BorisCyrulnik-Les Vilains Petits Canards-2001

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BORIS CYRULNIK

LES VILAINS
PETITS CANARDS
LES VILAINS
PETITS CANARDS
BORIS CYRULNIK

LES VILAINS
PETITS CANARDS

EDITIONSX
DILE IACOB'
© Éditions Odile Jacob, février 2001
15, RUE SdUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 2-7381-0944-6
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a.
d'une part, que les . copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et
non destinées à une utilisation collective » et. d'autre part, que les analyses et les courtes cita­
tions dans un but d’exemple et d'illustration. « toute représentation ou reproduction intégrale
ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illi­
cite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,
constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants au Code de
la propriété intellectuelle.
Remerciements

Ce livre n’est pas tombé du ciel, il a été écrit par plu­


sieurs centaines d’auteurs. J’ai essayé de les citer dans la
bibliographie en bas de page et dans un récapitulatif en fin
d’ouvrage.
Je tiens à mettre en lumière d’autres co-auteurs dis­
crets qui sont restés dans l’ombre et sont pourtant à l’ori­
gine de plusieurs passages de ce livre.
La Ligue française pour la santé mentale avec Claude
Leroy et Roland Coutanceau a permis la réalisation d’un
grand nombre de travaux, de plusieurs voyages sur les
lieux du fracas, et de nombreuses rencontres entre cher­
cheurs et praticiens internationaux.
La Fondation pour l’enfance, grâce à la bienveillante
attention de sa présidente, Madame Anne-Aymone Giscard
d’Estaing aidée au début de l'aventure par Marie-Paule
Poilpot, a permis les échanges d’expériences entre
universitaires, médecins, sociologues, psychologues, éduca­
teurs et responsables de l’Aide sociale à l’enfance en
Europe.
Madame Claire Brisset, défenseure des enfants, a bien
voulu m’inviter dans son équipe et me donner l’occasion de
faire vivre le concept de résilience.
Le professeur Michel Manciaux, après avoir découvert
avec le professeur Michel Strauss l’incroyable phénomène

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LES VILAINS PETITS CANARDS

de l’enfance maltraitée, travaille aujourd’hui à trouver des


solutions pour prévenir cette catastrophe et aider les petits
blessés à reprendre leur développement.
Stephan Vanistendael qui s’occupe si bien du BICE
(Bureau international catholique de l’enfance) à Genève, a
été un des premiers en Europe à travailler à l’idée de rési­
lience et à s'engager auprès des enfants blessés.
Jacques Lecomte m’a souvent donné la parole avant de
prendre à son tour la plume pour dire que le bonheur était
quand même possible.
La CCE (Commission centrale de l'enfance) ne sait pas
à quel point ses enfants, aujourd'hui grandis, ont participé
à la résilience.
Les fondateurs du groupe d’éthologie humaine, Albert
Démaret auteur du premier livre d’éthologie clinique en
langue française, les professeurs Jacques de Lannoy,
Jacques Cosnier, Hubert Montagner, Jean Lecamus,
Claude Bensch et Pierre Garrigues ont su mettre au point
les méthodes d’observations éthologiques si longues à réali­
ser et si faciles à raconter.
Merci aux étudiants du diplôme inter-universitaire
d’éthologie de l’université de Toulon-Var et aux doctorants
qui ont tant travaillé et m'ont demandé de les juger. Je les
ai tellement appréciés, qu’un grand nombre d’entre eux se
retrouveront cités dans le texte, ce qui est bien normal.
Merci au professeur Bernard Golse qui, en reprenant
le flambeau de la WAIMH (World Association Infant Men­
tal Health) avec le professeur Michel Soulé, poursuivra le
travail du professeur Serge Lebovici qui a favorisé les
échanges entre la psychanalyse et l’éthologie.
Merci au professeur Michel Lemay (Montréal, Québec)
qui a découvert les pistes de la résilience depuis plus de
vingt ans, au professeur Michel Tousignant (Montréal,
Québec) qui a souligné l’importance des pressions sociales,

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LES VILAINS PETITS CANARDS

aux professeurs Charles Baddoura (Beyrouth, Liban), Vio-


letta Stan (Timisoara, Roumanie), Maria Eugenia Villalo-
bos, Maria Eugenia Colmenares, Lorenzo Balegno (Cali,
Colombie), Badra Mimouni (Oran, Algérie) et Jean-Pierre
Pourtois (Mons, Hainaut, Belgique) qui ont su créer tant
de belles rencontres et ont eu le courage d’aller sur le ter­
rain pour aider les enfants blessés de lame.
Et merci à ceux qui, en travaillant à l’idée de résilience
avec l’Association française de recherche en éthologie cli­
nique et anthropologique, constituent un milieu d’échange
intellectuel et amical si enrichissant : Jacques Colin, Rose­
lyne Chastain, Sylvaine Vannier, Michel Delage, Claude
Beata, Stanislas Tomkiewicz, Philippe Brenot, Isabelle
Guaïtella, Antoine Lejeune, Dominique Godard, Angelo
Gianfrancesco, Norbert Sillamy et beaucoup d’autres aux­
quels je pense sans les nommer.
Merci à ceux qui ont fabriqué ce livre : Florence, ma
femme qui a fortement participé à ma propre résilience et
Gérard Jorland qui, en accompagnant mot à mot le manus­
crit a limité le nombre de fautes.
Et merci à Odile Jacob qui a veillé sur la conception
de ce livre et qui s’inquiétera de son devenir.
INTRODUCTION

« Il se dirigea alors vers eux, la tête


basse, pour leur montrer qu’il était prêt à
mourir. C'est alors qu'il vit son reflet dans
l'eau : le vilain petit canard s’était méta­
morphosé en un superbe cygne blanc... »

d’après Hans Christian Andersen (1805-1875)


Le Vilain Petit Canard
« Je suis née à l’âge de vingt-cinq ans, avec ma première
chanson. »
- Avant?
- Je me débattais.
« Il ne faut jamais revenir
Au temps caché des souvenirs...
Ceux de l’enfance vous déchirent '. »
L’instant fatal où tout bascule tranche notre histoire en
deux morceaux.
- Avant?
- « J’ai dû me taire pour survivre. Parce que je suis déjà
morte, il y a longtemps - J’ai perdu la vie autrefois - Mais je
m’en suis sortie, puisque je chante1 2. »
- Sortie ? Il y a donc une prison, un lieu clos d’où l’on
peut s’évader - La mort n’est pas sans issue ?

1. Barbara, 1968, Mon enfance (chanson).


2. Barbara, 1964, Paris-Match, 21 décembre, cité in : Belfond J.-D.,
2000, Barbara l'ensorceleuse, Christian Pirot.

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LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand on est mort,


et que surgit le temps
caché des souvenirs

Genet a sept ans. L’Assistance publique l’a confié à des


paysans du Morvan : « Je suis mort en bas âge. Je porte en
moi le vertige de l’irrémédiable... le vertige de l’avant et
l’après, l’épanouissement et la retombée, une vie misée sur
une seule carte3... »
Un seul événement peut provoquer la mort, il suffit de
peu. Mais quand on revient à la vie, quand on naît une
deuxième fois et que surgit le temps caché des souvenirs,
l'instant fatal devient sacré. La mort n'est jamais ordinaire.
On quitte le profane quand on côtoie les dieux, et lorsqu’on
retourne chez les vivants, l’histoire se transforme en mythe.
D’abord, on meurt : « J’ai fini par admettre que j'étais mort
à l'âge de neuf ans... Accepter de contempler mon assassi­
nat, c’était me constituer cadavre4. » Puis, quand à ma
grande surprise, la vie s'est réchauffée en moi, j'ai été très
intrigué par « le divorce entre la mélancolie de mes livres et
mon aptitude au bonheur5 ».
L’issue qui nous permet de revivre serait donc un pas-
• sage, une lente métamorphose, un long changement d’iden­
tité ? Quand on a été mort et que revient la vie, on ne sait
plus qui l’on est. On doit se découvrir et se mettre à
l’épreuve pour se donner la preuve qu’on a le droit de vivre.
Quand les enfants s’éteignent parce qu’ils n'ont plus
rien à aimer, quand un hasard signifiant leur permet de ren­
contrer une personne - une seule suffit - pour que la vie

3. Sartre J.-P., 1952, Saint Genet. Comédien et martyr, Gallimard,


p. 12-13.
4. Castillo M. del, 1998, De père français, Fayard, p. 12.
5. Ibid., p. 22.

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LES VILAINS PETITS CANARDS

revienne en eux, ils ne savent plus se laisser réchauffer.


Alors, ils manifestent des comportements surprenants, ils
prennent des risques exagérés, ils inventent des scénarios
ordaliques comme s'ils souhaitaient se faire juger par la vie,
pour se faire acquitter.
Un jour, le petit Michel a réussi à s’échapper de la cave
où son père le jetait après l’avoir battu. Dehors, il s'est
étonné de ne rien ressentir. Il voyait bien que le beau temps
rendait les gens souriants, mais au lieu de partager leur
bien-être, il s’étonnait de sa propre indifférence. C’est une
marchande de fruits qui a réchauffé l’enfant. Elle lui a
tendu une pomme et, sans même qu'il l'ait demandé, lui a
permis de jouer avec son chien. L’animal a manifesté son
accord et Michel, accroupi sous les cageots, a entrepris une
affectueuse bagarre. Après quelques minutes de grand plai­
sir, le garçon a ressenti un sentiment mêlé de bonheur et de
crispation anxieuse. Les voitures filaient sur la route.
L’enfant a décidé de les frôler comme un torero se fait
effleurer par les cornes du taureau. La marchande l’a injurié
et lui a fait la morale en lui lançant à la tête des explications
tellement rationnelles quelles ne correspondaient en rien à
ce que l’enfant éprouvait.
« Je m'en suis sorti », s’étonnent les résilients qui après
une blessure ont réappris à vivre, mais ce passage de
« l’ombre à la lumière, l’échappée de la cave ou l’issue du tom­
beau nécessitent de réapprendre à vivre une autre vie.
' La sortie des camps n’est pas la liberté6. Quand la mort
s’éloigne, la vie ne revient pas. Il faut la chercher, réap­
prendre à marcher, à respirer, à vivre en société. Un des
premiers signes de la dignité retrouvée fut le partage de la
nourriture. Il en restait si peu dans les camps que les survi­
vants avalaient en cachette tout ce qu’ils pouvaient trouver.

6. Fischer G.-N., 1994, Le Ressort invisible. Vivre l'extrême, Seuil,


p. 185.

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LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand les geôliers se sont enfuis, les morts-vivants ont fait


quelques pas dehors, certains ont dû se glisser sous les bar­
belés parce qu’ils n’osaient pas sortir par la porte puis,
ayant constaté la liberté après avoir palpé le dehors, ils sont
rentrés au camp, ils ont partagé quelques croûtons afin de
se prouver qu’ils s’apprêtaient à redevenir des hommes.
L’arrêt de la maltraitance n’est pas la fin du problème.
Retrouver une famille d'accueil quand on a perdu la sienne
n’est que le début de la question : « Et maintenant, que
vais-je faire avec ça ? » Ce n’est pas parce que le vilain petit
canard trouve une famille cygne que tout est liquidé. La
blessure est écrite dans son histoire, gravée dans sa
mémoire, comme si le vilain petit canard pensait : « Il faut
frapper deux fois pour faire un traumatisme7. » Le premier
coup, dans le réel, provoque la douleur de la blessure ou
l'arrachement du manque. Et le deuxième, dans la représen­
tation du réel, fait naître la souffrance d'avoir été humilié,
abandonné. « Et maintenant, que vais-je faire avec ça? Me
lamenter chaque jour, chercher à me venger ou apprendre à
vivre une autre vie, celle des cygnes ? »
Pour soigner le premier coup, il faut que mon corps et
ma mémoire parviennent à faire un lent travail de cicatrisa­
tion. Et pour atténuer la souffrance du deuxième coup, il
faut changer l'idée que je me fais de ce qui m’est arrivé, il
faut que je parvienne à remanier la représentation de mon
malheur et sa mise en scène, sous votre regard. Le roman de
ma détresse vous touchera, la peinture de mon orage vous
blessera et la fièvre de mon engagement social vous forcera
à découvrir une autre manière d’être humain. À la cicatrisa­
tion de la blessure réelle, s’ajoutera la métamorphose de la
représentation de la blessure. Mais ce que le petit canard
mettra longtemps à comprendre, c’est que la cicatrice n’est
jamais sûre. C’est une brèche dans le développement de sa

7. Freud A., 1936, Le Moi et les mécanismes de défense, PUF.

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LES VILAINS PETITS CANARDS

personnalité, un point faible qui peut toujours se déchirer


sous les coups du sort. Cette fêlure contraint le petit canard
à travailler sans cesse à sa métamorphose interminable.
Alors, il pourra mener une existence de cygne, belle et pour­
tant fragile, parce qu'il ne pourra jamais oublier son passé
de vilain petit canard. Mais, devenu cygne, il pourra y pen­
ser d’une manière supportable.
Ce qui signifie que la résilience, le fait de s’en sortir et
de devenir beau quand même, n’a rien à voir avec l’invulné­
rabilité ni avec la réussite sociale.

La gentillesse morbide du petit rouquin

On m’avait demandé d’examiner un garçon de quinze


ans dont les comportements paraissaient surprenants. J’ai
vu arriver un petit rouquin à la peau blanche, vêtu d’un
lourd manteau bleu à col de velours. En juin, à Toulon, c’est
un vêtement surprenant. Le jeune évitait mon regard et par­
lait si doucement que j'ai eu du mal à entendre un discours
cohérent. On avait évoqué la schizophrénie. Au fil des entre­
tiens, j’ai découvert un garçon très doux et très fort. Il habi­
tait dans la basse ville deux pièces à deux étages différents.
Au premier, sa grand-mère mourait lentement d’un cancer.
Au deuxième, son père alcoolique vivait avec un chien. Le
petit rouquin se levait très tôt, faisait le ménage, préparait le
repas de midi, puis filait au lycée où il était bon élève mais
très solitaire. Le manteau, pris dans l’armoire du père, per­
mettait de cacher l’absence de chemise. Le soir, il faisait les
courses, n’oubliait pas le vin, lavait les deux pièces où le
père et le chien avaient commis pas mal de dégâts, surveil­
lait les médicaments, donnait à manger à son petit monde,
puis la nuit, quand le calme était revenu, il s’offrait un ins­
tant de bonheur : il étudiait.

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LES VILAINS PETITS CANARDS

Un jour, un copain de lycée s’est présenté au rouquin


pour lui parler d’une émission culturelle, entendue sur
France-Culture. Un professeur d'une langue lointaine les a
invités au café pour bavarder de ça. Le petit rouquin est
rentré chez lui dans ses deux pièces dégoûtantes, éberlué,
abasourdi de bonheur. C'était la première fois de sa vie
qu’on lui parlait amicalement et qu’on l’invitait au café,
comme ça, pour traiter d’un problème anodin, intéressant,
abstrait, tellement différent des épreuves incessantes qui
remplissaient sa vie quotidienne. Ce bavardage, ennuyeux
pour un jeune normalement entouré, avait pris pour le rou­
quin l’importance d’un éblouissement : il était donc possible
de vivre dans l’amitié et dans la beauté des réflexions abs­
traites. Cette heure passée dans un bistrot agissait en lui
comme une révélation, un instant sacré qui fait naître dans
l’histoire un avant et un après. D’autant que l'intellectualisa­
tion lui offrait non seulement l’occasion de partager quel­
ques minutes d’amitié, de temps à autre, mais surtout la
possibilité d’échapper à l’horreur constante qui l’entourait.
Quelques semaines avant le bac, le petit rouquin m’a
dit : « Si par malheur je suis reçu, je ne pourrai pas aban­
donner mon père, ma grand-mère et mon chien. » Alors, le
sort a manifesté une ironie cruelle : le chien s’est enfui, le
père l’a poursuivi en titubant, s’est fait renverser par une
voiture, et la grand-mère en bout de course s’est éteinte à
l’hôpital.
Libéré de justesse de ses contraintes familiales, le petit
rouquin est aujourd’hui un brillant étudiant en langues
orientales. Mais on peut imaginer que si le chien ne s’était
pas enfui, le jeune homme aurait été malgré lui reçu au bac
et, n’osant abandonner sa misérable famille, aurait choisi
un petit métier pour rester auprès d’eux. Il ne serait jamais
devenu un universitaire voyageur, mais probablement il
aurait préservé quelques îlots de bonheur triste, une forme
de résilience.

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LES VILAINS PETITS CANARDS

Ce témoignage me permet de proposer ce livre articulé


autour de deux idées. D’abord, l’acquisition de ressources
internes a permis de façonner le tempérament doux et pour­
tant dur au mal du petit rouquin. Peut-être le milieu affec­
tif, dans lequel il avait baigné au cours de ses premières
années, avant même l’apparition de sa parole, avait-il
imprégné dans sa mémoire biologique non consciente, un
mode de réaction, un tempérament, un style comporte­
mental qui, au cours de l’épreuve de son adolescence, aurait
pu expliquer son apparente étrangeté et sa douce détermi­
nation.
Plus tard, quand le petit rouquin a appris à parler, des
mécanismes de défense se sont constitués dans son monde
intime, sous forme d’opérations mentales qui permettaient
de diminuer le malaise provoqué par une situation doulou­
reuse. Une défense peut lutter contre une pulsion interne ou
une représentation, comme lorsqu’on a honte d’avoir envie
de faire du mal ou quand on est torturé par un souvenir qui
s’impose en nous et qu’on emporte où qu'on aille8. On peut
fuir une agression externe, la filtrer ou la tamponner, mais
quand le milieu est structuré par un discours ou par une
institution qui rendent l’agression permanente, on est
contraint aux mécanismes de défense, au déni, au secret ou
à l’angoisse agressive. C’est le sujet sain qui exprime un
malaise dont l’origine se trouve autour de lui, dans une
famille ou une société malade. L'amélioration du sujet souf­
frant, la reprise de son évolution psychique, sa résilience,
cette aptitude à tenir le coup et à reprendre un développe­
ment dans des circonstances adverses, nécessite dans ce cas
de soigner l’alentour, d'agir sur la famille, de combattre les
préjugés ou de bousculer les routines culturelles, croyances

8. L aplanche J., Pontalis J.-B., 1973, Vocabulaire de la psychanalyse,


PUF, p. 109.

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LES VILAINS PETITS CANARDS

insidieuses où, sans nous en rendre compte, nous justifions


nos interprétations et motivons nos réactions.
Si bien que toute étude sur la résilience devrait porter
sur trois plans.
1 - L’acquisition des ressources internes imprégnées
dans le tempérament, dès les premières années, au cours
des interactions précoces préverbales, expliquera la
manière de réagir face aux agressions de l’existence, en met­
tant en place des tuteurs de développement plus ou moins
solides.
2 - La structure de l’agression explique les dégâts du
premier coup, la blessure ou le manque. Mais c’est la signi­
fication que ce coup prendra plus tard dans l'histoire du
blessé et dans son contexte familial et social, qui expliquera
les effets dévastateurs du second coup, celui qui fait le trau­
matisme.
3 - Enfin, la possibilité de rencontrer des lieux d'affec­
tion, d’activités et de paroles que la société dispose parfois
autour du blessé, offre les tuteurs de résilience qui lui per­
mettront de reprendre un développement infléchi par la
blessure.
Cet ensemble constitué par un tempérament personnel,
une signification culturelle et un soutien social explique
l’étonnante variabilité des traumatismes.

La créativité des mal-partis

Quand le tempérament a été bien charpenté par l’atta­


chement sécure d’un foyer parental paisible, l’enfant, en cas
d’épreuve, aura été rendu capable de partir en quête d’un
substitut efficace. Le jour où les discours culturels s’appli­
queront à ne plus considérer les victimes comme des
complices de l’agresseur ou des proies du destin, le senti-

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LES VILAINS PETITS CANARDS

ment d’avoir été meurtri se fera plus léger. Quand les pro­
fessionnels seront moins incrédules, goguenards ou
moralisateurs, les blessés entreprendront des processus de
réparation beaucoup plus tôt qu'aujourd’hui. Et quand les
décideurs sociaux accepteront de disposer simplement
autour des mal-partis quelques lieux de créations, de
paroles et d’apprentissages sociaux, on sera surpris de voir
qu’un grand nombre de blessés parviendra à métamorpho­
ser leurs souffrances pour en faire une œuvre humaine,
malgré tout.
Mais si le tempérament a été désorganisé par un foyer
parental malheureux, si la culture fait taire les victimes et
les agresse encore une fois, et si la société abandonne ses
enfants quelle considère comme foutus, alors les traumati­
sés connaîtront un destin sans espoir.
Cette manière d’analyser le problème permet de mieux
comprendre la phrase de Tom : « Il y a des familles où l’on
souffre plus que dans les camps de la mort. » Puisqu’il faut
frapper deux fois pour faire un traumatisme, on peut
comprendre que la souffrance n’y est pas de même nature.
Dans les camps, c'est le réel qui torturait : le froid, la faim,
les coups, la mort visible, imminente, futile. L’ennemi était
là, repéré, extérieur. On pouvait retarder la mort, dévier le
coup, atténuer la souffrance. Et l’absence de représentation,
le vide de sens, l’absurdité du réel rendait la torture encore
, plus forte.
Quand le jeune Marcel, à l’âge de dix ans, est revenu des
camps, personne ne lui a posé la moindre question. Il a gen­
timent été reçu dans une famille d’accueil où il est resté
silencieux pendant plusieurs mois. On ne lui demandait
rien, mais on lui reprochait de se taire. Alors il a voulu
raconter. Il s’est arrêté bien vite, en voyant sur le visage de
ses parents les mimiques de dégoût que son histoire provo­
quait. De telles horreurs existaient, et l'enfant qui en parlait

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LES VILAINS PETITS CANARDS

les évoquait dans leur esprit. On peut tous réagir ainsi : vous
voyez un enfant, vous le trouvez mignon, il parle bien, vous
échangez gaiement avec lui, et soudain il vous dit : « Tu
sais, je suis né d’un viol, c’est pour ça que ma mère m’a tou­
jours détesté. » Comment voulez-vous continuer à sourire ?
Votre attitude change, vos mimiques s'éteignent, vous vous
arrachez quelques mots inutiles pour lutter contre le
silence. C’est tout. Le charme est rompu. Et quand vous
reverrez l’enfant, c’est à ses origines violentes que d’abord
vous penserez. Vous le stigmatiserez peut-être, sans le vou­
loir. Le simple fait de le voir évoquera une représentation de
viol et le sentiment, ainsi provoqué, fera naître en vous une
émotion qui vous échappera.
Tout de suite après son récit, Marcel constata que sa
famille d’accueil ne le regardait plus de la même manière.
On l’évitait, on lui parlait en phrases courtes, on le tenait à
distance. C’est là que désormais il aurait à vivre pendant
plus de dix ans, dans une relation morne et dégoûtée.
Le camp avait duré un an et la peur et la haine lui
avaient permis de ne pas tisser de lien avec ses bourreaux.
Ces hommes-là constituaient une catégorie claire, fasci­
nante comme un danger qu’on ne peut pas quitter des yeux,
mais dont on se sépare avec soulagement. Ce n'est que plus
tard qu’on découvre avec étonnement que même lorsqu’on
se libère de ses agresseurs, on les emporte en nous, dans
notre mémoire.
Peu à peu sa famille d’accueil devenait agressive,
méprisante plutôt. Marcel regrettait et se sentait coupable,
il n’aurait pas dû parler, c’est lui qui avait provoqué tout ça.
Alors pour se racheter, il est devenu trop gentil. Et plus il
était gentil, plus on le méprisait : « Gros lard », disait la
mère à l’enfant squelettique, et elle l’accablait de corvées
inutiles. Un jour où l’enfant se lavait tout nu dans la cuisine,
elle a voulu vérifier si, à l’âge de onze ans, un petit garçon

22
LES VILAINS PETITS CANARDS

pouvait avoir une érection. Elle a provoqué la chose avec


beaucoup de sérieux, puis s’en est allée, laissant Marcel
hébété. Quelques jours plus tard, c’est le père qui a tenté sa
chance. Là Marcel a osé se débattre et a repoussé l’homme.
C’est dans un tel milieu que désormais l’enfant avait à vivre.
Il entendait les voisins chanter les louanges de sa famille
d’accueil qui « n’était pas obligée de faire tout ça » et qui
donnait beaucoup à l’enfant : « Ce qu’ils font pour toi, tes
vrais parents ne l’auraient jamais fait. » Marcel devenait
morne et lent, lui qui avait été si vif et bavard. À qui
raconter ça? Qui pourrait le sauver? L'assistante sociale
était poliment reçue. Elle restait sur le palier, posait deux
ou trois questions et s’en allait en s’excusant du dérange­
ment. Marcel dormait sur un lit de camp, sous la table de la
cuisine et travaillait beaucoup. On le battait tous les jours
maintenant, on l’insultait à chaque phrase, mais ce dont il
souffrait le plus, c’était des remarques humiliantes :
« Abruti... Face d’âne... » remplaçaient son prénom. En fait,
c’était une étrange souffrance, un accablement douloureux
plutôt : « Hé, abruti, va laver la salle de bains... Hé, face
d’âne, c'est pas encore fait ? » Pour ne pas trop souffrir et
rester gentil avec ces gens qui faisaient tant pour lui, il fal­
lait s’appliquer à devenir indifférent.
À peu près à la même époque, Marcel s’est remis à pen­
ser au camp qu’il croyait avoir oublié. Curieusement, le sou-
, venir en était recomposé. Il se rappelait le froid, mais il
n’avait plus froid. Il savait qu’il avait eu terriblement faim,
mais sa mémoire n’évoquait plus l’énorme tenaille glacée de
la faim. Il comprenait qu’il avait échappé à la mort, mais il
n’avait plus peur et même s'amusait de l’avoir feintée.
Chaque fois qu’il était humilié par une bourrade méprisante
ou par un surnom avilissant, chaque fois qu’il sentait son
corps s’alourdir de tristesse et ses paupières se gonfler de
larmes intérieures, il évoquait le camp. Alors, il éprouvait

23
LES VILAINS PETITS CANARDS

une sensation d’étrange liberté en pensant aux horreurs


qu’il avait eu la force de surmonter et aux exploits phy­
siques que son corps avait été capable de réaliser.
Le camp qui, dans le réel, l’avait tant fait souffrir, deve­
nait supportable dans sa mémoire, et lui permettait même
de lutter contre le sentiment de désespoir avilissant que pro­
voquait aujourd'hui la maltraitance insidieuse.
On ne souffre pas plus dans certaines familles que dans
les camps de la mort, mais quand on y souffre, le travail de
la mémoire utilise le passé pour y imprégner son imagi­
naire, afin de rendre supportable le réel actuel.
La représentation du passé est une production du
présent. Ce qui ne veut pas dire que les faits de mémoire
sont faux. Ils sont vrais comme sont vrais les tableaux réa­
listes. Le peintre, rendu sensible à certains points du réel,
les reproduit sur la toile en les mettant en valeur. Sa repré­
sentation du réel parle de son interprétation où tout est vrai
et pourtant recomposé.

Les éclopés du passé


ont des leçons à nous donner

Quand le père de Richard est mort, sa mère a disparu.


Ce n’est pas quelle avait abandonné ses enfants, mais
quand on en a huit, il faut partir très tôt le matin pour faire
les ménages et rentrer le soir, épuisée. C’est donc la sœur
aînée qui a pris en main la maisonnée. Après chaque
dépense excessive comme le loyer ou les vêtements, le repas
du soir n’était plus assuré. La seule solution qu’a trouvée
cette grande fille de quatorze ans fut de faire une chorale.
Toute la petite famille, avant la tombée de la nuit, partait
chanter dans les cours des immeubles du XXe arrondisse­
ment de Paris. La chorale était sympathique et les plus

24
LES VILAINS PETITS CANARDS

petits se précipitaient pour ramasser les pièces de monnaie


qui allaient offrir le dîner. Quarante ans plus tard, la grande
sœur est devenue une grande dame qui pouffe de rire en se
rappelant l’événement. Les petits en gardent un souvenir de
fête mais une sœur, encore aujourd'hui, souffre de l’humi­
liation d’avoir été obligée de mendier, alors que sa mère se
tuait à la tâche.
Il serait intéressant de comprendre comment l’histoire
de chacun de ces enfants, le développement de leur person­
nalité a pu utiliser un même fait pour en faire des représen­
tations si différentes.
Faire un projet pour éloigner son passé, métamorpho­
ser la douleur du moment pour en faire un souvenir glo­
rieux ou amusant, explique certainement le travail de
résilience. Cette mise à distance émotionnelle est rendue
possible par les mécanismes de défense coûteux mais néces­
saires, tels
- le déni : « Ne croyez pas que j’aie souffert » ;
- l’isolation : « Je me rappelle un événement dénué
d’affectivité » ;
- la fuite en avant : « Je milite sans cesse pour empê­
cher le retour de mon angoisse » ;
- l’intellectualisation : « Plus je cherche à comprendre,
plus je maîtrise l’émotion insupportable » ;
- et surtout la créativité : « J’exprime l’indicible grâce
au détour de l’œuvre d’art. »
Tous ces moyens psychologiques permettent de réinté­
grer le monde quand on a été chassé de l’humanité. La ten­
tation de l’anesthésie diminue la souffrance, mais engourdit
notre manière d’être humain ; ce n’est qu’une protection. Il
suffit d’une seule rencontre pour réveiller la flamme et reve­
nir parmi les hommes dans leur monde, palpable, goûtable
et angoissant. Parce que revenir chez soi n’est pas un retour
au doux foyer, c’est une épreuve supplémentaire. La honte

25
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’avoir été victime, le sentiment d’être moins, de ne plus


être le même, de ne plus être comme les autres, qui eux
aussi ont changé pendant qu'on n’appartenait plus à leur
monde. Et comment leur dire ? À son retour du goulag, Cha-
lamov écrit à Pasternak : « Qu’allais-je trouver? Je ne le
savais pas encore. Qui était ma fille ? Et ma femme ? Sau­
raient-elles partager les sentiments dont je débordais et qui
auraient suffi à me faire supporter encore vingt-cinq ans de
prison9 ? »
Une longue durée est nécessaire pour étudier la rési­
lience. Quand on observe quelqu’un pendant une heure ou
quand on le côtoie pendant trois ans, on peut prédire ses
réactions. Mais quand on étudie la longue durée d'une exis­
tence, on peut prédire... des surprises !
La notion de cycle de vie rend possible la description de
chapitres différents d’une seule et même existence. Être
nourrisson, ce n’est pas être adolescent. À chaque âge nous
sommes des êtres totaux qui habitent des mondes dif­
férents. Et pourtant le palimpseste qui réveille les traces du
passé fait resurgir les événements que l’on croyait enfouis.
On ne réussit jamais à liquider nos problèmes, il en
reste toujours une trace, mais on peut leur donner une autre
vie, plus supportable et parfois même belle et sensée.

« J’ai marché, les tempes brûlantes


Croyant étouffer sous mes pas
Les voix du passé qui nous hantent
Et reviennent sonner le glas 10. »

Dès l’âge de quatorze ans, en pleine guerre, Barbara ne


cesse d’écrire. Elle déclame ses poèmes et chante déjà assez

9. Chalamov V., 1991, Correspondance avec Pasternak et Souvenirs,


Gallimard, p. 183, in : Fischer G.-N., 1994, Le Ressort invisible, op. cit.
10. B arbara, 1968, Mon enfance (chanson).

26
LES VILAINS PETITS CANARDS

bien". En pleine clandestinité, alors qu’on meurt autour


d’elle, l’adolescente découvre de minuscules plaisirs : « [...]
la partie de cartes, à l'abri, dans la chambre du fond et
l’excitation des départs à la sauvette, des “y a la Ges­
tapo 11 12 »
Dans la même situation beaucoup d’autres se sont
effondrés, blessés à vie. Par quel mystère Barbara a-t-elle pu
métamorphoser sa meurtrissure en poésie? Quel est le
secret de la force qui lui a permis de cueillir des fleurs sur le
fumier ?
À cette question, je répondrai que le façonnement pré­
coce des émotions a imprégné dans l’enfant un tempéra­
ment, un style comportemental qui lui a permis lors de
l’épreuve de puiser dans ses ressources internes. À cette
époque où tout enfant est une éponge affective, son entou­
rage a su stabiliser ses réactions émotionnelles. Sa mère, ses
frères et sœurs et peut-être même son père qui, à ce stade
du développement de la fillette n’était pas encore un agres­
seur, ont donné au nouveau-né une habitude comporte­
mentale, un style relationnel qui, dans l’adversité, lui a
permis de ne pas se laisser délabrer.
Après les deux fracas de l'inceste et de la guerre, il a
bien fallu que la grande fille mette en place quelques méca­
nismes de défense : étouffer sous ses pas les voix du passé
qui la hantent, renforcer la part de sa personnalité que
l’entourage accepte, sa gaieté, sa créativité, son grain de
folie, son beau grain de folie, son aptitude à provoquer
l’amour. Sa souffrance doit rester muette pour préserver
ses proches. On ne peut pas être celle qui n’a pas été, mais
on peut donner de soi ce qui rend les autres heureux. Le
fait d'avoir été blessée la rend sensible à toutes les bles-

11. B elfond J.-D., Barbara l’ensorceleuse, op. cit., p. 15.


12. B arbara, 1998, Il était un piano noir, Fayard.

27
LES VILAINS PETITS CANARDS

sures du monde et l’invite au chevet de toutes les souf­


frances 13 .

« Avec eux j'ai eu mal


Avec eux j’étais ivre. »

Cette force qui permet aux résilients de surmonter les


épreuves donne à leur personnalité une coloration parti­
culière. Une trop grande attention aux autres, et en même
temps, la peur de recevoir l’amour qu’ils provoquent :

« C’est parce que je t’aime


Que je préfère m’en aller. »

Ces blessés triomphants éprouvent un étonnant senti­


ment de gratitude : « Je dois tout aux hommes, ils m’ont
accouchée. » Le dernier cadeau que je peux leur faire, c’est
le don de moi et de mon aventure : « Je m’en suis sortie,
puisque je chante 14. »
Les éclopés du passé ont des leçons à nous donner. Ils
peuvent nous apprendre à réparer les blessures, à éviter cer­
taines agressions et peut-être même à comprendre com­
ment on doit s’y prendre pour mieux épanouir tous les
enfants.

Il faut apprendre à observer


afin d’éviter la beauté
vénéneuse des métaphores

Le simple fait de constater qu’il est possible de s’en


sortir nous invite à aborder le problème d’une autre

13. Paraphrases de plusieurs chansons de Barbara.


14. B elfond J.-D., Barbara l’ensorceleuse, op. cil.

28
LES VILAINS PETITS CANARDS

manière. Jusqu’à présent, la question était logique et facile.


Quand l’existence donne un grand coup, nous pouvons en
évaluer les conséquences physiques, psychologiques, affec­
tives et sociales. L’ennui de cette réflexion logique, c’est
quelle est inspirée par le modèle des physiciens qui est à
l’origine de toute démarche scientifique : si j’augmente la
température, l’eau va se mettre à bouillir; si je frappe cette
barre de fer, elle va se casser au-dessus d’une certaine pres­
sion. Cette manière de penser l’existence humaine a large­
ment fourni les preuves de sa validité. Anna Freud pendant
la guerre de 1940, en recueillant à Londres des enfants
dont les parents avaient été massacrés sous les bombarde­
ments, avait déjà noté l’importance des troubles du déve­
loppement. René Spitz à la même époque avait décrit
comment les enfants, privés d’étayage affectif, cessaient de
se développer. Mais c’est John Bowlby qui, dès les
années 1950, avait soulevé les plus fortes passions en pro­
posant que le paradigme de la relation entre la mère et son
enfant soit défini chez tous les êtres rivants, humains et
animaux, par le concept de l’attachement. À cette époque,
seule l’Organisation mondiale de la santé avait osé donner
une petite bourse de recherche pour mettre à l’épreuve
cette surprenante hypothèse. Dans le contexte culturel de
l’époque, la croissance des enfants était pensée à l’aide de
métaphores végétales : si un enfant grandit et prend du
poids, c'est que c’est une bonne graine ! Cette métaphore
justifiait les décisions éducatives des adultes. Les bonnes
graines n’ont pas vraiment besoin de familles ni de sociétés
pour se développer. Le bon air de la campagne et une
bonne nourriture y suffiront. Quant aux mauvaises graines,
il faut les arracher pour que la société redevienne ver­
tueuse. Dans une telle stérotypie culturelle, le racisme était
facile à penser. Les milieux féministes naissants s’indi­
gnaient de la proximité qu’on établissait entre les femmes

29
LES VILAINS PETITS CANARDS

et les animaux, tandis que la grande anthropologue Marga­


ret Mead s’opposait à cette hypothèse en soutenant que les
enfants n’avaient pas besoin d’affectivité pour grandir et
que « les états de carence étaient surtout liés au désir
d’empêcher ces femmes de travailler15 ».
Ces causalités linéaires sont pourtant incontestables :
maltraiter un enfant ne le rend pas heureux. Ses développe­
ments s'arrêtent quand il est abandonné. Alice Millerl6,
Pierre Strauss, et Michel Manciaux 17 ont été les pionniers
d’une telle démarche qui paraît évidente aujourd’hui, alors
qu’elle provoquait l’incrédulité et l’indifférence il y a trente
ans. Les études sur la résilience ne contestent absolument
pas ces travaux qui sont encore nécessaires. Il s’agit
aujourd’hui d’introduire la longue durée dans nos observa­
tions, car les déterminismes humains sont à courte
échéance. On peut constater des causalités linéaires, dans la
courte durée seulement. Plus le temps est long, plus l'inter­
vention d’autres facteurs viendront modifier les effets.
Nous passons notre temps à lutter contre les phéno­
mènes de la Nature, à nous désoumettre du réel et nous
appelons « culture », « transcendance » ou « métaphy­
sique » notre travail de libération. Pourquoi voulez-vous
que chez l’Homme un déterminisme soit une fatalité? Un
coup du sort est une blessure qui s’inscrit dans notre his­
toire, ce n’est pas un destin.
Cette nouvelle attitude risque de bouleverser «nos
conceptions mêmes de la psychologie infantile, de nos
modes d’enseignement et de recherches, de notre vision de

15. M ead M., 1948, in : Lebovici S., Lamour M., 1999, « L'attachement
chez l’enfant. Quelques notions à mettre en évidence », Le Carnet psy,
octobre, p. 21-24.
16. Miller A., 1983, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans
l’éducation de l'enfant, Aubier.
17. S trauss P„ Manciaux M., 1993, L'Enfant maltraité, Fleurus.

30
LES VILAINS PETITS CANARDS

l’existence 18 ». Il a été nécessaire d'évaluer les effets des


coups, il faut maintenant analyser les facteurs qui per­
mettent la reprise d’un type de développement. L'histoire
des idées en psychologie est ainsi faite que nous partons de
l’organique pour évoluer vers l’impalpable. Il y a encore
parmi nous des personnes qui pensent que la souffrance
psychique est un signe de faiblesse, une dégénérescence. Si
l’on croit que seuls les hommes de bonne qualité peuvent
surmonter les coups du sort alors que les cerveaux faibles y
succombent, l’attitude thérapeutique justifiée par une telle
représentation consistera à renforcer le cerveau par des
substances chimiques ou par des décharges électriques.
Mais si l’on conçoit qu’un homme ne peut se développer
qu’en se tissant avec un autre, alors l’attitude qui aidera les
blessés à reprendre un développement devra s'appliquer à
découvrir les ressources internes imprégnées dans l’indi­
vidu, autant que les ressources externes disposées autour de
lui.
Le simple fait de constater qu’un certain nombre
d’enfants traumatisés résistent aux épreuves, et parfois
même les utilisent pour devenir encore plus humains, peut
s’expliquer non pas en termes de surhomme ou d’invulnéra­
bilité, mais en associant l’acquisition de ressources internes
affectives et comportementales lors des petites années avec
la disposition de ressources externes sociales et culturelles.
Observer comment se comporte un enfant, ce n’est ni
l’étiqueter, ni le mathématiser. Au contraire même, c’est
décrire un style, une utilité et une signification. Décrire
comment un enfant préverbal découvre son monde,
l’explore et le manipule comme un petit scientifique, permet
de comprendre « cette formidable résilience naturelle que

18. Lemay M-, 1999, « Réflexions sur la résilience », in : Poilpot M.-P.


(dir.), Souffrir mais se construire, Érès, p. 83-105.

31
LES VILAINS PETITS CANARDS

tout enfant sain présente devant les aléas rencontrés inévi­


tablement au cours de son développement19 ».
Il ne s’agit plus de parler de dégénérescence cérébrale,
d’arrêt du développement à un niveau inférieur, de régres­
sion infantile ou d’immaturité, mais plutôt de chercher à
comprendre la fonction adaptative momentanée d'un
comportement et sa reprise évolutive qui reste possible
quand les tuteurs de résilience internes et externes ont été
convenablement proposés.
C’est avantageux de raisonner en termes de dégé­
nérescence, ça implique que moi, neurologue, je ne suis pas
dégénéré puisque je suis diplômé. C’est réconfortant
d’observer l’autre avec la notion d’immaturité, ça veut dire
que moi, observateur, je suis un adulte mature puisque je
suis salarié. Ces points de vue techniques confortent les
diplômés et les salariés, mais disqualifient les relations sim­
plement humaines, affectives, sportives et culturelles, telle­
ment efficaces.
Alors que si l’on s’entraîne à raisonner en termes de
« cycle de vie20 », d’histoire de vie entière21, on découvre
sans peine qu'à chaque chapitre de son histoire, tout être
humain est un être total, abouti, avec son monde mental
cohérent, sensoriel, sensé, vulnérable et sans cesse amélio­
rable. Mais dans ce cas, tout le monde doit participer à la
résilience. Le voisin doit s’inquiéter de l'absence de la vieille
dame, le jeune sportif doit faire jouer les gosses du quartier,
la chanteuse doit rassembler une chorale, le comédien doit
mettre en scène un problème actuel et le philosophe doit
mettre au monde un concept et le partager. Alors, nous

19. Ibid.
20. Hoijde R., 1999, Le Temps de la vie. Le Développement psycho­
social de l'adulte, Gaétan Morin.
21. Fontaine R., 2000, Une approche « vie entière », Le Journal des
psychologues, juin, n° 178, p. 32-34.

32
LES VILAINS PETITS CANARDS

pourrons « considérer que chaque personnalité chemine au


cours de la vie, le long de sa propre voie qui est unique22 ».
Cette nouvelle attitude face aux épreuves de l’existence
nous invite à considérer le traumatisme comme un défi.
Peut-on faire autrement que le relever?

22. B owlby J., 1992, « L'avènement de la psychiatrie développe­


mentale a sonné », Devenir, vol. 4, n"4, p. 21.

33
Chapitre premier

La chenille
Je me suis longtemps demandé contre quoi un ange
pouvait se rebeller puisque tout est parfait au Paradis.
Jusqu’au jour où j’ai compris qu’il se révoltait contre la per­
fection. Un ordre irréprochable provoquait en lui un senti­
ment de non-vie. Une justice absolue, en supprimant les
aiguillons de l’indignation, engourdissait son âme. Une
orgie de pureté l’écœurait autant qu’une souillure. H fallait
donc qu’un ange soit déchu pour mettre en lumière l'ordre
et la pureté des habitants du Paradis.

Le tempérament ou la révolte des anges

Aujourd’hui, l’ombre qui souligne s’appelle tempéra­


ment. « Le tempérament est une loi de Dieu gravée dans le
cœur de chaque créature de la main même de Dieu. Nous
devons lui obéir et nous lui obéirons en dépit de toute res­
triction ou interdiction d'où quelles émanent1. »
Cette définition du tempérament a été donnée par
Satan lui-même, en 1909, quand il l’a dictée à l’ironique
Mark Twain. À cette époque, les descriptions scientifiques

1. Twain M., « Letters from Earth. What is Man, and Other Philo-
sophical Writings », in : Lieberman A., 1997, Zz; Vie émotionnelledu rout-
pelit, Odile Jacob, p. 70.

37
LES VILAINS PETITS CANARDS

avaient pour enjeu idéologique de renforcer les théories


fixistes, celles qui disent que tout est pour le mieux, que
chacun est à sa place et que l'ordre règne. Dans un tel
contexte social, la notion satanique de destin prenait alors
un masque scientifique.
L’histoire du mot « tempérament » a toujours eu une
connotation biologique, même à l’époque où la biologie
n’existait pas encore. Hippocrate, il y a 2 500 ans, déclarait
que le fonctionnement d’un organisme s’expliquait par le
mélange en proportions variables des quatre grandes
humeurs, le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire,
chacune tempérant l’autre2. Cette vision d’un homme car­
burant à l’humeur a connu un tel succès quelle a fini par
empêcher toute autre conception de la machine humaine.
Tout phénomène étrange, toute souffrance physique ou
mentale, s’expliquaient par un déséquilibre des substances
qui baignaient l’intérieur des hommes. Cette image d’un
être humain consommant de l’énergie liquidienne s’étayait
en fait sur la perception de l'environnement physique et
social de l’époque. L’eau, qui donnait la vie, répandait aussi
la mort par souillure ou empoisonnement. Les sociétés hié­
rarchisées plaçaient en haut de l’échelle leur souverain, au-
dessus des hommes, tandis que tout en bas « les cultivateurs
et manœuvres, souvent esclaves, victimes désignées par
leurs origines modestes3 » souffraient sans cesse et mou­
raient de la variole, de la malaria, d'accidents et d'affections
intestinales. Puisque l’ordre régnait et qu’il était moral, ceux
qui se retrouvaient en bas de l’échelle sociale, pauvres et
malades, devaient avoir commis de bien lourdes fautes ! La
maladie-châtiment existait avant le judéo-christianisme. On

2. Pichot P., 1997, « Tempérament », in : Pélicier Y., Brenot P., Les


Objets de la psychiatrie, L’Esprit du temps, p. 611-612.
3. Sournia J.-C., 1991, Histoire de la médecine et des médecins,
Larousse, p. 34.
LES VILAINS PETITS CANARDS

en trouve des traces en Mésopotamie dans les premiers tex­


tes médicaux assyriens.
L’équilibre des substances constitue le premier temps
d’une démarche médicale effectuée aussi bien par les Grecs,
les Arabes ou les brahmanes succédant aux prêtres
védiques. Ces balbutiements médicaux et philosophiques
attribuaient à certains sucs ingérés ou produits par le corps,
le pouvoir de provoquer des émotions4 5. Erasmus Darwin, le
grand-père de Charles au xvme siècle, en était tellement per­
suadé qu’il avait inventé une chaise qui tournait à grande
allure afin de chasser hors des cerveaux déprimés les
humeurs mauvaises Philippe Pinel, étonnamment
moderne, « estimait que non seulement l’hérédité, mais
aussi une éducation défectueuse, pouvaient causer une
aberration mentale, de même que les passions excessives,
telles que la peur, la colère, la tristesse, la haine, la joie et
l’exaltation6 ».
Cette idéologie de la substance qui traverse les époques
et les cultures n’exprime qu’une seule idée : nous, petits
êtres humains, sommes soumis à l’influence de la matière.
Mais un Grand quelqu’un commande aux éléments solides.
Ce que nous voyons dans nos campagnes, nos châteaux, nos
hiérarchies sociales et nos humeurs est une preuve de sa
volonté.
Le mot « tempérament » a donc des significations dif­
férentes selon les contextes technologiques et institution-
• nels. Chez les Assyriens et les Grecs, sa signification était
proche de notre mot « humeur ». Chez les révolutionnaires
français, il voulait dire : « émotion façonnée par l’hérédité et
l’éducation ». Quand le xixe siècle parlait de « tempérament
romantique », il évoquait en fait une délicieuse soumission

4. Alexander F. G., S elesnick S. T., 1972, Histoire de la psychiatrie,


Armand Colin, p. 40.
5. Ibid., p. 127.
6. Ibid., p. 131.

39
LES VILAINS PETITS CANARDS

aux « lois » de la Nature, justifiant la cruelle hiérarchie


sociale de l’industrie galopante.
Aujourd’hui, le mot « tempérament » a évolué. Dans
notre contexte actuel, où les généticiens réalisent des per­
formances stupéfiantes, où l’explosion des technologies
construit une écologie artificielle, où les études neuropsy­
chologiques démontrent l’importance vitale des interactions
précoces, le mot tempérament prend un sens encore une
fois nouveau.
Les Américains ont dépoussiéré le concept en le met­
tant au goût de nos récentes découvertes7. Mais quand le
mot anglais tempérament est traduit en français par « tem­
pérament », c’est un « presque faux ami », ce qui est pire
qu'un faux ami puisqu’on s’en méfie encore moins. Pour tra­
duire vraiment l’idée anglo-saxonne de tempérament, nous
devrions parler de dispositions tempéramentales, de ten­
dances à développer sa personnalité d’une certaine manière.
C’est un « comment » du comportement, bien plus qu’un
« pourquoi », une manière de se construire dans un milieu
écologique et historisé, bien plus qu’un trait inné8.
Aujourd’hui, quand on parle de tempérament, on
évoque plutôt un « affect de vitalité9 », une disposition élé­
mentaire à éprouver les choses du monde, à exprimer sa
rage ou son plaisir de vivre. Ce n’est plus un destin ou une

7. Thomas A., Chess S., Birch H.. 1968, Tempérament and Behavior
Disorders in Children, New York University Press.
8. Tempérament : - Pour The Oxford Guide to the English Language :
« person’s nature as it Controls its behaviour ».
- Pour Oxford Advanced Leamers : « person’s nature as it affects the
way he thinks, feels and behaves ».
- Mais dans le langage courant :
- Pour Harrap’s : Tempérament = humeur; Temperamental = capri­
cieux; To be in a temper = être en colère.
- Pour Collins : « Person’s disposition ; Having changeable mood ;
Erratic and unreliable » ; Disposition = « désiré or tendency to do some-
thing ».
9. Stern D., 1989, Le Monde interpersonnel du nourrisson : une pers­
pective psychanalytique et développementale, PUF.

40
LES VILAINS PETITS CANARDS

soumission aux « lois » de la Nature, inventée par des indus­


triels Existes. C’est une force vitale informe qui nous pousse
à rencontrer une chose, une sensorialité, une personne ou
un événement. C’est la rencontre qui nous forme quand on
affronte l’objet auquel on aspirait.
Depuis que Satan ne mène plus le bal des idées, il a
entrepris une psychothérapie parce que son concept de base
est à revoir, et c’est très dur pour lui.

La triste histoire du spermatozoïde


de Laïos et l'ovule de Jocaste

Bien sûr que les déterminants génétiques existent!


Quand le spermatozoïde de Laïos a pénétré l’ovule de
Jocaste, ça ne pouvait pas donner n'importe quoi. Seul un
être humain pouvait en naître. Dès le départ, il y a une limi­
tation de nos potentiels : un enfant ne peut que devenir
humain. Œdipe n’aurait jamais pu devenir une mouche dro­
sophile ou un chevalier-gambette. Mais condamné à être
humain, il aurait pu ne jamais être abandonné, ne jamais
épouser Jocaste, ne jamais rencontrer l’oracle de Thèbes, ce
qui fait qu’il ne se serait jamais crevé les yeux. À chaque
rencontre de son existence tragique, un autre destin était
jouable. Seuls les mythes composent des récits détermi­
nistes. Dans le réel chaque rencontre est une bifurcation
' possible.
L'expression « programme génétique » qu’on entend
chaque jour n’est pas idéologiquement neutre. Cette méta­
phore informatique, un peu trop rapidement proposée par
un grand biologiste, Ernst Mayrl0, ne correspond déjà plus
aux données actuelles. Cette métaphore abusive est dis-

10. Mayr E., 1961, « Cause and Effect in Biologv », Science, n° 134,
p. 1501-1506.

41
LES VILAINS PETITS CANARDS

crètement remplacée par celle d’ « alphabet génomique »


moins trompeuse, mais qui n’autorise quand même pas à
penser qu’on pourrait comprendre la Bible, simplement en
recensant les lettres qui la composent11. En fait,
l’incroyable aventure du clonage nous apprend qu’une
même bandelette d’ADN 12 peut se taire, ou s’exprimer dif­
féremment selon le milieu cellulaire dans lequel on la place.
À coup sûr, les déterminants génétiques existent
puisqu’on décrit actuellement sept mille maladies géné­
tiques. Mais ils ne « parlent » que lorsque les erreurs hérédi­
taires empêchent la poursuite des développements
harmonieux. Les déterminants génétiques existent, ce qui
ne veut pas dire que l'Homme soit déterminé génétique­
ment.
Dans la phényl-cétonurie, deux parents sains peuvent
transmettre un gène porteur d’une incapacité à dégrader la
phénylalanine. Quand l’enfant reçoit ces deux gènes rassem­
blés, il souffre d’un retard de développement parce que son
cerveau altéré ne parvient pas à extraire les informations de
son milieu. L’idéal consisterait à remplacer le gène défec­
tueux pour rétablir le métabolisme l3. En attendant, Robert
Guthrie a proposé d’adopter un régime dépourvu de phényl­
alanine. Rapidement, le cerveau de l’enfant redevient clair
et quelques années plus tard, son corps a acquis des méta­
bolismes compensatoires qui permettent de dégrader la
phénylalanine. L’enfant reprend alors un développement
normal.

11. A tlan H., 1999, La Fin du « tout génétique», vers de nouveaux


paradigmes en biologie, INRA Éditions, p. 24.
12. Assemblage de molécules très simples de protéines qui consti­
tuent les chromosomes et dont les séquences déterminent le transport de
l’hérédité.
13. Plomin R., Defries J., Mc Clearn G., Rutter M., 1999, Des gènes
au comportement. Introduction à la génétique comportementale, De Bœck
Université.

42
LES VILAINS PETITS CANARDS

Cet exemple disqualifie le stéréotype : « Si c'est inné, il


n’y a rien à faire. Mais si le trouble est d’origine culturelle,
nous pouvons le combattre. » Une altération métabolique
est souvent plus facile à corriger qu’un préjugé.
Parmi les milliers de maladies héréditaires qui corres­
pondent à ce schéma, une illustration typique nous est four­
nie par le syndrome de Lesch-Nyhan : les gènes ne codent
plus la synthèse d’une enzyme qui dégrade l’acide urique.
Les enfants qui en souffrent sont petits, vifs, et leurs
muscles se spasment à la moindre émotion. Leur retard
mental est net. Mais ce qui les caractérise, c’est leur apti­
tude aux réactions violentes, contre les autres et contre eux-
mêmes. Le seul cas que j’ai eu à voir agressait toutes les per­
sonnes qui passaient près de lui, et s'était mangé la lèvre
inférieure quand on l'avait immobilisé.
La trisomie 21 (« mongolisme ») décrite par Down en
1866, année de la publication des « petits pois » de Mendel,
est attribuable à la présence d'un chromosome supplé­
mentaire avec ses milliers de gènes. Au moment de l’assem­
blage des chromosomes maternels et paternels, un
chromosome supplémentaire reste collé sur la 21e paire. Ce
codage modifié entraîne un développement particulier. La
morphologie est typique : un crâne rond, un cou court, une
grosse langue, un épicanthus (repli de la paupière supé-
• rieure sur le coin interne, que l’on trouve normalement chez
les Asiatiques) et un pli palmaire manquant.
Chez les souris, on a signalé une trisomie provoquant
des troubles analogues. Et chez le singe, quand la mère est
âgée, les trisomies ne sont pas rares ’4. Mais ce qui est frap­
pant, c’est que la conséquence relationnelle de ces anoma­
lies génétiques est totalement différente. Les animaux qui
manifestent un syndrome de Lesch-Nyhan sont si violents

14. Antonarakis, S.E., 1998, « 10 Years of Genomics, Chromosome


21, and Down Syndrom », Genomics, jul. 1, 51, p. 1-16.

43
LES VILAINS PETITS CANARDS

que leur espérance de vie est brève. Ils se blessent ou sont


tués lors d'une bagarre parce que leur propre violence pro­
voque les réponses violentes du groupe. Alors que dans les
trisomies chez les singes, le scénario interactionnel est tota­
lement différent. La tête ronde des petits, leur gros bedon,
leurs gestes doux et maladroits et leur retard de développe­
ment déclenchent chez les adultes des comportements
parentaux. La mère accepte une très longue et lourde
dépendance de l'animal trisomique. D’autres femelles
viennent l'aider et « même les singes non apparentés à sa
famille toilettent le petit deux fois plus souvent que ses
pairs 15 ».
Même quand l’anomalie génétique est majeure, un gène
doit obtenir une réponse de l’environnement. Cette réaction
commence dès le niveau biochimique et se poursuit comme
une cascade jusqu’aux réponses culturelles.

Grâce à nos progrès,


nous avons évolué de la culture de la faute
à la culture du préjudice

Dans les cultures de la faute, tout malheur, toute souf­


france prenait la signification d’un péché. Mais l’acte cou­
pable, qui condamnait à la maladie, contenait en lui-même
son propre remède : une contre-action, un rituel expiatoire,
une autopunition, un sacrifice rédemptoire, le rachat de la
faute par l’argent ou le dévouement. Le récit culturel de la
faute ajoutait de la souffrance aux souffrances, mais pro­
duisait de l’espoir par le rachat possible et sa signification
morale. La culture soignait ce quelle avait provoqué. Alors
que dans les cultures où les progrès techniques ne donnent
la parole qu’aux hommes de l’art, les individus ne sont plus

15. Waal F., de, 1997, Le Bon Singe, Bayard, p. 66-67.

44
LES VILAINS PETITS CANARDS

la cause de leurs souffrances ni de leurs actions répara­


trices. C’est l’expert qui doit agir et si je souffre, c’est sa
faute ! C’est qu’il n'a pas bien fait son métier. La culture du
péché offrait une réparation possible par l’expiation doulou­
reuse, alors que la culture technologique demande à l’autre
de réparer. Nos progrès nous ont fait passer de la culture de
la faute à la culture du préjudice l6.
L’âge des pestes de l’Europe médiévale illustre claire­
ment comment fonctionnaient les cultures de la faute. Au
cours du xue siècle, l’apparition des trobars (troubadours)
témoigne d’un changement de sensibilité dans les rapports
entre les hommes et les femmes. Il ne s'agit plus d’exclure
les femmes et de les exploiter, mais d’établir avec elles des
rapports amoureux. L’amour chevaleresque, aristocratique
et galant gagne le cœur de la dame après des joutes phy­
siques. Et l'amour courtois propose une mystique de la
chasteté où, pour lui prouver qu’on l’aime, on doit quitter la
dame au lieu de lui sauter dessus 17.
Dans le contexte technique de cette époque, l’intel­
ligence n’est pas une valeur culturelle. « C'est une vertu
secondaire, une vertu de dame. » La valeur prioritaire, celle
qui organise la société et permet de surmonter les souf­
frances quotidiennes, c’est une « vertu masculine, être bien
fait de ses membres et dur au mal18 ». On peut penser que
dans un contexte où la seule énergie sociale est fournie par
les muscles des hommes et des bêtes, la valeur adaptatrice
' consiste à surmonter la souffrance physique. Force et bruta­
lité valent mieux que madrigaux. Pourtant, à la même
époque, la langue d’Oc met au monde la littérature et les
chansons qui gagnent l’Occident, témoignant ainsi de

16. Salomon J.-J., 1999, Survivre à la Science - Une certaine idée du


futur, Albin Michel, p. 248.
17. Sendrail M . ( dir.), 1980, Histoire cu lturelle de l a maladie, P rivât,
p. 21.
18. Nelli R., 1963, L'Érotique des troubadours, Privât.

