De L'unité de L'intellect À L'un Absolu

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LA RELIGIOSITÉ DE PLOTIN 121

cèra • REAM, 5, 2007, pp. 121-139

DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU :


PLOTIN CRITIQUE D’ARISTOTE

Marilena Vlad
(Université de Bucarest)

Abstract : In this article, I discuss Plotinus’ critique of the peripatetic idea of the
divine intellect as first principle. As I am trying to show, Plotinus accepts the
unity of the intellect as self-thinking, and, even more than Aristotle, he emphasizes
this unity. Yet, he insists on the necessity of a principle that is even higher and
simpler than the intellect. Eventually, intellect proves to be the unity of a plurality,
though it is the most unitary being. I discuss the dual nature of the intellect :
both as thinking and as being, intellect is both unitary and plural. Starting from this,
I analyze Plotinus’ arguments of the absolute one as first principle, above intellect.

Dans cet article, je discuterai la manière dont Plotin dépasse la perspective


aristotélicienne de l’identité entre le principe premier et l’intellect divin.
Pour Plotin, cet intellect ne peut pas être le principe le plus simple, mais
avant lui il faut établir un principe absolument unitaire et absolument
simple. Toutefois, il y a quelque chose de paradoxal dans ce dépassement qui
se déroule en deux temps : d’une part, Plotin donne à l’intellect divin plus
d’unité, mais d’autre part, il renforce la pluralité de l’intellect, qui doit être
surmontée vers un principe supérieur. De cette façon, chez Plotin, l’intellect
est plus unitaire que chez Aristote, mais il est en même temps trop pluriel
pour être principe premier, comme l’affirmait le Stagirite. C’est justement
ce paradoxe que nous nous proposons de discuter. Notre question est donc :
quel est le rapport entre l’unité de l’intellect et sa pluralité ? Comment cette
unité de l’intellect – qui est la plus étroite – reste néanmoins plurielle ?
Pour répondre à cette question, je discuterai les deux aspects du problème :
d’une part, l’intellect divin est lui-même décrit par Plotin comme l’être le
plus unitaire (même plus unitaire que la tradition aristotélicienne l’avait
122 MARILENA VLAD

compris) ; d’autre part, l’être le plus unitaire ne peut pas être absolument
simple, car son unité est, finalement, l’unité d’une pluralité. En conséquence,
l’intellect divin ne peut pas être le principe premier.
L’intellect plotinien, l’être véritable, est conçu à partir de deux modèles
philosophiques : d’une part, le modèle aristotélicien de l’intellect divin qui
se pense soi-même1, étant identique à l’objet de sa pensée2 ; d’autre part, le
modèle platonicien de l’être véritable, doué de vie et d’intelligence3. Toutefois,
Plotin montre que ni la pensée unitaire (l’intellect aristotélicien), ni l’être
véritable (du modèle platonicien) ne sont absolument simples, mais chacun
d’eux présuppose une certaine dualité ou même une pluralité, renvoyant de la
sorte vers un principe antérieur, absolument unitaire. D’une part, l’intellect –
la pensée la plus haute – même s’il se pense soi-même, étant ainsi unitaire,
demeure encore dans la dualité et dans la pluralité. D’autre part, l’être
intelligible – quoi qu’il retienne toutes les formes dans l’unité – garde encore
une forme de pluralité. Plotin accepte que l’intellect – en tant que pensée
suprême et être intelligible – est unitaire, mais il n’accepte pas que cette
unité soit elle-même absolue. Nous verrons dans ce qui suit comment Plotin
argumente chacune de ces thèses.
Pour le début, voyons comment cette idée de l’antériorité de l’un absolu
par rapport à l’un-être, donc par rapport à l’intellect divin, est tournée
contre la conception péripatétique qui érige l’intellect divin en principe
premier. Pour Plotin, le principe premier est au-delà de l’intellect, à savoir
au-delà de la pensée qui se pense soi-même. On reconnaît ici le principe
suprême d’Aristote : nÒhsij no»sewj4. Même s’il accepte la thèse de
l’intellect qui se pense soi-même, Plotin ne s’arrête pas à celui-ci comme
principe de toute la réalité, mais il critique cette perspective, en essayant de
la dépasser. Bien entendu, il ne nie pas l’idée que l’intellect divin – l’être
véritable – est unitaire ; il veut seulement montrer que celui-ci ne peut pas
être absolument unitaire, mais qu’il présuppose une unité supérieure et qu’il
tend, par sa même structure intime, vers l’un antérieur, vers l’un absolu.
En effet, Plotin renforce en même temps l’unité et la pluralité de l’intellect
divin : il veut montrer que son unité est encore plus simple qu’Aristote
lui-même ne l’avait pensé, mais il insiste aussi sur la pluralité de l’intellect,
introduisant en celui-ci la pluralité des formes intelligibles – ce qu’Aristote
n’aurait pas admis. Toutefois, si Plotin augmente en même temps l’aspect de
l’unité de l’intellect et celui de sa pluralité, c’est pour montrer que l’unité et
la pluralité de l’intellect ne se contredisent pas et ne s’annulent pas l’une

1. Aristote, Métaphysique, 1072 b 19-20.


2. Aristote, De anima, 430 a 2-5 ; 431 b 17.
3. Platon, Sophiste, 248 e 6-249a 2.
4. Aristote, Métaphysique, 1074 b 34.
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 123

l’autre. Dans l’intellect, dit Plotin, «la pluralité n’est pas en conflit avec l’un»
(oÜte m£cetai tÕ plÁqoj —ke‹ tù –n…)5. Ni la pluralité de l’intellect ne
disperse son unité, ni son unité ne supprime sa pluralité.
Dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur ces deux aspects : l’unité
de l’intellect (en tant que pensée tout autant qu’être intelligible) et sa
pluralité (en tant que pensée tout autant qu’être intelligible), afin de saisir
comment Plotin réalise ce passage vers une unité encore plus simple et
exempte de toute pluralité, vers l’un absolu.

I. L’unité de l’intellect chez Plotin

Plotin traite l’unité de l’intellect en la regardant de plusieurs points de vue,


qui se complètent l’un l’autre. D’une part, il s’agit de l’unité de l’intellect en
tant que pensée, du fait que la pensée de l’intellect est identique avec l’objet
de cette pensée. D’autre part, l’intellect est l’unité de ses formes, l’unité des
êtres véritables. En troisième lieu, les deux aspects déjà énoncés – l’intellect
comme être véritable et l’intellect comme pensée première – peuvent être
considérés ensemble, dans leur propre unité, en disant que l’intellect est
l’unité et l’identité de la pensée et de l’être. Dans l’intellect plotinien on
retrouve la thèse parménidienne de l’identité entre l’être et la pensée, celle
platonicienne de l’être qui a sa propre unité, mais aussi la thèse d’Aristote de
la pensée qui se pense soi-même. De cette manière, comme pensée, mais
aussi comme être, l’intellect est unitaire ; de plus, pour lui, la pensée et l’être
sont eux-mêmes en relation d’identité, ne pouvant être distingués que dans
l’effort discursif par lequel nous tentons de comprendre la nature de l’intellect,
car notre pensée ne peut fonctionner que par des distinctions.
Nous considérerons ensuite l’unité de l’intellect en tant que pensée et en
tant qu’être, ayant toujours en vue le fait que ces deux aspects ne peuvent
être séparés que dans l’ordre de l’exposition. L’analyse plotinienne de l’intellect
divin se déploie à partir de certaines idées aristotéliciennes, que nous pouvons
localiser dans les passages suivants du De Anima :

