De L'unité de L'intellect À L'un Absolu
De L'unité de L'intellect À L'un Absolu
De L'unité de L'intellect À L'un Absolu
Marilena Vlad
(Université de Bucarest)
Abstract : In this article, I discuss Plotinus critique of the peripatetic idea of the
divine intellect as first principle. As I am trying to show, Plotinus accepts the
unity of the intellect as self-thinking, and, even more than Aristotle, he emphasizes
this unity. Yet, he insists on the necessity of a principle that is even higher and
simpler than the intellect. Eventually, intellect proves to be the unity of a plurality,
though it is the most unitary being. I discuss the dual nature of the intellect :
both as thinking and as being, intellect is both unitary and plural. Starting from this,
I analyze Plotinus arguments of the absolute one as first principle, above intellect.
compris) ; dautre part, lêtre le plus unitaire ne peut pas être absolument
simple, car son unité est, finalement, lunité dune pluralité. En conséquence,
lintellect divin ne peut pas être le principe premier.
Lintellect plotinien, lêtre véritable, est conçu à partir de deux modèles
philosophiques : dune part, le modèle aristotélicien de lintellect divin qui
se pense soi-même1, étant identique à lobjet de sa pensée2 ; dautre part, le
modèle platonicien de lêtre véritable, doué de vie et dintelligence3. Toutefois,
Plotin montre que ni la pensée unitaire (lintellect aristotélicien), ni lêtre
véritable (du modèle platonicien) ne sont absolument simples, mais chacun
deux présuppose une certaine dualité ou même une pluralité, renvoyant de la
sorte vers un principe antérieur, absolument unitaire. Dune part, lintellect
la pensée la plus haute même sil se pense soi-même, étant ainsi unitaire,
demeure encore dans la dualité et dans la pluralité. Dautre part, lêtre
intelligible quoi quil retienne toutes les formes dans lunité garde encore
une forme de pluralité. Plotin accepte que lintellect en tant que pensée
suprême et être intelligible est unitaire, mais il naccepte pas que cette
unité soit elle-même absolue. Nous verrons dans ce qui suit comment Plotin
argumente chacune de ces thèses.
Pour le début, voyons comment cette idée de lantériorité de lun absolu
par rapport à lun-être, donc par rapport à lintellect divin, est tournée
contre la conception péripatétique qui érige lintellect divin en principe
premier. Pour Plotin, le principe premier est au-delà de lintellect, à savoir
au-delà de la pensée qui se pense soi-même. On reconnaît ici le principe
suprême dAristote : nÒhsij no»sewj4. Même sil accepte la thèse de
lintellect qui se pense soi-même, Plotin ne sarrête pas à celui-ci comme
principe de toute la réalité, mais il critique cette perspective, en essayant de
la dépasser. Bien entendu, il ne nie pas lidée que lintellect divin lêtre
véritable est unitaire ; il veut seulement montrer que celui-ci ne peut pas
être absolument unitaire, mais quil présuppose une unité supérieure et quil
tend, par sa même structure intime, vers lun antérieur, vers lun absolu.
En effet, Plotin renforce en même temps lunité et la pluralité de lintellect
divin : il veut montrer que son unité est encore plus simple quAristote
lui-même ne lavait pensé, mais il insiste aussi sur la pluralité de lintellect,
introduisant en celui-ci la pluralité des formes intelligibles ce quAristote
naurait pas admis. Toutefois, si Plotin augmente en même temps laspect de
lunité de lintellect et celui de sa pluralité, cest pour montrer que lunité et
la pluralité de lintellect ne se contredisent pas et ne sannulent pas lune
lautre. Dans lintellect, dit Plotin, «la pluralité nest pas en conflit avec lun»
(oÜte m£cetai tÕ plÁqoj ke tù n
)5. Ni la pluralité de lintellect ne
disperse son unité, ni son unité ne supprime sa pluralité.
Dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur ces deux aspects : lunité
de lintellect (en tant que pensée tout autant quêtre intelligible) et sa
pluralité (en tant que pensée tout autant quêtre intelligible), afin de saisir
comment Plotin réalise ce passage vers une unité encore plus simple et
exempte de toute pluralité, vers lun absolu.
