Corpus Paysages Littéraires

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Université de Carthage/ Islt/ département de français / 2021-2022

Mastère 2 de littérature française et francophone moderne/

A. CHENIK : littérature et art : « le paysage en littérature »

I) Le paysage romantique, morceau de bravoure1

Texte 1 : contemplation, méditation Rousseau « extrait de la seconde promenade » des


Rêveries d’un promeneur solitaire.1782

« Le Jeudi 24 octobre1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu’à la rue du chemin-Vert
par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les
vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux
villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin.

Je m’amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donné les sites
agréables, et m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus deux que
je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvais très abondantes dans ce canton là..
L’une est le Picris hiéracoïdès, de la famille des composées, et l’autre est le buplerum
falcatum, de celles des ombellifères. Cette découverte me réjouit, et m’amusa très longtemps
et finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir le cerastium
aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour, j’ai retrouvé dans un livre que
j’avais sur moi et placé dans mon herbier

Enfin, après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyais encore en fleurs, et
dont l’aspect et l’énumération qui m’était familière me donnaient néanmoins toujours du
plaisir, je quittais peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins
agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. Depuis quelques
jours on avait achevé les vendanges ; les promeneurs de la ville s’étaient déjà retirés ; les
paysans aussi quittaient leurs champs jusqu’aux travaux d’hiver. La campagne encore verte et
riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l’image de la solitude
et des approches de l’hiver. Il résultait de son aspect un mélange d’impressions douce et triste,
trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je n’en fisse pas l’application. Je me voyais
au déclin d’une vie innocente et infortunée, l’âme encore pleine de sentiments vivaces et
l’esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les
ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid des premières glaces et mon imagination
tarissante ne peuplait plus ma solitude d’êtres formés selon mon cœur. Je me disais en
soupirant : qu’ai-je fait ici bas ? J’étais fait pour vivre et je meurs sans avoir vécu. Au moins
ce n’a pas été ma faute, et je porterais à l’auteur de mon être sinon l’offrande des bonnes

1
Passage écrit ou parlé particulièrement brillant destiné à attirer l'attention ou à susciter l'enthousiasme.

1
œuvres qu’on ne m’a pas laissé faire, du moins un tribu de bonnes intentions frustrées, de
sentiments sains mais rendus sans effets et d’une patience à l’épreuve du mépris des hommes.
Je m’attendrissais sur ces réflexions, je récapitulais les mouvements de mon âme dès ma
jeunesse, et pendant mon âge mûr, et depuis que l’on m’a séquestré de la société des hommes,
et durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenais avec
complaisance sur toutes les affections de mon cœur, sur ses attachements si tendres mais si
aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s’était nourri depuis
quelques années, et je me préparais à les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir
presqu’égal à celui que j’avais pris à m’y livrer. Mon après midi se passa dans ces paisibles
méditations, et au fort de ma rêverie, j’en fus tiré par l’événement qui me reste à raconter. »

Texte 2 : Paysage et état d’âme : Lamartine « l’Automne », extrait des Méditations
métaphysiques. 1820

« Salut ! Bois couronnés d’un reste de verdure !


Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards !

Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire,


J’aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois !

Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire,

A ses regards voilés, je trouve plus d’attraits,


C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais !

Ainsi, prêt à quitter l’horizon de la vie,


Pleurant de mes longs jours l’espoir évanoui,

Je me retourne encore, et d’un regard d’envie


Je contemple ses biens dont je n’ai pas joui !

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,


Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ;
L’air est si parfumé ! La lumière est si pure !
Aux regards d’un mourant le soleil est si beau !

Je voudrais maintenant vider jusqu’à la lie


Ce calice mêlé de nectar et de fiel !
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel ?

