L Amour Dans Le Mariage

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QUATRIÈME  CHAPITRE

L’AMOUR  DANS  LE  MARIAGE

89.  Tout ce qui a été dit ne suffit pas à mani-


fester l’évangile du mariage et de la famille si
nous ne nous arrêtons pas spécialement pour
parler de l’amour. En effet, nous ne pourrions
pas encourager un chemin de fidélité et de don
réciproque si nous ne stimulions pas la crois-
sance, la consolidation et l’approfondissement
de l’amour conjugal et familial. De fait, la grâce
du sacrement du mariage est destinée avant tout
à « perfectionner l’amour des conjoints ».104 Ici
aussi il s’avère que « quand j’aurais la plénitude
de la foi, une foi à transporter les montagnes,
si je n’ai pas la charité je ne suis rien. Quand je
distribuerais tous mes biens en aumônes, quand
je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai
pas la charité, cela ne me sert de rien » (1Co 13,
2-3). Mais le mot ‘‘amour’’, l’un des plus utilisés,
semble souvent défiguré.105

Notre amour quotidien


90.  Dans ce qu’on appelle l’hymne à la charité
écrit par saint Paul, nous trouvons certaines ca-
ractéristiques de l’amour véritable :

  Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1641.


104

 Cf. B enoît XVI, Lettre enc. Deus caritas est (25 dé-
105

cembre 2005), n. 2 : AAS 98 (2006), p. 218.

71
« La charité est patiente ;
la charité est serviable ;
elle n’est pas envieuse ;
la charité ne fanfaronne pas,
elle ne se gonfle pas ;
elle ne fait rien d’inconvenant,
ne cherche pas son intérêt,
ne s’irrite pas,
ne tient pas compte du mal ;
elle ne se réjouit pas de l’injustice,
mais elle met sa joie dans la vérité.
Elle excuse tout,
croit tout,
espère tout,
supporte tout » (1Co 13, 4-7).
Cela se vit et se cultive dans la vie que par-
tagent tous les jours les époux, entre eux et avec
leurs enfants. C’est pourquoi il est utile de s’ar-
rêter pour préciser le sens des expressions de
ce texte, pour tenter de l’appliquer à l’existence
concrète de chaque famille.

La patience
91.  La première expression utilisée est makro-
thymei. La traduction n’est pas simplement « qui
supporte tout », parce que cette idée est exprimée
à la fin du v. 7. Le sens provient de la traduction
grecque de l’Ancien Testament, où il est dit que
Dieu est « lent à la colère » (Ex 34, 6 ; Nb 14, 18).
Cela se révèle quand la personne ne se laisse pas
mener par les impulsions et évite d’agresser. C’est
une qualité du Dieu de l’Alliance qui appelle à l’imi-

72
ter également dans la vie familiale. Les textes dans
lesquels Paul utilise ce terme doivent être lus avec
en arrière-fond le Livre de la Sagesse (cf. 11, 23 ;
12, 2.15-18) : en même temps qu’on loue la pondé-
ration de Dieu pour donner une chance au repentir,
on insiste sur son pouvoir qui se manifeste quand il
fait preuve de miséricorde. La patience de Dieu est
un acte de miséricorde envers le pécheur et mani-
feste le véritable pouvoir.

92.  Avoir patience, ce n’est pas permettre


qu’on nous maltraite en permanence, ni tolérer
les agressions physiques, ni permettre qu’on nous
traite comme des objets. Le problème survient
lorsque nous exigeons que les relations soient
idylliques ou que les personnes soient parfaites,
ou bien quand nous nous mettons au centre et
espérons que notre seule volonté s’accomplisse.
Alors, tout nous impatiente, tout nous porte à
réagir avec agressivité. Si nous ne cultivons pas la
patience, nous aurons toujours des excuses pour
répondre avec colère, et en fin de compte nous
deviendrons des personnes qui ne savent pas
cohabiter, antisociales et incapables de refréner
les pulsions, et la famille se convertira en champ
de bataille. C’est pourquoi la Parole de Dieu
nous exhorte : « Aigreur, emportement, colère,
clameurs, outrages, tout cela doit être extirpé de
chez vous, avec la malice sous toutes ses formes »
(Ep 4, 31). Cette patience se renforce quand je
reconnais que l’autre aussi a le droit de vivre sur
cette terre près de moi, tel qu’il est. Peu importe
qu’il soit pour moi un fardeau, qu’il contrarie
mes plans, qu’il me dérange par sa manière d’être
ou par ses idées, qu’il ne soit pas tout ce que j’es-

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pérais. L’amour a toujours un sens de profonde
compassion qui porte à accepter l’autre comme
une partie de ce monde, même quand il agit au-
trement que je l’aurais désiré.

Attitude de service
93.  Vient ensuite le mot xrestéuetai, qui est unique
dans toute la Bible, dérivé de xrestó (bonne per-
sonne, qui montre sa bonté par des actes). Mais, en
raison de son emplacement en strict parallélisme
avec le verbe qui précède, il en est un complément.
Ainsi Paul veut clarifier que la ‘‘patience’’ indiquée
en premier lieu n’est pas une attitude totalement
passive, mais qu’elle est accompagnée par une acti-
vité, par une réaction dynamique et créative face
aux autres. Elle montre que l’amour bénéficie aux
autres et les promeut. C’est pourquoi elle se traduit
comme ‘‘serviable’’.

94.  Dans tout le texte, on voit que Paul veut in-


sister sur le fait que l’amour n’est pas seulement
un sentiment, mais qu’il doit se comprendre dans
le sens du verbe ‘‘aimer’’ en hébreu : c’est ‘‘faire
le bien’’. Comme disait saint Ignace de Loyola,
« l’amour doit se mettre plus dans les œuvres que
dans les paroles ».106 Il peut montrer ainsi toute
sa fécondité, et il nous permet d’expérimenter le
bonheur de donner, la noblesse et la grandeur de
se donner pleinement, sans mesurer, gratuitement,
pour le seul plaisir de donner et de servir.

  Exercices Spirituels, La contemplation pour obtenir l’a-


106

mour (230).

74
L’amour n’envie pas
95.  Ensuite on rejette, en tant que contraire à
l’amour, une attitude désignée comme ‘‘zeloi’’ (ja-
lousie ou envie). Cela signifie que dans l’amour on
peut pas se sentir mal à l’aise en raison du bien de
l’autre (cf. Ac 7, 9 ;17, 5). L’envie est une tristesse à
cause du bien d’autrui, qui montre que le bonheur
des autres ne nous intéresse pas, car nous sommes
exclusivement concentrés sur notre propre bien-
être. Alors que l’amour nous fait sortir de nous-
mêmes, l’envie nous porte à nous centrer sur notre
moi. Le véritable amour valorise les succès d’autrui,
il ne les sent pas comme une menace, et il se libère
du goût amer de l’envie. Il accepte que chacun ait
des dons différents et divers chemins dans la vie. Il
permet donc de découvrir son propre chemin pour
être heureux, permettant que les autres trouvent le
leur.

96.  En définitive, il s’agit d’accomplir ce que


demandent les deux derniers commandements de
la Loi de Dieu : « Tu ne convoiteras pas la maison
de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme
de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante,
ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton
prochain » (Ex 20, 17). L’amour nous porte à un
sentiment de valorisation de chaque être humain,
en reconnaissant son droit au bonheur. J’aime
cette personne, je la regarde avec le regard de
Dieu le Père qui nous offre tout « afin que nous
en jouissions » (1Tm 6, 17), et donc j’accepte en
moi-même qu’elle puisse jouir d’un bon moment.
Cette même racine de l’amour, dans tous les cas,
est ce qui me porte à m’opposer à l’injustice qui

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consiste en ce que certains ont trop et que d’autres
n’ont rien ; ou bien ce qui me pousse à contribuer
à ce que les marginalisés de la société puissent
aussi connaître un peu de joie. Cependant cela
n’est pas de l’envie, mais un désir d’équité.

Sans faire étalage ni fanfaronner


97.  Vient ensuite l’expression perpereuomai, qui
indique la gloriole, le désir de se montrer supé-
rieur pour impressionner les autres par une atti-
tude pédante et quelque peu agressive. Celui qui
aime, non seulement évite de parler trop de lui-
même, mais en plus parce qu’il est centré sur les
autres, il sait se mettre à sa place sans prétendre
être au centre. Le mot suivant – physioutai – a un
sens très proche, parce qu’il indique que l’amour
n’est pas arrogant. Littéralement il exprime qu’on
ne se ‘‘grandit’’ pas devant les autres ; et il dé-
signe quelque chose de plus subtil. Il ne s’agit
pas seulement d’une obsession de montrer ses
propres qualités, mais, en plus, on perd le sens de
la réalité. On se considère plus grand que ce que
l’on est parce qu’on se croit plus ‘‘spirituel’’ ou
plus ‘‘sage’’. Paul utilise ce verbe d’autres fois, par
exemple pour dire que « la science enfle » alors
que « la charité édifie » (1Co 8, 1b). C’est-à-dire
que certains se croient grands parce qu’ils sont
plus instruits que les autres, et ils s’appliquent à
être exigeants envers eux et à les contrôler ; alors
qu’en réalité ce qui nous grandit, c’est l’amour
qui comprend, protège, sert de rempart au faible,
qui nous rend grands. Il l’utilise également dans
un autre verset, pour critiquer ceux qui sont
‘‘gonflés d’orgueil’’ (cf. 1Co 4, 18) mais qui, en

76
réalité, font plus preuve de verbiage que du vrai
‘‘pouvoir’’ de l’Esprit (cf. 1Co 4, 19).

98.  Il est important que les chrétiens vivent


cela dans la manière de traiter les proches peu
formés à la foi, fragiles ou moins solides dans
leurs convictions. Parfois, c’est le contraire qui
se passe : les soi-disant plus évolués dans la fa-
mille deviennent arrogants et insupportables.
L’attitude d’humilité apparaît ici comme quelque
chose qui fait partie de l’amour, car pour pouvoir
comprendre, excuser, ou servir les autres avec le
cœur, il est indispensable de guérir l’orgueil et de
cultiver l’humilité. Jésus rappelait à ses disciples
que dans le monde du pouvoir chacun essaie de
dominer l’autre, c’est pourquoi il dit : « il n’en
doit pas être ainsi parmi vous » (Mt 20, 26). La lo-
gique de l’amour chrétien n’est pas celle de celui
qui s’estime plus que les autres et a besoin de leur
faire sentir son pouvoir ; mais « celui qui voudra
être le premier d’entre vous, qu’il soit votre es-
clave » (Mt 20, 27). La logique de domination des
uns par les autres, ou la compétition pour voir
qui est le plus intelligent ou le plus fort, ne peut
pas régner dans la vie familiale, parce que cette
logique met fin à l’amour. Ce conseil est aussi
pour les familles : « Revêtez-vous tous d’humilité
dans vos rapports mutuels, car Dieu résiste aux
orgueilleux mais c’est aux humbles qu’il donne sa
grâce » (1P 5, 5).

