton coupant. Désolée de te
décevoir. Je n’ai pas l’envergure d’une conspiratrice.
— Et cette robe ? C’est encore un déguisement ? Tu dois savoir que j’ai toujours préféré Holly Holt
à Holly Tsoukatos. La jeune touriste pleine de fraîcheur et de spontanéité qui passait ses vacances sous le
soleil grec me plaît davantage que l’intrigante qui épuise mes réserves d’argent et de patience.
— La prochaine fois, je te demanderai conseil avant de choisir mes vêtements, ironisa-t-elle.
— Tu as accouru au Chatsfield dans ton uniforme de parvenue, après m’avoir offert quelques heures
plus tôt la Holly de ma jeunesse. Ce n’est certainement pas un hasard.
Il esquissa un sourire sarcastique.
— La carotte et le bâton…, murmura-t-il.
— Ne m’inflige pas toutes ces théories absurdes, sans queue ni tête, maugréa-t-elle.
— Que veux-tu ? questionna de nouveau Theo. Et pourquoi as-tu éprouvé le besoin de te déguiser
pour me le demander ?
L’espace de quelques secondes, Holly parut un peu déconcertée. Puis, elle cilla, et il crut qu’il
s’était trompé.
— C’est ennuyeux, ce regain d’intérêt de la presse. Je n’aime pas me retrouver en première page
des journaux, déclara-t-elle avec raideur.
C’était complètement hors sujet. Néanmoins, Theo ne vola pas à son secours. Tant pis si elle était
mal à l’aise.
Il faudrait bien qu’elle se dévoile, qu’elle en vienne au fait.
— Je n’y attache pas d’importance, observa-t-il.
— Cela t’est égal d’être épié par des paparazzi ? s’étonna-t-elle, incrédule et irritée à la fois. De
lire des mélodrames stupides, forgés de toutes pièces ?
— Ce n’est pas la raison de ta visite. Tu ne te serais pas préparée avec autant de soin. Tu cherches
simplement un prétexte.
Il la détailla longuement, d’un air impassible.
— Pourquoi aurais-je besoin d’un prétexte ? protesta-t-elle avec froideur.
En fait, elle était prête à s’effondrer. Il le sentait.
— Tu le sais très bien.
Il n’eut pas besoin de se lever ni de faire le moindre geste. Le piège s’était refermé sur eux. Un filet
invisible les emprisonna étroitement. Theo sentit en lui l’aiguillon du désir et entendit la respiration
hachée de Holly en réponse à la sienne.
— Je serais étonné que tu aies beaucoup dormi la nuit dernière, ajouta-t-il. Tu t’es dépêchée de
venir ce matin pour prendre la mesure de ma culpabilité.
Elle se contenta de le fixer de ses yeux clairs.
— Tu as l’air dévasté par la honte, en effet, remarqua-t-elle sèchement.
Le mensonge vint aisément à Theo.
— Je ne ressens ni honte ni culpabilité, Holly. Je te les laisse.
— Qu’ai-je fait de mal ?
— Tu oses le demander ? répliqua-t-il tranquillement, sans agressivité. Tu m’as menti. Tout le reste
est venu de là. Nous n’allons pas en discuter à l’infini. Ma réponse restera la même.
— Malgré tout, j’espère toujours que tu changeras d’avis. Je ne peux pas m’en empêcher.
Elle lui jeta un regard qui le fit frissonner. En réalité, après mûre réflexion, il avait révisé sa
position. Mais ce n’était pas le moment de l’admettre. Pas ici. Pas maintenant…
— Oui, il y a eu d’autres femmes, déclara-t-il à brûle-pourpoint, sans chercher à adoucir le coup.
Mais cela n’a aucune espèce d’importance.
L’amère vérité sortit de sa bouche presque malgré lui.
— Tu es la seule qui a compté. Même dans les bras des autres, je ne voyais que toi.
* * *
En recevant de plein fouet la révélation de Theo, comme un coup de poing à l’estomac, Holly arrêta
brusquement de se mentir à elle-même.
Elle se sentait assommée.
— Bizarrement, cela ne m’est d’aucun secours, murmura-t-elle d’une voix sourde, méconnaissable.
Elle contempla Theo à moitié allongé sur le canapé. Sa peau bronzée contrastait avec la blancheur
du cuir. Une lueur de désir brillait au fond de ses yeux. Il était superbe. Son corps puissant avait la
perfection des statues de dieux antiques.
Les choses auraient-elles été plus faciles s’il avait été moins beau ?
Quand il lui avait ouvert la porte, simplement vêtu de son pantalon de pyjama, elle avait failli
tomber dans ses bras. C’était le Theo de ses souvenirs, l’homme magnifique tout en muscles et débordant
d’énergie, qui exsudait le sexe par tous les pores de la peau.
Et le danger. La virilité magnétique qui émanait de lui exerçait sur Holly une domination qui la
terrifiait. Cet homme l’avait marquée à tout jamais, d’une manière indélébile. Tous les endroits de son
corps qu’il avait touchés la nuit dernière la brûlaient encore. En sa présence, une flamme qui ne s’était
jamais éteinte se ravivait.
Holly cessa donc de feindre l’indifférence, de faire comme si elle voulait le chasser de son
existence. En réalité, elle n’en avait jamais eu la volonté. Malgré les apparences.
Mais elle n’avait pas l’intention de passer tout de suite aux aveux. Elle préférait rester dans
l’ombre, garder ses secrets le plus longtemps possible.
— Quelle partie de moi ?
La question avait franchi ses lèvres sans qu’elle s’en aperçoive. Elle n’avait même pas conscience
de l’avoir prononcée tout haut. Seul l’étonnement de Theo la fit réagir et réfléchir à ce qu’elle venait de
dire.
Mon Dieu ! Le rouge lui monta au front.
Choquée par sa propre audace, elle sursauta violemment, tandis que Theo, immobile, la fixait avec
une grande perplexité.
— Comment ? demanda-t-il sur un ton exagérément poli.
— Quelle partie de mon corps voyais-tu pendant que tu noyais tes problèmes avec d’autres
femmes ? dit-elle aussi clairement que possible.
Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, ce qu’elle ressentait. La pensée de Theo avec une autre
femme la rendait malade. Pourtant, en même temps, son cerveau l’acceptait logiquement. Theo avait
raison. C’était elle qui avait semé les germes de l’infidélité au sein de leur couple. Elle avait détruit la
confiance et ouvert la porte au doute et à la suspicion. Comment aurait-elle exigé de lui le respect de
leurs vœux alors qu’elle prétendait haut et fort les avoir rompus ? Elle lui avait infligé un supplice, avec
sa prétendue « confession »…
La déclaration de Theo lui laissait percevoir une terrible réalité. S’il n’avait vu qu’elle à travers les
autres, alors qu’elle se trouvait à des milliers de kilomètres, cela signifiait qu’il n’avait jamais pu
l’oublier.
Elle lui savait gré de cet aveu qu’elle recevait comme un cadeau et qui lui mettait du baume au cœur.
Malgré les circonstances, il recelait quelque chose de romantique.
En tout cas, elle avait envie de se raccrocher à cette idée, comme un vague espoir.
— A quel jeu joues-tu encore, à la fin ? grommela Theo.
— Mes mains ? suggéra-t-elle en ignorant délibérément sa remarque.
Elle s’approcha de lui, sur ses talons aiguilles qui accentuaient le balancement de ses hanches.
Theo la dévorait des yeux, avec une avidité qu’il n’essayait pas de cacher.
— Mes cheveux ?
— Pas tirés ainsi en arrière, non, maugréa-t-il.
Sa voix grave résonna profondément en Holly, provoquant une pluie d’étincelles dans son ventre et
le long de son dos.
Quelles sensations vertigineuses ! Comme s’ils s’appartenaient encore l’un l’autre, en dépit de tout.
Elle s’arrêta devant lui, entre ses jambes. Il ne se redressa pas et ne manifesta aucune réaction. Seul
son regard le trahissait.
Le feu qui couvait en elle se ranima pour l’embraser brusquement.
C’était tout ce qui comptait.
8.
Holly cambra les reins, lentement, en prenant son temps, et leva les bras pour ôter une à une les
épingles de son chignon. Ses seins tendaient le tissu de sa robe. Nonchalamment, les yeux plongés dans
ceux de Theo, elle secoua la masse de sa chevelure qui retomba voluptueusement sur ses épaules.
Assis devant elle, sans bouger, Theo la contemplait avec une sorte de ferveur religieuse.
— A quel moment pensais-tu à moi ? chuchota-t-elle d’une voix rauque. Que regrettais-tu le plus ?
Les frustrations accumulées pendant toutes ces années perdues décuplaient son désir. Peu
importaient les mensonges et les trahisons. L’amertume ne régnait plus.
— Tu n’aurais pas dû me quitter, Holly.
Il regretta immédiatement d’avoir dit cela. Elle le devina à son regard sombre, à ses poings crispés
qui s’enfoncèrent dans les coussins du canapé. C’est à ce moment-là qu’elle s’accroupit entre ses genoux.
Dans les yeux de Theo, la lueur s’intensifia.
Holly se mordit la lèvre.
Elle ne pensait plus à rien et ne s’inquiétait plus. Elle allait enfin déposer son fardeau de souffrance
et de chagrin. Elle voulait oublier ce qu’elle avait fait. Et ce qu’il avait fait, lui aussi. Elle posa les
paumes sur ses genoux, retrouvant avec un plaisir inouï la sensation de le toucher.
Theo. Rien que son nom l’éblouissait.
Elle sentait sa chaleur à travers le tissu du pantalon. A la hauteur de ses yeux, son torse appelait ses
baisers. Elle se pencha pour goûter la saveur virile de sa peau, un mélange de sel et de musc.
Ses mains remontèrent à l’intérieur de ses cuisses, de plus en plus haut. La respiration de Theo
s’accéléra légèrement, et quelque chose s’épanouit en elle.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle esquissa un sourire.
— Tu ne devines pas ? Cela fait si longtemps…
— Dis-moi ce que tu veux. Tout de suite.
Il aboyait presque, contenant difficilement son impatience.
— A ton avis ? Ce n’est pas très compliqué, murmura-t-elle en dessinant du bout des doigts le
contour de ses muscles saillants.
Elle s’abandonna tout entière à la sensualité de l’instant, délicieusement excitant. Toucher Theo lui
donnait autant de plaisir que d’être caressée par lui.
— Holly…
Il s’interrompit et poussa une exclamation en grec lorsqu’elle posa la main sur son érection.
Elle avait tellement envie de lui… Dès le premier instant où elle l’avait aperçu, dans le petit café-
restaurant de Santorin, une décharge électrique l’avait traversée. Peu importait ce qui s’était passé et ce
que l’avenir leur réservait.
Le souffle court, elle abaissa la ceinture de son pantalon.
Il était si beau, si fier… Parfait.
Il prononça son nom plusieurs fois, et elle guetta ses réactions sur son visage.
Elle eut bientôt la chair de poule. La pointe de ses seins se durcit, et son ventre se creusa.
Rien n’avait plus d’importance. Seul ce moment comptait, et le plaisir de Theo.
Elle referma les doigts autour de sa virilité, douce et dure à la fois. Theo réprima un juron.
— Je t’ai pourtant avertie, cette nuit, grogna-t-il entre ses dents serrées. Je n’ai pas confiance en toi.