45
LES VILAINS PETITS CANARDS

l’apparition d’un nouveau mécanisme de défense : mettre en


mots jolis nos désirs et nos peines.
Si bien que lorsque apparaît l'âge des pestes, la pre­
mière hécatombe du XIVe siècle, les mécanismes de défense
s’organisent en deux styles opposés. L’un consiste à « évo­
quer les saints protecteurs, saint Sébastien ou saint Roch
patron des pestiférés [pour] se livrer à la pénitence [...] défi­
ler en processions démentes de flagellants [...] et de préconi­
ser en unique remède, le repentir des fautes qui justifiaient
le courroux divin 19 ». Et l’autre consiste à jouir vite avant la
mort. Boccace raconte qu’à Raguse, des groupes inspirés de
troubadours « aiment mieux s'adonner à la boisson, comme
aux jouissances, faire le tour de la ville en folâtrant et, la
chanson aux lèvres, accorder toute satisfaction à leurs pas­
sions20». Le mouvement est lancé : il faut exprimer ses
souffrances sous forme d’œuvres d’art, coûte que coûte. Et
quand la syphilis apparaîtra à la fin du xvie siècle, Francisco
Lopez de Villalobos décrira parfaitement la maladie cuta­
née et sa contagiosité, mais c’est en 76 strophes de 10 vers
qu’il publie à Salamanque cette sémiologie inquiétante.
Les hommes de l’âge des pestes n’avaient pas assez de
connaissances pour agir sur le réel comme le permet la
médecine d'aujourd’hui. Mais la culture de la faute leur per­
mettait d’agir sur la représentation du réel, grâce à l’expia­
tion et à la poésie.
Il y a dix ou quinze ans, certains grands noms de notre
discipline affirmaient que les enfants n’avaient jamais de
dépression et qu’on pouvait réduire leurs fractures ou arra­
cher leurs amygdales sans les anesthésier puisqu’ils ne souf­
fraient pas ! D’autres médecins ont pensé qu'il était

19. S f.ndrail M., Histoire culturelle de la maladie, op. cit., p. 228.


20. Ibid., p. 324.

46
LES VILAINS PETITS CANARDS

nécessaire d’atténuer leurs souffrances21. Mais la technique


souvent efficace des médicaments, des stimulations élec­
triques et des infiltrations a donné le pouvoir aux experts de
la douleur. Alors aujourd’hui, quand une infirmière décolle
un pansement en provoquant une douleur, quand une
migraine ne disparaît pas assez vite ou quand un geste de
petite chirurgie déclenche un lancement, l’enfant et ses
parents regardent sévèrement le technicien et lui
reprochent la douleur. Il n'y a pas si longtemps, quand un
enfant gémissait, c’est à lui qu'on reprochait de ne pas être
un homme, et c’est lui qui avait honte. Hier, la douleur
prouvait la faiblesse du blessé, aujourd'hui, elle révèle
l’incompétence du technicien22.
En soi la douleur n'a pas de sens. C'est un signal biolo­
gique qui passe ou est bloqué. Mais la signification que
prend ce signal dépend autant du contexte culturel que de
l’histoire de l’enfant. En attribuant un sens à l’événement
de douleur, il en modifie l’éprouvé. Or, le sens est constitué
de signification autant que d'orientation.
On peut comprendre comment la signification que
nous attribuons à un objet ou à un événement nous est don­
née par le contexte, en prenant l'exemple de la pilule anti­
conceptionnelle. Le blocage de l’ovulation a été découvert
très tôt et aurait pu être commercialisé dès 1954. Mais à
cette époque, le simple fait d'affirmer qu’on pouvait bloquer
l’ovulation chez les femmes parce que les chercheurs de
l’INRA23 avaient réussi l'expérience chez les vaches et les
brebis provoquait des réactions indignées. J'ai même le sou-

21. Gavvain-Picard A., Meinier M., 1993, La Douleur de l'enfant, Cal­


mann-Lévy.
22. Anneouin D., 1997, « Le paradoxe français de la codéine, et
Bibliographie sur la douleur des nouveau-nés », in : La Lettre de periadol,
n°4, novembre.
23. Institut national de la recherche agricole.
LES VILAINS PETITS CANARDS

venir de femmes révoltées par la notion d’hormones qui


donnait une image honteuse des êtres humains.
Il a fallu agir sur le discours social et le faire évoluer,
afin qu’en 1967, la pilule devienne légale. Dans ce nouveau
contexte, la maîtrise de la fécondité a pris la signification
d’une révolution des femmes. Leur ventre n’appartenant
plus à l’État, elles pouvaient libérer leur tête et tenter l’aven­
ture de l’épanouissement personnel.
Trente ans plus tard, la pilule a encore changé de signi­
fication. Cet objet technique apparaît dans le monde des
adolescentes quand les mères commencent à leur en parler.
Dans cette nouvelle relation, la pilule signifie l'intrusion
maternelle. Les filles disent : « Ma mère veut tout contrôler,
elle se mêle de mon intimité. » Dans cette relation-là, c’est le
rejet de la pilule qui signifie une tentative d’autonomie et de
rébellion contre la puissance maternelle. Cela explique que
le nombre d’avortements chez les adolescentes n’ait pra­
tiquement pas diminué. Pour qu’il se réduise, il faudrait
attribuer une autre signification à la pilule, par exemple en
la faisant expliquer par une grande sœur, une initiatrice,
une infirmière, un confident extérieur à la famille et qui
n’aurait pas de rapports d’autorité.
En changeant de contexte relationnel et social, on
change la signification attribuée à la pilule : en 1950, elle
voulait dire « les femmes sont des vaches »; en 1970, elle
signifiait « les femmes sont des révolutionnaires » ; et en
2000, elle affirme « les mères sont envahissantes ».

Comment les fœtus apprennent à danser

C’est de cette manière que nous aborderons le concept


du nouveau tempérament. Si l’on admet qu’un objet, un
comportement ou un mot prend une signification qui

48
LES VILAINS PETITS CANARDS

dépend de son contexte, alors ce tempérament-là sera


sensé !
Le tempérament, c’est un comportement bien sûr, mais
c’est un « comment » du comportement, une manière de
prendre place dans son milieu. Ce style existentiel, dès ses
premières manifestations est déjà façonné. La biologie
génétique, moléculaire et comportementale est modelée par
les pressions du milieu qui sont une autre forme de biolo­
gie. Mais cette biologie-là vient des autres humains, ceux
qui nous entourent. Et leurs comportements adressés à
l’enfant constituent une sorte de biologie périphérique, une
sensorialité matérielle qui dispose autour du petit quelques
tuteurs, le long desquels il aura à se développer. Le plus
étonnant, c’est que ces circuits sensoriels, qui structurent
l'alentour de l’enfant et tutorisent ses développements, sont
construits matériellement par l'expression comportemen­
tale des représentations de ses parents. Si l'on pense qu’un
enfant est un petit animal qu’il faut dresser, on lui adressera
des comportements, des mimiques et des mots qui seront
ordonnés par cette représentation. Si au contraire on pense
que les contraintes de notre enfance nous ont rendus telle­
ment malheureux qu’il faut ne rien interdire à un enfant,
c’est un milieu sensoriel totalement différent qu’on organi­
sera autour de lui. Ce qui revient à dire que l’identité narra­
tive des parents provoque un sentiment dont l’émotion
s’exprime par des comportements adressés à l’enfant. Ces
comportements, sensés par l’histoire parentale, composent
l’alentour sensoriel qui tutorise les développements de
l’enfant.
Dès les dernières semaines de la grossesse, le fœtus
n’est déjà plus un récipient passif. C'est un petit acteur qui
va chercher dans son milieu les tuteurs qui lui conviennent.
Pour analyser un tempérament, il faudra donc décrire une
spirale interactionnelle où le nourrisson, déjà rendu sen-

49
LES VILAINS PETITS CANARDS

sible à certains événements sensoriels, se développe de


manière préférentielle le long de ces tuteurs. Il se trouve
que, matériellement composés par les comportements
adressés à l’enfant, la forme de ces tuteurs s’explique par
l’histoire parentale.
Ce nouveau modèle de tempérament risque de sur­
prendre puisqu'il lie deux phénomènes de natures dif­
férentes : la biologie et l’histoire. On peut simplifier cet
exposé théorique en une seule phrase : faire naître un
enfant n’est pas suffisant, il faut aussi le mettre au monde24.
« Le faire naître » décrit les processus biologiques de la
sexualité, de la grossesse et de la naissance. « Le mettre au
monde » implique que les adultes disposent autour de
l’enfant les circuits sensoriels et sensés qui lui serviront de
tuteurs de développement et lui permettront de tricoter sa
résilience. C’est ainsi que nous pourrons analyser le mail­
lage au cours de la croissance du petit et de l’échafaudage
des tempéraments lors des interactions précoces.
Personne ne penserait à faire commencer l'histoire d’un
bébé le jour de sa naissance. « Le fœtus ne constitue pas la
préhistoire, mais le premier chapitre de l'histoire d’un être
et de l'établissement mystérieux de son narcissisme pri­
maire 25. » Or, cette histoire commence par un processus
totalement a-historique : la génétique, suivie par le déve­
loppement biologique des cellules et des organes. Depuis
quelques années, nos capteurs techniques, comme l’écho­
graphie, nous ont permis d’observer comment, dès les der­
nières semaines de la grossesse, les bébés personnalisent
leurs réponses comportementales. Il y a longtemps qu'on
faisait cette hypothèse, mais ce n’est que récemment qu’on a
pu y répondre : « La vie intra-utérine et la première enfance

24. Daru M.-P., 1999, Collège méditerranéen des libertés, Toulon.


25. Soulé M., in : Journées Cohen-Solal J., Les Différences à la nais­
sance, Paris, 6 juin 1998.

50
LES VILAINS PETITS CANARDS

sont beaucoup plus comprises dans une connexion de conti­


nuité que ne le ferait croire la césure impressionnante de
l’acte de naissance26 », disait Freud, au début du siècle
passé.
Aujourd’hui, l’échographie permet de soutenir que les
dernières semaines de la grossesse constituent le premier
chapitre de notre biographie 27 28 29. L'observation naturelle de la
vie intra-utérine enfin rendue possible grâce à un artifice
technique !
Le développement intra-utérin des canaux de commu­
nication sensoriels est maintenant bien établi2S. Le toucher
constitue le canal primordial dès la septième semaine. Le
goût et l’odorat, dès la onzième semaine, fonctionnent
comme un seul sens quand le bébé déglutit un liquide
amniotique parfumé par ce que mange ou respire la mère2’.
Mais dès la vingt-quatrième semaine, le son provoque une
vibration du corps de la mère et vient caresser la tête du
bébé30. L’enfant y réagit souvent par un sursaut, une accélé­
ration du rythme cardiaque ou un changement de posture.
Freud aurait été content d'observer à l’échographie, puis à
l’œil nu après la naissance, qu’il y a en effet une continuité
du style comportemental. Mais il aurait noté qu’il s'agit
d’une acquisition comportementale dont l’effet ne dure que
ce que durent les premières pages d’une biographie. Bien
d’autres pressions interviendront ensuite pour continuer le
façonnement.

26. Freud S., 1926, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF.


27. Soûlé M., 1999, « La vie du fœtus, son étude pour comprendre la
psychopathologie périnatale et les prémices de la psychosomatique».
Psychiatrie de l’enfant, XLII, 1, p. 27-69.
28. Lecanuet J.-P., 1995, « L’éveil des sens », Science et vie hors série,
n° 190, mars, p. 124-131.
29. Schaal B., 1987, « Discontinuité natale et continuité chimio-
sensorielle : modèles animaux et hypothèses pour l’Honraie », in : Étholo­
gie et naissance, n u 109, mai 1985, SPPO (Société de prophylaxie obstétri­
cale).
30. Cyrulnik B., 1989, Sous le signe du lien, Hachette.

51
LES VILAINS PETITS CANARDS

Les hypothèses de la vie psychique prénatale ont tou­


jours provoqué autant d’enthousiasme que de sarcasmes.
Aujourd'hui, l'observation est de l'ordre du « Yaca ». Il « n'y
a qu’à » s’asseoir dans un fauteuil tandis que le technicien,
au cours de la deuxième échographie légale, demande à la
mère de réciter une poésie ou de dire quelques mots. Les
cassettes analysées par la suite ne retiendront, pour la clarté
de l’analyse, que quelques items31 : accélération du cœur,
flexion-extension du tronc, mouvement des membres infé­
rieurs et des membres supérieurs, succions et mouvements
de la tête32. Il semble bien que chaque bébé manifeste un
type de réponse qui lui est propre. Certains préfèrent gam­
bader comme de petits Zidane ; quelques-uns privilégient le
langage des mains, les écartant ou les serrant contre leur
visage ou leur cœur comme de petits chanteurs; d’autres
répondent à la voix maternelle en suçant leur pouce ; tandis
qu’une minorité n’accélère presque pas ses battements car­
diaques et reste bras et jambes croisés33. Ceux-là pensent
probablement qu’ils ont encore six à huit semaines à tirer
sans problème dans ce logement utérin et qu’ils ont bien le
temps de répondre à ces stupides questions d’adultes.
Les réponses intra-utérines s’adaptent déjà au monde
extra-utérin. À la fin de la grossesse apparaissent même des
mouvements défensifs qui prouvent que l'enfant sait déjà
traiter quelques problèmes perceptuels : il retire la main au
contact de l’aiguille d’amniocentèse34 ou au contraire vient
s'appliquer contre la paroi utérine quand le spécialiste de
l’haptonomie appuie doucement sur le ventre maternel.

31. Item : séquence comportementale définie dans un contexte


donné.
32. Morville V., Pantaleo N., Le3ert C., 1999, Observation du
comportement fœtal dans les derniers mois de la grossesse. Diplôme univer­
sitaire d’éthologie, Toulon-Var, juin.
33. Groome Lynn J., 1995, « Motor Responsivity during Habituation
testing of Normal Human Fetuses », J. Perinal. Med., 23, p. 159-166.
34. Rufo M., 2000, Œdipe toi-même, Anne Carrière.

52
LES VILAINS PETITS CANARDS

Bien avant la naissance, le bébé n’est plus dans sa mère, il


est avec elle. Il commence à établir quelques interactions. Il
répond à ses questions comportementales, à ses sursauts,
ses cris ou son apaisement par des changements de posture
et des accélérations cardiaques.

Où l'on voit que la bouche du fœtus


révèle l’angoisse de la mère

Il y a vraiment des gens qui ont une forme mystérieuse


d’intelligence. Dans les années 1940, René Spitz avait asso­
cié l’observation directe des nourrissons avec des expéri­
mentations légères. Parler de face à un bébé provoque son
sourire. Tourner la tête en lui parlant ou mettre un masque
ne l’amuse pas du tout3S. Ces observations expérimentales
n’excluaient pas le travail de la parole qui donne à la per­
sonne une cohérence interne. Comment ce psychanalyste
a-t-il fait pour décrire, dès 1958, les comportements du
fœtus qu'il ne pouvait pas voir? Comment a-t-il observé le
«prototype de l’angoisse [...] l’origine physiologique du
développement de la pensée humaine », et comment pou­
vait-il apprécier l’effet auto-apaisant des comportements de
bouche qu’il appelait « cavité primitive36 » ? Cinquante
années plus tard, les échographistes confirment sans peine
, cet effet apaisant. Plus le petit fait des mouvements de
bouche, moins son corps s’agite37. Il effectue déjà les proto­
types comportementaux de lécher, manger, embrasser et

35. Spitz R., 1958 (préface d’Anna Freud), La Première Année de la vie
de l'enfant (Genèse des premières relations objectâtes), PUF, p. 14-15.
36. Spitz R., 1959, « La cavité primitive », Revue française de psycha­
nalyse, n0XXII.
37. D’Elia A., Pighetti M., Accardo C., Mikale M., Di Meo P., 1997,
« Stati comportamentali. Studio in utero », Minerva GinecoL, 49. p. 85-88.

53
LES VILAINS PETITS CANARDS

parler qui constitueront le tranquillisant efficace qu’il gar­


dera toute sa vie.
On n’est pas encore nés que déjà on se tricote. La
mémoire à court terme qui apparaît à ce moment permet
les premiers apprentissages. Il s’agit d’une mémoire senso­
rielle 38, une sagesse du corps en quelque sorte qui retient
les informations venues de l’extérieur et donne forme à nos
manières de réagir.
Une situation naturelle permet d’observer à l’œil nu
comment les fœtus âgés de sept mois et demi acquièrent des
stratégies comportementales qui commencent à les caracté­
riser. Quand les prématurés débarquent avec quelques
semaines d’avance, on constate qu'ils ne se déplacent pas au
hasard dans les couveuses. Presque tous gambadent et
roulent sur eux-mêmes jusqu’au moment où ils parviennent
à un contact. Certains se calment dès le premier toucher,
qui peut être une paroi, leur propre corps, ou une sensoria-
lité venue de l’environnement humain, telle qu’une caresse,
une prise dans les bras, ou même très simplement la
musique d'une parole. D’autres bébés peu explorateurs
bougent à peine, tandis que quelques-uns sont difficiles à
calmer. Il semble que les prématurés capables d’aller au
contact du toucher qui les tranquillise sont ceux qui ont été
portés par une mère paisible. Tandis que les gros pères à
peu près immobiles ou les frénétiques difficiles à calmer
auraient été portés par des mères malheureuses ou stres­
sées, désirant abandonner l’enfant ou au contraire trop s’en
occuper39.
Un contenu psychique de la femme enceinte pourrait
donc agir sur l’état psycho-comportemental du nouveau-

38. Baddeley A., 1993, La Mémoire humaine. Théorie et pratique,


Presses universitaires de Grenoble, p. 22-47.
39. Marchal G., R esplandin M.-J., 1999, Acquisition de compétences
de recherche d'apaisement chez les bébés prématurés placés en couveuse.
Diplôme universitaire d’éthologie, Toulon, Var.

54
LES VILAINS PETITS CANARDS

né ? Formulée ainsi sans explications, la question risquerait


d'évoquer le spiritisme, si l’on ne savait que la transmission
psychique est matériellement possible. Il suffit d'associer le
travail d’une psychanalyste40 avec les observations compor­
tementales des obstétriciens pour rendre visible que l’état
mental de la mère peut modifier les acquisitions comporte­
mentales du bébé quelle porte.
On a beau dire que la grossesse n’est pas une maladie,
elle reste quand même une épreuve. Malgré les progrès
inouïs de la surveillance des femmes enceintes, « seulement
33% des grossesses sont psychiquement saines, 10%
souffrent de troubles émotionnels marqués, 25% d’une
pathologie associée, et 27 % ont eu des antécédents gynéco-
obstétricaux responsables d’angoisses41 ».
Le contenu psychique, euphorisant ou désespéré, est
constitué par une représentation mentale qui met en image
et en mots, sur la scène intérieure, le bonheur d’enfanter ou
sa difficulté. C’est le contexte affectif et social qui peut attri­
buer un sens opposé au même événement. Si la mère porte
l’enfant d’un homme quelle déteste ou si le simple fait de
devenir mère comme sa mère évoque des souvenirs insup­
portables, son monde intime sera noir. Or, les petites molé­
cules du stress passent facilement le filtre du placenta.
L’abattement ou l’agitation de la mère, son silence ou ses
cris composent autour du fœtus un milieu sensoriel maté-
, riellement différent. Ce qui rerient à dire que les représenta­
tions intimes de la mère, provoquées par ses relations
actuelles ou passées, baignent l’enfant dans un milieu sen­
soriel aux formes variables.

40. Bydlowsky M., 1998, Existe-t-il des corrélations entre les « conte­
nus psychiques » de la femme enceinte et l'état psycho-comportemental du
nouveau-né? Journées Cohen-Solal J., Paris. 6 juin 1998.
41. Ibid.

55
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand les stimulations biologiques respectent les ryth­


mes du bébé, elles permettent l’apprentissage des comporte­
ments d’apaisement. Mais quand le désespoir maternel vide
l’alentour du bébé ou le perfuse avec les molécules du
stress, l’enfant peut apprendre à s’engourdir ou à devenir
frénétique.
L’histoire de la mère, ses relations actuelles ou passées,
participent ainsi à la constitution des traits tempéra-
mentaux de l’enfant à naître ou juste né. Avant le premier
regard, avant le premier souffle, le nouveau-né humain est
happé par un monde où la sensorialité est déjà historisée.
C’est là qu’il aura à se développer.

Faire naître un enfant n’est pas suffisant,


il faut aussi le mettre au monde

Pour décrire les premières mailles du tricot tempéra-


mental, il faudra tenir un raisonnement en spirale inter-
actionnelle. Il faut observer ce que fait un bébé (il fronce les
sourcils), ce que ça fait dans l’esprit de la mère (« il a mau­
vais caractère » ou « il se sent mal »), ce qui organise les
réponses adressées à l’enfant (« je vais te mater, moi ! » ou
« le pauvre, il faut l’aider ! »), ce qui modifie en retour ce
que fait le bébé (pleurs ou sourires).
Freud avait déjà tenté un raisonnement en spirale
quand il avait associé l’observation directe du «jeu de la
bobine » avec les représentations mentales de l’enfant.
Quand la bobine s'éloigne l’enfant est étonné, mais quand
elle réapparaît, il sourit... « En combinant les deux
méthodes on arrivera à un degré suffisant de certitude »,
disait-il42.

42. F reud S., 1905, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Galli­
mard Idées, 1962.

56
LES VILAINS PETITS CANARDS

C’est dans cette optique qu’on peut décrire le « com­


ment » de la première rencontre. Quand un bébé arrive au
monde, ce qu’il est à ce moment-là provoque un sentiment
dans le monde historisé de la mère. Son apparence phy­
sique porte une signification pour elle. Et cette représenta­
tion provoque une émotion que la mère exprimera à
l’enfant.
Le sexe de l’enfant, bien sûr, est un puissant porteur de
représentation. Je pense à cette dame qui venait tout juste
de mettre au monde un bébé. Quand le mari, réjoui, est
venu dire bonjour à sa petite famille, la mère lui a dit :
« Pardon, pardon, je t’ai fait une fille ! » Une telle phrase, et
sa formulation, mettait en mots vingt-cinq années d'histoire
personnelle, où le fait d’être fille représentait une honte. Et
la mère, dans son désir de combler son mari, pensait quelle
l'humiliait en lui donnant une fille, un être-moins. On peut
imaginer que dès la première phrase, le triangle familial
venait de se mettre en place. L’enfant aurait à se développer
dans un monde sensoriel composé par les comportements
que lui adressera une mère imaginairement coupable et qui
tiendra à se racheter. Peut-être sera-t-elle trop gentille avec
son mari pour se faire pardonner l’humiliation quelle croit
lui avoir infligée ? Peut-être se transformera-t-elle en mère
de devoir, envers ce nouveau-né qui incarnera sa propre
honte? Peut-être laissera-t-elle échapper des gestes et des
, mots qui signifieront à l’enfant le désespoir d'être fille ? Ce
bébé ne sait pas encore qu’il doit devenir demoiselle que
déjà il est contraint à se développer en s’adaptant aux gestes
et aux mots qui composent son alentour et qui viennent de
l’idée que sa mère se fait de la condition des femmes.
Quant au mari, c'est par rapport à ces deux femelles
qu’il aura à prendre sa place de père. Selon ses propres
représentations de mâle, peut-être sera-t-il d’accord avec sa
femme ? Le bébé dans ce cas devra devenir femme dans un

57
LES VILAINS PETITS CANARDS

contexte chargé de signification de honte. Peut-être le père


aura-t-il à cœur de réhabiliter sa femme, et toute femme ?
Le bébé aura alors à devenir fille dans un contexte sensoriel
de gestes, de mimiques et de mots qui véhiculeront une
signification fortement sexuée. On peut imaginer que, vingt
ans plus tard, la jeune femme qui se sera développée dans
un tel milieu, dira : « Ma mère passait son temps à expier sa
honte d’être femme en étant trop bonne ménagère. Mes
frères étaient servis comme des pachas et mes sœurs étaient
exaspérées par ce modèle maternel. Heureusement que mon
père nous revalorisait en nous admirant ! » On peut
entendre aussi : « J’en veux à mon p ère d e n e p as n ous avoir
aidées à affronter notre mère. »
Chaque foyer met en scène son propre scénario où les
représentations de chacun s’associent et jouent ensemble,
comme au théâtre, un style familial.
Les traits physiques de l'enfant prennent pour les
parents une signification privée qui parle de leur propre his­
toire. La joliesse du bébé, le potelé de ses joues, la rondeur
de son ventre et les petits plis de ses jambes réjouissent la
plupart des parents car ces traits physiques signifient qu’ils
sont devenus de vrais parents puisqu'ils ont un vrai bébé.
Mais cette même joliesse potelée peut prendre une significa­
tion totalement opposée quand l’histoire leur a appris la
peur de devenir parents.
Il arrive que des mères nient la naissance de l’enfant
quelles viennent de mettre au monde : « J’ai eu une très
forte sciatique... J’avais un fibrome... » Toujours, pour ainsi
dire, il s’agit de femmes isolées pour qui la grossesse a pris
la signification d’une tragédie : « Si je suis enceinte de cet
homme, je vais perdre ma famille et ma vie. » Alors, le déni
leur permet de calmer l’angoisse, tandis que leur propre
grossesse se déroule à leur insu. Ce conflit, et surtout son
mode de résolution qui soulage la femme en l’aveuglant

58
LES VILAINS PETITS CANARDS

(« Ne me parlez pas de ma grossesse »), l’empêchent


d’acquérir le sentiment de devenir mère.
La plupart du temps, elles le savent, qu elles viennent
de mettre au monde un enfant ! Dès qu’on présente un bébé
à ses parents, ils quêtent intensément le moindre indice
physique qui permettra d’inscrire le nouveau-né dans sa
filiation : « Il a les cheveux de son grand-père... C’est un cos­
taud comme son père... Elle a le nez de ma mère... » Dès le
premier coup d’œil, la morphologie parle de la généalogie.
Ce récit permet d’accueillir l’enfant et de lui donner sa place
dans l’histoire de la famille.
Lors des premiers jours, les traits comportementaux, le
« comment » du comportement du nouveau-né prennent une
fonction un peu plus personnalisée. « Son style comporte­
mental [...] et la façon dont un bébé se conduit [...] dans les
premières semaines après sa naissance, influent sur la
manière dont les autres se comportent à son égard 43. »

Les nouveau-nés ne peuvent pas tomber


ailleurs que dans l'histoire de leurs parents

Certains parents ont le bonheur d’accueillir des enfants


au tempérament facile. Ces nouveau-nés manifestent dès la
naissance des cycles biologiques réguliers et prévisibles44.
Les parents s’adaptent sans difficulté, ce qui leur permet de
ne pas éprouver l’arrivée du bébé comme celle d'un petit
tyran. Tout événement nouveau égaye cet enfant qui se
réveille en souriant et se calme au moindre contact familier.
Mais la plupart des déterminismes humains ne sont pas
définitifs. Cette maille tempéramentale est si facile à trico-

43. Thomas A., Chess S., Birch H.G., 1968, Tempérament and Beha-
vior Disorders in Children, New York University Press.
44. Lieberman A., 1997, La Vie émotionnelle du iout-petit, Odile
Jacob, p. 72-77.

59
LES VILAINS PETITS CANARDS

ter que beaucoup de parents se sentent libres malgré la pré­


sence du nouveau-né. En poursuivant leur intense vie
sociale de jeunes gens, ils désorganisent ce départ promet­
teur. Un enfant trop facile risque de se retrouver seul, ce qui
altère la maille suivante. À l’inverse, un petit problème qui
contraint les parents à plus de vigilance peut réparer le
trouble et améliorer le tissage du lien.
D’autres bébés sont lents, lymphatiques. Ils régressent
et se replient devant toute nouveauté. Ce n'est qu’une fois
sécurisés qu’ils oseront explorer la nouveauté et reprendre
leur développement.
Si ce trait tempéramental s’exprime dans une famille au
style existentiel paisible, l’attachement se tricotera lente­
ment et l’enfant se développera bien. En revanche, un même
style comportemental dans une famille de sprinters pourra
exaspérer les parents impatients : « Allez, remue-toi ! » En
effrayant l’enfant, ces parents-là aggraveront sa lenteur.
Les nourrissons difficiles représentent 5 % de la popu­
lation des nouveau-nés. Toujours de mauvaise humeur, au
réveil grincheux, ils protestent devant tout changement et
quand il n’y en a pas, ils se sentent mal. À pe ine con solés, ils
épuisent leurs parents. Ce tempérament est certainement le
résultat d’un tissage anténatal pénible. Comme tous les
traits de comportement, il sera interprété par les parents.
S’ils vivent dans des conditions sociales et affectives qui leur
laissent une grande disponibilité, si leur sens de l’humour
leur permet de dédramatiser cette épreuve réellement fati­
gante ou de s’entraider suffisamment pour se reposer, en
quelques mois le tempérament difficile se calmera et
l'enfant sécurisé changera de style comportemental. Mais
selon leur propre contexte ou leur propre histoire, les
parents ne parviennent pas toujours à surmonter cette
épreuve.
Un père épuisé par ses conditions de travail ou attristé
par la signification que prend l'enfant (« Il m’empêche

60
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’être heureux, de voyager, de poursuivre mes études »),


une mère emprisonnée par ce petit tyran, éprouvent ses
hurlements nocturnes ou son caractère grincheux comme
une intention persécutrice. Épuisés et déçus, ils se
défendent en agressant l’agresseur qui, insécurisé, hurle et
grinche encore plus.
Les enfants trop actifs se lancent sur tout ce qui peut
faire événement. Dès qu’ils savent ramper, ils font tomber
les nappes, ils mettent les doigts dans les trous dangereux,
ils se jettent sans crainte dans les marches d’escalier. Quel­
ques années plus tard, ils provoquent le rejet de leur entou­
rage. À l’école où la contrainte à l'immobilité est immense,
ils sont désadaptés, ce qui explique leur mauvais pronostic
social. Mais dans un autre contexte, à la campagne ou à
l’usine, où la motricité possède une valeur adaptative, cette
frénésie d’action en fait des compagnons entourés.
L’organisation culturelle intervient très tôt dans la sta­
bilisation d’un trait tempéramental. En Chine, quand la vie
du foyer est paisible, ritualisée et imperturbable, les tout-
petits se stabilisent tôt. Alors qu’aux États-Unis, les parents
remuants et sonores alternent l'ouragan de leur présence
avec le désert de leurs départs répétés. Les enfants s'y
adaptent en mettant en place des traits comportementaux
qui alternent la frénésie d’action avec le gavage, par les yeux
et par la bouche, pour combler le vide de leur désert
affectif45.
Les stratégies de socialisation se différencient très tôt.
Un trait tempéramental imprégné dans le bébé avant et
après sa naissance doit rencontrer une base de sécurité
parentale. C’est sur cette rencontre que s’échafaude le pre­
mier étage du style relationnel.

45. Kagan J., 1979, «OverView : Perspectives on Human Infancy»,


in : Osofsky J. D. (éd.), Handbook of Infant Development, New York,
Wisey.

61
LES VILAINS PETITS CANARDS

La base de départ repose sur un triangle. Le nou­


veau-né ne sait pas encore qui est lui-même et qui ne l'est
pas, puisqu'à ce stade de son développement, un bébé est ce
qu'il perçoit. Or, dans son premier monde, il perçoit un
géant sensoriel, une base de sécurité que nous appelons
« mère », autour de laquelle gravite une autre base moins
prégnante que nous appelons « père ». C'est dans ce triangle
que tout nouveau-né reçoit les premières empreintes du
milieu et découvre qui il est grâce aux premiers actes qu’il y
effectue. Ce bébé sous influence habite les rêves et les cau­
chemars de ses parents. C’est l’association de leurs mondes
intimes qui dispose autour de l’enfant le monde sensoriel
des tuteurs de développement.

Quand Carmen est arrivée au monde, elle avait déjà été


un peu ébranlée par les épreuves médicales de sa mère qui
avait beaucoup souffert et avait dû rester allongée pendant
toute sa grossesse. « Dès que je l'ai vue, je me suis dit “je
voudrais la garder petite ”. » À la même époque, le père
avait frôlé la faillite. Or, un tel échec social l'aurait à nou­
veau soumis à sa femme qui avait un bon niveau universi­
taire, alors que lui n'avait eu que son courage pour monter
une entreprise. Psychologiquement, sa réussite l’avait mis à
égalité avec sa femme, mais la faillite possible risquait de le
soumettre à nouveau. Aussi, quand le bébé est arrivé et que
la mère, fatiguée, a eu du mal à s’en occuper, le père a réta­
bli l’équilibre compromis en s’emparant du nouveau-né. Les
témoins disaient : « Quel gentil papa-poule. Il aide sa
femme malgré ses difficultés financières. » En fait ce
comportement paternel signifiait à la mère : « Tu n’es même
pas capable de t’en occuper. Je vais te montrer, moi, ce qu’il
faut faire. Tu n’as qu’à te soigner. » Elle fut très étonnée de
l’hostilité quelle ressentait soudain pour ce bébé qui lui pre­
nait son mari et faisait naître en elle un sentiment

62
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’incompétence. « Je ne sais pas pourquoi Lucien (mon pre­


mier) a été si facile à élever. Ce bébé m’avait donné
confiance en moi, alors que Carmen me rend vulnérable. »
Les acteurs du triangle mettent en scène des scénarios
toujours différents qui composent des milieux bien dessi­
nés, s’imprègnent dans la mémoire de l’enfant et constituent
l’échafaudage le long duquel le tempérament de l’enfant
construit l’étage suivant.
Quelques exemples d'échafaudages : « Je ne voulais pas
de cet enfant. Je l'ai fait pour mon mari. Dès qu’il l’a vu, il a
tourné les talons et s’est enfui comme un voleur. La veil­
leuse de nuit a dû le rattraper... Alors, tout a basculé, j’ai
voulu fracasser la tête de ma fille. Il m’en a empêché. »
Vingt ans plus tard, le mari tourne encore les talons, défini­
tivement cette fois-ci, abandonnant la mère et la fille, deve­
nues délicieusement complices.
« Le premier jour a été merveilleux, me dit une autre
dame. Mais dès que je suis rentrée chez moi, j’ai compris
qu’à cause de cet enfant, je ne pourrais jamais quitter mon
mari. Je n’ai aimé ma fille que quelques jours. » Dix ans plus
tard, la fillette décore toute la maison avec des dessins et
des déclarations d'amour à sa mère.
« Marietta a toujours cherché à me rabaisser. Quand
elle était bébé, elle refusait mon sein mais prenait le biberon
en souriant dans les bras de son père. J’étais jalouse d’elle.
Je n’arrivais pas à me rapprocher. » Aujourd’hui, la grande
, fille ne rate pas une occasion d’humilier sa mère.
« Je veux le bébé pour moi seule. Je déteste les
hommes. Je rêve d'être enfermée avec ma fille. On serait
seules ensemble. » Cinq ans plus tard, la fusion est extrême.
La mère pleure quand la fillette a un rhume et l’enfant
refuse d’aller à l’école craignant que sa mère meure en son
absence.
Les scénarios sont infinis. La scène du théâtre familial
est composée par les récits de chacun, les histoires anté-

63
LES VILAINS PETITS CANARDS

rieures à la rencontre, puis le contrat inconscient du couple


et sa modification à l’arrivée de l’enfant.
Cet ensemble de récits, pas toujours harmonieux,
constitue le champ de pressions gestuelles et verbales qui
façonne l’enfant. Le sens que les parents attribuent au bébé
s’enracine dans leur propre histoire, comme une sorte d’ani­
misme qui attribuerait à l'enfant une âme venue de leur
passé d’adultes. Mais les histoires ne cessent de se remanier
sous l’effet du surgissement toujours imprévu des événe­
ments. Et un risque vital peut se transformer en force.
Évangélia s’est écriée en 1923, voyant sa fille à la maternité
du Flower Hospital de New York : « Emmenez-la, je ne veux
pas la voir ! » Cette phrase exprimait son désespoir d’avoir
quitté la Grèce et d’être seule à New York. Son mari, abattu,
avait oublié d’enregistrer l'enfant au bureau d'état civil. Les
premières années du développement de la petite Maria ont
été difficiles, la rendant lente et fragile à cause de son isole­
ment affectif. Quelques décennies plus tard, elle devenait la
souveraine Maria Callas, dont le talent et la personnalité ont
bouleversé l’art lyrique46.
Les altérations initiales dues au malheur des parents,
l’histoire difficile de leur couple et de leur passé personnel,
expliquent certainement la compensation boulimique de la
jeune Maria qui devait ainsi combler son vide affectif. Mais
plus tard, la rencontre avec le milieu de l’opéra, en la
comblant d’une autre manière, a ajouté un autre détermi­
nant qui lui a donné une étonnante volonté de travailler et
de maigrir.

46. Allegri R., 1995, La Véritable Histoire de Maria Callas, Belfond.

64
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand le cadre du nouveau-né


est un triangle parental

La tendance actuelle n'est plus d’expliquer les troubles


par des causalités linéaires et irréversibles du genre : « Il est
devenu obsessionnel parce que sa mère à l'âge de huit mois
le mettait sur le pot violemment. » On penserait plutôt que
le phénomène observé est le résultat d’une cascade de déter­
minants : « Quand sa mère l’a mis sur le pot violemment à
l’âge de huit mois, il avait déjà un tempérament particulier
car il agressait ses figures d’attachement. Comme il n’avait
pas d’autre attachement possible puisque son père était
heureux de s’absenter, l’enfant n’a pas pu échapper à cette
violence éducative. Alors, il s’est opposé à sa mère en ne se
laissant pas aller sur le pot. »
Ce genre de raisonnement systémique permet l’observa­
tion directe de ce qui se passe entre un nourrisson et ses
parents et, en l’associant à leur propre histoire, explique les
comportements adressés à l’enfant.
Chaque famille réalise un type d’alliance qui compose
autour de l’enfant un champ sensoriel particulier tutorisant
ses développements. Même s’il est vrai que chaque couple
prend un style à nul autre pareil, Élisabeth Fivaz et Antoi­
nette Corboz proposent d’étudier quatre types d’alliance :
les familles coopérantes, les stressées, les abusives et les
désorganisées47.
Il ne s’agit plus d’observer la dyade mère-enfant,
comme on le fait depuis un demi-siècle, en ajoutant régu­
lièrement qu'il faudrait aussi étudier l’effet du père. L’atti-

47. Fivaz-Depeursinge E., Corboz-Warnery A., 1599, The Primary


triangle. A Developmental Systems View of Mothers, Fathers, and Infants,
Basic Behavioural Science, New York Basic Books, p. 33-53.

65
LES VILAINS PETITS CANARDS

tude de ces deux chercheuses consiste plutôt à considérer la


famille comme une unité fonctionnelle, un groupe pratique
où chaque action de l'un provoque les réponses adaptées de
l’autre. Le triangle est donc la situation naturelle du déve­
loppement de tout être humain. Un poulain, un agneau, dans
les jours qui suivent leur naissance, se développent en répon­
dant à des stimulations sensorielles venues du corps de leur
mère. Ce corps-à-corps constitue un environnement suffi­
sant pour développer leurs apprentissages. Mais un bébé
humain, dès le deuxième-troisième mois, ne vit plus dans un
monde de corps-à-corps. Il regarde au-delà et habite déjà un
triangle sensoriel où ce qu’il découvre est perçu sous le
regard d’un autre. Et ça change tout. Il peut refuser de téter
sa mère et prendre en souriant le biberon dans les bras de
son père. Et même quand il tète sa mère en face à face, la
simple présence de son père modifie ses émotions.
Dans les familles coopérantes, chacun des trois parte­
naires reste au contact des autres et coordonne ses
mimiques, ses mots et ses actes.
Dans les alliances de ce style, les bébés manifestent un
tempérament commode : Mike est un bébé de trois mois au
tempérament plutôt facile. Après le biberon, sa mère joue
avec lui, le touche, lui parle, et Mike dialogue avec elle, en
répondant au plus petit mouvement de visage et à la
• moindre sonorité parolière. C’est souvent le bébé qui donne
le signal de la fin de l’interaction, en détournant le regard et
en cessant de sourire et de babiller. Sa mère aussitôt perçoit
cet indice comportemental et l’interprète en disant : « Hé,
bébé, tu ne vas pas pleurer. » Elle regarde son mari, d’un air
inquiet. Le père prend l’enfant en disant : « Raconte tes
misères à papa ! » et se met à jouer à tirer la langue. Inté­
ressé par ce changement de milieu, Mike s'apaise aussitôt et
redevient souriant48.

48. Ibid., p. 36.

66
LES VILAINS PETITS CANARDS

Ce triangle sensoriel fonctionne harmonieusement


parce que les parents se sentent bien. Après avoir parlé avec
eux, on pourrait en déduire que leur propre histoire leur a
permis d’attribuer à cet enfant une signification de bon­
heur. Leur rencontre amoureuse ayant poursuivi leur épa­
nouissement, chacun désire participer à la plénitude de
l'autre. Alors, quand arrive la petite épreuve de Mike qui
s'apprête à pleurer parce qu’il est fatigué par l’interaction, la
mère quête du regard l’aide de son mari, qui intervient à son
tour avec plaisir. La résolution du petit chagrin a été rendue
facile grâce à la coopération des parents. Ce milieu senso­
riel intersubjectif, dans lequel baigne Mike, est le résultat
du développement et de l’histoire de ses parents, désireux
de passer un contrat d’entraide.
Parfois les couples réalisent une alliance stressée et le
scénario interactif prend une forme différente. Quand la
petite Nancy s’oppose à sa mère, celle-ci ne tient pas compte
des signes que manifeste son mari qui désire intervenir. La
résolution du problème incombe à la mère seule. L’inter­
action prend plus de temps et se déroule sans plaisir. Seule
l’exploration du monde intime des parents pourrait nous
expliquer pourquoi la mère n’invite pas son mari à entrer
dans la danse et pourquoi cet homme reste là, en second
plan, alors qu’il aurait pu s'imposer. L’enfant aura donc à se
développer dans un milieu composé par une mère crispée et
un père en retrait.
Dans les familles collusives, l'alliance se fait au détri­
ment d’un tiers. Dans la même situation d’observation trian­
gulaire, la mère du petit Franckie s’adresse à lui comme on
le fait envers un adulte. Plus la mère s'occupe de l’enfant,
plus le petit est attiré par son père, le regarde et babille dans
sa direction. Quelques explications du mari permettent de
comprendre qu’il n’est pas mécontent de ce scénario qui
met en scène la compétition parentale. Ça ne lui déplaît pas

67
LES VILAINS PETITS CANARDS

de penser que c’est lui qui recueille l’affection de l'enfant,


alors que c’est elle qui fait le travail. Sa passivité apparente
exprime en fait son triomphe secret.

Papa clown et bébé comédien

Quand la mère s’adresse à un bébé de trois mois


comme on parle à un adulte, c’est à coup sûr parce quelle
s'adapte à la représentation qu'elle se fait de son enfant et
parce qu’à cause de sa propre histoire, elle souhaite ne pas
le rabaisser en le considérant comme un petit. Ceci est un
contresens, puisqu’il faut s'adapter au niveau de développe­
ment de l’enfant pour le tirer vers le haut, l’élever. Or, quand
on parle « bébé » à un nourrisson en exprimant des
mimiques exagérées et une étrange musique verbale, le
petit, passionné par ces messages caricaturaux, soutient ce
style communicationnel composé de super-signaux pendant
trois à quatre minutes. Alors que lorsqu’on lui parle
« adulte » avec les mimiques et la prosodie caractéristiques
d’une personne dans sa culture, le nourrisson ne s'intéresse
à une telle rencontre que pendant une seule minute. C’est
pourquoi les clowns qui se déguisent en super-signaux avec
leur bouche exagérée, leurs couleurs intenses, leurs cha­
peaux comiques, leurs grandes chaussures, leurs gestes,
leurs mimiques énormes et leur étrange musique verbale
fascinent plus les enfants qu’un savant commentaire sur le
serpent monétaire.
L’autre partenaire de ce ping-pong de gestes et de
mimiques faciales, c’est le bébé lui-même qui déclenche
tout autant les réponses adultes. Il est étonnant de penser à
quel point un simple mouvement des lèvres d’un bébé peut
réjouir un adulte pendant plusieurs minutes. L’expression
de l’émotion de plaisir du petit va provoquer des réponses

68
LES VILAINS PETITS CANARDS

qui, en retour, organisent son alentour sensoriel. Un enfant


au tempérament grincheux induit un milieu affectif très dif­
férent de celui que suscite un nourrisson au tempérament
facile49. À une différence près, mais elle est fondamentale,
c’est que l’adulte qui perçoit une mimique faciale du bébé,
attribue à cette perception une émotion qui vient de sa
propre histoire. Selon la construction de son propre imagi­
naire, il peut attribuer aux mimiques faciales d’un bébé
grincheux, une émotion de tendresse : « Le pauvre, il faut le
secourir ! Le fait que, grâce à moi, il se sente apaisé, me pro­
cure un sentiment délicieux. » Ou, au contraire : « Je ne
supporte pas ce bébé désagréable. Sa mimique de tristesse
m'exaspère car elle signifie qu’il disqualifie tout ce que je
fais pour lui. » Chacune de ces interprétations provoque des
comportements adressés à l'enfant de formes différentes,
tendres ou hostiles. Et c’est à ces comportements que
l'enfant devra répondre à son tour. Supposons qu’un nou­
veau-né exprime son tempérament câlin par une recherche
de contact apaisant, de bisous ou de blottissements. C’est
l’histoire des parents qui attribuera un sens à ce petit scéna
rio : « Il faut qu’un enfant apprenne à séduire. J’aime éprou­
ver la tendresse que ce comportement provoque en moi. Il
est facile à calmer. » D’autres parents attribuent à cette
même recherche de contact, une signification différente :
« Il fait ça pour me séduire. C’est déjà un petit manipulateur
qui tente de m’asservir. Qu’est-ce qu’il croit ce “lèche-
pomme ” ? » La réponse parentale organise alors un alen­
tour sensoriel de gestes, d’attitudes, de mimiques et de mots
qui tisse un autre type de lien. Dans le premier cas, l'enfant
dira plus tard «l’affection permet de résoudre tous les
conflits », alors que dans le deuxième, il pensera peut-être

49. Power T. G., Hilderbrandt K.A., Fitzgerald H.E., 1982, « Adult's


Responses to Infant Varying Facial Expressions and Perceived Attractive-
ness », Infant Behavior and Development, 5, p. 33-40.

69
LES VILAINS PETITS CANARDS

« plus j’aime, plus on me rejette ». Un même trait tempéra-


mental peut ainsi prendre des significations différentes
selon les familles. Et dans une même famille, on peut mani­
fester un style comportemental avec un enfant et un autre
avec son frère et sa sœur, encourageant la résilience de l’un
et la vulnérabilité de l’autre. Cette manière d’envisager le
problème permet de comprendre pourquoi certaines mères
maltraitent incroyablement un nourrisson et sont adorables
avec ses frères et sœurs. Le même raisonnement en spirale
interactionnelle s’applique aux pères, à la fratrie et même
aux institutions. Un foyer d’accueil constitue, malgré la
diversité des gens qui le composent, une véritable « person­
nalité » dont les murs et les règlements sont la matérialisa­
tion. Le comportement d’un enfant, dans un foyer,
permettra l’accordage affectif, alors que dans un autre il
provoquera le rejet.
Pourtant, malgré la diversité des rencontres et la plasti­
cité des comportements, les variations ne sont pas infinies
puisque l’on peut sans peine caractériser les petites per­
sonnes et même analyser leur manière d’affronter et de
résoudre les problèmes de leur existence.
Le tempérament et le caractère sont deux composantes
de la même personne, décrites par la psychologie classique
et difficiles à dissocier. Admettons que le tempérament
constitue la partie héréditaire et biologique imprégnée dans
la personnalité. Il se transforme presque aussitôt en carac­
tère constitué d’attributs, acquis comme un apprentis­
sage50. Il faudra donc penser l’attachement comme un
système comportemental organisé par tous les partenaires
de l’interaction. Le bébé, co-acteur de la relation, y trouve
son compte puisque son tempérament, sa manière de se
comporter provoquent l’organisation de la niche écologique

50. Pelissolo A., 2000, « Utilisation du questionnaire de personna­


lité », TCI, Act. Méd. Int. Psychiatrie, 17, n° 1, p. 15-18.

70
LES VILAINS PETITS CANARDS

qui permet sa survie. Les parents y trouvent leur compte


puisque la mise au monde de leur enfant participe à la
poursuite de leur aventure personnelle. Chacun en s'ajus­
tant à l’autre donne à la famille son étonnante indivi­
dualité.

Dès que l’impulsion psycho-sensorielle apparaît chez le


fœtus, dès que l’organisme devient capable de produire une
représentation biologique, de faire revenir en mémoire une
information passée, le nourrisson s’imprègne des traits sail­
lants de son milieu, il les apprend, il les incorpore. Désor­
mais, le début de sa vie psychique est organisé par un
modèle opératoire interne51 (un MOI), une manière pré­
férentielle de traiter les informations et d'y répondre52.
Mais cette préférence est déjà une empreinte du milieu,
une courte mémoire, un apprentissage. À peine poussé
dans la vie psychique par sa biologie, le nourrisson
apprend préférentiellement ce que son milieu lui a appris à
préférer !
Si l'on accepte cette expression de « milieu sensoriel
sensé », sachant que la sensorialité est composée par les
réponses comportementales adressées à l’enfant et que le
sens est attribué aux comportements par l’histoire des
parents, on pourra alors observer cliniquement comment
se tricotent les premières mailles du tempérament. Les
gestes et les objets mis en lumière deviennent les saillances
- environnementales les mieux perçues par les enfants. Ce
qui revient à dire que les gestes et les objets sont mis en
lumière parce qu’ils ont été sensés par l’histoire des
parents. Lors de l’ontogenèse de l’appareil psychique,
l’embryon répond d’abord à des perceptions (piqûre, près

51. Bowlby J., 1969, «Attachment and loss», vol. 1, Attachment,


New York, Basic Books.
52. Bretherton I., 1992, « The Origins of Attachment Theory : John
Bowlby and Mary Ainsworth », Developmental Psychology, 28, p. 759-775.

71
LES VILAINS PETITS CANARDS

sion, bruit de basse fréquence). Puis le fœtus apprend à


répondre à des représentations biologiques (mémoire
d’images, de sons ou d'odeurs). Enfin, l’enfant qui parle
répondra à des représentations verbales. Désormais une
souffrance pourra être provoquée ou supprimée par un
simple énoncé : « Maman t’a abandonné » ou au contraire :
« Ne pleure plus, elle va revenir. »

Aime-moi,
pour me donner la force de te quitter

Cette manière d’aborder le développement de l’attache­


ment permet de comprendre pourquoi les enfants sont
contraints à se développer dans les problèmes de leurs
parents. Ces modèles opératoires internes (MOI), impré­
gnés dans la mémoire biologique de l’enfant par la sensoria-
lité sensée de ses parents, constitue ses tuteurs de
développement.
L’histoire des idées est curieuse. Dans les années 1940,
les psychanalystes René Spitz et John Bowlby avaient eu
une « étonnante convergence53 » d’idées avec l’ornithologue
Nikolaas Tinbergen et le primatologue John Harlow. Pour
eux, le fait de réaliser des observations directes et de les
modifier par de petites variations expérimentales n’empê­
chait absolument pas l’intimité et l’affectivité du travail de
la parole. Nikolaas Tinbergen a donc observé expéri­
mentalement le déclencheur de la becquée du petit goéland
par un leurre en carton, tandis que René Spitz déclenchait
le sourire du bébé humain avec un masque stylisé. Ces deux
chercheurs ont aussi constaté que toute privation d’envi­
ronnement affectif arrêtait le développement des êtres

53. ZazzoR., 1979, L’Attachement. Colloque imaginaire, Delachaux et


Niestlé.

72
LES VILAINS PETITS CANARDS

vivants qui ont besoin d’attachement pour s’épanouir. Dès


1940, Mary Ainsworth soutenait dans sa thèse que «la
figure d'attachement agit comme une base de sécurité pour
l’exploration du monde physique et social par l’enfant54 ».
Après avoir travaillé quelques années à Londres avec John
Bowlby, elle a pu vérifier sur le terrain, en Ouganda, la per­
tinence de cette théorie. Mais déjà, elle s’étonnait des dif­
férences individuelles : chaque bébé avait sa manière
d'utiliser sa mère comme base de sécurité pour explorer son
milieu55 56.
La figure d'attachement (mère, père, ou toute personne
qui s’occupe régulièrement de l’enfant), outre sa fonction de
protection, permet la mise en place d’un style de développe­
ment émotionnel et induit une préférence d’apprentissage’6.
La spirale interactionnelle fonctionne dès les premiers
jours : l’enfant va chercher sur sa mère les informations sen­
sorielles (odeur, brillance des yeux, basses fréquences de la
voix) dont il a besoin pour constituer un sentiment de fami­
liarité. À peine sécurisé, il explore l’alentour. Mais sa
manière d’explorer dépend de la manière dont sa mère a
répondu à sa quête de familiarité.
En moins de trois mois, le nourrisson aura acquis une
stabilité comportementale, un « comment » de la relation,
une manière d’aller chercher lui-même le tranquillisant
naturel et le stimulant exploratoire dont il aura besoin pour
équilibrer sa vie émotionnelle. Avant la fin de la première
année, son petit caractère est installé. On sait comment il va
s’y prendre pour exprimer ses détresses, se calmer, charmer

54. Parent S., Saucier J.-F., 1999, « La théorie de l’attachement », in :


Habimana E., Etheir L. S„ P etot D., T ousignant M., Psychopathologie de
l'enfant et de l'adolescent, Montréal, Gaétan Morin, p. 36.
55. Ainsworth M. D. S., 1967, Infancy in Uganda : Infant Care and the
growth of Love, Baltimore, Johns Hopkins Press.
56. Sroufe L. A., 1985, «Attachment Classification from the Pers­
pective of Infant-Caregiver Relationship and Infant Tempérament »,
Child Development, 56, p. 1-14.

73
LES VILAINS PETITS CANARDS

l’étranger, le fuir ou parfois l’agresser. En quelques mois, le


nourrisson, qui n'était que ce qu'il percevait, est devenu
acteur dans son triangle. Et ça bouleverse sa manière d’être
au monde.
Si je suis seul dans mon désert, face à un verre d’eau, le
problème est simple : si j’ai soif, je bois. Mais il suffit de la
simple présence d'un tiers pour que je boive ce verre d’eau...
sous son regard. Mon émotion aura changé de nature
puisque, mêlé au plaisir de boire, j’éprouverai le déplaisir de
boire... devant quelqu'un qui meurt de soif. Quand je suis
seul, je réponds à une stimulation. Mais, dans un triangle, je
réponds d’emblée à une représentation. C’est-à-dire que tout
nourrisson se développant dans un triangle d’attachement,
éprouve des émotions déclenchées par ses perceptions
autant que par ses représentations.
À peine a-t-on terminé la première année de notre exis­
tence que déjà on relativise le monde des perceptions pour
commencer à échafauder la théorie de l’esprit qui attribue
aux autres des émotions, des croyances et des intentions.

L'échafaudage de la manière d'aimer

Dès ce niveau de l’échafaudage, on peut observer et


même évaluer comment un tempérament s’est imprégné
dans l’enfant. Un petit test, mis au point par Mary Ains-
worth permet d’évaluer ce « comment » de l’attachement
précoce.
Une discrète observation expérimentale permet de voir
comment un enfant âgé de douze à dix-huit mois s’y prend
pour résoudre l’inévitable angoisse qu’il éprouve lors du
départ de sa mère et comment il réagit à son retour. Huit
séquences de une à trois minutes permettent de révéler sa
stratégie. 1 - D’abord, il joue en compagnie de sa figure

74
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’attachement (mère, père, ou adulte familier). 2 - La mère


s’en va. 3 - Une étrangère arrive et l’enfant se retrouve en
présence d’une figure inconnue. 4 - La mère revient.
Puis on recommence ces quatre séquences en postulant
que l’enfant, qui vient de connaître cette situation, a appris
que sa mère va revenir. Il y a donc une succession de senti­
ments : sécurité - séparation - présence non familière
- retrouvailles. Cela permet de décrire quatre types de rela­
tions d’attachement : sécurisant, évitant, ambivalent et
désorganisé57.
L’attachement sécure58, le plus fréquent (65 %), facile­
ment observé quelle que soit la culture, décrit un enfant qui,
sécurisé par la présence familière, n’hésite pas à s'éloigner
de sa mère pour explorer son petit monde et revenir vers
elle partager l’enthousiasme de ses découvertes. Au moment
de la première séparation, un tel enfant trouve une solution
pour résoudre son angoisse. Il se rapproche de la porte, se
concentre sur ses découvertes, accepte un peu les tentatives
d’apaisement par la personne inconnue et, dès que sa mère
revient, il se précipite vers elle pour échanger quelques
contacts et sourires en lui montrant le résultat de ses explo­
rations.
L’attachement évitant (20 %) révèle une autre manière
d’entrer en relation affective. L’enfant, en présence de sa
mère, joue et explore mais ne partage pas. Quand elle « dis­
paraît », sa détresse est difficile à consoler. Et quand elle
revient, il ne se précipite pas vers elle pour se sécuriser ; tout

57. Observation fondamentale de Mar,' Ainsworth, modifiée et adap­


tée par Mais M., 1996, « Introduction to the Spécial Section on Attach-
ment and Psychopathology : OverView of the Fieldof Attachment », Jour­
nal of Consulting on Clinical Psychology, 64, p. 237-245.
58. Un attachement sécurisant signifierait que le fait d'aimer est
sécurisant, ce qui n’est pas toujours vrai. Alors que l'anglicisme « attache­
ment sécure » permet de signifier que le fait de s'attacher donne la force
de s’éloigner. La fi gure d’atta chement assume ainsi la fonction d’une base
de sécurité.

75
LES VILAINS PETITS CANARDS

au plus, oriente-t-il son attention vers un jouet pas trop éloi­


gné.
L’attachement ambivalent (15%) montre un enfant très
peu explorateur quand sa mère est présente. Sa détresse est
grande quand elle disparaît. Et même après son retour, il
reste inconsolable.
Quant à l’attachement désorganisé (5 %59), il décrit des
bébés qui n'ont pas pu élaborer des stratégies comporte­
mentales tranquillisantes et exploratrices. Ils ne savent ni
utiliser leur mère comme base de sécurité quand elle est
présente, ni s’y tranquilliser quand elle revient. Dans ce
petit groupe, la stratégie affective est curieuse. L’enfant se
fige quand la mère revient, parfois s’approche d’elle en
détournant la tête, ou même la tape ou la mord.
Dès la fin de la première année, les enfants manifestent
déjà un style relationnel, une manière d’aller quêter l’affec­
tion.
Ces petits scénarios comportementaux permettent de
comprendre que, dans l’attachement sécure, l’enfant a
acquis une ressource interne. Âgé de douze mois, il a déjà
appris comment se servir de sa mère pour explorer son
monde et partager ses victoires. Et, quand la mère « dispa­
raît », il sait comment trouver un substitut d’objet ou de
personne! Alors, il se sécurise contre un nounours qui
représente sa mère absente, ou bien il s’approche timide­
ment de l’inconnue pour tenter avec elle la création d’un
nouveau lien de sécurité.
Dans l’attachement évitant, la mère n’a pas pris ce sta­
tut privilégié de figure d’attachement. Sa présence ne pro­
voque pas l’échange chaleureux qui permet à l’enfant de se
ressourcer après chaque épreuve d'exploration. C’est pour-

59. Le total fait 105 % car les catégories sont descriptives et non pas
mathématiques. Il y a donc des zones frontières superposées dans cette
description inspirée par M. Ainsworth.

76
LES VILAINS PETITS CANARDS

quoi, après son départ qui a désertifié le monde sensoriel de


l’enfant, le retour de la mère ne provoque pas le ressource-
ment joyeux des retrouvailles. Cet enfant-là n’a pas acquis la
ressource interne qui lui permettrait, en cas de disparition
de la mère, de trouver un substitut sécurisant ou d’aller quê­
ter un nouveau lien affectif avec une inconnue.
Dans l’attachement ambivalent, les bébés peu explora­
teurs, difficiles à consoler n'ont appris à établir une relation
d’aide que par l’expression de leur détresse. Sans détresse,
c’est le désert. Avec la détresse naît l’espoir d’une rescousse.
Enfin, les enfants dont l’attachement est désorganisé
sont totalement désorientés. Au cours des douze à dix-huit
premiers mois de leur existence, ils n’ont pas pu développer
la moindre stratégie de quête affective ou de lutte contre le
désespoir. Leur mère est à la fois source de réconfort et
crainte de perte. Ces enfants ne savent ni s’orienter vers elle
pour se sécuriser, ni vers l’étrangère, ni vers un objet, ni
même vers leur propre corps qui, hyper-familier, aurait pu
les sécuriser grâce à des comportements autocentrés de
balancement, de rythmies d’endormissement ou de pouce
sucé. Alors, apparaissent des mouvements étranges qui,
pour un adulte, ne veulent rien dire. Et, puisque cet enfant
ne signifie rien avec son corps figé, son regard absent, ses
cris imprévisibles, il communique une impression d’étran­
geté qui désoriente à son tour l’adulte.

Origines mythiques de nos manières d'aimer

Quand on s’entraîne à raisonner en termes de systèmes


circulaires mais non clos, on comprend que ces diverses
stratégies comportementales sont d'origines différentes.
La défaillance qui dérègle le système peut venir de
l’enfant. Elle peut même être biologique. Cela n'exclut abso-

77
LES VILAINS PETITS CANARDS

lument pas les réponses affectives des parents qui tissent un


type d’attachement en fonction du sentiment que cette alté­
ration provoque en eux. Je pense à un père éperdu de ten­
dresse devant la trisomie de son enfant. La vulnérabilité du
petit, sa gentillesse, sa tête ronde, ses comportements de
poupon pataud faisaient flamber son désir de rendre heu­
reux un enfant vulnérable. L’altération biologique du petit,
rencontrant un besoin de se dévouer, probablement enra­
ciné dans l’histoire du père, avait tissé entre eux un attache­
ment délicieux, au point que le père avait renoncé à
travailler pour mieux s’occuper du petit. Mais la mère, mal­
heureuse, blessée par l’anomalie de l'enfant, était exaspérée
par le délice sacrificiel de son mari. Dans le triangle ainsi
formé, la mère prenait la figure de la sorcière et le mari
celle de l’ange. Ce qui était injuste car le mari « était rentré à
la maison » avec bonheur, tant son métier l’ennuyait, tandis
que la mère travaillait quatorze heures par jour pour entre­
tenir un foyer où elle était diabolisée.
Les mythes sociaux peuvent modifier ce triangle même
quand une seule altération biologique donne le départ des
interactions troublées. Dans le syndrome de Lesh-Nyhan
dont j’ai déjà parlé, un gène défectueux ne dégrade plus
l’acide urique. L’enfant devient tellement violent qu’il mord,
se mord, ou se tape la tête par terre. Les services sociaux qui
ignoraient la génétique et se plaisaient à dépister les mau­
vais traitements ont volé au secours de cet enfant en
accusant les parents de maltraitance. Un autre exemple de
contresens mythique nous est fourni par la maladie des os
de verre. De tels enfants peuvent se fracturer, simplement
en éternuant. Certains radiologues ont ainsi pu fournir la
« preuve » radiologique de la cruauté parentale et accuser
les parents60.

