Histoire Des Services Secrets Britanniques - Gordon Thomas

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Texte de la quatrième de couverture

Comment les Anglais ont-ils organisé il y a quelques mois la


défection d'un haut responsable iranien ? Quel est le rôle des
Britanniques dans les projets d'attaque américaine contre l'Iran ? Les
attentats-suicides du 7 juillet 2005 dans le métro londonien auraient-
ils pu être évités ? Le docteur Kelly, ce microbiologiste impliqué dans
des travaux top secret, s'est-il vraiment donné la mort ?
Pour la première fois, Gordon Thomas ouvre ici les plus grands
dossiers des services secrets britanniques et retrace l'histoire des
célèbres MI-5 et MI-6.
Triomphes de la Seconde Guerre mondiale, trahisons sous la
guerre froide, combat contre la «bombe génétique» anti-Noirs en
Afrique du Sud, lutte contre le terrorisme irlandais et la nébuleuse
Al-Qaïda... L'auteur revient longuement sur les victoires et les échecs
de ces services qui jouent depuis cent ans un rôle décisif sur la scène
internationale.
Face à la menace, et pour protéger leur pays, jusqu'où peuvent
aller ces services secrets ?

Ouvrage de référence sur les agences de renseignement les plus


vieilles du monde, Histoire des services secrets britanniques plonge
dans les arcanes du MI-5 et du MI-6 et dresse le portrait de ces
hommes et de ces femmes qui agissent dans l'ombre. Un document
explosif.

Spécialiste du renseignement, Gordon Thomas est l'auteur de


plus de quarante ouvrages traduits dans le monde entier, dont
certains best-sellers comme Histoire secrète du Mossad, Mossad - les
nouveaux défis et Les Armes secrètes de la CIA, publiés chez
Nouveau Monde éditions.

Traduit de l'anglais par Mickey Gaboriaud.


Édition électronique au format Pdf, réalisée à partir du scan du livre
‘‘Histoire des services secrets britannique’’ de Gordon Thomas.
Éditions Nouveau Monde 2008

[Scan, Ocr, Correction, Mise en page et Relecture]

Juin 2017

Scanner utilisé : Brother


Ocr : Omnipage
Mise en forme du texte : Atlantis
Mise en page [Pdf] : Infix Pro – Pdf Converter Pro
Polices de caractères utilisées : Garamond, taille : 12 -14

Bonne lecture !
Gordon Thomas

HISTOIRE
DES SERVICES SECRETS
BRITANNIQUES

Traduit de l’anglais
Par Mickey Gaboriaud

Nouveau monde
Éditions
Table

I. Agent secret de Sa Majesté 6


II. Le vol du faucon 33
III. Les espions de la fée marraine 60
IV. « L'ennemi a passé nos portes » 89
V. Des codes et des micros 118
VI. Les espions atomiques 138
VII. Des taupes entre amies 160
VIII. Les vents de la haine 187
IX. Nouvelles frontières et espoirs perdus 211
X. Hors de l'ombre 240
XI. De grandes espérances 262
XII. Nouvelles cibles 284
XIII. Glasnost sous la neige 308
XIV. Les espions du rideau de bambou 333
XV. Un nouveau monde : l'adaptation ou la mort 357
XVI. Tango en sous-sol 381
XVII. Sur la route du 11 septembre 410
XVIII. Le jour où leur vie changea 435
XIX. Retour vers le futur 461
XX. Un bilan provisoire 485
XXI. Une note personnelle 504
Directeurs de services de renseignement 509
Acronymes 511
Sources principales 514
I

Agent secret de Sa Majesté

Par un matin de la mi-mars 2007, une voiture bleu foncé,


conduite par un chauffeur de la branche spéciale de Scotland Yard,
traversa la banlieue ouest de Londres en direction du cœur de la ville.
Seul passager à l'arrière, Sir John McLeod avait un aspect intimidant
et incarnait l'establishment britannique. Peut-être était-il banquier ou
président d'une grande firme ? Son costume sur mesure de chez
Gieves & Hawkes, sa chemise à doubles manchettes cousue main et
sa cravate du Traveller's Club renforçaient cette impression.
Scarlett était un agent secret de Sa Majesté, un maître espion qui
savait depuis longtemps que l'échiquier du renseignement n'est
soumis à aucune règle. À cinquante-neuf ans, il avait conservé
l'élocution châtiée qu'il tenait de son éducation privée à Epsom et
des trois ans durant lesquels il avait officié à Oxford, au Magdalen
College. Il y avait enseigné l'histoire avant d'entrer au MI-6 —
également appelé SIS (Secret Intelligence Service/Service secret de
renseignement) — et de découvrir un monde où la tromperie et la
trahison allaient devenir les pierres angulaires de son travail. Pendant
trente-deux ans, ses talents en matière d'espionnage et de contre-
espionnage lui avaient permis de monter régulièrement en grade
jusqu'à finir par prendre le commandement du service. Quatorzième
à occuper ce poste, il avait été fait chevalier par la reine en début
d'année. Marié et père de quatre enfants adultes — trois garçons et
une fille —, il se passionnait pour les livres d'histoire, les églises
médiévales et la gastronomie.
Ces agréables passe-temps allaient bien avec l'énorme bureau en
acajou qui avait autrefois orné la cabine de l'Amiral Nelson sur le
Victory, et derrière lequel s'étaient assis ses prédécesseurs. Ce meuble
était muni d'un encrier rempli d'encre verte et le stylo plume Parker

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Agent secret de Sa Majesté

avec lequel Scarlett signait toute sa correspondance reposait à côté.


Un standard permettait d'accéder directement au Premier ministre,
au chef du MI-5, au directeur de la CIA et aux dirigeants d'autres ser-
vices secrets européens. Il suffisait d'appuyer sur un bouton pour
faire sonner un téléphone à environ cinq mille kilomètres, sur le
bureau du directeur général du Mossad.
Le mobilier du bureau était complété par une horloge ancienne,
entièrement construite jusqu'au dernier engrenage, par Sir Mansfield
Smith Cumming, et qui donnait encore l'heure exacte près d'un siècle
plus tard. Cumming avait exigé que toutes les communications
émanant de lui soient considérées comme « produits des services
secrets » et marquées du sigle CX, signifiant « Cumming
eXclusivement » et ce code était resté en vigueur. Dans son
testament, il avait légué au service une grande huile représentant un
groupe de fermiers français face à un escadron de tireurs prussiens
durant la guerre de 1870, et ce tableau avait suivi les bureaux du MI-
6 à chacun de ses déménagements dans Londres. Il en était allé de
même pour la coutume qui consistait à ne pas désigner Cumming par
un autre terme que « Chef ».
Lorsque Scarlett avait été nommé, le 6 mai 2004, c'était ainsi que
la reine l'avait appelé. La première fois qu'il s'était adressé à elle, il
avait dit « Votre Majesté » mais, par la suite, cela avait toujours été
« Ma'am ». Chez l'un comme l'autre, ce protocole était inné.
Un ordinateur sécurisé était relié au standard de Scarlett. Il
contenait toutes les informations relatives à l'état actuel des missions
du MI-6 à travers le monde : à Moscou, Pékin, Bagdad et Téhéran ;
dans les profondeurs de l'Amazonie et les jungles d'Afrique centrale ;
dans les montagnes de l'Afghanistan et du Pakistan ; dans tous les
endroits ou Scarlett et son personnel de haut niveau avaient détecté
des menaces terroristes contre le Royaume-Uni. Les opérations de
terrain coûtaient extrêmement cher et envoyer un agent sur place
exigeait souvent la participation de nombreuses personnes.
Le MI-6 est le service secret de renseignement extérieur de la
Grande-Bretagne et ses attributions sont donc internationales. Il
rend des comptes au secrétaire aux Affaires étrangères alors que le
MI-5 dépend du secrétaire à l'Intérieur. Dans les deux cas, les
directeurs sont nommés par le Premier ministre en place, auquel ils
peuvent accéder directement. Ces services sont, l'un comme l'autre,

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Histoire des services secrets britanniques

représentés au JIC, le comité qui fait le lien avec le gouvernement. Ils


travaillent en étroite collaboration pour lutter contre la menace
terroriste mondiale actuelle.
Mais, depuis les attentats du 11 septembre 2001, les
considérations budgétaires n'étaient plus le principal problème. Le
M1-6 recevait des sommes considérables pour financer son travail
d'espionnage, de contre-espionnage et de surveillance électronique,
dont les gadgets représentaient encore en 2007 une industrie en
expansion dans le monde du secret. Scarlett avait dans son ordinateur
une carte de la situation actuelle de la menace terroriste au sein du
Royaume-Uni. En ce matin de mars, elle était « sérieuse », juste un
niveau en dessous de « critique ».
Le nombre « 35 » apparaissait en surimpression sur la carte. Il
rappelait combien de réseaux islamistes se trouvaient dans la capitale
selon les estimations du MI-6. On en avait identifié quatre-vingts
autres, opérant dans les communautés musulmanes des Midlands, de
Leicester, de Birmingham, de Derby et de Nottingham. Plus au nord,
dans la conurbation de Leeds, Bradford et Manchester, on en
comptait soixante de plus. À l'ouest, dans la ville portuaire de
Liverpool, vingt réseaux avaient été découverts. De l'autre côté de la
frontière galloise, on en avait localisé dix, non seulement à Cardiff et
à Swansea mais également dans les montagnes de Brecon Beacon, où
des terroristes présumés avaient été vus en train de s'entraîner avant
les attentats sur Londres de juillet 2005. Il y avait douze autres
réseaux en Écosse et deux de plus de l'autre côté de la mer d'Irlande.
La plupart de ces réseaux étaient constitués de deux ou trois
membres ; quelques-uns comprenaient jusqu'à une douzaine
d'hommes et de femmes. Après leur radicalisation, ils se mêlaient à
leur communauté et devenaient des agents dormants qui se voyaient
à la mosquée pour les prières du vendredi en attendant
tranquillement de recevoir l'instruction d'attaquer. Leurs emplois
d'instituteur, professeur, médecin, infirmier, commerçant ou
représentant leur servaient de couverture. Il fallait oublier la vieille
image populaire selon laquelle les terroristes de l'IRA étaient peu
éduqués. Al-Qaïda essayait d'enrôler des titulaires de diplômes
universitaires plutôt que des traîne-savates. En attendant d'être
activés, les djihadistes cherchaient les faiblesses procédurales, légales
ou culturelles de leur société qu'ils pourraient exploiter.

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Agent secret de Sa Majesté

Ces réseaux avaient engendré Richard Reid, un Britannique


converti à l'islamisme qui, en décembre 2001, avait essayé de faire
sauter un avion de ligne américain entre Paris et Miami avec des
explosifs cachés dans ses chaussures. Les auteurs des attentats de
juillet 2005 à Londres appartenaient tous à un réseau ; deux d'entre
eux, Mohammed Sidique Khan et Shahzad Tanwir, avaient suivi un
entraînement au terrorisme au Pakistan avant de rentrer en
Angleterre pour y devenir des agents dormants. Quatre autres
avaient monté une sorte d'usine de poison dans une banlieue paisible
du nord de Londres, où ils utilisaient les techniques que leur avait
enseignées un chimiste dans un camp d'entraînement, en
Afghanistan, avant de venir au Royaume-Uni.
Même en sachant que les djihadistes étaient là, il était difficile
d'agir contre eux avant qu'ils ne soient sur le point de frapper. Ni le
MI-5 ni le MI-6 n'avaient le pouvoir de les arrêter, et les avocats
britanniques spécialisés dans les droits de l'homme faisaient bon
usage des lois nationales pour empêcher les arrestations.
Le jour où il était devenu directeur général, lors d'un briefing,
Scarlett avait rappelé à ses plus hauts directeurs de services : « Nous
sommes engagés dans une guerre mondiale et totale contre le
terrorisme, et c'est dans cet état d'esprit que nous devons continuer
de nous impliquer à fond. »
En janvier 2007, une équipe d'agents s'était envolée pour la
Somalie, déchirée par la guerre, pour tenter d'obtenir des
échantillons d'ADN de quatre terroristes nés en Grande-Bretagne
qui se trouvaient parmi la centaine de djihadistes tués lors d'un raid
de bombardement aérien américain sur un camp d'entraînement
d'Al-Qaïda, sur l'île de Lamu, dans l'océan Indien. Ces hommes, qui
étaient nés et avaient grandi à Leeds, avaient dit à leurs familles qu'ils
allaient rendre visite à des parents à Islamabad. Au lieu de cela, ils
étaient allés en Somalie, où ils avaient retrouvé d'autres djihadistes
venus de France, d'Espagne, d'Italie et d'Allemagne. Les
informations figurant sur les passeports des quatre Britanniques
avaient laissé une empreinte électronique de leur voyage à Lamu,
notamment de leur passage à l'aéroport d'Athènes et à Mogadiscio,
dans la Corne de l'Afrique. De là, ils s'étaient rendus à Lamu, où ils
n'étaient arrivés que quelques jours avant les bombardements

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Histoire des services secrets britanniques

américains. Aussitôt après le raid, leurs instructeurs avaient enterré


leurs corps avec ceux des autres et étaient repartis pour Mogadiscio.
De Londres, les agents du MI-6 avaient d'abord pris un vol pour
le Koweït, puis un autre appareil les avait amenés sur un porte-
avions américain en patrouille dans la mer d'Oman, d'où des
hélicoptères de l'US Navy les avaient conduits à Lamu. Pendant trois
dangereuses journées, protégés par des commandos de la SAS et de
la Force Delta, ils avaient exhumé des corps peu enterrés à fleur de
surface. Au bout de quatre jours, ils avaient fini par trouver les
quatre britanniques. Ils avaient tous leur passeport.
Des prélèvements de leur ADN avaient été envoyés au porte-
avions et étudiés sur place avant d'être transmis à Londres afin que
des médecins légistes les comparent à ceux que leurs familles avaient
fournis sans se douter de rien. Grâce aux informations figurant sur
les passeports, les experts du service technique du MI-6 avaient
trouvé les adresses des familles. En se faisant passer pour un
employé des services sanitaires locaux venu vérifier le taux de
contamination de l'eau, suite à une explosion des tuyaux d'arrivée
due à des inondations inhabituelles pour la saison, un agent s'était
présenté à chaque adresse et y avait fait des prélèvements. Ceux-ci
avaient été portés à Londres, où un scientifique du Home Office (le
ministère de l'Intérieur) les avait comparés avec ceux des corps de
Lamu. Ils correspondaient tous parfaitement.
Mais, selon les calculs du MI-6, il restait environ mille six cents
terroristes sur le territoire britannique. Cela avait été l'une des
premières informations que Scarlett avait données à Gordon Brown
lors de sa première réunion avec les services secrets, juste avant qu'il
prenne ses fonctions de Premier ministre.

Tony Blair, alors au crépuscule de ses dix ans au pouvoir, avait été
le mentor et le protecteur de Scarlett dans la jungle de Whitehall.
Cependant, malgré les conseils de ce dernier, le Premier ministre
avait pris la surprenante décision d'annoncer son désir de se retirer
de la scène politique alors que son mandat ne s'achevait que deux ans
plus tard. Suite à cela, il était devenu une sorte de canard boiteux,

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Agent secret de Sa Majesté

raillé par les médias et sournoisement critiqué au sein de son propre


cabinet. Au MI-6, certains se disaient que si Blair quittait son poste,
Scarlett ne tarderait pas à suivre. Les détracteurs du directeur
n'avaient pas oublié le tort qu'il avait causé au MI-6 à la fameuse
époque où, en 2003, le cabinet de crise de Blair s'était réuni avant la
guerre d'Irak. Scarlett avait alors lu, à haute voix, les derniers
renseignements sur Bagdad que contenait son dossier à couverture
couleur peau de chamois et orné de la croix rouge de Saint George.
Puisqu'il dirigeait le JIC (Joint Intelligence Committee/Commission mixte
au renseignement), Blair lui avait offert une place à la table du
cabinet et s'était appuyé sur ses informations pour affirmer que
Saddam Hussein disposait d'armes de destruction massive. Cette
assertion avait ensuite été reprise dans un document, signé du
Premier ministre et présenté au Parlement. Scarlett avait grandement
participé à sa rédaction.
Au moment où le cabinet de crise était devenu un cabinet de
guerre — c'est-à-dire, après l'invasion de l'Irak —, Scarlett savait que
Saddam ne possédait pas d'ogives remplies du virus de la variole
pour répandre des épidémies chez ses ennemis ; pas plus que de
laboratoires mobiles d'armement chimique se déplaçant, la nuit dans
les déserts irakiens pour tuer les gens par milliers ; ni que de missiles
nucléaires susceptibles d'être lancés en quarante-cinq minutes sur les
forces de coalition qui étaient en train de se rassembler au Koweït. Il
n'y avait aucune arme de destruction massive. Il n'y en avait jamais
eu.
Quand on apprit que c'était Scarlett qui avait insisté pour que l'on
inclue ce que l'on a ensuite appelé les « pépites d'or » aux documents
— les raisons pour lesquelles Bush et Blair étaient partis en guerre
contre l'Irak —, et que ces « pépites » n'étaient que des vues de
l'esprit reposant sur des sources extrêmement douteuses, la
population le critiqua très vivement et demanda sa démission.
Au lieu de cela, Blair le nomma à la tête du MI-6. Au SIS, on avait
peine à y croire. De nombreux agents étaient convaincus que cette
affectation n'était, pour Blair, qu'une façon de rétribuer Scarlett pour
son soutien dans l'affaire des armes de destruction massive. Ce point
de vue était également partagé dans les couloirs du ministère de la
Défense et de Langley. Un agent de la CIA ayant personnellement
participé aux recherches d'armes de destruction massives m'a confié :

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Histoire des services secrets britanniques

« Jusqu'aux pépites d'or, Scarlett avait bonne réputation. Ce n'est


plus le cas. Si Blair a été le caniche de Bush, Scarlett a été l'âne de
Blair. »
Après cela, à Washington, on ne risquait plus de demander à
Scarlett de participer aux évaluations concernant la guerre d'Irak ; il
était désormais le chef du renseignement qui avait commis une
erreur catastrophique.
Mais Scarlett était convaincu de tenir une occasion de montrer à
ses pairs que, sous son commandement, le MI-6 pouvait mener une
opération qui ferait référence en matière de planification et
d'héroïsme, et que cela redorerait son blason dans les milieux où il en
avait le plus besoin : dans le monde secret du renseignement et
auprès du nouveau gouvernement de Gordon Brown. Quant aux
autres — les commentateurs des talk-shows du dimanche matin, les
analystes retraités devenus experts —, il continuerait de les mépriser
et de les considérer comme « des culs-de-jatte qui voudraient donner
des leçons de course à pied ». L'opération serait l'apogée bienvenue
de sa carrière.

L'un de ses professeurs d'Oxford était aussi chasseur de têtes


pour le MI-6. Après une formation à Fort Monkton, près de
Gosport, dans le Hampshire, Scarlett avait été envoyé à Nairobi.
Pour l'une de ses premières sorties, il était allé à l'Oasis Club, près du
vénérable hôtel Norfolk. Depuis longtemps, ce club était l'un des
favoris des hommes d'affaires kenyans, des membres du milieu
politique et des espions étrangers. Dans son cadre obscur, on
pouvait boire jusqu'à l'aube et, éventuellement, emmener une
serveuse dans l'une des chambres du fond, après avoir vérifié son
dernier certificat médical afin de s'assurer qu'elle n'avait pas le sida.
Moshe Goldberg, un katsa — c'est-à-dire un agent d'opération du
Mossad —, avait rencontré Scarlett alors qu'il se familiarisait avec la
ville et l'avait invité à prendre un verre au club. Plus tard dans la
soirée, un agent sud-africain les avait rejoints : sobre, sa conversation
était amusante ; ivre, il pouvait devenir grossier et violent. En

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Agent secret de Sa Majesté

apportant une nouvelle tournée, un serveur renversa


malencontreusement un verre sur la tenue safari du Sud-Africain.
Selon Goldberg : « Il s'est jeté sur lui et Scarlett a dû se lever pour
le retenir. On n'entendait plus un bruit dans le club. Scarlett a
calmement demandé au serveur d'apporter d'autres boissons et s'est
tourné vers le Sud-Africain en lui rappelant qu'il n'était pas au Cap.
C'était une leçon de choses sur l'usage de la confiance en soi associée
à la certitude. »
Au Kenya, Scarlett avait su tirer profit de ses qualités
relationnelles. Il était cultivé et aimait autant regarder les matchs de
polo que faire la fête. À Londres, on estimait que ses rapports sur
l'influence des Russes et des Chinois sur le pays comptaient parmi les
mieux documentés. On l'avait ensuite envoyé à Moscou, l'endroit le
plus dangereux qui soit pour un espion.
Son deuxième séjour dans la capitale russe était sur le point de
s'achever quand, en janvier 1994, le KGB l'avait pris lors d'une
rencontre avec Vladimir Sinstov, un contact qu'il avait recruté
l'année précédente, à Londres, dans une foire aux armes. Sinstov
était directeur de l'exportation dans une société d'armement
moscovite. Les agents secrets russes avaient fait une descente dans
un café proche du Kremlin pour arrêter les deux hommes. Scarlett
venait juste de payer Sinstov pour les informations très récentes qu'il
lui avait fournies au sujet d'armes vendues à la Syrie et à l'Irak, ainsi
que pour les noms de ses contacts à Budapest, Paris et Damas.
Scarlett avait été expulsé, et Sinstov condamné à dix ans de travaux
forcés dans un goulag sibérien auxquels il n'a pas survécu. Au cours
des dix mois qui avaient suivi leur première rencontre, Scarlett lui
avait versé huit mille livres (soit un peu plus de dix mille euros).
Après cela, Scarlett avait reçu un emploi de bureau. Il avait été
nommé directeur de la sécurité et de la communication. Son travail
consistait à s'occuper du contrôle interne du Service ; sa seule tâche
en matière de « communication » était de s'assurer qu'on parle le
moins possible du MI-6 dans les médias. Il avait rempli ces deux
missions avec ce qu'un ancien agent, Richard Tomlinson, a qualifié
de « froide efficacité », en précisant : « De nombreux agents qui
n'étaient pas à la hauteur des exigences de Scarlett se sont soudain
retrouvés au chômage. »

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Histoire des services secrets britanniques

En 2001, Tony Blair avait nommé Scarlett directeur du JIC, le


pont invisible par lequel tous les informations importantes circulent
jusqu'à Downing Street. Ce cadeau du Premier ministre en avait
étonné plus d'un au MI-6. Non seulement, le directeur précédent
était apprécié au SIS, mais il savait trouver « la distance correcte
entre le renseignement et la politique ». Pourtant, après seulement
sept mois à ce poste, il avait été envoyé à Bruxelles pour représenter
la Grande-Bretagne à l'OTAN. Au MI-6, on avait perçu cette
mutation comme une rétrogradation.
Elle marquait aussi, probablement, le moment où Scarlett était
devenu un homme à surveiller. Des agents de carrière, tels que Mark
Allen, longtemps considéré comme le meilleur spécialiste de la
culture arabe du service, n'avaient pas cherché à cacher leur
inquiétude. Comme Scarlett, Allen était entré au MI-6 à sa sortie
d'Oxford. Il redoutait que la présence de Scarlett à la tête du JIC ne
conduise à la « politisation inévitable » des services secrets. La longue
amitié qui unissait Blair et le directeur n'y était d'ailleurs pas pour
rien. Le Premier ministre avait, lui aussi, fait ses études à Oxford, en
même temps que Nigel Insker, le directeur adjoint du MI-6. Allen
pensait que les missions à l'étranger de ce dernier faisaient de lui
l'homme idéal pour remplacer le chef en place, Richard Dearlove. En
effet, Insker avait, entre autres, passé de longues périodes en
Extrême-Orient, ce qui lui avait apporté une connaissance
considérable du milieu du renseignement chinois — déjà une menace
naissante.
Dearlove avait informé Blair qu'il « envisageait sérieusement » de
prendre sa retraite afin de réaliser le rêve de sa vie en devenant
directeur du Pembroke College, à Cambridge, l'un des postes les plus
prestigieux de toute l'académie. Il avait confié à des amis avec qui il
était allé à l'école de Monkton Down, près de Bath, qu'il en avait
« assez de ces endroits où les rues changent de nom en fonction du
metteur en scène ».
Il n'avait pas dit à Blair quand il partirait, mais il lui avait laissé
entendre que lorsqu'il le ferait, avec Insker à la barre, le MI-6 serait
en sécurité durant les tempêtes nécessitant des jugements froids.
Mais, le temps venu, Blair se contenta de demander tranquillement à

14
Agent secret de Sa Majesté

Scarlett s'il se sentait prêt à relever le défi de prendre les commandes


du JIC. Plus tard, Richard Tomlinson déclara : « Compte tenu de son
ambition démesurée, c'était une offre que Scarlett ne pouvait pas
refuser.
Trois jours après la nomination de Scarlett à la direction du JIC,
les attentats du 11 septembre 2001 survinrent. Scarlett remarqua avec
quelle soudaineté ces attaques — aussi simples que sinistrement
efficaces — contre le World Trade Center et le Pentagone
plongèrent le milieu du renseignement américain dans l'hébétude. Il
écrivit alors que la catastrophe était, de toute évidence, « un
révélateur impitoyable de l'échec des services secrets américains ».
Pourtant les signes étaient là : la chute du mur de Berlin en 1989,
la guerre du Golfe, l'effondrement du communisme soviétique, le
glissement vers l'anarchie des Balkans, l'émergence d'Al-Qaïda, la
révolte des militants contre les régimes au pouvoir dans le monde
musulman et l'évolution de l'idéologie religieuse vers une puissante
force cohésive qui prenait chaque jour plus d'ampleur, non
seulement chez les pauvres des grandes villes mais également dans le
milieu bourgeois des professions libérales.
« Sur ces sujets, les renseignements américains n'ont fourni à leur
décideurs politiques aucune information susceptible de leur
permettre d'exercer les pressions nécessaires pour prévenir ces
événements », avait écrit Scarlett.
Il continuait en affirmant que, pour la Grande-Bretagne, la
meilleure façon de gérer la menace terroriste était d'admettre qu'une
surveillance à l'échelle mondiale était essentielle. En quarante-huit
heures, il avait rassemblé tous les éléments dont disposaient les
services secrets britanniques afin que Blair puisse se faire une idée
claire de l'ampleur du danger. Il avait lui-même porté son rapport à
Downing Street dans un dossier couleur peau de chamois, orné de la
croix rouge de Saint George, symbole manifeste de son patriotisme.
Là, après trois ans à la tête du MI-6, John Scarlett estimait avoir
prouvé la légitimité de ses points de vue.

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Histoire des services secrets britanniques

La victoire écrasante du New Labour à l'élection de mai 1997


conduisit à des rumeurs corrosives au sein du MI-6. Certaines étaient
graves car, selon elles, John Reid — futur secrétaire d'État à
l'Intérieur et, de son propre aveu, ancien membre du parti
communiste — avait encore des liens avec Moscou. On dépoussiéra
les dossiers des autres politiciens socialistes et leur contenu circula
entre les différents dirigeants du MI-6. Jack Straw, futur secrétaire
d'État aux Affaires étrangères, qui avait exprimé ses réticences
envers la guerre d'Irak, et Peter Mandelson, devenu commissaire
européen, faisaient tous deux l'objet d'un dossier ; tout comme
Cherie Booth, l'épouse de Tony Blair. (Le Premier ministre maintint,
plus tard, que Scarlett ne l'en avait jamais informé.) Mohammed al-
Fayed, le propriétaire du grand magasin Harrods et bête noire de la
famille royale depuis qu'il avait accusé le prince Philip d'être impliqué
dans la mort de la princesse Diana, avait également son dossier. Il y
en avait aussi sur John Lennon et sur des groupes de rock tels que
les Sex Pistols ou Primal Scream. En tout, il y avait une centaine de
dossiers concernant des célébrités, des leaders syndicaux, des politi-
ciens ou des avocats spécialisés dans les droits de l'homme. Les
anciens du MI-6 se souvenaient que la dernière fois que les
socialistes avaient été au pouvoir, sous Harold Wilson, on s'était
méfié de Downing Street, de crainte que le Premier ministre ait des
liens avec Moscou.
Scarlett pensait que Tony Blair serait un chef politique très
différent de Wilson. Selon lui, le nouveau Premier ministre était
« d'une ouverture rafraîchissante, disposé à écouter et, bien qu'il ne
connaisse pas vraiment le fonctionnement des services secrets, il était
prêt à apprendre ».
Quand Scarlett vit là une opportunité d'être celui qui informerait
Blair sur le travail du MI-6, Richard Dearlove accepta sans problème.
Scarlett ne tarda pas à devenir un visiteur régulier de Downing
Street. Cherie Blair l'invitait souvent à dîner et lui préparait, en un
tournemain, sa potée du Lancashire. Le couple était également
souvent convié à manger autour de la table en noyer de Scarlett.
Quand, en juin 2001, le parti travailliste fut réélu avec une majorité
de cent soixante-dix-neuf sièges, les Scarlett firent partie des amis qui
dansèrent jusqu'au bout de la nuit.

16
Agent secret de Sa Majesté

Mais, malgré les efforts de Scarlett pour tenter d'établir une


certaine confiance, une suspicion mutuelle persistait entre les
politiciens socialistes, qui demandaient des rapports détaillés sur les
dépenses du MI-6, et le service secret, qui affirmait que révéler de
telles informations serait « préjudiciable à la sécurité des opérations ».
Selon une enquête du Cabinet Office (le bureau du cabinet), le MI-6
« manquait d'objectifs précis » et avait recommandé qu'il soit « réduit,
car il [semblait] n'avoir plus rien à faire ». Scarlett avait réfuté cela et
rappelé à Blair que le programme électoral du parti ne proposait
aucune politique « discernable » en matière de renseignement. Le
secrétaire aux Affaires étrangères, Robin Cook, dont le MI-6
dépendait, s'était montré l'un des plus féroces détracteurs du service,
à qui il reprochait « son manque de résultats et, souvent, le gaspillage
de l'argent du contribuable ».
Une fois de plus, Scarlett prouva son aptitude à parer en douceur
de telles attaques. Conscient que la plupart des politiciens socialistes
qui venaient de prendre leurs fonctions n'avaient jamais, ou très peu,
eu de contacts avec son service, il se mit à organiser des dîners privés
lors desquels il leur présentait un enivrant cocktail d'activités du MI-
6 : missions dangereuses dans les Balkans et au Moyen-Orient, dans
ces lieux où les rues n'avaient pas de nom, et où c'était tuer ou être
tué. Ces histoires étaient entrecoupées d'anecdotes croustillantes
relatives à l'aspect humain du MI-6 : l'agent qui avait financé son
divorce en empochant les frais d'un indicateur fictif alors qu'il
rédigeait ses rapports en se basant sur l'hebdomadaire The Economist ;
l'espion qui avait vendu de faux passeports à un homme d'affaires du
Moyen-Orient afin qu'il les refourgue à des trafiquants de drogue. En
présentant leurs papiers à l'immigration, ils avaient été arrêtés. Quant
au businessman, il avait fini assassiné dans une ruelle de Beyrouth.
Plus tard, Robin Cook se souvint : « Scarlett voyait cela comme
quelque chose de positif vis-à-vis des travaillistes car toutes ces
affaires douteuses avaient eu lieu à l'époque où Margaret Thatcher
était Premier ministre. »
Scarlett promit de s'assurer que cela ne se reproduise pas sous son
mandat. Comme il s'en doutait, cet engagement arriva aux oreilles de
Blair, ce qui permit de commencer à cimenter la nouvelle relation qui
s'établissait entre Downing Street et le MI-6. Celle-ci fut
régulièrement entretenue grâce à l'art qu'avait Scarlett de

17
Histoire des services secrets britanniques

constamment cultiver le côté mystérieux et important du travail des


services secrets, ainsi qu'en conviant des hommes politiques de haut
niveau, triés sur le volet, au quartier général du MI-6. Il les
raccompagnait toujours, avec le sourire, jusqu'à la voiture
gouvernementale qui devait les reconduire à Whitehall, à quelques
pas de là.

En ce matin de mars 2007, la voiture de Scarlett roulait en


direction du quartier général du MI-6. Le London Eye — la grande
roue sur laquelle les touristes s'élèvent lentement dans les cieux pour
admirer la capitale en vue panoramique — et la grande arche qui
surplombe le nouveau stade de Wembley étaient noyés dans
l'obscurité qui laisserait bientôt place à l'aube. En avril 2006, un
complot visant à les détruire avait été découvert, sur le site Web
d'Al-Qaïda, par l'un des innombrables experts en informatique que
l'on surnommait les « surfeurs ». Ces derniers travaillaient dans la
lumière tamisée d'une grande salle sans fenêtre, agencée en espace
ouvert, dans le centre de Londres, au sein des locaux du JTAC (Joint
Terrorism Analysis Centre/Centre mixte d'analyse du terrorisme),
instauré en 2003. Les « surfeurs » pouvaient localiser un site
extrémiste, repérer une menace et transmettre leurs données aux
analystes en quelques millisecondes. En plus du MI-6 et du MI-5, la
CIA et le Mossad faisaient partie de ceux qui recevaient leur
« produit ».
De plus en plus de sites d'Al-Qaïda opéraient depuis le Pakistan,
un pays qui était à la fois l'épicentre de l'extrémisme islamique et un
important allié de l'Occident. Son président, Pervez Musharraf,
présentait la lutte contre le terrorisme comme sa toute première
priorité. Cependant, il était désormais évident qu'Al-Qaïda était
devenue une force dominante dans le pays, et Musharraf n'avait
réchappé que de justesse à plusieurs tentatives d'assassinat.
Depuis sa forteresse, quelque part dans les montagnes de la
frontière nord-ouest, Oussama Ben Laden avait transformé les rues
d'un incroyable nombre de villes en un sanglant champ de bataille,
sur lequel mouraient les membres des minorités non-musulmanes —
chrétiens, hindous et parsis. En Afghanistan, pays voisin, des villes et
18
Agent secret de Sa Majesté

des villages entiers avaient été « talibanisés » et leurs habitants avaient


dû choisir entre soutenir l'extrémisme ou mourir. Les jeunes
villageois étaient forcés d'aller dans les camps d'entraînement, où l'on
en faisait des kamikazes et leur remettait de faux papiers pour qu'ils
partent en Europe rejoindre les centaines d'extrémistes aussi motivés
que préparés qui attendaient le moment de frapper. John Kringen, le
directeur du service des analystes de la CIA, avait prévenu : « Nous
rencontrons de plus en plus d'extrémistes entraînés. Nous
constatons que de plus grosses sommes sont dépensées pour leur
préparation. Et nous remarquons que cette activité prend de
l'ampleur. »
On découvrit que les menaces contre le London Eye et l'arche de
Wembley émanaient d'un site basé à Karachi. Un message prioritaire
du centre antiterroriste pakistanais confirma l'information ; financé
en commun par la CIA et le MI-6, le centre avait ouvert après les
attentats du 11 septembre. Supervisé sur place par les deux services,
il était devenu une organisation bien gérée où travaillaient de jeunes
agents pakistanais, formés à Londres ou à Washington.
Le centre disposait d'appareils de radiogoniométrie
ultrasophistiqués. Il s'agissait de dispositifs permettant de localiser un
site Web à quelques centaines de mètres près, et c'était donc l'équipe
radiogoniométrique de Karachi qui avait confirmé l'endroit depuis
lequel le site était administré. Deux heures plus tard, un détachement
de la police pakistanaise, accompagné par un agent du MI-6, fit une
descente dans l'appartement. Un camion emporta six membres
présumés d'Al-Qaïda et deux ordinateurs Dell. Moins d'une heure
plus tard, un agent avait ouvert une ligne vers le GCHQ (Government
Communication Headquarters/Quartier général des communications du
gouvernement) — le service de renseignement électronique du
Royaume-Uni, basé à Cheltenham — et transmis le contenu des
disques durs. Il n'avait fallu que quelques secondes pour remporter
une nouvelle petite victoire contre le terrorisme.

Depuis l'épisode de Karachi, les « surfeurs » avaient découvert


trente-deux autres complots. Ils avaient tous été fomentés par des
groupes du Moyen-Orient, d'Asie et des républiques musulmanes de
19
Histoire des services secrets britanniques

l'ex-Union soviétique. « L'ennemi n'est pas seulement à nos portes


électroniques ; il est aussi à l'intérieur du pays », avait déclaré Eliza
Manningham-Buller, la directrice générale du MI-5, lors de son der-
nier discours sur le terrorisme. (Elle a pris sa retraite le 20 avril
2007.) Bien qu'elle ait pris soin de ne citer aucune organisation
radicale, le message s'adressait, de toute évidence, aux deux millions
de musulmans de Grande-Bretagne.
Pour faire face à l'ennemi au niveau des portes électroniques, sur
Internet, Scarlett développa le GRC (Global Risks
Controllerate/Observatoire des risques internationaux) en réunissant
six services déjà existants du MI-6 et les commandants des stations
locales au Moyen-Orient, en Europe de l'Est et en Extrême-Orient.
Certains agents perdirent leur travail et d'autres démissionnèrent de
colère. Le moral commença alors à baisser au sein du MI-6. Des
rumeurs se mirent à circuler sur les méthodes qu'employait Scarlett
lorsqu'il était à Nairobi et à Moscou. « Sans états d'âme » et « froid »
étaient les deux qualificatifs qui revenaient le plus souvent. On
racontait qu'à Pretoria il n'avait pas réussi à « protéger correctement »
une source précieuse qui disposait de preuves tangibles confirmant
que le Pakistan cherchait bien à recruter des scientifiques sud-
africains pour travailler sur son programme nucléaire.
Les ragots n'ébranlaient en rien la détermination de Scarlett à
remodeler le MI-6. La meilleure preuve de sa réussite était l'argent
que recevait le GRC. Celui-ci absorbait une part considérable du
budget annuel du MI-6, qui s'élevait à deux milliards et demi de livres
(un peu plus de trois milliards d'euros). Ce financement provenait
d'un fonds secret du gouvernement, le SUV (Single Unified Vote/Vote
unifié exceptionnel), institué pour couvrir les coûts de
fonctionnement d'un service de renseignement moderne. Tous les
plus grands pays occidentaux disposaient de tels fonds, mais la
Grande-Bretagne arrivait en deuxième position, juste derrière les
États-Unis, pour ce qui était d'investir des sommes suffisamment
importantes pour garantir que ses services secrets ne seraient jamais
confrontés à une pénurie pécuniaire.
Entre autres, ce budget permettait au MI-6 de s'offrir la
collaboration régulière d'agents secrets de la CIA et du Mossad. On
avait également ouvert un bureau du GCHQ, sur Riverside Drive,
près du complexe de la NSA (National Security Agency/Agence de

20
Agent secret de Sa Majesté

sécurité nationale), en Virginie. Scarlett y avait placé un agent de haut


niveau chargé de fournir des noms de cibles spécifiques du MI-6 à la
NSA pour que ses satellites les localisent. Étant donné que la
majorité de ces cibles se trouvaient être les mêmes que celles de Fort
Meade, il était rare que le problème du coût du repositionnement
d'un satellite l'emporte sur les résultats escomptés. Ces liens
ombilicaux avec la NSA, la plus grande organisation d'« espions
spatiaux » du monde, étaient renforcés par le fait que deux agents du
SIS officiaient à la base de la NSA de Menwith Hill, dans le nord de
l'Angleterre.
Les incertitudes sur l'avenir auxquelles le MI-6 avait été confronté
à la fin de la guerre froide — et qui avaient failli causer la diminution
de son budget — avaient totalement disparu avec l'émergence d'Al-
Qaïda. Grâce à ses talents de négociateur, Scarlett avait réussi à
convaincre le Trésor de mettre fin aux conflits d'arrière-salle qui
opposaient les chanceliers aux directeurs du renseignement depuis
des années. Ce que Scarlett demandait, il l'obtenait. On recruta du
nouveau personnel et on loua de nouveaux locaux à Londres —
derrière Harrods, le grand magasin du quartier de Knightsbridge, et
sur Sloane Square, là où l'on avait interrogé l'espion renégat Kim
Philby. En tout, à partir de son arrivée à la direction, Scarlett parvint
à obtenir douze nouveaux bâtiments. L'argent utilisé pour financer
cette expansion apparaissait sous une forme déguisée dans les
comptes du ministère de la Défense et du Foreign Office (le
ministère des Affaires étrangères). Le gouvernement Blair
encourageant la sous-traitance, on retrouvait de nombreux agents du
SIS retraités dans des cabinets de consultants privés, tels, par
exemple, que Controlled Risle, qui se spécialisait dans les négociations
relatives aux enlèvements. Ces sociétés fournissaient de très utiles
couvertures aux opérations secrètes du MI-6.
Avant l'arrivée de Scarlett à la tête du service, la grande
restructuration imposée par la fin de la guerre froide avait déjà eu
lieu, et c'était là que le JIC avait décidé d'ajouter le terrorisme et le
crime international — narcotiques, espionnage économique et
contre-prolifération — à la liste des cibles prioritaires du SIS. Scarlett
était convaincu que, pour protéger la Grande-Bretagne des ennemis
qui se trouvaient à sa porte, il fallait que l'espionnage traditionnel soit
renforcé par la technologie de pointe.

21
Histoire des services secrets britanniques

Afin de soutenir les opérations secrètes au Moyen-Orient et, plus


particulièrement, en Iran, on construisit une base d'écoute à Ayos
Nikolaos, à Chypre. On en améliora une autre, cogérée avec la CIA,
sur l'île de Guam, dans l'océan Pacifique, afin de pouvoir mieux
surveiller la Chine et la Corée du Nord.
L'idée d'utiliser des entreprises comme « façades » derrière
lesquelles les agents du MI-6 pouvaient se cacher était fortement
appréciée depuis que, dans les années 1930, le deuxième directeur du
service, Hugh Sinclair — un grand cinéphile — avait persuadé
Alexander Korda de laisser sa société, London Films, servir de
couverture à ses agents. En 1947, on avait acheté les agences de
voyages Marshalls et Casuro.
Comme tous les services secrets, le MI-6 était conscient de la
valeur de la propagande noire et, après la Seconde Guerre mondiale,
son service des achats avait acquis l'agence de presse Britanova pour
influencer l'Union soviétique et l'ANA (Arab News Agency/Agence de
presse arabe) pour faire de même au Moyen-Orient. À la demande
de Scarlett, on avait augmenté le nombre de planques à travers le
monde et leurs emplacements n'étaient communiqués qu'aux agents
qui en avaient besoin. Elles étaient toutes régulièrement entretenues
et désinsectisées.
En ce jour de mars, John Scarlett était à la tête d'une organisation
d'envergure mondiale, employant deux mille cinq cents personnes à
plein temps et deux fois plus de contractuels. Le SIS — dont les
activités avaient commencé en 1909 par une opération ne nécessitant
qu'un seul homme — avait désormais à sa disposition permanente
deux hélicoptères et plusieurs détachements du SBS (Special Boat
Service/Service spécial de la marine) et du SAS (Special Air
Service/Service spécial de l'aviation). En plus de Controlled Risks, il y
avait également Sandline International, une société enregistrée aux
Bahamas, sur King's Road, à Londres et, dans la même rue, Executive
Outcomes. Surnommés les « irréguliers de King's Road », les employés
de ces organisations étaient toujours prêts à faire ce que leur
demandait le MI-6, sachant que leurs activités seraient protégées par
la loi sur les services secrets de 1994.

22
Agent secret de Sa Majesté

Après les attentats dont Londres a été victime en 2005, la sécurité


a été grandement renforcée dans les ports et les aéroports
britanniques, ainsi que dans les centrales nucléaires, les terminaux
ferroviaires et les plus grands carrefours-ponts. En outre, des
policiers armés, des agents du MI-5 et du MI-6, ont été placés auprès
des employés du service de l'immigration. Le développement le plus
significatif a été la propagation des caméras de surveillance. En 2007,
plus de cinq cents millions de livres (environ six cent trente millions
d'euros) avaient déjà été dépensés pour installer quatre millions deux
cent mille caméras, ce qui représente un cinquième des caméras de
surveillance du monde entier. Désormais, chaque édifice
gouvernemental dispose de son quota d'objectifs qui transmettent,
sans jamais « cligner des yeux », leurs images à une salle de contrôle
interne. Afin de prévenir les attentats, les galeries marchandes ont,
elles aussi, été équipées. Dans les rues de Londres et de nombreuses
autres villes d'Angleterre, en moyenne, chaque personne est filmée
trois cents fois par jour. L'ADN de plus de trois millions de
personnes a été prélevé et enregistré dans les ordinateurs de la police.
On a seulement dit à ces gens : « C'est dans l'intérêt de la sécurité
nationale. »
À l'exception de la Chine, aucune nation au monde n'est aussi
surveillée. Chaque jour, on utilise suffisamment de pellicule pour
faire le tour de la Terre au niveau de l'équateur. Quand on l'estime
« justifié », les images sont analysées et stockées pour une éventuelle
utilisation ultérieure. Un porte-parole du Home Office a expliqué :
« On décide de ce qui est justifié en fonction de critères de sécurité
nationale. »
Un réseau de surveillance est consacré à l'identification des
plaques minéralogiques : ses caméras permettent de suivre la piste de
véhicules utilisés par des terroristes ou des délinquants présumés.
Quelles que soient les conditions climatiques, elles peuvent lire
quotidiennement cinquante millions de plaques et transmettre les
données aux stations de reconnaissance optique informatisée
disséminées dans toute la Grande-Bretagne. Il ne s'écoule que
quelques secondes entre la prise du cliché et l'identification de la
cible.
Dans cette forêt d'observateurs silencieux se trouvent également
des caméras du MI-6. Depuis l'arrivée de Scarlett à sa direction, le

23
Histoire des services secrets britanniques

service a doublé sa surface filmée. De nombreuses caméras sont


disposées aux abords des zones majoritairement musulmanes et
reliées à un centre de contrôle dans le sud de Londres. Le bâtiment
ressemble à un entrepôt et ne diffère en rien des autres constructions
qui bordent la Tamise. Cependant, il est cerné d'une barrière de
sécurité conçue pour résister à des attentats à la bombe tels que ceux
qui ont lieu à Bagdad et l'on peut distinguer le bourdonnement grave
du système d'aération qui, à l'intérieur, refroidit les ordinateurs. Jour
et nuit, ces derniers passent des millions d'informations au crible. Ils
les associent et les classent avec les autres millions de renseignements
contenus dans les bases de données. On peut, par exemple, y trouver
les caractéristiques d'un individu : adresse, employeur, banque,
salaire, habitudes de consommation. Les e-mails, les fax et les appels
téléphoniques sont tous stockés et accessibles en une fraction de
seconde.
Les techniciens qui travaillent dans ce bâtiment disposent du plus
récent matériel pour convertir les images en 3D, augmenter le
contraste entre le sujet et son environnement, ou effacer totalement
le décor pour favoriser une inspection plus détaillée lorsque c'est
nécessaire. Cet immense centre de contrôle illustre parfaitement les
changements de paramètres survenus dans le fonctionnement du
renseignement qui, avec l'apparition de la guerre cybernétique, ont
marqué le passage du MI-6 de l'espionnage contre l'Union soviétique
durant la guerre froide à la lutte contre Al-Qaïda.
La mort du communisme soviétique a signifié la fin d'un ennemi
identifiable, le KGB, ainsi que celle de son service associé, le GRU,
le renseignement militaire. Ces derniers employaient à peu près les
mêmes méthodes que le MI-6 et tous les autres grands services
secrets occidentaux, en opérant sur les points chauds du globe :
Berlin en 1961, Cuba en 1963 et le Moyen-Orient à partir de 1967.
De temps en temps, on entendait parler de leurs activités dans les
médias, entre autres, pour des histoires de valises contenant des
bombes atomiques ou de missiles à ogive biologique.
Depuis le 11 septembre, c'était Al-Qaïda qui était dans le
collimateur des services secrets. Le M1-5 et le MI-6 avaient, l'un
comme l'autre, à leur ordre du jour de surveiller du matériel pouvant
être détourné de son usage initial pour fabriquer des bombes
« sales », comme, par exemple, les pompes à vide des scanners

24
Agent secret de Sa Majesté

d'imagerie médicale et les barres d'uranium utilisées dans les


hôpitaux.
En 2007, les services secrets consacraient toujours une grande
partie de leur travail à rechercher les origines du financement d'Al-
Qaïda. L'argent provenait des nombreuses « bonnes œuvres » privées
islamistes basées en Grande-Bretagne, qui étaient, elles-mêmes,
soutenues par les richissimes princes de la famille royale d'Arabie
saoudite. Selon un document du MI-6 de décembre 2006 :
« Actuellement plus de trois cents membres de la famille régnante
saoudienne versent de l'argent à Al-Qaïda. » Avec leurs grosses
maisons bourgeoises au centre de Londres et dans la campagne
environnante, les princes étaient membres de la secte wahhabite, qui
tire son nom du fondateur extrêmement puritain de l'intégrisme
islamique moderne. C'était des comptes que ces milliardaires en
pétrodollars détenaient dans les banques de la City que provenait
l'argent servant à financer les nouvelles mosquées ou les écoles et les
lycées musulmans dans lesquels les imams semaient souvent les
premières graines du terrorisme. Chaque fois qu'un prédicateur
radical était expulsé, il était aussitôt remplacé. Les auteurs des
attentats de Londres étaient issus de ce milieu et cela confortait
Scarlett dans son idée que la surveillance était la seule façon de
prévenir le danger.
« C'est la meilleure méthode pour découvrir les trésoriers du
terrorisme et fermer les lieux où l'on en fait l'apologie », avait-il
expliqué au Premier ministre Tony Blair, à la fête de Noël de
Downing Street, en 2006. Quelques mois plus tard, une opération du
MI-6 avait conduit à la fermeture de la Jemaah Islamiyah Faith School,
un établissement situé sur un terrain de vingt-deux hectares, en
bordure d'un joli village anglais, dans le Sussex. Le prédicateur
radical Abou Hamza — qui purge actuellement une peine de sept
ans à la prison haute sécurité de Belmarsh, à Londres, pour
« apologie de l'assassinat et participation à des activités terroristes »
— y avait organisé un camp d'entraînement d'été. C'était lorsqu'un
agent du MI-6 avait interrogé un musulman anglais détenu à
Guantanamo qu'on avait découvert l'affaire. Le jeune homme était
un ancien élève de cette école. L'imam de l'établissement, Bilal Patel,
reconnut avoir reçu huit cent mille livres (environ un million d'euros)
de riches musulmans vivant en Arabie saoudite. Cependant, il refusa

25
Histoire des services secrets britanniques

de donner leurs noms sous prétexte que cela serait « contraire à ses
convictions religieuses ».
Peu après le raid de la police sur l'école, une équipe de
surveillance du MI-6 identifia quatorze musulmans londoniens ayant
des liens avec l'établissement. Parmi eux se trouvait Abou
Abdoullah, qui répétait régulièrement lors de ses sermons, dans la
célèbre mosquée de Finsbury Park, qu'il adorerait « voir [ses]
djihadistes partir tuer des soldats britanniques et américains en
Irak ». Les quatorze individus furent arrêtés.
En 2007, ces bons résultats conduisirent à l'installation de
nouveau matériel de surveillance. À Londres et dans les autres villes
accueillant d'importantes communautés musulmanes, on planta de
hauts poteaux d'acier de couleur mate et résistants au climat. Chacun
d'entre eux contenait de la fibre optique reliée à une caméra
boulonnée au sommet. Chaque caméra était équipée de huit objectifs
puissants qui permettaient une vue panoramique. Grâce à un logiciel,
ils pouvaient repérer jusqu'à cinquante types de comportement. À
partir du moment où une cible était identifiée, un neuvième objectif,
situé à la base de la caméra, zoomait pour suivre les moindres
mouvements du suspect. La netteté de l'image était garantie par une
puce informatique qui ajustait constamment les objectifs,
soigneusement nettoyés, pour compenser les gaz d'échappement et
toutes les autres formes de pollution.

En plus des suspects liés au terrorisme, les caméras du MI-6


gardaient l'œil sur les nombreux agents secrets étrangers qui
opéraient à Londres. Certains d'entre eux travaillaient pour les États-
Unis, le Canada ou des États membres de l'Union européenne, sous
immunité diplomatique, et étaient souvent enregistrés à leurs
ambassades comme troisièmes secrétaires ou attachés de presse.
D'autres dirigeaient des missions commerciales ou des offices de
tourisme. Dans une liste qui circulait dans le milieu du
renseignement, il était noté qu'ils provenaient de nations « amies ».
Certains s'étaient « signalés » au Home Office comme agents des
services secrets et n'étaient soumis qu'à une surveillance minimale.

26
Agent secret de Sa Majesté

Les espions travaillant pour des pays avec lesquels la Grande-


Bretagne entretenait de moins bons rapports, tels que les agents de
l'ambassade de Syrie, figuraient sur la liste des individus qu'il fallait
soumettre à une surveillance rapprochée, y compris électronique. Sur
cette même liste se trouvaient également les cinquante-deux agents
des services secrets de Russie fédérale, qui constituaient un quart du
personnel de leur ambassade. Aucun d'entre eux ne s'était « signalé ».
Grâce à ce que le MI-6 appelait la « surveillance intermittente »,
les agents avaient remarqué que les espions russes recherchaient des
armes biologiques que le KGB avait secrètement cachées dans la
campagne anglaise durant la guerre froide. Selon le docteur
Alexander Kouzimov — qui a occupé de hautes fonctions dans le
programme d'armement biologique russe, Biopreparat, et s'est
installé en Nouvelle-Zélande après l'effondrement de l'Union
soviétique —, les fioles de virus mortels contenaient ceux de l'Ebola,
de l'anthrax et de la variole. Il affirmait également que certaines
d'entre elles étaient conçues pour diffuser des toxines « permettant
de contrôler les émotions humaines et capables de générer des sen-
timents incontrôlables de peur et de panique chez la population ».
Kouzimov assurait n'avoir jamais su où les fioles avaient été
déposées. Cependant, il révéla que l'opération avait été supervisée
par une femme, agent du KGB, dont le nom de code était Rosa et
qui était venue travailler en Angleterre sous la couverture de
microbiologiste de recherche. Selon Kouzimov, sa véritable tâche
consistait à repérer des cibles telles que des réservoirs et des centres
de recherche pharmaceutique ou biologique. Malgré de scrupuleuses
prospections, on ne trouva pas de trace Rosa dans les tonnes de
dossiers sur le KGB dont disposait le MI-6. Mais, au début de
l'année 2007, une voiture dont la plaque minéralogique portait le
préfixe attribué à tous les véhicules diplomatiques russes — 2480 —
fut repérée dans le Wiltshire, près de Porton Down, le centre de
recherche biologique britannique. Kouzimov confirma : « Cet
établissement aurait certainement pu être une cible en cas d'attaque
biologique soviétique. » Il supposa que la voiture était probablement
là « pour récupérer des preuves embarrassantes mais qu'il [était]
possible que, si elles étaient localisées, les fioles soient vendues à un
groupe terroriste ».

27
Histoire des services secrets britanniques

La crainte qu'Al-Qaïda soit en train de planifier un attentat en


Grande-Bretagne augmenta quand Meir Dagan, le directeur général
du Mossad, envoya à Scarlett — ainsi qu'à plusieurs autres chefs de
services secrets européens — un document où il concluait ainsi :
« Al-Qaïda sera bientôt en mesure de créer des agents biologiques
fabriqués artificiellement et susceptibles de répandre une maladie à
une échelle inédite. Il est impératif de vérifier, au plus vite, le passé
de tous les étrangers venus étudier la chimie et la biologie dans vos
universités. La science qu'on leur enseigne peut être adaptée pour
fabriquer les armes les plus effrayantes du monde. »
Le MI-6 avait de plus en plus de mal à repérer les espions de la
République populaire de Chine. En 2007, seule une poignée des
quarante-sept agents identifiés étaient basés à leur ambassade. Les
autres agissaient sans couverture diplomatique : employés dans les
banques chinoises de la City, étudiants ou importateurs d'un
quelconque produit — un grand classique de l'espionnage. Leur
principale tâche consistait à obtenir des informations économiques,
industrielles et militaires. Les campus universitaires et les
fournisseurs de l'armée avaient été avertis de la menace que
représentaient les espions chinois toujours en quête de
renseignements sur l'armement et la technologie britanniques. Mais
chaque fois qu'un espion était découvert, et généralement expulsé, il
semblait toujours y en avoir des tas d'autres pour le remplacer.
Le développement d'Internet permettait au service de
renseignement chinois, le CSIS, de travailler encore plus facilement à
l'échelle mondiale et coïncidait avec la signature d'un important
accord entre Israël et Pékin, « obligeant les deux parties à travailler
conjointement aux investigations en cas de fuite et permettant à la
Chine et Israël de monter des opérations ensemble ». Cette
perspective mettait le MI-6 mal à l'aise.
Au début du mois de février 2007, Scarlett envoya des agents au
centre de recherche nucléaire top secret américain de Los Alamos,
près d'Albuquerque, au Nouveau-Mexique, pour voir si les secrets du
Trident, le nouveau sous-marin nucléaire britannique, faisaient partie
de ceux qui venaient juste d'être volés dans l'établissement. Suite à un
accord secret passé durant la guerre froide entre Londres et
Washington, les renseignements concernant les armes nucléaires bri-
tanniques étaient stockés à Los Alamos, car on craignait, à l'époque,

28
Agent secret de Sa Majesté

que l'Union soviétique détruise l'arsenal nucléaire britannique lors


d'une frappe préventive.
Le vol des disques hautement classifiés avait été découvert lors
d'une opération de « routine » de la police du centre, qui recherchait
de la drogue à l'intérieur de Los Alamos. Quelques heures plus tard,
une équipe du FBI fit une descente sur ce qu'elle décrivit comme
« un mobil-home complètement pourri » proche du complexe. La
caravane appartenait à un dealer bien connu, qui approvisionnait cer-
tains employés de Los Alamos. Mais, sous un matelas, les policiers
trouvèrent des disques sur lesquels on pouvait lire « informations
hautement classifiées ». Ils avaient été subrepticement sortis par une
technicienne de la division X, dont les locaux étaient profondément
enterrés et à laquelle on ne pouvait accéder qu'avec une carte
magnétique dont les codes étaient changés quotidiennement. C'était
là que l'on conservait les secrets britanniques concernant le Trident.
La femme maintint qu'elle n'avait montré les disques à personne et
qu'ils n'avaient pas été copiés. Malgré des interrogatoires intensifs,
elle s'en tint à cette version. Finalement, elle fut accusée de vol de
propriété du gouvernement. Les agents du MI-6 rentrèrent chez eux
sans savoir si les disques avaient été copiés ou non. Lors d'un
entretien téléphonique, Michael Anastasia, le directeur de Los
Alamos, m'a confié : « Mon aptitude à aborder ce sujet est toujours
limitée par la gravité des faits. Les implications internationales vont
très loin. » David Dastych, un vétéran de la CIA, spécialisé dans le
terrorisme nucléaire, a ajouté : « Nous ne devons pas oublier que ce
sont les Chinois qui ont volé les plans de la bombe à neutrons dans
des laboratoires américains. »

En tout, en 2007, il y avait plus d'une centaine d'espions étrangers


à Londres. Il y avait, parmi eux, deux agents de la Dina (Dirección de
inteligencia nacional/Direction nationale du renseignement), les services
secrets chiliens ; trois agents du NIB (National Intelligence
Bureau/Bureau national du renseignement) de Birmanie ; et six
agents du SASS (South-African Secret Service/Services secrets sud-
africains), dans leurs bureaux bien situés, avec vue sur Trafalgar
Square. Le Mossad avait sa base à l'ambassade d'Israël, dans le quar-

29
Histoire des services secrets britanniques

tier de Kensington. Dans la banlieue nord, l'unique espion de la


Corée du Nord travaillait officiellement comme deuxième secrétaire
de son ambassade. Il était régulièrement invité aux soirées du
Foreign Office, de Buckingham ou des légations étrangères qui
célébraient leur fête nationale. Avec sa redingote, le Nord-Coréen ne
passait pas inaperçu. Scarlett, qui l'avait rencontré à un cocktail
organisé pour la fête nationale canadienne, avait remarqué qu'il lui
faisait penser à Oddjob, le serviteur dans le film de James Bond,
Goldfinger. Cuba, le Soudan et la Zambie avaient un espion chacun.
Ceux-ci transmettaient leurs messages par la valise diplomatique
alors que le MI-6 savait depuis longtemps qu'ils les rédigeaient
surtout à partir d'informations publiées dans la presse britannique.
Les espions du MITI, l'agence japonaise chargée de recueillir des
renseignements économiques et commerciaux, ceux de l'Argentine,
du Mexique et des autres nations sud-américaines étaient tous
présents à Londres. Pour une bonne partie d'entre eux, c'était une
affectation qui offrait un mode de vie agréable en dehors des
moments où il fallait rassembler des données.
L'Irlande avait un membre de sa petite agence de renseignement à
son ambassade. Il avait contribué à identifier cinq groupes terroristes
islamistes, liés à Al-Qaïda, basés à Dublin. Il s'agissait du Djihad
égyptien, d'Al-Gamaa Al-Islamiyah, du Groupe islamique armé
algérien, du Hamas et du Djihad palestinien. On savait qu'ils
apportaient tous « un soutien financier et logistique à d'autres
organisations terroristes à l'étranger ». Les noms des deux cents
membres de ces groupes étaient dans les ordinateurs du MI-6, ainsi
que toutes les informations les concernant. Une fois de plus, les
services secrets irlandais avaient été les premiers à tirer la sonnette
d'alarme. Ils avaient signalé qu'on recrutait de jeunes musulmans,
originaires du Moyen-Orient et d'Asie, employés dans l'industrie
informatique irlandaise, alors en plein essor. Le but était de les
envoyer au Pakistan pour y apprendre les techniques nécessaires à la
pratique du terrorisme cybernétique ; une forme d'offensive qui
pourrait gravement perturber le fonctionnement des aéroports, des
centrales énergétique et des réseaux de communication britanniques.
Le MI-6 avait alors dressé une liste des suspects à surveiller dont une
copie avait été envoyée à la station d'Islamabad. De là, elle avait été
transmise aux services de renseignement pakistanais. Trois
musulmans basés en Irlande furent arrêtés en 2007.
30
Agent secret de Sa Majesté

Les liens d'Al-Qaïda avec le terrorisme irlandais remontaient à l'an


2000, époque à laquelle le trésorier de l'organisation islamiste, Hamid
Aich, opérait depuis Dublin. Cet Algérien, mince, élégant et à la
beauté ténébreuse, avait trois adresses dans les banlieues chic de la
ville. À partir de celles-ci, il avait organisé le financement des
attentats du 11 septembre par le truchement de la Mercy Relief Agency,
une organisation caritative islamique qui servait de façade à Al-
Qaïda. Aich avait quitté l'Irlande juste quelques jours avant la
catastrophe. Il a été tué en Afghanistan, lors d'un raid aérien
américain dans les montagnes de Tora Bora, durant la traque
d'Oussama Ben Laden.
Scarlett dînait régulièrement avec le chef de la station
londonienne de la CIA, généralement dans une salle privée du
Traveller's Club. La plupart des ennemis de Scarlett estimaient que
c'était là l'occasion de partager un secret ou de ternir discrètement
une réputation. Les ennemis en question étaient des politiciens et des
agents mécontents, pour qui le MI-6 avait fait du secret une fin en
soi dans le seul but de protéger ses activités et que Scarlett était
expert en la matière. Ce qui était déjà plus certain, c'était que les deux
hommes partageaient la profonde conviction que l'Union
européenne, particulièrement l'Allemagne, avait fourni ce que
Scarlett appelait « la base de rassemblement arrière qui [avait] conduit
à une décennie de terrorisme islamiste ». Certains des pilotes d'Al-
Qaïda qui avaient participé aux attentats du 11 septembre venaient
de Hambourg.
Dans l'intimité de la salle à manger privée, les maîtres espions
pouvaient utiliser le jargon de leur profession : « play-back », le fait de
diffuser de fausses informations dans la presse ; « flap potential »
(potentiel d'agitation), le risque, pour des services secrets, de se
trouver embarrassés par la révélation de ses activités illégales ou
discutables ; « to discard » (se défausser), exposer un informateur afin
d'en protéger un autre plus important. Il existait tout un lexique de
termes comme ceux-ci. Selon Richard Tomlinson : « Au MI-6,
l'apprentissage du jargon faisait partie des premières leçons qu'un
agent devait maîtriser. Une fois qu'on le maîtrisait, on nous disait de
ne jamais l'utiliser qu'entre nous et uniquement en situation sûre, car
cela risquait de nous faire identifier comme espions. Il nous fallait
connaître environ deux mille expressions employées par la CIA, le

31
Histoire des services secrets britanniques

Mossad, les Français et, bien sûr, les Russes. » Après son expulsion
de Russie, Scarlett avait régulièrement fait des exposés sur les
expressions russes, et Tomlinson se souvenait en avoir notées deux
dans son carnet : duboc (boîte morte) et flashi (transfuge).
Là, en ce début du mois de mars 2007, la plus importante
opération impliquant un transfuge depuis que Scarlett était arrivé à la
tête de du MI-6 venait de toucher à sa fin.