Amabilité
99.  Aimer c’est aussi être aimable, et là, l’expres-
sion asxemonéi prend sens. Elle veut indiquer que

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l’amour n’œuvre pas avec rudesse, il n’agit pas
de manière discourtoise, il n’est pas dur dans les
relations. Ses manières, ses mots, ses gestes sont
agréables et non pas rugueux ni rigides. Il déteste
faire souffrir les autres. La courtoisie « est une école
de délicatesse et de gratuité » qui exige « qu’on
cultive son esprit et ses sens, qu’on apprenne à
sentir, qu’on parle, qu’on se taise à certains mo-
ments ».107 Etre aimable n’est pas un style que le
chrétien peut choisir ou rejeter : cela fait partie des
exigences indispensables de l’amour ; par consé-
quent « l’homme est tenu à rendre agréables ses
relations avec les autres ».108 Chaque jour « entrer
dans la vie de l’autre, même quand il fait partie de
notre vie, demande la délicatesse d’une attitude qui
n’est pas envahissante, qui renouvelle la confiance
et le respect […]. L’amour, plus il est intime et
profond, exige encore davantage le respect de la
liberté, et la capacité d’attendre que l’autre ouvre la
porte de son cœur ».109

100.  Pour se préparer à une véritable rencontre


avec l’autre, il faut un regard aimable porté sur lui.
Cela n’est pas possible quand règne un pessimisme
qui met en relief les défauts et les erreurs de l’autre ;
peut-être pour compenser ses propres complexes.
Un regard aimable nous permet de ne pas trop
nous arrêter sur ses limites, et ainsi nous pouvons
l’accepter et nous unir dans un projet commun,

107
  Octavio Paz, La llama doble, Barcelone 1993, p. 35.
108
  Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 114, art.
2, ad 1.
  Catéchèse (13 mai 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en
109

langue française (14 mai 2015), p. 2.

78
bien que nous soyons différents. L’amour aimable
crée des liens, cultive des relations, crée de nou-
veaux réseaux d’intégration, construit une trame
sociale solide. Il se protège ainsi lui-même, puisque
sans le sens d’appartenance on ne peut pas se don-
ner longtemps aux autres ; chacun finit par cher-
cher seulement ce qui lui convient et la cohabita-
tion devient impossible. Une personne antisociale
croit que les autres existent pour satisfaire ses né-
cessités, et que lorsqu’ils le font, ils accomplissent
seulement leur devoir. Il n’y a donc pas de place
pour l’amabilité de l’amour et son langage. Celui
qui aime est capable de dire des mots d’encourage-
ment qui réconfortent, qui fortifient, qui consolent,
qui stimulent. Considérons, par exemple, certaines
paroles que Jésus a dites à des personnes : « Aie
confiance, mon enfant  » (Mt 9, 2). « Grande est
ta foi » (Mt 15, 28). « Lève-toi! » (Mc 5, 41). « Va
en paix » (Lc 7, 50). « Soyez sans crainte » (Mt 14,
27). Ce ne sont pas des paroles qui humilient, qui
attristent, qui irritent, qui dénigrent. En famille il
faut apprendre ce langage aimable de Jésus.

Détachement
101.  Nous avons affirmé plusieurs fois que pour
aimer les autres il faut premièrement s’aimer soi-
même. Cependant, cet hymne à l’amour affirme
que l’amour ‘‘ne cherche pas son intérêt’’, ou ‘‘n’est
pas égoïste’’. On utilise aussi cette expression dans
un autre texte : « Ne recherchez pas chacun vos
propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à
ceux des autres» (Ph 2, 4). Devant une affirmation
si claire des Écritures, il ne faut pas donner priorité
à l’amour de soi-même comme s’il était plus noble

79
que le don de soi aux autres. Une certaine priorité
de l’amour de soi-même peut se comprendre seule-
ment comme une condition psychologique, en tant
que celui qui est incapable de s’aimer soi-même
rencontre des difficultés pour aimer les autres  :
« Celui qui est dur pour soi-même, pour qui serait-
il bon ? […] Il n’y a pas homme plus cruel que celui
qui se torture soi-même » (Si 14, 5-6).

102.  Mais Thomas d’Aquin a expliqué « qu’il


convient davantage à la charité d’aimer que d’être
aimée »110 et que, de fait, « les mères, chez qui se ren-
contre le plus grand amour, cherchent plus à aimer
qu’à être aimées ».111 C’est pourquoi l’amour peut
aller au-delà de la justice et déborder gratuitement,
« sans rien attendre en retour » (Lc 6, 35), jusqu’à
atteindre l’amour plus grand qui est « donner sa
vie » pour les autres (Jn 15, 13). Cependant, ce dé-
tachement qui permet de donner gratuitement, et
de donner jusqu’à la fin, est-il possible ? Il est cer-
tainement possible, puisque c’est ce que demande
l’Évangile : « Vous avez reçu gratuitement, donnez
gratuitement » (Mt 10, 8).

Sans violence intérieure


103.  Si la première expression de l’hymne nous
invitait à la patience qui empêche de réagir brusque-
ment devant les faiblesses et les erreurs des autres,
maintenant un autre mot apparaît – paroxýnetai –
qui se réfère à une action intérieure d’indignation

  Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 27, art. 1,


110

ad 2.
  Ibid., art. 1.
111

80
provoquée par quelque chose d’extérieur. Il s’agit
d’une violence interne, d’une irritation dissimulée
qui nous met sur la défensive devant les autres,
comme s’ils étaient des ennemis gênants qu’il faut
éviter. Alimenter cette agressivité intime ne sert à
rien. Cela ne fait que nous rendre malades et finit
par nous isoler. L’indignation est saine lorsqu’elle
nous porte à réagir devant une grave injustice, mais
elle est nuisible quand elle tend à imprégner toutes
nos attitudes devant les autres.

104.  L’Évangile invite plutôt à regarder la poutre


qui se trouve dans notre œil (cf. Mt 7, 5). Et nous,
chrétiens, nous ne pouvons pas ignorer la constante
invitation de la Parole de Dieu à ne pas alimenter la
colère : « Ne te laisse pas vaincre par le mal » (Rm
12, 21). « Ne nous lassons pas de faire le bien » (Ga
6, 9). Sentir la force de l’agressivité qui jaillit est une
chose, y consentir, la laisser se convertir en une atti-
tude permanente, en est une autre : « Emportez-
vous, mais ne commettez pas le péché : que le soleil
ne se couche pas sur votre colère » (Ep 4, 26). Voilà
pourquoi il ne faut jamais terminer la journée sans
faire la paix en famille. « Et comment dois-je faire
la paix ? Me mettre à genoux ? Non ! Seulement un
petit geste, une petite chose et l’harmonie familiale
revient. Une caresse suffit, sans [rien dire]. Mais ne
jamais finir la journée sans faire la paix ».112 La réac-
tion intérieure devant une gêne que nous causent
les autres devrait être avant tout de bénir dans le
cœur, de désirer le bien de l’autre, de demander à
Dieu qu’il le libère et le guérisse : « Bénissez, au

112
  Catéchèse (13 mai 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en
langue française (14 mai 2015), p. 2

81
contraire, car c’est à cela que vous avez été appe-
lés, afin d’hériter la bénédiction » (1P 3, 9). Si nous
devons lutter contre le mal, faisons-le, mais disons
toujours ‘‘non’’ à la violence intérieure.

Le pardon
105.  Si nous permettons aux mauvais sentiments
de pénétrer nos entrailles, nous donnons lieu à cette
rancœur qui vieillit dans le cœur. La phrase logizetai
to kakón signifie ‘‘prend en compte le mal’’, ‘‘en
prend note’’ c’est-à-dire est rancunier. Le contraire,
c’est le pardon, un pardon qui se fonde sur une
attitude positive, qui essaye de comprendre la fai-
blesse d’autrui et cherche à trouver des excuses à
l’autre personne, comme Jésus qui a dit : « Père,
pardonne-leur: ils ne savent ce qu’ils font » (Lc 23,
34). Mais généralement la tendance, c’est de cher-
cher toujours plus de fautes, d’imaginer toujours
plus de méchanceté, de supposer toutes sortes
de mauvaises intentions, de sorte que la rancœur
s’accroît progressivement et s’enracine. De cette
manière, toute erreur ou chute du conjoint peut
porter atteinte au lien amoureux et à la stabilité de
la famille. Le problème est que parfois on donne la
même gravité à tout, avec le risque de devenir impi-
toyable devant toute erreur de l’autre. La juste re-
vendication de ses propres droits devient une soif
de vengeance persistante et constante plus qu’une
saine défense de la dignité personnelle.

106.  Quand on a été offensé ou déçu, le pardon


est possible et souhaitable, mais personne ne dit
qu’il est facile. La vérité est que « seul un grand
esprit de sacrifice permet de sauvegarder et de

82
perfectionner la communion familiale. Elle exige
en effet une ouverture généreuse et prompte
de tous et de chacun à la compréhension, à la
tolérance, au pardon, à la réconciliation. Aucune
famille n’ignore combien l’égoïsme, les dissen-
sions, les tensions, les conflits font violence à la
communion familiale et peuvent même parfois
l’anéantir : c’est là que trouvent leur origine les
multiples et diverses formes de division dans la
vie familiale ».113

107.  Nous savons aujourd’hui que pour pou-


voir pardonner, il nous faut passer par l’expé-
rience libératrice de nous comprendre et de nous
pardonner à nous-mêmes. Souvent nos erreurs,
ou le regard critique des personnes que nous
aimons, nous ont conduit à perdre l’amour de
nous-mêmes. Cela fait que nous finissons par
nous méfier des autres, fuyant l’affection, nous
remplissant de peur dans les relations interper-
sonnelles. Alors, pouvoir accuser les autres de-
vient un faux soulagement. Il faut prier avec sa
propre histoire, s’accepter soi-même, savoir co-
habiter avec ses propres limites, y compris se par-
donner, pour pouvoir avoir cette même attitude
envers les autres.

108.  Mais cela suppose l’expérience d’être par-


donné par Dieu, justifié gratuitement et non pour
nos mérites. Nous avons été touchés par un amour
précédant toute œuvre de notre part, qui donne
toujours une nouvelle chance, promeut et stimule.

  Jean-Paul II, Exhort. apost. Familiaris consortio (22 no-


113

vembre 1981), n. 21 : AAS 74 (1982), p. 106.

83
Si nous acceptons que l’amour de Dieu est incon-
ditionnel, que la tendresse du Père n’est ni à acheter
ni à payer, alors nous pourrons aimer par-dessus
tout, pardonner aux autres, même quand ils ont
été injustes contre nous. Autrement, notre vie en
famille cessera d’être un lieu de compréhension,
d’accompagnement et de stimulation ; et elle sera
un espace de tension permanente et de châtiment
mutuel.

Se réjouir avec les autres


109.  L’expression xairei epi te adikía désigne
quelque chose de négatif installé dans le secret du
cœur de la personne. C’est l’attitude méchante de
celui qui se réjouit quand il voit quelqu’un subir une
injustice. La phrase est complétée par la suivante,
qui le dit de manière positive : sygxairei te alétheia : se
réjouir de la vérité. C’est-à-dire, se réjouir du bien
de l’autre, quand on reconnaît sa dignité, quand on
valorise ses capacités et ses œuvres bonnes. Cela
est impossible pour celui qui a besoin de toujours
se comparer ou qui est en compétition, même avec
le conjoint, au point de se réjouir secrètement de
ses échecs.