Sourde à ses mises en garde, Holly continua à lui prodiguer ses caresses, en se laissant guider par
ses frémissements, puis ses tremblements, de plus en plus forts, irrépressibles.
— Je ne te demande rien, Theo, déclara-t-elle avec beaucoup d’assurance. Ne m’embrasse pas si tu
n’en as pas envie. Tu n’es pas obligé. Cela m’est égal.
Puis, elle se pencha pour le prendre dans sa bouche.
* * *
Theo faillit perdre tout contrôle, comme un jeune homme sans expérience qu’il n’était pourtant plus
depuis très longtemps.
Il avait l’impression d’être au paradis. Holly le connaissait par cœur et reproduisait sans hésiter les
gestes qui le rendaient fou de désir.
Renversant la tête en arrière, il se laissa emporter par l’ivresse des sens.
Il fit semblant de croire à la simplicité du plaisir. Holly nourrissait sans doute des arrière-pensées,
mais il choisit de ne pas s’en préoccuper.
Il arriva presque à se persuader. En tout cas, il avait envie de prolonger l’instant indéfiniment.
Comme d’un commun accord, Holly adopta un rythme lent, alternant habilement douceur et intensité,
frôlements et baisers plus appuyés. Peu à peu, Theo oublia tout, les mensonges, la séparation, l’échec
retentissant de leur mariage précipité.
Il enfonça les doigts dans la masse soyeuse de ses cheveux parfumés et se livra à Holly, la laissant
libre de l’emmener où elle voulait, comme elle voulait.
Mais, en approchant de l’orgasme, il la repoussa légèrement et rouvrit les paupières pour la
contempler. Il reconnaissait ses joues en feu, ses yeux si bleus, translucides… Une sorte de rugissement
s’éleva en lui. Elle frissonnait et chancelait comme si elle était elle aussi au bord de la jouissance.
— Tu m’as manqué, confia-t-il.
Plus tard, sans doute, il regretterait sa franchise, mais pour le moment, il se moquait des
conséquences. Il caressa tendrement sa joue satinée.
— Bien d’autres choses m’ont manqué… Mais non. Pas comme cela. Pas…
— S’il te plaît, Theo, protesta-t-elle fermement. J’ai envie. J’ai envie de toi.
Comment aurait-il refusé ? C’était si bon…
Cette fois-ci, il ne se retint pas et s’abandonna entièrement, en criant son nom au plus fort de
l’orgasme.
Quand il recouvra ses esprits, elle était agenouillée et le regardait avec une expression de profonde
satisfaction. Il l’étudia à son tour, très longuement, en essayant de dominer ses émotions. Elle était rose de
plaisir. Il ne se souvenait pas l’avoir désirée autant un jour.
Il tendit la main pour l’attirer vers lui et esquissa un sourire quand elle émit une petite exclamation
inarticulée. Puis, il l’installa sur le canapé et s’étendit sur elle, en relevant sa robe au-dessus de ses
hanches. Elle ouvrit les jambes instinctivement.
Il avait une envie folle de l’embrasser, d’écraser ses lèvres, de retrouver la saveur de sa bouche,
mais il ne voulait pas céder à la tentation, même si elle le défiait silencieusement.
— Il faudra le mériter, dit-il.
Contrairement à son attente, elle ne répondit rien, ne tenta pas de plaisanter pour alléger
l’atmosphère et ne le repoussa pas non plus. Elle se contenta de le fixer de ses grands yeux bleus qui
brillaient.
Le même désir, torride, les dévorait.
Theo pressa un baiser sur son ventre, juste au-dessus de la culotte en dentelle. Puis, il s’installa
confortablement et écarta ses cuisses pour se délecter du parfum épicé de son sexe.
Il leva les yeux vers elle. Holly le fixait avec attention, les lèvres légèrement entrouvertes, les joues
enflammées. Ses cheveux formaient un halo sensuel autour de son visage. Il n’avait jamais rien vu d’aussi
beau.
Il se pencha de nouveau et pressa la bouche avidement sur le bouton sensible de sa féminité.
* * *
Holly s’arc-bouta et se raidit de toutes ses forces avant de s’abandonner totalement à lui.
Elle s’entendit crier et se sentit projetée très loin, sous une pluie d’étoiles. Les spasmes de l’extase
secouaient son corps. Theo, son mage tout-puissant, était de retour.
Lui et lui seul. Theo.
Lorsqu’elle reprit conscience, il avait remonté sa robe un peu plus haut et contemplait sa nudité avec
une admiration sans bornes.
— Theo, commença-t-elle.
Elle s’interrompit lorsqu’elle ne reconnut pas sa voix. Sourd à ses protestations, il posa une main
sur son ventre et l’autre sur sa hanche.
Il scruta son expression avec une satisfaction évidente, un orgueil viril et possessif qui fit courir un
frémissement sur sa peau. Le feu qui la consumait se ranima.
Quand il recommença à caresser son sexe avec sa bouche et sa langue, elle oublia tout de nouveau.
Il s’abreuvait à la source de son plaisir, comme s’il était pris d’une soif inextinguible. Bientôt, elle
se tordit de plaisir sous ses caresses, complètement à sa merci. La magie l’emporta encore plus loin.
Dans une tentative pour rester ancrée à la réalité, elle enfonça ses ongles dans ses épaules, mais bascula
bientôt dans l’abîme en sanglotant.
Elle répétait son nom comme une prière, ou une invocation.
Elle lui aurait tout donné, promis n’importe quoi, s’il le lui avait demandé.
Encore et encore, il la conduisit jusqu’à l’extase, sans lui laisser de répit. Et, lorsqu’elle le réclama
dans un sursaut de frénésie, il était déjà en elle, devançant de quelques secondes le besoin impérieux de
fusionner leurs corps.
Theo lui parlait en grec, murmurant des mots tendres qui ressemblaient à des incantations. Au bout
de quelques minutes, il se retira pour s’allonger sur le dos et l’invita à s’installer sur lui à califourchon,
en la tenant fermement par les hanches. Un nouveau rythme s’établit. Il la guidait merveilleusement.
Holly le sentait en elle, au plus profond de son être. Pris de vertige, elle le supplia.
— Theo. Je t’en prie.
Il obtempéra et accentua ses mouvements de va-et-vient. Les yeux rivés l’un à l’autre, ils
accélérèrent, puis ralentirent encore, pour faire durer le plaisir le plus longtemps possible.
Les sensations s’affinaient peu à peu.
— Plus vite, ordonna-t-elle soudain.
Il éclata de rire, sans aucune intention d’obéir.
Avec un art consommé, Theo la transporta vers d’autres sommets vertigineux. Chaque fois, elle avait
l’impression d’aller trop loin, de ne pas supporter pareille intensité. Pourtant, elle se laissait faire,
acceptant docilement tout ce qu’il lui imposait. Il empoignait ses fesses à pleines mains pour la guider et
diriger ses mouvements, tantôt circulaires, tantôt de haut en bas.
Comment n’aurait-elle pas succombé à un tel savoir-faire ? Theo était un amant hors pair, rompu aux
plaisirs du sexe. Il en connaissait toutes les subtilités. Elle chérissait comme un trésor le feu sacré qu’il
avait allumé en elle. Quel bonheur de baigner dans la lumière de son regard enfiévré ! Il la rendait
infiniment belle. Autour d’eux, un cocon se tissait qui les protégeait du monde extérieur et les isolait dans
une bulle exquise et sensuelle.
Quand l’orgasme explosa, avec une violence indescriptible, elle se cambra en rejetant la tête en
arrière, tandis que Theo la maintenait sur lui pour l’empêcher de basculer. Il atteignit l’extase presque au
même moment, et ils se retrouvèrent enfin dans une communion bouleversante, comme si rien, jamais, ne
les avait séparés.
C’était la seule chose qui importait.
Rien d’autre ne comptait.
Holly se laissa retomber sur son torse et demeura blottie au creux de ses bras pendant ce qui lui
sembla une éternité. Elle arriva presque à croire que cet instant pouvait durer toujours…
Mais, malgré ses efforts éperdus pour prolonger ces minutes magiques, la réalité finit par reprendre
ses droits. Theo bougea. Elle se redressa et posa un pied au sol avant de se lever. Ses jambes
chancelaient. Elle rajusta sa robe en évitant de croiser le regard de Theo.
Il remit son pantalon sans prononcer un mot et poussa dans sa direction ses hauts talons, qu’elle
enfila avec une grande difficulté tant elle tremblait.
— Theo…
Elle s’interrompit aussitôt, à court de mots et d’idées. Elle ne savait pas par où commencer pour
tenter de réparer ce qu’elle avait détruit. Comment expliquer à Theo quelque chose qui échappait à son
propre entendement ? Comment réagirait-elle s’il se retournait contre elle ? Sans doute méritait-elle sa
vengeance, mais elle ne s’en remettrait pas. Pas après ce qui venait de se passer.
— Tu as faim ? demanda-t-il d’un ton bourru.
Sa rudesse masquait une émotion indéfinissable qui perçait dans sa voix. Comme elle, certainement,
il voulait prolonger cet instant privilégié. C’était du moins ce qu’elle avait envie de croire,
imprudemment peut-être… Elle s’aventurait sur un terrain dangereux, mais sans pouvoir s’en empêcher.
Cet homme avait tellement d’emprise sur elle…
— Je… je ne…
Indécise, elle bredouillait lamentablement. Une tempête intérieure la ravageait, attaquant les
fondations de son être, menaçant de l’anéantir. Comment en parler à Theo ? Elle osait à peine le regarder.
Comment pouvait-elle aimer cet homme et le craindre à la fois ?
Theo restait planté devant elle, à la regarder comme s’il ne pouvait se lasser de ce spectacle.
Parfois, elle avait l’impression qu’il lisait en elle, qu’il avait le pouvoir de démêler l’écheveau
embrouillé de ses pensées les plus secrètes.
Néanmoins, c’était impossible. Elle-même ne le pouvait pas. Une force obscure l’aveuglait.
Elle s’obligea à se ressaisir.
— Oui, acquiesça-t-elle enfin en recouvrant la parole. Je meurs de faim.
Quand il lui sourit, elle eut le sentiment d’avoir remporté une victoire.
Un espoir fou la souleva, aussi merveilleux qu’une aube éclatante après une nuit de tempête.
* * *
Ce fut une journée parfaite.
Plus tard, Holly s’en souviendrait comme un album de cartes postales magnifiques, un recueil
d’instants magiques.
Ils commencèrent par un déjeuner de spécialités espagnoles, un festival de goûts et de saveurs. Ils se
promenèrent ensuite nonchalamment sur Las Ramblas et dans la vieille ville. Avec ses venelles tortueuses
et ses placettes ombragées, le quartier gothique renfermait d’innombrables surprises. Tout au long de leur
promenade, ils ne cessèrent de bavarder, comme autrefois, comme s’ils s’aimaient encore.
Ils abordèrent toutes sortes de sujets, l’état du monde, le travail de Theo, ses aspirations et la façon
dont il envisageait de succéder à son magnat de père. Ils parlèrent aussi des activités de Holly, très
engagée dans la cause humanitaire.
Le passé avait cessé de les diviser. Ils avaient l’air de deux amoureux qui faisaient connaissance et
se racontaient leur vie en flânant. Ils cheminaient côte à côte sous un ciel pur, sans nuages, dans une ville
somptueuse et sans peur du lendemain.