En outre, lintellect est lui-même intelligible comme le sont les intelligibles. En effet,
en ce qui concerne les réalités immatérielles, il y a identité du pensant et du pensé,
car la science théorétique et ce quelle connaît sont identiques.6
La science en acte est identique à son objet.7
Et, dune manière générale, lintellect en acte est identique à ses objets mêmes. 8
Dans ces contextes, Aristote parle en fait de lintellect humain, qui a accès
à la forme intelligible de chaque chose et qui est lui-même un être intelligible.
Plotin reprend lidée aristotélicienne et la radicalise, en lappliquant à lintellect
suprême : il affirme que «la science des êtres sans matière est identique à son
objet»9 et que «lintellect est identique à ses objets»10. Aux passages déjà cités
du De anima, on peut ajouter deux passages de la Métaphysique, qui ont une
signification particulière pour lanalyse plotinienne. Cette fois-ci, Aristote
parle de lintellect divin :
Lintellect suprême se pense donc soi-même, puisquil est ce quil y a de plus excellent,
et sa pensée est pensée de pensée. 11
Mais, répondons-nous, dans certains cas, la science nest-elle pas son objet même ? Dans
les sciences poétiques, cest la substance et la quiddité de lobjet, abstraction faite de
la matière ; dans les sciences théorétiques, cest la définition et lacte de pensée qui est
lobjet véritable de la science. Puis donc quil ny a pas de différence entre ce qui est
pensé et la pensée dans le cas des objets immatériels, la pensée divine et son objet seront
identiques, et la pensée sera une avec lobjet de la pensée.12
16. Plotin, Ennéades, VI, 2, 8, 3-5 (trad. Bréhier, partiellement modifiée). Voir aussi
VI, 6, 6, 19-26. On remarque que Plotin superpose la thèse aristotélicienne qui vient
dêtre énoncée et la thèse de Parménide sur lidentité de la pensée et de lêtre.
17. P. Hadot, «La conception plotinienne de lidentité entre lintellect et son objet.
Plotin et le De Anima dAristote», dans Corps et âme. Sur le De anima dAristote,
Bibliothèque dhistoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1996, pp. 367-376.
126 MARILENA VLAD
Lintellect nest pas intellect des choses qui laurait précédé29 ; il nest pas en
relation avec des objets qui lui soient antérieurs30. Il ne devient pas intellect grâce
24. Les êtres intelligibles ne sont pas en puissance, parce quils nont pas de matière
et nexistent pas dans le temps ; lintelligible est pure forme, donc il na pas besoin de
devenir autre chose, il na pas besoin de recevoir une forme du dehors (ce qui serait un
passage de la puissance à lacte). Lintelligible est déjà tout, éternellement (Ennéades, II,
5, 3). Voir aussi V, 9, 4, 7-8 : «les êtres premiers sont en acte». Toutefois, dans un autre
contexte, Ennéades, III, 8, 11, 1-2, Plotin dit que lintellect est une puissance qui est
passée à lacte (voir aussi larticle de A. H. Armstrong, «Eternity, Life and Movement in
Plotinus Account of the Nous», dans Le Néoplatonisme, CNRS, Paris, 1971, pp. 67-74).
Néanmoins, il faut remarquer que la pensée de Plotin a des niveaux distincts, qui se
reflètent de manière différente les uns dans les autres, de sorte que, par rapport à lun
antérieur, lintellect peut sembler une puissance, mais en soi-même il na aucune puissance,
car sa pensée pense éternellement la même chose, sans jamais passer à une autre chose.
25. Aristote, De anima, 429 b 30.
26. Voir Aristote, De anima, 412 a10 et 417 a 28.
27. Il est vrai quAristote lui-même ne maintient pas que lintellect divin serait
seulement en puissance dabord, pour passer ensuite à lacte. Dans la Métaphysique, XII,
9, 1074 b 18-20, il rejette cette possibilité : un intellect qui ne penserait quen puissance
ne serait pas lêtre suprême. En échange, dans son analyse sur lintellect divin, Plotin
reprend aussi des affirmations qui, chez Aristote, se réfèrent à lintellect humain pour
les réfuter. En plus, même le texte du De anima, 429 b 30 doit être lu avec prudence :
Aristote dit que «dune certaine façon» (pèj) lintellect est les intelligibles en puissance,
mais quen vérité il nest rien avant de penser.