110.  Quand une personne qui aime peut faire du


bien à une autre, ou quand il voit que la vie va bien
pour l’autre, elle le vit avec joie, et de cette manière
elle rend gloire à Dieu, parce que « Dieu aime celui
qui donne avec joie » (2Co 9, 7). Notre Seigneur
apprécie de manière spéciale celui qui se réjouit
du bonheur de l’autre. Si nous n’alimentons pas
notre capacité de nous réjouir du bien de l’autre, et
surtout si nous nous concentrons sur nos propres

84
besoins, nous nous condamnons à vivre avec peu
de joie, puisque, comme l’a dit Jésus : « Il y a plus
de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35).
La famille doit toujours être un lieu où celui qui
obtient quelque chose de bon dans la vie, sait qu’on
le fêtera avec lui.

L’amour excuse tout


111.  La liste est complétée par quatre expressions
qui parlent d’une totalité : ‘‘tout’’ ; excuse tout,
croit tout, espère tout, supporte tout. Ainsi est mis
en évidence avec force le dynamisme propre à la
contre-culture de l’amour, capable de faire face à
tout ce qui peut le menacer.

112.  En premier lieu, il est dit que l’amour ‘‘ex-


cuse tout’’ (panta stégei). Cela est différent de « ne
tient pas compte du mal », parce que ce terme a un
rapport avec l’usage de la langue ; il peut signifier
‘‘garder le silence’’ sur le mal qu’il peut y avoir dans
une autre personne. Cela implique de limiter le ju-
gement, contenir le penchant à lancer une condam-
nation dure et implacable : « ne condamnez pas, et
vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). Bien que
cela aille à l’encontre de notre usage habituel de
la langue, la Parole de Dieu nous demande : « Ne
médisez pas les uns des autres » (Jc 4, 11). Éviter de
porter atteinte à l’image de l’autre est une manière
de renforcer la sienne propre, de se vider des ran-
cœurs et des envies sans tenir compte de l’impor-
tance du dommage que nous causons. Souvent on
oublie que la diffamation peut être un grand péché,
une sérieuse offense à Dieu, lorsqu’elle touche gra-
vement la bonne réputation des autres, leur causant

85
des torts difficiles à réparer. C’est pourquoi la Pa-
role de Dieu est si dure contre la langue, en disant
que « c’est le monde du mal » qui « souille tout le
corps » (Jc 3, 6), comme « un fléau sans repos, plein
d’un venin mortel» (Jc 3, 8). Si « par elle nous mau-
dissons les hommes faits à l’image de Dieu » (Jc 3,
9), l’amour a souci de l’image des autres, avec une
délicatesse qui conduit à préserver même la bonne
réputation des ennemis. En défendant la loi divine,
on ne doit jamais perdre de vue cette exigence de
l’amour.

113.  Les époux, qui s’aiment et s’appartiennent,


parlent en bien l’un de l’autre, ils essayent de mon-
trer le bon côté du conjoint au-delà de ses faiblesses
et de ses erreurs. En tout cas, ils gardent le silence
pour ne pas nuire à son image. Cependant ce n’est
pas seulement un geste extérieur, mais cela provient
d’une attitude intérieure. Ce n’est pas non plus la
naïveté de celui qui prétend ne pas voir les difficul-
tés et les points faibles de l’autre, mais la perspica-
cité de celui qui replace ces faiblesses et ces erreurs
dans leur contexte. Il se rappelle que ces défauts
ne sont qu’une partie, non la totalité, de l’être de
l’autre. Un fait désagréable dans la relation n’est pas
la totalité de cette relation. Par conséquent, on peut
admettre avec simplicité que nous sommes tous
un mélange complexe de lumières et d’ombres.
L’autre n’est pas seulement ce qui me dérange. Il
est beaucoup plus que cela. Pour la même raison,
je n’exige pas que son amour soit parfait pour l’ap-
précier. Il m’aime comme il est et comme il peut,
avec ses limites, mais que son amour soit imparfait
ne signifie pas qu’il est faux ou qu’il n’est pas réel.
Il est réel, mais limité et terrestre. C’est pourquoi,

86
si je lui en demande trop, il me le fera savoir d’une
manière ou d’une autre, puisqu’il ne pourra accep-
ter ni de jouer le rôle d’un être divin, ni d’être au
service de toutes mes nécessités. L’amour cohabite
avec l’imperfection, il l’excuse, et il sait garder le
silence devant les limites de l’être aimé.

L’amour fait confiance


114.  Panta pisteuei : [l’amour] ‘‘croit tout’’. En rai-
son du contexte, on ne doit pas comprendre cette
‘‘foi’’ dans le sens théologique, mais dans le sens
courant de ‘‘confiance’’. Il ne s’agit pas seulement
de ne pas suspecter l’autre de me mentir ou de me
tromper. Cette confiance de base reconnaît la lu-
mière allumée par Dieu qui se cache derrière l’obs-
curité, ou la braise qui brûle encore sous la cendre.

115.  Cette même confiance permet une rela-


tion de liberté. Il n’est pas nécessaire de contrô-
ler l’autre, de suivre minutieusement ses pas pour
éviter qu’il nous échappe. L’amour fait confiance,
il préserve la liberté, il renonce à tout contrôler, à
posséder, à dominer. Cette liberté qui rend pos-
sibles des espaces d’autonomie, d’ouverture au
monde et de nouvelles expériences, permet que
la relation s’enrichisse et ne se transforme pas en
une endogamie sans horizons. Ainsi les conjoints,
en se retrouvant, peuvent vivre la joie de partager
ce qu’ils ont reçu et appris hors du cercle fami-
lial. En même temps, cela favorise la sincérité et
la transparence, car lorsque quelqu’un sait que les
autres ont confiance en lui et valorisent la bonté
fondamentale de son être, il se montre alors tel
qu’il est, sans rien cacher. Celui qui sait qu’on se

87
méfie toujours de lui, qu’on le juge sans com-
passion, qu’on ne l’aime pas de manière incon-
ditionnelle, préférera garder ses secrets, cacher
ses chutes et ses faiblesses, feindre ce qu’il n’est
pas. En revanche, une famille où règne fonda-
mentalement une confiance affectueuse, et où
on se refait toujours confiance malgré tout, per-
met le jaillissement de la véritable identité de ses
membres et fait que, spontanément, on rejette la
tromperie, la fausseté ou le mensonge.

L’amour espère
116.  Panta elpízei : il ne désespère pas de l’ave-
nir. Relié au mot qui précède, cela désigne l’espé-
rance de celui qui sait que l’autre peut changer. Il
espère toujours qu’une maturation est possible,
un jaillissement surprenant de la beauté, que les
potentialités les plus cachées de son être germent
un jour. Cela ne signifie pas que tout va chan-
ger dans cette vie. Cela implique d’accepter que
certaines choses ne se passent pas comme on le
désire, mais que peut-être Dieu écrit droit avec
des lignes courbes et sait tirer quelque bien des
maux qu’il n’arrive pas à vaincre sur cette terre.

117.  Ici, l’espérance est présente dans tout son


sens, parce qu’elle inclut la certitude d’une vie au-
delà de la mort. Cette personne, avec toutes ses
faiblesses, est appelée à la plénitude du ciel. Là,
complètement transformée par la résurrection du
Christ, ses fragilités n’existeront plus, ni ses obscu-
rités, ni ses pathologies. Là, le véritable être de cette
personne brillera avec toute sa puissance de bien et
de beauté. Cela nous permet aussi, au milieu des

88
peines de cette terre, de contempler cette personne
avec un regard surnaturel, à la lumière de l’espé-
rance, et d’espérer cette plénitude qu’elle recevra
un jour dans le Royaume du ciel, bien que cela ne
soit pas visible maintenant.

L’amour supporte tout


118.  Panta hypoménei signifie supporter, dans
un esprit positif, toutes les contrariétés. C’est se
maintenir ferme au milieu d’un environnement
hostile. Cela ne consiste pas seulement à tolérer
certaines choses contrariantes, mais c’est quelque
chose de plus large : une résistance dynamique
et constante, capable de surmonter tout défi.
C’est l’amour en dépit de tout, même quand tout
le contexte invite à autre chose. Il manifeste une
part d’héroïsme tenace, de puissance contre tout
courant négatif, une option pour le bien que rien
ne peut abattre. Cela me rappelle ces paroles de
Martin Luther King, quand il refaisait le choix
de l’amour fraternel même au milieu des pires
persécutions et humiliations : « Celui qui te hait
le plus a quelque chose de bon en lui ; même
la nation qui te hait le plus a quelque chose de
bon en elle ; même la race qui te hait le plus a
quelque chose de bon en elle. Et lorsque tu ar-
rives au stade où tu peux regarder le visage de
chaque homme et y voir ce que la religion appelle
‘‘l’image de Dieu’’, tu commences à l’aimer en
dépit de [tout]. Peu importe ce qu’il fait, tu vois
en lui l’image de Dieu. Il y a un aspect de la bonté
dont tu ne peux jamais te défaire […]. Voici une
autre façon d’aimer ton ennemi : lorsque tu as
l’occasion d’infliger une défaite à ton ennemi,

89
c’est le moment de ne pas le faire […]. Lorsque
tu élèves le niveau de l’amour, de sa grande beau-
té et de sa puissance, tu cherches à vaincre uni-
quement les mauvais systèmes. Les individus qui
sont pris dans ce système, tu les aimes, mais tu
cherches à vaincre le système […]. Haine contre
haine ne fait qu’intensifier l’existence de la haine
et du mal dans l’univers. Si je te frappe et tu me
frappes et je te frappe en retour et tu me frappes
encore et ainsi de suite, tu vois, cela se poursuit à
l’infini. Evidemment, ça ne finit jamais. Quelque
part, quelqu’un doit avoir un peu de bon sens, et
c’est celui-là qui est fort. Le fort, c’est celui qui
peut rompre l’engrenage de la haine, l’engrenage
du mal […]. Quelqu’un doit être assez religieux
et assez sage pour le rompre et injecter dans la
structure même de l’univers cet élément fort et
puissant qu’est l’amour ».114

119.  Dans la vie de famille, il faut cultiver cette


force de l’amour qui permet de lutter contre le mal
qui la menace. L’amour ne se laisse pas dominer
par la rancœur, le mépris envers les personnes,
le désir de faire du mal ou de se venger. L’idéal
chrétien, et particulièrement dans la famille, est
un amour en dépit de tout. J’admire parfois, par
exemple, l’attitude de personnes qui ont dû se
séparer de leur conjoint pour se préserver de la
violence physique, et qui cependant, par charité
conjugale qui sait aller au-delà des sentiments, ont
été capables de leur faire du bien – même si c’est

  Sermon à l’église baptiste de l’Avenue Dexter, à Montgo-


114

mery (Alabama), 17 novembre 1957.

