Le Secret Des Harrington T6 - Patron Et Amant - Mi
Le Secret Des Harrington T6 - Patron Et Amant - Mi
Le Secret Des Harrington T6 - Patron Et Amant - Mi
Il est temps désormais pour les Harrington d’entrer dans la lumière… Lorsque ces quatre héritiers
d’une chaîne d’hôtels au luxe discret et raffiné se voient proposer un rachat par leurs exubérants
rivaux, les deux familles se découvrent ennemies. Ainsi commence alors un jeu de pouvoir qui
bouleversera à jamais leur destin à tous…
Mais nul ne sait que, dans l’ombre, un actionnaire secret a le pouvoir de décider à lui seul de l’issue
de cette guerre sans merci.
Pour les Harrington, les lieux de villégiature les plus luxueux de la planète se sont transformés en
champs de bataille. Leur but ? Le pouvoir. Leur rêve ? La passion…
1.
* * *
Pendant le voyage, il étudia les renseignements qu’il avait réunis sur Eleanore Harrington. Avec son
teint ivoire, ses yeux marron et son sourire parfait, elle était assez jolie. Ses traits raffinés et
aristocratiques laissaient imaginer une maîtresse de maison rompue aux mondanités. Une image traversa
l’esprit de Lukas. Elle disait au revoir à leurs invités sur le seuil d’une magnifique demeure avant de se
déshabiller pour se mettre au lit. Avec lui.
Lukas sursauta. Quelle idée bizarre !
Eleanore Harrington n’avait pourtant rien de particulier. De toute manière, il ne mélangeait jamais
les affaires et le plaisir. Pourquoi aurait-il pris le risque de renoncer à sa tranquillité au travail ? « Tu es
complètement insensible… » « Tu n’as pas de cœur… » « Tu ne t’intéresses à personne d’autre que
toi… » Telles étaient les plaintes et les récriminations auxquelles il se serait exposé. Ces accusations
étaient vraies, et il ne s’en défendait pas auprès de ses maîtresses. C’était elles qui dissimulaient leurs
intentions, jusqu’au moment d’accepter ses cadeaux d’adieu, avant de chercher un autre milliardaire à
plumer. Franchement, il commençait à en avoir plus qu’assez de ces relations.
Il poursuivit la lecture du dossier. Après de brillantes études, Eleanore Harrington était sortie major
de sa promotion en architecture, avec une spécialisation en décoration intérieure. Dès sa sortie de
l’université, elle avait intégré l’entreprise familiale. Elle aimait la lecture, l’art, l’histoire, avait une
passion pour les chaussures et œuvrait bénévolement pour la société protectrice des animaux.
Fascinant, railla Lukas intérieurement. Heureusement qu’il ne s’intéressait pas à elle en tant que
femme. Elle l’aurait mortellement ennuyé au bout de quelques minutes.
— Nous allons commencer notre descente vers Singapour, monsieur Kuznetskov. Puis-je vous servir
quelque chose avant l’atterrissage ?
— Nyet.
Il regarda par le hublot en guettant l’apparition des premières lueurs de la mégapole. Il tenait
beaucoup au succès de son entreprise. Si Eleanore Harrington était aussi talentueuse que le prétendait
Tomaso, il était prêt à lui faire un pont d’or pour l’engager.
* * *
Juchée sur un tabouret de bar, Eleanore jeta un coup d’œil à sa montre, pour la centième fois depuis
le début de la soirée, et se tourna vers l’entrée. Elle tressaillit quand la porte s’ouvrit, mais ce n’était
qu’un groupe de jeunes citadins éméchés.
— Tu attends ton amant ?
Eleanore haussa les épaules avec une grimace avant de se retourner vers Lulu, dont les cheveux
violets semblaient phosphorescents à la lumière du bar de glace.
Lulu était la meilleure barmaid de New York City. Depuis qu’elle travaillait chez Harrington, elle
était devenue une très bonne amie d’Eleanore, qui l’avait fait venir spécialement à Singapour pour la
soirée d’ouverture de ce bar singulier où tout, absolument tout, depuis les murs jusqu’au comptoir en
passant par les chaises et même les verres, était en glace et en neige compacte. Un véritable prodige dans
l’atmosphère lourde et étouffante de Singapour, et une réussite absolue, comme en témoignaient les
nombreuses personnalités qui avaient accouru pour l’inauguration.
— Non, mes sœurs, dit Eleanore.
Olivia et Isabelle avaient toutes les deux promis de fêter le succès d’Eleanore dès que Glaciers
ouvrirait ses portes. Pourtant, à près de minuit, il devenait de plus en plus évident que ni l’une ni l’autre
ne viendrait. Eleanore excusait volontiers Olivia, accaparée par les répétitions de sa nouvelle pièce,
mais elle pardonnait moins facilement à Isabelle, dont elle espérait d’ailleurs une promotion. Eleanore
aspirait plus que tout à occuper de hautes fonctions au sein de l’entreprise familiale. C’était son but
ultime, sa raison de vivre. Elle voulait donc montrer à Isabelle ce dont elle était capable, pour la
convaincre de lui offrir des tâches plus gratifiantes que le choix des tissus pour les canapés ou des
tapisseries pour les chambres de leurs hôtels.
Lulu posa devant elle un cocktail de couleur rouge orné d’une petite ombrelle et d’une paille avant
de prendre un air profondément déçu.
— Dommage !
Eleanore se moqua gentiment de son amie.
— Tu connais mon point de vue et mes priorités. L’ambition professionnelle et la vie amoureuse ne
font pas bon ménage. De toute manière, je ne supporte pas l’arrogance masculine. Les hommes se mêlent
toujours de ce qui ne les regarde pas. Ou alors ils sont tellement ennuyeux qu’ils donnent envie de passer
sa vie à travailler.
Elle baissa les yeux sur son verre.
— Qu’est-ce que tu m’as encore concocté ? Ce n’est pas trop alcoolisé, j’espère.
D’autant plus qu’elle ne se souvenait pas à quand remontait son dernier repas, ce matin, à midi, ou
la veille au soir…
Après avoir fonctionné à l’adrénaline et au café toute la journée, elle se sentait à la fois
complètement épuisée et très excitée.
Lulu donna un coup de torchon vigoureux sur le comptoir.
— Attention ! Je ne te dis pas de te marier.
Elle frissonna comme si l’idée l’horrifiait et remit ses gants.
— Mais à ton âge tu devrais t’amuser ! C’était quand, la dernière fois que tu es sortie avec un
homme ?
— En 1965, répondit Eleanore avec son humour pince-sans-rire.
— Ha ha. Tu vois bien. Tu mènes une vie de nonne.
Après son petit sermon, elle aligna des verres à shot sur le comptoir.
— Eh bien, où sont tes chères sœurs ?
Eleanore n’était pas pessimiste de nature, mais il fallait se rendre à l’évidence. Ses sœurs n’étaient
ni à l’aéroport à attendre un taxi, ni coincées dans un embouteillage…
— Elles sont très occupées, soupira-t-elle. Olivia doit être en pleines répétitions pour sa nouvelle
pièce de théâtre, et Isabelle dépense toute son énergie à contrer les basses manœuvres des Chatsfield
pour racheter nos hôtels.
Eleanore aurait dû se montrer plus compréhensive, mais elle avait du mal à le faire, sachant que,
elle, elle n’avait jamais raté une première d’Olivia ni aucun événement important dans la vie d’Isabelle.
— Tant mieux, alors ! lança Lulu gaiement. Tu peux faire ce que tu veux sans avoir de comptes à
leur rendre. Profites-en pour te distraire. Un peu de sexe te ferait du bien.
Eleanore haussa les sourcils, sceptique. Elle songea à envoyer un texto à Isabelle, mais changea
d’avis. Que dire, de toute façon ? Qu’elle était déçue ? Sa sœur ne comprendrait pas. Entre Isabelle à qui
tout réussissait et Olivia qui était si belle et talentueuse, Eleanore avait du mal à trouver sa place. Quant
au sexe… Elle leva les yeux au ciel.
— Je me contenterai d’un bain chaud, dit-elle. Et d’une glace Ben & Jerry aux cookies.
Lulu fronça les sourcils.
— Ce n’est pas ta glace qui te donnera un orgasme et te préparera un bon chocolat après !
Eleanore prit une petite gorgée de son cocktail.
— Si tu trouves un homme capable de te faire une tasse de quoi que ce soit après l’amour, je te
suggère de le garder. D’après mes amies, ils ont à peine fini qu’ils ronflent déjà. Et l’orgasme n’est même
pas garanti.
Eleanore n’avait pas d’expérience personnelle en la matière. Ni l’occasion ni le désir ne s’étaient
encore présentés…
— Quand on parle du loup…, chuchota Lulu en se penchant en avant. Regarde un peu qui vient
d’entrer. Un homme d’affaires sexy et solitaire en quête de compagnie pour la nuit.
— Il est probablement marié.
Dans la glace, Eleanore aperçut un visage de Viking, aux cheveux blonds coupés en brosse. Son
manteau noir mettait en valeur ses larges épaules. Le nouveau venu exsudait la puissance et l’autorité.
C’était l’homme le plus impressionnant qu’elle ait jamais vu. Elle croisa son regard bleu, et son humeur
maussade s’aggrava encore.
Elle le connaissait.
— Le bar de glace va fondre, murmura Lulu en s’éventant le visage.
— Ne gaspille pas ta salive. C’est un imbécile.
— Tu le connais ? demanda Lulu, stupéfaite.
— J’en ai entendu parler.
Le milliardaire Lukas Kuznetskov, magnat des affaires, veillait jalousement sur sa vie privée.
Enigmatique et impitoyable, il avait aussi la réputation d’être immensément orgueilleux. Elle ne l’avait vu
qu’une fois en personne, à un défilé de mode pour lequel elle avait eu la chance d’obtenir une invitation
l’année passée. Le mannequin vedette était sa maîtresse, et il paradait comme un paon à ses côtés.
— Non seulement il est abominablement superficiel, mais il est pourri par son argent et se croit
irrésistible.
— Pourvu qu’il soit bon au lit…
Eleanore surprit l’homme en train de la regarder. Un frisson courut le long de son dos, et sa
respiration s’accéléra. Ignorant délibérément cette étrange réaction physique, elle reporta son attention
sur Lulu.
— Il est tellement convaincu de sa propre importance qu’il ne doit pas se soucier du plaisir de sa
partenaire. Je ne te parle même pas du chocolat chaud après…
— Tu as des idées très arrêtées, observa Lulu avec un regard soupçonneux.
Eleanore avait pourtant de bonnes raisons de ne pas aimer Lukas Kuznetskov. Deux ans auparavant,
juste avant la mort de son père, il avait émis sur un de leurs hôtels des commentaires extrêmement
désobligeants qui leur avaient fait beaucoup de tort.
— Ce n’est pas ce que tu crois, déclara-t-elle avec emphase. Je le déteste.
— En tout cas, toi, tu l’intéresses ! A ta place, j’en profiterais pour flirter un peu.
— Non merci, très peu pour moi. Il est trop odieux et imbu de sa personne.
— J’espère que vous ne parlez pas de moi, mademoiselle Harrington.
Eleanore sentit ses doigts de pied se recroqueviller. Lulu s’était pourtant gratté la gorge pour la
prévenir… Un coup d’œil sur l’expression amusée de Lukas Kuznetskov la rassura. Il plaisantait. Mais
comment la connaissait-il ?
Affichant un sourire résolument professionnel, elle ignora sa remarque.
— Bonsoir. Bienvenue chez Glaciers.
— Merci, répondit-il d’une voix chaude, très radiophonique. C’est bien vous qui avez conçu ce bar,
n’est-ce pas ?
Sensible malgré elle à son charme, Eleanore se sermonna intérieurement. Il ne fallait pas oublier qui
il était.
— En effet.
— Le résultat est spectaculaire. Félicitations.
Elle eut du mal à soutenir son regard, bleu comme un ciel d’été sans nuages. Il avait un visage
sculptural, avec un nez très droit, des pommettes hautes et une mâchoire carrée, volontaire.
Une virilité incroyable émanait de lui. Etait-ce à cause de la cicatrice qui barrait son sourcil
gauche ? L’une de ses maîtresses lui avait-elle donné un coup de couteau pour se venger d’une infidélité ?
— Vous avez perdu votre langue ?
Elle avala la dernière gorgée du redoutable cocktail de Lulu.
— Pas du tout, répliqua-t-elle d’un ton suave. Je me préparais à partir.
— Mais je viens juste d’arriver.
Et alors ?
— Je vous sers quelque chose, monsieur ? proposa Lulu d’un ton respectueux.
Lukas Kuznetskov avait manifestement l’habitude d’éveiller le désir et l’admiration de toutes les
femmes qu’il croisait. Eleanore se félicita d’être sans doute la première à lui résister.
— Une Stolichnaya, si vous avez. Pure.
— Tout de suite, s’empressa la barmaid.
Irritée par la déférence trop marquée de Lulu, Eleanore chercha une excuse pour s’éclipser.
— Vous ne désirez pas boire autre chose ?
Elle ne comprit pas tout de suite qu’il s’adressait à elle. Maudit cocktail. Elle n’avait pas les idées
très claires.
Sur le point de se lever, elle frissonna sous le regard insistant de Lukas Kuznetskov.
— Vous avez froid. Vous n’êtes pas assez habillée. Il doit faire moins six degrés.
Sans même lui laisser le temps de protester, il ôta son manteau pour l’en envelopper.
Pendant un moment elle fut incapable de bouger. L’odeur mâle, entêtante et épicée qui se dégageait
du vêtement envahit ses sens et lui coupa le souffle. La conversation de Lulu, accompagnée de ses
cocktails alcoolisés, lui avait complètement tourné la tête !
M. Kuznetskov, plus charmant que jamais, s’accouda au comptoir, comme pour mieux faire admirer
son élégance irréprochable. Sans pouvoir s’en empêcher, Eleanore le détailla des pieds à la tête. Dieu
merci, l’éclairage stroboscopique dissimulait la rougeur de ses joues lorsqu’elle croisa de nouveau son
regard.
Son rictus moqueur la décida à se laisser glisser du tabouret recouvert d’une peau de mouton. En
même temps, elle lui rendit son manteau.
— Je n’en ai pas besoin.
Il plissa les yeux.
— Cette robe ne vous tient pas assez chaud.
Déterminée à rester insensible au son de sa belle voix grave, elle haussa les sourcils. Elle avait bien
une veste, mais ne se souvenait plus du tout de l’endroit où elle l’avait posée.
— Peu importe, trancha-t-elle. C’est mon problème, pas le vôtre.
— Effectivement.
— Oui, conclut-elle, cassante.
S’il essayait de la draguer, il valait mieux le décourager tout de suite.
— Bonne soirée ! ajouta-t-elle. Nous aimerions beaucoup vous revoir ici, mais…
Elle s’interrompit brusquement quand il éclata de rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Vous êtes aussi glaciale que le décor. Je vous ai sans doute vexée sans le vouloir. Permettez-moi
de me présenter. Lukas Kuznetskov.
— Je sais parfaitement qui vous êtes.
Les mots étaient sortis tout seuls. Il était trop tard pour les rattraper.
Lukas se figea devant l’insulte implicite. Finalement, c’était peut-être de lui qu’elle parlait avec la
barmaid lorsqu’il était arrivé…
De petites étincelles s’allumèrent dans les yeux d’Eleanore, qui étaient noisette et non pas marron
comme il l’avait pensé. Légèrement en amande, ils étaient ornés de petits éclats verts et ambrés.
Il l’avait d’abord trouvée un peu terne avec sa petite robe noire toute simple, malgré ses bottines
orange vif et les drôles de baguettes de même couleur qui retenaient son chignon. Puis, son regard
mystérieux avait captivé son attention. Curieusement, elle l’avait snobé, ce qui l’avait déconcerté. Il
n’avait pas l’habitude de ce genre d’accueil. Bien au contraire…
Froissé dans son orgueil, il ne doutait pas un instant qu’elle changerait de comportement quand elle
connaîtrait son nom. Elle lui tomberait même dans les bras s’il en avait envie. Elle venait de lui prouver
le contraire. Peu importait ! Son visage aux traits réguliers était séduisant et ses lèvres pulpeuses
attirantes, mais il avait d’autres projets pour elle.
Toutefois, il ne s’expliquait pas son attitude méprisante. Faisait-elle partie de ces riches héritières
qui considéraient que la naissance était essentielle pour être quelqu’un ? Lukas, lui, jugeait que la fortune
ne faisait pas tout et ne suffisait pas à légitimer une existence.
En tout cas, il était conquis par le décor de Glaciers et le raffinement des détails. La course contre
la montre dans laquelle il était engagé ne lui permettait guère de s’atermoyer. Toutefois, avant de
proposer à cette jeune femme de travailler pour lui, il fallait trouver un moyen de l’amadouer.
— Pourquoi ai-je la désagréable impression de vous être antipathique, mademoiselle Harrington ?
— Vous vous trompez, monsieur Kuznetskov.
Nyet, il ne se trompait pas.
— Vous mentez mal, dit-il sur le ton de la plaisanterie.
La barmaid lui apporta sa vodka à ce moment-là, et il la but d’un trait.
— Pour une raison que j’ignore, vous portez sur moi un jugement négatif et sans appel, insista-t-il.
— Vous avez fait la même chose avec nous il y a deux ans, rétorqua-t-elle.
Ah. Lukas comprenait mieux son animosité. Elle avait eu vent de ses commentaires après la nuit
épouvantable qu’il avait passée dans un Harrington, en Floride. Il avait dormi sur un mauvais matelas, on
lui avait servi du café froid le matin et, pour comble de désagrément, le voiturier avait déplacé sa voiture
sans le prévenir.
— Mes critiques étaient fondées, mademoiselle Harrington. Les prestations de votre hôtel ne
répondaient pas à la hauteur de vos standards.
— Vous auriez pu contacter la direction au lieu de claironner votre avis dans la presse. Notre taux
d’occupation a chuté de vingt pour cent pendant six mois à cause de vos déclarations.
— Je ne pense pas avoir autant d’influence, répliqua Lukas, agacé. Même si vos remarques me
flattent. Vos problèmes tenaient probablement davantage à une mauvaise gestion.
— Evidemment…
— D’ailleurs, je ne savais même pas que mes propos avaient été relayés par la presse.
— Comme si vous l’ignoriez !
— Je ne lis pas les journaux. Je paie quelqu’un pour le faire et me signaler les informations dignes
d’intérêt.
— Eh bien, ce détail insignifiant ne valait manifestement pas la peine d’être relevé. Bonsoir,
monsieur Kuznetskov.
— Attendez.
Lukas ôta un gant et enserra le poignet délicat de la jeune femme.
— Vous m’avez donc condamné sur la base de ce seul témoignage ?
Pas seulement, songea Eleanore avec aigreur. La façon dont il se pavanait comme s’il possédait le
monde entier était insupportable. Et, inconsciemment, elle avait jalousé la top model pendue à son bras,
lors de la fashion week…
— J’ai le droit d’avoir mon opinion, s’obstina-t-elle.
— Je ne dis pas le contraire. Heureusement pour vous, j’admire suffisamment ce que vous avez
réalisé avec ce bar de glace pour poursuivre notre conversation.
Que voulait-il dire ?
Elle haussa les épaules.
— Pour moi, cela ne change rien.
— Même si je vous dis que j’ai une proposition à vous faire ?
Eleanore faillit lui rire au nez.
— Cela ne m’intéresse pas, répondit-elle platement.
Il secoua la tête avec une expression sarcastique.
— Vous tirez des conclusions trop hâtives, mademoiselle Harrington. Je ne songeais pas du tout à ce
que vous imaginez.
Cet homme exécrable l’irritait au plus haut point.
— Non merci, monsieur Kuznetskov. Quoi que vous ayez à me proposer, ma réponse sera la même.
Suis-je assez claire ?
Elle dégagea son poignet avec un sourire poli.
— C’est très… féminin, de se laisser guider par ses émotions pour prendre une décision, railla-t-il.
— Et c’est très… masculin de ne pas vouloir accepter une réponse négative.
— Vous avez le sens de la repartie.
Il lui tendit la main.
— Reprenons depuis le début. J’ai un job à vous proposer.
— Vous plaisantez ?
— Jamais en affaires.
— J’ai déjà un travail.
— Où vous ne donnez pas le meilleur de vous-même.
— Qu’en savez-vous ? protesta-t-elle en rougissant malgré elle.
— Tomaso Coraletti.
Elle inclina la tête sur le côté.
— Vous connaissez Tomaso ?
— Il construit des bateaux pour moi.
— Je suis soulagée, ironisa-t-elle. Un instant, j’ai cru qu’il vous avait choisi comme ami.
Lukas sourit. Plus elle se montrerait désagréable, moins elle parviendrait à le décourager. En fait,
elle l’excitait.
— D’après lui, vous étiez l’une de ses meilleures étudiantes. Et vous seriez parfaite pour mener à
bien mon dernier projet.
— C’est très gentil à lui, mais vous perdez votre temps…
— Ecoutez, mademoiselle Harrington, interrompit Lukas, à bout de patience et désarçonné par les
réactions physiques qu’elle provoquait chez lui. Vous m’avez fait part de votre mécontentement à la suite
de mes commentaires sur vos hôtels. J’en prends acte. Mais les affaires sont les affaires. Ce serait une
erreur de gâcher vos chances.
— Pardon ?
Elle se leva si brusquement qu’elle aurait trébuché s’il ne l’avait pas retenue par le coude.
— Que faites-vous ? Lâchez-moi.
Il obtempéra lentement.
— Toutes mes excuses. J’aurais dû vous laisser tomber ? On ne sait jamais comment faire avec vous
autres, féministes.
— Très drôle.
Il avait envie de sentir la chaleur de sa peau sous ses doigts… Se ressaisissant, il domina son
trouble.
— Finalement, vous ne seriez peut-être pas à la hauteur.
Quel culot ! Eleanore n’en revenait pas. Il l’insultait, maintenant ! Au plafond, le ventilateur se mit
en marche et souffla une mèche de cheveux sur son visage. Elle retira un gant pour la repousser en arrière
et heurta la main de Lukas qui avait eu le même réflexe. Un choc d’une violence inouïe la secoua,
totalement incompréhensible. Son corps vibrait comme s’il émergeait d’un long sommeil. Ses yeux
hagards se posèrent sur les lèvres sensuelles de Lukas, tout près des siennes.
— Un hôtel de glace, murmura-t-il.
Eleanore lui décocha un regard furieux pour ne pas trahir son émoi.
— Comment ?
— Je construis un hôtel de glace, et mon architecte vient de démissionner. Je dois le remplacer.
Pendant quelques minutes, l’esprit en alerte, Eleanore se concentra. Elle avait vainement essayé de
convaincre Isabelle de construire un hôtel de glace au Canada. Ce genre de projet la passionnait.
— Pourquoi votre architecte est-il parti ?
— Parce qu’il avait un ego surdimensionné.
— Il ne l’a sûrement pas formulé ainsi.
— En effet. Mais j’ai enfin éveillé votre intérêt.
Irritée par la lueur triomphante qui brillait dans ses yeux, elle secoua la tête.
— J’ai dit non et je ne changerai pas d’avis.
— Je garde espoir.
— Il va falloir vous résigner. De toute façon, ma sœur Isabelle ne serait pas d’accord.
Naturellement, Isabelle avait très mal pris les critiques de Lukas Kuznetskov deux ans plus tôt.
— Eh bien, tant pis. Spencer Chatsfield pourra peut-être quelque chose pour moi.
Spencer Chatsfield ? Un homme qu’Eleanore détestait encore davantage que Lukas Kuznetskov !
Que savait Lukas de leur rivalité ?
— C’est une menace ? demanda-t-elle, incrédule.
— Je n’ai jamais recours à la menace.
Il lui adressa le sourire du vainqueur.
— Si jamais vous changez d’avis, je suis dans la chambre 1006.
— Nous n’avons pas de chambre portant ce numéro.
— Je ne loge pas ici, mais au Chatsfield, annonça-t-il avec une arrogance insupportable.
