Artaud - Le Théâtre Et Son Double

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« Nous avons surtout besoin de vivre et de croire à ce


qui nous fait vivre. »

Briser le langage pour toucher la vie   ; faire entrer la


métaphysique dans les esprits… Publié en 1938, alors
qu’Antonin Artaud, quarante-deux ans, est interné
depuis plusieurs mois déjà, Le Théâtre et son double est
révolutionnaire. Affirmant la prééminence du corps sur le
texte et du metteur en scène sur l’auteur lui-même, il
défend le théâtre comme phénomène extrême, cérémonie
magique, expérience directe du sacré. On a pu
comparer ce livre mondialement célèbre à La Naissance
de la tragédie, de Nietzsche, et c’est vrai – une puissance
le traverse, un souffle poétique, qui nous ouvre à des
forces nouvelles, nous anime et nous transforme.
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Antonin Artaud

Le théâtre et son double


suivi de
Le théâtre de Séraphin

Préface de Pacôme Thiellement


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Retrouvez l’ensemble des parutions


des Éditions Payot & Rivages sur
payot-rivages.fr

Conception graphique de la couverture : Sara Deux -


Illustration : © Giacomo Nanni.

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2019


pour la préface et la présente édition

ISBN : 978-2-228-92312-5
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PRÉFACE

Théâtre Antonin Artaud


par Pâcome Thiellement

« C’est artificiellement que l’on


veut ramener vers la culture des
pensées qui ne sont tournées que
vers la faim1. »

Le 6 mai 1931 a lieu l’inauguration de l’Expo-


sition coloniale internationale, qui s’étend de la
porte Dorée jusqu’au bois de Vincennes, autour
du lac Daumesnil. Les surréalistes diffusent un
tract  : « Ne visitez pas l’Exposition coloniale. »
Artaud n’est plus surréaliste, il visitera l’Expo-
sition coloniale. Mais cela ne fait pas du futur
auteur de « L’éternelle trahison des blancs » un
écrivain pro-occidental. Comme tous les grands

1. Toutes les citations d’Antonin Artaud non référencées


ici proviennent du Théâtre et son double.
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8 / Le théâtre et son double

poètes occidentaux, de William Shakespeare à


Jean Genet, Antonin Artaud est d’abord un
poète anti-occidental  : « Il n’y a pas de révo-
lution sans une révolution contre la culture de
l’Europe, contre toutes les formes de l’esprit
blanc, et je ne sépare pas l’esprit blanc des
formes de la civilisation blanche1. » Ce qui mobi-
lise Artaud dans ces expositions coloniales, c’est
la confrontation avec des cultures non blanches
vivantes qui puissent bouleverser sa vision et
nourrir sa rage créatrice.
Il avait été frappé par les danses cambod-
giennes lors de l’Exposition coloniale à Marseille
en 1922. L’Exposition coloniale internationale de
1931 annonce des représentations des danseuses
balinaises de la cour du sultan de Java dans l’un
des pavillons des Indes néerlandaises. On y voit
de lourds rideaux de velours sombre se lever
sur deux groupes de musiciens —  avec cymba-
les, gongs, tambourins, clochettes de cuivre,
rondelles et lamelles de métal… Les danseuses
portent des fourreaux à traîne verts, violets et
brodés d’or. Elles frémissent et ondulent jusqu’à
l’extrémité de leurs longs doigts aux ongles pos-
tiches démesurés.
Antonin Artaud assiste au spectacle le samedi
er
1   août. Il en parle dès le lendemain dans une
lettre à Louis Jouvet et le 5 dans une lettre à

1. Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, in Œuvres,


Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 736.
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Préface / 9

Jean Paulhan. Le 15, il écrit une deuxième lettre


à Paulhan sur le théâtre balinais, beaucoup plus
longue celle-là, et qui sera intégrée au Théâtre
et son double  : « Cet ensemble lancinant plein
de fusées, de fuites, de canaux, de détours dans
tous les sens de la perception externe et interne,
compose du théâtre une idée souveraine et telle
qu’elle nous paraît conservée à travers les siècles
pour nous apprendre ce que le théâtre n’aurait
jamais dû cesser d’être. Et cette impression se
double du fait que ce spectacle —  populaire
là-bas, paraît-il, et profane  — est comme le
pain élémentaire des sensations artistiques de
ces gens-là. »