90
à travers d’autres personnes – en des moments de
maladie, de souffrance ou de difficulté. Cela aussi
est un amour en dépit de tout.

Grandir dans la charité conjugale


120.  L’hymne de saint Paul, que nous avons
parcouru, nous permet de passer à la charité
conjugale. C’est l’amour qui unit les époux,115
sanctifié, enrichi et éclairé par la grâce du sacre-
ment de mariage. C’est une « union affective »,116
spirituelle et oblative, mais qui inclut la tendresse
de l’amitié et la passion érotique, bien qu’elle soit
capable de subsister même lorsque les sentiments
et la passion s’affaiblissent. Le Pape Pie XI ensei-
gnait que cet amour imprègne tous les devoirs de
la vie conjugale et « a une sorte de primauté de
noblesse ».117 En effet, cet amour fort, répandu
par l’Esprit Saint, est un reflet de l’Alliance iné-
branlable entre le Christ et l’humanité qui culmine
dans le don total, sur la croix : « L’Esprit, que
répand le Seigneur, leur donne un cœur nouveau
et rend l’homme et la femme capables de s’aimer,
comme le Christ nous a aimés. L’amour conjugal
atteint cette plénitude à laquelle il est intérieure-
ment ordonné, la charité conjugale ».118

115
  Saint Thomas d’Aquin conçoit l’amour comme « vis
unitiva »  (Somme Théologique I, 20, art. 1, ad 3), en reprenant une
expression de Diogène Ps.-Aeropagite (De divinibus nominibus,
IV, PG 3, p. 709).
116
  Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 27, art. 2.
117
  Lettre enc. Casti connubii (31 décembre 1930) : AAS 22
(1930), pp. 547-548.
118
  Jean-Paul II, Exhort. Familiaris consortio (22 novembre
1981), n. 13 : AAS 74 (1982), p. 94.

91
121.  Le mariage est un signe précieux, parce
que « lorsqu’un homme et une femme célèbrent
le sacrement de mariage, Dieu pour ainsi dire, se
‘‘reflète’’ en eux, il imprime en eux ses traits et
le caractère indélébile de son amour. Le mariage
est l’icône de l’amour de Dieu pour nous. En ef-
fet, Dieu lui aussi est communion : les trois per-
sonnes du Père, du Fils et du Saint Esprit vivent
depuis toujours et pour toujours en unité par-
faite. Et c’est précisément cela le mystère du ma-
riage : Dieu fait des deux époux une seule exis-
tence ».119 Cela a des conséquences quotidiennes
et très concrètes, car les époux « en vertu du
sacrement, sont investis d’une véritable mission,
pour qu’ils puissent rendre visible, à partir des
choses simples, ordinaires, l’amour avec lequel le
Christ aime son Église, en continuant à donner
sa vie pour elle ».120

122.  Cependant, il ne faut pas confondre des


plans différents : il ne faut pas faire peser sur
deux personnes ayant leurs limites la terrible
charge d’avoir à reproduire de manière parfaite
l’union qui existe entre le Christ et son Église ;
parce que le mariage, en tant que signe, implique
« un processus dynamique qui va peu à peu de
l’avant grâce à l’intégration progressive des dons
de Dieu ».121

  Catéchèse (2 avril 2014) : L’Osservatore Romano, éd. en


119

langue française (3 avril 2014), p. 2.


120
  Ibid.
121
  Jean-Paul II, Exhort. apost. Familiaris consortio (22 no-
vembre 1981), n. 9 : AAS 74 (1982), p. 90.

92
Toute la vie, tout en commun
123.  Après l’amour qui nous unit à Dieu,
l’amour conjugal est « la plus grande des ami-
tiés ».122 C’est une union qui a toutes les carac-
téristiques d’une bonne amitié : la recherche du
bien de l’autre, l’intimité, la tendresse, la stabi-
lité, et une ressemblance entre les amis qui se
construit avec la vie partagée. Mais le mariage
ajoute à tout cela une exclusivité indissoluble –
qui s’exprime dans le projet stable de partager et
de construire ensemble toute l’existence. Soyons
sincères et reconnaissons les signes de la réalité :
celui qui aime n’envisage pas que cette relation
puisse durer seulement un temps ; celui qui vit
intensément la joie de se marier ne pense pas à
quelque chose de passager ; ceux qui assistent à
la célébration d’une union pleine d’amour, bien
que fragile, espèrent qu’elle pourra durer dans le
temps ; les enfants, non seulement veulent que
leurs parents s’aiment, mais aussi qu’ils soient
fidèles et restent toujours ensemble. Ces signes,
et d’autres, montrent que dans la nature même
de l’amour conjugal il y a l’ouverture au définitif.
L’union qui se cristallise dans la promesse matri-
moniale pour toujours est plus qu’une formalité
sociale ou une tradition, parce qu’elle s’enracine
dans les inclinations spontanées de la personne
humaine. Et pour les croyants, c’est une alliance
devant Dieu qui réclame fidélité : « Le Seigneur
est témoin entre toi et la femme de ta jeunesse

122
  Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 123 ; cf.
Aristote, Éthique à Nicomaque, 8, 12 (éd. Bywater, Oxford 1984,
p. 174).

93
que tu as trahie, bien qu’elle fût ta compagne et
la femme de ton alliance […]. La femme de ta
jeunesse, ne la trahis point ! car je hais la répu-
diation » (Ml 2, 14.15-16).

124.  Un amour faible ou défectueux, incapable


d’accepter le mariage comme un défi qui exige de
lutter, de renaître, de se réinventer et de recom-
mencer de nouveau jusqu’à la mort, ne peut sou-
tenir un haut niveau d’engagement. Il cède devant
la culture du provisoire qui empêche un proces-
sus de croissance constant. Mais « promettre un
amour qui soit pour toujours est possible quand
on découvre un dessein plus grand que ses
propres projets, qui nous soutient et nous per-
met de donner l’avenir tout entier à la personne
aimée ».123 Que cet amour puisse traverser toutes
les épreuves et se maintenir fidèle envers et contre
tout suppose le don de la grâce qui le fortifie et
l’élève. Comme disait saint Robert Bellarmin :
« Le fait qu’on s’unisse à une seule personne par
un lien indissoluble, en sorte qu’on ne puisse
pas se séparer, quelles que soient les difficultés
et même lorsqu’on a perdu l’espérance de la pro-
création, ne peut se concrétiser sans un grand
mystère ».124

125.  De plus, le mariage est une amitié qui in-


clut les notes propres à la passion, mais constam-
ment orientée vers une union toujours plus so-

123
  Lettre enc. Lumen fidei (29 juin 2013), n. 52 : AAS 105
(2013), p. 590.
124
  De Sacramento matrimonii, I, 2, dans I d . Disputatines, III,
5, 3 (éd. Giuliano, Naples 1858, p. 778).

94
lide et intense. Car « il n’est pas institué en vue
de la seule procréation » mais pour que l’amour
mutuel « s’exprime dans sa rectitude, progresse et
s’épanouisse ».125 Cette amitié particulière entre
un homme et une femme prend un caractère
totalisant qui se trouve seulement dans l’union
conjugale. Précisément parce qu’elle est tota-
lisante, cette union est aussi exclusive, fidèle et
ouverte à la procréation. On partage tout, même
la sexualité toujours dans le respect réciproque.
Le Concile Vatican II l’a exprimé en disant qu’en
« associant l’humain et le divin, un tel amour
conduit les époux à un don libre et mutuel d’eux-
mêmes, qui se manifeste par des sentiments et
des gestes de tendresse et il imprègne toute leur
vie ».126

Joie et beauté
126.  Dans le mariage il convient de garder la
joie de l’amour. Quand la recherche du plaisir
est obsessionnelle, elle nous enferme dans une
seule chose et nous empêche de trouver un autre
genre de satisfaction. La joie, en revanche, élargit
la capacité de jouir et nous permet de trouver du
plaisir dans des réalités variées, même aux étapes
de la vie où le plaisir s’éteint. C’est pourquoi saint
Thomas disait qu’on utilise le mot ‘‘joie’’ pour
désigner la dilatation du cœur.127 La joie matri-
moniale, qui peut être vécue même dans la dou-

125
  Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur
l’Église dans le monde de ce temps, n. 50.
126
  Ibid., n. 49.
127
 Cf. Somme Théologique I-II, q. 31, art. 3, ad. 3.

95
leur, implique d’accepter que le mariage soit un
mélange nécessaire de satisfactions et d’efforts,
de tensions et de repos, de souffrances et de
libérations, de satisfactions et de recherches,
d’ennuis et de plaisirs, toujours sur le chemin de
l’amitié qui pousse les époux à prendre soin l’un
de l’autre : ils « s’aident et se soutiennent mutuel-
lement ».128

127.  L’amour d’amitié s’appelle ‘‘charité’’


quand on saisit et apprécie la ‘‘grande valeur’’
de l’autre.129 La beauté – la ‘‘grande valeur’’
de l’autre qui ne coïncide pas avec ses attraits
physiques ou psychologiques – nous permet
d’expérimenter la sacralité de sa personne, sans
l’impérieuse nécessité de la posséder. Dans la
société de consommation, le sens esthétique
s’appauvrit, et ainsi la joie s’éteint. Tout est fait
pour être acheté, possédé ou consommé ; les
personnes aussi. La tendresse, en revanche est
une manifestation de cet amour qui se libère du
désir de possession égoïste. Elle nous conduit
à vibrer face à une personne avec un immense
respect et avec une certaine peur de lui faire du
tort ou de la priver de sa liberté. L’amour de
l’autre implique ce goût de contempler et de va-
loriser le beau et la sacralité de son être person-
nel, qui existe au-delà de mes nécessités. Cela
me permet de chercher son bien quand je sais
qu’il ne peut être à moi ou quand il est devenu
physiquement laid, agressif ou gênant. Voilà

128
  Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur
l’Église dans le monde de ce temps, n. 48.
129
  Thomas d’Aquin, Somme Théologique I-II, q. 26, art. 3.

96
pourquoi « c’est parce qu’on aime une personne
qu’on lui fait don de quelque chose ».130

128.  L’expérience esthétique de l’amour s’ex-


prime dans ce regard qui contemple l’autre
comme un fin en soi, même s’il est malade, vieux
ou privé d’attraits perceptibles. Le regard qui
valorise a une énorme importance, et le refuser
fait, en général, du tort. Que ne font pas parfois
les conjoints et les enfants pour être regardés et
pris en compte ! Beaucoup de blessures et de
crises ont pour origine le fait que nous arrêtons
de nous contempler. C’est ce qu’expriment cer-
taines plaintes ou réclamations qu’on entend
dans les familles :  ‘‘Mon époux ne me regarde
pas, il semble que je suis invisible pour lui’’. ‘‘S’il
te plaît, regarde-moi quand je te parle’’. ‘‘Mon
épouse ne me regarde plus, elle n’a d’yeux, désor-
mais, que pour ses enfants’’. ‘‘Dans ma maison,
je ne compte pour personne, ils ne me voient
même pas, comme si je n’existais pas’’. L’amour
ouvre les yeux et permet de voir, au-delà de tout,
combien vaut un être humain.

