Monotheisme Intolerance Et Iconoclasme
Monotheisme Intolerance Et Iconoclasme
Monotheisme Intolerance Et Iconoclasme
édités par
Thomas Römer, Hervé Gonzalez, Lionel Marti
Peeters
Leuven - Paris - Bristol, CT
2019
Contact: [email protected]
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ISBN 978-90-429-3973-8
eISBN 978-90-429-3974-5
D/2019/0602/47
© 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium
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Abstract: This paper proposes a synthetic discussion of some themes that scholars
generally connect to the political and religious activities of Akhenaton: the reli-
gious “reforms” of the Pharaoh are deemed to be undertaken out of a strict
monotheism; this monotheism would be characterized by its intolerance; and it
would have led to iconoclasm. We shall examine these proposals in a critical way,
and show that they are problematical.
6. YOYOTTE (1982).
7. CHAMPOLLION (1889, vol. II 39).
8. Sir Gardner WILKINSON (1878, vol. III p. 52). Dans cette édition révisée par Sa-
muel BIRCH, celui-ci ajoute en note que le syrien Adonis et l’hébreu Adonai
correspondent à l’Aten égyptien, le « dieu universel ».
9. LEPSIUS (1851, spécialement 196-197) ; ce propos, HORNUNG (1999, 2-4).
10. BRUGSCH (1859, 118-123).
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qualités que l’on ne trouvait pas toujours dans le cœur d’un Égyptien ».
Pour l’égyptologue allemand Adolph Erman, Akhénaton aurait apporté à
l’Égypte une « croyance qui nous touche si profondément aujourd’hui »,
« une foi nouvelle », « une réforme », « une doctrine », « une croyance mo-
nothéiste » : une révolution16 . Sans lendemain, cependant, car la réaction
anti-amarnienne « amena la décadence spirituelle de l’Égypte ». Cette nou-
velle croyance, écrit-il, « surpasse de beaucoup le polythéisme confus du
passé, dont elle fait table rase. […] Aujourd’hui encore, nous avons peine à
comprendre que la foi nouvelle ait échoué si complètement, car il semble
qu’elle eût dû, en une époque de si belle floraison, être accueillie comme
une libération par les meilleurs citoyens. Elle expurgeait enfin la religion
de tous le fatras qui s’y était accumulé au cours des millénaires. Mais, à
côté de la classe cultivée, se dressait la grande foule qui ne pouvait se con-
tenter d’une croyance basée sur la raison […] »17. La vision d’Erman
procède rigoureusement d’une lecture chrétienne et protestante. Il voit
manifestement en Akhénaton une sorte de Luther qui aurait échoué dans
sa Réforme. Mais l’hypothèse la plus fameuse autour de la religion
d’Akhénaton, la plus aventureuse aussi, fut celle de Sigmund Freud18 . Il
serait bien trop long d’en discuter toutes les facettes, largement commen-
tées dans la littérature. Pour Freud, Moïse, qu’il considère comme un
personnage historique, aurait été un égyptien, qui aurait transmis aux Hé-
breux la religion d’Akhénaton, le culte de l’Aton, le dieu unique. Une
religion qui, pour Freud, serait la première tentative historique d’un « mo-
nothéisme strict », qui concrétiserait simultanément la naissance de
« l’intolérance religieuse » laquelle, selon lui, était autrement étrangère à
l’Antiquité. Jan Assmann, dans « Moïse l’égyptien » a bien montré que la
rencontre entre Moïse et Akhénaton est une affaire d’histoire de la mé-
moire, et non d’histoire tout court19 . Disons simplement que le lien
historique et direct imaginé par Freud entre un monothéisme amarnien et
le monothéisme des Hébreux repose sur des hypothèses et des supposi-
tions, et n’est soutenu par aucun document précis. Freud, qui tenait
absolument à prouver la véracité historique des contacts entre Akhénaton
et son Moïse, gardait un œil attentif sur toute découverte qui aurait pu
l’amener à conforter par les sources sa théorie20 .
L’usage que les égyptologues contemporains font du mot « mono-
théisme » dépend bien entendu de la valeur qu’ils accordent à ce terme.