60. Munnich A., 1999, La Rage d'espérer, Plon

78
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand une relation est altérée, on peut agir sur l’un des
deux partenaires, mais il est plus efficace d’introduire un
tiers pour modifier l’ensemble. Une mère qui se sent persé­
cutée par son enfant, quelle perçoit comme un être étrange,
a souvent tendance à le faire prendre en charge par un tiers,
tel qu’un médecin, un éducateur ou un juge. Si ce tiers
n’intervient pas, le risque de maltraitance s'accroît. Mais s’il
internent, la médiation modifie les réponses maternelles.
Les quatre types d’attachement décrits entre douze et
dix-huit mois caractérisent l’échafaudage des premiers
étages. Ils sont pertinents mais peuvent se modifier dès
qu’un événement modifie un seul point du système. Il peut
s’agir du bébé quand la maladie est curable, comme dans la
phénylcétonurie où un simple régime, en métamorphosant
l’enfant, améliore aussitôt la mère. Celle-ci constitue un
point privilégié puisque sa dépression provoque parfois
chez le bébé un hyper-attachement anxieux61. Ressentant
un milieu sensoriel tragique et silencieux, l’enfant, qui n’est
ni sécurisé ni stimulé, colle à sa base d’insécurité qu’il n'ose
plus quitter. Mais la présence rassurante du mari, la parole
réconfortante d’un tiers, ou la mise en place d’un projet, en
améliorant la mère peut métamorphoser l’enfant. Le plus
souvent, les enfants de mères déprimées finissent par
s’engourdir et se désintéresser du monde. Ils sont pourtant
faciles à « réanimer » à condition que la mère s'améliore ou
, qu’un substitut décide d’entrer dans le monde de ces petits
en les invitant à la relation. Mais, c'est aux adultes de four­
nir les tuteurs de résilience, car ces enfants dont la mère est
déprimée savent accepter les invites mais n’osent pas

61. T eti D. M., Gelfand D. M., Messinger D. S., Isabella R., 1995,
« Maternel Dépréssion and the Quality of Early Attachaient : An Exami-
nation of Infants, Prescholars and their Mothers, Devefopmenia! Psvcho-
logy, 31, p. 364-376.

79
LES VILAINS PETITS CANARDS

prendre l’initiative. Ils ne sollicitent pas les autres, mais


sont heureux qu’on les convie62.
Le tempérament d’un enfant de douze à dix-huit mois,
son style de comportement, sa manière de s’attacher, consti­
tuent un excellent repère des premiers nœuds de son lien.
Cette base, bien tricotée, pourra mieux résister en cas de
déchirure, mais quand une maille est ratée à cause d’un
accident de la vie, les possibilités de remaillage sont nom­
breuses.
Les quatre types d’attachement gardent une bonne
valeur pronostique, à courte échéance ! Un enfant imprégné
par un attachement sécure (65 %) possède un meilleur pro­
nostic de développement et une meilleure résilience
puisqu'en cas de malheur, il aura déjà acquis un comporte­
ment de charme qui attendrit les adultes et les transforme
aussitôt en base de sécurité. Les attachements évitants
(20 %) tiennent à distance les responsables qui voudraient
s’occuper d’eux. Quant aux attachements ambivalents
(15 %) et désorganisés (5 %), ils sont de mauvais pronostic
puisque les adultes s’en détachent ou les rejettent, tant ces
enfants sont difficiles à aimer.
Mais ces styles ne durent que ce que durent les contex­
tes. Dans une famille, une institution ou une culture pétri­
fiée, une étiquette sera difficile à décoller et les habitudes
relationnelles ne pourront que se renforcer. Alors que dans
un contexte vivant, les forces façonnantes ne cessent de
changer. Les pressions qui sont sensorielles autour d'un
bébé deviennent rituelles autour d’un enfant. Et, quand le
désir sexuel surgit chez un adolescent, l’interdit de l’inceste
et les circuits sociaux gouvernent fortement son style
relationnel.

62. Toijrette C., 2000, « Apprendre le inonde et apprendre à en par­


ler », in : Accéder au(x) langage(s), Lyon, 24 novembre.

80
LES VILAINS PETITS CANARDS

Je voudrais nuancer ce que je viens d’écrire. J’ai dit :


« Les styles ne durent que ce que durent les contextes. » Je
pense finalement qu'ils persistent quand même quand
change le contexte puisqu’ils sont imprégnés dans la
mémoire de l’enfant. Les apprentissages inconscients qui
façonnent les tempéraments rendent les nourrissons sen­
sibles à certains objets et induisent leur style d’interactions
préférentielles. Quand le contexte change, un court moment
de désadaptation rend possibles les changements de l’enfant
dans des directions opposées. Un enfant épanoui peut se
refermer en quelques jours et devenir évitant ou même
désorganisé après l’hospitalisation de sa mère. Un autre
enfant, au contraire, peut améliorer sa production de sub­
stituts maternels, de chiffons ou de recherche de contacts. Il
arrive qu’un bébé inconsolable se calme dès la naissance
d’un frère ou d’une sœur qui lui apporte une présence
sécurisante.
Ces désadaptations permettent à d’autres déterminants,
d’origines différentes, de se conjuguer pour modifier le
champ qui façonne l’enfant. D’abord, le monde des stimula­
tions sensorielles change avec la disparition de la mère ou
l’apparition du deuxième bébé. Mais les adultes ne peuvent
pas s’empêcher d’attribuer un sens aux comportements de
chaque nouveau-né : « Le deuxième est plus gentil... il
pleure moins... Il ne faut pas céder aux caprices du pre­
mier. » Ou au contraire : « C’est merveilleux, ils se font du
bien quand ils sont ensemble, chacun calme l’autre. »
L'interprétation des parents, la signification que prend pour
eux le moindre comportement du bébé, expliquent la forme
des gestes qu’ils adressent en retour à l’enfant.
Les changements de style relationnel qui s'observent
souvent lors des changements environnementaux dépendent
dès lors du décalage entre les comportements tempéra-
mentaux acquis par l’enfant et les interprétations dif­

81
LES VILAINS PETITS CANARDS

férentes que peuvent en donner les adultes. C’est pourquoi


un changement social des parents infléchit la trajectoire du
développement des enfants. Un conflit parental les déses­
père le plus souvent, mais il peut en améliorer quelques-uns
en les rendant plus responsables quand ils étaient « infanti­
lisés » auparavant. De même, l’hospitalisation d’un parent
peut désespérer un petit et provoquer la maturation d’un
autre. Et même un déménagement peut bloquer les déve­
loppements de certains enfants en les isolant dans leur nou­
veau milieu, ou au contraire les libérer de la sensation de
contrainte qu’ils éprouvaient dans un milieu auparavant
trop protecteur.
Donc, dans un milieu stable, un tempérament imprégné
dans l’enfant donne un style relationnel facile, épanoui ou
difficile. Mais quand change le milieu ou quand change
l’enfant, un même style relationnel peut prendre des direc­
tions variables.

Quand le style affectif de l'enfant


dépend du récit intime de la mère

Il se trouve que les recherches récentes sur l’attache­


ment soutiennent que les premiers tuteurs de développe­
ment qui stabilisent le milieu de l’enfant se mettent en place
avant sa naissance, quand la mère raconte comment elle
imagine sa future relation avec le petit quelle porte63. Le
monde interne des parents s’est forgé au cours de leur
propre développement. Il constitue la source des « modèles
opératoires internes » (MOI) qui composeront le premier
monde du nouveau-né.

63. M ain M., « De l'attachement à la psychopathologie », in :


Enfance, r° 3, PUF.

82
LES VILAINS PETITS CANARDS

L’observation a été la suivante. Dans un premier temps,


un linguiste évalue le MOI des parents au cours d'une
« entrevue sur l’attachement adulte64 ». Il leur demande de
raconter comment ils imaginent la relation d’attachement
avec l’enfant à venir. Quelques mois plus tard, un éthologue
analyse le mode interactionnel organisé autour du nou­
veau-né. Un an plus tard, le test de la situation étrange
défini par Mary Ainsworth65 lui offre une possibilité d'éva­
luer le style comportemental de l’enfant, sa manière de
s’attacher et de provoquer à son tour des réponses d’adultes.
Lorsqu’un discours est « sécurisé autonome », il décrit
des situations d’attachement à venir cohérentes et coopé­
rantes : quand il pleurera, je saurai le calmer. Il ne sera pas
toujours facile mais je ferai des jeux qui lui permettront
d'apprendre... Quatre à six mois plus tard, les comporte­
ments adressés à l’enfant composent un milieu cohérent fait
de rescousses rapides et d’interprétations enjouées : « Viens
mon bonhomme. C’est un gros chagrin ça, vous savez. » Les
gestes, les mimiques et la musique des mots composent
autour de l’enfant un environnement sensoriel cohérent et
apaisant.
Un an plus tard, le style tempéramental dévoilé au
cours du test de la situation étrange témoigne de l’acquisi­
tion d’un attachement sécure. L’enfant, rassuré par sa mère,
explore son monde. Quand elle s’en va, il la symbolise en
inventant des objets tranquillisants pour la remplacer.
Ayant acquis un comportement de charme, il transforme
l’étrangère en nouvelle figure d’attachement. Et quand sa
mère revient, il lui fait fête et renoue avec elle. Il a trans-

64. Main M., Kaplan N., Cassidy J., (1985), « Security in Infancy,
Childhood and Adulthood : A Move to the Level of Représentation », in :
Bretherton I. et Waters E. (Dir.), Growing Points of Attachment, Theory
and Research. Monographies of the Soci ety for Research in Child Develop­
ment, 50, 1-2, n°209.
65. Test de Mary Ainsworth décrit p. 74-77.

83
LES VILAINS PETITS CANARDS

formé son épreuve de perte affective et d’angoisse en


triomphe créateur. Cette victoire lui donne confiance
puisqu’il sait désormais qu’en cas de solitude il saura inven­
ter un objet tranquillisant ou chercher un adulte qui lui ser­
vira de figure d'attachement, nouvelle base de sécurité. Il
tricote de mieux en mieux son ego résilient.
Quand le discours de la future mère est « détaché », elle
affirme des sentiments dissociés de ses souvenirs : « Ma
mère était formidable... Elle n’était jamais là... » Six mois
plus tard, l’observation directe révèle des comportements
difficiles à traiter par un bébé. La mère veut l’attraper et le
serrer affectueusement contre elle au moment où, juste­
ment, il s’intéresse à un objet extérieur. Puis elle veut le
repousser lors d’un petit chagrin où, justement, il avait
besoin d’elle. Après sa première année, l'enfant aura acquis
un attachement évitant : pas de pleurs au départ de la
mère, pas de charme avec l’étrangère, pas de fête gestuelle
lors des retrouvailles.
Le troisième type de discours est dit « préoccupé ». La
mère, passive, craintive, ne maîtrise pas son monde inté­
rieur. On comprend mal ce quelle veut dire. Pour remplir
le vide de ses pensées, elle emploie beaucoup de mou-
linettes (patati... enfin bref...). Captive d’un souci intime
mal repéré, elle compose avec ses expressions verbales et
comportementales un monde sensoriel qui n’entoure pas
vraiment le nourrisson. Les enfants qui ont à se dévelop­
per dans un tel monde, un an plus tard, constituent le
groupe des inconsolables, des enfants mal centrés, mal
cohérents chez qui l'on note une forte probabilité d'acci­
dents physiques.
Quant au dernier groupe, il démontre comment une
future mère désorganisée par son propre malheur, un
deuil récent ou durable, une dépression qui la torture,
compose avec sa souffrance un monde sensoriel inco­
hérent pour un nourrisson. Elle peut s’agripper à lui pour

84
LES VILAINS PETITS CANARDS

s’apaiser, dans un élan d'hyper-attachement féroce, puis


l’instant suivant, désespérée, épuisée, le secouer durement.
Elle ressent l’enfant comme un agresseur alors qu’il ne fait
que demander un peu de sécurité. Un simple geste, un
sourire ou un mot apaisant auraient suffi, si elle avait eu
la force de l'exprimer. Ces enfants-là, hébétés, deviennent
incapables d’aller chercher leur base de sécurité. Ils ne
peuvent pas apprendre au cours de leur première année à
triompher de l’inévitable épreuve de l'angoisse de sépara­
tion. Toute présence leur est insupportable puisqu'elle
communique l’angoisse et désorganise le monde 66. Toute
absence leur est insupportable, puisqu’ils n’ont pas eu
l’occasion d’apprendre à inventer un substitut tranquilli­
sant, un nounours, un doudou ou une mentalisation qui
représentent la mère et assument sa fonction sécurisante
quand elle est obligée de s’absenter.
Ce schéma de raisonnement, fortement inspiré par les
recherches de Mary Main, a été étonnamment confirmé
par les travaux récents67. Un grand nombre de traitements
mathématiques des comportements de l’enfant entre douze
et dix-huit mois, prévus d’après le discours maternel long­
temps auparavant, ont confirmé que « les MOI des mères,
évalués pendant leur grossesse permettent de prédire à
plus de 65 % le mode d’attachement de leur bébé à douze
mois68 ».
Malgré l’importance de l’effet façonnant des représen­
tations maternelles, il convient de nuancer ce chiffre qui,

66. Tronik E. Z., 1989, « Emotions and Emotional Communications


in Infants », American Psychologist, 44, p. 112-119.
67. Van IJ zendoorn M. H., 1995, « Adult Attachment Représentation,
Parental Responsiveness, and Infa nt Attachment : A Meta-anal ysis on the
Prédictive Validity of the Adult Attachment Interview », Psycnological
Bulletin, 117, p. 387-403.
68. Parent S., Saucier J.-F., « La théorie de l’attachement », in : Habi-
mana E„ Ethier L. S., Petot D„ Tousicnant M., Psychopaiholegie de l'enfant
et de l’adolescent, op cit., p. 41.

85
LES VILAINS PETITS CANARDS

comme tous les déterminismes humains, est loin de se réa­


liser à 100 %.

Une mère entourée affectivement


et soutenue socialement
offre de meilleurs bras

La forme du champ sensoriel qui entoure l’enfant et le


façonne s’explique par les représentations agies (les MOI),
non pas d’un seul parent, mais des deux! En effet, les
représentations maternelles dépendent bien sûr de sa
propre histoire : « Quand j’ai vu le bébé sortir de moi, j’ai
vu le visage de mon père entre mes jambes. Il m’a trop
maltraitée. J’ai encore peur de lui. Je me suis mise à haïr
cet enfant. » Mais il faut redire que la simple présence du
mari dans le triangle conjugue son psychisme avec celui
de sa femme, ce qui modifie ses représentations : « Quand
mon mari est là, je me sens sa femme. Je ne vois plus mon
père de la même façon, ni mon fils. Quand je fais la petite
fille avec mon mari, je vois mon fils différemment. Il ne
me fait plus peur. » Ce qui s'imprègne dans l’enfant, c’est
le couple parental, la manière dont les deux s'associent, la
conjugaison de leurs mondes psychiques et non pas des
causalités linéaires.
Ainsi opère le triangle, en organisant des alentours
sensoriels et agis, coopérants, stressés, collusifs ou désor­
ganisés 69. Ces couples parentaux de styles différents
auront imprégné dans l'enfant, douze à dix-huit mois plus
tard, des styles relationnels plus ou moins résilients. En
cas de perte ou de malheur, certains enfants auront déjà
appris à aller chercher eux-mêmes les substituts affectifs

69. Fivaz-Depeursince E., Corboz-Warnery A., The Human Triangle. A


Developmental Systems View of Mothers, Fathers and Infants, op. cit.

86
LES VILAINS PETITS CANARDS

nécessaires à la poursuite de leur développement. Alors


qu’une mère seule ou désespérée par son passé, par son
mari ou son alentour social poussera, sans le vouloir,
l’enfant vers l’apprentissage d’un style relationnel évitant,
ambivalent ou hébété. Lors des accidents de la vie, quand
le lien se déchire, ces enfants-là ont du mal à trouver dans
leur nouveau milieu les éléments nécessaires à la reprise
de leur développement. Il leur faut rencontrer des adultes
assez talentueux pour leur tendre des perches, malgré
leurs difficultés d’attachement. Il faut parfois que certains
responsables se donnent une formation professionnelle
pour entrer dans le monde de ces enfants difficiles et leur
permettre quand même de se tricoter une résilience.
Le dernier correctif important à cette notion d’impré­
gnation des tempéraments, c’est que du simple fait de la
poussée vitale, les enfants ne peuvent pas ne pas changer. À
chaque étape de leur développement, ils deviennent sen­
sibles à d’autres informations. Les tuteurs de résilience
changent donc de nature : sensoriels chez le bébé, ils
deviennent rituels à l’âge de la crèche, et se métamorphosent
avec l’apparition de la parole. C'est pourquoi la force de
l’association entre les représentations maternelles et l’acqui­
sition par l’enfant d’un style d’attachement diminue à l'âge
de l’école70. À ce stade du développement, s’ajoutent les
* tuteurs extra-familiaux. Sous le simple effet de la maturation
de son système nerveux et de l’acquisition de la parole, le
' monde de l’enfant s’élargit. Il devient capable d’aller cher­
cher plus loin les informations nécessaires à son épanouisse­
ment. Il commence à échapper au monde de la sensorialité
parentale, pour partir à la rencontre d’autres déterminants.
Ce processus d’éloignement ne peut pas se produire
quand l’enfant est prisonnier de sa mère, de son père ou
d’une institution. Quand la souffrance de la mère la rend

70. Van Uzendoorn M. H., op. cil.

87
LES VILAINS PETITS CANARDS

incapable de sécuriser l’enfant, quand la psychologie du


père fait régner la terreur, ou quand une société figée trans­
forme en stéréotypies les comportements adressés à
l’enfant, toute déchirure aura du mal à se réparer. Si la
mère est malade, altérée ou prisonnière d’un mari ou d'une
société rigide, les enfants acquièrent des styles d’attache­
ment insécurisants ou hébétés71. En cas d'accident, ces
enfants sont vulnérables. Ils ne peuvent tricoter une rési­
lience que s’ils rencontrent des adultes motivés et formés
pour ce travail, ce qui dépend essentiellement des décideurs
politiques.
En effet, les enfants qui ont mis en place un attache­
ment facile n’auront pas de difficulté à passer à l’étage sui­
vant de leur échafaudage psychique, puisqu’ils sont
agréables à aimer et sont déjà devenus auteurs de leur atta­
chement. Ce style tempéramental est une manière d’aimer
qui facilite le tissage des attachements ultérieurs, à la
crèche et avec les adultes non familiers que les enfants pré­
verbaux savent transformer en base de sécurité. Une stabi­
lité interne se solidifie avec la complicité inconsciente des
adultes qui, attirés par ces enfants, rendent encore plus
forts ceux qui l’étaient déjà.
Une spirale inverse risque de se mettre en place envers
les enfants imprégnés par un attachement insécurisant. Un
• enfant évitant ne gratifie pas un adulte, un enfant ambi­
valent l’exaspère et un enfant hébété le décourage, aggra­
vant ainsi sa difficulté relationnelle.
C’est pourtant dans cette catégorie d’attachements fra­
gilisants que les études longitudinales, celles qui suivent les
enfants pendant plusieurs décennies, trouvent les plus fré­
quentes métamorphoses. Quand il est impossible de sortir

71. Belsky J., Isabella R., 1988, «Maternai, Infant, and Social-
Contextual Déterminants of Attachaient Security », in : Belsky J. et Nez-
worski T. (dir.), Clinical Implications of Altachment, Hillsdale, N. J.,
p. 41-94.

88
LES VILAINS PETITS CANARDS

de la dyade mère-enfant, parce que l’observateur s’y refuse


pour des raisons de méthode ou d’idéologie, quand la mère
s’isole pour des raisons venues de sa propre histoire ou par
des contraintes sociales, un attachement fragile imprègne la
mémoire du petit. Mais la mémoire est vive à ce stade du
développement et le moindre changement de contexte
change les acquisitions de l’enfant. Les relations conjugales
évoluent, les partenaires ne sont plus les mêmes, les mères
s’améliorent dès quelles trouvent un soutien, les décideurs
politiques peuvent ne plus désespérer la famille en relan­
çant l’économie ou en créant des institutions sociales et
culturelles capables de proposer d’autres tuteurs à ces
enfants fragiles. On constate alors que le simple fait de dis­
poser autour de l’enfant des informations de plus en plus
lointaines, sensorielles, verbales, puis sociales et culturelles,
facilite son épanouissement en ouvrant sa conscience.
Un environnement constitué de plusieurs attachements
augmente les facteurs de résilience du petit. Quand la mère
défaille, le père peut proposer à l’enfant des tuteurs de déve­
loppement qui seront différents à cause de son style sexuel,
mais suffisamment efficaces pour le sécuriser et le stimu­
ler 72. Et si le père défaille à son tour, les autres membres du
groupe parental, les familles de substitution, les associa­
tions de quartier, les clubs de sport, l'art ou l’engagement
religieux, philosophique ou politique, peuvent à leur tour
étayer l’enfant73.
Ce qui revient à dire que, lors des deux premières
années, l’ouverture de la conscience de l’enfant par des
informations de plus en plus éloignées à partir d’une base

72. Lecamus J., 2000, Le Vrai Rôle du père, Odile Jacob.


73. Owens G., Crowell J. A., Pan H., Treholx D„ O’Coknor E.,
Waters E., 1995, « The Prototype Hypothesis and the Origins of Attach-
ment Working Models : Adult Relationships with Parents and Romantic
Partners », Monographies of the Society for Research in Child Development,
60, 2-3, n°244.

89
LES VILAINS PETITS CANARDS

de sécurité, et la mise en place autour de lui d'un système


protecteur de plusieurs attachements, favorisent la probabi­
lité de résilience. Mais s’il est vrai qu’une mère soutenue
affectivement et socialement offre de meilleurs bras à son
enfant et qu’une famille renforcée par des décisions écono­
miques et culturelles dispose autour du petit de meilleurs
tuteurs de résilience, cela signifie aussi qu’une pulsion qui
ne serait que biologique, à peine manifestée, doit être histo-
risée.

Quand les jumeaux n'ont pas la même mère

La gémellité va nous permettre de travailler cette idée.


On conçoit sans peine que les faux jumeaux, issus de deux
œufs différents, parfois de sexes différents, en donnant à
voir des morphologies et des tempéraments différents, pro­
voquent chez les parents des sensations et des sentiments
différents. Pour les monozygotes, jumeaux identiques, ce
raisonnement reste pertinent. À l’époque où l’échographie
n’existait pas, les femmes accueillaient souvent le premier
bébé avec joie et leur première phrase prédisait de quelle
manière elles s’apprêtaient à organiser le champ des
comportements adressés à l’enfant. L’annonce du second
jumeau était souvent un choc pour ces femmes fatiguées
qui croyaient en avoir fini avec l’accouchement. L’idée
d’avoir encore à souffrir, alors quelles se croyaient libérées,
les entraînait souvent à réclamer l'anesthésie quelles
avaient refusée pour le premier jumeau. Ce second bébé,
malgré sa similitude avec le premier, prenait presque tou­
jours la signification de celui qui venait en trop. Dans les
jours suivants, une minuscule différence de morphologie ou
de comportement permettait à la mère de les différencier et
d’adresser à chacun d’eux des gestes, des mimiques et des

90
LES VILAINS PETITS CANARDS

mots qui construisaient des environnements sensoriels dif­


férents. L’échographie aujourd’hui supprime le choc de
l’annonce74, mais ne supprime pas la constitution d’envi­
ronnements différents.
Deux jumeaux dizygotes que nous appellerons Mon­
sieur Gros Père et Madame Petite Mère, à l’âge de trois
mois, étaient nourris tous les deux dans la chaise de bébé
posée sur la table de la cuisine. Autour d'eux, ça bourdon­
nait. Le père, la mère, la grand-mère et le grand-père s’affai­
raient pour enfourner des cuillerées de purée dans la
bouche des petits. Monsieur Gros Père, triple menton, sans
un sourire mangeait consciencieusement. Tandis que
Madame Petite Mère manifestait un tempérament différent,
toujours en alerte. Soudain, Madame Petite Mère, stimulée
par un bruit ou un geste inattendu, éclate de rire, tandis que
Monsieur Gros Père, insensible à cette information, conti­
nue à mâcher. Les quatre adultes perçoivent l’éclat de rire
de la petite fille, mais c’est la mère qui donne une significa­
tion à ce qui sans elle n’aurait été qu’un joli éclat de rire.
Elle dit : « Oh, celle-là, elle va en faire voir aux hommes ! »
La petite étant âgée de trois mois, on pouvait espérer encore
quelques années de tranquillité pour les hommes. Mais ce
qui a changé instantanément, sous l’effet de l’interprétation
de la mère, c’est la « structure d’attention ». Dès la fin de la
phrase, les quatre adultes ont concentré leurs regards sur la
petite fille. Ils lui souriaient, la papouillaient, et s'adres­
saient à elle, tandis que Monsieur Gros Père, seul à côté,
continuait à mâcher. Vingt ans plus tard, quand ils feront
une psychothérapie, la jeune fille dira : « Nos parents nous
étouffaient d’amour. » Tandis que le jeune homme s’éton­
nera : « Qu’est-ce que tu racontes ? On était toujours seuls. »
Et ils auront raison tous les deux puisque l’interprétation de

74. Zazzo R., 1984, Le Paradoxe des jumeaux, Stock-Laurence Per-


noud.

91
LES VILAINS PETITS CANARDS

la mère, venue de sa propre vision de la douce guerre des


sexes, avait constitué deux univers sensoriels différents.
Parfois, le simple comportement d’un nourrisson
émeut la mère parce qu’il évoque un point sensible de sa
propre biographie. Quand Lou et Cloclo sont arrivées au
monde, ces deux jumelles dizygotes manifestaient des tem­
péraments très opposés. L’une était douce et souriait déli­
catement, tandis que l’autre, très vive, explosait de rires, de
pleurs ou de gambades dès les premiers jours de sa vie.
L’attribution des prénoms correspondait d’ailleurs au style
tempéramental des enfants. L’une avait été appelée « Lou »
à cause de la douceur de ses gestes, alors que « Cloclo »
s’était vu attribuer un prénom rigolo parce qu’on la sentait
rigolote. De même que les premières phrases expriment la
signification que les parents attribuent à l’enfant nouveau
venu, le choix du prénom est soumis à une influence affilia-
tive. Dans une culture où le social organise l’affiliation, on
donne au nouveau-né le prénom d’un grand homme. Mais
dans une culture où la personne est une valeur, le prénom
qu'on donne à l’enfant révèle le sentiment qu’il provoque
dans le monde intime de ses parents. Et la proximité mor­
phologique des jumeaux explique la fréquence des prénoms
à phonétique voisine, tels que Marie-Claire et Marie-Claude,
ou Thomas et Mathieu7S.
Pour la mère de Lou, la douceur évoquait un souvenir
presque douloureux de sa propre histoire : « Ma mère avait
horreur de la douceur. Elle m’appelait “ Guimauve ". Elle
voulait que ça saute. La douceur de Lou me touche. Moi, je
saurai comprendre une petite fille douce. Quant à Cloclo,
elle se débrouillera toujours celle-là. » Le tempérament de
chaque enfant, touchant des points sensibles et évoquant
des souvenirs douloureux dans l’histoire de la mère provo-

75. JosseD., Robin M., 1990, « La prénomination, des jumeaux : effet


de couple, effet de mode? », Enfance, tome 44, n°3, p. 251-261.

92
LES VILAINS PETITS CANARDS

quait des réponses différentes qui organisaient des mondes


différents autour de chaque enfant : très proche autour de
Lou et plus distant pour Cloclo la débrouillarde. Dix-huit
mois plus tard, Lou était devenue une petite fille paisible,
facile à consoler, tandis que Cloclo la rigolote poussait des
cris de désespoir à chaque séparation ou simplement quand
son nounours tombait.
Quand les jumeaux sont monozygotes et manifestent
des tempéraments voisins, le moindre indice morpholo­
gique sert de support à une signification. « Celui-là s’appel­
lera Mathieu et celui-là Thomas », nous disait Mme Martin.
« Comment faites-vous pour les différencier ? - Eh bien,
Mathieu a une tête plus ronde et Thomas un peu plus
longue. » Nous ne voyions rien. Les bracelets sur lesquels
étaient écrits leurs noms nous ont aidés à faire la différence.
Très rapidement, Mme Martin ne se trompait plus. D'après
notre théorie, il fallait comprendre ce que signifiait pour
elle un tel indice morphologique et les réponses comporte­
mentales que ça entraînait autour de l’enfant76. « J’ai été
abandonnée à l’âge de dix-huit mois, nous explique alors
Mme Martin. J’ai tant souffert que je me suis jurée d’être
une mère parfaite. Or, un bébé à tête ronde restera bébé
plus longtemps ; l’autre ressemblera trop tôt à un adulte. »
L’identité narrative de Mme Martin l’avait rendue sensible à
un indice crânien qui, pour elle, signifiait : « En restant
bébé longtemps, il me rendra mère longtemps. » Pendant
les mois suivants, c’est à ce bébé-là que Mme Martin parlait
le plus souvent. C’est lui quelle prenait le premier dans les
bras. C’est à lui quelle souriait le plus. Elle rencontrait ce
bébé rond beaucoup plus aisément que le bébé long parce
que son histoire avait attribué un sens privé à cet indice

76. V illalobos M. E., 1997, Interactions précoces entre la mère et ses


bébés jumeaux, Universitad del Va lle, Cali, Colombie, Cassette VHS Hôpi­
tal Toulon/La Seyne, septembre.

93
LES VILAINS PETITS CANARDS

morphologique. Deux mois plus tard, Monsieur Tête-ronde


s’endormait paisiblement et se réveillait en souriant, alors
que Monsieur Tête-longue, pourtant de même équipement
génétique, s’endormait difficilement et se réveillait en gri­
maçant.
Or, quand un bébé se réveille en souriant, ça provoque
le sourire de la mère, et quand il est maussade, ça ne la
réjouit pas! Si bien que chacun, inconsciemment, était
devenu complice de ce qu’il voyait sur l’autre. La mère pour
qui Monsieur Tête-longue signifiait « il va me quitter trop
tôt et me priver du plaisir d’être mère » s’occupait à distance
de cet enfant-là. L’environnement sensoriel, moins stimu­
lant pour lui, modifiait l’architecture de son sommeil et les
sécrétions neuro-endocriniennes qui s’ensuivent. En voyant
son réveil maussade, la mère avait la « preuve » que cet
enfant était moins bien que l’autre. Monsieur Tête-longue
était entouré par une mère maussade, alors que Monsieur
Tête-ronde en avait une toujours souriante77. Chacun voyait
sur l’autre ce qu’il y avait mis. Mais il est important de sou­
ligner qu’aucun bébé n’est responsable de sa mère, pas plus
qu’une mère n’est responsable de son histoire.
Les équipements génétiques identiques des jumeaux,
ayant à se développer dans des milieux sensoriels qui
avaient été sensés différemment par l’histoire de la mère, se
construisaient dans des directions opposées. Vers l’âge de
dix-huit mois, la délicate Lou et Monsieur Tête-ronde
étaient devenus les dominants du couple de jumeaux. Ils
prenaient l’initiative des interactions, des explorations, des
jeux et des mots. Leur sommeil était de meilleure qualité et
leur réveil plus frais. Cette épigenèse, ce façonnement de la
biologie par les pressions du milieu, expliquent pourquoi
80 % des couples de dizygotes et 75 % des monozygotes sus-

77. Delude D., 1981, Effet de sourire simulé du nourrisson de trois


mois sur les comportements maternels, Gaétan Morin.

94
LES VILAINS PETITS CANARDS

citent un jumeau dominant78. L’effet différenciateur ne


vient déjà plus de la génétique mais résulte de la sensorialité
sensée par les représentations parentales et les réponses
tempéramentales de l’enfant.

Où l'on parvient à observer


comment la pensée
se transmet
grâce aux gestes et aux objets

La transmission est donc inévitable. Puisqu’un nourris­


son a besoin d’attachement pour s’épanouir, il ne peut se
développer que dans le monde sensoriel émis par un autre.
« [...] l'accordage affectif79 paraît le maillon explicatif le plus
pratique pour rendre compte de la transmission psychique
transgénérationnelle80. » Cette bulle sensorielle composée
par les comportements adressés à l’enfant émigre du monde
intime de l'adulte et va tutoriser les développements de
l'enfant. Cet héritage subjectif, quoique nécessaire, n’est pas
toujours facile parce que c’est dans les problèmes conjugués
de ses deux parents que l’enfant aura à se développer.
Vers le huitième mois, l’attachement s’est déjà longue­
ment tricoté entre l'histoire parentale et le façonnement du
tempérament de l’enfant. Mais dès cette époque, le petit
, devient capable d’agir intentionnellement sur le monde
mental des adultes proches. « C’est l’apparition de l’inter-
subjectivité qui va permettre au nourrisson de passer de la
triadification comportementale à la triadifïcation intra-

78. Leroy F., 1995, Les Jumeaux dans tous leurs états. De Bœck Uni­
versité, p. 221.
79. Stern D., 1989, Le Monde interpersonel du nourrisson, op. cit.
80. Golse B., 1995, « Le concept transgénérationnel », Bulletin
WAIMH, vol. 2, n° 1.

95
LES VILAINS PETITS CANARDS

psychique81 [...] » Et puisque l’enfant ne parle pas encore,


c’est par le geste qu’il va en trer da ns le mo nde psychique des
adultes.
Là encore l'observation des jumeaux va nous permettre
d’observer comment l’apparition d’un comportement de
désignation (pointer de l’index) permet de repérer la nais­
sance et la construction d’un monde intersubjectif. Mais
cette fois-ci ce n’est plus la naissance du geste que nous
allons observer82, mais sa fonction, la manière dont il parti­
cipe à la construction d’un monde intersubjectif à trois.
Quand un enfant de dix mois désigne un objet en poin­
tant son index, il réalise son premier acte sémiotique83. Le
neuro-psychologue Henri Wallon, le linguiste Vigotsky, le
romancier Vercors et le célèbre Umberto Eco ont déjà évo­
qué la fonction sémiotique de ce petit geste. La plus avancée
aujourd’hui est certainement Annick Jouanjean qui a ins­
piré un grand nombre d’observations de ce phénomène. Elle
a utilisé la situation naturaliste des jumeaux différents pour
observer comment se met en place leur style relationnel84.
Elle confirme que, dès le huitième mois, les enfants mani­
festent une préférence comportementale pour communi­
quer.
Je propose de raconter l’histoire de Julie la douce et de
Noémie l’intello, en associant la rigueur de sa thèse avec
d’autres observations cliniques afin d’illustrer comment la
modification d’un style relationnel peut altérer le monde
intime des enfants pré-verbaux.

81. Ibid.
82. Cyrulnik B., Alameda A., Robichez-Dispa A., 1995, « Rites et biolo­
gie. La ritualisation des comportements de bouche », Dialogue, n° 127.
83. Robichez-Dispa A., 1992, « Observation éthologique comparée du
geste de pointer du doigt chez des enfants normaux et des enfants psy­
chotiques », Neuro-psychiatrie de l’enfance, XL, n° 5-6, p. 292-299.
84. Joüanjean-L’Antoêne A., 1994, Genèse de la communication entre
deux jumelles (11-24 mois) et leurs parents : approche éthologique, différen­
tielle et causale, Thèse de doctorat ès sciences, université de Rennes-I.

96
LES VILAINS PETITS CANARDS

Jusqu'au quinzième mois, Julie la douce vocalisait


quatre fois plus que sa sœur. Ses mimiques faciales étaient
plus expressives et ses gestes dirigés vers l’extérieur beau­
coup plus fréquents. Au même âge, sa sœur Noémie pleurait
quatre fois plus et orientait presque tous ses gestes sur son
propre corps. Julie la douce était stable et, lors de ses petits
chagrins, elle se sécurisait au contact de ceux quelle aimait.
La préférence comportementale de Noémie l’intello a
changé dès quelle a pu sémiotiser avec ses gestes. Elle a su
apaiser ses pleurs en désignant avec son index !
Le style relationnel précoce de Noémie ne lui avait pas
permis de découvrir un procédé tranquillisant. Mais,
lorsqu’au quinzième mois, la fillette s'est mise à pointer
intensément, pour interagir, de préférence avec sa mère,
elle a découvert un mode de relation apaisant. Dès l’instant
où l’enfant a commencé à sémiotiser avec ses gestes, elle a
moins pleuré et ses comportements auto-centrés ont dimi­
nué. L’apparition de ce geste déictique, toujours adressé à
quelqu’un, lui avait permis d’acquérir, bien avant la parole,
une fonction tranquillisante. Si elle n’avait pas acquis ce
geste désignatif qui lui permettait de s’exprimer et de
communiquer avec sa figure d’attachement, elle aurait
continué à pleurer et à orienter ses comportements sur son
propre corps pour tenter de s'apaiser un peu.
Dès les premiers mois, Julie la douce, pour surmonter
ses chagrins, avait découvert que le contact affectueux était
pour elle un procédé d’apaisement. Alors que Noémie
l’intello a dû attendre le quinzième mois pour que son accès
à la sémiotisation devienne un moyen de surmonter ses
épreuves. Ce qui permet d’affirmer qu'un enfant n’est pas
résilient tout seul. Il doit rencontrer un objet qui convienne
à son tempérament pour devenir résistant. Si bien qu’on
peut être résilient avec une personne et pas avec une autre,
reprendre son développement dans un milieu et s'effondrer

97
LES VILAINS PETITS CANARDS

dans un autre. La résilience est un processus constamment


possible, à condition que la personne en cours de déve­
loppement rencontre un objet signifiant pour elle.
Or ce qui donne à un objet son effet de résilience, c’est
le triangle. Dans une relation de face à face, l’enfant
s’empare de la chose ou la dédaigne. Mais dans une relation
triangulaire, le bébé qui désigne une chose la transforme en
objet qui va lui permettre d’agir sur le monde mental de sa
figure d’attachement. Désormais, c’est par l’intermédiaire
de l’objet que l’enfant médiatise sa relation avec la personne
donneuse d’affection, mais cet objet n’est pas choisi au
hasard.
Nos observations cliniques font facilement vivre cette
idée : dès qu’un bébé accède au monde de la désignation,
entre le dixième et le quinzième mois, l’objet qu’il désigne
parle de l’histoire de ses parents. Lors des deux premiers
mois, les comportements adressés à l'enfant étaient déjà
historisés et organisaient sa bulle sensorielle. Mais dès que
l’enfant habite le monde du triangle, l’objet grâce auquel il
médiatise sa relation en le désignant avec son doigt a été
mis en lumière par ceux qui lui donnent de l’affection. La
saillance de l’objet désigné par l’enfant parle de ses parents !
Quand M. Mador rentre chez lui, il embrasse sa femme
et sa petite fille âgée de dix mois. À peine est-elle dans les
bras de son père que l’enfant pousse des petits gloussements
et pointe énergiquement vers... un stylo! Que peut bien
signifier un stylo dans le monde mental d’une petite fille de
dix mois ? En fait, M. Mador est anormalement courageux.
Il travaille dans une entreprise agricole. Son rêve secret,
c’est de devenir professeur des écoles, mais il est dyslexique.
Quand il rentre le soir chez lui, il embrasse sa femme et sa
fille, puis aussitôt se met au travail. Si bien que ce qui fait
événement dans l'esprit de l’enfant, c'est d’être enlevée dans
les bras de son père et de le voir presque aussitôt prendre un

98
LES VILAINS PETITS CANARDS

stylo. Quand on est âgé d a peine dix mois, on n’a pas encore
beaucoup d’histoires à raconter, mais on a fortement envie
de communiquer. Alors, on désigne aussitôt un objet mis en
lumière par le comportement du donneur d'affection. On
pointe vers un stylo, on devient acteur et on partage un mer­
veilleux événement en pilotant l’attention de son père vers
cet objet saillant, si important pour lui.
On peut ainsi assister au développement de l’objet dans
l’esprit de l’enfant. La chose, morceau de matière détermi­
née, se charge d'une émotion acquise sous le regard d’un
autre. Le père, figure d’attachement, met ainsi en lumière
un objet que sa propre histoire aura rendu saillant. Quand
on est âgé de dix mois, un stylo ne sert pas à écrire, il sert à
partager. Mais dans ce processus, la chose s'est transformée
en objet grâce à la puissance de l’artifice. Bien sûr, c’est la
technique qui a permis de fabriquer l’objet-stylo. Mais
l’enfant ne l’aurait jamais vu si l’histoire de son père ne
l'avait pas mis en lumière. C’est l’artifice du verbe qui l’a
rendu saillant, car on peut imaginer que le père dans son
récit intime devait se dire sans cesse : « Je ne veux pas être
agriculteur, je veux être professeur des écoles : au travail ! »
Et ce discours intime, justifié par son propre monde psy­
chique, avait provoqué le comportement qui mettait en
lumière le stylo. Voilà comment un stylo, en devenant un
troisième acteur, participe au triangle qui s’instaure entre
l’histoire d’un père et le psychisme de son bébé.
Mais à chaque étape du développement, les processus
de résilience sont à renégocier. La prouesse intellectuelle
pré-verbale qui permet dès le dixième mois de partager le
monde mental de ses parents, fournit à l’âge du « non », vers
la troisième année, le prétexte de l’opposition. Dès son hui­
tième mois, Milou ne ratait pas une occasion de désigner les
fleurs. Son père étant jardinier, tout le monde encourageait
cette désignation. Les interprétations verbales s’accompa-

99
LES VILAINS PETITS CANARDS

gnaient de fêtes gestuelles et de mimiques réjouies qui attri­


buaient aux fleurs un véritable pouvoir relationnel. Chaque
fois que l’enfant désignait une fleur, la fête commençait. Si
bien que quelques mois plus tard, lorsque le petit désirait
agresser ses parents, il lui suffisait de saccager une fleur !
Dans le triangle familial, respirer l'odeur d’une fleur ou la
massacrer induisaient dans les deux cas une relation affec­
tive de joie ou de colère. Alors que dans une autre famille, la
destruction d’un bouton d’or, ne prenant aucune significa­
tion, n’aurait jamais été mise en lumière par des réactions
affectives.
Ce qui veut dire aussi que les contresens comporte­
mentaux sont désormais possibles. Le même Milou dans
une autre famille, en détruisant un bouton d’or pour expri­
mer son malaise, n’aurait pas été compris puisque dans une
autre alliance parentale, le massacre des boutons d’or
n’aurait rien signifié. Or, les contresens relationnels ne
cessent jamais tout au long d’une existence, et c’est peut-
être cette difficulté qui fait que chaque rie est une histoire.
Tant qu’un enfant ne parle pas, il exprime son monde
intime par des scénarios comportementaux que l’adulte
interprète selon sa propre histoire. Et c'est cette rencontre
entre deux psychismes asymétriques qui infléchit le déve­
loppement d’un enfant pré-verbal vers l’acquisition d’une
vulnérabilité ou d’une résilience.
Quand soudain la petite Joséphine, âgée de vingt mois,
se met à pleurer pour des raisons incompréhensibles à un
adulte, une gardienne se raidit et sans dire un mot saisit
l’enfant et la pose brutalement sur une chaise. La fillette,
désespérée, pleure encore plus. L’autre gardienne
s’approche alors et dit à l’enfant « on va faire un câlin ». En
deux secondes, l’incompréhensible chagrin est calmé ! Plus
tard, en parlant avec les deux gardiennes, on découvre faci­
lement que la première a tellement été isolée au cours de

100
LES VILAINS PETITS CANARDS

son enfance quelle a appris à contenir ses propres chagrins,


à cacher ses larmes, tandis que l’autre avait acquis un atta­
chement sécure, ce qui lui avait appris à utiliser ses cha­
grins pour en faire un procédé relationnel.
Ce genre de contresens qui infléchit tout développe­
ment est inévitable, puisqu’un indice morphologique, un
geste quotidien, un scénario comportemental et même un
développement sain provoquent inévitablement les inter­
prétations historisées de l’entourage adulte.

Le. congénère inconnu :


découverte du monde de l’autre

Il se trouve que vers le seizième dix-huitième mois, tout


de suite après que l’enfant a témoigné de son aptitude à agir
sur le monde mental des autres, la découverte de ce nou­
veau monde provoque un à deux mois de perplexité.
L’enfant, qui se contentait d'agir et de réagir en réponse aux
stimulations venues du dedans et du dehors, soudain
change de monde. Désormais il agit et réagit à l’idée qu'il se
fait du monde invisible des autres. Il s’éloigne du continent
des perceptions pour débarquer dans celui des représenta­
tions pré-verbales, et cette découverte dun nouveau
continent métamorphose ses comportements ! Mais quand
il comprend que s’ouvre à lui le monde intime des autres il
devient perplexe, car il ne sait pas encore comment il faut
l’explorer.
Deux comportements permettent de repérer ce change­
ment. Face au miroir, le bébé qui, depuis le deuxième mois,
faisait des gambades et des mimiques jubilatoires, soudain
devient perplexe. Vers le seizième mois, il évite son propre
regard dans le miroir, détourne la tête et s’observe en pas­
sant, avant de retrouver quelques semaines plus tard le plai­
sir encore plus grand de se découvrir, lui, dans le miroir.

101
LES VILAINS PETITS CANARDS

Mais cette fois, les mimiques sont moins jubilatoires et le


plaisir plus grave est intériorisé. « [...] c’est à partir de
quinze mois et jusque vers deux ans qu’on observe chez
l’enfant les réactions d’évitement et autres manifestations
de gêne, de perplexité, pratiquement absentes face au
congénère inconnu85. »
L’autre comportement qui témoigne de cette méta­
morphose, c’est l’étonnant « silence vocal du seizième
mois86 ». L’enfant qui criait, riait, pleurait et babillait sans
cesse, tout d’un coup devient silencieux. Ce petit scénario de
perplexité permet de comprendre que l’enfant change d’atti­
tude dans son monde humain. Dès qu’il comprend qu’un
monde invisible existe à l’intérieur des autres et qu’on peut
le découvrir grâce aux passerelles verbales, l’enfant, fasciné
par cette découverte, éprouve un sentiment mêlé de plaisir
et d’inquiétude. Or, la manière dont les adultes interprètent
ce moment de perplexité oriente l’enfant vers le plaisir de
parler ou vers la crainte.
Certains parents, réjouis par le babil, éprouvent la per­
plexité du seizième mois comme une frustration. Ils
peuvent à leur insu délaisser l’enfant, moins le solliciter,
s’ennuyer avec lui ou même s’irriter alors qu’ils s’amusaient
auparavant.
Si l’enfant ne dispose autour de lui que d’un seul atta­
chement, son évolution dépendra essentiellement des réac­
tions de cet adulte donneur d’affection. Mais s'il dispose de
plusieurs attachements (père, mère, grands-parents, fratrie,
crèche, école, institutions), il trouvera toujours un autre
adulte pour lui proposer un autre tuteur de développement,
une autre manière de s’attacher qui permettra une reprise
évolutive en cas de brisure, et peut-être même lui convien-

85. Zazzo R., 1993, Reflets de miroir et autres doubles, PUF, p. 120.
86. Jouanjean A., op. cit. et Boisson-Bàrbœs B. de, 1996, Comment la
parole vient aux enfants. Odile Jacob, p. 132.

102
LES VILAINS PETITS CANARDS

dra mieux. C’est vers ce nouveau fournisseur de gestes et de


paroles que l'enfant désormais s'oriente préférentiellement.
Si un tuteur casse ou ne convient pas au tempérament de
l’enfant, un autre fera l’affaire, à condition que le petit ait
acquis le moyen de résilience d’un attachement sécure, ou à
la rigueur qu’il rencontre un adulte dont le monde intime
saura s’articuler avec son mode d’attachement difficile. Des
attachements multiples pourraient donc augmenter les pos­
sibilités de résilience.
La période d’attention silencieuse, d’hyperconscience
immobile, difficile à observer puisqu’il s’agit d’une inhibi­
tion témoigne pourtant que l’enfant se prépare à la méta­
morphose parolière. C’est à ce moment-là que la théorie de
l’esprit8z se met en place.
Supposons que nous soyons, vous et moi, au bord de la
mer et que nous regardions s’éloigner un bateau. Nous déci­
dons de dire « top » quand nous le verrons disparaître. On
peut prévoir que nous dirons « top » à peu près au même
instant et nous en conclurons que le bateau vient de tomber
au bout du monde. Chacun renforcera le témoignage de
l’autre en disant que nous l’avons vu, de nos yeux vu, en
même temps.
Supposons maintenant que l’un de nous monte sur le
sommet d’une colline afin de dire « top » quand le bateau
disparaîtra. Nous ne dirons pas « top » au même instant. Et
c’est cette différence de témoignage qui nous rendra per­
plexes et nous obligera à moins nous fier à nos sensS8. Dès
l’instant où l’on cherche à rendre cohérente une telle diver­
gence d’opinions, le monde se métamorphose. Il n’est plus
seulement alimenté par nos perceptions, mais nous invite à
nous représenter les représentations de l’autre. Le fait

87. Leslie A. M., 1987, « Pretense and Représentation : the Origins


of “ Theory of Mind " », Psychological Review, 94, p. 412-442.
88. Schatzman E., 1992, L'Outil théorie, Eshel.

103
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’avoir constaté en même temps la même chose nous


conforte et nous pousse à l’erreur. Alors que la différence de
nos deux perceptions nous invite à nous étonner, à observer
et explorer le monde de l’autre.
L’enfant perplexe pense probablement : « Je me
demande si cette musique verbale, qui m’a tant fasciné pen­
dant les premiers mois de ma vie, ne désignerait pas en fait,
quelque chose d’invisible, vivant ailleurs ?» Il y a de quoi
rendre perplexe un bout de chou de quinze mois ! Que se
passe-t-il dans son monde mental ? Qu'est-ce qui lui permet
dans sa pensée sans parole de comprendre soudain que
l’autre exprime un monde invisible ?
À partir des perceptions partielles, un enfant bien déve­
loppé dans sa bulle affective devient capable de se faire une
représentation cohérente de ce qu'il ne voit pas. L'histoire
de ses parents avait jusqu’à maintenant structuré la bulle
sensorielle dont il se nourrissait. Mais vers le dix-huitième
mois, c'est l’enfant qui prend le relais et devient capable
d’attribuer un sens à ce qu’il perçoit. La perplexité, le
regard, l’index et la comédie permettent de repérer la chry­
salide qui le prépare à la métamorphose parolière.

Quand les histoires sans paroles


permettent le partage des mondes intérieurs

Dès que l’enfant commence à parler, il synchronise ses


regards et ses mots avec les regards et les mots de l’adulte.
Mais tant qu’il ne se lance pas dans l'envol parolier, sa per­
plexité le rend attentif aux sonorités mystérieuses qui
sortent de la bouche de l’adulte et révèlent sûrement un au-
delà fantastique. Alors, l'enfant médusé scrute le visage de
celui qui parle. L’index fonctionnait déjà depuis longtemps
puisque c'est lui qui permettait, comme une petite baguette

104
LES VILAINS PETITS CANARDS

magique, de piloter le regard de l'autre et de créer ainsi des


événements partagés. Mais ce qui l'autorise maintenant à
faire appel à toutes ces acquisitions, c’est la comédie sans
paroles du faire-semblant. On peut affirmer clairement
qu’un enfant qui joue à la dînette ou fait semblant d’avoir
mal commence à participer à la culture humaine.
Quelques mois après sa naissance, un nourrisson peut
imiter les mimiques faciales d’un adulte. Il peut répondre
par un sourire quand on lui sourit, tirer la langue quand on
la lui tire ou être interloqué quand on fronce les sourcils89.
Ces réponses paraissent imitatives parce quelles répètent
un comportement de l’adulte, alors que l’enfant exprime
probablement une émotion de joie, de surprise ou de quête
relationnelle. Cette « imitation » est plus proche du phéno­
mène de l’empreinte que d’une reproduction. L’empreinte
consiste à se familiariser avec une image puis à exprimer
l’émotion ainsi provoquée. Il s'agit d’un phénomène de
mémoire plutôt que d’une reproduction intentionnelle. Or,
dès l’âge de dix-huit mois, un enfant se plaît à reproduire un
scénario comportemental produit par une figure d'attache­
ment. Cette imitation pour le plaisir de faire comme « celle
qui m’émeut » révèle que l’enfant aime habiter le monde
d’un autre. Quelques mois plus tard, ce plaisir de jouer à
imiter les sons de ceux qu'il aime permettra le langage répé­
titif. Il faudra encore quelques mois pour qu’il devienne
génératif, produisant des assemblages de mots nouveaux90.
À table dans une crèche, quand les petits se mettent à
taper en même temps dans la purée, ce merveilleux événe­
ment auquel ils participent leur permet, en faisant la même
chose au même moment, de partager les mêmes émotions,
et de prendre part au monde qu’ils viennent de créer

89. Trevarthen C., Hublez P., Sheeran L., 1975, « Les activités innées
du nourrisson », La Recherche, 56, p. 447-458.
90. Baudonnière P. M., 2000, « L’imitation aux origines de la
culture », Le Journal des psychologues, avril, n° 176, p. 16-19.

105
LES VILAINS PETITS CANARDS

ensemble avec leurs cuillers et leurs purées. Ce n’est donc


pas la singerie d’un enfant répétant les gestes d’un autre,
c'est un réel partagé d’événement créé par tous.
La représentation théâtrale devient beaucoup plus abs­
traite quand un enfant de dix-huit mois met en scène un
scénario fictif, afin d’agir sur le monde mental d’un adulte.
Sa conscience de soi va tenter de manipuler la conscience
de l’autre. Très tôt, le choix des rôles parle de son monde
intime. Quand un enfant de quatre ans imite son petit frère
de quinze mois, ce n’est pas pour « régresser » et se faire
aimer comme lui, c’est au contraire pour partager un
monde qu’il connaît déjà pour y être passé. Le même enfant
qui « régresse » peut, quelques minutes plus tard, jouer un
rôle parental ou même celui d’un héros de télévision.
L’acquisition pré-verbale du don de la comédie qui permet
d’associer nos mondes mentaux constitue le point fort de la
résilience pré-verbale.
Les relations affinitaires sont étonnamment précoces et
durables91. L’âge, le sexe et le style comportemental sont les
déterminants du choix. Dès la fin de la deuxième année, les
filles préfèrent les filles. Les garçons attendront la fin de la
troisième année pour préférer les garçons92. Les filles
jouent à parler mieux que les garçons et se plaisent à échan­
ger quelques objets pour établir leurs relations. Avec un peu
de retard, les garçons joueront mieux que les filles à créer
des événements avec des bâtons, des ballons ou des esca­
lades.

91. Barbu S., Jouanjean-L’Antoène A., 1998, « Multimodalité de la


communication dans les relations préférentielles entre enfants à l’école
maternelle », in : Santi S., Guaïtella I., Cavé C., Konopczinski G. (éd.). Ora­
lité et gestualité - Communication modale, interaction, L'Harmattan,
p. 655-660.
92. La F renière P., Strayer F. F., G authier R., 1984, « The Emer­
gence of Same-sex Affiliative Preferences Among Preschool Peers : a
Developmental-ethological Perspective », Chiid Development, 55, p. 1958-
1965.

106
LES VILAINS PETITS CANARDS

Ce qui est important, quand on observe la mise en place


des ressources internes de la résilience, c’est de constater
que lorsqu’une petite épreuve survient dans la vie d’un
enfant, c’est avec le capital psychique acquis à ce moment-là
qu’il aura à se défendre. Il n'est pas difficile d'observer que
deux bébés, en se rencontrant, créent une structure affini-
taire, avec des débuts de mots, des mimiques et des jeux de
faire semblant. Quand un troisième enfant débarque dans
ce petit monde interpersonnel, il se trouve en situation
d’intrus et aura à faire preuve de ses qualités de socialisa­
tion93. Ces enfants intimidés se placent deux-mêmes en
périphérie puis plus ou moins lentement selon la hardiesse
acquise au cours des interactions précoces, ils deviendront
acteurs de leur socialisation, en offrant des mimiques, des
vocalisations, des bouts de ficelle ou des pirouettes
comiques. Ces procédés d’un enfant intrus qui cherche à
rencontrer des compagnons provoquent des réponses
variées de l’entourage.
Certains enfants pré-verbaux accueillent l’intrus
comme s’il s’agissait d’un événement extraordinaire, alors
que d’autres le rejettent comme on le fait d’un rival. Parfois
même ils l’agressent comme si sa simple présence consti­
tuait une agression. Les adultes manifestent le même genre
de réaction comportementale. Certains se laissent séduire
en riant, d’autres houspillent l’enfant intimidé, ou même
repoussent un petit cajoleur ou le grondent pour qu'il cesse
de « faire l’intéressant ».
Dans l’ensemble, tout enfant « en trop », se sentant
intrus, est contraint à l’offrande pour se faire accepter et
réalimenter sa vie affective. Mais il ne peut se défendre
qu’avec ce qu’il a acquis avant l’épreuve. Son âge, son sexe

93. Mac Cabe A., Lipscomb T.J., 1988, « Sex Différences in Children’s
Verbal Agression », Merill-Palmer Quarterly, 34, 4, p. 389-401.

107
LES VILAINS PETITS CANARDS

et son petit passé lui ont donné un capital avec lequel il se


protège au moment de l’agression.

Comment les clichés sociaux


privilégient certains comportements du bébé

De même qu’on a pu dire que l’histoire des parents met­


tait en lumière certains objets dont l’enfant se servait pour
trianguler sa relation, on a pu démontrer que les théories
naïves d’une culture qui composent les clichés des discours
collectifs ont le même effet. Au Costa Rica, les entretiens
avec les mères ont révélé l’importance quelles attribuaient
au babillage et à la posture assise. Pour elles, ces deux événe­
ments sont des prétextes à fêtes affectives et cris d’admira­
tion. Les bébés éprouvent alors leurs performances motrices
comme des événements marquants et s'en servent, dès le
dixième mois, pour agir sur leur mère. Alors que les bébés
allemands au même âge préfèrent tourner les pages d’un
livre, pointer l’index vers les caractères imprimés, regarder
le visage de leur mère et pousser des cris d'émerveillement94.
Les enfants chinois jusqu’à trois ans sont attentifs et graves.
Comme ils pleurent peu, et sourient rarement, on les dit
« imperturbables ». En fait, ils sont attentifs au moindre
geste de l’adulte et, dès le troisième mois, quand un adulte
s’approche, ils tournent la tête vers lui et fixent son regard.
Ce qui caractérise ces nourrissons, c’est leur aptitude à
s’adapter au corps de l'adulte qui les prend dans les bras.
Il paraît que les bébés chinois sont les meilleurs « épou-
seurs » du monde, tant ils savent se mouler dans les bras de
l'adulte. Ce qui n’est pas du tout le cas des bébés nord-

94. Zack M., Brill B„ 1989, « Comment les mères françaises et bam-
baras du Mali se représentent-elles le développement de leur enfant ? » in :
Retschitzky J., B ossel-Lagos M., D asen P., La Recherche interculturelle,
L’Harmattan, tome II, p. 8.

108
LES VILAINS PETITS CANARDS

américains qui, dès le troisième mois, sont trop gambadeurs


et irritables pour être de bons épouseurs 9S. Pourtant l’envi­
ronnement des petits Chinois est très sonore, coloré, mobile
et stimulant, mais il est fortement structuré par les rites de
leur culture. Dans un monde de bébé, un tel milieu assure
une régularité de perceptions. Un retour régulier d’informa­
tions sensorielles compose pour le bébé un milieu stable
malgré son intensité. Ces régularités sensorielles lui servent
de repères et stabilisent son monde interne. Les bébés nord-
américains sont d’origine irlandaise, polonaise, allemande,
mexicaine, africaine... Or, malgré des morphologies, des
origines et des couleurs différentes, ils manifestent dans
l'ensemble un même type de tempérament sursauteur, pleu­
reur, gambadeur et peu épouseur.
Les mythes sociaux sont eux aussi médiatisés senso­
riellement par l’expression des émotions des parents.
Croyant à un récit social qui dit que les enfants
comprennent les mots aussi bien que les adultes, les Indiens
du Kansas Mohave96 ont composé un univers sensoriel qui,
pour un nourrisson, était morne. À l’inverse, croyant
comme notre culture occidentale nous l’a enseigné, que les
nourrissons sont des produits biologiques, nous leur avons,
pendant les décennies d’après-guerre, assuré l’hygiène en
négligeant l’éveil affectif provoqué par la sensorialité de nos
paroles. Cette culture a certainement laissé dans leur
mémoire une trace de vulnérabilité. Découvrant aujourd’hui
- que les nourrissons perçoivent préférentiellement les
visages du couple parental et une prosodie parolière qui les
enchante, ce nouveau récit social, alimenté par des décou­
vertes scientifiques, leur compose un monde sensoriel
mieux adapté à leur monde mental. Ceci explique l’acquisi-

95. Kagan J., 1979, « OverView : Perspectives on Human Infancy », in :


Osofsky J. D. (éd.), Hand Book of Infant Development, New York, Wiley.
96. Devereux G., 1949, « Mohave Voice and Speech Mannerism »,
Word, 5, p. 268-272.