32
II

Le vol du faucon

En ce matin glacial du 11 décembre 2006, un 737 de passagers


d'Iran Air décolla de l'aéroport de Chiraz, au pied des monts Zagros.
La cabine était remplie, à l'exception du premier rang qui n'était
occupé que par une seule personne. Le général Ali-Reza Asgari avait
embarqué en dernier et serait le premier à descendre, une prérogative
due à son rang. Avec ses cheveux noirs et sa moustache bien taillée,
il ne paraissait pas ses cinquante-sept ans, qu'il avait récemment fêtés
avec les deux épouses que la loi musulmane l'autorisait à avoir. Après
cela, il avait quitté Téhéran et pris un vol pour Chiraz, son lieu de
naissance, afin de se rendre sur la tombe de ses parents. Ce serait la
dernière fois qu'il leur rendrait hommage, qu'il verrait les montagnes
aux sommets enneigés sous le 737 ou qu'après l'atterrissage, il
apercevrait le cours d'eau, appelé Chatt-el-Arab, qui sépare l'Iran de
l'Irak.
Suite au renversement de Saddam Hussein, de nombreuses
patrouilles américaines et des forces de coalition sillonnaient les
voies maritimes afin d'empêcher la contrebande d'armes entre l'Iran
et les insurgés chiites irakiens. Une ligne invisible séparait les côtes
iraniennes des côtes irakiennes. Les gardes révolutionnaires
patrouillaient à bord de canonnières puissantes et bien armées du
côté iranien. Il y avait déjà eu plusieurs incidents entre les deux
armées, dont la capture d'une patrouille de la Royal Navy, que l'Iran
accusait d'être entrée dans ses eaux territoriales. Grâce à d'intenses
pressions diplomatiques, les marins avaient été relâchés. Le général
Asgari faisait partie des officiers de haut niveau qui avaient conseillé
qu'il en soit ainsi après avoir tiré le maximum de propagande de la
situation.

33
Histoire des services secrets britanniques

Au sein du régime théocratique et hermétique de l'Iran, il avait


joué un rôle significatif dans la fomentation de la révolution islamiste
par le terrorisme et, ce qui était encore plus important, dans la
protection de l'inexorable progression du pays vers la fabrication
d'une bombe atomique. Ce processus avait atteint le stade où il était
considéré comme une menace capitale pour Israël, ainsi que pour
son allié, les États-Unis. Le programme nucléaire de la Corée du
Nord n'avançait que lentement, car le pays était proche de la famine,
et à cause de l'inquiétude croissante de sa voisine, la Chine, qui avait
fini par admettre que Washington avait raison d'affirmer que le
régime de Pyongyang était dangereusement versatile. Si les pays
occidentaux avaient accepté, non sans réticence, que le Pakistan
s'équipe en armement nucléaire, c'était surtout parce que ses missiles
étaient tournés vers l'Inde, son ennemi traditionnel, et non vers eux.
Mais depuis que la République islamique d'Iran avait annoncé, en
octobre 2003, qu'elle avait secrètement fabriqué de l'uranium
hautement enrichi à usage militaire, le régime des mollahs était
devenu plus dangereux et imprévisible que jamais.
Le danger que représentait un Iran doté de l'arme atomique avait
déjà spectaculairement ébranlé la balance du pouvoir au Moyen-
Orient, ce qui avait alarmé Washington et Londres. Israël avait
menacé de lancer un assaut préventif contre le principal site nucléaire
iranien, à Natanz, où des centaines de scientifiques et de techniciens
travaillaient, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour produire de
l'uranium enrichi. En tout, huit autres sites étaient en train d'œuvrer
à la constitution de l'arsenal nucléaire du pays. À Saghand, des
mineurs excavaient des tonnes d'uranium, qui étaient ensuite
envoyées à Arkadan afin d'y être purifiées puis enrichies à Natanz. Il
y avait également des réacteurs à Arak, Bushehr et Téhéran. Asgari
était l'une des rares. personnes à être informées de l'état de la
production sur les sites et du moment où l'Iran serait en mesure
d'attaquer Israël.
Avant de s'envoler pour Chiraz — où il s'était rendu sur la tombe
de ses parents en décembre —, Asgari avait appris que l'Amérique
projetait d'attaquer l'Iran. Des missiles de croisière Tomahawk
seraient tirés depuis des navires et des sous-marins de l'US Navy,
installés dans le Golfe, et viseraient les dispositifs de défense
aérienne et les sites nucléaires iraniens. Les Tomahawk sont conçus

34
Le vol du faucon

pour que l'on puisse modifier leur trajectoire en vol, de manière à


pouvoir être dirigés vers une autre cible lorsque celle qui était prévue
initialement a déjà été atteinte. Des bombardiers furtifs B2 de
l'aviation américaine, tous équipés de bombes « bunker buster » de
plus de deux tonnes, décolleraient depuis la base de l'US Air Force
de Fairford, dans le Gloucestershire, en Angleterre. Chacune des
bombes pouvait traverser six mètres de béton armé.
Tout cela avait été discuté à Londres, lors d'une réunion au
ministère de la Défense dirigée par le général Sir Michael Walker, le
chef d'état-major de la Grande-Bretagne. Il y avait été déterminé qu'à
l'exception de la Grande-Bretagne et des États-Unis, seul Israël
pourrait participer à l'attaque. Les cent vingt missiles de ses trois
sous-marins Dolphin Class — qui se trouvaient dans le Golfe —
pourraient cibler les défenses aériennes du site nucléaire. Sur le plan
diplomatique, l'attaque serait probablement soutenue par l'Australie
et la Pologne et, peut-être, par l'Allemagne, la France et l'Espagne.
On était moins sûr des positions qu'adopteraient les autres pays
européens. Cependant, on savait qu'un assaut pourrait déclencher
des représailles dévastatrices contre les huit mille cinq cents soldats
américains basés en Irak, et que l'Iran cesserait certainement de
fournir du pétrole aux pays occidentaux. Il y aurait une augmentation
des attentats-suicides contre Israël, et la Chine et la Russie
entreraient en confrontation avec l'Occident.
Le fait que le respecté Daily Telegraph ait publié la nouvelle
n'étonnait pas Asgari. Cela faisait longtemps qu'il savait que la
désinformation faisait partie intégrante de l'espionnage. N'était-ce
pas ce qu'était l'article ? Ce qui le surprenait, c'était que le MI-6
cherche à le tester, à le faire douter de son propre jugement ; c'est-à-
dire qu'il faudrait à l'Iran « au moins encore trois ans pour fabriquer
une bombe atomique ». Il savait que cela dépendrait beaucoup du
fait qu'on le croie ou non.
Asgari avait la vingtaine durant les dernières années du règne du
shah et de ses tentatives manquées de moderniser la nation. Alors
que le pays possédait dix pour cent des réserves de pétrole
mondiales, la majorité des Iraniens vivaient exactement comme leurs
ancêtres médiévaux ; des millions d'entre eux n'avaient ni électricité,
ni eau courante, ni routes goudronnées. Le besoin de changement
avait fini par propulser l'ayatollah Khomeini au pouvoir, quand il

35
Histoire des services secrets britanniques

était rentré de Paris, en 1979, en prêchant avec la ferveur d'un


nouveau prophète.
Asgari était devant le Majlis, le Parlement iranien, quand
Khomeini avait été nommé faqih, le titre donné aux juristes religieux
de la nation, et qu'il s'apprêtait à demander aux érudits musulmans
d'enseigner au peuple la véritable signification du velayat-e faqih —
une doctrine si rigoureuse que même les douze apôtres du culte
chiite ne l'avaient pas prêchée. La consommation d'alcool était punie
par la flagellation publique, et l'adultère par la lapidation à mort. Ces
châtiments étaient infligés par les gardes révolutionnaires. Résolu à
trouver sa place dans le nouveau régime, Asgari avait réussi l'examen
d'entrée de l'université de Téhéran. Il était le premier de sa famille à
faire des études supérieures. Trois ans plus tard, une licence d'anglais
et d'arabe en poche, il s'était engagé dans les services secrets de la
Garde. Il n'avait pas tardé à retrouver des membres survivants du
célèbre service de sécurité du shah, la Savak (Szmn-e Ettel't va
Amniyat-e Keshvar). Une fois pris, ces derniers étaient soulevés par une
grue, au bout d'une corde, et on les laissait mourir d'étranglement en
public.
Étape après étape, Asgari était monté dans la hiérarchie du
renseignement et on l'avait transféré au Vevak, dont il avait fini par
devenir l'un des directeurs de service en 1983. La même année, on
l'avait envoyé à Beyrouth en tant qu'agent de liaison entre la Garde
révolutionnaire et le Hezbollah. Il était arrivé dans une ville qui avait
jadis fait la fierté de la France coloniale mais tombait maintenant en
ruines. La livre libanaise avait aussi peu de valeur que le mark
dévalué de la République de Weimar. Au-dessus de la rue Hamra,
dans la banlieue ouest, de la corniche du front de mer jusqu'aux
ruelles de Kantari, à l'est, flottait le drapeau du Hezbollah. Asgari
avait constaté que les stratèges de l'organisation étaient fermement
déterminés à voir la ville — comme le Liban tout entier —
irréversiblement détruite. Le Hezbollah s'élèverait alors des ruines et
revendiquerait le territoire pour l'Iran. C'était pour contribuer à
rendre cela possible qu'Asgari était là.
Il expliqua alors aux dirigeants du Hezbollah qu'ils devraient
commencer par prendre des otages étrangers. L'un des premiers fut
le chef de la station beyrouthine de la CIA, William Buckley. Dans la
matinée du vendredi 16 mars 1984, alors que les imams appelaient

36
Le vol du faucon

leurs fidèles à la prière, Buckley fut kidnappé dans son appartement-


terrasse, dans l'ouest de la ville. Après quatre cent quarante-quatre
jours de captivité et de torture, le 3 juin 1985, le chef espion mourut
dans sa cellule enfouie sous les ruines. Le Hezbollah annonça sa
mort par un communiqué de presse.
Asgari apprit aux artificiers du Hezbollah à étudier les photos
d'une cible et à déterminer la quantité exacte d'hexagon, un explosif
volatil, qu'il fallait ajouter à la nitroglycérine, tout aussi instable, pour
obtenir le résultat escompté. Tout en les regardant agir comme le
faisaient autrefois les alchimistes et les écoutant parler une langue
regorgeant de mots annonciateurs de mort — oxydant,
désensibilisateur, plastifiant et dépresseur de point de congélation —,
il leur montra comment sélectionner la quantité d'explosifs
nécessaire pour pulvériser un parking souterrain ou une tour. Pour la
destruction de la base des marines, près de l'aéroport de Beyrouth,
Asgari recommanda la composition B, un mélange standard, com-
posé de soixante pour cent de RDX (un explosif qui renforce la
puissance de la bombe) et de trente-neuf pour cent de TNT. Il fallait
y ajouter un pour cent de cire pour envelopper et désensibiliser
l'explosif suffisamment longtemps pour que le chauffeur adolescent
ait le temps de jeter son camion contre la cible. Il expliqua aux
dirigeants du Hezbollah qu'il savait qu'à Téhéran le massacre serait
acclamé et leur rappela qu'ils s'étaient lancés dans cette guerre parce
que leurs ennemis avaient manqué aux principes sacrés de leur dieu.
Plus tard, l'une de ses dernières actions à Beyrouth consista à orga-
niser le transfert à Téhéran du pilote israélien Ron Arad, dont l'avion
avait été descendu dans le sud du Liban par les forces aériennes
syriennes.
En rentrant à Téhéran, Asgari découvrit qu'il avait été promu
directeur adjoint du Vevak. Il se rendit alors à Damas et dans
plusieurs autres capitales pour y parler d'un centre d'intérêt
commun : la façon dont l'Iran pouvait continuer de promouvoir le
terrorisme. Il alla ensuite en Égypte, en Tunisie et en divers autres
points de l'est du Bassin méditerranéen. Mille ans plus tôt, dans ces
régions, les chiites avaient régné en paix auprès de leurs frères
sunnites jusqu'à ce qu'un schisme les divise durant les premiers
siècles de l'islam. À en croire ce qu'Asgari expliquait aux autres chefs
de services secrets, cet événement avait ouvert la voie à des hordes

37
Histoire des services secrets britanniques

d'infidèles. Il assurait à ses hôtes que lorsque l'Iran aurait sa bombe


nucléaire, l'ennemi sentirait sa chaleur, surtout en Israël.
Trois mois avant son retour de Chiraz à Téhéran, Asgari avait été
convoqué dans le bureau privé de Mahmoud Ahmadinejad. Autour
d'un café et de quelques gâteaux, dans son palais, le président lui
avait appris qu'une nouvelle responsabilité lui incombait : découvrir
le traître qui se cachait dans l'équipe du programme nucléaire. Il lui
avait expliqué que, la nuit précédente, il avait fait un rêve dans lequel
l'un des milliers de scientifiques et de techniciens qui travaillaient sur
les sites nucléaires avait été soudoyé — soit par les Israéliens soit par
les États-Unis — pour saboter la première bombe atomique du pays.
Il fallait absolument le trouver. Tout ce dont Asgari aurait besoin
pour cela serait mis à sa disposition.
À aucun moment, le président Ahmadinejad n'avait soupçonné le
général Ali-Reza Asgari d'être ce cheval de Troie, un espion qui
travaillait désormais pour le MI-6.

C'était Asgari qui avait fait le premier pas. Ce phénomène s'était


souvent produit durant la guerre froide, mais il était inhabituel qu'un
espion du Moyen-Orient offre ses services et, encore plus, quelqu'un
du statut d'Asgari.
Pour vérifier les motivations de ce dernier, on avait commencé
par demander au chef de station du MI-6 de fournir le maximum de
détails sur son passé, et cela avait répondu à certaines des questions
posées par Londres. De l'avis général, Asgari était un agent
extrêmement professionnel. On ne savait pratiquement rien de sa vie
familiale, si ce n'est que son mariage semblait heureux et qu'il vivait
dans le confort correspondant à son statut social. Il fallait faire
d'autres vérifications. Scarlett redoutait que, faute de réponse rapide,
Asgari propose ses services à une agence de renseignement
étrangère ; la CIA, les services secrets français ou le BND allemand
ne se feraient certainement pas prier pour l'accueillir. D'après ce que
l'on avait découvert sur lui, Asgari avait probablement réfléchi
longuement et sérieusement avant de décider de passer à l'Ouest.
Apparemment, jusqu'alors, il avait toujours été d'une loyauté

38
Le vol du faucon

exemplaire envers son pays. S'était-il jeté dans les bras du MI-6 par
pur intérêt personnel ou pour une raison encore inexpliquée ?
Il n'y avait qu'une façon de le savoir : on lui organisa un rendez-
vous en tête à tête avec son contrôleur (son contact et superviseur au
MI-6). Une fois de plus, on n'a jamais rien su du moment et de
l'endroit de cette rencontre. L'agent du MI-6 chargé de
l'interrogatoire avait la réputation d'avoir les mêmes compétences
que le légendaire Jim Skardon, qui avait réussi à faire cracher à
l'atomiste Klaus Fuchs les raisons pour lesquelles il avait trahi son
pays en faveur du KGB.
Durant cette entrevue, il fut convenu qu'Asgari serait appelé « le
Faucon ». Les codes et les méthodes de communication furent
établis, les horaires de contact décidés, et les conditions financières
entendues. On avait beaucoup réfléchi aux sommes qui lui seraient
versées : trop d'argent lui donnerait l'impression qu'on n'attendait
que lui et un montant insuffisant pourrait l'offenser.
Peu à peu, on comprit pourquoi il souhaiter aider. Il considérait
que l'Occident ne pouvait plus tolérer l'extrémisme des dirigeants
iraniens. Il aimait son pays mais il ne voulait pas voir son peuple
endurer ce qu'avait subi l'Irak. Après s'être maintes fois fait prendre à
mentir par l'Agence internationale de l'énergie atomique, le
gouvernement continuait à traîner la jambe et à ne pas tenir ses
engagements. Mais l'Occident n'autoriserait jamais un Iran nucléarisé
— une théocratie à plusieurs strates, dotée de bombes atomiques —
à se développer. Asgari avait conclu en expliquant simplement qu'il
voulait aider à empêcher son pays de continuer à courir, tête baissée,
vers la destruction. Pour cela, il était prêt à révéler tout ce qu'il savait.

Seuls les plus hauts membres du MI-6 savaient exactement où,


quand et par qui il avait été recruté. Au début, ils s'étaient demandé si
ses motivations étaient financières ; ce qui était assez courant dans
les cas des transfuges. Se pouvait-il qu'il redoute que la CIA et le
Mossad soient sur le point de faire ce qu'ils avaient fait au Liban et
qu'il se dise qu'en proposant ses services au MI-6, il pourrait

39
Histoire des services secrets britanniques

négocier sa sécurité en échange d'informations fiables ? C'était une


possibilité. Comme tant d'autres, ces questions lui furent posées.
Les réponses d'Asgari s'avérèrent une mine de renseignements, à
commencer par une information concernant un changement
important à la direction d'Al-Qaïda qui avait eu lieu à la fin du mois
d'octobre 2006. Juste avant de rencontrer son contrôleur, Asgari
avait rencontré Mohammad Khalil al-Hakaymah, qui venait d'être
nommé chef du renseignement d'Al-Qaïda, chargé de coordonner
ses plus importants attentats et d'entraîner ses agents à infiltrer les
services secrets étrangers. Al-Hakaymah se targuait de pouvoir
apprendre à ses recrues comment déjouer les détecteurs de
mensonges et utiliser des poisons biologiques ou chimiques. Sur le
plan hiérarchique, il était désormais juste en dessous d'Ayman al-
Zawahiri, depuis longtemps sous-chef de l'organisation. Les deux
hommes étaient nés dans les bas-fonds du Caire et avaient, l'un
comme l'autre, été recrutés par Ben Laden. Al-Zawahiri restait le
stratège officiel d'Al-Qaïda et al-Hakaymah était chargé d'analyser les
méthodes des services secrets occidentaux. Son arrivée dans les
hautes sphères d'Al-Qaïda était un signe évident de la sophistication
avec laquelle l'organisation allait conduire ses futures opérations.
Une autre révélation d'Asgari, relative à une autre arrivée dans la
structure de commandement d'Al-Qaïda, en disait aussi long. Saïf al-
Adel faisait le lien entre l'organisation et le régime de Téhéran et
avait réussi à devenir très proche du président Mahmoud
Ahmadinejad. D'autre part, il partageait une maison bourgeoise, dans
la banlieue ouest de la ville, avec deux fils de Ben Laden, Saad et
Mohammed, pour qui il était une sorte de mentor.
Saïf al-Adel avait été colonel dans les forces spéciales égyptiennes
avant de rejoindre Al-Qaïda, dans les années 1980, pour combattre
avec les moudjahidine contre l'armée soviétique en Afghanistan.
Depuis les attentats du 11 septembre, son nom figurait sur les listes
des terroristes les plus recherchés du FBI et de la CIA. Il était accusé
d'avoir contribué à la planification de l'assassinat de dix-huit soldats
américains en Somalie, en 1993, et à des attentats au camion piégé
contres les ambassades des États-Unis, au Kenya et en Tanzanie, en
1998.
Al-Adel avait donné de nombreuses informations à Asgari sur la
mauvaise santé de Ben Laden : son problème rénal exigeait des

40
Le vol du faucon

dialyses régulières et une surveillance médicale constante. Cependant,


al-Adel avait bien insisté sur le fait que Ben Laden n'avait rien perdu
de sa capacité à occuper une position prédominante, non seulement
en tant qu'homme le plus recherché de la planète mais également
pour ce qui était de s'assurer de rester une figure héroïque pour des
millions de musulmans. Il savait, en effet, qu'il ne devait pas
uniquement sa popularité au fait d'avoir toujours réussi à échapper à
la capture mais aussi à sa réputation de probité, d'austérité et de
dignité, qui contrastait totalement avec la mauvaise gestion, à la
limite de l'incompétence, de nombreux régimes arabes.
Asgari avait été franc en ce qui concernait son opinion sur Ben
Laden : il admirait la manière dont le terroriste avait su résister à la
tentation de la richesse personnelle et faire preuve de patience, d'un
excellent sens stratégique et d'exceptionnelles aptitudes au
commandement. Selon son contrôleur, cette apologie reflétait
simplement la considération que peut éprouver un professionnel
pour un ennemi compétent et avait pour mérite de présenter
l'homme qui avait propulsé le djihad à l'échelle mondiale sous un jour
différent.
Asgari continua à fournir des renseignements de valeur qui, entre
bien d'autres choses, soulevèrent des questions quant à l'engagement
de Musharraf, le président du Pakistan, à lutter contre le terrorisme.
Le transfuge révéla que de nombreux médecins pakistanais avaient
été envoyés en Afghanistan pour soigner les combattants talibans
blessés et les faire passer au Pakistan pour les opérer, notamment
dans les principaux hôpitaux de Quetta. Musharraf avait person-
nellement envoyé un message de félicitations aux médecins.
On demanda au commandant du MI-6 à Islamabad de vérifier si
cette allégation était vraie et il découvrit que tel était bien le cas. Il
trouva des patients portant le turban taliban à divers stades de leur
convalescence. Certains se vantaient ouvertement d'être guéris et de
s'apprêter à retourner sur les champs de bataille afghans. Cette
nouvelle donnait de la crédibilité à une autre affirmation d'Asgari,
selon laquelle ses propres agents avaient découvert que des dirigeants
talibans, dont le mollah Omar, vivaient dans la campagne pakis-
tanaise sous la protection des services secrets du pays.
Quelques semaines plus tard, Asgari avait déclaré que la Continuing
IRA, le groupe terroriste extrémiste irlandais, apportait son expertise

41
Histoire des services secrets britanniques

pour superviser la fabrication de bombes ultrasophistiquées,


destinées à être placées sur les bords de routes, dans trois
manufactures d'armes, à Lavizan, dans la banlieue de Téhéran. Les
terroristes irlandais s'étaient d'abord rendus à Francfort, d'où ils
avaient pris un vol pour Damas. Ensuite, un avion de l'armée
iranienne les avait conduits à Téhéran. À l'époque où leurs bombes
avaient été utilisée durant les conflits en Irlande du Nord, elles
avaient tué et blessé de nombreux soldats britanniques et semé la
terreur dans les rues de Belfast. Durant l'été 2006, grâce au macabre
talent de leurs fabricants, les bombes du Hezbollah étaient devenues
efficaces contre l'armure israélienne. Adaptées pour être tirées par
des lance-missiles antichars, elles devenaient des boules de feu qui se
déplaçaient à la vitesse de deux mille mètres par seconde avant de
frapper les tanks israéliens. Asgari expliqua qu'elles partaient, par
bateau, d'Irak et d'Afghanistan, et passaient par la Syrie avant
d'arriver dans le sud du Liban.
Une fois de plus, à Londres, on vérifia ses affirmations et on les
compara avec le contenu des nombreux dossiers qu'avait le MI-6 sur
les activités de la Continuing IRA.
Ce n'était pas la première fois que l'organisation monnayait son
savoir-faire en matière de fabrication de bombes. En 2001, trois de
ses membres s'étaient rendus en Colombie pour y entraîner les
FARC. Arrêtés par le DAS, le service de renseignement national,
grâce à un tuyau du MI-6, ils avaient été condamnés à de longues
peines d'emprisonnement par le tribunal de Bogota mais les
terroristes locaux les avaient aidés à s'évader. Ils avaient ensuite
réussi à rentrer en Irlande. Le gouvernement colombien avaient
demandé leur extradition afin qu'ils purgent leur peine, mais Dublin
avait refusé.
Des agents du renseignement espagnol avaient également appris
que, vers la fin de l'été 2006, des membres de la Continuing IRA
avaient rencontré les terroristes d'un groupe sud-africain appelé le
PAGAD. Ayant d'abord porté le nom de People against Gangsterism and
Drugs (le Peuple contre le banditisme et la drogue), l'organisation
s'était formée en 1995 dans le but d'éradiquer les dealers des rues
d'Afrique du Sud. Mais son idéologie avait changé sous l'influence
des musulmans du pays — dont le nombre s'élevait à plus d'un
million — et elle s'était mise à entretenir des liens étroits avec le

42
Le vol du faucon

régime de Téhéran. Les rencontres avec la Continuing IRA avaient eu


lieu à Sotogrande, dans le sud de l'Espagne, l'une des destinations
favorites des touristes irlandais. Les agents espagnols avaient
découvert que le PAGAD voulait que les terroristes viennent en
Afrique du Sud pour y travailler dans leurs camps d'entraînement,
dans l'arrière-pays de Durban, mais que l'affaire n'avait pas été
conclue, faute d'accord sur les conditions financières.
Le contrôleur d'Asgari pouvait se réjouir de la qualité et de la
régularité des informations que lui donnait le Faucon.

Évidemment, comme toutes les relations de ce type, celle-ci avait


été compliquée dès le début, car le MI-6 voulait qu'Asgari reste en
Iran ; il avait trop de valeur pour seulement changer de camp. Étant
donné l'ampleur que prenait la crise relative au programme nucléaire
iranien, le MI-6 avait absolument besoin de renseignements
extrêmement récents. Pour Asgari, cela augmentait considérablement
les risques, car il pouvait commettre une erreur fatale. La priorité de
son contrôleur était donc que cela ne se produise pas.
Ari Ben-Menashe, qui s'est occupé de plusieurs informateurs du
Mossad, m'a expliqué ce que cela impliquait : « Quand vous
demandez à un informateur de travailler pour votre service, vous ne
lui dites que ce qu'il a besoin de savoir, pour sa propre sécurité
comme pour la vôtre. Vous voulez connaître ses secrets, mais vous
ne lui révélez pas les vôtres — ou, si c'est vital pour le garder dans
votre camp, vous lui racontez des sornettes parfaitement
convaincantes qu'il ne peut pas vérifier. Vous lui rappelez
constamment qu'il ne doit rien faire sans votre consentement. Vous
lui donnez un code — un mot ou une expression courte — que seuls
lui et vous connaissez. Dès le départ, vous devez établir qu'il travaille
uniquement pour vous. À un moment donné, il aura probablement
besoin que vous jouiez le rôle du confesseur, que vous le rassuriez.
Même pour un agent entraîné, quelle que soit son expérience, cela
revient à entrer dans un monde rempli de faux-semblants inédits
pour lui. Il trahit les collègues qui lui font confiance. À cause de cela,
il peut se mettre à douter de celle qu'il doit vous accorder. Allez-vous

43
Histoire des services secrets britanniques

le trahir une fois que vous estimerez qu'il n'y a plus d'informations à
tirer de lui ? Vous devez être totalement rassurant sur ce point. Mais,
au bout du compte, votre relation avec un informateur sera toujours
semblable à celle d'Orphée, sauf qu'il n'y a ni amour ni musique. »
Cette description reflète exactement la relation que son contrôleur
entretenait avec le général Ali-Reza Asgari.
De toute la longue histoire des opérations du MI-6 en Iran, jamais
un agent double n'avait été mieux placé, ou plus au fait des affaires
politiques, qu'Asgari. Non seulement il était superbement compétent
pour évaluer la qualité des informations qu'il fournissait, mais son
sang-froid était digne de celui d'un agent double de la Seconde
Guerre mondiale.

À la fin de cette guerre, le MI-6 avait un nouveau chef de station à


Téhéran : Christopher Montague Woodhouse, pur produit du
système des écoles privées britanniques, qui avait servi avec les
partisans en Grèce, dans la SOE (Special Operations
Executive/Direction des opérations spéciales), l'équivalent de l'OSS
américain. Son dossier personnel au MI-6 le présentait comme « un
exemple, aussi brillant que rare, d'homme qui comprend les
exigences politiques de sa mission jusque dans les moindres détails ».
Woodhouse avait prédit : « Puisque, depuis la fin de la guerre, les
communistes se sont concentrés sur leur expansion en Europe de
l'Est et en Extrême-Orient, il n'est pas difficile de deviner qu'après
cela ils se tourneront vers le Moyen-Orient, dont ils n'ont, pour
l'instant, qu'égratigné la périphérie. L'Iran semble en être le point le
plus faible. »
Avant de quitter Londres, il avait été préparé par un agent du MI-
6 très expérimenté, Ann Katherine Swynford-Lambton, qui avait
passé ses années de guerre à l'ambassade britannique à Téhéran, sous
la couverture d'attachée de presse. Sur place, Woodhouse avait bien
pris note de tous les murmures corrosifs qu'on entendait sur ce qui
se passait à Londres ; plusieurs agents de carrière étaient déçus par le
premier gouvernement travailliste d'après-guerre. « C'était le temps
du tragique rétrécissement de la Grande-Bretagne et de la

44
Le vol du faucon

transformation de son Premier ministre (Clement Attlee) en un


sphinx sans énigme », se souviendrait-il plus tard. Pour George
Young, un autre agent de haut niveau, il était « déprimant de
travailler pour des politiciens qui ne savaient dire que "ne faites pas
ça" ou "soyez prudents" ».
À Téhéran, le complexe de l'ambassade s'étendait sur six hectares
et demi de gazon bien taillé, de parterres de fleurs sculptés et de
courts de tennis, avec un terrain de croquet et une piscine, le tout
protégé des regards de la population par une haute muraille. « Inutile
de les rendre jaloux », avait expliqué Woodhouse. C'était une époque
où la pauvreté et le despotisme régnaient sur le pays et où les
fonctionnaires iraniens, beaucoup trop nombreux, étaient très mal
payés. Les richesses de la nation étaient concentrées entre les mains
de la classe propriétaire : les marchands, l'échelon le plus élevé de la
société, les « vieilles fortunes » et les militaires de haut grade. Parmi
les plus riches, on trouvait les directeurs de l'AIOC (Anglo-Iranian Oil
Company/Compagnie pétrolière anglo-iranienne), qui avaient
récemment réaffirmé leur engagement, datant de 1933, à consacrer
une partie de leurs profits au développement économique et social
de l'Iran sous la bienveillante tutelle de Londres.
Woodhouse était arrivé à une époque où le climat politique était
chaque jour plus instable. Le Premier ministre au pouvoir,
Mohammed Mossadegh, voulait nationaliser l'AIOC. On avait tenté
d'assassiner le shah et, dans son rapport à Londres, Woodhouse avait
écrit que « le culte des balles et des couteaux [était] entré dans la
politique iranienne pour crier vengeance ». Il avait ajouté qu'il n'avait
pas à regarder très loin pour identifier la force motrice de cette
agitation idéologique. L'ambassade soviétique ne se trouvait qu'à une
rue du complexe britannique. « Très pratique pour garder l'œil sur ce
que font ces salauds », avait déclaré Woodhouse à son personnel.
Ses agents avaient les idées aussi arrêtées qu'ils étaient compétents
dans leur travail. L'un d'entre eux avait créé un réseau pour se tenir
informé des liens entre les Iraniens et les communistes. Un autre
entretenait des rapports avec le chef de la police iranienne et passait
des nuits entières à jouer aux cartes avec lui dans l'arrière-salle d'un
salon de thé. D'autres avaient servi dans l'armée pendant la guerre.
Un séduisant ancien officier de la RAF, descendant de Russes blancs,
s'était servi de ses agréables manières en société pour fréquenter la

45
Histoire des services secrets britanniques

fille d'un riche marchand qui rêvait de se marier et d'aller vivre dans
la campagne anglaise.
George Young, le plus vieux membre de la station du MI-6,
portait un regard caustique et méprisant sur les nations arabes. Lors
des dîners à l'ambassade, il se moquait impitoyablement de leurs
habitudes alimentaires et de leur façon d'être. « Tandis que
l'Européen construit, l'Arabe pille et détruit. » Quand il était lancé,
même les petites remontrances de Wilson ne suffisaient pas à
l'arrêter. Mais ses riches invités iraniens l'encourageaient à continuer,
et il était toujours le premier à être convié chez eux en retour. C'était
sa façon d'élaborer son réseau. L'un de ses informateurs était Robin
Zaehner, professeur d'histoire persane à l'université de Téhéran, qui,
d'après ce que Young avait dit à Woodhouse, était doté de « toutes
les excentricités typique d'un savant fou, y compris les lunettes en
cul-de-bouteille et la voix aiguë ». Young trouva qu'il avait le profil
idéal pour alerter discrètement ses élèves — et, par leur
intermédiaire, leurs parents — sur les dangers de l'infiltration
soviétique dans le pays. Tant qu'il y était, Zaehner se lança dans une
croisade visant à essayer de renverser Mossadegh par « tous les
moyens possibles ». Woodhouse obtint de Londres que l'opération
de Young soit financée par le MI-6. Cependant, l'ambassadeur, Sir
Francis Shepherd, ne devait pas en être informé.
Un puissant groupe de manipulateurs d'opinion — avocats,
ingénieurs, banquiers, médecins et journalistes — ne tarda pas à faire
circuler le mot que plus longtemps Mossadegh resterait au pouvoir,
plus le risque serait grand que l'Iran tombe sous contrôle soviétique.

On avait pris conscience de cette possibilité vers le début de la


Seconde Guerre mondiale, quand Moscou avait envoyé des agents
secrets en Iran pour y établir des contacts avec les nationalistes
opposés à la mainmise de la Grande-Bretagne sur l'industrie
pétrolière. Notamment parce que leur connaissance de la culture
iranienne se limitait au strict minimum, les Russes n'avaient obtenu
que peu de résultats et le chef du MI-6, Stewart Menzies, malgré le
fort antibolchevisme des plus gradés de ses agents, avait estimé que

46
Le vol du faucon

la présence des espions soviétiques ne représentait aucun risque


majeur.
Menzies, le troisième homme à diriger le MI-6, était un ancien
d'Eton. Il passait ses week-ends à chevaucher avec les équipages de
vénerie Beaufort et Quorn. Il lui arrivait parfois d'affirmer
discrètement à ceux qu'il invitait à sa maison de campagne qu'il était
le fils illégitime du futur roi Édouard VII. En plus de générer un
frisson d'exaltation, cela ajoutait au mystère qu'il prenait plaisir à
cultiver. Quand la guerre éclata, il consacra une partie de son temps à
lire les communications des agents français, belges, norvégiens et
néerlandais qui travaillaient pour leurs gouvernements en exil à
Londres. Il s’était arrangé pour que tous les ordres qu'ils
transmettaient aux groupes de résistants de leurs pays occupés soient
envoyés depuis le MI-6.
Peu après le début des hostilités, des agents clés du SIS furent
arrêtés par la Gestapo en Autriche et aux Pays-Bas et leurs réseaux
furent détruits. Quand la Blitzkrieg s'abattit sur la Pologne, d'autres
agents furent capturés ou durent fuir vers des pays neutres. À
Madrid et à Lisbonne, ils installèrent des postes d'écoute. Mais quand
Paris tomba, encore d'autres agents furent pris. En l'espace de
quelques mois, le MI-6 se retrouva dans un état de confusion dont
seuls les cryptologues de Bletchley pouvaient le tirer. Il s'agissait d'un
groupe de mathématiciens, aussi brillants qu'excentriques, qui tra-
vaillaient dans une maison, dans la campagne anglaise. Ses membres
avaient accompli l'un des plus grands exploits de cette guerre —
voire, de n'importe quelle autre — en réussissant à déchiffrer les
codes top secret allemands. Depuis août 1940, le service de sécurité
radio du MI-6 captait les transmissions de l'Abwehr, le service de
renseignement allemand, et les cryptologues de la station X de
Bletchley Park avaient déchiffré les codes qu'ils envoyaient à l'aide de
leur machine Enigma. Le système qu'utilisaient les cryptologues
s'appelait Ultra et offrait au MI-6 une extraordinaire porte ouverte
sur le monde secret de l'espionnage allemand. Cet atout faisait
d'Ultra la meilleure arme de l'arsenal que Menzies s'efforçait de
reconstruire.
À ce moment-là, il avait déjà établi des relations de travail avec le
tout récent OSS (Office of Strategic Services/Bureau des services
stratégiques) américain, l'ancêtre de la CIA. Jeunes et enthousiastes,

47
Histoire des services secrets britanniques

ses employés n'avaient pratiquement aucune expérience


professionnelle dans le milieu du renseignement. Cependant,
Menzies fut impressionné non seulement par leur fort engagement
chrétien mais également par leur profonde conviction que Dieu était
du côté américain et que la vocation de l'OSS était de combattre les
forces du mal.
Allen Dulles était le chef de la station de l'OSS à Berne, en Suisse.
En lui rendant visite, Menzies fut étonné de trouver sur la porte de
son bureau une plaque expliquant qui il était et ce qu'il faisait. Des
années plus tard, l'agent de la CIA William Buckley m'a confié :
« Dulles m'a expliqué que c'était sa façon à lui de montrer qu'il
n'avait pas à faire de mystères sur son travail parce qu'il pouvait tous
les espionner mieux qu'eux. » Après la rencontre, Menzies organisa
une collaboration entre les agents de l'OSS et les siens puis ouvrit un
bureau du MI-6 à New York afin de coordonner des opérations
communes, montées autour d'Ultra, qui permirent de détruire des
sous-marins ennemis dans l'Atlantique et le Pacifique.
Néanmoins, Menzies ne put que constater qu'il avait perdu la
bataille pour ce qui était de voir le MI-6 contrôler la résistance dans
l'Europe occupée. Cela devint alors le rôle du SOE, au service
duquel il dépêcha plusieurs de ses meilleurs agents. De nuit, des
avions Lysander se mirent alors à décoller de leur base de
Tempsford, dans le Bedfordshire, pour parachuter des agents et du
ravitaillement en France. Quoi qu'il en soit, à Londres, Menzies avait
toujours l'attention de Winston Churchill, qui était totalement fasciné
par le monde obscur du renseignement. Chaque soir, le chef portait
les derniers déchiffrages d'Ultra à Whitehall. Il se présentait au bun-
ker souterrain qu'occupait le Premier ministre en temps de guerre, et
les deux hommes sirotaient du whisky pendant que Menzies
répondait aux questions dont l'assaillait Churchill. Il était fréquent
que le jour commence à se lever quand le chef retournait, à pieds,
vers son bureau. Les hauts politiciens et les dirigeants militaires qui
ne jouissaient pas d'un tel accès ne cachaient pas leur jalousie.
À la fin de la guerre, ce fut ensemble qu'ils signalèrent au nouveau
gouvernement travailliste que, selon eux, au début des hostilités, le
« produit » du MI-6 avait été irrégulier. En outre, un autre problème
attira une attention malvenue sur le SIS. Avec l'approbation de
Menzies, le service avait contribué à retarder les bateaux de réfugiés

48
Le vol du faucon

qui transportaient les rescapés de l'Holocauste d'Europe en Palestine


(qui, en 1948, devint l'État d'Israël). Il y avait eu des sabotages et des
ralentissements volontaires des démarches administratives. Ceci ne
manqua pas d'outrager l'importante communauté juive de Grande-
Bretagne et Menzies fut contraint de demander la cessation de ces
pratiques.
D'autre part, Menzies percevait l'arrivée de la CIA comme une
menace à la suprématie du MI-6. Avec son énorme budget, l'Agence
incarnait la détermination — très soutenue par l'opinion publique
américaine — du gouvernement Truman à ce que les États-Unis ne
se laissent dépasser ni par les vieux empires européens, britannique
ou français, ni par celui, tout récent, de l'Union soviétique. Les
agents et les analystes de la CIA avaient chèrement acquis leur expé-
rience durant la guerre. Avec les universitaires et les avocats qu'on
avait engagés, il était certain que l'Amérique n'avait jamais disposé
d'un tel service de renseignement en temps de paix et son personnel
ne demandait qu'à servir sa patrie. En tout, plus de cinq mille
personnes travaillaient pour l'Agence (en 2007, on en comptait vingt-
trois mille cinq cents). Le MI-6 n'avait que mille employés.
Inévitablement, dans les rapports entre les deux services, la CIA prit
l'ascendant sur le SIS. Certaines conversations à Whitehall
inquiétaient encore plus Menzies : on parlait d'une éventuelle fusion
entre le MI-6 et le MI-5, qui aurait alors le rôle dominant. À cause de
tout cela, en juillet 1952, à l'âge de soixante-deux ans, le directeur
général décida de prendre sa retraite. Quand il mourut en mai 1968,
il pratiquait toujours la chasse à courre.
À cette époque, l'Iran était au centre de deux luttes de pouvoir.
L'une était due à la politique d'expansion de l'Union soviétique.
L'autre opposait les États-Unis à la Grande-Bretagne à cause de la
détermination de cette dernière à rester une puissance mondiale,
même si elle était en train de perdre totalement son empire en
perpétuel rétrécissement. Avec les événements survenus à Téhéran
sous le régime de Mohammed Mossadegh et le projet de ce dernier
de nationaliser l'AIOC, l'Iran n'avait fait que précipiter le conflit.

49
Histoire des services secrets britanniques

En 1952, à la station du MI-6 de Téhéran, les tentatives de


renversement de Mossadegh étaient supervisées par le nouveau
directeur londonien, John Sinclair, surnommé « Sinbad » parce qu'il
avait aussi bien servi dans la Royal Navy que dans l'armée de terre.
Durant la Seconde Guerre mondiale, il avait passé deux pénibles
années à souffrir constamment du mal de mer dans des sous-marins.
En revanche, en 1944, sa remarquable carrière dans l'armée de terre
lui avait valu le poste de directeur adjoint de l'état-major et il avait
ainsi participé à la planification du débarquement de Normandie.
Les rapports que Sinclair recevait de Woodhouse sur la situation à
Téhéran devenaient de plus en plus inquiétants. Progressivement,
Mossadegh avait réussi à éroder l'autorité du jeune shah, Mohammad
Reza Pahlavi, qui régnait depuis 1941 sous la houlette de la Grande-
Bretagne. Sinclair suggéra à Woodhouse d'exploiter les dangers de
l'influence politique des Soviétiques sur Mossadegh et le shah écouta
avec attention ses avertissements réguliers. Woodhouse commença
également à glisser des allusions au fait que les États-Unis étaient
« très intéressés » par l'industrie pétrolière du pays. Il était capital
pour les Britanniques d'en conserver le contrôle car cela empêchait
l'expansion soviétique de s'étendre au Golfe et à l'océan Indien, par
lesquels le carburant transitait des raffineries du sud du pays vers le
Royaume-Uni et le reste de l'empire.
En 1951, Mossadegh nationalisa l'AIOC sous prétexte que la
Grande-Bretagne en tirait beaucoup plus de bénéfices que l'Iran. Peu
après, le secrétaire d'État américain, Foster Dulles, se rendit au
Moyen-Orient et rapporta que la nationalisation était « une nouvelle
preuve que l'influence britannique dans la région [était] sur le déclin
et l'influence soviétique, en progression ». Il décida que Washington
devait se lancer dans une campagne politico-diplomatique dans les
pays arabes pour montrer que l'Amérique n'était « pas du côté des
empires britannique et français ». Mais, avant toute chose, il voulait
reprendre l'AIOC de ce qu'il appelait « les petites mains crasseuses »
de Mossadegh et s'assurer que ce serait l'Amérique qui en profiterait
même si c'était le MI-6 qui dirigeait l'opération. La dépêche
qu'envoya Monty Woodhouse à Londres indiquait clairement qu'il
était urgent d'agir : « Grâce à leurs contacts au sein du gouvernement
iranien, mes agents ont recueilli des preuves que Mossadegh a
l'intention de faire venir les Russes sur les champs pétroliers. »

50
Le vol du faucon

Pendant que Sinclair s'adonnait à son passe-temps estival favori


— assister à des matchs de cricket —, Woodhouse avait les mains
libres pour préparer un coup d'État. Il y avait en lui quelque chose de
Lawrence d'Arabie. Avec la voiture de l'ambassade, il se rendit jusque
dans le nord du pays pour convaincre les chefs de tribus de résister à
toute invasion soviétique. Ils lui répondirent qu'ils avaient besoin
d'argent pour acheter des armes. Woodhouse persuada la RAF à Al-
Habbaniyah, sa plus grande base au Moyen-Orient, de leur fournir
des pistolets-mitrailleurs Sten, ainsi que des fusils de leur propre
arsenal. L'attaché aux affaires aériennes de l'ambassade, l'irréductible
Beverly Barnard, fit apparaître un vieux Dakota. L'armement y fut
chargé et livré aux autochtones. En plus des caisses d'armes et des
munitions se trouvaient des sacs de souverains d'or, tirés des réserves
que Woodhouse gardait « en cas d'urgence ». Ils furent distribués aux
tribus et chaque pièce donnée fut enregistrée dans un document
envoyé au service comptable du MI-6, sous le libellé de « dépenses
spéciales ». Deux mois plus tard, Mossadegh était déposé.
On créa alors une compagnie pétrolière nationalisée, la National
Iran Oil Company. BP (British Petroleum), l'ancienne AIOC, en
détenait soixante pour cent et les quarante pour cent restants étaient
partagés entre Gulf, Mobil, Standard Oil of New Jersey, Texas
Company et Standard Oil of California. Jusqu'à cette année 1951, la
Grande-Bretagne avait toujours contrôlé tous les champs pétroliers
iraniens. Woodhouse avait alors fait la remarque suivante : « Encore
un signe de la puissance croissante des États-Unis. Mais, les Rouges
ont été maintenus à distance, au moins pour le moment. »
À Chiraz, les parents, les oncles et les grands-parents du futur
général Ali-Reza Asgari avaient souvent eu des conversations
animées à propos de ces événements. Tout au long des années
suivantes — tout d'abord, à l'université puis alors qu'il grimpait les
échelons hiérarchiques dans la Garde révolutionnaire et, enfin, au
Vevak Asgari était resté fasciné par la façon dont la Grande-Bretagne
et les États-Unis s'étaient disputés le contrôle suprême sur l'Iran
après la destitution de Mossadegh. Nulle part, ce phénomène ne
s'était mieux illustré que dans les relations entre le MI-6 et la CIA.
Les opérations mixtes appartenaient désormais au passé ; d'un côté
comme de l'autre, la confiance et le respect réciproques avaient laissé
place à la suspicion.

51
Histoire des services secrets britanniques

À Washington, en 1951, le département d'État partageait les


points de vue du directeur adjoint de la CIA, Allen Dulles (il
deviendrait directeur deux ans plus tard) qui, pendant la guerre, avait
appris à être prudent avec ses contacts au MI-6. Dulles était, de
longue date, un anglophobe invétéré. Déjà, pendant ses études, il
avait rendu un devoir trimestriel dans lequel il prenait parti pour les
Boers d'Afrique du Sud dans leur guerre contre la Grande-Bretagne.
À l'instar de son frère Foster, il estimait que « la politique impériale
britannique ne devait pas être autorisée à concurrencer les intérêts
politiques et commerciaux américains ». Allen Dulles avait déclaré à
ses collègues que cela faisait trop longtemps que le MI-6 prenait
l'Iran pour son terrain de jeu exclusif et y opérait comme bon lui
semblait. La CIA allait s'assurer qu'il n'ait plus cette liberté. Les
informations ne seraient plus partagées à moins qu'il y ait un intérêt
commun à le faire ; comme, par exemple, si l'Union soviétique
menaçait la région.
À l'université, Asgari avait lu Les Sept Piliers de la sagesse de T.E.
Lawrence. Sa description du rôle que les services secrets avaient joué
en usant des Arabes pour renverser les Turcs l'avait convaincu que le
MI-6 avait été le plus puissant des services de renseignement, et qu'il
l'était encore dans la région. Il avait lu comment, plus tard, le SIS
avait manipulé le shah et aidé l'ayatollah Khomeini à prendre le
pouvoir puis avait continué en essayant de déstabiliser les mollahs
quand l'Iran avait révélé son intention de devenir une puissance
nucléaire. Asgari considérait le MI-6 comme un regroupement de
stratèges froids et calculateurs. Il est fort possible que ce soit au
moment où il en était arrivé à une telle conclusion que l'idée de
travailler secrètement pour le service britannique ait germé dans son
esprit. Il se souvenait d'un passage de l'ouvrage de Lawrence : « Tous
les hommes rêvent, mais pas de la même façon. Ceux qui rêvent la
nuit, dans les recoins poussiéreux de leur esprit, se réveillent au
matin en constatant que tout n'était qu'illusion : mais ceux qui rêvent
le jour sont des gens dangereux, car ils risquent de jouer le rôle qu'ils
rêvent les yeux grands ouverts pour les rendre possibles. » Une fois
recruté, le général Asgari avait choisi d'utiliser les mots clés de cet
extrait pour signaler à son contrôleur du MI-6 qu'il avait besoin de le
contacter.

52
Le vol du faucon

En rentrant de Chiraz, où il était allé prier sur la tombe de ses


parents, il activa ce code pour signaler qu'il voulait quitter le pays.

La demande d'Asgari déclencha une réaction immédiate chez son


contrôleur. Était-il en danger de se faire arrêter ? Il s'écoula plusieurs
heures avant que la réponse ne tombe. Asgari n'en était pas certain,
mais il se pouvait que le service de surveillance interne de la Garde
révolutionnaire ait commencé à enquêter sur lui. Son contrôleur
savait qu'Asgari avait assez d'expérience pour ne pas avoir commis
de bévue mais dans un régime iranien de plus en plus paranoïaque,
on entamait souvent des investigations sans même avoir l'ombre
d'un soupçon.
La première d'une série de rencontres entre le directeur des
opérations du MI-6 et le chef du bureau iranien eut lieu dans l'antre
de Scarlett, à l'intérieur de ce qui était largement reconnu comme l'un
des plus magnifiques quartiers généraux du monde du
renseignement. Conçu par Terry Farrell, le doyen de l'architecture
postmoderne anglaise, le bâtiment donnait sur la Tamise, au sud du
pont de Vauxhall. Il s'élevait sur quatre étages et ressemblait à un
gâteau de mariage, couvert de panneaux de béton couleur miel et de
triples vitrages vert marin aux étages inférieurs. Plusieurs grands
atriums s'élevaient en divers points de l'édifice. Il s'agissait de
vérandas menant à des coins et des recoins où les membres du
personnel pouvaient avoir des conversations privées. Un étage était
réservé à Scarlett et aux directeurs qui l'assistaient. Il se distinguait
par une rangée d'ifs importés de Toscane et acclimatés en Écosse ;
quatre tonnes de terre remplissaient leurs bacs et ils étaient alimentés
et arrosés par un système automatique. Au rez-de-chaussée, d'autres
arbres, des buissons taillés, de la glycine et de la lavande entouraient
un belvédère et des fontaines crachaient leurs jets d'eau. Le tout
ressemblait à un jardin typique de la campagne anglaise. À son
ouverture, en 1993, le bâtiment avait coûté quatre cent soixante
millions de livres (environ cinq cent quatre-vingts millions d'euros) ;
ses équipements de sécurité comprenaient des fenêtres antibombes
et toute une gamme d'appareils de brouillage pour empêcher que des

53
Histoire des services secrets britanniques

espions puissent écouter les conversations depuis l'extérieur. Tous


les coûts avaient été pris en charge par le SUV.
À l'approche de Noël 2006, les réunions dans le bureau de
Scarlett avaient continué. Il y avait été décidé qu'au départ, et peut-
être également plus tard, l'exfiltration d'Asgari nécessiterait l'aide du
Mossad. Scarlett avait donc appuyé sur le bouton de son standard
qui le mettait directement en contact avec le bureau du directeur du
Mossad, Meir Dagan, à Tel-Aviv.
Il y avait bien eu quelques heurts entre le MI-6 et le Mossad
quand ils avaient empiété sur leurs territoires réciproques sans accord
préalable — comme, par exemple, quand les Israéliens avaient mené
une opération en Grande-Bretagne sans en informer le MI-6 ou
quand les agents du SIS avaient débarqué à Gaza sans s'être
annoncés — mais Scarlett respectait Dagan et avait appris à
l'apprécier. Musclé, avec sa poignée de main ferme et son visage
irradiant l'autorité, Dagan occupait le poste de menume depuis cinq
ans. Il avait accepté de rester dix-huit mois de plus pour faire face à
la menace de plus en plus importante que représentait le programme
nucléaire iranien pour Israël. Comme Scarlett, il faisait de longues
journées, souvent sept jours sur sept. Il avait pris cette habitude
pendant les combats de la guerre du Kippour et au Liban, où il avait
brillamment mené ses hommes au front. Toujours comme Scarlett, il
ne supportait pas l'incompétence et respectait toujours ses
engagements.
Les deux hommes partageaient la même passion pour l'histoire et
les leçons que l'on pouvait tirer des guerres gagnées ou perdues. Lors
de leur première rencontre, Dagan avait rappelé que la première
opération de renseignement connue était la fois où Moïse avait
envoyé Caleb et ses hommes à Canaan pour voir si le peuple
disposait d'importants stocks de poisons et de germes épidémiques
susceptibles d'avoir des effets dévastateurs sur les Juifs, qui avaient
déjà beaucoup souffert en fuyant l'Égypte. Caleb n'avait rien trouvé
qui puisse menacer l'entrée des Israélites en Terre promise et avait
rapporté que Canaan regorgeait, comme le dit la Bible, « de lait et de
miel ». Meir Dagan, artiste doué, avait donné à John Scarlett un
paysage qu'il avait lui-même peint, une petite aquarelle représentant
l'endroit où Caleb avait annoncé la bonne nouvelle à Moïse.

54
Le vol du faucon

Là, trois mille ans après cet événement historique, Dagan accepta
immédiatement que le Mossad participe à I'exfiltration d'Asgari.
Comme « stratégie de sortie », il proposa de passer par la Turquie ou
la Syrie, deux pays où Asgari se rendait régulièrement. Le Mossad
savait qu'il était allé en Syrie pour parler des tout derniers
renseignements sur Israël que les agents du pays avaient recueillis au
Liban. En Turquie, Asgari rencontrait souvent les trafiquants
d'armes de l'Ordre du Soleil levant, la plus puissante famille
criminelle d'Europe de l'Est, dirigée par Semion Yukovich
Mogilevich. L'organisation était spécialisée dans la vente d'armes
volées dans l'ancien arsenal soviétique. Le bureau iranien du MI-6
était au courant de ces contacts, car Asgari avait tout dit à son
contrôleur et lui avait appris que Mogilevich voyageait avec un
passeport israélien, un fait que Dagan avait confirmé à Scarlett. Ce
passeport n'avait pas été annulé. Il permettait au Mossad de suivre
plus facilement les mouvements de Mogilevich. C'était un exemple
typique de ce que Meir Amit, le légendaire maître espion du Mossad,
m'avait un jour expliqué : « Dans le monde du renseignement, les
intérêts communs contournent toujours les frontières. » À Istanbul,
Asgar devait s'occuper d'affaires personnelles : il avait des intérêts
financiers dans une petite, mais lucrative, société d'importation
d'huile d'olive de qualité en Iran.
Le MI-6 se servit de cet élément pour commencer à élaborer le
plan d'exfiltration d'Asgari. Puis, en janvier, un problème survint.
Asgari exigea la garantie formelle qu'il ne serait pas extradé vers les
États-Unis afin d'y être jugé pour sa participation au massacre des
marines américains au Liban. Tant qu'il ne l'aurait pas, il ne bougerait
pas. À ce moment-là, au MI-6, on n'était que trop conscient de la
valeur d'Asgari. Il avait déjà répondu à des questions aussi capitales
que les origines de l'uranium iranien. Il avait révélé que le pays
disposait de réserves de quatre mille tonnes et qu'elles provenaient
de la République du Congo — où les contrôles d'exportation sont
inexistants — ainsi que de Somalie et du Kazakhstan. Cette
information avait confirmé les soupçons du MI-6. Le chef du bureau
iranien avait dit à Scarlett qu'Asgari en savait certainement encore
beaucoup. La nécessité de le faire sortir prenait alors tout son sens.
Si l'opération fonctionnait, le Mossad voudrait sa part du
« produit » d'Asgari. Le service israélien avait ses propres agents sous

55
Histoire des services secrets britanniques

couverture en Iran mais aucun d'entre eux n'était assez proche du


noyau du régime pour connaître l'état d'esprit de Mahmoud
Ahmadinejad : ses conversations avec ses plus proches confidents ;
la façon dont il réagissait aux difficultés ; son besoin de se justifier,
voire d'expier. De telles informations étaient inestimables pour les
analystes du Mossad mais également pour le Kidon car, en temps
voulu, elles permettraient de retirer le nom d'Ahmadinejad des
« mesures à prendre ». Avec ses menaces, il était incontestable que de
nombreux Israéliens trouvaient qu'il devenait de plus en plus
dangereux. Mais rien ne se ferait sans l'autorisation écrite du Premier
ministre en place. « Un tel aval est essentiel pour que l'action soit
légale. Le Kidon ne diffère en rien des bourreaux que l'on trouve dans
d'autres pays », m'a un jour affirmé l'ancien directeur du Mossad
Meir Dagan.
Scarlett appela Washington. Porter Goss, qui avait remplacé
George Tenet à la tête de la CIA — un changement très impopulaire
chez le personnel de haut niveau de l'Agence — avait soudainement
démissionné. Ceci s'était produit suite à des accusations de
« comportement irrégulier » et à des « luttes territoriales » avec John
Negroponte, le directeur — très habile sur le plan politique — du
renseignement national américain ; un poste de supervision créé par
le président Bush après le 11 septembre.
Les contacts de Scarlett avec Negroponte furent limités mais,
après une conversation téléphonique, il fut entendu qu'Asgari
obtiendrait sa garantie de ne pas être jugé pour la mort des marines
américains au Liban à condition que le MI-6 partage ses
informations avec la CIA. Scarlett accepta. Puis il y eut une nouvelle
difficulté. Asgari voulait que ses deux épouses — Ziba Ahmadi et
Zahra Abdollahpour —, ainsi que ses deux fils et sa fille, viennent
avec lui. Il était possible de faire sortir clandestinement un tel
nombre de personnes, mais que devaient savoir les membres de la
famille avant leur départ définitif d'Iran ? Comment pouvait-on être
certain qu'ils ne feraient pas capoter toute l'opération en parlant à
des parents où à des proches ? Il n'existait pas de réponses toutes
faites à ces questions, que tout le monde considérait comme des
facteurs de risques. Finalement, Scarlett accepta de faire sortir toute
la famille d'Asgari.

