Catalamesa 3
Catalamesa 3
Catalamesa 3
C’est ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui: réveiller chez les
chrétiens, au moins chez ceux qui entendent se consacrer à cette nouvelle
œuvre d’évangélisation, la certitude intime de la vérité de ce qu’ils
annoncent. « L’Eglise, a dit un jour Paul VI, a besoin de retrouver le souci, le
goût et la certitude de sa vérité » . Nous devons être les premiers à croire en
ce que nous annonçons ; mais y croire vraiment. Nous devons pouvoir dire
avec Paul: « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. Et nous, les Apôtres, animés
de cette même foi, nous croyons, nous aussi, et c’est pourquoi nous parlons
» (2 Co 4, 13).
La tâche concrète que les deux paraboles de Jésus nous confie c’est de
semer. Semer à pleines mains, « à temps ou à contretemps » (2 Tm 4,2). Le
semeur de la parabole qui sort semer ne se préoccupe pas qu’une part de la
semence finisse sur la route et une autre part dans les ronces, et dire que
ce semeur, hors de parabole, c’est Jésus lui-même! Car, dans ce cas, on ne
peut pas savoir à l’avance quel terrain se révélera être bon, ou bien dur
comme de l’asphalte et étouffant comme un buisson. C’est ici qu’intervient
la liberté humaine que l’homme ne peut prévoir et que Dieu ne veut pas
violer. Que de fois ne découvre-t-on pas que, parmi les personnes qui ont
écouté tel sermon ou lu tel livre, celle qui l’a vraiment pris au sérieux et en a
eu sa vie changée, c’était celle à laquelle on s’attendait le moins, qui se
trouvait là par hasard ou à contrecœur. Je pourrais moi-même raconter des
dizaines de cas.
Donc semer, et ensuite … aller dormir! Autrement dit semer et ne pas rester
là tout le temps à regarder, quand cela pousse, où cela pousse, de combien
de centimètres cela pousse chaque jour. L’enracinement et la croissance ne
sont pas notre affaire, mais l’affaire de Dieu et de celui qui écoute. Un grand
humoriste anglais du XIXe siècle, Jerome Klapka Jerome, dit que le meilleur
moyen de retarder l’ébullition de la cuisson dans une casserole est de rester
au-dessus et d’attendre avec impatience.
S’il y a une chose que nous pouvons faire, après avoir « semé », c’est d’«
arroser », par la prière, le grain jeté. Terminons donc sur cette prière que la
liturgie nous fait réciter au cours de la Messe « pour l’évangélisation des
peuples »:
UN AMOUR ACTIF
1. L’exercice de la charité
« La soif d’innovations (1) qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés
et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des
régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. En
effet, l’industrie s’est développée et ses méthodes se sont complètement
renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La
richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été
laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute
d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces
faits, sans parler de la corruption des mœurs, ont eu pour résultat un
redoutable conflit ».
A une conclusion analogue à celle marxiste, mais dans une toute autre
intention, était parvenu Nietzsche. Pour lui aussi, le christianisme est né
comme un mouvement de revanche des classes inférieures, mais le
jugement qu’il faut porter sur cela est entièrement négatif. L’évangile
incarne le « ressentiment » des faibles contre les forts ; c’est l’ « inversion
de toutes l
es valeurs », rogner les ailes à l’élan de l’homme vers la grandeur. Tout ce
que Jésus se proposait de faire était de diffuser dans le monde, s’opposant
à la misère humaine, un « royaume des cieux ».
A ces deux écoles – concordantes sur la façon de voir, mais opposées
dans le jugement à porter, – vient s’ajouter une troisième, que nous
pourrions appeler « conservatrice ». Selon cette dernière, Jésus se
désintéresse totalement des problèmes sociaux et économiques ; lui
attribuer ces intérêts serait le diminuer, le « mondaniser », le relativiser. Il
emprunte des images au monde du travail et a pris à cœur les malheureux
et les pauvres, mais il n’a jamais cherché l’amélioration des conditions de
vie des gens dans la vie terrestre.
3. La réflexion théologique : théologie libérale et dialectique
Harnack, de son côté, prend acte que l’évangile ne nous propose pas un
programme social destiné à combattre et abolir la nécessité et la pauvreté,
n’exprime pas de jugements sur l’organisation du travail, et d’autres aspects
de la vie qui sont importants pour nous aujourd’hui, comme l’art et la
science. Mais heureusement, ajoute-t-il, qu’il en est ainsi ! Quel malheur s’il
en avait été autrement et s’il avait cherché à énoncer des règles sur les
rapports entre les classes, les conditions de travail, etc. Pour être
concrètes, ses règles auraient été fatalement liées aux conditions du
monde d’alors (comme le sont de nombreuses institutions et règles
sociales de l’Ancien Testament), donc anachroniques par la suite et plutôt
un « encombrement inutile » pour l’évangile. L’histoire, également du
christianisme, démontre à quel point il est dangereux de se lier à des
organisations sociales et des institutions politiques d’une certaine époque
et combien il est difficile de s’en libérer.
« Pourtant, poursuit Harnack, il n’existe pas d’autre exemple d’une religion
qui soit née avec un verbe social aussi puissant que la religion de l’évangile.
Et pourquoi ? Parce que les paroles « aime ton prochain comme toi-même
» ici sont véritablement prises au sérieux ; parce que, par ces mots, Jésus a
éclairé toute la réalité de la vie, tout l’univers de la faim et de la misère … Au
socialisme fondé sur des intérêts antagonistes, il veut substituer un
socialisme qui se fonde sur la conscience d’une unité spirituelle… La règle
spécieuse du ‘libre jeu des forces’, du ‘vivre et laisser vivre’ – il serait mieux
de dire : vivre et laisser mourir – est en opposition ouverte avec
l’évangile »3.
Le caractère d’actualité de l’évangile réside dans le fait que « tout ce qui est
demandé n’est pas demandé d’une manière générale, par tous et pour tous
les temps, mais par cet homme et peut-être par lui seul, à ce moment-là et
peut-être seulement à ce moment-là ; et cela est demandé non pas sur la
base d’un principe éthique, mais en raison de la situation de décision dans
laquelle Dieu l’a placé lui, et peut-être lui seulement, maintenant et ici »5.
L’impact de l’évangile sur le social passe par l’individu, non à travers la
communauté ou l’institution ecclésiale.
L’apport des encycliques sociales des papes est précisément celui-ci. Elles
se succèdent donc, en reprenant le discours là où les précédentes l’ont
laissé (dans le cas de l’encyclique de Benoît XVI, le discours de la
« Popularum progressio » de Paul VI) et le mettent à jour en fonction des
exigences nouvelles apparues dans une société (ici le phénomène de la
mondialisation) et aussi en fonction d’une interrogation toujours nouvelle
de la parole de Dieu.
La diversité ne réside pas seulement dans les choses qui sont dites et dans
les solutions proposées mais aussi dans le genre adopté et dans l’autorité
de la proposition. Elle consiste, en d’autres termes, dans le passage de la
discussion théologique libre au magistère et d’une intervention sociale de
nature exclusivement « individuelle » (comme celle qui est proposée par la
théologie dialectique) à une intervention communautaire, en tant qu’Eglise
et pas seulement en tant qu’individus.
5. Notre rôle
Terminons par un sujet pratique qui nous interpelle tous, également ceux
d’entre nous qui ne sont pas appelés à travailler directement dans le social.
Nous avons vu l’idée que Nietzsche avait de l’importance sociale de
l’évangile. Ce dernier était effectivement pour lui le fruit d’une révolution,
mais d’une révolution au sens négatif, une régression par rapport à la
civilisation grecque ; c’était la revanche des faibles contre les forts. Ce qu’il
visait surtout, c’était la préférence donnée au fait de servir plutôt que
dominer, de se faire petit plutôt que vouloir se distinguer et aspirer à de
grandes choses.
Il accusait le christianisme pour un des plus beaux cadeaux qu’il avait fait
au monde. Un des principes à travers lesquels l’évangile influence le plus et
de manière la plus bénéfique le social est en effet précisément celui du
service. Ce n’est pas pour rien qu’il occupe une place importante dans la
doctrine sociale de l’Eglise. Jésus a fait du service un des piliers de son
enseignement (Lc 22, 25) ; il affirme lui-même qu’il est venu pour servir et
non pour être servi (Mc 10, 45).
<p>le service="" est="" un="" principe="" universel="" ;="" il="" s'applique="" à="" tous=""
les="" aspects="" de="" la="" vie="" :="" l'etat="" devrait="" être="" au="" des=""
citoyens,="" le="" responsable="" politique="" l'etat,="" médecin="" malades,=""
l'enseignant="" élèves...="" mais="" manière="" toute="" spéciale="" aux="" serviteurs=""
l'eglise.="" n'est="" pas,="" en="" soi,="" une="" vertu="" (la="" diakonia n’est
mentionnée dans aucun catalogue des vertus, ou des fruits de l’Esprit, dans
le Nouveau Testament), mais naît de diverses vertus, surtout de l’humilité et
de la charité. C’est une manière dont se manifeste cet amour qui « ne
recherche pas ses propres intérêts, mais plutôt ceux des autres » (cf. Ph 2,
4), qui donne sans rien attendre en retour.
Contrairement à celui du monde, le service évangélique n’a pas une
connotation d’infériorité, il n’évoque pas celui qui est dans le besoin, mais
plutôt la supériorité, celui qui est placé en haut. Jésus affirme que dans son
Eglise, c’est surtout celui « qui gouverne » qui doit être « comme celui qui
sert » (Lc 22, 26), le premier doit être « le serviteur de tous » (Mc 10, 44).
Nous nous préparons à la béatification de Jean-Paul II. Dans son livre « Don
et mystère », il explique cette signification de l’autorité dans l’Eglise, avec
une image forte. Il s’agit de quelques vers composés par lui à Rome
pendant la période du Concile :
</p>le>
A propos de cette affirmation, Augustin a écrit : « Si, dans toute cette Lettre
de Jean et dans toutes les pages de l’Ecriture, il n’y avait aucun autre éloge
de l’amour que cette seule parole, que Dieu est amour…, nous ne devrions
demander rien de plus »2. Toute la Bible ne fait que « raconter l’amour de
Dieu »3. C’est la nouvelle qui soutient et explique toutes les autres. On
discute à n’en plus finir, et cela ne date pas d’aujourd’hui, pour savoir si Dieu
existe ; mais je crois que la chose la plus importante n’est pas de savoir si
Dieu existe, mais s’il est amour4. Si, par hasard, il existait mais n’était pas
amour, il y aurait bien plus à craindre qu’à se réjouir de son existence,
comme cela a été le cas dans divers peuples et civilisations. La foi
chrétienne nous garantit justement ceci : Dieu existe et il est amour !
L’homme connaît par expérience un autre type d’amour, celui dont on dit
qu’il est « fort comme la Mort et ses traits sont des traits de feu » (cf. Ct 8,
6). Et Dieu a même recours dans la Bible à ce type d’amour, pour nous
donner une idée de son amour passionné pour nous. Toutes les phases et
les vicissitudes de l’amour sont évoquées et utilisées à cette fin :
l’enchantement de l’amour naissant au moment des fiançailles (cf. Jr 2, 2) ;
la plénitude de la joie le jour du mariage (cf. Is 62, 5) ; le drame de la rupture
(cf. Os 2, 4 ss) et enfin le rétablissement, plein d’espérance, du lien ancien
(cf. Os 2, 16 ; Is 54, 8).
En premier lieu, dit Scot, Dieu s’aime lui-même ; en deuxième lieu, il veut être
aimé par d’autres êtres ( secundo vult alios habere condiligentes ). S’il
décide l’incarnation, c’est pour qu’il y ait un autre être qui l’aime d’un amour
le plus grand possible, en dehors de lui-même7. L’incarnation aurait donc
eu lieu même si Adam n’avait pas péché. Le Christ a été le premier pensé, le
premier voulu, le « Premier-Né de toute créature » (Col 1,15), non la solution
à un problème intervenu à la suite du péché d’Adam.
