15 Légendes Extraordinaires de Dragons (Rachmuhl, Françoise)
15 Légendes Extraordinaires de Dragons (Rachmuhl, Françoise)
15 Légendes Extraordinaires de Dragons (Rachmuhl, Françoise)
15 LÉGENDES
EXTRAORDINAIRES
DE DRAGONS
Flammarion Jeunesse
Françoise Rachmuhl
Flammarion
FRÉDÉRIC SOCHARD
FRANÇOISE RACHMUHL
L’auteur aime les contes depuis toujours. Elle aime les écouter dès son
enfance lorraine, les inventer, les lire. Plus tard, elle se mettra à en écrire.
Au cours de ses nombreux voyages, elle a recueilli récits traditionnels et
légendes, dits ou publiés en français ou en anglais (elle a séjourné aux
États-Unis). Elle a écrit pour la jeunesse une dizaine de recueils de contes
de différents pays et des provinces de France. Après avoir longtemps
travaillé pour l’édition scolaire, elle anime actuellement dans des classes
des ateliers d’écriture de contes ou de poésie.
Avant-propos
Le portrait du dragon
Le mot dragon vient d’un verbe grec qui signifie « regarder fixement » –
donc fasciner – à la manière des reptiles. En effet, la principale
caractéristique du dragon est d’avoir un corps de reptile, long, sinueux, à
la peau écailleuse, qui l’apparente à celui d’un serpent, d’un lézard ou d’un
crocodile, voire d’un animal préhistorique, ichtyosaure ou tyrannosaure.
Dans les anciennes cosmogonies, qui tentent d’expliquer la formation
de l’Univers, le dragon apparaît souvent comme un gigantesque serpent.
En Mésopotamie, la forme de Tiamat, la mer, assimilée à un dragon
femelle, a des contours mal définis. En Chine, les premières représentations
du dragon le montrent déployant avec élégance sa silhouette mince et
onduleuse, dépourvue d’ailes.
Mais au fur et à mesure que les siècles passent, le corps du dragon
devient plus complexe ; il se munit non seulement d’ailes, mais aussi de
barbe, de cornes, de pattes griffues ou de serres. Il les emprunte à d’autres
animaux : porc, âne, chèvre, lion, aigle, tortue, chauve-souris, et j’en
passe… Il peut même avoir plusieurs queues, et surtout plusieurs têtes. Le
dragon est, par excellence, un être composite.
Quelle que soit son apparence, il a partie liée avec les quatre éléments.
Il vole, il crache des flammes, il demeure dans des grottes ou des
souterrains, ou bien il vit au fond des lacs, des fleuves ou des mers, tour à
tour maître de l’air, du feu, de la terre ou de l’eau.
Il se trouve partout. Et si nous le rencontrons plus fréquemment en
Europe et en Asie, nous pouvons en dénicher quelques spécimens sur les
autres continents.
MÉSOPOTAMIE
La guerre des jeunes dieux contre les vieux, de l’ordre contre le chaos
qui règne au commencement du monde, la prise du pouvoir par
Mardouk, le dieu de Babylone, tels sont les principaux éléments de ce
récit. Il était récité par le grand prêtre, au cours d’une cérémonie
religieuse, pour les fêtes du Nouvel An, qui avaient lieu au printemps ;
devant la foule des fidèles, on mimait le combat de Mardouk contre le
dragon, puis la statue du dieu était promenée dans les rues.
Cette histoire, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, a été
recueillie et écrite au VII e siècle avant Jésus-Christ, sur des tablettes
d’argile gravées à l’aide d’un bâton pointu. Celles-ci se trouvent
actuellement au British Museum de Londres.
PHÉNICIE ET GRÈCE
La Phénicie est une région d’Asie, sur la côte de la Méditerranée, à peu
près à l’emplacement de l’actuel Liban. Dès le III e millénaire avant
Jésus-Christ, ses habitants étaient réputés comme des marins habiles ;
ils commerçaient avec tous les habitants du bassin méditerranéen. L’un
de leurs héros, Cadmos, a eu, aux yeux des Grecs, un rôle civilisateur :
non seulement il a fondé l’une de leurs principales villes, mais c’est lui
qui leur a apporté l’alphabet. Le grand poète latin Ovide a conté dans
Les Métamorphoses le combat de Cadmos avec un être monstrueux,
dont on ne sait trop s’il s’agit d’un serpent ou d’un dragon, car les deux
se confondent souvent dans la mythologie gréco-romaine.
Il y a bien longtemps vivait en Phénicie une jeune fille nommée
Europe. Elle habitait, avec ses trois frères, au bord de la Méditerranée, dans
la ville de Tyr, dont son père était le roi.
Europe était très belle et, dès qu’il l’aperçut, Zeus tomba amoureux
d’elle – Zeus, le roi des dieux grecs, passait une bonne partie de son temps à
se déguiser en homme, en animal, même en objet, pour séduire les femmes
qu’il aimait.
Zeus avait observé qu’Europe allait souvent sur le rivage, pour jouer
avec ses compagnes, admirer les oiseaux sauvages ou cueillir des fleurs
dans les prés voisins. Les troupeaux de son père paissaient non loin de là.
Or, un jour, elle remarqua, au milieu des bœufs paternels, un taureau
magnifique qu’elle ne connaissait pas. Il était d’un blanc de neige, semblait
plus docile qu’un agneau. Il la regardait avec gentillesse, comme pour
l’inviter à s’approcher. Elle avança la main et caressa son pelage, aussi
doux que de la soie, puis s’amusa à confectionner des guirlandes pour les
suspendre à son cou. Il s’agenouilla devant elle ; en riant, elle monta sur son
dos. À petits pas, il la conduisit sur la plage, mais dès que ses sabots
touchèrent l’eau, il se mit à nager vigoureusement et s’éloigna du rivage,
sans s’occuper de la frayeur de la jeune fille. En vain, elle appela ses
compagnes. Cramponnée aux cornes du taureau, elle rentrait ses pieds sous
sa robe, pour ne pas être mouillée par les flots.
Zeus – bien sûr, le taureau, c’était lui ! – Zeus, donc, l’emmena
jusqu’en Crète, une île au large du continent auquel la princesse de Tyr
donna son nom : l’Europe.
Lorsque le roi Agenor apprit que sa fille chérie avait été enlevée, il
entra en fureur. Il envoya à sa recherche ses trois fils. Ils n’auraient le droit
de revenir dans leur pays que s’ils ramenaient Europe.
Comme tous les Phéniciens, c’étaient de hardis marins. Ils se lancèrent
sur la mer. Le premier alla en Afrique, le second longea les côtes asiatiques.
Mais ils n’avaient aucune idée de l’endroit où s’était rendu le taureau et ne
trouvèrent pas trace de leur sœur.
Quant au troisième, Cadmos, il s’était embarqué avec sa mère et était
remonté jusqu’en Thrace, une lointaine contrée du Nord.
Les habitants du pays les accueillirent aimablement, mais ils n’avaient
pas vu Europe. Là, avant de continuer ses recherches, Cadmos prit le temps
d’offrir des sacrifices aux dieux, en particulier à Hermès, le protecteur des
voyageurs, et à Athéna, la déesse de la Sagesse. Malheureusement, la reine,
épuisée par le voyage, tomba malade et mourut. Le Phénicien célébra ses
funérailles avec piété. Il hésita ensuite : quelle direction prendre ?
Il eut alors l’idée de consulter la pythie de Delphes. C’était la prêtresse
d’Apollon et elle prédisait l’avenir. Avec ses compagnons, il se rendit en
Grèce.
Il attendit longtemps devant la grotte où se tenait la prêtresse. Enfin elle
se présenta, pâle dans ses vêtements blancs, ses longs cheveux tombant
jusqu’à ses pieds, dans la vapeur des plantes odoriférantes et du laurier, que
l’on brûlait pour elle.
Elle s’adressa au Phénicien :
Ne poursuis pas une tâche inutile,
Ta sœur, tu ne la retrouveras pas,
Mais suis la vache à l’allure docile
Qui, sous le joug, jamais ne travailla.
Dans le lieu où elle s’arrêtera,
Arrête-toi et construis une ville.
L’INDIEN ET LE DAUPHIN
AMAZONIE
Les Shipibo sont des Indiens qui vivent dans la grande forêt
amazonienne, au Pérou, sur les rives de l’Ucayali. Ce sont des
commerçants et des pêcheurs et, comme on le voit dans ce conte, ils ont
des préoccupations écologiques : ils tentent de préserver la faune
aquatique et d’augmenter la variété des espèces. Dans leurs récits
mythiques, le dragon a la forme d’un grand serpent, l’anaconda Ronin.
Comme les dragons chinois, il contribue à la création du monde, en
façonnant le lit des rivières, et règne, avec bienveillance et quelques
fantaisies, sur le domaine des eaux.
Il y a bien longtemps, un jeune Indien vivait avec ses parents dans un
village de pêcheurs. Il habitait au bord du fleuve Ucayali, au milieu de la
grande forêt d’Amazonie.
C’était un pêcheur habile, mais aussi attentif à respecter la nature : il
rejetait toujours à l’eau les poissons trop petits et les femelles pleines
d’œufs.
Un jour, il pêcha un poisson magnifique, un gros piraroucou aux
brillantes écailles rouges et bleues. Les Indiens appréciaient sa chair
savoureuse et les femmes décoraient vêtements et bijoux avec ses écailles.
Mais le jeune homme, après avoir ouvert le ventre du poisson, jeta les
entrailles à un dauphin qui s’ébattait un peu plus loin. « Tiens, lui dit-il,
c’est pour toi !… Attrape et mange ! » Bien plus, il lui offrit les précieuses
écailles, au lieu de les garder pour lui. Comme pour le remercier, l’animal
bondit, faisant jaillir mille gouttelettes, puis s’éloigna en cabriolant. C’était
un dauphin gris, qui se plaisait en la compagnie des hommes, contrairement
au dauphin rouge, qui ne songe qu’à leur jouer de mauvais tours.