A la tombée de la nuit, ils prirent l’apéritif sur une terrasse, au dernier étage d’un immeuble, avec
une vue imprenable sur le port. La Barceloneta s’étendait sous les rayons du soleil couchant, mais Holly
n’avait d’yeux que pour Theo, qui éclipsait le reste du monde.
Il en a toujours été ainsi, murmura la petite voix intérieure en elle, comme un avertissement.
Souviens-toi. Tu as déjà passé six mois dans son ombre. Tu ne savais même plus qui tu étais. As-tu déjà
oublié… ?
— Tu as froid ?
La voix grave de Theo la ramena à l’instant présent.
— Tu as la chair de poule, ajouta-t-il.
Elle se concentra sur lui, sur son regard chaud et profond. Elle avait ce qu’elle voulait, se dit-elle
résolument. Elle avait trop souffert sans lui, pendant quatre années interminables. Elle avait besoin de lui,
de sa présence.
Sa place était auprès de lui.
C’était vrai. La vie n’avait aucun sens sans lui.
En dépit des apparences, elle n’était pas comme sa mère. Quand elle avait quitté Theo, ce n’était
pas pour un autre homme, même si elle avait prétendu le contraire. D’ailleurs, elle était revenue, c’était
bien la preuve.
Elle ne pouvait pas ressembler à sa mère. C’était impossible. Elle refusait.
— Si tu continues à me regarder ainsi en fronçant les sourcils, je vais croire que la trêve est finie.
Le ton de Theo, avec sa douceur si particulière, lui donna la chair de poule.
— Je ne sais pas pour toi, Holly, mais en ce qui me concerne je ne me sens pas vraiment prêt à
reprendre les discussions pour savoir où tout cela va nous mener.
— Tu m’inquiètes ! plaisanta-t-elle avec une fausse désinvolture.
Autour d’eux, la nuit tombait. Des échos de rires et de musique leur parvenaient. Elle n’avait pas
envie de rompre le charme de cette journée.
— Je suis simplement réaliste, répondit-il.
Il lui prit la main et joua distraitement avec ses bagues, à son habitude. Etait-ce une façon de lui
rappeler les liens du mariage qui les unissaient encore ? Peut-être n’avait-il même pas conscience de son
geste.
Soudain, il plongea les yeux dans les siens avec une expression déterminée. Visiblement, il avait
changé d’avis.
Mais Holly n’avait pas envie de savoir ce qu’il pensait, ce qu’il espérait.
La réalité ne la tentait pas. Pour l’instant, elle n’attendait pas de réponses à ses questions. La nuit
qui venait était trop belle, trop pure. Ils étaient ensemble. La présence chaude et bien réelle de Theo la
rassurait et l’emplissait de désir. N’était-ce pas le plus important ?
— J’ai envie de danser, ce soir ! s’écria-t-elle avant qu’il se mette à parler. Profitons-en ! Nous
sommes à Barcelone, non ?
— En effet, acquiesça-t-il, les yeux brillants.
— Alors, amusons-nous jusqu’à l’aube. Ensuite, je veux m’effondrer dans un grand lit, nue, et
continuer à faire la fête avec toi. Et nous recommencerons demain. Et le jour suivant…
Holly glissa les bras autour de son cou et se pressa contre lui. Immédiatement, l’air se chargea
d’électricité. Elle sentait confusément qu’il fallait se raccrocher à cette légèreté. C’était la seule solution.
Elle avait trop peur de ce qui adviendrait autrement. Si elle repartait à l’autre bout du monde, comme la
première fois, ce serait pour ne plus revenir.
— Je préfère cette réalité-là, pas toi ? le taquina-t-elle avec entrain.
Il la prit par les hanches en scrutant son expression. Il voyait trop clair en elle, cela lui faisait peur.
Elle retint sa respiration pour attendre son verdict. Heureusement, un sourire éclaira le visage de Theo.
Elle avait gagné un répit. Un soulagement immense l’envahit.
— Comme tu veux, agapi mou. Je t’accorde deux jours.
C’était la première fois depuis leurs retrouvailles qu’il prononçait ces mots sans ironie.
« Mon amour. »
Holly frissonna. Ses seins se durcirent, et elle sentit ses jambes trembler. Le feu ardent qui la
dévorait repartit de plus belle, ravivant des désirs fous, qu’elle n’osait même pas s’avouer.
Theo posa son regard ténébreux sur elle sans prononcer un mot, comme s’il devinait ses pensées.
9.
UNE SECONDE LUNE DE MIEL POUR THEO ET HOLLY ? OU UN GUET-APENS HABILEMENT TENDU DANS
LA VILLE OÙ TOUT A COMMENCÉ ?
Holly soupira en parcourant les gros titres des journaux dans le kiosque du quartier gothique.
Ainsi que Theo le lui avait promis, ils venaient de passer deux jours magiques dans la belle ville de
Barcelone. Ils ne s’étaient pas quittés un seul instant et avaient profité l’un de l’autre. Les flâneries dans
les rues romantiques, les dîners aux chandelles, les soirées à danser dans les clubs à la mode, les nuits
érotiques, tout se mêlait dans un kaléidoscope sensuel, un mélange d’érotisme et de musique, avec le
soleil et la mer en toile de fond. L’architecture de Gaudí ajoutait une note de fantastique au tableau. Avec
l’impression de vivre un rêve, Holly se perdait avec bonheur dans les yeux de Theo qui la rendait folle
de plaisir…
Elle se détourna et se félicita de porter des lunettes noires qui dissimulaient son visage aux regards
indiscrets. Néanmoins, au bras de Theo, il était quasiment impossible de passer inaperçue. Où qu’il aille,
il attirait l’attention. Les gens s’écartaient naturellement sur son passage, impressionnés par sa carrure
athlétique et la puissance qui irradiait de sa personne.
— Je ne comprends pas cette fascination des tabloïds, commenta Holly. Les paparazzi n’ont rien de
mieux à se mettre sous la dent ? Un caprice de star ? Un scandale au sein de la famille royale ? Pourquoi
se préoccupent-ils tant de nous ?
Pendant le petit déjeuner, Theo avait pris quelques instants pour envoyer des e-mails et passer
quelques coups de téléphone en grec, probablement pour ses affaires. Cela ne durait jamais longtemps. Il
se consacrait presque entièrement à elle.
Il la couva d’un regard ardent qui lui rappela le début de la journée. Il l’avait réveillée par des
caresses, dans leur grand lit aux draps de soie du Harrington. A peine avait-elle ouvert les yeux qu’elle
avait basculé dans l’ivresse des sens… Elle adorait leurs étreintes matinales.
Il sourit en la voyant rougir.
Elle avait souvent peur de s’égarer, d’être happée par ces sentiments qui la dépassaient. Elle avait
l’impression qu’au moindre faux pas elle pouvait trébucher et tomber dans un gouffre profond, pour ne
jamais refaire surface… D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle avait toujours ressenti cela. En même
temps, paradoxalement, elle avait envie de se laisser aspirer, sans résister.
Ce tiraillement la déchirait. Elle était en proie à un dilemme insoluble.
Ils contournèrent la cathédrale, où un groupe d’adolescentes prenaient des selfies en riant
bruyamment. Puis, ils obliquèrent vers une petite rue paisible.
— Les journalistes ne s’intéressent pas vraiment à nous, observa Theo au bout d’un moment. Je ne
crois pas, en tout cas. C’est plutôt notre hôtel qui les passionne.
Holly battit des cils avec étonnement.
— Ah bon ? Mais pourquoi ?
Le téléphone de Theo vibra. Il jeta un coup d’œil à l’écran, mais ne décrocha pas et le remit dans sa
poche. Son aisance souveraine fascinait Holly. Elle l’imaginait dans un univers de gratte-ciel de verre et
d’acier, régnant sur le monde avec le même pouvoir légendaire que son père. L’armateur tout-puissant
qu’il était devenu l’impressionnait davantage encore que l’homme qu’elle avait connu quatre ans plus tôt.
— Tu n’es pas au courant ? dit Theo au bout d’un moment. Moi qui pensais que tu avais choisi le
Harrington en connaissance de cause… Pour prendre parti dans le conflit qui les oppose au Chatsfield.
Elle s’immobilisa, déconcertée par cette information. Sa respiration se fit plus saccadée, comme si
Theo l’accusait. Il glissa un bras sous le sien pour l’entraîner dans le lacis des ruelles moyenâgeuses.
— Non, j’ignore tout de cette histoire, protesta-t-elle un peu trop vivement, comme si elle avait à se
défendre.
Theo lui jeta un regard perplexe. Doutait-il de sa bonne foi ? Il s’arrêta et s’adossa contre un mur
pour lui expliquer la situation. Il exerçait sur elle un tel magnétisme qu’elle devait parfois faire des
efforts surhumains pour ne rien trahir. Plus le temps passait, plus son trouble s’intensifiait.
— Les Chatsfield se sont mis en tête de racheter les Harrington. D’une manière tout à fait inattendue,
l’offre initiale a été refusée. Depuis ce qui a été considéré comme une trahison, les deux clans s’affrontent
et se déchirent dans des négociations compliquées.
Il haussa les épaules avec une moue typiquement méditerranéenne.
— Un peu comme nous, avec nos problèmes de couple et notre mariage tumultueux.
— Qu’avons-nous à voir avec d’ennuyeuses tractations financières ? questionna-t-elle, mal à l’aise.
La métaphore est mal choisie.
L’expression de Theo se durcit bizarrement. L’atmosphère s’alourdissait, sans raison apparente. Le
ciel demeurait d’un bleu pur. Aucun vent ne soufflait de la mer. Il n’y avait pas d’orage en vue.
— Ce genre d’affaires familiales est compliqué, reprit Theo patiemment. Les protagonistes ont
tendance à dramatiser, à prendre les choses de façon très personnelle.
Holly sentait confusément un reproche dans sa voix, comme si elle était incapable de comprendre.
Pourtant, elle savait tout sur la question, depuis fort longtemps. Elle avait vécu une faillite. La lutte
acharnée que son père et elle avaient menée pour sauver le ranch familial n’avait pas eu raison des
différents obstacles dressés devant eux. On ne pouvait jamais rien contre l’obstination du plus fort. En fin
de compte, c’était toujours le camp le plus fortuné qui remportait la victoire. C’est-à-dire la banque dans
le cas de son père, malgré tout l’argent qu’elle avait réussi à rassembler pour payer l’hypothèque.
En ce qui concernait leur mariage, c’était Theo qui gagnerait à coup sûr. Elle ne faisait pas le poids
face à lui.
La loi du plus fort ne souffrait pas d’exception. Une chaîne d’hôtels n’échapperait pas à la règle.
Néanmoins, elle se tut. Theo n’avait probablement que faire de ses réflexions.
— Je ne vois pas le rapport avec nous, dit-elle à la place.
L’agressivité qui perçait dans sa voix n’avait aucun rapport avec leur conversation, d’autant plus
que les dynasties hôtelières du Chatsfield et du Harrington lui importaient peu. Malgré elle, sans pouvoir
s’en empêcher, elle redressa le menton d’un air provocant.