En outre, l’intellect est lui-même intelligible comme le sont les intelligibles. En effet,
en ce qui concerne les réalités immatérielles, il y a identité du pensant et du pensé,
car la science théorétique et ce qu’elle connaît sont identiques.6
La science en acte est identique à son objet.7
Et, d’une manière générale, l’intellect en acte est identique à ses objets mêmes. 8

5. Plotin, Ennéades, VI, 4, 4, 35-36.


6. Aristote, De anima, 430 a 2-5 (trad. J. Tricot, Vrin, 1965).
7. Aristote, De anima, 430 a 19-20 (l’idée est reprise à 431 a 1).
8. Aristote, De anima, 431 b 17.
124 MARILENA VLAD

Dans ces contextes, Aristote parle en fait de l’intellect humain, qui a accès
à la forme intelligible de chaque chose et qui est lui-même un être intelligible.
Plotin reprend l’idée aristotélicienne et la radicalise, en l’appliquant à l’intellect
suprême : il affirme que «la science des êtres sans matière est identique à son
objet»9 et que «l’intellect est identique à ses objets»10. Aux passages déjà cités
du De anima, on peut ajouter deux passages de la Métaphysique, qui ont une
signification particulière pour l’analyse plotinienne. Cette fois-ci, Aristote
parle de l’intellect divin :

L’intellect suprême se pense donc soi-même, puisqu’il est ce qu’il y a de plus excellent,
et sa pensée est pensée de pensée. 11
Mais, répondons-nous, dans certains cas, la science n’est-elle pas son objet même ? Dans
les sciences poétiques, c’est la substance et la quiddité de l’objet, abstraction faite de
la matière ; dans les sciences théorétiques, c’est la définition et l’acte de pensée qui est
l’objet véritable de la science. Puis donc qu’il n’y a pas de différence entre ce qui est
pensé et la pensée dans le cas des objets immatériels, la pensée divine et son objet seront
identiques, et la pensée sera une avec l’objet de la pensée.12

Pour compléter le fond doctrinaire sur lequel s’appuie l’analyse de Plotin,


il faut mentionner, à coté de ces idées d’Aristote, la manière dont elles ont été
reprises par ses commentateurs. Alexandre d’Aphrodise – dont Porphyre nous
dit qu’il’a été lu et discuté dans l’école de Plotin13 – identifiait l’intellect actif
avec la cause première14. En plus, il affirmait la simplicité de l’intellect divin :

Étant simple, [l’intellect] se pensera toujours soi-même (¢eˆ aØtÕn no»sei)


uniquement. Car l’intellect qui est simple pense quelque chose de simple, et rien
d’autre – hors lui-même – n’est pas un intelligible simple. Car il est non-mélangé et
immatériel, n’ayant rien en puissance en lui-même. En conséquence, il se pensera
soi-même uniquement. Ainsi, en tant qu’intellect, il se pensera soi-même comme
intelligible (æj nohtÕn no»sei) ; en tant qu’il est intellect et intelligible en acte,
il se pensera soi-même éternellement ; en tant qu’il est le seul simple, il se pensera
soi-même uniquement (aØtÕn mÒnon no»sei). Car étant le seul simple, il pense
quelque chose de simple et il est le seul simple d’entre les intelligibles.15

9. Plotin, Ennéades, V, 9, 5, 29  ; voir aussi VI, 6, 6, 19-20.


10. Plotin, Ennéades, V, 4, 2, 45-46.
11. Aristote, Métaphysique, 1074 b 33-35 (trad. J. Tricot, Vrin, 2000 partiellement
modifiée).
12. Aristote, Métaphysique, 1074 b 38-1075 a 5 (trad. J. Tricot, Vrin, 2000).
13. Voir Porphyre, La vie de Plotin, 14, 13. Dans son article «The Background of the
Doctrine “That the Intelligibles are not Outside the Intellect”» (dans Les Sources de
Plotin, Entretiens Hardt V, Vandoeuvres, Genève, 1960, p. 406), A. H. Armstrong
suggère que Plotin a lu le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise sur De anima.
14. Alexandre d’Aphrodise, De anima, p. 89, 22-23, éd. Bruns.
15. Voir Alexandre d’Aphrodise, De anima liber mantissa, 109, 28-110, 3 (notre
traduction)
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Plotin accepte l’idée aristotélicienne de l’intellect divin qui se pense


soi-même et reprend aussi l’explication d’Aristote qui consiste à dire que,
pour les choses immatérielles, la science de la chose ne diffère pas de la chose
même. Cette idée est présente dans plusieurs contextes des Ennéades : «Car
les choses dans l’être lié à la matière n’ont point leur être dans l’intellect ;
mais les êtres qui sont dans l’intellect sont sans matière.»16 Quand on pense
à une chose matérielle, on pense en vérité sa forme seule, et non pas la chose
même ; par contre, quand on pense une chose dépourvue de matière, on
pense la chose même, qui est purement intelligible, et non pas autre chose.
Dans les Ennéades, VI, 6, 6, 19-20, nous découvrons de nouveau cette
formule aristotélicienne : «dans les êtres sans matière, la science est identique
à son objet». Toutefois, Plotin reprend cette formule pour lui donner un
sens plus radical : il montre que l’identité entre la science et son objet – dans
les choses immatérielles – ne veut pas dire que l’objet de cette science est la
science même, mais, au contraire, que l’objet est lui-même capable de
connaître, devenant lui-même science. Car, si la science aurait comme objet
la science même, on aboutirait à une subjectivité de la connaissance intelligible
qui ne serait plus science de l’être véritable, mais seulement science de son
propre acte de connaître ; en outre, l’intellect lui-même ne serait plus un
intellect véritable, mais seulement ce qu’il pense qu’il est. Dans ce cas-là, les
formes intelligibles ne seront autre chose que leur propre définition : la
justice n’existerait plus en soi ; elle ne serait qu’une définition de la justice.
Plotin rejette cette possibilité et montre que, étant intelligible, l’être véritable
est lui-même pensée (nÒhsij) et science. De cette façon, Plotin exclut toute
consécution entre l’objet et la science intelligible : l’objet ne précède pas la
pensée – car, dans ce cas, il serait non-intelligible, tant qu’il n’est pas intelligé
–, et la pensée, comme acte de connaissance, ne précède pas l’objet de la
connaissance, car, dans ce cas, l’objet n’aurait pas une existence réelle, mais
seulement une existence conventionnelle, définie par une science qui ne
connaît autre chose que soi-même. L’objet de la pensée est déjà intelligent,
et, dans ce sens-là, il s’identifie déjà à la pensée et à la connaissance, donc, il
est connaissance de soi-même. L’intellect n’est pas une pensée de son propre
acte de penser, mais il a un objet de sa pensée, et cet objet n’est pas étranger
à la nature même de la pensée.
Dans un article qui porte sur ce sujet17, Pierre Hadot expose la raison
pour laquelle Plotin croit que la formule aristotélicienne citée plus haut