L’habileté du jeune pêcheur rendit jaloux le sorcier du village. Il décida
de se débarrasser du jeune homme et, pour cela, fit appel à un dauphin
rouge, Cushusca.
Dauphins rouges et gris sont des gens de l’eau, mi-esprits, mi-animaux.
Ils peuvent prendre toutes sortes d’apparences différentes et sont chargés
par leur maître, le grand serpent anaconda Ronin, de veiller à la pureté de
l’eau et à la fécondité des bêtes aquatiques.
Ronin exerce le pouvoir absolu sur les fleuves, les rivières et les lacs.
C’est lui qui a creusé leur lit, en pesant de tout son poids sur le sol, et
dessiné leurs méandres, en déroulant les boucles de sa queue. Quand, au
commencement du monde, Père Soleil eut fini de créer la Terre, les plantes
et tous les animaux, il confia la forêt à Jaguar et donna à l’anaconda le
domaine des eaux.
Ronin est un maître puissant, mais parfois fatigué, ou distrait. Lorsque
Cushusca vint prétendre que le jeune Indien pêchait trop de poissons, même
ceux dont il n’avait pas besoin, les tout petits et les femelles, l’anaconda le
crut, entrouvrit son œil de serpent et dit au dauphin rouge : « Fais de lui ce
que tu veux… Et laisse-moi dormir ! » Car c’était pour Ronin l’heure de la
sieste.
Cushusca prit l’apparence d’un énorme piraroucou et s’approcha de la
pirogue, sur laquelle se tenait l’Indien. Celui-ci, le harpon à la main,
s’apprêtait à percer la bête, lorsqu’une force maléfique renversa sa pirogue
et l’entraîna, au milieu des remous et des tourbillons, jusqu’au fond du
fleuve. Là, tous les gens de l’eau l’encerclèrent en l’insultant et en
l’accablant de reproches. Ils le conduisirent à l’Acuron, ce grand bateau
fantastique dont l’anaconda est le capitaine. On l’y enchaîna solidement.
Tandis que l’équipage manœuvrait, le bateau appareilla, prêt à parcourir
tous les fonds du fleuve.
Pendant ce temps, les parents du jeune homme attendaient en vain son
retour. Ils allèrent au bord de l’Ucayali : aucune trace de leur fils, ni de sa
pirogue. Ils consultèrent un chamane, un voyant capable d’entrer en relation
avec les esprits et les morts. Mais le chamane fut impuissant et les parents
pensèrent qu’ils ne reverraient jamais leur enfant vivant.
Vivant, il l’était bien pourtant ! Il se débattait dans ses chaînes et, tandis
que l’Acuron poursuivait sa route au fond de l’Ucayali, il criait son
innocence : « Jamais je n’ai gardé un poisson trop petit, jamais une femelle
pleine. Toujours j’ai respecté la nature et je n’ai pêché que pour nous
nourrir, mes vieux parents et moi-même. Libérez-moi ! Laissez-moi
retrouver ma famille ! »
Ronin entendit ses protestations et ses plaintes et il se montra indulgent.
Il lui permit de retourner à la surface de la terre, mais seulement un petit
moment, et toujours accompagné par un gardien.
Le prisonnier retrouva avec délices la terre des hommes, l’éclat du
soleil sur le fleuve, la grande forêt, ses odeurs, ses bruissements, les mille
cris de ses animaux. Mais l’Acuron avait parcouru un long chemin sous les
eaux et l’Indien était bien loin de son village.
Comme il faisait quelques pas sur le rivage, il remarqua une grande
embarcation sur le fleuve. Un homme en descendit et s’approcha de lui, en
le regardant avec intérêt, comme s’il le connaissait. L’Indien était cependant
sûr de ne l’avoir jamais rencontré.
« Tu ne me reconnais pas ? dit l’homme. Je jouais dans l’Ucayali
quand, il y a quelque temps, tu m’as lancé les entrailles d’un poisson que tu
venais de pêcher… Tu m’as crié : “C’est pour toi… Attrape et mange !” et
tu m’as donné ses précieuses écailles bleues et rouges. J’ai pu les échanger
contre des marchandises et je suis devenu commerçant. Je navigue sur le
fleuve et je suis riche à présent, grâce à ta générosité… Vraiment, tu ne te
souviens pas ?
— Je me souviens avoir donné les entrailles d’un piraroucou et ses
écailles bleues et rouges… à un dauphin gris… mais pas à un homme !
— Le dauphin gris, c’était moi… Je me suis changé en homme pour
pouvoir commercer plus facilement avec les Indiens. Si tu veux, je te
ramène dans ton village.
— Je ne peux pas. L’anaconda me garde prisonnier dans l’Acuron. Il
m’a seulement permis de prendre l’air un moment. Si je m’évade, les gens
de l’eau seront furieux.
— Ne crains rien. J’irai voir Ronin et je saurai le convaincre de te
laisser partir. Son équipage, lui et moi, sommes de la même race. »
L’homme se retransforma en dauphin et, tenant une bourse par la
nageoire, alla trouver l’anaconda. Celui-ci, contre de belles pièces d’argent,
accepta de rendre sa liberté à l’Indien.
Le jeune homme monta sur la grande pirogue du dauphin gris, redevenu
homme. Elle était chargée de tant de caisses qu’il s’en étonna.
« Ce sont des poissons de mer, lui confia le dauphin. J’ai remonté
l’Amazone jusqu’à l’Ucayali pour les libérer dans les eaux douces. Ensuite
j’irai dans des rivières inconnues prendre d’autres poissons, que je
ramènerai vers la mer. Je pourrai ainsi varier et multiplier les espèces qui
peuplent le domaine des eaux. »
Un soir, le dauphin prévint son ami qu’ils approchaient de son village.
« Je vais te laisser à l’embarcadère qui conduit à ta maison. Tiens, voici une
caisse pleine de poissons. Tu en feras cadeau à ta famille. »
Le jeune Indien le remercia chaleureusement et s’en alla vers son
village.
Les gens le regardaient passer et chuchotaient : « Qui est-ce ? C’est un
étranger ! » Enfin il arriva chez ses parents, qui le croyaient mort depuis
longtemps. Ils eurent du mal à le reconnaître.
« Mais si ! C’est bien moi ! Souvenez-vous… Ce jour où j’étais parti
pêcher sur mon petit bateau. Le sorcier du village m’a joué un mauvais tour.
Les gens de l’eau nous ont entraînés, moi et ma pirogue, et Ronin m’a gardé
prisonnier sur l’Acuron, jusqu’au jour où mon ami, le dauphin gris, m’a
délivré. Il m’a donné tous ces poissons pour vous et les gens du village.
— Tu as vu Ronin, le gardien des eaux ?
— Je l’ai vu comme je vous vois, le grand serpent, le roi du fleuve,
l’anaconda… Si, dans son domaine, il est tout-puissant, s’il est le maître des
gens de l’eau, il agit souvent comme un homme ordinaire… Il peut être bon
ou méchant, suivant les conseils de ceux qui l’entourent, il peut se tromper,
il aime l’argent… Et il a une fille très belle. Je n’ai pu que l’apercevoir.
J’espère la revoir un jour… »
Mais ceci est une autre histoire.
Dragons d’Asie
4. EMPEREURS ET DRAGONS
C’est en Chine que l’on trouve la trace la plus ancienne du dragon :
dans une tombe de la Préhistoire, des coquillages dessinent son image.
Dans ce pays, on le rencontre partout, sur les toits des maisons, sur les
murs des palais, sur la robe des empereurs et dans les rues, en une
joyeuse procession, quand arrive le Nouvel An. À la différence des
monstres d’Europe, le dragon asiatique se montre souvent bienveillant
envers les hommes. Il incarne la puissance des éléments, tantôt
bénéfiques, tantôt destructeurs. Il faut donc le prier avec courtoisie
pour qu’il ne manifeste que son bon côté.
Zhulong, le dragon-flambeau
En ce temps-là, la Terre carrée et le ciel, arrondi au-dessus, existaient
déjà. Entre les monts, les plaines et les fleuves, fourmillaient les hommes,
tandis que le ciel bruissait du va-et-vient des êtres célestes, dieux, esprits et
dragons. La nuit, la Terre était éclairée par la Lune et les étoiles, le jour par
le Soleil.
La Terre, éclairée par le Soleil ? Pas entièrement. Les rayons de l’astre
n’atteignaient pas l’angle nord-ouest. Là, contre la montagne Zhangwei, au-
delà de la rivière Rouge, s’étendait la région des Neuf Ténèbres,
perpétuellement plongée dans l’ombre. Alors, pour secourir les humains qui
y vivaient et remplacer le Soleil défaillant, le dragon Zhulong s’y installa.
Zhulong, le dragon-flambeau, ne mange, ne dort, ni ne respire. Son
immense corps est revêtu d’une robe écarlate et, dans sa face presque
humaine, ses pupilles sont verticales, à la manière de celles des tigres.
Lorsqu’il ferme les yeux, il fait nuit. Il fait jour quand il les ouvre.
Porte-lumière, il commande aussi au vent et à la pluie. En cela, il
ressemble aux autres dragons, ses frères, étroitement associés aux quatre
éléments, le feu, la terre, l’air et l’eau. Si certains lancent des flammes,
d’autres s’enfouissent dans le sol ou s’envolent à travers le ciel… mais tous
aiment l’eau, leur domaine favori.
Yu le grand
Après Huangdi, plusieurs empereurs se succédèrent. Sous le règne de
Yao, les pluies tombèrent si fort et si longtemps que presque toutes les
terres furent inondées.
Les flots tourbillonnants des grands fleuves entraînaient des troncs et
des branches, des animaux, même des maisons. Serpents, crocodiles et
dragons sortirent des eaux, envahirent la campagne. Pour survivre, les
hommes se réfugièrent dans des nids en haut des arbres ou s’abritèrent au
fond des grottes creusées dans les montagnes.
