L'impasse Citoyenniste

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l’impasse

citoyen-
niste
Contribution à une critique du citoyennisme
Première édition par «en attendant...» en 2001. [5, rue du Four 54000 Nancy, [email protected]]
Réédition par hobolo [[email protected]] en mai 2007.
est un outil pour comprendre la révolution à venir, il n’est pas cette révolution elle-
même. Il nous faudra cependant sortir de l’emploi magique-affectif du langage, qui
est le langage de l’aliénation contemporaine, le langage de ceux qui n’ont aucune
prise pratique sur le monde, et ne peuvent donc que le rêver. Seuls ceux qui n’ont
aucun pouvoir sur le monde peuvent dire n’importe quoi, sans crainte d’être jamais
démentis, puisqu’ils savent que leurs propos sont sans conséquences.

Dans le monde de l’intégration capitaliste, il n’y a plus ni vérité ni mensonge,


L’impasse citoyenniste
juste des sensations éphémères ; il nous faut cesser d’avoir peur de la vérité. Si sou- Contribution à une critique du citoyennisme
vent nous voyons dans la prétention à dire la vérité une domination, un “fascisme”,
Avril 2001
une volonté d’hégémonie du discours, c’est que dans le monde capitaliste seuls ceux
qui dominent peuvent prétendre à dire la “vérité”, puisqu’ils la créent eux-mêmes,
et détiennent le monopole de la “parole vraie”. Mais cette “vérité” est si manifeste-
ment fausse, et notre impuissance à y répondre si écrasante, que nous finissons par
être dégoûtés de toute tentative de rechercher la vérité, et doutons de la possibilité
de dire quoi que ce soit de vrai, c’est à dire de rendre, autant qu’il nous est possible, «Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-
intelligible le monde où nous vivons. ans l’arbitraire du spectacle, tout est question même véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spec-
de “point de vue”. Chacun, “de son point de vue”, peut avoir à la fois tort et raison, et tacle doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter pratique-
l’indifférence libérale à autrui se manifeste dans le respect de toutes les “opinions”. ment parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre
d’être absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée
L’appel “révolutionnaire” à la subjectivité, résidu du surréalisme et du situation- dominante, le point de vue exclusif de l’actualité, que reconnaît
nisme vaneigemiste, est plus que jamais réactionnaire, à l’heure où le capitalisme la volonté abstraite de l’efficacité immédiate, quand elle se jette
lui-même en appelle à la séparation jouissive : “rêvez, nous ferons le reste”. C’est au vers les compromissions du réformisme ou de l’action commune
contraire un langage commun qu’il nous faut retrouver. Notre subjectivité même ne de débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s’est reconstitué
peut se construire réellement que si nous sommes capables, avec d’autres, de saisir dans la position même qui prétend le combattre. Au contraire, la
l’objectivité du monde que nous partageons. Comprendre, c’est dominer, et donc critique qui va au delà du spectacle doit savoir attendre.»
pouvoir changer le monde. Commencer à tenter de comprendre, c’est rétablir la com-
munication avec ce qui nous entoure, fissurer la glace de la séparation. Nus n’avons  Guy Debord. La Société du Spectacle.
pas critiqué ici les citoyennistes parce que nous n’aurions pas les mêmes goûts ou
les mêmes valeurs, pas la même subjectivité. Nous n’avons d’ailleurs pas critiqué
les citoyennistes en tant que personnes, mais le citoyennisme, en tant que fausse
conscience et en tant que mouvement réactionnaire, comme on disait autrefois, c’est
Les thèses rassemblées ici n’ont pas la prétention de dire le dernier mot sur
à dire qui concourt à étouffer ce qui n’est encore qu’en germe. Nous l’avons critiqué
le sujet dont elles traitent. Elles sont plutôt un ensemble de pistes dont certaines
historiquement, ou du moins avons tenté de le faire.
pourront être suivies, approfondies, et d’autres peut-être simplement abandonnées.
Si nous parvenons à donner quelques points de repères (historiques, entre autres) à
Nous ne doutons d’ailleurs pas que nombre d’individus qui sont aujourd’hui en-
une critique qui se cherche encore, nous aurons pleinement atteint notre but. Nous
glués dans les contradictions du citoyennisme par louable désir d’agir sur le monde,
pensons également que ni ce texte ni aucun autre ne pourra, par la seule force de
n’en viennent un jour à rejoindre ceux qui désirent réellement le transformer. Nous
la théorie, abattre le citoyennisme. La véritable critique du citoyennisme ne se fera
ne sommes ni plus ni moins “radicaux” que le moment dans lequel nous sommes.
pas sur le papier, mais sera l’œuvre d’un mouvement social qui devra forcément
contenir cette critique, ce qui ne sera pas, loin s’en faut, son seul mérite. A travers le
Sur le même sujet, on peut se référer avec profit aux thèses sur le démocratisme
citoyennisme, et parce que le citoyennisme y est contenu, c’est l’ordre social présent
radical de la revue Théorie Communiste (Roland Simon, B.P. 17, 84300 Les Vignères)
tout entier qui sera remis en cause. Le moment nous semble bien choisi pour com-
et au texte Des Organismes Génétiquement Modifiés et du citoyen signé par «Quel-
mencer cette critique. Si le citoyennisme a pu, à ses débuts, entretenir un certaine
ques ennemis du meilleur des mondes transgénique»(c/o ACNM, B.P. 178, 75967
confusion autour de ce qu’il était réellement, il est aujourd’hui contraint par son
Paris Cedex 20). Voir aussi : http://web.tiscali.it/anticitoyennisme...
succès même à s’avancer de plus en plus à découvert. A plus ou moins court terme, être conduits globalement, hors de la propriété privée et de la division hiérarchique
il devra montrer son vrai visage. Ce texte vise à anticiper sur ce démasquage, pour du travail. Et il ne s’agira pas seulement de travail.
qu’au moins certains ne soient pas alors pris de court, et sachent peut-être réagir de
manière appropriée. Le “monde sans frontières” que le capitalisme a créé pour la marchandise sera
bel et bien un monde sans frontières pour l’humanité. Il n’y aura pas de droits de
douane. ous remettrons à plus tard le soin de développer ce que tout cela implique.
Nous pourrions également évoquer ce que pourraient être les modes d’organisation
que les hommes se donneront alors, mais il nous semble que l’immensité des problè-
mes pratiques qui se poseront alors sera telle que des solutions inédites devront être
I. Définition préalable. alors mises en oeuvre, et sans doute souvent dans l’urgence. L’initiative individuelle
sera peut-être alors aussi nécessaire que la concertation générale, et jamais l’une ne
saurait remplacer l’autre. Le débat reste ouvert, et c’est aussi sur toutes ces questions
qu’il nous faut “savoir attendre”.
Nous ne donnerons ici qu’une définition préalable du citoyennisme, c’est à
dire ne portant que sur ce qu’il est le plus évidemment. L’objet de ce texte sera de
commencer à le définir de façon plus précise.

Par citoyennisme, nous entendons d’abord une idéologie dont les traits princi-
paux sont 1°) la croyance en la démocratie comme pouvant s’opposer au capitalisme VII. Conclusion provisoire.
2°) le projet d’un renforcement de l’État (des États) pour mettre en place cette politi-
que 3°) les citoyens comme base active de cette politique.

