ROBERTE OU L'IMPOSSIBLE PROSTITUTION SELON PIERRE Klossowski PDF

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ROBERTE OU L'IMPOSSIBLE PROSTITUTION SELON PIERRE KLOSSOWSKI

Herv Castanet De Boeck Universit | Socits


2008/1 - n 99 pages 107 126

ISSN 0765-3697

Article disponible en ligne l'adresse: http://www.cairn.info/revue-societes-2008-1-page-107.htm


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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Castanet Herv, Roberte ou l'impossible prostitution selon Pierre Klossowski , Socits, 2008/1 n 99, p. 107-126. DOI : 10.3917/soc.099.0107

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Marges

ROBERTE OU LIMPOSSIBLE PROSTITUTION SELON PIERRE KLOSSOWSKI 1


Herv CASTANET
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Rsum : Le dispositif de prostitution rituelle (adultration) de lHospitalit, dpli par Pierre Klossowski dans sa Trilogie de Roberte, fait surgir le regard pour saisir, au moment de la rencontre de Roberte (lpouse) avec son amant (linvit), lme de lpouse. Voir Roberte comme seul pourrait la voir Dieu est la mise en scne dOctave (lpoux). La pornographie, impliquant le corps sexu, devient vrit du discours thologique. Mots cls : regard, thologie, perversion, corps vivant, me.

Abstract : The mechanism of the ritual prostitution (adultry) of "hospitality" as Pierre Klossowski unfolds it in his Trilogy of Roberte, makes sudden use of the gaze to seize the wifes soul in the instant Roberte (the wife) encounters her lover (the guest). To see Roberte as only God could see her is Octaves (the husbands) staging. Pornography, implying the sexualized body, becomes the truth of the theological discourse. Keywords : gaze, theology, perversion, living body, soul.

1. La fiction klossowskienne de la Trilogie de Roberte est compose de trois rcits : Roberte, ce soir (1954), La Rvocation de ldit de Nantes (1959) et Le Souffleur (1960), rassembls en 1965, sous le titre gnrique des Lois de lhospitalit : Klossowski (Pierre), Les lois de lhospitalit, Paris, Gallimard coll. Le Chemin , 1965 (rd. Gallimard, coll. LImaginaire , 1995).

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Roberte ou limpossible prostitution selon Pierre Klossowski

LHospitalit Enjeu dune lecture


Dans les deux premiers rcits, Klossowski fait dOctave, soixante-dix ans, admirateur du marchal Ptain, ractionnaire dans tous ses choix, anachronique professeur de droit canon et de scolastique la Facult catholique de Paris, son personnage principal. Dans La Rvocation, Octave se dcouvre collectionneur averti et passionn dun peintre du XIXe sicle (invent par Klossowski), Frdric Tonnerre, dont les toiles (inexistantes) seront dcrites avec minutie. Dans le troisime texte, Le Souffleur, le personnage central est Thodore Lacase, crivain. Thodore est tout la fois le double, le vritable frre siamois, et dOctave et dun certain K. qui nest autre que Pierre Klossowski lui-mme basculant comme auteur dans la fiction quil tisse. Klossowski confiera que Le Souffleur est son rcit le plus autobiographique. Octave, comme Thodore, est mari Roberte une jeune et jolie femme autour de laquelle tourne toute lintrigue de la Trilogie. chaque paragraphe, elle est prsente, active, trs longuement dcrite dans les mouvements de son corps, ses tenues vestimentaires, ses dplacements, ses paroles, ses penses intimes et surtout ses pratiques et jeux sexuels. Dans les deux premiers rcits, Roberte est prsidente du Conseil de la censure au Ministre et dpute radical-socialiste ! Octave-Thodore impose Roberte, dans la vie de tous les jours, une loi quil a savamment labore lHospitalit. Lpoux prte son pouse dautres hommes il la prostitue ou mieux la soumet rituellement ladultration : Je ne vise nullement une mise en commun des pouses ni ne plaide en faveur dune prostitution universelle. [...] Ce nest pas une matresse fortuite que je passe des amis contre la leur, je leur prte mon pouse. [...] On ne donne jamais ce quil y a dinchangeable, mais toujours lon prte pour mieux possder ce que lon a. Il prcise : [...] je ne suis quune mentalit primitive. [...] Tellement primitive que la transgression du mariage est encore pour moi un acte religieux autant que le mariage mme [...] nous nchappons pas notre fond, cest lui qui nous mne [...] la prostitution universelle ne se peut mme pratiquer si elle ne prsuppose lattrait de la transgression du mariage : lpouse, prostitue par lpoux, nen reste pas moins lpouse, le bien inchangeable de lpoux, le bien hors de prix qui donne son prix au consentement de lpouse quand elle cde un amant choisi par son matre. [...] Supprimez [...] le mariage, Socits n 99 2008/1
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les notions de fidlit conjugale, lordre, la dcence, la chastet dans leurs aspects reprsentatifs, qui orientent notre vouloir et stimulent nos dsirs et linterdit nest jamais quune digue, un rservoir dnergies alors tout se disperse, se dgrade, sanantit dans une amorphie totale. [...] (la suppression de linterdit), sous les dehors dune innovation audacieuse qui pense faire table rase de tout, ne vise quau chaos, la dliquescence gnrale [...] Devant cette adultration ralise qui fait tableau, Octave devient regard. Les personnages prsents, le thtre de socit mis en place, la fiction des Lois de lhospitalit peut se drouler et dplier ses piges : changer ce qui ne peut ltre linchangeable pouse et face cet impossible redoubler lchange lintensifier jusqu produire un rituel brownien. Limpossibilit nest pas leve elle tient lobjet de lchange qui est inchangeable , mais densifie comme impossibilit absolue. Le pige se referme sur Octave tout aussi bien sur Lacase. Tous les deux y laisseront leur vie dmontrant, par labsurde, que lchange de linchangeable pouse est possible mais quaucun sujet vivant ne peut le raliser. Rduire la fiction de la Trilogie un personnage, Octave-Thodore, dont on suivrait les aventures de vieux pervers, est une faon de ne pas vouloir lire Klossowski. Certes, les dispositifs et rituels pervers dOctave-Thodore sont prendre en compte, y compris dans leurs dtails, mais en les rapportant aux repres conceptuels que la fiction klossowskienne labore. Un vritable chass-crois entre concepts thoriques et dispositifs pervers stablit cest au lecteur den dlimiter les trajets et den isoler lenjeu. Pas de rituels sans concepts, pas de concepts sans pratiques : telle est la premire leon de Klossowski. Octave pratique avec Roberte la loi de lHospitalit. Cette loi, par laquelle notre personnage prostitue Roberte avec son consentement auprs de ses invits , est tentative de gurison. Octave est malade gravement. Il [...] souffrait de son bonheur conjugal comme dune maladie, certain quil tait de sen gurir ds quil laurait rendue contagieuse . Cest une maladie qui se gurit se communiquer, se transmettre dautres ! Si Octave se sait et se sent malade, il ignore ce dont il souffre. faire clore son mal chez lautre, sa souffrance trouverait son expression elle sobjectiverait par lautre chez lautre. Le bonheur de notre vieux professeur est nigme et cette nigme, cest Roberte elle-mme. Roberte est une nigme parce quelle est quivoque , prsentant simultanment une caractristique et son contraire. Elle est, la fois, pure et souille, fidle et pute. Octave, ne pouvant se rsoudre admettre ces attributs contradictoires de lpouse, naura de cesse de se demander : qui est Roberte ? Qui est-elle vraiment ? Est-elle pure ou souille, est-elle fidle ou pute ? Cette quivoque est dduite dune constatation inaugurale : Roberte avait ce genre de beaut grave propre dissimuler de singulires propensions la lgret. Le mot est lch : dissimuler. Cette dissimulation, impute son pouse et que peuttre elle-mme ignore tout attentive son poux, simpose lui avec tous les traits de lvidence. Elle est l et ne fera lobjet daucun doute, daucune relativisation. Octave est absolument intraitable sur son savoir dont il naura de cesse, dans sa pratique rituelle de lHospitalit, de produire les consquences. Ce quil sait : Roberte Socits n 99 2008/1