Saint Paul forge une expression appropriée pour cette nouvelle modalité de
l’amour de Dieu, il l’appelle « l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus
» (Rm 8, 39). Si, comme nous le disions la dernière fois, notre amour pour
Dieu doit désormais s’exprimer concrètement en amour pour le Christ, c’est
parce que tout amour de Dieu pour nous s’est d’abord exprimé et recueilli
dans le Christ.
Mais qu’est ce que cet amour reversé dans notre coeur à travers le baptêm
e ? Un sentiment de Dieu pour nous ? Une attitude bienveillante à notre
égard ? Une inclination ? C’est-à-dire quelque chose d’intentionnel ? C’est
bien plus que cela ; c’est quelque chose de réel. C’est, littéralement,
l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour qui circule dans la Trinité entre le Père
et le Fils et qui, à travers l’incarnation, a pris une forme humaine et devient
maintenant participant de nous-mêmes en « demeurant » en nous. « Mon
Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure
chez lui » (Jn 14, 23).
Nous devenons « participants de la divine nature » (2 P 1, 4), c’est-à-dire
participants de l’amour divin. Nous nous retrouvons, par grâce, explique
saint Jean de la Croix, dans le tourbillon d’amour qui passe depuis toujours,
dans la Trinité, entre le Père et le Fils9. Mieux encore : dans le tourbillon
d’amour qui passe, maintenant, au ciel, entre le Père et son Fils Jésus Christ
ressuscité d’entre les morts, dont nous sommes les membres.
La foi, par conséquent. Mais ici, il s’agit d’une foi spéciale : la foi-
étonnement, la foi incrédule (un paradoxe, je sais, mais c’est bien ça !), la foi
qui ne réussit pas à comprendre ce à quoi elle croit, même si elle y croit.
Comment se peut-il que Dieu, infiniment heureux dans son éternité
tranquille, ait eu le désir non seulement de nous créer mais aussi de venir,
en personne, souffrir au milieu de nous ? Comment cela est-il possible ? Eh
bien, c’est cela la foi-étonnement, la foi qui rend heureux.
On dirait qu’il s’agit d’une foi facile et agréable ; et pourtant c’est peut-être la
chose la plus difficile qui soit, même pour nous, créatures humaines.
Croyons-nous vraiment que Dieu nous aime ? Ce n’est pas que nous n’y
croyons pas vraiment, mais au moins que nous n’y croyons pas assez ! Si
nous y croyions, notre vie, nous-mêmes, les choses, les événements, la
souffrance même, tout se transformerait immédiatement sous nos yeux.
Nous serions aujourd’hui même au paradis parce que le paradis n’est rien
d’autre que cela : jouir pleinement de l’amour de Dieu.
Le monde a fait qu’il est de plus en plus difficile de croire à l’amour. Qui a
été trahi ou blessé un jour, a peur d’aimer et d’être aimé parce qu’il sait
combien cela fait mal d’être trompé. Si bien que la foule de ceux qui ne
réussissent pas à croire à l’amour de Dieu – et même à n’importe quel
amour – ne cesse de grossir ; la marque de notre culture sécularisée est le
désenchantement et le cynisme. Sur le plan personnel il y a ensuite
l’expérience de notre pauvreté et de notre misère qui nous fait dire : « Oui,
cet amour de Dieu est beau, mais il n’est pas pour moi ! Je n’en suis pas
digne… ».
Les hommes ont besoin de savoir que Dieu les aime et personne mieux que
les disciples du Christ n’est en mesure de leur apporter cette bonne
nouvelle. D’autres, à travers le monde, partagent avec les chrétiens la
crainte de Dieu, la préoccupation pour la justice sociale et le respect de
l’homme, pour la paix et la tolérance ; mais personne – je dis bien personne
– ni parmi les philosophes, ni parmi les religions, ne dit à l’homme que Dieu
l’aime, qu’il l’a aimé le premier, qu’il l’aime d’un amour de miséricorde et de
désir : avec eros et agape.
Saint Paul nous suggère une méthode pour appliquer la lumière de l’amour
de Dieu à notre existence concrète. Voici ce qu’il écrit : « Qui nous séparera
de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la
nudité, les périls, le glaive ? (…) Mais en tout cela nous sommes les grands
vainqueurs par celui qui nous a aimés » (Rm 8, 35-37). Les périls et les
ennemis de l’amour de Dieu qu’il énumère sont ceux qu’il a, de fait,
expérimentés durant sa vie : l’angoisse, la persécution, le glaive… (cf. 2 Co
11, 23 ss). Il les passe en revue dans son esprit et constate qu’aucun d’eux
n’est assez fort pour l’emporter dans une confrontation avec la pensée de
l’amour de Dieu.
Nous sommes invités à faire comme lui : à regarder notre vie, telle qu’elle
se présente, à faire remonter à la surface les peurs qui s’y cachent, les
tristesses, les menaces, les complexes, tel défaut physique ou moral, ce
souvenir pénible qui nous humilie, et à tout exposer à la lumière de la
pensée que Dieu nous aime.
Nous pouvons faire la même chose : regarder le monde qui nous entoure et
qui nous fait peur. La « hauteur » et la « profondeur » sont pour nous
aujourd’hui l’infiniment grand, vers le haut et l’infiniment petit, vers le bas,
l’univers et l’atome. Tout est prêt à nous écraser ; l’homme est faible et seul,
dans un univers tellement plus grand que lui et devenu même encore plus
menaçant après les découvertes scientifiques qu’il a faites et qu’il ne
réussit pas à maîtriser, comme nous le montre de façon dramatique
l’affaire des réacteurs nucléaires de Fukushima.
Tout peut être remis en question, toutes les sécurités peuvent venir à nous
manquer mais jamais celle-ci : que Dieu nous aim
e et est plus fort que tout. « Le secours me vient du Seigneur qui a fait le
ciel et la terre ».
Traduit de l’italien par ZENIT
6 Seneca, De Providentia, 2, 5 s.
7 Duns Scoto, Opus Oxoniense, I,d.17, q.3, n.31; Rep., II, d.27, q. un., n.3
Troisième prédication
1. La joie eschatologique
Il ne s’agit pas de bribes de joie par-ci par-là, mais bien d’un accès de joie,
d’une joie calme et profonde qui parcourt les « évangiles de l’enfance », du
début jusqu’à la fin, se manifestant de mille manières différentes: avec élan,
comme Marie qui se lève pour se rendre chez Elisabeth, et les bergers pour
aller voir l’Enfant Jésus, ou par des gestes humbles et typiques de la joie
qui accompagne une visite, des vœux, des salutations, des félicitations, des
dons. Mais il y a surtout cette joie qui se manifeste dans la stupeur et la
reconnaissance émue, qui est celle que l’on perçoit chez les protagonistes :
« Dieu a visité son peuple! […] Il s’est rappelé de sa sainte alliance ! » Ce que
tous les orants avaient demandé – que Dieu se rappelle de ses promesses
– a eu lieu ! Les personnages des « évangiles de l’enfance » agissent et
parlent comme portés par l’atmosphère de rêve chantée par le Psaume 126,
le Psaume du retour d’exil:
Cela explique pourquoi les évangiles de l’enfance ont si peu à dire à ceux
qui ne cherchent en eux que l’histoire, mais ils ont, par contre, beaucoup à
dire à ceux qui recherchent aussi le sens de l’histoire, comme le fait le
Saint-Père dans son dernier ouvrage sur Jésus. Beaucoup de faits se sont
réellement passés, mais ils ne sont pas « historiques » au sens le plus élevé
du terme, parce qu’ils n’ont pas laissé de traces dans l’histoire, ils n’ont rien
créé. Les faits relatifs à la naissance de Jésus sont des faits historiques, au
sens le plus fort, parce que non seulement ils ont eu lieu, mais ils ont
influencé – et de manière déterminante – l’histoire du monde.
A chaque fois que Dieu agit, un miracle remplit de stupeur le ciel et la terre :
« Criez de joie, cieux, car le Seigneur a agi », s’exclame le prophète (Is 44,
23; 49, 13). La joie qui jaillit du cœur de Marie et de celui des autres
témoins, aux débuts du salut, se fonde entièrement sur cette raison: Dieu a
secouru Israël! Dieu a agi ! Il a fait des merveilles !
Nous
avons, en un certain sens, plus de raisons objectives à nous réjouir que n’en
avaient Zacharie, Siméon, les bergers, et plus généralement, toute l’Eglise
naissante. Cette dernière est partie « en portant la semence à jeter »,
comme dit le Psaume 126 cité plus haut; elle avait reçu des promesses: «
Je suis avec vous » et des consignes: « Allez dans le monde entier! ». Nous
avons vu l’accomplissement. La semence a poussé, l’arbre du Royaume est
devenu immense. L’Eglise d’aujourd’hui est comme le semeur qui « revient
rempli de joie, sous le poids de ses gerbes ».
Que de grâces, que de saints, quelle sagesse de doctrine et quelle richesse
d’institutions, que de salut accompli en elle et à travers elle! Quelle parole
du Christ n’a pas trouvé son parfait accomplissement en elle? L’a trouvé
certainement la parole: « Dans le monde vous aurez à souffrir » (Jn 16, 33),
mais l’a trouvé aussi la parole: « Les portes de l’Hadès ne tiendront pas
contre elle! » (Mt 16, 18).
Que de raisons l’Eglise a-t-elle de faire sienne, devant les foules sans
nombre de ses enfants, la stupeur de l’antique Sion et dire: « Qui m’a
enfanté ceux-ci ? J’étais privée d’enfants et stérile ; ceux-ci, qui les a élevés?
» (Is 49, 21). Qui, en regardant en arrière avec les yeux de la foi, ne voit pas
que les paroles prophétiques adressées à la nouvelle Jérusalem
reconstruite après l’exil, se sont parfaitement réalisées dans l’Eglise: « Lève
les yeux, regarde autour de toi : tous ils se rassemblement, ils viennent à
toi. Tes fils reviennent de loin […]. Tes portes seront toujours ouvertes, […]
pour qu’on apporte chez toi les richesses des nations » (Is 60, 4.11).
Que de fois l’Eglise a dû élargir, durant ces vingt siècles – même si cela
s’est parfois produit avec lenteur et non sans résistance –, l’ « espace de sa
tente », c’est-à-dire sa capacité d’accueil, pour y faire entrer les richesses
humaines et culturelles des divers peuples! C’est à nous, enfants de l’Eglise,
nous qui nous nous nourrissons de « l’abondance de son sein », que
s’adresse l’invitation du prophète à nous réjouir pour l’Eglise, à « être avec
elle dans l’allégresse », après avoir pris le deuil pour elle (cf. Is 66, 10).
La joie pour les choses que Dieu accomplit arrive donc jusqu’à nous, les
croyants d’aujourd’hui, grâce à la mémoire, parce que nous voyions les
merveilles que Dieu a faites pour nous dans le passé. Mais elle arrive à
nous aussi par manière de présence, car nous constatons qu’aujourd’hui
encore Dieu agit au milieu de nous, dans l’Eglise.
Dans l’ode de Schiller, d’où est tiré le texte de l’hymne, on lit ces paroles
inquiétantes: « Qui a eu la joie de posséder un ami ou une bonne épouse,
qui a connu, ne serait-ce qu’une heure, ce qu’est l’amour, que celui-ci
approche; mais que celui qui n’a rien connu de tout cela, s’éloigne, en
pleurant, de notre cercle ». Comme on peut le voir, la joie que les hommes «
boivent aux seins de la nature » n’est pas pour tout le monde, mais
seulement pour quelques privilégiés de la vie.
Nous sommes bien loin du langage de Jésus qui dit: « Venez à moi, vous
tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos
» (Mt 11, 28). Le vrai hymne chrétien à la joie c’est le Magnificat de Marie.