Le but avoué du citoyennisme est d’humaniser le capitalisme, de le rendre plus Nous nous sommes efforcés ici d’évoquer les principales limites et faibles-
juste, de lui donner, en quelque sorte, un supplément d’âme. La lutte des classes ses du citoyennisme, et l’on voit que ce ne sont pas simplement des limites ou des
est ici remplacée par la participation politique des citoyens, qui doivent non seu- faiblesses “théoriques”, mais qu’elles sont bien réelles et lui seront sûrement fatales,
lement élire des représentants, mais agir constamment pour faire pression sur eux à plus ou moins court terme.
afin qu’ils appliquent ce pour quoi ils sont élus. Les citoyens ne doivent naturelle-
ment en aucun cas se substituer aux pouvoirs publics. Ils peuvent de temps en temps Pour autant, il n’est pas question de rester assis les bras croisés “en attendant”
pratiquer ce qu’Ignacio Ramonet a appelé la “désobéissance civique” (et non plus que le citoyennisme s’écroule, pour laisser magiquement la place à la révolution. Ce
“civile”, qui rappelle trop fâcheusement la “guerre civile”), pour contraindre les pou- mouvement a bien des ressources encore, et il est sans doute capable de s’adapter à
voirs publics à changer de politique. de nouvelles conditions. Nous avons cependant précisé ici à quelles “conditions” il
ne saurait s’adapter. Nous n’avons en tout cas qu’à peine ébauché cette critique, qui
Le statut juridique de “citoyen”, compris simplement comme ressortissant d’un sera poursuivie par d’autres. La question à laquelle nous avons aussi voulu tenter
État, prend ici un contenu positif, voire même offensif. Pris comme adjectif, “ci- de répondre, c’est celle de la manière dont il nous semble qu’il convient d’aborder la
toyen” décrit en général tout ce qui est bon et généreux, soucieux et conscient de ses critique. Trop souvent, des révolutionnaires critiquent ceux qu’ils prétendent être les
responsabilités, et plus généralement, comme on disait autrefois, “social”. C’est à “réformistes”, sous le simple prétexte qu’ils ne seraient pas révolutionnaires. C’est
ce titre qu’on peut parler “d’entreprise citoyenne”, de “débat citoyen”, de “cinéma présenter les choses comme s’il s’agissait au fond d’un simple débat d’opinions, au
citoyen”, etc. fond égales, c’est à dire également vides, paroles creuses face à la toute-puissante
objectivité du monde. A ce compte-là, on peut défendre n’importe quoi, et préférer
Cette idéologie se manifeste à travers une nébuleuse d’associations, de syndicats, les Indiens de Zerzan aux cow-boys de Kaczynski, la Renaissance à la société indus-
d’organes de presse et de partis politiques. Pour la France on a des associations trielle, les prolétaires à casquette aux jeunes rapeurs en Nike.
comme ATTAC, les amis du Monde Diplomatique, AC!, Droit au Logement, l’APOC
(objecteurs de conscience), la Ligue des Droits de l’Homme, le réseau Sortir du nu- Le prochain mouvement révolutionnaire devra aussi trouver son propre langage.
cléaire, etc. Il est à noter que la plupart du temps les personnes qui militent au sein Il ne s’exprimera sûrement pas dans les termes que nous employons ici, qui sont
de ce mouvement font partie de plusieurs associations à la fois. Côté syndicats on ceux d’une certaine tradition théorique. Le langage théorique que nous employons
La dissolution de la conscience de classe et du vieux mouvement ouvrier ont égale- a la CGT, SUD, la Confédération Paysanne, l’UNEF, etc. Les partis politiques sont
ment pour conséquence que chacun se trouve, dans sa vie, seul face à tous les aspects représentés par les partis trotskistes, et les Verts. Les partis politiques ont toutefois
de la domination et de l’exploitation, simultanément. Il n’y a plus de refuge, plus un statut à part dans le citoyennisme, mais nous y reviendrons. A l’extrême gauche
de communauté où se replier. L’identité que l’on se construisait à travers le travail du citoyennisme, on peut inclure la Fédération Anarchiste, la CNT et les anarchistes
tend à se dissoudre, au profit d’une tentative de recomposition autour du privé, de la antifascistes, qui se mettent le plus souvent à la remorque des mouvements citoyen-
bande de copains ou la famille, des loisirs. Mais avec les loisirs de masse, la décom- nistes pour y rajouter leur grain de sel libertaire, mais se trouvent de fait sur le même
position de la famille et la brutalité des rapports sociaux, le particulier se retrouve à terrain.
chaque fois réexpulsé vers le général. L’homme moderne est un homme public.
A l’échelle mondiale on a des mouvements comme Greenpeace, etc., et tout ce qui
Jamais dans l’histoire de l’humanité les individus n’ont été contraints à se penser s’est retrouvé à Seattle en fait de syndicats, associations, lobbies, tiers-mondistes, etc.
de façon aussi globale, en tant qu’humanité, à l’échelle mondiale. Ceci est à la fois La liste complète serait fastidieuse à donner. L’important est que tous ces groupe-
une souffrance (et on comprend mieux ici ce qui peut attirer certains chez Zerzan ments se retrouvent idéologiquement sur le même terrain, avec des variantes locales.
ou Kaczinski, entre autres régressions) et la condition même de la libération. Les Le citoyennisme est désormais un mouvement mondial, qui repose sur une idéologie
primitivistes veulent se libérer de l’humanité, revenir à cette harmonie antérieure commune. De Seattle à Belgrade, de l’Équateur au Chiapas, on assiste à sa montée
de la communauté restreinte isolée. Mais ce retour est impossible. Il n’y a pas d’en en force, et il s’agit donc maintenant, pour lui comme pour nous, de savoir au juste
dehors du capitalisme. quel chemin il prendra, et jusqu’où il pourra aller.

En 1860, Marx pouvait encore écrire dans le Capital : “Pour rencontrer le travail
commun, c’est à dire l’association immédiate, nous n’avons pas besoin de remonter
à sa forme naturelle primitive, telle qu’elle nous apparaît au seuil de l’histoire de
tous les peuples civilisés. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l’indus-
II. Prémisses et fondements.
trie rustique et patriarcale d’une famille de paysans qui produit pour ses propres
besoins (...).” Cet “exemple” a disparu.
Les racines du citoyennisme sont à chercher dans la dissolution du vieux
Toute l’activité humaine ou presque est désormais régie par le capitalisme, ce qui mouvement ouvrier. Les causes de cette dissolution sont à la fois l’intégration de la
pousse certains, comme Zerzan ou Kaczinski, et bien d’autres avec eux, à regretter le vieille communauté ouvrière et l’échec manifeste de son projet historique, lequel a
“bon vieux temps”, qu’il soit primitif-fusionnel, ou patriarcal-artisanal. Mais toutes pu se manifester sous des formes extrêmement diverses (disons du marxisme-léninis-
ces formes d’organisation sociale n’ont pas su résister au capitalisme, et on voit mal me au conseillisme). Ce projet se ramenait, dans ses diverses manifestations, à une
dès lors comment elles pourraient être son avenir, à moins de postuler une nature de reprise du mode de production capitaliste par les prolétaires, mode de production
l’humanité dont ces formes seraient la manifestation, et également une autodestruc- duquel ils sont les enfants et donc les héritiers. L’accroissement des forces produc-
tion catastrophique du capitalisme (c’est à dire du monde), après laquelle elles pour- tives, dans cette vision du monde, était également la marche vers la révolution, le
raient tout naturellement retrouver leur place momentanément usurpée. Mais cette mouvement réel à travers lequel le prolétariat se constituait comme future classe do-
“autodestruction ” du capitalisme serait également la nôtre, et c’est donc à partir du minante (la dictature du prolétariat), domination qui menait ensuite (après une très
capitalisme qu’il nous faut envisager l’avenir, que cela nous plaise ou non. problématique “phase de transition”) au communisme. L’échec réel de ce projet a eu
lieu dans les années 1920, et en 1936-38 en Espagne. Le mouvement international
On a vu que la globalisation des individus déborde largement les limites du tra- des années 1968 a souvent été nommé “deuxième assaut prolétarien contre la société
vail salarié. Chaque aspect de la vie est soumis à cette globalisation, et c’est donc de classe”, venant après celui de la première moitié du xxe siècle.