Sans comprendre comment c’était arrivé, ils étaient au bord de la dispute, une de ces violentes
scènes de ménage qui éclataient si souvent entre eux autrefois et qui se terminaient toujours de la même
manière. Par une mystérieuse alchimie, la colère se muait en énergie sexuelle, et ils faisaient l’amour
presque sauvagement…
Mais Theo ne répondit pas à la provocation. Il tendit la main pour enrouler une mèche de cheveux
autour de son index, ces cheveux qu’elle laissait flotter librement sur ses épaules pour lui plaire, parce
qu’il la préférait ainsi.
Pendant un moment, le monde extérieur cessa d’exister.
Ils baissèrent tous les deux les yeux sur la spirale blonde. Dans le lointain, l’agitation de la ville
formait un arrière-fond bruissant d’énergie. Mais la rue tranquille où ils se trouvaient les abritait dans un
havre de paix. Le soleil les inondait de clarté.
Le cœur de Holly se mit à battre si fort que ses tempes bourdonnèrent.
— Pourquoi ces articles dans la presse t’ennuient-ils autant ? demanda enfin Theo.
Comme elle restait sans voix, il poursuivit.
— As-tu peur d’être obligée de prendre une décision ? Ou crains-tu que ce soit moi qui la prenne
pour nous deux ?
Une panique incontrôlable s’empara de Holly. Dans son affolement, elle faillit pousser un hurlement
hystérique et eut la plus grande peine du monde à maîtriser le tremblement de sa voix.
— Si l’échec ou la réussite de notre mariage dépend uniquement des idioties publiées dans ces
feuilles de chou par des écrivaillons sans talent, nous n’aurons que ce que nous méritons, dit-elle en
tentant de refouler son émotion.
Malgré la peur inexplicable qui l’étreignait, elle essaya désespérément de garder son sang-froid.
Theo tira doucement sur la mèche blonde. Une décharge électrique traversa Holly, qui se tendit de
toutes ses forces. Elle avait l’impression que son sort, sa vie entière, allait se décider dans les minutes
qui suivaient.
Attends-tu que Theo décide pour toi ? chuchota la petite voix, aussi perfide et insolente que les
tabloïds. Pour t’éviter de le faire ? As-tu vraiment envie de t’en remettre à lui ?
— Tu es peut-être tout simplement vexée par leurs analyses, reprit Theo. Finalement, qui sait s’ils
n’ont pas raison ? Ils me décrivent comme un idiot incapable de lucidité, tombé entre les griffes d’une
aventurière. Te reconnais-tu dans cette description ?
Ses mots la frappèrent comme des coups de poing.
Une puissante détresse s’abattit sur elle. Elle était si violente qu’elle devait rôder sous la surface
depuis un moment. Theo la scrutait impitoyablement. Il était impossible de lui cacher son angoisse.
Elle ne savait pas si elle devait redouter ou souhaiter cette connexion mystérieuse que Theo
établissait avec ses pensées intimes. Elle était toujours terriblement indécise. Elle n’avait qu’une
certitude, celle de ne pas pouvoir vivre sans lui, malgré tous les déchirements que cela impliquait…
— Tu ne comprends pas, déclara-t-elle d’un ton hésitant.
Elle cherchait en vain une explication, tout en craignant qu’il n’en existe aucune. Aucune de sensée,
en tout cas, même pour elle.
— Mon père était tellement amoureux de ma mère… Il l’aimait à la folie. Elle était tout pour lui.
Elle l’a quitté quand je n’étais encore qu’une petite fille, et toute notre vie s’est organisée autour de cet
événement dramatique. Pas autour de son absence, mais de la conviction inébranlable qu’elle reviendrait.
Cela ne s’est jamais produit.
Holly reprit sa respiration.
— Même à la fin, sur son lit de mort, il prononçait son nom. Ce furent ses dernières paroles.
Theo resta silencieux. Il se contenta d’attendre la suite, avec une intransigeance paisible. Sans
qu’elle comprenne pourquoi, son attitude encouragea Holly. Quel paradoxe ! Elle avait peur qu’il ne soit
sa plus grande faiblesse, et pourtant il lui donnait une force incroyable. Son calme et sa patience
l’incitèrent à continuer.
— J’étais très jeune quand je t’ai rencontré. J’étais seule au monde. Je ne savais rien de la vie. J’ai
été bouleversée, submergée par cette passion. Pendant les six mois où nous avons vécu ensemble, j’ai eu
l’impression de me dissoudre, de perdre mon identité. J’étais terrifiée à l’idée de finir un jour comme
mon père.
— Ce qui n’était pas justifié, objecta Theo. Je n’avais pas l’intention de te quitter.
Il avait changé, en deux jours, remarqua-t-elle. Sa colère et son agressivité étaient retombées.
— Il existait malgré tout un risque, Theo. Les gens ne s’aiment pas forcément pour toujours.
— Donc tu t’es protégée en te punissant ? Pour empêcher l’histoire de se répéter ? Drôle de mesure
préventive…
S’il s’était mis en colère, elle aurait arrêté là la discussion, mais il manifestait de la curiosité, un
désir de comprendre qui lui permit de poursuivre.
— Je ne sais pas vraiment, chuchota-t-elle. En tout cas, quelque chose, à l’intérieur de moi, me
poussait à partir avant qu’il ne soit trop tard.
Theo ne bougea pas. Il semblait lui en coûter de se taire, mais il se maîtrisa.
— Theo, murmura-t-elle sans réfléchir, emportée par un élan irrésistible. Je suis tellement
désolée… Si tu savais combien je regrette…
Il posa les paumes sur ses joues, avec un regard qu’elle ne lui avait encore jamais vu, sans défense,
presque vulnérable.
— Moi aussi, répondit-il d’un ton bourru qui la transperça.
Une grimace douloureuse déforma ses traits.
— Non seulement je regrette que tu sois partie, mais je m’en veux d’avoir réagi d’une manière aussi
puérile, en cherchant à tout prix à me venger. A quoi cela m’avançait-il ? Il ne fallait pas répondre à ton
infidélité par une autre…
— Theo…
Il lui intima le silence.
— J’étais sincère, Holly, quand j’ai promis de t’aimer pour toujours.
Puis, il se pencha pour prendre ses lèvres. Enfin.
Il l’embrassa comme si son amour ne devait jamais finir, en savourant chaque précieuse seconde
comme un don du ciel. C’était un baiser éperdu qui semblait sceller de nouvelles promesses. Une
demande de pardon et une prière, tout à la fois.
Un nouveau commencement.
Comme si le passé n’avait plus d’importance et ne pouvait plus leur faire de mal. Comme s’ils
avaient tiré un trait sur les mensonges, définitivement.
Et comme s’il lui faisait de nouveau confiance.
Naturellement, Holly fondit de bonheur et lui rendit son baiser. Comment n’aurait-elle pas repris
espoir, après avoir traversé une épreuve aussi longue et douloureuse ?
Et, pour la première fois depuis quatre années et demie, elle s’autorisa enfin à croire que tout
pouvait peut-être s’arranger.
* * *
— Eh bien ?
Encore plus belliqueux que d’habitude, le ton de Demetrious Tsoukatos n’augurait rien de bon.
— As-tu enfin réglé tes problèmes matrimoniaux ? Ou dois-je m’attendre à d’autres
rebondissements à la une de stupides tabloïds ?
Accoudé au balcon de la suite nuptiale du Chatsfield, Theo fronça les sourcils en s’exhortant au
calme.
Il était difficile de ne pas s’emporter lorsqu’il discutait avec son père.
— Mon mariage ne te regarde en aucune façon, répondit-il avec un détachement affecté. Avec tout le
respect que je te dois, Père, tu es bien mal placé pour me donner des conseils.
— On a besoin de toi à Athènes, aboya Demetrious furieusement. Tu es censé gérer mon entreprise,
au lieu de te laisser mener par le bout du nez par cette fille, cette espèce de…
— Cette fille est ma femme, que cela te plaise ou non, coupa Theo sèchement avant que
l’impardonnable ne se produise. Modère ton jugement et épargne-moi tes commentaires. Ils ne
m’intéressent pas davantage maintenant que quand je me suis marié. D’ailleurs, tes récriminations n’ont
servi à rien, tu devrais t’en rendre compte. Boycotter la cérémonie n’a rien empêché. Elle a simplement
eu lieu sans toi.
— Si tu m’avais écouté, nous aurions évité cette crise ! grommela son père en s’obstinant. Les
gazettes économiques se moquent de nous. La moitié de la société — ma société — est entre les mains
d’une aventurière sans morale !
— Je n’ai pas besoin de ton opinion, je te le répète, affirma Theo distinctement. De toute façon, il
est trop tard pour revenir en arrière. Il faut te résigner, Père.
— Tu dois mettre un terme à ce tapage médiatique, Theo. D’une manière ou d’une autre.
Comme d’habitude, le puissant armateur ne tenait aucun compte des propos de son fils. Il n’avait que
deux préoccupations dans l’existence, lui-même et le profit de son entreprise. Theo ne le changerait pas.
A vrai dire, plus il passait de temps avec Holly, moins il se souciait du vieil homme.
— Au revoir, Père.
Theo raccrocha abruptement, fourra le téléphone dans la poche de son pantalon et contempla le
soleil couchant qui plongeait dans la mer dans une féerie de couleurs. Le crépuscule explosait dans une
débauche de mauves et de roses orangés. La beauté de cette soirée espagnole allégea un peu son tumulte
intérieur.
Mais une seule personne au monde était capable de l’apaiser véritablement.
Il devait se rendre à l’évidence. Le long baiser qu’il venait d’échanger avec Holly changeait tout.
Définitivement.
Du moins l’espérait-il.
Car ce n’était pas si facile d’oublier la colère noire qui l’avait animé pendant quatre ans. Révolté,
blessé dans son orgueil, il n’avait jamais voulu s’avouer qu’elle lui avait fait du mal. Pour ne pas souffrir,
il avait refusé catégoriquement toute lucidité et était retombé dans les vieilles ornières en reprenant sa vie
superficielle de play-boy. Pourtant, qu’il le veuille ou non, son mariage l’avait radicalement transformé.
D’ailleurs, il n’avait jamais réussi à oublier Holly.
Maintenant qu’il l’avait retrouvée, il ne la laisserait plus partir.
— Apparemment, ce n’était pas une conversation très agréable, dit-elle derrière lui.
Theo haussa les épaules.
— Mon père n’est pas quelqu’un d’agréable. Tu n’as pas oublié, j’imagine ?
Il se retourna. Holly formait un tableau beaucoup plus beau que les feux du couchant. Elle avait
revêtu une de ses chemises, et ses cheveux somptueux l’auréolaient d’un halo d’or.
Le cœur de Theo se serra presque douloureusement.
Eprouverait-il toujours la même émotion en la contemplant ? Peut-être ne guérirait-il jamais…
En l’espace de quelques jours, ils avaient beaucoup fait l’amour et retrouvé la même intensité
sauvage, la même perfection addictive que dans son souvenir.
Mais rien n’égalerait cette étreinte, ce merveilleux interlude au retour de leur promenade dans le
quartier gothique. Leur baiser fou les avait emplis d’une ivresse nouvelle, d’une confiance lumineuse.
Sacrée, songea-t-il.
Il n’avait pas l’intention de la laisser repartir. Jamais.
— Tu dois avoir des choses à faire à Athènes, dit Holly au bout d’un moment.
Un peu chancelante, elle s’appuya contre le montant de la porte-fenêtre. Les sens en alerte, Theo
attendit la suite.