En guerre contre les classiques

Né en 1895 à Marseille, très tôt intéressé


par le théâtre, Artaud rejoint la troupe de
Charles Dullin en 1921. Au Théâtre de l’Ate-
lier, il répète L’Avare de Molière et dessine
des costumes et des décors pour Les Olives de
Lope de Rueda. Il rompt avec Dullin en 1923
et rejoint momentanément la troupe de Sacha
Pitoëff. Il sera également acteur de cinéma pour
Abel Gance, Carl Dreyer, Marcel L’Herbier,
Raymond Bernard, G.  W. Pabst, Fritz Lang,
Maurice Tourneur…
Dès le début, cependant, le jeune acteur
écrit. Le problème d’Artaud, c’est de produire
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10 / Le théâtre et son double

un art qui soit vivant. Et pour lui, être vivant,


c’est être à la hauteur du drame originel de la
vie, qui est un drame de la conscience. C’est
tenir droit face à cette « maladie de l’esprit »
qui nous  paralyse dans notre détermination,
qui nous empêche de penser, d’écrire et d’agir.
Dès la Correspondance avec Jacques Rivière, la
question est celle du droit à penser, du droit à
écrire  : « C’est tout le problème de ma pensée
qui est en jeu, écrit-il le 5 juin 1923. Il ne s’agit
pour moi rien de moins que de savoir si j’ai ou
non le droit de continuer à penser, en vers ou
en prose1. » De même, dans ses premiers livres :
« Je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de
la vie » (L’Ombilic des limbes2) ; « Je me suis
mis souvent dans cet état d’absurde impossible,
pour essayer de faire naître en moi de la pensée.
Nous sommes quelques-uns à cette époque à
avoir voulu attenter aux choses, créer en nous
des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient
pas et ne semblaient pas devoir trouver place
dans l’espace » (Le Pèse-Nerfs3). Au sujet de
ses premiers textes, il écrira  : « J’ai débuté en
littérature en écrivant des livres pour dire que
je ne pouvais rien écrire du tout, ma pensée

1. Antonin Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière,


in Œuvres, op. cit., p. 70.
2. Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes (1925), in ibid.,
p. 105.
3. Antonin Artaud, Le Pèse-Nerfs (1925), in ibid., p. 159.
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Préface / 11

quand j’avais quelque chose à dire ou à écrire


était ce qui m’était le plus refusé1… »
Parallèlement, Artaud déploie une véritable
machine de guerre contre les classiques fran-
çais, la littérature et tout son décorum déran-
geant et vulgaire. « Votre Molière n’est qu’un
con, et aussi  : votre sanguinaire Corneille qui
sacrifie les fils aux pères », écrit-il à l’adminis-
trateur de la Comédie-Française2. Mais il faut
attendre 1934 et la célébration du cinquantième
anniversaire de la mort de Victor Hugo — dont
il se contrefout  — pour qu’il s’explique dans
une lettre à Henri Poupet qui essaie de le taper
d’un texte  : « Toutes les commémorations me
paraissent vaines. Toute la poésie française
depuis cent trente ans est exclusivement conte-
nue dans une douzaine de sonnets de Gérard
de Nerval, quelques poèmes de Baudelaire et
dans la Saison en enfer d’Arthur Rimbaud. La
seule commémoration qui me paraisse se jus-
tifier dans ces heures est celle d’un Bréviaire
de l’au-delà. Mais il n’en existe pas en langue
française. Je me contenterai donc d’une traduc-
tion du Livre des morts égyptien3. » À part une

1. Antonin Artaud, lettre à Peter Watson du 27 juillet


1946, citée in Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud,
Paris, Fayard, 2006, p. 238.
2. Antonin Artaud, « Lettre à l’administrateur de la
Comédie française », in Œuvres, op. cit., p. 142.
3. Antonin Artaud, lettre à Henri Poupet du 26 août 1934,
in ibid., p. 496.
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12 / Le théâtre et son double

poignée de poèmes, la culture française n’inté-


resse pas Artaud.