chaque aspect de la vie qui demandera a être transformé, unitairement. Dit plus
simplement, on ne peut aujourd’hui rien changer sans finalement tout changer. Cela Les années 70, puis les années 80, avec la crise et la mise en place de la mon-
sera la principale condition de la révolution à venir. dialisation sous sa forme moderne, marquent le déclin et la disparition de ce projet
historique. Cette mondialisation se caractérise par l’automation croissante, donc par
Très concrètement, chaque problème que le capitalisme nous léguera ne pourra le chômage de masse, et les délocalisations dans les pays les plus pauvres, qui jet-
se résoudre qu’à l’échelle d’une société entière. Déchets nucléaires, transports, agri- tent hors de l’usine le vieux prolétariat industriel des pays les plus développés. On
culture, tout ceci nous conduira à des choix et des modes d’organisation qui devront observe ici une tendance des entreprises à se “débarrasser” au moins formellement
d’une bonne partie leur secteur productif pour le reléguer dans la sous-traitance,
pour idéalement ne plus s’occuper que de marketing et de spéculation. C’est ce que Le travail lui-même, qui est toujours la principale force d’intégration du capital,
les citoyennistes nomment la “financiarisation du capital”. Une entreprise comme est de plus en plus perçu comme une contrainte extérieure et il n’est plus que margi-
Coca-Cola ne possède aujourd’hui directement quasiment plus aucune unité de pro- nalement ce qui décrit l’identité d’individus toujours plus nivelés dans la masse. Et
duction mais se contente de “gérer la marque”, de faire fructifier son capital boursier, cela n’a rien d’étonnant, à l’heure de la disparition des métiers, remplacés par des
et “réinvestir” en rachetant des concurrents plus petits auxquels elle fait également fonctions ne réclamant aucune compétence particulière. Le “monde du travail” est
subir une délocalisation forcenée, etc. On a un double mouvement de concentration aussi devenu celui de l’incompétence. Cette dynamique de déqualification peut-être
du capital et d’émiettement de la production. Une voiture peut se composer de pare- perçue par certains comme une décadence (et la dynamique de l’intégration par le
chocs fabriqués au Mexique, de composants électroniques taïwanais, le tout étant capital crée bien ses propres “barbares” de l’intérieur), mais elle est également une
assemblé en Allemagne, tandis que les bénéfices transitent par Wall-Street. démoralisation du travail, où celui-ci apparaît réellement à chacun comme vide de
sens, pur arbitraire, contrainte extérieure, exploitation. La morale du travail, autre-
Les États quant à eux accompagnent cette mondialisation en se défaisant du sec- fois partagée également par la bourgeoisie et le prolétariat, est en train de se dissou-
teur public hérité de l’économie de guerre (dénationalisations), en “flexibilisant” et dre dans le mouvement de l’intégration capitaliste.
en réduisant autant qu’il est possible le coût du travail. Cela donne en France la loi
sur les 35 heures que réclamait a cor et à cri le très citoyenniste (dans ses manifesta- L’intégration capitaliste (problème central sur lequel il nous faudra revenir) se
tions officielles du moins) mouvement des chômeurs de 1998, et le PARE. L’arrivée fait de plus en plus sentir comme artificielle, elle est en tout cas très problématique,
de la gauche au pouvoir en 1981 et le mouvement des étudiants et des cheminots en et elle induit ce qu’on pourrait nommer une névrose de masse, liée au sentiment
1986 sont des repères qui nous permettent de situer les progrès de cette dissolution de n’avoir plus aucune prise sur sa vie. Le prochain mouvement révolutionnaire ne
et le remplacement progressif du vieux mouvement ouvrier par le citoyennisme, dans pourra faire l’économie de ce constat, puisque cette impuissance, qui est également
le cadre de la mondialisation. ce que l’on nommait autrefois aliénation, fait partie intégrante de notre rapport au
monde capitaliste.
Le mouvement de 1968, en France comme dans le monde, a bien été le “dernier
assaut contre la société de classes”. Son échec marque la liquidation historique de ce
qu’a été jusqu’à ce moment-là le vieux rêve de la révolution prolétarienne, à savoir le
rêve de l’assomption historique du prolétariat comme prolétariat, c’est à dire comme
classe du travail. L’autogestion et les conseils ouvriers ont été la limite extrême de
ce mouvement. Nous ne le regrettons pas. C’est aussi toute une contestation sociale VI. “Prolétaires de tous les pays, je n’ai pas
beaucoup plus large et multiforme qui a été liquidée au sortir de ces années-là, lors-
que s’est abattue sur le monde la chape de plomb des années quatre-vingt. de conseils à vous donner !”
Même si on l’entend encore dans des manifestations, le slogan “tout est à nous,
rien n’est à eux” est l’exact contraire de la réalité, et l’a toujours été Bien entendu,
il fait aujourd’hui allusion à une illusoire “répartition des richesses” (et de quelles Nous ne nous donnerons pas le ridicule de présenter ici ce que devra être le
“richesses” peut-on aujourd’hui parler ?), mais il provient en droite ligne du vieux prochain mouvement révolutionnaire. Personne ne peut le dire avec certitude, sans
mouvement ouvrier, qui entendait gérer par lui-même le monde capitaliste. On voit tomber dans une idéologie de rechange. Nous pouvons toutefois imaginer, à partir
à travers ce slogan à la fois une résurgence, une continuité et un détournement des de ce qui est déjà là, ce que ce mouvement pourra être, c’est à dire ce qui dans la
idéaux du vieux mouvement ouvrier (naturellement dans ce qu’il avait de moins ré- situation présente est le germe d’une situation future.
volutionnaire) par le citoyennisme. C’est ce qu’on appelle l’art d’accommoder les res-
tes. Nous y reviendrons plus loin. La disparition de la conscience de classe et de son La mondialisation du capital et la dissolution des capitaux nationaux impliquent
projet historique, rendus caducs par l’éclatement et la parcellarisation du travail, qu’il s’agira d’un mouvement mondial, et pas sous la forme caricaturale d’une action
par la disparition progressive de la grande usine “communautaire”, et également contre l’OMC ou la CNUCED. Il ne s’agira pas d’aller mettre le feu à Francfort ou à
par la précarisation du travail (tout ceci résultant non d’un complot visant à museler Bruxelles, mais d’agir face au capitalisme tel qu’il se présente ici, là où nous sommes,
le prolétariat mais du processus d’accumulation du capital qui l’a mené jusqu’à la parce qu’ici, là où nous sommes, c’est là que se joue réellement la mondialisation. La
mondialisation actuelle), ont laissé le prolétariat aphone. Il en vient même à douter mondialisation du capital est aussi la mondialisation de la lutte, et lorsqu’on décide
de sa propre existence, doute qui fut encouragé par nombre d’intellectuels et par ce à New York de ce qui est produit au Mexique et emballé dans le Pas-de-Calais, toute
attaque locale a des répercussions globales.
Nous pourrions développer plus longuement tout ceci, mais cela déborderait no- que Debord a défini comme “spectaculaire intégré”, qui n’était que l’intégration au
tre propos. Nous voyons en tout cas ici qu’il ne saurait être question d’une gestion “spectacle”.