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est lgre, na pas statut dhypothse cest la chose telle quelle est . Cest un fait accompli . La position dOctave nest pas de dmonstration mme si elle multiplie les raisonnements sophistiqus, notamment en parodiant ceux de la thologie et de la scolastique mdivale. Elle est de monstration ou mieux de rvlation prcisment du fait accompli , celui qui ne souffre aucune contestation parce quil sinscrit l o les mots ne peuvent plus dire ni dmontrer. Le fait accompli rvl simpose comme oracle silencieux aucune phrase ne peut plus tre articule ou communique o un geste ralise lirrvocable. Octave, objectivement, se trompe : Roberte nest pas une femme mancipe . Au contraire, elle est modeste, douce, rserve et attentive son poux. Roberte est la matresse de cans aux petits soins dOctave y compris sexuels. Octave affirme, sans contestation possible, son bonheur conjugal. Certes, Roberte stait vite rendu compte que cette quivoque interroge tait dans lesprit de son poux, alors elle [...] stait raidie dans une attitude dautant plus hostile toutes ses ides . Lopposition de Roberte ne fit rien laffaire : Plus elle prenait cette attitude, plus [lpoux] [...] la jugeait nigmatique. En posant ce quil voit et observe continuellement : la beaut de Roberte, comme pige , comme ensemble de signes trompeurs, Octave attribue son pouse, de fait, une physionomie cache, un secret drob, ft-ce elle-mme, quil naura de rpit de traquer. Notre personnage se fera le voyeur de lme de sa jeune pouse cette me dont il reconnat, tel est le ressort de sa maladie, quelle lui chappe par maints cts . La proximit, la vie banale de tous les jours, la mme physionomie qui se montre dans le couple, ne cessent de drober cette me de lpouse la saisie sa contemplation sur le mode thologique de la vision de Dieu. La duret psychique laquelle le mari ici Thodore est confront est vive : Aprs avoir manqu le portrait dune femme parce quelle mest proche, mais que son me mchappe par maints cts, si bien que tout ce que je pouvais dire ntait que de lordre de la suspicion et que tout ce que je me suis appliqu dire delle ne concernait que le pige de son corps et de son visage [...] je tcherai dvoquer maintenant comment, de cette mme femme qui vit auprs de moi, jai voulu capter la physionomie mane delle et que sa vie propre, pourtant si simple, me disputait et me drobait et cest tout de mme la vie que nous menons ensemble. Limage de la prsence le pige du corps et du visage fait cran ; elle montre et aussitt drobe lme, elle, toujours derrire, au-del, Autre. Comment, se demande le professeur [...] lire dans lme de la jeune veuve que javais pouse ? Cest parce quil se fait voyeur de lme cache de Roberte que ce quelle dissimule pourrait advenir. Le secret serait dcouvert, lnigme rsolue. Le doute, la suspicion, la maladie disparatraient. Sans ce complment quil se fait tre, lpouse demeurerait, selon lpoux, incomplte son tre non encore corn. Elle resterait vierge. Dplier lHospitalit ne prend sens qu saisir en quoi et comment ces pratiques ritualises, systmatises et thtralises, dans la vie, chouent. Les longs et tortueux raisonnements de notre thologien sont lire, dans leurs contradictions et errements, comme autant de tentatives pour rendre compte des impasses de lapplication de Socits n 99 2008/1

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cette loi et des moyens mis en uvre pour en sortir. Au cur de la pratique de lHospitalit, se niche un point crucial dimpossible, quaucune volont ou dtermination dOctave ne pourront rduire. Le personnage fait cette exprience dun dmenti venu du rel lexprience de ses effets et consquences. Les fictions thoriciennes dOctave, places par Klossowski dans le droulement du rcit descriptif, tel un rve dans le rve, indiquent un rapport plus proche de ces tonnantes thorisations lexpuls du sens le rel. La fiction thoricienne, la dispute thologique caricature, ne sont pas un ajout la mise en scne de lHospitalit elles seules permettent de logiciser ce rel, qui fait bute dans lexercice voyeuriste, comme impossible. La thorisation exacerbe sert aussi Octave pour viser, chez Roberte, ce quelle cache. Le mot, enlumin, aura cette fonction de rvlateur en mettant lpouse hors delle-mme. Au-del des mots, le geste, comme manifestation corporelle, inscrira une vrit : la Roberte, pouse sage et fidle, sannule, surgit lAutre Roberte avide de trahison et se livrant des rituels pornographiques qui, dans le viol, la comblent sexuellement. La discussion sarrte, Octave se fait regard et, en silence, Roberte est envahie par ses dmons dpourvus de corps intellects incrs qui font des [...] mouvements de la chair la pantomime des esprits . La lecture de son me, par Octave, senclenche. Lil vorace trouve sa pture et le regard comme objet chu sisole, souverain et actif.

Communiquer les lois de lHospitalit ?


Klossowski comme ses personnages Octave et Thodore Lacase ne cesse dinsister sur le caractre incomprhensible des principes qui rgissent les Lois de lhospitalit. Cette incomprhension ne tient nullement la qualit dcoute ou de rflexion des interlocuteurs la raison en est de structure. Ce sont bien les principes qui ordonnent lHospitalit qui sont dnus de sens. Le premier risque, face aux trois rcits qui les mettent en scne, est de poser cette Hospitalit comme praticable dune part et ralise, montre dans lvidence de la description fictionnelle dautre part. LHospitalit serait praticable et pratique : Octave adultre Roberte et devant ce spectacle se ferait regard. Les qualificatifs ne manquent pas pour qualifier cette pratique prive. Octave est un vieux dgueulasse, un pervers dont le chiffrage de la jouissance passe par ce fantasme : voir sa femme viole par un tiers quil choisit. Bref, Octave est un voyeuriste et lHospitalit un strict dispositif pervers mont sur la scne dun thtre. Cest mme, aussi pour cela, que Klossowski est lu et admir. Or Klossowski nest pas dupe de cette interprtation possible de son uvre. Lui mme qualifie Octave de sale pervers et il ne manque pas de se dsigner comme un maniaque, un monomane, un obsd, un possd. Procder ainsi cest rduire le travail de Klossowski une illustration dune doctrine de la perversion certes une illustration remarquable voire exceptionnelle. Le vritable intrt de luvre klossowskienne nest pas l. Le dispositif mis en place par Octave ou Thodore est relativement pauvre, dpourvu de dtails tonnants. La fiction qui le tisse prsente des scnes aux rituels strotyps bien limits Socits n 99 2008/1