Faire entrer la métaphysique


dans les esprits

Antonin Artaud rejoint les surréalistes en


1924. Très vite, il dirige les travaux du Bureau
des recherches surréalistes (« La Centrale »)
au 15, rue de Grenelle, et s’occupe quasiment
seul du troisième numéro de La Révolution sur-
réaliste, le monumental « 1925  : fin de l’ère
chrétienne1 », avec sa « Lettre aux Recteurs
des Universités Européennes », son « Adresse
au Pape », son « Adresse au Dalaï-Lama », sa
« Lettre aux Écoles du Bouddha » et sa « Lettre
aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous ». Avec
Artaud à sa tête comme chamane élu par les
divinités sauvages de la violence et de la vie,
et André Breton comme chef indien de la tribu
de la beauté convulsive et de l’amour fou, le
surréalisme aurait pu être la révolution que
le  titre de la revue annonçait. Mais, très vite
aussi, les désaccords prennent le dessus sur les
combats communs. Artaud est jugé trop mysti-
que, quand on ne lui reproche pas de gagner
sa vie en faisant l’acteur « dans un but de lucre

1. La Révolution surréaliste, collection complète, Paris,


Jean-Michel Place, 1975.
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Préface / 13

et de gloriole1 ». Cependant, c’est l’adhésion du


surréalisme au Parti communiste qui est la cause
immédiate de la rupture. La Révolution surréa-
liste deviendra Le Surréalisme au service de la
révolution. Artaud n’accepte pas cette soumis-
sion idéologique  : « Il y a pour moi plusieurs
manières d’entendre la Révolution, et parmi ces
manières la Communiste me semble de beau-
coup la pire, la plus réduite2. » L’excuse est toute
trouvée pour l’exclure du mouvement. Artaud
ne redeviendra jamais « surréaliste », même si
André Breton rompra assez vite avec le Parti
communiste et si leur relation s’étendra au-delà
de cette première rupture, retrouvera une inten-
sité et une complicité importantes à l’époque
des voyages au Mexique et en Irlande, et sera,
sans doute, la plus importante artistiquement de
la vie du poète.
Longtemps, Artaud voit dans le théâtre son
mode d’expression privilégié, celui par lequel
il va faire entrer « la métaphysique dans les
esprits », mais c’est un théâtre qui n’existe pas
encore. Une première tentative d’exploration
est le Théâtre Alfred Jarry qu’il crée avec
Roger Vitrac et dont il s’occupe entre 1926 et

1. André Breton, « Second Manifeste du surréalisme »,


Manifestes du surréalisme, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962,
p. 161.
2. Antonin Artaud, « Manifeste pour un théâtre avorté »,
8 janvier 1927, in Œuvres, op. cit., p. 234.
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14 / Le théâtre et son double

1929. Déjà, sa référence n’est pas un théâtre


préexistant (malgré l’évocation de l’auteur
d’Ubu), mais la violence de la réalité, et même
la violence policière  : « Quand la police pré-
pare une rafle, on dirait des évolutions d’un
ballet. Les agents vont et viennent. Des coups
de sifflets lugubres déchirent l’air. Une espèce
de solennité douloureuse se dégage de tous les
mouvements. Peu à peu le cercle se restreint.
Ces mouvements qui semblaient de prime
abord gratuits, peu à peu leur but se dessine,
apparaît —  et aussi ce point de l’espace qui
leur a servi jusqu’à présent de pivot1. » À part
quelques scandales (la représentation du Songe
d’August Strindberg chahutée par les surréa-
listes, la représentation de Partage de Midi per-
mettant une polémique contre Paul Claudel), le
Théâtre Alfred Jarry joue essentiellement des
pièces de Vitrac, ne marche pas du tout et finit
par lasser Artaud.

Qu’est-ce que la cruauté ?

C’est la vision du théâtre balinais à l’Expo-


sition coloniale de 1931 qui va réveiller chez
Artaud le désir de créer un théâtre, « son »
théâtre, où les acteurs émergeraient comme

