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5. Dans la revue des articles de presse, il n' est presque jamais fait allusion à une mise en cause de
J'éducation des jeunes hommes.
60 % des sociétés étudiées en ont connaissance [Devereux, 1955, cité par Bol-
tanski, p. 34]. Mais parallèlement à cette « sous-représentation» de l'avortement
dans les conceptions culturelles, l'avortement fait « l'objet de réprobation» dans
quasiment toutes les sociétés [Boltanski, 2004, p. 30]. Au Burkina Faso, la
condamnation juridique de l'avortement s'allie à la réprobation sociale et reli-
gieuse. Toutes les religions condamnant l'avortement, sa pratique s'entoure de
discrétion de la part des acteurs impliqués (les femmes, leur entourage, les pres-
tataires). L'expérience de l'avortement renvoie à des stratégies confinées dans le
secret [Rossier et al., 2006; Rossier, 2006; Rossier, 2007].
En effet, à la suite de la CIPD, les soins après avortement (SAA) ont émergé
comme étant la principale recommandation de politique internationale pour traiter
les complications des avortements (spontanés et provoqués), surtout en Afrique
où peu de pays ont réformé leurs lois restrictives sur l'avortement provoqué. Les
SAA ne traitent pas de la légalité ou de la sécurité de l'avortement en soi, mais
se concentrent sur le traitement de ses conséquences, l'avortement incomplet, et
sur la fourniture de services de contraception post-avortement. Ils ont été mis en
place pour faire face aux conséquences néfastes de l'avortement à risque pour la
santé des femmes dans de nombreux pays où celles-ci n'ont pas un accès légal à
l'avortement [Rasch, 20 Il].
C'est le cas du Burkina Faso, pays marqué par l'acuité de la question de
l'avortement. En effet, le nombre d'avortements réalisés dans des conditions à
risque y a été estimé à 87 200 par an, soit 25 avortements pour 1 000 femmes
âgées de 15 à 49 ans. Dix pourcents des décès maternels y sont attribués aux
avortements provoqués [ministère de la Santé, 2011].
La souscription du gouvernement burkinabè aux accords internationaux sur la
santé de la reproduction s'est accompagnée d'une mise en œuvre d'actions des-
tinées à faire face aux conséquences médicales de l'avortement. En dépit de la
prégnance des recours à l'avortement non médicalisé dans un contexte de légis-
lation restrictive sur l'avortement, l'option institutionnelle reste clairement affi-
chée en faveur des SAA orientés sur la réduction de la mortalité maternelle
intra-hospitalière, qui est perçue comme un problème de santé publique.
C'est à partir de 1997 que les SAA commencent à être introduits dans le pays.
Le démarrage organisé des soins après avortement est d'abord soutenu par des
gynécologues qui opèrent dans les deux centres hospitaliers universitaires du pays.
Réunis dans la Cellule de recherche en santé de la reproduction (CRESAR), ils
mettent au point un plaidoyer pour des soins après avortement construits sur
l'importance de la mortalité maternelle hospitalière due aux conséquences de
l'avortement. Celle-ci est estimée entre 24 et 28 % de la mortalité maternelle
globale à cette époque. Ces chiffres sont rappelés dans un état des lieux et servent
à mettre en évidence la nécessité de la planification familiale et de la prévention
des infections dues aux avortements à risque.
« ... en tant que prestataire, sur le plan professionnel [...] je suis tenue d'offrir des
soins quand le client me demande [...] mais dans ma conviction religieuse, je suis
catholique et je sais que l'avortement est banni ! [...] entre la volonté d'aider la
personne qui est en détresse et la volonté de suivre ma religion [...] s'il m'arrive
de poser cet acte, je vais me confesser, je ne vais pas chez n'importe quel prêtre
parce que je sais que je vais rencontrer des réticences. » (Une gynécologue.)
La majeure partie des représentants de l'église catholique n'est pas favorable
à la pratique de l'avortement, et leurs références religieuses compliquent le posi-
tionnement des personnels de santé sur la question. Ainsi, cette gynécologue
catholique confie qu'elle prendra les dispositions nécessaires pour éviter d'être
condamnée moralement. D'autres au contraire adaptent leurs pratiques de soins
à leur conviction religieuse, ce qui peut les conduire à une adaptation de leur
carrière professionnelle. C'est le cas de ce gynécologue obstétricien, embauché
dans une ONG qui promeut les SAA et est favorable à la pratique des avorte-
ments. Il a fait le choix de quitter ce poste bien rémunéré pour une pratique en
clinique privée qui lui permet de poursuivre sa pratique professionnelle en confor-
mité avec sa foi.
