Catalamesa 3

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3.

Semer et …aller dormir

Ce que les historiens des origines chrétiennes ne retiennent pas, ou qu’ils


jugent peu important, est cette incontrôlable certitude que les chrétiens de
jadis, du moins les meilleurs d’entre eux, avaient de la bonté et de la victoire
finale de leur cause. « Vous pouvez nous tuer, mais nous nuire, jamais »,
avait dit le martyr St Justin au juge romain qui le condamnait à mort. A la
fin, c’est cette tranquille certitude qui leur a garanti la victoire, qui a
convaincu les autorités politiques de l’inutilité de leurs efforts pour
supprimer la foi chrétienne.

C’est ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui: réveiller chez les
chrétiens, au moins chez ceux qui entendent se consacrer à cette nouvelle
œuvre d’évangélisation, la certitude intime de la vérité de ce qu’ils
annoncent. « L’Eglise, a dit un jour Paul VI, a besoin de retrouver le souci, le
goût et la certitude de sa vérité » . Nous devons être les premiers à croire en
ce que nous annonçons ; mais y croire vraiment. Nous devons pouvoir dire
avec Paul: « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. Et nous, les Apôtres, animés
de cette même foi, nous croyons, nous aussi, et c’est pourquoi nous parlons
» (2 Co 4, 13).

La tâche concrète que les deux paraboles de Jésus nous confie c’est de
semer. Semer à pleines mains, « à temps ou à contretemps » (2 Tm 4,2). Le
semeur de la parabole qui sort semer ne se préoccupe pas qu’une part de la
semence finisse sur la route et une autre part dans les ronces, et dire que
ce semeur, hors de parabole, c’est Jésus lui-même! Car, dans ce cas, on ne
peut pas savoir à l’avance quel terrain se révélera être bon, ou bien dur
comme de l’asphalte et étouffant comme un buisson. C’est ici qu’intervient
la liberté humaine que l’homme ne peut prévoir et que Dieu ne veut pas
violer. Que de fois ne découvre-t-on pas que, parmi les personnes qui ont
écouté tel sermon ou lu tel livre, celle qui l’a vraiment pris au sérieux et en a
eu sa vie changée, c’était celle à laquelle on s’attendait le moins, qui se
trouvait là par hasard ou à contrecœur. Je pourrais moi-même raconter des
dizaines de cas.

Donc semer, et ensuite … aller dormir! Autrement dit semer et ne pas rester
là tout le temps à regarder, quand cela pousse, où cela pousse, de combien
de centimètres cela pousse chaque jour. L’enracinement et la croissance ne
sont pas notre affaire, mais l’affaire de Dieu et de celui qui écoute. Un grand
humoriste anglais du XIXe siècle, Jerome Klapka Jerome, dit que le meilleur
moyen de retarder l’ébullition de la cuisson dans une casserole est de rester
au-dessus et d’attendre avec impatience.

Faire le contraire est une source inévitable d’inquiétude et d’impatience : ce


sont des choses qui ne plaisent pas à Jésus et qu’il ne faisait jamais quand
il était sur terre. Dans l’Evangile, il ne semble jamais être pressé. « Ne vous
faites donc pas de souci pour demain, disait-il à ses disciples. Demain se
souciera de lui-même : à chaque jour suffit sa peine » (Mt 6,34).

A ce propos, le poète croyant Charles Péguy met dans la bouche de Dieu


des paroles sur lesquelles cela nous fait du bien à nous aussi de méditer:

« On me dit qu’il y a des hommes


Qui travaillent bien et qui dorment mal.
Qui ne dorment pas. Quel manque de confiance en moi !
C’est presque plus grave
Que s’ils ne travaillaient pas mais dormaient, car la paresse
N’est pas un plus grand péché que l’inquiétude …
Je ne parle pas, dit Dieu, de ces hommes
Qui ne travaillent pas et qui ne dorment pas.
Ceux-là sont des pécheurs, c’est entendu…
Je parle de ceux qui travaillent et qui ne dorment pas…
Je les plains. Je leur en veux. Un peu. Ils ne me font pas confiance …
Ils gouvernent très bien leurs affaires pendant le jour.
Mais ils ne veulent pas m’en confier le gouvernement pendant la nuit …
Celui qui ne dort pas est infidèle à l’Espérance … » .
Les réflexions faites dans cette méditation, nous encouragent, en
conclusion, à mettre à la base de cet engagement pour une nouvelle
évangélisation un grand acte de foi et d’espérance, à nous défaire de tout
sens d’impuissance et de résignation. Nous avons devant nous, il est vrai,
un monde enfermé dans son sécularisme, pris dans l’ivresse des succès de
la technique et des possibilités qu’offre la science, réfractaire à l’annonce
de l’Evangile. Mais, le monde qui se présentait aux premiers chrétiens –
l’hellénisme avec son savoir et l’empire romain avec sa puissance – était-il
par hasard moins réfractaire à l’évangile ?

S’il y a une chose que nous pouvons faire, après avoir « semé », c’est d’«
arroser », par la prière, le grain jeté. Terminons donc sur cette prière que la
liturgie nous fait réciter au cours de la Messe « pour l’évangélisation des
peuples »:

Dieu, qui veux que tous les hommes soient sauvés


Et parviennent à la connaissance de la vérité;
Vois comme la moisson est grande et envoie des ouvriers,
Pour que l’Evangile soit annoncé à chaque créature
Et que ton peuple, rassemblé par la parole de vie
Et modelé par la force des sacrements,
Avance sur la voie du salut et de l’amour.
Par le Christ, Notre Seigneur. Amen.
© P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Traduit en français par Zenit (Isabelle Cousturié)

ROME, Vendredi 15 avril 2011 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le


texte intégral de la quatrième prédication de carême prononcée ce vendredi
par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison
pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la
chapelle Redemptoris Mater, au Vatican. 

P. Raniero Cantalamessa ofmCap.

Quatrième prédication de Carême

UN AMOUR ACTIF

L’importance sociale de l’Evangile

1. L’exercice de la charité

Dans la dernière méditation, nous avons appris de Paul que l’amour


chrétien doit être sincère ; dans cette dernière méditation nous apprenons
de Jean qu’il doit être également actif : «  Si quelqu’un, jouissant des biens
de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles,
comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? Petits enfants, n’aimons ni
de mots ni de langue, mais en actes et en vérité » (1 Jn 3, 16-18). Nous
retrouvons le même enseignement, sous une forme plus colorée, dans
l’Epître de Jacques : «  Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de
leur nourriture quotidienne, et que l’un d’entre vous leur dise : ‘Allez en paix,
chauffez-vous, rassasiez-vous, sans leur donner ce qui est nécessaire à leur
corps, à quoi cela sert-il ? » (Jc 2, 16).

Dans la communauté primitive de Jérusalem, cette exigence se traduit par


le partage. Des premiers chrétiens, on dit qu’ « ils vendaient leurs propriétés
et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de
chacun » (Ac 2, 45) ; mais ce n’était pas un idéal de pauvreté, mais de
charité, qui les poussait à agir ainsi ; le but n’était pas que tous soient
pauvres ; mais que, parmi eux, nul ne soit « dans le besoin » (Ac 4, 34). La
nécessité de traduire l’amour dans des gestes concrets n’est pas étrangère
non plus à l’apôtre Paul qui, nous l’avons vu, insiste tant sur l’amour qui
vient du cœur. En témoigne l’importance qu’il accorde aux collectes en
faveur des pauvres, auxquelles il consacre deux chapitres entiers de la
Deuxième Epître aux Corinthiens (cf. 2 Co 8-9).

L’Eglise apostolique ne fait, sur ce point, que recueillir l’enseignement et


l’exemple du Maître dont la compassion pour les pauvres, les malades et
les affamés ne restait jamais un sentiment vide, mais se traduisait toujours
par une aide concrète, et qui a fait de ces gestes concrets de charité la
matière du jugement dernier (cf. Mt 25).

Les historiens de l’Eglise voient dans cet esprit de solidarité fraternelle un


des facteurs principaux de la « Mission et expansion du christianisme aux
trois premiers siècles »1. Ceci s’est traduit par des initiatives – et plus tard
par des institutions – prévues à cet effet pour le soin des malades, le
soutien aux veuves et aux orphelins, l’aide aux prisonniers, des cantines
pour les pauvres, l’assistance aux étrangers …C’est de cet aspect de la
charité chrétienne, dans l’histoire et aujourd’hui, que traite la deuxième
partie de l’encyclique du pape Benoît XVI « Deus caritas est » et dont
s’occupe, en permanence, le Conseil pontifical « Cor Unum ».

2. L’émergence du problème social

Sur cette question, l’époque moderne, surtout le XIXe siècle, a marqué un


tournant, portant le problème social sur le devant de la scène. Il ne suffit
pas de pourvoir, cas par cas, au besoin des pauvres et des opprimés, il
convient d’agir sur les structures qui créent les pauvres et les opprimés. Le
fait qu’il s’agit d’un terrain nouveau, du moins dans sa thématisation,
ressort du titre même et des premiers mots de l’encyclique de Léon XIII
« Rerum novarum » du 15 mai 1891, avec laquelle l’Eglise entre comme
protagoniste dans le débat. Il vaut la peine de relire ce début de l’encyclique
:

« La soif d’innovations (1) qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés
et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des
régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. En
effet, l’industrie s’est développée et ses méthodes se sont complètement
renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La
richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été
laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute
d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces
faits, sans parler de la corruption des mœurs, ont eu pour résultat un
redoutable conflit ».

Dans cet ordre de problèmes se situe la seconde encyclique du Saint-Père


Benoît XVI sur la charité : «Caritas in veritate ». N’ayant aucune compétence
en la matière, je m’abstiens naturellement d’entrer dans le fond du contenu
de cette encyclique comme des autres encycliques sociales. Mon intention
est d’illustrer le contexte historique et théologique, ledit « Sitz im Leben »,
de cette nouvelle forme du magistère ecclésiastique : autrement dit,
comment et pourquoi on a commencé à écrire des encycliques sociales et
on en écrit périodiquement de nouvelles. En effet, ceci peut nous aider à
découvrir quelque chose de nouveau sur l’évangile et sur l’amour chrétien.
Saint Grégoire le Grand dit que « l’Ecriture progresse avec ceux qui la
lisent » (cum legentibus crescit)2, c’est-à-dire qu’elle révèle toujours de
nouveaux sens selon les questions qui lui sont posées, ce qui est
particulièrement vrai dans le présent contexte.

Ma reconstitution se fera « à vol d’oiseau  », sommairement, comme on


peut le faire en quelques minutes  ; mais les synthèses et résumés ont
aussi leur utilité, surtout lorsqu’en raison de la diversité des tâches, on n’a
pas la possibilité d’approfondir personnellement tel ou tel problème.

Au moment où Léon XIII écrit son encyclique sociale, prédominaient trois


orientations sur la signification sociale de l’évangile. Il y avait tout d’abord
l’interprétation socialiste et marxiste. Marx n’avait pas abordé le
christianisme de ce point de vue, mais certains de ses disciples immédiats
(Engels sur un plan encore idéologique et Karl Kautsky d’un point de vue
historique) traitèrent le problème, dans le cadre de la recherche sur les
« précurseurs du socialisme moderne ».

Ils aboutirent aux conclusions suivantes. L’évangile a été principalement


une grande annonce sociale adressée aux pauvres ; tout le reste, son
revêtement religieux, est secondaire, une « superstructure ». Jésus fut un
grand réformateur social, qui a voulu affranchir de la misère les classes
inférieures. Son programme prévoit l’égalité de tous les hommes,
l’affranchissement des nécessités économiques. Celui de la première
communauté chrétienne fut un communisme ante litteram, de caractère
encore naïf, pas scientifique : un communisme dans la consommation, plus
que sans la production des biens.

Par la suite, l’historiographie soviétique de régime rejettera cette


interprétation qui, selon eux, concède trop au christianisme. Dans les
années 60 du siècle dernier, l’interprétation révolutionnaire réapparaît, cette
fois sous l’angle politique, avec la thèse d’un Jésus à la tête d’un
mouvement « zélote » de libération, mais qui aura une vie courte, et est en
ce moment hors de notre sujet. (Le Saint-Père évoque cette interprétation
dans son dernier livre sur Jésus, à propos de la purification du temple).

A une conclusion analogue à celle marxiste, mais dans une toute autre
intention, était parvenu Nietzsche. Pour lui aussi, le christianisme est né
comme un mouvement de revanche des classes inférieures, mais le
jugement qu’il faut porter sur cela est entièrement négatif. L’évangile
incarne le « ressentiment » des faibles contre les forts ; c’est l’ « inversion
de toutes l
es valeurs », rogner les ailes à l’élan de l’homme vers la grandeur. Tout ce
que Jésus se proposait de faire était de diffuser dans le monde, s’opposant
à la misère humaine, un « royaume des cieux ».
A ces deux écoles – concordantes sur la façon de voir, mais opposées
dans le jugement à porter, – vient s’ajouter une troisième, que nous
pourrions appeler « conservatrice ». Selon cette dernière, Jésus se
désintéresse totalement des problèmes sociaux et économiques ; lui
attribuer ces intérêts serait le diminuer, le « mondaniser », le relativiser. Il
emprunte des images au monde du travail et a pris à cœur les malheureux
et les pauvres, mais il n’a jamais cherché l’amélioration des conditions de
vie des gens dans la vie terrestre.
3. La réflexion théologique : théologie libérale et dialectique

Ce sont là les idées dominantes dans la culture du temps, quand on entame


sur la question une réflexion également théologique de la part des Eglises
chrétiennes. Celle-ci aussi se déroule en trois étapes et présente trois
orientations : celle de la théologie libérale, celle de la théologie dialectique
et celle de la théologie catholique.

La première réponse est celle de la théologie libérale de la fin du XIXe siècle


et début du XXe siècle, représentée surtout par Ernst Troeltsch et Adolph
von Harnack. Il vaut la peine de s’attarder un peu sur les idées de cette
école : en effet, nombre des conclusions auxquelles elle est parvenue, du
moins dans ce domaine spécifique, sont celles auxquelles, d’une autre
façon, parvient aussi le magistère social de l’Eglise, et elles sont toujours
actuelles et susceptibles d’être partagées.

Troeltsch conteste le point de départ de l’interprétation marxiste, selon


laquelle le facteur religieux est toujours secondaire par rapport au facteur
économique, celui-ci n’étant qu’une simple superstructure. Etudiant
l’éthique protestante et le début du capitalisme, il démontre que, si le
facteur économique influe sur le religieux, il est également vrai que le
facteur religieux influe sur l’économique. Il s’agit de deux domaines
distincts, pas subordonnés l’un à l’autre.

Harnack, de son côté, prend acte que l’évangile ne nous propose pas un
programme social destiné à combattre et abolir la nécessité et la pauvreté,
n’exprime pas de jugements sur l’organisation du travail, et d’autres aspects
de la vie qui sont importants pour nous aujourd’hui, comme l’art et la
science. Mais heureusement, ajoute-t-il, qu’il en est ainsi ! Quel malheur s’il
en avait été autrement et s’il avait cherché à énoncer des règles sur les
rapports entre les classes, les conditions de travail, etc. Pour être
concrètes, ses règles auraient été fatalement liées aux conditions du
monde d’alors (comme le sont de nombreuses institutions et règles
sociales de l’Ancien Testament), donc anachroniques par la suite et plutôt
un « encombrement inutile » pour l’évangile. L’histoire, également du
christianisme, démontre à quel point il est dangereux de se lier à des
organisations sociales et des institutions politiques d’une certaine époque
et combien il est difficile de s’en libérer.
« Pourtant, poursuit Harnack, il n’existe pas d’autre exemple d’une religion
qui soit née avec un verbe social aussi puissant que la religion de l’évangile.
Et pourquoi ? Parce que les paroles « aime ton prochain comme toi-même
» ici sont véritablement prises au sérieux  ; parce que, par ces mots, Jésus a
éclairé toute la réalité de la vie, tout l’univers de la faim et de la misère … Au
socialisme fondé sur des intérêts antagonistes, il veut substituer un
socialisme qui se fonde sur la conscience d’une unité spirituelle… La règle
spécieuse du ‘libre jeu des forces’, du ‘vivre et laisser vivre’ – il serait mieux
de dire : vivre et laisser mourir – est en opposition ouverte avec
l’évangile »3.

La position du message évangélique s’oppose, comme on le voit, tant à la


réduction de l’évangile à une proclamation sociale et à la lutte des classes,
qu’à la position du libéralisme économique du libre jeu des forces. Le
théologien évangélique se laisse aller par moments à un certain
enthousiasme : « Un spectacle nouveau – écrit-il – s’offrait au monde ;
jusqu’alors la religion ou s’était conformée aux choses de ce monde,
s’adaptant facilement au statu quo, ou campait dans les nuages, se mettant
en opposition directe avec tout. Alors que maintenant se présentait à elle
un nouveau devoir à accomplir : traiter par le mépris la nécessité et la
misère de cette terre, et pareillement la prospérité terrestre, tout en
soulageant les misères et les besoins de toute sorte ; lever le front vers le
ciel avec le courage qui vient de la foi, et travailler avec le cœur, avec la
main et avec la voix pour les frères de cette terre »4.

Qu’est-ce que la théologie dialectique, qui a succédé à celle libérale après la


première guerre mondiale, a à reprocher à cette vision libérale ?
Principalement son point de départ, son idée du royaume des cieux. Pour
les libéraux, celui-ci est de nature essentiellement éthique, un sublime idéal
moral, qui a comme fondements la paternité de Dieu et la valeur infinie de
chaque âme ; pour les théologiens dialectiques (K. Barth, R. Bultmann, M.
Dibelius et autres), il est de nature eschatologique ; il s’agit d’une
intervention souveraine et gratuite de Dieu, qui ne se propose pas tant de
changer le monde, que de dénoncer son organisation actuelle (« critique
radicale »), d’en annoncer la fin imminente (« eschatologie conséquente »),
en lançant l’appel à la conversion (« impératif radical »).

Le caractère d’actualité de l’évangile réside dans le fait que « tout ce qui est
demandé n’est pas demandé d’une manière générale, par tous et pour tous
les temps, mais par cet homme et peut-être par lui seul, à ce moment-là et
peut-être seulement à ce moment-là ; et cela est demandé non pas sur la
base d’un principe éthique, mais en raison de la situation de décision dans
laquelle Dieu l’a placé lui, et peut-être lui seulement, maintenant et ici »5.
L’impact de l’évangile sur le social passe par l’individu, non à travers la
communauté ou l’institution ecclésiale.

La situation qui interpelle le croyant en Jésus Christ aujourd’hui est celle


créée par la révolution industrielle avec les mutations conséquentes sur le
rythme de la vie et du travail, avec le mépris de la personne humaine qui en
a résulté. Face à cette situation, il n’est pas donné de solutions
« chrétiennes  » toutes faites, chaque croyant est appelé à donner sa propre
réponse sous sa propre responsabilité, dans l’obéissance à l’appel que Dieu
lui fait parvenir dans la situation concrète où il vit, même s’il trouve un
critère de fond dans la règle de l’amour du prochain. Il ne doit pas adopter
une attitude pessimiste et de résignation face aux situations, mais ne doit
pas se faire non plus d’illusion sur le changement du monde.

Peut-on encore parler, dans cette perspective, d’une importance sociale de


l’évangile ? Oui, mais uniquement quant à la méthode, pas quant au
contenu. Je m’explique. Cette vision réduit la signification sociale de
l’évangile à une signification « formelle », en excluant toute signification
« réelle », ou de contenu. En d’autres termes, l’évangile donne la méthode,
ou l’impulsion, pour une attitude correcte ou un agir chrétien correct, rien de
plus.

C’est là le point faible de cette vision. Pourquoi attribuer aux récits et


paraboles de l’évangile un sens uniquement formel (« comment accueillir
l’appel à la décision qui vient à moi, maintenant et ici ») et pas aussi un
sens réel et exemplaire. Est-il légitime, par exemple, à propos de la parabole
du mauvais riche, d’en ignorer les indications concrètes et claires co
ncernant l’usage et l’abus de la richesse, le luxe, le mépris du pauvre, pour
s’en tenir seulement à « l’impératif de l’heure » qui résonne à travers la
parabole ? N’est-il pas pour le moins curieux que Jésus ait voulu
simplement dire que là, devant lui, il fallait se décider pour Dieu et que, pour
le dire, il ait mis sur pied un récit aussi compliqué et détaillé qui, au lieu de
concentrer l’attention sur le centre d’intérêt, l’en détournerait ?
Une telle solution qui appauvrit le message du Christ se base sur de
fausses prémisses, à savoir qu’il n’y a pas d’exigences communes dans la
parole de Dieu qui concernent le riche d’aujourd’hui comme elles
concernaient le riche – et le pauvre – du temps de Jésus. Comme si la
décision demandée par Dieu était quelque chose de vide et d’abstrait –
simplement se décider- et non se décider sur quelque chose. Toutes les
paraboles à fond social sont définies « paraboles du royaume » et c’est
ainsi qu’on leur applique une signification unique, celle eschatologique.

4. La doctrine sociale de l’Eglise

Comme toujours, la doctrine sociale de l’Eglise catholique cherche


davantage la synthèse que l’opposition, la méthode du et – et, et non
du aut – aut. Elle fait conserver à l’évangile son « double éclairage » :
l’éclairage eschatologique et l’éclairage moral. En d’autres termes, elle est
d’accord avec la théologie dialectique sur le fait que le royaume de Dieu
prêché par le Christ n’est pas de nature essentiellement éthique, c’est-à-dire
un idéal qui tire sa force de la valeur universelle et de la perfection de ses
principes, mais qu’il s’agit d’une initiative nouvelle et gratuite de Dieu qui,
avec le Christ, fait irruption d’en-haut.

Elle s’écarte en revanche de la vision dialectique dans la manière de


concevoir le rapport entre ce royaume de Dieu et le monde. Entre les deux il
n’y a pas seulement une opposition et une incompatibilité, de même qu’il n’y
a pas d’opposition entre l’oeuvre de la création et celle de la rédemption,
comme – nous l’avons vu dans la première méditation – il n’y a pas
d’opposition entre agape et eros. Jésus a comparé le royaume de Dieu au
levain mis dans la pâte pour la faire fermenter, à la semence jetée dans la
terre, au sel qui donne du goût aux aliments ; il dit qu’il n’est pas venu pour
juger le monde mais pour le sauver. Ceci nous permet de voir l’influence de
l’évangile dans la vie sociale sous un éclairage différent et beaucoup plus
positif.

Malgré toutes les différences dans la manière de présenter les choses, il y a


cependant quelques conclusions communes qui émergent de toute la
réflexion théologique sur le rapport entre l’évangile et la vie sociale. Nous
pouvons les résumer ainsi. L’évangile ne fournit pas de solutions directes
aux problèmes sociaux (malheur à lui – nous l’avons vu – s’il avait tenté de
le faire !) ; il contient toutefois des principes utiles pour l’élaboration de
réponses concrètes aux diverses situations historiques. Comme les
situations et les problèmes sociaux changent selon les époques, le chrétien
est appelé à incarner au fur et à mesure les principes de l’évangile dans la
situation du moment.

L’apport des encycliques sociales des papes est précisément celui-ci. Elles
se succèdent donc, en reprenant le discours là où les précédentes l’ont
laissé (dans le cas de l’encyclique de Benoît XVI, le discours de la
« Popularum progressio » de Paul VI) et le mettent à jour en fonction des
exigences nouvelles apparues dans une société (ici le phénomène de la
mondialisation) et aussi en fonction d’une interrogation toujours nouvelle
de la parole de Dieu.

Le titre de l’encyclique sociale de Benoît XVI « Caritas in veritate » indique


quels sont, dans ce cas, les fondements bibliques sur lesquels on entend
baser le discours sur la signification sociale de l’évangile : la charité et la
vérité. « La vérité – écrit-il – préserve et exprime la force de libération de la
charité dans les événements toujours nouveaux de l’histoire. (…) Sans
vérité, sans confiance et sans amour du vrai, il n’y a pas de conscience ni de
responsabilité sociale, et l’agir social devient la proie d’intérêts privés et de
logiques de pouvoir, qui ont pour effets d’entrainer la désagrégation de la
société, et cela d’autant plus dans une société en voie de mondialisation et
dans les moments difficiles comme ceux que nous connaissons
actuellement »6.

La diversité ne réside pas seulement dans les choses qui sont dites et dans
les solutions proposées mais aussi dans le genre adopté et dans l’autorité
de la proposition. Elle consiste, en d’autres termes, dans le passage de la
discussion théologique libre au magistère et d’une intervention sociale de
nature exclusivement « individuelle » (comme celle qui est proposée par la
théologie dialectique) à une intervention communautaire, en tant qu’Eglise
et pas seulement en tant qu’individus.

5. Notre rôle

Terminons par un sujet pratique qui nous interpelle tous, également ceux
d’entre nous qui ne sont pas appelés à travailler directement dans le social.
Nous avons vu l’idée que Nietzsche avait de l’importance sociale de
l’évangile. Ce dernier était effectivement pour lui le fruit d’une révolution,
mais d’une révolution au sens négatif, une régression par rapport à la
civilisation grecque ; c’était la revanche des faibles contre les forts. Ce qu’il
visait surtout, c’était la préférence donnée au fait de servir plutôt que
dominer, de se faire petit plutôt que vouloir se distinguer et aspirer à de
grandes choses.

Il accusait le christianisme pour un des plus beaux cadeaux qu’il avait fait
au monde. Un des principes à travers lesquels l’évangile influence le plus et
de manière la plus bénéfique le social est en effet précisément celui du
service. Ce n’est pas pour rien qu’il occupe une place importante dans la
doctrine sociale de l’Eglise. Jésus a fait du service un des piliers de son
enseignement (Lc 22, 25) ; il affirme lui-même qu’il est venu pour servir et
non pour être servi (Mc 10, 45).

<p>le service="" est="" un="" principe="" universel="" ;="" il="" s'applique="" à="" tous=""
les="" aspects="" de="" la="" vie="" :="" l'etat="" devrait="" être="" au="" des=""
citoyens,="" le="" responsable="" politique="" l'etat,="" médecin="" malades,=""
l'enseignant="" élèves...="" mais="" manière="" toute="" spéciale="" aux="" serviteurs=""
l'eglise.="" n'est="" pas,="" en="" soi,="" une="" vertu="" (la="" diakonia n’est
mentionnée dans aucun catalogue des vertus, ou des fruits de l’Esprit, dans
le Nouveau Testament), mais naît de diverses vertus, surtout de l’humilité et
de la charité. C’est une manière dont se manifeste cet amour qui « ne
recherche pas ses propres intérêts, mais plutôt ceux des autres » (cf. Ph 2,
4), qui donne sans rien attendre en retour.
Contrairement à celui du monde, le service évangélique n’a pas une
connotation d’infériorité, il n’évoque pas celui qui est dans le besoin, mais
plutôt la supériorité, celui qui est placé en haut. Jésus affirme que dans son
Eglise, c’est surtout celui « qui gouverne » qui doit être « comme celui qui
sert » (Lc 22, 26), le premier doit être « le serviteur de tous » (Mc 10, 44).
Nous nous préparons à la béatification de Jean-Paul II. Dans son livre « Don
et mystère », il explique cette signification de l’autorité dans l’Eglise, avec
une image forte. Il s’agit de quelques vers composés par lui à Rome
pendant la période du Concile :

« Tu es Pierre. Tu veux être ici le Sol

sur lequel marchent les autres… pour arriver là

où tu conduis leurs pas

– comme le rocher soutient les pas bruyants d’un troupeau ».

Terminons en écoutant, comme si elles étaient adressées à nous ici et


maintenant, les paroles que Jésus adressa à ses disciples juste après leur
avoir lavé les pieds : « Comprenez-vou
s ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites
bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le
Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car
c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi
comme moi j’ai fait pour vous » (Jn 13, 12-15).
Traduit de l’italien par ZENIT

1 A. von Harnack, Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten


drei Jahrhunderten, Leipzig 1902.

2 S. Gregorio Magno, Commento a Giobbe, XX,1 (CCL 143°,p.1003).

3 A. von Harnack, Das Wesen des Christentums, Lipsia 1900. Trad.


ital. L’essenza del cristianesimo, Torino 1903, pp. 93 ss.

4 A. von Harnack, Il cristianesimo e la società, Mendrisio 1911, pp. 12-15.

5 M. Dibelius, Das soziale Motiv im Neuen Testament, in Botschaft und


Geschichte, Tubinga 1953, pp. 178-203.

6Benoît XVI, « Caritas in veritate », n. 5.

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ROME, Vendredi 1er avril 2011 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le


texte intégral de la deuxième prédication de carême prononcée ce vendredi
par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison
pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la
chapelle Redemptoris Mater, au Vatican. 

P. Raniero Cantalamessa ofmCap.

Deuxième prédication de Carême

DIEU EST AMOUR

La première annonce fondamentale que l’Eglise a pour mission de porter au


monde et que le monde attend de l’Eglise est celle de l’amour de Dieu. Mais
pour que les évangélisateurs soient en mesure de transmettre cette
certitude, il faut qu’ils en soient eux-mêmes imprégnés, qu’elle soit la
lumière de leur vie. C’est à cette fin que voudrait servir, modestement, la
présente méditation.

L’expression « amour de Dieu » revêt deux acceptions très différentes :


dans l’une Dieu est objet, dans l’autre Dieu est sujet ; l’une indique notre
amour pour Dieu, l’autre l’amour de Dieu pour nous. L’homme,
naturellement enclin à être davantage actif que passif, a toujours donné la
primauté à la première, autrement dit à ce que nous faisons, nous, pour
Dieu. La prédication chrétienne a également suivi cette voie, en parlant, à
certaines époques, presque uniquement du « devoir » d’aimer Dieu (« De
diligendo Deo »).

Cependant, la révélation biblique donne la primauté au second sens : à


l’amour « de » Dieu, non à l’amour « pour » Dieu. Aristote disait que Dieu
meut le monde « en tant qu’il est aimé », c’est-à-dire en tant qu’il est objet
d’amour et cause finale de toutes les créatures1. Mais la Bible dit
exactement le contraire : que Dieu crée et meut le monde en tant
qu’il aime le monde. La chose la plus importante, s’agissant de l’amour de
Dieu, n’est donc pas que l’homme aime Dieu, mais que Dieu aime l’homme
et l’aime « le premier » : « En ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui
avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés » (1 Jn 4, 10). De ceci
dépend tout le reste, y compris notre possibilité même d’aimer Dieu :
« Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19).

1. L’amour de Dieu dans l’éternité

Jean est l’homme des grands sauts. En reconstituant l’histoire terrestre du


Christ, les autres se sont arrêtés à sa naissance, de Marie ; Jean, quant à lui,
fait un grand bond en arrière, du temps à l’éternité : « Au commencement
était le Verbe ». Il fait de même à propos de l’amour. Tous les autres, y
compris Paul, ont parlé de l’amour de Dieu qui se manifeste dans l’histoire
et culmine dans la mort du Christ ; Jean, lui, remonte au-delà de l’histoire. Il
ne nous présente pas seulement un Dieu qui aime, mais un Dieu
qui est amour. « Au commencement était l’amour, et l’amour était auprès de
Dieu, et l’amour était Dieu » : nous pouvons donc expliciter son affirmation :
« Dieu est amour » (1 Jn 4, 10).

A propos de cette affirmation, Augustin a écrit : « Si, dans toute cette Lettre
de Jean et dans toutes les pages de l’Ecriture, il n’y avait aucun autre éloge
de l’amour que cette seule parole, que Dieu est amour…, nous ne devrions
demander rien de plus »2. Toute la Bible ne fait que « raconter l’amour de
Dieu  »3. C’est la nouvelle qui soutient et explique toutes les autres. On
discute à n’en plus finir, et cela ne date pas d’aujourd’hui, pour savoir si Dieu
existe ; mais je crois que la chose la plus importante n’est pas de savoir si
Dieu existe, mais s’il est amour4. Si, par hasard, il existait mais n’était pas
amour, il y aurait bien plus à craindre qu’à se réjouir de son existence,
comme cela a été le cas dans divers peuples et civilisations. La foi
chrétienne nous garantit justement ceci : Dieu existe et il est amour !

Le point de départ de notre voyage est la Trinité. Pourquoi les chrétiens


croient-ils à la Trinité ? La réponse est : parce qu’ils croient que Dieu est
amour. Là où Dieu est conçu comme la Loi suprême, il n’y a évidemment
pas besoin d’une pluralité de personnes et la Trinité est alors
incompréhensible. Le droit et le pouvoir peuvent être exercés par une seule
personne, l’amour non.

Il n’y a pas d’amour qui ne soit amour de quelque chose ou de quelqu’un, de


même que – dit le philosophe Edmund Husserl – il n’y a pas de
connaissance qui ne soit pas connaissance de quelque chose. Qui aime
Dieu au point de pouvoir se définir amour ? L’humanité ? Mais les hommes
n’existent que depuis quelques millions d’années ; avant ce moment-là, qui
aimait Dieu de façon à pouvoir se définir « amour »? On ne peut pas avoir
commencé à être amour à un moment donné du temps, parce que Dieu ne
peut modifier son essence. Le cosmos ? Mais l’univers existe depuis
quelques milliards d’années ; auparavant, qui aimait Dieu pour pouvoir se
définir amour ? On ne peut pas dire : il s’aimait soi-même, parce que s’aimer
soi-même n’est pas de l’amour, mais de l’égoïsme ou, comme disent les
psychologues, du narcissisme.

Et voici la réponse de la révélation chrétienne que l’Eglise a recueillie du


Christ et a explicitée dans son credo. Dieu est amour en soi, avant le
Temps, parce que depuis toujours il a en lui un Fils, le Verbe, qui aime d’un
amour infini qui est l’Esprit Saint. Dans tout amour, il y a toujours trois
réalités ou sujets : un qui aime, un qui est aimé et l’amour qui les unit.

2. L’amour de Dieu dans la création

Lorsque cet amour fontal, amour source, se déploie dans le temps, on a


l’histoire du salut. La première étape est la création. L’amour est, par
essence, diffusion de soi (diffusivum sui), c’est-à-dire qu’il tend à se
communiquer ». Puisque « l’agir suit l’être », Dieu étant amour, crée par
amour. « Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? » : c’est la deuxième question du
catéchisme d’autrefois, et la réponse était : « Pour le connaître, l’aimer et le
servir dans cette vie et pour jouir de lui pour toujours dans l’autre, au
Paradis ». Réponse irréprochable, mais partielle. Elle répond à la question
sur la cause : « dans quel but, pour quelle fin Dieu nous a-t-il créés »; elle ne
répond pas à la question sur la cause causante : « pourquoi nous a-t-il
créés, quelle raison l’a poussé à nous créer ». A cette question, on ne doit
pas répondre : « pour que nous l’aimions », mais « parce qu’il nous aimait ».
« Etre, c’est être aimés » : tel est le principe de la métaphysique chrétienne,
selon le philosophe catholique Gabriel Marcel.

Selon la théologie rabbinique, que le Saint-Père a faite sienne dans son


dernier livre sur Jésus, « le cosmos est créé non pour que s’y multiplient les
astres et tant d’autres choses, mais pour que s’y trouve un espace pour
l »alliance’, pour le ‘oui’ de l’amour entre Dieu et l’homme qui lui répond »5.
La création est en vue du dialogue d’amour de Dieu avec ses créatures.

Combien, sur ce point, la vision chrétienne de l’origine de l’univers est loin


de celle du scientisme athée que nous évoquions dans notre prédication de
l’Avent ! Une des souffrances les plus profondes pour un jeune homme ou
une jeune fille, est de découvrir un jour qu’il (ou elle) est venu au monde un
jour par hasard, peut-être par une erreur des parents, qu’il n’a pas été voulu,
ni attendu. Un certain scientisme athée semble s’appliquer à infliger ce type
de souffrance à l’humanité tout entière. Personne ne saurait mieux nous
convaincre du fait que nous sommes créés par amour que sainte Catherine
de Sienne dans son ardente prière à la Trinité :

« Comment se fait-il, Père éternel, que vous ayez créé votre cr


éature ? […]. Le feu de ta charité t’a contraint. Oh amour ineffable, bien que
dans ta lumière tu aies vu toutes les iniquités que ta créature devait
commettre contre toi, infinie bonté, tu as fait comme si tu ne le voyais pas,
mais tu as posé ton regard sur la ‘beauté’ de ta créature, de laquelle,
comme fou et enivré d’amour, tu t’es énamouré – et par amour tu l’as tirée
de toi et lui as donné l’être à ton image et ressemblance. Toi, vérité
éternelle, tu as éclairé pour moi ta vérité, c’est-à-dire que l’amour t’a
contraint à la créer ».
Ceci n’est pas seulement agapè, amour de miséricorde, de don, amour
descendant ; c’est aussi eros, et à l’état pur ; attraction vers l’objet de
l’amour, considération et fascination devant sa beauté.

3. L’amour de Dieu dans la révélation

La seconde étape de l’amour de Dieu est la révélation, l’Ecriture. Dieu nous


parle de son amour surtout par les prophètes. Il dit dans Osée : « Quand
Israël était jeune, je l’aimai […]. Et moi j’avais appris à marcher à Ephraïm, je
le prenais par les bras […]. Je les menais avec des attaches humaines, avec
des liens d’amour ; j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un
nourrisson, tout contre leur joue, je m’inclinais vers lui et le faisais manger
[…]. Comment t’abandonnerais-je, Ephraïm ? […] Mon cœur en moi est
bouleversé, toutes mes entrailles frémissent. » (Os 11, 1-8).

Nous retrouvons ce même langage chez Isaïe : « Une femme oublie-t-elle


son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles? » (Is 49, 15)
et dans Jérémie : «  Ephraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant
tellement préféré, que chaque fois que j’en parle, je veuille encore me
souvenir de lui ? C’est pour cela que mes entrailles s’émeuvent pour lui, que
pour lui déborde ma tendresse  » (Jr 31, 20).

