Les Espions de La Terreur - Matthieu Suc

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DU

MÊME AUTEUR

Antonio Ferrara, le roi de la belle, avec Brendan Kemmet,


Éditions du Cherche-Midi, 2008 et 2012.
La Face cachée de Franck Ribéry, avec Gilles Verdez,
Éditions du Moment, 2011.
Renault, nid d’espions, Éditions du Moment, 2013.
Femmes de djihadistes, Fayard, 2016.
NOTE DE L’AUTEUR

Les terroristes se revendiquant de l’islam sont souvent présentés, avec un


brin de condescendance, comme des barbares incultes. Une bande de va-nu-
pieds téléguidés depuis une grotte serait responsable du carnage du 11
Septembre. Un commando de bêtes fauves, du massacre du 13 Novembre. C’est
oublier que, depuis leurs origines, les organisations terroristes ont adopté des
méthodes de contre-espionnage afin de déjouer les pièges de ceux qu’elles
entendaient un jour frapper. C’est occulter l’intelligence opérationnelle dont elles
font preuve à nos dépens. Les attentats ne sont que la partie émergée, la plus
sanglante, la plus macabre, d’une lutte féroce qui se joue dans l’ombre, entre les
services de renseignement occidentaux et moyen-orientaux d’un côté, et l’État
islamique de l’autre. Une bataille secrète qui n’a pas grand-chose à envier aux
manipulations à l’œuvre durant la guerre froide.
Il ne s’agit pas de mythifier les djihadistes en James Bond de la terreur.
Certaines de leurs pratiques sont rudimentaires. Certains de leurs exécutants
souffrent de problèmes d’élocution, d’une syntaxe approximative et de capacités
de réflexion sommaires. Il n’empêche que si l’Europe est la cible, depuis 2014,
d’une vague d’attentats, si la France pleure près de 250 morts sur son sol, ce
n’est pas seulement parce que nos services sont désorganisés structurellement et
dépassés conjoncturellement face à l’ampleur du phénomène djihadiste.
Cette enquête menée sur près de quatre ans esquisse les rouages du plus
structuré des services secrets terroristes, celui de l’État islamique. Elle dévoile
comment les espions du califat déjouent les infiltrations de taupes dans leurs
rangs en Syrie, comment leurs clandestins se jouent des forces de l’ordre en
Europe, et tend, au passage, un miroir glaçant à ces services de renseignement.
Les recettes de contre-espionnage utilisées par les djihadistes s’inspirent de
celles déployées autrefois par la CIA ou le KGB.
INDEX DES PROTAGONISTES

* * *

Les dignitaires de l’État islamique


Abou Bakr al-Baghdadi : le Calife. Cet Irakien qui rattache sa lignée à celle
des descendants du Prophète a hérité d’un groupuscule moribond. Il finit à la tête
du plus vaste territoire jamais administré par une organisation terroriste.
Abou Mohamed al-Adnani : le bras droit de Baghdadi. Il est officiellement
le porte-parole de l’organisation terroriste. Officieusement, il supervise les
projets d’attentats en Europe.
Abou al-Athir : gouverneur d’Alep.
Haji Bakr : ancien colonel de l’armée de l’air de Saddam Hussein. Un jour,
il a eu une idée. Il a couché au stylo à bille sur du papier à lettres la structure
d’un service secret djihadiste.
Abou al-Bara al-Iraki : lieutenant d’al-Adnani, il commande une katibat des
forces spéciales et supervise la cellule dédiée à l’assassinat d’opposants à l’EI
réfugiés en Turquie.
Abou Maryam al-Iraki : spécialisé dans le contre-espionnage, il assure le
transfert des commandos à l’extérieur de la Syrie.
Ali Moussa al-Shawak, alias « Abou Lôqman », alias « Abou Ayoub al-
Ansari » : ancien professeur de droit et avocat, il dirige l’Amniyat d’une main de
fer.
Abou Walid al-Souri : le responsable de la formation des kamikazes.

* * *

La division contre-espionnage de l’Amniyat


Salim Benghalem, alias « Mohamed Ali » : premier Français à figurer dans
la liste des terroristes les plus recherchés par les États-Unis.
Mohamed Amine Boutahar, alias Abou Obeida al-Maghribi : maître-espion
de l’hôpital ophtalmologique d’Alep. Il traque les taupes des services
occidentaux.
Mohamed Emwazi, alias « Jihadi John » : bourreau et vedette médiatique
du califat. Un accent cockney trahit son enfance londonienne. Il ambitionne de
frapper le pays où il a grandi.
Mehdi Nemmouche : tueur présumé du Musée juif de Bruxelles et geôlier
sadique.
Abdelmalek Tanem : sniper originaire du Val-de-Marne. Fait office de garde
du corps d’Abou Obeida.
Tyler Vilus, alias « Abou Hafs al-Faransi » : une intelligence rare, une aura
certaine dans la communauté djihadiste. Prétend travailler dans le pool médias
de l’État islamique. Les services de renseignement l’imaginent comme l’un des
combattants français les plus influents.

* * *

Le bureau des opérations extérieures de l’Amniyat


Abdelhamid Abaaoud, alias « Abou Omar al-Belgiki » : petit bourgeois de
Molenbeek ayant gravi les échelons de l’aristocratie djihadiste en mettant
l’argent familial à disposition de la cause djihadiste. Cheville ouvrière de la
vague d’attentats en Europe.
Oussama Atar, alias « Abou Ahmed al-Iraki » : chef du bureau des
opérations extérieures de la Dawla. Il pilote depuis la Syrie les attentats de Paris
et de Bruxelles.
Abdelnasser Benyoucef, alias « Abou Mouthana al-Djaziri » : Vétéran du
djihad, il initie les premiers attentats en Europe et propose au calife al-Baghdadi
l’idée de créer un bureau dédié à la préparation d’attentats.
Salah-Eddine Gourmat, alias « Ichigo Turn II », alias « GTA » : livreur de
pizzas de Malakoff qui aspire à mourir en martyr.
Boubakeur el-Hakim, alias « Abou Muqatil al-Tunisi » : plus haut gradé
français au sein de l’État islamique. Il est le responsable de la planification des
attentats en Europe et au Maghreb.
Maxime Hauchard : ce Normand figure dans une vidéo de propagande où il
égorge un soldat de Bachar al-Assad puis il s’implique dans le bureau des
opérations extérieures.
Rachid Kassim : exerce dans la cellule chargée du recrutement depuis
l’application Telegram des terroristes.
Najim Laachraoui, alias « Abou Idriss » : jeune Belge très pieux. Il
confectionnera les ceintures explosives des attentats de Paris et Bruxelles.
Samir Nouad, alias « Amirouche » : vétéran du djihad, en charge de la
logistique.
Rached Riahi : un Cannois qui prend plaisir à combattre en Syrie et à
menacer la France sur les réseaux sociaux.
Obeida Walid Dibo alias Abou Mahmoud al-Chami : responsable du pôle
artificier du bureau des opérations extérieures.

* * *

Les commandos des attentats


Salah Abdeslam : dixième homme des commandos du 13 Novembre.
Mohamed Abrini : logisticien du groupe, il accompagne les commandos à
Paris.
Samy Amimour : inapte au combat en Syrie après une blessure au tibia, il est
abattu par un commissaire au Bataclan.
Ibrahim et Khalid el-Bakraoui : anciens braqueurs, ils se radicalisent sous
l’impulsion de leur cousin, Oussama Atar, le chef du bureau des opérations
extérieures de l’Amniyat.
Sid-Ahmed Ghlam : étudiant en électronique, accusé du meurtre d’une
automobiliste à Villejuif.
Réda Hame : informaticien parisien chargé par Abdelhamid Abaaoud de
commettre un attentat dans une salle de concert.
Ayoub el-Khazzani : afin de venger les bombardements de la coalition
internationale en Syrie, il devait assassiner des militaires américains à bord du
Thalys.
Osama Krayem : un Suédois devant se faire exploser dans le métro
bruxellois.
Foued Mohamed-Aggad : après avoir échappé à deux missiles, l’Alsacien va
disparaître durant un an. Les services de renseignement retrouveront, trop tard,
sa trace.

* * *
Les relais en Europe
Anis Bahri et Réda Kriket : les deux Franciliens ont réuni un arsenal encore
plus important que celui dont bénéficiaient les commandos du 13 Novembre.
Réda Bekhaled : à peine sorti de l’adolescence et cloîtré derrière son écran
d’ordinateur à Vaux-en-Velin, il réalise son djihad en menant des enquêtes de
personnalité en France.
Bilal Chatra : sur ordre d’Abdelhamid Abaaoud, il sillonne l’Europe pour
trouver les routes où faire passer les commandos de l’EI.
Hicham el-Hanafi : prospecte en Europe pour recruter des kamikazes et
préparer de nouveaux attentats.
Khalid Zerkani alias Papa Noël : le recruteur de Molenbeek fait office de
référent Belgique de l’EI. A embrigadé trois futurs membres des commandos du
13 Novembre.

* * *

Les brebis galeuses du djihad


Jejoen Bontinck : suspecté d’être un espion parce qu’il a modérément envie
de s’entraîner, de combattre et de mourir.
Mourad Farès : en moins d’un an en Syrie, ce Savoyard est devenu l’un des
principaux recruteurs français. Il rêve de créer la première katibat des Français.
Nicolas Moreau, alias Abou sayf le Coréen : le premier à parler des services
secrets de l’État islamique. Il a juré qu’il avait des informations qui permettait
d’empêcher des attentats. On ne l’a pas pris au sérieux.

* * *

Les otages en Syrie


John Cantlie, Édouard Élias, James Foley, Didier François, David Haines,
Nicolas Hénin, Federico Motka, Pierre Torrès : Américains, Anglais, Français,
Italiens, ils vont connaître l’enfer de la détention en Syrie. Certains n’y
survivront pas.
À toi, à vous, à nous.
« On imagine en général les djihadistes plongés dans la lecture du Livre
Saint […] mais leur grande passion, c’est l’histoire des premiers âges de
l’Islam, du Prophète et de ses Compagnons conquérants, c’est-à-dire l’histoire
de leurs guerres. Le djihadisme, comme les grands totalitarismes du XXe siècle,
est un récit historique sacralisé. »
GABRIEL MARTINEZ-GROS

« Il y avait parmi eux des flics pourris, des artistes de l’extorsion et du
chantage ; des rois du mouchard téléphonique, des soldats de fortune […].
L’heure est venue d’ouvrir grand les bras à des hommes mauvais et au prix
qu’ils ont payé pour définir leur époque en secret. »
Prologue

Le djihadiste qui en savait trop

Le véhicule de fonction roule avec soin sur l’asphalte de l’autoroute du


Nord. À l’intérieur, Laurent1, brigadier de son état, et deux de ses collègues. En
cet après-midi du 23 juin 2015, les policiers de la DGSI ont quitté Levallois-
Perret sous le soleil. Des nuages s’amoncellent sur le chemin qui les mène vers
Roissy. Mais cela n’a rien à voir avec la mission qu’ils doivent accomplir.
La raison pour laquelle le brigadier file ainsi vers l’aéroport et son énième
« client » de retour du Levant, il faut la chercher dans l’explosion du phénomène
djihadiste. En ce début d’été 2015, deux cents Français ont déjà été cueillis à leur
descente d’avion. Laurent et ses collègues sont donc rodés. Ils arrivent avec une
vingtaine de minutes d’avance au terminal 2E.
À 18 h 8, le vol Air France 1591 en provenance d’Istanbul achève sa course
sur le tarmac de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Les policiers regardent la
passerelle s’accoler à la carlingue de l’avion. Ils se positionnent à son extrémité,
de façon à contrôler tous les passeports à la sortie de l’appareil. Une
photographie de l’intéressé en main, ils attendent Abou Saïf le Coréen. Pour eux,
à ce moment-là, c’est la routine.
La quarantaine tassée, plus de cinq ans d’ancienneté à la DGSI, Laurent
figure parmi les vétérans du service. En 2010, il participait déjà au
démantèlement d’une filière d’envoi de moudjahidines en zone pakistano-
afghane. Ces dernières semaines, il a enquêté sur l’épidémie de départs
d’aspirants au djihad depuis le village de Lunel et écouté les conversations
téléphoniques de la veuve de l’assassin de l’Hyper Cacher, partie en cavale en
Syrie. Son supérieur, lui, a géré personnellement le rapatriement depuis la
Turquie du recruteur français le plus médiatique de la djihadosphère. Enfin, ces
hommes de l’ombre ont travaillé à la traque d’un futur kamikaze du Bataclan et
assuré le transfert, après son arrestation à Marseille, du tueur présumé du Musée
juif de Bruxelles. Bref, ce sont des hommes d’expérience.

* * *

Et pourtant, rien ne préparait Laurent et ses collègues au cas Nicolas


Moreau.
Noyé dans un flot de passagers bon teint, un mélange d’hommes d’affaires et
de touristes de retour de Turquie, l’homme qui se fait appeler Abou Saïf le
Coréen revient de l’enfer. Du pays des Deux-Rivières plus exactement, où l’on
croise, en temps de guerre, un homme qui continue de marcher « avec un gros
trou dans le ventre en tenant ses boyaux », et des soldats qui ignorent qu’ils sont
en train de mourir. Et, en temps de paix, des pécheurs crucifiés, des traîtres
décapités. Deux temps qui se conjuguent au présent selon le balancier de la ligne
de front. Nicolas Moreau a vu tout cela, a vécu tout cela, quand il s’extrait de
l’avion d’Air France.
Son visage poupin, ombré d’une fine barbe, a vieilli. Ses cheveux sont en
bataille. Petit, trapu, le regard fiévreux, il porte en bandoulière une sacoche
Adidas kaki qui résume à elle seule les contradictions de cet enfant perdu de la
République : à l’intérieur, un keffieh et un kamis, la tenue traditionnelle afghane,
cohabitent avec une veste Marlboro Classics, une cartouche de cigarettes L&M
et deux paquets de Gauloises Blondes. Son vice. Dans le ressort du califat, fumer
est haram, interdit. Nicolas Moreau en sait quelque chose. Le dernier poste qu’il
est censé avoir occupé au sein de l’État islamique : membre de la Hisbah, la
police religieuse.
Tout cela, Laurent, le brigadier, le sait déjà. La DGSI a capté plusieurs
conversations entre Nicolas et sa mère durant son séjour au Shâm. En revanche,
lorsqu’il lui passe les menottes à l’arrivée à Roissy, le sous-officier ignore qu’il
s’apprête à mettre la main sur le secret le mieux gardé de l’État islamique.
Lors de son interpellation, Nicolas Moreau n’oppose aucune résistance.

* * *

Jusqu’ici tout va bien.


À Levallois-Perret, où il est transféré, les choses se gâtent. Le gardé à vue
renâcle, refuse d’être extrait de sa cellule pour être entendu, au prétexte que la
nourriture servie ne lui convient pas et qu’on ne l’autorise pas à fumer. Il
n’envisage pas de répondre aux questions de ceux qu’il qualifiera plus tard, dans
une lettre à son juge, d’« abrutis de la DGSI ».
S’il ne desserre pas les mâchoires en audition, Moreau laisse toutefois
entendre qu’il aurait beaucoup à dire. Alors, pour l’amadouer, le supérieur de
Laurent s’en va faire quelques emplettes à La Ferme.
À Levallois, deux bâtiments partagent la même adresse au 84, rue de
Villiers. Le premier, un paquebot de verre et d’acier, ne s’offre à vous qu’après
que vous avez montré patte blanche et franchi de nombreux sas de sécurité. C’est
le siège de la DGSI. Le second, modeste mais chic, accueille tous ceux qui ont
un portefeuille bien garni : La Ferme de Levallois est une supérette bio où il
n’est pas rare de croiser Christian Clavier et Jean Reno, venus en voisins depuis
Neuilly faire leurs courses au rayon épicerie fine. Puisqu’ils partagent la même
adresse, certains officiers de la DGSI désignent leur QG sous le nom de « La
Ferme », par opposition à « La Piscine », le mythique siège de la DGSE,
l’équivalent (et souvent le rival) de la DGSI.
Le supérieur de Laurent revient avec un sandwich thon/crudités, payé sur les
fonds de Moreau. Celui-ci se restaure en silence. Vingt minutes plus tard,
Laurent le fait asseoir face à lui dans son bureau.
— Consentez-vous à répondre à nos questions ?
— Oui.
Le djihadiste prend la parole.
Il la rendra au bout de quatre heures.
Sans qu’on le lui demande, et sans doute pour prouver sa bonne volonté,
Nicolas Moreau met un nom sur ce que les services de renseignement
occidentaux considéraient alors comme une chimère : l’Amniyat. Il explique que
l’État islamique s’est doté d’un service secret dans lequel travailleraient mille
cinq cents hommes de confiance. Une structure scindée en deux, avec « une
mission intérieure, détecter les espions en Irak et en Syrie », et une « mission
extérieure », envoyer des agents en Europe « pour recruter des jeunes, pour
ramener des caméras, des produits chimiques ».
Comment est-il au courant ? Le Nantais d’origine coréenne explique que,
durant trois mois, il a tenu un restaurant nommé Chez Abou Sayf, spécialisé
dans la cuisine marocaine. Situé à côté du tribunal de Raqqa, il était fréquenté
par plusieurs membres de l’Amniyat… Moreau balance même un habitué « avec
de grosses joues » qui a pour kounya — le nom de guerre qu’adoptent les
djihadistes — Abou Omar al-Belgiki.
Et qui n’est autre que le Belge Abdelhamid Abaaoud, sur lequel le contre-
terrorisme français travaille depuis plusieurs mois.

* * *

Au bout de deux jours de révélations en continu, Nicolas Moreau se referme.


« Je ne veux pas donner plus d’informations pour l’instant, déclare-t-il, car je
souhaiterais avoir des garanties concernant mon avenir. » Un nouveau sandwich
ne change rien à l’affaire. Il refuse la visioconférence avec le juge des libertés et
de la détention. Place une feuille de papier devant la caméra de surveillance
accrochée au plafond de sa cellule. Il ne veut plus parler, ni à Laurent ni à ses
collègues.
Face au flot de renseignements, en apparence si précieux, fournis par
Moreau, policiers et magistrats se demandent s’ils ne sont pas victimes d’une
tentative d’intoxication de la part de l’État islamique. À toutes fins utiles, la
DGSI produit, sous la plume d’un de ses commissaires, une note condensant les
« renseignements sur l’AMNI », autre appellation de l’Amniyat : « Depuis la
création du califat, et de surcroît depuis le début des frappes de la coalition
internationale, l’État islamique s’est doté d’organes chargés de garantir sa
sécurité et le contrôle de ses territoires. Parmi ces structures se trouve l’AMNI.
[…] L’existence et le renforcement de l’AMNI semblent constituer une priorité
stratégique pour l’État islamique. » Selon la DGSI, ce service aurait pour
prérogatives « la détention et l’exécution des otages, l’exécution des sentences
issues de l’application de la charia et la détection de toute tentative
d’infiltration ».

* * *

À la fin de l’été 2015, le contenu des dépositions de Nicolas Moreau est


révélé dans Le Parisien. Plusieurs djihadistes de retour en France se mettent
alors à évoquer les déboires qu’ils sont censés avoir eus avec l’Amniyat, mais
leurs propos restent flous, empêchant de préciser les contours de son
organisation. L’un évoque « des renseignements généraux qu’on appelle là-bas
AMNI » ; l’autre, les « Amniyyin, c’est-à-dire une police secrète de gens
encagoulés », sans aller plus loin.
Et puis certains confondent avec la très présente Hisbah, la police religieuse
chargée de l’application stricte de la charia dans les rues du califat. Une femme,
mariée à tour de rôle à trois djihadistes, dira : « À Manbij, il y avait la police
islamique, la militaire et la Hisbah. Je ne pouvais faire la différence… » Seule la
Hisbah trouve grâce à ses yeux. Ses membres étaient reconnaissables : « Ils
patrouillaient en voiture blanche avec un micro et […] des bâtons ! » La Hisbah
pourrait, selon certains témoignages, être rattachée à l’Amniyat.
Il faudra encore attendre deux ans pour lire, sous la plume d’un juge
d’instruction, que « sous la houlette de l’AMNI (terme arabe signifiant
“sécuritaire”) Daesh se dotait d’un véritable département de sécurité chargé de
protéger le califat, mais aussi de planifier des attentats à l’étranger ».
En cette fin juin 2015, tandis que nos services de renseignement en sont
encore à se demander si l’Amniyat existe bel et bien, Nicolas Moreau se
morfond dans sa cellule. Celui qui a déjà un casier judiciaire conséquent — seize
condamnations — et une intelligence qu’une psychiatre qualifiera de « certaine »
essaye de négocier sa liberté. Nous sommes quatre mois avant les attentats de
Paris, neuf mois avant ceux de Bruxelles. En contrepartie de « garanties du
magistrat », Nicolas Moreau promet : « J’ai des informations pour empêcher des
attentats en Belgique et en France ».
On ne l’entend pas.

1. Des pseudos ont été substitués aux réelles identités, assujetties au secret-défense, des officiers de renseignement
français.
Première partie

Le FBI du califat
I

L’agent provocateur du camp d’entraînement

À dix-neuf ans, Jejoen Bontinck envisage le djihad sur le mode du joli cœur.
En Belgique, ce membre de l’association islamiste Sharia4Belgium apprend les
sourates propres à réconforter les sœurs heurtées par l’hostilité d’une population
qui, pensent-elles, les rejette à cause de leur voile. Après quelques belles paroles
valant, selon lui, échange des consentements, ce métis aux traits fins et aux
lèvres charnues fait croire à certaines qu’ils sont déjà mariés selon les
conventions de l’islam dans la seule intention de coucher avec elles. Alors
forcément, une fois en Syrie, la réalité de la guerre fait contraste.
Au départ, pourtant, les apparences sont trompeuses. Quand Bontinck
débarque au Levant, en mars 2013, il atterrit dans une villa à Kafr Hamra, à une
dizaine de kilomètres au nord-ouest d’Alep. Le quartier général du Majlis Shura
al-Mujahideen, un groupe de combattants qui fleure bon le système D. Un arrêt
de la cour d’appel d’Anvers décrira un mouvement djihadiste « sans structure de
commandement, sans système de discipline interne, incapable de contrôler un
territoire, de définir une stratégie militaire ou d’exécuter des actions militaires
lourdes ». Le chef, le cheikh Abou al-Athir, pallie tant bien que mal le manque
d’organisation, achète parfois les armes (les munitions sont toujours à la charge
des moudjahidines), paye les factures en cas de maladie. Pour le reste, on pille,
on kidnappe, on rackette. Le groupe vivote.
Mais le cheikh est un homme charismatique, dont la barbe et la tignasse
noires se confondent pour manger un visage seulement éclairé par un regard que
certains qualifient d’habité. Sa maigreur — « c’était le plus maigre de nous
tous », dira Bontinck — trahit les cinq années passées à Sednaya, la sinistre
geôle où le régime syrien torture ses prisonniers islamistes. Surtout, cheikh Al-
Athir a une idée : il faut profiter du vivier constitué par l’afflux d’Occidentaux
venus vivre leur guerre d’Espagne musulmane. Il décide de diviser le Majlis
Shura al-Mujahideen en deux katibat1. D’un côté, les Ansar, les locaux. De
l’autre, les étrangers réunis sous l’étendard de la katibat al-Muhajireen, la
brigade des émigrés. « Il a vu que beaucoup de frères venaient d’Europe et qu’il
pouvait les utiliser, les mélanger avec les locaux, racontera un djihadiste
néerlandais. Et ceux qui venaient étaient enthousiastes, parce qu’il les traitait
bien. » Approvisionné en jeunes Allemands, Belges, Français et Hollandais, le
Majlis Shura al-Mujahideen gonfle de quelques dizaines d’hommes à une grosse
centaine.

Quand Jejoen Bontinck est conduit à la villa où Al-Athir loge avec ses
hommes, il découvre, éberlué, un jardin aussi grand que la moitié d’un terrain de
football, une piscine couverte et, à l’intérieur, des téléviseurs à écran plat, une
PlayStation. Et une règle de vie commune : pas d’armes dans le salon. Les
kalachnikovs s’entreposent sur le mur d’entrée de cette pièce. Pour éviter les
disputes, les noms de leurs propriétaires sont gravés sur la sangle de chaque fusil
d’assaut. Aux côtés de l’arme de Bontinck, celles d’au moins deux des piliers
belges des commandos qui, deux ans plus tard, ensanglanteront les rues de Paris
et Bruxelles : le coordinateur Abdelhamid Abaaoud et l’artificier Najim
Laachraoui, qui séjournent eux aussi, en ce mois de mars 2013, dans la maison
de Kafr Hamra.
Une certaine torpeur règne dans la villa. Les djihadistes se lèvent pour le
fajr, la prière de l’aube. Puis certains se recouchent, et ainsi filent les journées.
Cette oisiveté n’est pas pour déplaire à Jejoen Bontinck. Mais un jour, on lui
suggère de devenir inghimasi, un soldat qui s’infiltre dans les lignes ennemies
les armes à la main et une ceinture explosive autour de la taille. Contrairement
au kamikaze, l’inghimasi a une chance de revenir vivant, mais la probabilité
reste faible. « On pouvait soumettre sa candidature […] via son propre émir,
dira-t-il. Au moment approprié, on appelait la personne concernée et on te
donnait une cible, à savoir un endroit où il y avait beaucoup d’ennemis. Aucune
formation n’était prévue. »
Le fait est que Jejoen Bontinck a modérément envie de mourir. Et
modérément envie de s’entraîner aussi. Au bout d’un mois à traîner la patte au
muaskar, le camp d’entraînement situé à des kilomètres de la confortable villa, il
entend retourner au plat pays. Cela tombe bien. Dans la tente qu’il partage avec
d’autres apprentis djihadistes belges, un gamin originaire de Vilvorde lui fait une
confidence : lui aussi « en a marre », il veut « rentrer à la maison ».
Et il a un plan.

Quelques jours plus tard, le samedi 20 avril 2013, les deux hommes
attendent le coucher du soleil pour prendre leurs jambes à leur cou. Le frère de
Vilvorde embarque, pour tout bagage, un sac à dos contenant une arme de poing.
Sur le chemin, il demande à Jejoen :
— Quand on sera rentrés en Belgique, tu pourras me donner des garanties ?
— Comment ça ?
— Tu travailles pour l’État, non ?
Jejoen nie.
— Je n’ai pas envie de finir en prison, insiste le frère de Vilvorde.
Au bout d’un moment, une voiture s’approche des fuyards. Lentement, très
lentement. Elle finit par se garer. En descendent des hommes. Encagoulés et
armés. Jejoen Bontinck est menotté. Les mains derrière la nuque, le natif de
Vilvorde est, lui, couché dans le véhicule. Il hoche la tête, pas trop inquiet.
Les fugitifs sont ramenés au camp d’entraînement où cheikh Al-Athir,
appuyé sur des béquilles, les attend. Il souffre de sept côtes cassées, séquelles du
dernier combat. Il frappe à la tempe Jejoen, qui tombe à la renverse. Le cheikh se
saisit de l’arme de poing qui devait servir à l’évasion. Il fait monter une balle
dans la chambre du pistolet automatique. Il pointe le canon sur Jejoen Bontinck à
genoux devant lui. Jejoen ferme les yeux. BANG ! Jejoen rouvre les yeux. Il se
touche la poitrine. L’arme avec laquelle ils étaient censés fuir était chargée à
blanc.
« Alors, tu es mort ? » s’esclaffe Abou al-Athir.
Le frère de Vilvorde est, lui aussi, hilare. Jejoen comprend enfin : son
complice d’évasion lui a tendu un piège.
Cela fait plusieurs jours que les moudjahidines nourrissent des doutes sur
Jejoen. Juste avant sa tentative d’évasion, la police fédérale belge a cueilli
plusieurs membres de Sharia4Belgium, accusés de participer à une filière
d’acheminement de combattants en Syrie. Bontinck serait-il responsable de cette
vague d’arrestations ? Les hommes d’Al-Athir savent qu’il a communiqué avec
son père depuis la Syrie. Lors d’un appel téléphonique, il lui a indiqué qu’il
dormait dans une villa. En retour, son géniteur lui a adressé un SMS suspect en
anglais :
The Israelis are coming back.
« Les Israéliens reviennent. »
Alors, pour l’amener à se dévoiler, les djihadistes ont orchestré une très
classique opération de contre-espionnage. Dans son Manuel secret de
manipulation mentale et de torture psychologique rédigé en 1963, la CIA décrit
comment « piéger une source qui dissimule des informations » : « Un officier
traitant jusqu’alors inconnu […] s’entretient avec la source de façon à la
convaincre qu’elle discute avec quelqu’un appartenant à son propre camp. Elle
est alors interrogée à propos de ce qu’elle a dit aux Américains et de ce qu’elle
leur a caché. Une évasion mise en scène, manigancée par un mouchard,
permettra de créer les conditions de la supercherie. » Cinquante ans plus tard,
Jejoen Bontinck, victime de la même recette, est conduit, sous bonne garde, au
cachot.

Le déstructuré Majlis Shura al-Mujahideen renforce ses mesures de sécurité.


Tandis que Jejoen rêvait d’évasion, Abou al-Athir a reçu à Kafr Hamra, dans le
plus grand secret, un invité très spécial. Un certain Abou Bakr al-Baghdadi.
Cet Irakien, qui aime à rattacher sa lignée à celle des descendants du
Prophète, n’a pas encore fait la une des médias du monde entier. Il n’est pas
encore à la tête du plus vaste territoire jamais administré par une organisation
terroriste. Il n’est que le dernier chef en date de l’État islamique, une survivance
d’Al-Qaïda en Mésopotamie, la filiale de l’organisation de Ben Laden qui
conduisait avec fureur l’insurrection irakienne contre l’envahisseur américain au
mitan des années 2000. Après une période moribonde, Abou Bakr al-Baghdadi
lorgne sur le bourbier syrien. Alors, il vient à Kafr Hamra compter ses troupes.
Et il se montre convaincant.
À l’issue de cette réunion secrète, Abou al-Athir professe le bay’a, le
serment d’allégeance. Et Baghdadi annonce dans un message audio la fusion de
son groupe, l’État islamique d’Irak, avec le Jabhat al-Nosra, le groupe dominant
en Syrie.
Dès le lendemain, des frictions surgissent. L’émir du Jabhat al-Nosra, qui n’a
pas été consulté avant ces grandes manœuvres, publie un communiqué dans
lequel il refuse la fusion. Il en appelle à Al-Qaïda, dont son groupe deviendra la
filiale officielle en Syrie. La communauté djihadiste se déchire. Mais pour les
fidèles d’Abou al-Athir, bientôt promu wali2 de la wilayat3 d’Alep, les conditions
matérielles s’améliorent : « Depuis que l’État [islamique] est là, on ne cuisine
plus nous-mêmes sur place. On nous livre à manger », constate un djihadiste.
Des kamis afghans sont distribués avec le logo de l’État islamique brodé sur la
manche.

Dans le cachot du camp d’entraînement, Bontinck, lui, est à bout. Les pieds
attachés à l’aide d’une sangle de kalachnikov, frappé aux jambes avec un
morceau de bois, il ne sait plus quoi répondre à ses geôliers qui le renvoient sans
cesse au SMS envoyé par son père. Bontinck plaide le contresens : « Il s’agit
d’un diamant de mon père qui avait été volé pendant un braquage à l’aéroport de
Zaventem ! »
Une explication confuse qui ne convainc pas. Le lendemain, les tortionnaires
le réinterrogent avec un couteau sous la gorge. Des djihadistes allemands
bodybuildés le fouettent jusqu’au sang. Un an plus tard, un ex-otage de l’État
islamique se remémorera le dos de Jejoen « couvert de cicatrices ». L’eau froide
versée sur ses plaies n’apaise pas la brûlure.
Le 9 août 2013, Bontinck est transféré à Alep, où il se voit confié au
nouveau responsable de la sécurité récemment nommé par Abou al-Athir : Abou
Obeida al-Maghribi.
Le véritable interrogatoire va pouvoir commencer.

1. Bataillons.

2. Gouverneur.

3. Province.
II

Sous la coupe des Beatles

Pendu au téléphone, à l’arrière d’un break Opel filant dans les environs
d’Atmeh, ce 13 mars 2013, l’Italien Federico Motka a bien repéré les deux
voitures noires aux vitres teintées qui les suivent, lui et son collègue anglais
David Haines. Il fait signe au chauffeur d’accélérer sur le chemin de traverse,
pour rentrer plus vite au bureau d’Acted, leur ONG française.
L’Italien et l’Anglais sont venus en mission dans cette petite bourgade de
deux mille habitants qui, en un rien de temps, a grossi de vingt mille âmes, avec
ses camps de réfugiés tout autour et ses pelotons de soldats de l’Armée syrienne
libre, conduisant la rébellion contre le régime d’Assad. Mais Atmeh est aussi une
zone de transit, une zone à haut risque. Les djihadistes qui atterrissent à
l’aéroport d’Hatay, en Turquie, y passent pour rejoindre leurs katibat sur le front
syrien. Et un bon millier de moudjahidines gravitent dans les parages.
On est à moins de trois kilomètres de la frontière turque et les deux véhicules
sombres leur collent à présent au train. En plein désert. Le plus près des deux
accélère, dépasse le break et pile en travers de la route. Federico Motka et David
Haines n’ont pas le temps de bouger que quatre hommes encagoulés pointent
leurs AK-47 sur eux tandis qu’un autre arrache le fusil d’assaut que l’interprète
des deux humanitaires gardait entre ses jambes.
« Ils sont en train de nous enlever ! Mon Dieu, ils sont en train de nous
capturer ! » s’époumone l’Italien à l’intention de son supérieur, à l’autre bout du
fil.
Les otages sont sortis du break et balancés dans le coffre de l’une des
voitures, où Federico Motka pianote aussitôt des textos de détresse. Qui
n’atteindront jamais leurs destinataires.
Au fond du coffre, il fait une chaleur infernale, et tout tourne dans la tête de
Federico. À chaque check-point, il entend ses ravisseurs crier Allahû Akbar.
Quelle imprudence les deux humanitaires ont-ils bien pu commettre ? Jamais ils
n’auraient pu imaginer que leur enlèvement était en fait programmé dès leur
arrivée, trois jours plus tôt.
De retour d’un camp de réfugiés, ils s’étaient arrêtés manger un sandwich
dans le centre-ville d’Atmeh. L’échoppe, recommandée par un membre de
l’équipe, se situe au bord d’un rond-point à côté d’une mosquée. Ils ont commis
l’erreur de s’attabler derrière la vitrine du restaurant, ignorant que, depuis la rue,
des djihadistes ne perdaient pas une miette de ce qu’ils mangeaient, des
vêtements qu’ils portaient, immortalisant la scène avec quelques photos.
Quatre mois plus tôt, un autre binôme, cette fois de journalistes, l’Américain
James Foley et le Britannique John Cantlie, avait été kidnappé dans des
circonstances similaires : sur la route, après un arrêt dans un cybercafé, à moins
de quarante minutes de la frontière turque. Et par les mêmes hommes. Durant un
peu plus de un an, au moins vingt-trois étrangers tomberont dans le même
piège : le business des otages est pensé pour financer le djihad syrien.

* * *

Après deux heures de route, les voitures des ravisseurs s’arrêtent. Les
hommes en noir en font descendre Federico Motka et David Haines, devant une
maison perdue dans la campagne. Ils leur confisquent passeports, téléphones,
tablettes et appareils photo. Ils les déshabillent, les menottent et les enferment
dans une pièce faisant office de cellule.
« Attendez ici. Demain, on va vous interroger », ordonne un djihadiste, avant
de jeter un œil au passeport de David Haines et de lancer : « Welcome to Syria,
you mutt ! »
Une expression typiquement anglaise que l’on pourrait traduire par
« Bienvenue en Syrie, chien ».
Le lendemain matin, Motka et Haines sont amenés dans deux pièces
séparées. Devant eux, trois moudjahidines encagoulés portant des Glock à la
ceinture. Ils parlent un anglais sans fautes, avec un accent cockney, ce qui laisse
supposer qu’ils ont grandi dans les quartiers populaires de Londres. Plus tard,
entre eux, les otages les surnommeront « les Beatles ». Il y a George, Ringo et
John. Ce dernier est le plus grand et le plus posé d’entre eux. Il n’a pas encore
fait parler de lui en tant que « Jihadi John », le bourreau de l’État islamique
s’illustrant dans d’insoutenables vidéos de décapitation.
Un gros bonhomme habillé d’un épais manteau noir s’avance devant
Federico. Son interrogatoire va commencer. C’est George qui traduit les
questions posées par ce vétéran du djihad irakien, que ses hommes appellent
respectueusement « Cheikh ». Les otages l’appelleront entre eux « Number
One ». Les enlèvements, ce serait son idée. L’homme, qui arbore au poignet une
volumineuse montre en or, est un amateur de bonbons, de fusils d’assaut et de
torture. Une fois son cheptel d’otages constitué, il ambitionne de toucher cent
millions d’euros de rançon. Mais avant de toucher l’argent, il faut d’abord
s’assurer de l’identité des prisonniers.
Par principe, les moudjahidines envisagent tout Occidental comme un
espion, a fortiori s’il se présente comme travailleur humanitaire ou journaliste.
Des métiers qui offrent de solides couvertures pour les services de
renseignement souhaitant infiltrer des agents dans des territoires hostiles. Cette
méfiance ne date pas d’hier. À Kandahar, en mai 2001, Oussama Ben Laden
avait réuni des dignitaires talibans et des islamistes pakistanais et ouzbeks afin
de décider un contrôle plus étroit des ONG présentes en Afghanistan, imposant
notamment à tous les travailleurs humanitaires de signer une charte de bonne
conduite. Tout manquement à cette charte entraînerait un « châtiment
islamique » qualifié d’« exemplaire ».
Face à Federico Motka, Number One fait une sale tête. Il s’étonne que les
humanitaires ne soient pas rentrés dans le pays avec un permis délivré par
Damas et demande à l’Italien de détailler sa mission, ainsi que l’activité de son
ONG. Il va poser les mêmes questions à David Haines, dans la pièce d’à côté,
histoire de voir si les versions se recoupent.
— Qui vous a capturés, d’après toi ? demande-t-il à Federico Motka.
— Un groupe islamique, répond l’Italien.
Number One le relance : de quel côté se range l’otage ? Celui de l’Armée
libre ou du régime d’Assad ?
— Nous sommes neutres, répond Federico. Nous sommes du côté de ceux
qui ont besoin d’aide humanitaire et qui ont tout perdu à cause de ce conflit. Ça
ne nous intéresse pas de savoir à quel camp politique ils appartiennent.
Une déclaration qui n’a pas l’heur de convaincre Number One. « Ils
insistaient, ils me poussaient, se souviendra l’otage. À un moment donné, j’ai dû
donner une autre réponse, sinon la situation aurait dégénéré. »
Alors, Motka lâche :
— L’Armée libre ! Nous sommes pour la révolution !
À ces mots, Number One se lève et s’en va, laissant à George le soin
d’achever l’interrogatoire. Pendant la nuit, Federico voit surgir Ringo et John.
Qui le rouent de coups, parce qu’il n’aurait pas été respectueux avec le cheikh.
Les semaines qui suivent ne sont plus que brimades et sévices. Les geôliers
se déchaînent. Le colérique George, avec sa peau dévorée par l’acné et ses poils
au menton, se révèle être le leader des Beatles. Ringo, même s’il participe à la
valse des coups, est aux yeux des otages le plus réfléchi, le plus cultivé. Et,
comme son modèle original, « le seul qui était capable d’un peu d’humour ».

L’été 2013 s’annonce. Federico Motka et David Haines sont retenus depuis
quatre mois par leurs ravisseurs. Comme nombre de djihadistes, les Beatles et
leur cheikh décident de quitter le Jabhat al-Nosra, dont ils font partie, pour rallier
l’étendard de l’État islamique.
Un beau matin, un ordre arrive. Ils doivent conduire leurs otages à Alep.
L’EI a décidé de réunir tous ses prisonniers dans une prison installée dans les
sous-sols d’un hôpital.
III

Le maître espion de l’hôpital ophtalmologique

Des jambes longues et élancées. La première chose que Jejoen Bontinck


aperçoit d’Abou Obeida al-Maghribi, ce sont ses membres inférieurs. Les yeux
du Belge ont été bandés avant sa première comparution devant le maître des
lieux.
Le centre de détention de la Dawla1 se cache dans les sous-sols de l’hôpital
ophtalmologique d’Alep, dont l’enceinte est protégée d’une barrière et, en
amont, de plusieurs check-points. Toutes les entrées, sauf une, ont été murées.
Les Aleppins ignorent ce qui se trame dans l’hôpital ophtalmologique, ne
perçoivent pas les hurlements des prisonniers.
L’hôpital n’est plus ce qu’il était, pas plus que la ville. Avant que la guerre
n’éclate, Alep était le poumon économique de la Syrie. Elle est aujourd’hui
défigurée. Les immeubles de bureaux sont vides et portent les stigmates des
bombardements. Le bâtiment voisin de l’hôpital est occupé par l’Armée syrienne
libre. Les différentes composantes de la rébellion cohabitent encore, tant bien
que mal.
Le premier jour, les nouveaux détenus sont déférés devant Abou Obeida al-
Maghribi. Grand, maigre, flottant dans une tunique beige, il apparaît le plus
souvent encagoulé, parfois tête nue, laissant alors voir une peau mate, un visage
allongé cerclé d’une barbe clairsemée, et de grands yeux marron s’associant à
des joues creusées.
Disposés en rang d’oignons au milieu d’une grande salle, les détenus lui font
face. Un djihadiste pointe son fusil d’assaut sur les uns et les autres, aboyant le
nom du service pour lequel chaque détenu est censé œuvrer : « CIA ! » « FBI ! »
« Moukhabarat2 ! »
D’une voix douce et avec un vocabulaire châtié, Abou Obeida demande
alors aux détenus de décliner leur identité et de justifier leur présence en Syrie. Il
s’exprime, selon ses interlocuteurs, tour à tour en arabe, en anglais, en allemand
ou en français. Et, quelle que soit la langue pratiquée, « sans accent »,
souligneront les prisonniers qui s’en sortiront vivants.
Quand Jejoen se retrouve face à lui, c’est en flamand qu’il lui fait remarquer,
hormis le fameux texto dédié aux Israéliens, ses nombreux SMS effacés, depuis
qu’il a rejoint la Syrie. Tétanisé, Jejoen s’emmêle dans ses explications,
bafouille. Abou Obeida enregistre en silence, avant de conclure : « Nous nous
reparlerons plus tard. »
Inquiet, Jejoen rejoint sa cellule, qui s’avère plutôt confortable. Des matelas,
des tapis et des livres l’ornementent. Rien à voir avec les cachots où les Anglo-
Saxons John Cantlie, James Foley et David Haines, l’Italien Federico Motka,
mais aussi les quatre journalistes français Édouard Élias, Didier François,
Nicolas Hénin et Pierre Torrès (kidnappés par un autre groupe que les Beatles)
dorment par terre ou attachés au radiateur.
Si Jejoen jouit d’un statut de privilégié, c’est parce qu’il est toujours
considéré comme un djihadiste, même s’il a cherché à fuir. Il n’est d’ailleurs pas
le seul traître à la cause dans la prison. Il y a aussi Iliass le Belge, de son vrai
nom Iliass Azaouaj, un prédicateur enlevé en avril, cantonné depuis à des tâches
subalternes dans la prison. Azaouaj ne se cache pas derrière une kounya, encore
moins derrière une cagoule. Il n’arbore pas de tenue militaire, mais une djellaba
et des babouches. Sa voix est chantante, jamais menaçante. La nuit, il apporte
aux détenus des rations alimentaires supplémentaires, leur chuchote de ne pas le
répéter aux autres geôliers. D’après des notes de la Sûreté de l’État belge
synthétisant des conversations entre djihadistes, on aurait trouvé dans son
ordinateur des photos de frères prises en cachette. Questionné, il aurait avoué
être un espion au service des kouffar3, rémunéré tous les mois deux mille euros
par les services belges et mille cinq cents euros par les services marocains. Avec,
éventuellement, une prime de soixante-dix mille euros pour toute information
sur des cellules terroristes actives en Europe.
Sur le point d’être exécuté, Iliass s’est repenti. La Dawla lui a imposé de
participer à une opération suicide mais, quand Iliass a actionné son détonateur, sa
ceinture explosive n’a pas explosé. C’était un leurre pour tester la sincérité de
son repentir…

* * *
Sous l’autorité d’Abou Obeida, les gardiens francophones constituent le gros
des effectifs de la prison de l’État islamique. Trois d’entre eux sont appelés à
passer à une sordide postérité : les Français Salim Benghalem, premier Français
à entrer dans la liste des terroristes les plus recherchés par les États-Unis, et
Mehdi Nemmouche, futur tueur présumé du Musée juif de Bruxelles, ainsi que le
Belge Najim Laachraoui, futur artificier des attentats du 13 Novembre à Paris et
du 22 Mars à Bruxelles. D’autres membres des commandos des attentats de Paris
et Bruxelles seront suspectés d’avoir séjourné à l’hôpital ophtalmologique
d’Alep et travaillé sous les ordres d’Al-Maghribi.
De tous les geôliers, ce dernier se révèle le moins féroce, le plus civilisé.
« Particulièrement intelligent par rapport aux autres », il est toujours « très
calme, jamais agressif », confiera Édouard Élias aux policiers. « Il était obsédé
par les détails, a fait installer des ventilateurs aux fenêtres, veillait à ce que nos
cellules soient toujours éclairées de manière à pouvoir nous surveiller en
permanence », témoignera Nicolas Hénin. Une gageure. Les coupures
d’électricité sont monnaie courante en zone de guerre et offrent un repos aux
yeux fatigués des otages.
Avec Bontinck, Abou Obeida souffle le chaud et le froid. Un jour, il lui
annonce que tout « est presque prêt », sous-entendu pour son exécution. Des
papiers compromettants auraient été retrouvés dans ses affaires… Une autre fois,
il lui promet qu’il va, au contraire, être libéré, avant de le faire réintégrer sa
cellule au bout de longues heures à patienter sur un banc dans un couloir de la
prison.

* * *

Derrière ses bonnes manières, Abou Obeida al-Maghribi traque les taupes.
Au journaliste Didier François, il demande : « Est-ce que tu es un agent de la
DST4 ? Est-ce que tu travailles pour les services de renseignement français ? »
Le reporter de guerre a, dans la mémoire de son téléphone, les numéros
personnels de François Hollande et du patron de la DGSE. Il lui assure que c’est
dans le cadre de son travail. « Réfléchis bien ! Je viendrai dans quelques jours et
j’aimerais que tes déclarations évoluent… »
Abou Obeida renvoie le journaliste en cellule et convoque le photographe
Édouard Élias, qui faisait équipe avec lui avant leur capture. Au cours de
l’interrogatoire, il lui demande si Didier François connaît le président de la
République française, s’il fréquente le chef des services secrets français : « J’ai
toujours été correct avec toi, je ne t’ai jamais battu, alors ne me mens pas… »
Ébranlé, Édouard Élias ne sait plus quoi répondre.
Au gré des interrogatoires et des confidences de certains djihadistes, les
prisonniers de l’hôpital ophtalmologique d’Alep complètent l’énigmatique
portrait de celui qui les passe à la question. Abou Obeida al-Maghribi serait un
ingénieur diplômé, néerlandais d’origine marocaine, marié à deux femmes, la
première un temps coincée en Turquie, la seconde née en Syrie. Il aurait trois
enfants, dont le plus âgé aurait sept ans, venus le rejoindre « pour défendre la
cause ».
Mais, s’il est présenté aux otages comme le responsable de la prison et du
tribunal d’Alep pour le compte de la Dawla, ses prérogatives iraient bien au-
delà. Selon Nicolas Hénin, il serait l’émir des Marocains au sein de
l’organisation terroriste et à la tête de quatre mille hommes. Signe de
l’importance d’Al-Maghribi, un tireur d’élite originaire du Val-de-Marne,
Abdelmalek Tanem, confie à un interlocuteur, au téléphone, être préposé à la
sécurité d’Abou Obeida : « À part l’entraînement, je ne fais pas grand-chose.
[…] Je suis plutôt accompagnateur avec Abou Obeida. Je suis plutôt garde du
corps, tu vois ? Donc, ça veut dire que je peux pas trop aller à droite à gauche »,
se désole l’homme d’action.
Les moyens déployés pour protéger Abou Obeida al-Maghribi trouvent en
réalité leur justification dans une note émanant du Service des renseignements
intérieurs néerlandais : à Alep, le chasseur de taupes serait en fait « l’émir des
Amniyyin », le chef régional des espions de l’État islamique.

1. En arabe, l’État islamique se dit Dawla Islamiya. Ses membres le désignent par le diminutif Dawla, signifiant « État ».

2. Appellation désignant les services de renseignement dans différents pays arabes.

3. Mécréants.

4. Ancêtre de la DGSI.
IV

Guantánamo-sur-Euphrate

Le soir venu, Salim Benghalem traverse la cour où paissent des agneaux, des
brebis, des chèvres, des chevaux ; il prête une oreille distraite aux
bombardements lointains, qui ne cessent de se rapprocher. Le natif de Bourg-la-
Reine, âgé de trente-cinq ans, grimpe au premier étage de son logement de
fonction. Des bureaux qu’il a aménagés. Il dépose son pistolet au-dessus de
l’armoire, où l’y attendent des armes américaines et turques, des AK-47 et AK-
46, et des grenades. Le plus souvent déchargés et toujours en hauteur, à cause
des enfants. Tous les matins, Salim Benghalem part. Tous les soirs, il rentre. « Tu
vois, c’est comme si j’allais travailler ! » explique-t-il à son épouse Kahina.
Durant la journée, Benghalem officie en tant qu’adjoint d’Abou Obeida al-
Maghribi à l’hôpital ophtalmologique d’Alep. Parti quelques années plus tôt
avec Chérif Kouachi au Yémen, où il avait été missionné par un hiérarque d’Al-
Qaïda pour participer au futur massacre de Charlie Hebdo — mission qu’il avait
refusée —, Benghalem assure la logistique dans la prison d’Alep. Et participe
aux interrogatoires. « Il m’a dit qu’ils avaient le droit de frapper. “Deux, trois
patates”, mais pas de tortures, détaillera sa femme. Ils n’avaient pas le droit
d’égorger. »
Une vision des choses que ne partagent pas les otages, qui, depuis leur
cellule, entendent les hurlements des autochtones victimes de séances de torture
qui commencent vers 20 heures pour s’achever vers 4 heures du matin. Les
coups de matraque succèdent aux coups de chaîne. Des câbles électriques tressés
sont détournés de leur usage premier, des noyades simulées, des décharges
électriques administrées. « Les prisonniers syriens étaient terrifiés de se faire
torturer par des djihadistes qui leur hurlaient dessus en français, racontera
Nicolas Hénin. J’ai clairement entendu les cris des suppliciés et les vociférations
en français des tortionnaires. »
Les détenus occidentaux savent que, tôt ou tard, ce sera leur tour.
Et leur tour, c’est un bandeau imprégné de gaz lacrymogène sur les yeux
durant quatre jours. Des ongles arrachés à la pince. Des coups portés avec un
tuyau d’arrosage ou des joints d’étanchéité. Et divers objets introduits dans
l’anus. Dans le but de leur « faire cracher la vérité », de leur faire avouer une
collaboration avec les services de renseignement.
Poussé à bout, l’un des otages européens tentera de se suicider avant d’être
sauvé par ses tortionnaires. Une fois remis, il s’adonnera au jogging pour
survivre, s’entraînant à un « marathon en cellule ». Sept mille fois le tour de son
cachot.
Un autre va avoir droit à un traitement particulier.

* * *

Ça empeste le formol. Une table chirurgicale compose le décor de la salle


d’interrogatoire improvisée. L’otage est assis, les mains menottées derrière le
dossier de la chaise. Ils lui font récapituler sa vie, son histoire, ses études, son
parcours professionnel. Ses pieds sont entravés dans un carcan de bois. Ils le
frappent à la plante des pieds avec un gourdin chaque fois que la réponse ne leur
plaît pas.
Et, la plupart du temps, elle ne leur plaît pas. Alors l’otage est amené à
l’extérieur de la prison, sous un portique. On passe une chaîne entre ses
menottes. Les geôliers tirent sur la chaîne, le corps s’élève. Ils le laissent ainsi
suspendu dans le vide. Durant deux heures. En plein soleil. « Je n’avais plus de
force, plus d’énergie, pas même la force de déglutir. De toute façon je n’avais
plus de salive. » Ils l’interrogent à nouveau, veulent des informations sur ses
liens avec des services de renseignement. Les coups pleuvent. Au visage. Au
thorax. À l’abdomen. Un coup de pied porté à la tempe lui fait perdre
connaissance.
Une fois redescendu, il revient à lui. On lui présente un verre d’eau. L’otage
s’apprête à le porter à sa bouche quand on menace de recommencer à le frapper :
« C’est haram d’utiliser la main gauche ! »
L’otage bafouille qu’il ne peut utiliser sa main droite, elle a doublé de
volume et bleui à l’issue de l’interrogatoire. Alors l’un de ses tortionnaires l’aide
à boire. De la main droite.
Lors d’une troisième session, les geôliers s’amusent à faire ricocher sa tête
contre le carrelage. De retour en cellule, ils lui mettent des chaînes aux pieds,
verrouillées par deux cadenas. Ils démontent le tuyau de douche pour pouvoir
relier ses pieds menottés au robinet de ladite douche. L’otage devra rester ainsi
entravé durant onze jours. En guise de repas, un demi-concombre et une demi-
tranche de pain.
Le 19 juillet 2013, en pleine nuit, la porte s’ouvre. Abou Obeida al-Maghribi
se présente dans l’embrasure. Il vient chercher celui qui n’est plus que l’ombre
de lui-même pour le mener dans la salle de torture de l’hôpital ophtalmologique,
là où trônent cordes, câbles électriques et pneus. Al-Maghribi insiste : son
prisonnier appartient aux services secrets occidentaux. Trois fois, l’otage nie.
Trois fois, on le frappe en retour. Le premier coup occasionne un œil au beurre
noir ; le deuxième le fait tellement saigner du nez que ses geôliers doivent lui
retirer son bandeau des yeux pour qu’il s’éponge avec ; le troisième lui cause
une douleur qui prendra ses quartiers dans les côtes durant huit semaines. Abou
Obeida regarde le cadran de sa montre. Elle indique 2 h 10 du matin. La séance
est finie. Ce soir-là, les coups sont portés par un Français qui arbore une ceinture
explosive à la taille. À l’issue de l’interrogatoire, il pointe un pistolet sur la
tempe de l’otage et s’adresse à un complice :
« Va chercher la caméra ! Je vais le tuer, on va mettre ça sur YouTube ! »

* * *

Le tortionnaire se nomme Mehdi Nemmouche1. Ce natif du Nord-Pas-de-


Calais est l’un des seuls à se présenter avec sa kalachnikov en bandoulière dans
les cellules. Il arbore un treillis noir, avec cartouchière, ne porte pas de masque,
expose son visage rond, sa barbe clairsemée, au vu de tous. Pas inquiet pour un
sou de pouvoir être par la suite identifié par d’éventuels survivants.
À ceux qu’il doit surveiller, il promet : « On va vous buter », « On va vous
égorger ». Il s’amuse à répéter : « Vous êtes sortis de la Matrix ! » La référence
au film de science-fiction est une manière de signifier que les otages ont quitté
leur cocon protecteur et sont désormais à sa merci. À un journaliste qu’il
s’apprête à tabasser, il exhibe une paire de gants.
« Regarde : je les ai achetés rien que pour toi… »
Une autre fois, Nemmouche chloroforme l’un de ses otages, fait croire le
pire à celui qui partage la cellule avec l’homme évanoui : « Regarde ton copain :
il est mort ! Je l’ai tué au couteau ! Et toi, je vais te décapiter et poser ta tête sur
ton cul. »
Au détour de ses blagues d’un goût douteux perce souvent son antisémitisme
— « Je suis en forme ce matin, je me verrais bien prendre une kalachnikov et
aller fumer une petite Israélite » —, ainsi que sa vénération pour Mohamed
Merah, le tueur d’enfants de l’école juive Ozar Hatorah, « le plus grand mec que
la France ait produit ». Nemmouche, orphelin ayant viré petit délinquant,
voudrait bien imiter le terroriste toulousain, connaître son quart d’heure de gloire
télévisuelle. Passionné de faits divers, il fait souvent référence à l’émission
Faites entrer l’accusé, plus particulièrement à celle qui a été consacrée à
l’assassinat de la députée Yann Piat. Lorsqu’il découvre que le journaliste Didier
François a couvert la guerre en ex-Yougoslavie, il le cuisine sur les brigades de
volontaires étrangers. Quand, alors braqueur de supérettes, Nemmouche écumait
les centres de détention français, il en profitait pour se documenter dans les
bibliothèques des prisons.
À l’hôpital ophtalmologique, il organise, entre deux séances de torture, des
quiz sur le conflit en Bosnie, sur les grandes affaires judiciaires. Il rêve de se
retrouver acteur d’un grand procès d’assises. « Lorsque je serai sur le banc des
accusés, vous viendrez témoigner », pronostique-t-il aux otages français. Mehdi
Nemmouche ambitionne de passer à la postérité.

L’Anglais Jihadi John, lui, n’est pas issu d’un univers à la Dickens. Né au
Koweït, Mohamed Emwazi, de son vrai nom, a grandi dans une famille unie
dans les beaux quartiers de Londres. « Assidu, travailleur, charmant » selon un
ancien professeur, ce timide collégien finit diplômé de l’université de
Westminster en programmation informatique. Mais celui qui aime les fringues de
marque a déjà cédé aux sirènes de l’islam radical. Il célèbre l’anniversaire du 11
Septembre et part pour un safari en Tanzanie, dans le secret espoir de rallier les
Shebabs somaliens.
Quatre ans plus tard, il pose finalement ses valises en Syrie. Obsédé par la
taille du pistolet-mitrailleur Uzi qu’il porte à la cuisse, le gaucher anglais ne se
mélange pas aux autres, hormis ses fidèles Beatles. Méprisant, il détourne le
regard pour ne pas avoir à dire bonjour aux djihadistes qu’il croise sur la route
d’Alep. Il se révèle nettement moins réservé lorsqu’il s’agit de tabasser les
otages ou de les étrangler jusqu’à l’évanouissement. Il ne rechigne pas non plus
à pratiquer le waterboarding, la simulation de noyade.
Une certaine inimitié existe entre Nemmouche et Emwazi : le comportement
de Nemmouche exaspère le taciturne Jihadi John, qui le juge, selon des notes des
services de renseignement, « trop expansif » et « pas assez professionnel ».
Mehdi Nemmouche entreprend par exemple de filmer, avec son téléphone
portable, des otages en train de satisfaire leurs besoins aux toilettes. Il faudra
l’intervention d’un djihadiste irakien pour l’en empêcher. Une autre fois, avec
des geôliers francophones, Nemmouche fait s’agenouiller un otage, lui pose un
sabre sur la nuque et fait mine de lui trancher la gorge, hilare. « C’est la vie
d’artiste, mec. Elle est belle, elle est triste… » Nemmouche aime également
fredonner : « Renart sacripant, renart chenapan », le générique du dessin animé
Moi Renart, ou encore Douce France de Charles Trenet, et les titres de Charles
Aznavour…
Au final, issus de milieux différents, Nemmouche et Emwazi révèlent le
même penchant criminel. Quelques mois plus tard, l’un comme l’autre
projetteront de déplacer cette violence dans leurs pays d’origine.

* * *

Il serait facile de ne voir dans cet enfer de l’hôpital ophtalmologique d’Alep


qu’une reproduction de pratiques issues du Moyen-Orient. Certes, la prison
jordanienne où a séjourné Abou Moussab al-Zarqaoui, le fondateur d’Al-Qaïda
en Mésopotamie, l’ancêtre de l’État islamique, était surnommée « l’usine à
ongles ». Certes, les moukhabarat syriens n’ont jamais été en reste ; Saïd Arif,
une figure des filières tchétchènes, racontera à la justice française comment,
retenu pendant un an dans les locaux des services secrets des Assad, il a été
« torturé avec un câble de télévision alors qu’il avait été mis dans un pneu ».
Mais ce sont surtout les violations des droits de l’homme sous l’administration
Bush, de la publication des photographies d’humiliations sexuelles à Abou
Ghraib2 aux récits de simulations de noyade pratiquées à Guantánamo, qui
imprègnent l’imaginaire djihadiste. Les otages occidentaux sont d’ailleurs
revêtus de tuniques orange lors de certains transferts ou dans des vidéos de
propagande. Les Beatles expliquent à l’otage italien Federico Motka que la
couleur est choisie pour « reproduire les conditions [de détention] de leurs
frères » dans la tristement célèbre prison basée à Cuba. Et le pénitencier le plus
secret géré par l’Amniyat, qui se nicherait aux abords de l’Euphrate, a pour nom
de code « Guantánamo ».
Les manuels de torture psychologique de la CIA, eux-mêmes inspirés des
méthodes du KGB des années 1950, sont abondamment repris à leur compte par
les terroristes. Ainsi, les techniques d’interrogatoire autorisées par le bureau de
l’Attorney General en 2002 et 2005 — « gifle vexatoire », « confinement dans
un lieu exigu », « privation de sommeil », « manipulation alimentaire » — ne
diffèrent guère du régime imposé aux pensionnaires de l’hôpital
ophtalmologique d’Alep. Jusque dans les coups dans l’abdomen que chérit
Mehdi Nemmouche et qui, selon la doctrine américaine, « constituent la variante
nécessaire pour maintenir dans le processus interrogatoire un haut niveau
d’imprévisibilité ».
Un ancien ponte de la lutte antiterroriste soupire : « Les sbires de l’État
islamique utilisent des techniques occidentales d’interrogatoire, en un peu plus
viril… » Et reproduisent les mêmes erreurs en matière de collecte d’informations
opérationnelles. Car la violence échoue à produire des renseignements fiables.
Sous la contrainte, les prisonniers affirment vrai ce qui est faux. Alors, au fil du
temps, Abou Obeida et ses hommes vont, pour corriger le tir, avoir recours à des
techniques de contre-espionnage plus sophistiquées.

1. Mis en examen, Mehdi Nemmouche n’a pas encore été jugé pour le rôle dont il est accusé de geôlier des otages
français.

2. Pénitencier à l’ouest de Bagdad. La diffusion de photographies montrant des détenus irakiens torturés et humiliés par
des militaires américains provoque un scandale international et deviendra un argument de recrutement pour les djihadistes.
V

Le service de vérification des sources

Patrick Calvar prend place face aux députés qui composent la commission
d’enquête parlementaire relative aux attentats de 2015. Nous sommes six mois
après les attaques qui ont fait cent trente morts dans les rues de Paris.
Longtemps, le patron de la DGSI n’a été pour les médias qu’une ombre chinoise.
Puis sa silhouette, massive, s’est esquissée dans la cour de la place Beauvau,
s’est précisée à l’arrière-plan lors des réunions de crise, au lendemain des
attentats ou bien au cours de voyages officiels. Là où certains hauts
fonctionnaires arrivistes jouent des coudes, on le retrouvait en queue de cortège
de la délégation, le plus loin possible du ministre de l’Intérieur et des objectifs.
Patrick Calvar est un maître espion et, comme tout maître espion, moins on
parle de lui, plus il est heureux. Il fuit la presse, a fait passer le message par les
communicants de Beauvau aux caméramans et photographes qu’il ne fallait pas
immortaliser son image, ce qui est illusoire quand on a le titre de directeur
général et que l’on dirige le principal service de renseignement intérieur français.
Son audition devant la commission d’enquête parlementaire se déroule à
huis clos. Ce Breton né à Madagascar est là pour répondre de la connaissance
que son service avait de ce qui se préparait en Syrie. « Les attentats de 2015
représentent un échec global du renseignement », concède-t-il. Avant d’ajouter :
« Nous devons, par conséquent, nous interroger sur les raisons pour lesquelles
nous n’avons pas pu l’empêcher. »
Il a bien sûr déjà son idée sur la question et esquisse l’une des principales
difficultés rencontrées par les services occidentaux : le renseignement humain.
« Il est particulièrement difficile, comme vous pouvez l’imaginer, de trouver des
volontaires pour nous aider en se rendant en Syrie ou en Irak… »
Le rapporteur de la commission d’enquête le relance sur une éventuelle
faillite dans le suivi des djihadistes français. Patrick Calvar lui répond par une
autre question : « Que sait-on de ce qui se passe à Raqqa1 ? Voilà le
problème… »
Ce problème porte un nom : l’Amniyat.
Un an plus tard, un second haut gradé de la lutte antiterroriste me reçoit dans
son bureau. Je l’interroge sur la déclaration de Patrick Calvar. Il comble les trous
dans les propos tenus, a minima, par le patron de la DGSI devant la
représentation nationale : « Le problème n’est pas tant d’infiltrer quelqu’un,
mais comment va-t-il nous faire le retour des informations glanées ? Le
téléphone ou Internet ? Ce n’est même pas la peine d’y penser. Il nous reste la
vieille méthode des boîtes aux lettres mortes, mais c’est compliqué. Il faut
reconnaître que les services secrets de l’EI sont performants. Ils font du bon
renseignement en amont, auscultent les volontaires à leur arrivée. Leurs cadres
sont très intelligents… »

* * *

Pour déjouer toute tentative d’infiltration, l’État islamique ne ménage pas


ses efforts. Selon une note de la DGSI, il a mis en place « une méthodologie de
contrôle aux frontières digne d’une structure étatique ». Entre la Syrie et la
Turquie, la Dawla a disposé des mines et des barbelés. Ceux qui se présentent
aux postes-frontières de l’organisation terroriste sont conduits dans des maisons
envahies de matelas à même le sol. Ils y patientent jusqu’à l’arrivée d’hommes
encagoulés de noir. Ils doivent alors donner leurs passeports, leurs téléphones et
leurs tablettes pour expertise. Et répondre aux questions. On leur fait remplir une
fiche, on leur demande leur adresse, l’identité des membres de leur famille, leurs
études, le métier exercé. Les empreintes digitales et un échantillon de sang sont
collectés. Les dossiers constitués à l’entrée de l’État islamique sont enrichis au
fur et à mesure et finissent dans les archives de l’Amniyat où, selon le
témoignage d’un revenant français, un « groupe spécialisé » est chargé de
détecter les anomalies. Rien ne se perd. Au sein du département contre-
espionnage du service secret djihadiste, des hommes sont mobilisés pour
collecter et analyser les informations puisées dans la presse du monde entier,
d’autres se spécialisent dans la restauration et l’extraction de données
informatiques effacées. D’autres encore ont la charge d’étudier la situation
financière « des soldats de la Dawla » en vérifiant les raisons d’un éventuel
enrichissement.

À l’hôpital ophtalmologique d’Alep, les otages sont soumis au même


protocole de sécurité. Avant de débuter leurs interrogatoires, les contre-espions
de l’État islamique s’adonnent à des recherches minutieuses. À peine kidnappé,
le journaliste Édouard Élias entend des extraits sonores de l’un de ses anciens
reportages dans la salle voisine où se sont réunis ses ravisseurs autour de son
ordinateur. Les membres de l’Amniyat tracent les mails, les correspondants des
messageries, exigent les codes d’accès des comptes sur les réseaux sociaux,
épluchent le passé des otages.
Didier François se voit reprocher son passage de Libération à Europe 1,
Mehdi Nemmouche lui fait aussi remarquer qu’il n’a jamais condamné dans ses
articles les peines planchers. L’otage danois Daniel Rye Ottosen est, lui, accusé
d’avoir pris des photos de maisons de moudjahidines ; en réalité, une mosquée
ayant essuyé des tirs… Son appareil-photo lui sera retourné après sa libération.
Reformaté. L’Italien Federico Motka doit détailler les documents qui se trouvent
dans sa tablette : « Ils voulaient vérifier si je connaissais le contenu de mon
ordinateur. » De celui du journaliste anglais John Cantlie seront exhumés ses
procès-verbaux d’interrogatoire à Scotland Yard après que celui-ci avait été
enlevé une première fois en Syrie. Les geôliers d’Alep évoquent, le sourire aux
lèvres, une vidéo dans laquelle le Britannique parle à des confrères de « la bande
d’amateurs » qui l’avait alors kidnappé…
Quant à Abou Obeida, toujours impassible, il filme, à l’aide de son
téléphone, les réponses des otages, relève les incohérences d’un interrogatoire à
l’autre. « Un enregistrement constitue par ailleurs un outil précieux pour les
interrogateurs souhaitant se perfectionner. Ils peuvent ainsi étudier leurs erreurs
et leurs techniques les plus efficaces », soulignait la CIA dans son Manuel secret
de manipulation mentale et de torture psychologique.
À Alep, outre les enregistrements du maître espion de l’hôpital
ophtalmologique, un gamin parfumé, les cheveux aux épaules, une moustache si
fine qu’elle semble dessinée, prend des notes. Cet adolescent explique à un otage
être préposé « à la rédaction des procès-verbaux » des auditions. Quand il n’est
pas absorbé par sa tâche, il écoute Madonna à la radio. Des otages entendent
également leurs geôliers disserter sur Angela Merkel ou les mérites comparés
des diplômes universitaires belges et français. Les Amniyyin se dérobent à toute
caricature.
Des profils variés mais une constante : ils inspirent une même terreur. Quand
les espions de la Dawla débarquent aux postes-frontières, les populations locales
baissent les yeux, terrorisées. On prête à ces hommes une qualité démoniaque,
celle de sonder les âmes. Tous ceux qui sont passés entre leurs mains évoquent la
désagréable sensation que leurs interrogateurs ont à l’avance toutes les réponses
aux questions posées. Un repris de justice français s’étonne : « Les services
secrets de l’État islamique connaissaient mon parcours carcéral… » Et même
beaucoup plus. Ils lui parlent de sa sœur et de ses neveux, lui décrivent le parc à
côté de leur maison en région parisienne, le menacent : « Si, un jour, tu parles de
nous, on tuera ta famille ! »
Les espions de l’État islamique ne se contentent pas de passer au crible ceux
qui veulent rejoindre les rangs de leur organisation, d’éplucher la moindre de
leurs traces électroniques. Pour vérifier les dires de leurs clients, ils n’hésitent
pas à mener des enquêtes de personnalité en Europe.

* * *

À dix-neuf ans, Réda Bekhaled ne se fait plus d’illusions. Les rapports de


police le répertorient déjà comme « un membre de la mouvance islamiste
radicale du Rhône ». Son implication dans le groupuscule aujourd’hui dissous
Forsane Alizza lui a valu des ennuis judiciaires et une interdiction de franchir
des frontières. Alors, c’est derrière son ordinateur, à Vaulx-en-Velin, qu’il
participe au djihad, en tant qu’enquêteur de terrain pour le compte des espions de
l’État islamique.
Le 7 octobre 2013, il échange sur Skype avec l’un de ses trois frères, geôlier
aux côtés de Salim Benghalem. Son aîné lui demande de se « renseigner » sur
une nouvelle recrue nommée Maxime. « Mais, Maxime, ça me dit quelque
chose. Normalement, c’est clean », répond Réda, qui promet toutefois d’envoyer
le fruit de ses recherches « par message » au plus vite. D’ici là, il exhorte son
frère à faire « doucement avec Max ». Il ne voudrait pas que des conclusions
hâtives soient tirées. « Attends les preuves, faites ça propre ! »
Réda Bekhaled témoigne d’une certaine expérience en matière
d’investigation. Du temps de Forsane Alizza, l’émir du groupe lui avait confié la
tâche de réunir des informations sur un rédacteur de Riposte Laïque, le site
islamophobe. Une mission dont Réda, encore mineur à l’époque, allait
s’acquitter, logeant l’individu en question. Bekhaled était même allé au-delà de
la commande initiale en envoyant à ses complices un fichier intitulé « liste des
fascistes qui appellent à l’extermination des musulmans en France.doc » dans
lequel figuraient sept membres du Bloc identitaire ou du site Français de souche,
accompagnés de leurs photos, adresses personnelles, voire professionnelles, et
numéros de téléphone.
Parallèlement aux enquêtes du gamin de Vaulx-en-Velin, l’émir de Forsane
Alizza recrutait des employés chez des opérateurs de téléphonie afin qu’ils lui
fournissent les coordonnées de différentes personnalités. Il se vantait ainsi
d’avoir récupéré les adresses du président de la République alors en exercice,
Nicolas Sarkozy, et de trois anciens Premiers ministres, Édouard Balladur, Jean-
Pierre Raffarin et Dominique de Villepin.

Les jours se suivent et l’enquête sur le dénommé Maxime se poursuit. Réda


doit encore « fouiner », mais a un doute, le client n’est peut-être finalement « pas
clean ». Il précise que son informateur est une cousine mariée au meilleur ami de
« la cible ». Ses investigations méritent d’être affinées. « Pour le prisonnier, il
me faut du temps, insiste-t-il. Dis-leur de ne pas faire de bêtise ! »
Son aîné lui répond qu’il a déjà interrogé Maxime une première fois. Il se
pose une question : les réponses fournies n’auraient-elles pas été « toutes
prévues » ? Autrement dit, l’histoire racontée par Maxime ne ferait-elle pas
partie de sa légende, fabriquée par les services secrets des « From’2 », qui
l’auraient envoyé infiltrer la Dawla ?
Cinq jours plus tard, l’aîné fait parvenir à Réda l’adresse mail de son
prisonnier : elle correspond à celle d’un certain Maxime Hauchard, originaire
d’un quartier pavillonnaire d’un bourg de trois mille habitants au cœur du
bocage normand.
L’enquête de personnalité menée sur place va, de toute évidence, finir par
convaincre les Bekhaled. Un an plus tard, l’État islamique diffuse une vidéo de
propagande intitulée N’en déplaise aux mécréants. On y voit dix-huit djihadistes
avancer en file indienne, tenant chacun d’une main un prisonnier courbé en
deux. À tour de rôle, ils saisissent un couteau. Puis égorgent les dix-huit
militaires de l’armée de Bachar al-Assad. Parmi les bourreaux, un homme à la
peau laiteuse, aux cheveux longs qui fuient sous son bonnet noir. Il porte un
treillis militaire aux couleurs du désert, n’exprime aucun état d’âme au moment
d’exécuter sa basse besogne. Au lendemain de la diffusion de cette vidéo, le
ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve annonce que ce bourreau a été
identifié et qu’il s’agit d’un Français. Depuis, Maxime Hauchard fait l’objet d’un
mandat d’arrêt international.

