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Résumé : Cet article traite de l’ambivalence des discours et des pratiques
autour du serpent chez les Beti du Cameroun : source de pouvoir et
rempart contre les forces du mal pour certains, hantise nocturne et vecteur
de malheur pour d’autres. Bien que certaines espèces soient prisées pour
leur viande, dont la consommation est encadrée d’interdits, la rencontre ou
l’irruption d’un serpent dans une habitation peut cependant augurer un
mauvais présage, tout comme un rêve l’impliquant va appuyer des
inférences étiologiques. En considérant l’influence du christianisme et la
circulation de nouveaux idiomes issus de la modernité, cette analyse tente
de comprendre de quoi s’alimente cette ambivalence, à partir de données
concernant ce que les gens appellent « serpents-totems » à Yaoundé.
Mots-clés : serpent, rêve, maladie, sorcellerie, Beti
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La vipère (de la famille des Viperinæ), la couleuvre (de la famille des
Colubridæ) et le python, souvent appelé boa.
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Il fait également cette remarque dans son ouvrage consacré à la guérison à
Douala en 1992.
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Le mot nganga, en douala, signifie littéralement « faiseur de remèdes ». Il est
utilisé par des anthropologues africanistes (par exemple Éric de Rosny qui a
effectué ses recherches précisément chez les Douala) pour qualifier les
guérisseurs indigènes. Nous nous plions à cet usage pour désigner les personnes
dépositaires d’un savoir endogène sur le bien-être en général et mobilisant
diverses pratiques pour conjurer le mal ou garantir ce bien-être.
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Quelques nganga rencontrés à Yaoundé (en 2013) utilisent ces éléments dans
des traitements. Tous ces matériaux, les plantes et les écorces sont vendus au
marché du Mfoundi situé près de la gare ferroviaire de Yaoundé.
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Mot employé dans les discours, car la considération est que ces serpents sont
« logés » par leurs propriétaires.
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De Rosny (1996) relève que l’introduction de Satan dans les cultures locales par
le christianisme a renforcé la suspicion autour de certains personnages (dont le
nganga) et de certaines pratiques endogènes, faits également soulignés par
Joseph Tonda (2000) et André Mary (1998).
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De la rumeur
Lorsque les gens parlent de « serpents-totems » dans les
habitations, dans les toilettes, à la lisière du quartier ou du village,
c’est généralement sous forme de rumeur : « On dit que… » Le
reptile est alors indiscernablement évoqué, même si l’accent est
souvent mis sur le python quand les interlocuteurs veulent se faire
plus précis, dans les récits que l’on dit « réels ». Une « réalité »
difficile à comprendre dans une ville comme Yaoundé où il est
quasiment improbable aujourd’hui de rencontrer un python.
Pendant longtemps nous avons écouté ces histoires, comme tout
le monde, mais sans jamais interroger ce que cela pouvait signifier.
Soit, l’évidence collectivement admise au sujet des « animaux
mystiques » n’autorisait aucune réflexivité en nous, soit alors nous
ne nous sentions aucunement concerné. Les choses ont changé il y a
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Des chercheurs, tels qu’Oum Ndigi (1997) et Mbock (2013) qui défendent
l’unité culturelle de l’Afrique, en continuité avec les travaux de Cheikh Anta
Diop (1967) et de Senghor (1964), tendent à tout expliquer en Afrique noire à
partir de l’Égypte ancienne. L’un des objectifs de ces approches est de
réhabiliter l’histoire d’une Afrique longtemps humiliée et de la placer à l’origine
même de la civilisation moderne. Sans exclure que de nombreuses pratiques en
Afrique noire auraient des racines en Égypte ancienne, il ne nous semble pas
nécessaire de toujours se référer à la gloire passée de l’Égypte pour démontrer
l’historicité des peuples de l’Afrique noire.
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D’après le découpage administratif camerounais, la chefferie est une unité
administrative au sein d’un district ou d’un arrondissement, qui se divise
hiérarchiquement en trois degrés. Le troisième degré est de plus grande
importance que les deux premiers dans la chaîne administrative. Placé à la tête
d’une chefferie d’un quelconque degré, le chef, dont la nomination procède soit
par succession, soit par élection, est subordonné à l’autorité de l’administrateur
civil. La chefferie représente aussi une collectivité sociopolitique où certains
aspects (fonciers, nuptialités, funérailles) sont régulés par la loi coutumière.