Celui-ci parle d’une exultation (agalliasis) de l’esprit pour ce que Dieu a fait
en elle et ce qu’il fait pour tous les humbles et les affamés de la terre.
Voici ce qu’Isaïe dit dans son livre en s’adressant au peuple de Dieu: « Ils
ont dit, vos frères qui vous haïssent et vous rejettent à cause de mon nom :
Que le Seigneur manifeste sa gloire, et que nous soyons témoins de votre
joie! » (Is 66, 5). Ce même défi est lancé, silencieusement, au peuple de
Dieu, encore aujourd’hui. Une Eglise mélancolique et craintive ne serait
donc pas à la hauteur de sa tâche ; elle ne pourrait pas répondre aux
attentes de l’humanité, surtout à celles des jeunes.
La joie est l’unique signe que les non croyants aussi sont en mesure de
saisir. Plus que les raisonnements et les reproches. Le plus beau
témoignage qu’une épouse puisse donner à son époux, c’est de montrer un
visage joyeux, car il exprime qu’il a été capable de remplir sa vie, de la
rendre heureuse. C’est ce même beau témoignage que l’Eglise peut rendre
à son Epoux divin.
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Quatrième Prédication
Il en ressort deux orientations. D’un côté nous avons ceux qui accentuent
l’importance de l’intellect dans la croyance et donc la foi objective, comme
assentiment aux vérités révélées, de l’autre ceux qui accentuent
l’importance de la volonté et de l’affect, donc la foi subjective, avoir foi en
quelqu’un (« croire en »), plutôt que croire à quelque chose (« croire que »).
D’une part ceux qui accentuent les raisons de l’esprit et de l’autre ceux qui,
comme Pascal, accentuent « les raisons du cœur ».
J’ai fait ce préambule pour montrer encore une fois que les Pères peuvent
être un atout dans nos efforts pour redonner éclat et force de choc à la foi
de l’Eglise. Les plus grands parmi eux sont des modèles uniques d’une foi
aussi bien objective que subjective, autrement dit préoccupée du contenu et
de son orthodoxie, mais accompagnée aussi par l’adhésion du cœur et
l’élan de la vie. L’Apôtre avait proclamé : « corde creditur » (Rom 10,10), on
croit avec son cœur, et nous savons que le mot ‘cœur’, dans la Bible,
désigne les deux dimensions spirituelles de l’homme, son intelligence et sa
volonté, l’endroit symbolique de la connaissance et de l’amour. C’est dans
cette optique que les Pères sont un maillon indispensable pour retrouver la
foi comme l’entendent les Ecritures.
Dans cette dernière méditation, nous recourons aux Pères pour renouveler
notre foi en son objet premier, en ce que sous-entend généralement le mot
« croire », et en nous fondant sur ce qui fait la différence entre les
personnes croyantes et non croyantes : la foi en l’existence de Dieu. Dans
les méditations précédentes nous avons réfléchi à la divinité du Christ, à
l’Esprit Saint et à la Trinité. Mais la foi au Dieu trine est le stade final de la
foi, ce « surplus » sur Dieu révélé par le Christ. Pour atteindre cette
plénitude il faut d’abord avoir cru en Dieu. Avant la foi en Dieu trine, il y a la
foi en Dieu un.
La Lettre aux Hébreux dit quel est le premier pas à faire pour aller vers
Dieu : « pour s’avancer vers lui, il faut croire qu’il existe et qu’il assure la
récompense à ceux qui le cherchent. » (He 11,6). C’est de ce premier pas
que dépend tout le reste et celui-ci restera quelque chose de présupposé
même lorsque l’on aura cru en la Trinité. Essayons de voir comment les
Pères peuvent nous inspirer de ce point de vue là, mais sans perdre de vue
notre objectif principal qui n’est pas apologétique, mais spirituel, c’est-à-dire
davantage centré sur l’affermissement de notre foi que sur sa transmission
aux autres. Le guide que nous choisissons dans cette approche est saint
Grégoire de Nysse.
Les Pères n’ont pas eu, comme nous, à devoir démontrer l’existence de
Dieu, mais l’unicité de Dieu ; ils n’ont pas eu à combattre l’athéisme, mais le
polythéisme. Nous verrons, cependant, que la route qu’ils ont tracée pour
arriver à la connaissance du Dieu unique, est la même que celle qui peut
conduire l’homme d’aujourd’hui à la découverte de Dieu tout court.
Mais je crois que cette différence peut être expliquée aussi d’une autre
manière. Tous les deux, Latins et Grecs, partent de l’unité de Dieu ; tant le
symbole grec que le symbole latin commence en disant: « Je crois en un
seul Dieu » (Credo in unum Deum!). Sauf que chez les Latins cette unité est
encore comprise comme impersonnelle ou pré-personnelle ; c’est l’essence
de Dieu qui se décline ensuite en Père, en Fils et en Saint-Esprit sans être,
naturellement, imaginée come préexistante aux personnes. Chez les Grecs,
au contraire, il s’agit d’une unité déjà personnalisée, car pour eux « l’unité
est le Père, à partir de qui et vers qui se déclinent les autres
personnes ».5 Le premier article du credo des Grecs dit lui aussi « Je crois
en un seul Dieu le Père tout puissant » (Credo in unum Deum Patrem
omnipotentem), sauf qu’ici le « Père tout puissant » n’est pas détaché de
‘unum Deum’, comme dans le credo latin, mais forme avec lui un tout: « Je
crois en un seul Dieu qui est le Père tout puissant ».
C’est en ces termes que les trois Cappadociens conçoivent l’unicité de Dieu,
mais surtout saint Grégoire de Nysse. Pour lui, l’unité des trois personnes
divines vient de ce que le Fils est parfaitement (substantiellement) « uni »
au Père, comme l’est le Saint Esprit par le Fils »6. C’est cette thèse qui est
difficile pour les Latins, qui y voient le danger de subordonner le Fils au Père
et l’Esprit à l’un et à l’autre : « Le nom de ‘Dieu’, écrit Augustin, indique toute
la Trinité, pas seulement le Père ».7
Dieu est le nom que nous donnons à la divinité quand nous ne la
considérons pas pour elle-même, mais en rapport aux hommes et au
monde, car tout ce qu’elle accomplit en dehors d’elle, elle l’accomplit
conjointement, comme unique cause efficiente. La conclusion importante
que nous pouvons tirer de tout cela c’est que la foi chrétienne est, elle
aussi, monothéiste; les chrétiens n’ont pas renoncé à la foi juive en un seul
Dieu, ils l’ont plutôt enrichie, donnant du contenu et un sens nouveau et
merveilleux à cette unité. Dieu est Un. Mais pas solitaire!
Les Pères ont réagi en chœur, soutenant la thèse selon laquelle il est «
impossible de connaître Dieu » dans sa réalité intime. Mais alors que les
autres se sont arrêtés à une réfutation d’Eunome qui se fondait
essentiellement sur les paroles de la Bible, Grégoire de Nysse est allé plus
loin, démontrant que reconnaitre son incompréhensibilité est la voie qui
conduit à la vraie connaissance (theognosia) de Dieu. Il le fait en reprenant
un thème déjà esquissé par Philon d’Alexandrie8: celui de Moïse qui
rencontre Dieu en entrant dans la nuée. Le texte biblique est Exode 24, 15-
18 et voici son commentaire:
Saint Thomas d’Aquin, considéré à juste titre comme un des plus grands
défenseurs des exigences de la raison, a écrit: « On dit qu’au terme de notre
connaissance, Dieu est connu comme l’Inconnu car notre esprit a touché
l’extrémité de sa connaissance de Dieu quand, à la fin, il s’est aperçu que
son essence est au-dessus de tout ce qu’il peut connaître ici-bas »14. A
l’instant même où la raison reconnaît sa limite, elle la brise et va au-delà.
Elle comprend qu’elle ne peut pas comprendre, « voit qu’elle ne peut pas
voir », disait Grégoire de Nysse, mais elle comprend aussi qu’un Dieu
compris ne serait plus Dieu. C’est grâce à la raison que se produit cette
reconnaissance qui est donc un acte tout-à-fait rationnel. Celle-ci est, à la
lettre, une « docte ignorance »15 , ignorer « en connaissance de cause ».
On doit donc plutôt dire le contraire, c’est-à-dire que celui qui pose une
limite à la raison et l’humilie est celui qui ne lui reconnaît pas cette capacité
à se transcender. « Jusqu’à présent, écrit Kierkegaard, on a toujours dit :
‘Dire que l’on ne peut comprendre telle ou telle chose, ne satisfait pas la
science qui veut comprendre’. Voilà l’erreur. On doit dire tout le contraire :
‘Si la science humaine ne veut pas reconnaître qu’il y a quelque chose
qu’elle ne peut pas comprendre, ou – de manière encore plus précise –
quelque chose dont ‘elle peut clairement comprendre qu’elle ne peut
comprendre’, alors c’est le monde à l’envers’. Il appartient donc à la
connaissance humaine de comprendre qu’il y a des choses, et quelles sont
ces choses, qu’elle ne peut pas comprendre »16 .
Mais de quel genre d’obscurité s’agit-il? Il est dit de la nuée qui est venue, à
un certain moment, s’interposer entre les Egyptiens et les Hébreux, qu’elle
était « à la fois ténèbres et lumière dans la nuit » (cf. Ex14, 20). Le monde
de la foi est ténèbres pour celui qui la regarde de l’extérieur, mais il est
lumière pour celui qui est dedans. Une lumière spéciale, qui vient plus du
cœur que de l’esprit. Dans la Nuit obscure de saint Jean de la Croix (une
variante par rapport à la nuée de Grégoire de Nysse!) l’âme déclare avoir
pris une nouvelle route, « sans autre lumière ni guide hormis celle qui brûlait
en mon cœur ». Mais une lumière qui est néanmoins « plus sûre que le
soleil de midi »17.
Une autre idée utile de Grégoire de Nysse dans cette confrontation avec la
culture religieuse moderne est celle du « sentiment d’une présence » que
celui-ci place au sommet de la connaissance de Dieu. La phénoménologie
religieuse a mis en évidence, avec Rudolph Otto, l’existence d’un élément
primaire, présent, à divers degrés de pureté, dans toutes les cultures et à
tout âge, qu’il appelle « sentiment du numineux », soit un sentiment mêlé de
terreur et d’attraction, qui s’empare tout à coup de l’être humain lorsqu’un
un fait surnaturel ou supra-rationnel se passe devant lui19. Si la défense de
la foi, selon les dernières indications de l’apologétique évoquée au début, «
passe par une pédagogie de l’expérience spirituelle, dont on reconnaît la
possibilité inscrite a priori dans chaque être humain », nous ne pouvons
négliger l’accroche que nous offre la phénoménologie religieuse moderne.
Puisse le Seigneur nous accorder de faire cette belle et sainte Pâques avec
lui!
Après avoir réfléchi dans les premières méditations sur l’amour de Dieu
comme don, le moment est venu de méditer sur le devoir d’aimer, et en
particulier sur le devoir d’aimer son prochain. Le lien entre les deux amours
est exprimé de manière programmatique par la parole de Dieu : « Si Dieu
nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les
autres » (1 Jn 4, 11).