— Avec tes responsabilités, tu ne dois pas pouvoir t’absenter très longtemps, encore moins prendre
des vacances à l’improviste. Je ne veux pas t’empêcher de travailler, Theo.
Il la scruta attentivement. Une ombre, au fond de ses yeux, trahissait sa fragilité.
Il se décida en un instant.
— Tu es prête à retourner en Grèce avec moi, Holly ?
Le dos contre la balustrade, il conserva une attitude tranquille au prix d’un effort surhumain. Ses
poings se crispaient malgré lui, et il avait envie de hurler ses sentiments.
— C’est ce que tu essayes de me dire ? ajouta-t-il doucement.
— Je crois que tu devrais repartir tout de suite en Grèce si c’est nécessaire, répondit-elle.
Elle croisa les mains devant elle, dans la même posture que le jour funeste où elle avait inventé ce
mensonge terrible qui avait failli le détruire. Sur le moment, il n’avait pas prêté attention à ce geste
inhabituel. Mais aujourd’hui ce détail le frappait. Il avait l’impression de revivre la scène…
Il prit peur.
— Tu es trop gentille, murmura-t-il.
Le regard de Holly se troubla, puis elle baissa les yeux.
— Ces quelques jours ont été très instructifs, observa-t-elle d’une voix méconnaissable.
Elle se redressa. Elle se métamorphosait devant lui en Holly Tsoukatos, élégante et fière,
inaccessible. Pleine de froideur et d’indifférence. Mais il n’était pas dupe.
— Indéniablement, nous avons des choses à partager, peut-être un avenir commun à bâtir, continua-t-
elle. Nous devrions prendre le temps de réfléchir un mois ou deux, chacun de notre côté, avant
d’envisager des solutions raisonnables.
— Tu peux aussi m’accompagner et rester avec moi, comme c’était prévu au début.
— Oh !
Elle s’empourpra violemment, comme s’il émettait une suggestion tout à fait choquante.
— Non, je ne…
— Holly.
Elle se figea d’effroi. Pourtant, il avait simplement prononcé son nom, calmement, sans crier.
Il la fixa avec toute la conviction dont il était capable, pour l’empêcher de suivre l’idée qu’elle
avait en tête.
— Rentre à la maison avec moi, agapi mou. Il est grand temps.
10.
Theo n’était pas sûr de l’avenir. Mais il savait ce qu’il voulait et espérait l’obtenir de toutes les
fibres de son être.
Holly resta prostrée un long moment, d’une intensité insoutenable. L’ombre qui voilait ses beaux
yeux bleus, malheureusement, parlait pour elle.
— Non, finit-elle par dire d’une voix blanche. Je ne peux pas, Theo. Je ne peux pas retourner en
Grèce.
Sans même attendre de réponse, elle tourna les talons et disparut à l’intérieur, avec une brusquerie
qui trahissait un profond désarroi.
Theo resta immobile. Son rejet le blessait profondément. Elle recommençait. Une nouvelle fois, elle
s’échappait. Elle prenait la fuite.
Il souffrait d’autant plus qu’il avait pressenti sa défaite. Pourquoi l’avait-il embrassée ? Pourquoi,
après avoir été si malheureux, avait-il rechuté ? L’expérience ne lui avait-elle donc pas servi de leçon ?
Holly ne lui infligerait jamais que douleur et cruauté. L’amour la repoussait, la faisait fuir. Ces quelques
jours avec elle, dans la ville qui resterait pour toujours associée à son souvenir, l’avaient au moins
éclairé.
Il regrettait seulement de ne pas l’avoir compris plus tôt.
Au fond de lui, une rage sourde se réveilla. Il dut attendre très longtemps pour la contrôler. Quand il
y parvint enfin, il rejoignit Holly.
Il ne fut pas surpris de la trouver en train de s’habiller, avec une urgence fébrile. Manifestement,
elle avait peur de changer d’avis si elle ne mettait pas immédiatement sa décision à exécution.
Dire qu’il lui avait ôté ses vêtements si lentement, tout à l’heure… En ponctuant chaque geste d’un
tendre baiser, en savourant chaque millimètre de peau. Le creux de son cou, cet endroit si délicat, sa
poitrine ronde et ferme… Il lui avait arraché des gémissements en mordillant la pointe de ses seins.
Il aurait dû brûler ses habits, grogna le prédateur tapi au fond de lui-même. Elle n’aurait pas pu
repartir.
— Où vas-tu ? demanda-t-il avec autant de désinvolture que possible.
Malheureusement, il connaissait déjà la réponse. Il le devinait à la panique qui agitait Holly, à son
regard noyé de chagrin. Elle fronçait les sourcils et pinçait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots.
— Tes affaires te réclament, et moi, on m’attend à Dallas.
— Qui ?
Ses yeux brillants disaient tout. Néanmoins, Theo insista, inflexible, s’interdisant de la prendre en
pitié. Il ne pouvait pas.
— J’ai des responsabilités.
Elle baissa les yeux. Le désordre du lit et les draps froissés témoignaient d’une scène qui semblait
irréelle à présent.
Theo faillit se laisser gagner par l’empathie, mais il se ressaisit avec un sursaut. Il était encore à
moitié nu, avec juste un caleçon, à peine remis de leur fièvre. Il avait exploré et chéri inlassablement le
corps de Holly. Il l’avait adorée comme une déesse, avait bu ses larmes quand elle s’était effondrée, ivre
de plaisir, entre ses bras. Il avait pris ses gémissements pour une déclaration d’amour…
Quelle effroyable déception.
— Vraiment ? lança-t-il, acerbe. Puis-je savoir lesquelles ?
Elle s’agita nerveusement. Elle était tendue comme un arc, prête à se rompre, manifestement aux
prises avec un terrible conflit intérieur. S’il n’avait pas été aussi furieux, il aurait tâché de la consoler.
Mais, avec ce qu’elle lui faisait endurer, il n’en était pas question.
Elle s’immobilisa brusquement.
— Arrête ! cria-t-elle. Laisse-moi partir, c’est tout.
Ses mains tremblaient.
— Tout le problème est là, objecta Theo en s’adossant contre le mur. Je t’ai déjà laissée partir une
fois. Je ne veux pas recommencer.
— C’était une erreur. Une sottise épouvantable.
— Quoi, exactement ?
Elle attacha ses cheveux avec une telle détresse qu’il se demanda comment il avait pu ne rien voir la
première fois. Son propre narcissisme l’avait-il aveuglé à ce point ? Obnubilé par sa douleur et son
orgueil blessé, il avait été incapable de s’oublier lui-même. Comment avait-il cru un mensonge aussi
énorme ? C’était la pire faute qu’il avait jamais commise, une vraie trahison. Il aurait dû comprendre,
voir clair en elle.
— Explique-toi, Holly. De quoi as-tu si peur ? De trop m’aimer ? De ne pas être assez aimée ?
Elle inspira profondément pour réprimer un sanglot. En même temps, une résignation mêlée de regret
se peignit sur ses traits.
— L’amour est peut-être indissociable de la souffrance, gémit-elle. Pour ce qui nous concerne…
Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Sinon, je ne t’aurais pas menti. Tu n’aurais pas séduit
d’autres femmes. Rien de tout cela ne serait arrivé…
— Holly.
Il se redressa pour avoir toute son attention. Elle avait l’air tellement désespérée… Il avait envie de
la rassurer, de la serrer dans ses bras pour chasser les démons qui la torturaient.
Il se retint.
— Depuis toujours, tu es persuadée que l’amour fait forcément souffrir et rend malheureux. Pour toi,
le sentiment amoureux ne va pas sans anxiété. Et, si tu n’as pas de raison objective de t’inquiéter, tu en
inventes, tout simplement.
Holly s’arrêta de trembler d’un seul coup. Bouche bée, elle le regarda fixement et se figea, glaciale.
— Dis carrément que je suis folle !
Elle se retranchait, inaccessible. Cependant, pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient,
Theo la comprenait parfaitement, avec une lucidité sans faille. Il comprenait aussi pleinement ce qui se
jouait là, entre eux. Il ne pouvait pas lâcher prise, même si une part de lui-même avait envie
d’abandonner la partie.
— Pas du tout, fit-il calmement. Chacun de nous est le produit de l’éducation qu’il a reçue. Nous
proclamons tous haut et fort que nous ne reproduirons pas les erreurs de nos parents, que nous prendrons
seulement le meilleur de ce qu’ils nous lèguent… Malgré tout, je reste le fils de Demetrious Tsoukatos,
que je le veuille ou non, avec ses défauts et ses qualités, exactement comme tu es la fille de ton père.
Holly étouffa un hoquet.
— Fais attention, Theo. Mon père était un homme pétri de bonté. Ne ternis pas sa mémoire. Je lui
dois tout.
— Il ne t’a pas appris à être heureuse, la contredit Theo avec fermeté. Il t’a enfermée avec lui dans
le regret et le désespoir pour une femme égoïste qui vous avait quittés tous les deux.
— Il l’aimait ! protesta Holly.
— Tout comme ma mère aimait mon père, d’une manière vaine et stérile, insista Theo, implacable.
L’amour, c’est autre chose, Holly, un sentiment vivant, pas une statue de marbre érigée en hommage à une
fausse idole. Ce n’est pas non plus une épreuve d’endurance pour tester ta résistance. Tu peux m’aimer
dans le bonheur, en te débarrassant de l’angoisse et de la peur. Tu peux m’aimer tout simplement, je te le
promets.
Elle émit un rire sans joie qui le déchira autant que son mensonge d’autrefois.
— Qu’en sais-tu ? Tu n’as aucune preuve. Tout, dans notre histoire, démontre le contraire.
— Les six mois que nous avons partagés à Santorin sont les plus beaux de toute mon existence,
répondit-il en lui livrant son cœur. Il n’y avait aucune ombre au tableau. Aucun obstacle, réel ou
imaginaire, ne se dressait entre nous. Nous étions heureux.
Il marqua une pause pour ménager son effet.
— C’est pour cette raison que tu es partie. Tu n’as pas peur de te perdre, mais d’être heureuse et
aimée, d’une manière que ton père n’a jamais pu t’offrir.
Il ne fut pas surpris quand elle blêmit et sursauta comme s’il l’avait frappée.
Arrête maintenant, souffla la voix de sa conscience. Tu devrais la protéger et la consoler, au lieu
de l’attaquer !
— Stop ! lança-t-elle dans un chuchotement étranglé. Tu en as dit assez, Theo. Plus qu’assez, même.
Je ne veux plus rien entendre.
Tout se brisait entre eux, encore. Theo eut l’impression que des échardes de verre lui lacéraient la
chair.
Mais, cette fois-ci, elle ne partit pas pendant qu’il dormait, en catimini. Il ne se réveillerait pas au
petit matin pour découvrir la désolation laissée par son absence. La fureur destructrice lui serait
épargnée.
Non. Cette fois-ci, Holly s’en alla en plein jour, devant lui, sans un regard en arrière. Elle était si
pâle qu’il eut l’impression de voir disparaître un fantôme.
Et il la laissa partir.
* * *
Holly traversait le hall du Harrington quand quelqu’un l’appela. Malheureusement, ce n’était pas la
voix de Theo, la seule personne au monde qu’elle avait envie d’entendre et que, pourtant, elle fuyait.