56
Le vol du faucon

Le 18 février 2007, Asgari annonça à sa famille qu'il avait réservé


des vacances pour tout le monde à la station balnéaire de Samsun,
sur la mer Noire. À ce moment-là, le service de renseignement turc,
le MIT, avait déjà était informé de l'opération. La Turquie est
membre de l'OTAN et entretient des rapports étroits avec les États-
Unis, Israël et la Grande-Bretagne sur le plan militaire. Parallèlement,
elle a de forts liens culturels avec l'Iran. Les planificateurs du MI-6
avaient tenu compte de ce point avant de demander au MIT de les
aider à mettre en place une opération de surveillance sur l'hôtel où la
famille était en vacances afin de s'assurer qu'elle n'était pas suivie par
des agents iraniens.
Le 21 février, Asgari prit un vol Iran Air de Téhéran à Damas. Il
allait passer les six jours suivants à rencontrer des agents syriens et
des dirigeants du Hezbollah pour parler de la nouvelle guerre que
l'organisation pourrait éventuellement déclarer à Israël pendant l'été
2007.
Il s'agissait du point le plus risqué d'une opération déjà
extrêmement dangereuse. Il était donc impératif qu'Asgari soit
encore plus vigilant que d'habitude pendant son séjour à Damas,
sachant qu'à partir du moment où il atterrirait, ses moindres
mouvements seraient épiés. Comme cela aurait été le cas pour
n'importe quel étranger, le fait qu'il jouisse de la confiance du régime
ne changeait rien. Cette surveillance était la procédure standard.
Même l'Iran avait moins de services de renseignement que la Syrie.
En fait, le pays en avait quinze qui, à eux tous, contrôlaient chaque
aspect de la vie politique et culturelle du pays. On ne publiait pas de
journaux ou de magazines et on ne diffusait pas d'émissions de radio
ou de télévision sans autorisation préalable ; même les sujets abordés
dans les « clubs de discussion » de quartier devaient être approuvés.
Le plus important des services syriens était l'impitoyable Shu'bat
al-Mukhabarat al-Askariyya, le renseignement militaire. Il disposait de
son propre centre d'interrogatoire dans la banlieue de Damas, où l'on
trouvait des cellules souterraines et des salles de torture. Des femmes
et même des enfants y avaient péri. L'al-Mukbabarat contrôlait
totalement l'ensemble du renseignement stratégique et tactique du
pays, et la recherche des dissidents syriens de plus en plus nombreux
qui avaient fui pour l'Europe ou les États-Unis faisait partie de ses
attributions. Quand on ne pouvait pas s'occuper de ces insoumis,

57
Histoire des services secrets britanniques

leurs familles restées en Syrie étaient victimes des méthodes brutales


de l'al-Mukbabarat.
Le général Hassan Khalil était l'un de ceux qu'Asgari était venu
voir. Dans son bureau du palais présidentiel, le chef trapu et couvert
de médailles du renseignement militaire était un maître espion rompu
à la tradition islamique de la taqîya, l'art de la dissimulation.
Le 28 février 2007, Asgari expliqua à ses hôtes que, sur le chemin
du retour vers Téhéran, il avait l'intention de s'arrêter à Istanbul pour
prendre des nouvelles de sa société d'exportation d'huile d'olive. En
arrivant dans la capitale turque, il s'installa à l'hôtel Ceylan où une
chambre avait été réservée à son nom. Après dîner, il fit une
promenade vespérale qui le mena jusqu'à un autre hôtel des
environs, où une chambre avait également été réservée. Les deux
chambres avaient été louées sur place par des agents du Mossad. Des
heures auparavant, la famille d'Asgari avait été mise à bord d'un vol
Alitalia à destination de Rome avec de nouveaux passeports
britanniques.
Le 1er mars, dans la soirée, Asgari quitta l'hôtel Ceylan. Son lit
était ouvert, ses vêtements pendaient dans le placard et ses affaires
de toilettes étaient soigneusement disposées dans la salle de bains.
On ne le reverrait jamais à Istanbul. Durant la nuit, muni d'un tout
nouveau passeport britannique, couvert de suffisamment de visas
pour montrer que son détenteur était un voyageur régulier, Asgari fut
conduit jusqu'à la frontière bulgare par un agent des services secrets
turcs. Un agent du MI-6 l'y attendait. Il emmena Asgari à l'aéroport
international de Sofia. Ensemble, ils prirent un vol pour Rome. Aux
premières heures du jour, Scarlett fut réveillé par la nouvelle
qu'Asgari allait arriver à Londres. Il se fit conduire au quartier
général du MI-6 par son agent de la branche spéciale. À ce moment-
là, les membres de la famille du transfuge étaient déjà à l'abri dans
une planque choisie par les « logeurs » du MI-6. On avait engagé un
professeur, répondant aux critères de sécurité nécessaires, pour leur
donner des leçons d'anglais. À Téhéran, le ministère des Affaires
étrangère émit une demande de localisation urgente du général
disparu en soulignant qu'il « pourrait avoir été enlevé par des agents
étrangers ». Le Faucon s'était envolé.

58
Le vol du faucon

John Scarlett lut cette requête lors d'une réunion dans son bureau.
Dans leurs costumes sombres, les hommes assemblés autour de la
table de conférence ne purent réprimer un sourire.

59
III

Les espions de la fée marraine

Par un matin de printemps ensoleillé d'avril 2007, Eliza


Manningham-Buller, la directrice générale du MI-5, arriva sur son
lieu de travail à 7 h 30. Sa ponctualité était légendaire ; elle n'était
jamais en retard aux réunions et ne laissait personne dépasser le
temps de parole qui lui était imparti. Ses rendez-vous étaient gérés
avec la même précision que celle de sa montre-bracelet, un cadeau de
son père, un ancien lord chancelier.
Durant la Seconde Guerre mondiale, sa mère, Marie, avait été
affectée à la collecte des messages envoyés par les agents du MI-5
infiltrés dans l'Allemagne nazie. Eliza Manningham-Buller n'avait
découvert la contribution de sa mère qu'après être entrée au Service
de sécurité. Après avoir pris sa retraite, quelques jours plus tard, en
ce mois d'avril, elle avait raconté que son père lui avait dit que « tout
le milieu de l'espionnage [était] légèrement sordide ». Elle avait
également dévoilé un aspect étonnant de sa personnalité en avouant
que, dans sa famille, elle était connue comme une fan de rock musclé
qui chérissait sa collection d'albums des Rolling Stones et des White
Stripes. Avec son style vestimentaire classique, son langage mesuré et
ses grands éclats de rire occasionnels, elle était loin de donner l'image
d'une femme qui pouvait chantonner et se trémousser sur ce genre
de musique en préparant le petit-déjeuner dominical de ses petits
enfants.
Peu de ses collègues connaissaient beaucoup de choses sur sa vie
hors du bureau, sinon qu'elle était mariée à un certain David — un
catholique irlandais et ancien professeur de théologie morale
reconverti, avec succès, dans la menuiserie —, déjà père de cinq
enfants avant leur rencontre. Elle n'en avait aucun, de son côté,
lorsqu'elle l'avait épousé à l'âge de trente-quatre ans. Ils avaient une

60
Les espions de la fée marraine

ferme dans les Cotswolds et, le dimanche, après déjeuner, elle s'y
détendait en faisant des mots croisés.
Dans sa soixante et unième année, Manningham-Buller était une
femme grande et vigoureuse, aux cheveux gris acier et au regard
perçant, dotée d'une voix puissante qui s'élevait au-dessus des
foulards Laura Ashley qu'elle portait pour rehausser ses tenues
formelles. Un jour, l'un de ses détracteurs au MI-5 m'a déclaré :
« Elle a une manière impérieuse de regarder de haut les gens qui
l'irritent. Sa réprimande faite, elle repart comme une fusée. » D'autres
se souviennent plutôt de ses petites attentions, telles que prendre des
nouvelles d'un enfant ou d'une épouse malade, ou recommander un
restaurant pour une fête d'anniversaire. Selon Oleg Gordiersky,
l'ancien directeur adjoint de la station du KGB à l'ambassade
soviétique de Londres, dont elle contribua à la défection, elle était
« brillante, vive d'esprit et haute en couleur ».
Il lui restait encore un petit quelque chose de l'institutrice qu'elle
avait été ; son aptitude à ramener un problème à l'essentiel et à en
donner la solution d'une voix claire comme le cristal. « Tenace » et
« impatiente » étaient les adjectifs dont on la qualifiait le plus
souvent. D'autre part, elle pouvait résumer des faits par écrit très
rapidement avec une exactitude infaillible. En ce matin d'avril, le MI-
5 comptait deux mille huit cent quarante-huit employés ; ce chiffre
n'avait fait qu'augmenter depuis les attentats du 11 septembre.
Désormais, un quart d'entre eux avaient moins de trente ans, six
pour cent étaient issus de minorités ethniques et, à eux tous, ils
parlaient cinquante-deux langues. Les employés de la section
antiterroriste enquêtaient sur trente-quatre complots contre le
Royaume-Uni, dont un tiers semblait provenir de l'étranger —
Pakistan, Yémen et Soudan. Sur la planète, cent dix-sept services de
renseignement étaient prêts à aider le MI-5 à déjouer ces
conspirations.
Eliza Manningham-Buller percevait un salaire annuel de cent
soixante-quinze mille livres (deux cent vingt mille euros) et jouissait
d'un accès pratiquement immédiat au Premier ministre, ainsi qu'à son
propre supérieur politique, le secrétaire à l'Intérieur. Aucune femme,
dans le monde de l'espionnage, n'avait autant de pouvoir qu'elle
lorsqu'il s'agissait d'engager des sommes aussi importantes que le

61
Histoire des services secrets britanniques

budget secret dont elle disposait pour lutter contre fout ce qu'elle
pouvait considérer comme un danger pour la Grande-Bretagne.
Pourtant, quatorze jours plus tard, le 20 avril, Eliza Manningham-
Buller prendrait sa retraite et n'occuperait plus le poste de directrice
générale du Service de sécurité. Elle n'aurait plus la responsabilité de
gérer la menace croissante du terrorisme islamiste, un danger bien
plus grand que tout ce qu'elle avait pu imaginer en entrant au MI-5
trente-deux ans auparavant, à l'époque où l'on craignait surtout
l'IRA.
Depuis les événements du 11 septembre, le terrorisme s'était
développé sous toutes ses formes et la Grande-Bretagne était
devenue à la fois l'une des principales cibles de ceux qui le
pratiquaient et une terre d'asile pour ses partisans — les fon-
damentalistes islamistes, autorisés à prêcher et publier leurs idées
extrémistes dans le pays.
En se fondant sur les chiffres du Home Office, Jonathan Evans,
l'adjoint de Manningham-Buller, qui allait bientôt lui succéder, avait
estimé que pas moins de quatre cent mille musulmans nés en
Grande-Bretagne avaient voyagé entre le pays et le Pakistan en 2006
et qu'ils étaient de plus en plus nombreux à se rendre dans les
provinces de la frontière nord-ouest afin d'entrer en Afghanistan. La
branche G, chargée de la lutte contre le terrorisme, avait informé
Evans qu'il y avait de fortes chances qu'au moins dix pour cent
d'entre eux « aient des liens avec Al-Qaïda, soit en tant que sympa-
thisants, soit en tant qu'agents dormants en Grande-Bretagne ». Pour
Manningham-Buller, la vérité pure était que « de plus en plus de gens
[passaient] de la sympathie passive au terrorisme actif en se laissant
radicaliser ou endoctriner par leurs amis ou leurs familles, en allant
dans des camps d'entraînement organisés à l'étranger, par des images
à la télévision ou par l'intermédiaire de forums ou de sites Web ».
Elle avait habilement géré la pression qu'implique de protéger
soixante millions de citoyens britanniques. Celle-ci résultait des
critiques — émanant du Parlement et des médias — dont elle avait
fait l'objet à la suite des opérations manquées, des fuites sur les
guerres territoriales avec le commandement du service antiterroriste
de Scotland Yard et des virulents reproches d'anciens agents du MI-
5. Selon les écrits de Stella Rimington, la première femme à avoir été
directrice du Service de sécurité (de 1990 à 1996) : « Le recoupement

62
Les espions de la fée marraine

de toutes les informations, petites ou grandes, provenant de toutes


sortes de sources, la poursuite des pistes, toutes les techniques
classiques de l'espionnage, sont également nécessaires dans la lutte
antiterroriste. Apparemment, vu de l'extérieur, il se pourrait que les
investigations de ce type n'aient pas été suffisamment rigoureuses. »
Si Manningham-Buller fut blessée par les critiques indirectes de
ses dirigeants, elle n'en montra rien. Au lieu de cela, elle répondit
calmement : « On ne peut ni se vanter des réussites, ni expliquer les
échecs. »
Elle avait résumé son travail en une seule phrase : « La raison
d'être du Service de sécurité est la défense du royaume et rien
d'autre. » Elle s'y était consacrée pendant trente-deux ans.
L'un des grands moments de sa carrière avait été la direction de
l'équipe du MI-5 qui avait enquêté sur l'une des premières offensives
terroristes, l'attentat contre le vol 103 de la Pan Am, qui, en 1988,
avait coûté la vie à deux cent soixante-dix personnes au-dessus de la
ville de Lockerbie, en Écosse. Un an et demi plus tard, en 1990,
durant la première guerre du Golfe, elle avait était mutée à
Washington comme agent de liaison du MI-5 avec la CIA et le FBI.
La première fois qu'elle était entrée dans le hall de la CIA, elle avait
pris soin de ne pas marcher sur l'emblème de l'Agence, sur le sol de
marbre — une étoile à seize branches sur un bouclier surmonté du
profil d'un aigle (un pygargue à tête blanche), dans un cercle sur
lequel on peut lire, en haut, Central Intelligence Agency et, en bas, United
States of America. Ces quelques pas de côté étaient sa façon d'exprimer
son respect envers une agence qu'elle admirait ouvertement. Elle
avait été impressionnée par le fait que la principale cafeteria soit
séparée en deux sections distinctes : une pour le personnel et l'autre
pour les visiteurs, afin d'éviter le risque qu'un agent soit identifié.
Son statut lui permettait de dîner au restaurant du septième étage
avec le directeur et les agents de haut niveau.
Quand elle était rentrée à Londres pour se marier, on l'avait
nommée à la tête du service chargé du terrorisme irlandais, un
nouveau poste créé quand le MI-5 avait pris la relève de la branche
spéciale de Scotland Yard pour lutter contre l'IRA. Le seul indice sur
les raisons de sa réussite nous a été révélé par David Bickford, un
ancien conseiller juridique en chef du MI-5 : « Elle a arraché les
tripes des unités actives de l'IRA grâce à une succession d'opérations

63
Histoire des services secrets britanniques

brillantes dont l'objectif était de réunir suffisamment de preuves


pour que leurs membres puissent être jugés. » Peu après, elle avait
pris le contrôle de toutes les opérations techniques ou de surveillance
et renforcé les relations du MI-5 avec certains services secrets
étrangers. Elle ne reculait jamais devant ce qui semblait impossible et
cet état d'esprit — qu'elle avait développé pendant son séjour à
Washington — avait beaucoup plu aux services australiens et
canadiens. Le lendemain du 11 septembre, elle s'était de nouveau
rendue à Washington afin de faire la liaison avec les autorités
américaines ; quelques heures après son arrivée, elle avait prévenu
son patron, Sir Stephen Lander, qu'il devait mettre en place un cercle
de protection autour du Parlement. Plus tard, quand ce dernier avait
pris sa retraite, c'était à elle que l'on avait pensé en premier pour
prendre sa succession. Et, là, dans deux semaines, une carrière qui,
selon David Bickford, « était dans ses gènes » allait prendre fin. Elle
ne projetait pas d'écrire ses mémoires, comme l'avait fait Stella
Rimington, ni même de faire des conférences. Elle avait l'intention
de passer ses journées dans sa ferme. Les seules ombres noires
qu'elle voulait bien encore voir étaient celles des nuages qui
survolaient la campagne.
Elle avait organisé sa fête d'adieux avec son habituel sens du
détail : pour les invitations, elle avait choisi une couleur pastel et
calligraphié chaque nom à la main. Elle en avait envoyé une à tous
les directeurs de services secrets européens, des hommes qu'elle
appelait par leurs prénoms — tels, par exemple, qu'August Hanning,
le chef du BND allemand — et avec qui elle échangeait des cartes de
vœux à Noël. Ils acceptèrent tous sans hésiter. Elle avait également
invité des membres du milieu du renseignement américain. Certains
d'entre eux avaient fait savoir qu'ils seraient plus que ravis d'être là.
Des amis du ministère de la Défense et du MI-6 avaient également
promis de venir. En tout, plus de cinquante convives allaient pouvoir
apprécier un dîner raffiné, du champagne millésimé et une vaste
gamme d'alcools forts.
Quoi qu'il en soit, elle soupçonnait que derrière les chaleureuses
poignées de main, les grands sourires et les verres levés, les questions
non posées seraient bien là. Pourquoi partait-elle ? Avait-elle
simplement décidé d'en finir avec cette longue époque durant
laquelle il avait fallu être disponible en permanence, expliquer

64
Les espions de la fée marraine

comment vaincre de nouvelles cibles, sans cesse refaire de nouvelles


évaluations et tenir le Premier ministre et le secrétaire à l'Intérieur
informés ? À force, était-ce devenu trop lourd à porter ? Ou bien les
grands pontes de Whitehall et les médias avaient-ils réussi à l'obliger
à partir ? Après les attentats de Londres, une véritable déferlante de
gros titres avait accusé le MI-5 — et donc, elle-même — de ne pas
s'être aperçu que les islamistes radicaux, nés et élevés dans le pays,
avaient opéré, selon les termes d'un journal, « sous le nez des
espions ». Pour un autre tabloïd, le MI-5 aurait dû utiliser les
méthodes de la série télévisée éponyme, dans laquelle une poignée
d'acteurs pouvaient tout découvrir et tout résoudre.
Ce sarcasme était le premier auquel elle avait réagi. « Dans la
réalité, le travail des services secrets ne se passe pas comme dans la
série MI-5, dans laquelle une demi-douzaine de personnes résolvent
tout en enfreignant un nombre incalculable de lois pour parvenir à
leurs fins — et tout cela, en un seul épisode. Il est potentiellement
très néfaste que l'on nous croie totalement au-dessus des lois. »
Dans le véritable monde du renseignement, son monde à elle, glaner
des informations nécessitait d'assembler les pièces du puzzle, ce qui
prenait souvent un temps douloureusement long, puis de les évaluer
et de les juger, tout en restant objectif et intègre, sans oublier de
conserver un regard sceptique. « Même à la fin, on ne sait jamais tout
de l'histoire », avait-elle déclaré.
Il y avait toujours un moment où il fallait choisir entre rassembler
suffisamment de preuves pour qu'un procès soit possible et
intervenir dans un complot quand le danger pour la population
atteignait soudain son paroxysme. Alors qu'elle quittait son poste,
Manningham-Buller savait que les risques allaient augmenter et que
plus le dernier acte de terrorisme commis en Grande-Bretagne était
loin, plus le prochain était proche.

Souvent, l'une des premières tâches des espions étrangers envoyés


à Londres consistait à aller repérer les quartiers généraux du MI-6 et
du MI-5. Certains d'entre eux les confondaient à cause de leur
proximité. D'autres se demandaient s'il ne s'agissait pas que de

65
Histoire des services secrets britanniques

façades et si, en réalité, les services n'opéraient pas ailleurs. Un agent


birman avait même rapporté à son quartier général, à Rangoon, que
le MI-5 était installé au siège de la Grande Loge maçonnique
d'Angleterre, à Covent Garden, l'ancien marché de la capitale. En
fait, la BBC avait utilisé des plans extérieurs de cet immeuble pour la
série MI-5. L'erreur de l'agent était compréhensible ; le siège de la
Grande Loge et le quartier général du SIS se ressemblaient
singulièrement.
Selon Carlos Rodriguez, un agent du DAS, le service colombien :
« Voir les bâtiments, dont j'ai eu affaire aux occupants depuis Bogota
au sujet de problèmes communs tels que la drogue et le terrorisme,
m'a rappelé que leurs murs abritaient des acteurs importants de
l'échiquier du renseignement international. »
Thames House, le quartier général du MI-5, se trouve au
carrefour de Horseferry Road et Millbank, et donne sur le pont de
Lambeth. L'architecture de l'édifice doit beaucoup au style
néoclassique impérial d'Edwin Lutyens, le concepteur du cénotaphe
de Whitehall. En 1929, Thames House avait poussé sur ce qui avait
jadis été l'un des bas quartiers de la ville. C'était une construction
massive, en pierre de Portland, acclamée comme « le plus bel édifice
de l'empire britannique ». En 1994, le MI-5 s'était installé dans les
huit étages des bâtiments nord et sud. Stella Rimington, la première
femme à avoir dirigé le MI-5, voyait Thames House comme « un
grand fantôme pâle ». Les autres employés trouvaient que les gaz
d'échappement et l'odeur de la rivière envahissaient ses moindres
recoins.
Ceux qui ne travaillaient pas au MI-5 mais avaient des relations
professionnelles avec lui devaient se conformer à un rituel : tout
d'abord, remettre leur passeport à l'un des gardes postés dans le hall
d'entrée puis se faire accompagner pour passer les barrières de
sécurité afin de prendre un ascenseur pour l'étage voulu. À chaque
niveau, il y avait des couloirs, bordés de part et d'autre de portes de
bureaux avec des inscriptions qui n'indiquaient pas qui les occupait.
L'agent du Mossad Moshe Goldberg se souvenait de sa visite :
« On m'a fait entrer dans une salle de conférence avec vue sur la
Tamise. Il y avait des sandwichs, du café et des boissons sans alcool
sur la table. Un homme en costume sombre et cravate m'a salué
chaleureusement puis a quitté la pièce. Un moment plus tard, une

66
Les espions de la fée marraine

porte latérale s'est ouverte et Eliza Manningham-Buller est entrée.


Nous nous sommes serré la main, elle m'a conduit à la table et m'a
servi comme si elle me recevait dans sa maison de campagne. Nous
nous sommes assis dans des fauteuils, face à face, puis elle m'a
demandé comment les choses se passaient en Israël et m'a dit à quel
point elle admirait nos cultures intensives. Je savais qu'elle possédait
sa propre ferme où elle élevait des poulets et des alpagas importés
d'Amérique du Sud. Puis, soudain, elle se concentra uniquement sur
les affaires. »
Les visiteurs étaient souvent étonnés par le mobilier. Une
sculpture de plus d'un mètre quatre-vingts, qui représente l'emblème
du MI-5 et a coûté quarante mille dollars (plus de vingt-cinq mille
euros), trône dans le hall d'entrée. C'est un symbole qui n'a rien à
envier à l'emblème de la CIA dans le hall de Langley. Près de cette
statue se trouve une pièce d'art moderne qui, selon certaines
rumeurs, viendrait de la Tate Gallery. Sur le chemin de ce célèbre
musée, nombreux sont les touristes qui se sont trompés et sont
entrés dans Thames House en quête d'œuvres d'art ; le MI-5 a été
obligé de signaler sur son site Web que les visites étaient interdites.
Mais les gens ont continué à venir.
Un jour, Martin McGuinness, l'un des leaders du Sinn Fein, la
branche politique de l'IRA, était entré dans le bâtiment en se croyant
au siège du parti travailliste. C'était à l'époque où la campagne
d'attentats de l'IRA était à son apogée en Grande-Bretagne et, après
avoir donné son nom et expliqué quelle organisation il représentait, il
avait déclaré être venu voir son « contact ». Ce fut pratiquement la
panique jusqu'à ce qu'un agent de haut niveau sorte d'un ascenseur et
lui explique poliment qu'il devait descendre un peu plus bas sur
Millbank. Mais pendant plusieurs semaines, à Thames House,
certains restèrent convaincus qu'il était venu en éclaireur. On n'avait
aucun motif pour l'arrêter ! Plus tard, McGuinness a confirmé qu'il
s'était réellement trompé.
On avait dépensé plus de cinq cents millions de livres (environ six
cent trente millions d'euros) pour construire un quartier général
rivalisant de grandeur avec celui du MI-6. Entre autres
extravagances, l'argent de Thames House était passé dans une
moquette à cent cinquante livres le pied carre (plus de deux mille
euros le mètre carré) pour le restaurant du personnel et dans le

67
Histoire des services secrets britanniques

remplacement du revêtement du .court de squash, au sous-sol, qui


gondolait parce qu'il avait été posé à la mauvaise température la
première fois. On avait également construit un gymnase et un
parking de huit cents places pour le personnel. Il y avait aussi une
place à l'italienne et deux bars bien équipés. La décoration de
l'ensemble était impeccable, avec ses blancs et ses gris qui se mêlaient
à des baies de verre dépoli. Au cinquième étage, des salles à manger
privées permettaient au directeur général et au personnel de haut
rang de bien accueillir leurs hôtes importants. Les murs de chacune
de ces pièces étaient couverts du meilleur noyer, suffisamment poli
pour que s'y mirent les tables et les chaises sculptées à la main ou le
bleu profond de la moquette.
Tout en bas, au deuxième niveau en sous-sol, se trouvait le
registre, où un système ultrasophistiqué de mini-chariots montés sur
monorail permettait de faire circuler les dossiers dans tous les étages.
En 2007, le registre contenait au moins sept cent cinquante mille
dossiers, dont certains dataient de 1909, l'année de la création du
Service de sécurité. Quarante-cinq mille d'entre eux étaient liés à
l'administration et à la politique ; cinquante mille concernaient des
sujets allant de l'Arctique au Zoulouland ; quatre-vingt-cinq mille
étaient relatifs à des individus ou des groupes de personnes ayant
reçu des « conseils de protection », dont la famille royale, des
ministres du cabinet ou l'archevêque de Cantorbéry ; les autres
dossiers, bien plus d'un demi-million, étaient consacrés à des
personnes qui, au cours de presque un siècle, avaient, à un moment
donné, fait l'objet d'enquêtes du Service de sécurité — beaucoup
d'entre elles étaient mortes depuis longtemps mais leurs dossiers
restaient ouverts. La moitié des dossiers avaient été transférés sur des
microfilms, souvent classés dans des catégories restrictives, et le
personnel du MI-5 n'y avait accès que pour des « recherches spécifi-
ques ». Les dossiers personnels étaient couleur peau de chamois. En
2007, il y en avait plus de vingt mille. Les dossiers bleus contenaient
des informations sur toutes les organisations politiques et groupes
islamistes de Grande-Bretagne. Ceux auxquels s'appliquait le plus
haut niveau de sécurité s'appelaient les dossiers Y. Il s'agissait de
boîtes fermées à clé contenant des informations classifiées sur des
espions et des transfuges ; il fallait la signature du directeur général
pour les ouvrir.

68
Les espions de la fée marraine

Des millions de livres sterling avaient été dépensés en matériel


informatique, dont une partie avait été fabriquée spécialement pour
le MI-5. L'un des systèmes s'appelait Promis. Conçu par une société
spécialisée dans les logiciels — Inslaw, à Washington —, il servait à
remonter rapidement jusqu'aux suspects. Ce programme pouvait
localiser les millions de documents secrets entreposés au registre.
Mais malgré tout son équipement technologique, le MI-5 n'avait pas
réussi à éradiquer la menace d'Al-Qaïda, qui explosa dans toute sa
furie lors des attentats de Londres en juillet 2005.
Le lendemain, à Thames House, Eliza Manningham-Buller
s'adressa à tout son personnel : « Ce que nous redoutions a fini par
se produire. Ce n'était qu'une question de temps. Nous ne pouvons
pas tout surveiller parce que la démesure de ce à quoi nous sommes
confrontés est impressionnante. Nous ne ferons pas toujours les
bons choix et il nous faut être conscients que nous nous attirerons
peu de sympathie si nous ne parvenons pas à empêcher une nouvelle
atrocité. Même si nous trouvons de nouvelles techniques, de
nouvelles sources et de nouveaux contacts, beaucoup de choses
resteront obscures et la radicalisation continuera. La menace qu'Al-
Qaïda fait peser sur le Royaume-Uni, l'Europe et le monde entier est
aussi grave que croissante et, selon moi, elle subsistera pendant une
génération. »
Deux ans plus tard, on jugerait ce cri de ralliement comme un
aveu du fait que les attentats de Londres étaient le plus grand échec
du MI-5, dont le rôle principal consistait à défendre le royaume.

Par un certain jour d'avril 2007, à Thames House, plusieurs


opérations étaient en cours.
Le directeur de l'antiterrorisme avait passé une partie de la
matinée à étudier le dernier rapport d'une équipe d'agents du MI-5 :
les watchers (les observateurs), qui surveillaient la ville de Bradford,
dans le nord de l'Angleterre. Leur présence ne faisait que confirmer
la constante croissance du danger terroriste, dont des partisans, en
provenance du Moyen-Orient, du Pakistan et d'Afghanistan, s'étaient
installés dans le pays. Beaucoup avaient combattu les Soviétiques en

69
Histoire des services secrets britanniques

Afghanistan, dans les années 1980, et leurs souvenirs galvanisaient de


jeunes musulmans nés en Grande-Bretagne. La plupart de ces
derniers étaient issus de familles respectables et travailleuses qui
avaient toujours fait en sorte qu'ils aillent à la mosquée et obtiennent
de bons diplômes à l'école. Mais l'arrivée des vétérans afghans,
accompagnés de prédicateurs radicaux, avait généré un changement
spectaculaire au sein de leur communauté. Oussama Ben Laden était
devenu un héros pour les jeunes et ils étaient toujours plus
nombreux à se radicaliser ; surtout une fois que des associations
musulmanes leur avaient payé le voyage pour se rendre au Pakistan
et monter jusqu'à la frontière nord, où se trouvait la base d'Al-Qaïda.
Des centaines de jeunes rentraient convaincus qu'ils devaient
contribuer à la propagation d'un islamisme radical en Grande-
Bretagne. Le vendredi, ils assistaient aux réunions de prière, où des
prédicateurs fondamentalistes déclamaient les textes que leur
fournissait le Front islamique international pour le djihad contre les
Juifs et les croisés, fondé par Oussama Ben Laden en 1998. Les
discours semblaient aussi inintelligibles que les réactions, encore plus
fortes, qu'ils provoquaient. Quand des agents du MI-5 retrouvaient
leur bureau après un passage occasionnel dans une mosquée, ils
envoyaient un mémo à la branche spéciale de Scotland Yard pour lui
conseiller d'y envoyer quelqu'un qui comprendrait ce qui se disait
lors des prêches. Mais, tout comme le MI-5, la branche spéciale était
focalisée sur l'IRA. On laissa donc les prédicateurs radicaux
continuer à convertir les jeunes musulmans. Bientôt, chaque
mosquée britannique eut sa collection de troncs pour recueillir des
fonds destinés à diverses causes islamistes au Cachemire, en
Tchétchénie ou en Palestine. Des résonances d'un antique appel au
djihad — c'est-à-dire à la guerre sainte — se mêlaient aux cris des
fidèles.
Elles ne furent jamais mieux entendues que lorsqu'elles sortirent
de la bouche de deux leaders du militantisme islamiste en Grande-
Bretagne : Abou Hamza (en 2007, il purgeait toujours une peine de
sept ans d'emprisonnement pour apologie du terrorisme) et le scheik
Omar Bakri Mohammed, un imam syrien, fondateur de
l'organisation extrémiste Al-Muhajiroun et expulsé d'Arabie saoudite,
en 1985, à cause de ses idées. Quand il s'était présenté en Grande-
Bretagne comme « réfugié politique », le Home Office lui avait

70
Les espions de la fée marraine

accordé l'asile. Abou Hamza étant solidement installé en tant que


voix de la mosquée de Finsbury Park, Bakri commença à opérer au
niveau de la rue, en écumant les quartiers musulmans de la ville pour
embrigader de nouvelles recrues. Il ne tarda pas à se targuer d'avoir
enrôlé plus de sept cents volontaires, tous prêts à aider Oussama Ben
Laden à créer son califat mondial. Il lança également une fatwa contre
tous ceux qui coopéraient avec les services de renseignement.
Pourtant, le MI-5 n'agissait toujours pas. Sur une note de service,
Bakri était présenté comme « un orateur de plus ». Deux ans plus
tard, on finit tout de même par l'expulser, et il se lança dans une
guerre d'usure sur Internet depuis sa tanière de Beyrouth.
Longtemps auparavant, plusieurs musulmans attirés par la
mosquée londonienne de Hamza, à Finsbury Park, s'y étaient fait
recruter. Zacarias Moussaoui, surnommé « le vingtième pirate de
l'air », arrêté en Amérique après les attentats du 11 septembre 2001, y
avait prié ; tout comme Richard Reid, « le terroriste aux chaussures
piégées » ; ainsi qu'Ahmed Ressam, qui avait été intercepté en 1999,
alors qu'il tentait de faire entrer du matériel servant à fabriquer des
bombes aux États-Unis par la frontière canadienne, dans l'intention
de faire sauter l'aéroport de Los Angeles lors des célébrations du
millénaire. Le 11 septembre avait non seulement abasourdi
l'Amérique et l'ensemble de ses services secrets mais également fait
retentir la sonnette d'alarme au MI-5. Manningham-Buller avait alors
demandé à son personnel d'enquêter auprès de ses sources dans la
communauté musulmane afin de découvrir s'il fallait s'attendre à des
attentats similaires à Londres.
L'unique question qu'elle se posait continuellement était : Cela
pourrait-il arriver à Londres ? Ce carnage pourrait-il se reproduire
dans la capitale en frappant les principaux symboles de l'hégémonie
britannique — sa puissance commerciale et financière à l'échelle
mondiale — et remettre en question les certitudes et les convictions
qui avaient survécu alors que l'empire britannique n'était plus qu'un
souvenir qui s'estompait ?
« C'était l'heure du rattrapage », m'a confié Annie Machon, un
ancien agent de la brigade antiterroriste du MI-5. Mais le Service de
sécurité était également confronté aux groupes de défense des
libertés civiles, opposés à certaines méthodes de « rattrapage ». En
août 2002, le secrétaire à l'Intérieur de l'époque, David Blunkett,

71
Histoire des services secrets britanniques

avait — phénomène inédit — présenté des excuses publiques aux


musulmans britanniques au sujet des « descentes d'investigation
conduites par le MI-5 dans les communautés musulmanes ».
Amnesty International avait également protesté en signalant « de
graves violations des droits de l'homme sur des citoyens britanniques
détenus à Guantanamo Bay ». Thames House avait ignoré ces
critiques. Les représailles tombèrent le 7 juillet 2005, lorsque des
kamikazes musulmans britanniques frappèrent en plein centre de
Londres et firent cinquante-deux morts et sept cents blessés, dont
une grande partie gravement.
Là, deux ans plus tard, en ce jour d'avril 2007, les watchers avaient
découvert que les hommes qu'ils observaient en cachette avaient été
des fidèles de la mosquée de Finsbury Park avant de s'installer à
Bradford. Il y avait parmi eux des Pakistanais, des Tunisiens, des
Marocains et des Algériens — tous unis par leur haine de l'Occident.
Ils avaient assisté à l'une de leurs réunions régulières dans une
maison d'aspect minable après avoir participé aux prières dans une
mosquée dont les minarets se dessinaient sur l'horizon de la ville. Le
groupe était constitué de deux bouchers halai, d'un homme qui tenait
une agence de taxis, du cousin de ce dernier et d'un libraire qui
vendait des textes et des brochures islamistes. C'était son commerce
qui avait attiré l'attention du MI-5.
On avait demandé à l'un des nombreux informateurs que le MI-5
avait recrutés depuis les attentats de Londres d'acheter quelques-uns
des livrets et des CD les plus radicaux qui s'y trouvaient. Ayant suivi
des cours intensifs d'arabe et d'ourdou, l'homme parlait couramment
les deux langues. Ce qu'il découvrit lui sembla suffisant pour alerter
son directeur. Non seulement ces documents étaient brûlants mais ils
étaient récemment arrivés en Grande-Bretagne, presque certai-
nement importés illégalement par l'un des djihadistes nés en
Angleterre qui voyageaient régulièrement entre Bradford et
Islamabad. Avec leurs véritables passeports britanniques, ils
pouvaient librement entrer et sortir. Quand ils rentraient, les agents
de l'immigration n'avaient pas les compétences linguistiques pour lire
les livrets et les CD étaient maquillés en disques musicaux,
semblables à ceux que l'on trouvait à tous les étals pakistanais sur les
marchés. Les messages de haine étaient insérés entre les chansons.
Un technicien pakistanais expérimenté n'avait plus qu'à les extraire

72
Les espions de la fée marraine

pour les copier sur un autre disque. Le message que l'agent avait
traduit et remis au directeur avec les livrets expliquait comment
fabriquer du cyanure d'hydrogène et le diffuser dans les galeries
marchandes.
Le directeur était confronté à un dilemme immédiat. Fallait-il
arrêter le libraire sur-le-champ ou le placer sous surveillance pour
voir quels autres membres du complot on pourrait identifier et
présenter au tribunal ? Mais attendre était très risqué. La facilité avec
laquelle on pouvait commettre un attentat au gaz était terrifiante.
Des composés de cyanure, sous forme de poudre, mélangés à de
l'acide suffisaient à créer du cyanure d'hydrogène, un gaz équivalent
au Zyklon B qu'avaient utilisé les nazis pour exterminer les Juifs dans
les camps de concentration. En attendant, on prenait le risque que
des dizaines ou, plus probablement, des centaines d'innocents se
fassent gazer dans une galerie marchande. Cependant, l'idée de
déjouer le complot et de frapper fort contre l'infiltration croissante
d'Al-Qaïda en Grande-Bretagne était irrésistiblement tentante.
Le directeur décida de monter une grande opération de
surveillance. Le libraire allait être ajouté à une liste d'individus à
épier, et l'on prendrait note de toutes ses allées et venues, de toutes
ses rencontres et de toutes ses conversations. Un groupe de watchers
fut réuni. Parmi eux, se trouvaient deux experts du service technique
que l'on surnommait affectueusement les buggers (ce qui peut aussi
bien signifier « bougres » que « poseurs de micros »). Ils étaient
capables d'installer toutes sortes de dispositifs d'écoute : sous la
voiture d'un suspect, sur les murs extérieurs de son domicile et de la
mosquée où il se rendait le vendredi, dans les restaurants où il
mangeait, sur son lieu de travail. Les micros étaient assez sensibles
pour capter des murmures et avaient suffisamment de portée pour
atteindre l'une des camionnettes de surveillance que l'on avait
disposées de manière à former un réseau électronique hautement
sophistiqué au-dessus d'une vaste zone.
L'équipe comprenait également trois membres d'une autre unité
très spécialisée, créée suite aux attentats de Londres. Les hommes
dont elle était composée avaient été recrutés dans diverses
communautés musulmanes ou s'étaient portés volontaires pour
infiltrer les cellules terroristes. Après deux ans d'un travail difficile et
dangereux, ils avaient appris à maîtriser leur tâche et s'étaient frayé

73
Histoire des services secrets britanniques

un chemin vers des positions suffisamment élevées pour recueillir


des informations cruciales. Les trois qui avaient été sélectionnés pour
l'opération de Bradford comptaient parmi les tout meilleurs. Cepen-
dant, pour obtenir les renseignements voulus, ils pouvaient se
retrouver contraints à prendre part à des actions terroristes.
Selon Colin Wallace, qui avait travaillé pour le MI-5 en Irlande du
Nord : « Si un informateur était arrêté, le plan consistait à le faire
libérer en disant le moins possible à la police sur les raisons de sa
présence. Cela nécessitait parfois l'intervention du commissaire des
policiers ayant procédé à l'arrestation, voire celle du chef de la
brigade antiterroriste de Scotland Yard. Mais c'était une priorité. Bien
sûr, l'informateur devenait inutile. On faisait le bilan de sa mission et,
si possible, on lui trouvait un autre poste, loin de l'endroit où il avait
opéré. » Il restait la question de trouver le bon moment pour
intervenir quand une information pouvait sauver des vies mais que le
risque était grand de mettre une précieuse source en danger. Ce
n'était qu'une seule des nombreuses difficultés auxquelles était
confronté le directeur de l'antiterrorisme tandis qu'il supervisait
l'opération de surveillance de Bradford.

Pendant ce temps, des agents, également sous son


commandement, modernisaient les systèmes de sécurité d'endroits
susceptibles d'être le point de départ de nouveaux attentats, comme,
par exemple, les aérodromes des environs de Londres, où les
terroristes auraient pu louer des avions privés pour venir se jeter sur
Big Ben ou les chambres du Parlement. Depuis les attentats de
Londres, les bombardiers de la RAF étaient constamment « parés à
décoller » et pouvaient atteindre la capitale en soixante secondes si
un avion semblait menaçant. Si un appareil suspect n'obéissait pas à
l'ordre d'évacuer la zone, il s'exposerait au risque d'être abattu. On
redoutait également qu'un kamikaze entre dans la plus grande
centrale nucléaire britannique, en Cumbrie, avec un camion bourré
d'explosifs. Les gardes avaient l'ordre permanent d'ouvrir le feu si un
camion refusait de s'arrêter. La possibilité d'une « bombe sale »,
fabriquée à partir de barres d'uranium volées dans le service de
médecine nucléaire d'un hôpital puis recouvertes de TNT, était

74
Les espions de la fée marraine

également une autre inquiétude constante qui nécessitait des


vérifications hebdomadaires dans les services concernés.
En ce matin d'avril, le dernier rapport des watchers de Bradford
indiquait que le complot de gazage en était encore au « stade des
discussions ». Mais pour combien de temps ?

Aux services de sûreté et de sécurité, les agents poursuivaient


leurs recherches téléphoniques en contactant les campus des
quarante-huit universités du pays pour connaître le nombre
d'étudiants ayant adhéré à des associations islamistes, dont beaucoup
faisaient la promotion d'idées radicales. En 2006, plusieurs anciens
étudiants arrêtés pour avoir projeté de faire sauter des vols de
passagers transatlantiques avaient appartenu à de tels groupements.
L'un d'entre eux, Anjem Choudary, avait obtenu ses diplômes à
l'université du Surrey avant de devenir recruteur pour Al-
Muhajiroun. Grâce aux éléments recueillis par le MI-5, le secrétaire à
l'Intérieur avait fini par interdire l'organisation. Un étudiant de
l'université de Brunei, identifié en 2006 comme le « commandant »
d'Oussama Ben Laden pour la Grande-Bretagne, était en train de
purger une peine de quarante ans de réclusion pour avoir planifié des
attentats.
Les étudiants musulmans d'Oxford, de Cambridge et de l'Imperial
College — des universités ayant des liens de longue date avec le
ministère de la Défense — étaient particulièrement observés.
Certains avaient été secrètement photographiés par des agents du
MI-5 en train de distribuer des tracts portant des titres tels que Le
Djihad en Grande-Bretagne ou Blair et Bush sont les terroristes à rechercher à
tout prix. Les orateurs invités à la Société islamique commençaient
invariablement par un démenti standard : « Nous ne sommes pas ici
pour faire la promotion d'Oussama Ben Laden, bien que nous le
soutenions, ce qui n'est pas un délit. Mais nous le reconnaissons
comme notre dirigeant et posons la question : comment peut-il être
un terroriste ? Qu'est-ce qui définit ce qui est mal ou bien ?
Certainement pas notre gouvernement répressif et ses services de
sécurité. » C'était un avocat, spécialiste des droits de l'homme, qui
leur avait conseillé de prononcer ces mots.
75
Histoire des services secrets britanniques

Au département antiterroriste, on conservait les dossiers des


sympathisants d'Al-Qaïda qui avaient essayé de se faire engager au
MI-5 en proposant leurs services en tant que traducteurs pour les
quatre-vingt-dix langues et dialectes parlés en Grande-Bretagne.
Trois d'entre eux étaient des policiers de Scotland Yard d'origine
pakistanaise. En 2006, ils s'étaient rendus à la frontière nord-ouest du
Pakistan où Oussama Ben Laden avait établi son dernier quartier
général. À leur retour, les agents du MI-5 les avaient interrogés en
profondeur et ils avaient nié tout lien avec le terrorisme. Cependant,
leurs noms avaient été inscrits sur une liste des individus à surveiller.
Une descente, dirigée par le MI-5, au domicile d'un partisan présumé
avait mené à la découverte d'une traduction anglaise d'un manuel
tactique d'Al-Qaïda, Gestion de la férocité, écrit par l'un des stratèges de
l'organisation. Il conseillait : « Infiltrez les forces de police, les
services de l'armée, les différents partis politiques, les compagnies
pétrolières, les sociétés de sécurité privées et des médias tels que la
BBC. » À l'intérieur de l'ouvrage se trouvait un mot manuscrit : « À
utiliser pour les recrutements dans les universités. »
Selon le Daily Mail, le quotidien londonien, qui avait de bons
contacts au Service de sécurité, un agent de police avait été trouvé en
possession de photos diffusées sur Internet montrant des
décapitations et des attentats commis sur des bords de routes en
Irak. Le journal continuait ainsi : « Il a déclaré avoir voulu "élargir" le
débat sur la guerre. Des rapports classifiés des services secrets font
état d'une inquiétude croissante quant au fait que l'on ne puisse pas
utiliser les antécédents d'un policier pour justifier son renvoi. »
Avant son arrestation, Omar al-Timimi, condamné à neuf ans de
prison pour avoir stocké des manuels expliquant comment faire
exploser des voitures, avait postulé pour travailler comme employé
d'entretien à la police du Grand Manchester, et l'on redoutait de plus
en plus que les terroristes essaient d'infiltrer d'autres organisations du
secteur public. Depuis les attentats de Londres, les procédures de
contrôle s'étaient durcies mais les vérifications du passé des
candidats dépendaient des agences étrangères — au Pakistan, en
Afrique et au Moyen-Orient — chargées de s'en occuper sur place.
On craignait de plus en plus que ces organisations aient déjà été
infiltrées par Al-Qaïda et empêchent, par conséquent, la détection de
certains islamistes radicaux.

76
Les espions de la fée marraine

Au même moment, en 2007, le MI-5 avait lancé sa propre


campagne de recrutement et fait, pour la première fois, de la
publicité dans le métro et les bus londoniens pour trouver des agents
et du personnel des services généraux. Pour faire face à une menace
terroriste en perpétuelle expansion, il lui fallait cinq cents hommes et
femmes de plus. Les linguistes étaient toujours une priorité, suivis
par les agents de surveillance et les experts en technologie. On avait
également placé des annonces dans les salles de sport réservées aux
femmes. Tous les candidats étaient soumis à six mois de contrôles de
sécurité. Beaucoup trouvaient cette intrusion dans leur vie privée
inacceptable et retiraient leur candidature.
Le MI-6 avait, lui aussi, lancé sa campagne pour engager des
agents traitants, des agents de ciblage et des agents de rapport : « La
candidature de femmes titulaires de diplômes universitaires,
autonomes, d'une grande intégrité et dotées d'un bon sens des
rapports humains est bienvenue. » On avait créé le profil d'un « agent
féminin type » que l'on avait baptisé Isobel. Dans la publicité, elle
était jeune, mariée et avait droit à des congés de maternité. Elle avait
pu faire venir son mari et ses enfants quand on lui avait confié un
poste en Asie. Le MI-6 payait une école internationale pour ses
enfants et elle pouvait ne travailler que quatre jours par semaine. Ce
portrait faisait monter des sourires cyniques aux lèvres des vrais
agents. Selon l'un d'entre eux : « Isobel a été créée par quelqu'un qui
n'a jamais travaillé dans le renseignement. »
Le Mossad avait également commencé à recruter. Son annonce,
parue dans plusieurs publications juives, était simplement formulée.
« Le Mossad a des postes à pourvoir. Seul votre cœur vous dira si
vous êtes capable de penser différemment, de vous dépasser. » Cette
méthode s'avéra plus efficace que la création d'Isobel. En janvier
2007, plus de six cents candidats — dont la moitié de femmes —
avaient répondu à l'institut. Pourtant aucun autre service de
renseignement né demandait à ses femmes d'avoir recours au sexe
pour piéger l'ennemi dans le cadre de leur travail. Meir Dagan,
l'ancien directeur général du service, m'a expliqué ce que cela impli-
quait.
« Coucher avec l'ennemi. Utiliser le sexe pour le bénéfice du pays.
Toutes les femmes du Mossad connaissent les risques que cela
comporte. Faire ce qu'on leur demande exige une forme particulière

77
Histoire des services secrets britanniques

de courage. Si une femme est mariée, comme c'est le cas de


beaucoup, elle doit trahir ses vœux de mariage. Mais ce n'est pas une
prostituée. Elle vit conformément aux idéaux de la profession qu'elle
a choisie — le renseignement. »
Le cas de Cheryl Bentov illustre bien ce que le Mossad attend
d'un agent féminin. Née à Orlando, en Floride, elle avait été recrutée
une semaine après être rentrée de sa lune de miel en Espagne. Son
mari, Ben, ne lui avait avoué qu'il était, lui-même, un agent de haut
niveau au service d'Israël que pendant le vol de retour. Comme
toutes les recrues du Mossad, Cheryl dut passer une série de tests
pour évaluer ses aptitudes sociales et son QI. Les psychologues du
Mossad lui expliquèrent qu'elle ne devait faire confiance qu'à ses
collègues. On lui enseigna la duperie et des méthodes en totale
contradiction avec tout ce en quoi elle avait cru jusqu'alors. Elle
apprit à dégainer un pistolet sans se lever de sa chaise, à mémoriser
autant de noms que possible après les avoir vus défiler sur un petit
écran. On lui montra comment ranger son Beretta dans sa culotte et
confectionner une ouverture cachée sur sa jupe afin de pouvoir
facilement attraper son arme. Elle découvrit comment entrer par
effraction dans une chambre d'hôtel et voler des documents dans un
bureau. Elle utilisa ses charmes pour ramasser un touriste dans un
night-club et lui administrer subrepticement une drogue à action
rapide, un cocktail d'amphétamines ne laissant aucune trace dans le
sang, conçu par les chimistes de l'institut. Le but était qu'à son réveil
l'homme croie qu'il avait été volé. Cela permettait également de voir
comment Cheryl s'accommodait de cette situation.
Pendant trois mois, une équipe d'instructeurs du Mossad lui fit
perfectionner ses aptitudes à utiliser le sexe pour contraindre, séduire
et dominer. On lui inculqua également d'autres compétences. Elle
apprit à mettre du coton dans ses joues pour transformer son visage,
à voler une voiture, à simuler l'ivresse et à créer une boîte morte, une
cachette convenue à l'avance — par exemple, sous un arbre — où
l'on pouvait laisser un message codé. Pour signaler qu'un message
était en attente, les méthodes préférées du Mossad consistaient à
peindre une petite marque sur un poteau électrique ou à poser une
petite pierre près d'une tombe. Une autre technique que dut acquérir
Cheryl se résumait à s'asseoir sur un banc public, dans un parc, « de
façon naturelle et décontractée ». « Ensuite, je devais punaiser un

78
Les espions de la fée marraine

mot sur le banc et m'en aller », se souvint-elle plus tard. Son


formateur du Mossad, qui l'avait observée de loin, récupérerait le
message ultérieurement. C'était un exemple classique d'utilisation
réussie d'une boîte morte. Après avoir été admise, elle fut envoyée à
Madrid. Elle retourna à l'hôtel où elle avait passé sa lune de miel avec
son mari mais, cette fois, en compagnie d'un instructeur. Son
apparence transformée comme on le lui avait enseigné, elle put
constater qu'aucun membre du personnel de l'hôtel ne la
reconnaissait. Par la suite, Cheryl Bentov a accompli de nombreuses
missions pour le Mossad avant de devenir, à son tour, instructrice au
centre de formation du Mossad, dans la ville balnéaire d'Herzliya,
près de Tel-Aviv.
Ari Ben-Menashe, ancien conseiller en lutte antiterroriste du
gouvernement israélien, a décrit de façon très imagée ce que le
Mossad attend de ses recrues : « Ce travail exige un jugement calme,
clair et avisé, ainsi qu'une perception des choses équilibrée. On peut
avoir toutes sortes de raisons de vouloir entrer au Mossad. Il y a le
prétendu glamour de l'espion. Certains aiment l'idée de l'aventure.
Certains pensent que s'engager leur conférera un plus haut statut, des
petits qui rêvent d'être grands. Quelques-uns recherchent un pouvoir
secret qu'ils croient que le Mossad leur apportera. Ce ne sont pas de
bonnes raisons de s'enrôler. »

Au G9C, la section de la branche G spécialisée dans le repérage


des menaces d'attentats-suicides d'Al-Qaïda, on tentait toujours
d'établir l'existence de vidéos tournées par des kamikazes qui
n'étaient pas encore passés à l'action. On avait eu cette idée en
constatant que l'enregistrement de l'un des terroristes responsables
des attentats de Londres, Mohammed Sidique Khan, présentait des
similitudes frappantes avec les vidéos qu'avaient réalisées les deux
musulmans nés en Grande-Bretagne qui avaient fait sauter un night-
club à Tel-Aviv deux ans auparavant. Dans les deux cas, elles avaient
étaient filmées devant un mur orné de motifs géométriques que les
agents du G9C connaissaient pour être les préférés des jeunes
djihadistes britanniques. En outre, les trois kamikazes portaient tous,
autour de la tête, le même type de bandeau que celui des autres

79
Histoire des services secrets britanniques

radicaux qui, à leur retour du Pakistan, se targuaient, sur leurs sites


Web, d'être prêts à mourir. Un examen détaillé des images apporta
des indices supplémentaires. Alors qu'ils affirmaient n'agir qu'en
réaction à la menace qui pesait sur leur culture, leur peuple et leur vie
tout entière, les kamikazes employaient des expressions identiques et
manifestaient leur colère de la même façon, comme s'ils cherchaient
à maintenir leur univers psychologique en ordre. Dans les trois cas,
leurs yeux montraient des signes de consommation de drogue.
Cependant, les pharmacologues n'avaient pas réussi à déterminer de
quel type de stupéfiant il s'agissait. Selon une source musulmane
fiable, il était possible que la vidéo de Khan ait été tournée un an
avant les attentats de 2005 et conservée pour être diffusée sur Al-
Jazira, la chaîne d'information arabe, après sa mort. Ce dont on était
plus certain, c'était que, comme celle des deux autres kamikazes, la
façon de parler de Khan avait quelque chose de distant. Le ton était
plat et ne collait pas au discours. « On aurait dit des acteurs
travaillant sur le même script », m'a relaté l'une de mes sources. Mais
on ne savait toujours pas où se trouvaient ces enregistrements.

En 2007, les huit étages de Thames House étaient répartis entre


les divers services. La branche A réunissait les unités de soutien
opérationnel, auxquelles appartenait l'AIA, spécialisée dans les
opérations techniques — les effractions secrètes pour placer des
micros — et la vidéosurveillance. L'AIA travaillait en collaboration
avec l'AIF, qui était chargée de la surveillance à long terme des
ambassades, des missions étrangères commerciales, de certaines
banques étrangères et des agences de voyages spécialisées dans le
Moyen-Orient et l'Asie. Au fond des locaux de la branche A, un petit
bureau hébergeait des photographes et des cameramen, spécialistes
des images volées, ainsi que des serruriers et des perceurs de coffres,
formés pour ouvrir tous les modèles de serrures.
À un autre étage se trouvait la branche D. Ses agents s'occupaient
des organisations non-terroristes : organisations criminelles et
trafiquants de drogue. L'unité D7 avait remarqué le dealer
Christopher Benbow en 2006 dans un night-club londonien. On l'y
avait entendu clamer qu'il savait où la centrale nucléaire la plus

80
Les espions de la fée marraine

accessible du monde avait entreposé plus de deux tonnes d'uranium


et de plutonium enrichis à usage militaire. Selon lui, elles n'étaient
protégées que par une clôture de barbelés rouillés et une poignée de
gardes. Ancien joyau de l'arsenal soviétique, l'Institut scientifique
national de Vina — situé à une quinzaine de kilomètres au sud de
Belgrade, la capitale serbe — avait fermé en 1984 et l'on avait éteint
son réacteur. Depuis, ce site de plus de vingt-sept hectares était
tombé en décrépitude. La branche du MI-5 chargée du terrorisme
international, le G2, avait alors vérifié l'information. Benbow avait
dit la vérité. Il n'y avait qu'un concierge sur le site et, même si tenter
de voler la matière fissible revenait à s'exposer à des radiations
susceptibles d'entraîner des maladies mortelles, la centrale restait
« une cible rêvée pour les terroristes ».
L'homme à qui Benbow avait parlé était Gilbert Wynter, un
homme de main de la plus puissante organisation criminelle de
Grande-Bretagne. Quand il n'était pas en train d'exécuter les ordres
de son parrain, Terry Adams, Wynter était toujours en train de
chercher des occasions d'augmenter la fortune — estimée à deux
cents millions de livres (deux cent cinquante millions d'euros) — que
la famille avait acquise grâce à la drogue, au blanchiment d'argent et
au trafic de filles étrangères pour le florissant commerce du sexe
britannique. Wynter avait une effrayante réputation : un jour, il avait
massacré un homme avec un sabre de samouraï. D'ailleurs, il avait
déjà fait cinq ans de prison quand Adams l'avait engagé et aidé à
devenir l'homme le plus craint de la pègre nationale. Wynter avait
rapporté au parrain ce que Benbow avait dit de Vina.
Terence George Adams s'habillait et s'exprimait comme un
président de multinationale. Il portait des costumes Armani
retouchés à ses mesures et sa voix ne s'élevait que rarement au-
dessus d'un ton modulé. Il vivait dans une maison bourgeoise à
Barnsbury, une ville très huppée de la banlieue nord de Londres, où
Tony et Cherie Blair avaient autrefois habité une demeure
victorienne. Décoré avec goût, son domicile regorgeait de meubles
anciens et d'objets d'art venus de Paris, Rome ou Moscou — des
villes où ses activités criminelles lui avaient valu d'être respecté. En
outre, sa culture et son goût pour l'art, les livres anciens, la grande
cuisine et les bons vins renforçaient son image. Aux courses d'Ascot,
il louait une loge, proche de l'espace réservé à la famille royale, où

81
Histoire des services secrets britanniques

avec son épouse, Ruth, il accueillait de grands financiers de la City.


