POMA Erreur Manuel HM 2021
POMA Erreur Manuel HM 2021
POMA Erreur Manuel HM 2021
et sciences humaines
Manuel
Nouvelle édition
2021
En médecine, les erreurs ont un statut particulier car même les plus
légères peuvent avoir des conséquences matérielles ou subjectives très
préjudiciables. La honte, la crainte (d’un préjudice ou d’une sanction), la
culpabilité, la colère et la perte de confiance n’épargnent pas les victimes
de l’erreur médicale : les patients, leurs proches, mais aussi les soignants
et l’institution médicale tout entière1. Les erreurs constituent une triste
réalité pesant lourd sur la pratique médicale quotidienne, en France et
dans le monde. Leur fréquence et leur nombre, même s’il est très difficile
de faire des estimations précises, inquiètent les pouvoirs publics, occupent
les spécialistes de droit pénal, ternissent l’image de la médecine et enta-
ment la confiance envers les médecins. Depuis qu’on a commencé à les
étudier à la fin des année 1990, d’abord aux USA, puis en Europe, leur
nombre n’a cessé de grandir à mesure que les procès et les signalements
se sont multipliés. Les erreurs provoquent régulièrement la colère à la fois
des soignants, lorsqu’ils n’ont pas les moyens d’exercer leur métier dans de
bonnes conditions, et des soignés, quand ils en sont les victimes. Un très
grand nombre d’erreurs dans les soins se solde par une atteinte sévère à l’in-
tégrité corporelle du patient ou par le décès. La Commission européenne,
le ministère de la Santé et l’Agence nationale de sécurité du médicament
et des produits de santé (ANSM) s’y intéressent de près et publient pério-
diquement des rapports sur ce fléau depuis le milieu des années 2000. Les
signalements de plus en plus fréquents d’erreurs de diagnostic, de pres-
cription et de dosage d’un médicament, pour citer quelques exemples,
donnent à penser que leur fréquence est considérable et sous-estimée.
Dans la pratique des soins, l’inattention, la précipitation, les connais-
sances imprécises et les trous de mémoire figurent parmi les causes d’er-
reur les plus fréquentes. Les causes de l’erreur médicale sont multiples, et
peuvent être de nature indirecte ou directe. Une charge de travail excessive,
une supervision inadéquate, des installations et des technologies dépas-
sées, une communication insuffisante ou médiocre entre les praticiens, des
compétences ou une expérience inadéquates, un environnement de travail
stressant, une réorganisation récente du travail et des objectifs contradic-
toires sont autant de causes indirectes d’erreurs médicales. Les causes immé-
diates des erreurs médicales, en revanche, sont l’omission d’une interven-
tion nécessaire, la négligence ou le manque de soins, l’omission d’une
procédure diagnostique ou thérapeutique appropriée, l’inexpérience, le
manque de connaissances, l’incapacité à relier les données du patient aux
connaissances acquises, et un soin inadéquat à cause d’une ordonnance
illisible ou à des explications insuffisantes. Les formes de l’erreur médicale
sont tellement variées et imprévisibles qu’Hippocrate comparait déjà le
travail du médecin à celui du pilote d’un navire qui, même par temps
calme, n’est pas à l’abri d’un vent susceptible de faire dériver le bateau2.
Sur le plan de la connaissance, et non directement de l’action, des
arguments rationnels interrogent la « réalité » de l’erreur. En tant qu’ina-
déquation entre un énoncé (ou une représentation) et la réalité, l’erreur
semble du côté du non-être. Platon et Descartes la considèrent comme
une illusion des sens ou un égarement de l’esprit 3. Pascal Engel l’étudie
en tant que déviation par rapport aux normes logiques de vérité et de
rationalité 4 tandis que Ludwig Fleck la présente comme une déviation,
dans la sphère de la connaissance ou dans celle de l’action, au regard
du contexte socioculturel dominant et du collectif de pensée de réfé-
rence 5. Face à la variété des cas et des approches possibles, on peut se
demander dans quels sens on parle d’erreur en médecine, sous quel angle
on peut l’étudier et de quels outils nous disposons pour l’appréhender
scientifiquement.