28. Plotin, Ennéades, V, 9, 5, 1-4 (trad. Bréhier, partiellement modifiée).
29. Voir Plotin, Ennéades, V, 4, 2, 43-48 : lintellect ne pense pas des choses qui le
précéderaient. Voir, parallèlement, Aristote, Métaphysique, XII, 9, 1074 b-1075 a.
30. Voir Plotin, Ennéades, V, 4, 2, 43-48 : «Car lêtre nest point un cadavre privé de
vie et de pensée. Lêtre est identique à lintellect. Lintellect nest pas à ses objets comme la
sensation aux choses sensibles qui existent avant elle ; lintellect est identique à ses objets,
sil est vrai que leurs espèces ne lui soient pas apportées dailleurs ; car doù viendraient-elles ?
Il est ici avec ses objets et ne fait quun avec eux ; et en général la science des êtres
immatériels est identique à ses objets.» (trad. Bréhier, partiellement modifiée)
DE LUNITÉ DE LINTELLECT À LUN ABSOLU... 129
à un objet reçu et donc différent de lui-même, mais il est toujours déjà intellect,
car les objets quil pense constituent son propre être. Autrement, sil avait cette
puissance de penser, il aurait besoin dun autre intellect antérieur, qui lui fasse
passer de la puissance à lacte effectif de penser31. Lintellect divin nest autre
chose que ce quil pense et les «objets» de sa pensée ne sont pas différents de
ce quil est ; de même, son acte de penser nest pas différent du fait quil est
et son fait dêtre consiste dans son acte de penser. Dans la pensée humaine on
peut distinguer entre celui qui pense (ce quil est) et ce quil pense (qui sont les
choses pensées) ; aussi peut-on distinguer son fait dêtre et le fait quil pense.
Par contre, dans le cas de lintellect divin, ces quatre aspects ne peuvent plus
être distingués, mais ils sont identiques et simpliquent de manière réciproque,
de sorte que lintellect est ce quil pense et il pense ce quil est.
Dautre part, si lon regarde les choses du point de vue de l«objet» de sa
pensée (tÕ nohtÒn), celui-ci est justement parce quil est pensé par lintellect
et il est de la manière dont lintellect le pense. Il ne diffère pas de lintellect,
mais il est lêtre même de lintellect ; son être ne consiste pas en autre chose
que le fait même quil est pensé par lintellect. De même que lintellect est
éternellement en acte, de même son objet est toujours éternel et inchangeable.
En conséquence, lintellect se pense soi-même et il est soi-même cette
pensée qui se pense soi-même. Le fait que lintellect se pense soi-même peut
ainsi être compris en deux sens : lintellect pense soi-même en tant quil est
intelligible et aussi en tant quil est pensée32. Lacte de penser et lobjet de la
pensée ont une double relation didentité : non seulement lobjet de la
pensée, lintelligible (tÕ nohtÒn), est identique avec celui qui pense, mais
aussi en sens inverse : lacte même de penser (nÒhsij) est à son tour intelligible.
Dune part, lintellect est intelligible, donc il est lui-même lobjet de sa
pensée ; dautre part, il est lui-même la pensée qui sexerce sur lui, donc il est
lui-même celui qui pense lintelligible, autrement dit, il est lui-même celui
qui se pense soi-même comme intelligible. Il est celui pensé par sa propre
pensée et il est aussi celui qui pense lêtre comme intelligible. Certes, pour
Plotin, il ny a aucune différence entre lintellect comme pensée et lintellect
comme intelligible33, entre lintellect comme être intelligible et lintellect
comme pensée. Les deux aspects ne sont séparables que dans notre esprit.
Mais, si la pensée est identique à lintelligible car lintelligible est un acte, car il
nest point un être en puissance et inanimé, à qui du moins nappartiendraient
quune vie et une pensée empruntées, comme sil était une pierre ou une chose inerte
et inanimée alors lintelligible cest la substance première (oÙs
a ¹ prèth).34
Même sil insiste sur lidentité entre lintellect et son objet intelligible,
ainsi que sur lunité de lêtre de lintellect, Plotin va toutefois encore plus
loin dans la recherche de lunité primordiale. En dépit de ses analyses très
élaborées, par lesquelles il veut imposer lunité de lintellect, Plotin constate
en même temps que celui-ci garde une certaine dualité et même pluralité
inhérente, qui ne lui permet pas dêtre le principe premier.