Le couple étant très catholique, des évêques de l'Église romaine
étaient régulièrement invités à leur table et Adams faisait des dons
très généreux à leurs bonnes œuvres. Même s'ils se doutaient de la
façon dont il avait gagné son argent, ses riches voisins lui adressaient
de respectueux signes de la main lorsqu'il passait devant eux dans
son taxi londonien favori, l'une des douze voitures anciennes qu'il
possédait.
Adams avait consacré trente de ses cinquante-deux ans
d'existence à bâtir son empire. Il avait commencé par racketter les
commerçants des marchés londoniens puis avait continué en
organisant des vols à main armée et en faisant du trafic de drogue et
d'êtres humains. Dans le milieu, son organisation était surnommée la
A-Team, car elle s'occupait rapidement des rivaux qui essayaient
d'usurper sa position. Selon la rumeur, Adams avait déjà commandité
plus de vingt meurtres. Cependant, on n'était jamais parvenu à
remonter jusqu'i lui, ce qui augmentait l'impression qu'il était
invincible e confortait la pègre dans sa conviction qu'il soudoyait des
détectives, des avocats et des procureurs. Quiconque était considéré
comme un informateur se retrouvait généralement paralysé à vie.
En 2000, Adams était à la tête d'une organisation familiale liée aux
barons de la drogue colombiens, aux criminels mexicains et à la
mafia new-yorkaise. Tous l'aidaient à inonder Londres de cocaïne de
première catégorie.
Christopher Benbow était l'un des distributeurs de Terry Adams.
Quand il avait suggéré au « Boss » — seule Ruth l'appelait « mon
Terry » — qu'il pourrait s'enrichir encore plus avec les matériaux
nucléaires, il s'était montré suffisamment intéressé pour ne pas
rejeter l'idée comme il l'avait si souvent fait en qualifiant de
nombreuses propositions de « débilités ». Ce que le parrain ignorait,
c'était que de hauts membres de Scotland Yard avaient déjà participé
à une première réunion avec le MI-5, sous la houlette de Jonathan
Evans, le directeur adjoint du Service de sécurité, afin d'élaborer un
plan pour l'empêcher d'agir. C'était en luttant contre l'IRA et les
organisations criminelles de Belfast qui armaient et cachaient ses
membres qu'Evans s'était forgé la réputation dont il jouissait au MI-
5. Il avait proposé aux détectives du Yard de réunir des agents des
branches D et A pour former une unité spéciale dont le but serait

82
Les espions de la fée marraine

d'obtenir suffisamment de preuves pour anéantir l'organisation


d'Adams. Evans avait prévenu qu'il faudrait patiemment travailler
dans l'ombre pendant des mois pour y parvenir. L'opération
ultrasecrète s'appellerait « Trinity ».
Quand arriva l'été 2006, une équipe composée d'agents des deux
branches était prête à passer à l'action. On lui loua une maison près
de chez Adams. Deux techniciens de surveillance se firent passer
pour des mécaniciens et prirent la place de ceux qui venaient
régulièrement entretenir le parc automobile du parrain. Ils placèrent
des micros dans la chambre de maître, dans le gymnase adjacent où
Adams faisait ses exercices quotidiens et dans le salon où il
rencontrait ses comparses quand ils venaient lui présenter leurs
respects ou lui remettre les énormes recettes du commerce de la dro-
gue. Sachant qu'Adams faisait régulièrement inspecter son domicile
par une société de sécurité privée pour vérifier s'il n'y avait pas de
micros, l'équipe du MI-5 posa les siens de manière à ce qu'on ne
puisse pas les trouver sans défaire toutes les installations. Certains
n'étaient pas plus gros qu'une tête d'épingle ; d'autres étaient cachés
dans les gonds des portes ou les grilles du chauffage au sol.
Les enregistrements permirent d'en savoir plus sur les activités
d'Adams : comment il faisait payer à d'autres gangsters le droit de
dire qu'ils étaient ses associés alors qu'ils géraient leurs propres
affaires criminelles. Se prétendre de son organisation leur garantissait
d'être respectés. Mais ceux qui usaient de ce stratagème sans avoir
payé au préalable subissaient un dur traitement : le chef d'un gang
local de l'Essex eut les deux jambes brisées et se retrouva condamné
à finir ses jours en fauteuil roulant. C'était précisément ce que recher-
chait Adams, qui voulait que sa victime « se rappelle toute sa vie
qu'elle avait passé les bornes », ainsi qu'on pouvait l'entendre
l'expliquer sur un enregistrement. Sur d'autres, on apprenait
comment la drogue était stockée. Mais il n'avait pas encore réagi à
l'idée de revendre les matériaux nucléaires de Vina que lui avait
suggérée Benbow. Il avait juste ordonné à Wynter de dire à Benbow
qu'il y réfléchissait toujours.
Pendant ce temps, des agents du D7 s'étaient fait passer pour des
intermédiaires liés à Al-Qaïda et s'étaient appuyés sur le contenu des
transcriptions des conversations d'Adams pour commencer à
négocier les matériaux nucléaires avec Benbow afin de pouvoir

83
Histoire des services secrets britanniques

l'arrêter pour trafic. Il confirma qu'il avait accès à du strontium 90,


un isotope radioactif du même type que celui de la centrale de Vina,
un élément important pour générer des retombées. Il demandait un
million de livres sterling pour une douzaine d'onces du matériau
mortel (un million deux cent cinquante mille euros pour trois cent
quarante grammes). Les atomistes expliquèrent aux agents que c'était
suffisant pour faire d'immenses ravages dans une ville de la taille de
Londres. On demanda à Benbow de fournir un échantillon de ce
qu'il avait à proposer. Il refusa, sous prétexte qu'il n'avait pas
l'expertise nécessaire pour manipuler un tel matériau, et leur
demanda de verser la moitié de la somme sur son compte numéroté
au Crédit suisse en gage de « bonne foi ». Puis, tandis que le directeur
réfléchissait à la prochaine action, Benbow quitta Londres. Les
agents du D7 pensaient qu'il était parti à Tampa, en Floride. Deux
jours plus tard, ils y arrivèrent à leur tour et trouvèrent Benbow avec
un groupe d'Arabes, sur un yacht, dans la marina de Miami. Ils
prirent des photos de la rencontre et les expédièrent à Londres. Les
hommes qui se trouvaient avec Benbow étaient fichés comme
contacts d'Al-Qaïda.
Au cours des semaines qui suivirent, Benbow se rendit dabord à
Bogota, en Colombie, puis il prit un vol pour l'Europe de l'Est. Les
agents du D7 avaient été rejoints par ceux de l'unité G2 de la
branche G, spécialisés dans la contre-prolifération nucléaire, et ceux
du G9C, qui s'occupaient des extrémistes islamistes. À Budapest,
Benbow rencontra des membres de la plus grande organisation
criminelle d'Europe.
L'Ordre du Soleil levant, spécialisé dans le blanchiment d'argent,
les meurtres sur contrat et le trafic de drogue, était dirigé par Semion
Mogilevich. Avec l'aide de l'ancien magnat de la presse Robert
Maxwell, il avait obtenu un passeport israélien qui lui avait permis de
voyager dans le monde entier pour monter pas 'moins de cinquante
sociétés illégales, officiellement dirigées par des prête-noms, en des
lieux où l'argent et la politique du « pas de questions » ne faisaient
qu'un : Chypre, le Lichtenstein et les îles Caïman. En 2007, David
Dastych, un ancien agent de la CIA qui avait traqué Mogilevich, m'a
confié qu'il disposait « de solides preuves que, par l'intermédiaire de
ces sociétés écrans, Mogilevich vait commencé à faire entrer de
l'argent aux USA pour tenter d'influencer les élections de 2008 ».

84
Les espions de la fée marraine

Le MI-5 savait que cela faisait longtemps que l'organisation


planifiait de trafiquer des matériaux nucléaires mais, pour les agents
secrets qui suivaient Benbow, il y avait une question plus urgente :
Benbow avait-il essayé de faire affaire avec le Soleil levant ? Mais il
partit à nouveau, cette fois, pour a Costa del sol, en Espagne, pour y
voir deux membres de l'organisation de Terry Adams. La rencontre
eut lieu à Marbella, la station balnéaire devenue un repaire de
trafiquants de drogue et d'armes. Sur l'un des luxueux yachts amarrés
dans la marina malfamée de Puerto Banus Benbow avait de nouveau
été secrètement enregistré en train d'expliquer qu'une « bonne
source » lui avait proposé « une cargaison de drogue ». Il voulait que
la famille Adams « décharge la drogue » pour lui en échange de
cinquante pour cent. Il révéla qu'il l'avait obtenue d'Al-Qaïda en
échange de matériaux nucléaires. Maintenant, il était disposé à la
revendre à Adams.
Mais les membres du gang Adams commencèrent à se méfier et à
suspecter Benbow, malgré ses vives protestations —toutes
enregistrées —, de faire partie d'un coup monté de la police. Pendant
que Benbow voyageait en Amérique du Sud, Terry Adams avait été
arrêté à Londres.
N'ayant pas réussi à faire affaire à Marbella, Benbow retourna à
Tampa. Des agents du FBI l'y attendaient à l'aéroport. Ils l'arrêtèrent
pour trafic de matériaux nucléaires. En mars 2007, Benbow fut
condamné à la réclusion à perpétuité et incarcéré dans la prison la
plus sécurisée des États-Unis, l'ADX Florence, dans le Colorado. Sa
seule vue sur l'extérieur se limitait à une fente d'à peine plus d'un
mètre de long sur le mur de sa cellule, par laquelle on entrevoyait la
cour réservée à la gymnastique, un des miradors de la prison et le fil
barbelé sur le haut des murailles, renforcées par sept épaisses barres
d'acier. Entre autres, il avait pour voisins Richard Reid, « le terroriste
aux chaussures piégées », et Zacarias Moussaoui, toujours le seul
terroriste à avoir été condamné pour les attentats du 11 septembre.
Une autre cellule abritait Omar Abdel-Rahman, l'ecclésiastique
égyptien accusé d'avoir organisé l'attentat contre le World Trade
Center de 1993. La cellule adjacente à celle de Benbow était occupée
par Theodore Kaczinski, dit Unabomber, dont les attentats aux colis
piégés avaient terrorisé les États-Unis pendant dix-huit ans.

85
Histoire des services secrets britanniques

L'opération Benbow eut un résultat inattendu : la découverte d'un


complot d'Al-Qaïda visant à détruire le réseau Internet britannique,
ce qui aurait forcé la Bourse de Londres à fermer et aurait déclenché
une panique totale au niveau du commerce international. Le pays
aurait également été immobilisé, car les systèmes des aéroports, des
ports, du réseau ferroviaire et des communications n'auraient plus
fonctionné.
À l'époque où l'opération de surveillance de Benbow touchait à sa
fin, on avait envoyé deux hommes de l'A4, l'unité Internet du MI-5,
travailler avec le GCHQ. Les sept mille employés de l'organisation
contrôlent tout ce qui circule par voie électronique vers ou depuis la
Grande-Bretagne. Dans leur quartier général en forme de beignet,
près de Cheltenham, ils gèrent des milliards de messages par jour.
Certains d'entre eux sont chargés des interceptions pour le MI-5 et le
MI-6. Le nom de Benbow avait été ajouté à la liste d'intérêts du
GCHQ,
Les douzaines d'e-mails que Benbow avait envoyés à ses contacts
pour tenter de fourguer ses matériaux fissibles étaient d'abord passés
par les locaux de Telehouse Europe, dans les Docklands de Londres,
où l'on gérait tout le trafic Internet commercial du pays. Les
messages figurant sur la liste d'intérêts du GCHQ étaient
immédiatement redirigés vers Cheltenham. Dans le cas de Benbow,
le GCHQ en avait envoyé des copies à l'A4.
L'un des premiers courriels de Benbow avait été expédié à un site
Web, l'un des millions enregistrés dans les ordinateurs de Telehouse.
De celui-ci, il avait été redirigé vers un autre que l'équipe de l'A4 ne
connaissait pas. Après des recherches auxquelles participa l'unité HI,
composée de spécialistes de l'informatique, on découvrit que le site
était basé dans une maison d'Ealing Broadway, une banlieue de
Londres où vivaient de nombreuses personnes originaires du
Moyen-Orient. Certaines d'entre elles figuraient déjà sur la liste de
surveillance du MI-5 mais ce n'était pas le cas du gérant du second
site.
Pendant que les agents du D7 continuaient de suivre les
mouvements de Benbow, on plaça le site d'Ealing sous surveillance
électronique. On coupa la ligne téléphonique afin qu'un bugger puisse
86
Les espions de la fée marraine

se présenter en se faisant passer pour un technicien de British


Telecom venu chercher l'origine de la panne. Il installa dans
l'appareil un micro assez puissant pour capter une conversation dans
n'importe quelle pièce de la maison. Un autre agent de surveillance
avait loué une chambre juste en face afin de pouvoir enregistrer les
conversations grâce à un instrument surnommé « l'aspirateur ». Une
fois par jour, un agent passait chercher les enregistrements et les
portait à Thames House pour qu'ils y soient analysés.
Des terroristes, qui étaient déjà venus en reconnaissance à
Telehouse Europe, furent enregistrés en train de parler de leur projet
de prendre le bâtiment d'assaut et de se faire sauter en même temps
que lui avec de puissants explosifs attachés autour de leur corps. Cet
attentat étant prévu pour seulement quelques jours plus tard — par
pure coïncidence, au moment où le clan Adams avait refusé la
proposition de Ben-bow à Marbella —, les agents de la brigade
antiterroriste de Scotland Yard firent une descente à la maison
d'Ealing et arrêtèrent les comploteurs.

Au deuxième étage de Thames House se trouvaient des


scientifiques et des techniciens qui concevaient de nouveaux gadgets.
Une vitrine abritait des objets acquis auprès d'autres services. Il y
avait parmi eux une cigarette « king-size », contenant une seule balle
de 22 mm, conçue par la CIA. Elle avait été testée sur un agent
double dans l'Allemagne d'après-guerre, au cours des expériences du
célèbre MK-ULTRA — le programme secret développé par l'Agence
pour tenter de contrôler le comportement humain et trouver de
nouvelles méthodes d'assassinat. La cigarette-pistolet ne faisait pas
partie du programme principal mais avait été élaborée comme un à-
côté par les chimistes de la CIA. Après avoir tué l'agent double,
l'arme fut classée « apte à l'emploi » mais elle ne fut jamais utilisée sur
le terrain. La Stasi, l'ancien service de renseignement d'Allemagne de
l'Est, avait créé une trousse à outils contenant une lime, deux lames
coupantes et une petite meule que les agents pouvaient dissimuler
dans leur rectum. Les grosses têtes du MI-5 avaient tenté de l'adapter
pour y cacher des microfilms mais son utilisation restait inconforta-
ble. Une invention plus exploitable était la « farine explosive » de la

87
Histoire des services secrets britanniques

CIA, qui causait de « gros dégâts » au moment de la cuisson quand


on l'employait pour faire du pain ou des gâteaux. Les résultats
avaient été transmis au MI-6 et les savants avaient repris l'idée pour
créer des carottes et des choux explosifs afin de s'en servir comme
bombes à retardement en Europe de l'Est durant la guerre froide.
Le troisième étage abritait la salle des opérations, aménagée en
espace ouvert et réservée aux situations d'urgence majeure, telles que
les attentats de Londres de juillet 2005 ou la traque des kamikazes
qui avaient tenté de faire sauter des vols transatlantiques en 2006.
Elle était constamment « parée au combat », prête pour les occasions
où le personnel de haut rang devait gérer une menace significative.
Des écrans plasma, des tableaux blancs et des cartes étaient
accrochés aux murs. Des postes de travails étaient prévus pour les
analystes et les linguistes. D'autres aires étaient réservées aux
comportementalistes, aux psychologues et aux psychiatres —
surnommés « les spécialistes » — qui établissaient les profils des
terroristes présumés. Les profileurs avaient leur propre section,
équipée de consoles directement reliées à celles de leurs homologues
de Scotland Yard, du MI-6, du GCHQ et, si nécessaire, des forces de
police régionales du pays.

88
IV

« L'ennemi a passé nos portes »

Depuis que le président Bush avait déclaré la guerre au terrorisme


en 2001, le nombre de conseillers juridiques du MI-5 était passé
d'une poignée à pratiquement une centaine d'hommes et de femmes,
selon les chiffres de 2007. Certains d'entre eux avaient été repérés
dans les écoles de droit par les chasseurs de têtes, d'autres avaient été
sélectionnés dans des grandes sociétés de la City. Ils avaient tous été
triés sur le volet, non seulement pour leurs compétences
professionnelles mais aussi pour des qualités telles que la précision
intellectuelle et une très grande maîtrise des constants changements
du système législatif britannique. Plusieurs d'entre eux connaissaient
bien les lois européennes et celles de l'islam.
Lors de leur premier entretien, on expliquait aux légistes qu'ils
devaient être capables de « penser logiquement et latéralement ».
Officiellement, ils travailleraient pour le Home Office ou le ministère
de la Défense. En réalité, ils auraient leurs bureaux à Thames House
et agiraient « dans le cadre de l'Official Secrets Act » (la loi sur les
secrets officiels). En 2007, le salaire annuel de départ était de
cinquante mille livres (soixante-trois mille euros) avec des
augmentations régulières. Pour être engagé, une condition essentielle
était de ne pas révéler que l'on travaillait pour le Service de sécurité.
Un jeune avoué se souvenait que, comme pour ajouter au côté James
Bond, son entretien avec un haut conseiller juridique du MI-5 s'était
terminé par le rappel : « La protection du service et la vôtre
dépendent de la discrétion ». Ce candidat n'avait pas été retenu parce
qu'il avait reconnu qu'il serait mal à l'aise s'il était confronté à des
problèmes éthiques.
Les avocats étaient le bouclier du MI-5 face à des légistes aussi
qualifiés qu'eux qui faisaient bon usage des nombreuses possibilités

89
Histoire des services secrets britanniques

d'opposition que leur offraient les lois relatives aux droits de


l'homme. On faisait de plus en plus souvent appel à ces lois
complexes pour contrecarrer le pouvoir du gouvernement
britannique et cela générait d'interminables batailles juridiques sur
l'extradition et les droits démocratiques de base. Plusieurs verdicts
avaient fait l'objet d'appels devant la plus haute cour du pays, la
Chambre des Lords, puis devant la Cour européenne des droits de
l'homme. Certaines affaires avaient duré plusieurs années. La
libération de certains suspects avait courroucé l'opinion publique,
également choquée par les immenses sommes dépensées pour
obtenir leur liberté. Le MI-5 avait été lourdement critiqué pour
n'avoir pas réussi à fournir des preuves irrévocables à la cour et le
rôle de ses avocats consistait également à s'assurer que ses opérations
soient aussi conformes à la loi que possible afin d'éviter les
accusations d'arrestation illégale.
Pourtant, malgré cette protection juridique, le Service de sécurité
continuait d'accumuler les échecs. En 2006, sa branche sécurité et
contre-espionnage reçut ce qu'elle appela plus tard « un
renseignement crédible », selon lequel une bombe au cyanure capable
— ainsi que le formula ultérieurement un journal — « de tuer des
milliers de Londoniens » se trouvait chez une famille musulmane du
sud de Londres. Plus de deux cents agents de Scotland Yard —
armés pour la plupart —, une unité spécialisée dans l'armement
biologique et des agents du MI-5 firent une descente à la maison de
Forest Gate. On ne trouva ni bombe ni le moindre indice d'activité
terroriste. Le logement familial ayant été mis en pièces, sa remise en
état fut financée par le SUV, le fonds secret du MI-5 et du MI-6.
Quand on lui reprocha ce revers, la directrice générale, Eliza
Manningham-Buller, proposa sa démission. John Reid, le secrétaire à
l'Intérieur, la refusa. Il aurait alors déclaré : « Ce sont des choses qui
arrivent. » Quelques mois plus tard, peu après la fin des dix ans de
mandat de Tony Blair, il annonça son propre départ. Mais la débâcle
consécutive au fiasco de Forest Gate n'était pas le seul nuage à
stagner au-dessus de la tête de Manningham-Buller. Elle savait qu'un
rapport final de l'ISC (Intelligence and Security Committee/Comité au
renseignement et à la sécurité) sur les attentats perpétrés à Londres
en 2005 conclurait à la culpabilité du MI-5. Quand il fut publié en
mars 2007, les observations s'avérèrent accablantes. Page après page,

90
« L’ennemi a passé nos portes »

on y découvrait la liste des manquements du MI-5 : le manquement


de ses watchers à « surveiller de façon professionnelle et continue » les
deux kamikazes ; son manquement à prêter « une attention
suffisante » aux « informations crédibles » du FBI à qui des agents
d'Al-Qaïda, arrêtés à New York, avaient révélé l'existence d'un projet
d'attentat sur Londres ; son manquement à tenir la brigade
antiterroriste de Scotland Yard pleinement informée de l'imminence
du danger ; son manquement à signaler aux forces de police provin-
ciales l'endroit où vivaient les suspects, ce que le MI-5 avait
découvert douze mois avant la catastrophe. Ces lourds constats
d'échec s'étalaient d'un bout à l'autre du document.
Le rapport de l'ISC soulevait de graves questions. Comment le
Service de sécurité pouvait-il ne pas avoir été capable de prédire une
menace beaucoup plus grande que celles de l'IRA ? Pourquoi ne
s'était-il pas rendu compte qu'Al-Qaïda était bien plus dangereuse
que l'IRA, bien mieux organisée et protégée au sein de ses
communautés ? Où était passée la « gestion de risque » pour laquelle
le MI-5 était supposément réputé ? Eliza Manningham-Buller n'avait
pas amélioré la situation en déclarant aux ministres du gouvernement
que le MI-5 « ne pouvait pas être certain de connaître plus de la
moitié des noms des membres présumés d'Al-Qaïda présents en
Grande-Bretagne qui [avaient] des liens avec l'organisation ». Elle
comparait Al-Qaïda à « un travail de crochet » : « C'est complexe,
entre-tissé et impénétrable. Vous pensez en tenir un bout et,
soudain, tout se défait entre vos doigts. »
Au sein du MI-5, les agents de haut niveau, qui estimaient avoir
souvent dû montrer comment faire leur travail à des recrues
inexpérimentées, évoquèrent le problème de la formation. Annie
Machon, une ancienne de l'antiterrorisme, ne cachait pas que sa
« formation de base » n'avait duré qu'une « quinzaine de jours ».
L'une des activités les plus difficiles à apprendre était la filature. Il
fallait un minimum de deux équipes, de quatre agents chacune, pour
suivre un suspect à pied, deux devant et deux derrière. Sur le trottoir
opposé, on plaçait quatre autres agents en renfort. De temps en
temps, pour éviter que la cible s'aperçoive de quelque chose, les
équipes s'intervertissaient sur ordre d'un agent de haut niveau qui
dirigeait l'opération grâce à un micro-cravate connecté aux oreillettes
de l'équipe. Un vétéran des opérations de ce type m'a confié : « En

91
Histoire des services secrets britanniques

multipliant le nombre de suspects à surveiller par le nombre de


terroristes impliqués dans les attentats de Londres, nous n'avions pas
assez d'agents correctement entraînés pour effectuer cette tâche.
C'est encore plus difficile quand la cible est en voiture. Il faut un
minimum de quatre véhicules pour inter-changer les positions sur la
route. Il faut que chacun d'entre eux ait un nombre différent de
passagers, par exemple, deux hommes, un homme et une femme, un
chauffeur seul de sexe masculin, deux femmes. Cela permet de
réduire le risque que la cible se doute qu'elle est suivie. Pour les
attentats de Londres, il nous aurait fallu soixante personnes,
travaillant tous les jours pendants des semaines, voire des mois. »
Le manque d'équipes de surveillance suffisamment entraînées
n'était pas le seul problème à faire débat au Service de sécurité. Les
analystes reprochaient aux agents de l'antiterrorisme de ne pas
découvrir suffisamment d'indices pour permettre ce que l'un d'entre
eux appela « au moins une prédiction raisonnable de ce qui se
préparait ». Cette même personne expliquait : « Il est très facile de
faire l'erreur de croire que ne pas trouver la preuve de quelque chose
signifie que cette chose n'existe pas. C'est, de toute évidence, ce qui
s'est produit pour les attentats de Londres. »
Eliza Manningham-Buller s'était toujours montrée compétente
pour gérer les médias — comme, par exemple, quand elle dînait avec
le rédacteur en chef d'un journal national soigneusement choisi ou
du correspondant aux affaires de sécurité de la BBC : elle leur en
dévoilait juste assez pour obtenir un écho favorable sur quelque
opération récente du MI-5. Elle avait toujours su charmer des
journalistes malléables avec des histoires de missions réussies. Mais,
cette fois, elle en était réduite à s'abriter derrière cet aveu : « D'autres
attentats perpétrés par des extrémistes islamistes sont inévitables. La
vérité est que nous ne pourrons pas tous les empêcher. »
Le nuage de l'échec s'installait, toujours plus noir, au-dessus de
Thames House, et il avait des répercussions sur tous ceux qui y
travaillaient. Les relations, déjà difficiles, entre le Service de sécurité
et le monde extérieur étaient plus mauvaises que jamais. Au
Parlement, on posa des questions pleines de sous-entendus sur la
façon dont le MI-5 avait pu échouer de façon si catastrophique.
Beaucoup demandèrent à ce que la raison d'être du MI-5 soit
redéfinie et encore plus appelèrent à la démission d'Eliza

92
« L’ennemi a passé nos portes »

Manningham-Buller. Le 20 avril 2007, elle s'exécuta, et son chauffeur


de Scotland Yard la conduisit pour la dernière fois à Thames House.
C'était une fin peu glorieuse à une carrière qui avait pourtant
toujours semblé prometteuse depuis son arrivée au MI-5.

Elizabeth Lydia Manningham-Buller, Eliza pour sa famille et ses


amis, était née le 14 juillet 1948. La guerre en Europe avait cessé en
mai 1945 et, trois ans plus tard, le peuple britannique était encore en
train de s'en remettre lentement. La sous-alimentation restait un
problème : la viande, le fromage, le sucre et le thé étaient strictement
rationnés ; l'année de sa naissance, la quantité hebdomadaire de
bacon par personne était toujours limitée à une once (un peu plus de
vingt-huit grammes) ; le pain, qui n'avait pas été rationné pendant la
guerre, l'était désormais sur décision du nouveau gouvernement
travailliste. Les immeubles démolis par les bombes étaient légion et
la saleté que générait leur destruction s'imprégnait dans les meubles,
les vêtements, la peau et les cheveux. Comme celles de toutes les
autres grandes villes du pays, les banlieues de Londres étaient
infestées de rats et la puanteur de la pollution s'étendait comme un
voile infini au-dessus des zones industrielles. Plus d'un tiers des
douze millions de maisons de la nation n'avaient plus de baignoire
ou d'eau chaude. Il n'y avait pas assez de charbon pour alimenter les
centrales électriques. Le marché noir allait bon train.
Mais les fusils étaient silencieux, les bombardiers au sol, les
bateaux de guerre ancrés, les projecteurs de surveillance éteints et les
soldats, les marins, les aviateurs portaient les costumes civils de
piètre qualité qu'on leur avait remis à leur démobilisation. C'était le
moment, pour les enfants de la crise, qui étaient passés à l'âge adulte
alors qu'ils étaient à la guerre à l'étranger, de commencer leur voyage
dans la vie civile. Les jeunes combattants démobilisés, heureux
d'avoir survécu à leurs blessures, et leurs fiancées se mariaient par
milliers, pris d'une passion irrésistible, telle que leurs parents
n'avaient jamais exprimée en public. Ils se tenaient la main au cinéma
en regardant Brève rencontre et Noblesse oblige, et après cela, ils allaient
prendre du thé et des toasts dans l'un des établissements de la chaîne
de restauration J. Lyons and Co. C'était l'époque d'une nouvelle

93
Histoire des services secrets britanniques

langue, et les jeunes étaient désormais des « teenagers », un terme qui


avait traversé l'Atlantique. De leur côté, les GI qui rentraient en
Angleterre par bateaux entiers parlaient l'argot cockney et avaient
promis de revenir à toutes les filles qu'ils laissaient derrière eux. À
Londres, sur Fleet Street, les journaux publiaient des articles sur ce
que l'avenir réservait et expliquaient que le « réajustement » étant
inévitable, on pouvait résoudre le problème en fondant un foyer
heureux. Mais il était difficile de se loger dans les rues bombardées
de la capitale ou de toutes les autres villes ravagées par la guerre.
Un quart de Londres était en mines et les dix mille cabanes de
tôle, dites « huttes Nissen », qui avaient abrité les troupes avant leur
embarquement pour les plages de Normandie, répondaient à peine
aux besoins de logement. Les jeunes mariés vivaient à l'étroit chez
leurs parents, où ils écoutaient les reportages radio venus d'outre-
Atlantique. Ils y entendaient que les mariées américaines portaient
des robes à la mode new look tandis que les Anglaises devaient se
débrouiller avec une robe par an, cent treize grammes de laine et un
mètre quatre-vingt-trois de tissu — de quoi faire le tiers d'un jupon
ou le cinquième d'une chemise de nuit. À Hyde Park, le lieu
traditionnel des protestations à Londres, un orateur clamait que la
victoire avait permis de survivre, mais que c'était à peu près tout.
Puis vint le terrible hiver de 1947, durant lequel les parents d'Eliza,
comme des millions d'autres, se retrouvèrent à vivre, mois après
mois, sous des températures inférieures à zéro, alors qu'à cause des
blizzards, les couches de neige — dont les chutes battaient des
records — s'entassaient les unes sur les autres dans tout le pays.
L'Angleterre était paralysée par le froid ; les usines fermaient,
l'électricité était limitée à cinq heures par jour et six millions de
personnes étaient au chômage.
Peu de gens comprenaient que c'était également l'époque où la
domination du monde échappait aux mains d'un empire britannique
moribond en faveur des puissants États-Unis. Ce changement avait
commencé lorsque le président Harry Truman, en juillet 1946, avait
signé une charte du Congrès autorisant un prêt de trois milliards sept
cent cinquante millions de dollars au gouvernement de Sa Majesté
pour liquider l'obligation de l'Amérique de reconstruire le Royaume-
Uni après la guerre (ce prêt, avec ses intérêts cumulés, a été fini de
rembourser en 2007). Après une lutte de six ans contre l'Allemagne

94
« L’ennemi a passé nos portes »

nazie, en acceptant cette transfusion de dollars, la Grande-Bretagne


— jadis fière, expansionniste et dénuée de dettes — n'avait pu que se
courber de gratitude. Tout le reste en avait découlé : l'acceptation de
l'Amérique comme première superpuissance de l'après-guerre,
accompagnée de la domination de la Central Intelligence Agency, le plus
grand et le mieux équipé des services secrets du monde entier.
Le gouvernement avait décidé de résoudre le problème du
logement en construisant des tours d'appartements. Transplantés de
leurs demeures familiales dans ces mornes structures, de nombreux
couples manifestèrent dans les rues. Leur colère n'était pas encore
retombée lorsque le premier cerveau du parti travailliste, Evan
Durbin, annonça : « Ces endroits sont très bons pour l'éducation
sélective. »
À ce moment-là, le MI-5 était en pleine transition. Des centaines
de ses employés, qui avaient traqué les espions nazis et les
collaborateurs dans les rues privées d'éclairage, retournaient à la vie
civile. D'autres étaient mutés dans des unités militaires en Allemagne
occupée pour rechercher les criminels de guerre et identifier les
agents secrets nazis. Mais à l'époque de la naissance d'Eliza, un allié
de la guerre, l'Union soviétique, se mit à projeter son ombre sur
l'Europe. Le vent de la guerre froide commençait à souffler.
À Moscou, Staline avait donné le premier de ses discours
extrémistes lors d'un immense rassemblement sur la place Rouge. Il y
avait dénoncé la coexistence démocratique et promis de conduire
une révolution prolétarienne à l'échelle mondiale. Truman avait réagi
en déclarant au Congrès que l'Amérique « remplirait [ses] obligations
envers le monde libre ». Ces paroles furent appelées « la doctrine
Truman » ; la volonté de repousser la Russie derrière ses frontières
d'avant-guerre. Moscou lança alors sa première riposte sérieuse : le
gel du trafic ferroviaire entre Berlin-Ouest et l'Allemagne de l'Ouest.
La Grande-Bretagne et les États-Unis réagirent en envoyant des
avions se poser sur les deux aéroports de la ville, Tempelhof, dans le
secteur américain et Gatow, en zone britannique. Deux millions et
demi de personnes vivaient à Berlin-Ouest, et il fallait quatre mille
tonnes de provisions pour les maintenir en vie — ce qui nécessitait
l'atterrissage d'un appareil toutes les cent six secondes, vingt-quatre
heures sur vingt-quatre. Ceci n'avait jamais été fait dans toute
l'histoire de l'aviation : on livrait du charbon pour que les fours et

95
Histoire des services secrets britanniques

l'éclairage continuent de fonctionner. À bord des avions surchargés


arrivèrent aussi les espions qui firent de la ville la première capitale
du renseignement de l'après-guerre. À Londres, le père d'Eliza était
de ceux qui suivaient les événements de près et indiquaient au
gouvernement comment éviter une confrontation avec les Russes.
Il s'agissait de Reginald Manningham-Buller, qui avait été ministre
du gouvernement de guerre avant de devenir procureur général puis
lord chancelier. Eliza confia plus tard qu'elle avait grandi « comme
l'un des enfants les mieux informés du pays, rien qu'en écoutant ».
Son père avait reçu le sobriquet peu flatteur de Bullying Manners
(manières de brute) dont elle hérita à l'époque où elle était à l'école,
avec la princesse Anne, à Benenden, l'un des plus prestigieux
établissements privés d'Angleterre. Son éducation privilégiée permit
à cette enfant dodue devenue une adolescente potelée — un
problème de poids qui la poursuivrait toute sa vie — d'entrer à
Oxford, où elle étudia l'anglais au Lady Margaret Hall. Elle y
impressionna son professeur par son analyse perspicace de da
menace croissante que le communisme représentait pour la paix dans
le monde. À table, son père disait : « L'ennemi a passé nos portes. »
Des années plus tard, elle reprendrait cette formule au sujet d'Al-
Qaïda.
Lors de sa dernière année à Oxford, Eliza eut un entretien
d'orientation. Elle avait pensé à l'enseignement. Son professeur lui
demanda si elle aimerait faire « quelque chose de plus intéressant,
comme travailler pour le gouvernement de manière inhabituelle ».
En rentrant chez elle, elle en parla à son père. « Non, c'est hors de
question. Nous n'avons pas besoin d'une espionne dans la famille ! »
lui répondit-il. Elle rentra à Oxford pour y faire son dernier semestre
et participa à la pièce Cendrillon dans le rôle de la fée marraine (en
2007, elle était la marraine de trente enfants).
Après Oxford, elle enseigna à Queen's Gate, un établissement très
huppé de Londres. La future cuisinière vedette de la télévision
britannique Nigella Lawson comptait parmi ses élèves. Plus tard, le
MI-5 essaya également de la recruter mais elle reçut de son père,
alors chancelier de l'Échiquier (ministre des Finances), le même
conseil qu'avait reçu Eliza : « Reste à l'écart des gens du
renseignement. »

96
« L’ennemi a passé nos portes »

Dans les années 1970, le MI-5 recrutait à tour de bras pour lutter
contre le communisme intérieur ; plus de cinquante mille citoyens
étaient fichés comme membres du parti. On rappela des agents de
carrière qu'on avait laissés partir à la fin de la guerre, mais l'exiguïté
des nouveaux locaux du MI-5, à Leconfield House, près de Hyde
Park, devint rapidement un problème et les sous-stations se mirent à
pousser comme des champignons dans toute la ville. Il était
inévitable que cela conduise à une concurrence entre les divers fiefs
et à de la rétention d'informations. On ignorait souvent qui faisait
quoi et ceci était particulièrement vrai dans le domaine du contre-
renseignement : les agents sous couverture ne partageaient qu'avec
réticence ce qu'ils découvraient avec les autres services. La profonde
suspicion que leur inspirait Whitehall — et, plus précisément, les
politiciens travaillistes — n'arrangeait pas les choses.
La campagne de recrutement était focalisée sur des universités
telles que Cambridge et Oxford. Il en sortait des diplômés qui, au
retour de la guerre, avaient bénéficié des études supérieures gratuites
promises par le gouvernement. Cela avait permis à de jeunes
hommes, issus de familles de mineurs galloises et à des femmes
d'origine paysanne d'acquérir une certaine maturité. Ils pensaient
qu'une carrière dans le renseignement leur offrirait une chance
d'observer l'évolution du monde de façon privilégiée et d'y apporter
leur contribution. Adroitement, les recruteurs du MI-5 faisaient
appel au patriotisme de ceux qu'ils contactaient et la formule « faites-
le pour le roi et votre patrie » était souvent un argument décisif.
Entrer au Service de sécurité ne rapporterait pas autant que de
travailler dans le monde de l'industrie ou de la banque mais serait
autrement plus intéressant que de plancher sur des livres de comptes.
Les activités du renseignement étant devenues plus sophistiquées
qu'auparavant — écoutes téléphoniques, etc. —, le niveau des
recrues était de plus en plus élevé : on engageait des ingénieurs, des
experts en électronique et des scientifiques, sélectionnés par des
professeurs d'université qui faisaient office de chasseurs de têtes.
Cette campagne de recrutement apporta au MI-5 des agents capables
de raisonner analytiquement et de conserver leur sang-froid lors
d'opérations qui étaient tout sauf calmes.

97
Histoire des services secrets britanniques

Pour « voir comment un type s'adaptait » — pour citer Lord


Carver, le chef d'état-major de la Défense nationale —, le MI-6 avait
recours à plusieurs tests écrits et psychologiques depuis longtemps
établis, dont certains se déroulaient sous forme de week-ends à la
campagne en compagnie d'agents du bureau de sélection de
l'administration. De son côté, pour repérer ses futurs agents, le MI-5
avait ses propres méthodes. Stella Rimington a, d'ailleurs, rappelé
qu'en ces temps d'après-guerre : « Le recrutement se faisait surtout
par les amis et les contacts — dans le style "tape sur l'épaule". C'était
un processus assez mystérieux. Les jeunes gens qui s'engageaient
recevaient l'ordre de ne pas dire ce qu'ils faisaient à leurs épouses et
certains d'entre eux ne le leur révélèrent jamais. »
Il existait un domaine pour lequel on manquait toujours de
candidats : les transcriptions. On avait besoin d'énormément de
dactylos et d'employées de bureau pour taper les conversations
secrètes afin de pouvoir les conserver soigneusement. Seules celles
qui avaient une autorisation spéciale pouvaient effectuer les
transcriptions Y. De temps en temps, l'une de ces jeunes femmes
était promue dans une autre partie de la division A, à laquelle
appartenaient les watchers et le service technique. Ces deux services
traquaient les espions ennemis à l'aide des quelques gadgets dont ils
disposaient alors, c'est-à-dire surtout divers types de systèmes
d'écoute téléphonique. Ce qui était encore plus excitant pour une
jeune fille de bonne famille, c'était d'être nommée aux branches C ou
D, chargées des sabotages et des opérations secrètes. Enfin, pour les
amatrices de voyages, la branche E proposait des opportunités
d'emploi aux quatre coins de l'empire, dans l'une ou l'autre des
stations du MI-5 : à Hong Kong, Singapour, New Delhi, Canberra,
Washington, Ottawa, Johannesburg ou aux Bermudes. Selon une
croyance bien ancrée, seules celles qui couchaient avec des agents de
haut niveau obtenaient les meilleures affectations.

Personne au MI-5 ne se doutait qu'un scandale sans précédent,


profondément enfoui, était en train de remonter, lentement mais
inexorablement, à la surface. Celui-ci était lié à Roger Hollis, qui avait
démissionné après dix ans à la direction générale. Son départ avait

98
« L’ennemi a passé nos portes »

suscité peu de regrets. On le disait « autoritaire » et « aussi froid


qu'un directeur de banque qui vous refuse un prêt ». Ses plus sévères
détracteurs étaient les agents du contre-renseignement. Ils lui
reprochaient sa réticence à se concentrer franchement sur
l'infiltration du KGB dans les syndicats britanniques et au parti
travailliste. Selon Peter Wright — un vétéran du MI-5, entré en 1955
—, Hollis leur avait, chaque fois, sorti son sourire de Chat du
Cheshire avant de dire : « Laissez-les courir un peu plus longtemps.
Le temps travaille pour nous. »
Après le départ de Hollis, en 1965, les soupçons perdurèrent.
Était-il une taupe soviétique ? Au début, son successeur, Martin
Furnivall Jones, rejeta cette idée. Plus tard, il expliqua que si les
rumeurs avaient continué et s'étaient avérées infondées, cela aurait
entraîné des problèmes à long terme pour le Service de sécurité.
Néanmoins, un groupe d'agents de carrière, mené par Wright, se
plongea dans les dossiers personnels de Hollis pour tenter d'y
trouver des indices d'un éventuel contact au KGB. Était-il possible
qu'un fils d'évêque, qui avait gravi les échelons un à un, ait été
secrètement recruté dans les années 1930, à l'époque où il travaillait
en Chine pour la British American Tobacco Company ? Wright en était
convaincu. Mais il ne disposait d'aucune preuve pour confirmer ses
soupçons. Le seul point discutable de la longue carrière de Hollis
était l'aventure qu'il avait eue avec sa secrétaire. Mais en vérifiant le
passé de cette dernière, on constata qu'elle n'était rien de plus que ce
que disait son dossier : la fille d'un homme d'affaires sans connexion
connue avec des communistes ni, d'ailleurs, avec des fascistes.
Les enquêtes internes auraient pu s'arrêter là mais Wright — qui
deviendrait plus tard directeur adjoint du MI-5, avant d'écrire son
autobiographie, Spycatcher — fit connaître son point de vue au chef
de la CIA : « Nous sommes certains à quatre-vingt-dix-neuf pour
cent que Sir Roger était un espion soviétique. » Ce message fut
envoyé directement à l'ambassade américaine afin qu'il parvienne dès
le lendemain au département d'État, à Washington, par la valise
diplomatique. De là, il fut porté, en mains propres, au président Lyn-
don Baines Johnson par John Alex McCone, le directeur de la CIA.
Après avoir lu le rapport du chef de station, Johnson ordonna à
McCone de mener une enquête sans précédent « sur l'ensemble du
dispositif de renseignement britannique. Le MI-5, le MI-6, tout ».

99
Histoire des services secrets britanniques

McCone envoya deux agents de haut niveau à Londres. Ils obtinrent


plein accès au MI-5 et au MI-6 en prétextant être venus trouver des
terrains d'entente sur les méthodes de lutte contre le KGB. Mais leur
rapport — dont le MI-5 et le MI-6 reçurent, plus tard, des copies —
déclencha la furie, car il laissait entendre que les deux services avaient
été infiltrés par le KGB. Martin Furnivall Jones eut « le sentiment
d'une grande trahison », tandis qu'à Washington, selon une note de
service de la CIA, McCone ordonna « une prudente période de
refroidissement de tous ses contacts, à l'exception de l'essentiel, avec
le SIS et le MI-5. »
Peter Wright dirigea une dernière enquête mixte du MI-5 et du
MI-6 sur l'infiltration présumée de Hollis. Il ne parvint pas à prouver
que Hollis avait été un agent double soviétique — bien que cette
revendication ait survécu jusqu'à ce jour. Bien avant cela, Hollis était
mort dans sa maison de Wells, dans le Somerset, brisé par les
diffamations qu'il avait endurées jusqu'à la fin. Wright quitta le MI-5,
aigri de n'avoir pas réussi à démasquer Hollis. Il essaya une dernière
fois de le faire dans son ouvrage Spycatcher. Le livre généra une
tempête politique, principalement parce que le Premier ministre
Margaret Thatcher essaya d'en interdire la publication, ce qui
contribua à en faire un best-seller planétaire. Ce fut, si l'on peut dire,
une revanche pour Wright, qui put dès lors consacrer ses vieux jours
à élever du bétail en Tasmanie.
À ce moment-là, McCone avait été remplacé à la CIA par l'amiral
William Francis Raborn, un patriote à l'ancienne, qui n'avait aucune
connaissance directe des complexités du renseignement
international. Son adjoint de l'époque, Richard McGarrah Helms,
m'a personnellement confié que « à moins d'une crise absolue, il ne
fallait pas le déranger pendant les week-ends, durant lesquels il jouait
au golf du matin au soir ». Selon un autre assistant de Raborn : « À
l'époque, nous avions des codes pour tout. J'étais le type qui écrivait
les noms véritables pour le directeur. Un jour, Raborn me fit
chercher et se mit à hurler : "Je vous ai demandé de traduire ce mot
crypté." J'ai dit : "Mais, mon amiral, je l'ai fait." Il a répondu : "Bien
sûr que non ! KOWEIT, c'est le nom de code de quoi" ? » Raborn
ne resta qu'un an à peine à la tête de la CIA. Il fut remplacé par
Helms, un anglophile qui avait servi dans l'OSS en Europe et était
l'un des membres fondateurs de l'Agence. Plus tard, il m'a confié :

100
« L’ennemi a passé nos portes »

« J'avais conscience qu'il importait d'avoir de bonnes relations avec


les services secrets britanniques. Ils sont là depuis bien plus long-
temps que nous. Je trouvais leurs rapports plus concis, plus
pertinents. Quand ils affirmaient que quelque chose était probable,
cela signifiait qu'il y avait cinquante ou soixante-quinze pour cent de
chances que ce soit exact. Nous avons vite remarqué cela. »
Pendant que Helms rassurait Martin Furnivall Jones et Dick
White, le directeur du MI-6, sur le fait que les choses étaient
revenues à la normale avec la CIA, Eliza Manningham-Buller avait,
de nouveau, été contactée par le MI-5. Elle venait alors de passer
trois ans à enseigner et elle commençait à s'en lasser. Chez elle, elle
recevait souvent à sa table des visiteurs américains — des juristes,
des diplomates et, quelquefois, des hommes qui n'expliquaient jamais
vraiment ce qu'ils faisaient et, encore moins, qu'ils appartenaient à la
CIA ou à un autre service de renseignement des États-Unis — et l'on
y parlait de la menace que représentait l'Union soviétique. Lors de
l'un des ces dîners, un ancien professeur d'Eliza à Oxford, un invité
régulier, la prit à part et lui demanda si elle avait repensé à entrer au
MI-5. Il ajouta que son père n'y voyait plus d'objection.
Il lui dit qu'il pensait qu'elle se débrouillerait sûrement plutôt bien
dans une agence de renseignement. Eliza Manningham-Buller sourit
— c'est-à-dire qu'un bref et décisif mouvement apparut sur ses lèvres
et repartit aussi vite qu'il était venu — en acquiesçant de la tête ; ce
qui n'était pas sans évoquer cette soirée où, sur scène, elle avait agité
sa baguette magique en direction de Cendrillon. Le 24 avril 1974, elle
signa l'Official Secrets Act et devint une nouvelle recrue du MI-5.

Dans sa tenue classique, avec ses chaussures sages, sa coiffure


démodée et juste une touche de rouge à lèvres pour égayer son
visage, Eliza Manningham-Buller se présenta pour son premier jour
de travail au MI-5. Elle avait vingt-cinq ans et était prête à jouer son
rôle d'espionne.
Sa destination était le 1 Curzon Street, un bâtiment aux airs de
bunker, construit dans les années 1930, dont la cave avait servi d'abri
à la famille royale pendant le Blitz, car il était proche du palais de

101
Histoire des services secrets britanniques

Buckingham. Elle commencerait aux transcriptions, le poste de


départ de toutes les recrues de sexe féminin. Située au sous-sol,
surchauffée par des radiateurs sujets à de fréquentes poches d'air,
avec ses tapis inchangés depuis la guerre et ses murs d'un vert
déprimant, la salle était agencée comme l'atelier d'une usine textile :
des rangées de tables de travail et un éclairage criard. Mais, au lieu du
cliquetis des machines à coudre, c'étaient les staccatos des claviers
qui retentissaient dans la pièce. La directrice des transcriptions y
circulait en ne s'adressant aux dactylos que lorsqu'elles lui rendaient
une bande transcrite et qu'elle leur en remettait une suivante. Elle
appelait toutes les employées « jeune fille », leur interdisait de manger
en travaillant et tenait à ce qu'elles lui rendent une transcription
terminée avant de prendre la moindre pause : sur huit heures de
travail continu, une seule visite aux toilettes était autorisée. Parler
était déconseillé et évoquer le contenu des transcriptions, strictement
interdit. Ces conditions de travail permettaient de tester la
motivation des jeunes recrues. Certaines abandonnaient. Celles qui
restaient étaient toutes aussi déterminées les unes que les autres à
quitter, un jour, ce plus bas échelon de la hiérarchie qu'était le service
des transcriptions.
La directrice vérifiait l'orthographe des pages tapées avant de les
faire porter à un autre bâtiment du Service de sécurité, tout près, sur
Bolton Street. Des mois passèrent avant qu'Eliza n'apprenne que la
structure de style staliniste hébergeait les bureaux de diverses
branches antiterroristes. Celles-ci s'occupaient des menaces qui
émergeaient encore du sous-continent indien depuis la séparation du
Pakistan et du Cachemire : les militants des deux pays protestaient
par des actes de violence contre ce qu'ils considéraient comme un
tracé des frontières inéquitable. Tandis que l'empire continuait de
rétrécir inexorablement, plusieurs nations sur lesquelles flottait
toujours l'Union Jack demandaient leur indépendance avec une
agressivité croissante. Les combattre était le travail des agents du
contre-espionnage qui officiaient au 40 Gower Street et recevaient
les transcriptions. Ceux qui officiaient au sous-sol avaient tous
accompli le même exploit : ils avaient survécu au processus
d'approbation.
Celui-ci avait été mis en place par le gouvernement travailliste de
1948, qui craignait que des communistes essaient de se faire engager

102
« L’ennemi a passé nos portes »

à des postes gouvernementaux sensibles et transmettent des secrets


défense à l'Union soviétique. Quiconque postulait pour un emploi à
Whitehall, dans les établissements de la Défense ou même à la BBC,
y était soumis. Pour ceux qui étaient classés comme « risques pour la
sécurité », il devenait pratiquement impossible d'obtenir un poste
permanent digne de ce nom. Il y avait un bureau à la BBC — la salle
105, à l'intérieur de la Broadcasting House —, d'où les noms de tous les
candidats étaient envoyés à la branche B du MI-5. Des monteurs, des
journalistes, des réalisateurs et des producteurs talentueux étaient
refusés sur recommandation du Service de sécurité. On ne leur
donnait ni explication ni possibilité d'appel. Ce processus dura
jusqu'en 1985, après que le secrétaire à l'Intérieur de l'époque, Lord
Rees, eut révélé ne rien savoir de ces vérifications secrètes. Seuls le
directeur général de la BBC et deux cadres supérieurs restent
désormais sujets au processus d'approbation, car ils sont tenus « de
s'assurer que la diffusion continue en cas de situation d'urgence
nationale ». Cependant, il est toujours d'actualité pour tous ceux qui
souhaitent entrer au MI-5, au MI-6 ou au GCHQ, qui s'occupe
également de la sélection des planques, de la sécurité interne de tous
les bâtiments du Service de sécurité et détient les dossiers de tous les
membres du personnel d'un rang inférieur à celui de directeur de
service. Ceux des agents de haut niveau se trouvent dans le bureau
du directeur général adjoint. Celui de ce dernier est conservé dans le
coffre-fort du directeur général.
Malgré ses origines familiales irréprochables, Eliza Manningham-
Buller avait été soumise au processus, conçu, entre beaucoup
d'autres choses, pour vérifier si elle avait eu des problèmes de santé
mentale, caché un casier judiciaire — y compris pour conduite en
état d'ivresse — ou s'était livrée à une quelconque activité susceptible
de l'exposer au chantage. Discrètement, on avait posé aux membres
de sa famille et à ses amis, dont elle avait fourni la liste, des questions
sur ses petits amis — voire ses petites amies. Qu'elle soit féminine
ou masculine, l'homosexualité reste un obstacle pour entrer au
Service de sécurité. Selon Pamela Radcliff, qui a dû quitter le Service
de sécurité quand sa liaison avec une autre femme a été découverte :
« Sur le plan sexuel, le MI-5 est pire qu'un couvent ou un
monastère. »

103
Histoire des services secrets britanniques

L'agent chargé de l'approbation d'Eliza voulait s'assurer qu'elle


était dotée de ce que la branche B appelait le « TLR » : Trust, loyalty
and reliability/Confiance, loyauté et fiabilité. Le docteur William
Sargant, psychiatre consultant au MI-5 m'a relaté : « On invitait le
candidat à passer un week-end dans une maison à la campagne et je
l'observais. Ensuite, je rédigeais un rapport dans lequel je notais si le
type ou la fille buvait un peu trop, était trop loquace ou faisait preuve
d'une familiarité excessive avec les autres durant la fête qu'on avait
organisée à la maison. » Peter Wright comparait les participants à ces
rassemblements du week-end à « des membres d'un club de
gentlemen qui souffriraient tous d'une extraordinaire maladie
consistant à croire qu'en matière de sécurité, les classes sociales
élevées sont dignes de confiance et les plus basses ne le sont pas ».
Bien qu'Eliza Manningham-Buller ait aisément obtenu son
approbation, elle devait, malgré tout, comme les autres filles issues
de la haute société, passer huit heures par jour avec des écouteurs sur
la tête à transcrire des conversations téléphoniques entre les
diplomates du pacte de Varsovie et Londres. Quand elle doutait d'un
mot, elle consultait son dictionnaire de russe. Capable de taper
quatre-vingts mots à la minute, elle était considérée comme la
spécialiste des transcriptions urgentes.
Son père lui avait inculqué que les services secrets d'un pays
étaient le reflet de sa moralité et que l'espionnage était un élément
essentiel du processus politique dans une démocratie telle que la
Grande-Bretagne. Après ses premiers mois aux transcriptions, Eliza
avait compris que ce que d'autres pourraient appeler la « sale
besogne » était important pour la sécurité nationale. Son travail lui
avait également permis d'en apprendre plus sur les ressources de
ceux qui obtenaient les bandes. Ils enregistraient grâce à des micros
cachés sous des plaques d'égouts, dans des cheminées ou des jardi-
nières de fleurs posées sur des bords de fenêtres. Les compétences
de l'unité qui installait ces appareils impressionnaient Eliza et elle
était résolue à participer, un jour, aux actions dont elle tapait les
comptes-rendus plutôt que de remettre ses pages à son intraitable
directrice afin qu'elle puisse les faire circuler. Les employées des
transcriptions ne considéraient souvent leur travail que comme une
étape sur la route du mariage. Au contraire, Eliza Manningham-
Buller passait ses soirées à la bibliothèque du registre, où elle

104
« L’ennemi a passé nos portes »

s'imprégnait de l'histoire du MI-5, bien décidée à laisser son


empreinte sur le Service de sécurité. Son enthousiasme n'était pas
passé inaperçu et avait été noté dans son dossier personnel.

Ce fut sous le règne d'Élisabeth Ire que l'espionnage commença à


jouer un rôle vital dans le système de défense britannique.
Jusqu'alors, on s'était contenté de laisser les diplomates et les
courtisans rapporter les informations importantes dont ils avaient eu
vent. Rares étaient ceux qui comprenaient ce dont il s'agissait et,
comme ils devaient payer leurs sources de leur propre poche, ils ne
prêtaient que peu d'attention aux propos des centaines d'agents mal
informés qui ne leur proposaient généralement que des ragots et
cherchaient juste à augmenter leurs revenus en se faisant passer pour
des gens influents à la cour. Les renseignements erronés étaient donc
monnaie courante.
Cela changea en 1573, lorsque la reine Élisabeth Ire nomma Sir
Francis Walsingham secrétaire d'État. Il avait toutes les qualités
requises pour la plus haute fonction de la cour. Il s'était occupé de
secrets durant toute sa vie professionnelle : les secrets des liaisons
illégitimes des courtisans, les secrets de ceux qui corrompaient et
volaient, les secrets de la chambre de la reine. Au cours de son
ascension dans la hiérarchie royale, il avait tout noté. Ce secrétaire au
visage pincé était si obsédé par sa tâche qu'il enlevait toute sa
correspondance de son bureau avant de laisser quiconque entrer
dans son salon et qu'il marchait doucement dans les couloirs afin de
surprendre les courtisans dans leurs bureaux. Il était la quintessence
même du maître espion particulier de la reine.
Après sa nomination, il ne lui avait fallu que quelques mois pour
recruter un grand nombre d'informateurs. Il leur faisait signer un
document que l'on peut considérer comme l'ancêtre de l'Official
Secrets Act. En retour, exécuter ses ordres leur garantissait la
protection royale. Il commença par leur demander d'espionner les
familles catholiques du royaume et les prêtres de l'Église romaine
suspectés de comploter contre la reine. Peu après, il les envoya
évaluer l'importance des flottes et des armées françaises et
espagnoles, ce qui marqua la naissance du renseignement militaire.
105
Histoire des services secrets britanniques

Au niveau intérieur, Walsingham avait étendu son réseau d'espions


de manière à en avoir dans toutes les villes et villages du pays ; suite à
leurs activités, des dizaines d'hommes et de femmes finirent la tête
sur le billot.
La défaite de l'Armada espagnole mit fin aux menaces étrangères
contre la Grande-Bretagne et les agents de Walsingham n'eurent plus
rien à faire. Beaucoup revinrent à leurs anciennes sources de revenu :
vol, chantage et proxénétisme. Walsingham mourut en 1590, au bord
de la ruine, après avoir pratiquement créé l'espionnage de toutes
pièces. Bien que n'ayant pas manqué de louer ses incontestables
exploits, notamment sa découverte du complot que Marie Ire
d'Écosse avait fomenté contre elle, la reine ne s'en était pas moins
montrée avare au moment de subvenir aux besoins matériels du
réseau de Walsingham.
Quand, en 1653, Oliver Cromwell devint le premier Lord
protecteur d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande, il envoya de
nombreux agents en Europe pour obtenir des informations sur la
puissance militaire de son vieil ennemi, l'Espagne catholique, avant
de lancer une guerre dont il sortit victorieux. Il clama haut et fort que
c'était la qualité supérieure de son service de renseignement qui le lui
avait permis et l'on se mit à considérer l'Angleterre comme le pays le
mieux informé du monde. Nulle part les agents de Cromwell ne
furent plus actifs qu'en Irlande, où la famine avait généré une
immense haine envers les propriétaires terriens britanniques, qui
avaient, eux-mêmes, été recrutés comme espions. Plus tard, dans les
années 1840, avec l'apparition des fenians (les rebelles nationalistes
irlandais), un grand nombre d'entre eux furent pendus sur des gibets
placés le long des routes. Des pancartes les dénonçaient comme
traîtres.
Pendant ce temps, à Londres, le gouvernement avait voté le fonds
des services secrets, qui allait rester d'actualité pendant deux siècles.
L'argent était dépensé à mauvais escient : les députés l'employaient
pour financer leurs campagnes électorales et un Premier ministre
conservateur, Lord Bute, alla même jusqu'à utiliser quatre-vingt mille
livres (cent mille euros) pour soudoyer des députés afin qu'ils
soutiennent ses mesures. Un autre Premier ministre, William Pitt le
Jeune, déclara que son gouvernement avait absolument besoin de ce
fonds pour faire face à la subversion intérieure consécutive à la

106
« L’ennemi a passé nos portes »

Révolution française. Malgré ses beaux discours, peu nombreux


furent ceux qui le crurent ; dans le pays, on disait que le financement
du renseignement n'était qu'une manière supplémentaire de
permettre aux politiciens de se livrer à la corruption.
Au milieu du dix-neuvième siècle, le réseau d'espions du
gouvernement était toujours décentralisé et désorganisé. Quand, en
1885, les fenians lancèrent leur première campagne d'attentats pour
revendiquer leur indépendance de la Grande-Bretagne, il n'y avait
pas de service de renseignement digne de ce nom pour les contrer.
Ce ne fut qu'après la guerre que le War Office (le ministère de la
Guerre) finit par prendre conscience qu'il lui fallait impérativement
se pourvoir de véritables services secrets structurés. En 1889,
l'Official Secrets Act fut révisé : alors qu'auparavant l'État devait fournir
la preuve de la culpabilité des accusés, c'était désormais aux suspects
de prouver leur innocence. De cette nouvelle loi allaient naître le MI-
5 et le MI-6, tous deux dotés de certains pouvoirs auxquels le
Parlement ne pouvait pas s'opposer.

Le premier directeur général du MI-5 s'appelait Vernon Kell. Son


père étant issu d'une famille de militaires, il était hors de question
que Vernon ne suive pas la tradition : il irait à Sandhurst avant de
rejoindre le régiment de son père, celui du South Staffordshire. Sa
mère, cependant, tenait à ce que le jeune homme apprenne d'autres
choses que le métier des armes. Elle lui enseigna le français, le
polonais et le russe, des langues qu'il parlait couramment en entrant
au régiment. En 1900, lors d'un voyage en Irlande, il rencontra
Constance, la fille d'un propriétaire terrien de Cork, et l'épousa peu
après. À cette époque, l'asthme dont il avait commencé à souffrir
durant son enfance avait empiré et son travail était souvent
interrompu par des crises.
Quelques mois après son mariage, Kell fut envoyé en Chine, où il
combattit lors de la révolte des Boxers. Quand il rentra en
Angleterre, en 1904, sa santé se dégradait toujours et il fut muté à un
poste de bureau au War Office. Au début, il fut chargé d'enquêter
sur une organisation armée secrète appelée l'IRB (Irish Republican
Brotherhood/ Confrérie républicaine irlandaise), issue du mouvement
107
Histoire des services secrets britanniques

fenian, qui luttait aux côtés du parti parlementaire irlandais pour


obtenir l'indépendance du pays. Au même moment, il était
préoccupé par la menace que représentait l'agitation dans
l'Allemagne de l'empereur Guillaume. Ce furent les premiers
contacts de Kell avec le renseignement et il fit preuve d'aptitudes
pour l'espionnage. Cependant, certains aspects de sa personnalité
étaient plutôt déplaisants : il était arrogant, sexiste et raciste — des
caractéristiques que l'on retrouvait également chez une bonne partie
de ses supérieurs.
Winston Churchill, alors secrétaire à l'Intérieur, remarqua son
travail et, peu après son trente-cinquième anniversaire, Kell devint le
plus jeune chef de service du War Office. Son département s'appelait
le Military Operations Five, l'ancêtre du MI-5. Dans une salle du War
Office, il partageait deux grands bureaux et un placard à dossiers
avec son équipe. Il disposait d'un budget annuel de sept mille livres
(presque neuf mille euros) — une somme considérable pour l'époque
— pour payer ses neuf hommes et conduire des opérations de
contre-espionnage. Il avait deux particularités qui plaisaient à
Churchill : il était convaincu que les espions allemands menaçaient
de plus en plus la sécurité de la Grande-Bretagne et il avait un
véritable don pour comprendre le fonctionnement de la bureaucratie
militaire. « Moins les supérieurs en savent, mieux c'est », répétait-il
constamment à son équipe. Il insistait sur le fait que les impératifs du
gouvernement devaient toujours l'emporter sur les conséquences que
l'espionnage pouvait avoir sur la vie privée des individus. Mais, avec
ses ressources limitées, la surveillance se limitait plus ou moins à
l'observation et aux filatures. On n'avait pas encore acquis les ficelles
du métier et le « produit du renseignement » ne consistait qu'en
quelques rapports manuscrits signés de la main de Kell.
De 1889 à 1902, la guerre des Boers avait tiré l'establishment
militaire britannique de son autosatisfaction victorienne et révélé
d'inquiétantes déficiences dans la préparation d'un nouveau conflit,
cette fois contre les forces a. niées en perpétuelle expansion de
l'empereur Guillaume. On craignait également que l'Allemagne ne
décide de frapper l'Angleterre en attaquant l'Irlande et force ainsi
Londres à envoyer ses troupes défendre le plus proche territoire de
son empire.