16. Plotin, Ennéades, VI, 2, 8, 3-5 (trad. Bréhier, partiellement modifiée). Voir aussi
VI, 6, 6, 19-26. On remarque que Plotin superpose la thèse aristotélicienne qui vient
d’être énoncée et la thèse de Parménide sur l’identité de la pensée et de l’être.
17. P. Hadot, «La conception plotinienne de l’identité entre l’intellect et son objet.
Plotin et le De Anima d’Aristote», dans Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote,
Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1996, pp. 367-376.
126 MARILENA VLAD

suggérerait l’antériorité de l’intellect divin par rapport aux formes qu’il


pense : tandis que, chez Aristote, l’intellect divin est l’être premier et, en
conséquence, il ne peut penser que quelque chose qui lui soit postérieur18,
Plotin maintiendrait une, lui, antériorité conceptuelle des formes par rapport
à l’intellect19. Nous considérons toutefois que, si Plotin combat la formule
aristotélicienne, ce n’est pas pour souligner l’antériorité des formes par
rapport à l’intellect, mais pour écarter toute trace de succession dans le cadre
de l’intellect divin. L’intellect n’est pas un «objet» dépourvu de pensée et il
n’est pas, non plus, une simple pensée dépourvue d’objet : dans son cas,
cette différence entre objet et sujet ne fonctionne plus. L’objet de l’intellect
n’a pas une autre nature que l’intellect lui-même. Il ne se présente pas à
l’intellect comme un objet qui lui soit étranger. Par contre, cet objet est déjà
intelligible et il est déjà pensée. Cet amendement plotinien de la formule
aristotélicienne souligne davantage l’identité de l’intellect avec les objets de
sa pensée et, en conséquence, l’unité de l’intellect divin.
Plotin insiste sur l’unité de l’intellect, en effaçant totalement la distinction
entre un «sujet» pensant et un «objet» pensé. Si le pensé est lui-même pensée
et pensant, ces deux aspects ne peuvent plus être distingués dans l’intellect
divin. Celui-ci est en même temps et en entier pensé et pensant. Dans la
logique de la pensée discursive qui nous caractérise, celui qui pense – à
savoir notre âme – se rapporte à une chose distincte de sa propre pensée, et
même à quelque chose d’autre que lui-même : soit qu’il reçoit des impressions
de la part de la perception sensible, soit qu’il est illuminé par l’intellect
supérieur. L’âme peut être en accord avec l’intellect, mais elle reste entre ces
deux puissances : celle perceptive et celle intelligible20. Si l’âme se pense
soi-même, elle pense deux choses : ce qu’elle pense, mais aussi celle qui
pense. De la sorte, elle est divisée en elle-même : elle pense une de ces parties
(à savoir le pensé) avec une autre partie (à savoir avec celle qui pense). Par
contre, dans le cas de l’intellect, cette distinction est supprimée : le pensé est
en même temps le pensant et le pensant est en même temps pensé, de sorte
que l’acte de l’intellection ne divise pas l’être de l’intellect. En se pensant
soi-même, l’intellect est en même temps intelligible et intellectif. Il n’a pas
une partie intelligible et une autre partie intellective.
À l’origine de ce problème – d’une pensée de soi unitaire – se trouve un
argument formulé par Sextus Empiricus21 : l’intellect, dit-il, ne peut pas se
connaître soi-même, ni en entier, ni en partie. D’une part, si une partie de
l’intellect connaissait une autre partie, alors, la partie qui connaît, comment

18. Ibid., p. 370.


19. Ibid., pp. 372-373.
20. Plotin, Ennéades, V, 3, 3.
21. Voir Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, VII, 310-312.
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 127

pouvait-elle se connaître soi-même ? Elle connaîtrait seulement une partie


distincte, et non pas soi-même ; alors, elle aurait besoin d’une autre partie
qui pourrait la connaître, et ainsi de suite, ce qui nous fait régresser à
l’infini. D’autre part, si l’intellect se connaissait soi-même en entier, alors il
serait connaissant dans son tout, de sorte que rien d’autre ne serait là pour
être connu. Dans ce cas, l’intellect n’aurait aucun objet qu’il puisse connaître.
Par sa manière de concevoir l’intellect divin – et plus précisément la
relation entre parties et tout dans l’intellect – Plotin donne la solution à
ce problème. Il dépasse les alternatives présentées par Sextus Empiricus,
effaçant la distinction entre tout et parties et montrant que, dans le monde
intelligible, la relation entre tout et partie doit être comprise de manière
différente que dans le monde sensible. En effet, dans le cas de l’intellect
divin, une partie n’est pas séparée des autres parties. Les parties ne sont pas
distinctes, mais chaque partie reflète le tout, et le tout reflète chaque partie.
La solution de Plotin prend en vue la nature incorporelle de l’intellect. Car
la division ne peut s’opérer que dans une chose corporelle ; or, l’intellect n’a
pas de corps : par conséquence, il ne peut pas être divisé dans une partie
active et une partie passive, dans un sujet et un objet. Pour la pensée
humaine, l’objet est quelque chose d’extérieur, qui diffère donc de la pensée.
Par contre, l’intellect divin n’a pas besoin de sortir au dehors pour penser :
il a en soi-même tout ce qu’il pense, tout l’univers de l’être intelligible, car
il est lui-même cet être.
Discutant cet aspect, Ian Crystal22 argumente que l’intellect se connaît
soi-même seulement en tant que tout et non pas en tant que partie. Toutefois,
cette question nécessite encore plus de prudence. Il est vrai que dans Enneades,
V, 3, 1, 9-13, Plotin montre qu’un être composé ne peut pas se connaître
soi-même, car une de ces parties connaîtrait le reste des parties et non pas
elle-même, donc ne connaîtrait pas le tout. Néanmoins, l’intellect n’est pas
un être composé, comme l’homme est composé du corps et de l’âme, mais
pour l’intellect, la relation entre les parties et le tout est une relation parti-
culière : les parties de l’intellect ne se distinguent pas et ne se séparent pas les
unes des autres, ni chacune du tout, mais dans chaque partie de l’intellect on
retrouve l’intellect en entier. Chaque partie voit toutes les autres parties ; elle
voit le tout et se voit elle-même dans ce tout23. En conséquence, si l’intellect
se pense soi-même, ce n’est pas par l’une de ses parties qu’il se pense. Il ne se
pense pas non plus seulement en tant que tout, comme si les parties elles-mêmes
ne pensaient pas. C’est plutôt à la fois comme tout et comme parties qu’il se
pense, dans la mesure où, dans chaque partie, le tout est déjà présent.

22. I. Crystal, «Plotinus on the Structure of Self-Intellection», Phronesis, 43, 1998,


pp. 264-286. Voir spécialement p. 265.
23. Voir par exemple Ennéades, III, 2, 1, 27-37.
128 MARILENA VLAD

Un autre aspect qui individualise l’intellect divin – renforçant son unité


spécifique – est le fait qu’en lui on ne peut pas distinguer un acte et une
puissance ; l’intellect divin n’est jamais en puissance24 – comme affirme
Aristote de l’intellect humain25. Pour Plotin, l’intellect n’est pas une faculté
qu’on peut avoir (—cein) sans exercer26 – pour devenir ensuite un intellect
proprement dit, qui passe à l’acte après qu’il a reçu un objet de pensée27 –,
mais l’intellect est toujours intellect et toujours en acte :
Mais, si l’on prend le mot intellect en son véritable sens, il faut comprendre par là
non pas un intellect en puissance et qui passe de l’état d’inintelligence à l’état
d’intellect (sinon, nous demanderons à nouveau un autre intellect antérieur à
celui-ci), mais l’intellect en acte et éternellement existant (tÕn —nerge…v kaˆ ¢eˆ
noàn Ônta).28

L’intellect n’est pas intellect des choses qui l’aurait précédé29 ; il n’est pas en
relation avec des objets qui lui soient antérieurs30. Il ne devient pas intellect grâce