Dans ces oracles, l’amour de Dieu s’exprime simultanément comme amour


paternel et maternel. L’amour paternel est fait d’encouragement et de
sollicitude ; le père veut faire grandir le fils et le conduire à la pleine
maturité. C’est pourquoi il le corrige et difficilement fera son éloge en sa
présence, de peur que celui-ci se croit ‘arrivé’ et qu’il cesse de progresser.
En revanche, l’amour maternel est fait d’accueil et de tendresse ; c’est un
amour « viscéral » ; il part des fibres profondes de l’être de la mère, là où la
créature s’est formée, et de là saisit toute sa personne en faisant « frémir
ses entrailles ».

Dans la sphère humaine, ces deux types d’amour – masculin et maternel-


sont toujours, plus ou moins nettement, répartis. Le philosophe Sénèque
disait : « Vois quelle différence entre la tendresse d’un père et celle d’une
mère ! Le père réveille son fils de bonne heure pour qu’il se livre à l’étude, il
ne le souffre pas à rien faire, il fait couler ses sueurs et quelquefois ses
larmes. La mère, au contraire, le réchauffe sur son sein, toujours elle veut le
tenir tout près, éloigner de lui les pleurs, le chagrin, le travail »6. Mais, alors
que le dieu du philosophe païen a pour l’homme uniquement « les
sentiments d’un père qui aime sans faiblesse  » (ce sont ses propres mots),
le Dieu biblique a en plus les sentiments d’une mère qui aime « avec
faiblesse ».

L’homme connaît par expérience un autre type d’amour, celui dont on dit
qu’il est « fort comme la Mort et ses traits sont des traits de feu  » (cf. Ct 8,
6). Et Dieu a même recours dans la Bible à ce type d’amour, pour nous
donner une idée de son amour passionné pour nous. Toutes les phases et
les vicissitudes de l’amour sont évoquées et utilisées à cette fin :
l’enchantement de l’amour naissant au moment des fiançailles (cf. Jr 2, 2) ;
la plénitude de la joie le jour du mariage (cf. Is 62, 5) ; le drame de la rupture
(cf. Os 2, 4 ss) et enfin le rétablissement, plein d’espérance, du lien ancien
(cf. Os 2, 16 ; Is 54, 8).

L’amour sponsal est, fondamentalement, un amour de désir et de choix. S’il


est vrai que l’homme désire Dieu, le contraire est également vrai, de
manière mystérieuse, à savoir que Dieu désire l’homme, veut et apprécie
son amour, éprouve à son sujet « la joie de l’époux au sujet de l’épouse » (Is
62, 5) !

Comme le fait observer le Saint-Père dans son encyclique « Deus caritas


est », la métaphore nuptiale qui traverse quasiment toute la Bible et inspire
le langage de l’« alliance », est la meilleure preuve que même l’amour de
Dieu pour nous est à la fois eros et agapè, donner et chercher. Il ne peut être
réduit à la seule miséricorde, à un « faire la charité » à l’homme, au sens le
plus limité du terme.

4. L’amour de Dieu dans l’incarnation

C’est ainsi que nous arrivons à l’étape décisive de l’amour de Dieu,


l’incarnation : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils
unique » (Jn 3, 16). Face à l’incarnation, on se pose la même question que
pour la création. Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Cur Deus homo  ?
Pendant longtemps la réponse a été : pour nous racheter du péché. Duns
Scot a approfondi cette réponse, faisant de l’amour le motif fondamental de
l’incarnation, comme de toutes les autres œuvres ad extra de la Trinité.

En premier lieu, dit Scot, Dieu s’aime lui-même ; en deuxième lieu, il veut être
aimé par d’autres êtres ( secundo vult alios habere condiligentes ). S’il
décide l’incarnation, c’est pour qu’il y ait un autre être qui l’aime d’un amour
le plus grand possible, en dehors de lui-même7. L’incarnation aurait donc
eu lieu même si Adam n’avait pas péché. Le Christ a été le premier pensé, le
premier voulu, le « Premier-Né de toute créature  » (Col 1,15), non la solution
à un problème intervenu à la suite du péché d’Adam.

Mais la réponse de Scot est partielle et peut être complétée en se fondant


sur ce que nous dit l’Ecriture. Dieu a voulu l’incarnation de son Fils, non
seulement pour avoir quelqu’un à l’extérieur de lui qui l’aimât de façon digne
de lui, mais aussi et surtout pour avoir à l’extérieur de lui quelqu’un à aimer
de façon digne de lui ! Et c’est le Fils fait homme, en lequel le Père « mets
toute sa complaisance  » et avec lui nous tous devenus « fils dans le Fils ».

Le Christ est la preuve suprême de l’amour de Dieu pour l’homme pas


seulement objectivement, à la manière d’un gage d’amour que l’on donne à
quelqu’un ; il l’est aussi subjectivement. En d’autres termes, il n’est pas
seulement la preuve de l’amour de Dieu, mais il est l’amour même de Dieu
qui a revêtu une forme humaine pour pouvoir aimer et être aimé de
l’intérieur de notre situation. Au commencement était l’« amour » et
l’« amour s’est fait chair » : c’est ainsi qu’un très ancien écrit chrétien
paraphrase les paroles du Prologue de Jean8.

Saint Paul forge une expression appropriée pour cette nouvelle modalité de
l’amour de Dieu, il l’appelle « l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus
» (Rm 8, 39). Si, comme nous le disions la dernière fois, notre amour pour
Dieu doit désormais s’exprimer concrètement en amour pour le Christ, c’est
parce que tout amour de Dieu pour nous s’est d’abord exprimé et recueilli
dans le Christ.

5. L’amour de Dieu répandu dans les coeurs

L’histoire de l’amour de Dieu ne se termine pas avec la Pâque du Christ


mais se prolonge à travers la Pentecôte qui rend présent et agissant
« l’amour de Dieu en Jésus Christ » jusqu’à la fin du monde. Nous ne
sommes pas contraints, par conséquent, à vivre seulement du souvenir de
l’amour de Dieu, comme d’une chose passée. « L’amour de Dieu a été
répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut donné ». (Rm 5, 5).

Mais qu’est ce que cet amour reversé dans notre coeur à travers le baptêm
e ? Un sentiment de Dieu pour nous ? Une attitude bienveillante à notre
égard ? Une inclination ? C’est-à-dire quelque chose d’intentionnel ? C’est
bien plus que cela ; c’est quelque chose de réel. C’est, littéralement,
l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour qui circule dans la Trinité entre le Père
et le Fils et qui, à travers l’incarnation, a pris une forme humaine et devient
maintenant participant de nous-mêmes en « demeurant » en nous. « Mon
Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure
chez lui » (Jn 14, 23).
Nous devenons « participants de la divine nature » (2 P 1, 4), c’est-à-dire
participants de l’amour divin. Nous nous retrouvons, par grâce, explique
saint Jean de la Croix, dans le tourbillon d’amour qui passe depuis toujours,
dans la Trinité, entre le Père et le Fils9. Mieux encore : dans le tourbillon
d’amour qui passe, maintenant, au ciel, entre le Père et son Fils Jésus Christ
ressuscité d’entre les morts, dont nous sommes les membres.

6. Nous avons cru à l’amour de Dieu !

Vénérables pères, frères et soeurs, ce que je viens de tracer pauvrement est


la révélation objective de l’amour de Dieu dans l’histoire. Venons-en
maintenant à nous : que ferons-nous, que dirons-nous après avoir entendu
combien Dieu nous aime ? Une première réponse est : aimer Dieu en retour !
N’est-ce pas le premier et le plus grand commandement de la loi ? Oui, mais
il vient après. Autre réponse possible : nous aimer les uns les autres
comme il nous a aimés ! L’évangéliste Jean ne dit-il pas que, si Dieu nous a
aimés, « nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres « (1 Jn 4,
11) ? Cela aussi vient après ; avant, il y a une autre chose à faire. Croire à
l’amour de Dieu ! Après avoir dit que « Dieu est amour », l’évangéliste Jean
s’exclame : « Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous » (cf. 1 Jn 4, 16).

La foi, par conséquent. Mais ici, il s’agit d’une foi spéciale : la foi-
étonnement, la foi incrédule (un paradoxe, je sais, mais c’est bien ça !), la foi
qui ne réussit pas à comprendre ce à quoi elle croit, même si elle y croit.
Comment se peut-il que Dieu, infiniment heureux dans son éternité
tranquille, ait eu le désir non seulement de nous créer mais aussi de venir,
en personne, souffrir au milieu de nous ? Comment cela est-il possible ? Eh
bien, c’est cela la foi-étonnement, la foi qui rend heureux.

Le grand converti et apologiste de la foi Clive Staples Lewis (l’auteur de la


série des « Chroniques de Narnia », récemment portée à l’écran), a écrit un
roman insolite intitulé « Tactique du diable ». Ce sont des lettres qu’un
diable ancien écrit à un petit diable, jeune et inexpérimenté occupé sur la
terre à séduire un jeune londonien qui vient tout juste de renouer avec la
pratique chrétienne. Son intention est de lui enseigner la stratégie pour y
parvenir. Il s’agit d’un traité de morale et d’ascèse, moderne et d’une très
grande finesse, à lire à l’envers, c’est-à-dire en faisant exactement le
contraire de ce qui est suggéré.

A un moment donné, l’auteur nous fait assister à une sorte de discussion


entre les démons. Ils sont incapables de comprendre que l’Ennemi (c’est
ainsi qu’il nomme Dieu) puisse vraiment aimer ces « vers que sont les
hommes et désire leur liberté ». Ils sont certains que cela n’est pas
possible. Il doit forcément y avoir une tromperie, une astuce. Nous
enquêtons, disent-ils, depuis le jour où « Notre Père » (c’est ainsi qu’ils
appellent Lucifer), a, précisément pour cette raison, pris ses distances par
rapport à lui ; nous ne l’avons pas encore découverte mais un jour, nous la
trouverons10. L’amour de Dieu pour ses créatures est, pour eux, le mystère
des mystères. Et je crois que, là au moins, les démons ont raison.

On dirait qu’il s’agit d’une foi facile et agréable ; et pourtant c’est peut-être la
chose la plus difficile qui soit, même pour nous, créatures humaines.
Croyons-nous vraiment que Dieu nous aime ? Ce n’est pas que nous n’y
croyons pas vraiment, mais au moins que nous n’y croyons pas assez ! Si
nous y croyions, notre vie, nous-mêmes, les choses, les événements, la
souffrance même, tout se transformerait immédiatement sous nos yeux.
Nous serions aujourd’hui même au paradis parce que le paradis n’est rien
d’autre que cela : jouir pleinement de l’amour de Dieu.

Le monde a fait qu’il est de plus en plus difficile de croire à l’amour. Qui a
été trahi ou blessé un jour, a peur d’aimer et d’être aimé parce qu’il sait
combien cela fait mal d’être trompé. Si bien que la foule de ceux qui ne
réussissent pas à croire à l’amour de Dieu – et même à n’importe quel
amour – ne cesse de grossir ; la marque de notre culture sécularisée est le
désenchantement et le cynisme. Sur le plan personnel il y a ensuite
l’expérience de notre pauvreté et de notre misère qui nous fait dire : « Oui,
cet amour de Dieu est beau, mais il n’est pas pour moi ! Je n’en suis pas
digne… ».

Les hommes ont besoin de savoir que Dieu les aime et personne mieux que
les disciples du Christ n’est en mesure de leur apporter cette bonne
nouvelle. D’autres, à travers le monde, partagent avec les chrétiens la
crainte de Dieu, la préoccupation pour la justice sociale et le respect de
l’homme, pour la paix et la tolérance ; mais personne – je dis bien personne
– ni parmi les philosophes, ni parmi les religions, ne dit à l’homme que Dieu
l’aime, qu’il l’a aimé le premier, qu’il l’aime d’un amour de miséricorde et de
désir : avec eros et agape.

Saint Paul nous suggère une méthode pour appliquer la lumière de l’amour
de Dieu à notre existence concrète. Voici ce qu’il écrit : « Qui nous séparera
de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la
nudité, les périls, le glaive ? (…) Mais en tout cela nous sommes les grands
vainqueurs par celui qui nous a aimés » (Rm 8, 35-37). Les périls et les
ennemis de l’amour de Dieu qu’il énumère sont ceux qu’il a, de fait,
expérimentés durant sa vie : l’angoisse, la persécution, le glaive… (cf. 2 Co
11, 23 ss). Il les passe en revue dans son esprit et constate qu’aucun d’eux
n’est assez fort pour l’emporter dans une confrontation avec la pensée de
l’amour de Dieu.

Nous sommes invités à faire comme lui : à regarder notre vie, telle qu’elle
se présente, à faire remonter à la surface les peurs qui s’y cachent, les
tristesses, les menaces, les complexes, tel défaut physique ou moral, ce
souvenir pénible qui nous humilie, et à tout exposer à la lumière de la
pensée que Dieu nous aime.

L’Apôtre fait passer son regard de sa vie personnelle au monde qui


l’entoure. « Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni
présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre
créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le
Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8, 38-39). Il observe « son » monde, avec
les puissances qui le rendaient alors menaçant : la mort avec son mystère,
la vie présente avec ses illusions, les puissances astrales ou de l’enfer qui
inspiraient tant de terreur à l’homme antique.

Nous pouvons faire la même chose : regarder le monde qui nous entoure et
qui nous fait peur. La « hauteur » et la « profondeur » sont pour nous
aujourd’hui l’infiniment grand, vers le haut et l’infiniment petit, vers le bas,
l’univers et l’atome. Tout est prêt à nous écraser ; l’homme est faible et seul,
dans un univers tellement plus grand que lui et devenu même encore plus
menaçant après les découvertes scientifiques qu’il a faites et qu’il ne
réussit pas à maîtriser, comme nous le montre de façon dramatique
l’affaire des réacteurs nucléaires de Fukushima.

Tout peut être remis en question, toutes les sécurités peuvent venir à nous
manquer mais jamais celle-ci : que Dieu nous aim
e et est plus fort que tout. « Le secours me vient du Seigneur qui a fait le
ciel et la terre ».
Traduit de l’italien par ZENIT

1 Aristotele, Metafisica,  XII, 7, 1072b.

2 S. Agostino, Trattati sulla Prima lettera di Giovanni, 7, 4.

3 S. Agostino, De catechizandis rudibus, I, 8, 4: PL 40, 319.

4 Cf. S. Kierkegaard, Discorsi edificanti in diverso spirito, 3: Il Vangelo delle


sofferenze, IV.

5 Joseph Razinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Editions du Rocher


2011, p. 101

6 Seneca, De Providentia, 2, 5 s.

7 Duns Scoto, Opus Oxoniense, I,d.17, q.3, n.31; Rep., II, d.27, q. un., n.3

8  Evangelium veritatis  (dai Codici di Nag-Hammadi).

9 Cf. S. Giovanni della Croce, Cantico spirituale A, strofa 38.

10 C.S. Lewis, The Screwtape Letters, 1942, cap. XIX

Traduction d’Isabelle Cousturié

ROME, vendredi 21 décembre 2012 (Zenit.org) –  L’Eglise d’aujourd’hui a


« plus de raisons objectives de se réjouir que n’en avaient Zacharie, Siméon,
les bergers, et plus généralement, toute l’Eglise naissante », a affirmé le P.
Cantalamessa. En effet, elle est « comme le semeur qui « revient rempli de
joie, sous le poids de ses gerbes » ».
Le prédicateur de la Maison pontificale, le P. Raniero Cantalamessa, a
prononcé ce vendredi 21 décembre sa troisième et dernière prédication de
l’Avent, au Vatican en présence de Benoît XVI et de la curie romaine.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Troisième prédication

« JE VOUS ANNONCE UNE GRANDE JOIE »

Evangéliser par la joie

Après avoir réfléchi à la grâce de l’année de foi et à l’anniversaire du concile


Vatican II, nous consacrons cette dernière méditation de l’Avent au
troisième grand thème de cette « année de grâce du Seigneur » :
l’évangélisation. Le pape a invité l’Eglise à profiter de cette année spéciale
pour redécouvrir « la joie de la rencontre avec le Christ », la joie d’être
chrétiens. Je me ferai l’écho de cet appel en parlant de la joie comme
moyen pour évangéliser, et le ferai en restant le plus possible lié au temps
liturgique en cours, de manière à ce que cela serve aussi de préparation au
Saint Noël.

1. La joie eschatologique

Dans les « évangiles de l’enfance », Luc, « sous la conduite de l’Esprit Saint


», a su non seulement nous présenter des faits et des personnages, mais il
a en plus réussi à recréer l’atmosphère et l’état d’esprit qui régnaient au
moment des faits. La joie est l’un des éléments les plus évidents de ce
monde spirituel. La piété chrétienne ne s’est pas trompée, quand elle a
appelé, dans le Rosaire, « mystères joyeux », mystères de la joie, les
évènements de l’enfance de Jésus.

A Zacharie, l’ange promet qu’il connaîtra « joie et allégresse » pour la


naissance de son fils et que beaucoup d’hommes « se réjouiront » de cette
naissance (cf. Lc 1, 14). Il existe un terme grec qui, dès cet instant,
réapparaîtra dans la bouche des divers personnages comme une espèce de
note continue, ce terme est agalliasis qui indique « la joie eschatologique
pour le commencement de l’ère messianique ». Aux paroles de salutation
de Marie, l’enfant « tressaillit de joie » dans le sein d’Elisabeth (Lc 1, 44),
annonçant, par ce geste, la joie de « l’ami de l’époux » pour la présence de
l’époux (cf. Jn 3, 29 s). Cette note atteint son premier sommet dans le cri de
Marie: « Mon esprit exulte (egallìasen) en Dieu ! » (Lc 1, 47); puis elle se
répand dans la joie tranquille des amis et de la famille autour du berceau du
Précurseur (cf. Lc 1, 58), pour enfin exploser, dans toute sa force, à la
naissance du Christ, dans le cri des anges aux bergers: « Je suis venu vous
annoncer une grande joie »! » (Lc 2, 10).

Il ne s’agit pas de bribes de joie par-ci par-là, mais bien d’un accès de joie,
d’une joie calme et profonde qui parcourt les « évangiles de l’enfance », du
début jusqu’à la fin, se manifestant de mille manières différentes: avec élan,
comme Marie qui se lève pour se rendre chez Elisabeth, et les bergers pour
aller voir l’Enfant Jésus, ou par des gestes humbles et typiques de la joie
qui accompagne une visite, des vœux, des salutations, des félicitations, des
dons. Mais il y a surtout cette joie qui se manifeste dans la stupeur et la
reconnaissance émue, qui est celle que l’on perçoit chez les protagonistes :
« Dieu a visité son peuple! […] Il s’est rappelé de sa sainte alliance ! » Ce que
tous les orants avaient demandé – que Dieu se rappelle de ses promesses
– a eu lieu ! Les personnages des « évangiles de l’enfance » agissent et
parlent comme portés par l’atmosphère de rêve chantée par le Psaume 126,
le Psaume du retour d’exil:

Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion,


Nous étions comme en rêve !
Alors notre bouche était pleine de rires,
Nous poussions des cris de joie ;
Alors on disait parmi les nations :
« Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur ! »
Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous :
Nous étions dans la joie ! ».
Marie fait sienne la dernière expression de ce Psaume, quand elle
s’exclame: « Le Puissant fit pour moi des merveilles ! » Nous avons ici un
des plus purs exemples de « sobre ivresse » de l’Esprit. L’ivresse des
personnages est une véritable « ivresse spirituelle », mais elle est « sobre ».
Ils ne s’exaltent pas, ne se préoccupent d’avoir une place plus ou moins
importante dans le tout nouveau royaume de Dieu. Et ils ne se soucient pas
non plus de voir la fin; au contraire, Siméon dit que le Seigneur peut
maintenant le laisser aller en paix, qu’il peut le laisser disparaître. Ce qui
compte c’est que l’œuvre de Dieu se poursuive, peu importe que ce soit
avec eux ou sans eux.
2. De la liturgie à la vie

Passons maintenant de la Bible et de la liturgie à la vie. Vers ce que vise


toujours la Parole de Dieu. L’intention de l’évangéliste n’est pas seulement
de raconter, mais de captiver  aussi son auditoire, de l’entraîner, comme les
bergers, dans un joyeux cortège vers Bethléem. « Qui lit ces lignes –
commente un exégète moderne – est appelé à partager cette joie; seule la
communauté des croyants en Jésus-Christ et de ses fidèles peut être à la
hauteur de ces textes ».

Cela explique pourquoi les évangiles de l’enfance ont si peu à dire à ceux
qui ne cherchent en eux que l’histoire, mais ils ont, par contre, beaucoup à
dire à ceux qui recherchent aussi le sens de l’histoire, comme le fait le
Saint-Père dans son dernier ouvrage sur Jésus. Beaucoup de faits se sont
réellement passés, mais ils ne sont pas « historiques » au sens le plus élevé
du terme, parce qu’ils n’ont pas laissé de traces dans l’histoire, ils n’ont rien
créé. Les faits relatifs à la naissance de Jésus sont des faits historiques, au
sens le plus fort,  parce que non seulement ils ont eu lieu, mais ils ont
influencé – et de manière déterminante – l’histoire du monde.

Revenons au thème de la joie. D’où vient la joie ? La source ultime de la joie


c’est Dieu, la Trinité. Mais nous sommes dans le temps et Dieu est dans
l’éternité ; comment la joie peut-elle s’écouler entre deux plans aussi
distants? En effet, si nous interrogeons mieux la Bible, nous découvrons
que la source immédiate de son jaillissement est dans le temps : c’est Dieu
qui agit dans l’histoire. Dieu qui agit! Là où « tombe » une action divine, se
produit comme une vibration et une vague de joie qui se propage ensuite de
génération en génération.

A chaque fois que Dieu agit, un miracle remplit de stupeur le ciel et la terre :
« Criez de joie, cieux, car le Seigneur a agi », s’exclame le prophète (Is 44,
23; 49, 13). La joie qui jaillit du cœur de Marie et de celui des autres
témoins, aux débuts du salut, se fonde entièrement sur cette raison: Dieu a
secouru Israël! Dieu a agi ! Il a fait des merveilles !

Comment cette joie pour l’action de Dieu peut-elle gagner l’Eglise


d’aujourd’hui et la contaminer ? Elle le fait, tout d’abord, en faisant mémoire
des œuvres merveilleuses de Dieu à son égard. L’Eglise est invitée à faire
siennes les paroles de la Vierge: « Le Puissant fit pour moi des merveilles ».
Le Magnificat est le chant que Marie fut la première à entonner, telle une
coryphée qui précède le chœur, et qu’elle a laissé à l’Eglise pour que celle-ci
la perpétue dans les siècles. En réalité, que de merveilles le Seigneur a fait
pour l’Eglise, durant ces vingt siècles !

Nous
avons, en un certain sens, plus de raisons objectives à nous réjouir que n’en
avaient Zacharie, Siméon, les bergers, et plus généralement, toute l’Eglise
naissante. Cette dernière est partie « en portant la semence à jeter »,
comme dit le Psaume 126 cité plus haut; elle avait reçu des promesses: «
Je suis avec vous » et des consignes: « Allez dans le monde entier! ». Nous
avons vu l’accomplissement. La semence a poussé, l’arbre du Royaume est
devenu immense. L’Eglise d’aujourd’hui est comme le semeur qui « revient
rempli de joie, sous le poids de ses gerbes ».
Que de grâces, que de saints, quelle sagesse de doctrine et quelle richesse
d’institutions, que de salut accompli en elle et à travers elle! Quelle parole
du Christ n’a pas trouvé son parfait accomplissement en elle? L’a trouvé
certainement la parole: « Dans le monde vous aurez à souffrir » (Jn 16, 33),
mais l’a trouvé aussi la parole: « Les portes de l’Hadès ne tiendront pas
contre elle! » (Mt 16, 18).

Que de raisons l’Eglise a-t-elle de faire sienne, devant les foules sans
nombre de ses enfants, la stupeur de l’antique Sion et dire: «  Qui m’a
enfanté ceux-ci ? J’étais privée d’enfants et stérile ; ceux-ci, qui les a élevés?
» (Is 49, 21). Qui, en regardant en arrière avec les yeux de la foi, ne voit pas
que les paroles prophétiques adressées à la nouvelle Jérusalem
reconstruite après l’exil, se sont parfaitement réalisées dans l’Eglise: « Lève
les yeux, regarde autour de toi : tous ils se rassemblement, ils viennent à
toi. Tes fils reviennent de loin […]. Tes portes seront toujours ouvertes, […]
pour qu’on apporte chez toi les richesses des nations » (Is 60, 4.11).

Que de fois l’Eglise a dû élargir, durant ces vingt siècles – même si cela
s’est parfois produit avec lenteur et non sans résistance –, l’ « espace de sa
tente », c’est-à-dire sa capacité d’accueil, pour y faire entrer les richesses
humaines et culturelles des divers peuples! C’est à nous, enfants de l’Eglise,
nous qui nous nous nourrissons de « l’abondance de son sein », que
s’adresse l’invitation du prophète à nous réjouir pour l’Eglise, à « être avec
elle dans l’allégresse », après avoir pris le deuil pour elle (cf. Is 66, 10).
La joie pour les choses que Dieu accomplit arrive donc jusqu’à nous, les
croyants d’aujourd’hui, grâce à la mémoire, parce que nous voyions les
merveilles que Dieu a faites pour nous dans le passé. Mais elle arrive à
nous aussi par manière de présence, car nous constatons qu’aujourd’hui
encore Dieu agit au milieu de nous, dans l’Eglise.

Si l’Eglise d’aujourd’hui veut retrouver, au milieu de toutes les


préoccupations et de toutes les épreuves qui l’oppressent, les voies du
courage et de la joie, elle doit bien ouvrir les yeux sur ce que Dieu est en
train d’accomplir aujourd’hui même en elle. Le doigt de Dieu, qui est l’Esprit
Saint, est encore en train d’écrire dans l’Eglise, dans les âmes, et il est en
train d’écrire de si merveilleuses histoires de sainteté qu’un jour – quand
aura fini dans le néant tout ce qui est négatif et péché  –  on regardera peut-
être cette époque que nous vivons avec stupeur et sainte envie. Est-ce
fermer les yeux devant tous les maux qui affligent l’Eglise et devant les
trahisons de tant de ses ministres ? Non, mais puisque le monde et ses
médias ne font que mettre en évidence ces choses de l’Eglise, il est bon de
lever une fois les yeux et de voir aussi son côté lumineux, sa sainteté.

A chaque époque – dans la nôtre aussi – l’Esprit dit à l’Eglise, comme au


temps du Deutéro-Isaïe: « Je t’ai fait entendre dès maintenant des choses
nouvelles, secrètes et inconnues de toi. C’est maintenant qu’elles sont
créées, et non depuis longtemps » (Is 48, 6-7). Ce souffle puissant de
l’Esprit qui ranime le peuple de Dieu et suscite au milieu de nous des
charismes en tout genre, ordinaire et extraordinaire, n’est-il pas « une chose
nouvelle et secrète » ? Ne le sont-ils pas : cet amour pour la parole de Dieu ?
Cette participation active des laïcs à la vie de l’Église et à l’évangélisation?
Cet engagement constant du magistère et de tant d’organisations pour les
pauvres et les personnes en détresse, et ce désir de recomposer l’unité
brisée du Corps du Christ ? Quand l’Eglise a-t-elle eu dans son histoire une
série de souverains pontifes aussi érudits et saints que ceux qu’elle a
depuis un siècle et demi. Quand a-t-elle eu autant de martyrs de la foi?

3. Un autre rapport entre la joie et la souffrance

Quittons maintenant l’aspect ecclésial, et passons au plan existentiel et


personnel. Il y a quelques années, lors d’une campagne de l’aile militante de
l’athéisme, un slogan publicitaire, placé sur les transports publics de
Londres, disait ceci: « Dieu probablement n’existe pas. Donc arrête de te
tourmenter et profite de la vie »: « There’s probably no God. Now stop
worrying and enjoy your life ».

L’élément le plus insidieux de ce slogan n’est pas la prémisse « Dieu


n’existe pas » (qui est toute à démontrer), mais la conclusion: « Profite de la
vie! » Le message sous-entend que la foi en Dieu empêche de profiter de la
vie, qu’elle est une ennemie de la joie. Que sans elle il y aurait plus de
bonheur dans le monde! Il faut donner une réponse à cette insinuation qui
éloigne de la foi, surtout les jeunes.

A propos de joie, Jésus a accompli une révolution dont il est difficile


d’exagérer la portée et qui peut être d’un grand secours pour évangéliser. 
C’est une pensée que je crois avoir déjà exprimée ici même, mais le sujet
demande qu’on y revienne. Il existe une expérience humaine universelle:
dans cette vie, le plaisir et la souffrance se succèdent, à un rythme dont la
régularité même renvoie au mouvement des eaux de la mer, quand la vague
se soulève puis redescend laissant derrière elle un vide qui aspire en arrière
le naufragé. « Un je ne sais quoi d’amer – a écrit le poète païen Lucrèce – 
jaillit du plus profond de chaque plaisir et nous angoisse au cœur des
délices ». L’usage de la drogue, l’abus du sexe, la violence homicide,
donnent sur le moment l’ivresse du plaisir, mais conduisent à la dissolution
morale de la personne, voire souvent à sa dissolution physique.

Le Christ a renversé ce rapport entre le plaisir et la souffrance. « Renonçant


à la joie qui lui était proposée, il a enduré l’humiliation de la croix » (Hé.
12,2). Ce n’est plus un plaisir qui se termine en souffrance, mais une
souffrance qui conduit à la vie et à la joie. Il ne s’agit  pas seulement d’une
succession différente des deux choses ; c’est la joie, de cette façon, qui a le
dernier mot, et non pas la souffrance, et que cette joie est éternelle. «
Ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; sur lui la mort n’a plus
aucun pouvoir. » (Rom 6,9).  La croix se termine avec le Vendredi saint, la
béatitude et la gloire du Dimanche de la Résurrection  se prolongent dans
l’éternité.

Ce nouveau rapport entre la souffrance et le plaisir se reflète jusque dans la


manière de rythmer le temps de la Bible. Pour l’homme, la journée
commence le matin et se termine avec la nuit ; pour la Bible, elle commence
la nuit et se termine le jour: « Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le
premier jour », dit le récit de la création (Gn 1, 5). Pour la liturgie aussi, la
solennité commence par les vêpres de la veille. Qu’est-ce que cela signifie?
Que sans Dieu, la vie est un jour qui se termine avec la nuit ; avec Dieu, c’est
une nuit (parfois une « nuit obscure »), mais qui aboutit au jour, et un jour
sans crépuscule.

Néanmoins, nous devons prévenir une facile objection: la joie n’est-elle


donc réservée qu’après la mort ? Cette vie n’est-elle donc, pour les
chrétiens, qu’une « vallée des larmes » ? Au con
traire, nul ne saurait faire une plus grande expérience de cette vraie joie, que
les vrais croyants. On raconte qu’un jour, un saint a crié à Dieu: « Assez,
mon Dieu, avec la joie! Mon cœur ne peut en contenir davantage ». Les
croyants, exhorte l’apôtre, sont « spe gaudentes », heureux dans l’espérance
(Rm 12, 12), ce qui ne signifie pas seulement qu’ « ils espèrent être heureux
» (sous-entendu dans l’au-delà), mais qu’ils sont aussi « heureux d’espérer »,
heureux maintenant, grâce à l’espérance.
La joie chrétienne est intérieure ; elle ne vient pas de l’extérieur, mais de
l’intérieur, comme certains lacs alpins qui s’alimentent, non pas d’un fleuve
qui vient s’y jeter de l’extérieur, mais d’une source jaillissant de ses
profondeurs. Elle naît de l’action mystérieuse et actuelle de Dieu dans le
cœur de l’homme en grâce. Elle nous met dans les conditions d’en avoir en
abondance malgré les épreuves (cf. 2 Co 7, 4). Elle est « fruit de l’Esprit »
(Gal 5, 22; Rm 14, 17), source de paix pour les cœurs, source de plénitude
de sens dans la vie. Elle rend capable d’aimer et de se laisser aimer, mais
surtout d’espérer, car il ne peut y avoir de joie sans l’espérance.

En 1972, le Conseil de l’Europe, sur proposition de Herbert von Karajan,


adopta, comme hymne officiel de l’Europe unie, l’Hymne à la joie qui conclut
la Neuvième symphonie de Beethoven. Il s’agit certainement de l’un des
sommets de la musique mondiale, mais la joie chantée dans cette hymne
est une joie désirée, plus que promise et donnée; c’est un cri qui s’élève du
cœur humain, plus qu’une réponse à son besoin.

Dans l’ode de Schiller, d’où est tiré le texte de l’hymne, on lit ces paroles
inquiétantes: « Qui a eu la joie de posséder un ami ou une bonne épouse,
qui a connu, ne serait-ce qu’une heure, ce qu’est l’amour, que celui-ci
approche; mais que celui qui n’a rien connu de tout cela, s’éloigne, en
pleurant, de notre cercle ». Comme on peut le voir, la joie que les hommes «
boivent aux seins de la nature » n’est pas pour tout le monde, mais
seulement pour quelques privilégiés de la vie.
Nous sommes bien loin du langage de Jésus qui dit: « Venez à moi, vous
tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos
» (Mt 11, 28). Le vrai hymne chrétien à la joie c’est le Magnificat de Marie.
Celui-ci parle d’une exultation (agalliasis) de l’esprit pour ce que Dieu a fait
en elle et ce qu’il fait pour tous les humbles et les affamés de la terre.

4. Etre des témoins de la joie

C’est de cette joie dont nous devons témoigner. Le monde la recherche. «


Rien que d’entendre ce mot – écrit saint Augustin – tous se redressent et te
regardent, pour ainsi dire, dans les mains, pour voir si tu es en mesure de
donner quelque chose à leur besoin ». Nous voulons tous être heureux.
C’est un point que nous avons en commun, les bons comme les méchants.
Le « bon » est bon pour être heureux ; le « méchant » ne serait pas méchant
s’il n’espérait pas en la possibilité d’être heureux en l’étant. Si nous aimons
tous la joie c’est parce que,  on ne sait par quel mystère, nous l’avons
connue; si nous ne l’avions en effet pas connue – si nous n’étions pas faits
pour celle-ci –, nous ne l’aimerions pas. Cette nostalgie de la joie est la
partie du cœur humain naturellement ouverte à recevoir « la bonne nouvelle
».

Quand le monde frappe aux portes de l’Eglise – et même quand il le fait


avec colère et violence – c’est parce qu’il recherche la joie. Les jeunes,
surtout, sont à sa recherche. Le monde qui les entoure est triste. La
tristesse, pour ainsi dire, nous prend à la gorge, à Noël plus qu’à tout autre
moment de l’année. Une tristesse qui ne vient pas de ce que l’on
manquerait de biens matériels puisqu’elle est bien plus évidente dans les
pays riches que dans les pays pauvres.

Voici ce qu’Isaïe dit dans son livre en s’adressant au peuple de Dieu: « Ils
ont dit, vos frères qui vous haïssent et vous rejettent à cause de mon nom :
Que le Seigneur manifeste sa gloire, et que nous soyons témoins de votre
joie! » (Is 66, 5). Ce même défi est lancé, silencieusement, au peuple de
Dieu, encore aujourd’hui. Une Eglise mélancolique et craintive ne serait
donc pas à la hauteur de sa tâche ; elle ne pourrait pas répondre aux
attentes de l’humanité, surtout à celles des jeunes.

La joie est l’unique signe que les non croyants aussi sont en mesure de
saisir. Plus que les raisonnements et les reproches. Le plus beau
témoignage qu’une épouse puisse donner à son époux, c’est de montrer un
visage joyeux, car il exprime qu’il a été capable de remplir sa vie, de la
rendre heureuse. C’est ce même beau témoignage que l’Eglise peut rendre
à son Epoux divin.

En adressant aux chrétiens de Philippes cette invitation à la joie qui donne


le ton à toute la troisième semaine de l’Avent – « Réjouissez-vous sans
cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous! » -, saint Paul
explique aussi comment on peut témoigner, concrètement, de cette joie : «
Que votre modération soit connue de tous les hommes. » (Phil. 4, 4-5). Le
mot « modération » traduit ici un terme grec (epieikès) qui indique tout un
ensemble de comportements faits de clémence, indulgence, de capacité à
savoir céder, à ne pas être pointilleux (c’est de là que dérive aussi le mot
epicheia, utilisé en droit!).

Les chrétiens sont donc des témoins de la joie lorsqu’ils mettent en


pratique ces dispositions ; quand, en évitant toute acrimonie ou tout
ressentiment dans leurs relations avec le monde et entre eux, ils savent
irradier autour d’eux la confiance, imitant de cette façon-là Dieu qui fait
pleuvoir même sur les impies. En général, un homme heureux n’est pas
amer ou pointilleux ; il sait relativiser les choses, parce qu’il connaît quelque
chose qui est beaucoup plus grande. Paul VI, dans son « exhortation
apostolique sur la joie », écrite vers la fin de son pontificat, parle d’un «
regard positif sur les personnes et sur les choses, fruit d’un esprit humain
éclairé et de l’Esprit Saint ».

Dans les relations internes à l’Eglise on a un besoin vital de ces témoins de


la joie. Saint Paul disait de lui et des autres apôtres: « Il ne s’agit pas
d’exercer un pouvoir sur votre foi, mais de collaborer à votre joie » (2 Co 1,
24). Quelle merveilleuse définition de la tâche qui revient aux pasteurs dans
l’Eglise! Des collaborateurs de la joie : des hommes qui insufflent confiance
aux brebis du troupeau de Jésus-Christ, de vaillants capitaines qui, d’un
seul regard apaisé, redonnent courage aux soldats engagés dans leur
bataille.