Eleanore cligna stupidement des paupières tandis qu’il s’éloignait d’un pas nonchalant.
Quel individu épouvantable…
— L’échange a été vif, observa Lulu en la rejoignant.
C’était le moins que l’on pouvait dire.
Eleanore fronça les sourcils.
— Où ai-je posé mon téléphone ?
Lulu tendit la main vers une étagère.
— Tiens. Je l’avais rangé là et j’ai oublié de te le dire.
Eleanore voulait appeler Isabelle. Mais il était encore très tôt à New York, si toutefois sa sœur se
trouvait là-bas… Finalement, elle se ravisa.
Lukas Kuznetskov allait-il vraiment s’adresser aux Chatsfield ? Que dirait Isabelle en apprenant
qu’Eleanore avait laissé passer sa chance de les devancer ?
« Si jamais vous changez d’avis, je suis dans la chambre 1006. »
Comment pouvait-on être aussi présomptueux ?
Furieuse, Eleanore attrapa un verre d’eau et le vida d’un trait. Elle se rendit compte trop tard que ce
n’était pas de l’eau.
Lulu lui tapota le dos quand elle fut prise d’une quinte de toux.
— C’était de la tequila !
Super. En plus de tout le reste, elle avait maintenant des brûlures d’œsophage. Quelle soirée !
2.
Dix minutes plus tard, le taxi d’Eleanore se garait devant l’entrée principale du Chatsfield de
Singapour.
Elle scruta attentivement les alentours pour s’assurer qu’aucun paparazzi n’était tapi dans l’ombre.
Puis, elle descendit de voiture tandis que le portier en livrée s’inclinait devant elle.
Le plus naturellement du monde, elle franchit les portes à tambour avec le sourire plein d’assurance
d’une habituée des lieux. Elle traversa le hall dallé de marbre et se dirigea vers les ascenseurs rutilants,
en espérant qu’aucun Chatsfield ne se trouvait à Singapour en ce moment. Il serait vraiment humiliant de
croiser l’un d’eux… Elle haïssait encore plus Lukas Kuznetskov de la mettre dans une situation aussi
éprouvante pour les nerfs.
Elle soupira de soulagement lorsque les portes se refermèrent.
La première partie de sa mission s’était déroulée sans incident… Avec un peu de chance, La suite se
poursuivrait sans encombre.
Devant le miroir, elle pinça les lèves pour lisser le rouge à lèvres qu’elle avait mis avant de partir
et vérifia sa coiffure. Il n’était pas question d’apparaître négligée devant ce beau parleur de Lukas
Kuznetskov.
Satisfaite, elle regarda défiler le numéro des étages. N’aurait-il pas mieux valu attendre le
lendemain pour effectuer sa démarche ? Peut-être, mais avec cette « proposition » qui planait au-dessus
de sa tête elle n’aurait pas fermé l’œil. Tant pis si elle le réveillait. Il serait puni pour son arrogance.
Malheureusement, Lukas Kuznetskov ne dormait pas. Quand il ouvrit la porte, il était au téléphone. Il
ne prit même pas la peine de s’interrompre pour la faire entrer. Il avait roulé ses manches de chemise
jusqu’aux coudes, et elle résista à la tentation d’admirer ses bras musclés. Il avait beau être parfait
physiquement, il n’en était pas pour autant attirant. Il en fallait davantage pour plaire à Eleanore.
Mufle, se dit-elle intérieurement en passant devant lui. Elle s’arrêta au milieu du salon, en admirant
d’un œil professionnel l’ameublement raffiné et la décoration sophistiquée.
Tout en poursuivant sa conversation téléphonique, Lukas Kuznetskov se pencha sur la table basse et
appuya sur quelques touches du clavier de son ordinateur. Puis, il tourna l’écran vers Eleanore en lui
indiquant un siège.
— Jetez un œil là-dessus, murmura-t-il avant de reporter son attention sur sa conversation.
Grossier personnage. Fâchée de se voir traiter ainsi, comme s’il était sûr de sa victoire, elle eut
envie d’ignorer son ordre. Mais elle ne savait pas où poser les yeux, sinon sur lui, alors elle obtempéra.
De toute manière, elle était venue dans le but d’étudier son projet en détail pour, éventuellement, damer le
pion aux Chatsfield. Tout de même, Isabelle ne serait vraiment pas contente de la savoir ici. Du coup, elle
était très mal à l’aise. Elle adorait sa sœur et détestait la contrarier.
Une minute plus tard, Lukas Kuznetskov posa une bouteille d’eau fraîche et un verre devant elle,
avec un petit sourire en coin, comme pour dissiper sa mauvaise humeur. Etait-elle à ce point
transparente ?
— Désolé, les affaires n’arrêtent jamais.
Elle hocha la tête avec la sensation d’être un peu engourdie, sans doute à cause du verre de tequila
qu’elle avait avalé d’un trait par mégarde.
— Vous ne voulez pas un café ? Vous avez l’air d’en avoir besoin.
— Non merci, répondit-elle sèchement. Tout va très bien.
Même si elle en mourait d’envie, elle ne dirait pas oui. En revanche, elle aurait peut-être accepté un
brownie avec de la glace à la vanille…
Il haussa les épaules et s’assit sur le canapé à côté d’elle. Les coussins s’enfoncèrent sous son
poids. En se retenant pour ne pas basculer vers lui, elle effleura sa cuisse par inadvertance. Elle
tressaillit. Sa proximité affectait le bon fonctionnement de son cerveau. A moins que ce ne soit le cocktail
et la tequila ? De toute façon, elle avait besoin d’aller se coucher. Seule.
Evidemment, seule ! Elle n’avait ni le temps ni l’envie de penser aux hommes, et encore moins à
celui-ci.
— Parlez-moi de votre projet, commanda-t-elle sèchement.
Il cliqua deux fois sur la souris, et un flocon de neige en trois dimensions apparut.
— L’hôtel a été conçu pour ressembler à un flocon de neige. Cinq branches abritent les chambres, et
la sixième est réservée à la réception et au restaurant.
Il fit défiler quelques images. Malgré sa détermination à afficher le plus profond ennui, elle
s’enthousiasma.
— C’est très ingénieux, concéda-t-elle.
— Un compliment, Eleanore ?
— Ne le prenez pas trop à cœur, monsieur Kuznetskov.
Elle n’aimait pas du tout la façon dont il prononçait son prénom, trop familière, trop sexy…
Il lui sourit, comme s’il lisait dans ses pensées.
— Le concept est intéressant, certes, mais j’ai besoin de quelqu’un pour achever la réalisation. Vous
en sentez-vous capable ?
Elle ne voulait pas répondre trop vite.
— Il vaudrait mieux donner au restaurant une position plus centrale, remarqua-t-elle sans pouvoir
s’en empêcher.
Il plissa le front.
— J’y ai pensé. Mais apparemment ce n’est pas possible à cause des cuisines.
Eleanore réprima un bâillement. Elle avait de plus en plus sommeil, mais sa créativité reprit le
dessus.
— Il suffit de trouver le bon agencement.
— Manifestement, vous avez la solution.
— Enfant, j’étais fascinée par l’idée de vivre dans un igloo. J’ai rédigé un mémoire sur le sujet au
cours de ma dernière année d’études.
Elle fronça les sourcils.
— Les chambres sont aussi un peu…
— Banales ?
Sa franchise la surprit. Trop souvent, les gens cherchaient des excuses pour dissimuler leurs erreurs.
— Tout à fait. Elles se ressemblent toutes. Pour un projet véritablement innovant, il faudrait une
thématique.
— Que voulez-vous dire ?
— Vendez à vos clients autre chose que la perspective de passer la nuit dans un frigo.
— Nous leur offrons le luxe.
— Ce sera d’autant plus luxueux qu’ils auront des chambres de designer, avec des salles de bains
chauffées.
— Là encore, on m’a dit que c’était impossible.
Elle secoua la tête avec la sensation de tomber dans un piège.
— Pourquoi ai-je la désagréable impression d’être manipulée ?
Il lui adressa un sourire digne des meilleurs acteurs de Hollywood.
— Que pensez-vous du hall d’entrée ? A mon avis, il y a quelque chose qui cloche, mais je n’arrive
pas à trouver quoi.
Malgré elle, Eleanore jeta un coup d’œil.
— Il n’est pas assez spacieux. Et la réception est beaucoup trop près de l’entrée.
— Absolument, acquiesça-t-il d’un ton admiratif. Vous êtes géniale.
Elle n’eut même pas le temps de lui dire de garder ses compliments. Son téléphone se mit à sonner.
— Excusez-moi, je dois répondre.
Elle le suivit des yeux quand il se leva et alla se planter devant la fenêtre. Les jambes largement
écartées, le regard fixé au loin, il avait l’air d’un général sur un champ de bataille.
La fatigue s’abattit sur elle brusquement. Avec un bâillement, elle se laissa aller contre les coussins.
Elle s’en irait dès qu’il aurait raccroché et lui donnerait sa réponse après avoir parlé à Isabelle.
Il faudrait aussi trouver le nom du fournisseur d’ameublement du Chatsfield. Jamais elle ne s’était
assise sur un canapé aussi confortable.
* * *
* * *
Lorsqu’elle se réveilla, Eleanore avait les cils collés. Elle avait oublié de se démaquiller…
Encore fatiguée, elle bâilla profondément et roula sur le côté. Aussitôt, elle réalisa qu’elle n’avait
même pas enlevé sa robe. Ni son collant. Elle était allongée sur un canapé avec un simple plaid posé sur
elle.
— Que… ?
— Bonjour, spyashchaya krasavitsa.
Eleanore ramena brusquement la main sur la poitrine en apercevant l’homme nonchalamment appuyé
contre le chambranle de la porte. Vêtu d’un pantalon foncé et d’une chemise blanche immaculée au col
ouvert, il semblait immense.
Brusquement, les événements de la veille lui revinrent en mémoire. Elle avait rêvé de l’hôtel de
glace. Et de lui…
Il s’approcha, un verre d’eau à la main. La bouche sèche, une douleur lancinante à la tête, elle le but
d’un trait.
— Merci.
Elle regarda autour d’elle pour se donner une contenance et ne pas avoir à lui faire face.
— Vous auriez dû me réveiller.
— Je n’avais pas besoin du canapé.
— Ce n’est pas une excuse.
— Vous n’avez pas bronché quand je vous ai enlevé vos bottines. Un tremblement de terre n’aurait
pas réussi à vous faire émerger du profond sommeil dans lequel vous aviez sombré.
Elle fit la grimace.
— C’est sûrement l’alcool. Je n’ai pas l’habitude.
— On boit beaucoup à Saint-Pétersbourg. Vous deviendrez plus résistante, si vous travaillez pour
moi.
Eleanore plissa les yeux.
— Vous êtes content que je sois restée, n’est-ce pas ?
— Je ne l’aurais pas exprimé ainsi, mais si cela me permet d’obtenir ce que je veux, oui, je suis
content.
— C’est moi que vous voulez ?
Dans le silence qui suivit, Eleanore prit conscience de ce qu’elle venait de dire.
— Enfin… Que je travaille pour vous ?
— Da, répondit-il avec un sourire. Oui.
Eleanore secoua la tête.
— Je ne peux pas démissionner. Ce serait manquer de loyauté envers les Harrington.
— Vous êtes fidèle ?
Elle hésita.
— Oui, j’imagine. J’attache beaucoup d’importance à ma famille. Ils ont besoin de moi.
Elle l’espérait, en tout cas.
— Le cadre familial n’est pas toujours propice à l’épanouissement.
Vexée, Eleanore se hérissa.
— Vous êtes cynique.
— D’après Tomaso, vous valez beaucoup mieux que ce que vous faites actuellement. Je suis prêt à
vous donner votre chance. Vous prenez du sucre avec votre café ?
— Je le boirai à mon hôtel, rétorqua Eleanore d’un ton boudeur.
Les réflexions moqueuses de Lukas Kuznetskov l’exaspéraient. Malgré tout, elle voulait rester dans
ses bonnes grâces, au moins jusqu’à ce qu’elle ait parlé à Isabelle. Même si elle ne pouvait pas travailler
pour lui à titre personnel, il y avait certainement un moyen d’établir un contrat au nom de l’entreprise
Harrington. Si toutefois Isabelle acceptait…
— Je dois rentrer, annonça-t-elle vivement. Je vous recontacterai un peu plus tard au sujet de votre
proposition.
Il secoua la tête.
— Je veux votre réponse tout de suite. L’ouverture de mon hôtel est prévue dans un mois.
— Un mois ! Où en sont les travaux ?
— Les blocs de glace ont été taillés et entreposés dans un hangar. La structure métallique est
montée. Les ouvriers sont sur place, opérationnels.
— Avec beaucoup d’optimisme, vous pouvez encore respecter les délais.
— Donc vous acceptez ?
— Je n’ai pas dit cela, protesta-t-elle aussitôt.
— Pourquoi ne pas vous rafraîchir un peu tout en y réfléchissant ? J’ai besoin de connaître votre
réponse au plus vite.
— C’est impossible.
— Pour moi, rien n’est jamais impossible, mademoiselle Harrington, sachez-le.
— Je ne peux pas prendre une telle décision aussi vite.
Il croisa les bras.
— Pourquoi ? Vous n’êtes pas libre de vos choix ?
Elle n’avait pas envie de répondre.
— Je vous demande seulement un mois de votre temps, insista-t-il. Si vous ne pouvez pas, dites-le
maintenant.
Agacée, elle repoussa la couverture pour se lever et aller aux toilettes. Sa robe était remontée sur
ses hanches, et elle rougit en la tirant nerveusement sur ses genoux.
Dans la salle de bains, elle poussa une exclamation horrifiée en apercevant ses yeux de panda dans
la glace. Et ses cheveux étaient dans un état épouvantable. Quelle catastrophe !
Tu t’en moques, se dit-elle résolument. Tu n’as pas envie de plaire à cet homme.
Elle fit couler de l’eau chaude et utilisa une serviette pour enlever le reste de maquillage sur ses
paupières. Pendant qu’elle s’efforçait de se rendre présentable, une idée germa dans son esprit.
Si elle obtenait un job de consultante au nom de l’entreprise Harrington, elle ferait d’une pierre deux
coups. Les Harrington profiteraient de la publicité, et Isabelle serait forcée de reconnaître sa valeur
professionnelle.
Eleanore se mordit la lèvre. Certes, elle n’aimait pas beaucoup Lukas Kuznetskov mais, comme il le
disait lui-même, les affaires sont les affaires. Le jeu en valait la chandelle.
Les Harrington auraient un pied en Europe orientale sans même avoir à débourser un sou
d’investissement. C’était un cadeau tombé du ciel, même s’il fallait pour cela supporter Lukas
Kuznetskov.
Cependant… Pourrait-elle travailler avec un homme aussi séduisant sans succomber à son charme ?
Eleanore ricana devant son reflet dans la glace. Evidemment ! Quelle question !
3.
— Un partenariat ?
Lukas faillit s’étrangler. Cette femme avait-elle toute sa raison ? Il ne s’était jamais associé avec
personne, de sa vie. En tout cas, il admirait la chutzpah avec laquelle elle lui soumettait son idée.
Elle avait du cran, une qualité qu’il appréciait beaucoup.
— Et c’est moi l’opportuniste ? railla-t-il.
— Je n’ai jamais dit cela.
Il esquissa un sourire.
— Vous m’adressez d’abord une fin de non-recevoir dédaigneuse et maintenant vous me léchez les
bottes. Je m’interroge sur la suite. Une scène de séduction ?
La perspective n’était pas si désagréable…
Elle posa les mains sur les hanches.
— Ecoutez, monsieur Kuznetskov, contrairement à ce que vous pensez, je n’ai pas changé de
discours. Vous êtes d’une suffisance insupportable, et vos réflexions me confortent dans mon jugement.
Il la détailla dans sa robe chiffonnée, avec son visage débarrassé de maquillage et ses cheveux de
nouveau sagement ramenés en arrière. Elle avait un teint extraordinairement diaphane, et ses doigts le
démangeaient de la toucher pour savoir si sa peau était aussi douce qu’elle paraissait. Il l’aurait
volontiers domptée, d’une manière qu’elle ne concevait probablement pas.
Un instant, il l’imagina nue sur le tapis tandis qu’il était enfoui entre ses cuisses. Dominant à grand-
peine son excitation, il s’obligea à envisager la situation de manière plus raisonnable.
Avec l’échéance qui se rapprochait, il avait besoin de s’assurer l’expertise et le savoir-faire
d’Eleanore Harrington, pas de fantasmer sur ses seins.
— Je ne prends jamais d’associés.
En revanche, il avait beaucoup d’argent et énonça en conséquence un chiffre que même une riche
héritière ne pouvait pas dédaigner.
Elle battit des cils deux ou trois fois. Il avait sans doute trouvé le mode d’emploi pour se garantir sa
coopération.
— C’est le salaire que vous m’offrez pour relever un défi impossible ?
Lukas décida que le moment était malvenu pour contempler les reflets changeants de ses yeux, vert
et or.
— Si c’était vraiment impossible, vous n’auriez pas suggéré un partenariat.
Elle pencha la tête sur le côté, en se mordant la lèvre.
— Touchée, monsieur Kuznetskov. Néanmoins… C’est presque irréalisable, vous le savez. Et puis,
votre argent ne m’intéresse pas. Je veux le nom de Harrington au-dessus de l’entrée.
Avait-il bien entendu ?
— Jamais.
Elle haussa les épaules.
— Dans ce cas, je refuse.
— Vous oubliez qu’il y a d’autres candidats, remarqua-t-il nonchalamment.
— Pas du tout, rétorqua-t-elle froidement. Mais vous êtes pressé par le temps et vous ne trouverez
personne d’aussi doué que moi.
Elle n’avait pas tort…
— Touché à mon tour, Eleanore.
Elle redressa la tête fièrement, avec l’air de quelqu’un qui a tous les atouts en main. Peut-être était-
ce d’ailleurs le cas… Comment avait-il pu la juger assez jolie ? Elle était beaucoup plus que cela. Vive,
pétillante… Appétissante. Un mélange détonant d’intelligence et d’innocence qui l’attirait beaucoup.
Mais cela n’influencerait pas sa décision. Il n’avait pas l’habitude de transiger.
— Pourquoi voulez-vous le nom de Harrington sur la porte ?
— Parce que la décoration portera ma signature.
— L’hôtel m’appartient.
— D’un point de vue financier, oui. Mais si j’interviens dans la réalisation, conceptuellement, il
sera aussi à moi.
— Vous plaisantez ! Je ne suis pas d’accord.
— Malgré tout, je vous suis indispensable.
Elle avait du répondant, mais il ne céderait pas. De plus, elle était certainement beaucoup plus
intéressée qu’elle ne s’autorisait à le montrer.
— C’est peut-être réciproque.
Immédiatement, elle fut sur ses gardes.
— Que voulez-vous dire ?
— Ma proposition ne vous laisse pas indifférente. Vous y avez beaucoup réfléchi, n’est-ce pas ?
Désarçonnée par sa question, elle haussa les épaules avec un détachement affecté. Mais il était trop
tard. Quand on avait grandi dans les bas-fonds pour se hisser dans le gotha des milliardaires, comme
Lukas, on savait parfaitement décoder les expressions des autres. En tout cas, il s’amusait beaucoup à
croiser le fer avec une femme aussi intelligente.
Elle haussa les sourcils.
— Pas autant que vous, rétorqua-t-elle.
— Qui vous donnera jamais pareille occasion d’exercer votre talent ? demanda-t-il de sa voix de
velours.
— Ma sœur.
Elle n’avait malheureusement pas les fonds nécessaires…
— Elle a d’autres chats à fouetter en ce moment, avec les Chatsfield qui veulent racheter vos hôtels.
Eleanore pinça les lèvres.
— Cet horrible Spencer Chatsfield ne réussira pas dans son entreprise ! Vous ne connaissez pas ma
sœur.
— De toute façon, elle n’a pas les moyens d’investir dans un établissement comme le Krystal
Palace.
Eleanore plissa son joli petit nez.
— Vous n’en savez rien.
Lukas se détendit et poussa son portable vers elle.
— Appelez-la et posez-lui la question. Avec ce qu’elle vient de dépenser pour le bar de glace de
Singapour, cela m’étonnerait.
— C’est un projet qui rapportera gros.
— Arrêtez de discuter, Eleanore. Cela n’en vaut pas la peine. Vous avez perdu d’avance.
Il se rendit compte immédiatement qu’il avait commis une erreur tactique.
— Je ne vous permets pas de nous mépriser ainsi ! Mon père a consacré des années à créer cette
chaîne d’hôtels de réputation internationale. Pourquoi croyez-vous que les Chatsfield nous harcèlent ?
Nous avons beaucoup de poids. Vous devriez me remercier pour ma suggestion.
Lukas jalousait cette loyauté pleine de passion qu’elle vouait à sa famille.
— Je vous rappelle que c’est vous qui m’avez contactée, poursuivit-elle avec hauteur. Tout a un
prix. Je viens de vous donner le mien.
Elle se leva, magnifique dans son orgueil offensé. Malgré lui, Lukas se reprocha de l’avoir blessée.
Puis, tout de suite, il se ressaisit. Depuis quand se souciait-il des émotions d’un adversaire ?
D’ailleurs, Eleanore était-elle une ennemie ? Il préférait envisager leurs relations sous l’angle de la
collaboration. Car elle l’avait convaincu qu’elle était la bonne personne pour remplacer son architecte.
— Je suis prêt à vous engager comme consultante, mais pas comme associée.
Elle marmonna quelque chose d’indistinct, probablement pas très flatteur, et le rejoignit de son côté
de la table basse, en tournant vers eux l’écran de l’ordinateur.
— Laquelle de mes idées avez-vous préférée ?
Elle posa le doigt sur la souris et fit défiler les images jusqu’à celle de la réception.
— Nous pourrions transformer la voûte en immense dôme de verre qui se confondrait avec le ciel.
Quant aux chambres à thème, j’en ai déjà imaginé deux. Un bateau pirate avec des gravures de cartes
anciennes et un lit à baldaquin. L’autre d’inspiration japonaise, avec un futon et un aquarium de poissons
tropicaux au plafond.
— Ce serait possible ?
Une étincelle brilla au fond de ses yeux.
— Tout est possible.
Lukas n’en doutait pas. Il avait rarement été aussi surpris et impressionné.
Il se tourna vers elle et huma une fragrance de pomme verte. Quelques centimètres seulement les
séparaient, et il eut soudain envie de la goûter.
Comme si elle devinait ses pensées, elle se figea et s’écarta très légèrement. Lukas parvint avec
peine à maîtriser ses pulsions et se força à s’adosser sur les coussins du canapé.
— L’idée du bateau pirate me plaît beaucoup.
Elle rougit et inspira profondément.
— Vous acceptez mes conditions ?
Ignorant les réactions traîtresses de son corps, il se concentra sur la négociation en cours.
— Je mentionnerai le nom de Harrington sur la plaquette et dans la campagne publicitaire.
Elle se mordit la lèvre.
— Y compris sur le site web et les réseaux sociaux ?
— En tant que designer.
— Créateur.
— Il s’agit de mon concept.
— Qui portera nos deux signatures, rectifia-t-elle avec un large sourire.
A sa grande surprise, son cœur se mit à battre plus vite. Il donna son accord sans réfléchir.
— Vous aurez la mention « Une création Harrington », mais c’est mon hôtel, et toutes les décisions
passent par moi. C’est compris ?
— Bien sûr.
Elle lui tendit la main, et Lukas hésita légèrement. Il avait la curieuse impression que sa vie allait
changer et pas nécessairement pour le mieux. En serrant entre les siens les doigts délicats de la jeune
femme, il se demanda d’où lui venait cet étrange désir de l’avoir dans son lit.
— Quand serez-vous prête à vous envoler pour Saint-Pétersbourg ?
Elle cilla.
— Maintenant ?
— Effectivement, nous n’avons pas de temps à perdre.
— J’ai juste besoin de prendre une douche.
Elle ramassa son sac.
— Oh ! non !
— Qu’y a-t-il ? demanda Lukas.
