Les Larmes de Suzanne
Les Larmes de Suzanne
Les Larmes de Suzanne
51 | 2016
Varia
Marco Menin
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rde/5381
DOI : 10.4000/rde.5381
ISSN : 1955-2416
Éditeur
Société Diderot
Édition imprimée
Date de publication : 25 novembre 2016
Pagination : 19-39
ISBN : 978-2-9543871-1-6
ISSN : 0769-0886
Référence électronique
Marco Menin, « Les larmes de Suzanne », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 51 |
2016, mis en ligne le 25 novembre 2018, consulté le 30 juillet 2021. URL : http://
journals.openedition.org/rde/5381 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.5381
Propriété intellectuelle
Marco MENIN
langage du corps n’est pas moins éloquent3. Le corps parle ici quand la
voix ne peut ou ne veut pas s’exprimer, et son langage dit ce que les
personnages eux-mêmes nient ou croient ne pas savoir. Lors de tous les
moments cruciaux de sa vie au couvent, comme lorsqu’elle se croit
condamnée à mort par ses consœurs impitoyables de Longchamp,
Suzanne perd la faculté de parler : « À cette idée de mort prochaine, je
voulus crier ; mais ma bouche était ouverte, et il n’en sortait aucun son
(169-170) ». Tout est ainsi confié au langage du corps, à ses gestes et à
ses attitudes : sa sincérité s’oppose à l’impuissance des mots, parfois
ambigus et souvent mensongers.
L’importance de la dimension physiologique permet de compren-
dre l’hétérogénéité des nombreux éléments entremêlés dans la « cons-
truction » du corps de Suzanne. En parfait accord avec le goût du
paradoxe qui caractérise le roman dans son ensemble4, il s’agit, en
effet, d’un corps absent. D’ailleurs, son existence est niée par l’auteur
lui-même, dans la Préface-Annexe, dévoilant, selon une stratégie par-
ticulièrement chère à Diderot, le mécanisme de l’artifice littéraire5.
L’inexistence du corps de Suzanne, que dénonce la dimension
méta-narrative du roman, s’accompagne de sa négation de la part des
autres personnages, tant et si bien que l’histoire, dans son ensemble,
peut être considérée comme la description d’une sorte d’« anti-
naissance »6. La seule faute de Suzanne est d’être une fille illégitime,
répudiée par son père et sacrifiée par sa mère. Le même destin cruel
caractérise sa vie religieuse. Dans les trois couvents (Sainte-Marie,
Longchamp et Sainte-Eutrope), le corps de Suzanne est toujours
enfermé et contraint, violé ou manipulé : il subit non seulement des
3. Sur l’éloquence du corps selon Diderot, voir Philip Stewart, « Body Language
in La Religieuse », dans Robert Gibson (dir.), Studies in French Fiction in Honour of
Vivienne Mylne, London, Grant & Cutler, 1988, p. 307-321, Malcolm Cook, « Dide-
rot’s imperfect Religious and the Language of the Senses », Journal for Eighteenth-
Century Studies, 1988, 1, p. 163-172 ; et Angelica Goodden, Diderot and the Body,
Oxford, Legenda, 2002.
4. Selon Jacques Proust, ce paradoxe est « consubstantiel à l’œuvre. Il en com-
mande la structure, les « figures », le style ; il en est la forme ; il lui donne son sens »
(« Cantate de l’innocent (à propos de La Religieuse) », dans L’Objet et le texte. Pour une
poétique de la prose française du XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1980, p. 147-156, ici
p. 155).
5. Sur ce texte, voir Herbert Dieckmann, « The Préface-Annexe of La Reli-
gieuse », DS, 1, 1952, p. 21-147 ; Vivienne Mylne, « Truth and Illusion in the Préface-
Annexe to Diderot’s La Religieuse », The Modern Language Review, 1962, 3, p. 350-
356 ; Gerhardt Stenger, « La Préface-Annexe : un conte oublié de Diderot ? », SVEC,
260, 1989, p. 311-322.
6. Jullien Dominique, « Locus hystericus. L’image du couvent dans La Religieuse
de Diderot », French Forum, 1990, 2, p. 133-148 (ici p. 135).
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Le laboratoire de la sensibilité
Par-delà toutes les oscillations qui rendent difficile d’en donner
une définition univoque25, la théorie de la sensibilité développée par
Diderot peut être ramenée à deux lignes directrices fondamentales26.
21. Pour une analyse plus détaillée de ce portrait, voir Georges May, « Diderot,
artiste et philosophe du décousu », dans Hugo Friedrich et Fritz Schalk (dir.), Euro-
päische Aufklärung. Herbert Dieckmann zum 60. Geburstag, Munich, Fink Verlag, 1967,
p. 165-188.
