15 Légendes Extraordinaires de Dragons (Rachmuhl, Françoise)

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FRANÇOISE RACHMUHL

15 LÉGENDES

 EXTRAORDINAIRES

 DE DRAGONS

Illustrations de Frédéric Sochard

Flammarion Jeunesse
Françoise Rachmuhl

15 légendes extraordinaires de dragons

Flammarion

Collection : roman jeunesse


Maison d’édition : Flammarion Jeunesse

© Flammarion pour la présente édition, 2010


Dépôt légal : septembre 2010

ISBN numérique : 978-2-0813-0264-8


ISBN du pdf web : 978-2-0813-0265-5

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0812-3865-7
Ouvrage composé et converti par Nord Compo
Présentation de l’éditeur :

FRÉDÉRIC SOCHARD

L’illustrateur est né en 1966. Après des études aux Arts Décoratifs, il


travaille comme infographiste et fait de la communication d’entreprise,
ce qui lui plaît beaucoup moins que ses activités parallèles de graphiste
traditionnel : création d’affiches et de pochettes de CD. Depuis 1996, il
s’autoédite et vend « ses petits bouquins », de la poésie, sur les marchés
aux livres. Pour le plaisir du dessin, il s’oriente désormais vers
l’illustration de presse et la jeunesse. Et avec tout ça, il a trouvé le
temps de faire plusieurs expositions de peinture…

FRANÇOISE RACHMUHL

L’auteur aime les contes depuis toujours. Elle aime les écouter dès son
enfance lorraine, les inventer, les lire. Plus tard, elle se mettra à en écrire.
Au cours de ses nombreux voyages, elle a recueilli récits traditionnels et
légendes, dits ou publiés en français ou en anglais (elle a séjourné aux
États-Unis). Elle a écrit pour la jeunesse une dizaine de recueils de contes
de différents pays et des provinces de France. Après avoir longtemps
travaillé pour l’édition scolaire, elle anime actuellement dans des classes
des ateliers d’écriture de contes ou de poésie.
Avant-propos

Attention ! Les dragons arrivent ! Couverts d’écailles, munis de crêtes


et de griffes, agitant leurs ailes membraneuses et leur queue serpentine, ils
peuvent, selon les circonstances, vous sembler épouvantables, terrifiants ou
amicaux. De toute façon, ne craignez rien : tout droit sortis du cerveau de
l’homme, les dragons n’existent pas. Cependant, faisons semblant de croire
en leur existence et dessinons leur portrait.

Le portrait du dragon
Le mot dragon vient d’un verbe grec qui signifie « regarder fixement » –
donc fasciner – à la manière des reptiles. En effet, la principale
caractéristique du dragon est d’avoir un corps de reptile, long, sinueux, à
la peau écailleuse, qui l’apparente à celui d’un serpent, d’un lézard ou d’un
crocodile, voire d’un animal préhistorique, ichtyosaure ou tyrannosaure.
Dans les anciennes cosmogonies, qui tentent d’expliquer la formation
de l’Univers, le dragon apparaît souvent comme un gigantesque serpent.
En Mésopotamie, la forme de Tiamat, la mer, assimilée à un dragon
femelle, a des contours mal définis. En Chine, les premières représentations
du dragon le montrent déployant avec élégance sa silhouette mince et
onduleuse, dépourvue d’ailes.
Mais au fur et à mesure que les siècles passent, le corps du dragon
devient plus complexe  ; il se munit non seulement d’ailes, mais aussi de
barbe, de cornes, de pattes griffues ou de serres. Il les emprunte à d’autres
animaux  : porc, âne, chèvre, lion, aigle, tortue, chauve-souris, et j’en
passe… Il peut même avoir plusieurs queues, et surtout plusieurs têtes. Le
dragon est, par excellence, un être composite.
Quelle que soit son apparence, il a partie liée avec les quatre éléments.
Il vole, il crache des flammes, il demeure dans des grottes ou des
souterrains, ou bien il vit au fond des lacs, des fleuves ou des mers, tour à
tour maître de l’air, du feu, de la terre ou de l’eau.
Il se trouve partout. Et si nous le rencontrons plus fréquemment en
Europe et en Asie, nous pouvons en dénicher quelques spécimens sur les
autres continents.

Les fonctions du dragon


Le dragon est un être profondément ambivalent, soit qu’il incarne la
nature, bienveillante ou terrible, soit qu’il représente l’homme dans toute
son ambiguïté.
Chez les Anciens, en Mésopotamie ou en Grèce, il symbolise le chaos
primitif. Un dieu survient, le dompte et peut alors établir l’ordre dans le
monde et présider à son organisation. Mais le dragon vaincu a son utilité :
à partir de son corps est façonné l’Univers. Ou bien, s’il a la forme d’un
serpent, tel Yormundgand dans le mythe scandinave, il sert à ceinturer la
Terre, qui se présente comme un disque plat. Qu’il cesse de remplir son
emploi, la Terre éclate, et c’est la fin du monde.
Chez les Indiens d’Amazonie comme en Chine, le grand serpent des
origines – maître de la terre et de l’eau – prend part à la création. Les
ondulations de son corps creusent les lits des fleuves et dessinent leurs
méandres. En Égypte, la victoire momentanée du serpent Apopis sur le dieu
Rê explique les éclipses du Soleil. Quand Hercule tue le dragon gardien des
pommes d’or dans le jardin des Hespérides, Junon transforme celui-ci en
constellation  : noble fin pour un monstre  ! Ainsi le rôle du dragon est-il
d’expliquer certains phénomènes de l’Univers, qui, dans  les époques
primitives, échappent à la compréhension des hommes.
Il est souvent assimilé aux forces naturelles. Souverain des eaux, il peut
aussi bien donner aux champs assoiffés la pluie tant attendue que
provoquer des inondations destructrices. Aussi, pour se le rendre favorable,
les hommes ont-ils imaginé de promener son effigie dans des fêtes et des
processions.
Mais le dragon a encore d’autres fonctions. Puisqu’il participe au
grand cycle de la vie et de la mort, il est capable de conduire les humains
vers l’Au-delà ; il sert d’intermédiaire entre eux et les dieux : c’est sur le
dos d’un dragon que l’empereur Huangdi monte au ciel. Dans bien des
mythologies, il a un caractère sacré. Son origine remonte à la nuit des
temps  ; il possède le savoir et la sagesse que l’homme essaie, souvent en
vain, de s’approprier. Il est le gardien des trésors, au sens propre et au sens
figuré – l’or, l’argent et les richesses de l’esprit. En Chine, doté de pattes à
cinq griffes, tenant dans l’une d’elles la perle de la Connaissance, il est le
symbole du pouvoir impérial, et l’empereur se fait nommer «  Fils du
Dragon  ». Aux yeux des premiers rois du Vietnam, il est flatteur que
l’ancêtre de leur dynastie soit un dragon.
Parfois, il joue un rôle plus modeste en participant à la fondation d’une
ville. Ainsi en est-il de Cracovie, en Pologne, et de Thèbes, en Grèce,
construites avec l’aide des hommes, nés des dents du dragon.

Combat contre le dragon


Au cours du Moyen Âge, le dragon change de nature. Descendant de la
Bête de l’Apocalypse, il incarne le Mal, le péché et le diable. Tapi dans une
caverne ou dans un marécage, il terrifie tous ceux qui vivent dans son
voisinage. Heureusement survient un saint ou une sainte, qui sauve les
populations – moyennant leur conversion – des griffes du démon. Parmi les
saints qui se sont illustrés dans un tel combat – saint Clément, saint
Romain, sainte Marguerite ou sainte Marthe, pour n’en citer que quelques-
uns  –, il en est un particulièrement populaire. En effet, saint Georges a su
faire preuve à la fois de la vertu propre à un saint et de la vaillance d’un
soldat. Il a, par la même occasion, délivré une jeune fille, innocente victime
du monstre.
Dans sa légende se sont mis en place les principaux éléments que nous
retrouverons dans de nombreux récits de chevalerie. La lutte contre le
dragon et la délivrance de la princesse deviennent des étapes obligées dans
le parcours initiatique du jeune noble qui aspire à devenir un parfait
chevalier.
Parce qu’il ont été vainqueurs du dragon, Persée épouse Andromède et
Tristan obtient la main d’Yseut. À côté d’eux, il existe aussi des héros moins
prestigieux, mais non moins valeureux, artisans, chasseurs, paysans, tel le
petit cordonnier qui libéra la ville de Cracovie, ou Ti-Jean, dans les forêts
canadiennes.
Dans la mythologie scandinave et germanique, Fafnir représente
encore un autre aspect du dragon. Homme transformé en monstre, par
amour exagéré des richesses, le dragon qu’il est devenu révèle la part
animale, le côté sombre et mystérieux de l’être humain. C’est parce qu’il se
baigne dans le sang du dragon que Siegfried devient semblable à lui  :
invulnérable – ou presque.
 
Mais qu’ils soient bienveillants ou malveillants, répugnants ou pleins
d’élégance, qu’ils suscitent l’effroi, l’admiration ou la reconnaissance,
qu’ils appartiennent au plus lointain passé ou à une époque récente, quel
que soit le pays d’où ils viennent, toujours les dragons nous fascinent et
jamais nous ne nous lassons d’écouter leur histoire.
Au commencement du monde
 
1. LA MORT DE TIAMAT

 MÉSOPOTAMIE

 
La guerre des jeunes dieux contre les vieux, de l’ordre contre le chaos
qui règne au commencement du monde, la prise du pouvoir par
Mardouk, le dieu de Babylone, tels sont les principaux éléments de ce
récit. Il était récité par le grand prêtre, au cours d’une cérémonie
religieuse, pour les fêtes du Nouvel An, qui avaient lieu au printemps ;
devant la foule des fidèles, on mimait le combat de Mardouk contre le
dragon, puis la statue du dieu était promenée dans les rues.

Cette histoire, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, a été
recueillie et écrite au VII e siècle avant Jésus-Christ, sur des tablettes
d’argile gravées à l’aide d’un bâton pointu. Celles-ci se trouvent
actuellement au British Museum de Londres.

Au commencement du monde, la terre et le ciel n’avaient pas de


nom  : ils n’existaient pas. Il y avait Apsou, le dieu des Eaux douces, et
Tiamat, la mer tumultueuse, son épouse, une sorte de dragon femelle, dont
la longue queue s’agitait au rythme des flots.
Tous deux mêlèrent leurs eaux et d’eux descendirent tous les autres
dieux, innombrables, et, à chaque génération, les fils étaient supérieurs à
leurs pères.
Parmi les jeunes dieux se trouvait Anou, qui eut pour enfant le sage et
rusé Ea, lequel devait plus tard donner naissance à Mardouk.
Les jeunes dieux étaient turbulents. Leurs jeux, leurs poursuites et leurs
cris gênaient Apsou, leur ancêtre. À cause d’eux, il ne pouvait jamais se
reposer, encore moins dormir. Il résolut de se débarrasser d’eux.
Avec Moummou, son conseiller favori, il alla trouver Tiamat pour lui
faire part de sa décision.
« Comment, s’indigna-t-elle, toi qui as donné la vie à ces dieux, tu veux
la leur reprendre ? Sois donc un peu patient, ils sont jeunes ! »
Apsou ne voulut rien entendre. Entraîné par Moummou, qui lui donnait
à l’oreille de méchants conseils, il décida de mettre son projet à exécution.
Mais les jeunes dieux s’aperçurent de ses mauvaises intentions. Dans
leur affolement, ils ne savaient que faire. Heureusement, Ea se trouvait là. Il
eut une idée : au-dessus d’une cruche pleine d’eau, il prononça des paroles
magiques et offrit aimablement à boire à Apsou et à son conseiller. À peine
ceux-ci eurent-ils avalé quelques gouttes qu’ils s’endormirent
profondément.
Alors Ea retira à Apsou sa robe royale, s’en revêtit et posa sur sa tête la
couronne. Puis il tua le vieux dieu et jeta Moummou en prison.
Au-dessus de la demeure d’Apsou, il se fit construire un palais, où il
s’installa avec sa jeune femme. C’est là que leur fils, Mardouk, vit le jour.
Autant par son aspect physique que par son intelligence, Mardouk fut
un enfant prodige. Il avait une taille au-dessus de la moyenne et possédait
quatre yeux et quatre oreilles, ce qui lui permettait de tout voir et de tout
entendre. Chaque fois qu’il parlait, du feu sortait de sa bouche. Aussi
devait-on l’appeler Fils du Soleil et Soleil des Dieux. Il n’avait peur de rien
ni de personne : il deviendrait un guerrier redoutable.
Ses parents le chérissaient. Les déesses le nourrirent de leur lait. Son
grand-père Anou lui fit cadeau des quatre vents.
Il sut vite les utiliser. Bousculant ceux qui le gênaient, suivi par les
jeunes dieux, ses compagnons, il parcourut l’espace, soulevant la poussière,
provoquant la tempête, faisant surgir des vagues énormes dans le sein de
Tiamat. Tant et si bien que celle-ci finit par se mettre en colère et, avec elle,
tous les vieux dieux que le tumulte dérangeait.
«  Nous ne pouvons plus vivre en paix, nous ne pouvons plus dormir,
gémirent-ils en chœur. Ô grande Tiamat, déesse des Eaux salées, viens à
notre secours ! Tu es toi-même dans une agitation perpétuelle, tu ne connais
plus une minute de repos, à cause de ces jeunes insolents. Pourquoi les as-tu
laissés tuer Apsou, ton époux  ? Venge-le  ! Punis-les  ! Déclare-leur la
guerre ! Tu es sûre de gagner. »
Tiamat hésita un instant ; mais Kingou, un dieu ambitieux, la poussa à
accepter leur proposition, dont il espérait tirer avantage.
Tiamat entama donc ses préparatifs de guerre. Elle réunit ses troupes :
le nombre de ses soldats était impressionnant. Mais cela ne lui suffit pas.
Elle enfanta des monstres, dont le seul aspect devait paralyser ses
ennemis de terreur. Hérissés de crêtes et de piquants, pourvus de griffes, de
dards, de crocs, revêtus de poils fauves ou d’écailles, enveloppés d’une
lueur d’orage, ils se nommaient Vipère, Scorpion, Typhon, Griffon, Hydre,
Molosse, Mammouth, Chien enragé, Serpent géant, Lion furieux, Dragon –
en tout onze créatures abominables. Ces êtres marcheraient à la tête de
l’armée, plongeant le monde dans l’épouvante. Devant eux se tiendraient
Tiamat en personne et Kingou, devenu le commandant en chef et le second
époux de la déesse.
De tels préparatifs ne passèrent pas inaperçus aux yeux des jeunes
dieux. Ils tinrent conseil : lequel d’entre eux serait assez fort et assez habile
pour devenir leur champion ?
«  Il faudrait, conseilla Anou, le plus âgé, d’abord tenter de calmer la
déesse par des discours apaisants et, seulement si la parole ne suffit pas,
passer à l’action.
— Je veux bien essayer », proposa le sage Ea.
Mais dès qu’il aperçut les monstres de Tiamat, rayonnant d’une lumière
mauvaise, en rangs serrés, prêts à bondir, il recula sans prononcer un mot.
« J’irai donc, moi », fit Anou, résigné. Mais lui aussi s’enfuit à la vue
des êtres terrifiants qui s’avançaient dans une lueur de catastrophe.
« Qu’allons-nous devenir ? » s’écrièrent en tremblant les jeunes dieux,
désespérés. Ils se tournèrent alors vers le plus jeune, celui qui ne tremblait
jamais, ne craignait rien ni personne, et qui avait déjà plus d’une fois
montré sa vaillance : Mardouk.
Mardouk comprit aussitôt que s’offrait à lui l’occasion d’assurer son
pouvoir sur l’Univers.
«  Je veux bien affronter Tiamat et son armée et vous sauver tous,
déclara-t-il. À une condition : que je sois désormais le premier des dieux et
le maître du monde. Pour cela, convoquez tous les dieux, jeunes ou vieux,
qui ne sont pas du parti de Tiamat. Je veux être sûr de leur obéissance. »
Des abîmes marins et du fond de l’espace, d’innombrables dieux
accoururent. Ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps, ils étaient heureux
de se retrouver. «  Que se passe-t-il  ? demandaient-ils. Quelle folie a donc
pris Tiamat pour qu’elle se révolte contre nous et veuille nous tuer tous ? »
Au cours d’un somptueux banquet, ayant bien mangé et bien bu, ils
proclamèrent Mardouk souverain des dieux et commandant suprême, le
firent monter sur le trône et lui donnèrent les insignes de la royauté, la robe,
la couronne et le sceptre. Ils l’acclamèrent longuement, puis ils retournèrent
chez eux.
Mardouk alors se prépara au combat.
Il saisit son arc et y place une flèche. Il tient prêt un filet qu’il a fait
fabriquer. Il s’est enduit les lèvres d’ocre rouge pour se protéger des
mauvais esprits, et, pour lutter contre l’odeur infecte de Tiamat et de ses
créatures, il s’est frotté les mains avec des herbes parfumées.
Il monte dans son char de tempête, tiré par quatre chevaux, le Violent,
le Cruel, le Rapide et le Furieux. La foudre le précède et l’illumine, les
ouragans se tiennent à ses côtés. Derrière lui, sont massées ses troupes. Ils
s’ébranlent, en bon ordre de marche.
Dès qu’il les voit, Kingou prend peur  : il n’avait pas prévu cela  ! Il
recule, suivi de ses monstres. Tiamat, au contraire, s’élance hardiment et
elle entonne son chant de guerre.
Mardouk, chef trop vite acclamé,
Crois-tu qu’on te cède la place ?
Sache que moi et mon armée,
Nous te défions, face à face !
Mardouk répond :
Toi, notre mère universelle,
Nous étions prêts à t’honorer.
Mais tu n’aimes que la querelle
Et ne songes qu’à massacrer.
 
Dès qu’Apsou, ton époux, est mort,
Par Kingou tu l’as remplacé.
Tu as osé confier ton sort
Aux monstres que tu as créés.
 
Loin d’eux, seule, approche, et que rien
Ne te détourne du combat
Contre moi. Je te défie ! Viens,
Sans traîtrise, en vaillant soldat !