Elle avait envie de mourir, de se terrer dans un coin pour ne plus rien sentir. Quel sens donner à ce
basculement qui venait de se produire en elle, cet effondrement qui l’anéantissait ?
Au prix d’un effort surhumain, elle se retourna en figeant un sourire convenu sur ses lèvres. La
gérante, reconnaissable au badge doré qui portait son nom, s’avança vers elle.
— Madame Tsoukatos, je suis absolument désolée, commença-t-elle dans un très bon anglais. Je
tenais à vous présenter en personne mes excuses pour les indiscrétions impardonnables dont vous avez
été victime. Je viens de m’entretenir au téléphone avec notre P-DG, Isabelle Harrington, qui est
naturellement très affectée par…
— Pardonnez-moi, interrompit Holly avec l’impression que sa tête allait exploser d’un moment à
l’autre. Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez.
La jeune femme se redressa et continua avec une prudence polie.
— L’attention que vous ont prêtée les journalistes ces derniers jours est malheureusement due à une
faute d’un de nos employés. Nous avons évidemment pris les mesures qui s’imposaient à son encontre.
Elle toussota délicatement.
— En fait, il pensait rendre service à notre hôtel en faisant parler de nous dans les journaux. Il
suivait l’exemple d’un collègue du Chatsfield. Il n’avait évidemment pas conscience d’enfreindre notre
règle d’or, qui est de protéger jalousement la vie privée de nos clients. Cela ne répare pas le tort qu’il
vous a causé, évidemment, mais il était de bonne foi.
— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez ! s’écria Holly, harassée.
Son interlocutrice plissa le front d’un air soucieux. Au même moment, Holly aperçut son reflet dans
une glace. Toute décoiffée, très pâle, elle avait l’air complètement hagard.
Mais ses cheveux libres sur ses épaules lui rappelèrent aussi la Holly d’autrefois, normale,
authentique. A l’époque, elle n’avait pas besoin de passer des heures à se préparer et à choisir ses
vêtements pour se transformer en femme du monde. Après son départ de Santorin, elle s’était inventé une
existence artificielle, brillante, mais terriblement vide.
Tu n’as pas peur de te perdre…
Les paroles de Theo affleurèrent à la surface de son esprit, mais elle les repoussa. A trop réfléchir,
elle craignait de s’aventurer sur un terrain dangereux et inconnu.
— Pardonnez-moi, dit-elle brusquement. J’accepte vos excuses, naturellement. Malheureusement, je
suis très pressée. Je dois partir tout de suite. J’ai ma valise à boucler.
— Croyez bien que nous regrettons sincèrement l’incident, madame Tsoukatos. Il ne se reproduira
pas…
Holly secoua la tête en portant une main à sa tempe.
— Je vous en prie, murmura-t-elle pour couper court. Commandez-moi un taxi dans dix minutes.
— Très bien, madame.
Holly réussit enfin à s’échapper sans éclater en larmes devant la jeune femme. Elle ne voulait plus
penser à rien. Des sensations bouleversantes la submergeaient. Malgré elle, elle se remémora la
tendresse de Theo la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour. Il avait séché ses larmes quand elle avait
pleuré. Il l’avait serrée au creux de ses bras pendant qu’elle perdait pied…
Elle appuya frénétiquement sur le bouton de l’ascenseur, sans se soucier de sauver les apparences.
Elle se moquait complètement de ce que pensaient les gens. Elle s’engouffra dans la cabine en plissant les
paupières et en bloquant sa respiration.
En arrivant enfin dans sa chambre, elle jeta sauvagement ses affaires dans sa valise. Une urgence
incontrôlable la possédait, comme s’il était absolument vital de quitter cet hôtel le plus vite possible.
Elle n’avait plus une once de dignité, même à ses propres yeux. En redescendant, elle se convainquit
que cela n’avait plus aucune importance. Elle n’était plus rien ni personne. Elle s’était perdue elle-même
à tout jamais dans les bras de Theo.
* * *
Malgré la douceur de la soirée espagnole, elle s’enveloppa dans un pashmina et se recroquevilla sur
la banquette arrière du taxi. Elle eut encore la force de demander au chauffeur de l’emmener à l’aéroport.
Alors, seulement, elle s’autorisa à pleurer, sans honte ni retenue.
Dieu merci, elle allait enfin mettre des milliers de kilomètres entre Theo et elle. Elle ne pensait qu’à
cela. Tout le reste lui était indifférent.
Tu n’as pas peur de te perdre…
Sa voix résonnait à son oreille aussi clairement que s’il avait été assis à côté d’elle. Elle revoyait
avec une netteté impitoyable son expression pendant qu’il la jugeait, avec la même sévérité qu’il aurait
asséné une condamnation ou une peine de prison. Un mélange de défi et de pitié brillait au fond de ses
yeux, avec quelque chose d’autre, d’indéfinissable, qui lui faisait peur.
Tu n’as pas peur de te perdre, mais d’être heureuse et aimée…
Elle croisa les bras sur sa poitrine, dans un geste protecteur, et le passé la submergea. Son enfance
solitaire dans un coin perdu du Texas, auprès d’un père mélancolique qui ne se consolait pas du départ de
sa femme…
D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle était écrasée par d’innombrables corvées qu’elle
accomplissait avec un sentiment de culpabilité. Elle se reprochait d’être un poids inutile pour son père,
qui avait déjà tant de mal à tenir son ranch. Elle avait honte pour lui et pour sa mère, qui ne s’était même
pas battue pour emmener sa fille avec elle et n’avait pas eu le courage de rester en contact. En dépit de
tous ses efforts, de tout son dévouement, son père n’avait pas plus aimé sa fille que la terre ingrate qu’il
cultivait ou que l’épouse qui l’avait abandonné.
Dévastée par le chagrin, Holly porta une main à son cœur.
Pourtant, il l’avait aimée de son mieux. Elle en avait la conviction.
Mais Theo avait raison. Trop abîmé par la vie, son père manquait de générosité et d’énergie.
Quelque chose s’était brisé en lui, et il n’avait jamais surmonté la tragédie qui l’avait frappé. Il ne vivait
plus que pour un mirage, un fantôme, au détriment de sa fille.
Curieusement, Holly n’avait jamais douté de son père. Elle avait toujours eu confiance en lui.
Pourtant, la douceur de son caractère cachait aussi une certaine apathie, un défaitisme de vaincu. Se
refusant à le juger, elle n’avait jamais réfléchi aux conséquences de son éducation.
C’était un homme profondément bon et généreux, mais il lui avait fait du mal sans le vouloir.
Comme tout le monde, Gabe Holt avait ses défauts et ses qualités.
Le père de Holly était aussi quelqu’un de dur et silencieux. Obstiné jusqu’à l’acharnement, il s’était
accroché jusqu’au bout à son ranch, à sa femme, avec une détermination farouche qui avait fini par
l’épuiser. Holly se demandait maintenant si ce n’était pas la haine qui l’animait plutôt que l’amour…
— Arrête, chuchota-t-elle sans savoir à qui elle parlait.
Aux fantômes du passé ? A la créature pernicieuse qu’elle abritait à son insu et qui lui commandait
d’être aussi malheureuse que ses parents ? Comme si elle était condamnée à reproduire leurs erreurs,
parce qu’elle ne connaissait rien d’autre…
Cela ne légitimait en rien sa souffrance. Ne pouvait-elle pas vivre autrement ?
Il faisait chaud, mais Holly grelottait. Tout était sa faute. Elle avait tout gâché.
Parce que, en dépit de ce qui s’était passé ensuite, Theo l’avait aimée passionnément, dès le début.
Pour elle, il avait combattu les préjugés de sa famille, ignoré toutes les critiques. Il ne l’aurait jamais
trompée si elle n’avait pas, la première, semé le trouble. C’étaient ses mensonges, sa fuite éperdue qui
étaient la cause de tout.
Elle venait de comprendre, seulement maintenant, le lien malsain qui l’attachait au malheur comme
une fatalité.
Le désarroi qu’elle avait connu dans son enfance l’avait complètement imprégnée. Il s’était insinué
en elle, lui collant à la peau, étouffant son être véritable.
Peu à peu, la confusion était devenue inextricable. Holly savait-elle réellement qui elle était ? La
femme sophistiquée, capable de raffinement et d’élégance grâce à l’armure qu’elle s’était confectionnée ?
Ou la jeune ingénue d’autrefois, qui s’étourdissait de voyages et de soleil en parcourant l’Europe ?
Elle l’ignorait totalement. Mais, pour la première fois depuis toujours, elle savait précisément qui
elle voulait être.
Résolument, elle se redressa et s’essuya les yeux. Puis, elle rangea le pashmina dans son sac et lissa
le col de son chemisier, celui-là même que Theo avait déboutonné patiemment, tendrement.
D’une voix ferme et claire, elle demanda au chauffeur de la ramener en ville.
Au Chatsfield de Barcelone.
Avec Theo, s’il voulait encore d’elle.
11.
Cinq ans plus tard, par une belle journée d’été, Theo se prélassait dans la piscine à débordement de
sa somptueuse villa, sur les hauteurs des falaises de Santorin.
La vie lui souriait. Il était heureux. Infiniment. Avec Holly.
Après leur seconde lune de miel à Barcelone, ils avaient passé une année à se tester. Pouvaient-ils
se faire confiance ? Tout partager ? Envisager l’avenir ensemble ?
Ils avaient répondu oui à toutes ces questions, malgré les difficultés. Car le mariage allait rarement
sans problèmes, surtout dans leur cas. Il fallait faire preuve d’abnégation et d’ouverture d’esprit.
L’intimité nécessitait beaucoup de temps pour s’établir.
Sauf dans le domaine de la sexualité, pour eux en tout cas. Ils gardaient intacte la passion charnelle
qu’ils avaient l’un pour l’autre depuis le début.
Holly avait dû gagner la confiance d’un entourage hostile. Petit à petit, Theo avait eu le plaisir de la
voir s’épanouir. Bien sûr, elle n’était plus tout à fait la naïve jeune fille qui l’avait charmé si facilement.
Mais entre l’ingénue d’autrefois et la mondaine cassante qu’elle avait essayé de devenir, elle avait
trouvé un juste milieu.
Sa Holly débordait de gaieté et d’espoir. Elle avait assez gagné en aisance sociale pour faire face à
toutes les obligations qui se présentaient à l’épouse d’un homme d’affaires important. Par sa gentillesse,
elle avait su conquérir l’inabordable Mme Papadopoulos et avait gagné son aide précieuse.
La jolie épouse de Theo représentait pour lui un atout et un soutien très appréciables. D’ailleurs, il
n’en avait jamais douté.
Holly avait aussi gagné l’approbation de son frère et de son père, même s’il avait fallu presque cinq
ans à ce dernier pour se laisser convaincre. Le vieil homme avait fini par capituler. Toujours d’humeur
égale, sa charmante belle-fille le comblait d’attentions flatteuses et de prévenances. Les yeux perdus sur
l’horizon, Theo esquissa un sourire de satisfaction.
Le tout-puissant Demetrious Tsoukatos s’était complètement retiré des affaires pour laisser la place
à son fils aîné. Theo s’étonnait parfois de sa réussite fulgurante. Il avait engagé son frère Brax comme
bras droit. Tsoukatos Shipping connaissait un essor sans précédent et bien mérité après des années de
crise et de dur labeur.