L’empereur Yao se désolait. Il demanda conseil à ses ministres.
« Comment sauver mon empire du déluge ? Le peuple des basses terres
souffre. Et le niveau de l’eau atteint les montagnes à mi-pente, forçant les
paysans à grimper de plus en plus haut. Qui sera capable d’arrêter
l’inondation ?
— Gun en est capable, dirent les conseillers. N’est-il pas le descendant
du grand empereur Jaune ?
— Vous croyez ? répondit Yao. Je me méfie de lui, car il a du mal à
exécuter les ordres qu’on lui donne.
— Essayez et vous verrez bien. S’il échoue, vous pourrez toujours le
renvoyer. »
Yao se rangea à l’avis de ses ministres et demanda à Gun de contrôler
les eaux. Il lui donna deux aides : la chouette, qui connaissait les secrets de
l’air, et la tortue, qui possédait ceux de l’eau.
Malgré ses aides, pendant neuf ans, Gun essaya vainement d’endiguer
les fleuves en crue. Il fut le premier en Chine à construire des murailles
énormes, de plus de sept mètres de haut. Peine perdue ! Les flots passaient
par-dessus, comme furieux qu’on voulût les emprisonner : c’était encore
pire qu’auparavant.
Gun se dit alors qu’il parviendrait à un meilleur résultat si, au lieu de
pierres et de boue pour bâtir ses digues, il utilisait la terre magique que
l’empereur conservait précieusement à l’abri des curieux. Au fur et à
mesure qu’on s’en servait, au lieu de diminuer, elle se reconstituait.
Gun vola « la terre qui respire », mais il n’eut pas le temps de s’en
servir. Le vol fut découvert et Gun exécuté. On laissa son corps exposé aux
quatre vents, en haut du mont des Plumes.
Au bout de trois ans, le cadavre n’était toujours pas décomposé. Un
guerrier, qui passait par là, le vit, le fendit en deux avec son coutelas et Yu
sortit du ventre de son père. Quant à Gun, il se transforma en dragon.
Yu, en naissant, était déjà un homme. Il entra au service du nouvel
empereur, Shun, qui avait remplacé Yao, et il lui proposa son aide. Là où
son père Gun avait échoué, il était sûr de réussir : il allait dompter le déluge.
Yu était intelligent et observateur. Il commença par abattre les hautes
murailles bâties par Gun. Il avait compris qu’il ne servait à rien de rendre
les flots prisonniers : ce qu’il fallait, c’était creuser le lit des fleuves et
construire des canaux, qui conduiraient l’eau jusqu’à la mer.
C’était une tâche difficile et, pour cela, il se fit aider par un dragon qui,
de sa queue, traçait dans le sol des sillons profonds par où s’écoulaient les
flots.
Bientôt les eaux disciplinées rentrèrent dans le lit des fleuves et dans les
canaux. Le soleil brillant assécha les terres. Les hommes purent sortir de
leurs refuges et revinrent cultiver leurs champs. Ils ne craignaient plus les
bêtes malfaisantes, que l’inondation avait entraînées avec elle. Yu, avec
l’aide de son dragon, les avait repoussées dans les marais, où elles
demeurèrent à jamais. Il affronta aussi le serpent vert Xiang Liu, dont les
neuf têtes à face humaine répandaient tant de bave puante qu’à l’endroit où
il passait, les plantes se flétrissaient, les forêts dépérissaient, les récoltes
étaient perdues. Yu le Grand tua Xiang Liu.
Mais il ne se contenta pas d’avoir maîtrisé le déluge et d’avoir
débarrassé la terre de ses monstres.
Comme il avait réglé le cours du grand fleuve Jaune et ouvert un
passage au fleuve Bleu, il perça des montagnes et creusa les gorges de la
Passe du Dragon.
Ensuite il entreprit de mesurer la terre et d’établir le calendrier des
travaux agricoles. Il ne se déplaçait jamais sans son compas et son équerre.
Devenu empereur à son tour, il divisa la Chine en neuf provinces et
désigna les monts et les rivières qui devaient être des lieux de culte. Car il
ne cessa jamais d’honorer les esprits et les dieux.
Ses voyages l’entraînèrent jusqu’aux limites de son empire. À l’est, il se
rendit au bord de la mer, au nord, près de l’endroit où le soleil disparaît, au
sud, dans le pays des Hommes Nus. Avant d’y aller, il ôta ses vêtements, de
façon à respecter leurs coutumes. Il se rhabilla en partant.
À l’ouest, il rendit visite à la Reine-Mère de l’Occident, Xigwangmu, et
resta quelque temps près d’elle.
La Reine-Mère de l’Occident habite dans une sorte de paradis, sur le
sommet de Jade, dans la chaîne des monts Kunlun. C’est une déesse au
double visage : belle femme aux cheveux ébouriffés, pourvue d’une queue
de léopard et de crocs de tigresse. Toujours prête à punir les hommes en
leur envoyant maladies et catastrophes, elle peut se montrer aimable envers
ses visiteurs, surtout lorsqu’ils sont empereurs.
Elle échangea avec Yu le Grand des poèmes et des chansons. Ils se
quittèrent courtoisement. Cependant elle ne lui fit pas cadeau de la boisson
d’immortalité, dont elle connaissait le secret de fabrication.
Au cours d’un autre voyage, Yu eut une mésaventure amusante. Un jour
qu’il se trouvait sur son bateau, avec les seigneurs de sa cour et tout son
équipage, et qu’il s’apprêtait à traverser le fleuve Bleu, un dragon surgit de
l’eau. Pour leur faire gagner du temps, il proposa gentiment de prendre le
bateau sur son dos jusqu’à l’autre rive. Les courtisans et les matelots
poussèrent des cris d’effroi : « Vous n’y pensez pas, Seigneur ! »
Yu le Grand rit. « Ne craignez rien ! Je suis un protégé des dieux ! » Et
il accepta la proposition du dragon.
Cependant, à force de voyager, de veiller à l’ordre du monde et au bien-
être de son peuple, Yu se sentit fatigué. En trente années, il ne s’était jamais
reposé un seul jour ; son teint était brûlé par le soleil, ses mollets râpés, ses
mains, ses pieds n’avaient plus d’ongles. À demi paralysé, il ne marchait
qu’en sautillant : on appela cette démarche le « pas de Yu » et, plus tard,
cela devint une figure de danse.
Avant de mourir, Yu eut encore le temps de faire forger neuf chaudrons
de bronze à trois pieds. Sur leurs côtés renflés était gravée l’image des dix
mille êtres que l’on peut rencontrer en ce monde – plantes, animaux, esprits,
démons. Ainsi, grâce à ces trépieds, les hommes des générations futures
pourraient distinguer les bons des méchants, et régler leur conduite en
conséquence.
Cela fait, Yu le Grand mourut.
Au fil du temps, les trépieds se transmirent d’un empereur à l’autre.
L’un d’eux voulut se les approprier. Quand il fut sur le point de les saisir, à
la stupéfaction générale, huit des trépieds sacrés s’envolèrent. Ils
disparurent dans les airs. Le neuvième tomba dans un fleuve ; mais
lorsqu’on essaya de le repêcher, apparut un dragon menaçant, qui effraya
les hommes.
Depuis, les siècles se sont écoulés. Et le trépied de Yu repose au fond de
l’eau, gardé par un dragon.
5. LE DRAGON ET LA FÉE
VIETNAM
Au Vietnam, on aime tout particulièrement les histoires de génies, de
fées, d’esprits et de dragons. Ceux-ci ne sont jamais considérés comme
des êtres malfaisants ou dangereux ; au contraire, ils détiennent des
connaissances – par exemple sur la culture du riz – dont ils font profiter
les hommes. Quant aux rois, ils se vantent de descendre d’ancêtres
mythiques prestigieux, fée ou dragon. D’ailleurs si le roi se fait appeler
« Fils du Ciel », la princesse porte le titre de « Fille du Dragon ».
JAPON
À première vue, ce dragon japonais est bien différent de ses semblables,
chinois ou vietnamiens, qui se montrent si bienveillants envers les
hommes. Comme les dragons d’Europe, celui-ci est à la fois effrayant et
dangereux : monstrueux par ses dimensions qui le font ressembler à une
montagne en marche, il se nourrit de jeunes filles. Mais il a en même
temps un aspect sacré : ses flancs renferment l’épée merveilleuse qui
deviendra l’un des emblèmes du pouvoir impérial et, en souvenir de cet
épisode, les sabres des samouraïs seront décorés d’un dragon.
Le dragon-aux-huit-têtes n’était pas un dragon ordinaire. Son long
corps ondulait sur huit collines et sur huit vallées, son dos était couvert de
roches, de mousses, de pins et de cèdres géants, et, quand il se déplaçait en
rampant, on croyait voir ramper une montagne. Ses huit têtes étaient
pourvues de huit paires d’yeux rouges comme des braises et ses huit queues
écrasaient tout sur leur passage.
Ce dragon n’aimait que la chair délicate et, chaque année, à date fixe, il
cherchait une jeune fille à dévorer. Il trouvait ce qu’il lui fallait dans la
province d’Izumo.
En effet, dans la province d’Izumo, au bord d’une rivière, au milieu des
arbres en fleurs, s’élevait une charmante petite maison. Le fils du dieu de la
Montagne s’était installé là, huit ans plus tôt, avec sa femme et ses huit
filles… Ses huit filles, hélas !, ne furent bientôt plus que sept, six, cinq…
Au bout de sept ans, il ne restait aux pauvres parents que leur huitième fille,
la plus jeune, la plus jolie. Si elle disparaissait, qui garderait le souvenir
d’eux après leur mort ? Qui veillerait à la cérémonie funèbre ? Ils la
contemplaient avec désespoir. Elle, résignée à son sort, les yeux pleins de
larmes, attendait le dragon. Il devait justement venir ce jour-là pour la
dévorer.