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Peut-être l’avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l’espoir est perdu ?
Peut-être dans la foule, une âme que j’ignore
Aurait compris mon âme, et m’aurait répondu ? …

La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ;


A la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ;
Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu’elle expire,
S’exhale comme un son triste et mélodieux. »

Lamartine « L’automne », Méditations poétiques

Texte 3 : l’exaltation lyrique du paysage naturel

Michelet, « la tempête d’octobre 1859 » extrait de la Mer (1861)

«  Ce lieu du danger n’est point triste. Chaque matin, de ma fenêtre, je voyais en face les
voiles blanches, légèrement rosées de l’aurore, d’une foule de vaisseaux de commerce qui
attendent le vent pour sortir. La Gironde à cet endroit, n’a pas moins de trois lieues de large.
Avec la solennité des grandes rivières d’Amérique, elle a la gaité de Bordeaux. Royan est un
lieu de plaisir où l’on vient de tous ces pays de Gascogne.sa baie et celle de saint Georges
sont gratuitement régalée du spectacle des jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent dans
la chasse aventureuse qu’ils viennent faire en plaine rivière et jusqu’au milieu des baigneurs.
Ils bondissent et se jettent en l’air à cinq ou six pieds de l’eau. Il semble qu’ils sachent à
merveille, que personne en ce pays ne se livre à la pêche qu’à ce lieu de grand combat, où il
s’agit à chaque heure de diriger et sauver les vaisseaux, on ne songe guère à convoiter l’huile
d’un marsouin.

A cette gaité des eaux, joignez la belle et unique harmonie des deux rivages. Les riches vignes
du Médoc regardent les moissons de la Saintonge, son agriculture variée. Le ciel n’a pas la
beauté fixe, quelquefois monotone de la Méditerranée. Celui-ci est très changeant. Des eaux
de mer et des eaux douces s’élèvent des nuages irisés qui projettent, sur le miroir d’où ils
viennent, d’étranges couleurs, verts clairs, roses et violets. Des créations fantastiques, qu’on
ne voit un moment que pour les regretter décorent de monuments bizarres, d’arcades hardies,
de ponts sublimes, d’arcs de triomphe, la porte de l’Océan.

Les deux plages, semi-circulaires, de Royan et de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent
aux pieds les plus délicats la plus douce promenade qu’on prolonge sans se lasser dans la
senteur des pins qui égayent la dune de leur verdure. Les beaux promontoires qui séparent ces
plages, et les landes de l’intérieur, vous envoie même de loin, de salubres émanations. Celle
qui domine aux dunes est quelque peu médicale, c’est l’odeur miellée des immortelles, où
semble se concentrer tout le soleil et la chaleur des sables. Aux landes, fleurissent les amers,
avec un charme pénétrant qui réveille le cerveau, ravive le cœur. C’est le thym et le serpolet,
c’est la marjolaine amoureuse, c’est la sauge bénie de nos pères pour ses grandes vertus. La
menthe poivrée, et surtout le petit œillet sauvage ont les parfums les plus fins des épices de
l’Orient.

Il me semblait que, sur ces landes, les oiseaux chantaient mieux qu’ailleurs. Jamais je ne
trouvais une alouette comme celle que j’entendis en juillet sur le promontoire de Vallière elle
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montait dans l’esprit des fleurs, montait dorée du soleil qui se couchait sur l’Océan. Sa voix
qui venait de si haut (elle était peut-être à mille pieds), pour être tellement puissante, n’était
pas moins modeste et douce. C’est au nid, à l’humble sillon, aux petits qui la regardaient,
qu’elle adressait visiblement ce chant agreste et sublime ; on eût dit qu’elle interprétait en
harmonie ce beau soleil, cette gloire où elle planait, sans orgueil, les encourageant, et en
disant ! « Montez, mes petits. »

De tout cela, chants et parfums, air doux et mer adoucie par l’eau de la belle rivière, se
compose une harmonie infiniment agréable, toutefois sans grand éclat. La lune m’y paraissait
lumineuse sans vive clarté, les étoiles très visibles mais peu scintillantes. Climat heureux, tout
humain et qui serait voluptueux, s’il ne s’y mêlait je ne sais quoi qui fait réfléchir, éloigne de
la rêverie et ramène à la pensée. »