Tel le phénix, la compagnie renaissait de ses cendres.
Theo éprouvait un sentiment de bonheur intense, qui s’intensifia quand un pas léger résonna sur les
dalles. Holly plongea tête la première et fit quelques brasses pour venir se coller contre lui, dans son dos.
Elle l’enlaça et posa le menton sur son épaule.
Les yeux fixés sur la mer bleue, elle poussa un long soupir de gratitude. Elle ne se lassait pas de tant
de beauté.
Un avenir radieux lui souriait. Elle revenait de chez le médecin, qui lui avait confirmé qu’elle était
enceinte.
— Eh bien ? demanda Theo.
— Nous allons avoir un bébé, annonça-t-elle en riant, pour ôter un peu de solennité à sa déclaration.
Cette fois-ci, je crains fort que nous ne soyons liés pour la vie.
Il se retourna pour la serrer contre lui.
— Parce que tu avais encore des doutes ? plaisanta-t-il.
Une moue coquette se dessina sur ses lèvres.
— Moi, non. Mais il m’arrive de me poser des questions sur toi. Si un jour tu te lassais, si tu ne me
supportais plus…
Il se pencha, et leurs souffles se mêlèrent.
— Oh ! agapi mou, chuchota-t-il. Tu m’as tout donné. Pour te remercier, je veux déposer le monde à
tes pieds.
Elle l’embrassa à pleine bouche.
— Cela ne m’intéresse pas. Mon plus beau cadeau, c’est toi.
* * *
Juchée sur un tabouret de bar, Eleanore jeta un coup d’œil à sa montre, pour la centième fois depuis
le début de la soirée et se tourna vers l’entrée. Elle tressaillit quand la porte s’ouvrit, mais ce n’était
qu’un groupe de jeunes citadins éméchés.
— Tu attends ton amant ?
Eleanore haussa les épaules avec une grimace avant de se retourner vers Lulu, dont les cheveux
violets semblaient phosphorescents dans la lumière irisée du bar de glace.
Lulu était la meilleure barmaid de New York. Au cours des années où elle avait travaillé au
Harrington, elle était aussi devenue une très bonne amie d’Eleanore, qui l’avait fait venir spécialement à
Singapour pour la soirée d’ouverture de ce bar singulier, où tout, absolument tout, depuis les murs
jusqu’au comptoir en passant par les chaises et même les verres, était en glace et en neige compacte. Un
véritable prodige dans l’atmosphère lourde et étouffante de Singapour, et une réussite absolue, comme en
témoignaient les nombreuses personnalités accourues pour l’inauguration.
— Non, mes sœurs, dit Eleanore.
Olivia et Isabelle avaient toutes les deux promis de fêter le succès d’Eleanore dès que Glaciers
ouvrirait ses portes. Pourtant, à près de minuit, il devenait de plus en plus évident que ni l’une ni l’autre
ne viendrait. Eleanore excusait volontiers Olivia, accaparée par les répétitions de sa nouvelle pièce.
Mais elle pardonnait moins facilement à Isabelle, dont elle espérait une promotion. Eleanore ambitionnait
plus que tout d’occuper de hautes fonctions au sein de l’entreprise familiale. C’était son but ultime, sa
raison de vivre. Elle voulait donc montrer à Isabelle ce dont elle était capable, pour la convaincre de lui
offrir des tâches plus gratifiantes que le choix des tissus pour les canapés ou des tapisseries pour les
chambres de leurs hôtels.
Lulu posa devant Eleanore un cocktail de couleur rouge, orné d’une petite ombrelle et d’une paille,
et prit un air profondément déçu.
— Dommage pour toi !
Eleanore se moqua gentiment de son amie.
— Tu connais mon point de vue et mes priorités. L’ambition professionnelle et la vie amoureuse ne
vont pas ensemble. De toute manière, je ne supporte pas l’arrogance masculine. Les hommes se mêlent
toujours de ce qui ne les regarde pas. Ou alors ils sont tellement ennuyeux que cela donne envie de passer
sa vie à travailler.
Elle baissa les yeux sur son verre.
— Qu’est-ce que tu m’as encore concocté ? Ce n’est pas trop alcoolisé, j’espère.
D’autant qu’elle ne se souvenait pas à quand remontait son dernier repas. Le déjeuner, le petit
déjeuner, ou le dîner de la veille au soir ?
Après avoir fonctionné à l’adrénaline et au café toute la journée, elle se sentait à la fois
complètement épuisée et très excitée.
Lulu donna un coup de torchon vigoureux sur le comptoir.
— Attention ! Je ne te dis pas de te marier.
Elle frissonna comme si l’idée l’horrifiait et remit ses gants.
— Mais tu es à l’âge où on s’amuse ! C’était quand, la dernière fois que tu es sortie avec un
homme ?
— En 1965, répondit Eleanore avec son humour pince-sans-rire.
— Ha ha. Tu vois bien. Tu mènes une vie de nonne.
Après son petit sermon, elle aligna des verres à shot sur le comptoir.
— Eh bien, où sont tes chères sœurs ?
Eleanore n’était pas pessimiste de nature, mais il fallait se rendre à l’évidence. Ses sœurs n’étaient
ni à l’aéroport à attendre un taxi, ni coincées dans un embouteillage…
— Elles sont très occupées, soupira-t-elle. Olivia doit être en pleines répétitions pour sa nouvelle
pièce de théâtre, et Isabelle dépense toute son énergie à contrer les basses manœuvres des Chatsfield
pour racheter nos hôtels.
Eleanore devait se montrer plus compréhensive. Mais ce n’était pas forcément facile, parce que,
elle, n’avait jamais raté une première d’Olivia ni aucun événement important dans la vie d’Isabelle.
— Tant mieux, alors ! lança Lulu gaiement. Tu peux faire ce que tu veux sans avoir de comptes à
leur rendre. Profites-en pour te distraire. Un peu de sexe te ferait du bien.
Haussant un sourcil sceptique, Eleanore songea à envoyer un texto à Isabelle, mais se ravisa. Que
dire, de toute façon ? Qu’elle était déçue ? Sa sœur voudrait savoir pourquoi et ne comprendrait pas son
sentiment d’exclusion. Entre Isabelle à qui tout réussissait et Olivia, si belle et talentueuse, Eleanore
avait du mal à trouver sa place. Quant au sexe… Elle leva les yeux au ciel.
— Je me contenterai d’un bain chaud, dit-elle. Et d’une glace aux cookies.
Lulu fronça les sourcils.
— Ce n’est pas cela qui va te donner un orgasme et te préparer un bon chocolat après !
Eleanore sirota son cocktail à petites gorgées.
— Si tu trouves un homme capable de te faire une tasse de quoi que ce soit après l’amour, je te
suggère de le garder. D’après mes amies, ils ont à peine fini qu’ils ronflent déjà. L’orgasme n’est même
pas garanti.
Eleanore n’avait pas d’expérience personnelle en la matière. L’occasion, ni le désir, ne s’étaient
encore présentés…
— Quand on parle du loup…, chuchota Lulu en se penchant. Regarde un peu qui vient d’entrer. Un
homme d’affaires sexy et solitaire en manque de compagnie pour la nuit.
— Il est probablement marié.
Dans la glace, Eleanore aperçut un visage de Viking, aux cheveux blonds coupés en brosse, au-
dessus de larges épaules recouvertes d’un manteau noir. Le nouveau venu exsudait la puissance et
l’autorité. C’était l’homme le plus impressionnant qu’elle ait jamais vu. Elle croisa son regard bleu, et
son humeur maussade s’aggrava encore.
Elle le connaissait.
— Le bar de glace va fondre, murmura Lulu en s’éventant le visage.
— Ne gaspille pas ta salive. C’est un imbécile.
— Tu le connais ? demanda Lulu, stupéfaite.
— J’en ai entendu parler.
Le milliardaire Lukas Kuznetskov, magnat des affaires, veillait jalousement sur sa vie privée.
Enigmatique et impitoyable, il avait aussi la réputation d’être immensément orgueilleux. Elle ne l’avait vu
qu’une fois en personne, à un défilé de mode pour lequel elle avait eu la chance d’obtenir une invitation,
l’année précédente. Le mannequin vedette était sa maîtresse, et il paradait comme un paon.
— Non seulement il est abominablement superficiel, mais il est pourri par son argent et se croit
irrésistible.
— Pourvu qu’il soit bon au lit…
Eleanore surprit le nouveau venu en train de la regarder. Une sensation étrange courut le long de son
dos, et sa respiration s’accéléra. Ignorant délibérément cette curieuse réaction physique, elle reporta son
attention sur Lulu.
— Il est tellement plein de sa propre importance qu’il ne doit pas trop se soucier du plaisir de
l’autre. Je ne te parle même pas du chocolat chaud après…
— Tu sembles en savoir beaucoup sur lui, observa Lulu avec un regard soupçonneux.
Eleanore avait de bonnes raisons de ne pas aimer Lukas Kuznetskov. Deux ans auparavant, juste
avant la mort de son père, il avait émis un jugement extrêmement désobligeant sur un de leurs hôtels et
leur avait fait beaucoup de tort.
— Ce n’est pas ce que tu crois, déclara-t-elle avec emphase. Je le déteste.
— En tout cas, toi, tu l’intéresses ! A ta place, j’en profiterais pour flirter un peu.
— Non merci, très peu pour moi. Il est trop odieux et imbu de sa personne.
— J’espère que vous ne parlez pas de moi, mademoiselle Harrington.
Eleanore sentit tout son corps se tendre. Lulu s’était pourtant gratté la gorge pour la prévenir… Un
coup d’œil sur l’expression amusée de Lukas Kuznetskov la rassura. Il plaisantait, naturellement. Mais
comment savait-il qui elle était ?
Affichant un sourire résolument professionnel, elle ignora sa remarque.
— Bonsoir. Bienvenue chez Glaciers.
— Merci, répondit-il d’une voix chaude, très radiophonique. C’est bien vous qui avez conçu ce bar,
n’est-ce pas ?
Sensible malgré elle à son charme, Eleanore se sermonna intérieurement. Il ne fallait pas oublier qui
il était.
— En effet.
— Le résultat est spectaculaire. Félicitations.
Elle eut du mal à soutenir son regard, bleu comme un ciel d’été sans nuages. Il avait un visage
sculptural, avec un nez très droit, des pommettes hautes et une mâchoire carrée, volontaire.
Une virilité incroyable émanait de lui. Peut-être à cause de la cicatrice qui barrait son sourcil
gauche, comme s’il avait reçu un coup de couteau.
— Vous avez perdu votre langue ?
Une de ses anciennes maîtresses l’avait peut-être attaqué pour se venger… Elle avala la dernière
gorgée du redoutable cocktail de Lulu.
— Pas du tout, répliqua-t-elle d’un ton suave. Mais je me préparais à partir.
— Pourtant je viens juste d’arriver.
Et alors ?
— Je vous sers quelque chose, monsieur ? proposa Lulu avec déférence.
Lukas Kuznetskov avait manifestement l’habitude d’être un objet de désir et d’admiration. Eleanore
se félicita d’être sans doute la première à lui résister.
— Une Stolichnaya, si vous avez. Pure.
— Tout de suite, s’empressa la barmaid.
Irritée par la déférence trop marquée de Lulu, Eleanore chercha une excuse pour s’éclipser.