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en comparaison des dispositifs pervers que la clinique ou mme le journalisme denqute nous livrent. Lintrt de Klossowski est ailleurs. Rside-t-il dans le fait que les personnages mettent des mots sur ce quils ralisent ? Cest oublier ce que le rcit klossowskien dvoile : la vritable conversation entre les personnages est muette. Doit-on en dduire quils se taisent pour pouvoir faire ? Voil le type de navets que cette uvre nous vite. Ce mutisme qui constitue linstant central de chaque scne o Roberte prte un homme est viole, ralise le surgissement, au sein dune conversation o schangent des mots, de ce qui fait tableau et spectacle. linstant o enfin lAutre se prsentifierait, hic et nunc dans le rituel qui en fait le creuset, limage apparat et se fixe en une scne fige, arrte, en suspens. Le moment final se drobe le silence reprend ses droits. Ce silence nest pas rien. Il a vid tout contenu de parole ouvrant une autre scne : sy droulent des gestes, des attitudes, des mouvements accomplis par les corps ce que Klossowski reprenant un terme thologique appelle les idiomes corporels . Il nous prvient : Si un change de paroles vaut pour quelque chose dchangeable ides, sentiments, promesses, dcisions , il reste que cette pratique dlimite le fait que les personnes mmes ne sauraient schanger lune contre lautre, lune par lautre ds quelles veulent se porter garantes de ce quelles disent en ce sens quelles doivent user dune contrefaon convenue se proposer mutuellement quelque quivalent de leur propre substance inchangeable. Le cur du dispositif nous livre que Roberte se prcipite corps perdu . Il y a lire, dans le mutisme qui sinstalle, le rgne des idiomes corporels qui censurent la parole. Les idiomes schangent parce que la substance de Roberte, elle, est inchangeable. En retour, les [...] changes de paroles tendront diffrer ou annuler quelque fait accompli o la substance se rvle, mais fragmente, fortuite et singulire. Lintrt de luvre nest ni la description dun rituel voyeuriste longuement thtralis ni les explications que les personnages donneraient de leurs choix sexuels, pratiques et agissements. Klossowski nest pas un auteur psychologique : la psychologie de tous les jours soit la rationalisation imaginaire prise dans la dualit narcissique du toi et moi nest pas sa rfrence. La russite des Lois est de montrer et de dmontrer que lHospitalit est impraticable non pour des raisons contingentes qui relveraient des moyens dapplication choisis, mais pour une cause structurale qui noue nonc et nonciation. Il ny a pas de sujet rel qui puisse dire lnonc des Lois. Il ny a pas de sujet qui puisse dire je dans la logique des Lois. Les Lois, dans leur formulation langagire, nautorisent que le je grammatical du sujet de lnonc. Le sujet de lnonciation, lui, fait lexprience subjective de limpossible de la pratique de lHospitalit. Devant cet impossible, Klossowski ne choisit pas limpuissance ou le silence du renoncement. Il fait une uvre, il crit les Lois et ralise des tableaux quil nomme prcisment mutisme. Pourquoi cet impossible du je de lnonciation lorsquil nonce et tente de raliser en pratique lnonc de lHospitalit ? Cest dans son article De lusage des strotypes et de la censure exerce par la syntaxe classique , sous-titr prcisment De lincommunicabilit des Lois de lhospitalit , que Klossowski donne les formules les plus ramasses concernant ces questions. Notre auteur fait une distinction, qui Socits n 99 2008/1

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Ce signe, cest le nom de Roberte sa sonorit immdiatement prise dans un jeu dimages clates, hors toute synthse qui chiffre, au plus juste, lintensit (pulsionnelle) des forces obscures. Klossowski oscille entre ces deux ples devenus des murs contre lesquels il se cogne : [...] demeurer dans la cohrence dun signe unique, cest renoncer vivre dans le monde constitu par lincohrence quy fait rgner le code des signes quotidiens. Choisir le signe unique, cest annuler toute possibilit de lien social ; opter pour le code des signes quotidiens, cest perdre la cohrence et lintensit qui chiffrent ltre comme tel. La rdaction des Lois aura cette spcificit de tenter de concilier les deux ples soit de les rendre compatibles, du moins de les nouer, de les faire coexister. Klossowski laffirme demble : Dans le monde des signes quotidiens, les Lois de lHospitalit au sens o lentend ce livre sont une aberration en tant que coutume : ds que la divulgation du nom de Roberte en tant que signe unique se rpand dans le monde du code quotidien, ce qui se manifeste cest labsence du lieu proprement conceptuel de cette coutume, en mme temps que la prsence du lieu traditionnel o des coutumes diverses, dues lincohrence du monde, contrarient sans cesse la signification de limpraticable, lHospitalit ici propose. Cest sous la pression du signe unique le nom de Roberte que Klossowski rdige les Lois. Il le dit luimme : il lui fallait trouver une ruse pour [...] chercher un quivalent lunicit du signe de Roberte. Il sagirait dcrire en utilisant les signes du code quotidien les rcits emploient une syntaxe classique pour donner un quivalent ce qui ne peut en avoir : lintensit, le fond propre chiffrs par ce signe, prcisment unique et sans quivalent, du nom de Roberte. Il ny a pas de lieu conceptuel pour dire lunique Socits n 99 2008/1

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se retrouve dans toute son uvre notionnelle, entre le code des signes quotidiens et le signe unique. Les signes quotidiens constituent le code par lequel nous nous exprimons ; il dsigne le langage parl. Le signe unique est dun tout autre registre. Ce nest pas un signe du code quotidien ce nest pas un signifiant, toujours diffrentiel par dfinition. Il sert mme Klossowski pour dsigner ce qui chappe au code signifiant ce que le langage rate : [...] jai cru constater quel point ce code (des signes quotidiens) tait limit pour exprimer ce qui ne revient pas toujours : que ce qui revient par moment ne revenait point de la mme faon pour justifier lemploi des mmes signes : et, partant dune variation entre le code quotidien du sens commun et ce qui sy exprime, soit dune inadquation de plus en plus grande, il ma sembl que tout se ramenait des variations, des chutes ou des hausses dintensit [...] propos de ces variations, chutes et hausses dintensit, se retrouve la leon nietzschenne de la smiotique pulsionnelle. Il poursuit : [...] dessous lusage des signes quotidiens, chacun de nous sous-entend toujours un quelconque signe unique selon que chacun concide avec la cohrence de celui-ci, en vertu de lintensit propre que lui assure ce signe unique. Klossowski se dit obsd par un signe unique qui exerce sa contrainte cest leffet du fantasme, silencieux et contraignant, pour le sujet. Le signe unique fonde la cohrence de la pense, lunit de ltre cest son fond propre actualis. Les signes quotidiens enclenchent les glissements signifiants o le sujet se perd comme cohrence. Fixit et assurance dun ct, glissement et dsassurance de lautre.