« Ah, pensait le père, si seulement un homme courageux se présentait
pour combattre ce monstre et sauver ma fille… Moi, je suis trop vieux. »
« Ah, se disait la mère, un homme ne suffirait pas à vaincre ce dragon…
Il faudrait un dieu ! »
À ce moment précis, passa, sur le chemin qui longeait la rivière, un
voyageur. Il marchait d’un bon pas, gesticulait avec son épée longue et fine,
regardait tout autour de lui et, satisfait de ce qu’il voyait, chantonnait, l’air à
la fois curieux et joyeux. Il s’arrêta devant le groupe éploré des parents et
de leur fille.
« Qu’avez-vous, honorable vieillard ? Pourquoi pleurez-vous ? »
demanda-t-il en s’inclinant courtoisement devant le père.
Celui-ci le lui expliqua et lui parla longuement du dragon. Mais le
voyageur l’écoutait de façon distraite ; il n’avait d’yeux que pour la jeune
fille.
« Honorable vieillard, dit-il enfin, voulez-vous me donner votre fille en
mariage ? Je suis Susanoo, le dieu de la Tempête, le frère de la déesse
Soleil… J’ai dû quitter le ciel et je parcours la Terre… J’aimerais me fixer
dans ce bel endroit.
— Cher seigneur, nous vous offrons respectueusement notre fille,
répondirent ensemble les parents. Mais le dragon…
— Écoutez : ce dragon qui s’étend sur huit vallées et huit collines ne
peut être vaincu par la force. Si grande soit la mienne, je n’en viendrai pas à
bout… Agissons par la ruse. Le long de la palissade qui entoure votre
maison, du côté par où le dragon viendra, disposez huit tabourets et, sur
chacun d’eux, un vase rempli de saké, cet alcool de riz qu’au Japon nous
apprécions tant. Il faut qu’il soit le plus fort possible, au moins huit fois
plus fort que le saké ordinaire. Ensuite cachez-vous derrière la palissade et
laissez-moi faire. Et pour que votre fille ne coure aucun risque… »
Le dieu n’acheva pas sa phrase, posa sa main sur l’épaule de la jeune
fille et, instantanément, la transforma en un peigne d’écaille. Susanoo prit le
peigne et le planta dans son épaisse chevelure.
Puis il attendit le dragon.
Celui-ci ne tarda pas. Il s’approcha dans un bruit d’arbres fracassés, de
roches qui dégringolent, humant l’air avec gourmandise. Il se sentait plein
d’appétit, il allait se régaler. Mais quelle était cette odeur délicieuse ? Ce
n’était pas celle d’une jeune fille en fleur, c’était plus subtil et plus fort… Et
les huit têtes plongèrent dans les huit vases et burent avec délices jusqu’à la
dernière goutte de saké. Le dragon, qui se nourrissait seulement de chair et
d’eau fraîches, ne connaissait pas l’alcool… Il fut aussi saoul qu’on peut
l’être ! Ses seize yeux se fermèrent, ses huit cous dodelinèrent et des
ronflements puissants s’échappèrent de ses huit paires de narines.
Susanoo put enfoncer aisément son épée longue et fine dans les flancs
du dragon. Le sang, qui ruisselait sur le sol, teignit la rivière en rouge.
Comme le dieu frappait le corps en son milieu, son épée rencontra
quelque chose de dur, qui résonnait comme du métal. Intrigué, Susanoo
fendit le cadavre en deux et l’ouvrit comme il l’aurait fait d’un melon. À
l’intérieur, il découvrit une épée merveilleuse, encore plus longue et fine
que la sienne, et plus résistante.
Au fil des siècles, les Japonais conservèrent pieusement cette épée
comme un des trésors de l’Empire. Elle se trouve à présent dans un temple.
Cependant Susanoo, n’ayant plus rien à craindre du dragon, retira de ses
cheveux noirs le peigne d’écaille, qui redevint aussitôt une belle jeune fille.
Le dieu l’épousa, fut heureux, et ils eurent beaucoup d’enfants, qui
furent tous plus ou moins des dieux. Mais, au Japon, ne compte-t-on pas
huit cent mille dieux ?
Rencontres avec le dragon
7. LE DRAGON GOURMAND
HITTITE
Les Hittites vivaient en Asie Mineure et formèrent un puissant empire
au II e millénaire avant Jésus-Christ. Comme les habitants de
Babylone, ils gravèrent sur des tablettes d’argile les histoires de leurs
dieux. Le conte que vous allez lire était récité au cours d’une cérémonie
religieuse, au début de la saison des pluies. Il avait pour but de montrer
que les puissances de l’eau, qui, dans la légende, avaient été vaincues
sous la forme d’un dragon, pouvaient l’être à nouveau dans la réalité.
Tout le monde le sait, les dragons sont gourmands. Ils ne peuvent
résister à l’attrait d’un bon repas, même si les conséquences peuvent être
dangereuses.
Le dragon des Eaux profondes habitait – cela va de soi – dans les
profondeurs de l’eau. Il sortait de son palais sous la mer par une sorte de
couloir, qui se terminait par une ouverture étroite, ce qui lui permettait
d’aller se promener sur la terre sans se faire remarquer.
Si son aspect était habituel – tête de dragon, queue de dragon, pattes de
dragon, le tout recouvert d’écailles vernissées d’un beau bleu profond –, il
avait par contre un nom original : Illouyanka.
Un jour, il se disputa avec le grand dieu des Vents, qui distribuait dans
le monde pluies, orages et tempêtes. Chacun d’eux prétendait être plus
puissant que l’autre et plus indispensable aux hommes. Le dragon était le
plus fort. Il battit son adversaire à plate couture.
Le dieu des Vents était affreusement vexé. Comment se venger
d’Illouyanka ? Il en parla à la déesse Inara, laquelle était de bon conseil.
« Puisque nous ne pouvons le vaincre par la force, utilisons la ruse, lui
proposa-t-elle. Invite-le à un banquet. Je le ferai boire et, quand il sera ivre,
tu en viendras à bout facilement. »
Inara et le dieu des Vents préparèrent un festin magnifique, auquel ils
invitèrent tous les autres dieux et, bien entendu, le dragon. Mais ils
redoutaient celui-ci.
« Si jamais il soupçonne notre ruse, il deviendra mauvais, dit Inara.
Robuste comme il est, il risque de nous tuer tous et il n’y aura plus de
dieux. Quelle catastrophe pour le monde ! Faisons plutôt venir un homme :
c’est lui qui affrontera le monstre. Sans doute, il risquera sa vie… Mais la
mort d’un petit homme est moins grave que la disparition des dieux. »
Inara chercha donc un homme et finit par en trouver un, Houpasiya, qui
accepta sa proposition.
« À une condition, précisa-t-il. J’ai besoin, pour lutter contre le dragon,
d’être un peu plus qu’un homme. Si tu m’aimes, tu me communiqueras ta
force divine et je pourrai alors vaincre Illouyanka.
— Suis-moi dans mon palais, répondit Inara, et je t’aimerai. Je serai
envers toi comme ta deuxième épouse ! »
En effet, le petit homme avait déjà une femme et un enfant.
Vint le jour du banquet. Décor luxueux, tables couvertes de mets
raffinés, boissons de prix à volonté, tous les dieux réunis et, caché dans un
coin de la salle, Houpasiya prêt à bondir. Le dragon était comblé ; chacun
s’ingéniait à lui proposer les meilleurs morceaux et à lui remplir son verre.
Il s’empiffrait comme un glouton et le vin lui coulait de la gueule et poissait
ses belles écailles bleues, tant et si bien que, n’en pouvant plus de manger et
de boire, il voulut rentrer chez lui.
Il se leva en titubant ; tous se levèrent en même temps. Dodelinant de la
tête et traînant son gros ventre sur le sol, il avançait lentement – suivi de
tous les dieux, et du petit homme, dissimulé derrière eux.
Enfin Illouyanka arriva devant la mince ouverture qui conduisait, par le
couloir étroit, jusqu’à son palais sous les eaux. Hélas ! il avait le corps si
gonflé qu’il ne parvint pas à y pénétrer ! Il pouvait bien se tortiller, avancer,
reculer, recommencer, rien à faire !
Houpasiya eut alors beau jeu de s’élancer, une corde à la main, et de
ligoter le dragon. Le dieu des Vents acheva le monstre triomphalement.
Le conte pourtant ne se termine pas là. Car la déesse Inara garda son
petit homme prisonnier. Si elle lui rendait la liberté, il risquait de partager
avec les autres hommes la force divine qu’elle lui avait donnée.
Qu’arriverait-il aux dieux si les humains devenaient aussi puissants
qu’eux ?
Mais à la longue, Houpasiya s’ennuya dans le palais d’Inara. Il voulait
retrouver sa femme et son enfant. Il supplia la déesse de le laisser partir.
Alors elle le tua.
Voilà pourquoi les hommes sont toujours – au moins dans les histoires –
beaucoup moins forts que les dieux.
8. LE DRAGON FIANCÉ
MOLDAVIE
Dans les contes moldaves, nous n’avons plus affaire à un dragon isolé
mais à de véritables familles de dragons, parents et enfants monstrueux,
aussi turbulents que maléfiques. Si, comme dans toutes les familles
humaines, ils s’entraident parfois, le plus souvent ils se disputent et
vont même jusqu’à s’entretuer.
« Qu’y a-t-il, ma fille ? Que veux-tu ? » fit une voix étouffée qui
semblait sortir de dessous terre.
La jeune fille expliqua ce qui lui arrivait.