Ainsi, Plotin dépasse en deux sens la position aristotélicienne. Dun côté,
il part de lidée aristotélicienne concernant lintellect divin, mais il impose à
celui-ci une unité encore plus grande quil navait chez Aristote. De lautre
côté, Plotin fait remarquer que ni même une telle unité de lêtre le plus
unitaire ne peut pas être véritablement le principe premier. Ainsi, Plotin
accepte lidée aristotélicienne de lidentité de la pensée avec son objet dans
sortes : on a dune part la pensée de soi de lâme, qui se voit soi-même, mais
se voit comme distincte ; dautre part, à un niveau plus haut, on a la pensée
de soi de lintellect divin, qui ne se voit plus soi-même comme différent : ici
le pensé est identique à celui qui pense. Toutefois, ni même cette pensée de
soi de lintellect ne peut être absolument simple. Largument de Plotin est le
suivant : lintellect est la pensée la plus unitaire, dans laquelle aucune distinction
ne peut entrer ; pourtant, lintellect est pensée, et la pensée même la plus
unitaire ne peut pas se passer de la dualité, de la dualité unitaire dans ce cas.
Pour mettre cela en évidence, Plotin dissocie la formule aristotélicienne
dune pensée qui se pense soi-même : dans celle-ci, il identifie deux parties,
deux aspects. Dune part, sil sagit de la pensée première, authentique,
celle-ci ne peut pas être pensée dune chose différente delle, mais elle doit
posséder son propre objet et sidentifier à lui. Dautre part, pour que la
pensée puisse penser réellement, elle doit posséder son objet, mais en tant
quobjet, donc dans une dualité. La pensée et son objet seront, ainsi, deux.
Autrement, si cette pensée était seulement une, elle naurait pas à quoi
penser, donc elle ne serait plus à la fois pensée et principe de la pensée. En
conséquence, dans la pensée qui se pense soi-même, on peut distinguer deux
aspects : dune part, celle-ci est pensée, et dautre part, elle est pensée de soi.
Dans la mesure où elle se pense soi-même, la pensée première est unitaire ;
mais, dans la mesure où elle est pensée, elle doit avoir un objet propre, et
ainsi elle est duale40. Plotin distingue ces deux aspects nécessaires de la
pensée qui se pense soi-même : celle-ci est aussi objet de la pensée lintelligible
(nohtÒn) mais elle est aussi celui qui pense (noîn)41. En conséquence,
cette pensée nest pas lunité absolue et ne peut pas atteindre cette unité
absolue. La pensée qui se pense soi-même peut être regardée tout autant
comme unité que comme dualité ; elle devient deux, même si elle est une42.
Le même acte spécifique de lintellect (à savoir celui de se penser soi-même)
peut être regardé de deux points de vue différents : à la fois comme un acte
simple (dans lequel nintervient aucun objet externe, qui na besoin daucune
altérité extérieure pour se déployer, mais reste en soi-même, complet et
simple), et comme acte composé (qui a en soi-même la dualité, laltérité, qui
se scinde en soi-même, devenant objet vu et vue de cet objet43).
pensée serait contrainte de dire seulement cela : soit «je je», soit «suis suis»,
arrêtant ainsi daffirmer quelque chose, et donc arrêttant dêtre une pensée.