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puisque le propre du concept est dannuler lunique au profit de la comparaison, de la mesure, de la relation entre des signes. Par contre, existent des lieux o cette coutume est ralise, mais la coutume est ravale puisquelle partage, elle devient plurielle et donc annule lunique, intransmissible par dfinition. Klossowski dveloppera les consquences de cette incompatibilit structurale nullement contingente ou relative entre signe unique et signes quotidiens, entre intensit (jouissance) et signifiant. Dans les termes du code quotidien, la coutume de lHospitalit peut se traduire : lpoux adultre lpouse Dans le code des signes quotidiens, cela veut dire que lpoux entrane lpouse commettre ladultre. Pourquoi un tel choix chez lpoux ? Que vise-t-il ? Et cette question de la vise de lpoux fait lobjet de toutes les dmonstrations et monstrations du rcit des Lois. En voici une formulation (descriptive) simplifie : Octave veut ainsi dcouvrir lidentit vritable de Roberte au contact de ltranger, de linconnu parce quil croit navoir connaissance, dans son lien conjugal, que dune identit apparente, donc fallacieuse, de son pouse [...] Il complte : [...] dans le fond, il apprhende dans Roberte une pluralit de natures qui ne se rvleraient chaque fois que par lintermdiaire damants fortuits. Ainsi prsente, lHospitalit serait praticable. Sa dimension de dispositif pervers (voyeuriste) nchappant personne. Or le ressort de cette coutume est ailleurs que dans le dispositif prsent. sobnubiler sur la mise en scne, soublie ce qui le met en marche et oblige le prsenter comme un spectacle devant tmoins. Voici la thse : [...] ce nest jamais quen tant que Roberte demeure le bien inchangeable dOctave que cette entreprise a un sens [...] Si Roberte est le bien inchangeable dOctave si cest un bien qui ne peut tre comparable, un bien qui, parmi lensemble des biens, est hors les biens donc hors de prix (le prix assurant abstraitement leur comparaison et mesure relatives), un bien unique alors elle ne peut tre donne ou offerte, elle ne peut circuler, elle ne peut tre prise dans ce don lhte qui fait lHospitalit. Cette coutume [...] na de sens que parce quelle est contradictoire . Dans les termes des signes quotidiens, la formulation de lHospitalit est contradictoire. Rapporte au signe unique du nom de Roberte, elle a un sens unique donc intransmissible ; elle est sans nom pour la dsigner. Cette coutume, tre mise en acte, chiffre la jouissance dOctave et pour Klossowski la jouissance dun tre, cest prcisment lincommunicable de son fond propre : Octave ne ressent la jouissance de son bien inalinable quen lalinant chaque fois. Notre personnage pour mesurer linchangeable de son pouse doit ncessairement en passer par lchange quotidien. Pour faire advenir le signe unique comme impossible et sans nom, il y a ncessit denclencher les jeux signifiants. Le regard dautrui augmentant la valeur de lpouse, reproduire cette scne, la jouissance dOctave est intensifie. La schize cohrence-incohrence, jouissance-code quotidien demeure exaspre, pousse son maximum. Klossowski continue pointer les malentendus possibles partir de la lecture des Lois. Comment dsigner lattitude dOctave ? Sagissant de la vie dun couple, le comportement dOctave lgard de Roberte et les ractions de celle-ci ne sont apprhendes par le lecteur qu travers le schma de la logique monogamique de ladultre. Il rapporte ce qui se pratique aux outils conceptuels communs Socits n 99 2008/1

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Une autre possibilit, dit notre thoricien, serait de dire : Octave est un voyeur. Une telle explication continue dignorer le tout vcu par Octave puisque, dans ce cas, elle se contente de rapporter lHospitalit une autre rfrence du code quotidien : le libertinage. Or ce dernier nest que linverse terme terme de la fidlit du mariage monogamique. La question est ailleurs elle tient au code mme des signes quotidiens. Nul contenu dexprience ne se peut communiquer jamais quen vertu des ornires conceptuelles que le code des signes quotidiens a creuses dans les esprits ; et, inversement, le code des signes quotidiens censure tout contenu dexprience. En passer par le code quotidien aboutit toujours au mme rsultat : le contenu de lintensit fuit. Lavance de Klossowski, ce stade de sa dmonstration, envisage les consquences de la logique des signes quotidiens. [...] tout ce qui est communicable doit pouvoir snoncer selon le principe mme de cette logique : savoir le principe de contradiction qui exclut toute ambigut possible. Cest dans le cadre de ce principe de base que doit tre restitu le mariage monogamique : La logique monogamique de ladultre dispose dune communication gnrale et prcise : elle est implicite la transgression de linterdit : tu ne convoiteras pas le bien dautrui. Linterdit affirme un sujet propritaire dune personne ici objet inalinable [...] Cette logique se met en place partir dun prsuppos : la proprit et lidentit du moi responsable . Non-contradiction, identit, moi et proprit sont insparables. La logique libertine a les mmes prsupposs : On demeure ici dans le mme lieu conceptuel : au nom du principe didentit, soit de proprit, cest un mme interdit qui frappe la fois ladultre et la prostitution (libertine) [...], et parce que lun et lautre sont lnonc de ce mme interdit, cest prcisment cet interdit qui garantit lexpression intelligible des contenus dexprience nomms adultre ou prostitution. Ces remarques qui permettent de saisir lenjeu de la rdaction des Lois sont indissociables des leons de Sade et de Nietzsche. Lcriture des Lois reprend les avances des nombreux textes crits par Klossowski sur le Marquis et Socits n 99 2008/1

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qui sont censs leur donner un sens communicable. Par exemple : qui dit adultre suppose mariage monogamique. Lincomprhension, procder ainsi, se manifeste logiquement : Si lon cherche formuler les Lois de lHospitalit, le comportement dOctave heurte aussitt la reprsentation la plus simple que lon puisse avoir de son attitude : le mari ordonne la femme de commettre ladultre. Il en est de mme du comportement de Roberte : elle trahit pour rester fidle au mari. Ni lun ni lautre nonc ne sont comprhensibles quand au fond : le pour rester fidle au mari parat absurde. Labsurdit qui se dgage de ces noncs tient lutilisation du code des signes quotidiens qui, pour comprendre et expliquer, segmentent et analysent partie par partie : [...] dcrire le contenu dexprience selon cette logique (code quotidien) [...] cest aussitt le dcomposer en autant dexpriences intelligibles qui ne correspondent jamais au tout indissoluble vcu par Octave. Ce tout indissoluble vcu, cest lintensit dans ses hausses et ses chutes, cest surtout lintensit son plus haut degr de manifestation o la cohrence de la pense est atteinte et exerce sa contrainte sur la vie mentale du sujet. Cette plus haute intensit, Klossowski la nomme, pour Octave, jouissance.

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Roberte ou limpossible prostitution selon Pierre Klossowski

