Gaïa N'est-Elle Qu'un Thermostat Sur La Lecture de James Lovelock Par Bruno Latour Paul-Antoine Miquel
Gaïa N'est-Elle Qu'un Thermostat Sur La Lecture de James Lovelock Par Bruno Latour Paul-Antoine Miquel
Gaïa N'est-Elle Qu'un Thermostat Sur La Lecture de James Lovelock Par Bruno Latour Paul-Antoine Miquel
Paul-Antoine Miquel
Université de Toulouse 2
Résumé :
Introduction
Pour comprendre ce que dit Lovelock_ insiste Latour_ il faut commencer par
sortir « d’une conception intenable de la totalité » (Latour, 2015, p 130). La
véritable question qui se pose au sujet de Gaïa est : « comment suivre les
connexions sans être holiste pour autant ? » (Latour, 2015, p 130). Et Latour
d’ajouter ensuite, qu’il faut aussi « abandonner l’idée de partie » (Latour, 2015,
p 131). Il invoque en effet l’hypothèse d’une pénétrabilité des entités proposée
par Tarde et Whitehead. Gaïa n’est donc pas une totalité, au sens classique du
terme. Latour ajoute que pour comprendre Gaïa, il ne faut pas se contenter de
suivre les connexions, car Gaïa est aussi une « construction ». Pourtant, dans la
quatrième conférence, Latour (2015) use d’un tout autre registre de
vocabulaire. Il rappelle l’équivalence entre vie et autorégulation proposée par
1
Lovelock pour définir Gaïa. Ce sont des mots que l’on trouve effectivement
dans l’ouvrage de l’ingénieur anglais (Gaïa, a new look at life on earth ; 1979, p
11, p 49). En voici une citation rapide reprise et commentée par Latour dans
son livre et dans un article écrit en réponse aux objections de Tyrell :
« I failed to make clear that it was not the biosphere alone that did the
regulating, but the whole thing, life, the air, the oceans and the rocks » (Préface
de 2000).
2
de lui-même. Pour Simondon, en effet l’individu est paradoxalement le résultat
de l’individuation. Il ne constitue donc pas une totalité close sur elle-même et il
n’est pas non plus pourvu de parties au sens traditionnel. Or il y a de vrais
points communs entre notre vocabulaire et celui utilisé par Latour (2012). Ce
n’est sans doute pas un hasard puisque Latour est aussi un lecteur de
Simondon, même s’il cite plus volontiers Tarde. Nous pensons donc que notre
contribution peut aider à améliorer et expliciter la perspective qu’il propose.
1 Dans un système physique complexe, la localité du système se voit. Pour reprendre la belle expression
de Latour, il faut détruire partiellement l’image du « globe » pour le comprendre. Il existe plusieurs types
de systèmes physiques complexes. Les analyses récentes de Van Frassen (2004) et Bitbol (2007)
montrent amplement qu’un système quantique est déjà complexe en ce sens. Quand on affirme la
complétude structurale d’un système quantique, on oublie toujours que c’est dans un cadre qui est celui
des inégalités de Heisenberg. On va toujours pouvoir décrire les états quantiques d’un système dans une
certaine langue, à condition toutefois que nous admettions qu’il y a plusieurs langues pour les décrire, et
que nous ne pouvons pas toutes les parler à la fois. Dans une certaine langue, une observable est aussi la
valeur propre d’un vecteur propre projeté un certain nombre de fois sur lui-même, parce qu’en même
temps dans une autre langue, tel n’est pas le cas. Et cette impossibilité de parler en même temps ces
langues est elle même inscrite dans le formalisme, par le jeu croisé des transformées de Fourier qui est le
principe secret sur lequel repose les inégalités de Heisenberg (voir notamment Lévy-Leblond/Balibar,
1987, pp 236-137).
3
difformité du système. Il ne se comporte pas dans son environnement, comme
il se comporterait sans son environnement. Les équations de flux et l’action de
son environnement sur lui ne sont pas uniformes. Elles sont difformes. Pour
certaines valeurs des variables qui définissent cette action, une singularité, une
non linéarité, ou encore une brisure de symétrie surgit. Nous pensons que
cette action de l’environnement ne peut pas être décrite d’une manière
mécanique. C’est une contrainte topologique. En d’autres termes, elle tient à la
forme ouverte du système, et non pas à une cause, au sens traditionnel du
terme.
