Les Paradoxes Éducatifs de Rousseau
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Les Paradoxes Éducatifs de Rousseau
Laurent Fedi
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Naturaliser l’éducation
sur les objets »). Seul est bien éduqué celui chez qui ces trois édu-
cations convergent. Mais ces trois éducations n’ont pas le même
statut : l’éducation qui vient de la nature ne dépend pas de nous,
celle qui vient des choses n’en dépend que partiellement, et il n’y
a que celle des hommes qui soit pleinement en notre pouvoir et que
nous puissions par conséquent organiser nous-mêmes. Or, Rousseau
constate que c’est par cette éducation que l’homme dégénère, parce
que celle-ci, faite par et pour la société, le pervertit, le déprave,
altère ses penchants naturels. En effet, au lieu d’élever l’individu
« pour lui-même » on l’élève « pour les autres ». Et puisque « tout
n’est que folie et contradiction dans les institutions humaines1 », il
n’y a rien à attendre de l’usage établi.
Rousseau trouve la solution dans une véritable subversion du
concept. L’éducation, qui était censée assurer le passage de la nature
à la culture, est détournée de sa dimension institutionnelle et rame-
née du côté de la nature sans cesser d’être une technique, c’est-
à-dire une production ou une pratique humaine, c’est-à-dire encore,
au sens premier, un artifice. Rousseau produit le concept assez
étrange d’un artifice qui serait une technique naturelle. Artificielle,
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1. Voir Locke, par exemple : « La grande affaire dans l’éducation est de
considérer quelles habitudes vous faites prendre à l’enfant […] » (Quelques pensées
sur l’éducation, § 18).
2. Voir, entre autres, Érasme, De pueris, tr. fr. Pierre Saliat, Paris, Klincksieck,
1990, p. 58-59 ; Locke, Quelques pensées sur l’éducation, § 34 ; Fénelon, Les
Aventures de Télémaque, p. 104.
3. Émile, livre I, gf p. 50, oc, t. IV, p. 260.
4. Émile, livre V, gf p. 566, oc, t. IV, p. 799.
5. Quelques pensées sur l’éducation, § 115.
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1. Le gouverneur s’arrange pour que les exercices soient perçus comme un
jeu (livre II, p. 189). Rousseau recommande de tout quitter avant que l’élève
s’ennuie « car il n’importe jamais autant qu’il apprenne, qu’il importe qu’il ne
fasse rien malgré lui » (livre III, gf p. 221/oc, t. IV, p. 436).
2. Émile, livre II, gf p. 151/oc, t. IV, p. 362.
3. H. Hannoun, L’éducation naturelle, Paris, puf, 1979, p. 139.
4. « Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux
enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes […] » (Émile,
livre II, gf p. 90/oc, t. IV, p. 300).
5. F. Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré Champion,
2004, p. 145, p. 185.
6. J. Château, Jean-Jacques Rousseau…, p. 185.
7. Émile, livre IV, gf p. 415/oc, t. IV, p. 640.
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mêmes que celles qui vont à « grande belle blonde aux yeux languis-
sants »1. Ce qui vaut pour chaque type vaut pour un seul et même
individu : chaque individu doit recevoir l’éducation qui lui convient,
car « chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a besoin
d’être gouverné »2. Chacun doit exercer le métier qui correspond à
ses inclinations. Fénelon vantait l’artisan qui, dans sa boutique, « voit
tout de ses propres yeux et fait tout de ses propres mains »3. Rousseau
apprécie le métier de menuisier qui est « propre » et « utile » et
peut s’exercer chez soi4 (c’est-à-dire sans qu’on ait à changer de
place). Chaque nation ayant « son caractère propre et spécifique5 »,
Rousseau déplore également le brassage des populations qui efface
les différences nationales et perturbe la distinction des figures et des
tempéraments. Tout rapport, tout mélange est mauvais dès qu’il porte
atteinte au « propre à soi ».
Rousseau se méfie de la confusion : confusion des genres, des
sexes, des âges. C’est cela, et non un quelconque progressisme, qui
produit chez lui la fameuse « découverte de l’enfance » célébrée par
la suite à la faveur d’un bénéfique malentendu. Rousseau remet expli-
citement les choses à leur place. « L’humanité a sa place dans l’ordre
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comme il condamne les mots d’esprit, les doubles sens, les sens figu-
rés. L’éducateur doit, aussi souvent que possible, recourir aux choses
plutôt qu’aux signes qui désignent les choses et qui sont mis à la
place de celles-ci. On revient toujours au problème des places et du
propre à soi. Rousseau veut limiter l’enseignement du vocabulaire afin
d’éviter les équivoques. Émile doit former les idées qui lui sont utiles
et posséder les mots qui correspondent à ses idées. Ainsi, il aura peu
de vocabulaire, mais il saura utiliser les mots à leur juste place. Il
aura ses propres idées qui ne seront pas des idées d’emprunt, ses
propres connaissances qui ne seront pas des connaissances impor-
tées, et il agira toujours d’après sa pensée, non d’après celle des
autres. Il vaut mieux savoir peu mais bien savoir ce que l’on sait.
Chez Rousseau, le même principe s’applique à la propriété : M. de
Wolmar cherche moins à accroître ses possessions qu’« à les rendre
véritablement siennes »1 en présidant lui-même à la culture de ses
terres et en se faisant estimer de ses employés. Rousseau préfère un
enfant ignorant à un enfant qui a des idées fausses, ou qui n’a que
les idées des autres. « Souvenez-vous toujours que l’esprit de mon
institution n’est pas d’enseigner à l’enfant beaucoup de choses, mais
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Vivant parmi ses semblables, mais non comme eux (tel Saint-Preux à
Paris1), il n’est pas tributaire des coutumes de son pays, des limites
d’un milieu social, de la mode ou d’un code particulier. Il peut épouser
toutes les conditions parce qu’il n’est d’aucune en particulier (l’uni-
versalité naturelle annule l’exclusivisme social ). Bien qu’il ait grandi
à l’écart des autres, il n’est pas inadapté, il est au contraire capable
de s’adapter à tout, ce qui est le propre d’une éducation réussie. Émile
est l’homme universel. Il ne faut pas dire d’un tel homme qu’il n’est de
nulle part, mais qu’il est partout chez lui. Il surplombe le particulier
et le domine. Comme le souligne Pierre Burgelin, « l’homme de la
nature (même civilisée) se tient au-delà de sa condition et ne laisse
pas définir la place par le rang »2. Ainsi, « la fortune aura beau le
faire changer de place, il sera toujours à la sienne »3. Pour compren-
dre ce paradoxe, il faut restituer la manière dont se pose le problème
des places dans la périodisation rousseauiste (qui est autant logique
que diachronique). À l’état de nature, il y a de la place pour tous :
dans cette vie errante et vagabonde, personne n’a de place propre-
ment dite, mais du même coup personne n’empiète sur la place d’un
autre. À l’état social, c’est l’inverse : chacun occupe une position,
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