“humaine” de la production capitaliste, et encore moins de reprendre telle quelle
cette production. Tout est à reconstruire. La révolution sera aussi le moment du Privée de perspectives, la lutte des classes ne pouvait que s’enfermer dans des
“grand démantèlement”, et de la reprise sur des bases inédites de l’activité humaine, luttes défensives, parfois d’ailleurs très violentes comme en Angleterre. Mais cette
aujourd’hui presque entièrement dominée par le capital. énergie était surtout l’énergie du désespoir. On peut aussi noter que cette perte de
perspectives positives s’est souvent manifestée, chez les individus qui avaient connu
Le vieux mouvement ouvrier manifestait le lien unissant capitalisme et proléta- les années 60-70, par un désespoir personnel très réel, parfois poussé jusqu’à ses
riat. Le plus exploité des ouvriers pouvait se sentir dépositaire, à travers son travail, dernières conséquences, suicide ou terrorisme.
d’un monde futur, où le travail dominerait le capital. Le Parti était à la fois une
famille et un État ouvrier en germe, chaque chef syndical pouvait se sentir lié à la Le citoyennisme vient s’inscrire dans ce cadre. Le deuil de la révolution ayant été
communauté ouvrière à la fois présente et à venir. Les transformations du mode de fait, plus aucune force ne se sentant en mesure d’entreprendre à nouveau de trans-
production capitaliste au cours des vingt dernières années ont laminé tout ceci, gé- former radicalement le monde, il fallait bien, l’exploitation suivant son cours, que
néralisant la séparation des individus. s’exprime une contestation. Ce fut le citoyennisme.

Dans son expansion, le capitalisme a dû détruire les vieilles communautés de Son acte officiel de naissance peut être situé en décembre 1995. Ce mouvement,
souche paysanne pour créer la classe ouvrière qui lui était nécessaire. A peine cette sur la base très réelle de l’opposition à la privatisation du secteur public et donc de
classe ouvrière créée, il doit de nouveau la détruire, et se trouve face au problème de l’aggravation des conditions de travail et de la perte de sens de ce travail lui-même,
l’intégration de millions d’individus à son monde. ne pouvait dans la situation présente se manifester que comme défense du service
public, et non comme remise en question de la logique capitaliste en général, telle
Les citoyennistes apportent une réponse dérisoire en tentant de reconstituer le qu’elle se manifeste dans le service public. Cette défense du service public implique
lien qui unissait autrefois la “classe ouvrière” par celui qui unirait les “citoyens”, logiquement que l’on considère que le service public soit ou plutôt doive être en de-
c’est à dire l’État. Cette recherche de la reconstitution du lien à travers l’État se hors de la logique capitaliste. C’est un mauvais procès que l’on a fait à ce mouvement
manifeste dans le nationalisme latent des citoyennistes. Le capital abstrait et sans lorsqu’on lui a reproché d’être un mouvement de privilégiés, ou simplement d’égo-
visage est remplacé par des figures nationales, par la moustache de José Bové, ou la ïstes corporatistes. Mais on peut constater que même les actions les plus radicales
réhabilitation de l’hymne tsariste en Russie (il ne s’agit plus là de citoyennisme, bien et les plus généreuses de ce mouvement en portaient la limite. Alimenter gratuite-
sûr, mais de la manifestation d’un nationalisme bien plus général, et également sans ment en électricité des foyers est une chose, réfléchir sur la production et l’emploi
issue). Mais l’État ne peut offrir que des symboles, des ersatz de lien, parce qu’il est de l’énergie en est une autre. On peut voir à travers ces actions que l’État est ici
lui même pour ainsi dire saturé de capital, et qu’il ne peut agiter ces symboles que conçu comme une communauté parasitée par le capital, lequel viendrait s’intercaler
dans le sens qui lui est dicté par la logique capitaliste à laquelle il appartient. entre les citoyens-usagers et l’État. Le citoyennisme ne dit pas autre chose. On peut
constater que le citoyennisme ne récupère pas un mouvement qui serait plus radical.
Le “citoyen” comme lien est la manifestation d’un vide, ou plutôt du fait qu’il Ce mouvement est simplement absent, pour l’heure. Le citoyennisme se développe
appartient maintenant au capitalisme, et à lui seul, d’intégrer ces milliards de gens comme l’idéologie nécessairement produite par une société ne concevant plus de
privés de la communauté Et nous sommes obligés de constater qu’il le fait, jusqu’à perspectives de dépassement.
présent, tant bien que mal.
L’autre constatation que l’on peut faire, c’est que le mouvement de 1995, acte de
Cependant, le capitalisme est toujours confusément perçu comme une force exté- naissance du citoyennisme, fut un échec, même dans ses objectifs limités. La priva-
rieure et hostile à l’humanité, soit qu’il la prive de pain, soit qu’il la prive de “sens”. tisation du secteur public continue de plus belle, et il peut même se situer en avant-
Dans les sociétés capitalistes avancées, cela se manifeste par la fuite des individus garde de l’idéologie du privé, comme entreprise participative, implication dans la
séparés dans ce que les sociologues nomment la “sphère privée”, les loisirs, la famille gestion, etc. On y dégraisse également, et on y crée des emplois précaires, les “em-
ou ce qu’il en reste, la bande de copains, etc. Ceci développe très logiquement un plois-jeunes”. On y supprime des postes et surcharge de travail les postes restants.
marché de la séparation, qui se manifeste à travers les outils de communication- Le secteur public est également en première ligne pour l’application de la loi sur les
consommation, mais cette consommation de “l’être ensemble” se résout finalement, trente-cinq heures, et donc la flexibilisation. Une fois de plus, s’il en était besoin, on
dans le monde de la marchandise, en un “avoir tout seul” qui replonge dans la sépa- peut voir que la logique de l’État et celle du capital ne s’opposent en rien, et c’est là
ration qu’elle était censée pallier. une des limites internes du citoyennisme.
III. Le rapport à l’État, le “réformisme” et le keynésianisme. propres normes, a créé un monde où “tout est à lui, rien n’est à nous”. Et il ne s’agit
pas seulement de la propriété privée des moyens de production, mais également de
leur nature et de leurs buts. Le capital ne s’est pas simplement approprié ce qui était
nécessaire à la survie de l’humanité, ce qui n’était que le premier moment de sa
Le rapport du citoyennisme à l’État est à la fois un rapport d’opposition et domination, il l’a également transformé, par l’industrialisation et la technologie, de
de soutien, disons de soutien critique. Il peut s’y opposer, mais ne peut se passer de telle manière qu’aujourd’hui presque plus rien n’est produit pour être consommé,
la légitimation qu’il lui offre. Les mouvements citoyennistes doivent très rapidement mais simplement pour être vendu. Produire pour nos besoins ne peut être le fait du
se poser en interlocuteurs, et pour cela ils doivent parfois entreprendre des actions capitalisme. Presque plus rien ne subsiste de l’activité humaine précapitaliste. Le
“radicales”, c’est à dire illégales ou spectaculaires. Il s’agit là à la fois de se poser en monde est bel et bien devenu une marchandise.