129.  La joie de cet amour contemplatif doit


être cultivée. Puisque nous sommes faits pour
aimer, nous savons qu’il n’y a pas de plus grande
joie que dans un bien partagé : « Offre et reçois,
trompe tes soucis, ce n’est pas au shéol qu’on
peut chercher la joie » (Si 14, 16). Les joies les
plus intenses de la vie jaillissent quand on peut
donner du bonheur aux autres, dans une antici-

  Ibid., q. 110, art. 1.


130

97
pation du ciel. Il faut rappeler la joyeuse scène du
film Le festin de Babette, où la généreuse cuisinière
reçoit une étreinte reconnaissante et un éloge :
« Avec toi, comme les anges se régaleront ! ». Elle
est douce et réconfortante la joie de contribuer à
faire plaisir aux autres, de les voir prendre plaisir.
Cette satisfaction, effet de l’amour fraternel, n’est
pas celle de la vanité de celui qui se regarde lui-
même, mais celle de celui qui aime, se complaît
dans le bien de l’être aimé, se répand dans l’autre
et devient fécond en lui.

130.  D’autre part, la joie se renouvelle dans la


souffrance. Comme le disait saint Augustin, « plus le
danger a été grand dans le combat, plus intense est
la joie dans le triomphe ».131 Après avoir souffert et
lutté unis, les conjoints peuvent expérimenter que
cela en valait la peine, parce qu’ils sont parvenus
à quelque chose de bon, qu’ils ont appris quelque
chose ensemble, ou parce qu’ils peuvent mieux
valoriser ce qu’ils ont. Peu de joies humaines sont
aussi profondes et festives que lorsque deux per-
sonnes qui s’aiment ont conquis ensemble quelque
chose qui leur a coûté un grand effort commun.

Se marier par amour


131.  Je voudrais dire aux jeunes que rien de tout
cela n’est compromis lorsque l’amour emprunte la
voie de l’institution matrimoniale. L’union trouve
dans cette institution la manière d’orienter sa sta-
bilité et sa croissance réelle et concrète. Certes,

  Confessions, VIII, III, 7 : PL 32, 752.


131

98
l’amour est beaucoup plus qu’un consentement
externe, ou une sorte de contrat matrimonial ; mais
il est certain aussi que la décision de donner au
mariage une configuration visible dans la société,
par certains engagements, a son importance : cela
montre le sérieux de l’identification avec l’autre,
indique une victoire sur l’individualisme de l’ado-
lescence, et exprime la ferme décision de s’apparte-
nir l’un l’autre. Se marier est un moyen d’exprimer
qu’on a réellement quitté le nid maternel pour tis-
ser d’autres liens solides et assumer une nouvelle
responsabilité envers une autre personne. Cela vaut
beaucoup plus qu’une simple association sponta-
née en vue d’une gratification mutuelle, qui serait
une privatisation du mariage. Le mariage, en tant
qu’institution sociale, est une protection et le fon-
dement de l’engagement mutuel, de la maturation
de l’amour, afin que l’option pour l’autre grandisse
en solidité, dans le concret et en profondeur, et
pour qu’il puisse, en retour, accomplir sa mission
dans la société. C’est pourquoi le mariage va au-
delà de toutes les modes passagères et perdure. Son
essence est enracinée dans la nature même de la
personne humaine et de son caractère social. Il im-
plique une série d’obligations, mais qui jaillissent de
l’amour même, un amour si déterminé et si géné-
reux qu’il est capable de risquer l’avenir.

132.  Choisir le mariage de cette manière, exprime


la décision réelle et effective de faire converger deux
chemins en un unique chemin, quoiqu’il arrive et
face à n’importe quel défi. En raison du sérieux de
cet engagement public de l’amour, il ne peut pas
être une décision précipitée ; mais pour cette même
raison, on ne peut pas non plus le reporter indéfi-

99
niment. S’engager avec l’autre de manière exclusive
et définitive comporte toujours une part de risque
et de pari audacieux. Le refus d’assumer cet enga-
gement est égoïste, intéressé, mesquin, il s’éternise
dans la reconnaissance des droits de l’autre et n’en
finit pas de le présenter à la société comme digne
d’être aimé inconditionnellement. Par contre, ceux
qui sont vraiment amoureux tendent à le manifes-
ter aux autres. L’amour concrétisé dans le mariage
contracté devant les autres, avec tous les engage-
ments qui dérivent de cette institutionnalisation,
est la manifestation et le gage d’un « oui » qui se dit
sans réserves et sans restrictions. Ce oui signifie as-
surer l’autre qu’il pourra toujours avoir confiance,
qu’il ne sera pas abandonné quand il perdra son
attrait, quand il aura des difficultés ou quand se
présenteront de nouvelles occasions de plaisirs ou
d’intérêts égoïstes.

L’amour qui se manifeste et qui grandit


133.  L’amour d’amitié unifie tous les aspects de
la vie matrimoniale, et il aide les membres de la
famille à aller de l’avant à toutes les étapes. C’est
pourquoi les gestes qui expriment cet amour
doivent être cultivés constamment, sans mesqui-
nerie, accompagnés par des paroles d’affection.
En famille « il est nécessaire d’utiliser trois mots.
Je veux le répéter, trois mots : permission, mer-
ci, excuse, Trois mots clés ! ».132 « Quand, dans
une famille, on n’est pas envahissant et que l’on

132
  Discours aux familles du monde à l’occasion de leur pèlerinage à
Rome en l’Année de la Foi (26 octobre 2013) : L’Osservatore Romano,
éd. en langue française, 31 octobre 2013, p. 8.

100
demande “s’il te plaît”, quand, dans une famille,
on n’est pas égoïste et que l’on apprend à dire
“merci”, quand, dans une famille, quelqu’un
s’aperçoit qu’il a fait quelque chose de mal et
sait dire “excuse-moi”, dans cette famille il y a
la paix et la joie ».133 Ne soyons pas avares de ces
mots, soyons généreux à les répéter jour après
jour, parce qu’« ils sont pénibles certains silences,
parfois en famille, entre mari et femme, entre pa-
rents et enfants, entre frères».134 En revanche, les
mots adéquats, dits au bon moment, protègent et
alimentent l’amour, jour après jour.

134.  Tout ceci se réalise dans un parcours de


croissance permanente. Cette forme si particu-
lière de l’amour qu’est le mariage est appelée à une
constante maturation, parce qu’il faut toujours lui
appliquer ce que saint Thomas d’Aquin disait de
la charité : « En effet, la charité, considérée dans
sa nature spécifique propre, n’a rien qui limite son
accroissement, car elle est une participation de la
charité infinie qui est l’Esprit Saint […]. Du côté
du sujet, on ne saurait non plus fixer de terme à
l’accroissement de la charité ; car, toujours, la cha-
rité augmentant, l’aptitude à augmenter encore
s’accroît d’autant plus ».135 Saint Paul exhortait avec
force : « Que le Seigneur vous fasse croître et abon-
der dans l’amour que vous avez les uns envers les

133
  Angelus (29 décembre 2013) : L’Osservatore Romano, éd.
en langue française, 2 janvier 2014, p. 5.
134
  Discours aux familles du monde à l’occasion de leur pèlerinage à
Rome en l’Année de la Foi (26 octobre 2013) : L’Osservatore Romano,
éd. en langue française, 31 octobre 2013, p. 8.
135
  Somme Théologique II-II, q. 24, art. 7.

101
autres » (1Th 3, 12) ; et il ajoute : « Sur l’amour
fraternel […], nous vous engageons, frères, à faire
encore des progrès » (1Th 4, 9-10). Encore des pro-
grès. L’amour matrimonial ne se préserve pas avant
tout en parlant de l’indissolubilité comme une
obligation, ou en répétant une doctrine, mais en
le consolidant grâce à un accroissement constant
sous l’impulsion de la grâce. L’amour qui ne gran-
dit pas commence à courir des risques, et nous
ne pouvons grandir qu’en répondant à la grâce
divine par davantage de gestes d’amour, par des
gestes de tendresse plus fréquents, plus intenses,
plus généreux, plus tendres, plus joyeux. Le mari
et la femme « prennent conscience de leur unité
et l’approfondissent sans cesse davantage ».136 Le
don de l’amour divin qui se répand sur les époux
est en même temps un appel à un développement
constant de ce bienfait de la grâce.

135.  Certaines illusions sur un amour idyllique


et parfait, privé ainsi de toute stimulation pour
grandir, ne font pas de bien. Un idéal céleste de
l’amour terrestre oublie que le mieux c’est ce
qui n’est pas encore atteint, le vin bonifié avec
le temps. Comme l’ont rappelé les Évêques du
Chili, « les familles parfaites que nous propose
une propagande mensongère et consumériste,
n’existent pas. Dans ces familles, les années ne
passent pas, la maladie, la douleur et la mort
n’existent pas […]. La propagande consumé-
riste présente une illusion qui n’a rien à voir
avec la réalité que doivent affronter jour après

136
  Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur
l’Église dans le monde de ce temps, n. 48.

102
jour les hommes et les femmes en charge d’une
famille ».137 Il est plus sain d’accepter, avec réa-
lisme, les limites, les défis ainsi que les imper-
fections, et d’écouter l’appel à grandir ensemble,
à faire mûrir l’amour et à cultiver la solidité de
l’union quoi qu’il arrive.

Le dialogue
136.  Le dialogue est une manière privilégiée et
indispensable de vivre, d’exprimer et de faire mû-
rir l’amour, dans la vie matrimoniale et familiale.
Mais il suppose un apprentissage long et difficile.
Hommes et femmes, adultes et jeunes, ont des
manières différentes de communiquer, utilisent un
langage différent, agissent selon des codes distincts.
La manière de poser les questions, la manière de
répondre, le ton utilisé, le moment, et beaucoup
d’autres facteurs peuvent conditionner la com-
munication. De plus, il est toujours nécessaire de
cultiver certaines attitudes qui expriment l’amour
et permettent un dialogue authentique.

137.  Se donner du temps, du temps de qualité,


qui consiste à écouter avec patience et attention,
jusqu’à ce que l’autre ait exprimé tout ce qu’il a
sur le cœur, demande l’ascèse de ne pas commen-
cer à parler avant le moment opportun. Au lieu
de commencer à donner des avis ou des conseils,
il faut s’assurer d’avoir écouté tout ce que l’autre
avait besoin d’extérioriser. Cela implique de faire
le silence intérieur pour écouter sans bruit dans

137
  Conférence Épiscopale du Chili, La vida y la familia :
regalos de Dios para cada uno de nosotros (21 juillet 2014).

103
le cœur, ou dans l’esprit : se défaire de toute hâte,
laisser de côté ses propres besoins et ses urgences,
faire de la place. Souvent, l’un des conjoints n’a pas
besoin d’une solution à ses problèmes, mais il a
besoin d’être écouté. Il veut sentir qu’ont été pris
en compte sa peine, sa désillusion, sa crainte, sa co-
lère, son espérance, son rêve. Mais ces plaintes sont
fréquentes : “Il ne m’écoute pas. Quand il semble
le faire, en réalité il pense à autre chose”. “Je lui
parle et je sens qu’il espère que j’en finisse le plus
vite possible”. “Quand je lui parle, elle essaye de
changer de sujet, ou elle me donne des réponses
expéditives pour clore la conversation”.