« Eh bien, conseilla la mère, dis à ce dragon qu’il te fasse faire une robe
extraordinaire, une robe de soleil, de lumière dans l’aube claire, de midi
éclatant, de crépuscule rougeoyant. À cette condition seulement, tu
accepteras de l’épouser. »
La fille suivit le conseil de sa mère. Le jeune dragon se dépêcha de
retourner voir son oncle, et leurs dragons domestiques eurent vite fait de
couper, tailler, décorer la robe la plus somptueuse qu’on ait jamais vue,
étincelante de diamants et de rubis. Quand la jeune fille la revêtit, elle
sembla plus belle encore. Le dragon se sentait joyeux, plus que jamais
amoureux. À la maison de la jeune fille, on commença les préparatifs du
mariage et les femmes enfournaient des gâteaux. Mais la pauvre fille
contenait ses larmes avec peine et, dès qu’elle put, s’enfuit au cimetière.
Ô noire terre !
Ô noire tombe de ma mère !
Puissent les vents t’ébranler,
Ta poussière secouer,
Que mes plaintes et mes pleurs
Pénètrent jusqu’à ton cœur !
ITALIE
Il existe plusieurs versions de ce conte étrange ; Giambattista Basile l’a
recueilli dans la région de Naples, au XVII e siècle ; plus près de nous,
Italo Calvino l’a repris dans ses Contes populaires italiens. Il le situe en
Toscane, mais cite des variantes d’autres régions d’Italie.
LORRAINE
Qu’un dragon soit le gardien d’un trésor souterrain n’a rien
d’original : c’est une fonction qui lui est souvent réservée, comme nous
le voyons dans la légende germanique de Siegfried (p. 167). Qu’un
jeune homme soit amené à l’affronter n’a rien non plus d’exceptionnel :
c’est le destin promis aux héros des contes. Mais le héros du Nonnenfels
se conduit d’une manière inattendue… Seul un conteur populaire plein
de malice pouvait imaginer pareil dénouement.
LITUANIE
Sur une trame traditionnelle, voici un conte original. L’arrière-plan est
historique, puisqu’il s’agit, au Moyen Âge, de la lutte du duché de
Lituanie contre des envahisseurs venus de l’Ouest, les chevaliers
teutoniques : ils veulent convertir de force au christianisme un peuple
encore païen, et le dragon représente une figure ennemie, légèrement
comique. En outre, les héros sont cette fois, non des chevaliers, mais
des femmes.
Mais Éléna ne l’écouta guère. Elle avait d’autres pensées en tête : elle
allait se marier.
Le jour des noces, elle échangea son collier de corail contre de
nombreux colliers d’ambre, son tablier uni contre une lourde jupe bariolée
et sa vieille maison des bois contre une belle demeure dans la plaine : elle
épousait un riche fermier. Mais elle jura de n’oublier jamais ses frères, ni
Danuté, ni les chauves-souris du grand chêne. Elle reviendrait aussi souvent
qu’elle le pourrait. Et elle s’éloigna avec son mari, dans sa charrette fleurie,
au trot de ses alezans.
Elle tint sa promesse. Un mois plus tard, sans avoir prévenu personne,
car elle voulait faire une surprise, elle retourna dans la forêt. Elle emportait
dans sa charrette neuf gâteaux qu’elle avait pétris, neuf chemises qu’elle
avait tissées, neuf ceintures qu’elle avait brodées – sans oublier un pain de
seigle pour les oiseaux et pour Danuté son amie. Elle avait même pris son
fuseau, avec une grosse poignée de lin, pour travailler tout en bavardant.
Que la forêt était jolie, fraîche et dorée par l’automne ! Éléna avait
oublié comme les sous-bois sentaient bon et elle allait gaiement, dans sa
charrette neuve, au trot de ses alezans. Elle imaginait déjà la joie de ses
frères, se passant la petite sœur de bras en bras ! Elle en riait toute seule,
quand le vokietelis se dressa devant elle.
« Que me voulez-vous, mon bon seigneur ? demanda-t-elle d’une voix
tremblante.
— Je veux te manger, mon enfant.
— Oh ! c’est que je ne suis guère bonne à manger… Je suis maigre et
j’ai déjà tant travaillé que mes muscles sont noueux, ma peau rugueuse…
Mais s’il vous plaît de goûter mes gâteaux, ils sont cuits de ce matin.
— Ta ta ta, dit le monstre, je suis sûr, rose et fraîche comme tu es, que
je te trouverai à mon goût ! Mais donne toujours ces babioles en
attendant. »
Et les neuf têtes avalèrent les neuf gâteaux en neuf bouchées, puis se
tournèrent à nouveau vers la pauvre fille.
« Vous plairait-il d’enfiler mes neuf chemises tissées, de nouer mes neuf
ceintures brodées… Elles iraient parfaitement à votre seigneurie. »
Petit-Allemand, d’assez mauvaise grâce, attrapa ceintures et chemises ;
mais au lieu de les nouer ou de les enfiler, il se les fourra dans la gueule, les
mastiqua un moment, puis se remit à contempler Éléna fixement.
« Or ça, petite fille, ce n’est pas tout… Ces hors-d’œuvre m’ont mis en
appétit. Approche donc que je te tâte.
— Oh ! dit Éléna, j’avais oublié. Prenez donc encore ce petit présent.
C’est excellent pour la santé. »
Elle lança adroitement dans une des gueules ouvertes le fuseau pointu et
dans une autre une poignée de lin embroussaillé. Le fuseau écorcha la bête
et la poignée de lin faillit l’étrangler. Les neuf têtes, de colère, virèrent du
rose au pourpre et se mirent à rugir si épouvantablement que les chevaux
hennirent et se cabrèrent. Le vokietelis se rua sur eux et se les engouffra.
Ensuite il entreprit de déchiqueter la carriole et de fabriquer avec les
planches des cure-dents. Ceci fait, il chercha autour de lui : où était passée
la femme ?
Éléna, sans plus attendre, avait grimpé au sommet d’un chêne, dont les
branches s’étaient inclinées exprès. Heureusement pour elle, Petit-Allemand
était enrhumé. Il avait beau renifler partout, il ne la trouva pas. Allait-elle se
tirer d’affaire ?
Alors arriva le coucou, mystérieusement averti du danger que courait
son amie. Éléna chuchota :
Gentil oiseau, coucou joli,
Va-t’en chercher dans la clairière
Du secours près de mes neuf frères.
PROVENCE
Dans les pays occidentaux, au Moyen Âge, le dragon représente le mal
et le péché ; il incarne le diable. Nombreux sont les saints qui se sont
attaqués à lui et l’ont vaincu, au nom de leur Dieu. Au XIII e siècle,
Jacques de Voragine a recueilli certaines histoires dans sa Légende
dorée, une œuvre dont le succès fut immense. Outre les dragons de saint
Georges et de saint Michel, les plus célèbres, nous avons, en France, le
Graouilly à Metz, dompté par saint Clément, la Gargouille à Rouen,
que saint Romain combattit, la Chair Salée à Troyes, dont se
débarrassa saint Loup, sans compter la Grand Goule à Poitiers et, bien
sûr, la Tarasque…
Après la mort de Jésus, ses disciples et ses amis, les premiers
chrétiens, durent fuir la Palestine. Parmi eux se trouvaient Lazare et ses
deux sœurs, Marie-Madeleine et Marthe. On les obligea à monter dans une
barque sans rames, ni voile, ni gouvernail, et, vogue le bateau !, il leur fallut
affronter la mer avant de trouver une terre d’accueil.
Pourtant la traversée de la Méditerranée se fit sans aucune difficulté :
pas de courant traître, pas de tempête, un ciel léger, une mer d’huile ; le
bateau avançait comme poussé par les anges.
Les fugitifs abordèrent près de Marseille, en Provence, dans un pays qui
ressemblait au leur, avec ses plaines caillouteuses, ses collines couronnées
de chênes verts et de pins, son climat sec et chaud. Un fleuve puissant
séparait la région en deux et, le long de ses rives, les hommes s’étaient
établis – tous païens.
Alors Lazare et ses sœurs se séparèrent et partirent, chacun de son côté,
pour convertir les gens du pays à la religion nouvelle.
Marthe s’installa dans une petite ville nommée Nazolon – ce qui
signifie « le lieu noir ». En effet, à cet endroit, le Rhône était bordé par une
forêt toujours sombre tant les arbres y étaient touffus. Et dans cette forêt
vivait un dragon.
La Tarasque (c’était son nom), mi-bête, mi-poisson, plus grosse qu’une
vache, plus longue qu’une jument, portait des cornes sur la tête et possédait
des dents aussi tranchantes que des épées. Elle soufflait du feu, non par la
gueule, comme tout dragon qui se respecte, mais par le derrière, et brûlait
tout ce que son souffle touchait. Elle se nourrissait indifféremment
d’animaux ou d’êtres humains, avec une préférence pour les petits enfants,
parce que leur chair était plus tendre. Tantôt elle surgissait des bois à
l’improviste, tantôt, tapie au fond du Rhône, elle faisait couler les bateaux,
avalant les pêcheurs assez imprudents pour s’aventurer sur le fleuve, car
elle se trouvait aussi bien dans l’air que dans l’eau.
Les habitants de Nazolon vivaient dans la terreur.
Marthe, qui était une vraie sainte, bonne et habile, soignait les rescapés
et tentait de les consoler en leur parlant du paradis promis aux hommes de
bonne volonté. Mais la peur ferme les oreilles et personne ne l’écoutait.
Alors elle prit sa décision. Par un bel après-midi d’été, elle s’en alla,
seule, à la rencontre du dragon. Elle avait passé dans sa ceinture une croix,
fabriquée avec deux bouts de bois et tenait à la main un flacon rempli d’eau
bénite. Elle n’eut pas à chercher longtemps.
Quand elle arriva sur la rive, la Tarasque sortait du Rhône. La bête
s’ébroua, dans un jaillissement de gouttelettes, puis s’abattit lourdement sur
la berge. Ses écailles vertes étincelaient au soleil, du feu sortait de sous sa
queue et, dans sa gueule, elle tenait un homme ruisselant, qui se débattait.
