On Pense Romain On Écrit Latin TD PDF

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Jeudi 1 mars 2012. Historia.

On pense romain, on écrit latin


En quelques années, la langue et la culture des Gaulois - orales essentiellement -, dont les druides et les bardes sont les
garants, disparaissent au profit de celles du vainqueur. Voici comment.

Lorsque, en 52 av. J.-C., Vercingétorix, dans le vain espoir de sauver ses compagnons d'armes et les derniers civils
d'Alésia, se rend à César, chacun, à Rome comme dans le monde celte, comprend que c'en est fini de l'indépendance
gauloise. Les Romains, qui ont longtemps tremblé devant le péril transalpin, feront en sorte de l'éradiquer de façon
définitive. Et quel meilleur moyen d'en finir avec un voisin belliqueux que de le priver de ses chefs naturels ? Il peut,
certes, s'agir d'élimination physique, à l'instar de l'exécution de Vercingétorix, mais de tels exemples ne protègent pas
contre l'apparition d'un nouveau héros capable de fédérer autour de lui les nostalgiques de l'indépendance. La preuve
en est qu'ils seront quelques-uns, jusqu'à la fin du Ier siècle, à risquer l'aventure, quitte à y laisser leur tête. Il est donc
beaucoup plus sûr de décourager les vocations en détournant l'aristocratie gauloise vers d'autres buts, moins
dangereux et plus lucratifs. En romanisant les princes et les seigneurs celtes, en leur faisant miroiter des carrières
glorieuses, en poussant les jeunes Gaulois avides de combats à s'engager dans les légions, Rome obtiendra une
pacification durable. Mieux - ou pire -, elle videra peu à peu l'âme gauloise de sa substance, son passé, ses croyances,
donc de son avenir. Substituer la culture et le modèle romains aux traditions nationales passe par l'abandon de la langue
celtique. Dans ce travail de sape, Rome sera aidée par les circonstances et les Gaulois eux-mêmes.

Les travaux linguistiques des dernières décennies ont apporté la preuve que la langue gauloise, à la différence des
peuples de la Gaule, n'a jamais été diverse et divisée mais qu'au contraire, proche des langues brittoniques modernes -
breton et gallois -, elle a constitué un puissant facteur d'unité. Cette unité aurait dû jouer en sa faveur. Or, il n'en a rien
été. Deux principaux facteurs à cela : le gaulois n'est pas une langue écrite, parce que bardes et druides, même s'ils
connaissent l'écriture et usent de l'alphabet grec, estiment que fixer la parole, c'est la tuer : tout enseignement, toute
culture, toute tradition, toute histoire passent uniquement par l'oralité, le discours, le chant. La seconde « faiblesse » du
gaulois est liée à son origine même. Langue indoeuropéenne, le gaulois semble avoir constitué « le chaînon manquant »
entre les domaines celtiques et italiques. Autrement dit, le gaulois et le latin se ressemblent sans doute autant que le
français et l'italien, du moins pour le vocabulaire, les déclinaisons et conjugaisons, peut-être moins pour la syntaxe,
certains linguistes supposant que la phrase gauloise se construit sur un modèle proche du français actuel. Cela signifie
que l'apprentissage du latin n'est pas pour les Gaulois un obstacle. Le gaulois, sans littérature écrite, ne possède pas
l'avantage du grec, dont la culture, les textes ont une telle puissance, une telle ancienneté, une telle réputation que les
Romains ont renoncé à imposer leur langue au monde hellénophone. Certes, l'usage veut qu'un dignitaire romain en
poste en Orient ou en Grèce feigne de ne pas savoir le grec, quand bien même il le parle couramment, ce qui est la règle
jusqu'au IIIe siècle, mais l'administration locale est toujours bilingue. En Gaule, par principe, toute l'administration, dès
le début de la conquête, ne parlera que latin. Aux administrés de s'en accommoder, cela devrait- il prendre quelques
générations. Au vrai, il s'agit là de théorie et les choses semblent, sur le terrain, avoir été plus complexes. Rome compte,
pour latiniser la Gaule, sur l'administration, l'armée, le commerce, l'école, et l'ambition. L'administration ? Une poignée
de fonctionnaires, du percepteur aux très hauts dignitaires chargés du gouvernement provincial. Dans les faits, une
majorité de Gaulois n'a jamais à faire avec eux, ni besoin de leur parler latin. Ceux qui doivent les approcher
appartiennent à des milieux qui, déjà avant la conquête, ont appris la langue du vainqueur. Vercingétorix lui-même,
prince arverne et officier dans la cavalerie auxiliaire de César avant de se retourner contre lui, a certainement été
bilingue. L'armée, où commandements et ordres se donnent exclusivement en latin, et par laquelle passeront des
dizaines de milliers de Gaulois, se révèle meilleur moyen d'intégration. Mais quel latin y parle-t-on au juste ? Formées
de contingents originaires de tout l'empire, d'hommes dont le latin sera de moins en moins la langue maternelle,
beaucoup de légionnaires baragouinent un sabir sans rapport avec l'élégance cicéronienne. Il n'est pas assuré que les
vétérans, à la fin de leurs vingt ou vingt-cinq années de service, rentrés chez eux avec la citoyenneté romaine et rang de
petits notables locaux, se changent pour autant en propagateurs zélés du modèle romain, ni qu'ils soient capables
d'enseigner un latin châtié à leurs proches. Les commerçants, les hôteliers qui, par nécessité, fréquentent des
marchands étrangers rencontrent, là encore, peu de vrais Romains et parlent, eux aussi, un charabia internationale-
ment compréhensible dont le latin ressort méchamment écorché.