24. Les êtres intelligibles ne sont pas en puissance, parce qu’ils n’ont pas de matière
et n’existent pas dans le temps ; l’intelligible est pure forme, donc il n’a pas besoin de
devenir autre chose, il n’a pas besoin de recevoir une forme du dehors (ce qui serait un
passage de la puissance à l’acte). L’intelligible est déjà tout, éternellement (Ennéades, II,
5, 3). Voir aussi V, 9, 4, 7-8 : «les êtres premiers sont en acte». Toutefois, dans un autre
contexte, Ennéades, III, 8, 11, 1-2, Plotin dit que l’intellect est une puissance qui est
passée à l’acte (voir aussi l’article de A. H. Armstrong, «Eternity, Life and Movement in
Plotinus’ Account of the Nous», dans Le Néoplatonisme, CNRS, Paris, 1971, pp. 67-74).
Néanmoins, il faut remarquer que la pensée de Plotin a des niveaux distincts, qui se
reflètent de manière différente les uns dans les autres, de sorte que, par rapport à l’un
antérieur, l’intellect peut sembler une puissance, mais en soi-même il n’a aucune puissance,
car sa pensée pense éternellement la même chose, sans jamais passer à une autre chose.
25. Aristote, De anima, 429 b 30.
26. Voir Aristote, De anima, 412 a10 et 417 a 28.
27. Il est vrai qu’Aristote lui-même ne maintient pas que l’intellect divin serait
seulement en puissance d’abord, pour passer ensuite à l’acte. Dans la Métaphysique, XII,
9, 1074 b 18-20, il rejette cette possibilité : un intellect qui ne penserait qu’en puissance
ne serait pas l’être suprême. En échange, dans son analyse sur l’intellect divin, Plotin
reprend aussi des affirmations qui, chez Aristote, se réfèrent à l’intellect humain – pour
les réfuter. En plus, même le texte du De anima, 429 b 30 doit être lu avec prudence :
Aristote dit que «d’une certaine façon» (pèj) l’intellect est les intelligibles en puissance,
mais qu’en vérité il n’est rien avant de penser.
28. Plotin, Ennéades, V, 9, 5, 1-4 (trad. Bréhier, partiellement modifiée).
29. Voir Plotin, Ennéades, V, 4, 2, 43-48 : l’intellect ne pense pas des choses qui le
précéderaient. Voir, parallèlement, Aristote, Métaphysique, XII, 9, 1074 b-1075 a.
30. Voir Plotin, Ennéades, V, 4, 2, 43-48 : «Car l’être n’est point un cadavre privé de
vie et de pensée. L’être est identique à l’intellect. L’intellect n’est pas à ses objets comme la
sensation aux choses sensibles qui existent avant elle ; l’intellect est identique à ses objets,
s’il est vrai que leurs espèces ne lui soient pas apportées d’ailleurs ; car d’où viendraient-elles ?
Il est ici avec ses objets et ne fait qu’un avec eux ; et en général la science des êtres
immatériels est identique à ses objets.» (trad. Bréhier, partiellement modifiée)
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 129

à un objet reçu et donc différent de lui-même, mais il est toujours déjà intellect,
car les objets qu’il pense constituent son propre être. Autrement, s’il avait cette
puissance de penser, il aurait besoin d’un autre intellect antérieur, qui lui fasse
passer de la puissance à l’acte effectif de penser31. L’intellect divin n’est autre
chose que ce qu’il pense et les «objets» de sa pensée ne sont pas différents de
ce qu’il est ; de même, son acte de penser n’est pas différent du fait qu’il est
et son fait d’être consiste dans son acte de penser. Dans la pensée humaine on
peut distinguer entre celui qui pense (ce qu’il est) et ce qu’il pense (qui sont les
choses pensées) ; aussi peut-on distinguer son fait d’être et le fait qu’il pense.
Par contre, dans le cas de l’intellect divin, ces quatre aspects ne peuvent plus
être distingués, mais ils sont identiques et s’impliquent de manière réciproque,
de sorte que l’intellect est ce qu’il pense et il pense ce qu’il est.
D’autre part, si l’on regarde les choses du point de vue de l’«objet» de sa
pensée (tÕ nohtÒn), celui-ci est justement parce qu’il est pensé par l’intellect
et il est de la manière dont l’intellect le pense. Il ne diffère pas de l’intellect,
mais il est l’être même de l’intellect ; son être ne consiste pas en autre chose
que le fait même qu’il est pensé par l’intellect. De même que l’intellect est
éternellement en acte, de même son objet est toujours éternel et inchangeable.
En conséquence, l’intellect se pense soi-même et il est soi-même cette
pensée qui se pense soi-même. Le fait que l’intellect se pense soi-même peut
ainsi être compris en deux sens : l’intellect pense soi-même en tant qu’il est
intelligible et aussi en tant qu’il est pensée32. L’acte de penser et l’objet de la
pensée ont une double relation d’identité : non seulement l’objet de la
pensée, l’intelligible (tÕ nohtÒn), est identique avec celui qui pense, mais
aussi en sens inverse : l’acte même de penser (nÒhsij) est à son tour intelligible.
D’une part, l’intellect est intelligible, donc il est lui-même l’objet de sa
pensée ; d’autre part, il est lui-même la pensée qui s’exerce sur lui, donc il est
lui-même celui qui pense l’intelligible, autrement dit, il est lui-même celui
qui se pense soi-même comme intelligible. Il est celui pensé par sa propre
pensée et il est aussi celui qui pense l’être comme intelligible. Certes, pour
Plotin, il n’y a aucune différence entre l’intellect comme pensée et l’intellect
comme intelligible33, entre l’intellect comme être intelligible et l’intellect
comme pensée. Les deux aspects ne sont séparables que dans notre esprit.

31. Plotin, Ennéades, II, 5, 3, 25-32.


32. «[...] donc, tous ensemble seront un : l’intellect, la pensée et l’intelligible. Si
donc sa pensée est l’intelligible, et si l’intelligible est l’intellect, il se pensera soi-même ;
car il pensera par sa pensée qui est lui-même et il pensera l’intelligible qui est lui-même.
Ainsi, des deux manières, il se pensera soi-même : puisque la pensée c’est lui-même et
puisque l’intelligible – que l’intellect pense par sa pensée – est aussi l’intellect lui-même.»
(Plotin, Ennéades, V, 3, 5, 43-48, trad. Bréhier, partiellement modifiée).
33. C’est là l’objection principale de Proclus envers Plotin, à savoir qu’il a tellement
identifié l’intelligible et la pensée, qu’il a fini par les confondre. En suivant Jamblique,
Proclus sépare ces niveaux de l’intellect. Voir, par exemple, Théologie platonicienne, 4, 6-17.
130 MARILENA VLAD

Du fait que l’intelligible est éternellement présent comme objet de la


pensée, Plotin conclue que l’intellect est l’être premier :

Mais, si la pensée est identique à l’intelligible – car l’intelligible est un acte, car il
n’est point ‘un être’ en puissance et inanimé, à qui du moins n’appartiendraient
qu’une vie et une pensée empruntées, comme s’il était une pierre ou une chose inerte
et inanimée – alors l’intelligible c’est la substance première (oÙs…a ¹ prèth).34

Ainsi, l’intelligible n’est jamais non-intelligible, il ne devient pas intelli-


gible ultérieurement, mais il est déjà et depuis toujours intelligible, parce
qu’il est toujours en acte. Il n’a pas un autre être avant lui, qui puisse lui
donner l’être, mais il est lui-même l’être premier, un être intelligible et
incorruptible35, éternellement dans cet acte de penser et d’être pensé. Il faut
souligner cet aspect de la pensée de Plotin : l’unité de l’intellect est l’identité
entre la pensée de l’intellect et l’objet de cette pensée ; mais cette identité
revient en fait à une identité entre pensée et être, plus précisément, à une
identité entre la pensée suprême et l’être véritable. Il s’agit d’une unité et d’une
identité de la pensée qui se pense soi-même comme étant. En conséquence,
l’intellect est l’être réel, il pense l’être réel et il constitue l’être réel par sa
pensée même36.