Au milieu des épreuves et des calamités qui affligent l’Eglise, spécialement


dans certaines régions du monde, les pasteurs peuvent répéter, aujourd’hui
encore, ces paroles que Néhémie, adressa un jour, après l’exil, au peuple
d’Israël accablé et en larmes: « Ne prenez pas le deuil, ne pleurez pas ! […],
car la joie du Seigneur est votre rempart ! » (Ne 8, 9-10).
Que la joie du Seigneur, Saint-Père, Vénérables Pères, frères et sœurs,
soient vraiment notre rempart, le rempart de l’Eglise. Bon Noël !

Quatrième prédication de carême du P.


Cantalamessa
S. Grégoire de Nysse, vers la connaissance de Dieu
MARS 30, 2012 00:00ZENIT STAFFARCHIVES

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ROME, vendredi 30 mars 2012 (ZENIT.org) –  “Saint Grégoire de Nysse.


Vers la connaissance de Dieu”, c’est le thème de la quatrième prédication
de carême prononcée par le P. Raniero Cantalamessa, OFMCap. ,
prédicateur de la Maison pontificale, ce vendredi matin, 31 mars, en la
chapelle Redemptoris Mater du Vatican, en présence de Benoît XVI.

“Pourquoi choisir saint Grégoire de Nysse comme guide vers la


connaissance de ce Dieu devant lequel nous nous tenons comme des
créatures devant le Créateur ? », demande le prédicateur avant de
répondre : « La raison en est que ce Père est le premier dans le
christianisme à avoir tracé une voie vers la connaissance de Dieu qui puisse
vraiment répondre à la situation religieuse de l’homme aujourd’hui : un
chemin vers la connaissance qui passe par … la non-connaissance ».

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap

Quatrième Prédication

SAINT GREGOIRE DE NYSSE

VERS LA CONNAISSANCE DE DIEU

1. Les deux dimensions de la foi


A propos de la foi, saint Augustin a fait une distinction qui reste, encore
aujourd’hui, un classique : celle entre les choses crues et l’acte d’y croire:
« Aliud sunt ea quae creduntur, aliud fides qua creduntur »1, la fidea quae et
la fides qua, comme on dit en théologie. La première est aussi appelée « foi
objective », la seconde « foi subjective ». Toute la réflexion chrétienne sur la
foi se déroule entre ces deux pôles.

Il en ressort deux orientations. D’un côté nous avons ceux qui accentuent
l’importance de l’intellect dans la croyance et donc la foi objective, comme
assentiment aux vérités révélées, de l’autre ceux qui accentuent
l’importance de la volonté et de l’affect, donc la foi subjective, avoir foi en
quelqu’un (« croire en »), plutôt que croire à quelque chose (« croire que »).
D’une part ceux qui accentuent les raisons de l’esprit et de l’autre ceux qui,
comme Pascal, accentuent « les raisons du cœur ».

Cette oscillation réapparait, sous différentes formes, à chaque tournant de


l’histoire de la théologie: au moyen âge, dans une accentuation différente
entre la théologie de saint Thomas et celle de saint Bonaventure ; au temps
de la Réforme entre la foi « confiance » de Luther et la foi catholique
informée par la charité; plus tard entre la foi contenue dans les limites de la
simple raison de Kant et la foi fondée sur le sentiment de Schleiermacher et
celui du romantisme en général; plus proche de nous entre la foi de la
théologie libérale et la foi existentielle de Bultmann, pratiquement privée de
tout contenu objectif.

La théologie catholique contemporaine s’efforce de trouver, comme


d’autres fois par le passé, un juste équilibre entre les deux dimensions de la
foi. On a dépassé la phase où, pour des raisons polémiques contingentes,
toute l’attention dans les manuels de théologie avait fini par se concentrer
sur la foi objective (fides quae), c’est-à-dire sur l’ensemble des vérités
auxquelles il nous faut croire. « L’acte de foi, lit-on dans un récent
dictionnaire critique de théologie, dans le courant dominant de toutes les
confessions, apparaît aujourd’hui comme la découverte d’un Tu divin.
L’apologétique de la preuve tend aujourd’hui à se placer derrière une
pédagogie de l’expérience spirituelle qui tend à ouvrir à une expérience
chrétienne, dont on reconnaît la possibilité inscrite a priori dans chaque être
humain »2. En d’autres termes, plutôt que de faire levier sur la force
d’argumentation qui est en dehors de la personne, on veut l’aider à trouver
en elle la confirmation de sa foi, essayant de réveiller cette étincelle qui
brille dans le « cœur inquiet » de chaque homme parce qu’il a été créé « à
l’image de Dieu ».

J’ai fait ce préambule pour montrer encore une fois que les Pères peuvent
être un atout dans nos efforts pour redonner éclat et force de choc à la foi
de l’Eglise. Les plus grands parmi eux sont des modèles uniques d’une foi
aussi bien objective que subjective, autrement dit préoccupée du contenu et
de son orthodoxie, mais accompagnée aussi par l’adhésion du cœur et
l’élan de la vie. L’Apôtre avait proclamé : « corde creditur » (Rom 10,10), on
croit avec son cœur, et nous savons que le mot ‘cœur’, dans la Bible,
désigne les deux dimensions spirituelles de l’homme, son intelligence et sa
volonté, l’endroit symbolique de la connaissance et de l’amour. C’est dans
cette optique que les Pères sont un maillon indispensable pour retrouver la
foi comme l’entendent les Ecritures.

2. « Je crois en un seul Dieu »

Dans cette dernière méditation, nous recourons aux Pères pour renouveler
notre foi en son objet premier, en ce que sous-entend généralement le mot
« croire », et en nous fondant sur ce qui fait la différence entre les
personnes croyantes et non croyantes : la foi en l’existence de Dieu. Dans
les méditations précédentes nous avons réfléchi à la divinité du Christ, à
l’Esprit Saint et à la Trinité. Mais la foi au Dieu trine est le stade final de la
foi, ce « surplus » sur Dieu révélé par le Christ. Pour atteindre cette
plénitude il faut d’abord avoir cru en Dieu. Avant la foi en Dieu trine, il y a la
foi en Dieu un.

Saint Grégoire de Nazianze nous a rappelé la pédagogie de Dieu quand il se


révèle à nous. Dans l’Ancien Testament, le Père est révélé ouvertement, et
le Fils de manière voilée, dans le Nouveau Testament, le Fils est révélé
ouvertement et l’Esprit Saint de manière voilée. Maintenant, dans l’Eglise,
nous jouissons de la Trinité entière et de sa pleine lumière. Jésus dit lui
aussi qu’il s’abstient de dire aux apôtres les choses dont ils ne sont pas
encore en mesure de « porter le poids » (Jn 16, 12). Nous devons suivre la
même pédagogie à l’égard de ceux auxquels nous voulons annoncer
aujourd’hui la foi.

La Lettre aux Hébreux dit quel est le premier pas à faire pour aller vers
Dieu : « pour s’avancer vers lui, il faut croire qu’il existe et qu’il assure la
récompense à ceux qui le cherchent. » (He 11,6). C’est de ce premier pas
que dépend tout le reste et celui-ci restera quelque chose de présupposé
même lorsque l’on aura cru en la Trinité.  Essayons de voir comment les
Pères peuvent nous inspirer de ce point de vue là, mais sans perdre de vue
notre objectif principal qui n’est pas apologétique, mais spirituel, c’est-à-dire
davantage centré sur l’affermissement de notre foi que sur sa transmission
aux autres. Le guide que nous choisissons dans cette approche est saint
Grégoire de Nysse.

Grégoire de Nysse (331- 394), frère charnel de saint Basile, ami et


contemporain de Grégoire de Nazianze, est un Père et docteur de l’Eglise
dont on découvre de plus en plus clairement la stature intellectuelle et
l’importance décisive dans le développement de la pensée chrétienne. « Un
des penseurs les plus puissants et les plus originaux que connaisse
l’histoire de l’Eglise » (L. Bouyer), « le fondateur d’une nouvelle religiosité
mystique et extatique » (H. von Campenhausen).

Les Pères n’ont pas eu, comme nous, à devoir démontrer l’existence de
Dieu, mais l’unicité de Dieu ; ils n’ont pas eu à combattre l’athéisme, mais le
polythéisme. Nous verrons, cependant, que la route qu’ils ont tracée pour
arriver à la connaissance du Dieu unique, est la même que celle qui peut
conduire l’homme d’aujourd’hui à la découverte de Dieu tout court.

Pour mettre en valeur la contribution des Pères et en particulier celle de


Grégoire de Nysse, il nous faut savoir comment se présentait le problème
de l’unicité de Dieu à l
eur époque. Au fur et à mesure que la doctrine de la Trinité devenait de plus
en plus explicite, les chrétiens se voyaient exposés à la même accusation
que celle qu’ils avaient eux-mêmes proférée contre les païens: celle de
croire en plusieurs divinités. Ceci explique l’ajout, petit mais significatif, qui
est fait dans la première phrase du Credo des chrétiens. Après trois siècles
dans lesquels le symbole de la foi en toutes ses rédactions commençait en
disant « Je crois en Dieu » (Credo in Deum), au IVème siècle, on voit
apparaitre la formule « Je crois en un seul Dieu (Credo in unum Deum) qui
ne changera plus.
Il n’est pas utile ici de refaire l’historique du parcours qui a conduit à ce
résultat; il nous suffit de tenir compte de sa conclusion. Vers la fin du
IVème siècle la transformation du monothéisme de l’Ancien testament en
monothéisme trinitaire des chrétiens tire à sa fin. Les Latins, pour exprimer
les deux aspects du mystère, utilisaient la formule « une substance et trois
personnes », les Grecs celle des « trois hypostases, une seule ousie  ». Au
bout de durs échanges, le processus s’est, semble-t-il, conclu par un accord
total entre les deux théologies. « Peut-on concevoir, s’était exclamé
Grégoire de Nazianze, un accord plus total et dire cela de manière plus
absolue, tout en utilisant des mots différents ? »3.

Il restait en réalité une différence entre les deux manières d’exprimer le


mystère. Aujourd’hui, on a l’habitude de dire : Grecs et Latins abordent la
question de la Trinité dans une optique différente; les Grecs partent des
personnes divines, c’est-à-dire de la pluralité, pour arriver à l’unité de la
nature; les Latins, c’est le contraire, ils partent de l’unité de la nature divine,
pour arriver aux trois personnes. « Le Latin considère la personnalité
comme une manière d’être de la nature ; le Grec considère la nature comme
le contenu de la personne ».4

Mais je crois que cette différence peut être expliquée aussi d’une autre
manière. Tous les deux, Latins et Grecs, partent de l’unité de Dieu ; tant le
symbole grec que le symbole latin commence en disant: « Je crois en un
seul Dieu » (Credo in unum Deum!). Sauf que chez les Latins cette unité est
encore comprise comme impersonnelle ou pré-personnelle ; c’est l’essence
de Dieu qui se décline ensuite en Père, en Fils et en Saint-Esprit sans être,
naturellement, imaginée come préexistante aux personnes. Chez les Grecs,
au contraire, il s’agit d’une unité déjà personnalisée, car pour eux « l’unité
est le Père, à partir de qui et vers qui se déclinent les autres
personnes ».5 Le premier article du credo des Grecs dit lui aussi « Je crois
en un seul Dieu le Père tout puissant » (Credo in unum Deum Patrem
omnipotentem), sauf qu’ici le « Père tout puissant » n’est pas détaché de
‘unum Deum’, comme dans le credo latin, mais forme avec lui un tout: « Je
crois en un seul Dieu qui est le Père tout puissant ».

C’est en ces termes que les trois Cappadociens conçoivent l’unicité de Dieu,
mais surtout saint Grégoire de Nysse. Pour lui, l’unité des trois personnes
divines vient de ce que le Fils est parfaitement (substantiellement) « uni »
au Père, comme l’est le Saint Esprit par le Fils »6. C’est cette thèse qui est
difficile pour les Latins, qui y voient le danger de subordonner le Fils au Père
et l’Esprit à l’un et à l’autre : « Le nom de ‘Dieu’, écrit Augustin, indique toute
la Trinité, pas seulement le Père ».7
Dieu est le nom que nous donnons à la divinité quand nous ne la
considérons pas pour elle-même, mais en rapport aux hommes et au
monde, car tout ce qu’elle accomplit en dehors d’elle, elle l’accomplit
conjointement, comme unique cause efficiente. La conclusion importante
que nous pouvons tirer de tout cela c’est que la foi chrétienne est, elle
aussi, monothéiste; les chrétiens n’ont pas renoncé à la foi juive en un seul
Dieu, ils l’ont plutôt enrichie, donnant du contenu et un sens nouveau et
merveilleux à cette unité. Dieu est Un. Mais pas solitaire!

3. « Moïse entra dans la nuée »

Pourquoi choisir saint Grégoire de Nysse comme guide vers la


connaissance de ce Dieu devant lequel nous nous tenons comme des
créatures devant le Créateur ? La raison en est que ce Père est le premier
dans le christianisme à avoir tracé une voie vers la connaissance de Dieu
qui puisse vraiment répondre à la situation religieuse de l’homme
aujourd’hui : un chemin vers la connaissance qui passe par … la non-
connaissance.

Il en a eu l’occasion lors de la polémique avec l’hérétique Eunome, le


représentant d’un arianisme radical contre lequel écrivent tous les Pères
illustres du IVème siècle finissant : Basile, Grégoire de Nazianze, Jean
Chrysostome et, de manière encore plus aiguë Grégoire de Nysse. Eunome
définissait l’essence de Dieu par le terme « inengendré » (agennetos). En ce
sens il considérait cette essence parfaitement connaissable et dénuée de
mystère ; nous pouvons connaître Dieu aussi bien qu’il se connaît lui-même.

Les Pères ont réagi en chœur, soutenant la thèse selon laquelle il est «
impossible de connaître Dieu » dans sa réalité intime. Mais alors que les
autres se sont arrêtés à une réfutation d’Eunome qui se fondait
essentiellement sur les paroles de la Bible, Grégoire de Nysse est allé plus
loin, démontrant que reconnaitre son incompréhensibilité est la voie qui
conduit à la vraie connaissance (theognosia) de Dieu. Il le fait en reprenant
un thème déjà esquissé par Philon d’Alexandrie8: celui de Moïse qui
rencontre Dieu en entrant dans la nuée. Le texte biblique est Exode 24, 15-
18 et voici son commentaire:

« C’est dans la lumière que Dieu commença à se manifester à Moïse. Puis il


parla avec lui par la nuée. Enfin, s’étant élevé davantage dans la perfection,
il voit Dieu dans les ténèbres. Le passage de l’obscurité à la lumière est la
première séparation des idées fausses et erronées sur Dieu; l’intelligence
plus attentive aux choses cachées, conduisant l’âme à travers les choses
visibles à la réalité invisible, est comme une nuée qui obscurcit tout le
sensible et habitue l’âme à la contemplation de celui qui est caché; enfin
l’âme qui a pris ces chemins et s’avance vers les choses célestes, après
avoir laissé autant que possible les choses terrestres à la nature humaine,
pénètre dans le sanctuaire de la connaissance de Dieu (theognosia)
entourée de toute part par les ténèbres divines »9.

La vraie connaissance et la vision de Dieu consistent à « voir qu’il est


invisible, car celui que l’âme cherche transcende chaque connaissance,
séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par des
ténèbres »10. A ce stade final de la connaissance, on n’a pas un concept de
Dieu, mais ce que Grégoire de Nysse, par une expression devenue célèbre,
définit « un certain sentiment de présence » (aisthesin tina tes parusias)11.
Sentir non pas avec les sens du corps, entend-on par là, mais avec les sens
intérieurs du cœur. Ce sentiment n’est pas un dépassement de la foi, mais
sa mise en œuvre la plus haute : « Par la foi, s’exclame l’épouse du Cantique
(Ct 3, 6), j’ai trouvé celui que mon cœur aime ». Elle ne le « comprend » pas ;
elle fait mieux, elle le
« saisit »!12.
Ces idées ont beaucoup influencé la pensée chrétienne des générations
suivantes, au point que Grégoire de Nysse sera considéré comme le
fondateur de la mystique chrétienne. A travers Denis l’Aréopagite et
Maxime le Confesseur, qui s’inspirent de lui sur ce thème, cette influence
s’étendra aux deux mondes grec et latin. On retrouve cette question de la
connaissance de Dieu dans les ténèbres chez Angèle de Foligno, chez
l’auteur de la Nuée de la non-connaissance, dans le thème de la « docte
ignorance » de Nicolas de Cues, dans « la nuit obscure » de Jean de la Croix
et chez tant d’autres.

4. Qui humilie vraiment la raison ?

Je voudrais maintenant montrer comment l’intuition de Grégoire de Nysse


peut nous aider, nous croyants, à approfondir notre foi et à indiquer à
l’homme moderne, devenu sceptique devant les « cinq voies » de la
théologie traditionnelle, comment retrouver un sentier qui puisse le
conduire à Dieu.
La nouveauté introduite par Grégoire de Nysse dans la pensée chrétienne
est le fait de devoir dépasser les frontières de la raison pour rencontrer
Dieu. Nous sommes aux antipodes du projet de Kant qui consiste à
maintenir la religion « dans le cadre de la simple raison ». Dans la culture
sécularisée d’aujourd’hui, on est allé au-delà de Kant : celui-ci, au nom de la
raison (au moins de la raison pratique) « postulait » l’existence de Dieu,
chose que les rationalistes des époques suivantes rejettent aussi.

Ceci nous révèle à quel point la pensée de Grégoire de Nysse est


d’actualité. Il nous montre que la partie la plus élevée de la personne, la
raison, n’est pas exclue de la recherche de Dieu; que l’on n’est pas obligé de
choisir entre suivre sa foi et suivre l’intelligence. En entrant dans la nuée,
c’est-à-dire en croyant, la personne ne renonce pas à sa propre rationalité,
mais la transcende, ce qui est bien diffèrent. Elle y épuise, pour ainsi dire,
les ressources de sa propre raison, lui permettant de poser son acte le plus
noble, car, comme dit Pascal, « la démarche ultime de la raison est de
reconnaître qu’il existe une infinité de choses qui la dépassent » 13.

Saint Thomas d’Aquin, considéré à juste titre comme un des plus grands
défenseurs des exigences de la raison, a écrit: « On dit qu’au terme de notre
connaissance, Dieu est connu comme l’Inconnu car notre esprit a touché
l’extrémité de sa connaissance de Dieu quand, à la fin, il s’est aperçu que
son essence est au-dessus de tout ce qu’il peut connaître ici-bas »14. A
l’instant même où la raison reconnaît sa limite, elle la brise et va au-delà.
Elle comprend qu’elle ne peut pas comprendre, « voit qu’elle ne peut pas
voir », disait Grégoire de Nysse, mais elle comprend aussi qu’un Dieu
compris ne serait plus Dieu. C’est grâce à la raison que se produit cette
reconnaissance qui est donc un acte tout-à-fait rationnel. Celle-ci est, à la
lettre, une « docte ignorance »15 , ignorer « en connaissance de cause ».

On doit donc plutôt dire le contraire, c’est-à-dire que celui qui pose une
limite à la raison et l’humilie est celui qui ne lui reconnaît pas cette capacité
à se transcender. « Jusqu’à présent, écrit Kierkegaard, on a toujours dit :
‘Dire que l’on ne peut comprendre telle ou telle chose, ne satisfait pas la
science qui veut comprendre’. Voilà l’erreur. On doit dire tout le contraire :
‘Si la science humaine ne veut pas reconnaître qu’il y a quelque chose
qu’elle ne peut pas comprendre, ou – de manière encore plus précise –
quelque chose dont ‘elle peut clairement comprendre qu’elle ne peut
comprendre’, alors c’est le monde à l’envers’. Il appartient donc à la
connaissance humaine de comprendre qu’il y a des choses, et quelles sont
ces choses, qu’elle ne peut pas comprendre »16 .

Mais de quel genre d’obscurité s’agit-il? Il est dit de la nuée qui est venue, à
un certain moment, s’interposer entre les Egyptiens et les Hébreux, qu’elle
était « à la fois ténèbres et lumière dans la nuit » (cf. Ex14, 20). Le monde
de la foi est ténèbres pour celui qui la regarde de l’extérieur, mais il est
lumière pour celui qui est dedans. Une lumière spéciale, qui vient plus du
cœur que de l’esprit. Dans la Nuit obscure  de saint Jean de la Croix (une
variante par rapport à la nuée de Grégoire de Nysse!) l’âme déclare avoir
pris une nouvelle route, « sans autre lumière ni guide hormis celle qui brûlait
en mon cœur ». Mais une lumière qui est néanmoins « plus sûre que le
soleil de midi »17.

La bienheureuse Angèle de Foligno, une des plus hautes représentantes de


la vision de Dieu dans les ténèbres, dit que la Mère de Dieu « fut si
ineffablement unie à la somme et absolument indicible Trinité, qu’elle
éprouva dans la vie cette même joie dont jouissent les saints au ciel, la joie
de l’incompréhensibilité (gaudium incomprehensibilitatis), parce qu’ils
comprennent que l’on ne peut pas comprendre »18. Ceci est un merveilleux
complément à la doctrine de Grégoire de Nysse sur la non-connaissance de
Dieu. Il nous garantit que loin de nous humilier et de nous priver de quelque
chose, cette non-connaissance est faite pour remplir l’homme
d’enthousiasme et de joie; il nous dit que Dieu est infiniment plus grand,
plus beau, plus bon, de ce que nous pourrions jamais imaginer, et qu’il est
tout cela pour nous, pour que notre joie soit pleine et totale ; pour que la
moindre petite idée que nous pourrions nous ennuyer à passer l’éternité
près de lui ne puisse jamais nous effleurer!

Une autre idée utile de Grégoire de Nysse dans cette confrontation avec la
culture religieuse moderne est celle du « sentiment d’une présence » que
celui-ci place au sommet de la connaissance de Dieu. La phénoménologie
religieuse a mis en évidence, avec Rudolph Otto, l’existence d’un élément
primaire, présent, à divers degrés de pureté, dans toutes les cultures et à
tout âge, qu’il appelle « sentiment du numineux », soit un sentiment mêlé de
terreur et d’attraction, qui s’empare tout à coup de l’être humain lorsqu’un
un fait surnaturel ou supra-rationnel se passe devant lui19. Si la défense de
la foi, selon les dernières indications de l’apologétique évoquée au début, «
passe par une pédagogie de l’expérience spirituelle, dont on reconnaît la
possibilité inscrite a priori dans chaque être humain », nous ne pouvons
négliger l’accroche que nous offre la phénoménologie religieuse moderne.

Certes, le « sentiment d’une certaine présence » de Grégoire de Nysse est


autre chose que le sens confus du numineux et du frisson du surnaturel,
mais les deux ont quelque chose en commun. L’un est le début d’une
marche vers la découverte du Dieu vivant, l’autre en est le terme. La
connaissance de Dieu, disait Grégoire de Nysse, commence par un passage
des ténèbres à la lumière et se termine par un passage de la lumière aux
ténèbres. On n’arrive pas au second passage sans passer par le premier ;
autrement dit, sans s’être d’abord purifiés du péché et des passions.
« J’aurais déjà abandonné les plaisirs, dit le libertin, si j’avais la foi. Mais
moi je lui réponds, dit Pascal: Tu aurais déjà la foi si tu avais abandonné les
plaisirs »20.

L’image qui, grâce à Grégoire de Nysse, nous a accompagnés tout au long


de cette méditation, est celle de Mo
ïse gravissant la montagne du Sinaï et entrant dans la nuée. L’approche de
Pâques nous encourage à aller au-delà de cette image, de passer du
symbole à la réalité. Il y a une autre montagne où un autre Moïse a
rencontré Dieu « alors que l’obscurité se fit sur toute la terre » (Mt 27,45).
Sur le mont Calvaire, l’homme Dieu, Jésus de Nazareth, a uni pour toujours
l’homme à Dieu. Au terme de son Itinéraire de l’esprit à Dieu, Saint
Bonaventure écrit:
« Après toutes ces considérations, ce qu’il reste à notre esprit est de
s’élever en spéculant non seulement au-dessus de ce monde sensible, mais
au-dessus aussi de lui-même ; et dans cette ascèse le Christ est le chemin
et la porte, le Christ est l’échelle et le véhicule … Celui qui tourne résolument
et pleinement ses yeux vers le Christ en le regardant suspendu à la croix,
avec foi, espérance et charité, dévotion, admiration, exultation,
reconnaissance, louange et jubilation, célèbre la Pâque avec lui, c’est-à-dire
le passage»21.

Puisse le Seigneur nous accorder de faire cette belle et sainte Pâques avec
lui!

1 Augustin, De Trinitate  XIII,2,5)

2 J.-Y. Lacoste et N. Lossky, « Foi » dans Dictionnaire critique de Théologie,


Presses Universitaires de France 1998, p.479.
3 Grégoire de Nazianze, Oratio 42, 16 (PG 36, 477).

4 Th. De Régnon, Études de théologie positive sur la Sainte Trinité, I, Paris


1892, 433.

5 S. Grégoire de Naz., Or. 42, 15 (PG 36, 476).

6 Cf. Grégoire de Nysse, Contra Eunomium 1,42 (PG 45, 464)

7 Augustin, De Trinitate, I, 6, l0; cf. Aussi IX, 1, 1 («Credamus Patrem et


Filium et Spiritum Sanctum esse unum Deum»).

8 Cf. Philon d’Alexandrie, De posteritate, 5,15.

9 Grégoire de Nysse, Homélie XI sur le Cantique (PG 44, 1000 C-D).

10 Vie de Moïse, II,163 (SCh 1bis, p. 210 s.).

11 Homélie  XI sur le Cantique (PG 44, 1001B).

12 Homélie VI sur le Cantique (PG 44, 893 B-C).

13 B. Pascal, Pensées, 267 (éd. Brunswick).

14 Thomas, In Boet. Trin. Proem. q.1, a.2, ad 1.

15 Augustin,  Epître 130,28 (PL 33, 505).

16 S. Kierkegaard, Journal, VIII A 11.

17 Jean de la Croix, Nuit obscure, Chant de l’âme, str. 3-4.

18 Libro della beata Angela da Foligno, éd. Quaracchi 1985, p. 468.

19 R. Otto, Le Sacré, Payot, Petite Bibliothèque, 1995.

20 Pascal, Pensées, 240 Br.

21 Bonaventurae Itinerarium mentis in Deum, VII, 1-2 (Oeuvres de S.


Bonaventure, V,1, Rome, Nouvelle Cité 1993, p. 564).
ROME, Vendredi 1er avril 2011 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le
texte intégral de la troisième prédication de carême prononcée ce vendredi
par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison
pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la
chapelle Redemptoris Mater, au Vatican. 

P. Raniero Cantalamessa ofmCap.

Troisième prédication de Carême

QUE VOTRE CHARITE SOIT SANS FEINTE

1. Tu aimeras ton prochain comme toi-même

Un phénomène a été observé. Le Jourdain, en suivant son cours, forme


deux petites mers : la mer de Galilée et la mer Morte. Mais tandis que la
mer de Galilée est une mer grouillante de vie, parmi les eaux les plus
poissonneuses de la terre, la mer Morte, comme son nom l’indique, est une
mer « morte »  : il n’y a aucune trace de vie, ni en elle ni aux alentours,
seulement du sel. Il s’agit pourtant de la même eau du Jourdain.
L’explication, du moins partielle, est celle-ci : la mer de Galilée reçoit les
eaux du Jourdain, mais ne les retient pas pour elle, les laisse s’écouler pour
permettre d’irriguer toute la vallée du Jourdain. La mer Morte reçoit les eaux
et les retient pour elle, elle n’a pas d’émissaires, il n’en sort pas une goutte
d’eau. C’est un symbole. Pour recevoir l’amour de Dieu, nous devons en
donner à nos frères, et plus nous en donnons, plus nous en recevons. C’est
sur quoi nous voulons réfléchir dans cette méditation.

Après avoir réfléchi dans les premières méditations sur l’amour de Dieu
comme don, le moment est venu de méditer sur le devoir d’aimer, et en
particulier sur le devoir d’aimer son prochain. Le lien entre les deux amours
est exprimé de manière programmatique par la parole de Dieu : « Si Dieu
nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les
autres » (1 Jn 4, 11).

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » était un commandement


ancien, écrit dans la loi de Moïse (Lv 19, 18) et Jésus le cite comme tel (Lc
10, 27). Comment se fait-il donc que Jésus l’appelle « son »
commandement et le commandement « nouveau » ? La réponse est
qu’avec lui ont changé l’objet, le sujet et le motif de l’amour du prochain.
Tout d’abord, l’objet a changé, c’est-à-dire celui qui est le prochain à aimer.
Celui-ci n’est plus le compatriote ou, tout au plus, l’hôte qui habite avec le
peuple, mais tout homme, même l’étranger (le Samaritain !), même
l’ennemi. Il est vrai que la seconde partie de la phrase « Tu aimeras ton
prochain, et tu haïras ton ennemi » ne se trouve pas littéralement dans
l’Ancien Testament, mais elle en résume l’orientation générale, exprimée
dans la loi du talion « oeil pour œil, dent pour dent » (Lv 24, 20), surtout si on
la met en parallèle avec ce que Jésus exige des siens : « Eh bien ! moi je
vous dis : aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de
devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les
méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les. Car si
vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les
publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?  Et si vous réservez vos
saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-
mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5, 44-47).

A changé aussi le sujet de l’amour du prochain, autrement dit la


signification du mot prochain. Celui-ci n’est pas l’autre ; c’est moi ; ce n’est
pas celui qui est  proche, mais celui qui se fait proche. Avec la parabole du
bon Samaritain, Jésus montre qu’il ne faut pas attendre passivement que le
prochain surgisse sur ma route, précédé d’une multitude de signaux
lumineux, toutes sirènes déployées. Le prochain, c’est toi, c’est-à-dire celui
que tu peux devenir. Le prochain n’existe pas au départ, il n’y aura un
prochain que s’il devient prochain de quelqu’un.

A changé surtout le modèle ou la mesure de l’amour du prochain. Jusqu’à


Jésus, le modèle était l’amour de soi : « comme toi-même ». Dieu, a-t-on dit,
ne pouvait fixer l’amour du prochain à un « pieu » plus solide que celui-ci ; il
n’aurait pas atteint non plus le même objectif s’il avait dit : « Tu aimeras ton
prochain comme ton Dieu ! », parce que sur l’amour de Dieu – c’est-à-dire
sur ce que signifie aimer Dieu – l’homme peut encore tricher, mais sur
l’amour de soi, non. L’homme sait très bien ce que signifie, en toute
circonstance, s’aimer soi-même ; c’est un miroir qu’il a toujours devant soi,
qui ne laisse pas d’échappatoire1.

En revanche, Dieu laisse une échappatoire, et c’est pourquoi il remplace ce


modèle par un autre modèle et une autre mesure : « Voici quel est mon
commandement : vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés »
(Jn 15, 12). L’homme peut mal s’aimer, autrement dit désirer le mal, non le
bien, aimer le vice, non la vertu. Si pareil homme aime les autres comme lui-
même et veut pour les autres les choses qu’il veut pour lui-même, elle est
bien à plaindre la personne qui est aimée de la sorte ! Nous savons, en
revanche, où nous conduit l’amour de Jésus : à la vérité, au bien, au Père.
Celui qui le suit, lui, « ne marche pas dans les ténèbres ». Il nous a aimés en
mourant pour nous, alors que nous étions encore pécheurs, c’est-à-dire
ennemis (Rm 5, 6 ss).

On comprend alors ce que veut dire l’évangéliste Jean avec son affirmation
apparemment contradictoire : « Bien-aimés, ce n’est pas un
commandement nouveau que je vous écris, c’est un commandement
ancien, que vous avez reçu dès le début. Ce commandement ancien est la
parole que vous avez entendue. Et néanmoins, encore une fois, c’est un
commandement nouveau que je vous écris » (1 Jn 2, 7-8). Le
commandement de l’amour du prochain est « ancien » littéralement, mais
« nouveau » de la nouveauté même de l’évangile. Nouveau – explique le
pape dans un chapitre de son nouveau livre sur Jésus – car il n’est plus
seulement « loi », mais aussi, et avant tout, « grâce », s’il se fonde sur la
communion avec le Christ, rendue possible par le don de l’Esprit.2

Avec Jésus on passe de la loi du talion, ou entre deux acteurs – « Ce que
l’autre t’a fait, fais-le à lui » – à la loi de la transition, ou avec trois acteurs :
« Ce que Dieu t’a fait, toi fais-le à l’autre », ou, en partant de la direction
opposée : « Ce que tu auras fait avec l’autre, c’est ce que Dieu fera avec
toi ». On ne compte plus les paroles de Jésus et des apôtres qui répètent ce
concept : « Comme Dieu vous a pardonné, pardonnez-vous aussi les uns les
autres » : « Si vous ne pardonnez pas de tout cœur à vos ennemis, votre
Père qui est aux cieux Père ne vous pardonnera pas non plus ». Se trouve
ainsi coupée à la racine l’excuse : « Mais lui ne m’aime pas, il m’offense… ».
Ceci le regarde, lui, pas toi. Toi, seulement doit te concerner ce que tu fais à
l’autre et comment tu te comportes face à ce que l’autre te fait.

La question principale reste en suspens : pourquoi ce curieux


détournement, de l’amour de Dieu à l’amour du prochain ? Ne devrait-on pas
s’attendre logiquement à : « Comme je vous ai aimés, aimez-moi »?, au lieu
de : « Comme je vous ai aimés vous, aimez-vous les uns les autres »? Ici
réside la différence entre l’amour purement eros et
l’amour eros et agapè  ensemble. L’amour purement érotique est en circuit
fermé : « Aime-moi, Alfredo, aime-moi autant que moi je t’aime  », chante
Violetta dans la Traviata de Verdi : je t’aime, tu m’aimes. L’amour agapè est
à circuit ouvert : il vient de Dieu et retourne à lui, mais en passant par le
prochain. Jésus a inauguré lui-même ce nouveau genre d’amour : « Comme
Le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15, 9)
.
Sainte Catherine de Sienne nous en a donné l’explication la plus simple et
convaincante. Elle fait dire à Dieu : « Je vous demande de m’aimer du
même amour que je vous aime. Vous ne pouvez le faire complètement,
puisque je vous ai aimés sans être aimé. Dès lors l’amour que vous avez
pour moi est une dette que vous acquittez, non une grâce que vous me
faites, tandis que l’amour que j’ai pour vous au contraire est une grâce que
je vous accorde, et non une dette. Vous ne pouvez donc me rendre l’amour
que je réclame, et cependant je vous en offre le moyen dans votre
prochain : faites pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi. Mais je vous
ai placés à côté de votre prochain, pour vous permettre de faire pour lui ce
que vous ne pouvez faire pour moi : l’aimer par grâce, et avec
désintéressement, sans en attendre aucun avantage. Je considère alors
comme fait à moi ce que vous faites au prochain »3.

2. Aimez-vous de tout votre cœur

Après ces réflexions d’ordre général sur le commandement de l’amour du


prochain, nous aborderons maintenant les qualités que doit revêtir cet
amour. Elles sont fondamentalement au nombre de deux : il doit être un
amour sincère et un amour actif, un amour du cœur et un amour en quelque
sorte « des mains », d’action. Nous nous arrêterons ici sur la première
qualité, en nous laissant guider par Paul, le grand chantre de l’amour.

La seconde partie de l’Epître aux Romains se présente comme une


succession de recommandations sur l’amour mutuel au sein de la
communauté chrétienne : « Que votre charité soit sans feinte […] ; que
l’amour fraternel vous lie d’affection entre vous, chacun regardant les
autres comme plus méritants… » (Rm 12, 9 ss). « N’ayez de dettes envers
personne, sinon celle de l’amour mutuel. Car celui qui aime autrui a de ce
fait accompli la loi » (Rm 13, 8).

Pour saisir l’âme qui unifie toutes ces recommandations, l’idée


fondamentale, ou mieux, le « sentiment » que Paul a de la charité, il faut
partir de cette parole initiale : « Que votre charité soit sans feinte ! » Il ne
s’agit pas d’une parmi les nombreuses exhortations, mais de la matrice
d’où découlent toutes les autres. Elle renferme le secret de la charité. Nous
essaierons, avec l’aide de l’Esprit, de percer ce secret.

Le terme original utilisé par saint Paul et qui est traduit par « sans feinte  »,
est anhypòkritos, c’est-à-dire sans hypocrisie. Ce vocable est une sorte de
voyant ; c’est, en effet, un terme rare utilisé dans le Nouveau Testament,
presque exclusivement pour définir l’amour chrétien. On retrouve encore
l’expression « charité sans feinte » (anhypòkritos) dans 2 Corinthiens 6, 6 et
dans 1 Pierre 1, 22. Ce dernier texte permet de saisir, en toute certitude, le
sens du terme en question, car il l’explique par une périphrase ; l’amour
sincère – dit-il – consiste à s’aimer sans défaillance « d’un cœur pur ».

Donc, Saint Paul, par cette simple affirmation : « que votre charité soit sans
feinte ! », porte le propos à la racine même de la charité, qui est le cœur. Ce
qui est requis de l’amour, c’est qu’il soit sincère, authentique, non feint.
Comme le vin, pour être « pur », doit être pressé à partir du raisin, il en est
de même pour l’amour qui vient du cœur. En cela aussi, l’Apôtre se fait
l’écho fidèle de la pensée de Jésus ; en effet, à plusieurs reprises et avec
force, il avait indiqué le cœur comme le « lieu » où se décide la valeur de ce
qui fait l’homme, ce qui est pur, ou impur, dans la vie d’une personne (Mt 15,
19).