On comprend alors ce que veut dire l’évangéliste Jean avec son affirmation
apparemment contradictoire : « Bien-aimés, ce n’est pas un
commandement nouveau que je vous écris, c’est un commandement
ancien, que vous avez reçu dès le début. Ce commandement ancien est la
parole que vous avez entendue. Et néanmoins, encore une fois, c’est un
commandement nouveau que je vous écris » (1 Jn 2, 7-8). Le
commandement de l’amour du prochain est « ancien » littéralement, mais
« nouveau » de la nouveauté même de l’évangile. Nouveau – explique le
pape dans un chapitre de son nouveau livre sur Jésus – car il n’est plus
seulement « loi », mais aussi, et avant tout, « grâce », s’il se fonde sur la
communion avec le Christ, rendue possible par le don de l’Esprit.2
Avec Jésus on passe de la loi du talion, ou entre deux acteurs – « Ce que
l’autre t’a fait, fais-le à lui » – à la loi de la transition, ou avec trois acteurs :
« Ce que Dieu t’a fait, toi fais-le à l’autre », ou, en partant de la direction
opposée : « Ce que tu auras fait avec l’autre, c’est ce que Dieu fera avec
toi ». On ne compte plus les paroles de Jésus et des apôtres qui répètent ce
concept : « Comme Dieu vous a pardonné, pardonnez-vous aussi les uns les
autres » : « Si vous ne pardonnez pas de tout cœur à vos ennemis, votre
Père qui est aux cieux Père ne vous pardonnera pas non plus ». Se trouve
ainsi coupée à la racine l’excuse : « Mais lui ne m’aime pas, il m’offense… ».
Ceci le regarde, lui, pas toi. Toi, seulement doit te concerner ce que tu fais à
l’autre et comment tu te comportes face à ce que l’autre te fait.
Le terme original utilisé par saint Paul et qui est traduit par « sans feinte »,
est anhypòkritos, c’est-à-dire sans hypocrisie. Ce vocable est une sorte de
voyant ; c’est, en effet, un terme rare utilisé dans le Nouveau Testament,
presque exclusivement pour définir l’amour chrétien. On retrouve encore
l’expression « charité sans feinte » (anhypòkritos) dans 2 Corinthiens 6, 6 et
dans 1 Pierre 1, 22. Ce dernier texte permet de saisir, en toute certitude, le
sens du terme en question, car il l’explique par une périphrase ; l’amour
sincère – dit-il – consiste à s’aimer sans défaillance « d’un cœur pur ».
Donc, Saint Paul, par cette simple affirmation : « que votre charité soit sans
feinte ! », porte le propos à la racine même de la charité, qui est le cœur. Ce
qui est requis de l’amour, c’est qu’il soit sincère, authentique, non feint.
Comme le vin, pour être « pur », doit être pressé à partir du raisin, il en est
de même pour l’amour qui vient du cœur. En cela aussi, l’Apôtre se fait
l’écho fidèle de la pensée de Jésus ; en effet, à plusieurs reprises et avec
force, il avait indiqué le cœur comme le « lieu » où se décide la valeur de ce
qui fait l’homme, ce qui est pur, ou impur, dans la vie d’une personne (Mt 15,
19).
Quand un chrétien aime ainsi, c’est Dieu qui aime à travers lui ; il devient un
canal de l’amour de Dieu. Comme pour la consolation qui n’est rien d’autre
qu’une modalité de l’amour : « Dieu nous console dans toute notre
tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu,
nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit » (2
Co 1, 4). Nous consol
ons avec la consolation même que nous recevons de Dieu, nous aimons
avec l’amour que nous recevons de Dieu. Non avec un autre. Ce qui
explique le retentissement, en apparence disproportionné, que peut parfois
avoir un simple acte d’amour, souvent même caché, l’espérance et la
lumière qu’elle créée tout autour.
3. La charité édifie
En effet, ce n’est pas tant le jugement que nous devons ôter de notre coeur,
mais le venin qui vient de notre jugement ! C’est-à-dire la rancune, la
condamnation. Dans l’Evangile de Luc, le commandement de Jésus : « Ne
jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme
pour expliquer le sens de ces paroles, par le commandement : « ne
condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). En soi,
l’action de juger est neutre, le jugement peut se terminer aussi bien par une
condamnation que par une absolution ou une justification. Ce sont les
jugements négatifs qui sont repris et bannis de la parole de Dieu, ceux qui
condamnent le pécheur en même temps que le péché, ceux qui visent
davantage la punition que la correction du frère.
Il y a un autre point qui qualifie la charité sincère : l’estime. « Que l’amour
fraternel vous lie d’affection entre vous » (Rm 12, 10). Pour estimer son
frère, il ne faut pas s’estimer trop soi-même, il ne faut pas être toujours sûr
de soi ; il ne faut pas « se surestimer », dit l’Apôtre (Rm 12, 3). Celui qui se
surestime est comme un homme qui, la nuit, a devant les yeux une source
de lumière intense : il ne voit rien au-delà de cette lumière ; il ne parvient pas
à voir les lumières de ses frères, leurs mérites et leurs valeurs.
« Minimiser » doit devenir notre verbe préféré dans les relations avec les
autres : minimiser nos mérites et les défauts des autres. En revanche –
chose diamétralement opposée – ne pas minimiser nos défauts et les
mérites des autres, comme nous avons souvent tendance à le faire. Il y a
une fable d’Esope à ce sujet, adaptée par La Fontaine, qui dit :
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui8
Il faudra tout simplement inverser les choses : mettre nos défauts dans la
besace que nous avons devant et les défauts des autres dans celle de
derrière. Saint Jacques avertit : « Ne médisez pas les uns des autres » (Jc 4,
11). On ne parle plus maintenant de commérages, on parle de gossip, et on
dirait que c’est devenu une chose innocente, alors qu’en réalité il s’agit de
l’une des choses qui empoisonnent le plus la vie commune. Il ne suffit pas
de ne pas dire du mal des autres ; il faut aussi empêcher que les autres le
fassent en notre présence, leur faire comprendre, même sans rien dire,
qu’on n’est pas d’accord. L’ambiance d’un lieu de travail ou d’une
communauté est tellement différente quand on prend au sérieux
l’avertissement de saint Jacques ! Dans beaucoup de lieux publics, à une
certaine époque il était écrit : « Interdiction de fumer » ou même
« Interdiction de blasphémer ». Ce ne serait pas mal de le remplacer, dans
certains cas, par « Commérages interdits ».
4 S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni, 6,2 (PL 35, 2020).
8 J. de La Fontaine, Fables
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Nous avons donc une double raison, et une double urgence, de redécouvrir
l’amour dans son unité originelle. L’amour véritable et intégral est une perle
enfermée entre deux valves que sont l’eros et l’agapè. On ne peut pas
séparer ces deux dimensions de l’amour sans le détruire, de même qu’on ne
peut séparer entre eux l’hydrogène et l’oxygène, sans se priver de ce qui
constitue les composantes de l’eau.
Saint Paul est celui qui a recueilli et formulé avec la plus grande limpidité
cette doctrine de l’amour. Après lui, toujours selon la thèse de Nygren, cette
antithèse radicale a disparu presque tout de suite pour faire place à des
tentatives de synthèse. A peine le christianisme entre-t-il en contact culturel
avec le monde grec et la vision platonique, déjà avec Origène, que l’on
assiste à une revalorisation de l’eros, comme mouvement ascensionnel de
l’âme vers le bien et vers le divin, comme attraction universelle exercée par
la beauté et par le divin. Dans cette ligne, le Pseudo-Denys l’Aéropagite
écrira que « Dieu est eros »2, substituant ce terme à celui
d’agapè utilisé dans la célèbre phrase de Jean (1 Jn 4,10).
3. Retour à la synthèse
Je crois que l’on peut apporter une confirmation du point de vue exégétique,
à la vision traditionnelle, que ce soit la vision théologique catholique ou la
vision orthodoxe. Ceux qui soutiennent la thèse de l’incompatibilité
entre eros et agapè se basent sur le fait que le Nouveau Testament évite
soigneusement – et semble-t-il intentionnellement – le terme eros, en le
remplaçant toujours et uniquement par agapè (à part quelques rares
utilisations du terme philia, qui indique l’amour amitié).
Ceci est vrai mais les conclusions que l’on en tirent ne le sont pas. On
suppose que les auteurs du Nouveau Testament aient été au courant aussi
bien du sens que le terme eros avait dans le langage commun –
l’eros « vulgaire » – que le sens noble et philosophique qu’il avait par
exemple dans l’oeuvre de Platon, l’eros « noble ». Dans le langage
populaire, eros indiquait plus ou moins ce qu’il indique aujourd’hui encore
quand on parle d’érotisme ou de film érotiques, c’est-à-dire la satisfaction
de l’instinct sexuel, une dégradation plus qu’une élévation. Dans le sens
noble il indiquait l’amour pour la beauté, la force qui régit le monde et
pousse tous les êtres vers l’unité, c’est-à-dire ce mouvement ascendant
vers le divin que les théologiens dialectiques estiment incompatible avec le
mouvement descendant du divin vers l’homme.
Les psaumes sont remplis de cette soif que le coeur a de Dieu : « Vers toi,
Seigneur, j’élève mon âme… », « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant ».
« Sois donc attentif – dit l’auteur du Nuage de l’inconnaissance – à ce
merveilleux travail de la grâce dans ton âme. Il n’est autre qu’un élan
inattendu qui surgit sans aucun préavis et vise directement Dieu, comme
une étincelle qui jaillit du feu… Touche cet épais nuage de l’inconnaissance
avec la flèche acérée du désir d’amour et ne bouge pas de là, quoi qu’il
arrive »11. Il suffit pour cela d’une pensée, d’un mouvement du coeur, d’une
oraison jaculatoire.
Mais tout cela ne nous suffit pas et Dieu le sait mieux que nous. Nous
sommes des créatures, nous vivons dans le temps et dans un corps ; nous
avons besoin d’un écran sur lequel projeter notre amour qui ne soit pas
seulement « le nuage de l’inconnaissance », c’est-à-dire le voile d’obscurité
derrière lequel se cache le Dieu que personne n’a jamais vu et qui habite
dans une lumière inaccessible…
Nous connaissons bien la réponse que l’on donne à cette question : c’est
justement pour cela que Dieu nous a donné notre prochain à aimer ! « Dieu,
personne ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres,
Dieu demeure en nous… celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne saurait
aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 12, 20). Mais nous devons veiller à
ne pas sauter un maillon décisif. Avant le frère que l’on voit il y a un autre
que l’on voit et touche aussi : le Dieu fait chair, c’est Jésus Christ ! Entre
Dieu et le prochain il y a désormais le Verbe fait chair qui a réuni les deux
extrêmes en une seule personne. C’est en lui désormais que l’amour même
du prochain trouve son fondement : « C’est à moi que vous l’avez fait ».
Que signifie tout cela pour l’amour de Dieu ? Que le premier objet de
notre eros, de notre quête, de notre désir, attraction, passion, doit être le
Christ. « L’amour humain est pré-ordonné au Sauveur depuis le
commencement, comme à son modèle et sa fin, comme un écrin assez
grand et large pour accueillir Dieu (…). Le désir de l’âme va uniquement au
Christ. C’est là le lieu de son repos car lui seul est le bien, la vérité et tout ce
qui inspire de l’amour »12. Cela ne signifie pas limiter l’horizon de l’amour
chrétien en le faisant passer de Dieu au Christ ; cela signifie aimer Dieu
comme il veut être aimé. « Le Père lui-même vous aime parce que vous
m’aimez » (Jn 16, 27). Il ne s’agit pas d’un amour de médiation, comme par
procuration, qui reviendrait à dire que celui qui aime Jésus, c’est « comme
s’il » aimait le Père. Non, Jésus est un médiateur immédiat ; en l’aimant, on
aime, ipso facto, aussi le Père. « Qui me voit, voit le Père », qui m’aime, aime
le Père.
Il est vrai qu’on ne voit pas le Christ non plus, mais il est là ; il est ressuscité,
il est vivant, il est à nos côtés ; sa présence est plus réelle que celle de
l’époux le plus amoureux aux côtés de son épouse. Voilà le point crucial : je
dois penser au Christ non comme à une personne du passé, mais comme
au Seigneur ressuscité et vivant, avec qui je peux parler, que je peux aussi
embrasser si je le désire, sûr que mon baiser ne finira pas sur le papier ou le
bois d’un crucifix mais sur un visage et des lèvres de chair vivante (même si
elle est spiritualisée), heureux de recevoir mon baiser.