138.  Cultiver l’habitude d’accorder une réelle im-


portance à l’autre. Il s’agit de valoriser sa personne,
de reconnaître qu’il a le droit d’exister, de penser
de manière autonome et d’être heureux. Il ne faut
jamais sous-estimer l’importance de ce qu’il dit ou
demande, bien qu’il soit nécessaire d’exprimer son
propre point de vue. La conviction que chacun a
quelque chose à apporter est ici sous-jacente, parce
que chacun a une expérience différente de la vie,
parce que chacun regarde d’un point de vue diffé-
rent, a des inquiétudes différentes et a des aptitudes
ainsi que des intuitions différentes. Il est possible
de reconnaître la vérité de l’autre, l’importance de
ses préoccupations les plus profondes, et l’arrière-
plan de ce qu’il dit, y compris au-delà des paroles
agressives. Pour y parvenir, il faut essayer de se
mettre à sa place et interpréter ce qu’il y a au fond
de son cœur, déceler ce qui le passionne, et prendre
cette passion comme point de départ pour appro-
fondir le dialogue.

104
139.  Il faut de l’ouverture d’esprit pour ne
pas s’enfermer avec obsession dans quelques
idées, et il faut de la souplesse afin de pouvoir
modifier ou compléter ses propres opinions.
Il est possible qu’à partir de ma pensée et de
celle de l’autre, puisse surgir une nouvelle syn-
thèse qui nous enrichit tous deux. L’unité à la-
quelle il faut aspirer n’est pas uniformité, mais
une ‘‘unité dans la diversité’’ ou une ‘‘diversité
réconciliée’’. Dans ce type enrichissant de com-
munion fraternelle, les différences se croisent, se
respectent et se valorisent, mais en conservant
différentes notes et différents accents qui enri-
chissent le bien commun. Il faut se libérer de
l’obligation d’être égaux. Il faut également du
flair pour se rendre compte à temps des ‘‘inter-
férences’’ qui peuvent apparaître, pour qu’elles
ne détruisent pas un processus de dialogue. Par
exemple, reconnaître les mauvais sentiments
qui apparaissent et les relativiser pour qu’ils ne
portent pas préjudice à la communication. La
capacité d’exprimer ce qu’on ressent sans blesser
est importante ; utiliser un langage et une ma-
nière de parler qui peuvent être plus facilement
acceptés et tolérés par l’autre, bien que le contenu
soit exigeant ; faire part de ses propres reproches
mais sans déverser sa colère comme une forme
de vengeance, et éviter un langage moralisant
qui cherche seulement à agresser, ironiser, culpa-
biliser, blesser. Beaucoup de discussions dans
le couple ne portent pas sur des questions très
graves. Parfois il s’agit de petites choses, de peu
d’importance, mais ce qui altère les esprits, c’est
la manière de les dire ou l’attitude adoptée dans
le dialogue.

105
140.  Il faut des gestes de prévenance envers
l’autre et des marques d’affection. L’amour sur-
passe les pires barrières. Quand nous aimons
quelqu’un, ou quand nous nous sentons aimés par
lui, nous arrivons à mieux comprendre ce qu’il veut
exprimer et à nous faire comprendre. Il faut sur-
monter la fragilité qui nous porte à avoir peur de
l’autre comme s’il était un ‘‘concurrent’’. Il est très
important de fonder sa propre sécurité sur des op-
tions profondes, des convictions ou des valeurs, et
non pas sur le fait de l’emporter dans la discussion
ou qu’on nous donne raison.

141.  Finalement, reconnaissons que pour que


le dialogue en vaille la peine, il faut avoir quelque
chose à dire, et ceci demande une richesse inté-
rieure qui soit alimentée par la lecture, la réflexion
personnelle, la prière et l’ouverture à la société. Au-
trement, les conversations deviennent ennuyeuses
et inconsistantes. Quand chacun des conjoints ne
se cultive pas, et quand il n’existe pas une variété
de relations avec d’autres personnes, la vie familiale
devient un cercle fermé et le dialogue s’appauvrit.

Un amour passionné
142.  Le Concile Vatican II enseigne que cet
amour conjugal « enveloppe le bien de la personne
tout entière ; il peut donc enrichir d’une dignité
particulière les expressions du corps et de la vie
psychique et les valoriser comme les éléments et
les signes spécifiques de l’amitié conjugale ».138 Ce

  Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde


138

de ce temps, n. 49.

106
n’est pas pour rien qu’un amour sans plaisir ni pas-
sion n’est pas suffisant pour symboliser l’union du
cœur humain avec Dieu : « Tous les mystiques ont
affirmé que dans l’amour matrimonial plus que
dans l’amitié, plus que dans le sentiment filial ou
que dans le dévouement serviteur, l’amour sur-
naturel et l’amour céleste trouvent les symboles
qu’ils cherchent. La raison en est précisément dans
sa totalité ».139 Pourquoi ne pas nous arrêter alors
pour parler des sentiments et de la sexualité dans
le mariage ?

Le monde des émotions


143.  Désirs, sentiments, émotions, ce que les
classiques appellent les ‘‘passions’’, ont une place
importante dans le mariage. Ils se produisent
quand ‘‘l’autre’’ se rend présent et se manifeste
dans notre vie. C’est le propre de tout être vivant
que de tendre vers autre chose, et cette tendance
a toujours des signes affectifs de base : le plaisir
ou la douleur, la joie ou la peine, la tendresse ou
la crainte. Ils sont le présupposé de l’activité psy-
chologique la plus élémentaire. L’être humain est
un être vivant de cette terre, et tout ce qu’il fait et
cherche est chargé de passions.

144.  Jésus, en tant que vrai homme, vivait les


choses avec une charge émotive. C’est pourquoi
le rejet de Jérusalem lui faisait mal (cf. Mt 23, 37),
et cette situation lui arrachait des larmes (cf. Lc
19, 41). Il compatissait aussi à la souffrance des

  A. Sertillanges, L’amour chrétien, Paris 1920, p. 174.


139

107
personnes (cf. Mc 6, 34). En voyant pleurer les
autres, il était ému et troublé (cf. Jn 11, 33), et lui-
même a pleuré la mort d’un ami (cf. Jn 11, 35).
Ces manifestations de sa sensibilité montraient
jusqu’à quel point son cœur humain était ouvert
aux autres.

145.  Expérimenter une émotion n’est pas une


chose moralement bonne ou mauvaise en soi.140
Commencer à sentir le désir ou le rejet n’est pas
peccamineux ni reprochable. C’est l’acte que l’on
fait, motivé ou accompagné par une passion, qui
est bon ou mauvais. Mais si les sentiments sont
cultivés, entretenus, et qu’à cause d’eux nous com-
mettons de mauvaises actions, le mal se trouve
dans la décision de les alimenter et dans les actes
mauvais qui s’en suivent. Dans la même ligne, le
fait que quelqu’un me plaise n’est pas forcément
positif. Si avec ce plaisir je cherche à ce que cette
personne devienne mon esclave, le sentiment
sera au service de mon égoïsme. Croire que nous
sommes bons seulement parce que ‘‘nous sentons
des choses’’ est une terrible erreur. Il y a des per-
sonnes qui se sentent capables d’un grand amour
seulement parce qu’elles ont un grand besoin
d’affection, mais elles ne savent pas lutter pour le
bonheur des autres et vivent enfermées dans leurs
propres désirs. Dans ce cas, les sentiments dis-
traient des grandes valeurs et cachent un égocen-
trisme qui ne permet pas d’avoir une vie de famille
saine et heureuse.

 Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique I-II, q. 24, art. 1.


140

108
146.  D’autre part, si une passion accompagne
l’acte libre, elle peut manifester la profondeur de
ce choix. L’amour matrimonial conduit à ce que
toute la vie émotionnelle devienne un bien pour la
famille et soit au service de la vie commune. Une
famille arrive à maturité quand la vie émotionnelle
de ses membres se transforme en une sensibilité
qui ne domine ni n’obscurcit les grandes options
et les valeurs, mais plutôt qui respecte la liberté de
chacun,141 jaillit d’elle, l’enrichit, l’embellit et la rend
plus harmonieuse pour le bien de tous.

Dieu aime l’épanouissement de ses enfants


147.  Cela exige un parcours pédagogique, un
processus qui inclut des renoncements. C’est une
conviction de l’Église qui a été souvent combat-
tue, comme si elle était opposée au bonheur de
l’homme. Benoît XVI recueillait ce questionne-
ment avec grande clarté : « l’Église, avec ses com-
mandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas
amère la plus belle chose de la vie ? N’élève-t-elle
pas des panneaux d’interdiction justement là où la
joie prévue pour nous par le Créateur nous offre un
bonheur qui nous fait goûter par avance quelque
chose du Divin ? ».142 Mais il répond que même
si les exagérations ou les ascétismes déviés dans le
christianisme n’ont pas manqué, l’enseignement
officiel de l’Église, fidèle aux Écritures, n’a pas re-
fusé « l’éros comme tel, mais il a déclaré la guerre

  Cf. Ibid., q. 59, art. 5.


141

  Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 3 :


142

AAS 98 (2006), pp. 219-220.

109
à sa déformation destructrice, puisque la fausse
divinisation de l’éros […] le prive de sa dignité, le
déshumanise ».143

148.  L’éducation de l’émotivité et de l’instinct


est nécessaire, et pour cela, il est parfois indispen-
sable de se fixer des limites. L’excès, le manque
de contrôle, l’obsession pour un seul type de plai-
sirs finissent par affaiblir et affecter le plaisir lui-
même,144 et portent préjudice à la vie de famille.
En vérité, on peut réaliser un beau parcours avec
les passions, ce qui signifie les orienter toujours
davantage dans un projet de don de soi et d’épa-
nouissement personnel intégral qui enrichisse les
relations entre les membres de la famille. Cela n’im-
plique pas de renoncer à des moments de bonheur
intense,145 mais de les assumer comme entrelacés
avec d’autres moments de don généreux, d’attente
patiente, de fatigue inévitable, d’effort pour un
idéal. La vie en famille est tout cela et mérite d’être
vécue entièrement.

149.  Certains courants spirituels insistent sur


l’élimination du désir pour se libérer de la douleur.
Mais nous croyons que Dieu aime l’épanouisse-
ment de l’être humain, qu’il a tout créé « afin que
nous en jouissions » (1 Tm 6, 17). Laissons jaillir
la joie face à sa tendresse quand il nous propose :
« Mon fils, traite-toi bien […]. Ne te refuse pas le

143
  Ibid., n. 4 : AAS 98 (2006), p. 220.
144
 Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique I-II, q. 32, art. 7.
145
 Cf. Ibid., II-II, q. 153, art. 2, ad. 2 : « Abundantia delec-
tationis quae est in actu venereo secundum rationem ordinato, non contra-
riatur medio virtutis ».