2 « The equation is covariant if it is either true for all the frame of reference or for none » (1989, p 281).
4
ainsi au sens strict et précis élément de lui-même. Il a un « auto », mais cet
« auto » est pourtant, et très paradoxalement en même temps le produit de ses
opérations. Il n’est donc pas individu. Il est individué. Dit en d’autres termes,
on peut bien dire de R2 qu’il exprime le fait que le système a une dimension
constructive.
En termes de physicien (R1 R2) signifient, que même s’il n’y a pas de
solution analytique directe aux équations différentielles qui décrivent
initialement les relations entre un système S et son milieu, en se plaçant dans
un espace approprié, il est possible d’écrire une équation récursive de point fixe
qui va nous donner la valeur de l’exposant critique permettant de mesurer
exactement quand et comment une propriété globale émerge au sein de ce
système S et qui le transforme en S*. Et cet exposant critique est toujours
valable pour une classe de systèmes locaux et non pas pour un seul. Ce sont les
techniques dites de renormalisation qui rendent cela possible. Mais cet espace
approprié dont nous parlons n’est pas un espace d’états traditionnel. C’est un
espace de modèles (Lesne, 2008). Il ne décrit pas l’univers comme un grand
système dont on pourrait dégager la structure, à la manière de Laplace. Il
décrit une propriété que nous observons à travers des modèles abstraits qui
satisfont les données expérimentales que nous pouvons recueillir. Nous ne
pouvons le dégager qu’en renonçant d’emblée à prétendre parler de l’univers,
en tant que tel. Autrement dit, pour écrire les équations des groupes de
renormalisation, il faut forcément intégrer à la fois la dimension de connexion
et de constructivité des systèmes locaux que le physicien analyse.
5
Ce que nous imaginons est pourtant en adéquation avec les résultats des
sciences expérimentales actuelles qui portent sur les origines de la vie. Elles
montrent notamment en effet qu’il n’y a pas une, mais des origines. On ne peut
plus dire par exemple que la vie trouve son origine dans la présence des acides
aminés, ou qu’elle trouve son origine dans des gènes minéraux qui auraient
préexisté aux gènes biologiques. Nous pouvons imaginer ainsi que la première
contrainte émergente majeure soit de type structure dissipative, la seconde de
type boucles de régulation catalytique positive et négative, la troisième la
membrane, la quatrième le stockage de mémoire par certaines molécules, etc…
A la limite N nous irions ainsi vers la contrainte de redoublement R qui n’est
plus une simple contrainte du premier ordre. Et sous l’influence de cette
contrainte, le système S, au terme des itérations que nous venons de décrire
est transformé en B.
Que signifie le B que nous obtenons ? Cela signifie que le système en
question n’est plus simplement élément de lui-même, comme un simple
système physique. Il a une individuation redoublée. Sa structure devient duale
ou bipolaire. En même temps qu’il est du monde physique, il est d’un monde
d’individuation qui lui est propre. Il a une nouvelle carte d’identité. Nous allons
supposer que ce monde tend vers lui-même à travers deux points fixes qui
sont la localité internalisée du système B, et l’agentivité ou normativité
internalisée du système B, de sorte qu’il y ait bien redoublement
d’individuation :
(2) R = 12 R
3 Dit en d’autres termes, c’est un ensemble qui est toujours en même temps élément d’un autre ensemble.
Il est structurellement potentiel. Il n’est pas actuel.
6
ce que cela signifie, puisque cela joue ici au niveau des contraintes. Cela ne
signifie pas simplement que le système est local, comme un système physique.