« C'est vrai que leur politique (celle de l'aNG), c'est plutôt... la légalisation de
l'avortement pour que les gens aient vraiment accès sans limite, [...] j'ai une posi-
tion... assez délicate, ambiguë en réalité, bon, au fond de moi, moi je suis un
musulman [hum !] je sais qu'on peut toujours trouver des... des voies pour certains
avortements. [...] par exemple,quandje prends un pays musulmancomme la Tunisie
où les choses sont vraiment "free", ça me donne quand même une ouverture d'esprit
par rapport à la question, ce n'est pas simple de laisser ça aussi libre que les gens
le souhaitent parce que ça... ce n'est pas facile surtout que bon, on est dans un
milieu aussi... où les gens ne comprennent rien, rien, rien aux choses. [...] quand
ça arrive, c'est vraiment tout... une histoire; ça fait que avec les différents échanges
que j'ai eus je me suis rendu compte que la question n'était pas aussi simple. »
(Un gynécologue.)
Il s'agit ici d'une position ambiguë dans la mesure où sans pour autant condamner
complètement l'avortement, ce soignant confie que dans sa clinique, il n'est pas à
l'abri de demandes régulières d'avortement auxquelles il ne répond pas.
De l'offre de soins au niveau décisionnel, la politique des SAA est guidée par
des postures individuelles, privées. Le cadre international, qui doit être pris en
compte au niveau national, est confronté à la gouvernance. Mais cette gouvernance
est modulée par les représentations individuelles. Très concrètement, les position-
nements individuels jouent un rôle majeur dans le traitement médical et politique
de l'avortement.
Conscient de la sensibilité de cette question, un soignant nous confiait par
exemple que le changement de choix politique sur l'avortement dépend de la
position des responsables au ministère de la Santé. La non prise en compte offi-
cielle du misoprostol 7 dans le traitement de l'avortement incomplet (SAA), en
dépit des preuves scientifiques, est un exemple emblématique de la primauté des
considérations individuelles, y compris au niveau gouvernemental, sur la gestion
publique des questions de santé [Kumar, 2012].
À ce niveau en effet, les acteurs des réformes sanitaires justifient leurs positions
par le fait que ce médicament, caractérisé par son efficacité et la simplicité de sa
prise encouragerait, banaliserait et simplifierait les pratiques d'avortement. Face
à un preneur de décision non réceptif à l'intégration du misoprostol dans les SAA,
les responsables et acteurs d'une ONG internationale adopteront une stratégie de
contournement qui consiste à « court-circuiter » le système pour travailler direc-
tement avec les acteurs professionnels impliqués dans la pratique.
«En son temps, Dr... (une responsable de service technique du ministère de la
Santé), elle n'était pas réceptive, parce que elle-même, elle était souvent blo-
quée [...] elle dit que non, ce n'est pas possible, que scientifiquement que rien n'a
été démontré dans le cadre de l'utilisation du misoprotol dans les soins après avor-
tement. C'est patati patata, en fait, tout le monde était convaincu que c'est des
choses, c'était sa conviction personnelle, elle n'était pas pour. [...] On l'a court-
circuitée pour travailler avec les cliniciens de Sourou Sanou et Yalgado (les deux
hôpitaux nationaux). [...] On a même rassemblé les prestataires de ces structures-là,
on a fait une formation sur l'utilisation du misoprostol [...] on a même donné des
kits pour qu'ils puissent quand même le faire dans les hôpitaux. [...] On n'allait
pas du tout progresser.Je pense que ça a été une occasionquand même de vulgariser
l'utilisation du misoprostol dans les hôpitaux. [...] Quand vous avez à la direction
7. Le rnisoprostol, aussi nommé cytotec", est un médicament qui a été fabriqué pour traiter la préven-
tion de l'ulcère gastrique. Son efficacité a été également reconnue dans les soins obstétricaux où il peut
être utilisé pour permettre le déclenchement de l'accouchement, la prévention de l' hémorragie du post-
partum, le traitement des avortements médicamenteux et des avortements incomplets [Femandez et al.,
2009 ; Margulies, Campos, Voto, 1992; Raghavan, Abbas, Winikoff, 2012].
de certaines structures, des gens qui ne sont pas favorables à ce que vous proposez,
il faut revoir la stratégie... il y a des femmes qui meurent, faut qu'on réduise ça. »
(Une prestataire dans une ONG.)
L'introduction du misoprostol dans les SAA reste donc jusqu'à présent au
Burkina Faso une question délicate pour laquelle l'État, les ONG, les cliniciens
et les usagers ne semblent pas encore avoir trouvé de consensus. Mais la sensibilité
de la question s'accompagne aussi de sa discrétion car toute mise en évidence
d'une négociation sur ce sujet entraînerait un débat d'acteurs autour de l'avorte-
ment sécurisé.