Restent l'école et l'université. C'est là que se dispense, en latin (et en grec, langue qui jouira longtemps de la sympathie
des élites gauloises), un enseignement apte à former non des Gallo- Romains, mais des Gaulois romanisés, ou des
Romains de souche gauloise. Jusqu'à la conquête, l'enseignement gaulois a dépendu des druides qui ont dispensé leur
savoir aux jeunes nobles, appelés parfois à plus de vingt années d'études, mais aussi au peuple, pour un cursus plus bref.
Ils ont enseigné l'épopée des Celtes, leurs conquêtes, leur bravoure, leur foi en l'immortalité de l'âme et en la vie
éternelle, toutes notions propres à dresser la jeunesse contre l'envahisseur. Cela, César l'a compris, en même temps que
la nécessité de supprimer l'ordre druidique, en Gaule comme plus tard en Grande-Bretagne. Il ne s'agit pas d'interdire
le culte des dieux celtes, bientôt confondus avec leurs homologues latins, mais de supprimer ce clergé enseignant et
patriote. En détruisant le druidisme, on détruira langue, culture, histoire, littérature, religion, enfin tout ce savoir oral
dont il est l'unique détenteur. La romanité pourra en prendre la place. Ce projet sera efficacement mis en œuvre,
l'empereur Claude accentuant la pression après l'invasion de la Bretagne, à la fin des années 40. Au terme du Ier siècle,
il reste quelques druides, puisqu'il s'en trouve pour prophétiser que l'empire passera un jour aux nations celtes, mais
ils se raréfient, vivent dans la clandestinité, et leur savoir sombre peu à peu dans l'oubli, même si certains jeunes gens
viennent encore chercher auprès de ces vieillards des débris d'une science oubliée. Des écoles clandestines druidiques
se maintiennent sûrement assez longtemps dans les campagnes reculées, mais ne touchent plus que les humbles et les
ruraux, tandis qu'enfants de l'aristocratie et citadins vont chez les pédagogues, grammairiens, rhéteurs, équivalents de
l'enseignement primaire, secondaire et supérieur. Ils y reçoivent l'éducation classique, celle dispensée à travers tout
l'empire, qui enseigne les mêmes textes grecs et latins, la même mythologie gréco-latine, substitue l'histoire romaine à
celle de la province, apprend l'art oratoire et le droit romains. Ces enfants-là, quand ils sortent de l'université, sont
entièrement acculturés et coulés dans le moule du parfait serviteur de l'empire. Ce n'est pas pour rien qu'Auguste et ses
successeurs ont grand soin de faire venir dans les universités gauloises, débauchée des plus prestigieuses écoles de
Rome et d'Athènes, l'élite des maîtres.