Cela signifie plutôt que sa localité est internalisée. Elle n’est plus de l’ordre
du fait. Elle est transformée en norme. Sa localité vaut de droit, et le système
commence ainsi spontanément à se donner son environnement et non pas
simplement à le subir. Evidemment, une telle direction de pensée est
exactement contraire aux postulats traditionnels du néodarwinisme. Si notre
hypothèse est juste, plus un système biologique est individué, et plus il est co-
construit. Cela se voit à un double niveau. Tout d’abord un système biologique
n’est pas robuste au sens traditionnel du terme. Il est robuste en tant qu’il ne
boucle sur lui-même comme ensemble de contraintes, que dans la mesure où il
dépend en même temps de contraintes qui ne sont pas les siennes. Nous en
avons une illustration parfaite dans le schéma proposé par Montévil/Mossio
(2015).
7
D’après Miquel/Whang 2016.
8
La stabilité d’un individu biologique existe. Il est élément de lui-même, il a
donc un lui-même normatif. Il a une carte d’identité. Il a une anatomie et une
physiologie. Il a une répartition du travail fonctionnel et physiologique. Les
reins ne font pas circuler le sang. Je ne nie donc pas l’autonomie de l’individu
théorisée par (Moreno/Mossio, 2010; Montévil/Mossio, 2015). Ils ont raison
de la souligner. Mais ce « lui-même » est en quelque sorte toujours déposé par
le processus de redoublement d’individuation que nous venons de décrire.
Pour reprendre encore une formule de Nietzsche, il n’est qu’une petite raison
toujours au service d’une raison plus grande. Il est un compromis entre ces
deux archi-contraintes d’ordre topologique 1 et d’ordre chronologique 2. Sa
stabilité est donc forcément relative, comme nous l’observons dans la réalité
naturelle. Nous pouvons en faire des diagrammes. Mais ces diagrammes ne
nous donnent pas directement les principes.
Nous pensons donc que l’individu est à chaque fois le résultat d’une forme
d’interaction très complexe, mais dont la base fondamentale n’est autre que
12. L’un des éléments décisifs de cette complexité sur lequel nous allons
insister dans ce papier est le découplage entre les trajectoires ontogéniques et
phylogéniques, comme étant définitionnel d’un système biologique.
Introduisons le de manière frontale : il n’est pas possible de comprendre le
dédoublement entre ontogénie et phylogénie, si on part de l’idée qu’un
organisme est un ensemble de contraintes clos sur lui-même. Au contraire,
si on admet que plus un organisme est individué et plus il est co-construit
d’une part, et que d’autre part plus il est individué, et plus il est en mesure
d’engendrer de nouvelles contraintes, le découplage de l’ontogénie à la
phylogénie va forcément apparaître comme un puissant moteur
d’individuation biologique ! Il introduit tout simplement une division qui
garantit qu’un organisme ne saurait être reproduit à l’identique par sa
descendance. Il est donc par sa phylogénie différent de soi, même si par son
ontogénie il est au moins partiellement identique à lui-même. On voit ainsi
que si un organisme n’est pas robuste sans être au moins partiellement
plastique et vulnérable, cela pourrait bien être à cause de ce découplage
entre phylogénie et ontogénie, à la frontière entre les contraintes
développementales et les contraintes évolutionnistes. Ce découplage me
semble une pièce maîtresse pour comprendre notamment en quoi un
organisme peut être rendu autonome, au sens où il internalise son espace de
contraintes (Mossio/Moreno 2010), tout en étant pourtant défini par le
principe darwinien de descendance avec modification, qui est un principe non
conservatif (Longo/Montévil, 2015).
2 - Gaïa et la biosphère
9
organismes avec lesquels Gaïa coopère. Gaïa semblerait alors se totaliser elle-
même. Si une telle définition s’avérait juste, si on pouvait considérer la planète
Terre comme un organisme autonome, au sens où il reproduirait sans cesse les
conditions qui rendent possible son existence, pourquoi ne pas conclure d’elle
qu’elle serait le seul véritable organisme vivant ?
Evidemment, dans une telle perspective, nous serions loin de la définition
de l’individuation biologique que nous venons d’esquisser dans la partie
précédente. Nous reviendrions plutôt à une définition de l’organisation
biologique proche de celle proposée par Varela (1980) et ses disciples. Cela
pourrait expliquer aussi que Gaïa puisse être sans contradiction un optimum
et un thermostat. Dans l’univers de pensée néo-darwinien, cela n’a aucun sens.