Marthe n’hésita pas un instant. Elle s’avança, brandit sa croix et
aspergea le monstre d’eau bénite. La Tarasque aussitôt recracha l’homme,
qui s’enfuit à toutes jambes. Puis elle baissa la tête et tendit le cou, si bien
que la sainte n’eut plus qu’à lancer autour sa ceinture, dont elle se servit
comme d’un licou. Et toutes deux se mirent en marche vers la ville, Marthe,
toute petite à côté de l’énorme bête, qui se laissait conduire, devenue douce
comme un agneau.
Les habitants de Nazolon n’en croyaient pas leurs yeux. Comment était-
ce possible ? Ce petit bout de femme avait dompté le monstre qui avait
dévoré tant des leurs ? La bête était à leur portée ? Ils allaient pouvoir se
venger. Et malgré les protestations de Marthe, qui aurait voulu garder la
Tarasque à son service, ils se jetèrent sur celle-ci et la tuèrent à coups de
pierres. Ensuite, pour remercier la sainte de les avoir délivrés du mal, ils se
convertirent en masse.
Mais ils n’oublièrent pas la Tarasque. Chaque année, au temps du
carnaval, ils la promènent dans les rues, sous la forme d’un mannequin de
papier. Bien plus, la ville a repris le nom de la bête puisque, désormais, elle
s’appelle Tarascon.
13. LE VIEUX DES ROCHERS
Nous connaissons bien aujourd’hui les contes recueillis parmi les tribus
indiennes d’Amérique du Nord. Dits autrefois au coin d’un feu de camp,
ils permettaient de transmettre aux jeunes ce que savaient les anciens,
leurs règles de vie et leur conception du monde. William Camus,
descendant d’un authentique Iroquois, a collecté un grand nombre de
ces récits, dont celui-ci, transmis par les Indiens Caddo. Les héros
parcourent l’univers entier pour nous dire qu’il faut rester vigilants, car
les monstres, même vaincus, peuvent toujours renaître.
Une femme avait deux filles. L’aînée attendait un enfant, la cadette
était encore une fillette. Elles habitaient une hutte au bord d’un lac.
Or, sur la rive de ce lac, dans les rochers, vivait un monstre appelé
Caddaja. Il avait un corps de serpent, glissant et luisant, des cornes aiguës,
des griffes pointues. D’ordinaire il se tenait caché dans les broussailles entre
les pierres, mais un jour il entendit des cris, des rires, la chute d’un corps
dans l’eau, puis d’un autre corps, et des clapotis à n’en plus finir : c’étaient
les deux filles qui se baignaient.
Caddaja, lentement, majestueusement, sortit de sa cachette et
s’approcha.
« Bonjour, Vieux des rochers, c’est gentil de venir nous saluer, dit
l’aînée.
— Je ne viens pas vous saluer, je viens vous dévorer », répondit le
monstre, qui se jeta sur la fille et l’avala.
Ce que voyant, la cadette sortit de l’eau le plus vite qu’elle put et
grimpa tout en haut d’un orme qui poussait là.
Caddaja tenta bien de monter à l’arbre, mais pas moyen… il avait beau
essayer et essayer encore, ses écailles luisantes glissaient sur l’écorce et il
dégringolait. Alors il s’y prit autrement. Il décida d’abattre l’arbre et
commença à entamer le tronc, de ses cornes aiguës, de ses griffes pointues.
La fillette sauta du haut de l’orme dans le lac et nagea, nagea, tout au
fond, un temps si long qu’elle put faire le tour de la Terre. Quand elle revint
à son point de départ, le monstre était occupé à boire l’eau du lac, dans
l’espoir de le vider et d’attraper la fille, si bien qu’il ne se rendit même pas
compte qu’elle était à ses côtés. Sans bruit, elle se dirigea vers la hutte, où
elle retrouva sa mère.
Elle lui raconta ce qui s’était passé.
« Ma fille aînée ! s’écria la mère. Dévorée par le Vieux des rochers !
Quel malheur !… A-t-il au moins laissé ses os ? Allons les chercher. »
La mère et la fille se rendirent sur la rive du lac. Elles cherchèrent
longtemps, mais ne trouvèrent ni les os de l’aînée, ni Caddaja, qui, le ventre
gonflé par l’énorme quantité d’eau qu’il avait bue, dormait dans les
broussailles.
Tout ce qu’elles trouvèrent, ce fut une petite tache de sang sur une
feuille. La mère la prit, la plaça dans la coque vide d’une noisette et la
rapporta chez elle. Elle la mit au fond d’un vase en terre cuite.
La nuit vint. Les deux femmes dormaient quand elles furent réveillées
par un bruit : quelque chose cognait dans le vase.
« Sortez-moi de là ! Je suis votre petit-fils et votre neveu ! Je sais tout
ce qui s’est passé. Je vengerai ma mère ! Je suis un Brave ! »
La tache de sang dans la noisette s’était transformée en un beau jeune
homme. Les deux femmes l’aidèrent à sortir du vase.
« Et maintenant, commanda-t-il, allez dans la forêt ramasser du bois et
les plumes que laissent tomber les oiseaux. J’en ferai un arc et des
flèches. »
Les deux femmes obéirent et, le lendemain matin, le jeune homme
partit à la recherche du monstre qui avait dévoré sa mère.
« Préparez-moi un bon repas pour mon retour ! » cria-t-il à sa grand-
mère et à sa tante en s’en allant.
Il n’eut pas à chercher longtemps. Caddaja, enroulé autour de ses
rochers, chauffait ses écailles au soleil.
« Caddaja ! Holà Caddaja ! Vieux des rochers, réveille-toi ! Je vais te
tuer. Mais je te laisse une chance. Prends ta lance !
— Je n’en ai pas.
— Ta hache de guerre !
— Je l’ai cassée.
— Ton coutelas !
— Je l’ai perdu.
— Que possèdes-tu alors ? ta méchanceté ? ta gourmandise ? Défends-
toi ! »
Le Brave saisit son arc, ajusta sa flèche et visa le monstre entre les deux
yeux.
Dès qu’elle atteignit Caddaja, la flèche se transforma en chêne et lui fit
éclater la cervelle.
Le jeune homme retourna chez lui.
« J’en ai fini avec le Vieux des rochers… Je peux manger. Comme ça
sent bon ! »
À la fin du repas, le Brave s’adressa aux deux femmes.
« Ce n’est pas tout d’avoir tué Caddaja. Je crains qu’un monstre de sa
famille ne vienne le venger. Vous ne serez jamais en sécurité si vous restez
près de ce lac. Suivez-moi ! Allons-nous-en d’ici ! »
Ils parcoururent la Terre entière sans trouver un lieu à leur convenance.
Alors ils montèrent dans le ciel.
Ils y sont tous les trois à présent, la grand-mère, la tante et le petit-fils.
Et de là-haut le Brave voit tous les monstres qui se cachent dans les lacs
et dans les forêts. Il bande son arc, il vise, il tire, et il les tue, comme il a tué
le Vieux des rochers.
14. LA BÊTE-À-SEPT-TÊTES
CANADA
Ce conte, avec bien d’autres, a été recueilli par Germain Lemieux dans
l’Ontario, une province couverte de forêts, située au milieu du Canada,
entre la baie d’Hudson et les Grands Lacs. De vieux paysans
francophones répétaient ces histoires, que leur avaient transmises leurs
pères. Leur trame rappelle celle des contes d’Europe : le vaillant jeune
homme, aidé par des animaux magiques, part chercher fortune et
rencontre le dragon. Mais cette fois, celui qui combat le monstre n’est
pas un noble chevalier : c’est un simple petit homme des bois qui
s’exprime avec des mots d’aujourd’hui et parle de dollars et non
d’écus…
Au milieu de la grande forêt canadienne, dans une cabane de
planches, vivaient Ti-Jean et sa vieille grand-mère.
Ti-Jean était un bon gars, toujours prêt à rendre service, le cœur à
l’ouvrage et le sourire aux lèvres. Ils étaient bien pauvres, lui et sa grand-
mère, et mangeaient plus souvent des galettes de sarrasin que des plats de
roi. Mais rien n’était jamais trop bon pour les chiens.
Ti-Jean avait trois chiens merveilleux : Brise-fer, Entend-clair et Va-
comme-le-vent. Ils ne parlaient pas, mais c’était tout comme, suivaient leur
maître partout et lui obéissaient au doigt et à l’œil. Va-comme-le-vent était
le plus efficace et le plus rapide des trois.
Un jour, Ti-Jean partit à la chasse dans la forêt.
« Fais bien attention à toi, Ti-Jean, lui dit sa grand-mère.
— Oui, oui, mémère. Ne t’en fais pas : avec mes chiens, je ne crains
rien. »
En chemin, il trouva un papier cloué sur un arbre. Quelqu’un avait écrit
quelque chose dessus. « C’est peut-être un message, pensa Ti-Jean. Moi, je
ne sais pas lire, mais ma grand-mère, si. »
Il retourna donc à la cabane.
« Ah mon Dieu ! dit la vieille après avoir lu le billet. Il paraît qu’une
bête-à-sept-têtes rôde par ici dans les bois. Et demain, elle ira trouver le roi
pour qu’il lui donne sa fille à dévorer. La bête mange une personne par an.
Demain, c’est son jour et c’est le tour de la princesse.
— Mémère, prépare-moi un casse-croûte pour demain.
— Mon Ti-Jean, si tu y vas, fais bien attention à toi !
— Oui, mémère, je ne crains rien avec mes chiens. »
Le lendemain, Ti-Jean s’en alla, avec son casse-croûte, son fusil et ses
chiens, et se dirigea vers le château du roi. Mais le roi avait fait entourer la
ville où il habitait d’une haute clôture de fils de fer barbelés.