1. Antonin Artaud, « Le Théâtre Alfred Jarry », in ibid.,


p. 228.
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Préface / 15

des signes, des « hiéroglyphes vivants », où le


metteur en scène, indépendant du texte et du
respect pour les « chefs d’œuvre », se transfor-
merait en « ordonnateur magique, maître de
cérémonies sacrées », où la rencontre du Double
serait l’expérience du spectateur par excellence,
une rencontre qui excède la seule sphère esthéti-
que pour devenir métaphysique : quelque chose
qui dépasse la question des formes et de l’art
et qui soit une expérience directe du sacré. Le
théâtre n’est pas pour Artaud un spectacle ou
une représentation, il doit dépasser la notion
de représentation. Le théâtre est un phénomène
extrême. Le théâtre est une cérémonie magique.
Il doit mettre le spectateur en relation avec des
forces.
Emballé par les Balinais, Artaud écrit tout
d’abord un article, « Le théâtre balinais à l’Expo-
sition coloniale », publié en octobre  1931 par
la Nouvelle Revue française et qui, associé à la
lettre du 15 août et divers fragments, deviendra
la section « Sur le théâtre balinais » du Théâtre
et son double. Mais il ne s’arrête pas là.
« Sans un élément de cruauté à la base de
tout spectacle, le théâtre n’est pas possible.
Dans l’état de dégénérescence où nous sommes,
c’est par la peau qu’on fera rentrer la méta-
physique dans les esprits », écrit-il dans le
premier manifeste du Théâtre de la Cruauté
en octobre  1932. On pense naturellement au
« Théâtre de la Peur », c’est-à-dire au Grand-
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16 / Le théâtre et son double

Guignol, fondé en 1897 et situé à Pigalle, 7, cité


Chaptal. C’était un petit théâtre de 280  places,
spécialisé dans les histoires macabres et sangui-
nolentes, effrayantes et dérangeantes (au point
d’avoir inspiré l’adjectif « grand-guignolesque »),
privilégiant les récits de déséquilibres mentaux
et de médecins sadiques —  en particulier chez
André de Lorde, le « Prince de l’Épouvante »
qui écrira plus de soixante-dix pièces de Grand-
Guignol. Une différence de taille est qu’Artaud
veut obtenir le même type d’état sur son specta-
teur avec un minimum d’effets (on est donc
loin des « sceaux de sang » de la cité Chaptal).
La cruauté n’est pas l’effroi. Il faut imaginer
l’horreur épurée, débarrassée de ses narrations,
devenue « puissance abstraite ». Il faut imaginer
un effroi séparé des représentations de l’effroi,
une terreur qui ne prend plus appui sur une
narration qui puisse justifier son apparition,
une violence qui se transforme en cosmogonie et
en métaphysique (un peu la distance qui sépare
Eraserhead de L’Exorciste ou de Massacre à la
tronçonneuse). Et toute l’ambiguïté tiendra sur
sa qualification initiale  : la cruauté. Mais ce
choix terminologique n’a jamais été très clair
et d’ailleurs Artaud va passer son temps à rédi-
ger des manifestes, des articles et des lettres
longues comme le bras à ses interlocuteurs pour
le justifier.
« Qu’est-ce que la cruauté ? écrit-il d’abord  :
du point de vue de l’esprit cruauté signifie
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Préface / 17

rigueur, application et décision implacable,


détermination irréversible, absolue. » Mais
encore : « Théâtre de la cruauté veut dire théâtre
difficile et cruel d’abord pour moi-même. Il
ne s’agit pas de cette cruauté que nous pou-
vons exercer les uns contre les autres en nous
dépeçant mutuellement les corps, en sciant nos
anatomies personnelles, ou, tels des empereurs
assyriens, en nous adressant par la poste des
sacs d’oreilles humaines, de nez ou de narines
bien découpées, mais de celle beaucoup plus
terrible et nécessaire que les choses peuvent
exercer contre nous. » Enfin, prenant la « dimen-
sion » gnostique que sa volonté d’abstraction ne
pouvait éviter, Artaud va plus loin encore dans
une ultime lettre à Jean Paulhan  : « J’emploie
le mot de cruauté dans le sens d’appétit de vie,
de rigueur cosmique et de nécessité implacable,
dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui
dévore les ténèbres, dans le sens de cette dou-
leur hors de la nécessité inéluctable de laquelle
la vie ne saurait s’exercer ; le bien est voulu, il
est le résultat d’un acte, le mal est permanent.
Le dieu caché quand il crée obéit à la nécessité
cruelle de la création qui lui est imposée à lui-
même, et il ne peut pas ne pas créer, donc ne
pas admettre au centre du tourbillon volontaire
du bien un noyau de mal de plus en plus réduit,
de plus en plus mangé. »
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18 / Le théâtre et son double