* * *

Sur sa page Facebook, l’homme a donné comme identité « Abou Djihad al-
Mouhajir » et précisé « Travaille chez État islamique d’Irak et du Shâm ». À
quatre reprises, il s’est rendu en Syrie. Il se promène en Europe avec des
versions numériques du Manuel du petit terroriste et du Manuel de survie en
garde à vue. Ce qui ne l’empêche pas, dans une cellule de la prison de Mons où
il est entendu par la police fédérale belge, de pleurnicher. Non pas que les
enquêteurs reproduisent les pratiques qui ont cours dans la salle de torture de
l’hôpital ophtalmologique d’Alep. Non, s’il pleurniche, c’est que, depuis sa
prison wallonne, Abou Djihad a peur des djihadistes en Syrie. Il implore les
policiers de ne pas laisser approcher, au palais de justice, l’un de ses anciens
complices, lui aussi incarcéré. Et indique qu’il souhaite ne jamais avoir à croiser
dans la prison d’autres suspects dans des dossiers de terrorisme.
Abou Djihad al-Mouhajir craint pour sa vie. « Sur ce que je suis en train de
vous dire, j’ai l’impression de ne pas me sentir en sécurité, par rapport à ce que
j’aimerais vous raconter, car ces personnes sont dangereuses. » Il n’ignore rien
des capacités d’investigation de la Dawla en Belgique. Elles s’incarnent, selon
lui, en un homme : Khalid Zerkani. Ce recruteur ventripotent de Molenbeek,
surnommé « Papa Noël », a embrigadé trois futurs terroristes des attentats du 13
Novembre, dont le coordinateur Abdelhamid Abaaoud et l’artificier Najim
Laachraoui.
Papa Noël est très actif. Les enquêteurs belges vont déterminer que, sur une
période de seulement dix jours, il a eu quarante-sept contacts avec des numéros
syriens et quatre-vingt-neuf avec des numéros turcs. Il est « la source » de l’État
islamique à Bruxelles. Abou Djihad est bien placé pour le savoir. Lors de son
dernier séjour syrien, il a été un temps suspecté d’être un espion à la solde de la
Sûreté de l’État belge. Les djihadistes francophones qui l’interrogeaient lui ont
annoncé qu’ils allaient prendre contact avec « Khalid » pour avoir des
informations à son sujet…
Quatre ans après son audition par la police fédérale, Abou Djihad est
toujours vivant, et en prison. Les spadassins de l’Amniyat n’ont pas réussi à
l’atteindre. Mais la peur non feinte d’un homme ancré de longue date dans la
cause djihadiste, lui-même proche d’Abaaoud et dont les frères, tout comme lui,
ont combattu en Syrie, témoigne du mythe à la Keyzer Söze répandu chez les
déçus de l’État islamique : les services secrets de l’EI n’ont pas de frontières et
sont capables de vous atteindre n’importe où, quelle que soit la protection
policière dont vous bénéficiez.
Outre-Manche, un revenant britannique explique à son officier traitant que
des espions sont dépêchés pour suivre les procès terroristes au Royaume-Uni et
savoir ainsi qui a dit quoi… En Autriche, un moudjahid qui serait rentré chez lui
avec dans son bagage les ordinateurs portables de plusieurs djihadistes fait
l’objet d’une surveillance par des sympathisants de l’EI. Lorsque son cas est
évoqué pendant une réunion de travail en Syrie, des Amniyyin se veulent
rassurants auprès de leurs interlocuteurs : « On sait où il vit [en Autriche]. Nous
avons des gars qui jettent un œil sur lui… » Un Allemand ayant participé à cette
réunion et étant rentré à son tour en Europe se met à paniquer après avoir fait
d’abondantes déclarations aux forces de l’ordre de son pays : « ILS ont un
service secret aux États-Unis ! En Australie ! Au Canada ! ILS ont des gens en
Asie du Sud-Est ! ILS ont des gens partout ! […] Bien sûr que j’ai peur ! Même
si je suis à la maison maintenant, il peut encore m’arriver quelque chose. […]
Demain, ils peuvent frapper à la porte de ma mère. Ou de ma femme. Ou de ma
belle-famille… »

* * *

À bien y regarder, les espions djihadistes sont pourtant loin d’être eux-
mêmes infaillibles. En Europe, Papa Noël, le référent Belgique de l’EI, va
tomber parce qu’il essaye de convaincre un fidèle, au cours d’une fête de
mariage, que le djihad est une obligation et qu’il est « taillé pour le rôle ». Le
fidèle se révélera être un agent de la Sûreté de l’État belge.
Et puis, en Syrie, il arrive que les djihadistes accusés d’espionnage s’en
sortent. Ainsi, l’odyssée de Jejoen Bontinck s’achève à un arrêt de bus, à la
frontière de l’EI. Dans les couloirs de l’hôpital ophtalmologique d’Alep, Abou
Obeida a tranché : le jeune Flamand n’est pas un infiltré, seulement un lâche. Il
lui ordonne d’effectuer un ribat, un tour de garde. Le minimum syndical de tout
moudjahid. Mais personne ne vient le chercher au rendez-vous supposé qu’a fixé
Abou Obeida. Alors, Bontinck prend ses cliques et ses claques.
De retour en Belgique, il aspire à ouvrir un fast-food halal et pleure
beaucoup en audition. « C’est sans fin : en Syrie on croyait que j’étais un
espion », et en Belgique « le juge d’instruction croit que je suis un terroriste,
mais en réalité je suis une victime », se lamente-t-il.

1. Au moment où Patrick Calvar s’exprime, Raqqa est la capitale du califat.

2. Abréviation de « fromage », terme désignant les Français.


VI

Une terreur décentralisée

Si, à l’hôpital ophtalmologique d’Alep, Abou Obeida al-Maghribi interroge


les hommes suspectés d’espionnage, le centre névralgique de l’Amniyat est à
chercher ailleurs, dans une maison quelconque de la localité de Tall Rifaat, au
nord d’Alep. Là où loge, anonyme, Haji Bakr, un ancien colonel des services
secrets de l’armée de l’air sous Saddam Hussein.
Haji Bakr s’est installé à Tall Rifaat quelques mois plus tôt, en décembre
2012, pour préparer l’arrivée du groupe terroriste irakien en Syrie. Trois ans plus
tard, le Spiegel le qualifiera de « cerveau de l’État islamique » et publiera ses
notes révélant l’architecture du département de sécurité, « la Stasi du califat ».
Cette structure que, bientôt, on appellera l’Amniyat.
C’est au stylo à bille et sur du papier à lettres que Haji Bakr a conçu les
chaînes de commandement du futur appareil sécuritaire. Sur ces feuillets épars,
qui seront retrouvés dans sa maison, il va jusqu’à établir des listes pour infiltrer
les villages, décidant qui doit surveiller qui, prévoyant de sélectionner des
« frères » pour épouser les filles des familles les plus influentes afin d’« infiltrer
ces familles, sans que personne se doute de rien ». Les espions de l’EI doivent
tout savoir des rapports de force au sein des plus petites collectivités, des
rivalités entre clans, des vices des personnages publics. Ils sont chargés
d’infiltrer aussi bien les autres brigades rebelles que les légions de Bachar al-
Assad.
Ses instructions sont suivies à la lettre. Aucun détail n’est négligé, aucun pan
de la société civile n’est épargné. Chauffeurs de taxi, gérants d’hôtel,
manutentionnaires sont mis à contribution. En Irak, avant que l’État islamique ne
lance l’assaut sur Mossoul, un ouvrier est par exemple chargé de collecter des
informations au musée pour savoir où les œuvres d’art les plus chères sont
entreposées.

Au sein de l’appareil de l’État islamique, les services secrets travaillent de


façon indépendante. Un djihadiste allemand ayant reconnu avoir participé à des
opérations de police pour le compte de l’Amniyat l’a expliqué : la sécurité
intérieure fonctionne parallèlement à l’organisation militaire et administrative de
l’État. Du moins, en principe. « Comme la plupart des administrations de l’État
islamique, l’AMNI repose sur une organisation décentralisée », analyse la DGSI.
Certaines de ses sous-directions doivent rendre des comptes au wali, le
gouverneur de la province, ou à l’émir du district, dans des cas circonstanciés.
Au niveau local, les émirs de l’Amniyat sont choisis par approbation conjointe
de la centrale du service secret et du gouverneur de la province. L’émir doit
ensuite envoyer des rapports mensuels à l’une et à l’autre.
Une imbrication de responsabilités à géométrie variable avec des espions
sous les ordres du wali ; des espions qui espionnent le wali ; des espions qui
espionnent les autres espions. Par la complexité de ses organigrammes et de ses
contingences hiérarchiques, il y a quelque chose de kafkaïen dans cette
organisation terroriste. Le frère d’un des kamikazes du Bataclan dénombrera
ainsi « une vingtaine d’émirs et des sous-émirs » rien qu’à l’endroit où il
combattait. « Ce n’est pas le club Dorothée, là-bas, résume-t-il. Il y a des traîtres,
tout le monde suspecte tout le monde. »
Alimenté par la paranoïa ambiante, le département sécurité va voir ses
prérogatives élargies. En 2015, un Amni ayant fait défection énumérera sur le
site The Daily Beast les quatre branches composant désormais le service secret
terroriste. D’après lui, il y aurait l’Amn al-Dakhili, faisant office de ministère de
l’Intérieur chargé de maintenir l’ordre public dans chaque ville, l’Amn al-Askari
(le renseignement militaire), l’Amn al-Dawla (le service de contre-espionnage),
et l’Amn al-Kharji (le service chargé des opérations clandestines à l’extérieur de
l’État islamique). Dans la répartition des tâches, les deux derniers départements
correspondent à la classique séparation intérieur/extérieur des services secrets
américains (FBI/CIA), anglais (MI5/MI6), français (DGSI/DGSE) ou israéliens
(Shin Bet/Mossad).
L’Amniyat prend de plus en plus de place au sein de l’organisation terroriste,
mais son créateur, Haji Bakr, ne change pas ses habitudes. Il occupe toujours sa
discrète maison à Tall Rifaat, préférant rester dans l’ombre. Plus tard, quand la
redoutable efficacité de son service secret sera avérée, certains y verront la
preuve de l’influence persistante de l’ancien régime Baas. Haji Bakr n’est-il pas
un ancien colonel de Saddam Hussein ? La DGSE elle-même ne manque jamais
de souligner dans ses notes qu’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État
islamique, s’appuie sur des cadres expérimentés issus des hautes strates de
l’armée et de l’administration baathistes. La sophistication de la structure de
l’Amniyat serait forcément calquée sur celle des divers moukhabarat moyen-
orientaux. Comme si le contre-espionnage ne pouvait être que l’apanage des
États… C’est oublier que les groupes djihadistes ont, depuis près de quarante
ans, dû se pencher sur la question pour survivre. Ils ont même été à bonne école :
leur maître à penser s’est directement inspiré des services secrets occidentaux.
VII

Le père fondateur des services secrets djihadistes

L’histoire du djihad s’est jouée il y a une trentaine d’années dans un magasin


de reprographie dans les environs de Fort Bragg, en Caroline du Nord. Là où Ali
Mohamed, le père du contre-espionnage djihadiste, miniaturisait et photocopiait
les manuels « empruntés » au John F. Kennedy Special Warfare Center and
School.
Né en 1952, Ali Mohamed est un major de l’armée égyptienne ayant à son
pedigree la protection de diplomates ou la conduite d’opérations clandestines. Il
est aussi, en sous-main, un partisan d’Ayman al-Zawahiri, qui n’est pas encore le
chef d’Al-Qaïda.
Après une embauche comme expert contre-terroriste pour le compte de la
compagnie aérienne EgyptAir, Zawahiri le charge d’infiltrer le renseignement
américain. Ali Mohamed propose alors ses services à la CIA, mais l’expérience
tourne court : l’agent double se fait griller lorsqu’il alerte l’imam de la mosquée
d’Hambourg que l’agence américaine lui avait demandé d’espionner.
Censé être interdit de territoire américain, Ali Mohamed parvient à s’envoler
pour les États-Unis et à séduire la célibataire californienne assise à ses côtés
durant le vol. Six semaines plus tard, ils se marient et, au bout d’un an, l’infiltré
réussit à s’engager dans l’US Army… Au vu de ses performances sportives
exceptionnelles, l’armée américaine l’affecte aux forces spéciales à Fort Bragg.
Celui qui fait son jogging quotidien en écoutant une récitation du Coran est
même recruté pour donner une quarantaine de conférences à l’intention des
équipes envoyées au Moyen-Orient. À cette occasion, il a accès à toute la
documentation nécessaire.
En 1988, Ali informe ses supérieurs qu’il compte prendre un congé pour
aller « tuer du Russe » en Afghanistan. En réalité, il part y former les premiers
volontaires ayant rejoint Oussama Ben Laden aux techniques de la guerre non
conventionnelle acquises auprès des services spéciaux américains. Dans les
années 1990, il dépose sa candidature pour un poste de traducteur auprès du FBI,
en vain cette fois. Qu’importe. Durant dix ans, jusqu’à son arrestation en 1998,
Ali Mohamed entraîne les membres d’Al-Qaïda, leur apprend l’espionnage et le
détournement d’avion.
L’agent double s’appuie sur les manuels dérobés à Fort Bragg pour illustrer
ses cours, auxquels Oussama Ben Laden assiste en personne, aux côtés de tous
les hiérarques de l’organisation terroriste.
Mourad Benchellali, un ancien détenu de Guantánamo, par la suite relaxé
par la justice française et qui depuis s’emploie à faire de la prévention
antiterroriste, se souvient du camp al-Farouk, en Afghanistan : « La formation de
base durait deux mois. Un second stage, plus perfectionné, était dédié à la
guérilla urbaine. Ceux qui y participaient suivaient des modules : comment
déjouer une filature, comment filer quelqu’un, etc. Et puis, dans notre vie
quotidienne au camp, tout le monde devait se méfier de tout le monde. Dans les
conversations, on ne donnait pas sa vraie identité, seulement sa kounya. On
devait mentir sur notre nationalité. Par exemple, si tu étais français, tu disais que
tu étais belge. » Un Algérien lui aussi passé par l’Afghanistan évoque ces
« cours en matière de sécurité dispensés aux recrues au camp al-Farouk avec des
évaluations à la fin de chaque formation : “basique”, “moyen”, “expert”… Les
meilleurs éléments étaient ensuite orientés vers des formations plus abouties et
correspondant à leurs souhaits ou aux besoins du groupe après un entretien
personnalisé ».

* * *

Forte des leçons d’Ali Mohamed, Al-Qaïda se dote d’un service de contre-
espionnage en 1998. « Nous devons désormais disposer de rapports quotidiens
sur les activités dans chaque camp, dit un ex-garde du corps yéménite du chef
qaïdiste. Nous devons également collecter le maximum d’informations sur tous
les membres. » Cinquante frères sélectionnés pour leur aptitude au
renseignement suivent un stage. Ils sont ensuite placés dans différents secteurs,
pour informer de ce qui s’y passe. Et malheur à ceux qui se font prendre. « Avant
notre arrivée au camp, un homme présenté comme un espion avait été exécuté,
déclare le Français Mourad Benchellali. Ils l’avaient relâché sur une colline et lui
avaient ensuite tiré dessus au lance-roquettes RPG… » En tout cas, c’est ce qui
se murmure parmi les nouvelles recrues.
À l’automne 1998, des bulletins sont placardés sur tous les bâtiments d’Al-
Qaïda en Afghanistan. Ils rappellent de « ne pas parler de nos activités et aux
djihadistes de faire attention à leur environnement proche ».
Les services de renseignement occidentaux vont mettre des années à
percevoir cette préoccupation constante des djihadistes. Dans les notes que la
DGSE consacre aux camps d’entraînement qaïdistes durant les mois qui
précèdent le 11 Septembre sont soulignés des éléments comme les cours sur les
produits toxiques ou les stages d’initiation aux explosifs — en résumé,
l’attention est portée sur tout ce qui permet de réaliser un attentat. Jamais sur les
enseignements en matière d’espionnage et de contre-espionnage.
Al-Qaïda a appris à ses dépens que ses membres devaient se méfier de tout
le monde, y compris de leur famille. En 1994, alors que l’organisation terroriste
a ses quartiers à Khartoum, au Soudan, le renseignement égyptien attire deux
garçons de treize ans, le fils du comptable de Ben Laden et celui d’un dignitaire
qaïdiste. Les agents les droguent, puis les sodomisent. Des photos sont prises.
Sous la menace de voir ces clichés divulgués à leurs familles, les enfants sont
contraints de placer des micros dans leurs propres foyers. Deux bombes
destinées à Ayman al-Zawahiri leur sont confiées, mais les attentats sont déjoués
et les enfants espions, appréhendés. Zawahiri instaure un tribunal de la charia.
Plusieurs terroristes s’y opposent, estimant que juger des enfants serait contraire
à l’islam. Mais Zawahiri n’en a cure. Il fait abattre les deux garçons, condamnés
pour sodomie et trahison, filme les aveux et l’exécution, et distribue les bandes
en guise d’avertissement à tous ceux qui envisageraient de le trahir.
L’épisode laisse des traces. Désormais, Al-Qaïda veillera à justifier, à travers
des exemples puisés dans la vie du Prophète, l’espionnage, le contre-espionnage
et l’élimination des « espions des vicieux croisés », y compris quand les taupes
sont de confession musulmane.

* * *

Non content d’abreuver les camps afghans de la littérature volée et


miniaturisée à Fort Bragg, Ali Mohamed se sert de cette base documentaire pour
rédiger le manuel d’instruction terroriste d’Al-Qaïda : un précis de cent quatre-
vingts pages intitulé Études militaires dans le djihad contre les tyrans, qui
comporte divers chapitres sur la contrefaçon, la sécurité ou l’espionnage. Dans
les rayons des bibliothèques des camps d’entraînement en Afghanistan, cette
nouvelle bible du terrorisme islamique côtoie La Révolte d’Israël, du Premier
ministre israélien Menahem Begin, ou les œuvres de Clausewitz et de Sun Tzu.
Depuis, plusieurs haut gradés d’Al-Qaïda ont aussi produit à leur tour des
ouvrages sur le thème spécifique de la sécurité.
L’héritage légué par Ali Mohamed est colossal. Et ses leçons ont porté leurs
fruits, quand on songe qu’une chasse à l’homme longue de dix ans a été
nécessaire aux Américains pour localiser Oussama Ben Laden, le terroriste le
plus recherché de la planète.
En juillet 2009, après qu’une partie des cadres d’Al-Qaïda a été décimée par
des attaques de drones américains dans les zones tribales du Pakistan, Ayman al-
Zawahiri diffusera un tutoriel sur Internet, Guidance on the Ruling of the Muslim
Spy. Dans l’introduction, il y écrira que la guerre contre les espions est « la mère
de toutes les batailles, la plus féroce, la plus dangereuse, la plus difficile ».
« Au fil des années, les organisations djihadistes affinent leurs
connaissances. Ils font des retours d’expérience qu’ils publient sur Internet,
constate Kevin Jackson, le directeur d’études au Centre d’analyse du terrorisme
(CAT). Il y a un savoir-faire qui se transmet ainsi de groupe en groupe, de
génération en génération. En soi, la sécurité intérieure de l’État islamique
n’apporte rien de neuf, les Shebabs somaliens avaient déjà un service qui
s’appelait l’Amniyat. Ce qui est en revanche novateur avec l’État islamique,
c’est la place de plus en plus prépondérante qu’une telle structure prend au sein
d’une organisation terroriste. »
Les hauts responsables de l’EI ont même décrété qu’ils allaient produire des
agents secrets en quantité industrielle.
VIII

« C’est pas le Club Med, ici ! »

Au bout d’une longue route en pleine campagne syrienne, la voiture s’arrête


au pied d’un haut mur d’enceinte. Trois hommes armés de kalachnikovs campent
devant le portail, constitué de lourds piliers en pierre. Le chauffeur sort discuter
avec eux. À son retour, il explique au jeune Val-de-Marnais, qui l’attend dans le
véhicule, que ce camp d’entraînement affiche complet. Les deux hommes font
demi-tour.
Encore une heure de route, encore un arrêt au milieu de nulle part. On
distingue un bâtiment, une cour avec un panier de basket, une dizaine de
personnes armées. Cette fois, le chauffeur revient avec une bonne nouvelle :
C’est bon, il y a de la place. Là, l’aspirant djihadiste pourra être formé durant un
mois.
Pas de chance. Au bout de quatre jours, il craque et rentre dans son Val-de-
Marne natal.
« C’est pas le Club Med, ici ! » s’énerve au téléphone Abdelmalek Tanem
lorsqu’il apprend la défection de celui qu’il avait présenté comme son protégé.
Le garde du corps du chef de l’Amniyat à Alep a eu la mauvaise idée
d’inviter plusieurs copains d’enfance à le rejoindre en Syrie. Et cela n’est pas
une réussite. Le premier, un col blanc, a pris soin de venir avec son nécessaire de
toilette et « des médicaments contre la diarrhée, contre les hémorroïdes, des
antibiotiques contre les angines » mais, une fois en Syrie, a eu de gros problèmes
de santé. Malnutrition, malaise : après deux jours en observation à l’hôpital, il a
pris la fuite. Un autre est rentré lui aussi. Choqué qu’on ne lui serve que deux
repas par jour. Mais, pour Tanem, là où la pilule est la plus dure à avaler, c’est
pour le petit dernier, celui qu’il a fait conduire au bâtiment avec la cour et le
panier de basket : « Ils lui ont même proposé un camp militaire de six mois, mon
pote ! C’est un truc, tu sors, t’es genre une tuerie. Genre, tu apprends tous les
trucs archi bien ! Tu vois ce que je veux dire ? Il fallait juste qu’il attende un
peu. Mais il a dit “Non, finalement, vas-y ! Je reste pas”… »
Le camp d’entraînement de six mois où « tu sors, t’es genre une tuerie »
permet d’intégrer les forces spéciales ou les services secrets de l’État islamique.

* * *

Les muaskar, les camps d’entraînement, ne manquent pas dans le ressort de


l’EI. Ils ont poussé avant même l’entrée officielle de l’organisation terroriste
dans le conflit syrien. C’est un passage obligé.
En mars 2013, un jeune Belge arrivé au Levant, Abdelhamid Abaaoud,
téléphone à un ami pour lui annoncer avec fierté qu’il part « au camp ». Un autre
candidat au djihad est, lui, largué par un chauffeur au bras paralysé en plein
désert. « C’est ici », dit le conducteur handicapé. Le passager scrute l’horizon,
n’y voit rien avant de finir par découvrir, dans les montagnes environnantes, des
cavernes, des tentes recouvertes de boue. La nouvelle recrue est logée dans une
cavité qui présente l’avantage d’être invisible depuis le ciel, mais a
l’inconvénient d’être sans eau ni électricité. De toute manière, l’eau est
rationnée. Pas plus de deux tasses par jour. À l’extérieur, de grosses citernes
métalliques camouflées. Un livreur apporte de temps en temps la nourriture. Le
vendredi, tout le monde se lave en se baignant dans l’Euphrate. Certains dorment
à la belle étoile dans une forêt. Une usine désaffectée fait office de salle de sport
et un ancien camp de l’armée de Bachar al-Assad de pas de tir.
Les téléphones, les ordinateurs sont proscrits. Les montres aussi. Les jours
fériés, les permissions sont prohibées. Seuls les encadrants peuvent échanger au
moyen de talkies-walkies et se déplacer à moto. Comme leurs élèves, ils
viennent des quatre coins du monde. On dénombre des professeurs bosniaques,
tunisiens, un ancien karatéka marocain, d’anciens militaires égyptiens ou bien
ouzbeks. Ceux-là habitent une maison qui leur est dédiée, camouflée de vase. De
jour comme de nuit, les instructeurs ne se présentent jamais devant leurs
hommes sans cagoule. « Ils ont peur des infiltrés, résumera un djihadiste
strasbourgeois. Ils nous avaient dit qu’ils avaient arrêté des agents saoudiens. »
Ceux qui ont avoué leurs crimes ont été fusillés, les autres, égorgés.
À la fin de la formation, l’émir explique aux stagiaires que dix taupes
avaient été placées dans chaque maison, avec pour mission de les espionner.
« Voici vos frères qui vous aiment. Pour l’amour d’Allah, ils ont dû vous
espionner, pour voir qui était qui », explique-t-on aux stagiaires.
Exactement le piège dans lequel était tombé Jejoen Bontinck.

Quel que soit le camp, le déroulement des journées se ressemble. L’émir


réveille ses troupes au son de la kalachnikov. Les candidats au djihad font leurs
ablutions. Après la prière de l’aube, ils s’adonnent au jogging dans la montagne
ou dans la forêt, pratiquent des exercices de renforcement musculaire (pompes,
abdominaux, gainage). Au bout de trois heures de ce régime, les aspirants
guerriers s’alimentent d’un petit déjeuner roboratif — deux œufs durs, un pain,
de la confiture et du fromage — pour enchaîner sur l’enseignement religieux.
L’après-midi est dédié à l’apprentissage de la guerre proprement dite. Avec des
cours de théorie militaire (les manœuvres tactiques) et d’autres sur des aspects
techniques (maniement, montage et démontage d’armes). Les travaux pratiques
sont pour la fin d’après-midi. La première semaine, on démonte, nettoie, selon
un Français, « une kalachnikov, un M 16 [un fusil d’assaut américain], un
pistolet Glock, un pistolet Browning, un PKC [une mitrailleuse russe], un RPG
[un lance-roquettes et l’arme antichar de prédilection des combattants de l’EI,
qui en a capturé des quantités], un 14,5 [une autre mitrailleuse] et un 23 [le ZU-
23 est un canon antiaérien de fabrication soviétique] ». Pour certaines armes
lourdes, les instructeurs apprennent comment entretenir la pédale du canon, le
câble de la détente.
La nuit, quelques stagiaires sont envoyés faire le ribat, le tour de garde, sur
les contreforts rocheux des environs, armés de fusils d’assaut. Mais sans
munitions.
— À quoi ça sert si nous sommes avec un chargeur vide et que les ennemis
viennent nous tuer ? s’étonnent certains d’entre eux.
— Et alors ? s’esclaffe l’émir. S’ils vous tuent, ce n’est pas une mauvaise
chose, cela voudra dire que vous êtes shahid !
Le statut de martyr est censé accorder l’entrée au paradis.

* * *

La deuxième semaine, les apprentis djihadistes peuvent enfin utiliser les


armes. À profusion. L’un d’eux estime avoir fait feu à cinq cents reprises :
« Nous avons appris à tirer à la kalachnikov à deux cents mètres. Dans
différentes positions : 1) debout, 2) un genou au sol en position haute, 3) un
genou au sol en position basse, 4) assis sur les fesses, jambes croisées devant, 5)
debout à une main avec chute au sol, 6) couché sur le ventre avec bascule sur le
dos. »
Ça, c’est le grand récit commun, mis en scène par l’équipe média de l’État
islamique, qui vient parfois filmer l’entraînement. Le jour du tournage, les
stagiaires revêtent tous le même uniforme, enfilent la cagoule. À cette occasion,
des tireurs d’élite sont disposés sur des promontoires. L’image est saisissante. Au
bout du mois, les djihadistes sont munis d’un AK-47 et envoyés sur le terrain.
Aptes au service.
Pour les meilleurs éléments, l’apprentissage se poursuit. Hors champ.

* * *

« Maintenant la récréation, c’est fini ! Cela va VRAIMENT commencer ! »


Vraiment, c’est tenir dix minutes sa kalachnikov bien droite, une pièce posée
sur l’extrémité du canon. Si, par malheur, la pièce tombe, le fautif doit descendre
une colline en roulé-boulé. C’est courir en plein cagnard sous le regard des
entraîneurs en train de se désaltérer à l’ombre. C’est entendre les tirs à balles
réelles siffler à quelques centimètres de sa tête, alors qu’on rampe sur le parcours
du combattant. Ou encore les grenades jetées en pleine nuit dans les dortoirs. Un
ancien stagiaire : « On n’arrivait même plus à dormir, on ne savait plus si c’était
le jour ou la nuit. Un garçon s’est écroulé, un autre n’arrivait même plus à sortir
de la chambre. On l’a quand même puni en l’attachant à un poteau et en le
fouettant sous nos yeux. »
Des adolescents jettent l’éponge, ils doivent se présenter devant l’ensemble
du camp et dire à tour de rôle : « Je suis un lâche, un bon à rien. Vous êtes les
véritables, nous sommes des perdants, nous sommes trop faibles. » Ils finissent
dans des cellules, de simples containers, recouverts eux aussi de vase. Pour ceux
qui poursuivent la formation, le message est clair : « Si vous abandonnez, vous
prendrez le même chemin. »
Le matin du dernier jour, l’émir du camp réunit ses stagiaires. Ceux qui ont
rempli les papiers pour commettre un attentat suicide sont emmenés en bus. Ils
seront cloîtrés dans une madafa1. Il s’agit de se purifier l’âme. « Vous devenez
encore plus radicalisé, vous devenez leur instrument, confirmera le stagiaire
précité. Vous lisez, lisez et lisez. Vous mémorisez toujours les mêmes versets [du
Coran]. J’en ai vu, ils sont dans un autre monde. Dans leur tête, ils sont déjà au
paradis. » Ceux qui n’ont pas le permis bénéficieront en plus de cours dans des
écoles de conduite spécialisées dans les attentats suicides…
Au camp d’entraînement, les futurs kamikazes ayant débarrassé le plancher,
l’autre sélection commence. Un homme descend de voiture, se concerte avec les
formateurs et fait son marché : « Tu ne peux pas, toi non plus, ni toi… » Les
recalés sont mis à la disposition des katibat ou reprennent à zéro leur formation.
Et puis il y a les heureux élus. À quelques mois d’intervalle, un coursier
français de la Fnac et un facteur allemand qui travaillait à la poste de Londres
sont sélectionnés pour passer à l’étape supérieure, celle qui vous destine aux
quwat khas, les forces spéciales de l’État islamique.
Le facteur allemand est transféré sur une île à l’embouchure de l’Euphrate à
proximité du barrage de Tabqa. Il y découvre un camp composé de vingt-huit
casernements souterrains. Même les complexes d’entraînement sont construits à
l’intérieur de la montagne. Pour éviter les bombardements. Et l’entrée du camp
est strictement confidentielle. Appartenir à la Dawla ne suffit pas, seul le tampon
des forces spéciales fait foi.
L’État islamique a encore calqué l’exemple du grand frère honni Al-Qaïda.
Oussama Ben Laden avait installé un complexe d’entraînement à côté du barrage
hydroélectrique de Darounta, en Afghanistan. La proximité dudit barrage
interdisait tout bombardement, des galeries creusées dans la roche servaient
d’entrepôts. Son isolement et ses défenses naturelles compliquaient son
observation. Tant et si bien que quelques mois avant le 11 Septembre la DGSE
était obligée d’avouer son impuissance : les conditions de sécurité au sein du
complexe de Darounta et « les mesures drastiques entourant la sélection des
stagiaires » réduisaient à néant les velléités d’identification « des terroristes
potentiels issus de ces structures ».

À l’intérieur du camp de Tabqa, changement d’ambiance. L’instructeur retire


pour la première fois sa cagoule, et s’assoit au milieu de ses ouailles.
« Bienvenue, vous êtes les meilleurs parmi les meilleurs. Ici, vous verrez, il y a
plus de libertés. Vous aurez plus à manger et à boire. Ici, vous serez bien. »
La situation matérielle des stagiaires s’améliore. Ils perçoivent un salaire de
cent dollars et ont droit à de solides repas. « Il y avait des protéines, des œufs et
parfois du poisson », dira le facteur allemand. Des bonbons sont distribués tous
les jeudis. Une consigne reste stricte : les stagiaires n’ont pas le droit de se
marier tant que dure la formation.
Un professeur explique la stratégie à la craie sur une ardoise, enseigne
comment se positionner à une distance suffisante les uns des autres pour ne pas
tous mourir d’un coup en cas de tir adverse à l’arme lourde. On apprend aussi la
manière de réagir en cas de bombardement aérien. Nicolas Moreau, qui avouera
avoir effectué une formation commando, expliquera : « Je sais me servir du
TNT2 […], j’ai appris à tirer avec le fusil des snipers. J’ai appris à me servir
d’une douchka3, d’un mortier, d’un RPG. J’ai appris le déplacement des
commandos américains, leurs tactiques. C’était dur, mais c’était intéressant. »
Les soldats du futur califat disposent « d’un solide savoir-faire dans le domaine
de la guérilla », valide la DGSI dans une note consacrée aux « Entraînements
dispensés au sein des groupes djihadistes en Syrie ».
Pourtant, l’essentiel est peut-être ailleurs. La formation se joue aussi et
surtout dans la transmission du savoir qui se théâtralise. « La plupart des
combattants qui vous entourent sont eux-mêmes membres d’autres quwat khas.
Ils ont survécu au combat pour vous le raconter », annonce-t-on aux nouveaux
arrivants sur l’île. Le coursier de la Fnac a pour instructeur un ancien commando
ayant combattu durant la guerre en Bosnie. Le facteur allemand suit les cours du
« Berbère », un ancien des services secrets tunisiens.
Parfois, les entraîneurs s’interrompent pour tomber dans les bras de
prestigieux invités. Des vétérans d’Al-Qaïda. Comme ce Saoudien qui a côtoyé
Oussama Ben Laden. Tous les stagiaires sont alors rassemblés sous une tente. Le
Saoudien diffuse sur un écran géant des photos de lui en Afghanistan, montre
son parcours, les endroits où il a combattu. « Regardez ! Vous aussi, vous devez
être au rendez-vous », assène-t-il avant de répéter sa leçon : « Vous n’avez pas à
contredire ou à critiquer. Vous écoutez et vous obéissez à tout ce que les émirs,
enfin ceux qui sont au-dessus de vous dans la hiérarchie, disent. Tout échec a
pour origine nos péchés. Les victoires ne tiennent qu’à l’obéissance à notre émir.
Vous devez écouter et obéir pour être victorieux. » Un autre exhibe ses
cicatrices : « Regardez-moi, j’y suis arrivé ! J’étais en Afghanistan ! J’étais en
Tchétchénie ! »
Un ancien prisonnier d’Abou Ghraib, « là où tout a commencé », prodigue
ses conseils. Et, bien sûr, viennent aussi les Amniyyin. « Ils sont très forts,
témoigne le facteur allemand. J’ai rencontré les hommes des services secrets,
observé leur attitude corporelle. Ces gens sont à un niveau très différent. Ils ont
tout. Ils mettent les portables sur écoute, ceux des milices chiites, ceux des chefs
de l’armée irakienne. Ce sont de vrais professionnels. »
Une fois sorti du camp, le facteur se retrouve à dîner avec l’émir de la
branche irakienne de l’Amniyat. Encore une leçon. « On sentait, on voyait que
c’était un homme d’un autre calibre. On le voyait à son attitude, à son
comportement. Il n’avait ni barbe ni rien. » L’émir lui raconte qu’il habite chez
l’ennemi, à Bagdad, depuis plusieurs années. « Il rentre et il sort, personne n’a
jamais rien remarqué. » Pour ne pas se trahir, le maître espion sunnite a appris
les rudiments de la religion chiite. Selon l’Allemand, l’Amniyat n’est pas
composée uniquement d’ex-membres des moukhabarat irakiens et syriens, mais
aussi d’anciens des services secrets libyens, nigériens, pakistanais, tchétchènes
ou yéménites. Et, bien sûr, de simples djihadistes ayant réussi les tests.

* * *

Le stage s’achève par une randonnée de cent cinquante kilomètres dans le


désert. Il existerait en tout dix modules — l’Allemand et le Français jurent s’être
arrêtés au deuxième. À l’issue de la formation complète reste encore un ultime
examen. Les aspirants sont conduits, yeux bandés et oreilles bouchées, dans un
bâtiment secret. Ils sont fouillés et y entrent un par un pour se retrouver, toujours
aveuglés, en face d’Abou Mohamed al-Adnani.
Né en 1977 dans la province d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, le cheikh
Al-Adnani a d’abord fait ses armes sous la bannière d’Al-Qaïda en
Mésopotamie. Selon le département d’État américain, le Syrien est l’un des
premiers combattants étrangers à s’opposer aux forces de la coalition en Irak.
Capturé en 2005, il est détenu durant cinq ans dans le camp Bucca, une prison
dans laquelle il rencontre le futur calife de l’État islamique, Abou Bakr al-
Baghdadi. Une biographie réalisée à des fins de propagande et publiée en
novembre 2014 sur Internet le décrit comme un fin connaisseur du Coran et du
droit islamique, un enseignant permettant « l’éducation et l’enseignement des
moudjahidines ». Officiellement, ce prédicateur respecté est le porte-parole de la
Dawla. Les rares photos de propagande le mettent en scène pommettes hautes,
mâchoire carrée, le regard portant au loin, recouvert d’une ceinture explosive et
armes à la main, au milieu de ses moudjahidines encagoulés. Alors que des
hommes comme Baghdadi et Haji Bakr se font discrets, Al-Adnani devient la
vitrine de l’organisation terroriste. Au fil du temps, il s’impose comme le bras
droit de Baghdadi et, à ce titre, a un droit de regard sur les forces spéciales et les
services secrets.
Alors, quand l’élite des stagiaires des camps d’entraînement défile devant
cet homme, c’est pour lui jurer fidélité et, à travers sa personne, pour jurer
fidélité à « l’émir des croyants » Al-Baghdadi. Plus tard, ceux qui survivront aux
combats les plus durs auront l’insigne honneur de devenir gardes du corps des
deux dignitaires de l’organisation terroriste.

À leur arrivée, l’instructeur avait expliqué qu’à l’issue de la formation les


stagiaires auraient la possibilité de travailler pour les services secrets. Le facteur
allemand choisit de rester dans les forces spéciales, le coursier français intègre la
police islamique, une branche rattachée à l’Amniyat.
Au moins deux kamikazes du 13 Novembre, ainsi que l’auteur de l’attentat
qui fera trente-neuf morts sur la plage de Sousse, en Tunisie, ont suivi
l’entraînement sur l’île à proximité de Tabqa.

1. Maison d’hôte.

2. Un explosif.

3. La DShK est une mitrailleuse antiaérienne russe surnommée, du fait de son abréviation, « Douchka », signifiant
« chérie ».
IX

Un taf particulier

Certains n’ont pas besoin de passer par les camps d’entraînement pour
intégrer les forces spéciales. Le 5 juillet 2013, Abdelmalek Tanem, le sniper du
Val-de-Marne, passe un coup de fil à un djihadiste rentré en France. Il lui raconte
qu’avec Mehdi Nemmouche ils ont été sélectionnés pour faire partie « des trois
Français choisis parmi les dix », une troupe d’élite destinée à commettre des
coups tordus. Abou Obeida, le maître espion de l’hôpital ophtalmologique
d’Alep, vient de leur annoncer la nouvelle.
— C’est pour faire quoi ? l’interroge son interlocuteur.
— Assassinat, attraper des gens, tout ça…, détaille Abdelmalek Tanem. Ils
ont pris dix voyageurs, ils les ont choisis, tu vois, genre jeune, sportif, tout ça.
— Ce n’est pas pareil que le front ? Genre : c’est plus des opérations
spéciales ? C’est ça, non ?
— Oui.

* * *

Nemmouche, Tanem. Qui est le troisième Français sélectionné « parmi les


dix » ? Celui choisi s’est désisté. Il est déjà rentré dans l’Hexagone. Un converti
de vingt-trois ans — d’origine guadeloupéenne et témoignant, selon un expert-
psychiatre, d’un « niveau intellectuel supérieur à la moyenne » — a le profil du
remplaçant. Il s’appelle Tyler Vilus.
Le 9 juillet, quatre jours après l’appel de Tanem, Vilus envoie un message
sur Skype à sa mère pour lui annoncer qu’il va « disparaître des combats et tout
pendant au moins trois semaines ». Sans en dire plus. Une autre fois, Vilus
explique : « On bosse avec un peu tout le monde. On a un taf particulier, nous :
quand on a besoin de nous, on nous appelle. » Soit une définition de poste qui
pourrait correspondre à celle du Jaysh al-Khilafa1, une force spéciale de l’EI —
et la seule à ne pas être directement rattachée à un secteur géographique, selon
l’agrégé d’histoire qui, sous le pseudo d’« Historicoblog », analyse sur les
réseaux sociaux les vidéos militaires de l’EI.

« Le regard mort » — selon l’expression de son demi-frère — sous un crâne


rasé, Tyler est une montagne de muscles. Un adepte de la capœira, du free-fight
et des armes à feu. Il impressionne tous ceux qui croisent sa route. Il est loin le
temps où l’ado fumait des joints dans sa chambre à Troyes et envisageait de
passer son BAFA pour pouvoir s’occuper de colos. C’est en Syrie que ce fils
d’évangéliste antillais a trouvé sa voie. « Il est heureux dans ce qu’il fait,
témoignera son demi-frère. Il a trouvé un bon moyen d’évacuer sa colère, sa
rage. » Au Shâm, l’ancien postulant à la Légion étrangère se distingue par la
haine qu’il affiche sur les réseaux sociaux et le plaisir qu’il prend sur le champ
de bataille. « C’est le combat qui le motive », dira sa mère, avec laquelle il
entretient une relation fusionnelle. Au point que celle-ci s’est convertie à son
tour et l’a rejoint en Syrie, où elle porte une ceinture explosive, « pour sa propre
sécurité », pour éviter de tomber dans les mains d’ennemis de l’État islamique.

* * *

La fin de l’été s’annonce. Mehdi Nemmouche et Tyler Vilus en ont fini de


leurs missions confidentielles. De retour à l’hôpital ophtalmologique d’Alep,
Nemmouche fanfaronne devant un journaliste otage. Il se définit comme « un
criminel devenu nettoyeur ethnique islamique ». « Il nous a assuré qu’il menait
des opérations dans les villages chiites de Syrie, raconte l’ex-otage, qu’il violait
les femmes devant les hommes, qu’ensuite il fumait les hommes et qu’il revenait
avec des camions vider les maisons, qu’il mangeait la bouffe qu’il y avait dans
les frigidaires… »
Quant à Tyler Vilus, il annonce à sa mère qu’il est désormais « un flic ». Une
promotion rare selon la DGSI, qui souligne que Vilus « a obtenu cette position
eu égard à l’expérience qu’il avait accumulée, l’appartenance à la police secrète
de l’EI étant pour les étrangers, notamment occidentaux, réservée aux individus
bénéficiant d’une confiance totale de la part des cadres de l’organisation
djihadiste ».
Tyler Vilus prend ce nouveau job très à cœur. Il va bientôt faire ses preuves
quand il s’agira d’empêcher que des Français désertent l’État islamique pour
rejoindre la concurrence.

1. Un djihadiste belge désignera Tyler Vilus comme membre du bataillon Saqr Wahid, une unité d’élite subordonnée au
Jaysh al-Wilayah. L’historien « Historicoblog », les experts du Centre d’analyse du terrorisme et du Geneva Centre for Security
Policy ont été sollicités dans le cadre de cette enquête. Aucun n’a connaissance d’une unité de combattants de l’EI appelée Jaysh
al-Wilayah. L’hypothèse la plus vraisemblable réside dans une erreur de retranscription, le djihadiste belge parlant du Jaysh al-
Khilafa.
X

Fitna, Fitna !

Cela devait être une photo pour l’Histoire. La preuve par l’image d’un Yalta
du djihad francophone.
La lumière du soleil éclaire le salon à l’orientale à travers les persiennes. Les
tapis se superposent. La plupart des invités portent des treillis militaires. On
devine un blessé couché dans le coin droit de l’image, sa jambe dépasse d’une
couverture. Les AK-47 reposent le long des murs ou à même le sol. Nous
sommes bien au sein d’un conciliabule de guerriers. On affiche de grands
sourires. On discute avec son voisin de droite ou de gauche. Parfois avec les
deux. Tout va bien. En apparence.
Hilare, Mourad Farès pianote sur son téléphone portable. Ce Savoyard arrivé
en Syrie il y a à peine un an est devenu l’un des principaux recruteurs français. Il
passe son temps sur les réseaux sociaux et accorde une interview au magazine
VICE. Dans la djihadosphère francophone, il est ce qui se rapproche le plus de la
définition de célébrité.
Nous sommes le 7 décembre 2013 et c’est lui qui est à l’origine de cette
réunion. Avec quelques amis, il s’est déplacé à Hraytan, une commune en
périphérie d’Alep, pour exposer son projet. Son public ? Une dizaine de Français
et des Belges. Dont deux personnages parmi les plus influents dans la
communauté francophone en Syrie, ou du moins les plus actifs sur les réseaux
sociaux : Abou Shaheed, l’un des émirs français de la katibat al-Muhajireen, la
brigade des émigrés, « un gros bonnet de l’État islamique ». Et Tyler Vilus, qui
exerce sur tous son charme et son influence. Quelques mois plus tôt, il a suffi à
Vilus d’un seul coup de fil pour convaincre Mourad Farès de rallier l’État
islamique plutôt que le Jabhat al-Nosra, comme c’était sa première intention. À
l’arrivée de Farès en Syrie, Vilus lui a donné rendez-vous à l’hôpital
ophtalmologique d’Alep. Le Savoyard le rencontre alors pour la première fois au
sous-sol, là où sont emprisonnés les otages occidentaux.
À Hraytan, un combattant immortalise la scène. Il postera la photo de groupe
deux jours plus tard, sur Facebook. Ce qui énervera certains participants à la
réunion, qui ne s’affichent jamais de la sorte « puisqu’ils comptaient, pour
certains en tout cas, rentrer pour commettre des attentats », racontera le
photographe.
Puis viennent les choses sérieuses. Mourad Farès détaille son idée. Il veut
que tous les francophones dispersés dans les diverses brigades de l’État
islamique se réunissent pour former la première « katibat des Français ». En
dehors du giron de l’État islamique. Depuis quelques jours, Farès fait le tour des
popotes, rencontre une cinquantaine de djihadistes pour les convaincre de quitter
l’EI, trop radical à son goût, et leur vendre son rêve.

L’époque est à la fitna, la discorde. Ayman al-Zawahiri, le successeur


d’Oussama Ben Laden à la tête d’Al-Qaïda, a envoyé à la chaîne qatarie Al-
Jazeera une lettre manuscrite annonçant la dissolution de l’État islamique et
demandant à ses partisans de se retirer de Syrie au profit du Jabhat al-Nosra,
reconnu ainsi comme l’authentique filiale de la maison mère du djihad.
Abou Bakr al-Baghdadi, le cheikh de l’État islamique, est passé outre et a
brûlé les ponts. Il a publié un enregistrement audio dans lequel il a annoncé son
maintien « au pays du Shâm », a dénoncé les erreurs d’appréciation d’Ayman al-
Zawahiri. Et, pour que les choses soient claires, il s’est proclamé « commandeur
des croyants ».
Ces bisbilles à la tête d’organisations terroristes censées ne former qu’une
seule entité troublent ceux qui avaient répondu à l’appel du djihad contre le tyran
Bachar al-Assad. « Il y a eu une période de flottement qui a duré environ deux
semaines, liée au temps d’examen de la légalité de la lettre de l’émir d’Al-Qaïda,
reconnaîtra plus tard Tyler Vilus. À la suite de cela, il y a eu une période de
grand bazar, tous les petits groupes au sein de l’État islamique ont été en quelque
sorte désorganisés. »

Mourad Farès veut rattacher sa katibat des Français au Jabhat pour suivre les
recommandations du successeur de Ben Laden. Abou Shaheed, Tyler Vilus et
leurs hommes (au rang desquels figurent Mehdi Nemmouche et Abdelhamid
Abaaoud, tous les deux absents ce jour-là) acquiescent. Ils vont réfléchir, mais
cela semble bien engagé. On se salue, on se quitte bons amis.
Une semaine plus tard, Mourad Farès doit réceptionner dix Strasbourgeois
qui ont prétexté des vacances à Dubaï auprès de leurs familles. Des jeunes,
justement, à propos desquels le Renseignement territorial du Bas-Rhin observe
qu’ils « menaient auparavant pour la plupart une vie normale, avec des loisirs
faits de pratique sportive, sorties en discothèque, et même consommation
d’alcool et de tabac ». L’exemple « le plus frappant » : celui du cadet de la
bande, un certain Foued Mohamed-Aggad, « qui ne pratiquait que peu la
religion » et, un mois avant de partir, serait « devenu agressif dans ses
attitudes », s’enfermant dans sa chambre « pour naviguer sur Internet et écouter
des récitations coraniques ».
Ces Strasbourgeois, Farès veut les prendre en main dès leur arrivée à Alep,
afin d’éviter qu’ils ne prêtent allégeance à l’État islamique. Mais il se fait
doubler par le passeur, qui lui avait pourtant été recommandé par Tyler Vilus.
Lorsque Farès se présente pour rencontrer ses recrues, on lui fait des difficultés.
Et quand il parvient enfin à les voir, il est trop tard. Les Alsaciens se sont
engagés auprès de la Dawla.
Plus rien ne retient alors Mourad Farès au sein de l’État islamique. Il se rend
à Kafr Hamra, dans un entrepôt qui fait office de centre administratif de
l’organisation terroriste, pour annoncer qu’il va rompre son serment
d’allégeance. On lui répond de repasser le lendemain.
Lorsqu’il se présente, méfiant, avec une heure d’avance au rendez-vous au
siège administratif de l’EI, il aperçoit un pick-up dans lequel se trouvent quatre
Français et Belges, ceux-là mêmes à qui il a proposé la semaine dernière, lors de
la réunion secrète, de quitter l’EI.
— Qu’est-ce que vous faites là ? leur demande-t-il.
— On rend visite à une connaissance…
Ils font la conversation, l’air de rien. Mourad Farès aime de moins en moins
ce qui se passe. Il ne le sait pas encore, mais la rencontre, en effet, n’est pas
fortuite. Les Francophones sont venus raconter les propos que Farès leur a tenus
pour les convaincre de quitter l’EI.
Le Savoyard ne peut plus reculer. On l’appelle. Il pénètre seul dans
l’entrepôt.

* * *
Abou al-Athir, le gouverneur d’Alep, accueille Mourad Farès à l’intérieur.
Déboulent des hommes encagoulés et armés. Il ne s’agit pas du tout d’une
entrevue pour régler un problème administratif. Mais d’un procès. Avec pour
juge, selon Farès, l’« émir des services secrets ». Non pas Abou Obeida, mais un
homme encore plus haut placé au sein de l’Amniyat, peut-être le chef suprême,
en tout cas « l’un des dix plus hauts personnages de l’EI ». Ledit émir est
accompagné de Français membres de son service, parmi lesquels Salim
Benghalem.
— Tu as un gros problème avec l’aqida1, l’admoneste l’émir. Cela fait un
moment qu’on est sur toi, qu’on te surveille, qu’on surveille tes propos, tes
comportements. On se demande si tu ne travailles pas pour les services français.
Comment dois-je comprendre qu’après avoir observé le fonctionnement de la
Dawla tu cherches désormais à en partir ?
Mourad Farès bafouille une explication. Il n’est pas entendu.
— Tu es un semeur de troubles ! Tu pousses les autres à vouloir partir !
L’émir de l’Amniyat énumère les différentes visites rendues par Farès et les
siens aux autres groupes de francophones. Farès comprend enfin. Lorsque Abou
Shaheed et Tyler Vilus ont donné leur accord, à la fin de la réunion qu’il avait
organisée pour créer une katibat de Français, il s’agissait en fait d’une ruse. Les
deux hommes se sont empressés de transmettre l’information à l’Amniyat, qui a
instruit un dossier contre lui.

Dans l’entrepôt, Mourad Farès marchande. C’est sa vie qu’il joue.


— Il y a beaucoup de problèmes au sein de la Dawla, c’est pour ça que nous
souhaitons rejoindre le Jabhat. Mais nous pourrons revenir quand les choses se
seront arrangées…
— L’émir du Jabhat al-Nosra est l’antéchrist ! le coupe son interrogateur.
Au bout de deux heures, le chef de l’Amniyat lui annonce que son
allégeance est officiellement rompue. Il peut repartir. Libre.
— Mais, à partir de maintenant, il t’est interdit d’approcher la moindre base
de la Dawla. Sous peine d’emprisonnement. C’est valable aussi pour tes amis.
Mourad Farès repart, la vie sauve.
Parce que l’organisation terroriste se veut la seule à être dans le droit
chemin, se vit comme telle, elle veille à montrer ce qui lui semble équitable et
juste. Parfois, même ceux qui sont suspectés d’espionnage peuvent s’en sortir.
De son côté, Tyler Vilus ne décolère pas. Comment Mourad Farès a-t-il pu
s’en sortir à si bon compte ? Sur les réseaux sociaux, il s’en prend, sans le
nommer, au Savoyard qui parle beaucoup mais combat peu : « Ça critique Dawla
sous prétexte que ça fait des vidéos ou que ça distribue deux croissants en Syrie,
mais taisez-vous ! On n’a pas besoin de l’avis de tafioles [sic] qui viennent au
Shâm sans combattre ! »

Après le départ de Farès, Tyler Vilus va prendre sous sa coupe le plus jeune
de la bande de Strasbourgeois qu’il a subtilisée au Savoyard : Foued Mohamed-
Aggad, mentionné dans le rapport du Renseignement territorial du Bas-Rhin.
Deux ans plus tard, ce jeune radicalisé achèvera sa carrière de djihadiste au
Bataclan.

1. L’idéologie.
XI

La retraite de Syrie

L’hôpital ophtalmologique d’Alep n’est plus. À l’entrée, la barrière a


disparu, des gravats remplacent les check-points. Dans les étages, pas une fenêtre
n’a survécu au souffle des bombardements répétés. La couche de peinture a été
écorchée, les façades sont éventrées. Le squelette du bâtiment se devine plus
qu’il ne se dessine. Le sous-sol subsiste, enveloppé d’un voile de plâtre blanc.
Un verre d’eau y attend encore son propriétaire sur un bureau, un tampon repose
sur les fiches d’inscription éparses, celles des nouveaux djihadistes. Dans un
vestiaire, un drapeau de la Dawla trône entre une commode et des étagères où
des treillis remplacent les blouses des médecins. Les derniers occupants des
lieux ont oublié une palanquée de gilets pare-balles et quelques masques à gaz.
Derrière leurs portes grillagées et rouillées, les cellules sont désormais
silencieuses et vides. Accrochés à un mur, seuls une matraque et un fouet
témoignent du calvaire vécu ici.
Au bout de six jours de combat, l’État islamique a été chassé de son QG
d’Alep par une coalition de groupes rebelles. L’organisation terroriste a perdu
quatre-vingt-dix-neuf hommes dans l’assaut qui s’est déroulé dans la ville et ses
environs. Quand les rebelles descendent, ce 8 janvier 2014, au sous-sol de
l’hôpital ophtalmologique, ils ne trouvent nulle trace des otages occidentaux.
Plusieurs semaines auparavant, ces derniers ont été déménagés dans une prison
jugée plus sûre. Ils ont même été brinquebalés d’un lieu de détention à un autre,
en fonction des avancées de l’armée de Bachar al-Assad ou des rebelles.
L’EI est entré en guerre contre tout le monde. Trop de monde. Il a présumé
de ses forces. Et dépassé les bornes lorsque le chef d’un mouvement djihadiste
concurrent, médecin de profession, s’est proposé pour soigner les belligérants et
que la Dawla rend son cadavre manifestement torturé. Les brigades rebelles,
djihadistes ou non, ont décidé alors de faire front commun contre cet allié qui ne
respecte rien. Elles ont lancé une grande offensive. Et ont frappé en même temps
dans plusieurs régions de Syrie à la fois.
Le lendemain de la prise de l’hôpital ophtalmologique, un djihadiste
téléphone à sa femme : « Tu as vu ce qui se passe un peu ici ? On est en alerte
rouge. L’armée de Bachar et l’Armée libre se sont unies pour combattre la
Dawla. »
Un matin, Tyler Vilus découvre en sortant de chez lui les cadavres de frères
qui jonchent la rue. Des balles sifflent à ses oreilles. On lui tire dessus. Il arme
son AK-47 et réplique. « On s’est fait littéralement attaquer chez nous »,
racontera-t-il.

* * *

Dans la zone industrielle de Cheikh Najar, les otages occidentaux entendent


au loin les échos de la guerre. C’est leur troisième lieu de détention depuis le
départ d’Alep. Dans l’un d’eux, une fabrique de meubles, Salim Benghalem et
Mehdi Nemmouche avaient demandé à des ouvriers locaux de monter des
cloisons avant de construire et de poser eux-mêmes des portes blindées. Ils
avaient même poussé le raffinement jusqu’à aménager un sas d’accès sécurisé. À
Cheikh Najar, les djihadistes n’ont plus le temps de finasser, ils enferment leurs
otages dans un magasin d’électroménager, au-dessus d’un entrepôt. Des avions
de Bachar al-Assad survolent la zone. La bombardent. Une nuit, les carreaux de
la cellule de fortune se brisent. Les otages obturent l’ouverture avec des sacs
plastique pour se protéger du froid. La guerre se rapproche.

* * *

Le 19 janvier 2014, Salim Benghalem écrit sur Skype à son épouse : « On


est en train de se faire tirer comme des lapins. Tu ne dois pas être triste si je
meurs en martyr. » Dans l’après-midi, les gardiens de la prison de Cheikh Najar
détruisent toute trace de leur passage, y compris un tableau des tours de garde
avec les noms des uns et des autres. Dans la soirée, un ancien geôlier d’Alep, le
Belge Najim Laachraoui, réapparaît. « Il a changé de look : au préalable, il
ressemblait à un modeste garde, décrit le journaliste Nicolas Hénin. Et là, il porte
une combinaison à poches, des ceintures d’explosifs, il est habillé comme un
chef. Il nous explique qu’il va falloir nous menotter deux par deux. Huit d’entre
nous sont mis dans un pick-up avec Laachraoui qui est passager avant. »
Dans les camps d’entraînement de la Dawla, les aspirants djihadistes sont
poussés dehors : « Prenez vos affaires, on évacue ! » On leur laisse tout juste le
temps d’emporter leur sac à dos. On les entasse dans des camions à benne. On
referme les portes, le moteur tourne, on va démarrer. Un bruit dans le ciel. Il se
fait de plus en plus fort. Un avion de chasse passe en rase-mottes et mitraille l’un
des poids lourds. Les balles sifflent à un mètre au-dessus des têtes de ceux que
l’on vient de faire asseoir.
Les camions remplis d’otages, de moudjahidines et de munitions se
retrouvent dans un lieu où règne un terrible capharnaüm. Les ordres en arabe
sont donnés à des Européens qui n’y comprennent rien. C’est l’heure du départ.
La destination et l’itinéraire sont gardés secrets.
La caravane s’ébroue dans la précipitation et dans la nuit. Une grosse
centaine de véhicules s’éloigne d’Alep.
C’est officiel. L’État islamique bat en retraite.
XII

Destination Riverside

La Toyota Hilux avance dans la nuit noire, phares éteints. Les otages
entassés à l’arrière du pick-up, ouvert aux quatre vents, ne distinguent ni la route
ni ce qui se dit dans la cabine entre Najim Laachraoui et son chauffeur. En
revanche, ils perçoivent leur inquiétude.
Ils sont huit à être menottés à l’arrière, dont les Français Édouard Élias,
Didier François, Nicolas Hénin, l’Anglais John Cantlie et l’Américain James
Foley. La vingtaine d’autres otages européens a été jetée à l’intérieur d’un
camion de déménagement bâché, entre des paquets de dattes, des piles de
couvertures, des tonneaux de produits inflammables et des cartons remplis de
détonateurs.
L’EI a chargé Najim Laachraoui d’amener à bon port ses précieux otages
occidentaux. Mais il fait nuit noire. Et dans sa course cahotante sur des pistes
secondaires, le pick-up finit par perdre le camion qui transporte le reste des
otages.
Le Belge de vingt-deux ans n’entend pas décevoir la confiance que l’EI a
placée en lui. Scientifique de formation, il n’était encore qu’un simple lieutenant
six mois plus tôt. Mais celui qui a, selon Nicolas Hénin, « des traits fins qui font
penser à une statue grecque » et « une culture religieuse solide » s’est finalement
substitué à Abou Obeida, affecté ailleurs. Ceinture noire de karaté, Laachraoui a
toujours été très pieux. « Un jour, on avait vu à la télévision que quelqu’un avait
brûlé le Coran aux États-Unis ou au Danemark et Najim avait pleuré toute la
journée », se souvient son père, qui tentera de le raisonner une fois Najim en
Syrie. En vain. « Lorsque je lui demandais de revenir à la maison, il
raccrochait… »
Mais sur la piste du convoi perdu, le jeune Laachraoui ne sait plus où il faut
tourner dans la nuit. C’est là qu’intervient le chauffeur du pick-up. Devant les
otages, celui qui porte des lunettes de vue — chaque jour un modèle différent —
ne s’exprime qu’en arabe. Il a pour kounya Abou Ahmed al-Iraki, ce qui laisse
entendre des origines locales. Mais il cache son jeu. Au moment où le chauffeur
rassure Laachraoui dans l’habitacle, un des journalistes perçoit ses mots : « Ça
va aller, mec, ça va aller. » Abou Ahmed vient de parler en français.
Comme souvent avec les membres de l’Amniyat, les apparences s’avèrent
trompeuses. Abou Ahmed ne serait pas qu’un simple chauffeur. « Je pense qu’il
avait un rôle plus important, estimera le journaliste Didier François. Lorsque
Laachraoui était énervé car il semblait perdu, [lui] était plus calme et semblait
prendre le contrôle de la situation. »
L’otage français ne croit pas si bien dire. Un an et demi plus tard, celui qui
se fait appeler Abou Ahmed al-Iraki pilotera depuis la Syrie les attentats de Paris
et de Bruxelles, au cours desquels Najim Laachraoui, l’artificier du commando,
appliquera à la lettre les instructions de celui qui était son chauffeur.

* * *

Le pick-up se gare dans un champ, à côté d’un village. Après deux jours de
route, tout le monde doit patienter, le temps que le camion des otages et les
autres véhicules qui constituent le convoi arrivent. Des dizaines de 4x4 remplis
d’hommes en armes les rejoignent. Des poids lourds, des berlines, des
camionnettes aussi. Dans le lot, il y a même une ambulance jaune avec conduite
à droite. Par curiosité, un moudjahid l’ouvre. Le nécessaire médical a été
remplacé par sept pains d’explosifs reliés par des fils et fixés tous ensemble par
du scotch. « On m’a expliqué que cela faisait boum et que les explosifs étaient
destinés à être utilisés lors d’un attentat suicide… », dira-t-il. La caravane repart
avec son millier de soldats, ses émirs de l’EI et son ambulance piégée.
Le jour, les camions s’arrêtent en plein désert, le plus loin possible de toute
habitation. Ceux qui n’arrivent pas à dormir s’abîment dans la contemplation du
paysage aride, fait de terre et de cailloux, et de quelques oliviers. Au loin, on
aperçoit des puits de forage. La caravane redémarre au coucher du soleil et
interrompt sa course à l’aube. Une prudence nécessaire : les territoires traversés
sont contrôlés par divers groupes rebelles en guerre avec l’EI. Mais le convoi
bénéficie de la complicité de certains membres de ces mêmes groupes,
probablement des espions infiltrés de l’Amniyat, qui leur remettent des
étendards de leur mouvement pour faciliter le passage de certains check-points.
Dans un des pick-up qui roulent à la queue leu leu, Foued Mohamed-Aggad
et ses amis strasbourgeois tout juste arrivés en Syrie le mois d’avant. Ils font le
voyage à l’arrière, leurs AK-47 pointés vers le ciel. L’un d’eux filme la scène à
l’aide de son téléphone et demande aux passagers :
— Un p’tit mot pour les Français ?
— Les Français, j’ai rien à leur dire ! Restez où vous êtes ! répond l’un des
Alsaciens.
— Faites des manifestations pour les jeunes qui partent en Syrie, propose un
autre.
— C’est Allah qui recrute, s’amuse un troisième.
— Allahû Akbar ! concluent-ils tous en chœur.
Au bout d’une odyssée qui les verra parcourir deux cent cinquante
kilomètres en six jours, le contingent de djihadistes voit poindre, au sortir d’une
autoroute, Raqqa. Une ville de province dans l’est de la Syrie, assez quelconque,
mais devenue la capitale de l’État islamique. Les drapeaux noirs sont de sortie.
Les moudjahidines à l’arrière des pick-up se tiennent droits, gonflent le torse,
comme s’ils revenaient d’une victoire. Les automobilistes raqqaouis les
accueillent avec des coups de feu tirés en l’air. Un signe de bienvenue.
Les djihadistes sont hébergés dans des baraquements ceinturés d’un grillage
à proximité d’une usine de poulets. Un ponte de la Dawla prononce un discours
sur le parking face à cinq cents hommes. La plupart des Français ne
comprennent pas un mot de son arabe dialectal. Ceux qui se sont battus ont droit
à trois jours de perm dans le centre-ville, les autres restent dans leurs
cantonnements. Pendant ces soixante-douze heures, l’EI gère les nouvelles
affectations. L’organisation terroriste est en train de répartir ses forces. Des
Français partent en Irak. La plupart sont envoyés toujours à l’est mais en Syrie, à
Shaddadi.

* * *

Les otages, eux, ne s’arrêtent pas à Raqqa. Le 25 janvier 2014, on les dépose
une dizaine de kilomètres plus loin devant une maison cossue, coincée entre une
piscine et un cimetière sur les rives de l’Euphrate. D’où le surnom qu’ils
donneront à leur nouvelle prison, « Riverside ».
Le lendemain matin, Najim Laachraoui reçoit un par un chaque otage pour
inscrire sur un registre toutes les informations personnelles nécessaires, adresses,
numéros de téléphone des membres de la famille. Il faut relancer le processus de
négociation. Les détenus portent leurs tenues orange. Jusqu’à ce qu’une
épidémie de poux ne contraigne leurs geôliers à leur donner d’autres vêtements.
Fin janvier, les otages ont droit à la visite d’un Levantin au visage rond
portant une grosse montre et plus de bagues qu’il n’a de doigts : c’est le retour
de Number One, le supérieur des Beatles, celui qui a planifié la campagne
d’enlèvements. Abou Ahmed, le chauffeur, l’accompagne, faisant office de
traducteur quand Number One entreprend de disserter sur la religion avec les
Français.
Les Beatles ont suivi leur chef et sont là, eux aussi. Ceux qui ont kidnappé
les journalistes anglo-saxons et l’Italien Federico Motka logent dans un bâtiment
non loin de là. Jihadi John est chargé d’organiser les preuves de vie et les
négociations auprès des familles des détenus. La décision a été prise par Abou
Bakr al-Baghdadi lui-même, sans que l’on sache si les deux hommes se sont
rencontrés.
Quand il a fait ses adieux à ceux qu’il gardait prisonniers dans les sous-sols
de l’hôpital ophtalmologique d’Alep, Abou Obeida a confié aux otages que,
concernant les négociations, « il y avait des hauts et des bas ». Là, tout semble
s’accélérer. Peut-être parce que l’EI a un impérieux besoin de liquidités avant de
partir à la reconquête des territoires perdus. Entre les mois de mars et juin 2014,
quinze otages occidentaux, dont les quatre journalistes français et l’Italien
Motka, seront ainsi libérés pour un montant moyen de plus de deux millions
d’euros, selon les témoignages d’anciens prisonniers et de leurs proches récoltés
par le New York Times. Mais les otages britanniques et américains restent aux
mains des Beatles ; le moral en berne, ils regardent partir leurs compagnons
d’infortune.

* * *

Dans sa retraite précipitée d’Alep, l’État islamique a perdu beaucoup plus


que des régions. Haji Bakr, le stratège, créateur de la « Stasi du califat », n’a pas
eu le temps de fuir avec les autres. Lorsque les rebelles de l’Armée syrienne
libre attaquent Tall Rifaat, la ville se retrouve coupée en deux et sa maison se
situe du mauvais côté. Un voisin le dénonce : « À côté de chez moi, il y a un
cheikh de Daesh… » Haji Bakr apparaît en pyjama dans l’embrasure de la porte.
Les rebelles lui donnent l’ordre de les suivre. Bakr répond qu’il va juste
s’habiller et s’entend répliquer :
— Non ! Tu viens ! Tout de suite !
Haji Bakr se recule, pousse la porte du pied.
— J’ai une ceinture d’explosifs ! hurle-t-il. Je vais tout faire sauter !
Puis il sort, une kalachnikov à la main. Les rebelles le fusillent. Il s’effondre.
Ne voulant pas l’enterrer avant de l’avoir identifié, les rebelles disposent le
cadavre du père de l’Amniyat dans un congélateur.
Sur un compte Twitter, Najim Laachraoui se vantera quelques mois plus tard
d’avoir passé cinq jours dans le même maqar1 que Haji Bakr. Le message de
Laachraoui est ambigu. A-t-il fréquenté de son vivant un des fondateurs de l’État
islamique ? A-t-il eu l’honneur de dormir dans la demeure du défunt ? Ou bien
tout cela n’est-il que le fruit d’une vision ? Un de ses amis islamistes s’interroge.
« Ce n’était pas un rêve », lui rétorque Laachraoui sans en dire plus. On sait que
Haji Bakr préconisait, à propos des candidats au djihad qu’il estimait les plus
intelligents, de « les entraîner pendant un moment avant de les lâcher dans la
nature ».
Tandis que les dignitaires de l’EI pleurent la mort de leur maître à penser,
Ayman al-Zawahiri, le leader d’Al-Qaïda, adresse un message audio, publié sur
YouTube, à tous les djihadistes au Levant. Les luttes fratricides entre musulmans
lui « brisent le cœur ». Il les exhorte à « cesser immédiatement les combats » et à
s’unir contre Bachar al-Assad. L’EI, lui, fait savoir qu’il va « anéantir » tous
ceux qui l’ont combattu…

1. Maison.
XIII

L’État islamique contre-attaque

Le 28 mars 2014, Tyler Vilus partage sur son compte Facebook un reportage
de BFMTV utilisant une vidéo « volée dans le téléphone [d’un] frère ». « Ils ont
trouvé un beau cadeau, ironise-t-il dans son commentaire. Si vous saviez tout ce
qu’on fait, mdrrr. Ce n’est qu’une petite partie qu’on voit là… Venez nous rendre
visite. » Vilus précise qu’au moment où la vidéo a été tournée il se trouvait « au
bout de la route filmée ».
La scène remonte à un mois plus tôt. Un 4x4 bleu sans plaque
d’immatriculation déboule dans le cadre, s’arrête au niveau de la caméra,
probablement un téléphone. Debout à l’arrière du pick-up, quatre djihadistes
armés. Leurs visages sont floutés, mais pas celui du chauffeur, emmitouflé dans
un gilet en laine épaisse. Il adresse un large sourire à l’objectif. Sous son pakol1,
un nez prononcé et des lèvres charnues.
Abdelhamid Abaaoud ricane.
— Avant on tractait des jet-skis, des quads, des motocross, des grosses
remorques remplies de bagages et de cadeaux pour aller en vacances, lance-t-il.
Avant de désigner de la tête l’arrière du véhicule :
— Tu peux filmer ma nouvelle remorque !
La caméra pivote et l’on découvre, relié au pick-up à l’aide d’un câble en
acier, un enchevêtrement de sept ou huit cadavres. Le 4x4 reprend sa route et
traîne les défunts à travers champs jusqu’à une fosse commune.
Le carnage de Hraytan, le 12 février 2014, a fait une centaine de morts.
L’État islamique est de retour dans la région d’Alep. Sa réponse après la
débandade de janvier se veut impitoyable. Une cinquantaine de Français et de
Belges sont en première ligne. Parmi eux, Abaaoud s’en donne à cœur joie. Et,
dans le sillage de ses mentors français Tyler Vilus et Abou Shaheed, il monte en
grade.

* * *

Abaaoud doit son ascension au sein de l’État islamique à son zèle et sa


prodigalité. En Belgique, son père est un ancien mineur devenu notable à la
force du poignet ; sa mère désormais « très riche », devenue « snob », ne parle
plus au reste de la famille, selon le témoignage d’un de ses membres. Abaaoud
se retrouve propriétaire d’une maison et de plusieurs magasins, à en croire un
ami d’enfance qui estime qu’il avait « la belle vie, en vérité ». C’est avec cet
héritage familial que le petit bourgeois de Molenbeek va gravir les échelons de
l’aristocratie djihadiste.
Radicalisé lors d’un séjour en prison, il vend son fonds de commerce et
s’envole début 2013 pour le Shâm, où il sait se rendre indispensable au sein de la
katibat al-Muhajireen, la brigade des émigrés. Sur ses propres deniers, il achète
les armes qui manquaient tant au début du conflit.
Avec sa panoplie de moudjahid afghan, Abaaoud joue à la guerre. Il prend
désormais la pose sur Facebook, un pistolet en main, avec un ami converti. Et
légende son selfie : « Les touristes terroristes. » Une autre fois, on le voit prier
dans un champ d’oliviers avec ses compagnons d’armes. Et entre deux posts sur
les réseaux sociaux, il tue, il massacre.

* * *

En matière de djihad médiatique, Abdelhamid Abaaoud est à bonne école.