— Je viens de me souvenir où je suis. Pourquoi n’êtes-vous pas descendu dans un autre hôtel ?
— C’est ma secrétaire qui s’est occupée de me réserver une chambre. Elle a bien fait. C’est très
confortable ici.
Un instant, il s’imagina en train de prendre une douche avec Eleanore. Il chassa promptement cette
image de son esprit. Il n’avait aucune intention de mélanger le travail et le plaisir.
— Allez-y. Je passerai vous prendre d’ici une heure.
Sur le seuil, elle se retourna.
— Au fait, quelle est la température à Saint-Pétersbourg ?
— Très froide.
Comme lui.
4.
L’adjectif froid n’était pas celui qui convenait, songea Eleanore en posant le pied sur la passerelle
de l’avion privé de Lukas, à l’aéroport de Saint-Pétersbourg. Glacial correspondait mieux à la réalité.
Ou arctique…
Elle se blottit dans sa doudoune, largement insuffisante pour la protéger du vent.
— Quelle température fait-il ? murmura-t-elle en claquant des dents.
— Vingt-sept degrés au-dessous de zéro. Vous n’êtes pas très aguerrie, pour une New-Yorkaise.
— Nos hivers sont rudes, mais pas à ce point.
Heureusement, elle n’eut que quelques pas à faire dans la neige. La limousine de Lukas était garée
tout près, et elle s’engouffra à l’intérieur.
Sous l’œil amusé de Lukas, elle découvrit la ville avec fascination, ses larges avenues, ses
monuments anciens et les célèbres dômes en forme de bulbe.
Un groupe de patineurs attira son attention.
— Oh ! Ils ne patinent tout de même pas sur les trottoirs ?
— Non, sur des canaux. Saint-Pétersbourg est bâtie sur un réseau d’îles. Comme l’eau gèle en hiver,
les gens ont l’habitude de circuler ainsi. Vous aimez le patinage ?
— Pas du tout, répondit-elle avec une grimace. Je ne suis pas sportive. Contrairement à Olivia.
— Qui est Olivia ?
— Mon autre sœur. Elle est actrice.
— Quelle famille talentueuse !
Eleanore ne dit rien. Même si elle possédait d’indéniables qualités professionnelles, elle n’arrivait
pas à la cheville de ses sœurs.
Chassant de son esprit ces considérations désagréables, elle s’absorba dans la contemplation des
boutiques du centre-ville, dont certaines portaient des noms russes impossibles à lire ou à prononcer. Les
passants étaient enveloppés dans de longs manteaux aux cols relevés et arboraient tous d’énormes toques.
— Je ne m’attendais pas à une ville aussi magnifique, observa-t-elle, éblouie par le paysage
hivernal.
— Les apparences sont trompeuses. La mauvaise saison est loin d’être idyllique, ici, croyez-moi.
Surprise par son ton coupant, elle leva vers lui un regard interrogateur, mais il était en train de
consulter son portable.
De nouveau happée par le spectacle, elle poussa une exclamation ravie devant la fameuse place du
Palais.
— Vous connaissez ? demanda Lukas.
— Bien sûr. Ce chef-d’œuvre d’architecture est célèbre dans le monde entier, avec le palais d’hiver
d’un côté et l’Ermitage de l’autre. Oh ! et voici l’arc de triomphe de Narva, avec la déesse ailée, symbole
de la victoire de la Russie sur Napoléon…
Elle s’interrompit brusquement.
— Désolée. Vous connaissez tout cela par cœur, évidemment. Vous avez grandi ici.
Devant son enthousiasme communicatif, Lukas secoua lentement la tête.
— Tout près d’ici se trouve la gare principale, chauffée toute la nuit. Et cette arche abrite… des
transactions peu recommandables.
— Ah bon ? Racontez-moi.
— Une autre fois peut-être.
— Avec plaisir. J’adore découvrir l’histoire des monuments, quand je visite une ville. C’est ce qui
m’a fait étudier l’architecture à l’université. C’est d’autant plus intéressant quand c’est un habitant qui
vous en parle. Comment prononce-t-on le nom de ce bâtiment en russe ?
Eleanore secoua la tête. Les langues étrangères n’avaient jamais été son fort à l’école, mais elle
mettait un point d’honneur à apprendre celle des pays où elle voyageait. Intriguée par les sonorités du
russe, elle chercha quelques notions élémentaires sur Internet et tourna son iPad vers Lukas.
— C’est comme cela qu’on dit bonjour ?
— Da. Mais ne vous inquiétez pas, la plupart de mes employés parlent anglais.
— C’est juste une question de politesse.
Il la considéra longuement, et elle s’agita nerveusement sous son regard. Il la troublait plus qu’elle
n’osait se l’avouer. Parfois, elle se surprenait même à l’imaginer nu…
— Zdravstvuyte veut dire bonjour. Dasvidaniyaa au revoir et spasibo merci.
Déterminée à rester insensible à son charme, elle ignora la lueur d’humour qui brillait dans ses
yeux. Dieu merci, elle possédait une volonté à toute épreuve.
— Merci pour le renseignement, murmura-t-elle.
Elle répéta les mots plusieurs fois dans sa tête et nota la prononciation. Puis, elle ressortit une liste
de questions qu’elle avait préparées pendant le voyage.
— Nous n’avons pas encore abordé la question du budget.
— Illimité.
Elle rougit malgré elle et passa à la suite.
— Votre cible démographique ?
— Les couples.
— C’est un peu limitatif, non ?
Lukas haussa les épaules.
— L’hôtel n’est pas assez grand pour diversifier la clientèle. Il vaut mieux se concentrer sur une
catégorie et viser l’excellence avant d’élargir l’offre.
Il avait raison. Elle réfléchit un instant.
— Il faut donc créer une atmosphère romantique.
— Sexy.
— Pardon ?
— Sexy, Eleanore. Je veux du style, de l’élégance et du sex-appeal. Vous comprenez ?
Son ton sardonique la hérissa. Evidemment, elle comprenait. Elle avait même un exemple sous les
yeux !
Elle devait garder son sang-froid.
Elle ignora sa remarque ironique, réprima son trouble tant bien que mal et tâcha de s’en tenir à son
professionnalisme.
— Vous avez tort de vous borner à une définition aussi étroite.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a pas que le sexe dans une relation entre un homme et une femme.
— Vraiment ?
Elle ne répondit pas à la provocation.
— Evidemment, et vous le savez bien. Dans un couple, l’intimité repose aussi sur l’affection et le
plaisir d’être ensemble, de s’amuser.
— S’amuser ?
— Vous n’allez pas me dire que vous n’avez jamais connu cela ?
— Je ne vais rien vous dire du tout. Pas sur ce sujet-là, en tout cas.
Eleanore ne poursuivit pas la discussion, car son attention fut attirée par un étrange attelage.
— Oh ! Un traîneau ! Je n’en avais encore jamais vu.
Un couple tendrement enlacé se tenait à l’arrière, une couverture colorée sur les genoux. Le cocher
portait une toque en fourrure et une grosse veste fourrée. Avec les clochettes des chevaux et les bâtiments
majestueux couverts de neige en arrière-plan, on se serait cru dans un roman de Tolstoï.
— Voilà qui est romantique, soupira-t-elle.
— Mais pas du tout sexy, répliqua Lukas avec une expression indéchiffrable.
Puis, il sortit de nouveau son portable pour lire ses messages.
Vexée d’être aussi sensible à son magnétisme alors qu’il était lui-même complètement indifférent,
Eleanore se perdit dans la contemplation du paysage.
* * *
— Non.
Ils se dirigeaient vers les ascenseurs, dans le hall de l’immeuble qui abritait les bureaux de Lukas.
Eleanore n’avait même pas fini d’exposer son idée que déjà, il la rejetait catégoriquement.
Il marchait trop vite. Elle n’arrivait pas à le suivre et n’avait même pas le temps d’admirer le
somptueux décor, tout en marbre, verre et acier. Une prouesse d’architecture moderniste.
— Vous ne me laissez même pas parler, protesta-t-elle.
— C’est inutile. Je vous ai déjà expliqué mon point de vue. Je n’ai pas envie de transformer mon
hôtel en parc de loisirs.
Eleanore soupira. La collaboration promettait d’être difficile.
— Soyez réaliste. Les gens qui viennent en Russie au cœur de l’hiver voudront faire autre chose que
boire de la vodka devant un feu de cheminée.
— Ils auront le sexe pour se distraire.
Eleanore ferma les yeux un instant et baissa la voix quand des gens entrèrent dans l’ascenseur avec
eux.
— Ils auront envie de promenades en traîneau, de soirées romantiques, avec des orchestres slaves et
des violons. Ils ne voudront pas passer tout leur temps au lit. Ils se lasseront.
— Dans ce cas, cela voudra dire qu’ils ne sont pas très doués pour le sexe.
— Vous devriez proposer des cours particuliers, suggéra-t-elle effrontément.
Il croisa son regard avec un petit sourire en coin.
— Pourquoi pas ?
Autour d’eux, on commençait à les dévisager avec désapprobation. Quand ils se retrouvèrent seuls,
Eleanore lança un regard noir à Lukas.
— Vous avez choqué tout le monde.
— C’est plutôt vous. Vous n’avez pas à me provoquer ainsi.
— Vous n’avez pas l’habitude qu’on vous tienne tête !
— Non, admit-il.
Bizarrement, il avait l’impression que ce petit bout de femme menaçait son équilibre soigneusement
construit. Ce qui était parfaitement ridicule.
— Vous n’êtes jamais contredit ?
Son insistance irritait Lukas.
— En tout cas, mes opposants émettent leurs opinions d’une manière appropriée. Et ils ont intérêt à
réfléchir à deux fois avant de parler, parce que je n’ai pas de temps à perdre.
— Comment construisez-vous vos projets ? Il vous faut forcément des avis différents pour leur
donner corps.
— Généralement, il me suffit d’avoir des exécutants.
— Ah, d’accord. Vous et Staline, même combat, commenta-t-elle avec une moue comique.
Lukas avait une furieuse envie de l’embrasser. Comment réagirait-elle s’il cédait à ses pulsions ?
Résisterait-elle ou fondrait-elle comme neige au soleil ? En se remémorant des bribes de leur
conversation, il prit conscience qu’il ne s’amusait pas souvent, dans la vie, et encore moins avec les
femmes. De telles relations existaient-elles vraiment ?
Chassant résolument ces pensées dérangeantes, il pointa son index sur Eleanore.
— Pas de balades en traîneau, ni de luges ou de huskies. C’est compris ?
Elle fronça les sourcils d’un air mutin et passa fièrement devant lui quand l’ascenseur s’arrêta au
dernier étage. Une exclamation admirative lui échappa, et Lukas en conçut une satisfaction intense.
— J’adore ces plantes. Elles sont magnifiques.
Des plantes ? Quelles plantes ? En jetant un regard circulaire, Lukas aperçut des palmiers en pot
dans un coin. Il ne les avait jamais remarqués.
— J’aime beaucoup les volumes, et l’angle des fenêtres. Vous avez installé des panneaux solaires
sur les rebords ?
Elle s’approcha pour regarder au-dehors.
— Oui. Je voulais que l’immeuble soit autonome en matière d’énergie.
— L’idée vient de vous ?
Le croyait-elle incapable de s’intéresser à l’écologie ?
— Oui. Qui d’autre ? Staline ?
Les commissures de ses lèvres se relevèrent légèrement.
— Je m’incline. C’est très réussi.
— Je suis ravi de votre approbation, mademoiselle Harrington, railla-t-il.
En réalité, il était très irrité contre lui-même, car, sans savoir pourquoi, ses compliments le
touchaient réellement.
— Zdrasvustske. Je suis Eleanore Harrington.
Il se retourna pour voir à qui elle tendait la main.
Sa secrétaire, généralement très réservée, accueillit la nouvelle venue chaleureusement. Elle n’avait
pas l’habitude de voir des personnes aussi exubérantes dans l’entourage de son patron.
— Je suis Petra. L’assistante de direction de Lukas.
— Ravie de vous rencontrer, Petra.
Une lueur joyeuse au fond des yeux, cette dernière se tourna vers Lukas.
— Vous avez un monceau de dossiers sur votre bureau. J’ai dépouillé le courrier du matin. Tout est
classé par ordre d’importance. J’ai envoyé sur votre portable l’ordre du jour de votre réunion de demain.
Désolée pour le retard. J’attendais la confirmation de la banque.
— Parfait, Petra. Nous prendrons volontiers un café.
— Non merci, pas pour moi, dit Eleanore. Vous avez déjà beaucoup de travail.
Lukas fronça les sourcils.
— J’aimerais voir les dessins que vous avez faits pendant le voyage, déclara-t-il d’une voix
grincheuse.
— Pas tout de suite, décréta-t-elle avec une grimace. Je veux d’abord découvrir le site. Vous avez
organisé une visite pour cet après-midi, je crois ?
— Oui. Mon maître d’œuvre vous attend sur place. Vous rencontrerez le reste de l’équipe demain
matin.
— Super. Si vous voulez bien me montrer où vous comptez m’installer, je vais préparer la réunion.
— Par ici, intervint Petra. Suivez-moi.
Lukas n’aimait décidément pas du tout la façon dont les choses se passaient.
* * *
— Cet arrêt n’était pas prévu au programme. Dépêchez-vous, grogna Lukas en consultant sa montre.
— Je n’arrive pas à me décider, répondit Eleanore en se regardant dans la glace de la boutique.
S’il s’était écouté, il aurait acheté le premier manteau qu’il aurait trouvé. Pourtant, il prenait un
certain plaisir à cette séance d’essayage, il devait l’admettre. De temps en temps, la veste de tailleur
d’Eleanore s’entrouvrait sur son chemisier en soie, tendu sur ses seins…
Il s’impatienta.
— Bozhe ! Prenez-en un, n’importe lequel. Sinon c’est moi qui choisis pour vous.
— Je préfère porter des vêtements qui me plaisent.
— Vous êtes difficile !
Il était de mauvaise foi. Il considérait lui-même que les vêtements constituaient un moyen d’affirmer
sa position sociale autant que sa personnalité.
— Vous êtes mal placé pour me juger avec vos chaussures faites sur mesure.
Evidemment, ce détail n’avait pas échappé à Eleanore Harrington. Dans son milieu, on était sensible
aux apparences. C’était une riche héritière destinée à épouser un grand bourgeois ou un aristocrate avec
lequel elle aurait de charmants enfants au pedigree parfait. Il s’égarait complètement…
Il se leva en maugréant et passa en revue une rangée de cintres. Il sélectionna un manteau en
cachemire vert olive, doublé d’un tissu matelassé avec des impressions d’oiseaux exotiques, aux couleurs
très vives. Il le lui tendit.
— Essayez celui-ci.
Lukas croisa le regard d’Elanore dans la glace. Comme la veille, au bar de glace, son intensité lui
coupa le souffle.
— Eh bien, qu’attendez-vous, mademoiselle Harrington ?
Elle obtempéra à contrecœur.
— Il est magnifique !
Lukas s’était déjà détourné. Il savait que la couleur mettrait ses yeux en valeur. Il attrapa un ushanka
et vérifia l’étiquette. Inutile de lui proposer de la vraie fourrure… Il finit par en trouver un acceptable,
puis il chercha des gants et un manchon.
— Je ne peux pas porter de chapeau avec mon chignon.
— Détachez vos cheveux, commanda-t-il.
Il la regarda avec une sorte de fascination tandis qu’elle levait les bras. Les mèches de soie auburn
cascadèrent sur ses épaules, et un délicieux parfum de pomme flotta dans l’air. Les pommettes roses, elle
semblait guetter sa réaction.
Envahi par un désir soudain, Lukas faillit la prendre dans ses bras pour presser ses lèvres sur les
siennes.
Il posa l’ushanka sur sa tête avec brusquerie.
— Aïe.
Il lui fourra les gants dans la main.
— Ne vous plaignez pas, ce n’est pas de la fourrure.
— Je ne me plains pas.
Pendant qu’elle allait chercher ses affaires dans la cabine, Lukas s’adressa à la vendeuse.
— Mettez la note sur mon compte.
— Bien, monsieur.
— Non, attendez. Je vais payer.
Eleanore attrapa son porte-monnaie, mais Lukas lui barra le passage.
— Je suis sérieuse, monsieur Kuznetskov. Je n’ai pas besoin de vous pour m’acheter des vêtements.
— Là n’est pas la question. Il s’agit de frais professionnels.
— Je m’en moque. Vous avez un peu trop l’habitude de décider pour tout le monde.
— C’est vrai.
— J’ai appris que les bénéfices de l’hôtel de glace iraient à une œuvre caritative ? lança-t-elle tout
à trac.
L’expression de Lukas se ferma.
— Et alors ?
— Puisque les Harrington participent au projet, nous aurions dû en être informés.
— Eh bien, vous l’êtes, maintenant.
— De quelle œuvre s’agit-il ? insista-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Je ne me souviens pas.
— Pourquoi le faire si cela a si peu d’importance pour vous ?
— Parce que j’en ai les moyens.
Peut-être ne l’avait-elle pas si mal jugé. C’était Petra qui se trompait.
— Et parce que vous voulez donner de vous une image positive.
Visiblement, elle avait une piètre opinion de lui avant même de l’avoir rencontré, songea Lukas. Ce
constat l’exaspérait. Il avait l’impression qu’elle le méprisait, lui et le profond sentiment d’incomplétude
qu’il nourrissait depuis son enfance.
— Il y a de cela, en effet, acquiesça-t-il platement.
— Vous êtes tombé encore un peu plus bas dans mon estime, déclara-t-elle d’un ton arrogant.
— Devrais-je m’en inquiéter ?
— Apparemment vous vous en moquez éperdument.
Blessé par son insolence, Lukas finit par se fâcher. Qui était-elle pour le critiquer ainsi ?
— Vous avez terminé ? s’écria-t-il sèchement. Nous avons un mois pour mener le projet à bien. J’ai
besoin d’une assistante compétente et décidée à travailler dur, pas d’une donneuse de leçons
insupportable.
Elle redressa furieusement le menton.
— Vous n’avez pas le droit de m’insulter !
— Manifestement, l’opinion que j’ai de vous n’est pas meilleure que celle que vous avez de moi.
— Nous devrions former une équipe hors pair, dans ce cas !
— Nous ne sommes pas une équipe, mademoiselle Harrington. J’ai loué vos services. Je vous ai
engagée pour exécuter des tâches bien précises.
— Je suis absolument charmée par votre manque d’humour et votre comportement bassement
matérialiste.
Lukas appuya des deux mains sur les montants de la cabine d’essayage et se pencha vers elle.
— Rassurez-vous, je ne cherche pas à vous plaire.
Eleanore afficha un large sourire.
— Eh bien, soyez tranquille, vous avez parfaitement atteint votre but.
Elle soutint son regard, s’efforçant de ne rien laisser paraître de sa nervosité. En fait, elle le
provoquait pour masquer un trouble d’autant plus irritant qu’inexplicable.
— Vous avez la langue bien pendue.
Ses lèvres la picotèrent. Elle demeura parfaitement immobile, comme une petite créature aux abois
devant un prédateur.
— Vous mériteriez une bonne leçon.
La proximité de Lukas rendait ses pensées confuses, et elle fut complètement déstabilisée par les
images qui envahirent son esprit en entendant ces paroles. Se dominant à grand-peine, elle haussa les
sourcils avec ironie, comme si elle avait l’habitude de gérer ce genre de situation.
— Qu’avez-vous en tête, exactement ?
Visiblement, sa fausse désinvolture ne le convainquit pas, et il esquissa un sourire moqueur.
— Et vous ?
Elle inspira profondément. Il était temps qu’une femme résiste enfin à cet abominable phallocrate.
— Dois-je interpréter vos paroles comme une forme de préliminaires, Eleanore ?
La façon dont il prononça son nom la fit fondre littéralement. En même temps, elle se crispa pour
dissimuler son embarras.
— Je ne m’engage pas sur ce terrain-là si je n’éprouve pas d’abord de l’attirance, observa-t-elle
avec une légèreté affectée.
— Eh bien, vous manquez peut-être quelque chose. Vous devriez essayer la passion, au lieu de la
simple attirance.
La gorge d’Eleanore se contracta.
— En tout cas, je vous assure que ce ne sera pas avec vous.
En même temps qu’elle prononçait ces mots, elle savait qu’elle mentait. Depuis qu’il était apparu
chez Glaciers, suprêmement viril et imposant, elle avait un mal fou à se concentrer. Il l’obsédait.
Il fit un pas dans sa direction, mais elle ne leva pas les yeux.
— J’ai toujours adoré les pommes, dit-il avec rudesse.
Elle sursauta, surprise. Quelle remarque bizarre… Si elle bougeait un peu, elle le toucherait.
Qu’éprouverait-elle à se blottir contre son torse musclé ?
Comme s’il percevait le conflit qui se livrait en elle, il baissa la tête pour murmurer à son oreille.
— De quoi avez-vous envie en ce moment précis, moya krasavitsa ?
Eleanore exhala un long soupir. Elle ne le savait pas elle-même. Les rencontres masculines étaient
tout en bas de sa liste de priorités. Elle ne pouvait pas se permettre d’y penser avant d’avoir atteint ses
autres objectifs. Et, pour le moment, elle voulait avant tout convaincre sa sœur aînée de sa valeur et de
ses compétences professionnelles.
— De rien du tout, murmura-t-elle en tremblant un peu.
— Excusez-moi, monsieur Kuznetskov, ce sera tout pour aujourd’hui ?
L’interruption de la vendeuse sauva Eleanore.
— Oui, répondit-elle en devançant Lukas. Et c’est moi qui paie.
A sa consternation, la jeune femme se tourna vers Lukas comme pour demander son autorisation.
Furieuse, Eleanore le foudroya du regard.
Il la scruta encore quelques secondes avant de s’écarter.
— A votre guise, mademoiselle Harrington. N’oubliez pas de faire tamponner votre carte de
féministe à la caisse.
— Uniquement si vous présentez en même temps votre attestation de phallocrate.
Il se mit à rire doucement, mais elle passa fièrement devant lui, bien résolue à ne pas lui montrer
qu’il l’avait atteinte dans son amour-propre. Malheureusement, elle l’effleura involontairement, et une
véritable décharge électrique la traversa, malgré les nombreuses couches de vêtements.
Elle sentit une main sur sa taille et se tourna vers lui. Il contemplait ses cheveux avec une expression
admirative et penchait la tête comme s’il avait envie de les soulever pour déposer un baiser sur sa nuque.
Le cœur battant, elle se figea, mais il se contenta de lui décocher son plus beau sourire hollywoodien.
Elle le trouvait de plus en plus détestable.
* * *
Deux heures plus tard, exténuée, Eleanore poussa un soupir de soulagement quand la limousine de
Lukas se gara devant l’immeuble où elle logerait. Elle rêvait d’une douche ou d’un bain chaud avant
d’aller se coucher. Elle n’avait même pas envie de dîner.
Ce serait une délivrance de ne plus subir la présence perturbante de Lukas. Elle avait beau se
sermonner, elle n’arrivait pas à oublier le trouble sensuel qu’il lui inspirait. Elle se répétait qu’elle
devait agir en professionnelle. Ce n’était qu’un homme d’affaires froid et impitoyable qui l’avait
quasiment enrôlée de force en menaçant de s’adresser aux Chatsfield. Néanmoins, son corps la poussait
vers lui. Elle lui en voulait presque de ne pas l’avoir embrassée, dans la boutique.
Ce n’était pas normal…
Une bonne nuit de sommeil lui remettrait les idées en place.
— Inutile de m’accompagner, dit-elle un peu trop vivement. Donnez-moi simplement le numéro de
l’appartement. Je le trouverai toute seule.
— Je ne tiens pas à descendre encore dans votre estime en manquant à l’hospitalité élémentaire.
— Rassurez-vous, vous ne pouvez pas tomber plus bas, rétorqua-t-elle avec un sourire mielleux.
Lukas posa ses yeux bleus sur ses lèvres, et elle regretta de ne pas avoir tenu sa langue.
Habituellement, elle n’était pas aussi cynique, mais en sa présence la politesse et les bonnes manières
l’abandonnaient.