Inspirations et transfigurations

Le Théâtre de la Cruauté serait donc le pre-


mier théâtre à répondre intégralement à la
« nécessité implacable » de la vie qui dévore
les ténèbres en répandant la douleur. Dans un
monde où le mal est permanent, l’acte théâtral
serait alors la révélation de ce mal à lui-même,
une sorte de miroir tendu au dieu caché. Si le
Théâtre Alfred Jarry est un théâtre qui n’existe
pas encore, le Théâtre de la Cruauté est un
théâtre qui n’existera jamais. Les textes qui
composent le livre sont écrits sur quatre ans.
Et pendant ces quatre ans, beaucoup d’autres
influences s’ajoutent à celle du théâtre balinais
pour nourrir la conception radicale qu’Artaud
se fait de la cruauté, parmi lesquelles  :
– Un intérêt appuyé pour le théâtre élisabé-
thain, en particulier Dommage qu’elle soit une
putain de John Ford, qu’Artaud a connu dans
l’adaptation qu’en a faite Maurice Maeterlinck
sous le titre d’Annabella. Cet intérêt se voit
tempéré par une méfiance envers Shakespeare,
perçu comme trop humaniste ou psychologue,
« responsable de cette aberration et de cette
déchéance, de cette idée désintéressée du théâtre
qui veut qu’une représentation théâtrale laisse
le public intact, sans qu’une image lancée pro-
voque son ébranlement dans l’organisme, pose
sur lui une empreinte qui ne s’effacera plus ».
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Préface / 19

Artaud gardera toute sa vie un profond respect


pour le théâtre élisabéthain et il évoquera à
nouveau Ford, Webster et Cyril Tourneur dans
un de ses derniers livres, Van Gogh, le suicidé
de la société.
– René Guénon, qu’il découvre, comme les
surréalistes, à travers Orient et Occident, La Crise
du monde moderne, ou encore L’Homme et son
devenir selon le Vedanta. Se refusant par prin-
cipe à toute récupération politique, la pensée
formulée par René Guénon — l’idée que toutes
les religions ne sont que des expressions d’une
tradition primordiale comme celle que l’Histoire
répond à une temporalité cyclique, et que la
modernité est une phase du Kali Yuga  — a pu
néanmoins être revendiquée, pour son antimo-
dernité comme pour son antidémocratisme, à
la fois par l’Action française et par le mouve-
ment surréaliste. Artaud cite Guénon dans « La
mise en scène et la métaphysique » : « Cela tient,
comme dit Guénon, “à notre façon purement
occidentale, à notre façon antipoétique et tron-
quée de considérer les principes (en dehors de
l’état spirituel énergétique et massif qui leur
correspond”. » Cette phrase retranscrit bien une
idée guénonienne : celle que l’Occident, à la dif-
férence de l’Orient, a perdu toute relation avec
les principes métaphysiques primordiaux. Mais
elle n’est pas de Guénon ! Ce dernier écrira dans
un compte-rendu de lecture  : « Nous ne savons
pourquoi on nous a attribué (en la mettant
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20 / Le théâtre et son double

entre guillemets) une phrase que nous n’avons


jamais écrite ; ce n’est pas que nous ne puissions
en approuver l’idée, pour autant que nous la
comprenons, mais les termes en lesquels elle
est exprimée sont totalement étrangers à notre
vocabulaire et, de plus, nous n’aurions jamais
pu dire “nous” en parlant des Occidentaux1. »
– Le théâtre de Sénèque, qu’Artaud semble
le premier à redécouvrir dans son incroyable
violence et sa poésie —  le xxe  siècle lui trou-
vera un successeur dans cet héritage, Pier-Paolo
Pasolini, quand ce dernier filmera Médée.
– Plusieurs toiles de peintres hollandais dont
l’atmosphère lui inspire cet horizon esthé-
tique qu’il veut atteindre, que ce soit dans les
décors ou dans les jeux de lumière  : Les Filles
de Loth de Lucas Van Leyde, La Tentation
de saint  Antoine de Jérôme Bosch et Margot
l’enragée de Breughel  l’Ancien. « Toutes ces
peintures sont à double sens et en dehors de
leur côté purement pictural elles comportent un
enseignement et révèlent des aspects mystérieux
ou terribles de la nature et de l’esprit. »
– Le cinéma burlesque des Marx Brothers.