Quelques semaines auparavant, Vilus, Laachraoui et d’autres brûlaient un
drapeau de l’Armée syrienne libre dans une ville détruite par les combats.
« Dawla fait du nettoyage d’apostats et de mécréants », commentera sur
Facebook un djihadiste belge. Interrogé deux ans plus tard sur l’intérêt de filmer
des actes de guerre, Tyler Vilus répondra : « On est dans une époque du 2.0.
Mener une action sans retombées médiatiques, ça ne sert pas à grand-chose. »
La mort les attire, la mort les inspire. Alors que sa famille s’inquiète de ce
qu’il participe à la reconquête de la région d’Alep, en ce mois de février, Rached
Riahi, un djihadiste cannois, inséparable complice de Tyler Vilus et
d’Abdelhamid Abaaoud, est dans son élément. Quelques mois plus tôt, il a
confié à son épouse qu’il se retrouvait de nouveau sur un champ de bataille après
une vilaine blessure : « Il y a des bombes, ça pète, ça explose, tranquille quoi »,
raconte-t-il, avant de soupirer d’aise : « Ça faisait longtemps que je n’avais pas
entendu le bruit des explosions et ça m’a manqué… »
De son côté, Tyler Vilus décrit sur les réseaux sociaux le décès d’un
moudjahid au front : « La sensation quand tu entres dans un hangar au milieu des
combats, des bombardements, des feux, des odeurs de poudre et j’en passe… Et
que tu sentes cette odeur de musc que seul un frère tombé peut dégager…
Mach’allah, ce frère sentait bon. Qu’Allah accepte ses actes. »
Déployé au même moment en Irak, Nicolas Moreau racontera avoir participé
à une mission d’inghimasi. Il fonce sur l’ennemi lesté de six kilos de C42. « Ce
jour-là, je n’aurais pas dû revenir vivant. En face, ils étaient dix fois plus
nombreux. Ils ont vu qu’on était un groupe d’émigrés complètement déterminés,
et cela les a fait fuir… »
Des descriptions qui renvoient à celle de la bataille de Mu’tah, au cours de
laquelle les compagnons du Prophète tenaient tête à l’armée romaine en
surnombre. Dans un DVD de propagande, le narrateur de cet épisode épique
glorifie le cri de ralliement des hommes envoyés par Mahomet — « La victoire
ou le martyre » — et conclut par cette morale : « La minorité croyante a fini par
vaincre la majorité mécréante. »
Ces récits sacralisés en Syrie rencontrent un écho en France. Au lendemain
du massacre de Hraytan, Salah-Eddine Gourmat, un livreur de pizzas de
Malakoff, s’envole vers la Syrie pour rejoindre Tyler Vilus et Abdelhamid
Abaaoud. Sur les réseaux sociaux, il échangeait avec Abou Shaheed sous le
pseudo « Ichigo Turn II ». Ses amis d’enfance, qui se sont eux aussi radicalisés,
lui ont attribué un autre surnom : « GTA », en référence à « un jeu vidéo où le
personnage principal ne se préoccupe de rien, prend tout ce qu’il veut par la
force et sans se soucier des dommages ».
Ce personnage tue tout ce qui bouge, GTA Gourmat rêve d’en faire de
même. Persuadé que commettre un attentat suicide est « la solution », il se
justifie en évoquant ce compagnon du Prophète qui aurait enlevé son armure
avant de se jeter, le glaive à la main, dans une foule d’ennemis, ou cet autre
encore, qui avait pris place dans une catapulte.

* * *

La réalité syrienne se révèle moins glorieuse que les rêves épiques de jeunes
gens au sortir de l’adolescence. La guerre n’a rien de romantique. De retour d’un
combat, un djihadiste s’époumone auprès d’un proche : « Je suis dégoûté, j’ai
tout perdu : mes clés de voiture et de maison ! Elles étaient accrochées à la
ceinture d’explosifs, elles sont tombées… » Un autre combattant pleure un frère
d’armes abattu après s’être « trompé de route » : « Il a pris tout droit, il devait
tourner à droite en face. Les chiens, ils ont tiré quand il était près. Il en a pris une
dans la tête et au ventre. »
Abou Shaheed a beau s’enthousiasmer de ses exploits guerriers sur les
réseaux sociaux, les membres de son groupe ne sont pas convaincus de ses
talents de meneur d’hommes. Une fois à Raqqa, Abaaoud et consorts le lâchent
et sont affectés à une équipe de Libyens, la katibat al-Battar (en référence à
l’épée du prophète). Abou Shaheed, émir déchu, finit par rejoindre lui aussi,
simple soldat, cette katibat.
De nouveau réunis, sous l’étendard d’al-Battar, les francophones qui
obéissaient aux ordres du Varois sont envoyés à la fin du printemps 2014 à Deir
ez-Zor, où l’État islamique et l’armée de Bachar al-Assad se disputent un
aéroport militaire. En soi, Deir ez-Zor n’est qu’une triste ville de béton isolée
derrière un bout de désert. Mais, au-delà de l’aéroport, toujours stratégique, la
région regorge d’exploitations pétrolières. Le conflit qui s’y déroule, selon le
journaliste David Thomson, constitue « la bataille de Stalingrad de l’État
islamique », qui remporte la victoire aux termes d’une boucherie.
Abou Shaheed est l’un des premiers à tomber, le 30 mai 2014, d’une balle en
plein cœur. Deux semaines plus tôt, il avait meublé la maison où il accueillait sa
famille. Il abandonne les premiers rangs du djihad francophone à d’autres.
Le Cannois Rached Riahi est, lui, blessé aux jambes et au dos. Au téléphone,
sa mère se lamente : « Il a une tache provoquée par une bombe et des éclats dans
le corps. » Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, l’armée syrienne
riposte aux attaques djihadistes à Deir ez-Zor par des bombardements et
l’utilisation de gaz de chlore. Les analystes de la DGSI estiment que « les
taches » mentionnées par la mère du Cannois ont pu être occasionnées par du
gaz de chlore ou du gaz moutarde. À la fin de sa convalescence, un mois plus
tard, il est de retour à Deir ez-Zor, où la bataille continue à faire rage. Au
moment où Abdelhamid Abaaoud devient un émir au sein de la katibat al-Battar.
Désormais, cent soixante-dix francophones œuvrent sous ses ordres.
Abaaoud planifie les combats sous la férule de l’émir militaire d’al-Battar, un
vétéran algérien ayant vécu en France. Un homme aussi respecté que discret.
Dans quelques mois, celui-ci soufflera dans l’oreille du futur calife Abou
Bakr al-Baghdadi l’idée de créer un bureau des opérations extérieures au sein de
l’Amniyat. Il sera dédié à la perpétration d’attentats en Europe. Lorsque ce
bureau verra le jour, les anciens d’al-Battar tiendront les premiers rôles.

1. Béret afghan.

2. Un explosif.
XIV

Une nouvelle ère

Dans une note classée secret-défense datée du 3 septembre 2015, la DGSE


insiste sur la spécificité militaire de l’État islamique : « Sur le terrain, [ses]
combattants se distinguent par leur mobilité et leur capacité à se déployer
rapidement sur l’ensemble des territoires contrôlés et sur plusieurs fronts. » Tout
en consolidant ses positions à Raqqa, Deir ez-Zor et plus généralement dans tout
l’est de la Syrie, l’organisation terroriste transfère une partie de ses troupes vers
ce qui a toujours été son objectif : l’Irak. Ses katibat déferlent vers l’Orient.
Falloujah tombe, Ramadi en partie. Les djihadistes tournent alors leur regard
vers Mossoul.
Le 6 juin 2014, ils envoient sur les défenses de la ville des VBIED, pour
vehicle borne improvised explosive device (selon le jargon militaire américain).
L’utilisation de ces véhicules piégés produit un effet de sidération sur
l’adversaire. En trois jours, la ville est prise. « Les forces irakiennes ont
rapidement abandonné leurs positions, note la DGSE, alors qu’elles bénéficiaient
d’un rapport de force nettement favorable, tant en effectif qu’en armement. »
Entendu par un juge français, Nicolas Moreau estimera que, lors de la prise de
Mossoul, les djihadistes étaient « seulement cinq cents […], alors qu’en face il y
avait entre sept mille et douze mille personnes ».
Les conquêtes en Irak sont la dernière étape du projet transfrontalier de l’EI.
Mossoul fait figure de symbole. La ville est instituée capitale religieuse de
l’organisation terroriste. Deux semaines plus tard, le poste frontalier d’al-
Boukemal, alors aux mains d’Al-Qaïda, tombe à son tour. Une prise stratégique,
puisqu’elle permet d’assurer les communications entre le front syrien et le front
irakien, mais aussi d’unifier les territoires de part et d’autre de la frontière,
l’ancienne ligne Sykes-Picot imposée par les mécréants.
Trois jours plus tard, le 29 juin 2014, le cheikh Abou Mohamed al-Adnani
proclame, dans un enregistrement audio, le « rétablissement du califat » — la
Dawla s’approprie ainsi une appellation qui avait disparu depuis près d’un siècle
et la chute de l’Empire ottoman. Son influence s’étend désormais du nord de la
Syrie aux faubourgs de Bagdad, et son calife est tout désigné : Abou Bakr al-
Baghdadi. Il exerce le pouvoir spirituel et temporel sur l’ensemble de l’Oumma,
la communauté des musulmans.
Tout à leur joie, les djihadistes paradent à tombeau ouvert dans les artères
principales des villes occupées en Irak et en Syrie. À bord de leurs pick-up et de
leurs 4x4, ils agitent le drapeau noir, en tirant des coups de feu en l’air.
Deux jours après sa nomination en tant que calife, Abou Bakr al-Baghdadi
dénonce « l’humiliation et le massacre des musulmans à travers le monde » et
enjoint à tous les musulmans de faire leur hijra vers les terres du califat. Au
passage, il pointe aussi d’un doigt vengeur la France, qui interdit le port du voile
dans les lieux publics.
Voilà donc Baghdadi à la tête de vingt mille hommes, la plus grande armée
de moudjahidines au monde. Il règne sur un territoire de près de soixante mille
kilomètres carrés, le plus grand jamais dirigé par une organisation terroriste.
Reste à assurer la pérennité du califat. Pour ce faire, Abou Bakr al-Baghdadi
va réformer ses services secrets. Et pour maintenir la population en coupe réglée,
les nouveaux chefs de l’Amniyat vont s’appuyer sur ces petits Français qui ont
déjà fait leurs preuves.
XV

Les shérifs du Shâm

À vingt-cinq kilomètres brillent les lumières de la Turquie. Au moindre


véhicule suspect qui traverse les villages des environs, des gamins enfourchent
une mobylette pour donner l’alarme. Et pourtant le 4x4 vert foncé s’avance sans
inquiétude dans la nuit.
À l’entrée d’al-Bab, un djihadiste armé d’une kalachnikov fait signe au
conducteur de baisser la vitre. L’homme exhibe une carte plastifiée blanche avec
sa photo d’identité et un tampon de la Dawla Islamiya barré de la mention quwat
khas, les forces spéciales. Le djihadiste s’écarte respectueusement. Le véhicule
s’enfonce dans la ville, prend le rond-point qui structure ses artères, passe devant
les kebabs, les supérettes, le souk. Excepté quelques riverains écrasés par la
chaleur, qui dorment sur des matelas à même leurs balcons, les rues sont
désertes. Mais il n’y a pas de couvre-feu qui tienne pour le 4x4. Son chauffeur
travaille pour Salim Benghalem.

Al-Bab, ville frontière du califat, ses champs d’oliviers parcourus de


tranchées, son hôpital aux murs ensanglantés, sa cage plantée au milieu de la
place publique pour y châtier les fumeurs impénitents. Al-Bab et son shérif
français.
Après l’évacuation forcée d’Alep, Benghalem n’est pas resté sans rien faire.
Le Français a rejoint la police islamique de cette ville de deux cent mille
habitants, où il est sous les ordres de celui qui l’avait recruté un an plus tôt à
l’hôpital ophtalmologique, Abou Obeida al-Maghribi. Depuis une prison située
sur une colline où flotte un gigantesque étendard noir, celui-ci distribue les
affectations pour les différents postes de l’Amniyat dans la région.
Théoriquement, lors de son intronisation dans la police islamique, on donne
au nouvel arrivant une arme de poing et un second chargeur. Pas à Benghalem.
« Moi c’est un cadeau de l’Armée libre. LOL », écrit-il à son petit frère, manière
de signifier que, son pistolet, il l’a récupéré sur le cadavre d’un rebelle syrien. Et
lorsqu’il propose à un ami de le rejoindre à al-Bab pour faire « officier de
police », mais que le candidat s’inquiète car il s’imagine qu’il « faut assurer en
arabe », Salim Benghalem le rassure : « Tu peux faire plusieurs choses sans
même dire un mot »…

* * *

À l’autre extrémité de la Syrie, Shaddadi a quelque chose d’une ville de


western perdue dans le désert à la frontière irakienne. Une grande artère avec des
maisons de part et d’autre d’un axe unique. Un complexe hôtelier désaffecté (où
sont logées dans un premier temps les légions libyennes et francophones). Avec
l’arrivée des Gaulois, Shaddadi reprend vie. Une centaine de djihadistes français
et leurs familles ont débarqué dans cette zone résidentielle éloignée des combats.
Une partie de ces ressortissants aurait participé à la prise de Mossoul. Pour
l’organisation terroriste, la ville est un point stratégique, avec l’autoroute pour
Raqqa qui la longe et une situation géographique lui permettant de projeter
soldats et matériel sur les différents fronts.
Entre deux missions, l’Alsacien Foued Mohamed-Aggad se photographie
dans le désert de Shaddadi, bonnet noir aux armes du califat vissé sur la tête,
ceinture explosive sur le dos — quand il ne s’immortalise pas en train de
déguster une pizza dans une rue où toutes les échoppes sont fermées, avec l’un
des frères de Réda Bekhaled.
Mohamed-Aggad sourit à pleines dents, il est sûr de lui. Depuis qu’il est là-
bas, « il prend les gens de haut, il se croit supérieur », témoignera sa belle-sœur.
Et quand son propre frère tout juste rentré de Syrie tente, au téléphone, de le
convaincre de l’imiter, Foued s’emporte : « Tu crois que je suis dans Koh-Lanta
ou quoi ? […] Je suis venu pour tomber en martyr, pas pour faire demi-tour. »
Alors que Foued se déplace en motocyclette dans les ruelles de la ville, il
téléphone à sa mère, éructant que, s’il rentre en France, « ce sera pour faire un
sale truc ». On est à quinze mois du Bataclan.
Dans le voisinage, un autre futur assassin de la salle de concert, Samy
Amimour, traîne ses béquilles dans son appartement de Shaddadi. Après qu’il a
été blessé au tibia lors de l’évacuation d’Alep, on lui a posé des broches de
maintien. Il est désormais inapte aux combats. Habitué, lui aussi, aux blessures à
répétition, le Cannois Rached Riahi, également présent, s’apitoie sur le sort
d’Amimour. Il s’arrange pour qu’une enveloppe de cinq cents euros envoyée par
la famille de Samy lui parvienne. De quoi améliorer l’ordinaire. Même si, depuis
la proclamation du califat, l’organisation terroriste se structure en proto-État et
veille à ce que les salaires soient désormais payés. Une femme mariée à trois
djihadistes successifs témoignera ainsi que l’État islamique verse aux membres
des services secrets cent dollars mensuels, et à leurs femmes, cinquante dollars.
La Dawla ajouterait même mille cinq cents dollars à la corbeille des jeunes
mariés dès lors que l’époux peut se prévaloir de six mois d’ancienneté au front…
À la grande époque d’Al-Qaïda, dans les années 1990, chaque moudjahid
bénéficiait de congés annuels, d’un mois de vacances et d’un billet aller-retour
pour rentrer dans son pays d’origine. Ils étaient même affiliés à un système de
sécurité sociale terroriste.

Dans les territoires contrôlés par l’État islamique, la vie est relativement peu
chère — un poulet coûterait l’équivalent de trois euros. Mais les prix flambent
sur le moindre produit d’importation. Avec quelques compensations pour l’élite
djihadiste. Le facteur allemand servant dans les forces spéciales se souvient
avoir eu droit à de la viande de mouton tous les jours, après la chute de Kobané.
En revanche, les djihadistes ont interdiction de se connecter à Internet ou de
contacter leurs familles : « S’ils nous trouvaient dans un cyber, ils nous mettaient
en prison, témoignera un Français. Ils ne voulaient pas qu’on sorte le soir, il y
avait des couvre-feux, c’était très strict. »
Mais pour Foued Mohamed-Aggad, Samy Amimour, Rached Riahi et le
frère de Réda Bekhaled, ce n’est pas un problème. Ils font probablement eux-
mêmes partie de la police islamique et peuvent tous se prévaloir de l’amitié de
Tyler Vilus, qu’une note d’un service de renseignement présente comme le
référent de l’Amniyat en ville.

* * *
À al-Bab, Salim Benghalem se révèle être, selon la DGSI, « un tortionnaire
sadique » répondant aux surnoms d’Assam al-Jazzar, Azzam le Boucher, et
Dhabbah al-Kafara, l’égorgeur de mécréants… Fin septembre 2014, il devient le
premier Français placé sur une liste désignant les terroristes les plus dangereux
aux yeux du département d’État américain. L’ex-petite frappe de la région
parisienne est, selon les États-Unis, devenu l’un des bourreaux de l’État
islamique en Syrie.
Un échange Skype avec Kahina, son épouse, le 26 juin 2014, donne un
aperçu d’une journée bien remplie selon les critères du shérif d’al-Bab :
— Aujourd’hui, j’ai eu une super journée, on a fait cinq perquis’, se réjouit
celui qui, en France, était un repris de justice. On a arrêté le plus gros vendeur
d’héroïne de la région, on a récupéré de l’héroïne. Ce soir, on doit faire la suite.
— Vous la détruisez ?
— Oui, juste le juge doit la voir [avant que la drogue ne soit brûlée].
— Ah OK, et il y a quoi d’autre ?
— Ensuite, on a coupé la tête d’une personne qui a insulté Allah. Et on a
arrêté une personne qui a aidé une autre à fuir. […] Un coup de sabre et voilà,
plus de tête. Et toi, ta journée ?
— Ah, c’est chaud ! Ça ne te dégoûte pas, au début ? Moi, je ne sais pas,
j’aurais envie de vomir ou de tomber dans les pommes.
— Non, pas du tout.
— Sûr qu’il y a des frères qui ne doivent pas supporter.
— Les frères kiffent, ça se fait en public, s’enthousiasme Salim avant de
conclure : Là, on va aller manger chez un chef d’une tribu.
Le lendemain, Benghalem se vante d’avoir participé à la crucifixion d’un
individu ayant volé un musulman. Le voleur était « un frère [qu’il connaissait]
vraiment », mais qu’importe. « Qu’Allah accepte nos actes », déclare-t-il.
Même son épouse finira par le reconnaître : « Il était devenu insensible à la
mort. » Kahina prend peur. Elle lit le testament de Salim, qui lui enjoint de
prendre soin des enfants. Kahina lui demande pourquoi, s’il voulait mourir, il l’a
épousée. Salim lui répond que « le geste de mourir est plus grand lorsque les
biens terrestres sont plus importants ». Par conséquent, la récompense divine
n’en sera que plus grande.
Dans le ciel, justement, on entend des avions survoler la ville.

* * *
Les exactions commises à Shaddadi ne diffèrent guère de celles qui se
pratiquent à al-Bab. Une vidéo montrerait l’Amniyyin Tyler Vilus en train de
donner des coups de fouet. Un djihadiste lyonnais, qui travaille sous ses ordres
au sein de la police islamique, avoue à un proche qu’il s’est livré à des
exécutions sommaires. Foued Mohamed-Aggad apparaîtrait, lui, sur une vidéo,
en train d’égorger un prisonnier. Un voleur qui aurait tué un enfant se retrouve
crucifié dans le souk de la ville.
Le 11 juin, deux semaines avant que Salim Benghalem n’expose à sa femme
son activité policière, Tyler Vilus poste un message évocateur des pratiques qu’il
considère comme « efficaces » pour faire régner l’ordre : « Lorsqu’on coupe des
têtes rapide, pose la tête sur le dos avant de partir. » Efficace, effectivement. Sur
une photo, on le voit assister au premier rang à une exécution publique. Deux
hommes sont à genoux, les yeux bandés, dans leur tenue orange, des pistolets sur
la nuque. Vilus, spectateur impassible, presque indifférent à la mort qui
s’annonce, apparaît casquette vissée sur la tête et treillis couleur sable, à côté
d’un djihadiste portant une veste du PSG.

L’une des premières obligations de la charia concerne la suspension de toute


activité au moment des cinq prières de la journée. Aussitôt après l’appel du
muezzin, les hommes de Vilus patrouillent dans les rues, vérifient que les
commerces sont bien fermés, que les voitures sont à l’arrêt et que tous les
hommes convergent vers une des deux mosquées de Shaddadi. La charia est
appliquée, les contrevenants sont punis, mais Tyler Vilus a tout de même un
problème.
Il a du mal à faire la police au sein de sa propre maison.

* * *

En attendant de rejoindre le paradis promis, Benghalem annonce à son


épouse que les frères lui ont proposé de monter en grade et de devenir émir. Si le
poste est vacant, c’est parce que celui qui, depuis l’hôpital ophtalmologique
d’Alep, a toujours été son supérieur, Abou Obeida al-Maghribi, vient d’être
arrêté. Mais le Français a rejeté la promotion, préférant rester à son « poste de
second » afin de prendre des décisions « sans avoir à rendre de comptes ».
— Moi, je ne veux pas que ça change, explique-t-il à son épouse. C’est moi
qui gère sans pour autant être l’émir. C’est un bon compromis.
— Genre tu es le bras droit ?
— Oui, c’est ça. Mais c’est pour fuir les responsabilités. LOL.
— Franchement, c’est chaud d’être émir…
— Non. C’est moi qui prends les décisions, lui il me suit. Si une chose se
passe mal, c’est pour lui la responsabilité. Et les remerciements aussi, bien sûr.
À l’écouter, Benghalem complote… pour ne pas prendre le pouvoir.

* * *

Tyler Vilus aime trop les armes. Sur Facebook, sa mère affiche son arsenal.
Sept fusils d’assaut, de marques et de calibres divers, adossés au canapé du
salon. Mais il est dangereux de les laisser traîner à la maison. Un jour, Tyler
annonce à sa mère sur Skype : « Au fait, Asma vient de tirer sur Inès ! »
La cohabitation entre ses deux épouses a dégénéré. Mais, à l’en croire, ce ne
serait qu’un accident. « J’ai entendu le coup de feu. La balle est entrée et sortie
sans rien toucher. Même pas de point de suture ! Une qui tombe dans les
pommes, l’autre qui a un trou dans le bras… Bon, elles vont bien quand même. »
Les Amniyyin comme Vilus n’ont aucun mal à prendre une ou plusieurs
épouses. Une convertie reconnaît être tombée sous le charme depuis la France
d’un membre de l’Amniyat qui lui avait montré sa kalachnikov devant sa
webcam. Doctorante en science des religions à l’université de Fribourg,
Géraldine Casutt dialogue, dans le cadre de sa thèse qui leur est consacrée, avec
les femmes qui gravitent dans la mouvance djihadiste. « Il existe une typologie
des maris recherchés, constate-t-elle. Le membre des services secrets, le
bourreau, voilà ce qui constitue pour beaucoup le fantasme. Le djihadiste de
base, ça ne leur suffit pas. Il faut trouver l’homme tellement dangereux qu’il est
craint au sein même de l’EI. Elles nourrissent l’illusion d’être la seule avec
laquelle il serait gentil. Méchant à l’extérieur, un agneau à la maison. » Partager
sa vie et un toit avec un agent secret du califat comporte toutefois certains
risques.

* * *

Mariée de manière éphémère à un membre de la police islamique d’al-Bab,


une convertie de Montceau-les-Mines reçoit la visite de Kahina Benghalem se
plaignant de son mari qui travaille beaucoup et n’est jamais à la maison. Un soir,
la convertie se tient dans la cuisine de son appartement, tout près du
commissariat. Le souffle d’une explosion la renverse sur le carrelage. Elle
s’apprête à se relever quand un second missile s’abat sur le commissariat. Il
pleut souvent des bombes sur al-Bab, trois ou quatre fois par jour. Mais les
engins largués par l’aviation de Bachar sont de faible amplitude, alors, on
s’habitue. Là, c’était autre chose. Les Américains et les Français.
Salim Benghalem était la cible.
XVI

Raqqa Parano

L’Alsacien Foued Mohamed-Aggad patiente avec un ami dans une


boulangerie de Raqqa. On est le 8 septembre 2014. Un missile s’abat sur la
boulangerie. Mohamed-Aggad émerge des décombres. Indemne. L’immeuble
abritant la boulangerie n’est plus. Foued Mohamed-Aggad repousse des gravats.
Au milieu des cinquante-trois cadavres, son complice. Sain et sauf. Les
miraculés se carapatent sans demander leur reste. Ils claudiquent en direction de
leur pick-up garé à proximité. Ils sont sur le point de l’atteindre. Un missile.
Encore. Sur le pick-up. L’effet de souffle ramène les djihadistes au niveau de la
mer. Foued Mohamed-Aggad se relève, se palpe. Des écorchures aux coudes. Et
c’est tout. Deux missiles ont frappé à quelques minutes d’intervalle le commerce
où il se trouvait et la voiture vers laquelle il se dirigeait.
Un hasard ? Les services de renseignement français viennent d’apprendre sa
nomination à la tête d’un bataillon de trois cents combattants : à l’issue d’une
« mission », celui qui est là depuis à peine huit mois a téléphoné à sa famille
pour annoncer qu’on lui avait confié « de grandes responsabilités ». On l’a
nommé émir. Trois jours avant la frappe sur la boulangerie, une note de la DGSI
atteste que les services le savaient à la fois sur Raqqa et sur le point de retourner
auprès de ses hommes à Deir ez-Zor.

* * *

Raqqa s’enfonce sous un tapis de bombes et la mère de Mohamed-Aggad se


meurt d’inquiétude.
— Tu as des nouvelles de Foued ? l’interroge une tante.
— Non. […] Sa femme, elle n’a pas de nouvelles de lui et moi non plus… Et
le problème, c’est qu’à Raqqa ça tape toute la journée. Toute la journée…
Pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils bombardent.
La veille, elle a réussi à lui parler. Un peu.
— Je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? » Il m’a dit : « J’ai
esquivé les bombes, les missiles, mort de rire »…
Mais l’Alsacien a tout de même jugé opportun de se mettre au vert et de
couper ses communications.
Sa mère se désole.
— Avant, il me disait quand il était à Raqqa ou quand il allait au village de
Shaddadi, je savais exactement où il était, donc je suivais sur Internet les infos
pour savoir s’il y avait des trucs là-bas ou pas. Mais là, je suis dans le noir
complet. Je ne sais pas dans quelle ville il est, ni rien du tout…

Au téléphone avec la famille du Cannois Riahi, Tyler Vilus annonce que la


jambe de son ami est « complètement foutue » et qu’il souffre beaucoup. Ce
jour-là, les forces américaines ont bombardé Raqqa afin de préparer une
opération pour libérer un pilote jordanien, qui sera finalement immolé le
lendemain dans une cage.
Il n’y a plus assez de matériel médical pour opérer Riahi. Il est transféré
quatre cent cinquante kilomètres plus loin, à la frontière avec le Liban. Sur son
lit de douleur, il fait une hémorragie et perd beaucoup de sang. Il est enfin opéré.
Un tibia et un fémur ont été touchés. Ses jambes sont désormais paralysées.
Quelque temps plus tôt, l’une de ses trois femmes avait décrit à une amie
l’ambiance à la maison, sans son époux : « Les avions, ils sont au-dessus de la
maison. On entend les bombes. Ça tire à côté de nous. C’est la nuit. Il n’y a pas
de lumière. On est toutes seules. Y a pas de frères avec nous. […] J’suis en
panique. Je panique. Je panique. JE PANIQUE ! »
Depuis début août, l’aviation américaine, rejointe par les douze chasseurs
français et une flopée d’autres alliés dans une coalition internationale, pilonne la
ville. Il s’agit de servir d’appui aérien aux offensives menées par les Forces de
sécurité irakiennes dans la vallée du Tigre en Irak et par les Unités kurdes de
défense du peuple (YPG) dans le nord de la Syrie.
Les frappes font des ravages. Depuis la proclamation du califat, l’État
islamique est sorti de la clandestinité et s’offre aux attaques aériennes. Après
chaque salve de bombardements, la Dawla effectue un recensement parmi ses
soldats en ville. Pour savoir combien sont tombés. En l’espace de quelques mois,
plusieurs hauts dignitaires de l’EI — de l’émir du pétrole au numéro 2 de
l’organisation — périssent sous les bombes.
Ces frappes chirurgicales sont la preuve qu’il y a au sol quelqu’un pour les
guider, en déduisent les djihadistes. S’il veut perdurer et préserver l’intégrité
physique de ses chefs, le califat doit s’assurer la conservation de zones refuges.
Aussi l’État islamique renforce-t-il ses mesures de sécurité interne. L’Amniyat
est à la manœuvre.

* * *

Un immense étendard noir recouvre la tour de l’horloge, d’autres flottent sur


les bâtiments les plus hauts de Raqqa, drapent le pont enjambant l’Euphrate et
s’étendent sur des arches en bois à chaque porte de la ville.
Pourtant, les nouvelles recrues ne voient rien de tout cela. À l’approche de la
ville, le chauffeur de la camionnette qui conduit les futurs djihadistes dans la
capitale administrative du califat leur ordonne de baisser les stores installés aux
fenêtres du véhicule. Il explique à ses passagers que des traîtres placent des
puces électroniques dans les immeubles pour diriger les missiles, qu’un bâtiment
vient d’être bombardé, que soixante-dix moudjahidines sont morts. En
conséquence, les nouveaux n’ont pas le droit de regarder au-dehors. Sait-on
jamais. La camionnette emprunte le rond-point al-Naïm, du nom d’un glacier de
Raqqa. Les recrues devinent ce lieu emblématique où la Dawla a l’habitude de
planter des têtes de soldats syriens sur des piques.
Raqqa se calfeutre, Raqqa se protège. Les rues de la ville sont bâchées pour
empêcher les satellites occidentaux de voir ce qui s’y passe. Les combattants
habitent dans les hôpitaux, installent leurs centres de commandement dans les
écoles. Et font enlever l’antenne GPS de leurs mobiles. Les bouquets satellite
sont retirés et interdits dans les locaux abritant des membres de l’État islamique.
L’Amniyat prend en charge la sécurité des hauts dignitaires du califat. Elle
les fait régulièrement changer de kounya afin de compliquer leur identification
sur des écoutes. S’occupe de l’organisation de leurs rendez-vous. Change à la
dernière minute le lieu de réunion. Planifie des parcours de sécurité. Selon un
Français, il est désormais impossible de s’approcher d’une zone où se trouvent
des hauts responsables.
Premiers concernés, les membres des services secrets djihadistes se voient
imposer « de strictes mesures de confidentialité », au premier rang desquelles
figure le bannissement du moindre téléphone cellulaire. Les recrues de
l’Amniyat sont sommées de ne pas déroger à la règle.
Parmi elles se trouve Abdelhamid Abaaoud. Lorsqu’un ami d’enfance lui
rend visite, il n’a droit qu’à une journée avec lui. Le temps où le Belge s’exhibait
dans des mises en scène macabres sur les réseaux sociaux est révolu. Abaaoud a
beaucoup changé. Il se méfie de tout et de tous. « J’étais venu avec mon GSM, et
il avait peur de se faire “droner” », se souviendra son ami.

* * *

Tout l’appareil sécuritaire est mis à contribution pour remédier à l’inflation


présumée d’espions dans les rues. Un Français détaillera le quotidien des
patrouilles de voie publique à bord des Nissan Patrol ou des Kia Rio de la police
islamique : « Vers 9 h 30, nous partions en tournée. Nous étions cinq dans [notre
voiture]. Nous avions chacun un Glock et une kalach (les fusils restaient après
notre service dans le véhicule, mais nous gardions les pistolets avec nous). Nous
contrôlions les gens suspects, notamment lorsqu’ils avaient de grosses valises. »
Des agents secrets habillés en civil, barbe rasée et cigarette au bec « pour ne
pas attirer l’attention », se disséminent dans les lieux les plus fréquentés. Le
moindre soupçon vaut arrestation — ainsi ce moudjahid qui se rend en moto au
marché sans autorisation ou cet autre qui manifeste dans une discussion des
connaissances militaires trop précises. Une mère de famille qui étend son linge
sur le balcon peut être accusée de faire signe aux avions ennemis. « [Mon mari]
m’a expliqué que certaines femmes posaient des puces électroniques dans des
endroits où se trouvaient des frères combattants pour que ces derniers soient
bombardés », raconte l’épouse de Salim Benghalem. La femme d’un Amni, qui
ne manifeste pas un grand enthousiasme à l’idée de rester au califat, se voit
quant à elle interrogée par son propre époux avant de passer dans les mains d’un
duo d’enquêteurs du service secret.
Les journalistes Édith Bouvier et Céline Martelet racontent dans leur livre,
Un parfum de djihad, qu’une Française a été interrogée et sermonnée parce
qu’elle avait expliqué à une proche restée dans l’Hexagone que le prix du litre de
lait augmentait dans sa ville. Un acte répréhensible selon l’Amniyat. Les
mécréants ont là l’opportunité d’assurer que les choses vont mal au sein du
califat. Comme pour d’autres expériences totalitaires du passé, la réalité rejoint
la fiction décrite dans 1984 par George Orwell. 2 + 2 = 5.
Parfois, la population aide l’Amniyat. Une chirurgienne irakienne désigne
son propre mari. « Elle l’a dénoncé à Daesh en disant qu’il était contre eux et ils
lui ont coupé la tête… », témoignera l’ex-épouse de trois djihadistes. Des enfants
sont mis à contribution pour écouter ce qui se dit dans les salons de coiffure, à la
sortie des mosquées. Et le califat ne regarde pas à la dépense. Un espion
démasqué peut rapporter jusqu’à cinq mille dollars à un indicateur.

* * *

On frappe à la porte.
— Qui est là ? demande l’habitant.
— Dawla Islamiya ! répond le membre des forces spéciales de l’autre côté
de la porte, tandis que des hommes encagoulés de noir ceinturent la maison.
Pour interpeller les espions présumés, l’Amniyat convoque les forces
spéciales du califat, et les habitants n’ont d’autre choix que de les suivre.
Certains, parfois, tentent leur chance et essaient de fuir. On leur tire dessus. « La
feuille de route nous ordonnait de seulement les blesser », précisera un Allemand
ayant participé à une quinzaine d’opérations policières de ce type. Quand la cible
est réputée dangereuse, les forces spéciales donnent l’assaut, sans s’annoncer.
Un peu plus loin dans la rue, le délateur — un prisonnier ou un informateur
spontané — patiente sous bonne garde dans une jeep noire.
Le suspect interpellé de gré ou de force est ensuite conduit dans une prison
dans laquelle même les forces spéciales mobilisées pour l’interpellation n’auront
plus le droit de lui adresser la parole. Sur la porte de la prison, on peut lire
« AMNI ».

À Alep, la prison logeait au sous-sol de l’hôpital ophtalmologique. À Tabqa,


elle s’installe dans les souterrains d’une grande tour à l’entrée de la ville, à
Maskanah, dans une usine de bonbons.
À Raqqa, elle niche dans les entrailles du stade municipal al-Baladi, où l’on
est censé jouer au foot. L’herbe ne pousse plus sur le terrain, où se garent les
pick-up djihadistes. L’enceinte de ce que les Raqqaouis dénomment désormais
« le stade noir » est suffisante pour accueillir, sous les gradins de pierre, les
sièges des polices militaires, islamiques et secrètes, toutes des branches de la
tentaculaire Amniyat, et leurs mille cinq cents détenus. La population carcérale y
est variée. On y trouve un médecin accusé d’avoir trop d’argent, des drogués,
beaucoup de gens qui ne savent pas pourquoi ils sont là.
L’ancienne salle de musculation fait office de pièce commune pour le tout-
venant des prisonniers, les vestiaires servent de cellules individuelles pour les
clients les plus sensibles. Le moindre déplacement à l’intérieur du stade se fait
les yeux bandés.
Les femmes ont droit à un quartier spécifique. « C’est sous terre, dira une
prisonnière. Il n’y a pas de fenêtre, rien. Le matin, on mange du pain syrien et le
soir généralement un bol de riz, un concombre et une tomate. »
Les interrogatoires sont menés par des hommes encagoulés. Les questions
aux détenus étrangers portent invariablement sur la raison de leur présence sur
les territoires de l’État islamique.
Tous les vendredis, une commission se tient pour décider du sort des
prisonniers. Et ses sentences ne laissent aucune place au doute. « Parfois on
exécutait par deux ou trois. Parfois on abattait, parfois on décapitait. On se
blinde avec le temps », précisera un repenti allemand.

* * *

À Genève, il arbore un crâne rasé, une chemisette à carreaux, une montre au


poignet gauche et un accent chantant. L’homme qui s’assoit face à moi est un
survivant des griffes de l’Amniyat. Il a été détenu cinquante-quatre jours durant
à Raqqa.
Recruté par Mourad Farès, le dissident qui voulait créer une katibat de
francophones indépendante de l’EI, ce converti suisse se faisait appeler Abou
Mahdi al-Swissry. Il a eu le malheur de montrer à un frère d’armes les deux
talkies-walkies dont il n’avait jamais mentionné la présence dans ses bagages.
Un inconnu l’a plaqué au sol. On l’a roué de coups. Il a récité la Shahada1 dans
l’espoir que cela s’arrête. Des Amniyyin sont arrivés, ils lui ont arraché ses
chaussures, enlevé ses chaussettes à la recherche d’hypothétiques micros. Dans
son appareil-photo, des souvenirs de voyages au Mali, en Israël, en Égypte. Un
espion, s’imaginent-ils.
Les jours suivants, Abou Mahdi al-Swissry va être questionné par
« l’interrogateur des services secrets de la Dawla » sur son métier et même sur
son épargne. « Des questions précises, pointues, toujours posées avec calme. »
En apparence. « S’ils pensent que tu mens, alors ta tête roule. Votre tête peut
rouler avec chaque question », avouera un Allemand suspecté d’avoir mené de
tels interrogatoires.
C’est Najim Laachraoui qui passe le Suisse à la question.
Après les premiers interrogatoires, classiques, on annonce au Suisse qu’il
n’est pas un espion, et qu’il va être libéré. Le lendemain matin, il est déposé sur
la banquette arrière d’un pick-up où l’attend Laachraoui. Celui-ci engage la
conversation.
— Alors comme ça, tu es gay ?
Les Amniyyin ont trouvé sur son WhatsApp des clichés d’hommes dragués
sur un site de rencontre dédié aux homosexuels musulmans. Abou Mahdi al-
Swissry explique qu’il n’est plus homosexuel. Depuis qu’il s’est converti, il
n’est plus attiré par les hommes.
— Décris-moi ta femme idéale, demande Laachraoui.
— Je ne sais pas… L’important, ce n’est pas le physique, mais le mental.
— Ne t’inquiète pas pour ça, on a le choix. Dis-moi à quoi tu voudrais
qu’elle ressemble.
— Mince… Euh…
— Des yeux verts ?
— Pourquoi pas…
— Tu n’es pas très difficile… Viens chez nous, on a quelques questions à te
poser sur la religion.
Le Suisse accepte, il ignore qu’il n’a pas le choix. Le pick-up les débarque
devant un ancien poste de la police de Bachar al-Assad, occupé par l’Amniyat.
Au commissariat, on bande les yeux d’Abou Mahdi al-Swissry et on le fait
descendre à la cave, où on l’enferme dans une cellule aux murs envahis de
moisissures et de dessins de sabres et de décapitations. « Laachraoui m’avait dit :
“Viens chez nous”, il ne m’avait pas précisé que, chez eux, c’était en prison… »
Le Suisse y passera son trentième anniversaire. Pour l’occasion, il aura droit
à du thé « dans une vraie théière » et un biscuit. Il pleure. Persuadé qu’on
l’exécutera le lendemain. Il sera encore interrogé avant que le juge d’un tribunal
islamique de Raqqa ne le fasse finalement libérer et qu’il puisse quitter la Syrie.
Il sera l’un des derniers détenus de l’Amniyat à y parvenir.

* * *

Tandis qu’en place publique on exécute, et que dans les vestiaires on torture,
des vétérans du djihad et de jeunes recrues prometteuses travaillent dans des
appartements discrets à proximité du stade à la réponse que doit apporter l’État
islamique aux bombardements de la coalition internationale. Ils songent à une
série d’attentats.
Deux semaines après que Foued Mohamed-Aggad a été pris pour cible dans
une boulangerie de Raqqa, Tyler Vilus évoque les bombardements sur son
Facebook. « Cette nuit, à 4 heures du matin, le silence a été déchiré par le bruit
de l’apostasie et de la mécréance, de la faiblesse, de la traîtrise et de la lâcheté.
Une odeur nauséabonde. […] Les représentants de la mécréance et leurs alliés
essaient de contrôler le ciel sans penser qu’Allah est plus haut que leurs avions et
que, par Sa grâce, ils continueront de s’écraser. Qu’Allah accepte nos frères
tombés parmi les oiseaux verts du paradis ! »
Le membre du service secret djihadiste appelle à la riposte sur le sol même
de ceux qui mènent les attaques : « Je demande à Allah de me permettre de voir
mes frères et sœurs d’Europe perpétrer des attentats terroristes sur le territoire
européen, ressentir la fierté que nous avait fait ressentir Mohamed Merah. »

1. Premier des cinq piliers de l’islam et profession de foi musulmane : « J’atteste qu’il n’y a de dieu que Dieu et
Mohamed est son Prophète. »
XVII

La défection de Mohamed Amine Boutahar

Toujours très actif sur les réseaux sociaux en cette fin d’été 2014, Tyler Vilus
poste, le 20 août, une vidéo intitulée Message à l’Amérique. Et il la commente :
« Comme j’aime trop notre émir1 [des croyants] ! Qu’Allah le préserve, cette
dernière vidéo est magnifique ! »
Sur les images, on voit l’intervention télévisée de Barack Obama annonçant
le déclenchement des frappes aériennes en Irak. Puis on bascule sur une
séquence en plein désert. Sur une butte, un homme en tenue orange, à genoux.
Debout, à ses côtés, un individu encagoulé de noir, portant un treillis de la même
couleur. Seule la sangle marron de son holster d’épaule détonne.
Un micro-cravate fixé au col de sa tunique, l’homme à genoux prend la
parole pour dire que le gouvernement américain est son véritable assassin. Le
journaliste James Foley, l’un des otages enlevés par les Beatles, s’adresse
maintenant à son frère militaire dans l’US Air Force. Il évoque l’Irak bombardé.
« Je suis mort ce jour-là. Quand tes collègues ont lancé ces bombes sur ces gens,
ils ont signé mon arrêt de mort. »
Plan suivant. Un couteau apparaît dans la main gauche de l’homme en noir,
qui pose sa main droite sur l’épaule de l’otage à genoux. L’homme s’exprime en
anglais avec un accent cockney, menace l’Amérique qui ose s’en prendre à l’État
islamique. Puis, sans précipitation, le bourreau accomplit sa sale besogne.
La vidéo reprend l’imagerie (un homme en noir et une victime en orange,
dans l’immensité du désert) qui, dix ans plus tôt, avait assuré la renommée d’Al-
Qaïda en Mésopotamie (matrice de l’État islamique) et de son leader, Abou
Moussab al-Zarqaoui, surnommé « le cheikh des égorgeurs ». Dans les semaines
qui suivront l’assassinat de James Foley, au moins vingt-sept otages, selon le
décompte des autorités américaines, seront décapités, le plus souvent par le
même Britannique à l’accent cockney : Jihadi John, l’un des trois Beatles.

* * *

Le lendemain de la publication sur YouTube de la mise à mort de James


Foley, les réseaux sociaux djihadistes bruissent d’une autre nouvelle qui a l’effet
d’un coup de tonnerre : une taupe est morte.
Abou Obeida.
À l’image d’un Kim Philby, le patron britannique du contre-espionnage
antisoviétique à la solde des Russes, les services secrets de l’État islamique ont
découvert que la taupe qu’ils cherchaient était… le chasseur de taupes. Sur
Internet, certains saluent la mort de « ce traître d’Abou Obeida ». Le site
jordanien Al-Kawn publie une photo de son cadavre supposé. Une note de la
DGSI confirme que celui qui était « présenté comme un des chefs de la Sécurité
de l’État islamique aurait été exécuté […] pour trahison à l’été 2014 ».
Les services secrets néerlandais écriront qu’il aurait été suspecté d’avoir
« fourni des renseignements à un service de renseignement d’un pays
européen ». Manière elliptique de dire que leur ressortissant œuvrait, en réalité,
pour le Secret Intelligence Service de Sa Majesté britannique, le MI6. Premier
journaliste à s’être intéressé au personnage, Guy Van Vlierden révèle, dans le
quotidien flamand Het Laatste Nieuws, que serait visé « le service de
renseignements d’un pays européen d’où était originaire un otage qui a été
détenu en même temps que James Foley » à l’hôpital ophtalmologique d’Alep. Il
y avait plusieurs otages anglais. Deux ans plus tard, The Independent publiera le
témoignage d’un repenti confirmant qu’Abou Obeida a été tué car accusé d’être
un « agent du MI6 ».

Durant deux ans, j’ai interrogé une dizaine d’officiers de renseignement, de


magistrats et d’ex-otages, sur ce qu’ils savaient de la taupe Abou Obeida. Tous
(sauf un) tiennent pour acquis qu’il était un espion à la solde des Anglais. Sans
pouvoir préciser son rôle. Sans pouvoir dire s’il était infiltré de longue date par
le MI6 ou s’il a livré des informations sur la fin pour acheter son exfiltration de
Syrie. Un des magistrats interrogés est convaincu d’avoir décelé une allusion
transparente à la carrière d’espion d’Abou Obeida dans la troisième saison du
Bureau des légendes, cette série si bien informée sur les méthodes de la DGSE, à
travers le personnage de l’interrogateur djihadiste raffiné, en réalité agent infiltré
du FSB russe. J’ai posé la question à Éric Rochant, le showrunner du Bureau des
légendes, il m’a juré que non.
Dans ce théâtre d’ombres qu’est le monde du renseignement, on en est
souvent réduit à formuler des hypothèses fondées sur l’étude des documents de
justice. Les informations fournies par Abou Obeida al-Maghribi pourraient
expliquer que Jihadi John, le bourreau masqué de James Foley et des autres
otages occidentaux, soit identifié par les services secrets britanniques comme
étant Mohamed Emwazi ; que Mehdi Nemmouche ait eu l’impression, comme
on le verra un peu plus loin, d’être filoché lors d’un périple en Asie au
lendemain de son départ de Syrie ; que Salim Benghalem se soit retrouvé sur la
liste des terroristes les plus dangereux du département d’État américain à une
époque où les services français le considéraient encore comme un djihadiste sans
envergure ; que le commandant de la DGSI ayant rédigé la note concernant la
mort d’Obeida reprenne la plume dix jours plus tard pour constituer subitement
une liste très précise de vingt-huit geôliers potentiels de l’hôpital
ophtalmologique à soumettre aux ex-otages, à rebours des fourre-tout habituels
recensant les quelque sept cents Français identifiés comme membres de l’EI.
Cela expliquerait aussi pourquoi, depuis son élimination, les services
occidentaux ont été tragiquement moins performants.

* * *

Dans les semaines suivant la mort présumée d’Obeida, la DGSI va en


apprendre plus sur la fin du chef déchu de l’Amniyat par l’entremise de la voix
qui, un an plus tard, revendiquera les attentats du 13 Novembre : Jean-Michel
Clain, l’ancien mentor de Mohamed Merah.
Le 24 octobre 2014, un téléphone portable sonne dans une cellule de la
maison d’arrêt d’Osny, dans le Val-d’Oise. Clain appelle, depuis la Syrie, un
certain Imad, un ami toulousain alors incarcéré à Osny.
Avant d’intégrer les cellules françaises, Imad a goûté, au printemps 2014,
aux geôles syriennes, et plus particulièrement à « la pire des prisons ». Le
pénitencier secret géré par l’Amniyat sur les rives de l’Euphrate, celui que les
djihadistes surnomment « Guantánamo ».
Déçu par l’EI, Imad s’est adressé au mauvais passeur et a fini à Guantánamo
avant de parvenir à s’en échapper, selon ses dires, dans un épisode aussi
rocambolesque que peu crédible : une porte laissée ouverte à la fin d’un
interrogatoire.
Lorsque Jean-Michel Clain appelle, il veut comprendre pourquoi son ami
s’est évadé de Guantánamo, pourquoi il en a profité pour déserter le califat.
— C’est de qui, l’idée de s’échapper de prison ? demande-t-il.
Imad répond qu’un codétenu marocain accusé d’espionnage lui aurait fait
comprendre, à travers la porte de sa cellule, que personne ne ressortait vivant de
cet endroit.
Ce prisonnier se nommait Abou Obeida al-Maghribi.
— Tu sais qui c’était, lui ? tente de se justifier le détenu toulousain. C’est un
Marocain qui vivait en Hollande, ça faisait trois ans qu’il était [en Syrie] et
c’était le chef AMNI du Shâm ! Eh bien, lui, il est tombé ! Ils l’ont attrapé, ça
fait trois mois qu’il est là-bas, trois mois qu’il tourne dans les prisons. Dès qu’on
lui a raconté notre histoire, il m’a dit : « Les frères, le fait qu’ils vous ont mis là
[à Guantánamo], c’est très chaud. C’est fini pour vous… » C’était chaud ce
bordel, il nous a refroidis, le type. On s’est dit : on va se faire tuer par les frères.
C’était possible. Il faut comprendre le contexte…
Jean-Michel Clain acquiesce :
— Oui, à cette période, ils commençaient à nettoyer tous les services de
sécurité, les responsables, etc.
L’Amniyat a, en son sein, trié le bon grain de l’ivraie. Jean-Michel Clain et
le détenu toulousain sont d’accord pour dire que cette purge est menée par un
certain Abou Ayoub al-Ansari, « un des chefs des AMNI » et patron de la prison
de Guantánamo. Un repenti allemand le désigne d’ailleurs comme l’homme
ayant ordonné l’arrestation d’Abou Obeida. Et son exécution.
Ce jour-là, quelque part entre le printemps et l’été 2014, les Amniyyin sont
tous convoqués en rang dans une cour de la prison. Quelqu’un lit à voix haute un
jugement. L’ancien patron de l’hôpital ophtalmologique d’Alep doit être
décapité, mais il se débat. Ses anciens subordonnés le jettent à terre. L’un d’eux
lui tire une balle dans la tête. « Abou Obeida a été abattu devant nos yeux,
racontera le repenti. Cela devait sans doute nous servir d’exemple. Ensuite, son
corps a été jeté dans un puits. »

Au printemps 2017, un écho d’un service de renseignement occidental laisse


pourtant entendre qu’Obeida serait vivant. Sa voix aurait été identifiée sur une
écoute. Les différentes sources déjà sollicitées sur son cas pendant cette enquête,
elles, persistent à le considérer comme mort.
Et puis, The Independent publie un article dans lequel l’analyste turc Uluk
Ultas affirme avoir parlé à plusieurs combattants jurant avoir croisé Al-
Maghribi. Un rapport de la police néerlandaise retranscrit également l’entretien,
en 2015, d’îlotiers de la police d’Utrecht avec le père d’une jeune femme ayant
rejoint l’État islamique. Selon lui, sa fille aurait pour voisine une femme dont le
mari correspond au profil d’Abou Obeida. Enfin, les services de renseignement
néerlandais ont dû avouer leur impuissance à authentifier le cadavre dont la
photo avait circulé : il n’existerait aucune photo de lui dans les fichiers
néerlandais accessibles à la police.
Un faisceau d’indices, des témoignages contradictoires amènent à se poser
une question vertigineuse, aussi séduisante qu’improbable.
Abou Obeida al-Maghribi était-il un agent double ? Ou triple ?

* * *

« Il est mort. Pour nous, il est mort. Cela ne fait aucun doute. »
Printemps 2018, une terrasse, quelque part en Europe. J’ai rendez-vous avec
un membre de sa famille. Abou Obeida al-Maghribi s’appelait, de son vrai nom,
Mohamed Amine Boutahar. Et, comme l’avaient deviné les otages, il était
hollandais d’origine marocaine. Né le 4 avril 1983 à Rabat, Boutahar était le fils
de l’ex-consul du Maroc à Bois-le-Duc2. D’ailleurs, jusqu’à son départ pour la
Syrie le 1er avril 2013, il travaillait lui-même en tant que collaborateur du
consulat à Utrecht. « Cette affaire a plongé le consulat […] dans l’embarras,
commentera le service régional de renseignement du Brabant. Pour les autorités
marocaines, c’est une affaire pénible qu’un […] collaborateur et fils d’un ancien
consul […] combatte actuellement en Syrie. »
La personne rencontrée est formelle : la photo d’un cadavre postée sur les
réseaux sociaux djihadistes censée illustrer l’exécution d’Abou Obeida ne
correspond pas à celui qu’elle désigne par son second prénom : Amine. Pour
autant, il ne saurait être question, selon elle, de remettre sa mort en cause.
D’abord parce que la première femme d’Amine a téléphoné en septembre
2014 à la mère de celui-ci pour lui annoncer : « Notre prochain rendez-vous sera
désormais au paradis. » Ensuite parce que, deux ans plus tard, la veuve a rappelé
pour annoncer : « Au fait, je vais me remarier. » Et que, dans ce laps de temps,
Amine ne s’est jamais manifesté. Pas même auprès de sa mère, « sa confidente,
sa meilleure amie ».

Né après quatre filles, Amine était « le garçon désiré », celui à qui on cède,
on pardonne toutes les foucades, toutes les voitures embouties (il en a eu deux à
son compteur). Aux otages de l’hôpital ophtalmologique et peut-être aux autres
djihadistes, il faisait croire qu’il était ingénieur de formation. Mohamed Amine
Boutahar était en réalité diplômé de l’école buissonnière, n’ayant jamais validé
aucun cursus, même s’il était inscrit dans les meilleures écoles françaises
d’Allemagne puis des Pays-Bas.
Musulmans très pieux « mais modérés », le père barbu et la mère voilée
tiquent quand Amine s’attarde à la mosquée plus que de raison. Cela fait
mauvais genre, estime le père, pour un fils de consul. Amine s’inscrit pourtant
dans une madrassa, une école coranique, à Rabat. Il apprend à lire l’arabe
littéraire, ambitionne de devenir imam. Mais même à la madrassa, où il est pour
une fois assidu, on se moque. On le traite de fils à papa parce que, tous les soirs,
un chauffeur vient le chercher.
De retour aux Pays-Bas, il fait la connaissance d’une psychologue pour
enfants et l’épouse. Ils ont très vite deux premiers enfants. Amine doit se trouver
un emploi.
Le père le pistonne pour intégrer le consulat d’Utrecht. « On a trop de
Boutahar », lui répond-on. Alors le paternel, qui s’apprêtait à être nommé
ambassadeur, accepte de partir en retraite anticipée. Et Amine est embauché. Il
classe les archives, colle des timbres, traîne sa langueur.
Arrive la guerre en Syrie. Durant six mois, il va participer à des
entraînements paramilitaires avec des aspirants djihadistes dans la forêt
d’Utrecht. Après plusieurs séjours « pour faire de l’humanitaire », dit-il, Amine
rejoint le Majlis Shura al-Mujahideen d’Abou al-Athir. Sans sa femme et ses
enfants qu’il a refusé d’amener avec lui. Comme s’il voulait les préserver.
Mais son épouse est têtue. Quand elle apprend qu’il est sur le point de se
marier avec une Syrienne blonde aux yeux bleus, elle part le rejoindre avec les
enfants. Trop tard. Amine se fait désormais appeler Abou Obeida, en référence à
Obeida, le prénom choisi pour le bébé qu’il vient d’avoir avec la Syrienne. Par la
suite, il tentera de nouveau de faire partir sa famille néerlandaise, mais son
épouse s’obstinera à rester à ses côtés.
Des enfants tout sourire en train de déguster des glaces ou de chevaucher des
poneys. Loin de l’image véhiculée par les reportages consacrés à Alep sous les
bombes, Amine envoie au pays des photos riantes. Il appelle tous les deux mois,
depuis un toit, car la connexion est mauvaise. Parlant à sa mère, il prétend faire
office d’imam dans une mosquée. Il lui cache sa réelle activité : diriger une
prison dans les sous-sols d’un hôpital ophtalmologique.
Lui qui, plus jeune, dans la bibliothèque de ses parents, s’absorbait dans la
lecture de Tazmamart cellule 10, le livre d’un survivant du bagne secret dans
lequel le roi Hassan II du Maroc enfermait les auteurs d’un coup d’État, se
retrouve du côté des geôliers qu’autrefois il réprouvait. Début 2014, le ton
toujours si posé d’Abou Obeida se voile de tristesse alors qu’il téléphone à sa
mère : « Ce n’est pas si facile », lui explique-t-il. « On avait l’impression qu’il
n’était plus convaincu du bien-fondé de ce qu’il faisait », m’explique mon
interlocuteur.
Les dernières photos envoyées par son épouse hollandaise montrent les
enfants, habillés de tenues traditionnelles afghanes, en train de jouer avec des
kalachnikovs en plastique. Abou Obeida a-t-il l’impression de revivre les pages
lues de Tazmamart cellule 10 ? Commence-t-il à douter, comme d’autres, du
bien-fondé des exactions commises par l’État islamique ?
Lors de ses auditions, le facteur allemand qui avait intégré les forces
spéciales a raconté les confidences d’un émir canadien désabusé : « Il m’a dit
que, s’il avait su ce qui se passait ici, il ne serait jamais venu. C’était la première
fois que quelqu’un me disait qu’il doutait du système : “Maintenant c’est trop
tard pour moi. J’ai tellement [commis de crimes] que, si je rentre au Canada, je
vais être en prison pour la vie. Je ne peux pas y retourner… ” »
Si Mohamed Amine Boutahar faisait, lui aussi, partie du lot de ces
désenchantés du califat, cela expliquerait qu’il ait pu être recruté par le MI6.
Peut-être a-t-il également été missionné, lui le fils de diplomate, dès l’origine,
pour infiltrer d’abord une madrassa marocaine, ensuite les milieux islamistes
radicaux hollandais et enfin les groupes djihadistes syriens. Peut-être est-il l’un
de ces nombreux héros oubliés de la guerre secrète que se livrent les services de
renseignement occidentaux et l’Amniyat.
Au bout de deux jours d’entretien, j’ai abandonné le membre de la famille
Boutahar à ses interrogations, et moi aux miennes. D’après mon interlocuteur, le
père d’Amine n’a jamais cherché à savoir, n’a jamais posé la moindre question.
Depuis la mort de son fils, celui qui a sacrifié sa carrière de diplomate s’est
refermé sur lui-même. Il vit cloîtré dans sa villa de Rabat, où les onze chambres
ne résonnent plus de rires d’enfants et restent inoccupées. L’une a été aménagée
en studio de peinture pour la mère, une autre en salle de prière pour le père.

1. Abou Bakr al-Baghdadi.

2. ’s-Hertogenbosch en néerlandais.
XVIII

La pédagogie de la terreur

Un homme habillé de noir suspendu à un fil. Il ne porte pas de cagoule. Il ne


fait même pas partie de l’Amniyat. Il s’appelle Tom Cruise et il est en train
d’escalader le Burj Khalifa de Dubaï, le gratte-ciel le plus haut du monde.
Ces extraits du making of de Mission : Impossible, protocole fantôme
alternent avec une séquence dans laquelle des hommes encagoulés interpellent
des suspects et les balancent à l’arrière de leur pick-up, tandis qu’une voix off
détaille les diverses missions du service secret djihadiste. Comme dans
n’importe quelle entreprise totalitaire, l’organisation terroriste, pour asseoir son
autorité sur son territoire, s’appuie sur une propagande bien huilée. Dans chaque
ville du califat, une « maison des médias » distribue les dernières productions de
l’EI. Les sympathisants viennent avec leurs clés USB, on leur enregistre dessus
les versions dans la langue souhaitée. Les Amniyyin, eux, reçoivent tous les
mois un CD rempli des informations estimées nécessaires concernant l’actualité
de la région où ils exercent.
Dès lors que les services occidentaux n’ignorent plus rien de l’existence de
l’Amniyat, le service secret a droit à des vidéos à sa gloire distribuées sur le
ressort du califat. Un film, sous-titré en français, expose les interrogatoires
menés par un Amni en treillis militaire, visage masqué, sur deux jeunes de dix-
neuf et vingt ans, dont les tuniques orange constituent les seules touches de
couleur parmi les images froides, cliniques.
Dans la pénombre, l’interrogateur tourne lentement les pages de leurs
dossiers, consulte un ordinateur qui enregistre les auditions. Il pose des questions
simples et les gamins avouent sans difficulté avoir pris des photos de djihadistes
à l’aide d’une montre espion. La scène est reconstituée et le modèle de montre,
exposé. Les jeunes majeurs se repentent. Ils finiront exécutés dans un bois avec,
en fond sonore, le bruit des cigales. Toutes les vidéos de l’Amniyat véhiculent un
même message, celui d’un service secret high-tech qui veille sur la population
du califat.
Un échelon supplémentaire dans l’horreur est franchi avec la multiplication
de films de propagande dans lesquels des enfants tiennent le rôle de bourreau
lors d’exécutions filmées. Plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’abattre des
espions.
Le 10 mars 2015, un enfant de douze ans loge une balle dans la tête d’un
otage, accusé d’être un agent du Mossad israélien. Le tout sous la direction de
son beau-père, Sabri Essid, membre de l’Amniyat, mais aussi ancien mentor et
beau-frère éphémère de Mohamed Merah. Les images tirées de cette macabre
vidéo font le tour du monde. Elles sont lourdes de sens : continuation de l’œuvre
morbide de Merah et surtout adhésion d’un enfant à l’idéologie de son beau-
père, la religion se révélant supérieure aux liens du sang.

* * *

Devenu califat, l’État islamique s’est structuré, a développé sa propagande,


fait de l’Amniyat la plus influente de ses administrations. Et en son sein, un
nouvel homme fort : Abou Ayoub al-Ansari, celui qui a ordonné l’exécution de
la taupe Obeida. Il remplace, au poste de gouverneur de la région d’Alep, Abou
al-Athir, l’homme qui réservait si bon accueil aux djihadistes européens, mais
qui est tenu pour responsable de la piteuse perte d’Alep.
Abou Ayoub cumule les fonctions. Il est aussi et surtout le patron de
l’Amniyat pour l’ensemble de la Syrie. Un nom nouveau mais un visage ancien.
Abou Ayoub al-Ansari n’est qu’une kounya de plus pour Ali Moussa al-Shawak,
plus connu sous le nom d’Abou Lôqman. L’EI fait courir la rumeur de la mort
d’Abou Lôqman, qui sévissait jusque-là à Raqqa, tandis qu’Abou Ayoub est
appelé à jouer les pompiers dans la région d’Alep. Mais, comme finiront par le
comprendre les différents services de renseignement occidentaux, il s’agit bien
du même homme.
Membre de la tribu des Aqeedat, ce Syrien d’une quarantaine d’années,
diplômé de l’académie militaire de Homs, aurait été lieutenant dans le
renseignement militaire syrien avant de se radicaliser et de devenir proche
d’Abou Moussab al-Zarqaoui, le fondateur d’Al-Qaïda en Mésopotamie. Ancien
avocat et professeur de droit, habitué des geôles syriennes, il a bénéficié d’une
amnistie en 2011 de la part de Bachar al-Assad. Le dictateur syrien avait décidé
de vider ses prisons de ses détenus djihadistes, faisant le pari qu’ils allaient alors
rejoindre les rangs de la rébellion, ce qui lui permettra d’affirmer, face à
l’opinion publique mondiale, que la révolte était gangrenée par les terroristes et
que, lui, le Boucher de Damas, était un moindre mal.
Après la débâcle d’Alep, Abou Lôqman/Ayoub planifie la reconquête,
supervise les assauts des djihadistes francophones à Hraytan et ailleurs. Il
interdit tout déplacement sans laissez-passer, multiplie les barrages sur les
routes. « L’ambiance était très tendue, témoignera un repenti allemand. Il nous
faisait très peur. Nous ne pouvions ouvrir la bouche, au risque d’être écrasés. Au
début, il était seulement l’émir d’Alep, puis bien plus que ça. »
Abou Lôqman/Ayoub a désormais les pleins pouvoirs.
« Après l’arrestation d’Obeida, des restructurations ont été engagées. […] La
situation s’est alors détériorée », poursuivra le même repenti, estimant que « les
méthodes de la police de l’EI s’étaient durcies ». Par paquets de vingt, les
prisonniers sont pendus par les bras tandis que d’autres passent leur journée
enfermés dans des cages dans lesquelles ils ne peuvent ni se tenir debout ni faire
leurs besoins.
À Manbij, la Française aux trois époux djihadistes successifs décrira « les
têtes coupées posées sur le rebord d’un rond-point », « des corps embrochés
comme le Christ ».
Alors qu’il porte le nom d’un sage pré-islamique qui donne son patronyme à
la trente et unième sourate du Coran, Abou Lôqman n’hésite pas à participer lui-
même à des séances de torture.
Ce serait lui Number One, l’émir des Beatles, qui se vantait d’avoir planifié
les enlèvements d’Occidentaux. Lui qui aurait décidé de la mort de l’Américain
James Foley. « À la mi-2014, Al-Shawakh1 a ordonné la décapitation de deux
otages », écrira le département du Trésor américain quand il l’inscrira sur une
liste de terroristes dont les avoirs doivent être gelés. À la fin 2014, il fait partie
des huit membres qui composent le conseil d’administration de l’État islamique
présidé par le calife Al-Baghdadi. Il est tout-puissant.

* * *

Dans l’unique café d’al-Bab, un homme aux jambes plâtrées a ses habitudes.
Pendu à son talkie-walkie, il donne ses ordres en arabe. Salim Benghalem a
survécu au bombardement de son commissariat.
Après l’exécution d’Abou Obeida, le Français a fini par accepter le poste de
celui qui fut son mentor. Benghalem chapeaute plusieurs commissariats de la
région. Signe de son importance, il bénéficie de sa propre voiture, un modèle
automatique. Ce qui lui permet, malgré la broche dans sa jambe, d’effectuer de
réguliers allers-retours à Raqqa pour rendre compte à ses supérieurs. Il y va aussi
parce qu’il réalise des missions ponctuelles pour la branche des opérations
extérieures de l’Amniyat. Ce qui l’accapare de plus en plus. Lors d’une fête
organisée à son domicile en l’honneur d’un de ses collaborateurs, Benghalem
confie à un Français de passage qu’il va « prochainement quitter ses fonctions »
à al-Bab.
Toujours à al-Bab, en septembre 2014, deux djihadistes allemands croisent
Abdelhamid Abaaoud et son unité de francophones. Comme en atteste l’un des
Allemands qui a partagé un repas dans un appartement avec le Belge et ses
hommes, dont certains ont des jambes amputées. « Il avait toujours quelque
chose d’intéressant à dire, témoigne-t-il. Lorsqu’il parlait, les gens
l’écoutaient. »
À la même période, le Strasbourgeois Foued Mohamed-Aggad se trouve, lui
aussi, à al-Bab. Il est passé y déposer son épouse, avant de partir « on ne sait pas
où » selon la mère de l’Alsacien.
Abdelhamid Abaaoud, Salim Benghalem, Jihadi John, Najim Laachraoui,
Foued Mohamed-Aggad, Mehdi Nemmouche, Tyler Vilus. Le puzzle est en
place.
Débarrassés de la férule d’Abou Obeida, encouragés par Abou Lôqman, un
Britannique et des francophones s’apprêtent à basculer dans la branche des
opérations extérieures de l’Amniyat. Ils se sont fait les dents dans le contre-
espionnage djihadiste, ils ont abandonné tout respect de la vie humaine dans des
combats sans pitié. Depuis des années, ils ne rêvent que d’une chose : marquer
d’un sceau sanglant leur détestation du mode de vie occidental, celui dans lequel
ils ont grandi. Ils sont prêts à enfin passer à l’acte. Ils n’attendent qu’un ordre.
Celui-ci intervient le 22 septembre 2014. Le porte-parole de l’organisation
terroriste, Abou Mohamed al-Adnani, déclare dans un message audio : « Si vous
pouvez tuer un incroyant américain ou européen — en particulier les méchants et
sales Français […] —, alors comptez sur Allah et tuez-le de n’importe quelle
manière. […] Frappez sa tête avec une pierre, égorgez-le avec un couteau,
écrasez-le avec sa voiture, jetez-le d’un lieu en hauteur, étranglez-le ou
empoisonnez-le. »
1. Son véritable patronyme.
Interlude

COURRIER ARRIVÉ AU CABINET D’INSTRUCTION AYANT EN


CHARGE LE DOSSIER DE NICOLAS MOREAU

Le 17 août 2015

Madame,

Je vous écris pour vous signifier que je ne souhaite plus être auditionné. À la
lecture de cette présente, vous pouvez considérer que vous savez tout sur mes
tribulations djihadistes. […] J’aimerais aussi vous rappeler que j’ai des
informations concernant DAESH mais que, le temps passant, certaines positions
de Dawla ont dû évoluer et je crains que certaines indications deviennent
désuètes. Quoi qu’il en soit, il me reste beaucoup à vous dire et des
renseignements vérifiables. Si toutefois vous vous décidiez à accepter ma
collaboration, je n’accepterai en contrepartie que ma libération et le nécessaire
pour refaire ma vie en Corée ou au Qatar, ce qui est peu au vu des risques
encourus. […] Dans l’attente d’une réponse, je vous prie d’agréer mes
salutations distinguées.

Monsieur Moreau
Seconde partie

La CIA des terroristes


I

9 janvier 2015

Un cadavre derrière le rideau de fer. Un cadavre à côté des Caddies à


l’entrée du magasin. Un cadavre le long d’une gondole près des caisses. Un
cadavre à côté d’une palette de sacs de farine. Une quinzaine d’otages assis le
long du rayon alcool/gâteaux apéritifs de l’épicerie juive de la porte de
Vincennes.
Face à eux, le tueur. Son portable collé à l’oreille. On est le vendredi 9
janvier 2015, il est 15 h 10. Et, depuis l’Hyper Cacher, Amedy Coulibaly
téléphone à BFMTV pour revendiquer l’attentat en cours.
— Vous voulez des informations pour votre chaîne ou pas ? Je suis là parce
que l’État français a attaqué l’État islamique, le califat.
— Est-ce que vous avez reçu des instructions pour mener cette… cette
opération ?
— Oui.
— De qui ?
— De la part du calife […]. Je demande que l’armée française se retire de
l’État islamique !

En raison d’un antécédent judiciaire en matière de terrorisme, Amedy


Coulibaly n’a pas tenté de rejoindre la Syrie, ce qui ne l’a pas empêché de
visionner encore et encore la vidéo d’Abdelhamid Abaaoud tractant des corps
derrière son 4x4. Il a communiqué sur une messagerie sécurisée avec un membre
de l’État islamique1qui l’a piloté à distance.
Le 7 janvier, l’homme a annoncé à Coulibaly des renforts : « Indications
bientôt pr recup amis aider toi ». Et le 8, il l’a prévenu que finalement, il devrait
commettre l’attentat en solo : « Pas possible amis, travailler tt seul ».
Dans l’Hyper Cacher, le standard sonne. Le terroriste, sur le point de mourir
lors de l’assaut des forces de l’ordre, répond à un appel de la radio RTL :
« Des comme moi vont venir, et il y en aura de plus en plus ! »

1. Plus de trois ans après les faits, celui-ci n’a pas pu être identifié. Les noms d’Abdelhamid Abaaoud, de Salim
Benghalem et d’un proche de Coulibaly ayant rejoint la Syrie une semaine avant la tuerie de l’Hyper Cacher ont été avancés
sans que rien l’établisse judiciairement.
II

Notre agent à Verviers

Trois jours après l’Hyper Cacher, les « amis1 » attendus en vain par Amedy
Coulibaly perdent patience à quatre cents kilomètres de la porte de Vincennes.
« Pachtoune », un ancien conducteur de tramway de Bruxelles, fait partie de
la cellule de Verviers, une commune-dortoir des environs de Liège. On lui « fait
une surveillance », et ça l’agace. Il a envie d’aller trouver les policiers qui le
suivent « pour leur dire de faire leur boulot correctement ». Surtout, « ça le
retarde de un ou deux jours… »
Le coche parisien étant raté, les terroristes envisagent de s’attaquer à des
commissariats de police sur le territoire belge. L’État islamique mandate la
cellule de Pachtoune, dont les membres sont rompus à la clandestinité et
multiplient les mesures de sécurité. Ils changent régulièrement de véhicules, de
téléphones portables. Pachtoune excelle dans l’art de la « contre-filoche » — en
argot policier, les techniques déployées par les délinquants pour repérer les
surveillances policières. Au volant de sa Renault Mégane de location, il change
parfois subitement d’itinéraire, multiplie les demi-tours intempestifs.
De nombreux djihadistes sont rompus à ces techniques. Durant le procès des
attentats de Toulouse et Montauban, le directeur départemental du renseignement
intérieur à Toulouse dira notamment de Mohamed Merah : « Il vit cloîtré mais
reste d’une vigilance extrême, ouvre les volets pour observer la rue, descend sur
le parking inspecter les véhicules. Il utilise le téléphone de sa mère, privilégie les
cabines téléphoniques. Au volant, Merah use de tous les codes pour casser les
filatures. Dans la répétition des mesures de sécurité, il applique une sorte de
catéchisme appris. Comme tout clandestin, comme tout homme déjà versé dans
la lutte armée. »
* * *

Depuis un appartement à Athènes, un mort tente de circonscrire l’incendie


qui menace la cellule de Verviers. Quelques mois plus tôt, une liste de
djihadistes décédés en Syrie a circulé sur Internet. Noyée en onzième position, la
kounya d’Abdelhamid Abaaoud. Une ruse pour berner les services de
renseignement occidentaux. Bien vivant, le petit bourgeois de Molenbeek profite
de ce leurre, en ce mois de janvier 2015, pour poursuivre ses activités en toute
discrétion.
Pour l’aider dans sa tâche et assurer sa sécurité dans les planques qu’il
fréquente, l’EI l’a même flanqué d’un garde du corps marocain. À l’automne
2014, le duo a d’abord pris ses quartiers à Edirne, une ville-préfecture turque à la
frontière avec la Grèce et la Bulgarie. Ils ont occupé un appartement d’où l’on
apercevait la mosquée Selimiye, le monument le plus imposant de la ville.
Abaaoud a mandaté le Marocain pour se renseigner sur la prise d’empreintes des
personnes à l’entrée de la Serbie et de la Hongrie, et la circulation des trains
entre la Grèce et le nord de l’Europe, tandis que lui-même prodiguait ses
derniers conseils à deux membres de la katibat al-Battar2, qu’il s’apprêtait à
envoyer en Belgique, auprès de Pachtoune. Il leur a fait se teindre les cheveux,
les a accompagnés en taxi jusqu’à Salonique. Puis il s’est installé à Athènes,
d’où il supervise désormais la cellule de Verviers.
Pachtoune s’inquiète d’avoir « détronché » une filature policière ? Abaaoud
ordonne à ses clandestins de « couper » avec lui. Un second membre du réseau,
également « trop cramé », est transféré dans une autre équipe.
« Ils sont très méfiants, voire paranoïaques, et font régulièrement état de
filatures dont ils feraient l’objet, résume sur procès-verbal un officier de la police
fédérale belge. Ils semblent conscients de la possibilité de localisation de leur
véhicule par la police et évoquent les vérifications d’usage à effectuer pour
s’assurer que ce n’est pas le cas. »
Quelques mois plus tôt, des Toulousains pensant être dans l’œil du cyclone
n’ont pas hésité à désosser leur voiture afin de vérifier si une balise n’avait pas
été fixée dessus. « Certains se la jouent tout de même un peu James Bond »,
ironise un haut gradé de la lutte antiterroriste.