— D’autres préliminaires, moya krasavitsa ?
Oh ! Cet homme était vraiment impossible.
— Arrêtez d’utiliser des mots que je ne comprends pas ! Ce n’est pas un terme sexiste, j’espère ?
Il lui adressa un sourire provocateur, qu’elle ignora résolument en descendant de voiture. Elle
n’essaya même pas d’argumenter quand il la suivit. Ce n’était pas ainsi qu’elle se débarrasserait de lui.
A l’intérieur, le bâtiment de style néoclassique respirait l’élégance désuète et raffinée du vieux
monde, avec de grandes glaces aux murs et un sol dallé de marbre. L’appartement se trouvait au
cinquième étage. Comme souvent dans ce genre d’immeubles, l’ascenseur était minuscule. Eleanore se
recroquevilla dans un coin, les yeux baissés sur les chaussures noires parfaitement cirées de Lukas. A
l’évidence, il se chaussait et s’habillait sur mesure chez les grands couturiers. Le pli de son pantalon
tombait impeccablement. Il avait les mains dans les poches, et les pans de sa veste remontaient
légèrement sur… Les chaussures, s’admonesta-t-elle en se rappelant à l’ordre. En cuir d’Italie, avec des
surpiqûres…
Elle sursauta quand la grille s’ouvrit. Plus que quelques minutes à le supporter, se dit-elle en lui
emboîtant le pas. Dans sa hâte, elle faillit le bousculer quand il s’arrêta devant une porte. Elle tendit la
main avec un sourire mais, au lieu de lui donner la clé, il l’introduisit lui-même dans la serrure.
— C’est un appartement aménagé que nous mettons à la disposition de nos employés en
déplacement. Vous devriez y trouver tout ce dont vous avez besoin.
Elle acquiesça en prenant son air le plus soumis, afin de ne surtout pas relancer la polémique.
— Merci.
Il la précéda à l’intérieur.
Elle jeta un regard circulaire sur l’ameublement et la décoration de bon goût, puis enleva son
manteau et son chapeau.
— C’est très agréable, commenta-t-elle.
Elle noua rapidement ses cheveux en chignon. Elle n’avait vraiment pas l’habitude de les lâcher sur
les épaules.
Sourd à la note d’impatience qui perçait dans sa voix, il se dirigea vers la cuisine. Eleanore implora
le ciel silencieusement. Malheureusement, aucune intervention divine ne vola à son secours.
— J’ai demandé à la concierge de faire quelques courses, annonça Lukas en vérifiant l’intérieur du
frigo. Du lait, des œufs, du fromage, du pain. Vous cuisinez ?
— Oui.
— Vraiment ? Quoi, par exemple ?
— Je ne sais pas. Des omelettes, des pâtes, des plats que ma mère nous faisait quand elle était
encore parmi nous. Il m’arrive d’ajouter un peu d’arsenic. Voulez-vous rester dîner ?
Il lui lança un sourire amusé.
— C’est très tentant, mais non merci. Qu’est-il arrivé à votre mère ?
La gorge d’Eleanore se serra.
— Elle est morte d’un cancer.
— Désolé.
— Il y a longtemps. J’avais neuf ans.
— Mais elle vous manque encore…
Luka s’interrompit. Sa remarque le surprenait autant qu’Eleanore. Il évitait généralement les
conversations trop personnelles, pour se mettre à l’abri de questions auxquelles il n’avait aucune
intention de répondre.
— J’aurais tellement de choses à lui dire, tant de conseils à lui demander… Ce sera encore pire
quand j’aurai des enfants. Et vous ? Vos parents sont-ils toujours vivants ?
Lukas n’en avait aucune idée.
— Je suis seul au monde.
— Ah. Désolée.
Regrettant brusquement son intonation sinistre, Lukas se prépara à partir.
— Par là vous avez la salle de bains et deux chambres, dont l’une est aménagée en bureau, indiqua-
t-il avant de se diriger vers la porte.
Arrivé sur le seuil, il se retourna. Eleanore l’observait avec une expression compatissante, et il eut
tout à coup envie de se noyer dans la douceur de son regard, comme si cela pouvait le libérer de tous ses
soucis, toutes ses souffrances.
Ses soucis ? Ses souffrances ?
Désemparé par un flot d’émotions inexplicables, Lukas faillit partir en emportant la clé. Peu
accoutumé à se sentir déstabilisé, il revint sur ses pas.
— Tenez. Vous en aurez besoin.
— Ah, oui. Laissez-la sur la console.
Elle paraissait sur ses gardes, mais l’empathie continuait à briller dans ses yeux. Il songea à la
courbe de ses hanches, à la fragrance de sa chevelure… Un désir intense, violent, le transperça. Son
corps le poussait vers Eleanore Harrington, même si son esprit l’avertissait de garder ses distances.
Il en serait resté là si elle ne s’était pas baissée pour descendre la fermeture Eclair de ses bottines à
hauts talons, qu’elle ôta avec un gémissement de plaisir.
Elle n’avait absolument pas conscience de son regard et n’essayait pas d’attirer son attention,
contrairement à tant d’autres femmes. C’était ce qui l’affectait le plus. Pourquoi le fascinait-elle à ce
point ? D’ailleurs, à quoi bon s’analyser ? Le sexe faisait tout simplement partie de la vie et permettait de
se détendre. Avec elle ou une autre, c’était la même chose. Il n’avait aucune raison de refréner ses envies.
— Qu’avez-vous prévu pour ce soir, Eleanore ? Vous êtes plutôt bain chaud ou plutôt douche ?
Les mots étaient sortis tout seuls, il n’avait même pas réfléchi.
Elle rougit très joliment. Jusque-là, il n’avait jamais mélangé le travail et le plaisir. En cet instant,
pourtant, il se moquait éperdument de ce principe. Il voulait juste la déshabiller et l’emmener dans la
salle de bains.
— Je…
Elle se gratta la gorge.
— Je vais tout de suite aller au lit.
Pourquoi pas ? Il esquissa un sourire.
— Vous voulez de la compagnie ?
— Pardon ?
Son air choqué exacerba son ardeur. Elle était si correcte, si différente de lui…
— Je vous ai demandé…
— J’ai parfaitement entendu. Vous devriez partir, maintenant.
Il approcha et perçut sa nervosité.
— Inutile de le nier, Eleanore. Vous ressentez comme moi l’alchimie qui nous lie.
Elle eut un petit rire gêné.
— Vous êtes vraiment très sûr de vous !
Maintenant qu’il avait prononcé ces mots à voix haute, Lukas était incapable de penser à autre
chose. Il voulait la toucher, la goûter, la posséder.
Elle n’était pas son genre, mais peu importait.
— Cependant, vous vous trompez, reprit-elle avec un air de défi.
Lukas se figea quand la signification de ses paroles pénétra son esprit embrumé. Comment réagirait-
elle s’il la plaquait contre le mur pour lui montrer dans quel état elle le mettait ?
— Lâche, rétorqua-t-il doucement.
Elle s’écarta en plissant les yeux.
— Pas du tout. Je ne nie pas que je vous trouve physiquement attirant. J’ai d’ailleurs la ferme
intention de consulter un psy à ce sujet dès mon retour à New York.
Lukas éclata de rire. Son ironie lui plaisait tout autant que sa bouche et ses jambes. Et ses yeux…
— Pourquoi attendre ? Vous pouvez très bien le faire ici, suggéra-t-il.
— Vous oubliez la barrière de la langue, répliqua-t-elle le plus sérieusement du monde. Je ne parle
pas russe.
— J’ai une meilleure idée pour vous guérir.
— Moi aussi. Allez-vous-en.
Lukas n’aurait pas dû insister, mais une force primitive prit possession de lui.
Une mèche de cheveux s’était échappée de son chignon, et il la repoussa derrière son oreille. Elle
avait la peau aussi douce qu’un pétale de rose. Elle trembla, et des étincelles vert et or brillèrent dans ses
yeux, trahissant un désir égal au sien.
Elle s’humecta les lèvres du bout de la langue. Manifestement, elle attendait qu’il l’embrasse.
En dépit de ses dénégations, elle était prête. Bizarrement, il fut presque déçu. C’était trop facile…
Comme si elle sentait son hésitation, elle chercha son regard. Il se passa alors quelque chose
d’indéfinissable. Lukas retint son souffle.
— Non, je ne vais pas vous embrasser, murmura-t-il en pressentant un danger diffus. Je préfère que
cela vienne de vous.
Elle cilla. Puis, révoltée par son arrogance, elle le repoussa avec un regard assassin.
— Vous pouvez toujours attendre ! s’écria-t-elle, sarcastique.
Il se mit à rire de bon cœur.
— Voilà qui promet d’être intéressant. Je me demande combien de temps vous tiendrez.
Elle traversa la pièce nonchalamment en dissimulant sa colère.
— Vous ne doutez vraiment pas de vous, monsieur Kuznetskov !
— Je lance un pari. Qui embrassera l’autre le premier ?
— Vous êtes complètement fou.
— D’accord ?
Il ne supportait pas ses grands airs supérieurs. Elle le snobait comme s’il n’était pas digne de son
intérêt. La printsessa et le nishchiy, songea-t-il rageusement. Mais plus elle le traitait de haut, plus elle
excitait son instinct de conquérant.
— Non, je ne joue pas.
— Amusez-vous un peu !
Eleanore jura tout bas. Il lui tenait le même discours que Lulu. Etait-elle donc si ennuyeuse ?
Elle prit la bouilloire et alla la remplir à l’évier.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, maugréa-t-elle.
Il fallait respecter la ligne de conduite qu’elle s’était fixée. Sinon, elle était sûre d’encourir la
désapprobation d’Isabelle…
— Si c’est moi qui vous embrasse le premier, vous aurez le nom des Harrington sur la façade de
l’hôtel, reprit-il.
Elle se figea.
— Vous êtes sérieux ?
— Bien sûr.
— Et si c’est moi ?
— Vous craignez pour votre self-control, moya krasavitsa ?
Elle détestait ne pas comprendre le russe, mais elle ne s’abaisserait pas à lui demander la
signification de ces mots. Si cela l’amusait…
L’eau déborda et trempa sa manche de chemisier. Elle pesta intérieurement, mais s’obligea à
sourire.
— Si vous m’embrassez la première, douce Eleanore, vous devrez vous donner à moi
complètement.
Elle reposa la bouilloire tandis que la voix caressante de Lukas s’insinuait traîtreusement en elle.
Naturellement, il fallait refuser ce pari insensé. Malgré tout, ce serait tellement magnifique d’avoir le
nom des Harrington sur le Krystal Palace !
— Vous êtes tentée ? demanda-t-il.
— Pas par vous, en tout cas ! s’esclaffa-t-elle. Mais… Pourquoi pas ? Ce sera l’occasion de vous
donner une bonne leçon d’humilité, monsieur Kuznetskov.
— Vous croyez ? lança-t-il, moqueur, en tournant les talons.
Quel toupet ! souffla-t-elle à voix basse quand il eut franchi la porte.
6.
Non, ce n’était pas pour lui qu’elle s’habillait, se rassura Eleanore en sortant une autre jupe de sa
valise. Pourtant, si… Elle choisissait sa tenue avec le plus grand soin dans l’intention de faire perdre
son stupide pari à Lukas Kuznetskov. Même si elle avait décidé de l’annuler.
Elle lorgna en direction du tas de vêtements qui s’amoncelaient. Malgré tout le shopping qu’elle
avait fait à Singapour, elle n’arrivait même pas à trouver les habits adéquats !
En fait, elle avait essentiellement emporté des tailleurs et des chemisiers pour le travail, mais rien
de très affriolant. En plus, tout était froissé. Au lieu de se prélasser dans son bain la veille au soir, elle
aurait mieux fait de défaire ses bagages.
A court d’idées, elle aperçut un petit haut sexy que sa sœur Olivia lui avait offert pour Noël. D’une
jolie couleur dorée qui mettait ses yeux en valeur, il était très décolleté et se portait sans soutien-gorge.
Même en soirée, Eleanore n’avait pas encore osé le mettre.
Elle le posa devant elle et observa son reflet dans la glace avec une moue sceptique. Si elle
l’accessoirisait avec un foulard et gardait sa veste boutonnée…
Cela irait exactement à l’encontre du but recherché !
Certes, mais elle n’avait pas l’étoffe d’une femme fatale…
Elle se remémora l’expression de Lukas quand il lui avait demandé de lâcher ses cheveux dans la
boutique. Ses yeux bleu saphir s’étaient brusquement assombris, et elle avait senti, dans sa chair,
l’alchimie étrange qui vibrait entre eux.
Physiquement, elle l’attirait, elle le savait. Naturellement, il n’y aurait jamais rien de sérieux entre
eux, mais cela ne la dérangeait pas. Elle n’avait pas l’intention de l’épouser ! D’ailleurs elle ne
coucherait même pas avec lui. Elle voulait juste l’aguicher suffisamment pour qu’il l’embrasse et perde le
pari.
Elle faillit appeler Olivia pour lui demander quelques conseils, mais changea d’avis au dernier
moment. Sa sœur voudrait connaître tous les détails. Ensuite, elle en parlerait à Isabelle qui ne
manquerait pas de porter un jugement très négatif sur cette histoire. Il ne fallait absolument pas que cela
arrive à ses oreilles. Sinon, elle s’imaginerait qu’Eleanore avait décroché son contrat grâce à une sombre
affaire de séduction, et non en raison de ses compétences professionnelles.
Le projet n’avait d’ailleurs pas enthousiasmé Isabelle, qui avait uniquement accepté par rapport aux
Chatsfield. Elle était en outre d’une moralité intransigeante, presque rigide, sans doute parce qu’elle avait
la responsabilité de gérer l’entreprise familiale en tant qu’aînée.
Eleanore plissa le nez. Elle ne devait pas compromettre son espoir de promotion… Néanmoins, elle
était très excitée à la perspective de se mesurer à Lukas Kuznetskov et de le battre à plate couture. Il
serait puni de son arrogance insupportable ! Quand le nom des Harrington s’afficherait sur la façade du
Krystal Palace, sa sœur n’aurait pas besoin de savoir pourquoi ni comment. Lukas ne s’en vanterait
certainement pas.
Inutile de s’inquiéter, tout se passerait bien. Son coup d’éclat épaterait Isabelle. Avec un sourire
confiant, Eleanore enfila le haut en soie. Elle avait hâte de déclencher le dénouement et surtout
d’observer la mine déconfite de Lukas lorsqu’il perdrait.
* * *
— Vous trichez, Eleanore, murmura Lukas en s’asseyant à côté d’elle dans la salle de réunion.
— De quoi parlez-vous ? demanda-t-elle un peu trop nerveusement, en s’écartant le plus possible.
Quand Lukas était arrivé ce matin, il avait trouvé Eleanore en grande conversation avec Greg
Drummond, le chef de chantier. Et la façon dont cet homme la regardait ne lui plaisait pas du tout.
Il ne devait pourtant pas tirer de conclusions hâtives. Ce n’est pas parce qu’un homme flirte avec
une femme, même inconsciemment, qu’il a l’intention de coucher avec elle.
Mais cela arrive parfois… Lukas essaya de se raisonner. Oui, Eleanore avait une silhouette parfaite,
un très joli visage et des yeux incroyables, cernés de longs cils. Mais Drummond ne la séduirait pas pour
autant.
Lukas ne pouvait prendre le risque que l’homme reste pendu aux basques d’Eleanore comme un
caniche et en vienne à négliger son travail.
Un sentiment de jalousie qu’il n’avait encore jamais éprouvé l’avait envahi, au mépris de toute
logique. Son amour-propre ne s’était sans doute pas remis de l’affront qu’elle lui avait infligé la veille…
Il aurait mieux valu oublier cette histoire de pari et tout annuler. Il y avait réfléchi pendant sa séance de
sport, à la piscine. Finalement, c’était la meilleure solution.
Mais brusquement il avait changé d’avis. Les hauts talons noirs d’Eleanore, avec une semelle rouge
et une bride de même couleur autour de la cheville, avaient attiré son attention. Percevant sans doute sa
présence, elle s’était tournée à demi. Sa veste de tailleur s’était entrouverte, et il avait vu ce qu’elle avait
dessous. Et ce qu’elle n’avait pas…
A l’arrivée de Lukas, tout le monde avait gagné sa place autour de la table. Lui avait gardé les yeux
braqués sur Eleanore, qui s’était raidie comme un soldat au garde-à-vous. La bataille commençait.
Il lui avait tenu sa chaise galamment.
— Mademoiselle Harrington, s’il vous plaît.
Manifestement, elle aurait préféré s’asseoir ailleurs, mais son professionnalisme avait eu raison de
ses réticences. Elle avait néanmoins pris ses distances et ouvert son ordinateur portable d’un air
indifférent…
Mais Lukas ne pouvait pas s’empêcher de la provoquer.
— Ce n’est pas fair-play de mettre un chemisier sans rien dessous. Surtout quand ce n’est pas votre
genre. Mais j’adore, soit dit en passant.
— Je ne l’ai pas fait pour vous ! protesta-t-elle en s’empourprant.
Il entama la réunion par une présentation en règle d’Eleanore et un résumé élogieux de sa carrière.
Puis, il lui passa la parole en souriant. Elle l’ignora complètement.
Elle avait parfaitement préparé son intervention, sauf pour quelques mots de russe, en introduction,
incompréhensibles à cause de sa prononciation et de sa syntaxe défectueuses. Tout le monde lui sourit.
Elle exprimait un mélange parfait d’autorité et de gentillesse. La petite fille riche n’avait pas seulement
hérité des privilèges de sa classe sociale. Elle se passionnait aussi pour son travail. Elle plut à tout le
monde, y compris Lukas.
Il fantasmait beaucoup sur ce qu’il avait entrevu sous l’écharpe en soie. Il avait de plus en plus
envie de déboutonner sa veste de tailleur…
Elle lui tendit une liasse de feuillets qu’elle avait imprimés le matin même. Il s’agissait de son
projet d’aménagement pour les chambres. Après y avoir jeté un bref coup d’œil, il les fit circuler autour
de la table pendant qu’elle donnait des explications.
— Nous avons trente chambres au total à customiser. Comme notre clientèle sera essentiellement
composée de couples, nous avons opté pour une ambiance sexy.
Elle s’interrompit pour se gratter la gorge, et Lukas réprima un sourire. Il n’était pas fâché de
l’embarrasser. Il était même très content.
— J’ai déjà défini une dizaine de thèmes, reprit-elle. Il est tout à fait possible d’en répéter certains,
mais nous recherchons avant tout l’originalité. Nous avons également besoin de trouver un fournisseur
pour les textiles.
Au lieu de participer à la séance de brainstorming, Lukas l’observa discrètement. Elle soulignait son
exposé par des gestes très gracieux. Elle portait une chevalière en or au petit doigt de la main gauche.
Etait-ce le cadeau d’un ancien amant ? Ou de son petit ami du moment ? Curieusement, cette pensée
l’irrita.
Quand elle s’arrêta de parler, il se rendit compte qu’il s’était sensiblement rapproché.
Involontairement, son genou toucha sa cuisse, mais il ne recula pas.
Comment allait-elle réagir ?
* * *
Les doigts de pied d’Eleanore se recroquevillèrent dans ses chaussures quand elle sentit la pression
du genou de Lukas contre sa cuisse. Elle savait très bien ce qu’il était en train de faire. Petit à petit, il
envahissait son espace personnel pour grignoter sa résistance. Il portait un costume sombre avec une
chemise dont il avait déboutonné le col sur son torse bronzé, laissant apparaître quelques poils blonds.
Connaissant sa réputation de séducteur, Eleanore n’avait aucune envie de succomber à son charme.
Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’elle éprouverait entre ses bras. Si elle
faisait l’amour avec lui… C’était absurde. Jusqu’ici, elle n’avait jamais eu aucun problème à se
concentrer sur les objectifs qu’elle s’était fixés. Elle n’en avait jamais dévié. Elle avait un programme de
vie bien structuré, qui faisait d’ailleurs l’admiration d’Isabelle.
« Ton pragmatisme m’impressionne, El, disait-elle. Une fois que tu as pris une décision, rien ne
t’arrête. »
Ce beau parleur de Kuznetskov ne se dresserait pas en travers de sa route. Mais comment diable
savait-il qu’elle ne portait pas de soutien-gorge ? Et surtout que ce n’était pas son genre ? Elle fit la
grimace. Cette réflexion l’avait vexée. Peut-être consulterait-elle vraiment un psy en rentrant aux Etats-
Unis. Parce qu’il n’était pas question de coucher avec son pseudo-patron, même si une petite voix perfide
lui soufflait le contraire.
— Eleanore ?
La voix de Lukas la ramena à la réalité, et elle déplaça subtilement sa jambe, tout en tapotant la
souris de son ordinateur pour faire croire qu’elle était absorbée par son travail.
— Pardon ?
— Avez-vous autre chose à dire à l’équipe ?
— Non, non. Juste… Eto zdorovo vstretit’sya s vami bylo.
Tout le monde applaudit. Puis, la salle de conférences se vida.
Lukas se pencha pour répéter sa phrase en russe, mais avec les mots dans un ordre totalement
différent.
Elle fronça les sourcils.
— J’ai toujours été nulle pour les langues étrangères, admit-elle.
Il éclata de rire.
— Je vous le confirme.
— Vous pourriez au moins me le dire gentiment.
Il haussa les épaules.
— Ce n’était pas méchant.
Comme il ne partait pas, elle commença à rassembler ses affaires.
— Vous avez bien dormi, la nuit dernière ? demanda-t-il, l’air de rien.
— Très bien, mentit-elle avec aplomb. Et vous ?
— Très mal. J’ai rêvé de vous, nue.
Eleanore tripota nerveusement la bague de sa mère autour de son petit doigt.
— Je sais parfaitement ce que vous essayez de faire. Mais cela ne marchera pas.
— Ah bon ?
— Non.
Elle ne se conformait pas vraiment à son plan… N’était-elle pas censée jouer les tentatrices ?
Malheureusement, elle manquait d’expérience. Ses seuls modèles étaient des actrices de cinéma, trop
parfaites. Elle n’arriverait jamais à les imiter.
— Vous allez quelque part ? lança Lukas nonchalamment.
— Dans mon bureau. Pour travailler.
Evidemment, il répondit par un ricanement.
* * *
A la fin de la semaine, Eleanore était d’une nervosité épouvantable et sursautait au moindre bruit.
Elle ne s’habillait plus pour tenter Lukas. C’était trop stressant, et il était bien meilleur qu’elle à ce jeu-
là.
Alors qu’elle passait son temps à l’éviter, il l’appelait dans son bureau sous le moindre prétexte ou
venait dans le sien pour des mises au point. Elle était bien obligée de le supporter.
A l’occasion de l’une de ces petites visites, il apporta même son déjeuner. Plus exactement, le
dessert. L’une des employées fêtait son anniversaire, et il avait acheté un énorme gâteau au chocolat.
— Vous en voulez un peu ? proposa-t-il, une lueur malicieuse au fond des yeux.
— Non, merci.
Il s’assit au bord de la table.
— Vous êtes au régime ?
Eleanore rougit malgré elle.
— Vous manquez de tact et de politesse.
— Vous n’avez pas besoin de perdre du poids. Vous êtes fine, avec des rondeurs juste là où il faut.
Ignorant son expression choquée, il poussa l’assiette vers elle.
— C’est très bon, vous avez tort.
Il savoura lentement une bouchée et lécha la fourchette.
— Vous ne savez pas ce que vous perdez, ajouta-t-il avec un sourire exaspérant.
— Je suis occupée.
— Je peux vous aider à quelque chose ?
— Oui, laissez-moi tranquille.
— Et si vous m’embrassiez pour en finir avec cette situation intenable ? Nous sommes malheureux
tous les deux.
— Pas moi. Pas du tout.
Fatiguée. Grognon. Mais pas malheureuse. Ou alors juste un tout petit peu.
Quand il approcha la fourchette de sa bouche, Eleanore, sans doute poussée par le démon, l’attrapa
par le poignet.