Folle de rage en entendant ces mots, Tiamat se précipite en rugissant et


en proférant des injures, la gueule grande ouverte, prête à avaler Mardouk
et son armée entière.
Mais celui-ci, encore plus rapide qu’elle, bondit et l’enveloppe toute
dans son filet. Elle se débat furieusement. Alors il lâche ses ouragans ; ils
s’engouffrent dans ses mâchoires si distendues qu’elle ne peut plus les
refermer et pénètrent dans son estomac ; ils gonflent son ventre. Mardouk,
l’arc à la main, n’a plus qu’à décocher sa flèche. Celle-ci atteint le cœur :
Tiamat tombe. Elle est morte. Mardouk, vainqueur, pose le pied sur le
cadavre.
Les troupes de Tiamat, épouvantées, prennent la fuite. Les soldats de
Mardouk les poursuivent, brisent leurs armes, les enfoncent dans des
abîmes, où ils demeurent prisonniers. Les monstres s’aplatissent  ; on leur
passe la corde au cou, comme à des animaux apprivoisés. Quant à Kingou,
déchu de son rang, on l’enferme dans un cachot.
Les jeunes dieux, soulagés, applaudissent leur chef et le comblent de
cadeaux.
Cependant il restait à Mardouk une tâche importante. L’Univers, dont il
voulait être le maître, n’existait pas encore.
Il prit le corps de Tiamat, l’ouvrit en deux. D’une moitié, il fit le Ciel ;
de l’autre, la Terre.
Dans le Ciel, il installa la Lune, dont il fixa les phases, et les étoiles,
dont il régla les mouvements ; enfin le Soleil. De chaque côté du Ciel, il mit
une porte, avec de solides verrous, par où le Soleil pouvait entrer et sortir,
tous les jours.
Ensuite il façonna la Terre. Il recueillit la bave de Tiamat, la transforma
en gel et en neige, condensa les nuages, en fit tomber la pluie, lança les
vents, étala les brouillards. Du crâne de Tiamat, il créa les montagnes, où il
ouvrit des sources  ; de sa poitrine, il forma des collines, et de ses yeux,
deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Puis il se servit de sa queue de
dragon pour nouer solidement ensemble la Terre et le Ciel.
Les dieux se réjouirent de cette création merveilleuse. Après le chaos
dans lequel avaient vécu les anciens dieux, Mardouk avait mis l’Univers en
ordre. À chaque dieu il distribua un rôle. Il en plaça trois cents dans le
monde du haut et trois cents dans celui du bas. Anou devint maître du Ciel,
Ea celui des eaux souterraines.
Pourtant certains dieux s’inquiétèrent. «  Chacun de nous, afin que
l’ordre règne, a un travail à accomplir. Mais qui travaillera pour nous ? Qui
s’occupera de notre demeure, qui préparera notre repas ? Nous avons besoin
d’être honorés et servis.
— Je vous comprends, leur répondit Mardouk. Je vais créer un être qui
sera votre serviteur et je l’appellerai Homme. »
Il ne savait pas très bien comment s’y prendre. Son père, le sage Ea,
intervint alors  : «  Prenons un des dieux rebelles, celui qui est le plus
coupable, et mettons-le à mort. Nous utiliserons ses os et son sang pour
construire l’Homme. »
Les rebelles furent consultés. La plupart d’entre eux n’étaient que de
simples soldats, qui s’étaient contentés d’obéir aux ordres. Mardouk et son
père leur parlèrent avec bonté.
«  C’est Kingou le coupable, dirent-ils tous ensemble. C’est lui qui a
poussé Tiamat à la révolte et qui a provoqué la guerre. »
Kingou fut tiré du cachot et décapité. De son corps Ea tira l’humanité.
Cette fois, tous les dieux étaient satisfaits. Pour montrer leur
reconnaissance à Mardouk, ils construisirent la ville de Babylone. Pendant
deux ans, ils travaillèrent comme des esclaves, fabriquant les milliers de
briques nécessaires, et ils bâtirent, en haut de la ville, un grand temple en
l’honneur du premier des dieux.
Quand leurs travaux furent terminés, ils se réunirent et festoyèrent
pendant plusieurs semaines. Ce fut au cours de ce festin que Mardouk
suspendit dans le Ciel son arc géant – l’arme qui lui avait permis de vaincre
Tiamat.
L’arc devint une constellation que les anciens peuples de l’Orient
contemplaient à côté du chasseur Orion.
2. LES DENTS DU DRAGON

 PHÉNICIE ET GRÈCE

 
La Phénicie est une région d’Asie, sur la côte de la Méditerranée, à peu
près à l’emplacement de l’actuel Liban. Dès le III e millénaire avant
Jésus-Christ, ses habitants étaient réputés comme des marins habiles ;
ils commerçaient avec tous les habitants du bassin méditerranéen. L’un
de leurs héros, Cadmos, a eu, aux yeux des Grecs, un rôle civilisateur :
non seulement il a fondé l’une de leurs principales villes, mais c’est lui
qui leur a apporté l’alphabet. Le grand poète latin Ovide a conté dans
Les Métamorphoses le combat de Cadmos avec un être monstrueux,
dont on ne sait trop s’il s’agit d’un serpent ou d’un dragon, car les deux
se confondent souvent dans la mythologie gréco-romaine.
Il y a bien longtemps vivait en Phénicie une jeune fille nommée
Europe. Elle habitait, avec ses trois frères, au bord de la Méditerranée, dans
la ville de Tyr, dont son père était le roi.
Europe était très belle et, dès qu’il l’aperçut, Zeus tomba amoureux
d’elle – Zeus, le roi des dieux grecs, passait une bonne partie de son temps à
se déguiser en homme, en animal, même en objet, pour séduire les femmes
qu’il aimait.
Zeus avait observé qu’Europe allait souvent sur le rivage, pour jouer
avec ses compagnes, admirer les oiseaux sauvages ou cueillir des fleurs
dans les prés voisins. Les troupeaux de son père paissaient non loin de là.
Or, un jour, elle remarqua, au milieu des bœufs paternels, un taureau
magnifique qu’elle ne connaissait pas. Il était d’un blanc de neige, semblait
plus docile qu’un agneau. Il la regardait avec gentillesse, comme pour
l’inviter à s’approcher. Elle avança la main et caressa son pelage, aussi
doux que de la soie, puis s’amusa à confectionner des guirlandes pour les
suspendre à son cou. Il s’agenouilla devant elle ; en riant, elle monta sur son
dos. À petits pas, il la conduisit sur la plage, mais dès que ses sabots
touchèrent l’eau, il se mit à nager vigoureusement et s’éloigna du rivage,
sans s’occuper de la frayeur de la jeune fille. En vain, elle appela ses
compagnes. Cramponnée aux cornes du taureau, elle rentrait ses pieds sous
sa robe, pour ne pas être mouillée par les flots.
Zeus – bien sûr, le taureau, c’était lui  ! – Zeus, donc, l’emmena
jusqu’en Crète, une île au large du continent auquel la princesse de Tyr
donna son nom : l’Europe.
Lorsque le roi Agenor apprit que sa fille chérie avait été enlevée, il
entra en fureur. Il envoya à sa recherche ses trois fils. Ils n’auraient le droit
de revenir dans leur pays que s’ils ramenaient Europe.
Comme tous les Phéniciens, c’étaient de hardis marins. Ils se lancèrent
sur la mer. Le premier alla en Afrique, le second longea les côtes asiatiques.
Mais ils n’avaient aucune idée de l’endroit où s’était rendu le taureau et ne
trouvèrent pas trace de leur sœur.
Quant au troisième, Cadmos, il s’était embarqué avec sa mère et était
remonté jusqu’en Thrace, une lointaine contrée du Nord.
Les habitants du pays les accueillirent aimablement, mais ils n’avaient
pas vu Europe. Là, avant de continuer ses recherches, Cadmos prit le temps
d’offrir des sacrifices aux dieux, en particulier à Hermès, le protecteur des
voyageurs, et à Athéna, la déesse de la Sagesse. Malheureusement, la reine,
épuisée par le voyage, tomba malade et mourut. Le Phénicien célébra ses
funérailles avec piété. Il hésita ensuite : quelle direction prendre ?
Il eut alors l’idée de consulter la pythie de Delphes. C’était la prêtresse
d’Apollon et elle prédisait l’avenir. Avec ses compagnons, il se rendit en
Grèce.
Il attendit longtemps devant la grotte où se tenait la prêtresse. Enfin elle
se présenta, pâle dans ses vêtements blancs, ses longs cheveux tombant
jusqu’à ses pieds, dans la vapeur des plantes odoriférantes et du laurier, que
l’on brûlait pour elle.
Elle s’adressa au Phénicien :
Ne poursuis pas une tâche inutile,
Ta sœur, tu ne la retrouveras pas,
Mais suis la vache à l’allure docile
Qui, sous le joug, jamais ne travailla.
Dans le lieu où elle s’arrêtera,
Arrête-toi et construis une ville.

À peine Cadmos et ses compagnons s’étaient-ils éloignés de Delphes


qu’ils remarquèrent devant eux une vache blanche. Sur chacun de ses flancs
était dessinée une lune ronde. Son poil était lisse et ne portait pas la marque
du joug. Elle avançait à petit trot paisible et, de temps en temps, tournait la
tête pour voir s’ils la suivaient. Elle marcha longtemps, entre plaines et
montagnes.
Enfin, un beau soir, à la lisière d’une forêt, elle se laissa tomber au
milieu d’un pré et se roula dans l’herbe fraîche. «  Nous voici arrivés  !
Rendons grâce aux dieux ! » s’exclama Cadmos. Puis, comme on entendait
un bruit d’eau au fond du bois, il ajouta  : «  Il doit y avoir une source là-
bas… Allez chercher de quoi nous désaltérer et faire une offrande à
Athéna. » Ses compagnons obéirent aussitôt et disparurent sous les arbres.
Cadmos les attendit longtemps. La nuit allait tomber. Comme ils ne
revenaient toujours pas, il prit sa lance et partit à leur rencontre  : il ne
trouva que des cadavres. Un dragon gardait la source et tuait tous ceux qui
s’en approchaient, les étouffait dans les nœuds de son puissant corps de
serpent ou les brûlait de son souffle de flammes. Quand il aperçut le
Phénicien, il se dressa de toute sa hauteur, presque jusqu’aux étoiles,
haussant bien au-dessus des arbres son long cou bleuâtre, sa monstrueuse
tête crêtée d’or, sa gueule ouverte sur une triple rangée de dents, que la lune
éclairait comme en plein jour.
Cadmos eut un instant d’hésitation, puis, de la main gauche, il souleva
un énorme bloc de pierre et le lança sur la bête. Elle frémit à peine. Alors il
se précipita avec sa lance, atteignit le palais du monstre et, l’acculant contre
le tronc d’un chêne, finit par le transpercer. Le dragon tomba, entraînant
l’arbre dans sa chute.
Cadmos contemplait, stupéfait et encore terrifié, le corps immense de
son ennemi, les arbres brisés, le sang répandu et ses malheureux
compagnons. Sans eux, comment pourrait-il poursuivre sa tâche ?
 
Alors Athéna, la bonne déesse, lui apparut et lui parla :
Ne redoute rien, poursuis ta mission.
Prends une charrue, trace des sillons,
Ensemence-les des dents du dragon.

Cadmos ne s’étonnait plus de rien. Il exécuta l’ordre de la déesse et,


comme l’aube naissait, il emprunta la charrue d’un paysan. Il traça des
sillons bien droits  ; ensuite il sema les dents du dragon. Dès qu’il les eut
légèrement recouvertes de terre, il vit le sol se soulever et bientôt pointèrent
des lances, des casques, des boucliers. Enfin des guerriers surgirent, tout
armés.
Étaient-ce de nouveaux ennemis ? Sans plus réfléchir, Cadmos leur jeta
une pierre. Aussitôt, croyant que l’un d’entre eux les avait frappés, ils se
ruèrent les uns sur les autres. Ce fut une lutte sans merci. Quand ils se
furent presque tous entretués, Athéna, qui était restée, leur ordonna d’arrêter
le combat. Seuls cinq d’entre eux respiraient encore. Ils promirent à la
déesse de s’entendre et de vivre en paix et se mirent aux ordres du
Phénicien. Ils remplacèrent ses compagnons morts.
 
Et ce fut grâce à Athéna et avec l’aide de ces hommes, nés des dents du
dragon, que Cadmos fonda en Grèce la ville de Thèbes. Il devint son roi et
ses descendants eurent tous un destin prodigieux et tragique.
3. L’ANACONDA,

 L’INDIEN ET LE DAUPHIN

 AMAZONIE

 
Les Shipibo sont des Indiens qui vivent dans la grande forêt
amazonienne, au Pérou, sur les rives de l’Ucayali. Ce sont des
commerçants et des pêcheurs et, comme on le voit dans ce conte, ils ont
des préoccupations écologiques : ils tentent de préserver la faune
aquatique et d’augmenter la variété des espèces. Dans leurs récits
mythiques, le dragon a la forme d’un grand serpent, l’anaconda Ronin.
Comme les dragons chinois, il contribue à la création du monde, en
façonnant le lit des rivières, et règne, avec bienveillance et quelques
fantaisies, sur le domaine des eaux.
Il y a bien longtemps, un jeune Indien vivait avec ses parents dans un
village de pêcheurs. Il habitait au bord du fleuve Ucayali, au milieu de la
grande forêt d’Amazonie.
C’était un pêcheur habile, mais aussi attentif à respecter la nature  : il
rejetait toujours à l’eau les poissons trop petits et les femelles pleines
d’œufs.
Un jour, il pêcha un poisson magnifique, un gros piraroucou aux
brillantes écailles rouges et bleues. Les Indiens appréciaient sa chair
savoureuse et les femmes décoraient vêtements et bijoux avec ses écailles.
Mais le jeune homme, après avoir ouvert le ventre du poisson, jeta les
entrailles à un dauphin qui s’ébattait un peu plus loin. «  Tiens, lui dit-il,
c’est pour toi !… Attrape et mange ! » Bien plus, il lui offrit les précieuses
écailles, au lieu de les garder pour lui. Comme pour le remercier, l’animal
bondit, faisant jaillir mille gouttelettes, puis s’éloigna en cabriolant. C’était
un dauphin gris, qui se plaisait en la compagnie des hommes, contrairement
au dauphin rouge, qui ne songe qu’à leur jouer de mauvais tours.
L’habileté du jeune pêcheur rendit jaloux le sorcier du village. Il décida
de se débarrasser du jeune homme et, pour cela, fit appel à un dauphin
rouge, Cushusca.
Dauphins rouges et gris sont des gens de l’eau, mi-esprits, mi-animaux.
Ils peuvent prendre toutes sortes d’apparences différentes et sont chargés
par leur maître, le grand serpent anaconda Ronin, de veiller à la pureté de
l’eau et à la fécondité des bêtes aquatiques.
Ronin exerce le pouvoir absolu sur les fleuves, les rivières et les lacs.
C’est lui qui a creusé leur lit, en pesant de tout son poids sur le sol, et
dessiné leurs méandres, en déroulant les boucles de sa queue. Quand, au
commencement du monde, Père Soleil eut fini de créer la Terre, les plantes
et tous les animaux, il confia la forêt à Jaguar et donna à l’anaconda le
domaine des eaux.
Ronin est un maître puissant, mais parfois fatigué, ou distrait. Lorsque
Cushusca vint prétendre que le jeune Indien pêchait trop de poissons, même
ceux dont il n’avait pas besoin, les tout petits et les femelles, l’anaconda le
crut, entrouvrit son œil de serpent et dit au dauphin rouge : « Fais de lui ce
que tu veux… Et laisse-moi dormir ! » Car c’était pour Ronin l’heure de la
sieste.
Cushusca prit l’apparence d’un énorme piraroucou et s’approcha de la
pirogue, sur laquelle se tenait l’Indien. Celui-ci, le harpon à la main,
s’apprêtait à percer la bête, lorsqu’une force maléfique renversa sa pirogue
et l’entraîna, au milieu des remous et des tourbillons, jusqu’au fond du
fleuve. Là, tous les gens de l’eau l’encerclèrent en l’insultant et en
l’accablant de reproches. Ils le conduisirent à l’Acuron, ce grand bateau
fantastique dont l’anaconda est le capitaine. On l’y enchaîna solidement.
Tandis que l’équipage manœuvrait, le bateau appareilla, prêt à parcourir
tous les fonds du fleuve.
Pendant ce temps, les parents du jeune homme attendaient en vain son
retour. Ils allèrent au bord de l’Ucayali : aucune trace de leur fils, ni de sa
pirogue. Ils consultèrent un chamane, un voyant capable d’entrer en relation
avec les esprits et les morts. Mais le chamane fut impuissant et les parents
pensèrent qu’ils ne reverraient jamais leur enfant vivant.
Vivant, il l’était bien pourtant ! Il se débattait dans ses chaînes et, tandis
que l’Acuron poursuivait sa route au fond de l’Ucayali, il criait son
innocence : « Jamais je n’ai gardé un poisson trop petit, jamais une femelle
pleine. Toujours j’ai respecté la nature et je n’ai pêché que pour nous
nourrir, mes vieux parents et moi-même. Libérez-moi  ! Laissez-moi
retrouver ma famille ! »
Ronin entendit ses protestations et ses plaintes et il se montra indulgent.
Il lui permit de retourner à la surface de la terre, mais seulement un petit
moment, et toujours accompagné par un gardien.
Le prisonnier retrouva avec délices la terre des hommes, l’éclat du
soleil sur le fleuve, la grande forêt, ses odeurs, ses bruissements, les mille
cris de ses animaux. Mais l’Acuron avait parcouru un long chemin sous les
eaux et l’Indien était bien loin de son village.
Comme il faisait quelques pas sur le rivage, il remarqua une grande
embarcation sur le fleuve. Un homme en descendit et s’approcha de lui, en
le regardant avec intérêt, comme s’il le connaissait. L’Indien était cependant
sûr de ne l’avoir jamais rencontré.
«  Tu ne me reconnais pas  ? dit l’homme. Je jouais dans l’Ucayali
quand, il y a quelque temps, tu m’as lancé les entrailles d’un poisson que tu
venais de pêcher… Tu m’as crié : “C’est pour toi… Attrape et mange !” et
tu m’as donné ses précieuses écailles bleues et rouges. J’ai pu les échanger
contre des marchandises et je suis devenu commerçant. Je navigue sur le
fleuve et je suis riche à présent, grâce à ta générosité… Vraiment, tu ne te
souviens pas ?
—  Je me souviens avoir donné les entrailles d’un piraroucou et ses
écailles bleues et rouges… à un dauphin gris… mais pas à un homme !
—  Le dauphin gris, c’était moi… Je me suis changé en homme pour
pouvoir commercer plus facilement avec les Indiens. Si tu veux, je te
ramène dans ton village.
—  Je ne peux pas. L’anaconda me garde prisonnier dans l’Acuron. Il
m’a seulement permis de prendre l’air un moment. Si je m’évade, les gens
de l’eau seront furieux.
—  Ne crains rien. J’irai voir Ronin et je saurai le convaincre de te
laisser partir. Son équipage, lui et moi, sommes de la même race. »
L’homme se retransforma en dauphin et, tenant une bourse par la
nageoire, alla trouver l’anaconda. Celui-ci, contre de belles pièces d’argent,
accepta de rendre sa liberté à l’Indien.
Le jeune homme monta sur la grande pirogue du dauphin gris, redevenu
homme. Elle était chargée de tant de caisses qu’il s’en étonna.
«  Ce sont des poissons de mer, lui confia le dauphin. J’ai remonté
l’Amazone jusqu’à l’Ucayali pour les libérer dans les eaux douces. Ensuite
j’irai dans des rivières inconnues prendre d’autres poissons, que je
ramènerai vers la mer. Je pourrai ainsi varier et multiplier les espèces qui
peuplent le domaine des eaux. »
Un soir, le dauphin prévint son ami qu’ils approchaient de son village.
« Je vais te laisser à l’embarcadère qui conduit à ta maison. Tiens, voici une
caisse pleine de poissons. Tu en feras cadeau à ta famille. »
Le jeune Indien le remercia chaleureusement et s’en alla vers son
village.
Les gens le regardaient passer et chuchotaient : « Qui est-ce ? C’est un
étranger  !  » Enfin il arriva chez ses parents, qui le croyaient mort depuis
longtemps. Ils eurent du mal à le reconnaître.
«  Mais si  ! C’est bien moi  ! Souvenez-vous… Ce jour où j’étais parti
pêcher sur mon petit bateau. Le sorcier du village m’a joué un mauvais tour.
Les gens de l’eau nous ont entraînés, moi et ma pirogue, et Ronin m’a gardé
prisonnier sur l’Acuron, jusqu’au jour où mon ami, le dauphin gris, m’a
délivré. Il m’a donné tous ces poissons pour vous et les gens du village.
— Tu as vu Ronin, le gardien des eaux ?
—  Je l’ai vu comme je vous vois, le grand serpent, le roi du fleuve,
l’anaconda… Si, dans son domaine, il est tout-puissant, s’il est le maître des
gens de l’eau, il agit souvent comme un homme ordinaire… Il peut être bon
ou méchant, suivant les conseils de ceux qui l’entourent, il peut se tromper,
il aime l’argent… Et il a une fille très belle. Je n’ai pu que l’apercevoir.
J’espère la revoir un jour… »
 
Mais ceci est une autre histoire.
Dragons d’Asie
4. EMPEREURS ET DRAGONS

 CHINE (TROIS CONTES)

 
C’est en Chine que l’on trouve la trace la plus ancienne du dragon :
dans une tombe de la Préhistoire, des coquillages dessinent son image.
Dans ce pays, on le rencontre partout, sur les toits des maisons, sur les
murs des palais, sur la robe des empereurs et dans les rues, en une
joyeuse procession, quand arrive le Nouvel An. À la différence des
monstres d’Europe, le dragon asiatique se montre souvent bienveillant
envers les hommes. Il incarne la puissance des éléments, tantôt
bénéfiques, tantôt destructeurs. Il faut donc le prier avec courtoisie
pour qu’il ne manifeste que son bon côté.
Zhulong, le dragon-flambeau
En ce temps-là, la Terre carrée et le ciel, arrondi au-dessus, existaient
déjà. Entre les monts, les plaines et les fleuves, fourmillaient les hommes,
tandis que le ciel bruissait du va-et-vient des êtres célestes, dieux, esprits et
dragons. La nuit, la Terre était éclairée par la Lune et les étoiles, le jour par
le Soleil.
La Terre, éclairée par le Soleil ? Pas entièrement. Les rayons de l’astre
n’atteignaient pas l’angle nord-ouest. Là, contre la montagne Zhangwei, au-
delà de la rivière Rouge, s’étendait la région des Neuf Ténèbres,
perpétuellement plongée dans l’ombre. Alors, pour secourir les humains qui
y vivaient et remplacer le Soleil défaillant, le dragon Zhulong s’y installa.
Zhulong, le dragon-flambeau, ne mange, ne dort, ni ne respire. Son
immense corps est revêtu d’une robe écarlate et, dans sa face presque
humaine, ses pupilles sont verticales, à la manière de celles des tigres.
Lorsqu’il ferme les yeux, il fait nuit. Il fait jour quand il les ouvre.
Porte-lumière, il commande aussi au vent et à la pluie. En cela, il
ressemble aux autres dragons, ses frères, étroitement associés aux quatre
éléments, le feu, la terre, l’air et l’eau. Si certains lancent des flammes,
d’autres s’enfouissent dans le sol ou s’envolent à travers le ciel… mais tous
aiment l’eau, leur domaine favori.

