Economie Institutionnelle Entre Orthodoxie Et Heterodoxie

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L'ÉCONOMIE INSTITUTIONNELLE ENTRE ORTHODOXIE ET

HÉTÉRODOXIE

Bernard Chavance

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2007/2 n° 30 | pages 64 à 70
ISSN 1247-4819
ISBN 9782707153623
DOI 10.3917/rdm.030.0064
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-2-page-64.htm
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64 Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?

L’économie institutionnelle
entre orthodoxie et hétérodoxie

Bernard Chavance

La figure du « tournant » est fréquemment mobilisée dans les


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débats récents sur l’évolution des sciences sociales. à côté du
tournant interprétatif, du tournant cognitiviste et de nombreux
autres, on trouve le « tournant institutionnaliste » en économie. Le
terme même d’institutionnalisme, auparavant plutôt péjoratif, a été
réhabilité au point que, si l’on avait pu attribuer à Milton Friedman
la formule « we are all keynesians now » dans les années 1960, un
économiste œcuménique pourrait proclamer au début du xxie siè-
cle : « We are all institutionalists now. » Il semble qu’après une
longue période où la théorie économique dominante avait expulsé
les institutions de son champ de recherche, les considérant comme
relevant de disciplines qualifiées de moins rigoureuses comme la
sociologie, la science politique ou l’histoire et ayant élaboré un
système d’explication « à institutions données », le mainstream
a opéré récemment une ré-endogénéisation des institutions à la
science économique. On trouve un indice de ce tournant dans la
multiplication de la référence aux institutions dans les articles et
ouvrages d’économie publiés depuis une vingtaine d’années.
La thématique institutionnelle en économie a traversé un cycle
singulier au xxe siècle [Chavance, 2007a]. Fort influente lors du
­premier tiers du siècle à travers la (jeune) école historique alle-

. Ironiquement, M. Friedman avait fait remarquer qu’il avait effectivement précisé


son aphorisme par « nous utilisons tous le langage et l’appareil keynésien, mais aucun
d’entre nous n’accepte plus les conclusions keynésiennes originelles » ; ce que l’on
pourrait traduire par « aucun d’entre nous n’est encore keynésien aujourd’hui »…
L’économie institutionnelle entre orthodoxie et hétérodoxie 65

mande, puis à travers l’institutionnalisme américain, elle a connu à


partir des années 1940 une longue éclipse, de près de ­cinquante ans,
liée à l’hégémonie du courant néoclassique. N’ayant survécu que
comme tradition marginale, ou ayant seulement conservé une
influence partielle dans certaines sous-disciplines comme l’éco-
nomie du développement, l’économie industrielle, l’économie du
travail et des relations professionnelles, elle refait surface à partir
des années 1980 et surtout 1990.
Ce renouveau passe par deux voies principales. La première est
la formation d’une « nouvelle économie institutionnelle », illustrée
par la prolongation de l’analyse de Ronald Coase opérée par Oliver
Williamson [1975, 1985] qui développe une ambitieuse théorie des
« coûts de transaction », et par l’inflexion donnée par Douglass
North [1981, 1990] à la théorie néoclassique des institutions qu’il
avait élaborée dans ses études d’histoire économique pour débou-
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cher sur une vaste fresque synthétique, originale et elle aussi tout
à fait ambitieuse. C’est la nouvelle économie institutionnelle au
sens strict ; toutefois, au sens élargi, cette étiquette est appliquée
à divers courants restés proches du socle standard de la théorie
économique tels que la théorie des droits de propriété, la théorie
des jeux, la théorie de l’agence, l’approche law and economics, ou
même à l’école autrichienne qui connaît aussi un renouveau dans
cette période.
La seconde voie de rénovation est la réactivation de la tradition
originelle de l’économie institutionnelle, marquée par une posture
critique ou hétérodoxe, une opposition très nette à la tradition
néoclassique et un intérêt non exempt de réserves vis-à-vis de la
nouvelle économie institutionnelle. Cette seconde voie se situe
d’abord en Europe, mais entretient des liens avec les états-Unis
et le Japon. À partir des années 1990, elle se manifeste en parti-
culier dans l’activisme de l’EAEPE, qui va conduire nombre de
courants hétérodoxes à réactiver ou à afficher leurs liens avec l’ins-
titutionnalisme, tels les postkeynésiens. Comme pour la nouvelle
économie institutionnelle, on peut distinguer deux ensembles dans
cette nébuleuse : au sens restreint, l’institutionnalisme hétérodoxe