Lukas se figea, et une lueur de prédateur s’alluma dans ses yeux bleus. Immédiatement, elle regretta
son impulsivité. Il avait la peau agréablement chaude, et son contact provoqua en elle une sorte de
décharge électrique. Son cœur se mit à battre follement. Mais il était trop tard pour reculer. Par pur
orgueil, elle acheva son geste et mit le morceau de gâteau dans sa bouche. Les pommettes toutes rouges,
elle fit néanmoins comme si elle pouvait le battre à son propre jeu.
Puis, elle s’adossa contre sa chaise en affectant une parfaite indifférence, tandis que Lukas la fixait
avidement. Elle eut du mal à avaler, mais fit semblant de rien.
— Vous aviez raison, c’est délicieux.
Les pupilles de Lukas s’agrandirent démesurément. Ravie d’avoir gagné le round, elle commençait à
se congratuler quand il se pencha pour essuyer le coin de sa bouche avec son pouce.
Elle arrêta de respirer. Très doucement, il caressa sa lèvre inférieure, et aussitôt une grande
faiblesse l’envahit. Si elle n’avait pas été assise, ses jambes auraient vacillé. La tête lui tourna, et une
sensation de picotement intense se logea entre ses cuisses.
— Une miette, murmura Lukas d’une voix à peine audible. Vous la voulez ?
Littéralement hypnotisée par son regard, Eleanore eut une réaction dont elle ne se serait jamais crue
capable. Elle entrouvrit la bouche et passa la langue sur le pouce de Lukas.
Un bruit la fit sursauter, et elle s’écarta brusquement. Le regard embrumé, elle remarqua malgré tout
la lueur sauvage qui brillait dans les yeux de Lukas. Heureusement, quelqu’un avait frappé à ce moment-
là. D’un coup, la tension retomba.
Lukas marmonna quelque chose en russe en lui décochant un regard noir.
— Il y aura une prochaine fois, moya krasavitsa.
* * *
Cette nuit-là, Eleanore rêva que Lukas léchait la sauce au chocolat à même son corps. Elle se
réveilla moite de transpiration. Sa mauvaise humeur empira après la douche, au moment de s’habiller.
Elle n’avait pas eu le temps de s’occuper de son linge et n’avait quasiment plus rien à se mettre.
Oserait-elle porter le petit débardeur qu’elle avait acheté deux jours plus tôt sur un coup de tête,
dans une boutique du quartier ? Dieu sait pourquoi elle avait cédé à ce caprice. Ce n’était pas du tout son
style. Assez décolleté sur l’avant, de couleur crème, il était coupé dans une mousseline de soie très
délicate. Mais elle pourrait au moins mettre un soutien-gorge dessous et garderait sa veste…
De toute façon, Lukas était en déplacement pour la journée. Elle ne perdit donc pas de temps à
chercher autre chose, compléta sa tenue avec un tailleur Chanel à veste courte et des bottines noires. Pour
finir, elle attacha ses cheveux en queue-de-cheval.
Pour une fois, elle était complètement détendue en arrivant et se mit au travail sans perdre de temps.
— Tiens, vous êtes revenue au soutien-gorge.
Eleanore se retourna vivement. Lukas se tenait debout sur le seuil, nonchalamment appuyé au
chambranle de la porte. Elle referma l’armoire avec brusquerie et se dirigea vers son bureau pour
prendre sa veste sur le dossier de sa chaise.
— Ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Il haussa les sourcils.
— Vous êtes grognon ce matin ?
Le seul son de sa voix l’électrisait. Les images de son rêve fou dansèrent devant ses yeux,
obsédantes, tandis qu’elle se remémorait la scène du gâteau au chocolat…
Il entra et referma la porte derrière lui. Sa chemise bleu clair mettait en valeur ses yeux couleur
d’azur qui illuminaient son beau visage de Viking.
— Eh bien, que vous arrive-t-il ?
— Je suis occupée, c’est tout.
Ignorant sa remarque, il s’assit sur le coin du bureau, comme s’il n’avait absolument rien d’autre à
faire.
— Je vous dis que je travaille à l’aménagement de votre hôtel, ajouta-t-elle en se plongeant
ostensiblement dans un dossier.
Naturellement, il fit comme s’il n’avait rien entendu.
Elle avait posé son petit carnet orange à côté de son ordinateur, et il s’en empara.
— Donnez-moi cela, c’est personnel.
Il l’ouvrit et commença à lire à voix haute, malicieusement.
Il n’était pas son genre… L’irritation que cette remarque avait fait naître chez Lukas ne diminuait
pas. Il avait d’abord résolu de traiter Eleanore par le mépris. Toute la semaine, il avait pris soin de tenir
les réunions dans des endroits neutres, afin de l’éviter le plus possible. Malheureusement elle l’obsédait
d’une manière totalement irrationnelle. Une sorte de sixième sens l’avertissait de ses allées et venues. En
ce moment, par exemple, il n’avait pas besoin d’aller dans son bureau pour savoir qu’il était vide. C’était
vraiment bizarre.
Il ne s’expliquait pas non plus comment il avait pu perdre son self-control la semaine précédente. Si
elle ne l’avait pas arrêté, il lui aurait fait l’amour sur-le-champ, dans son bureau, sans même fermer la
porte à clé ni se soucier des conséquences.
La frustration le rongeait. Il pensait à elle continuellement. Elle lui faisait éprouver des sensations
nouvelles. Il se sentait plus vivant, plus engagé dans l’existence qu’il ne l’avait jamais été. Et, en dépit de
ses dénégations, elle avait aussi envie de lui.
Il enrageait. Devait-il lui présenter des excuses pour avoir perdu la maîtrise de ses réactions l’autre
jour ? Cela changerait-il quelque chose ? Et pouvait-il simplement lui demander de repartir de zéro ?
Fallait-il l’inviter à dîner ? Non, il ne tenait pas non plus à lui courir après. D’ailleurs, s’il voulait une
femme dans son lit, ce n’était pas compliqué. Il lui suffisait de claquer des doigts. Il y en avait beaucoup
sur les rangs. Mais où était-elle ?
— Qui cela ?
Lukas n’avait pas entendu Petra arriver. Il fronça les sourcils.
— Personne.
— Vous marmonnez dans votre barbe. Vous parlez d’Eleanore ?
Sa secrétaire le regardait bizarrement depuis quelque temps. Inutile de lui mettre davantage la puce
à l’oreille. Elle prenait déjà beaucoup trop de libertés et se permettait parfois des réflexions déplacées
sur ses fréquentations féminines.
— Je ne marmonne pas. Où est-elle ?
Le tintement de l’ascenseur résonna sur le palier, et son sang ne fit qu’un tour. Mais ce n’était pas
Eleanore, juste Zoe.
— Monsieur Kuznetskov, Eleanore m’a demandé de vous apporter ceci.
— Elle est à l’hôtel ? demanda-t-il avec une brusquerie incongrue.
Il fallait absolument qu’il se calme…
— Non, répondit la jeune employée. Greg et son équipe l’ont emmenée prendre un verre.
Elle lui tendit un dossier.
— Vous devriez jeter un coup d’œil à ces croquis. Eleanore a eu une idée géniale. Elle a redessiné
les chalets pour les relier en forme de flocon de neige qui répète la structure d’ensemble.
Incapable de formuler une réponse cohérente, Lukas fronça les sourcils.
— Dans quel bar ?
* * *
— Vous avez de la chance de pouvoir vous amuser alors qu’il ne reste que quinze jours avant
l’ouverture.
Penchée au-dessus du billard, Eleanore se redressa brusquement au son de cette voix.
— Lukas !
Elle lui jeta un regard méfiant. Elle ne l’avait pas revu depuis leur baiser dont elle peinait à se
remettre. Elle avait découvert entre ses bras une femme inconnue, très loin de celle qu’elle croyait être,
indépendante et ambitieuse. Elle avait très peur de ce qui se passerait si l’amour frappait.
Non qu’elle soit tombée amoureuse de Lukas Kuznetskov. Elle était bien trop prudente et
raisonnable pour cela. Malgré tout… Elle se surprenait trop souvent à guetter le bruit de ses pas et à
lever la tête en espérant le voir surgir à la porte de son bureau.
— Privet, Lukas.
Greg s’approcha pour le saluer en restant à une distance respectable, comme s’il reconnaissait
implicitement en lui le mâle alpha. Il dit quelques mots en russe, qui la concernaient, car Lukas lui jeta un
regard en coin.
— Vous êtes une vraie championne de billard, mademoiselle Harrington.
— Cela fait partie des choses qu’on apprend à l’université, répondit-elle d’un ton léger.
— Vous aviez beaucoup de loisirs, alors.
La sécheresse de sa voix eut définitivement raison de sa bonne humeur.
— Contrairement aux apparences, je ne me relâche pas, observa-t-elle, irritée de devoir se
défendre.
Il haussa les sourcils, moqueur.
— Vous travaillez, peut-être ?
Mikhaïl, le sculpteur, et Dominic, l’électricien, s’avancèrent pour écouter.
— Parfaitement. Mikhaïl va sculpter un billard, et Dominic vient de me proposer plusieurs options
d’éclairage. Donc, oui, nous travaillons.
— Vraiment ? lança Lukas, ironique, en apercevant une rangée de verres vides. Apparemment, vous
vous entraînez à boire en même temps ?
Un lourd silence tomba.
— Oui.
Furieuse qu’il la mette ainsi en cause devant les autres, Eleanore s’obligea à sourire. Elle avait
déployé beaucoup d’efforts pour se faire admettre en tant que femme dans ce milieu masculin, et Lukas
était en train de tout gâcher.
— Je suis vos conseils. Je profite de mon séjour en Russie pour gagner mes galons de buveuse de
vodka.
Les hommes eurent l’air surpris, parce qu’elle n’avait pas bu une goutte.
— De toute façon, s’empressa-t-elle d’ajouter, je n’ai pas à vous rendre compte de mon emploi du
temps vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Sauf si cela affecte l’avancement des travaux.
— Ce qui n’est pas le cas.
Elle nota avec satisfaction qu’il serrait les dents.
— Dites-moi, reprit-il d’une voix mielleuse, votre sœur a-t-elle été contente d’apprendre que le
nom des Harrington figurerait sur la façade ?
Eleanore releva le menton.
— Oui, très.
— Lui avez-vous dit comment vous avez obtenu gain de cause ?
— Oh !
Elle s’empourpra violemment.
Greg intervint en russe à ce moment-là, et elle se sentit encore plus stupide.
— Monsieur Kuznetskov ? interrompit-elle. Désiriez-vous quelque chose ou pouvons-nous continuer
notre réunion ?
— Je veux un compte rendu complet sur l’avancement du chantier.
— Demain matin.
— Maintenant.
— Désolée, je suis occupée.
Il se tourna vers les hommes pour s’adresser à eux, en russe.
Elle l’agrippa par le bras.
— Que leur avez-vous dit ?
Ses yeux bleus plongèrent dans les siens.
— Que la réunion était terminée.
— Comment osez-vous !
— C’est bon, Eleanore, déclara Dominic en sortant quelques roubles de son portefeuille. Je vois à
peu près ce que vous voulez pour les éclairages. Venez à l’hôtel demain après-midi, nous ferons un essai.
— Je me charge de payer, déclara Lukas, impassible.
Refoulant momentanément sa colère, Eleanore remercia toute l’équipe avant de leur dire au revoir.
Une fois seuls, ils se dévisagèrent furieusement.
— Concentrez-vous sur votre travail, au lieu de vous disperser, dit enfin Lukas avec une rage mal
contenue.
— Je comprends pourquoi votre architecte a démissionné. Vous êtes un vrai maniaque du contrôle.
Elle passa devant lui, mais il la retint par le bras.
— Où allez-vous ?
— Ne me touchez pas. Et ne me posez pas de questions. J’ai fini ma journée.
Elle agita l’index avec colère.
— Comment osez-vous me traiter devant tout le monde comme une enfant désobéissante ? Vous
sapez mon autorité !
— Au moindre encouragement, n’importe lequel de ces hommes abuserait de votre faiblesse.
— Quoi ? Comment pouvez-vous proférer de telles insanités ?
Lukas eut un moment d’hésitation. Il ne se reconnaissait pas lui-même. La vue d’Eleanore en jupe
étroite et talons aiguilles penchée sur le billard avec des hommes autour l’avait fait sortir de ses gonds. Il
ne supportait pas de l’imaginer avec un autre.
— Vous n’êtes qu’un épouvantable macho, avec à peu près autant de maturité qu’un adolescent !
— Et vous une princesse trop gâtée, habituée à ce qu’on lui passe sous ses caprices.
Il avait conscience d’exagérer, mais il ne méritait pas d’être traité de macho.
— Moi ! protesta-t-elle, furibonde. Alors que vous vous croyez tout permis avec votre argent !
Comme si vos milliards vous permettaient d’insulter et de menacer les gens impunément.
— Je n’ai menacé personne !
— Si, moi ! Vous vouliez vous adresser aux Chatsfield si je refusais votre proposition.
Il se mit à rire.
— C’est votre problème si vous êtes paranoïaque à cause d’eux. De toute façon, vous étiez ravie de
cette opportunité, avouez-le.
Elle s’approcha en secouant la tête. Oh ! Bozhe, ce parfum de pomme verte…
— Vous vous trompez…
Plus tard, en repensant à la scène, Lukas s’étonnerait d’avoir enlacé ainsi une femme dans un espace
public, même s’ils étaient à l’abri des regards, dans un coin sombre. Sur le moment, excédé, il chercha
seulement à la faire taire. En outre, il n’en pouvait plus de ce désir qui le rongeait et qui l’avait conduit à
se comporter comme un idiot devant ses employés. Il fit donc ce qu’il rêvait de faire depuis une semaine.
Il l’embrassa.
Dès que ses lèvres touchèrent les siennes, son esprit vacilla. Au lieu de le repousser comme il s’y
attendait, elle s’agrippa aux revers de sa veste pour l’attirer plus près. Cette réaction eut raison des
vestiges de son sang-froid.
Elle lui rendait son baiser avec une fougue et une ardeur égales à la sienne. Il en oublia
complètement l’endroit où ils se trouvaient et souleva le bas de son chemisier pour caresser la peau
satinée de sa taille. Elle était douce et docile. Quand elle pressa ses seins contre son torse, il réprima un
grognement et posa les mains sur ses fesses.
Elle poussa un gémissement qui l’embrasa tout entier, et il la souleva sur la pointe des pieds, tout en
enfouissant le visage au creux de son cou.
— Poluchit’nomer ! lança quelqu’un derrière lui.
« Prenez une chambre » ?
Bozhe !
Lukas s’écarta et attendit qu’Eleanore rouvre les yeux pour la relâcher.
— Je vais régler l’addition. Attendez-moi ici.
Tout étourdie, Eleanore le regarda s’éloigner. Quelques clients l’observaient d’un air goguenard.
Horriblement embarrassée, elle aurait voulu disparaître sous terre. Comment avait-elle pu passer de la
colère à la passion en l’espace de quelques secondes ?
Et pourquoi restait-elle plantée là à obéir bien sagement ? Alors qu’il s’était comporté avec une
arrogance et un égoïsme qui dépassaient l’entendement ! Quoi qu’il arrive, plus jamais elle ne
l’embrasserait !
Furieuse contre elle-même et contre lui, elle se précipita à l’extérieur. Il faisait déjà nuit, même s’il
n’était que 18 heures. L’air froid lui remit brutalement les idées en place.
Elle sortit ses gants et son chapeau de ses poches. Le beau manteau que Lukas lui avait offert était
resté à l’intérieur. Tant pis. Elle n’en voulait plus.
Elle chercha un taxi, mais n’en trouva pas. De toute façon, elle n’en avait pas besoin. Ils avaient
choisi ce bar parce qu’il était tout près de chez elle. Reconnaissant la vitrine d’un magasin de chaussures,
elle pressa le pas sur le trottoir couvert de neige en direction de son appartement.
Si seulement elle avait mis des bottines, au lieu de ces hauts talons ! Après la chaleur moite de
Singapour, elle ne s’était pas encore habituée aux conditions hivernales de Saint-Pétersbourg.
Heureusement, d’ici cinq minutes, elle aurait regagné le refuge de son appartement. Une douche bien
chaude la revigorerait. Elle baissa la tête et pressa le pas.
Tout à coup, un miaulement sur sa gauche attira son attention. Se risquant prudemment dans
l’impasse peu éclairée, elle aperçut un chaton coincé entre deux poubelles.
— Oh ! pauvre petit chat.
Elle s’accroupit pour ne pas l’effrayer. Une de ses pattes arrière était prise dans une ficelle. Les
poils tout mouillés, il grelottait. Tout doucement, elle le prit par la peau du cou et le délivra.
Une forme sombre bondit alors sur elle. Elle serra instinctivement le chaton contre elle et tomba à la
renverse sur la neige sale en poussant un cri. Quelqu’un lui agrippa le bras pour lui voler son sac. Un
adolescent. Elle hurla. Au même moment, des pas lourds et précipités se rapprochèrent. Dans la
confusion qui s’ensuivit, le voyou, terrassé par un adversaire invisible, s’enfuit sans demander son reste.
Le petit chat à l’abri à l’intérieur de sa veste, Eleanore se roula en boule en se souvenant des
réflexes qu’on lui avait inculqués à un cours d’autodéfense quelques années plus tôt.
Avec un juron bien senti, le passant qui avait volé à son secours l’aida à se relever.
— Lukas ! s’écria-t-elle, soulagée. Oh ! mon Dieu. Vous m’avez fait horriblement peur.
— Moi ! rugit-il. Que faites-vous dans la rue ?
— Je rentre chez moi.
La situation paraissait tellement incongrue qu’elle se lança dans des explications.
— Il y avait un petit chat…
— Avec un fil à la patte.
Elle écarquilla les yeux.
— Il vous est arrivé la même chose ?
— Non. Moi aussi, j’ai tendu ce genre de guet-apens.
Il lui tendit son manteau et l’en enveloppa sans ménagement.
— Je ne comprends pas.
Il secoua la tête.
— Je vous avais pourtant prévenue. Saint-Pétersbourg n’est pas sans danger. Pourquoi ne m’avez-
vous pas attendu ?
— Je voulais rentrer seule.
Néanmoins, sa colère s’était un peu estompée.
— Merci de votre aide, dit-elle avec raideur.
— Ne me remerciez pas. Je suis furieux. Cette imprudence aurait pu vous coûter la vie. Vous êtes
blessée ?
— Non. C’était un tout jeune homme. Presque un enfant.
— Ils sont parfois pires que les adultes. Plus désespérés, et beaucoup plus imprévisibles. Venez, ma
voiture est là. Vous pouvez marcher ?
— Bien sûr.
Il ouvrit la portière de la Mercedes.
— Montez.
Il s’installa à côté d’elle sur la banquette arrière.
— Vous n’allez pas garder ce chat ?
— Si. Je ne peux pas le laisser dehors dans la neige. Il va mourir de froid.
— C’est la loi du plus fort, Eleanore. On n’y peut rien.
— Ce n’est pas vrai.
Elle marqua une pause.
— Dois-je porter plainte au commissariat ?
Lukas soupira.
— Il y a plus de seize mille enfants des rues à Saint-Pétersbourg.
— Vraiment ?
Ils étaient arrivés devant son immeuble. Les jambes chancelantes, Eleanore descendit de voiture.
— Donnez-moi vos clés.
— Lukas…
— Cessez de discuter et obéissez.
Elle s’exécuta avec un mélange d’exaspération et de gratitude. Elle ne comprendrait jamais comment
quelqu’un d’aussi désagréable et autoritaire pouvait l’attirer autant physiquement. Elle souffrait sans
doute d’un dérèglement hormonal…
— Allez-vous changer, ordonna-t-il une fois dans l’appartement.
Sa jupe et ses bas étaient trempés et couverts de boue.
— Je vais d’abord soigner le chat.
Il prit un air dégoûté
— Donnez-le-moi, je m’en occupe.
— Qu’allez-vous lui faire ?
— Rassurez-vous, je ne vais pas le tuer.
— Vous vous croyez drôle ?
Tout à coup, elle se mit à trembler de la tête aux pieds. Lukas s’inquiéta.
— Vous n’avez rien, vous êtes sûre ?
— Non.
— Allez prendre une douche bien chaude. Je vais donner du lait à cette bestiole, puisque vous
insistez pour la garder.
Une demi-heure plus tard, quand elle émergea de la salle de bains habillée d’un legging et d’un gros
sweat-shirt, Lukas était en train d’éponger une flaque sur le carrelage de la cuisine.
— Oh ! laissez cela, je suis désolée.
— J’ai déjà enlevé le plus gros, maugréa-t-il avec une grimace.
La mine sombre, il jeta les serviettes en papier dans la poubelle et se lava les mains à l’évier.
— Vous êtes toujours en colère ? demanda-t-elle.
— Très.
— J’avoue que je me suis montrée imprudente, soupira-t-elle.
— Je vous l’ai dit, ces gosses sont dangereux. Ils sont prêts à tout pour un peu d’argent.
Elle se remémora ses paroles, un peu plus tôt, dans l’impasse.
« Moi aussi, j’ai tendu ce genre de guet-apens. »
Avait-il vécu dans la rue ? Avec son niveau de culture et d’éducation, l’idée semblait ridicule.
Pourtant, cela expliquerait l’impression de mystère et de danger qui planait autour de lui. Il était
impossible d’avoir des informations sur son passé avant sa vingt-cinquième année, lorsqu’il était apparu
sur la scène internationale avec une flotte de porte-conteneurs rouillés. A trente ans, il était
multimillionnaire. A présent, il dirigeait plusieurs multinationales, dans des domaines très divers. Tel le
roi Midas dans l’Antiquité, tout ce qu’il touchait se transformait en or.
— Vous avez été un enfant de la rue ?
Si elle avait réfléchi un peu, elle ne se serait pas exprimée aussi brutalement. Il se raidit et prit cette
expression indomptable qui lui était particulière. Un peu hésitant, il parut sur le point de confirmer ses
soupçons.
Finalement, il s’esclaffa.
— Vous avez une imagination débordante, mademoiselle Harrington.
Embarrassée, Eleanore regretta d’avoir posé cette question qui semblait maintenant ridicule.
— Vous ne pourrez pas garder ce chat qui est probablement plein de puces et Dieu sait quoi d’autre.
— Si je ne m’en occupe pas, il mourra de froid et de faim. Où est-il ?
— Dans la lingerie.
Quand elle revint avec la petite boule de poils dans les bras, Lukas ne put s’empêcher de s’attendrir
devant son adorable sourire. Il était encore tout remué d’avoir failli lui confier le secret de son enfance
misérable.
— Il a besoin d’une litière, dit Eleanore.
— Cela ne l’a pas gêné de faire ses besoins par terre tout à l’heure.
Elle avait un rire communicatif. Pour se donner une contenance, Lukas trouva des vieux journaux et
les déchira, pendant qu’elle disposait un carton par terre.
— Cela suffira pour l’instant.
Le chaton siffla en sortant les griffes quand Lukas voulut le prendre.
— Charmante créature, marmonna-t-il.
— Il a souffert et il a peur. Il faut lui laisser un peu de temps, répondit-elle en essayant de
l’amadouer.
Une boule se forma dans la gorge de Lukas. La patience et la gentillesse d’Eleanore faisaient naître
en lui des émotions incontrôlables.
Après quelques vaines tentatives pour gagner la confiance de l’animal, Eleanore décida de le laisser
tranquille. Elle jeta un regard perplexe à Lukas, dont le comportement énigmatique l’intriguait de plus en
plus. Pétri de contradictions, il semblait terriblement égocentrique et indifférent à autrui. En même temps,
il était capable de construire un hôtel pour une œuvre caritative et de donner du lait à un chaton. Il se
souciait du bien-être de ses employés, se préoccupait de l’environnement… Elle se demandait parfois si
elle ne l’avait pas mal jugé.
Mais elle se méfiait aussi de ses hormones. C’était l’homme le plus séduisant qu’elle ait jamais
rencontré, et il suscitait en elle des fantasmes inavouables. Surtout quand ses yeux brillaient de désir,
comme en ce moment…
Un peu gênée, elle retourna dans le salon avec lui.