110
bonheur présent » (Si 14, 11.14). De la même ma-
nière, un couple répond à la volonté de Dieu en
suivant cette invitation biblique : « Au jour du bon-
heur, sois heureux » (Qo 7, 14). Le problème, c’est
d’être assez libre pour accepter que le plaisir trouve
d’autres formes d’expression dans les différents
moments de la vie, selon les besoins de l’amour
mutuel. Dans ce sens, on peut accueillir la proposi-
tion de certains maîtres orientaux qui insistent sur
l’élargissement de la conscience, pour ne pas nous
trouver piégés dans une expérience très limitée qui
nous ferme les perspectives. Cet élargissement de
la conscience n’est pas la négation ni la destruction
du désir mais sa dilatation et son perfectionnement.

La dimension érotique de l’amour


150.  Tout cela nous conduit à parler de la vie
sexuelle du couple. Dieu lui-même a créé la sexua-
lité qui est un don merveilleux fait à ses créatures.
Lorsqu’on l’entretient et qu’on évite sa déviance,
c’est pour empêcher que ne se produise l’« appau-
vrissement d’une valeur authentique »146. Saint
Jean-Paul II a rejeté l’idée que l’enseignement de
l’Église conduit à « une négation de la valeur du
sexe humain », ou que simplement il le tolère en
raison des « exigences d’une nécessaire procréa-
tion ».147 Le besoin sexuel des époux n’est pas ob-
jet de mépris, « il ne s’agit, en aucune manière, de
mettre en question ce besoin ».148

146
  Jean-Paul II, Catéchèse (22 octobre 1980), n. 5 : L’Os-
servatore Romano, éd. en langue française, 28 octobre 1980, p. 20.
147
  Ibid., n. 3.
148
  Id., Catéchèse (24 septembre 1980), n. 4 : L’Osservatore

111
151.  À ceux qui craignent que dans l’éducation
des passions et de la sexualité on ne nuise à la
spontanéité de l’amour sexuel, saint Jean-Paul
II répondait que l’être humain « est appelé à la
pleine et mûre spontanéité des rapports », qui
« est le fruit graduel du discernement des impul-
sions du propre cœur ».149 C’est une chose qui
se conquiert, puisque tout être humain « avec
persévérance et cohérence apprend quelle est la
signification du corps ».150 La sexualité n’est pas
un moyen de satisfaction ni de divertissement,
puisqu’elle est un langage interpersonnel où
l’autre est pris au sérieux, avec sa valeur sacrée et
inviolable. Ainsi, « le cœur humain participe, pour
ainsi dire, d’une autre spontanéité ».151 Dans ce
contexte, l’érotisme apparaît comme une mani-
festation spécifiquement humaine de la sexualité.
On peut y trouver « la signification conjugale du
corps et l’authentique dignité du don ».152 Dans
ses catéchèses sur la théologie du corps humain,
saint Jean-Paul II enseigne que la corporalité
sexuée « est non seulement une source de fécon-
dité et de procréation » mais qu’elle comprend
« la capacité d’exprimer l’amour : cet amour dans
lequel précisément l’homme-personne devient
don ».153 L’érotisme le plus sain, même s’il est lié
à une recherche du plaisir, suppose l’émerveille-

Romano, éd. en langue française, 30 septembre 1980, p. 12.


149
  Catéchèse (12 novembre 1980), n. 2 : L’Osservatore Roma-
no, éd. en langue française, 18 novembre 1980, p. 12.
150
  Ibid., n. 4.
151
  Ibid., n. 5.
152
  Ibid., n. 1.
153
  Catéchèse (16 janvier 1980), n. 1 : L’Osservatore Romano,
éd. en langue française (22 janvier 1980), p. 12.

112
ment, et pour cette raison il peut humaniser les
pulsions.

152.  Par conséquent, nous ne pouvons consi-


dérer en aucune façon la dimension érotique de
l’amour comme un mal permis ou comme un
poids à tolérer pour le bien de la famille, mais
comme un don de Dieu qui embellit la rencontre
des époux. Étant une passion sublimée par un
amour qui admire la dignité de l’autre, elle conduit
à être « une pleine et authentique affirmation de
l’amour » qui nous montre de quelle merveille est
capable le cœur humain, et ainsi pour un moment,
« on sent que l’existence humaine a été un suc-
cès ».154

Violence et manipulation
153.  Dans le contexte de cette vision positive
de la sexualité, il est opportun d’aborder le thème
dans son intégralité et avec un sain réalisme. En
effet, nous ne pouvons pas ignorer que, souvent,
la sexualité est dépersonnalisée et qu’elle est éga-
lement affectée par de nombreuses pathologies,
de sorte qu’« elle devient toujours davantage oc-
casion et instrument d’affirmation du moi et de
satisfaction égoïste des désirs et des instincts ».155
A notre époque, on sent le risque que la sexualité
aussi soit affectée par l’esprit vénéneux du « utilise
et jette ». Le corps de l’autre est fréquemment ma-
nipulé comme une chose que l’on garde tant qu’il

154
  Joseph Pieper, Über die Liebe, München 2014, pp. 174.
155
  Jean-Paul II, Lettre enc. Evangelium vitae (25 mars
1995), n. 23 : AAS 87 (1995), p. 427.

113
offre de la satisfaction, et il est déprécié quand il
perd son attrait. Peut-on ignorer ou dissimuler les
formes permanentes de domination, d’hégémo-
nie, d’abus, de perversion et de violence sexuelle,
qui sont le résultat d’une déviation du sens de la
sexualité et qui enterrent la dignité des autres ainsi
que l’appel à l’amour sous une obscure recherche
de soi-même ?

154.  Il n’est pas superflu de rappeler que même


dans le mariage la sexualité peut devenir une source
de souffrance et de manipulation. C’est pourquoi
nous devons réaffirmer avec clarté que l’«  acte
conjugal imposé au conjoint sans égard à ses condi-
tions et à ses légitimes désirs n’est pas un véritable
acte d’amour et contredit par conséquent une exi-
gence du bon ordre moral dans les rapports entre
époux ».156 Les actes propres à l’union sexuelle des
conjoints répondent à la nature de la sexualité vou-
lue par Dieu s’ils sont vécus « d’une manière vrai-
ment humaine ».157 C’est pourquoi saint Paul exhor-
tait : « Que personne en cette matière ne supplante
ou ne dupe son frère » (1Th 4, 6). Même s’il écrivait
à une époque où dominait une culture patriarcale,
où la femme était considérée comme un être com-
plètement subordonné à l’homme, il a cependant
enseigné que la sexualité doit être objet de conver-
sation entre les conjoints ; il a considéré la possibilité
de reporter momentanément les relations sexuelles,
mais « d’un commun accord » (1Co 7, 5).

156
  Paul VI, Lettre enc. Humanae vitae (25 juillet 1968), n.
13 : AAS 60 (1968), p. 489.
157
  Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur
l’Église dans le monde de ce temps, n. 49.

114
155.  Saint Jean-Paul II a fait une remarque très
subtile quand il a dit que l’homme et la femme sont
« menacés par l’insatiabilité ».158 C’est-à-dire qu’ils
sont appelés à une union toujours plus intense,
mais le risque est de vouloir supprimer les diffé-
rences et cette distance inévitable qu’il y a entre
les deux. Car chacun a une dignité propre et ina-
liénable. Quand la merveilleuse appartenance réci-
proque devient une domination, « change essen-
tiellement la structure de la communion dans les
relations entre personnes ».159 Dans la logique de
domination, le dominateur finit aussi par nier sa
propre dignité160 et en définitive cesse de « s’iden-
tifier subjectivement avec son propre corps »,161
puisqu’il lui ôte tout sens. Il vit le sexe comme une
évasion de lui-même et comme renonciation à la
beauté de l’union.

156.  Il est important d’être clair sur le rejet de


toute forme de soumission sexuelle. Pour cela il
faut éviter toute interprétation inappropriée du
texte de la Lettre aux Ephésiens où il est deman-
dé que « les femmes soient soumises à leurs maris
» (Ep 5, 22). Saint Paul s’exprime en catégories
culturelles propres à cette époque ; toutefois nous
autres, nous ne devons pas prendre à notre compte
ce revêtement culturel, mais le message révélé qui
subsiste dans l’ensemble de la péricope. Repre-

158
  Catéchèse (18 juin 1980), n. 5 : L’Osservatore Romano, éd.
en langue française, 24 juin 1980, p. 12.
159
  Ibid., n. 6.
160
 Cf. Catéchèse (30 juillet 1980), n. 1 : L’Osservatore Roma-
no, éd. en langue française, 5 août 1980, p. 12.
161
  Catéchèse (8 avril 1981), n. 3 : L’Osservatore Romano, éd.
en langue française, 14 avril 1981, p. 12.

115
nons la judicieuse explication de saint Jean-Paul
II : « L’amour exclut toute espèce de soumission,
qui ferait de la femme la servante ou l’esclave du
mari […]. La communauté ou unité qu’ils doivent
constituer en raison de leur mariage se réalise dans
une donation réciproque qui est aussi une soumis-
sion réciproque ».162 C’est pourquoi on dit aussi que
« les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs
propres corps » (Ep 5, 28). En réalité, le texte bi-
blique invite à dépasser l’individualisme commode
pour vivre en se référant aux autres : « Soyez sou-
mis les uns aux autres » (Ep 5, 21). Dans le mariage
cette ‘‘soumission’’ réciproque acquiert un sens
spécial et se comprend comme une appartenance
réciproque librement choisie, avec un ensemble de
caractéristiques de fidélité, de respect et d’attention.
La sexualité est au service de cette amitié conjugale
de manière inséparable, parce qu’elle est orientée à
faire en sorte que l’autre vive en plénitude.

157.  Cependant, le rejet des déviations de la


sexualité et de l’érotisme ne devrait jamais nous
conduire à les déprécier ni à les négliger. L’idéal du
couple ne peut pas se définir seulement comme une
donation généreuse et sacrifiée, où chacun renonce
à tout besoin personnel et se préoccupe seulement
de faire du bien à l’autre sans aucune satisfaction.
Rappelons qu’un véritable amour sait aussi recevoir
de l’autre, qu’il est capable de s’accepter comme
vulnérable et ayant des besoins, qu’il ne renonce
pas à accueillir avec sincérité et joyeuse gratitude
les expressions corporelles de l’amour à travers la

  Catéchèse (11 août 1982), n. 4 : L’Osservatore Romano, éd.


162

en langue française, 17 août 1982, p. 8.

116
caresse, l’étreinte, le baiser et l’union sexuelle. Be-
noît XVI a été clair à ce sujet : « Si l’homme aspire à
être seulement esprit et qu’il veuille refuser la chair
comme étant un héritage simplement animal, alors
l’esprit et le corps perdent leur dignité ».163 Pour
cette raison, « l’homme ne peut pas non plus vivre
exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il
ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi
recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui
aussi le recevoir comme un don ».164 Cela suppose,
de toute manière, de rappeler que l’équilibre hu-
main est fragile, qu’il y a toujours quelque chose
qui résiste à être humanisé et qui peut déraper de
nouveau à n’importe quel moment, retrouvant ses
tendances les plus primitives et égoïstes.