le philosophe de Sils-Maria. Les concepts utiliss, la problmatique choisie rarticulent en une fiction ces interrogations thoriques. Cest pourquoi, notre auteur dira que la coutume prne par Octave na aucune rfrence historique ou conceptuelle. Comment avancer ? Comment sortir de cette impasse ? En quoi les Lois [...] vont-elles chapper linterprtation unilatrale de ladultre, en quoi le couple vitera-t-il linterdit qui frappe ladultre et la prostitution libertine, si ce sont l les conditions de lHospitalit offerte par le couple ? La rponse est remarquable : la pratique de ces Lois logiquement, [...] rpondrait au contenu dexprience, lorigine . Quest-ce dire ? Comment cela peut-il savrer possible ? LHospitalit raliserait, dans le hic et nunc de sa mise en scne, [...] lapprhension de plusieurs femmes audedans de la mme et unique pouse (polygamie intriorise), et cela au gr dune polyandrie de fait, le commerce de lpouse avec plusieurs hommes, rvlant chaque fois une femme diffrente lintrieur de la mme femme .
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Il y a abolition du moi et de lunit quil assure. La personne, malgr un unique suppt et la mme physionomie, est clate elle devient plurielle, mtamorphose ; elle est multiple. Ce qui est incomprhensible pour une logique de la non-contradiction comme garantie de lunit moque. [...] passant toujours ct de lexprience dOctave, selon les directives de cette mme logique, il [le lecteur] ne conclura rien dautre qu la jalousie , dune part, linfidlit dautre part, qui nexpriment chacune que des tats de jouissance et de souffrance rsultant de la spoliation quand, pour Octave, ces deux instants pathtiques se runissent dans une suprme possession. Dire jalousie ou infidlit, cest prsupposer une unit : la personne. Si la personne se dcompose, si elle devient plurielle, parler de jalousie ou dinfidlit na plus aucun sens. Dans la conclusion, il y a une formulation rare o se dmontent les schmes courants de pense et dinterprtation : La logique de ladultre qui repose sur la proprit et consacre linalinable se doit dignorer linchangeable motion de cette possession suprme, quelle carte comme son interne contradiction : nul ne tient prostituer son bien, soit lpouse. [...] Nul ne tient limposer autrui. Le sens commun assure le silence sur ce genre de communication, pour raison que le principe de non-contradiction fonde lintelligible proprit monogame [...] Cest pourquoi Klossowski, affirmant labolition du moi au profit de plusieurs femmes en une, et plusieurs hommes pour une seule femme, pose voil son apport clef la [...] dmonstration a contrario : ce que je donne un autre, je ne songe pas le lui reprendre cest la perte de la jalousie et de linfidlit. Et voil exclue de toute comprhension la formulation des Lois de lHospitalit : ce nest quen alinant mon bien quil me demeure inalinable. LHospitalit nest pas communicable et donc non praticable selon les critres des signes de la comprhension courante. Aucun homme, aucune femme ne peut raliser cette coutume ou plutt il se pourrait qu la raliser il et elle soient devenus autres, multiples et pluriels. moins que pour la mettre en acte, il faille dj que les suppts rassemblent chacun plusieurs personnes, que le multiple et le pluriel soient actualiss. Lutopie pointe son nez ! La mme question lancinante fait retour : Comment extraire lmotion de sa communication strotype ? Socits n 99 2008/1

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Le trouble dAntoine
Roberte, ce soir occupe une place centrale dans luvre (aussi bien littraire que plastique) de Klossowski. Cest dans les premires pages de ce rcit que lnonc des Lois par Octave est rapport minutieusement par Antoine. Ce dernier est le neveu dOctave il fut adopt par ce couple sans enfant lorsquil avait treize ans. Aujourdhui, g denviron dix-sept ans, il prpare son baccalaurat grce des prcepteurs choisis par ses nouveaux parents. La fiction laisse entendre que ces divers prcepteurs ont t recruts pour dtranges raisons, peu en rapport avec lducation scolaire. Il semble quils furent les invits dOctave, donc les amants de Roberte. Cest explicite pour lun deux : Victor Vittorio comte della Santa Sede (= SaintSige) de son vrai nom ! Mon oncle jugea ncessaire de me donner un prcepteur. Ainsi jen eus successivement trois qui tous furent choisis dans lentourage des Octave. Ils recevaient beaucoup de monde dans leur rsidence dt. Brusquement, tel invit tait dclar responsable de mon ducation, puis au bout de quelques mois, parfois au bout de quelques semaines, il disparaissait. Lducation dAntoine, la maison, est prise dans la mise en pratique des Lois de lhospitalit. Indirectement, son ducation est une vritable ducation sexuelle ce qui pour Octave noue le charnel et le spirituel. Antoine est le narrateur de lintroduction de Roberte, ce soir et de ce qui suit en ceci quil a cru utile, comme il dit, de noter certaines de ses digressions [dOctave] et de les reproduire dans le contexte de cette singulire exprience de mes annes dtudes . Ladolescence dAntoine fut agite . Que sest-il pass ? Ma tante me traitait comme un frre [...] Quant au professeur, il avait fait de son neveu son disciple prfr . Il lui enseigne la thologie et linitie la dispute scolastique. Octave va plus loin en ralisant des travaux pratiques de cet enseignement pour Antoine. Ce qui se dbat en thorie thologique et scolastique doit devenir pour ladolescent une exprimentation pratique qui le touche et limplique. Cette exprience sera la mise en scne des Lois de lhospitalit : Le plus extraordinaire, cest que je servis de prtexte la pratique de cette Hospitalit dont ma tante faisait les frais. Une telle atmosphre de la maison nest possible qu partir du trouble que Roberte provoque chez son neveu : Il est vrai que ma tante Roberte mavait inspir une passion violente. Mais mon oncle, ayant devin mon trouble, en profita de faon perfide pour contempler en mon individu sa propre perversit. Il fallait Octave un lieu o exprimenter ses lucubrations thologico-doctrinales. Le trouble sexuel dAntoine, face la jeunesse et la beaut de sa tante Roberte, fut son prtexte. partir de lui, il naura de cesse de le densifier, de le provoquer, de lentretenir : Comme chez tous les jeunes gens de mon ge, la passion que jprouvais se voulait des plus platoniques. Mon oncle sut la changer en un nud de vipres, car comment nommer autrement le monstrueux ramas de dsirs charnels et spirituels qui se forma bientt dans mon cur la suite de la torture mentale quil minfligea. Un tel dispositif nest pas sans rappeler celui de Sade dans La philosophie dans le boudoir. Octave est un nouvel instituteur immoral un nouveau Dolmanc. Antoine sera le tmoin de lHospitalit, honteuse dans nos traditions ; elle lui rvlera son dsir charnel pour sa tante en le troublant. Socits n 99 2008/1

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Comment sy prend Octave pour pervertir son jeune neveu forme actualise de sa vritable ducation. (Octave) [...] jaurais te poser quelques question gnantes. (Antoine) Rien ne saurait mtre plus agrable, oncle Octave. (Octave) Attendstoi tre moins libre, mme si tu refuses de me rpondre. (Antoine) quoi bon cette libert ? Je ne sais quen faire. vous entendre dire ce que je nose mavouer moimme, je serai soulag et me verrai plus clairement dans vos paroles. Le dialogue continue : (Antoine interdit) O voulez-vous en venir ? (Octave) combler tes dsirs. (Antoine) Vous [...] me [...] avec ma tante ? (Octave, le tranquillisant) Ne va pas si vite en besogne. Rien nest plus [...] impalpable en dpit des apparences [...] Lenseignement commence : Octave fait rciter son neveu les principes thologiques appris et les lui fait aussitt appliquer la personne de Roberte ne cessant de titiller et dexasprer son dsir troubl. Antoine avoue que, pour lui, Roberte est incroyante et austre. Octave bondit sur ces mots, les dcortique et les renvoie Antoine, berlu, qui clamera : Oncle Octave, je ne retrouve plus la raison. La dmonstration du professeur est dclaircir les dsirs charnels hsitants dAntoine : (Octave) pour ce qui est de son incroyance, cest une chose entendue. Mais que me parles-tu de son austrit ? (Antoine) Je regrette ce terme. (Octave) Nest-ce pas de ta part une faon de dire ta contrarit ? Antoine se tait. (Octave) Elle te parat austre, parce que son incroyance ne lentrane pas des dsordres ? (Antoine) Il se peut. (Octave) Et tu les attends toutefois, ces dsordres ? (Antoine se tait encore) (Octave) Toujours est-il que ces dsordres, toute sa personne te les suggre ? (Antoine) Cest une simple vue de mon esprit. (Octave) [...] Car la seule actualit que tu saches, cest quelle est incroyante, et que tes dsirs ne puissent en tirer parti comme tu voudrais. De l tu conclus son austrit [...] Laustrit de Roberte dsigne, pour Antoine, mme sil ne le sait que trs confusment, la retenue sexuelle de sa tante son endroit. Son incroyance devrait entraner des dsordres qui narrivent pas. Il faut prciser : qui narrivent pas encore. En effet cest en cela quil y a ducation initiatique , la fin de Roberte, ce soir prsente une scne mise en place pour Antoine : Victor entre et commence soccuper sexuellement de Roberte alors quelle tait en train dexposer ladolescent une leon sur la fraternit par et dans le travail : Libre-toi, lui dit-elle, de la hantise dune transcendance dogmatique et sache trouver une transcendance relle dans la solidarit du travail : telle est la seule morale qui puisse donner un sens cette vie-ci. Antoine est ailleurs ; il coute dune oreille distraite ces noncs convenus. Cest son attirance pour tante Roberte qui lenvahit avec une intensit particulire : Elle na pas fini sa phrase, quAntoine voit Victor entrer dans la pice. Et comme Antoine se met crier : ne parlez pas, je veux voir encore [...] , Roberte se retourne, reste fige la vue de Victor [...] Suit une description o Roberte est viole par Victor. Antoine est, pour eux, le spectateur auquel est montr ce quil doit dsormais apprendre et savoir. La fiction mentale qui accapare ladolescent surgit dans la ralit elle prend corps. Sa fiction prive, attise par Octave, fait irruption. Puis, dun mouvement, ayant retourn Roberte le temps de faire voir Antoine les fesses de sa jeune tante, ses cuisses, le creux de ses genoux et ses longues jambes gaines de noir, Victor linstalle sur son sedcontra, la tenant par derrire aux deux poignets, tandis quelle reoit la probation majeure, dresses sur la