109
LES VILAINS PETITS CANARDS

tion d’une aptitude à la socialisation qui, en cas d’épreuve,


leur offrira un facteur de résilience.
La personnalité des parents sélectionne dans la culture
les récits qui lui conviennent, ce qui en fait des tuteurs de
développement proposés aux enfants. Voilà pourquoi les
bébés chinois sont tellement attentifs aux super-signaux
intenses, colorés et rythmés proposés par les rites chinois.
Alors que les bébés américains sont exaspérés par un milieu
sonore, incohérent pour eux, stimulant mais désorganisé,
qui en fait des bébés hyperactifs. Le milieu sensoriel qui
exaspère ces bébés s’organise ainsi à cause d’un mythe glori­
fiant les adultes qui travaillent nuit et jour, savent s’affirmer
en parlant fort, et n’hésitent pas à changer de travail, chan­
ger de maison, changer de conjoint.
Cette absence de rythmes sociaux empêche la percep­
tion de régularités qui stabilisent le monde intime des
enfants, et d’objets saillants qui médiatisent leur relation.
En revanche, quand l’imprégnation d’un attachement
sécure a permis d’acquérir un comportement de charme,
quand la conquête de la stabilité interne a permis
d’apprendre à se socialiser grâce aux comportements
d’offrande, quand la sensorialité parolière des adultes a
rendu l’enfant attentif aux autres, alors se met en place un
des plus précieux facteurs de résilience : l’humour.

L'humour, c'est pas fait pour rigoler

« L’essence de l’humour réside en ce fait qu’on


s’épargne les affects auxquels la situation devait donner lieu
et qu’on se met au-dessus de telles manifestations affectives
grâce à une plaisanterie », disait Freud97.

97. Freud S., 1905, Le Mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient,
Gallimard, 1969, p. 129.

110
LES VILAINS PETITS CANARDS

L’affect aurait dû être douloureux puisque l'événement


a été cruel. Mais la manière de le représenter en le
racontant ou en le mimant modifie la souffrance et la trans­
forme en sourire. Aujourd’hui, pour paraître scientifique,
on formulerait l'idée différemment, on parlerait du « rema­
niement cognitif de l’émotion associée à la représentation
du trauma ». Mais si l’on accepte d’être simple, on dira sans
façons que l’humour est libérateur et sublime, que c’est
« l’invulnérabilité du moi qui s’affirme et qui non seulement
refuse de se laisser imposer la souffrance de l’extérieur,
mais même trouve le moyen de convertir les circonstances
traumatisantes en un certain plaisir98 ».
Cette idée est souvent mal acceptée, comme s’il était
indécent de sourire de sa propre souffrance. Il est vrai que
la crête est étroite et que dans l’humour raté, quand le
risque a été mal maîtrisé, la plaisanterie tombe à plat et
humilie celui qui a été blessé. Et pourtant, l’aspect relation­
nel de cette représentation psychique, qui transforme un
malheur en plaisir, s'observe tous les jours lors du théâtre
familial de l’humour pré-verbal.
La jeune mère qui, mettant au monde sa petite fille,
l’avait accueillie en disant aux infirmières : « Faites quelque
chose! Vous ne voyez pas quelle veut mourir? », était trop
malheureuse pour manifester le moindre humour. Sans
recul, elle collait à l’événement comme une urgence tra­
gique. Quelques mois plus tard l'enfant, beaucoup trop atta­
chée à sa mère, l’embrassait sans cesse et hurlait de terreur
dès quelle détournait le regard pour mener sa vie quoti­
dienne. Alors qu’une mère sécurisée met en scène elle-
même la transformation des petits malheurs. Quand le
bobo n’est pas trop grave, elle invente un jeu qui transforme
le chagrin, elle souffle sur l’égratignure en prononçant une

98. S zafran A. W. N ysenholc A. (dir.), 1994, Freud et le rire, Métailié,


p. 16.

111
LES VILAINS PETITS CANARDS

formule magique, elle reformule avec ses mots le petit évé­


nement douloureux, et tout le monde en rit.
À la douleur de l’égratignure ne s’ajoute pas la souf­
france de la représentation de l’égratignure. Au contraire
même, la mise en scène du « drame », en reformulant
l’épreuve, la transforme en théâtre familial et en victoire
relationnelle. C’est pourquoi « l’humour, c’est pas fait pour
rigoler99 », c’est fait pour métamorphoser une souffrance en
événement social agréable, pour transformer une percep­
tion qui fait mal en représentation qui fait sourire.
L’aptitude à convertir une épreuve en vertu rela­
tionnelle s’acquiert étonnamment tôt. Dès les premiers
mois, ce qui déclenche le sourire amusé d'un nourrisson,
c’est le stress de l’insolite. Un mouvement brusque, une ges-
tualité inattendue, une musique parolière inhabituelle
désorganisent le monde des perceptions rythmées et la sur­
prise anxieuse se transforme en plaisir, à condition que
l’enfant ait acquis un attachement sécure. Les tempéra­
ments confus hurlent de terreur devant l’insolite, les évi­
tants restent apparemment froids et les ambivalents
dépendent des réactions de l'entourage.
L’humour pré-verbal des premiers mois transforme
l’attente anxieuse en fête émotionnelle. Vous pourrez le
vérifier en réalisant l’expérience de « À dada sur mon
bidet ». Dès l’âge de six mois, l’enfant sur vos genoux se jette
en arrière en riant dès que, en chantonnant, vous annoncez
les secousses à venir du « prout, prout, cadet ». Votre
comptine prend pour lui la valeur d’un signal qui annonce
le secouement des genoux. La sensation d’humour moteur
vient de l'attente anxieuse et réjouie. C’est ce que nous fai­
sons en regardant un film de Hitchcock, quand nous appre-

99. V aniestendael S., 2000, « Humour et résilience », in : La Rési­


lience - Le Réalisme de l’espérance. Colloque Fondation pour l’enfance, 30
mai.

112
LES VILAINS PETITS CANARDS

nons que la tentative de crime surviendra lors de la


symphonie finale, et que nous attendons le coup de cymbale
qui m asquera l e coup de feu l<M). De même, l es petits specta­
teurs du Guignol hurlent de terreur et de plaisir pour préve­
nir la marionnette que le gendarme vient de surgir.
Si un bébé attend l’insolite avec gaieté, c’est qu’il a déjà
appris à le rendre familier. Cette victoire émotionnelle
l'amuse et l’enhardit en imprégnant dans sa mémoire qu’il
est possible de rire d’une peur, à condition d'en faire une
relation.
L'humour des premiers mois constitue un indice pré­
curseur du style d’attachement. La voix déguisée du « Je
vais t’attraper » est une comédie de la poursuite et de l’enlè­
vement 100 101, mais l'enfant sait qu’il s’agit d’une voix déguisée
dont l’étrangeté l’amuse. Une voix véritablement étrangère
l’inquiéterait, une voix totalement familière l’ennuierait. La
gaieté vient du décalage d'une voix familière, un peu
étrange, qui annonce la poursuite. Ce scénario prépare la
familiarisation de l’inquiétante étrangeté quand l'enfant en
présence d’une personne inconnue ne s’en inquiétera pas,
puisqu'il a déjà appris au cours des premiers jeux qu'il est
capable de la familiariser. Il sait par expérience qu’il peut
triompher d’une peur. Il a déjà acquis un facteur de rési­
lience pré-verbale.
Acquisition durable ne veut pas dire définitive
puisqu’un autre événement, une autre relation pourra
l'éteindre ou la consolider. Mais cette aptitude est un
énorme facteur de résilience interne puisque l’enfant a
désormais appris à se protéger de la remémoration d’un
trauma. Il sait qu’il est capable de surmonter une épreuve.
La petite fille dont la mère disait : « Vous voyez bien quelle

100. H itchcock A., 1956, L’Homme qui en savait trop (film).


101. S tern D., 1997, Conférence in : Dcgnat M., Les Interactions pré­
coces, Avignon, juin 1997.

113
LES VILAINS PETITS CANARDS

veut mourir », n’a jamais pu acquérir cette mise à distance


du trauma. Tout événement, pour elle, devenait traumati­
sant puisque la souffrance de sa mère mélancolique ne lui
avait pas permis d'apprendre à jouer avec la peur. La
moindre séparation devenait tragique car elle prenait la
signification d’une perte totale. Alors qu’un enfant qui a
appris à jouer avec la peur, à en rire et à en faire rire, utilise
sa petite tragédie pour en faire une stratégie relationnelle. Il
cesse de répondre aux stimulations immédiates et
commence à maîtriser son monde de représentations pré­
verbales.
« L’humour est donc gestionnaire et libérateur102 » à
condition d’en faire une représentation sociale. Dès le
dixième mois, un enfant qui joue à faire semblant a déjà
appris à partager son monde. En cas de chagrin, s'il tombe
ou se fait mal, il peut provoquer l’aide dont il a besoin, il
sait comment transformer sa misère en relation. Lors de ce
scénario d'appel au secours, ses partenaires sont ses
figures d’attachement : parents, donneurs de soins ou
copains. Certains adultes, enchantés par ces comporte­
ments de quête affective, se plaisent à les consolider par­
fois même un peu trop. Alors que d’autres sont horripilés
par la souffrance que le scénario évoque dans leur propre
histoire, ils découragent l'enfant et lui font perdre ce fac­
teur de résilience.
On a besoin d'un autre pour jouer la comédie. Il faut
des partenaires pour donner la réplique et des spectateurs
pour valider nos efforts. Quand les figures d'attachement ne
découragent pas les petits, on constate que les bébés de
l’humour sont ceux qui, plus tard, deviendront les jeunes
gens les plus créatifs et les plus amusés par la survenue
d’événements insolites.

102. Aimard P., 1988, Les Bébés de l’humour, Pierre Mardaga. p. 333.

114
LES VILAINS PETITS CANARDS

Fondements de l'échafaudage de la résilience

La nature de l'événement blessant peut correspondre à


toutes les instances d’un même appareil psychique : biolo­
gique, affectif ou historique. Mais à chaque niveau, une
résilience est possible.
Quand les altérations génétiques sont majeures, la rési­
lience est difficile mais non impossible. La pathologie la
plus connue dont j’ai déjà parlé ’0î, la PCU (phénylcétonu-
rie), provoque quand elle n'est pas traitée, un quotient intel­
lectuel inférieur à 50. Et pourtant, dès ce niveau génétique,
où le gène anormal est situé sur le chromosome 12, la rési­
lience est possible, car il arrive qu’on trouve par surprise
cette anomalie chez des personnes dont l’intelligence est
normale103 l04 105. D’autres métabolismes ont probablement
compensé cette défaillance génétique.
Dans l’arriération mentale due à 1*X fragile, découverte
récemment, une séquence de trois bases s’accumule à
chaque génération sur le chromosome X, jusqu’au moment
où, en empêchant l'expression des gènes voisins, ce stoc­
kage provoque chez les enfants une grande difficulté de
contact visuel et un trouble de l'expression de soi : hyper­
actifs, impulsifs, ils parlent à toute allure, puis soudain bre­
douillent de façon imcompréhensible. Quand l’entourage
réagit vivement à cette difficulté d’expression, le trouble
s’aggrave. Mais depuis que l’on a découvert que ces enfants
s’exprimaient mal, mais comprenaient bien ’05, les troubles
s’estompent, parce que l’entourage adulte y répond mieux.

103. p. 4 2.
104. P lomin R., Fries J. de, Mac Clearn G.. Rvtter M., 1999, Des
gènes au comportement. De Bœck Université, p. 147.
105. D ykens E. M., Hodapp R. M., Leckman J. F., 1994, Benav tour and
Development in Fragile X Syndrom, Londres, Sage.

115
LES VILAINS PETITS CANARDS

Dans le syndrome de Williams, c’est plutôt le contraire.


Une petite délétion sur le chromosome 7 entraîne une arrié­
ration mentale masquée par une expression orale correcte.
En fait, ces enfants possèdent une mémoire musicale stupé­
fiante qui leur permet de chantonner parfaitement de
longues phrases qu'ils ne comprennent pas, mais qu’ils
récitent à la perfection l06.
On pourrait continuer longtemps l’énumération de
troubles des comportements gouvernés par les gènes. Ils
sont déjà résiliables, soit par une modification moléculaire,
soit par une amélioration des processus interactifs. Le
simple fait de mieux comprendre le monde mental de ces
enfants améliore la relation et devient un facteur de rési­
lience. Bien sûr, cette résilience est loin d'être systématique
à ce niveau du développement où la contrainte biologique
est encore forte, mais elle devient parfois possible. Quand le
trouble biologique bloque le développement, la résilience
est difficile. Mais quand un développement même altéré a
été effectué, la résilience devient possible. C’est ainsi que de
graves encéphalopathes ont nettement amélioré leurs
comportements dès qu’on a compris la signification de leurs
troubles 107.
Tout nourrisson acquiert son tempérament, son type
comportemental sous l’effet d’une double contrainte. La
pulsion génétique lui donne un élan vers l’autre, mais c’est
la réponse de l’autre qui lui propose un tuteur de développe­
ment. Quand le tuteur est stable, le style relationnel s'inscrit
dans la mémoire du nourrisson et crée un modèle opéra-

106. B onvix F., Arheix M., 1999, Étude du comportement vocal et lan­
gagier dans le syndrome de Wiu.iams-Beure.'I, Diplôme universitaire d étho­
logie, université Toulon-Var.
107. Guhiemard-Lagarenne B., 1998, «Les stéréotypies sont des
“ gestes communicatifs ” : l'organisation gestuelle d’un handicapé mental,
in : Santi S., Guaitella I., Cavè C., Konopczynski G. (éd ). 1998, Oralité et
gestualité, L’Harmattan, p. 227 et application pratique : Villalobos M. E.
et Savelli B., 1997, hôpital San Salvadour, Hyères.

116
LES VILAINS PETITS CANARDS

toire interne (MOIl08). Et lorsqu’un événement nouveau


survient, le nourrisson s’y ajuste et y répond avec le réper­
toire comportemental acquis précédemment. Donc, à
chaque instant de son développement psychique, le nourris­
son devient sensible à de nouveaux objets qu'il ne pouvait
pas rencontrer auparavant. Ce genre de raisonnement
résulte de la stimulation réciproque entre l’éthologie et la
psychanalyse l09. L’éthologie nous apprend que les compor­
tements et les émotions ne peuvent s'imprégner dans la
mémoire que dans un certain ordre et à certains
moments 110 111. Aux traces cérébrales non conscientes des pre­
mières années succède la mémoire des images visuelles et
sonores vers la deuxième année, à laquelle s'ajoutera la
mémoire des récits à partir de cinq à six ans. À chaque
étape, les mêmes événements prendront des effets traumati­
sants différents.
Le premier exemple d’un tel genre de raisonnement a
été donné par Anna Freud qui racontait l’histoire de Jane,
une petite fille de quatre ans placée à la nursery d’Hamp-
stead, à Londres, en 1941 Très gaie, très sociable, « ravie
de la nouvelle expérience », elle s’effondre complètement et
devient « inconsolable » quand son père meurt et que sa
mère doit travailler. La nursery, qui était un lieu d’explora­
tions joyeuses au moment où elle avait ses deux parents,
devient un heu de tristesse dès qu’ils ont disparu. Privée de
, base de sécurité, toute exploration se transformait en agres-

108. B owlby J., 1969, Attachment and Loss, vol 1, Aiïachment,


Londres, Hogarth Press.
109. Parent S., Saucier J.-F., 1999, « La théorie de l'attachement »,
in : Habimana E., Ethier L., Petot D., Tousignant M.. Psychopaihohgje de
l'enfant et de l'adolescent, Gaétan Morin, p. 35.
110. Doré F. Y., 1983, L'Apprentissage - une approche psycho-
éthologique, Stanké-Maloine.
111. F reud A., Burlingham D., 1941, « Monthley Report of the
Hampstead Nurseries », in : Hellman I., 1994, Des bébés de la guerre aux
grand-mères, PUF, p. 4.

117
LES VILAINS PETITS CANARDS

sion. Son tempérament avait changé de forme. L’attache­


ment sécure quelle manifestait auparavant se mua en
hyper-attachement anxieux. Elle s’orienta de plus en plus
vers la mère supérieure et, pour lui plaire, devint bonne
élève. En revanche, la moindre perte provoquait une tris­
tesse anormale. À l’époque où elle avait encore ses deux
parents, la perte d’objets induisait un comportement de
recherche, puis très rapidement, elle se tournait vers autre
chose. Depuis leur départ, toute perte était devenue une
épreuve. La mort de son chat provoqua une telle souffrance
qu’adolescente, elle dit : « Il ne devrait pas y avoir de chats
perdus dans le monde"2. » Elle décida de devenir vétéri­
naire, afin « de donner un chat à chaque enfant sans
maman ». À l’âge de vingt-deux ans, quand sa mère décida
de se remarier, Jane en fut d’abord heureuse, puis à son
grand étonnement, elle sombra dans une dépression colé­
reuse et dit : « C’est comme si j’avais perdu ma mère. » Elle
ne put s’en remettre qu’en tissant à son tour une autre rela­
tion affective stable.
Cette première étude catamnestique, qui a associé une
longue observation directe avec une psychothérapie, permet
de montrer comment une privation précoce crée un mouve­
ment de vulnérabilité qui exige une compensation pour se
rééquilibrer. Le traumatisme inscrit dans la mémoire une
trace biologique qui s’enfouit sous les mécanismes de
défense mais ne s’éteint pas. Jane a lutté victorieusement
contre le désespoir de la perte affective. Elle a su se faire
aimer par la mère supérieure, devenir bonne élève, soigner
les animaux, les offrir en tant que substitut affectif aux
petits orphelins, militer pour leur cause, se faire beaucoup
d’amis et donner un sens à sa vie. Jusqu’au jour où, à l'âge
de vingt-deux ans, la trace mnésique de la perte affective a
été réveillée par le remariage de sa mère quelle avait pour-

112. Ibid., p. 49.

118
LES VILAINS PETITS CANARDS

tant souhaité. Cette vulnérabilité a nécessité un besoin de


stabilité affective avec son mari qui l’a de nouveau équili­
brée... « Toutefois, les observations de son développement
et l’évaluation de sa personnalité actuelle montrent que le
traumatisme n'a ni arrêté le développement en cours, ni
laissé une empreinte gênante sur la vie adulte », dit lise
Hellman qui aurait dû ajouter « parce que s'étaient mis en
place des tuteurs de résilience ».
Parfois, le développement de l’enfant s’arrête alors que
son milieu lui tend la main. Soudain, le petit ne comprend
plus que ce qu'il perçoit sur le corps de l’autre exprime son
monde intime. Il cesse de faire semblant, évite le regard de
ses figures d’attachement et n’éprouve même plus le désir
de pointer son doigt vers des objets saillants afin de parta­
ger un événement. Il se trouve que ces trois comportements
témoignent d’un trouble grave "3. Quand Baron-Cohen a
envoyé 16 000 questionnaires à des mères d’enfants âgés de
dix-huit mois afin de vérifier si, à ce moment de leur déve­
loppement, ils avaient acquis ces trois comportements, il a
noté 112 échecs. En téléphonant aux parents, il a constaté,
un mois plus tard, qu’il ne restait que 44 enfants encore blo­
qués. Quand il a examiné cette population, il a constaté 32
retards de développement pour des raisons variées : mala­
die de l’enfant ou de la mère, isolements durables, accidents
de la vie. Quatorze enfants ont rattrapé ce retard dès qu'on
en a pris conscience. Mais dix diagnostics d'autisme ont été
posés à dix-neuf mois, alors que d’habitude on l’affirme vers
trois ans et demi. Trois gestes (ne plus soutenir le regard, ne
plus faire semblant et ne plus désigner) permettent de repé­
rer extrêmement tôt un arrêt grave de la construction de la
personnalité.

113. Baron-Cohen S., A llen J., G illiberg C., 1992, a Can Autism be
Detected at 18 Months? The Needle, the Haystack and the CHAT », Bri-
tish Journal of Psychiatry, 161, p. 839-843.

119
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand la relation conjointe détruit l’échafaudage

Parfois l’enfant se développe correctement mais son


milieu défaille. Mme Bios était en pleine dépression quand
elle a mis au monde la petite Audrey. À l’âge de douze mois,
la petite fille ne savait pas se sécuriser auprès de quelqu’un
d’autre que sa mère. Dès que celle-ci trouvait un peu de
force pour s’en occuper, la petite se jetait contre elle pour la
serrer ou la frapper, manifestant ainsi un hyper-attache­
ment anxieux et ambivalent114 115 116.
Lorsque les enfants de mères dépressives sont régu­
lièrement observés, on constate la mise en place d’inter­
actions apauvries "5. La souffrance de la mère prépare mal
à la relation conjointe"6 et ne permet pas à l’enfant
d’acquérir les comportements de charme qui donnent aux
adultes le plaisir de s’occuper de lui. Leurs échanges de
regard sont brefs, dans un contexte de mimiques faciales
figées dépourvues d’expression de plaisir. Les mots de la
mère sont rares et monocordes. Les babils de l'enfant
répondent faiblement, sans durée ni prosodie. Même les
relations corporelles, rares et distantes, se déroulent froide-
« ment comme de simples contacts de devoir, sans contagion
affective ni plaisir partagé.

114. Murray L., 1996, «The Impact of Post-natal Dépréssion and


Associated Adversity on Early Mother-infant Interactions and Later
Infant Outcome ». Child Development, 67, p. 2512-2526, in : Sutter A. L.,
1998, « La dépression post-natale. Ses conséquences sur la relation mère-
enfant », Abstract Neuro-Psy, n° 18.
115. P erard D., Lazartigues A., 1989, « Une mère dépressive et son
nourrisson », Psychiatries, n° 86, p. 43-49.
116. T ourette C., 2000, Apprendre le monde et apprendre à en parler,
Troisième journée scientifique de l’école d'orthophonie de Lyon, 24
novembre.

120
LES VILAINS PETITS CANARDS

À l'âge adulte, Audrey se demandait encore pourquoi


elle ne pouvait pas s’empêcher de séduire sa mère, si froide
avec elle et si chaleureuse avec son frère. Jusqu’au jour où,
à l’âge de cinquante-neuf ans, elle a décidé de questionner
sa mère âgée de quatre-vingt-trois ans ! Celle-ci n'a pas été
choquée et s’est même étonnée de ne jamais avoir cherché
à résoudre ce problème. En deux phrases, elle a confié son
immense souffrance quand Audrey est arrivée au monde.
Son mari s’était désintéressé de sa grossesse car il préférait
se consacrer à son aventure d’artiste et à sa propre mère.
Audrey a entendu sa mère lui dire : « J’ai voulu te tuer
pour t’emmener avec moi, pour que tu ne souffres pas
comme moi... Après, tu as toujours évoqué le malheur. Dès
que je te voyais, j'étais désespérée. Tu as réussi à l'école...
Mais moi je n’ai pas pu... Jetais jalouse de toi... Ton frère
est arrivé après ma mélancolie... J’avais renoncé à me faire
aimer par ton père... Ton frère, c’est l'enfant du bonheur...
Après ça a toujours continué... Je n’avais que lui à
aimer... »
Cette situation clinique assez fréquente confirme à
quel point une représentation intime dans le monde de la
mère organise autour de l’enfant une bulle sensorieEe qui
imprègne en lui un tempérament vulnérable ou riche en
résilience. Mais surtout, elle illustre à quel point le père
participe à la résilience. Un mari qui désertifie le monde de
- la mère la rend désertifiante pour son enfant. À l’inverse,
un homme qui désire prendre sa place de mari et de père
réchauffe la mère et participe au triangle. Or le monde sen­
soriel qui s’imprègne dans l’enfant n’est pas du tout le
même dans une bulle à deux ou dans un triangle. Dans une
bulle, l’enfant est délicieusement capturé par une figure
d’attachement qui prend le monopole des relations affec­
tives. Son monde avec la mère se clôt autour d'une figure
dominante, alors que celui du dehors devient sombre, sans

121
LES VILAINS PETITS CANARDS

intérêt et même inquiétant. Cette bulle affective mono­


sensorielle crée une sorte d'« impuissance acquise » où, plus
tard, l’adolescent n’aura appris qu’à se faire servir dans la
douce prison affective maternelle. Il n’aura jamais décou­
vert comment établir une relation d’un autre style. Toute
étrangeté devient inquiétante et l’extrême familiarité écœu­
rante. Ces enfants-bulles fournissent un fort contingent de
dépressions adultes car ils souffrent d’un choix impossible
entre l’écœurement que provoque l'attachement et la peur
que suscite l’absence d'attachement "7.
C’est ce qui est arrivé au frère d'Audrey qui ne s’est pas
bien développé, lui non plus. Leurs souffrances n’étaient
pas les mêmes. Au désespoir d’Audrey de ne pas être aimée
s’opposait l’écœurement de son frère étouffé par l’amour. Si
un père avait pris sa place, il aurait peut-être réchauffé la
mère d’Audrey et ouvert la prison affective du frère ?
« Dès le désir d’enfant et durant la grossesse, il y a
négociations dans le couple, à un niveau tant fantasmatique
que comportemental pour faire une place à un troisième... »
Ainsi se construit le « nid triadique !,s », dit Martine Lamour.
Dans ce triangle, l’enfant devra apprendre plusieurs manières
d’aimer. Il n’aura pas la même mère, si elle est seule ou si elle
en aime un autre. Dans le premier cas, il apprendra à recevoir
passivement les rations affectives d’une pourvoyeuse de
biens. Dans le deuxième, il prendra conscience d’une dif­
férence de style, il apprendra deux manières d’aimer, il s’atta­
chera à une mère vivante et moins soumise, puisqu’elle aura
quelqu’un d’autre à aimer. Il devra donc apprendre à la char-

117. S attoT., 1997, « Received Parental Styles in a Japanese Sample


of Dépressive Disorders », British Journal of PsychiaSry, 170, p. 173-175.
118. L amour M., Gozlan-Lonchampt A., Le.trq.'Mer P., Davidson C.,
Lebovici S., 1997, « De la microanalyse à la transmission familiale : des
interactions triadiques père-mère-bébé à la triangulation intergénéra-
tionnelle », Bulletin Waimh, novembre 97. vol. 4, n° 2.

122
LES VILAINS PETITS CANARDS

mer s’il veut s’en faire aimer, au lieu de tout en exiger, il


deviendra acteur de sa conquête affective. Nous venons de
retrouver la description de l’attachement sécure où l’enfant
en situation de perte va chercher l’étrangère afin de la trans­
former en substitut affectif.
Et plus même : le simple fait que le bébé apprenne à tis­
ser deux liens de formes sensorielles différentes le prépare à
« l'affiliation culturelle 119 ». S'il aime un père et une mère, il
s’intéressera plus tard à leurs familles et à leurs histoires.
En découvrant ses deux origines, il apprendra une sorte de
méthode comparative qui l'invitera à la découverte de la dif­
férence, à leurs explorations affectueuses, donc à la tolé­
rance.
À la stabilité des pressions affectives qui façonnent le
tempérament de l’enfant et imprègnent en lui une découpe
claire du monde, le triangle ajoute l’ouverture vers la prise
de conscience, puisqu’il y a deux sexes, deux origines, deux
manières d'aimer, deux mondes mentaux et deux cultures.
Une possibilité de choix apparaît que certains désignent
déjà par le mot « liberté ».
Quand un fracas survient à ce stade du développement,
la liberté est arrêtée puisque l’édifice psychique est en ruine.
Mais le flux vital est tel que, comme un fleuve, l'enfant
reprendra le cours de son développement dans une direc­
tion modifiée par le trauma. Pour que le flux vital momen-
, tanément barré par l’accident puisse reprendre son cours, il
faut que l’enfant souffre moins de sa blessure, que son tem­
pérament ait été bien imprégné par son milieu précoce, et
qu'autour du petit blessé on ait disposé quelques tuteurs de
résilience.

119. Lebovici S., 1992, 4 propos de la transmission intergénéra-


tionnelle : de la filiation à l’affiliation, Allocution présidentielle, Congrès
WA1PAD, Chicago.

123
LES VILAINS PETITS CANARDS

On connaît la cause,
on connaît le remède
et tout s'aggrave

Depuis qu’Anna Freud, René Spitz et John Bowlbyl20,


pendant la Seconde Guerre mondiale, ont mis en évidence
la nécessité de l’affection pour le développement des
enfants, on aurait pu croire qu’ayant trouvé la cause et dis­
posant du remède, ce genre de souffrance par carence affec­
tive allait disparaître. C’est le contraire qu’on observe. La
dépression précoce et les carences affectives, non seulement
n’ont pas disparu, mais encore augmentent même dans les
familles aisées, constate Michaël Rutter12'.
On sait que la plupart des troubles sont réversibles,
on sait comment faire, on le fait... et le nombre des
carences affectives augmente ! L’explication est claire. Les
carences provoquées dans les années 1950 par la privation
affective dans les hôpitaux et les institutions ont énormé­
ment régressé dans les pays développés. On connaît les
symptômes et les cliniciens savent maintenant repérer une
dépression précoce du nourrisson dès l’apparition du pre-
• mier signe de « retrait relationnel122 ». Avant d’arriver au
tableau tragique du bébé abandonné, immobile, figé, sans
mimiques faciales, les yeux dans le vague, ne dormant pas
et ne mangeant plus, on peut noter une petite lenteur
de réponse, un repli sur soi, « un lien d'attachement

120. Spitz R. (Préface d’Anna Freud), 1958. La Première Année de la


vie de l'enfant (genèse des premières relations objectâtes), op. cit., p. 117-
125.121. Rutter M., 1981, Material Deprivation Reassessed, Harmonds-
worth, Penguin.
122. Guedeney A., 1999, «Dépression et retrait relationnel chez le
jeune enfant : analyse critique de la littérature et propositions. », La Psy­
chiatrie de l'enfant, 1, p. 299-332.

124
LES VILAINS PETITS CANARDS

mélancolique entre un bébé au regard figé et une mère au


regard perdu 123 ». Si l’on interprète ce retrait comme un
trait de tempérament d’enfant sage, on laissera se dévelop­
per un vrai tableau de dépression puisqu’on vient de se
donner une bonne raison de ne pas s’occuper d’un enfant
qui commence à se laisser glisser. Mais si l’on accepte
l’idée qu’un enfant doit faire des bêtises pour prouver son
bonheur de vivre, on s’inquiétera de ce retrait.
En fait, il n’y a jamais de cause unique. Lorsqu’une
mère est seule avec son bébé, elle transmet sa souffrance
si elle est dépressive. L’enfant cesse de jouer, ses déve­
loppements se ralentissent et toute nouveauté l’inquiète.
Dans un petit groupe de trente-cinq nourrissons qui ont
baigné pendant deux ans dans la dépression de leur mère,
il y a eu quatorze fois plus de troubles du développement
que dans la population témoin ’24. Mais le problème est là :
est-il normal qu'une mère soit seule avec son bébé?
En guérissant, les mères proposent à leur enfant une
écologie sensorielle plus stable et plus stimulante. Or, dès
la huitième semaine, un enfant perçoit préférentiellement
une figure d'attachement. Si cet objet est stable, l’enfant,
en s’attachant à cet objet d’amour, va stabiliser ses
comportements et apprendre les premières caractéris­
tiques de son tempéramentl25. La plasticité développe­
mentale fera le reste tant le flux vital est puissant La
source de l’arrêt du développement n'est donc pas à
rechercher dans la dépression de la mère, si fréquente

123. Marcelu D., 1999, « La dépression dans tous ses états : du


nourrisson à l’adolescent », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adoles­
cence, 47, p. 1-11.
124. Stein A., 1991, « The Relationship Between Post-natal Dépres­
sion, and Mother-child interaction », British Journal of Psychûary, 158,
p. 46-52.
125. David D., Appel G., 1962, « Études des facteurs de carence affec­
tive dans une pouponnière », Psychiatrie de l'enfant, IV, 2, p. 401-442.

125
LES VILAINS PETITS CANARDS

actuellement126, mais plutôt dans la cause de sa dépression.


Certaines femmes ont du mal à se remettre du bouleverse­
ment hormonal de la grossesse et de l’accouchement, car les
hormones ont souvent un effet euphorisant. Beaucoup de
jeunes mères se sentent vides après avoir donné naissance,
la grossesse avait tellement rempli leur vie que l’accouche­
ment provoque parfois une sensation de perte, ou le plus
souvent de vide, comme l’éprouvent les étudiants après une
intense préparation à un concours. Le lendemain, ils se
sentent inutiles au lieu d'être libérés. Mais les origines les
plus fréquentes de la dépression après l’accouchement sont
conjugales, historiques et sociales.
Les causes sont conjugales quand le père s’enfuit pour
porter le bébé à sa propre mère... ou quand il méprise sa
femme parce quelle ne sait pas s’occuper d’un nouveau-né.
Donc, par son comportement, le père modifie la manière
dont la mère constitue la bulle sensorielle qui entoure le
bébé.
Les causes sont historiques quand la mère attribue à
son enfant une signification maléfique : « Il ressemble à
mon père qui m’a tant battue », ou : « Il m'empêche de
retourner dans mon pays. » Alors, elle adresse au petit des
comportements adaptés à cette représentation douloureuse
venue de son passé.
Enfin, elles sont sociales quand notre évolution tech­
nologique ou nos lois changent la condition des mères. À
l’époque où l’on n’a jamais si bien compris les relations
mère-enfant, les nourrissons n’ont jamais été si seuls. Les
études sur les séparations révèlent une nette dissociation
entre les discours collectifs, attentifs aux enfants, et la bulle
comportementale qui les façonne et qui s’exprime à notre
insu. En Italie, 8 % des enfants âgés de un à trois ans sont

126. Najman J. M., 2000, « Social Psychiatry and Psychiatrie Epide-


miology », in : Abstract Psychiatry, n° 214, avril.

126
LES VILAINS PETITS CANARDS

gardés ailleurs que dans leur famille, contre 40 % aux États-


Unis et 50 % en France l27.
Bien sûr, les crèches et les lieux de garde des tout-petits
ont fait des progrès fantastiques. Les enfants s’y épa­
nouissent très bien, au point même que beaucoup de jeunes
mères se sentent dévalorisées et pensent que les profes­
sionnelles sont plus compétentes. « Vivement lundi, que ma
fille retourne à la crèche ! Elle y est plus heureuse qu’avec
moi », une phrase qu’on entend de plus en plus souvent II y
a une gradation énorme entre certaines institutions, comme
en Chine, en Russie, en Roumanie, où les enfants sont par­
qués sans soins, en attendant la mort, et d’autres où ils sont
parfois mieux entourés qu’à la maison, comme c'est le cas
en France. On est loin du film des Robertson 128 où l’on voit,
en 1952, les comportements désespérés d’un petit garçon
déchiré par une brève séparation. Pourtant, vingt ans plus
tard, en 1974, les études comportementales révélaient
encore que les enfants de crèche manifestaient presque tous
vers l’âge de deux-trois ans un attachement insécure l29.
Changement radical à partir de 1980 où ce style d’attache­
ment disparaît chez les enfants des crèches. La prise en
charge par des puéricultrices motivées et de plus en plus
compétentes a changé la bulle qui se substitue à la mère. Et
surtout, les enfants qui y sont confiés ne sont plus des
enfants de pauvres. Au contraire même, ce sont des enfants
de femmes aisées, épanouies et engagées dans l’aventure
sociale. Or, même quand les enfants sont confiés à des gar­
deries, la figure d’attachement reste la « mère-entourée ».

127. StorkH., 1988, « Les séparations mère-enfant «.Enfance, n°41.


128. Robertson J., 1952, Guide provisoire pour « Un enfant de deux
ans va à l'hôpital », film scientifique, Londres, Tavistock Clinic, décembre
1953.
129. Pif.rrehumbert B., Bettschart W., Frascarolo F., 1991.
« L’observation des moments de séparation et de retrouvailles », Dia­
logues, n° 112.

127
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand cette base de sécurité est bien imprégnée dans le


tempérament de l'enfant, la crèche devient une ouverture
épanouissante et une conquête stimulante.
Cette amélioration de la condition des mères et de leurs
bébés pose quand même un problème : l’épanouissement se
fait sur le fil du rasoir. Si la mère est malheureuse au tra­
vail, elle se retrouve dans le scénario de la transmission du
malheur, et si les crèches sont trop grandes ou, comme dans
nos sociétés urbaines, organisées de façon « anomique130 »,
sans structures spontanées, sans rituels d’interaction ni
coutumes, les enfants deviennent vulnérables à la moindre
séparation. Ils apprennent à craindre la perte et s’en
défendent en développant un type d’attachement froid et
distant qui les met en chemin vers une affectivité légère. Cet
art d’aimer peu les protège de la souffrance d’aimer beau­
coup. Mais la vie se vide de sa saveur, comme une amputa­
tion qui, elle aussi, préserve du mal. Or, notre urbanisation
planétaire, nos carrières sociales instables, créent des
milieux changeants et des crèches anomiques où tout est
sans cesse bouleversé.
C'est ce qu’on voit dans les milieux de marins d’État 131 132
ou de hauts fonctionnaires qui déménagent brusquement
tous les deux ou trois ans. Les intérêts de l’entreprise ne
sont pas forcément ceux de la famille et des tout-petits. Pas
le temps de tisser un lien, d'établir une loyauté ’32. Il n’est
pas impensable qu’un jour l’État élève nos enfants. Il l’a tou­
jours fait de manière insidieuse quand il contraignait à pas­
ser sa vie dans une seule ferme, une seule langue, une seule
croyance, et quand il décidait la carrière des jeunes en

130. Melhvish E .C., 1 988, « Étude du comp ortement socio-affectif à


18 mois en fonction du mode de garde, du sexe et du tempérament », in :
Cramer B. (éd.), 1988, Psychiatrie du bébé, nouvelles frontières, Eshel.
131. D elage M., 1999, «Vie du marin et sa famille. Quelques
réflexions éco-systémiques », Médecine et Armées. 27, 1, p. 49-54.
132. S ennet R., 2000, Le Travail sans qualité. Albin Michel.

128
LES VILAINS PETITS CANARDS

imposant des circuits sociaux différents pour les riches et


pour les pauvres, les aînés et les cadets, les garçons et les
filles. Mais à cette époque, le père représentait l’État dans la
famille et la mère le plus souvent apprenait à respecter la loi
de son Dieu. L’État gouvernait par famille interposée, ce qui
n’était pas anomique, au contraire.
Aujourd’hui où la technologie nécessite la poursuite des
études et facilite le développement des personnalités, les
liens deviennent légers et les structures familiales moins
contraignantes. Peut-être bientôt, le développement de nos
enfants se passera-t-il en dehors des familles?

Virginité et capitalisme

Bien sûr, le processus a commencé il y a longtemps en


Europe, quand la notion de père biologique est née en même
temps que celle de possession d’un bien. Les hommes sans
biens et sans nom n’avaient rien à léguer. Le village connais­
sait le bonhomme qui avait planté l’enfant, mais ce père-là
paraissait transparent comparé à l’opacité de celui qui possé­
dait une terre, un château ou une boutique à léguer.
« L’hymen, dans un tel contexte social, devenait la signature
de la paternité 133. » Quand la f emme ét ait vierge et quand on
l’enfermait après le mariage, la probabilité d’être le père bio­
logique des enfants quelle portait devenait presque certaine,
à condition de faire de la sexualité extra-conjugale un crime
majeur.
Les enfants qui naissaient dans un tel contexte social
avaient à leur disposition des tuteurs de développement vrai­
ment très différents. Chez certains peuples d'Afrique équato­
riale, on dit qu’ « il faut tout un village pour élever un

133. Kniebiehler Y., 1991, Conférence, Relais Peiresc, Toulon,


novembre.

129
LES VILAINS PETITS CANARDS

enfant ». C’est un équipage d’hommes qui se répartit les rôles


de père : l'un apprend à labourer, l’autre à chasser ; l’ancêtre
exige des comptes, tandis qu’un autre apprend à les trans­
gresser. Les femmes se groupent pour s’entraider mais la
mère biologique demeure une figure d'attachement sail
lante. En cas de chagrin, c’est elle qui garde le pouvoir conso­
lant le plus efficace et c’est vers elle que se dirige l’enfant qui
pourtant dispose de plusieurs attachements ’34. Un enfant
qui devient orphelin dans un tel contexte ne connaîtra pas le
même destin que celui qui, dans une autre culture, perdant
son père, dépossédé de toute identité et de tout héritage, aura
beaucoup de mal à se socialiser,35.
Dans un groupe humain aux liens serrés, la disparition
d’un tuteur est compensée par un autre. Mais dans une
culture où le propriétaire exige la virginité et l’isolement
social de sa femme pour être un « père presque certain »,
comme elle est « mère certaine », le tuteur constitue un lien
exclusif. Alors sa disparition anéantit l’enfant. Il y a même
des pays comme le Bangladesh, où un enfant qui perd son
père est considéré comme un orphelin total et enlevé à sa
mère pour être confié à une institution anonyme134 135 136. Un
orphelin de père africain a beaucoup plus de chances de
devenir résilient qu’un orphelin de père bangladais. Mais les
cultures passent leur temps à changer et quand elles ne
changent pas, elles meurent. Aujourd’hui, la générosité afri­
caine s’estompe sous l’effet des effondrements économiques,
politiques et sanitaires. Au Rwanda, depuis le génocide, les
adultes considèrent les enfants abandonnés comme des sor-

134. Mimouni B., 2000, « Observation du comportement des enfants


élevés dans des familles polygames », :n : Réparer le lien social déchiré,
VIIe colloque international de la résilience, Salon-de-Provence, 26 mai.
135. Mimouni B., 1999, Devenir psychologique et socio-professionnel
des enfants abandonnés à la naissance en Algérie, Thèse de doctorat d’Etat,
Université d’Oran Es-Senia.
136 Minkowskj A., 1995, Souvenirs futurs, Chat eau val Ion, avril.

130
LES VILAINS PETITS CANARDS

ciers. Ils en ont peur et les font rafler par des camions mili­
taires ”7.
Quant au schéma occidental, il vient de remplacer l’ana­
tomie de l’hymen par le dosage d e l’ADN ! La « signature bio­
logique » désigne celui qui a fait le coup et qui doit payer! Un
père sans attachement, peut-être même ignorant l’existence
de l’enfant, est contraint par la loi à transmettre ses biens ou
verser une pension.
La virginité, qui était une contrainte capitaliste imposée
aux femmes pour assurer la transmission des biens, est rem­
placée par l’ADN, contrainte individualiste imposée aux
hommes pour payer leur forfait. Un footballeur célèbre vient
d’être condamné à verser une pension à une femme qui
l’avait désigné comme « père », c’est-à-dire homme ayant
commis le forfait sexuel. Son refus de subir le test a été consi­
déré comme un aveu de paternité, au même titre qu'à
l’époque médiévale quand les échevins et les juges som­
maient les femmes de « dénoncer les pères » afin de les obli­
ger à entrer dans la famille pour y prendre leur place.
Aujourd’hui, le pouvoir séparateur de l’argent permet à
l’homme de garder ses distances affectives... à condition de
payer. Et la technologie de pointe se met au service des
femmes pour assumer ce genre de... « lien ».
Le lien léger devient une valeur adaptative à une culture
technique. On croit avoir affaire à un problème affectif, alors
qu’il s’agit en fait d’un discours social. Les représentations
culturelles, les lois qui avantagent un sexe ou entravent
l’autre, participent quand même à la bulle sensorielle qui
entoure l’enfant. Les orphelinats roumains pour enfants
« incurables » offraient peu de tuteurs de résilience puisqu'il
y avait très peu d’humanité. Jusqu’au jour où les décideurs de
ce pays ont valorisé les familles d’accueil. Quelques pay-

137. Jacquet F., 2000, Colloque Résilience, Fondation pour L'enfance,


Royaumont, 25-26 octobre.

131
LES VILAINS PETITS CANARDS

sannes, quelques familles, quelques institutions ayant réussi


à modifier l’idée que leur culture se faisait de ces « enfants-
monstres » ont changé leur devenir. Dès qu’on leur a proposé
un lien, un grand nombre d’entre eux, même apparemment
très altérés ont su le saisir et reprendre leur développement,
malgré toutl38. En changeant la représentation collective,
une poignée de soigneurs a modifié le mili eu et les com porte­
ments adressés à ces enfants. Cessant de les considérer
comme des monstres, ils ont eu l'étonnement de les voir évo­
luer comme des enfants. Bien sûr, ils souffraient de graves
blessures, mais au moins ils se remettaient à vivre, aimer et
apprendre, comme s’ils nous donnaient la leçon suivante :
« Plus il y aura de lieux d’accueil, moins il y aura de prisons
et de lieux d’enfermement. »
On peut imaginer qu’à l’époque des chasseurs-cueil­
leurs, les femmes n’avaient pas de mari et les enfants pas de
père. Le triangle sensoriel avait dû organiser autour de la
mère, figure centrale d’attachement, un halo de femmes,
elles-mêmes entourées par un équipage d’hommes. La situa­
tion d’orphelin, qui était très fréquente, ne modifiait pas trop
cet entourage. « Ces familles d’Ancien Régime qui donnent
une telle impression de solidité sont en fait souvent des
familles instables, incomplètes, " en miettes ” ; en raison des
. coups répétés de la mort, les couples se défont et se refont.
Au xvuf siècle, par exemple, plus de la moitié des unions
(51,5 %) durent moins de quinze ans, plus du tiers (37 %)
moins de dix ans, du fait du décès de l’un ou l’autre
conjoint... en particulier de la surmortalité des femmes entre
vingt et un et quarante ans 139. » Ceci explique qu’un homme
pouvait se marier trois ou quatre fois sans jamais divorcer.
Dans un tel contexte où l’on porte le deuil d’un proche pra-

138. Stan V., 2000, «Un lien nouveau : “défi ou déni” pour les
bébés abandonnés », in : Réparer le lien déchiré, op. cil.
139. C apll M., 1989, Abandon et marginalité, Privât, p. 76.

132
LES VILAINS PETITS CANARDS

tiquement tous les six mois, la famille donnait une impres­


sion de solidité puisqu’à chaque perte elle se recomposait, se
reformait pour offrir à ses enfants un triangle sensoriel
stable et sensé.
C’est pourquoi la mort du père prendra un effet dévasta­
teur pour l'enfant dans un triangle et une culture donnés,
alors que dans un autre couple et dans une autre culture,
l’enfant blessé pourra redémarrer.

Le père précoce, rampe de lancement

La présence du père précoce dans le triangle permet au


nourrisson d’acquérir une aptitude à la socialisation qui, en
cas de perte ultérieure, offrira à l’enfant un facteur de rési­
lience. Le champion actuel du père, c’est Jean Lecamus qui a
étudié les effets, non pas du père social étonnamment dif­
férent selon les cultures, ni du père symbolique qui naît dans
la parole, mais du père réel, celui qui toilette, joue, nourrit,
gronde et enseigne. La simple présence de ce père fait de
chair, a un effet de « rampe de lancement140 ». Les statuts
sensoriels du père et de la mère sont biologiques tous les
deux, à ce stade du développement. Mais la sensorialité n’a
pas la même forme puisqu’elle diffère chez un mâle et une
• femelle.
Les mères sourient plus, vocalisent plus, mais bougent
- moins le nourrisson. Elles sont plus intellectuelles et plus
douces. Alors que les pères silencieux, aux mimiques
sérieuses, font gambader l’enfant et jouent à l’ascenseur avec
lui, ce qui provoque régulièrement de grands éclats de rire141.
Or, ces deux styles sensoriels différents provoquent quelques

140. L ecamus J., Le Vrai Rôle du père, op. cit., p. 41.


141. Lecamus J., 1995, « Le dialogue phasique : nouvelles perspec­
tives dans l’étude des interactions père-bébé », .Neuropsychiatrie de
l’enfance et de l'adolescence, n° 43, p. 53-65.

133
LES VILAINS PETITS CANARDS

mois plus tard des effets socialisateurs différents. « Par ses


taquineries, ses tentatives de déstabilisation, le père incite
l’enfant à s’adapter à la nouveautél42. » Cet effet socialisateur
« rampe de lancement » entraîne une sorte d'apprentissage à
la prise de risque que tempèrent les mères par leur présence
souriante et parlante.
Tutorisés par des milieux sensoriels différents, l’enfant
apprend à s’adresser à chaque parent de manière caractéri­
sée, et cette disparité est une forme de prise de conscience.
L’enfant découvre deux figures d’attachement dissemblables
mais associées. En cas de perte affective, momentanée ou
durable, quand les parents doivent s’en aller ou quand par
malheur ils disparaissent, le fait d’avoir été façonné dans un
triangle où les partenaires sont associés et différents aura
appris au bébé un comportement d’élan social qui constitue
un facteur de résilience 143. Le simple fait que les deux
parents ont pu imprégner dans leur enfant une manière
d’induire des relations différentes les aidera, en cas de mal­
heur, à mieux tenter sa resocialisation. Si, par exemple, un
enfant de vingt mois doit être placé dans un milieu de substi­
tution, il aura déjà appris à orienter ses demandes d’action
vers les hommes et ses demandes de relation vers les
femmes. Ces enfants, imprégnés par un père réel, ont appris
• à familiariser la nouveauté.
Il y a des cultures où les enfants n’ont pas de père. Si un
groupe de femmes s’occupe des petits, le triangle pourra tout
de même fonctionner puisque quelqu’un d’autre, femme ou
homme, acceptera d’y participer. Mais si la personnalité
maternelle la mène à « faire un enfant pour moi seule », ce
n’est pas l’ouverture du triangle qui se mettra en place, mais

142. Lecamus J., op. cit., p. 42.


143. Bourcois V., 1993, L'Influence du mode d'engagement du père sur
le développement a ffectif et social du jeune enfant, Thèse de psychologie,
université de Toulouse.

134
LES VILAINS PETITS CANARDS

une relation d’emprise, délicieuse d’abord puis gavante


jusqu’à la nausée plus tard.
Il arrive qu’une mère soit seule parce que son mari est
mort ou parti. Dans ce cas, le triangle pourra encore exister à
condition qu’un autre homme parvienne à prendre place,
que la mère fasse encore vivre le mort avec des objets, des
photos et des récits qui en f eront un père hérosl44 145 , ou qu’une
grand-mère, une tante ou une amie veuille bien jouer au
triangle.
La sexualisation des rôles est autant biologique qu’histo-
rique et sociale. Le manque, lui aussi, est sexualisé : perdre
son père à un stade pré-verbal, c'est rendre difficile les prises
de conscience et freiner la socialisation. Mais l’altération
dépend également du sexe de l’enfant. Les garçons semblent
en souffrir plus que les filles. Peut-être, en s’identifiant à leur
mère peuvent-elles continuer à se développer dans un monde
féminin où elles se sentent bien ? Alors que les garçons, en
s’identifiant à leur mère, doivent un jour la quitter sous peine
d’éprouver des angoisses incestueuses. Or, si la culture ne
dispose pas autour de ces enfants des tuteurs de développe­
ment pour les aider à ce départ, ils ne trouveront pas d’autres
solutions que l’inhibition ou l’explosion.
Pour préciser cette idée, Lévy-Shiff140 a observé 20
petites filles et 20 petits garçons dont le père était mort avant
leur naissance, et il a comparé pendant trois ans le déve­
loppement de cette population à celui de 139 enfants de
même âge et même milieu. Il se trouve que tous les enfants
sans père se sont trop attachés à leur mère. Devenus plus
dépendants, moins explorateurs et plus émotifs, ils deve­
naient difficiles à consoler en cas de séparation banale. Mal-

144. Sairigné G. de, 1995, Retrouvailles. Quand le passé se conjugue


au présent, Fayard.
145. Lévy-Shiff R., 1982, « The Effects of Father Absence on Young
Children in Mother-headed families », Chiid Development, 53, p. 1400-
1405.

135
LES VILAINS PETITS CANARDS

gré une mère qui idéalisait souvent le mari disparu, le père


réel avait manqué et les enfants dans l’ensemble devenaient
moins autonomes et plus conformistes. Ils se soumettaient à
une mère harcelée qu'ils agressaient en cas de frustration.
Quand le père meurt après avoir fait son boulot de père
réel, les enfants ont acquis quelques facteurs de résilience :
ils savent aller chercher celui ou celle qui servira de tuteur.
Amo Petersen a suivi un groupe de 18 garçons et de 9 filles
élevés depuis leur naissance par une mère seule et l’a
comparé à un autre groupe de 10 garçons et 18 filles impré­
gnés, lors de leurs premiers mois avant la mort du père, par
un triangle parental. Le groupe des enfants totalement
dépourvus de père s’est fixé à la mère envers laquelle ils
manifestaient un amour hostile, tandis que ceux qui avaient
connu les deux parents même s'ils n’en avaient pas de souve­
nir, en gardaient les traces qui les avaient rendus plus explo­
rateurs et sociaux, surtout les garçons 146.
Cette évaluation de l’effet des pères permet de dire
qu’aujourd’hui un père biologique peut être remplacé par un
autre mâle ou par un pistolet injecteur. Mais le père réel doit
marquer son empreinte sensorielle dans les traces mné-
siques de ses enfants, surtout des garçons pour en faire des
enfants égayés par les relations et la recherche du nouveau.

Quand l’Éîat dilue le père

Or, tous les pères n’ont pas le dési r ni l a p ossibilité d’être


des pères réels. Ils peuvent mourir et n’exister que dans la
représentation, ce qui entraîne un développement parti­
culier. L’idéal merveilleux d'un père héros qui ne vieillit

146. P etersen F. A., 1976, « Does Research on Children Reared in


Father-absent Families Yield Information on Father Influence ? », The
Family Coordinator, 25, p. 459-464.

136
LES VILAINS PETITS CANARDS

jamais pousse l’enfant à explorer mieux l’imaginaire que le


réel, à ne pas ouvrir les yeux sur les relations telles qu’elles
sont, et à risquer ainsi de ne pas voir un danger se préparer.
Comme aucun développement ne peut se faire ailleurs
que dans sa culture, un homme peut désirer ne pas être père
parce que son histoire le mène à penser que c'est trop angois­
sant, ou parce que sa culture vide la fonction paternelle de
toute signification.
Paradoxalement, il semble que ce soit le cas de notre
culture. Depuis les années 1970, les femmes désirent ne pas
être seulement épouses et mères, annexes d’hommes ou
consacrées aux enfants. Elles veulent y ajouter l’épanouisse­
ment personnel et l’aventure sociale, au moment où les pères
deviennent flous. L’exemple de l’hymen nous a permis de
comprendre qu’avec le développement de la propriété, la
désignation du père était capitaliste. Mais, tandis que nos
discours font des appels aux pères, nos lois et nos contraintes
sociales ne les encouragent pas. Le père occidental, celui
dont on dit qu’il s'attache aux enfants dans les familles
recomposées, acquiert en fait un statut de pièce rapportée.
On le prend comme un ersatz, comme un baume contre les
angoisses de solitude, comme une aide à la vie quotidienne.
On est loin du père romain qui relevait l’enfant ou le laissait
mourir, du « monseigneur » médiéval qui apprenait la
chasse et la lecture à son fils, ou du père napoléonien qui
, représentait l’État dans la famille.
À l'époque encore récente où il y avait trop de père, les
mères, piliers de la vie familiale, n’étaient sur le plan social
que des annexes de mari. Aujourd’hui, les nouveaux pères
sont de plus en plus souvent des « copains de maman ». On
peut s’entendre avec eux, parfois mieux qu'avec le premier
père, mais leur présence étiolée marque moins son
empreinte dans le psychisme de l’enfant. Même les femmes
qui revendiquent la présence des pères réels participent invo-

137
LES VILAINS PETITS CANARDS

lontairement à son affadissement. Les puéricultrices et les


enseignantes reconnaissent quelles se surprennent à dire au
père qui vient chercher son enfant à la crèche ou à l'école :
« Vous direz à votre femme qu’Éva a bien pris son biberon et
qu’on lui a donné son sirop l47. » Les nouveaux pères ne pour­
ront réellement prendre leur place dans les nouvelles
familles qu’en établissant avec les enfants des relations
réelles, celles qui tissent un lien. En valorisant un tel père,
ces femmes prendraient le risque de moins avoir la garde de
leurs enfants en cas de séparation mais les hommes rede­
viendraient responsables.
Il n’est pas impensable que la fonction paternelle dispa­
raisse un jour. Les pères transparents sont faciles à gommer.
C’est déjà arrivé dans l’Histoire. Chez les Scythes, peuple
irano-slave qui, il y a 3 000 ans, occupait le nord de la mer
Noire, les petits garçons n’apprenaient que la guerre, l’arc et
le cheval. Dans une culture où la violence est une valeur
adaptative, les plus costauds d’entre eux devaient adorer
cette vie. Les filles, deuxième sexe, n’assumaient que les
tâches « secondaires », comme la culture, la rie quotidienne,
l’art ou l'éducation. On peut imaginer qu'elles désiraient
mettre au monde des petits garçons pour en faire des héros,
élevés pour mourir de manière cruelle et glorieuse. Dans un
tel contexte, les souffrances devaient fournir un grand
nombre de résilients puisque la société admirait les blessés
qui repartaient au combat.
Il paraît qu’en Nouvelle-Guinée, on trouve encore
aujourd’hui de telles cultures où les femmes assurent l’essen­
tiel de la vie, de façon à ce que les hommes puissent se consa­
crer à la seule activité sérieuse : se battre le long des
montagnes à pentes raides.

147. Castelain-Meunier C., 2000, «Désenclaver la paternité», Le


Monde, 16 juin.

138
LES VILAINS PETITS CANARDS

En Europe il y a cinquante ans, le nazisme a même


pensé, puisque seule comptait la qualité raciale, qu'il suffi­
sait de provoquer l’accouplement de jolies blondes avec de
fiers étalons au crâne allongé, puis de faire élever leurs
enfants par l’État, pour mettre au monde une belle jeu­
nesse de qualité supérieure l48. La folie centimétrique qui
caractérisait la culture occidentale de cette époque, a
gagné les « Lebensborn » où naissaient ces enfants. On
mesurait tout, dans une culture où le centimètre attribuait
à l’enfant ses qualités : la taille, la hauteur du crâne, la lon­
gueur du nez, et l’écartement des yeux. Quand on consi­
dère les hommes sous leur aspect chiffrable (taille, poids,
vitesse, argent), on juge aussi les femmes selon le même
critère. Alors, pour « revaloriser » les dames, on organisait
des championnats de donneuses de lait (vingt-trois litres
par semaine pour les plus brillantes), on donnait des
médailles aux fabricantes d’enfants (dix-huit enfants par
femme rapportait le prix Cognacq-Jay). Quelques Lebens-
bom ont existé en France où beaucoup de femmes de
maris absents ont pu être « aidées » afin de mettre au
monde de beaux produits l49 150. La qualité biologique de ces
enfants était bonne à coup sûr, et l'on peut croire les certi­
ficats d’aryanité qui leur étaient délivrés. Et pourtant un
très petit nombre s’est développé sainement : 8 % sont
morts de privation affective ; 80 % ont souffert de graves
retards mentaux ou sont devenus des psychopathes délin­
quants. Quelques-uns seulement ont réussi à se socialiser,
avec des blessures affectives qui les ont poussés à une
extrême revendication de leurs origines 5C.

148. Massin B., 1990, « De l’eugénisme à "l’opération euthanasie " :


1890-1945 », La Recherche, n°227, décembre 1990, vol. 21, p. 1563.
149. Témoignage de Mme Lilly, infirmière, in : Hillel Âl., 1975, .4u
nom de la race, Fayard, p. 58.
150. R émond J.-D., 1999, Une mère silencieuse. Seuil.

139
LES VILAINS PETITS CANARDS

À la même époque, les bombardements de Londres


remplissaient les orphelinats de nourrissons hébétés. Dans
certaines institutions, aucun ne mourait, alors que dans
d’autres, 37 % se laissaient glisser vers la mort parce qu'ils
n’avaient trouvé aucune rencontre affective 151 152 153.
Les survivants devenaient souvent délinquants ou psy­
chopathes et souffraient d’importants retards intellectuels.
Et pourtant, quelques-uns ont trouvé autour d’eux des
tuteurs de développement qu’ils ont su saisir pour
reprendre leur épanouissement,52.
Ceausescu lui aussi pensait que les enfants n’avaient
pas besoin d’affection pour se développer : 40 % des orphe­
lins et enfants abandonnés sont morts à cause de cette idée.
Aujourd’hui, en Algérie, la mortalité des enfants abandon­
nés dans les pouponnières est passée de 25% en 1977 à
80 % en 1986 b3, alors que le taux moyen de mortalité infan­
tile dans la population générale est actuellement de 5,5 %.
L’extrême variabilité des chiffres confirme qu’il n’y a pas
d’égalité des traumatismes. Pratiquement tous les enfants
étaient sains. Certains ont trouvé la mort parce qu’ils n’ont
rencontré autour d’eux aucun tuteur de résilience. Beau­
coup sont devenus délinquants ou psychopathes parce que,
rendus plus robustes par leur tempérament, ils ont su saisir
quelque fragile fil de résilience, suffisant pour survivre mais
pas pour se socialiser. Et quelques-uns ont pu se tricoter
vaillamment parce que, rendus capables de rencontrer les
mains tendues, ils se sont défendus victorieusement contre
les coups infligés en cascade à un enfant qui n'a pas été mis
dans le « droit chemin ».