Mariage et virginité
158.  « De nombreuses personnes qui vivent sans
se marier se consacrent non seulement à leur famille
d’origine, mais elles rendent aussi souvent de grands
services dans leur cercle d’amis, leur communauté
ecclésiale et leur vie professionnelle […]. Par ail-
leurs, beaucoup mettent leurs talents au service de
la communauté chrétienne sous le signe de la cha-
rité et du bénévolat. Il existe aussi des personnes
qui ne se marient pas parce qu’elles consacrent leur
vie à l’amour du Christ et de leurs frères. Leur enga-
gement est une source d’enrichissement pour la fa-
mille, que ce soit dans l’Église ou dans la société ».165

  Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 5 :


163

AAS 98 (2006), p. 221.


164
  Ibid., n. 7.
165
  Relatio finalis 2015, n. 22

117
159.  La virginité est une manière d’aimer.
Comme signe, elle nous rappelle l’urgence du
Royaume, l’urgence de se mettre au service de
l’évangélisation sans réserve (cf. 1Co 7, 32), et
elle est un reflet de la plénitude du ciel où « on
ne prend ni femme ni mari » (Mt 22, 30). Saint
Paul la recommandait parce qu’il espérait un ra-
pide retour de Jésus-Christ, et il voulait que tous
se consacrent seulement à l’évangélisation : « le
temps se fait court » (1Co 7, 29). Cependant, il
faisait comprendre clairement que c’était une
opinion personnelle ou son propre souhait (cf.
1Co 7, 25) et non pas une requête du Christ :
« Je n’ai pas d’ordre du Seigneur » (1Co 7, 25).
En même temps, il reconnaissait la valeur des
différents appels : « Chacun reçoit de Dieu son
don particulier, celui-ci d’une manière, celui-là de
l’autre » (1Co 7, 7). Dans ce sens, saint Jean-Paul
II a dit que les textes bibliques « n’offrent aucune
base permettant de soutenir soit l’“infériorité”
du mariage, soit la “supériorité” de la virginité ou
du célibat »166 en raison de l’abstinence sexuelle.
Au lieu de parler de la supériorité de la virgini-
té sous tous ses aspects, il serait plutôt oppor-
tun de montrer que les différents états de vie se
complètent, de telle manière que l’un peut être
plus parfait en un sens, et que l’autre peut l’être
d’un autre point de vue. Alexandre de Hales, par
exemple, affirmait que dans un sens le mariage
peut être considéré comme supérieur aux autres
sacrements : en effet, il symbolise quelque chose
de très grand comme « l’union du Christ avec

  Catéchèse (14 avril 1982), n. 1 : L’Osservatore Romano, éd.


166

en langue française, 20 avril 1980, p. 16.

118
l’Église ou l’union de la nature divine avec la na-
ture humaine ».167

160.  Par conséquent, il ne s’agit pas d’« une


dévaluation du mariage au bénéfice de la conti-
nence »168 et il « n’y a aucune base pour une op-
position supposée […]. Si d’après une certaine
tradition théologique, on parle de l’état de per-
fection (status perfectionis), on ne le fait pas en
raison de la continence elle-même, mais à cause
de l’ensemble de la vie fondée sur les conseils
évangéliques ».169 Mais une personne mariée peut
vivre la charité à un degré très élevé. Par consé-
quent, elle « atteint cette perfection qui jaillit de
la charité, moyennant la fidélité à l’esprit de ces
conseils. Cette perfection est accessible et pos-
sible à tout homme ».170

161.  La virginité a la valeur symbolique de


l’amour qui n’a pas besoin de posséder l’autre, et
elle reflète ainsi la liberté du Royaume des cieux.
C’est une invitation aux époux à vivre leur amour
conjugal dans la perspective de l’amour définitif du
Christ, comme un parcours commun vers la pléni-
tude du Royaume. En retour, l’amour des époux a
d’autres valeurs symboliques : d’une part, il est un
reflet particulier de la Trinité. En effet, la Trinité est
pleine unité, dans laquelle existe cependant la dis-

167
  Glossa in quatuor libros sententiarum Petri Lombardi, IV,
XXVI, 2 (Quaracchi 1957, p. 446).
168
  Jean-Paul II, Catéchèse (7 avril 1982), n. 2 : L’Osservatore
Romano, éd. en langue française, 13 avril 1980, p. 12.
169
  I d ., Catéchèse (14 avril 1982), n. 3 : L’Osservatore Roma-
no, éd. en langue française, 20 avril 1980, p. 16.
170
  Ibid.

119
tinction. De plus, la famille est un signe christolo-
gique, parce qu’elle manifeste la proximité de Dieu
qui partage la vie de l’être humain en s’unissant à
lui dans l’Incarnation, la Croix, et la Résurrection :
chaque conjoint devient ‘‘une seule chair”  avec
l’autre et s’offre lui-même pour tout partager avec
lui jusqu’à la fin. Alors que la virginité est un signe
‘‘eschatologique” du Christ ressuscité, le mariage
est un signe ‘‘historique” pour ceux qui cheminent
ici-bas, un signe du Christ terrestre qui accepte de
s’unir à nous et s’est donné jusqu’à verser son sang.
La virginité et le mariage sont, et doivent être, des
manières différentes d’aimer, parce que « l’homme
ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-
même un être incompréhensible, sa vie est privée
de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour ».171

162.  Le célibat court le risque d’être une soli-


tude confortable, qui donne la liberté de se mou-
voir avec autonomie, pour changer de lieux, de
tâches et de choix, pour disposer de son argent
personnel, pour fréquenter des personnes variées
selon l’attrait du moment. Dans ce cas, le témoi-
gnage des personnes mariées resplendit. Ceux qui
ont été appelés à la virginité peuvent trouver dans
certains couples un signe clair de la généreuse et
inébranlable fidélité de Dieu à son Alliance, qui
invite les cœurs à une disponibilité plus concrète
et oblative. Car il y a des personnes mariées qui
restent fidèles quand leur conjoint est devenu phy-
siquement désagréable ou quand il ne répond plus
à leurs besoins, bien que de nombreuses offres

  Id., Lettre enc. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 10 :


171

AAS 71 (1979), p. 274.

120
poussent à l’infidélité ou à l’abandon. Une femme
peut prendre soin de son époux malade, et là, près
de la croix, continuer à dire le ”oui” de son amour
jusqu’à la mort. Dans cet amour se manifeste de
manière éblouissante la dignité de celui qui aime,
puisque la charité consiste justement à aimer plus
qu’à être aimé.172 Nous pouvons aussi trouver en
de nombreuses familles une capacité de service,
tendre et oblatif, envers des enfants difficiles et
même ingrats. Cela fait de ces parents un signe
de l’amour libre et désintéressé de Jésus. Tout
cela devient une invitation aux personnes céliba-
taires pour qu’elles vivent leur offrande pour le
Royaume avec une plus grande générosité et dis-
ponibilité. Aujourd’hui la sécularisation a brouillé
la valeur d’une union pour toute la vie et a affai-
bli la richesse de l’offrande matrimoniale ; c’est
pourquoi « il convient d’approfondir les aspects
positifs de l’amour conjugal ».173

La transformation de l’amour
163.  La prolongation de la vie conduit à quelque
chose qui n’était pas fréquent à d’autres époques :
la relation intime et l’appartenance réciproque
doivent se conserver durant quatre, cinq ou six
décennies, et cela se convertit en une nécessité de
se choisir réciproquement sans cesse. Peut-être le
conjoint n’est-il plus passionné par un désir sexuel
intense qui le pousse vers l’autre personne, mais
il sent le plaisir de l’appartenance mutuelle, de sa-

172
 Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 27, art. 1.
173
  Conseil Pontifical pour la Famille, Famille, mariage et
‘‘unions de fait’’ (26 juillet 2000), n. 40.

121
voir qu’il n’est pas seul, qu’il a un ‘‘complice” qui
connaît tout de sa vie et de son histoire et qui par-
tage tout. C’est le compagnon sur le chemin de la
vie avec lequel on peut affronter les difficultés et
profiter des belles choses. Cela produit aussi une
satisfaction qui accompagne la tendresse propre à
l’amour conjugal. Nous ne pouvons pas nous pro-
mettre d’avoir les mêmes sentiments durant toute
la vie. En revanche, oui, nous pouvons avoir un
projet commun stable, nous engager à nous aimer
et à vivre unis jusqu’à ce que la mort nous sépare,
et à vivre toujours une riche intimité. L’amour que
nous nous promettons dépasse toute émotion, tout
sentiment et tout état d’âme, bien qu’il puisse les
inclure. C’est une affection plus profonde, avec la
décision du cœur qui engage toute l’existence. Ain-
si, dans un conflit non résolu, et bien que beaucoup
de sentiments confus s’entremêlent dans le cœur,
la décision d’aimer est maintenue vivante chaque
jour, de s’appartenir, de partager la vie entière et de
continuer à aimer et à pardonner. Chacun des deux
fait un chemin de croissance et de transformation
personnelle. Sur ce chemin, l’amour célèbre chaque
pas et chaque nouvelle étape.

164.  Dans l’histoire d’un mariage, l’apparence


physique change, mais ce n’est pas une raison pour
que l’attraction amoureuse s’affaiblisse. On tombe
amoureux d’une personne complète avec son iden-
tité propre, non pas seulement d’un corps, bien que
ce corps, au-delà de l’usure du temps, ne cesse ja-
mais d’exprimer de quelque manière cette identité
personnelle qui a séduit le cœur. Quand les autres
ne peuvent plus reconnaître la beauté de cette iden-
tité, le conjoint amoureux demeure capable de la

122
percevoir par l’instinct de l’amour, et l’affection ne
disparaît pas. Il réaffirme sa décision d’appartenir à
cette personne, la choisit de nouveau, et il exprime
ce choix dans une proximité fidèle et pleine de
tendresse. La noblesse de son choix porté sur elle,
parce qu’elle est intense et profonde, éveille une
nouvelle forme d’émotion dans l’accomplissement
de sa mission conjugale. En effet, « l’émotion pro-
voquée par un autre être humain comme personne
[…] ne tend pas d’elle-même à l’acte conjugal ».174
Elle acquiert d’autres expressions sensibles, parce
que l’amour « est une réalité unique, mais avec des
dimensions différentes; tour à tour, l’une ou l’autre
dimension peut émerger de façon plus impor-
tante ».175 Le lien trouve de nouvelles modalités et
exige la décision de le remodeler continuellement.
Mais pas seulement pour le conserver, mais pour
le développer. C’est le chemin pour se construire
jour après jour. Mais rien de cela n’est possible
si l’on n’invoque pas l’Esprit Saint, si l’on ne crie
pas chaque jour pour demander sa grâce, si l’on
ne cherche pas sa force surnaturelle, si l’on ne le
lui demande pas en désirant qu’il répande son feu
sur notre amour pour le consolider, l’orienter et le
transformer dans chaque nouvelle situation.

174
  Jean-Paul II, Catéchèse (31 octobre 1984), n. 6 : L’Os-
servatore Romano, éd. en langue française, 6 novembre 1984, p. 12.
175
  Benoît XVI, Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre
2005), n. 8 : AAS 98 (2006), p. 224.

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