SILVEIRA - Le Langage Chez Heidegger
SILVEIRA - Le Langage Chez Heidegger
SILVEIRA - Le Langage Chez Heidegger
du discours au monologue
FILLIPA SILVEIRA
Université de Toulouse II – Le Mirail
Erasmus Mundus EuroPhilosophie
[email protected]
L’homme parle. Nous sommes toujours dans le langage et nous bougeons à l’intérieur. Sauter
par-delà de langage ne nous est pas possible. Même la philosophie n’est qu’un « parler » et
ainsi une expérimentation du langage. Une des grandes difficultés de la philosophie
contemporaine consiste à poser la question des conditions du discours, à chercher la
possibilité du langage de dire le monde. La phénoménologie herméneutique découvre très tôt
que la simple analyse de la structure logique du langage n’atteint pas le sens originaire du
discours, c’est-à-dire, sons sens intrinsèque en tant que filiation au mode d’être de l’être
humain. C’est dans ces termes que la problématique du langage se trouve dans Sein und Zeit,
dans le contexte de l’analytique existentiale du Dasein.
Néanmoins, on pourrait commencer le texte autrement. Le langage parle, die Sprache spricht.
C’est Heidegger qui nous le dit, surtout à partir des années cinquante, dans ses derniers écrits
portant sur le langage, par le biais de la pensée de l’être à partir de l’être lui-même. Avec ce
mot : « le langage parle », il menace toujours de nous faire tomber dans l’indétermination et
l’évidence d’une affirmation tautologique. D’abord l’homme parle, et la dimension
apophantique de son langage est fondamentale. Elle n’est, par contre, la seule. Il faut penser le
langage à partir de plusieurs autres dimensions dans lesquelles nous sommes englobées en
tant que membres des différentes communautés d’échange de sens. L’être humain est d’abord
un être d’interprétation, chez Heidegger, Dasein ; existence et compréhension. Le Dasein
parle parce qu’il « possède » langage, parce qu’il articule du sens et le partage avec les autres.
La dimension publique, sociale et communicative du langage est entièrement établie dans
Sein und Zeit.
est-ce que cela veut « dire » le silence ? Qu’est-ce qui finalement s’y développe par ailleurs
Sein und Zeit ?
Dans le §34, le langage apparaît pour la première fois de manière thématique dans Sein und
Zeit :
« Daß jetzt erst Sprache Thema wird, soll anzeigen, daß dieses Phänomen in der existenzialen
Verfassung der Erschlossenheit des Daseins seine Wurzeln hat. Das existenzial-ontologische
Fundament der Sprache ist die Rede. Von diesem Phänomen haben wir in der bisherigen
1
M. Heidegger. Sein und Zeit. Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1967. p. 150.
2
Cf. Ibid. §33.
3
Ibid. p. 157.
[2]
FILLIPA SILVEIRA Le langage chez Heidegger
Interpretation der Befindlichkeit, des Verstehens, der Auslegung und der Aussage ständig schon
Gebrauch gemacht, es in der thematischen Analyse aber gleichsam unterschlagen »4.
Le fait que le langage soit pensé ici comme un phénomène renvoie, si nous tenons compte de
la phénoménologie herméneutique et l’analytique du Dasein, à deux choses : elle doit être
pensée à partir de soi-même et, en même temps, comme expression de la possibilité du Dasein
d'interpréter. Prendre le langage à partir de lui-même c’est le comprendre en tant que Rede
(discours ou parole) qui, à son tour, est un constituant fondamental de la communication, le
partage du sens annoncé : « Die Hinausgesprochenheit der Rede ist die Sprache. Diese
Wortganzheit, als in welcher die Rede ein eigenes « weltliches » Sein hat, wird so als
innerweltlich Seiendes wie ein Zuhandenes vorfindlich»5. Le langage est conçu ici comme un
instrument, ou bien comme un manuel, quelque chose « à la main » (Zuhanden). En tant que
possibilité de joindre du sens, la totalité des mots est « à la main » et, dans ce cas, « die
Sprache kann zerschlagen werden in vorhandene Wörterdinge »6.