— Vous désirez aussi quelque chose ?
Elle ne comprit pas tout de suite qu’il s’adressait à elle. Maudit cocktail. Elle n’avait pas les idées
très claires.
Sur le point de se lever, elle frissonna sous le regard insistant de Lukas Kuznetskov.
— Vous avez froid. Vous n’êtes pas assez habillée. Il fait au moins six degrés au-dessous de zéro.
Sans même lui laisser le temps de protester, il ôta son manteau pour l’en envelopper.
Pendant un moment elle fut incapable de bouger. L’odeur mâle, entêtante et épicée, qui se dégageait
du vêtement envahit ses sens et lui coupa le souffle. La conversation de Lulu, accompagnée de ses
cocktails alcoolisés, lui avait complètement tourné la tête !
M. Kuznetskov, tout charme dehors, s’accouda sur le comptoir, comme pour mieux faire admirer son
élégance irréprochable. Sans pouvoir s’en empêcher, Eleanore le détailla de pied en cap. Dieu merci,
l’éclairage stroboscopique dissimula sa rougeur lorsqu’elle croisa de nouveau son regard.
Son rictus moqueur la décida à se laisser glisser du tabouret recouvert d’une peau de mouton. En
même temps, elle lui rendit son manteau.
— Je n’en ai pas besoin.
Il plissa les yeux.
— Cette robe ne vous tient pas assez chaud.
Déterminée à rester insensible au son de sa belle voix grave, elle haussa les sourcils. Elle avait bien
une veste, mais ne se souvenait plus du tout de l’endroit où elle l’avait posée.
— Peu importe, trancha-t-elle. C’est mon problème, pas le vôtre.
S’il essayait de la séduire, il valait mieux le décourager tout de suite.
— Bonne soirée ! ajouta-t-elle. Nous aimerions beaucoup vous revoir ici, mais…
Elle s’interrompit brusquement quand il éclata de rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Vous êtes aussi glaciale que le décor. Apparemment, je vous ai vexée sans le vouloir. Permettez-
moi de me présenter. Je suis Lukas Kuznetskov.
— Je sais parfaitement qui vous êtes.
Les mots étaient sortis tout seuls. Il était trop tard pour les rattraper.
Choqué par l’insulte implicite, Lukas se figea. Finalement, c’était peut-être de lui qu’elle parlait
avec la barmaid, tout à l’heure…
Des petites étincelles s’allumèrent dans les yeux d’Eleanore, qui étaient noisette et non marron.
Avec des petits éclats verts et ambrés, et légèrement en amande.
En arrivant, il l’avait trouvée un peu terne avec sa petite robe noire toute simple, et malgré ses
bottines orange vif et les drôles de baguettes de même couleur qui retenaient son chignon. Puis son regard
captivant avait attiré son attention. Curieusement, elle l’avait complètement snobé, ce qui l’avait
déconcerté au premier abord. Il n’avait pas l’habitude de ce genre d’accueil. Au contraire…
Froissé dans son orgueil, il ne doutait pas un instant qu’elle changerait de comportement quand elle
connaîtrait son nom. Elle lui tomberait même dans les bras s’il en avait envie. Ce qui n’était pas le cas.
Dans d’autres circonstances, il se serait peut-être laissé séduire par ses traits réguliers et ses lèvres
pulpeuses. Avec elle, il avait d’autres projets.
Malgré tout, il ne s’expliquait pas son attitude hautaine et méprisante. Faisait-elle partie de ces
riches héritières pour lesquelles on n’est rien si on n’est pas né dans la bonne société ? Lukas savait
malheureusement que la fortune ne fait pas tout et ne suffit pas à légitimer une existence.
En tout cas, le décor de Glaciers l’avait conquis. Le raffinement des détails l’impressionnait. De
plus, il était engagé dans une course contre la montre qui ne lui permettait guère d’atermoyer. Toutefois,
avant de proposer à cette jeune femme de travailler pour lui, il fallait trouver un moyen de l’amadouer.
— Pourquoi ai-je la désagréable impression de vous être antipathique, mademoiselle Harrington ?
— Pas du tout, monsieur Kuznetskov.
Nyet, il ne se trompait pas.
— Vous mentez mal, dit-il sur le ton de la plaisanterie.
La barmaid lui apporta sa vodka à ce moment-là, et il la but d’un trait.
— Pour une raison que j’ignore, vous portez sur moi un jugement négatif et sans appel, insista-t-il.
— Vous avez fait la même chose avec nous il y a deux ans, rétorqua-t-elle.
Ah. Lukas comprenait mieux son animosité. Elle avait eu vent de ses commentaires après la nuit
épouvantable qu’il avait passée dans un Harrington, en Floride. Il avait dormi sur un mauvais matelas, on
lui avait servi du café froid le matin, et pour comble le voiturier avait déplacé sa voiture sans le prévenir.
— Mes critiques étaient fondées, mademoiselle Harrington. Les prestations de votre hôtel n’étaient
pas à la hauteur de vos standards.
— Vous auriez pu contacter la direction au lieu de claironner votre avis dans la presse. Notre taux
d’occupation a chuté de vingt pour cent pendant six mois, à la suite de vos déclarations.
— Je ne pense pas avoir autant d’influence, répliqua Lukas, agacé. Même si vos remarques me
flattent. Vos problèmes tenaient probablement davantage à une mauvaise gestion.
— Evidemment…
— D’ailleurs, je ne savais même pas que mes propos avaient été relayés par la presse.
— Comme si vous pouviez l’ignorer !
— Je ne lis pas les journaux. Je paye quelqu’un pour le faire et me signaler les informations dignes
d’intérêt.
— Manifestement, ce détail insignifiant ne valait pas la peine d’être relevé. Bonsoir,
monsieur Kuznetskov.
— Attendez.
Lukas ôta un gant et enserra le poignet délicat de la jeune femme.
— Vous m’avez donc sommairement jugé et condamné sur la base de ce seul témoignage ?
Pas seulement…, songea Eleanore avec aigreur. La façon dont il se pavanait comme s’il possédait
le monde entier était insupportable. Et, sans vouloir se l’avouer, elle avait été jalouse de la top model
pendue à son bras, à la réception qui avait suivi le défilé de mode…
— J’ai le droit d’avoir mon opinion, s’obstina-t-elle.
— Absolument. Et, heureusement pour vous, j’admire suffisamment ce que vous avez réalisé avec ce
bar de glace pour continuer la conversation.
Que voulait-il dire ?
Elle haussa les épaules.
— Pour moi, cela ne change rien.
— Même si je vous dis que j’ai une proposition à vous faire ?
Eleanore faillit lui rire au nez.
— Cela ne m’intéresse pas, répondit-elle platement.
Il secoua la tête avec une expression sarcastique.
— Vous tirez des conclusions trop hâtives, mademoiselle Harrington. Je ne songeais pas du tout à ce
que vous croyez.
Cet homme l’irritait au plus haut point.
— Non merci, monsieur Kuznetskov. Quoi que vous ayez à me proposer. Suis-je assez claire ?
Elle dégagea son poignet avec un sourire poli.
— C’est très… féminin, de se laisser guider par ses émotions pour prendre une décision, railla-t-il.
— Et c’est très… masculin de ne pas vouloir accepter une réponse négative.
— Vous avez le sens de la repartie.
Il lui tendit la main.
— Reprenons depuis le début. J’ai un job à vous proposer.
— Vous plaisantez ?
— Jamais en affaires.
— J’ai déjà un travail.
— Mais on ne vous utilise pas à votre juste valeur.
— Qu’en savez-vous ? protesta-t-elle en rougissant malgré elle.
— Tomaso Coraletti.
Elle inclina la tête sur le côté.
— Vous connaissez Tomaso ?
— Il construit des bateaux pour moi.
— Je suis soulagée, ironisa-t-elle. Un instant, j’ai eu peur qu’il vous ait choisi comme ami.
Lukas sourit. Plus elle se montrerait désagréable, moins elle parviendrait à le décourager. En fait,
elle l’excitait.
— D’après lui, vous étiez l’une de ses meilleures étudiantes. Et vous seriez parfaite pour mener à
bien mon dernier projet.
— C’est très gentil à lui, mais vous perdez votre temps…
— Ecoutez, mademoiselle Harrington, interrompit Lukas, à bout de patience et désarçonné par les
réactions physiques qu’elle provoquait chez lui. Vous m’avez fait part de votre mécontentement à la suite
de mes commentaires sur vos hôtels. J’en prends acte. Mais les affaires sont les affaires. Ce serait une
erreur de gâcher vos chances.
— Pardon ?
Elle se leva si brusquement qu’elle aurait trébuché s’il ne l’avait pas retenue par le coude.
— Que faites-vous ? Lâchez-moi.
Il obtempéra lentement.
— Toutes mes excuses. J’aurais dû vous laisser tomber ?
Il avait envie de sentir la chaleur de sa peau sous ses doigts… Se ressaisissant, il domina son
trouble.
— Finalement, vous ne seriez peut-être pas à la hauteur.
Quel culot ! Eleanore n’en revenait pas. Il l’insultait, maintenant ! Au plafond, le ventilateur se mit
en marche et souffla une mèche de cheveux sur son visage. Elle retira un gant pour la repousser en arrière
et heurta la main de Lukas qui avait eu le même réflexe. Un choc d’une violence inouïe la secoua,
totalement incompréhensible. Comme s’il s’éveillait d’un long sommeil, tout son corps vibra. Ses yeux
hagards se posèrent sur les lèvres sensuelles de Lukas, tout près des siennes.
— Un hôtel de glace, murmura-t-il.
Eleanore lui décocha un regard furieux pour ne pas trahir son émoi.
— Comment ?
— Je construis un hôtel de glace, et mon architecte vient de démissionner. Je dois le remplacer.
Pendant quelques minutes, l’esprit en alerte, Eleanore se concentra. Elle avait vainement essayé de
convaincre Isabelle de construire un hôtel de glace au Canada. Ce genre de projet la passionnait.
— Pourquoi votre architecte est-il parti ?
— Parce qu’il avait un ego surdimensionné.
— Il ne l’a sûrement pas formulé ainsi.
— En effet. Mais j’ai enfin éveillé votre intérêt.
Irritée par la lueur triomphante qui brillait dans ses yeux, elle secoua la tête.
— J’ai dit non et je ne changerai pas d’avis.
— Pas encore.
— Il va falloir vous résigner. De toute façon, ma sœur Isabelle ne serait pas d’accord.
Naturellement, elle avait très mal pris l’incident survenu deux ans plus tôt.
— Eh bien, tant pis. Spencer Chatsfield pourra peut-être quelque chose pour moi.
Spencer Chatsfield ? Un homme qu’Isabelle détestait encore davantage que Lukas Kuznetskov ! Que
savait Lukas de leur rivalité ?
— C’est une menace ? demanda-t-elle, incrédule.
— Je ne brandis jamais aucune menace.
Il lui adressa le sourire du vainqueur.
— Si jamais vous changez d’avis, je suis dans la chambre 1006.
— Nous n’avons pas de chambre portant ce numéro.
— Je ne loge pas ici, mais au Chatsfield.
TITRE ORIGINAL : GREEK’S LAST REDEM PTION
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© 2015, Harlequin Books S.A.
© 2016, Traduction française : Harlequin.
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ISBN 978-2-2803-5464-6
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