À la rigueur, Ti-Jean aurait pu l’escalader, mais ses chiens, non : ils se
seraient écorché la peau. Il fit le tour de la clôture et finit par trouver un
trou. Les chiens s’y glissèrent. Ti-Jean, lui, lança son fusil par-dessus les
fils de fer, déchira son mouchoir en deux, s’enveloppa les mains avec les
morceaux, grimpa jusqu’en haut de la clôture et sauta de l’autre côté. Il
ramassa son fusil, et en route vers le centre de la ville avec ses chiens !
Les rues étaient désertes, ce qui l’étonna. Il se trouva bientôt devant une
sorte d’auberge. Toc ! toc ! « Il n’y a personne ? »
Une vieille femme lui ouvrit.
« D’où venez, jeune homme ? Où allez-vous ?
— Euh… je viens des environs… Je vais… tout près d’ici. S’il vous
plaît, madame, auriez-vous un morceau de viande à me vendre pour mes
chiens ?
— De la viande… Oui, bien sûr, mais c’est cher.
— C’est que je n’ai pas beaucoup d’argent. Pourtant mes chiens ont très
faim. C’est combien ?
— Quinze sous.
— Les voilà. J’ai de la chance, car, chez moi, c’est beaucoup plus
cher ! »
Pendant que les chiens se régalaient, Ti-Jean poursuivit la conversation.
« Pardon, madame, pouvez-vous me dire pourquoi une clôture de
barbelés entoure la ville ? J’ai pas mal voyagé, c’est la première fois que je
vois ça !
— Vous ne savez pas ? C’est pour se protéger de la bête-à-sept-têtes !
— La bête-à-sept-têtes ? »
Ti-Jean faisait l’ignorant dans l’espoir d’en apprendre plus.
« Oui, vous avez bien entendu, à-sept-têtes ! Elle est terrible, cette
bête… Mais la clôture ne sert à rien. La bête est capable de sauter par-
dessus. Elle sort de ses bois une fois par an, à cinq heures de l’après-midi,
pour réclamer ce qu’on lui doit. Après, elle s’en va. On est tranquille pour
un moment.
— Et qu’est-ce que vous lui devez ?
— Un être humain à dévorer. » La vieille ajouta en baissant la voix :
« Et justement c’est aujourd’hui que la bête sort des bois.
— Oh ! Et vous savez qui sera dévoré aujourd’hui ? »
La vieille prit un air important :
« C’est la propre fille du roi… Oui, monsieur, c’est comme je vous dis.
À cette heure, le roi doit être en train de la conduire sur la grand-place, avec
toute sa suite, les courtisans, les musiciens, les soldats, et la pauvre reine
qui pleure comme une Madeleine. Tout le monde est là, pour saluer la
princesse une dernière fois… Moi, je n’y vais pas, à cause de mes
mauvaises jambes… Mais vous qui êtes jeune… la grand-place est au bout
de la rue.
— Merci, madame, pour ces renseignements… Au revoir ! »
Ti-Jean s’en allait lorsqu’il se ravisa et revint sur ses pas.
« Madame, vous qui savez tout, avez-vous une idée de l’endroit par où
la bête entre dans la ville ?
— Bien sûr, jeune homme ! Elle prend toujours le même chemin. Vous
l’entendrez venir de loin : elle fracasse tous les arbres sur son passage !
C’est par là. »
Et la vieille lui indiqua l’endroit.
Quand Ti-Jean parvint sur la place où s’était massée la foule, le cortège
royal arrivait : les soldats, les courtisans, le roi, la reine qui pleurait, et la
princesse dans sa robe de cérémonie. Les musiciens jouaient une marche
funèbre. Dès que la jeune fille eut pris place sur l’estrade qu’on avait
préparée pour elle, les cloches des églises se mirent à sonner lugubrement.
Il serait bientôt cinq heures : la bête approchait.
À ce moment, Ti-Jean passa avec ses chiens devant l’estrade et jeta un
coup d’œil sur la princesse. Qu’elle était belle ! et si pâle ! et comme elle
avait l’air effrayé ! Il fallait absolument vaincre la bête qui prétendait
l’avaler. Ti-Jean s’éloigna en toute hâte.
Mais la princesse, malgré sa peur, l’avait remarqué. « Le beau garçon !
murmura-t-elle à son père, qui se tenait à ses côtés. Et vous avez vu les
chiens qui l’accompagnent ?
— S’ils te plaisent, je leur ordonne de venir ici tout de suite, répondit le
roi.
— À quoi bon, puisque je vais mourir ! » Et elle se mit à sangloter.
Cependant Ti-Jean s’était frayé un passage dans la foule et, par les rues
désertes, avait poursuivi son chemin jusqu’à l’endroit que lui avait indiqué
la vieille.
Il attendait la venue de la bête au pied de la clôture, seul avec son fusil,
aussi impatient que ses chiens.
Il n’attendit pas longtemps. Le bruit des branches brisées par les sept
têtes devint de plus en plus distinct, et la bête sortit des bois.
« Attention ! cria Ti-Jean à ses chiens tout excités. Dès qu’elle sautera
la clôture, précipitez-vous sur elle ! »
Dès qu’elle sauta la clôture, clac ! les mâchoires de Brise-fer se
refermèrent sur le cou de la première tête, clac ! Entend-clair en fit autant
du deuxième cou, clac ! clac ! Va-comme-le-vent, tournant sa gueule à toute
vitesse, atteignit presque en même temps la troisième et la quatrième têtes,
puis, à lui seul, se rua sur la cinquième et la sixième, tandis que Ti-Jean
continuait à crier : « Allez-y ! Sus à la bête ! Allez ! Allez ! À bas la bête-à-
sept-têtes ! »
La bête, affalée, respirait à peine : il lui restait une seule tête. Elle n’en
avait plus pour longtemps. Le soir tombait.
« Ça suffit maintenant, dit Ti-Jean à ses chiens. Calmez-vous ! Vous
avez bien travaillé. »
Il se pencha sur les têtes qui rougissaient l’herbe et, méthodiquement,
coupa toutes les langues – sauf la dernière. Il hésita. Allait-il laisser la bête
mourante souffrir jusqu’au dernier moment ?
Il tira sur elle avec son fusil, mais cela ne servit à rien, la peau de la
bête était trop épaisse.
Il s’adressa donc à ses chiens : « Finissez votre travail ! » Ceux-ci
s’attaquèrent ensemble à la tête qui restait. Ti-Jean coupa la septième
langue et la mit avec les autres au fond de son sac.
Puis, comme la nuit était venue et qu’il n’était plus temps de retourner
voir la princesse sur la grand-place, Ti-Jean décida de rentrer chez lui, près
de sa grand-mère. Il reviendrait le lendemain.
« Bonsoir, mémère. Tu ne t’es pas trop inquiétée ?
— Oh que si ! mon petit Jean… Il est bien tard. Avec cette bête qui
rôde…
— Elle ne rôdera plus, la bête ! Mes chiens ont coupé ses sept têtes. La
bête est morte, la princesse est sauvée. Demain j’aurai ma récompense.
J’irai trouver le roi à l’heure du déjeuner : il m’invitera sûrement à partager
son repas.
— Toi, à la table du roi ? Tu n’y penses pas ! Un pauvre petit gars
comme toi !
— Pauvre, je ne le resterai pas… Réjouis-toi, mémère, car nous ne
vivrons plus dans la misère. »
Le lendemain, Ti-Jean retourna à la ville. En route vers le château, il
entendait les gens causer.
« Vous savez que la princesse a longtemps attendu sur l’estrade… Elle a
fini par s’en aller, à la nuit tombée.
— Ah oui ? Comment est-ce possible ? Peut-être que la bête n’a pas
voulu d’elle ?
— Allez savoir ! Peut-être que la bête n’est pas venue…
— Peut-être que la bête est morte ? »
Ti-Jean riait tout seul en les écoutant.
« Bien sûr que la bête est morte puisque mes chiens l’ont tuée ! Venez,
mes beaux, venez, mes chiens ! » Il s’arrêta même pour les caresser.
Comme il s’approchait du château, la fille du roi était à sa fenêtre. Elle
l’aperçut, le reconnut et, se retournant vers le roi : « Père, faites-le venir…
C’est le beau garçon d’hier avec ses chiens. »
« Que nous veut-il ? se demandait le roi en regardant Ti-Jean s’avancer.
Avec son fusil et ses chiens, il a l’air de revenir de la chasse… »
Il s’adressa à Ti-Jean :
« Que nous veux-tu, mon ami ?
— Sire, mon roi, permettez-moi de vous poser une question. Savez-
vous si la bête-à-sept-têtes est morte ?
— Oui, je sais qu’elle est morte. Je connais même la personne qui l’a
tuée !
— Et pensez-vous que cette personne mérite une récompense ?
— Bien sûr ! C’est presque fait ! Un joli magot comme récompense !
— Un joli magot ?
— Au moins cinq mille dollars qu’il va falloir tirer de nos caisses !
— En effet, c’est une somme… De quoi sortir de la misère !
— Pourtant ce bossu-là ne me dit rien qui vaille… Je n’arrive pas à
croire qu’il a été capable d’un tel exploit… À ma fille non plus, il ne plaît
pas.
— De quel bossu s’agit-il ?
— Pardi ! Celui qui a tué la bête !
— Celui qui a tué… C’est moi qui l’ai tuée, moi, Ti-Jean, ou plutôt mes
chiens !
— Toi ? s’exclama le roi, surpris.
— Vous ! fit la princesse en rougissant.
— Qu’est-ce que tu racontes ? poursuivit le roi. Le bossu qui s’est
présenté hier soir nous a montré les sept têtes qu’il avait coupées. On lui a
donné la plus belle chambre du château. Et maintenant toi, tu prétends…
Qu’on fasse venir ce bossu immédiatement ! »
Le bossu entra dans la salle en traînant des pieds, l’air inquiet. Il
craignait que son mensonge ne fût découvert, bien qu’il eût avec lui les sept
têtes.
« Sire, mon roi, demanda Ti-Jean sans se démonter en voyant les têtes
étalées, vous qui êtes un chasseur expérimenté, avez-vous déjà tué des bêtes
qui n’avaient pas de langue ?