Huangdi, l’empereur jaune


Une fois Zhulong installé, le monde commença à sortir du chaos. Les
dieux avaient d’abord appris aux hommes à pêcher et à chasser, à cultiver le
sol, à se servir du feu. Ils leur avaient enseigné le calcul, la musique et les
premières notions de l’écriture. Ils leur avaient montré comment se soigner
grâce aux plantes. Mais ils ne savaient pas dompter les animaux.
Il restait encore beaucoup à faire dans l’univers quand naquit le premier
des grands empereurs, ceux que les Chinois considèrent à la fois comme des
dieux et comme des humains. Il se nommait Huangdi, l’empereur Jaune, et
sa naissance fut miraculeuse. Sa mère le conçut une nuit en voyant un éclair
s’enrouler autour de la constellation de la Grande Ourse. Elle le porta vingt
mois dans son sein et le mit au monde sur la colline Verte. On prétend qu’il
avait une tête de dragon.
Il sut parler dès ses premiers jours, apprit tout jeune le maniement de la
lance et du bouclier et devint un grand guerrier. Il fut également l’inventeur
de la roue et du ballon, définit les règles du jeu et celles de la guerre. Il
parvint à dompter les animaux, même les plus féroces, ours, lynx, tigres,
aigles, léopards, et il les enrôla dans son armée.
Car il dut livrer bataille, même s’il avait peu de goût pour les combats,
Chiyou, l’un de ses ministres, s’étant révolté contre lui. Chiyou à la tête de
bronze, aux sabots et aux cornes de buffle, était le dieu de la Guerre. Parce
qu’il savait fondre les métaux et forger des armes, il voulait exercer le
pouvoir, à lui seul, sur les dieux et sur les hommes. Il entraîna dans
l’aventure des tribus rebelles et ses soixante-douze frères qui, comme lui,
avaient des têtes de bronze et mangeaient des cailloux.
Quand arriva le jour du combat, le dieu de la Guerre lança sur l’armée
de l’empereur Jaune une brume épaisse, qui recouvrit les soldats impériaux
et les désorienta. Chiyou s’apprêtait à les massacrer tous quand Huangdi et
ses troupes, grâce à une girouette magique, purent échapper aux remous du
brouillard et se retrouver à l’air libre. Il y avait beaucoup de morts. Et le
combat n’était pas terminé.
Chiyou, décidé à utiliser cette fois l’arme de la pluie, frappa le sol de
ses sabots, provoquant une tempête épouvantable. Le vent soufflait avec
fureur, l’eau ruisselait dans les champs, menaçant les récoltes.
Huangdi appela à la rescousse sa fille Nu Ba, la déesse de la
Sécheresse. Elle se mit aussitôt au travail, si bien qu’en un rien de temps la
terre fut asséchée, la tempête apaisée, les ennemis dispersés, et Chiyou,
vaincu, fut fait prisonnier.
Mais, sous l’effet de la sécheresse, le sol se craquelait, les plantes
allaient mourir de soif. Huangdi eut alors recours à son allié, le dragon Ying
Long, maître de la Pluie. En arrosant la terre, celui-ci rétablit l’équilibre de
la nature.
L’empereur Jaune donna à son dragon une autre tâche  : celle de
décapiter le dieu de la Guerre, afin de venger les soldats tués au combat.
Les gouttes de sang de Chiyou éclaboussèrent un érable qui poussait là.
Ceci explique pourquoi, depuis, les feuilles de l’érable sont rouges.
Ying Long retourna ensuite dans sa demeure et Huangdi continua à
mener une vie pleine de vaillance et de sagesse. Malgré son caractère
pacifique, il dut lutter contre d’autres ennemis. Il en vint à bout pour le bien
de son peuple.
Quand il eut dépassé sa centième année, alors qu’il se trouvait dans son
palais, au milieu de ses ministres, un dragon descendit du ciel et se posa
devant lui.
C’était un dragon jaune magnifique, bien plus majestueux que Ying
Long, au long corps de serpent, à la barbe abondante, aux pattes munies de
cinq griffes, signe de la puissance impériale. L’une d’elles tenait serrée la
perle de la Connaissance.
En le voyant, les seigneurs de la cour reculèrent tous, épouvantés. Seul
Huangdi garda son calme et s’approcha. Il flatta de la main la peau aux
écailles luisantes, puis se hissa sur le dos de la bête et sourit.
Les ministres comprirent alors que l’empereur Jaune avait achevé son
temps sur la Terre et qu’il montait au ciel prendre place à côté des dieux.
On raconte que, pour le suivre, certains ministres n’hésitèrent pas à
s’accrocher à la barbe du dragon, au moment où celui-ci prenait son vol…

Yu le grand
Après Huangdi, plusieurs empereurs se succédèrent. Sous le règne de
Yao, les pluies tombèrent si fort et si longtemps que presque toutes les
terres furent inondées.
Les flots tourbillonnants des grands fleuves entraînaient des troncs et
des branches, des animaux, même des maisons. Serpents, crocodiles et
dragons sortirent des eaux, envahirent la campagne. Pour survivre, les
hommes se réfugièrent dans des nids en haut des arbres ou s’abritèrent au
fond des grottes creusées dans les montagnes.
L’empereur Yao se désolait. Il demanda conseil à ses ministres.
« Comment sauver mon empire du déluge ? Le peuple des basses terres
souffre. Et le niveau de l’eau atteint les montagnes à mi-pente, forçant les
paysans à grimper de plus en plus haut. Qui sera capable d’arrêter
l’inondation ?
— Gun en est capable, dirent les conseillers. N’est-il pas le descendant
du grand empereur Jaune ?
—  Vous croyez  ? répondit Yao. Je me méfie de lui, car il a du mal à
exécuter les ordres qu’on lui donne.
—  Essayez et vous verrez bien. S’il échoue, vous pourrez toujours le
renvoyer. »
Yao se rangea à l’avis de ses ministres et demanda à Gun de contrôler
les eaux. Il lui donna deux aides : la chouette, qui connaissait les secrets de
l’air, et la tortue, qui possédait ceux de l’eau.
Malgré ses aides, pendant neuf ans, Gun essaya vainement d’endiguer
les fleuves en crue. Il fut le premier en Chine à construire des murailles
énormes, de plus de sept mètres de haut. Peine perdue ! Les flots passaient
par-dessus, comme furieux qu’on voulût les emprisonner  : c’était encore
pire qu’auparavant.
Gun se dit alors qu’il parviendrait à un meilleur résultat si, au lieu de
pierres et de boue pour bâtir ses digues, il utilisait la terre magique que
l’empereur conservait précieusement à l’abri des curieux. Au fur et à
mesure qu’on s’en servait, au lieu de diminuer, elle se reconstituait.
Gun vola «  la terre qui respire  », mais il n’eut pas le temps de s’en
servir. Le vol fut découvert et Gun exécuté. On laissa son corps exposé aux
quatre vents, en haut du mont des Plumes.
Au bout de trois ans, le cadavre n’était toujours pas décomposé. Un
guerrier, qui passait par là, le vit, le fendit en deux avec son coutelas et Yu
sortit du ventre de son père. Quant à Gun, il se transforma en dragon.
Yu, en naissant, était déjà un homme. Il entra au service du nouvel
empereur, Shun, qui avait remplacé Yao, et il lui proposa son aide. Là où
son père Gun avait échoué, il était sûr de réussir : il allait dompter le déluge.
Yu était intelligent et observateur. Il commença par abattre les hautes
murailles bâties par Gun. Il avait compris qu’il ne servait à rien de rendre
les flots prisonniers  : ce qu’il fallait, c’était creuser le lit des fleuves et
construire des canaux, qui conduiraient l’eau jusqu’à la mer.
C’était une tâche difficile et, pour cela, il se fit aider par un dragon qui,
de sa queue, traçait dans le sol des sillons profonds par où s’écoulaient les
flots.
Bientôt les eaux disciplinées rentrèrent dans le lit des fleuves et dans les
canaux. Le soleil brillant assécha les terres. Les hommes purent sortir de
leurs refuges et revinrent cultiver leurs champs. Ils ne craignaient plus les
bêtes malfaisantes, que l’inondation avait entraînées avec elle. Yu, avec
l’aide de son dragon, les avait repoussées dans les marais, où elles
demeurèrent à jamais. Il affronta aussi le serpent vert Xiang Liu, dont les
neuf têtes à face humaine répandaient tant de bave puante qu’à l’endroit où
il passait, les plantes se flétrissaient, les forêts dépérissaient, les récoltes
étaient perdues. Yu le Grand tua Xiang Liu.
Mais il ne se contenta pas d’avoir maîtrisé le déluge et d’avoir
débarrassé la terre de ses monstres.
Comme il avait réglé le cours du grand fleuve Jaune et ouvert un
passage au fleuve Bleu, il perça des montagnes et creusa les gorges de la
Passe du Dragon.
Ensuite il entreprit de mesurer la terre et d’établir le calendrier des
travaux agricoles. Il ne se déplaçait jamais sans son compas et son équerre.
Devenu empereur à son tour, il divisa la Chine en neuf provinces et
désigna les monts et les rivières qui devaient être des lieux de culte. Car il
ne cessa jamais d’honorer les esprits et les dieux.
Ses voyages l’entraînèrent jusqu’aux limites de son empire. À l’est, il se
rendit au bord de la mer, au nord, près de l’endroit où le soleil disparaît, au
sud, dans le pays des Hommes Nus. Avant d’y aller, il ôta ses vêtements, de
façon à respecter leurs coutumes. Il se rhabilla en partant.
À l’ouest, il rendit visite à la Reine-Mère de l’Occident, Xigwangmu, et
resta quelque temps près d’elle.
La Reine-Mère de l’Occident habite dans une sorte de paradis, sur le
sommet de Jade, dans la chaîne des monts Kunlun. C’est une déesse au
double visage : belle femme aux cheveux ébouriffés, pourvue d’une queue
de léopard et de crocs de tigresse. Toujours prête à punir les hommes en
leur envoyant maladies et catastrophes, elle peut se montrer aimable envers
ses visiteurs, surtout lorsqu’ils sont empereurs.
Elle échangea avec Yu le Grand des poèmes et des chansons. Ils se
quittèrent courtoisement. Cependant elle ne lui fit pas cadeau de la boisson
d’immortalité, dont elle connaissait le secret de fabrication.
Au cours d’un autre voyage, Yu eut une mésaventure amusante. Un jour
qu’il se trouvait sur son bateau, avec les seigneurs de sa cour et tout son
équipage, et qu’il s’apprêtait à traverser le fleuve Bleu, un dragon surgit de
l’eau. Pour leur faire gagner du temps, il proposa gentiment de prendre le
bateau sur son dos jusqu’à l’autre rive. Les courtisans et les matelots
poussèrent des cris d’effroi : « Vous n’y pensez pas, Seigneur ! »
Yu le Grand rit. « Ne craignez rien ! Je suis un protégé des dieux ! » Et
il accepta la proposition du dragon.
Cependant, à force de voyager, de veiller à l’ordre du monde et au bien-
être de son peuple, Yu se sentit fatigué. En trente années, il ne s’était jamais
reposé un seul jour ; son teint était brûlé par le soleil, ses mollets râpés, ses
mains, ses pieds n’avaient plus d’ongles. À demi paralysé, il ne marchait
qu’en sautillant  : on appela cette démarche le «  pas de Yu  » et, plus tard,
cela devint une figure de danse.
Avant de mourir, Yu eut encore le temps de faire forger neuf chaudrons
de bronze à trois pieds. Sur leurs côtés renflés était gravée l’image des dix
mille êtres que l’on peut rencontrer en ce monde – plantes, animaux, esprits,
démons. Ainsi, grâce à ces trépieds, les hommes des générations futures
pourraient distinguer les bons des méchants, et régler leur conduite en
conséquence.
Cela fait, Yu le Grand mourut.
Au fil du temps, les trépieds se transmirent d’un empereur à l’autre.
L’un d’eux voulut se les approprier. Quand il fut sur le point de les saisir, à
la stupéfaction générale, huit des trépieds sacrés s’envolèrent. Ils
disparurent dans les airs. Le neuvième tomba dans un fleuve  ; mais
lorsqu’on essaya de le repêcher, apparut un dragon menaçant, qui effraya
les hommes.
 
Depuis, les siècles se sont écoulés. Et le trépied de Yu repose au fond de
l’eau, gardé par un dragon.
5. LE DRAGON ET LA FÉE

 VIETNAM

 
Au Vietnam, on aime tout particulièrement les histoires de génies, de
fées, d’esprits et de dragons. Ceux-ci ne sont jamais considérés comme
des êtres malfaisants ou dangereux ; au contraire, ils détiennent des
connaissances – par exemple sur la culture du riz – dont ils font profiter
les hommes. Quant aux rois, ils se vantent de descendre d’ancêtres
mythiques prestigieux, fée ou dragon. D’ailleurs si le roi se fait appeler
« Fils du Ciel », la princesse porte le titre de « Fille du Dragon ».

Au nord du Vietnam, de hautes montagnes s’élèvent entre des vallées


étroites. L’air y est pur et frais, les sommets disparaissent dans les nuages. Il
y neige en hiver. Au contraire, il fait toujours chaud et humide dans la
plaine qui borde la mer. Là, dans le delta du fleuve Rouge, le Song Hong,
les hommes se sont installés. Ils cultivent le riz, quelques légumes, ils
élèvent des poules, des canards et des porcs, et ils pêchent.
Il y a très très longtemps, dans cette région du Vietnam, vivait un
dragon nommé Lac Long Quan. Son palais se trouvait au fond de la mer, et
il régnait sur les génies des eaux, les poissons, les tortues et les crabes.
C’était un être bienveillant. Il aimait les hommes et remontait souvent
le cours du fleuve Rouge, jusque dans les terrains irrigués des rizières ; il
apprenait aux paysans à construire des digues, pour retenir l’eau autour des
fragiles plants de riz  ; il leur montrait comment domestiquer les buffles
sauvages qui travailleraient pour eux  ; il réglait les crues du Song Hong,
pour qu’il n’inondât pas la campagne  ; il aidait les pêcheurs en leur
indiquant les endroits où trouver du poisson, loin des féroces monstres
marins.
Quand la nuit tombait et que les travailleurs retournaient au village, il
aimait regarder les femmes préparer le repas et les enfants jouer sur le seuil
des maisons. Puis il regagnait son domaine : hors de l’eau, il ne pouvait pas
vivre longtemps.
Un jour de printemps, alors que les rizières étaient d’un vert éclatant et
les pêchers en fleur, il s’éloigna du rivage plus que de coutume. Lorsqu’il
parvint au pied des montagnes, le soleil baissait déjà derrière les cimes. Il
allait s’en retourner chez lui, lorsqu’il aperçut, appuyée contre un arbre, une
jeune fille très belle, qui semblait attendre.
Elle ne ressemblait pas aux paysannes qu’il connaissait. Elle portait une
robe de soie, blanche comme neige, avec de longues manches flottantes, et
tenait dans les bras un gros bouquet de fleurs sauvages.
Il craignit qu’elle ne prît peur en le voyant. Mais elle le regardait en
souriant. Il s’approcha et s’inclina  : «  Très honorée dame, puisque la nuit
vient, accepteriez-vous que votre humble serviteur, le dragon Lac Long
Quan, vous accompagne jusqu’à votre demeure ? »
Elle le remercia et accepta très simplement.
«  J’habite là-haut, ajouta-t-elle en désignant les monts. Pourrez-vous
m’accompagner jusque-là ? »
Le dragon n’hésita pas et rebroussa chemin, tournant le dos à la mer.
En route, ils causèrent comme deux vieux amis et se récitèrent des
poèmes. Elle lui confia qu’elle s’appelait Au Co, qu’elle était fée et fille du
Génie des Montagnes.
Comme ils commençaient à gravir la pente, elle remarqua que Lac Long
Quan s’essoufflait. Elle s’arrêta. La lune venait de se lever, éclairant sa
gracieuse silhouette. Son visage, son corps, ses vêtements devinrent
transparents et elle disparut, ne laissant derrière elle qu’un parfum de fleurs
sauvages et le souvenir de sa voix mélodieuse.
Lac Long Quan, songeur, regagna son palais sous la mer. Il ne pensait
qu’à revoir la fée : il était amoureux. Le lendemain, il reprit le chemin des
montagnes.
Elle, de son côté, rêvait à son dragon. Elle redescendit dans la plaine.
Ils se rencontrèrent à mi-chemin entre la mer et la montagne. Ils
décidèrent de se marier et firent construire à cet endroit un palais
magnifique.
Ils y menaient une vie heureuse et, dans leur bonheur, n’oubliaient pas
les pauvres paysans des rizières, qu’ils comblaient de leurs bienfaits.
Cependant Au Co supportait mal la chaleur et regrettait secrètement l’air
frais et parfumé de ses montagnes. Quant au dragon, il passait le plus clair
de son temps à rechercher le contact de l’eau, non seulement dans le fleuve
Rouge, mais aussi dans les lacs, les étangs, les rivières, et même dans les
ruisseaux, faute de pouvoir aller à la mer. Et dans son domaine marin,
génies, poissons, crabes et tortues souffraient de l’absence de leur maître.
Lac Long Quan et Au Co voulaient avoir beaucoup d’enfants. Quand la
jeune femme fut enceinte, elle n’accoucha pas d’une façon ordinaire  :
n’était-elle pas fée et femme de dragon ?
Au bout de cent jours, elle pondit cent œufs. Quand vint le moment de
l’éclosion, il en sortit cent fils  : pas de frétillants petits dragons, non, des
êtres aussi merveilleusement beaux que leur mère.
Ils grandirent vite, intelligents, sages et aimables, s’adaptant à tous les
milieux, aussi à l’aise sur la terre que dans l’eau. Une foule de servantes
s’occupaient d’eux dans le palais. Au Co veillait personnellement à leur
éducation. Ils étaient cent  : elle avait fort à faire et, à présent, elle était
seule. Car le dragon n’avait pu résister plus longtemps à l’appel de la mer.
Lac Long Quan était retourné vivre dans les flots au milieu des génies,
des tortues, des poissons et des crabes. Pourtant il chérissait ses enfants et
sa femme et, pour les voir, il remontait parfois dans son palais terrestre.
Un jour qu’il était venu leur rendre visite et qu’il s’apprêtait à repartir,
la fée le retint et lui dit, avec des larmes dans la voix :
«  Mon seigneur, s’il vous plaît, restez encore un peu  ! Vous me
délaissez si souvent…
—  Ces pleurs ne conviennent pas à l’honorable épouse d’un dragon  !
Belle Au Co, vous le savez, je ne peux vivre loin de la mer. Mais je
reviendrai bientôt.
— Moi, je vis bien loin de mes montagnes ! Et je suis seule pour élever
nos cent enfants.
—  Je suis le fils de l’Eau, vous êtes la fille de la Terre. Tel est notre
destin : nous ne pouvons pas vivre ensemble.
— Nous avons essayé pourtant.
—  Cela n’a pu durer longtemps… Retournez près de votre père, le
Génie des Montagnes. Partez avec cinquante de nos enfants ; j’emmènerai
dans mon royaume les cinquante autres. Ainsi, vous ne serez plus seule
pour élever nos fils. Nous nous partagerons la tâche.
— Je ne vous verrai plus, mon cher seigneur ?
— Belle Au Co, nous nous reverrons ! Et si un danger menace l’un de
nous, vous, la fée, et moi, le dragon, jurons de nous venir mutuellement en
aide !
— Jurons-le ! »
Tandis que Lac Long Quan s’enfonçait sous les flots avec cinquante de
ses fils, Au Co, avec les cinquante autres, grimpait le long des pentes,
couvertes d’herbe fine et de fleurs. Elle atteignit bientôt le domaine
enchanté de son père, le Génie des Montagnes.
 