* * *
Abdelhamid Abaaoud a un bon réflexe en cloisonnant son réseau, en isolant
ceux qui sont susceptibles de faire l’objet d’une surveillance policière. Mais il
fait une erreur. Il n’envisage pas que, le problème, c’est lui.
Un analyste de la direction du renseignement de la DGSE a étudié un flot de
communications entre l’Europe et la Syrie, il en a tiré une conviction. Son
service a contacté le parquet de Paris, la DGSI et les autorités belges : Abaaoud
serait en Grèce et animerait une plate-forme de transit de djihadistes. Il est déjà
arrivé que des candidats au djihad rejoignent la Syrie via Athènes. Sauf que là,
prévient la DGSE, « cela va dans l’autre sens » : cette fois, des moudjahidines
rentrent en Europe.
La police belge travaille déjà sur la cellule de Verviers, il s’agit désormais de
localiser Abdelhamid Abaaoud. Son téléphone borne dans un quartier d’Athènes.
Il faut affiner la géolocalisation, trouver où il loge.
Mais, le 15 janvier, le bel ordonnancement de cette enquête internationale est
bousculé. Dans la planque de Verviers, sonorisée par les forces de l’ordre, un
complice surnommé « le Gros » arrive. Avec les deux membres d’al-Battar
envoyés par Abaaoud, on les entend manipuler des armes, envisager de scier un
canon. Les terroristes se gargarisent de leur future action.
— Impossible de ne pas avoir du flic à Molenbeek !
— Je t’en massacre un !
— Ce sera une grosse fête !
L’attentat est imminent, les autorités belges décident d’y couper court. Tout
de suite.

* * *

Verviers, 15 janvier 2015.


Il est 17 h 42. Les fenêtres de la façade de l’habitation, rue de la Colline,
explosent. L’assaut des unités spéciales de la police fédérale belge a commencé.
Viennent les sommations d’usage :
— POLICE ! POLICE !
Des fusils d’assaut répondent depuis l’intérieur du bâtiment.
Et une invocation :
— Il n’y a de dieu que Dieu et Mohamed est son Prophète ! Allahû Akbar !
Le tueur d’al-Battar numéro 1 riposte à quatorze reprises depuis la fenêtre
d’une chambre à coucher située à l’arrière de l’habitation. Il s’expose trop, un
tireur d’élite le neutralise. Le terroriste s’écroule en travers d’un matelas. Le
tueur d’al-Battar numéro 2 fait feu, vide un premier chargeur depuis la salle de
bains. Il recharge son AK-47 et fonce dans le couloir.
Il est 17 h 43. Une grenade assourdissante est lancée par les forces de l’ordre
dans la cuisine, là où se dirige le tueur numéro 2. La grenade fait son office. Le
réfrigérateur prend feu.
Il est 17 h 44. Des gémissements émanent du tueur d’al-Battar numéro 2 qui
est aperçu allongé avec une arme en main. Depuis l’immeuble d’en face, un
tireur d’élite l’achève.
Encore quelques tirs provenant de la planque.
Il est 17 h 48. Un corps massif s’échappe dans un halo d’épaisses fumées par
l’arrière du bâtiment. Le Gros est plaqué au sol.
Une fois l’incendie éteint, les policiers perquisitionnent le logement. Sur un
canapé brûlé, des vêtements provenant du fournisseur officiel des forces de
l’ordre belges. Un peu partout, des pistolets-mitrailleurs, des fusils d’assaut et les
produits chimiques nécessaires pour confectionner du triperoxyde de triacétone,
dit TATP, un explosif ayant une force déflagratoire équivalant à 88 % de celle du
TNT. Pachtoune et ses complices sont interpellés. Les regards des services de
lutte anti-terroriste européens se tournent alors en direction du Parthénon.

* * *

Dans la foulée, tout un quartier d’Athènes est bouclé. La police grecque,


prévenue à la dernière minute de l’intervention des Belges, procède au contrôle
d’identité de près de cent soixante-dix résidents et perquisitionne deux
appartements. Un complice d’Abaaoud est interpellé. Un autre, un gamin de
Trappes, est relâché le lendemain grâce à de faux papiers. Mais point
d’Abdelhamid Abaaoud. Il est déjà trop tard.
Cela pour la version officielle. Un détail n’a jamais été révélé : les policiers
grecs n’étaient pas seuls pour localiser le terroriste belge. La CIA, le Mossad et
la DGSE étaient également présents à Athènes. Toutes ces agences ont réuni
leurs forces pour mettre le petit bourgeois de Molenbeek hors d’état de nuire.
En vain.

1. Les policiers et magistrats français considèrent, sans pouvoir l’établir judiciairement, que les Belges de Verviers
s’apprêtant à passer à l’acte une semaine après l’Hyper Cacher étaient les « amis » qui devaient épauler Amedy Coulibaly dans
son « travail ».

2. Voir première partie, chapitre XIII, « L’État islamique contre-attaque ».


III

Padre

Tout n’est pas perdu. Les enquêteurs récupèrent, dans le disque dur d’un
ordinateur qu’Abdelhamid Abaaoud a abandonné dans sa fuite, la capture
d’écran d’un dessin montrant un homme aux cheveux longs en train de pousser
un chariot. À côté du chariot, une flèche indique : « BOMBE ». Il s’agit d’un
plan d’attaque de Zaventem, l’aéroport de Bruxelles. Un plan qui sera appliqué à
la lettre un an plus tard, dans ce même aéroport, par des complices d’Abaaoud.
Le matériel informatique saisi permet aussi d’éclairer le rôle d’Abaaoud au
sein de l’organisation terroriste : celui d’un « sous-officier sur le terrain », me
résumera un magistrat français. En tant que tel, il a des comptes à rendre à ses
supérieurs hiérarchiques. Le Belge prend régulièrement contact sur Skype avec
un certain Amirouche, basé à Istanbul, afin de l’informer des avancées du projet
d’attentat de la cellule de Verviers. Abaaoud, qui sur certaines messageries prend
pour pseudo « Mon Fils », évoque également un certain « Padre ». Un jour,
Abaaoud annonce à l’un des deux membres d’al-Battar présents dans la
planque : « Padre, il dit que, dès que vous êtes dix, tu préviens ! »
Huit autres combattants exfiltrés de Syrie devaient rejoindre les deux déjà
logés à Verviers…
Padre et Amirouche sont les pseudos des véritables commanditaires de
l’attentat déjoué de Verviers. Abdelhamid Abaaoud n’est que leur relais sur le
terrain. Et, comme vont bientôt le découvrir les services de renseignement
occidentaux, les deux hommes ne sont pas de jeunes écervelés partis en Syrie au
sortir de l’adolescence, mais des quadragénaires vétérans du djihad algérien,
rompus, depuis vingt ans, à la clandestinité.
En attendant, les policiers belges interrogent les proches des terroristes. Le
28 février, ils entendent un vieux copain du coordinateur de la cellule de
Verviers.
— Connaissez-vous le dénommé Abdelhamid Abaaoud ?
— Oui, c’est un chouette gars. Je le connais depuis plus de dix ans. À
l’époque, c’était un bon ami. Je traînais tout le temps avec. C’est un gars du
quartier. Mais avec qui j’avais plus d’affinités.
— Saviez-vous qu’il allait partir en Syrie ?
— Je ne sais pas comment l’expliquer, mais on s’est perdus de vue avec les
années. Mais j’avais un pressentiment, car la prison, selon moi, l’avait changé.
— Avez-vous déjà parlé de djihad avec Abdelhamid Abaaoud ?
— Non, jamais.
— Que pensez-vous d’Abdelhamid Abaaoud ?
— En dehors du djihad, c’est quelqu’un de bien. Maintenant, je ne tolère pas
ce qu’il fait.
À l’issue de son audition, le témoin signe son procès-verbal.
Salah Abdeslam.
IV

Le classeur vert

Comme on le lui a appris, l’apprenti terroriste chiffre une première fois son
message, puis une seconde, avant d’envoyer sa production sur une boîte de
stockage : « J’aurais besoin de quelques réponses pour le bon déroulement,
inch’Allâh ! […] J’aurais besoin que le frère me ramène une arme que je dois
garder avec beaucoup de balles (je ne veux pas être une cible facile)… »
Et, pour se rassurer, il souhaiterait qu’« Abou Omar1 ou Amirouche restent
en contact permanent avec [lui] ».
Le jeune homme a rencontré Abaaoud, Amirouche et un certain Abou
Mouthana au cours de deux séjours en Turquie en octobre 2014 et début février
2015. Lors de la seconde rencontre, Mouthana le mandate pour commettre un
attentat contre la gare de Villepinte.
De retour dans l’Hexagone, l’apprenti terroriste va repérer les lieux. Mais le
projet initial est vite écarté. « Pour la station du RER, je suis parti une fois il y a
deux ou trois semaines. Le matin, je suis resté jusqu’à 8 h 45 et, la plupart,
c’était des Arabes », indique-t-il dans un message.
Abou Mouthana le relance : « Salam mon frère, j’espère que tu vas bien.
Nous, ça va, mais ici on traverse une période difficile, on a besoin de quelque
chose pour nous soulager. Il faut travailler par la volonté d’Allah. Essaye de
trouver une bonne église avec du monde et aussi regarde pour que tu puisses
repartir rapidement et facilement. Quand tu auras trouvé, fais-moi signe pour que
je t’explique la suite. »
L’apprenti terroriste est encore hésitant. « C’est difficile, akhy2, pour repartir.
Les bonnes églises ou paroisses sont toutes près d’un commissariat ou d’une
gendarmerie et l’église, ça prend plus de temps pour les tuer… »
Puisqu’il rechigne à passer à l’action, les commanditaires le délaissent, ne
répondent plus à ses mails. Alors, l’apprenti terroriste panique : « Je t’en supplie,
mon frère, réponds-moi ! Où est Abou Mouthana ? Qu’est-ce qui lui arrive ? Il
m’a fixé un rendez-vous depuis déjà une semaine et il n’est plus apparu… »
Abou Mouthana finit par reprendre contact avec lui. Après avoir eu peur
d’être abandonné, le jeune djihadiste donne désormais des gages de bonne
volonté. Il propose de s’en prendre à la basilique du Sacré-Cœur, il a même des
conseils à donner aux « frères qui vont taper en même temps » que lui. Par
exemple, un train dans lequel ils peuvent « tuer au minimum 160 personnes, au
max 400, cette opération demandera deux frères, pas plus ». Mais ses
commanditaires n’en démordent pas. Cela doit être un lieu de culte anonyme.
Alors, le dimanche 12 avril 2015, l’apprenti terroriste s’en va repérer l’église
Sainte-Thérèse à Villejuif, dans le Val-de-Marne.
Deux jours plus tard, Abou Mouthana lui envoie un message chiffré
détaillant ses instructions pour récupérer, sur un parking d’Aulnay-sous-Bois, les
gilets pare-balles et les armes cachés dans une voiture volée : « OK, akhy,
maintenant fais bien attention : tu vas trouver dans cette rue une sandwicherie
qui est dans un angle, ça s’appelle Atmosphère, je crois. Une fois que tu as
trouvé la sandwicherie, tu traverses la grande route et tu vas juste en face, tu vas
trouver une cité. Tu rentres à l’intérieur, tu vas trouver des places pour garer les
voitures, normalement il y a un terrain de foot. Tu regardes parmi les voitures
qui sont garées là, proches de la grande route et tu cherches une Renault
Mégane, soit le dernier modèle, soit le modèle juste avant. Une fois que tu as
trouvé la voiture, tu regardes sur la roue avant droite, tu vas trouver les clés
posées dessus. Dès que tu as les clés, tu ouvres, tu récupères le sac et tu vas le
ranger dans ta voiture. »
Le samedi 18 avril, le jeune djihadiste fait un dernier repérage devant
l’église Sainte-Thérèse de Villejuif. Le lendemain matin, il esquive les caméras
de vidéosurveillance à la sortie de son domicile, monte dans sa voiture et
s’apprête à passer à l’acte.

* * *

— Le Samu de Paris, bonjour.


— Oui, bonjour… Au secours…
À l’autre bout du fil, la voix est essoufflée. Son propriétaire souffre.
— Dites-moi, vous êtes dans quel arrondissement, monsieur ? relance
l’opératrice.
— Je suis… dans le XIIIe… On m’a…
— Vous êtes sur la voie publique, monsieur ?
— Oui, sur la voie publique… On m’a tiré dessus !
— On vous a tiré dessus ?
— Oui ! Ahhh…
— Qu’est-ce qui se passe, monsieur ?
— Je ne sais pas, je suis sorti de chez moi… Ils m’ont tiré dessus !
— Ne quittez pas, monsieur.
Un répondeur automatique, une musique d’ascenseur. Dix secondes qui
s’éternisent.
— Monsieur, vous restez là où vous êtes ! On vous envoie quelqu’un.
D’accord ?
— Ahhh… Oui…
Dans les minutes qui suivent, au petit matin de ce 19 avril 2015, Sid-Ahmed
Ghlam, étudiant en électronique de vingt-trois ans, est secouru devant son
domicile pour une blessure par balle à la cuisse.
La nuit suivante, une enquêtrice de la Crim de Paris se présente pour poser
des questions au blessé sur son lit d’hôpital.
— Comment vous sentez-vous ?
— Je suis choqué.
— Par quoi êtes-vous choqué ?
— C’est le fait d’être ici qui me choque ! D’être enfermé ici avec la police,
ça me choque ! J’ai du mal à respirer. Les médecins ont dû me donner de la
Ventoline.
— Vous nous avez déclaré vous être tiré dans la jambe3, comment cela s’est-
il produit ?
— Je souhaite maintenir le silence.

De la Pitié-Salpêtrière où il a été soigné en tant que victime, Sid-Ahmed


Ghlam a été transféré à la salle Cusco, l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu.
Désormais, l’étudiant en électronique est entendu sous le régime de la garde à
vue.
La veille, tandis que l’ambulance l’emmenait, l’équipage de police secours a
suivi des traces de sang conduisant à son véhicule. Dans l’habitacle, au pied de
la banquette arrière, ils ont découvert un gyrophare bleu. Ce qui les a décidés à
fouiller la voiture, dans laquelle patientaient dans des sacs une kalachnikov, un
pistolet Sig-Sauer, un pistolet Sphinx, les munitions afférentes et, sur le siège
passager, un classeur vert.
Après leurs trouvailles dans la voiture de Ghlam, les effectifs de la
préfecture de police de Paris ont investi la résidence étudiante où il loge. Dans la
chambre 310, ils ont mis la main sur trois nouvelles kalachnikovs, trois gilets
pare-balles, trois gilets tactiques, trois cartouchières, trois chasubles jaunes de la
police, mais également, plié dans un tiroir sous le lit, un drapeau noir.
L’oriflamme de l’État islamique.
Les enquêteurs font le rapprochement avec le meurtre d’une jeune femme,
Aurélie Châtelain, tuée le matin même dans sa voiture sur un parking à
proximité de l’église Sainte-Thérèse à Villejuif. L’ADN de l’étudiant en
électronique est retrouvé dans le véhicule de la victime et une douille, à côté de
la défunte, correspond à celles du pistolet Sphinx de Ghlam.
Cette fois, c’est une certitude. Le meurtre d’Aurélie Châtelain est un attentat
(du moins un attentat qui n’est pas allé à son terme — une tuerie dans une église
— par la faute d’un impondérable : après avoir abattu la jeune femme, Sid-
Ahmed Ghlam s’est malencontreusement tiré dessus). Les enquêteurs de la Crim
en ont la preuve. Elle se niche dans le classeur vert qui reposait sur le siège
passager de sa voiture. À l’intérieur, vingt-sept feuillets. Le vade-mecum du
parfait terroriste, « une succession d’énumérations d’actes techniques voire
tactiques à effectuer, préalablement, pendant et à l’issue de la réalisation [de
l’attentat] », notera un brigadier.
Ghlam devait notamment vérifier l’emplacement des caméras de
vidéosurveillance de la ville. La page 16 récapitule les actes « à faire et à ne pas
faire » en dissociant l’« avant », le « pendant » et l’« après ». La page 20 est
dédiée à la façon dont il doit s’habiller de la tête aux pieds. Les jours précédant
l’attentat, le terroriste doit chausser du 43, porter un pantalon serré et une veste
cintrée, des lunettes de soleil et une casquette, privilégier tout ce qui affinera la
silhouette ; pendant l’attentat, ce sera des baskets taille 44, un jean, un
survêtement, une capuche, des vêtements amples… Et, entre les deux étapes, il
lui faut changer sa démarche. Autant de consignes respectées par Ghlam, qui
avait emporté à Villejuif des baskets et un coupe-vent de taille XXL à capuche.
Mais le méticuleux Abou Mouthana et ses amis n’ont pas songé à rappeler à leur
apprenti terroriste de remettre le cran de sûreté de son arme après un premier
usage.
Deux mois plus tard, Sid-Ahmed Ghlam, acculé par les preuves matérielles,
lâche du lest dans le bureau du juge. À l’en croire, ce ne serait pas lui qui aurait
tué Aurélie Châtelain, mais un complice, jamais identifié. En revanche, il
confirme avoir participé à un projet d’attentat4. Et, pour faire bonne figure,
l’étudiant en électronique livre quelques indications sur le commanditaire. Abou
Mouthana serait un Français d’origine algérienne de plus de quarante-cinq ans,
emprisonné un temps en Algérie pour des faits de terrorisme. Il aurait choisi un
attentat contre la gare de Villepinte parce qu’il est originaire de cette ville.
Grâce à ces détails biographiques, les services de renseignement ont une idée
plus que précise de l’homme qui se cache derrière cette kounya. Une idée très
précise.

1. Abou Omar est la kounya utilisée par Abdelhamid Abaaoud.

2. « Frère ».

3. Après avoir indiqué au Samu avoir été victime d’une agression, Sid-Ahmed Ghlam est revenu sur ses déclarations en
garde à vue.

4. Sid-Ahmed Ghlam n’est pas jugé et bénéficie donc de la présomption d’innocence.


V

Protocole fantôme

Côté état civil : Abdelnasser Benyoucef.


N’habite plus à l’adresse indiquée. Inconnu en qualité de salarié au registre
de la déclaration préalable à l’embauche. Inconnu en qualité de gérant au registre
du commerce et des sociétés. Inconnu des opérateurs en téléphonie. Inconnu des
compagnies aériennes.

* * *

Côté casier judiciaire : Abdelnasser Benyoucef.


Très défavorablement connu des services de police. Condamné à une peine
de douze années de réclusion criminelle pour des faits d’association de
malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, financement d’entreprise
terroriste, vols commis en bande organisée. Condamné par défaut. Absent.

* * *

Sur l’unique photo que les services de renseignement ont de lui, l’homme a
l’air de sortir à peine de l’adolescence, arbore une barbe de trois jours, les
cheveux sagement coiffés. C’est Monsieur Tout-le-Monde.

* * *

Abdelnasser Benyoucef, alias Abou Mouthana al-Djaziri.


* * *

Né à Aït Enzar, dans la montagne kabyle, âgé de quarante-deux ans,


emprisonné en Algérie pour des faits de terrorisme et ayant résidé à Aulnay-
sous-Bois, une commune jouxtant Villepinte.
Le pedigree colle avec la description, par Sid-Ahmed Ghlam, du
commanditaire de son attentat raté. Par ailleurs, l’un des hommes ayant déposé
l’arsenal récupéré par Ghlam dans une Renault Mégane est un vieux copain de
Benyoucef. Et celui qui a fourni le pistolet Sphinx ayant tué Aurélie Châtelain
est le beau-frère d’un de ses anciens complices.
Cet homme, Abdelnasser Benyoucef, qu’Abdelhamid Abaaoud surnomme
affectueusement « le Vieux », pourrait correspondre, imaginent les services de
renseignement, au Padre évoqué sur des écoutes par différents membres de la
cellule de Verviers.
La cellule de Verviers et l’apprenti Sid-Ahmed Ghlam sont les derniers
jalons laissés par celui qui est considéré comme l’un des principaux cadres de
l’État islamique, un terroriste haut placé, mais qui adopte, selon le contre-
espionnage français, « une posture discrète ».

Toute la carrière de terroriste d’Abdelnasser Benyoucef a été placée sous le


sceau de la disparition. Fils de bonne famille algérienne ayant grandi en Seine-
Saint-Denis, il verse dans le hold-up et le trafic de drogues puis enseigne à des
candidats au djihad, au début des années 2000, comment braquer un convoyeur
de fonds, avant de suivre lui-même un entraînement dans les gorges de Pankissi,
en Géorgie, base arrière d’Al-Qaïda. Il y peaufine, après un premier stage en
Afghanistan, ses connaissances militaires, mais échoue à rejoindre la
Tchétchénie en guerre, la faute à un hiver précoce qui rend impraticables les
routes de montagne. De retour en France, le reste de son groupe, suspecté de
fomenter un attentat chimique, est interpellé en décembre 2002. Lui échappe au
coup de filet.
Deux ans plus tard, les policiers découvriront lors d’une perquisition à son
domicile d’Aulnay-sous-Bois une éclairante revue de presse, du numéro 1 de la
revue du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) au numéro 11
de la revue du comité militaire d’Al-Qaïda en Arabie saoudite.
Mais point d’Abdelnasser Benyoucef, qui a fui en Algérie au lendemain du
braquage bidon d’un convoyeur de fonds complice. Un million d’euros sont
dérobés à la Brink’s. Un magot destiné au financement du Groupe islamiste des
combattants marocains (GICM), qui, quelques mois plus tôt, a commis l’attentat
de Casablanca (quarante-cinq morts) et s’apprêtait à réaliser celui de Madrid
(cent quatre-vingt-onze morts). Benyoucef est finalement arrêté par la police
algérienne avec quarante mille euros en poche — le reste du butin n’a jamais été
retrouvé — et incarcéré deux ans dans son pays d’origine.
Sa — courte — peine purgée en Algérie, Abdelnasser Benyoucef se fait
oublier pendant près de dix ans avant de se réinventer en Abou Mouthana al-
Djaziri en Syrie, reprenant contact avec des terroristes dont il a fait la
connaissance lors d’un premier voyage dans le pays, en 1995. Lui dont le mentor
disait que « c’est la violence d’État qui a conduit [les groupes djihadistes] à se
constituer, ce qui rejoint l’idée de légitime défense » trouve dans la lutte armée
contre Bachar al-Assad un théâtre à sa mesure.
En 2013, Benyoucef retrouve des complices du temps des filières
tchétchènes. Eux aussi ont rallié la Syrie. Les uns ont choisi de rester fidèles à
Al-Qaïda, lui a opté pour l’État islamique, ce qui ne l’empêche pas d’apporter à
l’occasion à ses anciens camarades son savoir-faire en matière de logistique.
Après vingt ans, les fraternités d’armes demeurent plus fortes que les querelles
idéologiques.
Vétéran du djihad afghan et tchétchène, Abdelnasser Benyoucef est nommé
émir militaire de la katibat al-Battar, l’unité d’élite du califat, qui compte une
centaine de Libyens et une vingtaine de francophones. Benyoucef a alors sous
ses ordres plusieurs membres des futurs commandos de Verviers et du 13
Novembre.
À ses côtés, les enquêteurs retrouvent la trace d’Amirouche. Et découvrent
son vrai nom, Samir Nouad. L’homme, qui supervise Abaaoud et les membres de
la cellule de Verviers, est un vieil ami de Benyoucef. Un ancien collecteur
d’armes du GIA1 algérien passé lui aussi par l’Afghanistan. Interpellé fin 2014
en Turquie avec de faux papiers, Samir Nouad est relâché, sa véritable identité
n’ayant pu être établie par les forces de l’ordre locales. Il rentre à Raqqa, d’où il
participe au pilotage de Sid-Ahmed Ghlam.
Avec les Benyoucef, Nouad et consorts, l’État islamique dispose d’un vivier
de djihadistes expérimentés, alléchés par la perspective de bénéficier enfin des
moyens et des effectifs dont ils ont toujours rêvé pour commettre leurs attentats.
Au printemps 2015, des renseignements parviennent aux services français,
selon lesquels le califat forme des commandos capables de préparer des attentats
complexes sur notre territoire en se reposant sur le recyclage des anciens réseaux
du djihad mondialisé. La DGSI et la DGSE font remonter à leurs autorités de
tutelle des notes soulignant le rôle d’une vingtaine de vétérans français d’Al-
Qaïda « parvenus à se greffer au terreau djihadiste particulièrement fertile en
Syrie et en Irak » et exerçant désormais des responsabilités dans la planification
d’opérations extérieures.
La DGSE a acquis la conviction que ces vétérans ont monté une structure
basée à Raqqa fonctionnant sur le principe de la « maison des Algériens » en
Afghanistan. Dans les années 1990, cette maison située à Djalalabad était le
point de chute des ressortissants algériens qui se voyaient ensuite orientés dans
les différents camps d’Al-Qaïda ou des talibans. Une fois qu’ils étaient formés,
on les envoyait dans des zones de conflit comme le Cachemire. Sinon en Europe,
afin de constituer des cellules dormantes attendant d’être sollicitées pour
commettre un attentat.
Cette structure calquée sur la maison des Algériens a germé dans l’esprit
d’Abdelnasser Benyoucef. C’est là que serait née l’idée des attentats dans
l’Hexagone. Au cours de réunions dans plusieurs ministères régaliens, la DGSE
tient le même discours : « Après la vague d’attentats de 1995, c’est la deuxième
manche. Les Irakiens s’en moquent de notre pays. Si on est pris pour cible, c’est
parce que les Algériens arrivent et disent : “Nous, on va s’occuper des opérations
extérieures. Et l’ennemi, c’est la France.” »
Les attaques déjouées de la cellule de Verviers et de Sid-Ahmed Ghlam
étaient placées sous l’égide de l’équipe de Benyoucef, la katibat al-Battar
assurant la logistique.
Ensuite, d’après des notes émanant de différents services français,
Abdelnasser Benyoucef soumet à Abou Bakr al-Baghdadi l’idée, calquée sur sa
maison des Algériens, de créer au sein du califat une entité dédiée à la projection
d’opérationnels hors de la zone syro-irakienne. Le calife, séduit, retient le
concept. Et place cette nouvelle entité sous l’égide de l’Amniyat.

1. Groupe islamique armé, organisation terroriste qui cherchait à renverser le gouvernement algérien dans les années
1990 et au début des années 2000.
VI

« C’est un ordre de l’émir des croyants ! »

Abou Bakr al-Baghdadi n’a pas été difficile à convaincre. La Dawla se


prépare aux attentats depuis longtemps. Dès le début de l’année 2014, soit neuf
mois avant la déclaration de guerre d’Al-Adnani appelant « à tuer de méchants et
sales Français », l’organisation terroriste a missionné des moudjahidines en
Europe, tout en prenant garde à ne pas revendiquer leurs actes. Le premier
d’entre eux à avoir frappé est l’ancien geôlier de l’hôpital ophtalmologique
d’Alep, Mehdi Nemmouche.
Lors d’un contrôle de routine du bus en provenance d’Amsterdam, via
Bruxelles, des douaniers l’ont interpellé à la gare routière de Marseille. Dans son
sac, une arme de poing, une kalachnikov, une caméra miniature GoPro, et un
drap transformé en drapeau à la gloire de l’EI. Autant d’éléments matériels qui,
associés à des images de vidéosurveillance, désignent Nemmouche comme le
principal suspect du quadruple assassinat du Musée juif de Bruxelles venant de
se dérouler le 24 mai 2014.
Dans le train qui le ramène de Marseille à Paris, où il doit être interrogé,
Nemmouche parle de sa passion pour le chanteur Aznavour et énumère ses
épisodes préférés de Faites entrer l’accusé… Exactement comme le tortionnaire
décrit par les ex-otages français d’Alep. Lors de son audition à la DGSI, les
enquêteurs affichent aux murs les articles de presse consacrés au terroriste afin
de flatter son ego. En vain. Il ne desserre pas les dents. Même attitude lors de
son défèrement devant la justice.
Peu loquace dans le cabinet du juge d’instruction, où il invoque son droit au
silence tandis que son avocat répète son innocence dans la tuerie du Musée juif,
Mehdi Nemmouche va se révéler une vraie pipelette en prison.
* * *

28 juillet 2014. Cela fait deux mois que Nemmouche croupit dans une
cellule du quartier d’isolement de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy. Sur le point
d’être extradé vers la Belgique, le numéro d’écrou 84972 s’ennuie dans sa
cellule jusqu’à ce qu’un détenu, alors en cour de promenade, se colle contre le
mur, au pied du bâtiment. Le taulard, incarcéré pour être allé combattre en Syrie,
entame avec Nemmouche une très longue conversation.
Les deux détenus, qui ont pour ami commun Salim Benghalem, ignorent
qu’un surveillant écoute à la porte de la cellule du terroriste et retranscrit leurs
propos. Son résumé finira dans un rapport de l’administration pénitentiaire, signé
de la main du directeur de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy.
Au cours de cette conversation très écoutée, Mehdi Nemmouche raconte
comment il a détecté la surveillance policière dont il aurait fait l’objet en
feuilletant… le Guide du routard.
Flash-back. Après son séjour d’une année en Syrie et un passage en Turquie,
Nemmouche s’envole le 21 février 2014 pour la Malaisie. Il y séjourne un mois
et demi, effectuant de courtes escales à Singapour et à Bangkok, avant d’atterrir
à Francfort et de se perdre dans la nature jusqu’à la tuerie du Musée juif.
Depuis sa cellule, Mehdi Nemmouche narre par le menu à son auditeur un
épisode de son périple à Singapour. Il y a rencontré « un Japonais » — le
terroriste désigne là un Asiatique francophone — qui l’aurait, selon ses dires,
« roulé ». Le Japonais, soi-disant un étudiant en médecine âgé de vingt et un ans,
l’invite à passer la soirée au casino.
Là, il se serait montré insistant. D’abord pour regarder le passeport de
Nemmouche, au prétexte qu’il n’en a jamais vu de français. Le terroriste
obtempère, tout en prenant soin de masquer son identité. Ensuite, le Japonais
l’interroge sur les visas algériens, libanais et turcs tamponnés dessus, lui
demandant ce qu’il est allé faire dans ces pays. Nemmouche prétend être un
commerçant dans le textile et se rendre là où les tissus sont le moins chers.
Face à ces questions, l’ancien braqueur de supérettes reconverti en terroriste
a alors le sentiment d’avoir été piégé par un policier. Aussi, lorsqu’en fin de
soirée le Japonais cherche un moyen de rester en contact, Nemmouche lui refile
une fausse adresse mail, avec la ferme intention de ne plus jamais revoir
l’étudiant en médecine trop intrusif.
Le lendemain, le djihadiste, en train de prendre en photo une des plus belles
mosquées de Singapour, se retrouve nez à nez avec le Japonais. Interloqué,
Nemmouche lui demande ce qu’il fait là, l’Asiatique répond que la mosquée
figure parmi les monuments recommandés par le Guide du routard. Nemmouche
va vérifier, il se procure un exemplaire du Routard consacré à Singapour : c’est
faux, la mosquée en question ne figure pas dans les pages du guide touristique…
L’histoire de l’étudiant en médecine fait penser à une légende mal fagotée
d’un espion pas très discret. Touriste solitaire et suspect, Mehdi Nemmouche a-t-
il fait l’objet d’une filature de l’Internal Security Department (ISD), les services
de renseignement intérieur de Singapour ? Ou a-t-il été pris en charge par des
services occidentaux en tant que djihadiste connu et répertorié1 ? Son identité
avait-elle été donnée par la taupe Abou Obeida ?
Nemmouche est en tout cas persuadé d’avoir démasqué un agent secret.
Après avoir pris ses distances avec ledit étudiant, il rallie l’Europe et commet
son attentat.

* * *

Lors de sa conversation avec le détenu de Bois-d’Arcy, Mehdi Nemmouche


ne se contente pas de se plaindre des surveillances policières dont il aurait fait
l’objet en Asie, il avoue aussi son crime et inscrit son action dans un projet
terroriste concerté.
« Tout en rigolant », insiste dans son rapport le directeur de la maison
d’arrêt, le terroriste se dit heureux parce qu’il y a « quatre juifs de moins sur
terre qui [sont] repartis dans un cercueil en Israël », dans une référence glaçante
aux victimes du musée de Bruxelles. Il se compare au cerveau du « gang des
barbares », Youssouf Fofana, qui « lui n’a fumé qu’un seul juif ».
À l’issue de la discussion à travers les murs gris de Bois-d’Arcy, Mehdi
Nemmouche conclut, à propos des policiers : « Tant qu’ils ne démantèlent pas la
filière, tout ira bien. » Laissant entendre que d’autres projets sont en cours.

* * *

Officiellement, l’État islamique n’a jamais endossé la paternité de la tuerie


du Musée juif de Bruxelles commise par un soldat de son califat. En revanche,
plusieurs djihadistes proches de Nemmouche célèbrent sur les réseaux sociaux le
carnage attribué à leur ami. Le soir même de l’attentat antisémite, des membres
de la katibat al-Battar se photographient dans un kebab de Raqqa et sous-titrent
l’image publiée sur Twitter : « Mort aux juifs »… Deux jours après l’attentat de
Bruxelles (et quatre jours avant l’arrestation de Nemmouche, qui n’a pas encore
été identifié), Tyler Vilus se félicite de la tuerie sur son compte Twitter : « Morts
de juifs en Belgique, c’est du propre. Qui doit-on remercier ? Telle est la
question. Kalash pliable, GoPro, ça sent bon :). »
On sait que Nemmouche, Vilus et Abaaoud étaient ensemble en Syrie. La
propre mère de Vilus avoue à un proche bien connaître Nemmouche, elle aussi.
Son interlocuteur s’inquiète de ces terroristes envoyés par l’État islamique, la
mère de Vilus le rassure : « Ce sont des frères qui rentrent parce qu’ils ont envie
de faire un truc eux tout seuls. C’est des trucs perso quoi, c’est leur choix à eux,
tu vois ? »
À l’entendre, les djihadistes rentrés en France seraient des loups solitaires
auxquels l’organisation terroriste aurait lâché la bride.
La réalité est plus complexe.

* * *

Sur le point d’entamer son périple asiatique qui devait le conduire incognito
jusqu’au Musée juif de Bruxelles, Nemmouche a téléphoné durant vingt-quatre
minutes à Abaaoud, comme le feront plus tard les membres de la cellule de
Verviers.
Et puis il y a cette écoute téléphonique, le 5 juillet 2013, au cours de laquelle
Abdelmalek Tanem2, le garde du corps d’Abou Obeida, annonce à un ami en
France, concernant Nemmouche toujours en Syrie à ce moment-là :
« Finalement, son truc, il est retardé à largement plus tard. Tu vois ? »
À l’autre bout du fil, l’interlocuteur s’inquiète : le retour de Nemmouche en
Europe pour commettre « son truc » semble compromis. Le principal intéressé
s’invite dans la conversation en prenant le téléphone des mains du garde du
corps. « Tout ce que je t’ai dit, quasiment tout, c’est auto-annulé, explique
Nemmouche. Tout ce dont on avait parlé, il n’y a pas réellement de date, tu
vois. »
Mehdi Nemmouche devra effectivement patienter plusieurs mois avant
d’obtenir la permission de commettre son attentat en Europe.
Toujours en ce mois de juillet 2013, une conversation entre Tanem et un
autre islamiste resté en France laisse entendre que le projet de renvoyer des
moudjahidines en Europe est validé par les plus hautes autorités de
l’organisation terroriste. Le garde du corps demande à son ami s’il connaît
quelqu’un qui fait des faux passeports. L’ami lui répond que « c’est coûtant »,
cinq mille euros… Tanem se moque du prix : « Ce n’est pas grave, c’est un ordre
de l’émir des croyants ! »
Abou Bakr al-Baghdadi. Le chef suprême de l’État islamique. Le futur
calife.
On est en plein cœur de l’été 2013. Ces djihadistes français, ceux que l’on
retrouve geôliers des otages occidentaux à l’hôpital ophtalmologique d’Alep,
peinent alors à joindre les deux bouts. Mais, dès lors que l’on agit sur ordre de
l’émir des croyants, payer cinq mille euros pièce n’est pas un problème.
Dans le même registre, l’ex-otage Federico Motka racontera, lors de son
audition par les carabiniers italiens, qu’un interrogateur de la Dawla posait plein
de questions sur les réfugiés qui demandaient l’asile politique en Europe,
cherchant à savoir comment fonctionnait la procédure. Ainsi, un an avant le
début des bombardements de la coalition, un an avant que le porte-parole Al-
Adnani ne menace l’Occident, l’État islamique se renseignait déjà sur la façon
dont il pourrait faire passer les frontières à ses tueurs.
Enfin, de retour en France, Mourad Farès, ce Savoyard dissident de l’EI,
rapportera une entrevue avec un Saoudien chargé de recruter, de former et de
renvoyer chez eux des moudjahidines étrangers en vue de constituer des cellules
dormantes prêtes à commettre des attentats. Le Saoudien lui aurait ordonné de ne
parler à personne de ce « projet secret ». On est à l’automne 2013.

Dès cette époque, les services de renseignement ont conscience du risque


représenté par les soldats du califat à l’intérieur de nos propres frontières. Au
lendemain de l’attentat attribué à Mehdi Nemmouche, la DGSE recense dans une
note les Français représentant, selon elle, un danger. Y figure, un an et demi
avant le Bataclan, le Strasbourgeois Foued Mohamed-Aggad. Dans cette liste,
parmi ceux qui sont susceptibles de piloter un attentat depuis la Syrie, on
retrouve aussi le Cannois Rached Riahi, qui écrit sur les réseaux sociaux que « le
terrorisme a besoin d’employés en France, inch’Allah, bientôt des attentats, chez
les Gaulois » ou détourne la devise de la République : « LA FRANCE =
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, ÇA VA SAIGNER. » Dès le mois de février 2014, Riahi
annonce, avec son complice Vilus et un troisième larron, être en train de recruter
une équipe afin d’attaquer un commissariat à Lyon. Le trio passe son annonce
pour l’opération suicide contre les forces de l’ordre sur Facebook. C’est peu
discret et le projet n’ira pas à son terme.
Jusqu’ici, les attentats reposant sur des initiatives individuelles étaient peu
coordonnés, sans référent pour guider depuis la Syrie les terroristes sur le terrain.
Lors de sa conversation à Bois-d’Arcy, Mehdi Nemmouche se plaint qu’une fois
en Europe « tout le monde l’avait abandonné », prétendant s’être retrouvé à la
rue avec soixante-quinze euros en poche.
Une fois le califat officiellement en guerre contre l’Occident, il va se donner
les moyens de son ambition. Aussi la suggestion d’Abdelnasser Benyoucef de
créer un bureau des opérations extérieures tombe-t-elle à point nommé. Et, pour
se faire épauler, Benyoucef prend avec lui un autre Français, une vieille
connaissance des plus hauts dignitaires de l’État islamique, un vétéran du djihad
habitué à jouer depuis plus de dix ans au chat et à la souris avec les services de
renseignement du monde entier.

1. Deux services français disposent d’une antenne à Singapour : la DGSE, les services secrets extérieurs, et la Direction
de la coopération internationale (DCI), l’organe rattaché au ministère de l’Intérieur, gérant les officiers de liaison de la police
française dans les ambassades à l’étranger. Jointe, la DGSE, comme à son habitude, refuse de commenter une éventuelle
opération extérieure. Cependant, un connaisseur du dossier assure que « la DGSE n’a rien à voir avec ça et, de toute manière, la
scène décrite par Mehdi Nemmouche ne correspond pas aux modes opératoires d’approche ». La DCI, elle, fait valoir que ce ne
sont « ni ses méthodes ni son métier ». Contacté par l’intermédiaire de l’ambassade, le porte-parole du ministère de l’Intérieur
de Singapour nous fait savoir qu’il « s’abstient de tout commentaire sur le sujet […] évoqué ».

2. Voir première partie, chapitre VIII, « C’est pas le Club Med, ici ! »
VII

L’émir à la Kia blanche

C’est une petite échoppe ayant pignon sur rue, juste en face du tribunal
islamique de Raqqa. Chez Abou Sayf, spécialité cuisine marocaine. Aux
fourneaux, un Nantais d’origine coréenne. Nicolas Moreau fait tourner sa
boutique malgré les aléas de la guerre.
Conséquence des bombardements, le store ne ferme plus. Les coupures
d’électricité sont fréquentes. Les panneaux publicitaires commandés ne seront
jamais livrés et le petit personnel ne brille pas par sa compétence.
Il faut croire que ce qui se trouve dans l’assiette est bon, car les djihadistes
s’entassent dans l’échoppe. Des Saoudiens, des Américains, des Anglais. Et
surtout des Français et un Belge.
Abdelhamid Abaaoud vient manger tous les jours chez Moreau, la nourriture
lui rappelle la vallée du Souss d’où est originaire sa famille au Maroc. Parfois, il
vient avec deux Tunisiens « dont l’un parlant très bien le français ». Les deux
hommes sont chargés d’envoyer des clandestins « pour attaquer la Belgique,
voire la France », à en croire Moreau lorsqu’il se confiera à la DGSI. Nicolas
Moreau évite de préciser s’il connaît l’identité des individus qui accompagnent
Abaaoud. Mais sa description du Tunisien parlant le français ressemble à s’y
méprendre à celle qu’il fera d’un autre client de son restaurant, un homme qui se
déplace dans un véhicule réservé selon lui aux seuls émirs de l’EI. Une Kia
blanche.

* * *
Autrefois, le propriétaire du véhicule était plutôt beau garçon. Avec ses traits
fins, ses cheveux en arrière et sa barbe noire, il faisait penser à Che Guevara.
Aujourd’hui, celui qui descend de sa Kia blanche s’est épaissi, sa chevelure a
cédé la place à une calvitie. Court sur pattes, il impressionne néanmoins
toujours. Les muscles n’ont pas disparu derrière l’embonpoint naissant. Au
contraire, plus le temps passe, plus il est râblé.
« Il fait très peur, il est vraiment impressionnant, confiera l’épouse d’un
djihadiste au journaliste David Thomson. Il doit peser cent dix kilos, mais ce
n’est que du muscle. »
Un consultant en informatique un temps tenté par le djihad se souviendra de
ce terroriste « figurant dans la top list du FBI », qui s’arrête en voiture devant les
cafés, commande une boisson chaude et repart aussitôt servi, ne consommant
jamais sur place.
Son visage ne passe pas inaperçu.
« Tout le monde parle de lui comme si c’était je ne sais pas qui, poursuivra
l’épouse de djihadiste. C’est un exemple. Ils savent qu’il a fait des opérations
importantes. »
La propagande de l’EI le met en avant. Dans une vidéo, il a menacé la
Tunisie. Dans un magazine, il a menacé la France.
À Raqqa, tout le monde connaît Boubakeur el-Hakim.

* * *

Né le 1er août 1983 à Paris, le petit Boubakeur est un enfant des Buttes-
Chaumont, ce quartier du XIXe arrondissement niché sur les flancs d’une
colline. À lui seul, il se retrouve à l’origine de la filière ayant hérité du nom du
quartier, au sein de laquelle on retrouvera impliqué Chérif Kouachi et inquiété
son frère Saïd, les futurs auteurs du massacre de Charlie Hebdo. Dans cette
bande de copains d’enfance qui se radicalise, El-Hakim est le petit dernier, il a
un an de moins que les autres.
Et pourtant c’est lui qui part le premier. Dès 2003, ce vendeur chez
Monoprix se rend en Irak, alors que le pays est sur le point d’être envahi par les
États-Unis. Lorsqu’un journaliste de LCI visite un camp d’entraînement de la
légion étrangère de Saddam Hussein, Boubakeur, tout juste âgé de vingt ans,
vêtu d’une veste militaire de l’armée irakienne et coiffé d’un béret, défie les
États-Unis : « Je viens de France, on va tuer les Américains ! On va tuer tout le
monde, nous ! Allahû Akbar ! »
À Falloujah, le fief d’Abou Moussab al-Zarqaoui, le sanguinaire chef d’Al-
Qaïda en Mésopotamie, Boubakeur el-Hakim supervise les différents groupes de
volontaires français et tunisiens. Dans une note qu’elle lui consacre le 26 mai
2005, la DST, l’ancêtre de la DGSI, relevait déjà qu’il connaissait beaucoup de
monde en Syrie et franchissait aisément la frontière irakienne.
El-Hakim pose des mines de quatre-vingts kilos enfouies dans le sol, qu’il
déclenche au passage de convois américains. Il reçoit les félicitations d’un imam
radical de Falloujah, le cheikh Abdullah al-Janabi, qui, dix ans plus tard, sera un
des prédicateurs les plus appréciés de l’État islamique.
Sa détermination ne peut pas être remise en doute. Il a été élevé dans cette
optique. Lorsque son propre frère, qu’il avait convaincu de le rejoindre, est tué
dans des bombardements américains en 2004, leur mère téléphone au domicile
d’un autre membre de la filière des Buttes-Chaumont et s’enthousiasme :
« Bonne nouvelle : mon fils est mort en martyr ! »
Une autre fois, elle a prédit : « Mes enfants sont destinés à cela. »

* * *

Arrêté au Levant, Boubakeur el-Hakim est condamné en France à sept ans


de prison. Malgré la détention, il continue d’exercer une emprise certaine sur les
hommes. Des rapports de l’administration pénitentiaire française soulignent « le
charisme et l’aura naturelle que lui reconnaissent les autres détenus. Il s’est très
vite imposé comme un leader naturel auprès des détenus à forte personnalité ».
Un ancien codétenu à Osny, la maison d’arrêt du Val-d’Oise, se souvient
encore de l’influence d’El-Hakim : « Il avait transformé la promenade en camp
d’entraînement djihadiste. Ils s’exerçaient à des prises de judo, à des exercices
de stratégie. Il y avait aussi une sorte de jeu où une équipe devait prendre à
l’autre un mouchoir. Je n’ai pas très bien compris la finalité… »
Dans une interview qu’il accordera à DABIQ, le magazine de propagande de
l’État islamique, Boubakeur el-Hakim relatera ses années de détention. « Nous
devions faire face à des humiliations et à l’inconfort de ces mécréants. Mais, en
même temps, c’était une formidable opportunité d’expliquer notre courant [de
pensée] et sa voie à la jeunesse emprisonnée. »
Libéré le 5 janvier 2011, il se précipite un mois plus tard en Tunisie,
nouveau théâtre privilégié du djihad international. Il y joue un rôle de premier
plan, notamment en acheminant des armes depuis la Libye. Il crée un camp
d’entraînement dans le pays de l’ancien dictateur Kadhafi. Cela se complique
pour lui lorsqu’il est suspecté d’avoir participé aux assassinats en Tunisie de
Chokri Belaïd, leader de la gauche nationaliste, et du député Mohamed Brahmi,
autre figure de la gauche.
On est en avril 2014. Boubakeur el-Hakim quitte la Libye où il s’était
réfugié, traverse la Turquie et, dix ans après, retrouve la Syrie. Salim
Benghalem, qui l’a connu via leurs amis communs des Buttes-Chaumont, l’y
accueille, mais le vétéran n’a besoin de personne pour s’intégrer au sein de
l’organisation terroriste émergente, constituée d’anciens d’Al-Qaïda en
Mésopotamie.
À l’été, il aurait été blessé par un tir de sniper lors de l’assaut victorieux
contre la base de la division 17 du régime syrien au nord de Raqqa. À l’automne,
Mourad Farès, le Savoyard qui rêvait de monter sa propre katibat de Français,
croise cet émir « particulièrement violent » à la tête d’un bataillon d’un millier
d’hommes.
Le 17 décembre 2014, Boubakeur el-Hakim revendique les assassinats des
opposants politiques en Tunisie et menace : « Nous allons revenir et tuer
plusieurs d’entre vous. Vous ne vivrez pas en paix tant que la Tunisie
n’appliquera pas la loi islamique ! »
Le djihad d’El-Hakim est sans limites, ne fait pas de quartier. En garde à vue
à la DST en juin 2005, dans le cadre de la filière des Buttes-Chaumont, il avait
détaillé sa philosophie terroriste : « Les attentats contre les civils sont
souhaitables. Une personne qui travaille en commerçant avec les soldats
américains est un combattant. Une personne qui leur vend de la nourriture est un
combattant. Toute personne qui leur vend quelque chose qui peut les aider est un
combattant. »
Et c’est cet homme, avec cette philosophie-là, qui a intégré l’Amniyat et
gravi ses échelons au point de devenir le Français le plus haut gradé au sein de
l’État islamique.
Un repenti dont le frère a servi de chauffeur à El-Hakim le décrit comme
proche du porte-parole de l’EI, le tout-puissant cheikh Al-Adnani. Selon lui, El-
Hakim dirige « une police secrète, des gens encagoulés ».

* * *

* * *
Une fois leur déjeuner avalé dans le restaurant de Nicolas Moreau,
Abdelhamid Abaaoud et son supérieur hiérarchique, Boubakeur el-Hakim,
retournent à leur bureau. Un bureau spécial et très confidentiel.
Entendue en avril 2015, l’épouse du repenti précité avouera : « Ils ont la
haine contre la France, la France est devenue pire que les États-Unis. Je sais
qu’ils vont attaquer la France, mais je ne sais pas quand, ni où, ni comment. »
VIII

Le bureau des légendes djihadistes

À première vue, le palais de l’Hospitalité, dans lequel le régime syrien


logeait autrefois ses invités de marque, a été déserté. La terrasse sur le toit est à
l’abandon. Personne ne peut deviner ce qui se trame derrière les arcades couleur
sable. Nulle silhouette ne se dessine à l’ombre des fenêtres grillagées. Et quand
un véhicule sort de l’enceinte, ses vitres sont teintées, ses passagers encagoulés.
« Le bureau des attentats est à Raqqa. Mais personne ne sait où il se
trouve », a averti le facteur allemand ayant intégré les forces spéciales du califat.
Un homme, pourtant, a évoqué l’emplacement de ce bureau.
Le repenti dont le frère a servi de chauffeur à Boubakeur el-Hakim.
Le bureau des attentats se niche à l’intérieur de ce palais de l’Hospitalité en
apparence abandonné, dans le ventre mou de la ville, à quelques pas du parc
Haroun al-Rachid, en plein cœur du quartier résidentiel de Thakanah. Juste en
face d’un des deux logements d’El-Hakim.
Le bâtiment est idéalement situé dans un secteur jusque-là épargné par les
bombardements. Ni trop près ni trop loin des autres administrations du califat : le
bâtiment du nouveau wali de Raqqa, Abou Lôqman, le tribunal islamique, le
« stade noir » — le stade municipal al-Baladi, que l’Amniyat a aménagé en
prison. Dans les environs se trouvent aussi le restaurant de Nicolas Moreau où
Abdelhamid Abaaoud déjeune tous les midis et l’hôtel al-Karnac, où le Cannois
Rached Riahi profite du wi-fi pour envoyer ses messages de menace à l’encontre
de la France
Les Amniyyin ont annexé les immeubles mitoyens qui servaient de siège à
l’ancienne sécurité politique d’Assad, ce qui leur permet de bénéficier des
infrastructures de cette branche du Moukhabarat chargée de la surveillance des
opposants au régime. Désormais, dans cette enceinte, il s’agit d’envoyer des
terroristes en Afrique, en Europe, en Asie, afin d’y commettre des attentats.

* * *

Lorsqu’ils partent en mission à l’étranger, ceux qui travaillent dans ce


complexe tombent la cagoule, se rasent la barbe, s’habillent à l’européenne et
enfilent des Asics aux pieds.
Le « bureau des légendes » djihadistes dont rêvait Abdelnasser Benyoucef a
vu le jour.
On lui donnera beaucoup de noms. Les médias parleront de « ministère des
attentats » ; les services de renseignement le désigneront sous l’expression de
« Point 11 », du nom de la partie du stade de foot où se déroulera une réunion
avec plusieurs dignitaires de l’EI le lendemain du 13 Novembre. D’ex-
djihadistes évoqueront un « ministère des Provinces éloignées », confondant
avec une autre structure qui correspond plutôt à l’équivalent d’un secrétariat
d’État aux DOM-TOM du califat.
Au sein de la Dawla, on l’appelle l’Amn al-Kharji. La division est
officiellement chargée des opérations clandestines à l’extérieur du califat. C’est
en quelque sorte la CIA, ou le Mossad, des djihadistes. Il faudra attendre le
printemps 2016 pour que son implication soit reconnue par l’État islamique. Le
communiqué arabe de revendication des attentats de Bruxelles désigne les
auteurs sous l’appellation de mafraza amniyya1 et, quelques semaines plus tard,
la revendication des attentats de Tartous et Jablé — cent quarante-huit morts lors
d’attaques simultanées dans ces deux villes syriennes le 23 mai 2016 —
mentionne le rôle joué par « les Amniyyin ».
Qu’importe le nom qu’on lui donne, ses actions sont résolument placées sous
l’égide des services secrets djihadistes. Au lendemain du meurtre d’un policier
sur les Champs-Élysées, le 20 avril 2017, le magazine de propagande Rumiyah
expliquera doctement que, si le tueur français de policier était surnommé « Al-
Belgiki [le Belge] », c’était un « nom de code » utilisé dans ses communications
avec « son officier traitant »2.

Comme toujours avec l’État islamique, les responsabilités sont croisées. Ce


bureau des opérations extérieures, dépendant de l’Amniyat, est d’abord placé
sous l’autorité d’un cacique de l’organisation terroriste, un certain Abou Younès
al-Iraki, avant d’échoir dans le portefeuille du tout-puissant porte-parole Abou
Mohamed al-Adnani. Décrit comme un fin connaisseur du Coran et du droit
islamique, il apporte sa caution religieuse aux projets retenus et délivre la
validation finale. Son homme lige, Abou al-Bara al-Iraki, à la tête d’une katibat
des forces spéciales, gère quant à lui la cellule dédiée à l’assassinat d’opposants
à l’EI réfugiés en Turquie.
Le nouveau wali de Raqqa, Abou Lôqman, hérite de la direction des services
secrets à l’échelle du califat. À ce titre, il supervise également le bureau, étant
particulièrement attaché aux cellules francophones et anglophones qui projettent
des attentats dans leurs pays d’origine. Son adjoint, surnommé « le
Mathématicien », est chargé du contre-espionnage.
Le chef même de l’Amn al-Kharji n’est autre que Abou Ahmed al-Iraki,
l’homme qui se faisait passer pour le chauffeur du jeune Laachraoui lors de
l’évacuation des otages d’Alep3. Il est belge et s’appelle en réalité Oussama Atar.
Son profil est similaire à celui de Boubakeur el-Hakim. Comme lui, Atar est déjà
un vieux client de l’antiterrorisme. Comme lui, il connaît depuis une décennie
les Irakiens et les Syriens aujourd’hui à la tête de l’EI.
En 2005, Oussama Atar avait été condamné à dix ans de prison par un
tribunal irakien pour avoir pénétré illégalement dans le pays, puis incarcéré à
Abou Ghraib et au camp Bucca — où se trouvait, à la même période, le futur
calife, Abou Bakr al-Baghdadi.
Sa famille avait milité auprès des autorités belges pour sa libération au
prétexte d’une tumeur au rein, des rassemblements très médiatisés avaient été
organisés. Tant et si bien qu’il avait été rapatrié. Libéré en 2012, deux ans avant
la fin de sa peine, et manifestement guéri de son cancer, Oussama Atar ne
s’éternise pas en Europe. Il rejoint la Syrie.

Au courant du rôle joué par cet Abou Ahmed au sein des services secrets
djihadistes, mais ne l’ayant pas encore identifié, la DGSI produit, le 12 janvier
2015, trois photos correspondant à des djihadistes français ayant pour kounya
Abou Ahmed et les présente aux ex-otages français. En vain. Le contre-
espionnage n’a pas envisagé que l’individu puisse être belge et n’a pas inclus
Oussama Atar.
Quelques semaines plus tard, lors de ses communications avec Abdelnasser
Benyoucef, l’étudiant Sid-Ahmed Ghlam, en train de préparer son attentat de
Villejuif, s’enquiert des frères voulant rejoindre la Syrie mais n’ayant ni
passeport ni argent. « Je pense qu’Abou Ahmed t’en a déjà parlé, aidez-les »,
demande-t-il.
Abdelnasser Benyoucef et Oussama Atar réunis dans un même message…
Les deux terroristes s’apprécient, de même que Boubakeur el-Hakim, « un grand
ami » de l’Algérien Benyoucef, selon un Français les ayant croisés tous les deux.
Avec Samir Nouad, l’ancien des GIA, ces quatre hommes font tourner le bureau
des attentats.
Benyoucef en a eu l’idée, Atar le dirige, El-Hakim chapeaute les projets
d’attaques visant l’Europe et le Maghreb tandis que Nouad apporte son savoir-
faire en matière de logistique. Du moins, en théorie. L’organisation du bureau
évolue au gré des éliminations de certains de ses cadres, de la promotion des
autres.
« On n’arrivera jamais à établir judiciairement qui fait quoi, m’avouera un
magistrat. C’est une structure mutualisée avec quatre ou cinq vétérans en
responsabilité qui se repassent les dossiers d’attentat, en fonction de leurs
emplois du temps respectifs. »
Comme dans n’importe quel bureau, dans n’importe quelle entreprise.
Devant le juge d’instruction menant l’enquête sur les attentats du 13
Novembre, Bernard Bajolet, alors patron de la DGSE, évoquera « un processus
itératif dont les acteurs subordonnés peuvent changer d’un projet à l’autre ».
Malgré la masse des djihadistes menaçant la France et ses alliés, ceux qui
organisent depuis la Syrie les attentats en Europe constituent un tout petit noyau.
Dans une note transmise à l’automne 2016 à l’Élysée, les services de
renseignement soulignent qu’« entre janvier 2015 et avril 2016 Abdelnasser
Benyoucef, Boubakeur el-Hakim et Samir Nouad sont tous apparus impliqués
dans les projets planifiés depuis la zone syro-irakienne ayant visé l’Europe ».
Pour réaliser leurs sinistres desseins, ces vétérans s’appuient sur la jeune
génération, ceux qui ont fait leurs armes dans les environs de l’hôpital
ophtalmologique d’Alep et qui, ensuite, ont officié sous les ordres d’Abou
Lôqman, le nouveau chef de l’Amniyat.
Il y a ceux que la DGSE qualifie de « managers opérationnels », chargés de
la formation des futurs terroristes et de leur suivi une fois qu’ils seront sur le
terrain. Au premier rang de ces « managers » : les Belges Abdelhamid Abaaoud
et Najim Laachraoui, le Britannique Jihadi John et le Français Salim Benghalem,
de plus en plus sollicité par le bureau des opérations extérieures, où il a ses
entrées.
Parmi les petites mains du bureau, il y a également GTA Gourmat, le livreur
de pizzas de Malakoff, qui rêvait « de tuer tout ce qui bouge », mais aussi
plusieurs jeunes venus de Trappes qui devaient participer au commando de
Verviers, mais n’avaient pas réussi à rallier la Belgique. L’un d’eux est
surnommé « Lassana Diarra » à cause de sa ressemblance avec le joueur de foot.
Le Strasbourgeois Foued Mohamed-Aggad fréquente la bande. De même que
Maxime Hauchard. Après avoir survécu à l’enquête de personnalité menée
auprès des siens en Normandie, Hauchard a été remarqué lors de sa participation
à un camp d’entraînement par Abdelhamid Abaaoud et Jihadi John. Maintenant,
il fait office de garde du corps pour les plus hauts dignitaires du califat et
fréquente Boubakeur el-Hakim et GTA Gourmat. Il finit par intégrer l’Amniyat
et son bureau des opérations extérieures.

* * *

Lors de son audition mouvementée à Levallois-Perret, Nicolas Moreau


détaillera le processus de double validation des projets d’attentats. Chaque
volontaire francophone se présente à Abdelhamid Abaaoud et lui expose son
projet. On peut imaginer que les anglophones doivent faire de même auprès de
Jihadi John. « Ils regardent si tu n’es pas cramé dans ton pays, si tu es de
confiance », détaille Moreau.
C’est Abdelhamid Abaaoud « qui a un regard sur les dossiers », mais ce sont
deux Tunisiens, dont Boubakeur el-Hakim, qui décident au final « de retenir le
dossier ou pas ».
Pendant ce temps, les Amniyyin contactent par messagerie chiffrée leurs
référents en Europe. Ils sollicitent leur expertise locale sur les potentiels lieux
d’attaque. Une fois les informations récoltées, elles sont analysées au bureau des
attentats de Raqqa. La situation politique et sécuritaire est évaluée. Avec, sous
les yeux, le calendrier des événements à venir dans les pays ciblés.
Lors de leurs conversations avec leurs référents en Europe, les Amniyyin se
renseignent au passage pour voir s’il n’y a pas déjà sur place des volontaires
pour commettre des attentats. Et, si les candidats autochtones ont des problèmes
de liquidités, le bureau des légendes djihadistes leur envoie de l’argent et même
un tutoriel pour apprendre à tromper l’ennemi.

1. Détachement sécuritaire.
2. Dans l’univers du renseignement, l’officier traitant ou « OT » désigne un membre d’un service secret chargé de diriger
un ou plusieurs agents œuvrant clandestinement à l’étranger.

3. Voir première partie, chapitre XII, « Destination Riverside ».


IX

Le djihad selon Jason Bourne

Le 18 juin 2015, un lycéen en terminale S télécharge sur une messagerie


sécurisée un manuel de soixante-dix pages intitulé How to survive in the West,
« Comment survivre en Occident ». Le candidat au baccalauréat échange depuis
le début de l’année avec un hacker britannique, membre fondateur de la
cyberteam de l’État islamique. Ce dernier a connu son heure de gloire d’abord en
dérobant des données à l’ancien Premier ministre Tony Blair et, depuis qu’il a
rejoint le califat, en piratant les comptes Twitter et YouTube du Pentagone.
Le hacker de l’EI incite l’adolescent âgé de dix-sept ans à frapper en France.
Justement, le lycéen projette, avec trois autres complices, d’attaquer la base
militaire de fort Béar, dans les Pyrénées-Orientales, et d’y décapiter un gradé. Le
hacker l’abreuve alors de PDF sur la confection d’explosifs. Surtout, il lui envoie
How to survive in the West, « un truc de bandit », résumera le mineur : « Il y a
des conseils de discrétion, des cours théoriques sur la guérilla, des trucs
tactiques. »
Un mois après l’avoir téléchargé, le lycéen et ses complices seront
interpellés. Avant d’avoir pu passer à l’acte.

* * *

Vraisemblablement écrit par un membre de l’Amniyat, How to survive in the


West ambitionne de former des « agents secrets ». Le manuel préconise de
visionner la trilogie hollywoodienne Jason Bourne afin d’apprendre à déjouer les
filatures, analyse les façons de travailler des services de renseignement
occidentaux.
À l’origine, l’apprentissage de la clandestinité s’effectuait tout simplement à
travers des cours dispensés par des experts. Dans son livre Dans l’ombre de Ben
Laden, le garde du corps du terroriste saoudien raconte les entraînements en
Afghanistan dans les années 1990 : « On consacre des journées entières à étudier
les habitudes de nos cibles. […] Comment changer les traits de [nos] visages ?
Comment s’adresser aux voisins de la cible ? […] Tous les nouveaux arrivants
suivent ce stage qui leur apprend également à rédiger des lettres codées. »
Avec le temps, les terroristes condensent cet apprentissage dans des livres.
Les djihadistes poursuivent là une vieille tradition de perpétuation d’un savoir-
faire insurrectionnel. Le Manuel du guérillero urbain, ouvrage brésilien de 1969,
faisait office de livre de chevet pour les recrues de l’IRA comme des Brigades
rouges.
Produits de leur époque, les organisations djihadistes utilisent dorénavant
Internet et les réseaux sociaux pour propager leur savoir-faire et s’inspirer de
celui… des services de renseignement de l’ennemi.
Découvert en 2000 lors d’une perquisition à Manchester au domicile d’Anas
al-Libi, un cacique de l’organisation terroriste de Ben Laden, le livre connu sous
le nom de Manuel d’Al-Qaïda consacre deux chapitres à l’espionnage et la
sécurité. Y sont cités le KGB et Allen Dulles, légendaire directeur de la CIA des
années 1950. Tout y est prévu, anticipé. Jusqu’aux questions auxquelles devront
répondre les apprentis djihadistes au départ de leurs pays d’origine, dans les pays
de transit et à l’arrivée au Pakistan.
À la fin des années 2000, un ouvrage enseigne la manière dont « se
comporter et traiter avec les enquêteurs du renseignement ». Son originalité ? Il
s’appuie sur l’expérience d’un groupe de détenus. « L’objectif est d’armer les
combattants par la connaissance de ce qu’est une enquête, les aider à déjouer les
pièges des enquêteurs, à résister et tenir le silence, à protéger le djihad. »
Depuis, il a été supplanté par un Manuel de survie en garde à vue et un autre
texte intitulé Techniques d’interrogatoire. Savoir répondre aux questions des
policiers. Plus récents, ils ont les faveurs des sympathisants de l’EI.
Les manuels incitent à se raser la barbe, à se parfumer, à privilégier des
camaïeux dans les tenues et surtout à ne pas porter la montre au poignet droit,
comme le veut la tradition chez les moudjahidines, recommandent d’avoir des
tickets de cinéma usagés afin de faire croire que vous avez bien vécu dans le
pays que vous indiquez.
Des mesures évidentes pour la plupart, simples à appliquer. Les cellules
terroristes les utilisent au quotidien. Un islamiste condamné pour des faits de
terrorisme me confiait, en 2015, verser du jus de pomme dans des canettes de
bière pour faire croire aux policiers qu’il buvait de l’alcool et donc n’était plus
radicalisé. Un complice de GTA Gourmat préconise d’acheter des préservatifs
avant de rejoindre la Syrie pour déjouer l’attention des forces de l’ordre.
D’autres pratiques témoignent d’une certaine sophistication. « Q »,
l’inventeur du Secret Intelligent Service dans les James Bond, ne renierait pas
certaines trouvailles djihadistes, facilitées par la numérisation des données.
Courant 2011, deux Franco-Tunisiens sont arrêtés sur la route du retour. Ils
reviennent d’une formation dispensée par Al-Qaïda à la frontière entre le
Pakistan et l’Afghanistan. L’un et l’autre ont, cachées dans les cadrans de leurs
montres, des micro-cartes mémoire contenant une véritable encyclopédie du
terrorisme : cinquante vidéos, deux mille cinq cents images et deux cent
cinquante documents permettant de préparer des attentats « de tous genres et
pour tous niveaux de qualification », expliquant comment concevoir des mines,
des obus, piéger des véhicules, fabriquer des détonateurs à partir de téléphones
portables ou de réveils. On est loin des limites techniques des filières
tchétchènes en 2002, dont un membre avait maladroitement enregistré des
informations sur une cassette VHS cachée dans la jaquette du film Mr. Baseball
avec Tom Selleck.

* * *

À force de s’échanger leurs procédés, leurs connaissances d’une génération à


l’autre, les djihadistes progressent. « Depuis plus de trente ans, il existe une
littérature technique qui est diffusée et qui ne concerne pas la façon de faire un
attentat, mais la façon de se protéger des services de renseignement, confirme
Yves Trotignon, ancien de la DGSE, aujourd’hui enseignant à Sciences Po Paris.
Les publications de l’État islamique sont très pointues. DABIQ a consacré six
pages à exposer comment protéger ses données sur iPhone et Android. Al-Naba1
rédige des articles avec des schémas détaillant comment fonctionne un IMSI-
catcher2, comment se déroule une frappe de drone… »
Dans les semaines précédant les tueries de Mohamed Merah, son frère aîné
Abdelkader avait téléchargé dix-sept fichiers audio. Renommés sous les intitulés
trompeurs de « comportement ami » ou « comportement grand-mère », ils
contiennent des enseignements transmis aux moudjahidines et détaillant
comment échapper à la surveillance des services de renseignement3. L’un de ces
enseignements recommande de regarder des « films d’espionnage ». Lors d’une
perquisition au domicile d’Abdelkader Merah seront retrouvés des films sur la
bande à Baader mais également, dans sa bibliothèque, plusieurs autobiographies
ou ouvrages théoriques (et restés très confidentiels) d’anciens maîtres espions
français. Et aussi mon premier livre, consacré au braqueur Antonio Ferrara4…
Au cours du siège qui allait se conclure par sa mort, Mohamed Merah avait
confié au policier qui négociait : « J’ai lu des livres sur le grand banditisme pour
savoir comment les bandits se faisaient arrêter. »

* * *

Certains manuels témoignent d’une pensée stratégique à long terme. Ainsi,


l’auteur, anonyme, de How to survive in the West recommande de frapper dans
des pays victimes de crises économiques car « plus une nation est pauvre, moins
elle consacre d’argent à recruter et payer des espions ». L’auteur fait le pari que
les pays occidentaux, frappés par la récession, n’auront bientôt plus assez
d’agents pour analyser les attentats et satureront.

Un raisonnement qui vaut programme et va être appliqué à la lettre par


l’Amniyat. Y compris en France. Les attentats ou projets d’attentats menés par
des individus isolés, comme ceux d’Amedy Coulibaly, de Sid-Ahmed Ghlam ou
des conjurés de fort Béar, se multiplient, épuisent les services de renseignement,
tandis qu’à l’ombre du palais de l’Hospitalité, à Raqqa, le bureau des légendes
djihadistes mijote des attaques de beaucoup plus grande ampleur.

1. Lettre de propagande éditée en arabe par l’État islamique.

2. Capteur de données, dernier jouet mis à disposition des services de renseignement.

3. Au cours du procès devant la cour d’assises spéciale de Paris, Me Antoine Vey, un des avocats d’Abdelkader Merah, a
plaidé que son client « a depuis toujours l’envie de tout lire — TOUT LIRE — quand cela concerne la religion ».

4. Antonio Ferrara, le roi de la belle, avec Brendan Kemmet, Éditions du Cherche Midi, 2008 et 2012.
X

À la table du calife

De cette réunion, on ne sait presque rien. Un survivant de la cellule terroriste


pilotée par Abdelhamid Abaaoud a rapporté que le Belge avait été reçu par le
calife Abou Bakr al-Baghdadi « autour d’une table en Irak ».

On ne sait pas ce qui s’est dit, ni qui y était.


Selon des services de renseignement de pays sunnites de la région, la
réunion secrète se serait déroulée à la fin du printemps, à Mossoul. Après les
échecs de Verviers, de Villejuif et de fort Béar y aurait été entériné le choix de
mener des opérations en Europe avec des soldats du califat aguerris, encadrés
par des membres de l’Amniyat. Et cette fois, un autre cran aurait été franchi :
plusieurs capitales européennes et moyen-orientales seraient visées.

Ce que l’on sait :


L’opération se réalisera sous le grand patronage du cheikh Abou Mohamed
Al-Adnani et de son adjoint Abou al-Bara al-Iraki. Selon toute vraisemblance,
Abou Lôqman, le chef de l’Amniyat, y est associé.
Pour une raison qu’on ignore, Abdelnasser Benyoucef, le concepteur du
bureau des attentats, n’est, a priori, pas sollicité. Ce sera Oussama Atar, le chef
de la CIA du califat, la branche des opérations extérieures de l’Amniyat, qui
supervisera l’opération aux côtés de Boubakeur el-Hakim, le responsable de la
planification et de la coordination des attentats en Europe et au Maghreb. El-
Hakim a alors à son actif le pilotage depuis Raqqa de l’attaque du musée du
Bardo qui a fait vingt et un morts à Tunis en mars 2015.
Atar et El-Hakim recevront le renfort de cadres levantins et irakiens de l’EI.
Abou Walid al-Souri, responsable de la formation des forces spéciales, veillera à
l’entraînement des terroristes sélectionnés. Abou Mahmoud al-Chami1,
l’artificier du bureau des légendes djihadistes, sera mobilisé pour s’assurer que
les ceintures explosives remplissent leur office. Enfin, l’expérimenté Abou
Maryam al-Iraki aura la responsabilité du transfert en toute discrétion des
membres du commando vers la Turquie.

Ce que l’on sait :


Une date a été arrêtée, ce sera le 13 Novembre.

1. Jusqu’ici, les médias présentaient cet artificier sous son identité d’emprunt d’Ahmad Alkhald. Sa véritable identité est
Obeida Walid Dibo et sa kounya Abou Mahmoud al-Chami.
XI

« On a bien progressé sur le sujet »

En France, plusieurs officiers de renseignement pressentent le désastre à


venir, certains l’écrivent dans des notes transmises au sommet de l’État.
En septembre 2014, j’avais rencontré « Jacques », ma première source
consistante à la DGSI, dans un centre commercial de banlieue. Moi qui ne
connaissais pas grand-chose au djihad, il m’avait brossé un tableau, sinistre, de
la situation. Pour étayer son propos, cet officier de renseignement détaillait des
profils, des équipes qui seraient appelés plus tard à faire la une de l’actualité —
tout en refusant de nommer les suspects pour ne pas compromettre les enquêtes
en cours. Fin connaisseur de la rue, tout comme des réseaux criminels, Jacques
m’avouait être dépassé face aux djihadistes.
Il décrivait un service, le sien, au bord de l’asphyxie, à cause de la
multiplication des menaces à traiter. Le pari de l’auteur du manuel terroriste
How to survive in the West, qui pronostiquait des pays occidentaux saturés ne
parvenant plus à analyser correctement les risques, semblait gagné.
À l’approche de l’automne 2015, acculés à passer d’un dossier à l’autre, à
gérer l’immédiateté, les services de renseignement français perdent la vision
d’ensemble. Ils sous-estiment, comme leurs cousins américains avant le 11
Septembre, la nature de l’adversaire qui leur fait face. Ils se focalisent sur les
kamikazes, présentés comme des écervelés, des miséreux ou atteints de troubles
psychiatriques. Il leur faudra du temps pour comprendre que leurs ennemis
bénéficient de solides connaissances en matière de contre-espionnage et des
moyens d’un proto-État.