1. René Guénon, Le Théosophisme, Paris, Éditions Tradi-


tionnelles, 1973, p. 450.
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Préface / 21

À la recherche
du Théâtre de la Cruauté

La note sur les films des Marx Brothers


est publiée en janvier  1932 dans la Nouvelle
Revue française. « La mise en scène et la méta-
physique » est une conférence prononcée à
la Sorbonne le 10  décembre 1931 et publiée
en février  1932 dans la NRF. « Le Théâtre
alchimique » est un texte publié en espagnol
dans la revue Sur à l’automne 1932. Le « pre-
mier manifeste » du Théâtre de la Cruauté
est publié dans la NRF en octobre  1932. Le
« second manifeste » du Théâtre de la Cruauté
est publié en brochure en 1933. « Le théâtre
et la peste » est une conférence prononcée à
la Sorbonne le 6  avril 1933 et publiée dans la
NRF en octobre  1934. Celle-ci est la plus gra-
tinée de toutes ses interventions  : au milieu
de la conférence, dans le grand amphithéâtre
de la Sorbonne, Artaud mime longuement les
convulsions du pestiféré. Anaïs Nin y assiste et
décrit les spectateurs, tout d’abord le souffle
coupé, puis commençant à rire et quittant la
salle. Elle rejoint Artaud et ils sortent tous
les deux sous la pluie  : « Il était blessé, dure-
ment atteint. Ils ne comprennent pas qu’ils sont
morts, disait-il. Leur mort est totale, comme
une surdité, une cécité. C’est l’agonie que j’ai
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22 / Le théâtre et son double

montrée. La mienne, oui, et celle de tous ceux


qui vivent1. »
En 1935, Artaud réussit quand même à monter
une pièce, Les Cenci. Il en est le metteur en
scène et l’acteur principal. C’est le récit d’un
père incestueux, Francesco Cenci, qui veut violer
sa fille Beatrice. Le récit avait déjà été traité
par Stendhal et Shelley. Les Cenci est joué au
théâtre des Folies-Wagram. La pièce est chère,
la critique est partagée et le succès n’est pas au
rendez-vous : Les Censi sera retirée de l’affiche
après dix-sept représentations. Si le Théâtre de
la Cruauté devait s’incarner, ce ne serait tou-
jours pas là  : pas dans une pièce où le texte
était omniprésent et la scène se démarquait très
clairement du public… Artaud comparait la dif-
férence entre ce qu’il projetait pour le Théâtre
de la Cruauté et Les Cenci à celle qu’il y avait
entre le déclenchement d’une tempête natu-
relle et ce qui peut demeurer de leur violence
une fois leur image enregistrée. Les Cenci était
une « image » du Théâtre de la Cruauté, mais
seulement une image. Était-il possible de faire
autrement ?
Après cet échec, Artaud écrit encore plu-
sieurs textes sur le théâtre : une note consacrée
à la pièce Autour d’une mère mise en scène
par Jean-Louis Barrault, publiée dans la NRF

1. Anaïs Nin, extrait de son Journal cité in Œuvres, Paris,


Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 397.
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Préface / 23

en juillet  1935 ; le futur « texte préface » du


livre, qui paraît dans La Bête noire, une revue
dirigée par Maurice Raynal, en octobre  1935.
Puis un texte crucial, « Un athlétisme affec-
tif », destiné à la revue Mesures administrée
par Adrienne Monnier, mais qui n’y parut pas.
Un autre texte, qui n’apparaîtra pas dans la
première édition du Théâtre, « Le Théâtre de
Séraphin ». Deux textes nouveaux  : « En finir
avec les chefs-d’œuvre » et « Le théâtre de la
cruauté ». Il trouve le titre du livre à bord du
paquebot qui le conduit à La Havane, son escale
avant le Mexique et son voyage au pays des
Tarahumaras  : « Et par double j’entends le
grand agent magique dont le théâtre par ses
formes n’est que la figuration en attendant qu’il
en devienne la transfiguration1. »

Ou alors nous avons fait radicalement


fausse route

Le livre sera publié pour la première fois plus


de deux ans plus tard, en février  1938, chez
Gallimard, dans la collection « Métamorphoses »,
et tiré à quatre cents exemplaires. Artaud est
alors interné depuis son retour d’Irlande en
octobre  1937. Quatre cents exemplaires seule-
ment ? Ne nous inquiétons pas trop : il sera très