victime, de prendre l’État en défaut (c’est à dire opposer l’État idéal à l’État réel),
et d’arriver plus vite à la table de négociations. L’arrivée des CRS est le signe qu’on Le capital n’est pas une force neutre qui, si on “l’orientait” convenablement,
a été entendu. Naturellement, tout ceci doit se passer sous l’oeil des caméras. La ré- pourrait aussi bien faire le bonheur de l’humanité qu’il fait sa perte. Il ne peut pas
pression est l’acte de naissance des mouvements citoyennistes, elle n’est plus comme “dépolluer aussi bien qu’il pollue”, comme l’a prétendu un citoyenniste écologiste,
autrefois le moment de l’affrontement où l’on mesure le rapport de force, mais celui puisque c’est son mouvement même qui l’amène inéluctablement à polluer et à dé-
d’une légitimation symbolique. D’où, par exemple, le malentendu entre René Riesel truire, c’est à dire que le mouvement d’accumulation et de production pour l’accu-
et les quelques autres de la Confédération Paysanne qui voulaient créer ce rapport mulation passe par-dessus toute idée de “besoin”, et donc également du besoin vital
de force, et José Bové (et manifestement la plus grande partie de la Confédération), qu’est pour l’humanité la préservation de son environnement. Le capital ne suit que
qui par une action spectaculaire entendait poser son mouvement comme interlocu- ses propres fins, il ne peut être un projet humain. Il n’y a pas une “autre mondialisa-
teur de l’État, ce en quoi il a d’ailleurs partiellement réussi. tion”. Il n’a pas face à lui les besoins de l’humanité, mais la nécessité de l’accumu-
lation. S’il se met à recycler, par exemple, la branche ainsi créée fera tout pour avoir
L’État lui même entérine bien volontiers ces pratiques, et n’importe qui toujours de quoi recycler. Le recyclage, qui n’est qu’une autre façon de produire de
aujourd’hui peut faire une petite manifestation, par exemple bloquer le périphé- la matière première, crée toujours plus de déchets “recyclables”. En outre, il pollue
rique, et être ensuite reçu officiellement pour exposer ses griefs. Les citoyennistes bien autant que n’importe quelle autre activité industrielle.
s’indignent d’ailleurs de cet état de fait qu’ils ont contribué à créer, trouvant qu’on
ne peut tout de même pas déranger l’État pour rien. Les interlocuteurs privilégiés Nous devons ici, pour éviter toute confusion, nous porter en faux contre cette
voient d’un mauvais oeil les parasites, les pique-assiettes de la démocratie. idée quelque peu paranoïaque que véhiculent certains “radicaux”, selon laquelle le
capital polluerait pour créer un marché de la dépollution, ou en tout cas que chaque
Des pratiques citoyennistes sont également promues directement par l’État, dégât provoqué par le capitalisme engendrerait des marchés pour la réparation de
comme le montrent les “conférences citoyennes” ou les “concertations citoyennes” ces dégâts, suivant le schéma du “pompier incendiaire” Il y a des dégâts, et ils sont
par lesquelles l’État entend “donner la parole aux citoyens”. Il est intéressant de nombreux, que personne ne veut réparer, simplement parce que leur réparation ne
constater à quel point les citoyennistes se contentent facilement de n’importe quel constitue pas un marché. La preuve en est que ce sont la plupart du temps les États
ersatz de dialogue, et veulent bien admettre tout ce qu’on voudra, pourvu qu’on les qui doivent assumer seuls le coût d’une dépollution, et le conflit peut se situer là,
ait écoutés, et que des experts aient “répondu à leurs inquiétudes”. L’État joue ici entre les États et les entreprises, et tout le débat sur les “pollueurs-payeurs” en est
le rôle de médiateur entre la “société civile” et les instances économiques, comme la manifestation. Limiter la casse, et surtout les frais, sans pour autant faire fuir les
les citoyennistes seront ensuite médiateurs du programme de l’État (qui n’est que investisseurs, telle est la quadrature du cercle que le “capitalisme écologique” doit
l’accompagnement de la dynamique du capital), révisé de façon critique, vers la “so- résoudre, tel est le véritable enjeu des “règlementations écologiques”.
ciété civile”. On l’a vu avec la loi sur les 35 heures. Ils jouent ici le rôle qui était
classiquement dévolu aux syndicats dans le monde du travail, pour tout ce qu’on Il ne s’agit en tout cas jamais de ne plus polluer, mais de savoir qui doit payer
appelle “les problèmes de société”. L’ampleur de la mystification montre aussi l’am- dans le cas où la pollution est par trop catastrophique et visible. Le prétendu “mar-
pleur du champ de la contestation possible, qui s’est étendu à tous les aspects de la ché de la dépollution”, contrairement à celui du recyclage, n’existe pas vraiment,
société. Dans leur rapport à l’État, les citoyennistes commencent aussi, en tout cas en parce qu’il ne produit aucun bénéfice en retour, sinon celui très relatif de se mettre
France, à être malades de leur victoire. De plus en plus, le mouvement se scinde, et se en conformité avec certaines réglementations, et n’est donc qu’une pure charge pour
recompose, entre ceux qui ont tendance à faire confiance au pouvoir (à la gauche) et les entreprises, charge qu’elles ont intérêt à limiter au maximum. Personne ne veut
ceux, plus radicaux, qui entendent continuer le combat. Mais le problème essentiel dépolluer, et on l’a vu à la récente conférence de la Haye.
n’en reste pas moins posé. La gauche étant au pouvoir, pour qui d’autre pourront-ils
la création de situations, par le biais des conseils ouvriers. Ils ne voyaient pas (mais voter ? Faut-il plus de Verts au gouvernement, ou faut-il au contraire que les Verts se
à ce moment-là qui pouvait le voir ?) en quoi le mode de production capitaliste était retirent du pouvoir pour mieux jouer leur rôle d’opposants ? Mais à quoi peut servir
capitaliste, en quoi l’automation qu’ils vantaient n’était pas un moyen de libérer un parti politique, si ce n’est à entrer dans l’arène démocratique ?
du temps pour “vivre sans temps mort et jouir sans entraves”, mais une façon de
dégager du profit pour le capital. Et après la “contre-révolution” des années 70-80 ils Le citoyennisme est constitutivement incapable de se concentrer en un parti, en
ont simplement identifié cette même production, que les ouvriers avaient échoué à tout cas dans les sociétés qui sont déjà démocratiques. Il faut une dictature ou une
reprendre, comme source de tous les maux. démocratie autoritaire pour que les aspirations de la petite et moyenne bourgeoisie
entrent en résonance avec une contestation plus vaste, et puissent se concentrer en
Au lieu de percevoir la disparition du vieux mouvement ouvrier comme nouvelle un parti démocratique d’opposition radicale. On l’a vu a Belgrade ou au Venezuela
condition d’un mouvement révolutionnaire à venir, et surtout comme chance de ce avec le national-populiste Chavez. Mais partout où la démocratie est déjà là, des par-
mouvement, il l’ont perçue comme catastrophe. Et ce fut bien une catastrophe pour tis correspondant tant bien que mal aux aspirations de cette petite et moyenne bour-
l’ancien mouvement ouvrier, son arrêt de mort. La plus grande partie de la géné- geoisie existent déjà, et c’est justement ce système de partis dont une large part des
ration post soixante-huitarde s’est ainsi engloutie dans le vide laissé par cette dé- citoyennistes se méfient. Dans les pays les plus avancés, le citoyennisme se concentre
faite. Et nous ne songeons certes pas à le leur reprocher, une conception vieille d’un essentiellement autour d’un désir de démocratie plus directe, “participative”, une
siècle ne s’oublie pas en un jour, ni même en vingt ans. Aujourd’hui ce bilan peut démocratie de “citoyens”. Ils ne se proposent naturellement aucun moyen d’y parve-
commencer à se faire. Nous avons eu, depuis 1995, le privilège douteux de voir une nir, et ce désir de démocratie directe finit comme toujours devant une urne, ou dans
idéologie se rebâtir sur les ruines de la révolution. Si nous l’avons assez rapidement l’abstention impuissante.