Mais dans la perspective de la clôture organisationnelle et de l’autopoièse,
c’est tout-à-fait imaginable. Rappelons en effet que pour Varela et ses disciples,
la structure d’un système biologique est en même temps le résultat de ses
opérations, de telle sorte qu’elle est sans cesse reconduite à l’identique. Elle
ne se transforme pas. C’est le concept de clôture organisationnelle. Si on
comprend Gaïa de cette manière, qu’est-ce qui nous empêche de la caractériser
comme un être vivant, si on admet par ailleurs que la clôture organisationnelle
est une propriété fondamentale de la vie ?
Mais si au contraire, dans la perspective que nous défendons, il faut bien
distinguer l’individuation biologique de la clôture organisationnelle, alors cela
signifie que le découplage entre ontogénie et phylogénie est un élément
fondamental pour définir un être vivant. Or, quelle forme pourrait bien
avoir ce découplage pour Gaïa ? Gaïa n’a justement pas de descendance. Il n’y
a pas de descendance avec modifications de la géosphère, pas même de la
biosphère. C’est une confusion catégorielle qui nous a conduit à l’oublier. La
descendance avec modifications ne vaut que pour des organismes vivants. Et
Gaïa n’est donc pas un organisme vivant.
Par ailleurs, nous pouvons dire que Gaïa ne se reproduit pas, mais nous
pouvons ajouter que Gaïa n’évolue pas non plus. C’est la biosphère qui évolue,
ce n’est pas Gaïa. La biosphère, c’est-à-dire l’ensemble des organismes
vivants. J’insiste, pour éviter toute confusion, dans la perspective que je
défends ici, Gaïa et la biosphère ne sont donc évidemment pas identiques l’une
à l’autre. Quant à la géosphère, c’est un ensemble de contraintes qui
expliquent comment la température reste stable, comment le système
d’autorégulation qui permet cette stabilité reste robuste. Autrement dit,
c’est à nouveau la robustesse, qui caractérise la géosphère. Ce n’est ni la
plasticité, ni l’évolvabilité ! Là encore, il semble qu’il y ait une confusion de
catégories ; dont Lovelock est sans doute en partie responsable. Gaïa, c’est
notre planète. Elle abrite la vie, mais la géosphère n’est pas la biosphère. Je
définirai , en effet, la biosphère comme n’étant rien d’autre que la trajectoire
phylogénique des êtres vivants, en tant que nous ne pouvons les comprendre
qu’en refusant d’oublier le découplage fondamental entre phylogénie et
ontogénie qui les définit. S’il y a quelque chose par excellence qui évolue, c’est
bien la biosphère. Ce ne sont pas les organismes. Ces derniers s’adaptent,
quand ils sont complexes, il se développent et montrent aussi leur
vulnérabilité aux agents pathogènes. Mais ils n’évoluent pas ! Inversement
commençons par nous demander à présent : est-il possible de concevoir la
biosphère comme un super-organisme ? Même si elle ne se reproduit pas,
10
même si elle n’a pas de descendance, n’est-ce pas la biosphère qui évolue ?
Reprenons nos critères. Ne peut-on pas considérer la biosphère comme un
théâtre de contraintes ouvert et normatif ? Précisons-mieux ce point. Peut-on
vraiment dire que c’est la biosphère qui évolue, ou que ce sont les organismes
vivants qui évoluent dans la biosphère ?
11
conditions physico-chimiques rendant possible passivement la vie et son
évolution, ou si au contraire il faut considérer Gaïa comme vivante ? C’est la
logique binaire qui est à l’œuvre dans cette question que nous voudrions
commencer par éviter. Il faut dire que l’ingénieur anglais a partiellement lui-
même succombé à cette logique en acceptant d’abord l’analogie entre Gaïa et
un organisme vivant.