Quand l’aîné de ses fils fut en âge de régner, il monta sur le trône, sous
le nom de Huong Vuong, et il fut le premier des dix-huit rois Huong,
souverains légendaires du Vietnam.
Lui et ses descendants revêtirent la robe royale, brodée d’un dragon, sur
fond de paysage de mer et de montagne. Car ils étaient tous fiers de leurs
ancêtres, la fée et le dragon.
6. SUSANOO ET LE DRAGON

JAPON

 
À première vue, ce dragon japonais est bien différent de ses semblables,
chinois ou vietnamiens, qui se montrent si bienveillants envers les
hommes. Comme les dragons d’Europe, celui-ci est à la fois effrayant et
dangereux : monstrueux par ses dimensions qui le font ressembler à une
montagne en marche, il se nourrit de jeunes filles. Mais il a en même
temps un aspect sacré : ses flancs renferment l’épée merveilleuse qui
deviendra l’un des emblèmes du pouvoir impérial et, en souvenir de cet
épisode, les sabres des samouraïs seront décorés d’un dragon.
Le dragon-aux-huit-têtes n’était pas un dragon ordinaire. Son long
corps ondulait sur huit collines et sur huit vallées, son dos était couvert de
roches, de mousses, de pins et de cèdres géants, et, quand il se déplaçait en
rampant, on croyait voir ramper une montagne. Ses huit têtes étaient
pourvues de huit paires d’yeux rouges comme des braises et ses huit queues
écrasaient tout sur leur passage.
Ce dragon n’aimait que la chair délicate et, chaque année, à date fixe, il
cherchait une jeune fille à dévorer. Il trouvait ce qu’il lui fallait dans la
province d’Izumo.
En effet, dans la province d’Izumo, au bord d’une rivière, au milieu des
arbres en fleurs, s’élevait une charmante petite maison. Le fils du dieu de la
Montagne s’était installé là, huit ans plus tôt, avec sa femme et ses huit
filles… Ses huit filles, hélas !, ne furent bientôt plus que sept, six, cinq…
Au bout de sept ans, il ne restait aux pauvres parents que leur huitième fille,
la plus jeune, la plus jolie. Si elle disparaissait, qui garderait le souvenir
d’eux après leur mort  ? Qui veillerait à la cérémonie funèbre  ? Ils la
contemplaient avec désespoir. Elle, résignée à son sort, les yeux pleins de
larmes, attendait le dragon. Il devait justement venir ce jour-là pour la
dévorer.
« Ah, pensait le père, si seulement un homme courageux se présentait
pour combattre ce monstre et sauver ma fille… Moi, je suis trop vieux. »
« Ah, se disait la mère, un homme ne suffirait pas à vaincre ce dragon…
Il faudrait un dieu ! »
À ce moment précis, passa, sur le chemin qui longeait la rivière, un
voyageur. Il marchait d’un bon pas, gesticulait avec son épée longue et fine,
regardait tout autour de lui et, satisfait de ce qu’il voyait, chantonnait, l’air à
la fois curieux et joyeux. Il s’arrêta devant le groupe éploré des parents et
de leur fille.
«  Qu’avez-vous, honorable vieillard  ? Pourquoi pleurez-vous  ?  »
demanda-t-il en s’inclinant courtoisement devant le père.
Celui-ci le lui expliqua et lui parla longuement du dragon. Mais le
voyageur l’écoutait de façon distraite ; il n’avait d’yeux que pour la jeune
fille.
« Honorable vieillard, dit-il enfin, voulez-vous me donner votre fille en
mariage  ? Je suis Susanoo, le dieu de la Tempête, le frère de la déesse
Soleil… J’ai dû quitter le ciel et je parcours la Terre… J’aimerais me fixer
dans ce bel endroit.
—  Cher seigneur, nous vous offrons respectueusement notre fille,
répondirent ensemble les parents. Mais le dragon…
—  Écoutez  : ce dragon qui s’étend sur huit vallées et huit collines ne
peut être vaincu par la force. Si grande soit la mienne, je n’en viendrai pas à
bout… Agissons par la ruse. Le long de la palissade qui  entoure votre
maison, du côté par où le dragon viendra, disposez huit tabourets et, sur
chacun d’eux, un vase rempli de saké, cet alcool de riz qu’au Japon nous
apprécions tant. Il faut qu’il soit le plus fort possible, au moins huit fois
plus fort que le saké ordinaire. Ensuite cachez-vous derrière la palissade et
laissez-moi faire. Et pour que votre fille ne coure aucun risque… »
Le dieu n’acheva pas sa phrase, posa sa main sur l’épaule de la jeune
fille et, instantanément, la transforma en un peigne d’écaille. Susanoo prit le
peigne et le planta dans son épaisse chevelure.
Puis il attendit le dragon.
Celui-ci ne tarda pas. Il s’approcha dans un bruit d’arbres fracassés, de
roches qui dégringolent, humant l’air avec gourmandise. Il se sentait plein
d’appétit, il allait se régaler. Mais quelle était cette odeur délicieuse  ? Ce
n’était pas celle d’une jeune fille en fleur, c’était plus subtil et plus fort… Et
les huit têtes plongèrent dans les huit vases et burent avec délices jusqu’à la
dernière goutte de saké. Le dragon, qui se nourrissait seulement de chair et
d’eau fraîches, ne connaissait pas l’alcool… Il fut aussi saoul qu’on peut
l’être  ! Ses seize yeux se fermèrent, ses huit cous dodelinèrent et des
ronflements puissants s’échappèrent de ses huit paires de narines.
Susanoo put enfoncer aisément son épée longue et fine dans les flancs
du dragon. Le sang, qui ruisselait sur le sol, teignit la rivière en rouge.
Comme le dieu frappait le corps en son milieu, son épée rencontra
quelque chose de dur, qui résonnait comme du métal. Intrigué, Susanoo
fendit le cadavre en deux et l’ouvrit comme il l’aurait fait d’un melon. À
l’intérieur, il découvrit une épée merveilleuse, encore plus longue et fine
que la sienne, et plus résistante.
Au fil des siècles, les Japonais conservèrent pieusement cette épée
comme un des trésors de l’Empire. Elle se trouve à présent dans un temple.
Cependant Susanoo, n’ayant plus rien à craindre du dragon, retira de ses
cheveux noirs le peigne d’écaille, qui redevint aussitôt une belle jeune fille.
Le dieu l’épousa, fut heureux, et ils eurent beaucoup d’enfants, qui
furent tous plus ou moins des dieux. Mais, au Japon, ne compte-t-on pas
huit cent mille dieux ?
Rencontres avec le dragon
7. LE DRAGON GOURMAND

 HITTITE

 
Les Hittites vivaient en Asie Mineure et formèrent un puissant empire
au II e millénaire avant Jésus-Christ. Comme les habitants de
Babylone, ils gravèrent sur des tablettes d’argile les histoires de leurs
dieux. Le conte que vous allez lire était récité au cours d’une cérémonie
religieuse, au début de la saison des pluies. Il avait pour but de montrer
que les puissances de l’eau, qui, dans la légende, avaient été vaincues
sous la forme d’un dragon, pouvaient l’être à nouveau dans la réalité.
Tout le monde le sait, les dragons sont gourmands. Ils ne peuvent
résister à l’attrait d’un bon repas, même si les conséquences peuvent être
dangereuses.
Le dragon des Eaux profondes habitait – cela va de soi – dans les
profondeurs de l’eau. Il sortait de son palais sous la mer par une sorte de
couloir, qui se terminait par une ouverture étroite, ce qui lui permettait
d’aller se promener sur la terre sans se faire remarquer.
Si son aspect était habituel – tête de dragon, queue de dragon, pattes de
dragon, le tout recouvert d’écailles vernissées d’un beau bleu profond –, il
avait par contre un nom original : Illouyanka.
Un jour, il se disputa avec le grand dieu des Vents, qui distribuait dans
le monde pluies, orages et tempêtes. Chacun d’eux prétendait être plus
puissant que l’autre et plus indispensable aux hommes. Le dragon était le
plus fort. Il battit son adversaire à plate couture.
Le dieu des Vents était affreusement vexé. Comment se venger
d’Illouyanka ? Il en parla à la déesse Inara, laquelle était de bon conseil.
« Puisque nous ne pouvons le vaincre par la force, utilisons la ruse, lui
proposa-t-elle. Invite-le à un banquet. Je le ferai boire et, quand il sera ivre,
tu en viendras à bout facilement. »
Inara et le dieu des Vents préparèrent un festin magnifique, auquel ils
invitèrent tous les autres dieux et, bien entendu, le dragon. Mais ils
redoutaient celui-ci.
«  Si jamais il soupçonne notre ruse, il deviendra mauvais, dit Inara.
Robuste comme il est, il risque de nous tuer tous et il n’y aura plus de
dieux. Quelle catastrophe pour le monde ! Faisons plutôt venir un homme :
c’est lui qui affrontera le monstre. Sans doute, il risquera sa vie… Mais la
mort d’un petit homme est moins grave que la disparition des dieux. »
Inara chercha donc un homme et finit par en trouver un, Houpasiya, qui
accepta sa proposition.
« À une condition, précisa-t-il. J’ai besoin, pour lutter contre le dragon,
d’être un peu plus qu’un homme. Si tu m’aimes, tu me communiqueras ta
force divine et je pourrai alors vaincre Illouyanka.
—  Suis-moi dans mon palais, répondit Inara, et je t’aimerai. Je serai
envers toi comme ta deuxième épouse ! »
En effet, le petit homme avait déjà une femme et un enfant.
Vint le jour du banquet. Décor luxueux, tables couvertes de mets
raffinés, boissons de prix à volonté, tous les dieux réunis et, caché dans un
coin de la salle, Houpasiya prêt à bondir. Le dragon était comblé ; chacun
s’ingéniait à lui proposer les meilleurs morceaux et à lui remplir son verre.
Il s’empiffrait comme un glouton et le vin lui coulait de la gueule et poissait
ses belles écailles bleues, tant et si bien que, n’en pouvant plus de manger et
de boire, il voulut rentrer chez lui.
Il se leva en titubant ; tous se levèrent en même temps. Dodelinant de la
tête et traînant son gros ventre sur le sol, il avançait lentement – suivi de
tous les dieux, et du petit homme, dissimulé derrière eux.
Enfin Illouyanka arriva devant la mince ouverture qui conduisait, par le
couloir étroit, jusqu’à son palais sous les eaux. Hélas  ! il avait le corps si
gonflé qu’il ne parvint pas à y pénétrer ! Il pouvait bien se tortiller, avancer,
reculer, recommencer, rien à faire !
Houpasiya eut alors beau jeu de s’élancer, une corde à la main, et de
ligoter le dragon. Le dieu des Vents acheva le monstre triomphalement.
Le conte pourtant ne se termine pas là. Car la déesse Inara garda son
petit homme prisonnier. Si elle lui rendait la liberté, il risquait de partager
avec les autres hommes la force divine qu’elle lui avait donnée.
Qu’arriverait-il aux dieux si les humains devenaient aussi puissants
qu’eux ?
Mais à la longue, Houpasiya s’ennuya dans le palais d’Inara. Il voulait
retrouver  sa femme et son enfant. Il supplia la déesse de le laisser partir.
Alors elle le tua.
 
Voilà pourquoi les hommes sont toujours – au moins dans les histoires –
beaucoup moins forts que les dieux.
8. LE DRAGON FIANCÉ

 ET LA FILLE SANS BRAS

 MOLDAVIE

 
Dans les contes moldaves, nous n’avons plus affaire à un dragon isolé
mais à de véritables familles de dragons, parents et enfants monstrueux,
aussi turbulents que maléfiques. Si, comme dans toutes les familles
humaines, ils s’entraident parfois, le plus souvent ils se disputent et
vont même jusqu’à s’entretuer.

Dans un village moldave, un vieux et une vieille avaient une fille si


belle, si belle que tous les garçons du voisinage attendaient avec impatience
qu’elle fût en âge de se marier pour pouvoir l’épouser.
Elle, sans trop se soucier d’eux, menait une vie tranquille, près de ses
parents, à la maison, toujours active, souriante et gentille.
Mais voilà… ce bonheur ne dura pas et l’orage vint troubler le ciel bleu.
La vieille tomba malade. Avant de mourir, elle donna à sa fille une bague en
lui disant : « Je souhaite que tu épouses l’homme qui pourra la mettre à son
doigt.  » La bague en question était si étroite qu’il fallait pour l’enfiler un
doigt particulièrement mince.
La fille pleura longtemps sa mère, mais on ne peut toujours pleurer…
Comme son père la poussait à se marier et que le vœu d’une mourante est
sacré, elle fit essayer la bague aux jeunes gens du voisinage  : ils avaient
tous le doigt trop gros. Alors, des villages environnants, d’autres
prétendants arrivèrent, et tous échouèrent ; malgré cela, il en venait toujours
de nouveaux.
Or, non loin de là, demeurait un dragon, Haut-Brigand-Barbe-au-Vent,
qui vivait avec son neveu – et tous deux étaient aussi monstrueux que
méchants. Ayant entendu parler de la belle et de sa bague, Haut-Brigand dit
au jeune dragon : « Cette fille sera pour toi. Tu l’épouseras et elle deviendra
notre esclave. »
Comme il était forgeron, il alluma un grand feu et força son neveu à
laisser sa main dans les flammes, pendant neuf jours et neuf nuits. Quand la
main fut bien ramollie, Barbe-au-Vent la posa sur l’enclume et la frappa de
ses neuf marteaux, jusqu’à ce que les doigts s’amincissent assez pour passer
dans la bague.
Le jeune dragon, revêtu de ses plus beaux habits, tout chamarrés d’or et
d’argent, s’en alla en se dandinant faire la queue avec les autres prétendants.
Dès qu’il aperçut la belle, il tomba amoureux d’elle. Quand arriva son tour,
il fut le seul à pouvoir sans difficulté passer le doigt dans la bague. Comme
il était content  ! Quant à la pauvre fille, elle était obligée d’épouser un
dragon, affreux, hideux, repoussant, aussi laid que tous les péchés. Quelle
horreur !
Elle fit cependant bonne figure et, dès qu’elle put s’échapper, courut
jusqu’au cimetière où était enterrée sa mère. En pleurant bien fort, elle lui
dit :
Ô noire terre !
Ô noire tombe de ma mère !
Puissent les vents t’ébranler,
Ta poussière secouer,
Que mes plaintes et mes pleurs
Pénètrent jusqu’à ton cœur !

«  Qu’y a-t-il, ma fille  ? Que veux-tu  ?  » fit une voix étouffée qui
semblait sortir de dessous terre.
La jeune fille expliqua ce qui lui arrivait.
« Eh bien, conseilla la mère, dis à ce dragon qu’il te fasse faire une robe
extraordinaire, une robe de soleil, de lumière dans l’aube claire, de midi
éclatant, de crépuscule rougeoyant. À cette condition seulement, tu
accepteras de l’épouser. »
La fille suivit le conseil de sa mère. Le jeune dragon se dépêcha de
retourner voir son oncle, et leurs dragons domestiques eurent vite fait de
couper, tailler, décorer la robe la plus somptueuse qu’on ait jamais vue,
étincelante de diamants et de rubis. Quand la jeune fille la revêtit, elle
sembla plus belle encore. Le dragon se sentait joyeux, plus que jamais
amoureux. À la maison de la jeune fille, on commença les préparatifs du
mariage et les femmes enfournaient  des gâteaux. Mais la pauvre fille
contenait ses larmes avec peine et, dès qu’elle put, s’enfuit au cimetière.
Ô noire terre !
Ô noire tombe de ma mère !
Puissent les vents t’ébranler,
Ta poussière secouer,
Que mes plaintes et mes pleurs
Pénètrent jusqu’à ton cœur !

Cette fois la mère conseilla à sa fille de demander au dragon une robe


tissée de fleurs des champs, fragiles, parfumées, tout emperlées de rosée.
Le dragon, quoique un peu surpris de cette exigence nouvelle, se hâta
d’aller trouver son oncle. Haut-Brigand-Barbe-au-Vent convoqua aussitôt
fileuses, tisserandes, tailleurs, orfèvres, brodeuses. Pendant trois jours, ils
cueillirent des fleurs, trois autres jours les assemblèrent, utilisant des fils de
soie, trois jours encore les mêlèrent à des pierres précieuses, cousues avec
des fils d’or. Au bout de neuf jours, la robe était prête. Quand la jeune fille
la revêtit, les oiseaux se mirent à chanter, les prairies à fleurir, le soleil à
rayonner. Et les hommes qui la voyaient passer auraient voulu mourir
d’amour pour elle.
Mais elle ne s’en souciait pas. Tandis qu’à la maison on décorait les
murs, on dressait les tables pour la noce, elle se précipita au cimetière,
haletante, désespérée.
Ô noire terre !
Ô noire tombe de ma mère !
Aussi lourde que tu sois,
Plus lourde est ma peine à moi.
Puisses-tu en deux te fendre !
Puisse ma mère m’entendre !