108
« L’ennemi a passé nos portes »

Jusqu'à l'arrivée du MI-5, le renseignement en Irlande dépendait


de la branche spéciale de Scotland Yard, que s'appuyait sur des
informateurs qui, comme les espions de Cromwell, étaient des
propriétaires terriens de la côte ouest du pays rétribuant les tuyaux
de leurs employés. Les informations étaient transmises à l'ambassade
britannique de Dublin et ajoutées au contenu de la valise
diplomatique envoyée au Foreign Office, à Londres. On y trouvait
des coupures de presse et des « noms intéressants » de passagers
ayant emprunté le ferry de nuit pour la Grande-Bretagne.
Les espions de Kell opéraient dans un contexte de plus en plus
nationaliste ; avec leurs articles traitant de la menace croissante que
représentait l'Allemagne contre la suprématie de la Royal Navy, des
journaux tels que le Daily Mail, propriété de Lord Northcliffe,
trouvaient de plus en plus de lecteurs. Le Weekly News, quant à lui,
offrait dix livres — soit une douzaine d'euros, une fortune pour
l'époque — à quiconque pourrait prouver qu'il avait vu un espion.
Kell demanda à ce que toutes les lettres envoyées au journal lui
soient transmises et ainsi naquit le registre du MI-5. Cependant, les
courriers ne conduisirent à l'arrestation d'aucun espion.
En 1914, Kell avait déjà fiché seize mille étrangers, dont onze
mille Allemands. Le registre était constamment actualisé, si bien que
lorsque la Grande Guerre éclata, en août de la même année, on
connaissait les identités de trente-sept agents allemands présumés. Le
registre contribua souvent à la réussite des premières opérations de
contre-espionnage du MI-5.
Kell avait confié à l'un de ses hommes la mission de dénicher les
complots de sabotage dans les docks maritimes. Les soupçons de
l'agent se portèrent sur un journaliste allemand, Max Schultz, qui
louait une péniche aménagée à Exeter. Schultz passait la majeure
partie de la journée à lire la presse locale, à se rendre dans les ports
de Plymouth et de Portsmouth, et à copier des articles pour le
magazine new-yorkais pour lequel il prétendait travailler. Personne
ne se doutait qu'il s'agissait d'un agent de Gustav Steinhauer, le
maître espion du Kaiser.
L'Allemand à la superbe moustache avait d'abord travaillé comme
détective pour Pinkerton avant de devenir le garde du corps
personnel du Kaiser. Depuis son bureau de Potsdam, en Prusse,
Steinhauer menait une opération d'espionnage aussi téméraire

109
Histoire des services secrets britanniques

qu'inventive. Ses cibles étaient les docks de Londres et les chantiers


navals de Plymouth et Portsmouth ; les principales bases de la Royal
Navy, d'où le Kaiser pensait que viendrait la réponse britannique
quand il lancerait la guerre qu'il projetait. Pour tenir le haut comman-
dement allemand informé, Steinhauer avait élaboré un système de
communication compliqué. Des Allemands installés en Grande-
Bretagne recevaient ses ordres dans des lettres qu'ils réexpédiaient
ensuite à Schultz et autres agents sous couverture infiltrés dans le
pays ; avec leurs timbres et leurs cachets anglais, elles n'attiraient
l'attention de personne. Les espions disposaient d'une liste de
personnes, dont des serveurs, des coiffeurs et des domestiques, par
l'intermédiaire desquels ils pouvaient répondre à Steinhauer.
Il avait également créé un code afin que les espions puissent faire
parvenir leurs informations à Potsdam sous forme cryptée. Les
lettres étaient envoyées à des adresses en France ou dans d'autres
pays européens, d'où d'autres espions les faisaient suivre. Ce système
fonctionna parfaitement jusqu'à la fois où Schultz estima que le
renseignement qu'il venait d'obtenir était si urgent qu'il décida de
l'envoyer directement à Steinhauer, juste le jour où un agent du MI-5
faisait une vérification de routine à Exeter. Un postier chargé du
courrier pour l'étranger montra l'enveloppe à l'agent qui la rapporta à
Londres, où Kell l'ouvrit et ordonna l'arrestation de Schultz.
Redoutant d'être emprisonné pour espionnage, l'Allemand accepta
de collaborer et révéla le fonctionnement du code. Le réseau fut
démantelé.
Le début de la Première Guerre mondiale généra un
déchaînement de l'espionnage dans toute la Grande-Bretagne. Aucun
poste de police n'échappait aux signalements quotidiens d'agents
allemands opérant dans le secteur. Les éleveurs de pigeons voyageurs
étaient soupçonnés d'utiliser leurs oiseaux pour faire passer des
messages en Allemagne. Le 14 septembre 1914, Sir Basil Thomson,
le directeur de la branche spéciale, un homme habituellement connu
pour ses propos mesurés, déclara au Daily Mail : « Il est
incontestablement dangereux d'être vu en train de nourrir un pigeon.
Un étranger qui se promenait dans les parcs londoniens a été arrêté
parce qu'on avait vu un pigeon s'envoler depuis l'endroit où il s'était
arrêté. » On n'a jamais entendu parler d'espion allemand ayant eu
recours à un pigeon pendant la guerre.

110
« L’ennemi a passé nos portes »

Grâce aux pressions qu'exerça Kell sur le War Office, d'une


poignée d'hommes dans une pièce, le MI-5 devint une organisation
de cent trente-cinq employés. Il y avait, parmi eux, des chimistes
capables de faire parler les encres invisibles et les premiers
cryptologues, chargés de déchiffrer les faux télégrammes
commerciaux qui attiraient les soupçons des censeurs des
communications. Avec son nouveau budget de cent mille livres
(environ cent vingt-cinq mille euros), Kell dépêcha un agent aux
Pays-Bas, après qu'un espion, Karl Lody, eut avoué que sa « boîte
aux lettres » se trouvait à Rotterdam. Lody était entré en Grande-
Bretagne avec un passeport volé américain et avait été arrêté le
lendemain en train de faire des croquis des systèmes de défense du
port de Portsmouth. Il est mort sous les balles d'un peloton
d'exécution, le 6 novembre 1914, à la Tour de Londres. Au cours des
mois à venir, d'autres espions le suivraient, sans jamais accepter
qu'on leur bande les yeux. En 1916, Kell avait anéanti le réseau
infiltré allemand ; au cours des deux ans qu'allait encore durer la
guerre, on n'arrêta et n'exécuta, à la Tour, que cinq autres espions. À
ce moment-là, le registre du MI-5 s'était agrandi et comptait cent
trente-sept mille références, ce qui en faisait la plus grande banque de
données factuelles de l'empire. On y trouvait les noms et les adresses
des personnes fichées mais également leurs habitudes personnelles
ainsi que des informations professionnelles et leur situation de
famille. On y apprenait aussi dans quel pub un homme traînait, dans
quels magasins une femme achetait ses vêtements et à quelle école
allaient ses enfants. À l'aide des renseignements des autres services
gouvernementaux, on pouvait reconstituer la vie d'un suspect à partir
du jour de sa naissance. Il arrivait que quelqu'un s'embarque pour
l'Inde, l'Afrique ou n'importe quelle autre destination, aux confins de
l'empire, et qu'à peine quelques semaines plus tard, l'endroit où il se
trouvait soit inscrit au registre avec des précisions sur les personnes
qu'il y voyait.
Kell avait passé un arrangement confidentiel avec les services
secrets américains et le Deuxième Bureau français. Il leur fournissait
des informations sur leurs ressortissants figurant au registre. En
retour, ils lui faisaient parvenir des copies des transmissions radio
interceptées dans lesquelles des travailleurs américains et français
encourageaient leurs homologues britanniques à perturber l'effort de
guerre. Kell fit paraître dans la presse des articles selon lesquels
111
Histoire des services secrets britanniques

l'agitation était financée par « de l'or allemand ». Selon le plus


alarmiste, le MI-5 avait découvert un complot dont l'objectif était de
tuer le Premier ministre, David Lloyd George, avec une fléchette
empoisonnée tirée avec une carabine à air comprimé pendant qu'il
jouerait au golf. Kell avait identifié les conspirateurs comme des
« sympathisants de l'Allemagne », mais on ne les avait jamais
retrouvés.
À force de faire le tour de toutes les organisations gou-
vernementales, Vernon Kell parvint à convaincre ses supérieurs
d'augmenter son personnel à huit cents personnes. On recruta des
femmes pour lire tout le courrier de la nation. Un cambrioleur
professionnel entraîna une équipe à pénétrer par effraction dans les
ambassades des pays neutres pour ouvrir leurs coffres-forts et
photographier leurs documents. Une unité s'installa au standard
téléphonique central de Londres pour contrôler les conversations et
des agents provocateurs firent monter l'agitation dans les
manifestations pacifistes afin que la branche spéciale puisse procéder
à des arrestations.
Au nom du patriotisme, Kell instaurait la peur chez les opposants
à la guerre, indignés par les dizaines de milliers de morts qu'elle
faisait dans les tranchées françaises. Mais dans les couloirs du
pouvoir, à Whitehall, c'était un héros. Cependant, malgré la
puissance de son service de renseignement, il négligea totalement ce
qui se passait en Irlande. L'insurrection de Pâques 1916, à Dublin,
révéla une énorme faiblesse du MI-5 : le réseau d'informateurs
irlandais du Service de sécurité n'avait, en effet, pas su prévoir ce qui
allait se passer ce dimanche-là. Le soulèvement ne dura que quelques
jours mais la violence incroyable de la réaction de la garnison
anglaise unifia le peuple irlandais et le poussa à soutenir totalement la
cause républicaine. Dès lors, le MI-5 eut du mal à recruter des
espions au sein du mouvement et Michael Collins, le chef du
renseignement du Sinn Fein — qui se battait pour l'indépendance
avec sa branche armée, l'IRA — organisa une courageuse attaque
contre les espions de Kell et tua douze d'entre eux dans leur
forteresse du château de Dublin. Pour Kell, ce fut un douloureux
rappel du fait que les espions allemands n'étaient pas le seul
problème contre lequel il devait lutter.

112
« L’ennemi a passé nos portes »

En 1917, la révolution bolchevique lui donna une chance de


redorer le blason du MI-5. Quand il découvrit que les
révolutionnaires avaient des partisans jusqu'au sein des forces armées
britanniques, il envoya, de nouveau, des agents provocateurs dans les
casernes pour y dénicher les prospectus probolcheviques. Plusieurs
soldats furent pris à les distribuer e passèrent devant la cour martiale.
Conscient que les bolcheviques auraient encore plus de
sympathisants dans la classe ouvrière, Kell créa la première équipe de
watchers du MI-5. Elle était composée d'agents sous couverture
chargés de repérer ce qu'il appelait les « subversifs » dans les
syndicats. En 1924, l'élection du Premier ministre travailliste de
Grande-Bretagne Ramsay McDonald inquiéta Kell car plusieurs diri-
geants du parti étaient sous la surveillance du MI-5. Sur ses conseils,
McDonald les exclut de son cabinet mais cela marqua le début d'une
longue période de suspicion entre le parti travailliste et le MI-5.
Kell avait appris que, durant la Grande Guerre, l'Amérique avait
sa propre unité de décryptage, dont le nom de code était « Black
Chamber » (la Chambre noire). Cofinancée par l'État et les
départements de guerre, elle était dirigée par Herbert Yardley, un
joueur de poker professionnel qui, ainsi qu'il le raconta plus tard,
avait pour consigne de « lire les télégrammes codés des
gouvernements étrangers par tous les moyens imaginables, sachant
qu'il serait très regrettable de se faire prendre ». Faisant bon usage
des compétences grâce auxquelles il avait gagné une petite fortune
autour des tables de jeux, Yardley conçut plusieurs systèmes pour
déchiffrer les codes d'une douzaine de pays, dont ceux qu'utilisait le
MI-5 pour communiquer avec ses espions à travers l'empire. Après
l'entrée des États-Unis dans le conflit, Yardley révéla au département
d'État qu'il pouvait décrypter le code qu'utilisait le Vatican pour
échanger des messages avec ses nonces — les diplomates
pontificaux, qui œuvraient alors dans une Europe déchirée par la
guerre — car un officiel du War Office lui avait appris que l'on
craignait que le Saint-Siège ne soit pro-allemand. Sa proposition ne
fut pas acceptée. À la fin des hostilités, Yardley et ses cryptologues
avaient déchiffré plus de cinquante mille messages codés. La
Chambre noire continua néanmoins de travailler jusqu'à ce que
Henry Stimson la ferme, en 1929, en devenant secrétaire d'État, et
fasse son immortelle déclaration : « Les gentlemen ne lisent pas le
courrier d'autrui. »
113
Histoire des services secrets britanniques

À la fin de la Première Guerre mondiale, on remercia Kell en le


faisant chevalier. Cependant, la paix revenue, les politiciens, soucieux
des coûts, avaient moins besoin du Service de sécurité. Son budget
passa alors de cent mille à vingt-cinq mille livres (de cent vingt-cinq
mille à trente et un mille euros). Kell avait besoin d'un nouvel
ennemi à traquer. Il le trouva dans une lettre de l'amiral Reginald
Hall, qui avait déjà travaillé pour lui au développement d'un système
que Yardley ne puisse pas décrypter afin d'empêcher Washington
d'en déchiffrer les codes en temps de paix. Hall avait écrit : « La
bataille a été dure et âpre, nous sommes désormais confrontés à un
ennemi beaucoup, beaucoup plus impitoyable. Un ennemi qui, tel
une hydre, a plusieurs têtes et dont la puissance maléfique va se
répandre sur le monde entier. Cet ennemi est la Russie soviétique. »

En 1924, Kell fit appel à l'un des quelques authentiques


excentriques du MI-5 pour diriger l'infiltration la plus réussie de
l'entre-deux-guerres. Grand, avec un nez bulbeux et un menton
d'acteur, Charles Henry Maxwell Knight aimait les costumes taillés
dans du tissu à chevrons et les chaussures à bouts renforcés. Sa
première épouse s'était suicidée après avoir touché à la magie noire
avec l'occultiste Aleister Crowley. Remarié, Knight avait choisi de
vivre seul dans l'un des immeubles d'appartements les plus chers du
centre de Londres, Dolphin Square, et payait le loyer sous l'un de ses
pseudonymes, « Miss Copelstone ». Lors de ses rares passages au
quartier général du MI-5, il tenait absolument à ce qu'on ne l'appelle
que M. Lorsque Kell lui demanda pourquoi, il lui répondit : « Le MI-
6 a C, vous avez M. » C était le nom de code du chef du MI-6 et M
avait choisi le sien en référence à son deuxième prénom. Quoi qu'il
en soit, la question ne fut plus jamais abordée par la suite.
Selon les époques, Knight avait dans son appartement un petit
ours qu'il promenait au bout d'une chaîne, un babouin qui passait ses
journées assis sur le canapé, plusieurs couleuvres ou encore un
coucou qu'il avait achetés chez Harrods, le célèbre grand magasin de
Knightsbridge. C'était le MI-5 qui avait payé pour cette ménagerie
car Knight maintenait qu'elle faisait partie de sa couverture de
zoologue. En revanche, il n'avait pas son pareil pour élaborer un

114
« L’ennemi a passé nos portes »

réseau. Ses agents étaient jeunes — les hommes beaux et les femmes
attirantes — et possédaient tous quelque chose qu'il exigeait : des
revenus personnels. « L'idée de devoir payer quelqu'un pour
espionner pour son pays est inacceptable », avait-t-il un jour déclaré à
Kell. Recruté dans les boîtes de nuit dont Knight avait fait sa
résidence secondaire — sans oublier de noter scrupuleusement
toutes ses dépenses pour se les faire rembourser par le service
financier du MI-5 —, son réseau était constitué de play-boys, de
débutantes et d'écrivains. Aucun d'entre eux n'avait le droit de venir
chez lui. Il les avait divisés en cellules, dirigées depuis leurs propres
logements, où il passait régulièrement pour recueillir les dernières
informations. Leur tâche consistait à démasquer les communistes.
Plus le réseau de Knight infiltrait leurs cellules, plus Kell était
convaincu que le bolchevisme restait la principale menace à laquelle
le MI-5 était confronté. Le danger irlandais était toujours présent
mais il n'était plus son principal souci cela faisait maintenant trente
ans qu'il dirigeait le MI-5 — et il pensait qu'Hitler ne lancerait pas de
nouvelle offensive d'espionnage contre la Grande-Bretagne.
L'ennemi, c'était la Russie. Knight alimentait ses craintes. Les deux
hommes partageaient un intérêt pour l'ornithologie. En outre, il
n'était pas rare que Knight sorte de sa poche une boîte d'allumettes
pleine d'insectes dont ils discutaient avant d'aborder les dernières
menaces communistes. Pour se rencontrer dans les halls des hôtels
de Cromwell Road, où se trouvait désormais le quartier général du
MI-5, ils avaient l'habitude de sauter d'un bus à l'autre afin de
s'assurer de ne pas être suivis.

Parallèlement, il y avait de plus en plus de partisans d'Hitler dans


la noblesse anglaise, dont les propriétés et le mode de vie n'avaient
pas été affectés par la Grande Guerre et qui tenaient à ce que les
choses restent ainsi. Le chaos de la République de Weimar et le choix
de l'Amérique de tourner le dos à la Société des Nations les avaient
confortés dans leur conviction qu'Hitler était l'homme fort qu'il
fallait pour contrôler l'Europe et que la Grande-Bretagne devrait le
soutenir. Dans les garden-parties estivales et les bals des débutantes,
juste présentées à la cour, le soutien à Hitler prenait de l'ampleur. Il
115
Histoire des services secrets britanniques

était le Führer qui avait construit des Autobahn et créé une puissante
armée qui pouvait les emprunter pour défendre les frontières de son
pays. Il était aussi le leader qui était venu à l'aide du général Franco,
en Espagne, quand ses forces fascistes risquaient d'être battues par
leurs opposants communistes. Il était encore le politicien qui répétait
constamment, lorsqu'il assistait à des manœuvres militaires, que ses
tanks et ses avions n'étaient là que pour défendre le Reich en cas
d'attaque. En Grande-Bretagne, Sir Oswald Mosley, le directeur du
parti fasciste britannique, dont la chemise noire de l'uniforme était
copiée sur celle des nazis, approuvait ces points de vue. Dans les
quartiers populaires de l'est de Londres, ainsi que dans les zones
défavorisées d'autres villes anglaises, Mosley crachait son venin,
particulièrement contre les Juifs, dont il demandait l'expulsion — un
appel auquel adhéraient secrètement des aristocrates tels que le duc
de Westminster, le plus riche propriétaire terrien du pays, ou le duc
de Bedford.
Winston Churchill avait prévenu que la guerre d'Espagne avait été
un entraînement d'une valeur inestimable pour la Légion Condor
d'Hitler en matière de tactiques de guerre éclair et que les larges
autoroutes allemandes étaient parfaites pour que des forces blindées
puissent franchir rapidement les frontières des pays voisins, mais
dans les manoirs de la campagne anglaise, ses propos avaient été
qualifiés d'alarmistes.
Hitler avait beau avoir envahi ce qu'il restait de la
Tchécoslovaquie, dans la petite noblesse rurale, on se disait qu'il
n'irait pas plus loin. En 1939, certains membres de cette classe
sociale s'étaient rendus à la Foire universelle de New York en même
temps qu'un autre Anglais indécis : George VI, roi, par la grâce de
Dieu, de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, ainsi que de ses
autres domaines et territoires, roi-empereur d'Inde, chef du
Commonwealth, défenseur de la foi. Il était accompagné par sa reine,
Elizabeth Angela Marguerite Bowes-Lyon. Le couple royal avait été
personnellement invité par le président Roosevelt. Peu avant, ce
dernier avait poliment rappelé à Berlin que l'Amérique recevrait avec
plaisir la garantie du Führer qu'aucune « nation faible ne serait
attaquée ». Hitler avait alors déclaré à un Reichstag totalement sous
le charme qu'il n'avait nulle intention d'envahir les États-Unis. Cette
promesse était tombée après que son chef de la propagande, le

116
« L’ennemi a passé nos portes »

docteur Josef Goebbels, eut décrit Roosevelt comme un « Juif


insignifiant » et ajouté : « L'apparence complètement négroïde de sa
femme indique qu'elle est métissée. »
Mais cet affront n'avait causé pratiquement aucun remous aux
États-Unis ; pour beaucoup, l'Europe était loin et les fulminations en
provenance de la Wilhelmstrasse avaient peu de conséquences, si ce
n'était qu'Hitler voulait Dantzig et avait signé un pacte de non-
agression avec la Russie. Certains Américains, cependant,
comprenaient que l'empire britannique n'était plus la plus puissante
force stabilisatrice du monde ; la Royal Navy régnait toujours sur les
mers, mais, si Hitler envahissait la Pologne et la France, la Grande-
Bretagne se retrouverait piégée sur son île. Pourtant, à leur grand
étonnement, lorsqu'ils abordaient de tels sujets avec les visiteurs qui
accompagnaient le roi, on leur répondait qu'il n'y avait pas de quoi
s'inquiéter. Neville Chamberlain n'était-il pas rentré de sa rencontre
avec Hitler, à Munich, avec une feuille de papier qu'il s'était empressé
d'agiter en descendant de l'avion ? « Nous avons la paix pour notre
époque », avait-il déclaré d'un air solennel. Ces mots avaient
également convaincu Kell.

117
V

Des codes et des micros

Par un matin de juillet 1940, un homme d'âge moyen se tenait


près de la barrière du pont d'un paquebot et contemplait le lever du
soleil sur le Old Head of Kinsale, un cap de la côte sud de l'Irlande ;
la vue de cet endroit ne manquait jamais de l'émouvoir. Un siècle
plus tôt, les grands-parents de William Donovan avaient embarqué
au port voisin de Cobh. Ils étaient deux des nombreux immigrants
pauvres et souvent sans instruction qui étaient partis pour le
Nouveau Monde en quête d'une autre vie. Les Donovan avaient
réussi à économiser juste assez pour deux billets d'entrepont.
Aujourd'hui, leur petit-fils — un brillant avocat de Manhattan —
voyageait en cabine de luxe et mangeait à la table du capitaine. Le fait
qu'il ait laissé dans le coffre-fort de ce dernier un paquet scellé et
sans inscription indiquait qu'il était devenu un homme important.
Avant de quitter New York, Donovan avait donné des instructions
strictes au capitaine : si jamais, malgré son pavillon neutre des États-
Unis, le bateau venait à être attaqué par l'un des sous-marins alle-
mands qui patrouillaient dans l'Atlantique nord, il faudrait détruire le
paquet. À l'intérieur se trouvait une lettre « à l'attention exclusive »
du Premier ministre Winston Churchill, signée de Cordell Hull, le
secrétaire d'État américain. Ce dernier s'engageait à ce que
l'Amérique aide la Grande-Bretagne « par tous les moyens
possibles ». Cette offre avait pour condition que Donovan soit
convaincu que le renseignement britannique « lui avait montré ses
seins » — une formule que le puritain Hull avait hésité à employer
jusqu'à ce que Donovan lui révèle que c'était le genre d'expression
que Churchill apprécierait.
Pour la Grande-Bretagne, la guerre avait mal commencé. La
Pologne avait été envahie en onze jours et les Pays-Bas avaient mis

118
Des codes et des micros

encore moins de temps à capituler, suivis de près par la Belgique.


L'armée britannique avait héroïquement évacué ses troupes des
plages de Dunkerque et, peu après, la France était tombée. Le sort de
l'Angleterre dépendrait peut-être de la façon dont ses Spitfire et ses
Hurricane s'en tireraient au-dessus de la Manche, et de la voix sonore
de Churchill déclamant ces nobles paroles, tirées d'Henri V, de
Shakespeare : « Cette fière Angleterre ne s'est jamais couchée aux
pieds d'un conquérant et jamais ne le fera. » Cet engagement avait
fait naître une nouvelle vague d'émotion chez Donovan et l'avait
conforté dans sa détermination à ce que son voyage permette à
l'Europe, alors plongée dans la nuit, de connaître une nouvelle aube.
Par rapport aux autres catholiques irlando-américains, qui étaient
pratiquement tous démocrates, Donovan faisait figure de cas à part
car c'était un républicain et un anglophile invétéré qui ne voyait pas
l'intérêt de raviver le souvenir de la domination britannique sur la
république. En 1918, il avait reçu la médaille de l'honneur pour sa
bravoure au combat, en France, lors de la Grande Guerre.
Néanmoins, quand il était rentré, après l'armistice, il était persuadé
que la paix ne durerait pas. Contrairement à de nombreux
Américains, durant l'entre-deux-guerres, il n'avait pas été
isolationniste. Il était convaincu que l'Allemagne reviendrait à la
charge et que, cette fois, elle menacerait les États-Unis. Son point de
vue avait attiré l'attention du président Roosevelt et, à la demande de
celui-ci, vers la fin des années 30, il s'était régulièrement rendu en
Europe pour observer les manœuvres allemandes dans les Sudètes,
en Yougoslavie et en Italie. Après chaque voyage, il avait confirmé à
Roosevelt qu'il était de plus en plus certain qu'Hitler se préparait à la
guerre.
Lors d'une réunion à la Maison-Blanche, en juin 1940, Donovan
fit remarquer au président, à Henry Stimson — alors secrétaire à la
Guerre — et à Cordell Hull que l'empire d'Hitler était déjà plus
grand que celui de Napoléon. Il leur dit que les Américains ne
devaient pas se contenter d'admirer le fait que les quatre premières
notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven — trois points et
un trait, un V comme Victoire en alphabet morse — que la BBC
passait avant chacune de ses émissions rappellent à l'Europe occupée
que tout n'était pas perdu. Ou devait-on considérer que les

119
Histoire des services secrets britanniques

Américains avaient suffisamment contribué en accueillant dans leurs


foyers plus de trente-deux mille enfants évacués d'Angleterre ?
Il était vital que les États-Unis aient accès aux informations qui
leur permettraient de connaître la prochaine direction de l'inexorable
avancée des colonnes vert-de-gris d'Hitler. Déjà, leurs conquêtes
montraient aux isolationnistes à quoi ils pouvaient s'attendre : des
bombardiers Stuka plongeant sur des hordes de malheureux réfugiés
en fuite, des civils fusillés dans les rues de Varsovie et de Rotterdam,
des trains entiers de Juifs en route vers l'Est, le bruit des bottes des
troupes qui chantaient Wir fahren gegen England — «Nous avançons
vers l'Angleterre ». Dans le bureau Ovale, Donovan s'était tourné
vers son auditoire silencieux et avait répété : « D'une manière ou
d'une autre, il nous faut obtenir des informations pour protéger nos
propres côtes. »
Pondéré malgré sa ferveur, Donovan avait expliqué qu'il était
convaincu que toute l'aide que les États-Unis apporteraient serait
récompensée par tout ce que leurs futurs services secrets avaient à
apprendre des services de renseignement britanniques. « Ce sont des
organisations qui ont contribué à diriger un empire », avait-il conclu.
Le président ne posa qu'une seule question. Sous quelle forme
Donovan voyait-il l'aide américaine ? La réponse ne se fit pas
attendre : de l'argent, des bateaux, des avions et, pour finir, des
combattants. Roosevelt avait diplomatiquement rappelé au fougueux
Irlandais que les États-Unis n'étaient pas en guerre.
« Non, pas encore, avait répondu Donovan. Mais nous le serons,
monsieur le président. Tout ce que j'ai vu d'Hitler me l'indique. »
À la fin de cette réunion du mois de juin, Hull avait écrit une
lettre que Donovan devrait porter en main propre à Churchill. Il y
expliquait clairement que la coopération américaine deviendrait une
priorité de la politique extérieure du gouvernement Roosevelt si
William Donovan se déclarait satisfait à son retour de Londres.
Là, en ce matin de juillet 1940, alors qu'il regardait Old Head of
Kinsale disparaître dans la brume matinale et que le bateau
continuait à zigzaguer en direction de Southampton, William
Donovan se préparait pour une série de réunions à Londres.
Au cours du mois suivant, il avait dîné avec Winston Churchill et
le roi George ; appris que la Grande-Bretagne avait inventé le radar

120
Des codes et des micros

dans le plus grand secret ; vu les avions de combat sortir des chaînes
de montage ; et visité les défenses côtières. On l'avait informé de la
réussite de la guerre de propagande que le MI-5 et le MI-6 menaient
en Europe. On lui avait également révélé que le SOE — une
organisation dont Churchill avait approuvé la création et qu'il avait
autorisée à « mettre le feu à l'Europe » — avait commencé à faire
entrer ses saboteurs en France occupée. À Tempsford, dans le Bed-
fordshire, Donovan avait même visité la base secrète depuis laquelle
ils s'envolaient pour leurs périlleuses missions. À la lumière du jour,
elle ressemblait à n'importe quelle ferme des environs. La nuit, on
écartait les meules de foin et les abris des animaux pour faire
apparaître les avions Lysander qui emmenaient les agents en France.

La confiance que ses hôtes accordaient à Donovan ne fut jamais


plus évidente que lorsque Churchill autorisa personnellement qu'on
lui montre le très secret centre d'interprétation. Il s'agissait d'un
endroit préparé pour les généraux nazis capturés — « et, capturés, ils
le seront », avait insisté le Premier ministre en agitant l'un des cigares
cubains que Donovan lui avait offerts.
Le centre avait été conçu par Stewart Menzies. Il était le fruit de
l'une des premières décisions qu'il avait prises en devenant le
troisième chef du MI-6, deux mois après l'entrée en guerre de la
Grande-Bretagne. Par un dimanche matin du début du mois d'août,
alors qu'il conduisait Donovan au centre, Menzies déclara : « Durant
toute ma carrière, je me suis préparé à la guerre contre l'Allemagne.
Pourtant, je ne comprends toujours pas ce qui a poussé son peuple à
suivre Hitler, surtout les dirigeants militaires. Ils sont tout sauf idiots.
Comment une nation qui a engendré Luther, Kant, Goethe et
Beethoven a-t-elle pu laisser cela se produire ? »
Il espérait que Trent Park lui apporterait une réponse. Situé dans
les collines vallonnées d'Ealing, à la campagne, juste en dehors des
limites de Londres, le centre avait jadis été la réserve de chasse
d'Henri IV d'Angleterre. Des siècles plus tard, la famille Sassoon y
avait fait construire un magnifique manoir, où elle avait reçu des rois,
des pairs et des industriels. Menzies avait trouvé l'endroit parfait
pour en faire son centre d'interrogatoires.
121
Histoire des services secrets britanniques

Pendant des semaines, les techniciens du MI-6 avaient dissimulé


de minuscules micros, conçus par la BBC, dans les chambres à
coucher, les salons et les salles à manger de la maison. Les
prisonniers de Menzies seraient libres de circule comme ils le
voudraient et se verraient servir les meilleurs aliments disponibles en
cette période de restrictions et de rationnement. Ils pourraient
écouter de la musique, lire des livres pris à l'ambassade allemande et
même regarder des films. Ils vivraient dans le confort, à l'écart de la
guerre. Menzies pensait qu'une ambiance décontractée amènerait ses
prisonniers à plus parler entre eux et, avec un peu de chance, à en
révéler beaucoup plus sur Hitler que ce que des interrogateurs
pourraient tirer d'eux.
Les analystes du MI-6 avaient déterminé les cibles à capturer en
priorité : de grands généraux, des commandants de division, des
généraux de brigade et des officiers d'état-major, ainsi que de hauts
officiers de la Waffen SS et de la Kriegsmarine. En tout, la liste comptait
une centaine de noms. En tenant compte des morts, de cause
naturelle ou au combat, Menzies estimait qu'il lui faudrait épier un
peu plus d'une cinquantaine de dirigeants militaires allemands. Il
savait qu'avec les interrogatoires directs, les réponses pouvaient être
distordues et les questions éludées. Il espérait donc qu'en laissant
discuter entre eux des prisonniers enregistrés à leur insu, il
obtiendrait des informations de valeur, notamment sur le moral des
Allemands par rapport à la guerre et au fronts intérieurs, voire sur ce
que les militaires pensaient d'Hitler.
Menzies avait ordonné que les micros restent ouverts en
permanence et qu'une petite équipe d'Allemands et d'Autrichiens
exilés soit recrutée pour écouter les conversations des prisonniers.
Chaque auditeur avait suivi une formation en terminologie militaire
allemande et dès qu'un détenu parlait de quelque chose d'important,
on faisait des enregistrements sur gramophone. Ceux-ci étaient
transcrits par une unité spéciale créée spécialement par Menzies. En
attendant d'avoir de hauts officiers de l'élite militaire hitlérienne, des
officiers de moindre envergure avaient été enfermés à Trent Park
afin de tester le système de surveillance. Chaque jour, les prisonniers
recevaient un journal en anglais. Lord Beaverbrook, le propriétaire
du Daily Express et l'un des principaux membres du gouvernement de
coalition de Churchill, avait demandé à ses rédacteurs d'en faire une

122
Des codes et des micros

édition spéciale truffée de faux comptes-rendus d'écrasantes victoires


britanniques — qu'il faudrait, en réalité, encore attendre un bon
moment. Cela généra l'inquiétude escomptée chez les prisonniers.
Donovan trouvait que Trent Park offrait de très intéressantes
possibilités. Lorsqu'il rentra à Washington, il demanda à Stimson de
mettre en place un camp du même type pour le moment où
l'Amérique entrerait en guerre. On choisit le site de Clifton, dans le
Mississippi. En tout, trente-deux généraux allemands y furent
enfermés et épiés. Comme celles des prisonniers de Trent Park, leurs
conversations révélèrent leur rôle dans la guerre et ce à quoi il fallait
s'attendre à l'avenir. Les prisonniers parlèrent de l'orientation
générale de la politique et de la stratégie allemandes mais également
des tentatives manquées d'assassinat contre Hitler de juillet 1944, de
l'Holocauste et de divers crimes de guerre.
Les transcriptions des conversations restèrent l'un des derniers
secrets relatifs au renseignement durant la Seconde Guerre mondiale
jusqu'à ce que Sönke Neitzel, professeur d'histoire moderne à
l'université de Mayence, les publie en août 2007. Toujours
choquantes à lire, elles mirent une fin définitive à la légende qui
voudrait que la Wehrmacht ait mené une « guerre propre » et que seuls
les dirigeants politiques nazis, la SS et la Gestapo aient été
responsables des crimes de guerre. Même le général Choltitz —
capturé lors de la prise de Paris et acclamé, plus tard, comme un
héros pour avoir désobéi à l'ordre d'Hitler de détruire la ville —
reconnaît dans sa transcription qu'il avait « systématiquement exécuté
les ordres de liquidation des Juifs en Crimée, en 1941 et 1942 ».

En 1940, Vernon Kell avait soixante-sept ans et sa santé


déclinait : parfois ses crises d'asthme étaient si fortes qu'il frôlait
l'étouffement. Sa moustache était devenue grise et cela donnait à son
visage un air décharné. Il faisait un nombre incroyable d'heures
supplémentaires mais avait perdu l'appétit. Un soir de mai de la
même année, vers minuit, Churchill le convoqua dans son bureau, à
l'amirauté. Une fois sur place, Kell dut attendre une heure avant
d'être appelé devant le Premier ministre. En tirant sur son cigare,

123
Histoire des services secrets britanniques

Churchill lui dit : « Kell, j'ai trouvé quelqu'un d'autre pour diriger
mon service de renseignement. » Pendant un moment, respirant
bruyamment, Kell fixa, sans mot dire, l'homme qui venait brutale-
ment de mettre un terme à sa longue carrière. Le Premier ministre
leva la tête d'un document qu'il avait recommencé à lire et, réalisant
que Kell était toujours là, il répéta : « Vous êtes renvoyé. Partez. » Il
n'y eut ni poignée de main, ni verre d'adieu. Rien. Kell, accablé,
tourna les talons et quitta la pièce. Le lendemain, Constance, Lady
Kell, rassembla son équipe de travailleurs bénévoles et, sans chercher
à cacher son amertume, elle leur annonça : « Votre précieux Winston
a viré mon mari. »
Kell se retira dans le village d'Emerton, au fin fond de la
campagne du Buckinghamshire, et déterra ses parterres de fleurs afin
d'y planter des légumes pour l'effort de guerre. Il devint alors Special
Constable, c'est-à-dire, auxiliaire de police civil. Son travail consistait à
traquer les braconniers qui chassaient les lapins et à patrouiller dans
le village pour vérifier que le couvre-feu était bien respecté. Peu de
ses anciens subordonnés vinrent lui rendre visite avant sa mort, qui
eut lieu dans la froide matinée du 27 mars 1942. Lady Kell ne reçut
aucunes condoléances de Churchill ou de ses ministres. Kell n'avait
appris que quelques semaines avant sa disparition que son successeur
était David Petrie, un agent sagace, âgé de soixante et un ans, qui
avait dirigé l'IPS (Indian Political Service/Service politique indien). Cet
homme corpulent, large d'épaules et au cou épais avait tout de suite
fait comprendre qu'il ne recherchait pas l'approbation de son
personnel. En Inde, il avait acquis une réputation d'agent
méthodique et méticuleux, toujours à la hauteur de ce. que l'on
attendait de lui. L'ordre de Churchill avait été clair : « Petrie, je veux
que vous dirigiez le Service de sécurité avec fermeté. Tout ce que
vous devrez faire pour cela, faites-le. »

Une fois directeur général, la première décision importante de


Petrie fut de reloger le Service de sécurité dans deux endroits
différents. Curieusement, les transcriptions, le contre-espionnage et
divers autres services emménagèrent à Wormwood Scrubs, l'une des
principales prisons de Londres, dont on avait transféré les détenus

124
Des codes et des micros

vers d'autres établissements et scellé la salle d'exécution. Selon


Petrie : « Le spectacle de nos dames élégantes venant travailler aux
transcriptions ne tarda pas à exclure tout semblant de secret dans le
voisinage. » Le personnel occupait des cellules reliées entre elles par
d'étroits couloirs et traversait fréquemment la cour destinée aux
exercices physiques. Les portes des cellules n'ayant pas de poignée à
l'intérieur, si une porte était fermée, il était impossible d'en sortir en
cas de raid aérien. La vie était plus agréable au registre, désormais
installé dans la splendeur médiévale du château de Blenheim. Selon
Petrie : « De belles filles et de jeunes hommes représentant de bons
partis y avaient instauré une ambiance quelque peu festive. »
Après qu'une bombe incendiaire eut été lâchée sur la prison, il fut
décidé de déplacer les opérations sur Saint James Street, au cœur du
quartier des night-clubs de Londres. Les noceurs qui en sortaient au
petit matin croisaient des messagers à moto qui apportaient des
dossiers du registre ou les rapportaient au château de Blenheim. Un
jour, pendant la planification du débarquement en Normandie, un
motocycliste laissa sa sacoche ouverte et des documents top secret se
retrouvèrent éparpillés tout le long de son itinéraire. Il fallut déployer
une foule de policiers pour les récupérer. Aucun document ne fut
perdu mais le malheureux messager fut muté en Écosse.
Dès les premiers mois de la guerre, le MI-5 rafla une trentaine
d'espions allemands. On les interrogea à Latchmere House, le centre
spécialement mis en place à cet effet dans le village de Ham
Common, à la lisière de Londres. La grande maison victorienne, qui
avait servi d'hôpital militaire durant la Première Guerre mondiale,
était devenue le principal centre d'interrogatoires du MI-5. Il était
dirigé par un personnage inhabituel, entré au Service de sécurité à la
veille de la guerre.
Né en Égypte au début du siècle,. Robin Stephens avait été
envoyé chez les Gurkhas, le régiment d'élite des troupes népalaises
de l'armée britannique, renommé pour sa férocité au combat. Avec
sa mâchoire de mastiff, son monocle et ses cheveux en brosse,
Stephens était connu pour son tempérament intraitable et son
aptitude à jurer dans sept langues différentes. Il éprouvait une
antipathie profondément ancrée envers les Juifs, les homosexuels et
les Allemands —dans cet ordre précis. Quoi qu'il en soit Petrie, lui-
même imprégné des mœurs de l'empire, avait trouvé que cela faisait

125
Histoire des services secrets britanniques

de Stephens l'homme idéal pour diriger Latchmere House. En outre,


Stephens avait une autre particularité. Il n'avait pas son pareil pour
évaluer une personnalité, une qualité que, selon lui, il devait autant à
ses cinq années passées à étudier la mentalité complexe des Gurkhas
qu'à la lecture de Freud et de Jung.
Le jour de son arrivée au commandement de Latchmere House, il
informa son personnel qu'il ne tolérerait aucune violence physique
contre les prisonniers.
« Notre travail consiste à casser un espion psychologiquement, à
réduire son esprit en pièces et à examiner ces pièces. S'il peut être
utile à l'effort de guerre — comme, par exemple, en devenant un
agent double —, il faut le reconstruire. Ceux qui n'ont pas les
qualités requises finiront pendus ou fusillés à la Tour de Londres. »
Il conclut son briefing par un rappel qui allait rester dans son
dossier au MI-5 : « On naît avec la capacité de mater les autres, cela
ne s'acquiert pas. Il faut avoir certaines qualités innées : une haine
implacable de l'ennemi, une certaine agressivité, une tendance à
l'incrédulité et, surtout, une volonté inébranlable de briser les
défenses psychologiques d'un espion, même s'il est sympathique et
quel que soit le temps nécessaire. Et il ne faut jamais perdre son
calme. Mais ne vous montrez jamais courtois. Ne vous laissez aller à
aucun ragot. N'offrez pas de cigarettes. Un espion doit être gardé à la
pointe de l'épée. »
Il avait déjà commencé à mettre son discours en pratique.
Latchmere House était entourée de nombreux barbelés. Les
chambres, ressemblant à des cellules, où étaient enfermés les
prisonniers étaient sur écoute. La nourriture était basique. Chaque
matin, à 9 h 30 précises, après un copieux petit-déjeuner et vêtu de
son uniforme de lieutenant-colonel des Gurkhas, Stephens entrait
dans une cellule. Là, pendant que l'ampoule du plafond se reflétait
dans son monocle, il cherchait à découvrir toute la vérité sur un
suspect avant de le confier à d'autres pour qu'ils le forment à devenir
un agent double lorsque cela était possible. Stephen pouvait
consacrer des heures, des jours, voire des semaines, à déterminer si
un homme pouvait être utile ou devait être envoyé à la Tour.
Eddie Chapman, un petit délinquant londonien, pris au moment
où les Allemands avaient envahi les îles Anglo-Normandes, se
souviendrait toujours de sa première rencontre avec Stephens, quand

126
Des codes et des micros

l'Abwehr l'avait parachuté en Grande-Bretagne et qu'il était


spontanément venu proposer de travailler comme agent double pour
le MI-5 : « Même en restant planté devant la porte de la cellule,
Stephens créait une atmosphère de tribunal et j'avais reçu l'ordre de
me lever pour répondre à ses questions comme devant un juge. »
Stephens avait brisé le silence sur un ton à hérisser le poil : « Je ne dis
pas cela comme une menace mais vous êtes enfermé dans une prison
des services secrets britanniques et notre travail consiste à nous
assurer de tout savoir sur vous. Vous comprenez ? » Chapman avait
compris. Jusqu'à la fin de la guerre, il fut le meilleur agent double du
MI-5.
Les très pénibles conditions de détention de Latchmere House
entraînèrent plusieurs suicides dans les cellules. Quinze espions
échouèrent au passage sur le gril de Stephens et furent pendus ou
fusillés à la Tour. Quatorze acceptèrent de devenir des agents
doubles et utilisèrent leurs radios allemandes pour envoyer de
fausses informations à Berlin. Ce fut ce que l'on appela l'opération
« Double Croix », le début d'une campagne de désinformation à
distance. Petrie approuva également un plan consistant à envoyer des
appareils de la RAF au-dessus de la Manche pour y lâcher des
pigeons porteurs de faux renseignements, dans l'espoir qu'ils
retournent vers les pigeonniers que possédaient des sympathisants
nazis en France et que cela sème la confusion. Les oiseaux qui
reprenaient la voie de l'Angleterre couraient le risque d'être tués par
l'un des faucons de l'Unité d'interception aviaire que le MI-5 avait
postée sur la côte sud de l'Angleterre. Celle-ci était commandée par
Lord Tredegar, l'un des meilleurs fauconniers du pays.

En juillet 1941, William Donovan continuait à pousser le


président Roosevelt à créer un service de renseignement capable de
confirmer les nouvelles qu'il recevait constamment de ses contacts au
MI-5 et au MI-6. L'Allemagne ayant envahi l'Europe et avec la
Russie pour alliée, Hitler se préparait-il à traverser la Manche ? Sans
pour autant douter de la résistance que lui opposerait la Grande-
Bretagne, Menzies et Petrie étaient conscients que l'on ne pouvait
pas écarter l'hypothèse d'une invasion. Si la Grande-Bretagne

127
Histoire des services secrets britanniques

tombait, la Royal Navy serait-elle sabordée comme l'avait été la flotte


allemande à Scapa Flow, à la fin de la Grande Guerre ? Ou bien irait-
elle se réfugier dans l'un des ports de l'empire, en Afrique du Sud ou
en Australie ? L'Allemagne avait-elle fabriqué une bombe longue
portée capable d'atteindre la côte est de l'Amérique ? À ces
questions, les services secrets anglais n'avaient apporté que des
réponses rassurantes : Churchill n'abandonnerait pas ; rien
n'indiquait que l'Allemagne disposait d'une arme capable de traverser
l'Atlantique ; la Royal Navy continuerait de partir des ports
britanniques pour protéger les convois de sauvetage américains. Mais
n'était-il pas temps, demandait Donovan à Roosevelt, que les États-
Unis disposent de leurs propres services de renseignement afin de
pouvoir fournir une confirmation indépendante au président ?
Roosevelt finit par accepter et Donovan fut nommé directeur du
COI (Office of Coordination of Information/Bureau de coordination des
informations). C'était la première fois que les États-Unis avaient une
agence de renseignement civile, en tant de paix, dont les objectifs
étaient purement militaires. En approuvant sa création, Roosevelt
révélait publiquement que l'Amérique abandonnait sa politique isola-
tionniste et que le pays ne pouvait — ou ne voulait — plus rester à
l'écart de ce qui se passait en Europe. La nouvelle enchanta le MI-5
et le MI-6, et Churchill invita leurs directeurs à dîner. Le 7 décembre
1941, alors que le COI en était encore aux douleurs de
l'accouchement, le Japon frappa à Pearl Harbor. Trois jours après,
l'Allemagne et l'Italie déclarèrent la guerre aux États-Unis. Un an
plus tard, on créa l'OSS (Office of Strategic Studies/Bureau d'études
stratégiques) pour lancer une guerre souterraine en Europe. L'arrivée
de ce puissant allié, qui pourrait soutenir leurs propres missions sur
le continent, fit encore plus le bonheur du MI-5 et du MI-6.

Seule une infime claudication trahissait le pied bot avec lequel


Allen Welsh Dulles était né et qui, malgré la chirurgie réparatrice,
l'avait laissé avec un équilibre imparfait. Bill Buckley — qui travaillait
alors dans les bureaux de la direction des opérations — jouissait de
toute sa confiance. Selon lui, dans les périodes calmes, Dulles
ruminait sur cette difformité et il avait fait jurer solennellement à sa

128
Des codes et des micros

famille de ne jamais en parler à des étrangers. Selon Clover, son


épouse, cette requête avait coïncidé avec son entrée dans les services
secrets. Avec sa silhouette légèrement courbée et ses sourcils
broussailleux, Dulles avait l'air d'un professeur d'université. On disait
que la fumée qui émanait de sa pipe de bruyère indiquait les premiers
résultats de ses réflexions lorsqu'un sujet le préoccupait : quand la
fumée était blanche, il n'avait pas encore pris sa décision ; quand elle
était noire, c'était fait. Dulles avait dit à Buckley que cette fable était
totalement absurde mais qu'il la laissait courir sans la démentir.
En 1941, Dulles avait cinquante ans. Il avait obtenu ses diplômes
de droit à Princeton et à l'université George Washington. Après cela,
il avait travaillé aux services diplomatiques américains avant de
démissionner pour devenir instituteur en Inde. C'était là qu'il avait
développé son aversion durable pour la Grande-Bretagne et son
empire. « Elle méprise tout sauf elle-même », avait-il écrit à son frère,
le futur secrétaire d'État John Foster. Allen Dulles était ensuite
rentré à New York pour y ouvrir son cabinet juridique qui, devenu
l'un des plus respectés de la ville, avait attiré l'attention de Donovan.
Les deux hommes s'étaient alors aperçus qu'ils étaient aussi
convaincus l'un que l'autre que les États-Unis devraient avoir leur
propre agence de renseignement. Un soir, alors qu'ils dînaient
ensemble à l'appartement-terrasse de Donovan, ce dernier avait
proposé à Dulles de diriger les services secrets américains en Europe,
tandis qu'il continuerait à mettre l'OSS en place. Il avait appris que
Dulles connaissait déjà un peu le milieu de l'espionnage. En effet,
après l'entrée de l'Amérique dans la Grande Guerre, Washington
l'avait envoyé en Autriche, où les bolcheviques étaient en train de
préparer leur révolution. L'un d'entre eux était Lénine. Il avait
demandé à rencontrer Dulles mais celui-ci avait ignoré sa demande
sous prétexte qu'il n'était « pas très important ». Des années plus
tard, Dulles regrettait : « Si j'avais vu Lénine, j'aurais peut-être changé
le cours de l'histoire. » Lénine était rentré en Russie et y avait lancé
une révolution qui, elle, avait changé la face du monde.
Quoi qu'il en soit, la perspective de devenir un service secret à lui
tout seul plaisait à Dulles. Début 1943, il arriva à Berne, en Suisse,
avec une lettre de crédit d'un million de dollars sur la Bank of
America et une malle contenant deux costumes, une demi-douzaine
de chemises et une paire de chaussures orthopédiques de rechange. Il

129
Histoire des services secrets britanniques

avait également apporté le livre de codes que Donovan lui avait


fourni. Dulles parlait bien allemand et ne cachait pas pourquoi il était
venu à Berne. Les Suisses riaient de bon cœur : ce comportement ne
convenait pas à un espion. Dulles n'avait pas seulement choisi Berne
pour sa gastronomie et ses bons vins mais aussi pour ses jeunes
femmes. Son appétit sexuel était insatiable et plus d'une dactylo new-
yorkaise avait partagé sa couche. Il eut autant de succès à Berne et
nombreuses furent les Mädchen à succomber à son charme.
Son arrivée, quoi qu'il en soit, généra de l'inquiétude chez les
quelques agents étrangers présents dans le pays. Un agent du MI-6,
officiellement consul de Grande-Bretagne, un agent de l'Abwehr, qui
tenait une librairie, et un agent du NKVD russe, sous la couverture
surprenante d'importateur de caviar, essayèrent tous de gagner son
amitié dans l'espoir de lui faire passer de fausses informations. Dulles
les écoutait poliment raconter leurs salades en buvant du schnaps et
en mangeant du cerf rôti dans les restaurants de la ville sans jamais
leur laisser entrevoir qu'ils n'avaient pas réussi à le duper.
Suivant une intuition qui lui fut fort utile par la suite, Dulles se
mit à partager tout ce qu'il apprenait avec le directeur du
renseignement suisse, qui se trouvait être fortement pro-américain et
éprouvait le même dédain que lui à l'égard des espions britanniques
et allemands qui opéraient dans le pays. Au moment où l'OSS
commença à s'activer en Europe occupée, Dulles était idéalement
placé pour jouer un rôle décisif dans les opérations de sabotage et
d'espionnage contre le Troisième Reich. Sa spécialité étant la
propagande noire, il fit faire des centaines de tracts et de documents
afin que la résistance les fasse circuler. Le directeur des services
secrets suisses l'avait aidé à trouver un imprimeur genevois qui
disposait de polices de caractères allemandes et françaises, ainsi que
de papier des deux pays, pour que ses faux soient plus crédibles. Le
résultat sema une belle pagaille dans le Troisième Reich.
Cette vie convenait parfaitement à Dulles : il ne devait de
comptes qu'à Donovan, pouvait aller et venir à sa guise, et avait de
quoi généreusement entretenir ses conquêtes ou rétribuer
d'éventuelles futures recrues pour son réseau. En retour, il envoyait
régulièrement à Washington des câbles codés contenant des
informations que, selon lui, le MI-6 ignorait. L'idée « de marquer un
point de plus que les Rosbifs », comme il le formula plus tard, lui

130
Des codes et des micros

faisait le plus grand plaisir. Il tomba donc des nues lorsqu'il reçut un
câble de Donovan : « Le War Department se désintéresse à cent
pour cent de votre travail. » Un second câble, encore plus sévère, ne
tarda pas à suivre : « Sachez que ce que vous nous envoyez ne
concorde pas avec ce que nous obtenons d'ailleurs. Vos informations
sont désormais les moins cotées de toutes celles que nous recevons.
Cela semble indiquer que vous devez porter le plus grand soin à la
vérification de toutes vos sources. »
Dulles était victime d'une machination du MI-6. Selon ce qu'on
pouvait lire dans un rapport, le SIS le considérait comme « un dandy
patriote yankee tombé du ciel et peu apte à fournir de véritables
informations ». Alors que Londres croulait sous les services de
renseignement des gouvernements en exil, pour le MI-6, un nouveau
venu comme Dulles ne comprenait forcément rien à la façon dont il
fallait mener cette cruciale guerre secrète. Le SIS avait monté son
réseau d'espions et d'informateurs en Europe occupée deux ans
avant l'entrée en guerre des États-Unis. Un rapport affirmait :
« Dulles semble trop s'enflammer pour de petits résultats. »
Cependant, histoire de garder un œil sur ce qu'il rapportait, les
cryptologues de Bletchley avaient reçu l'ordre de déchiffrer ses
câbles. Les transcriptions étaient ensuite envoyées au MI-6. Kim
Philby, une taupe soviétique au SIS, faisait partie de ceux qui les
lisaient. Bien qu'il n'y ait rien trouvé d'alarmant, en 1943, il signala les
activités de Dulles à son contrôleur à Moscou. La nouvelle y causa
une certaine inquiétude car, si lentement mais sûrement l'Armée
rouge était en train de repousser l'ennemi nazi, Dulles risquait
d'accorder beaucoup d'attention à la propagande de plus en plus
importante de Goebbels selon laquelle l'avancée vers l'ouest des
Soviétiques avait pour but d'occuper des territoires situés au-delà des
frontières allemandes. Philby avait reçu l'ordre de discréditer toutes
les informations de Dulles qui iraient en ce sens et, avec son léger
bégaiement, il commença à en parler aux réunions des dirigeants
qu'organisait Menzies chaque lundi matin : Dulles se laissait-il
embobiner par des sornettes qui ne faisaient qu'alimenter ses
prédispositions antibritanniques ?
Menzies finit par demander au chef de station du MI-6 à
Washington de rappeler à ses contacts au War Department du
danger qu'il y avait à prendre les renseignements qu'ils recevaient

131
Histoire des services secrets britanniques

pour argent comptant au lieu de les analyser. Cette alerte avait pour
objectif de servir d'avertissement à Dulles mais cela ne fonctionna
pas. Il ne tint aucun compte des messages de Donovan et lui
répondit, par câble, qu'il avait toujours eu confiance en son propre
jugement et n'avait aucune intention de changer. Il en profita pour
donner sa propre description du point d'origine des critiques concer-
nant ses sources : « un endroit où l'on n'a pas toujours raison, ainsi
que j'ai pu le découvrir ». Après cela, il ne reçut plus jamais de câbles
mettant ses compétences en doute.
Les espions de Dulles valaient bien plus que des propagandistes
nazis. Le niveau auquel ils opéraient et les risques qu'ils prenaient
étaient absolument remarquables. Berne avait son quota d'agents de
la Gestapo et ils ne lâchaient pas de l'œil les ressortissants du Reich
présents en ville. Fritz Kolbe était l'un de ces derniers. Il s'agissait
d'un haut diplomate du ministère des Affaires étrangères allemand,
qui, lors de l'un de ses passages précédents, était entré en contact
avec un agent du MI-6 pour proposer ses services. L'offre avait été
transmise à Londres et Sir Claude Dansey, le directeur adjoint du
SIS, l'avait rejetée, estimant que Kolbe était « de toute évidence, une
taupe ». Kolbe se tourna alors vers Dulles qui consacra des semaines
à vérifier l'authenticité de sa démarche, jusqu'à ce que l'Allemand se
mette à rapporter de Berlin des copies des télégrammes secrets qui
passaient sur son bureau. Dulles fut impressionné par la qualité de
ces documents et Kolbe devint son meilleur informateur. En l'espace
de dix-huit mois, il fournit plus de mille cinq cents documents qui,
en 1944, s'avérèrent contenir des informations inestimables sur les
projets d'Hitler. En mai de la même année, Dulles envoya un câble à
Washington : « Je suis persuadé que nous manquerons de véritables
opportunités si nous négligeons ce que j'obtiens. »
En plus de Kolbe, le petit — mais sans cesse croissant —réseau
de Dulles comptait d'autres agents importants. L'un d'entre eux était
membre d'une organisation antinazie secrète. Il informa Dulles du
projet d'assassinat d'Hitler. En juillet 1944, le complot faillit
fonctionner. Hélas, il en résulta que les frontières allemandes furent
fermées, ce qui empêcha Kolbe de venir en Suisse et réduisit les
autres informateurs au silence. Dulles n'apprit leur exécution
qu'après la fin de la guerre. À ce moment-là, le maître espion avait
acquis la conviction que l'Union soviétique était la menace contre

132
Des codes et des micros

laquelle ils l'avaient averti. En 1945, il rentra à Washington, bien


résolu à continuer de défendre cette thèse.
Le 12 mai 1946, Dulles entendit Churchill user pour la première
fois de la métaphore du « rideau de fer », qui ferait bientôt partie
intégrante du lexique lié au danger dont l'ombre se propageait sur le
monde. Lors d'un vibrant discours, il avait souligné la menace que
l'Union soviétique représentait pour la démocratie. Dulles était à
Washington lorsque, le 12 mars 1947, Truman avait, à son tour,
développé ce thème face au Congrès : « Je vais vous flanquer une
peur de tous les diables avec ce que je m'apprête à vous demander. »
Il voulait quatre cents millions de dollars pour lutter contre le
communisme en lançant la doctrine qui allait porter son nom et dont
l'objectif était de « soutenir les peuples libres résistant aux régimes
totalitaires qui [tentaient] de les assujettir ». Il avait ensuite expliqué :
« Les États-Unis ne doivent pas hésiter, sinon nous risquerions de
mettre en péril la paix dans le monde et nous ferions
incontestablement courir un risque au bien-être de notre nation. »
Dulles était également présent lorsque les chefs des états-majors
avaient informé la CIA, en juin 1948, de ce que l'on attendait d'elle ;
c'est-à-dire de connaître à l'avance les projets militaires soviétiques.
À partir de là, Dulles fut au centre des opérations visant à
empêcher Moscou de mener à bien son plan de propagation du
communisme et de domination du monde. Il se trouvait déjà à Berlin
pour superviser le lancement de la propagande antisoviétique en
Europe, quand le blocus avait commencé. Cependant, il était arrivé
trop tard pour arrêter la fuite des cerveaux de l'Allemagne nazie.
Quand les Russes avaient pris la ville, plus d'un millier de
scientifiques et de techniciens avaient été capturés et envoyés en
Union soviétique — d'où une grande partie d'entre eux ne
reviendraient jamais. Des établissements tels que l'institut de
recherche atomique Kaiser Wilhelm, la base d'essais de missiles de
Brandenbourg et l'usine d'instruments optiques de Thuringe avaient
été démontés et envoyés en Russie par voie ferroviaire,
conformément aux accords de Potsdam, qui autorisaient Moscou à
demander « réparation pour les pertes humaines soviétiques subies
pendant la guerre ». Un quart du matériel métallurgique, chimique et
industriel allemand avait été emporté.