Mais cela reste très relatif à cause des aléas démographiques, politiques et
économiques qui influent sans cesse sur l’organisation de ces collectivités.
Azegue II est une chefferie de deuxième degré, divisée en plusieurs blocs, qui
dépend de l’arrondissement de Yaoundé V et où le rôle du chef (souvent élu, vu
son implantation en pleine ville de Yaoundé) se résume essentiellement à faire
le relais entre les autorités administratives et les populations ou, tout au moins,
à tenter des conciliations entre des parties en conflit sur son territoire. C’est en
2009–2011 que se situent les faits ici rapportés.
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Pour les enfants, leur mère était condamnée à mourir depuis la nuit où ils
l’avaient « mangé[e] à la sorcellerie » avec d’autres sorciers du quartier, et ils
étaient convaincus que la maladie qui allait plus tard l’emporter n’était qu’une
manifestation concrète du crime commis par la pratique de la sorcellerie. À la
tête de la chefferie Azegue II se trouvait une femme au moment des faits ici
rapportés, tout comme à la tête du bloc no 4.
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Déclaration de l’aîné des trois garçons lorsque nous sommes arrivé sur les lieux
le 15 mai 2013.
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Dans les habitudes locales, cela revient à s’adresser à des nganga ou à des
autorités religieuses (prêtres, pasteurs, marabouts) pour que les mis en cause
retrouvent une vie normale.
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Nous reprenons cette expression telle qu’utilisée dans les discours au
Cameroun.
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Principalement en ewondo, en eton, en bulu, des langues beti.
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Éric de Rosny (1996) fait le même constat chez les Douala et, privilégiant la
théorie freudienne, il présente le rêve comme une expérience psychique
révélatrice des traumatismes juvéniles et des désirs refoulés.
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Nous paraphrasons une idée de Giordana Charuty (1996).
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Dans sa thèse de doctorat, Poirier (1990) aborde le rêve comme fil conducteur
pour comprendre la vision du monde et le rapport au réel chez les Aborigènes
d’Australie. Elle interroge alors le rêve comme lieu d’interprétation des
événements et de l’histoire. Poirier (1999) ajoute qu’au lieu de s’arrêter sur
l’expérience psychique et le moi individuel, il faut aussi découvrir les usages
sociaux du rêve.
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Le RDPC (Rassemblement démocratique du peuple camerounais).
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La perception du nganga est aussi ambivalente, car il est parfois lui-même
accusé de sorcellerie – une situation analogue à celle du chamane dans
l’Arctique canadien (Laugrand, 2006).
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Le même mot est utilisé pour désigner l’oignon (Allium cepa), qui est une
plante potagère, mais dans le cas présent, il s’agit en réalité de plusieurs types
de liliacées toutes désignées par ayan dans la langue locale, l’ewondo, mais qui
présentent en fait quelques traits physiques analogues à l’oignon.
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Akak II est une chefferie de 2e degré qui dépend de l’arrondissement de Soa.
(Entretien réalisé le 23 mai 2014)
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C’est une légende reprise par Laburthe-Tolra (2009), Ombolo (2000) ou encore
Quinn (2006).
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Tel que développé chez Durkheim (1994), Frazer (1898) ou Griaule (1937), le
totémisme ne paraît pas d’un intérêt heuristique pour le sujet ici traité.
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humains que l’on compte parmi ses adversaires. Du coup, par ses
aptitudes et ses caractéristiques, le serpent acquiert un rôle
ambivalent dans l’univers culturel beti : protecteur pour les uns et
vecteur de malheur pour les autres, tout dépend du lien qu’on tisse
avec lui. Comme vecteur de malheur, de Rosny (1981) souligne que
chez les Douala, cet être étrange a priori invisible est le meilleur
exécutant des mauvais coups de son propriétaire : il peut
s’introduire dans des habitations pour voler, détruire et même pour
« tuer ». Qu’il soit source de malheur ou garant du bien-être, la
présence permanente de ce reptile dans une concession a besoin
d’être marquée concrètement (symboliquement). Pour atteindre ce
but, la médiation de la liliacée ayan est combinée à l’efficacité de la
parole. Il s’agirait donc d’une très longue tradition qui a subsisté
jusqu’à nos jours. C’est ce qui ressort de cette explication donnée
par le chef de village rencontré à Akak II :
C’est très difficile pour moi d’expliquer ça aujourd’hui,
mais je sais que nous le faisons parce que nos ancêtres le
faisaient. Quand tu as le serpent chez toi, ce n’est pas pour
qu’il disparaisse, il faut qu’il soit toujours là. Or tu vas
remarquer que quand tu as déjà planté l’ayan, c’est une
plante qui ne meurt plus, sauf si tu décides toi-même de la
déterrer complètement ou de la brûler jusqu’aux racines.