Le discours est, ainsi, la possibilité de dire ce que le Dasein interprète en articulant du sens et
en utilisant les mots comme outils. Dans eux-mêmes, les mots n'ont pas de signification. Hors
du rapport Dasein/discours, le langage n’a pas de sens. Dans un plan par ailleurs que celui de
l’épistémologie, le langage n'est pas seulement la possibilité de la proposition : une demande,
l'explicitation d'un désir, un appel, tout cela peut être articulé par le Dasein dans la forme du
discours. Sa « vérité », on dirait, se trouve nécessairement attaché à la structure pragmatique-
existentiale de l’être-au-monde.
4
Ibid. pp. 160-161.
5
Ibid. p. 161.
6
Ibid.
7
Cf. Ibid. p.165.
8
Cf. Ibid. p. 162.
[3]
FILLIPA SILVEIRA Le langage chez Heidegger
« Die Versuche, das »Wesen der Sprache« zu fassen, haben denn immer auch die Orientierung an
einem einzelnen dieser Momente genommen und die Sprache begriffen am Leitfaden der Idee des
»Ausdrucks«, der »symbolischen Form«, der Mitteilung als »Aussage«, der »Kundgabe« von
Erlebnissen oder der »Gestaltung« des Lebens. Für eine voll zureichende Definition der Sprache wäre
aber auch nichts gewonnen, wollte man diese verschiedenen Bestimmungsstücke synkretistisch
zusammenschieben. Das Entscheidende bleibt, zuvor das ontologisch-existenziale Ganze der Struktur
der Rede auf dem Grunde der Analytik des Daseins herauszuarbeiten »9.
La question de l'essence du langage commence, ainsi, à être déterminée déjà dans l'analytique
existentiale, où elle n’est pourtant pas l’enjeu central. À la fin du § 34, Heidegger affirme que
le langage ne vient d’être caractérisé qu’à partir d’une simple localisation de sa place dans le
contexte de la structure du Dasein ; il demeure le problème de la définition du langage du
point de vue philosophique : la recherche philosophique doit s’interroger sur la manière d'être
du langage : « Die philosophische Forschung wird auf « Sprachphilosophie » verzichten
müssen, um den « Sachen selbst » nachzufragen»10
Une trentaine d’années plus tard, l'essence du langage revient en tant qu’objet philosophique
pour Heidegger, cette fois détaché du fondement ontologique du discours et de l’analyse
existentiale, à partir d'une nouvelle conception d'essence que jusqu’ici ne s'était pas présentée
comme une question fondamentale. Le langage se tourne vers le sens de l’être d’une manière
plus immédiate que dans Sein und Zeit : le langage devient, dès la Lettre sur l’humanisme, le
« dire » de l’être, sa maison, où habite l’homme. C’est remarquable que maintenant
Heidegger commence à utiliser d’autres termes pour nommer l’être-au-monde, comme « le
Dasein dans l’homme » ou simplement « homme », mot qui a été méthodiquement évité dans
le traité de 27 pour mettre de côté l’horizon de signification métaphysique. Dans Der Weg
zur Sprache, Heidegger dit:
« Wir wagen hierbei etwas Seltsames und möchten es auf die folgende Weise umschreiben: Die
Sprache als die Sprache zur Sprache bringen. Dies klingt wie eine Formel. Sie soll uns zum Leitfaden
auf dem Weg zur Sprache dienen. Die Formel gebraucht das Wort « Sprache » dreimal, wobei es
jedesmal Anderes und gleichwohl das Selbe sagt. Dies ist Jenes, was das Auseinandergehaltene aus
11
dem Einen, wohin Eigentümliche der Sprache beruht, zueinanderhält. ».
Ce qui donne plus à penser n’est peut-être pas la formulation où le mot « langage » apparaît
trois fois, mais le fait que Heidegger dit que le mot a, à chaque fois, un sens différent et en
même temps le même. Nous pourrions interpréter le sens du même comme ce qui dans un
rapport maintient son essence et se différencie à partir de l’un. Le « disposer du même » serait
un « dialoguer » en commun moyennant le langage, rendu possible par son unité avec l’être et
9
Ibid. p. 163.
10
Ibid. p. 166.
11
M. Heidegger. Unterwegs zur Sprache. Stuttgart, Klett-Cotta, 1959. p. 242
[4]
FILLIPA SILVEIRA Le langage chez Heidegger
ce qui parle ; l’homme. Ici le défi proposé par la citation est de comprendre le langage à la
fois comme identité et comme élément qui différencie à partir de l’un.