Mais ce n’est pas le seul point troublant et approximatif dans son langage. Il
affirme par exemple que partout où il y a de la vie, il y a un système qui prend
de l’énergie libre à son milieu et qui rejette de la chaleur. Mais toutes les
transitions de phase classiques du premier ou du second ordre, comme la
cristallisation, le ferromagnétisme ou encore les structures dissipatives
constituent des systèmes de ce genre ! Cette remarque ne nous permet donc en
rien de distinguer l’individuation physique de l’individuation biologique. Elle
ne nous permet pas de comprendre la différence entre un être vivant et un
cristal. Revenons ensuite sur l’image du thermostat, telle qu’il l’utilise (Gaïa, a
new look at life on earth ; 1979, p 11, p 49). C’est une image empruntée à la
cybernétique. Un four moderne, affirme l’auteur, n’est pas un simple feu. C’est
un dispositif doté de capteurs qui contrôle par régulation positive et négative
la température du feu, de sorte qu’elle reste constante. On voit bien que la
logique de ce dispositif n’est pas causale, elle est circulaire. C’est un dispositif
autorégulateur. Pourtant encore une fois cette image est trompeuse. Dans un
dispositif de ce genre, la circularité est engendrée à partir de la mise en place
des capteurs par un ingénieur humain. Ce n’est en rien une propriété
émergente du système ! La robustesse est obtenue artificiellement. Et nous
avons vu qu’il existe une quantité de systèmes physiques robustes, qui ne sont
pas de simples dispositifs artificiels, et au sein desquels au contraire une
propriété globale émerge, de telle sorte que le système s’autorégule, car il est
d’abord individué. Il est élément de lui-même en interaction avec son
environnement. Tel est par exemple le cas pour les rouleaux de Bénard. Non
seulement donc cette image est trompeuse, mais elle ne spécifie en rien Gaïa,
en tant qu’en son sein, il y a intrication entre la géosphère et la biosphère.
Pourtant nous allons séjourner un moment dans l’image et nous demander
jusqu’à quel point elle peut néanmoins avoir une valeur heuristique. Et je
pense en effet comme Latour qu’elle en a une.
Le point le plus frappant par lequel il faut commencer est sans doute la
température de la terre. Qu’elle ait pu rester à peu près constante, ou en tout
cas stable avec des fluctuations et donc robuste, voilà le point de départ du
raisonnement de l’auteur. Je ne peux pas vérifier jusqu’à quel point c’est vrai.
Mais cela ne semble pas démenti par les géophysiciens d’aujourd’hui. Certes on
pourrait objecter, comme le fait Toby Tyrell (2013), qu’il s’agit peut-être d’un
heureux concours de circonstances susceptible de changer à tout moment.
Rien ne garantit a priori qu’elle soit structurellement stable. Mais qu’une
planète dont la température est restée constante alors que son atmosphère
était au départ chargée de méthane et à l’arrivée chargée d’oxygène, nous
semble pourtant a posteriori constituer une marque troublante de robustesse !
Comme s’il y avait en effet à l’origine de cette stabilité une dynamique et une
sorte d’attracteur. Bien entendu, aucun besoin d’évoquer l’intentionnalité et la
12
cause finale pour cela. Ce point ne nous paraît même pas devoir susciter le
moindre débat. Aurait-on l’idée de dire que puisque le climat est en partie
modélisable grâce à l’attracteur de Lorenz, c’est que le climat est conscient ?
C’est tout simplement absurde et stupide.
Ensuite et deuxièmement, le cœur du raisonnement de Lovelock n’est pas là.
Il constate les différences énormes entre les atmosphères de Mars, de Vénus et
de Gaïa. Et il remarque que celles des deux premières planètes sont plus
proches de l’équilibre chimique que la dernière. Ce n’est pas le dioxyde de
carbone qui domine sur notre planète. Il y a du nitrogène, du méthane mais
aussi beaucoup d’oxygène qui devraient normalement réagir ensemble.