C’est préférer vivre pauvre et inconnu avec moi plutôt que riche et célèbre
sans moi.
C’est me parler comme à ton plus cher ami, chaque fois que cela est
possible.
Si vous avez l’impression, comme moi, d’être très loin de cet objectif, ne
nous décourageons pas. Il y a quelqu’un qui peut nous aider à l’atteindre si
nous le lui demandons. Répétons avec foi à l’Esprit Saint : Veni, Sancte
Spiritus, reple tuorum corda fidelium et tui amoris in eis ignem
accende (Viens Esprit Saint, comble le coeur de tes fidèles et embrase-les
de ton amour).
Traduit de l’italien par ZENIT
3 S. Augustin, Confessions I, 1.
8Le sens que les premiers chrétiens donnaient au mot « eros » découle
clairement du célèbre texte de S. Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains 7, 2
: « Mon amour (eros) a été crucifié et il n’y a pas de feu de passion en moi…
la nourriture de corruption et les plaisirs de cette vie ne m’attirent pas ».
« Mon eros » n’indique pas ici Jésus crucifié, mais « l’amour de moi-
même », l’attachement aux plaisirs du monde, dans la ligne de saint Paul
qui dit « je suis crucifié avec le Christ, n’est plus moi qui vis » (Gal 2, 19 s).
11 Anonimo, La nube della non conoscenza, Ed. Áncora, Milano, 1981, pp.
136.140.
(1 P 3,15)
1. La raison usurpatrice
Une seconde comparaison, cette fois avec l’art. « Le critique d’art – écrit-il –
évalue ce qu’il n’est pas capable lui-même de créer ; de même la raison peut
donner son approbation à l’acte de foi, sans pour autant être la source d’où
émane la foi »4.
Sous cet aspect, il rationalisme n’est pas né avec les Lumières, même si ce
mouvement lui a imprimé une accélération dont les effets se font sentir
encore. Il s’agit d’une tendance à laquelle la foi s’est heurtée depuis
toujours. Non seulement la foi chrétienne, mais aussi la foi juive et
islamique, du moins au Moyen-Age, ont connu ce défi.
On doit donc dire que celui qui ne reconnait pas cette capacité à se
dépasser pose une limite à la raison et l’humilie. « Jusqu’ici – a écrit
Kierkegaard – on a toujours parlé de la sorte : ‘Dire qu’on ne peut pas
comprendre telle ou telle chose ne satisfait pas la science qui veut
comprendre’. Là est l’erreur. On doit dire justement le contraire : si la
science ne veut pas reconnaître qu’il y a quelque chose qu’elle ne peut pas
comprendre, ou – de façon plus précise encore – quelque chose dont
clairement elle peut comprendre qu’elle ne peut pas comprendre’, alors
c’est le monde à l’envers. Il appartient donc à la connaissance humaine de
comprendre qu’il y a une infinité de choses, et lesquelles, qu’elle ne peut
pas comprendre »7.
Le cardinal Newman en avait bien conscience, lui qui dans un autre de ses
discours universitaires met en garde contre le risque d’une mondanisation
de la foi dans son désir de courir derrière la raison. Il déclare comprendre,
même s’il ne peut l’accepter fondamentalement, les arguments de ceux qui
sont tentés de décrocher complètement la foi de l’étude rationnelle, quand
« des antagonismes et des divisions sont suscitées par les argumentations
et les controverses, l’orgueilleuse confiance en soi qui est favorisée par la
force du pouvoir de raisonnement, le laxisme de l’opinion qui accompagne
souvent l’étude des preuves, la froideur, le formalisme, l’esprit séculier et
matérialiste ; et quand, d’un autre côté, ils se remémorent que l’Ecriture
parle de la religion comme d’une vie divine, enracinée dans les affections et
qui se manifeste par des grâces spirituelles »8.
Dans toutes les interventions de Newman sur le rapport entre raison et foi,
qui ne faisait alors pas moins l’objet de débats qu’aujourd’hui, on trouve
cette mise en garde : on ne peut pas combattre le rationalisme par un autre
rationalisme, même de marque contraire. Il faut donc trouver une autre voie
qui ne cherche pas à remplacer celle de la défense rationnelle de la foi,
mais du moins s’en rapproche, ne serait-ce que parce que les destinataires
de l’annonce chrétienne ne sont pas seulement des intellectuels, capables
de s’impliquer dans c
e type de confrontation, mais également la masse des gens que celle-ci
indiffère et qui se montrent plus sensibles à d’autres arguments.
Pascal proposait la voie du cœur : « Le cœur a ses raisons que la raison ne
connait point »9 ; les romantiques (par exemple Schleiermacher), celle du
sentiment. Il nous reste, je pense, une voie à fouiller : celle de l’expérience et
du témoignage. Je ne veux pas parler ici de l’expérience personnelle,
subjective, de la foi, mais d’une expérience universelle et objective que nous
puissions faire valoir vis-à-vis des personnes encore étrangères à la foi.
Cette dernière ne nous conduit pas à la plénitude de la foi, celle qui sauve :
la foi en Jésus-Christ mort et ressuscité, mais elle peut nous aider à créer
les conditions préalables pour y parvenir, qui sont l’ouverture au mystère, la
perception de quelque chose qui surpasse le monde et la raison.
3. Besoin de témoignages
J’ai fait, moi aussi, une petite expérience du pouvoir qu’ont les mystiques à
vous faire toucher du doigt le surnaturel. C’était l’année où on discutait
beaucoup sur le livre d’un théologien intitulé « Dieu existe-t-il ? » (« Existiert
Gott ? ») ; mais, parvenus à la fin de la lecture, bien peu étaient prêts à
changer le point d’interrogation par un point d’exclamation. En me rendant à
un congrès j’ai pris avec moi le livre des écrits de la Bienheureuse Angela
da Foligno que je ne connaissais pas encore. J’en restai littéralement ébloui
; je l’ai emporté aux conférences, je le rouvrais à tout moment et, pour finir,
je l’ai refermé, en me disant : « Si Dieu existe ? Non seulement il existe, mais
il est réellement un feu dévorant ! »
Nous arrivons ainsi à la conclusion pratique, qui est ce qui nous intéresse le
plus dans une méditation comme celle-ci. Il n’y a pas que les non croyants
et les rationalistes qui ont besoin d’irruptions spontanées du surnaturel
dans leur vie, pour découvrir la foi ; nous en avons besoin nous aussi, les
croyants, pour raviver notre foi. Le risque majeur que courent les personnes
religieuses est celui de réduire la foi à une séquence de rites et de formules,
répétées peut-être de manière scrupuleuse, mais mécanique et sans une
participation profonde de tout leur être. « Ce peuple est près de moi en
paroles et me glorifie de ses lèvres, mais son coeur est loin de moi et sa
crainte n’est qu’un commandement humain, une leçon apprise » (cf. Is 29,
13).
Noël peut être une occasion privilégiée pour avoir ce sursaut de foi. C’est la
suprême « théophanie » de Dieu, la plus haute « manifestation du Sacré ».
Le phénomène de la sécularisation est malheureusement en train de
dépouiller cette fête de son caractère de « grand mystère » – c’est-à-dire qui
conduit à la crainte et à l’adoration – pour le réduire à son seul aspect de
« mystère fascinant ». Fascinant, qui plus est, au sens uniquement naturel,
et non surnaturel : une fête des valeurs familiales, de l’hiver, de l’arbre, des
rennes et du Père Noël. Dans certains pays on essaie même de remplacer
le nom de Noël par « fête de la lumière ». Il y a peu d’occasions où la
sécularisation est aussi visible qu’à Noël. Pour moi, le caractère
« numineux » de Noël est lié à un souvenir. J’assistais un jour à la Messe de
minuit présidée par Jean-Paul II à Saint-Pierre. Vint le moment du chant de
Calendes, c’est-à-dire la proclamation solennelle de la naissance du
Sauveur, présent dans l’antique Martyrologe et réintroduit dans la liturgie de
Noël après Vatican II :
Le Christ Jésus, Dieu éternel et Fils du Père éternel, ayant été conçu par
l’œuvre du Saint Esprit, naît, neuf mois plus tard, à Bethléem de Judée de la
Vierge Marie, fait homme ».
Celui qui vit vraiment Noël, c’est celui qui est capable, aujourd’hui, plusieurs
siècles après, de faire ce qu’il aurait fait s’il avait été présent ce jour-là. Celui
qui fait ce que Marie nous a enseigné : qui s’agenouille, adore et se tait !
4 Ibidem.
5 B.Pascal, Pensieri 267 Br.
10 R. Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und
seine Verhältnis zum Rationalem, 1917. ( Trad. ital. di E. Bonaiuti, Il Sacro,
Milano, Feltrinelli 1966).
Dans cette méditation, nous voulons réfléchir sur le prêtre en tant que
dispensateur des ‘mystères’ de Dieu, entendus cette fois dans le sens des
signes concrets de la grâce, les sacrements. Ne pouvant pas nous arrêter
sur tous les sacrements, nous nous limiterons au sacrement par excellence
: l’Eucharistie, comme le fait aussi Presbyterorum Ordinis qui, après avoir
parlé des prêtres comme évangélisateurs, poursuit en déclarant que « leur
ministère, commençant par l’annonce de l’Évangile, tire sa force et sa
puissance du sacrifice du Christ » qu’ils renouvellent mystiquement sur
l’autel 1.
Ces deux fonctions du prêtre sont celles que les apôtres se sont attribuées :
« quant à nous, déclare Pierre dans les Actes, nous resterons assidus à la
prière et au service de la parole » (Ac 6, 4). La prière dont il parle n’est pas la
prière personnelle ; mais la prière liturgique communautaire, centrée sur la
fraction du pain. La Didachè permet de voir comment, dans les premiers
temps, l’Eucharistie était offerte dans le contexte de la prière de la
communauté, comme faisant partie de celle-ci, comme son sommet 2.
De même que le sacrifice de la Messe ne peut se comprendre
indépendamment du sacrifice de la Croix, le sacerdoce chrétien ne
s’explique que en dépendance et comme participation sacramentelle au
sacerdoce du Christ. C’est de là qu’il nous faut partir pour découvrir la
caractéristique fondamentale et les qualités essentielles du sacerdoce
ministériel.
Les autres prêtres offrent tous quelque chose qui se trouve en dehors
d’eux-mêmes, le Christ s’est offert lui-même ; tous les autres prêtres offrent
des victimes, le Christ, lui, s’est offert en victime ! Saint Augustin a résumé
dans une formule célèbre ce nouveau genre de sacerdoce, dans lequel
prêtre et victime ne font qu’un : « Ideo victor, quia victima, et ideo sacerdos,
quia sacrificium » : vainqueur parce que victime, prêtre parce que victime
» 3.
La conséquence de tout cela est claire : pour être prêtre « selon l’ordre de
Jésus-Christ », le prêtre doit, comme lui, s’offrir lui-même. Sur l’autel, il ne
représente pas seulement le Jésus « prêtre suprême », mais aussi le Jésus
« victime suprême », les deux étant désormais inséparablement liés. En
d’autres termes, il ne peut pas se contenter d’offrir le Christ au Père dans
les signes sacramentaux du pain et du vin, il doit également s’offrir lui-
même avec le Christ au Père. Reprenant une pensée de saint Augustin,
l’instruction et la Sacrée Congrégation des rites, Eucharisticum mysterium,
énonce : « Quant à l’Eglise, épouse et servante du Christ, en accomplissant
avec lui l’office de prêtre et de victime, elle l’offre au Père et en même
temps elle s’offre tout entière avec lui » 4.