II. La pluralité de l’intellect

Même s’il insiste sur l’identité entre l’intellect et son objet intelligible,
ainsi que sur l’unité de l’être de l’intellect, Plotin va toutefois encore plus
loin dans la recherche de l’unité primordiale. En dépit de ses analyses très
élaborées, par lesquelles il veut imposer l’unité de l’intellect, Plotin constate
en même temps que celui-ci garde une certaine dualité – et même pluralité –
inhérente, qui ne lui permet pas d’être le principe premier.
Ainsi, Plotin dépasse en deux sens la position aristotélicienne. D’un côté,
il part de l’idée aristotélicienne concernant l’intellect divin, mais il impose à
celui-ci une unité encore plus grande qu’il n’avait chez Aristote. De l’autre
côté, Plotin fait remarquer que ni même une telle unité – de l’être le plus
unitaire – ne peut pas être véritablement le principe premier. Ainsi, Plotin
accepte l’idée aristotélicienne de l’identité de la pensée avec son objet dans

34. Plotin, Ennéades, V, 3, 5, 31-35 (trad. Bréhier, partiellement modifiée).


35. Dans l’Ennéade, V, 9, 4, 7-8, Plotin accepte le fait que les réalités premières sont
en acte, sans aucun manque.
36. Plotin, Ennéades, V, 9, 5, 12-13 : «Il est donc évident que, étant véritablement
intellect, il pense les êtres et les fait exister. Il est donc ces êtres mêmes.» (trad. Bréhier,
partiellement modifiée).
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 131

les choses immatérielles et même renforce cette idée. Néanmoins, pour


Plotin, cette coïncidence ne peut pas être seulement le signe d’une identité
unitaire – comme elle était dans la tradition péripatétique –, mais elle est
plutôt le lieu d’une pluralité, même s’il s’agit d’une pluralité unifiée, une
pluralité dans l’identité.
La réflexion plotinienne suit ici une manière caractéristique : elle reprend
un problème aristotélicien et le passe par le crible critique du platonisme.
Or, pour Platon37, l’être est inférieur à l’un : il demeure sous la condition de
l’un, subissant l’affection de l’un (p£qoj m›n toà –nÕj šcein) ; ainsi,
l’être reste juste une unité, donc un «un» déterminé. En échange, l’un est
différent de l’être, il lui offre son unité et lui est antérieur. L’unité tellement
étroite de la pensée et de l’être, de l’intellect qui se pense soi-même, n’est pas –
dans la vision de Plotin – l’unité absolue, mais elle reste l’unité d’une pluralité,
et cela pour deux raisons. Premièrement, même s’il s’agit de la pensée
suprême, la pensée ne peut se déployer que dans la dualité. Deuxièmement,
l’«objet» de la pensée suprême est lui-même pluriel. Ainsi, l’intellect premier
est pluriel autant comme pensée que comme être. Voyons donc comment
Plotin argumente la pluralité de l’intellect divin, donc de l’être premier.
Il faut dire dès le début que l’intellect plotinien ne doit pas être confondu
avec aucune des hypostases de notre pensée discursive. C’est vrai qu’il est
une pensée de soi, mais non pas dans le sens où notre âme peut se penser
soi-même. L’intellect est une pensée de soi dans laquelle les distinctions
opérées par notre pensée ne fonctionnent plus38. Dans les Ennéades, V, 6, 1,
Plotin analyse les différents degrés de pensée, en distinguant entre la pensée
d’une autre chose et la pensée de soi39. La pensée d’une chose différente est
forcément duale, car l’objet pensé est différent de l’acte même de la pensée.
En plus, l’objet de la pensée est lui-même pluriel. En échange, la pensée de
soi a un degré supérieur d’unité. Cette pensée de soi peut être de plusieurs

37. Platon, Sophiste, 245 a-b.


38. Plotin croit, il est vrai, que la partie la plus haute de notre âme est restée dans
l’intellect, mais à ce niveau-là il ne s’agit plus d’une pensée discursive. Plotin se voit toujours
dans cette situation paradoxale, de décrire une pensée non-discursive et dépourvue de
distinctions, par l’intermédiaire de notre discours et de notre langage qui opèrent des
distinctions.
39. Dans Métaphysique, 1074 b35-36, Aristote remarque lui aussi que la science, la
sensation, l’opinion et la pensée discursive ont comme objet quelque chose de différent
d’eux-mêmes et qu’elles ne s’occupent d’eux-mêmes que de manière accidentelle. Toutefois,
Aristote finit par dire que toute pensée est identique à son objet. En suivant cette
perspective, il semblerait que l’intellect n’est qu’un exemple d’identité de la pensée avec
son objet. En échange, Plotin distingue clairement entre la pensée qui a comme objet
quelque chose de différent de soi et la pensée dont l’objet n’est pas différent de soi-même.
Il met ainsi en évidence une hiérarchie de certains types de pensée en ce qui concerne
leur unité (voir Ennéades, V, 6, 1).
132 MARILENA VLAD

sortes : on a d’une part la pensée de soi de l’âme, qui se voit soi-même, mais
se voit comme distincte ; d’autre part, à un niveau plus haut, on a la pensée
de soi de l’intellect divin, qui ne se voit plus soi-même comme différent : ici
le pensé est identique à celui qui pense. Toutefois, ni même cette pensée de
soi de l’intellect ne peut être absolument simple. L’argument de Plotin est le
suivant : l’intellect est la pensée la plus unitaire, dans laquelle aucune distinction
ne peut entrer ; pourtant, l’intellect est pensée, et la pensée – même la plus
unitaire – ne peut pas se passer de la dualité, de la dualité unitaire dans ce cas.
Pour mettre cela en évidence, Plotin dissocie la formule aristotélicienne
d’une pensée qui se pense soi-même : dans celle-ci, il identifie deux parties,
deux aspects. D’une part, s’il s’agit de la pensée première, authentique,
celle-ci ne peut pas être pensée d’une chose différente d’elle, mais elle doit
posséder son propre objet et s’identifier à lui. D’autre part, pour que la
pensée puisse penser réellement, elle doit posséder son objet, mais en tant
qu’objet, donc dans une dualité. La pensée et son objet seront, ainsi, deux.
Autrement, si cette pensée était seulement une, elle n’aurait pas à quoi
penser, donc elle ne serait plus à la fois pensée et principe de la pensée. En
conséquence, dans la pensée qui se pense soi-même, on peut distinguer deux
aspects : d’une part, celle-ci est pensée, et d’autre part, elle est pensée de soi.
Dans la mesure où elle se pense soi-même, la pensée première est unitaire ;
mais, dans la mesure où elle est pensée, elle doit avoir un objet propre, et
ainsi elle est duale40. Plotin distingue ces deux aspects nécessaires de la
pensée qui se pense soi-même : celle-ci est aussi objet de la pensée – l’intelligible
(nohtÒn) – mais elle est aussi celui qui pense (noîn)41. En conséquence,
cette pensée n’est pas l’unité absolue et ne peut pas atteindre cette unité
absolue. La pensée qui se pense soi-même peut être regardée tout autant
comme unité que comme dualité ; elle devient deux, même si elle est une42.
Le même acte spécifique de l’intellect (à savoir celui de se penser soi-même)
peut être regardé de deux points de vue différents : à la fois comme un acte
simple (dans lequel n’intervient aucun objet externe, qui n’a besoin d’aucune
altérité extérieure pour se déployer, mais reste en soi-même, complet et
simple), et comme acte composé (qui a en soi-même la dualité, l’altérité, qui
se scinde en soi-même, devenant objet vu et vue de cet objet43).