— Vous savez, j’ai bien regardé, avant de m’aventurer dans cette impasse, dit-elle en éprouvant le
besoin de se justifier.
Lukas prit un air moqueur.
— Comme votre assaillant ne se manifestait pas, vous avez foncé tête la première.
— Non. Le petit chat miaulait. J’ai voulu le délivrer. J’ai pris des cours d’autodéfense, alors…
A New York, elle n’avait pas peur. Il ne lui était jamais rien arrivé.
— Montrez-moi, commanda-t-il d’une voix bourrue.
Surprise, elle tressaillit.
— Vous montrer quoi ?
— Ces techniques d’autodéfense qui vous poussent à vous croire invincible.
8.
Eleanore ne pouvait pas faire une chose pareille… Sinon, toutes ses belles résolutions voleraient en
éclats.
— Je ne peux pas.
Une lueur dangereuse brilla dans les yeux de Lukas.
— Pourquoi ?
— Parce que… Je ne cours aucun danger en ce moment, tout simplement.
Il s’approcha lentement.
— Faites semblant.
Elle secoua la tête en reculant jusqu’à sentir le mur derrière elle, mais Lukas continua d’avancer.
Puis il posa les mains de chaque côté de sa tête.
— Qu’allez-vous faire maintenant, moya krasavitsa ?
— Que veulent dire ces mots ? s’enquit-elle en se grattant la gorge.
— Je gagne quoi si je vous le dis ?
Moi ! eut-elle envie de hurler. Elle fit de son mieux pour se ressaisir.
— Je promets de ne pas vous faire mal.
Il éclata de rire.
— Vous en seriez de toute façon incapable.
Choisissant finalement de répondre à la provocation, elle lui crocheta une jambe au niveau du mollet
et vrilla la cheville pour le déséquilibrer, tout en lui donnant un coup de poing dans l’estomac.
Elle eut l’impression de heurter un mur de brique. Sa seule satisfaction fut de l’envoyer à terre.
Malheureusement, il l’entraîna dans sa chute, et elle se retrouva à califourchon sur lui. Son instructeur
n’aurait pas été content du résultat. Malgré tout, elle afficha un sourire victorieux.
— Vous voyez ? Je vous ai mis au tapis.
— Ah bon ?
Manifestement, elle n’y était parvenue que parce qu’il s’était laissé faire. Il passa les mains sur ses
cuisses, et elle s’affola.
— Vous auriez dû lâcher votre sac tout de suite, quand ce gosse vous a attrapée, dit Lukas avec une
rudesse étrange.
— Je tenais le chaton, expliqua-t-elle. Sur le moment, je n’ai pas compris. S’il m’avait demandé de
l’argent, je lui en aurais donné.
Lukas n’en doutait pas. Il repensa au nombre de fois où il avait lui-même essayé ce stratagème.
Vainement. Les gens passaient sans s’arrêter. Comme disaient ses copains, pourquoi se seraient-ils
souciés d’un animal alors qu’ils ne s’occupaient même pas de leurs propres enfants ? Eleanore n’était pas
comme les autres. Elle était sensible, attentionnée.
C’était justement le problème. Face à elle, il ne savait pas comment se comporter. Elle était très
différente de toutes les femmes qu’il avait connues.
— Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous, admit-il distraitement.
Elle s’humecta les lèvres du bout de la langue et bougea très légèrement. Immédiatement, tous les
muscles de Lukas se contractèrent.
— Je n’ai pourtant rien d’extraordinaire.
— Vous êtes incroyable ! protesta-t-il. Talentueuse. Belle. Aimable.
— Non. Mes sœurs le sont, mais moi… Aïe !
Elle poussa un petit cri et se retrouva sur le dos. Pour ne pas l’écraser, Lukas s’appuya sur ses
coudes.
— Vous avez le même capital génétique et les mêmes qualités.
— Oh…
Elle écarquilla les yeux avec un mélange d’innocence et d’étonnement.
Sans savoir pourquoi, Lukas se perdit dans ses souvenirs. A l’époque où il recherchait activement sa
mère, le moindre détail attirait son attention, une démarche, un rire, une couleur de cheveux… Secoué par
une décharge d’adrénaline, il s’approchait, plein d’espoir, et chaque fois une horrible déception
l’étreignait. C’est à l’une de ces occasions qu’il avait reçu sa première correction parce qu’une femme
avait appelé un politseyskiy. Un juge l’avait placé dans un orphelinat, sous la tutelle de l’Etat.
Il s’en était fallu de peu qu’il raconte à Eleanore son enfance misérable…
Der’mo.
Une puissante alchimie.
Voilà ce qu’il y avait entre eux, rien de plus. Il ne devait pas s’égarer. Dès la fin des travaux, elle
repartirait à New York. La séduire serait infiniment agréable, mais il le regretterait.
Alors pourquoi était-il allongé sur elle à même le sol ?
Eleanore remua les jambes. Elle représentait tout ce qu’un homme pouvait désirer. Il avait très envie
d’elle.
Lentement, il plaqua son corps contre elle, les yeux rivés aux siens.
Elle rougit violemment.
— Lukas, je…
— Chut.
Il pressa son sexe sur son ventre, et elle se mordit la lèvre avec un petit gémissement.
Incapable de penser de façon cohérente, Lukas prit sa bouche dans un baiser fougueux. Aussitôt, elle
capitula et l’enlaça avec un soupir de contentement.
— Eleanore, lâcha-t-il dans un souffle.
Elle gémit malgré elle. Chacun des regards de Lukas la transperçait de désir. Elle brûlait d’un feu
ardent, dévorant.
Lukas soupirait lui aussi, la faisant fondre littéralement. Entre ses bras, elle se sentait la femme la
plus belle et la plus désirable du monde.
Au mépris du bon sens, dédaignant tous les arguments contraires, elle s’abandonna à la volupté qui
l’envahissait. Pourquoi résister ? C’était si bon…
— Bozhe, Eleanore, j’adore le goût de tes baisers…
Il la buvait goulûment, et ses mains, sur ses reins, la caressaient avec une impatience fébrile.
Lorsqu’elle pressa ses seins contre son torse, il poussa un grognement de plaisir.
Eleanore eut vaguement conscience qu’il remontait son sweat-shirt. Après la douche, elle avait mis
ses plus beaux sous-vêtements, une parure en dentelle ivoire, comme si elle avait pressenti ce qui allait
arriver.
Il souligna du bout du doigt la courbe de sa poitrine.
— Tu es d’une beauté à couper le souffle.
Gagnée par une exaltation incontrôlable, Eleanore se tortilla sous lui afin de mieux sentir son
érection.
— Touche-moi, Lukas. S’il te plaît.
Lukas poussa un grognement. L’impatience d’Eleanore avait fini par le gagner. Sous l’empire d’une
pulsion sauvage, primitive, il finit de lui ôter son sweat-shirt. Elle avait une peau crémeuse, satinée, des
épaules délicates et une poitrine à la rondeur parfaite.
Il se pencha avec une sorte de vénération pour caresser la pointe de ses seins du bout de la langue, à
travers la dentelle. Au bout de quelques secondes, n’y tenant plus, il descendit le bord du soutien-gorge
pour lécher sa peau nue.
Elle cria son nom et s’agrippa à ses cheveux pendant qu’il faisait monter son désir avec d’exquises
tortures.
Quand elle commença à bouger les hanches, il comprit qu’elle était prête à l’accueillir.
Oh ! Bozhe, elle le rendait fou…
— Mettons-nous au lit, grogna-t-il. Mais d’abord je vais prévenir Ivan que je n’ai pas besoin de lui
ce soir.
— Ivan ?
Il se leva et la porta dans ses bras.
— Da, mon chauffeur.
Il traversa le couloir jusqu’à la chambre. Après avoir déposé Eleanore sur le lit, il sortit son
téléphone de sa poche.
— Non, attends !
Elle se redressa, attrapa un oreiller et se cacha derrière.
— Ne le renvoie pas. Il saura.
— Quoi donc ? demanda-t-il impatiemment.
— Ce que nous faisons !
— Et alors ?
— Eh bien, tout le monde… sera au courant de…
Il haussa les sourcils.
— De quoi ?
Irrité par son brusque changement d’attitude, il ne lui faciliterait pas la situation.
Elle le foudroya du regard.
— Tout le monde saura que nous avons couché ensemble, répondit-elle comme si c’était un crime.
— Je ne vois pas où est le problème. Les relations sexuelles entre adultes consentants ne sont pas
punies par la loi, que je sache.
— Non.
Elle s’humecta les lèvres.
— Je travaille pour toi et… Je ne veux pas risquer de perdre mon travail à cause d’un écart de
conduite.
Etait-elle sérieuse ? s’interrogea Lukas.
— Je n’ai pas l’intention de te renvoyer !
— Je ne parle pas du Krystal Palace, mais de Harrington.
Il fit un effort pour comprendre son point de vue.
— En quoi ton job pour Harrington serait-il menacé ?
— Pas directement… Mais tout le monde penserait que tu m’as engagée parce que nous avons une
liaison.
— Peu importe ce que les gens croient.
— Tu n’attaches peut-être pas beaucoup d’importance à ta réputation, répondit-elle avec raideur.
Moi, si.
Une colère irrationnelle s’empara de lui.
— Eh bien, je ne voudrais surtout pas nuire à ta notoriété, printsessa, railla-t-il méchamment.
A ces mots, il tourna les talons et quitta la pièce.
En se rendant compte qu’il avait mal interprété ses paroles, Eleanore enfila un peignoir à la hâte et
le rattrapa dans le salon.
— Je me suis mal exprimée. C’est juste que… Si des rumeurs venaient aux oreilles d’Isabelle…
Comme elle hésitait, Lukas acheva à sa place.
— Ta sœur ne t’offrirait pas le poste que tu convoites.
Elle fit la grimace.
— En tout cas, coucher avec toi n’est pas la meilleure façon de l’obtenir.
Il essaya de se raisonner. La réaction d’Eleanore n’était pas dirigée contre lui. Mais il avait perdu
tout sens logique.
— Si tu ne l’as pas déjà eu, c’est peut-être que tu ne le mérites pas, ironisa-t-il.
Il regretta aussitôt cette pique injustifiée.
— J’ai une double licence et plusieurs années d’expérience, protesta-t-elle fièrement. J’ai
commencé à travailler pour Harrington pendant les vacances d’été quand j’avais quinze ans. Je connais
l’industrie hôtelière sur le bout des doigts.
— Tu essaies de me convaincre ou de t’en persuader toi-même ?
— Tu es odieux.
Devant ses joues rouges et ses yeux brillants, il se remémora l’état dans lequel il l’avait retrouvée,
renversée par un voyou dans la boue et la neige. Il avait eu tellement peur… Il fallait partir tout de suite,
avant de lui prouver qu’il était capable de lui inspirer autre chose que la haine.
— J’enverrai la voiture te chercher demain matin.
— Je peux aller travailler à pied, répliqua-t-elle avec raideur.
— Après ce qui s’est passé ce soir, il n’en est pas question. Et, si jamais j’apprends que tu as
désobéi à mes instructions pendant que je suis à Londres, tu pourras t’inquiéter pour ton job à Saint-
Pétersbourg.
— C’est une menace ?
— Oui. Tu serais bien avisée d’en tenir compte.
Au prix d’un effort surhumain, elle réprima une furieuse envie de le gifler et réussit à rester polie.
— Je te souhaite un bon voyage. Je ne savais pas que tu partais.
A l’origine, Lukas comptait remettre à plus tard la tournée d’inspection de ses bureaux londoniens.
Mais, après cette soirée, il avait brusquement changé d’avis. Il était temps de recouvrer son self-control
légendaire et ses nerfs d’acier. Il en profiterait peut-être aussi pour se débarrasser des frustrations
sexuelles qui lui pesaient.
— Oh ! fais-moi confiance, j’ai bien l’intention de m’amuser.
Sur ces paroles, il disparut sans un regard en arrière.
9.
Seulement, Lukas ne trouva pas à Londres le réconfort qu’il escomptait. La capitale britannique lui
parut grise et ennuyeuse. Tout comme l’Allemagne et la Suisse, et les femmes auxquelles il téléphona sans
même les rencontrer.
Tout en tambourinant du bout des doigts sur la table de conférence en noyer massif, il écoutait
distraitement ses collaborateurs suisses exposer leurs projets pour l’année suivante. Il n’arrivait pas à
fixer son attention. La conversation qu’il venait d’avoir avec Petra l’en empêchait.
— L’hôtel est fini. Toute l’équipe va fêter cela ce soir.
Il jeta un coup d’œil discret à sa montre. Il était encore tôt, mais ils avaient peut-être commencé à
déboucher le champagne. Ils avaient tous énormément travaillé pour respecter l’échéance, y compris le
week-end. Tout le monde avait besoin de se détendre pour évacuer la pression.
— Naturellement, vous mettrez la note sur mon compte, avait-il dit à Petra.
— C’est très généreux à vous.
Après avoir grommelé une vague réponse, il avait posé malgré lui la question qui lui brûlait les
lèvres.
— Eleanore sera là ?
— Bien sûr. Les hommes ont insisté. Ils l’aiment tous beaucoup. C’est une fonceuse.
Ils l’aiment tous beaucoup… Cette simple réflexion mettait Lukas dans tous ses états. Eleanore
s’entendait particulièrement bien avec Greg. Ils avaient collaboré étroitement pour terminer le projet à
temps. Où en étaient leurs relations ? Leur complicité pouvait-elle déborder sur le plan personnel ? Avec
l’alcool, les inhibitions tombaient, et on dépassait vite certaines limites…
— Monsieur Kuznetskov ? Vous n’êtes pas d’accord ?
Lukas redressa la tête.
— Nyet, nyet… Je n’ai pas dit cela.
Son directeur financier lui adressa un large sourire.
— Donc nous avons carte blanche ? Franchement, nous redoutions votre refus. Mais le risque n’est
pas si grand.
Lukas se gratta la gorge. Il n’était évidemment pas question d’avouer qu’il n’avait rien écouté.
— Attendez mon accord écrit avant de finaliser les choses. Envoyez le dossier complet à mon
assistante.
— Très bien. Nous arrivons au point suivant de l’ordre du jour. Notre chef des ressources
humaines…
— Excusez-moi.
Lukas se leva brusquement. Il fallait arrêter de se voiler la face.
— Je suis désolé, mais je dois rentrer d’urgence à Saint-Pétersbourg. Transmettez-moi par mail le
compte rendu de la réunion. Je le lirai dès que possible.
* * *
Son shot de vodka à la main, Eleanore roula des yeux d’un air comique pendant que les hommes
réunis autour d’elle l’encourageaient à grands cris.
— Un et un seul ! répéta-t-elle en plissant le nez.
Retenant son souffle, elle renversa la tête en arrière et avala d’un coup le contenu du verre. Même à
l’université, pendant les soirées étudiantes, elle ne buvait pas d’alcool fort et préférait la bière ou le vin.
Tout le monde l’acclama, et quelqu’un lui tapa dans le dos quand elle commença à tousser. Sa gorge
la brûlait, comme lorsqu’elle avait bu la tequila par mégarde à Glaciers. Ensuite, elle avait rendu visite à
Lukas dans sa chambre d’hôtel…
Pourquoi pensait-elle à lui ? Elle ne l’avait pas vu depuis quinze jours et avait réellement apprécié
ces deux semaines de tranquillité qui lui avaient permis d’achever la construction de l’hôtel avec Greg.
Naturellement, elle tenait régulièrement Lukas au courant. Leurs échanges par mails étaient neutres
et strictement professionnels, comme leurs relations auraient dû le rester depuis le début. Dieu merci, elle
avait recouvré ses esprits à temps. Sinon… Sinon… Elle s’interdisait d’imaginer ce qui se serait produit.
C’était inutile. Sa carrière était sa priorité.
Les événements de cette nuit-là avaient au moins eu le mérite de lui éclaircir les idées. Elle avait
longuement écrit à Isabelle pour mettre les choses au point, ce qu’elle n’avait encore jamais fait. Isabelle
l’impressionnait, et elle avait toujours peur de l’ennuyer.
Dans leur enfance, Eleanore était la petite enquiquineuse qui harcelait sa grande sœur pour jouer à
la poupée ou aux Lego. Malheureusement, déjà à cette époque, Isabelle préférait parler affaires avec leur
père. Eleanore, qui se retrouvait seule ou avec Olivia, avait nourri une sorte d’adoration pour cette aînée
lointaine et inaccessible.
Isabelle avait simplement promis qu’elles en discuteraient quand elle viendrait à Saint-Pétersbourg.
Eleanore craignait de l’avoir indisposée en abordant le sujet de front.
— Une autre Stoli, Eleanore ?
Eleanore se tourna vers Dominic en levant la main.
— Absolument…
La suite s’étrangla brusquement dans sa gorge quand elle aperçut Lukas qui se frayait un passage
parmi les groupes. L’allure décontractée, il portait un jean taille basse, des bottines, un pull noir et un
blouson assorti. Grand, mince, athlétique, il était irrésistible.
Dangereusement viril.
Le corps d’Eleanore ne s’y trompa pas, mais elle s’interdit d’écouter son message. Il ne fallait
surtout pas se remémorer le goût de ses baisers ni l’odeur de son eau de toilette. Elle avait des priorités.
Sa carrière avant tout.
— Pourquoi pas ! s’écria-t-elle, poussée par son petit démon intérieur.
Quelqu’un lui tendit un verre. Au même moment, Lukas les rejoignit, déclenchant les
applaudissements. C’était un patron à l’autorité naturelle, apprécié et admiré pour ses compétences et son
sens de l’équité.
Eleanore n’eut même pas le temps de porter le verre à ses lèvres, car Lukas le lui ôta des mains.
— Une quinte de toux pour la soirée suffit, non ?
Il souriait, et le cœur d’Eleanore se mit à battre plus vite, malgré elle. Il fallait bien admettre qu’il
lui avait manqué, avec ses taquineries, ses défis, la vivacité de sa repartie et… ses baisers. Mais elle
n’allait pas céder maintenant, alors qu’elle devait repartir le surlendemain.
— Redonnez-moi mon verre !
— Vous n’en avez pas vraiment envie.
— Qu’en savez-vous ?
— Vous avez froncé le nez. Vous faites toujours cela quand quelque chose ne vous plaît pas.
— Ah bon ?
— Da.
Il avait l’air troublé, ou énervé.
— Vous ne voulez pas plutôt une bière ou un verre de vin ?
Eleanore secoua la tête.
— Non, je… Nous ne vous attendions pas aujourd’hui.
Il s’accouda nonchalamment au bar.
— J’ai changé d’avis. Je tenais à féliciter l’équipe ce soir, parce que tout le monde ne sera pas là
demain.
— Ah.
Cela n’avait rien à voir avec elle, bien sûr. Pourquoi l’idée lui avait-elle traversé l’esprit ?
— Votre séjour en Europe s’est-il déroulé agréablement ?
— Il a été plutôt ennuyeux, en fait.
— Ah.
— Tout s’est bien passé, ici ?
— Oui, très bien.
— Je ne suis pas encore allé voir l’hôtel, mais… Franchement, bravo.
Une agréable sensation d’orgueil s’empara d’elle.
— Je vous avais dit que je tiendrais les délais, lâcha-t-elle avec un large sourire.
— C’est vrai.
Lukas l’étudia en silence. Il se sentait curieusement possessif. Pourquoi était-il parti, cette fameuse
nuit ? Quelque chose l’avait mis en colère, mais il n’arrivait plus à se souvenir quoi précisément.
Eleanore était vraiment belle… Quant à l’alchimie qui les poussait l’un vers l’autre, il ne fallait même
pas songer à résister. Lorsqu’elle détourna le regard, il se demanda si elle n’avait pas peur de ce qu’elle
lisait dans le sien. Il inspira profondément pour se ressaisir.
— Vous avez fixé la date de votre retour à New York ?
Elle hocha la tête.
— Dimanche soir. Isabelle arrive demain pour l’inauguration. Je réserve une journée pour lui faire
visiter Saint-Pétersbourg avant de repartir avec elle.
— Vous avez des nouvelles de votre promotion ?
Eleanore eut un moment d’absence. Quelle torture ! Elle avait un mal fou à faire bonne figure. Son
cœur battait à tout rompre, et ses tempes bourdonnaient. Quelle était la question ? Ah, sa promotion.
— Nous en discuterons demain soir toutes les deux. J’ai bon espoir.
— Elle sera favorablement impressionnée en voyant l’hôtel.
— J’y compte bien.
Elle avait espéré la même chose avec Glaciers… A présent, elle avait très peur que sa sœur ne
fasse même pas le déplacement.
— Bon…
Elle poussa un soupir exagéré.
— Je vais rentrer.
— Vous avez mangé ?
— Non, mais…
— Vous venez dîner avec moi ?
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai faim et vous aussi, et parce que je n’aime pas manger seul.
— Vous trouverez sûrement quelqu’un d’autre.
Il attendit quelques secondes avant de répondre.
— C’est votre compagnie que je veux.
Il lui lança un regard tel qu’elle fut incapable de refuser.
* * *
Comme il était très tard, Lukas l’emmena dans un petit restaurant sans prétention, qui avait tout de
même dans sa cave de l’excellent champagne pour les rares clients qui savaient l’apprécier.
— Au succès de notre entreprise ! s’écria-t-il en portant un toast.
Eleanore trinqua.
— Nous avons réussi ! J’ai cru à plusieurs reprises que nous n’y arriverions pas.
Elle se détendit au cours du repas, suffisamment pour parler un peu à Lukas de sa vie à New York et
de son bénévolat à la Société protectrice des animaux, dans un refuge de son quartier. Dire qu’il
l’imaginait horriblement ennuyeuse, au début ! Rien n’était plus loin de la vérité.
— Pourquoi souriez-vous ? demanda-t-elle, un peu embarrassée.
Il trouva un prétexte.
— Je pense aux traîneaux tirés par des chevaux et aux luges avec les huskies. Vous ne m’avez pas
tout dit, dans vos mails. Mais je suis quand même au courant !
— Tout le monde trouve que c’est une bonne idée.
— Personne n’aurait osé dire le contraire devant vous.
— Vous êtes fâché ?
— J’en ai l’air ?
Elle hésita.
— Avec vous, c’est parfois difficile de savoir.
— Non, je ne suis pas fâché. Finalement, vous l’avez faite, cette balade en traîneau ?
— Non, je n’ai pas eu le temps.
— Alors, il faudra revenir dans notre belle ville de Saint-Pétersbourg.
— J’aimerais bien, surtout en été, quand le soleil se lève à 4 heures du matin et se couche à minuit.
On doit être épuisé.
— On s’habitue. Avec des rideaux occultant dans les chambres.
Elle rit.
— New York est un peu plus civilisée. Le soleil ne nous réveille pas avant 6 heures.
— Il vous tarde de rentrer ?
— Un peu. Je suis partie depuis un bout de temps. Je serai contente de retrouver mes sœurs.
— Vous avez l’air très proches, toutes les trois.
— Oui…
— Mais ?
Elle rougit sous son regard et essaya de se concentrer. Serait-elle un jour débarrassée de son léger
complexe d’infériorité ?
— Je les aime énormément et je regrette parfois de ne pas les voir davantage. Et vous ? Vous avez
des frères et sœurs ?
— Pas à ma connaissance.
— Ah.
Elle pencha la tête sur le côté, et sa queue-de-cheval retomba sur son épaule.
Lukas but une gorgée de champagne. Curieusement, il n’éprouvait pas les réticences qu’il avait
généralement à évoquer son passé. Comment réagirait Eleanore si elle apprenait la vérité ? Serait-elle
choquée ?
— Je n’ai pas connu mes parents.
— Pas du tout ?
— J’étais un enfant des rues, Eleanore.
— Vous m’avez menti.
Il fronça les sourcils en essayant de se rappeler ses propos exacts.
— J’ai simplement dit que vous aviez beaucoup d’imagination.
Elle plissa le nez, mais ne détourna pas le regard.
— Je suis désolée. Cela a dû être très dur.
— Oui. Terriblement. La peur, le froid, la faim…
Les mots étaient sortis tout seuls. Personne ne connaissait les détails de sa vie d’errance, même pas
Tomaso.