Pour Assmann, le monothéisme est une nouvelle religion, un tournant dans
l’Histoire du monde, dont la première manifestation renvoie au règne
L’UNICITÉ D’ATON
Des expressions analogues à celle utilisée dans le Grand hymne sont attes-
tées, non seulement pour Rê ou Amon-Rê, mais aussi pour qualifier
d’autres dieux ou déesses, comme par exemple, Hathor27 . Mais l’unicité
d’Aton est manifestement bien plus que cela encore : elle est totale et ex-
clusive. Au Nouvel Empire, ce type d’affirmation s’inscrit dans un
vocabulaire émotionnel et emphatique, typique des textes relevant de la
« piété personnelle », une littérature aux accents parfois quasi-
sentimentaux. Il est d’ailleurs significatif que l’on trouve pareille affir-
mation dans la poésie amoureuse. Ainsi, dès les premières lignes du
célèbre chant d’amour du papyrus Chester Beatty I, l’aimée est qualifiée de
« unique, sans égale »28 . Dans l’esprit de l’amoureux, il n’y a qu’un objet de
son amour, qui éclipse toutes les autres possibles. En somme, le grand
hymne à Aton, est aussi une sorte de grande déclaration d’amour. La ques-
tion de points communs éventuels entre le grand hymne et le psaume 104
est une question largement débattue, je ne vais pas m’y arrêter. Quelles
que soient les analogies possibles, nous ne sommes pas en mesure de tracer
des réseaux de filiations directes.
De nos jours, les égyptologues utilisent le plus souvent avec plus ou
moins de nuances le concept de monothéisme lorsqu’il traite de la religion
d’Akhénaton. Un éminent égyptologue, Erik Hornung, met en avant trois
aspects29 :
(1) l’exclusivité (affirmation du « dieu unique (dont) il n’y a pas
d’autre »), « plus radicale encore que celle du Deutéro-Isaïe 44.6 », té-
moignant d’une rigueur qui n’a été surpassée que par certaines
tendances de l’Islam.
(2) la persécution des anciennes divinités, première effort pré-chrétien
contre le monde pléthorique des dieux.
(3) un culte qui ne concerne que l’Aton.
On se rend compte que l’appréciation d’Hornung passe explicitement
par un comparatisme avec les « religions du Livre ». De même, pour un
autre spécialiste de la période, Donald Redford, il s’agirait pour nous
autres modernes, afin de bien saisir ce qui est en jeu, d’imaginer Akhéna-
ton comme un « prêtre chrétien fanatique, reniant le Christ, la Trinité, et
les saints en faveur de la Croix »30. Cette savoureuse comparaison nous
ramène à la question de l’image.
27. « Salut à toi, la Vache d’Or, La Belle de visage, aux multiples couleurs, unique
dans le ciel, sans pareille, Hathor (qui est) sur la tête de Rê […] » ; cf. NAVILLE &
HAL (1913, pl. IX).
28. MATHIEU (1996, trad. p. 26 et spécialement §109-110 ; p. 212-213 sur la notion
d’unicité).
29. HORNUNG (1999, 94) ; voir aussi HORNUNG (1980).
30. REDFORD (1984, 226-227).
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aussi pour Thot d’Hermopolis, dont les grands sanctuaires n’étaient pour-
tant qu’à quelques kilomètres de Tell el Amarna, sur l’autre rive du Nil. Et,
enfin, il faut aussi envisager le cas d’Osiris, délaissé certes, mais qui cu-
rieusement échappe partout à toute damnatio directe. Les martelages ne
sont pas sans méprises, d’ailleurs. Ainsi, comme le relève Dimitri Laboury,
le martelage du nom de la déesse Nekhbet semble dans plusieurs contextes
résulter d’une confusion entre la graphie de son nom et celle de l’épithète
d’Amon nesou netrjérou, « roi des dieux » : soit les marteleurs travaillaient
trop vite, soit ils étaient analphabètes en matière de hiéroglyphes33 . Dans
un autre cas, le martellement de théonymes dans des listes d’imposition
des temples met sur la piste, comme le propose Claude Traunecker, « d’un
traitement réservé aux mauvais payeurs », et non d’une persécution reli-
gieuse34. A Kom el-Hettan, Susanne Bickel a montré que des martelages ont
conduit au remplacement de l’image d’Amon par celle du dieu Ptah. Cela
dit, cela concerne une phase de début du règne, et, après l’an 5 en tous cas,
et l’installation définitive de la cour à Akhetaten, on a pu observer une
radicalisation35. Le fait que le mot « netjerou », dieu au pluriel, ait parfois
été martelé témoigne de l’idée que cette pluralité-là dérange Akhénaton.
De même, les graphies phonétiques de certains concepts (comme la Maât),
qui évite désormais les déterminatifs divins, indique également une volon-
té claire d’oubli des dieux.
CONCLUSION
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