Texte 4 : Balzac, le Lys dans la vallée 1835 (extraits) ou la transposition du réel dans
l’art

Félix de Vandenesse s’arrête, lors de son arrivée en vue de Saché, sous un noyer. C’est un
moment important car, découvrant pour la première fois la vallée de l’Indre, il suppose (à
juste titre) que la femme rencontrée au bal (madame de Mortsauf) ne peut qu’habiter en cet
endroit :
«Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici. À cette
pensée je m'appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois
que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m'interroge
sur les changements que j'ai subis pendant le temps qui s'est écoulé depuis le dernier jour où
j'en suis parti. Elle demeurait là, mon coeur ne me trompait point : le premier castel que je vis
au penchant d'une lande était son habitation. Quand je m'assis sous mon noyer, le soleil de
midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale
produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes ! sous un hallebergier. Elle était,
comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, le lys de cette vallée où elle croissait pour
le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus.»

Extrait du Lys dans la vallée d’Honoré de Balzac, édition Furne, 1844, p. 351-352 : description de
l’espace et lieu d’une intériorité

« Quand au sommet du plateau je contemplai la vallée une dernière fois, je fus saisi du contraste
qu’elle m’offrit en la comparant à ce qu’elle était quand j’y vins: ne verdoyait-elle pas, ne flambait-
elle pas alors comme flambaient, comme verdoyaient mes désirs et mes espérances? Initié
maintenant aux sombres et mélancoliques mystères d’une famille, partageant les angoisses d’une
Niobé chrétienne, triste comme elle, l’âme rembrunie, je trouvais en ce moment la vallée au ton de
mes idées. En ce moment les champs étaient dépouillés, les feuilles des peupliers tombaient, et
celles qui restaient avaient la couleur de la rouille ; les pampres étaient brûlés, la cime des bois offrait
les teintes graves de cette couleur tannée que jadis les rois adoptaient pour leur costume et qui
cachait la pourpre du pouvoir sous le brun des chagrins. Toujours en harmonie avec mes pensées, la
vallée où se mouraient les rayons jaunes d’un soleil tiède, me présentait encore une vivante image
de mon âme. »

1. Quel adjectif caractérise « l'âme » du personnage ? Quelle est la cause de cet état d'âme? 2.
Relevez les passages qui affirment la correspondance entre l'état d'âme du personnage et le paysage.

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3. Trouvez l'étymologie et le sens du mot « mélancolie ». A quelle saison ce sentiment est-il souvent
associé ?

Le « paysage-état d'âme » (le paysage automnal en accord avec le sentiment ressenti par le
personnage, et description = une image visuelle des sentiments...)

rappel sur l'écriture d'une description (expansions du nom, verbe introducteur « contemplai », valeur
de l'imparfait...).

Opposition entre la vision de la vallée au moment du départ de Félix (idée de dépouillement...) et


celle au moment de son arrivée (vallée verdoyante, flamboyante...) ».

Texte 4 bis : sur les hauteurs de Paris, Balzac, la Femme de trente ans (1842) (extrait)

« Entre la barrière d’Italie et celle de la Santé, sur le boulevard intérieur qui mène au Jardin
des Plantes, il existe une perspective digne de ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasé sur
les jouissances de la vue […]La magnifique coupole du Panthéon, le dôme terne et
mélancolique du Val(de-Grâce dominent orgueilleusement toute une ville en amphithéâtre
dont les gradins sont bizarrement dessinés par des rues tortueuses. De là, les proportions des
deux monuments semblent gigantesques ; elles écrasent et les demeures frêles et les plus hauts
peupliers du vallon. A gauche, l’Observatoire, à travers les fenêtres et les galeries duquel le
jour passe en produisant d’inexplicables fantaisies, apparaît comme un spectre noir et
décharné. Puis, dans le lointain, l’élégante lanterne des Invalides flamboie entre les masses
bleuâtres du Luxembourg et les Tours grises de Saint-Sulpice. »

1° Montrez que cette description est structurée à la manière d’un tableau


2° Comment le narrateur incite-t-il le lecteur à contempler le paysage ?