— Je peux vous demander ce qui est arrivé à vos parents ?
La douceur de sa voix et sa compassion eurent raison des dernières résistances de Lukas.
— Ma mère m’a perdu dans un train à destination de Moscou.
— Oh ! c’est horrible. Elle a dû avoir le cœur brisé.
Evidemment, elle n’avait pas compris.
— C’était délibéré, Eleanore. Elle m’a abandonné.
— Mais…
Manifestement, ce concept lui était complètement étranger.
— Mais… pourquoi ? demanda-t-elle enfin, consternée.
A présent, même s’il n’en avait pas très envie, Lukas devait achever son histoire. Il le fit avec une
honnêteté brutale.
— Ma mère était une reine de beauté défraîchie, abîmée par la drogue, et mon père probablement
l’un de ses nombreux amants. Je représentais une lourde charge. Nous vivions dans un taudis… Me
retrouver à la rue n’a pas changé grand-chose pour moi.
— Sauf que vous vous êtes retrouvé tout seul !
Il refusait de s’apitoyer sur son sort.
— Avant que vous vous mettiez à pleurer, je vous rappelle que je suis l’un des hommes les plus
riches de Russie. En fait, ma mère m’a fait une faveur en m’abandonnant.
Elle écarquilla ses beaux yeux noisette.
— Comment avez-vous survécu ?
— Comme des milliers d’autres enfants. J’ai volé, chapardé, fouillé dans les poubelles, et dormi
dans les gares et sous les portes cochères. J’ai aussi passé quelques mois dans un orphelinat.
Il s’en était enfui très vite, pour repartir à la recherche de sa mère. Comme Eleanore maintenant, il
avait d’abord cru à une terrible erreur. Car une mère ne peut pas abandonner son enfant.
Malheureusement, il avait fini par découvrir la vérité.
— Ma vie n’était pas rose… Quand j’ai eu seize ans, Tomaso a convaincu son frère de m’engager
comme mousse sur un porte-conteneurs. J’ai su saisir ma chance au bon moment. C’est ce qui m’a sauvé.
— La loi du plus fort, murmura-t-elle en se souvenant d’une de leurs conversations. Vous auriez pu
contacter la police pour tenter de retrouver votre mère.
— Non, Eleanore. Vous ne les connaissez pas. Ce sont eux les pires.
En comparaison, elle avait vécu un vrai conte de fées… Certes, elle se sentait parfois exclue et
moins douée que ses sœurs, mais elle n’avait jamais douté d’être aimée, même si la mort de sa mère avait
marqué le début d’une période plus difficile. Remarié, son père était devenu moins accessible.
Néanmoins, il avait toujours été là. Elle n’avait jamais manqué d’affection.
— C’est pour cela que vous construisez une école, observa-t-elle à mi-voix.
Un jour, elle était tombée sur la brochure d’information d’une Fondation pour orphelins, avec des
photos de Lukas au milieu d’enfants. Son premier réflexe avait été de se dire qu’il soignait son image de
marque. Ce genre d’opération publicitaire ne coûtait pas grand-chose et attirait la sympathie des bien-
pensants.
Petra, naturellement, n’avait pas tari d’éloges sur cette initiative généreuse. Selon elle, Lukas se
dévouait corps et âme à la cause des enfants perdus. Eleanore, qui avait cru qu’elle exagérait, mesurait à
présent la noblesse de ses intentions.
— Qui vous en a parlé ? demanda Lukas avec rudesse.
— Petra.
— Elle est trop bavarde.
Il haussa les épaules.
— Il faut bien que quelqu’un fasse quelque chose pour tous ces pauvres gosses. Non seulement j’ai
les moyens de les aider, mais je connais parfaitement le problème. Il était logique que je m’engage.
Il était surtout altruiste et dévoué… Eleanore scruta son expression. Elle était gênée d’avoir forcé
ses confidences, de l’avoir replongé dans ses souvenirs malheureux. Elle avait envie de se lever pour le
prendre dans ses bras.
Comme s’il devinait le cours de ses pensées, il se leva, et elle eut peur que la soirée soit déjà
terminée.
— Assez de détails morbides pour aujourd’hui, déclara-t-il en lui prenant la main. Je veux une
visite en règle du Krystal Palace.
— Maintenant ?
— Pourquoi pas ?
— Il est vide, complètement désert.
— Pour la dernière fois avant longtemps, j’espère. Profitons-en.
Prise de court, Eleanore ne pouvait pas refuser. Elle avait de toute façon très envie de prolonger un
peu ce tête-à-tête avec Lukas.
10.
Débarrassé des palissades de chantier, l’hôtel paraissait majestueux. Intégralement fait de glace, le
bâtiment dégageait une sorte d’énergie mystique, soulignée par des lumières bleues, roses et dorées qui
clignotaient en alternance.
Lorsque la Ferrari noire de Lukas se gara devant l’édifice, deux vigiles chaudement vêtus les
accueillirent. L’endroit était désert à l’exception des gardes, et un silence total régnait sur les lieux.
Eleanore rentra le cou dans son manteau et abaissa les oreillettes de son ushanka. Lukas lui sourit et
plaça une main dans son dos pour la guider vers l’entrée.
Un éclairage très doux mettait en valeur les sculptures de glace imaginées par Eleanore : des
licornes, des loups et des nymphes.
— Nous ne sommes pas vraiment seuls, murmura-t-elle.
Lukas leva les yeux vers la coupole.
— Le dôme de verre dont vous rêviez est parfaitement réussi.
— Oui. Et cela n’a pas été facile. Il a fallu renforcer l’armature avec des inserts en acier. Je n’y
serais pas arrivée seule. Votre chef ingénieur s’est avéré une aide précieuse.
— Vous êtes trop modeste, mademoiselle Harrington.
Eleanore haussa les épaules.
— Il s’agit avant tout d’un travail d’équipe.
Sans rien ajouter, il la suivit dans le dédale de couloirs qui menaient aux chambres. Eleanore avait
conservé la carte magnétique qui lui permettait d’entrer dans les suites.
Chacun des décors arracha à Lukas des commentaires admiratifs. Il apprécia à sa juste valeur
l’aquarium de poissons tropicaux au-dessus du futon taillé dans la glace et fut aussi très impressionné par
la tente de bédouin dressée dans un décor d’oasis, avec un spa chauffé attenant. Il s’attarda un peu dans le
boudoir Louis XV de style XVIIIe, ainsi que dans la case aborigène sortie tout droit du bush australien.
Mais ce qu’il préféra fut la cabine du capitaine dans le bateau pirate.
Avec ses fenêtres en forme de hublot et sa carte au trésor déroulée sur la table basse, c’était
également la suite préférée d’Eleanore. Le fauteuil à l’ancienne était recouvert d’une peau de mouton, et
un globe terrestre qui tournait autour de son axe trônait au milieu de la pièce, à côté d’un lit à baldaquin
aux tentures de velours grenat.
— Magnifique ! s’écria Lukas. Vous vous imaginez couchée là, attachée aux montants ?
— Non !
Pourquoi pas… Elle se força à respirer calmement. Elle ne voulait pas se montrer prude, mais…
attachée ? Elle qui n’avait jamais eu de relations sexuelles !
Son pouls se précipita. Ils étaient seuls dans l’hôtel. Elle avait la sensation que quelque chose
d’inéluctable allait se produire. Ils éprouvaient un désir réciproque l’un pour l’autre…
— Vous n’avez pas l’air convaincue, murmura-t-il.
Elle le fixa sans mot dire. Serait-ce si grave de céder à ses envies ? Après tout, pour une nuit, sa
carrière n’en souffrirait pas. Une petite exception n’avait rien de catastrophique et ne dérangerait pas ses
projets à long terme.
— J’ai prévenu la sécurité que je passerais la nuit ici, déclara-t-il d’une voix rauque.
La voix grave de Lukas la ramena au moment présent.
— Ah oui ?
Il s’approcha.
— Un hôtelier digne de ce nom se doit de tester ses prestations avant de les offrir à ses clients.
— Vous pensez à tout.
Il s’immobilisa devant elle.
— A beaucoup de choses, en tout cas.
Il prit ses mains gantées dans les siennes.
— Par exemple, je t’ai déjà imaginée sans vêtements.
Il était en train de la séduire, et cela la ravissait.
— Lukas…
— Tu m’as manqué.
Lui aussi lui avait manqué, mais elle avait peur. Parfois, elle avait l’impression que ses émotions
l’étouffaient. Au cours des quinze derniers jours, elle avait essayé de se convaincre qu’elle le haïssait.
Mais c’était faux. Elle n’aurait su définir exactement les sentiments qu’il lui inspirait. Tout ce qu’elle
savait, c’est qu’elle ne croiserait sans doute jamais un homme qui la subjuguerait à ce point. Si elle ne
saisissait pas l’occasion, elle regretterait toujours de l’avoir manquée.
Elle frissonna.
— Tu as froid ?
Elle secoua la tête. Puis, obéissant à une impulsion irrépressible, elle enlaça Lukas par le cou et se
pressa contre lui. Avec un grognement indistinct, il ôta ses gants et les jeta par terre. L’ushanka
d’Eleanore suivit le même chemin, et il enfouit les doigts dans la masse soyeuse de ses cheveux, tout en
se penchant pour l’embrasser.
Leur baiser dura une éternité.
— Dis-moi ce dont tu as envie, murmura-t-il contre sa bouche en déboutonnant son manteau.
Elle glissa les mains sous sa veste et sentit ses muscles se contracter sous ses paumes.
— De toi, répondit-elle simplement.
Lukas entreprit de la déshabiller tout en la dévorant du regard. Il traça délicatement la courbe de ses
seins à travers la dentelle, puis en caressa la pointe de ses pouces.
— Oui, j’ai envie de toi, chuchota-t-elle, consumée de désir.
Elle s’agrippa à ses épaules et serait tombée s’il ne l’avait soutenue, une cuisse entre les siennes et
les mains posées sur ses fesses. Elle poussa un gémissement éloquent, et il la porta sur le grand lit.
— Mettons-nous sous les couvertures pour ne pas attraper froid.
Il la déposa sous un édredon de duvet floconneux qui se referma sur eux comme un cocon de
douceur. Il lui ôta son soutien-gorge, son souffle brûlant courant sur sa peau. Elle s’arc-bouta quand il
commença à lui mordiller les seins. Toute pensée cohérente la quitta. Elle ne songeait plus qu’à
découvrir, elle aussi, la nudité de son corps d’homme.
Lorsqu’elle glissa les mains sous son pull pour explorer son dos, il tressaillit et s’immobilisa.
Grisée, elle caressa la toison de son torse et l’aida à se dévêtir. Il était d’une beauté sculpturale, digne
d’un dieu grec.
— Lukas…
Lukas ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Il lui retira son pantalon et la contempla un
long moment avant de faire glisser sa culotte en dentelle sur ses jambes. Aussitôt, avant qu’elle ne puisse
céder à la gêne, il recouvrit son corps du sien et déposa un baiser sur ses lèvres, puis au creux de son
cou. Lentement, il descendit vers sa poitrine, et encore plus bas, traçant des cercles hypnotiques de sa
bouche autour de son nombril. Finalement, il effleura doucement l’intérieur de ses cuisses.
Sa beauté fragile, délicate, l’émouvait.
— Ecarte les jambes pour moi, Eleanore. Je veux te voir.
Quand une expression presque timide se peignit sur le visage de la jeune femme, il se remémora son
expression innocente lorsqu’elle s’était endormie sur le canapé de sa chambre d’hôtel à Singapour. Elle
paraissait étonnée et émerveillée à la fois, comme si aucun homme ne l’avait encore touchée.
Curieusement, en son for intérieur, Lukas se surprit à l’espérer, même si cette idée était totalement
chimérique.
— Lukas…
Absorbé dans ses rêveries, il revint brusquement à la réalité et posa la main sur le sexe d’Eleanore.
— Tu as envie de mes caresses, moya krasavitsa ? Elles te plaisent ?
— Oui, oh oui… Je voudrais…
Il ne la laissa pas achever et enfouit le visage entre ses cuisses. Elle s’agrippa à ses cheveux tandis
qu’il s’enivrait de son odeur. Jamais encore il n’avait éprouvé des sensations aussi intenses. Au bout de
quelques minutes, craignant de perdre le contrôle, il remonta vers son visage.
Elle gémissait en tournant la tête de droite à gauche, littéralement folle de désir. Il chercha un
préservatif dans la poche de son pantalon et retrouva promptement la tiédeur d’Eleanore. Il allait enfin
pénétrer le sanctuaire de son corps. C’était… le paradis, le nirvana.
— Eleanore…
Il se tut. Aucun mot n’était assez fort pour exprimer les sensations voluptueuses qui le
submergeaient. Il s’enfonça en elle d’un seul coup de reins.
Elle se raidit instantanément, et il se figea en comprenant ce qui se passait.
— Eleanore.
— Je…
Elle lui jeta un regard désemparé et stupéfait en même temps.
— Eleanore, je t’en prie, dis-moi que ce n’est pas la première fois, la supplia-t-il d’une voix
rauque.
— Je… Oh ! Lukas.
Elle referma les bras autour de lui avec un soupir plaintif, tout en l’attirant contre elle.
— Ne bouge pas, moya lyubov. Prends le temps de t’habituer à ma présence.
Il prit son visage entre ses paumes et se retira légèrement.
— C’est bon. Je n’ai plus mal.
Il lui avait fait mal !
Atterré, choqué par la découverte de sa virginité, Lukas ne savait plus s’il devait poursuivre ou non.
— Tu veux que j’arrête ?
Elle secoua la tête, et ses cheveux se répandirent sur l’oreiller. Petit à petit, son corps s’ajustait au
sien. Lukas se maîtrisait à grand-peine.
— Mets tes jambes autour de ma taille, ordonna-t-il.
Elle s’exécuta.
— Dis-moi si tu as mal, ajouta-t-il, attentif.
Elle prononça son nom dans un soupir et se détendit bientôt assez pour l’accueillir complètement en
elle. Le front moite de transpiration, Lukas fut incapable de contenir plus longtemps l’élan sauvage,
animal, qui l’habitait. Il accéléra le rythme, mais en guettant constamment le moindre signe d’inconfort
dans le regard d’Eleanore.
Heureusement, il n’y lut qu’un plaisir de plus en plus intense. Quand elle bascula dans l’extase, il fit
ce qu’il n’avait jamais fait avec aucune autre femme. Il l’accompagna dans la jouissance en l’embrassant,
les yeux rivés aux siens.
* * *
Lukas ouvrit les yeux une première fois. Eleanore était blottie contre lui, la tête au creux de son
épaule et une jambe en travers des siennes. Ils étaient tous les deux enfouis sous des couettes douillettes
qui les protégeaient du froid glacial.
Les premières lueurs de l’aube filtraient à travers les rideaux, éclairant le joli profil de la jeune
femme, et des volutes s’échappaient de ses lèvres au rythme de sa respiration.
Etendu sur le dos, Lukas contempla les tentures de velours rouge qui formaient comme un écrin
autour d’eux. Il ramena délicatement la couverture sur les épaules de la jeune femme et tenta d’analyser
ce qu’il ressentait.
Assailli par toutes sortes d’émotions contradictoires et inhabituelles, il s’interrogeait. Devait-il se
lever et la laisser, ou au contraire la serrer contre lui ?
Il respira l’odeur de pomme de ses cheveux. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il ne mangerait
plus jamais de pomme sans penser à elle. Délicatement, il enroula une mèche soyeuse autour de son doigt.
Il ne voulait pas la réveiller. Elle avait l’air si paisible… Si belle. Si innocente.
Il fronça les sourcils. Elle avait perdu sa virginité avec lui. Il n’était pas encore remis de sa
stupéfaction. En même temps, il aurait dû s’y attendre. Sa pureté l’avait frappé dès le début. Lui avait-il
fait mal ? Il bougea juste un peu pour la contempler.
Elle se pelotonna contre lui avec un soupir.
Cédant à une impulsion inexplicable, il se pencha pour l’embrasser, effleurant à peine sa bouche.
Aussitôt, elle leva le menton comme pour réclamer davantage. De nouveau, il sourit.
— Lukas…, chuchota-t-elle.
— Je suis là.
Il se gratta la gorge avant de déposer un autre baiser sur sa bouche.
— Hum, c’est très agréable.
Elle n’avait toujours pas ouvert les yeux. Il l’embrassa encore. Il n’avait pas besoin d’aller plus
loin. Il lui suffisait de la toucher, de la caresser. Mais, quand elle se tendit vers lui en arquant les reins, il
roula sur elle.
— Tu as mal, moya krasavitsa ?
— Non.
* * *
Lorsqu’il rouvrit les yeux pour la deuxième fois, Eleanore était dans un état de panique
indescriptible.
— Lukas ! Lucky !
Elle avait enfilé son jean et son pull, et sautillait sur place en mettant sa deuxième bottine. Il fronça
les sourcils.
— Lucky ? répéta-t-il sans comprendre.
— Le petit chat. J’ai oublié de lui donner à manger hier soir. Il doit être mort de faim.
Lukas se laissa retomber sur l’oreiller.
— Ne t’inquiète pas. Il a connu pire.
— Ce n’est pas une raison.
Il songea à la ramener au lit de force, mais sa mine résolue le dissuada. D’ailleurs, elle parlait déjà
d’appeler un taxi s’il n’avait pas le temps de la raccompagner. Il se dépêcha de s’habiller.
Elle garda le silence pendant le trajet, et il se demanda si elle avait des regrets. Mais peut-être était-
elle simplement ennuyée d’avoir été vue en sa compagnie par le personnel de l’hôtel au moment où ils
sortaient. Il serra les mâchoires. Il n’avait pas à se formaliser de son comportement. Elle cherchait
simplement à préserver sa réputation professionnelle. Après tout, il avait lui aussi placé son travail au
premier plan toute sa vie.
Des idées folles tourbillonnaient dans sa tête. Son ventre était noué. Il imaginait Eleanore dans son
appartement. Dans son lit. Dans sa vie. Mais elle allait repartir. Le lendemain.
Absorbée par la lecture de ses messages pendant qu’il conduisait, elle se redressa subitement avec
un sourire éclatant.
— Elle vient ! Isabelle !
Lukas plissa le front. Un tel état de dépendance n’était ni bon ni souhaitable pour elle.
— Tu n’as pas besoin de ta famille pour réussir, Eleanore. Tu as du talent et des capacités.
— Je sais.
Il se reprocha d’être intervenu. Après tout, cela ne le regardait pas.
Il avait simplement l’intention de la déposer devant son immeuble mais, comme il y avait une place
libre, il gara sa voiture pour l’escorter jusqu’à sa porte.
Finalement, il monta avec elle. Le chaton fit la fête à Eleanore et se frotta contre ses jambes.
Lukas se surprit à être même jaloux du chat…
— Je devrais y aller.
— Je donne à manger à Lucky et je te raccompagne.
Il patienta nerveusement.
Lorsqu’elle le rejoignit avec un petit sourire timide, adorable, il la serra dans ses bras.
— Tu m’invites à prendre une douche avec toi ? proposa-t-il.
* * *
Lorsqu’il se réveilla, Lukas était seul. Il lui fallut un peu de temps pour retrouver ses repères, car il
avait dormi d’un sommeil de plomb. Il avait sombré lourdement, dans le lit d’Eleanore, après lui avoir
fait l’amour.
Il repensa à la conversation qu’ils avaient eue un peu avant.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais vierge ?
Elle s’était crispée, et il avait maudit sa brutalité maladroite.
— C’est important ?
Cela l’était, mais il n’aurait su expliquer pourquoi. Certes, il éprouvait un orgueil un peu primaire à
être son initiateur. Le premier homme à la toucher aussi intimement, à lui donner du plaisir. Mais il y en
aurait d’autres après lui. Une femme aussi belle et désirable aurait sans doute beaucoup d’amants.
Naturellement, il ne lui avait rien dit de tout cela et s’était contenté d’abonder dans son sens. Il
regrettait seulement de ne pas l’avoir traitée avec plus de ménagement et de délicatesse.
— C’était très bien, lui avait-elle assuré. Et pour toi ?
— Velikolepnyy, avait-il répondu en toute sincérité.
— Ce qui veut dire ?
— Fabuleux.
C’était vrai. Avec Eleanore, il ne se contentait pas d’assouvir un besoin physique. Elle lui
réchauffait le cœur.
Elle avait eu un sourire d’une sensualité exquise qui avait bouleversé Lukas.
— Oui, avait-elle acquiescé en caressant ses joues râpeuses. Et quel est cet autre mot que tu
prononces si souvent ?
— Beauté. Ma beauté…
Un bruit dans la cuisine le ramena soudain au présent. Il avait rarement eu envie, comme
aujourd’hui, de faire la grasse matinée.
Une nuit ne suffirait pas à calmer l’ardeur qui le dévorait… Il avait connu avec Eleanore des
instants inoubliables, et pas seulement sur le plan sexuel. Ils s’étaient amusés comme des fous sous la
douche, en riant aux éclats. Elle était drôle… et très coquine.
Il était temps de se lever.
Une odeur de gâteau lui chatouilla les narines. Eleanore faisait de la pâtisserie ? Non, cela semblait
improbable.
Sur le seuil de la cuisine, il se figea.
Vêtue d’un simple peignoir en soie, pieds nus, les cheveux vaguement relevés en chignon, Eleanore
sortait une plaque du four.
Le sang de Lukas se glaça.
Puis une petite boule de poils effleura ses chevilles, et il sursauta violemment.
Eleanore se tourna vers lui, et son sourire s’évanouit brusquement.
— Qu’y a-t-il ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des muffins. Tu n’as pas faim ?
Des muffins. Des biscotti. Une nostalgie douloureuse remonta en lui du fond de son enfance
malheureuse. En même temps, il éprouvait une frustration violente, qui lui tordait le ventre et le terrifiait.
Sa vie n’était finalement pas aussi réussie qu’il le prétendait… Il lui manquait l’essentiel. Et il ne l’aurait
jamais. Le bonheur n’était pas pour lui. Il le savait depuis toujours.
— Lukas, que se passe-t-il ?
— Rien.
Il s’éclaircit la voix.
— Je ne savais pas que tu étais une fée du logis.
Elle plissa le front.
— Pourquoi dis-tu cela comme si c’était une insulte ?
— Pas du tout. Mais les féministes comme toi sont plutôt du genre à aller acheter des viennoiseries
au Starbucks du coin.
— Pardon ?
— Ecoute, je dois partir.
Eleanore fixa d’un air hébété l’homme qui lui avait fait l’amour plusieurs fois depuis la veille, entre
les bras duquel elle avait défailli de plaisir. Ils avaient partagé des moments fabuleux, il l’avait dit lui-
même. Et maintenant il avait l’air de vouloir tout effacer. Pourquoi ?
Le rouge lui monta aux joues. Quelle idiote ! Elle avait oublié que cette nuit n’était qu’un intermède,
une simple distraction…
— Dis-moi, lança-t-elle avec une froideur qu’elle était loin de ressentir. As-tu déjà préparé un
chocolat chaud à une femme après lui avoir fait l’amour ?
— Comment ?
— C’est ce que je pensais… Au revoir, Lukas. Adieu. Bonne journée.
Sur ces mots, elle se dirigea vers le salon. Elle se sentait horriblement seule, autant qu’à la mort de
sa mère.
— Bozhe, Eleanore.
Il la prit par les épaules pour l’obliger à lui faire face. Quand il voulut l’embrasser, elle résista de
toutes ses forces. Mais, traîtreusement, son corps céda, s’embrasant sous les baisers fougueux de Lukas.
— Excuse-moi, Eleanore. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Quelquefois, je suis glupo.
— Je ne comprends pas.
— Stupide.
— Non, c’est ma faute. Je n’avais pas à t’imposer de prendre le petit déjeuner avec moi.
Il l’embrassa de nouveau, et elle fondit complètement.
— Si, tu avais raison d’en avoir envie. Mais maintenant je dois vraiment partir. Il y a beaucoup de
choses à préparer pour l’inauguration de ce soir.