Toutefois, il faut observer quil y a une certaine dualité dans la pensée de
Plotin lui-même : dune part, il décrit lêtre de lintellect de sorte que dans
celui-ci il ny ait aucune dualité, aucune distinction entre l«objet» et le
«sujet» de la pensée ; dautre part, Plotin montre que, à la limite, une pensée
qui na plus un objet distinct nest plus une pensée. Alors, dune part, Plotin
supprime la différence entre «objet» et «sujet» dans la pensée intelligible,
mais, dautre part, il montre que la pensée a besoin de cette différence ou,
plus précisément, elle a besoin de la dualité sujet-objet, même si les deux
termes de la dualité ne peuvent plus être distingués de manière proprement
dite. Quand il supprime la distance entre «sujet» et «objet», Plotin se voit
contraint de supprimer notre pensée habituelle et de sélever au-dessus de
notre raison discursive. En échange, quand il montre que la pensée même
celle de lintellect est toutefois duale, Plotin revient à la manière spécifique
de notre pensée duale. Ainsi, dans lexemple antérieur celui de la pensée
qui doit dire delle-même «je suis» Plotin suit justement la manière dont
fonctionne notre pensée, une pensée inséparable du discours même si
Plotin a affirmé maintes fois que dans lintellect divin il ny a aucun discours
et aucune succession temporelle dun objet pensé47. Plotin est ainsi coincé
entre deux conditions difficiles à réconcilier : dune part, lintellect divin
doit être décrit comme unitaire, dans un langage qui est inévitablement
pluriel (car cest le langage humain). Dautre part, lintellect doit être lui-même
pluriel, dans la mesure où il est une pensée active. Mais ici intervient une
autre difficulté, à savoir que la pensée de lintellect divin nest pas de la
même nature que la pensée humaine : elle ne se déploie pas dune manière
discursive, comme se déploie notre pensée, mais sa pluralité est plus unifiée
que la pluralité de notre pensée. En conséquence, on ne peut pas suspendre
ni lunité ni la pluralité de lintellect ; mais, en même temps, chacun dentre eux
est, à la limite, impossible à saisir et à exprimer dans les termes de notre pensée.
Notre pensée a comme objet des choses distinctes delle-même. En échange,
la pensée la plus unitaire, celle de lintellect divin, ne fait plus appel à autre
chose quelle-même : elle a tout en elle-même et lobjet de cette pensée a un
être indissolublement lié à ce même fait dêtre pensée. Toutefois, ni même
cette suppression de la distance ontologique entre celui qui pense et celui
qui est pensé ne peut pas supprimer lécart nécessaire à la pensée. La tâche de
la pensée est celle dunifier ; or, pour unifier, la pensée a besoin de se
distancer, a besoin dune distance même minimale, comme dans le cas de
47. Voir, par exemple, Ennéades, V, 8, 6, 1-9, où il est montré que, dans lintellect, la
pensée nest pas un discours, une délibération sur lobjet de cette pensée (oÙ dianÒhsij
oÙd boÚleusij).
DE LUNITÉ DE LINTELLECT À LUN ABSOLU... 135
mais toute son activité dêtre et de penser se reflète sur soi-même. En plus,
le «contenu» de cet être sur lequel se dirige lacte de la plus haute pensée
est une pluralité compacte, dans laquelle il ny a pas de distinctions, ni de
ruptures, ni doppositions, mais toutes choses (donc tous les êtres
intelligibles) sont ensemble. Si, dans le cas des choses sensibles, lunité était
attribuée à une pluralité et si elle entrait ainsi en conflit avec la pluralité
même53, en échange, dans lintellect, lunité nest plus contredite par la
pluralité. Par contre, lun de lintellect est le fondement de la pluralité, il
engendre la pluralité, mais il peut en même temps la réduire de nouveau à
lunité, sans la laisser se disperser au dehors. Par sa conception de lintellect
divin, Plotin offre, en fait, la description la plus équilibrée de la rencontre
entre lun et la pluralité, en supprimant leur contradiction et en obtenant un
fondement ontologique pour toute la réalité, fondement dans lequel comme
le remarquait Platon dans le Philèbe , lunité et la pluralité saccompagnent
à chaque niveau, dans chaque chose.
Cependant, le fondement ontologique ne peut pas être un fondement
ultime, absolu. Même si lintellect est plus unitaire que toute autre chose 54,
il nest pas lun lui-même, mais seulement un «un» déterminé, un «un»
accompagné par une pluralité spécifique. Même lexpression dAnaxagore,
«toutes les choses sont ensemble» (p£nta Ðmoà)55 celle par laquelle Plotin
indiquait lunité indestructible de lintellect , garde, en fait, cette trace de
la pluralité, qui fait que lintellect ne soit plus lun premier, quil ne soit plus
lun absolu. Ainsi, lintellect est «toutes les choses ensembles», il tient sa
pluralité ensemble dans une unité. Toutefois, si «ensemble» (Ðmoà) indique
lunité, «toutes» (p£nta) indique la pluralité. La tentative de définir lintellect
divin ne peut que balancer entre lunité et la pluralité, sans laisser lunité se
dissiper dans une pluralité de parties, mais aussi sans laisser la pluralité (et la
plénitude de lêtre intelligible) se confondre dans une unité trop étroite.