22. L’expression est tirée d’Anne C. Vila, Enlightenment and Pathology, Balti-
more, Johns Hopkins University Press, 1998, p. 166.
23. Voir James Fowler, « La Religieuse : Diderot’s Richardsonian Novel », dans
James Fowler (dir.), New Essays on Diderot, Cambridge, Cambridge University Press,
2011, p. 127-137.
24. Voir Anne Deneys-Tunney, Écritures du corps de Descartes à Laclos, Paris,
PUF, 1992, en particulier p. 131-191.
25. Voir François Duchesneau, « Diderot et la physiologie de la sensibilité »,
DHS, 31, 1999, p. 195-216.
26. Dans les pages suivantes nous nous intéressons à la « sensibilité active », en
mettant de côté le problème de la sensibilité de la matière inerte. Sur cette question, voir
Amor Cherni, Diderot : l’ordre et le devenir, Genève, Droz, 2002, p. 249-292 ; et Stephen
Gaukroger, The Collapse of Mechanism and the Rise of Sensibility : Science and the
Shaping of Modernity, 1680-1760, Oxford, Oxford University Press, p. 394-401.
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minimiser l’importance. Voir Anne Coudreuse, Le Goût des larmes au XVIIIe siècle,
op. cit., p. 205-206 ; et Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes. XVIIIe-XIXe siècles,
Paris, Rivages, 1986, qui souligne les implications physiologiques de la théorie de
Diderot (p. 50-53), mais ne s’arrête pas sur La Religieuse.
48. René Descartes, Les Passions de l’âme, dans Œuvres complètes, Charles Adam
et Paul Tannery (dir.), Paris, Vrin, 1964-1974, 11 vol., vol. XI, p. 423.
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49. Il suffit de penser à la théorie de la complémentarité entre les sexes qui sert de
toile de fond au cinquième livre de l’Émile : « Ces rapports et ces différences [entre les
sexes] doivent inflüer sur le moral ; cette conséquence est sensible, conforme à l’expé-
rience, et montre la vanité des disputes sur la préférence ou l’égalité des sexes : comme
si chacun des deux, allant aux fins de la nature selon sa destination particulière, n’étoit
pas plus parfait en cela que s’il ressembloit davantage à l’autre ! ». Jean-Jacques Rous-
seau, Émile, dans Œuvres complètes, cit., vol. IV, p. 693.
50. Voir Louis Lacaze, Idée de l’homme physique et moral, pour servir d’introduc-
tion à un traité de médecine, Paris, Guérin et Delatour, 1755, p. 302 ; Pierre Roussel,
Système physique et moral de la femme..., op. cit., p. 65-67.
51. Diderot cite cette œuvre dans les Éléments de physiologie (DPV, XVII, p. 546).
52. Marin Cureau de la Chambre, Les Charactères des passions. Dernier volume,
Amsterdam, Antoine Michel, 1663, p. 32.
53. Ibid., p. 27. Pour une analyse détaillée de ce texte, voir Marco Menin, « La
passion des larmes. L’analisi del pianto nei traités des passions seicenteschi (da Coeffe-
teau a Cureau de La Chambre) », Giornale critico della filosofia italiana, 2014, 3,
p. 523-546.
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55. Sur ce point, voir M. Menin, « ‘La différence des larmes’ : la moralité de
l’émotion entre esthétique et physiologie », dans Ana Clara Santos et Maria Luisa
Malato (dir.), Diderot, paradoxes sur le comédien, Paris, Le Manuscrit, 2015, p. 255-274.
56. Paradoxe sur le comédien, DPV, XX, p. 57.
57. DPV, XXIV, p. 578.
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58. Dans le cas spécifique, les feuilles de Suzanne « presque effacés de [...] larmes »
(DPV, XI, p. 200).
59. DPV, X, p. 419.
60. « Une maxime est une règle abstraite et générale de conduite dont on nous
laisse l’application à faire. Elle n’imprime par elle-même aucune image sensible dans
notre esprit : mais celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés, on se
passionne pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle, s’il est vertueux » (DPV, XIII,
p. 192-193).
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Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon !
combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! J’étais, au sortir de ta
lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le
bien. J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre
de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée [...].
Je sentais que j’avais acquis de l’expérience61.
66. « Les stupides rient comme les animaux et les enfants » (DPV, XVII, p. 497).
67. Id.
68. Ibid., p. 505.
69. Thierry Belleguic, « Suzanne ou les avatars matérialistes de la sympathie.
Figures de la contagion dans La Religieuse de Denis Diderot », art. cit., p. 268-269.
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