L’ayan est toujours là où tu l’as planté, et résiste à toutes
les saisons. Qu’il pleuve ou pas, tu auras toujours ton
ayan. Je pense donc que c’est pourquoi nos ancêtres
l’utilisaient pour être le serpent, et nous aussi on le fait
aujourd’hui. N’oublie pas seulement que l’ayan n’est pas
un serpent tant qu’on n’a pas créé ce serpent par la parole,
ou si ton père ne te l’a pas légué. (Entretien réalisé avec le
chef d’Akak II, le 23 mai 2014).
Tout en admettant les réserves que ce chef donne lui-même à
son explication, son propos valorise l’idée de permanence qui est
nécessaire à tout rapport symbolique. Avec leur limbe vert foncé,
les feuilles de l’ayan se dressent verticalement et peuvent dépasser
une quarantaine de centimètres. Poussant en buissons, c’est une
plante que l’on trouve dans le jardin familial près des habitations et
qui jouit d’une certaine proximité avec les humains. Sa présence
dans le jardin ne suscitera donc pas une attention particulière, si ce
n’est celle d’un regard avisé (initié). Il y a donc ici, imbriqués, la
ruse, la dissimulation, le camouflage, la défense, la surprise et la
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Conclusion
Le christianisme et les idéologies modernes telles que le
développement, la scolarisation, la démocratie, le capitalisme, etc.,
ont induit de profonds changements dans tout le Cameroun, créant
ainsi l’espoir d’une vie meilleure, mais aussi leur lot de frustrations
et de contradictions. Le tout participe aujourd’hui d’une sorte de
brouillage ontologique dont la société beti est représentative. Ces
changements impliquent de nouvelles modalités de félicité, de
sécurité, d’organisation collective et informent aussi le registre local
de la parenté, de la matrimonialité ou simplement de l’altérité.
L’être-au-monde des personnes est connecté à de nombreux idiomes
dont les emprunts et les appropriations se font au gré des
migrations, des communications réelles et virtuelles25, le tout
générant des zones d’ombre, des peurs et des doutes.
L’individualisme se renforce dans les familles, mais s’accompagne
de nouvelles dynamiques de solidarité qui débordent l’organisation
clanique. La vie chrétienne ne se confine pas à la fréquentation
d’une seule Église et l’on consultera le nganga au besoin. Les
femmes acceptent en beaucoup de choses une certaine primauté des
hommes, mais elles marquent de plus en plus leur leadership. La
scolarisation ouvre à de nouveaux savoirs et s’accompagne aussi de
la valorisation timide, mais soutenue, des savoirs locaux. Les récits
au sujet des « serpents-totems » cristallisent donc ces logiques
profondes de transformations sociales dans des situations où les
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Dans une communication faite à l’université de Grenoble (2014), Julien Bondaz
analyse ces flux d’échange à partir du succès qu’une vidéo virale postée sur
Internet, qui présente un serpent à tête humaine, a connu dans plusieurs pays
africains. Cet intérêt massif pour ladite vidéo mettrait en exergue la circulation
des savoirs herpétologiques locaux et permettrait aussi de comprendre les
représentations vernaculaires contemporaines de l’hybridité en Afrique.
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La Loi no 053/90 du 19 décembre 1990 autorisait une plus grande liberté
d’association. C’est en qualité d’associations que les groupes religieux sont
autorisés au Cameroun.
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Abstract : This article focuses on the ambivalence of discourses and
practices that pertain to the snake among the Beti of Cameroon : for some,
a source of power and protection against evil forces, while for others, a
source of nocturnal dread and vector of misfortune. Although some species
are prized for their meat, its consumption is regulated by prohibitions. The
encounter or the presence of a snake in a home is seen as an ominous sign
and, like a dream, it may support etiological inferences. Taking into
account the influence of Christianity and the circulation of new idioms
generated by modernity, we try to understand what feeds this ambivalence
using data pertaining to what the people call “totem-snakes” in Yaoundé.
Keywords : snake, dream, illness, witchcraft, Beti
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