Ce qui est dit ici de l’Eglise tout entière, s’applique tout particulièrement au
célébrant. Lors de l’ordination, l’évêque exhorte les ordinands : « Agnoscite
quod agitis, imitamini quod tractatis » : « Considérez ce que vous faites ;
imitez ce que vous opérez ». En d’autres termes, fais ce que fait le Christ
dans la Messe, c’est-à-dire offre-toi toi-même à Dieu en sacrifice vivant.
Saint Grégoire de Naziance écrit :
Depuis ce jour, au moment où, en tant que prêtre ordonné par l’Eglise, je
prononce les paroles de la consécration « in persona Christi », en croyant
que, grâce à l’Esprit Saint,
elles ont le pouvoir de changer le pain en le corps du Christ et le vin en son
sang, en même temps, en tant que corps du Christ, je ne ferme plus les
yeux, mais je regarde les frères qui sont devant moi ; ou, si je célèbre seul, je
pense à ceux que je dois servir durant la journée et, tourné vers eux, je dis
mentalement, avec Jésus : « Frères et soeurs, prenez et mangez-en : Ceci
est mon corps ; prenez et buvez-en, Ceci est mon sang ».
Par la suite, j’ai trouvé une curieuse confirmation dans les écrits de la
vénérable Concepciòn Cabrera de Armida, dite Conchita, la mystique
mexicaine fondatrice de trois ordres religieux, dont le procès de
béatification est en cours. A son fils jésuite, sur le point d’être ordonné
prêtre, elle écrivait :
3. Le corps et le sang
Avec le mot « corps », Jésus nous a donné sa vie, avec le mot « sang », il
nous a donné sa mort. Appliqué à nous, offrir le corps signifie offrir le
temps, les ressources physiques, mentales, un sourire qui est typique d’un
esprit qui vit dans un corps ; offrir le sang signifie offrir la mort. Non
seulement le dernier moment de la vie, mais tout ce qui, dès à présent,
anticipe la mort : les mortifications, les maladies, les passivités, tout le
négatif de la vie.
« les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à
l’offrande de l’Eucharistie… Participant au sacrifice eucharistique, source et
sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et
s’offrent eux-mêmes avec elle ; ainsi, tant par l’oblation que par la sainte
communion, tous, non pas indifféremment mais chacun à sa manière,
prennent leur part originale dans l’action liturgique » 9 .
Le fidèle laïc doit seulement être bien conscient que ces paroles qu’il dit, à
la Messe ou durant le jour, n’ont pas le pouvoir de rendre présent le corps et
le sang du Christ sur l’autel. A ce moment-là, il n’agit pas in persona Christi ;
il ne représente pas le Christ, comme le prêtre ordonné, il ne fait que s’unir
au Christ. C’est pourquoi, il ne prononcera pas les paroles de la
consécration à voix haute, comme le prêtre, mais dans son coeur, en les
pensant plus qu’en les disant.
Le pape Léon XIII, dans son encyclique sur l’Esprit Saint, déclare que « tous
les actes du Christ et en particulier son sacrifice, furent accomplis sous
l’influence de l’Esprit Saint (praesente Spiritu) » 12 et à la Messe avant la
communion, le prêtre prie avec ces paroles : « Seigneur Jésus Christ, Fils du
Dieu vivant, qui par la volonté du Père et avec la puissance de l’Esprit Saint
a donné vie au monde en mourant (cooperante Spiritu Sancto… ». Ce qui
explique pourquoi à la Messe il y a deux « épiclèses », c’est-à-dire deux
invocations du Saint Esprit : une, avant la consécration, sur le pain et sur le
vin, et une, après la consécration, sur l’ensemble du corps mystique.
NOTES
1 PO, 2.
2 Didachè, 9-10.
3 Augustin, Confessions, 10,43.
8 PO, 2.
1. Le service de l’Esprit
La dernière fois, nous avons commenté la définition que Paul donne des
prêtres comme « serviteurs du Christ ». Dans la deuxième Lettre aux
Corinthiens nous trouvons une affirmation apparemment différente. Il écrit :
Dieu « nous a rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non
de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue, l’Esprit vivifie. Or, si le
ministère de la mort, gravé en lettres sur des pierres, a été entouré d’une
telle gloire que les fils d’Israël ne pouvaient fixer les yeux sur le visage de
Moïse à cause de la gloire de son visage, pourtant passagère, comment le
ministère de l’Esprit n’en aurait-il pas davantage ? » (2 Co 3, 6-8).
Celui qui connaît le rapport qui existe pour Paul, entre le Christ et l’Esprit,
sait qu’il n’y a aucune contradiction entre être serviteurs du Christ et être
ministres de l’Esprit, mais une continuité parfaite. L’Esprit dont on parle ici
est en effet l’Esprit du Christ. Jésus lui-même parle du rôle du Paraclet à
son égard, quand il dit aux apôtres : il prendra de mon bien et vous
l’annoncera, il vous fera vous souvenir de ce que je vous ai dit, il me rendra
témoignage…
Tous les chrétiens sont « oints » ; leur nom même ne signifie rien d’autre
que cela : « oints », à l’image du Christ, qui est l’Oint par excellence (cf. 1 Jn
2, 20.27). Mais Paul parle ici de son oeuvre et de celle de Timothée
(« nous ») à l’égard de la communauté (« vous ») ; il est par conséquent
évident qu’il se réfère en particulier à l’onction et au sceau de l’Esprit reçus
au moment où ils ont été consacrés au ministère apostolique, par
Timothée, à travers l’imposition des mains de l’Apôtre (cf. 2 Tm 1, 6).
Après avoir été présente dans l’Ancien Testament comme figure et dans le
Nouveau Testament comme événement, l’onction est maintenant présente
dans l’Eglise comme sacrement. De la figure, le sacrement prend le signe,
et de l’événement il prend la signification ; des onctions de l’Ancien
Testament il prend l’élément – l’huile, le saint chrême ou onguent parfumé
– et du Christ il prend l’efficacité salvifique. Le Christ n’a jamais été oint par
une huile matérielle (à part l’onction de Béthanie), et il n’a jamais oint
personne avec une huile matérielle. En lui, le symbole a été remplacé par la
réalité, par « l’huile d’allégresse » qui est l’Esprit Saint.
Plus que comme un sacrement unique, l’onction est présente dans l’Eglise
comme un ensemble de rites sacramentaux.
Comme sacrements indépendants, nous avons la confirmation (qui, à
travers toutes les transformations subies, remonte, comme l’atteste le nom,
à l’ancien rite de l’onction avec le saint chrême) et l’onction des malades ;
comme parties d’autres sacrements nous avons : l’onction baptismale et
l’onction dans le sacrement de l’ordre. Dans l’onction chrismale qui suit le
baptême, il y a une référence explicite à la triple onction du Christ : « Il vous
consacre lui-même par le saint chrême du salut ; incorporés au Christ
prêtre, roi et prophète, soyez toujours membre de son corps pour la vie
éternelle ».
Parmi toutes ces onctions, en ce moment, celle qui nous intéresse est celle
qui accompagne le don de l’Ordre sacré. Au moment où il oint les paumes
de chacun des ordinands agenouillés devant lui, avec le saint chrême,
l’évêque prononce ces paroles : « Que le Seigneur Jésus Christ, que le Père
a consacré dans l’Esprit Saint et la puissance, te garde pour la
sanctification de son peuple et pour l’offrande du sacrifice ».
3. L’onction spirituelle
Comment cette idée d’une onction actuelle est-elle née ? Encore une fois,
saint Augustin marque une étape importante. Il interprète le texte de la
première lettre de Jean : « L’onction que vous avez reçue… » (1 Jn 2, 27),
dans le sens d’une onction continue, grâce à laquelle l’Esprit Saint, maître
intérieur, nous permet de comprendre de l’intérieur ce que nous écoutons à
l’extérieur. C’est à lui que l’on doit l’expression « onction
spirituelle », spiritalis unctio, que l’on chante dans l’hymne du Veni
creator4. Saint Grégoire le Grand, comme dans de nombreux autres cas,
contribua à rendre populaire cette intuition augustinienne pendant tout le
Moyen Age5.
De nos jours, on utilise toujours plus souvent les termes oint et onction
(anointed, anointing) pour décrire la manière d’agir de la personne, la qualité
d’un discours, d’une prédication, mais avec des nuances. Comme nous
l’avons vu, l’onction, dans le langage traditionnel, suggère surtout l’idée
de suavité et de douceur, jusqu’à signifier, dans l’utilisation profane,
l’acception négative d’« élocution ou attitude mielleuse et insinuante,
souvent hypocrite », et à l’adjectif « onctueux », dans le sens de « personne
ou attitude désagréablement cérémonieuse ou servile ».
Dans l’usage moderne, plus proche de celui de la Bible, elle suggère plutôt
l’idée de pouvoir et force de persuasion. Une prédication pleine d’onction est
une prédication où l’on perçoit, pour ainsi dire, le frémissement de l’Esprit ;
une annonce qui remue, qui persuade du péché, qui arrive au cœur des
gens. Il s’agit d’une composante délicieusement biblique du terme, présente
par exemple dans le texte des Actes où l’on dit que Jésus « fut oint de
l’Esprit Saint et de puissance » (Ac 10, 38).
L’onction, dans cette acception, apparaît plus comme un acte que comme
un état. C’est quelque chose que la personne ne possède pas durablement,
mais qui s’ajoute à elle, l’« investit » sur le moment, dans l’exercice d’un
certain ministère ou dans la prière.
Le bon parfum du Christ dans le monde : voilà ce que devrait être le prêtre !
Mais l’apôtre nous met en garde, ajoutant tout de suite après : « Mais ce
trésor, nous le portons en des vases d’argile » (2 Co 4, 7). Nous savons trop
bien, après la douloureuse expérience récente, tout ce que cela signifie.