* * *
DGSE — CONFIDENTIEL DÉFENSE — Le 19 février 2016
— No 83645 — LA CHAÎNE DÉCISIONNELLE DE
PROJECTION DE LA MENACE DE L’ÉTAT ISLAMIQUE
Les enseignements tirés des récents attentats perpétrés hors du
Levant par 1’État islamique (EI) ont permis de valider
l’existence d’une chaîne décisionnelle structurée, responsable
des opérations extérieures de l’organisation terroriste.
Les points communs entre les dernières opérations extérieures
permettent d’apporter des éclairages sur la chaîne décisionnelle
de ces attentats :
— lien de commandite impliquant le haut commandement de
l’organisation ;
— existence d’échelons de supervision opérationnelle ;
— centralisation de la planification des opérations.
La multiplication et la professionnalisation des projets
opérationnels de l’État islamique résultent de la consolidation
progressive de l’ossature formée par les cadres intermédiaires
de l’organisation.

* * *

Trois mois après la rédaction de cette note, Bernard Bajolet, le patron de la


DGSE, entendu par une commission d’enquête parlementaire, assure : « Nous
avons maintenant une bonne connaissance de l’organigramme et de la façon dont
s’organise le soi-disant État islamique. Nous avons bien progressé sur ces
sujets. »
On est en mai 2016.
Il est déjà trop tard.
XII

La sœur de l’émir

Une femme et sa fille de quatre ans se terrent dans un immeuble en ruine de


Raqqa. Dans la nuit, la trentenaire a subtilisé les clés du logement familial dans
la poche de la veste de son frère. Son enfant dans les bras, elle a claqué la porte
de l’appartement un peu après 2 heures du matin, avant que le reste de la
maisonnée ne se réveille pour le fajr, la prière de l’aube. Son frère dort encore à
poings fermés.
Elle a marché dans la nuit raqqaouie et s’est réfugiée dans les premiers
décombres venus, à l’abri des patrouilles. On est quelque part dans la première
quinzaine du mois de juin 2015 et, à ce moment-là, cette femme compromet la
participation de Boubakeur el-Hakim au projet d’attentat du 13 Novembre.
Une fourgonnette passe dans la rue déserte. Elle l’intercepte, supplie le
chauffeur de les conduire à la frontière turque. L’homme accepte, non sans la
prévenir : « On finira exécutés, toi et moi. »
Au bout de quelques heures de route, il les dépose finalement sans encombre
à un poste-frontière. C’est après que l’histoire se gâte. Un douanier djihadiste la
reconnaît.
« Je sais de qui elle est la femme ! »
Il fait une légère confusion. Khadija n’est pas l’épouse, mais la sœur de
l’émir à la Kia blanche.
Le résultat est le même. La mère et sa fille sont parquées dans la première
madafa des environs. Avec interdiction de parler aux autres pensionnaires.
Khadija, la sœur de l’émir, a tenté de fuir le califat. C’est forcément une infiltrée,
une espionne. Au bout de quelques jours, on lui annonce qu’elle peut sortir. Elle
quitte la madafa avec son enfant sous le bras, s’imaginant libre. Dans la rue, une
voiture. À l’intérieur, Boubakeur el-Hakim.

* * *

D’un an son aînée, Khadija a toujours entretenu des relations orageuses avec
le terroriste. Le chat et la souris, en pire. Bien au-delà des classiques querelles
entre frère et sœur. Durant leur jeunesse aux Buttes-Chaumont, Khadija était la
seule de la famille à résister à l’emprise du jeune Boubakeur, en train de se
radicaliser. Il ne supportait pas sa façon de s’habiller, son addiction à la cigarette.
Alors il la frappait. L’adolescente enchaînait les mains courantes au
commissariat, demandait à être placée en famille d’accueil, sa mère refusait.
Lorsque Boubakeur cognait Khadija, leur mère criait sur les deux adolescents —
lui pour qu’il arrête, elle parce qu’elle l’avait bien cherché —, puis s’isolait pour
prier.
Durant l’incarcération d’El-Hakim, de retour d’Irak, sa sœur passe sept ans à
faire des allers-retours en prison. Il lui impose de venir à trois parloirs par
semaine. Il est trimballé dans différentes prisons, au gré des incidents qu’il y
provoque. Elle le suit dans son tour de France carcéral. Durant les parloirs, El-
Hakim lui parle de cuisine, de ménage. De tout et de rien. « Des discussions
auxquelles on ne s’attend pas avec lui. J’aurais aimé qu’il reste comme ça… »,
regrettera-t-elle.
Une fois libéré, il recommence à la frapper. Puis El-Hakim s’en va vivre sa
vie de terroriste, d’abord en Tunisie, ensuite en Syrie.
Khadija s’imagine en avoir fini avec lui jusqu’à ce que sa mère lui propose
un séjour en Algérie. On est en février 2015, le massacre de Charlie Hebdo
commis par les frères Kouachi a remis la filière des Buttes-Chaumont et sa
figure tutélaire, Boubakeur el-Hakim, sur le devant de la scène. La mère a besoin
de vacances mais, après deux jours passés en Algérie, elle veut rallier la Turquie.
À leur descente d’avion, Khadija, sa mère et sa fille sont prises en main par des
individus. S’ensuit un périple à travers la Turquie et diverses planques de l’EI.
Sa mère lui explique que Boubakeur a été blessé lors d’un combat. « Je vais voir
ton frère ! Maintenant, soit tu viens avec moi, soit tu ne viens pas… »
Khadija ne veut pas la suivre. Un membre de l’escorte lui explique qu’elle
est libre de rebrousser chemin, mais que sa fille, elle, restera avec eux. Khadija
demande à parler à Boubakeur, on lui apporte un talkie-walkie.
« J’ai demandé pour quelles raisons il m’enlevait ma fille. Il m’a répondu
que, si ma mère m’avait dit où elle allait, je ne serais jamais venue avec elle. Ma
mère n’aurait jamais fait le voyage seule et Boubakeur la voulait auprès de lui.
Quant à ma fille, pour lui, elle était la propriété de l’État islamique, c’était un
objet. Je ne pouvais rien négocier. »
Alors, une fois de plus, Khadija obéit à son petit frère. Elle entre en Syrie et
retrouve l’émir à la Kia blanche soi-disant blessé. Il se porte comme un charme.
El-Hakim a tout programmé, sa sœur doit épouser un de ses bons amis,
l’émir des ghanimas1, l’homme chargé de la redistribution du butin après une
nouvelle conquête de l’EI. Un poste envié. Mais Khadija refuse
« catégoriquement ». Alors elle passe ses journées chez El-Hakim avec sa mère
et sa fille. La maison est encore en construction, très humide, un seul étage est
terminé. Une cuisine américaine donne sur un petit salon où Khadija dort en
compagnie de sa mère et de sa fille. Boubakeur et sa nouvelle femme occupent
la chambre.
L’émir à la Kia blanche n’est jamais là. Il part tôt et rentre tard. Il a de hautes
responsabilités. Tant et si bien que, lorsque le petit frère de Khadija et
Boubakeur, lui aussi djihadiste, lui aussi en Syrie, enfile par mégarde la veste et
le pantalon de treillis d’El-Hakim, il est prié de rentrer dare-dare à la maison. On
ne porte pas inopinément la tenue d’un émir de l’Amniyat.
Les soirées télé chez les El-Hakim sont monotones. Boubakeur branche une
clé USB sur son ordinateur et commente les dernières vidéos de décapitation.
Tous les soirs. Sa mère, sa femme et sa sœur doivent assister au macabre
spectacle. Khadija ne le supporte pas.
« Il faut que tu t’endurcisses ! Tu devrais assister à une exécution en vrai »,
préconise-t-il.
Un jour, Khadija retrouve sa fille livide, tremblant de la tête aux pieds. Elle
lui demande ce qui se passe. La petite lui répond qu’elle ne veut plus voir ça.
Arrive El-Hakim, fier de lui. « Ta fille est une peureuse. Elle est irrécupérable,
comme sa mère… »
L’enfant regarde, terrorisée, l’ordinateur éteint. Son oncle vient de lui
montrer une vidéo de décapitation. Elle a quatre ans.
C’en est trop. Khadija décide de fuir le califat durant le sommeil de son
frère. Ce sera, on l’a vu, un échec.

* * *
Dans la voiture qui ramène Khadija et sa fille à Raqqa après leur tentative
d’évasion, Boubakeur el-Hakim ne pipe mot.
De retour à la maison ce 17 juin 2015, premier jour du ramadan, El-Hakim
demande à tout le monde de sortir. Le terroriste reste seul avec sa femme et sa
sœur.
« Qu’est-ce que tu as foutu ? » demande-t-il à Khadija.
Elle lui dit avoir voulu s’enfuir.
El-Hakim veut savoir qui l’a aidée à quitter Raqqa. Une femme seule avec
son enfant ne peut sortir de la ville sans une aide extérieure. Khadija ne répond
pas.
Boubakeur a sur lui un gros trousseau de clés, il le lui jette à la figure avant
de lui sauter à la gorge. Il l’étrangle.
« Tu as sali mon honneur ! »
El-Hakim, qui a revendiqué l’assassinat de deux hommes politiques en
Tunisie, qui a planifié l’attentat du musée du Bardo, qui participe à la conception
du scénario du 13 Novembre, n’est pas capable de garder sa propre sœur sous
son toit. Pire, elle a bénéficié de complicités pour s’échapper, elle est forcément
« une traîtresse travaillant pour la France ». Et cela se sait, tout le monde en
parle à Raqqa. Alors El-Hakim resserre son emprise sur le cou de sa sœur.
Sa femme s’interpose.
Khadija en profite pour s’échapper dans la pièce d’à côté. Elle tente de
bloquer la porte, qui ne résiste pas aux coups de boutoir de celui qui depuis
quinze ans se façonne un corps pour la guerre. Boubakeur jette à terre son aînée,
lui administre une série de coups de rangers à la tête. La jeune femme saigne du
nez, elle voit trouble.
Le terroriste dégaine son pistolet automatique et le colle contre la tempe de
sa sœur. Son épouse crie dans la pièce d’à côté, El-Hakim lui ordonne de partir
sous peine de s’en prendre à elle aussi.
Khadija l’implore de régler leur différend devant le tribunal islamique. Il lui
hurle : « Moi qui voulais te faire honneur en te tuant en privé, tu veux être tuée
en public ! »
Il ne décolère pas et lui promet que ce seront ses propres balles qui
exécuteront la sentence. Mais l’émir de l’Amniyat n’a pas prévu qu’un juge
puisse se mettre en travers de son chemin.
Le lendemain, au tribunal islamique, un magistrat lui reproche d’avoir frappé
sa sœur, d’avoir voulu se faire justice lui-même. C’est difficile à cacher : Khadija
a dû être hospitalisée en urgence et s’est fait poser une attelle à la jambe droite.
« Je vais te marier », annonce le juge à la jeune femme, lui expliquant que
c’est la meilleure solution, la seule lui permettant d’échapper à son frère et de
conserver la garde de sa fille.
Khadija accepte.
Pour que sa sœur ne tente pas de fuir de nouveau le califat, Boubakeur el-
Hakim diffuse le signalement de sa nièce à tous les postes-frontières. Puis,
débarrassé de ce fardeau, il peut de nouveau se concentrer sur le grand projet du
bureau des attentats.

1. Concept islamique désignant le butin de guerre.


XIII

L’usine à kamikazes

Au printemps 2015, deux Allemands viennent d’intégrer un camp


d’entraînement des forces spéciales du califat. Une jeep s’arrête à leur niveau. À
son bord, deux hommes encagoulés.
— Vous venez d’Allemagne ? demandent-ils.
— Oui.
— Seriez-vous prêts à y retourner ? Pour commettre des attentats ?
— Euh… Non, merci… Nous arrivons juste ici…
Les Amniyyin font monter les petits nouveaux dans leur véhicule. Débute
une balade dans Raqqa. Le plus petit des deux agents secrets relève sa cagoule
pour parler. Il loue la formation des forces spéciales de l’EI — « Ils vont faire de
vous des hommes. » Son visage est couturé de cicatrices. Quand il parle, de la
salive s’écoule de sa bouche abîmée. Il revient à la charge à propos des attentats.
— Maintenant, nous n’avons plus besoin d’Européens ici. Les Européens
devraient rester en Europe et continuer leur « travail » là-bas.
Aussi insiste-t-il :
— Vous connaîtriez des gens en Allemagne qui seraient prêts à faire ça ?
— Non, on ne connaît personne comme cela…
— Nous avons été en contact avec des gens là-bas. Au départ, ils sont OK,
mais après ils ont froid aux yeux ! Ils changent d’avis, ils ont peur. En
Angleterre, c’est pareil. Et pourtant, nous avons besoin d’Anglais !
Sur la place du marché de Raqqa, l’Amni s’arrête acheter des parts de pizza
pour les deux recrues.
— Tenez ! Mangez !
L’homme a un fort accent du Midi. L’un des deux Allemands lui demande
s’ils ont des candidats pour la France. Les encagoulés éclatent de rire.
— Ne vous inquiétez pas pour la France ! Mafi mushkilah !
Ce qui signifie en arabe : « Pas de problème. » À l’en croire, en termes de
volontaires pour frapper dans l’Hexagone, c’est l’opulence, le « trop-plein ».

* * *

Amedy Coulibaly et Sid-Ahmed Ghlam ont réalisé leurs attentats, les gamins
de fort Béar ont essayé. Des guerriers expérimentés se portent à leur tour
volontaires pour une opération inghimasi en France. Comme l’Alsacien Foued
Mohamed-Aggad, qui annonce depuis plusieurs mois à ses parents qu’il va
« partir pour ne pas revenir » et qu’« avoir un martyr dans la famille doit être un
honneur et pas une tristesse »… Et il en arrive encore.
Tel Réda Hame. Cet habitant du XVIIe arrondissement de Paris ayant fait de
la maintenance informatique dans une filiale spatiale du groupe Airbus n’a
rejoint le califat que le 4 juin 2015. Dès le lendemain soir, on vient le chercher à
l’endroit où dorment les recrues. Une camionnette bâchée le conduit à toute
vitesse dans les rues de Raqqa jusqu’à un luxueux 4x4 blanc aux vitres teintées.
« Monte devant », lui ordonne le chauffeur.
Visage dissimulé sous un foulard marron, son arme de poing rangée dans un
holster d’épaule, Abdelhamid Abaaoud demande à Réda Hame si ça
l’intéresserait de partir à l’étranger.
« Par exemple, imagine un concert de rock dans un pays européen, si on te
passe de quoi t’armer, est-ce que tu serais prêt à tirer dans la foule ? »
Réda Hame hésite. Abdelhamid Abaaoud veut faire vite. Il recherche des
nouveaux arrivants dont le visa turc est encore valide.
De sa voix grave et autoritaire, il déroule son argumentaire.
« Il m’a dit que celui qui fonce seul face à l’ennemi sans se retourner, il a la
récompense de deux martyrs, racontera Hame. Il m’a dit que, si sa tête
ressemblait à la mienne, il aurait pris mon passeport et il y serait allé lui-même,
quitte à désobéir à son émir, tellement la récompense était grande. Il m’a dit que,
si je refusais, j’allais le regretter. Il a ajouté que, si beaucoup de civils étaient
touchés, la politique étrangère de la France changerait. »
Alors Réda Hame lui répond simplement : « OK. »

* * *
À quelques kilomètres de là, un Algérien de vingt-sept ans est quant à lui
conduit au rez-de-chaussée d’un immeuble de cinq étages situé dans un quartier
résidentiel, probablement Thakanah, là où se cache le bureau des opérations
extérieures.
Dans l’appartement, un Saoudien aux cheveux noirs descendant jusqu’aux
épaules sur son abaya blanche, et un homme habillé d’un pantalon noir, d’une
chemise afghane de la même couleur et d’une veste sans manches grise. Un
Glock dépasse de sa ceinture. Il s’agit d’Abou Ahmed, alias Oussama Atar, le
responsable de l’Amn al-Kharji.
Ils se mettent à deux pour convaincre le gamin.
« Ils m’ont flatté, ils m’ont dit qu’ils m’avaient choisi parce que j’étais
quelqu’un de bien. »
Atar et le Saoudien évoquent la destination : la France.
« Ils ne m’ont pas dit exactement ce que je devais y faire, mais j’ai compris
qu’ils avaient l’intention de commettre quelque chose de pas bien… »
L’Algérien accepte.
« Abou Ahmed me disait que je devrais me suicider en France, racontera un
Pakistanais recruté dans le même appartement. Il me racontait que la vie actuelle
ne ressemble à rien. Il me disait qu’une vie paisible m’attendrait au paradis si je
mettais fin à ma vie. »
L’un des deux Allemands apostrophés par les Amniyyin qui leur ont
demandé de commettre un attentat dans leur pays décryptera le principal ressort
psychologique utilisé par les agents secrets djihadistes :
« Ils font en sorte que les gens se sentent coupables. Ils leur disent : “Qu’est-
ce qui ne va pas chez vous, frères ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Si vous ne
voulez pas donner votre vie en Syrie, alors donnez au moins votre vie en
Europe !” Et les plus jeunes tombent dans le panneau. »
Le Marocain Ayoub el-Khazzani n’a pas eu besoin d’être convaincu. Lors
d’une sortie hors du camp d’entraînement, il découvre une mosquée détruite, lui
dit-on, par les bombardements américains.
« Ça m’a révolté, ça m’a détruit de l’intérieur… », expliquera-t-il.
El-Khazzani s’isole pour prier. Cette dévotion ne passe pas inaperçue. En fin
de journée, un homme encagoulé l’invite à le suivre, mais le prévient : « Mon
frère, tu vas voir des choses que tu n’imagines pas ! Surtout, ne t’énerve pas ! »
À l’issue de la visite du musée des horreurs qu’est devenu Raqqa, le
Marocain déclare à son guide qu’il est prêt à mourir. « Désormais, tu dois me
considérer comme un objet et faire de moi ce que tu veux. »
Le soir, l’Amni revient et lui annonce qu’il a été choisi pour suivre un
entraînement personnalisé.

* * *

Les inghimasi appelés à déferler sur l’Europe ont droit à des entraînements
individualisés, dans les environs de Raqqa ou à Deir ez-Zor, là où la katibat al-
Battar a établi son siège.
Ayoub el-Khazzani apprend à manier fusil d’assaut kalachnikov et pistolet
Glock dans des ruines à Deir ez-Zor. Il fait feu sur des cibles peintes à même les
décombres. Le dernier des quatre jours de cette formation express, on l’emmène
sur le front. À distance raisonnable. « Ils voulaient que je sache ce qu’était le
combat, mais ils n’ont pas voulu me mettre sur le champ de bataille », dira-t-il. Il
faut préserver le kamikaze.
La formation, similaire, du Français Réda Hame dure trois jours, dans un
parc à l’abandon. Abdelhamid Abaaoud lui apprend à tirer au coup par coup,
puis en rafale. À la fin du stage, Abaaoud donne à son élève un pistolet et une
grenade. Le Belge dessine des silhouettes dans une maisonnette au fond du parc.
« Il m’a demandé de jeter la grenade à l’intérieur, d’attendre l’explosion,
puis d’entrer et de tirer sur les cibles », se souviendra le spécialiste de la
maintenance informatique. Il fait chaud, Hame est fatigué. Il jette sa grenade,
croit entendre une petite explosion, entre dans la maison. « J’ai tiré dans trois
cibles, puis la grenade a explosé… »
Réda Hame saigne du bras, de la jambe. Abdelhamid Abaaoud lui fait un
garrot avant de le conduire à l’hôpital à Raqqa.
Le test n’a pas été concluant, il sera tout de même suffisant. Il faut précipiter
le mouvement, toujours en raison de l’expiration des visas.

* * *

Sid-Ahmed Ghlam hier, Ayoub el-Khazzani et Réda Hame aujourd’hui.


Avec ces amateurs du djihad, l’Amniyat pare au plus pressé. Le service secret
privilégie « un mode opératoire particulièrement flexible », insiste la DGSE dans
une note intitulée « Les cinq piliers du djihad mondialisé » : « Des marges de
manœuvre substantielles semblent laissées à la discrétion de ce genre
d’assaillants en termes de cibles (concert, train, gare, synagogue, église, terrasse
de café, etc.), de temporalité et de mode opératoire. » Dans la note précitée, la
DGSE complète le schéma des OpEx — l’acronyme des opérations extérieures
— djihadistes : « Formation initiale en Syrie d’un groupe de volontaires ;
sélection d’individus amenés à être infiltrés en Europe puis à travailler de
manière cloisonnée en attendant un signal de passage à l’acte (cellule
dormante) ; fourniture de l’appui logistique nécessaire par des cellules locales,
elles-mêmes activées, indépendamment des acteurs opérationnels, depuis la
Syrie. »
En revanche, il en va différemment pour le grand projet que le bureau des
légendes djihadistes est en train de préparer. Là, il n’est plus question de visas
turcs devant être toujours valides. Les hommes sélectionnés sont en Syrie depuis
des années. Alors, les terroristes prennent leur temps. La formation est dispensée
dans les camps des forces spéciales sur l’île à l’embouchure de l’Euphrate, à
proximité du barrage de Tabqa1. Le barrage lui-même, préservé de tout
bombardement, sert à l’occasion de lieu de rendez-vous pour peaufiner les
attentats à venir. Boubakeur el-Hakim y vient au moins une fois, au prétexte de
sortir sa famille.
Abou Walid al-Souri, le responsable de la formation des opérationnels du
califat, fait régulièrement son rapport au cheikh Abou Mohamed al-Adnani, le
porte-parole de l’EI, qui supervise les projets des OpEx. Selon les aptitudes
démontrées, certains djihadistes sont renvoyés au front pour gagner un peu
d’expérience au combat. Ceux qui ont déjà fait preuve de leur détermination
sous le feu de l’ennemi sont jugés aptes à commettre un attentat.
Certains suivent une formation de fabrication d’explosifs. « C’est juste une
petite formation, minimisera un membre de l’équipe qu’Abaaoud est en train de
constituer. La plupart des personnes sont capables de fabriquer une bombe. Je
suis capable de brancher un détonateur sur de la TNT, et donc d’en faire une. »

* * *

Les futurs kamikazes sont tenus à l’écart du reste des djihadistes.


Entraînement à part, hébergement à part. Ils sont cloîtrés dans des appartements
du quartier résidentiel de Raqqa. Il y a des ordinateurs mais pas d’Internet. Le
maladroit Réda Hame doit visionner des vidéos sur les méthodes des troupes
d’élite.
Oussama Atar et Abou al-Bara al-Iraki, le second du cheik Al-Adnani,
apportent eux-mêmes les repas à un des futurs kamikazes du stade de France et à
ses colocataires dans l’appartement qu’ils occupent au rez-de-chaussée d’un
immeuble à Thakanah.
Le soir, des membres de l’Amniyat s’invitent chez les kamikazes. Pour
parler religion ou évoquer « le difficile chemin vers la France ». Le
« Saoudien », qui pourrait être en réalité l’Amni Abou Maryam al-Iraki, parle de
l’itinéraire qui devra être emprunté : une île, puis la Grèce, ensuite différents
pays d’Europe centrale. Avec un mot d’ordre : « Il faut suivre les réfugiés. »
Les kamikazes ont leurs appartements, les émirs de l’Amniyat aussi. Un
Algérien de dix-neuf ans qui s’apprête à faire office de passeur pour les
commandos du Thalys et du 13 Novembre dort trois nuits dans le logement
qu’occupent sept émirs de haut rang, « tous des responsables de la sécurité de
l’EI à l’étranger », insistera l’adolescent. Parmi eux : un Allemand aux yeux
verts et aux cheveux blonds, un Britannique, un Irakien, le chef Oussama Atar,
mais aussi Abdelhamid Abaaoud, Najim Laachraoui et un Français que les
services de renseignement imaginent très fortement être Salim Benghalem.
Si on ajoute Boubakeur el-Hakim, qui a des contraintes familiales, mais
habite à côté et rentre tard chez lui, les émirs du bureau des attentats travaillent
vingt-quatre heures sur vingt-quatre à leur « attaque d’envergure », expliquera
un repenti ayant recueilli les confidences d’un membre du bureau. « Ceux qui
planifient des attaques, complètera-t-il, veulent quelque chose qui explose
partout en même temps en Angleterre, en Allemagne et en France. »
En l’espace de quatre mois, entre mars et juin 2015, Abdelhamid Abaaoud a
formé dix apprentis djihadistes à la kalachnikov. Et il n’est pas le seul
instructeur. L’Amniyat s’est constitué une réserve de combattants destinés à
commettre des attentats. « Une véritable usine », confiera Réda Hame. Début
juillet, un message de la DGSI évoque un groupe de soixante combattants se
préparant à déferler en Allemagne, en Belgique et en France. Des repérages
auraient déjà été faits, note l’agent auteur du message, « dans des endroits
fréquentés ainsi que dans des postes de police ».

1. Voir première partie, chapitre VIII, « C’est pas le Club Med, ici ! ».
XIV

« Spy-Phone » et boîte aux lettres morte 2.0

On sonne à la porte. Un Africain, anglophone, coiffé de tresses courtes et


d’une casquette à l’envers, se présente. C’est un représentant de la cyberteam de
l’État islamique. Il remet à Réda Hame une clé USB contenant un logiciel de
cryptage, un programme pour effacer l’historique des connexions Internet et une
feuille sur laquelle sont écrits des identifiants et des mots de passe permettant
aux Amniyyin de communiquer avec les futurs clandestins sur un site de partage.
« Cela fonctionnait comme une boîte aux lettres morte »1, résumera le Parisien.

Les djihadistes apportent un soin tout particulier aux méthodes de


communication sécurisée. En pleine campagne des attentats de Bruxelles, les
kamikazes sur le point de se faire sauter prennent le temps d’alerter leur
hiérarchie à propos d’une nouvelle recrue, un logisticien rencontré sur place :
« On lui a appris en catastrophe la façon de communiquer, mais on ne lui a pas
montré nos mesures de sécurité à faire pour nos messages. Ce serait bien que
vous lui envoyiez une lettre où vous lui expliquez bien comment il doit faire… »
Les résultats de ces techniques de chiffrement seraient bluffants, à en croire
l’un des Allemands ayant intégré les forces spéciales du califat : « Par exemple,
si vous écoutez un téléphone portable, cela indique que son propriétaire est en
Australie, alors qu’il est toujours en Allemagne ! »
Les jeux vidéo offrent également des perspectives, comme l’illustre le cas
des frères Kouachi. Lors de surveillances en 2012, la DGSI constate que Saïd
« consacre une grande partie de son temps à la pratique de jeux vidéo en ligne
avec son frère Chérif ». Surtout Call of Duty, le jeu de guerre, très prisé des
candidats au djihad. Il présente l’avantage, indéniable pour les amateurs de
discrétion, de chatter entre joueurs en réseau, un moyen de communication qui
n’est pas écouté par les grandes oreilles de la police.
Et bien sûr, les conversations sont codées. Pas toujours avec subtilité,
comme ces proches de Salim Benghalem et de Tyler Vilus qui emploient des
noms d’aliments pour parler d’un pays : « kebab » signifie la Turquie,
« fromage » la France, « pizza » l’Italie, « hamburger » les États-Unis… Ceux de
la cellule de Verviers utilisaient quant à eux les constructeurs automobiles,
« Volkswagen » pour l’Allemagne, « Renault » pour la France.
Mais, globalement, « ils sont disciplinés, ils maîtrisent les messageries
chiffrées, ils sont pratiquement intraçables », se désespère un analyste
informatique des services de renseignement.
L’Amniyat va jusqu’à déconseiller aux apprentis terroristes l’i-Phone,
surnommé le « Spy-Phone » parce que sa batterie est difficile à enlever. Plus
globalement, le service secret djihadiste préconise de ne pas passer d’appels
depuis les chambres d’hôtel à cause d’hypothétiques micros.
Le 12 juin 2015, lorsque Abdelhamid Abaaoud vient chercher Réda Hame
pour l’emmener à la frontière turque, il lui recommande de passer ses coups de
fil à l’extérieur, plutôt que dans une habitation, et toujours « avec une main
devant la bouche » pour éviter qu’on ne lise sur ses lèvres.
Lorsqu’ils arrivent au poste-frontière de l’État islamique, Abaaoud donne à
Hame un papier sur lequel figure un numéro de téléphone turc avec écrit dessus
« Papa ». Puis il lui dit adieu. Réda Hame et un autre candidat à l’attentat suicide
courent jusqu’à un grillage barbelé avec une porte en fer. Quelqu’un leur ouvre
la porte. Les voilà en Turquie.
Ils ne sont pas les seuls.

1. Dans le jargon du renseignement, une « boîte aux lettres morte » désigne la cache grâce à laquelle un officier traitant
et son agent communiquent sans avoir à se rencontrer.
XV

Le siège 24 A

Les douaniers de l’aéroport Atatürk d’Istanbul sont ennuyés. Le Suédois


Sedat Krasnici présente a priori un passeport en bonne et due forme. À en croire
ses documents administratifs, il est arrivé en Turquie un mois plus tôt, en
provenance de Copenhague, au Danemark. Et, au petit matin de ce 2 juillet 2015,
il entend poursuivre son périple touristique à Prague. Son billet d’avion a été
acheté en liquide la veille à un comptoir de l’aéroport. Tout est en règle.
Pourtant, il y a quelque chose qui cloche.
Comme sur la photo d’identité, l’individu a le crâne rasé, le nez épaté. Mais
le regard un peu plus noir, le visage un peu moins rond, la peau un peu plus
bronzée.
— Vous êtes vraiment suédois ? demandent les douaniers.
— Bien sûr, répond le touriste.
Sedat Krasnici embarque dans l’avion de la Turkish Airlines. Il laisse tomber
sa grande carcasse tout en muscles sur son siège. Dans quelques minutes, il
s’envolera pour Prague. Mais voilà les douaniers qui montent à bord. Ils ont
déniché dans l’aéroport quelqu’un parlant suédois. Celui-ci s’adresse à Sedat
Krasnici. Qui ne pipe mot à ce qu’il raconte.
Les douaniers interpellent le clandestin qui usurpe l’identité d’un
ressortissant de l’Union européenne et le placent dans un centre de rétention
administratif. Ils envoient la photographie de l’homme qu’ils viennent
d’appréhender à différents services de renseignement. La DGSI reconnaît un de
ses plus sérieux clients.
Tyler Vilus.
Quelques jours plus tôt, le service a été alerté par « un partenaire fiable
auquel la Direction accorde toute sa confiance » — selon la terminologie
officielle — d’un projet d’attentat imminent dans l’Hexagone, impliquant Vilus.
Fin juin, le djihadiste a correspondu sur Telegram1 avec le journaliste David
Thomson, qui le suit depuis plusieurs années dans le cadre de son travail. Le
message a été intercepté par la NSA, l’Agence nationale de la sécurité
américaine, qui l’a transmis aux Français. Selon le résumé fait par la DGSI de la
conversation, le djihadiste demande au journaliste s’il serait « content d’être au
courant s’il venait à tuer des gens à Paris2 ». Une information qui corrobore
d’autres renseignements parvenus au service faisant état de la volonté de Vilus
de voyager « en vue de commettre un attentat, possiblement à Paris », un voyage
sans retour.
On ne peut que s’étonner des risques pris par Vilus, pourtant doté d’une
intelligence au-dessus de la moyenne, lorsqu’il fait part de ses projets criminels à
un journaliste, certes sur une messagerie sécurisée, mais en se doutant que ses
communications sont certainement écoutées ; lorsqu’il se présente aux douanes
avec des papiers d’identité d’un tiers n’offrant qu’une lointaine ressemblance
avec lui ; et ce alors que depuis deux ans il appelle à commettre des attentats en
France. Des menaces d’autant plus précises et crédibles, estimeront les services
de renseignement, depuis que sa mère croupit dans une cellule de la maison
d’arrêt de Fleury-Mérogis.
Un an, jour pour jour, avant la tentative d’envol de Vilus depuis Istanbul, sa
génitrice a été interpellée à Troyes alors qu’elle passait du temps avec son autre
fils. Se partageant entre ses deux enfants, elle a multiplié les séjours en Syrie.
L’enthousiasme dont elle fait preuve, sur les réseaux sociaux, pour l’État
islamique n’est pas du goût de la justice, qui la met en examen et l’écroue pour
« association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme ». Ce
qui déchaîne la colère de Tyler.
Sans la nommer, il s’insurge sur Facebook de l’arrestation d’une « sœur »
relativement âgée et implore un châtiment divin contre le pays qui l’a vu naître :
« Qu’Allah brise le dos de tous ces sous-chiens, qu’Allah explose leurs avions de
ligne en vol, qu’Allah fasse dérailler leurs trains, qu’Allah ne leur envoie pas un
Mohamed Merah, mais qu’il leur envoie sa puissance et déchaîne les éléments
sur eux, que les catastrophes ne cessent de les toucher, que leur vie de plaisir
limité et éphémère devienne un enfer avant l’enfer ! »
Tyler Vilus en veut d’autant plus aux autorités françaises qu’elles ont eu
l’outrecuidance de ne pas l’écouter. Lors de l’interpellation de sa mère, les
policiers ont découvert une feuille manuscrite avec la mise en garde suivante :
« Laissez ma famille tranquille là où vous êtes [en France] ! Vous n’êtes pas une
priorité, mais craignez de devenir ma priorité ! »
Interrogé sur l’auteur et le sens de ce texte, la mère de Vilus reconnaît sans
peine : « C’est Tyler qui me l’a écrit pour que je vous le transmette au cas où je
serais interpellée. »
La missive n’empêche pas son emprisonnement et, dans le mandat d’arrêt
émis quelques semaines plus tard à l’encontre de Tyler Vilus, le magistrat
rédacteur en tire la conclusion que « ce dernier pourrait être tenté de venir
entreprendre des actions violentes sur le territoire national ».

* * *

Au bout de trois semaines dans un centre de rétention administratif turc,


Tyler Vilus est expulsé, le 21 juillet 2015, vers la France. Vingt-cinq minutes
après son atterrissage et son interpellation, les effectifs de la DGSI, renforcés de
la police aux frontières, se précipitent dans l’avion désert et vérifient qu’il n’y a
pas d’objet abandonné dans les environs du siège 24 A. Lorsqu’ils ont procédé à
la fouille réglementaire de Vilus, qu’ils viennent de placer en garde à vue, les
enquêteurs ont découvert, ahuris, que le djihadiste que leur avaient envoyé les
Turcs avait sur lui… un téléphone portable. Aussi, ils sont allés vérifier si le
terroriste présumé ne s’est pas délesté d’autres objets compromettants avant de
descendre de l’avion.
Ils ne trouvent rien.

Le téléphone Samsung que Vilus a pu conserver, moyennant un petit billet


glissé dans la main d’un gardien, durant sa détention en Turquie, est éteint et
débarrassé de sa carte SIM. Cela n’empêchera pas les experts de le faire parler.
Dans sa mémoire, un numéro enregistré au nom de « Papy ». La cellule de
Verviers en référait à « Padre » ; avant de quitter la Syrie, le Francilien Réda
Hame s’est vu remettre un numéro attribué à « Papa » par Abdelhamid
Abaaoud : le bureau des opérations extérieures de l’Amniyat continue à
privilégier la filiation pour masquer les numéros des officiers traitants gérant
depuis Raqqa leurs agents sur le terrain.
Les experts restaurent en tout dix-sept SMS envoyés par le téléphone de
Vilus, dont l’un à 7 h 21, le 2 juillet, quelques instants après son interpellation à
l’aéroport Atatürk : « Ils me font rire, ces mongols, ils comprennent rien. Bref,
akhy, je te recontacte quand je sors, si je sors… » Un message sur l’application
Telegram se révèle également très instructif. « M’ont trouvé dans le fichier
d’Interpol des Fr3 rentrés en Turquie et disparus […]. Bref, je supprime ton
numéro et les autres pour qu’ils ne trouvent rien. Ils vont pas m’enfermer
indéfiniment, ça change rien. Quand je sors, j’agis. » Ce qui a le mérite d’être
clair sur ses intentions.
À la fin de son message, Tyler Vilus rapporte l’interrogatoire auquel il a eu
droit avec les autorités turques. « J’ai dit que je déteste Daesh, lol. Ils m’ont dit :
“C’est ça, tu es un Amni de Dawla !” J’ai dit : “Jamais de la vie”, mdr… »
Le premier message aurait été envoyé au Cannois Rached Riahi, le second,
imagineront les enquêteurs, au Belge Abdelhamid Abaaoud, lui aussi en Turquie
et s’apprêtant à rejoindre l’Europe centrale.

À l’analyse de ces différents éléments, la DGSE va « soupçonner [Vilus] de


faire partie de cette réserve d’opérationnels missionnés par l’organisation
djihadiste pour frapper la France ».
Dans le bureau du juge d’instruction qui le mettra en examen, Tyler Vilus
présentera une tout autre version de l’histoire : « En fait, je n’avais pas du tout
l’objectif de revenir en France. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les choses
avaient changé au sein de l’État islamique. Il y avait des choses qui ne me
plaisaient pas et j’ai décidé de partir. Mon objectif à cette époque était vraiment
de rassembler ma famille et de partir ensuite avec elle en Mauritanie, où j’aurais
pu exercer ma religion tranquillement. »
À l’en croire, le fait que plusieurs djihadistes ayant côtoyé Abdelhamid
Abaaoud en Syrie se retrouvent en même temps en Europe serait purement
fortuit.

1. Messagerie cryptée russe, très prisée des djihadistes.

2. Contacté, David Thomson n’a pas souhaité s’exprimer. À l’automne 2017, il avait reconnu dans Le Monde « avoir été
prévenu de la commission d’un attentat », mais « conteste la formulation de la citation telle que rapportée dans le dossier ».
Effectivement, dans les documents judiciaires que j’ai pu consulter, il ne s’agit que d’un résumé de la conversation. Les propos
exacts des deux interlocuteurs n’ont jamais été retranscrits, à ma connaissance.

3. Français ou frères.
XVI

L’honorable correspondant anglais

Birmingham, le 12 juillet 2015.

* * *

Le Belge se présente comme convenu aux environs de 16 heures devant une


pizzeria, à l’entrée du parc de Small Heath, où se réunit la communauté
musulmane pour prier en plein air, quand le ciel le permet. Cet été-là, il fait
étonnamment beau. Le soleil brille, les sujets de la reine sortent en short et en T-
shirt.
Un appel téléphonique. Dans un mélange d’anglais et d’arabe, lui qui parle si
mal les deux. Son interlocuteur lui ordonne d’attendre un homme vêtu d’une
veste bleue et d’un pantalon trois quarts. Le Belge prend son mal en patience.
Quelques jours plus tôt, il était encore en Syrie.
Mohamed Abrini a atterri trois jours plus tôt à l’aéroport de Heathrow en
provenance d’Istanbul. Ce commerçant de Molenbeek, qui vient de revendre son
snack, fait du shopping à Londres. Puis il photographie différents endroits de
Birmingham, notamment l’arrière de la gare de New Street, et écume le casino
de cette ville des Midlands, exactement comme Mehdi Nemmouche qui avait
fréquenté le casino de Singapour. « Je suis un joueur, c’est mon vice. Je joue à la
roulette, au poker et aux machines à sous », jurera Abrini. Entre deux parties, il
passe des coups de fil sibyllins.
Son interlocuteur lui demande à plusieurs reprises de se rendre au parc de
Small Heath. Quand il est sur place, son rendez-vous est, chaque fois, annulé.
« De la contre-observation, afin de vérifier si je n’étais pas suivi », déduit-il. Le
temps aussi de vérifier qu’il est bien la personne annoncée et non un policier
infiltré.
Le 12, le jeu du chat et de la souris semble fini. Au bout d’une dizaine de
minutes, un « basané » arborant une veste bleue, une capuche et une écharpe,
malgré la chaleur, s’approche de lui. Il lui susurre de le suivre à distance.
Maintenant toujours une dizaine de mètres d’intervalle entre eux, ils traversent le
parc, le pont qui enjambe l’autoroute, et pénètrent dans un bois où les attend un
troisième homme, sans barbe, ni moustache, ni postiche.
Mohamed Abrini baragouine quelques mots d’arabe.
— C’est bon : tu peux parler en français, le met à l’aise l’inconnu, qui lui
remet une sacoche.
La rencontre au sommet s’achève déjà. Le Belge sort du bois, traverse en
sens inverse le pont puis le parc, et rentre à son hôtel.

Les jours suivants, Abrini poursuit ses pérégrinations, cette fois dans le stade
de football de Manchester United où ce fan revendiqué du Barça prend
néanmoins plusieurs photos.
Sur son profil WhatsApp, on le voit entouré de deux artistes de rue déguisés
en Iron Man, le super-héros de la galaxie Marvel. Devant eux figure un seau sur
lequel un prix est affiché en livres sterling. Derrière, des publicités en anglais. La
panoplie du touriste est complète, la légende du clandestin, forgée.
Le 16 juillet, le commerçant de Molenbeek quitte l’Angleterre. Sans
antécédent judiciaire, inconnu des services de renseignement. Invisible.

* * *

L’unité de contre-terrorisme de la West Midlands Police ne s’intéressera que


bien plus tard à ce séjour touristique. Identifiés et interpellés, les deux inconnus
de Small Heath, acteurs d’une cellule islamiste locale, seront alors accusés
d’avoir donné trois mille livres sterling à Abrini. Les enquêteurs détermineront
également qu’au cours de ses vacances anglaises le Belge a été en contact avec
un copain d’enfance, un certain Abdelhamid Abaaoud.
En juin 2015, juste avant son séjour touristique anglais, Mohamed Abrini
s’est rendu en Syrie afin, prétendra-t-il, de se recueillir sur la tombe de son jeune
frère mort au combat. Il y aurait rencontré son ami Abaaoud, qui l’aurait selon
lui chargé de récupérer de l’argent qu’on lui devait au Royaume-Uni. Une
version peu crédible, d’abord parce que Abaaoud était en pleins préparatifs de la
vague d’attentats qui allait frapper l’Europe dans les semaines à venir, ensuite
parce que, de son propre aveu, Abaaoud lui aurait donné deux mille dollars pour
financer un voyage qui était censé lui permettre de récupérer, une fois les frais
déduits, cinq cents dollars.
Les services secrets de Sa Majesté se demanderont donc si cette histoire de
recouvrement de dette ne serait pas une légende dans la légende. Et pencheront
plutôt pour un séjour « à des fins de repérages ».
D’ailleurs, le moment où Mohamed Abrini a dit s’être recueilli sur la tombe
de son frère tombé à Deir ez-Zor coïncidait avec l’enregistrement d’une vidéo
que le Britannique Jihadi John, présent dans la même localité au même moment,
tournait à l’intention de ses compatriotes. Le bourreau de l’EI annonçait qu’il
allait bientôt retourner en Grande-Bretagne en compagnie du calife, avant de
promettre de couper encore plus de têtes…
Toujours à cette époque, les services de renseignement anglais récoltaient les
confidences involontaires de deux membres de l’Amniyat qui assuraient :
« Nous voulons faire quelque chose au Royaume-Uni. Quelque chose de
grand. »

* * *

Interrogé un an après sur les raisons de ses vacances anglaises, Mohamed


Abrini maintiendra sa couverture : « Ni à Londres, ni à Birmingham, ni à
Manchester, je n’ai effectué de reconnaissance par rapport à des préparatifs
d’attaques terroristes. »
Concernant ses photos dans l’enceinte de Manchester United, quatre mois
avant que des kamikazes ne se fassent exploser aux abords du stade de France ?
« J’ai joué toute ma vie au football. Je ne faisais pas du repérage, c’était du pur
tourisme ! »

La légende de l’honnête commerçant embringué dans une histoire qui le


dépasse par un copain d’enfance devenu cadre d’une organisation terroriste sera
toutefois compromise par un élément matériel : avant d’arriver en Grande-
Bretagne, Mohamed Abrini avait téléphoné à Réda Hame. Qui avait lui-même
été envoyé par Abaaoud commettre un attentat en Île-de-France.
Et puis, au cours de ce même été 2015, un autre proche d’Abaaoud, qui
voyageait dans le Thalys en vue d’y effectuer des repérages, a pris le soin, une
fois arrivé à Paris, de se prendre en photo devant la tour Eiffel et le Sacré-Cœur.
Un troisième visitait Istanbul et s’immortalisait devant les monuments. « La
consigne était de faire le touriste, de prendre des photographies, comme un
touriste », avouera-t-il une fois arrêté…
Enfin, il y aura la confession de Nicolas Moreau dans les locaux de la
DGSI1.
La scène se déroule un mois avant le séjour d’Abrini à Birmingham, à une
époque où le contre-espionnage français ignore jusqu’à l’existence du
commerçant de Molenbeek. En gage de bonne volonté, Moreau évoque deux
hommes qui, s’ils sont arrêtés, représenteront le « jackpot » pour la DGSI, parce
que cela lui permettra d’éviter « des actions terroristes » : un certain Abou
Souleymane et un complice, tous deux bruxellois d’origine marocaine, membres
« du service secret extérieur de l’État islamique ». Ces hommes, explique
Moreau, ne montent pas au front, ne risquent pas de se faire exploser dans une
opération kamikaze. Ils sont trop précieux. Ce sont « de vrais professionnels
pour se fondre dans la masse ». Ils sont chargés d’acheter les armes, et plus
généralement d’assurer l’organisation et la logistique des attentats.
« Ils ne vont pas faire une attaque directement, mais ils vont permettre de la
réussir, assure l’ancien restaurateur de Raqqa, qui imagine le duo en Europe à
l’heure où il parle. »
Ce n’est que lors de son procès que Moreau révélera l’identité de cet Abou
Souleymane : Mohamed Abrini2.

En juin 2016, dans le bureau d’une juge d’instruction belge, Abrini laissera
percevoir ses convictions. Il justifiera la politique mise en œuvre par ses amis de
l’Amniyat : selon lui, ce sont « des gens qui ont voulu défendre ceux qui se
faisaient massacrer », qui ont voulu « défendre la veuve et l’orphelin ». Et qui,
pour parvenir à ce noble but, ne reculent devant rien. « Bien sûr, il y a d’autres
choses. C’est la vie, madame. Ce n’est pas Alice au pays des merveilles… »
Ces « autres choses », ce sont les attentats.

* * *
Deux mois après le rendez-vous du parc de Small Heath, la DGSE émet un
message CONFIDENTIEL DÉFENSE : « Des renseignements indiquent la
projection en France d’opérationnels basés en Grande-Bretagne » afin de mener
des attaques similaires à celles de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher.
Bientôt, les services de renseignement vont récolter un indice
supplémentaire du lieu où ces attaques pourraient se dérouler.

1. Voir Prologue, « Le djihadiste qui en savait trop ».

2. On notera que Souleymane correspond au prénom de son frère mort en Syrie.
XVII

« Un concert, par exemple »

Durant deux jours, le gardé à vue a nié l’évidence. Et puis à 9 h 15, ce 13


août 2015, l’officier de police judiciaire débute la cinquième audition par une
question traduisant son exaspération :
— Ne pensez-vous pas que dire tout simplement la vérité peut faire gagner
du temps à tout le monde et montrer votre bonne foi ?
— Si… Ce que je veux avant tout, c’est vous montrer que je ne suis pas une
menace… Je vais vous dire la vérité.
Réda Hame passe aux aveux.
Les policiers savent déjà que le Parisien a été blessé par une grenade lors
d’un entraînement paramilitaire à Raqqa ; qu’il a quitté la Syrie et voyagé
jusqu’à Belgrade avec un djihadiste interpellé, lui, en Pologne ; qu’après être
passé par Prague, Amsterdam et Bruxelles « pour brouiller les pistes » Hame a
pu rentrer à son domicile du XVIIe arrondissement, où, pendant deux mois, il a
mené, selon un rapport de surveillance, « une vie nocturne et oisive ».
Les policiers connaissent son parcours dans les grandes lignes. Alors, Réda
Hame va combler les trous.
Oui, il a été mandaté par Abou Omar, alias Abdelhamid Abaaoud, pour
commettre une tuerie de masse.
« C’est une personne très dure et très déterminée. Il est très dangereux. Vous
savez quoi ? insiste Hame. Un seul Abou Omar en France, et c’est le drame. »
Mais la DGSI n’envisage pas une attaque perpétrée par Abaaoud lui-même.
Le repenti Nicolas Moreau leur a déjà précisé que, d’après les confidences
mêmes de l’intéressé, le Belge « ne reviendra pas en Europe car il est fiché ».
Les enquêteurs s’intéressent davantage à un autre passage de la déclaration
de Réda Hame. Abdelhamid Abaaoud lui aurait proposé un type d’endroit et un
scénario à privilégier pour son attentat.
« Il m’a juste dit de choisir une cible facile. Un concert, par exemple. Là où
il y a du monde. Il m’a précisé que le mieux, après, c’était d’attendre les forces
d’intervention sur place et de mourir en combattant avec des otages. »

À l’automne 2015, un gradé de la DGSI évoque devant moi le cas de Réda


Hame. Le projet d’attaque lors d’un concert devait vraisemblablement viser l’un
des festivals d’été, probablement Rock en Seine. La menace serait, selon lui,
désormais passée. En revanche, des djihadistes en Europe auraient reçu pour
ordre de prendre langue avec des militants de l’ultragauche, supposés favorables
aux islamistes, pour commettre des actions lors de la COP21.
« Mais tout cela n’est peut-être que de la poudre aux yeux destinée à nous
intoxiquer, pour nous détourner de leur véritable objectif », avance l’officier de
renseignement.
Quelques semaines après cet entretien surviendra la tuerie du Bataclan. La
COP21 se déroulera, elle, sans encombre.
Dans le bureau de Levallois-Perret où Réda Hame est cuisiné, l’OPJ, au bout
de plus de douze heures d’audition, le relance une nouvelle fois :
— Êtes-vous au courant d’une possible attaque en France ou en Europe ?
— Tout ce que je peux vous dire, c’est que cela va arriver très bientôt.
XVIII

L’éclaireur

Une épaisse tignasse, des pommettes hautes, des lèvres bien dessinées, Bilal
Chatra est un joli garçon. Excepté cette acné qui lui ravage le visage. Mais c’est
de son âge. Bilal Chatra n’a que dix-neuf ans.
L’Algérien pourrait passer pour un de ces adolescents obsédés par l’idée de
ressembler aux gravures de mode. Si ce n’est qu’il partage le quotidien frugal
des migrants et que, lorsqu’il atterrit, le 16 juillet 2015, dans un centre de
rétention administratif en Hongrie, la première chose qu’il fait est de se
connecter à Facebook. Et d’échanger avec Abdelhamid Abaaoud.
Chatra sillonne l’Europe depuis un mois sur ordre de l’Amni belge. C’est
dans un camp de réfugiés en Turquie, à la fin de l’année 2014, qu’Abaaoud a
repéré le jeune homme absorbé par sa prière. Séduit par sa piété, il l’a pris sous
sa coupe. Selon le Marocain Ayoub el-Khazzani, qui va partager le quotidien de
ces deux hommes, l’orphelin Bilal est pour Abaaoud « comme un fils qu’il avait
guidé dans le droit chemin ». Le terroriste joue au père de substitution, veille à
encadrer son jeune protégé. « Abou Omar m’a dit que c’était un petit, en âge et
dans la tête », complétera El-Khazzani.

* * *

Si Bilal Chatra est jeune et influençable, il est aussi débrouillard. Ayant joué
les passeurs pour financer son propre voyage en Europe, il a des relations et sait
comment s’y prendre. Il est parvenu à infiltrer sur le Vieux Continent les deux
terroristes de la cellule de Verviers. Épaté, Abaaoud l’a recruté et envoyé cette
fois en Syrie, à Deir ez-Zor, afin qu’il suive une formation de sniper au sein de la
katibat al-Battar. Au bout de six mois, le Belge a fait de nouveau appel au jeune
homme. Il a une mission à lui confier. Avec un double objectif.
Il s’agit d’abord d’aider Ayoub el-Khazzani. Coincé en Turquie, le Marocain
n’arrive pas à prendre son vol pour l’Albanie. À deux reprises, on lui a refusé
l’embarquement à cause de son passeport suspect. Bilal Chatra ne se pose pas de
questions. Il rejoint El-Khazzani en Turquie et lui promet qu’il va lui « ouvrir la
voie pour rentrer en Europe ».
Face à la crise humanitaire en cours, la Macédoine a décidé de délivrer des
documents de circulation valables soixante-douze heures permettant aux
migrants de rejoindre la frontière hongroise, et donc l’espace Schengen, depuis
la Grèce. Toujours à l’affût de l’actualité, le bureau des opérations extérieures de
l’Amniyat entend profiter de cette aubaine. Abaaoud a donc ordonné à Chatra
d’explorer les différents pays que traverse la route des Balkans afin de vérifier
les possibilités de contrôle, de sécurité et d’infiltration pour les combattants de
l’EI.
Alors, quotidiennement, le jeune Algérien zélé envoie à Abaaoud et El-
Khazzani, via Facebook, ses rapports sur les passages de frontières ouverts, les
temps d’attente, les horaires de trains, de bus et de bateaux, ainsi que les
chemins de départ et d’arrivée à pied. Il transmet également les photos des routes
empruntées. Quand Chatra arrive à Thessalonique, non loin de la frontière
macédonienne, Abaaoud lui demande d’interroger de vrais réfugiés à propos de
leurs expériences de voyage, de leurs itinéraires, son éclaireur en questionne pas
moins de cinquante…

Bilal Chatra ne chôme pas. Jusqu’à ce que sa route s’arrête en Hongrie parce
qu’il a refusé de donner ses empreintes digitales. Mais le jeune homme continue
à faire ses rapports à son mentor depuis le centre de rétention.
« Ce n’était pas une prison normale mais plutôt un camp, expliquera-t-il.
Nous avions quelques ordinateurs à disposition qui nous permettaient de
communiquer avec notre famille et nos amis. » Son ami à lui est membre du
bureau des attentats de l’État islamique.
Le 4 août 2015, au bout de dix-huit jours, Chatra est relâché. Et sa première
pensée d’homme libre est pour Abaaoud.
« Dis-moi ce que je dois faire maintenant, mon ami », lui écrit-il.
Le Belge lui répond de se rendre à Vienne, où Ayoub el-Khazzani lui
annonce le lendemain, à la gare ferroviaire de la capitale autrichienne, une
grande nouvelle : Abdelhamid Abaaoud est en Europe. Bilal Chatra tombe des
nues. Bien sûr, il savait qu’El-Khazzani suivait son itinéraire, mais il imaginait
Abaaoud toujours à Raqqa. L’Amni a menti à son protégé pour éviter que le
jeune homme, alors toujours détenu par les Hongrois, sache qu’il avait quitté la
Syrie…

Bilal et Ayoub prennent un train pour Munich, puis un bus pour Cologne.
Dans la soirée du 6 août, un homme arrête sa Golf grise devant eux1. De nuit, il
les conduit à travers l’Allemagne et la Belgique et les dépose à Bruxelles.
Là, ils retrouvent Abaaoud.

Le trio reconstitué va passer une semaine confiné dans un appartement. Des


frères les ravitaillent, eux n’ont pas le droit de sortir. Abaaoud interdit aux deux
autres l’accès à sa chambre. Chatra et El-Khazzani dorment dans le salon.
Le 15 août, le Belge réunit ses colocataires. Il a reçu un ordre du Shâm :
« Vous devez vous préparer psychologiquement à faire une opération. »
El-Khazzani ne bronche pas, il est venu pour mourir. Chatra, lui, ne l’entend
pas de cette oreille. Pour la première fois, il ose lever le ton face à son mentor.
« Il ne venait pas pour faire des attentats, il est juste venu pour ouvrir la
route. Il s’est fait piéger par [Abaaoud] », résumera El-Khazzani.
Dans la nuit qui suit la dispute, Bilal Chatra s’enfuit de l’appartement. Le
lendemain matin, Abdelhamid Abaaoud, qui vient d’être condamné par
contumace deux semaines plus tôt à vingt ans de prison pour son rôle dans les
filières d’envoi de djihadistes en Syrie, craint de se faire balancer par son ancien
protégé. Il déserte à son tour les lieux. « Je suis resté seul dans l’appartement,
racontera El-Khazzani. J’avais l’impression d’être un objet. »

* * *

Le terroriste recherché par toutes les polices pour son rôle de coordinateur de
la cellule de Verviers trouve refuge à Bruxelles, dans l’arrière-boutique d’un café
où l’on s’adonne au trafic de drogues. L’établissement est tenu par la famille
d’un ancien complice de Khalid el-Bakraoui, du temps où celui-ci donnait dans
le braquage avec son frère Ibrahim. Depuis, les Bakraoui se sont radicalisés et
vouent un culte à leur cousin… Oussama Atar, le chef du bureau des opérations
extérieures du califat.
Une quinzaine de jours avant qu’Abaaoud ne vienne se cacher chez eux,
Khalid el-Bakraoui s’est rendu seul à Venise pour y prendre, en toute discrétion,
le premier avion pour Athènes, et rencontrer Abaaoud. Deux jours plus tard, il
est rentré à Bruxelles en prenant soin de passer cette fois par Düsseldorf. Son
frère Ibrahim a fait le même aller-retour à Athènes, via une étape à Paris.
Ils ont maintenant tout le loisir de discuter avec Abaaoud sur leurs terres
bruxelloises.

Une fois au calme dans sa nouvelle planque, Abaaoud se connecte à


Facebook. Il se crée une nouvelle adresse et envoie à Chatra un message signé
El-Khazzani.
« Salut, comment vas-tu ? Où es-tu, mon ami ? Pourquoi es-tu parti ? Ce
n’était vraiment pas sympa de ta part. Tu ne nous as même pas dit au revoir. Je le
jure devant Dieu, je suis très triste à cause de toi. J’ai laissé [Abaaoud] à la
maison, il pleurait », écrit-il avant de passer à un registre plus menaçant : « Ce
serait mieux si tu revenais. Je le jure devant Dieu que tu le regretteras. »
Bilal Chatra ne répond pas.
Ne reste plus qu’Ayoub el-Khazzani.
« Frère, tu vas sortir », lui annonce Abaaoud.
Il est temps d’accomplir l’ordre venu du Levant. El-Khazzani, si ému
lorsqu’il avait découvert les dégâts causés par les bombardements américains sur
une mosquée de Raqqa, veut tuer du militaire yankee.
« Je suis un vrai djihadiste, affirmera-t-il plus tard. Je suis un noble
combattant, je me considère comme tel. Je suis un soldat. »
Son officier traitant de l’Amniyat lui assigne une cible toute trouvée. Dans le
train de 17 heures, ce vendredi 21 août, à l’intérieur du wagon 12, se trouveront
« entre trois et cinq militaires américains »2.
« Dès que tu rentres dans le train, tu vas voir des hommes costauds et qui
donnent l’air d’être des militaires », lui explique Abaaoud, qui lui recommande
de s’assurer, avant de passer à l’acte, que les hommes en question parlent bien
anglais.
Cerise sur le gâteau : à côté des Américains, il y aura « des gens travaillant
pour la Commission européenne ».
* * *

Lunettes de soleil sur le nez, barbe de trois jours, chemise noire par-dessus
un pantalon clair, un élégant vacancier surgit sur l’escalator. Il traîne derrière lui
une valise à roulettes, regarde un plan, s’assoit en attendant la prochaine rame.
Elle arrive. Il la prend. À la station suivante, il change de voiture. Le touriste
quitte le métro à la station Clemenceau, fait le reste du chemin à pied et se
présente un quart d’heure plus tard devant la gare du Midi. Il se dirige vers les
guichets, achète un billet, un aller simple, et s’en retourne vagabonder en ville. À
16 h 30, il est sur le quai de la gare. À 16 h 36, Ayoub el-Khazzani monte dans le
Thalys.

1. À partir des données GSM du téléphone du chauffeur ayant transporté Bilal Chatra et Ayoub el-Khazzani, la justice
suspecte qu’il s’agissait de Mohamed Bakkali, un des logisticiens du 13 Novembre. Il logera les terroristes dans différentes
planques bruxelloises.

2. El-Khazzani racontera cela en 2016, lors d’un interrogatoire, mais ne précisera pas comment l’EI était au courant de la
présence des militaires à bord du train.
XIX

Les infiltrés

Une nuit à patienter sur la plage turque et puis, juste avant le lever du soleil,
une voiture s’approche sur le sable. À l’aube de ce samedi 3 octobre 2015, les
passeurs sortent du véhicule un Zodiac qu’ils gonflent sur place. La cinquantaine
de migrants qui patientaient dans l’obscurité s’entassent maintenant dans l’esquif
de neuf mètres de long. Parmi eux, quatre terroristes qui ont chacun dû payer
mille cent dollars leur place. Ils sont les derniers d’une équipe d’une quinzaine
de moudjahidines aguerris envoyés par l’État islamique au lendemain de
l’attaque ratée du Thalys.

La kalachnikov d’Ayoub el-Khazzani s’est enrayée et le Marocain a été


maîtrisé par les militaires américains qu’il était venu assassiner. Un échec de
plus. Bilal Chatra est introuvable, Réda Hame n’est pas passé à l’acte, Sid-
Ahmed Ghlam s’est tiré dessus.
Cette fois, pour s’assurer qu’aucun djihadiste ne flanche, l’Amniyat leur a
fait réaliser des vidéos d’égorgement de prisonniers. Histoire de compromettre
chacun des candidats et de s’assurer qu’aucun ne soit tenté d’abandonner la
mission en cours de route.

* * *

Il n’y a pas de capitaine à bord du Zodiac. Pour réduire les coûts, les
passeurs n’engagent pas de marin, ils confient à un migrant le soin d’assurer la
navigation, en échange de la gratuité de sa place. Le pilote est guidé par d’autres
passagers qui se repèrent à l’aide de leurs téléphones portables. Le choix de celui
qui tient la barre est plus ou moins heureux. Aussi, les passeurs recommandent
d’investir dans de bons gilets de sauvetage. Les terroristes ont chacun le leur, ils
ont également acheté une sacoche étanche pour y mettre leur bien le plus
précieux : le téléphone qui leur permet de rester en liaison avec Abou Ahmed,
alias Oussama Atar, le chef du bureau des opérations extérieures, lequel leur
communiquera depuis Raqqa les personnes à contacter et le but de la mission
une fois qu’ils seront arrivés en France.
Ils lui envoient des messages codés via Telegram : « Bien, mon oncle, je suis
en chemin » « Le médicament n’est pas bien ici, tu sais, et toi, comment vas-tu,
mon ami ? » Ou encore « Ma tante te transmet mille bises ». Après « Mon fils »,
« Padre » ou « Papa », les clandestins du califat utilisent maintenant les oncles et
tantes comme noms de code. « Abou Ahmed m’avait dit au départ de Syrie de
l’appeler “mon oncle” et de rédiger des messages comme si j’étais de sa famille
pour que cela passe inaperçu dans le cas où nos messages seraient découverts »,
expliquera l’un des terroristes.

Débarqués en Grèce, les différents membres du commando suivent le flot


des migrants. Entre l’Autriche et l’Allemagne, un train gratuit serait même mis à
disposition des réfugiés. Une fois que les terroristes se sont suffisamment
approchés de la Belgique, qui va faire office de centre opérationnel du
commando, un taxi vient les chercher.
XX

Une priorité urgente du service

Partis de la base française d’Al-Dhafra, aux Émirats arabes unis, deux Rafale
larguent sept bombes de deux cent cinquante kilos, dans la nuit du 8 au 9
octobre, sur un bâtiment dans la périphérie de Raqqa. Le lendemain, le ministre
de la Défense Jean-Yves Le Drian explique que le camp d’entraînement visé
constituait « une menace » pour la France et l’Europe. Comme le révélera alors
Le Monde, le raid aérien avait pour cible le Français Salim Benghalem.
Cela fait rire l’intéressé qui, depuis la Syrie, suit de près l’actualité le
concernant. Dans la même conversation où il se moque de ces frappes françaises
ayant manqué leur cible, il raconte à son petit frère qu’il est au courant du
reportage que l’émission Enquête exclusive lui consacre. Et, lorsque son
interlocuteur lui fait remarquer que les médias n’utilisent plus son portrait
anthropométrique, mais des captures d’écran d’une vidéo de propagande de l’EI,
Benghalem fanfaronne : « J’aime trop la photo. Trop beau moi. »

* * *

L’information ne fuite pas, mais Abdelhamid Abaaoud était l’autre cible du


raid aérien. La CIA a informé la France de l’imminence d’une menace venant
précisément de ce groupe de francophones dans lequel on retrouve les deux
hommes.
Depuis le 4 septembre 2015, date à laquelle se tient un conseil restreint de
défense présidé par François Hollande, le Belge est devenu une obsession
française. Le nom d’Abaaoud revient dans chaque attentat ou projet prenant pour
cible l’Hexagone.
Durant ce conseil de défense, le bombardement d’un immeuble à Raqqa est
envisagé : s’y trouve l’un des appartements dans lesquels Abaaoud et d’autres
membres du bureau des opérations extérieures se réunissent. Mais, en raison des
potentiels dommages collatéraux — des civils habitent aussi l’immeuble —,
l’idée est abandonnée.
Pas celle d’éliminer le problème Abaaoud.
À l’issue du conseil restreint de défense, la DGSE émet un message interne
« immédiat » : « La neutralisation d’Abdelhamid Abaaoud, vecteur d’une
menace avérée contre notre territoire, est devenue une priorité urgente pour le
service. »
Cinq jours plus tard, le service de renseignement extérieur lui consacre une
note entière dans laquelle il rappelle que, « ces dernières semaines, le service a
fait porter ses efforts en priorité sur l’identification des opérationnels
qu’Abdelhamid Abaaoud est fortement suspecté de vouloir envoyer en Europe,
et possiblement en France », tout en concluant à son impuissance : « En l’état
actuel des accès et des capacités du service, aucune action d’entrave ne peut être
menée à courte échéance. »
Fin septembre, la DGSE rédige une note « de routine » dans laquelle elle
situe Abaaoud à Deir ez-Zor où il serait en train de conduire les soldats du califat
dans un assaut contre l’aéroport tenu par l’armée de Bachar al-Assad.
DGSE, DGSI, CIA et Sûreté de l’État belge, aucun des services de
renseignement qui le traquent de par le monde n’imaginent alors que le
djihadiste de vingt-sept ans attend son heure dans un appartement de la banlieue
de Bruxelles.

Et pourtant, les services de renseignement progressent. Ce que leur a raconté


Nicolas Moreau en mai prend forme maintenant sous leurs yeux, ils ont compris
qu’existe au sein du califat « une branche » chargée de fomenter des attentats en
Europe et qu’Abaaoud n’en serait pas le seul responsable.

* * *

* * *

DGSE — CONFIDENTIEL DÉFENSE — Le 28 octobre 2015 — No


°81198 — ÉVALUATION DE LA MENACE TERRORISTE
ÉMANANT DE LA ZONE SYRO-IRAKIENNE
Les renseignements recueillis sur les attentats déjoués en
Belgique à Verviers en janvier 2015, dans l’affaire Sid-Ahmed
Ghlam et lors des arrestations de plusieurs individus au cours
des derniers mois […] dessinent progressivement le contour
d’une « branche » ou entité au sein de l’État islamique, dont la
mission est bien de projeter en Europe des opérationnels
destinés à y conduire des attaques terroristes. Abdelhamid
Abaaoud, désormais « ennemi numéro un » des services
occidentaux de renseignement, en est la cheville ouvrière
aujourd’hui la plus connue, mais pas unique.

* * *

En cette fin octobre, les services de renseignement européens sont sur les
dents. La DGSE épluche le contenu des divers comptes Facebook de Mohamed
Abrini, un personnage auquel s’intéressent également les services secrets anglais
depuis son passage à Manchester. De leur côté, les services belges surveillent
depuis trois semaines les publications de Najim Laachraoui sur les réseaux
sociaux et fouillent le domicile bruxellois de Khalid el-Bakraoui, qui vient de se
rapprocher de ses contacts dans le grand banditisme pour récupérer « autant de
chargeurs de kalachnikov que possible »…
Les services pressentent l’architecture de l’équipe qui s’apprête à commettre
l’attentat le plus sanglant en France depuis la Seconde Guerre mondiale, mais ils
ignorent encore tout de ses têtes pensantes et se trompent toujours sur le lieu où
est censé se trouver Abaaoud. Le 3 novembre 2015, la DGSE écrit qu’il « se
déplacerait souvent entre Deir ez-Zor et la ville de Mayadin ».

Pendant ce temps, de Syrie et d’Irak, bruisse la rumeur d’une attaque


imminente. Le 15 octobre, une lycéenne, épouse du djihadiste Samy Amimour1,
écrit à son ancien prof de maths pour se vanter de son aisance matérielle ; depuis
peu, le califat la nourrit et la blanchit dans un bel appartement à Mossoul. Elle en
profite pour lui annoncer que « bientôt, inch’Allah, la France et toute la coalition
vont savoir ce qu’est la guerre chez elle, pas chez les autres… » avant de
conclure par : « Vous nous tuez, on vous tue, l’équation est simple. » La jeune
femme enceinte de huit mois sait de quoi elle parle : son mari est en route pour
Paris.

1. Voir première partie, chapitre XV, « Les shérifs du Shâm ».


XXI

Le taxi des attentats

Au bout d’une semaine d’attente Samy Amimour a été récupéré, en


compagnie de l’Alsacien Foued Mohamed-Aggad et du Francilien Ismaël Omar
Mostefaï, à la gare ferroviaire de Budapest-Keleti, le 17 septembre, par une Audi
A6. Au volant, celui qui, depuis fin août, sillonne l’Europe afin de récupérer les
différents membres du commando. Salah Abdeslam.
Entre 2013 et 2015, tandis que la jeunesse radicalisée belge rejoint la Syrie
et se range sous la bannière de l’État islamique, ce fils d’un conducteur de
tramway bruxellois tient, avec son grand frère Brahim, le bar Les Béguines, à
Molenbeek. Abdeslam, qui a fait les quatre cents coups avec son copain
d’enfance Abaaoud, y sert une clientèle d’habitués.
Des joints retrouvés fumants dans les cendriers après une descente de police
conduisent à la fermeture du café, le 4 novembre 2015. Les policiers trouvent la
drogue, manquent la propagande djihadiste. « À chaque fois qu’on rentrait dans
ce café, il y avait des discours de l’État islamique, c’est-à-dire des appels à la
guerre. Des gens encagoulés qui disaient aux Européens de se joindre à eux »,
confiera un client. Des vidéos que Brahim Abdeslam regardait assis sur sa
chaise, « comme on regarde un film de guerre ».
Le 30 août, c’est à bord d’une BMW que Salah Abdeslam est allé chercher
en Hongrie les deux premiers hommes que lui a désignés Abaaoud. Le 9
septembre, il récupère Najim Laachraoui et un complice à la même gare de
Keleti qu’Amimour & Co. Le 3 octobre, il réceptionne le Suédois Osama
Krayem et deux autres djihadistes en Allemagne. Au total, ce sont dix terroristes
qui ont voyagé dans les véhicules de location d’Abdeslam.
Et son ordre de mission ne se limite pas au convoyage. Le 8 octobre, il fait
un aller-retour en France. Il achète dans un magasin de jardinage, à Beauvais,
quinze litres d’oxygène actif, un produit chimique entrant dans la composition de
l’explosif TATP. Lors d’un précédent séjour dans l’Oise, il s’est déjà procuré,
dans une enseigne spécialisée dans les feux d’artifice, douze boîtiers récepteurs
et la télécommande permettant de les déclencher à distance.
Abdeslam remplit là le bon de commande que lui a passé l’un des hommes
qu’il est allé chercher en Allemagne, un individu qui n’est là que pour une courte
période : Abou Mahmoud al-Chami, l’artificier en chef du bureau des opérations
extérieures de l’EI. Al-Chami a été dépêché dans la maison de briques rouges
qu’occupe le commando depuis le 10 octobre à Auvelais, en Belgique, pour
épauler Najim Laachraoui dans la fabrication des ceintures d’explosifs.
Une fois les ceintures confectionnées, Abou Mahmoud al-Chami repart.
Mais, ne parlant qu’arabe, il se perd à la gare, ne comprenant rien aux
indications sur les panneaux d’affichage. Livré à lui-même, il est interpellé, le
1er novembre, par la police hongroise, à bord d’un train reliant Vienne à
Belgrade. Il prétend être réfugié et faire route vers la Turquie pour rendre visite à
sa mère malade. Après quelques jours de détention, il est libéré et prend un vol
pour Ankara le 16 novembre, alors que depuis trois jours la France et le monde
entier portent le deuil des victimes faites par ses ceintures explosives.

* * *

D’habitude, quand Yasmina pleure, Salah Abdeslam la rassure. Depuis des


années, le fêtard multiplie les conquêtes, mais revient toujours auprès de son
amour de jeunesse. Ce mardi 10 novembre, le couple se retrouve au snack Le
Noumidia, à quelques pas de l’église Notre-Dame à Laeken. Yasmina veut savoir
où ils en sont tous les deux, elle pleure. Mais, cette fois, Salah ne la réconforte
pas.
Il pleure lui aussi. Il chiale même. Il ne s’arrête plus. Au cours du dîner, ils
échangent peu, l’émotion est trop forte. Tout juste lui dit-il qu’il a quelque chose
à faire ce soir-là. La veille, avec Mohamed Abrini, il est allé louer une Polo et
une Clio, tandis que, de son côté, son frère Brahim louait une SEAT Leon.
Le repas avalé tant bien que mal, le couple monte en voiture. Là, dans
l’intimité de l’habitacle, les larmes de Salah se remettent à couler. Yasmina
s’inquiète, se demande s’il n’a pas de nouveau le projet de rejoindre la Syrie,
comme il l’avait un temps évoqué. Salah, sur ce point, la tranquillise. Il la
dépose chez elle.
Le lendemain, Yasmina apprend par une proche que Salah et son frère
seraient partis faire du ski.
XXII

Le « besoin d’en connaître » des clandestins du califat

Le lendemain, la pluie tombera à verse sur l’autocar qui conduira Osama


Krayem de Bruxelles à Amsterdam. En attendant, le Suédois de vingt-trois ans
est, ce jour-là, au chaud dans la planque des clandestins de l’État islamique, rue
Henri-Bergé, à Schaerbeek. Osama Krayem est au chaud jusqu’à ce qu’en début
d’après-midi Ibrahim el-Bakraoui le tire de sa léthargie.
Krayem commence par renâcler quand El-Bakraoui lui demande de se rendre
deux cents kilomètres plus loin à l’aéroport de Schiphol, afin de « vérifier
quelque chose ». Pourquoi le Belge n’irait-il pas lui-même ?
C’est a priori la première fois qu’ils se rencontrent, mais le second a très vite
l’ascendant sur le premier. Ancien braqueur ayant fait feu sur des policiers, El-
Bakraoui sait se faire respecter. Au fur et à mesure, Krayem verra en Ibrahim et
son frère Khalid « les big boss » de leur « cellule endormie ». Les Bakraoui
n’habitent pas dans l’appartement de la rue Henri-Bergé, mais dans un logement
à part.
« Comme n’importe quel boss dans un business. Un boss a toujours un
endroit pour lui et un endroit pour les gens qui travaillent pour lui. C’est pour ne
pas attirer l’attention », dira Krayem.
Ibrahim a son propre ordinateur, est en contact avec tous les membres de la
cellule et, dans sa façon de s’exprimer, il n’échange pas mais livre ses
instructions.
« Il y a une hiérarchie. Une personne donne des ordres et d’autres les
appliquent, considère Krayem. Personne ne peut faire quoi que ce soit par sa
propre initiative, on doit recevoir des ordres de l’État islamique. »
Osama Krayem se définit comme « un soldat de Daesh », alors, même si cela
ne l’enchante guère, il obéit à El-Bakraoui.