151. S pitz R., 1958, La Première Année de la vie de l’enfant, PUF,


p. 120.
152. H ellman I., 1994, Des bébés de la guerre aux grand-mères, PUF.
153. Mimouni B., 1999, Devenir psychologique et socioprofessionnel
des enfants abandonnés à la naissance en Algérie, Thèse de psychologie,
université d’Oran Es-Senia, p. 136.

140
LES VILAINS PETITS CANARDS

Deuils bruyants, deuils silencieux

Perdre sa mère avant la parole, c’est risquer de perdre


la vie, c’est risquer de perdre son âme, puisque notre monde
sensoriel se vide et que rien ne peut s’imprégner dans notre
mémoire. Perdre son père avant la parole, c’est risquer de
perdre son impulsion, son goût de vivre puisque le monde
sensoriel qui nous permet de survivre nous engourdit
jusqu’à la nausée. Mais être père et être mère dépendent des
discours sociaux, puisque dans notre histoire, tous les rôles,
toutes les significations, ont été attribués aux parents. Et les
enfants se sont toujours développés dans des structures
affectives et sociales différentes selon les cultures. En
revanche, quelle que soit la culture, tous ces enfants ont eu
besoin de trouver autour d’eux une structure stable et dif­
férenciée qui leur offrait un cadre de développement
Certaines expériences de deuil précoce ont des effets
durables, alors que d’autres curieusement n’ont que des
effets brefs ou paraissent même ne pas en avoir. En fait,
c'est la « bruyance » du deuil154 qui fait la différence. De
même qu’il y a des objets saillants que l’enfant perçoit pré­
férentiellement, il y a des événements « bruyants » pour un
adulte qui sont « silencieux » pour un enfant Quand un
bébé perd ses parents avant l’âge de la parole, c'est tout son
monde sensoriel qui est déshabité, c'est la perception du
manque qui altère le développement. Si on lui propose à ce
moment-là un cadre affectif stable, il reprendra son évolu­
tion, il se remettra à vivre dans une famille analogue, à
condition de pouvoir familiariser activement ce nouveau
triangle. La même épreuve pour un bébé confus, indifférent

154. Debono K., 1997, « Les deuils dans l'enfance Abstract Neuro et
Psy, 15-30 septembre.

141
LES VILAINS PETITS CANARDS

ou ambivalent sera plus difficile à surmonter. Ça dépendra


alors de la signification que l’adulte attribue à ce comporte­
ment. Certains bébés abandonnés réagissent d’abord par
des cris et une hyperkinésie qui est un équivalent pré-verbal
d'appel au secours. Ça fatigue un adulte peu motivé ou
préoccupé. Cet enfant exaspéré exaspère l’adulte qui, sans le
faire exprès, aggrave le rejet. En revanche, certains enfants
réagissent à la perte en dormant encore plus ‘”.11 se trouve
que cette réaction tempéramentale les protège doublement.
D’une part, parce qu’ils souffrent moins du manque et ne
s’épuisent pas en s’agitant, et d’autre part, parce que ces
« enfants-marmottes » sont plus facilement recueillis. Les
bébés râleurs semblent plus sensibles aux agressions du
milieu 155 l56, alors que les bébés-marmottes savent déjà se réfu­
gier en dedans d'eux-mêmes quand la vie devient trop dure.
Plus tard, un petit orphelin prend conscience de la
mort. Vers six-sept ans, ce n’est plus la perception du
manque qui le trouble, c’est la représentation de la perte. À
ce stade, c’est son langage intérieur qui le fera souffrir
quand il se dira : « Je suis un enfant-moins parce que, moi,
je n’ai pas de maman. » C’est par rapport aux autres qu’il
aura acquis un sentiment de soi dévalorisé : « Les éduca­
teurs disaient devant moi que j’étais un enfant-poubelle,
foutu, pourri. Quand j’ai eu mon CAP de sculpteur, ma
" mère-la-juge ” a dit que pour un enfant des rues, c’était
bien d’avoir réussi ce diplôme. Tout d’un coup, ça m'a rendu
fier de moil57. »
Quand on étudie le devenir de populations dénfants
agressés ou endeuillés, on éprouve régulièrement deux éton­
nements. Le premier, c’est qu’on voit apparaître toutes les
formes de psychopathologie habituelle (phobies, obsession,

155. M imouni B., op. cit., p. 82.


156. B razelton B., 1985, Trois bébés dans leur famille, Stock.
157. Guénard T., 2000, Témoignage in : La Résilience, le réalisme de
l’espérance, Colloque Fondation pour l’enfance. Paris, 29-30 mai.

142
LES VILAINS PETITS CANARDS

hystérie, agitation...). La deuxième, c’est qu’aucune de ces


manifestations n’est durable ’58. Elles ne durent que si le
milieu est fixe, ce qui n’est pas possible dans une situation
de vie spontanée, mais ce qui arrive quand une institution a
été édifiée en réponse à une représentation culturelle
immuable, une certitude.
Quand, après la Seconde Guerre, on a placé des enfants
malheureux, abandonnés ou simplement dont la mère était
malade, trop pauvre, ou seule, on les a poussés dans des cir­
cuits sociaux dont ils pouvaient difficilement sortir. Cer­
taines « pouponnières célèbres comme celle de Médan,
fondée par Émile Zola, ou les immenses foyers de " conva­
lescence ” de l’Assistance publique à Paris, ont longtemps
été des lieux où s'accumulaient des enfants qui allaient iné­
vitablement vers des dysharmonies évolutives graves avec
retard intellectuel158 159 160 ». Il a suffi d’agir sur le discours social,
de troubler les certitudes, de montrer que des enfants ayant
subi le même traumatisme puis élevés séparément manifes­
taient des devenirs différents l6°, pour parvenir à la conclu­
sion que c'est l’institution elle-même qui créait ce quelle
combattait. Pour lutter contre la débilité mentale des
pauvres, certains décideurs plaçaient leurs enfants dans ces
circuits qui les rendaient débiles à leur tour. Une telle repré­
sentation sociale et les institutions qui la mettent en œuvre
empêchent le plus précieux des facteurs de résilience : la
, rencontre qui éveille. Quand le petit Bruno Roy, enfant illé­
gitime, a été placé au Mont-Providence au Québec en 1950,
il est devenu débile en quelques années. Quand cet orpheli­
nat s’est transformé en hôpital psychiatrique afin de perce-

158. Debono K., op. cit.


159. L ebovicî S„ 1996, « À propos des effets lointains des séparations
précoces », Abstract Neuro et Psy, n° 145, mars-avril, p. 33.
160. Erlenmeyr-Kimling J., 1963, «Bilan des cinquante dernières
années des études sur l’hérédité de l’intelligence », in : Charpï J.-P., 2000,
Évolutions, Textes et Dialogues, p. 102.

143
LES VILAINS PETITS CANARDS

voir un prix de journée plus avantageux, les quatre cents


enfants sont passés de la crèche « usine à malades men­
taux », à l’hôpital psychiatrique « nihilisme thérapeu­
tique 161 ». Au xixe siècle, l’agriculture accueillait ces enfants
rendus anormaux. Au xxe siècle, c’est l’hôpital psychiatrique
qui prend le relais puisqu’on n’a plus besoin d’ouvriers agri­
coles. Le devenir de ces enfants est comparable à celui de
toute institution où le désert affectif mène à la mort psy­
chique et parfois physique. Beaucoup meurent, et les survi­
vants deviennent débiles, impulsifs, bagarreurs ou soumis.
Et pourtant certains d’entre eux s'en sont très bien sortis.
Bruno Roy est devenu professeur de littérature et président
de l’Union des écrivaines et écrivains québécois. Dès l’ins­
tant où les orphelins se sont groupés en « Comité des orphe­
lins de Duplessis », leur nouvelle identité sociale, les
combats quotidiens, lectures et corvées ont suffi à les éveil­
ler et à améliorer leurs performances.

Résilience et comportements de charme

Ce qui n’empêche que Bruno Roy n’a jamais été débile.


Malgré la désolation du désert affectif, il a su se constituer
un monde intérieur, une rêverie poétique qui l’a protégé du
réel dégoûtant. Malgré l’agression sexuelle d’une femme de
service et les coups d’une famille d’accueil, il a su construire
le lent échafaudage des tout petits succès qui l’ont amené à
un poste de responsabilités intellectuelles et à un agréable
épanouissement personnel.
Avant d’en arriver au monde de la parole, le petit Bruno
Roy avait probablement acquis une résilience pré-verbale.
Peut-être un goût pour la beauté qui apparaît dès les pre-

161. Roy B., 1994, Mémoire d'asile. La Tragédie des enfants de Duples­
sis, Montréal, Boréal, p. 71.

144
LES VILAINS PETITS CANARDS

miers mois et auquel les psychologues se sont étonnam­


ment peu intéressés. Mais surtout des comportements de
charme d’un attachement sécure avaient été imprégnés en
lui, peut-être au cours des premiers mois avant l'abandon ?
La plasticité des apprentissages est tellement grande à cette
époque de la vie où notre système nerveux fabrique vingt
mille neurones à chaque seconde 162 163 164 que beaucoup de bles­
sures et de traces neurologiques sont facilement réversibles.
« Une bonne partie des déficits précoces peuvent être
comblés si l'environnement change vers le mieuxlé3. » Car
le problème est là : l’enfant est capable de changements
étonnants, alors que l’adulte qui s’occupe de lui commence
à se rigidifier dans ses apprentissages et ses conceptions du
monde.
C'est trop souvent le regard de l’adulte qui bloque le
développement de l’enfant. Quand les bébés sont cueillis
dans l'utérus de leur mère au cours d’une césarienne, ils
sont encore engourdis par la médication quelle a reçue
pour l’anesthésie ; la tête de ces bébés dodeline, ils s’ajustent
mollement dans les bras des adultes et répondent lentement
aux stimulations réflexes. Les parents s'étonnent de leur
lenteur. Mais au bout de quarante-huit heures, les produits
sont éliminés et, même quand le bébé est redevenu vif, ses
propres parents continuent à soutenir qu’il est lent!o4 ! La
mère, ayant en mémoire un bébé lent, persiste à répondre à
la représentation quelle en a, plutôt qu’à sa perception.
Si elle est seule, elle a de fortes chances de continuer à
se soumettre à sa propre représentation. Mais quand elle est

162. B ourgeois J.-P., 2000, in : Cohen-Solal J., Evrard P., Golse B.,
Séminaire Collège de France, Comment se fabrique un esprit humain, 17
juin.
163. P omerleau A., Malcuit G., 1983, L'Enfant et son environnement.
Québec-Bruxelles, Pierre Mardaga, p. 157-158.
164. Murray A . D „ D olby R . M ., Nation R . L., Thomas D. B., 1981,
« Effects of Epidural Anesthésia on Newboms and their Motherx, Chi!d
Development, 52, p. 71-82.

145
LES VILAINS PETITS CANARDS

entourée par ses proches qui n’ont pas la même mémoire


qu’elle, ils la feront évoluer et grâce à leurs remarques ils lui
ouvriront les yeux. Le discours des adultes autour du bébé,
en changeant le regard de la mère, changera les comporte­
ments adressés à l’enfant, lui proposant ainsi de nouveaux
tuteurs de développement. Les petits « césars » ou les petits
blessés pourront alors connaître un attachement sécure qui
imprégnera en eux des comportements de charme.
Tout comportement de « petit » inhibe l’agressivité des
adultes. L’enfant réduit l’espace qu’il occupe, diminue
l’intensité de ses vocalités, arrondit les angles en inclinant la
tête, en faisant la moue, en souriant avec les yeux. Regarder
sur le côté pour n’avoir ni à affronter le regard comme un
effronté, ni à l’éviter comme un fourbe, ces manifestations
comportementales de quête affective sont celles d’un enfant
imprégné par un attachement sécure. Dans une situation de
fracas, ces scénarios comportementaux témoignent d’un
style de résolution des conflits qui possède un grand pou­
voir attractif. Les enfants hyperkinétiques, qui hurlent et ne
tiennent pas en place, finissent par donner à leurs parents
un rôle interdicteur qui exaspère tout le monde. Et les
enfants amorphes qui ne réagissent jamais aux invitations
finissent par donner à leurs parents un rôle excitateur qui
les fatigue165. Au contraire, les bébés qui ont déjà appris à
résoudre leurs conflits par des comportements de charme
réjouissent les adultes. « J’ai toujours eu des points d’appui,
lesquels ont pris la forme du “ chouchoutage ” qui a permis,
sans trop de fracas, la traversée de l’asile. À chaque étape de
ma vie d’enfant, j’ai souvenir d’une relation privilégiée :
Marcelle Archambault à la crèche Saint-Paul, sœur Olive
des Anges au Mont-Providence, Madeleine et Roger Rolland

165. Van den B oom D. C., 1992, « The Influence of Tempérament and
Mothering Attachment : Lawer-Class Mothers with Irritable Infant »,
Child Development, 65, p. 1457-1477.

146
LES VILAINS PETITS CANARDS

qui m’amenaient dans leur maison, le frère Jean-Paul Lane


à l’orphelinat Saint-Georges-de-Joliette l66. »
L’acquisition de ce comportement de charme, témoin
précoce d’un style relationnel et d’une manière de résoudre
les conflits, constitue à coup sûr un des principaux facteurs
de résilience. Tous ceux qui ont été blessés dans leur
enfance s’étonnent, à l’âge adulte, du nombre de mains ten­
dues qu’ils ont pu rencontrer. Peut-être les adultes ont-ils
été ravis de tendre la main... à cet enfant-là?

La métaphore du tricot de la résilience permet de don­


ner une image du processus de la reconstruction de soi.
Mais il faut être clair : il n’y a pas de réversibilité possible
après un trauma, il y a une contrainte à la métamorphose.
Une blessure précoce ou un grave choc émotionnel laissent
une trace cérébrale et affective qui demeure enfouie sous la
reprise du développement. Le tricot sera porteur d’une
lacune ou d’un maillage particulier qui dévie la suite du
maillot. Il peut redevenir beau et chaud, mais il sera dif­
férent. Le trouble est réparable, parfois même avantageuse­
ment, mais il n’est pas réversible.
Avant d’accéder à leur propre parole, les tout-petits tri­
cotent involontairement leur résilience entre une pulsion
biologique qui se noue avec les réactions des adultes. Les
premières années constituent une période sensible de la
construction des ressources internes de la résilience. Mais
quand un accident de la vie provoque une lacune, elle est
réparable, contrairement à ce que l’on pensait jusqu’à main­
tenant. Même quand les petites années ont été difficiles, le
principe de l’imprégnation du triangle reste longtemps pos­
sible. Simplement on apprend plus vite quand la mémoire
est vive, et plus lentement quand on vieillit.

166. Roy B., 2000, Lettre à Pascale, Roxboro, 23 février.

147
LES VILAINS PETITS CANARDS

C’est avec ce petit capital psycho-comportemental que


l'enfant débarque dans l’univers de la parole. Jusqu’alors, il
se développait dans l'univers des autres. Maintenant, c’est
l’histoire qu’il se raconte à lui-même qui doit rencontrer
l'histoire qu'on lui raconte de lui-même.
Il n’y a donc pas de rupture entre le monde pré-verbal
et celui de nos discours. Il y a une continuité méta­
morphosée par la parole. Le papillon qui volette dans un
monde aérien n’a plus rien à partager avec la chenille qui
rampait par terre. Il en est pourtant sorti et continue l’aven­
ture. Mais son passage dans la chrysalide a opéré une méta­
morphose.
Désormais, la résilience change d’univers. Elle va habi­
ter l’effet papillon de la parole.
Chapitre ii

Le papillon
Les monstres n'aiment pas le théâtre

« Seul un monstre peut dire les choses telles quelles


sont » Par bonheur, c'est impossible. Le simple fait
d’avoir à choisir les mots qui racontent l’épreuve témoigne
d’une interprétation. Essayez donc de raconter une scène
d’horreur en termes glacés, vous la rendrez encore plus
terrible : « J’ai entendu un bruit sur le palier. Ce bruit
n’évoquait aucune situation habituelle. Ni celui de l’ascen­
seur. Ni celui du voisin mettant la clé dans la serrure. J’ai
ouvert la porte, et j’ai vu devant moi mon voisin, debout,
les yeux grands ouverts, en train de flamber. Les flammes
dépassaient un peu sa tête. Bleues. Instables. Parfois sur la
tête, parfois sur l’épaule. Bouche entrouverte. Figé. Sans
dire un mot. J’ai eu très très soif. Quand il est tombé
comme une planche, j’ai dû aller dans la cuisine pour
boire de l’eau avant de remplir un seau pour l'asper­
ger 1 2... » Le simple rappel des images inscrites dans la
mémoire entretient l’horreur. Alors que si le témoin avait
raconté : « J’ai eu un sentiment d’étrangeté en entendant
sur le palier un bruit qui n’évoquait rien de familier, ni le
bruit de l’ascenseur, ni celui du voisin fouillant dans sa

1. C ioran E. M., 1995, Œuvres, Gallimard, a Quarto ».


2. Témoignage authentique.

151
LES VILAINS PETITS CANARDS

serrure. J’ai ouvert la porte avec un pressentiment, comme


il m’arrive parfois dans les grands bouleversements de ma
vie. Soudain, j’ai vu mon voisin, debout, en train de brûler
vif. Quand je me suis précipité dans ma cuisine pour rem­
plir un seau d’eau afin de l’asperger, j’ai été étonné par la
soif intense que j’éprouvais. Quand j’ai éteint le feu, il était
tombé par terre. Heureusement que j'ai pu limiter les
dégâts... »
Dans le deuxième récit, les faits sont remaniés par les
mots. La mise en scène de l’horreur donne un rôle à celui
qui parle et modifie l’image du cauchemar qui fascine.
Cette interprétation donne un peu de distance, un début
de maîtrise de l’émotion terrifiante. Il ne s’agit pas de se
faire marchand d’illusion, le témoin dit le vrai, il s’agit de
mettre à distance le choc qui s'est imprégné en nous au
fond de notre mémoire. L’acte de la simple parole crée une
séparation qui nous fait exister en tant que sujet dont la
manière d’interpréter le monde est personnelle et unique3.
Avant la parole, l’enfant pouvait souffrir d’une agression
physique ou d'un manque de figure d’attachement qui
troublait son développement. Mais depuis qu'il parle, il
peut souffrir une deuxième fois d’une figure du manque
d'attachement, de l’idée qu'il se fait de l’agression et du
sentiment qu’il éprouve sous le regard des autres.
Pour cette raison, l’idée de « métamorphose » est
indispensable à toute théorie du trauma. Dès qu'un enfant
parle, son monde se métamorphose. L’émotion désormais
s’alimente à deux sources : la sensation déclenchée par le
coup qu’il a perçu à laquelle s'ajoute le sentiment provo­
qué par la représentation du coup. Ce qui rerient à dire
que le monde change dès qu’on parle, et qu’on peut chan­
ger le monde en parlant.

3. Golse B., 1990, Penser, parler, représenter, Masson, p. 150.

152
LES VILAINS PETITS CANARDS

De plus, l’image de la métamorphose permet de signi­


fier qu’on peut vivre dans des mondes radicalement diffé­
rents et pourtant en continuité. La nymphe quitte le
monde de la terre et de l'ombre pour s’envoler vers celui
de l’air et la lumière. L’enfant s’éloigne du monde des per­
ceptions immédiates pour habiter progressivement dans
celui des représentations de son passé et de son avenir.
Ion s’étonnait beaucoup des trous de mémoire dans
son passé quand il faisait le récit de sa vie. Quelques
images étonnamment précises imprégnaient sa mémoire,
juste avant l’acquisition de la parole vers le vingtième
mois : son père lisant un grand journal à table... une pla­
quette de chocolat volée en grimpant sur un escabeau... un
curieux escalier extérieur passant sous un rocher avant de
descendre dans la maison de la voisine... On lui disait que
c'était impossible d’avoir des souvenirs si précoces,
jusqu’au jour où, quarante ans plus tard, les hasards de la
vie lui ont fait rencontrer cette voisine qui a confirmé
l'étrangeté de l’escalier qui avait marqué l’enfant. Ion
s’étonnait d’une longue période sans souvenirs qui s'éten­
dait sur plusieurs années. La mémoire n’est revenue que
pour l’arrestation de sa mère. Plusieurs policiers en civil
avaient fracturé la porte, elle avait crié, s’était débattue
puis s’était résignée quand les hommes l’avaient emmenée.
Ils avaient ensuite confié le petit Ion à des voisins qui
l’avaient gentiment conduit dans une institution pour
enfants où sa mémoire à nouveau n’avait plus rien gardé.
Vers l’âge de huit ans, Ion avait décidé de faire des
pièces de théâtre, mais comme il ne savait pas écrire, ce
qu’il a demandé à ses camarades d’orphelinat de mettre en
scène, c’est... l’arrestation de sa mère ! L'alternance de sou­
venirs lumineux et précis, avec des périodes d’ombres sans
mémoire peut s’expliquer par les effets de la parole. Avant
la parole, les enfants, dont la mémoire est brève, vivent

153
LES VILAINS PETITS CANARDS

dans un monde encore très contextuel. Mais, au moment


où ils commencent à comprendre la parole des autres, les
objets se chargent du sens que les adultes y mettent.
L’émotion ainsi attribuée aux choses grave la mémoire de
l'enfant qui s’étonne de la grandeur du journal de son
père... de la transgression du vol de chocolat... de l’étran­
geté de l’escalier.
Quand la mère a été déprimée parce qu’elle se sentait
en danger, le monde autour de l’enfant s'est éteint, engour­
dissant son psychisme et empêchant toute inscription dans
sa mémoire. Le moment de l’arrestation a été gravé au
geste, au mot, au détail près, tant l’émotion était grande.
Mais l’orphelinat de nouveau a engourdi son monde.
Jusqu’au jour où l’enfant, travaillant son identité narrative
(qu'est-ce qui m’est arrivé?... comment comprendre ça?...
qu'est-ce que ça va donner?...) a décidé de devenir maître
de son destin, de le reprendre en main, en le faisant jouer
par ses camarades d’orphelinat. Dès l’instant où il a accédé
aux mots, son monde a été métamorphosé par l'éclairage
que ses paroles mettaient sur certaines gens, certains
gestes et certains objets. Mais comme son milieu ne lui
avait pas donné la possibilité d’apprendre à écrire, c'est
par le jeu du corps, par le langage des gestes et des paroles
que Ion a fait ce travail de reprise en main de sa blessure.
(J’aurais dû écrire « de reprise en mots de la représenta­
tion de son trauma ».) En le jouant, il en faisait un événe­
ment socialisé, accepté par ses collègues les petits acteurs
de l’orphelinat. Non seulement il métamorphosait
l’incompréhension de son trauma - pourquoi a-t-on fait
disparaître ma mère? pourquoi m'a-t-on mis dans ce
milieu terrible ? -, mais il en faisait un événement jouable,
donc maîtrisable, compréhensible et sensé. De plus, il
revalorisait son estime de soi en cessant d’être une petite
chose misérable et bousculée pour devenir un metteur en

154
LES VILAINS PETITS CANARDS

scène admiré par ses copains. Mais l’essentiel de ce petit


théâtre, réalisé au fond d'un orphelinat immonde, c’est que
Ion représentait sa mère disparue et lui redonnait vie en la
faisant jouer.
Car on ne peut parler de traumatisme que si l’enfant
un jour doit affronter la mort4. Non seulement il doit par­
ler, mais il doit en plus se représenter la fin, l’absolu, le
définitif sans retour. Avant ce stade de développement, on
peut parler de coup et d’altération du milieu qui entrave
l’enfant. On peut évoquer le manque d’une figure qui le
prive d’un tuteur de développement. À ce stade, l’enfant
soumis à son milieu a déjà acquis certaines aptitudes tem-
péramentales qui lui permettent de réagir avec plus ou
moins d’efficacité. Mais quand vers l’âge de six à huit ans,
il affronte la mort proche, imminente, presque réelle, il
doit pour triompher, maîtriser la représentation de sa
perte et découvrir un autre facteur de résilience : la mise
en scène de l’événement traumatisant, par le dessin, le
récit, le jeu ou le théâtre. À l’âge de dix-quinze mois, il
avait déjà acquis la comédie comportementale du faire
semblant qui lui permettait d’agir sur le monde de l’autre
et de participer à une intersubjectivité. La poursuite de
son développement lui permet maintenant de donner
forme à son épreuve grâce à une représentation artistique.
L’efficacité résiliente est plus grande puisque l’enfant,
mieux outillé grâce au dessin, à la parole ou à la comédie,
parvient à maîtriser la forme qu'il veut donner à l’expres­
sion de son malheur. Mais s’il est moins soumis à l’immé-
diateté de ses perceptions, il devient par contre encore
plus dépendant du monde psychique des autres. La repré­
sentation de sa tragédie passée et de ses rêves d’avenir
dépend maintenant des réactions des spectateurs, de l’opi­
nion des juges et des stéréotypes du discours social. Si

4. Léger J.-M., 1994, Le Traumatisme psychique, Masson.

155
LES VILAINS PETITS CANARDS

l’autre lui dit que son trauma n’existe pas, qu'il l'a bien
cherché ou qu’il est foutu, pourri et ne pourra jamais s'en
remettre5, le trauma devient délabrant puisqu’il empêche
tout processus de réparation ou même de cicatrisation.
C’est donc dans le discours social qu’il faut chercher à
comprendre l’effet dévastateur du trauma, autant que dans
les récits intimes de l'enfant.
Or, les sociétés ont pensé le trauma de manières très
différentes, le plus souvent elles ne l’ont même pas pensé.
Parfois on disait que c’était une illusion, plus récemment
on affirmait qu’il était irréparable.

Le carambolage psychique est-il pensable ?

La rage d’expliquer avant d’avoir compris parle de la


manière dont une société pense la condition humaine. Dès
le début de la pensée médicale, chez Hippocrate, la mala­
die a été assimilée à une désorganisation de la nature de
l’Homme. Toute souffrance du corps ou de lame était
attribuable soit à un traumatisme, une lésion venue de
l’extérieur, soit à un mal, malheur d’origine morale6. Tout
choc venu de l’extérieur provoquait une rupture, une
lésion du tissu vivant, une discontinuité. Tandis que les
maladies venues du dedans étaient attribuables à des
causes diététiques ou humorales, non traumatiques. Le
trauma physique, le plus facile à comprendre, était correc­
tement décrit par les chirurgiens de l’époque. Mais depuis
que le concile du Latran avait interdit au xif siècle l’usage
du scalpel, la discipline ne progressait plus. L’âge des
pestes en Europe au xïvc siècle a hébété les médecins qui,

5. Guénard T., 2000, Témoignage, Journées de la résilience, Fonda­


tion pour l’enfance, Paris, 29-30 mai.
6. Ey H., 1981, Naissance de la médecine, Masson, p. 215-216.

156
LES VILAINS PETITS CANARDS

dans leur frénésie explicative, ont dû se réfugier dans les


causes inaccessibles : « Ceux qui n’incriminaient pas l’ire
céleste demandaient surtout des raisons à l’astrologie.
Pour Guy de Chauliac, la conjonction de Saturne, de Jupi­
ter et de Mars au quatorzième degré du Verseau, le 24
mars 1345, avait changé la lumière en ténèbres... Les
vapeurs délétères, nées de cette perturbation, avaient len­
tement cheminé vers l'ouest et continueraient à y exercer
leurs méfaits tant que le soleil demeurerait sous le signe
du Lion7. » Cette explication est irréfutable. Aucune expé­
rimentation ne pourra la démentir. Donc, elle fut tenue
pour vraie et, encore aujourd’hui, elle est souvent citée.
L’avantage du trauma, c’est qu’il revalorisait l’événe­
ment. Puisque nous avions sous les yeux la cause du mal,
nous savions sur quoi il fallait intervenir. Le xixe siècle
scientifique a donc été friand de la notion de traumatisme :
l’artilleur de Pinel était tombé idiot parce qu’il avait été
fortement ébranlé par l’émotion quand Robespierre l’avait
félicité8. À cette époque, le traumatisme n’était pas conçu
comme quelque chose de grave puisque le discours
ambiant prétendait que le progrès était continu : il suffi­
sait donc de mettre un organisme ébranlé au repos et
d’attendre que tout se remette en place.
À la fin du xixe siècle, l’industrie avait tellement hiérar­
chisé les hommes qu’on expliquait l’inégalité des trauma­
tismes par la dégénérescence de certaines personnalités.
Charcot, le fondateur de la neurologie, expliquait les para­
lysies hystériques par l’incapacité de la femme à affronter
un choc émotionnel. Et Pierre Janet, le grand psychologue,
évoquait l’insuffisance des forces émotives qui ne permet­
taient pas d’intégrer le choc.

7. Sendrail P., 1980, Histoire culturelle de la maladie, Privât, p. 228.


8. Tatossian A., 1987, citant S wain G., Conférence, La Timone, Mar­
seille, décembre.

157
LES VILAINS PETITS CANARDS

Dans un tel contexte social de la connaissance, Freud


a d’abord cru à la réalité du traumatisme sexuel, avant de
penser que le sujet lui-même se traumatisait en l’imagi­
nant. « En 1937 [...] il s’exprime de façon explicite pour
affirmer que les causes de la maladie mentale étaient soit
constitutionnelles, soit traumatiques ’. » L’année de
sa mort, en 1939, il se souciait encore des effets du trauma
dans Moïse et le monothéisme, mais cette fois-ci, il y ajou­
tait la notion plus sociale de « traumatisme de masse ».
En fait, c’est la guerre de 1940 qui a lancé le véritable
travail clinique et scientifique en essayant d’évaluer les
effets physiques et psychologiques des victimes de la
Shoah. Cette nouvelle manière d'aborder la notion de trau­
matisme dans les années 1950 a été suivie par une tempête
d’agressions sociales sur tous les continents et dans toutes
les cultures.
Aujourd’hui, le traumatisme est pensé comme un évé­
nement brutal qui détourne le sujet de son développement
sain prévisible. C’est donc le sujet lui-même qui doit dire
ce qui lui est arrivé, et c’est bien un temps du passé qu’il
faut employer puisque l’identité humaine étant essentielle­
ment narrative, c’est au sujet de raconter ce qui s’est passé
pour lui, et pas pour un autre. Dans notre actuel contexte
culturel, la métaphore du choc qui ébranle n’est pratique­
ment plus organique, elle est de plus en plus narrative.
C’est l’accueil de la société, les réactions de la famille,
l’interprétation des journalistes et des artistes qui oriente­
ront la narration, cette contrainte à témoigner, vers un
trouble durable et secret, vers une indignation militante ou
vers une intégration de la blessure quand l’image trauma­
tique sera devenue un simple chapitre passé de l’histoire
personnelle. « Le traumatisme peut ainsi aboutir, selon les *

9. S tewart S., 1991, « Trauma et réalité psychique », Revue française


de psychanalyse, 4, p. 957-958.

158
LES VILAINS PETITS CANARDS

cas, la personnalité, l’environnement, à des troubles


durables dans une atmosphère de préjudice ou au
contraire à des troubles aménagés assortis d’une réflexion
stimulante sur le sens de la vie ,0. » Un même événement
traumatisant peut mener à un secret, analogue à une sorte
de corps étranger au fond de lame, à une compensation
combative qui n’avouera jamais pourquoi on se bagarre,
ou à une réflexion enrichissante sur le sens de la vie.
Il n’est plus possible de prétendre qu’un trauma pro­
voque un effet prédictible. Il vaut mieux s’entraîner à pen­
ser qu’un événement brutal ébranle et dévie le devenir
d’une personnalité. La narration d’un tel événement, clé de
voûte de son identité, connaîtra des destins différents
selon les circuits affectifs, historisés et institutionnels que
le contexte social dispose autour du blessé.
C’est à la lumière de ce raisonnement que je propose
d’aborder les grands traumatismes planétaires aujourd’hui
provoqués par les guerres, la misère, et les blessures
intimes occasionnées par les agressions sexuelles et la mal­
traitance.
Dès la guerre russo-japonaise de 1904, Honigmann
avait parlé pour la première fois de « névroses de guerre »
chez les officiers russes. Puis les militaires britanniques
avaient décrit le « choc des obus » où les troubles psycho­
logiques étaient mécaniquement expliqués par « le vent du
boulet » qui provoquait une sorte de « commotion céré­
brale » et entraînait des manifestations hystériques10 11.
Toutes les théories explicatives du début du siècle se
retrouvent dans ce raisonnement où une force mécanique
invisible secoue le cerveau qui, altéré, produit des svmp-

10. Ferreri M., 1996, « Névrose traumatique ou état de stress post­


traumatique : repères cliniques et aspects thérapeutiques», L’Encéphale.
Sp VII, 7-14, p. 2092-2002.
11. Vila G., Porche L. M., Mouren-Simeoni M.-C., 1999, L'Enfant vic­
time d’agression, Masson, p. 13.

159
LES VILAINS PETITS CANARDS

tomes pseudo-médicaux. Les troubles constatés étaient


« expliqués » par les discours à la mode dans lesquels bai­
gnaient malades et médecins.

L'émotion traumatique est un choc organique


provoqué par l'idée que l’on se fait de l'agresseur

En fait, c’est Anna Freud et Dorothy Burlingham qui


les premières ont cherché à comprendre les conséquences
psychologiques dont souffraient les petits Londoniens sou­
mis aux bombardements. Elles ont associé l’observation
directe des troubles à une longue prise en charge psycho­
logique.
Aujourd’hui, cette pathologie concerne des centaines
de milliers d'enfants, victimes des bombardements des kib­
boutz israéliens avant la guerre des Six-Jours, déracinés
par les déportations idéologiques de Pol Pot et des Khmers
rouges, déchirés par la guerre du Liban-Sud, les explosions
africaines, les agressions chroniques contre les Palesti­
niens, les Irlandais, la violentia colombienne, les repré­
sailles incessantes en Algérie, et mille autres violences
d’État.
Les personnes les plus touchées par cette immense
violence politique sont les enfants! Des millions d’orphe­
lins, deux millions de morts, cinq millions de handicapés,
dix millions de traumatisés, deux ou trois cents millions
d’enfants qui apprennent que la violence est un mode de
relations humaines !
Le déchaînement des forces politiques et techniques
devient un mode légitime de résolution des problèmes
humains. Quand l'autre refuse de céder aux désirs ou aux
idées des puissants du jour, la violence est légale et tout le
monde obéit.

160
LES VILAINS PETITS CANARDS

Les conséquences psychiques de ces immenses agres­


sions sont maintenant bien décrites : les troubles de stress
post-traumatique 12 constituent une forme d’anxiété incrus­
tée dans la personnalité, sous l’impact de l’agression. Le
stresseur oblige à côtoyer la mort et, sous l’effet de l’effroi,
l’imprègne si puissamment dans la mémoire de l’enfant
que toute sa personnalité se développe autour de cette ter­
rifiante référence. La reviviscence organise la suite du
développement quand le souvenir et le rêve font revenir
dans le psychisme la mémoire du tourment. L'enfant, pour
moins souffrir, doit découvrir des stratégies adaptatives
d'évitement : il peut s’engourdir pour ne pas penser,
s’appliquer à se détacher, éviter les personnes, les lieux, les
activités et même les mots qui évoquent l’horreur passée,
encore vivante dans sa mémoire. Et comme il n’a jamais
pu exprimer tant de noirceur, parce que c’était trop dur et
qu’on le faisait taire, il n’a jamais appris à maîtriser cette
émotion, à lui donner une forme humaine, socialement
partageable. Alors, soumis à un affect ingouvernable, il
alterne l’hébétude avec les explosions de colère, la gen­
tillesse anormale avec une agressivité soudaine, l’indif­
férence apparente avec une hypersensibilité extrême.
Mais puisqu’on ne peut pas dire qu’un trauma produit
des effets prédictibles, il est important d’en analyser les
variables I3.
La première variable qui saute aux yeux, c’est qu’on
est étonnamment indulgent envers les agressions de la
Nature. On pardonne souvent aux catastrophes naturelles,
telles que les inondations, les incendies, les tremblements

12. Apa, 1994, Définition de l’American Psvchiatric Association,


DSM IV.
13. E iirensaft E., Kapur M., Tousignant M., 1999, « Les enfants de la
guerre et de la pauvreté dans le tiers-monde», in : Habimana E.,
Ethier L.S., Petot D., Tousignant M., Psychopathologie de l'enfant et de
l’adolescent, op. cit., p. 641-657.

161
LES VILAINS PETITS CANARDS

de terre et les éruptions volcaniques. On construit des


hôpitaux à Naples sur les pentes du Vésuve, on rebâtit des
villes près de la montagne Pelée à La Martinique, là où
elles seront à nouveau détruites. On tente de séduire
l’agresseur et de canaliser son courroux au moyen
d’offrandes ou en érigeant des digues et des hautes parois.
On pardonne parce qu’il nous séduit. On éprouve tant de
beauté devant un ciel d’incendie, tant de fascination
devant le flot d'un torrent qui arrache les maisons, tant
d'éblouissement devant un volcan qui crache sa lave, qu'on
désire malgré tout côtoyer l’agresseur. Les foules bloquent
les routes devant un incendie, s’agglutinent le long des
berges inondées, et escaladent en processions familiales les
pentes d'un volcan dangereux.
En revanche, dès qu’il s’agit de relations humaines,
l’agresseur perd son pouvoir de séduction. On se rassemble
pour regarder l’incendie qui euphorise, mais si nous assis­
tions à une scène de torture, où un groupe d’hommes en
humilierait un autre, nous nous identifierions tellement à
l’un d’eux que l’indignation nous emporterait. Nous prête­
rions main forte aux bourreaux pour persécuter les tortu­
rés qui n'ont que ce qu’ils méritent, qui ont mangé notre
pain, insulté nos croyances ou acheté nos maisons, ce qui
mérite plus que la mort. Ou, au contraire, nous volerions
au secours des torturés dont nous partageons le monde,
les valeurs et l’affection.
Notre fascination pour les catastrophes naturelles (que
nous n’appelons jamais « horreurs naturelles ») explique
que le pardon si facilement accordé à un volcan contraste
avec les effets délabrants et durables de l’horreur des sup­
plices humains l4.

14. Sironi F., 1999, Bourreaux et victimes. Psychologie de la torture.


Odile Jacob.

162
LES VILAINS PETITS CANARDS

C'est le style de développement


de la personne blessée
qui attribue au coup son pouvoir traumatisant

L’âge, lui aussi, est une variable importante pour éva­


luer l’effet traumatisant d'une agression. La signification
qu’un enfant attribue à un événement dépend du niveau de
construction de son appareil psychique. Un nourrisson
souffre de la souffrance de sa mère puisqu'il habite le
monde sensoriel quelle compose, mais il ne souffre pas
des causes de sa souffrance. Alors qu’un adolescent, au
moment où il envisage de se socialiser, peut être choqué
par la cause de la dépression de sa mère, abattue parce
que son mari est devenu chômeur.
On ne peut rencontrer que les objets auxquels notre
développement et notre histoire nous ont rendus sensibles,
car on leur attribue une signification particulière.
À l’âge pré-scolaire (deux à cinq ans), le traumatisme
est surtout matérialisé par la séparation ou la perte affec­
tive l5. L’enfant blessé réagit par des comportements d’atta­
chement anxieux. Il se colle contre l’objet qu'il a peur de
perdre et ne peut s’en détacher. Alors que l’attachement
sécure lui donne un tel sentiment de confiance qu’il ose
s’en séparer pour explorer un autre monde que celui de sa
mère. À ce stade, les effets du trauma se manifestent par
des comportements régressifs, énurésie, encoprésie, perte
des apprentissages, terreurs nocturnes, peur de la nou­
veauté. Avant six-huit ans, les enfants se représentent la
mort comme une séparation, donc tout éloignement

15. Macksoud, M. S., Dyregrow, A., Raundalen, M., 1993, « Trauma-


tic War Expériences and their Effects on Children », in : Wilson, J. P.,
Raphaël, B. (dir.), International Handbook of Traumatic stress Syndromes,
New York, Plénum Press, p. 625-633.

163
LES VILAINS PETITS CANARDS

devient pour eux un analogue de mort, une perte irrempla­


çable, une ruine de leur monde.
À lage scolaire, la personnalisation de l'enfant est plus
avancée. Il comprend mieux la dépression de ses parents
et la cause de son malheur. Or, la principale arme pour
affronter l’adversité, c’est la fantaisie. L’aspect répétitif des
reproductions artistiques constitue un entraînement, une
sorte d'apprentissage, qui permet d’intégrer le trauma­
tisme, de digérer le malheur en le rendant familier et
même agréable une fois métamorphosé. La reproduction
de l’événement qui, avant la fantaisie n’était qu’une hor­
reur non représentable, devient belle, utile et intéressante.
Attention! Ce n’est pas le malheur qui devient agréable!
Au contraire! C’est la représentation du malheur qui
affirme la maîtrise du traumatisme et sa mise à distance
en tant qu’œuvre socialement stimulante. En dessinant
l’horreur qui m'est arrivée l6, en écrivant la tragédie que
j’ai dû subir17 18, en la faisant jouer sur les théâtres de la
ville ’8, je transforme une souffrance en un bel événement,
utile à la société. J'ai métamorphosé l’horreur et désormais
ce qui m’habite, ce n’est plus la noirceur, c’est sa représen­
tation sociale que j’ai su rendre belle afin que les autres
l’acceptent et en fassent leur bonheur. J’enseigne comment
éviter le malheur. La transformation de ma terrible expé­
rience sera utile à votre succès. Je ne suis plus le pauvre
petit qui gémit, je deviens celui par qui le bonheur arrive.
La fantaisie constitue la ressource interne la plus pré­
cieuse de la résilience. Il suffit de disposer autour du petit
blessé quelques papiers, quelques crayons, une estrade,
des oreilles et des mains pour applaudir pour que
l'alchimie de la fantaisie opère. Anny Duperey témoigne de

16. B rauner A. et F., 1991, J'ai dessiné la guerre, Expansion scienti­


fique française.
17. F ournier J.-L., 1999, Il n'a jamais tué personne, mon papa, Stock.
18. G rumberg J.-C., 1991, L'Atelier, théâtre.

164
LES VILAINS PETITS CANARDS

la résilience d'une grande fille dont l'attachement était


sécure avant la mort de ses parents : « [...] la blessure qu’ils
m’ont laissée à la place de leur amourl9. » Un attachement
évitant aurait produit des œuvres froides, techniques, dont
la forme aurait convenu à d’autres spectateurs. J’ai connu
des enfants obsessionnels étonnamment libérés par la
contrainte de la consigne théâtrale où le réalisateur avait
codifié chaque geste, chaque mot et chaque posture. Ces
enfants n’osaient pas faire un choix dans leur vie quoti­
dienne mais étrangement, sur une scène de théâtre ils
paraissaient spontanés parce que tout était dirigé, et ça les
rendait heureux, ça leur donnait un sentiment de liberté !
Même les attachements confus en exprimant le
désordre douloureux de leur monde interne, parviendront
à émouvoir certains adultes.
Le plus étonnant chez ces petits artistes, c’est que le
fait d’avoir côtoyé la mort modifie leur représentation du
temps et leur donne un sentiment d’urgence créatrice.
« Mon Dieu, permettez-moi de vivre jusqu’à dix ans, j'ai
tant de choses à voir », priait chaque soir ce petit agnos­
tique de huit ans, qui ne connaissait pas la religion de ses
parents, puisqu’il avait vécu, sans famille, dans des camps
de réfugiés depuis l’âge de quatre ans.
« C'est aujourd'hui qu’il faut créer », disent ces enfants
qui, dans des conditions matérielles innommables,
écrivent leurs « mémoires » sur la partie non imprimée
d’un journal sale, ou escaladent des collines d’ordures à
cinq heures du matin, juste pour avoir le plaisir de
contempler les couleurs du soleil levant. Dans Les Quatre
Cents Coups de François Truffaut, le petit héros, Antoine
Doinel, s’enfuit d’une institution et court pendant plusieurs
jours, simplement pour voir la mer. Cette urgence créa­
trice explique le courage anormal de ces enfants et leur

19. Duperey A., 1992, Le Voile noir, Seuil, p. 8.

165
LES VILAINS PETITS CANARDS

intense besoin de beauté. C’est maintenant qu’il faut vivre,


c’est aujourd’hui qu’il faut s’émerveiller, vite, avant la mort
si proche.
De nos jours, les groupes qui aident le moins leurs
enfants à mettre en place ces défenses créatrices sont les
groupes de réfugiés. Les adolescents cambodgiens chassés
par Pol Pot dans les camps de Thaïlande ont fourni très
peu de résilients (50 %). Dans d’autres camps, en revanche,
90% des enfants ont surmonté leurs troubles. Seuls 10%
des Afghans ont été altérés20, 20 % des Kurdes et 27 % des
Libanais. Le taux de syndromes pathologiques varie de 10
à 50%. Ces grandes différences de réponses s'expliquent
par la grande variabilité des histoires et des milieux qui
accueillent ces enfants. Les Arméniens, qu’ils se soient
réfugiés dans un monde chrétien ou dans un monde
musulman, n’ont pas connu de tels troubles. Les parents
survivants au massacre se taisaient comme tous les blessés,
ce qui troublait les enfants, mais ils ont su organiser un
milieu sensé. La religion et ses rituels ont certainement
fourni le ciment du groupe, mais les parents désireux de
s'intégrer et de ne pas revenir dans le pays des tueurs ont
transmis à leurs enfants le goût de l’école et de la créati­
vité. Pendant longtemps, ces deux mots ont constitué les
principaux facteurs d’intégration, et quand un enfant peut
s’épanouir dans son milieu, les processus de résilience se
développent sans difficulté. Alors que les groupes de réfu­
giés cambodgiens en Thaïlande, coupés de leurs racines et
de leur milieu, n’avaient même pas la possibilité d’inventer
une néo-culture. Perfusés par l'aide internationale, ils ne
disposaient pour survivre que de quelques processus

20. M ghir R., Freed R., Raskin W., Eaton W., 1995, « Dépréssion and
Post Traumatic Stress Disorder among a Community Sample of Ado­
lescent and Young Adult Afghan Refugees », The Journal of Nervous and
Mental Disease, 183 (1), p. 24-30.

166
LES VILAINS PETITS CANARDS

archaïques de socialisation : le chef de bande renforcé par


ses lieutenants prédateurs2'.

L'adaptation qui protège


n’est pas toujours un facteur de résilience

Le devenir des syndromes traumatiques est lui aussi


variable : tableaux aigus disparaissant en six mois, tableaux
chroniques organisant la personnalité, ou enfouissement
qui réapparaît cinquante ans plus tard, on voit tout cela.
On note souvent la constitution de personnalité amorale,
de psychologie de survivant, d’identification à l’agresseur,
de méfiance constante, de difficultés scolaires, parfois
même se transmettant à travers les générations. Ces
tableaux sont incontestables, mais il faut souligner leur
étonnante variabilité selon l’accueil que font à l’enfant
meurtri son groupe et sa culture. Aucune de ces souf­
frances n’est irrémédiable, elles sont toutes métamorpho-
sables quand on propose des tuteurs de résilience. Ce qui
ne veut pas dire que le tourment est négligeable, mais
puisqu’il est là, il faudra bien en faire quelque chose, on ne
peut tout de même pas se laisser aller au malheur!
Alors, face à l’épreuve, plusieurs stratégies sont pos­
sibles. Contrairement à ce qu’on pense, une trop bonne
adaptation n’est pas une preuve de résilience et il arrive
même qu’une culpabilité torturante organise des stratégies
d’existence résilientes.
Les enfants face au trauma ne peuvent pas ne pas
s’adapter. Mais l’adaptation n’est pas toujours un bénéfice :
l’amputation, la soumission, le renoncement à devenir soi-

21. Hiegel J., 1989, Colloque Les Évolutions, Chateauvallon-


Ollioules et Hiegel J.-P., Hiegel-Landrac C., 1996, Vivre et revivre au camp
de Khao I Pang, Fayard.

167
LES VILAINS PETITS CANARDS

même, la recherche de l'indifférence intellectuelle, la gla­


ciation affective, la méfiance, la séduction de l’agresseur,
constituent certainement des valeurs adaptatives, des
défenses non résilientes. S’adapter c’est épouser, mais
peut-on épouser un agresseur?... Puisque les enfants ne
peuvent pas se développer ailleurs que dans le milieu qui
les agresse, quelles seront leurs stratégies adaptatives, et
quelles seront leurs défenses résilientes ?
Les amnésies post-traumatiques existent quand le
choc a été violent ou quand il est survenu chez un enfant
auparavant vulnérabilisé par son tempérament confus.
Elles sont assez rares. Ce qui existe, dans la majorité des
cas, c’est la contrainte au récit. Mais ce récit n’est pas tou­
jours possible. Quand l’enfant a été blessé avant l’âge de
sept-huit ans, il n’a pas encore la maîtrise de la représenta­
tion du temps et du maniement des mots qui lui permet­
traient de composer une histoire. De plus, le simple fait
d’avoir embrassé la mort, la sienne ou celle de ses proches,
rend le temps imminent (« Faites que je vive jusqu’à dix
ans ») et crée une psychologie de survivant où, paradoxale­
ment, chaque année passée est une année gagnée qui
éloigne de la mort.
Cet événement absolu, le trauma, s’inscrit dans la
mémoire avec une précision étonnante. C’est le contexte
du trauma qui est brumeux, donc susceptible d’inter­
prétations projectives. Le trauma capture notre conscience
et nous aveugle par la précision des détails. Cette trace
imprégnée dans la mémoire fait retour dans les rêves et les
rêveries. Ce qui explique que les enfants meurtris, entre
trois et huit ans, entre la naissance de la parole et la maî­
trise du temps, font de l'événement traumatisant le point
de départ de leur identité narrative. Le récit de mon exis­
tence commence par une catastrophe, une sorte de scène
originaire, une représentation tellement intense, tellement

168
LES VILAINS PETITS CANARDS

lumineuse, quelle met à l’ombre les autres souvenirs. Mon


histoire commence par un événement extraordinaire : j'ai
failli être chassé du monde, et pourtant je suis là, comme
un survivant, mon corps est là, mais comment vous dire
sans vous faire sourire que toute une partie de mon âme a
été chassée de votre planète sociale. Mon récit est telle­
ment inimaginable que vous allez sourire, être frappés de
stupidité, vous mettre en colère, me faire la morale ou pire
même, vous risquez d’éprouver du plaisir au récit de ma
désolation.
Alors, comme je suis contraint à me raconter ma
propre histoire pour découvrir qui je suis et comme vous
n’êtes pas capable de l'entendre, je vais dans mon for inté­
rieur me détailler sans cesse l’immense épreuve qui gou­
verne en secret mon projet d’existence, comme un mythe
des origines mis en scène devant un seul spectateur, moi-
même. Je vais devenir auteur-acteur de mon destin et seul
témoin autorisé de mes combats. Votre opinion n’est pas
intéressante puisque vous n'avez pas la clé du spectacle
que je joue devant vos yeux.
Pero a dix ans. Il n’a jamais été à l’école. Il n'y en a
plus dans la banlieue de Zagreb. Sa famille a disparu.
Depuis trois ans, il a survécu dans des baraquements où,
de temps en temps, on lui apportait à manger. Pour ne pas
trop souffrir de l'effondrement humain autour de lui, il
s’appliquait à l'indifférence. Un jour, une institutrice a ras­
semblé quelques enfants et, les faisant étudier, s’est éton­
née des performances intellectuelles de Pero. Elle l'a confié
à une famille d’accueil qui l’a envoyé à l’école. Le clivage
est devenu pour l'enfant une nécessité adaptative. Il lui
suffisait de taire son passé pout paraître comme les autres.
On l’appelait « le beau ténébreux », car il faisait silence
chaque fois qu’autour de lui on parlait de famille ou de vie
intime. Il était gai pourtant, et jouait bien au foot. Rapide­

169
LES VILAINS PETITS CANARDS

ment il est devenu le premier de la classe. Un camarade l’a


invité chez lui, où Pero a découvert le luxe avec un plaisir
amusé. Les parents du petit Bozidar étaient plutôt gentils.
Ils racontaient à Pero les difficultés que leur fils éprouvait
à suivre sa scolarité. Pourtant, il avait une belle chambre,
un beau bureau et de bons parents. Le luxe de la maison
de Bozidar soulignait la misère de la baraque en planches
où habitait Pero, mais c’est Pero qui éprouvait un senti­
ment de supériorité.
L’effet que provoque une cause dépend de sa significa­
tion. Et la baraque en planches, la solitude affective,
avaient pris pour Pero la signification d’une victoire.
« Malgré les immenses épreuves qui sont à mon origine, je
réussis mieux à l'école et au football que mon copain le
riche Bozidar. » Ce clivage adaptatif donnait au petit Pero
un style relationnel qui ne manquait pas de charme.
Quand on l’appelait « le beau ténébreux », il se sentait ren­
forcé par ses ténèbres : « Il suffit que je me taise pour être
protégé. » D’ailleurs, il admirait beaucoup les adultes qui
agissaient sans parler, sans avoir à se justifier. Les bavards
lui paraissaient faibles. Les hommes auxquels il s'identi­
fiait travaillaient sans dire un mot, sans quémander
l’approbation des autres.

Quand un combat héroïque


devient mythe fondateur

Cette représentation de soi, dans son for intérieur


avait déjà métamorphosé l’horreur du trauma des origines.
« Je sais bien que mon silence me protège et me rend
fort. » Le fracas du réel impose à ces enfants un mythe des
origines. Le trauma les place en position de héros,
d’enfants hors normes, de braves malheureux qui sont déjà

170
LES VILAINS PETITS CANARDS

vainqueurs. La contrainte au récit secret, au monde intime


où la honte d’avoir été humilié se mêle à la fierté d’en
avoir triomphé, donne une cohérence apparente au cli­
vage : « Je me tais pour être fort, et non parce que j’ai
honte. » L’exigence de récit intime les rend maîtres de leur
passé : « La mise en récit permet de réintroduire de la
temporalité dans la représentation, et par là de trans­
former la trace en pensée, la scène en scénario, la revi­
viscence en remémoration22 », explique Michèle Bertrand.
Le récit héroïque prend un effet défensif. S'ils ne
fabriquaient pas du mythe, ces enfants seraient déperson-
nalisés par le trauma. Et comme l’événement traumatisant
reste sans cesse présent dans leur mémoire, ils en font un
récit qui métamorphose l’horreur, une remémoration dont
la mise en scène les rend maîtres de leur passé. C’est une
légitime défense, bien sûr, mais c’est aussi un risque de
délire. Si le théâtre du monde intime n’est jamais socialisé,
il peut s’enfler, se renforcer, occuper toute la rie psychique
et couper du monde le petit blessé. Donc l’enfant, après
avoir été contraint au récit silencieux pour se personnali­
ser, est contraint à le socialiser pour ne pas délirer. Mais
autrui n’est pas toujours capable d’entendre un tel mythe
des origines. Alors, l’enfant apprend le langage des adultes
et utilise les circuits que lui propose sa culture pour socia­
liser sa tragédie. Si la culture ne dispose autour de l’enfant
blessé d’aucune possibilité d’expression, le délire logique et
le passage à l’acte fourniront des apaisements momenta­
nés : l’extrémisme intellectuel, la délinquance politique, ou
les impulsions psychopathiques se manifestent régulière­
ment quand on oblige ces enfants à rester prisonniers de
leur passé. Mais dès qu’on leur offre une possibilité

22. Bertrand M., 1997, « Les traumatismes psychiques, pensée,


mémoire, trace », in : Doray B., Louzun C., Les Traumatismes dans le psy­
chisme et la culture, Érès, p. 45.

171
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’expression, on voit naître des marginaux créateurs. D’ail­


leurs, tout créateur est forcément marginal puisqu'il met
dans la culture quelque chose qui n’y était pas avant lui.
Or, ces enfants fracassés, les victimes d’inceste ou les
petits maltraités, ont déjà fait ce travail de marginalisa­
tion. Les petits blessés ont le choix entre le passage à l’acte
ou l’innovation culturelle. C'est la culture ambiante qui les
aiguillera.
C’est pourquoi on observe régulièrement chez les trau­
matisés deux tableaux opposés et pourtant associés. Celui
de l’hyperadaptation fait d’indifférence, d’amoralité, de
méfiance et de délinquance qui, en une seule rencontre,
peut s’aiguiller vers la générosité, l'intellectualisation,
l’engagement social et la créativité23.
Jean Genet a connu ça, lui qui se présente sous ce
jour dès la première phrase : « Le vêtement des forçats est
rayé rose et blanc... Je ne veux pas dissimuler les raisons
qui me firent voleur... J’ai bandé pour le crime. » Une
seule rencontre avec un éditeur aiguille son destin vers
une direction créatrice : « Par l’écriture j’ai obtenu ce que
je cherchais... Ce qui me guidera, ce n’est pas ce que j'ai
vécu mais le ton sur lequel je le rapporte. Non les anec­
dotes mais les œuvres d’art... Réussir une légende. Je sais
ce que je veux24. »
Ce travail de la mémoire est inévitable pour que les
blessés et les délinquants se transforment en héros. « Leur
génie n’est pas un don, c’est l'issue qu’ils inventent dans les
cas désespérés, c'est l’histoire de leur libération, leur vic­
toire verbale25. » Une blessure, même horrible, peut
constituer un moment sacré, puisqu'elle devient l'instant
de la métamorphose, de la baguette magique, du coup de

23. Bauer C., 1990, Fractures d’une vie, Seuil.


24. Genet J., 1949, Journal du voleur, Gallimard, p. 9, p. 13 et p. 232-
233.
25. Sartre J.-P., 1952, Saint Genet comédien et martyr, Gallimard.

172
LES VILAINS PETITS CANARDS

balai de la sorcière qui fait que, désormais, il y aura tou­


jours un avant et un après. Le banal disparaît quand on a
connu l’extrême. Il n'y a plus « d’histoire profane, il n’y a
plus qu’une histoire sainte; ou, si l’on veut, comme les
sociétés dites “archaïques”, [on] transforme continuelle­
ment l’histoire en catégories mythiques26 ». Ces récits
fabuleux parlent de la condition humaine. Ils mettent en
image notre manière de la ressentir. La faute est au cœur
des mythes, la transgression, l’initiation et la mort aussi.
Tous les enfants qui ont connu des situations extrêmes
sont contraints à devenir auteurs de mythes. Ayant
commis le crime fabuleux d’avoir assassiné leurs parents
ou d’avoir transgressé la sexualité, ils doivent très tôt
affronter la torture de la culpabilité et de l'expiation qui
apaise.

Sans culpabilité, pas de moralité

Dès l'instant où la victoire verbale invite au remanie­


ment émotionnel du passé, la culpabilité prend un effet
étrange, elle devient liante! L’historisation sauve l’enfant
de l’impensable puisque ça lui donne un passé pensé. Mais
c’est aussi la conviction qu’il est responsable de ce qui lui
est arrivé, qui permet à tout être humain de devenir sujet
de son destin27, auteur de ses actes et non pas objet bal­
lotté, cogné par les circonstances, soumis.
Alors ça, c’est nouveau ! La stéréotypie de nos discours
actuels tend à faire croire qu’il faut se débarrasser de
l’empoisonnante culpabilité judéo-chrétienne sans laquelle
nous serions heureux, désempoisonnés. Les pervers,

26. Ibid., p. 13.


27. Gannagé M., 1999, L’Enfant, les parents et la guerre. Une étude cli­
nique au Liban, ESF éditeur, p. 18.

173
LES VILAINS PETITS CANARDS

dépourvus de culpabilité parce que leur empathie, leur


aptitude à se mettre à la place d’un autre, ne s'est pas
développée, fracassent n’importe qui avec un grand plaisir.
Or l’empathie, seul fondement biologique et psychologique
du sens éthique, mène à la morale en même temps qu'à la
culpabilité.
Se sentir responsable du malheur qui nous est arrivé
est une souffrance supplémentaire, bien sûr, c'est un tour­
ment dans la représentation. Il s'ajoute à l’effroi de l’agres­
sion réelle, et c’est la conjugaison qui fait le trauma.
Supposons que l’étonnante culpabilité des victimes n’existe
pas ; on se retrouverait dans deux scénarios opposés ; celui
qui dit : « Mon malheur est la faute des autres. Je déteste
mes parents d’avoir été assassinés, ils m’ont abandonné. Ils
étaient responsables de mon bonheur, en mourant ils sont
devenus la cause de mon malheur. Je survis avec la haine
que j’éprouve pour eux. » On entend des choses comme ça.
Mais j’ai aussi entendu des discours comme celui de cette
femme-flic qui adorait la « planque », le baroud et même
la bagarre, avant d’être violée : « Je suis faible, je suis pas­
sive, je suis le jouet sexuel des hommes qui profitent de
moi. Je n'y peux rien, je ne suis qu’une femme. »
Le fait de souffrir de culpabilité permet aux enfants
blessés de se signifier à eux-mêmes : « Je ne suis pas passif
puisque c'est à cause de moi que mes parents ont été arrê­
tés par la milice à Beyrouth. Cette culpabilité, qui me tor­
ture, me donne aussi la possibilité de me sentir mieux en
établissant des relations de rachat et d’expiation. Au moins
j’ai quelque chose à faire, une conduite à tenir. Je prends
sur moi le malheur des autres et je ne gémis pas en don­
nant l’amour que je n’ai pas reçu. » Cette défense résiliente
est très coûteuse, mais elle tisse du lien. De plus, souffrir
de culpabilité, c’est se donner la preuve qu’on n'est pas un
monstre. Et même, c’est planter en soi l’intime conviction

174
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’être profondément moral. Dès lors, les catégories sont


claires : « Je fais partie des anges, puisque je me sens cou­
pable, seuls les monstres peuvent rire de la mort de leurs
parents. »
En donnant de l’amour et en aidant les autres, je
répare ma dignité blessée par l’agression. La tendance
réparatrice des très petits enfants avait déjà été soulignée
par Melanie Klein, et « la gratitude qu’autrui éprouve en
retour apprend à l’enfant un style relationnel essentielle­
ment éthique28 ». Ce sentiment de responsabilité, exacerbé
par le trauma, explique la maturité précoce des enfants
meurtris et nous fait comprendre que les enfants trop pro­
tégés, privés de responsabilités, développent difficilement
un sentiment éthique. « Ainsi après une période anomique
marquée par l’absence de lois morales, l’ignorance de toute
règle et de tout devoir particulier, se met en place, à partir
de deux ans jusqu’à environ sept ans, le stade de l'hétéro-
nomie définie par une moralité29... » Les enfants meurtris,
quand ils deviennent résilients, sont contraints à dévelop­
per un sens moral précoce.
Le sentiment de culpabilité liante explique une straté­
gie affective particulière. Tout cadeau les gêne et les
angoisse parce qu’il leur paraît immérité. On ne donne pas
à un coupable, il n’est pas moral de le récompenser. Ces
enfants ne se sentent réparés que lorsqu’ils donnent à leur
tour. « Précisément parce qu’il est seul et misérable, parce
qu’il meurt d’envie qu’on le secoure, qu’on le console,
parce qu’il a un besoin fabuleux de recevoir de l'amour, il
décide d’en donner30. » C’est le contraire de notre stéréo-

28. Klein M., 1957, Envie et gratitude et autres essais, Gallimard.


29. Mazet P., 1999, « Naissance et développement du sens éthique
chez l’enfant. Du sentiment de respect à l’égard de soi au respect
d’autrui », Neuropsychiatrie de l'enfance et de l’adolescence, 47 (12), p. 525-
534.
30. Sartre J.-P., Saint Genet comédien et martyr, op. cit., p. 93.