II) Modernités du paysage poétique : la ville et le paysage intérieur

Texte 4 : Baudelaire, « Les Fenêtres »

On connait les paysages exotiques des Fleurs du mal(1857), mais Baudelaire a également évoqué les
paysages dans ses Poèmes en prose
Le Spleen de Paris ou petits poèmes en prose de Charles Baudelaire est un recueil posthume qui
s’attache à la peinture de la vie parisienne. Le poème « les fenêtres » paru en 1863 est emblématique
de l’esthétique baudelairienne. La description d’un objet, dépourvu en apparence de tout intérêt
devient le catalyseur d’une imagination poétique en phase avec le spleen du monde moderne.

« Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui
qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus
ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est
toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la
vie, rêve la vie, souffre la vie.

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Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur
quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque
rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-
même en pleurant.

Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.

Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.

Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la
réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? »

Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869.

Textes 5 : Rimbaud (1854-1891), le poète-voyant

Poète au génie précoce, A Rimbaud s’émancipe très tôt du carcan romantique et symboliste pour
revendiquer une modernité poétique absolue.

Sensation

« Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,


Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme. »
A. Rimbaud, Poésies, Mars 1870

Dans les Illuminations, recueil de poèmes en prose, il met en pratique sa conception


alchimique du langage :
le poète doit se faire voyant par un dérèglement de tous les sens, pour parvenir à l’alchimie
du Verbe qui donne l’Illumination : passage de la chose vue à la vision

Texte 6 Aube

« J’ai embrassé l’aube d’été.


Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la
route
du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes
se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son
nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au
coq.

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A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les
quais de marbre,
je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un
peu
son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi. »

Arthur Rimbaud, Illuminations1886

« J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, 0 bleu, U vert. –


Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai
d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. Ce
fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des
vertiges. » A. Rimbaud Illuminations

Texte 7 : Verlaine et le symbolisme : Le paysage intérieur reflet du paysage extérieur, ou paysage
« état d’âme »

« Il pleure dans mon coeur


Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?

Ô bruit doux de la pluie


Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison


Dans ce coeur qui s’écoeure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine


De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon coeur a tant de peine ! »

Paul Verlaine

Texte 7 bis : Un paysage marin ou l’interprétation d’un tableau :

Marine
« L’Océan sonore
Palpite sous l’oeil

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De la lune en deuil
Et palpite encore,

Tandis qu’un éclair


Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D’un long zigzag clair,

Et que chaque lame,


En bonds convulsifs,
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,

Et qu’au firmament,
Où l’ouragan erre,
Rugit le tonnerre
Formidablement. » Paul Verlaine, Poèmes saturniens1866

Exercice : trouvez une marine de la même époque qui illustre ce poème

Texte 7 ter : La modernité dans le paysage : Verlaine, « Malines »

« Vers les prés le vent cherche noise


Aux girouettes, détail fin
Du château de quelque échevin,
Rouge de brique et bleu d'ardoise,
Vers les prés clairs, les prés sans fin...

Comme les arbres des féeries,


Des frênes, vagues frondaisons,
Echelonnent mille horizons
A ce Sahara de prairies,
Trèfle, luzerne et blancs gazons.

Les wagons filent en silence


Parmi ces sites apaisés.
Dormez, les vaches ! Reposez,
Doux taureaux de la plaine immense,
Sous vos cieux à peine irisés !

Le train glisse sans un murmure,


Chaque wagon est un salon
Où l'on cause bas et d'où l'on
Aime à loisir cette nature.
Faite à souhait pour Fénelon. »
Verlaine, Romance sans paroles1874

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Turner, Pluie train et vent

III) Le Paysage comme représentation symbolique :

Texte 8, Théophile Gautier, le Pin des Landes : Le poète maudit ou la souffrance poétique 

Toute une partie de la tradition poétique associe la poésie à l'idée de souffrance.