On peut parler d’une intuition paulienne, à propos de la charité ; celle-ci


consiste à révéler, derrière l’univers visible et extérieur de la charité, fait
d’œuvres et de paroles, un autre univers tout intérieur, qui est par rapport au
premier ce que l’âme est pour le corps. On retrouve cette intuition dans
l’autre grand texte sur la charité, qui est 1 Corinthiens 13. Au fond, ce que
dit saint Paul se réfère entièrement à cette charité intérieure, aux
dispositions et aux sentiments de la charité : la charité est patiente ; la
charité est bienveillante ; elle n’est pas envieuse, ne s’irrite pas ; elle excuse
tout, croit tout, espère tout… Rien à voir, directement, avec faire du bien, ou
avec les œuvres de charité ; mais tout se ramène à la racine du vouloir du
bien. La bienveillance vient avant la bienfaisance.

L’apôtre lui-même explicite la différence entre les deux sphères de la


charité, en affirmant que le plus grand acte de charité extérieure –
distribuer ses biens aux pauvres – ne sert de rien, sans la charité intérieure
(cf. 1 Co 13, 3). Ce serait l’opposé de la charité « sincère ». La charité
hypocrite, en effet, est précisément celle qui fait du bien, sans vouloir le
bien, qui montre à l’extérieur quelque chose qui n’a pas son correspondant
dans le cœur. Dans ce cas, on a une apparence de charité, qui peut, à la
limite, dissimuler égoïsme, recherche de soi, instrumentalisation de son
frère, ou même un simple remords de conscience.

Ce serait une erreur fatale d’opposer la charité du cœur et la charité des


actes, ou de se réfugier dans la charité intérieure, pour y trouver une sorte
d’alibi au manque de charité active. D’ailleurs, dire que sans la charité, « il
ne sert de rien » même de tout donner aux pauvres, ne signifie pas dire que
cela ne sert à personne et que c’est inutile ; mais cela signifie plutôt que ça
ne me sert pas « à moi », alors que cela peut servir au pauvre qui la reçoit.
Donc, il ne s’agit pas tant de minimiser l’importance des œuvres de charité
(nous le verrons la prochaine fois), que d’assurer à celles-ci une base sûre
contre l’égoïsme et ses ruses infinies. Saint Paul veut que les chrétiens
soient « enracinés, fondés dans l’amour » (Ep 3, 17), autrement dit, que
l’amour soit la racine et le fondement de tout.

Aimer sincèrement signifie aimer à cette profondeur, là où tu ne peux pas


mentir, car tu es seul face à toi-même, seul devant le miroir de ta
conscience, sous le regard de Dieu. « Aime son frère – écrit saint Augustin
– celui qui, devant Dieu, là où lui seul voit, tranquillise son cœur et se
demande en son for intérieur si vraiment il agit ainsi par amour de son
frère ; et cet œil qui pénètre dans son cœur, là où l’homme ne peut
atteindre, lui rend témoignage  »4. C’était donc un amour sincère, celui de
Paul pour les Hébreux s’il pouvait dire : « Je dis la vérité dans le Christ, je ne
mens point ; ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint –
j’éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon cœur. Car
je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes
frères, ceux de ma race selon la chair » (Rm 9, 1-3).

Pour être authentique, la charité chrétienne doit donc partir de l’intérieur, du


cœur ; les œuvres de miséricorde, des «entrailles de la miséricorde » (Col 3,
12). Cependant, il nous faut tout de suite préciser qu’il s’agit de quelque
chose de beaucoup plus radical que la simple « intériorisation », c’est-à-dire
de mettre l’accent non plus sur la pratique extérieure de la charité, mais sur
la pratique intérieure. Ce n’est que le premier pas. L’intériorisation aboutit à
la divinisation ! Le chrétien – disait saint Pierre – est celui qui aime « d’un
cœur pur » : mais avec quel cœur ? Avec « le cœur nouveau et l’Esprit
nouveau » reçus dans le baptême !

Quand un chrétien aime ainsi, c’est Dieu qui aime à travers lui ; il devient un
canal de l’amour de Dieu. Comme pour la consolation qui n’est rien d’autre
qu’une modalité de l’amour : « Dieu nous console dans toute notre
tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu,
nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit  » (2
Co 1, 4). Nous consol
ons avec la consolation même que nous recevons de Dieu, nous aimons
avec l’amour que nous recevons de Dieu. Non avec un autre. Ce qui
explique le retentissement, en apparence disproportionné, que peut parfois
avoir un simple acte d’amour, souvent même caché, l’espérance et la
lumière qu’elle créée tout autour.
3. La charité édifie

Quand on parle de la charité dans les écrits apostoliques, on n’en parle


jamais de façon abstraite, de manière générale. Il y a toujours à la base
l’édification de la communauté chrétienne. En d’autres termes, le premier
domaine dans lequel doit s’exercer la charité est l’Eglise et plus
concrètement encore, la communauté dans laquelle on vit, les personnes
avec lesquelles on est en relation dans la vie quotidienne. C’est aussi ce qui
doit se passer aujourd’hui, en particulier au coeur de l’Eglise, entre ceux qui
travaillent en étroite relation avec le Souverain Pontife.

A une certaine période de l’antiquité, on désignait par le terme


charité, agape, non seulement le repas fraternel que les chrétiens prenaient
ensemble, mais toute l’Eglise5. Le martyr saint Ignace d’Antioche salue
l’Eglise de Rome comme celle qui « préside à la charité (agape) », c’est-à-
dire à la « fraternité chrétienne », à l’ensemble de toutes les Eglises6. Cette
phrase n’exprime pas seulement le fait de la primauté, mais aussi sa nature,
ou la manière de l’exercer : c’est-à-dire dans la charité.

L’Eglise a besoin, de façon urgente, d’une bouffée de charité qui guérisse


ses fractures. Dans un de ses discours, Paul VI disait : « L’Eglise a besoin
de sentir refluer par toutes ses facultés humaines, la vague d’amour, cet
amour qui s’appelle charité, précisément répandue dans nos coeurs par
l’Esprit saint qui nous a été donné »7. Seul l’amour guérit. C’est l’huile du
samaritain. De l’huile, aussi parce qu’elle doit flotter au-dessus de tout
comme le fait l’huile par rapport aux liquides. « Et puis, par-dessus tout, la
charité, en laquelle se noue la perfection » (Col 3, 14). Au-dessus de
tout, super omnia ! Et donc aussi au-dessus de la foi et de l’espérance, de la
discipline, de l’autorité, même si, il est évident, la discipline et l’autorité
elles-mêmes peuvent être une expression de la charité. Il n’y a pas d’unité
sans la charité mais s’il y en avait une, ce serait une unité de peu de valeur
pour Dieu.

Il y a un domaine important à travailler : celui des jugements réciproques.


Saint Paul écrivait aux Romains : « Mais toi, pourquoi juger ton frère ? Et toi,
pourquoi mépriser ton frère ?… Finissons-en donc avec ces jugements les
uns sur les autres » (Rm 14, 10.13). Avant lui, Jésus avait dit : « Ne jugez
pas, afin de n’être pas jugés (…) Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans
l’oeil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton oeil à toi, tu ne la remarques
pas ! » (Mt 7, 1-3). Il compare le péché du prochain (le péché jugé), quel qu’il
soit, à de la paille, et celui de qui juge (le péché de juger) à une poutre. La
poutre est le fait même de juger, tellement il est grave aux yeux de Dieu.

Le discours sur le jugement est certes délicat et complexe et il manquera


de réalisme s’il n’est pas mené jusqu’au bout. Comment fait-on, en effet à
vivre sans jamais juger ? Le jugement est implicite en nous, même dans un
regard. On ne peut pas observer, écouter, vivre, sans donner des
appréciations, c’est-à-dire sans juger. Un parent, un supérieur, un
confesseur, un juge, quiconque a une responsabilité sur les autres, doit
juger. Parfois, comme c’est le cas de nombreuses personnes ici à la Curie,
le jugement est même le type de service qu’elles sont appelées à rendre à la
société ou à l’Eglise.

En effet, ce n’est pas tant le jugement que nous devons ôter de notre coeur,
mais le venin qui vient de notre jugement ! C’est-à-dire la rancune, la
condamnation. Dans l’Evangile de Luc, le commandement de Jésus : « Ne
jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme
pour expliquer le sens de ces paroles, par le commandement : « ne
condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). En soi,
l’action de juger est neutre, le jugement peut se terminer aussi bien par une
condamnation que par une absolution ou une justification. Ce sont les
jugements négatifs qui sont repris et bannis de la parole de Dieu, ceux qui
condamnent le pécheur en même temps que le péché, ceux qui visent
davantage la punition que la correction du frère.
Il y a un autre point qui qualifie la charité sincère : l’estime. « Que l’amour
fraternel vous lie d’affection entre vous » (Rm 12, 10). Pour estimer son
frère, il ne faut pas s’estimer trop soi-même, il ne faut pas être toujours sûr
de soi ; il ne faut pas « se surestimer », dit l’Apôtre (Rm 12, 3). Celui qui se
surestime est comme un homme qui, la nuit, a devant les yeux une source
de lumière intense : il ne voit rien au-delà de cette lumière ; il ne parvient pas
à voir les lumières de ses frères, leurs mérites et leurs valeurs.

« Minimiser » doit devenir notre verbe préféré dans les relations avec les
autres : minimiser nos mérites et les défauts des autres. En revanche –
chose diamétralement opposée – ne pas minimiser nos défauts et les
mérites des autres, comme nous avons souvent tendance à le faire. Il y a
une fable d’Esope à ce sujet, adaptée par La Fontaine, qui dit :

On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.

Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui8
Il faudra tout simplement inverser les choses : mettre nos défauts dans la
besace que nous avons devant et les défauts des autres dans celle de
derrière. Saint Jacques avertit : « Ne médisez pas les uns des autres » (Jc 4,
11). On ne parle plus maintenant de commérages, on parle de gossip, et on
dirait que c’est devenu une chose innocente, alors qu’en réalité il s’agit de
l’une des choses qui empoisonnent le plus la vie commune. Il ne suffit pas
de ne pas dire du mal des autres ; il faut aussi empêcher que les autres le
fassent en notre présence, leur faire comprendre, même sans rien dire,
qu’on n’est pas d’accord. L’ambiance d’un lieu de travail ou d’une
communauté est tellement différente quand on prend au sérieux
l’avertissement de saint Jacques ! Dans beaucoup de lieux publics, à une
certaine époque il était écrit : « Interdiction de fumer » ou même
« Interdiction de blasphémer ». Ce ne serait pas mal de le remplacer, dans
certains cas, par « Commérages interdits ».

Ecoutons pour terminer, comme si elle nous était adressée, l’exhortation de


l’Apôtre à la communauté des Philippiens qu’il aimait tant : « Mettez le
comble à ma joie par l’accord de vos sentiments : ayez le même amour, une
seule âme, un seul sentiment ; n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la
vaine gloire, mais que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à
soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun
songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont
dans le Christ Jésus » (Ph 2, 2-5).

Traduit de l’italien par Zenit

 1 Cf. S. Kierkegaard, Gli atti dell’amore, Milano, Rusconi, 1983, p. 163.

2 Benoît XVI, Jésus de Nazareth, De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection,


Editions du Rocher

3 S. Caterina da Siena,  Dialogo 64.

4 S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni, 6,2 (PL 35, 2020).

5 Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 8</p>

6 S. Ignazio d’Antiochia, Lettera ai Romani, saluto iniziale.

7 Discorso all’udienza generale del 29 Novembre 1972 (Insegnamenti di


Paolo VI, Tipografia Poliglotta Vaticana, X, pp. 1210s.).

8 J. de La Fontaine, Fables

Première prédication de carême, par le P.


Raniero Cantalamessa
En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine
MARS 25, 2011 00:00ZENIT STAFFARCHIVES

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ROME, Vendredi 25 mars 2011 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le


texte intégral de la première prédication de carême prononcée ce vendredi
par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison
pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la
chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Première prédication de carême

LES DEUX VISAGES DE L’AMOUR : EROS Et AGAPÈ

1. Les deux visages de l’amour

Dans les prédications de ce Carême, j’aimerais poursuivre ce que j’ai déjà


commencé au moment de l’Avent et apporter une petite contribution à la
nouvelle évangélisation de l’Occident sécularisé, qui constitue en ce
moment la préoccupation principale de l’Eglise toute entière et, en
particulier, du Saint-Père Benoît XVI.

Il est un domaine où la sécularisation agit d’une façon particulièrement


diffuse et néfaste, et c’est le domaine de l’amour. La sécularisation de
l’amour consiste à détacher de Dieu l’amour humain, sous toutes ses
formes, le réduisant à quelque chose de purement « profane », où Dieu est
« de trop », voire dérange.

Mais ce thème de l’amour n’est pas important seulement pour


l’évangélisation, autrement dit dans les relations avec le monde ; il l’est
aussi, et avant tout, pour la vie interne de l’Eglise, pour la sanctification de
ses membres. C’est la perspective dans laquelle se situe l’encyclique Deus
caritas est du Saint-Père Benoît XVI et dans laquelle, nous aussi, nous nous
situons dans notre méditation.

L’amour souffre d’une séparation néfaste pas seulement dans la mentalité


du monde sécularisé, mais aussi, à l’opposé, parmi les croyants et, en
particulier, parmi les âmes consacrées. En simplifiant au maximum, on
pourrait formuler ainsi la situation : dans le monde, on trouve
un eros sans agapè ; et, parmi les croyants, on trouve souvent
un agapè  sans  eros.

L’eros sans  agapè  est un amour romantique, le plus souvent passionnel,


jusqu’à la violence. Un amour de conquête, qui réduit fatalement l’autre à
l’objet de son plaisir et ignore toute dimension de sacrifice, de fidélité et de
don de soi. Il n’y a pas lieu ici de s’attarder sur la description de cet amour,
car il s’agit d’une réalité que nous avons quotidiennement sous les yeux,
diffusée de manière obsédante par les romans, films, fictions télévisées,
internet, les magazines à l’ « eau de rose ». C’est ce que le langage courant
entend, désormais, par le mot « amour ».

Il nous est plus utile de chercher à comprendre ce que l’on entend


par agapè  sans  eros. En musique, il existe une distinction qui peut nous
aider à nous faire une idée : celle entre le jazz hot et le jazz cool. J’ai lu
quelque part cette caractérisation des deux genres qui, je le sais, n’est pas
la seule possible. Le jazz hot (chaud, brûlant) est le jazz passionné, brûlant,
expressif, fait d’élans, de sentiments et donc d’emportements,
d’improvisations originales. Le jazz cool (froid) est le jazz qui est passé au
professionnalisme : les sentiments deviennent répétitifs, l’inspiration fait
place à la technique, la spontanéité à la virtuosité.

Si l’on s’en tient à cette distinction, l’agapè sans eros nous apparaît comme


un « amour froid », un aimer « en surface », sans participation de tout l’être,
davantage imposé par la volonté que venant d’un élan intime du cœur. Se
couler dans un moule préétabli, au lieu de s’en créer un unique, comme est
unique chaque être humain devant Dieu. Les actes d’amour envers Dieu
font penser à ceux de certains amoureux qui écrivent à l’aimée des lettres
copiées dans un guide.

Si l’amour mondain est un corps sans âme, l’amour religieux vécu de la


sorte est une âme sans corps. L’être humain n’est pas un ange, un pur
esprit ; il est âme et corps substantiellement unis : tout ce qu’il fait, y
compris aimer, doit refléter cette structure. Si la composante liée au temps
et à la corporéité est systématiquement niée ou réprimée, le résultat sera
double : ou l’on tient bon, péniblement, par sens du devoir, pour défendre sa
propre image, ou l’on cherche des compensations plus ou moins licites,
jusqu’aux cas si douloureux qui affligent actuellement l’Eglise. A l’origine de
nombreuses déviations morales d’âmes consacrées, on ne peut pas
l’ignorer, il y a une conception déformée et dénaturée de l’amour.

Nous avons donc une double raison, et une double urgence, de redécouvrir
l’amour dans son unité originelle. L’amour véritable et intégral est une perle
enfermée entre deux valves que sont l’eros et l’agapè. On ne peut pas
séparer ces deux dimensions de l’amour sans le détruire, de même qu’on ne
peut séparer entre eux l’hydrogène et l’oxygène, sans se priver de ce qui
constitue les composantes de l’eau.

2. La thèse de l’incompatibilité entre les deux amours

La réconciliation la plus importante entre les deux dimensions de l’amour


est celle qui s’opère concrètement dans la vie des personnes ; mais pour
qu’elle soit possible, il faut justement commencer par réconcilier entre
eux eros et  agapè  même en théorie, dans la doctrine. Ceci nous permettra,
notamment, de savoir enfin ce qu’on entend par ces deux termes si souvent
galvaudés et mal compris.

La question a pris de l’importance avec la parution d’un ouvrage qui a


répandu dans l’ensemble du monde chrétien la thèse opposée de
l’incompatibilité des deux formes d’amour. Il s’agit du livre du théologien
luthérien suédois Anders Nygren, intitulé « Eros et agapè »1. On peut
résumer sa pensée dans ces termes.  Eros et agapè  désignent deux
mouvements opposés : le premier indique l’ascension et la montée de
l’homme vers Dieu et le divin, comme étant son bien et son origine ; l’autre,
l’agapè, désigne la descente de Dieu vers l’homme par l’incarnation et la
croix du Christ, et donc le salut offert à l’homme sans aucun mérite et sans
réponse de sa part, autre que la seule foi. Le Nouveau Testament a fait un
choix précis, utilisant pour exprimer l’amour le terme agapè et évacuant
systématiquement le terme eros.

Saint Paul est celui qui a recueilli et formulé avec la plus grande limpidité
cette doctrine de l’amour. Après lui, toujours selon la thèse de Nygren, cette
antithèse radicale a disparu presque tout de suite pour faire place à des
tentatives de synthèse. A peine le christianisme entre-t-il en contact culturel
avec le monde grec et la vision platonique, déjà avec Origène, que l’on
assiste à une revalorisation de l’eros, comme mouvement ascensionnel de
l’âme vers le bien et vers le divin, comme attraction universelle exercée par
la beauté et par le divin. Dans cette ligne, le Pseudo-Denys l’Aéropagite
écrira que « Dieu est eros »2, substituant ce terme à celui
d’agapè  utilisé  dans la célèbre phrase de Jean (1 Jn 4,10).

En Occident, une synthèse analogue est opérée par Augustin avec sa


doctrine de la caritas comprise comme doctrine de l’amour descendant et
gratuit de Dieu pour l’homme (personne n’a parlé avec plus de force que lui
de la « grâce » !), mais aussi comme aspiration de l’homme au bien et à
Dieu. De lui vient l’affirmation : « Ô Dieu, tu nous as faits pour toi, et notre
cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en Toi »3 ; de lui aussi, l’image de
l’amour vu comme un « poids » de l’âme qui attire, comme par la force de
gravité, vers Dieu, dans lequel elle sait qu’elle va trouver son repos
et son plaisir4. Pour Nygren, tout ceci introduit un élément d’amour de soi,
de son propre bien, donc d’égoïsme, qui détruit la pure gratuité de la grâce ;
c’est retomber dans l’illusion païenne que de faire consister le salut en une
ascension vers Dieu, plutôt que dans la descente gratuite et non motivée de
Dieu vers nous.
Pour Nygren, sont également prisonniers de cette impossible synthèse
entre eros et agapè, entre amour de Dieu et amour de soi, saint Bernard
quand il définit l’échelon suprême de l’amour de Dieu comme un « aimer
Dieu pour soi-même  » et un « aimer soi-même uniquement pour Dieu »5,
saint Bonaventure avec son « Itinéraire ascensionnel de l’esprit vers Dieu »,
comme aussi saint Thomas d’Aquin qui définit l’amour de Dieu répandu
dans le cœur du baptisé (cf. Rm 5,5) comme « l’amour avec lequel Dieu
nous aime et avec lequel il fait que nous l’aimions lui » (amor quo ipse nos
diligit et quo ipse nos dilectores sui facit »)6. Ceci signifierait, en effet, que
l’homme, aimé par Dieu, peut à son tour, aimer Dieu, lui donner quelque
chose de lui-même, ce qui réduirait à néant l’absolue gratuité de l’amour de
Dieu. Sur le plan existentiel, on retrouve la même déviation, selon Nygren,
avec la mystique catholique. L’amour des mystiques, avec leur formidable
charge d’eros, n’est rien d’autre, pour lui, qu’un amour sensuel sublimé, une
tentative pour établir avec Dieu un rapport de réciprocité présomptueuse en
amour.

Celui qui a dissipé l’ambiguïté et ramené à la lumière l’antithèse


paulinienne, très claire, a été selon l’auteur, Luther. Fondant la justification
sur la seule foi, il n’a pas exclu la charité, la caritas, du moment fondateur
de la vie chrétienne, comme lui reproche la théologie catholique ; il a plutôt
libéré l’amour, l’agapè, de l’élément non authentique de l’eros. A la formule
de la «  seule foi  », à l’exclusion des œuvres, correspondrait, chez Luther, la
formule de la « seule agapè », à l’exclusion de l’eros.

Il ne m’appartient pas d’établir si l’auteur a interprété correctement sur ce


point la pensée de Luther qui – soit dit en passant – n’a jamais posé le
problème en termes de conflit entre eros et agapè, comme il l’a fait en
revanche entre foi et œuvres. Il est significatif, toutefois, que même Karl
Barth, dans un chapitre de sa « Dogmatique ecclésiale », arrive au même
point que Nygren, celui d’une antinomie irréductible entre  eros et agapè :
« Là où l’amour chrétien entre en scène – écrit-il -, a commencé
immédiatement le conflit avec l’autre amour et ce conflit est désormais
sans fin  »7. Je dis que si ceci n’est pas du luthéranisme, c’est à coup sûr
de la théologie dialectique, théologie de l’aut-aut (dilemme), de l’antithèse,
non de la synthèse.

Le choc en retour de cette opération est la mondialisation et sécularisation


radicale de l’eros. En effet, tandis qu’une certaine théologie excluait
l’eros de l’agapè, la culture séculière était bien contente, de son côté,
d’exclure l’agapè de l’eros, autrement dit d’évacuer de l’amour humain toute
référence à Dieu et à la grâce. Freud a fourni une justification théorique, en
réduisant l’amour à l’eros et l’eros à la libido, à une simple pulsion sexuelle
qui combat toute répression et inhibition. C’est le stade où est réduit
aujourd’hui l’amour dans nombre de manifestations de la vie et de la
culture, surtout dans le monde du spectacle.

Il y a deux ans je me trouvais à Madrid. Dans les journaux, il n’était question


que d’une certaine exposition d’art qui avait lieu dans la ville, intitulée « Les
larmes de l’eros ». Il s’agissait d’une exposition d’œuvres d’art sur fond
érotique – peintures, dessins, sculptures –  ; le but était de mettre en
lumière l’indissoluble lien existant, dans l’expérience de l’homme moderne,
entre eros et thanatos, entre amour et mort. C’est à cette même conclusion
qu’on aboutit, en lisant le recueil de poèmes « Les fleurs du mal » de
Baudelaire ou « Une saison en enfer  » de Rimbaud. L’amour qui, de par sa
nature, devrait conduire à la vie, désormais peut au contraire conduire à la
mort.

3. Retour à la synthèse

Si nous ne pouvons pas changer du jour au lendemain l’idée que le monde a


de l’amour, nous pouvons toutefois corriger la vision théologique qui,
inconsciemment, la favorise et lui donne une légitimité. C’est ce que le
Saint-Père Benoît XVI a fait de façon exemplaire avec l’encyclique « Deus
caritas est ». Il réaffirme la synthèse catholique traditionnelle en l’exprimant
avec des termes modernes. « En réalité, eros et agapè – amour ascendant
et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de
l’autre (…).  La foi biblique ne construit pas un monde parallèle ou un monde
opposé au phénomène humain originaire qui est l’amour », mais « elle
accepte tout l’homme, intervenant dans sa recherche d’amour pour la
purifier, lui ouvrant en même temps de nouvelles dimensions » (n. 7-
8). Eros et agapè sont unis à la source même de l’amour qui est Dieu : « Il
aime, et son amour peut être qualifié sans aucun doute comme eros, qui
toutefois est en même temps et totalement agapè  » (n. 9).

On comprend l’accueil anormalement favorable réservé à ce document


pontifical également dans les milieux laïcs plus ouverts et responsables.
Cette encyclique donne une espérance au monde. Elle corrige l’image d’une
foi qui ne touche le monde que de façon superficielle, sans y pénétrer, à
travers l’utilisation de l’image évangélique du levain qui fait fermenter la
pâte ; elle remplace l’idée d’un règne de Dieu venu « juger » le monde, par
celle d’un règne de Dieu venu « sauver » le monde, en commençant par
l’eros qui en est la force dominante.

Je crois que l’on peut apporter une confirmation du point de vue exégétique,
à la vision traditionnelle, que ce soit la vision théologique catholique ou la
vision orthodoxe. Ceux qui soutiennent la thèse de l’incompatibilité
entre eros et agapè se basent sur le fait que le Nouveau Testament évite
soigneusement – et semble-t-il intentionnellement – le terme eros, en le
remplaçant toujours et uniquement par agapè (à part quelques rares
utilisations du terme philia, qui indique l’amour amitié).

Ceci est vrai mais les conclusions que l’on en tirent ne le sont pas. On
suppose que les auteurs du Nouveau Testament aient été au courant aussi
bien du sens que le terme eros avait dans le langage commun –
l’eros « vulgaire » – que le sens noble et philosophique qu’il avait par
exemple dans l’oeuvre de Platon, l’eros « noble ». Dans le langage
populaire, eros indiquait plus ou moins ce qu’il indique aujourd’hui encore
quand on parle d’érotisme ou de film érotiques, c’est-à-dire la satisfaction
de l’instinct sexuel, une dégradation plus qu’une élévation. Dans le sens
noble il indiquait l’amour pour la beauté, la force qui régit le monde et
pousse tous les êtres vers l’unité, c’est-à-dire ce mouvement ascendant
vers le divin que les théologiens dialectiques estiment incompatible avec le
mouvement descendant du divin vers l’homme.

Il est difficile d’affirmer que les auteurs du Nouveau Testament, s’adressant


à des personnes simples et sans culture, aient eu l’intention de les mettre
en garde contre l’eros de Platon. Ils ont évité le terme eros pour la raison
pour laquelle aujourd’hui un prédicateur évite le terme érotique ou, s’il
l’utilise, l’utilise au sens négatif. Ceci, parce qu’à une époque comme
aujourd’hui, ce mot évoque l’amour dans son expres
sion la plus égoïste et sensuelle8. La méfiance des chrétiens par rapport à
l’eros était encore aggravée par le rôle que jouait l’eros dans les cultes
dionysiaques exaltés.
Dès que le christianisme entre en contact et en dialogue avec la culture
grecque de l’époque, tous les obstacles par rapport à l’eros tombent
immédiatement, non l’avons vu. Il est souvent utilisé, chez les auteurs
grecs, comme synonyme d’agapè et il est utilisé pour indiquer l’amour de
Dieu pour l’homme, de même que l’amour de l’homme pour Dieu, l’amour
pour les vertus et pour toute chose belle. Il suffit désormais, pour s’en
convaincre, de consulter le Lexique du grec patristique de Lampe9. Le
système de Nygren et de Barth est donc un système bâti sur une fausse
application mise en oeuvre de l’argument appelé « ex silentio » (du silence).

4. Un eros pour les consacrés

La restauration de l’eros aide surtout les êtres humains amoureux et les


époux chrétiens, en montrant la beauté et la dignité de l’amour qui les unit.
Elle aide les jeunes à découvrir la fascination de l’autre sexe non pas
comme une chose ambiguë, à vivre loin de Dieu, mais au contraire comme
un don du Créateur pour leur joie, s’il est vécu dans l’ordre voulu par lui. Le
pape fait également allusion à cette fonction positive de l’eros sur l’amour
humain, dans son encylique, quand il parle du chemin de purification de
l’eros qui fait passer de l’attraction momentanée au « pour toujours » du
mariage (n. 4-5). Mais la restauration de l’eros doit nous aider, nous aussi,
les consacrés, hommes et femmes. J’ai évoqué au début le danger que
courent les âmes religieuses : celui d’un amour froid, qui ne descend pas de
l’esprit jusqu’au coeur. Un soleil d’hiver qui éclaire mais ne réchauffe pas.
Si eros signifie élan, désir, attraction, nous ne devons pas avoir peur des
sentiments et encore moins les mépriser et les réprimer. Quand il s’agit de
l’amour de Dieu – a écrit Guillaume de Saint-Thierry – le sentiment
d’affection (affectio) est lui aussi grâce ; en effet, ce n’est pas la nature qui
peut répandre en nous un tel sentiment10.

Les psaumes sont remplis de cette soif que le coeur a de Dieu : « Vers toi,
Seigneur, j’élève mon âme… », « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant ».
« Sois donc attentif – dit l’auteur du Nuage de l’inconnaissance – à ce
merveilleux travail de la grâce dans ton âme. Il n’est autre qu’un élan
inattendu qui surgit sans aucun préavis et vise directement Dieu, comme
une étincelle qui jaillit du feu… Touche cet épais nuage de l’inconnaissance
avec la flèche acérée du désir d’amour et ne bouge pas de là, quoi qu’il
arrive »11. Il suffit pour cela d’une pensée, d’un mouvement du coeur, d’une
oraison jaculatoire.

Mais tout cela ne nous suffit pas et Dieu le sait mieux que nous. Nous
sommes des créatures, nous vivons dans le temps et dans un corps ; nous
avons besoin d’un écran sur lequel projeter notre amour qui ne soit pas
seulement « le nuage de l’inconnaissance », c’est-à-dire le voile d’obscurité
derrière lequel se cache le Dieu que personne n’a jamais vu et qui habite
dans une lumière inaccessible…

Nous connaissons bien la réponse que l’on donne à cette question : c’est
justement pour cela que Dieu nous a donné notre prochain à aimer ! « Dieu,
personne ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres,
Dieu demeure en nous… celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne saurait
aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 12, 20). Mais nous devons veiller à
ne pas sauter un maillon décisif. Avant le frère que l’on voit il y a un autre
que l’on voit et touche aussi : le Dieu fait chair, c’est Jésus Christ ! Entre
Dieu et le prochain il y a désormais le Verbe fait chair qui a réuni les deux
extrêmes en une seule personne. C’est en lui désormais que l’amour même
du prochain trouve son fondement : « C’est à moi que vous l’avez fait ».

Que signifie tout cela pour l’amour de Dieu ? Que le premier objet de
notre eros, de notre quête, de notre désir, attraction, passion, doit être le
Christ. « L’amour humain est pré-ordonné au Sauveur depuis le
commencement, comme à son modèle et sa fin, comme un écrin assez
grand et large pour accueillir Dieu (…). Le désir de l’âme va uniquement au
Christ. C’est là le lieu de son repos car lui seul est le bien, la vérité et tout ce
qui inspire de l’amour »12. Cela ne signifie pas limiter l’horizon de l’amour
chrétien en le faisant passer de Dieu au Christ ; cela signifie aimer Dieu
comme il veut être aimé. « Le Père lui-même vous aime parce que vous
m’aimez » (Jn 16, 27). Il ne s’agit pas d’un amour de médiation, comme par
procuration, qui reviendrait à dire que celui qui aime Jésus, c’est « comme
s’il » aimait le Père. Non, Jésus est un médiateur immédiat ; en l’aimant, on
aime, ipso facto, aussi le Père. « Qui me voit, voit le Père », qui m’aime, aime
le Père.
Il est vrai qu’on ne voit pas le Christ non plus, mais il est là ; il est ressuscité,
il est vivant, il est à nos côtés ; sa présence est plus réelle que celle de
l’époux le plus amoureux aux côtés de son épouse. Voilà le point crucial : je
dois penser au Christ non comme à une personne du passé, mais comme
au Seigneur ressuscité et vivant, avec qui je peux parler, que je peux aussi
embrasser si je le désire, sûr que mon baiser ne finira pas sur le papier ou le
bois d’un crucifix mais sur un visage et des lèvres de chair vivante (même si
elle est spiritualisée), heureux de recevoir mon baiser.

La beauté et la plénitude de la vie consacrée dépendent de la qualité de


notre amour pour le Christ. Il est le seul capable de protéger de la
dispersion désordonnée de notre coeur. Jésus est l’homme parfait ; il
possède, à un degré infiniment supérieur, toutes les qualités et les
attentions qu’un homme recherche chez une femme et une femme chez un
homme. Son amour ne nous soustrait pas nécessairement à l’appel des
créatures et en particulier à l’attraction de l’autre sexe (ceci fait partie de
notre nature qu’il a créée et qu’il ne veut pas détruire) ; il nous donne
toutefois la force de vaincre ces attractions grâce à une attraction plus
forte. « Est chaste – écrit saint Jean Climaque – celui qui chasse l’eros
avec l’Eros »13.

La gratuité de l’agapè détruit-elle peut-être tout cela en prétendant donner à


Dieu quelque chose en échange de son coeur ? Annule-t-elle la grâce ?
Absolument pas, au contraire, elle l’exalte. Que donne-t-on ainsi en effet à
Dieu sinon ce qu’on a reçu de lui ? « Quant à nous, aimons, puisque lui nous
a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). L’amour que nous donnons au Christ est
son propre amour pour nous que nous lui renvoyons, comme l’écho fait
avec la voix.

Où sont alors la nouveauté et la beauté de cet amour que nous


appelons eros ? L’écho renvoie à Dieu son propre amour, mais enrichi,
coloré et parfumé de notre liberté. Et c’est exactement ce qu’il veut. Notre
liberté le repaie entièrement. Et pas seulement, mais chose inédite, écrit
Cabasilas, « en recevant de nous le don de l’amour en échange de tout ce
qu’il nous a donné, il a le sentiment d’être notre débiteur »14. La thèse qui
oppose eros et agapè se base sur une autre opposition bien connue,
l’opposition entre grâce et liberté, et plus exactement sur la négation même
de la liberté chez l’homme déchu (sur le « serf arbitre »).
J’ai tenté d’imaginer, vénérables Pères et Frères, ce que dirait Jésus
ressuscité si, comme il le faisait durant sa vie terrestre quand il entrait le
samedi dans une synagogue, il v
enait maintenant s’asseoir ici, à ma place, et nous expliquait
personnellement quel est l’amour qu’il attend de nous. Je voudrais partager
avec vous, simplement, ce que je crois qu’il dirait ; cela nous servira pour
faire notre examen de conscience sur l’amour :
L’amour ardent :

C’est me mettre toujours à la première place.

C’est chercher à me plaire à tout instant.

C’est confronter ton désir avec mon désir.

C’est vivre devant moi comme devant un ami, un confident, un époux, et en


être heureux.

C’est t’inquiéter si tu penses être un peu loin de moi.

C’est être pleinement heureux quand je suis avec toi.

C’est être disposé à faire de grands sacrifices pour ne pas me perdre.

C’est préférer vivre pauvre et inconnu avec moi plutôt que riche et célèbre
sans moi.

C’est me parler comme à ton plus cher ami, chaque fois que cela est
possible.

C’est me faire confiance quand tu penses à ton avenir.

C’est désirer te perdre en moi comme but de ton existence.

Si vous avez l’impression, comme moi, d’être très loin de cet objectif, ne
nous décourageons pas. Il y a quelqu’un qui peut nous aider à l’atteindre si
nous le lui demandons. Répétons avec foi à l’Esprit Saint : Veni, Sancte
Spiritus, reple tuorum corda fidelium et tui amoris in eis ignem
accende (Viens Esprit Saint, comble le coeur de tes fidèles et embrase-les
de ton amour).
Traduit de l’italien par ZENIT

1 Edition originale suédoise, Stockholm 1930.  Eros et agapè. La notion


chrétienne de l’amour et ses transformations

2 Pseudo- Ddenys-l’Aéropagite, Les noms divins, IV,12 (PG, 3, 709 ss.)

3 S. Augustin, Confessions I, 1.

4 Commentaire de l’évangile de Jean  , 26, 4-5.

5 Cf. S. Bernard, De diligendo Deo, IX,26 -X,27.

6 S. Thomas d’Aquin, Commentaire de L’Epître aux Romains , chap. V, leç.1,


n. 392-293 ; cf. S. Augustin, Commentaire de la Première Epître de Jean  , 9, 9

7 K. Barth, Dommatica ecclesiale, IV, 2, 832-852 ; trad. ital. K.


Barth, Dommatica ecclesiale, antologia a cura di H. Gollwitzer, Bologna, Il
Mulino 1968, pp. 199-225.

8Le sens que les premiers chrétiens donnaient au mot « eros » découle
clairement du célèbre texte de S. Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains 7, 2
: « Mon amour (eros) a été crucifié et il n’y a pas de feu de passion en moi…
la nourriture de corruption et les plaisirs de cette vie ne m’attirent pas ».
« Mon eros » n’indique pas ici Jésus crucifié, mais « l’amour de moi-
même », l’attachement aux plaisirs du monde, dans la ligne de saint Paul
qui dit « je suis crucifié avec le Christ, n’est plus moi qui vis » (Gal 2, 19 s).

9Cf. G.W.H. Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, pp.550.

10Guillaume de St. Thierry,  Meditazioni, XII, 29 (SCh 324, p. 210).

11 Anonimo, La nube della non conoscenza, Ed. Áncora, Milano, 1981, pp.
136.140.

12 N. Cabasilas, Vita in Cristo, II,9 (PG 88, 560-561)

13S. Giovanni Climaco, La scala del paradiso, XV,98 (PG 88,880).

14N. Cabasilas, Vita in Cristo, VI, 4 .


ROME, Dimanche 19 décembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-
dessous le texte intégral de la troisième prédication de l’Avent prononcée
vendredi 17 décembre par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap.,
prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de
la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Troisième prédication de l’Avent

« TOUJOURS PRÊTS À RENDRE RAISON DE L’ESPRIT QUI EST EN NOUS »

(1 P 3,15)

La réponse chrétienne au rationalisme

1. La raison usurpatrice

Le troisième obstacle qui rend une si grande partie de la culture moderne


« réfractaire » à l’Evangile, est le rationalisme. Nous l’aborderons dans cette
dernière méditation de l’Avent.