Des tickets d’autocar sont achetés en liquide à un guichet à Bruxelles pour le


lendemain matin. Les autres pensionnaires de la planque de la rue Henri-Bergé
ignorent tout du voyage que s’apprête à faire Osama Krayem en compagnie du
complice que lui a adjoint El-Bakraoui. Et le Suédois, à l’en croire, n’a pas non
plus la moindre idée de la raison de cette mission de repérage. Il sait uniquement
qu’il doit chercher des consignes d’un certain volume.
Le « besoin d’en connaître » est la sacro-sainte règle des services de
renseignement, selon laquelle tout officier n’a qu’une vision partielle de
l’activité collective. On ne révèle à chacun que ce qu’il a besoin de savoir pour
agir. Les djihadistes ont compris l’intérêt de cette discipline. L’un des manuels
publiés sur Internet consacre un chapitre au cloisonnement de l’information,
démontrant en quoi celui-ci permet d’éviter le démantèlement d’un réseau
lorsqu’un seul moudjahid est appréhendé.
Ayoub el-Khazzani, l’auteur de l’attaque dans le Thalys, dira ainsi : « J’étais
là pour faire un attentat. Mais je vous précise que, moi-même, je ne savais pas
exactement ce que j’allais faire. [Abaaoud] ne me racontait rien. Je m’en fichais
de son comportement, j’avais mon objectif et j’attendais mes consignes. »
Entendu par une commission d’enquête parlementaire, Bernard Bajolet,
patron de la DGSE, y voit l’une des causes de la difficulté à contrer les
djihadistes : « Ces réseaux sont très cloisonnés. Dès lors, quand bien même on
sait qu’un attentat va être commis, quand bien même on connaît le nom des
terroristes, on ne peut pas toujours le prévenir. Cela explique certains échecs. »

C’est sous une pluie battante qu’Osama Krayem monte avec sa valise dans
l’autocar, muni de faux papiers belges, lui qui n’est pas encore recherché et dont
aucun service de renseignement européen ne connaît l’existence alors qu’il est
allé en Syrie et qu’il a combattu sous le drapeau noir de la Dawla. À la frontière,
il est contrôlé par des militaires hollandais. Sans être inquiété. Il baguenaude
durant deux heures dans les coursives de l’aéroport, mais ne trouve pas les
consignes adéquates.
De retour à Schaerbeek dans la soirée, il en informera Ibrahim el-Bakraoui.
Mais on n’en est pas encore là.
* * *

Ce jour-là, tandis qu’Osama Krayem reçoit à Schaerbeek l’ordre de braver le


mauvais temps, Mohamed Emwazi, alias Jihadi John, quitte l’appartement de sa
femme à Raqqa et monte dans une camionnette. Caché dans les parages, un
informateur alerte un service occidental.
Contrôlé par un pilote depuis une base dans le Nevada, le drone Predator suit
depuis le ciel le trajet du véhicule, qui se gare à proximité du bâtiment abritant le
tribunal islamique. Jihadi John sort de l’habitacle au moment où un premier
missile Hellfire pulvérise le véhicule. Un second missile est tiré au cas où.
Jihadi John n’est plus.
Le lendemain, un porte-parole américain affirme que les militaires sont
« raisonnablement certains » d’avoir tué le bourreau de l’État islamique. Le
Premier ministre britannique, David Cameron, justifie cette attaque contre l’un
de ses concitoyens en la qualifiant « d’acte d’autodéfense ».
Présenté par la DGSE comme « un manager opérationnel » du bureau des
opérations extérieures, au même titre qu’Abaaoud, Emwazi était suspecté de
fomenter un attentat en Grande-Bretagne. La Turquie annonce d’ailleurs dans la
foulée avoir interpellé à Istanbul un autre membre présumé des Beatles, celui
que les otages surnommaient George. Recherché par toutes les polices du
monde, que faisait-il en dehors du califat ? Les services se demandent s’il ne
s’apprêtait pas, comme ses amis Abaaoud et Laachraoui, à rejoindre la Vieille
Europe.

* * *

Ce jour-là, un analyste de la DGSI rédige à Levallois-Perret une note


consacrée à Foued Mohamed-Aggad. L’Alsacien ne donne plus signe de vie
depuis trois mois alors qu’il ne restait jamais plus d’une semaine sans contacter
les siens. L’analyste se veut rassurant : « Il y a quelque temps, Foued avait
prévenu sa famille qu’il ne rentrerait pas en France, et ce même dans le but d’y
commettre des attentats sur ordre, car il ne s’estimait pas encore assez fort pour
tomber en martyr. »
La note précise tout de même que Mohamed-Aggad fait partie « d’un groupe
de vingt et un combattants de la région d’al-Bab » ayant rejoint Mossoul, « où ils
ont laissé leurs femmes ».
Le 24 août, les vingt et un hommes sont partis en mission pour au moins
deux mois, affirme l’officier de renseignement, et sans possibilité de donner de
nouvelles, tablette et téléphone leur étant interdits. Enfin, conclut l’analyste,
« Foued a laissé un testament dans son appartement de Mossoul ».

* * *

Ce jour-là, Mohamed Abrini a le vague à l’âme. Dans l’après-midi, à


Charleroi, il a vu ses copains d’enfance charger une SEAT d’armes et d’explosifs
emballés dans du plastique. Le commerçant de Molenbeek monte à bord d’une
Clio, sans rien d’illégal à l’intérieur, et part en éclaireur, restant en contact
téléphonique permanent avec la seconde voiture. Il ouvre la route « comme dans
les stups », résumera-t-il. Avant de démarrer, un de ses amis installe un
brouilleur. « Vous ne bornez plus. Tout ce qui peut émettre quelque chose, ça le
bloque », expliquera Abrini.
« Le convoi de la mort », selon l’expression d’Abrini, s’ébroue depuis
Charleroi, direction la région francilienne. En fond sonore dans les habitacles,
des chants islamiques. Le commerçant de Molenbeek fume des cigarettes.
À l’arrivée, dans le pavillon loué à Bobigny, Mohamed Abrini est plus
nerveux que les autres : « Ils étaient calmes, tranquilles. Ils préparaient à manger
dans la cuisine, regardaient la télé. Je ne voyais pas de stress en eux. »
Vient le moment des adieux.
Bien sûr, il ignore la forme que leur action va prendre, la cible exacte. Mais
il a compris l’idée. « J’accompagnais des amis dans leur dernier souffle. Je sais
que tous ces gars-là vont mourir. » Dans le jardin, à l’arrière de la maison, il
étreint Abdelhamid Abaaoud.
Ce jour-là, Mohamed Abrini repart en taxi dans la soirée. La course lui coûte
trois cent soixante-cinq euros. Il rejoint la planque rue Henri-Bergé, à
Schaerbeek, où se trouve Osama Krayem sur le point de partir à Amsterdam et
où les clandestins restants, dans quelques heures, guetteront les flashs
d’information.

Ce jour-là, on est le 12 novembre 2015.


XXIII

Vendredi 13

Une explosion sur la scène. Samy Amimour a été touché par un commissaire
entré seul dans le Bataclan ensanglanté, la ceinture du kamikaze s’est actionnée.
À l’étage, le plus petit des deux terroristes survivants — « sec avec plus de
cheveux et plus de barbe », dira un de ses otages — dispose trois hommes
derrière la porte qu’il vient de fermer, trois devant les fenêtres et les autres
devant la cage d’escalier. Ce terroriste, c’est Foued Mohamed-Aggad. Il ordonne
aux otages face aux fenêtres de commenter ce qu’ils voient. Il veut savoir où en
est la progression des policiers arrivés en renfort. À intervalle régulier,
l’Alsacien s’intercale entre ses boucliers humains et lâche une rafale de
kalachnikov par une fenêtre.
Foued a confisqué les téléphones portables. Le sien, il l’a jeté dans une
poubelle à côté de la salle de concert après avoir envoyé un texto à 21 h 42 à un
correspondant en Belgique, l’avertissant : « C’est parti, on commence. » À
quelques pâtés de maisons de là, le commando des terrasses s’est entretenu avec
un autre numéro belge. Et l’équipe qui s’attaque au Stade de France avec un
troisième. Chaque équipe a un numéro dédié et, semble-t-il, un officier traitant à
qui rendre des comptes.
Cheveux très courts et barbe rase, le second terroriste restant s’approche de
Mohamed-Aggad dans le couloir du Bataclan. La colonne d’assaut de la BRI est
à la porte du couloir.
— Est-ce que tu comptes appeler Souleymane1 ? interroge le tueur à la barbe
rase.
— Non, on va gérer ça à notre sauce. Mais parle en arabe ! s’énerve Foued
Mohamed-Aggad.
La conversation, tendue, se poursuit alors dans une langue que ne
comprennent pas les otages.
Soudain, les policiers enfoncent la porte. Les terroristes ripostent, s’abritent
derrière leurs otages. Des grenades sont lancées. Les terroristes et les otages sont
sonnés. Les policiers progressent. Et, au fur et à mesure de leur progression,
évacuent les otages du Bataclan. Face à eux, le premier terroriste actionne sa
ceinture explosive en se jetant en direction de la colonne d’assaut de la BRI.
L’effet de souffle sonne son complice qui esquisse un geste vers sa propre
ceinture. Les policiers le tuent.
C’est fini.

1. Abou Souleymane est la kounya d’Ibrahim el-Bakraoui, qui, depuis Bruxelles, semble être le référent du commando
du Bataclan.
XXIV

Le jour d’après

Le premier coiffeur ne fait pas les colorations, alors, tant pis, il perd un
client. Salah Abdeslam poursuit son chemin dans les rues de Laeken, une petite
commune en périphérie de Bruxelles. Le second coiffeur fera l’affaire. Le
terroriste s’assoit dans un fauteuil en cuir brun, usé jusqu’à la corde.
Quelques heures plus tôt, à 5 h 30 du matin, dans la nuit du 13 au 14
novembre, il se cachait encore dans une cage d’escalier de Châtillon quand deux
amis, qu’il avait appelés à son secours, sont venus le chercher depuis la
Belgique.
Emmitouflé dans sa doudoune, sa capuche sur la tête, Abdeslam rejoint le
véhicule, essoufflé et en nage. Le fait de se retrouver dans l’habitacle ne le calme
pas. Il pleure, il crie. Il explique qu’il fait partie des dix qui ont commis les
attentats à Paris, mais que son détonateur n’a pas fonctionné, et pourtant il
voulait mourir. Il a abandonné sa ceinture explosive défectueuse dans une
poubelle à Montrouge.
Durant le trajet vers la Belgique, Salah Abdeslam rappelle à ses amis de
respecter le code de la route, de rouler doucement sur la bande de droite, de ne
pas doubler les autres véhicules. Il leur demande de suivre « les panneaux de
signalisation verts et non les bleus », cherche à tout prix à éviter les contrôles de
police sur l’autoroute. Mais ses amis se perdent et finissent par rejoindre l’A2.
Où ils se font contrôler à trois reprises. Les gendarmes vérifient l’identité des
trois passagers, remarquent que le chauffeur vient de fumer un joint. « Ce n’est
pas bien de consommer de la drogue mais, aujourd’hui, ce n’est pas la
priorité… »
Le coffre ne contient ni arme ni explosif. Alors les gendarmes laissent
repartir Salah Abdeslam, dont le nom n’est pas encore accolé au massacre qui
vient de survenir dans la capitale.

Arrivé à Laeken, Salah Abdeslam va d’abord faire son marché. Pour cent
euros en liquide, il achète un jean noir, un pull gris, un bonnet noir, une veste
gris et noir. Il se change dans la camionnette du commerçant avant de partir en
quête d’un coiffeur. Quand enfin il trouve son bonheur chez un quinquagénaire
grisonnant, il se fait raser la barbe, raccourcir sérieusement les cheveux et raser
un trait sur le sourcil.
« Une vingtaine de minutes plus tard, Salah avait changé », constatera un de
ses amis qui l’attendait à l’extérieur.
De son côté, Mohamed Abrini avouera avoir, en compagnie des survivants
de la cellule Abaaoud, porté « une perruque horrible » : « Dans toutes les caches,
il y avait des perruques. On mettait ça souvent pour sortir. C’était grossier mais
apparemment plus c’est grossier, plus ça passe. »

* * *

Une fois coiffé et habillé, Salah Abdeslam se fait déposer dans un quartier de
Schaerbeek, une autre commune en périphérie de Bruxelles, où se cache le reste
de la cellule terroriste qui a assuré la logistique du massacre et attend à son tour
de passer à l’acte.
Sur la route, il a ressassé l’attentat. Il a avoué à ses amis avoir tenu une
mitraillette, avoir fait feu, avoir tué. Ce qui ne l’empêche pas, quand il parle de
son frère Brahim, mort en actionnant sa ceinture explosive, de réclamer
vengeance :
« Ils vont payer pour la mort de mon frère ! »
XXV

« Je les connais tous ! »

À 14 h 30, le 18 novembre 2015, le téléphone sonne à la direction régionale


de la PJ de Rennes. Au bout du fil, un imprimeur nantais. Sous le choc. « Hier
soir, j’ai reçu un appel de mon fils, actuellement incarcéré à Fleury-Mérogis.
Cela faisait un mois et demi que je ne l’avais pas eu au téléphone. Il m’a dit : “Je
les connais tous” en parlant des attentats, je lui ai demandé s’il connaissait aussi
Abdelhamid Abaaoud, il m’a répondu oui. Il m’a dit qu’il connaissait leurs
habitudes et m’a demandé de contacter son avocat, car il veut témoigner à ce
sujet. »
Son fils, c’est Nicolas Moreau.

Il faut l’entendre de toute urgence. Le lendemain, un interrogatoire est


organisé en visioconférence depuis la maison d’arrêt. Sauf qu’au moment de
démarrer l’ancien restaurateur djihadiste de Raqqa n’envisage plus d’adresser la
parole à sa juge d’instruction.
« Je veux un autre interlocuteur ! Je ne veux plus vous voir parce que vous
voulez toutes les informations tout de suite. Vous grattez des petites
informations, mais jusqu’à présent je ne vous ai donné que des éléments sans
importance. »
Moreau espère toujours négocier une remise en liberté. L’écorché vif qui
insulte services de renseignement et magistrats a tout de même quelques
arguments à faire valoir. Lors de sa première audition à son retour de Syrie, cinq
mois plus tôt, il avait déjà souligné l’importance d’Abdelhamid Abaaoud et
détaillé les missions de l’Amniyat.
— Si vous ne souhaitez pas me parler, à qui comptiez-vous parler ?
— À un autre juge, à un procureur ou à la police. Je veux juste vous dire que
si vous tombez sur Abaaoud, dit « Abou Omar al-Belgiki », les écoles de
formation là-bas nous apprennent que, s’il est dans l’entrée d’un immeuble, il
doit disposer d’assez d’explosifs pour faire sauter une voiture et réussir à
s’échapper. Si je vous dis ça, c’est pour qu’il n’y ait plus d’attentats. Croyez-
moi, j’ai beaucoup plus à dire. Mais, vous, je ne veux plus vous écouter.

Puisqu’il refuse de s’exprimer dans le cadre du dossier d’instruction qui le


concerne, le parquet de Paris décide, au vu de l’urgence, de le faire entendre en
tant que témoin du 13 Novembre. Deux officiers sont dépêchés à 23 h 30 à
Fleury-Mérogis. Face à Moreau qui se braque pour un rien, ils marchent sur des
œufs.
— Consentez-vous à répondre à nos questions ?
— Oui.
— Vous avez des informations à communiquer à la police pour l’aider à
éviter des actions terroristes en France, c’est bien cela ?
— Oui.
— Qu’avez-vous à nous dire ?
— Je vais vous redire certaines choses que j’ai déjà dites en audition, mais je
vais donner plus de précisions.
Ce ne sont pas les révélations annoncées. Moreau donne quatre kounya
d’individus « très motivés pour frapper la France ou la Belgique ». Parmi eux, il
reparle de cet Abou Souleymane qu’il avait déjà évoqué la première fois et qui
correspondrait, selon les déclarations qu’il fera lors de son procès un an plus
tard, à Mohamed Abrini. Pas grand-chose de neuf par rapport à ce qu’il a déjà dit
et rien de concret permettant d’éviter des attentats, comme il le promettait. Les
policiers sont déçus, les magistrats à qui ils font leur rapport aussi.
Soit les informations de Nicolas Moreau sont désormais un peu périmées.
Soit il ne dit pas tout.
XXVI

La cinquième colonne du djihad

Le cadavre est celui d’un terroriste de sexe masculin âgé de vingt-huit ans. À
la peau très mate, aux cheveux châtain foncé, aux moustache et barbe brunes
coupées court. À l’intérieur de la salle d’autopsie de l’institut médico-légal
(IML) dans le XIIe arrondissement de Paris, un gendarme, deux médecins
légistes, un technicien de la police scientifique et une photographe de l’identité
judiciaire encerclent le corps qui repose sur un chariot. Il est 8 h 40 en ce
vendredi 20 novembre 2015 et le docteur Antoine T. commence « les opérations
d’autopsie requises ».
On procède au déshabillage du cadavre référencé « IML-2587 ». On enlève
les restes d’un pantacourt zippé, on ôte les lambeaux d’un T-shirt de l’équipe de
football allemande avec ses trois étoiles de champion du monde surplombant
l’aigle qui figure sur l’écusson au niveau du cœur. Le défunt ne pèse plus que
soixante-douze kilos. Sans compter la cinquantaine de boulons que l’examen
radiologique révèle, logés dans ses reins, son estomac, son pancréas, ses
intestins.
Dans la mythologie djihadiste, une odeur de musc enveloppe les frères
tombés au combat. À en croire leurs compagnons d’armes, ils souriraient encore,
sereins par-delà la mort. IML-2587 ne sourit pas. Sa mandibule est absente.
Seules quatre dents subsistent. L’œil droit manque. L’une de ses joues a disparu.
La boîte crânienne, béante, est vidée de son contenu. Le tronc n’est pas mieux
loti. La cage thoracique est détruite, la paroi abdominale a disparu, les viscères
mis à nu.
Ci-gît Abdelhamid Abaaoud.
Le 13 Novembre, un badaud filmait sur son téléphone portable un homme
vêtu de noir et portant des chaussures orange en train de fusiller sans
précipitation les clients de la Belle Équipe, rue de Charonne. Auprès de sa
cousine et d’une amie de celle-ci, venues à sa rencontre lors de la cavale qui s’en
est suivie, Abaaoud fanfaronne : « Les terrasses, c’était moi ! »
Il revendique aussi la bagatelle de dix attentats réussis. Et dit projeter de s’en
prendre à un centre commercial et à un commissariat du quartier d’affaires de la
Défense. Mais Abaaoud n’a pas le temps de passer à l’acte.
Son odyssée macabre s’achève le 18 novembre dans le bruit et la fureur lors
d’un assaut mal maîtrisé du RAID, au troisième étage d’un immeuble délabré de
Saint-Denis. Le corps du petit bourgeois de Molenbeek défiguré et éventré
repose dans un salon au design moyen-oriental tandis que sa cousine, qu’il a
entraînée dans sa chute, étouffe sous les décombres, son corps lui aussi perforé
de boulons.
À l’institut médico-légal de Paris, à l’issue des trois heures durant lesquelles
il a assisté à la dissection de ce qui reste de l’enveloppe terrestre du terroriste,
l’adjudant gendarme écrit, sous la dictée du médecin légiste, que le décès
d’Abaaoud est « la conséquence d’un polytraumatisme gravissime et
instantanément mortel ». Épargné par les mille cinq cents coups de feu des
tireurs d’élite du RAID, il a été tué par l’effet de blast provoqué par la ceinture
explosive d’un complice. L’autopsie d’Abaaoud est achevée, on ne peut plus rien
lui faire. L’inverse n’est pas vrai.
L’énigme de ce crime de masse que constitue le 13 Novembre a été aussitôt
résolue et les tueurs ont été tués. Contrairement à ce qu’avait escompté l’État
islamique, l’attentat, succès militaire, se traduit par une défaite politique. Les
bombardements de la coalition continuent de plus belle et le califat, de jour en
jour, s’effrite.
Pourtant, en France, en Europe, le trouble à l’ordre public perdure. D’entre
les morts, Abdelhamid Abaaoud revient nous hanter.

Lorsque, caché dans un buisson en bordure de périphérique à Aubervilliers,


il a rencontré sa cousine et son amie, le terroriste leur a confié que quatre-vingt-
dix kamikazes se cacheraient en région parisienne. « Des gens qui passent
normal dans la vie de tous les jours, ils ont à manger, ils sont bien », raconte-t-il
à l’amie de sa cousine.
« Il a dit qu’ils feraient pire, que tout était prêt… », dira la jeune femme.
La confidence recoupe l’analyse des services français, qui indiquent à leurs
autorités de tutelle qu’« une deuxième vague d’attaques se prépare contre la
France » et pourrait être l’œuvre de neuf membres de la cellule Abaaoud.
Et la menace ne serait pas uniquement représentée par les survivants de cette
cellule. Début 2016, les services alertent les plus hautes autorités de l’État :
« Les renseignements recueillis sur la présence d’opérationnels déjà présents en
Europe se multiplient et reflètent la “massification” des projets d’attaque. »
Entendu le 17 février devant la commission des affaires étrangères, de la défense
et des forces armées, Patrick Calvar, le patron de la DGSI, confirme : « Nous
disposons d’informations faisant état de la présence de commandos sur le sol
européen, dont nous ignorons la localisation et l’objectif », reconnaît-il.
Qu’importe que la promesse d’une apocalypse pour les fêtes de Noël —
« Cela va sauter dans les transports et les écoles » — qu’Abaaoud a faite à sa
cousine ne se soit pas matérialisée. Le djihadiste a instillé la terreur et le doute.
Les services secrets européens courent désormais après ses quatre-vingt-dix
fantômes.

* * *

Les forces de l’ordre vont mettre facilement la main sur les deux premiers.
L’examen de la liste de réfugiés passés par l’île de Leros révèle qu’un Algérien
de vingt-neuf ans et son complice pakistanais accompagnaient deux des
kamikazes du Stade de France. Coincés trois semaines sur l’île grecque à cause
de leurs faux papiers, ils ont repris leur périple à travers l’Europe, mais n’ont pas
pu rejoindre le reste de l’équipe à temps. Les deux hommes se trouvent dans un
camp de réfugiés en Autriche, ils communiquent toujours avec leur officier
traitant à Raqqa. Le 11 décembre, ils ont échangé un message codé avec « Mon
oncle » sur Telegram. Ils l’interrogent à propos des attentats. « L’oncle » fait le
surpris : « Il s’est passé quelque chose en France ? »
L’homme est très prudent.
« Il n’a rien laissé transparaître », se souviendra l’un des deux terroristes.

Identifiés, les deux hommes sont interpellés alors qu’ils se trouvent toujours
en Autriche. Après avoir tenté durant plusieurs jours de faire croire à sa légende
de migrant, l’Algérien demande à parler aux enquêteurs de la police régionale de
Salzbourg. Il est réentendu le 25 janvier 2016.
« Lors de mes premières auditions, je n’ai pas toujours dit la vérité, déclare-
t-il. […] Il est arrivé beaucoup de choses et je veux dire la vérité. Je ne veux plus
rien avoir à faire avec les gens dont je vais parler. Je souhaite dire la vérité sur
tout. Mais j’ai besoin d’aide. Les gens à qui j’ai affaire sont dangereux. Abou
Ahmed croit que je suis en route pour la France. »
Abou Ahmed. Cet Algérien de vingt-neuf ans met, pour la première fois, un
nom, ou plutôt une kounya, sur le commanditaire des attentats qui ont frappé
Paris et fait cent trente morts le 13 Novembre 2015.
Durant cinq auditions étalées sur trois mois, l’Algérien va détailler comment
il a été sélectionné, quel a été son entraînement, qui sont les cadres du bureau
des opérations extérieures qu’il a croisés, comment il a rallié l’Europe. Mais la
peur l’habite. Mi-mars, il craque.
« De toute façon, l’État islamique me tuera, que ce soit en Algérie ou
n’importe où ailleurs. »
Toujours cette conviction, chez les djihadistes, que l’Amniyat n’a pas de
frontières.

La veille de la confession de l’Algérien, al-Hayat, l’organe médiatique


officiel de l’État islamique, diffuse une vidéo de revendication des attentats du
13 Novembre. La vidéo s’ouvre sur un message donnant le nom de code
présumé de l’opération, Kill them wherever you can. Elle s’achève sur des
images de David Cameron, de la Chambre des lords et de zones touristiques
londoniennes.
La Grande-Bretagne est visée, la France reste une cible et reçoit le renfort
des États-Unis, qui procèdent à une série d’éliminations ciblées en Syrie. Parmi
celles-ci, un homme dont le Pentagone affirme qu’il « préparait activement de
nouvelles attaques contre l’Occident ». Cet ami d’enfance du kamikaze du
Bataclan Samy Amimour était également un proche d’Abdelhamid Abaaoud et
de Tyler Vilus.
Les francophones travaillant au bureau des opérations extérieures de
l’Amniyat n’ignorent plus que leur espérance de vie est réduite. Trois semaines
après les attaques de Paris, Salim Benghalem contacte son petit frère pour
adresser à sa famille ce qui ressemble à un adieu. « Dis surtout aux parents que
je les aime. Ils m’ont bien élevé. Je n’ai jamais manqué de rien grâce à Allah
puis à eux. Notre rendez-vous sera au paradis, inch’Allah ! »
L’Amniyat a déménagé, semble-t-il, du palais de l’Hospitalité, occupé
désormais par la brigade féminine de la Hisbah. Le service secret privilégierait
désormais des appartements plus difficiles à localiser, au milieu des populations
civiles.
En Europe, les policiers belges entendent sous un prétexte bidon l’épouse
d’un frère El-Bakraoui qui a disparu depuis quelques jours. La police
autrichienne s’apprête à remettre l’Algérien et son complice pakistanais à la
justice française. Mais, sur les quatre-vingt-dix fantômes évoqués par Abaaoud,
le compte n’y est pas.
Heureusement, le troisième clandestin de l’EI ne sera pas bien dur à trouver.
Il va se livrer de lui-même.
XXVII

Marcus

Le 1er février 2016, Saleh Alghadban pousse les portes du commissariat


central du XVIIIe arrondissement, dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris.
Nous sommes moins de trois mois après le massacre du 13 Novembre et ce
Syrien aux yeux fatigués et aux vêtements élimés, tente d’expliquer, en anglais,
au policier à l’accueil, qu’il est à la tête d’une cellule dormante de l’État
islamique. L’organisation terroriste lui a ordonné de commettre un attentat. Mais
l’homme affirme ne plus vouloir passer à l’acte.
Alghadban a été l’un des tout premiers djihadistes envoyés pour frapper
l’Europe. Il a rejoint l’Allemagne dès le mois de mars 2015. Depuis, ses hommes
et lui attendent d’être activés par le bureau des légendes djihadistes.
Quelques jours avant sa reddition, le Syrien explique à un complice sur
Facebook : « Nous devons suivre tranquillement la partie. Nous devons nous
montrer patients. » Il joue au matamore, vante ses complices qui, cachés dans
des camps de réfugiés en Hollande, « mangent des cailloux » mais ont su
conserver « des cœurs de lion ». En réalité, sa motivation flanche. « Cela faisait
un an qu’il se traînait d’un camp de réfugiés à l’autre. Les conditions étaient
éprouvantes. Il avait faim, il avait froid. C’est ce qui l’a poussé à se rendre », me
confiera un officier de renseignement.

* * *

Face aux policiers du XVIIIe interloqués, Alghadban désigne, photos à


l’appui, certains des membres de sa cellule, composée d’une vingtaine
d’hommes répartis entre Düsseldorf et un camp de réfugiés à Nimègue, aux
Pays-Bas, à proximité de la frontière allemande. Une dizaine de kamikazes
portant des gilets explosifs se feront sauter en plein centre-ville de Düsseldorf.
D’autres djihadistes devront ensuite « tuer le plus grand nombre possible de
passants avec des fusils et d’autres charges explosives », complétera, quelques
mois plus tard, le bureau du procureur fédéral à Karlsruhe.
Placé en garde à vue, Saleh Alghadban est confié à la DGSI. Les noms cités
par le Syrien résonnent familièrement aux oreilles des enquêteurs de la lutte
antiterroriste. L’homme raconte avoir été recruté par l’Amniyat dès avril 2014.
La mission d’un attentat sur le sol allemand lui aurait été ensuite confiée par son
beau-frère, un certain Abou Doujana, membre du bureau des opérations
extérieures — et en qui la DGSI croit reconnaître un vétéran du djihad ayant aidé
dix ans plus tôt un proche de Boubakeur el-Hakim.
Enfin, Alghadban affirme que le responsable de toutes les cellules destinées
à frapper dans les pays francophones et anglophones serait une autre vieille
connaissance du service, le wali de Raqqa et chef de l’Amniyat, Abou Lôqman.
Quelques semaines plus tôt, des services anglo-saxons ont intercepté un
message sur Internet évoquant un projet d’attentat visant trois villes : Toronto,
Chicago et Genève. Abou Lôqman serait à l’origine de l’ordre transmis, donc de
l’activation des cellules. Le projet d’attaque dans ces trois villes n’ira pas plus
loin. Mais cela tend à crédibiliser les propos du Syrien venu frapper à la porte du
commissariat du XVIIIe arrondissement.

* * *

En revanche, sa démarche interroge. À telle enseigne que, un temps


envisagé, le statut de repenti ne lui est pas accordé. À la place, Saleh Alghadban
est mis en examen le 6 février et incarcéré pour association de malfaiteurs en
relation avec une entreprise terroriste criminelle.
Police et justice, peu habituées à voir des djihadistes se livrer d’eux-mêmes
et dénoncer des projets d’attentats de l’État islamique, se demandent si ce ne
serait pas là un coup de Trafalgar de l’Amniyat. Saleh Alghadban n’offrirait-il
pas de vraies informations pour se voir accorder les bonnes grâces des autorités
et devenir ainsi un infiltré au cœur de la lutte antiterroriste ? Un classique de
l’espionnage… Dans son Manuel secret de manipulation mentale et de torture
psychologique, la CIA constatait, dès 1963, que « nombre d’agents provocateurs
sont des détecteurs se faisant passer pour des déserteurs, des réfugiés ou des
transfuges pour infiltrer les services de renseignement ». Une manœuvre déjà
exécutée avec succès par Al-Qaïda.
L’histoire s’est retrouvée à peine romancée dans le film Zero Dark Thirty de
Kathryn Bigelow : en 2009, un médecin jordanien sollicite une réunion
d’urgence à Camp Chapman, une base de la CIA en Afghanistan. Pour
consolider sa légende, l’homme a auparavant aidé à orienter les tirs de drones sur
des seconds couteaux d’Al-Qaïda. Les Américains ne se méfient pas. Une fois
arrivé dans le camp, le médecin sort de la voiture qui l’a conduit jusque devant le
bâtiment où il doit être débriefé. Et actionne sa ceinture explosive, emportant
avec lui sept agents américains.
Un tutoriel djihadiste décrit l’attentat de Camp Chapman comme « la pire
attaque jamais perpétrée contre la CIA » — pire, assure le manuel, que tout ce
qu’avait pu entreprendre le KGB durant la guerre froide.
Et l’État islamique n’est pas en reste, comme différentes affaires le
révéleront en 2017. Au printemps, on apprendra qu’une traductrice du FBI a
passé deux ans en prison. Son crime ? S’être enfuie en Syrie en 2014 pour
épouser un recruteur de la Dawla, l’ex-rappeur allemand Deso Dogg, qu’elle
était chargée… de surveiller.
En France, l’État-Major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT1)
recense courant 2016 quarante-trois islamistes radicaux travaillant ou ayant
travaillé dans le nucléaire2. Ces individus œuvraient au sein d’EDF et de ses
sous-traitants, chez des prestataires d’Areva, mais aussi au CERN, l’organisation
européenne pour la recherche nucléaire, ou à l’Institut de radioprotection et de
sûreté nucléaire (IRSN). Une vingtaine de sites, allant de centrales nucléaires
aux instituts de recherche, sont ou ont été concernés. On retrouve parmi ces
quarante-trois cas une dizaine d’ingénieurs et de chercheurs et une quinzaine
d’individus ayant accès à des zones dites « sensibles ».

* * *

Plusieurs sympathisants ont, depuis l’instauration du califat, passé des


concours pour intégrer des services comme la DGSE, mais aussi des entreprises
comme Total. Ils ont été repérés au cours d’enquêtes administratives préalables à
leur embauche.
« Les exemples sont nombreux d’insiders, des infiltrés qui cherchent à
recueillir du renseignement dans les administrations ou les entreprises »,
confirme Yves Trotignon. En 2004, le groupe de Hofstad qui allait assassiner le
cinéaste hollandais Theo Van Gogh avait recruté une pharmacienne séduite par
un de ses membres. La pharmacienne officiait en face du Parlement des Pays-
Bas et avait accès aux dossiers médicaux des députés néerlandais et donc à leurs
adresses personnelles.
Les services eux-mêmes redoutent leur propre infiltration par des clandestins
de l’EI. « Cette question commence à devenir un souci pour nous, avoue Patrick
Calvar devant une commission d’enquête parlementaire. En tant que service de
sécurité, nous faisons très attention à ne pas être pénétrés. Nous devons donc
trouver des formules nouvelles pour pouvoir embaucher des gens dont nous
soyons certains de la loyauté. »
Une équation pas simple. Fin juin 2017, un gardien de la paix du Kremlin-
Bicêtre (Val-de-Marne) sera interpellé, suspecté d’avoir consulté des fichiers de
police et accusé d’avoir échangé avec son frère, détenu pour sa participation à
une filière djihadiste, des propos très explicites quant à son adhésion à l’État
islamique.
« La situation rappelle les années 1970, lorsqu’on devait faire face au bloc
de l’Est, me confie un ancien agent. Seule différence : entre services de
renseignement, on s’infiltrait pour s’espionner. Les terroristes nous infiltrent
pour nous frapper. »
Et depuis ce qu’à La Ferme on nomme le « traumatisme Merah » — la
Sécurité intérieure avait envisagé de recruter comme informateur le futur
terroriste qui, quatre mois après un entretien à la DGSI, assassine trois
parachutistes, un professeur de collège et trois écoliers —, certains préfèrent
judiciariser le témoignage d’un soi-disant repenti afin de se protéger et d’éviter
des nouvelles déconvenues.
Aussi, quand Saleh Alghadban pousse la porte du commissariat et délivre
des renseignements qui sont rapidement vérifiés et estimés de la plus haute
importance, cela ne l’empêche pas d’être écroué. Parce qu’il n’y a pas d’autre
solution. Ou que, en tout cas, personne n’ose prendre le risque d’un nouveau
Merah.
« On ne savait pas quoi faire de lui, alors on l’a mis en prison… Pour assurer
sa sécurité… », s’étouffera un officier.

* * *

Le 11 juin 2016, Saleh Alghadban se fait agresser par d’autres détenus dans
la cour de promenade du centre pénitentiaire de Beauvais. Ils lui reprochent
d’avoir insulté l’islam, ne supportent pas sa conversion au catholicisme : Saleh
Alghadban s’est tatoué des croix sur le bras au stylo à bille et s’est choisi un
prénom chrétien, Marcus.
Depuis, « Marcus » écrit des lettres, en arabe, pour réitérer son désir de
coopérer avec la police française. Il y avoue avoir été l’émir d’une katibat de l’EI
basée à Raqqa, évoque des cellules djihadistes en Allemagne, en Belgique et aux
Pays-Bas, divers projets d’attentats dans des capitales européennes. L’examen de
sa téléphonie révélera d’ailleurs que Bilal Chatra, le passeur d’Abaaoud en
Europe, lui servait d’intermédiaire pour contacter d’autres personnes non
identifiées.
Les révélations d’Alghadban vont permettre d’empêcher au moins un
attentat. Dès le lendemain de sa reddition, les magistrats français ont alerté leurs
homologues allemands et hollandais. Après quatre mois de surveillance, trois de
ses complices seront interpellés le 2 juin. En revanche, le reste de la cellule
dormante n’a pas pu être identifié.
Saleh Alghadban est extradé le 29 septembre. Les autorités allemandes
souhaitent l’entendre dans le cadre du projet d’attentat à Düsseldorf. Comme les
Français, les Allemands doutent de la sincérité de la démarche d’Alghadban, qui
prétend désormais avoir raconté des balivernes aux services secrets français.
Pourtant, l’un de ses complices reçoit l’ordre de découvrir coûte que coûte ce
qu’il a bien pu révéler aux services de renseignement occidentaux.
Aux yeux de l’État islamique, le Syrien était bien quelqu’un d’important et
sa reddition n’était pas programmée.

Si le bureau des légendes djihadistes s’interroge sur la teneur des révélations


du chef de la cellule de Düsseldorf, cela n’interrompt pas pour autant son
activité. En ce début d’année 2016, Oussama Atar, Abdelnasser Benyoucef,
Boubakeur el-Hakim et leurs sbires gèrent, rien qu’en Europe, trois autres
cellules s’apprêtant à frapper. Si possible en France.

1. Créée par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve en 2015, cette structure rattachée directement au cabinet du
ministre a fusionné avec l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) en 2018.

2. Ils seraient cinquante-neuf un an plus tard, selon un nouveau décompte de l’EMOPT. « Il y a différents degrés de
radicalisation, les métiers liés au nucléaire ne sont pas une préoccupation majeure, tempérera un ponte des services de
renseignement. Bien sûr, nous surveillons cela, mais nous n’avons pas détecté d’individus extrêmement dangereux. Et, au
moindre doute, les habilitations sont retirées. »
XXVIII

Le charme discret du duplex conspiratif

Ils sont seulement six, et non quatre-vingt-dix, à se terrer dans ce repaire de


l’État islamique. La planque a l’aspect d’un confortable duplex mansardé rue
Henri-Bergé, à Schaerbeek. On y retrouve Mohamed Abrini, Osama Krayem et
Salah Abdeslam. Tandis que les médias du monde entier évoquent la nuit
d’horreur qui a fait cent trente morts et plus de quatre cents blessés dans les rues
de Paris, eux se terrent.
« Après les attaques, c’était tellement confus que personne ne devait sortir et
personne ne parlait de ce qu’il se passait. C’était une période de silence », dira le
Suédois Krayem.
Pour passer le temps, les terroristes jouent à la PlayStation.
« C’est dingue, le contraste. On pourrait faire un film », considérera le Belge
Abrini, qui décrit dans le salon un moudjahid surfant sur Internet, un autre jouant
sur sa console, et « peut-être qu’un [troisième] au-dessus fait des bombes ».
« Au-dessus », au second étage, là où il y a le plus de hauteur de plafond et
où les fenêtres peuvent rester ouvertes, se bousculent une machine à coudre,
« l’objet le plus gentil parmi tous les objets qui étaient là », un bac rempli de « la
poudre qui sert au TATP1 », divers fils et beaucoup de boulons. Il s’agit du
« bureau » de Najim Laachraoui. Le préposé à la confection des ceintures des
prochains kamikazes.
« Pour préparer ces choses-là, il faut de l’espace, un appartement en hauteur,
c’est ce que Najim m’avait dit. Sinon, l’odeur est insoutenable. Les fenêtres
doivent tout le temps être ouvertes », racontera Abrini.
Soudain, il faut quitter le douillet duplex. C’est un ordre des frères El-
Bakraoui, les logisticiens du groupe. La police belge effectue des perquisitions
dans le quartier.
Les clandestins enfilent perruques et lunettes de vue, enfouissent les armes
dans leurs sacs de vêtements. Les tablettes sont cassées et jetées à la poubelle. Le
Manuel d’Al-Qaïda insistait sur la procédure à respecter en cas de descente de
police : prévoir à l’avance qui est chargé d’emporter quoi, qui doit détruire ce
qu’il est impératif de ne pas conserver.
Des six qui abandonnent le duplex de la rue Henri-Bergé, seul Laachraoui a
le droit d’emporter son PC. Dans le disque dur, un dossier intitulé « 13
Novembre », composé de plusieurs sous-fichiers baptisés « groupe Omar »,
« groupe Français », « groupe Irakiens », « groupe Schiphol » et « groupe
métro ». Il reconstitue l’architecture des attentats de Paris2. D’autres dossiers
contiennent les projets d’attentats à venir.

* * *

Les clandestins se retrouvent confinés à six dans la nouvelle planque, à Jette,


près de Molenbeek. Le studio est humide, sa configuration peu adaptée aux
activités du commando terroriste. Faute d’aération suffisante, la confection de
ceintures explosives est un temps abandonnée. « [Sinon] vous nous auriez
trouvés morts bien avant les attentats », ironisera Abrini. Avec la promiscuité, les
rapports se tendent entre complices. Salah Abdeslam est très nerveux, se dispute
souvent avec Najim Laachraoui. Abrini et Abdeslam, les seuls à avoir leurs
photos et leurs identités diffusées, suivent sur Internet l’évolution de l’enquête et
vont fumer leurs cigarettes sur le balcon avant de refermer les volets derrière
eux. Les deux hommes n’ont pas le droit de sortir, c’est Osama Krayem qui s’y
colle pour les courses. Ibrahim el-Bakraoui laisse entre cinq et dix mille euros
dans chaque planque, chacun pioche dans la cagnotte comme bon lui semble.
Salah Abdeslam passe le temps derrière les fourneaux. « C’était un bon
cuisinier », appréciera Krayem.
Au bout de quinze jours, il faut à nouveau changer de planque. « C’est trop
chaud ! » dit Ibrahim el-Bakraoui.
Il raconte à ses complices qu’il a reçu une lettre d’un pensionnaire d’une
prison belge leur enjoignant de partir « car la police sait où ils sont »…
Le groupe se sépare. Abdeslam et deux autres terroristes dorment à Forest ;
Abrini, Krayem et Laachraoui retournent à Schaerbeek, dans un appartement
situé rue Max-Roos. Des kalachnikovs y sont entreposées dans un débarras ; un
drapeau de l’État islamique trône dans le salon ; une caisse en plastique
« remplie de poudre blanche » traîne à côté d’haltères dans la chambre
qu’occupe Laachraoui. La routine, selon Osama Krayem.
« Quand quelqu’un a vécu en Syrie, ce n’est rien d’avoir une bombe à côté
de soi. Les Occidentaux ne comprendront jamais la façon dont nous
réfléchissons ! »

* * *

Dans le calme retrouvé de l’appartement rue Max-Roos, Najim Laachraoui


communique depuis son PC avec la Syrie. Dans ses archives, la DGSE le
catalogue comme une « figure influente de la scène djihadiste à Raqqa »
devenue « rapidement l’un des terroristes chargés de la planification des
opérations de l’État islamique en Europe ». Ce statut privilégié s’explique par
ses compétences techniques et sa farouche volonté de frapper l’Occident. « Il
était déterminé. C’était un aller sans retour », dira Osama Krayem.
Depuis sa chambre, interdite au reste du commando à l’exception des frères
Bakraoui, Laachraoui laisse des messages audio à Oussama Atar, le responsable
des opérations extérieures de l’Amniyat, sur une boîte aux lettres morte
numérique. On est quelque part entre le 15 février et le 15 mars 2016.
Non sans avoir salué tous « les frères de la brigade », Laachraoui fait un
exposé de la situation afin que « son émir » ait « une vue d’ensemble ». Il
commence par évoquer les cibles potentielles :
« Et on t’avait parlé de l’Angleterre… Ouais, ça, on a oublié, tu vois ? »
annonce-t-il à propos du pays où s’était rendu Mohamed Abrini huit mois plus
tôt.
En revanche, Laachraoui voudrait savoir combien de kilos sont nécessaires
pour faire sauter un train en marche. Par l’intermédiaire de l’émir, il demande à
ce qu’un certain Mahmoud3 fasse un test sur une voie désaffectée de chemin de
fer dans la périphérie de Raqqa. La quantité n’est pas un problème, le jeune
Belge annonce avoir déjà produit cent kilos de TATP et dit qu’il disposera
« avant la fin de la semaine » de plus de deux cents kilos. Mais, concernant les
rails, Laachraoui doute. Avant de rejoindre l’Europe pour y commettre ses
crimes, il a consulté un autre spécialiste, qu’il appelle Mohamed Ali.
« Il m’a dit : “Pour ça, il faut une scie plasma, tu vois ? Deuxièmement, au
moment où tu vas couper les morceaux de rails, il y a des capteurs entre eux.
Donc quand tu vas enlever un bout du rail… eh bien, ça va se voir chez les
personnes qui sont en charge de la sécurité ferroviaire… ” »
Officiellement, ce Mohamed Ali consulté sur la faisabilité d’un projet
d’attentat n’a pas été identifié. Policiers et magistrats de la lutte antiterroriste
songent néanmoins très fortement à Salim Benghalem. Et pas seulement parce
qu’il a gardé, en compagnie d’Atar et de Laachraoui, les otages occidentaux à
l’hôpital ophtalmologique d’Alep. Benghalem, conducteur d’engins de chantier
en France, a démarré sa carrière dans les rangs de la Dawla en pilotant des
camions. Et surtout il y a sa kounya, ce nom de guerre des djihadistes. En
théorie, « Abou », suivi du prénom du fils aîné du moudjahid. À l’origine,
Benghalem choisit Abou Mohamed al-Faransi (« le Français »). Seulement, ils
sont pléthore à répondre à ce nom en Syrie. Alors Salim Benghalem adopte
comme nouvelle kounya le prénom complet de son fils, né après une grossesse
turbulente au cours de laquelle le bébé boxait plus souvent que de raison le
ventre de sa mère. En souvenir, les parents l’ont appelé « Mohamed Ali ».

* * *

Deux mois plus tard, face à la commission de la défense nationale et des


forces armées qui l’auditionne, Patrick Calvar ne peut que constater, impuissant :
« Nous avons affaire à des structures très organisées, très hiérarchisées,
militarisées, composées d’individus communiquant avec leur centre de
commandement, demandant des instructions sur les actions à mener et, le cas
échéant, des conseils techniques. Cette communication est, je le répète,
permanente et aucune interception n’a été réalisée ; or, même une interception
n’aurait pas permis de mettre au jour les projets envisagés puisque les
communications étaient chiffrées sans que personne soit capable de casser le
chiffrement. »
Si les services de renseignement avaient été en mesure d’intercepter et de
déchiffrer les messages de Laachraoui, ils l’auraient entendu interroger son émir
sur le mode opératoire à adopter pour le prochain attentat : « Comment tu veux
qu’on travaille ? Sur du long terme ? Ou une grosse opération où on sort tous et
c’est fini ? »
Une interrogation bientôt caduque. Le 18 mars 2016, il n’est plus temps de
finasser. Le fugitif le plus traqué d’Europe vient d’être arrêté.
1. L’explosif utilisé le 13 Novembre.

2. L’ordinateur de Laachraoui sera retrouvé dans une poubelle au lendemain des attentats de Bruxelles. La justice belge
fera le rapprochement entre les intitulés des sous-dossiers et le déroulé du 13 Novembre : « Omar » était le surnom
d’Abdelhamid Abaaoud, le leader du commando qui a pris pour cible les terrasses des cafés parisiens. Le Bataclan a été attaqué
par des kamikazes français, Foued Mohamed-Aggad, Samy Amimour et Ismaël Omar Mostefaï. Deux des hommes qui se sont
fait exploser au Stade de France étaient des ressortissants irakiens. Reste une zone d’ombre quant aux groupes « Schiphol » et
« métro ». S’agissait-il de chemins de fuite envisagés ou de cibles qui devaient être frappées ? Le 13 Novembre, Osama Krayem
et un complice étaient allés faire soi-disant un repérage à Schiphol, l’aéroport d’Amsterdam. « Nous ne pouvons évidemment
passer à côté du parallélisme avec les attentats de Bruxelles au cours desquels un aéroport ainsi qu’un métro ont été frappés »,
écriront les magistrats belges.

3. Il s’agit d’Abou Mahmoud al-Chami, l’artificier du bureau des légendes djihadistes rentré en Syrie après avoir
confectionné les ceintures explosives utilisées par les terroristes le 13 Novembre.
XXIX

« Je suis Salah Abdeslam »

Cela devait être une perquisition de routine. Une simple vérification,


demandée par une juge d’instruction bruxelloise dans le cadre de l’enquête
franco-belge menée sur les auteurs du 13 Novembre : un appartement rue du
Dries à Forest, dans l’agglomération de Bruxelles, a été loué sous une fausse
identité utilisée par un suspect des attentats de Paris.
Ce mardi 15 mars 2016, six policiers belges de la DR3 (l’antiterrorisme du
Plat Pays) et deux policiers français se présentent devant l’immeuble en début
d’après-midi. S’ils ont l’adresse, ils ignorent où se situe l’appartement qu’ils
cherchent. Un voisin leur signale que deux individus « discrets et mystérieux »
séjournent dans celui du premier étage depuis environ cinq mois.
Les enquêteurs montent au premier et se postent de part et d’autre de la
porte. L’un d’eux frappe.
— POLICE !
Silence.
— POLICE !
Silence.
— POLICE !
Silence.
L’agent soulève le paillasson et jette un œil sous la porte dans l’espoir de
déceler une éventuelle présence. Toujours rien. Les enquêteurs décident de se
servir d’un bélier. Il leur faut une dizaine de coups pour fracturer la porte et se
retrouver face au premier signe de vie tangible à l’intérieur. Un fusil d’assaut qui
fait feu. Sur eux.
Le propriétaire de la kalachnikov se tient dans le couloir de l’appartement,
son arme appuyée sur la hanche. Les policiers ripostent. Le tireur se tord de
douleur et se replie dans une chambre. Un second tireur fait feu à travers la
cloison et sort sur le palier, d’où il vise la cage d’escalier. Certains des policiers
se précipitent vers le rez-de-chaussée. L’un d’eux chute et entraîne avec lui ses
collègues, dont une enquêtrice parisienne qui s’en tirera avec de multiples
contusions aux pieds et à la tête. D’autres se replient dans le grenier, au dernier
étage, et rejoignent la rue en passant par les toits. Les forces de l’ordre franco-
belges se réfugient le long des façades des maisons jouxtant l’immeuble, à l’abri
du feu ennemi. Ils attendent les renforts. Un voisin vient les avertir : il a vu deux
personnes prendre la fuite par les toits et les jardins situés à l’arrière de
l’immeuble.
Les fugitifs sont ressortis en passant par l’appartement situé au rez-de-
chaussée d’un bâtiment donnant dans une rue voisine. En traversant ledit
appartement, ils lancent au couple et à leur fille qui l’habitent : « On vous fait
pas de mal ! La porte, s’il vous plaît, la porte ? »
La petite, tétanisée, leur désigne la sortie d’un geste de la main. Les deux
hommes s’en vont. L’un d’eux porte une djellaba et dissimule, tant bien que mal,
la kalachnikov qui a fait feu sur les policiers. Il abandonne son arme dans le hall
de l’immeuble avant de se perdre dans la nature.

Rue du Dries, les premiers renforts sont arrivés. À 15 h 23, un groupe


d’intervention de la police fédérale (CGSU) pénètre dans l’appartement suspect.
Le chef de groupe suit les traces de sang qui conduisent vers une chambre
donnant sur la rue et dans laquelle se trouvent trois matelas, une armoire et un
homme inanimé. En apparence. Le corps inanimé tient une arme en main. Une
balle atteint le casque du policier, lequel perd connaissance et est évacué par ses
troupes. À 16 h 42, un chien policier équipé d’une caméra essuie à son tour des
coups de feu et doit être aussitôt rappelé. Dix minutes plus tard, un tireur d’élite
loge depuis un toit plusieurs cartouches de gaz lacrymogène dans l’habitation
afin de débusquer le forcené. Cela n’a pas l’effet escompté. Peu après 18 heures,
alors que le CGSU s’avance pour l’assaut final, l’occupant des lieux se présente
à la fenêtre. Un tireur d’élite finit par le neutraliser.
Le terroriste, un Algérien de trente-cinq ans recherché pour avoir coordonné,
depuis Bruxelles et avec les frères Bakraoui, les tueries du 13 Novembre, est,
cette fois, bien mort.
Les experts du laboratoire de la police fédérale de Bruxelles entrent en
scène. Ils opèrent en urgence des prélèvements d’empreintes digitales et de
traces ADN pour déterminer quels étaient les autres occupants des lieux.
Les premiers résultats permettent d’établir que l’homme vêtu d’une djellaba
et ayant pris la fuite était Salah Abdeslam.

* * *

21 h 5. Un salafiste molenbeekois reçoit un appel.


— Ouais, gros, ça va ou quoi ? lui demande son interlocuteur.
— C’est qui ?
— Je suis là… Je ne suis pas loin de chez toi, insiste l’inconnu, qui n’a pas
envie de décliner son identité au téléphone.
Le salafiste molenbeekois comprend de qui il s’agit. Les deux hommes se
donnent rendez-vous.
— T’es seul ? T’es seul ? veut savoir l’inconnu.
— Je suis seul, je suis tout seul, le rassure l’islamiste.
— OK, c’est bon.
Au lendemain des attentats du 13 Novembre, le salafiste molenbeekois avait
été interrogé sur ses relations avec Salah Abdeslam. Depuis, il est sur écoute.

* * *

Le vendredi 18 mars, à 16 h 30, les forces spéciales frappent à la porte du


studio de la mère du salafiste. Un homme en survêtement, capuche sur la tête,
tente de s’enfuir. Mais il écope d’une balle dans les jambes et est menotté.
« Je suis Salah Abdeslam ! » s’écrie-t-il.
La cavale de l’homme le plus recherché d’Europe s’achève au bout de quatre
mois, rue des Quatre-Vents, à Molenbeek, le quartier de son enfance. À quelques
centaines de mètres du domicile de ses parents et du bar qu’il a tenu avec son
frère, futur kamikaze dans les rues de Paris.
Ses derniers jours de liberté, le terroriste les a passés dans une cave. Avec le
second fugitif de la rue du Dries, ils ont dormi sur un tapis à même le sol. Ils se
sont nourris de biscuits, de sandwichs, de bananes ; le dernier soir, le salafiste,
qui les héberge à l’insu de sa mère, leur a apporté une pizza.
Lors de nuits blanches, Salah Abdeslam a raconté à son ami que sa ceinture
explosive n’a pas fonctionné parce que, selon lui, « il manquait du liquide
dedans ». Le salafiste molenbeekois lui a demandé pourquoi il l’avait sollicité,
lui, plutôt que de rejoindre la planque de Mohamed Abrini. La réponse est
simple : Salah Abdeslam s’est heurté aux limites du besoin d’en connaître des
clandestins djihadistes. Il ignorait où se trouvaient ses amis Abrini et Laachraoui
et n’avait aucun moyen de rentrer en contact avec eux.
Salah Abdeslam va se révéler moins bavard face aux forces de l’ordre.

* * *

Avec son crâne rasé et sa parka à capuche, l’avocat Sven Mary annonce
devant les caméras, le dimanche 20 mars 2016, que son client Salah Abdeslam
« coopère avec la justice belge ». Sous-entendu, qu’il divulgue des noms et des
détails sur l’organisation des attentats. « Je veux bien l’emmener sur la route du
repentir », assure de bonne foi l’avocat.
La veille, après une hospitalisation express en raison de sa blessure à la
jambe, Abdeslam a été transféré au siège de la police fédérale belge pour y être
entendu pour la première fois.
— Quel a été votre rôle lors des attentats de Paris ?
— J’ai loué des voitures ainsi que des hôtels. J’ai fait ça suite à la demande
de mon frère Brahim. Lors des attentats, j’avais une ceinture explosive.
Toutefois, je n’ai pas voulu la faire exploser, assure-t-il, contrairement à ce qu’il
a raconté au salafiste molenbeekois. Lors de la soirée des attentats, je devais me
rendre au Stade de France pour me faire exploser avec mes complices. Mais j’ai
renoncé lorsque j’ai stationné le véhicule. J’ai déposé mes trois passagers, puis
j’ai redémarré. J’ai roulé au hasard, je me suis stationné quelque part, j’ignore
où.
Les policiers lui présentent maintenant un album photographique de ses
complices présumés toujours dans la nature.
À propos de la photo numéro 1, Abdeslam déclare :
« C’est Mohamed Abrini, c’est mon voisin. Il n’a rien à voir avec les
attentats de Paris. Il n’a rien fait. Il a été à Paris pour m’accompagner avant les
faits, lorsque je m’y suis rendu pour louer l’hôtel. J’ignore où il se trouve. »
À propos de la photo numéro 2 :
« Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. Vous me donnez son nom :
Khalid el-Bakraoui. Je vous confirme que je ne le connais pas. »
À propos de la photo numéro 4 :
« Je n’ai jamais vu cette personne. Vous me donnez son nom : Ibrahim el-
Bakraoui. Je vous confirme que je ne le connais pas. »
La « collaboration » d’Abdeslam avec la justice se limite seulement aux faits
qu’il ne peut nier. Il minimise son rôle, feint de ne pas connaître ceux avec
lesquels il a partagé des planques depuis plusieurs mois. Et, contrairement à ce
qu’annonçait son avocat, il va, à partir du 22 mars, refuser de répondre à la
moindre question. Ce jour-là, son audition dure moins de dix minutes. « Je
demande à faire usage de mon droit au silence », répond-il à la première
question.
Et il ne déviera plus de cette ligne de conduite. En avril 2017, il écoutera
ainsi en silence les quelque cent cinquante questions d’un des juges français
chargés du dossier des attentats de Paris. En février 2018, pendant son procès à
Bruxelles, lors duquel il est accusé d’avoir tiré sur un policier avec son complice
lors de leur fuite de la planque de Forest, il refuse également de répondre aux
questions, déstabilisant son propre avocat. Me Sven Mary sera contraint de
réclamer un délai pour préparer sa plaidoirie.
Alors pourquoi le terroriste fait-il croire lors de sa première audition, au
lendemain de son arrestation, qu’il va aider la justice ? Sans doute parce que
Salah Abdeslam, en faisant dire qu’il collabore, est, par la voix de son avocat (et
à l’insu de celui-ci), en train d’adresser un message à un public d’initiés.
XXX

Le réveil des agents dormants du califat

Mohamed Abrini sort de la douche quand il découvre ses complices Najim


Laachraoui et Ibrahim el-Bakraoui, l’air bizarre, absorbés dans la contemplation
de leur tablette, dans le salon de l’appartement de la rue Max-Roos. Les deux
hommes lui montrent les articles relatant la fusillade de la rue du Dries à Forest.
Ibrahim el-Bakraoui n’est « pas content et même un peu choqué », commentera
Osama Krayem : « Il ne s’attendait pas à ce que la police arrive. Il ne s’attendait
pas à ce qu’on découvre cette cache. »
Et l’avocat d’Abdeslam qui proclame que son client « collabore » avec la
justice…
Enfin, le lundi 21 mars, les autorités belges annoncent que l’artificier du 13
Novembre vient d’être identifié : c’est Najim Laachraoui. La photo des frères El-
Bakraoui est publiée dans la presse. L’étau se resserre autour des terroristes.

Désormais, il s’agit de parer au plus pressé. Najim Laachraoui et Ibrahim el-


Bakraoui s’isolent dans la chambre pour envoyer un message à Oussama Atar.
Le premier prend la parole.
« La situation est telle qu’on ne peut plus… on ne peut plus retarder quoi
que ce soit, tu vois ? On doit travailler le plus vite possible et on a décidé de
travailler, inch’Allah, demain, mardi 22 mars. En matinée. Parce qu’on n’a plus
de planque de sécurité, il n’y a plus personne, etc. Il n’y a plus de frère pour la
logistique. Tout le monde est cramé, tu vois ? Toutes les photos [des membres de
la cellule] sont sorties [dans la presse]. »
Ibrahim el-Bakraoui s’approche du micro. Il recommande à son cousin
Oussama Atar de changer de kounya :
« Vu que Salah t’avait envoyé une lettre, il sait que tu t’appelles Abou
Ahmed […] On est en train de travailler dans la précipitation, se désole l’ancien
braqueur. Je te jure, frère, Allah, il est témoin, on avait plein de plans. On avait
plein d’idées1. On voulait faire plein de choses, mais c’est le destin et la volonté
d’Allah, on est obligés de travailler, ou sinon on va rester pourrir dans une
cellule. »
Plus le temps de préparer son coup, plus le temps de frapper la France ou la
Grande-Bretagne. Laachraoui et consorts vont aller au plus près. À Bruxelles.
« En matinée, il y a des vols américains, des vols russes, des vols israéliens,
lance Laachraoui. On va essayer de les toucher. Les cibles, ce sera, inch’Allah,
l’aéroport [de Zaventem] et les lignes de métro. Tu vois ? Direct. »

* * *

Dès le lendemain, ce mardi 22 mars, Khalid el-Bakraoui et Osama Krayem


se dirigent vers le métro. Khalid a grandi en périphérie de Bruxelles, mais il est
perdu. Sur son ordre, Osama demande alors aux passants où se situe la station la
plus proche.
Mais une fois devant la bouche de métro, Krayem annonce qu’il ne vient
pas. El-Bakraoui éructe en pleine rue contre le kamikaze qui n’entend plus se
kamikazer. À la fin de l’algarade, Khalid descend se faire sauter dans une rame,
tuant dix-sept passagers avec lui. Osama s’en va vider le contenu de sa ceinture
explosive dans des toilettes.
Une heure plus tôt, dans le hall de l’aéroport de Zaventem, Ibrahim el-
Bakraoui et Najim Laachroui ont emporté quinze personnes dans leur opération
suicide, appliquant à la lettre le plan retrouvé dans l’ordinateur d’Abaaoud à
Athènes en janvier 2015. Quant à Mohamed Abrini, il a renoncé au paradis
promis et pris la fuite après avoir poussé une bombe sur un chariot.
Un terroriste qui cherche son chemin dans sa ville natale, deux autres qui
renâclent à l’idée de mourir, la ceinture de Salah Abdeslam qui refuse d’exploser
le 13 Novembre, Sid-Ahmed Ghlam qui se tire une balle dans la cuisse, ce qui
l’empêche de commettre le carnage programmé dans une église à Villejuif, ou
encore Ayoub el-Khazzani suréquipé dans le Thalys et pourtant désarmé par trois
militaires américains en goguette : les opérationnels de l’État islamique, rompus
à la clandestinité, se révèlent moins efficaces au moment de passer à l’acte.
Abaaoud avait d’ailleurs confié à sa cousine être « venu en France pour diriger
les kamikazes car il y avait déjà eu beaucoup de ratés ».
Dans une note intitulée « Les cinq colonnes du djihad mondialisé » produite
dans la semaine suivant le 13 Novembre, la DGSE a analysé les attentats
commis par l’État islamique et pointé que « le mode opératoire particulièrement
flexible assouplit considérablement la mise en œuvre d’attaques terroristes »,
mais que « son corollaire est l’efficacité aléatoire des actions tentées, tributaires
d’acteurs jeunes et inexpérimentés ».
Dans son livre Sous le drapeau noir relatant la naissance de l’État islamique,
le journaliste américain Joby Warrick raconte l’histoire d’un terroriste devant
placer des explosifs dans un cinéma pour adultes en Jordanie. Une fois dans la
salle, l’homme finit par être si absorbé par le film porno qu’il en oublie sa
bombe. L’engin explose sous ses pieds. Aucun spectateur n’est blessé, excepté le
terroriste, qui sera amputé.
Malgré l’incompétence de certaines de ses recrues, l’État islamique peut
revendiquer 317 morts et 1 458 blessés lors de dix-sept attaques réalisées dans le
ressort de l’Union européenne entre 2015 et 2017 (auxquels il faut ajouter plus
de 1 500 morts dans le reste du monde). Si les djihadistes sont faillibles, la
machine constituée par le bureau des opérations extérieures au sein de l’Amniyat
reste redoutable.

* * *

Dans les heures qui suivent l’explosion de Zaventem, les médias diffusent
les images des trois terroristes en train de pousser leurs bagages remplis
d’explosifs, comme d’innocents vacanciers sur le départ. Des informations dont
Mehdi Nemmouche, le tueur présumé du Musée juif de Bruxelles, ne perd pas
une miette depuis sa cellule du quartier de haute sécurité de Bruges. Le soir, il
communique les informations à Salah Abdeslam, placé à l’isolement.
« Brahim et Sofiane sont morts ! » crie-t-il depuis sa cellule, laissant
entendre qu’il connaissait lui aussi Ibrahim el-Bakraoui et Najim Sofiane
Laachraoui, et ce avant que leurs identités n’aient été rendues publiques.
Nemmouche précise qu’une troisième bombe a été retrouvée intacte à
l’aéroport et conclut : « Maintenant il reste Abrini ! »
Si la police a diffusé la photo des trois terroristes de Zaventem, c’est
justement dans l’espoir d’identifier celui que la presse va surnommer « l’homme
au chapeau », le djihadiste qui se cache derrière un chapeau noir et des lunettes
de soleil et qui, à la dernière minute, a pris la fuite. Mehdi Nemmouche,
incarcéré depuis deux ans, n’éprouve aucune difficulté pour le reconnaître
malgré son déguisement…

* * *

Malgré les désistements d’Abrini et de Krayem, les attentats de Bruxelles


restent une réussite aux yeux des caciques du califat. Abou al-Bara al-Iraki, qui
apportait lui-même les repas du soir à certains des futurs kamikazes du 13
Novembre cantonnés dans leurs appartements à Raqqa, se félicite dès le 22 mars
sur Twitter de « ce jour heureux pour les croyants », ironisant sur « les
conséquences positives » des attentats du jour : selon lui, la Belgique va
procéder à des arrestations massives de musulmans, « ce qui entraînera un
recrutement supplémentaire pour le groupe État islamique »…
L’organisation terroriste peut fanfaronner. Pour la première fois, un même
réseau djihadiste est parvenu à mener deux tueries de masse successives en
Europe. Auparavant, lorsqu’un groupe djihadiste frappait, tous ses membres
étaient appréhendés avant de pouvoir passer une deuxième fois à l’acte. Grâce au
cloisonnement très strict de l’information entre les différents membres du
commando et au pilotage depuis Raqqa des uns et des autres, le bureau des
opérations extérieures de l’Amniyat a réussi à tenir en échec l’ensemble des
services de renseignement occidentaux, qui travaillaient pourtant main dans la
main pour traquer les survivants de la cellule Abaaoud.
Et ce n’est pas fini. Quelques jours avant de se faire exploser à l’aéroport de
Zaventem, Najim Laachraoui demandait à Oussama Atar : « Pour ce qui est des
frères qui sont en France, est-ce qu’ils sont toujours opérationnels ? Et comment
ils peuvent travailler ? Est-ce qu’ils peuvent par exemple louer une maison là-
bas et on leur fait faire un tour, et ils apprennent à travailler ? Ils apprennent à
faire eux-mêmes les produits et commencer à déposer des sacs à gauche, à
droite… Ou bien c’est juste des candidats au martyr ? […] Donc voilà, on attend
ta réponse sur ça. »
À entendre Laachraoui, une cellule dormante se trouvait encore en France.
Et le jeune artificier belge voulait savoir s’il devait former ses membres afin
qu’ils puissent confectionner des explosifs, être armés et mener à leur tour des
attaques.
Ce que Laachraoui ignorait alors, c’est que la cellule dormante n’avait
nullement besoin de son aide pour s’armer et fabriquer des explosifs.
1. On retrouve la trace de tous ces « plans » évoqués par El-Bakraoui, et qui n’auront pas eu le temps d’être mis à
exécution, dans la mémoire de l’ordinateur de Laachraoui, ainsi que dans un PC retrouvé dans l’appartement d’Abdeslam à
Forest, et qui contient des listes de cibles : l’association intégriste Civitas, rangée dans un fichier intitulé « Jeunesse catholique,
royaliste, punk », l’école militaire de Saint-Cyr, le port d’Anvers, les bars à bières de Bruxelles. Les clandestins de l’EI se sont
renseignés sur les modalités pour obtenir un permis bateau et les moyens de détruire des porte-avions. Ils ont regardé des
émissions consacrées aux centrales nucléaires et même consulté un document des services de renseignement militaire français
ayant fuité sur la Toile. Le document en question liste les cibles potentielles d’attaques terroristes et les modes opératoires
susceptibles d’être utilisés dans chaque cas. Un an plus tôt, l’auteur d’un tutoriel édité par l’État islamique écrivait : « Il y a
quelques jours, je lisais un rapport rédigé par des agents du renseignement de nombreux pays, où ils analysaient plus de dix
attaques simulées. En lisant, des idées de plus en plus imaginatives et créatives me sont venues. Ils réfléchissent à des choses
auxquelles nous n’avons pas pensé, et puisque nous avons un aperçu de ce à quoi ils s’attendent, nous pouvons utiliser cela à
notre avantage et contourner leurs plans… »
XXXI

Raqqa, on a un problème

À 19 h 36, le samedi 26 mars 2016, le Français Anis Bahri se connecte


depuis Rotterdam sur l’application de messagerie Telegram. Il envoie un SOS à
une adresse faisant office de boîte aux lettres morte du bureau des légendes
djihadistes.
— Dis-moi ce que tu veux, mon frère ? finit par répondre un interlocuteur.
— Merci, mon Dieu ! J’ai un problème. Je suis obligé de rejoindre. Mais je
suis bloqué là. J’ai besoin d’aide ! Que Dieu te bénisse.
— Où tu te trouves ?
— En Europe.
— T’as besoin de quoi ?
— De l’argent et le chemin, surtout le chemin, mon frère.
— Où veux-tu aller ?
— En Libye1 ou al-Shâm. J’ai envie de partir.
En réalité, c’est un peu plus qu’une envie. Anis Bahri est obligé de partir.

Deux jours plus tôt, la DGSI a arrêté son complice présumé Réda Kriket à
Boulogne-Billancourt, dans les Hauts-de-Seine. Kriket, un ancien braqueur
francilien, s’est radicalisé à Bruxelles au début des années 2010 au contact de
« Papa Noël », le même prédicateur qui a enseigné sa conception de l’islam à
Abdelhamid Abaaoud et Najim Laachraoui. D’après le témoignage d’un infiltré
de la Sûreté de l’État belge, Kriket finançait, avec le fruit de ses braquages, le
départ « sur zone » de nombreux combattants.
Au cours de sa garde à vue, les enquêteurs de la DGSI conduisent Kriket à
Argenteuil, dans le Val-d’Oise. Les policiers ouvrent la porte d’un appartement
qui servait de planque au braqueur djihadiste. Ils s’apprêtent à lancer Fox ou
Calypso, leurs chiens spécialisés dans la détection d’armes et d’explosifs. « Vous
avez trouvé le jackpot. N’envoyez pas le chien, il va mourir », prévient Réda
Kriket.
À l’intérieur de l’appartement, cinq kalachnikovs, un pistolet-mitrailleur,
sept armes de poing, de nombreuses munitions, 1,3 kg d’explosif industriel, un
détonateur à seringue rempli de poudre avec alimentation électrique prêt à
l’emploi, onze mille billes métalliques, quelques centaines de grammes de TATP,
de nombreux composants chimiques et toute la documentation nécessaire à la
confection de nouveaux explosifs.
« Il y avait là un arsenal supérieur à celui du 13 Novembre », me confiera un
magistrat.
Au surlendemain des attentats de Bruxelles, la saisie interpelle.
Dans les premières heures de sa garde à vue, Réda Kriket a expliqué avoir
loué l’appartement d’Argenteuil à la demande d’un tiers dont il n’a pas révélé
l’identité. Mais les enquêteurs ont une idée très précise du complice présumé de
Kriket. Ils savent qu’une semaine plus tôt un certain Anis Bahri a acheté un
stock de munitions avec Kriket.

Afin de bénéficier des moyens d’exfiltration du bureau des légendes


djihadistes, Bahri doit montrer patte blanche. Sur Telegram, son interlocuteur lui
demande s’il a un garant.
— Tu es de la part de qui, toi ?
— Écoute, j’ai Abou Muqatil, s’il est près de toi, tu peux lui demander.
— Où se trouve-t-il ? feint de ne pas savoir l’interlocuteur.
— À Raqqa, je pense.
— C’est bon, je le connais.
— Dis-lui : « C’est la personne qui t’a donné la veste Jack Wolfskin2 »,
insiste Bahri.
— OK.
Abou Muqatil al-Tunisi. Soit la kounya de Boubakeur el-Hakim. Dans une
note adressée à l’Élysée et à plusieurs ministères régaliens, les services de
renseignement suspectent El-Hakim d’être impliqué « dans la conception et la
direction du projet » d’attentat de Kriket et Bahri.
Et pour achever de convaincre son interlocuteur, Anis Bahri affirme avoir un
autre frère en garant.
— Qui ?
— Abou Mouthana l’Algérien. Son âge, quarante ans à peu près. Il est petit
de taille.
— OK, je vais leur en parler.
— Tu le connais ?
— On va trouver une solution…
Abou Mouthana al-Djaziri, alias Abdelnasser Benyoucef, l’homme qui a eu
l’idée du bureau des légendes djihadistes, est connu de tous les membres de ce
bureau.
Avec El-Hakim et Benyoucef comme garants, les portes du califat sont
grandes ouvertes.
— Qu’est-ce que tu penses de partir en Libye ? C’est un chemin sûr.
— Je peux aller jusqu’en Somalie, ce n’est pas un problème ! plaisante
Bahri, pressé d’échapper aux forces de l’ordre.
— Hahaha ! Je vais charger un frère de discuter avec toi quand il va être
connecté. Raconte-lui ta situation.
L’exfiltration d’Anis Bahri n’aura jamais lieu. La police néerlandaise l’arrête
le lendemain à Rotterdam. Dans son appartement, quarante-cinq kilos de
munitions de calibre 7,62, les balles utilisées pour les kalachnikovs.