175
LES VILAINS PETITS CANARDS

tvpie culturelle qui récite qu’ « on ne peut donner que ce


qu’on a reçu ». Cette métaphore hydraulique ne corres­
pond pas du tout à ce que l'on entend. La gentillesse mor­
bide qui va jusqu’au don de soi possède une grande
efficacité résiliente : masquer la détestation ou même la
retourner en son contraire dans un amour auto-sacrificiel.
La haine a un effet protecteur qui permet de s'opposer
à l'agresseur, mais cette sauvegarde, qui rend possible
l’affrontement avec le persécuteur, se transforme en poi­
son de l’existence quand elle dure trop longtemps. Deux
stratégies résilientes sont alors possibles : utiliser la haine
pour en faire une force de vengeance, ou la fuir en bas­
culant dans un amour délirant. Ceux qui choisissent la
haine et la vengeance mettent en place une petite protec­
tion, qui tisse encore un lien entre ceux qui partagent la
même haine. Ça renforce l’estime de soi à coups de catégo­
ries claires (« le méchant c’est lui »), mais ça clôt l’empa­
thie en cherchant surtout à ne pas comprendre les
motivations de l’agresseur. La haine et la vengeance auto­
risent ainsi à devenir agresseur à son tour avec le senti­
ment éthique de réparer une injustice. Toutes les vendettas
se justifient par cette forme de défense. Tous les États légi­
timent leurs guerres par des humiliations passées, des
* ruines économiques ou des territoires volés. Il s’agit d’une
résilience partielle puisque la haine est un affect qui rem­
plit la conscience de celui qui l’éprouve. Par ce fait même,
il pense sans cesse à l’agresseur et le côtoie pour mieux
l’agresser à son tour. C'est un progrès, c’est mieux qu’un
syndrome post-traumatique où le traumatisé prisonnier de
sa mémoire subit sans cesse le passé sans parvenir à l’inté­
grer, à en faire un moment douloureux, révolu, un souve­
nir noir dans une histoire claire. Mais la vengeance n’est
pas un soulagement efficace dans la mesure où le blessé
éprouve sans cesse l’amertume d’avoir été meurtri, à peine

176
LES VILAINS PETITS CANARDS

adoucie par le mauvais plaisir de la revanche. C’est encore


une manière de rester prisonnier de son passé en prépa­
rant une guerre de libération.

Voler ou donner pour se sentir fort

L’autre stratégie résiliente consiste à donner, pour évi­


ter de recevoir. « Puisque je n’appartiens pas à une famille,
je ne suis pas inclus dans un réseau affectif», pense
l’enfant abandonné. « Puisque je n'appartiens pas, je ne
possède rien », disent les enfants isolés quand ils expri­
ment ce curieux sentiment généalogique qui leur fait
croire qu’on possède ce qui appartient à ceux qui nous
aiment : « Puisque mes parents m’aiment, je possède ce
qu’ils ont, notre maison, nos voitures et nos bicyclettes. »
Privé d'affection, un enfant ne possède rien. Tout cadeau
provoque alors l’émotion angoissante d’un événement
extraordinaire impossible à rembourser car il n’est pas dû,
ni mérité. C’est le cadeau qui est culpabilisant. L’absence
de cadeau crée un vide désolant, mais quand l’enfant
blessé devient celui qui donne, alors il éprouve un doux
sentiment de bonheur. Il n’est plus la victime, le fautif. En
un simple geste il devient l’enfant fort, celui qui aide.
Il y a quelques semaines, Igor, un grand garçon de
- trois ans, a eu la varicelle. Quand sa mère l’a accompagné
un peu trop tôt à l’école, l’enfant encore croûteux a provo­
qué des cris d’horreur. La directrice s'est écriée en faisant
de grands gestes : « Il est contagieux ! Attention ! Écartez-
vous ! Écartez-vous ! » hurlait-elle aux autres enfants. Igor
a pleuré et a connu trois heures de tristesse, ce qui à cet
âge est un indice de traumatisme de la vie quotidienne. Le
lendemain, il est entré dans la salle de bains où se lavait
son père, il a exploré attentivement sa peau jusqu'au

177
LES VILAINS PETITS CANARDS

moment où il a enfin trouvé un petit bouton : « Tu as un


bouton, lui a-t-il dit, mais je te fais quand même un
bisou. » En un simple scénario comportemental, l'enfant
s’était signifié à lui-même : « Il est possible d’aimer
quelqu’un qui a des boutons, et moi, en plus, je fais partie
des gens généreux qui ne blessent pas les boutonneux. La
vie vaut donc la peine d’être vécue. » Tout de suite après
avoir joué ce petit scénario, l’enfant s'est senti mieux et a
repris goût à la vie. J’exagère un peu, bien sûr, mais c’est
pour illustrer l’idée qu’un attachement peut redevenir
sécure dès que l’enfant reprend en main le gouvernement
de ses décisions et de ses émotions. Il faut le rassurer, évi­
demment, et tout de suite après lui donner la possibilité de
se rassurer. Mais quand l’enfant ne dispose pas, autour de
lui, d’un entourage capable de lui faire faire ce travail, il le
fera tout seul, avec les moyens du bord qui sont le vol et le
remaniement de son histoire.
Il est étrange de parler de vol effectué par des enfants
dont le sens moral est très développé. Et pourtant, les
enfants des rues de Colombie, les « gamins », s'adaptent
par la délinquance à un milieu fou. Ils éprouvent, grâce
aux vols, leur aptitude à décider, ils revalorisent l’estime
d’eux-mêmes grâce à leur vivacité physique puis, fiers de
leurs exploits, ils partagent le butin avec les plus petits et
vont gentiment les réconforter. La délinquance devient,
dans ce contexte-là, une valeur adaptative. Un enfant des
rues qui ne serait pas délinquant aurait une espérance de
vie de quelques jours seulement. Cette adaptation sociale,
preuve de leur force naissante, s’associe à un vrai sens
éthique qui leur permet, en s’entraidant, de préserver
l’estime de soi31.

31. C olmenares M.E., Balecno L., 2000. « Les enfants des rues a Cali
(Los desplazados) », in : Vannier S., Cyrulnik B., Réparer le !ien déchiré
Salon-de-Provence, 26 mai.

178
LES VILAINS PETITS CANARDS

Leurs larcins sont souvent des discours comporte­


mentaux car très souvent ils volent des objets signifiants.
« Un jour, je suis passé devant le juge pour avoir volé des
papiers cadeaux32. » Que peut bien « vouloir dire » un
papier cadeau pour un petit garçon qui squatte une cave,
vole pour se nourrir et parfois se prostitue? Il n’est pas
rare que les enfants privés d’affection volent des objets qui
représentent l’affection. Le petit Roger s’était levé la nuit,
dans son institution glacée, pour aller voler, dans le pla­
card de son voisin, les pâtes de fruits envoyées par une
vague marraine. On l’avait surpris, et le lendemain matin
les éducateurs lui faisaient la morale et le traitaient de
« voleur ». Roger s’étonnait de son larcin car il détestait les
pâtes de fruits. Alors il s’est rappelé qu’il avait vu cette
« marraine », une visiteuse pour enfants en difficulté par­
ler gentiment à son camarade de dortoir. C’est elle qui
avait envoyé les pâtes de fruits et Roger, en les mangeant,
évoquait la douce image de ce moment d'affection. La
friandise le dégoûtait, mais l’évocation d’une relation affec­
tueuse le remplissait d’un bonheur plus fort que l’écœure­
ment de la pâte de fruits.
Bien sûr, l’enfant s’était exprimé avec des comporte­
ments puisqu’il ne savait pas encore le formuler avec des
mots. Et les adultes éducateurs étaient bien trop heureux
d’exprimer leur sadisme moralisateur en insultant l’enfant
qui volait sans gratitude pour tout ce que la société lui
donnait.
«... lui donnait », c’était là le problème. Car donner à
un enfant non aimé, donc dépouillé, c’est l’accabler encore
plus. « Bien sûr, il n’a ni faim ni froid. On lui donne le gîte
et le couvert. Mais précisément : on les lui donne. Cet
enfant n’a que trop de cadeaux : tout est cadeau jusqu’à

32. Guénard T., 2000, Témoignage in : La Résilience. Le Réalisme de


l'espérance, op. cit.

179
LES VILAINS PETITS CANARDS

l’air qu’il respire, il faut dire merci pour tout...33 » Toute


bonté l’oblige, alors qu’un vol le libère. Si l’on ne veut pas
qu’il vole, il faut lui demander de donner. « Une dame lui
disait : “Ma bonne doit être heureuse, je lui donne mes
robes. - Très bien, répondit-il, vous donne-t-elle les
siennes ”34 ? » Le contre-don libère mieux que le vol
puisqu’il rétablit des rapports d’égalité et surtout il socia­
lise en permettant à l’enfant de se signifier : « Je suis fort
et généreux puisque c’est moi qui donne. »
Il arrive parfois que le petit délinquant donne en
cachette. Roger, celui des pâtes de fruits, avait volé un
bibelot, comme ça, pour le voler, pour se l’approprier. Puis
il l’avait vendu à un garçon du dortoir des grands. Ensuite
il avait couru jusqu’à la maison voisine où habitait une
vieille dame seule, qui lui avait fait un jour le vrai cadeau
de bavarder avec lui. Elle lui avait confié que c’était par­
fois difficile pour elle de s’acheter de la nourriture.
L’enfant avait escaladé le mur jusqu'au premier étage,
poussé la fenêtre, trouvé le porte-monnaie qu’il avait vu
traîner sur la table de la cuisine dans une coupe parmi les
médicaments. Il y avait déposé ses piécettes au risque de
se faire surprendre, puis s'était enfui, comme un voleur...
comme un donneur?
Le scénario secret du vol et du don associés le tracas­
sait quand même. Le larcin qu'il avait transformé en
cadeau lui donnait le beau rôle, mais ne lui avait pas per­
mis de jouer un personnage social. Il avait donné en
cachette pour ne pas obliger la vieille dame à dire
« merci ». Il lui avait laissé un peu de liberté car il savait à
quel point un cadeau peut emprisonner. Mais Roger était
seul à savoir ça. Le dire aurait altéré la beauté du scénario
intime, il fallait qu’il se taise. Alors, il avait trouvé une

33. Sartre J.-P., Saint Genet comédien et martyr, op. cil., p. 17.
34. Ibid.

180
LES VILAINS PETITS CANARDS

solution : chaque fois que sa difficile existence d’enfant


sans lien, donc sans bien, le blessait à nouveau, il se
racontait l’histoire du vol transformé en cadeau. En
s’appropriant l'objet et en le métamorphosant grâce à la
magie de sa mise en scène, l’enfant reprenait possession de
son monde intime. Par ce vol transformé en don, c’est lui
qui se transfigurait. Il cessait d'être le pouilleux pour se
muer en prince invisible : « Vous qui croyez que je suis
petit et misérable, vous ne soupçonnez pas à quel point je
peux être souverain. »

Les chimères du passé sont vraies,


comme sont vraies les chimères

C’est exactement ce processus de résilience que


peuvent suivre les enfants gravement traumatisés. Quand
ils donnent des choses réelles, ils parviennent à se sociali­
ser. Mais auparavant, ils doivent transformer leur monde
de représentations intimes et se réapproprier leur passé
blessé afin de ne plus souffrir de leur passivité. Agissant
sur le réel autant que sur sa représentation, ils parviennent
ainsi à modifier les deux chocs qui font le traumatisme.
Nos enfants découvrent très tôt que le simple fait de
parler les invite à choisir leurs mots pour décrire l'événe­
ment. Alors, dès qu'ils deviennent capables de faire un
récit, ils cherchent dans leur mémoire les images et les
émotions dont ils feront une représentation verbale. Un
récit est forcément chimérique puisqu'on ne peut pas tout
mettre en mémoire et que notre développement tempéra-
mental nous a rendus sensibles à certains objets de pré­
férence. Attention ! « chimérique » ne veut pas dire
« faux », puisque chaque élément est vrai dans un animal
qui pourtant n'existe pas. C’est la recomposition d’élé­

181
LES VILAINS PETITS CANARDS

ments existants qui explique que la chimère n’existe pas


dans le réel, mais prend son envol dans la représentation
du réel. Et les sentiments que nous éprouvons véritable­
ment dans notre corps sont provoqués cette fois-ci par nos
représentations chimériques.
Nous sommes tous obligés de nous composer une
chimère de notre passé à laquelle nous croyons avec un
sentiment d’évidence. Et les enfants blessés sont, plus que
tout autres, contraints à se faire une chimère, vraie
comme sont vraies les chimères, afin de supporter la
représentation de la blessure car le seul réel supportable
est celui qu’ils inventent.
Dès l’instant où un enfant peut faire le récit de son
épreuve, ses interactions changent de style35 et le senti­
ment qu’il éprouve en est métamorphosé. Mais il faut des
années pour parvenir à ce résultat. Lors des dix-huit pre­
miers mois, il y a eu cette intersubjectivité qui a façonné
son tempérament. Puis l’enfant a compris qu’avec des
gestes et des mimiques il pouvait modifier le monde men­
tal des autres. Mais dès qu’il est parvenu à faire le récit
d’un événement marquant, il a changé la nature de l’inter-
subjectivité puisque désormais elle n’est plus sensorielle, ni
mimée par des comportements, elle devient verbale et
adressée à quelqu’un qui n'était pas là au moment de la
tragédie. Recomposant l’événement avec des mots qui
modifient le monde mental de la personne à qui il se
confie, l’enfant non seulement change la représentation de
l’événement et le sens qu’on lui attribue mais en plus, il
s’attache les partenaires de la confidence.
Dès l’âge de trois à quatre ans, un enfant sait
construire un récit composé d’éléments saillants, peu coor­

35. Favez N., 2000, « Le développement des narrations autobio­


graphiques chez le jeune enfant. Perspectives et revue de littérature »,
Devenir, vol 12, n° 1, p. 63-76.

182
LES VILAINS PETITS CANARDS

donnés, mis en lumière par des émotions relationnelles.


« Papa a pris le balai. Il a jeté l’oiseau dans la mer. Il s’est
envolé », veut dire dans un récit d’adulte : « Il y avait un
oiseau sur la terrasse. Papa l’a chassé avec un balai. Il s'est
envolé en plongeant vers la mer avant de remonter en
l’air. »
Dès l’âge de cinq ans, un enfant maîtrise suffisamment
la grammaire et la représentation du temps pour en faire
un récit bien monté, aux séquences articulées qui, en
exposant les points saillants de l’événement, développeront
dans l’esprit de l’auditeur une représentation cohérente et
émouvante... comme au cinéma.
Mais quand l’événement est un fracas, il est difficile à
représenter puisqu’on ne peut pas en faire un récit banal
et qu’on n’ose pas en faire un récit sacré, un mythe fonda­
teur. L’intensité de la blessure a mis en mémoire certains
détails qui ont capturé la conscience de l’enfant et l’ont
coupé du contexte qui aurait pu donner sens à ses percep­
tions. C’est pourquoi les enfants ne sont des témoins
fiables que lorsque les adultes leur posent des questions
pertinentes. Il ne faut pas chercher à les influencer ni
même répéter la question car alors l’enfant pense qu'il s’est
trompé et donne une réponse différente à la deuxième
question. La non-fiabilité des témoignages d’un enfant
révèle souvent la non-pertinence des questions de
, l’adulte36.
Souvent, l’évocation des souvenirs provoque des émo­
tions qui submergent l’enfant et l’empêchent de parler.
Mais le plus souvent, c’est l'adulte qui, trop directif, pro­
voque les réponses qu’il attend et étouffe l’expression de ce
qui ne lui convient pas. Quand le témoignage d’un enfant

36. Peter S., Wyatt G., Finkelhor D., 1986, « Prevalence », in : Fin-
kelhor D. (éd.), A Source Book on Child Sexual Abuse, Beverly Hills, C H
Sage, p. 15-59.

183
LES VILAINS PETITS CANARDS

ne correspond pas à la représentation que l'adulte espère,


celui-ci a tendance à disqualifier le petit, en disant que son
témoignage n’est pas fiable. Dans ce cas, c’est l’adulte qui
provoque les troubles qu’il décrit. En empêchant l’enfant
d’exprimer ce qui constitue une immense partie de son
monde intime, il entraîne un clivage de la personnalité,
une division du moi en deux personnalités qui se
méconnaissent. Dans un premier temps, ce mécanisme est
déconfusionnant37 puisqu’il apprend à l’enfant qu’il y a des
choses qu’on peut dire et d’autres qui ne seront pas accep­
tées. Il s’adapte à la pathologie de l’adulte grâce au clivage
qui constitue un bénéfice immédiat et met en place une
bombe à retardement. Les proches devront plus tard éta­
blir des relations avec un adulte ambivalent parfois
bavard, au contact agréable, et soudain sombre ou explo­
sif, selon ce que la situation évoque. L’enfant traumatisé
s’adapte grâce au clivage à l’impossibilité des adultes
d’entendre un témoignage hors norme. Sa personnalité
apprend à se développer dans deux directions différentes.
La première se tisse autour des tuteurs de développement
affectivement et socialement proposés par les adultes. Et
la deuxième se travaille en secret, dans l’intimité d’un
monde mental récusé par les adultes.
Dans ce monde-là, l’enfant blessé doit inventer lui-
même ses propres tuteurs de résilience. Il en trouve deux,
généralement. Le premier se passe dans ses récits intimes
quand l’enfant meurtri se demande pourquoi ça lui est
arrivé, qu’est-ce que ça veut dire et qu’est-ce qu’il y a à
comprendre pour s’en sortir. Puisque les adultes ne
veulent pas entendre son discours, c’est à lui tout seul de
faire ce travail et de reprendre en main la représentation
de son passé, la création d’un nouveau monde. Une telle

37. I onescu S-, Jacquet M.-M., Lhote C., 1997, Les Mécanismes de
défense. Théorie et clinique, Nathan Université, p. 148-149.

184
LES VILAINS PETITS CANARDS

défense peut mener au délire puisque, coupé de la société,


son travail intime échappe à l’effet correcteur des autres.
Le deuxième tuteur de résilience est souvent constitué
par des scénarios agis. En fait, les saynètes sont des dis­
cours comportementaux grâce auxquels les petits blessés
tentent de reprendre en main la situation et de grandir
avec bonheur, malgré tout.

Quand un souvenir précis


est entouré de brume,
il rend le passé supportable et beau

Quand le petit Bernard a été arrêté à l’âge de six ans,


il a tout de suite compris que sa vie était finie. Sa chambre
envahie la nuit par des policiers, arme au poing, les cou­
loirs bloqués par des soldats allemands, tout raides.
Dehors dans le noir, les camions bâchés, et la rue barrée
par les militaires ne provoquaient pas la peur. Curieuse­
ment, toute cette puissance militaire pour arrêter un petit
garçon amenait un sentiment de tranquillité tant la rési­
gnation était inévitable. Bernard comprenait qu’il était
condamné à mort, mais il ne savait pas pourquoi. À peine
emprisonné dans ce qui lui paraissait être un grand
théâtre, il devint particulièrement attentif aux fenêtres et
au rythme d’ouverture des portes. Deux tentatives de fuite
naïves se soldèrent par quelques coups de bottes dans les
fesses et de crosses de fusil dans le dos. Mais ces tentatives
ne furent pas inutiles puisqu’elles ont permis à l'enfant de
repérer qu’à l’envers de la porte des toilettes, de grosses
planches clouées dessinaient un grand Z, presque jusqu'au
plafond.
Quand l'évacuation des prisonniers a commencé,
l’enfant, discrètement, s’est éloigné vers les toilettes, a

185
LES VILAINS PETITS CANARDS

escaladé le Z jusqu’en haut, et là, en appuyant son dos


contre une paroi et ses pieds contre l'autre, il a été étonné
de découvrir qu’on pouvait tenir ainsi sans grande fatigue.
Le bruit de l'évacuation s’est lentement calmé, le hurle­
ment des ordres a cessé et le silence est devenu presque
angoissant puisqu’il signifiait que, maintenant, c'était à
l'enfant d’agir.
Un policier est venu pisser. Il n’a pas levé la tête. Quel­
ques minutes plus tard, Bernard a entendu claquer les
portes voisines. Celle des toilettes où il se cachait s’est
brusquement ouverte. Un soldat allemand a jeté un coup
d’œil et, juste avant de refermer, a levé les yeux et a hurlé.
Délogé par les coups de crosse, l’enfant s’est laissé tomber
et s’est enfui en courant. Le « théâtre » paraissait étrange.
Beaucoup de fumée. Quelques petits groupes d’hommes en
civil parlaient à voix qui paraissait basse après le tumulte
de l’évacuation. Le portail grand ouvert laissait entrer le
soleil. Dehors, les cordons de soldats qui avaient canalisé
les détenus vers les cars commençaient à se dissocier. Au
lieu de se diriger dans l’espace qui menait aux cars,
l’enfant s’est précipité vers la gauche, dans le dos des sol­
dats en train de ranger leurs armes. Une ambulance se
trouvait un peu à l’écart. Une infirmière voyant l’enfant l’a
appelé. Bernard a couru jusqu'à la camionnette dont les
portes de derrière étaient encore ouvertes et s’y est engouf­
fré. Il a plongé sous un matelas sur lequel agonisait une
femme toute blanche. Un long moment, personne n’a
bougé. La femme mourante, l'infirmière immobile et
l’enfant sous le matelas. Un médecin militaire allemand est
venu, a examiné la dame et donné l’autorisation du départ
pour l’hôpital.
Voilà l’histoire gravée dans la mémoire du petit Ber­
nard. Pendant plus de vingt ans, quand il pensait à son
passé, Bernard faisait commencer le récit de sa vie par

186
LES VILAINS PETITS CANARDS

cette histoire sans paroles. Il savait bien que cet événe­


ment n’était pas le début de sa vie, mais il en faisait le
point de départ de son identité narrative, comme un
mythe fondateur, un événement qui caractérisait et peut-
être même expliquait les efforts qu’il aurait à faire pour
devenir humain, quand même. Pourquoi n'a-t-il jamais
raconté cette histoire, alors qu’il se la racontait sans
cesse ? C’est que cet événement marquant lui permettait de
composer dans sa mémoire un objet signifiant : « Malgré
les coups du sort et la cruauté des hommes, il est toujours
possible d’espérer. »
Puisqu’il était contraint au clivage, il fallait absolu­
ment que ses représentations intimes ne provoquent pas
un sentiment d’horreur qui aurait empoisonné son exis­
tence. Un souvenir trop réel et non interprété aurait empê­
ché le processus de résilience. Quelques heures après son
évasion, le petit Bernard avait été caché dans la cuisine
d’une association d’étudiants dont le président était un
jeune résistant. Un cuisinier, en découvrant l’enfant, s’était
fâché : « Je ne veux pas de cet enfant ici. Nous risquons
notre vie en le gardant. » Non seulement Bernard se sen­
tait coupable de la mort de ses parents, non seulement il
savait qu’il était lui aussi condamné à mort, mais en plus il
devenait responsable de la mort de ceux qui s'occupaient
de lui.
Quand le réel est monstrueux, il faut le transformer
pour le rendre supportable. Alors, au cours de la répétition
de ses récits intimes, Bernard s'est rappelé qu’avant son
évasion, un soldat allemand venait régulièrement lui
rendre visite. Il s'asseyait près du petit captif et lui mon­
trait des photos de ses propres enfants. Ce souvenir était
curieusement agréable. Plus tard, en évoquant la scène de
l’ambulance, l'enfant se demandait si le médecin militaire
n’avait pas croisé son regard au moment où il était caché

187
LES VILAINS PETITS CANARDS

sous le matelas. Il n’était pas très sûr de cette image, mais


quand il l’associait au souvenir réel du soldat venant
chaque jour lui parler gentiment en lui montrant des pho­
tos, l’image incertaine lui paraissait de plus en plus claire,
et même cohérente. Lorsqu’on n'a vu que trois pieds d’une
chaise, on est convaincu d'avoir vu le quatrième, puisque
logiquement il a dû être là. Progressivement, un souvenir
incertain se faufilait parmi les détails étonnamment clairs,
imprégnés pour toujours dans la mémoire de Bernard.
De récits en récits, l’histoire sans paroles devenait trop
cohérente pour être honnête. Bernard se rappelait mainte­
nant que le médecin militaire avait examiné la mourante,
puis soulevé le matelas, croisé le regard de l’enfant et
donné le signal du départ signifiant par ce geste de la
main la grâce qu’il accordait à l’enfant, l’autorisation de
vivre.
Il se trouve que presque soixante ans plus tard, Ber­
nard a retrouvé l’infirmière et la mourante! Tous les
détails ont été confirmés, étonnamment précis, sauf un : le
médecin allemand n’a jamais soulevé le matelas. Il a sim­
plement regardé la mourante et dit en français : « Quelle
crève ! Ici ou ailleurs ! Ce qui compte c'est quelle crève ! »
Son désir n’a jamais été réalisé parce que le coup de
crosse, qui avait éclaté la rate de cette femme et provoqué
une hémorragie interne, avait aussi permis l’intervention
chirurgicale. Sans ce coup de crosse, cette dame serait
probablement morte à Auschwitz. L'infirmière, elle,
confirme les détails, mais se demande quand même s’il n’y
a pas eu un échange de regards.
À quoi correspond ce style de mémoire si souvent
constaté chez les traumatisés : une charpente étonnam­
ment précise, entourée d’un halo de souvenirs recompo­
sés? L’accumulation de souvenirs de faits réels aurait
rendu l’enfant confus, sans vision claire du monde, inca­
pable de juger : « Un Allemand peut être gentil et puis

188
LES VILAINS PETITS CANARDS

décider de me tuer? » En entretenant des souvenirs précis


sans les remanier, sans les rendre cohérents, l’enfant
aurait vécu dans un effroi constant, comme cela se passe
lors des reviviscences post-traumatiques. Le blessé doit
remanier son passé pour le rendre supportable et lui don­
ner une cohérence que n’a pas le réel. En ajoutant une
touche d’humanité au médecin militaire, analogue à celle
de l’Allemand aux photos, Bernard s’autorisait à vivre dans
un monde où les persécuteurs n’étaient pas inexorables. Il
parvenait ainsi à se faire croire que la bonté existe et que
même les bourreaux ont des failles humaines par les­
quelles il est toujours possible de les toucher et de gagner
le droit de vivre.
Cette représentation gauchie qui mélange des souve­
nirs précis avec des recompositions fantasmatiques pos­
sède un important effet de résilience : non seulement les
agresseurs ne sont plus tout-puissants, mais la petite vic­
time se transforme en héros secret, celui qui parvient à
s’évader malgré toute une armée et celui qui, après la bles­
sure, sait comment renouer des liens et reconstituer un
attachement sécure.
L’événement traumatisant, admis à la conscience, peut
être envisagé, travaillé et intégré dans l’histoire de l'enfant
grâce à cette « falsification créatrice38 ». Sans ce remanie­
ment du passé, interprété par l’enfant pour y mettre de la
générosité et un peu d'héroïsme, le réel aurait été insoute­
nable. Gravé dans la mémoire par l’émotion du stress, il
serait revenu chaque jour, à chaque moment de moindre
vigilance quand les défenses tombent, comme dans les
syndromes post-traumatiques.
Parfois l’enfant se laisse piéger par un refoulement de
son passé quand il repousse dans l'inconscient une repré­

38. Ferenczi, S. 1934, « Réflexions sur le traumatisme », in :


Ferenczi S., 1984, Psychanalyse 4, Payot, p. 144.

189
LES VILAINS PETITS CANARDS

sentation d'image, un souvenir lié à une pulsion inaccep­


table, comme tuer, se tuer ou se soumettre par lâcheté. Le
déni coûte moins cher car il n'expose pas au risque du
retour du refoulé et permet de ne plus éprouver comme un
danger ou une douleur, une agression passée. Mais pour
cela, il faut travailler son histoire, remanier la représenta­
tion de la tragédie afin que le sujet parvienne à supporter
ses récits intimes. Parfois même, l’histoire traumatisante
devient socialement acceptable quand le blessé a le talent
d’en faire un journal, un théâtre ou une relation qui
contribuera à rendre sa souffrance utile aux autres.

Ordalie secrète et réinsertion sociale

Mais avant de parvenir au don de soi, il faut que le


petit blessé redevienne maître de ses émotions et de ses
actions. Certaines saynètes comportementales surpre­
nantes pour un adulte possèdent cette fonction qui permet
à l'enfant de reprendre possession de son destin bousculé.
Quand Tinho Banda, sept ans, vit que les rebelles de
Renamo revenaient dans son village, il n’a pas eu trop
peur. Pourtant la veille, ils avaient tué à coups de hache sa
mère et le bébé quelle portait dans son dos3?. Il se cacha
tranquillement sous un meuble, tira devant lui un coussin,
et s'appliqua patiemment à ne pas bouger et respirer à
peine. Après le départ des tueurs, l'enfant s'est rendu à
pied près de Petauke, dans un campement à l’est de la
Zambie. Il raconta simplement comment il avait échappé
au massacre et deux fois de suite entendit un adulte expli­
quer : « Heureusement qu’il n’a pas éternué, il aurait été
massacré. » Cette phrase, prononcée au-dessus de lui,

39. Fozzard S., 1995, Surviving Violence. A Recovering Programme for


Children and Families, International Catholic Child Bureau. Genève.

190
LES VILAINS PETITS CANARDS

entre adultes, signifiait dans l'esprit du petit garçon que sa


vie ou sa mort dépendait d’un comportement qui aurait pu
lui échapper.
Cette passivité lui déplaisait sans qu'il sache pourquoi.
Quand il se remémorait la scène où il était caché et l’asso­
ciait à la phrase des adultes, il éprouvait une sorte d’irrita­
tion. Ce qui l’angoissait, c’était la phrase qui indiquait un
destin de soumis : « Une force peut s’imposer à moi et me
contraindre à exprimer quelque chose qui me condam­
nera ! » Le simple fait d’envisager son avenir avec cette
menace tapie au fond de lui le tracassait beaucoup. Un
jour où il s’ennuyait au camp, ce qui était fréquent, il prit
une herbe sèche et l’introduisit dans son nez pour se faire
éternuer. Les adultes avaient raison : le fait de ne pas être
maître de son corps pouvait menacer sa vie. Alors il
s’entraîna. Après quelques tentatives, il parvenait à se
mettre des herbes dans le nez, saigner un peu, pleurer
beaucoup, mais ne pas éternuer du tout. Les adultes pen­
saient que le gamin était dérangé, mais ils lui pardon­
naient après ce qu’il avait vécu. Quant à Tinho, cette
saynète cent fois répétée lui permettait de se signifier : « Je
suis plus fort que les agressions que je m’inflige dans le
nez. Je suis maître de mon corps. Il suffit que je
m’entraîne à résister à la douleur et au besoin d’éternuer.
Je sais ce qu’il faut faire pour ne plus avoir peur. Je peux
- penser à mon avenir. Je décide que le bonheur est pos­
sible. »
Il existe encore aujourd’hui, dans certaines cultures
africaines ou océaniennes des rituels ordaliques par le fer
rouge ou l’immersion. L’individu jugé coupable par son
groupe ou par lui-même se met à l’épreuve de ces agres­
sions naturelles. En surmontant la souffrance du feu ou de
l'eau, il se donne la preuve qu’il n’est pas coupable et que
la société lui permet d’exister. L’ordalie intime de l'herbe

191
LES VILAINS PETITS CANARDS

dans le nez permettait à Tinho de se signifier que, grâce à


ce procédé, il avait conquis le droit de vivre, même si les
assassins en décidaient autrement. La saynète apparem­
ment absurde devenait pour Tinho fondatrice d’un proces­
sus de résilience qui plus tard a pris un aspect adulte :
« Même si l’on m’agresse et si je souffre, rien ne m’empê­
chera de réaliser mes rêves. »
L'attente du malheur est déjà un malheur, alors que
Tinho, grâce à sa saynète ordalique, se mettait en attente
de bonheur : « Aujourd’hui, je suis seul, petit et mal­
heureux, mais je viens de gagner la preuve qu’un jour le
bonheur sera possible, si je le veux. »
La perception, sur le coup, n'est pas symbolisable.
Mais après coup, quand l'acte s’intégre dans une saynète
signifiante, la perception «veut dire» quelque chose. Le
scénario de l’herbe dans le nez symbolisait le moyen de
s’en sortir, de ne plus être soumis, ballotté par les agres­
sions de la vie. Tinho désormais savait affronter.
On peut imaginer qu’à l’âge de quinze mois, Tinho
savait déjà jouer à faire semblant et que ce petit scénario
lui avait donné confiance en lui, puisqu’il lui permettait de
devenir un petit comédien capable de modifier le monde
mental des adultes qui l’aimaient. Après sa terrible
» épreuve, Tinho se refaisait acteur de son développement.
L'exploit de se reprendre en main lui redonnait la
confiance qu’il avait acquise quand il était tout petit.
Même quand un enfant pense : « Je ne pourrai jamais
oublier », c’est dans la représentation du trauma qu’il peut
se remodeler. « Je ne peux pas ne pas avoir connu ça. C’est
dans ma mémoire, dans mon passé, dans mon histoire,
dans moi. » Mais il faut deux souffrances pour faire un
traumatisme et la deuxième se passe dans la représenta­
tion qu’on s'en fait. Elle dépend donc autant du regard des
autres (« Cet enfant est foutu ») que d’une aptitude à la

192
LES VILAINS PETITS CANARDS

créativité : « Il faut absolument que j’en fasse une repré­


sentation supportable, une œuvre d’art, une œuvre utile. »
Cette promotion de la subjectivité est une puissante imita­
tion à l’aventure intellectuelle.
Ce processus n’est pas rare à condition que l’enfant
ait la possibilité d'apprendre qu'il peut se faire aimer. Il
faut ensuite, après le trauma, que l’entourage lui propose
des lieux d’expression. Alors on pourra assister à une
« brusque éclosion des capacités intellectuelles insoupçon­
nées qui permet au sujet d’accomplir de super-performan­
ces, d’évaluer la situation avec une grande clairvoyance
totalement inconsciente, et de faire très exactement ce
qu’il faut pour assurer la survie40 ». Un trauma peut donc
marquer à vie le développement d’un être humain et ne
pas obligatoirement mener à la névrose. Ce qui n'empêche
que l’agression reste la référence intime du blessé et
gouverne en secret la plupart de ses choix.

Déclaration de guerre contre les enfants

Les plus grands agresseurs d’enfants, aujourd’hui sur


la planète, sont les États quand ils font la guerre ou
provoquent des effondrements économiques ou sociaux.
Les agressions familiales physiques, morales ou sexuelles
viennent ensuite, bien avant les agressions dues à la mal­
chance.
Les chiffres de l’agression sont obscènes. Dire qu'il y
a trente millions d’orphelins en Inde dont douze millions
en situation d’extrême misère, cinq millions d’enfants
handicapés et douze millions sans abri provoque un certain

40. Bertrand M., « Les traumatismes psychiques, pensée, mémoire,


trace », in : Doray B., Louzun C., Les Traumatismes dans le psychisme et la
culture, op. cit., p. 42.

193
LES VILAINS PETITS CANARDS

engourdissement intellectuel, comme si l’énormité des


nombres entraînait une impossibilité de représentation,
comme si la distance du crime inhibait l’empathie : « C’est
trop loin de chez nous, on ne peut pas prendre en charge
tous les malheurs du monde. » En fait « ces grands événe­
ments planétaires hypothèquent, pour la vie, le dévelop­
pement de centaines de millions d’enfants actuellement,
et le poids de ce fléau est suffisamment lourd pour ralentir
le développement social et économique de nombreuses
nations41 ».
Grâce à la technologie des armes et des transports, le
xxe siècle a découvert une barbarie que ni l’Antiquité ni le
Moyen Âge n’avaient connue : la guerre contre les enfants !
La Turquie au début du xxe siècle a massacré volontaire­
ment des enfants parce qu’ils étaient arméniens. Vingt ans
plus tard, la très cultivée Allemagne a profité des
prouesses industrielles et de son impeccable administra­
tion pour mieux organiser l’anéantissement de centaines
de milliers d'enfants qui avaient commis le crime de naître
dans des foyers à peine différents. Et même les généreux
Américains, qui ont donné la victoire aux démocraties,
auraient peut-être pu éviter de lancer la bombe sur Naga­
saki 42.
Si Auschwitz avait lieu aujourd'hui, il passerait au
journal télévisé. Une chaîne montrerait la propreté des
camps et la politesse des gardiens. Un journaliste voyou
s’étonnerait de l’existence de cheminées incongrues dans
un lieu destiné à libérer par le travail. Alors, le soir en

41. Ehrensaft E., Kapur M., Tousignant M., 1999, « Les enfants de la
guerre et de la pauvreté dans le tiers-monde», in : Habimana E.,
Ethier L. S., Petot D., et Tousignant M., Psychopatholoeie de l'enfant et de
l'adolescent, op. cit., p. 641.
42. Tomkiewicz S., 1997, « L’enfant et la guerre *, in : Bertrand M.,
Les Enfants de la guerre et les violences civiles, op. cit., p. 12. et Todorov T.,
2000, Mémoire du Mal, passion du Bien, Seuil.

194
LES VILAINS PETITS CANARDS

ville, dans nos dîners d’amis, nous nous disputerions un


peu, en buvant un bon vin. Ce qui entre dans la parole
publique des gens civilisés est tellement différent de ce qui
se passe dans le monde de ceux qui se débattent dans la
boue du réel. C’est là qu’il faut aller.
La mise en place du processus de résilience externe
doit être continue autour d’un enfant blessé. Son accueil
après l’agression constitue la première maille nécessaire et
pas forcément verbale, pour renouer le lien après la
déchirure. La deuxième maille, plus tardive, exige que les
familles et les institutions offrent à l’enfant des lieux pour
y produire ses représentations du traumatisme. La troi­
sième maille, sociale et culturelle, se met en place quand
la société propose à ces enfants la possibilité de se sociali­
ser. II ne reste plus qu’à tricoter sa résilience pendant tout
le reste de sa vie.
Au Kosovo, tout de suite après la guerre, beaucoup
d’enfants étaient blessés. À Pocklek, une petite fille âgée de
cinq ans avait été enfermée dans une pièce avec une cin­
quantaine d’adultes de sa famille et de son village. Les sol­
dats les ont mitraillés puis ont mis le feu au tas de corps.
Comme l’enfant était tombée la première contre le mur, au
fond de la pièce, le poids des cadavres ne l’a pas écrasée et
l’a protégée des balles et du feu. C’est son père qui l’a
découverte, après avoir enlevé un à un les corps de ses
amis et de sa famille. Mais cet homme, vivant un cauche­
mar, n’a pas eu la force de sécuriser la fillette. Non seule­
ment il a dû soulever les corps de ses proches déchirés et
brûlés, mais chaque fois qu'il portait dehors un débris, il
pensait : « Je n’étais pas là... je cherchais des champignons
dans la forêt pendant qu’on les fusillait... je m’amusais
quand on les brûlait... » Le père, hébété par le malheur et
la culpabilité, n’a pas compris quand la fillette, ruisselante
de graisse noire et du sang des autres, s’est dressée der-

195
LES VILAINS PETITS CANARDS

rière les cadavres. Il ne l’a pas embrassée. Une voisine a


lavé l’enfant qui aussitôt a saisi deux poupées et s’est réfu­
giée dans une brouette quelle a refusé de quitter pendant
deux mois.
Quand nous avons rendu visite au père43, il a refusé
d’être aidé. Si par malheur il s’était senti mieux, si par
malheur le plaisir de vivre était revenu en lui, il aurait eu
l'impression d'être un monstre et se serait puni. Il fallait
qu’il expie le crime de pas avoir été là pour mourir avec les
siens. Alors, il se dévouait pour ses voisins et pour la fil­
lette qu’il entraînait dans sa souffrance.
Il a fallu beaucoup négocier pour lui demander
d’emmener la petite chez « Enfants réfugiés du monde »
qui avait installé un centre à Pristina. En nous montrant
l'enfant qui se balançait dans sa brouette, le père nous
disait qu’il ne croyait pas à la résurrection. David, le pre­
neur de son, a entrepris de faire le pitre en sautant sur
place comme un kangourou, ce qui a beaucoup intéressé
l’enfant. Après quelques minutes de cette psychothérapie
non verbale de haut niveau intellectuel, la petite fille a
rejoint le jeune homme et, elle aussi, s’est mise à sauter
comme un kangourou. Le père était ahuri de voir le visage
enfin souriant de son enfant. Son immense malheur avait
composé autour de la fillette une bulle sensorielle dont elle
ne pouvait se désengluer. Après avoir eu la preuve
comportementale que sa fille désirait encore vivre, le père
a accepté de l'emmener chez « Enfants réfugiés du
monde » où l’on n’a pas parlé de sa tragédie. Accueillie par
des sourires, quelques caresses et des jeux, elle a repris
goût à la vie, entraînant son père dans sa renaissance. Une
tentative plus ambitieuse n’aurait peut-être pas eu d’aussi
bons résultats que cette réaction humaine élémentaire et

43. Anglade M., Pirot D., Cyrulnk B.. 1999, in : Allain-Regnavlt M.,
Va-t'en la guerre, émission France 2, 11 novembre.

196
LES VILAINS PETITS CANARDS

pourtant si difficile. On n’a pas toujours le talent de faire


le pitre ou de sourire à un enfant blessé. C’est alors que la
détresse et la stupeur risquent de se transformer en traits
stables de son caractère.
Depuis les bombardements de Londres en 1942, on
sait que les réactions psychologiques des enfants dépen­
dent de l’état des adultes qui les entourent. Mais le
bombardement, dangereux dans la réalité, n’est pas ce
qui donne le plus de troubles subjectifs. Le trauma, c’est
l’assomption de l’intersubjectivité. Quand, lors des bom­
bardements, les enfants étaient entourés par des adultes
anxieux, ou quand l’instabilité du groupe, les évacuations,
les fuites, les blessures ou les morts empêchaient la mise
en place de tuteurs de résilience, une grande proportion de
ces enfants manifestait des troubles parfois durables. Mais
quand ils étaient entourés par des familles sereines, ce qui
n’était pas toujours facile, ils ne manifestaient aucun
trouble psychique44 45. Et même les enfants seuls s'en sor­
taient mieux quand, loin de leurs parents, ils éprouvaient
du plaisir à monter sur les toits pour assister au mer­
veilleux spectacle des déflagrations, des incendies et de
l’écroulement des maisons. Le pouvoir toxique de l’événe­
ment ne réside pas seulement dans les caractéristiques des
circonstances. « C’est dans la mesure où il rompt l’étayage
parental que l’événement provoque une perturbation chez
l’enfant 4’. » C’est la manière dont les figures d’attachement
traduisent la catastrophe en exprimant leurs émotions
qui calme l’enfant ou l’affole. Un événement intense qui
n’altère pas les proches de l’agressé provoque finalement

44. Carey-Trezfer C.J., 1949, «The Resuit of a Clinical Study of


War-damaged Children who Attended the Child Guidance Clinic s, The
Hospital for Sick Children, Greet Ormond Street, London, Journal of
Mental Science, 95, p. 335-599.
45. Baddoura C., 1998, « Traverser la guerre », in : Cyrllnik B. (éd.),
Ces enfants qui tiennent le coup, Hommes et perspectives, p. 81.

197
LES VILAINS PETITS CANARDS

assez peu de dégâts psychiques. Alors qu’un événement


moins violent peut entraîner de graves altérations quand il
détruit son entourage.

Agir et comprendre pour ne pas souffrir

Ceci explique que les guerriers libanais, qui ont mani­


festé le moins de syndromes post-traumatiques alors qu’ils
avaient parfois subi des épreuves terribles, sont ceux qui
étaient fêtés, soignés et adulés quand ils rentraient chez
eux. Alors que les « vétérans » américains du Viêt Nam ont
été très altérés parce que, dès leur retour dans leur propre
pays ils ont été critiqués. De même certains soldats fran­
çais, qui se demandaient ce qu'ils fabriquaient en Algérie
et qui ont été couverts d'insultes et de crachats en reve­
nant à Marseille, ont fait de véritables confusions men­
tales. Longtemps, ils ont revécu chaque jour les drames
auxquels ils avaient participé sans les comprendre, sans
maîtriser l’action, ni sa représentation. Quand une épreuve
est insensée, nous devenons incohérents puisque, ne
voyant pas clairement le monde où nous vivons, nous ne
pouvons pas y adapter nos conduites. Il est nécessaire de
penser un fracas pour lui donner du sens, autant qu’il est
nécessaire de passer à l’acte en l’affrontant, en le fuyant ou
en le métamorphosant. Il faut comprendre et agir pour
enclencher un processus de résilience. Quand l’un des
deux facteurs manque, la résilience ne se tricote pas et le
trouble s’installe. Comprendre sans agir est propice à
l’angoisse. Et agir sans comprendre fabrique des délin­
quants.
Lors des guerres, ceux qui voient le drame sans agir,
ceux qui observent passivement, composent le groupe qui
fournit le plus fort contingent de syndromes post-trauma­
tiques. « Restriction de l’emploi des armes, absence

198
LES VILAINS PETITS CANARDS

d’ennemi désigné, perte du sens de la mission, tous ces


éléments vont dans le sens de la passivité, facteur
de vulnérabilité éminemment déstabilisant et doulou­
reux 46. »
Selon les guerres, le nombre des stress traumatiques
varie énormément47. La variabilité de ces troubles dépend
du contexte qui donne à certains soldats une possibilité de
résilience, alors qu’il en rend d’autres vulnérables.
Agir sans comprendre ne permet pas non plus la rési­
lience. Quand la famille s'effondre et que le milieu social
n’a rien à proposer, l’enfant s’adapte à ce milieu insensé en
mendiant, en volant et parfois en se prostituant. Les fac­
teurs d’adaptation ne sont pas des facteurs de résilience,
puisqu’ils permettent une survie immédiate mais arrêtent
les développements et préparent souvent une cascade
d’épreuves.
Dans un milieu sans lois ni rituels, un enfant qui ne
serait pas délinquant aurait une espérance de vie très
brève. Le fait de mettre son talent, sa vitalité et sa
débrouillardise au service de la délinquance, prouve qu’il
est sain dans un milieu malade. Quand la société est folle,
l’enfant ne développe une estime de soi qu’en réussissant
de beaux coups et en rigolant des agressions qu’il inflige
aux adultes empotés. Quand le monde tombe en ruine et
que la famille disparaît, l’approbation parentale ne sert
plus à l’enfant de modèle de développement et cède la
place « à l’approbation des pairs comme prédicteur de
l’estime de soi48 ». Or les « premiers pas de l’estime de soi

46. Lebigot R., 7° Entretien Science et Défense, in : Ric>t S., 1996,


« Le stress des soldats de la Paix », Impact Médecin, n° 307, 26 janvier.
47. Chneiweiss L., 1998, « Les états de stress post-traumatiques »,
Abstract Neuro-Psy, n° 176, janvier, p. 12-17.
48. Harter S., 1998, « Comprendre l’estime de soi de l’enfant et de
l’adolescent. Considérations historiques, théoriques et méthodolo­
giques », in : B olognini M., P rêteur Y., Estime de soi, Delachaux et Nies-
tlé, p. 63.

199
LES VILAINS PETITS CANARDS

se font toujours sous le regard de l’autre49 ». Quand, à


cause d’un effondrement social, les rapports se réduisent à
la force, l’enfant se sent confiant dès qu’il a réussi à voler
ou ridiculiser un adulte. C’est sa manière de s'adapter à
une société folle, mais ça n’est pas un facteur de résilience
car ça ne lui permet ni de comprendre ni d’agir : pas de
sens, juste dans l’immédiat une misérable victoire.
Tom raconte : « Je pense au train qui, au début du
mois de juin 1945, m’amenait avec une centaine d’enfants
de Buchenwald à Paris. La traversée de l'Allemagne a duré
trois ou quatre jours. Chaque fois ce fut une véritable
horde d’Attila qui s’abattait sur la campagne, ravageant
champs, vergers, granges, détruisant tout ce qui ne pouvait
pas être volé. Or, dès que nous avons franchi la frontière
française, un mot d’ordre impératif circula : “Nous
sommes dans un pays ami, on se tient bien. ” Le résultat
était là, de Thionville à Paris, bonne tenue, enfants
propres, des sourires et des mercis50 51. »
Avec un recul de cinquante ans, on sait aujourd’hui
que la plupart de ces loups délinquants, bagarreurs,
voleurs et vandales ont évolué vers une bonne adaptation
sociale, parfois même surprenante. Certains sont devenus
tailleurs ou commerçants. Beaucoup se sont épanouis
dans des milieux intellectuels, en tant que romanciers ou
professeurs d’université. Il y a eu un nombre important de
créateurs, gens de théâtre ou de cinéma, il y a même eu un
prix Nobel de littérature, car « l’expérience traumatique
peut exacerber la créativité’1 ». Si cette cohorte de deux
cents enfants était restée dans une culture effondrée, ou

49. André C„ Lei.ord F., 1999, L'Estime de soi. op. cit., p. 78.
50. Tomkiewicz S., 1997, « (Résumé) L'enfant et la guerre », in : Ber­
trand M., Les Enfants dans la guerre et les violences civiles, op. cit.,
p. 28-29.
51. Gannagé M., 1999, L’Enfant, les parents et la guerre. Une étude cli­
nique au Liban, op. cit., p. 30.

200
LES VILAINS PETITS CANARDS

dans une institution ne sachant établir que des rapports de


force, un grand nombre d’entre eux aurait probablement
connu une carrière de délinquants.
Pourtant, dans ce même cheminement qui les a
presque tous fait passer de l’effondrement familial, de la
torture à Buchenwald, à l'accueil en France, les réactions
individuelles étaient déjà differentes. Presque tous étaient
âgés de huit à quatorze ans au moment de la blessure,
presque tous avaient connu les mêmes immenses épreuves,
presque tous ont été métamorphosés par l’accueil de la
France. Mais quelques-uns avaient trop bien appris le
mécanisme de défense par la délinquance, pour se laisser
aller au plaisir de l’intégration. Ces enfants-là n'étaient pas
ceux qui avaient été les plus agressés mais plutôt ceux qui
avaient auparavant acquis un type d’attachement insécure,
évitant ou ambivalent. Ayant incorporé une aptitude à réa­
gir par des conduites autocentrées, ils se sont défendus,
lors de l’agression sociale, par des passages à l’acte impul­
sifs au lieu de réaliser des conquêtes exploratoires. D’ail­
leurs ces enfants-là éprouvaient de la fierté à s’opposer à
l’institution pourtant généreuse. Ils interprétaient comme
une tentative de racolage les efforts des moniteurs attentifs
et n’éprouvaient de joie que lors de leurs fugues, larcins ou
bagarres. Ils étaient mal jugés par les autres enfants, ce
qui les marginalisait encore plus. Il ne s’agit pas de dire
qu’un attachement insécure mène à la délinquance, mais
de proposer l’idée que l’apprentissage d’un attachement
sécure avait rendu plus facile la reprise du tricot de la rési­
lience après la déchirure de l’agression.
Comme il arrive souvent, la réciproque n’est pas vraie.
Certains enfants maltraités au cours de leurs premiers
mois répondent à ces immenses agressions quotidiennes
de cris, de coups, de brûlures et d’intenses secouements,
par une hébétude, un repli sur soi qui les protège en arrê­

201
LES VILAINS PETITS CANARDS

tant leur développement. En se faisant oublier, ils sont


moins agressés. Ce type d’attachement hébété, qui les
préserve un peu, les désocialise beaucoup, puisqu'ils
apprennent à mal côtoyer les autres. Plus tard, l’école
n'aura aucun sens pour eux et deviendra même dérisoire :
« Le théorème de Pythagore est ridicule, non-sens. Ça ne
veut rien dire, rien, comparé à ce qui m’attend ce soir à la
maison. » La rue, au contraire, les apaise un peu, leur
donne un sentiment de liberté, de distraction, et même de
gaieté... en attendant l’épreuve du froid, de la faim, des
coups et de la prostitution qui les sauve, dans un premier
temps. Ces défenses adaptatives protègent ces enfants,
mais ne constituent pas un facteur de résilience
puisqu’elles engagent leur trajectoire existentielle vers un
monde encore plus brutal qui les blessera de plus en plus.
Pourtant, un attachement hébété, l’adaptation par la
brutalité à un monde brutal n’empêche pas la possibilité
de résilience.
Tim a illustré cette idée : « Moi fils d’alcoolique,
enfant abandonné, j’ai tordu le coup (sic) à la fatalité... J’ai
trois ans et ma mère vient de m’attacher à un poteau élec­
trique... Elle s'éloigne. » À l'âge de quatre ans, Tim dort
tout nu dans la niche de Semla, son ami le chien. Son père
l’enferme dans la cave, le frappe, le défigure, lui casse les
jambes. Il a cinq ans. Soigné à l’hôpital pour une longue
rééducation, il sait à peine parler. À sept ans, mis sur le
marché des orphelins, il subit la maltraitance institu­
tionnelle, le mépris, l'isolement affectif puis la « prison des
fous ». On le place à la campagne où un petit copain, en
jouant dans la grange avec des bougies, met le feu à la
ferme. C’est le gosse de l’Assistance que les gendarmes
viendront chercher. En maison de correction, il apprend à
se bagarrer. Sa violence devient sa seule fierté dans un
monde gouverné par l’humiliation. Il admire les crânes

202
LES VILAINS PETITS CANARDS

rasés des enfants voleurs et les grands qui ont commis des
hold-up. La vengeance devient sa seule dignité qui
l’entraîne dans la fugue, le vol, la bagarre, le viol, la prosti­
tution. Il a douze ans.
Pourtant dans ce cauchemar, un tout petit fil permet­
tait d’espérer la résilience. Il gardait au fond de lui-même
un désir d’amour, une flammèche d’images tendres qu'il ne
pouvait pas exprimer puisqu’il parlait à peine et qu’on le fai­
sait taire. Il se blottissait la nuit contre son chien dans la
niche. Dans le désert affectif de l’hôpital, il rêvait de voir
entrer son père, élégant et gentil. À la ferme, avant l’incen­
die, il avait pu nouer un attachement sécure avec « papa
Gaby » qui l’appelait « fils » et ne lui demandait pas de
l’appeler « papa ». Ce lien a été bref, dans le réel, mais dans
la mémoire il a duré longtemps, or c’est là que se construit
l’identité. Cette flammèche affective lui a permis de ne pas
rater les rencontres avec les personnages signifiants qui ont
rendu possibles les premières mailles du tricot de sa rési­
lience. Bien sûr, c’est le hasard qui les a mis sur sa route,
mais c’est un hasard signifiant puisqu’il a su le rencontrer.
Sans cette flammèche affective, il l’aurait simplement
croisé. Alors, il aurait raté Léon le vagabond qui chaque soir
lui commentait Le Monde. Il n’aurait pas été sensible à cette
femme juge qui, au lieu de le punir comme d’habitude ou de
le condamner à l’aide sociale, a exigé qu’il revienne six
mois plus tard avec un bon livret scolaire. Il n’aurait pas
écouté ce prêtre qui a donné un sens à sa terrible existence.
Et surtout, il n’aurait jamais su rencontrer Martine qui l’a
métamorphosé.
Aujourd’hui, père de quatre enfants, ce n’est pas la mal­
traitance qu'il répète. Bien au contraire, ses rencontres avec
des personnages signifiants ont transformé la flammèche
affective en amour constant. Devenu apiculteur, il est boule­
versé par les tordus, les cassés, et les handicapés qui lui

203
LES VILAINS PETITS CANARDS

donnent des leçons de courage. Depuis, il se sert de son


existence fracassée pour expliquer à tous les enfants, et sur­
tout aux blessés, que l’amour et le pardon sont les ingré­
dients de sa résilience. « Je témoigne qu'il n'y a pas de
blessures qui ne puissent être lentement cicatrisées par
l’amour52. »

Quand la guerre allume


des flammèches de résilience

Les guerres, quand on parvient à les traverser, ne


constituent pas forcément un milieu plus traumatisant que
les agressions quotidiennes. Ce qui façonne un enfant, c’est
la bulle affective qui l’entoure chaque jour et le sens que son
milieu attribue aux événements. C’est ça qui détruit un
enfant ou tricote sa résilience.
Tout se passe comme si chaque guerre avait sa « per­
sonnalité » propre qui crée pour les enfants des conditions
de blessures et de réparations différentes. Assez curieuse­
ment, la structure de l’événement de guerre permet ensuite
à la culture de lui attribuer des significations plus ou moins
traumatisantes.
Quand les aristocrates faisaient la guerre pour s’appro­
prier une terre voisine, ils payaient de leur poche les armes,
les uniformes et les hommes. Ils n'aimaient pas qu’on les
leur casse. Depuis la victoire populaire de Valmy, les
guerres napoléoniennes dépassaient parfois cent mille
morts par bataille, car les hommes devenaient moins coû­
teux et qu’une grande partie du budget de la nation leur
était consacrée. La mort frappait majoritairement les sol­
dats pendant la guerre de 14-18. Mais la Seconde Guerre

52. Guénard T., 1999, Plus fort que la haine, Presses de la Renais­
sance, p. 269.

204
LES VILAINS PETITS CANARDS

mondiale, grâce aux progrès techniques, a rendu possible


les massacres de civils, en jetant des bombes approxima­
tives. Les soldats étaient encore civilisés. Les nazis violaient
peu et n’assassinaient en riant que les groupes humains que
leur fiction collective présentait comme des non-hommes à
supprimer au nom de leur morale. Depuis quelques décen­
nies, le viol, la torture des civils et le massacre des enfants
font partie des plans de guerre. Les soldats des Balkans se
sont rendus célèbres par leurs viols. « Les violences politico-
ethniques en cours au Burundi depuis octobre 1993 ont
complètement bouleversé la prise en charge des deuils par
la tradition », provoquant ainsi « la destruction massive de
l’appareil psychique avec la faillite des valeurs morales53 ».
Au Moyen-Orient, certains groupes armés ont installé leurs
canons et leurs quartiers généraux dans les hôpitaux et les
écoles de façon à provoquer l’indignation internationale
en cas de riposte. Pourtant, au Liban, certaines règles
humaines étaient encore respectées : trêves religieuses, res­
pect des civils, tortures moins systématiques. Dans un tel
contexte où l’on s’entretuait de manière encore civilisée, le
massacre de Sabra et Chatila par les milices chrétiennes,
devant une armée israélienne aux yeux fermés, a pris un
relief scandaleux. Dans un autre contexte, en aurait-on seu­
lement parlé ?
C’est à partir de la Seconde Guerre mondiale, et surtout
à propos des enfants survivants de la Shoah qu’on a
commencé à décrire les troubles attribuables aux persé­
cutions et aux privations affectives. Le concept de « carence
affective » a été vivement combattu par les féministes des
années 1940. La grande anthropologue Margaret Mead
notamment, avait soutenu que les enfants n’avaient pas

53. Barancira S., 1997, « Aspects psychiatriques en situation de cata­


strophe au Burundi. La crise d’octobre 1993 », p. 45 et 53. in : Ber­
trand M., Les Enfants dans la guerre et les violences civiles, cp. cit.