133
Histoire des services secrets britanniques

Quand Dulles était arrivé à Berlin-Ouest, de l'autre côté, à Berlin-


Est, Lavrenti Beria, le chef du NKVD, avait son quartier général
dans la zone soviétique de la ville, en banlieue, à Karlshorst. Dulles
avait déjà participé au lancement d'une opération contre Beria : au
nez et à la barbe du NKVD, il avait aidé à faire sortir Wernher von
Braun et son équipe de spécialistes des missiles, qui avaient envoyé
des V1 et des V2 sur Londres durant les derniers mois de la guerre.
Il avait aussi recruté le général de la Wehrmacht Reinhard Gehlen, qui
était chargé de recueillir des informations militaires sur l'Union
soviétique. Le 20 septembre 1945, il avait organisé son départ secret,
en avion, vers Washington, avec huit caisses — fermées par des
cadenas à combinaison en acier — qu'il avait personnellement
enterrées dans les Alpes bavaroises pour s'en servir de monnaie
d'échange avec les Américains. Elles contenaient des milliers de
documents rédigés par les informateurs de l'Abwehr en Union
soviétique et la liste des agents de terrain de l'OSS suspectés d'être
membres du parti communiste américain (une piste qui ne fut jamais
suivie). On y trouvait également des informations détaillées sur la vie
quotidienne de Staline, du Politburo et des dirigeants militaires
russes. La pièce maîtresse était l'ordre de bataille soviétique au
moment où l'Allemagne était sur le point de s'effondrer, dans lequel
on pouvait lire que les Russes projetaient d'envahir d'autres pays.
Enfin, le trésor de Gehlen contenait tous les détails sur son propre
réseau d'espions. Il proposait de tous les mobiliser pour travailler
pour les États-Unis, sous son commandement, dans le cadre du tout
nouveau BND, Bundesnachrichtendienst, le service de renseignement
fédéral, qui devint un élément clé de la guerre de la CIA contre la
section « terrorisme et diversion » du NKVD, le SMERSH — un
acronyme russe signifiant « mort aux espions ».
Une fois de plus l'aversion, voire la profonde défiance,
qu'éprouvait Dulles à l'égard de la Grande-Bretagne le poussa à faire
en sorte que ni le MI-5 ni le MI-6 ne joue un rôle majeur dans ces
opérations. Selon ses propres termes, ils ne seraient que des
« bénéficiaires mineurs » des renseignements obtenus grâce aux
caisses de Gehlen.

134
Des codes et des micros

Trois ans plus tôt, le 4 février 1945 — alors que la victoire des
Alliés était en vue et que leurs armées étaient prêtes à prendre Berlin
—, Stewart Menzies et Allen Dulles faisaient tous deux partie des
agents représentant leurs délégations à la Grande Alliance : les États-
Unis, la Grande-Bretagne et la Russie s'étaient, en effet, réunis pour
s'entendre sur les frontières du monde d'après-guerre. En cette
froide journée, à Yalta, l'ancien terrain de jeu des tsars, cinquante
nations s'étaient jointes à la cause alliée et soixante millions c'e
soldats avaient été mobilisés.
Churchill et Roosevelt avaient beau avoir exprimé le vain espoir
que les tueries seraient bientôt terminées, le nombre de morts était
sur le point d'augmenter. La veille au soir, au dîner, Staline avait
exigé que Dresde soit détruite afin d'empêcher les renforts allemands
de monter jusqu'à la ligne de front de l'Armée rouge. Menzies avait
alors demandé à l'un des membres de la délégation britannique, le
maréchal Lord Alexander, sur quelles informations reposait cette
requête de Staline. Alexander avait ouvert les bras et haussé les
épaules. Quelques jours plus tard, plus de mille deux cents
bombardiers anglais et américains dévastèrent Dresde : trente-neuf
mille sept cent trente-sept corps furent officiellement identifiés et
vingt mille furent classés « trop brûlés pour être reconnaissables ».
Vers la fin de la réunion, Staline avait imposé sa méthode pour
obtenir ce qu'il voulait : la reddition inconditionnelle d'Hitler et une
Allemagne qui ne pourrait plus jamais menacer la Russie, comme elle
l'avait déjà fait deux fois au cours des trente ans passés, ainsi qu'un
vaste emmaillotage de l'Europe de l'Est, qui se soumettrait désormais
à sa souveraineté pour devenir un ensemble d'États satellites de
Moscou. Ceci marqua le point de départ de l'Union soviétique.
Le pire cauchemar de Churchill — qu'il avait espéré pouvoir
éviter grâce à la conférence de Yalta — était devenu réalité. Il le
poursuivait jusque pendant ses trajets entre le palais de Vorontsov,
où était installée la délégation britannique, et les réunions avec
Staline et Roosevelt. Le plus haut point avait été atteint lorsqu'il avait
rencontré Staline pour tenter de sauver quelque chose pour la
Grande-Bretagne. « Cela vous conviendrait-il d'avoir quatre-vingt-dix
pour cent de prédominance en Roumanie, que nous ayons quatre-
vingt-dix pour cent de pouvoir décisionnel en Grèce, et que nous
fassions moitié-moitié pour la Yougoslavie ? » avait demandé le

135
Histoire des services secrets britanniques

Premier ministre. Staline l'avait regardé impassiblement en écoutant


la traduction de cette proposition.
Churchill avait noté les chiffres sur son carnet et l'avait tendu à
Staline qui l'avait regardé avant de le lui rendre sans un mot.
Churchill avait alors ajouté : « Cinquante pour cent chacun en
Hongrie et soixante-quinze contre vingt-cinq en faveur de la Russie
pour la Bulgarie. » Une fois de plus, Staline avait étudié le papier puis
il avait souri pour la première fois et, sortant un stylo bleu, avait tiré
un grand trait sur la page. La Pologne, pour laquelle la Grande-
Bretagne était entrée en guerre, la Tchécoslovaquie et la division de
l'Allemagne ne furent même pas été évoquées.
Ainsi avait commencé un partage de l'Europe auquel la Grande-
Bretagne avait toujours résisté depuis l'époque du Kaiser, de
Napoléon, de Louis XIV — le Roi Soleil —, et même avant, de celle
de l'Armada espagnole, au dix-septième siècle. Aucune puissance
unique n'avait jamais dominé l'Europe comme le ferait désormais la
Russie.
Avant de reprendre un avion pour Londres, Menzies avait averti
Dulles : « Staline va non seulement disposer d'une puissante armée
pour faire le travail mais il va également être soutenu par son service
de renseignement. Et, souvenez-vous bien de mes paroles, nous
serons ses principales cibles. La Grande-Bretagne et les États-Unis,
dans cet ordre-là. »
Les premières victimes de Yalta furent les prisonniers de guerre
soviétiques qu'on avait obligés à se battre contre l'Armée rouge. Ils
furent rendus à Moscou, en même temps que des Juifs russes, tout
juste sortis des camps de concentration, et un nombre inconnu de
personnes déplacées, coincées dans la dévastation de l'Europe.
Forcés à entrer dans l'armée soviétique sous la menace des fusils,
beaucoup d'entre eux se suicidèrent. Quelques jours après la
conclusion des accords de Yalta, la Pologne et l'Allemagne de l'Est
furent annexées par l'Union soviétique.
De retour à sa retraite de Warm Springs, le président Roosevelt
avait réussi à reprendre assez de forces pour agripper les accoudoirs
de son fauteuil roulant et grogner : « Il est impossible de traiter avec
Staline. » Quelques heures plus tard, il était mort. Entre autres
choses, il laissa en héritage les conséquences de son incapacité à

136
Des codes et des micros

comprendre que Staline était ce que le secrétaire d'État John Foster


Dulles appelait « un authentique monstre ».

137
VI

Les espions atomiques

Aux premières heures du 13 juin 1944, un nouveau bruit terrifiant


emplit le ciel de Londres. Plus effrayant encore que le
bourdonnement des bombardiers allemands pendant le Blitz, il
s'agissait du son des réacteurs qui propulsaient des fuselages
contenant chacun plus de huit cents kilos de charge explosive. Le
vrombissement de ces bombes volantes sans pilotes ressemblait à
celui d'insectes géants qui seraient venus exécuter la vengeance
promise par Hitler après la destruction de Dresde et les bombes
incendiaires sur Hambourg. Alors que les Londoniens, terrifiés,
scrutaient le ciel, le bruit menaçant s'arrêta puis il fut suivi de celui
des bombes qui dégringolaient avant d'exploser au sol. En l'espace
de deux jours, quarante-cinq autres bombes volantes s'amassèrent
au-dessus de Londres pour lâcher leurs charges meurtrières sur les
maisons et les bureaux.
Dans la nuit du 17 juin, alors que la ville avait reçu deux cent dix-
sept autres missiles, Churchill convoqua Menzies et Petrie afin qu'ils
se joignent aux stratèges de l'Air Force pour répondre à une
question : comment pouvait-on protéger le centre de Londres ?
Selon les analystes du ministère de l'aviation, les bombes visaient
cette zone parce qu'elle était le cœur de l'effort de guerre contre
l'Allemagne nazie.
Parmi ceux qui étaient réunis autour de la table de conférence de
la salle d'opérations se trouvait un autre de ces personnages
extraordinaires que le MI-5 avait l'art de recruter. Son nom était John
Cecil Masterman et il était, en tout point, l'archétype de l'Anglais de
la haute société. Avec son élocution d'homme cultivé, ses manières
de dandy et son physique attirant, il plaisait aux femmes. Professeur
d'histoire réputé à Oxford, il avait représenté son pays au hockey sur

138
Les espions atomiques

gazon et, dans son temps libre, il écrivait des romans policiers. Ce
dernier point avait été son plus proche rapport avec le monde du
renseignement jusqu'au jour où on l'avait engagé pour diriger le
Comité vingt, qui supervisait les agents doubles ayant survécu aux
interrogatoires de Robin Stephens, à Latchmere House. Si le signe
distinctif de Stephens était son monocle, celui de Masterman était
d'aimer dormir à même le sol, dans le salon de coiffure pour
hommes de son club, le Reform. « J'y restais étendu, éveillé, à
écouter les bombes volantes puis le silence assourdissant, en
espérant qu'au prochain silence, je ne serais pas mort », se souvint-il,
plus tard.
Masterman avait choisi le nombre vingt comme symbole du
comité parce qu'il avait une signification dans son esprit d'homme
éduqué : en chiffres romains, il s'écrit XX, une double croix.
En cette chaude nuit de juin, alors que la sirène venait de signaler
la fin des bombardements, la question que Churchill posa à
Masterman était directe : comment ses agents doubles pouvaient-ils
faire passer à leurs contrôleurs allemands des informations qui
auraient pour effet de pousser les techniciens des sites de lancement
de missiles à modifier les coordonnées de leurs cibles ?
Dans le silence de la salle de conférence, tout le monde comprit
ce qu'il voulait dire. De nouvelles coordonnées trop éloignées du
centre de Londres susciteraient immédiatement les soupçons des
Allemands.
Tout le monde se souvenait que les agents doubles avaient déjà
joué un rôle important pour les berner sur le lieu du débarquement
du Jour J. Et personne ne doutait qu'avant la fin de la guerre, on
aurait encore plus besoin de leur savoir-faire. D'autre part, si les
attaques sur le centre de Londres continuaient, les conséquences
seraient désastreuses. Mais si l'on pouvait persuader les techniciens
des sites de lancement de raccourcir leur portée en leur faisant croire
que, pour l'instant, ils envoyaient leurs bombes trop loin, cela ferait
une grande différence. En fait, cela signifierait que les missiles
tomberaient sur l'East End, déjà bien abîmé, et dans la campagne
environnante, qui, jusque-là, avait était largement épargnée par la
mort et la destruction. Churchill était-il prêt à réduire
considérablement les risques pour le centre de Londres — le siège
du gouvernement — en approuvant un plan qui, s'il devenait connu

139
Histoire des services secrets britanniques

du public, aurait d'énormes répercussions politiques du fait qu'il


sacrifiait une partie de la ville pour le bénéfice d'une autre ?
De nombreux Juifs — tailleurs, chemisiers, cordonniers, pâtissiers
— vivaient, avec leurs familles, dans la zone est de la ville. Malgré
l'importance de leurs voix au gouvernement, ils n'avaient pas réussi à
convaincre Churchill et les dirigeants de l'aviation de demander aux
bombardiers Lancaster de détruire, au moins, les chambres à gaz des
camps de concentration sur le trajet qu'ils empruntaient pour
attaquer les villes allemandes. Le cabinet avait estimé qu'il ne
s'agissait pas de cibles prioritaires. Alors que la Libération avait com-
mencé à dévoiler les horreurs de l'Holocauste, à Auschwitz, Dachau
et Bergen-Belsen, si les Juifs britanniques entendaient parler de la
décision de dévier les bombes volantes, n'allaient-ils pas la percevoir
comme un exemple supplémentaire de ce qu'ils considéraient déjà
comme de l'indifférence envers le sort de leurs proches ?
Churchill valida la mise à exécution de la supercherie et
Masterman la confia à son meilleur agent double, Eddie Chapman.
Selon Ben Macintyre, le biographe de ce dernier : « Pour ces deux
vétérans aguerris aux opérations militaires secrètes, ce plan était aussi
clair que logique. » Le degré de participation de Menzies et Petrie à
cette décision est gardé secret dans les dossiers hautement classifiés
des deux services.
Il devenait chaque jour plus évident que Chapman devait agir
urgemment. Le 1er juillet 1944, il envoya à son contrôleur de l'Abwehr
un premier message dans lequel il affirmait que les missiles
n'arrêtaient pas de « dépasser la cible ». Les bombes volantes
suivantes commencèrent à tomber sur l'East End et les terres
agricoles des alentours. Masterman jubilait. « Cette imposture a été
une réussite absolue et a sauvé des milliers de vies », déclara-t-il plus
tard.
Les messages de Chapman à son contrôleur furent détruits sur
ordre de Petrie, qui n'était que trop conscient du tollé qui
surviendrait si les habitants de l'est de Londres venaient à apprendre
que Winston Churchill avaient sacrifié ceux qu'ils aimaient pour
sauver le centre de la capitale. À la fin des bombardements, en août
1944, on comptait six mille cent quatre-vingt-quatre morts.

*
140
Les espions atomiques

Alors que la victoire des Alliés devenait de plus en plus certaine,


David Petrie envoya des agents faire la liaison avec les équipes du
MI-6 et des services secrets américains qui, partant des plages
normandes, s'enfonçaient dans le territoire français. Chaque équipe
disposait d'un « livret pourpre », un cahier d'écolier dans lequel se
trouvait la liste des noms des Allemands et des Français suspectés de
collaborer avec les nazis. L'un d'entre eux était P.G. Wodehouse.
Durant la guerre, l'écrivain né en Grande-Bretagne avait animé des
émissions à la radio allemande. Après sa capture, à Paris, il fut
interrogé par un membre du service juridique du MI-5 qui estima
qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves pour faire comparaître
Wodehouse devant un tribunal. L'auteur obtint l'autorisation de
partir pour New York et jura de ne plus jamais remettre les pieds en
Angleterre. D'autres collaborateurs ne s'en tirèrent pas si facilement.
John Emery, un fasciste invétéré, fils du politicien Leo Emery, fut
retrouvé dans un camp d'internement près de Rome. Il avoua
facilement être partisan du nazisme et fut emmené à Londres, où il
fut jugé à Old Bailey (la Haute Cour criminelle d'Angleterre) puis
déclaré coupable et pendu. William Joyce, le célèbre propagandiste
surnommé « Lord Haw-Haw », subit le même sort. En collaboration
avec les services secrets français, néerlandais et norvégiens, le MI-5
rafla les prisonniers de guerre britanniques qui s'étaient portés
volontaires pour servir la SS dans la Légion de saint George, sur le
front russe. Ils furent remis à l'armée et emprisonnés en Angleterre.
Après la guerre, on les autorisa à disparaître dans un monde à jamais
transformé.

Tout au long de la guerre, la liste des publications que les agents


du contre-espionnage du MI-5 devaient lire comprenait le Daily
Worker (qui fut plus tard renommé le Morning Star) et les brochures
éditées par le parti communiste britannique. Ils rappelaient que, bien
que l'Union soviétique se soit jointe aux forces alliées pour
combattre le nazisme en juin 1941, le communisme représentait une
menace pour une paix durable après la guerre. C'était un thème
qu'abordait toujours Petrie lors de ses réunions avec ses directeurs de

141
Histoire des services secrets britanniques

services. L'un de ces derniers était Roger Hollis, de la division F,


futur directeur général du MI-5, qui serait, par la suite, soupçonné
d'être un agent double soviétique et ferait l'objet d'investigations sans
précédent. Un événement survenu durant l'hiver 1945 allait
contribuer à alimenter l'enquête.
Hollis avait à peine déverrouillé la porte de son bureau de
Leconfield House — le nouveau siège du MI-5, dans le quartier de
Mayfair, à Londres — qu'il avait demandé que l'on porte une
enveloppe scellée au MI-6. À l'intérieur se trouvait un dossier
couleur peau de chamois et une lettre de Kim Philby, le directeur de
la section IX, chargée du communisme international. Hollis avait
rencontré Philby lors d'une conférence interservices consacrée à la
menace communiste.
Philby était le fils de Sir Harry Philby, un haut membre du Raj. Il
avait grandi dans un monde où la Grande-Bretagne régnait encore
sur presque un quart de la surface terrestre et où, sous les
ventilateurs, le document le plus important à se trouver dans le
somptueux bureau de son père était son passeport britannique.
Sir Harry était l'un de ceux qui étaient chargés de faire appliquer
les décisions de Londres. Il appartenait à la confrérie des deux mille
personnes qui constituaient l'ICS (Indian Civil Service/Service civil
indien). Ces gens habitaient de somptueuses demeures et voyageaient
dans le luxe du Hydrebread Express, avec ses compartiments privés, où
l'on buvait du champagne, tout juste sorti de seaux à glace en argent,
avant de prendre des repas composés de huit plats, dans la voiture-
restaurant réservée aux représentants du Raj. Durant ses jeunes
années, Kim passait ses vacances à pratiquer les hobbies favoris des
Britanniques en Inde : jouer au cricket, au polo ou au tennis sur la
pelouse impeccable de la résidence familiale puis, quand il fut en âge,
à rester assis sous la véranda avec son père, pendant que des
serviteurs, tout de blanc vêtus, leur apportaient leurs premiers
whiskys de la soirée.
Soudain, le spectacle éblouissant de cette vie de palais de marbre,
de chasse au tigre et d'éléphants couverts de parures — le monde des
Philby — disparut. Nul n'en comprenait la cause ; nul ne la
comprendrait jamais. Dans les clubs du Raj de Bombay, de Delhi et
jusqu'à ceux de Lahore ou Simla, on murmurait qu'il y avait eu de
graves désaccords entre Sir Harry et son supérieur. « Peut-être avait-

142
Les espions atomiques

il fait des avances à sa mensahib, son épouse », avait écrit une grande
dame à une cousine en Angleterre. Harry Philby avait la réputation
d'être coureur de jupons. Sir Harry avait été l'un de ces Anglais dont
la voix braillarde avait fait dire à Mohandas Gandhi : « Les Anglais
descendent de l'âne et non du singe comme le reste de l'humanité. »
Puis il avait quitté l'Inde sur un paquebot dont il avait débarqué en
Égypte, au port de Suez.
Plein de rancœur et d'animosité envers la Grande-Bretagne, il
s'était rendu en Arabie saoudite, où il avait trouvé l'oreille attentive
d'Ibn Saoud, le fondateur de la famille royale saoudienne, qui
estimait que la Grande-Bretagne l'avait dupé sur ses droits pétroliers.
Sir Harry avait alors fait usage de ses incontestables talents de
négociateur pour permettre à des compagnies américaines d'obtenir
des concessions.
À ce moment-là, Kim — que son père avait ainsi baptisé en
référence au héros du roman d'espionnage et d'aventures de Rudyard
Kipling — était devenu correspondant étranger pour le Times de
Londres après avoir décroché ses diplômes à Cambridge. En 1937,
on l'avait envoyé couvrir la guerre d'Espagne. Sa réserve et son
espagnol courant lui avaient valu d'être bien accueilli par les forces
fascistes du général Franco. Personne ne se doutait que la Russie
l'avait déjà recruté comme espion pendant ses études.
La première mission que lui avait confiée son contrôleur
moscovite, un agent du GRU, le renseignement militaire russe,
consistait à envoyer des rapports sur les endroits où Franco avait
l'intention d'attaquer les forces républicaines. Parmi les cibles, Philby
avait identifié Guernica, la capitale spirituelle historique du Pays
basque.
Franco donna l'ordre à la légion nazie Condor de détruire la ville
— un acte condamné par toute la communauté internationale qui a
inspiré à Picasso son célèbre tableau anti-guerre. Peu après, Philby
fut blessé par un obus de l'artillerie républicaine, fourni par la Russie.
À son retour en Angleterre, son contrôleur soviétique lui demanda
de présenter sa candidature au MI-6. Il passa le cap du processus
d'approbation et fut nommé à la section ibérique du SIS ; l'un de ses
collègues était Graham Greene. Des années plus tard, le romancier
se souvenait : « Une fois devenu chef de la section, Kim couvrait
toutes les erreurs que nous pouvions faire. Il avait l'art de sembler

143
Histoire des services secrets britanniques

parfaitement loyal envers son personnel alors que, bien sûr, toute sa
véritable loyauté allait à la Russie. »
Cela faisait déjà longtemps que le GRU savait combien il était
important de recruter des espions dans les universités traditionnelles
britanniques que sont Oxford et Cambridge.
L'organisation russe n'ignorait pas qu'en s'y prenant tôt, il était
possible de convaincre des étudiants intelligents et ambitieux
d'embrasser la cause communiste et de continuer à la servir tout au
long des grandes carrières que leurs diplômes leur garantissaient
pratiquement. En bonus, il était possible d'exploiter le fait que ces
deux campus attiraient des Américains. Whittaker Chambers, un
rédacteur de Time Magazine et Alger Hiss, un officiel du département
d'État — qui participa à la conférence de Yalta et fut secrétaire
général de la session de création des Nations unies —, avaient été
recrutés par les services secrets soviétiques durant leurs études à
Cambridge.
Ayant accès au registre, Philby transmettait à son contrôleur les
renseignements qu'il y puisait sur les agents et les informateurs du
MI-6 dans le monde entier. Quand la Grande-Bretagne et l'Union
soviétique étaient devenues alliées, pendant la guerre, Philby avait
reçu une nouvelle mission : découvrir si Churchill et Roosevelt
prévoyaient de faire la paix avec l'Allemagne séparément, ce qui
permettrait à Hitler de consacrer toute sa puissance militaire à
attaquer l'Union soviétique. Philby avait rapporté que plusieurs
agents de haut niveau du MI-5 et du MI-6 n'avaient rien contre cette
idée. En mars 1943, un espion allemand, Otto John, qui travaillait
pour l'amiral Canaris, le directeur du renseignement allemand, s'était
secrètement rendu à Lisbonne pour y rencontrer une petite équipe
du MI-6, à laquelle appartenait Philby. John avait révélé qu'un
groupe de hauts dirigeants militaires allemands étaient prêts à
entamer des négociations de paix avec la Grande-Bretagne.
Philby était rentré à Londres et avait fait un rapport à Stewart
Menzies, dans lequel il affirmait que ce plan n'était « rien de plus
qu'une façon de gagner du temps en faveur de l'effort de guerre
nazi ». Il y expliquait également : « Si nous y adhérions, il faudrait que
nous réduisions nos bombardements et nous nous concentrions
davantage sur la guerre dans le Pacifique. Nous devrions également
accepter d'arrêter de fournir des armes à l'Armée rouge. Otto John

144
Les espions atomiques

n'est pas fiable et, parfois, on pourrait presque le considérer comme


un fantaisiste. Ce point de vue est partagé par Allen Dulles, en
Suisse. »
Le rapport de Philby fut envoyé à Winston Churchill qui y
inscrivit la mention « Pas d'action. » Staline n'avait plus à craindre de
traité de paix séparé.

Dans la lettre qu'il avait remise à Hollis en ce matin d'hiver,


Philby ne précisait pas pourquoi il lui remettait un certain dossier. Il
ne disait pas non plus qu'une affaire urgente l'attendait à Istanbul.
Konstantin Volkov, un agent du renseignement russe basé à
l'ambassade de son pays à Istanbul, avait contacté le consulat
britannique en expliquant qu'il voulait faire défection. En échange de
l'asile, il révélerait les noms des membres d'un réseau d'agents
soviétiques opérant « au cœur même du gouvernement ». Il
poursuivait : « L'un d'entre eux est un agent du renseignement. Deux
autres travaillent au Foreign Office. » Alarmé, le consul avait envoyé
un télégramme codé prioritaire au Prodome, l'adresse câble du
Foreign Office, dans lequel il citait Volkov. Ces informations avaient
été transmises à Stewart Menzies qui avait demandé à Philby
d'enquêter. Celui-ci ne pouvait que comprendre qu'il était l'agent
identifié par Volkov ; les autres étaient Donald Maclean et Guy
Burgess, tous deux diplomates au Foreign Office et espions pour le
compte de la Russie. Maclean photocopiait des documents top secret
pour Moscou depuis 1938. Philby prit le premier vol pour Istanbul.
À son arrivée, Volkov avait déjà disparu.
Depuis une cabine téléphonique, Philby envoya un message à son
contact à l'ambassade soviétique. Istanbul était un haut lieu de
l'espionnage, d'où les agents russes et alliés utilisaient des émetteurs à
ondes courtes pour contacter leurs contrôleurs à Londres,
Washington et Moscou. Le MI-6 y avait installé une équipe de son
service de sécurité radio pour surveiller les transmissions sans fil.
Après l'arrivée de Philby, plusieurs messages codés concernant la
disparition de Volkov partirent de l'ambassade soviétique vers
Moscou. Tout en faisant croire à ses collègues qu'il essayait de

145
Histoire des services secrets britanniques

localiser Volkov, Philby tenait son contrôleur soviétique informé des


endroits où le diplomate pourrait se cacher. Au bout d'une semaine,
il envoya un message à Menzies : « Désolé, aucune trace. Aban-
donne. Rentre à Londres. »
Quelques jours plus tard, un appareil militaire soviétique se posa,
sans avoir prévenu, à l'aéroport d'Ankara et l'on y embarqua un
individu solidement attaché. Konstantin Volkov était en route pour
Moscou, où l'attendait une mort certaine. On n'a jamais su quel rôle
Philby avait joué dans sa capture.

Le dossier que Philby avait envoyé à Hollis concernait également


un transfuge. Âgé de vingt-six ans, Igor Gouzenko travaillait sur les
messages codés à l'ambassade russe d'Ottawa. On devait le rapatrier
à Moscou avec sa femme enceinte mais il avait entendu parler de la
dureté de la situation au pays : les messages qui passaient par son
bureau parlaient pratiquement de famine et relataient le
comportement draconien de la police. Gouzenko avait décidé qu'il
valait mieux que son épouse et lui restent au Canada. En échange, il
proposerait des documents qu'il avait pris soin de dissimuler en cas
d'une telle urgence. Il espérait que, s'ils étaient rendus publics, ils
révéleraient ce qui se cachait réellement derrière la description
propagandiste de la vie en Union soviétique que l'ambassade
envoyait aux médias d'Ottawa. Il détenait également une liste codée
des informateurs du GRU.
Dans son costume de mauvaise facture, le chétif cryptologue
entra au bureau de l'Ottawa Journal et y proposa son histoire. Malgré
son anglais limité et son agitation, il essaya de traduire les documents
qu'il sortait de son sac à provisions. Mais plus il essayait, plus il avait
l'air de l'un de ces hurluberlus qui se présentent régulièrement aux
bureaux de tous les journaux. Le reporter lui offrit un café et le
congédia. Furieux, Gouzenko se rendit au siège du Parlement
canadien et essaya de voir le ministre de la Justice. Là encore, on lui
demanda de partir. Visiblement contrarié, lorsqu'il arriva chez lui, ce
ne fut que pour entendre sa femme hurler derrière la porte tandis
que l'attaché militaire russe et deux autres diplomates de l'ambassade
essayaient d'entrer. Pendant ce temps, un voisin avait appelé la police
146
Les espions atomiques

et deux agents arrivèrent. Les diplomates russes s'en allèrent sans


avoir réussi à persuader Gouzenko de les accompagner mais leur
présence fut consignée dans un rapport de police qui, à cause de leur
immunité diplomatique, arriva entre les mains du directeur local du
CSIS, le service de renseignement canadien.
Conscient que ce n'était pas tous les jours que « trois diplomates
soviétiques essayaient de forcer la porte d'entrée de l'un de leurs
employés », il fit passer l'information à Sir William Stephenson, qui
supervisait toutes les opérations du MI-5 et du MI-6 en Amérique du
Nord, depuis son bureau new-yorkais. Le chef du CSIS ajouta qu'il
avait conservé les documents dont Gouzenko était en possession et
que celui-ci et son épouse étaient en détention de protection tant
qu'on n'avait pas pris de décision par rapport aux demandes répétées
de l'ambassadeur qui voulait que le couple lui soit rendu, sous
prétexte que Gouzenko avait volé des documents diplomatiques à
l'ambassade. Cela suffit à alerter Stephenson, qui sauta dans un avion
pour Ottawa afin d'interroger Gouzenko. Ensuite, il appela Hollis
pour lui dire qu'il devrait venir le rejoindre.
Stephenson était l'un de ces hommes riches et puissants que le
monde ténébreux de l'espionnage fascine. Bon boxeur amateur —
les commentateurs disaient qu'il aurait pu devenir professionnel —, il
avait préféré continuer à s'enrichir dans l'industrie. Lors d'un séjour à
New York, il avait rencontré William Donovan. L'Irlandais et
l'Écossais s'étaient trouvé beaucoup de points communs, notamment
leur passion pour le sport et leur goût pour les subtilités du droit, et
étaient devenus amis ; le fait que Donovan soit devenu l'avocat per-
sonnel de Stephenson y était probablement aussi pour quelque
chose. Lorsque le juriste était rentré d'un voyage à Londres qui avait
conduit à la collaboration de l'Amérique avec le MI-5 et le MI-6, les
deux hommes avaient mangé ensemble au club new-yorkais dont
Donovan était membre. Au cours du déjeuner, Stephenson avait
expliqué qu'il en avait assez de « seulement gagner de l'argent ».
Donovan lui avait répondu qu'il pourrait éventuellement envisager
« quelque chose de plus excitant ». Il avait alors révélé à l'industriel
les détails de l'arrangement qu'il avait orchestré entre les services
secrets américains et britanniques. « Une chance d'avoir une
couchette sur ce bateau ? » lui avait demandé Stephenson. Il y en

147
Histoire des services secrets britanniques

avait une : en quelques jours, Donovan avait convaincu Churchill de


nommer Stephenson coordinateur du MI-5 et du MI-6 avec le COI.
Au moment où Stephenson retrouva Hollis, à son arrivée de
Londres, Gouzenko avait été transféré dans l'ancien camp du SOE,
au bord du lac Ontario. Dans le passé, on y avait entraîné des agents
britanniques pour leurs missions en Allemagne nazie. L'ancien agent
Ivan Drake m'a raconté : « L'endroit était conçu pour inspirer une
terreur de tous les diables à ceux qui se croyaient déjà prêts à
travailler pour le SOE. Dans un coin de la base, il y avait un
complexe pour les interrogatoires spéciaux des agents doubles ou
des espions présumés. »
C'était là qu'on avait enfermé Gouzenko. Il y endura des
méthodes consistant à le priver de sommeil, lui refuser de la
nourriture ou le menacer de le rendre aux Soviétiques sous prétexte
qu'il essayait de donner de fausses informations. Hollis l'interrogea
pendant des heures mais il s'en tint toujours à sa version des faits :
les documents n'étaient pas des faux et il était prêt à coopérer en
échange du droit de rester au Canada avec sa femme. Au bout d'une
semaine, Hollis estima qu'il disait la vérité et que les documents volés
étaient bel et bien authentiques.
Gouzenko put retrouver son épouse et on l'installa, avec elle,
dans une confortable planque du CSIS, près de Montréal, après lui
avoir donné le nom de code de « Corby » et promis l'asile au Canada.
À ce moment-là, Gouzenko avait déjà confirmé les identités de plus
de vingt agents du GRU opérant au Canada et dont les noms figu-
raient dans la liste codée. « Ellie » était Kay Wilsher, qui travaillait au
registre du Haut Commissariat britannique à Ottawa, un poste qui lui
donnait accès aux dossiers de sécurité sensibles des agents secrets
canadiens, américains et britanniques officiant dans le pays. Un autre
faux nom cachait quelqu'un d'encore plus important. « Alek » était,
en réalité, Alan Nunn May, un physicien britannique qui avait
travaillé à l'élaboration de la bombe atomique lors du projet Manhat-
tan. On allait découvrir qu'il avait secrètement transmis à son
contrôleur russe des échantillons d'isotopes d'uranium, un élément
crucial de la bombe. À la fin de le guerre, Wilsher fut condamnée à
trois ans de travaux forcés et Nunn May, à dix ans
d'emprisonnement.

148
Les espions atomiques

Ces verdicts alarmèrent Washington, où l'on soupçonnait que des


accords avaient été passés pour que les espions révèlent tout de leur
trahison en échange de peines légères et que ceci permette au MI-5
et au MI-6 de s'immiscer dans toutes les brèches du système de
sécurité américain. Même Donovan voyait mal comment Wilsher et
Nunn May avaient pu échapper au sort — longue réclusion ou peine
de mort — qui leur aurait été réservé aux États-Unis. Il avait alors
posé une question brutale à Stephenson : les services secrets
britanniques avaient-ils quelque chose à cacher ? Stephenson avait
maintenu que ce n'était pas le cas. Mais en d'autres endroits de
Washington, on continuait de s'interroger. Pourquoi le MI-5 et le
MI-6 n'avaient-ils pas réussi à remarquer la trahison de Nunn May et
Wilsher avant que, par pure chance, le cryptologue russe ait tiré la
sonnette d'alarme ? Les avait-on couverts au sein du SIS ou du
Service de sécurité pour de plus sinistres raisons que la protection de
la réputation de ces organisations ? Y avait-il une autre taupe soviéti-
que au renseignement britannique ? Et, dans ce cas, à quel niveau
hiérarchique de quel service ?
Au MI-6, le démantèlement du réseau d'espions infiltrés au
Canada fut perçu comme une victoire personnelle de Hollis. Kim
Philby lui envoya un mot de félicitations.

David Petrie quitta son poste de directeur général du MI-5 en


1945, après avoir dignement mené une campagne visant à s'assurer
que le nouveau gouvernement travailliste qui était passé au pouvoir
cette même année, ne fusionne pas le MI-5 avec le MI-6. Cependant,
il n'avait pas réussi à faire nommer son adjoint, Jasper Harker, à sa
place. Ce dernier n'avait pas su convaincre Clement Attlee, le
nouveau Premier ministre, qu'il avait les compétences nécessaires
pour diriger le Service de sécurité. « Il doit avoir les qualités
techniques qu'exige l'espionnage. Il doit être capable de contrôler
une équipe d'individualistes participant à d'importants travaux
secrets. Parallèlement, il doit avoir la plus grande considération pour
les droits des citoyens », insistait Attlee. Il estimait que l'homme qui
convenait le mieux était Percy Sillitoe, qui avait fait la plupart de sa
carrière dans la police en Afrique du Sud et en Rhodésie (le

149
Histoire des services secrets britanniques

Zimbabwe actuel). En 1943, Sillitoe avait été nommé directeur de la


police du Kent. Son adjoint au MI-5 était Guy Liddell, qui était entré
sous Kell, en 1919, et était considéré par ses collègues comme un
agent de contre-espionnage exceptionnel. Bien que ne l'étant pas lui-
même, il appréciait la compagnie des homosexuels. Le puritain Attlee
trouvait cela « fort regrettable ».
La première impression qu'eut Liddell en rencontrant Sillitoe fut
tout aussi peu flatteuse : « Avec ses chaussures de marche, il a l'air
d'un péquenot venu passer la journée à Londres après avoir traqué
des braconniers et des petits délinquants dans les ruelles du Kent. Ce
qui n'est pas vraiment un bon entraînement pour travailler dans le
renseignement », avait-il confié à un ami, au Chelsea Palais, un
repaire d'homosexuels bien connu. Liddell s'amusait à ridiculiser
Sillitoe en utilisant des épigrammes latines et des références codées
qu'il ne saisissait pas. Sillitoe écrivit plus tard : « Parfois, je me sentais
comme un petit garçon enfermé de force dans un monde clos. » Ces
paroles reflètent parfaitement son absence d'autorité sur son
personnel.

Winston Churchill et Theodore Roosevelt avait tous deux prêté


beaucoup d'attention au renseignement durant la guerre. Roosevelt
s'intéressait surtout aux espions et aux opérations secrètes. Rien ne
lui faisait plus plaisir que d'entendre Allen Dulles parler des missions
de l'OSS en Europe. Churchill, qui adorait également les récits
d'actions téméraires, était très conscient de l'importance du rôle du
Sigint, c'est-à-dire, le renseignement d'origine électromagnétique. Les
connaissances mathématiques nécessaires pour déchiffrer un code
avaient toujours fasciné le Premier ministre ; aux premières heures
du jour, assis dans son lit, il étudiait des codes qui avaient déjà été
décryptés. Il trouvait cela « beaucoup plus amusant que de faire des
mots croisés ».
La mort soudaine de Roosevelt, en avril 1945, fit prendre une
nouvelle orientation au renseignement américain. Selon l'analyste
Christopher Andrew : « S'il avait vécu, Franklin Roosevelt n'aurait
certainement pas fermé l'agence de renseignement dont les
Américains disposaient pendant la guerre, l'OSS, avant d'avoir
150
Les espions atomiques

solidement mis en place un remplacement de temps de paix. » Ce qui


est certain, c'est que le successeur de Roosevelt, Harry Truman, bien
moins intéressé par le renseignement, établit de nouvelles priorités
quant à ce qu'il attendait de ses maîtres espions.
Truman était également préoccupé par l'importance des pouvoirs
que le FBI avait acquis pendant la guerre et lorsqu'il avait rencontré
son directeur, John Edgar Hoover, pour la première fois, il lui avait
fait une annonce brutale : « Il n'est pas entièrement approprié que
vous dépensiez des fonds fédéraux pour plus ou moins vous
contenter de satisfaire votre curiosité sur la vie sexuelle des membres
du Congrès. »
Le nouveau président avait aussi peu de considération pour les
liens que l'OSS entretenait avec le MI-5 et le MI-6. Avec sa
personnalité complexe, il avait du mal à accepter l'idée de maintenir
une organisation s'occupant surtout de l'Europe. Selon lui, ce qu'il
fallait, c'était une nouvelle agence sous « direction présidentielle ». Sa
décision, ratifiée par le National Security Act (Loi sur la sécurité
nationale) du 26 juillet 1947, confirma la prédominance de la CIA sur
l'ensemble de la jeune communauté du renseignement américaine.
Néanmoins, Truman accepta que le Sigint américain continue de
coopérer avec la Grande-Bretagne. Le 4 septembre 1945, le
secrétaire d'État, Dean Acheson, lui avait envoyé un mémo top
secret (qui n'est encore que partiellement déclassifié) dans lequel il lui
rappelait : « Certaines nations étrangères pouvant avoir des
intentions hostiles, il est recommandé que vous autorisiez une
collaboration constante entre les États-Unis et le Royaume-Uni dans
le domaine du renseignement d'origine électromagnétique. »
Une branche des services secrets britanniques — la GC&CS
(Government Code and Cipher School/École gouvernementale de codage
et de cryptage) — avait vu sa réputation grandie au sortir de la
guerre. Il s'agissait des cryptologues qui travaillaient à Betchley Park.
Avec leur machine Ultra, ils avaient réussi à déchiffrer les codes des
sous-marins allemands. Rebaptisé GCHQ (Government Communications
Head-quarters/Quartier général des communications du
gouvernement) en 1946, le service quitta son environnement rural du
Buckinghamshire pour s'installer dans des locaux d'apparence
anodine, à Eastcote, une banlieue terne de Londres. Ce fut donc là
que les cryptologues continuèrent de tenter de déchiffrer les

151
Histoire des services secrets britanniques

messages codés des maîtres espions soviétiques et de leurs agents. Le


service de renseignement russe avait été fondé en 1917 sous le nom
de Cheka puis avait été successivement appelé GPU, OGPU, GUGB
et, pendant la guerre, NKVD. (Le 13 mars 1954, il fut renommé
Komitet Gossoudarstvennoï Bezopasnosti, KGB, avant de devenir le FSB,
service fédéral de sécurité, en 2005.) Dans la mémoire du Politburo
et des millions de Russes qui l'ont tant redouté, il est resté « l'épée et
le bouclier du parti » — le bouclier pour protéger l'oligarchie du parti
communiste et l'épée pour imposer ses volontés à l'intérieur et à
l'extérieur de la Russie.
Les cryptologues britanniques et américains, qui avaient travaillé
en étroite collaboration pendant la guerre pour déchiffrer les codes
des nazis et des Japonais, continuèrent à œuvrer sur une base de
partenariat équilibré. Cependant, à la fin de la guerre, l'Amérique,
sous le gouvernement de Truman, était devenue la nation la plus
puissante de la planète. Par conséquent, la CIA, avec sa puissance
financière et ses compétences techniques, s'était mise à dominer
d'autres domaines de son alliance avec le renseignement britannique.
De plus, après la découverte du réseau d'espions de Nunn May, au
Canada, le MI-5 et le MI-6 étaient devenus ce qu'Allen Welsh
appelait « des services vivant sur leur réputation ».
Ce serait aux cryptologues du GCHQ de partiellement sauver la
mise pour le MI-5. Les services secrets soviétiques utilisaient la
méthode du « masque jetable » qui, utilisée correctement, rendait
leurs messages radio codés pratiquement indéchiffrables. Mais,
quand le NKVD élargit son réseau mondial, il distribua des
duplicatas des séries de masques. Arthur Martin, un agent de liaison
entre le GCHQ et le MI-5 qui avait travaillé à l'interception des
messages radio pendant la guerre, découvrit ce que les Russes étaient
en train de faire et cela aboutit à l'une des premières grandes opéra-
tions de décryptage d'après-guerre. Grâce aux compétences de
Martin, l'opération Verona permit de suivre les activités d'un réseau
soviétique en Grande-Bretagne et aux États-Unis. À un rythme
douloureusement lent, les informations émergeaient des décodages ;
on n'obtenait souvent que des fragments de mots. Recoupés, ils
commencèrent à révéler l'ampleur du réseau d'espionnage soviétique
dans les deux pays et son infiltration dans le programme de bombe
atomique.

152
Les espions atomiques

Pendant que les cryptologues de l'opération Verona continuaient


leur travail, le MI-5 traquait les espions soviétiques agissant dans
d'autres branches : le contre-espionnage, l'unité de liaison avec les
services secrets de l'empire et la section chargée de surveiller les
activités des partis politiques nationaux. En 1948, plus d'une centaine
de fonctionnaires de Whitehall furent interrogés à plusieurs reprises
sans qu'on leur explique jamais comment on s'était mis à les
soupçonner. Plus d'une vingtaine furent renvoyés ; certains d'entre
eux avaient occupé des postes importants pendant la guerre. Quatre-
vingt-huit furent affectés à de nouvelles tâches et virent leurs
accréditations de sécurité réduites au niveau le plus bas. À Whitehall,
plusieurs bureaux se retrouvèrent soudain inoccupés et des employés
que l'on avait jusqu'alors estimés dignes de confiance furent mutés
dans diverses autres organisations gouvernementales. On sépara des
familles et de nombreux divorces s'ensuivirent.
Il n'était pas rare que des voisins murmurent qu'un homme, jadis
fer de lance de sa communauté, était devenu « un Rouge ». Les
dossiers s'accumulaient et de nombreuses femmes découvraient que
leur nouvelle promotion les mènerait à travailler sous l'œil vigilant du
directeur du registre, qui vérifiait que les dossiers étaient bien à leur
place dans les index, sur leurs cartes, dans des rangées entières de
tiroirs en bois. En 1949, des milliers de nouveaux noms avaient été
ajoutés.
Quatre ans après qu'un bombardier B-29 de l'aviation américaine
— auquel le pilote avait donné le nom de sa mère, Enola Gay — eut
lâché la première bombe atomique sur Hiroshima, le 6 août 1945, le
registre contenait des informations extrêmement personnelles sur
plus d'un million de citoyens britanniques ordinaires. Pourtant, ce
système n'avait toujours pas permis d'établir l'identité des espions
soviétiques qui se trouvaient parmi eux. À Washington, tout le
monde s'accordait à dire que les taupes cherchaient à découvrir de
nouveaux secrets concernant la bombe. Au FBI et à la CIA, la
découverte du réseau canadien avait fait augmenter les craintes que
l'on trouve d'autres traîtres en Grande-Bretagne.

153
Histoire des services secrets britanniques

À quatre heures du matin, le 3 septembre 1949, le contre-amiral


Roscoe Henry Hillenkoetter fut réveillé par son téléphone, chez lui, à
Georgetown, dans l'État de Washington, et entendit la nouvelle qu'il
redoutait. Le directeur de la CIA — qui, à l'âge de cinquante et un
ans, était le troisième à occuper ce poste — avait demandé qu'on
l'appelle dès qu'il y aurait confirmation, quelle que soit l'heure. Il
dirigeait l'Agence depuis deux ans, après avoir fait sa carrière comme
chef du renseignement de l'amiral Nimitz, durant la guerre du
Pacifique, contre le Japon. Cultivé, il continuait d'étudier les écrits de
Marx, Lénine et Staline. Leurs ouvrages avaient la place d'honneur
sur sa table de chevet. Plus Hillenkoetter les lisait, plus il était
convaincu que l'Union soviétique était résolue à devenir le rival
militaire de l'Amérique. Afin de s'y préparer, il avait mis en place un
réseau d'informateurs dans les nations satellites du pays : de
l'Allemagne de l'Est jusqu'au cœur même de la Russie, en passant par
la Pologne, la Hongrie et la Bulgarie. Ces espions risquaient leur vie
pour envoyer les messages qui arrivaient sur son bureau. Selon l'un
d'eux, la Russie était pratiquement prête à faire exploser une bombe
atomique. On en avait trouvé la confirmation dans un message
intercepté par l'un des cryptologues de l'opération Verona. Mais il
était frustrant de ne pas encore disposer d'informations sur le lieu et
la date de l'essai. Là, à Washington, en cette matinée caniculaire,
Hillenkoetter savait enfin.
À environ dix mille kilomètres de l'endroit où il s'était réveillé, des
techniciens, à bord de l'avion de l'escadron de détection longue
portée de l'US Air Force, contrôlaient une nouvelle fois leurs
instruments. Les compteurs continuaient à indiquer qu'un nuage
radioactif dérivait au-dessus de la zone nord-ouest de l'Union
soviétique. S'il conservait son cap, il allait survoler le nord du Canada
et l'Atlantique avant de rejoindre les îles Britanniques. Dans les jours
qui suivirent, on envoya des appareils de l'armée canadienne et de la
RAF traverser le nuage pour prélever des échantillons qui furent
ensuite transmis à la Commission à l'énergie atomique, aux
laboratoires de Los Alamos et de Harwell, l'établissement de
recherche atomique de la Grande-Bretagne. Les scientifiques
parvinrent tous à la même conclusion : Entre le 26 et le 29 août,
l'Union soviétique avait fait exploser une bombe atomique. Elle
n'avait pas la même puissance destructrice que celle qui avait dévasté
Hiroshima mais Hillenkoetter en avait tout de même tiré une
154
Les espions atomiques

conclusion : « Cette arme a pour but d'établir un monde communiste


sous domination soviétique et il nous faut considérer que la
possibilité d'une attaque directe contre les États-Unis est plus grande
qu'avant. »
À ce moment-là, Verona avait abouti à une découverte capitale.

Depuis leurs locaux d'Eastcote, les équipes de décodage du


GCHQ avaient accès au continent européen, où elles avaient des
bureaux à Berlin et Gibraltar. À Tokyo, le complexe de l'ambassade
britannique abritait une équipe de cryptologues. Une autre était
installée à Hong Kong. En 1949, chaque ambassade de l'empire
comptait au moins un décrypteur dans son personnel. Des copies de
tous les messages interceptés étaient envoyées au MI-5 et au MI-6
puis partagées avec le service de la NSA qui travaillait sur Verona.
Ses cryptologues recherchaient des réseaux d'espions soviétiques en
Amérique du Nord et au Canada. Pour couvrir le Pacifique sud, la
NSA et Eastcote travaillaient conjointement dans une station située à
Shoal Bay, près de Darwin, en Australie, sous le contrôle du
spécialiste de l'Extrême-Orient du MI-5. Ce dernier — qui, par
ailleurs parlait couramment le mandarin — décoda des messages
envoyés par Moscou à son ambassade de Canberra. Il découvrit alors
que plusieurs réseaux soviétiques opéraient dans le pays. Suite à cela,
Roger Hollis fut envoyé en Australie afin d'y donner des conseils
pour la création d'un service de renseignement local, l'ASIS.
Le 9 octobre 1949, un cryptologue de Fort Meade déchiffra un
message indiquant qu'il pourrait y avoir une autre taupe dans le
projet de bombe anglo-américain. Cette révélation tomba au
moment où les communistes de Mao Zedong venaient de renverser
Tchang Kaï-chek ; Washington n'avait eu aucun contrôle sur cette
révolution et l'on annonça aux Américains qu'un cinquième de la
population terrestre vivait désormais sous domination communiste.
Des deux côtés de l'Atlantique, les cryptologues s'attelèrent à
l'énorme tâche de revenir sur tous les messages soviétiques
interceptés dans l'espoir d'y découvrir des indices sur l'identité de la
taupe. Beaucoup n'avaient pas été correctement décodés, faute de
personnel compétent. Maintenant, la NSA et Eastcote disposaient
155
Histoire des services secrets britanniques

d'un total de douze mille cinq cents agents hautement qualifiés et des
tout derniers appareils de décryptage.
Le message que le cryptologue de la NSA avait déchiffré en ce
jour d'octobre avait été envoyé en 1945 à un agent soviétique basé à
New York. Il contenait une copie d'un télégramme privé de
Churchill à Truman concernant l'attitude à adopter avec Staline après
la guerre. Le télégramme n'était pas sans rappeler la fois où, aux
premiers jours de la guerre, Roosevelt avait déclaré, en plaisantant à
moitié, qu'il trouvait parfois plus facile de conclure une affaire avec
Staline qu'avec Churchill.
Même si ce dernier savait que la bravoure du peuple de Stalingrad
pendant son siège avait généré chez de nombreux Américains
quelque chose de proche du culte du héros, son télégramme rappelait
à Truman que la famine déclenchée par Staline en Ukraine et
l'horreur des goulags étaient « en tout point, aussi graves que les
camps de concentration nazis ». Il ne fallait pas laisser
l'isolationnisme américain d'avant-guerre faire son retour, insistait-il.
Tout en continuant d'éprouver du respect pour la façon dont les
Russes avaient fermement résisté à l'Allemagne nazie, il fallait tenir
compte de la réalité : la politique internationale exigeait que l'Améri-
que admette que Joseph Staline était un tyran aussi diabolique que
l'avait été Hitler.
Ce qui avait électrisé le cryptologue, c'était que le télégramme
révélait qu'il restait un informateur « d'une valeur inestimable ». Mais
de qui s'agissait-il ? Il persévéra patiemment dans ses recherches. Au
bout d'une semaine, il découvrit un nouvel indice. Il apprit dans un
message que la taupe était de sexe masculin et avait une sœur dans
une université américaine. Mais laquelle ? Était-elle étudiante ou
enseignante ? Où employée dans un autre service ? Un troisième
message contenait une demande de clarification des derniers termes
scientifiques utilisés pour « le projet ». Le cryptologue reconnut ces
mots. Il les avait déjà vus dans d'autres messages qu'il avait décodés
et ils appartenaient au lexique du projet Manhattan.
Le FBI vérifia dans tous les campus des États-Unis. Il lui fallut
plusieurs semaines pour découvrir que Kristel Fuchs était
« probablement » la mystérieuse sœur. Elle étudiait au Swarthmore
College. Une autre vérification transforma la probabilité en
certitude : son frère était Klaus Fuchs, un scientifique qui avait

156
Les espions atomiques

travaillé sur le projet Manhattan et occupait désormais un haut poste


à Harwell. Ce remarquable mathématicien et physicien était arrivé en
Grande-Bretagne, avec sa sœur, vers le milieu des années 1930, pour
fuir l'Allemagne hitlérienne. Comme tant d'autres Juifs en exil, quand
la guerre avait éclaté, ils avaient tous deux étaient arrêtés. Mais
lorsque les autorités s'étaient aperçues du parcours scientifique de
Fuchs, ils avaient été libérés. Klaus était entré à Los Alamos et sa
sœur était allée au lycée. Après la guerre, ils étaient revenus en
Angleterre. Kristel y avait mené une vie tranquille et irréprochable
tandis que son frère avait repris ses recherches secrètes à Harwell.
Le FBI étant de plus en plus convaincu que la taupe soviétique
infiltrée au plus haut niveau du cœur du projet anglo-américain de
bombe atomique était bien Klaus Fuchs, le MI-5 fut très embarrassé
quand on sortit son dossier du registre et que Guy Liddell et Roger
Hollis l'examinèrent. On pouvait y lire que Klaus Fuchs était « très
probablement un espion soviétique avant son arrestation ». Rien ne
venait étayer cette supposition ; il y avait seulement une note : « Les
exigences de l'effort de guerre sont prioritaires sur toute autre
considération. » Hollis et Liddell savaient que si le FBI et la CIA
découvraient la vérité, cela entraînerait de désastreuses répercussions
sur toutes les relations que le MI-5 entretenait avec les deux
organisations. Ils décidèrent de montrer le dossier à Percy Sillitoe. Le
directeur général le lut en silence. Liddell demanda que, « pour le
bien du service », on n'en parle pas aux Américains. Sillitoe
approuva. Hollis proposa de ne rien dire non plus au Premier
ministre, Clement Attlee. Sillitoe accepta aussi. « Il faut interroger
Fuchs », fut sa seule contribution à l'étape suivante.
Hollis et Liddell dressèrent une courte liste d'agents à la fois
doués pour les interrogatoires et bien informés sur les méthodes de
recrutement soviétiques. Celui qu'ils choisiraient devrait s'assurer que
Fuchs ne puisse absolument pas se douter qu'il avait été démasqué
grâce au décryptage d'un code soviétique ; il risquait d'avoir le temps
de le signaler à son contrôleur avant d'être arrêté. La seule façon de
le faire condamner était donc de le faire passer aux aveux.
Hollis et Liddell finirent par choisir Jim Skardon, qui avait fait
avouer de nombreux espions nazis pendant la guerre. La technique
de Skardon consistait à rester assis pendant des heures avec le
suspect en le laissant diriger la conversation mais en se débrouillant

157
Histoire des services secrets britanniques

pour glisser la question fatale qui mènerait aux aveux ; au MI-5, ses
méthodes en la matière étaient considérées comme des références
dignes d'une master-class. Skardon s'était fendu d'un hochement de
tête compatissant lorsque, dès leur première rencontre, Fuchs avait
affirmé vivre depuis des années « dans un état schizophrénique ».
Sous une pression modérée, l'espion avoua qu'il était déchiré entre
son « amour » pour la Grande-Bretagne et sa « haine » envers le rôle
qu'elle avait joué dans la destruction d'Hiroshima. Au fil des
semaines, Fuchs révéla tout ce qu'il savait sur l'infiltration soviétique
dans le projet de bombe atomique anglo-américain. Il parlait d'une
voix basse et faisait des pauses pour laisser le temps à Skardon de
prendre ses notes. Il développait volontiers quand on le lui
demandait mais sans jamais admettre la gravité de sa trahison. Il avait
déjà dénoncé deux Américains, Julius et Ethel Rosenberg, comme
membres du réseau soviétique et révélé que son intermédiaire à Los
Alamos était Harvey Gold. Américain naturalisé, d'origine russe,
Gold avait d'abord nié connaître Fuchs ou les Rosenberg et
maintenu qu'il n'avait jamais mis les pieds du côté de Los Alamos.
Mais en fouillant son appartement, à Philadelphie, on avait trouvé
des notes d'hôtel de Santa Fe, près du site.
Le 10 février 1950, Klaus Fuchs fut jugé à Old Bailey, où il plaida
coupable à quatre accusations de divulgation d'informations à
l'Union soviétique. Le procès dura quatre-vingt-cinq minutes. On n'y
évoqua ni son dossier au MI-5 ni son contenu accablant qui prouvait
qu'on le soupçonnait d'être un espion à la solde des Russes depuis
presque dix ans. Lord Goddard, le président de la Cour suprême de
Grande-Bretagne, le condamna à quatorze ans de réclusion. Ethel et
Julius Rosenberg furent exécutés par électrocution pour espionnage,
après une dernière manifestation devant la Maison-Blanche, durant
laquelle les opposants à la sentence luttèrent contre ses partisans qui
portaient des pancartes où était inscrit : « Deux Rosenberg frits ! Ça
vient tout de suite ! » Gold eut la vie sauve et fut condamné à la
réclusion à perpétuité, en grande partie parce qu'il avait coopéré avec
le FBI.
À Washington, on estima que Fuchs avait été le pivot central de
l'une des opérations les plus réussies de toute l'histoire de
l'espionnage international. Il avait été en mesure de décrire, en détail,
le processus de diffusion gazeuse qui permet de séparer l'uranium

158
Les espions atomiques

235 de l'uranium 236. « Les Russes auraient difficilement pu en


apprendre plus sur nos armes nucléaires s'ils avaient été nos associés
dans cette entreprise », avait rugi Roscoe Hillenkoetter. Les
renseignements dont disposait désormais l'Union soviétique valaient
bien plus que les deux milliards de dollars que l'Amérique avait
investis dans ce programme qui avait fourni aux physiciens russes les
connaissances théoriques dont ils avaient eu besoin pour faire
exploser leur bombe en août 1949. Le test soviétique avait eu lieu à
peine plus de quatre ans après l'entrée dans l'ère atomique de
l'Amérique avec son premier essai dans le désert du Nouveau-
Mexique. Deux Britanniques que l'on avait crus dignes de confiance,
Klaus Fuchs et Alan Nunn May, avaient permis aux Russes de
combler le fossé et précipité le début de la guerre froide d'au moins
dix-huit mois.
La CIA et le FBI posèrent des questions rhétoriques qui n'étaient
pas sans rappeler celles qu'on avait pu entendre lorsqu'on avait
démasqué Nunn May. Pourquoi Fuchs — un homme sensible,
intelligent et idéaliste, qui avait connu l'époque nazie — avait-il pu
embrasser une forme de croyance qui voulait que le communisme
remodèle le monde à l'image de Moscou ? Comment avait-il réussi à
ne pas se faire repérer pendant si longtemps ? Comment était-il
parvenu à cacher son allégeance à l'Union soviétique ? Pourquoi
personne au MI-5 ou au MI-6 n'avait-il remarqué quelque chose de
suspect durant son processus d'approbation, ce qui aurait permis
d'éviter de lui ouvrir la porte des secrets du projet Manhattan et, plus
tard, de lui accorder son accréditation pour travailler à Harwell ? À la
CIA, on reprochait aux deux services britanniques d'avoir laissé
Nunn May et Klaus Fuchs entrer trop facilement au cœur même de
la défense américaine.

159
VII

Des taupes entre amies

Par un matin d'octobre 1950, deux hommes sautèrent d'un avion


avant même que ses moteurs n'aient fini de tourner. Leurs cols
relevés à cause du vent glacial qui soufflait sur le tarmac de la base de
la Royal Air Force de Northolt, à l'ouest de Londres, ils se ruèrent
vers le véhicule gouvernemental qui les attendait.
Le plus petit des deux hommes était le général Walter Bedell
Smith, le nouveau directeur de la CIA. Il avait été nommé par le
président Truman et approuvé par le Congrès une semaine avant de
prendre ce vol de nuit pour Northolt. Sa réputation était celle d'un
soldat qui avait monté les échelons jusqu'à devenir le chef d'état-
major d'Eisenhower en Europe et, plus tard, ambassadeur des États-
Unis à Moscou. À l'instar de son prédécesseur, Roscoe Hillenkoetter,
Bedell Smith avait étudié Staline de près et en avait tiré une conclu-
sion : « Ça, c'est un fils de pute. » S'il était connu pour ce genre de
jugement, il l'était aussi pour le fait de perdre rapidement sa patience
face aux imbéciles et pour une obsession pour la perfection qu'il
partageait avec son héros, le général George Patton. En ce matin
d'octobre, il avait cinquante-cinq ans et se remettait d'une opération
pour des ulcères à l'estomac. L'intervention l'avait fait descendre à
moins de cinquante-neuf kilos, ce qui faisait encore plus ressortir ses
oreilles déjà proéminentes. Il y avait dans sa démarche quelque chose
de menaçant qui donnait l'impression que quiconque ne lui apportait
pas une partie de la réponse qu'il attendait faisait partie intégrante du
problème. Il était accompagné par son adjoint, Allen Welsh Dulles.
Derrière eux, ils avaient laissé Washington aux griffes de la guerre
froide qui s'était propagée à l'autre bout du monde. Pendant le
dernier week-end de juin 1950, les forces communistes de la Corée
du Nord avaient envahi la Corée du Sud, sur toute la longueur du

160
Des taupes entre amies

trente-huitième parallèle. Truman avait aussitôt envoyé des navires


de guerre, des avions, des chars, de l'artillerie et des troupes terrestres
soutenir la Corée du Sud. Mais ses soldats n'étaient pas rompus au
combat et leurs seules armes antichars étaient des bazookas vieux de
dix ans pratiquement inefficaces contre les T-34 soviétiques que
Moscou avait fournis à la Corée du Nord. Les forces américaines
s'étaient installées aux alentours de Pusan, l'un de ces nombreux
noms, jusqu'alors inconnus, qui surgissaient, les uns après les autres,
dans les gros titres des journaux américains en démoralisant toujours
un peu plus les lecteurs. Le général Douglas MacArthur, le héros
septuagénaire de la guerre du Pacifique, avait quitté son quartier
général de Tokyo et s'était envolé pour Séoul dans son C-54, le
Bataan, avec la ferme intention de repousser l'ennemi. Mais celui-ci
continuait d'avancer en force par cet hiver 1950 encore plus froid sur
le champ de bataille qu'il ne l'avait été pour Bedell Smith et Dulles
lorsqu'ils avaient atterri à Northolt.
Pendant le vol, ils avaient parlé de la nécessité d'anéantir ce que
Bedell Smith appelait « le plan de domination du monde de Staline ».
Alors que l'appareil traversait l'Atlantique, les deux hommes avaient
réfléchi au fait que la CIA n'ait pas été informée de l'imminence de
l'attaque. « S'agirait-il d'un nouveau Pearl Harbor ? », avait demandé
Bedell Smith. Dulles n'avait pas su quoi répondre. Cependant, il
prédit plus tard (selon un document déclassifié en 2003) que la
guerre de Corée était un signe avant-coureur de ce qui, selon lui,
serait le véritable conflit entre l'Europe et le communisme.