Comment concevoir la stabilité de cette répartition loin de l’équilibre
chimique ? En contribuant par exemple à enfouir le carbone dans les sols et à
dégager de l’oxygène dans l’air, les organismes vivants ne participent-ils pas
clairement de cette stabilité ? Ce point n’est d’ailleurs pas nié par Tyrell
(2013). Au contraire. Mais c’est un premier point central pour Lovelock, car
cela signifie que ce sont des paramètres biologiques qui semblent ainsi être à
l’origine de cette stabilité loin de l’équilibre du système géophysique. Et cela
lance d’ailleurs tout un programme de recherche. On peut notamment citer la
mise en évidence du rôle du dimethylsulfure (DMS) produit par une variété
d’algues et qui est largué, puis oxydé dans l’atmosphère en contribuant ainsi à
la formation des nuages et à son refroidissement. On voit ici la subversion du
raisonnement pyramidal traditionnel à l’œuvre dans la pensée anglo-saxonne !
La stabilité géophysique ne nous donne pas une structure de base à partir de
laquelle il faudrait se demander, s’il y a ou non émergence de propriétés
biologiques, de telle sorte que le réductionniste puisse répondre « non » et que
le holiste puisse répondre « oui ». Le réductionniste et le holiste ont tort tous
les deux, car la question n’est tout simplement pas bien posée !
Formulée de cette manière, elle repose sur un postulat commun : la vision
pyramidale de la Nature héritée de Lloyd Morgan (1923). Dans le
raisonnement de Lovelock, la géochimie est au contraire courbée par la
biologie. Ce n’est pas la biologie qui repose sur une base géochimique. La stabilité
physico-chimique illustrée ici par la constance de la température de la terre
n’est rien d’autre qu’une construction. Elle résulte des interactions à l’œuvre
entre les entités biologiques et leur support physico-chimique. C’est cela qui
nous empêche de penser Gaïa comme un simple support. Mais en même temps
rien dans cette approche ne vient invalider l’idée que Gaïa pourrait être un
être vivant. Ni que Gaïa se résume à un système autorégulateur, comme en
cybernétique. N’oublions pas que les contresens que Bruno Latour attribue aux
détracteurs de Lovelock, sont d’abord des contresens qu’il a fait lui-même et
sur lesquels il est ensuite revenu.
Allons plus loin, rejetons le modèle cybernétique. Acceptons que Gaïa ne
puisse se comprendre simplement de cette manière. Rien dans les analyses
que nous venons de mener ne nous conduit à rejeter la thèse selon laquelle
Gaïa serait bien l’entité biologique par excellence définie par une forme de
clôture organisationnelle, au sens de Varela et de ses disciples. Gaïa serait ainsi
un système de contraintes qui s’auto-reproduit continuellement, à condition
de bien comprendre la différence entre les flux géophysiques et les contraintes
biophysiques, comme dans le modèle de Varela. Or c’est cela que nous
contestons ! Nous avons vu qu’il faut caractériser un être vivant par
13
l’individuation et non par l’organisation ! Cela signifie qu’il n’y a pas de vie
sans découplage entre l’ontogénie et la phylogénie. Or ce découplage n’a
évidemment aucun sens pour Gaïa et le raisonnement ne marche donc pas !
Comment sortir du dilemme. C’est Lovelock qui va nous aider. Rappelons qu’il
écrit en effet :
« I failed to make clear that it was not the biosphere alone that did the
regulating, but the whole thing, life, the air, the oceans and the rocks » (Préface
de 2000).
Nous allons à présent proposer une lecture de cette phrase en phase avec
celle qui est suggérée par Latour. Gaïa n’est ni une simple condition pour
l’émergence de la vie, ni une manière de dire que la terre est vivante. Gaïa est
une forme d’extension constructive de la biosphère. Voilà aussi pourquoi
Gaïa et la géosphère ne sont pas synonymes. Telle est du moins la thèse que
nous défendrons ici.
Les logiciens distinguent dans les systèmes formels deux formes
d’extension. Imaginons un système formel A. Supposons maintenant que nous
puissions lui donner tout un ensemble de modèles A* qui le satisfont.