— Moi, un chasseur expérimenté ! s’écria le roi, flatté. Ma foi, je suis
surtout allé à la chasse aux perdrix… Mais toutes les bêtes que l’on tue à la
chasse ont une langue. Quelle drôle de question !
— Eh bien, sire, mon roi, regardez ces têtes. Ont-elles des langues ?
Non. Car leurs langues, les voici. »
Et Ti-Jean les sortit de son sac et les montra au roi, en disant :
« C’est moi qui, grâce à mes chiens, ai vaincu la bête-à-sept-têtes ! »
Le roi envoya le bossu en prison (il y est peut-être encore) et, comme
c’était l’heure du déjeuner, il invita Ti-Jean à sa table, ainsi que la grand-
mère, qu’on était allé chercher.
Lui proposa-t-il aussi la main de sa fille ? Le conte ne le dit pas.
Ti-Jean fut-il roi ? Je ne sais,
Pourtant je sais qu’il devint riche
Et s’habilla comme un monsieur,
Homme de bien et respecté,
Secourut tous les malheureux,
À ses trois chiens donna trois niches,
Et ne craignant plus la misère,
Vécut heureux avec mémère.
15. LE SANG DU DRAGON
ALLEMAGNE
La Chanson des Nibelungen, écrite en allemand au début du
XIII e siècle, est un long poème épique qui conte les aventures de
Siegfried et la façon dont son épouse le venge, en provoquant le
massacre de ses ennemis. Siegfried est proche de Sigurd, personnage
central des vieilles légendes scandinaves. Tous les deux, pour éprouver
leur courage et s’emparer d’un trésor, tuent le dragon qui le garde. Le
sang qui coule de ses blessures leur transmet des pouvoirs magiques.
Mais la mort du monstre et la possession des richesses provoquent la
perte des deux héros.
Au nord de l’Europe s’étendait autrefois un royaume de gel, de neige
et de brouillard : le pays des Nibelungen. Quand le roi Nibelung Ier mourut,
ses fils jumeaux, Nibelung II et Schilbung, montèrent sur le trône. Ils
acceptaient de se partager le pouvoir, mais ils ne savaient comment faire
pour se partager leurs richesses.
Ces richesses étaient immenses, composées d’un trésor fabuleux,
capable de se renouveler chaque fois que l’on y puisait, et de trois objets
magiques : l’épée Balmung, qui rendait son possesseur invincible, la
Tarnkappe, qui le rendait invisible, et une baguette d’or, qui lui assurait la
toute-puissance.
Le trésor des Nibelungen était à l’abri dans une montagne, au fond de
grottes souterraines. Il avait deux gardiens : le nain Albrîch, tout dévoué à
ses maîtres, et un dragon.
Ce monstre était redoutable, tout griffes, crocs, venin et flammes. Le
plus souvent, il dormait ; mais si des voleurs s’étaient approchés, même à
pas légers, il aurait aussitôt bondi et adieu les hommes ! Sa réputation était
grande.
Aussi Nibelung et Schilbung, se fiant à la terreur qu’il inspirait,
pensaient-ils que personne n’oserait l’affronter. C’était compter sans
Siegfried.
Siegfried était né au bord du Rhin, à Xanten, en Néerlande. Fils des
souverains du pays, il était beau, fort et hardi. Aucun obstacle ne pouvait
abattre son courage ; au contraire, le danger l’exaltait, l’enivrant comme du
vin, le poussant à se surpasser.
Siegfried était encore tout jeune quand il entendit parler des
Nibelungen, de leurs richesses et du dragon. Sans rien dire à ses parents, qui
se seraient inquiétés, il prépara une expédition et partit pour le royaume du
Nord, avec douze chevaliers, ses bons compagnons.
En arrivant avec sa petite troupe dans le pays des Nibelungen, Siegfried
trouva les deux rois fort occupés à se partager leur trésor. Ceux-ci, après
avoir éloigné le dragon, avaient fait apporter de la montagne une partie de
leurs richesses, qu’ils avaient étalées sur la grand-place. Douze chevaliers
géants les entouraient, ainsi que de nombreux hommes d’armes, des
seigneurs venus de lointains châteaux, des serviteurs, des bourgeois, des
paysans, toute une foule émerveillée et attentive. Pour que le partage fût
valable, il devait être exécuté par quelqu’un de compétent, devant témoins.
Lorsque Nibelung et Schilbung virent le chevalier de Néerlande, ils lui
trouvèrent fière allure ; en regardant l’emblème peint sur son bouclier, ils
comprirent qu’il était de sang royal. Ils l’accueillirent aimablement et lui
demandèrent, non seulement de servir de témoin, mais de présider au
partage. Et pour le remercier d’avance du service qu’il leur rendait, ils lui
offrirent l’épée Balmung. Siegfried n’osa refuser.
Ébloui par le scintillement des pierreries et les innombrables tas d’or, il
apprit que ce n’était là qu’une faible partie du trésor. Le reste demeurait
enfoui dans la montagne, sous la garde d’un nain et d’un dragon. Qui plus
est, ce trésor inépuisable se reconstituait dès que l’on y touchait. Dans ces
conditions, comment le diviser en deux, puisqu’il se transformait sans
cesse ?
Siegfried renonça à faire le partage et le déclara haut et fort. Une
clameur de mécontentement s’éleva de la foule, les nobles présents
murmurèrent et les douze chevaliers géants encerclèrent le jeune homme de
Néerlande et ses compagnons d’un air menaçant.
Siegfried se crut offensé. Il n’était pas d’humeur patiente, mais de
nature querelleuse et ardente. La colère le domina et, faisant bon usage du
cadeau qu’il avait reçu, utilisa l’épée Balmung, dont les coups atteignaient
immanquablement leur but. À lui seul, il tua les douze géants.
Puis la mêlée devint générale. Avec son petit groupe de chevaliers,
Siegfried battit plus de sept cents hommes d’armes. Les deux rois, qui
pourtant l’avaient reçu avec courtoisie, n’échappèrent pas au massacre.
D’un seul coup de son épée, Siegfried leur trancha le cou. Mais avant de
mourir, ils eurent le temps de le maudire.
Le chevalier de Néerlande était vainqueur. Avec seulement ses douze
compagnons, il avait conquis le royaume des Nibelungen, ses plaines
plongées dans la brume, ses montagnes aux sommets de neige, ses villages
et ses châteaux. Tous les hommes de ce pays devraient le servir. Et il
possédait le trésor.
Il fit reporter dans les grottes les richesses pour lesquelles on s’était
massacré. Cent chariots furent nécessaires pour assurer le transport.
Siegfried les accompagna jusqu’au pied de la montagne. De grands arbres,
sapins et tilleuls, ombrageaient l’entrée des souterrains. Le dragon était
invisible, caché derrière un rocher.
Mais Albrîch, désespéré par la mort de ses maîtres et décidé à les
venger, se précipita sur le chevalier. Celui-ci ne voulut pas se servir de son
épée contre le nain, qui n’était pas de naissance noble. Ils luttèrent à mains
nues, furieusement, Albrîch étant d’une vigueur peu commune. Cependant
Siegfried était le plus fort. Le nain se déclara vaincu et, pour avoir la vie
sauve, jura au chevalier de Néerlande qu’il le servirait fidèlement.
Comme il allait prêter serment, des rugissements résonnèrent et le
dragon apparut, grinçant des dents, crachant du feu, griffant le sol, glissant
avec un bruit affreux sur sa peau écailleuse.
Cette fois Siegfried n’hésita pas à se servir de Balmung et l’épée
magique s’enfonça dans le cou de la bête. Des flots de sang ruisselèrent sur
l’herbe, si abondants que, la terre ne pouvant les absorber, ils formèrent des
mares épaisses.
Alors Siegfried retira ses vêtements et se baigna, nu, dans le sang du
dragon. Il savait qu’ainsi sa peau, imprégnée par le liquide, deviendrait
aussi dure que du métal, qu’aucune arme ne pourrait l’entamer.
Malheureusement, pendant qu’il se baignait, une feuille de tilleul tomba
entre ses épaules et se colla sur son dos. À cet endroit, hélas !, il restait
vulnérable.
Cependant, après avoir pris son bain de sang, Siegfried commença à
préparer son départ. Il confia le trésor à Albrîch, n’emportant avec lui que
quelques pièces d’or, la Tarnkappe d’invisibilité et sa bonne épée Balmung ;
la baguette qui donne la toute-puissance ne l’intéressait pas ; n’avait-il pas
accès à tous les pouvoirs grâce à son immense richesse ?
Tels furent les premiers hauts faits d’armes de Siegfried de Néerlande.
Ses biens nouvellement acquis, il les devait à son courage. Mais il ne
s’arrêterait pas en si bon chemin et ferait bien d’autres conquêtes…
Jusqu’au jour où son meurtrier viserait entre ses épaules la place de la
feuille de tilleul. Ce jour-là serait accomplie la malédiction qu’avant de
mourir lui avaient lancée les deux rois des Nibelungen.
Bibliographie
L’auteur aime les contes depuis toujours. Elle aime les écouter dès son
enfance lorraine, les inventer, les lire. Plus tard, elle se mettra à en écrire.
Au cours de ses nombreux voyages, elle a recueilli récits traditionnels et
légendes, dits ou publiés en français ou en anglais (elle a séjourné aux
États-Unis). Elle a écrit pour la jeunesse une dizaine de recueils de contes
de différents pays et des provinces de France. Après avoir longtemps
travaillé pour l’édition scolaire, elle anime actuellement dans des classes
des ateliers d’écriture de contes ou de poésie.
Du même auteur :
13 contes et récits d’Halloween
15 contes d’Europe
18 contes de la naissance du monde
16 métamorphoses d’Ovide
18 contes de Cuba
La légende de Tristan et Yseut
Frédéric Sochard