« Écoute, ma pauvre fille, dit la voix étouffée de la mère, essaie encore


une fois. Exige du dragon une robe de ciel nocturne, ornée d’étoiles et de
lune. Prends-la s’il te la donne et fais semblant de consentir au mariage.
Quand tu sortiras dans la cour pour la ronde de la mariée, touche la fleur de
ton corsage et prononce ces mots  : “Brouillard derrière, lumière devant.”
Alors tu pourras t’en aller, sans que personne ne te voie. »
La fille demanda donc au dragon de lui offrir une troisième robe, de
ciel, d’étoiles et de lune, et le dragon accepta. Il se disait qu’après la noce
les robes retourneraient chez lui avec la mariée et qu’il se ferait un plaisir
de les montrer aux autres dragons, ses amis.
Quand la troisième robe fut confectionnée, elle était si merveilleuse…
Non, je ne vous la décrirai pas, j’y passerais la journée !
La jeune fille mit la robe, puis les invités arrivèrent  ; les musiciens
commencèrent à jouer ; on but, on mangea, on rit, on chanta et bientôt on se
leva pour la danse. Comme la coutume le veut, la mariée devait aller la
première dans la cour pour faire la ronde et tous s’écartèrent sur son
passage.
Dès qu’elle fut dehors, elle toucha la fleur épinglée à son corsage en
disant : « Brouillard derrière, lumière devant. » Aussitôt un brouillard épais
enveloppa toute chose et elle s’en alla, sans que personne ne la voie.
Elle marcha longtemps, longtemps et finit par arriver dans une forêt. La
nuit était tombée, la pluie menaçait et le vent agitait la cime des grands
arbres. La jeune fille se laissa tomber sur le sol, se blottit derrière un
buisson et s’endormit.
Cependant le neveu de Barbe-au-Vent n’avait pas perdu de temps. Fou
de colère, il était retourné chez lui demander secours à son oncle. Grand
branle-bas chez les dragons ! Tous voulaient se précipiter à la poursuite de
la belle, mais Haut-Brigand les en empêcha. Seuls partirent son neveu et
l’un de ses amis, avec deux bons chiens de chasse, capables de suivre la
mariée à la trace.
Et c’est ce qu’ils firent. Ils arrivèrent dans la forêt, qui résonna de leurs
aboiements. Ils découvrirent la jeune fille toujours terrée dans son buisson.
Le neveu de Barbe-au-Vent l’attrapa par le bras et voulut l’entraîner avec
lui. Elle résistait. Alors l’autre dragon tira son épée et trancha les deux bras
de la fille. Ceux-ci tombèrent à terre. Les dragons s’en emparèrent et les
donnèrent à dévorer à leurs chiens. Puis ils s’en furent, abandonnant à son
sort la pauvre fille, qui souffrait et se lamentait.
À ce moment, le tonnerre éclata, la tempête fit rage, secoua les arbres,
brisa des branches sur lesquelles se trouvait un nid. Les branches, le nid, les
oisillons tombèrent juste devant la fille. Les petites bêtes épouvantées
piaillaient et s’enfuyaient de tous côtés. La jeune fille les rassembla du
mieux qu’elle put, avec ses pieds, avec sa tête, et les abrita sous sa robe.
Quand la tempête fut apaisée, la mère oiseau survint, heureuse de retrouver
ses petits sains et saufs.
«  Comment te remercier  ? dit-elle à la jeune fille. J’aimerais pouvoir
faire repousser tes bras, mais pour cela il faudrait que j’aille puiser l’eau
claire comme les larmes, à la source des sources, sous le rocher des
dragons… N’y pensons pas, c’est bien trop loin pour qu’un oiseau vivant y
parvienne jamais. Ce que je peux, c’est m’occuper de toi et te nourrir
comme l’un de mes petits. »
L’oiseau décrivit un cercle au-dessus de la jeune fille et voilà que celle-
ci fut transformée en oisillon, semblable en tous points à ceux qui étaient
tombés du nid.
Pendant toute une saison, la mère oiseau soigna ses petits, leur apporta
de la nourriture, leur apprit à voler, jusqu’au moment où ils purent se
débrouiller seuls. Alors, toujours tous ensemble et la jeune fille au milieu
d’eux, ils menèrent une vie d’oiseaux, libres, volant au-dessus des bois, des
champs, des vergers, et, dès l’aube, saluant de leurs chants la naissance du
soleil.
Ils aimaient particulièrement se rendre dans un verger de pommiers,
dont les fruits ronds et rouges étaient délicieux. Ils se régalaient si bien que
le roi Vert, auquel appartenait ce verger, n’avait plus une seule pomme à
manger.
« Cela ne peut plus durer, déclara-t-il à l’aîné de ses trois fils. On vient
me dévorer mes pommes ! Tu iras cette nuit guetter le voleur. »
Le fils aîné s’installa dans l’herbe, au pied du plus bel arbre, mais
quand à l’aube les oiseaux arrivèrent, il dormait profondément.
Le deuxième fils se rendit, lui aussi, sous cet arbre, mais quand à l’aube
les oiseaux arrivèrent, ses ronflements ébranlaient l’air.
Quand ce fut son tour, le plus jeune fils était bien décidé à surprendre le
voleur, car il aimait les pommes encore plus que son père. Il réussit à passer
la nuit sans dormir et, dès que parurent les premiers rayons du soleil, il
entendit des froissements dans le feuillage, des pépiements, des gazouillis :
une nuée d’oiseaux s’était abattue sur les branches. Il épaula son fusil. « Ne
tire pas ! cria un des oiseaux. Tu pourrais nous tuer, et qu’y gagnerais-tu ? »
Un oiseau qui parle ! Le fils du roi, surpris, abaissa son arme. L’oiseau,
en sautillant, descendit jusqu’à terre  : dès qu’il toucha le sol, il se
transforma en une jeune fille si belle, si belle que le prince tomba aussitôt
amoureux d’elle. Le fait qu’elle fût sans bras ne le gênait pas. Mais quand
la jeune fille lui eut conté son histoire, il décida de partir immédiatement à
la recherche de l’eau magique qui pourrait lui rendre ses bras.
« N’y va pas, dit la fille. C’est trop loin et trop dangereux : des dragons
gardent la source des sources dont l’eau est claire comme les larmes.
— J’irai pourtant, dit le fils du roi. Dis-moi où je te retrouverai quand je
reviendrai.
— Tous les matins, dès l’aube, je t’attendrai dans le verger. »
Le jeune prince partit.
Il parcourut des plaines et des collines, gravit des montagnes, franchit
des rivières. Il rencontra des gens aimables et d’autres qui ne l’étaient pas ;
mais personne ne savait où se trouvait la source des sources, gardée par des
dragons, à l’eau plus claire que les larmes.
Un beau jour, il arriva devant un ravin au fond duquel trois diablotins se
disputaient : ils faisaient un vacarme de tous les diables et commençaient à
se battre quand ils aperçurent le voyageur.
« À l’aide ! À l’aide ! lui crièrent-ils.
— Je veux bien vous aider, mais à quoi ?
— Eh bien, notre père est mort, dit le premier diable.
— Et alors ?
— Il nous a laissé ses biens, dit le deuxième diable.
— Quels biens ?
— Les sandales pour marcher sur l’eau, le bonnet qui rend invisible, la
flûte qui nous transporte où nous voulons aller  », dit le troisième diable,
puis, sans reprendre son souffle, il ajouta : « et nous ne savons pas qui aura
quoi… »
« Un héritage intéressant, se dit le fils du roi. C’est tout à fait ce qu’il
me faut. Comme ces diablotins n’ont pas l’air malin… »
«  Écoutez, continua-t-il tout haut, je veux bien vous départager. Le
premier qui arrivera en haut de cette colline – vous la voyez là-bas, à
l’horizon –, celui-là aura gagné les trois objets. Car n’en avoir qu’un seul ne
servirait à rien.
— Quelle bonne idée ! Merci ! Merci ! »
Les trois diablotins s’élancèrent au triple galop. Peut-être sont-ils
encore aujourd’hui en train de galoper  ! Qu’ils aillent au diable et
continuons notre histoire.
Évidemment, grâce à la flûte, le fils du roi se retrouva en un clin d’œil
sous le rocher des dragons, devant la source des sources, et, grâce aux
sandales, il s’avança au-dessus de l’eau, tout en demeurant invisible, grâce
au bonnet.
Mais les dragons s’étaient rendu compte qu’on venait puiser de leur
eau. Pourtant ils ne voyaient personne.
L’un d’eux pencha la tête au-dessus de la source. Comme il gênait le
fils du roi, celui-ci lui flanqua un grand coup sur le crâne. Le dragon,
croyant qu’un de ses camarades lui faisait une mauvaise farce, se retourna,
furieux, et lui rendit le coup. Il s’ensuivit une mêlée générale, à laquelle le
prince invisible participa de bon cœur, et les choses s’envenimèrent si bien
que les dragons s’entretuèrent. Tous sauf un. Celui-là avait la peau plus dure
que les autres.
«  Qu’importe  ! Je vais l’emmener avec moi et l’enfermer dans un
cachot. Il y mourra de faim et d’ennui  », pensa le prince. Aussitôt dit,
aussitôt fait. Un air de flûte et les voilà arrivés à la cour du roi Vert. Une
fois le dragon enfermé entre des murs épais, surveillé par de nombreux
gardes, le fils du roi se précipita dans le verger où l’attendait sa bien-aimée,
sous le plus grand des pommiers. Trois fois il arrosa ses épaules de l’eau
magique, et les bras de la jeune fille repoussèrent, aussi beaux qu’avant.
Elle rayonnait d’un tel bonheur qu’à côté d’elle le soleil pâlissait.
Alors le prince et la jeune fille allèrent saluer le roi Vert. Je vous laisse à
penser si celui-ci était heureux de retrouver son fils, qu’il avait cru perdu,
et, qui plus est, avec une fiancée aussi belle !
On avait déjà commencé les préparatifs de la noce, lorsque patatras ! on
entendit de grands bruits sourds, comme si des murs s’effondraient. On vit
courir les gardes épouvantés, et le dragon, évadé, surgit. Vite, le prince mit
son bonnet sur la tête – par chance, il l’avait conservé avec lui  ! Devenu
invisible, il porta au dragon un tel coup de massue que le monstre
s’effondra.
Mais il n’était pas tout à fait mort. Et, de ses pattes griffues, il essayait
d’attraper la jeune fille : c’était celle qui aurait dû devenir sa femme, car il
était, lui, le neveu de Haut-Brigand-Barbe-au-Vent et il portait encore au
doigt la bague de la mère morte.
La fiancée ne perdit pas la tête. Elle reconnut la bague et la lui arracha.
Alors le dragon se ratatina. Il ne resta bientôt plus de lui qu’un tas d’os. On
fit un grand feu et on les brûla, puis on jeta les cendres aux vents.
L’histoire ne dit pas si le fils du roi put enfiler la bague. Je le suppose :
les princes ont les doigts minces. Ce que je sais, c’est qu’on reprit les
préparatifs du mariage. On alla même chercher le père de la mariée dans un
carrosse tiré par douze chevaux.
Les noces furent magnifiques. On n’en vit jamais de pareilles.
Ceux qui passaient là par hasard
Avaient à manger et à boire :
Du pain tiré d’une bouteille,
Du vin mis au four sous la treille,
Du vent pour s’essuyer les doigts.
Pendant neuf jours, on festoya.
Je me suis si bien amusée
Que je n’ai plus rien à conter !
9. TÊTE-DE-DRAGON

 ITALIE

 
Il existe plusieurs versions de ce conte étrange ; Giambattista Basile l’a
recueilli dans la région de Naples, au XVII e siècle ; plus près de nous,
Italo Calvino l’a repris dans ses Contes populaires italiens. Il le situe en
Toscane, mais cite des variantes d’autres régions d’Italie.

La créature surnaturelle n’est pas forcément un dragon, elle peut être


un gros lézard, une tête de bufflonne, un serpent, une ogresse… Mais
elle a toujours quelque chose de monstrueux, ce qui ne l’empêche pas
de jouer le rôle d’une parfaite éducatrice.
Un pauvre paysan avait trois filles qu’il avait bien du mal à nourrir.
Un jour qu’il travaillait dans son champ, le fer de sa bêche heurta dans le
sol quelque chose de dur. « Et si c’était un coffre contenant un trésor ? » se
demanda-t-il. Avec de petits coups de bêche précautionneux, il dégagea la
chose : c’était une tête de dragon bien horrible, deux gros yeux, une longue
langue qui lui sortait de la gueule, une peau tout écailleuse.
Le paysan épouvanté s’apprêtait à l’enfouir à nouveau dans la terre
quand elle se mit à parler  : «  N’aie pas peur  ! Je ne veux que ton bien.
Donne-moi une de tes filles et je ferai sa fortune. »
Notre paysan était bien embarrassé. Fallait-il croire aux promesses de
ce monstre ? Mais s’il n’y croyait pas, n’allait-il pas gâcher les chances de
sa fille ? Il y avait de l’enchantement là-dessous. C’était, pour sûr, une tête
de dragon-fée. Il la porta soigneusement dans un coin du champ et posa
dessus sa veste.
Sur le coup de midi, arrive sa fille aînée, avec le déjeuner dans un
panier. «  Va donc voir ce qu’il y a sous ma veste  », lui demande le père.
Elle obéit mais, dès qu’elle aperçoit la tête, elle s’enfuit en poussant des
cris. Elle court jusque chez elle. La mère, affolée, craignant qu’il soit arrivé
malheur à son mari, envoie sa fille cadette, laquelle, en regardant la tête,
s’enfuit comme sa sœur, courant deux fois plus vite, hurlant deux fois plus
fort.
« J’irai donc, moi », dit la benjamine, la plus hardie, la plus maligne.
Quand elle découvre la tête de dragon-fée, au lieu de fuir, elle lui sourit,
regarde amicalement ses gros yeux, caresse même sa peau écailleuse.
« Viens avec moi et tu vivras comme une princesse », déclare Tête-de-
dragon à la petite. Et, se traînant et se poussant du mieux qu’elle peut, elle
se dirige vers un petit bois, arrive au milieu d’une clairière, soulève une
trappe et descend en roulant un escalier de verre jusque dans un palais
souterrain. Arrivée en bas, elle crie à la fille : « Suis-moi ! Qu’est-ce que tu
attends ? Mais fais attention de ne pas glisser dans l’escalier ! »
Pendant plusieurs années, Tête-de-dragon apprit à la fillette tout ce
qu’une enfant de bonne famille devait savoir ; elle lui apprit même à lire et
à écrire, si bien que la petite devint une jeune fille accomplie et, de plus,
fort jolie. Elle aimait beaucoup sa mère adoptive et toute tête-de-dragon que
celle-ci était, elle l’appelait «  maman  » et coulait près d’elle des jours
heureux, dans le palais souterrain.
Pourtant, il lui prit un beau matin l’envie de retourner à la surface de la
terre, dans la clairière. «  J’ai besoin de respirer… Maman, laissez-moi
monter un moment. »
Tête-de-dragon n’était pas trop contente, mais elle ne savait rien refuser
à sa fille. Voilà donc celle-ci assise au milieu des bois sur une petite chaise
d’argent, son ouvrage à la main. Passe par là le fils du roi, qui s’était égaré
en allant à la chasse. Il voit la jeune fille, lui parle, la trouve à son goût,
belle, agréable, éduquée comme une princesse : il lui propose de l’épouser.
« Je veux bien, répond la fille tout heureuse, mais il faut d’abord que je
demande à maman. »
Elle redescend par la trappe.
« Eh bien ! s’exclame Tête-de-dragon, il ne t’a pas fallu longtemps pour
trouver un prétendant ! Épouse-le, si c’est ce que tu veux et si tu penses être
digne d’un prince. Mais n’oublie pas que c’est grâce à moi. »
En apprenant que la mère consent au mariage, le prince promet de
revenir dans huit jours chercher la jeune fille, dont il fera sa femme. Celle-
ci, en l’attendant, prépare son trousseau avec Tête-de-dragon  : draps,
nappes, serviettes, chemises, culottes et jupons, tous de toile fine, broderies
et dentelles, magnifiques.
Au bout des huit jours, le prince revient dans la forêt, en carrosse,
accompagné par les dames et les seigneurs de sa cour, curieux de connaître
la future mariée. Laquelle, dès qu’elle entend le bruit des roues et le galop
des chevaux, perd la tête, monte l’escalier de verre quatre à quatre et, sans
même dire «  au revoir  » à sa bienfaitrice, encore moins «  merci  », se
précipite vers son fiancé, en laissant la porte de la trappe ouverte. À peine
a-t-elle grimpé dans le carrosse qu’elle se frappe le front. « J’ai oublié mon
peigne, dit-elle, et je dois aller le chercher, car maman m’a bien avertie que,
si j’oubliais quelque chose, il m’arriverait malheur.
—  Des peignes, nous n’en manquons pas dans mon royaume  »,
remarque le prince, mais, pour faire plaisir à sa fiancée, il retourne dans la
clairière.
«  Ah te voilà ! Mais tu étais partie  ? fait Tête-de-dragon en voyant la
jeune fille revenir. Tu as oublié quelque chose ?
— J’ai oublié mon peigne.
— Seulement ton peigne ?
— J’ai beau chercher partout, je ne le trouve pas. »
La jeune fille fouille dans tous les tiroirs de sa chambre, se penche pour
regarder sous les meubles. En vain. Elle se redresse et aperçoit dans la
glace, au-dessus de sa commode, une affreuse tête de dragon qui la
dévisage. Elle écarquille les yeux. «  C’est moi  ?….. Ce n’est pas moi  !  »
s’écrie-t-elle, horrifiée. Et pourtant la dragonne du miroir porte la même
robe qu’elle.
« Maman ! Maman ! Qu’est-ce qui se passe ? Faites quelque chose !
— Je n’y peux rien, répond Tête-de-dragon. Tu as la récompense de ton
attitude envers moi. Je t’ai aimée et élevée comme ma fille, tu me dois tout,
et tu es partie, sans un “au revoir”, sans un “merci”… Qui plus est, en
laissant la porte ouverte.
— Mais le prince…
— Il a promis de t’épouser. Il devra te prendre telle que tu es. »
La pauvre fille s’enveloppa la tête dans un voile épais et s’en retourna
tristement vers le carrosse.
«  Que vous arrive-t-il, ma chère amie  ? demanda le prince.
Emmitouflée de la sorte, vous allez mourir de chaud !
—  Je viens d’attraper un gros rhume  », répondit la jeune fille d’une
voix étouffée.
Elle réussit, tant bien que mal, à échapper aux regards fureteurs des
courtisans, mais ne put résister longtemps aux prières de son fiancé, qui
voulait contempler à loisir son joli visage. Quand il la vit, il faillit
s’évanouir. Et dire qu’il avait promis d’épouser un monstre pareil !
Il se confia à la reine, sa mère. Elle lui conseilla d’éloigner la pauvre
fille. On l’enferma dans une mansarde poussiéreuse, sous les combles du
château.
Le prince en tomba malade. «  Courage, mon fils, lui dit la reine. Je
connais à la cour deux belles filles qui rêvent de t’épouser. Organise un
concours entre elles et ta fiancée. Celle qui, dans la semaine, sera capable
de filer une livre de lin aura gagné et deviendra ton épouse. »
Les deux belles jeunes filles s’enferment et se mettent à filer leur livre
de lin, du matin au soir. La malheureuse fiancée est incapable de rien faire,
tant elle pleure et gémit. Pourtant, comme approche la fin de la semaine,
elle sort de son engourdissement, trouve une corde, descend de sa mansarde
par la fenêtre, court jusqu’à la trappe de la clairière.
« Maman, maman, vous qui avez toujours été bonne pour moi, sauvez-
moi ! Défaites ce que vous avez fait.
— Je ne peux pas. Mais prends cette noix et donne-la au fils du roi. »
Quand les deux autres jeunes filles se présentent, leur écheveau de lin
dans les bras, la fiancée montre sa noix. «  Vous vous moquez de moi  !  »
s’exclame le prince. Mais il ouvre le fruit et en sort un écheveau si bien filé
que tous s’émerveillent. Ce qui ne fait pas son affaire, car s’il n’a pas oublié
la jolie fille des bois, il ne se résigne pas à épouser le monstre qu’elle est
devenue.
«  Qu’à cela ne tienne, dit la reine. Soumettons ces demoiselles à une
autre épreuve. Voici pour chacune une pièce de toile : qu’elles y taillent et
cousent une chemise. Celle qui confectionnera la plus belle chemise se
mariera avec mon fils. »
Nos deux demoiselles s’enferment chacune dans sa chambre et
travaillent. La fiancée, dans sa mansarde, pleure et soupire, sans rien faire
d’autre. Puis elle se décide le dernier soir, s’évade par la fenêtre, court à la
clairière, supplie en vain sa bonne mère et n’obtient d’elle qu’une noisette.
Quand vient le jour où les trois jeunes filles doivent présenter leur ouvrage,
c’est la noisette qui contient la chemise la mieux faite, bien coupée, bien
cousue, le col et les poignets brodés d’or.
«  Cette fois, déclare la reine, ce sera la dernière épreuve. Dans huit
jours, je donnerai un grand bal. Préparez-vous, mesdemoiselles, car la plus
belle deviendra l’épouse de mon fils. »
Les deux jeunes filles, pendant huit jours, se pomponnent, se fardent, se
parfument, n’en finissent plus de se coiffer, essaient tous les vêtements
possibles. La pauvre fiancée se désole. Que peut-elle espérer avec sa figure
grotesque, ses gros yeux, sa longue gueule et sa peau tout écailleuse ? Elle
retourne pourtant le dernier soir à la clairière et descend dans le palais où
demeure sa bienfaitrice.
«  C’est encore toi  ! s’écrie Tête-de-dragon. Toujours en train de
pleurnicher. Tu n’as qu’à t’en prendre qu’à toi. Tu entres et tu sors d’ici,
sans un “bonjour”, sans un “merci”, en laissant même la porte ouverte, alors
que je t’ai comblée de bienfaits et que ta fortune était faite.
— Pardon ! Pardon, ma chère maman ! gémit la jeune fille en pleurant
aux pieds de sa bienfaitrice. Je reconnais votre immense bonté pour moi.
Jamais je ne vous remercierai assez. Et je vous le promets, que j’entre ou
bien que je sorte, je fermerai toujours la porte. Pardonnez-moi.
— Allons, allons. Relève-toi. Va dans ta chambre chercher ton peigne.
Cette fois tu le trouveras. »
La jeune fille va dans sa chambre, prend son peigne sur la commode, au
passage jette un coup d’œil dans le miroir. Ô surprise  ! ô joie  ! Elle est
redevenue comme avant, encore plus belle si possible. Elle court aussitôt
remercier la tête de dragon-fée.
Enfin arrive le jour du bal. Les trois demoiselles avancent, enveloppées
dans des voiles.
Le prince soulève le voile de la première  : «  Quelle coiffure
biscornue ! » dit-il. Puis il soulève le voile de la deuxième : « Comme elle
s’est tartiné la figure ! »
Il hésite à soulever le voile de la troisième, la fiancée qu’il a aimée.
Enfin il se décide et la voit aussi belle qu’avant, encore plus si c’est
possible.
Il n’y comprend rien, mais il est heureux. La jeune fille aussi et, bien
sûr, la tête de dragon-fée, et même la reine. Il ne reste plus qu’à célébrer la
noce.
Aujourd’hui, s’ils ne sont pas morts,
Heureux, ils le sont encore.
10. LE DRAGON DU NONNENFELS