Le cardinal, aujourd’hui bienheureux, John Henry Newman nous a laissé un


discours mémorable, prononcé le 11 décembre 1831, à l’université d’Oxford,
intitulé « Les usurpations de la raison », l’usurpation, ou la prévarication, de
la raison. Ce titre contient déjà en soi la définition de ce qu’on entend par
rationalisme1. Dans une note en commentaire de ce discours, écrite dans la
préface à sa troisième édition de 1871, l’auteur explique ce qu’il entend par
cette expression. Par usurpation de la raison – dit-il – on entend un
« certain abus populaire de cette faculté, c’est-à-dire quand elle s’occupe de
religion, sans une connaissance intime et adéquate du sujet, ou sans
utiliser les principes premiers qui lui sont propres. Cette prétendue ‘raison’
est appelée dans l’Ecriture ‘la sagesse du monde’ ; autrement dit, le
raisonnement sur la religion fondé sur des maximes séculières, qui lui sont
intrinsèquement étrangères »2.

Dans un autre de ses Sermons universitaires, « Comparaison entre foi et


raison », Newman illustre pourquoi la raison ne peut être l’ultime juge en
matière de religion et de foi, en utilisant l’analogie avec la conscience.
« Personne ne dira que la conscience est opposée à la raison, ni que ses
injonctions ne peuvent être faites sous forme d’argumentation ; toutefois,
qui voudra à partir de là prétendre que la conscience n’est pas un principe
originel, mais que pour agir elle doit dépendre de processus préalables de la
Raison ? La Raison analyse les fondements et les motifs de l’action, mais
elle ne constitue pas le motif en soi. De même que la conscience est un
simple élément de notre nature, mais que ses opérations admettent d’être
contrôlées et scrutées par la Raison, de même la foi peut être connaissable
et ses actes peuvent être justifiés par la Raison, sans pour autant en
dépendre vraiment […].Quand on dit que l’Evangile exige une foi rationnelle,
on veut simplement dire que la Foi est conforme à la Raison dans l’abstrait,
non qu’elle en émane en réalité »3.

Une seconde comparaison, cette fois avec l’art. « Le critique d’art – écrit-il –
évalue ce qu’il n’est pas capable lui-même de créer ; de même la raison peut
donner son approbation à l’acte de foi, sans pour autant être la source d’où
émane la foi »4.

L’analyse de Newman est à certains égards nouvelle et originale ; elle met


en lumière la tendance, en quelque sorte impérialiste, de la raison à
soumettre tous les aspects de la réalité à ses propres principes. Mais on
peut considérer le rationalisme également d’un autre point de vue,
étroitement lié au précédent. Pour rester dans la métaphore politique
employée par Newman, on pourrait le définir comme l’attitude
d’isolationnisme, d’enfermement sur soi de la raison. Celle-ci ne consiste
pas tant à envahir les autres domaines, qu’à refuser d’admettre l’existence
d’un autre domaine en dehors du sien. Autrement dit, dans le refus qu’il
puisse exister une quelconque vérité en dehors de celle qui passe par la
raison humaine.

Sous cet aspect, il rationalisme n’est pas né avec les Lumières, même si ce
mouvement lui a imprimé une accélération dont les effets se font sentir
encore. Il s’agit d’une tendance à laquelle la foi s’est heurtée depuis
toujours. Non seulement la foi chrétienne, mais aussi la foi juive et
islamique, du moins au Moyen-Age, ont connu ce défi.

Contre cette prétention d’absolutisme de la raison, à toutes les époques


s’est élevée la voix non seulement d’hommes de foi, mais aussi de
défenseurs actifs de la raison, philosophes et scientifiques. « La dernière
démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui
la dépassent »5. A l’instant même où la raison reconnaît ses limites, elle les
franchit et les dépasse. C’est par la raison que se produit cette
reconnaissance, qui constitue donc un acte délicieusement rationnel. Elle
est, littéralement, une « sage ignorance »6. Qui ignore « en connaissance de
cause », qui sait qu’elle ignore.

On doit donc dire que celui qui ne reconnait pas cette capacité à se
dépasser pose une limite à la raison et l’humilie. « Jusqu’ici – a écrit
Kierkegaard – on a toujours parlé de la sorte : ‘Dire qu’on ne peut pas
comprendre telle ou telle chose ne satisfait pas la science qui veut
comprendre’. Là est l’erreur. On doit dire justement le contraire : si la
science ne veut pas reconnaître qu’il y a quelque chose qu’elle ne peut pas
comprendre, ou – de façon plus précise encore – quelque chose dont
clairement elle peut comprendre qu’elle ne peut pas comprendre’, alors
c’est le monde à l’envers. Il appartient donc à la connaissance humaine de
comprendre qu’il y a une infinité de choses, et lesquelles, qu’elle ne peut
pas comprendre »7.

2. Foi et sens du Sacré

Il faut s’attendre à ce que ce type de contestation réciproque entre foi et


raison continue dans le futur. Inévitablement, chaque époque refera le
chemin pour son propre compte, mais les rationalistes ne convertiront pas
avec leurs arguments les croyants, ni les croyants les rationalistes. Il faut
trouver une voie pour briser ce cercle et libérer la foi de cet asservissement.
Dans tout ce débat entre raison et foi, c’est la raison qui impose son choix
et contraint la foi, en quelque sorte, à jouer hors de son domaine et sur la
défensive.

Le cardinal Newman en avait bien conscience, lui qui dans un autre de ses
discours universitaires met en garde contre le risque d’une mondanisation
de la foi dans son désir de courir derrière la raison. Il déclare comprendre,
même s’il ne peut l’accepter fondamentalement, les arguments de ceux qui
sont tentés de décrocher complètement la foi de l’étude rationnelle, quand
« des antagonismes et des divisions sont suscitées par les argumentations
et les controverses, l’orgueilleuse confiance en soi qui est favorisée par la
force du pouvoir de raisonnement, le laxisme de l’opinion qui accompagne
souvent l’étude des preuves, la froideur, le formalisme, l’esprit séculier et
matérialiste  ; et quand, d’un autre côté, ils se remémorent que l’Ecriture
parle de la religion comme d’une vie divine, enracinée dans les affections et
qui se manifeste par des grâces spirituelles »8.

Dans toutes les interventions de Newman sur le rapport entre raison et foi,
qui ne faisait alors pas moins l’objet de débats qu’aujourd’hui, on trouve
cette mise en garde : on ne peut pas combattre le rationalisme par un autre
rationalisme, même de marque contraire. Il faut donc trouver une autre voie
qui ne cherche pas à remplacer celle de la défense rationnelle de la foi,
mais du moins s’en rapproche, ne serait-ce que parce que les destinataires
de l’annonce chrétienne ne sont pas seulement des intellectuels, capables
de s’impliquer dans c
e type de confrontation, mais également la masse des gens que celle-ci
indiffère et qui se montrent plus sensibles à d’autres arguments.
Pascal proposait la voie du cœur : « Le cœur a ses raisons que la raison ne
connait point »9 ; les romantiques (par exemple Schleiermacher), celle du
sentiment. Il nous reste, je pense, une voie à fouiller : celle de l’expérience et
du témoignage. Je ne veux pas parler ici de l’expérience personnelle,
subjective, de la foi, mais d’une expérience universelle et objective que nous
puissions faire valoir vis-à-vis des personnes encore étrangères à la foi.
Cette dernière ne nous conduit pas à la plénitude de la foi, celle qui sauve :
la foi en Jésus-Christ mort et ressuscité, mais elle peut nous aider à créer
les conditions préalables pour y parvenir, qui sont l’ouverture au mystère, la
perception de quelque chose qui surpasse le monde et la raison.

L’apport le plus remarquable de la phénoménologie moderne de la religion


à la foi, surtout dans la forme que celle-ci revêt dans l’ouvrage classique de
Rudolph Otto « Le Sacré »10, est d’avoir montré que l’affirmation
traditionnelle, à savoir qu’il y a quelque chose que la raison n’explique pas,
n’est pas un postulat théorique ou de foi, mais une donnée primordiale.

Il existe un sentiment qui accompagne l’humanité depuis ses débuts et qui


est présent dans toutes les religions et les cultures : l’auteur la dénomme le
sentiment du numineux. Il s’agit d’un concept fondamental, irréductible à
tout autre sentiment ou expérience humaine ; il fait frissonner l’homme
quand, dans une circonstance extérieure ou intérieure, il se trouve face à la
révélation du mystère à la fois « terrifiant et fascinant » du surnaturel.
Otto désigne l’objet de cette expérience par l’adjectif « irrationnel », ou non
rationnel, (l’ouvrage porte en sous-titre « L’Élément non rationnel dans l’idée
de divin et sa relation avec le rationnel ») ; mais toute l’œuvre démontre que
le sens qu’il confère au terme « irrationnel » n’est pas celui de « contraire à
la raison », mais de « hors de la religion », de non traduisible en termes
rationnels. Le numineux se manifeste à des degrés divers de pureté : du
stade le plus brut qui est la réaction inquiétante suscitée par les histoires
d’esprits et de spectres, au stade le plus pur qui est la manifestation de la
sainteté de Dieu – le Qadosh biblique -, comme dans la célèbre scène de la
vocation d’Isaïe (Is 6, 1 ss).

S’il en est ainsi, la ré-évangélisation du monde sécularisé passe aussi par


une récupération du sens du sacré. Le terrain de culture du rationalisme –
sa cause et en même temps son effet – est la perte du sens du sacré, il faut
donc que l’Eglise aide les hommes à remonter la pente et à redécouvrir la
présence et la beauté du sacré dans le monde. L’effrayante pénurie du
Sacré, a dit Charles Péguy, est la marque profonde du monde moderne. On
le note dans tous les aspects de la vie, mais plus particulièrement dans l’art,
dans la littérature et dans le langage de tous les jours. Pour de nombreux
auteurs, être défini « désacralisant » n’est plus une offense, mais un
compliment.

La Bible est accusée parfois d’avoir « désacralisé » le monde en ayant


chassé nymphes et divinités des montagnes, des mers et des forêts, et d’en
avoir fait de simples créatures au service de l’homme. C’est vrai, mais c’est
justement en les dépouillant de cette fausse prétention d’être eux-mêmes
des divinités, que l’Ecriture les a restitués à leur nature authentique de
« signe » du divin. C’est l’idolâtrie des créatures que la Bible combat, non
leur sacralité.

Ainsi « sécularisé », le créé a encore plus le pouvoir de provoquer


l’expérience du numineux et du divin. A mon sens, la célèbre déclaration de
Kant, représentant le plus illustre du rationalisme philosophique, porte la
marque de ce genre d’expérience :

« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération


toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y
attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en
moi. […].La première commence à la place que j’occupe dans le monde
extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l’espace
immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de
systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique,
de leur commencement et de leur durée. »11.

Un scientifique toujours en vie, Francis Collins, nommé depuis peu à


l’académie pontificale, dans son livre « The Language of God » (Le langage
de Dieu), décrit ainsi le moment de son retour à la foi : « Par une belle
journée d’automne, alors que je faisais une randonnée dans les ‘Cascade
Mountains’ – ma première excursion à l’ouest du Mississippi – la majesté
et la beauté de la création de Dieu ont fait céder ma résistance. Je savais
que ma recherche était terminée. Le lendemain matin, je me suis agenouillé
dans l’herbe recouverte de rosée au lever du soleil et je me suis abandonné
entre les mains de Jésus Christ »12.

Les merveilleuses découvertes mêmes de la science et de la technique,


plutôt que de porter au désenchantement, peuvent devenir des occasions
d’émerveillement et d’expérience du divin. Le même Francis Collins, qui fut
à la tête de l’équipe qui conduisit à cette découverte, a déclaré que, grâce à
cette foi retrouvée, le moment de la découverte du génome humain fut, à la
fois «  une expérience d’exaltation scientifique et d’adoration religieuse ».
Parmi les merveilles de la création, rien n’est plus merveilleux que l’homme
et, dans l’homme, son intelligence créée par Dieu.

La science désespère désormais d’atteindre une limite extrême dans


l’exploration de l’infiniment grand qu’est l’univers et dans l’exploration de
l’infiniment petit que sont les particules subatomiques. Certains font de ces
« disproportions » un argument en faveur de l’inexistence d’un Créateur et
de l’insignifiance de l’homme. Pour le croyant, elles sont le signe par
excellence, non seulement de l’existence, mais aussi des attributs de Dieu :
l’immensité de l’univers est signe de son infinie grandeur et transcendance,
la petitesse de l’atome, de son immanence et de l’humilité de son
incarnation, qui l’a conduit à se faire petit enfant dans le sein d’une mère et
minuscule morceau de pain dans les mains du prêtre.

De même, dans la vie humaine de tous les jours, les occasions ne


manquent pas de pouvoir faire l’expérience d’une  »autre » dimension :
tomber amoureux, la naissance du premier enfant, une grande joie. Il faut
aider les personnes à ouvrir les yeux et à retrouver la faculté de s’étonner.
Selon un dicton attribué à Jésus en dehors des évangiles, « Celui qui
s’étonne, règnera »13. Dans son roman « Les frères Karamazov »,
Dostoïevski rapporte les paroles que le starets Zosime, toujours officier de
l’armée, adresse aux personnes présentes au moment où, foudroyé par la
grâce, il renonce à se battre en duel avec son adversaire : « Messieurs,
regardez les œuvres de Dieu : le ciel est clair, l’air pur, l’herbe tendre, les
oiseaux chantent dans la nature magnifique et innocente ; seuls, nous
autres, impies et stupides ne comprenons pas que la vie est un paradis,
nous n’aurions qu’à vouloir le comprendre pour le voir apparaître dans toute
sa beauté, et nous nous étreindrions alors en pleurant »14. Voici un sens
authentique de la sacralité du monde et de la vie !

3. Besoin de témoignages

Quand l’expérience du sacré et du divin vous tombe dessus à l’improviste,


de façon inattendue, qu’elle est accueillie et cultivée, elle devient une exp
érience subjective vécue. On a ainsi les « témoins » de Dieu que sont les
saints et, d’une façon toute particulière, une catégorie d’entre eux, les
mystiques.
Les mystiques, selon une célèbre définition de Denys l’Aréopagite, sont
ceux qui ont « souffert Dieu »15, c’est-à-dire qui ont expérimenté et vécu le
divin. Ils sont, pour le reste de l’humanité, comme les explorateurs qui
entrèrent les premiers, en cachette, dans la Terre promise et revinrent sur
leurs pas pour raconter ce qu’ils avaient vu – « une terre ruisselante de lait
et de miel » -, exhortant tout le peuple à traverser le Jourdain (Nb 14,6-9).
C’est par eux que parviennent jusqu’à nous, dans cette vie, les premières
lueurs de la vie éternelle.

Quand on lit leurs écrits, comme elles nous apparaissent lointaines et


même naïves les plus subtiles argumentations des athées et des
rationalistes ! Vis-à-vis de ces derniers, surgit en nous un sentiment
d’étonnement et même de peine, comme devant quelqu’un qui parle de
choses que manifestement il ne connait pas. Comme celui qui croit
découvrir des erreurs continuelles de grammaire chez un interlocuteur, sans
se rendre compte que celui-ci est tout simplement en train de parler une
langue que, lui, ne connait pas. Mais on ne perçoit aucune envie de
commencer à les réfuter, tant même les paroles dites pour la défense de
Dieu apparaissent, à ce moment-là, vides et hors de propos.
Les mystiques sont, par excellence, ceux qui ont découvert que Dieu
« existe » ; ou plutôt, que Lui seul existe vraiment et qu’Il est infiniment plus
réel que ce qu’ils ont coutume de nommer réalité. C’est précisément lors
d’une de ces rencontres qu’une disciple du philosophe Husserl, juive et
athée convaincue, découvrit une nuit le Dieu vivant. Je veux parler d’Edith
Stein, aujourd’hui sainte Thérèse Bénédicte de la Croix. Elle était l’hôte
d’amis chrétiens et un soir où ils avaient dû s’absenter, restée seule à la
maison et ne sachant que faire, elle choisit au hasard un livre sur un rayon
de la bibliothèque et se mit à lire. C’était une autobiographie de sainte
Thérèse d’Avila. Elle prolongea sa lecture toute la nuit. Parvenue à la fin, elle
s’exclama simplement : « Ceci est la vérité ! ». Au petit jour, elle alla en ville
acheter un catéchisme catholique et un bréviaire et, après les avoir étudiés,
elle se rendit dans une église proche et demanda le baptême au prêtre.

J’ai fait, moi aussi, une petite expérience du pouvoir qu’ont les mystiques à
vous faire toucher du doigt le surnaturel. C’était l’année où on discutait
beaucoup sur le livre d’un théologien intitulé « Dieu existe-t-il ? » (« Existiert
Gott ? ») ; mais, parvenus à la fin de la lecture, bien peu étaient prêts à
changer le point d’interrogation par un point d’exclamation. En me rendant à
un congrès j’ai pris avec moi le livre des écrits de la Bienheureuse Angela
da Foligno que je ne connaissais pas encore. J’en restai littéralement ébloui
; je l’ai emporté aux conférences, je le rouvrais à tout moment et, pour finir,
je l’ai refermé, en me disant : « Si Dieu existe ? Non seulement il existe, mais
il est réellement un feu dévorant ! »

Une certaine mode littéraire a, hélas, réussi à neutraliser jusqu’à la


« preuve » vivante de l’existence de Dieu que sont les mystiques. Pour cela,
elle a employé une méthode très curieuse : en n’en réduisant pas le nombre,
mais en l’augmentant, en ne restreignant pas le phénomène, mais en le
dilatant démesurément. Je veux parler de ceux qui, passant en revue les
mystiques, dans des anthologies de leurs écrits, ou dans une histoire de la
mystique, les placent côte à côte, comme relevant d’un même genre de
phénomènes  : saint Jean de la Croix et Nostradamus, saints et
personnages excentriques, mystique chrétienne et Kabbale médiévale,
hermétisme, théosophisme, formes de panthéisme et même l’alchimie. Les
véritables mystiques sont autre chose et l’Eglise a raison de se montrer
aussi rigoureuse dans son jugement sur eux.
Le théologien Karl Rahner, reprenant, semble-t-il, une phrase de Raimondo
Pannikar, a affirmé : « Le chrétien de demain sera un mystique, ou ne sera
pas ». Il voulait dire par là que, dans le futur, ce qui maintiendra vivante la
foi sera le témoignage de personnes ayant une profonde expérience de
Dieu, plus que la démonstration de sa plausibilité rationnelle. Paul VI,
fondamentalement, ne disait pas autre chose quand il affirmait
dans Evangelii nuntiandi (nr.41) : «  L’homme moderne écoute plus
volontiers les témoins que les maîtres, ou s’il écoute les maîtres, il le fait
parce que ce sont des témoins ».

Quand l’apôtre Pierre recommandait aux chrétiens d’être prêts à « donner


raison de l’espérance qui est en eux » (1 P 3,15), assurément, d’après le
contexte, il ne voulait pas parler des raisons spéculatives ou dialectiques,
mais des raisons pratiques, autrement dit de leur expérience du Christ,
associée au témoignage apostolique qui la garantissait. Dans un
commentaire de ce texte, le cardinal Newman parle de « raisons
implicites », qui sont, pour le croyant, plus intimement convaincantes que
les raisons explicites ou argumentatives16.

4. Un sursaut de foi à Noël

Nous arrivons ainsi à la conclusion pratique, qui est ce qui nous intéresse le
plus dans une méditation comme celle-ci. Il n’y a pas que les non croyants
et les rationalistes qui ont besoin d’irruptions spontanées du surnaturel
dans leur vie, pour découvrir la foi ; nous en avons besoin nous aussi, les
croyants, pour raviver notre foi. Le risque majeur que courent les personnes
religieuses est celui de réduire la foi à une séquence de rites et de formules,
répétées peut-être de manière scrupuleuse, mais mécanique et sans une
participation profonde de tout leur être. « Ce peuple est près de moi en
paroles et me glorifie de ses lèvres, mais son coeur est loin de moi et sa
crainte n’est qu’un commandement humain, une leçon apprise » (cf. Is 29,
13).

Noël peut être une occasion privilégiée pour avoir ce sursaut de foi. C’est la
suprême « théophanie » de Dieu, la plus haute « manifestation du Sacré ».
Le phénomène de la sécularisation est malheureusement en train de
dépouiller cette fête de son caractère de « grand mystère » – c’est-à-dire qui
conduit à la crainte et à l’adoration – pour le réduire à son seul aspect de
« mystère fascinant ». Fascinant, qui plus est, au sens uniquement naturel,
et non surnaturel : une fête des valeurs familiales, de l’hiver, de l’arbre, des
rennes et du Père Noël. Dans certains pays on essaie même de remplacer
le nom de Noël par « fête de la lumière ». Il y a peu d’occasions où la
sécularisation est aussi visible qu’à Noël. Pour moi, le caractère
« numineux » de Noël est lié à un souvenir. J’assistais un jour à la Messe de
minuit présidée par Jean-Paul II à Saint-Pierre. Vint le moment du chant de
Calendes, c’est-à-dire la proclamation solennelle de la naissance du
Sauveur, présent dans l’antique Martyrologe et réintroduit dans la liturgie de
Noël après Vatican II :

« Plusieurs siècles après la création du monde…

Treize siècles après la sortie d’Egypte…

En l’an 752 de la fondation de Rome…

En la quarante-deuxième année de l’empire de César Auguste,

Le Christ Jésus, Dieu éternel et Fils du Père éternel, ayant été conçu par
l’œuvre du Saint Esprit, naît, neuf mois plus tard, à Bethléem de Judée de la
Vierge Marie, fait homme  ».

A ces derniers mots, j’éprouvai ce que l’on appelle « l’onction de la foi » :


une soudaine clarté intérieure, qui – je me souviens – me faisait penser au
fond de moi-même : « C’est vrai ! Tout ce qui a été chanté est vrai ! Ce ne
sont pas seulement des mots. L’éternel entre dans le temps. Le dernier évé
nement de la série a rompu la série ; il a créé un « avant » et un « après »
irréversible ; ce qui s’était accompli dans le temps et qui avant se produisait
en relation avec différents événements (telles olympiades, le règne d’un tel),
se produit désormais en relation avec un événement unique ». L’émotion
me saisit soudain tout entier et je fus incapable de dire autre chose que :
« Merci, Très Sainte Trinité, et merci aussi à toi, Sainte Mère de Dieu ! ».
Trouver des espaces de silence aide beaucoup pour faire de Noël
l’occasion d’un sursaut de foi. La liturgie enveloppe la naissance de Jésus
dans le silence : « Dum medium silentium tenerent omnia », alors qu’autour,
tout était silencieux. « Stille Nacht », nuit de silence : c’est ainsi qu’est
appelé Noël dans le chant de Noël le plus diffusé et le plus apprécié. A Noël
nous devrions faire comme si l’invitation du Psaume nous était adressée à
nous personnellement : « Arrêtez, sachez que je suis Dieu » (cf. Ps 46, 10).
La Mère de Dieu est le modèle parfait de ce silence de Noël : « Quant à
Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son
coeur » (Lc 2, 19). Le silence de Marie à Noël est plus que le simple fait de
ne pas parler ; c’est un émerveillement, une adoration ; c’est un « silence
religieux », être submergé par la réalité. L’interprétation la plus exacte du
silence de Marie est celle des antiques icônes byzantines où la Mère de
Dieu nous apparaît immobile, le regard fixe, les yeux grand ouverts, comme
celui qui a vu des choses qu’on ne peut exprimer avec des mots. Marie a
été la première à élever vers Dieu ce que saint Grégoire de Naziance appelle
un « hymne de silence »17.

Celui qui vit vraiment Noël, c’est celui qui est capable, aujourd’hui, plusieurs
siècles après, de faire ce qu’il aurait fait s’il avait été présent ce jour-là. Celui
qui fait ce que Marie nous a enseigné : qui s’agenouille, adore et se tait !

Traduit de l’italien par Zenit

1 J.H. Newman, Oxford University Sermons, London 1900, pp.54-74 ; trad.


Ital. di L. Chitarin, Bologna, Edizioni Studio Domenicano, 2004, pp. 465-481.

2 Ib.p. XV (trad. ital. Cit. p.726).

3 Ib., p. 183 (trad. ital. Cit. p.575).

4 Ibidem.

5 B.Pascal, Pensieri 267 Br.

6 S. Augustino,  Epist. 130,28 (PL 33, 505).

7 S. Kierkegaard, JournalVIII A 11.

8 Newman, op. cit., p. 262 (trad. ital. cit., p. 640 s).

9 B. Pascal, Pensées, n.146 (ed. Br. N. 277).

10 R. Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und
seine Verhältnis zum Rationalem, 1917. ( Trad. ital. di E. Bonaiuti, Il Sacro,
Milano, Feltrinelli 1966).

11 I. Kant, Critica della ragion pratica, Laterza, Bari, 1974, p. 197.


12 F. Collins, The Language of God. A Scientist Presents Evidence for Belief,
Free Press 2006, pp. 219 e 255.

13 In Clemente Alessandrino, Stromati, 2, 9).

14 F. Dostoïeski, Les frères Karamazov

15 Dionigi Areopagita,  Nomi divini II,9 (PG 3, 648) (« pati divina  »).

16 Cf. Newman, « Implicit and Explicit Reason », in University Sermons, XIII,


cit., pp. 251-277

17 S. Gregorio Nazianzeno, Carmi, XXIX (PG 37, 507).

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap

Deuxième prédication de Carême

« Le Christ s’est offert lui-même à Dieu »

1. La nouveauté du sacerdoce du Christ

Dans cette méditation, nous voulons réfléchir sur le prêtre en tant que
dispensateur des ‘mystères’ de Dieu, entendus cette fois dans le sens des
signes concrets de la grâce, les sacrements. Ne pouvant pas nous arrêter
sur tous les sacrements, nous nous limiterons au sacrement par excellence
: l’Eucharistie, comme le fait aussi Presbyterorum Ordinis  qui, après avoir
parlé des prêtres comme évangélisateurs, poursuit en déclarant que « leur
ministère, commençant par l’annonce de l’Évangile, tire sa force et sa
puissance du sacrifice du Christ » qu’ils renouvellent mystiquement sur
l’autel 1.

Ces deux fonctions du prêtre sont celles que les apôtres se sont attribuées :
« quant à nous, déclare Pierre dans les Actes, nous resterons assidus à la
prière et au service de la parole » (Ac 6, 4). La prière dont il parle n’est pas la
prière personnelle ; mais la prière liturgique communautaire, centrée sur la
fraction du pain. La Didachè permet de voir comment, dans les premiers
temps, l’Eucharistie était offerte dans le contexte de la prière de la
communauté, comme faisant partie de celle-ci, comme son sommet 2.
De même que le sacrifice de la Messe ne peut se comprendre
indépendamment du sacrifice de la Croix, le sacerdoce chrétien ne
s’explique que en dépendance et comme participation sacramentelle au
sacerdoce du Christ. C’est de là qu’il nous faut partir pour découvrir la
caractéristique fondamentale et les qualités essentielles du sacerdoce
ministériel.

La nouveauté du sacrifice du Christ par rapport au sacerdoce de l’ancienne


alliance (et, comme nous le savons aujourd’hui, par rapport à toute autre
institution sacerdotale également en dehors de la Bible) est mise en relief
par divers points de vue, dans l’Epître aux Hébreux : le Christ n’a pas eu
besoin d’offrir des victimes d’abord pour ses propres péchés comme les
autres prêtres, (7, 27) ; il n’a pas eu besoin de renouveler plusieurs fois le
sacrifice, mais « une fois pour toutes, à la fin des temps, il s’est manifesté
pour abolir le péché par son sacrifice » (9, 26). Toutefois, la différence
fondamentale est autre. Entendons comment elle est décrite :

« Le Christ, lui, survenu comme un grand prêtre des biens à venir […] entra


une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et
de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une
rédemption éternelle. Si en effet du sang de boucs et de taureaux et de la
cendre de génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient en
leur procurant la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ, qui par
un Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre
conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu
vivant ! » (He 9, 11-14).

Les autres prêtres offrent tous quelque chose qui se trouve en dehors
d’eux-mêmes, le Christ s’est offert lui-même ; tous les autres prêtres offrent
des victimes, le Christ, lui, s’est offert en victime ! Saint Augustin a résumé
dans une formule célèbre ce nouveau genre de sacerdoce, dans lequel
prêtre et victime ne font qu’un : « Ideo victor, quia victima, et ideo sacerdos,
quia sacrificium » : vainqueur parce que victime, prêtre parce que victime
» 3.

Dans le passage des sacrifices anciens au sacrifice du Christ, on observe la


même nouveauté que dans le passage de la loi à la grâce, du devoir au don,
illustrée dans une précédente méditation. D’abord œuvre de l’homme pour
apaiser la divinité et se la réconcilier, le sacrifice passe à être don de Dieu
pour apaiser l’homme, le faire abandonner sa violence et se réconcilier avec
lui-même (cf. Col 1, 20). Dans son sacrifice, comme dans tout le reste, le
Christ est « totalement autre ».

2. « Imitez ce que vous opérez »

La conséquence de tout cela est claire : pour être prêtre « selon l’ordre de
Jésus-Christ », le prêtre doit, comme lui, s’offrir lui-même. Sur l’autel, il ne
représente pas seulement le Jésus « prêtre suprême », mais aussi le Jésus
« victime suprême », les deux étant désormais inséparablement liés. En
d’autres termes, il ne peut pas se contenter d’offrir le Christ au Père dans
les signes sacramentaux du pain et du vin, il doit également s’offrir lui-
même avec le Christ au Père. Reprenant une pensée de saint Augustin,
l’instruction et la Sacrée Congrégation des rites, Eucharisticum mysterium,
énonce : « Quant à l’Eglise, épouse et servante du Christ, en accomplissant
avec lui l’office de prêtre et de victime, elle l’offre au Père et en même
temps elle s’offre tout entière avec lui » 4.

Ce qui est dit ici de l’Eglise tout entière, s’applique tout particulièrement au
célébrant. Lors de l’ordination, l’évêque exhorte les ordinands : « Agnoscite
quod agitis, imitamini quod tractatis » : « Considérez ce que vous faites ;
imitez ce que vous opérez ». En d’autres termes, fais ce que fait le Christ
dans la Messe, c’est-à-dire offre-toi toi-même à Dieu en sacrifice vivant.
Saint Grégoire de Naziance écrit :

« Sachant que personne n’est digne de la grandeur de Dieu, de la Victime et


du Prêtre, s’il ne s’est pas offert d’abord lui-même comme sacrifice vivant et
saint, s’il ne s’est pas présenté comme oblation raisonnable et agréable
(cf. Rm 12, 1) et s’il n’a pas offert à Dieu un sacrifice de louange et un esprit
contrit – l’unique sacrifice dont l’auteur de tout don demande l’offrande -,
comment oserai-je lui offrir l’offrande extérieure sur l’autel, celle qui est la
représentation des grands mystères » 5.

Pour vous aider à mieux comprendre, je me permets de raconter comment


j’ai moi-même découvert cette dimension de mon sacerdoce. Après mon
ordination, voici comment je vivais le moment de la consécration : je
fermais les yeux, penchais la tête, et cherchais à me couper de tout ce qui
m’entourait pour m’identifier à Jésus qui, au cénacle, prononça pour la
première fois ces paroles : « Accipite et manducate… », « Prenez et mangez-
en… ».
La liturgie elle-même favorisait cette attitude, faisant prononcer les paroles
de la consécration à voix basse et en latin, penchés sur les espèces,
tournés vers l’autel et non face au peuple. Puis, un jour, j’ai compris qu’une
telle attitude, à elle seule, n’exprimait pas tout le sens de ma participation à
la consécration. Celui qui préside de manière invisible à chaque Messe est
le Jésus ressuscité, le Vivant  ; le Jésus, pour être exact, qui était mort, mais
est désormais vivant pour les siècles des siècles (cf. Ap 1, 18). Mais ce
Jésus est le « Christ total », Tête et corps indissolublement unis. Donc, si
c’est ce Christ total qui prononce les paroles de la consécration, moi aussi
je les prononce avec lui. Dans le « Moi » (avec un M majuscule) de la Tête, il
y a caché le petit « moi » (avec un m minuscule) du corps qui est l’Eglise, il y
a aussi mon tout petit « moi ».

Depuis ce jour, au moment où, en tant que prêtre ordonné par l’Eglise, je
prononce les paroles de la consécration « in persona Christi », en croyant
que, grâce à l’Esprit Saint,
elles ont le pouvoir de changer le pain en le corps du Christ et le vin en son
sang, en même temps, en tant que corps du Christ, je ne ferme plus les
yeux, mais je regarde les frères qui sont devant moi ; ou, si je célèbre seul, je
pense à ceux que je dois servir durant la journée et, tourné vers eux, je dis
mentalement, avec Jésus : « Frères et soeurs, prenez et mangez-en : Ceci
est mon corps ; prenez et buvez-en, Ceci est mon sang ».
Par la suite, j’ai trouvé une curieuse confirmation dans les écrits de la
vénérable Concepciòn Cabrera de Armida, dite Conchita, la mystique
mexicaine fondatrice de trois ordres religieux, dont le procès de
béatification est en cours. A son fils jésuite, sur le point d’être ordonné
prêtre, elle écrivait :

« Souviens-toi, mon fils, lorsque tu tiendras dans tes mains la Sainte-Hostie,


tu ne diras pas  : ‘Voici le Corps de Jésus’ et ‘voici son sang’, mais tu diras :
‘Ceci est mon Corps’ et ‘Ceci est mon sang’, c’est-à-dire que doit s’opérer en
toi une totale transformation, tu dois te perdre en Lui, être ‘un autre Jésus’
» 6.

L’offrande du prêtre et de toute l’Eglise, sans celle de Jésus, ne serait ni


sainte, ni agréable à Dieu, car nous ne sommes que des créatures
pécheresses ; mais l’offrande de Jésus, sans celle de son corps qui est
l’Eglise, serait elle aussi incomplète et insuffisante : non, bien entendu, pour
procurer le salut, mais pour que nous la recevions et que nous nous
l’approprions. C’est dans ce sens que l’Eglise peut dire avec saint Paul : « Je
complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ » (cf. Col 1,
24).

Nous pouvons illustrer par un exemple ce qui se passe à chaque Messe.


Imaginons que dans une famille un des fils, l’aîné, aime particulièrement
son père. Il souhaite lui faire un cadeau pour son anniversaire. Mais avant
de le lui présenter, il demande, en secret, à tous ses frères et soeurs
d’apposer leur signature sur le cadeau. Celui-ci arrive dans les mains du
père comme l’hommage indistinct de tous ses enfants et comme un signe
de l’estime et de l’amour de tous, mais en réalité, un seul en a payé le prix.

Et, maintenant, l’application. Jésus admire et aime infiniment le Père


céleste. Il veut lui faire chaque jour, jusqu’à la fin du monde, le don le plus
précieux que l’on puisse imaginer, celui de sa vie même. A la Messe, il invite
tous ses « frères », c’est-à-dire nous, à apposer leur signature sur le don, de
sorte que celui-ci parvienne à Dieu le Père comme le don indistinct de tous
ses enfants, « mon et votre sacrifice (mon sacrifice qui est aussi le vôtre) »,
comme récite le prêtre dans l’Orate fratres. Mais, en réalité, nous savons
qu’un seul a payé le prix d’un tel don. Et quel prix !

3. Le corps et le sang

Pour comprendre les conséquences pratiques qui découlent de tout cela


pour le prêtre, il faut tenir compte du sens du mot « corps » et du mot «
sang ». Dans le langage biblique, le mot corps, comme le mot chair, ne
désigne pas, comme pour nous aujourd’hui, une des trois parties de la
personne comme dans la trichotomie grecque (corps, âme, esprit) ; il
désigne la personne toute entière, en tant que vivant dans une dimension
corporelle (« Le Verbe s’est fait chair », signifie s’est fait homme, non pas
os, muscles, nerfs !). A son tour, « sang » ne désigne pas une partie d’une
partie de l’homme. Le sang est le siège de la vie, c’est pourquoi l’effusion de
sang est signe de la mort.

Avec le mot « corps », Jésus nous a donné sa vie, avec le mot « sang », il
nous a donné sa mort. Appliqué à nous, offrir le corps signifie offrir le
temps, les ressources physiques, mentales, un sourire qui est typique d’un
esprit qui vit dans un corps ; offrir le sang signifie offrir la mort. Non
seulement le dernier moment de la vie, mais tout ce qui, dès à présent,
anticipe la mort : les mortifications, les maladies, les passivités, tout le
négatif de la vie.

Essayons d’imaginer la vie sacerdotale vécue dans cette conscience. Toute


la journée, et pas seulement le moment de la célébration, est une
eucharistie : enseigner, gérer, confesser, visiter les malades, même le repos,
même la détente, tout. Un maître spirituel, le jésuite français Pierre Olivaint,
disait : « Le matin, moi prêtre, Lui victime [à l’époque on ne célébrait la
messe que le matin] ; le long du jour Lui prêtre, moi victime. Et le Saint Curé
d’Ars s’exclamait « Oh ! qu’un prêtre fait bien de s’offrir à Dieu en sacrifice
tous les matins » ! » 7.

Grâce à l’eucharistie, même la vie du prêtre âgé, malade, et réduit à


l’immobilité, est infiniment précieuse pour l’Eglise. Il offre « le sang ». J’ai
rendu visite un jour à un prêtre atteint d’une tumeur. Il se préparait à
célébrer une de ses dernières messes avec l’aide d’un jeune prêtre. Il avait
également une maladie des yeux qui faisait que ses yeux larmoyaient
continuellement. Il m’a dit : « Je n’avais jamais compris l’importance de dire
également, en mon nom, à la Messe : « Prenez et mangez ; prenez et buvez
… ». A présent, je l’ai compris. C’est tout ce qui me reste et je le dis sans
arrêt en pensant à mes paroissiens. J’ai compris ce que veut dire être « pain
rompu » pour les autres.