identifiée dans ce qu’elle avait de nouveau, il a été un peu plus long pour nous de
la percevoir dans ce qu’elle avait d’archaïque, c’est à dire d’historiquement déter- Les Verts sont intéressants à cet égard, puisqu’ils manifestent cette limite du ci-
miné. Nous avons indiqué plus haut que cette idéologie, le citoyennisme, pratiquait toyennisme. Issus des mouvements écologistes des années 70, ils ont parfaitement
l’art “d’accommoder les restes” du vieux mouvement révolutionnaire. C’est parce pris le tournant des années 80. Mais ils restent également sur le vieux modèle d’un
qu’au fond le vieux mouvement révolutionnaire ne constituait pas un dépassement Parti, forme concentrée qui est antinomique à la nature  nébuleuse des forces vives
du capitalisme, mais une gestion de celui-ci par la “classe montante” qu’était censé du citoyennisme. Ils couraient donc par leur nature même le risque de se retrouver
être le prolétariat, que le citoyennisme se veut aujourd’hui “réformiste”. La “gestion face à l’exercice réel du pouvoir, et c’est bien ce qui s’est passé. C’est là en fait le der-
ouvrière” du capital s’est simplement aujourd’hui transformée en “répartition des nier risque politique que courent les “réformistes”, celui de gouverner. Militer, dans
richesses”, en “taxation du capital”, la production disparaissant derrière le profit, ce cadre là, n’est pas toujours sans conséquences, comme les Verts ont pu le constater
derrière le capital financier, derrière l’argent. “De l’argent, il y en a, dans les poches à leurs dépens. Ce qui permet de contourner ce risque, c’est le lobbying. Les lobbies
du patronat”, dit le slogan. Certes oui, mais au nom de quoi cet argent devrait-il at- n’exercent jamais directement le pouvoir. On ne peut leur imputer les “échecs” de
terrir dans les poches des prolétaires, pardon, des “citoyens” ? l’État. Le militantisme de lobby est sans fin, dans tous les sens du terme. Voilà qui est
très satisfaisant pour des individus désireux de s’engager sans courir ce risque politi-
Le vieux mouvement ouvrier n’ayant pu aboutir à la communauté humaine se que. Dans un lobby, on est entre soi, et il n’est pas nécessaire de se chercher une base
change ainsi en simple intéressement aux profits capitalistes, de façon obscène et sociale, comme dans un parti classique, par des moyens plus ou moins démagogi-
révélatrice (il faut toutefois noter que si on ne demande “que” de l’argent au capi- ques. On peut en toute sécurité se montrer “radical” On peut tranquillement se poser
talisme, c’est aussi parce que l’on sait ne rien pouvoir en attendre d’autre). Il y a en conseiller critique du Prince, sans affronter les difficultés du gouvernement. On
certes là de quoi écoeurer un vieux révolutionnaire, un de ceux qui pensaient pou- peut éternellement se lamenter sur le manque de “volonté politique”, en matière de
voir construire un monde meilleur. Mais s’il était déjà illusoire de penser pouvoir nucléaire, d’immigration ou de santé publique sans considérer si peu que ce soit ce
construire ce monde par la gestion ouvrière du capital, ils l’est tout à fait de penser qu’il est effectivement possible de faire, pour un État, dans le contexte capitaliste.
pouvoir contraindre le capitalisme à partager ses profits pour le bonheur de tous les
“citoyens”, à supposer même que leur argent puisse faire notre bonheur. Le citoyen- Un des exemples les plus délirants de cet état de fait est l’inénarrable association
nisme touche au point central d’une illusion vieille d’un siècle, et cette illusion, déjà ATTAC. Il est de notoriété publique que l’idée même d’une taxation des transactions
morte dans les faits, est sur le point d’être détruite. boursières fait se contorsionner d’hilarité l’économiste le plus stupide. Il est égale-
ment évident que l’application dans un seul Etat de cette taxation le plongerait im-
“Tout est à nous, rien n’est à eux”, s’obstinent-ils à chanter dans leurs manifesta- médiatement dans une crise noire, et qu’il est manifestement impossible d’appliquer
tions. Mais le capital, cette masse d’argent ne visant qu’à s’accumuler par la domina- mondialement une telle mesure. Il crève aussi les yeux que même dans le cas où,
tion de l’activité humaine, et donc par la transformation de cette activité suivant ses prise de folie, une organisation comme l’OMC en viendrait à préconiser une telle me-
sure, le tollé mondial serait tel qu’elle n’aurait plus qu’à la remettre dans sa musette. vie et de pensée citoyenne”.. Que ceux qui ne mangent pas “bio” se le disent : ils ne
Et, pour pousser jusqu’à l’absurde, que si même une telle mesure était appliquée, sont pas “citoyens”. Un jeune citoyenniste peut alors synthétiser de façon fulgurante
il s’ensuivrait automatiquement une aggravation mondiale de l’exploitation, pour ses doutes sur le prolétariat : “Que veux-tu attendre d’eux ? Ils font leurs courses
corriger les pertes. chez Auchan.” Les citoyennistes ne peuvent en tout cas, sur les bases qu’ils occupent
actuellement, récupérer un éventuel mouvement social plus radical, duquel il sont
Tout ceci n’empêche pas les économistes d’ATTAC de pérorer à ce sujet, avec cour- viscéralement coupés. Ils ne pourront à ce moment-là qu’offrir à l’État qu’ils défen-
bes et graphiques, dans l’indifférence amusée de ceux qui exercent réellement le dent une caution morale à la répression. Les pseudo-solutions qu’ils avancent, face
pouvoir. On veut bien également les recevoir de temps en temps, pour rire un peu, à une crise réelle, apparaîtront alors comme ce qu’elles sont, à savoir un moyen de
et surtout pour bien montrer à quel point l’État est attentif à toutes les propositions maintenir l’ordre des choses existant. On ne peut se contenter d’opposer abstraite-
que les citoyens voudront bien lui faire. Il faut toutefois reconnaître à ATTAC le mé- ment et à perte de vue l’État au capital, la “vraie” démocratie à la démocratie telle
rite d’avoir introduit, dans une discipline aussi sinistre que l’économie, cet élément qu’elle est, “l’économie solidaire” au libéralisme, lorsque des masses de gens com-
de comique qui lui faisait encore défaut. mencent à chercher des réponses à leur situation concrète. Un mouvement né d’une
crise majeure, c’est à dire de la remise en question des conditions d’existence mêmes
Nous voyons ici que son impuissance n’est pas encore un problème pour le ci- ne saurait se satisfaire durablement de telles amusettes.
toyennisme. Presque personne ne songe encore à le juger sur ses résultats, puisque
l’urgence d’obtenir des résultats ne se fait pas encore réellement sentir. Lorsque cela Ils pourront tout de même, puisqu’ils sont là, occuper un moment la révolte, qui
commencera à être fait à une vaste échelle, il n’est pas douteux qu’il n’en aura plus pourra aussi se manifester par un nationalisme exacerbé, qu’ils auront auparavant
pour très longtemps. contribué à entretenir et développer (on en voit actuellement les prémisses à travers
l’anti-américanisme développé par Bové et bien d’autres). Mais la critique du capital
Nous sommes à ce stade de notre propos naturellement conduits à évoquer la mondialisé n’a pas face à elle l’alternative d’un retour au capital national, défendu
question du “réformisme” citoyenniste. On sait que les citoyennistes se donnent eux- par l’État. Si cette alternative très hautement improbable est mise en jeu, on aura
mêmes volontiers ce qualificatif. On comprend qu’ils veulent par l’emploi de ce ter- plutôt la guerre.