La création elle-même est souvent vue comme un acte de souffrance, même si les textes écrits ne se
font pas l'écho de ce thème. Dans le poème intitulé « Le Pin des Landes », Théophile Gautier propose
une métaphore de la douleur du poète dans sa création : d'après lui, « Il faut qu'il [le poète] ait au
coeur une entaille profonde / Pour épancher ses vers », et le sillon creusé pour recueillir la résine du
pin symbolise cette blessure du poète. Cette image d'une création douloureuse n'est pas réservée qu'à
la poésie, et de nombreuses figures d'artistes y souscrivent, angoissés par la page blanche, tel
Mallarmé, ou, parfois, marqués par la folie de la création (le peintre Van Gogh, la sculptrice Camille
Claudel...).

Gautier, Le Pin des Landes

« On ne voit en passant par les Landes désertes,


Vrai Sahara français, poudré de sable blanc,
Surgir de l'herbe sèche et des flaques d'eaux vertes
D'autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc,

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Car, pour lui dérober ses larmes de résine,
L'homme, avare bourreau de la création,
Qui ne vit qu'aux dépens de ceux qu'il assassine,
Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon !

Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte,


Le pin verse son baume et sa sève qui bout,
Et se tient toujours droit sur le bord de la route,
Comme un soldat blessé qui veut mourir debout.

Le poète est ainsi dans les Landes du monde ;


Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor.
Il faut qu'il ait au coeur une entaille profonde
Pour épancher ses vers, divines larmes d'or ! » 1940

IV) Paysage et métaphysique du monde 

Texte 10 : Paul Valéry, le cimetière marin


Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον σπεῦδε, τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλεῖ μαχανάν.
Pindare, Pythiques, III.

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,


Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume


Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,


Masse de calme, et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi


Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,


À ce point pur je monte et m’accoutume,

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Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,


Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !


Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,


Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,


Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,


Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,


Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;


La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

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Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand, solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.


L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre


Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !

Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes


Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,


L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,


Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe


Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

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La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,


Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,


Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?


Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !


M’as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !


Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !


Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée,


Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !


L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !

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Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs ! » 1920

V) Paysage et méta-linguistique : le paysage chez Ponge

Texte 11 : Francis Ponge « le Pain »

«  La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique
qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la
Cordillère des Andes.

     Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four
stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... Et tous
ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application
couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
     Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges :
feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois.
Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des
autres, et la masse en devient friable...

     Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de
consommation. »  »

Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)

Texte 11 bis Ponge, la fin de l’automne

« Tout l'automne à la fin n'est plus qu'une tisane froide. Les feuilles mortes de toutes essences
macèrent dans la pluie. Pas de fermentation, de création d'alcool : il faut attendre jusqu'au
printemps l'effet d'une application de compresses sur une jambe de bois.

Le dépouillement se fait en désordre. Toutes les portes de la salle de scrutin s'ouvrent et se


ferment, claquant violemment. Au panier, au panier! La Nature déchire ses manuscrits,
démolit sa bibliothèque, gaule rageusement ses derniers fruits.

Puis elle se lève brusquement de sa table de travail. Sa stature aussitôt paraît immense.
Décoiffée, elle a la tête dans la brume. Les bras ballants, elle aspire avec délices le vent glacé
qui lui rafraîchit les idées. Les jours sont courts, la nuit tombe vite, le comique perd ses droits.

La terre dans les airs parmi les autres astres reprend son air sérieux. Sa partie éclairée est plus
étroite, infiltrée de vallées d'ombre. Ses chaussures, comme celles d'un vagabond,
s'imprègnent d'eau et font de la musique.

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Dans cette grenouillerie, cette amphibiguïté salubre, tout reprend forces, saute de pierre en
pierre et change de pré. Les ruisseaux se multiplient.

Voilà ce qui s'appelle un beau nettoyage, et qui ne respecte pas les conventions! Habillé
comme nu, trempé jusqu'aux os.