«Je pense que nous ne sommes pas prêts à aller vers la légalisation de l'avortement.
La légalisation de l'avortement suppose quand même des services bien équipés,
des services bien disponibles... et des compétences en tout cas [...] qui [...] comment
on appelle ça, qui nous permet de le faire, peut-être que les compétences existent
mais il faut de l'équipement et aussi la légalisation... Selon les quelques films que
j'ai eus à voir sur la pratique de l'avortement dans les pays où cet acte a été légalisé
c'est toute une démarche, c'est toute une démarche impliquant l'individu lui-même,
la femme elle-même, impliquant sa famille et... moi, personnellement je ne pense
pas qu'à l'étape actuelle là, de nos valeurs, de nos croyances religieuses là, qu'on
puisse vraiment mettre en place toute cette démarche-là. Moi, c'est... c'est person-
nellement mon point de vue. »
À l'instar d'autres pays (y compris occidentaux), l'exemple de la non-inscrip-
tion du misoprostol dans les standards officiels de l'offre de SAA montre « [...]
combien la traduction et l'application concrète des politiques de santé sont influen-
cées par les acteurs de leur implantation ». [Ridde, 2011, p. 118.] Des acteurs dont
les représentations sur l'avortement mettent en évidence des dilemmes entre pos-
tures sociales, religieuses et postures techniques. On peut donc comprendre dès
lors comment les négociations avec des acteurs extérieurs (organismes internatio-
naux, ONG) se font sur la base de ces positionnements délicats.
« X (une ONG) s'est intimement impliquée dans ce travail pour que l'avortement
soit légalisé. Ici, à un moment donné, bon, on avait un projet pour essayer de voir
dans quelle mesure, bon, on peut... faire plaidoyer pour ça, mais bon, nous, on a...
en analysant l'environnement [...] on a dit que ça allait être très difficile, on aura
plus de résistance. [...] mais en résumé au niveau [...] du siège, c'est une ONG qui
travaille beaucoup dans les dispositions à prendre pour légaliser l'avortement. [ ]
vraiment ce sont des questions très délicates au Burkina, vu l'environnement [ ]
religieux, social, etc., même juridique, ça va être difficile, nous on s'est dit que ça
serait voué à l'échec. Voilà! Si on entreprend, les mentalités ne sont pas encore
préparées... »
L'argument des normes culturelles et religieuses est utilisé par les ONG comme
un justificatif pour modifier leurs pratiques face à la position formelle
« [... ] eux, ils voulaient aller un peu plus loin, parce que avec X (ONG), ils ont dit
non, eux, ils vont venir faire l'avortement, faire quoi, je dis "il faut rester dans la
légalité". On dit que l'avortement n'est pas légal, on ne peut pas faire l'avortement
[...] parceque à un certain moment, ils étaient chauds, ils disent "Non, il faut lutter
pour légaliser l'avortement", je dis "Il faut aller doucement pour ne pas être en
porte à faux", parce que déjà avec l'AMIU, les gens ne comprennent pas très bien.
Parce que dans la "clarification des valeurs" même qu'on a faite avec les parle-
mentaires [...] ils sont revenus trop sur ça; que parce que les gens disent que
l'AMIU-là, c'est l'avortement qu'on est en train de faire. Donc beaucoup était
contre, beaucoup était contre l'AMIU ».
De fait l'aspiration manuelle intra-utérine pouvant être utilisée à la fois pour
traiter l'avortement incomplet et pour provoquer l'avortement suscite un malaise
chez certains soignants (non favorables à l'avortement provoqué) sur son usage
qui, selon eux, est similaire à la provocation de l'avortement.
Conclusion
Dans cet article, nous avons mis en évidence la prégnance de la politique
globale internationale sur les lignes de positionnement nationale (Lopreite, 2012],
mais aussi le rôle des positionnements personnels, des idéologies et des convic-
tions morales (Okonofua et al., 2009].
Alors que les acteurs internationaux perçoivent les SAA comme une voie pos-
sible pour ouvrir une discussion sur l'avortement [Ouattara, Storeng, 2014], les
acteurs nationaux utilisent les SAA comme une fermeture, une stratégie pour éviter
toute possibilité de débat sur une légalisation de l'avortement qui leur apparaît
comme un changement sociétal impossible à impulser.
Notre analyse met en évidence la manière dont, au Burkina Faso, l'encadre-
ment international des avortements à risque en tant que problème de santé publique
a permis de supprimer le débat sur l'avortement de la sphère purement morale et
Bibliographie