me suggérer qu’ils sont plus pragmatiques, plus réalistes que ces sacrés idéalistes de
révolutionnaires. Et en effet on peut bien voir jusqu’où va leur pragmatisme et leur Nous voyons là que rien ne nous garantit que le prochain mouvement social soit
réalisme avec une association comme ATTAC. Nous autres, pauvres révolutionnaires, révolutionnaire. Il contribuera en tout cas à démasquer définitivement le citoyen-
compensons en tout cas notre manque de pragmatisme par la mauvaise habitude de nisme, et laissera peut-être le champ libre à une remise en jeu du très vieux projet
souvent juger des choses en ayant recours à l’histoire, c’est à dire à ce qui s’est réelle- d’une transformation du monde, au delà de l’État et du capital.
ment produit jusqu’à présent. Et force nous est de constater que le réformisme surgit
toujours dans des moments de crise du système capitaliste. Le Front Populaire, par
exemple, était réformiste. Dans un moment où l’insurrection ouvrière était partout,
où les usines étaient occupées, la réponse, entre autres, du Front Populaire à été de
donner aux ouvriers des congés payés, qu’ils n’avaient jamais demandé Keynes aussi
était un réformiste, et la crise de 1929 y fut pour quelque chose. Mais il n’y a actuel- V. Citoyennisme et révolution.
lement pas de grèves insurrectionnelles, pas de baisse des investissements, pas de
baisse significative de la consommation. Même la récente et relative hausse des taux
d’intérêts, après une décennie de baisse continuelle, et la très prévisible débâcle des
“valeurs technologiques” sont plus perçues comme une consolidation des marchés
Tout l’ancien mouvement révolutionnaire reposait sur la reprise en main
par les ouvriers du mode de production capitaliste, dont ils se sentaient virtuelle-
que comme un risque de crise. Il n’y a pas actuellement de crise réelle du capital. Il
ment possesseurs en raison de la place effective qu’ils occupaient dans la production.
ne saurait donc y avoir de réformistes.
Cette place effective, ce rapport réel du prolétariat avec la production a été laminé
En outre, toutes les réformes entreprises dans le capitalisme ne l’ont été que pour dans les années 70 par l’automation et la précarisation. Certains radicaux, comme
sauver le capitalisme lui-même. Il n’y a pas de réformes anticapitalistes. Keynes ne ceux de l’Encyclopédie des Nuisances ou Camatte (Invariance) on senti ou théorisé
se cachait pas d’être un libéral, et de vouloir sauver le système libéral mis en danger cette transformation, mais ils ne pouvaient sortir de cette conception ancienne de
par la crise de 1929. la révolution sans abandonner la révolution elle-même, et c’est bien ce qui se passa.
L’IS. après tout ne préconisait qu’un “meilleur emploi des forces productives”, pour
bien moderne. Un citoyenniste pendant cette affaire se demandait dans Le Monde Il nous faut ici nous attarder un instant sur Keynes, présenté par le citoyennisme
si on pouvait qualifier l’action des ouvriers de CELLATEX “d’action citoyenne”.. comme l’économiste-miracle, remède à tous nos maux. Il faut d’abord dire de l’hom-
Nous pouvons lui répondre. Le couteau sur la gorge, absolument déboussolés, et sans me lui-même qu’il connaissait très bien le capitalisme de son temps, puisqu’il avait
le recours de cet optimisme soucieux propre aux lecteurs du Monde Diplomatique, amassé une fortune personnelle de 500 000 dollars, en se consacrant seulement une
les salariés de Givers n’étaient pas des citoyens, et ils n’ont pas agi en tant que tels. heure et demie par jour aux transactions internationales en devises et en biens, tout
L’impuissance des citoyennistes à réagir dans cette circonstance montre quel type de en travaillant pour le gouvernement anglais. On comprend que le Krach de 1929 ne
réactions ils pourront avoir dans d’autres circonstances, à une échelle plus grande. l’ait pas laissé indifférent.
Ils ne tarderont naturellement pas à en appeler à la répression des mauvais citoyens,
au nom de la démocratie, de l’État de Droit, et de la morale. C’était d’ailleurs bien le Le Krach de 1929 marque l’entrée du capitalisme dans sa période moderne. Il est
propos du citoyenniste du Monde, qui entendait par son insidieux questionnement le résultat de la formidable expansion du xixe siècle, qui ne semblait devoir trouver
(tout à fait objectif, bien sûr) couper l’herbe sous le pied d’une sympathie naissante, devant elle aucune limite, en particulier en Amérique. Le rêve américain battait
et rappeler les citoyens à la raison, pour préparer l’éventuelle répression qui naturel- son plein, qui allait se terminer en cauchemar. Ce rêve reposait sur l’esprit d’entre-
lement n’a pas eu lieu, puisque, dans la situation actuelle, les salariés ne pouvaient prise, sur l’audace entrepreneuriale des héritiers des conquérants de l’Ouest, et il fut
que négocier. Il est en tout cas intéressant de constater comment, dans cette mini- abattu par la réalité du capitalisme, où les investissements ne se font pas par goût du
crise, un citoyenniste va s’empresser de proposer à l’État ses services de médiateur. risque ou esprit d’entreprise, mais pour réaliser des profits. Le capitalisme parvenu
Le citoyennisme est potentiellement un mouvement contre-révolutionnaire. à maturité stagnait, et on commençait à s’apercevoir qu’une croissance indéfinie
n’était pas acquise, comme une loi naturelle. Les investissements baissèrent, ou plu-
Cet exemple montre également l’incapacité du citoyennisme à trouver une réac- tôt s’effondrèrent. Les théories économiques classiques postulaient que puisqu’il y
tion face à un mouvement qu’il n’a pas lui-même créé. l faut aussi souligner que a toujours de l’offre, il y aurait toujours de la demande, négligeant le fait que les
la base sociale du citoyennisme est considérablement plus large et aussi plus floue entreprises ne produisent pas pour fournir des biens, mais pour extraire la plus-va-
que les seuls militants associatifs et syndicaux. e citoyennisme est l’expression des lue de cette production. Keynes intervint dans ce contexte. Ce qu’il fallait, c’était de
préoccupations d’une certaine classe moyenne cultivée et d’une petite bourgeoisie l’investissement, à savoir créer de nouveaux marchés, inventer de nouveaux produits,
qui a vu ses privilèges et son influence politique fondre comme neige au soleil, en entrer dans le monde de la consommation de masse. Dans le contexte de la crise,
même temps que disparaissait la vieille classe ouvrière. La restructuration à l’échelle c’était à l’État “d’amorcer la pompe”, c’est à dire de remettre les gens, tant bien que
mondiale du capitalisme a laissé sur le carreau l’ancien capital national, et donc mal, au travail, d’établir une politique monétaire inflationniste et de créer des infras-
la bourgeoisie qui en était détentrice et les classes moyennes qu’elle employait. La tructures sur la base desquelles le capital privé pourrait réinvestir. Qui va fabriquer
vieille société bourgeoise du XIXème siècle, aux relents persistants d’Ancien Régime, des automobiles, dit Keynes, s’il n’y a pas assez de routes ?
a bel et bien disparu. La consolidation de l’État et la critique de la mondialisation
jouent ici comme nostalgie du vieux capital national et de la société bourgeoise, la Le président Roosevelt avait d’ailleurs déjà commencé à mettre en pratique cette
critique des multinationales comme nostalgie de l’entreprise familiale. Encore une politique, sans le précieux appui théorique que Keynes lui apportera plus tard. Il ne
fois, ils se lamentent sur un monde perdu. faut pas oublier que la crise de 1929 avait aussi jeté quelques millions de chômeurs
sur les trottoirs et sur les routes, et que les “raisins de la colère” commençaient à
Et deux fois perdu, puisque le terme de citoyen veut aussi se référer à la vieille dangereusement mûrir.