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European Association for Evolutionary Political Economy. ����������������
Fondée en 1988,
elle a été successivement présidée par l’anglais Geoffrey Hodgson, puis par deux
économistes français de l’école de la régulation, Robert Delorme et Pascal Petit.
66 Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?

recouvre la rénovation de la tradition américaine dans la filiation


de Thorstein Veblen et John R. Commons ; au sens large, il inclut
les courants de l’institutionnalisme historique comme la théorie
française de la régulation, les approches situées à l’intersection de
la sociologie économique, etc.
Les deux développements récents de l’économie institution-
nelle entretiennent des rapports ambigus. Chaque courant se sent
interpellé par l’autre, et il n’est pas rare que les parallèles entre les
traditions sous-jacentes soient explorés de part et d’autre. Surtout,
des questions voisines, des thèmes historiques ou théoriques simi-
laires sont abordés par la nouvelle économie institutionnelle comme
par les institutionnalistes hétérodoxes. Cependant, ces derniers
soulignent en général que le cordon n’est pas rompu entre cette
nouvelle économie institutionnelle et la tradition néoclassique ;
inversement, les tenants de la « nouvelle » répètent souvent l’an-
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tienne selon laquelle la « vieille » économie institutionnelle serait
dépourvue d’authentique fondement théorique.
Ce virage théorique se révèle équivoque par certains côtés. Pour
illustrer cette ambiguïté, on peut citer le changement de système des
économies anciennement socialistes, une expérience qui a fortement
contribué à ce que Peter Evans [2005] qualifie de « tournant insti-
tutionnaliste » dans les théories économiques du développement.
Gérard Roland [2000] a même cru voir s’établir dans la seconde
moitié des années 1990 un accord autour d’une perspective « évo-
lutionniste-institutionnaliste » de la transition. Peter Murrell [2005]
a mesuré les occurrences de la thématique « transition et institu-
tions » dans la littérature académique et il a relevé que si le thème
était pratiquement absent dans les cinq premières années après
1989 (où dominaient les thèmes conventionnels liés au Consensus
de Washington), 35 % des articles publiés en 2002 en relevaient

. Voir par exemple les Cahiers d’économie politique, n° 44, printemps 2003,
« Qu’a-t-on appris sur les institutions ? ».
. Voir les deux recueils d’économie institutionnelle (considérée au sens strict)
récemment publiés respectivement par G. Hodgson (sous la dir. de), New Developments
in Institutional Economics [2003] et par C. Ménard et M. Shirley (sous la dir. de),
Handbook of New Institutional Economics [2005]. La création de revues académiques
au cours des dernières années est aussi significative : Économie et institutions en
France (2002) et Journal of Institutional Economics édité par Cambridge University
Press (2004).
L’économie institutionnelle entre orthodoxie et hétérodoxie 67

désormais. Mais le bilan que l’on peut à ce jour tirer de la prolifé-


ration de la thématique institutionnaliste est plus que mitigé ; loin
d’avoir signifié un ébranlement des grands référents de l’approche
dominante (équilibre, rationalité, optimalité), cette thématique y a
été souvent, en quelque sorte, soumise.
L’exemple des économies postsocialistes illustre l’ambivalence
générale du tournant institutionnaliste contemporain dans la pensée
économique. Si un nombre important de développements théoriques
méritent d’être salués comme positifs pour la discipline, il faut
reconnaître que le « nouvel institutionnalisme » a aussi été large-
ment investi et développé par la doctrine néolibérale dominante,
engendrant des effets problématiques quant au paysage intellectuel
de la « science économique ».
Au cours de la dernière décennie, de nombreux travaux se sont
appuyés sur de vastes bases de données et des mesures « insti-
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tutionnelles » dans divers pays, constituées à partir d’enquêtes
auprès des entreprises ou des investisseurs, à partir d’études des
organisations internationales, d’évaluations de la législation des
différents pays et de leur degré d’application, parfois même à partir
de sondages d’opinion. Cherchant à mesurer les « performances
institutionnelles comparatives » de différents pays en trouvant des
corrélations entre des indicateurs de « qualité institutionnelle » et
les taux de croissance, l’interprétation restrictive de la maxime
institutions matter a tendu à réduire la prise en compte du rôle des
institutions à une analyse de l’efficacité supposée des « meilleures
institutions ». Celles-ci présentent souvent un air de parenté marqué
avec le modèle anglo-saxon idéalisé de la rule of law, de la bonne
gouvernance, de l’efficience de la common law, de la finance libé-
ralisée, des marchés du travail flexibles, de la protection sociale
dépourvue de « générosité » problématique, etc.
Ainsi la thématique institutionnelle se trouve absorbée dans le
paradigme du benchmarking international, propre à une époque
d’hégémonie de la finance, qui tend parfois à supplanter toute
analyse théorique raisonnable. Une corrélation supposée entre une