4. Au service du sacerdoce universel des fidèles

Une fois découverte cette dimension existentielle de l’Eucharistie, la


fonction pastorale du prêtre va consister à aider les membres du peuple de
Dieu à la vivre. L’année sacerdotale ne devrait pas rester une opportunité et
une grâce uniquement pour les prêtres, mais aussi pour les laïcs. Le
décret Presbyterorum ordinis affirme clairement que le sacerdoce
ministériel est au service du sacerdoce universel de tous les baptisés, afin
qu’ils « s’offrent eux-mêmes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu
(Rm 12, 1). En effet :

« C’est par le ministère des prêtres que se consomme le sacrifice spirituel


des chrétiens, en union avec le sacrifice du Christ, l’unique Médiateur, offert
au nom de toute l’Église dans l’Eucharistie par les mains des prêtres, de
manière non sanglante et sacramentelle, jusqu’à ce que vienne le Seigneur
lui-même » 8.
La Constitution Lumen gentium du Concile Vatican II, à propos du «
sacerdoce commun » de tous les fidèles, écrit :

« les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à
l’offrande de l’Eucharistie… Participant au sacrifice eucharistique, source et
sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et
s’offrent eux-mêmes avec elle ; ainsi, tant par l’oblation que par la sainte
communion, tous, non pas indifféremment mais chacun à sa manière,
prennent leur part originale dans l’action liturgique » 9 .

L’Eucharistie est donc l’acte de tout le peuple de Dieu, pas seulement au


sens passif, qui profite à tous, mais également actif, en ce sens qu’il
s’accomplit avec la participation de tous. On trouve le fondement biblique le
plus clair de cette doctrine dans Romains 12, 1 : « Je vous exhorte donc,
frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante,
sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre ».

Commentant ces paroles de Paul, saint Pierre Chrysologue, déclarait :

« L’apôtre en demandant cela élève tous les hommes à la dignité


sacerdotale. A offrir leurs corps en hostie vivante. Ô dignité inouïe du
sacerdoce chrétien, puisque l’homme est à la fois l’hostie et le prêtre. Il ne
cherche plus à l’extérieur ce qu’il doit immoler à Dieu ; il apporte avec lui et
en lui ce que, pour lui-même, il va sacrifier à Dieu… Frères, ce sacrifice jaillit
du modèle du Christ… Deviens, homme, deviens le sacrifice de Dieu et son
prêtre » 10.

Essayons de voir comment la manière de vivre la consécration que j’ai


illustrée pourrait aider également les laïcs à s’unir à l’offrande du prêtre. Le
laïc lui aussi est appelé, nous l’avons vu, à s’offrir au Christ, dans la Messe.
Peut-il le faire en utilisant les paroles mêmes du Christ : « Prenez et
mangez-en, ceci est mon corps » ? Je pense que rien ne s’y oppose. Ne
faisons-nous pas la même chose quand, pour exprimer notre abandon à la
volonté de Dieu, nous employons les paroles de Jésus sur la croix : « Père,
en tes mains je remets mon esprit », ou quand, dans nos épreuves, nous
répétons : « que ce calice s’éloigne de moi ! », ou d’autres paroles du
Sauveur ? Employer les paroles du Christ aide à s’unir à ses sentiments.

La mystique mexicaine, mentionnée plus haut, sentait que les paroles du


Christ s’adressaient aussi à elle, pas seulement à son fils : « « Je veux que
transformé en Moi par la souffrance, par l’amour et par la pratique de toutes
les vertus, monte vers le ciel ce cri de ton âme en union avec Moi  : ‘Ceci est
mon Corps’ et ‘Ceci est mon Sang’ » 11.

Le fidèle laïc doit seulement être bien conscient que ces paroles qu’il dit, à
la Messe ou durant le jour, n’ont pas le pouvoir de rendre présent le corps et
le sang du Christ sur l’autel. A ce moment-là, il n’agit pas in persona Christi ;
il ne représente pas le Christ, comme le prêtre ordonné, il ne fait que s’unir
au Christ. C’est pourquoi, il ne prononcera pas les paroles de la
consécration à voix haute, comme le prêtre, mais dans son coeur, en les
pensant plus qu’en les disant.

Imaginons ce qui se passerait si les laïcs eux aussi, au moment de la


consécration, disaient silencieusement : « Prenez et mangez-en : ceci est
mon corps. Prenez et buvez-en : ceci est mon sang ». Une mère de famille
célèbre ainsi sa Messe, puis va chez elle et commence sa journée faite de
mille petites choses. Sa vie est littéralement émiettée ; apparemment elle
ne laisse aucune trace dans l’histoire. Or ce qu’elle fait, ce n’est pas rien :
c’est une eucharistie avec Jésus ! Une religieuse dit elle aussi, dans son
coeur, au moment de la consécration : « Prenez, mangez… » ; ensuite elle
vaque à son travail quotidien : enfants, malades, personnes âgées.
L’Eucharistie « envahit » sa journée qui devient comme un prolongement de
l’Eucharistie.

Mais j’aimerais m’arrêter en particulier sur deux catégories de personnes :


les travailleurs et les jeunes. Le pain eucharistique « fruit de la terre et du
travail des hommes », a quelque chose d’important à nous dire sur le travail
humain, et pas seulement agricole. Dans le processus qui va du grain semé
en terre au pain sur la table, intervient l’industrie avec ses machines, le
commerce, les transports et une infinité d’autres activités, concrètement
tout le travail de l’homme. Enseignons au travailleur chrétien à offrir, à la
Messe, son corps et son sang, c’est-à-dire son temps, sa sueur, sa fatigue.
Le travail ne sera plus aliénant comme dans la vision marxiste selon
laquelle il finit dans le produit qui est vendu, mais sanctifiant.

Et qu’est-ce que l’eucharistie a à dire aux jeunes ? Il suffit de penser à une


chose : que veut le monde des jeunes gens et des jeunes filles, aujourd’hui ?
Le corps, rien d’autre que le corps ! Le corps, dans la mentalité du monde,
est essentiellement un instrument de plaisir et de jouissance. Une chose à
vendre, à exploiter tant qu’on est jeune et séduisant, et dont on se
débarrassera ensuite, avec la personne, quand il ne servira plus à ces fins.
Le corps de la femme, tout particulièrement, est devenu un article de
consommation.

Enseignons aux jeunes chrétiens, garçons et filles, à dire, au moment de la


consécration : « Prenez et mangez, ceci est mon corps, offert pour vous ».
Le corps est ainsi consacré, il devient une chose sacrée, qu’on ne peut plus
« jeter en pâture » à sa concupiscence et à celle d’autrui, qu’on ne peut plus
vendre, parce qu’il a été donné. Il est devenu eucharistie avec le Christ.
L’apôtre Paul écrivait aux premiers chrétiens : « notre corps n’est pas fait
pour l’impureté mais pour le Seigneur Jésus… Glorifiez donc Dieu dans
votre corps » (1 Co 6, 13.20). Il expliquait aussitôt les deux manières par
lesquelles glorifier Dieu dans son corps : ou dans le mariage ou dans la
virginité, selon le charisme de la vocation de chacun (cf. 1 Co 7, 1 ss.).

5. Par l’opération de l’Esprit Saint

Où trouver la force, prêtres et laïcs, pour faire cette offrande de soi-même à


Dieu, pour se prendre et se soulever, en quelque sorte, de terre avec ses
propres mains ? La réponse est l’Esprit Saint ! Le Christ, nous l’avons
entendu au début de l’Epître aux Hébreux, s’est offert lui-même en sacrifice
« avec un Esprit éternel » (He 9, 14), c’est-à-dire grâce à l’Esprit Saint. C’est
l’Esprit Saint qui, de même qu’il suscitait dans le coeur humain du Christ
l’impulsion de la prière (cf. Lc 10, 21), a aussi suscité en lui l’impulsion et
même le désir de s’offrir au Père en sacrifice pour l’humanité.

Le pape Léon XIII, dans son encyclique sur l’Esprit Saint, déclare que « tous
les actes du Christ et en particulier son sacrifice, furent accomplis sous
l’influence de l’Esprit Saint (praesente Spiritu) » 12 et à la Messe avant la
communion, le prêtre prie avec ces paroles : « Seigneur Jésus Christ, Fils du
Dieu vivant, qui par la volonté du Père et avec la puissance de l’Esprit Saint
a donné vie au monde en mourant (cooperante Spiritu Sancto… ». Ce qui
explique pourquoi à la Messe il y a deux « épiclèses », c’est-à-dire deux
invocations du Saint Esprit : une, avant la consécration, sur le pain et sur le
vin, et une, après la consécration, sur l’ensemble du corps mystique.

Avec les paroles d’une de ces épiclèses (Prière eucharistique III),


demandons au Père le don de son Esprit pour être à chaque Messe, comme
Jésus, à la fois prêtres et sacrifice : « Que l’Esprit Saint fasse de nous une
éternelle offrande à ta gloire, pour que nous obtenions un jour les biens du
monde à venir auprès de la Vierge Marie, la bienheureuse Mère de Dieu,
avec les Apôtres, les martyrs, [saint …] et tous les saints, qui ne cessent
d’intercéder pour nous ».

Traduit de l’italien par ZENIT

NOTES

1 PO, 2.

2 Didachè, 9-10.

3 Augustin, Confessions, 10,43.

4 Eucharisticum mysterium, 3 ; cf. Augustin, De civitate Dei, X, 6 (CCL 47,


279).

5 Grégoire de Naziance, Oratio  2, 95 (PG 35, 497).

6 Conchita. Journal spirituel d’une mère de famille, par M.-M. Philipon,


Desclée De Brouwer 1974, p. 102.

7 Citation de Benoît XVI dans la Lettre pour l’indiction d’une Année


sacerdotale.

8 PO, 2.

9 Lumen gentium, 10-11.

10 Piere Chrysologue, Sermo  108 (PL 52, 499 s.).

11Journal, cit., p. 199.

12 Léon XIII, Enc. « Divinum illud munus », 6.

ROME, Vendredi 11 décembre 2009 (ZENIT.org) – Nous publions ci-


dessous le texte intégral de la deuxième prédication de l’Avent prononcée
ce vendredi matin par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur
de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie
romaine, en la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.
Deuxième prédication de l’Avent

« Ministres de la nouvelle alliance de l’Esprit »

1. Le service de l’Esprit

La dernière fois, nous avons commenté la définition que Paul donne des
prêtres comme « serviteurs du Christ ». Dans la deuxième Lettre aux
Corinthiens nous trouvons une affirmation apparemment différente. Il écrit :
Dieu « nous a rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non
de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue, l’Esprit vivifie. Or, si le
ministère de la mort, gravé en lettres sur des pierres, a été entouré d’une
telle gloire que les fils d’Israël ne pouvaient fixer les yeux sur le visage de
Moïse à cause de la gloire de son visage, pourtant passagère, comment le
ministère de l’Esprit n’en aurait-il pas davantage ? » (2 Co 3, 6-8).

Paul se définit lui-même, ainsi que ses collaborateurs, comme des


« ministres de l’Esprit » et il définit le ministère apostolique comme un
« service de l’Esprit ». La confrontation avec Moïse et le culte de l’ancienne
alliance ne laissent en effet aucun doute sur le fait que dans ce passage,
comme dans de nombreux autres de cette même Lettre, il parle du rôle des
guides dans la communauté chrétienne, c’est-à-dire des apôtres et de leurs
collaborateurs.

Celui qui connaît le rapport qui existe pour Paul, entre le Christ et l’Esprit,
sait qu’il n’y a aucune contradiction entre être serviteurs du Christ et être
ministres de l’Esprit, mais une continuité parfaite. L’Esprit dont on parle ici
est en effet l’Esprit du Christ. Jésus lui-même parle du rôle du Paraclet à
son égard, quand il dit aux apôtres : il prendra de mon bien et vous
l’annoncera, il vous fera vous souvenir de ce que je vous ai dit, il me rendra
témoignage…

La définition complète du ministère apostolique et sacerdotal est :


serviteurs du Christ dans l’Esprit Saint. L’Esprit indique la qualité ou la
nature de notre service qui est un service « spirituel » dans le plein sens du
terme ; c’est-à-dire non seulement dans le sens qu’il a pour objet l’esprit de
l’homme, son âme, mais aussi dans le sens qu’il a pour sujet, ou pour
« agent principal », comme disait Paul VI, l’Esprit Saint. Saint Irénée disait
que l’Esprit Saint est « notre communion même avec le Christ »1.
Un peu plus haut, toujours dans la deuxième Lettre aux Corinthiens, l’Apôtre
avait illustré l’action de l’Esprit Saint dans les ministres de la nouvelle
alliance par le symbole de l’onction : « Et Celui qui nous affermit avec vous
dans le Christ et qui nous a donné l’onction, c’est Dieu, Lui qui nous a aussi
marqués d’un sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l’Esprit » (2 Co
1, 21 s.).

Saint Athanase commente ainsi ce texte : « L’Esprit est appelé et est


onction et sceau… L’onction est le souffle du Fils, si bien que celui qui
possède l’Esprit peut dire : « ‘Nous sommes le parfum du Christ’. Le sceau
représente le Christ, si bien que celui qui est marqué par le sceau peut avoir
la forme du Christ »2. En tant qu’onction, l’Esprit Saint nous transmet le
parfum du Christ ; en tant que sceau, sa forme, ou image. Il n’y a donc
aucune dichotomie entre service du Christ et service de l’Esprit, mais une
unité profonde.

Tous les chrétiens sont « oints » ; leur nom même ne signifie rien d’autre
que cela : « oints », à l’image du Christ, qui est l’Oint par excellence (cf. 1 Jn
2, 20.27). Mais Paul parle ici de son oeuvre et de celle de Timothée
(« nous ») à l’égard de la communauté (« vous ») ; il est par conséquent
évident qu’il se réfère en particulier à l’onction et au sceau de l’Esprit reçus
au moment où ils ont été consacrés au ministère apostolique, par
Timothée, à travers l’imposition des mains de l’Apôtre (cf. 2 Tm 1, 6).

Nous devons absolument redécouvrir l’importance de l’onction de l’Esprit


car je suis convaincu qu’elle renferme le secret de l’efficacité du ministère
épiscopal et sacerdotal. Les prêtres sont essentiellement des consacrés,
c’est-à-dire « oints ». « Le Seigneur Jésus, lit-on dans Presbyterorum
ordinis, ‘que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde’ (Jn 10, 36), fait
participer tout son Corps mystique à l’onction de l’Esprit qu’il a reçue ». Ce
même décret conciliaire s’empresse toutefois de mettre en lumière la
spécificité de l’onction conférée par le sacrement de l’Ordre. Pour cela, il dit
que le sacerdoce des prêtres « est cependant conféré au moyen du
sacrement particulier qui, par l’onction du Saint-Esprit, les marque d’un
caractère spécial, et les configure ainsi au Christ Prêtre pour les rendre
capables d’agir en personne au nom du Christ Tête »3.

2. L’onction : figure, événement et sacrement


L’onction, de même que l’Eucharistie et Pâque, est l’une des réalités
présentes dans les trois phases de l’histoire du salut. Elle est en effet
présente dans l’Ancien Testament comme figure, dans le Nouveau
Testament comme événement et dans le temps de l’Eglise
comme sacrement. Dans notre cas, la figure est donnée par les diverses
onctions pratiquées dans l’Ancien Testament ; l’événement est constitué
par l’onction du Christ, le Messie, l’Oint, auquel toutes les figures tendaient
comme vers leur accomplissement ; le sacrement est représenté par cet
ensemble de signes sacramentaux qui prévoient une onction comme rite
principal ou complémentaire.

Dans l’Ancien Testament on parle de trois types d’onction : l’onction royale,


sacerdotale et prophétique, c’est-à-dire l’onction des rois, des prêtres et des
prophètes, même si dans le cas des prophètes il s’agit en général d’une
onction spirituelle et métaphorique, c’est-à-dire sans une huile matérielle.
Dans chacune de ces trois onctions se profile un horizon messianique,
c’est-à-dire l’attente d’un roi, d’un prêtre et d’un prophète qui sera l’Oint par
antonomase, le Messie.

En plus de conférer l’investiture officielle et juridique, par laquelle le roi


devient l’Oint du Seigneur, l’onction confère, selon la Bible, un réel pouvoir
intérieur. Elle comporte une transformation qui vient de Dieu et ce pouvoir,
cette réalité, sont de plus en plus clairement identifiés à l’Esprit Saint. En
conférant l’onction à Saul, comme roi, Samuel dit : « N’est-ce pas le
Seigneur qui t’a oint comme chef de son peuple Israël ? C’est toi qui jugera
le peuple du Seigneur… L’Esprit du Seigneur fondra sur toi », tu
commenceras à prophétiser et tu seras transformé en un autre homme (cf.
1 Sm 10, 1.6). Le lien entre l’onction et l’Esprit est surtout mis en lumière
dans le célèbre texte d’Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi car le
Seigneur m’a donné l’onction » (Is 61, 1).

Le Nouveau Testament n’hésite pas à présenter Jésus comme l’Oint de


Dieu, en qui toutes les onctions antiques ont trouvé leur accomplissement.
Le titre de Messie, ou Christ, qui signifie, justement, Oint, en est la preuve la
plus claire.

Le moment ou l’événement historique auquel on fait remonter cet


accomplissement est le baptême de Jésus dans le Jourdain. L’effet de
cette onction est l’Esprit Saint : « Dieu a oint Jésus de Nazareth de l’Esprit
Saint et de puissance » (Ac 10, 38) ; Jésus lui-même, après son baptême,
déclarera dans la synagogue de Nazareth : « L’Esprit du Seigneur est sur
moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction » (Lc 4, 18). Jésus était
certainement rempli de l
‘Esprit Saint depuis le moment même de l’incarnation, mais il s’agissait
d’une grâce personnelle, liée à l’union hypostatique, et par conséquent
impossible à communiquer. Maintenant, à travers l’onction, il reçoit la
plénitude de l’Esprit Saint qui, comme tête, pourra transmettre à son corps.
L’Eglise vit de cette grâce « de la tête » (gratia capitis).
Les effets de la triple onction – royale, prophétique et sacerdotale – sont
grandioses et immédiats dans le ministère de Jésus. Grâce à l’onction
royale, il abat le règne de satan et instaure le royaume de Dieu : « Mais si
c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le
Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous » (Mt 12, 28) ; grâce à l’union
prophétique, il « annonce la bonne nouvelle aux pauvres » ; grâce à l’union
sacerdotale, il offre des prières et des larmes durant sa vie terrestre et, à la
fin, il se donne lui-même sur la croix.

Après avoir été présente dans l’Ancien Testament comme figure et dans le
Nouveau Testament comme événement, l’onction est maintenant présente
dans l’Eglise comme sacrement. De la figure, le sacrement prend le signe,
et de l’événement il prend la signification ; des onctions de l’Ancien
Testament il prend l’élément – l’huile, le saint chrême ou onguent parfumé
– et du Christ il prend l’efficacité salvifique. Le Christ n’a jamais été oint par
une huile matérielle (à part l’onction de Béthanie), et il n’a jamais oint
personne avec une huile matérielle. En lui, le symbole a été remplacé par la
réalité, par « l’huile d’allégresse » qui est l’Esprit Saint.

Plus que comme un sacrement unique, l’onction est présente dans l’Eglise
comme un ensemble de rites sacramentaux.
Comme sacrements indépendants, nous avons la confirmation (qui, à
travers toutes les transformations subies, remonte, comme l’atteste le nom,
à l’ancien rite de l’onction avec le saint chrême) et l’onction des malades ;
comme parties d’autres sacrements nous avons : l’onction baptismale et
l’onction dans le sacrement de l’ordre. Dans l’onction chrismale qui suit le
baptême, il y a une référence explicite à la triple onction du Christ : « Il vous
consacre lui-même par le saint chrême du salut ; incorporés au Christ
prêtre, roi et prophète, soyez toujours membre de son corps pour la vie
éternelle ».
Parmi toutes ces onctions, en ce moment, celle qui nous intéresse est celle
qui accompagne le don de l’Ordre sacré. Au moment où il oint les paumes
de chacun des ordinands agenouillés devant lui, avec le saint chrême,
l’évêque prononce ces paroles : « Que le Seigneur Jésus Christ, que le Père
a consacré dans l’Esprit Saint et la puissance, te garde pour la
sanctification de son peuple et pour l’offrande du sacrifice ».

La référence à l’onction du Christ est encore plus explicite dans la


consécration épiscopale. En versant l’huile parfumée sur la tête du nouvel
évêque, l’évêque qui ordonne dit : « Que Dieu, qui t’a rendu participant du
sacerdoce suprême du Christ, répande sur toi son onction mystique, et par
l’abondance de sa bénédiction donne fécondité à ton ministère ».

3. L’onction spirituelle

Il y a un risque, commun à tous les sacrements, qui est celui de s’arrêter à


l’aspect rituel et canonique de l’ordination, à sa validité et licité, sans donner
suffisamment d’importance à la « res sacramenti », à l’effet spirituel, à la
grâce propre du sacrement, dans le cas présent au fruit de l’onction dans la
vie du prêtre. L’onction sacramentelle nous habilite à accomplir certaines
actions sacrées comme gouverner, prêcher, instruire ; elle nous donne, pour
ainsi dire, l’autorisation de faire certaines choses, pas nécessairement
l’autorité en les faisant ; elle assure la succession apostolique, pas
nécessairement le succès apostolique !

L’onction sacramentelle, avec le caractère indélébile (le « sceau » !) qu’elle


imprime dans le prêtre, est une ressource à laquelle nous pouvons puiser
chaque fois que nous en ressentons le besoin, que nous pouvons, pour
ainsi dire, activer à chaque moment de notre ministère. Celle que l’on
appelle en théologie, la « reviviscence » du sacrement, se réalise ici
également. Le sacrement, reçu dans le passé, « revit », recommence à vivre
et à libérer sa grâce : dans les cas extrêmes parce que l’obstacle du péché
a été ôté (l’obex), dans d’autres cas parce que la patine de l’habitude a été
ôté et que la foi dans le sacrement s’intensifie. C’est comme avec un flacon
de parfum. Nous pouvons le garder dans notre poche ou le serrer aussi
longtemps que nous le voulons, mais si nous ne l’ouvrons pas, le parfum ne
se diffuse pas, c’est comme s’il n’existait pas.

Comment cette idée d’une onction actuelle est-elle née ? Encore une fois,
saint Augustin marque une étape importante. Il interprète le texte de la
première lettre de Jean : « L’onction que vous avez reçue… » (1 Jn 2, 27),
dans le sens d’une onction continue, grâce à laquelle l’Esprit Saint, maître
intérieur, nous permet de comprendre de l’intérieur ce que nous écoutons à
l’extérieur. C’est à lui que l’on doit l’expression « onction
spirituelle », spiritalis unctio, que l’on chante dans l’hymne du Veni
creator4. Saint Grégoire le Grand, comme dans de nombreux autres cas,
contribua à rendre populaire cette intuition augustinienne pendant tout le
Moyen Age5.

Une nouvelle phase dans le développement du thème de l’onction s’ouvre


avec saint Bernard et saint Bonaventure. Avec eux, une nouvelle acception
spirituelle et moderne de l’onction s’affirme, non pas tant liée au thème de
la connaissance de la vérité, qu’à celui de l’expérience de la réalité divine.
Lorsqu’il commence à commenter le Cantique des Cantiques, saint Bernard
affirme : « Seule l’onction de l’âme peut dicter un cantique de cette sorte,
seule l’expérience intérieure peut nous l’apprendre »6. Saint Bonaventure
identifie l’onction à la dévotion,  qu’il conçoit comme « un sentiment suave
d’amour pour Dieu suscité par le souvenir des bienfaits du Christ »7. Elle ne
dépend pas de la nature, ni de la science, ni de la parole ou des livres, mais
« du don de Dieu qui est l’Esprit Saint »8.

De nos jours, on utilise toujours plus souvent les termes oint et onction
(anointed, anointing) pour décrire la manière d’agir de la personne, la qualité
d’un discours, d’une prédication, mais avec des nuances. Comme nous
l’avons vu, l’onction, dans le langage traditionnel, suggère surtout l’idée
de suavité et de douceur,  jusqu’à signifier, dans l’utilisation profane,
l’acception négative d’« élocution ou attitude mielleuse et insinuante,
souvent hypocrite », et à l’adjectif « onctueux », dans le sens de « personne
ou attitude désagréablement cérémonieuse ou servile ».

Dans l’usage moderne, plus proche de celui de la Bible, elle suggère plutôt
l’idée de pouvoir et force de persuasion.  Une prédication pleine d’onction est
une prédication où l’on perçoit, pour ainsi dire, le frémissement de l’Esprit ;
une annonce qui remue, qui persuade du péché, qui arrive au cœur des
gens. Il s’agit d’une composante délicieusement biblique du terme, présente
par exemple dans le texte des Actes où l’on dit que Jésus « fut oint de
l’Esprit Saint et de puissance » (Ac 10, 38).
L’onction, dans cette acception, apparaît plus comme un acte que comme
un état. C’est quelque chose que la personne ne possède pas durablement,
mais qui s’ajoute à elle, l’« investit » sur le moment, dans l’exercice d’un
certain ministère ou dans la prière.

Si l’onction est donnée par la présence de l’Esprit et qu’elle est un don de


lui,
que pouvons nous faire pour la recevoir ? Avant tout prier. Il y a une
promesse explicite de Jésus : « Le Père du ciel donnera l’Esprit Saint à ceux
qui l’en prient ! » (Lc 11, 13). Et puis, rompre nous aussi le vase d’albâtre
comme la pécheresse dans la maison de Simon. Le vase est notre moi,
parfois notre intellectualisme aride. Le briser, cela signifie se renier soi-
même, céder à Dieu les rênes de notre vie par un acte explicite. Dieu ne
peut remettre son esprit à celui qui ne se remet pas entièrement à Lui.
4. Comment obtenir l’onction de l’Esprit

Appliquons à la vie du prêtre ce très riche contenu biblique et théologique


lié au thème de l’onction. Saint Basile dit que l’Esprit Saint « fut toujours
présent dans la vie du Seigneur, en en devenant l’onction et le compagnon
inséparable » afin que « toute l’activité du Christ se déroule dans l’Esprit »9.
Recevoir l’onction signifie donc recevoir l’Esprit Saint comme « compagnon
inséparable » dans la vie, faire tout « dans l’Esprit », en sa présence, sous sa
direction. Elle comporte une certaine passivité, une manière d’agir,
d’avancer ou comme le dit Paul « l’Esprit vous anime » (cf. Ga 5,18).

Tout cela se traduit, à l’extérieur, soit en suavité, calme, paix, douceur,


dévotion, émotion, soit en autorité, force, pouvoir, autorité, en fonction des
circonstances, du caractère de chacun et de la charge qu’il recouvre.
L’exemple vivant se trouve en Jésus qui, poussé par l’Esprit, se manifeste
comme doux et humble de cœur, mais aussi, en l’occurrence, comme plein
d’autorité surnaturelle. C’est une condition caractérisée par une certaine
luminosité intérieure qui donne de la facilité et de la maîtrise pour faire les
choses. Un peu comme l’est la « forme » pour l’athlète et l’inspiration pour
le poète : un état où l’on réussit à donner le meilleur de soi.

Nous, prêtres, nous devrions nous habituer à demander l’onction de l’Esprit


avant de nous préparer à une action importante au service du royaume :
une décision à prendre, une nomination à faire, un document à écrire, une
commission à présider, une prédication à préparer. Je l’ai appris à mes
dépens. Je me suis retrouvé un jour à devoir parler devant une vaste
assemblée, dans une langue étrangère, et j’arrivais d’un long voyage.
Brouillard total. J’avais l’impression de n’avoir jamais connu la langue dans
laquelle je devais parler. J’étais dans l’incapacité de me concentrer sur un
tableau, un thème. Et le chant d’entrée allait se terminer… Je me suis alors
souvenu de l’onction, très vite, j’ai fait une courte prière : « Père, au nom du
Christ, je te demande l’onction de l’Esprit ! ».

Parfois, l’effet est immédiat. On expérimente presque physiquement la


venue de l’onction sur soi. Une certaine émotion traverse le corps, éclaire
l’esprit, rassure l’âme ; la fatigue disparaît, ainsi que la nervosité, la peur, la
timidité ; on expérimente quelque chose du calme et de l’autorité même de
Dieu.

Beaucoup de mes prières, comme celles, je le pense, de chaque chrétien,


sont restées inécoutées, mais quasiment jamais avec l’onction. Il semble
que devant Dieu, nous ayons une espèce de droit de la réclamer. Par la
suite, j’ai un peu spéculé sur cette possibilité. Par exemple, si je dois parler
de Jésus Christ, je fais une alliance secrète avec Dieu le Père, sans le faire
savoir à Jésus et je dis : « Père, je dois parler de ton Fils Jésus que tu aimes
tant : donne-moi l’onction de ton Esprit pour arriver au cœur des gens ». Si
je dois parler de Dieu le Père, je fais le contraire : je parle en secret avec
Jésus… La doctrine de la Trinité est merveilleuse pour cela.

5. Oints pour répandre la bonne odeur du Christ dans le monde

Dans le même contexte que la 2e lettre aux Corinthiens, l’Apôtre, en se


référant toujours au ministère apostolique, développe la métaphore de
l’onction avec celle du parfum qui en est l’effet ; il écrit : « Grâces soient à
Dieu qui, dans le Christ, nous emmène sans cesse dans son triomphe et qui,
par nous, répand en tous lieux le parfum de sa connaissance. Car nous
sommes bien pour Dieu la bonne odeur du Christ » ( 2 Co 2, 14-15).

Le bon parfum du Christ dans le monde : voilà ce que devrait être le prêtre !
Mais l’apôtre nous met en garde, ajoutant tout de suite après : « Mais ce
trésor, nous le portons en des vases d’argile » (2 Co 4, 7). Nous savons trop
bien, après la douloureuse expérience récente, tout ce que cela signifie.
Jésus disait aux apôtres : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à
s’affadir, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté
dehors et foulé aux pieds par les gens » (Mt 5, 13). La vérité de cette parole
du Christ est douloureusement placée sous nos yeux. L’onguent aussi, s’il
perd son odeur et s’abîme, se transforme en son contraire, en odeur
pestilentielle, et au lieu d’attirer vers le Christ, il éloigne de lui. C’est aussi
pour répondre à cette situation que le Saint Père a lancé l’année
sacerdotale. Il le dit ouvertement dans la lettre d’indiction : « Il existe aussi
malheureusement des situations, jamais assez déplorées, où l’Église elle-
même souffre de l’infidélité de certains de ses ministres. Et c’est pour le
monde un motif de scandale et de refus ». La lettre du pape ne s’arrête pas
à cette constatation. Il ajoute en effet : « Ce qui, dans de tels cas peut être
surtout profitable pour l’Église, ce n’est pas tant la pointilleuse révélation
des faiblesses de ses ministres, mais plutôt une conscience renouvelée et
joyeuse de la grandeur du don de Dieu, concrétisé dans les figures
splendides de pasteurs généreux, de religieux brûlant d’amour pour Dieu et
pour les âmes ». La révélation des faiblesses est faite elle aussi pour rendre
justice aux victimes et maintenant, l’Eglise le reconnaît et la réalise du
mieux qu’elle peut, mais elle est faite ailleurs et, dans tous les cas, ce n’est
pas d’elle que viendra l’élan pour un renouveau du ministère sacerdotal. J’ai
pensé à ce cycle de méditations sur le sacerdoce comme à une petite
contribution correspondant au souhait du Saint Père. Je voudrais, à mon
tour, faire parler mon Séraphique Père saint François. A une époque où la
situation morale du clergé était sans commune mesure plus triste que celle
d’aujourd’hui, il écrit dans son Testament : « Le Seigneur m’a donné et me
donne encore, à cause de leur caractère sacerdotal, une si grande foi aux
prêtres qui vivent selon la règle de la sainte Eglise romaine, que, même s’ils
me persécutaient, c’est à eux malgré tout que je veux avoir recours. Si
j’avais autant de sagesse que Salomon, et s’il m’arrivait de rencontrer de
pauvres petits prêtres vivant dans le péché, je ne veux pas prêcher dans
leurs paroisses s’ils m’en refusent l’autorisation. Eux et tous les autres, je
veux les respecter, les aimer et les honorer comme mes seigneurs. Je ne
veux pas considérer en eux le péché ; car c’est le Fils de Dieu que je
discerne en eux, et ils sont réellement mes seigneurs. Si je fais cela, c’est
parce que, du très haut Fils de Dieu, je ne vois rien de sensible en ce monde,
si ce n’est son Corps et son Sang très saints, que les prêtres reçoivent et
dont ils sont les seuls ministres ». Dans le texte cité au début, Paul parle de
la « gloire » des ministres de la Nouvelle Alliance de l’Esprit, immensément
plus élevée que l’ancienne. Cette gloire ne vient pas des hommes et ne peut
être détruite par les hommes. Le Saint Curé répandait certainement autour
de lui la bonne odeur du Christ et c’était pour cela que les foules
accourraient à Ars ; plus proche de nous, le padre Pio de Pietrelcina
répandait le parfum du Christ, parfois même un parfum concret, comme
d’innombrables personnes dignes de foi l’ont attesté. Combien de prêtres,
ignorés du monde, sont dans leur env
ironnement la bonne odeur du Christ et de l’Evangile. Le ‘Curé de campagne’
de Bernanos a d’innombrables compagnons de part le monde, tant en ville
qu’à la campagne. Le père Lacordaire a tracé le profil du prêtre catholique,
qui peut apparaître aujourd’hui comme un peu trop optimiste ou idéalisé,
mais retrouver l’idéal et l’enthousiasme pour le ministère sacerdotal est
justement ce qu’il nous faut en ce moment et c’est pourquoi nous le
réécoutons à la fin de cette méditation :
« Vivre au cœur du monde sans aucun désir pour ses plaisirs ; être membre
de chaque famille sans appartenir à aucune d’elles ; partager chaque
souffrance, être mis à l’écart de chaque secret, guérir chaque blessure ;
aller chaque jour, des hommes à Dieu, pour lui offrir leur dévotion et leurs
prières, et revenir, de Dieu aux hommes, pour leur apporter son pardon et
son espérance ; avoir un cœur d’acier pour la chasteté et un cœur de chair
pour la charité ; enseigner et pardonner, consoler et bénir et être béni pour
toujours. O Dieu, quelle vie est-ce que tout cela ? C’est ta vie, ô prêtre de
Jésus Christ ! »10.

Texte original : italien

Traduction française : Zenit

1 S. Ireneo, Adv. Haer. III, 24, 1.

2 S. Atanasio, Lettere a Serapione, III, 3 (PG 26, 628 s.).

3 PO, 1,2.

4 S. Agostino, Sulla prima lettera di Giovanni, 3,5 (PL 35, 2000); cf. 3, 12 (PL
35, 2004).

5 Cf. S. Agostino, Sulla prima lettera di Giovanni, 3,13 (PL 35, 2004 s.); cf. S.
Gregorio Magno, Omelie sui Vangeli 30, 3 (PL 76, 1222).

6 S. Bernardo, Sul Cantico, I, 6, 11 (ed. Cistercense, I, Roma 1957, p.7).

7 S. Bonaventura, IV, d.23,a.1,q.1 (ed. Quaracchi,  IV, p.589); Sermone III su


S. Maria Maddalena (ed. Quaracchi, IX, p. 561).
8 Ibidem, VII, 5.

9 S. Basilio, Sullo Spirito Santo,  XVI, 39 (PG 32, 140C).

10 H. Lacordaire, cit. da D.Rice, Shattered Vows, The Blackstaff Press,


Belfast 1990, p.137.

ROME, Dimanche 5 décembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-


dessous le texte intégral de la première prédication de l’Avent prononcée
vendredi 3 décembre par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap.,
prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de
la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap

Première prédication de l’Avent

« A VOIR TON CIEL…, LA LUNE ET LES ETOILES,

QU’EST DONC LE MORTEL… ? » (Ps 8, 4-5)

La réponse chrétienne au scientisme athée

1. Les thèses du scientisme athée

Les trois méditations de cet Avent 2010 se veulent apporter une petite
contribution à la nécessité pour l’Eglise d’une ré-évangélisation, qui a
conduit le Saint-Père Benoît XVI à fonder le « Conseil pontifical pour la
promotion de la nouvelle évangélisation » et à proposer comme thème de la
prochaine Assemblée générale ordinaire du synode des évêques la «Nova
evangelizatio ad cristianam fidem tradendam » – La nouvelle évangélisation
pour la transmission de la foi chrétienne.

L’objectif est d’identifier certains noeuds et obstacles de fond qui rendent


de nombreux pays d’antique tradition chrétienne « réfractaires » au
message évangélique, comme le souligne le Saint-Père dans le Motu
Proprio par lequel a été créé le nouveau Conseil1. Les noeuds et les défis
que je compte aborder et auxquels je voudrais tenter d’offrir une réponse de
foi sont le scientisme, la sécularisation et le rationalisme. L’apôtre Paul les
appellerait « les sophismes et toute puissance altière qui se dresse contre
la connaissance de Dieu » (cf. 2 Co 10, 4).
Dans cette première méditation, nous examinerons le scientisme. Pour bien
comprendre ce que l’on entend par ce terme, nous pouvons partir de la
description qu’en donne Jean-Paul II :

« Le scientisme est un autre danger qu’il faut prendre en considération.


Cette conception philosophique se refuse à admettre comme valables des
formes de connaissance différentes de celles qui sont le propre des
sciences positives, renvoyant au domaine de la pure imagination la
connaissance religieuse et théologique, aussi bien que le savoir éthique et
esthétique »2.