appellation républicaine, sans doute plus celle des premiers temps de la révolution
bourgeoise que celle de la Commune de Paris (encore qu’un film interminable et vo- On voit en tout cas que le keynésianisme est essentiellement libéral. Il dit simple-
lontairement anachronique tourné récemment sur ce sujet semble indiquer que l’on ment que le libéralisme à lui tout seul ne peut se réguler, que le simple jeu de l’offre
voudrait récupérer cela aussi). Mais cette révolution, justement, a été faite, et nous et de la demande n’est pas le moteur qui permettrait au capital de s’accroître indé-
vivons dans le monde qu’elle a créé. Les sans-culottes seraient sans doute étonnés de finiment, et que c’est donc à l’État de (re)construire les conditions de la croissance,
voir ce qu’est devenue la République qu’ils ont contribué à établir, mais les morts pour ensuite laisser la place aux investisseurs privés. En 1934 Keynes écrit dans une
ne reviennent pas plus qu’on ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Il n’est par lettre au New York Times : “Je vois le problème du redressement de la façon suivante
contre pas impossible que de futurs sans-culottes traînent en Nike sur le parking : combien de temps faudra-t-il aux entreprises ordinaires pour venir à la rescousse ?
d’une très moderne cité. A quelle échelle, par quels moyens et pendant combien de temps les dépenses anor-
males du gouvernement doivent-elles se poursuivre en attendant ?” Nous soulignons
Les classes moyennes en déshérence se reconstituent à travers le citoyennisme une “anormales”. On voit bien que l’idée de Keynes n’était nullement celle d’un contrôle
identité de classe perdue. Un salon “bio” peut ainsi se déclarer “vitrine des modes de
permanent et continu du capital privé par l’État ou des instances internationales. Où sont-ils donc, ces keynésiens antilibéraux, ces réformistes sans réformes, ces
Keynes n’était pas socialiste. étatistes qui ne peuvent participer à un État, ces citoyennistes ?

Il l’était d’ailleurs si peu qu’il écrivit en 1931, en parlant du “communisme” : La réponse est simple : ils sont dans une impasse.
“Comment puis-je adopter une doctrine qui, préférant la vase au poisson, exalte le
prolétariat crasseux au détriment de la bourgeoisie et de l’intelligentsia qui, en dé- Il peut paraître saugrenu d’affirmer qu’un mouvement qui occupe si manifeste-
pit de tous leurs défauts, sont la quintessence de l’humanité et sont certainement ment tout le terrain de la contestation puisse se trouver dans une impasse.
à l’origine de toute oeuvre humaine ?” Il est vrai que la bourgeoisie était alors bien
différente de ce qu’elle est devenue, et qu’elle ne sentait pas encore le besoin de se Certains y verront une affirmation gratuite, dictée par on ne sait quel ressenti-
lamenter, avec Viviane Forrester, sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler “l’hor- ment. Nous avons pourtant évoqué tout à l’heure la décomposition et la disparition
reur économique”. d’un mouvement bien plus ancien, et pourvu d’une base sociale infiniment plus
large et plus combative, sans pour cela avoir à prendre de précautions oratoires par-
Il faut indiquer pour finir que les théories de Keynes avaient leurs limites, et ticulières, tant cette disparition semble aujourd’hui évidente. De la même manière,
que le capitalisme a d’autres méthodes pour “relancer les investissements” : dix ans nous pensons qu’un autre mouvement social est possible, sur des bases jusqu’alors
après la crise de 1929 commençait la guerre qui allait ravager le monde, donner un inédites.
coup de fouet inespéré au progrès technologique, et faire entrer le monde industria-
lisé dans l’âge bienheureux de la consommation de masse. Keynes lui-même apporta
d’ailleurs sa contribution à cette “relance des investissements” en écrivant un opus-
cule intitulé Comment financer la guerre. IV. Citoyennisme et citoyens.
Les citoyennistes prétendent critiquer le libéralisme, et se réclament de Keynes.
Comme ils n’ont jamais prétendu non plus être anticapitalistes, on en déduit donc
que s’ils sont contre le libéralisme tout en restant procapitalistes, ils sont pour ce Lorsque Ignacio Ramonet parle de désobéissance “civique” et non plus
qu’on appelait autrefois le “socialisme”, c’est à dire le capitalisme d’État. On com- de désobéissance “civile”, il marque une distinction révélatrice du rapport du ci-
prend mieux alors la présence de trotskistes dans leurs rangs. Mais, bien entendu, ils toyennisme avec sa propre base. Le mot “civil” se rapporte objectivement, de façon
se défendent aussi de cela. On a décidément du mal à savoir ce qu’ils veulent. neutre, au citoyen d’un État, celui qui n’a pas choisi d’y naître. “Civique” est ce qui
est le propre du bon citoyen, c’est à dire celui qui manifeste activement son appar-
Nous affirmons qu’il n’y a pas actuellement de crise capitaliste, et eux naturelle- tenance à ce même État. On voit ici que la distinction est essentiellement d’ordre
ment affirment le contraire. En effet, il faut bien qu’il y ait crise pour que l’on fasse moral.
appel à eux. La crise est l’élément naturel du réformiste. Ils ont cru en trouver une
en Asie du sud-est, mais cette crise-là était bien plutôt la preuve que le capitalisme Et en effet, une des forces du citoyennisme est bien d’être un mouvement essen-
a bien retenu les leçons de Keynes, et qu’il ne croit plus que le libéralisme va se ré- tiellement moral, pour ne pas dire moralisateur. On voit avec quelle aisance il passe
guler tout seul. La crise asiatique a donc été très rapidement jugulée, avec toutefois au-dessus des faits et ne s’embarrasse pas d’analyses lorsqu’il s’agit de passer de la
quelques “conséquences sociales”. Mais le capitalisme se moque des “conséquences dénonciation de la “crise” à la “répartition des fruits de la croissance”. C’est qu’il
sociales”, tant qu’il n’est pas centralement remis en cause. Il n’y aura plus de keyné- s’agit à chaque fois d’avoir la position la plus “civique”, c’est à dire la position la
sianisme social, plus de Trente Glorieuses. Cela aussi est derrière nous. plus généreuse, la plus morale. Et en effet, tout le monde est pour la paix, contre la
guerre, contre la “mal-bouffe”, pour la “bien-bouffe”, contre la misère, pour la ri-
Si les citoyennistes peuvent parler de crise, c’est que l’État en a parlé d’abord. chesse. En somme, il vaut mieux vivre riche et en bonne santé en temps de paix, que
Depuis trente ans, la France est, paraît-il, en crise. Cette “crise”, bien réelle au début, pauvre et malade en temps de guerre.
a bien plutôt été ensuite une façon de justifier l’exploitation. Aujourd’hui, c’est la
“reprise” qui joue ce rôle, et les réformistes sont bien embêtés. Les voilà contraints Rien ne se vend mieux que la morale, en ce monde qui se situe résolument, un
de réajuster leur discours, toujours calqué sur celui de l’État, et ceux qui il y a six siècle après Nietzsche, par delà bien et mal. Mais ce besoin de consolation est im-
mois nous parlaient d’une crise mondiale généralisée nous parlent aujourd’hui de possible à rassasier. On peut voir par exemple l’embarras qu’a causé dans les rangs
“répartir les fruits de la croissance”. Où est la cohérence ? citoyennistes la triste affaire de Givers. Cette révolte avait la particularité d’être à la
fois une résurgence archaïque de l’action ouvrière, et la manifestation d’un désespoir

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