. Voir B. Chavance, « L’expérience postsocialiste et le résistible apprentissage


de la science économique », dans le présent numéro de La Revue du MAUSS (version
numérique) [Chavance, 2007b].
. Pour une référence à la controverse autour des travaux de la Banque mondiale,
voir par exemple D. Kaufmann et alii [2007].
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institution donnée (l’extension de la propriété privée, la protection


des actionnaires minoritaires, la « qualité » du système juridique)
et les « performances » des économies nationales, réduites à leur
taux de croissance, devient une explication causale débouchant sur
des prescriptions implicites ou explicites de la part d’économistes
qui jugent ainsi avoir redonné aux institutions toute leur place dans
l’économie standard. Des débats académiques se développent pour
savoir dans quelle mesure (sur la base d’estimations quantitatives)
les institutions importent dans le développement à long terme, et,
dans le cas d’une réponse positive, pour caractériser la nature de
ces institutions.
Les limites de telles approches sont manifestes. Comme le
souligne Dani Rodrik [2004], « des résultats économiques effectifs
ne concordent pas avec des structures institutionnelles uniques.
Comme il n’y a aucune correspondance directe de la fonction à la
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forme, il est futile de chercher des régularités économiques empi-
riques non contingentes reliant des règles juridiques spécifiques à
des résultats économiques. Ce qui marche dépend des contraintes
et des opportunités locales ». On peut observer également com-
bien de telles mesures sont sensibles aux périodes retenues, aux
indicateurs utilisés, aux pays considérés. Dans les travaux sur la
transition postsocialiste, l’expérience chinoise n’est ainsi en général
pas prise en compte, car jugée non comparable aux pays d’Europe
centrale et orientale et à ceux de l’ex-Union soviétique. En effet,
la qualité institutionnelle de l’économie chinoise apparaît plus
que médiocre selon tous les critères envisagés dans les études
comparatives habituelles, au regard des hypothétiques « bonnes
institutions », tandis que ses « performances » (si l’on résume cel-
les-ci à la croissance) apparaissent durablement exceptionnelles…
Mais le défaut majeur du benchmarking institutionnel contempo-
rain est qu’il occulte précisément ce que les théories d’économie
institutionnelle (tant originelles que « nouvelles ») ont justement
souligné comme tout à fait essentiel pour l’analyse comparative :
les complémentarités institutionnelles, l’effet de sentier, la diver-

. Cf. B. Chavance [2007b].


. Ainsi Douglass North [1997] a-t-il critiqué l’« hubris des rapports de la
Banque mondiale et des publications des économistes orthodoxes » qui « pensent
qu’aujourd’hui nous avons les bonnes solutions ».
L’économie institutionnelle entre orthodoxie et hétérodoxie 69

sité des configurations institutionnelles possibles et l’absence de


solution optimale dans ce domaine, la primauté de la viabilité et de
l’adaptabilité sur toute conception univoque de la performance, la
variété évolutive des formes de capitalisme – y compris pour les
économies postsocialistes.
L’exemple de l’expérience des économies postsocialistes et, plus
généralement, les controverses récentes autour du rôle des institu-
tions dans le développement économique montrent que le tournant
institutionnaliste en économie n’est pas accompli, à supposer qu’il
puisse l’être vraiment un jour. Il est frappant de constater, une fois
encore, la forte capacité de récupération et de dilution de thèmes
contestataires par le couplage du paradigme néoclassique et de la
doctrine néolibérale qui a atteint l’hégémonie mondiale au cours des
vingt-cinq dernières années. Les diverses théories de l’économie
institutionnelle ont assurément gagné une audience significative au
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cours de la période récente. L’histoire dira si cette évolution sera
durablement consolidée.

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