40. Plotin, Ennéades, V, 6, 1, 23.


41. Plotin, Ennéades, V, 4, 2, 10-11.
42. Plotin, Ennéades, V, 6, 1, 5-6.
43. Voir Ennéades, V, 3, 10, où Plotin analyse l’acte même de se voir soi-même et
remarque que celui-ci présuppose la pluralité. En celui qui se voit soi-même, il faut
distinguer entre celui qui voit et le vu. En fait, tout acte présuppose une dualité : celui
qui agit se dirige soit vers autre chose – sortant ainsi de soi-même – soit vers lui-même,
étant ainsi pluriel en lui-même : DiÕ de‹ tÕ —nergoàn À perˆ ¥llo —nerge‹n, À aÙtÕ
polÚ ti e‘nai, e„ m˜lloi —nerge‹n —n aØtù (Ennéades, V, 3, 10, 20-21).
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 133

On peut mieux comprendre cette analyse plotinienne si on la compare


avec la manière dont Platon parlait de l’un non-pluriel dans la première
hypothèse de Parménide (137 c 4-142 a 8) : l’un absolu n’est pas identique
à soi même, ni à autre chose ; aussi n’est-il pas différent de soi ni d’autre
chose. En échange, chez Plotin, la pensée primordiale est principe de la
pensée, et elle est identique à soi-même – donc à son objet – dans la mesure
où elle est la première ; d’autre part, pour qu’elle soit finalement pensée, la
pensée primordiale a besoin d’une sorte de différence, d’une dualité entre
l’objet et son acte de penser. Dans ce sens, la pensée qui se pense soi-même
ne peut pas être absolument unitaire, donc elle ne peut pas être l’un absolu.
D’autre part, l’un de la deuxième hypothèse du Parménide (142 b 1-155 e 3)
est décrit comme «étant» et comme «identique», mais aussi différent de
soi-même, ce qui correspond à l’analyse plotinienne sur la pensée qui se
pense soi-même. C’est justement la raison pour laquelle Plotin réserve la
deuxième hypothèse platonicienne pour le second un, qui est l’intellect, la
pensée première, identique à son objet, mais dans une identité duale. En
revanche, la première hypothèse se réfère – dans l’interprétation de Plotin –
à l’un qui est au-delà de la dualité entre la pensée et son objet.
La pensée, même la plus simple, ne peut pas être absolument simple, car
elle ne peut pas se déployer dans une unité pure. Ainsi, Plotin montre que la
pensée (spécifique à l’intellect premier, divin) doit être dans la différence,
mais aussi dans l’identité, et l’objet de la pensée doit lui-aussi être identique
et différent par rapport à l’intellect 44. On reconnaît ici la manière dont
est décrit l’un de la deuxième hypothèse platonicienne, comme étant à la
fois identique et différent. En plus, on se souvient que cet un a le caractère
de l’être ; or, l’un et l’être sont ici séparés justement par le différent (tù
–t˜rJ)45. De même, l’être du Sophiste, 254 d-e, a en même temps le caractère
de l’identité et celui de la différence ; or, l’intellect plotinien est lui-même
l’être suprême, gardant tous ces caractères de l’être du Sophiste et du second
un du Parménide.
Plotin montre qu’une pensée absolument simple ne serait plus, à la limite,
une pensée ; elle ne peut même pas s’affirmer soi-même comme pensée, sans
introduire la pluralité46. Ainsi, si une pensée essaie de s’affirmer comme
pensée, elle doit dire «je suis ceci» (e„mˆ tÒde). Mais, si elle dit «je suis ceci»,
alors soit «ceci» est différent de la pensée même et la pensée dit de soi-même
ce qu’elle n’est pas, soit «ceci» c’est la pensée même et la pensée a en
elle-même une pluralité (car elle est en même temps celle qui parle ainsi et
ce qu’elle dit d’elle-même). Autrement, si elle n’aurait aucune dualité, la

44. Plotin, Ennéades, V, 3, 10, 24-28.


45. Platon, Parménide, 143 b 5.
46. Plotin, Ennéades, V, 3, 10, 34-39.
134 MARILENA VLAD

pensée serait contrainte de dire seulement cela : soit «je je», soit «suis suis»,
arrêtant ainsi d’affirmer quelque chose, et donc arrêttant d’être une pensée.
Toutefois, il faut observer qu’il y a une certaine dualité dans la pensée de
Plotin lui-même : d’une part, il décrit l’être de l’intellect de sorte que dans
celui-ci il n’y ait aucune dualité, aucune distinction entre l’«objet» et le
«sujet» de la pensée ; d’autre part, Plotin montre que, à la limite, une pensée
qui n’a plus un objet distinct n’est plus une pensée. Alors, d’une part, Plotin
supprime la différence entre «objet» et «sujet» dans la pensée intelligible,
mais, d’autre part, il montre que la pensée a besoin de cette différence ou,
plus précisément, elle a besoin de la dualité sujet-objet, même si les deux
termes de la dualité ne peuvent plus être distingués de manière proprement
dite. Quand il supprime la distance entre «sujet» et «objet», Plotin se voit
contraint de supprimer notre pensée habituelle et de s’élever au-dessus de
notre raison discursive. En échange, quand il montre que la pensée – même
celle de l’intellect – est toutefois duale, Plotin revient à la manière spécifique
de notre pensée duale. Ainsi, dans l’exemple antérieur – celui de la pensée
qui doit dire d’elle-même «je suis» – Plotin suit justement la manière dont
fonctionne notre pensée, une pensée inséparable du discours – même si
Plotin a affirmé maintes fois que dans l’intellect divin il n’y a aucun discours
et aucune succession temporelle d’un objet pensé47. Plotin est ainsi coincé
entre deux conditions difficiles à réconcilier : d’une part, l’intellect divin
doit être décrit comme unitaire, dans un langage qui est inévitablement
pluriel (car c’est le langage humain). D’autre part, l’intellect doit être lui-même
pluriel, dans la mesure où il est une pensée active. Mais ici intervient une
autre difficulté, à savoir que la pensée de l’intellect divin n’est pas de la
même nature que la pensée humaine : elle ne se déploie pas d’une manière
discursive, comme se déploie notre pensée, mais sa pluralité est plus unifiée
que la pluralité de notre pensée. En conséquence, on ne peut pas suspendre
ni l’unité ni la pluralité de l’intellect ; mais, en même temps, chacun d’entre eux
est, à la limite, impossible à saisir et à exprimer dans les termes de notre pensée.
Notre pensée a comme objet des choses distinctes d’elle-même. En échange,
la pensée la plus unitaire, celle de l’intellect divin, ne fait plus appel à autre
chose qu’elle-même : elle a tout en elle-même et l’objet de cette pensée a un
être indissolublement lié à ce même fait d’être pensée. Toutefois, ni même
cette suppression de la distance ontologique entre celui qui pense et celui
qui est pensé ne peut pas supprimer l’écart nécessaire à la pensée. La tâche de
la pensée est celle d’unifier ; or, pour unifier, la pensée a besoin de se
distancer, a besoin d’une distance même minimale, comme dans le cas de

47. Voir, par exemple, Ennéades, V, 8, 6, 1-9, où il est montré que, dans l’intellect, la
pensée n’est pas un discours, une délibération sur l’objet de cette pensée (oÙ dianÒhsij
oÙd› boÚleusij).
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 135

l’intellect divin. Celui-ci est, à la fois, pensée et objet de la pensée, mais, en


même temps, ces deux aspects se différencient et s’identifient, gardant ainsi
l’unité, mais aussi la dualité.
La pensée, dit Plotin, ne peut pas avoir lieu dans l’absence de l’altérité
(–terÒthj), pas plus que dans l’absence de l’identité (tautÒthj)48. Si,
dans le cas des choses sensibles, la différence (diafor£) est radicale, d’ordre
numérique ainsi que d’ordre spatial, pour les êtres intelligibles la seule
différence est l’altérité (¹ diafor¦ –terÒthj)49, nécessaire à l’acte même
de penser, donc à ce mouvement de soi vers soi, que l’intellect accomplit en
se pensant soi-même. Dans l’absence de cette altérité, la pensée s’arrêterait,
car „celui-là l’intellect deviendrait un et il se tairait”50.