Et puis cela dure, ne sèche pas tout de suite. Trois mois de réflexion salutaire dans cet état;
sans réaction vasculaire, sans peignoir ni gant de crin. Mais sa forte constitution y résiste.

Aussi, lorsque les petits bourgeons recommencent à pointer, savent-ils ce qu'ils font et de quoi
il retourne, — et s'ils se montrent avec précaution, gourds et rougeauds, c'est en connaissance
de cause.

Mais là commence une autre histoire, qui dépend peut-être mais n'a pas l'odeur de la règle
noire qui va me servir à tirer mon trait sous celle-ci. »

Texte 11 ter : PONGE « Bord de mer »

« La mer jusqu'à l'approche de ses limites est une chose simple qui se répète flot par flot.
Mais les choses les plus simples dans la nature ne s'abordent pas sans y mettre
beaucoup de formes, faire beaucoup de façons, les choses les plus épaisses sans subir quelque
amenuisement. C'est pourquoi l'homme, et par rancune aussi contre leur immensité qui
l'assomme, se précipite aux bords ou à l'intersection des grandes choses pour les définir. Car
la raison au sein de l'uniforme dangereusement ballotte et se raréfie : un
esprit en mal de notions doit d'abord s'approvisionner d'apparences.

Tandis que l'air même tracassé soit par les variations de sa température ou par un tragique
besoin d'influence et d'informations par lui-même sur chaque chose ne feuillette
pourtant et corne que superficiellement le volumineux tome marin, l'autre élément plus stable
qui nous supporte y plonge obliquement jusqu'à leur garde rocheuse de larges
couteaux terreux qui séjournent dans l'épaisseur. Parfois à la rencontre d'un muscle énergique
une lame ressort peu à peu : c'est ce qu'on appelle une plage.

Dépaysée à l'air libre, mais repoussée par les profondeurs quoique jusqu'à un certain point
familiarisée avec elles, cette portion de l'étendue s'allonge
entre les deux plus ou moins fauve et stérile, et ne supporte ordinairement qu'un trésor de
débris inlassablement polis et ramassés par le destructeur. Un concert
élémentaire, par sa discrétion plus délicieux et sujet à réflexion, est accordé là depuis l'éternité
pour personne : depuis sa formation par
l'opération sur une platitude sans bornes de l'esprit d'insistance qui souffle parfois des cieux,
le flot venu de loin sans heurts et sans reproche enfin pour la première fois trouve
à qui parler. Mais une seule et brève parole est confiée aux cailloux et aux coquillages, qui
s'en montrent assez remués, et il expire en la proférant; et tous ceux qui
le suivent expireront aussi en proférant la pareille, parfois par temps à peine un peu plus fort
clamée. Chacun par-dessus l'autre parvenu à l'orchestre se hausse un peu le

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col, se découvre, et se nomme à qui il fut adressé. Mille homonymes seigneurs ainsi sont
admis le même jour à la présentation par la mer prolixe et prolifique en
offres labiales à chacun de ses bords.

Aussi bien sur votre forum, 6 galets, n'est-ce pas, pour une harangue grossière, quelque
paysan du Danube qui vient se faire entendre : mais le Danube lui-même, mêlé à
tous les autres fleuves du monde après avoir perdu leur sens et leur prétention, et
profondément réservés dans une désillusion amère seulement au goût de
qui aurait à conscience d'en apprécier par absorption la qualité la plus secrète, la saveur.

C'est en effet, après l'anarchie des fleuves, à leur relâchement dans le profond et copieusement
habité lieu commun de la matière liquide, que l'on a donné le nom
de mer. Voilà pourquoi à ses propres bords celle-ci semblera toujours absente : profitant de
l'éloi-gnement réciproque qui leur interdit de communiquer entre eux sinon
à travers elle ou par de grands détours, elle laisse sans doute croire à chacun d'eux qu'elle se
dirige spécialement vers lui. En réalité, polie avec tout le
monde, et plus que polie : capable pour chacun d'eux de tous les emportements, de toutes les
convictions successives, elle garde au fond de sa cuvette à demeure son infinie possession de
courants. Elle ne sort jamais de ses bornes qu'un peu, met elle-même un frein à la fureur de
ses flots, et comme la méduse qu'elle abandonne aux pêcheurs pour image
réduite ou échantillon d'elle-même, fuit seulement une révérence extatique par tous ses bords.