Anis Bahri et Réda Kriket dorment en prison3, mais l’État islamique connaît,
en cette fin du mois de mars 2016, un coup dur d’une tout autre ampleur. Le
second garant de Bahri n’est plus.
En Algérie, où elle réside, l’épouse d’Abdelnasser Benyoucef reçoit un appel
qui l’informe de la mort de son mari, début avril 2016. Depuis, elle porte le
deuil. D’après la CIA, l’émir militaire de la katibat al-Battar, le fondateur du
bureau des opérations extérieures de l’Amniyat, aurait été victime d’un attentat
suicide en Syrie.

1. Jusqu’au début de l’été 2016, l’État islamique disposait d’une implantation solide en Libye, notamment dans son fief
de Syrte. L’un des objectifs de cette présence consistait à acquérir une nouvelle base de projection vers l’Europe. Au plus fort de
sa présence sur le territoire, plus de trois mille cinq cents hommes composaient les forces de l’EI, autour d’un noyau dur de
vétérans libyens du djihad syro-irakien, principalement des hommes de la katibat al-Battar.

2. Marque allemande spécialisée dans les équipements d’extérieur.


3. Mis en examen, ils bénéficient pour l’heure de la présomption d’innocence.
XXXII

Opération Bleu de méthylène

Sur le perron de l’Élysée, à l’issue du conseil de défense et de sécurité


organisé le 16 juillet 2016 au lendemain de la tuerie de Nice, Bernard Cazeneuve
insiste sur « le nombre significatif d’attentats » évités grâce à l’action de l’État
durant l’Euro 2016 qui vient de s’achever.
Le ministre de l’Intérieur s’appuie sans doute sur l’expertise de l’ordinateur
de Najim Laachraoui, retrouvé dans une poubelle de Schaerbeek. Dans un
message, l’artificier qui prévoyait à ce moment-là de frapper l’Hexagone plutôt
que la Belgique demande à ce que le service de presse de l’État islamique
prépare un communiqué stipulant : « Cette année, il n’y aura pas d’Euro ! Et on
va vous faire perdre, on va tuer vos supporters. » Laachraoui envisageait de
remplir une camionnette de sept cents kilos d’explosifs.
Interpellés quinze jours après les attentats de Bruxelles, les kamikazes
récalcitrants Mohamed Abrini et Osama Krayem confirment : « Ils voulaient
faire annuler l’Euro de foot », avoue Abrini, qui précisera quelques mois plus
tard que ses complices comptaient attendre huit mois après le 13 Novembre
« pour frapper à mort ».
Krayem joue quant à lui à l’idiot en audition.
— Peut-être vous vous inquiétez pour l’Euro 2016.
— Pourquoi parlez-vous de l’Euro 2016 ?
— Non, j’ai dit ça comme ça…
L’intention de l’EI de frapper durant la compétition de football organisée en
France est une réalité, mais le projet s’est interrompu avec la mort des derniers
membres de la cellule Abaaoud. Lorsque, sur le perron de l’Élysée, Bernard
Cazeneuve vante les « cent soixante interpellations en lien avec une entreprise
terroriste » survenues depuis le début de l’année, il oublie de préciser que pas
une n’est en lien avec « le nombre significatif d’attentats » prétendument évités
pendant l’Euro 2016. Peut-être parce que, sur la trentaine de menaces traitées par
la lutte antiterroriste durant l’événement sportif, aucune n’était avérée. Ainsi,
alors que la compétition a débuté, un « partenaire majeur » étranger alerte, de
bonne foi, les services : un commanditaire syrien achemine « vingt opérationnels
en Europe » en vue d’attaquer le musée du Louvre. Problème : l’identité du
commanditaire se révèle fantaisiste, tout comme le reste des informations
communiquées.
Le contre-espionnage français voit dans l’émergence massive de ces alertes
durant l’Euro une stratégie délibérée de l’État islamique, « qui dispose d’un
appareil de renseignement et de sécurité capable de manœuvres de
désinformation », afin d’« alourdir et contrarier » l’activité des services secrets
occidentaux « dans une optique de diversion ».
Les cibles se multiplient. Ainsi, cette femme qui photographie une
ordonnance du tribunal d’instance de Mâcon listant les identités des policiers et
gendarmes habilités à établir dans son département des procurations pour les
élections… Des casernes des sapeurs-pompiers de Paris font l’objet de
repérages, des inconnus sur la voie publique faisant des croquis, prenant des
photos, chronométrant les temps d’intervention des soldats du feu, l’un d’eux
réalisant même un film à l’aide de son iPad avant de prendre la fuite.
Lors des auditions de la commission d’enquête sur les attentats, le député
Serge Grouard s’étonne, avec une acuité qui résonnera étrangement deux mois
plus tard, après le massacre du 14 juillet à Nice : « Tout ce qui est dit
actuellement sur l’Euro 2016 ne participe-t-il pas d’une stratégie visant à nous
fatiguer pour que, à un moment ou à un autre, nous baissions la garde et que des
attentats soient alors perpétrés ? Les terroristes ne cherchent-ils pas à nous
mettre sur les dents ? Si, comme je le souhaite, il ne se passe rien pendant l’Euro
2016, peut-être faudra-t-il en tirer la conclusion que, certes, nous avons été très
efficaces, mais aussi qu’une autre stratégie est à l’œuvre… »

À neuf mille kilomètres de Paris, une autre compétition sportive va susciter


un regain de tension au sein de services déjà exsangues. Le vendredi 5 août 2016
doit avoir lieu la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Rio de Janeiro.
Lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire, Christophe
Gomart, le patron de la Direction du renseignement militaire (DRM), évoque le
cas d’un ressortissant brésilien qui s’apprêtait à commettre des attentats contre la
délégation française. Dès le lendemain du 13 Novembre, Maxime Hauchard, le
disciple de Boubakeur el-Hakim, avait menacé sur Twitter : « Brésil, vous êtes
notre prochaine cible, nous pouvons attaquer ce pays de merde. »
Un ponte de l’antiterrorisme me confirmera « cette stratégie de saturation »
programmée par l’Amniyat : « Ils désignent de multiples cibles, ce qui nous
amène à prendre des mesures de protection. Ils savent que cela va nous affaiblir
sur le long terme. »
Dans l’histoire du djihad, il existe un célèbre précédent : le 28 juillet 2001,
l’Algérien Djamel Beghal est arrêté à Dubaï, de retour d’Afghanistan. Il est
suspecté de fomenter un projet d’attentat contre l’ambassade des États-Unis à
Paris. Les services secrets occidentaux sont alors convaincus qu’une opération
d’envergure se prépare en Europe. Un mois plus tard survient le 11 Septembre.
Depuis, certains dans les services français ont la conviction qu’Al-Qaïda a utilisé
Beghal comme leurre. L’ancien directeur du renseignement de la DGSE, Alain
Chouet, évoquera une possible manipulation dont Djamel Beghal aurait été la
victime collatérale : « Les Américains ont eu l’information grâce à une écoute du
Koweïtien Khalid Cheikh Mohamed1. Or, d’habitude, il était toujours très
prudent sur ses communications. C’était un leurre, il a lâché l’information sur
une ligne surveillée pour détourner les regards de ce qu’il préparait aux États-
Unis… »
Les intoxications peuvent aussi avoir, pour les organisations terroristes, une
autre utilité. Le 17 juin 2016, les services secrets britanniques communiquent un
projet d’attentat imminent contre un bar fréquenté par la communauté lesbienne
dans le Marais. Le renseignement est précis et crédible, l’Euro a démarré depuis
une semaine, et un djihadiste américain vient de commettre cinq jours plus tôt un
massacre dans une boîte gay à Orlando.
« Soyez malins dans l’exploitation de l’information », supplient les
Britanniques. Leur source en Syrie est déjà dans le viseur de l’Amniyat.
À Paris, des policiers sont envoyés planquer dans les environs du bar en
question. Aucun terroriste ne viendra ; en revanche, les services anglais font
savoir que leur source a cessé définitivement d’émettre… « L’EI refile des
informations bidon pour voir qui sont les traîtres », constate un officier de
renseignement.
Deux mois plus tard, le journal al-Naba de l’EI vante les qualités de
l’Amniyat quand il s’agit de « tromper l’ennemi et contrecarrer ses plans de
sécurité ».
1. L’architecte des attentats du 11 Septembre.
XXXIII

Le cousin

Pendant que les forces de l’ordre sont obsédées par le bon déroulement de
l’Euro et la sécurisation de ses « fan zones », la France est frappée par l’État
islamique. Trois jours après le coup d’envoi de la compétition de foot, le 13 juin
2016, un djihadiste tue à coups de couteau un couple de policiers à son domicile
de Magnanville, dans les Yvelines. Dans une vidéo de revendication publiée par
l’organe de communication du califat, le tueur de flics, qui quelques années plus
tôt s’entraînait en égorgeant des lapins en forêt, lit une déclaration écrite à
l’avance. Ses nombreuses hésitations laissent penser qu’il n’en est peut-être pas
l’auteur. L’assassin appelle ses successeurs à occire de nouveau des policiers, y
compris musulmans. « Et même s’ils s’appellent Mohamed ou Aïcha, tuez-
les ! »
Les mots ne sont pas les mêmes, mais ils reprennent une idée exprimée dès
2013 par Tyler Vilus sur les réseaux sociaux : « T’égorges le premier flic que tu
croises. Si c’est un arabe c’est mieux et une femme arabe c’est le top. »

Quinze jours après la fin de l’Euro, deux terroristes de dix-neuf ans à peine
poignardent à mort le père Jacques Hamel, quatre-vingt-cinq ans, devant l’autel
de son église à Saint-Étienne-du-Rouvray, en Seine-Maritime. Ces deux attentats
ont pour dénominateur commun d’établir une connexion avec ce qu’un gradé de
la DGSI me décrit alors comme « notre nouvel ennemi public numéro 1 »,
Rachid Kassim.
Ce djihadiste venu de Roanne était ami sur Facebook avec le tueur de
policiers de Magnanville et en contact direct sur Telegram avec l’un des deux
assassins du prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray. Une série de messages audio,
le 20 juillet 2016, donne une idée des objectifs politiques poursuivis par l’État
islamique. Kassim préconisait par exemple au futur tueur du père Hamel de ne
« pas forcément se focaliser sur les juifs ».
« Tu sais pourquoi je te dis ça ? Parce que quand tu tapes la synagogue, les
gens, ils pensent tout de suite au conflit israélo-palestinien, alors que là le conflit
contre la France, c’est que non seulement ils soutiennent justement Israël, mais
qu’ils combattent eux-mêmes, ils bombardent, ils veulent faire un truc de fou, tu
vois ? Ils veulent amener leur porte-avions Charles-de-Gaulle ! Donc, la boîte de
nuit c’est toucher au symbole français. Ça veut dire toucher à tout et c’est la
merde. Franchement, c’est le mieux ! »
Pour cela, Kassim entend faire passer un message sans ambiguïté. « Tu dis
que tu prêtes allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, tu parles du sujet là que je
t’ai dit parce que c’est très, très important. Et en concluant, en gros, tu dis : “Tant
que vous n’arrêtez pas vos avions, tant que vous continuez de bombarder”, tu dis
qu’on va intensifier les attaques. »

En quelques semaines, Rachid Kassim est devenu l’incarnation de la menace


que fait peser le califat sur l’Hexagone. Pourtant ce Roannais n’a rejoint la Syrie
qu’en mai 2015. Dans certains messages postés sur Telegram, il affirme être
membre d’un bureau chargé de traduire en arabe et de diffuser les vidéos
d’allégeance et de revendication des attentats commis en France. En réalité, il
travaille, au sein du bureau des opérations extérieures, dans la cellule chargée du
recrutement à distance des candidats terroristes, aux côtés du Normand Maxime
Hauchard. Il n’est pas un émir de l’Amniyat, simplement un petit commis de la
terreur.
En novembre 2016, Kassim accorde une interview à un chercheur
anglophone. Le djihadiste roannais livre, noyée dans le flot de ses réponses, une
clé de son intégration au sein de l’appareil sécuritaire du califat. Il désavoue sa
famille, résolument « contre le djihad », à une exception près, son « bien-aimé »
cousin ayant combattu en Tchétchénie, en Afghanistan. Un homme ayant occupé
un poste important au sein de l’État islamique et mort récemment au cours d’une
bataille : un certain Abou Mouthana al-Djaziri. Alias Abdelnasser Benyoucef.
Toutefois, ce piston ne suffit pas. Surtout depuis la mort de Benyoucef. Si les
assassinats de Magnanville et de Saint-Étienne-du-Rouvray sont, pour
l’organisation terroriste, une réussite, un nombre conséquent de projets ont
échoué parce que Rachid Kassim n’a pas été assez discret ou a employé des
jeunes gens sans expérience. Mais, pour l’Amniyat, il présente toujours
l’avantage de prendre la lumière, de focaliser l’attention des services sur sa
petite personne, tandis que d’autres, dans l’ombre, sont à l’œuvre.

À l’automne 2016, les services français récoltent des informations


confirmant la volonté de l’État islamique, en réaction à l’offensive militaire
contre son fief de Mossoul, « de réitérer une attaque de grande ampleur en
Occident ». Un nouveau 13 Novembre. Cette fois, il ne s’agit pas d’un leurre ou
d’une attaque de diversion. Boubakeur el-Hakim est à la manœuvre.
XXXIV

Nom de code « Ulysse »

Lorsque la Direction générale de la sécurité intérieure prend connaissance, le


14 novembre 2016, du message adressé sur Skype à deux Strasbourgeois, elle ne
doute pas un instant que l’expéditeur soit l’émir à la Kia blanche. El-Hakim n’est
peut-être pas le rédacteur du message mais, à tout le moins, celui qui a soufflé
les mots. C’est ce qu’elle écrira, quelques semaines plus tard, dans une note
remontée au plus haut niveau de l’État.
Fin août, un service secret étranger alertait les renseignements français :
deux opérationnels de retour du Shâm prépareraient un attentat depuis l’Alsace
sous la direction d’un émir de l’État islamique. La DGSI identifie les deux
hommes sans grande difficulté. Dans leur quartier de la Meinau, ils se vantent
d’être allés en Syrie en 2015. Depuis, ils échangent de manière ininterrompue
avec un compte Skype utilisé par le bureau des opérations extérieures de
l’Amniyat. Durant dix-huit mois, ils ont l’impression que, d’une conversation à
l’autre, leur interlocuteur change, mais que le message reste le même : il faut
commettre un attentat.
Courant novembre, la DGSI apprend que le projet est désormais imminent :
les Alsaciens ont proposé une date, le 1er décembre. « Parce qu’on est à sec,
expliquent-ils à leur émir. On n’a pas d’argent pour se déplacer, se loger et
manger sur Paris. Notre salaire rentre le 28 novembre, inch’Allah, et le
lendemain on décolle. Est-ce que c’est possible ? »
C’est possible.
Ils reçoivent l’ordre d’aller récupérer, dès les fonds reçus, quatre
kalachnikovs enterrées « dans un trou » en région parisienne et, dans la foulée,
de frapper la capitale.
Le 14 novembre, un nouveau message leur explique comment rentrer les
coordonnées GPS dans Google Maps. Depuis la Syrie, leur interlocuteur leur
communique la marche à suivre pour trouver la cache d’armes.
« Il faut se garer au fond du parking au niveau de la barrière verte. Quelques
mètres avant, il y a un arbre marqué 246. À la droite de cet arbre, il y a un
chemin qui descend sur à peu près 200 mètres jusqu’à un grand arbre avec un
point blanc dessus. Avant cet arbre, il faut prendre à droite un petit chemin de
feuilles qui monte sur à peu près 50 mètres jusqu’à voir deux arbres marqués de
ce symbole. Arrivé là, direct à gauche, il y a un arbre couché par terre. Sous cet
arbre il y a une bûche posée là où il faut creuser. »
L’auteur du message précise enfin le nom de la commune du Val-d’Oise où
se trouve la cache : Montmorency.
À la lecture de ce simple mot, les agents de la DGSI esquissent un sourire.
Ils vont pouvoir réactiver le dossier « Ulysse ».

* * *

Huit mois plus tôt, le 3 mars 2016, Salah-Eddine Gourmat, alias GTA, s’est
montré directif lorsqu’il a pris contact sur Telegram avec un sympathisant de
l’État islamique basé en France et qui a promis d’aider la cause1. « On veut
quatre kalach ! Et, avec chaque kalach, quatre chargeurs et des munitions ! »
Le sympathisant se veut rassurant. Il connaît un copain qui lui-même connaît
un marchand d’armes dans son quartier. Ce dernier vend des kalachnikovs aux
équipes de braqueurs.
« Il faut absolument que tu y ailles tout seul et que tu les achètes, ordonne
Gourmat. Ensuite, on verra comment faire pour les récupérer chez toi. »
Le sympathisant s’inquiète, il n’y connaît rien en armes et ne voudrait pas se
faire abuser lors de l’achat. Il préférerait être accompagné de son interlocuteur.
« J’ai des instructions, je ne peux pas me permettre de te rencontrer, désolé.
Va falloir que tu les achètes tout seul », lui répond Gourmat, qui envoie au
néophyte une vidéo cryptée montrant comment démonter et monter un AK-47.
Le salafiste prévient un peu plus tard qu’il a vu le marchand d’armes. Ce
dernier proposerait les quatre kalachnikovs et seize chargeurs garnis pour douze
mille euros.
Le 15 mars, Gourmat est aux abonnés absents.
« Tu es là ? » tente le salafiste en début d’après-midi.
En temps normal, Gourmat se connecte à partir de 15 heures sur Telegram.
À 17 h 56, il donne un fugace signe de vie.
« Ouais, attends, je vais te répondre. Juste je suis occupé. »
D’habitude, l’achat des quatre kalachnikovs est une priorité pour lui. Pas ce
jour-là. Quelques heures plus tôt, la police belge est tombée, presque par hasard,
sur la planque de Salah Abdeslam et de ses complices, qui ont fait feu. Deux
hommes seraient en fuite, annoncent les médias. À Raqqa, le bureau des
opérations extérieures est sur le pont.

Le 16 mars, tandis que la police belge est à la poursuite du fuyard Salah


Abdeslam, la DGSI arrête un ancien complice de Gourmat, qui préparait un
attentat en France. Gourmat adresse au sympathisant un message qui, derrière
son ton impératif, laisse percevoir une certaine panique.
« Frère, anéantis ton téléphone ! Jette-le là où personne ne peut le
retrouver ! »
Cinq jours plus tard, alors que se pose la question de faire parvenir les douze
mille euros au salafiste qui trouve le temps long, Gourmat l’incite à la prudence.
« Avec les événements qu’il y a en ce moment, on cherche le meilleur
moyen pour ne laisser aucune trace. Patiente un peu. »
Le lendemain, le 22 mars, ont lieu les attentats de Bruxelles et de l’aéroport
de Zaventem. Salah-Eddine Gourmat arrête d’émettre durant six jours. C’est
aussi la période où le bureau des attentats est sinistré avec la perte de son mentor,
Abdelnasser Benyoucef.
GTA Gourmat réapparaît le 28 mars.
« Excuse-moi, frère, j’avais trop de taf, là… »
Le lendemain, il délivre ses nouvelles instructions.
« Frère, pour commencer je m’excuse encore du retard mais on a eu
quelques empêchements. […] J’ai trouvé un moyen de t’envoyer de l’argent.
Une fois que tu as les armes, il faut que tu gardes une arme pour toi, pour que tu
travailles [comprendre « commettre un attentat »]. Les autres, tu les enterres
dans un endroit et tu nous envoies la position GPS. »
Cela va se révéler plus compliqué que prévu. Trois mois supplémentaires
sont nécessaires à Gourmat pour faire voyager la somme depuis l’État islamique.
« Ce n’est pas simple d’envoyer de l’argent intraçable. Même les plus grands
bandits, ils galèrent à faire ça, explique-t-il au sympathisant. Parce que tu sais
très bien que, s’il y a une seule erreur, tu vas plonger longtemps, et nous on ne
veut pas envoyer nos frères en prison. »
Le 24 juin, l’argent est enfin arrivé en France. Il se cache entre les morts.
Les clandestins de l’EI ont dissimulé 13 300 euros dans une enveloppe sur une
tombe du cimetière du Montparnasse, à Paris. Le salafiste doit aller la récupérer
le lendemain à la première heure.
Il y a plus que le nécessaire pour acheter les quatre AK-47 et leurs
munitions.
« Ce qui reste de l’argent, ne l’utilise pas sans notre autorisation », avertit
Gourmat.

Une semaine plus tard, Gourmat recadre le salafiste. Celui-ci lui a envoyé les
coordonnées GPS de l’endroit en forêt où, avec un complice, il a enterré toutes
les armes. Sans en parler à son émir.
« Akhy, il y a certaines choses qu’on doit remettre au clair : tu aurais dû me
consulter avant d’aller enterrer les affaires. Tu t’es précipité et maintenant on va
devoir refaire les choses correctement. 1) Tu dois enterrer trois kalach et en
garder une pour toi. 2) Il faut que personne ne connaisse l’endroit où tu les as
enterrées (même pas ton pote qui t’a aidé à porter), par conséquent, il va falloir
que tu changes d’endroit. Je ne peux pas me permettre que quelqu’un d’autre que
toi et moi connaisse la planque : c’est notre méthodologie de travail. […] Une
fois que tu as fait ça, tu nous transmets les informations. Ensuite il faudra que tu
passes à l’action SEUL. »
Mais le salafiste ne témoigne pas d’un enthousiasme débordant à l’idée de
déterrer les armes de guerre.
Gourmat le relance dans la nuit.
« Tu es un soldat du califat ! Sache que tout soldat doit obéissance à son
émir. Il se peut que je te demande de faire telle ou telle chose, sache que ce sont
des commandements qui te viennent d’en haut et non pas le fruit de mes désirs
personnels. »
Rien n’y fait.
Les armes restent enterrées sous un arbre de la forêt de Montmorency.

* * *
Dans la mythologie grecque, Ulysse est ce héros qui donna son nom au
voyage long de dix années qu’il entreprit pour rejoindre son foyer et sa bien-
aimée. Il est aussi celui qui inventa le cheval de Troie permettant, par la ruse, de
triompher d’une guerre qui n’en finissait pas. C’est en référence à ce dernier fait
d’armes qu’Ulysse est le nom de code donné, sur les procès-verbaux, au
cyberpatrouilleur chargé d’infiltrer le bureau des opérations extérieures de
l’Amniyat. Sa cible, Salah-Eddine Gourmat, est baptisée Priam, du nom du roi
de Troie qui laissa entrer le cheval de bois rempli de soldats grecs dans sa cité.
Quand Gourmat contacte sur Telegram le sympathisant recruté par les
Amniyyin du premier échelon, il ne s’imagine pas que l’individu, effrayé par la
tournure qu’ont prise ses conversations avec les djihadistes, est déjà allé sonner à
la porte de la DGSI. L’homme est salafiste, certes, et il désapprouve les lois de la
République, mais il n’entend pas être impliqué dans un projet d’attentat. Le
contre-espionnage se procure alors les identifiants et les codes de ses comptes en
relation avec les membres de l’EI. Démarre ce que le jargon administratif
désigne sous l’expression d’« enquête sous pseudonyme ».
Et c’est donc à Ulysse, un agent de la DGSI, que Gourmat passe la
commande de quatre kalachnikovs et d’autant de chargeurs, et qu’il révèle
certaines des façons d’opérer de l’Amniyat.
En 2013, le « magazine du salafi moderne » se retrouvait dans les
ordinateurs de nombreux islamistes français. Son auteur y présentait « les 10
étapes pour démasquer facilement un infiltré ». Depuis, plusieurs tutoriels de
l’EI ont répété les consignes de sécurité afin d’éviter pareil désagrément. En
cette occasion, le propre service secret du califat s’est cependant fait berner.
Pourtant, comme à leur habitude, les Amniyyin ont mené une enquête sur
leur nouvelle recrue. Un jour, Gourmat pose dans la conversation une question
piège :
— Quand tu es venu avec ta famille en Turquie, il s’est passé quoi en
France ?
— Je n’ai jamais été en Turquie avec ma famille, répond Ulysse,
parfaitement au courant du passé de celui dont il emprunte l’identité.
La légende d’Ulysse tient bon. L’opération d’infiltration peut se poursuivre.

Le 24 juin, lorsque Gourmat indique à Ulysse l’endroit où repose l’argent


envoyé de Syrie, des policiers vont planquer aux alentours du cimetière du
Montparnasse, bien que ses portes soient déjà closes. Ils passent la nuit à
observer les allées et venues des noctambules.
Le lendemain matin, dix minutes avant l’ouverture, un agent s’assoit sur un
banc face à l’entrée du cimetière. Il fume une cigarette. À 8 h 27, les grilles
s’ouvrent. L’agent se lève du banc et pénètre dans le cimetière. Vingt minutes
plus tard, il atteint l’endroit indiqué par Ulysse : la vingt-huitième section de la
troisième division du cimetière parisien. L’agent prend son temps, semble
hésiter, déambule dans les allées. À 9 h 3, il fait face à la sépulture d’un certain
Emmanuel Meyer et plonge la main entre la dalle et la pierre tombale. Dans
l’interstice recouvert par la végétation, une enveloppe cartonnée. À l’intérieur,
13 300 euros en provenance de Raqqa.
L’agent s’en saisit, rebrousse chemin et sort du cimetière. Il est suivi par des
collègues jusqu’à une station de métro afin de s’assurer qu’il ne fasse pas l’objet
lui-même d’une filature.
Cinq jours plus tard, un policier se rend au petit matin dans la forêt de
Montmorency. À 5 h 10, il commence à creuser un trou. Puis y dépose deux
sacs : l’un contient quatre kalachnikovs emballées dans du film alimentaire ou
dans du papier kraft ; l’autre, seize chargeurs garnis de cartouches ainsi que
quelques centaines d’euros, le reliquat de la vente d’armes. Une demi-heure plus
tard, le trou est rebouché. Tout autour du bois, des forces de l’ordre attendent que
des terroristes viennent chercher leurs instruments de travail. La souricière est en
place.

Le lendemain, Ulysse se prend la tête avec Priam. Le « sympathisant »


rechigne à commettre un attentat, alors Gourmat, méfiant face à ce
comportement de mauvais moudjahid, le menace : « Ta manière de travailler et
les choix que tu as faits te mettent dans une situation où l’on peut même douter
de ta personne ! Akhy, je te rappelle que ce n’est pas un jeu… »
Leur relation est dans l’impasse.
Deux semaines plus tard, un nouveau personnage contacte Ulysse. Le ton se
veut plus conciliant, plus charmeur, plus structuré aussi que celui de Gourmat.
« Cher frère, j’espère de tout cœur que tu vas bien et je demande à Allah de
te protéger. J’étais en Irak et je viens de revenir. Dorénavant, je communiquerai
avec toi. »
Après avoir lu « toutes les lettres que tu as envoyées aux frères ainsi que
celles que les frères t’ont envoyées » — ce qui témoigne d’une volonté de
s’imprégner du dossier et de connaître la personnalité du moudjahid qu’il va
devoir désormais diriger —, son interlocuteur ne peut, « pour commencer », que
remercier Ulysse pour tout ce qu’il a fait.
Ensuite viennent les points sensibles. Le nouveau moyen de communication
que Gourmat voulait lui faire adopter ? « C’est pour ta sécurité, car le
programme que l’on utilise en ce moment est connu des services de
renseignement, même s’il reste très dur à décrypter. »
L’Amniyat n’ignore pas que la police belge a mis la main sur l’ordinateur de
Laachraoui, qui recelait nombre d’informations sur sa façon de procéder. Aussi
le service secret djihadiste entend-il renouveler son mode opératoire pour rester
hors de portée des radars occidentaux.
Enfin, le nouvel interlocuteur aborde la suite de la collaboration. Il ne revient
pas sur l’éventuelle participation d’Ulysse à un attentat. « Dans le cas où tu
voudrais continuer à nous aider, s’il y a d’autres choses que tu es capable de
faire, j’aimerais bien que tu me mettes au courant : comme déplacer des armes
d’un endroit à un autre ; aller voir des cibles que l’on pourrait attaquer ;
transférer de l’argent… Bref, tout ce que tu peux faire pour nous aider. Ton frère
qui t’aime en Allah. »
Les analystes de la DGSI croient reconnaître le style de Boubakeur el-
Hakim. La violence du terroriste sait s’effacer lorsque le besoin s’en fait sentir :
dix ans plus tôt, le détenu islamiste qui, dans le même temps, recrutait à tour de
bras à la maison d’arrêt d’Osny se révélait toujours courtois dans ses rapports
avec l’administration pénitentiaire. Dans une syntaxe irréprochable, El-Hakim
demandait par exemple à « Madame la Directrice » s’il pouvait récupérer « un
livre à couverture rigide que [j’ai] reçu à mon parloir ». Déférent, il concluait
chacune de ses missives d’un « Sincères salutations ».
Ulysse a-t-il commis une faute dans la réponse, sommaire, qu’il adresse à
son nouvel émir ? Le contact est coupé mi-juillet. Durant quatre mois, personne
n’adresse plus de message au cyberpatrouilleur. La DGSI ne relâche toutefois
pas son dispositif de surveillance de la forêt de Montmorency. Les grandes
oreilles de la NSA américaine ont enregistré des conversations au cours
desquelles des djihadistes français parlent de « leur cache d’armes à côté de
Paris ». Alors, dans l’espoir qu’ils servent d’appât à des terroristes, les AK-47
dorment toujours sous terre.
1. Le recrutement du sympathisant met en lumière la compartimentation des tâches et l’organisation très hiérarchisée du
bureau des opérations extérieures. Ce salafiste résidant en France a été hameçonné par un proche d’Abaaoud puis par un
égorgeur apparaissant sur une vidéo de décapitation aux côtés de Rachid Kassim. Ces recruteurs sont d’abord chargés de
chasser, sur les réseaux sociaux, des candidats aux attentats suicides dans l’Hexagone. Ensuite seulement, ils mettent les
nouvelles recrues en lien avec les émirs de la Dawla. Ainsi, le 3 mars, l’égorgeur met le sympathisant en relation « avec son
émir », Gourmat, qui lui-même en réfère à Boubakeur el-Hakim.
XXXV

La forêt aux espions

En juin, les policiers en planque aux abords de la forêt de Montmorency


avaient alerté La Ferme de Levallois. Un homme « de type caucasien », selon le
jargon policier, vêtu d’une veste de sport à l’effigie de l’Olympique de Marseille,
s’était approché de la cache d’armes, balayant les environs du regard, à droite et
à gauche, à la recherche de quelque chose. Il s’était accroupi devant la souche
d’un arbre devant servir de repère pour ceux qui viendraient récupérer les
kalachnikovs. Il ne fouillait ni ne touchait le sol. Au bout de quelques instants, le
supporter de l’OM reprenait son chemin, les yeux toujours rivés par terre. On ne
saura jamais si c’était un simple promeneur ou un terroriste.
En revanche, le 14 novembre 2016, tandis que Boubakeur el-Hakim et ses
sbires envoient les coordonnées GPS de la cache d’armes aux deux opérationnels
basés à Strasbourg, les agents sur le dispositif de Montmorency ne repèrent pas
le Maghrébin revêtu d’un manteau en cuir noir et portant en bandoulière un sac
vert et orange qui pénètre dans le bois. L’homme regarde son téléphone portable,
arpente la forêt, regarde son portable, arpente la forêt… Il ne trouve pas la
souche. Sans doute a-t-il fait une erreur lorsqu’il a entré les coordonnées GPS
dans son téléphone. Au bout de quarante minutes de vaines recherches, il rentre
à Paris sans avoir attiré l’attention des policiers. L’inconnu est passé vraiment
trop loin de la cache.
Cet inconnu s’appelle Hicham el-Hanafi et, pour l’Amniyat, il représente ce
qui se rapproche le plus d’un nouvel Abaaoud.
Plusieurs services européens avaient déjà signalé à leurs homologues
français le profil de ce Marocain de vingt-six ans, formé en Syrie en 2014 et qui
depuis a sillonné l’Allemagne, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, les Pays-
Bas, le Royaume-Uni, et ce à plusieurs reprises. En juin 2016, il a passé quinze
jours de « vacances » au Brésil, deux mois avant que ne démarrent les Jeux
olympiques de Rio, ciblés par l’État islamique. De retour du Brésil, il séjourne à
Düsseldorf, où un commando devait commettre une tuerie de masse.
En Espagne, El-Hanafi se laisse volontiers filmer en train de fumer du
haschich tout en écoutant de la musique forte avec des connaissances d’un soir ;
un leurre, explique-t-il à un proche, pour tromper les forces de l’ordre ibériques.
À Paris, comme d’autres membres de l’EI avant lui, il prend la pose devant la
tour Eiffel. Il s’est choisi pour zone de repli le Portugal et voyage avec un jeu de
faux papiers, ouvre des comptes un peu partout en Europe sous des noms
d’emprunt pour bénéficier de prêts. Autant d’escroqueries destinées à financer
des cellules dormantes de l’EI, au Maghreb comme en Europe.
À Fès, d’où il est originaire, Hicham el-Hanafi cherche à recruter un ami
d’enfance, sergent de la Protection civile. Il convainc un autre Marocain,
rencontré en Espagne, de participer à un projet qu’il est en train d’élaborer pour
frapper de nouveau Paris. El-Hanafi explique à sa recrue que les dirigeants de
l’EI « accordent une grande importance à la capitale française ». Ils veulent
l’attaquer parce qu’ils la considèrent « comme le symbole de la laïcité, de la
corruption et de la dépravation des mœurs ».

* * *

Le 18 novembre, quatre jours après sa fouille infructueuse dans la forêt de


Montmorency, El-Hanafi, cheveux longs frisés sous un bonnet noir, frappe à la
porte d’un appartement à Trappes. Un proche des Amniyyin originaires de cette
commune des Yvelines lui remet quatre mille euros en petites coupures. El-
Hanafi n’a pas réussi à trouver les armes enterrées, il va donc falloir en acheter.
Le bureau des opérations extérieures lui a expédié l’argent nécessaire.
Le même jour, le Marocain recruté par El-Hanafi rencontre un moudjahid
saoudien dans un jardin de la zone industrielle de Gaziantep, en Turquie, où El-
Hanafi l’a envoyé pour s’aguerrir et prendre les dernières informations des
commanditaires. Le Saoudien donne à la recrue une carte mémoire à remettre en
mains propres à El-Hanafi. Elle contient les coordonnées GPS et une photo de la
cible, le Café de Paris, dans la capitale.
La rencontre sitôt achevée, le téléphone du Marocain sonne. Au bout du fil,
l’émir qui supervise le projet d’attentat en cours, un certain Abou Ahmed al-
Andaloussi. Est-ce Oussama Atar, qui aurait légèrement modifié sa kounya en se
qualifiant d’Andalou après avoir été l’Irakien ? Ou un autre membre du bureau
des opérations extérieures ? La recrue ne rencontrera jamais cet Abou Ahmed
qui la briefe sur « les procédures de sécurité de l’Amniyat », avant qu’elle ne
retourne en Europe.

Le lendemain, à 11 h 3, Hicham el-Hanafi se présente à un guichet gare de


Lyon, puis il monte dans un TGV qui doit le conduire à 14 h 57 à Marseille.

* * *

Une réunion houleuse se tient à La Ferme de Levallois. Le 7 novembre, « un


partenaire étranger » a signalé à la DGSI qu’un projet d’attentat était dirigé par
Boubakeur el-Hakim depuis Raqqa et visait l’Allemagne. Un second service
prévient que l’opérationnel chargé d’exécuter l’attaque serait un Marocain passé
par un camp d’entraînement de l’EI : Hicham el-Hanafi.
Et voilà que ce dernier se dirige vers Marseille. La DGSI exploite les
fadettes1 du clandestin et découvre qu’il est allé se promener dans le bois de
Montmorency. Là où un policier infiltré a enterré les armes sur ordre de Salah-
Eddine Gourmat, là où Boubakeur el-Hakim vient de commander à deux
opérationnels basés à Strasbourg de se rendre. Les trois dossiers sont liés.
Trois dossiers, trois régions concernées, autant de directeurs zonaux de la
Sécurité intérieure, plus celui, à Levallois-Perret, qui dirige le contre-terrorisme.
Tout le monde a son mot à dire, tout le monde veut avoir la main sur cette
enquête. Personne n’est d’accord sur ce qu’il convient de faire. Faut-il interpeller
tout de suite ? Attendre pour identifier l’ensemble du réseau ? Cela s’engueule.
Cela cafouille. Jusqu’à ce que Patrick Calvar tape du poing sur la table, d’après
un témoin de la scène.
« Il a donné la priorité au policier sur le terrain, à celui qui était au contact
des terroristes. C’est lui, a-t-il dit, qui devait donner le tempo », se souviendra ce
témoin.
Car un second cyberpatrouilleur de la DGSI a infiltré le bureau des attentats
de l’Amniyat après la défection d’un autre sympathisant de l’État islamique. El-
Hakim ou un de ses proches avait contacté l’homme, puis lui avait demandé de
récupérer les quatre mille euros à Trappes, mission dont El-Hanafi s’était
finalement chargé. Une nouvelle « enquête sous pseudonyme » est initiée quand
le sympathisant est venu trouver les services de renseignement. Et cette fois, le
commanditaire de l’attentat demande à un policier s’il est capable de trouver un
hébergement sécurisé pour El-Hanafi à Marseille.
Bien sûr, il peut.

Le 18 novembre à 20 h 27, le commanditaire — qui n’est pas affublé, en


procédure, d’un nom aussi romanesque que Priam, mais du plus prosaïque OpEx
(pour opérations extérieures) — insiste :
« Le frère, demain, inch’Allah, il arrive [à Marseille]. Il ne reste pas
longtemps. Lui, il est pressé [de passer à l’acte]. »
Le cyberpatrouilleur donne le numéro d’un contact à Marseille, un marchand
de sommeil, en réalité un autre policier infiltré, à charge pour le commanditaire
de le communiquer à son homme en route pour la cité phocéenne.
Mais Hicham el-Hanafi est un clandestin trop distrait. Il a mal orthographié
le numéro que lui a donné son émir en Syrie. Il ne parvient pas à joindre le faux
marchand de sommeil et trouve refuge auprès de la concurrence, chez un
Afghan. Son émir le contacte dans la soirée pour lui redonner le bon numéro et
l’exhorter à quitter les lieux.
« Éloigne-toi de cet Afghan, recommande l’émir. On ne sait pas à qui on a
affaire ! »
Alors El-Hanafi obéit et, à 23 h 14, prend langue avec le policier infiltré. Un
rendez-vous est fixé dans l’heure devant le 12, un immeuble de béton gris de la
rue Pontevès.

* * *

Il est minuit passé de cinquante-deux minutes dans la nuit du 19 au 20


novembre lorsque la voiture de l’agent « Franck » s’arrête devant le 12 de la rue
Pontevès. L’agent patiente dix minutes avant de voir un homme sortir de
l’immeuble et monter dans son véhicule. En route vers le logement que Franck
est censé lui louer, l’inconnu s’assure qu’il est bien possible de se faire à manger
dans l’appartement, où il compte rester cloîtré.
À un feu rouge, la voiture s’arrête. Le groupe d’appui opérationnel de la
DGSI surgit et procède à l’interpellation de Hicham el-Hanafi.
Une heure après, à l’autre bout de la France, les deux opérationnels
strasbourgeois et deux amis d’enfance, avec lesquels il s’apprêtait à passer à
l’acte, sont interpellés. Deux pistolets automatiques et un pistolet-mitrailleur
sont découverts aux domiciles des suspects.

La cible des terroristes présumés n’a pas pu être déterminée, même si des
consultations de sites Internet permettent de déduire que le Palais de Justice de
Paris ou le 36, quai des Orfèvres étaient notamment envisagés.
Un des gardés à vue s’offusque quand on lui demande pourquoi il a tapé
dans un moteur de recherche « bâtiment de la DGSE ». « Pourquoi on n’a pas le
droit de taper “bâtiment de la DGSE” ? C’est interdit ? ! s’insurge-t-il. Je ne vais
pas perpétrer un attentat dans un endroit où les gens sont armés jusqu’aux
dents. »
Entendu dans le bureau d’à côté, l’un de ses complices explique pourtant que
« le but était de se faire tuer par des policiers ou des militaires ».
Depuis que la presse a révélé que la DGSE était impliquée dans le
bombardement d’un camp d’entraînement où étaient censés se trouver
Abdelhamid Abaaoud et Salim Benghalem un mois avant le 13 Novembre,
l’Amniyat s’intéresse en effet au « bureau des légendes » français. Salim
Benghalem a notamment consulté depuis la Syrie une édition numérique du
Figaro Magazine consacrée à la DGSE et rappelant où loge le service secret.

* * *

Le lendemain du coup de filet, Patrick Calvar adresse un message interne à


ses hommes pour les féliciter pour leur « travail exemplaire » réalisé sur une
période de huit mois et qui a permis « d’éviter un nouveau drame dans notre
pays ». Son service vilipendé pour ses ratés depuis le début de la vague
d’attentats connaît là un succès spectaculaire, qui s’explique autant par des
raisons structurelles que conjoncturelles.
Structurelles : en deux ans, la DGSI a rattrapé une partie de son retard.
Jacques m’avouait être dépassé par la personnalité des djihadistes à l’automne
2014 ; désormais les procès-verbaux ne sont plus truffés de fautes d’orthographe
sur les kounya, le moindre OPJ maîtrise les différentes expressions et concepts
djihadistes. Le niveau général a progressé. Et puis la DGSI dispose de nouvelles
techniques d’enquête2 et les mixe avec des méthodes plus traditionnelles. Autre
facteur décisif : la coopération internationale fonctionne à plein. Sur ce seul
dossier, les services américains, israéliens, marocains, allemands, espagnols et
portugais (pour ceux dont on a connaissance) se sont échangé des informations.
« En matière de terrorisme, la coopération dépasse les ego des nations,
confie un acteur de ces échanges. Contrairement à ce qui peut se passer
d’habitude dans le monde du renseignement, là on se file tout. Nous travaillons
tous ensemble. Même les Russes jouent le jeu. »
Conjoncturelles : face à l’avalanche de drames, la guerre des services est
mise, un temps, de côté. DGSE et DGSI ne se marchent plus sur les pieds. « Il y
a tellement d’affaires à traiter qu’on n’a pas le temps de se quereller, chacun a sa
part de travail à faire », avoue un membre d’un de ces deux services.
Par ailleurs, les attentats de Paris, Bruxelles et Nice ont terrorisé le monde
entier, y compris des criminels de droit commun et des gens acquis aux thèses de
l’État islamique. Il n’est pas anodin que, dans la même affaire et à quelques mois
d’intervalle, deux hommes sollicités par l’Amniyat se soient tournés l’un et
l’autre vers le contre-espionnage français.
Interrogé plusieurs mois avant le dénouement de cette affaire, un gradé des
services de renseignement avait justifié la frilosité actuelle des marchands
d’armes, s’agissant de fournir des djihadistes : « Ce sont des businessmen très
pragmatiques. Ils regardent ce que cela leur rapporte, ce que cela leur coûte.
Désormais, le moindre trafiquant européen a compris que, si on retrouve ses
armes non pas sur un braquage ou sur un règlement de comptes, mais sur un
attentat, il risque la perpétuité. Et que les frontières ne le protégeront pas. Au
besoin, si les contraintes juridiques sont trop fortes, il finira au fond d’un lac, et
son propre pays n’ira pas se plaindre. Ça, les trafiquants l’ont bien intégré… »
Enfin, l’Amniyat, à en croire un magistrat, serait « en perte de vitesse » :
« Avec les attentats de Bruxelles, ils ont perdu leur réseau belge, toute leur
infrastructure logistique. Là, les opérationnels de Strasbourg ne sont pas du
même niveau… »

Après les arrestations de Strasbourg et de Marseille, des policiers restent en


planque durant encore deux jours aux abords du bois de Montmorency. Personne
ne vient. Alors, à 23 heures passées, le 22 novembre, un promeneur se dirige
droit sur la souche. À la belle étoile, il creuse la terre sous les yeux d’une équipe
de la DGSI disposée à distance, qui ne bronche pas. L’homme déterre les sacs
contenant les AK-47, les transporte jusqu’au coffre de sa voiture. Et le policier
infiltré les rapporte à son service.
1. Abréviation utilisée dans le jargon policier pour désigner les factures détaillées de téléphonie.

2. Concernant les techniques d’enquête abordées dans les deux chapitres consacrés à cette affaire, celles qui ont été
laissées dans l’ombre, et les raisons de ces choix, voir les sources en fin d’ouvrage.
XXXVI

Raqqa ne répond plus…

Cent dix kilos de muscles, d’os et de haine conduisent la destinée de la


voiture qui longe le stade municipal al-Baladi, où siège l’Amniyat. En ce 26
novembre 2016, le regard de l’homme au volant est encore plus noir que
d’habitude. Ces derniers jours, Boubakeur el-Hakim peine à contenir sa fureur. Il
a compris qu’il s’était fait piéger par le contre-espionnage français et que son
grand projet de réitérer le scénario du 13 Novembre est tombé à l’eau.
Momentanément, pense-t-il.
Il ignore qu’il ne lui reste que quelques minutes à vivre.

La bataille qui a commencé à Mossoul, un mois plus tôt, tend la situation à


Raqqa, dépeuplé de ses soldats et de ses espions. L’État islamique a transféré une
partie de ses moudjahidines de la Syrie vers l’Irak. Mais certains renâclent. Ils
n’ont plus envie de combattre. Ni de mourir, même shahid. Alors des Amniyyin
sont envoyés au front afin de s’assurer que chaque soldat du califat tient sa
place. Malheur à ceux qui refusent de se plier aux ordres. Sur le millier de
djihadistes restés en garnison à Raqqa, cent soixante-quinze Irakiens, Ouzbeks et
Tunisiens ont été exécutés courant octobre, à titre d’exemple, pour avoir refusé
de combattre.
L’Amniyat, ou ce qu’il en reste, doit tenir la ville. Et El-Hakim préparer sa
vengeance. Le 30 août 2016, son grand ami et maître, le cheikh Abou Mohamed
al-Adnani, a été tué près d’al-Bab, où il était venu soutenir le moral vacillant de
ses troupes après plusieurs défaites. Une rumeur circule dans les rangs
djihadistes : il aurait été éliminé par Abou Lôqman — le chef de l’Amniyat et
autre proche d’El-Hakim — qui aspirait à prendre la place d’Al-Adnani à la
droite du calife. Des médisances. Les États-Unis revendiquent la paternité du
missile ayant fait taire le porte-parole de l’organisation terroriste. Et on
apprendra plus tard qu’Abou Lôqman combattait aux côtés du cheikh et aurait
échappé de peu au missile.
Dans la nécrologie qu’elle lui consacre, la DGSI considère qu’avec la mort
d’Al-Adnani disparaît le terroriste qui a supervisé les attaques de Paris et de
Bruxelles. Deux autres cadres impliqués dans la préparation des attentats ont
déjà perdu la vie ces derniers mois : en février c’était Abou Walid al-Souri, le
responsable de la formation des opérationnels de l’État islamique, puis en juillet
Abou al-Bara al-Iraki, l’adjoint du cheikh. À chaque fois à Raqqa.
Pour combler leur absence, Boubakeur el-Hakim se démultiplie depuis la
rentrée. En septembre, il mandate un artificier pour mener des attaques contre
des chrétiens installés au Maroc. En octobre, il projette des agressions contre des
touristes en Algérie, commandite l’agression d’un policier à Constantine et
communique avec un Syrien en Allemagne au sujet de la fabrication d’une
ceinture explosive et d’un projet d’attentat contre un aéroport. Les services
occidentaux et africains ont fait leurs comptes : en tout, le terroriste a planifié
une demi-douzaine d’attentats devant frapper l’Europe et le Maghreb rien que
sur les deux derniers mois.
Il est temps d’en finir. Les Français ont attendu d’être sûrs qu’aucun
candidat terroriste envoyé par El-Hakim ne se présenterait devant la cache
d’armes de Montmorency. Mais ils se sont rendus à l’évidence : il n’y a plus
personne à interpeller, pas de nouveau réseau à démanteler. Alors, tandis que
l’émir El-Hakim fulmine au volant de sa voiture dans un Raqqa déserté, un
missile américain met un terme définitif à la carrière du Français le plus haut
gradé au sein de l’État islamique. C’est le deux cent vingt-troisième djihadiste
français à trouver la mort en Syrie ou en Irak. Il était âgé de trente-trois ans.
Dans un courriel à l’AFP, un porte-parole du Pentagone, Ben Sakrisson, se
félicite qu’un drone « prive l’État islamique d’un cadre clé impliqué depuis
longtemps dans la préparation et l’organisation d’opérations extérieures et
affaiblisse sa capacité à mener des attaques terroristes ». Son décès constitue
« un événement important pour la lutte antiterroriste », se réjouissent les services
français.
D’autant plus qu’une semaine plus tard le Pentagone annonce avoir tué
Salah-Eddine Gourmat et deux autres commis d’El-Hakim, suspectés d’être
impliqués dans les attentats de Paris et la cellule de Verviers. Toujours lors d’une
frappe de drones à Raqqa, où le climat commence à devenir malsain pour les
survivants des services secrets djihadistes.
Ce sont donc des missiles américains qui éliminent des membres français du
bureau des opérations extérieures de l’Amniyat. « Les Américains nous disent
que nous sommes devenus leur frontière extérieure, dira un gradé à l’occasion de
la mort d’El-Hakim. Alors, dès que nous avons un besoin spécifique, on leur
demande… »
Les États-Unis font profiter la France des informations recueillies par la
NSA et des frappes de leurs drones. Tous les mois, lorsque les Américains ont
atteint leurs propres quotas de cibles déterminées par leur état-major, ils se
tournent vers leurs alliés français pour leur demander s’il y a des lieux ou des
individus qu’ils souhaiteraient voir visés. Les Français transmettent les
coordonnées ou les renseignements, et c’est ainsi que des djihadistes sont rayés
de la carte du monde… Dans le cas de Boubakeur el-Hakim, il n’a pas été
nécessaire d’attendre, son dossier était en haut de la pile.

* * *

Quelques semaines après sa mort, je déjeune avec un membre d’un service


secret français. Je ne le qualifierai pas de source. C’est un de ces rendez-vous
d’où vous ressortez avec l’impression que votre interlocuteur en a plus appris sur
vous que l’inverse. Et le journaliste de rentrer, penaud, avec la seule et bien
vaine satisfaction de pouvoir dire « j’ai rencontré tel service… ». Ce jour-là,
nous nous voyons pour évoquer un sujet très loin de la Syrie et pour lequel,
comme à son habitude, ma « source » se révèle beaucoup moins bavarde
qu’espéré. Au détour d’une phrase, le nom d’El-Hakim est prononcé, soudain
son visage s’illumine d’un grand sourire, et voilà cet homme par nature si
prudent qui me déclare que la menace sur le territoire national a baissé depuis la
mort de l’émir à la Kia blanche.

Dans le courant de l’année 2017, je croise à un pot de départ des magistrats


spécialisés dans la lutte antiterroriste. Lorsque je demande à l’un d’eux ce qu’il
en est d’une rumeur en provenance des services irakiens, dont les déclarations
doivent être envisagées avec précaution, qui donnerait Boubakeur el-Hakim
toujours en vie, le magistrat me coupe. « Ah, non, ça m’étonnerait ! Avec la
bombe qui lui a été balancée dessus… », lance-t-il dans un soupir de
contentement.
Jamais je n’ai vu un membre des services secrets et un magistrat se féliciter à
ce point de la mort d’un homme.
XXXVII

… Mayadin non plus

À Raqqa, ses membres font l’objet d’exécutions ciblées. La ville elle-même


tombera, ce n’est qu’une question de mois. Alors l’Amniyat « déménage tout sur
les bords de l’Euphrate », selon les confidences d’un haut gradé de la lutte
antiterroriste. Le service secret djihadiste positionne dans cette zone éloignée des
combats les membres de son bureau des opérations extérieures afin qu’ils
puissent poursuivre leur sinistre ouvrage en toute quiétude.
Cette fois, ce déplacement stratégique n’échappe pas aux services de
renseignement traditionnels. Début 2017, le Mossad établit que les cadres
impliqués dans la planification des attentats ont été déplacés à Mayadin, une
ville déjà fréquentée avec assiduité par Abdelhamid Abaaoud avant qu’il ne
mène son commando sur Paris. D’autres administrations du califat et certains de
ses plus hauts responsables sont disséminés dans la ville d’al-Boukamal et les
villages environnants.

Parmi les nouveaux habitants de Mayadin, Samir Nouad. Le vétéran algérien


est en train de fomenter un projet d’attaque contre des avions de ligne en
partance du Maghreb. Il n’aura pas le temps de le mettre en œuvre. Le 22 avril
2017, une frappe de la coalition met définitivement hors d’état de nuire le frère
d’armes d’Abdelnasser Benyoucef. Quinze jours plus tôt, un Ouzbek suspecté
d’avoir conçu l’attaque contre la discothèque Reina d’Istanbul, qui avait fait
trente-neuf morts lors du réveillon du nouvel an, disparaissait de la même façon.
Dans le courant de l’été 2017, les décès d’une vingtaine de responsables de
l’État islamique impliqués dans la planification des attentats sont revendiqués
par la coalition internationale, à chaque fois dans les environs de Mayadin. Dans
le lot, Abou Maryam al-Iraki, abattu le 5 juillet 2017. Cet homme cruel,
spécialisé dans les contre-interrogatoires, avait exercé des responsabilités à
l’hôpital ophtalmologique, en même temps que la taupe Abou Obeida. Il faisait
surtout partie des djihadistes à la manœuvre dans le transfert des opérationnels
du 13 Novembre vers la Turquie. Une semaine plus tard, le 11 juillet 2017, c’est
au tour d’Abou Mahmoud al-Chami, l’homme qui avait aidé Laachraoui à
confectionner ses ceintures explosives en Belgique, de rendre l’âme.
Si l’été a été meurtrier pour l’Amniyat, l’automne lui sera fatal, en tout cas
d’après le Mossad, qui considère que le bureau des opérations extérieures et
notamment sa branche chargée des attentats en Europe ont été décapités avec la
neutralisation des derniers membres et la chute de Mayadin en octobre. Enfin, le
17 novembre 2017, deux ans presque jour pour jour après les attentats de Paris
qu’il a pilotés, Oussama Atar, le chef de l’Amn al-Kharji, est à son tour tué dans
une frappe de la coalition.

Pour la DGSE, la boucle est bouclée. Après les éliminations d’Abou


Mohamed al-Adnani, le porte-parole et référent des opérations extérieures de
l’EI, de son adjoint Abou al-Bara al-Iraki, d’Abou Walid al-Souri, le responsable
de la formation des kamikazes, de Boubakeur el-Hakim, le responsable de la
planification et de la coordination d’attentats en Europe, d’Abou Maryam al-
Iraki et d’Abou Mahmoud al-Chami, le service de renseignement français
considère qu’Oussama Atar était le dernier cadre de l’État islamique impliqué
dans l’attentat du 13 Novembre encore en vie.
La DGSI ajouterait bien un nom à cette liste des cousins de la DGSE : Abou
Lôqman, le chef de l’Amniyat, désigné par plusieurs renseignements comme
supervisant les attaques visant les pays francophones et anglophones. Et, à ce
titre, parmi les dignitaires ayant validé le projet d’attentat parisien.
Le 17 avril 2018, celui que les services pressentaient pour être le seul Syrien
capable de remplacer le calife irakien Al-Baghdadi aurait été victime d’un
bombardement américain alors qu’il participait à une réunion avec plusieurs
caciques de l’organisation terroriste dans les environs d’al-Boukamal.

Un dernier membre de l’Amniyat suspecté d’être impliqué dans les attentats


de Paris aurait également trouvé la mort non loin d’al-Boukamal. Le Français
Salim Benghalem a rejoint la liste des djihadistes « présumés décédés ». Ses
proches en ont été informés, le jeudi 10 mai 2018, par une « personne de
confiance » se trouvant sur place. Benghalem serait mort en novembre 2017
dans un bombardement du régime syrien, d’après ce contact qui leur aurait aussi
montré une photo.
Selon l’analyse de l’agrégé d’histoire qui se cache derrière le pseudo
Historicoblog, ce bombardement correspond à la bataille d’al-Boukamal,
dernière ville d’importance contrôlée par l’État islamique en Syrie, près de la
frontière irakienne. Durant deux semaines, ce reliquat du califat a été pilonné par
le régime syrien avec pour soutien aérien des avions russes. Mais, face à ce
déploiement de forces, l’État islamique, qui avait pourtant annoncé un mois plus
tôt ne plus vouloir mener de guérillas urbaines, oppose à al-Boukamal une
résistance farouche avant de finir par abandonner la ville, non sans avoir
enregistré une centaine de pertes dans ses rangs.
« Nous n’avons jamais compris pourquoi l’EI a déployé une telle résistance
à al-Boukamal, s’étonne l’historien au téléphone. Cherchait-il à gagner du temps
pour permettre l’évacuation de certains de ses plus hauts cadres encore en vie ? »
La veille du 13 Novembre, une note de la DGSI rappelait que le « but
premier » de l’Amniyat consistait à « préserver le commandement du califat ».
Salim Benghalem serait-il mort en effectuant une dernière mission : assurer la
protection d’un cacique du régime terroriste ? Celle d’Abou Lôqman qui était
alors toujours en vie et que Benghalem côtoyait depuis plus de trois ans ?

Il convient d’aborder avec prudence cette énumération funèbre au sein de


l’Amniyat. Le Cannois Rached Riahi, qui avait été annoncé mort à sa famille en
2016, tentera de passer la frontière turque… en avril 2018. Mais, au-delà de
quelques cas toujours possibles de djihadistes ressuscités, c’est le tableau
d’ensemble qui importe. Tous les responsables des attentats de Paris et Bruxelles
ont été traqués et abattus, autant pour les empêcher de nuire dans le futur que par
sentiment de vengeance. Cela n’a pas seulement entravé la capacité de nuisance
de l’Amniyat : cela signe sa défaite. Face aux moyens techniques et humains
d’une coalition internationale, le service secret djihadiste a échoué à assurer la
sécurité de ses propres membres.
Et les Amniyyin survivants, qui autrefois se chargeaient de faire taire toute
dissidence, se sont révélés très bavards quand ils ont été à leur tour interrogés.
Ainsi, les services occidentaux n’ont eu quasiment qu’à se baisser, dans les
décombres du califat, pour dénicher l’un des derniers secrets de la tuerie
parisienne.
XXXVIII

Cherchez la femme !

Les agents de la DGSI ont retrouvé Tarik Jadaoun incarcéré dans une prison
irakienne, sept mois après l’avoir cherché dans un train en région parisienne. Le
6 mai 2017, un « service partenaire » avait signalé au contre-espionnage français
que le Belge Jadaoun pourrait rejoindre l’Hexagone pour y perpétrer un attentat
commandité par l’État islamique. La fiche de police de ce natif de Verviers ainsi
que celles des deux autres djihadistes censés l’accompagner avaient été aussitôt
diffusées sur Twitter par un journaliste habitué du genre. Ce qui avait occasionné
l’évacuation de la gare du Nord, une guichetière de la SNCF croyant, à tort,
avoir reconnu les visages des terroristes.
La publication d’une vidéo montrant Jadaoun en Irak deux semaines plus
tard avait alors suscité des sueurs froides au sein de la lutte antiterroriste. Était-
ce un nouveau piège des survivants de l’Amniyat ? Un leurre visant à masquer la
présence réelle en Europe de Tarik Jadaoun, que la presse belge présentait
comme « le nouvel Abaaoud » ?
Mais non, Tarik Jadaoun était bel et bien présent en Irak. Caché dans le
quartier al-Farouk dans la vieille ville de Mossoul libérée de l’emprise de l’État
islamique, il s’est rendu aux forces irakiennes, au petit matin du 12 juillet 2017.
Sans arme, ni document compromettant, Jadaoun se présente comme un modeste
infirmier du califat mais, quoi qu’il dise, il ne peut camoufler son passé. En trois
ans, il a menacé la Belgique, participé à des exécutions et entraîné au combat des
enfants âgés de huit à treize ans. Interrogé par la CIA, il reconnaît lui-même
avoir été en contact avec les futurs auteurs des attentats de Magnanville et de
Saint-Étienne-du-Rouvray. Il semble avoir travaillé pour la cellule de
recrutement en Europe de terroristes, au même titre que Rachid Kassim et
Maxime Hauchard.
Après les Irakiens, les Américains et les Belges vient le tour des Français,
qui l’interrogent, au mois de novembre, à propos d’un ressortissant djihadiste de
seconde zone. Tarik Jadaoun leur répond qu’il a beaucoup mieux à raconter. Si
ça intéresse les renseignements, il est susceptible de communiquer des
informations sur Tyler Vilus.

* * *

Sous le coup d’une probable condamnation à mort en Irak, Tarik Jadaoun


cherche à monnayer sa vie. Ses déclarations sont donc sujettes à caution. Ayant
déjà proposé de coopérer avec les services de renseignement d’outre-Quiévrain,
il s’était vu opposer une fin de non-recevoir par le Premier ministre belge
Charles Michel : « Nous ne négocions pas avec des terroristes ! »
La France n’a pas de solution à lui offrir. Comme le Belge ne fait l’objet
d’aucune poursuite dans l’Hexagone, un magistrat instructeur délivre une
demande de commission rogatoire internationale pour l’entendre comme simple
témoin.
Le 23 janvier 2018, une délégation composée d’un juge et de plusieurs
officiers de la DGSI se rend dans une prison à Bagdad pour écouter ce que Tarik
Jadaoun a à dire à propos de Tyler Vilus. Cela va durer quatre jours.
À l’en croire, Jadaoun n’aurait croisé la route de Vilus qu’à une seule
occasion, alors que celui-ci circulait en jeep dans le centre-ville de Shaddadi.
Encagoulé, Vilus participait à des arrestations de civils. Jadaoun dit aussi avoir
visionné une vidéo du Français en train de fouetter en place publique des
contrevenants aux lois du califat. Surtout, Jadaoun assure connaître les véritables
raisons de son départ de Syrie, à l’été 2015. Il aurait reçu des confidences de
première main. D’abord en la personne de Rached Riahi, le meilleur ami de
Vilus : le Cannois aurait confié à Jadaoun la raison pour laquelle Tyler rejoignait
l’Europe : « Il devait faire les attentats avec Abaaoud », lui aurait dit Riahi.
Jadaoun a encore mieux à faire valoir.
L’adage policier, un brin misogyne, recommande « Cherchez la femme ! »
— cela afin de trouver le mobile du crime. En l’espèce, Tarik Jadaoun l’a
épousée. Née à Gand mais de nationalité française, Inès avait d’abord été mariée
en Syrie à… Tyler Vilus. C’était elle qui s’était fait tirer dessus par la première
épouse du polygame. Depuis, cet aléa de la vie djihadiste avait été oublié. Le
couple se portait bien. Jusqu’au 2 juillet 2015 et à l’arrestation du Français à
Istanbul. La veille de son départ, l’Amni avait autorisé Inès à se remarier, car il
s’apprêtait « à mourir en martyr » en France. Tyler Vilus lui aurait même remis
son testament à cette occasion.
Inès ne pourra pas confirmer. D’après Tarik Jadaoun, elle serait morte lors
d’un bombardement au cours du siège de Mossoul.
Ce qu’ignore le Belge en faisant ces confessions, c’est qu’il existe des
preuves de la connaissance qu’avait Inès de projets d’attentats visant la France.
Au début de l’été 2014, la jeune femme avait adressé des courriers pour avertir
sa mère et sa grand-mère, des lettres interceptées par la DGSI.
À sa mère, Inès écrit :
« Dans pas longtemps, la France sera attaquée. […] Inch’Allah, bientôt
vivront les gens dans la peur qu’Allah nous explose ! »
À sa grand-mère :
« La France va être attaquée, ce n’est pas que des menaces, c’est une vérité.
Les mécréants vivront dans la peur. »
Le principe de non-mixité étant appliqué à la lettre dans le ressort du califat,
il est difficile d’imaginer qui, à part son mari membre de l’Amniyat, peut l’avoir
informée des projets d’attentats de l’EI.
Enfin, le tissu relationnel syrien de Tarik Jadaoun crédibilise son récit. Le
Belge a hébergé un proche de Boubakeur el-Hakim, était un ami d’Abdelhamid
Abaaoud, connaissait Rached Riahi. Et a épousé l’une des femmes de Tyler
Vilus. Quelle que soit la façon dont il le raconte, peut-être pour minimiser son
propre rôle au sein de l’Amniyat, il était bien placé pour avoir un écho de ce qui
s’est passé en amont du 13 Novembre.
Au sortir des quatre jours d’audition de Jadaoun, la DGSI et le juge
d’instruction ont considéré que l’implication de Tyler Vilus dans les attentats de
Paris et Saint-Denis était « plausible », sans pouvoir l’établir judiciairement. Des
investigations sont toujours en cours pour établir si oui ou non Tyler Vilus
rentrait en Europe pour commettre un attentat.
XXXIX

Demain

Face à Laurent Delahousse, le 17 décembre 2017, Emmanuel Macron prédit


que « d’ici à la mi ou fin février nous aurons gagné la guerre en Syrie ». La
guerre contre l’État islamique, s’entend. Personne ne contredit le président de la
République. Il flotte dans l’inconscient collectif comme un air de victoire. L’État
islamique n’est plus. Ou n’est bientôt plus. Mais au diable le détail.
Les efforts consentis se relâchent, les vieilles rancœurs un temps enfouies
entre services resurgissent. « Ils nous demandent beaucoup, mais donnent très
peu. Il n’y a pas de réciprocité », pleurent les uns. « Ils se positionnent comme
les chefs de la communauté du renseignement », se plaignent les autres. Les
hommes qui ont mené cette guerre secrète contre l’EI se lassent. Sur les cent
vingt OPJ qui ont eu à gérer les plus de trente mille procès-verbaux du 13
Novembre, il n’en resterait plus qu’un seul au sein de « J », la section chargée du
judiciaire à la DGSI. Les autres ont préféré abandonner le terrain de la lutte
antiterroriste pour des postes moins exposés. Jacques, qui avait dressé un tableau
très noir mais douloureusement vrai du contre-espionnage, a quant à lui quitté la
police. Progressivement, la lutte contre le terrorisme rétrograde dans les discours
des politiques. À La Ferme de Levallois, là où le règlement des heures sup
n’était pas un problème deux ans plus tôt, un panneau revendicatif prévient :
« Pas d’argent pour les astreintes, pas d’agent pour les astreintes ! »
Pourtant, les mêmes services qui, en 2016, écrivaient dans leurs documents
internes qu’ils prenaient soin « de ne pas être trop anxiogènes » lorsqu’ils
communiquaient leurs informations au gouvernement tirent désormais la
sonnette d’alarme : l’État islamique n’est pas mort, il a basculé dans la
clandestinité. L’organisation terroriste n’a pas attendu le pronostic du président
de la République française pour anticiper la fin de son califat. Alors que les
derniers bastions de la vallée de l’Euphrate tombent à leur tour, la Dawla se
réorganise et « engage des réformes internes visant à assurer sa pérennité ».
Tous les services occidentaux planchent désormais sur le « Comité
d’émigration et de logistique », cette cellule composée d’anciens de l’Amniyat
qui se serait installée en Turquie dès les premiers mois de 2017, mais aussi en
Jordanie et au Liban. L’organisme clandestin assurerait la sécurité de
responsables de la Dawla en fuite, cherchant à gagner des pays plus sûrs. Les
services craignent que le comité ne serve aussi à projeter des djihadistes
européens dans leurs pays d’origine pour y préparer de nouveaux attentats.
Auditionné une dernière fois (avant son départ, pour cause de limite d’âge
atteinte, dans le privé) par la commission des affaires étrangères de l’Assemblée
nationale le 14 février 2017, Patrick Calvar, le patron de la DGSI, a tenu à
rappeler que, malgré ses difficultés, « l’organisation a démontré sa capacité à
planifier dans le temps, avec professionnalisme, patience et pugnacité, ses
actions terroristes », précisant : « Des projets élaborés par Daesh, du même type
que l’attentat du 13 Novembre 2015 à Paris, ont été stoppés, mais nous savons
que d’autres sont en cours. »
Du commando de Bruxelles à celui de Strasbourg, le Centre d’analyse du
terrorisme (CAT) dénombre en Europe quarante et un opérationnels de l’État
islamique arrêtés ou tués depuis l’été 2015. Abdelhamid Abaaoud avait parlé de
quatre-vingt-dix kamikazes déjà sur place.

* * *

En attendant que d’éventuels clandestins ne réapparaissent, le mode


opératoire a muté. Aux projets planifiés par l’EI depuis la zone syro-irakienne et
mis en œuvre par des djihadistes aguerris ont succédé des attentats d’opportunité
exécutés par des acteurs locaux qui n’ont jamais pu rejoindre le califat, utilisant
les moyens à leur disposition et frappant leur pays de résidence.
Désignées dans le jargon des services comme de « faible intensité », ces
attaques se multiplient en Europe depuis que l’EI perd du terrain en Irak et en
Syrie. Les pays cibles se sont diversifiés : l’Allemagne (six attentats), la Grande-
Bretagne (cinq attentats) et la Belgique (cinq attentats) ont été le théâtre
d’attaques répétées, tandis que la Suède et la Finlande ont été touchées pour la
première fois sur leur sol. Sans oublier le double attentat au véhicule-bélier de
Barcelone-Cambrils, le 17 août 2017, qui a fait seize morts. À une occasion, le
scénario des années passées se rappelle à nos plus sinistres souvenirs. Juste avant
de se faire exploser au milieu des fans de la chanteuse Ariana Grande lors d’un
concert à Manchester, le futur kamikaze s’est rendu en Libye pour y rencontrer
d’anciens membres de la katibat al-Battar.
L’Amniyat n’existe peut-être plus. Les moyens d’un appareil d’État ne sont
plus mis à disposition de projets terroristes. Mais il ne faut pas sous-estimer le
noir héritage des espions de la terreur, qui, au-delà de toute structure, s’y
entendent pour transmettre de génération en génération leur savoir-faire. La
prolifération des tutoriels djihadistes sur le Net complique la tâche de la lutte
antiterroriste, qui constate, depuis 2015, que les apprentis terroristes restés en
France déploient les mêmes mesures de sécurité que les Amniyyin en Syrie.
Comme Mohamed Lahouaiej Bouhlel qui, à bord de son camion, tue quatre-
vingt-six personnes sur la promenade des Anglais à Nice, le 14 juillet 2016.
Dès 2010, Inspire, la revue de propagande d’Al-Qaïda dans la péninsule
Arabique, préconisait l’utilisation d’un 4x4 comme voiture-bélier, conseillait aux
apprentis djihadistes de prendre leur temps et de choisir avec minutie un endroit
densément peuplé « pour réussir le plus grand carnage ».
Le scénario appliqué par Mohamed Lahouaiej Bouhlel met en œuvre les
préceptes déclinés dans les pages qui suivent le dossier consacré au véhicule-
bélier. Dans une liste de recommandations à l’intention de « ceux qui planifient
des opérations », le rédacteur en chef leur enjoignait de prendre tout leur temps,
« six mois ou même un an », d’éviter de fréquenter des sympathisants à la cause
ou des sites Internet dédiés au djihad, mais de privilégier, au contraire, des sites
généralistes pour obtenir les informations nécessaires aux préparatifs de leur
attentat. « If you are clean, stay clean ! » insistait-il.
Les services de renseignement ne pourront ainsi que constater, au lendemain
des attentats du 14-Juillet à Nice, que le tueur était jusqu’ici « inconnu sur le
plan de l’islamisme radical ». Il n’était au contact d’aucun « fiché S » ou autre
repris de justice condamné pour terrorisme. Seul l’examen de son matériel
numérique révélera qu’il projetait son crime depuis plus d’un an et qu’il se
documentait en consultant de simples articles de presse sur Internet.
Dans la mémoire de l’ordinateur portable découvert dans le salon de son
appartement, une concession aux consignes de prudence : des photos de figures
du djihad mondial. Oussama Ben Laden et… Boubakeur el-Hakim.
Épilogue

La tragédie de Cassandre

À l’intérieur de son box vitré, Nicolas Moreau ne décolère pas.


À l’intention des trois magistrats de la seizième chambre du tribunal
correctionnel de Paris qui s’apprêtent à le juger pour « association de malfaiteurs
en vue d’une action terroriste », ce 14 décembre 2016, il lance en référence au
13 Novembre : « Vous avez appris à vos dépens que j’avais raison ! »
Face à un auditoire composé de nombreux journalistes venus entendre le
« repenti de Daesh » et de quelques collégiens qui assistent à leur premier procès
— aucun membre de sa famille n’est présent —, le djihadiste revendique pêle-
mêle la lecture de Jean-Jacques Rousseau et son statut d’« insoumis », manie
dans une même phrase une promesse (« Je peux encore changer de vie ») et une
menace (« Je reprendrai les armes »). Dans son réquisitoire définitif, le vice-
procureur de la section antiterroriste du parquet de Paris ayant suivi son dossier
avait souligné sa « logorrhée empreinte de délire narcissique » et brossé le
portrait d’un individu « imbu de lui-même ».
Lors de l’audience, Nicolas Moreau joue son rôle préféré, celui de victime.
Celui qui s’est surnommé lui-même « Trompe la mort » au regard de ce qu’il a
connu en Syrie et en Irak reprend son leitmotiv sur « l’ingratitude de la justice
française » à son égard. Il aurait aimé obtenir le statut de repenti que lui accole la
presse, mais que les magistrats lui refusent. Et s’en tirer à bon compte.
« Je ne vous cache pas que, si vous me mettez une peine importante, je ne
me laisserai pas faire. Ce serait idiot pour vous… »
En attendant, il décrit l’enfer carcéral qu’il subit à la maison d’arrêt de
Fleury-Mérogis, les menaces des détenus djihadistes qui lui reprochent d’avoir
collaboré avec la justice. Les surveillants pénitentiaires ont découvert, dissimulé
sous le matelas de sa cellule, un couteau de fortune.
« J’ai fabriqué des armes en prison pour me protéger de Daesh ! » se justifie-
t-il à l’audience.
À propos de ses révélations en garde à vue sur Abaaoud et l’Amniyat, le
président du tribunal se tourne vers le ministère public. « Vous aurez
certainement des questions à poser au prévenu. »
Les questions ne viendront jamais. Le vice-procureur ne cache pas qu’il est
fatigué de Nicolas Moreau. Il n’attend plus rien de lui. Le magistrat rappelle que
le prévenu, interrogé quelques semaines avant le 13 Novembre sur d’éventuels
attentats imminents, avait été incapable de répondre.
« Son silence trahissait au pire une complicité par abstention, au mieux une
méconnaissance des véritables projets criminels de Daesh », conclut-il.
Le parquet de Paris a toujours été sceptique vis-à-vis de Nicolas Moreau.
Notamment en raison de son dernier emploi au sein du califat. Après avoir été
écroué vingt-deux jours à Raqqa pour insubordination, il a été durant une dizaine
de jours membre de la police islamique avant de s’envoler pour la France.
À l’issue du procès, Nicolas Moreau a été condamné à dix années de prison.