 LORRAINE

 
Qu’un dragon soit le gardien d’un trésor souterrain n’a rien
d’original : c’est une fonction qui lui est souvent réservée, comme nous
le voyons dans la légende germanique de Siegfried (p. 167). Qu’un
jeune homme soit amené à l’affronter n’a rien non plus d’exceptionnel :
c’est le destin promis aux héros des contes. Mais le héros du Nonnenfels
se conduit d’une manière inattendue… Seul un conteur populaire plein
de malice pouvait imaginer pareil dénouement.

Dans la vallée de l’Eigenthal vivait un jeune garçon nommé Franz. Il


gagnait sa vie en gardant les vaches. Souvent il les emmenait paître l’herbe
grasse et verte d’une prairie, au pied du Nonnenfels, cette montagne faite de
gros blocs de grès rouge aux formes fantastiques.
Un jour qu’il se trouvait là avec ses bêtes, il vit s’avancer vers lui en
cabriolant un animal étrange. Il ressemblait à un chevreuil, mais son pelage
était d’un blanc de neige. Il s’immobilisa et regarda le jeune vacher
fixement, puis repartit en quelques bonds vers la montagne, s’arrêta à
nouveau en tournant la tête, comme pour inviter le garçon à le suivre.
Franz n’était pas très hardi, mais il était curieux. Il n’hésita pas
longtemps, jeta un coup d’œil à ses vaches, qui ruminaient tranquillement à
l’ombre des grands hêtres, et suivit le chevreuil. Celui-ci conduisit le vacher
jusqu’au bas de la montagne, qu’ils commencèrent à gravir. Des pierres
roulaient sous leurs pas. Franz grimpait prudemment en regardant où il
mettait les pieds. Quand il releva la tête, le chevreuil avait disparu. Mais un
peu plus haut, il aperçut dans la paroi rocheuse comme une porte. Il
s’approcha. C’en était bien une, faite de fer quelque peu rouillé. Sans doute
fermait-elle l’entrée d’une caverne. Une caverne  ? Il n’en avait jamais
entendu parler. Qui sait si elle ne cachait pas un trésor ? À moins qu’elle ne
servît de refuge à une bête dangereuse… ou à une bande de voleurs. Franz
n’était pas rassuré, mais il voulait savoir. À peine eut-il effleuré la poignée
que la porte s’ouvrit et il entra dans une caverne immense, brillamment
illuminée. Au centre se tenaient trois jeunes filles, serrées l’une contre
l’autre, qui paraissaient l’attendre.
Comme ces demoiselles étaient belles ! Beaucoup plus que les filles de
son village… aussi belles que la statue de la Vierge Marie  ! Leurs fins
cheveux blonds tombaient de chaque côté de leur visage ; elles portaient des
robes de soie, l’une blanche, l’autre bleue, et la troisième rose pâle, couleur
de l’églantine qui fleurit les buissons au printemps. Elles s’approchèrent de
lui, en sautant toutes ensemble, si légèrement qu’elles semblaient flotter.
Franz les contemplait, les yeux ronds, la bouche entrouverte.
Les trois jeunes filles le regardaient en souriant. Puis elles entonnèrent
un chant mélodieux : on se serait cru au paradis.
« Le ciel t’envoie, bel inconnu, chanta la première.
— Nous t’avons longtemps attendu, chanta la deuxième.
— Ne crains rien, sois le bienvenu », chanta la troisième.
Franz tomba à genoux et joignit les mains.
Les demoiselles continuèrent, en faisant alterner leurs voix.
« Ces lourdes chaînes qui nous blessent,
— Viens près de nous pour les briser,
— Car toi seul peux nous libérer… »
Puis toutes les trois en chœur :
« Aie pitié de notre détresse ! »
Le vacher était tellement perdu dans sa contemplation qu’il comprenait
à peine ce qu’elles chantaient. Cependant les mots chaînes, détresse, libérer
finirent par pénétrer dans son esprit : en observant mieux les demoiselles, il
s’aperçut – ô horreur  ! – qu’elles étaient toutes les trois enchaînées par la
taille… Enchaînées  ! Prisonnières sans doute… Il devait absolument les
délivrer.
À ce moment retentit un hurlement terrible qui fit trembler les parois de
la caverne et dresser les cheveux sur la tête de Franz. Comme par
enchantement, un monstre surgit à côté des trois jeunes filles. Assis sur un
énorme coffre de fer qu’il agrippait de ses griffes, il jetait sur le vacher des
regards menaçants. Du feu sortait de ses naseaux, de la bave de sa gueule et
il serrait entre ses dents une clé d’or.
Franz, toujours agenouillé, le cœur affolé, n’osait plus faire un geste.
Cependant les trois demoiselles continuaient à chanter, en s’adressant à lui
d’une voix suppliante.
« Ami, sois courageux et fort !
— Approche hardiment du dragon…
— Prends entre ses dents la clé d’or…
— Alors nos chaînes tomberont…
— Tu posséderas le trésor…
— Caché dans le coffre sans fond. »
Mais Franz demeurait immobile, paralysé par la terreur. Le dragon
remuait sa queue écailleuse, il crachait, il soufflait, et la clé d’or étincelait.
Les trois jeunes filles continuèrent, en se rapprochant d’un bond du
vacher :
« Ami, ami, nous t’implorons…
— Sauve-nous de cet affreux sort…
— Et pense à l’or que nous t’offrons. »
Franz tressaillit et se releva. Pleines d’espoir, les demoiselles
poursuivirent :
« Viens, noble vainqueur du dragon !
— Viens détruire notre prison…
— Plus près… plus près… avance encore ! »
Pourtant Franz n’avançait pas. Il reculait plutôt, en claquant des dents.
« Mais il s’arrête sans raison !
— Mais il tremble de tout son corps !
—  Mais il s’enfuit comme un poltron  !  » se lamentèrent
harmonieusement les trois jeunes filles. Car, malgré leurs promesses et leurs
supplications, Franz, qui avait retrouvé l’usage de ses jambes, leur tournait
le dos à présent et se précipitait vers la porte. Il dégringola le flanc de la
montagne, sans se soucier des cailloux qui roulaient, et se retrouva dans la
prairie, où ses vaches paissaient toujours l’herbe grasse et verte.
Comme le soir tombait, il les ramena à l’étable. Il ne souffla mot de son
aventure à personne. Il ne se confiait qu’à ses bêtes.
 
On ne revit jamais le chevreuil blanc, et le Nonnenfels garda son trésor.
Mais de très vieilles femmes de l’Eigenthal prétendent qu’au matin de
Pâques on entend du côté de la rivière des bruits étranges  : des
gloussements de joie, des rires et même des chansons dans les clapotis de
l’eau. On dit aussi qu’un voyageur passant par là surprit, dans l’aube
brumeuse, trois baigneuses au corps si transparent qu’on devinait à travers
les herbes de la rive.
Dès qu’il s’approcha, les belles disparurent, en poussant des cris de
détresse. Mais il entendit longtemps encore résonner leurs voix plaintives,
du côté du Nonnenfels.
Combats héroïques
11. LE DRAGON ET LE COUCOU

 LITUANIE

 
Sur une trame traditionnelle, voici un conte original. L’arrière-plan est
historique, puisqu’il s’agit, au Moyen Âge, de la lutte du duché de
Lituanie contre des envahisseurs venus de l’Ouest, les chevaliers
teutoniques : ils veulent convertir de force au christianisme un peuple
encore païen, et le dragon représente une figure ennemie, légèrement
comique. En outre, les héros sont cette fois, non des chevaliers, mais
des femmes.

En France, quand le coucou chante pour la première fois, on est


content  : c’est le signe du printemps. Puis on tâte ses poches et, si l’on y
trouve une pièce de monnaie, on est assuré, paraît-il, de la conserver toute
l’année.
En Lituanie, on juge mélancolique la chanson du coucou. C’est la
plainte de Danuté, une merveilleuse jeune fille qui vivait en des temps
anciens. Elle vivait pour ses trois frères, qu’elle aimait par-dessus tout. Un
jour, ils partirent à la guerre, à l’appel de leur grand-duc, pour combattre
leurs ennemis, les chevaliers teutoniques. Quand la guerre fut finie, semant
partout ruines et deuils, les chevaux des trois frères rentrèrent seuls au logis.
On ne revit jamais leurs cavaliers. Danuté pleura si fort et si longtemps la
mort de ses frères que le roi des dieux, Perkunas, pris de pitié, la changea en
coucou.
Le pauvre oiseau survola une dernière fois les lieux de son enfance,
puis s’éloigna à travers la plaine. Il cherchait un asile auprès d’un cœur
compatissant. Il chercha longtemps, ne rencontrant que des êtres méchants.
À la fin, pourtant, il se posa sur un chêne, au centre d’une forêt immense.
Là, dans une clairière, vivait Éléna la blonde avec ses neuf frères.
Éléna demeurait dans une maison un peu délabrée, aux murs de
planches, aux joints de mousse. Les frères couraient les bois et les champs
et faisaient la fête, chaque fois qu’ils le pouvaient. La jeune fille, elle,
travaillait du matin au soir et chantait tout en travaillant. Son premier soin, à
son réveil, était d’émietter du pain pour les oiseaux. Le soir, quand les
chauves-souris sortaient en tournoyant du grand chêne, elle ne poussait pas
de petits cris, comme font les dames de la ville : elle leur offrait un peu de
lait.
Danuté le coucou résolut de s’arrêter là, près de celle qui traitait aussi
bien les oiseaux que les hommes. Elle pensait trouver enfin l’oubli et le
repos. Hélas  ! Éléna la blonde, ses joyeux frères et leurs amies les bêtes
n’étaient pas les seuls habitants de la forêt  : il s’y trouvait aussi un
vokietelis.
Un vokietelis, qu’est-ce que c’est  ? Eh bien, c’est un dragon d’une
espèce ordinaire, à neuf têtes et une seule queue, et qui a la fâcheuse
habitude, lorsque les animaux lui font défaut, de se nourrir de chair
humaine. Vokietelis, dans la langue du pays, signifie « Petit-Allemand » –
ce qui est pure malice, de la part des Lituaniens, à l’égard de leurs voisins.
Petit-Allemand le dragon avait élu domicile dans la forêt où se
trouvaient nos amis. La forêt était grande et ils n’avaient jamais eu
l’occasion de se rencontrer.
Chacun vaquait à ses occupations. Éléna cuisait le pain, préparait la
soupe, Danuté l’encourageait de son chant, les neuf frères attendaient que le
repas fût prêt, sauf le dernier, qui voulait bien couper du bois pour rendre
service à sa sœur. Petit-Allemand mangeait.
Comme il était encore très jeune, il s’attaquait de préférence aux petits
animaux, lapins, souris, écureuils, un faon même de temps en temps. Quand
il avait bien mangé, il se mettait en boule, à la manière des chats, et
s’endormait. Il avait souvent du mal à nicher ses neuf têtes contre son
ventre rebondi. Alors que huit d’entre elles avaient clos leurs paupières, la
neuvième tête, plus curieuse et bien éveillée, se balançait gracieusement au-
dessus des autres.
Le temps passa. Éléna filait le lin, tissait la toile, Danuté l’aidait en
tenant le fil dans son bec, les frères attendaient, pour partir à la ville, que
leurs vêtements fussent prêts, sauf le dernier, qui cueillait pour sa sœur un
bouquet de fleurs des bois. Petit-Allemand mangeait.
Il avait beaucoup forci et sa neuvième tête, la plus haute, pouvait
attraper les bourgeons à la cime des arbres. Mais l’ordinaire de son menu se
composait de biches, d’ours et de sangliers ; une fois, il avala même un cerf,
dont les bois lui picotèrent le gosier.
De temps en temps, Éléna interrompait sa tâche, levait les yeux  : des
coups sourds, des bruits de poursuite lui parvenaient de la forêt ; puis tout
retombait dans le silence. Elle cessait de s’inquiéter. Mais Danuté le coucou
se doutait de la vérité  ; elle avait l’expérience de deux vies et savait tout
bonheur menacé. Elle se rendit au fond des bois. Quand elle vit, au milieu
des arbres, des ossements éparpillés et le vokietelis repu, passant les neuf
pointes de ses langues sur ses dix-huit babines luisantes, elle s’envola
jusqu’au seuil d’Éléna et se mit à chanter :
Les neuf têtes – coucou
Font la fête – coucou
Ne dédaignent – coucou
Jeunes plantes – coucou
Tendre viande – coucou
Sont gourmandes – coucou
De tout
De tout

Mais Éléna ne l’écouta guère. Elle avait d’autres pensées en tête : elle
allait se marier.
Le jour des noces, elle échangea son collier de corail contre de
nombreux colliers d’ambre, son tablier uni contre une lourde jupe bariolée
et sa vieille maison des bois contre une belle demeure dans la plaine : elle
épousait un riche fermier. Mais elle jura de n’oublier jamais ses frères, ni
Danuté, ni les chauves-souris du grand chêne. Elle reviendrait aussi souvent
qu’elle le pourrait. Et elle s’éloigna avec son mari, dans sa charrette fleurie,
au trot de ses alezans.
Elle tint sa promesse. Un mois plus tard, sans avoir prévenu personne,
car elle voulait faire une surprise, elle retourna dans la forêt. Elle emportait
dans sa charrette neuf gâteaux qu’elle avait pétris, neuf chemises qu’elle
avait tissées, neuf ceintures qu’elle avait brodées – sans oublier un pain de
seigle pour les oiseaux et pour Danuté son amie. Elle avait même pris son
fuseau, avec une grosse poignée de lin, pour travailler tout en bavardant.
Que la forêt était jolie, fraîche et dorée par l’automne  ! Éléna avait
oublié comme les sous-bois sentaient bon et elle allait gaiement, dans sa
charrette neuve, au trot de ses alezans. Elle imaginait déjà la joie de ses
frères, se passant la petite sœur de bras en bras  ! Elle en riait toute seule,
quand le vokietelis se dressa devant elle.
« Que me voulez-vous, mon bon seigneur ? demanda-t-elle d’une voix
tremblante.
— Je veux te manger, mon enfant.
— Oh ! c’est que je ne suis guère bonne à manger… Je suis maigre et
j’ai déjà tant travaillé que mes muscles sont noueux, ma peau rugueuse…
Mais s’il vous plaît de goûter mes gâteaux, ils sont cuits de ce matin.
— Ta ta ta, dit le monstre, je suis sûr, rose et fraîche comme tu es, que
je te trouverai à mon goût  ! Mais donne toujours ces babioles en
attendant. »
Et les neuf têtes avalèrent les neuf gâteaux en neuf bouchées, puis se
tournèrent à nouveau vers la pauvre fille.
« Vous plairait-il d’enfiler mes neuf chemises tissées, de nouer mes neuf
ceintures brodées… Elles iraient parfaitement à votre seigneurie. »
Petit-Allemand, d’assez mauvaise grâce, attrapa ceintures et chemises ;
mais au lieu de les nouer ou de les enfiler, il se les fourra dans la gueule, les
mastiqua un moment, puis se remit à contempler Éléna fixement.
« Or ça, petite fille, ce n’est pas tout… Ces hors-d’œuvre m’ont mis en
appétit. Approche donc que je te tâte.
—  Oh  ! dit Éléna, j’avais oublié. Prenez donc encore ce petit présent.
C’est excellent pour la santé. »
Elle lança adroitement dans une des gueules ouvertes le fuseau pointu et
dans une autre une poignée de lin embroussaillé. Le fuseau écorcha la bête
et la poignée de lin faillit l’étrangler. Les neuf têtes, de colère, virèrent du
rose au pourpre et se mirent à rugir si épouvantablement que les chevaux
hennirent et se cabrèrent. Le vokietelis se rua sur eux et se les engouffra.
Ensuite il entreprit de déchiqueter la carriole et de fabriquer avec les
planches des cure-dents. Ceci fait, il chercha autour de lui : où était passée
la femme ?
Éléna, sans plus attendre, avait grimpé au sommet d’un chêne, dont les
branches s’étaient inclinées exprès. Heureusement pour elle, Petit-Allemand
était enrhumé. Il avait beau renifler partout, il ne la trouva pas. Allait-elle se
tirer d’affaire ?
Alors arriva le coucou, mystérieusement averti du danger que courait
son amie. Éléna chuchota :
Gentil oiseau, coucou joli,
Va-t’en chercher dans la clairière
Du secours près de mes neuf frères.