Comment distinguer toutefois ce qui parle et ce qui « est parlé » à partir du moment où le
langage devient un monologue ? L’idée vient d'un poème de Novalis qui porte ce titre : « Der
Titel deutet in das Geheimnis der Sprache : sie spricht einzig und einsam mit sich selber. Ein
Satz des Textes lautet: « Gerade das Eigentümliche der Sprache, daß sie sich bloß um sich
selbst bekümmert, weiß keiner. »12. C’est où le Dasein, en tant qu’un être linguistique, c’est-
à-dire, le parlant, dans l’idée que le langage dialogue avec lui-même et concerne seulement à
lui-même ? Qu’est-ce que signifie ce « mystère » ? La réponse se trouve étroitement liée au
sens du chemin (Weg) et de l'« expérience » de ce chemin : « Erfahren wir dagegen den Weg
zur Sprache aus dem, was sich unterwegs mit dem Weg begibt, dann könnte eine Vermutung
erwachen, in der uns fortan die Sprache befremdend anmutet. »13 L'expérience n'est point
quelque chose comme l’expérience scientifique, où l’objet de la recherche est soumis à une
méthode préétablie. Il s'agit plutôt de l’expérience du langage, comme une tentative de saisir
quelque chose de son essence. La tâche semble s’accorder avec la méthode
phénoménologique heideggérienne, le paradigme du retour à la chose elle-même, qui paraît
être encore plus développé dans les textes sur le langage, son rapport à l’être, hors de
l’analytique existentiale.
Le chemin, à son tour, ne correspond pas à un parcours dont l'objectif est obtenu à la fin, il se
fait toutefois lui-même au fur et à mesure de la marche, de la suite du chemin. Pourrions-nous
dire que le langage est le chemin lui-même ? Si oui, quelles seraient les conséquences pour la
compréhension du caractère humain du langage ? Si le chemin est pensé comme quelque
chose qui « s'approche », l’interprétation semble être quelque chose d’autre :
« Der Weg zur Sprache – dies klingt so, als läge die Sprache weit Weg von uns, irgendwo, dahin wir
uns erst auf einen Weg machen müßten. Braucht es denn nun aber einen Weg zur Sprache? wir sind
nach einer alten Kunde doch selber diejenigen Wesen, die zu sprechen vermögen und daher die
Sprache schon haben. Das Vermögen zu sprechen ist auch nicht nur eine Fähigkeit des Menschen,
gleichgeordnet seinen übrigen. Das Vermögen zu sprechen zeichnet den Menschen zu Menschen aus.
Die Zeichnung enthält den Aufriß seines Wesens. Der Menschen wäre nicht Mensch wenn ihm
versagt liebe, unablässig, überallher, auf jegliches zu, in mannigfaltigen Abwandlungen und zumeist
unausgesprochen in einem « es ist » zu sprechen. Insofern die Sprache solches gewährt, beruht das
14
Menschenwesen in der Sprache ».
La réciprocité est évidente. L'essence de l'homme repose dans le langage : en tant que parlant,
l'homme est : homme, ou être humain. Le sens de ce changement de perspective ne semble
12
Ibid. p. 241.
13
Ibid.
14
Ibid.
[5]
FILLIPA SILVEIRA Le langage chez Heidegger
pas rendre une vision solipsiste du langage de l'être, mais bien plutôt l’implication commune
entre homme et langage. Dans Sein und Zeit, le langage était rapporté structurellement à la
compréhension, et avait une fonction révélatrice du monde. Cependant l'essence de l'homme
consistait davantage à son être même, dans son être-au-monde. Si la marque distinctive de
l'« essence » de l'homme est le fait d'être linguistique, nous pourrions dire également que la
marque de l'essence du langage est d’être humaine ?