* * *

Huit jours après l’audience — un hasard du calendrier —, une note de la


DGSI consacrée à un autre djihadiste prénommé Tarik offre un éclairage
nouveau sur le parcours de Nicolas Moreau. Interrogée au Maroc dans le cadre
d’une commission rogatoire internationale, l’épouse de Tarik raconte que son
mari avait été arrêté par les services secrets de l’EI pour une peccadille, et écroué
dans les sous-sols du stade de foot de Raqqa en compagnie d’autres détenus,
dont un Français d’origine coréenne, Nicolas Moreau. Un certain Abou Omar,
c’est-à-dire Abaaoud, aurait intercédé pour libérer Tarik et, ensuite, lui obtenir la
permission de rentrer en France. Son mari aurait alors été exfiltré de Syrie en
compagnie d’autres « opérationnels de cette organisation ».
Un témoignage qui fait écho à celui de Bilal Chatra qui, entendu par la
police allemande, explique avoir été détenu dans une prison à Raqqa au mois de
mars 2015 jusqu’à l’intervention d’Abaaoud. « Omar est arrivé, a parlé avec les
personnes encagoulées et m’a sorti de là. D’ailleurs, Omar lui-même faisait
partie des personnes encagoulées dans cette prison. »
Bilal Chatra, Tarik et Nicolas Moreau se trouvent tous les trois en prison en
même temps. Tous trois connaissent Abdelhamid Abaaoud et au moins deux
d’entre eux ont été libérés grâce à lui. Bilal Chatra a reconnu qu’Abaaoud l’avait
par la suite missionné pour ouvrir la route aux commandos du 13 Novembre. Les
trois quittent la Syrie pour rejoindre la France entre les mois de mai et de juin
2015.

La note de la DGSI ne fait pas le rapprochement, mais on peut également


ajouter le cas d’un ingénieur en télécommunication, qui séjourne dans les
entrailles du stade de foot de Raqqa parce qu’il a eu le malheur de rétablir le
réseau GSM en pleine bataille, ce qui avait permis aux soldats de Bachar al-
Assad d’appeler des renforts. Lui aussi était détenu en mars 2015 avant d’être
subitement libéré par l’entremise d’Abou Lôqman.
L’ingénieur en télécommunication a également rejoint la France dans le
courant du mois de mai, avec ses fils de dix-sept et vingt ans. Dans un ordinateur
et un iPad retrouvés dans leurs bagages seront découverts des dizaines de cartes
d’aviation de différents pays, des trajectoires d’atterrissage, des itinéraires de
vol, des clichés de cockpit détaillant le fonctionnement et l’usage de chaque
manette ou indicateur du tableau de bord, des notes de méthodologie de pilotage
d’un Boeing, ainsi que les coordonnées Google Maps de la tour Eiffel et du pont
d’Iéna…

L’Amniyat et Abdelhamid Abaaoud ont-ils cherché à recruter leurs


kamikazes au sein des djihadistes détenus dans leurs prisons ? Leur proposant de
les libérer en échange de leur participation à un attentat ? Cela expliquerait que
Nicolas Moreau ait pu passer du statut de prisonnier à celui de policier en
quelques heures, puis que dix jours plus tard, alors que le califat confisquait les
papiers d’identité de tous les étrangers, il ait pu récupérer les siens et rejoindre
sans encombre la Turquie.
Cela pourrait expliquer qu’il connaisse Boubakeur el-Hakim, Abdelhamid
Abaaoud, Samy Amimour et Mohamed Abrini. Surtout que, cela n’a jamais été
relevé, certaines informations qu’il donne sur Abaaoud sont postérieures à la
fermeture de son restaurant à Raqqa…
Cela pourrait expliquer aussi que, quand il sollicite la justice pour faire des
révélations au lendemain du 13 Novembre, le djihadiste nantais se retrouve
coincé, ne pouvant dire tout ce qu’il sait sous peine de s’incriminer également1.
Les magistrats l’ont toujours suspecté d’avoir été envoyé en Europe par le
service secret djihadiste pour y commettre un attentat.
« Comment connaissez-vous aussi bien le fonctionnement de l’Amniyat ? »
lui a demandé la juge d’instruction en octobre 2015, à une époque où Moreau lui
parlait encore.
Sur le procès-verbal de l’interrogatoire, le greffier a écrit à l’emplacement
prévu pour la réponse : « Mentionnons que la personne mise en examen reste
silencieuse. »

1. Contacté, l’avocat de Nicolas Moreau n’a pas répondu à nos sollicitations.


CE QU’ILS SONT DEVENUS

LES TERRORISTES MORTS DANS DES ATTENTATS EN EUROPE


Abdelhamid Abaaoud, Samy Amimour, Ibrahim et Khalid el-Bakraoui,
Najim Laachraoui, Foued Mohamed-Aggad et sept autres complices.

LES DJIHADISTES « PRÉSUMÉS DÉCÉDÉS » EN SYRIE ET EN IRAK


Oussama Atar ; Abou al-Athir ; Abou Mohamed al-Adnani ; Abou al-Bara
al-Iraki ; Haji Bakr ; Ali Moussa al-Shawak, alias « Abou Lôqman », alias
« Abou Ayoub al-Ansari » ; Abou Mahmoud al-Chami ; Abou Maryam al-Iraki ;
Abou Walid al-Souri ; Salim Benghalem ; Abdelnasser Benyoucef ; Mohamed
Amine Boutahar, alias Abou Obeida al-Maghribi ; Mohamed Emwazi, alias
Jihadi John ; Salah-Eddine Gourmat ; Boubakeur el-Hakim ; Maxime Hauchard ;
Rachid Kassim ; Samir Nouad.

LES SURVIVANTS
Abou Bakr al-Baghdadi
À l’heure où ces lignes sont écrites, le calife est en vie et dirige toujours
l’État islamique. Dans un message de cinquante-cinq minutes diffusé le 22 août
2018 sur Telegram, Abou Bakr al-Baghdadi a appelé à poursuivre le djihad
malgré les défaites.
Salah Abdeslam
Condamné à vingt ans de réclusion criminelle en Belgique pour son
implication dans la fusillade de Forest en mars 2016. Au cours de son procès,
Salah Abdeslam a refusé de s’exprimer sur les faits, contestant la légitimité du
tribunal.
« Jugez-moi, je n’ai pas peur de vous et de vos associés. Je ne mets ma
confiance qu’en Allah, a-t-il expliqué. Mon silence ne fait pas de moi un
criminel et un coupable. […] Il y a des preuves tangibles dans cette affaire, je
veux qu’on me juge pour ça. Pas pour satisfaire l’opinion publique et les médias.
[…] Les musulmans sont jugés et traités de la pire des manières,
impitoyablement, sans présomption d’innocence. »
Il est toujours mis en examen pour sa participation aux attentats du 13
Novembre.
Contacté par mail, l’avocat de Salah Abdeslam n’a pas donné suite.
Mohamed Abrini
Mohamed Abrini est mis en examen pour sa participation aux attentats du 13
Novembre à Paris et à ceux du 22 Mars à Bruxelles.
Anis Bahri & Réda Kriket
Suspectés d’avoir projeté un attentat en France, Anis Bahri et Réda Kriket
sont mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle » et
« infraction à la législation sur les armes en bande organisée ». En garde à vue,
Réda Kriket avait assuré à propos de l’arsenal trouvé dans sa planque que
« beaucoup de choses devaient servir à du banditisme ». Anis Bahri conteste
toute participation à un projet terroriste. Après son interpellation aux Pays-Bas,
il avait tenté de s’opposer à son extradition, assurant avoir peur d’une
condamnation à la perpétuité et de « traitements inhumains » dans les prisons
françaises.
Contactés, les avocats d’Anis Bahri et de Réda Kriket n’ont pas donné suite
à nos appels.
(Les) Beatles
Début 2018, les deux derniers Beatles ont été capturés en Syrie. Alexanda
Amon Kotey et El Chafee el-Cheikh faisaient partie de ce groupe de bourreaux
britanniques qui aurait, selon l’estimation des États-Unis, assassiné vingt-sept
otages occidentaux ou asiatiques.
Réda Bekhaled
Courant novembre 2018, Réda Bekhaled doit être jugé par une cour d’assises
spéciale, en compagnie de ses cinq frères et sœur. Trois d’entre eux, toujours
présumés en Syrie, devraient être absents. Réda est accusé d’avoir incité et
facilité le départ de Français, dont plusieurs filles mineures, vers la Syrie, mais
aussi d’avoir projeté un attentat en France.
Au cours de l’instruction, Réda Bekhaled a expliqué qu’il comptait
commettre un braquage, et non un attentat. Contacté, son avocat, Me Florian
Lastelle, prévient que « la thèse de l’accusation sera fermement discutée » et met
en garde « contre la présentation qui est faite de ce jeune homme avant tout
procès, il y a beaucoup de choses à dire sur son histoire, sa personnalité, la
réalité n’est pas aussi simple ».
Jejoen Bontinck
Condamné à quarante mois de prison avec sursis pour son implication dans
le groupe Sharia4Belgium, qui réclamait ouvertement l’instauration de la charia
en Belgique, y compris par la violence.
Bilal Chatra
Le 29 avril 2016, le jeune Algérien a été arrêté à Aix-la-Chapelle pour
escroquerie. Il est en prison quand les services de renseignement allemands
alertent la justice : Bilal Chatra serait impliqué dans trois projets d’attentats
menés par Abdelhamid Abaaoud. Extradé en France, Bilal Chatra est mis en
examen pour « complicité de tentatives d’assassinat terroriste » et « association
de malfaiteurs terroriste criminelle » dans le dossier de l’attaque ratée du Thalys.
Mourad Farès
S’est rendu à la DGSI en août 2014. En attente de son procès pour le rôle de
recruteur qu’il a joué auprès de nombreux candidats au djihad.
Sid-Ahmed Ghlam
L’étudiant en électronique reconnaît sa participation à un attentat, mais
assure que ce serait un certain Abou Hamza qui aurait tué Aurélie Châtelain dans
sa voiture à Villejuif, avant de prendre la fuite. Contrairement à ce qu’indique
une expertise balistique, Sid-Ahmed Ghlam se serait, selon ses déclarations,
volontairement tiré une balle dans la jambe : « […] Si je ne le faisais pas et que
je me rendais directement à la police, je ne savais pas ce qu’ils allaient me faire
ou à ma famille. » Il est toujours mis en examen pour l’assassinat d’Aurélie
Châtelain. Contacté, Me Christian Benoît, l’avocat de Sid-Ahmed Ghlam, n’a
pas souhaité s’exprimer.
Hicham el-Hanafi
Mis en examen dans le cadre du projet d’attentat dit de Strasbourg-Marseille,
Hicham el-Hanafi conteste les faits qui lui sont reprochés.
Réda Hame
Mis en examen, Réda Hame a reconnu avoir été mandaté par Abdelhamid
Abaaoud pour commettre un attentat lors d’un concert mais assure avoir
abandonné ce projet.
Mehdi Nemmouche
Mis en examen en Belgique comme auteur présumé de la tuerie du Musée
juif de Bruxelles, et en France pour son rôle présumé de geôlier des otages
occidentaux, Mehdi Nemmouche conteste les faits.
Contacté par mail, l’avocat de Mehdi Nemmouche n’a pas donné suite.
Rached Riahi
Condamné en son absence à vingt ans de réclusion criminelle en juin 2017
dans le procès de la filière Cannes-Torcy. Présumé décédé depuis plusieurs
années, il a repris contact avec sa famille au printemps 2018.
Abdelmalek Tanem
Abdelmalek Tanem a été interpellé le 29 avril 2014 en Espagne alors qu’il
s’apprêtait à rejoindre l’Algérie. Le garde du corps d’Abou Obeida a fui la Syrie
au printemps 2014. « Il nous a laissés tomber », tempête alors Salim Benghalem.
« Je sais que Malek était terrifié lorsqu’il est arrivé à Istanbul, car il avait peur
des représailles. Salim m’a dit qu’il avait fait quelque chose de grave, il ne m’a
pas dit quoi », expliquera l’épouse de Benghalem.
Le 7 janvier 2016, Abdelmalek Tanem a été condamné à neuf ans de prison
pour sa participation à une filière d’envoi de djihadistes. Dans le courant de l’été
2018, il a été placé en garde à vue. Il est suspecté d’avoir été l’un des geôliers
des otages occidentaux. Faute d’éléments concrets, il n’a pas été mis en examen
dans ce dossier.
(La cellule de) Verviers
Les survivants de la cellule de Verviers ont été condamnés en juillet 2016 à
des peines de prison allant de cinq à seize ans d’emprisonnement. Celui qui se
faisait appeler Pachtoune a écopé de la plus grosse peine.
Tyler Vilus
À l’heure où ces lignes sont écrites, le rôle de Tyler Vilus dans la cellule des
attentats de Paris n’a pas été établi judiciairement. En revanche, il a été mis en
examen, en juillet 2017, pour « direction d’une organisation terroriste ». Un chef
de mise en examen passible de trente ans de prison.
Interrogé par un juge d’instruction qui lui a demandé s’il était « l’un des
leaders francophones de l’organisation », Tyler Vilus a nié.
— J’ai été un membre de l’État islamique, mais je n’ai pas participé à des
actions qui étaient combattantes. J’étais dans les médias. Mon rôle consistait à
écrire dans les journaux tenus par l’État islamique et à m’occuper des sites. […]
Pour être clair, j’allais sur les zones de combats avec les combattants, mais je ne
combattais pas moi-même. Je m’occupais de tout ce qui était lié à la couverture
médiatique de l’événement : je prenais des photos, j’écrivais des articles en
français, etc.
— Quel est votre regard sur les attentats récemment survenus à Paris et à
Saint-Denis ?
— Ma religion, l’islam, interdit à tout musulman de tuer des innocents.
Contacté, son avocat Me Louis-Romain Riché a répondu par mail qu’il ne
souhaitait pas s’exprimer « dans la mesure où l’instruction est toujours en cours
et de ce fait la présomption d’innocence doit être respectée. »
Khalid Zerkani
Condamné au printemps 2016 à quinze ans de réclusion criminelle pour son
rôle de recruteur dans les filiales d’envoi de djihadistes en Syrie.
LES SOURCES

Enquêter sur les services secrets implique de se mouvoir dans un univers


d’ombres où il est toujours difficile de démêler le vrai du faux. Alors, quand on
choisit pour sujet les services secrets d’une organisation terroriste par essence
clandestine, il faut accepter de travailler tout en sachant que certaines questions
resteront à jamais sans réponse. Heureusement pour moi et pour ce projet, la
thématique djihadiste ayant envahi nos sociétés depuis quinze ans, il reste
suffisamment de sources pour répondre à l’ambition initiale de ce livre.
Les Espions de la terreur reposent beaucoup sur la documentation recueillie
entre le printemps 2014, date à laquelle j’ai commencé à travailler sur le
terrorisme, et l’été 2018. Ces quatre dernières années, je me suis plongé dans une
cinquantaine de dossiers judiciaires représentant près de soixante-dix-sept mille
procès-verbaux d’instruction ou d’enquête préliminaire (tous n’ont pas été lus).
J’ai consulté des archives pénitentiaires et des notes de divers services secrets
français, européens ou américains. J’ai épluché des kilomètres de
retranscriptions d’écoutes téléphoniques, de messages électroniques, ainsi que la
mémoire des ordinateurs de plusieurs cellules terroristes. J’ai porté un soin tout
particulier à cette matière qui présente l’avantage d’offrir une plongée sans filtre
dans la pensée des djihadistes.
Enfin, les études françaises ou anglo-saxonnes fleurissent, les livres et les
articles de presse aussi. La lecture de ces sources qu’on qualifie d’ouvertes
(accessibles à tous) offre parfois des contrepoints, souvent des mises en
perspective éclairantes par rapport à ce qu’on peut trouver dans des dossiers
judiciaires ou administratifs.
Cette somme documentaire ingurgitée, j’ai réalisé une quarantaine
d’entretiens conduits auprès de magistrats, officiers de renseignement, policiers,
gendarmes, militaires, secouristes, avocats, chercheurs, victimes d’actes de
terrorisme, individus reconnus coupables d’association de malfaiteurs terroriste
ayant purgé leurs peines et membres de leurs familles.
Qu’ils soient recueillis directement ou tirés de procédures judiciaires, les
témoignages de djihadistes, même repentis, doivent toutefois être envisagés avec
précaution, car on ne peut exclure qu’ils cherchent d’abord à s’exonérer de leurs
propres crimes. Je n’ai donc conservé à l’intérieur de leurs citations que ce qui a
pu être confirmé par une autre source ou par un document écrit. Un même tri
sélectif a été opéré, pour d’autres raisons, auprès de sources institutionnelles,
lorsqu’elles cherchaient, par exemple, à mettre leur travail en avant et que le rôle
qu’elles se donnaient ne correspondait pas aux autres éléments en ma possession.
Quelques-uns de mes interlocuteurs sont identifiés par leur nom (merci aux
universitaires et autres chercheurs). La plupart restent dans l’anonymat, en raison
des risques administratifs ou pénaux pris parce qu’ils me parlaient. D’autres
l’ont réclamé parce qu’ils craignent de devenir la cible des djihadistes ; y
compris, dans certains cas, alors que les personnes interrogées étaient des
membres de la famille des djihadistes en question.
Ce travail a été complété avec le suivi d’audiences de procès de djihadistes
de retour de Syrie et de celui d’Abdelkader Merah, le frère du tueur de Toulouse
et Montauban.
La multiplicité des sources, si elle réduit considérablement le risque d’erreur,
ne garantit pas qu’ici ou là ne s’en soient pas glissées une ou deux. Si c’est le
cas, je m’en excuse. Par ailleurs, certains soldats du califat changent de kounya à
plusieurs reprises durant leur carrière criminelle pour éviter qu’un jour la justice
puisse leur imputer telle ou telle exaction. Aussi, lorsque j’emploie dans le texte
un conditionnel, il faut le lire pour ce qu’il est, la formulation d’une simple
hypothèse. Rien de plus, rien de moins.
Enfin et surtout, il convient de rappeler que les accusations portées par les
services de police et de justice ne préjugent d’aucune culpabilité. En vertu de la
loi du 15 juin 2000, toute personne qui ne fait pas l’objet d’une condamnation
définitive est présumée innocente. Cela s’applique aussi aux individus qui ont
reconnu leur participation à des faits délictueux et, a fortiori, à ceux qui sont
simplement mentionnés dans les enquêtes policières.
Pour les besoins du récit, les officiers de renseignement apparaissant dans
ces pages, qu’ils m’aient parlé ou non, se sont vu attribuer des prénoms
d’emprunt, indépendamment des véritables identités, des origines géographiques
ou religieuses des agents. Cela à l’exception bien sûr des chefs de service
habilités à s’exprimer publiquement.
* * *

Notes des services de renseignement


Tous les documents mentionnés ici, à l’origine classés secret-défense, ont été
déclassifiés avant leur publication dans ces pages.

Note de surveillance concernant Saïd Kouachi, DGSI, le 11 avril 2012.


Rapport portant sur le « Départ d’une dizaine de combattants strasbourgeois
pour le djihad en Syrie », Renseignement territorial du Bas-Rhin, 20 décembre
2013.
Note « Les volontaires français au sein de l’État islamique en Irak et au
Levant », DGSE, 1er juillet 2014.
Note de renseignement concernant Foued Mohamed-Aggad, DGSI, 13 août
2014.
Note « Les djihadistes français de l’État islamique », DGSE, 8 janvier 2015.
Note de renseignement concernant la cellule dite de Verviers, DGSI, 9
janvier 2015.
Note « Le réseau terroriste récemment démantelé en Belgique probablement
lié à l’État islamique préparait un attentat en Europe », DGSI, le 13 février 2015.
Débriefing de Daniel Rye Ottosen, Danish Security & Intelligence Service,
17 février 2015.
Notes à propos de Mohamed Amine Boutahar, Service des renseignements
intérieurs des Pays-Bas, les 23 avril et 13 août 2015.
Message concernant Abdelhamid Abaaoud, DGSI, 6 juillet 2015.
Note sur l’« Actualité des flux de djihadistes à destination du théâtre syro-
irakien », DGSE, le 20 août 2015.
Note « Abou Omar al-Belgiki, cadre de l’État islamique à Deir ez-Zor »,
DGSE, 3 septembre 2015.
Note « L’État islamique, entre conquête territoriale et menace globale »,
DGSE, 4 septembre 2015.
Note « Abdelhamid Abaaoud, acteur clé de la menace projetée vers
l’Europe », DGSE, 9 septembre 2015.
Note « Point sur le phénomène djihadiste en zone syro-irakienne », DGSE,
29 septembre 2015.
Note « Évaluation de la menace terroriste émanant de la zone syro-
irakienne », DGSE, 28 octobre 2015.
Notes de renseignement concernant Foued Mohamed-Aggad, DGSI, les 5,
16, 19 et 24 septembre 2015, les 12 et 18 novembre 2015.
Message de routine « Menaces liées au dossier Abdelhamid Abaaoud »,
DGSE, le 3 novembre 2015.
Note « Les cinq piliers du djihad mondialisé », DGSE, le 19 novembre 2015.
Note « L’État islamique », DGSE, 10 décembre 2015.
Note « Enseignements de la vidéo mettant en scène les terroristes des
attentats de Paris », DGSE, 28 janvier 2016.
Note « La chaîne décisionnelle de projection de la menace de l’État
islamique », DGSE, 19 février 2016.
Message « Probable implication du djihadiste belgo-marocain Najim
Laachraoui dans les attentats de Paris », DGSE, 7 mars 2016.
Message « Attentats de Bruxelles, le deuxième kamikaze de Zaventem était
impliqué dans les attaques de Paris », DGSE, 24 mars 2016.

* * *

Auditions et interrogatoires de mis en cause, de victimes et de témoins


Auditions de Farès F., DGSI, les 15 et 16 mai 2012.
Troisième audition de Salah-Eddine Gourmat, DGSI, 15 mai 2012.
Auditions de Jejoen Bontinck, police fédérale judiciaire d’Anvers, les 23 et
28 octobre 2013, les 7 et 12 novembre 2013.
Dépositions de Mehdi I., DGSI, les 12 et 13 Novembre 2013.
Deuxième déposition de Karim H., DGSI, 13 Novembre 2013.
Sixième déposition de Karl D., DGSI, 14 novembre 2013.
Deuxième déposition de Kahina Benghalem, DGSI, 28 janvier 2014.
Auditions de Mathieu A., police judiciaire fédérale suisse, les 17 et 18 mars,
22 avril, 19 juin et 24 juillet 2014.
Audition de Mathieu A., police judiciaire fédérale suisse, 22 avril 2014.
Auditions de Didier François, DGSI, 29 avril 2014 et 2 février 2015.
Auditions de Nicolas Hénin, DGSI, 2 mai et 29 août 2014.
Première audition d’Édouard Élias, DGSI, 5 mai 2014.
Cinquième audition de Karim Mohamed-Aggad, DGSI, 14 mai 2014.
Sixième audition de Radouane T., DGSI, 15 mai 2014.
Auditions de Federico Motka, Groupement opérationnel spécial des
carabiniers à Rome, les 27 mai 2014 et 24 septembre 2014.
Auditions d’Erwan G., DGSI, les 10, 11 et 12 juin 2014.
Auditions de Toni Neukirch, Office fédéral allemand de police judiciaire, 25
juin, 26 juin et 22 août 2014.
Audition de Dan Fredslund Scholer, police du Jutland du Sud-Est
(Danemark), 21 juillet 2014.
Auditions de Soufiane A., police fédérale belge, les 5 août, 7 septembre et
19 décembre 2014.
Dépositions d’Imad D., DGSI, 26 et 27 septembre 2014.
Interrogatoires de Mourad Farès devant la juge d’instruction les 30
septembre, 13 octobre et 6 novembre 2014, le 26 mai 2015.
Interrogatoire de Miloud M. devant la juge d’instruction, 14 octobre 2014.
Interrogatoires d’Ali H. devant la juge d’instruction, les 6 novembre 2014,
26 mars et 15 mai 2015.
Interrogatoire de Zakaria A. devant la juge d’instruction le 23 janvier 2015.
Sixième audition de Savas K., DGSI, 5 février 2015.
Auditions de Chemsedine D., brigade criminelle, les 7 et 8 mars 2015.
Interrogatoire de Mokhlès D. devant la juge d’instruction, 13 mars 2015.
Interrogatoire de Radouane T., devant la juge d’instruction, 16 mars 2015.
Dépositions d’Ipek O., DGSI, les 17 et 18 mars 2015.
Interrogatoire de Karim Mohamed-Aggad devant la juge d’instruction, 25
mars 2015.
Auditions de Sid-Ahmed Ghlam, brigade criminelle, 20 et 21 avril 2015.
Déposition de la belle-sœur de Foued Mohamed-Aggad, DGSI, 28 avril
2015.
Interrogatoire de Savas K., devant un juge d’instruction français, 12 mai
2015.
Auditions de Lotfi S., DGSI, 19 et 20 mai 2015.
Confrontation entre Miloud M., Banoumou K. et Mokhlès D. devant la juge
d’instruction, 27 mai 2015.
Interrogatoires de Sid-Ahmed Ghlam devant le juge d’instruction, les 19
juin, 7 août et 1er octobre 2015, le 28 janvier 2016.
Auditions de Nicolas Moreau, DGSI, les 24 et 25 juin et le 19 novembre
2015.
Auditions d’Ismaël K., DGSI, les 13, 15 et 16 juillet 2015.
Interrogatoire de Banoumou K. devant la juge d’instruction, 15 juillet 2015.
Interrogatoire de Karim Mohamed-Aggad devant la juge d’instruction, 21
juillet 2015.
Auditions de Nils Donath, police criminelle allemande, 29 juillet 2015.
Interrogatoires de Nicolas Moreau devant le juge d’instruction, 4 août, 21
octobre et 19 novembre 2015.
Auditions de Réda Hame, DGSI, 13 août 2015.
Interrogatoire de Samy R. devant le juge d’instruction, 4 septembre 2015.
Audition d’une victime du Bataclan, brigade des stupéfiants, 14 novembre
2015.
Audition de la mère de Samy Amimour, DGSI, 16 novembre 2015.
Audition de l’ex-fiancée de Salah Abdeslam, police fédérale belge, 16
novembre 2015.
Auditions de l’amie de la cousine d’Abdelhamid Abaaoud, SDAT, les 16 et
20 novembre 2015.
Audition du professeur de mathématiques de la veuve de Samy Amimour,
brigade criminelle, 17 novembre 2015.
Audition d’un ami ayant transporté Salah Abdeslam de Paris à Bruxelles,
police fédérale belge, 18 novembre 2015.
Audition du père de Nicolas Moreau, PJ de Rennes, 18 novembre 2015.
Audition de la tante d’Abdelhamid Abaaoud, DGSI, 19 novembre 2015.
Première audition de partie civile de Didier François devant le juge
d’instruction, 26 novembre 2015.
Huitième audition d’Elaïd B., DGSI, 16 janvier 2016.
Dossier d’interrogatoire de l’accusé Harry Sarfo devant la Cour fédérale
allemande, 23 février 2016.
Interrogatoire de Tarik el-H. devant le juge d’instruction, 1er février 2016.
Audition de Muhammad Usman, direction de la police régionale de
Salzbourg, 2 février 2016.
Auditions de Laura D., DGSI, 23 et 24 février 2016.
Audition d’Abid Aberkane, police judiciaire fédérale belge, 18 mars 2016.
Auditions de Salah Abdeslam, police judiciaire fédérale belge, les 19 et 22
mars 2016.
Audition du père de Najim Laachraoui, police judiciaire fédérale belge, le 25
mars 2016.
Auditions d’Adel Haddadi, direction de la police régionale de Salzbourg, les
25, 26 et 30 janvier, le 18 mars 2016.
Auditions de Mohamed Abrini, police judiciaire fédérale belge, les 10, 20 et
21 avril 2016.
Auditions d’Osama Krayem, DGSI et SDAT, 25 avril et 13 juin 2016.
Audition d’Édouard Élias devant le juge d’instruction, 13 mai 2016.
Interrogatoire de Savas K., devant le juge d’instruction, 30 mai 2016.
Interrogatoires de Mohamed Abrini, devant une juge d’instruction belge, 1er
juin et 26 août 2016.
Quatrième déposition du frère de Brahim N., DGSI, 2 juin 2016.
Interrogatoire de Chemsedine D. devant le juge d’instruction, 17 juin 2016.
Interrogatoires de Bilal Chatra, Office fédéral de la police judiciaire
allemande, les 14, 15 et 26 septembre 2016, les 24 et 25 octobre 2016 et le 18
janvier 2017.
Interrogatoires d’Osama Krayem devant la juge d’instruction belge, les 18,
19, 20 octobre, les 4, 7 et 8 novembre 2016.
Interrogatoire d’Imad D. devant le juge d’instruction, 17 octobre 2016.
Interrogatoire de Muhammad Usman devant le juge d’instruction, les 20 et
21 octobre et le 21 décembre 2016.
Audition de Yahya N., Brigade de la lutte contre le terrorisme du Royaume
du Maroc, 29 novembre 2016.
Auditions de Khadija, sœur de Boubakeur el-Hakim, DGSI, les 6, 7 et 8
décembre 2016.
Interrogatoire d’Ayoub el-Khazzani devant le juge d’instruction, les 14 et 20
décembre 2016, les 10 janvier, 8 février et 23 novembre 2017.
Audition de prévenu Hicham B., Office de police judiciaire régional de
Rhénanie, 16 décembre 2016.
Interrogatoires d’Adel Haddadi devant le juge d’instruction, les 30 et 31
janvier 2017.

* * *

Écoutes téléphoniques
Écoute entre la sœur de Rached Riahi et une amie, 5 mai 2013.
Écoutes téléphoniques entre Abdelmalek Tanem et le logisticien de la filière
d’envoi de djihadistes du Val-de-Marne, les 3, 4 et 18 juin, les 1er, 5, 14 et 26
juillet et les 5 et 8 août 2013.
Écoute téléphonique entre Abdelmalek Tanem, Mehdi Nemmouche et Mehdi
I., 5 juillet 2013.
Écoute téléphonique entre Salim Benghalem et un candidat au djihad, 7
juillet 2013.
Écoute téléphonique entre Salim Benghalem et le logisticien de la filière
d’envoi de djihadistes du Val-de-Marne, 8 août 2013.
Écoute téléphonique entre Imad D. et Jean-Michel Clain, 24 octobre 2014.
Écoute téléphonique de la mère de Foued Mohamed-Aggad avec son autre
fils les 17 et 20 novembre 2014, avec sa propre sœur le 22 novembre 2014 et une
personne non identifiée le 27 janvier 2015.
Écoute téléphonique entre la mère de Foued Mohamed-Aggad et sa propre
sœur, 23 mars 2015.

* * *

Exploitation du matériel informatique et des réseaux sociaux


Procès-verbal « Recherches et récupération sur Internet du compte public
Facebook d’Abou Shaheed », DGSI, 17 février 2014.
Consultation du compte Facebook « Ichigo Turn II » utilisé par le nommé
Salah-Eddine Gourmat, DGSI, 16 avril 2014.
Exploitation de huit photographies et douze vidéos de djihadistes
francophones en lien avec « Abou Shaheed », DGSI, 29 avril 2014.
Exploitations partielles du téléphone appartenant à Karim Mohamed-Aggad,
15 mai 2014.
Identification du nouveau profil Facebook de Foued Mohamed-Aggad,
DGSI, 7 juillet 2014.
Rapport de police concernant l’ordinateur portable d’Amedy Coulibaly
trouvé à l’Hyper Cacher, brigade criminelle, 9 février 2015.
Exploitation partielle des données contenues dans l’ordinateur de Sid-
Ahmed Ghlam, brigade criminelle, 21 avril 2015.
Exploitation de l’ordinateur de la famille Benghalem, DGSI, 22 janvier
2016.
Synthèse des adresses sur les réseaux sociaux attribuées à Samir Nouad,
apparaissant dans le cadre de la procédure préliminaire relative à l’attentat
déjoué de Verviers, DGSI, 15 mars 2016.
Exploitation de l’ordinateur portable retrouvé dans une poubelle à proximité
de l’appartement conspiratif des terroristes à Schaerbeek, le 18 mai 2016.
Analyse des échanges Skype retrouvés dans l’ordinateur de la famille
Bekhaled, section antiterroriste du parquet de Paris, 9 septembre 2016.

* * *

Procès-verbaux et actes judiciaires divers


Perquisition du domicile d’Alix Seng, DGSI, le 6 octobre 2012.
Rapport d’informations à propos de Mohamed Amine Boutahar, police du
Brabant néerlandais, 4 juin 2013.
Procès-verbal « Renseignements sur l’évolution des groupes djihadistes
actifs en Syrie », DGSI, 29 août 2013.
Rapport de synthèse concernant « Abou Shaheed », DGSI, 30 avril 2014.
Synthèse de la déposition de l’ex-otage Dan Fredslund Scholer par la
Rigspolitiet, police nationale du Danemark, le 19 mai 2014.
Synthèse des éléments concernant A. Soufiane, police fédérale belge, 11 juin
2014.
Procès-verbal « Exploitation de la vidéo de décapitation de James Foley »,
DGSI, 20 août 2014.
Procès-verbal de « Renseignements sur la mort d’Abou Obeida », DGSI, 2
décembre 2014.
Exploitation de l’enregistrement de l’appel de la radio RTL avec Amedy
Coulibaly lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, brigade criminelle, 9
janvier 2015.
Procès-verbal de synthèse concernant la cellule dite de Verviers, police
judiciaire fédérale belge, le 15 janvier 2015.
Procès-verbal « transport sur les lieux et constatations dans le XIIIe
arrondissement », 3e district PJ, 19 avril 2015.
Fouille du véhicule de Sid-Ahmed Ghlam, brigade criminelle, 19 avril 2015.
Procès-verbal d’exploitation de la retranscription de l’appel au Samu de
Paris, brigade criminelle, 20 avril 2015.
Exploitation du scellé contenant les vingt-sept feuillets saisis dans la Renault
Mégane, Brigade criminelle, 20 avril 2015.
Rapport de synthèse concernant Sid-Ahmed Ghlam, DGSI, 24 avril 2015.
Procès-verbal « Renseignements administratifs concernant Abdelnasser
Benyoucef », DGSI, 29 avril 2015.
Procès-verbal « Transport à l’aéroport de Roissy Charles-de-Gaulle et
interpellation de Nicolas Moreau », DGSI, 23 juin 2015.
Procès-verbal d’achat de sandwich de Nicolas Moreau, DGSI, 24 juin 2015.
Synthèse des éléments concernant Laachraoui Najim, police judiciaire
fédérale belge, le 24 juin 2015.
Procès-verbal d’exploitation du soit-transmis relatif à l’interrogatoire de Sid-
Ahmed Ghlam, DGSI, 2 juillet 2015.
Procès-verbal de « renseignements sur l’AMNI », DGSI, 22 juillet 2015.
Rapport de synthèse concernant Réda Hame, DGSI, 15 août 2015.
Procès-verbal « Renseignements sur une possible tentative de retour
d’Ayoub el-Khazzani le 4 juin via l’Albanie-Rapprochement avec retour
clandestin Tyler Vilus », DGSI, 24 août 2015.
Rapport de l’expert-psychiatre concernant Nicolas Moreau, 30 septembre
2015.
Procès-verbal « Renseignements concernant les liens entre Abdelhamid
Abaaoud et Salah Abdeslam », DGSI, 15 novembre 2015.
Procès-verbal « Renseignements judiciaires concernant Abaaoud
Abdelhamid issus de la procédure de Verviers », DGSI, 17 novembre 2015.
Assistance à autopsie, Office central pour la répression des violences aux
personnes (OCRVP), le 20 novembre 2015.
Rapport d’autopsie médico-légale, docteurs Antoine T. et Yann D., IML, le
20 novembre 2015.
Rapport de synthèse des attentats du 13 Novembre, SDAT, 24 novembre
2015.
Rapport de synthèse de la procédure visant Brahim N., DGSI, 23 décembre
2015.
Procès-verbal « Synthèse du procès-verbal de la PJ belge concernant le
téléphone portable appartenant à Omar Damache », DGSI, 6 janvier 2016.
Procès-verbal « Renseignements concernant les voyages effectués par
Abdelnasser Benyoucef », DGSI, 24 février 2016.
Réquisitions aux fins de mise en œuvre d’une opération d’infiltration,
section antiterroriste du parquet de Paris, 4 mars 2016.
Mise à exécution de l’ordonnance de perquisition rue du Dries à Forest,
police judiciaire fédérale belge, 15 mars 2016.
Mise à exécution de l’ordonnance de perquisition rue des Quatre-Vents à
Molenbeek, police judiciaire fédérale belge, 18 mars 2016.
Procès-verbal « Synthèse des éléments relatifs à Salah Abdeslam », SDAT,
23 mars 2016.
Procès-verbal « Renseignements relatifs à Samir Nouad », DGSI, 25 mars
2016.
Procès-verbal de « surveillance de la boîte aux lettres morte supposée
contenir l’argent », DGSI, 24 juin 2016.
Mandat d’arrêt à l’encontre de Bilal Chatra, Cour suprême fédérale
allemande, 5 juillet 2016.
Procès-verbal « Les décès annoncés en zone syro-irakienne », DGSI, 15
juillet 2016.
Procès-verbal sur les « implications de Français dans des attentats ou projets
d’attentats commis hors des territoires syriens et irakiens », DGSI, le 15 juillet
2016.
Procès-verbal sur « les enfants combattants », DGSI, 28 octobre 2016.
Procès-verbal « Les entraînements dispensés au sein des groupes djihadistes
en Syrie », DGSI, 28 octobre 2016.
Procès-verbal « La stratégie de l’État islamique », DGSI, 4 novembre 2016.
Mandat d’arrêt international visant Oussama Atar, par la juge d’instruction
belge, 7 novembre 2016.
Rapport de synthèse du dossier « Ulysse », DGSI, 25 novembre 2016.
Renseignements sur la possible implication de Tarik el-H., DGSI, 22
décembre 2016.
Procès-verbal « Annonce du décès de Salah-Eddine Gourmat, en compagnie
de Sammy Djedou et de Walid Hammam », DGSI, 10 janvier 2017.
Rapport d’enquête préliminaire portant sur « le possible départ pour la zone
irako-syrienne de Fatma A. », DGSI, le 14 janvier 2017.
Synthèse concernant Bilal Chatra, DGSI, 6 mars 2017.
Procès-verbal « Été 2015 : retours de djihadistes sur le territoire français »,
DGSI, 10 mars 2017.
Procès-verbal de « renseignements concernant Redouane Sebbar », DGSI,
14 avril 2017.

* * *

Arrêts, jugements, ordonnances et réquisitoires


Jugement de la dixième chambre correctionnelle du tribunal de grande
instance de Paris, affaire Djamel Beghal et autres, 15 mars 2005.
Réquisitoire à propos des filières tchétchènes, section antiterroriste du
parquet de Paris, 8 décembre 2005.
Réquisitoire dans l’affaire de la filière dite des Buttes-Chaumont, 27
décembre 2007.
Ordonnance de mise en accusation du réseau Chérifi, date non retrouvée.
Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de Salah-Eddine
Gourmat, 10 septembre 2013.
Réquisitoire dans l’affaire dite du « réseau Camel », 21 février 2014.
Jugement de la quarante-neuvième chambre du tribunal de première instance
francophone de Bruxelles, dans l’affaire dite du réseau Zerkani, 29 juillet 2015.
Ordonnance de mise en accusation dans l’affaire dite du groupe de Cannes-
Torcy, 7 décembre 2015.
Arrêt de la cour d’appel d’Anvers à propos de la filière de djihadistes belges
comprenant Najim Laachraoui, 27 janvier 2016.
Jugement du tribunal de district de Düsseldorf concernant Nils Donath, 11
avril 2016.
Jugement de la quatre-vingt-dixième chambre du tribunal correctionnel
francophone de Bruxelles à l’encontre de Najim Laachraoui et consorts, 3 mai
2016.
Jugement de la quatre-vingt-dixième chambre du tribunal correctionnel
francophone de Bruxelles concernant la cellule dite de Verviers, 5 juillet 2016.
Réquisitoire définitif du parquet de Paris à l’encontre de Nicolas Moreau, 22
juin 2016.
Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de la filière d’envoi
de djihadistes dite d’Albi-Toulouse, 13 juillet 2017.
Jugement de la quatre-vingt-dixième chambre du tribunal correctionnel de
Bruxelles, dans l’affaire de la fusillade de Forest, 23 avril 2018.

* * *

Articles de l’auteur
Le matériau de certains des chapitres avait déjà été publié, ces articles sont
référencés ici :
« Le djihad par intérim », M, le magazine du Monde, 28 juin 2014.
« Les confidences de l’émir déchu des frères Kouachi », Mediapart, 8 janvier
2016.
« La vérité sur l’assaut du RAID à Saint-Denis », Mediapart, 31 janvier
2016.
« Ces terroristes qui menacent la France : la chaîne de commandement qui
conduit aux attentats », Mediapart, 23 mars 2016.
« James Bond contre Système D », Mediapart, 15 mai 2016.
« La gestion chaotique des sources humaines », Mediapart, 22 mai 2016.
« Paperasse et politique du chiffre », Mediapart, 1er juin 2016.
« Le tueur de policiers voulait frapper la France depuis 2011 », Mediapart,
14 juin 2016.
« Qui était vraiment le porte-parole de l’État islamique tué en Syrie ? »,
Mediapart, 31 août 2016.
« Mehdi Nemmouche, le djihadiste qui parlait trop », Mediapart, 7
septembre 2016.
« Attentats de Nice et Magnanville : la filiale d’Al-Qaïda qui inspire les
terroristes », Mediapart, 3 octobre 2016.
« Saint-Étienne-du-Rouvray : ces petits riens qui font un attentat », avec
Michel Deléan, Mediapart, 11 novembre 2016.
« La difficile traque des commanditaires du 13-Novembre », Mediapart, 13
Novembre 2016.
« Boubakeur el-Hakim, vie et mort d’un émir français », Mediapart, 14
décembre 2016.
« Attentat de Nice : le terroriste a pu procéder à onze repérages », avec Ellen
Salvi, Mediapart, 23 décembre 2016.
« Les notes cachées sur les frères Kouachi », Mediapart, 7 janvier 2017.
« Un cerveau des attentats européens tué en Syrie », Mediapart, 9 mai 2017.
« Le commando du 13-Novembre avait fait des repérages à Manchester »,
Mediapart, 23 mai 2017.
« Comment l’État islamique combat en Irak et en Syrie », Mediapart, 19 juin
2017.
« Révélations sur les services secrets de l’État islamique », Mediapart, 18
août 2017.
« Quand l’État islamique recherche la taupe d’Alep », Mediapart, 24 août
2017.
« Le bureau des légendes djihadistes », Mediapart, 6 septembre 2017.
« Services secrets de l’EI : la cinquième colonne du djihad », Mediapart, 26
septembre 2017.
« La lutte antiterroriste, principale accusée du procès Merah », Mediapart, 30
septembre 2017.
« Procès Merah : les déficiences du “FBI à la française” », Mediapart, 22
octobre 2017.
« L’État islamique en 2018, vu par les services secrets », Mediapart, 4
février 2018.
« Les enfants tueurs de l’État islamique », Mediapart, 5 mars 2018.
« Vie et mort “présumée” d’un petit commis de la torture », Mediapart, 28
mai 2018.
* * *

PROLOGUE :

* * *

LE DJIHADISTE QUI EN SAVAIT TROP


Procès de Nicolas Moreau devant la seizième chambre du tribunal
correctionnel de Paris, 14 décembre 2016.
Entretiens avec des témoins directs et indirects des diverses scènes décrites
concernant Nicolas Moreau, courant 2017 et en mai 2018.
P. 25 : La teneur des auditions de garde à vue de Nicolas Moreau a été
révélée dans : Stéphane Sellami, « Menace terroriste : les inquiétants espions du
groupe État islamique », Le Parisien, 25 août 2015.

* * *

Première partie : Le FBI du califat

CHAPITRE I :
L’AGENT PROVOCATEUR
DU CAMP D’ENTRAÎNEMENT
Jean-Charles Brisard et Kevin Jackson, « The Islamic State’s External
Operations and the French-Belgian Nexus », Combatting Terrorism Center
(CTC) de West Point, 10 novembre 2016.
Entretiens, le 25 janvier 2018 et le 6 février 2018, avec « Historicoblog », un
agrégé d’histoire qui, sur son blog à l’origine sur l’histoire militaire, analyse les
vidéos de l’État islamique.
P. 30 : « Il a vu que beaucoup de frères venaient d’Europe et qu’il pouvait
les utiliser, les mélanger avec les locaux. Et ceux qui venaient étaient
enthousiastes, parce qu’il les traitait bien. » : James Harkin, Hunting Season,
Hachette Books, 2015.
P. 33 : « piéger une source qui dissimule des informations » : Kubark, le
Manuel secret de manipulation mentale et de torture psychologique de la CIA,
Zones, 2012.
CHAPITRE II :
SOUS LA COUPE DES BEATLES
Rukmini Callimachi, « The Horror before the Beheadings », New York
Times, 25 octobre 2014.
James Harkin, Hunting Season, op. cit.

CHAPITRE III :
LE MAÎTRE ESPION DE L’HÔPITAL OPHTALMOLOGIQUE
Entretien avec Nicolas Hénin le 2 mai 2017.

CHAPITRE IV :
GUANTÁNAMO-SUR-EUPHRATE
Parce que certains ex-otages ont choisi de ne pas tout dire à leurs proches
des sévices qu’ils ont subis, parce que les actes de torture sont dégradants, mais
qu’ils disent quelque chose de ceux qui les commettent, j’ai décidé de raconter
certaines séances de torture, mais de rendre anonymes les otages qui en ont été
victimes.
Entretien avec Nicolas Hénin le 2 mai 2017.
Entretiens avec des ex-otages requérant l’anonymat, en mai et en novembre
2017.
Entretiens avec des magistrats en mai et juin 2018.
Le parcours de Mohamed Emwazi a été reconstitué à partir de :
Dominic Casciani, « Islamic State : Profile of Mohamed Emwazi aka “Jihadi
John” », BBC, 13 Novembre 2015.
Robert Verkaik, Jihadi John, The Making of a Terrorist, Oneworld, 2016.
P. 53 : « Assidu, travailleur, charmant » : Philippe Bernard, « “Jihadi John” :
comment le timide collégien est devenu bourreau de l’EI », Le Monde, 6 mars
2015.
P. 55 : Le descriptif des pratiques d’interrogatoire de la CIA provient de :
Second rapport sur les « détentions secrètes et transferts illégaux de détenus
impliquant des États membres du Conseil de l’Europe », Union européenne, 11
juin 2007 ; de Techniques d’interrogatoire à l’usage de la CIA, éditions des
Équateurs, 2009 ; de Kubark, le Manuel secret de manipulation mentale et de
torture psychologique de la CIA, Zones, 2012.
CHAPITRE V :
LE SERVICE DE VÉRIFICATION DES SOURCES
Audition de Patrick Calvar devant la commission d’enquête parlementaire
relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme
depuis le 7 janvier 2015, 24 mai 2016.
Entretien avec un haut gradé de la lutte antiterroriste, courant mai 2017.
P. 59 : le détail des missions du département contre-espionnage de l’Amniyat
provient de : Aymenn al-Tamimi, « The Islamic State’s Security Apparatus
Structure in the Provinces », The Archivist, 2 août 2017.
P. 65 : l’anecdote des espions envoyés suivre les procès terroristes en
Grande-Bretagne est tirée de : Robert Verkaik, Jihadi John, The Making of a
Terrorist, op. cit.

CHAPITRE VI :
UNE TERREUR DÉCENTRALISÉE
Aymenn al-Tamimi, « The Islamic State’s Security Apparatus Structure in
the Provinces », The Archivist, op. cit.
L’histoire et toutes les citations concernant Haji Bakr proviennent de :
Christoph Reuter, « The Terror Strategist : Secret Files Reveal the Structure
of Islamic State », Der Spiegel, 18 avril 2015.
P. 69 : L’existence et les missions des quatre branches de l’Amniyat ont été
révélées par : Michael Weiss, « Confessions of an ISIS Spy », The Daily Beast,
15 novembre 2015.
P. 68 : Les anecdotes sur les espions chauffeurs de taxi ou gérants d’hôtel et
l’infiltration au musée de Mossoul sont tirées de : Vera Mironova, Ekaterina
Sergatskova et Karam Alhamad, « ISIS’ Intelligence Service Refuses to Die »,
Foreign Affairs, 22 novembre 2017.

CHAPITRE VII :
LE PÈRE FONDATEUR
DES SERVICES SECRETS DJIHADISTES
La carrière de l’agent double Ali Mohamed a été reconstituée à partir du
livre référence sur Al-Qaïda, La Guerre cachée, du journaliste du New Yorker
Lawrence Wright (Robert Laffont, 2007), et de la biographie très complète que
consacre le Combating Terrorism Center de West Point à Ali Mohamed.
L’histoire du contre-espionnage enseignée dans les camps d’Al-Qaïda a été
racontée à partir notamment de :
Entretien avec Mourad Benchellali en juin 2017.
Entretien avec un vétéran d’Afghanistan en juillet 2017.
Entretiens au printemps 2017 et le 20 avril 2018 avec Kevin Jackson,
directeur d’études au Centre d’analyse du terrorisme (CAT).
P. 74 : L’épisode des deux enfants compromis par les services secrets
égyptiens est tiré de La Guerre cachée, de Lawrence Wright, complété avec les
récentes révélations du livre L’Histoire secrète du djihad, de Lemine Ould
M. Salem (Flammarion, 2018).
P. 73 : « Nous devons désormais disposer de rapports quotidiens sur les
activités dans chaque camp… » : Nasser al-Bahri, Dans l’ombre de Ben Laden,
Michel Lafon, 2010.
P. 75 : Les prescriptions aux membres d’Al-Qaïda proviennent du tutoriel de
propagande « Guidance on the Ruling of the Muslim Spy » signé Abou Yahya
al-Libi, diffusé sur Internet en juillet 2009.

CHAPITRE VIII :
« C’EST PAS LE CLUB MED, ICI ! »
Rukmini Callimachi, « How a Secret Branch of ISIS Built a Global Network
of Killers », New York Times, 3 août 2016.
Entretiens avec « Historicoblog », op. cit.
Entretien avec « Abou Mahdi al-Swissry », 23 mai 2018.

CHAPITRE IX :
UN TAF PARTICULIER
Procès de la mère de Tyler Vilus devant la seizième chambre du tribunal
correctionnel de Paris, 3 et 4 octobre 2017.
Entretiens avec plusieurs sources judiciaires et policières, courant 2017 et
2018.
Entretiens avec « Historicoblog », op. cit.
Les conversations Skype entre Tyler Vilus et sa mère ont été révélées dans :
Soren Seelow, « Tyler Vilus, l’ombre des attentats du 13-Novembre », Le
Monde, 4 octobre 2017 ; Soren Seelow, « Christine Rivière, au nom du fils et du
djihad », Le Monde, 4 octobre 2017.
CHAPITRE XII :
DESTINATION RIVERSIDE
P. 105 : Le montant des rançons payées pour les otages occidentaux a été
révélé par : Rukmini Callimachi, « The Horror before the Beheadings », New
York Times, op. cit.
P. 106 : Les circonstances de la mort de Haji Bakr sont tirées de : Christoph
Reuter, « The Terror Strategist : Secret Files Reveal the Structure of Islamic
State », Der Spiegel, op. cit.

CHAPITRE XIII :
L’ÉTAT ISLAMIQUE CONTRE-ATTAQUE
Audiences du procès de la filière djihadiste de Cannes-Torcy, cour d’assises
de Paris, du 18 avril au 22 juin 2017.

CHAPITRE XV :
LES SHÉRIFS DU SHÂM
Procès de la mère de Tyler Vilus devant la seizième chambre du tribunal
correctionnel de Paris, op. cit.
Entretien avec Géraldine Casutt, 9 mai 2018.

CHAPITRE XVI :
RAQQA PARANO
Audition de Christophe Gomart devant la commission d’enquête
parlementaire relative aux attentats de 2015, 26 mai 2016.
Asaad Almohammad, Anne Speckhard, et Ahmet S. Yayla, « The ISIS
Prison System : Its Structure, Departmental Affiliations, Processes, Conditions,
and Practices of Psychological and Physical Torture », International Center of
Studies of Violent Extremism (ICSVE), 10 août 2017.
Entretien avec un haut responsable de la lutte antiterroriste, courant mai
2017.
Entretien avec « Abou Mahdi al-Swissry », op. cit.
P. 134 : Les anecdotes sur les enfants espions dans les salons de coiffure et
les primes de cinq mille dollars aux indicateurs : Vera Mironova, Ekaterina
Sergatskova et Karam Alhamad, « ISIS’ Intelligence Service Refuses to Die »,
Foreign Affairs, 22 novembre 2017.
P. 135 : « Les femmes ont droit à un quartier spécifique » : Édith Bouvier et
Céline Martelet, Un parfum de djihad, Plon, 2018.

CHAPITRE XVII :
LA DÉFECTION
DE MOHAMED AMINE BOUTAHAR
Entretiens menés avec de haut gradés et des officiers de renseignement, ainsi
que des magistrats de la lutte antiterroriste, dans le courant de l’année 2016 et au
printemps 2017.
Entretiens avec un membre de la famille de Mohamed Amine Boutahar, les
21 et 22 mai 2018.
Entretien avec Éric Rochant, 28 mai 2018.
P. 141 : « agent du MI6 » : Kim Sengupta, « Inside Isis : How UK Spies
Infiltrated Terrorist Leadership », The Independent, 19 octobre 2016.
P. 141 : « le service de renseignements d’un pays européen d’où était
originaire un otage qui a été détenu en même temps que James Foley » : Guy
Van Vlierden, « Terrorist That Imprisoned James Foley Now Executed
Himself ? », emmejihad.wordpress.com, 28 août 2014 ; Guy Van Vlierden,
« Abu Ubaida al-Maghribi, the Dutch Imprisoner of James Foley & Co — His
True Identity Revealed — His Death Detailed — His French Successor
Named », emmejihad.wordpress.com, 12 janvier 2017.

CHAPITRE XVIII :
LA PÉDAGOGIE DE LA TERREUR
« Abu Luqman … Changing the Name with Changing the Mission Entrusted
to Him by ISIS », Raqqa is Being Slaughtered Silently, 13 avril 2015.
Hédi Aouidj, « La couveuse de Daech », revue XXI, printemps 2016.
Audition de Patrick Calvar devant la commission des affaires étrangères de
l’Assemblée nationale, 14 février 2017.
Témoignage d’Abou Soufayya al-Yamani, non daté.

* * *
Seconde partie : La CIA des terroristes

CHAPITRE I :
9 JANVIER 2015
Élise Vincent, « Charlie Hebdo : les dernières zones d’ombre de l’enquête »,
Le Monde, 4 janvier 2016.

CHAPITRE II :
NOTRE AGENT À VERVIERS
Audition de Bernard Bajolet devant la commission d’enquête parlementaire
relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme
depuis le 7 janvier 2015, 25 mai 2016.
Rapport de la commission d’enquête parlementaire relative aux moyens mis
en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015,
Sébastien Pietrasanta, 5 juillet 2016.
Entretiens avec un syndicaliste policier et un haut gradé de la lutte anti-
terroriste, printemps 2017.
Entretien avec une source judiciaire en mai 2018.
P. 163 : L’anecdote de l’analyste de la direction du renseignement de la
DGSE qui étudie les communications entre divers djihadistes belges : Vincent
Nouzille, Erreurs fatales, Fayard, 2017.

CHAPITRE V :
PROTOCOLE FANTÔME
Jacky Durand, « Gang de barbus braqueurs de DAB », Libération, 24
novembre 2004.
« Fausse prise d’otage pour vrai butin : le procès de cinq islamistes
présumés », Jeune Afrique, 15 juin 2010.
« Vrai-faux braquage sur fond de terrorisme islamiste : 18 mois à 12 ans »,
AFP, 1er juillet 2010.
Entretiens avec des hauts fonctionnaires de différents ministères, printemps
2018.
CHAPITRE VII :
L’ÉMIR À LA KIA BLANCHE
Entretien avec un ancien membre de la filière des Buttes-Chaumont,
automne 2015.
Entretien avec un ex-détenu incarcéré en même temps que Boubakeur el-
Hakim, printemps 2016.
P. 190 : « Il fait très peur, il est vraiment impressionnant » ; « Tout le monde
parle de lui comme si c’était je ne sais pas qui. C’est un exemple. Ils savent qu’il
a fait des opérations importantes » : David Thomson, Les Revenants, Seuil/Les
Jours, 2016.

CHAPITRE VIII :
LE BUREAU DES LÉGENDES DJIHADISTES
Résolution concernant les membres de l’État islamique, conseil de sécurité
de l’ONU, 29 février 2016.
Romain Boutilly, « Oussama Atar, soupçonné d’être le coordinateur des
attentats de Paris, est “un bouc émissaire”, selon sa sœur », France Info, 8
novembre 2016.
Entretien avec Kevin Jackson, op. cit.
Entretiens avec « Historicoblog », op. cit.
Entretiens avec des magistrats et des officiers de renseignement.

CHAPITRE IX :
LE DJIHAD SELON JASON BOURNE
Entretien, au printemps 2015, avec un islamiste condamné dans un dossier
terroriste.
Entretien avec Yves Trotignon, le 3 mai 2017.
P. 204 : « On consacre des journées entières à étudier les habitudes de nos
cibles. […] Tous les nouveaux arrivants suivent ce stage qui leur apprend
également à rédiger des lettres codées. » : Nasser al-Bahri, Dans l’ombre de Ben
Laden, op. cit.

CHAPITRE X :
À LA TABLE DU CALIFE
Entretien avec des officiers de renseignement, de haut gradés des services et
des magistrats, printemps 2018.
P. 209 : « Selon des services de renseignement de pays sunnites de la région
[…] Plusieurs capitales européennes et moyen-
orientales seraient visées. » : Intelligence Online, 18 novembre 2015.

CHAPITRE XI :
« ON A BIEN PROGRESSÉ SUR LE SUJET »
Entretien avec « Jacques », septembre 2014.
Audition de Patrick Calvar devant la commission d’enquête parlementaire
relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme
depuis le 7 janvier 2015, op. cit.
Audition de Bernard Bajolet devant la commission d’enquête parlementaire
relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme
depuis le 7 janvier 2015, op. cit.

CHAPITRE XIII :
L’USINE À KAMIKAZES
Soren Seelow, « Est-ce que tu serais prêt à tirer dans la foule ? », Le Monde,
6 janvier 2016.
P. 227 : L’appartement des émirs de l’Amniyat et l’identification, présumée,
de Salim Benghalem aux côtés d’Abdelhamid Abaaoud ont été révélés dans :
Soren Seelow, « Sur la piste d’“Hamza le sniper” », Le Monde, 11 novembre
2017.

CHAPITRE XIV :
« SPY-PHONE » ET BOÎTE AUX LETTRES MORTE 2.0
Entretien avec un analyste informatique des services de renseignement,
printemps 2017.

CHAPITRE XV :
LE SIÈGE 24 A
Procès de la mère de Tyler Vilus devant la seizième chambre du tribunal
correctionnel de Paris, op. cit.
Entretiens avec plusieurs sources judiciaires et policières, courant 2017 et
2018.
Les messages de Tyler Vilus ont été révélés dans : Soren Seelow, « Tyler
Vilus, l’ombre des attentats du 13-Novembre », Le Monde, op. cit.

CHAPITRE XVI :
L’HONORABLE CORRESPONDANT ANGLAIS
Procès de Nicolas Moreau devant la seizième chambre du tribunal
correctionnel de Paris, op. cit.
P. 241 : « Le bourreau de l’EI annonçait qu’il allait bientôt retourner en
Grande-Bretagne en compagnie du calife » : Omar Wahid, « Jihadi John — I
Will Be Back to Britain… and Will Carry On Cutting Heads Off », Mail Online,
22 août 2015.
P. 242 : « Nous voulons faire quelque chose au Royaume-Uni. Quelque
chose de grand. » : Robert Verkaik, Jihadi John, The Making of a Terrorist, op.
cit.

CHAPITRE XVII :
« UN CONCERT, PAR EXEMPLE »
Entretien avec un officier de renseignement, automne 2015.

CHAPITRE XVIII :
L’ÉCLAIREUR
Soren Seelow, « Sur la piste d’“Hamza le sniper” », Le Monde, op. cit.
Entretien avec des sources judiciaires, printemps 2018.

CHAPITRE XX :
UNE PRIORITÉ URGENTE DU SERVICE
Le récit des bombardements français effectués ou envisagés en 2015 a été
reconstitué à partir de : François Clemenceau, « En Syrie, la frappe de la France
visait des djihadistes français », Le Journal du Dimanche, 11 octobre 2015 ;
Jacques Follorou, « Syrie : Salim Benghalem, la cible des frappes françaises à
Rakka », Le Monde, 17 octobre 2015 ; Vincent Nouzille, Erreurs fatales,
Fayard, 2017 ; Vincent Nouzille, « La guerre secrète des services français pour
neutraliser les djihadistes de l’État islamique », Le Figaro, 13 avril 2018.

CHAPITRE XXI :
LE TAXI DES ATTENTATS
L’information concernant la fouille du domicile de Khalid el-Bakraoui est
tirée de : Saim Saeed, « Brussels Bomber’s Home Was Searched Days before
Paris Attacks : Report », Politico, 3 mars 2018.
P. 261 : « À chaque fois qu’on rentrait dans ce café, il y avait des discours de
l’État islamique, c’est-à-dire des appels à la guerre », Envoyé spécial et
Complément d’enquête, 19 novembre 2015 ; Youssef Ait Akdim (au Maroc),
Ariane Chemin et Élise Vincent, « Les Abdeslam, frères de sang », Le Monde,
23 novembre 2015.

CHAPITRE XXII :
LE « BESOIN D’EN CONNAÎTRE »
DES SOLDATS DU CALIFAT
P. 267 : Le récit de la mort de Jihadi John est reconstitué à partir de : Robert
Verkaik, Jihadi John, The Making of a Terrorist, op. cit.

CHAPITRE XXVII :
MARCUS
Entretien avec un islamiste ayant voulu devenir indicateur, printemps 2016.
Entretiens avec des agents et un ex-agent de divers services de
renseignement français, printemps 2016 et courant 2017.
Soren Seelow, « Le djihadiste “repenti” de Paris qui a permis de déjouer un
attentat en Allemagne », Le Monde, 2 juin 2016.
Entretien avec Yves Trotignon, op. cit.
Jörg Diehl et Fidelius Schmid, « Le Ministère public porte plainte contre une
cellule terroriste supposée à Düsseldorf », Der Spiegel, 8 mars 2017.
CHAPITRE XXVIII :
LE CHARME DISCRET DU DUPLEX CONSPIRATIF
Le scénario du 13 Novembre tel que contenu dans l’ordinateur de Najim
Laachraoui a été révélé par : Élise Vincent, « 13 Novembre : l’enquête dévoile
un projet terroriste de grande ampleur », Le Monde, 5 octobre 2016.

CHAPITRE XXX :
LE RÉVEIL DES AGENTS DORMANTS
DU CALIFAT
P. 311 : L’analyse du succès d’une cellule djihadiste parvenant à perpétrer
deux tueries de masse en Europe est tirée de : David Gartenstein-Ross et
Nathaniel Barr, « Recent Attacks Illuminate the Islamic State’s Europe Attack
Network », The Jamestown Foundation, 27 avril 2016.
P. 310 : La conversation entre Mehdi Nemmouche et Salah Abdeslam a été
révélée par : Fabrice Grosfilley avec Patrick Michalle, « Mehdi Nemmouche a
été capable de reconnaître les kamikazes de l’aéroport », RTBF, 24 mai 2016.

CHAPITRE XXXI :
RAQQA, ON A UN PROBLÈME
L’implication de Boubakeur el-Hakim avait été révélée par l’auteur :
« Boubakeur el-Hakim, vie et mort d’un émir français », Mediapart, 14
décembre 2016. Des détails complémentaires ont été apportés par : Soren
Seelow, « Reda Kriket : les mystères d’une enquête à tiroirs », Le Monde, 17 mai
2017.
Entretiens avec plusieurs agents de la DGSI, printemps et automne 2016.
Entretien avec un magistrat belge, printemps 2017.
Entretiens avec plusieurs sources judiciaires, printemps et été 2018.

CHAPITRE XXXII :
OPÉRATION BLEU DE MÉTHYLÈNE
P. 320 : « Les Américains ont eu l’information grâce à une écoute du
Koweïtien Khalid Cheikh Mohamed… » : Jacques Follorou, Simon Piel,
Matthieu Suc, « Frère Djamel Beghal, mentor en terrorisme », Le Monde, 30
janvier 2015.
CHAPITRE XXXIII :
LE COUSIN
P. 323 : Les éléments de réponse de Rachid Kassim sur sa famille et son
cousin sont tirés de : Amarnath Amarasingam, « An Interview with Rachid
Kassim, Jihadist Orchestrating Attacks in France », jihadology.net, 18 novembre
2016.

CHAPITRES XXXIV & XXXV :


NOM DE CODE « ULYSSE » & LA FORÊT AUX ESPIONS
Le dossier « Ulysse » a donné lieu à de nombreux sujets dans les médias,
notamment sur le recours aux infiltrés et aux « enquêtes sous pseudonyme »
menées par des cyberpatrouilleurs. Toutes les techniques déployées par la DGSI
pour démanteler ce réseau terroriste figurent dans le dossier d’instruction et sont
donc connues de la dizaine de mis en examen, dont certains sont d’authentiques
membres de l’État islamique. Pour les besoins du récit, je n’ai parlé que des
techniques déjà révélées par les médias et/ou ayant fait l’objet d’études de la part
de la propagande djihadiste accessible sur Internet. D’autres éléments de la
procédure qui n’ont jusqu’ici pas été rendus publics ne sont pas publiés dans ce
livre. De même, certains éléments pouvant permettre l’identification de sources
humaines ne sont pas mentionnés.
Entretiens avec diverses sources judiciaires et policières, en 2016, 2017,
2018.
Compte rendu de la réunion de coordination du groupe Eurojust, La Haye, 9
juin 2017.
Nuno Tiago Pinto, « Como Portugal ajudou a desmantelar uma rede jihadista
europeia », Sábado, 9 août 2018.

CHAPITRE XXXVII :
… MAYADIN NON PLUS
Entretien avec un haut gradé de la lutte antiterroriste, op. cit.
Hassan Hassan, « Insurgents Again : The Islamic State’s Calculated
Reversion to Attrition in the Syria-Iraq Border Region and Beyond », Combating
Terrorism Center de West Point, 21 décembre 2017.
Entretiens avec des magistrats et des officiers de renseignement, courant
2018.
P. 349 : Le récit de la mort d’Abou Lôqman a été reconstitué à partir de :
Margaret Coker, « Five Top ISIS Officials Captured in U.S.-Iraqi Sting », New
York Times, 9 mai 2018 ; et des tweets du journaliste italien Daniele Ranieri les
23 et 25 avril 2018.
P. 349 : L’annonce de la mort de Salim Benghalem à sa famille a été révélée
par : Catherine Fournier, « Le djihadiste Salim Benghalem, considéré comme
l’un des commanditaires des attentats de 2015, est annoncé mort par sa famille »,
France Info, 23 mai 2018.
P. 349: Les détails de la bataille où aurait trouvé la mort Salim Benghalem
ont été puisés dans : « La bataille d’al-Boukamal », historicoblog4.blogspot.com,
28 novembre 2017.

CHAPITRE XXXVIII :
CHERCHEZ LA FEMME !
Guy Van Vlierden, « Belgian IS Terrorist Tarik Jadaoun Exposed As
Executioner in Mosul », emmejihad.wordpress.com, 22 mai 2017.
Guy Van Vlierden, « Confessions of Belgian IS Terrorist Tarik Jadaoun in
Iraq », emmejihad.wordpress.com, 5 janvier 2018.

CHAPITRE XXXIX :
DEMAIN
P. 357 : La rencontre en Libye entre le futur auteur de l’attentat de
Manchester et des membres de la katibat al-Battar a été révélée dans : Rukmini
Callimachi et Eric Schmitt, « Manchester Bomber Met with ISIS Unit in Libya,
Officials Say », New York Times, 3 juin 2017.

ÉPILOGUE :
LA TRAGÉDIE DE CASSANDRE
Entretiens avec diverses sources judiciaires, courant 2017 et 2018.
Procès de Nicolas Moreau devant la seizième chambre du tribunal
correctionnel de Paris, op. cit.
Mathieu Delahousse, « La tour Eiffel était visée : dans les secrets d’un
attentat déjoué », L’Obs, 20 juin 2018.
BIBLIOGRAPHIE

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Peter Bergen, Chasse à l’homme, Robert Laffont, 2012.
Édith Bouvier et Céline Martelet, Un parfum de djihad, Plon, 2018.
Romain Caillet et Pierre Puchot, Le combat vous a été prescrit, Stock, 2017.
Dexter Filkins, La Guerre sans fin, Albin Michel, 2008.
Bruno Fuligni, Le Livre des espions, L’Iconoclaste, 2012.
James Harkin, Hunting Season, Hachette Books, 2015.
Michael Hastings, Machine de guerre, Éditions du sous-sol, 2017.
Nicolas Hénin, Jihad Academy, Fayard, 2015.
Hala Kodmani, Seule dans Raqqa, éditions des Équateurs, 2017.
Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech, l’État islamique ou le retour de
l’Histoire, La Découverte, 2015.
Niroz Malek, Le Promeneur d’Alep, Le Serpent à Plumes, 2015.
Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad, fureurs islamistes et défaite
de la paix, PUF, 2016.
Wassim Nasr, L’État islamique, le fait accompli, Plon, 2016.
Vincent Nouzille, Erreurs fatales, Fayard, 2017.
Lemine Ould M. Salem, L’Histoire secrète du djihad, Flammarion, 2018.
Hélène Sallon, L’État islamique de Mossoul, La Découverte, 2018.
Morten Storm, Agent au cœur d’Al-Qaïda, le témoignage saisissant d’un
agent double, au cherche midi éditeur, 2015.
David Thomson, Les Français jihadistes, Les Arènes, 2014.
David Thomson, Les Revenants, Seuil/Les Jours, 2016.
Robert Verkaik, Jihadi John, The Making of a Terrorist, Oneworld, 2016.
Joby Warrick, Sous le drapeau noir, au cherche midi éditeur, prix Pulitzer
2016.
Lawrence Wright, La Guerre cachée, Robert Laffont, 2007.
Kubark, Le Manuel secret de manipulation mentale et de torture
psychologique de la CIA, Zones, 2012.
Rapport sur la torture, les agissements de la CIA en Irak, éditions Delcourt,
2017.
Techniques d’interrogatoire à l’usage de la CIA, éditions des Équateurs,
2009.
11 Septembre, rapport de la commission d’enquête, éditions des Équateurs,
2004.
REMERCIEMENTS

Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans Mediapart. D’abord bien sûr parce
que son idée et son titre sont tirés d’une série d’articles parus à l’automne 2017,
consacrés au sujet des services secrets djihadistes. Ensuite parce que plusieurs
passages du livre sont puisés dans mes articles publiés depuis trois ans. Enfin, et
surtout, parce que Mediapart m’accorde une liberté rare et un luxe de moyens
pour mener mes enquêtes. Alors un très grand merci à Edwy Plenel et François
Bonnet pour m’avoir embauché et pour tout le reste, à Carine Fouteau, Stéphane
Alliès et Michaël Hajdenberg pour poursuivre l’aventure, et à l’ensemble de
l’équipe parce que c’est un bonheur quotidien de travailler en son sein.
Un merci tout spécial à Fabrice Arfi, qui s’est enthousiasmé le premier pour
le sujet, me poussant, quand j’envisageais de ne produire qu’un court article, à
en faire un livre.
Chez HarperCollins, je suis sous la coupe d’un gang de femmes : Sabrina
Arab, Delphine Saubaber et Hélène Vaveau, qui ont supporté mes emportements,
m’ont repêché quand je me noyais sous la charge de travail et ont par leurs
suggestions, leurs corrections, amélioré significativement le manuscrit.
Ce livre doit également beaucoup à mes confrères Wassim Nasr et Guy Van
Vlierden, qui m’ont apporté leurs éclairages et ont rectifié mes erreurs. Fins
connaisseurs des réseaux djihadistes, de leurs doctrines et de leurs propagandes,
Jean-Charles Brisard, président, et Kevin Jackson, directeur de recherches au
Centre d’analyse du terrorisme (CAT), Jean-Paul Rouiller, du Geneva Centre for
Security Policy (GCSP), et Yves Trotignon, professeur à Sciences Po, m’ont
guidé dans mes recherches à propos de la littérature terroriste et de certaines
communications de l’État islamique. L’agrégé d’histoire qui se cache sous le
pseudo d’« Historicoblog » a développé un savoir encyclopédique sur la façon
dont l’État islamique conduit ses guerres, mais également sur la géographie du
califat, ce qui a été plus que précieux pour moi qui n’ai jamais mis les pieds en
Syrie ou en Irak.
Enfin, merci à tous ceux qui restent en marge de ces pages, magistrats, haut
et petits gradés des services de renseignement, anciens des services français ou
d’ailleurs, avocats, proches de djihadistes, ex-djihadistes, victimes de l’État
islamique, qui ont pris le temps et pour certains le risque de me parler.
Quant à mes proches, ayant subi, comme pour chaque livre, mes absences,
mes silences, c’est fini. Je reviens.
© 2018, Matthieu Suc.
© 2018, HarperCollins France SA.
ISBN 979-1-0339-0318-5
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Tél. : 01 42 16 63 63
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Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de
l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des
entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.