La fondation d'Augustodunum (Autun), ville universitaire destinée à remplacer l'antique Bibracte, n'a rien de fortuit.
Elle concurrence vite Marseille, plus vieille université des Gaules, et ne peut être égalée par les écoles de Toulouse,
Poitiers, Bordeaux, Narbonne et Trêves. Quelques élèves issus de riches familles iront compléter cette formation à
Rome, ou à Athènes. C'est ainsi que l'on peut faire carrière, et grande carrière depuis qu'en 48, Claude a favorisé l'accès
des Gaulois à la citoyenneté romaine. Le passage du nom celte unique, suivi de la mention « fils de », qui se maintient
jusqu'au IIe siècle et fait encore souvent allusion aux grands héros du passé, aux tria nomina romains (prénom, nom et
surnom), est la marque définitive de cette intégration. Il y faut souvent quatre ou cinq générations, à en croire des
inscriptions retrouvées mais il y a ensuite des succès stupéfiants. Valerius Asiaticus, le dernier roi des Allobroges,
romanisé comme son nom l'indique, devient le beau-frère de Caligula, l'un des premiers dans l'empire, avant d'être
poussé au suicide parce que soupçonné d'ambitionner la pourpre. Sans chercher à s'élever si haut, nombre de Gaulois
deviennent des rhéteurs ou des avocats célèbres dans tout l'empire, et ouvrent parfois une école ou un cabinet à Rome.
Ainsi les Narbonnais Julius Florus et Votienus Montanus, le Nîmois Marcus Aper. D'autres visent les magistratures,
comme un autre Nîmois, Domitius Afer qui finira consul, ou Cornelius Gallus de Fréjus, poète et grand ami de Virgile,
devenu préfet d'Égypte. Terentius Varro Atacinus, un Audois, écrit des épopées en vers latins, et l'historien Trogue
Pompée de Vaison consacre quarante-quatre livres, hélas presque entièrement perdus, à une Histoire universelle dont
la Gaule semble être la grande absente... Peut-être le poète Catulle, l'historien Tacite, dont le style incarne la perfection
latine absolue, sont-ils, eux aussi, issus de familles d'origine celte, mais ils feront en sorte que nul ne s'en doute. Il faut
cependant attendre le IVe siècle pour que la Gaule illustre la littérature latine par quelques grands auteurs. Le plus
célèbre est Decimus Ausonius Magnus, Ausone, né à Bazas vers 310, fils d'un médecin d'origine éduenne, installé à
Bordeaux. Rhéteur célèbre dès l'âge de 30 ans, il est choisi par l'empereur Valentinien Ier comme précepteur de son fils
aîné, Gratien. Monté officiellement sur le trône à 8 ans, celui- ci se reposera pour beaucoup sur son maître des affaires
de l'État. L'œuvre littéraire d'Ausone, enflée de rhétorique et de figures de style, à la limite du pastiche ou du plagiat,
tant il imite les classiques, ne peut s'égaler à ses modèles, mais il lui arrive d'avoir de jolis vers dans son poème La
Moselle, et son abondante correspondance, de lecture plus agréable, abonde en informations sur lui, sa famille et la vie
quotidienne. Il meurt vers 393.

L'autre grand écrivain gaulois est Caius Apollinaris Sidonius, Sidoine Apollinaire, né vers 430 à Lyon. Fils et petit- fils
de préfets des Gaules, il descend de l'avocat Vettius Epagathus, martyrisé comme chrétien en 177. Il épouse la fille de
l'empereur Avitus, auquel il consacrera l'un de ses Panégyriques, devient préfet de Rome en 468, patrice à sa sortie de
fonction, puis, l'empire écroulé, se retire à Clermont-Ferrand où il est fait évêque, consacrant la fin de sa vie à lutter
contre les envahisseurs wisigoths ariens et leurs persécutions. À ces auteurs profanes, il faut ajouter des chrétiens :
Hilaire de Poitiers, Salvien de Marseille, Sulpice Sévère, biographe de saint Martin. Pourtant, encore à l'époque, le gaulois
demeure parlé, et vivant. Ausone le pratique couramment et Sidoine Apollinaire l'admet : « La noblesse arverne se
débarrasse à peine de la crasse du gaulois. » Quant au peuple, a-t-il jamais parlé autre chose ? Traversant la Gaule pour
se rendre à Trêves, saint Jérôme, au milieu du IVe siècle, constate qu'il est impossible, ou presque, de se faire
comprendre en latin, et, doué pour les langues, apprend les rudiments du gaulois qui lui serviront plus tard en Galatie
(dans l'actuelle Turquie). Dès que l'administration romaine desserre son étreinte, au milieu du IIIe siècle, les vieux
toponymes celtes reparaissent en place des noms de villes imposés par le conquérant. Et pourtant, c'est aussi le moment
où le gaulois perd définitivement la bataille contre le latin. Non parce que Rome, longtemps sourdement combattue, l'a
imposé, mais parce que l'Église catholique a pris le relais et incarne, face à l'envahisseur germanique, hérétique ou
païen, l'ultime rempart de la civilisation. C'est parce qu'ils sont catholiques que les Gaulois, finalement, accepteront
enfin tous de se dire romains, et oublieront leur langue au profit de celle, universelle, de la chrétienté et des valeurs
qu'elle représente. Il est vrai qu'à ce moment-là, Rome, vaincue, épuisée, envahie, aura, comme l'avaient prédit les
druides, « cédé l'empire aux peuples transalpins »...

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