L’oiseau partit à tire-d’aile.


Il alla d’abord vers la chambre de Vincas, l’aîné des frères, et frappa à
la vitre. Vincas était en train de se tailler la barbe avec beaucoup de soin.
L’oiseau se mit à chanter :
Votre sœur – coucou
En danger – coucou
Grimpe à l’arbre – coucou
Le dragon – coucou
Affamé – coucou
La regarde – coucou
À l’aide !
À l’aide !

«  Sottises  ! s’écria Vincas en colère, les ciseaux à la main. Qu’est-ce


que tu me chantes là ? Éléna nous aurait prévenus de sa visite… Tu as failli
me faire couper la joue. Va-t’en, oiseau de malheur ! »
Danuté s’approcha de la deuxième fenêtre. Le deuxième frère se
débattait avec les manches de sa chemise, qu’il ne parvenait pas à enfiler.
Quand il entendit le coucou, son visage joufflu se crispa, sa main esquissa
un geste. Puis il recommença à s’entortiller dans les plis de la toile.
Le troisième frère faisait la sieste. Ses ronflements couvrirent la voix de
l’oiseau. Le quatrième se coupait les ongles et ne leva même pas les yeux
de l’extrémité de ses doigts. Le cinquième fumait la pipe, le sixième jouait
avec son couteau, le septième avec son chien, le huitième avec son chat.
Quant au plus jeune, Antanas, le préféré d’Éléna, il était si bien plongé dans
ses pensées qu’il n’entendit pas le coucou. Pourtant, c’était à sa sœur qu’il
songeait…
La pauvre Danuté s’en retourna tristement trouver Éléna dans son
chêne.
Les neuf frères – coucou
Font la sieste – coucou
Ils sont sourds – coucou
L’un digère – coucou
L’autre rêve – coucou
L’autre tète – coucou
Sa pipe
Sa pipe

Cependant le vokietelis, n’arrivant pas à dénicher sa victime, s’apprêtait


à rentrer chez lui. Quand il entendit l’oiseau, il revint sur ses pas. Il détestait
particulièrement les oiseaux. Trop rapides pour lui, ils lui échappaient
toujours ; et il n’aimait pas leur voix. Mais celui-ci allait lui rendre service.
« Ah ! Ah ! rusée petite bête, je t’entends, je te vois… Bien sûr, je ne
t’attraperai pas, mais tu vas me conduire à celle pour laquelle tu chantes si
bien… Il me semble que j’aperçois là-haut un bout de jupe. »
Pourtant il eut beau se dresser sur ses pattes, aucune de ses têtes, pas
même la neuvième, la plus haute, ne parvint à atteindre Éléna, tant le chêne
avait haussé ses branches. Petit-Allemand serait sûrement encore là, à se
dandiner d’une patte sur l’autre, si la gourmandise ne lui avait donné une
idée : il se mit à ronger à sa base le tronc énorme de l’arbre. Avec ses dix-
huit rangées de dents, il allait vite en besogne.
L’arbre oscillait déjà. Éléna se cramponnait avec tant d’énergie que la
bague qu’elle avait au doigt lui entra dans la chair. Sa bague… pourquoi n’y
avait-elle pas pensé plus tôt  ? Elle l’arracha de son doigt, la tendit à
l’oiseau.
Coucou joli, petite amie,
Porte ma bague à la clairière.
Au plus gentil de mes neuf frères,
Antanas, tu la donneras.
En la voyant, il comprendra.

Ce que fit Danuté.


Cette fois, le jeune homme l’entendit. Il appela ses frères à la rescousse.
Ils se précipitèrent dans la forêt, conduits par l’oiseau. Précédés par leurs
neuf chiens, au galop de leurs neuf chevaux, leurs neuf épées étincelantes
au poing, ils fondirent sur les neuf têtes et, d’un seul coup, les tranchèrent
toutes les neuf.
Il était temps. Le chêne, vaincu, s’inclinait  ; il put encore, avant de
mourir de sa mort d’arbre, déposer Éléna évanouie dans les bras de ses
frères, pendant que là-haut, tout là-haut dans le ciel, l’oiseau chantait :
Les neuf frères – coucou
Ont vaincu – coucou
Les neuf têtes – coucou
Ont perdu – coucou
Éléna – coucou
Renaîtra – coucou
À la vie
Coucou
Coucou
12. LA TARASQUE

 PROVENCE

 
Dans les pays occidentaux, au Moyen Âge, le dragon représente le mal
et le péché ; il incarne le diable. Nombreux sont les saints qui se sont
attaqués à lui et l’ont vaincu, au nom de leur Dieu. Au XIII e siècle,
Jacques de Voragine a recueilli certaines histoires dans sa Légende
dorée, une œuvre dont le succès fut immense. Outre les dragons de saint
Georges et de saint Michel, les plus célèbres, nous avons, en France, le
Graouilly à Metz, dompté par saint Clément, la Gargouille à Rouen,
que saint Romain combattit, la Chair Salée à Troyes, dont se
débarrassa saint Loup, sans compter la Grand Goule à Poitiers et, bien
sûr, la Tarasque…
Après la mort de Jésus, ses disciples et ses amis, les premiers
chrétiens, durent fuir la Palestine. Parmi eux se trouvaient Lazare et ses
deux sœurs, Marie-Madeleine et Marthe. On les obligea à monter dans une
barque sans rames, ni voile, ni gouvernail, et, vogue le bateau !, il leur fallut
affronter la mer avant de trouver une terre d’accueil.
Pourtant la traversée de la Méditerranée se fit sans aucune difficulté  :
pas de courant traître, pas de tempête, un ciel léger, une mer d’huile  ; le
bateau avançait comme poussé par les anges.
Les fugitifs abordèrent près de Marseille, en Provence, dans un pays qui
ressemblait au leur, avec ses plaines caillouteuses, ses collines couronnées
de chênes verts et de pins, son climat sec et chaud. Un fleuve puissant
séparait la région en deux et, le long de ses rives, les hommes s’étaient
établis – tous païens.
Alors Lazare et ses sœurs se séparèrent et partirent, chacun de son côté,
pour convertir les gens du pays à la religion nouvelle.
Marthe s’installa dans une petite ville nommée Nazolon – ce qui
signifie « le lieu noir ». En effet, à cet endroit, le Rhône était bordé par une
forêt toujours sombre tant les arbres y étaient touffus. Et dans cette forêt
vivait un dragon.
La Tarasque (c’était son nom), mi-bête, mi-poisson, plus grosse qu’une
vache, plus longue qu’une jument, portait des cornes sur la tête et possédait
des dents aussi tranchantes que des épées. Elle soufflait du feu, non par la
gueule, comme tout dragon qui se respecte, mais par le derrière, et brûlait
tout ce que son souffle touchait. Elle se nourrissait indifféremment
d’animaux ou d’êtres humains, avec une préférence pour les petits enfants,
parce que leur chair était plus tendre. Tantôt elle surgissait des bois à
l’improviste, tantôt, tapie au fond du Rhône, elle faisait couler les bateaux,
avalant les pêcheurs assez imprudents pour s’aventurer sur le fleuve, car
elle se trouvait aussi bien dans l’air que dans l’eau.
Les habitants de Nazolon vivaient dans la terreur.
Marthe, qui était une vraie sainte, bonne et habile, soignait les rescapés
et tentait de les consoler en leur parlant du paradis promis aux hommes de
bonne volonté. Mais la peur ferme les oreilles et personne ne l’écoutait.
Alors elle prit sa décision. Par un bel après-midi d’été, elle s’en alla,
seule, à la rencontre du dragon. Elle avait passé dans sa ceinture une croix,
fabriquée avec deux bouts de bois et tenait à la main un flacon rempli d’eau
bénite. Elle n’eut pas à chercher longtemps.
Quand elle arriva sur la rive, la Tarasque sortait du Rhône. La bête
s’ébroua, dans un jaillissement de gouttelettes, puis s’abattit lourdement sur
la berge. Ses écailles vertes étincelaient au soleil, du feu sortait de sous sa
queue et, dans sa gueule, elle tenait un homme ruisselant, qui se débattait.
Marthe n’hésita pas un instant. Elle s’avança, brandit sa croix et
aspergea le monstre d’eau bénite. La Tarasque aussitôt recracha l’homme,
qui s’enfuit à toutes jambes. Puis elle baissa la tête et tendit le cou, si bien
que la sainte n’eut plus qu’à lancer autour sa ceinture, dont elle se servit
comme d’un licou. Et toutes deux se mirent en marche vers la ville, Marthe,
toute petite à côté de l’énorme bête, qui se laissait conduire, devenue douce
comme un agneau.
Les habitants de Nazolon n’en croyaient pas leurs yeux. Comment était-
ce possible  ? Ce petit bout de femme avait dompté le monstre qui avait
dévoré tant des leurs  ? La bête était à leur portée  ? Ils allaient pouvoir se
venger. Et malgré les protestations de Marthe, qui aurait voulu garder la
Tarasque à son service, ils se jetèrent sur celle-ci et la tuèrent à coups de
pierres. Ensuite, pour remercier la sainte de les avoir délivrés du mal, ils se
convertirent en masse.
 
Mais ils n’oublièrent pas la Tarasque. Chaque année, au temps du
carnaval, ils la promènent dans les rues, sous la forme d’un mannequin de
papier. Bien plus, la ville a repris le nom de la bête puisque, désormais, elle
s’appelle Tarascon.
13. LE VIEUX DES ROCHERS

 AMÉRIQUE DU NORD (INDIENS)

 
Nous connaissons bien aujourd’hui les contes recueillis parmi les tribus
indiennes d’Amérique du Nord. Dits autrefois au coin d’un feu de camp,
ils permettaient de transmettre aux jeunes ce que savaient les anciens,
leurs règles de vie et leur conception du monde. William Camus,
descendant d’un authentique Iroquois, a collecté un grand nombre de
ces récits, dont celui-ci, transmis par les Indiens Caddo. Les héros
parcourent l’univers entier pour nous dire qu’il faut rester vigilants, car
les monstres, même vaincus, peuvent toujours renaître.
Une femme avait deux filles. L’aînée attendait un enfant, la cadette
était encore une fillette. Elles habitaient une hutte au bord d’un lac.
Or, sur la rive de ce lac, dans les rochers, vivait un monstre appelé
Caddaja. Il avait un corps de serpent, glissant et luisant, des cornes aiguës,
des griffes pointues. D’ordinaire il se tenait caché dans les broussailles entre
les pierres, mais un jour il entendit des cris, des rires, la chute d’un corps
dans l’eau, puis d’un autre corps, et des clapotis à n’en plus finir : c’étaient
les deux filles qui se baignaient.
Caddaja, lentement, majestueusement, sortit de sa cachette et
s’approcha.
«  Bonjour, Vieux des rochers, c’est gentil de venir nous saluer, dit
l’aînée.
—  Je ne viens pas vous saluer, je viens vous dévorer  », répondit le
monstre, qui se jeta sur la fille et l’avala.
Ce que voyant, la cadette sortit de l’eau le plus vite qu’elle put et
grimpa tout en haut d’un orme qui poussait là.
Caddaja tenta bien de monter à l’arbre, mais pas moyen… il avait beau
essayer et essayer encore, ses écailles luisantes glissaient sur l’écorce et il
dégringolait. Alors il s’y prit autrement. Il décida d’abattre l’arbre et
commença à entamer le tronc, de ses cornes aiguës, de ses griffes pointues.
La fillette sauta du haut de l’orme dans le lac et nagea, nagea, tout au
fond, un temps si long qu’elle put faire le tour de la Terre. Quand elle revint
à son point de départ, le monstre était occupé à boire l’eau du lac, dans
l’espoir de le vider et d’attraper la fille, si bien qu’il ne se rendit même pas
compte qu’elle était à ses côtés. Sans bruit, elle se dirigea vers la hutte, où
elle retrouva sa mère.
Elle lui raconta ce qui s’était passé.
«  Ma fille aînée  ! s’écria la mère. Dévorée par le Vieux des rochers  !
Quel malheur !… A-t-il au moins laissé ses os ? Allons les chercher. »
La mère et la fille se rendirent sur la rive du lac. Elles cherchèrent
longtemps, mais ne trouvèrent ni les os de l’aînée, ni Caddaja, qui, le ventre
gonflé par l’énorme quantité d’eau qu’il avait bue, dormait dans les
broussailles.
Tout ce qu’elles trouvèrent, ce fut une petite tache de sang sur une
feuille. La mère la prit, la plaça dans la coque vide d’une noisette et la
rapporta chez elle. Elle la mit au fond d’un vase en terre cuite.
La nuit vint. Les deux femmes dormaient quand elles furent réveillées
par un bruit : quelque chose cognait dans le vase.
« Sortez-moi de là ! Je suis votre petit-fils et votre neveu ! Je sais tout
ce qui s’est passé. Je vengerai ma mère ! Je suis un Brave ! »
La tache de sang dans la noisette s’était transformée en un beau jeune
homme. Les deux femmes l’aidèrent à sortir du vase.
« Et maintenant, commanda-t-il, allez dans la forêt ramasser du bois et
les plumes que laissent tomber les oiseaux. J’en ferai un arc et des
flèches. »
Les deux femmes obéirent et, le lendemain matin, le jeune homme
partit à la recherche du monstre qui avait dévoré sa mère.
«  Préparez-moi un bon repas pour mon retour  !  » cria-t-il à sa grand-
mère et à sa tante en s’en allant.
Il n’eut pas à chercher longtemps. Caddaja, enroulé autour de ses
rochers, chauffait ses écailles au soleil.
« Caddaja ! Holà Caddaja ! Vieux des rochers, réveille-toi ! Je vais te
tuer. Mais je te laisse une chance. Prends ta lance !
— Je n’en ai pas.
— Ta hache de guerre !
— Je l’ai cassée.
— Ton coutelas !
— Je l’ai perdu.
— Que possèdes-tu alors ? ta méchanceté ? ta gourmandise ? Défends-
toi ! »
Le Brave saisit son arc, ajusta sa flèche et visa le monstre entre les deux
yeux.
Dès qu’elle atteignit Caddaja, la flèche se transforma en chêne et lui fit
éclater la cervelle.
Le jeune homme retourna chez lui.
« J’en ai fini avec le Vieux des rochers… Je peux manger. Comme ça
sent bon ! »
À la fin du repas, le Brave s’adressa aux deux femmes.
« Ce n’est pas tout d’avoir tué Caddaja. Je crains qu’un monstre de sa
famille ne vienne le venger. Vous ne serez jamais en sécurité si vous restez
près de ce lac. Suivez-moi ! Allons-nous-en d’ici ! »
Ils parcoururent la Terre entière sans trouver un lieu à leur convenance.
Alors ils montèrent dans le ciel.
Ils y sont tous les trois à présent, la grand-mère, la tante et le petit-fils.
Et de là-haut le Brave voit tous les monstres qui se cachent dans les lacs
et dans les forêts. Il bande son arc, il vise, il tire, et il les tue, comme il a tué
le Vieux des rochers.
14. LA BÊTE-À-SEPT-TÊTES