Ainsi en est-il de l'antique robe de Neptune, cet amoncellement pseudo-organique de voiles


sur les trois quarts du monde uniment répandus. Ni par l'aveugle poignard des roches, ni par
la plus creusante tempête tournant des paquets de feuilles à la fois, ni par l'œil attentif de
l'homme employé avec peine et d'ailleurs sans contrôle dans un milieu
interdit aux orifices débouchés des autres sens et qu'un bras plongé pour saisir trouble plus
encore, ce livre au fond n'a été lu. » Le parti pris des choses, 1942

VI) Paysage et métaphysique

Texte 12 : Lorand Gaspar « Hergla »

« Petit village blanc aux portes bleues sur un balcon de mer. Au bout des maisons, sous une
mosquée équarrie dans la même blancheur, un cimetière descend de ses tombes de chaux,
toutes semblables, escalier riant jusqu’à la mer. Là, l’écume des vagues et celle de la mort se
confondent. Pas un arbre, pas une ombre. Tout est plus clair que jour, c’est la nuit, le néant
passé à la chaux. Rien de ces méandres, de ces marbres aux inscriptions dorées, toutes ces
coulisses qui nous cachent l’étendue, de nos cimetières. Ici, l’inconnu est aveuglant. Comme
si l’opacité battue par le soleil devenait aérée, lucide. Cette légèreté qui reste de nos secrets-
ferments qui bougent au-dedans de la pesanteur, images brûlées dont la lumière est d’eau et
de cailloux-, de ces paroles dans le vent quand s’use le contour d’une chose. »

Texte 12 bis : Lorand Gaspar « Dougga/ Thougga »

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« Pierres rendues à leur nature de pierre.

La sève dure interrompue par la main circule à nouveau, rongeant les figures de la finitude. Le
corps lissé par les doigts d’homme, rendu à la rugosité d’autres lois :- dans l’épaisseur
entamée, soudain se ranime, transfusée d’ombres, la lumière.

Toute la merveilleuse banalité des gris. Lèpres, lichens, moisissures. Le tout couché dans le
ciel gris… Traînées de fumée d’où venues ?

Pierres où se couchent les vents et la pluie. Temples érigés pour servir de demeure au
changement. Aux dieux en marche, depuis toujours dans le mutisme de la pierre.

Stylite nerveux sur un fût de colonne décapité, l’alouette huppée s’agite dans la somnolence
de l’histoire.

Odeurs de mille fleurs, immense parfum sans limites, sans césure, de cette fornication
initerrompue du mouvement.

La Dame des Moissons passe dans l’herbe haute. »

Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, 1986

Documents à lire :

Texte 13 : Louis Aragon : le peintre assis devant sa toile

"Le peintre assis devant sa toile


A-t-il jamais peint ce qu'il voit
Ce qu'il voit son histoire voile
Et ses ténèbres sont étoiles
Comme chanter change la voix
Ses secrets partout qu'il expose
Ce sont des oiseaux déguisés
Son regard embellit les choses
Et les gens prennent pour des roses
La douleur dont il est brisé."

Louis Aragon, 1942

Texte14 : Camus, Noces à Tipasa, (extrait à lire)

(les noms soulignés sont les noms de fleurs)

« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur
des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière
à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les

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yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui
tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque
dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui
prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller
s'accroupir dans la mer.

Nous arrivons par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu
où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout,
des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas   ; dans les jardins, des hibiscus au rouge
encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de
longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. À l'heure où nous descendons de l'autobus couleur
de bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries
de leurs trompettes appellent les habitants.

À gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts.
Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce
phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers
rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous
chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et
le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois
nous sommes spectateurs.

   Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines
à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute
l'étendue du monde un alcool généreux qui  fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de
l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la
grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne
cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair
sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand
libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du
printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées
dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles
du forum, l'héliotrope pousse sa tète ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur
ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science
ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin
leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des
choses qui tombent. 

Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma
respiration aux soupirs tumultueux du monde !  Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts
d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon coeur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de
chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à
regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à
respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun
me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et
d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette

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basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des
sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont
contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-
Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde
qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens
blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le
vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se
balance dans l'espace.

   Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la
course des journées. Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la
mer, la montagne, les fleurs.» Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser
les boules de lentisques sous mon nez  ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je
songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. » Voir, et
voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Ëleusis, il suffisait de contempler. Ici
même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger
dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur
ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré
dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le
bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis
de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles  ; la course de
l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon.
Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et
d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche
découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.

Je, comprends ici ce qu'on appelle gloire  : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour
dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui
descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire
entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité
qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c'est bien ma vie que je joue ici,
une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter
maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec
liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pourtant, on me l'a souvent dit  : il n'y
a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi  : ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse,
mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune
et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me
laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque   : il me suffit
d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.

Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête
retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle
pleine d'ombre, du grand verre de menthe verte et glacée   ! Au-dehors, c'est la mer et la route
ardente de poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l'éblouissement
multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère
toile qui nous habille, nous étalons tous l'heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde.

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On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits - surtout des pêches qu'on mange en y
mordant, de sorte que le jus en coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les
grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est le
silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd'hui
laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne
pas tout renfermer dans la joie de vivre? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui
l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. On nous a tellement parlé de l'orgueil
: vous savez, c'est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdrez, et vos forces vives.
Depuis, j'ai appris en effet qu'un certain orgueil... Mais à d'autres moments, je ne peux m'empêcher
de revendiquer l'orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner. A Tipasa, je vois
équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser.
Je n'éprouve pas le besoin d'en faire une oeuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa
m'apparaît comme ces personnages qu'on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le
monde. Comme eux, elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd'hui mon personnage et il me
semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus de fin. Il y a un temps pour vivre et un
temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit
de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l'œuvre
d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté.

Jamais je ne restais plus d'une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un
paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu. Les montagnes, le ciel, la mer sont
comme des visages dont on découvre l'aridité ou la splendeur, à force de regarder au lieu de voir.
Mais tout visage, pour être éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l'on se plaint d'être
trop rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau pour avoir été
seulement oublié.

Vers le soir, je regagnais une partie du pare plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route
nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir,
l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais
assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de moi, un
grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings fermés qui
contiendraient tout l'espoir du printemps. Il y avait du romarin derrière moi et j'en percevais
seulement le parfum d'alcool. Des collines s'encadraient entre les arbres et, plus loin encore, un
liséré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne, reposait de toute sa tendresse.
J'avais au coeur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un
sentiment que connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-
dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils
incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup fait
vivre et battre avec leur propre cœur. C'était précisément cela que je ressentais  : j'avais bien joué
mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait
pas une réussite exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines
circonstances, nous fait un devoir d'être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois
dans la satisfaction.

Maintenant, les arbres s'étaient peuplés d'oiseaux. La terre soupirait lentement avant d'entrer dans
l'ombre. Tout à l'heure, avec la première étoile, la nuit tombera sur la scène du monde. Les dieux

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éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être
plus sombres, leurs faces ravagées seront nées cependant dans le coeur de la terre.

À présent du moins, l'incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un
espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais
d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré
et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n'était pas moi qui comptais, ni le monde, mais
seulement l'accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l'amour. Amour que je n'avais pas la
faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race,
née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout
sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels.

 "Je comprends ici ce qu'on appelle gloire :

          le droit d'aimer sans mesure"    

         Albert Camus, Noces à Tipasa 1938

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