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pointe de ses souliers. Et comme Antoine sest cach derrire un rideau, trop mu pour supporter la vision, un hurlement rauque le fait sursauter et loblige regarder de nouveau [...] Cette rfrence Antoine en tant que spectateur pour lequel cette scne est orchestre par le vieil Octave est essentielle. Elle se retrouve plusieurs fois dans les Lois. Antoine est celui qui lon montre dans une vise pdagogique, ducative, initiatique. Par l se saisit la logique qui fait Octave rdiger les Lois de lhospitalit et Roberte sy soumettre. Dans ses entretiens avec Alain Jouffroy, en 1994, Klossowski revient sur cette prsence de ladolescent alors mme que, depuis quelques annes, il ne peint plus que des jeunes garons un peu androgynes. Dune manire gnrale [...] ladolescent a t un thme que je nai jamais prononc, mme si, dans le thme de Roberte, ladolescent, qui ntait autre quAntoine, le neveu de Roberte derrire lequel se cachait loncle Octave, qui excitait Antoine par rapport Roberte tait souvent prsent. Il tait en quelque sorte le sujet, le thtre de lmotion produite par Roberte, en tant que femme mre, sur de trs jeunes gens de 13, 14, 15 ans. (Jouffroy) Le thme de ladolescent, dans votre uvre crite, [...] constitue [...], en termes de perspective, le point de fuite. (Klossowski) Oui. Le thme de ladolescent a t prononc, en fait, ds les premires pages de Roberte, ce soir. Psychologiquement, ladolescent y figurait lcran de la femme mre, telle quelle peut bouleverser de si jeunes gens [...] Cest une image trs importante pour ladolescent qui na pas encore eu daventure. [...] Son aventure, ce sont ses reprsentations. Ladolescent est lcran motif o se projette la figure de Roberte, laquelle est crite comme limagine, traumatis en quelque sorte, un jeune garon et non pas un amant. Il prcise : [...] des femmes accomplies, autoritaires de ce fait, et cela dautant plus quelles paraissaient lgres, alors quelles savent parfaitement dominer leur temprament et quelles semblent austres et svres par rapport aux motions quelles peuvent susciter. Ce sont ces situations que jai essay de dcrire. Cela a donn lieu [...] des scnes intressantes : la contemplation de jeunes garons face un corps trs panoui de femme. Jean-Nol Vuarnet insiste sur les diffrences dge entre ces trois personnages : Octave, Roberte et Antoine. Tante ducatrice [...] Roberte supporte (pour un vieil homme dont elle pourrait tre la fille et grce lintercession dun jeune homme dont elle nest pas la mre) une reprsentation qui ne peut tre joue que parce que les strotypes sont encore contemporains du vieil homme et parce que le jeune homme en est le tmoin vierge . Cest ainsi quun regard g et quun regard trop frais font exister la marionnette et laniment [...] Octave spuise reprer, chez un jeune garon, les premiers mois sexuels. Loin de les attendre et de les contempler, il lui faut tre actif : sil y a ducation et sil en est lordonnateur , il doit exprimentalement isoler cet instant o, pour la premire fois explicitement, Roberte sinsinue dans la rverie de ladolescent. Il faut Octave revenir ce point origine o sur lcran vierge de lesprit de ladolescent le trouble sincarne comme image. De cette image, le rcit klossowskien en fait un tableau celui qui est dcrit (et montr) au lecteur. Cet adolescent, Klossowski, nhsitera pas dire que cest lui celui quil fut : (Jouffroy) Mais cet adolescent Socits n 99 2008/1

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nest-il pas celui que vous avez t vous-mme ? (Klossowski) Oui, cest moi-mme, dans le sens que jai prouv, comme dautres, ds lge de douze ou treize ans, la sduction de femmes qui ntaient plus des jeunes filles [...] Octave (et Klossowski !) veut revenir ses premiers mois, ses premires visions o une femme marie est implique dans son dsir, ses anciennes images qui chiffrrent son trouble dalors. Il faut compter, dans la fiction de Roberte, ce soir, avec la perfidie et la perversit du thologien Octave. Antoine sera donc lcran sur lequel sinscrivent et se jouent les scnes terribles et pornographiques de lHospitalit. Octave donnera voir son neveu, pour lexciter et le torturer, lirruption du plaisir sexuel de sa tante lorsquelle est prise par son violeur : Mais tandis quil [Victor] palpe la rondeur de ses fesses, bientt Roberte [...] lentement abaisse la main, allonge les doigts, saisit le sedcontra de Victor, le veut carter et sans lcher prise, se renverse [...]. Roberte, la jupe encore releve, dune main semble rajuster sa gaine ou ses bas, tandis que de lautre du bout des doigts elle tend une paire de cls Victor que celui-ci touche sans les prendre jamais : car lun et lautre semblent en suspens dans leurs positions respectives. La scne aprs le viol o, de fait, Roberte fut consentante sa dgradation, son ravalement simmobilise, se bloque en cette image o se lit la fascination dAntoine en ceci que, sans lcran de lesprit du neveu, les Lois ne pourraient pas vraiment se pratiquer. Limage sarrte sur la fascination dAntoine, forc regarder, l o il est devenu, immobilis, paralys, regard aveugle. Nest-il pas, en fin de course, devenu, identifi, le regard du sale Octave ? moins quOctave ne soit rduit au regard dsubjectiv de cet adolescent quil a initi ?