A*contient des modèles qui sont non isomorphes à A. Pourtant chaque modèle
présent dans A* est compatible avec la structure axiomatique de A et avec
l’ensemble des théorèmes que l’on peut déduire de cette structure. C’est une
extension conservative. Le schème pyramidal s’applique. A est la base et A*
l’ensemble des modèles que l’on ne peut réduire à cette base, mais qui en
dépendent pourtant essentiellement. Mais il existe aussi des extensions
constructives ! C’est notamment Gödel qui a démontré l’existence de telles
extensions. Prenons un système PA. Il y a une extension constructive ZF de PA
si on peut démontrer dans ZF une formule qui existait dans PA sans qu’on
puisse la démontrer dans PA. Cela vient évidemment du fait que la structure de
PA est ouverte et que l’on peut démontrer dans PA qu’il existe des formules,
dont on ne peut décider à l’intérieur de PA, si elles sont démontrables ou non
démontrables !
Gaïa ne nous semble être rien d’autre que cela. Elle émerge de la biosphère
comprise comme un système évolutif, mais qui est pourtant en même temps,
une fois constitué, en interaction avec l’air, l’océan et les rochers qui ne sont
justement pas des êtres vivants. Autrement dit, Gaïa est ce qui nous force à
admettre une mixité des entités, comme celle que Latour (2016) appelle de
ses vœux. D’un premier point de vue, la nouvelle entité « biosphère » forme un
tout découplé des éléments biologiques qui la composent et en relation de
connexion avec eux, comme nous l’avons vu. Mais d’un autre point de vue, elle
dépend à présent rétrospectivement des relations entre les êtres vivants qui la
composent, et de l’air, de l’eau, du feu, des rochers et des montagnes de la terre.
Tel est le postulat qui est au centre d’un raisonnement constructif, selon
Latour. Prenons le temps de citer son travail :
14
transformation the entity A has induced; step 4, detect in those surroundings
what transformation they have on A; step 5, compound the reciprocal effects by a
gross use of the notion of negative or positive feedback, not because you believe
there is a machine and an engineer (more of this later), but just to make sure the
two are ‘closely coupled’; step 6, a tricky step, now, choose this ersatz of a
feedback loop as the new starting point; step 7, start again so that ‘entity plus
surroundings’ are now replaced by loops interfering with other loops; step 8 (the
most important one in my view), anxiously revise the description so as to make
sure the loops upon loops are not added to one another as if they were one Whole
above the entities you started with.” (Latour, 2016, p 12)
La terre, les océans, le feu, la mer et l’air réagissent sur les êtres vivants et
sur la biosphère, en même temps que cette dernière à présent les contrôle. Il
n’y a pas de simple hiérarchie avec une totalité totalisée, il y a Enchevêtrement,
Mixité des entités, il n’y a pas simplement un nouveau tout qui émerge en plus
de ses éléments. Il y a connectivité. L’émergence de la biosphère fait aussi que
la géosphère recompose la biosphère en même temps qu’elle est réciproquement
recomposée par elle. Car en effet la biosphère est élément d’elle-même dans la
géosphère, en même temps qu’elle l’est par rapport à chaque organisme vivant,
mais pas sur le même mode, car la géosphère n’est pas en vie. C’est ainsi que
nous pouvons tisser et articuler, mais sans tout mélanger.
En un sens Gaïa est moins que la biosphère, car elle n’est qu’un ensemble de
paramètres physicochimiques. Mais en un autre sens elle est plus ! Elle est
plus car elle est la marque que la géosphère est non seulement courbée par la
vie mais peut-être même aussi rendue ainsi habitable4. C’est cela la Terre. C’est
ce mixte, c’est cette marque. C’est cette subversion de la vision pyramidale de
la nature, avec au premier étage la physique et la chimie et au deuxième étage
la biologie. Il n’y a pas de maison et il n’y a pas d’étage, car la nature n’est pas
humaine ! Comme le montre si bien Montebello dans son dernier livre (2015)
la nature n’est pas là pour nous, et Gaïa en est justement la preuve. C’est en ce
sens que nous ne voyons pas d’objection à dire que Gaïa contraint la physique
et la chimie de la terre à se plier aux contraintes propres à la biosphère, mais
dans l’exacte mesure pourtant où la géosphère la contraint aussi en rendant la
terre habitable. L’habitabilité de la terre, propriété pourtant normative, ne
relèverait pas que de la biosphère. On pourrait l’envisager ainsi comme une
sorte d’extension constructive.