205
LES VILAINS PETITS CANARDS

besoin d’affection pour se développer et que les descriptions


cliniques de René Spitz et John Bowlby correspondaient en
fait au désir des hommes d’empêcher les femmes de travail­
ler 54. Pour avoir une telle position en 1948, il fallait s’appli­
quer à ne pas lire les travaux d’Anna Freud, Dorothy
Burlingham, qui allaient être suivis par ceux de Myriam
David, Geneviève Appel, Mary Ainsworth et beaucoup
d’autres femmes qui ont réalisé exactement les mêmes des­
criptions comportementales et les mêmes prises en charge
psychologiques. Aujourd'hui, cette critique n’a plus aucun
sens.
Le devenir des enfants agressés par la guerre du Liban
(1975-1991) permet de mieux comprendre pourquoi cer­
tains s'en sont sortis alors que d’autres en souffriront peut-
être toute leur vie55. Myma Gannagé a comparé des enfants
qui ont vécu la guerre au Liban avec d’autres qui, immigrés
à Paris, ont vécu la guerre à travers les paroles de leurs
parents. Un troisième groupe de petits Parisiens servait de
contrôle. Cette méthode comparative permet de repérer les
troubles, d’en suivre le devenir et de découvrir parfois une
cause.
Ce qui saute aux yeux, c'est qu’un tiers des enfants
« vont bien » malgré leur traversée de seize années de
guerre. Mais, fait remarquable, ils appartiennent tous aux
niveaux socioculturels favorisés. Ce n’est certainement pas
le chiffre de la feuille de paye des parents qui a sauvé ces
enfants, mais la manière de vivre et de parler qui a composé
autour d’eux une bulle protectrice. Très jeunes, ces enfants
se sont bien exprimés et sont passés avec souplesse de la
description du réel à l’expression de leurs fantasmes. Ils
craignaient qu’on agresse ceux qu’ils aimaient ou qu’on les

54. Lebovici S., Lamour M., « L’attachement chez l’enfant. Quelques


notions à mettre en évidence », Le Carnet psy, op. cit.. p. 21.
55. Gannagé M., L’Enfant, les parents et la guerre, op. cit.

206
LES VILAINS PETITS CANARDS

en sépare. Quand le contexte social est agressif, on constate


régulièrement la fonction apaisante de l’attachement. Les
couples se soudent, les familles s'entraident et deviennent
des havres quand le monde est hostile.
En revanche, on trouve des enfants perturbés à tous les
niveaux socioculturels. Leurs postures abattues, leurs
comportements lents, leurs visages défaits expriment la tris­
tesse, mieux que les mots qu’ils maîtrisent encore mal. Leur
peu de goût pour les jeux, leur faible intérêt pour l’école
témoignent de leur perte de vitalité, de leur difficulté à jouir
des choses de la vie et du retrait relationnel que cela risque
d’entraîner. Souvent quand ils font un dessin ou une
construction en pâte à modeler, ils les détruisent soudain et
sont désespérés. On a l’impression que ce scénario compor­
temental veut dire : « Tout ce qui vient de moi est sans
valeur. Ça ne mérite pas d’être regardé car c’est le témoin de
ma médiocrité. »
Pourtant, là aussi on pourrait saisir quelques flam­
mèches de résilience. Ces enfants mûrissent trop tôt parce
que, ayant été rendus sensibles aux malheurs, c’est ce qu’ils
savent le mieux voir. Ils sont attirés par les blessés et
désirent les aider. Ils comprennent ce mode de relation qui
les revalorise. Le comportement oblatif qui consiste à don­
ner à ses propres dépens leur permet de gagner un peu
d’affection, au risque de rencontrer quelqu’un qui en profi­
tera, car ils sont faciles à exploiter. Ce don de soi n’a pas la
' grandeur du sacrifice puisqu'ils le font discrètement, par­
fois même en cachette. L’oblativité prend plutôt l’effet d’un
rachat par ceux qui ont commis le crime de survivre quand
leurs proches sont morts.
Ces enfants, adultes trop tôt, aiment devenir parents de
leurs parents °6. Ils se sentent un peu mieux en vivant de
cette manière qui les prive d’une étape de leur développe-

56. Le Goff J.-F., 2000, L'Enfant parent de ses parents, L'Harmattan.

207
LES VILAINS PETITS CANARDS

ment mais les revalorise et les socialise. Ne les félicitez pas


pour ce comportement, car ils détestent tout ce qu’ils font.
Vous risqueriez de saboter ce lien fragile. Vous les trouvez
mignons et touchants parce que ce sont des enfants. Mais
leur fraîcheur apparente masque leur malaise. Quand on est
malheureux, le plaisir nous fait peur. Non seulement, on n’a
pas le désir du plaisir, mais encore on a honte à l’idée
d’avoir du plaisir. Alors, l’enfant trop adulte découvre un
compromis : il s’occupera des autres.
Ces enfants qui veulent fuir leur enfance haïssent le
passé qui s’impose dans leur mémoire encore fraîche. Ils la
combattent grâce à une préparation comportementale au
déni, une jovialité excessive, une recherche exaspérée de ce
qui peut faire rire, une quête d’engagements superficiels,
une hyperactivité incessante qui les pousse vers le présent
en fuyant le passé.
Une autre flammèche importante est constituée par les
fantaisies de toute-puissance, justifiée par le réel puisqu'ils
ne sont pas morts, eux. Dans leurs fantaisies, ils demandent
aux fées de leur donner la force, l’argent, le savoir et surtout
l’amour. Très souvent, ils inventent un compagnon ou une
compagne avec qui ils vivent jour et nuit. Ces rêveries déli­
cieuses les protègent du réel sordide. Ils donnent rendez-
vous chaque soir, en rêve éveillé, à un copain, une copine,
un cheval ou un chien qui saura les aimer sans discuter. Un
sourire, un geste, une présence imaginaire suffisent quand
on est tout seul. On invente des films intimes qu’on se pro­
jette dans l’espace du dedans quand le réel est trop cruel.
Les animaux jouent un rôle vital dans ces blessures affec­
tives. Ils sont toujours présents, disponibles, prêts à aimer
et à se laisser soigner, ce qui pour un enfant-parent est une
bonne affaire57.

57. Matignon K. L., 2000, Sans les animaux le monde ne serait pas
humain, Albin Michel.

208
LES VILAINS PETITS CANARDS

Il arrive que les parents éteignent ces flammèches de


résilience quand ils surinvestissent l’enfant. Certaines mères
seules, veuves, ou très malheureuses, s’apaisent elles-
mêmes grâce à ce processus de parentalisation désespérée.
« Je ne me sens bien que lorsque je m’occupe de mon
enfant. J’aime renoncer à moi-même, jusqu’à l’épuise­
ment. » Le dévouement envahissant apprend à l’enfant une
passivité qu’il reprochera plus tard à sa mère, au moment
de la nécessaire autonomie des adolescents. La mère hyper-
protectrice, qui comble immédiatement les besoins de son
enfant, risque d’induire dans son psychisme une difficulté à
la représentation, puisque tout est toujours là.
Lors des premières années, la résilience est facile et
pourtant fragile. Selon les réactions du milieu, les flam­
mèches de résilience pourront s’éteindre, se dévoyer ou se
renforcer jusqu’à devenir une solide manière d’être.
Le plus sûr moyen d’éteindre les flammèches de rési­
lience, c'est de placer l’enfant dans un milieu abîmé où il
s’attachera à des adultes dépressifs. Le processus de déve­
loppement le plus altéré est l’anaclitisme, quand le petit
enfant ne trouve rien autour de lui pour étayer ses déve­
loppements 58. Lorsque le milieu de vie, avant l’âge de deux
ans, a été plusieurs fois de suite bouleversé par un fracas
social, l’enfant ne trouve aucun étayage physique ou affectif
sur lequel s’appuyer. C’est dans ce groupe-là qu’on trouve le
- plus fort pourcentage de nourrissons anaclitiques ou
d’enfants gravement déprimés59. On ne peut pas se dévelop­
per dans un milieu où aucun repère physique n’est stable et
où les figures d’attachement du triangle parental sont elles-
mêmes éteintes par le malheur.

58. Laplanche J., Pontalis J.-B., 1967, Vocabulaire de la psychanalyse,


op. cit., p. 23.
59. Gannagé M., op. cit., p. 74.

209
LES VILAINS PETITS CANARDS

Ces flammèches peuvent se dévoyer si elles ne sont pas


socialisées et ne bénéficient pas de l’effet correcteur de
l’intersubjectivité. Un petit blessé se repasse sans cesse le
film des événements quand personne n’est là pour partager
l’émotion, demander des explications ou se taire quand le
chagrin est trop fort. Il finit même par douter de ce qui lui
est arrivé. « C’est tellement énorme, exceptionnel, invrai­
semblable que je ne sais plus si c'est vr ai ou si je l’ai rêvé. De
toute façon, personne ne me croit. » Quand il n’y a pas de
différence entre le réel et le fantasme, ce raisonnement,
imposé par la solitude dans laquelle on enferme les blessés,
risque de mener plus tard à la mythomanie, au passage à
l’acte ou au fantasme tout-puissant qui gouverne en secret.
Cette pathologie narcissique qui se met en place dans les
petites années risque d’exploser lors de l’adolescence.
On ne peut pas dire simplement que la guerre provoque
des effets sur les enfants. Il vaut mieux s’entraîner à penser
que chaque type de guerre agit différemment sur la bulle
affective qui entoure l’enfant et que c’est cette modification
qui altère l'enfant ou le renforce ! Quand une guerre détruit
la société et éteint les figures d’attachement, quand les insti­
tutions de substitution pensent que ça ne vaut pas la peine
de s’occuper de ces enfants sans valeur, leur résilience aura
peu de chances de se développer. Mais il arrive que la
guerre renforce la bulle affective quand l’ennemi est bien
repéré à l’extérieur, quand le discours social fait rayonner
les parents en leur donnant un rôle de héros, ou quand ceux
qui entourent l’enfant lui donnent sa place et écoutent sa
parole. Alors, la résilience devient possible.
La guerre dans ce cas apporte le même bénéfice psy­
cho-affectif que la haine : elle unit contre l’agresseur, elle
découpe dans le monde des catégories claires et protège
ceux qui partagent la même croyance. Chaque enfant, ins­
piré par les récits et les comportements de ses figures d’atta-

210
I-ES VILAINS PETITS CANARDS

chement, repère sans douter l'ami, l'ennemi, le bien, le mal


et celui d’où lui vient tout le malheur. Ce mécanisme de
bouc émissaire aide la construction de toute société60 car
en donnant une vision claire, il induit un répertoire de
conduites et un sentiment de certitude qui participe au
bien-être. Ceci explique pourquoi tant d’êtres humains
aiment la guerre.

L'effet délabrant d'une agression sexuelle


dépend beaucoup de la distance affective

Une telle catégorisation est plus difficile pour les agres­


sions sexuelles qui viennent de la part de celui ou de celle
dont on attendait un attachement et un mode identifica-
toire.
Quand l’agresseur sexuel est un ennemi, la haine prend
un effet protecteur. Mais quand la femme agressée est
enceinte, ses sentiments se brouillent, la vision n'est plus
claire. La victime est confuse, hébétée, sans défense pos­
sible. Il est à noter qu’aujourd’hui les soldats qui violent le
plus sont ceux qui défendent l'idée de pureté : c’est en plan­
tant un enfant « hybride » dans le ventre d’une femme enne­
mie qu’ils la souillent sans limite, en lui infligeant la torture
d’élever, d’abandonner, de haïr et peut-être d’aimer le pro­
duit du pire ennemi.
La plupart du temps, les viols ne sont pas idéologiques.
Celui qui passe à l’acte est souvent un proche étonnamment
incapable de se représenter ce que peut ressentir la per­
sonne vi olée. Le violeur se sert, puis s’en va, sans grand sen­
timent de crime. Or, le sentiment est toujours une émotion
provoquée par une représentation. On peut se demander

60. Girard R., 1980, Des choses cachées depuis la fondation du


monde, Grasset.

211
LES VILAINS PETITS CANARDS

par quel mystère le violeur ou le père incestueux a échappé


à ce mouvement culturel, à cette image de culpabilité qu’il
n'a pas intériorisée. En était-il incapable? Son développe­
ment psycho-affectif ne lui a-t-il pas permis d’intérioriser
l’image de l’interdit? Ou la société ne l’a-t-elle pas énoncé
assez clairement?
Les trois hypothèses coexistent probablement, mais la
défaillance de l’énoncé culturel est la plus facile à observer.
André Gide a été désigné en 1912 comme juré dans cinq
affaires de mœurs (la loi à cette époque n’interdisait pas la
divulgation des notes61 ). La première affaire concernait un
attentat sexuel sur une petite fille de six à huit ans « sans
circonstances aggravantes ». André Gide note que « la mère
avait un air de maquerelle », que la victime s'était avancée
« très résolument vers la Cour » et avait même beaucoup ri
quand le président lui avait demandé de monter sur une
chaise parce qu’il entendait mal. La preuve que la victime
n’était pas opposée à l’acte sexuel fut fournie par le fait
quelle n’avait pas crié. Enfin, tout plaidait en faveur de
l’accusé qui, après avoir avoué, jouait le rôle de l’homme
coupable et abattu. Il fut donc acquitté. Certains jurés
s’indignèrent qu’on s’occupe de « vétilles comme il s'en
commet chaque jour de tous les côtés ».
• Dans cet exemple, les juges se sont laissé piéger par le
théâtre des apparences. C'était tellement plus confortable
pour eux, ça leur permettait de mieux se laisser aller au déni
culturel qui les protégeait en empêchant une représentation
insoutenable. Récemment on a jugé en Italie qu’une femme
en blue-jean ne pouvait pas être violée. Un instituteur qui
avait dénoncé un père incestueux a dû quitter le village qui
défendait cet homme « tellement sympathique » et les petits
garçons violés par des femmes ne peuvent toujours pas en

61. Gruel L., 1991, Pardons et châtiments, Nathan, p. 64-66.

212
LES VILAINS PETITS CANARDS

témoigner sans provoquer l'incrédulité ou même les sar­


casmes 62.
On peut penser qu’après un tel jugement, la fillette a eu
du mal à mettre en place un processus de résilience, alors
que le père a dû se sentir protégé par la culture, puisqu’il
suffisait de jouer la comédie de l’honnête homme, d’avouer
puis de se repentir pour être acquitté.
Quand la culture n’énonce pas clairement l’interdit, elle
encourage le passage à l’acte des personnalités dont l’empa­
thie s’est mal développée. Quant aux victimes agressées par
le violeur puis par les juges, elles auront du mal à s’en sortir.
À moins que les flammèches de reprise de développement,
étouffées par la culture, n’orientent les victimes vers une
résilience dévoyée : personnalité dédoublée, garçons
timides qui surprennent tout le monde en commettant un
hold-up, adultes qui se servent de leurs meurtrissures pas­
sées pour s’offrir une vengeance, une répétition de la vio­
lence, un comportement anti-social ou un extrémisme
politique ou religieux.
L’agression sexuelle contre un enfant se passe toujours
sans témoin. Porter un tel événement sur la place publique
revient donc à jouer une parole contre une autre. Les
témoins expriment ce qu’ils pensent de l’agression et non
pas ce qu’ils ont vu puisqu’ils n’ont rien vu. C’est pourquoi
les données sont variables et difficiles à recueillir63.
Les chiffres diffèrent selon la méthode de recueil des
informations, mais le consensus des études rétrospectives
auprès des adultes estime que la proportion des individus

62. Benedeck E., 1985, « Children and Psvchic Trauma », in : Eth S.,
Pynoos R., PTSD in Children, American Psvchiatric Press, Washington
DC.
63. Wright J., Lussier Y., Sabourin S.. Perroy A., 1999, «L'abus
sexuel à l’endroit d es enfants », in : Habi.mana E.. Ethier L.S., Petot D.,
Tousignant M., Psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent, op. cit.,
p. 616.

213
LES VILAINS PETITS CANARDS

agressés sexuellement avant dix-huit ans est de 20 % chez


les femmes, et de 10 % chez les hommes Tous les enfants
ne courent pas les mêmes risques : les filles sont deux fois
plus agressées sexuellement et les enfants les plus exposés
se trouvent dans les familles « traditionnelles ».
Les blessures infligées par l’agression sexuelle sont elles
aussi très variables. Les agressions violentes, durables et
humiliantes, provoquent les séquelles les plus importantes.
Mais les dysfonctions familiales ne sont pas négligeables.
C'est dans les familles classiques où les communications
sont inefficaces et où les rôles parentaux sont confus que les
processus de résilience sont les plus faibles. Le traumatisme
sexuel est probablement constitué par une cascade d’agres­
sions où le lien avec l’agresseur, et avec les adultes protec­
teurs, donne une signification particulière à ce type de
violence.
La plupart du temps, les filles connaissent l’agresseur
qui est un proche parent dans 70 % des cas. Pour les gar­
çons, c'est plus souvent un inconnu. Cette distinction est
importante puisque le garçon peut se battre, fuir, haïr ou
mépriser l’agresseur, ce qui constitue pour lui un facteur de
protection proche de la situation de guerre où les catégories
sont claires. Mais les filles agressées par un homme auquel
elles sont attachées ou par un ami des parents peuvent diffi­
cilement bénéficier de cette défense : « Si je dis à ma mère
ce que son frère m’a fait, elle va en mourir. »
En revanche, quand les filles estiment qu elles n’ont pas
à protéger l’offenseur, elles hésitent moins à en parler. Offi­
ciellement, 90 % des plaintes pour agression sexuelle sont
déposées contre des hommes et 10% contre des femmes.
On estime qu’une fille sur trois dénonce l'agresseur et moins
d’un garçon sur dix quand l’initiative vient d’une femme.

64. Finkelhor D., 1994, « Current Information on the Scope and


Nature of Child Sexual Abuse », The Future of Children, 4 (2), p. 31.

214
LES VILAINS PETITS CANARDS

Sachant que « le taux d’abus commis par les femmes est


actuellement sous-estimé65 » et que les garçons en parlent
très peu, on peut penser qu’il y a là un tabou de la représen­
tation qui empêche la résilience des garçons victimes de
femmes.

La possibilité de résilience
après une agression sexuelle
dépend beaucoup des réactions émotionnelles
de l'entourage

La méconnaissance des représentations sexuelles de


l’enfant explique parfois les réactions maladroites des
parents. Je pense à ce garçon qui travaillait à l’usine à l’âge
de douze ans dans les années 1940 et qui, presque quoti­
diennement, était entraîné par des femmes dans les ves­
tiaires ou les toilettes. Un jour où il avait été effrayé par la
brutalité sexuelle d’une ouvrière, il s’était confié à ses
parents qui avaient éclaté de rire : « Toi, alors, tu ne perds
pas de temps. » Cette phrase l’a muré dans un silence total.
Imaginons qu’une petite fille de douze ans ait subi le même
traitement, la réaction des adultes aurait été totalement dif­
férente.
Ce qui protège un enfant, et l’aide à récupérer en cas
d’agression, c’est la stabilité familiale et la clarté des rôles
parentaux qui organisent la bulle affective. La pauvreté, le
chômage, le désespoir social qui jouent un rôle assez net
dans les maltraitances physiques, sont inconsistants lors
des agressions sexuelles. D’ailleurs, chez certaines minorités
ethniques pauvres, violentes et mal socialisées comme celle

65. Wright J., Lussier Y., Sabourin S., Perron A., 1999. « L’abus
sexuel à l’endroit des enfants », in : Habimana E., Ethier L.S., Petot D.,
Tousignant M-, Psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent, op. cit..
p. 620.

215
LES VILAINS PETITS CANARDS

des Afro-Américains, il y a très peu d’agressions sexuelles


contre les enfants66.
Les facteurs de résilience dépendent donc du type
d’agression, de la signification que l’enfant lui attribue et
surtout de la manière dont la famille l’entoure. Or, 67 % des
mères d’enfants agressés souffrent de syndrome trauma­
tique et 60% en feront ensuite une dépression durable.
C’est dans ce groupe-là que les enfants blessés récupèrent le
plus mal67 68. La réponse émotionnelle de la famille constitue
l’indicateur le plus fiable de la résilience de l’enfant et de la
durée de sa souffrance. Les familles bouleversées par
l’agression de l’enfant ne l’aident pas à récupérer. Quant aux
familles rigides, elles empêchent toute résilience en faisant
la morale à l’enfant. Au contraire, les enfants agressés qui
ont récupéré sans séquelles ont tous bénéficié des soutiens
affectifs et verbaux qui permettent la résilience 6S.
On peut se demander pourquoi le récit de l’agression
est tellement efficace. En fait le blessé se sent réhabilité en
regardant celui qui l’écoute. Quand l’auditeur manifeste des
mimiques de dégoût, de désespoir ou d’incrédulité, il trans­
forme la blessure en traumatisme. Mais quand il partage
l’émotion, il resocialise l’agressé en lui signifiant non ver­
balement : « Je te garde mon estime, mon affection, et je
cherche à comprendre ce qui se passe en toi. »
Marina avait eu dans son enfance une encéphalopathie
dont elle avait gardé quelques séquelles. N'ayant jamais été
scolarisée, elle avait dû être confiée à une institution où elle

66. Finkelhor D., 1994, « Current Information on the Scope and


Nature of Child Sexual Abuse », The Future of Chihlren. op. cit.. p. 31.
67. Wright J., S abourin S., L ussier Y., C yr M., T hérrault C., P er­
ron A., Lebeau T., 1996, «Recent Developments in the Evaluation and
Treatment of Child Sexual Abuse in Quebec », Symposium of Child Sexual
Abuse, XXVIe Congrès international de psychologie, Montréal, Québec.
68. Valentine L.N., Feinauer L. L., 1993, «Resilience Factors Asso­
ciated with Female Survivors of Childhood Sexual Abuse », The American
Journal of Family Therapy, vol. 21, n°3, p. 216-224.

216
LES VILAINS PETITS CANARDS

était devenue silencieuse et passive. Toujours à la traîne au


cours des promenades dans la colline, elle suivait à distance
le groupe des handicapés. C'est pour ça quelle a pu être
attrapée par un jeune impulsif qui a tenté de la violer.
Marina s’est battue, a roulé dans les rochers avec l’agres­
seur, a été coupée par les cailloux et les épines, et finale­
ment a chassé l'offenseur. En courant, elle a rejoint son
groupe où pour la première fois, elle a parlé sans cesse,
recontant ses blessures, les coups quelle avait portés et ceux
quelle avait reçus. Elle a même eu l’impression que les édu­
cateurs l’admiraient et que ses compagnons la considéraient
comme une vedette. Alors elle racontait encore son aven­
ture à qui voulait l’entendre. Si son comportement a changé
de manière durable après l'agression, c’est parce que les
autres l’ont écoutée avec un étonnement admiratif. Ils
auraient pu la faire taire ou l’humilier en lui disant comme
les juges du témoignage d’André Gide : « Puisque tu n’as pas
crié, tu étais consentante. »
Paradoxalement, c’est en dehors de la famille que ce
facteur de résilience est le plus facile à trouver puisque les
proches, eux-mêmes blessés par l’agression de leur enfant,
ne peuvent pas l'aider aussi facilement qu'un tiers.
Devenues adultes, les fillettes violées expliquent que ce
qui les a le plus aidées n’est pas la compassion. Elles se sont
senties réconfortées quand elles ont compris, dans le regard
des autres, qu’on pouvait encore croire en elles. C’est le fait
de leur demander de l’aide qui a le plus efficacement
reconstitué leur estime de femme blessée.
Contrairement à ce qu'on dit, le mariage aussi les a
revalorisées, car elles sentaient que désormais un homme
les attendait et comptait sur elles. La religion a offert à cer­
taines d’entre elles un chemin sensé, des rencontres ami­
cales et le partage d’une transcendance. Ce qui ne veut pas
dire quelles avaient oublié l’agression, mais l’expérience

217
LES VILAINS PETITS CANARDS

religieuse leur permettait de comprendre que leur person­


nalité ne pouvait pas être réduite au traumatisme : « Elle a
été violée par son père pendant quatre ans. » Si une tragédie
définit l’enfant, la résilience ne sera pas possible. Mais si
l’entourage permet à la partie saine de sa personnalité de
s'exprimer et de reprendre son développement, la blessure
se réduira, pour devenir plus tard, en prenant de la hauteur,
une tache noire dans la mémoire, une motivation intime
pour de nombreux engagements, une philosophie de l’exis­
tence.
Le récit de la tragédie devient alors un facteur d’aggra­
vation ou de résilience selon les réactions de l’entourage.
Quand les juges condamnent la victime, quand les auditeurs
sont goguenards ou incrédules, quand les proches sont
effondrés ou moralisateurs, la résilience est empêchée. Mais
quand le blessé peut partager son monde et même le
transformer en militantisme, en intellectualisation ou en
œuvre d’art, alors l’enfant traumatisé deviendra un adulte
réhabilité.
Les autres enfants participent aussi à la résilience ou à
l'aggravation car ils relayent les valeurs des adultes. Beau­
coup de filles violées par leur père n’ont mis un nom sur
l’acte que le jour où elles ont entendu prononcer à l’école :
« inceste ». Auparavant, elles étaient confuses et ne savaient
même pas nommer ce qui leur arrivait puisque les struc­
tures familiales et les rôles parentaux, autour d’elles, étaient
confus. Qui est qui? Qui fait quoi? Aucune réponse n’est
possible quand le contexte est embrouillé.
Même quand les flammèches de la résilience existent,
ce qui est presque toujours le cas, il faut savoir les repérer et
faire en sorte que le discours social ne les éteigne pas ou ne
les oriente pas vers des formes dévoyées.
Quand une fille est traumatisée sexuellement et que sa
famille en souffre encore plus qu'elle-même, elle trouve par­

218
LES VILAINS PETITS CANARDS

fois un refuge qui lui offre une adaptation coûteuse.


Condamnée à se taire, elle ne peut ni oublier ni résilier.
Alors, elle s'adapte à cette double contrainte par un mode
d’existence qui rassure ses parents et qui calme sa propre
angoisse : elle devient bonne élève ! Mais cette résilience qui
convient à tout le monde peut devenir un moyen d’adapta­
tion coûteux quand il met en place une vie dépourvue de
plaisir. La petite s’isole, ne peut plus lever la tête de ses
cahiers et se coupe du monde. Elle tiendra ainsi quelques
années, se protégeant de la souffrance et apaisant ses
parents, jusqu'au jour où son effondrement scolaire et psy­
chique surprendra tout le monde69. Cette défense n’aurait
pu se transformer en processus de résilience que si elle avait
permis à la fillette de se revaloriser et de se resocialiser en
partageant le plaisir. Dans cet exemple, ce n'était pas le cas
puisque son excellent travail scolaire l’avait isolée.
Les petits garçons découvrent parfois ce mécanisme
qui, après l’hébétude du trauma, aménage leur souffrance et
soigne la famille. Le plus souvent ils en découvrent un
autre, plus gratifiant dans l’immédiat : ils font les pitres !
Leurs mimiques exagérées, leurs bouffonneries sans gaieté
crispent souvent les témoins, mais il arrive qu’un garçon
plus talentueux donne à cette défense un effet de résilience.
C’est encore le contexte qui aiguillera vers l’une des deux
directions opposées. Certains adultes interprètent ces say­
nètes outrancières en répondant à l’enfant par des encou­
ragements, alors que d’autres exaspérés les font taire ou les
ridiculisent. D’autant que l’exhibitionnisme parfois sexuel
de ces petits garçons provoque des interprétations violentes
qui les désespèrent : « Cet enfant est déjà pervers. Il faut le
punir, le dresser. »

69. Rutter M., 1990, « Psychosocial Resilience and Protective


Mechanisms », in : Rolf I., Masten A. S., Cicchetti D., Nuechterlein K. H.,
Weintraub S., Risk and Protective Factors in the Development of Psycho-
pathology, Cambridge University Press, p. 185.

219
LES VILAINS PETITS CANARDS

Le désir de vengeance ne mène pas à la résilience. Peut-


être même oriente-t-il vers la répétition de l’agression? 10 %
des garçons agressés et 3 % des filles deviennent agresseurs
à leur tour70. Presque tous ont été durement et longuement
violentés. Ils venaient des milieux familiaux les plus pertur­
bés, et, mal accompagnés au moment de la révélation, ils
n'ont pas trouvé de nouveaux liens affectifs. Ils n’ont décou­
vert, pour seul moyen de défense, que la colère constante et
un désir de vengeance autour duquel s’est développée leur
personnalité.
Un autre effet possible de résilience dévoyée s’observe
quand le traumatisé s’identifie à sa propre tragédie. C’est le
blessé lui-même qui se réduit à son traumatisme et qui lui
attribue trop de valeur explicative. Tout ce qui lui arrive par
la suite sera « expliqué » par son fracas. Le bénéfice d'une
telle attitude, c’est qu’il donne une vision claire de sa vie. Le
maléfice, c’est qu'il met à l’ombre d’autres souvenirs qui
sont peut-être la cause véritable de ses difficultés. Ce souve­
nir-écran « prend un effet protecteur en empêchant la résur­
gence d’expériences de perte, de blessures narcissiques
précoces non résolues71 ». Mais la fixation au trauma
aveugle le blessé en expliquant trop.
Michel avait six ans quand son oncle en le taquinant lui
a frotté le sexe. Il a dit : « Dès ce jour, je suis devenu
anxieux. » Toutes ses difficultés scolaires, sociales, affec­
tives et sexuelles étaient attribuées à ce trauma jusqu’au
jour où, en parlant avec ses parents, Michel a appris qu’il
avait été hospitalisé de l’âge de quatre à huit mois pour
troubles alimentaires graves ayant entraîné une déshydrata­
tion. Le père était en voyage, sa mère elle-même hospitali­
sée après un accident, le nourrisson avait souffert d’une

70. Gil E., Johnson T., 1994, Sexualized Children : Assessment and
Treatment of Sexualized Children and Children who Molest, Rockville Md,
Launch Press.
71. Dayan M. (dir.), 1995, Trauma et devenir psychique, PUF, p. 108.

220
LES VILAINS PETITS CANARDS

véritable dépression anaclitique qui, en laissant une trace


dans sa mémoire biologique, l'avait rendu sensible à tous les
accidents de la vie72. L’explication trop claire par le « trau­
matisme » sexuel avait empêché la découverte de l’acquisi­
tion de sa vulnérabilité lors des premiers mois de sa vie. Le
traumatisme réel n’était pas représentable car il était sur­
venu à un stade où l’amnésie infantile précoce empêche les
souvenirs, mais la trace restait inscrite dans sa mémoire
biologique. Plus tard, le jeu sexuel, en prenant trop de
valeur explicative, a fait l’effet d’un traumatisme véritable.
Comme ce monsieur de soixante-dix ans très doux et
cultivé qui pendant toute sa vie avait été entouré par sa
femme et ses deux enfants : « Il ne peut pas travailler, disait
sa famille, parce qu’il est orphelin. Alors, il s’occupe de la
maison et lit beaucoup. » En fait, il avait perdu sa mère à
l’âge de vingt-deux ans et son père à vingt-quatre, mais se
sentant orphelin même à l’âge où il avait encore ses parents,
il avait organisé, avec la complicité inconsciente de sa
femme et de ses deux enfants, une biographie d’orphelin ou
plutôt du sentiment d’orphelinage qu’il éprouvait.
On peut penser que dans les deux cas, un accident réel
mais non représenté, probablement antérieur à la parole,
avait laissé dans le système nerveux une trace de vulnérabi­
lité. L’événement incorporé dans la mémoire biologique du
sujet, mais pas dans ses souvenirs racontés, avait imprégné
dans son psychisme une sorte de goût du monde, une apti­
tude à ressentir « comme si » on l’avait agressé sexuelle­
ment, ou « comme si » il avait été orphelin. Rendus
hypersensibles à de tels objets, ces hommes avaient de
fortes chances de les rencontrer puisqu'ils les voyaient
mieux que tout autre.

72. Freden L., 1982, Aspects psycho-sociaux de la dépression,


Bruxelles, Pierre Mardaga.

221
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand le travail du rêve endormi


s'incorpore dans notre mémoire
et nous gouverne, le travail du rêve éveillé
nous permet de reprendre le gouvernement

Or, c’est le travail du rêve biologique et verbal qui per­


met d’incorporer un traumatisme, de le digérer en quelque
sorte. Quand ce travail ne se fait pas ou qu’on ne le fait pas,
le trauma reste indigeste, comme un corps étranger qui
s’impose à notre mémoire.
Il y a longtemps que le problème a été clairement
énoncé. Dès 1934, Sândor Ferenczi parlait de « commotion
psychique » afin de souligner le premier temps du trauma­
tisme : le coup, le vide ou l’altération qui ébranle un orga­
nisme 73. Mais pour transformer un coup en traumatisme, il
faut une deuxième agression qui, elle, se passe dans la
représentation du coup. Or, pour résilier un traumatisme, il
faut le dissoudre dans la relation et l'incorporer dans la
mémoire organique. C’est grâce au travail du rêve biolo­
gique et verbal que cette résilience est possible, en consti­
tuant un trait d’union entre la relation verbale et
l’incorporation neurologique. Quand un adulte fait taire un
enfant meurtri en le punissant au lieu de le réconforter, en
manifestant son incrédulité ou ses sarcasmes, il provoque
un « silence de mort74 » qui scinde la personnalité de
l'enfant en une partie socialement acceptée et une autre,
secrète, qui lui échappe. Cette zone d’ombre de sa personna­
lité s’impose en lui comme s'imposent les rêves. La partie
non maîtrisée de sa personnalité revient en lui la nuit et

73. Ferenczi S., 1934, « Réflexions sur le traumatisme », in :


S. Ferenczi, Psychanalyse, Payot, tome 4, p. 139.
74. Ibid., p. 141.

222
I.F.S VILAINS PETITS CANARDS

réveille les problèmes enfouis qui resurgissent au cours des


rêves.
Quand Mireille, alors étudiante en médecine, a senti
que son affaire avec Paul prenait un tour sérieux, elle a
pensé qu’il faudrait bien lui dire ce qui s’était passé avec son
père. « Tu as certainement fantasmé », lui a répondu le
jeune homme quelle aimait tellement. Que faire? En se
fâchant, en cherchant à convaincre Paul, elle aurait fait
remonter à sa mémoire des détails terribles qui l’auraient
torturée, une fois de plus. Et puis, pourquoi faire l’effort de
convaincre l’homme dont justement elle espérait le soutien
total ? Pourquoi se justifier comme si elle avait commis la
faute de se tromper ou de mentir? Quelque chose s’est gelé
en elle, localement, comme un glaçon : « Je ne pourrai donc
jamais parler de ça avec lui, partager cette épreuve et m’en
sortir. » Mireille ne pouvait pas quitter son ami, puisque
c’était l’homme le plus important de sa vie. Mais avec lui,
elle ne pourrait jamais être entière. Il y aurait toujours une
zone d’ombre, de souffrance secrète. Si elle avait pu s'expri­
mer totalement, son état émotionnel aurait été modifié, elle
se serait sentie acceptée. Là, son émotion clivée ne lui per­
mettait d’être normale et gaie que pendant la journée. Le
soir, elle retrouvait sa part d’ombre inexprimée, le tracas
mal conscient qui induit les rêves. Or, le songe éveillé ou
endormi joue un rôle important dans l’apprentissage, la
- familiarisation, la métabolisation des événements. Paul
avait fait taire Mireille parce qu’il ne supportait pas une
telle révélation. Mais en se protégeant, lui, il avait imposé le
silence à sa compagne qui, contrainte à garder au fond
d’elle-même l’impression traumatique, en rêvait chaque
nuit depuis quelle fréquentait Paul. Si elle avait pu simple­
ment le dire, elle se serait apaisée et n’aurait pas connu les
rêves d’angoisse qui ont incorporé le cauchemar dans sa
mémoire.

223
LES VILAINS PETITS CANARDS

Le travail biologique du rêve a un effet paradoxal. La


consolidation des traces dans « le magasin de la mémoire »
se produit en augmentant le sommeil rapide dont l’alerte
électrique fraye un plus grand nombre de synapses. Ce type
de sommeil, qui correspond au moment des rêves les plus
fantasmagoriques, augmente précisément lors de la nuit qui
suit l’affrontement d’un problème75. Dans les situations
d’engourdissement émotionnel, l’organisme sécrète un mini­
mum de rêves. Mais lorsque la journée a été perturbée,
l’augmentation du sommeil rapide, la nuit suivante, permet
d’incorporer l’événement dans les traces mnésiques. Une
alerte émotionnelle dans la journée entraîne la nuit suivante
une alerte onirique.
Si les blessés ont acquis au cours des années pré­
cédentes une personnalité suffisamment stable pour tenir le
coup, et surtout si, après l’agression, ils rencontrent autour
d’eux quelques soutiens affectifs et des lieux où s’exprimer,
l'analyse de leurs rêves témoigne d'une grande sérénité76.
Les résilients sont blessés, mais non traumatisés.
Si, au contraire, leurs petites années ne les ont pas sta­
bilisés et s’ils n'ont pas trouvé autour d’eux une enveloppe
affective et des lieux d’expression, alors, le cerveau seul ten­
tera d’éponger l’alerte émotionnelle en augmentant les
alertes oniriques77. C’est pourquoi les blessés résilients
rêvent peu à leur agression, alors que les traumatisés la
revivent chaque nuit. Il faudra attendre des années pour
que ces cauchemars s’effacent78. Parfois même ils

75. Lavie P., 1998, Le Monde du sommeil, Odile Jacob, p. 164.


76. Ibid., p. 104.
77. Hartmann E., 1998, Dreams and Nightmares, New York, Plénum
Press, p. 7.
78. Métraux J.-C., 1999, « Au temps du silence la nosographie reste
muette », in : Maqueda F., Traumatismes de gu erre, Hommes et perspec­
tives.

224
LES VILAINS PETITS CANARDS

reviennent au cours du grand âge quand les défenses


s’estompent.
Quand ces processus de résilience verbale, émotion­
nelle et cérébrale, ne peuvent pas se mettre en place, le
blessé reste prisonnier de l’événement passé : « [...] la vie
onirique des névroses traumatiques se caractérise en ceci
quelle ramène sans cesse le malade à la situation de son
accident, situation dont il se réveille avec un nouvel effroi...
On voit dans l’insistance à faire retour même dans le som­
meil du malade, une preuve de la force de l'impression
quelle a produite79. » Mais le blessé n'est soumis à l’impres­
sion traumatique que lorsqu’il n’a pas la possibilité de
mettre en place quelques facteurs de résilience.
Le petit Stephan avait six ans en 1942 à Amsterdam,
quand les soldats allemands sont entrés chez lui pour arrê­
ter sa famille80. La troupe était menée par un instituteur
qui venait souvent le soir jouer aux cartes et bavarder avec
ses parents. « L’ami » instituteur se tenait à distance des
soldats en train de procéder à l’arrestation. Sortant sur le
palier devant les voisins atterrés, un homme en robe de
chambre a appelé Stephan et expliqué aux soldats qu’il
s’agissait d’un petit cousin dont il avait la garde. Le lende­
main, le couple, qui venait ainsi de récupérer l’enfant,
décida de partir à la campagne pour lui trouver une
cachette plus sûre. Stephan s’ennuyait dans ce village trop
calme. Il traînait dans les rues en éprouvant l'oppressante
sensation d’un danger invisible, une alarme sans visage. Il
avait bien compris que la situation était grave, mais il
s’empêchait d’y penser, pour se préserver du désespoir.
Cette apparente indifférence correspond en fait à la per­
ception d’une zone anesthésiée. Dans le langage courant,

79. Freud S., 1920, « Au-delà du principe de plaisir », in : Essais de


psychanalyse, 1951, Payot.
80. Lavie P., op. cit.

225
LES VILAINS PETITS CANARDS

on dit qu’on est indifférent, alors qu’en fait on perçoit une


zone qui aurait dû être douloureuse et qui, étrangement,
ne l’est pas. Stephan promenait son ennui dans ce monde
où il percevait la disparition de ses parents comme on per­
çoit une anesthésie, quand soudain, nez à nez, il se trouva
face à « l’ami » instituteur. Stupéfaits tous les deux, ils se
regardèrent longuement, et se croisèrent sans un mot. Le
soir même, Stephan commençait un long épisode de cau­
chemars traumatiques. L’impression avait été trop forte, et
cette fois, il n’en avait plus la maîtrise. Le soir de l'arresta­
tion de ses parents, Stephan, avec sa petite personnalité
déjà solide, avait trouvé autour de lui ce couple de voisins
qui lui parlaient gentiment, lui expliquaient l’événement en
lui donnant un sens tragique, mais un sens tout de même.
Un programme d’actions était donc possible : partir, se
cacher, se taire afin d’éviter les agresseurs. Cette conduite
avait un effet tranquillisant tant qu’il parvenait à s’y tenir,
comme sur une passerelle où l’on pose ses pieds. Mais
depuis cette rencontre, Stephan ne maîtrisait plus la situa­
tion, l’instituteur allait le dénoncer encore une fois.
L’enfant, par ce simple croisement de regards, tenait la
preuve de sa propre culpabilité. Il en avait eu la vague sen­
sation après l'arrestation de ses parents, mais cette fois-ci,
c’était certain, le couple de gentils voisins allait être arrêté
à son tour, à cause de lui. On lui avait bien dit, pourtant,
de se taire, de ne pas se montrer.
L’instituteur n’a pas parlé. Les voisins n’ont pas été
arrêtés. Mais Stephan, pendant des mois, subissait à
chaque cauchemar une fantasmagorie qui ne mettait en
scène qu’une seule sensation : enfermé dans une prison de
verre, il voyait intensément qu’on battait ses parents et
qu’on écrasait ses voisins. Il aurait voulu crier, les prévenir,
les aider, s’enfuir, voler à leur secours, mais dans son
aquarium d’air comprimé, aucun cri ne sortait et la

226
LES VILAINS PETITS CANARDS

constriction était si lourde que ses gestes ralentis deve­


naient douloureux.
« Ne dis pas ton nom, sinon tu mourras et tu entraîne­
ras dans la mort ceux qui s'occupent de toi », lui avaient
conseillé les gentils voisins. Le secret devenait tombeau. En
le protégeant de l'agression sociale, il enfermait Stephan
dans une cage de verre d'où il pouvait tout voir et tout
comprendre, mais où il devait ne rien dire et ne rien faire.
Le rêve de la cage de verre devenait une métaphore de sa
réalité sociale. Stephan qui avait été résilient après l’arres­
tation de ses parents, ne l’était plus après un simple croise­
ment de regards avec le dénonciateur. Il ne pouvait ni
parler ni agir, et même, il avait l’impression que les gentils
voisins lui reprochaient maintenant de les mettre en dan­
ger. Alors, il dormait mal, se réveillait fatigué et, crispé
toute la journée, il agressait ses protecteurs à la moindre
occasion.
Placé dans une institution anonyme, Stephan s'y est
adapté en travaillant anormalement bien. Cette trop bonne
adaptation, d'un trop gentil garçon, trop bon élève, trop
bon camarade, trop sérieux, lui permettait de mieux cacher
la crypte douloureuse qui l’angoissait chaque soir. Pour­
tant, ce mécanisme de défense, cette adaptation coûteuse
qui déformait le développement de sa personnalité, lui a
permis lentement d'éteindre l’impression traumatique. Les
. rêves se sont espacés. Rassuré par son pouvoir d’adapta­
tion, il reprenait peu à peu la maîtrise de ses comporte­
ments et réparait son estime de soi. Il a fait des études,
s’est marié et a été heureux pendant cinquante ans, vivant
sur la partie compensée de sa personnalité, celle qui était
devenue anormalement normale. Jusqu'au jour où il a
bénéficié d’une promotion à Paris, tandis que sa femme en
avait une à Anvers. Incapable de choisir entre ses besoins
de compensation sociale et de sécurité affective, il a plongé

227
LES VILAINS PETITS CANARDS

dans une dépression anxieuse où les rêves de l’aquarium


sont revenus chaque nuit, avec la même acuité qu’au cours
de son enfance. Le déni qui l’avait protégé pendant cin­
quante ans, ne lui avait pas permis d’affronter le problème
et de le liquider. « Plus qu'une simple négation, le déni est
une attitude de refus catégorique à l’égard d’une percep­
tion désagréable de la réalité extérieure81. » Il entraîne une
trop bonne adaptation, une absence étonnante de conflic­
tualité puisque le sujet dénie le danger et la douleur de son
épreuve : « Je travaille beaucoup, j’établis d’excellentes
relations avec ma femme, mes enfants et mes collègues. Je
me fournis ainsi la preuve que je suis fort et équilibré. Ce
qui m’est arrivé n’est pas si grave que ça. » Cette défense
associée au clivage est différente du refoulement puisque le
sujet n’oublie pas ce qui s'est passé. Ça fonctionne efficace­
ment (comme un avion qui volerait avec un seul moteur),
jusqu’au jour où le réel fait surgir un événement qui touche
le blessé dans la partie cryptique de sa personnalité. Alors,
on est surpris par l’effondrement douloureux d’une per­
sonne auparavant résiliente.

Quand le déni conscient protège le sommeil


et quand l’impression traumatique
entraîne la reviviscence onirique

Il se trouve que le déni, en évitant au cours de la jour­


née les ruminations douloureuses, diminue en même temps
l'impression traumatique. Les personnes résilientes font
donc moins de rêves que les traumatisées et même moins
que la population témoin, inévitablement tracassée par les

81. Ionescu S., Jacquet M.-M., Lhote C., Les Mécanismes de défense.
Théorie et clinique, op. cit., p. 167.

228
LES VILAINS PETITS CANARDS

conflits quotidiens82. Le déni n’efface pas l’empreinte du


traumatisme dans la mémoire biologique, mais en évitant
les ruminations, il diminue les rêves. L’évitement de
l’affrontement avec la réalité douloureuse est un bénéfice
immédiat puisqu’il empêche de ressasser. C’est un avantage
relationnel car il donne une personnalité aux relations
agréables. Mais c’est le blessé qui paye le prix de cette faci­
lité. « La confrontation avec la mort, je ne voulais pas la
faire revivre à mes proches. J'avais envie qu'ils m’aiment...
Je ne voulais en aucun cas leur imposer cette souffrance
supplémentaire... Je voulais qu’ils soient heureux et fiers 83 8 4. »
Cette jeune infirmière du maquis du Vercors, déportée à
Ravensbrück, avait surmonté son épreuve avec une force et
une grâce étonnantes. Elle a même ajouté : « Je ne voulais
pas embêter mon psychanalyste avec çaS4. » Ce n'est pas
mal comme déni de la part d’une femme qui est devenue
aujourd’hui une brillante psychanalyste. Pourtant, cette
protection qui apporte tant de bénéfices immédiats met en
place une bombe à retardement. « Il peut alors s’installer
entre parents et enfants un non-dit empreint de culpabi­
lité 85... » La machine infernale explose le jour où un événe­
ment, apparemment anodin mais très signifiant pour le
blessé, touche la partie douloureuse de sa personnalité.
C’est ce qui est arrivé à Stephan qui s’est effondré le jour où
il a pensé : « Ma promotion à Paris compromet la réussite
de ma femme que je désire tant aider. Ma promotion
empêche mes comportements de rachat. À cause de moi,

82. Dagan Y., Lavie P., Bleich A., 1991, « Elevated Awakening Thres-
holds in Sleep Stage 3-4 in War-related Post Traumatic Stress Disorder »,
Biological Psychiatry, n° 30, p. 618-622.
83. Crémieux R., Sulivan P., 1999, La Traîne-sauvage, Flammarion,
p. 99-100.
84. Crémieux R., 1999, Témoignage lors de l’émission Le Cercle de
minuit, 8 juin.
85. Crémieux R., op. cil., p. 107.

229
LES VILAINS PETITS CANARDS

ma femme va échouer. » Cette malheureuse réussite détrui­


sait son processus de résilience.
On peut se demander par quel mystère le processus
cérébral du rêve parvient à mettre en images de rêve l’événe­
ment qui thématise la vie secrète de la crypte. En fait, ce
n’est pas l’événement traumatisant qui est mis en rêve, c’est
l’impression qu’il déclenche. Si notre entourage permet à
nos défenses de rester maîtresses de cette impression, nous
rêverons moins. Mais si le contexte relationnel empêche nos
défenses, nous deviendrons prisonniers de nos rêves. Leur
étonnante capacité à faire revivre dans le présent de la nuit
une représentation intense réveille la trace des émotions
provoquées lors du réel passé. Et le rêve, représentation
d’images, réveille ces fortes émotions.
On peut trouver une similarité, une structure ressem­
blante entre une idée et une illustration. Dans le langage
courant nous pratiquons souvent la pensée analogique au
moyen de nos métaphores. Quand on dit « il a des idées
noires », ça dit bien ce que ça veut dire, et pourtant elles ne
sont pas noires, ses idées. Quand on dit « la montagne a
accouché d'une souris », cette image crée une sensation qui
ressemble à l’émotion qu’on éprouve quand on pense « il a
fait tant d’efforts, pour un si petit résultat! ». Le rêve opère
» comme une métaphore de ce qui se passe dans la crypte
qu’on n’ose pas ouvrir86. Mais comme le rêve est aussi un
processus d’apprentissage qui fraye des voies dans les neu­
rones, il incorpore dans la mémoire ce que nous avons
pensé des événements exceptionnels. Si notre entourage
nous présente cette épreuve comme une victoire, nous
éprouverons de la fierté, mais s’il nous raconte que cette
même épreuve est une humiliation, nous rêverons la méta­

86. L akoff G., 1993, «How Metaphor Structures Dreams, in :


Ortony A., (éd.), Metaphor and Thought, Cambridge University Press.

230
LES VILAINS PETITS CANARDS

phore de celui qui se promène tout nu parmi les invités élé­


gants de la réception du préfet.
Quand le blessé a pu remanier la représentation de son
trauma par la parole, l’art, l’action ou l’engagement social,
n’éprouvant plus un sentiment de honte, il ne mettra pas en
images de rêve la même impression. La mémoire du trau­
matisme mieux imprégnée, mieux familiarisée, s’estompera
et ne pourra plus provoquer les reviviscences du rêve. Mais
quand on fait taire le blessé, le rêve devient le para-dit de ce
qui n’a pu être dit. Son effet d’incorporation de l'événement
rend l’organisme sensible à toute souffrance qu’il apprend
trop bien puisqu’il la révise chaque nuit.
Pour être résilient, il faut d’abord avoir été traumatisé.
Quand le passage d’un processus à l’autre n’est pas encore
installé, on assiste à des mouvements de balançoire où le
blessé subit son trauma une nuit et passe à la défense rési-
liente le lendemain. Souvent même, il met en images ces
deux sensations opposées au cours d’un même rêve.
L'analyse des rêves de ceux qui ont échappé de justesse
à un incendie retrouve très souvent des images de raz de
marée ou de fosse où l’on est enfermé. Tandis que le recueil
des rêves de femmes violées décrit des sensations d’étouffe­
ment sous un tas de chiffons sales et humides ou de paraly­
sie sous un camion huileux87. Ce n’est pas la photo de
l’événement traumatisant qui revient en rêve mais le senti-
, ment éprouvé lors de la représentation du trauma. Au
moment de l’agression, les idées sont curieuses : l’enfant qui
coule et qui sait qu’il va se noyer pense, juste avant de
perdre connaissance : « C’est dommage, ce soir, il y avait un
bon dessert. » L’adolescent qui perd le contrôle de son delta­
plane se dit : « Je vais me faire engueuler par mes parents. »

87. Saredi R., Baïlor G., Meier B., Strauch I., 1997, « Current
Concerns and REM-dreams : A Laboratory Study of Dreams Incuba­
tion », Dreaming, 7, p. 3.

231
LES VILAINS PETITS CANARDS

Mais au moment de la représentation du rêve, c'est le


contexte émotionnel qui est évoqué88. Ce que l’événement
évoque, c’est la signification qu’il prend dans l’histoire du
sujet. L’instant du rêve est déjà un après-coup, une inter­
prétation du fait qui dépend de l’histoire du sujet et de son
contexte. Plus tard, le récit du rêve amplifiera ce processus
de remaniement de la vision de son passé. Ce qui revient à
dire que les empreintes précoces, en façonnant le tempéra­
ment, constituent de puissants organisateurs du moi. Elles
instaurent les références initiales qui éclairent le présent à
la lumière du passé. Quand l’expérience n’est pas intégrable
parce que le trauma n’est pas représentable, parce que le
blessé isolé ne peut pas lui donner une forme communi­
cable ou parce que son passé l’a rendu trop sensible à ce
type d’événement, alors l’agression se transforme en trau­
matisme.
Tant que l’évolution hésite entre le traumatisme et la
résilience et n’est pas encore stabilisée dans la mémoire et
les comportements du blessé, on recueille des rêves-
balançoires où le sujet, tout petit-petit, est écrasé par les
objets et les personnages de son rêve, jusqu’au moment où il
se débat furieusement, donne un coup au fond de l’eau, et
enfle, enfle jusqu’au vertige.
Celui qui a donné corps à cette sensation de balançoire
et en a fait un récit mythique, c’est Gulliver.
Jonathan Swift fut un orphelin très précoce puisqu’il a
perdu son père dès les premières semaines de la grossesse
de sa mère. Bébé fragile, dans le contexte d'extrême pau­
vreté de Dublin au xvm® siècle, il fut kidnappé par sa nour­
rice qui s’enfuit avec lui en Angleterre. Récupéré par sa
mère pendant quelque temps, elle l’abandonna à l'âge de
quatre ans. On peut penser que les empreintes précoces
n'ont pas stabilisé chez Jonathan un attachement sécure et

88. Hartmann E., Dreams and Nightmares, op. cit, p. 18.

232
LES VILAINS PETITS CANARDS

que cette difficulté affective a été aggravée par la dureté des


pensionnats de Kilkeny et de Trinity College. C’est donc un
adolescent clivé qui se lance dans la vie affective et dans
l’aventure sociale. Terrorisé par le mariage et la responsabi­
lité parentale, il propose dans Modeste proposition, pour
empêcher les enfants des pauvres d’Irlande d'être à la charge
de leurs parents... (1729) de les r ôtir et de les servir à l a table
des riches. Paniqué par l’attachement auquel il attribuait
une importance démesurée, il a souffert toute sa vie de la
« vision excrémentielle » qu’il avait de lui-même89.
La partie résiliente de son identité a été composée par
l’attirance qu’il éprouvait pour la compagnie des femmes et
par la littérature où il trouvait une aventure intellectuelle,
politique et religieuse qui l’a fortifié. Rendu sensible à la
souffrance des autres, il a toute sa vie milité pour défendre
les droits des enfants. Il fut parmi les premiers à demander
que les femmes reçoivent la même éducation que les
hommes, à s’engager en faveur de la tolérance religieuse, à
défendre le peuple irlandais et la beauté de la langue
anglaise.
On peut imaginer que la partie résiliente de sa person­
nalité, socialement épanouie, que l’on couvrait d’honneurs
et de responsabilités, contrastait avec sa vie intime, secrète
et douloureuse.
Cette personnalité clivée résultait probablement des
constantes menaces affectives dans lesquelles il avait eu à se
développer. Il adorait les Irlandais, la littérature, Dieu et les
femmes, mais il était terrorisé par l’idée d’avoir à aimer un
enfant. Peut-être était-il épouvanté par le sentiment de ne
pas être capable de l’aimer suffisamment, et de le rendre
malheureux comme il l’avait été lui-même?

89. Hersou L., 1992, « Stress et développement de l'identité et de la


parentalité : problèmes soulevés par la clinique et la recherche », in :
Anthony E.J., Chiland C., L’Enfant dans sa famille. Le Développement en
péril, PUF, p. 35.

233
LES VILAINS PETITS CANARDS

Il se trouve que ce sentiment, qui imprègne la vie psy­


chique de ceux qui s'adaptent à une menace angoissante en
se clivant, se manifeste au cours de leurs rêves par un scéna­
rio typique. Ils se voient eux-mêmes dans une boîte ou dans
une pièce aux murs nus. Une boule se met à rouler dans la
boîte et enfle tandis qu'eux-mêmes deviennent tout petits. La
boule qui gonfle devient imprévisible et le rêveur a de plus en
plus de difficultés à l’éviter pour ne pas se faire écraser. Il
éprouve un sentiment d’affolement lorsque, soudain, c’est
lui-même qui se met à enfler et la boule à rapetisser. Au
moment de la bascule, il éprouve un sentiment de soulage­
ment, puis d’euphorie, qui finit par provoquer un vertige
anxieux tant le rêveur est devenu grand et la boule minuscule.

La civilisation du fantasme
entraîne la créativité qui répare

Cette manière de voir le monde, ce goût des autres, est


mis en scène littéraire dans Les Voyages de Gulliver (1726).
En fait, le récit sert de métaphore psychologique et sociale à
un sentiment de bascule où il est aussi angoissant de domi­
ner que d’être dominé. Se trouve ainsi constituée une chaîne
de représentations d'images qui, plantées dans les rêves au
cours du développement, constituent des archétypes char-
pentant nos symboles. Jonathan, clivé par le désastre affectif
de ses petites années ressent un goût du monde qui, la nuit,
prend la forme d’un rêve d’alternance. Mais, dès son réveil, le
futur écrivain manifeste sa résilience en reprenant la maî­
trise de son rêve pour en faire un récit en forme de balan­
çoire. Par cette résistance active, le blessé devient un
créateur utile à ses proches. Le pouvoir intellectuel et social
qu’il va ainsi gagner leur sera consacré. Le petit Jonathan
vient de transformer sa blessure en œuvre d'art. Son monde

234
LES VILAINS PETITS CANARDS

du dedans, abîmé par le désastre affectif, se métamorphose


en monde du dehors beau, amusant, et utile socialement.
Ainsi opère la symbolisation : « [...] en civilisant le fantasme
à travers la parole et les activités créatrices, artistiques,
scientifiques ou autres90. »
D’ailleurs, la sagesse des mots nous apprend que
« créer » signifie dans la langue de l’Église « faire naître du
néant91 », mettre au monde un objet ou une représentation
qui n’existaient pas avant que le créateur n’y ait œuvré. Face
au néant, quels sont nos choix ? Ou bien on se laisse fasciner,
happer par le vertige du vide jusqu’à en éprouver l’angoisse
de la mort, ou bien on se débat et on travaille à remplir ce
vide. Au début, nous ressentons l’énergie du désespoir
puisque le vide est vide, mais dès qu’apparaissent les pre­
mières constructions, c’est l’énergie de l’espoir qui nous sti­
mule et nous contraint à la création à perpétuité, jusqu’au
moment où, à la fin d e sa vi e, « on meurt en plein bonheur de
nos malheurs passés92 ». Karen Blixen analyse le même pro­
cédé de résilience que Cioran : la contrainte à la méta­
morphose qui, grâce à l’alchimie des mots, des actes et des
objets, parvient à transmuer la boue de la souffrance en or de
la « création qui est une préservation temporaire des griffes
de la mort93 ».
Même pour les enfants qui se développent bien, l'éveil de
la créativité nécessite un manque. Tant que la figure mater­
nelle est présente, c’est elle qui capture l’esprit et organise
son monde intime. Mais dès que la mère s’absente, le monde
de l’enfant se vide et, pour ne pas trop souffrir de cette pri-

90. Legendre P., 1998, La 901e Conclusion. Étude sur le théâtre de la


Raison, Fayard, p. 251.
91. Picoche J., 1995, Dictionnaire étymologique du français, Robert,
« Les Usuels ».
92. Blixen K., cité par Saint-Angel, E de, 1999. « Un songe en
hiver », Télé Obs, novembre, p. 3.
93. Cioran É. M., 1995, Cioran, Gallimard, « Quarto ». p. 22.

235
LES VILAINS PETITS CANARDS

vation, il doit remplir l'espace réel et psychique avec un


objet qui la représente. Un chiffon, un foulard, un nou­
nours provoqueront, en prenant sa place, une familiarité
analogue à la sienne. Ce processus mental est une création
puisque c'est l’enfant qui choisit un objet et le met là pour
représenter celle qui n'est plus là94. Le symbole nécessite
une perception réelle avant de se charger d’une significa­
tion partagée. Tous les bébés savent symboliser de cette
manière, mais pour les y pousser, pour éveiller leur créati­
vité, il faut leur offrir un manque et non pas les gaver
d’affects. « La création du symbole découle de la perte de
l’objet qui auparavant apportait toute satisfaction95. »
Ce procédé, qui est harmonieux pour les enfants bien
entourés, devient violent pour les petits blessés.
Reconnaître la perte jusqu’à la mort et l’affronter pour res­
susciter l’amour perdu est au «berceau de la culture
humaine96 ».
Quand la conscience douloureuse de la perte provoque
la rage de réparer, la créativité devient une bienheureuse
contrainte. C’est pendant la minute de silence collectif que
l’image du disparu revient dans notre mémoire intime. Ceci
nous prouve que l’image et la magie sont associées puisqu'il
suffit de décider d’un rituel social et d’adopter une posture
pour faire jaillir en nous le souvenir de quelqu’un qui
n’existe plus dans le réel. On comprend que le mythe du
double ou la magie du miroir possèdent un effet euphori­
sant, au bord de l’angoisse97, puisque c’est en se coltinant

94. Winnicott D. W., 1951, «Objets transitionnels et phénomènes


transitionnels. Une étude de la première possession du " non-moi " », in :
De la pédiatrie à la psychanalyse, 1969, Payot, p. 109-125.
95. Haynal A., 1987, Dépression et créativité. Le Sens du désespoir,
Lyon, Cesura, p. 154.
96. Ibid., p. 154.
97. Lacan J., 1949, « Le stade du miroir comme formation de la fonc­
tion du “ Je ”, telle qu'elle nous est révélée par l’expérience psychanaly­
tique », in : Ecrits, 1966, Seuil, p. 93-100.