Linstant de la porte ouverte


On sait dsormais la maladie dOctave qui se croit, cest Antoine qui le rapporte, la premire victime de cette quivoque , autrement dit de cet impossible recouvrement de lme (cache) et du corps (apparent) de Roberte. La loi de lhospitalit nayant dautre but que de le sortir de sa perplexit face cette quivoque : sa physionomie est austre mais ce nest l quune apparence son fond, invisible, qui fait son tre propre est agit par la lgret : cest Roberte pute. La ncessit de sa mise en pratique, avec appel linvit, surgissait linstant de la rencontre des corps. Dans lesprit dOctave, cette rencontre se construisait ainsi : Quand [...] [il] prenait [...] Roberte dans ses bras, il ne fallait pas croire quil ft seul la prendre. Avant mme quil ne la prenne, un tiers linvit faisait son apparition. Dans ce dispositif, quil a agenc de toutes pices, Octave se rduit celui qui, juste temps , surprend Roberte avec linvit. Il se fait tmoin de la rencontre sexuelle de lpouse avec lamant quil lui a destin. Cette saisie [...] ne durait quun instant et de nouveau (Octave) [...] tait sur le point de prendre (Roberte) [...] dans ses bras . Cet instant est celui de la porte ouverte : [...] Octave en demandait trop sil voulait prolonger linstant de la porte ouverte, ctait dj beaucoup quil pt obtenir que linvit appart la porte et qu linstant mme linvit surgt derrire Roberte pour permettre Octave de se sentir lui-mme linvit quand, Socits n 99 2008/1

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empruntant linvit le geste douvrir la porte, venant du dehors, il pouvait de l les apercevoir avec le sentiment que ctait lui, Octave, qui surprenait (Roberte) [...] . Cet instant est fulguration o, dans lentrebillement de la porte qui souvre sur la scne tant attendue, se dlie le regard quoi se rduit Octave, o lpoux se fait voyeur de son pouse dans les bras de linvit. Dsormais, lpoux est devenu linvit il vient du dehors, il a pris ses gestes, il est son regard pos sur Roberte. Mais Octave na pas pour autant quitt sa place : il voit linvit quil est devenu sapprocher de lpouse et la surprendre, ltonner par sa prsence imprvue, fortuite. Il est tout la fois linvit il marche dans ses pas, son bras cest le sien, sa bouche cest la sienne, etc. et le spectateur de cette scne. Il se voit tre cet invit qui va prendre Roberte. Il est spectateur de ce dispositif dont il est aussi lacteur. Il se voit comme il sobserverait dans un film se droulant sous son contrle. Le but recherch par Octave il y insiste en employant les expressions de la thologie thomiste notamment est quentre lpoux et linvit stablisse une relation essentielle soit une relation o les essences de lun et de lautre se rencontrent et se mlent, quelles deviennent une. la diffrence dune relation accidentelle qui, elle, ne serait quune rencontre partielle, limite, fragmentaire. Il sagit quadvienne entre lpoux et son invit en vrit [...] un rapport non plus relatif, mais absolu, comme si le matre tant confondu avec ltranger, sa relation toi qui vient dentrer ntait plus quune relation de soi soi-mme . En sidentifiant ce regard du tiers, celui-ci devient pour Octave comme son double. Ce nest plus un autre qui serait un peu lui, cest lui absolument, sans reste, sans perte. Un jeu de miroirs senclenche o linvit est le reflet de lpoux, mais lui-mme, en retour, se dnude comme pur reflet de ce tiers auquel il est confondu. Cet invit cest Octave et Octave est linvit, mais Octave cest aussi Octave, demeur tel, qui se voit devenu linvit au-dehors de lui. Notre thologien insiste sur cette rciprocit voulue totale o par le biais de lidentification imaginaire il sagirait dtre deux personnes (lun et son double reflt) en une seule essence. Par limage obtenir ce que limage ne peut donner : raliser la fusion de ltre mme de linvit avec ltre propre de lpoux. Car le matre de cans recherche avec ltranger quil reoit une relation non plus accidentelle mais essentielle. Lun et lautre ne sont dabord que des substances isoles, sans communication lune avec lautre, qui ne soit toujours accidentelle : toi qui te crois loin de chez toi chez quelquun que tu crois tre chez toi, tu napportes que les accidents de ta substance, en tant quils font de toi un tranger, celui qui te reoit dans tout ce qui ne fait de lui-mme quun hte accidentel. Mais parce que le matre de cans invite ici ltranger remonter la source de toutes substances au-del de tout accident, voici comment il inaugure une relation substantielle entre lui et ltranger [...] Pareille insistance livre cet acharnement du sujet, dans la logique du procs imaginaire, vider lidentification de tout reste : le mouvement de bascule dans lautre doit tre total, rien ne peut ni ne doit demeurer hors sa ralisation. Pour Klossowski, le raisonnement de son personnage le dmontre, celui qui regarde est hors de lui, il devient absolument un autre et lautre est lui. Cest Thodore, le narrateur du Souffleur, et alter ego dOctave (et de K.), qui dcrira le Socits n 99 2008/1

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Pour tenter darrter cette fuite de ltre, cet vanouissement de toute saisie qui ferait arrt et bornage, Thodore (comme Octave) se fait objet regard : il veut passer de lautre ct, l o, suppose-t-il, dun lieu calme et tangible, il pourrait observer le tourbillon des vies et de la sienne avec la changeante et nigmatique Roberte. [...] je mefforce de regarder [...] , voil son ultime tentative pour remonter la source de ces multiples jeux de miroirs, de ces divers reflets duels sans paisseur. Il sagirait de voir partir de ce point invisible, insituable sur aucune carte : voir la vie hors la vie ! Pour parvenir passer derrire sa vie, Thodore a d payer le prix fort : changer son temps vivre contre le temps vcu par un autre . Cet autre, cest un vieillard mort celui quil appelle mon Guide . Et cest parce quil est devenu ce vieillard aujourdhui dcd quil peut voir la vie partir de ce hors la vie quest la mort. coutons le contrat qua pass Thodore avec le Vieux : Est-ce dire que jaie troqu mon propre regard contre celui dun homme sur le dclin ? Mes yeux nont-ils pu soutenir ce qui une fois pour toutes se prsenterait comme notre propre vie ? Avais-je le sentiment confus que le visage de Roberte sabmerait dans un mutuel repliement ds quil cesserait de soffrir aux convoitises qui forment la trame du monde ? ces terribles questions o un sujet se dessaisit de sa vie pour celle dun autre mort , Thodore sait quil lui faut rpondre par laffirmative : ctait le prix payer pour dcouvrir lme cache de lpouse. Plutt que de vieillir tranquillement auprs delle (Roberte), jvoquai une vieillesse qui ne mappartenait pas, et une figure snile droula sa perversit rvolue, lombre de laquelle je pus [...] voir. Socits n 99 2008/1

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plus finement les effets subjectifs de cette bascule dans lautre, de cette identification imaginaire massive : Leffort que jai tent depuis des annes, ctait de passer derrire notre vie, pour la regarder. Jai donc voulu saisir la vie en me tenant hors de la vie, do elle a un tout autre aspect. Si on la fixe de l, on touche une insoutenable flicit [...] Alors que sans ce dispositif, il a la sensation trs nette davoir t souffl comme une modeste chandelle . se faire regard, il obtient une consistance dtre que trs concrtement sa vie de tous les jours ne peut lui donner prise et ronge par les doutes, les quivoques, les suspicions. Lopposition entre se faire objet et sprouver comme sujet trouve ici sa pertinence. Cest se faire objet dans son fantasme, que le sujet Thodore trouve un point dassurance. Thodore insiste beaucoup sur cette perte de consistance qui lui fait se dgager de toute prise la ralit de sa vie et de son monde se dlite. Je cherche en vain des faits dans cette dernire priode de ma vie, je ne trouve que des reflets, que des rsonances et je narrive pas remonter leur source. Les faits en occasionnent dautres et lon sen tient aux derniers et lon sarrange avec eux pour vivre avec le moins de peine possible. Mais les reflets maveuglent, mais les rsonances massourdissent. [...] Les visages et les gestes, la lumire, la pnombre et une incessante rumeur emportent ma pense et je mtonne que ces ondulations perptuelles puissent se rflchir assez dans lincertitude de les avoir vcues. Il parlera lui-mme de linconsistance de la pense .