1. Lettre à Jean Paulhan, 25 janvier 1936, ibid., p. 662.


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24 / Le théâtre et son double

souvent réédité et abondamment traduit. C’est


probablement le livre d’Artaud le plus connu
mondialement aujourd’hui.
« Je n’ai jamais trop compris à quoi il voulait
en venir avec son théâtre de la cruauté, m’a
dit un ami Facebook, mais quel grand livre ! »
À vrai dire, on se demande si Artaud le savait
lui-même… Le Théâtre de la Cruauté, en tant
qu’il ne se fonde pas sur un texte, en tant que ses
acteurs doivent y être comme des signes vivants
ou des hiéroglyphes, en tant que son spectacle
ne se répète pas de façon monotone plusieurs
fois de suite mais qu’il doit être à chaque fois
unique, en tant qu’il rompt la distinction entre
la scène et la salle, en tant qu’il n’a pas de
but explicite mais doit cependant dépasser la
représentation, ressemble… à tout sauf à du
théâtre, en fait. Peut-être est-ce un programme
de danse ? Après tout, n’est-ce pas une sorte de
convention qui nous pousse à appeler théâtre
les danses balinaises ? Ceux qui brandiront Le
Théâtre et son double comme source d’inspira-
tion de leur révolution esthétique, ce sont les
fondateurs du Buto, Hijikata Tatsumi et Ono
Kazuo, la « danse du corps obscur », dès 1959.
Et Ko Murobushi écrit  : « Lorsque nous nous
trouvons près de la “mort”, Nietzsche, Artaud
et moi aussi devenons plus fascinants. Lorsque
je danse, il arrive que je sente la main droite
d’Antonin Artaud agripper, au lieu de tenir sa
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Préface / 25

coupe, une des côtes flottantes près de mon


cœur1. »
Ou alors, nous avons fait radicalement fausse
route.

Le théâtre égyptien

Ou alors, tributaires de notre vieil Occident,


nous posons toujours assez mal notre point de
départ. Ou alors, nous ne savons pas encore ce
que « théâtre » veut dire… Virginie Di Ricci a
parlé d’un théâtre égyptien, matrice du Théâtre
de la Cruauté d’Antonin Artaud  : « N’en
déplaise aux tenants du miraculeux commen-
cement grec, dans l’Égypte ancienne le théâtre
existait. Il était joué devant les temples par des
mimes/acteurs. Il se jouait dans la conception
de la mort comme passage à son Ka.  Le Ka
c’est le double du moi —  moi le mort. Il vit
sur le plan magnétique. Il a un aspect trans-
individuel. Or il est mortel. Pour échapper à la
seconde mort et entendre le Ka dire  : “Je suis
vivant”, les Égyptiens opéraient la momifica-
tion du cadavre et pratiquaient l’ouverture de la
bouche de la momie. Passer à son Ka nécessitait
du moi qu’il se dégage de son ombre maléfi-
que laquelle si elle était trop chargée pouvait

1. Ko Murobushi, cité in Camille Dumoulié, Antonin


Artaud, Paris, Seuil, 1996, p. 160.
26 / Le théâtre et son double

l’entraîner dans les mondes souterrains. C’était


le cas des criminels et pour d’autres raisons
des suicidés1. »
C’est Étienne Drioton, professeur à l’Institut
d’égyptologie de Fouad  Ier au  Caire au début
du siècle dernier, qui a proposé l’hypothèse
que l’origine du théâtre ne soit pas à cher-
cher en Grèce mais en Égypte, dans des pièces
qui reprenaient et interprétaient les Textes
des Pyramides ou des passages du Livre des
Morts : Naissance et apothéose d’Horus, Déroute
d’Apophis, Le  combat de Thot contre Apophis,
Isis et ses  sept scorpions, Horus piqué par un
scorpion, Le  Retour de Seth2…
Il s’agit d’un théâtre alors proprement rituel,
projetant les acteurs dans l’expérience d’une
réalité supérieure à celle du monde matériel ;
faisant d’eux des « morts » voyageant dans
l’Autre Monde ou des hommes déjà délivrés
de leur affection présente, se mettant à vivre
l’expérience des esprits. C’est à la fois un théâtre
et une véritable expérience de possession ; un
transport de l’âme analogue à la transe chama-
nique. Le théâtre égyptien est une expérience
de changement de nature.

1. Virginie Di Ricci, « Je t’ai mis mon cœur dans ton corps


pour que tu te souviennes de ce que tu as oublié », Cahiers
Artaud, n° 1, 2013, p. 154.
2. Étienne Drioton, Le Théâtre égyptien, Le Caire, Édi-
tions de la Revue du Caire, 1942.

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