236
LES VILAINS PETITS CANARDS

avec la mort qu'on fait naître une image. Le sevrage est


donc nécessaire pour se représenter l’absence car si l’objet
est trop là, il ne peut être que perçu. Or, le plaisir de la per­
ception est immédiat, fugace, alors que le bonheur de la
représentation est durable. En s’inscrivant dans la mémoire,
il structure nos représentations et gouverne notre avenir. Le
sevrage n’est douloureux que s'il est ressenti comme une
perte. Quand le développement est harmonieux, la sépara­
tion d’avec la figure d’attachement donne plutôt un senti­
ment de progrès. Et pour que cette impression passe de la
perte au progrès, il suffit d’un petit geste ou d’un simple mot
qui oriente l’enfant vers la créativité et fait naître en lui
l'émerveillement de la magie. « Ma mélancolie [...] fit place
à un enthousiasme créateur », dit Segantini racontant son
enfance quand, orphelin de ses deux parents, il décide de les
peindre pour les garder en mémoire98 99 100 101. Georges Perec, à
l’âge de huit ans, décide d’écrire afin que ses parents dispa­
rus soient là, dans ses livres, qui leur servira de tombeau :
« [...] il y avait un trou, [...] il y avait un oubli, un blanc [...]
d’abord l’omission : un non, un nom, un manquant "... »
Alors Perec écrit La Disparition ,0() où l’on met longtemps à
découvrir que ce qui a disparu, c’est la voyelle E qui vient à
la place de « eux » et les désigne, ses parents disparus. Plus
tard, il leur dédie W ou le souvenir d’enfance ’01. Désormais
ils sont là, dans ce tombeau que je leur ai construit, où je les
ai écrits et déposés. Émerveillé par cette création magique
au bord de la douleur, je peux faire mon deuil, les aimer
encore et ne plus les attendre.
L’acte de création dans ce cas est autant une contrainte
qu’un plaisir. L’effort de faire surgir une image, dessinée

98. Cité in : Haynal A., op. cit., p. 157.


99. Blrgelin C., 1996, Les Parties de dominos de M. Lefevre. Perec
avec Freud. Perec contre Freud, Circé, p. 192.
100. P erec G., 1969, La Disparition, Denoël/Gallimard.
101. Perec G., 1975, W ou le souvenir d’enfance, Denoël/Gallimard.

237
LES VILAINS PETITS CANARDS

avec la douleur de la perte, place l'auteur sur le fil du rasoir.


Pour un mot, pour un geste, il connaîtra l’euphorie ou bien
le désespoir. Sans compter que l'objet de remplacement ne
sera jamais aussi beau que l’objet disparu qui est parfait,
lui, puisqu’il est idéal. Réparer la brèche pour se réparer,
remplir le vide laissé en soi par l’objet arraché, contraint le
petit blessé à inventer sans cesse des substituts euphori­
sants et décevants. La douleur et la beauté naissent dans le
même temps, dans le même mouvement, dans le « feu de la
création 102 ». Freud, Joyce, Pascal, Proust et Victor Hugo
n’ont osé devenir créatifs qu’après la mort de leur père, le
douanier Rousseau après celle de sa femme, et Montaigne
après celle de son ami La Boétie 103. L’orphelinage et les
séparations précoces ont fourni une énorme population de
créateurs : Balzac, Gérard de Nerval, Rimbaud, Zola, Bau­
delaire, Dumas, Stendhal, Maupassant, Loti, George Sand,
Dante, Tolstoï, Voltaire, Dostoïevski, Kipling... la liste serait
longue s’il fallait la compléter. Et même la maladie phy­
sique contraint à la créativité quand le sentiment d’être
diminué provoque la rage de vaincre. Alfred Adler avait bien
compris ça au cours de sa propre enfance quand, faible et
rachitique, il avait décidé de devenir médecin pour lutter
contre la mort. Adulte, il en a fait une théorie générale :
* toute faiblesse peut être compensée et un enfant difficile,
mal socialisé, peut transformer cette négativité quand son
milieu lui propose un but social104. Cette idée a été vérifiée
par Catherine Hume qui a demandé à des adolescents diffi­
ciles d’accompagner des enfants trisomiques et de les aider

102. J amison K. R., 1994, « Le feu de la création », Nervure, tome VII,


janvier, p. 13-16.
103. A nzieu D-, Mathieu M., Besdine M., 1974, Psychanalyse du génie
créateur, Dunod.
104. Adler A., 1970, Le Tempérament nerveux. Éléments d'une psy­
chologie individuelle et applications à la psychothérapie, Payot.

238
LES VILAINS PETITS CANARDS

à escalader l’Himalaya105. Le fait de se mettre à l’épreuve et


de devenir celui qui aide, au lieu d’être le vilain caractériel
assisté, a changé l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes et
tissé des liens entre ces enfants différents qui, auparavant,
ne se seraient jamais rencontrés.
L’action aussi est un mode de créativité, une lutte
contre l’angoisse du vide, la représentation du rien. Quand
un enfant perd sa mère parce quelle l’abandonne, parce
quelle meurt ou parce quelle disparaît, il se retrouve dans
une situation de contrainte à la créativité. Mais il n’a pas
encore acquis la maîtrise des représentations verbales ou
picturales, ou celle des arts proposés par sa culture. En
revanche, dès l’âge de dix mois, il sait jouer à faire semblant
et inventer des scénarios comportementaux. Il lui suffit,
quelques années plus tard, d’ajouter une légère sauce ver­
bale pour mettre en scène la partie douloureuse de sa per­
sonnalité et combler son manque en jouant à : « On dirait
que tu es ma maman. » Quand un adulte veut bien tenir un
rôle dans cette saynète, la représentation théâtrale d’actes,
de mots et de décors « restaure la sécurité dans un monde
interne apaisé [...] et permet de surmonter la sépara­
tion... 106 ». Mais il faut aussi du talent à la mère de substitu­
tion pour évoquer la maman sans la révoquer, sinon l'enfant
lui reprocherait : « Tu n’es pas ma vraie mère. Ce n’est pas
pour de bon. » C’est lui qui, dans ce jeu, se crée une mère
avec la complicité d’un adulte qui n’oublie pas le condition­
nel dans : « Tu serais ma maman. »
Parfois les parents sont là, mais ils sont eux-mêmes
tellement troublés qu’ils sont mal là. Les enfants, attachés
à des adultes en difficulté auront à se développer le long
de ces tuteurs fragiles. Les épreuves quotidiennes leur

105. H ume C., 1997, Pas si nuis que ça ! émission France 2,2 octobre.
106. M iolan C., 1992, « Quand l'enfant abandonnique crée », Le
Journal des psychologues, mars, n° 95, p. 50.

239
LES VILAINS PETITS CANARDS

imposent à eux aussi la stratégie de la balançoire des


enfants agressés qui, comme Gulliver, ont le « choix » entre
devenir tout petits et se laisser écraser ou devenir énormes
et prendre en charge leurs parents fragiles. Pour supporter
ces responsabilités précoces qui ne correspondent pas à leur
stade de développement, beaucoup « choisissent » de déve­
lopper un monde intime de créativité où ils se réfugient
quand le réel devient trop lourd. On retrouve souvent ce
type d’épreuves à l’origine des vocations artistiques. Lord
Byron souffrait beaucoup du délire de son père qu’il aimait.
Virginia Woolf, la mélancolique, était entourée par une
famille mélancolique. Il a fallu quatre générations de psy­
chotiques pour donner Géricault. Ernest Hemingway s’est
développé dans une famille endolorie où tous les rapports
étaient fiévreux. Robert Schuman et Van Gogh ont tissé de
forts liens avec des pères, des frères et des sœurs psychia­
triquement altérés107. Avec de tels liens, l’impulsion à la
créativité vient facilement en tête puisque de toute façon
l’équilibre est dérangé, et que la création d’un nouvel ordre
constitue justement un travail créateur. Le père délirant
sort du sillon, la mère mélancolique laisse sa place à son
fils, la sœur déséquilibrée demande à son petit frère de la
surveiller et de la calmer. Le quotidien familial invite à une
constante transgression, non criminelle, puisque l’ordre est
déjà bousculé et que l’enfant, pour s’adapter et aider les
adultes fragiles qu’il aime, doit inventer de nouveaux rôles
familiaux. C’est peut-être pour cette raison qu’on trouve
dans les familles d’écrivains trois fois plus de troubles men­
taux que dans la population du tout-venant108.
Le fait que ces enfants soient invités à la créativité pour
s’adapter à un milieu qui les bouscule, ne veut pas dire

107. Jamison K. R., 1994, « Le feu de la création », Nervure, tome VII,


janvier, p. 13-16.
108. A ndrasen C., 1994, « Créativité, fonction cognitive et troubles de
l’humeur», Nervure, op. cit., p. 18.

240
LES VILAINS PETITS CANARDS

qu’ils deviendront tous créateurs. Leur devenir dépend de


l’aiguillage que leur donnera une rencontre extra-familiale
puisque la famille est défaillante. Quand la famille troublée
emprisonne l’enfant ou quand le milieu extra-familial ne
propose pas de tuteur de résilience pour tenter l'aventure de
la création, l’enfant s’écroule avec sa famille.

Les cultures normatives éradiquent l'imagination

Or, les cultures trop normatives empêchent la créativité


au nom de la morale. On cherche dans le discours social
environnant l’argument qui permettrait d’exclure ces
familles hors normes. À l’époque où le contexte scientifique
parlait de « dégénérescence » qui empêchait certains indivi­
dus d’accéder au sens moral, ce concept était utilisé pour
évoquer ces « familles dégénérées » qu’il fallait jeter hors de
la société, massacrant ainsi d’éventuels petits Schuman,
Van Gogh ou Hemingway.
Quand le rendement social est devenu une valeur cultu­
relle prioritaire, il a fallu « éradiquer l’imagination ». Lire
de la poésie, faire de la musique, ou colorier des dessins
devenaient « une scandaleuse perte de temps, un signe
évident d’inadaptation aux " faits " 109 ».
J’ai même connu des immigrés italiens ou polonais tel­
lement désireux de s’intégrer grâce au travail, qu ils s’indi­
gnaient quand ils voyaient leurs enfants en train de lire.
D’un coup de pied, ils envoyaient valdinguer le livre que leur
fille tentait de découvrir pour échapper au réel sordide, d’un
sarcasme ils humiliaient leur garçon qui voulait faire des
études : « Le bac, c’est pour les filles ou les pédés. Un
homme, un vrai, doit avoir le courage d’aller à l’usine. »

109. Thierry P., 2000, « Les temps difficiles. Charles Dickens », in :


Le Télémaque, l’amour des enfants, n° 17, mai, p. 105-112.

241
LES VILAINS PETITS CANARDS

L'argent qui donne accès à la consommation trans­


forme aujourd'hui les spectacles en marchandise : foot,
danse, théâtre et cinéma. Alors, pour démocratiser l’accès à
cette culture, on donne de l’argent public afin que les
pauvres puissent également aller au spectacle. Cette
démarche constitue un généreux contresens puisque la
créativité n’est pas un loisir. Elle doit inventer un nouveau
monde pour changer celui qui fait souffrir. La culture créa­
tive est un liant social qui donne espoir aux épreuves de
l'existence, alors que la culture passive est une distraction
qui fait passer le temps, mais ne résout rien. Pour que la
culture offre des tuteurs de résilience, il faut engendrer des
acteurs bien plus que des spectateurs. Il faut donner aux
pauvres l’occasion de donner, en leur permettant de créer
un spectacle, une soirée, un débat, une journée de fête.
Catherine Hume qui emmène des adolescents dans l’Hima-
laya en fait des acteurs, alors que l’éducateur qui promène à
Venise quelques enfants des quartiers en fait des consom­
mateurs passifs.
L'art n’est pas un loisir, c’est une contrainte à lutter
contre l’angoisse du vide suscitée par notre accès à la liberté
qui nous donne le plaisir de créer. « Chaque petite souf­
france qui apparaît devient un repère, comme un jalon dans
la création [...] donc là est l’endroit d’un changement pos­
sible 1,0. » Tandis que la culture créatrice nous fait évoluer,
la culture passive nous aide à digérer. Peut-être faut-il les
deux pour se sentir bien ? Car trop de création provoquerait
de la confusion, tandis que trop de digestion produirait de
la flatulence psychique (Bof... Pfff...).
Le fait qu’il y a une nette corrélation entre créativité et
souffrance psychique ne veut pas dire qu’il en existe une

110. Charpail N., 1996, «La création comme processus de trans­


formation », Art et Thérapie, n° 56-57, juin, p. 41.

242
LES VILAINS PETITS CANARDS

entre créativité et équilibre mental Tous les enfants sont


créateurs afin d’incorporer leur milieu et de le faire évoluer.
Tous les enfants qui souffrent sont contraints à la créativité,
ce qui ne veut pas dire que tous les créateurs sont contraints
à la souffrance.
La vie fantasmatique des enfants favorisés est elle aussi
très productive "2. Dès l’âge de quatre ans les garçons des­
sinent des scènes où leur force leur permet de déjouer les
dangers, tandis que les filles illustrent des motifs plus rela­
tionnels. Ces représentations donnent une forme dessinée
aux fantasmes qu’auparavant les enfants mettaient en acte :
pour les garçons la compétition, pour les filles la relation.
Entre cinq et sept ans, l’imagerie évolue vers des formes
socialement valorisées : le sport, le romantisme, le beau, la
science. Tous les dessins se perfectionnent dans un climat
de sérénité. Les fantasmes agressifs que les garçons expri­
maient avec des dessins de guerre se maîtrisent plus tard
grâce aux récits de performances sportives et de connais­
sances scientifiques. Les filles idéalisent des relations har­
monieuses pour vaincre la solitude où l’esthétique embellit
leur construction identitaire.
Mais les enfants fracassés, eux, n’ont pas le choix. Ce
qu’ils ont réussi à transformer en hymne à la joie, c’est la
cacophonie du désespoir. Dans ces deux situations où la
créativité participe au développement, le bonheur n’a pas
le même goût. Chez les enfants favorisés, le doux bonheur
de créer remplit leur monde intime. En cas d’échec, ils
souffriront un peu, puis découvriront une autre voie de
création. Alors que chez les enfants blessés, le bonheur de

111. Vaillant G., 1994, «La créativité chez les hommes et les
femmes ordinaires», in : «Génie, créativité et troubles de l’humeur».
Nervure, op. cit., p. 25.
112. Gauthier Y., 1982, «Étude de la vie fantasmatique d’enfants
vulnérables des milieux favorisés », in : A nthony E.J., C hiland C., K ovper-
nik C., L'Enfant vulnérable, PUF, p. 135.

243
LES VILAINS PETITS CANARDS

créer est vital, comme l’attachement désespéré qu’on


éprouve envers le débris flottant qui nous empêche de
couler. Jusqu'au moment où, à force de produire, les
enfants désespérés rejoignent les enfants favorisés, en gar­
dant dans leur mémoire la blessure passée autour de
laquelle ils ont reconstruit leur existence et leur personna­
lité.
L’adultisme des enfants blessés, cette maturation pré­
coce qui émeut les adultes, se repère dès les premiers des­
sins. Vers l'âge de cinq à six ans, avec son coup de crayon
encore incertain, l’enfant témoigne, comme un enfant de
douze à treize ans, de la part qu’il a assimilée des valeurs et
des difficultés de ceux qu’il aime “3. Il exprime en dessinant
ce qu’il a compris des événements qui imprègnent sa
mémoire. Maîtrisant mal la représentation du temps, à ce
stade de son développement, il a du mal à en faire un récit.
Alors, c’est avec des bonshommes et des fusils noirs, du
rouge pour le sang et du vert pour les arbres qu'il reprend le
contrôle des émotions qui l’ont submergé. Quand l'enfant
blessé ne peut ni jouer, ni dire les épreuves dans lesquelles il
baigne, il reste soumis aux perceptions qui le cognent. C’est
par la représentation qu’il prend en main son destin. Ce qui
implique que le milieu lui fournisse quelques tuteurs de
résilience tels qu’une oreille, une scène, un papier et des
crayons. Le dessin prend alors une forme narrative où
l'enfant exprime et adresse à quelqu'un son monde intime.
Plus tard, quand l’écriture permettra une autobiographie, le
dessin auparavant aura rendu possible l’auto-biogra-
phisme ”4. Comme si l’enfant disait : « Je deviens auteur de
mon monde interne et je le donne à partager. Quand vous
pleurez, quand vous riez, quand vous applaudissez, vous

113. Greig P., 2000, L'Enfant et son dessin. Naissance de l'art et de


l'écriture, Érès.
114. Ibid.

244
LES VILAINS PETITS CANARDS

m’acceptez avec ma blessure. Je cesse d'être un anormal, un


enfant hors culture, un monstre. »

Le talent consiste à exposer


son épreuve dans une intrigue souriante

Le talent suprême consiste à exposer son malheur avec


humour. Quand cette métamorphose de la représentation
est possible, l’événement douloureux aura subi le même
cheminement que dans le théâtre ou le dessin. « Si je par­
viens à donner une version plaisante de mon fracas, le sou­
rire que je vais provoquer réduira la distance entre nous et
ma blessure perdra de son pouvoir d’aliénation. »
Dans une note de son journal, Anne Frank se plaignait,
debout face à une fenêtre aveugle de sa cachette : « Un bon
fou rire vaut mieux que dix cachets de valériane "5... » Il y a
dans l’humour une intention thérapeutique qui ressemble
un peu à la fonction du déni : faire croire pour se faire
croire que ce n’est pas si grave. Ce leurre est une falsifica­
tion créatrice qui met la douleur à distance. Si je parviens à
mettre en scène la tragédie qui me torture, si je vous
arrache un sourire, une émotion amicale ou une mimique
d’intérêt, je cesserai de jouer le rôle navrant du pauvre petit
et de donner l’image un peu dégoûtante de la victime per­
due, violée, abandonnée, amoindrie. Au contraire même, en
vous invitant à participer à un sourire, nous nous lierons
comme nous lient les émotions partagées, telles que le plai­
sir de la table ou l’échange de mots. Ce n'est pas la fusion
que provoque la passion amoureuse ou la haine d’un
ennemi commun, c’est un petit lien agréable et léger.

115. Eisen G., 1993, Les Enfants pendant IHolocauste. Jouer parmi
les ombres, Calmann-Lévy.

245
LES VILAINS PETITS CANARDS

Freud avait déjà noté l’existence de ces comportements


de défi face à un réel trop pénible"6. Faire «l’économie
d’une dépense de sentiment » ou « sourire au milieu des
larmes » permet de mettre à distance la douleur. L’humour
n'est pas le ricanement de l'ironie, ni la négation de l'agres­
sion, ni même la transformation d’une souffrance en plaisir.
C’est la mémoire du trauma, sa représentation qui devient
moins douloureuse quand le théâtre, le dessin, l'art, le
roman, l’essai et l’humour travaillent à construire un nou­
veau sentiment de soi.
C’est un mécanisme de défense sur le fil du rasoir.
Proche de l’isolation qui atténue le sentiment lié à un souve­
nir ou à une pensée, le sujet sait bien que le traumatisme est
grave, mais en le disant sur un ton léger, au moins il peut le
dire et renouer avec ses proches : « Je ne les embête pas
avec mon fracas, je ne les pétrifie pas avec mon horreur, au
contraire, je les amuse et je les intéresse, ce qui me revalo­
rise puisque je deviens celui qui égaye et qui intrigue. Mais
je sais bien au fond de moi que ce qui m’est arrivé n’est pas
rien. En vous faisant sourire, j'agis sur ma souffrance et je
transforme mon destin en histoire. Voilà. Ça m’est arrivé.
J’ai été blessé. Mais je ne veux pas faire ma vie avec ça, me
soumettre à mon passé. En en faisant une représentation
belle, intéressante et gaie, c’est moi qui maintenant gou­
verne l'effet que je vous fais. En modifiant l’image que vous
avez de moi, je modifie le sentiment que j'éprouve de moi. »
L’humour, hyperconscient, s’oppose au refoulement.
C’est un travail de représentation qui exige un spectateur,
un témoin, quelqu’un d’autre. Parfois le clivage des trauma­
tisés leur permet d'être cet autre et de devenir spectateurs
d’eux-mêmes. Comme ces femmes au cœur déchiré qui
pouffent de rire à travers leurs larmes quand elles sur-

116. Freud S., 1927, «L’humour», in : L'Inquiétante Étrangeté et


autres essais, 1985, Gallimard, p. 321-328.

246
LES VILAINS PETITS CANARDS

prennent dans le miroir, leur gros nez rougi par le chagrin


et le rimmel qui barbouille leurs joues quelles voulaient
rendre fraîches. Cette défense est facile à dévoyer quand elle
se rigidifie en masque ou en stéréotypie, quand les blessés
se spasment de rire en racontant leurs souffrances ou
quand l’humour se transforme en procédé qui empêche
toute relation authentique.
Bien sûr, il y a des moments où l’on ne peut plus rire,
où l’humour devient impossible, indécent même. Tant que
la perception de la douleur nous capture, on ne peut pas en
modifier la représentation. Les enfants qui ont vu leurs
parents torturés ou humiliés devant leurs yeux ne pourront
jamais en rire. Il faut trop de recul pour ça. Les torturés et
surtout les enfants de torturés remanient l’image d'eux-
mêmes par l’action extrême et par la réflexion grave. Pas
par l’humour. Le plus souvent, ils s’engagent dans des
actions militantes contre le parti des bourreaux117. Ils se
réparent en réparant la mémoire de leurs parents, prouvant
ainsi que le plus sûr moyen de renforcer une idée, c’est de la
persécuter.
Le simple recul du temps modifie la représentation de
la tragédie. Dès qu’un enfant demande « que m’est-il
arrivé ? » il commence son travail de remaniement de son
passé. Il ne peut pas ne pas se demander d’où il vient et où il
va, puisqu’il est enthousiasmé d’être au monde et curieux de
ce qui l’attend. Mais pour répondre à cette question ou
même simplement la poser, il faut une relation avec des
figures d’attachement qui sont censées savoir, puisqu’elles
sont arrivées au monde avant lui. Un enfant sans relations
ne se pose même pas la question puisqu’il vit dans une suc­
cession de présents. Il n’a pas la possibilité de penser : « Je
viens de faire une bêtise dans mon passé récent qui va être
sanctionnée dans mon futur proche. » Privé de relations, il

117. S ironi F., Bourreaux et victimes, op. cit.


LES VILAINS PETITS CANARDS

n’est pas ouvert à la représentation du temps. Plus tard,


l'enfant ne comprendra ce qui lui est arrivé qu’en attribuant
à l'événement un sens venu du regard des autres : « Ce qui
m’est arrivé est honteux... terrible... extraordinaire...
héroïque... » De même que les objets saillants étaient mis en
relief par le comportement sensé des parents, les événe­
ments historisés sont mis en lumière par le discours des
autres. La mémoire traumatique est donc particulière
puisqu’elle associe l’apprentissage non conscient du corps,
avec l’éclairage du discours social. Un enfant qui côtoie un
parent maltraitant s'imprègne à son insu de ce type d’inter­
action qui se grave dans sa mémoire biologique. Mais ce qui
fait récit de soi, c’est la signification que prend cet événe­
ment, éclairé par le discours culturel.

Apprendre à son insu

On peut apprendre à son insu en affirmant qu’on n’a


jamais appris. On ne peut pas prendre conscience de tout, il
faut réduire pour ne pas être confus. L’objet perçu en
conscience est sélectionné, mais certains objets perçus sans
conscience sont quand même imprégnés dans la mémoire
Il existe en pathologie neurologique le syndrome des
hémi-négligences : un accident a altéré un point précis de la
zone pariéto-occipitale droite du cerveau, si bien que le
patient perçoit ce qui se passe da ns so n espace gau che (il ne
se cogne pas aux obstacles), mais ne sait pas qu'il les per­
çoit. Si on lui montre la photo d’une assiette contenant un
bifteck à gauche et des frites à droite, il ne dessine que les
frites en soutenant qu’il a tout dessiné. Il suffit de retourner
le dessin pour que le patient ne dessine que le bifteck en
soutenant qu’il a tout dessiné. Il dessine son évidence,
puisqu’il lui est neurologiquement impossible de prendre

248
LES VILAINS PETITS CANARDS

conscience de ce qui se passe dans son espace gauche. Ce


qui ne veut pas dire qu’il ne s’en imprègne pas à son insu.
Quand on lui propose un puzzle, la première fois il mettra
dix minutes pour en réaliser la partie droite seulement. La
semaine suivante, il mettra six minutes, et la dernière
semaine deux minutes. Il n’a jamais reconstitué la partie
gauche et pourtant il soutient qu’il a tout reconstruit. Si, à
ce moment, on retourne le puzzle de façon à ce que la partie
gauche devienne la partie droite, il réalisera le puzzle en
quatre minutes, prouvant ainsi qu'il avait bien perçu les élé­
ments de l’espace gauche et même commencé à résoudre le
problème. Cet inconscient cognitif prouve que notre corps
peut apprendre à notre insu “8. Notre vision du monde est
un patchwork de consciences partielles. Si l’une d'elles dis­
paraît, la vision du monde reste quand même totale et cohé­
rente. L’évidence du malade reste inaccessible à tout
raisonnement puisque pour lui, c’est une image aussi évi­
dente et cohérente que pour un daltonien un monde sans
rouge, ou pour nous tous un monde sans ultraviolets.
Il en est de même pour nos récits intimes et sociaux où
chaque élément du puzzle de notre identité mis en lumière
par nos relations et nos intentions réalise un ensemble
cohérent, évident pour l’un et pas forcément pour l’autre.
Il est donc concevable qu’un enfant maltraité ou trau­
matisé garde des traces dans sa mémoire. Mais elles sont de
nature différente de celle des souvenirs dont il fait des
récits. La trace dépend des informations qu’il reçoit de son
milieu, alors que le récit dépend des relations qu’il établit
avec son entourage. La trace est une empreinte biologique,
le récit est une conscience partagée.
Si bien que les souvenirs traumatiques n’ont pas la même
forme que les souvenirs ordinaires. Les parachutistes se 118

118. Botez M. I., 1987, Neuropsychologie clinique et neurologie du


comportement, Presses universitaires de Montréal.

249
LES VILAINS PETITS CANARDS

mettent à l’épreuve afin « de remporter une victoire sur eux-


mêmes ». Au moment où ils pensent : « Je vais avoir à plonger
dans le vide pour atteindre ce minuscule point, tout en bas »,
ils éprouvent une très forte émotion. Mais c’est la représenta­
tion de ce qui va se passer qui provoque leur stress puisque,
quand ils n’ont pas à sauter, ils regardent par la lucarne et per­
çoivent le même paysage dans la plus grande tranquillité.
Pour préciser cette notion, deux psychiatres militaires
ont réalisé une vigoureuse expérimentation : au moment où
le parachutiste s’apprête à sauter, un expérimentateur lui
envoie sur la cuisse un choc électrique dont il a mesuré
l’intensité et la durée afin qu’il soit proche de la douleur.
Quand le parachutiste arrive au sol, un autre psychiatre le
questionne et lui demande s’il a senti quelque chose de
désagréable avant de sauter. Tous les parachutistes affir­
ment qu’ils n’ont rien ressenti. Le sentiment provoqué par
l’imminence du plongeon, en monopolisant leur conscience,
a engourdi les autres perceptions 1,9. Cette expérimentation
illustre la forme que prennent les souvenirs traumatiques :
la représentation est si forte quelle capture la conscience et
l’hyperclarté de certains détails signifiants met à l’ombre
toutes les autres perceptions.
Les parachutistes se retrouvent dans une situation ana­
logue à celle des hémi-négligents. Mais cette fois, ce n’est
pas une altération cérébrale qui provoque la restriction sen­
sorielle, c’est une représentation si puissante quelle asservit
leur conscience.
Les souvenirs ordinaires prennent une autre forme. Un
enfant épanoui aura, lui aussi, des traces cérébrales. La
caméra à positons révèle qu’un élève qui apprend à jouer du
violon, à parler plusieurs langues ou à pratiquer un sport ne

119. Van der Koi.k B.A., Fischler R., 1995, « Dissociation and the
Fragmentary Nature of Traumatic Memories : OverView and Exploratory
Study », Journal of Traumatic Stress, 8, p. 505-552.

250
LES VILAINS PETITS CANARDS

façonne pas les mêmes zones de son cerveau ,2°. Ces traces
constituent un entraînement plutôt qu'un souvenir. Ce qui
fait qu'un événement demeure un souvenir, c’est l'émotion
provoquée par la relation dans un contexte humain et la
signification que cet épisode prend dans l’histoire. Les
enfants isolés se développent à l’intérieur d'un énorme trou
de mémoire. Rien ne fait souvenir pour eux car, privés de
relations, ils vivent dans un monde appauvri en événe­
ments.
Ce qui compose notre identité narrative est donc rendu
possible par des relations. De même que les figures d’atta­
chement mettent en relief nos objets saillants, les discours
sociaux mettent en lumière les scénarios événementiels qui
constituent le puzzle de notre identité. Sans autre, il n’y
aurait pas d’autobiographie. Mais dans mon autobio­
graphie, je raconte la saillance des objets et des événements
que mes relations avec mes autres ont imprégnés dans ma
mémoire. La manière dont on se raconte dure tant que dure
notre vie, mais change sans arrêt puisqu’elle dépend de nos
rencontres. La manière change, mais pas le thème qui reste
au fond de nous, exprimé ou caché, et qui constitue la
colonne vertébrale de notre identité.

La falsification créatrice
transforme la meurtrissure
en organisateur du Moi

Un souvenir autobiographique abusivement généra­


121
lisé devient ainsi le paradigme de notre cheminement
120. Bever T.G., Chiarello R.J., 1974, « Cérébral Dominance in
Musicians and Non-Musicians », Science, p. 185-537.
121. Williams J. M. G., 1992, « Autobiographical Memory and Emo-
tional Disorders » , in : Cristianson S. A. (éd.), The Handbook of E motion
and Memory. Research and Theory, Hillsdale N. J., p. 451-457.

251
LES VILAINS PETITS CANARDS

dans l’existence. Notre itinérance l22, comme une étoile du


Berger, donne la direction qui oriente nos choix et rend pro­
bables nos rencontres.
Un enfant trop stabilisé par un milieu rigide connaî­
trait un itinéraire, une route fixe, comme à l'époque
encore récente où le père décidait le métier et le mariage
de sa descendance. À l’inverse, un enfant abandonné sans
substitut familial connaîtrait l’errance, il voguerait là où
l’entraîneraient les événements. Entre les deux, un enfant
blessé, mais résilient, connaît l'itinérance, comme les itiné­
rants qui s’orientent vers un but, un rêve, une étoile du
Berger qui donne la direction. Mais comme les vents leur
sont contraires, ils doivent louvoyer, s’éloigner du but pour
y revenir plus tard. La voie du détour est fréquente chez les
résilients qui finissent quand même par retrouver leur che­
min après de longs écarts et des méandres laborieux.
Le processus de résilience permet à un enfant blessé de
transformer sa meurtrissure en organisateur du moi, à
condition qu’autour de lui une relation lui permette de réa­
liser une métamorphose. Quand l'enfant est seul et quand
on le fait taire, il revoit son fracas comme une litanie. C’est
alors qu’il devient prisonnier de sa mémoire, fasciné par la
précision lumineuse du souvenir traumatique. Mais dès
qu’on lui donne la parole, le crayon ou la scène où il peut
s’exprimer, il apprend à se décentrer de lui-même pour maî-
jiser l’image qu’il tente de produire. Alors, il travaille à sa
modification en adaptant ses souvenirs, en les rendant inté­
ressants, gais ou beaux pour les rendre acceptables. Ce
travail de recomposition de son passé le resocialise, lui qui
avait été chassé d’un groupe qui ne supportait pas
d’entendre de telles horreurs. Mais l’ajustement des souve­
nirs, qui associe la précision de l'événement au flou du

122. Cyrulnik B., 1998, « Les enfants sans lien », in : Ain J., Errances.
Entre dérives et ancrage, Érès, p. 31.

252
LES VILAINS PETITS CANARDS

contexte, le prépare à la falsification créatrice qui trans­


formera sa souffrance en œuvre d’art.
Assez curieusement les souvenirs des résilients, en
associant la précision avec le remaniement créatif, sont
moins biaisés que les souvenirs de ceux qui souffrent de
syndromes post-traumatiques. La mémoire résiliente res­
semble à celle des romanciers qui vont sur le terrain relever
des faits précis afin d'alimenter leur fiction. Alors que la
mémoire traumatisée est prisonnière, non pas du fait qui l’a
blessée, mais de l’éveil fantasmatique que l’événement a
provoqué. Dès la guerre de 14-18, John Mac Curdy ’23, un
des premiers observateurs des syndromes post-trauma­
tiques, notait que la reviviscence empoisonnait la mémoire
des combattants. Or, ce n’était pas une scène de combat
qu’ils revoyaient sans cesse, mais une mise en scène des
combats qu’ils craignaient. Un vétéran du Viêt Nam se
revoyait chaque nuit en train de mitrailler des familles de
Vietnamiens dans leurs cabanes. Cette torture par l’image
ne correspondait absolument pas au réel puisqu'il n’avait
jamais eu l’occasion de tirer un seul coup de feu pendant
toute la guerre. Mais ce faux souvenir n’était pas un
mensonge puisqu’il mettait en scène le fantasme qui
terrorisait cet homme : avoir à massacrer une famille
innocente.
Quand le petit Bernard a été arrêté par l’armée alle­
mande et la police française, quelques bénévoles aidaient
les soldats à grouper les enfants en leur distribuant des
boîtes de lait condensé offertes par la Croix-Rouge. Après
son évasion, Bernard avait des souvenirs étonnamment pré­
cis, confirmés cinquante années plus tard par les archives et
les témoins. Mais il associait ces réminiscences avec un

123. Mac Curdy J., 1918, « War Névrosés», Cambridge University


Press, in : Schacter D. L., 1999, À la recherche de la mémoire. Le Passé,
l'esprit et le cerveau. De Bœck Université, p. 245.

253
LES VILAINS PETITS CANARDS

remaniement de sa mémoire où l’enfant attribuait à un offi­


cier allemand un acte généreux probablement inventé. Cette
falsification prenait un effet de résilience puisqu’elle lui per­
mettait d’amnistier l'agresseur et de survivre malgré tout
dans un monde où l’espoir était encore permis. En
revanche, pendant plusieurs décennies, chaque fois que
Bernard a eu l’occasion de boire du lait condensé, la simple
vision de la boîte déclenchait une curieuse angoisse de mort
enjouée. L’objet devenait maléfique en évoquant la mort,
mais bénéfique en rappelant qu’il lui avait échappé. L’image
mise en mémoire n’est donc pas la trace mnésique de l'évé­
nement. C’était un bout de réel qui représente le fracas : un
symbole.
Quand les traumatisés ne parviennent pas à maîtriser la
représentation du trauma en le symbolisant grâce au dessin,
à la parole, au roman, au théâtre ou à l’engagement, alors le
souvenir s’impose et capture la conscience en faisant reve­
nir sans cesse, non pas le réel, mais la représentation d’un
réel qui les domine.
Au moment de leur histoire où les enfants blessés
commencent leur carrière sociale, c’est avec leur tempéra­
ment façonné par l’histoire de leurs parents, c’est avec les
procédés de résilience mis en place après l’agression, qu’ils
iront à l’école, se feront des amis et tisseront des liens d’un
style particulier.
CONCLUSION
»
À l'époque où la pensée culturelle était fixiste, il suffi­
sait d’observer le monde autour de soi pour avoir la preuve
que l’ordre régnait. Le seigneur, au-dessus des hommes pos­
sédait un château, le prêtre côtoyait Dieu, et l’immense
majorité des humains se débattait contre la mort. L’énergie
principale qui permettait la survie était fournie par les
corps : le ventre des femmes fournissait les enfants, les
muscles des hommes et des animaux produisaient l’énergie.
Il n’était pas difficile de constater que les aristocrates
étaient les plus beaux, les plus intelligents et les plus culti­
vés. Ils possédaient la terre, les châteaux et le maniement
des armes. Alors que les hommes du peuple, réduits au rôle
de fournisseurs d’énergie, étaient sales, fatigués, incultes et
malades. La hiérarchie sociale était donc justifiée, comme
une « loi naturelle » à laquelle personne ne pouvait échap-
- per. Chacun prenait la place que lui attribuait un ordre
immuable : les femmes par leur ventre, les hommes par
leurs bras, et les aristoprêtres par leurs mots.
L’accumulation technologique a donné une autre vision
du monde. Aujourd’hui, on sait qu'on peut changer l’ordre
social et même celui de la Nature. Il faut une tête et des
doigts pour commander aux machines qui fournissent une
énergie bien supérieure à celle des muscles. Les enfants du
peuple peuvent y réussir. Et le ventre des femmes ne dicte

257
LES VILAINS PETITS CANARDS

plus leur destin depuis que la maîtrise de la fécondité a


libéré leur tête.
La fantastique explosion des techniques du XIXe siècle a
supprimé l’évidence fixiste et nous a appris à regarder la
condition humaine avec le mot « devenir ». La biologie a
découvert l'évolution, l’embryologie a pensé le développe­
ment que Freud a introduit dans sa découverte du continent
intérieur '.
C’est dans un tel contexte technologique et culturel que
la notion de traumatisme s’est lentement dégagée. Bien sûr,
le trauma existait dans le réel, mais pas dans les mots qui le
mettaient en conscience. L’Antiquité décrivait des guerriers
devenus aveugles sans avoir été touchés, des soldats frappés
de terreur s’agitant en tous sens, Charles IX revoyait sans
cesse les images des massacres de la Saint Barthélemy, Dos­
toïevski racontait le mélange d’effroi et de désir de mort
qu’il avait éprouvé quand on lui avait fait subir un simu­
lacre de fusillade.
En fait, c’est le chemin de fer, en 1890, qui a préparé la
naissance du concept de traumatisme : « L’action méca­
nique sur le cerveau attribuable à la vitesse » expliquait les
troubles du sommeil, les cauchemars et l’irritabilité1 2. Le
contexte mécanique était tellement évident que l’on ne pou­
vait expliquer le trauma qu’en termes mécaniques. La
guerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902), le conflit
russo-japonais (1904), évoquaient «l’ébranlement émotion­
nel ». Pendant la guerre de 14-18, on a évoqué pour la pre­
mière fois une épreuve psychique. Mais c’est lors la Seconde
Guerre mondiale, avec les camps de déportés de la Shoah,
puis la guerre de Corée et du Viêt-Nam que, devant l’ampleur

1. Rrrvo L., 1992, Darwin, ascendant de Freud, Gallimard, et C yrllnik


B., 1995, « Freud, précurseur de l’éthologie entre Darwin et Mac Lean »,
Acta Psychiatrica Belgica, 94, p. 299-311.
2. Vila G., Porche L.-M., Moüren-Siméoni M.-C., 1999. L’Enfant vic­
time d'agression, Masson, p. 13.

258
LES VILAINS PETITS CANARDS

des dégâts et le changement de contexte culturel, les psy­


chiatres ont formulé le problème de manière relationnelle.
Depuis que le concept de traumatisme psychique est
né, l’enchaînement des idées exige qu'après la description
clinique et la recherche des causes, on s’applique à prévenir
les traumatismes et mieux les réparer. Dans ce cas, on aura
besoin du concept de résilience. Mais puisqu’on a compris
qu'un concept ne peut pas naître en dehors de sa culture, il
est intéressant de se demander pourquoi ce mot français
s’est si bien développé aux États-Unis : « Il y a dans le tem­
pérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par
le mot resiliency [...] qui unit les idées d’élasticité, de ressort,
de ressource et de bonne humeur. » Paul Claudel, assistant
à l’effondrement économique de 1929, décrit «l’angoisse
qui étreignait les cœurs [et] la confiance qui éclairait les
•visages ». Cette attitude mentale face à la tragédie est telle­
ment marquante que « si quelques financiers se jetaient
par la fenêtre, je ne puis m’empêcher de croire que c’était
dans l’espérance fallacieuse de rebondir3 ».
Il y a longtemps que le concept de résilience est nou­
veau, mais cette fois-ci, on peut l’analyser. Il s’agit d’un pro­
cessus, d’un ensemble de phénomènes harmonisés où le
sujet se faufile dans un contexte affectif, social et culturel.
La résilience, c’est l'art de naviguer dans les torrents. Un
trauma a bousculé le blessé dans une direction où il aurait
aimé ne pas aller. Mais puisqu’il est tombé dans un flot qui
le roule et l’emporte vers une cascade de meurtrissures, le
résilient doit faire appel aux ressources internes imprégnées
dans sa mémoire, il doit se bagarrer pour ne pas se laisser
entraîner par la pente naturelle des traumatismes qui le font
bourlinguer de coups en coups jusqu'au moment où une
main tendue lui offrira une ressource externe, une relation

3. Claudel P., 1936, L’Élasticité américaine, Œuvre en prose, Galli­


mard, La Pléiade, p. 1204 (communication personnelle de Witaker MJ.).

259
LES VILAINS PETITS CANARDS

affective, une institution sociale ou culturelle qui lui per­


mettra de s’en sortir.
Dans cette métaphore de l’art de naviguer dans les tor­
rents, l’acquisition des ressources internes a donné au rési­
lient sa confiance et sa gaieté. Ces aptitudes, facilement
acquises au cours des petites années, lui ont donné l’atta­
chement sécure et les comportements de charme qui lui
permettent d'être à l’affût de toute main tendue. Mais
puisque nous avons appris à observer les Hommes avec le
mot « devenir », on pourra constater que ceux qui ont été
privés de ces acquisitions précoces pourront les mettre en
place plus tard mais plus lentement, à condition que le
milieu, ayant compris comment se façonne un tempéra­
ment, dispose autour des blessés quelques tuteurs de rési­
lience.
Quand la plaie est vive, on est tenté par le déni. Pour se
remettre à vivre, on a besoin de ne pas trop penser à la bles­
sure. Mais avec le recul du temps, l’émotion provoquée par
le coup tend à s’éteindre lentement pour ne laisser en
mémoire que la représentation du coup. Or, cette représen­
tation qui se construit laborieusement dépend de la manière
dont le blessé est parvenu à historiser l’événement. Parfois,
la culture en fait une blessure honteuse, alors que d’autres
circonstances lui auraient attribué la signification d’un acte
héroïque. Le temps adoucit la mémoire et les récits méta­
morphosent les sentiments. À force de chercher à
comprendre, trouver les mots pour convaincre et faire des
images qui évoquent la réalité, le blessé parvient à panser la
blessure et à remanier la représentation du trauma. On
accepte sans peine l’idée que la guerre de 14-18 a été une
immense boucherie boueuse, mais qui se souvient des souf­
frances des populations pendant la guerre de Troie? Le
stratagème du colossal cheval en bois a pris un effet de
fable, il n’évoque plus la famine des dix années de siège, ni

260
LES VILAINS PETITS CANARDS

les massacres à l’arme blanche, ni les brûlures de l’incendie


qui ont suivi cette belle histoire. Le réel a été transfiguré par
les récits de notre culture amoureuse de la Grèce ancienne.
La souffrance est éteinte, seule reste l’œuvre d’art. Le recul
du temps nous invite à quitter le monde des perceptions
immédiates pour habiter celui des représentations durables.
Le travail de fiction qui permet l'expression de la tragédie,
prend alors un effet protecteur.
Ce qui revient à dire que parler de résilience en termes
d’individu constitue une erreur fondamentale. On n’est pas
plus ou moins résilient, comme si l’on possédait un cata­
logue de qualités : l’intelligence innée, la résistance au mal
ou la molécule de l’humour. La résilience est un processus,
un devenir de l’enfant qui, d’actes en actes et de mots en
mots, inscrit son développement dans un milieu et écrit son
histoire dans une culture. C’est donc moins l’enfant qui est
résilient que son évolution et son historisation.
C’est pourquoi tous ceux qui ont eu à surmonter une
grande épreuve décrivent les mêmes facteurs de résilience.
En tête, vient la rencontre avec une personne signi­
fiante. Parfois une seule a suffi, une institutrice qui en une
phrase a redonné l’espoir à l’enfant, un moniteur de sport
qui lui a fait comprendre que les relations humaines pou­
vaient être faciles, un prêtre qui a transfiguré la souffrance
en transcendance, un jardinier, un comédien, un écrivain,
un quidam ont donné corps à la simple signification : « Il
est possible de s'en sortir. » Tout ce qui a permis de renouer
le lien social a permis de remanier l’image que le blessé se
faisait de lui-même. « Se sentir mal et être mauvais4 » est
transformé par la rencontre avec un partenaire affectif qui
fait germer le désir de s’en sortir.

4. Bourguignon O., 2000, « Facteurs psychologiques contribuant à la


capacité d’affronter des traumatismes chez l’enfant», Devenir, vol. 12,
n°2, p. 83.

261
LES VILAINS PETITS CANARDS

Dessiner, jouer, faire rire permettent de décoller l’éti­


quette que les adultes collent si facilement : « [...] vivre dans
une culture où l'on peut donner sens à ce qui vous est
arrivé : historiser, comprendre et donner ’ » constituent les
moyens de défense les plus simples, les plus nécessaires et
les plus efficaces. Ce qui veut dire qu’une culture de
consommation, même quand la distraction est agréable,
n’offre pas de facteurs de résilience. Elle soulage quelques
minutes, comme le sont les spectateurs anxieux qui ne
prennent pas de tranquillisants les soirs où ils regardent la
télévision. Mais, pour ne plus se sentir mauvais, pour deve­
nir celui par qui le bonheur arrive, il faut participer à la
culture, s’y engager, devenir acteur et pas seulement assisté.
« Ces témoignages, comme celui de Barbara,
confirment que la résilience n’est ni un vaccin contre la
souffrance, ni un état acquis et immuable, mais qu’il s’agit
d’un processus, d’un chemin à parcourir5 6 », dit Paul Bou­
vier.
Comment faire son chemin dans l’écheveau d’une
culture ? Comment reprendre son développement quand la
route est barrée ? Il semble qu’aujourd’hui nous arrivons à
une bifurcation. Ces dernières décennies, les victoires des
Droits de l’homme et notre culture technologique nous ont
• fait croire à une possible éradication de la souffrance. Ce
chemin-là nous permettait d’espérer qu'une meilleure orga­
nisation sociale et quelques bons produits chimiques sup­
primeraient nos tourments. L’autre chemin, plus rocailleux,
nous montre que le temps de la vie n’est jamais sans
épreuve, mais que l’élaboration des conflits et le travail de

5. Valentine L., F einauer L.L., 1993, « Resilience Factors Associated


With Female Survivors of Childhood Sexual Abuse », Am. J. Family The-
rapy, 21, p. 216-224.
6. Bouvier P., 1999, « Abus sexuel et résilience », tn : Souffrir mais se
construire, Érès, p. 125-161.

262
LES VILAINS PETITS CANARDS

résilience nous permettent de reprendre la route, malgré


tout.
Ces deux voies nous proposent des moyens différents
pour affronter les inévitables infortunes de l’existence.
Il faudra faire appel à tous ces moyens de défense
puisqu’on prévoit qu’au xxf siècle, les exclusions vont
s’aggraver7. Quand un enfant sera chassé de son domicile
par un trouble familial, quand il sera placé dans une institu­
tion totalitaire, quand la violence d'État s’étendra sur la pla­
nète, quand il sera maltraité par ceux qui sont chargés de
l’entourer, quand chaque souffrance sera issue d’une autre
souffrance comme une avalanche, il conviendra d’agir sur
tous les moments de la catastrophe : le moment politique
pour lutter contre les crimes de guerre, le moment philo­
sophique pour critiquer les théories qui les préparent, le
moment technique pour réparer les blessures et le moment
résilient pour reprendre le cours de l’existence.
La vie est trop riche pour se réduire à un seul dis­
cours 8 9. Il faut l’écrire comme un livre ou la chanter comme
Brassens qui, à cause de sa propre histoire, a compris qu’un
tout petit signe suffit à transformer un vilain petit canard en
cygne :

« Elle est à toi cette chanson,


Toi l’Auvergnat qui, sans façon,
M'a donné quatre bouts de pain
Quand dans ma vie il faisait faim »

7. Ricaldi-Coquelin A.-M., 2000, Poussières de vie. Thèse de sciences


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La bibliographie qui réfère au texte a été inscrite en bas de
page. Cette bibliographie, plus générale, en langue française, per­
mettra au lecteur d’aller plus loin ou de vérifier quelques idées.

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PUF.
TABLE

REMERCIEMENTS................................................................................... 7
INTRODUCTION...................................................................................... 11

Quand on est mort et que surgit le temps caché des


souvenirs.................................................................................. 14
L'arrêt de la maltraitance n'est pas le retour à la vie, c'est
une contrainte à une lente métamorphose.

La gentillesse morbide du petit rouquin.................................. 17


L'adaptation n'est pas la résilience. Elle est trop coûteuse,
mais elle permet de sauver quelques îlots de bonheur
triste.

La créativité des mal-partis..................................................... 20


L’acquisition du processus de la résilience sera analysée
sous trois éclairages - l’empreinte des ressources internes
dans le tempérament - la structure de l’agression - la
disposition des ressources externes autour du blessé.

Les éclopés du passé ont des leçons à nous donner .. 24


Il faut des projets qui permettent d’éloigner le passé et de
modifier l’émotion associée aux souvenirs.

Il faut apprendre à observer afin d’éviter la beauté


vénéneuse des métaphores................................................... 28
Ne pas confondre le constat qui est une construction
sociale avec l’observation qui est une méthode de création.

273
LES VILAINS PETITS CANARDS

chapitre premier : La chenille

Le tempérament ou la révolte des anges................................ 37


De la substance qui nous soumet à Satan, à l'affect de
vitalité qui nous enchante ou nous enrage.

La triste histoire du spermatozoïde de Laïos et de


l’ovule de Jocaste................................................................... 41
Les déterminants génétiques existent, ce qui ne veut pas
dire que 1’Homme est génétiquement déterminé.

Grâce à nos progrès, nous avons évolué de la culture


de la faute à celle du préjudice................................................ 44
Se sentir coupable à l'âge des pestes, ce n'est pas souffrir à
l’époque de l’embellie des techniques.

Comment les fœtus apprennent à danser.............................. 48


Le premier chapitre de notre biographie commence lors de
notre vie intra-utérine quand nous nous entraînions à un
style de gambade.

Où l’on voit que la bouche du fœtus révèle l’angoisse


de la mère................................................................................ 53
La transmission de pensée se fait matériellement et
façonne le tempérament du bébé avant sa naissance.

Faire naître un enfant n’est pas suffisant, il faut aussi


le mettre au monde.................................................................. 56
Le sexe de l'enfant est un puissant porteur de représenta­
tion et n'importe quel indice morphologique évoque un
récit généalogique.

Les nouveau-nés ne peuvent pas tomber ailleurs que


dans l’histoire de leurs parents............................................... 59
Qu'il soit grincheux ou souriant, le moindre de ses
actes habite les rêves et les cauchemars de ceux qui
l’entourent.

274
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand le cadre du nouveau-né est un triangle


parental................................................................................... 65
Chaque famille se caractérise par un type d'alliance qui
compose une enveloppe sensorielle autour du bébé.

Papa clown et bébé comédien................................................ 68


À chaque rencontre, ils inventent un scénario et y
invitent tous les partenaires du foyer.

Aime-moi, pour me donner la force de te quitter................. 72


Quand un bébé tranquille devient explorateur, c'est que
son entourage lui sert de camp de base.

L’échafaudage de la manière d’aimer..................................... 74


Cette base de sécurité apprend quelques styles affectifs.

Origines mythiques de nos manières d’aimer......................... 77


Tout discours individuel ou culturel construit l’enve­
loppe sensorielle qui apprend à l'enfant son style affectif.

Quand le style affectif de l’enfant dépend du récit


intime de la mère..................................................................... 82
Le discours prédictif de la mère organise les comporte­
ments qui façonnent le tempérament de l’enfant.

Une mère entourée affectivement et soutenue sociale­


ment offre de meilleurs bras ....... ........................................... 86
La simple présence du père modifie le psychisme de la
mère qui contient l'enfant.

Quand les jumeaux n’ont pas la même mère......... 90


Tout fait signe dans cette bulle affective où chacun se dif­
férencie.

Où l’on parvient à observer comment la pensée se


transmet grâce aux gestes et aux objets................................ 95
Les prouesses intellectuelles sont possibles quand les
parents à leur insu font parler les objets.

Le congénère inconnu : découverte du monde de


l’autre..................................................................................... 101
La perplexité, le regard, l’index et la comédie préparent les
nourrissons à la parole.

275
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand les histoires sans paroles permettent le partage


des mondes intérieurs.......................................................... 104
Le petit comédien modifie le monde mental de ceux qui
l'aiment et l'enfant intrus se fait accepter grâce à des
offrandes alimentaires.
Comment les clichés sociaux privilégient certains
comportements du bébé....................................................... 108
Le Sud-Américain danse plus tôt et le bébé allemand feuil­
lette les livres.
L’humour, c'est pas fait pour rigoler..................................... 110
C'est fait pour transformer l'angoisse en fête émotionnelle.

Fondements de l’échafaudage de la résilience.................. 115


4 tout étage, biologique, affectif ou social, une défense est
possible.

Quand la relation conjointe détruit l'échafaudage.... 120


La souffrance de la mère empêche l’acquisition des
comportements de charme de l'enfant.
On connaît la cause, on connaît le remède et tout
s'aggrave.............................................................................. 124
D’autres causes interviennent car les déterminismes
humains sont à courte échéance.
Virginité et capitalisme.......................................................... 129
L'hymen était la signature de la paternité, l’ADN
aujourd'hui dénonce le père.
Le père précoce, rampe de lancement................................. 133
Un mâle peut être remplacé par un pistolet injecteur, mais
un père doit être réel pour impulser la confiance.
Quand l’État dilue le père..................................................... 136
Une société sans pères serait-elle concevable ?
Deuils bruyants, deuils silencieux........................................ 141
Au silence de la disparition, s’ajoute le bruit de la repré­
sentation.
Résilience et comportements de charme............................. 144
La quête affective dépend de la générosité des adultes don­
neurs de soins.

276
LES VILAINS PETITS CANARDS

chapitre il : Le papillon

Les monstres n’aiment pas le théâtre.................................. 151


Il n’y aurait pire cynisme que de dire les choses telles
quelles sont. Par bonheur, dire c'est déjà interpréter.
Le carambolage psychique est-il pensable?........................ 156
Tout choc provoque une désorganisation que les cultures
ont eu beaucoup de mal à penser.
L’émotion traumatique est un choc organique provo­
qué par l’idée que l'on se fait de l’agresseur........................ 160
On pardonne à une catastrophe naturelle, on revit sans
cesse l'agression d'un groupe humain.
C’est le style d e d éveloppement de la personn e blessée
qui attribue au coup son pouvoir traumatisant.................... 163
On ne peut rencontrer que les objets auxquels on a été
rendu sensible par notre entourage.
L’adaptation qui protège n’est pas toujours un facteur
de résilience.......................................................................... 167
La soumission, la méfiance, la glaciation sont des
défenses adaptées, mais la résilience exige la création d'un
nouveau monde.
Quand un combat héroïque devient mythe fondateur. 170
Avec le travail de la mémoire, un trauma se transforme en
épopée grâce à une victoire verbale.
Sans culpabilité, pas de moralité.......................................... 173
Ce tourment qui torture rend le blessé sujet et acteur de sa
réparation.
Voler ou donner pour se sentir fort....................................... 177
La délinquance, valeur adaptative dans les sociétés folles,
se conjugue au don qui répare l’estime de soi.
Les chimères du passé sont vraies, comme sont vraies
les chimères.......................................................................... 181
Tout récit est construit par les éléments vrais, mis en
lumière par nos relations.

277
LES VILAINS PETITS CANARDS

Quand un souvenir précis est entouré de brume, il


rend le passé supportable et beau........................................ 185
L’effet de halo de la mémoire traumatique permet de se
faire croire que le bonheur reste possible.

Ordalie secrète et réinsertion sociale.................................... 190


Quand les enfants se mettent à l'épreuve pour se donner la
preuve qu'ils sont acquittés.

Déclaration de guerre contre les enfants.............................. 193


La violence d’État se répand sur la planète, mais les enfants
ne s’effondrent que lorsque leur entourage s'effondre.

Agir et comprendre pour ne pas souffrir................................ 198


Comprendre sans agir rend vulnérable, mais agir sans
comprendre rend délinquant.

Quand la guerre allume des flammèches de résilience 204


La maturité précoce, les fantaisies de toute-puissance et
quelques rêves d'affection allument de petites flammes que
le milieu peut éteindre ou renforcer.
L’effet délabrant d’une agression sexuelle dépend
beaucoup de la distance affective......................................... 211
Être agressé par un inconnu trouble moins que l’agression
d’un proche qui est souvent protégé par la société.
La possibilité de résilience après une agression
sexuelle dépend beaucoup des réactions émotionnelles
de l’entourage........................................................................ 215
Quand la famille plonge, la victime ne s'en sort pas. Ce
n'est pas la compassion qui les aide, c’est leur revalorisa­
tion.
Quand le travail du rêve endormi s’incorpore dans
notre mémoire et nous gouverne, le travail du rêve
éveillé nous permet de reprendre le gouvernement... 222
Le rêve biologique transforme en traces cérébrales les
soucis qui envahissent nos rêveries diurnes.
Quand le déni conscient protège le sommeil et quand
l’impression traumatique entraîne la reviviscence
onirique.................................................................................. 228

278
LES VILAINS PETITS CANARDS

Le remaniement de la représentation de la blessure par


tous les modes d'expressions permet, plus tard, de lever
le déni qui, comme un plâtre sur une fracture, protège en
altérant.
La civilisation du fantasme entraîne la créativité qui
répare................................................................................... 234
Un enfant bousculé est contraint à la créativité que la
famille et la culture aiguillent ou entravent.
Les cultures normatives éradiquent l’imagination .... 241
La créativité n’est pas un loisir, c'est un liant social et
non pas une brève consommation.
Le talent consiste à exposer son épreuve dans une
intrigue souriante................................................................. 245
C’est un défi face à un réel trop pénible.
Apprendre à son insu........................................................... 248
Le sentiment d'évidence est une conscience partielle qui
n 'empêche pas des apprentissages inconscients opposés à
cette évidence.

La falsification créatrice transforme la meurtrissure


en organisateur du Moi........................................................ 251
Un souvenir autobiographique trop lumineux comme
une étoile du Berger oriente nos choix et notre philo­
sophie d'existence.

t
CONCLUSION.................................................................................... 255
La résilience n’est pas tin catalogue de qualités que pos­
séderait un individu. C’est un processus qui, de la nais­
sance à la mort, nous tricote sans cesse avec notre
entourage.

BIBLIOGRAPHIE 265
DU MÊME AUTEUR

Mémoire de singe et paroles d'homme, Hachette, 1983; Hachette-


Pluriel, 1984

Sous le signe du lien, Hachette, 1989; Hachette-Pluriel, 1992 (Prix


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1994); « Poches Odile Jacob », 2000
L'Ensorcellement du monde, Odile Jacob, 1997 (Prix Synapse
1997)

Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999

OUVRAGES COLLECTIFS :

De l'inceste, Odile Jacob, 1994, avec Françoise Héritier, Aldo


Naouri
Ces enfants qui tiennent le coup (dir.), Hommes et perspectives,
1998
Si les lions pouvaient parler (dir.), Gallimard, 1998
Dialogue sur la nature humaine, L’aube, 2000, avec Edgar Morin
La plus belle histoire des animaux, Seuil, 2000 (Prix Littré), avec
Pascal Picq, Jean-Pierre Digard, Karine Lou Matignon

Ouvrage proposé par Gérard Jorland


et publié sous sa responsabilité éditoriale.
Cet ouvrage a été réalisé par

FIRMIN DIDOT
GROUPE CPI

Mesnil-sur-l 'Estrée

pour le compte des Éditions Odile Jacob


en février 2008
Imprimé en France
Dépôt légal : novembre 2004
N° d’édition : 7381-0944-25 - N° d’impression : 88941
BORIS CYRULNIK
Maria Callas, «la divine», la voix du siècle s’il ne devait
en rester qu’une, fut une petite fille dépérissant de
carences affectives dans un dépôt d’enfants immigrés
de New York...
Barbara, meurtrie par un viol paternel et persécutée
pendant la guerre, a su chanter sa vie et chacun la
fredonne...
Georgès Brassens, mauvais garçon, dut à son profes­
seur de troisième la découverte de la poésie qui donna
une autre issue à sa révolte...
Ces cas de résilience sont célèbres. Mais Boris Cyrulnik
décrit ici ce que pourrait être chacun d’entre nous. Il
nous montre comment ce processus se met en place dès
la petite enfance, avec le tricotage des liens affectifs
puis l’expression des émotions.

Boris Cyrulnik est aussi l’auteur, aux Éditions Odile


Jacob, des Nourritures affectives, de L’Ensorcellement
du monde et d'Un merveilleux malheur.

LES VILAINS PETITS CANARDS

ISBN 2.7381.0944.6

9782738109446
20,58 €
En couverture : Ltapérancr rrlrranl I Am»ur Mené ( 1916. délai)),
crayon et aquarelle sur papier de Carlo* Schwabe (1866 1926). www.odilejacob.fr
9 collection particulière.

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