On se tourne vers Sein und Zeit encore une fois. Heidegger y dit que quand on parle du
langage on se rapport à la parole, au discours. Le discours est Rede, la parole qui s’enracine
dans l’activité humaine de l’être-au-monde. Néanmoins, dans Unterwegs zur Sprache, un
autre concept vient au lieu du discours ; Sage, qui signifie également discours, mais dans le
sens de “dit”, « la dite », ce qui a été dit et qui se distingue du « parlé ». Heidegger exprime
qu’on peut, par exemple, beaucoup parler sans rien dire, et aussi le contraire : se taire, et,
quand même beaucoup dire15. Une piste vers la compréhension de cette affirmation renvoie au
« sens » comme préalablement donné, comme dans Sein und Zeit. Une grande différence c’est
que Rede contient la possibilité du Gerede (bavardage) et est étroitement lié à la possibilité
d’expression propositionnelle. Sage à son tour indique plutôt “la dite de l’être” qui n’est
jamais propositionnel. Mais comment cela pourrait-il constituer l'essentiel du langage s’il
n’est pas possible « de parler » dans le silence, dans l’écoute, comme Sein und Zeit déjà
l’annonçait ? C’est-à-dire, comment parler sans la parole, sans le Sprechen, sans le son et la
communication ?
« Die Sprache : Wir meinen das Sprechen, kennen es als unserer Tätigkeit und vertrauen der
Befähigung dazu. Gleichwohl ist es kein fester Besitz. Einem Menschen bleibt vor Staunen oder
Schrecken die Sprache weg. Er staunt nur noch und ist betroffen. Er spricht nicht mehr : er schweigt.
Jemand verliert durch einen Unfall die Sprache. Er spricht nicht mehr. Er schweigt auch nicht. Er
bleibt stumm. Zum Sprechen gehört die gegliederte Verlautbarung, sei es, daß wir die sie vollziehen –
16
im Sprechen, oder sie unterlassen – im Schweigen, oder dazu unfähig sind – im Verstummen. ».
Heidegger semble radicaliser l'idée que l'homme soit un être linguistique, ce que depuis Sein
und Zeit était déjà pensé, mais conformément à la structure pragmatique et sociale du Dasein.
Comment comprendre le langage en tant que ce qui parle aussi dans le silence sans tomber
dans la pure pensée intérieure d’un sujet ? S’il est possible de parler même dans le mutisme,
c'est parce que le langage est pensé comme possibilité, comme anticipation de possibilité,
c’est-à-dire que même ce qui pourrait être interprété comme simple intuition interne ou
production mentale de la pensée, est et doit être, de quelque manière, linguistique.
15
Ibid. p. 252.
16
Ibid. pp. 243-244.
[6]
FILLIPA SILVEIRA Le langage chez Heidegger
Comment peut-on comprendre qu’il soit possible d'articuler des sons même dans le mutisme ?
Comment le langage peut être appréhendé en dehors de ses qualités sonores, physique ?
Quelle instance est celle-ci qui touche la « pensée intérieure » et dépasse le niveau physique,
matériel ? À la fin de Unterwegs zur Sprache, Heidegger reprends la formulation qui a
proposé le but du texte: “Die Be-wëgung bringt die Sprache (das Sprachwesen) als die
Sprache (die Sage) zur Sprache (zum verlautenden Wort) »17. Dans le chemin, l’homme, par
rapport à l’essence du langage, rend manifeste et présent à autrui ce qui est (le langage en tant
que « Sage ») venir à la langue, au langage en tant que son. L’expression rejoint ainsi
l’essence de l’homme avec un sens de logos qui repose déjà dans Sein und Zeit et qui rend
possible la sonorité. La formulation « le langage parle uniquement et solitairement avec soi-
même » détache la réflexion phénoménologique du langage de la structure du Dasein et la
rend plus proche de l’homme en tant que celui qui appartient à la fois à son propre essence
(laisser-être) et à l’essence du langage (manifester ce qui est par soi-même).
Il reste sans doute la possibilité d’une argumentation contraire, d’une critique envers
Heidegger pour avoir soumis le langage, la pensée et l’être humain à un solipsisme restreint à
l’activité de l’être. Dans la limite, la différence ontologique, manière fondamentale
d’exprimer le « rapport » dans la pensée heideggérienne, est menacée de devenir insensée. Si,
par contre, on comprend le monologue comme ce qui renvoi à « Sage », « la dite », das
Sprechen a tout une autonomie par rapport au Dasein en tant qu’objet de l’analytique
existential et au discours comme une structure qui lui appartient, mais pas par rapport à
l’homme, si l’homme est celui qui, en saisissant son propre essence, habite déjà chez le
langage en lui appartenant.
17
Ibid. p. 261.
[7]