III. L’un au-delà de l’intellect


En conséquence, dans la quête du principe premier, Plotin ne peut pas
s’arrêter au niveau de l’intellect, parce que celui-ci garde un équilibre étroit
entre l’un et la pluralité. L’unité de l’intellect est l’unité d’une pluralité. L’un
de l’intellect est – il est vrai – antérieur à la pluralité de l’intellect, dans la
mesure où le monde intelligible a lui-même une structure qui peut être
parcourue de l’unité vers la pluralité ; toutefois, cet un de l’intellect reste
avec la pluralité et ne peut jamais être séparé d’elle. En plus, l’unité de
l’intellect n’aurait pas de sens si on ne découvre en elle toute la pluralité
intelligible. Autrement, privée de pluralité, l’unité de l’intellect serait comme
l’unité «d’une pierre», dépourvue de vie et de pensée. Dans l’intellect, ce
n’est pas seulement la pluralité qui est unitaire, à savoir étroitement serrée
dans l’unité, mais on trouve aussi la situation inverse : l’unité est plurielle,
étant une unité qui se manifeste comme pluralité51.
L’un de l’intellect est véritablement l’unité52 la plus haute, celle de l’être
qui se pense soi-même ; celui-ci ne sort de lui-même par aucun de ses actes,

48. Plotin, Ennéades, V, 1, 4, 34-35.


49. Plotin, Ennéades, V, 1, 4, 41. On reconnaît, sous cette altérité plotinienne, la
source platonicienne du problème : le différent (tÕ –teron) du Parménide, 143 b 3,
ainsi que le genre du diffèrent (q£teron) du Sophiste, 254 e 3.
50. Plotin, Ennéades, V, 1, 4, 38-39.
51. Une fois que Plotin impose le passage vers l’un supérieur, vers l’un absolu, on
remarque un changement dans la perspective sur l’intellect divin : si, par rapport à la
pluralité des formes, l’intellect apparaissait comme unitaire, par rapport à l’un antérieur,
l’intellect ne peut plus être simple, mais il apparaît comme pluriel, l’aspect de la pluralité
étant ainsi renforcé.
52. Par unité nous comprenons ici un «un» déterminé ; l’intellect, en tant qu’unité
de l’être, est un «un» déterminé, et non pas absolu. Par contre, celui-ci ne serait plus
l’unité de quelque chose, mais seulement l’un en soi.
136 MARILENA VLAD

mais toute son activité d’être et de penser se reflète sur soi-même. En plus,
le «contenu» de cet être – sur lequel se dirige l’acte de la plus haute pensée
– est une pluralité compacte, dans laquelle il n’y a pas de distinctions, ni de
ruptures, ni d’oppositions, mais toutes choses (donc tous les êtres
intelligibles) sont ensemble. Si, dans le cas des choses sensibles, l’unité était
attribuée à une pluralité et si elle entrait ainsi en conflit avec la pluralité
même53, en échange, dans l’intellect, l’unité n’est plus contredite par la
pluralité. Par contre, l’un de l’intellect est le fondement de la pluralité, il
engendre la pluralité, mais il peut en même temps la réduire de nouveau à
l’unité, sans la laisser se disperser au dehors. Par sa conception de l’intellect
divin, Plotin offre, en fait, la description la plus équilibrée de la rencontre
entre l’un et la pluralité, en supprimant leur contradiction et en obtenant un
fondement ontologique pour toute la réalité, fondement dans lequel – comme
le remarquait Platon dans le Philèbe –, l’unité et la pluralité s’accompagnent
à chaque niveau, dans chaque chose.
Cependant, le fondement ontologique ne peut pas être un fondement
ultime, absolu. Même si l’intellect est plus unitaire que toute autre chose 54,
il n’est pas l’un lui-même, mais seulement un «un» déterminé, un «un»
accompagné par une pluralité spécifique. Même l’expression d’Anaxagore,
«toutes les choses sont ensemble» (p£nta Ðmoà)55 – celle par laquelle Plotin
indiquait l’unité indestructible de l’intellect –, garde, en fait, cette trace de
la pluralité, qui fait que l’intellect ne soit plus l’un premier, qu’il ne soit plus
l’un absolu. Ainsi, l’intellect est «toutes les choses ensembles», il tient sa
pluralité ensemble dans une unité. Toutefois, si «ensemble» (Ðmoà) indique
l’unité, «toutes» (p£nta) indique la pluralité. La tentative de définir l’intellect
divin ne peut que balancer entre l’unité et la pluralité, sans laisser l’unité se
dissiper dans une pluralité de parties, mais aussi sans laisser la pluralité (et la
plénitude de l’être intelligible) se confondre dans une unité trop étroite.
Mais, pour pouvoir penser une unité plurielle, pour que l’un puisse être
avec les autres, donc avec la pluralité de l’être (comme cela se passe dans le
monde intelligible), il faut que l’un existe premièrement en lui-même, en
soi, antérieur à la pluralité, antérieur aux autres choses. Plotin remarque
que, dans la mesure où l’intellect garde une sorte de pluralité, dans la mesure
où il est un et plusieurs, lui-même présuppose un «un» antérieur à la pluralité
intelligible. Pour que l’intellect même soit pluriel, il faut déjà que l’un
premier existe56. Mais cet «un» ne peut plus être l’un intelligible, qui existe

53. Voir Platon, Philèbe, 14 d 4-e 4.


54. Plotin, Ennéades, V, 5, 4, 5-7.
55. Anaxagore, DK 59 B 1. Voir aussi Ennéades, VI, 4, 14, 4, et IV, 4, 2, 11 ; VI, 9,
5, 20-24 (tÕ Ðmoà plÁqoj).
56. Voir Ennéades, V, 6, 3, 20-21 : «s’il existe quelque chose de pluriel, il faut qu’il
existe l’un antérieur aux êtres plurielles».
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 137