CANADA

 
Ce conte, avec bien d’autres, a été recueilli par Germain Lemieux dans
l’Ontario, une province couverte de forêts, située au milieu du Canada,
entre la baie d’Hudson et les Grands Lacs. De vieux paysans
francophones répétaient ces histoires, que leur avaient transmises leurs
pères. Leur trame rappelle celle des contes d’Europe : le vaillant jeune
homme, aidé par des animaux magiques, part chercher fortune et
rencontre le dragon. Mais cette fois, celui qui combat le monstre n’est
pas un noble chevalier : c’est un simple petit homme des bois qui
s’exprime avec des mots d’aujourd’hui et parle de dollars et non
d’écus…
Au milieu de la grande forêt canadienne, dans une cabane de
planches, vivaient Ti-Jean et sa vieille grand-mère.
Ti-Jean était un bon gars, toujours prêt à rendre service, le cœur à
l’ouvrage et le sourire aux lèvres. Ils étaient bien pauvres, lui et sa grand-
mère, et mangeaient plus souvent des galettes de sarrasin que des plats de
roi. Mais rien n’était jamais trop bon pour les chiens.
Ti-Jean avait trois chiens merveilleux  : Brise-fer, Entend-clair et Va-
comme-le-vent. Ils ne parlaient pas, mais c’était tout comme, suivaient leur
maître partout et lui obéissaient au doigt et à l’œil. Va-comme-le-vent était
le plus efficace et le plus rapide des trois.
Un jour, Ti-Jean partit à la chasse dans la forêt.
« Fais bien attention à toi, Ti-Jean, lui dit sa grand-mère.
—  Oui, oui, mémère. Ne t’en fais pas  : avec mes chiens, je ne crains
rien. »
En chemin, il trouva un papier cloué sur un arbre. Quelqu’un avait écrit
quelque chose dessus. « C’est peut-être un message, pensa Ti-Jean. Moi, je
ne sais pas lire, mais ma grand-mère, si. »
Il retourna donc à la cabane.
« Ah mon Dieu ! dit la vieille après avoir lu le billet. Il paraît qu’une
bête-à-sept-têtes rôde par ici dans les bois. Et demain, elle ira trouver le roi
pour qu’il lui donne sa fille à dévorer. La bête mange une personne par an.
Demain, c’est son jour et c’est le tour de la princesse.
— Mémère, prépare-moi un casse-croûte pour demain.
— Mon Ti-Jean, si tu y vas, fais bien attention à toi !
— Oui, mémère, je ne crains rien avec mes chiens. »
Le lendemain, Ti-Jean s’en alla, avec son casse-croûte, son fusil et ses
chiens, et se dirigea vers le château du roi. Mais le roi avait fait entourer la
ville où il habitait d’une haute clôture de fils de fer barbelés.
À la rigueur, Ti-Jean aurait pu l’escalader, mais ses chiens, non : ils se
seraient écorché la peau. Il fit le tour de la clôture et finit par trouver un
trou. Les chiens s’y glissèrent. Ti-Jean, lui, lança son fusil par-dessus les
fils de fer, déchira son mouchoir en deux, s’enveloppa les mains avec les
morceaux, grimpa jusqu’en haut de la clôture et sauta de l’autre côté. Il
ramassa son fusil, et en route vers le centre de la ville avec ses chiens !
Les rues étaient désertes, ce qui l’étonna. Il se trouva bientôt devant une
sorte d’auberge. Toc ! toc ! « Il n’y a personne ? »
Une vieille femme lui ouvrit.
« D’où venez, jeune homme ? Où allez-vous ?
—  Euh… je viens des environs… Je vais… tout près d’ici. S’il vous
plaît, madame, auriez-vous un morceau de viande à me vendre pour mes
chiens ?
— De la viande… Oui, bien sûr, mais c’est cher.
— C’est que je n’ai pas beaucoup d’argent. Pourtant mes chiens ont très
faim. C’est combien ?
— Quinze sous.
—  Les voilà. J’ai de la chance, car, chez moi, c’est beaucoup plus
cher ! »
Pendant que les chiens se régalaient, Ti-Jean poursuivit la conversation.
«  Pardon, madame, pouvez-vous me dire pourquoi une clôture de
barbelés entoure la ville ? J’ai pas mal voyagé, c’est la première fois que je
vois ça !
— Vous ne savez pas ? C’est pour se protéger de la bête-à-sept-têtes !
— La bête-à-sept-têtes ? »
Ti-Jean faisait l’ignorant dans l’espoir d’en apprendre plus.
«  Oui, vous avez bien entendu, à-sept-têtes  ! Elle est terrible, cette
bête… Mais la clôture ne sert à rien. La bête est capable de sauter par-
dessus. Elle sort de ses bois une fois par an, à cinq heures de l’après-midi,
pour réclamer ce qu’on lui doit. Après, elle s’en va. On est tranquille pour
un moment.
— Et qu’est-ce que vous lui devez ?
—  Un être humain à dévorer.  » La vieille ajouta en baissant la voix  :
« Et justement c’est aujourd’hui que la bête sort des bois.
— Oh ! Et vous savez qui sera dévoré aujourd’hui ? »
La vieille prit un air important :
« C’est la propre fille du roi… Oui, monsieur, c’est comme je vous dis.
À cette heure, le roi doit être en train de la conduire sur la grand-place, avec
toute sa suite, les courtisans, les musiciens, les soldats, et la pauvre reine
qui pleure comme une Madeleine. Tout le monde est là, pour saluer la
princesse une dernière fois… Moi, je n’y vais pas, à cause de mes
mauvaises jambes… Mais vous qui êtes jeune… la grand-place est au bout
de la rue.
— Merci, madame, pour ces renseignements… Au revoir ! »
Ti-Jean s’en allait lorsqu’il se ravisa et revint sur ses pas.
« Madame, vous qui savez tout, avez-vous une idée de l’endroit par où
la bête entre dans la ville ?
— Bien sûr, jeune homme ! Elle prend toujours le même chemin. Vous
l’entendrez venir de loin  : elle fracasse tous les arbres sur son passage  !
C’est par là. »
Et la vieille lui indiqua l’endroit.
Quand Ti-Jean parvint sur la place où s’était massée la foule, le cortège
royal arrivait  : les soldats, les courtisans, le roi, la reine qui pleurait, et la
princesse dans sa robe de cérémonie. Les musiciens jouaient une marche
funèbre. Dès que la jeune fille eut pris place sur l’estrade qu’on avait
préparée pour elle, les cloches des églises se mirent à sonner lugubrement.
Il serait bientôt cinq heures : la bête approchait.
À ce moment, Ti-Jean passa avec ses chiens devant l’estrade et jeta un
coup d’œil sur la princesse. Qu’elle était belle ! et si pâle ! et comme elle
avait l’air effrayé  ! Il fallait absolument vaincre la bête qui prétendait
l’avaler. Ti-Jean s’éloigna en toute hâte.
Mais la princesse, malgré sa peur, l’avait remarqué. « Le beau garçon !
murmura-t-elle à son père, qui se tenait à ses côtés. Et vous avez vu les
chiens qui l’accompagnent ?
— S’ils te plaisent, je leur ordonne de venir ici tout de suite, répondit le
roi.
— À quoi bon, puisque je vais mourir ! » Et elle se mit à sangloter.
Cependant Ti-Jean s’était frayé un passage dans la foule et, par les rues
désertes, avait poursuivi son chemin jusqu’à l’endroit que lui avait indiqué
la vieille.
Il attendait la venue de la bête au pied de la clôture, seul avec son fusil,
aussi impatient que ses chiens.
Il n’attendit pas longtemps. Le bruit des branches brisées par les sept
têtes devint de plus en plus distinct, et la bête sortit des bois.
« Attention ! cria Ti-Jean à ses chiens tout excités. Dès qu’elle sautera
la clôture, précipitez-vous sur elle ! »
Dès qu’elle sauta la clôture, clac  ! les mâchoires de Brise-fer se
refermèrent sur le cou de la première tête, clac ! Entend-clair en fit autant
du deuxième cou, clac ! clac ! Va-comme-le-vent, tournant sa gueule à toute
vitesse, atteignit presque en même temps la troisième et la quatrième têtes,
puis, à lui seul, se rua sur la cinquième et la sixième, tandis que Ti-Jean
continuait à crier : « Allez-y ! Sus à la bête ! Allez ! Allez ! À bas la bête-à-
sept-têtes ! »
La bête, affalée, respirait à peine : il lui restait une seule tête. Elle n’en
avait plus pour longtemps. Le soir tombait.
«  Ça suffit maintenant, dit Ti-Jean à ses chiens. Calmez-vous  ! Vous
avez bien travaillé. »
Il se pencha sur les têtes qui rougissaient l’herbe et, méthodiquement,
coupa toutes les langues – sauf la dernière. Il hésita. Allait-il laisser la bête
mourante souffrir jusqu’au dernier moment ?
Il tira sur elle avec son fusil, mais cela ne servit à rien, la peau de la
bête était trop épaisse.
Il s’adressa donc à ses chiens  : «  Finissez votre travail  !  » Ceux-ci
s’attaquèrent ensemble à la tête qui restait. Ti-Jean coupa la septième
langue et la mit avec les autres au fond de son sac.
Puis, comme la nuit était venue et qu’il n’était plus temps de retourner
voir la princesse sur la grand-place, Ti-Jean décida de rentrer chez lui, près
de sa grand-mère. Il reviendrait le lendemain.
« Bonsoir, mémère. Tu ne t’es pas trop inquiétée ?
—  Oh que si  ! mon petit Jean… Il est bien tard. Avec cette bête qui
rôde…
— Elle ne rôdera plus, la bête ! Mes chiens ont coupé ses sept têtes. La
bête est morte, la princesse est sauvée. Demain j’aurai ma récompense.
J’irai trouver le roi à l’heure du déjeuner : il m’invitera sûrement à partager
son repas.
—  Toi, à la table du roi  ? Tu n’y penses pas  ! Un pauvre petit gars
comme toi !
—  Pauvre, je ne le resterai pas… Réjouis-toi, mémère, car nous ne
vivrons plus dans la misère. »
Le lendemain, Ti-Jean retourna à la ville. En route vers le château, il
entendait les gens causer.
« Vous savez que la princesse a longtemps attendu sur l’estrade… Elle a
fini par s’en aller, à la nuit tombée.
—  Ah oui  ? Comment est-ce possible  ? Peut-être que la bête n’a pas
voulu d’elle ?
— Allez savoir ! Peut-être que la bête n’est pas venue…
— Peut-être que la bête est morte ? »
Ti-Jean riait tout seul en les écoutant.
« Bien sûr que la bête est morte puisque mes chiens l’ont tuée ! Venez,
mes beaux, venez, mes chiens ! » Il s’arrêta même pour les caresser.
Comme il s’approchait du château, la fille du roi était à sa fenêtre. Elle
l’aperçut, le reconnut et, se retournant vers le roi : « Père, faites-le venir…
C’est le beau garçon d’hier avec ses chiens. »
« Que nous veut-il ? se demandait le roi en regardant Ti-Jean s’avancer.
Avec son fusil et ses chiens, il a l’air de revenir de la chasse… »
Il s’adressa à Ti-Jean :
« Que nous veux-tu, mon ami ?
—  Sire, mon roi, permettez-moi de vous poser une question. Savez-
vous si la bête-à-sept-têtes est morte ?
— Oui, je sais qu’elle est morte. Je connais même la personne qui l’a
tuée !
— Et pensez-vous que cette personne mérite une récompense ?
— Bien sûr ! C’est presque fait ! Un joli magot comme récompense !
— Un joli magot ?
— Au moins cinq mille dollars qu’il va falloir tirer de nos caisses !
— En effet, c’est une somme… De quoi sortir de la misère !
—  Pourtant ce bossu-là ne me dit rien qui vaille… Je n’arrive pas à
croire qu’il a été capable d’un tel exploit… À ma fille non plus, il ne plaît
pas.
— De quel bossu s’agit-il ?
— Pardi ! Celui qui a tué la bête !
— Celui qui a tué… C’est moi qui l’ai tuée, moi, Ti-Jean, ou plutôt mes
chiens !
— Toi ? s’exclama le roi, surpris.
— Vous ! fit la princesse en rougissant.
—  Qu’est-ce que tu racontes  ? poursuivit le roi. Le bossu qui s’est
présenté hier soir nous a montré les sept têtes qu’il avait coupées. On lui a
donné la plus belle chambre du château. Et maintenant toi, tu prétends…
Qu’on fasse venir ce bossu immédiatement ! »
Le bossu entra dans la salle en traînant des pieds, l’air inquiet. Il
craignait que son mensonge ne fût découvert, bien qu’il eût avec lui les sept
têtes.
« Sire, mon roi, demanda Ti-Jean sans se démonter en voyant les têtes
étalées, vous qui êtes un chasseur expérimenté, avez-vous déjà tué des bêtes
qui n’avaient pas de langue ?
— Moi, un chasseur expérimenté ! s’écria le roi, flatté. Ma foi, je suis
surtout allé à la chasse aux perdrix… Mais toutes les bêtes que l’on tue à la
chasse ont une langue. Quelle drôle de question !
—  Eh bien, sire, mon roi, regardez ces têtes. Ont-elles des langues  ?
Non. Car leurs langues, les voici. »
Et Ti-Jean les sortit de son sac et les montra au roi, en disant :
« C’est moi qui, grâce à mes chiens, ai vaincu la bête-à-sept-têtes ! »
 
Le roi envoya le bossu en prison (il y est peut-être encore) et, comme
c’était l’heure du déjeuner, il invita Ti-Jean à sa table, ainsi que la grand-
mère, qu’on était allé chercher.
Lui proposa-t-il aussi la main de sa fille ? Le conte ne le dit pas.
Ti-Jean fut-il roi ? Je ne sais,
Pourtant je sais qu’il devint riche
Et s’habilla comme un monsieur,
Homme de bien et respecté,
Secourut tous les malheureux,
À ses trois chiens donna trois niches,
Et ne craignant plus la misère,
Vécut heureux avec mémère.
15. LE SANG DU DRAGON

 ALLEMAGNE

 
La Chanson des Nibelungen, écrite en allemand au début du
XIII e siècle, est un long poème épique qui conte les aventures de
Siegfried et la façon dont son épouse le venge, en provoquant le
massacre de ses ennemis. Siegfried est proche de Sigurd, personnage
central des vieilles légendes scandinaves. Tous les deux, pour éprouver
leur courage et s’emparer d’un trésor, tuent le dragon qui le garde. Le
sang qui coule de ses blessures leur transmet des pouvoirs magiques.
Mais la mort du monstre et la possession des richesses provoquent la
perte des deux héros.
Au nord de l’Europe s’étendait autrefois un royaume de gel, de neige
et de brouillard : le pays des Nibelungen. Quand le roi Nibelung Ier mourut,
ses fils jumeaux, Nibelung  II et Schilbung, montèrent sur le trône. Ils
acceptaient de se partager le pouvoir, mais ils ne savaient comment faire
pour se partager leurs richesses.
Ces richesses étaient immenses, composées d’un trésor fabuleux,
capable de se renouveler chaque fois que l’on y puisait, et de trois objets
magiques  : l’épée Balmung, qui rendait son possesseur invincible, la
Tarnkappe, qui le rendait invisible, et une baguette d’or, qui lui assurait la
toute-puissance.
Le trésor des Nibelungen était à l’abri dans une montagne, au fond de
grottes souterraines. Il avait deux gardiens : le nain Albrîch, tout dévoué à
ses maîtres, et un dragon.
Ce monstre était redoutable, tout griffes, crocs, venin et flammes. Le
plus souvent, il dormait ; mais si des voleurs s’étaient approchés, même à
pas légers, il aurait aussitôt bondi et adieu les hommes ! Sa réputation était
grande.
Aussi Nibelung et Schilbung, se fiant à la terreur qu’il inspirait,
pensaient-ils que personne n’oserait l’affronter. C’était compter sans
Siegfried.
Siegfried était né au bord du Rhin, à Xanten, en Néerlande. Fils des
souverains du pays, il était beau, fort et hardi. Aucun obstacle ne pouvait
abattre son courage ; au contraire, le danger l’exaltait, l’enivrant comme du
vin, le poussant à se surpasser.
Siegfried était encore tout jeune quand il entendit parler des
Nibelungen, de leurs richesses et du dragon. Sans rien dire à ses parents, qui
se seraient inquiétés, il prépara une expédition et partit pour le royaume du
Nord, avec douze chevaliers, ses bons compagnons.
En arrivant avec sa petite troupe dans le pays des Nibelungen, Siegfried
trouva les deux rois fort occupés à se partager leur trésor. Ceux-ci, après
avoir éloigné le dragon, avaient fait apporter de la montagne une partie de
leurs richesses, qu’ils avaient étalées sur la grand-place. Douze chevaliers
géants les entouraient, ainsi que de nombreux hommes d’armes, des
seigneurs venus de lointains châteaux, des serviteurs, des bourgeois, des
paysans, toute une foule émerveillée et attentive. Pour que le partage fût
valable, il devait être exécuté par quelqu’un de compétent, devant témoins.
Lorsque Nibelung et Schilbung virent le chevalier de Néerlande, ils lui
trouvèrent fière allure  ; en regardant l’emblème peint sur son bouclier, ils
comprirent qu’il était de sang royal. Ils l’accueillirent aimablement et lui
demandèrent, non seulement de servir de témoin, mais de présider au
partage. Et pour le remercier d’avance du service qu’il leur rendait, ils lui
offrirent l’épée Balmung. Siegfried n’osa refuser.
Ébloui par le scintillement des pierreries et les innombrables tas d’or, il
apprit que ce n’était là qu’une faible partie du trésor. Le reste demeurait
enfoui dans la montagne, sous la garde d’un nain et d’un dragon. Qui plus
est, ce trésor inépuisable se reconstituait dès que l’on y touchait. Dans ces
conditions, comment le diviser en deux, puisqu’il se transformait sans
cesse ?
Siegfried renonça à faire le partage et le déclara haut et fort. Une
clameur de mécontentement s’éleva de la foule, les nobles présents
murmurèrent et les douze chevaliers géants encerclèrent le jeune homme de
Néerlande et ses compagnons d’un air menaçant.
Siegfried se crut offensé. Il n’était pas d’humeur patiente, mais de
nature querelleuse et ardente. La colère le domina et, faisant bon usage du
cadeau qu’il avait reçu, utilisa l’épée Balmung, dont les coups atteignaient
immanquablement leur but. À lui seul, il tua les douze géants.
Puis la mêlée devint générale. Avec son petit groupe de chevaliers,
Siegfried battit plus de sept cents hommes d’armes. Les deux rois, qui
pourtant l’avaient reçu avec courtoisie, n’échappèrent pas au massacre.
D’un seul coup de son épée, Siegfried leur trancha le cou. Mais avant de
mourir, ils eurent le temps de le maudire.
Le chevalier de Néerlande était vainqueur. Avec seulement ses douze
compagnons, il avait conquis le royaume des Nibelungen, ses plaines
plongées dans la brume, ses montagnes aux sommets de neige, ses villages
et ses châteaux. Tous les hommes de ce pays devraient le servir. Et il
possédait le trésor.
Il fit reporter dans les grottes les richesses pour lesquelles on s’était
massacré. Cent chariots furent nécessaires pour assurer le transport.
Siegfried les accompagna jusqu’au pied de la montagne. De grands arbres,
sapins et tilleuls, ombrageaient l’entrée des souterrains. Le dragon était
invisible, caché derrière un rocher.
Mais Albrîch, désespéré par la mort de ses maîtres et décidé à les
venger, se précipita sur le chevalier. Celui-ci ne voulut pas se servir de son
épée contre le nain, qui n’était pas de naissance noble. Ils luttèrent à mains
nues, furieusement, Albrîch étant d’une vigueur peu commune. Cependant
Siegfried était le plus fort. Le nain se déclara vaincu et, pour avoir la vie
sauve, jura au chevalier de Néerlande qu’il le servirait fidèlement.
Comme il allait prêter serment, des rugissements résonnèrent et le
dragon apparut, grinçant des dents, crachant du feu, griffant le sol, glissant
avec un bruit affreux sur sa peau écailleuse.
Cette fois Siegfried n’hésita pas à se servir de Balmung et l’épée
magique s’enfonça dans le cou de la bête. Des flots de sang ruisselèrent sur
l’herbe, si abondants que, la terre ne pouvant les absorber, ils formèrent des
mares épaisses.
Alors Siegfried retira ses vêtements et se baigna, nu, dans le sang du
dragon. Il savait qu’ainsi sa peau, imprégnée par le liquide, deviendrait
aussi dure que du métal, qu’aucune arme ne pourrait l’entamer.
Malheureusement, pendant qu’il se baignait, une feuille de tilleul tomba
entre ses épaules et se colla sur son dos. À cet endroit, hélas  !, il restait
vulnérable.
Cependant, après avoir pris son bain de sang, Siegfried commença à
préparer son départ. Il confia le trésor à Albrîch, n’emportant avec lui que
quelques pièces d’or, la Tarnkappe d’invisibilité et sa bonne épée Balmung ;
la baguette qui donne la toute-puissance ne l’intéressait pas ; n’avait-il pas
accès à tous les pouvoirs grâce à son immense richesse ?
 
Tels furent les premiers hauts faits d’armes de Siegfried de Néerlande.
Ses biens nouvellement acquis, il les devait à son courage. Mais il ne
s’arrêterait pas en si bon chemin et ferait bien d’autres conquêtes…
Jusqu’au jour où son meurtrier viserait entre ses épaules la place de la
feuille de tilleul. Ce jour-là serait accomplie la malédiction qu’avant de
mourir lui avaient lancée les deux rois des Nibelungen.
Bibliographie

P. Absalon, F. Canard, Les Dragons, « Découvertes », Gallimard, 2006.


P. Bertrand-Ricoveri, Mythes d’Amazonie, L’Harmattan, 2005.
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T. H. Gaster, Les Plus Anciens Contes de l’humanité, Payot, 2001.
R. Graves, Les Mythes grecs, Hachette Littératures, 1999.
C. Helft, La Mythologie japonaise, Actes Sud junior, 2003.
R.  Mathieu, Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne,
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La Chanson des Nibelungs, traduit par J. Amsler, Fayard, 1992.
Les Vieux m’ont conté, Bellarmin, 1990.
Françoise Rachmuhl

L’auteur aime les contes depuis toujours. Elle aime les écouter dès son
enfance lorraine, les inventer, les lire. Plus tard, elle se mettra à en écrire.
Au cours de ses nombreux voyages, elle a recueilli récits traditionnels et
légendes, dits ou publiés en français ou en anglais (elle a séjourné aux
États-Unis). Elle a écrit pour la jeunesse une dizaine de recueils de contes
de différents pays et des provinces de France. Après avoir longtemps
travaillé pour l’édition scolaire, elle anime actuellement dans des classes
des ateliers d’écriture de contes ou de poésie.
 
Du même auteur :
13 contes et récits d’Halloween
15 contes d’Europe
18 contes de la naissance du monde
16 métamorphoses d’Ovide
18 contes de Cuba
La légende de Tristan et Yseut
Frédéric Sochard

L’illustrateur est né en 1966. Après des études aux Arts Décoratifs, il


travaille comme infographiste et fait de la communication d’entreprise, ce
qui lui plaît beaucoup moins que ses activités parallèles de graphiste
traditionnel  : création d’affiches et de pochettes de CD. Depuis 1996, il
s’auto-édite et vend «  ses petits bouquins  », de la poésie, sur les marchés
aux livres. Pour le plaisir du dessin, il s’oriente désormais vers l’illustration
de presse et la jeunesse. Et avec tout ça, il a trouvé le temps de faire
plusieurs expositions de peinture…

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