Jésus disait aux apôtres : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à
s’affadir, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté
dehors et foulé aux pieds par les gens » (Mt 5, 13). La vérité de cette parole
du Christ est douloureusement placée sous nos yeux. L’onguent aussi, s’il
perd son odeur et s’abîme, se transforme en son contraire, en odeur
pestilentielle, et au lieu d’attirer vers le Christ, il éloigne de lui. C’est aussi
pour répondre à cette situation que le Saint Père a lancé l’année
sacerdotale. Il le dit ouvertement dans la lettre d’indiction : « Il existe aussi
malheureusement des situations, jamais assez déplorées, où l’Église elle-
même souffre de l’infidélité de certains de ses ministres. Et c’est pour le
monde un motif de scandale et de refus ». La lettre du pape ne s’arrête pas
à cette constatation. Il ajoute en effet : « Ce qui, dans de tels cas peut être
surtout profitable pour l’Église, ce n’est pas tant la pointilleuse révélation
des faiblesses de ses ministres, mais plutôt une conscience renouvelée et
joyeuse de la grandeur du don de Dieu, concrétisé dans les figures
splendides de pasteurs généreux, de religieux brûlant d’amour pour Dieu et
pour les âmes ». La révélation des faiblesses est faite elle aussi pour rendre
justice aux victimes et maintenant, l’Eglise le reconnaît et la réalise du
mieux qu’elle peut, mais elle est faite ailleurs et, dans tous les cas, ce n’est
pas d’elle que viendra l’élan pour un renouveau du ministère sacerdotal. J’ai
pensé à ce cycle de méditations sur le sacerdoce comme à une petite
contribution correspondant au souhait du Saint Père. Je voudrais, à mon
tour, faire parler mon Séraphique Père saint François. A une époque où la
situation morale du clergé était sans commune mesure plus triste que celle
d’aujourd’hui, il écrit dans son Testament : « Le Seigneur m’a donné et me
donne encore, à cause de leur caractère sacerdotal, une si grande foi aux
prêtres qui vivent selon la règle de la sainte Eglise romaine, que, même s’ils
me persécutaient, c’est à eux malgré tout que je veux avoir recours. Si
j’avais autant de sagesse que Salomon, et s’il m’arrivait de rencontrer de
pauvres petits prêtres vivant dans le péché, je ne veux pas prêcher dans
leurs paroisses s’ils m’en refusent l’autorisation. Eux et tous les autres, je
veux les respecter, les aimer et les honorer comme mes seigneurs. Je ne
veux pas considérer en eux le péché ; car c’est le Fils de Dieu que je
discerne en eux, et ils sont réellement mes seigneurs. Si je fais cela, c’est
parce que, du très haut Fils de Dieu, je ne vois rien de sensible en ce monde,
si ce n’est son Corps et son Sang très saints, que les prêtres reçoivent et
dont ils sont les seuls ministres ». Dans le texte cité au début, Paul parle de
la « gloire » des ministres de la Nouvelle Alliance de l’Esprit, immensément
plus élevée que l’ancienne. Cette gloire ne vient pas des hommes et ne peut
être détruite par les hommes. Le Saint Curé répandait certainement autour
de lui la bonne odeur du Christ et c’était pour cela que les foules
accourraient à Ars ; plus proche de nous, le padre Pio de Pietrelcina
répandait le parfum du Christ, parfois même un parfum concret, comme
d’innombrables personnes dignes de foi l’ont attesté. Combien de prêtres,
ignorés du monde, sont dans leur env
ironnement la bonne odeur du Christ et de l’Evangile. Le ‘Curé de campagne’
de Bernanos a d’innombrables compagnons de part le monde, tant en ville
qu’à la campagne. Le père Lacordaire a tracé le profil du prêtre catholique,
qui peut apparaître aujourd’hui comme un peu trop optimiste ou idéalisé,
mais retrouver l’idéal et l’enthousiasme pour le ministère sacerdotal est
justement ce qu’il nous faut en ce moment et c’est pourquoi nous le
réécoutons à la fin de cette méditation :
« Vivre au cœur du monde sans aucun désir pour ses plaisirs ; être membre
de chaque famille sans appartenir à aucune d’elles ; partager chaque
souffrance, être mis à l’écart de chaque secret, guérir chaque blessure ;
aller chaque jour, des hommes à Dieu, pour lui offrir leur dévotion et leurs
prières, et revenir, de Dieu aux hommes, pour leur apporter son pardon et
son espérance ; avoir un cœur d’acier pour la chasteté et un cœur de chair
pour la charité ; enseigner et pardonner, consoler et bénir et être béni pour
toujours. O Dieu, quelle vie est-ce que tout cela ? C’est ta vie, ô prêtre de
Jésus Christ ! »10.
3 PO, 1,2.
4 S. Agostino, Sulla prima lettera di Giovanni, 3,5 (PL 35, 2000); cf. 3, 12 (PL
35, 2004).
5 Cf. S. Agostino, Sulla prima lettera di Giovanni, 3,13 (PL 35, 2004 s.); cf. S.
Gregorio Magno, Omelie sui Vangeli 30, 3 (PL 76, 1222).
Les trois méditations de cet Avent 2010 se veulent apporter une petite
contribution à la nécessité pour l’Eglise d’une ré-évangélisation, qui a
conduit le Saint-Père Benoît XVI à fonder le « Conseil pontifical pour la
promotion de la nouvelle évangélisation » et à proposer comme thème de la
prochaine Assemblée générale ordinaire du synode des évêques la «Nova
evangelizatio ad cristianam fidem tradendam » – La nouvelle évangélisation
pour la transmission de la foi chrétienne.
Toutes ces thèses s’avèrent fausses, non pas sur la base d’un
raisonnement a priori ou d’arguments théologiques et de foi, mais en se
fondant sur l’analyse même des résultats de la science et des opinions de
nombre des scientifiques parmi les plus illustres, d’hier et d’aujourd’hui. Un
savant de l’envergure de Max Planck, le père de la théorie des « quanta », dit
à propos de la science ce que Augustin, Thomas d’Aquin, Pascal,
Kierkegaard et d’autres avaient affirmé de la raison : « La science conduit
jusqu’au point au-delà duquel elle ne peut plus guider »4.
Je ne m’étends pas sur les thèses énoncées, qui ont été déjà réfutées avec
bien plus de compétence par des scientifiques et des philosophes de la
science. Je cite, par exemple, la critique ponctuelle de Roberto Timossi,
dans le livre L’illusione dell’ateismo. Perché la scienza non nega Dio,
(L’illusion de l’athéisme. Pourquoi la science ne nie pas Dieu), préfacé par le
cardinal Angelo Bagnasco (Editions San Paolo 2009). Je me borne à faire
une simple remarque. Dans la semaine où les médias ont publié la
déclaration évoquée plus haut, selon laquelle la science a rendu superflue
l’hypothèse d’un Créateur, je me suis trouvé devoir, dans l’homélie
dominicale, expliquer à des chrétiens très simples, dans un hameau de
Morro Reatino, où se situe l’erreur de fond des scientifiques athées, et
pourquoi ils ne devaient pas se laisser impressionner par le tapage suscité
autour de cette déclaration. Pour cela, j’ai pris un exemple qu’il pourrait être
utile de reprendre ici, dans un contexte bien différent.
Mais, je le répète, mon intention n’est pas de me lancer ici dans une critique
générale du scientisme. Ce qui me tient à coeur, c’est de mettre en lumière
un aspect particulier de celui-ci, qui a une incidence directe et décisive sur
l’évangélisation : il s’agit de la place de l’homme dans la vision du
scientisme athée.
4. La force de la vérité
On ne peut pas donner un sens absolu à ce principe (il peut être utile et
nécessaire parfois de réfuter de fausses doctrines) mais il est vrai qu’il est
souvent plus efficace d’exposer la vérité de manière positive que de réfuter
l’erreur contraire. Je crois qu’il est important de tenir compte de ce critère
dans l’évangélisation et en particulier face aux trois obstacles que nous
avons mentionnés : le scientisme, le sécularisme et le rationalisme. Dans
l’évangélisation, il est plus efficace d’exposer la vision chrétienne de façon
irénique en comptant sur la force intrinsèque de cette vision quand celle-ci
est accompagnée d’une conviction profonde et que ceci est fait, comme
l’enseignait saint Pierre « avec douceur et respect » (1P 3, 16), que de faire
de la polémique contre eux.
::::::::::__
2 Jean-Paul II, Paroles sur l’homme, Rizzoli, Milao 2002, p. 443 ; cf,
également Enc. « Fides et ratio », n. 88
</p>le>
Dans sa Lettre à tous les Prêtres pour le Jeudi Saint 1979, la première de la
série de son pontificat, Jean-Paul II écrivait : « Il y a dans notre sacerdoce
ministériel la dimension merveilleuse et très profonde de notre proximité
avec la mère du Christ » . Dans cette dernière méditation de l’Avent, nous
voudrions réfléchir précisément sur cette proximité entre Marie et le prêtre.
L’analogie qui existe entre la Vierge Marie et le prêtre peut s’exprimer ainsi.
Marie, sous l’action de l’Esprit-Saint, a conçu le Christ et, après l’avoir nourri
et porté en son sein, l’a mis au monde à Bethléem ; le prêtre, consacré et
oint de l’Esprit-Saint dans l’ordination, est appelé à son tour à se remplir du
Christ pour ensuite l’engendrer et le faire naître dans les âmes par
l’annonce de la Parole, l’administration des sacrements.
En ce sens, le rapport entre Marie et le prêtre s’inscrit dans une longue
tradition, qui fait bien davantage autorité que celle de Marie-Prêtre.
Reprenant une pensée d’Augustin4, le Concile Vatican II écrit : « L’Eglise…
devient Mère, elle aussi. Car, par la prédication et le baptême, elle engendre
à la vie nouvelle et immortelle des fils conçus du Saint-Esprit et nés de
Dieu »5.
Dans une page que nous avons lue dans la Liturgie des heures de samedi
dernier, le bienheureux Isaac de l’Etoile a opéré une sorte de synthèse de
cette tradition : « Marie et l’Eglise, écrit-il, sont une mère et plusieurs mères
; une vierge et plusieurs vierges. L’une et l’autre mère, l’une et l’autre vierge.
Elles ont conçu toutes deux du Saint-Esprit, sans attrait charnel ; elles ont
donné toutes deux une progéniture à Dieu le Père, sans péché. Marie a
engendré, sans aucun péché, une Tête pour le Corps ; l’Eglise, dans la
rémission de tous les péchés, engendre le corps pour la Tête »7.
Ce qui, dans ces textes, est dit de façon générale pour l’Eglise, comme
sacrement du salut, s’applique d’une manière particulière aux prêtres : de
par leur ministère, en effet, ce sont eux qui, concrètement, engendrent le
Christ dans les âmes au moyen de la parole et des sacrements.
2. Marie a cru
Lorsque Marie arriva chez Elisabeth, celle-ci l’accueillit avec une grande joie
et, « remplie d’Esprit-Saint », s’exclama : « Oui, bienheureuse celle qui a cru
en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur » (Lc l,
45). Il ne fait pas de doute que l’expression « qui a cru » se réfère à la
réponse de Marie à l’ange : « Voici la servante du Seigneur, qu’il m’advienne
selon ta parole » (Lc 1, 38).
A première vue, Marie a fait là un acte de foi facile, qui allait même de soi.
Devenir mère d’un roi qui aurait régné éternellement sur la maison de
Jacob, mère du Messie ! N’était-ce pas ce dont toute jeune fille juive rêvait ?
Mais c’est là une manière de raisonner très humaine et charnelle. Marie se
retrouve dans une totale solitude. A qui peut-elle expliquer ce qui est
advenu en elle ? Qui la croira quand elle dira que l’enfant qu’elle porte en
son sein est « l’oeuvre de l’Esprit Saint » ? Cela n’est jamais arrivé avant et
n’arrivera jamais plus après elle.
Carlo Carretto, dans son livre sur la Vierge, raconte comment il en est venu
à découvrir la foi de Marie. Quand il vivait dans le désert, il avait appris par
des amis Touareg qu’une jeune fille du campement avait été promise en
mariage à un jeune homme, mais qu’elle n’était pas allée habiter avec lui,
parce qu’elle était trop jeune. Il avait relié ce fait à ce que Luc dit de Marie.
Aussi, en repassant deux ans plus tard dans le même campement, il
demanda des nouvelles de la jeune fille. Il nota un certain embarras chez
ses interlocuteurs et, plus tard, l’un d’entre eux, s’approchant de lui en grand
secret, fit un signe : il passa une main sur sa gorge, geste caractéristique
des arabes pour dire : « Elle a été égorgée ». Elle avait été découverte
enceinte avant le mariage et l’honneur de la famille exigeait cette fin. Il
repensa alors à Marie, aux regards impitoyables des gens de Nazareth, aux
clins d’oeil, il comprit la solitude de Marie, et la nuit même, il la choisit
comme compagne de voyage et maîtresse de sa foi10.
Saint Paul dit que Dieu aime celui qui donne avec joie (2 Co 9, 7) et Marie a
dit à Dieu son « oui » avec joie. Le verbe par lequel Marie exprime son
consentement, et qui est traduit par « fiat » ou « qu’il en soit ainsi », est dans
l’original, le subjonctif optatif (génoito), le mode de verbe qui, en grec, est
utilisé pour exprimer le désir, voire l’impatience joyeuse de voir une chose
arriver. Comme si la Vierge disait : « Je désire moi aussi, de tout mon être,
ce que Dieu désire ; qu’il soit fait selon sa volonté ». Véritablement, comme
disait saint Augustin, avant même de concevoir le Christ dans son corps,
elle l’a conçu dans son coeur.
Mais Marie ne parlait pas en latin et par conséquent elle n’a pas dit « fiat » .