Trois ans s'étaient écoulés depuis que le premier appareil


américain s'était posé sur l'aéroport de Tempelhof, à Berlin, pour
briser le blocus qu'imposaient les Soviétiques à la ville assiégée. Le
peu de popularité dont jouissait encore Staline en Occident avait
tourné à la peur quand l'URSS avait absorbé la Bulgarie et la
Roumanie. On retrouvait le drapeau russe du cercle arctique jusqu'à
la mer Baltique. Les troupes soviétiques avaient pris le contrôle du
nord de l'Iran et, en Azerbaïdjan, Moscou avait proclamé un
nouveau Parlement qui lui avait immédiatement accordé les droits
d'exploitation des forages pétroliers. Douze divisions russes très

161
Histoire des services secrets britanniques

aguerries étaient massées près de la frontière est de la Turquie. Le


parti communiste italien avait reçu l'ordre de suivre la rigoureuse
ligne idéologique du Kremlin et de s'opposer au plan Marshall, pour
la reconstruction de l'Europe, du gouvernement Truman, que Staline
avait condamné comme une tentative d'assujettissement économique
et politique du continent. Une vague de grèves, de manifestations et
d'échauffourées avait glissé de Naples vers Rome puis de Rome vers
Milan. En France, deux millions de travailleurs s'étaient joints au
mouvement en signe de soutien.
La réaction de Washington ne se fit pas attendre. L'argent du plan
Marshall n'était pas uniquement destiné à l'Allemagne mais
également à la France et l'Italie. Avec lui, arrivèrent des spécialistes
américains de la propagande noire qui mirent tout leur savoir-faire au
service de la lutte contre le communisme tandis que des banquiers
versaient secrètement des fonds aux partis non-communistes. Dans
toute l'Europe de l'Ouest, les forces du communisme et de la
démocratie se rassemblèrent sous leurs bannières respectives. En
même temps, les espions du NKVD se répandirent partout : dans les
nations satellites soviétiques, en Europe de l'Ouest, en Grande-
Bretagne et aux États-Unis. Face à eux se trouvaient ceux du MI-6,
du MI-5 et de la CIA.
Lors de l'un des entretiens qu'il m'a accordés, Richard Helms est
revenu sur cette époque de turbulences : « Nous étions dans une
dynamique d'apprentissage rapide. Nous ne manquions certainement
ni de fonds, ni de soutien, ni de personnel et nous n'avions plus
besoin que les Britanniques nous montrent comment faire. Nous
devions choisir nos propres méthodes et agir aussi sec. »
Toujours selon Helms, pour la CIA, l'ordre de Truman de lutter
contre le communisme dans tous les pays où on le considérait
comme un danger pour la démocratie ne signifiait rien de plus que :
« Allez là où il faut et faites ce qu'il faut. » Il se souvenait aussi que le
MI-5 et le MI-6 avaient dû accepter la présence d'« un nouvel
intervenant dans le quartier », et le fait que la CIA soit déterminée à
combattre la fracture entre le capitalisme et le socialisme qu'avait
annoncée Staline en les présentant comme « deux systèmes qui ne
peuvent pas coexister pacifiquement ». La réponse de Truman avait
été succincte : « Le marxisme est la feuille de vigne de la
respectabilité morale et intellectuelle de la Russie. Sans elle, face à

162
Des taupes entre amies

l'histoire, elle n'est que la plus récente illustration d'une longue lignée
de gouvernants aussi cruels que dilapidateurs, qui ont toujours
implacablement imposé à leur peuple des sommets toujours plus
hauts de puissance militaire afin d'assurer la sécurité extérieure de
leurs régimes faibles au niveau intérieur. » Le président avait
également admis que puisque la survie de l'Union soviétique
dépendait de son agressivité, les États-Unis ne pourraient pas
l'emporter seuls. Pour venir à bout de la volonté de dominer le
monde des communistes, ils auraient besoin de l'aide de leur alliée de
la guerre, la Grande-Bretagne. Ce fut là que Bedell Smith et Dulles
découvrirent que l'alliance anglo-américaine s'était encore plus
détériorée qu'ils ne le pensaient.

Les soupçons des deux hommes avaient empiré à cause d'un


nouveau grave problème de sécurité : le MI-5 avait commis des
erreurs lors du processus d'approbation d'un physicien nucléaire,
Bruno Pontecorvo, l'un des anciens collègues de Fuchs à Harwell. Ce
Juif, qui avait fui l'Italie sous Mussolini, était l'un des rares
scientifiques au monde à savoir quel type de réacteur il fallait
employer pour produire du deutérure de lithium, l'élément clé
nécessaire à la fabrication d'une bombe H, l'arme la plus puissante du
monde. Après l'arrestation et les aveux de Fuchs, Pontecorvo avait
été interrogé dans la même pièce que lui, la salle O55, au War Office.
Cependant, son interrogateur du MI-5 n'avait pas su déceler les trous
dans son histoire et Pontecorvo avait conservé son accréditation de
sécurité de haut niveau.
Quelques jours avant l'atterrissage de Bedell Smith et de Dulles à
Northolt, Pontecorvo, son épouse et ses enfants étaient discrètement
partis pour Moscou. Ce n'était qu'à ce moment-là qu'on s'était aperçu
de la bévue du MI-5.
Pontecorvo et sa femme étaient des communistes convaincus qui
avaient quitté l'Italie pour les États-Unis en 1938 puis s'étaient
installés en Grande-Bretagne avant le début de la guerre. Entre
autres omissions, les raisons de ce dernier déménagement ne
figuraient pas dans le dossier du MI-5. Le physicien et sa famille
étaient ensuite retournés aux États-Unis. Ils y avaient acheté une
163
Histoire des services secrets britanniques

maison dans le Connecticut et y avaient vécu comme des citoyens


modèles. Pontecorvo n'y était, lui-même, que de temps en temps car
il travaillait dans un laboratoire canadien sur le projet top secret
Manhattan. Quand la défection d'Igor Gouzenko avait mené à la
découverte du réseau d'espions de Nunn May, personne n'avait sus-
pecté Bruno Pontecorvo. Le CSIS, le service de renseignement
canadien, avait supposé qu'avant de quitter l'Angleterre, en 1943, pour
venir travailler sur le projet, le scientifique avait été soumis au
processus d'approbation. Personne n'avait vérifié si cette supposition
était correcte. En revanche, le train de vie du scientifique avait attiré
la curiosité du FBI car il se rendait souvent à sa maison du
Connecticut tout en gardant son appartement près de Toronto. Il
était certain que son salaire ne lui permettait pas de telles dépenses.
Peut-être recevait-il de l'argent provenant d'un héritage familial en
Italie ? Ou d'une autre source ? Le CSIS n'avait rien contrôlé. Et
pourquoi, après la guerre, lorsqu'il était allé travailler à Harwell,
Pontecorvo avait-il conservé sa maison dans le Connecticut alors
qu'il avait emmené toute sa famille avec lui en Angleterre ? Une fois
de plus, le CSIS n'avait pas cherché la réponse. Ces manquements
signifiaient que d'autres questions n'avaient pas été abordées.
Bien avant de travailler au Canada, Pontecorvo était-il déjà un
agent dormant soviétique, remarqué pour ses qualités scientifiques et
recruté à l'université ? Avant la guerre, avait-il reçu l'ordre d'aller à
Londres afin d'être bien placé pour proposer ses services et obtenir
des informations sur la recherche nucléaire britannique ? Avec ses
qualifications spécialisées, Pontecorvo ne pouvait être qu'un atout
bienvenu pour l'industrie de la défense du pays. En outre, en arrivant
des États-Unis avec une femme et des enfants qui l'adoraient, sa
décision de s'installer dans un pays à la veille de la guerre donnait un
bel exemple du type de courage que Churchill demandait à sa nation.
Personne ne lui avait demandé pourquoi la famille avait renoncé à la
sécurité d'une Amérique neutre pour s'installer dans un Londres en
plein black-out. De toute évidence, personne ne lui avait posé de
questions.
Dans le Connecticut, pour les voisins du scientifique et de sa
famille, le fait de conserver la maison signifiait qu'ils avaient
l'intention de revenir un jour et de devenir citoyens américains. En
vérité, Pontecorvo avait demandé la citoyenneté britannique en 1948.

164
Des taupes entre amies

Par un de ces hasards dont la bureaucratie a le secret, la nouvelle finit


par traverser l'Atlantique. Peut-être ne s'agissait-il de rien de plus que
d'enregistrer dans quelque dossier qu'un ancien résident des États-
Unis était désormais citoyen britannique. Quoi qu'il en soit, la
maison de la famille Pontecorvo restait inoccupée.
Les impôts de la propriété n'ayant pas été payés et vu qui était
Pontecorvo — son nom était brièvement apparu dans les médias
durant l'hystérie consécutive à l'explosion de la bombe atomique à
Hiroshima —, le FBI alla voir la maison. Les agents furent étonnés
par ce qu'ils y trouvèrent : une petite bibliothèque contenant des
livres et des brochures vantant les vertus du communisme. Pour le
FBI, c'était une preuve de plus que ce que les journaux appelaient le
« péril rouge » s'était enfoncé un peu plus profondément aux États-
Unis. La situation fut jugée assez importante pour que J. Edgar
Hoover envoie un courrier relatant la découverte des agents à
l'ambassade britannique de Washington.
La lettre arriva sur le bureau de Kim Philby, alors officiellement
premier secrétaire de l'ambassade et, en réalité, agent de liaison du
MI-6 avec la CIA et le FBI. Son poste était l'un des plus importants
du SIS à l'étranger et le plaçait, en pratique, au même niveau que
l'ambassadeur, ce qui lui permettait d'assister à toutes les réunions
décisionnelles anglo-américaines et de lire tout ce qui circulait entre
les deux pays en matière de renseignement. Tout comme la fois où il
avait compris le danger auquel il était exposé quand le transfuge
Konstantin Volkov avait failli le dénoncer comme taupe soviétique
en Grande-Bretagne en échange de l'asile, Kim Philby prit des
mesures décisives. Il savait qu'il ne pouvait ni envoyer la lettre à
Londres car Pontecorvo serait interrogé ni la détruire car Hoover
risquait de demander plus tard ce qu'avaient fait les Britanniques. Il
« enterra » donc le courrier au registre de l'ambassade. Ce qu'il n'avait
pas prévu, c'était qu'avant de s'envoler pour Northolt, Allen Welsh
Dulles en avait reçu une copie de la main de Hoover. Elle se trouvait
maintenant dans un attaché-case, à l'intérieur de la voiture dans
laquelle Stewart Menzies conduisait Dulles et Bedell Smith à
Londres.

165
Histoire des services secrets britanniques

Ils étaient plus que jamais convaincus qu'une autre taupe opérait
au sein du MI-5 ou du MI-6 depuis que les cryptologues de Verona
avaient découvert qu'il y avait eu un espion soviétique à l'ambassade
britannique de Washington durant la dernière année de la guerre.
Dans le message intercepté, les seuls indices sur son identité étaient
une référence à son nom de code, « Homer », et la révélation qu'il
était toujours en activité. J. Edgar Hoover avait ordonné au FBI de
procéder à des vérifications sans précédent sur les membres du
personnel de l'ambassade qui avait été engagés sur place, persuadé
que c'étaient ceux qui risquaient le plus d'avoir été recrutés par l'un
des espions basés à l'ambassade soviétique de Washington. À l'instar
du CSIS canadien avec Pontecorvo, Hoover avait fait l'erreur de
supposer que les diplomates de l'ambassade de Grande-Bretagne
avaient été soumis à des contrôles de sécurité à Londres avant d'être
envoyés à Washington et qu'ils disposaient d'une accréditation
suffisante pour avoir accès aux informations secrètes américaines.
Philby, qui était arrivé à Washington en septembre 1949, déjeunait
régulièrement avec James Angleton qui, après avoir brillamment
travaillé pour l'OSS en Italie pendant la guerre, avait été l'un des
fondateurs de la CIA. Ils étaient souvent rejoints par Bill Harvey, un
agent du FBI que Hoover avait désigné pour diriger la traque
d'Homer. Quand il avait commencé à spéculer sur son identité,
Philby avait fait valoir l'idée que s'il y avait une taupe — en insistant
sur le fait que c'était un grand « si » —, il y avait de fortes chances
pour qu'elle appartienne à ce qu'il appelait, avec son désarmant
bégaiement, « la brigade des nettoyeurs de tapis et des laveurs de
bouteilles ».
Philby commençait à sentir que Harvey et Angleton pensaient de
plus en plus qu'Homer n'était pas qu'un simple employé de
l'entretien. Guy Burgess et Donald Maclean, deux des fondateurs,
avec Philby, du réseau d'espions soviétiques, occupaient alors des
postes diplomatiques à l'ambassade et leur présence lui compliquait
incontestablement la vie. Burgess avait réussi à persuader Philby de
partager son logement et celui-ci n'avait pas tardé à devenir réputé
pour ses soirées copieusement alcoolisées et ses invités homosexuels.
Ces rassemblements avaient fini par attirer l'attention de
l'ambassadeur qui avait recommandé que Maclean — dont les
incursions dans la communauté de la prostitution masculine

166
Des taupes entre amies

commençaient à faire jaser — soit muté à l'ambassade du Caire. Peu


après son arrivée dans la capitale égyptienne, sous l'emprise de
l'alcool, Maclean avait saccagé l'appartement d'un Américain qui
l'avait invité chez lui et les dégâts étaient considérables. L'ambassade
avait réglé la question en plaidant que Maclean souffrait d'une
dépression nerveuse due à des « problèmes personnels ». Il était
rentré à Londres, où il avait été hospitalisé et soigné par le docteur
William Sargant, le psychiatre auquel le MI-5 et le MI-6 faisaient
appel pour les cas sensibles. Pendant ce temps, à Washington,
Burgess faisait la fête comme jamais et les réflexions antiaméricaines
qu'il lançait dans les soirées, après avoir trop bu, scandalisaient de
plus en plus. À cause de son comportement, pendant l'été 1950,
Robert MacKenzie, l'agent responsable de la sécurité de l'ambassade,
avait recommandé qu'il soit rappelé à Londres.
C'était dans ce contexte qu'Allen Welsh Dulles et Walter Bedell
Smith s'étaient envolés pour la capitale britannique.

Durant les trois jours qu'ils passèrent à Londres, Dulles et Bedell


Smith participèrent à plusieurs réunions avec Stewart Menzies et
Percy Sillitoe. Dulles avait décidé, avec l'accord de Bedell Smith, que,
dans un premier temps, ils ne montreraient pas la copie de la lettre
de Hoover au sujet de Pontecorvo. « Nous cherchions à obtenir leur
coopération et non à les mettre dans l'embarras », avait plus tard
expliqué Dulles à Bill Buckley.
Pendant ce temps, Guy Liddell, le directeur adjoint du MI-5, avait
entrepris de passer en revue les transcriptions de Verona concernant
Homer et découvert que la taupe avait régulièrement voyagé de
Washington à New York — alternativement, le 15 ou le 30 de
chaque mois. Liddell en avait conclu qu'il allait voir son contrôleur.
Une vérification auprès du service des déplacements de l'ambassade
révéla que la seule personne dont les voyages correspondaient à ces
dates était Donald Maclean.
Bedell Smith et Dulles demandèrent à ce qu'on leur amène
Maclean pour l'interroger et, si nécessaire, le renvoyer à Washington
pour continuer. Menzies avait émis des objections. Selon lui, on

167
Histoire des services secrets britanniques

obtiendrait plus de Maclean en le plaçant sous surveillance car cela


permettrait peut-être de découvrir l'identité de son contrôleur
soviétique, voire les noms d'autres taupes. On confia à la branche
spéciale la tâche de le suivre dans Londres. Hélas, on commit une
nouvelle erreur en négligeant de tenir compte de la maison de
campagne que Maclean avait dans le Surrey et seul le téléphone de
son appartement londonien fut mis sous écoute.
Une fois convaincus qu'ils avaient fait tout ce qu'ils pouvaient
faire à Londres, les deux Américains rentrèrent à Washington.
Finalement, avant de partir, Dulles avait remis à Menzies une copie
de la lettre de Hoover concernant Bruno Pontecorvo. Après l'avoir
lue, le chef du MI-6 avait marmonné : « Je ne crois pas que cela
aurait fait de différence. Ce n'est que maintenant que nous savons
que notre Italien était prêt à se faire la belle depuis longtemps. »
En novembre 1950, le contrôleur soviétique de Philby demanda à
le rencontrer. Cette requête présentait de gros risques et indiquait
donc l'urgence et l'importance de ce qu'il avait à lui dire. Philby
devait trouver un moyen de prévenir Maclean que, non seulement, il
était sous surveillance mais qu'il risquait également d'être arrêté. Le
rezident soviétique de Londres tenait cela de l'une de ses sources. À ce
jour, l'identité de cet informateur n'a jamais été révélée bien que l'on
soupçonne un policier de Scotland Yard. Philby reçut pour
instruction de dire à Maclean de quitter la Grande-Bretagne.
Conscient que faire passer cet ordre l'impliquerait également, il avait
transmis l'avertissement à Anthony Blunt.
Blunt était un autre membre fondateur du réseau d'espions
soviétiques. Il avait été recruté à Cambridge où, comme Burgess,
Maclean et Philby, il avait appartenu à l'élitiste société secrète des
Cambridge Apostles (les Apôtres de Cambridge). Après ses études,
Blunt s'était établi comme historien de l'art et était devenu le Surveyor
of Pictures (conservateur des tableaux) de la reine, un titre archaïque
qui non seulement lui donnait régulièrement accès à Sa Majesté, mais
lui permettait aussi de circuler librement dans les palais royaux et
d'être fréquemment invité aux banquets d'État. Il s'était constitué un
cercle d'amis qui avaient incontestablement fait de lui l'espion ayant
les meilleures connexions de son réseau et lui avaient fourni une
place idéale pour devenir le recruteur du groupe, en usant de ses
relations pour inviter des gens à travailler pour l'Union soviétique.

168
Des taupes entre amies

Mais, à un certain stade, il avait commencé à s'interroger sur la


légitimité de ses actes : ces doutes avaient commencé à naître en lui à
partir du moment où la reine l'avait fait chevalier, en 1956. Parmi
ceux qui avaient assisté à son adoubement se trouvaient Dick White
— qui deviendrait directeur du MI-5 et, plus tard, du MI-6 — et Guy
Liddell. Ils étaient tous deux des amis de Blunt. Leur présence à cette
cérémonie ajouterait à l'embarras de leurs services quand, en 1979, le
Premier ministre Margaret Thatcher annoncerait à une Chambre des
communes abasourdie que Blunt était depuis longtemps une taupe
au service de la Russie mais qu'en rétribution de ses « précieuses
informations sur d'autres espions soviétiques », il ne serait pas jugé.
Cependant, il serait destitué de son titre de chevalier. Humilié aux
yeux de tous, Blunt disparut dans la nature. À Washington, on estima
que la clémence dont il avait bénéficié prouvait, une fois de plus,
que, selon l'acrimonieuse formule d'Allen Welsh Dulles, « le
renseignement britannique et l'establishment qu'il représente feraient
n'importe quoi pour protéger les leurs, même quand la sécurité du
pays a été menacée ».
Après la défection de Burgess et de Maclean, la presse britannique
avait présenté Blunt comme le troisième homme. Mais Dulles était
convaincu qu'il y en avait un quatrième : Kim Philby. Dulles détestait
tout en lui : son snobisme excessif en matière de gastronomie et de
vin, sa condescendance, la façon dont il disait « mon tailleur de
Saville Row ». Il était « si foutument british qu'on l'aurait cru tout
droit sorti du Raj », confia, plus tard, Dulles à Bill Buckley.
Durant les vacances de Noël 1950, à Washington, Philby
demanda à voir son contrôleur soviétique pour l'avertir que, selon
lui, il était désormais vital que Maclean quitte la Grande-Bretagne.
Ainsi qu'il l'expliqua plus tard, Philby avait « de plus en plus crainte »
que le filet ne se referme sur lui. Si Maclean était pris, il
l'impliquerait, ainsi très probablement que Guy Burgess, qui buvait
encore plus qu'avant, affichait plus ouvertement son homosexualité
et fustigeait à haute voix tout ce qui était américain. Puisque Londres
n'avait pas réagi quand MacKenzie avait recommandé que Burgess
soit rapatrié, alors qu'il était pratiquement incontrôlable, Philby
décida qu'il était urgent de mettre de la distance entre lui et son
collègue. De plus, il se disait qu'une fois à Londres, Burgess pourrait
personnellement avertir Maclean des dangers qu'il encourait. Afin

169
Histoire des services secrets britanniques

d'être sûr qu'il accepte, Philby rappela à Burgess les risques qu'il
prenait en restant à Washington. Il lui demanda de se faire arrêter
trois fois pour excès de vitesse dans la même journée et, à chaque
fois, d'insulter l'agent jusqu'à ce qu'il le menace de l'arrêter.
Évidemment, il n'aurait aucun mal à éviter cela mais son
comportement n'en serait pas moins un abus flagrant de son
immunité diplomatique. Comme prévu, après cela, l'ambassadeur
ordonna à Burgess de quitter les États-Unis sous quarante-huit
heures et à Philby, de l'accompagner à l'aéroport.
Burgess obtint un poste au Foreign Office. L'avertissement de
Philby semblait avoir porté ses fruits. Burgess se mit à mener ce qui
était pour lui une vie sobre ; on le voyait rarement dans ses vieux
repaires de Soho et il ne se rendait plus dans les soirées gay
auxquelles on l'invitait.

Le vendredi 25 mai 1951, Menzies estima qu'il avait enfin


suffisamment d'indices pour faire interroger Maclean.
L'interrogatoire commencerait le lundi suivant. Ce vendredi soir,
Burgess se rendit, en voiture, à la maison de campagne de Maclean,
dans le Surrey. De là, ils partirent tous deux pour Southampton et
prirent un ferry pour la France. Le lundi suivant, Kim Philby fut
réveillé « à une heure affreusement matinale » par Geoffrey
Patterson, l'agent de liaison du MI-5 à Washington, qui lui expliqua
qu'il venait de recevoir un télégramme « haute priorité » de Londres.
Philby se rua à l'ambassade et y trouva un Patterson au visage blême.
Philby a, plus tard, raconté ce qui s'était passé ensuite : « "Kim, m'a-
t-il dit à mi-voix, l'oiseau s'est envolé." J'ai eu le début d'une expres-
sion d'horreur (j'espère). "Quel oiseau ? Pas Maclean ?" "Si, m'a-t-il
répondu. Mais il y a pire. Guy Burgess est parti avec lui." À cette
révélation, ma consternation n'était pas feinte. » Maclean avait-il dit à
Burgess qu'il ferait mieux de faire comme lui ? Ou une autre taupe
infiltrée au MI-5 avait-elle prévenu les deux hommes ?
Burgess avait-il agi sur un coup de tête après avoir été
mentalement déstabilisé ? Ou avait-il compris qu'une fois que
Maclean aurait fui, on découvrirait qu'il était lui-même un agent
double ? Il y avait autre chose d'extraordinaire dans cette histoire.
170
Des taupes entre amies

Burgess avait laissé chez lui des documents prouvant que Blunt était
une taupe soviétique. Cependant, ces documents ne furent jamais
récupérés, à cause — selon des explications ultérieures — d'une
« étrange décision » de Guy Liddell qui avait demandé à son vieil ami
Anthony Blunt de l'aider à fouiller l'appartement. « Cette fine
mouche d'esthète a discrètement glissé les documents
compromettants dans sa poche pendant que la branche spéciale
cherchait des indices ailleurs. Ensuite, il a brûlé les preuves », m'a
plus tard confié une source du milieu du renseignement.
Le 13 juin 1951, trois semaines après la fuite de Burgess et
Maclean, l'agent du FBI Bill Harvey envoya une copie d'une longue
note de service adressée au chef des opérations spéciales. Faisant
preuve d'un grand sens déductif, il y rappelait que Philby était l'une
des rares personnes à vraiment savoir où en était l'enquête Homer,
dans le cadre de laquelle on avait démasqué Maclean. Il avait
également été impliqué dans l'affaire Volkov, à Istanbul. Dulles avait
remis à Harvey des copies des messages du consul britannique de la
ville dans lesquels on pouvait lire que le Russe avait proposé de
dénoncer un agent britannique et deux employés du Foreign Office
en échange de l'asile. Harvey en avait conclu que Volkov parlait de
Burgess et Maclean et qu'étant donné leur amitié avec Philby, ce
dernier devait être l'agent en question. Kim Philby était un espion
soviétique ! Cinq jours plus tard, le 18 juin, Angleton, envoya, à son
tour, un mémo aboutissant aux mêmes conclusions à Walter Bedell
Smith. Le directeur de la CIA transmit ces deux documents à Stewart
Menzies avec une annotation d'une ligne seulement : « Virez Philby
ou nous interrompons nos relations professionnelles. » Bedell Smith
ne pouvait rien faire de plus. C'était au MI-6 de renvoyer Philby.
Mais, selon Menzies : « Il n'y [avait] pas suffisamment de preuves
solides pour cela. »
Moins d'une semaine plus tard, Philby était de retour à Londres. Il
savait qu'on n'avait guère plus que des soupçons pour l'associer à
Maclean ; il n'avait jamais été proche de lui. Mais il en allait
autrement pour Burgess. Ils avaient habité la même maison et
partagé les mêmes secrets. À Washington, Bedell Smith enrageait.
Comment se faisait-il que personne n'ait soupçonné Burgess ? À
défaut d'autre chose, pourquoi personne n'avait-il prêté plus

171
Histoire des services secrets britanniques

d'attention à son antiaméricanisme ? Combien d'autres taupes y


avait-il chez les British ?
En arrivant à Londres, Philby s'aperçut qu'un bon nombre de ses
collègues n'arrivaient tout simplement pas à croire qu'avec une
carrière aussi brillante, celui dont beaucoup au SIS avaient pensé qu'il
serait leur prochain directeur avait pu vouloir devenir un espion
soviétique. Pour interroger Philby, Menzies choisit Dick White, le
directeur du contre-espionnage. Bien que compétent, il n'était pas
aussi doué pour les interrogatoires que Jim Skardon, l'homme qui
avait obtenu les aveux de Fuchs. Philby savait que tant qu'il main-
tiendrait calmement qu'il était innocent et qu'il réfuterait les
accusations, il ne risquerait rien. Fort de son expérience considérable,
il ne tomba dans aucun panneau et l'on finit par l'autoriser à
démissionner du MI-6 bien que White n'ait jamais cessé de le croire
coupable de trahison. Si on laissait Philby s'en tirer à si bon compte,
c'était surtout par crainte d'un scandale inévitable. Au MI-6, on
appelait cela la CYAS — Cover Your Ass Solution (la solution « couvre
ton cul »).
Puisque Philby avait survécu à d'autres interrogatoires — menés
par Helenus Milmo, un ancien agent du MI-5, puis par Skardon — et
qu'on n'avait toujours pas suffisamment d'éléments pour le juger, le
secrétaire aux Affaires étrangères, Harold Mac Millan, le déclara
innocent devant le Parlement. L'espion organisa aussitôt une
conférence de presse à l'appartement de sa mère pour y célébrer son
« absolution ». Le 23 juillet 1963, il quitta la Grande-Bretagne pour
toujours et s'installa à Moscou. Cinq ans plus tard, il publia ses
mémoires, intitulés My Silent War (Ma guerre silencieuse), dans les-
quels il confirmait sa trahison, un acte qui continuerait de porter tort
aux services secrets anglo-américains pendant plusieurs années.
Il devint un héros du service de renseignement soviétique, peut-
être le meilleur agent double qu'il ait jamais recruté. Au MI-5, au MI-
6 et à la CIA, ses activités avaient généré une crainte obsessionnelle
des capacités du KGB et amené à se poser de perturbantes questions
chaque fois qu'un transfuge arrivait en Grande-Bretagne ou aux
États-Unis : si Philby avait réussi à les abuser pendant des décennies,
les Russes qui proposaient leurs services pouvaient très bien être des
taupes du KGB.

172
Des taupes entre amies

Le 14 mai 1988, à Moscou, Kim Philby fut enterré, avec tous les
honneurs réservés aux membres du KGB, dans un cimetière de la
banlieue ouest de la ville. Guy Burgess était mort en 1963, après
avoir fini sa vie en ivrogne acariâtre et déshérité, ignoré par le KGB
mais toujours accroché à ses convictions marxistes. David Maclean
s'essaya à l'écriture et remporta un succès modéré avec un ouvrage
d'analyse sur la politique extérieure britannique. Il se languissait de
l'Angleterre et espérait pouvoir y revenir un jour. Ce vœu ne fut
jamais exaucé.
À la CIA et au FBI, certains sont encore convaincus que les
services ne se sont pas encore totalement remis de la grande trahison
de Philby — à Washington, il avait réussi à avoir des contacts
jusqu'au sommet de la hiérarchie de l'espionnage américain. La
plupart du temps, il avait opéré seul ; un solitaire dans le monde des
agents doubles. Personne ne saura jamais combien de morts il a
causé par la main de ceux qui lui faisaient confiance.

Le 14 juillet 1952, après treize ans à la tête du SIS, Stewart


Menzies, le troisième homme à avoir occupé ce poste, s'assit à son
bureau pour rédiger une lettre, à l'encre verte comme le voulait la
tradition. Il avait soixante-deux ans et, malgré ses cheveux
grisonnants, il en paraissait dix de moins. Quand l'horloge sonna
midi, Menzies se mit à écrire de la belle écriture anglaise qu'il avait
acquise à Eton. C'était toujours à cette heure-là qu'il s'occupait de
son courrier personnel important. Mais celui-ci était différent de tous
les autres : il s'agissait de sa démission. Plus tard, on murmurerait au
MI-6, et jusqu'à Whitehall, qu'il avait pris cette décision suite à la
douloureuse expérience qu'il avait vécue après la débâcle entraînée
par l'affaire du réseau d'espions soviétiques. La vérité était plus
personnelle. Sa première épouse, Pamela, avait succombé à une
longue maladie. Quelques mois plus tard, il s'était remarié avec
Audrey, la fille d'un financier millionnaire. Il voulait pouvoir lui
consacrer plus de temps et assouvir la passion qu'il partageait avec
elle pour les courses de chevaux. Entre ses nombreux voyages à
Washington, où il se rendait pour tenter de récupérer la confiance du
FBI et de la CIA, le couple n'en manquait aucune.

173
Histoire des services secrets britanniques

Walter Bedell Smith et J. Edgar Hoover avaient accepté ses


excuses pour ce qui s'était produit et avaient convenu que celui qu'il
avait nommé à la place de Philby était le choix idéal. Il s'appelait
John Bruce-Lockhart et avait travaillé avec la CIA dès ses débuts.
Son amitié personnelle avec Bedell Smith et James Angleton s'était
développée durant les années d'après-guerre, à l'époque où il dirigeait
les opérations du MI-6 en Allemagne. À l'instar de Menzies, sa force
résidait en sa compréhension du fonctionnement de la politique
américaine et le patron du SIS savait qu'il saurait instinctivement se
frayer un chemin dans les couloirs du pouvoir à Washington. Lors de
sa première rencontre avec Bedell Smith, il lui avait dit : « Walter, ce
qui s'est passé avec Philby et les autres salauds a été la plus grande
trahison que je connaisse. Mon boulot ici consiste à faire en sorte
que l'on puisse passer là-dessus. »
Si Kim Philby était un charmeur insidieux, Bruce-Lockhart était,
au contraire, d'une grande franchise. Il déclara que s'il pouvait faire
quelque chose, il le ferait ; sinon, il expliquerait pourquoi. Même
Dulles le considérait comme « un Rosbif avec qui il y a moyen de
s'entendre ».
Bien entendu, rien de tout cela n'était évoqué dans la lettre de
démission de Menzies. Mais, peu après midi, dans le costume gris
pâle qu'il portait aux meilleurs jours de l'été, il quitta son bureau et se
rendit tranquillement à son club — Whites, dans le quartier de Saint-
James — en se frayant un chemin dans la foule. À midi et demi,
précisément, il entra dans le bar et offrit une tournée de pink gin à ses
amis pour fêter sa « liberté ». Personne ne posa de questions car tout
le monde savait ce que cela signifiait. Cela faisait déjà longtemps qu'il
leur avait promis que le jour où il prendrait sa retraite, il paierait la
première tournée. Après quelques verres, il leur fit partager son
passe-temps favori : essayer de trouver le cheval gagnant grâce au
tableau de pronostics du seul journal autorisé dans les lieux, The
Sporting Life. Depuis que Philby avait été autorisé à démissionner, il
n'avait pas une seule fois mentionné le nom de celui qu'il avait jadis
considéré comme un ami, à qui il avait envoyé des cartes de vœux à
Noël et offert des verres au bar. C'était comme si le traître n'avait
jamais existé.
Stewart Menzies perpétua ce rite quotidien jusqu'à peu de temps
avant sa mort, d'une pneumonie, à l'hôpital pour officiers King

174
Des taupes entre amies

Edward VII, le 28 mai 1968. Certains de ses nécrologues écrivirent


que l'héritage qu'il laissait derrière lui influencerait l'avenir du MI-6 ;
d'autres, que l'on se souviendrait de lui comme du maître espion qui
n'avait pas su découvrir à temps la vérité sur Kim Philby.
À ce moment-là, cela faisait déjà longtemps que le malheureux
Percy Sillitoe, avec son titre de chevalier, avait annoncé qu'il quittait
son poste de directeur général du Service de sécurité. Ce soir-là, en
1953, Guy Liddell et ses amis avaient bu du champagne en se
gaussant du fait qu'il avait l'intention d'ouvrir une confiserie dans la
station balnéaire d'Eastbourne, dans le Sussex. Cependant, avant de
se poser derrière un comptoir pour vendre ses caramels préférés,
Sillitoe avait surpris tout le monde : il allait consacrer six mois à faire
le tour des stations du MI-5 réparties dans tout l'empire, en
voyageant, dans la mesure du possible, sur des paquebots de luxe.
L'image de l'homme que Guy Liddell appelait encore « le policier
besogneux » en train de traverser l'Afrique et l'Asie pour visiter les
avant-postes les plus lointains du Service de sécurité ne manqua pas
de faire sourire ironiquement son adjoint. Mais Sillitoe annonça une
autre nouvelle qui rendit Liddell fou de rage. Le nouveau directeur
du MI-5 serait Dick White, l'ami d'Anthony Blunt et l'interrogateur
qui n'avait pas su faire avouer Klaus Fuchs et Kim Philby.
Pour la deuxième fois de sa carrière, Guy Liddell voyait le plus
haut poste lui passer sous le nez. Il avait d'autant plus de mal à
l'accepter qu'il avait été le mentor de Dick White.

Aux premières heures du 1er novembre 1952, dans le monde


entier, les sismographes enregistrèrent une énorme éruption dont le
centre se trouvait sur le minuscule atoll d'Elugelab dans les îles
Marshall, dans le sud du Pacifique. En quelques minutes, les
premiers rapports arrivèrent entre les mains de tous les directeurs de
services secrets occidentaux : certains d'entre eux furent réveillés par
leurs assistants alors que d'autres étaient en train de finir leur journée
de travail. Tous les rapports confirmaient que les États-Unis venaient
de faire exploser la première bombe à hydrogène. Cette arme de
soixante-cinq tonnes avait été baptisée « Ivy Mike ». Elle explosa
durant la dernière année de la présidence de Truman. Cela faisait des
175
Histoire des services secrets britanniques

jours que les scientifiques de Los Alamos étaient à ses petits soins,
dans son abri d'Elugelab, où elle était entourée de spectrographes à
rayons bêta et de containeurs d'uranium et d'hydrogène. À l'aube,
heure locale, les chronomètres qui se trouvaient à l'intérieur de la
bombe atteignirent zéro et la première étoile de fabrication humaine
s'éleva à quarante kilomètres d'altitude dans la stratosphère. Elle
masqua le soleil de son nuage gris-bleu tandis qu'en dessous d'elle
Elugelab fut littéralement calcinée et s'enfonça dans l'océan soudain
devenu bouillant. Au fond de la mer, Ivy Mike creusa un canyon
d'une longueur de mille cinq cents mètres et d'une profondeur de
cent soixante-quinze mètres, ce qui constituait également une
première de l'ère nucléaire. Dans plusieurs capitales, des scientifiques
utilisèrent des repères locaux pour mieux visualiser l'ampleur des
dégâts que pourrait causer cette boule de feu de plus de soixante
kilomètres de large : la volatilisation de Manhattan ou du centre de
Londres, Paris ou Madrid. « On n'a jamais connu de vision plus
effrayante depuis la création », avait alors écrit un témoin qui se
trouvait pourtant à plus de quatre-vingt-dix kilomètres de
l'explosion. Neuf mois plus tard, au moment de l'anniversaire de la
bombe atomique sur Hiroshima, le président du Conseil des
ministres russe, Gueorgui Malenkov, annonça : « Les États-Unis
n'ont plus le monopole de la bombe à hydrogène. » Les résultats de
l'enquête à huis clos restent enveloppés d'un linceul de secret. À ce
jour, la seule certitude est que Bruno Pontecorvo, le scientifique qui
avait trahi la Grande-Bretagne, était arrivé suffisamment tôt en
Russie pour pouvoir affirmer cela. Le cauchemar que craignait Albert
Einstein s'était matérialisé. « L'anéantissement général représente de
plus en plus la conséquence inéluctable », avait-il déclaré aux
journalistes.
Au moment de cette prédiction, les directions du MI-5 et du MI-6
connaissaient d'importants changements.

Puisqu'il était l'adjoint de Menzies, en prenant sa succession, John


Sinclair ne monta que d'un échelon dans la hiérarchie. Il occupait ce
poste depuis 1945, lorsqu'il avait remplacé Claude Dansey, qui avait
rejeté la principale source d'Allen Welsh Dulles sous prétexte qu'il

176
Des taupes entre amies

était « de toute évidence, une taupe ». Avec son titre de chevalier et


sa nouvelle épouse, une séduisante divorcée, Dansey s'était retiré à
Bathampton, une agréable bourgade rurale du Somerset.
Le beau-père de Sinclair était l'archidiacre de Cantorbéry,
notoirement opposé au communisme et à son athéisme, bien que
son seul contact direct avec la Russie ait été d'avoir participé à la
campagne de Mourmansk, dans le nord du pays, en 1918. Ce qu'il y
avait vu ne l'avait pas impressionné : l'incapacité du communisme « à
produire des biens de consommation, ce qui finirait par aboutir à son
implosion économique ». Le fait de savoir que Moscou disposait
désormais de sa propre bombe à hydrogène ne changeait rien à ce
point de vue.
Sinclair était, lui aussi, l'un de ces excentriques qui se fraient
parfois un chemin jusqu'au plus haut niveau des services secrets
britanniques. Avec son humour décalé et son goût pour les comiques
de music-hall, il déjeunait généralement à son bureau d'un bol de
soupe et d'un morceau de fromage qu'il apportait de son domicile de
Queen Anne's Gate, l'un des quartiers les plus prisés de Londres. Le
week-end, il partait, avec femme et enfants, dans son cottage
d'Hazelmere, dans le Sussex, où il ne manquait jamais la messe
anglicane du dimanche matin. À Londres, il se rendait au travail à
pied et s'arrêtait immanquablement pour échanger quelques paroles
amicales avec un sans-abri qui portait des chaussures de cricket
impeccablement blanchies d'un bout à l'autre de l'année. Sinclair ne
lui demanda jamais pourquoi et quand, un jour, il ne le trouva pas et
apprit qu'il était mort la nuit précédente, il fit envoyer des fleurs qui
furent les seules à orner sa tombe.
Les bonnes relations de Sinclair avec la CIA, favorisées par
Bruce-Lockhart, l'avaient encouragé à entrer dans une division
internationale de renseignement : pour l'Extrême-Orient, le MI-6
était responsable de Singapour, de la Malaisie, de la Birmanie et de
Hong Kong — les derniers vestiges de l'empire — tandis que
l'Agence se concentrait sur la Thaïlande, le Laos, le Vietnam, le
Cambodge et l'Indonésie — des pays où l'influence soviétique
devenait de plus en plus importante. Les deux services s'occupaient
ensemble de l'Europe. Cela avait donné naissance à une opération
commune à long terme dirigée contre l'Union soviétique et les pays
des Balkans. Des douzaines de communistes avaient été recrutés

177
Histoire des services secrets britanniques

dans ces régions puis entraînés au travail d'agent à Fort Monkton —


le centre de formation du SIS, situé près de Portsmouth. Ceci fait, on
les avait renvoyés sur place mais ils s'étaient tous fait prendre par le
KGB.
En 1953, à Vienne, en Autriche, des envoyés du MI-6 réussirent à
percer un tunnel sous l'hôtel Imperial, le quartier général de la
kommandatura soviétique, dont les téléphones et les téléscripteurs
étaient reliés à Moscou. Chaque jour, plus de cent cinquante bobines
de bandes étaient enregistrées et envoyées à la station du MI-6 de la
ville, d'où elles partaient pour Londres par des avions de la RAF afin
que les linguistes du GCHQ puissent les traduire. L'opération fut un
tel succès que Sinclair et Allen Welsh Dulles, qui dirigeait la CIA
depuis février 1953, décidèrent d'en lancer une beaucoup plus
ambitieuse. Il s'agirait, cette fois, de surveiller les communications de
la plus importante base de l'Union soviétique : le quartier général du
groupe central de l'Armée rouge à Zossen-Wünsdorf, en Allemagne
de l'Est, dont partaient et où arrivaient toutes les informations
militaires et d'espionnage échangées avec Moscou. Cette opération
permettrait à la Grande-Bretagne et aux États-Unis de connaître à
l'avance les plans de bataille du pacte de Varsovie et, donc, de savoir
où et quand déployer les forces de l'OTAN.
Des experts en forage de tunnels passèrent des semaines à Berlin-
Ouest avant de se décider pour un point précis sur la frontière avec
la zone soviétique. À partir de là, des membres du corps des
ingénieurs de l'armée des États-Unis (US Corps of Engineers) allaient
devoir percer un tunnel de sept cent cinquante mètres sans se faire
détecter. Baptisé « Stopwatch », ce projet devint pleinement
opérationnel en décembre 1953, après plusieurs réunions à Londres,
sous la direction de George Young, tout juste rentré de Turquie.
Les comptes-rendus de ces rencontres étaient rédigés par George
Blake, un agent d'origine néerlandaise qui venait juste d'entrer au MI-
6. S'il n'avait que trente-six ans, son profil n'en était pas moins
inhabituel. Il était né aux Pays-Bas mais son père, un Juif détenteur
d'un passeport britannique, était originaire d'Égypte et l'un de ses
cousins était un membre fondateur du parti communiste de ce même
pays. Pendant la guerre, Blake avait combattu dans la résistance
néerlandaise avant de fuir pour l'Angleterre, où il avait servi comme
lieutenant dans le renseignement naval, sous les ordres de Ian

178
Des taupes entre amies

Fleming, l'auteur de James Bond. Fleming lui avait recommandé de


proposer sa candidature au MI-6 et il avait suivi un stage de russe
intensif avant d'être nommé au service Extrême-Orient du Foreign
Office, où venait également d'arriver Guy Burgess. En septembre
1948, on l'avait envoyé à la station du MI-6 de Séoul, en Corée du
Sud. Il y était encore quand, en 1950, en envahissant le pays, les
Nord-Coréens capturèrent les diplomates de l'ambassade. Libéré
dans le cadre d'un échange de prisonniers, il était rentré à Londres et
avait été nommé au département de Young. Son travail consistait à
prendre des notes et à les communiquer à ceux qui avaient besoin de
les voir. Ce fut donc lui qui consigna les détails de l'opération la plus
secrète qu'on ait connue depuis l'élaboration du débarquement du
jour J. Parmi les documents nécessaires à sa préparation se trouvait
le plan d'un bâtiment de Zossen-Wünsdorf qui ressemblait à une sta-
tion radar pour le trafic aérien de Templehof, l'aéroport de Berlin-
Ouest.
Sous le complexe, on creusa un puits de neuf mètres de
profondeur, menant à un tunnel de plus de quatre mètres de large.
Afin de cacher l'énorme quantité de terre excavée aux éventuels
observateurs de la zone soviétique, on avait bâti un immense
entrepôt au-dessus du tunnel. Des camions y arrivaient avec des
caisses que l'on pouvait croire remplies d'équipement pour la station
radar et ils les remportaient pleines de terre. En tout, plus de trois
mille tonnes de déblais furent évacuées de cette façon. Le haut du
tunnel devait être proche de la surface afin d'offrir les meilleures
conditions de travail possibles aux équipes de surveillance, tout en
étant assez solide pour supporter les véhicules qui circulaient au-
dessus du côté soviétique. Il fallait également que la pièce où serait
installé le matériel d'écoute soit suffisamment isolée pour ne pas agir
comme un immense caisson de résonance et rendre les messages
interceptés inintelligibles.
Un jour, la progression avait été ralentie par des vibrations
déclenchées par le trot d'un cheval ferré. Une autre fois, on avait
entendu une série de bruits sourds. Il s'avéra, par la suite, qu'ils
étaient le fait de Vopos — les policiers d'Allemagne de l'Est — en
train d'installer un point de contrôle temporaire juste au-dessus du
tunnel. Ils tapaient des pieds sur le sol gelé pour se réchauffer.

179
Histoire des services secrets britanniques

Pour que le dispositif d'écoute donne des résultats optimaux, il


fallait que le tunnel mesure précisément quatre cent cinquante
mètres. Afin de s'assurer que tel serait bien le cas, deux agents de la
CIA, habillés en soldats américains, participèrent à l'une des visites
régulières dans Berlin-Est auxquelles les Alliés étaient autorisés en
contrepartie d'un droit équivalent dans Berlin-Ouest pour les
patrouilles soviétiques. Ils simulèrent une crevaison à l'endroit où le
tunnel était censé aboutir. Avant de repartir, ils laissèrent derrière
eux un minuscule émetteur radio qui envoyait ses informations aux
ingénieurs du tunnel. Ces derniers n'étaient plus qu'à trente
centimètres d'un remarquable exploit technologique. Le 25 février
1955, les travaux furent enfin terminés. Ils avaient coûté trente
millions de dollars et il s'agissait de la construction la plus onéreuse
de toute la guerre secrète contre l'Union soviétique. Les techniciens
téléphoniques britanniques installèrent vingt-cinq tonnes de matériel.
Grâce à celui-ci, on pouvait intercepter jusqu'à cinq cents
communications de la base de l'Armée rouge à la fois. Elles étaient
ensuite transmises à Washington et à Regent's Park, à Londres, où
des linguistes, parlant tous couramment le russe et l'allemand,
travaillaient jour et nuit pour les traduire avant de les envoyer à la
CIA et au MI-6.
Personne ne se doutait que le KGB avait réussi à infiltrer
l'opération. George Blake avait été recruté par l'Union soviétique à
l'époque où il était prisonnier en Corée du Nord et, depuis, toute
l'évolution de sa carrière avait été planifiée par son contrôleur
moscovite. Avec ses airs effacés, Blake avait repris les choses où Kim
Philby, Donald Maclean et Guy Burgess les avaient laissées.
Aux premières heures du dimanche 22 avril 1956, une équipe
technique soviétique qui vérifiait les dégâts causés par une tempête
sur les lignes électriques souterraines de Berlin-Est découvrit le
tunnel. Ce fut un coup dur dont John Sinclair ne se remit jamais et il
démissionna. Après cela, il partagea son temps entre les réunions du
conseil d'un séminaire anglican et la direction d'une organisation
dépendante de l'Église d'Angleterre spécialisée dans le logement des
prêtres de campagne à la retraite. Il mourut peu avant son quatre-
vingtième anniversaire et ses noces d'or. Un nécrologue anonyme du
Times évoqua son « incapacité, pour des raisons de sécurité, à

180
Des taupes entre amies

répondre à certaines des critiques dont il avait fait l'objet longtemps


après les événements ».

Après la découverte du tunnel, la première réaction de la CIA et


du MI-6 fut de se demander si les Soviétiques en connaissaient
l'existence depuis assez longtemps pour les avoir alimentés en
fausses informations. Un passage en revue de tous les incidents
enregistrés élimina toute possibilité que les Russes aient monté une
opération de surveillance à proximité du tunnel, sauf au moment de
leur point de contrôle temporaire. Le décryptage et l'analyse des
renseignements recueillis durant les onze mois de fonctionnement du
tunnel permirent de les authentifier. Ils confirmaient les révélations
des informateurs en Allemagne de l'Est concernant les mouvements
des troupes russes sur leur territoire national et dans les pays du
pacte de Varsovie. On disposait d'une véritable mine d'informations
sur les relations entre les dirigeants militaires soviétiques et sur divers
aspects politiques du bloc de l'Est. Selon Allen Dulles : « C'était
souvent comme si nous étions dans la même pièce que les
planificateurs soviétiques, en train d'écouter toutes leurs décisions. »
Néanmoins, une question préoccupante subsistait. Se pouvait-il
que le KGB ait un espion infiltré dans le projet et qu'il soit
suffisamment important pour que Moscou estime que sa sécurité
interdise toute action concernant le tunnel avant sa découverte
accidentelle ?
On fit alors appel aux compétences intuitives de Bill Harvey.
L'homme qui avait été le premier à déduire que Kim Philby était un
agent double avait démissionné du FBI pour entrer aux opérations
spéciales de la CIA, où on lui avait confié la tâche de traquer les
taupes soviétiques qui pourraient s'y cacher. Harvey se rendit donc à
Berlin pour voir s'il pouvait en déterrer une. Il passa des semaines à
éplucher les noms de tous ceux qui occupaient des fonctions
suffisamment importantes pour connaître la façon dont étaient
traités les messages interceptés. Ses recherches exigèrent plusieurs
allers-retours à Londres. Mais, finalement, il ne trouva aucun suspect
et en conclut que l'opération n'avait pas été infiltrée.

181
Histoire des services secrets britanniques

Durant son séjour à Berlin, on avait demandé à Blake de


développer des relations avec le BND, le service de renseignement
d'Allemagne de l'Ouest, afin d'obtenir des informations sur les
opérations susceptibles d'intéresser le MI-6. Le contact de Blake était
Horst Eitner, une autre taupe du KGB. Blake n'informa pas son
contrôleur soviétique de ce contact — une erreur qui allait lui coûter
cher.
En 1960, Blake fut envoyé à l'école de langues du Foreign Office,
au pied des collines de Beyrouth, afin d'y apprendre l'arabe pour sa
prochaine mission. Un an plus tard, le MI-6 lui demanda de rentrer à
Londres. Le 4 avril 1961, il se rendit au service du personnel du SIS,
sur Broadway, près de Saint James' Park. Un vigile lui indiqua la
porte d'une petite salle de conférence, située tout près, sur Carlton
Gardens, et donnant sur le Mall. Il s'y retrouva face à une redoutable
équipe d'interrogateurs. Les quatre agents du contre-espionnage lui
énoncèrent les éléments qu'ils avaient rassemblés. Horst Eitner
l'avait dénoncé comme agent du KGB. Il y avait aussi les aveux d'un
transfuge polonais, Michael Goleniewski, qui avait quitté Varsovie
avec des documents du MI-6 dont le KGB et les services secrets de
son pays étaient en possession. Le nom de Blake était l'un des rares à
figurer sur les listes de distributions originales. On avait donc des
preuves que c'était lui qui avait pris toutes les notes lors des réunions
de planification du tunnel de Berlin.
Pendant deux jours, Blake fut confronté à une succession de faits
compromettants. Chaque fois, il réfuta calmement les accusations.
Enfin, dans un moment spectaculaire, le troisième jour, l'un de ses
interrogateurs, John Quine, le directeur du contre-espionnage au MI-
6, s'enfonça dans sa chaise et, cachant à peine le mépris dans sa voix,
accusa Blake d'avoir trahi son pays pour de l'argent. Le silence régna
soudain sur la pièce. Puis Blake s'emporta. Il n'avait jamais reçu
d'argent. « Tous mes actes ont été motivés par de bonnes raisons
idéologiques », s'écria-t-il. Il fallut deux jours de plus pour entendre
ses aveux.
Le 3 mai 1961, Blake plaida coupable à cinq accusations
d'espionnage à Old Bailey. Le juge Goddard, le président de la Haute
Cour, le condamna à quarante-deux ans d'emprisonnement, la plus
longue peine jamais infligée à un traître. Mais il ne fit que cinq ans.
En octobre 1966, il s'évada de la prison de Wormwood Scrubs en

182
Des taupes entre amies

escaladant le mur d'enceinte à l'aide d'une échelle de nylon renforcée


par des aiguilles à tricoter en acier. À ce jour, nul ne sait vraiment
comment Blake a réussi à échapper aux fouilles de la prison, à la
police et aux agents du MI-5 et du MI-6 qui le recherchaient.
Néanmoins, un an plus tard, il est réapparu à Moscou. Comme
Philby, il a écrit son autobiographie, No Abiding City (Sans ville
d'attache), sous la houlette du KGB. En 1990, il a actualisé son
ouvrage en le renommant No Other Choice (paru en France sous le
titre Une vie d'espion).

Pendant que Bill Harvey avait essayé, en vain, de découvrir si un


espion avait trahi le tunnel, le nouveau directeur du MI-5, Dick
White, avait tout fait pour ne pas trouver l'œuvre d'une taupe
soviétique devant la porte du Service de sécurité. Ses sources bien
placées à Washington lui avaient appris que Carl Nelson, un agent du
bureau des communications de la CIA qui avait participé à la
création du tunnel, avait écarté la possibilité qu'une éventuelle taupe
soit un Allemand ayant travaillé sur le projet pendant l'étape de la
construction ou un agent de la CIA impliqué dans l'opération. Étant
donné que le MI-5 n'avait été qu'un destinataire des renseignements
obtenus grâce au tunnel, White en avait déduit que s'il y avait un
traître, il était forcément du MI-6. Cependant, il avait pris soin de
garder cette opinion pour lui. Finalement, il n'avait pas réussi à
démasquer Philby et les critiques avaient été si dures qu'il avait
envisagé de démissionner du Service de sécurité. Au lieu de cela, il
avait été nommé directeur général quand Percy était parti pour sa
croisière à travers le monde.
Non seulement cette promotion avait surpris cet homme de
quarante-sept ans, mais elle était tombée à point nommé. Avec ses
beaux traits enfantins et ses manières irréprochables, Dick White
n'avait jamais eu de mal à attirer les femmes avant d'épouser la
romancière Kate Bellamy, une divorcée, ayant déjà deux filles et qui
lui donnerait deux fils. Ses années de célibat étant terminées,
l'augmentation de salaire inhérente à son nouveau poste l'aiderait à
faire face aux dépenses de son foyer agrandi.

183
Histoire des services secrets britanniques

White était entré au service de sécurité en 1936, après avoir étudié


à Oxford ainsi qu'à l'université du Michigan et à l'UCLA, en
Californie. Vernon Kell l'avait affecté au contre-espionnage et
demandé à Guy Liddell d'être son mentor. Le vétéran du
renseignement s'était rapidement aperçu que ses facultés d'analyse
naturelles et son aptitude à réfléchir à une situation avant d'agir
faisaient de lui un parfait chasseur d'espions. Durant la Seconde
Guerre mondiale, White s'était distingué par le nombre d'espions
nazis qu'il avait identifiés. Il s'était également montré capable de
détecter l'espionnage sur les transmissions de l'Abwehr lorsqu'il avait
servi en Europe dans le vingt et unième groupe armé du général
Montgomery, vers la fin de la guerre. Maintenant, en tant que
directeur général, il savait que pour remporter la guerre contre le
KGB, il fallait restructurer le MI-6. Les vieilles « divisions » de Kell
devinrent des « branches », plus petites, des unités interconnectées
ayant chacune leur responsabilité spécifique. Il élargit également le
rôle du MI-5, qui jusqu'alors était un service intérieur, en établissant
des stations, avec tout le personnel nécessaire, aux quatre coins de
l'empire, afin de repérer et contrer la subversion et les guérillas. Des
opérations du MI-5 en Malaisie péninsulaire, à Bornéo, au Kenya et à
Chypre donnèrent d'excellents résultats contre les insurrections
inspirées par les communistes.
White fut également le premier directeur d'un service de
renseignement britannique à prendre conscience de l'importance que
pourrait avoir le Mossad — le service de renseignement, alors
balbutiant, d'Israël — s'il fournissait au MI-5 des informations sur le
Moyen-Orient. Il s'était personnellement rendu à Tel-Aviv pour y
rencontrer le nouveau directeur de l'institut, Isser Harel. Sur le plan
physique, le contraste entre les deux hommes n'aurait pas pu être
plus frappant : White était grand, blond et se déplaçait d'un pas
d'athlète tandis qu'Harel mesurait à peine un mètre soixante-trois,
avait les oreilles décollées et parlait un anglais limité avec un fort
accent d'Europe centrale ; ses parents avaient émigré de Lettonie en
1930. Malgré le long vol depuis Londres, le costume de White n'avait
pas un pli alors qu'on aurait dit qu'Harel avait dormi tout habillé.
Mais les deux directeurs trouvèrent un terrain d'entente au sujet du
nationalisme arabe qui couvait dans les capitales de la région. Harel
avait souri de toutes ses dents cariées en expliquant que le Mossad
avait des espions dans toutes les capitales hostiles et qu'ils obtenaient
184
Des taupes entre amies

des renseignements inestimables qu'il serait ravi de partager avec le


MI-5. Avant de raccompagner White à son avion de la RAF, Harel
lui offrit une dague sur laquelle étaient gravés les mots du Psalmiste :
« Le gardien d'Israël ne dort ni ne sommeille. » Plus tard, le directeur
du Mossad présenta une dague gravée similaire à Allen Welsh Dulles
lors d'une rencontre à Washington. À ce propos, Harel m'a, un jour,
confié : « Je disposais d'un petit stock de dagues pour ceux en qui
j'avais confiance. »
Ce cadeau mena à la création d'un partenariat entre le Mossad, le
MI-5 et le MI-6 et donna naissance au premier « canal officieux »
permettant aux services de communiquer, dans les deux sens, par
messages codés ou par téléphone. On pouvait ainsi éviter les
contacts diplomatiques entre le Foreign Office et le ministère des
Affaires étrangères israélien. Il s'agissait d'un remarquable
accomplissement, étant donné l'ambivalence de nombreux Israéliens
par rapport au rôle de la Grande-Bretagne durant la guerre
d'Indépendance, en 1948, et au fait qu'elle avait essayé d'interrompre
la Bricha — c'est-à-dire, en hébreu, l'évacuation d'Europe des
survivants de l'Holocauste. Aux États-Unis, les organisations juives
de secours avaient acheté — souvent à des prix exorbitants — pra-
tiquement tous les bateaux en état de naviguer. Des dizaines de
milliers de Juifs s'étaient entassés sur leurs ponts pour atteindre les
rives d'Israël. On n'avait pas connu de telle opération depuis
Dunkerque, en 1940. Isser Harel n'avait pas adressé un seul mot de
reproche à Dick White au sujet de l'attitude de l'Angleterre avant
qu'Israël acquière son indépendance en 1948.
Si White fut surpris, et certainement reconnaissant, de la
diplomatie d'Harel, cela n'était rien comparé à l'étonnement qu'il
avait dû ressentir quand, en juillet 1956, il avait été convoqué à
Whitehall, au bureau de Sir Frank Newsome, le sous-secrétaire
permanent, responsable des affaires politiques impliquant le MI-5 et
le MI-6. Newsome avait entamé l'entretien en lui rappelant qu'il avait
le devoir de faire tout ce que le Premier ministre lui demandait.
White s'était alors demandé si, finalement, Anthony Eden n'allait pas
lui demander sa démission à cause de son rôle dans les scandales
relatifs aux espions soviétiques. Au contraire, Newsome lui avait
annoncé : « Monsieur White, le Premier ministre désire que vous
deveniez le nouveau directeur du SIS. » Sa nomination avait été

185
Histoire des services secrets britanniques

scellée par une rapide poignée de main de félicitations et un verre


supplémentaire du whisky single malt que Newsome gardait pour les
grandes occasions. Dick White était ainsi devenu le seul maître
espion, à ce jour, à avoir dirigé les deux services secrets britanniques.
À presque cinq mille kilomètres de Londres, dans la chaleur
désertique du Caire, un jeune lieutenant-colonel qui, quatre ans
auparavant, avait participé à la chute du souverain corrompu, le roi
Farouk — avant que celui-ci ne s'enfuie avec sa collection
pornographique et la plupart des lingots d'or du pays — avait pris la
tête d'une junte nationaliste. Il s'appelait Gamal Abdel Nasser. Il était
sur le point de déclencher une crise qui allait mobiliser les services
secrets britanniques, français et américains et changer pour toujours
l'équilibre politique de la région.