Mais, pour pouvoir penser une unité plurielle, pour que lun puisse être
avec les autres, donc avec la pluralité de lêtre (comme cela se passe dans le
monde intelligible), il faut que lun existe premièrement en lui-même, en
soi, antérieur à la pluralité, antérieur aux autres choses. Plotin remarque
que, dans la mesure où lintellect garde une sorte de pluralité, dans la mesure
où il est un et plusieurs, lui-même présuppose un «un» antérieur à la pluralité
intelligible. Pour que lintellect même soit pluriel, il faut déjà que lun
premier existe56. Mais cet «un» ne peut plus être lun intelligible, qui existe
à coté des autres, non séparé de la pluralité : il doit être lun seul (aÙtÕ
mÒnon)57, pris en lui-même (aÙtÕ kaq autÒ)58.
Dans les Ennéades, V, 6, 3, Plotin démontre lantériorité de lun en soi
par rapport à lintellect qui est un-pluriel, en disant que, si lun en soi
nexistait pas, alors rien ne pouvait être un : il nexisterait ainsi aucun être
composé de plusieurs unités, donc ni même la pluralité. En conclusion,
lintellect existe en fonction et en dépendance de lun antérieur, qui est
seulement un (n mÒnon) et non pas un-pluriel (n poll£). Plotin fait très
clairement la différence entre lun qui est avec les autres, donc avec plusieurs
(qui est lun de lintellect) et lun absolu, qui nest plus avec les autres, étant
en soi-même, tout seul. Pour que lun soit dans les autres choses, avec elles,
il doit être premièrement en lui-même, seul. Cest là largument principal du
passage vers lun absolu. Ainsi, si lun était seulement dans cette coexistence
avec les autres, cest-à-dire sil ny avait aucun autre un antérieur à lintellect,
alors cet un de lintellect naurait pas pu être simple et, par conséquent, rien
naurait pas pu être simple. Mais, si ce principe simple nexistait pas, alors il
ne pourrait exister non plus quelque chose composé (comme cest le cas de
lintellect). Car le composé devrait être composé de parties simples ; mais si
le simple antérieur à tous nexiste pas, alors il ny a rien de simple et le
composé na de quoi être composé. En conséquence, il nexistera pas, car il
ne peut être composé de parties inexistantes. Donc, lintellect ne peut pas
être le premier et le simple, et, en plus, sans lun antérieur, lintellect ne peut
absolument pas exister.
Cette dépendance de lintellect par rapport à lun antérieur peut être
comprise aussi depuis une autre perspective : lintellect divin, en tant que
pensée suprême qui se pense soi-même, a besoin de lun antérieur. Ainsi, la
pensée qui se pense soi-même tend vers lunité. La pensée de lintellect nest
pas une pensée qui distingue les choses, qui divise les choses premièrement,
pour les réunir ensuite, comme fait notre pensée discursive. La pensée
dans ce sens suprême, de la pensée la plus haute na pas besoin de ce détour
discursif, mais elle est plutôt un essai constant de se surprendre soi-même,
dans la manière la plus unitaire possible. La pensée même, qui se pense
soi-même, cherche, en effet, lunité59. Mais, même si elle tend vers lunité,
elle ne peut jamais atteindre lunité absolue, car la condition de la pensée est
la dualité. La pensée ne peut pas être la première, elle ne peut pas être lacte
premier, car elle est une dualité, donc elle est seconde, étant placée après
celui dans lequel il ny a plus de dualité60. Mais alors, la pensée est, dans un
sens plus fondamental, une remontée vers ce principe antérieur à la dualité :
la pensée est un désir de celui-ci61. La pensée de soi cherche, en effet, lun,
mais elle ne peut pas le contenir. Plotin va encore plus loin et regarde la
pensée de soi dans la perspective du principe unitaire : ainsi, il montre que
lintellect veut penser le principe antérieur, mais, parce quil ne peut pas le
contenir, il arrive à se penser soi-même. Lintellect se pense soi-même donc
il arrive à la pensée la plus unitaire et la plus haute parce quil regarde vers
le bien antérieur62, vers le principe absolu.