Nous pouvons résumer de la sorte les principales thèses de ce courant de


pensée :

Première thèse. La science, et en particulier la cosmologie, la physique et la


biologie, sont l’unique forme objective et sérieuse de la connaissance de la
réalité. Monod écrit que  « les sociétés modernes sont fondées sur la
science. Elles lui doivent leur richesse, leur puissance et la certitude que
des richesses et des puissances encore plus grandes seront demain
accessibles à l’homme, s’il le souhaite […]. Armées de tous les pouvoirs,
jouissant de toutes les richesses qu’elles doivent à la science, nos sociétés
tentent encore de vivre et d’enseigner des systèmes de valeurs déjà ruinés
à la racine, par cette science même »3.

Deuxième thèse. Cette forme de connaissance est incompatible avec la foi


qui se fonde sur des prémisses qui ne sont ni démontrables ni falsifiables.
Dans ce sens, l’athée militant R. Dawkins va jusqu’à qualifier
d’« analphabètes » les scientifiques qui se déclarent croyants, oubliant le
nombre de scientifiques bien plus célèbres que lui qui se sont déclarés et
continuent de se déclarer croyants.

Troisième thèse. La science a prouvé la fausseté, ou du moins la non


nécessité de l’hypothèse de Dieu. Cette affirmation a été largement relayée
par les médias du monde entier ces derniers mois, après les déclarations
de l’astrophysicien Stephen Hawkins. Celui-ci, revenant sur ses déclarations
antérieures, affirme dans son dernier livre The Grand Design  (Le grand
dessein), que les connaissances actuelles de la physique rendent
désormais superflue la croyance en une divinité créatrice de l’univers : « la
création spontanée est la raison pour laquelle il y a quelque chose (plutôt
que rien) ».
Quatrième thèse. La quasi totalité, ou du moins la grande majorité des
scientifiques, sont athées. C’est ce qu’affirme l’athéisme scientifique
militant qui a en Richard Dawkins, l’auteur du livre God’s Delusion, (L’illusion
de Dieu), son plus actif défenseur.

Toutes ces thèses s’avèrent fausses, non pas sur la base d’un
raisonnement a priori ou d’arguments théologiques et de foi, mais en se
fondant sur l’analyse même des résultats de la science et des opinions de
nombre des scientifiques parmi les plus illustres, d’hier et d’aujourd’hui. Un
savant de l’envergure de Max Planck, le père de la théorie des « quanta », dit
à propos de la science ce que Augustin, Thomas d’Aquin, Pascal,
Kierkegaard et d’autres avaient affirmé de la raison : « La science conduit
jusqu’au point au-delà duquel elle ne peut plus guider »4.

Je ne m’étends pas sur les thèses énoncées, qui ont été déjà réfutées avec
bien plus de compétence par des scientifiques et des philosophes de la
science. Je cite, par exemple, la critique ponctuelle de Roberto Timossi,
dans le livre L’illusione dell’ateismo. Perché la scienza non nega Dio,
(L’illusion de l’athéisme. Pourquoi la science ne nie pas Dieu), préfacé par le
cardinal Angelo Bagnasco (Editions San Paolo 2009). Je me borne à faire
une simple remarque. Dans la semaine où les médias ont publié la
déclaration évoquée plus haut, selon laquelle la science a rendu superflue
l’hypothèse d’un Créateur, je me suis trouvé devoir, dans l’homélie
dominicale, expliquer à des chrétiens très simples, dans un hameau de
Morro Reatino, où se situe l’erreur de fond des scientifiques athées, et
pourquoi ils ne devaient pas se laisser impressionner par le tapage suscité
autour de cette déclaration. Pour cela, j’ai pris un exemple qu’il pourrait être
utile de reprendre ici, dans un contexte bien différent.

Il existe des oiseaux nocturnes, comme le hibou et la chouette, dont l’oeil


est fait pour voir de nuit dans l’obscurité, pas de jour. La lumière du soleil
les aveuglerait. Ces oiseaux savent tout et se déplacent à l’aise dans le
monde nocturne, mais ne savent rien du monde diurne. Adoptons pour un
moment le genre de la fable, dans lequel les animaux parlent entre eux.
Supposons qu’un aigle se lie d’amitié avec une famille de chouettes et leur
parle du soleil : comment il éclaire tout, comment sans lui tout plongerait
dans l’obscurité et le gel, comment leur monde nocturne même n’existerait
pas sans le soleil. La chouette ne pourrait que répondre : « Tu racontes des
histoires ! Jamais vu votre soleil. Nous nous déplaçons très bien et nous
nous procurons de la nourriture sans lui ; votre soleil est une hypothèse
inutile et donc n’existe pas ».

C’est exactement ce que fait le scientifique athée quand il affirme : « Dieu


n’existe pas ». Il juge un monde qu’il ne connait pas, applique ses lois à un
objet qui se trouve hors de sa portée. Pour voir Dieu, il faut ouvrir un oeil
différent, il faut se risquer hors de la nuit. Dans ce sens est encore valable
l’affirmation du psalmiste : « L’insensé dit : Dieu n’existe pas ».

2. Non au scientisme, oui à la science

Le refus du scientisme ne doit bien entendu pas conduire au refus de la


science ou à la méfiance vis-à-vis de celle-ci, de même que le refus du
rationalisme ne nous conduit pas au refus de la raison. Faire autrement
serait faire du tort à la foi, avant même d’en faire à la science. L’histoire
nous a douloureusement enseigné où mène une telle attitude.

<p>le nouveau="" bienheureux="" john="" henry="" newman="" nous="" a="" donné=""


un="" exemple="" lumineux="" d'une="" attitude="" ouverte="" et="" constructive="" à=""
l'égard="" de="" la="" science.="" neuf="" ans="" après="" publication="" l'oeuvre=""
darwin="" sur="" l'évolution="" des="" espèces,="" alors="" que="" n'étaient="" pas=""
rares="" les="" esprits="" qui,="" autour="" lui,="" se="" montraient="" troublés=""
perplexes,="" il="" rassurait,="" énonçant="" jugement="" qui="" anticipait="" celui=""
actuel="" l'eglise="" non="" incompatibilité="" telle="" théorie="" avec="" foi=""
biblique.="" vaut="" peine="" réentendre="" passages="" essentiels="" sa="" lettre="" au=""
chanoine="" j.="" walker="" en="" grande="" partie,="" sont="" toujours=""
valables="" :« celle-ci="" [la="" darwin]="" ne="" me="" fait="" peur="" [...]="" elle=""
semble="" signifier="" création="" est="" niée="" parce="" le="" créateur,="" y=""
millions="" d'années,="" lois="" matière.="" pouvons="" nier="" ni="" circonscrire=""
créateur="" qu'il="" aurait="" créé="" l'acte="" autonome="" naissance="" l'esprit=""
humain,="" doté="" quasiment="" d'un="" génie="" ;="" nions="" circonscrivons=""
encore="" moins="" limitons="" son="" pouvoir,="" si="" considérons="" matière="" -=""
par="" leur="" propre="" instrumentalité="" aveugle,="" ont="" pu="" façonner=""
construire,="" tout="" long="" d'âges="" innombrables,="" monde="" tel="" voyons=""
[...].="" mr="" n'a="" besoin="" d'être="" athée,="" qu'elle="" soit="" vraie="" ou="" peut=""
simplement="" suggérer="" une="" plus="" idée="" prescience="" capacité=""
divine="" ....="" première="" vue,="" je="" vois="" ‘l'évolution="" accidentelle d’êtres
organiques est incompatible avec le dessein divin – Elle est accidentelle
pour nous, pas pour Dieu  »5.
Sa grande foi permettait à Newman de considérer avec sérénité les
découvertes scientifiques, présentes ou futures. « Quand un déluge de faits,
vérifiés ou présumés, s’abat sur vous, tandis que d’autres se profilent déjà à
l’infini, tous les croyants, catholiques ou non, se sentent portés à se
pencher sur le sens de tels faits »6. Newman voyait dans ces découvertes
un « lien indirect avec les opinions religieuses ». Un exemple de ce lien, je
pense, est précisément le fait que dans les années où Darwin élaborait la
théorie de l’évolution des espèces, lui de son côté énonçait sa doctrine du
« développement de la doctrine chrétienne ». Soulignant l’analogie, sur ce
point, entre l’ordre naturel et physique et l’ordre moral, il écrivait : « De
même que le Créateur, le septième jour, s’est reposé, son oeuvre accomplie,
et cependant ‘oeuvre encore’, de même il a communiqué une fois pour
toutes le Credo à l’origine, et pourtant il favorise encore son développement
et oeuvre à son extension »7.

Une expression concrète de l’attitude nouvelle et positive de l’Eglise


catholique envers la science est l’Académie pontificale des sciences, où
d’éminents scientifiques du monde entier, croyants et non-croyants, se
rencontrent pour débattre librement de leurs idées sur les problèmes
d’intérêt commun pour la science et pour la foi.

3. L’homme pour le cosmos ou le cosmos pour l’homme ?

Mais, je le répète, mon intention n’est pas de me lancer ici dans une critique
générale du scientisme. Ce qui me tient à coeur, c’est de mettre en lumière
un aspect particulier de celui-ci, qui a une incidence directe et décisive sur
l’évangélisation : il s’agit de la place de l’homme dans la vision du
scientisme athée.

Il y a désormais une compétition entre les scientifiques non croyants,


surtout entre biologistes et cosmologues, et c’est à qui ira le plus loin dans
l’affirmation de la totale marginalité et insignifiance de l’homme dans
l’univers et dans le grand océan de la vie. Monod a écrit : « L’ancienne
alliance est rompue. L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité
indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard… que son destin, son
devoir n’est écrit nulle part »8. « J’ai toujours pensé – affirme un autre –
que je suis insignifiant aux yeux de tous. Connaissant les dimensions de
l’univers, je ne peux que me rendre compte à quel point je le suis
réellement… Nous ne sommes qu’un peu de boue sur une planète qui
appartient au soleil »9.

Blaise Pascal a réfuté à l’avance cette thèse, en utilisant un argument qui


conserve encore toute sa force :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un
roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une
vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers
l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait
qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien » »10.

La vision scientiste de la réalité ôte tout d’un coup du centre de l’univers, en


même temps que l’homme, le Christ également. Celui-ci est réduit, pour
reprendre les paroles de Maurice Blondel, à « un accident historique, isolé
dans le cosmos comme un épisode postiche, un intrus ou un dépaysé dans
l’écrasante et hostile immensité de l’univers »11.

Cette vision de l’homme commence à avoir des conséquences également


concrètes, au niveau de la culture et de la mentalité. C’est ainsi que
s’expliquent certains excès de l’écologisme qui ont tendance à mettre sur le
même pied les droits des animaux, voire des plantes, et ceux de l’homme. Il
est bien connu qu’il y a des animaux qui sont beaucoup mieux traités et
nourris que des millions d’enfants. Cette influence se remarque aussi dans
le domaine religieux. Il existe des formes répandues de religiosité dans
lesquelles le contact et l’harmonie avec les énergies du cosmos ont pris la
place du contact avec Dieu comme chemin de salut. Ce que Paul disait de
Dieu : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,
28), on le dit ici du cosmos matériel.

A certains égards, il s’agit du retour à la vision pré-chrétienne selon le


schéma : Dieu – cosmos – homme, à laquelle la Bible et le christianisme
ont opposé le schéma : Dieu – homme – cosmos. Le cosmos est pour
l’homme, non l’homme pour le cosmos. Une des accusations les plus
violentes que le païen Celse lance contre juifs et chrétiens est d’affirmer
que «  il y a Dieu et, de suite après, nous, puisque nous sommes créés par
lui à sa parfaite ressemblance ; tout nous est subordonné : la terre, l’eau,
l’air, les étoiles ; tout a été fait pour nous et est ordonné à notre service » 12.

Mais il y a une profonde différence : dans la pensée antique, surtout


grecque, l’homme, bien que subordonné au cosmos, revêt une haute dignité,
comme l’a mis en lumière l’ouvrage magistral de Max Pohlenz, « L’homme
grec »13 ; ici, en revanche, il semble qu’on prenne goût à rabaisser l’homme
et à le dépouiller de toute prétention de supériorité sur le reste de la Nature.
Plus que d’« humanisme athée », du moins de ce point de vue, on devrait
parler, à mon sens, d’anti-humanisme, voire de déshumanisme athée.

Venons-en à la vision chrétienne. Celse ne se trompait pas en la faisant


découler de la grande affirmation de Genèse 1, 26 sur l’homme créé « à
l’image et à la ressemblance » de Dieu14. La vision biblique a trouvé sa plus
splendide expression dans le Psaume 8 :

A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts,

la lune et les étoiles que tu fixas,

qu’est donc le mortel, que tu t’en souviennes,

le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter ?

A peine le fis-tu moindre qu’un dieu,

tu le couronnes de gloire et de beauté ;

pour qu’il domine sur l’oeuvre de tes mains,

tout fut mis par toi sous ses pieds

La création de l’homme à l’image de Dieu a des implications, à certains


égards bouleversantes, sur la conception de l’homme que le dé
bat actuel nous incite à mettre en lumière. Tout se fonde sur la révélation
de la Trinité faite par le Christ. L’homme est créé à l’image de Dieu, ce qui
signifie qu’il participe à l’essence intime de Dieu, qui est relation d’amour
entre Père, Fils et Esprit Saint. Il y a bien évidemment un fossé ontologique
entre Dieu et la créature. Toutefois, par grâce (ne jamais oublier cette
précision !), ce fossé est comblé, si bien qu’il est moins profond que celui
existant entre l’homme et le reste de la création.
En effet, seul l’homme, en tant que personne capable de relations, participe
à la dimension personnelle et relationnelle de Dieu, est son image. Ce qui
signifie que, dans son essence, bien qu’il se situe au niveau de la créature, il
est ce que, au niveau de l’incréé, sont le Père, le Fils et l’Esprit Saint, dans
leur essence. La personne créée est « personne » en raison justement de ce
noyau rationnel qui la rend capable d’accueillir la relation que Dieu veut
établir avec elle et, en même temps, elle devient génératrice des relations
envers les autres et envers le monde.

4. La force de la vérité

Essayons de voir comment pourrait se traduire cette vision chrétienne du


rapport homme-cosmos, sur le plan de l’évangélisation. D’abord une
considération préliminaire. Résumant la pensée de son maître, un disciple
de Denys l’Aréopagite énonça cette grande vérité : « On ne doit pas réfuter
les opinions des autres, ni s’exprimer par écrit contre une opinion ou une
religion qui ne semble pas bonne. On doit écrire uniquement en faveur de la
vérité et pas contre les autres »15.

On ne peut pas donner un sens absolu à ce principe (il peut être utile et
nécessaire parfois de réfuter de fausses doctrines) mais il est vrai qu’il est
souvent plus efficace d’exposer la vérité de manière positive que de réfuter
l’erreur contraire. Je crois qu’il est important de tenir compte de ce critère
dans l’évangélisation et en particulier face aux trois obstacles que nous
avons mentionnés : le scientisme, le sécularisme et le rationalisme. Dans
l’évangélisation, il est plus efficace d’exposer la vision chrétienne de façon
irénique en comptant sur la force intrinsèque de cette vision quand celle-ci
est accompagnée d’une conviction profonde et que ceci est fait, comme
l’enseignait saint Pierre « avec douceur et respect » (1P 3, 16), que de faire
de la polémique contre eux.

La plus haute expression de la dignité et de la vocation de l’homme selon la


vision chrétienne s’est cristallisée dans la doctrine de la divinisation de
l’homme. Cette doctrine n’a pas eu la même importance dans l’Eglise
orthodoxe et dans l’Eglise latine. En dépassant toutes les hypothèques que
l’utilisation païenne avait accumulées sur le concept de déification
(theosis), les Pères grecs en ont fait la base de leur spiritualité. La théologie
latine a moins insisté sur cela. « Le but de la vie visé par les chrétiens grecs
– lit-on dans le Dictionnaire de Spiritualité – demeure la divinisation. Celui
que poursuivent les chrétiens d’Occident est l’acquisition de la sainteté (…).
Le Verbe s’est fait chair, selon les grecs, afin de rendre à l’homme la
ressemblance avec Dieu que lui avait fait perdre la faute d’Adam, afin de le
diviniser. Selon les latins, il s’est fait homme pour racheter l’humanité… une
dette acquittée à l’égard de la justice de Dieu »16. En simplifiant au
maximum on pourrait dire que la théologie latine, derrière Augustin, insiste
davantage sur ce que le Christ est venu enlever – le péché – et que la
théologie grecque insiste davantage sur ce qu’il est venu donner aux
hommes : l’image de Dieu, l’Esprit Saint et la vie divine.

On ne doit pas trop forcer cette opposition comme certains auteurs


orthodoxes tendent à le faire parfois. La spiritualité latine exprime parfois
ce même idéal même si elle évite le terme de divinisation qui – il est bon de
le rappeler – est étranger au langage biblique. Dans la Liturgie des heures
de la nuit de Noël, nous réécouterons la vibrante exhortation de saint Léon
le Grand qui exprime cette même vision de la vocation chrétienne :
« Chrétien prends conscience de ta dignité. Puisque
tuparticipes maintenant à la nature divine, ne dégénère pas en venant à la
déchéance de ta vie passée. Rappelle-toi à quel chef tu appartiens, et de
quel corps tu es membre »17.

Certains auteurs orthodoxes sont malheureusement restés à la polémique


du XIVème siècle entre Grégoire Palamas et Barlaam et semblent ignorer la
riche tradition mystique latine. La doctrine de saint Jean de la Croix, par
exemple, selon laquelle le chrétien, racheté par le Christ et fait fils dans le
Fils, est plongé dans le flux des opérations trinitaires et participe à la vie
intime de Dieu, n’est pas moins élevée que celle de la divinisation, même si
elle s’exprime différemment. La doctrine sur les dons d’intelligence et de
sagesse de l’Esprit Saint, si chère à saint Bonaventure et aux auteurs
médiévaux, était animée par la même inspiration mystique.

Cependant, on ne peut pas ne pas reconnaître que la spiritualité orthodoxe


a quelque chose à enseigner, sur ce point, au reste de la chrétienté, à la
théologie protestante encore plus qu’à la théologie catholique. S’il y a en
effet une chose vraiment opposée à la vision orthodoxe du chrétien déifié
par la grâce, c’est la conception protestante et en particulier luthérienne, de
la justification extrinsèque et légale, selon laquelle l’homme racheté est « en
même temps juste et pécheur », pécheur en soi, juste devant Dieu.

On peut surtout apprendre de la tradition orientale à ne pas réserver cet


idéal sublime de la vie chrétienne à une élite spirituelle appelée à parcourir
les chemins de la mystique, mais à le proposer à tous les baptisés, à en
faire un objet de catéchèse pour le peuple, de formation religieuse dans les
séminaires et dans les noviciats. Quand je repense aux années de ma
formation, je vois une insistance presque exclusive sur une ascèse qui
misait tout sur la correction des vices et l’acquisition des vertus. A une
question de son disciple sur le but ultime de la vie chrétienne, un saint
russe, saint Séraphin de Sarov, répondit sans hésiter : « le véritable but de la
vie chrétienne est l’acquisition de l’Esprit Saint de Dieu. Quant à la prière, le
jeûne, les veilles, l’aumône et toute autre bonne action faite au nom du
Christ, ce ne sont que des moyens pour acquérir l’Esprit Saint »18.

5. « Par lui tout a été fait »

Noël est l’occasion idéale pour re-proposer, à nous-mêmes et aux autres, ce


patrimoine commun idéal du christianisme. C’est de l’incarnation du Verbe
que les Pères grecs font dériver la possibilité même de la divinisation. Saint
Athanase ne cesse de répéter : « Le Verbe s’est fait homme afin que nous
puissions être déifiés »19. « Il s’est incarné et l’homme est devenu Dieu, car
il est uni à Dieu », écrit à son tour saint Grégoire de Naziance20. Avec le
Christ, cet être « à l’image de Dieu » qui fonde la supériorité de l’homme sur
le reste de la création, est restauré ou ramené à la lumière.

Je faisais remarquer tout à l’heure comment la marginalisation de l’homme


entraîne automatiquement la marginalisation du Christ du cosmos et de
l’histoire. De ce point de vue aussi, Noël est l’antithèse la plus radicale de la
vision scientiste. A Noël nous entendrons proclamer solennellement : « Par
lui, tout s’est fait, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui (Jn 1, 3) ;
« tout a été créé par lui et pour lui » (Col 1, 16). L’Eglise a recueilli cette
révélation et nous le fait répéter dans le Credo : « Per quem omnia facta
sunt
 » : par lui tout a été fait.
Réentendre ces paroles tandis qu’autour de nous on ne fait que répéter :
« Le monde s’explique de lui-même, sans qu’il y ait besoin de l’hypothèse
d’un créateur », ou « nous sommes le fruit du hasard et de la nécessité »,
provoque certes un choc mais il est plus facile qu’une conversion et une foi
jaillissent d’un choc de ce genre que d’une longue argumentation
apologétique. La question cruciale est : serons-nous capables, nous qui
aspirons à réévangéliser le monde, de dilater notre foi jusqu’à ces
dimensions vertigineuses ? Croyons-nous vraiment, de tout notre coeur, que
« tout a été fait par le Christ et pour le Christ » ?

Saint-Père, dans votre livre écrit il y a plusieurs années « Introduction au


christianisme », vous écriviez, Saint-Père : « Le deuxième article
du Credo nous place devant l’authentique scandale du christianisme. Il
s’agit de la confession que l’homme-Jésus, un individu mis à mort vers l’an
30 en Palestine, est le ‘Christ’ (l’oint, l’élu) de Dieu, et qui plus est, le Fils
même de Dieu, et donc le centre et la base déterminante de toute l’histoire
humaine… Avons-nous vraiment le droit de nous accrocher à la tige fragile
d’un unique événement historique ? Pouvons-nous courir le risque de faire
dépendre toute notre existence et même toute l’histoire, de ce brin de paille
d’un événement quelconque, qui flotte sur l’océan infini de l’histoire ? »21

Saint-Père, nous répondons à ces questions sans hésiter, comme vous le


faites dans ce livre, et comme vous ne cessez de le répéter aujourd’hui, en
tant que Souverain Pontife : Oui, c’est possible, c’est source de libération et
de joie. Non pas à cause de nos propres forces mais du don inestimable de
la foi que nous avons reçu et pour lequel nous rendons infiniment grâce à
Dieu.

::::::::::__

1 Benoît XVI, Motu Proprio « Ubicunque et semper ».

2 Jean-Paul II, Paroles sur l’homme, Rizzoli, Milao 2002, p. 443 ; cf,
également Enc. « Fides et ratio », n. 88

3 J. Monod. [Ed. originale française : Jacques Monod, Le  hasard  et la


nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Seuil,
Paris 1970  ;  Il caso e la necessità, Mondadori, Milan, 1970, pag. 136-7  ;
English trad. Chance and Necessity. An Essay on the Natural Philosophy of
Modern Biology, Vintage 1971].

4 M. Planck, La cconnaissance du monde physique, p. 155, (cit. da Timossi,


op.cit. p. 160)

5 J.H. Newman, Lettre au chanoine J. Walker (1868), in The Letters and


Diaries, vol. XXIV, Oxford 1973, pp. 77 s. (Trad. ital. De P. Zanna).

6 J.H. Newman, Apologia pro vita sua, Brescia 1982, p.277

7 J.H. Newman, Le développement de la doctrine chrétienne, Bologne 1967,


p. 95.
8 Monod, op. cit. p. 136.

9 P. Atkins, cité par Timossi, op. cit. p. 482.

10 B. Pascal, Pensées, 377 (ed. Brunschwicg, n. 347),

11 M. Blondel et A. Valensin, Correspondance, Aubier, Parigi 1965.

12 In Origene, Contra Celsum, IV, 23 (SCh 136, p.238 ; cf également IV, 74


(ib. p. 366)

13 Cf. M. Pohlenz, L’uomo greco, Firenze 1962.

14 In Origene, op. cit., IV, 30 (SCh 136, p. 254).

15Scolii a Dionigi Areopagita in PG 4, 536; cf. Dionigi Areopagita, Lettera VI


(PG, 3, 1077).

16G. Bardy, in Dictionnaire Spirituel, III, col. 1389 s.

17Saint Léon le Grand, Discours 1 sur Noël (PL 54, 190 s.).

18Dialogo con Motovilov, in Irina Gorainoff, Serafino di Sarov, Gribaudi,


Torino 1981. p. 156.

19S. Atanasio, L’incarnazione del Signore, 54 (PG 25, 192B).

20S. Gregorio Nazianzeno, Discorsi teologici, III, 19 (PG 36, 100A).

21 J. Ratzinger, Einführung in das Christentum, München 1968, p. 152.

</p>le>

Troisième prédication de l´Avent, par le P.


Raniero Cantalamessa
En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine
DÉCEMBRE 18, 2009 00:00ZENIT STAFFCAUSES DES SAINTS
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ROME, Vendredi 18 décembre 2009 (ZENIT.org) – Nous publions ci-


dessous le texte intégral de la troisième prédication de l’Avent prononcée
ce vendredi matin par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur
de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie
romaine, en la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

Troisième prédication de l’Avent

« Marie, mère et modèle du prêtre »

Dans sa Lettre à tous les Prêtres pour le Jeudi Saint 1979, la première de la
série de son pontificat, Jean-Paul II écrivait :  « Il y a dans notre sacerdoce
ministériel la dimension merveilleuse et très profonde de notre proximité
avec la mère du Christ » . Dans cette dernière méditation de l’Avent, nous
voudrions réfléchir précisément sur cette proximité entre Marie et le prêtre.

De Marie, il n’est guère fait allusion dans le Nouveau Testament.


Cependant, si nous sommes attentifs, nous constatons qu’elle n’est
absente dans aucun des trois moments constitutifs du mystère chrétien : 
l’Incarnation, le Mystère pascal et la Pentecôte. Marie a été présente dans
l’Incarnation, qui a eu lieu en son sein ; elle a été présente dans le Mystère
pascal, car il est écrit :  «  or, près de la Croix de Jésus se tenait sa mère » 
(Jn 19, 25) ; elle a été présente à la Pentecôte, car il est écrit que les
apôtres « tous d’un même cœur étaient assidus à la prière avec Marie, mère
de Jésus » (Ac 1, 14).

Chacune de ces trois présences nous révèle quelque chose de la


mystérieuse proximité entre Marie et le prêtre. Mais, à l’approche de Noël, je
voudrais me limiter à la première, à ce que Marie dit du prêtre et au prêtre
dans le mystère de l’Incarnation.

1. Quel rapport entre Marie et le prêtre ?

Je voudrais commencer par évoquer la question du titre de prêtre attribué à


la Vierge Marie dans la tradition. Un écrivain de la fin du Ve siècle appelle
Marie « la Vierge à la fois prêtre et autel, elle qui nous a donné le Christ, le
pain descendu du ciel pour le pardon des péchés » 1. Après lui, nombreuses
sont les références au thème de Marie-Prêtre, qui ne fera toutefois l’objet de
développements théologiques qu’au 17e siècle, avec l’école française de
Saint Sulpice. Le sacerdoce de Marie y est mis en rapport moins avec le
sacerdoce ministériel qu’avec celui du Christ. A la fin du 19e siècle se
répand une véritable dévotion envers la Vierge Prêtre, tandis que saint Pie X
accordait une indulgence à la pratique correspondante. Mais lorsque se
profila le danger de confondre le sacerdoce de Marie avec le sacerdoce
ministériel, le magistère de l’Eglise devint réticent et deux interventions du
Saint-Office mirent pratiquement fin à cette dévotion2.

Après le Concile, on continue à parler du sacerdoce de Marie, mais en le


reliant non pas au sacerdoce ministériel, ni même à celui suprême du
Christ, mais au sacerdoce universel des fidèles : Marie possèderait à titre
personnel, en tant que figure et prémices de l’Eglise, ce « sacerdoce royal » 
(1 P 2, 9) que tous les baptisés possèdent à titre collectif.

Que pouvons-nous retenir de cette longue tradition qui associe Marie au


sacerdoce, et quel sens donner à la « proximité »  entre eux dont parlait
Jean-Paul II ? Reste, me semble-t-il, l’analogie ou la correspondance des
plans, dans le mystère du salut. Ce que Marie a été sur le plan de la réalité
historique, une fois pour toutes, le prêtre l’est aujourd’hui, chaque fois à
nouveau, sur le plan de la réalité sacramentelle.

Dans ce sens, on peut comprendre les paroles de Paul VI :  « Quelles


relations et quelles distinctions y a-t-il entre la maternité de Marie, rendue
universelle par la dignité et par la charité de la place que Dieu lui a attribuée
dans le plan de la Rédemption, et le sacerdoce apostolique, constitué par le
Seigneur pour être l’instrument de communication salvifique entre Dieu et
les hommes ? Marie donne le Christ à l’humanité ; et, de même, le
sacerdoce donne le Christ à l’humanité, mais d’une manière différente, cela
va de soi  :  Marie par l’Incarnation et par l’effusion de la grâce, dont Dieu l’a
comblée ; le sacerdoce par les pouvoirs conférés par l’Ordre sacré »3.

L’analogie qui existe entre la Vierge Marie et le prêtre peut s’exprimer ainsi.
Marie, sous l’action de l’Esprit-Saint, a conçu le Christ et, après l’avoir nourri
et porté en son sein, l’a mis au monde à Bethléem ; le prêtre, consacré et
oint de l’Esprit-Saint dans l’ordination, est appelé à son tour à se remplir du
Christ pour ensuite l’engendrer et le faire naître dans les âmes par
l’annonce de la Parole, l’administration des sacrements.
En ce sens, le rapport entre Marie et le prêtre s’inscrit dans une longue
tradition, qui fait bien davantage autorité que celle de Marie-Prêtre.
Reprenant une pensée d’Augustin4, le Concile Vatican II écrit :  «  L’Eglise…
devient Mère, elle aussi. Car, par la prédication et le baptême, elle engendre
à la vie nouvelle et immortelle des fils conçus du Saint-Esprit et nés de
Dieu »5.

Le baptistère, disaient les Pères, représente le sein dans lequel l’Eglise


enfante ses enfants et la parole de Dieu est le lait pur avec lequel elle les
nourrit :  « O prodige mystique ! Unique est le Père de toutes choses, unique
aussi le Verbe de toutes choses, et le Saint-Esprit est un et identique en
tous lieux. Il n’y a enfin qu’une seule Vierge-Mère, j’aime l’appeler l’Eglise.
Pure comme une vierge, et aimante comme une mère. Appelant à elle ses
enfants, elle les nourrit avec un lait de sainteté, la Parole (le Logos) destinée
aux enfants nouveaux-nés (1 P 2, 2) »6.

Dans une page que nous avons lue dans la Liturgie des heures de samedi
dernier, le bienheureux Isaac de l’Etoile a opéré une sorte de synthèse de
cette tradition :  «  Marie et l’Eglise, écrit-il, sont une mère et plusieurs mères
; une vierge et plusieurs vierges. L’une et l’autre mère, l’une et l’autre vierge.
Elles ont conçu toutes deux du Saint-Esprit, sans attrait charnel ; elles ont
donné toutes deux une progéniture à Dieu le Père, sans péché. Marie a
engendré, sans aucun péché, une Tête pour le Corps ; l’Eglise, dans la
rémission de tous les péchés, engendre le corps pour la Tête »7.

Ce qui, dans ces textes, est dit de façon générale pour l’Eglise, comme
sacrement du salut, s’applique d’une manière particulière aux prêtres : de
par leur ministère, en effet, ce sont eux qui, concrètement, engendrent le
Christ dans les âmes au moyen de la parole et des sacrements.

2. Marie a cru

Jusqu’ici, l’analogie entre Marie et le prêtre se situait sur un plan en quelque


sorte objectif ou de la grâce. Mais il existe une analogie également sur le
plan subjectif, autrement dit entre la contribution personnelle que la Vierge
a apportée à la grâce de l’élection et la contribution que le prêtre est appelé
à apporter à la grâce de l’ordination. Ni l’un ni l’autre n’est un simple canal
qui laisse passer la grâce sans qu’il y ait un apport personnel.
Tertullien parle d’une version du docétisme gnostique, qui enseignait que
Jésus était bien né de Marie, mais pas conçu en elle ni par elle ; le corps du
Christ, venu du ciel, serait passé à travers la Vierge, mais n’aurait pas été
engendré en elle et par elle ; Marie aurait été pour Jésus une voie, pas une
mère, et Jésus pour Marie un hôte, pas un fils8. Pour ne pas répéter cette
forme de docétisme dans sa vie, le prêtre ne peut se contenter de
transmettre aux autres un Christ appris dans
les livres qui n’est pas devenu d’abord chair de sa chair et sang de son
sang. Comme Marie (l’image est de saint Bernard), il doit être un réservoir
qui fait déborder au-dehors ce dont il est rempli à l’intérieur, pas un canal
qui se borne à laisser passer l’eau sans en rien retenir.
L’apport personnel, commun à Marie et au prêtre, se résume dans la foi. La
Vierge Marie, écrit Augustin, « qui a cru par la foi, a conçu par la foi »  (fide
concepit, fide peperit)9 ; de même, le prêtre, par la foi, porte le Christ dans
son coeur et par la foi, le communique aux autres. Ce sera le centre de
notre méditation d’aujourd’hui :  ce que peut apprendre le prêtre de la foi de
Marie.

Lorsque Marie arriva chez Elisabeth, celle-ci l’accueillit avec une grande joie
et, « remplie d’Esprit-Saint », s’exclama :  « Oui, bienheureuse celle qui a cru
en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur » (Lc l,
45). Il ne fait pas de doute que l’expression « qui a cru » se réfère à la
réponse de Marie à l’ange : « Voici la servante du Seigneur, qu’il m’advienne
selon ta parole » (Lc 1, 38).

A première vue, Marie a fait là un acte de foi facile, qui allait même de soi.
Devenir mère d’un roi qui aurait régné éternellement sur la maison de
Jacob, mère du Messie ! N’était-ce pas ce dont toute jeune fille juive rêvait ?
Mais c’est là une manière de raisonner très humaine et charnelle. Marie se
retrouve dans une totale solitude. A qui peut-elle expliquer ce qui est
advenu en elle ? Qui la croira quand elle dira que l’enfant qu’elle porte en
son sein est « l’oeuvre de l’Esprit Saint » ? Cela n’est jamais arrivé avant et
n’arrivera jamais plus après elle.

Marie connaissait certainement ce qui était écrit dans le livre de la


loi : autrement dit, que si la jeune femme n’était pas trouvée en état de
virginité, au moment des noces, on devait la faire sortir à la porte de la
maison de son père et la faire lapider par ses concitoyens (cf. Dt 22, 20 s).
Nous parlons volontiers aujourd’hui du risque de la foi, en entendant par là,
d’une façon générale, le risque intellectuel ; mais pour Marie, il s’est agi d’un
risque réel !

Carlo Carretto, dans son livre sur la Vierge, raconte comment il en est venu
à découvrir la foi de Marie. Quand il vivait dans le désert, il avait appris par
des amis Touareg qu’une jeune fille du campement avait été promise en
mariage à un jeune homme, mais qu’elle n’était pas allée habiter avec lui,
parce qu’elle était trop jeune. Il avait relié ce fait à ce que Luc dit de Marie.
Aussi, en repassant deux ans plus tard dans le même campement, il
demanda des nouvelles de la jeune fille. Il nota un certain embarras chez
ses interlocuteurs et, plus tard, l’un d’entre eux, s’approchant de lui en grand
secret, fit un signe :  il passa une main sur sa gorge, geste caractéristique
des arabes pour dire :  « Elle a été égorgée ». Elle avait été découverte
enceinte avant le mariage et l’honneur de la famille exigeait cette fin. Il
repensa alors à Marie, aux regards impitoyables des gens de Nazareth, aux
clins d’oeil, il comprit la solitude de Marie, et la nuit même, il la choisit
comme compagne de voyage et maîtresse de sa foi10.

Dieu n’arrache jamais aux créatures des consentements, en cachant les


conséquences auxquelles elles seront exposées. Nous le voyons dans tous
les grands appels de Dieu. Il prévient Jérémie : « ils lutteront contre toi »  (Jr
1, 19) et, à propos de Saul, il dit à Ananie :  « Moi-même, je lui montrerai tout
ce qu’il lui faudra souffrir pour mon nom (Ac 9, 16). Avec Marie, pour une
mission comme la sienne, aurait-il agi différemment ? Dans la lumière de
l’Esprit Saint, qui accompagne l’appel de Dieu, Marie a certainement entrevu
que son chemin aussi n’aurait pas été différent de celui de tous les autres
appels. D’ailleurs, Siméon, très vite, explicitera ce pressentiment, quand il lui
dira qu’une épée lui transpercera l’âme.

Un écrivain moderne, Erri De Luca, a décrit sous une forme poétique ce


pressentiment de Marie au moment de la naissance de Jésus. Elle est seule
dans la grotte, Joseph veille à l’extérieur (selon la loi, aucun homme n’est
autorisé à assister à l’accouchement) ; elle vient de mettre au monde un fils,
quand d’étranges associations d’idées lui traversent l’esprit :  « Pourquoi,
mon fils, nais-tu justement ici à Beth-léem, la Maison du Pain ? Et pourquoi
devons-nous t’appeler Ieshu (Jésus) ?… Fais que ce frisson dans mon dos,
ce froid venu du futur reste loin de lui ». La mère présage que ce fils lui sera
enlevé, alors elle répète en elle-même : « Jusqu’au point du jour, Ieshu n’est
rien qu’à moi. Je veux chanter une chanson avec ces trois mots. C’est tout.
Cette nuit, ici à Bethléem, il est rien qu’à moi » . Et, sur ce, elle lui donne le
sein pour l’allaiter11.

Marie est la seule et l’unique à avoir cru « en situation de simultanéité »,


c’est-à-dire pendant que la chose se passait, avant toute confirmation et
toute validation par les évènements et par l’histoire8. Jésus a dit à
Thomas : « Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et
qui ont cru ! »  (Jn 20, 29) : Marie est la première de ceux qui ont cru sans
avoir encore vu.