à coté des autres, non séparé de la pluralité : il doit être l’un seul (aÙtÕ
mÒnon)57, pris en lui-même (aÙtÕ kaq’ –autÒ)58.
Dans les Ennéades, V, 6, 3, Plotin démontre l’antériorité de l’un en soi
par rapport à l’intellect qui est un-pluriel, en disant que, si l’un en soi
n’existait pas, alors rien ne pouvait être un : il n’existerait ainsi aucun être
composé de plusieurs unités, donc ni même la pluralité. En conclusion,
l’intellect existe en fonction et en dépendance de l’un antérieur, qui est
seulement un (™n mÒnon) et non pas un-pluriel (™n poll£). Plotin fait très
clairement la différence entre l’un qui est avec les autres, donc avec plusieurs
(qui est l’un de l’intellect) et l’un absolu, qui n’est plus avec les autres, étant
en soi-même, tout seul. Pour que l’un soit dans les autres choses, avec elles,
il doit être premièrement en lui-même, seul. C’est là l’argument principal du
passage vers l’un absolu. Ainsi, si l’un était seulement dans cette coexistence
avec les autres, c’est-à-dire s’il n’y avait aucun autre un antérieur à l’intellect,
alors cet un de l’intellect n’aurait pas pu être simple et, par conséquent, rien
n’aurait pas pu être simple. Mais, si ce principe simple n’existait pas, alors il
ne pourrait exister non plus quelque chose composé (comme c’est le cas de
l’intellect). Car le composé devrait être composé de parties simples ; mais si
le simple antérieur à tous n’existe pas, alors il n’y a rien de simple et le
composé n’a de quoi être composé. En conséquence, il n’existera pas, car il
ne peut être composé de parties inexistantes. Donc, l’intellect ne peut pas
être le premier et le simple, et, en plus, sans l’un antérieur, l’intellect ne peut
absolument pas exister.
Cette dépendance de l’intellect par rapport à l’un antérieur peut être
comprise aussi depuis une autre perspective : l’intellect divin, en tant que
pensée suprême qui se pense soi-même, a besoin de l’un antérieur. Ainsi, la
pensée qui se pense soi-même tend vers l’unité. La pensée de l’intellect n’est
pas une pensée qui distingue les choses, qui divise les choses premièrement,
pour les réunir ensuite, comme fait notre pensée discursive. La pensée –
dans ce sens suprême, de la pensée la plus haute – n’a pas besoin de ce détour
discursif, mais elle est plutôt un essai constant de se surprendre soi-même,
dans la manière la plus unitaire possible. La pensée même, qui se pense
soi-même, cherche, en effet, l’unité59. Mais, même si elle tend vers l’unité,
elle ne peut jamais atteindre l’unité absolue, car la condition de la pensée est
la dualité. La pensée ne peut pas être la première, elle ne peut pas être l’acte
premier, car elle est une dualité, donc elle est seconde, étant placée après

57. Plotin, Ennéades, V, 6, 3, 10.


58. Plotin, Ennéades, V, 6, 3, 8.
59. Voir Ennéades, V, 6, 1, où il est montré que, même celui qui pense quelque chose
de différent de soi essaie en vérité d’obtenir l’unité ; toutefois, l’intellect – en tant que
pensée de soi – s’approche le plus de l’un.
138 MARILENA VLAD

celui dans lequel il n’y a plus de dualité60. Mais alors, la pensée est, dans un
sens plus fondamental, une remontée vers ce principe antérieur à la dualité :
la pensée est un désir de celui-ci61. La pensée de soi cherche, en effet, l’un,
mais elle ne peut pas le contenir. Plotin va encore plus loin et regarde la
pensée de soi dans la perspective du principe unitaire : ainsi, il montre que
l’intellect veut penser le principe antérieur, mais, parce qu’il ne peut pas le
contenir, il arrive à se penser soi-même. L’intellect se pense soi-même – donc
il arrive à la pensée la plus unitaire et la plus haute – parce qu’il regarde vers
le bien antérieur62, vers le principe absolu.
En conclusion, l’intellect est unitaire en lui-même (dans la mesure où sa
pensée ne sort jamais de soi-même), mais il est aussi dual (dans la mesure où
la pensée se déploie seulement dans la différence). Il est unitaire en soi-même
(comme l’être le plus unitaire), mais il est dual par rapport à ce qui lui est
antérieur (à savoir par rapport à l’un absolu, vers lequel l’intellect tend).
L’intellect essaie de surprendre l’un absolu, mais il tombe de nouveau dans la
pensée de soi et, ainsi, dans la pensée duale. Plotin dépasse ainsi la perspective
péripatéticienne (l’idée que l’intellect divin est le principe unitaire absolu) ;
premièrement, il accepte l’idée de l’unité de l’intellect et il essaie même de la
renforcer. En échange, dans une deuxième phase, il constate que cette unité
ne peut pas être absolue, mais qu’elle renvoie vers un principe antérieur :
l’un absolu.
À la suite de notre analyse, nous pouvons soulever un problème touchant
la relation entre l’intellect premier et l’un absolu, vers lequel l’intellect
regarde, mais par rapport auquel il reste toujours second. Il semble qu’il
reste une équivocité, ou plutôt une ambivalence, dans la pensée de Plotin :
d’une part, la nécessité de l’un absolu est déduite du fait que l’intellect ne
peut pas être l’un absolu, mais a besoin d’une unité antérieure. D’autre part,
l’intellect est dual justement parce qu’il regarde vers une unité absolue, qu’il
ne peut plus la comprendre comme telle, mais qu’il la reflète dans la dualité.
Le problème qui se pose est un problème d’ordre interne à la philosophie de
Plotin : est-ce que l’antériorité de l’un s’appuie sur la dualité interne de
l’intellect ou la dualité de l’intellect s’appuie sur l’antériorité de l’un absolu ?
Les Ennéades n’offrent pas une réponse claire à une telle question. Plotin

60. Plotin, Ennéades, V, 6, 5, 5-10.


61. Plotin, Ennéades, V, 6, 5, 8-9. Voir aussi V, 3, 10, 48-49, où la connaissance
apparaît comme «un désir et une découverte qui met fin à une recherche», ce qui indique
l’absence de celui qui est cherché, mais aussi la tendance de celui qui cherche de
s’approcher de celui-là.
62. Plotin, Ennéades, V, 6, 5, 17. Toute pensée – même celle de l’intellect – est une
activité et l’activité de toute chose est dirigée vers le bien (conformément au principe
aristotélicien de l’Ethique à Nicomaque accepté par Plotin), de sorte que même la pensée
de l’intellect tend vers un principe antérieur.
DE L’UNITÉ DE L’INTELLECT À L’UN ABSOLU... 139

s’arrête tantôt à l’un de ces aspects, tantôt à l’autre, sans donner prééminence
à aucun d’entre eux. Son argumentation est construite sur plusieurs niveaux
de pensée, qui se reflètent les uns les autres : en regardant du côté de
l’intellect, l’un s’impose comme absolument simple et unitaire, mais en
regardant du côté de l’un, l’intellect se montre pluriel.
Toutefois, pour essayer de donner une réponse à ce problème, nous
dirions que cette ambivalence de la pensée de Plotin doit être acceptée
comme telle, car elle a une relevance précise dans le contexte des Ennéades.
Il ne faut pas oublier que le principe peut-être le plus important de la
philosophie plotinienne est celui du «réalisme du monde intelligible»63.
Plotin ne parle pas de «concepts», auxquels il serait obligé de trouver un
déploiement univoque et une fondation unidirectionnelle ; mais il parle de
niveaux de la réalité, qui existent et fonctionnent dans une liaison étroite les
uns par rapport aux autres. La nécessité du principe absolu n’est pas déduite
seulement de manière logique, dans une logique stricte de la pensée humaine.
Plotin décrit le monde intelligible et découvre qu’il fonctionne en se rapportant
toujours à une unité absolue, et cela en deux sens : d’une part, l’intellect ne
peut pas être «suffisant» en soi-même, mais son dualité réclame l’existence
de l’un absolu ; d’autre part, l’intellect est dual justement parce que son
existence consiste en un essai de compréhension de l’un absolu, qu’il ne peut
jamais comprendre. C’est pourquoi la pensée de Plotin semble suivre un
trajet circulaire, en expliquant l’intellect par l’un absolu et l’un absolu par la
dualité de l’intellect. En vérité, il ne peut privilégier aucune de ces deux
directions, mais chacune d’elles est nécessaire, parce qu’elles décrivent ensemble
le double rapport d’entre deux niveaux de la réalité. Dans la logique de la
pensée humaine, ce double acte de fondation semble circulaire et incohérent ;
mais, dans la logique des réalités que Plotin essaie de décrire, les deux
directions révèlent un aspect important d’une double relation. Dans ce sens,
les deux sont valides.

63. Selon l’expression d’Emile Bréhier dans, Plotin, Ennéades, Collection des Universités
de France, Paris, Les Belles-Lettres, vol. VI, 2, p. 10.

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