En conclusion, lintellect est unitaire en lui-même (dans la mesure où sa
pensée ne sort jamais de soi-même), mais il est aussi dual (dans la mesure où
la pensée se déploie seulement dans la différence). Il est unitaire en soi-même
(comme lêtre le plus unitaire), mais il est dual par rapport à ce qui lui est
antérieur (à savoir par rapport à lun absolu, vers lequel lintellect tend).
Lintellect essaie de surprendre lun absolu, mais il tombe de nouveau dans la
pensée de soi et, ainsi, dans la pensée duale. Plotin dépasse ainsi la perspective
péripatéticienne (lidée que lintellect divin est le principe unitaire absolu) ;
premièrement, il accepte lidée de lunité de lintellect et il essaie même de la
renforcer. En échange, dans une deuxième phase, il constate que cette unité
ne peut pas être absolue, mais quelle renvoie vers un principe antérieur :
lun absolu.
À la suite de notre analyse, nous pouvons soulever un problème touchant
la relation entre lintellect premier et lun absolu, vers lequel lintellect
regarde, mais par rapport auquel il reste toujours second. Il semble quil
reste une équivocité, ou plutôt une ambivalence, dans la pensée de Plotin :
dune part, la nécessité de lun absolu est déduite du fait que lintellect ne
peut pas être lun absolu, mais a besoin dune unité antérieure. Dautre part,
lintellect est dual justement parce quil regarde vers une unité absolue, quil
ne peut plus la comprendre comme telle, mais quil la reflète dans la dualité.
Le problème qui se pose est un problème dordre interne à la philosophie de
Plotin : est-ce que lantériorité de lun sappuie sur la dualité interne de
lintellect ou la dualité de lintellect sappuie sur lantériorité de lun absolu ?
Les Ennéades noffrent pas une réponse claire à une telle question. Plotin
sarrête tantôt à lun de ces aspects, tantôt à lautre, sans donner prééminence
à aucun dentre eux. Son argumentation est construite sur plusieurs niveaux
de pensée, qui se reflètent les uns les autres : en regardant du côté de
lintellect, lun simpose comme absolument simple et unitaire, mais en
regardant du côté de lun, lintellect se montre pluriel.
Toutefois, pour essayer de donner une réponse à ce problème, nous
dirions que cette ambivalence de la pensée de Plotin doit être acceptée
comme telle, car elle a une relevance précise dans le contexte des Ennéades.
Il ne faut pas oublier que le principe peut-être le plus important de la
philosophie plotinienne est celui du «réalisme du monde intelligible»63.
Plotin ne parle pas de «concepts», auxquels il serait obligé de trouver un
déploiement univoque et une fondation unidirectionnelle ; mais il parle de
niveaux de la réalité, qui existent et fonctionnent dans une liaison étroite les
uns par rapport aux autres. La nécessité du principe absolu nest pas déduite
seulement de manière logique, dans une logique stricte de la pensée humaine.
Plotin décrit le monde intelligible et découvre quil fonctionne en se rapportant
toujours à une unité absolue, et cela en deux sens : dune part, lintellect ne
peut pas être «suffisant» en soi-même, mais son dualité réclame lexistence
de lun absolu ; dautre part, lintellect est dual justement parce que son
existence consiste en un essai de compréhension de lun absolu, quil ne peut
jamais comprendre. Cest pourquoi la pensée de Plotin semble suivre un
trajet circulaire, en expliquant lintellect par lun absolu et lun absolu par la
dualité de lintellect. En vérité, il ne peut privilégier aucune de ces deux
directions, mais chacune delles est nécessaire, parce quelles décrivent ensemble
le double rapport dentre deux niveaux de la réalité. Dans la logique de la
pensée humaine, ce double acte de fondation semble circulaire et incohérent ;
mais, dans la logique des réalités que Plotin essaie de décrire, les deux
directions révèlent un aspect important dune double relation. Dans ce sens,
les deux sont valides.
63. Selon lexpression dEmile Bréhier dans, Plotin, Ennéades, Collection des Universités
de France, Paris, Les Belles-Lettres, vol. VI, 2, p. 10.