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Que livre ce spectacle ? Elle se dganta lentement, ta sa veste et, soudain toute nue, se coucha de toute sa longueur parmi les lianes, les bras replis sous sa tte voile, dcouvrant ses aisselles, et puis, dun doigt relevant sa voilette de dessus ses lvres, se mit baiser le galbe de ses paules. Alors gardant un bras sous la tte, elle ramne lautre sur sa gorge, glisse ses doigts autour des seins et coulant la paume de sa main ouverte sur la rondeur de son ventre, les longs doigts insinus dans la toison, pendant quelle levait lune de ses superbes cuisses, sa tte se renversa dans le lierre. Thodore, qui voit cette scne immobilis dans le fauteuil de paralytique du Vieux, parlera de rvlation . Cependant, point dterminant, notre personnage est aussi sur la scne, continuant sa vie de tous les jours avec son pouse. Mais cette vie-l perd toute actualit, elle est mine de lintrieur, vide de sa vie propre : elle se droule regarde de toutes parts par ce mort inlassablement prsent et actif. Thodore insiste sur sa propre position dans un tel agencement il est devenu invisible, personne ne peut dsormais souponner sa prsence. [...] la vision tait devenue pour moi la dernire chance de salut. [...] La seule certitude de mon existence consistait dans le fait de voir ce qui arrive quand on croit que je ny suis pas. Cest se faire objet, se faire quivaloir au regard dsubjectiv dun autre dont le paradigme est le regard de ce mort qui lui vole sa vie de vivant que le voyeur, selon Klossowski, parviendrait seulement cette certitude quant son existence. Se faire regard est un loquent procs de dsubjectivation au plus bas. Ce procs accompli, le voyeur, en tant que sujet, est tout entier regard cach , selon Socits n 99 2008/1

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Notre personnage rapporte une bien singulire scne : au moment de disparatre, le vieillard ta son visage et dit Thodore : Je nai pu me former quen te formant toi-mme de tout ce que je cachais la vue. [...] Je te laisse ma face en creux pour que tu puisses la remplir ta guise [...] Depuis Thodore, nest quun regard de lui regard que ne saurait lancer quelquun ayant un tat civil . Cest sidentifier cet autre devenu absolument Autre, que Thodore peut se faire voyeur de Roberte. loccasion dune rencontre avec le Vieux dj mort, notre sujet sclipse lui-mme : [...] jeus un blouissement [...] javais cess de voir. Fis-je alors les gestes dun homme qui se noie ? Presque aussitt des pas prcipits se rapprochrent, et puis je me sentis soutenu. (Le vieillard fait son apparition.) a ne va donc pas ? Allons, allons ne vous frappez pas [...] venez je vous conduis ! [...] Il me fit asseoir dans son propre fauteuil dinfirme, moi qui tait ingambe quelques minutes auparavant, et de ses doigts squelettiques me fit des passes sur les tempes. Un indicible soulagement me gagnait, cependant que le fauteuil glissait prsent, pouss que jtais par lui comme au cur de sa propre pense. Devenu la pense du Guide, Thodore voit les visions qui y sont associes. Daveugle, il devient voyant de lAutre Roberte : Dans la pnombre verdtre, une jeune femme coiffe dun chapeau de paille plat, le visage couvert dune voilette blanche, vtue dun tailleur turquoise, sappuyait contre lun des troncs, regardant furtivement au fond dun fourr. LAutre Roberte est dans son habit de scne, le spectacle va commencer. Voil ce que permet lidentification au regard du Vieux.

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Roberte ou limpossible prostitution selon Pierre Klossowski

lexpression de Lacan, puisque ce regard ne peut oprer que lorsque, comme laffirme Thodore, on croit que je ny suis pas ! . Ce regard cach tant le dernier rsidu de toute espce de subjectivit. Le dispositif mis en place se rvle comme un procs, progressif et logique, de rduction symbolique. ce minimum de structure subjective implique fait pendant ce maximum dinvestissement libidinal : insoutenable flicit , dit notre personnage. Le voyeur klossowskien, au sens strict cest ce quoi Le Souffleur nous porte , est un mort-vivant. Un vivant qui ne peut aborder la vie que par le regard dun disparu et qui, ce titre, voit sa vie lui tre ravie. Un mort qui, tre ternis, fait tenir le spectacle de la comdie de la vie mais en limmobilisant, en la maintenant en suspens. Le voyeur klossowskien est un mort au sens de limaginaire : il est tout la fois mort et nen finit pas dtre prsent comme ternis, statufi il ne peut plus mourir. Tel est le rsultat subjectif de limaginarisation qui fait se multiplier les rciprocits, symtriques, de la dualit narcissique : cest la prvalence de la dialectique imaginaire qui tourne en rond, sans issue. En effet, lHospitalit ainsi dcrite par Octave (et Thodore) implique la suite, virtuellement sans fin, des invits auxquels, lun aprs lautre, notre personnage livrera Roberte. Chaque fois un point de vue nouveau simpose. Et si un nouvel invit permettait enfin de savoir si Roberte est pure ou souille, fidle ou pute ? multiplier ces autres qui le dessaisissent autant de fois de sa propre vie, le voyeur klossowskien est aussitt clat en une multitude didentifications massives, aussitt diffract en mille regards anonymes. Ces regards ddoubls, dmultiplis ne peuvent faire un ensemble clos o Roberte livrerait son me cache, son secret bien retenu. Un invit toujours manque, un regard nouveau sur Roberte est toujours possible. Surprendre lpouse avec linvit devient une tche sans fin dont la ralisation se drobe, chaque tentative davantage : linstant de la porte ouverte tendant tre interminablement reproduit. La pratique de lHospitalit ne peut la raliser : elle choue de par les moyens mmes de son effectuation. Limaginarisation du dispositif tourne vide, pris dans une logique infinie et clate privilge de la mtonymie o ne peuvent que rgner larbitraire et le relatif. Cest ce que Thodore, particulirement mal en point, reconnat dsabus : Rien que ce funeste besoin de faire vrifier le plus intime de moi-mme par les esprits les plus trangers, les plus lointains, aux antipodes de mon me, cette tragique faiblesse solliciter larbitrage des autres, qui nen reposerait pas moins son tour sur de larbitraire, pour obtenir comme la ratification de tout ce qui et d rester jamais la part indicible de ma vie. Notre voyeur souffre de son bonheur conjugal, telle est la maladie dont il croit pouvoir se dbarrasser en la communiquant dautres. Mais chaque regard sur cette nigme quest Roberte repose la question du mot de la fin. Lnigme se rpercute et reprend ses droits. Aucune certitude ne peut tre obtenue. Devenu regard, le sujet certes a obtenu un point dassurance et de certitude : chiffrage de la jouissance localise dans le scnario fantasmatique qui ouvre la construction du rituel, mais ce qui est vis : lme de Roberte, se drobe chaque effectuation un peu plus. Octave-Thodore est toujours malade.

Socits n 99 2008/1

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LALERTE, drame raliste en trois tableaux , Jospeh Hmard pour Hmard (Joseph), Le Grand Clapier de Paris, Paris, ditions de La Tournelle, 1946. 275 ex. numrots. (Coll. part. G.L.)

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