2. Hippocrate, L’ancienne médecine, IX, 4-5, Paris, Les Belles Lettres, p. 128-129.
3. Platon, La République, VII, 514a-519a (l’allégorie de la caverne). René Descartes, Méditations
métaphysiques, IV.
4. Pascal Engel, « La tragicomédie des erreurs », Le Temps des savoirs, no 2, 2000, p. 16.
5. Ludwig Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique [1935], Paris, Les Belles
Lettres, 2005.
6. Sur l’approche systémique des erreurs, voir l’ouvrage de James Reason, L’erreur humaine
[1990], Paris, Presses des Mines – Transvalor, 2013.
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7. Voir Dominique Lecourt, Claude Sureau, Georges David, L’erreur médicale, Paris, Presses
universitaires de France, 2006, p. 145-156.
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8. Karl Popper, La logique de la découverte scientifique [1934], Paris, Payot, 2017, p. 287.
9. Karl Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique [1963], Paris,
Payot, 1979, p. 9.
10. Ibid., p. 12.
11. Ibid., p. 10?
12. Ibid.
461
15. Neil McIntyre, Karl Popper, « The critical attitude in medicine: the need for a new
ethics », British Medical Journal, 1983, 287 (6409), p. 1919.
16. Ibid., p. 1921.
17. Ibid., p. 1920.
18. Ibid., p. 1922 : « truth may be hard to come by, but we must recognize that if we
acknowledge our errors we may, with effort, get nearer to the truth ».
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19. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, p. 8 et sq.
20. Ibid., p. 18-19.
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21. Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Presses Universitaires de France,
1934, p. 131.
22. Gaston Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 1968, p. 244
23. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale [1865], III, ch. 2
fin de la section 1, Paris, Flammarion, 1966.
24. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op.cit., 1938, p. 239.
25. Ibid., p. 249.
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à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car
il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir,
c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé »26.
Dans cette perspective, à la fois épistémologique, pédagogique et
éthique, l’erreur n’est donc pas un mal, au contraire : il faut distinguer
d’une part l’erreur comme simple « distraction de l’esprit fatigué », comme
affirmation gratuite faite sans aucun effort de pensée et d’autre part l’er-
reur « positive » et « utile », dont il convient de chercher la raison et qui,
elle, est instructive et même nécessaire au développement de l’esprit scien-
tifique. Il n’y a pas de démarche objective, d’après Bachelard, « sans la
conscience d’une erreur intime et première » : chacun de nous devrait donc
commencer par « une véritable confession de [ses] fautes intellectuelles »27,
un aveu qui possède plus d’un trait en commun avec l’attitude critique
et autocritique dont parlent, cinquante ans plus tard, McIntyre et Popper.
Chez Bachelard, l’erreur possède une valeur pédagogique, et s’inscrit dans
la perspective d’une pédagogie « préalable », non pas a posteriori : « Pour
apprendre aux élèves à inventer, écrit Bachelard, il est bon de leur donner
le sentiment qu’ils auraient pu découvrir », ce qui est possible seulement en
leur enseignant l’expérience psychologique de l’erreur. Il faut « inquiéter la
raison et déranger les habitudes de la connaissance objective ». En méde-
cine, l’apprentissage par l’erreur devrait constituer « une pratique pédago-
gique constante » et généralisée. Des exercices de mise en situation par la
simulation de pratiques réelles, telles qu’une opération chirurgicale, une
consultation ou l’annonce d’une mauvaise nouvelle, créent des occasions
précieuses pour pratiquer l’auto-observation permettant l’autocritique. La
pédagogie des jeux de rôle, par exemple, vise le développement de cette
compétence nécessaire pour faire face à l’erreur médicale.
L’éducation à l’autocritique et à la valorisation de l’erreur dans la forma-
tion des connaissances humaines trouve un allié de taille, en médecine
comme ailleurs, dans l’histoire des sciences. Loin de constituer le musée
de la vérité, l’histoire des sciences, conçue comme histoire des errements
et des erreurs de la raison scientifique, devient un moyen pédagogique
essentiel dans l’éducation à l’erreur au sein d’une formation scientifique.
Roberto Poma