— Je sais.
Elle avait sottement espéré passer la journée avec lui, mais ce n’était pas raisonnable. D’abord
parce qu’elle s’apprêtait à regagner New York. Ensuite parce qu’elle pourrait très facilement tomber
amoureuse de cet homme fort et tendre à la fois.
— Moi aussi, je vais être très occupée. Mais nous nous verrons à la réception, n’est-ce pas ?
— Oui.
Eleanore demeura aussi immobile qu’une statue pendant qu’il s’en allait. Puis, elle retourna dans la
cuisine chercher une tasse de thé et un muffin. Son petit carnet orange était posé sur la table basse. Elle le
feuilleta distraitement. Chaque année, à l’occasion du nouvel an, elle redéfinissait ses objectifs. Ils
n’avaient pas changé depuis qu’elle avait quitté l’université.
Elle tenait son journal intime depuis le jour où, en rentrant de l’école, elle s’était précipitée dans la
chambre de sa mère pour lui offrir une figurine en argile qu’elle avait modelée en classe. Mais le lit était
vide. Sa mère était morte, et on n’avait pas eu le temps de la prévenir. Même si elle était très entourée, la
désolation qui s’était abattue sur Eleanore ce jour-là ne l’avait plus quittée pendant longtemps.
Elle avait eu l’impression d’être un frêle esquif perdu en pleine mer, ballotté par les flots, sans rame
ni gouvernail. La rédaction de son journal l’avait beaucoup aidée. Elle se fixait des objectifs concrets.
Quand elle les avait atteints, elle en définissait de nouveaux. Elle avait beaucoup progressé, grâce à cette
méthode. Mais n’était-elle pas devenue un peu trop rigide ?
« Je suis surpris de voir le mariage en bas de la liste », avait dit Lukas. Cela l’avait sans doute aussi
rassuré… Un séducteur n’épousait pas ses conquêtes. En tout cas, il ne risquait pas de lui faire changer
l’ordre de ses priorités. Alors pourquoi les remettait-elle en question ?
* * *
En fait, elle s’était trompée. Il l’appela. Mais pour lui dire qu’il ne viendrait pas.
Un verre de vin blanc à la main, Eleanore avança machinalement jusqu’au tableau suivant. Elle avait
dû se secouer pour assister à ce vernissage.
Au téléphone, Lukas lui avait promis de reporter sa visite au week-end suivant. Finalement, il s’était
encore décommandé. Par mail, cette fois-ci, alors qu’elle avait déjà organisé cette sortie dans l’une des
meilleures galeries d’art de New York. Elle aurait tant aimé s’y rendre à son bras ! C’était sans doute un
peu idiot de sa part, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de rêver un peu.
Pourtant, elle ferait mieux de se résigner à l’inévitable. Puisque tout était fini avec Lukas, pourquoi
ne pas passer à sa priorité numéro deux, c’est-à-dire un investissement immobilier ?
En réalité, elle n’avait plus envie de rien, sauf peut-être de se mettre sous la couette et de ne plus
bouger.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle tombe amoureuse d’un séducteur invétéré ? Il s’était uniquement
intéressé à elle parce qu’elle se refusait. Ce don Juan épris de conquête ne lui avait d’ailleurs rien
promis. Elle était la seule à blâmer.
Elle ne se reconnaissait plus. Le soir du gala, s’il lui avait demandé de passer la nuit avec lui, elle
aurait accepté en sautant de joie. Cette décision aurait été une catastrophe, car il aurait fini par se lasser.
A la fin, non seulement elle aurait eu le cœur brisé, mais elle se serait retrouvée sans travail.
Non, c’était mieux ainsi. Beaucoup mieux.
Elle étouffa un sanglot et pressa la paume de sa main sur sa poitrine pour calmer la douleur.
Ce qu’elle avait dit à Lulu était la stricte vérité. L’ambition professionnelle et la vie amoureuse ne
faisaient pas bon ménage. Elle en avait une nouvelle preuve. A présent, il fallait relativiser. Certes, elle
avait vécu une nuit fabuleuse, mais elle s’en remettrait. De toute façon, elle n’avait pas le choix.
— Eleanore Harrington ?
Un jeune cadre new-yorkais, vêtu avec élégance, lui tendit la main. A peine plus grand qu’elle, avec
une carrure de boxeur, il était doté de l’assurance des gens bien nés. Peut-être un banquier. Ou un
investisseur.
— Oui.
— Peter Bournesmith, de l’agence immobilière Bournesmith. Ravi de vous rencontrer.
— Ah bon ? répondit-elle avec un intérêt feint. Pourquoi cela ?
— J’ai visité le Krystal Palace la semaine dernière et j’ai été très impressionné par votre
magnifique réalisation.
Il avait les yeux bleus. Plus foncés que ceux de Lukas. Sans éclat… Elle se réprimanda pour cette
comparaison et se ressaisit.
— Merci, mais je ne suis pas l’auteur du projet. Le chantier était déjà commencé quand je suis
arrivée.
— Néanmoins, j’aurais besoin d’une architecte comme vous pour un projet d’envergure à Dubaï.
Il lui proposait un travail ?
— Je suis désolée, mais ma contribution au Krystal Palace était exceptionnelle. Je travaille pour le
groupe Harrington.
— Ah.
Il l’étudia un instant.
— Avez-vous déjà envisagé d’ouvrir un cabinet ?
Immédiatement, Eleanore se remémora les propos de Lukas, un mois plus tôt.
« Le cadre familial n’est pas toujours propice à l’épanouissement. »
Pourtant, sa sœur ne bridait pas ses ambitions. C’était elle qui tenait à planifier sa vie. Cela lui
donnait un sentiment de sécurité.
Malheureusement, ces précautions ne l’avaient pas protégée d’un chagrin d’amour… Et si le moment
était venu d’envisager de nouveaux horizons ? Il était peut-être temps de croire en ses capacités propres
au lieu de tout attendre de sa famille. Le monde ne se limitait pas à l’empire des Harrington. Mais
pouvait-elle partir juste quand Isabelle avait le plus besoin d’elle ?
— Apparemment, je vous donne à réfléchir, dit Peter Bournesmith.
Eleanore secoua la tête.
— Pas vraiment, non.
Malgré tout, sa voix tremblait un peu, ce qui n’échappa pas à son interlocuteur. Il lui tendit sa carte.
— Reparlons-en autour d’un verre. Nous pouvons même dîner ensemble.
Eleanore s’ennuyait souvent le week-end, mais elle n’avait aucune envie de sortir avec Peter
Bournesmith. Elle préférait encore passer ses soirées seule avec Lucky et un grand pot de glace à la
vanille devant la télévision.
— C’est gentil, mais non, merci.
Elle s’en alla presque aussitôt, en évitant de passer devant le photographe qui prenait des clichés
pour un magazine people.
* * *
— Eleanore me manque.
Sans même lever les yeux de son écran, Lukas grommela une vague réponse tandis que Petra
déposait une pile de courrier sur son bureau.
— Vous avez des nouvelles ?
Lukas se frotta la mâchoire.
— Non. Pourquoi ?
— Elle aurait pu appeler pour savoir comment se passe l’activité à l’hôtel. Après, tout, il est ouvert
depuis quinze jours à présent.
— Elle peut très bien téléphoner directement au Krystal Palace, ou bien lire les comptes rendus
dans les journaux, comme tout le monde.
— Hum.
Petra s’attarda en faisant mine de ranger quelques dossiers.
— Elle n’a peut-être pas le temps, tout simplement. Elle a l’air très occupée.
Lukas, qui cherchait un prétexte pour se débarrasser de sa secrétaire importune, mit quelques
secondes à réagir.
— Occupée ? Que voulez-vous dire ?
— Eh bien… J’ai vu des photos sur Internet, prises à l’occasion d’un vernissage. Un charmant jeune
homme l’accompagnait. Vous avez encore besoin de moi ?
— Non.
Dès qu’elle fut partie, les doigts de Lukas tapèrent le nom d’Eleanore sur Google, presque malgré
lui. Depuis quinze jours, il s’évertuait pourtant à l’oublier. Sans succès. La douceur de sa peau et son rire
cristallin le hantaient tout autant que la vivacité de son esprit. Le sourire qu’il aperçut sur l’écran, qui ne
lui était pas adressé, lui donna un coup au cœur.
Il lut la légende sous la photo.
« Les faveurs » ?
Eh bien, elle n’avait pas perdu son temps pour le remplacer. Pendant que lui se tuait au travail…
Que croyait-il donc ? Qu’elle se languissait de lui et dépérissait en son absence ?
— Allez la voir.
Il sursauta. Depuis combien de temps avait-il les yeux fixés sur cette photo ? Petra était revenue. Il
ne l’avait même pas entendue.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Parce que vous êtes amoureux.
Lukas secoua la tête.
— D’où vous vient une idée aussi saugrenue ?
— J’ai vu comment vous la regardiez. Et vous êtes d’une humeur massacrante depuis qu’elle est
partie. Un vrai ours.
— Je suis surmené.
— D’habitude, cela ne vous empêche pas d’être aimable. En ce moment, vous êtes tellement
désagréable que je songe à démissionner.
Lukas la foudroya du regard.
— Vous ne pouvez pas faire cela.
— Je ne suis pas la seule. Vous ne parlez plus aux gens, vous aboyez. Rien ne vous satisfait.
— Je suis peut-être plus exigeant.
— Je l’espère. Je n’ai jamais apprécié vos fréquentations féminines jusqu’à maintenant.
— Il n’est pas question de ma vie personnelle, et je n’ai jamais fréquenté intimement Eleanore
Harrington.
— Eh bien vous auriez dû.
Petra se radoucit.
— Je m’inquiète pour vous, Lukas.
— Vous n’êtes pas ma mère, Petra.
Elle renifla bruyamment et tourna les talons.
— Je suis désolée. Excusez-moi.
Der’mo, pesta Lukas rageusement.
Il regarda de nouveau la photo d’Eleanore. Etait-il tombé amoureux ? A cette idée, son cœur se
serra douloureusement.
Il ne pouvait pas nier qu’elle l’avait profondément changé. Non seulement il avait du mal à se
concentrer, mais son travail ne lui apportait plus ni satisfaction ni réconfort. Récemment, il s’était surpris
à dresser inconsciemment une liste de priorités. La famille venait en numéro un, avec Eleanore…
Il lui suffisait généralement de se souvenir qu’elle lui avait préféré une promotion pour que la colère
remplace toute autre émotion.
Il tambourina nerveusement des doigts sur son bureau. Il n’avait plus éprouvé un tel désespoir
depuis ses douze ans, quand il avait retrouvé sa mère par hasard, dans une rue. Depuis, il s’était juré de
ne plus poursuivre aucune femme. Jamais.
C’était pourtant bien le projet qui lui trottait dans la tête en ce moment. Il pressa les paumes de ses
mains contre ses tempes. Sans Eleanore, le reste de son existence lui apparaissait comme un vide béant.
Un froid glacial s’insinua en lui, comme à l’époque où, petit garçon timoré et solitaire, il tremblait de
peur dans le train qui l’emmenait à Moscou.
Mais les années avaient passé. Il était adulte, maintenant, capable d’agir et de faire des choix.
Petra avait raison. Il était amoureux, d’une femme très belle et qui était probablement trop bien pour
lui. C’était inexplicable et embarrassant, mais bel et bien réel.
L’amour… Il ne connaissait rien de ce sentiment. Des images envahirent son esprit. Eleanore tout
attendrie avec son chaton. Son expression lorsqu’elle avait joui. Sa façon de le regarder quand il
l’embrassait. Son humour.
Il poussa un juron et se leva brusquement. Il ignorait si elle voudrait de lui, si elle serait prête à
revoir pour lui sa liste de priorités. Mais il se devait d’essayer.
Il se planta devant le bureau de Petra qui ne daigna pas le regarder.
— Excusez-moi.
Elle ne broncha pas. Il ne s’en était jamais rendu compte jusque-là, mais il avait manifestement un
faible pour les femmes entêtées.
— Auriez-vous la gentillesse de me réserver un billet d’avion pour New York ?
Cette fois-ci, elle leva les yeux.
— Avec plaisir.
* * *
* * *
Si vous avez aimé Patron et amant,
découvrez dès à présent un extrait de :
Chantage et séduction, de Susanna CARR
à paraître le mois prochain
dans votre collection Azur.
Indifférent aux beautés de l’Algarve, Cooper Brock arpentait furieusement la plage magnifique en
dévisageant les gens allongés au soleil. Le sable crissait sous ses chaussures en cuir, et son costume noir
rendait la chaleur encore plus intense, mais il n’y prêtait aucune attention.
Où était-elle ? Les mâchoires serrées, il scruta un groupe de jeunes femmes qui se baignaient dans
les vagues. Où était Serena Dominguez, la créature qui le tourmentait depuis un mois ? Dès le moment où
il l’avait rencontrée à Londres, à une soirée de gala, Cooper avait décidé de la conquérir. Mais ce qu’elle
avait fait aujourd’hui changeait complètement la donne.
Il était fou de rage. Au bout de deux ans de patience, alors qu’il était tout près de conclure enfin le
deal qui manquait à l’empire Brock, Serena Dominguez lui avait ravi la victoire.
Malgré ses efforts, son père n’était jamais parvenu à acquérir la propriété des Alves qui
représentait pourtant un énorme atout pour ses affaires. Cooper se réjouissait d’autant plus de sa réussite
qu’il avait agi dans le respect de la stricte légalité, prouvant ainsi que ses méthodes valaient mieux que
celles d’Aaron Brock.
En lui déniant son succès, Serena le privait d’une immense satisfaction.
Il s’arrêta abruptement en reconnaissant son rire de gorge entrecoupé de bribes de conversation.
Instantanément, une excitation sexuelle incontrôlable coula dans ses veines. Changeant de direction, il se
dirigea d’un pas décidé vers le parasol bleu d’où venait la voix.
Dès qu’il aperçut Serena Dominguez, ses épaules se voûtèrent comme sous l’effet d’un coup de
poing à l’estomac. Il se força à respirer calmement en maudissant les réactions de son corps. Le seul fait
de la voir produisait toujours un choc incroyable…
Pour maîtriser son trouble, il s’obligea à garder les yeux sur ses pieds. Elle avait une chaîne en or
autour de la cheville. Le cadeau d’un amant possessif ? se demanda-t-il malgré lui. Il eut envie de la lui
arracher.
Son regard remonta le long de ses jambes fuselées, jusqu’au bikini blanc qui épousait
scandaleusement ses hanches. Il ferma les paupières en refoulant un désir violent. Puis, résolument, il fixa
le profil de Serena qui achevait sa communication.
Malheureusement, de grosses lunettes noires cachaient son visage. Avec ses pommettes hautes, ses
lèvres pulpeuses et son menton pointu, Serena Dominguez était plus que belle. Sa grâce sensuelle
envoûtait littéralement Cooper.
Après avoir reposé son portable, elle leva la main pour rejeter en arrière ses longs cheveux bruns,
et se figea en l’apercevant.
— A quoi jouez-vous, Serena ? lança Cooper avec rudesse.
— Olá, monsieur Brock, répondit-elle avec son accent brésilien si caressant. Qu’est-ce qui vous
amène au Portugal ?
— Ne faites pas l’innocente. Je n’ai pas de temps à perdre à ces petits jeux.
— Vraiment ? Je croyais, au contraire, que vous y preniez plaisir.
Elle remonta ses lunettes sur le sommet du crâne. Ses yeux avaient des reflets dorés, comme la
tequila préférée de Cooper. Elle avait troqué ses mines polies et réservées contre un large sourire,
éclatant mais complètement factice.
— Je devais signer aujourd’hui l’acte de propriété des terres des Alves, énonça-t-il aussi
calmement que possible. Et je découvre que vous me les avez volées.
— Volées ? Attention à ce que vous dites, cow-boy. Je ne suis pas une voleuse.
Ce ton supérieur déplaisait profondément à Cooper. C’était elle qui n’avait pas joué franc-jeu, pas
lui.
— Comment avez-vous réussi ce coup ? Vous avez beau être un génie de la finance, vous n’avez ni
l’argent ni les relations pour arracher une négociation de cette importance.
Elle eut un geste évasif.
— Je n’ai pas besoin de cela. Il me suffit de sourire et de battre des cils.
En portant un décolleté éloquent, rajouta Cooper intérieurement en contemplant sa poitrine
voluptueuse.
Il s’éclaircit la voix.
— Vous vous trompez lourdement si vous croyez que je vais me laisser faire aussi facilement. Vous
ne me connaissez pas.
Elle croisa les mains derrière la nuque avec une nonchalance affectée.
— J’en sais davantage sur vous que vous ne soupçonnez.
— Ne jouez pas à cela avec moi, ma jolie. Que voulez-vous au juste ?
— Rien. Simplement vous battre à plate couture. Quel effet cela fait-il de ne pas obtenir ce qu’on
souhaite ? D’en être spolié… Cela doit sacrément vous ennuyer.
Elle esquissa une moue boudeuse avant de peindre un sourire éclatant sur ses lèvres pulpeuses.
— Et, je vous préviens, cela ne fera qu’empirer !
— Si vous cherchez à attirer mon attention, ce n’est pas la peine d’en rajouter, je vous ai déjà
remarquée.
Serena haussa un sourcil hautain.
— Ce n’est pas mon but.
— Ah bon ? Je vous intéresse, pourtant, je l’ai bien vu.
— Ne vous méprenez pas sur mes intentions, répliqua-t-elle en prenant son cocktail de jus de fruits
pour boire une gorgée. J’ai simplement appris à me méfier des Brock. Donc je vous surveille.
— Pourquoi vous donnez-vous tant de mal ? Vous avez forcément une idée derrière la tête.
Quand elle passa le bout de la langue sur ses lèvres, il se sentit tellement troublé qu’il faillit rater sa
réponse.
— Vous n’avez pas deviné ? Depuis un mois que vous me poursuivez, vous devriez en savoir
davantage.
Il croisa les bras en se redressant de toute sa hauteur.
— J’ai tous les éléments dont j’ai besoin. Vous êtes belle, intelligente, et vous gardez vos distances
parce que vous avez peur des émotions que je pourrais susciter en vous.
Une expression amusée se peignit sur le visage de Serena.
— Si cela vous rassure…
Elle marqua une pause en inclinant la tête sur le côté.
— C’est tout ce que vous avez appris sur moi ?
— C’est largement suffisant.
— Cela ne m’étonne pas de vous. Vous prenez vos décisions sans réfléchir, viscéralement, sans
jamais douter de parvenir à vos fins.
— Cela me réussit.
— Et si des obstacles surgissent le jeu n’en devient que plus intéressant.
Cooper plissa les yeux.
— Pourquoi vous êtes-vous mise en travers de ma route ?
— J’ai appris beaucoup de choses sur vous…
— Je suis flatté.
Une goutte de condensation tomba du verre sur la poitrine de Serena et, fasciné, il la regarda glisser
sur sa peau bronzée, entre ses seins.
— Vous auriez pu m’interroger directement, au lieu de vous renseigner à droite à gauche, murmura-t-
il.
— Vous ne m’auriez probablement pas tout dit. M’auriez-vous parlé, par exemple, du contrat très
lucratif que vous venez de conclure avec la plus grosse compagnie minière d’Australie ?
Cooper réprima un mouvement de surprise.
— Comment êtes-vous au courant ? Ce n’est pas encore officiel.
— Ou de vos négociations secrètes avec le conglomérat des télécommunications de Zürich ? C’est
un pari risqué, mais vous le gagnerez haut la main, comme d’habitude.
Cooper fronça les sourcils.
— D’où sortez-vous cela ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai mes sources… Vous n’auriez pas ébruité non plus, j’imagine, le tournoi de poker engagé
contre les Chatsfield l’an dernier à Las Vegas.
Cooper pinça les lèvres.
— Personne n’est informé…
— Vous avez gagné les vingt-cinq pour cent du capital Harrington détenus jusque-là par John
Harrington Jr. Mais soyez sans inquiétude, je serai muette.
Cooper dévisagea Serena d’un air consterné. Personne ne savait. Absolument personne. De plus,
John Jr. n’avait pas intérêt à ce que cela se sache. Comment Serena avait-elle percé le secret ? Elle
n’avait tout de même pas appris pourquoi il avait besoin de ces actions ?
Il l’avait sous-estimée. Qu’allait-elle faire de ces informations ? Poursuivait-elle un but précis ?
— Pourquoi vous êtes-vous renseignée sur moi ?
Elle bâilla en s’étirant.
— Vous me fascinez. Quelle chance vous avez eue de grandir dans un milieu fortuné et privilégié !
— Serena…
Une colère sourde assombrit brusquement son regard.
— Finalement, vous avez mené la vie que j’aurais dû avoir.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Demandez donc à votre père, lança-t-elle rageusement. Posez-lui des questions sur Felipe
Dominguez. Aaron Brock a ruiné mon père, il y a quatorze ans.
La peau de Cooper se hérissa, et une désagréable sensation de froid l’envahit. Le nom ne lui
rappelait rien, mais son père était tout à fait capable d’une chose pareille.
— De toute manière, cela n’a rien à voir avec moi.
— Même si vous n’êtes pas complice, vous en avez recueilli les bénéfices.
Cooper passa une main nerveuse sur ses cheveux coupés très court.
— Quel est le rapport avec la propriété des Alves ?
— Je vous en dirai davantage ce soir, répliqua-t-elle platement. Rendez-vous à 20 heures au
restaurant du Harrington. A quel hôtel êtes-vous descendu ?
Il secoua lentement la tête. Il n’était pas question de se laisser mener par le bout du nez.
Promptement, il avança d’un pas et posa les mains sur les accoudoirs de la chaise longue.
Serena ne broncha pas, même lorsqu’il se pencha tout près avec une expression menaçante.
— Je ne vais pas attendre jusqu’à ce soir. Dites-le-moi maintenant.
Manifestement, il en fallait davantage pour intimider Serena.
— Je ne suis pas disponible.
Elle se comportait en princesse trop gâtée, comme si elle était le centre du monde. Cooper refréna
une furieuse envie de l’agripper par les épaules pour la secouer.
— Serena, je vous jure…
— Vous n’avez pas le choix, coupa-t-elle.
— Je n’ai pas de temps à perdre.
Elle s’esclaffa.
— Cow-boy, cela fait quatorze ans que j’attends ce moment. Certes, j’aurais préféré discuter avec
votre père, mais vous ferez l’affaire.
Il eut envie de l’étrangler et se redressa en s’efforçant de se calmer.
— Comment osez-vous me parler sur ce ton… ?
De nouveau, elle l’interrompit.
— Nous reprendrons cette conversation ce soir. J’espère que vous avez l’estomac bien accroché
pour supporter les révélations concernant Aaron Brock.
Nul n’avait le droit de traiter sa famille ainsi ! Même pas la séduisante tentatrice qui avait envahi
ses rêves…
— Mon père est un homme d’affaires respecté dans le monde entier. Personne ne se permettrait de
ternir sa réputation.
— Parce qu’on a peur de lui ! Nous en reparlerons au restaurant.
Luttant contre la sensation désagréable et inhabituelle d’être acculé, Cooper n’avait
malheureusement pas les moyens de riposter. Il rendait généralement coup pour coup, mais il lui fallait
d’abord savoir si Serena bluffait ou si elle détenait réellement des informations compromettantes.
— Eh bien, à ce soir, conclut-il à contrecœur. Si vous ne venez pas, je saurai vous retrouver.
— Pourquoi me déroberais-je alors que je suis en position de force ? railla-t-elle quand il tourna
les talons.
Le rire de la jeune femme résonna aux oreilles de Cooper tandis qu’il s’éloignait. Il n’avait que
quelques heures pour se renseigner et découvrir comment Aaron Brock avait provoqué la ruine de Felipe
Dominguez. Un horrible pressentiment l’envahit. Son père était capable du pire.
TITRE ORIGINAL : RUSSIAN’S RUTHLESS DEM AND
Traduction française :
HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe Harlequin
Azur® est une marque déposée par Harlequin
© 2015, Harlequin Books S.A.
© 2016, Traduction française : Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-5478-3
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation de
HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des
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