Pourtant, contrairement à d’autres, nous ne pensons pas que cette mixité
rende Gaïa réfractaire à tout forme d’explication scientifique. La constance de
la température de la terre, le taux de salinité de la mer, le taux d’oxygène de
l’atmosphère qui reste stable un milliard d’années, tous ces éléments associés
à la présence d’un radiateur permanent autour duquel notre planète tourne
forment un ensemble très troublant. C’est comme si nous avions là un très
spécial système thermodynamique ouvert et loin de l’équilibre, avec des
paramètres de contrôle (température, luminosité), et une série d’exposants
hypercritiques garantissant probablement de manière stable la plasticité
évolutive de la biosphère et en même temps pourtant construits par elle,
émergeant d’elle en interaction avec la géosphère! C’est comme si nous avions
15
là sous les yeux les mystérieux exposants qu’on pourrait rêver de rattacher un
jour aux origines de la vie ! C’est comme si sous nos yeux se manifestait la
limite abstraite à travers laquelle les concepts de mixité et d’enchevêtrement
deviennent opératoires !
Conclusion
16
faire intervenir le principe de sélection naturelle… Ce principe ne nous
semble pas plus clairement attesté en biologie que le principe d’utilité en
économie, et cela malgré la quantité impressionnante de papiers qui lui sont
consacrés. Mais peut-être sommes-nous dans l’erreur ! L’histoire le dira. Enfin,
en ce qui concerne le second, il nous semble que le théorème d’impossibilité
d’Arrow a déjà largement rendu son verdict, même si bien peu nombreux sont
ceux qui en connaissent l’existence.
Nous n’avons pas eu besoin non plus de dire que le vivant se reproduit. La
reproduction nous paraît être un lointain héritage aristotélicien qui n’éclaire
pas, mais obscurcit au contraire le bon usage du principe de descendance avec
modification au niveau phylogénique, et du principe de prolifération avec
variations au niveau ontogénique (Soto et alli, 2016). Mais sans doute
sommes-nous aussi dans l’erreur !
Jochiwon,
le 24 août 2016.
Lectures
17
Lovelock J ( 1979) (2000) Gaia: A New Look at Life on Earth, Oxford
University Press.
Miquel PA (2015) Sur le concept de nature, Paris, Hermann, Vision des
sciences.
Miquel PA, Hwang SY (2016), From physical to biological individuation,
Progress in Biophysics and Molecular Biology, Available online 16 July 2016,
ISSN 0079-6107
Montebello P (2015) Métaphysiques cosmomorphes, Les presses du réel.
Montévil M, Mossio M (2015) Biological organisation as closure of
constraints Journal of theoretical biology, 372: 179-192.
Mossio M, Moreno, A (2010) Organisational closure in biological organisms,
History and philosophy of life sciences 32 : 269-288.
Simondon G (1964) L’individu et sa genèse physico-biologique, PUF, Paris.
Soto A, Sonnenschein C (2004) Emergentism as a default: Cancer as a
problem of tissue organization; J. Biosci. 30: 103–118.
Soto A, Longo G, Miquel PA, Montevil M, Mossio M, Perret N, Pocheville A,
Sonnenschein C (2016) Toward a theory of organisms: Three founding
principles in search of a useful integration, Progress in Biophysics and
Molecular Biology, http: //dx.doi.org/10.1016/j.pbiomolbio.2016.07.006.
Tyrrell T (2013) On Gaia: A Critical Investigation of the Relationship
between Life and Earth. Princeton: Princeton University Press.
Van Fraassen B (2004) Science as representation: flouting the criteria
Philosophy of Science 71:794–804.
Varela F (1980) Principles of Biological Autonomy, North Holland/Elsevier,
New York.
Varela F( 1981) Autonomy and Autopoiesis, Self-organizing systems -
autopoiesis.com.
West-Eberhard M.J. (2003). Developmental Plasticity and Evolution. Oxford
University Press.
18