Saint Paul dit que Dieu aime celui qui donne avec joie (2 Co 9, 7) et Marie a
dit à Dieu son « oui » avec joie. Le verbe par lequel Marie exprime son
consentement, et qui est traduit par « fiat » ou « qu’il en soit ainsi », est dans
l’original, le subjonctif optatif (génoito), le mode de verbe qui, en grec, est
utilisé pour exprimer le désir, voire l’impatience joyeuse de voir une chose
arriver. Comme si la Vierge disait : « Je désire moi aussi, de tout mon être,
ce que Dieu désire ; qu’il soit fait selon sa volonté ». Véritablement, comme
disait saint Augustin, avant même de concevoir le Christ dans son corps,
elle l’a conçu dans son coeur.

Mais Marie ne parlait pas en latin et par conséquent elle n’a pas dit « fiat » .
Elle n’a pas dit non plus « génoito  » qui est un mot grec. Alors, qu’a-t-elle
dit ? Quel est le mot qui, dans la langue parlée par Marie, se rapproche le
plus proche de cette expression ? Quand il voulait dire à Dieu « oui, qu’il en
soit ainsi », un juif disait « amen ! ». S’il est légitime de chercher à remonter,
à travers une pieuse réflexion, à l’ipsissima vox, à la parole exacte sortie de
la bouche de Marie – ou du moins à la parole qui se trouvait, à cet endroit,
dans la source en hébreu utilisée par Luc – cela devait être le mot « amen ».
Rappelons-nous les psaumes qui, dans la Vulgate latine se terminaient par
l’expression : « fiat, fiat » ; dans le texte grec de LXX (la Septante), là où on
lit « genoito, genoito », l’original en hébreu connu de Marie dit « amen, amen
».

Amen est le mot hébreux dont la racine signifie solidité, certitude ; il était
utilisé dans la liturgie comme réponse de foi à la parole de Dieu. Avec
l’ « amen » on reconnaît ce qui a été dit comme une parole certaine, stable,
valable et contraignante. Sa traduction exacte, quand il s’agit d’une réponse
à la parole de Dieu est celle-ci :  « il en est ainsi et qu’il en soit ainsi ». Elle
indique en même temps la foi et l’obéissance ; elle reconnaît que ce que
Dieu dit est vrai et s’y soumet. C’est dire « oui » à Dieu. C’est en ce sens
qu’on la trouve dans la bouche même de Jésus :  « Oui, amen, Père, car tel a
été ton bon plaisir… «  (cf. Mt 11, 26). Il est même l’Amen personnifié :  ainsi
parle l’Amen (Ap 3, 14) et c’est par lui que tous les autres « amen » de foi
prononcés sur la terre montent désormais à Dieu (cf. 2 Co 1, 20). Marie est
également, après son Fils, l’amen à Dieu, personnifié.

La foi de Marie est donc un acte d’amour et de


docilité, libre, même s’il a été suscité par Dieu, mystérieux, comme l’est
chaque fois la rencontre entre la grâce et la liberté. C’est la véritable
grandeur personnelle de Marie, sa béatitude confirmée par le Christ lui-
même. « Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as
sucés » (Lc 11, 27), dit une femme dans l’Evangile. La femme proclame
Marie bienheureuse parce qu’elle a porté Jésus ; Elisabeth la proclame
bienheureuse parce qu’elle a cru ; la femme proclame bienheureux le fait de
porter Jésus dans son sein, Jésus proclame bienheureux le fait de le porter
dans son coeur :  « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et
l’observent », répond Jésus. Il aide ainsi la femme, et nous tous, à
comprendre où réside la grandeur personnelle de sa Mère. Qui en effet
« conservait » les paroles de Dieu plus que Marie, dont il est dit deux fois,
dans les Ecritures elles-mêmes, qu’elle « conservait… toutes ces choses, les
méditant dans son coeur » (Lc 2, 19.51) ?
Il ne faudrait pas conclure notre examen de la foi de Marie par l’impression
que Marie a cru une seule fois dans toute sa vie, puis plus rien ; qu’il n’y a eu
qu’un seul grand acte de foi dans la vie de la Vierge. Combien de fois, après
l’Annonciation, Marie aura été martyrisée par l’apparent contraste entre sa
situation et tout ce qui était écrit et connu, concernant la volonté de Dieu,
dans l’Ancien Testament et au sujet de la figure même du Messie ! Le
Concile Vatican II nous a fait un grand don en affirmant que Marie aussi a
marché dans la foi, et même qu’elle a « progressé » dans la foi, c’est-à-dire
qu’elle a grandi et s’est perfectionnée dans la foi12.

3. Croyons, nous aussi !

Passons maintenant de Marie au prêtre. Saint Augustin a écrit : « Marie a


cru et ce qu’elle a cru s’est accompli en elle. Croyons, nous aussi, afin de
pouvoir, nous également, profiter de ce qui s’est accompli en elle »13.
Croyons, nous aussi ! La contemplation de la foi de Marie nous pousse à
renouveler avant tout notre acte personnel de foi et d’abandon à Dieu.
Nous devons et pouvons tous imiter Marie dans sa foi, mais le prêtre doit le
faire de manière toute particulière : « Le juste – dit Dieu – vivra de la foi »
(cf. Ha 2, 4 ; Rm 1, 17). Ceci vaut, de manière spéciale, pour le prêtre. Il est
l’homme de la foi. La foi est ce qui détermine, pour ainsi dire, son « poids
spécifique » et l’efficacité de son ministère.

Les fidèles voient immédiatement si un prêtre ou un pasteur « y croit », s’il


croit en ce qu’il dit et en ce qu’il célèbre. Celui qui, chez un prêtre, cherche
d’abord Dieu, s’en rend compte tout de suite ; celui qui ne cherche pas Dieu
en lui peut être facilement trompé et tromper le prêtre lui-même, en le
faisant se sentir important, brillant, avec son temps alors qu’en réalité il
n’est que « un airain qui résonne et une cymbale qui retentit ».

Même un non croyant qui aborde un prêtre, dans un esprit de recherche,


comprend tout de suite la différence. Ce qui le provoquera et qui parviendra
à le mettre en crise, de façon salutaire, ce ne sont pas en général les
discussions de la foi les plus savantes, mais de se trouver devant quelqu’un
qui croit vraiment de tout son être. La foi est contagieuse. On n’est pas
contaminé par un virus seulement si on en entend parler ou si on l’étudie,
mais si on entre en contact avec lui. C’est la même chose avec la foi.

On souffre parfois, et on se lamente, dans la prière, auprès de Dieu, parce


que les gens quittent l’Eglise, ne rejettent pas le péché, parce que nous
parlons et parlons, en vain. Un jour les apôtres tentèrent de chasser le
démon d’un pauvre garçon mais sans succès. Après que Jésus eût chassé,
lui, l’esprit mauvais, du garçon, ils s’approchèrent de Jésus, en privé, et lui
demandèrent : « Pourquoi nous autres, n’avons-nous pu l’expulser ? ». Et
Jésus répondit :  « Parce que vous avez peu de foi » (Mt 17, 19-20).

Saint Bonaventure raconte comment, un jour, alors qu’il se trouvait sur le


Mont de la Verne, ce que disent les saints Pères lui revint à l’esprit, c’est-à-
dire que par la grâce de l’Esprit Saint et la puissance du Très-Haut, l’âme
pieuse peut spirituellement concevoir par la foi le bienheureux Verbe du
Père, lui donner le jour, lui donner le nom, le chercher et l’adorer avec les
Mages et enfin le présenter à Dieu le Père dans son temple. Il écrivit alors
un opuscule intitulé :  « Les cinq fêtes de l’Enfant Jésus », pour montrer
comment le chrétien peut revivre personnellement ces cinq moments de la
vie de Jésus. Je me limite à ce que saint Bonaventure dit des deux
premières fêtes, la conception et la naissance, en l’appliquant en particulier
au prêtre.

Le prêtre conçoit Jésus quand, mécontent de la vie qu’il mène, stimulé par
de saintes aspirations, animé d’une sainte ardeur et enfin s’étant détaché
résolument de ses vieilles habitudes et défauts, il est comme
spirituellement fécondé par la grâce de l’Esprit Saint et conçoit l’intention
d’une vie nouvelle.

Une fois conçu, le bienheureux Fils de Dieu naît dans le coeur du prêtre,
quand, après avoir opéré un sain discernement, demandé conseil de façon
opportune, invoqué l’aide de Dieu, il met immédiatement en oeuvre sa
sainte intention, en commençant à accomplir ce qui depuis un moment
était en train de mûrir, mais qu’il avait toujours reporté, craignant de ne pas
en être capable.

Cette intention de vie nouvelle doit cependant se traduire immédiatement,


sans délai, en quelque chose de concret, un changement, si possible
également externe et visible, de notre vie et de nos habitudes. Si l’intention
n’est pas mise en pratique, Jésus est conçu mais ne voit pas le jour. Ce
sera l’un des nombreux avortements spirituels dont le monde des âmes est
malheureusement rempli.

Il y a deux paroles très brèves que Marie prononça au moment de


l’Annonciation et que le prêtre prononce au moment de son
ordination : « Me voici ! » et « Amen », ou « oui ». Je me souviens du
moment où je me trouvais devant l’autel pour mon ordination, avec une
dizaine de mes compagnons. A un moment donné mon nom fut prononcé
et je répondis, rempli d’émotion :  « Me voici ! ».

Au cours du rite, quelques questions nous furent posées : « Veux-tu exercer


ton ministère sacerdotal toute ta vie ? », « Veux-tu accomplir dignement et
fidèlement le ministère de la parole dans la prédication ? », « Veux-tu
célébrer avec dévotion et fidélité les mystères du Christ ? ». A chaque
question, nous répondions : « Oui, je le veux ! »

Le renouveau spirituel du prêtre catholique, souhaité par le Saint-Père, sera


proportionnel à l’élan avec lequel chacun d’entre nous, prêtres et évêques
de l’Eglise, sera capable de prononcer à nouveau un joyeux :  « Me voici ! »
et « Oui, je le veux ! », en faisant revivre l’onction reçue à l’ordination. Jésus
est entré dans le monde en disant : « Voici… je viens, pour faire, Ô Dieu, ta
volonté » (He 10, 7). Nous l’accueillons, cette année, à Noël, par ces mêmes
paroles. « Voici, je viens, Seigneur Jésus, pour faire ta volonté ! »

Texte original :  italien

Traduction française :  Zenit

1 Ps. Saint Epiphane II, Omelia in lode della Vergine (PG 43, 497)

2 Cf. Sur l’ensemble de la question, R. Laurentin, Maria – ecclesia –


sacerdotium, Paris1952 ; art. « Prêtres »  in Nouveau Dictionaire de
Mariologie, Ed. Paoline 1985, 1231-1242.

3 Paul VI, Audience générale du 7 octobre 1964.

4 St. Augustin, Discorsi 72 A, 8 (Misc. août. I, p.164).

5 Lumen gentium, 64.

6 Clemente Alessandrino, Pedagogo, I, 6.

7 B. Isaac de l’Etoile, Discorsi 51 (PL 194, 1863).

8 Tertullien, De carne Christi, 20-21 (CCL 2, 910 ss.).

9 St. Augustin, Discorsi 215, 4 (PL 38,1074).

10 C. Carretto, Beata te che hai creduto, Ed. Paoline 1986, pp. 9 ss.

11 E. De Luca, In nome della madre, Feltrinelli, Milan 2006, pp. 66 ss.

12 Lumen gentium, 58.

13 Saint Augustin, Discorsi, 215,4 (PL 38, 1074).

Première prédication de l´Avent au Vatican,


par le père Cantalamessa
En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine
DÉCEMBRE 04, 2009 00:00ZENIT STAFFCAUSES DES SAINTS

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ROME, Vendredi 4 décembre 2009 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous


le texte intégral de la première prédication de l’Avent prononcée ce vendredi
matin par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison
pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la
chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

Première prédication

« Serviteurs et amis de Jésus Christ »

1. A la source de tout sacerdoce

Dans le choix du thème à proposer pour ces prédications à la Maison


pontificale j’essaie toujours de me laisser guider par la grâce particulière
que l’Eglise est en train de vivre. L’an dernier, c’était la grâce de l’Année
Saint-Paul, cette année, c’est la grâce de l’Année sacerdotale que nous vous
sommes tous, Saint-Père, profondément reconnaissants d’avoir proclamée.

Le Concile Vatican II a consacré un document entier, le Presbyteroroum


ordinis, au thème du sacerdoce ; en 1992, Jean-Paul II a adressé à toute
l’Eglise l’exhortation post-synodale Pastores dabo vobis, sur la formation
des prêtres dans les circonstances actuelles ; en convoquant cette Année
sacerdotale, le Souverain Pontife actuel a tracé un bref mais intense profil
du prêtre à la lumière de la vie du saint Curé d’Ars. Il y a eu d’innombrables
interventions d’évêques particuliers sur ce thème, sans parler des livres
écrits sur la figure et la mission du prêtre, au cours du siècle qui vient de
s’achever, dont certains constituent de très grandes œuvres littéraires.

Que peut-on ajouter à tout cela dans le bref temps d’une méditation ? Je me
sens encouragé par le dicton par lequel, je me souviens, un prédicateur
commençait son cours d’exercices : « Non nova ut sciatis, sed vetera ut
faciatis » : l’important n’est pas de connaître des choses nouvelles, mais de
mettre en pratique celles que l’on connaît. Je renonce par conséquent à
toute tentative de synthèse doctrinale, de présentations globales ou de
profils idéaux sur le prêtre (je n’en aurais ni le temps, ni la capacité) et je
tente, si possible, de faire vibrer notre cœur sacerdotal, au contact de
quelque parole de Dieu.

La parole des Ecritures qui nous servira de fil conducteur est 1 Corinthiens
4, 1 dont nombre d’entre nous se souviennent dans la traduction latine de la
Vulgate : « Sic nos existimet homo ut ministros Christi et dispensatores
mysteriorum Dei » : « Qu’on nous regarde donc comme des serviteurs du
Christ et des intendants des mystères de Dieu ». Nous pouvons y ajouter,
pour certains aspects, la définition de la Lettre aux Hébreux : « Tout grand
prêtre, en effet, pris d’entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur
des hommes dans leurs relations avec Dieu » (He 5, 1).

Ces phrases ont l’avantage de nous ramener aux racines communes de


tout sacerdoce, c’est-à-dire au stade de la révélation où le ministère
apostolique ne s’est pas encore diversifié, donnant lieu à trois degrés
canoniques d’évêques, prêtres et diacres qui, au moins en ce qui concerne
les fonctions respectives, ne deviendront clairs qu’avec saint Ignace
d’Antioche, au début du IIe siècle. Cette racine commune est mise en
lumière par le Catéchisme de l’Eglise catholique qui définit l’Ordre sacré
comme « le sacrement grâce auquel la mission confiée par le Christ à ses
Apôtres continue à être exercée dans l’Église jusqu’à la fin des temps : il est
donc le sacrement du ministère apostolique » (n. 1536).

C’est à ce stade initial que nous tenterons de nous référer le plus possible
dans nos méditations, afin de recueillir l’essence du ministère sacerdotal.
Pendant cet Avent, nous ne prendrons en considération que la première
partie de la phrase de l’Apôtre : « Serviteurs du Christ ». Si Dieu le veut, nous
poursuivrons notre réflexion pendant le Carême, en méditant sur ce que
signifie pour un prêtre être « administrateur des mystères de Dieu » et quels
sont les mystères qu’il doit administrer.

« Serviteurs du Christ ! » (avec le point d’exclamation, pour indiquer la


grandeur, la dignité et la beauté de ce titre) : voilà la parole qui devrait
toucher notre cœur dans cette méditation et le faire vibrer d’un saint
orgueil. Ici, il n’est pas question des services pratiques ou ministériels,
comme administrer la parole et les sacrements (de cela, comme je le disais,
nous parlerons pendant le Carême) ; nous ne parlons pas, en d’autres
termes, du service en tant que acte, mais du service en tant qu’état, en tant
que vocation fondamentale et en tant qu’identité du prêtre, et nous en
parlons dans le sens et l’esprit même de Paul qui, au début de ses lettres se
présente toujours ainsi : « Paul, serviteur du Christ Jésus, apôtre par
vocation ».

Sur le passeport invisible du prêtre, celui avec lequel il se présente chaque


jour devant Dieu et devant son peuple, à côté de « profession », on devrait
pouvoir lire : « Serviteur de Jésus Christ ». Tous les chrétiens sont
naturellement serviteurs du Christ, mais le prêtre l’est à un titre et dans un
sens tout particulier, de même que tous les baptisés sont prêtres, mais le
ministre ordonné l’est à un titre et dans un sens différent et supérieur.

2. Continuateurs de l’œuvre du Christ

Le service essentiel que le prêtre est appelé à rendre au Christ est celui de
continuer son œuvre dans le monde : « Comme le Père m’a envoyé, moi
aussi je vous envoie » (Jn 20, 21). Dans sa célèbre Lettre aux Corinthiens, le
Pape saint Clément commente : « Le Christ est envoyé par Dieu et les
Apôtres par le Christ… Ceux-ci, qui prêchaient partout dans les campagnes
et dans les villes, nommèrent leurs premiers successeurs, qui ont été mis à
l’épreuve par l’Esprit, pour être évêques et diacres ». Le Christ est envoyé
par le Père, les apôtres par le Christ, les évêques par les apôtres : ceci est la
première énonciation claire du principe de la succession apostolique.

Mais cette parole de Jésus n’a pas uniquement une signification juridique
et formelle. En d’autres termes, elle ne fonde pas seulement le droit des
ministres ordonnés de parler en tant qu’ « envoyés » du Christ ; elle indique
également le motif et le contenu de ce mandat qui est le même que le
mandat par lequel le Père a envoyé son Fils dans le monde. Et pourquoi
Dieu a-t-il envoyé son Fils dans le monde ? Ici également nous renonçons à
des réponses globales, exhaustives, pour lesquelles il faudrait lire tout
l’évangile ; seulement quelques déclarations programmatiques de Jésus.

Devant Pilate, il affirme solennellement : « Je ne suis venu dans le monde,


que pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37). Continuer l’œuvre du
Christ comporte donc, pour le prêtre, le fait de rendre témoignage à la
vérité, de faire briller la lumière du vrai. Il faut seulement tenir compte de la
double signification du mot vérité, aletheia, chez Jean. Cette signification
oscille entre la réalité divine et la connaissance de la réalité divine, entre une
signification ontologique ou objective et une signification gnoséologique ou
subjective. La vérité est « la réalité éternelle telle qu’elle a été révélée aux
hommes, qui se réfère aussi bien à la réalité elle-même qu’à sa
révélation »1.

L’interprétation traditionnelle a compris la « vérité » surtout dans le sens de


révélation et connaissance de la vérité ; en d’autres termes, comme vérité
dogmatique. Ceci est certes une tâche essentielle. L’Eglise, dans son
ensemble, l’accomplit à travers le magistère, des conciles, des théologiens,
et le prêtre individuel qui prêche au peuple la « saine doctrine ».

Cependant, il ne faut pas oublier l’autre signification de la vérité, chez Jean :


celle de réalité con
nue, plus que de connaissance de la réalité. A la lumière de cela, la tâche de
l’Eglise et de chaque prêtre ne se limite pas à proclamer les vérités de la foi,
mais doit aider à en faire l’expérience, à entrer dans une relation profonde
et personnelle avec la réalité de Dieu, à travers l’Esprit Saint.
« La foi, a écrit saint Thomas d’Aquin, ne se termine pas à l’énoncé, mais à
la chose » (« Fides non terminatur ad enuntiabile sed ad rem  »). De la même
manière, les maîtres de la foi ne peuvent pas se contenter d’enseigner les
soi-disant vérités de foi, ils doivent aider les personnes à puiser la « chose »,
à ne pas avoir seulement une idée de Dieu mais à faire l’expérience de Dieu,
selon le sens biblique de connaître, différent, comme nous le savons, du
sens grec et philosophique.

La déclaration que Jésus prononce en présence de Nicodème est une autre


déclaration programmatique d’intentions : « Dieu n’a pas envoyé son Fils
dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par
lui » (Jn 3, 17). Cette phrase doit être lue à la lumière de celle qui vient juste
avant : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que
quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle ». Jésus est
venu révéler aux hommes la volonté salvifique et l’amour miséricordieux du
Père. Toute sa prédication est résumée dans la parole qu’il adresse à ses
disciples lors de la dernière Cène : « Le Père lui-même vous aime ! » (Jn 16,
27).

Etre continuateur de l’œuvre du Christ, dans le monde, signifie adopter


précisément cette attitude de fond vis-à-vis des personnes, également
celles qui sont le plus éloignées. Ne pas juger, mais sauver. La manière de
traiter les personnes, sur laquelle la Lettre aux Hébreux insiste le plus en
décrivant la figure du Christ comme Grand Prêtre, et de tout prêtre, ne
devrait pas passer inaperçue : la sympathie, le sens de la solidarité, la
compassion pour le peuple.

Il est dit du Christ : « Nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à


compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière
semblable, à l’exception du péché ». Il est dit du prêtre humain que « pris
d’entre les hommes », il « est établi pour intervenir en faveur des hommes
dans leurs relations avec Dieu, afin d’offrir dons et sacrifices pour les
péchés. Il peut ressentir de la commisération pour les ignorants et les
égarés, puisqu’il est lui-même également enveloppé de faiblesse, et qu’à
cause d’elle, il doit offrir pour lui-même des sacrifices pour le péché,
comme il le fait pour le peuple » (He 4, 15-5, 1-3).

Il est vrai que dans les évangiles, Jésus se montre aussi sévère, juge et
condamne. Mais avec qui le fait-il ? Pas avec les gens simples qui le
suivaient et venaient l’écouter, mais avec les hypocrites, ceux qui se
suffisent à eux-mêmes, les maîtres et les guides du peuple. Jésus n’était
vraiment pas, comme on le dit de certains hommes politiques : « fort avec
les faibles et faible avec les forts ». Il était tout le contraire !

3. Continuateurs, pas successeurs

Mais dans quel sens pouvons-nous parler des prêtres en tant que
continuateurs de l’œuvre du Christ ? Dans toute institution humaine, comme
l’empire romain à l’époque, les ordres religieux et toutes les entreprises du
monde, aujourd’hui, les successeurs continuent l’œuvre, mais pas
la personne du fondateur. Le fondateur est parfois corrigé, dépassé et
même renié. Il n’en est pas ainsi dans l’Eglise. Jésus n’a pas de
successeurs parce qu’il n’est pas mort, il est vivant ; « ressuscité des
morts… la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui ».

Quelle sera alors la tâche de ses ministres ? Celle de le représenter, c’est-à-


dire de le rendre présent, de donner une forme visible à sa présence
invisible. C’est en cela que consiste la dimension prophétique du
sacerdoce. Avant le Christ, la prophétie consistait essentiellement à
annoncer un salut futur, « dans les derniers jours », après lui, elle consiste à
révéler au monde la présence cachée du Christ, à crier comme Jean-
Baptiste : « Au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez
pas ».
Un jour, quelques Grecs « s’avancèrent vers Philippe… et ils lui firent cette
demande : ‘Seigneur, nous voulons voir Jésus’ » (Jn 12, 21). C’est la
demande, plus ou moins explicite, qu’a dans le cœur toute personne qui
s’approche aujourd’hui d’un prêtre.

Saint Grégoire de Nysse a forgé une expression célèbre, généralement


appliquée à l’expérience des mystiques : « Sentiment de présence »2. Le
sentiment de présence est plus que la simple foi dans la présence du Christ
; c’est avoir le sentiment vivant, la perception presque physique de sa
présence de Ressuscité. Si cela est vraiment de la mystique, ça signifie que
tout prêtre doit être un mystique, ou au moins un « mystagogue », celui qui
introduit les personnes dans le mystère de Dieu et du Christ, comme en les
tenant par la main.

La tâche du prêtre n’est pas différente, même si elle lui est subordonnée, à
celle que le Saint-Père indiquait comme une priorité absolue du successeur
de Pierre et de l’Eglise tout entière dans la lettre adressée aux évêques le 10
mars dernier : « À notre époque où dans de vastes régions de la terre la foi
risque de s’éteindre comme une flamme qui ne trouve plus à s’alimenter, la
priorité qui prédomine est de rendre Dieu présent dans ce monde et d’ouvrir
aux hommes l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quelconque, mais à ce Dieu
qui a parlé sur le Sinaï ; à ce Dieu dont nous reconnaissons le visage dans
l’amour poussé jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1) – en Jésus Christ crucifié et
ressuscité… Conduire les hommes vers Dieu, vers le Dieu qui parle dans la
Bible : c’est la priorité suprême et fondamentale de l’Église et du
Successeur de Pierre aujourd’hui ».

4. Serviteurs et amis

Mais nous devons maintenant faire un pas en avant dans notre réflexion.
« Serviteurs de Jésus Christ ! » : ce titre ne devrait jamais se trouver seul ; il
faut toujours y ajouter, au moins dans notre cœur, un autre titre : celui
d’amis !

La racine commune à tous les ministères ordonnés qui se profileront par la


suite, est le choix des Douze, que fit un jour Jésus ; c’est ce qui, de
l’institution sacerdotale, remonte au Jésus historique. La liturgie place, il est
vrai, l’institution du sacerdoce, le Jeudi saint, à cause de la parole que
Jésus prononça après l’institution de l’Eucharistie : « Faites ceci en
mémoire de moi ». Mais cette parole suppose aussi le choix des Douze,
sans parler du fait que, prise seule, elle justifierait le rôle de sacrificateur et
liturge du prêtre, mais pas celui, tout aussi fondamental, d’annonciateur de
l’évangile.

Maintenant, qu’a dit Jésus à cette occasion ? Pourquoi a-t-il choisi les
Douze, après avoir prié toute la nuit ? « Et il en institua Douze pour être ses
compagnons et pour les envoyer prêcher » (Mc 3, 14-15). Etre avec Jésus et
aller prêcher : être et aller, recevoir et donner : voilà en quelques mots
l’essentiel de la tâche des collaborateurs du Christ.

Etre « avec » Jésus ne signifie bien sûr pas seulement une proximité
physique ; il y a là, déjà, à l’état embryonnaire, toute la richesse que Paul
renfermera dans la formule dense « en Christ » ou « avec le Christ ». Cela
signifie partager tout de Jésus : sa vie itinérante, certes, mais aussi ses
pensées, ses objectifs, son esprit. Le mot « compagnon » vient du latin
médiéval et signifie celui qui a en commun (con-) le pain (panis), qui mange
le même pain.

Dans ses discours d’adieu, Jésus fait un pas supplémentaire en complétant


le titre de compagnons par celui d’amis : « Je ne vous appelle plus servit
eurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous
appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai
fait connaître » (Jn 15, 15).
Il y a quelque chose de touchant dans cette déclaration d’amour de Jésus.
Je me souviendrai toujours du moment où il me fut donné, à moi aussi,
l’espace d’un instant, de goûter un peu de cette émotion. Lors d’une
rencontre de prière, quelqu’un avait ouvert la Bible et avait lu un passage de
Jean. Le mot « ami » m’a touché avec une profondeur inouïe ; il a remué
quelque chose en moi, au point que pendant tout le reste de la journée je ne
cessais de me répéter à moi-même, rempli d’étonnement et d’incrédulité : Il
m’a appelé ami ! Jésus de Nazareth, le Seigneur, mon Dieu ! Il m’a appelé
ami ! Je suis son ami ! Et j’avais l’impression qu’avec une telle certitude, on
pouvait voler sur les toits de la ville et même traverser le feu.

Quand il parle de l’amour de Jésus Christ, saint Paul semble toujours


« ému » : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? » (Rm 8, 35), « il m’a
aimé et s’est livré pour moi ! » (Ga 2, 20). Nous avons tendance à nous
méfier de l’émotion et même à en avoir honte. Nous ne savons pas de
quelle richesse nous nous privons. Jésus « frémit en son esprit », « se
troubla » et « pleura » devant la veuve de Naïn (cf. Lc 7, 13) et les sœurs de
Lazare (cf. Jn 11, 33.35). Un prêtre capable de s’émouvoir quand il parle de
l’amour de Dieu et de la souffrance du Christ ou quand il reçoit la
confidence d’une grande souffrance, est bien plus convainquant qu’avec
des raisonnements infinis. S’émouvoir ne signifie pas forcément se mettre
à pleurer ; c’est quelque chose que l’on perçoit dans les yeux, dans la voix.
La Bible est remplie du pathos de Dieu.

5. L’âme de tout sacerdoce

Une relation personnelle, pleine de confiance et d’amitié, avec la personne


de Jésus, constitue l’âme de tout sacerdoce. En vue de l’année sacerdotale,
j’ai relu le livre de Dom Chautard « L’âme de tout apostolat » qui fit tant de
bien et secoua tant de consciences dans les années précédant le concile. A
une époque où les « œuvres paroissiales » telles que le cinéma, les
patronages, les initiatives sociales, les cercles culturels, suscitaient un
grand enthousiasme, l’auteur ramenait brusquement le discours au cœur du
problème, en dénonçant le danger d’un activisme vide. « Dieu, écrivait-il,
veut que Jésus soit la vie des œuvres ».

Il ne réduisait pas l’importance des activités pastorales, bien au contraire,


mais il affirmait que sans une vie d’union avec le Christ, celles-ci n’étaient
que des « béquilles » ou, comme les définissait saint Bernard, de « maudites
occupations ». Jésus dit à Pierre : « Simon, m’aimes-tu ? Pais mes brebis ».
L’action pastorale de tout ministre de l’Eglise, du pape jusqu’au dernier
prêtre, n’est que l’expression concrète de l’amour pour le Christ. M’aimes-
tu ? Alors, pais ! L’amour pour Jésus est ce qui fait la différence entre le
prêtre fonctionnaire et manager et le prêtre serviteur du Christ et
dispensateur des mystères de Dieu.

Le livre de Dom Chautard aurait très bien pu avoir pour titre « L’âme de tout
sacerdoce », parce que c’est du prêtre dont il est question, en pratique, dans
l’ensemble de l’ouvrage, comme agent et responsable en première ligne de
la pastorale de l’Eglise. A l’époque, le danger contre lequel on voulait réagir
était l’« américanisme ». L’Abbé fait en effet souvent référence à la lettre de
Léon XIII « Testem benevolentiae » qui avait condamné cette « hérésie ».

Aujourd’hui, cette hérésie, si l’on peut parler d’hérésie, n’est plus seulement
« américaine ». C’est une menace qui constitue un piège pour le clergé de
toute l’Eglise, notamment à cause de la diminution du nombre de prêtres, et
qui s’appelle activisme frénétique. (Du reste, une bonne partie des requêtes
qui provenaient, à l’époque, des chrétiens des Etats-Unis, et en particulier du
mouvement créé par le serviteur de Dieu Isaac Hecker, fondateur
des Paulist Fathers, qualifiées d’ « américanisme », comme par exemple la
liberté de conscience et la nécessité d’un dialogue avec le monde moderne,
n’étaient pas des hérésies, mais des requêtes prophétiques que le Concile
Vatican II, fera, en partie, siennes !).

Le premier pas, pour faire de Jésus l’âme de son sacerdoce, est de passer
du Jésus personnage au Jésus personne. Le personnage est celui duquel
on peut parler à l’envi, mais auquel et avec lequel personne ne songe à
parler. On peut parler d’Alexandre le Grand, de Jules César, de Napoléon,
autant qu’on le souhaite, mais si quelqu’un affirmait parler avec l’un d’eux,
on l’enverrait immédiatement voir un psychiatre. La personne, en revanche,
est quelqu’un avec qui et auquel on peut parler. Tant que Jésus reste un
ensemble de nouvelles, de dogmes ou d’hérésies, quelqu’un que l’on place
instinctivement dans le passé, un souvenir, et non une présence, c’est un
personnage. Il faut se convaincre qu’il est vivant et présent, et qu’il est plus
important de parler avec lui que de parler de lui.

L’une des caractéristiques les plus belles de la figure de don Camillo, de


Guareschi, en tenant bien sûr compte du genre littéraire adopté, est sa
manière de parler, à voix haute, avec Jésus sur la Croix, de tout ce qui se
passe dans la paroisse. Si nous prenions l’habitude de le faire, de façon
aussi spontanée, avec nos propres mots, combien de choses changeraient
dans notre vie sacerdotale ! Nous nous rendrions compte que nous ne
parlons jamais dans le vide, mais à quelqu’un qui est présent, écoute et
répond, même s’il ne le fait pas à voix haute comme avec Don Camillo.

6. Mettre les « gros cailloux » à l’abri

De même qu’en Dieu toute l’œuvre extérieure de la création jaillit de sa vie


intime, « du flux incessant de son amour », et de même que toute l’activité
du Christ jaillit de son dialogue ininterrompu avec le Père, ainsi, toutes les
œuvres du prêtre doivent être le prolongement de son union avec le Christ.
« Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie », signifie aussi
cela : « Je suis venu dans le monde sans me séparer du Père, vous, allez
dans le monde sans vous séparer de moi ».
Lorsque ce contact s’interrompt, c’est comme lorsqu’il y a une coupure de
courant dans une maison. Tout s’arrête, il fait noir, ou, s’il s’agit de
l’approvisionnement en eau, les robinets ne donnent plus d’eau. On entend
parfois dire : Comment peut-on rester prier tranquillement quand tant de
besoins réclament notre présence ? Comment peut-on ne pas courir quand
la maison brûle ? C’est vrai, mais imaginons ce qui arriverait à une équipe
de pompiers qui accourrait, toutes sirènes hurlantes, pour éteindre un
incendie et, parvenue sur le lieu de l’incendie, réaliserait qu’elle n’a pas de
citerne, et donc pas même une goutte d’eau. C’est ce qui nous arrive, quand
nous courrons prêcher ou accomplir tout autre ministère, vides de prière et
d’Esprit Saint.

J’ai lu quelque part une histoire qui s’applique, me semble-t-il, de façon


exemplaire, aux prêtres. Un jour, un vieux professeur fut appelé à intervenir,
en tant qu’expert, sur la planification la plus efficace de son temps, devant
les cadres supérieurs de quelques grosses compagnies d’Amérique du
Nord. Il décida de tenter une expérience. Debout, il prit, de dessous la table,
un grand vase en verre, vide. Il prit également une douzaine de cailloux de la
grandeur d’une balle de tennis qu’il déposa un à un, délicatement, dans le
vase, jusqu’en haut. Quand in ne fut plus possible d’ajouter des cailloux, il
demanda aux élèves : « Le vase vous semble-t-il plein ? » et tous
répondirent : « Oui ! ».

Il se pencha à nouveau et prit, de dessous la table, une boîte remplie de


gravillon qu’il versa sur les
gros cailloux, en bougeant le vase pour que le gravillon puisse descendre
entre les gros cailloux jusqu’au fond. « Et maintenant, le vase est-il plein ? »
demanda-t-il. Devenus plus prudents, les élèves commencèrent à
comprendre et répondirent : « Peut-être pas encore ». Le vieux professeur
se pencha à nouveau et pris cette fois un sachet de sable qu’il versa dans le
vase. Le sable remplit les espaces entre les cailloux et le gravillon. Il
demanda à nouveau : « Et maintenant, il est plein ? ». Tous, sans hésiter,
répondirent : « Non ! ». En effet, le professeur prit la carafe qui se trouvait
sur la table et versa l’eau jusqu’au ce que le vase fut rempli.
Puis il demanda : « Quelle grande vérité nous montre cette expérience ? ».
Le plus audacieux répondit : « Cela montre que même quand notre emploi
du temps est complètement rempli, avec un peu de bonne volonté, on peut
toujours y ajouter un engagement supplémentaire, une autre chose à
faire ». « Non », répondit le professeur. « Cette expérience montre que si l’on
ne met pas d’abord les gros cailloux dans le vase, on ne réussira jamais
plus à les faire entrer ». « Quels sont les gros cailloux, les priorités, dans
votre vie ? L’important est de mettre ces gros cailloux d’abord dans vos
emplois du temps ».

Saint Pierre a indiqué, une fois pour toutes, quels sont les gros cailloux, les
priorités absolues des apôtres et de leurs successeurs, évêques et prêtres :
« Quant à nous, nous resterons assidus à la prière et au service de la
Parole » (Ac 6, 4).

Nous les prêtres, plus que quiconque, sommes exposés au danger de


sacrifier l’important au profit de l’urgent. La prière, la préparation de
l’homélie ou la préparation à la messe, l’étude et la formation, sont toutes
des choses importantes, mais pas urgentes ; si on les reporte, le monde ne
s’écroule pas, en apparence, alors qu’il y a une quantité de petites choses –
une rencontre, un coup de téléphone, un petit travail matériel – qui sont
urgentes. On finit ainsi par reporter continuellement les choses importantes
à un « plus tard » qui n’arrive jamais.

Pour un prêtre, mettre d’abord les gros cailloux dans le vase peut signifier,
très concrètement, commencer la journée par un temps de prière et de
dialogue avec Dieu, afin que les activités et les engagements divers ne
finissent pas par prendre toute la place.

Je termine par une prière de l’Abbé Chautard, qui est imprimée sur le
programme de ces méditations : O Dieu, donnez à l’Eglise de nombreux
apôtres, mais ravivez dans leur cœur une soif ardente d’intimité avec Vous
ainsi qu’un désir d’œuvrer pour le bien du prochain. Donnez à tous une
activité contemplative et une contemplation active. Ainsi soit-il !

Traduit de l’italien par ZENIT

1H. Dodd, L’interpretazione del Quarto Vangelo, Paideia, Brescia 1974, p.


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2Gregorio Nisseno, Sul Cantico, XI, 5, 2 (PG 44, 1001) (aisthesis parousias)

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