Elle n’a pas dit non plus « génoito » qui est un mot grec. Alors, qu’a-t-elle
dit ? Quel est le mot qui, dans la langue parlée par Marie, se rapproche le
plus proche de cette expression ? Quand il voulait dire à Dieu « oui, qu’il en
soit ainsi », un juif disait « amen ! ». S’il est légitime de chercher à remonter,
à travers une pieuse réflexion, à l’ipsissima vox, à la parole exacte sortie de
la bouche de Marie – ou du moins à la parole qui se trouvait, à cet endroit,
dans la source en hébreu utilisée par Luc – cela devait être le mot « amen ».
Rappelons-nous les psaumes qui, dans la Vulgate latine se terminaient par
l’expression : « fiat, fiat » ; dans le texte grec de LXX (la Septante), là où on
lit « genoito, genoito », l’original en hébreu connu de Marie dit « amen, amen
».
Amen est le mot hébreux dont la racine signifie solidité, certitude ; il était
utilisé dans la liturgie comme réponse de foi à la parole de Dieu. Avec
l’ « amen » on reconnaît ce qui a été dit comme une parole certaine, stable,
valable et contraignante. Sa traduction exacte, quand il s’agit d’une réponse
à la parole de Dieu est celle-ci : « il en est ainsi et qu’il en soit ainsi ». Elle
indique en même temps la foi et l’obéissance ; elle reconnaît que ce que
Dieu dit est vrai et s’y soumet. C’est dire « oui » à Dieu. C’est en ce sens
qu’on la trouve dans la bouche même de Jésus : « Oui, amen, Père, car tel a
été ton bon plaisir… « (cf. Mt 11, 26). Il est même l’Amen personnifié : ainsi
parle l’Amen (Ap 3, 14) et c’est par lui que tous les autres « amen » de foi
prononcés sur la terre montent désormais à Dieu (cf. 2 Co 1, 20). Marie est
également, après son Fils, l’amen à Dieu, personnifié.
Le prêtre conçoit Jésus quand, mécontent de la vie qu’il mène, stimulé par
de saintes aspirations, animé d’une sainte ardeur et enfin s’étant détaché
résolument de ses vieilles habitudes et défauts, il est comme
spirituellement fécondé par la grâce de l’Esprit Saint et conçoit l’intention
d’une vie nouvelle.
Une fois conçu, le bienheureux Fils de Dieu naît dans le coeur du prêtre,
quand, après avoir opéré un sain discernement, demandé conseil de façon
opportune, invoqué l’aide de Dieu, il met immédiatement en oeuvre sa
sainte intention, en commençant à accomplir ce qui depuis un moment
était en train de mûrir, mais qu’il avait toujours reporté, craignant de ne pas
en être capable.
6 Clemente Alessandrino, Pedagogo, I, 6.
10 C. Carretto, Beata te che hai creduto, Ed. Paoline 1986, pp. 9 ss.
11 E. De Luca, In nome della madre, Feltrinelli, Milan 2006, pp. 66 ss.
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Première prédication
Que peut-on ajouter à tout cela dans le bref temps d’une méditation ? Je me
sens encouragé par le dicton par lequel, je me souviens, un prédicateur
commençait son cours d’exercices : « Non nova ut sciatis, sed vetera ut
faciatis » : l’important n’est pas de connaître des choses nouvelles, mais de
mettre en pratique celles que l’on connaît. Je renonce par conséquent à
toute tentative de synthèse doctrinale, de présentations globales ou de
profils idéaux sur le prêtre (je n’en aurais ni le temps, ni la capacité) et je
tente, si possible, de faire vibrer notre cœur sacerdotal, au contact de
quelque parole de Dieu.
La parole des Ecritures qui nous servira de fil conducteur est 1 Corinthiens
4, 1 dont nombre d’entre nous se souviennent dans la traduction latine de la
Vulgate : « Sic nos existimet homo ut ministros Christi et dispensatores
mysteriorum Dei » : « Qu’on nous regarde donc comme des serviteurs du
Christ et des intendants des mystères de Dieu ». Nous pouvons y ajouter,
pour certains aspects, la définition de la Lettre aux Hébreux : « Tout grand
prêtre, en effet, pris d’entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur
des hommes dans leurs relations avec Dieu » (He 5, 1).
C’est à ce stade initial que nous tenterons de nous référer le plus possible
dans nos méditations, afin de recueillir l’essence du ministère sacerdotal.
Pendant cet Avent, nous ne prendrons en considération que la première
partie de la phrase de l’Apôtre : « Serviteurs du Christ ». Si Dieu le veut, nous
poursuivrons notre réflexion pendant le Carême, en méditant sur ce que
signifie pour un prêtre être « administrateur des mystères de Dieu » et quels
sont les mystères qu’il doit administrer.
Le service essentiel que le prêtre est appelé à rendre au Christ est celui de
continuer son œuvre dans le monde : « Comme le Père m’a envoyé, moi
aussi je vous envoie » (Jn 20, 21). Dans sa célèbre Lettre aux Corinthiens, le
Pape saint Clément commente : « Le Christ est envoyé par Dieu et les
Apôtres par le Christ… Ceux-ci, qui prêchaient partout dans les campagnes
et dans les villes, nommèrent leurs premiers successeurs, qui ont été mis à
l’épreuve par l’Esprit, pour être évêques et diacres ». Le Christ est envoyé
par le Père, les apôtres par le Christ, les évêques par les apôtres : ceci est la
première énonciation claire du principe de la succession apostolique.
Mais cette parole de Jésus n’a pas uniquement une signification juridique
et formelle. En d’autres termes, elle ne fonde pas seulement le droit des
ministres ordonnés de parler en tant qu’ « envoyés » du Christ ; elle indique
également le motif et le contenu de ce mandat qui est le même que le
mandat par lequel le Père a envoyé son Fils dans le monde. Et pourquoi
Dieu a-t-il envoyé son Fils dans le monde ? Ici également nous renonçons à
des réponses globales, exhaustives, pour lesquelles il faudrait lire tout
l’évangile ; seulement quelques déclarations programmatiques de Jésus.
Il est vrai que dans les évangiles, Jésus se montre aussi sévère, juge et
condamne. Mais avec qui le fait-il ? Pas avec les gens simples qui le
suivaient et venaient l’écouter, mais avec les hypocrites, ceux qui se
suffisent à eux-mêmes, les maîtres et les guides du peuple. Jésus n’était
vraiment pas, comme on le dit de certains hommes politiques : « fort avec
les faibles et faible avec les forts ». Il était tout le contraire !
Mais dans quel sens pouvons-nous parler des prêtres en tant que
continuateurs de l’œuvre du Christ ? Dans toute institution humaine, comme
l’empire romain à l’époque, les ordres religieux et toutes les entreprises du
monde, aujourd’hui, les successeurs continuent l’œuvre, mais pas
la personne du fondateur. Le fondateur est parfois corrigé, dépassé et
même renié. Il n’en est pas ainsi dans l’Eglise. Jésus n’a pas de
successeurs parce qu’il n’est pas mort, il est vivant ; « ressuscité des
morts… la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui ».
La tâche du prêtre n’est pas différente, même si elle lui est subordonnée, à
celle que le Saint-Père indiquait comme une priorité absolue du successeur
de Pierre et de l’Eglise tout entière dans la lettre adressée aux évêques le 10
mars dernier : « À notre époque où dans de vastes régions de la terre la foi
risque de s’éteindre comme une flamme qui ne trouve plus à s’alimenter, la
priorité qui prédomine est de rendre Dieu présent dans ce monde et d’ouvrir
aux hommes l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quelconque, mais à ce Dieu
qui a parlé sur le Sinaï ; à ce Dieu dont nous reconnaissons le visage dans
l’amour poussé jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1) – en Jésus Christ crucifié et
ressuscité… Conduire les hommes vers Dieu, vers le Dieu qui parle dans la
Bible : c’est la priorité suprême et fondamentale de l’Église et du
Successeur de Pierre aujourd’hui ».
4. Serviteurs et amis
Mais nous devons maintenant faire un pas en avant dans notre réflexion.
« Serviteurs de Jésus Christ ! » : ce titre ne devrait jamais se trouver seul ; il
faut toujours y ajouter, au moins dans notre cœur, un autre titre : celui
d’amis !
Maintenant, qu’a dit Jésus à cette occasion ? Pourquoi a-t-il choisi les
Douze, après avoir prié toute la nuit ? « Et il en institua Douze pour être ses
compagnons et pour les envoyer prêcher » (Mc 3, 14-15). Etre avec Jésus et
aller prêcher : être et aller, recevoir et donner : voilà en quelques mots
l’essentiel de la tâche des collaborateurs du Christ.
Etre « avec » Jésus ne signifie bien sûr pas seulement une proximité
physique ; il y a là, déjà, à l’état embryonnaire, toute la richesse que Paul
renfermera dans la formule dense « en Christ » ou « avec le Christ ». Cela
signifie partager tout de Jésus : sa vie itinérante, certes, mais aussi ses
pensées, ses objectifs, son esprit. Le mot « compagnon » vient du latin
médiéval et signifie celui qui a en commun (con-) le pain (panis), qui mange
le même pain.
Le livre de Dom Chautard aurait très bien pu avoir pour titre « L’âme de tout
sacerdoce », parce que c’est du prêtre dont il est question, en pratique, dans
l’ensemble de l’ouvrage, comme agent et responsable en première ligne de
la pastorale de l’Eglise. A l’époque, le danger contre lequel on voulait réagir
était l’« américanisme ». L’Abbé fait en effet souvent référence à la lettre de
Léon XIII « Testem benevolentiae » qui avait condamné cette « hérésie ».
Aujourd’hui, cette hérésie, si l’on peut parler d’hérésie, n’est plus seulement
« américaine ». C’est une menace qui constitue un piège pour le clergé de
toute l’Eglise, notamment à cause de la diminution du nombre de prêtres, et
qui s’appelle activisme frénétique. (Du reste, une bonne partie des requêtes
qui provenaient, à l’époque, des chrétiens des Etats-Unis, et en particulier du
mouvement créé par le serviteur de Dieu Isaac Hecker, fondateur
des Paulist Fathers, qualifiées d’ « américanisme », comme par exemple la
liberté de conscience et la nécessité d’un dialogue avec le monde moderne,
n’étaient pas des hérésies, mais des requêtes prophétiques que le Concile
Vatican II, fera, en partie, siennes !).
Le premier pas, pour faire de Jésus l’âme de son sacerdoce, est de passer
du Jésus personnage au Jésus personne. Le personnage est celui duquel
on peut parler à l’envi, mais auquel et avec lequel personne ne songe à
parler. On peut parler d’Alexandre le Grand, de Jules César, de Napoléon,
autant qu’on le souhaite, mais si quelqu’un affirmait parler avec l’un d’eux,
on l’enverrait immédiatement voir un psychiatre. La personne, en revanche,
est quelqu’un avec qui et auquel on peut parler. Tant que Jésus reste un
ensemble de nouvelles, de dogmes ou d’hérésies, quelqu’un que l’on place
instinctivement dans le passé, un souvenir, et non une présence, c’est un
personnage. Il faut se convaincre qu’il est vivant et présent, et qu’il est plus
important de parler avec lui que de parler de lui.
Saint Pierre a indiqué, une fois pour toutes, quels sont les gros cailloux, les
priorités absolues des apôtres et de leurs successeurs, évêques et prêtres :
« Quant à nous, nous resterons assidus à la prière et au service de la
Parole » (Ac 6, 4).
Pour un prêtre, mettre d’abord les gros cailloux dans le vase peut signifier,
très concrètement, commencer la journée par un temps de prière et de
dialogue avec Dieu, afin que les activités et les engagements divers ne
finissent pas par prendre toute la place.
Je termine par une prière de l’Abbé Chautard, qui est imprimée sur le
programme de ces méditations : O Dieu, donnez à l’Eglise de nombreux
apôtres, mais ravivez dans leur cœur une soif ardente d’intimité avec Vous
ainsi qu’un désir d’œuvrer pour le bien du prochain. Donnez à tous une
activité contemplative et une contemplation active. Ainsi soit-il !