186
VIII

Les vents de la haine

Les nombreux signes avant-coureurs avaient échappé aux agents


du MI-6 au Caire. La présence des troupes britanniques et des
fonctionnaires de leur soutien logistique déplaisait tant aux Égyptiens
qu'ils en étaient arrivés à mépriser leurs propres politiciens. Ce
sentiment n'était nulle part aussi fort que parmi les jeunes qui
vociféraient des injures contre le yacht emmenant le roi Farouk en
exil à Naples, avec son butin de la Banque nationale entassé dans la
cale, par caisses de douze lingots. Pourtant, au fil des ramadans et
des pèlerinages à La Mecque, les avertissements étaient restés
inaperçus aux yeux du commandant du SIS, John Collins, et de ses
agents, qui sirotaient des cocktails sous les ventilateurs électriques du
Gezira Sporting Club, à Zamalek, dans la banlieue chic du Caire.
Vingt ans plus tôt, le maréchal Bernard Montgomery était venu se
détendre dans ce club alors qu'il étudiait la façon dont sa huitième
armée allait repousser l'Afrika Korps d'Erwin Rommel hors
d'Afrique du Nord. Depuis, l'endroit était devenu le point de
ralliement favori des espions du MI-6 mais également de ceux de la
CIA, du NKVD, du SDECE français et du Mossad israélien.
Selon Wolfgang Lotz, l'un des deux agents du Mossad de la ville :
« Les Britanniques avaient leur coin à eux, près de la salle de billard,
les Américains avaient colonisé une zone proche de l'entrée et les
autres avaient chacun leur place. En pénétrant dans le club, on
pouvait se faire une idée assez précise de l'état actuel du "grand jeu".
Si les Russes avaient quelque chose en cours, ils buvaient comme des
trous. Si les Français avaient déniché quelque chose, il y avait du
champagne sur la table. »
En guise de couverture, Lotz possédait une école d'équitation.
Cela lui donnait une parfaite excuse pour se rendre au club, dont de

187
Histoire des services secrets britanniques

nombreux clients avaient des chevaux de course. Ses cibles étaient


les riches Égyptiens qui savouraient des cocktails à base de raisins
frais et de vodka. L'un d'entre eux était le directeur adjoint du
renseignement militaire du pays et le chef de la sécurité de la zone du
canal de Suez. Il avait apporté à Lotz son premier résultat dans
l'espionnage en lui remettant la liste complète des scientifiques nazis
qui vivaient au Caire et avaient pratiqué, pendant la guerre, des
expériences sur les prisonniers des camps de concentration. Ils
avaient tous été exécutés par des kidonim — c'est-à-dire des membres
de l'équipe d'assassinat du Mossad —, venus spécialement d'Israël,
que Lotz avait guidés vers leurs cibles.
Dans la ville, les agents de la CIA étaient quatre fois plus
nombreux que les diplomates du département d'État. Ceux du
NKVD, basés à l'ambassade soviétique, se concentraient sur
l'université du Caire pour essayer d'y recruter des jeunes en leur
proposant des études gratuites dans des universités soviétiques. Ceux
du BND avaient opté pour la fraîcheur du musée égyptien pour
rencontrer leurs informateurs. Ils y apprenaient les derniers secrets
du moment en se promenant parmi les merveilles antiques du pays.
Les autres espions étrangers avaient, eux aussi, leurs lieux de rendez-
vous de prédilection : à bord de l'un des bacs qui traversaient le Nil,
aux jardins zoologiques, devant la gare routière centrale ou dans l'un
des cafés en bordure de la route qui menait à la Cité des morts, la
nécropole musulmane proche du vieux rempart de la ville.
Selon Eli Cohen, un agent du Mossad : « Pour un espion, Le
Caire était, à tout point de vue, une parfaite affectation. Les
Égyptiens emmagasinent naturellement les informations. Trouvez-en
un bon, bien placé au gouvernement, et la moitié de votre travail est
fait. » Cependant, Luke Battle, un ancien ambassadeur américain en
Égypte était moins enthousiaste quant à la façon dont la CIA opérait
dans la capitale : « Trop à la va-comme-je-te pousse et quand les cho-
ses tournaient mal, ils pensaient pouvoir les cacher sous le tapis. »
On retrouvait ce genre d'attitude à la station du MI-6. La fin de la
Palestine mandataire, en 1948, et l'émergence d'Israël en tant qu'État
souverain avaient entraîné la perte d'une solide base pour le SIS.
Pour la remplacer, le choix du Caire s'était imposé de lui-même. Il
permettait aussi bien de continuer à surveiller les activités soviétiques
dans la région que d'empêcher le canal de Suez de tomber aux mains

188
Les vents de la haine

des Russes afin que le Royaume-Uni conserve ce lien vital avec


l'Extrême-Orient, grâce auquel le pétrole pouvait circuler. Collins
avait assuré à Londres que tant que la Grande-Bretagne contrôlerait
le canal, le risque « d'une bande d'excités musulmans faisant des
difficultés » ne serait « pas un problème sérieux ».
Le 22 juin 1952, trois mille soldats égyptiens, dirigés par deux
cents des meilleurs officiers de leur armée et sous le commandement
du général Mohammed Naguib, entrèrent dans la ville, prirent le
contrôle de la station de radio et s'emparèrent du pouvoir. Un mois
plus tôt, Collins avait envoyé un télégramme au Foreign Office, à
Londres : « L'armée est fidèle au roi. » Le jour du coup d'État, la
station du MI-5 n'avait pas le moindre dossier sur Naguib.
L'arrivée au Caire de Kermit Roosevelt était un autre signe dont
Colins n'avait pas tenu compte. Le petit-fils du président Theodore
Roosevelt, l'homme que Kim Philby avait surnommé « l'Américain
tranquille », avait dirigé l'OSS dans les régions arabes pendant la
Seconde Guerre mondiale. Suite au coup d'État, il avait été envoyé
en Égypte par le secrétaire d'État, Dean Acheson, pour entamer
efficacement le processus de passation de pouvoir entre l'ancien et le
nouveau monde, de la Grande-Bretagne aux États-Unis. À l'instar
d'Allen Dulles, Roosevelt avait aussi peu d'estime pour l'empire
britannique que pour l'incapacité de ses décideurs, à Whitehall, à
admettre la réalité : un nouveau climat politique soufflait dans les
vents du désert.
Roosevelt était venu en Égypte pour développer des « canaux
officieux », déjà ouverts par le chef de station local, James
Eichelberger, avec les officiers antibritanniques qui avaient participé
au coup d'État. Non seulement Eichelberger parlait l'arabe depuis
des années, mais il comprenait la mentalité des populations de la
région. Il avait de l'argent à dépenser et il l'utilisait pour que les
Américains influencent les officiers. En outre, son anticolonialisme
lui avait valu de nombreux amis.
L'un d'entre eux était l'ultranationaliste Gamal Abdel Nasser. En
début de trentaine et doté du charisme oratoire d'un agitateur-né,
Nasser était le bras fort de Naguib et l'homme idéal pour permettre à
Roosevelt de parvenir à ses fins. Sur le plan économique, les États-
Unis soutiendraient le nouveau gouvernement autant qu'il le voudrait
à condition que l'Égypte garantisse une stabilité politique « orientée

189
Histoire des services secrets britanniques

vers le monde libre ». L'Amérique prendrait la place de la Grande-


Bretagne en tant que principal banquier, fournisseur d'armes et
défenseur du pays.
Les deux hommes s'étaient rencontrés de nuit, à l'ancien bureau
de Farouk. Assis derrière le bureau du roi, Nasser en imposait dans
son uniforme kaki fraîchement lavé et ses galons d'épaule de colonel.
Il avait écouté en silence ses yeux noirs comme le charbon fixés sur
le visage brillant de Roosevelt jusqu'à ce qu'il ait terminé. Plus tard, il
m'a confié : « Je me suis levé, j'ai fait le tour du bureau et j'ai serré la
main de Roosevelt en lui disant que ses paroles étaient les plus
merveilleuses que j'aie jamais entendues. Je lui ai dit qu'un jour, il
aurait un monument en son honneur au Caire. »
Roosevelt fit verser la première partie de l'argent de la caisse noire
de la CIA — qui finirait par atteindre la somme de douze millions de
dollars — sur un compte indiqué par Nasser. La corruption allait
devenir l'une des marques de fabrique de Roosevelt dans le pays.
C'était, selon lui, « le moyen le plus rapide et le plus fiable d'acheter
de l'influence ». En retour, Nasser tint sa promesse et utilisa une
partie de l'argent pour faire construire la tour du Caire, un affreux
monument, sur une île face au Nike Hilton — Nasser la baptisa el
wa'ef rusfel, l'érection de Roosevelt.
Enfant, Nasser avait grandi dans les bas-fonds du Caire. Il y avait
appris à haïr le luxe dans lequel vivaient les occupants des bases
britanniques dans la zone du canal de Suez, où les officiers utilisaient
leurs fouets à mouches sur les serviteurs arabes qui n'allaient pas
assez vite. Sa colère avait macéré en lui jusqu'à son adolescence, où il
avait dirigé une manifestation en face des camps, ce qui lui avait valu
d'être cravaché par un soldat et jeté en prison. Après plusieurs mois
d'incarcération qui n'avaient fait qu'augmenter sa haine de la Grande-
Bretagne, il s'était engagé dans l'armée. Peu après, il avait rassemblé
une petite coterie d'officiers qui partageaient ses idées et rêvaient de
chasser les Britanniques. La proposition de Roosevelt allait
parfaitement dans le sens de cet objectif, d'autant plus que les
Américains lui avaient montré un document révélant que la Grande-
Bretagne projetait d'établir un axe de pouvoir avec l'Iran et la
Jordanie pour renforcer son emprise sur la région. Dans le bureau de
Farouk, Roosevelt avait conclu l'entretien en affirmant que pour se
débarrasser de ce qu'il appelait « le joug britannique », Nasser avait

190
Les vents de la haine

besoin d'un leader plus fort que Mohammed Naguib. En 1954, ce


dernier fut poussé à démissionner et, grâce à une grande campagne
du journal Akhbar el Yom — dont le propriétaire, Mustafa Amin, était
un agent de la CIA —, Nasser devint président d'Égypte.
Un mois plus tard, Nasser prit encore de court la station du MI-6
du Caire. Par l'intermédiaire de Roosevelt, le nouveau président
annonça qu'il était prêt à passer un accord exécutoire par lequel il
continuerait de considérer la Grande-Bretagne comme « un allié
proche et important » à condition que ses troupes quittent la zone du
canal en juin 1956 au plus tard.
À Londres, cette proposition fut perçue comme une
« possibilité ». Au Foreign Office, on était conscient que le « statut
international » de la Grande-Bretagne était déjà marginalisé et qu'il
finirait par s'éroder totalement si les États-Unis et l'Union soviétique
continuaient à créer leurs propres bases de pouvoir au Moyen-
Orient. Dans une note prémonitoire, George Young, l'un des
planificateurs du tunnel au malheureux destin de Berlin, avait alors
écrit : « La dure vérité est que l'on pourrait nous imposer diverses
actions parce que nous n'avons pas su prendre des décisions
positives lors des premières phases. » Il y posait également les
questions que beaucoup d'autres poseraient plus tard : « Comment le
gouvernement britannique a-t-il pu se retrouver dans cette situation ?
Pourquoi n'a-t-il pas rectifié sa politique moyen-orientale bien avant
l'arrivée de Nasser ? »
Pendant que Young fulminait, suite à l'accession à la présidence
de Nasser, à Londres, on avait formé le groupe Suez. Il avait pour
objectif de s'opposer à tout retrait des troupes de la zone du canal, et
des agents du JIC, le lien entre le MI-6 et Downing Street,
comptaient parmi ses membres. Le JIC recevait les rapports du Caire
et les faisait discrètement passer au groupe Suez. L'analyse de Collins
était en totale contradiction avec le discours prudent de l'ambassade
britannique du Caire, selon laquelle Nasser incarnait « la nouvelle
voix de la politique égyptienne » à qui il fallait prêter une oreille
bienveillante. Collins dépeignait Nasser tout autrement : « Un
despote qui invective la Grande-Bretagne et soutient servilement les
États-Unis. Il ne faut pas lui faire confiance et, encore moins, le
prendre au sérieux. »

191
Histoire des services secrets britanniques

Les membres parlementaires du groupe Suez commencèrent à


reprocher au gouvernement d'Anthony Eden de « vendre tous les
intérêts impériaux britanniques » et à déambuler dans les couloirs de
Westminster en parlant de « Nasser et ses sales métèques ». Un haut
fonctionnaire du Foreign Office expliqua plus tard : « Une demi-
douzaine des plus importants agents du MI-6 étaient d'extrême
droite et pensaient que la Grande-Bretagne ne resterait une puissance
mondiale qu'en conservant le contrôle du canal de Suez. »
Pendant l'été 1956, alors que Dick White devenait le nouveau
directeur du MI-6, il fut décidé de réorganiser les relations avec les
services de renseignement français et le Mossad, ainsi que d'exclure
la CIA des projets secrets de sécurisation du canal de Suez.

Après sa prise de fonction, l'une des premières choses que Dick


White approuva fin la circulation d'un document qui ressemblait à
une lettre de motivation. Les gens qui comprenaient étaient ceux
dont il avait besoin : « C'est à l'espion moderne que l'on a fait appel
pour remédier à une situation due aux déficiences des ministres, des
diplomates et des généraux. Les esprits des hommes sont,
évidemment, modelés par leur environnement et nous, les espions,
bien qu'ayant notre propre mystique, vivons peut-être plus près des
réalités et des difficultés des relations internationales que les autres
protagonistes du gouvernement. Nous sommes relativement
épargnés par les problèmes de statut, de préséance, de
cloisonnement des services et de rejet des responsabilités
personnelles. Contrairement aux parlementaires qui y sont
conditionnés toute leur vie, nous n'avons pas besoin d'apprendre à
produire des expressions toutes faites, des réponses habiles et de
grands sourires. Il n'est donc guère surprenant qu'aujourd'hui,
l'espion se retrouve gardien de l'intégrité intellectuelle. »
Cette note de service avait pour objectif de rappeler à tous les
agents ce que l'on attendait d'eux après les désastres que Philby et
Blake avaient générés.
Pourtant, en quittant le MI-5, White craignait d'avoir laissé une
autre taupe derrière lui. L'homme qui lui avait mis la puce à l'oreille

192
Les vents de la haine

était irréprochable. George Martin était l'agent de liaison du GCHQ


avec le MI-5 et avait grandement contribué à démasquer Klaus
Fuchs grâce au projet Verona. C'était un chasseur de taupes par
excellence : froid et concentré, il vérifiait chaque détail trois fois
avant de le coucher sur papier dans la langue dépouillée que l'on
apprenait au GCHQ, Selon lui, Graham Mitchell, le directeur adjoint
du MI-5, était « très probablement » une taupe soviétique.
Martin avait passé des semaines à relire les réponses qu'avait
données Philby quand White l'avait interrogé. Il en avait déduit que
les compétences dont il avait fait preuve pour contourner les
questions laissaient à penser qu'il avait été très entraîné à ne pas
avouer et qu'il semblait savoir à quoi s'attendre. Martin était donc
convaincu que Graham Mitchell l'avait averti.
Dick White avait respectueusement écouté les conclusions de
George Martin même si elles lui rappelaient un peu trop souvent
qu'il n'avait pas réussi à épingler Philby. Il connaissait Martin depuis
seize ans et ils étaient devenus amis quand celui-ci avait épousé sa
secrétaire, Joan Russel-King. Mais pour White, la situation était un
dilemme : les scandales des espions soviétiques avaient laissé une
ambiance démoralisante au MI-5 et la découverte d'une nouvelle
taupe générerait une grave perte de confiance aussi bien au Service
de sécurité qu'au MI-6. Cela risquerait d'aboutir à une rupture avec la
CIA, le Mossad et plusieurs services secrets européens — les
Français et les Allemands de l'Ouest en particulier. Cependant, si les
soupçons de Martin s'avéraient fondés, les ignorer aurait des
conséquences désastreuses sur sa propre situation et ferait du
document qu'il avait fait circuler un sujet de moquerie. Il accepta
donc de faire surveiller Mitchell par des agents du MI-6 : le
téléphone de son logement des environs de Chobham Common, une
bourgade pittoresque située aux portes de Londres, fut mis sur
écoute et une équipe de watchers suivit ses mouvements. Mais on ne
trouva aucune preuve contre Mitchell.

Pendant ce temps, la crise de Suez s'était aggravée. White s'était


rendu au Moyen-Orient avec une délégation, conduite par Anthony
Eden, dont le but était de tenter d'amadouer certains gouvernements
193
Histoire des services secrets britanniques

de la région — dont ceux de l'Iran et de l'Irak — afin qu'ils signent


un traité par lequel la Grande-Bretagne s'engageait à venir à la
défense de tout pays attaqué. La menace provenait de l'Armée rouge,
postée à la frontière sud de la Russie, bien placée pour s'emparer des
champs pétroliers iraniens et irakiens. Eden avait prévu de signer le
traité à Bagdad, le 4 avril 1955, quelques jours avant son investiture.
Pour que le voyage soit un succès total, il fallait que Nasser le signe
également. Selon Eden, cela lierait l'Égypte à la Grande-Bretagne et
justifierait que les troupes restent dans la zone du canal.
Pendant que White s'était rendu à la station locale du MI-6, Eden
était resté enfermé avec Nasser pendant plusieurs heures. Les détails
de leur conversation sont toujours classifiés « secret » aujourd'hui
mais on sait que les manières patriciennes d'Eden conduisirent au
désastre. Nasser déclara que l'Égypte ne signerait pas le pacte de
Bagdad. Eden rentra en Angleterre avec sa délégation, furieux que
Nasser ne soit « rien de plus qu'une marionnette soviétique ».
Avant même que l'avion de la BOAC ait atterri à Londres, Nasser
commença à montrer qu'il n'était pas « quelqu'un que la Grande-
Bretagne pouvait dominer », ainsi qu'il me l'a expliqué plus tard. Il
ordonna à l'état-major du renseignement égyptien de mobiliser les
fedayins qu'il avait entraînés et positionnés dans la bande de Gaza
pour attaquer Israël. Ceci marqua le début d'une série de guerres
menées par les Arabes contre l'État hébreu. Simultanément, la
décision de Bagdad de signer le pacte d'Eden poussa Nasser à
fomenter l'agitation en Irak. En quelques heures, des manifestations
éclatèrent dans les rues de Bassorah et de plusieurs autres villes du
pays. Plus inquiétant encore, Nasser passa son premier contrat
d'armement avec le bloc soviétique en commandant une grande
quantité de matériel tchécoslovaque. Pour quatre cents millions de
dollars, il acheta quatre-vingts avions de chasse Mig-15, quarante-
cinq bombardiers Iliouchine-28 et une centaine de tanks russes
dernier cri.
Une fois Eden reparti du Caire, Kermit Roosevelt fut presque
constamment présent dans l'entourage de Nasser et le conseilla sur la
façon de gérer la confrontation croissante entre son pays et la
Grande-Bretagne. Il lui recommanda de dire au nouvel ambassadeur
britannique, Humphrey Trevelyan, que son achat d'armement était
uniquement destiné « à rétablir l'équilibre avec la menace militaire

194
Les vents de la haine

que représentait Israël pour l'Égypte » et qu'après soixante-dix ans de


domination britannique, Nasser n'allait pas laisser Eden décider avec
qui son État devait traiter, que ce soit politiquement, économi-
quement ou militairement.
À Washington, John Foster Dulles, le secrétaire d'État du
gouvernement Eisenhower, et son frère, Allen, allèrent voir le
président. Ils lui signalèrent que, malgré les tentatives de Ker-mit
Roosevelt de convaincre Nasser de soutenir les États-Unis dans la
guerre froide, il devenait de plus en plus clair que « les Égyptiens et
les Russes travaillaient de concert pour que tout le Moyen-Orient
tombe aux mains des communistes ».
Une copie d'un télégramme « ultra urgent » de Trevelyan au
secrétaire aux Affaires étrangères, Selwyn Lloyd, fut envoyé à White
qui comprit alors que Nasser était prêt à laisser l'Égypte devenir,
comme la Syrie, un satellite soviétique. Ce fut là que l'idée
d'assassiner le président égyptien fut évoquée pour la première fois.
Un exemplaire d'un guide de la CIA rédigé par le docteur Sidney
Gottlieb, le directeur des services techniques de l'Agence, se trouvait
au registre du MI-6. Ce document de huit pages était intitulé
« Méthodes d'assassinat » et il s'agissait du premier manuel consacré
aux meurtres commandités par l'État. On pouvait y lire cet
avertissement : « Ces décisions et ces instructions ne devraient
concerner que le strict minimum de personnes et, idéalement, ne
s'appliquer qu'à un seul individu dont la mort représenterait de réels
avantages. »
À Londres, Harold Caccia, ancien directeur du JIC et vétéran du
MI-6, coinça White et lui dit de son accent traînant : « Écoutez, mon
vieux, il faut vraiment que nous fassions quelque chose à propos de
ce Nasser. Nous allons peut-être devoir nous en débarrasser. » White
demanda alors à George Young de voir ce qui « était possible ».
Young, un vétéran rompu aux « réalités de terrain », étudia les
possibilités et porta son choix sur le chef de la station de Rome, John
Far-mer. Les deux espions se retrouvèrent dans une planque du MI-
6, près de la place d'Espagne, et Farmer proposa un plan. Il avait
rencontré deux Égyptiens anti-Nasser qui lui avaient assuré le
soutien de plusieurs militaires de haut grade, préoccupés par les
relations de plus en plus étroites que leur président entretenait avec
les Russes. Les intermédiaires avaient souligné que les officiers

195
Histoire des services secrets britanniques

avaient proposé de faire arrêter Nasser par l'armée puis de faire jurer
à l'ex-Premier ministre de mener une politique pro-occidentale.
L'offre fut présentée à Dick White. Il alla voir le secrétaire aux
Affaires étrangères, Selwyn Lloyd, qui, après une courte discussion,
rejeta l'idée. Mais durant l'été 1965, la question de ce qu'il fallait faire
de Nasser redevint urgente. À Washington, les frères Dulles trou-
vaient qu'il avait besoin d'une leçon qui nuirait à sa crédibilité auprès
de ses compatriotes et montrerait à ces derniers où se trouvait leur
véritable avenir : « Cesser de se blottir contre l'ours russe pour
s'abriter sous les ailes de l'aigle américain », comme l'avait formulé
Allen Welsh Dulles dans l'un de ses rares moments de poésie.
L'hiver précédent, John Foster avait accepté que les États-Unis
prêtent cinquante-six millions de dollars à l'Égypte pour construire
un barrage de trois mille six cents mètres à Assouan, sur le haut du
Nil. Six mois plus tard, Nasser avait reconnu la Chine communiste,
annoncé une visite d'État à Moscou et vendu pour deux cents
millions de dollars de coton à la Tchécoslovaquie. Le 19 juillet 1956,
John Foster Dulles annula le prêt américain.
N'ayant plus de quoi financer ce qu'il avait présenté comme le
projet qu'il laisserait à la postérité, Nasser cracha son venin contre les
États-Unis. Il se répandit en injures sur Radio Le Caire : « Je regarde
les Américains et je leur dis : étouffez-vous à mort sur votre furie !
Nous construirons le haut barrage comme nous le désirons ! Le canal
de Suez rapporte cent millions de dollars par an. Pourquoi ne les
prendrions-nous pas ? »
Chaque jour, un million et demi de barils de pétrole circulaient
par le canal et les quatre-vingt-dix pour cent destinés à l'Europe de
l'Ouest fournissaient les deux tiers du carburant nécessaire à son
chauffage et à sa production. Le canal était la voie vitale qui
permettait à la Grande-Bretagne et à la France d'accéder au pétrole
iranien, à leurs marchés orientaux et à leurs lointaines colonies sans
avoir à contourner le cap de Bonne-Espérance, en Afrique du Sud.
À Londres, la nécessité d'assassiner Gamal Nasser faisait l'objet
de plus en plus de discussions. Le service juridique du MI-6 avait
estimé que, la défense du royaume étant une priorité et la Grande-
Bretagne étant gravement menacée, il était acceptable d'éliminer un
chef d'État. On consulta le manuel d'assassinat de la CIA et George
Young rencontra l'agent américain James Eichelberger, qu'Allen

196
Les vents de la haine

Dulles avait transféré du Caire à la station londonienne de l'Agence


pour « garder l'œil sur ce que faisaient les Rosbifs ». Tout au long de
leur dîner au Traveller's Club, Eichelberger et Young discutèrent du
projet de tuer Nasser. Aussitôt après, l'agent de la CIA se rua à son
bureau à l'ambassade et envoya un câble codé à Allen Dulles : « Il a
parlé ouvertement d'assassiner Nasser, sans même utiliser un
euphémisme comme "liquider". Il a dit que ses agents avaient des
contacts avec des éléments adéquats en Égypte et dans le reste du
monde arabe, ainsi qu'avec les Français qui voient les choses comme
eux. »
Eichelberger rapporta également sa conversation avec Young à
son chef de station, Chester Cooper, dont l'une des missions était de
surveiller la santé chancelante du Premier ministre Eden. Les
contacts de Cooper à Downing Street lui avaient appris que celui-ci
survivait tant bien que mal avec moins de cinq heures de sommeil
par nuit et une dépendance à ses médicaments qui « semblaient avoir
affecté son jugement ». Cooper révéla, à son tour, à ses contacts à
Downing Street qu'Eden avait soulevé la question d'assassiner
Nasser quand il avait appris que le SDECE, le service de renseigne-
ment français, avait formé une unité spéciale pour exécuter le
président égyptien. Celle-ci avait pour nom de code RAP-700 et était
commandée par Paul Léger, qui avait servi en Égypte. Elle avait déjà
envoyé un assassin du nom de Jean-Marie Pel-ley au Caire. Aucune
preuve écrite d'une éventuelle tentative de meurtre contre Nasser n'a
survécu.
Encouragé par la quasi-obsession d'Eden de se débarrasser du
président égyptien, le MI-6 demanda à son département Q de
plancher sur une méthode. L'unité jouissait d'une bonne réputation
méritée pour avoir conçu des armes et des munitions pour les
sabotages de la Seconde Guerre mondiale et pour ses activités
d'après-guerre, qui avaient consisté, ainsi que le formula Stewart
Menzies, « à apporter une aide discrète là où les intérêts britanniques
[étaient] menacés ».
Ce département était placé sous le commandement de Frank
Quinn, un officier militaire engagé par le SIS, en 1946, pour inventer
des méthodes d'assassinat qui ne puissent pas être imputables au MI-
6. Jusque-là, les techniques de Quinn avaient servi à tuer des
informateurs soviétiques et des agents doubles dans l'Allemagne

197
Histoire des services secrets britanniques

d'après-guerre et cela lui avait valu l'ordre de l'Empire britannique


qui accompagnait désormais sa Croix militaire. Cependant, il était
conscient qu'assassiner un chef d'État exigeait des techniques plus
sophistiquées qu'une bombe placée sous un lit comme on pouvait le
faire pour un traître. Ayant lu le profil de Nasser dans les dossiers du
MI-6, Quinn avait estimé que le poison pourrait être un moyen
d'exploiter le faible qu'avait le président pour les célèbres chocolats
Knopje égyptiens qu'on lui servait après chaque repas et dont il avait
toujours une boîte sur son bureau. Une douzaine de boîtes de ces
confiseries quittèrent Le Caire par la valise diplomatique pour que
Quinn puisse procéder à des expériences.
On demanda à Porton Down, le centre d'armement chimique et
biologique britannique, de déterminer un poison adapté ; il devait
être inodore, rester efficace longtemps, agir immédiatement et
donner l'illusion d'une crise cardiaque. On recommanda les toxines
de coquillages. On apporta une fiole de la substance mortelle à
Porton Down, au laboratoire de Quinn. Mais avant d'essayer
d'injecter le poison dans les chocolats, le spécialiste devait s'assurer
que leurs emballages individuels ne paraissent pas suspects. Il ne
fallait pas que la moindre marque de manipulation puisse être décelée
sur le papier ou les chocolats. Quinn avait trouvé un moyen
d'enlever la base des chocolats grâce à une plaque chaude avant d'y
placer le poison mais chaque fois qu'il la remettait en place, cela
laissait une trace. À force, il finit par trouver la température idéale et
put fournir plusieurs boîtes de chocolats empoisonnés. Il n'a jamais
su ce qu'il était advenu d'elles.
Il n'avait pas encore fini qu'on discutait déjà d'une autre façon de
tuer Nasser. Deux agents des services techniques s'étaient rendus à
Porton Down pour voir s'il était possible d'utiliser du gaz innervant.
Les scientifiques en proposèrent trois variétés — tabun, soman et
sarin — qu'on avait testées sur des animaux dans une ancienne base
aérienne de la RAF au fin fond de la Cornouailles. Tous ces gaz
pouvaient être diffusés par le système de climatisation du bureau de
Nasser. White proposa l'idée à Eden. Le Premier ministre rejeta le
projet sous prétexte qu'il entraînerait la mort d'innocents. Pour une
fois, un problème éthique — la possibilité de contribuer à un
meurtre de masse — l'avait emporté sur son désir de supprimer
Nasser.

198
Les vents de la haine

Cependant, Quinn — qui serait, plus tard, immortalisé sous le


nom de « major Boothroyd Q » dans les films de James Bond —
continua de chercher des armes adéquates. L'une d'entre elles était
un paquet de cigarettes modifié que le docteur Gottlieb, de la CIA,
avait développé parallèlement à son manuel d'assassinat : le paquet
contenait une fléchette empoisonnée. L'homologue de Gottlieb à
Porton Down, le docteur Ladell — que personne n'appelait par son
prénom car tout le monde le surnommait « le Sorcier » — l'avait
testé sur un des moutons que le centre avait dans ses étables. Son
rapport ressemblait au script d'un film d'horreur : « Le mouton com-
mence à fléchir des genoux et il se met à rouler des yeux avec de
l'écume à la bouche. Peu à peu, l'animal s'effondre, en perdant
lentement vie. » Quinn refusa cette proposition parce qu'on pouvait
facilement remonter à sa source.
Pendant ce temps-là, le Mossad avait travaillé avec les scienti-
fiques de l'Institut pour la recherche biologique, à Nes Ziona, dans la
banlieue de Tel-Aviv, où l'on testait l'efficacité des armes chimiques
et biologiques pour le Kidon, l'unité d'assassinat des services secrets
israéliens. Les scientifiques en étaient arrivés à la conclusion que la
meilleure façon d'exécuter Nasser était d'utiliser sa vanité. Malgré
son goût pour les chocolats, le président se souciait de son poids et
tenait à prendre des édulcorants artificiels dans son café plutôt que
du sucre. On avait d'abord testé la « sucrette » sur un Arabe qui avait
fusillé un soldat israélien. Un jour, Victor Ostrovski, un ancien agent
du Mossad, m'a expliqué : « Nous savions tous qu'un prisonnier
amené à l'institut finissait forcément par servir de cobaye pour
vérifier que les armes sur lesquelles travaillaient les scientifiques
fonctionnaient correctement. » Après plusieurs semaines passées à
chercher une occasion d'empoisonner le café de Nasser, Isser Harel
utilisa le « canal officieux » pour annoncer à Dick White que le plan
avait été abandonné faute d'opportunités.
Les projets du MI-6 étaient, eux aussi, restés sur le bord de la
route. Mais ils avaient laissé des questions sans réponses. Selon
l'agent renégat Peter Wright, le MI-6 tenait tellement à tuer Nasser
que la question cruciale « d'une éventuelle infaisabilité n'avait jamais
véritablement été envisagée ». Wright pensait que White avait déjà
présenté tous les plans possibles au Premier ministre, pour qui
Nasser était « désormais devenu une obsession constante ». À chaque

199
Histoire des services secrets britanniques

opportunité — aux réunions du cabinet, durant ses rencontres avec


les plus hauts officiels du Foreign Office et lors de ses contacts
réguliers avec Dick White — Eden reposait sans cesse la même
question sous des formes différentes : pendant combien de temps
vais-je devoir encore supporter Nasser ? Dans un rapport adressé à
Allen Dulles, le chef de la station de la CIA à Londres, Chester
Cooper, avait écrit : « Eden est presque fou dès qu'il s'agit de
Nasser. » Les dossiers du MI-6 indiquent clairement qu'Anthony
Eden fut le premier des Premiers ministres britanniques à cautionner
le meurtre de sang-froid d'un chef d'État.

Le 26 juillet 1956, dans le port d'Alexandrie, Nasser annonça qu'il


allait nationaliser le canal de Suez. Les correspondants étrangers —
dont je faisais partie — remarquèrent que le président était calme ;
tous ignoraient qu'il venait juste d'apprendre de ses services secrets
qu'il n'existait pas de véritable menace d'une réaction militaire de la
part de la Grande-Bretagne. L'homme de confiance de Nasser, Ali
Sabri, expliqua aux reporters qu'il ne fallait voir en cette
nationalisation qu'une simple « décision de racheter les parts des
actionnaires ».
Ce soir-là, à Downing Street, Dick White comptait parmi les
invités au dîner qu'Anthony Eden organisait pour le roi Fayçal d'Irak
et son Premier ministre de longue date, Nouri es-Saïd. Le repas fut
interrompu par un télégramme de l'ambassadeur de Grande-
Bretagne au Caire, Humphrey Trevelyan. Eden lut le message à haute
voix ; il s'agissait du résumé du discours de Nasser. Il y eut un silence
abasourdi. Nouri es-Saïd s'adressa directement à Eden : « Monsieur
le Premier ministre, vous n'avez qu'une seule possibilité d'action et
c'est de frapper fort et immédiatement. Sinon, il sera trop tard. »
Eden lui sourit à pleines dents : « N'ayez crainte. Nous ne laisserons
pas Nasser nous tenir par la gorge. » Eden s'était exprimé calmement
avec une certitude dans la voix qu'on ne lui avait pas entendue
depuis longtemps. Chester Cooper, invité aussi, se demanda si le
Premier ministre n'avait pas pris un cachet de trop avant de passer à
table.

200
Les vents de la haine

White resta après le départ des autres convives, et les quelques


ministres et hauts fonctionnaires qui composaient le comité égyptien
arrivèrent avec le secrétaire du cabinet, Norman Brook. Le temps
qu'ils s'installent autour de la table, le calme du Premier ministre
avait laissé place à une explosion d'émotions. Eden hurlait presque
en traitant Nasser de « Mussolini musulman » et en affirmant : « Je
veux qu'il disparaisse et je me fiche que ce soit le chaos et l'anarchie
en Égypte ».
Tout le monde était aussi agité que lui et l'on ne tarda pas à
s'entendre sur le fait qu'il fallait apporter une « réponse ferme » à la
décision de Nasser de s'emparer du canal. Les lignes directrices des
mesures à prendre furent notées par Douglas Dodds-Parker, qui
avait été agent de terrain du SOE pendant la guerre et travaillait
désormais en étroite collaboration avec le MI-6, en tant que sous-
secrétaire aux Affaires étrangères. Il écrivit sur son bloc : « Objectif
des lignes directrices. Démonstration de puissance militaire précédée
par une action sous couverture adaptée, incluant de la propagande
sur Radio Le Caire et une réponse aux critiques à l'égard de notre
rôle. Le nom de code la contre-offensive sera Musketeer ».
On décida que seul un petit nombre d'officiels de Whitehall —
ceux qui avaient vraiment besoin de savoir — seraient informés de la
décision du comité. Le plus important était de garder les États-Unis à
l'écart du projet « Musketeer ». La réunion s'acheva au petit matin
avec un Eden visiblement épuisé qui trouva néanmoins la force de
faire une déclaration toute churchillienne : « Nous agirons seuls, sans
les Américains ! »
Cette décision fut lourde de conséquences. La première d'entre
elles fut que Chester Cooper envoya à Allen Dulles le message
suivant : « Il semblerait que nos cousins (le MI-6) soient rentrés dans
leur coquille. »
À Washington, les frères Dulles s'entretinrent et décidèrent qu'il
était improbable que, même tourmenté physiquement et
moralement, Anthony Eden entreprenne une action aussi
déraisonnable.

201
Histoire des services secrets britanniques

Pendant l'été, à Londres, Paris et Tel-Aviv, le projet de


reconquête du canal de Suez prit de la vitesse. George Young
sélectionna Nicholas Elliot, un espion vétéran et parlant hébreu,
pour se rendre à Tel-Aviv et faire la liaison avec le Mossad. La
mission d'Elliot était si secrète qu'il avait pour instruction stricte
d'éviter tout contact avec l'ambassadeur britannique en Israël — qui,
comme tous les représentants du Foreign Office dans les capitales de
la région, avait peu de sympathie pour le pays. Rafi Eitan, le directeur
des opérations du Mossad m'a confié : « Pour eux, nous n'étions
qu'une bande de terroristes qui les avaient combattus à l'époque du
mandat britannique. »
La première chose que fit Elliot fut de préparer une connexion
radio sécurisée et des codes secrets afin que le Premier ministre
israélien, David Ben-Gourion, puisse communiquer avec Eden par le
« canal officieux ». Isser Harel s'était arrangé pour qu'Elliot puisse
avoir son propre bureau au quartier général du Mossad. C'était la
première fois qu'un espion étranger bénéficiait d'un tel privilège et
les deux hommes finirent par devenir de fidèles amis. Au début du
mois d'août, après vérification des circuits de communication avec
Londres, Elliot reçut un message lui demandant de voir avec Harel si
Tsahal était suffisamment prête pour attaquer l'Égypte en passant
par le désert du Sinaï. Rafi Eitan, qui était présent dans le bureau
d'Harel lors de la discussion qui s'ensuivit, m'a rapporté : « J'ai dit à
Elliot que notre peuple irait jusqu'au Caire si nécessaire. »
Sur leur ligne téléphonique sécurisée, Eden et Guy Mollet, le
ministre des Affaires étrangères français, avaient estimé qu'Israël
avait « de bonnes raisons » de se sentir suffisamment inquiet pour
lancer une attaque préventive contre l'Égypte. Il faudrait que le
Mossad se débrouille pour faire dire aux médias étrangers que
Nasser menaçait de nouveau Israël. Selon Rafi Eitan : « L'excuse était
plutôt mince mais il fallait que cela suffise, et un tel plan nécessitait
un accord à haut niveau confirmant à Israël que la Grande-Bretagne
et la France pourraient intervenir pour maintenir la paix. »
À Londres, le comité égyptien — qui opérait toujours
indépendamment et dans le plus grand secret — avait approuvé une
autre idée. Le SAS irait au Caire pour tuer Nasser. Le service avait
assuré au comité qu'en plus d'être « parfaitement réalisable », ce plan
présenterait l'avantage capital d'être niable à cent pour cent. Pendant

202
Les vents de la haine

ce temps, le SIS avait affiné son projet d'utiliser ses stations de radios
« pirates », basées à Chypre et Aden, pour diffuser des menaces
d'attaques égyptiennes contre Israël.
Alors qu'août laissait place à septembre, au Moyen-Orient, les
tambours de guerre grondaient chaque jour plus fort au rythme des
ondes manipulées par le MI-6.
Peu après, à l'heure où la planification de l'intervention à Suez
battait son plein, l'attention du MI-6 — tout comme celle des autres
services secrets occidentaux — fut contrainte de se tourner vers l'est
et, plus précisément, vers la Hongrie. Des dizaines de milliers
d'étudiants avaient envahi les rues de Budapest pour exiger le retrait
des troupes soviétiques, la libération de tous les prisonniers
politiques et l'établissement d'un « régime communiste
indépendant ». Dick White avait alors ordonné à John Bruce-
Lockhart, le médiateur du MI-6, de se rendre sur place pour
surveiller les événements. Le temps qu'il arrive, des milliers de
travailleurs en colère avaient rejoint les manifestations estudiantines
et scandaient les mêmes slogans. Dans un câble à Dick White,
Bruce-Lockhart écrivit alors : « Ce qui aurait semblé impossible il y a
un mois pourrait très bien se produire. »
À Paris et à Londres, Guy Mollet et Anthony Eden estimaient,
l'un comme l'autre, que l'accord tripartite signé en 1950 permettait à
la Grande-Bretagne et à la France d'occuper en toute légalité la zone
du canal si la guerre éclatait entre Israël et l'Égypte. Eden ordonna à
Dick White d'augmenter la propagande diffusée sur les stations de
radio du MI-6 et le Mossad mobilisa ses contacts dans les médias
internationaux afin que l'on y parle encore plus de la menace que
Nasser représentait pour Israël. Il s'agissait là d'un exemple typique
de cet art obscur qu'est la manipulation médiatique.

À Washington, alors que la chaleur suffocante de septembre


laissait place aux brises rafraîchissantes du Potomac, la seule
préoccupation de la population était de savoir si le président
Eisenhower allait ressortir de sa visite médicale traditionnelle, à
l'hôpital Walter Reed, avec un bilan de santé positif. Les événements

203
Histoire des services secrets britanniques

qui se déroulaient en Europe et au Moyen-Orient semblaient bien


loin pour les Américains qui s'apprêtaient à célébrer la fête du travail.
Cependant, à la CIA et au département d'État, les frères Dulles
s'inquiétaient de plus en plus du silence calculé du Quai d'Orsay à
Paris et du Foreign Office à Londres. Selon Allen Dulles, c'était « un
signe que ces foutus Rosbifs et les Français mijotaient quelque
chose ». Pourtant, chaque fois qu'ils posaient la question au MI-6 ou
au SDECE, ils n'obtenaient que d'insipides réponses rassurantes. Il
ne se passait rien.

En début de soirée, le 22 octobre 1956, un avion des forces


aériennes israéliennes et un appareil de la flotte royale de la RAF
percèrent un tapis de nuages bas pour atterrir sur une piste militaire
française, près de Sèvres. À bord du vol en provenance de Tel-Aviv
se trouvaient David Ben-Gourion, le ministre de la Défense Shimon
Perez et le chef d'état-major, le général Moshe Dayan. De Londres
étaient arrivés le secrétaire aux Affaires étrangères, Selwyn Lloyd, et
son sous-secrétaire adjoint, Patrick Dean. Les deux groupes s'étaient
entendus pour être aussi peu accompagnés que possible afin que leur
rencontre reste un secret absolu. Dick White et le chef de la station
du MI-6 de Paris, Rodney Dennys, représentaient les services secrets
britanniques et Isser Harel, le Mossad.
« Il y avait, tout à la fois, de la tension et de l'espoir dans l'air, m'a
raconté Harel. En gros, nous savions pourquoi nous étions là,
évidemment, mais nous ne savions pas exactement ce qui était au
menu. »
Patrick Dean, qu'Eden venait juste de promouvoir sous-secrétaire
adjoint au Foreign Office, était un membre fondateur de la cabale,
encore secrète et centrée autour du Premier ministre britannique, qui
préparait la chute de Nasser depuis des mois.
Christian Pineau, le Premier ministre français, et Guy Mollet
attendaient les deux délégations sur le tarmac. Ils avaient, l'un et
l'autre, les traits tirés d'hommes qui avaient passé de longues nuits à
converser et à répondre aux appels du secrétaire général des Nations
unies, Dag Hammarskjöld, qui voulait éviter un conflit, et de Shimon

204
Les vents de la haine

Perez, qui ne s'était pas engagé sur le plan politique. Ils avaient
également reçu des coups de téléphone du ministre des Affaires
étrangères égyptien, Mahmoud Faouzi, qui se voulait rassurant en
affirmant que son pays n'avait aucune intention hostile envers Israël.
Quand Faouzi avait demandé que la France transmette cette
promesse à Israël, Guy Mollet s'était contenté de lui accorder une
oreille polie.
L'arrivée de ces groupes sur l'aérodrome français, en cette froide
nuit d'octobre, prouvait que la requête égyptienne n'avait abouti à
rien. Leur présence devait beaucoup à l'habile organisation de Pierre
Boursicot, le directeur du SDECE, qui dirigeait l'antenne parisienne
de l'opération « Musketeer » et supervisait la méticuleuse préparation
de la participation française au projet d'invasion de l'Égypte. Aucun
détail n'avait échappé à son attention. Sa limousine ouvrit le convoi
pour sortir de l'aérodrome. Isser Harel était assis à l'arrière. Trois
voitures de diplomates le suivaient. White et Dennys étaient dans le
dernier véhicule. Au château où devait se tenir la réunion, Boursicot
avait fait préparer des plats casher, français et anglais, ainsi que des
boissons non-alcoolisées. En cuisine, on avait mis du champagne au
frais pour le cas où les groupes présents parviendraient à s'entendre
pour déclencher une guerre sans la moindre approbation de leurs
gouvernements ou des Nations unies. Pour Isser Harel, « la situation
avait quelque chose de médiéval ».
Cependant, pour parvenir à un consensus, le temps était limité. Il
avait été convenu que cette rencontre prendrait fin à minuit afin que
la délégation israélienne puisse être de retour à Tel-Aviv avant l'aube
et que personne ne remarque l'absence de ses membres.
C'était Boursicot qui avait choisi le grand salon du château, avec
son superbe mobilier et ses murs ornés de visages oubliés dans des
cadres dorés, comme salle de réunion. La pièce adjacente était
occupée par des techniciens du GCHQ et des services israéliens qui
étaient arrivés plus tôt dans la journée pour mettre en place des
connexions avec Londres et Tel-Aviv.
De l'autre côté de l'Atlantique, la NSA avait déjà repéré les tests
de transmissions émanant du château et, vers le milieu de la soirée,
elle enregistra une soudaine augmentation de la circulation des
signaux codés. Les cryptologues de Fort Meade, à qui l'on avait
demandé de se tenir prêts, se penchèrent alors sur les messages mais

205
Histoire des services secrets britanniques

ils ne parvinrent pas à déchiffrer les codes. Pour Allen et John Foster
Dulles, l'important débit des signaux pouvait vouloir dire qu'Israël
allait demander son soutien à la France pour intervenir en Jordanie si
l'armée irakienne envahissait le royaume hachémite. Cette hypothèse
n'était que le fruit de la campagne de désinformation du Mossad.
À minuit, au château, un accord fut conclu. Israël lancerait un
assaut terrestre contre l'Égypte dans le désert du Sinaï. Son objectif
serait d'atteindre le canal de Suez en vingt-quatre heures, un
engagement auquel Moshe Dayan avait ajouté : « Sinon moins. » La
Grande-Bretagne et la France poseraient alors un ultimatum à
Nasser : elles lui demanderaient de laisser leurs troupes entrer
temporairement dans la zone du canal pour y maintenir la paix. Ceci
fait, les forces israéliennes se retireraient du côté de la voie d'eau qui
donne sur le Sinaï. Si Nasser refusait cette proposition, « sans autre
avertissement », les Britanniques et les Français envahiraient l'Égypte
et reprendraient la zone du canal. Le protocole fut rédigé avec des
traductions française, anglaise et hébraïque en pièces jointes. L'un
après l'autre, les ministres signèrent le document et s'engagèrent tous
solennellement à ce que son contenu reste toujours secret. Après un
signe de Boursicot, des serveurs apportèrent du champagne au salon
pour fêter l'entente.

Durant la dernière semaine d'octobre, la station de la CIA à Tel-


Aviv fit parvenir un message « très urgent » à Washington. Israël était
en pleine mobilisation. Plus de cent mille soldats étaient postés sur la
frontière égyptienne. John Foster Dulles envoya, à son tour, des
messages tout aussi urgents à Londres et à Paris. Il y posait la même
et unique question : que se passe-t-il ? Dans les deux capitales, la
réponse fut rédigée dans le langage prudent qui a toujours été
l'apanage de la diplomatie. On allait probablement découvrir que les
mouvements des troupes israéliennes n'étaient encore qu'une de ces
manœuvres que Tsahal semblait affectionner. John Foster Dulles
transmit ces réponses à Eisenhower, qui s'apprêtait à passer sa visite
médicale à l'hôpital Walter Reed. En ce dimanche 28 octobre 1956,
dans son lit d'hôpital, le président dicta une note pour Ben-Gourion.
Il lui demandait pourquoi il avait mobilisé ses troupes. En remettant

206
Les vents de la haine

le message à Dulles pour qu'il le fasse suivre, il déclara : « Vous


savez, Israël et le baryum vont parfaitement ensemble. »
Le lendemain, les forces israéliennes entrèrent en Égypte. « Nous
avions planifié jusqu'à la dernière chenille de char », m'a plus tard
confié Moshe Dayan. Il avait baptisé l'attaque « opération Kadesh ».
Fidèle à lui-même, il avait dirigé ses troupes depuis le front, en
observant ses tanks repousser rapidement les forces égyptiennes avec
un minimum de pertes. Même l'observatoire du Moyen-Orient de la
CIA — qui, à Washington, avait commencé à recevoir des photos
des forces militaires rassemblées en Israël, prises depuis des U-2 —
fut abasourdi par la vitesse de l'avancée de Tsahal. Cependant, alors
que les chars roulaient encore en direction du canal de Suez, à
l'observatoire, on avait peine à croire qu'avec un assaut aussi bien
planifié, Israël était seul sur le sentier de la guerre.
Tout au long des mois qu'avaient duré les préparations secrètes
— entre la France et la Grande-Bretagne ; entre Ben-Gourion, Eden
et Mollet ; entre le SIS, le SDECE et le Mossad —, tous les
participants avaient délibérément tenu leur plus puissant allié dans
l'ignorance. Eisenhower vécut cela comme une grande trahison. À
Londres, Eden s'adressa à la Chambre des communes. Debout à la
tribune, il ne chercha même pas à dissimuler la satisfaction qui
transparaissait dans sa voix : « Nous avons demandé aux deux camps
de déposer les armes et au gouvernement égyptien d'accepter que les
forces anglo-françaises s'installent temporairement sur les positions
clés, autour du canal, avec autant de moyens qu'il le faudra. » Il avait
emprunté ces mots au protocole du château qui, depuis, s'était
consumé dans la cheminée de son appartement de Downing Street.
Néanmoins, il en reste, encore aujourd'hui, une copie au registre du
SDECE.
Après avoir appris l'invasion, Eisenhower avait quitté l'hôpital et
on l'avait reconduit à la Maison-Blanche. Il autorisa la diffusion, sous
son nom, d'une déclaration selon laquelle les États-Unis
s'engageaient « à aider toute victime d'agression au Moyen-Orient ».
Il s'agissait clairement d'un avertissement à l'intention des pays
complices.
Au Caire, Nasser apparut sur un balcon sous les applaudissements
de la foule. Non sans évoquer les célèbres paroles de Winston
Churchill, en 1940, lorsque c'était la Grande-Bretagne qui risquait

207
Histoire des services secrets britanniques

d'être envahie, le président égyptien rugit dans son micro : « Nous ne


nous rendrons pas. Nous combattrons nos ennemis partout où ils
apparaîtront. » Il termina son discours de ralliement en demandant
que tous les collaborateurs soient traqués et tués.
Aucune réponse à l'ultimatum n'étant arrivée à Londres ou Paris,
des bombardiers Canberra de la RAF attaquèrent les bases aériennes
égyptiennes autour du canal. Dans une annonce spéciale à la nation,
Eisenhower déclara : « Toutes les hostilités doivent cesser. » Quatre
jours plus tard, la Maison-Blanche apprit que des troupes anglaises et
françaises avaient levé l'ancre depuis Chypre et que des parachutistes
britanniques avaient "sauté sur la ville de Suez.
Pendant ce temps, dans la salle des opérations souterraine de la
Maison-Blanche, Eisenhower avait étudié les photos de
reconnaissance qu'un avion espion U-2 avait prises lors de plusieurs
passages au-dessus d'une base aérienne égyptienne à l'ouest du Caire.
Il avait été frappé par l'ampleur des dégâts. Allen Dulles ordonna
alors que les clichés soient envoyés à Dick White, à Londres,
accompagnés d'une note : « Est-ce que la Grande-Bretagne
voulait ? » Agacé par le ton de la question, le chef du MI-6 répondit
par câble : « La RAF affirme qu'elle n'avait jamais reçu d'évaluation
aussi rapide des dégâts causés par ses bombardements. »
Le 3 novembre 1956, les premiers parachutistes britanniques et
français se posèrent près du canal ; deux jours plus tard, les cent
mille hommes de la force d'invasion anglo-française débarquèrent.
Ce soir-là, Nikolaï Boulganine, le président russe, avertit Eden,
Mollet et Ben-Gourion qu'à moins qu'ils ne retirent leurs troupes
« immédiatement », il leur enverrait ses missiles nucléaires.
Eisenhower prévint que si cela arrivait, les États-Unis
répliqueraient en lançant leurs propres missiles nucléaires sur la
Russie. Boulganine se rétracta et passa sa colère en écrasant le
soulèvement hongrois. L'Armée rouge laissa un tapis de cadavres
dans les rues de Budapest. Eisenhower ordonna que vingt millions
de dollars du fonds de sécurité mutuelle soient dépensés en
nourriture et en médicaments pour la Hongrie et autorisa l'admission
aux États-Unis de vingt et un mille cinq cents réfugiés, qui
recevraient des emplois et des logements. En même temps, il exigea
que la pression soit maintenue sur la France et la Grande-Bretagne
pour qu'elles quittent la zone du canal. Les compagnies pétrolières

208
Les vents de la haine

que les États-Unis possédaient en Amérique du Sud cessèrent


d'approvisionner les deux pays. À Londres, une vague de
chauvinisme, accompagnée d'antiaméricanisme, se mit à monter. Des
journaux tels que le Daily Express tempêtaient que « la relation
spéciale » n'avait jamais rien eu de spécial mais n'avait été pour les
États-Unis qu'un moyen d'obtenir le contrôle du canal. Cet état
d'esprit se retrouvait au MI-6. George Young réprouva sévèrement
l'Amérique : « Quand ses alliés ont essayé d'obtenir ce qu'ils
estimaient être dans l'intérêt de leurs nations, elle a été la première à
les en empêcher et a suivi sa propre voie. »
Eisenhower ordonna que le dollar ne soutienne plus la livre
sterling et le franc dans les échanges internationaux, ce qui conduisit
à une énorme ruée sur les deux devises. Le 23 août 1956, Anthony
Eden, visiblement en proie à la maladie, souleva, une fois de plus, la
question de faire assassiner Nasser. Il demanda à Dick White
d'étudier cette possibilité. Ce fut le dernier ordre qu'il donna avant de
partir en convalescence en Jamaïque, chez Ian Fleming — le créateur
de James Bond, qui disposait bien d'un permis de tuer mais pas un
chef d'État. Cette volonté d'exécuter un dirigeant national serait l'un
des souvenirs que laisserait Anthony Eden. Le 22 décembre 1956,
n'ayant avancé que de quelques kilomètres sur le canal de Suez et
sous la pression inflexible des États-Unis, les forces d'invasion
finirent par se retirer d'Égypte. Une force de paix des Nations unies
s'installa à leur place pour y remplir véritablement le rôle qui avait été
choisi comme couverture dans le château français deux mois aupa-
ravant.
Après cette humiliation, la Grande-Bretagne et la France
abandonnèrent l'idée de reprendre le canal de Suez. À Tel-Aviv,
Nicholas Elliot avait « honte » de la façon dont s'était achevée sa
mission secrète et pensait qu'Eden aurait du prendre Boulganine au
mot quand il voulait envoyer ses missiles nucléaires. Il oubliait là de
prendre en compte le grand courroux d'Eisenhower, qui n'avait pour
égal que le sentiment d'Allen Dulles : selon lui, les diplomates
britanniques et français — à l'instar de leurs services secrets —
s'étaient « laissé attirer par des miroirs aux alouettes ».
Ce ne fut pas avant mars 1957 que Dick White estima pouvoir se
rendre à Washington sans « courir le risque qu'il y ait du grabuge »
afin de parler à Allen Dulles, dans le cadre d'une mission qui, de son

209
Histoire des services secrets britanniques

propre aveu, avait pour objectif de limiter la casse.


Incontestablement, il parvint à ses fins. À ce moment-là, Nasser avait
encore plus de relations qu'avant avec l'Union soviétique et cela resta
ainsi jusqu'à ce qu'il s'éteigne paisiblement en 1970 et qu'Anouar el-
Sadate lui succède à la présidence. Bien avant cela, Eden avait
démissionné et Dwight Eisenhower était mort. Le 28 juillet 1969, un
an avant l'accession à la présidence de Sadate, Dulles était mort
également. Dick White allait rester à son poste jusqu'à ce qu'il prenne
sa retraite, en 1972, pour aller vivre dans la maison à ossature en bois
qu'il avait construite dans le Sussex et y écrire de la poésie. Il mourut
le 22 février 1993. La directrice générale du Service de sécurité, Stella
Rimington, la première femme à exercer cette fonction, lut un
passage de la Bible à sa messe d'enterrement.

En juin 2007, un milliardaire égyptien fut retrouvé mort au pied


de la tour du centre de Londres où il avait son appartement. Il
s'agissait d'Ashraf Marwan, qui avait épousé la fille de Nasser, Mona,
et avait été l'un des plus proches conseillers du président durant la
guerre de Suez. Il était apparemment tombé de son balcon pendant
une conversation animée avec un individu qui n'a jamais été identifié.
La mort de cet industriel de soixante-douze ans raviva le mystère qui
l'entourait. Gad Shimron, un ancien agent du Mossad, révéla que
Marwan était depuis longtemps un informateur de l'institut et qu'à la
mort de Nasser, il avait été nommé conseiller à la sécurité nationale
du président Anouar el-Sadate. Depuis que ce dernier avait été tué
par balle, en 1981, pendant une parade militaire au Caire, Marwan,
convaincu qu'on voulait l'assassiner, avait vécu, sous haute
protection, en exil à Londres.
Mais qui aurait pu vouloir le tuer ? Selon Shimron, Marwan aurait
perdu la confiance du Mossad qui le soupçonnait d'être un agent
double pour le compte des Égyptiens. Un autre agent du Mossad m'a
soutenu qu'il réfutait cette accusation : « Il y assez de gens qui posent
problème pour ne pas avoir à tuer un vieillard qui a dépassé sa date
limite de vente depuis longtemps. »

210
IX

Nouvelles frontières et espoirs perdus

Pour les Londoniens, cette belle matinée estivale de juillet 1969


compensait les retards du métro qui tremblait et oscillait sous la
capitale. Stella Rimington se trouvait parmi ses passagers.
Avec son chemisier à rayures en soie indienne, sa minijupe à la
mode qui laissait voir ses jambes bronzées et ses longs cheveux
remontés en chignon sous son petit chapeau rond, elle paraissait dix
ans de moins que ses trente-quatre ans. Elle était sur le point de se
lancer dans un voyage très différent de celui qu'elle venait
récemment de faire au sommet de la passe de Khyber, où elle avait
vu les pics vertigineux de l'Himalaya. Ensuite, elle avait éprouvé un
soudain sentiment d'incertitude, non seulement parce qu'elle allait
quitter l'Inde mais également parce qu'elle se demandait si elle
parviendrait à conserver son emploi permanent au MI-5, à Londres
— non en tant que secrétaire mais comme chasseuse d'espions. Ses
ennemis, comme en Inde, seraient les espions soviétiques.
Seulement, au lieu de taper des rapports sur leurs activités pour le
patron du MI-5 à Delhi, elle serait aux premières loges pour les pister
elle-même. C'était une perspective enivrante qui la faisait bouillir
d'impatience alors que le métro se déplaçait bruyamment sous les
rues de la capitale.
Les passagers lisaient des journaux dans lesquels on parlait de
l'incessante menace de la guerre froide mais aussi de la mission
Apollo 11 de la NASA, grâce à laquelle l'homme avait marché sur la
Lune, un événement si extraordinaire qu'il avait nécessité vingt mille
entrepreneurs et trois cent mille employés qualifiés. Il avait été
couronné par le moment où Neil Armstrong avait posé sa botte de
pointure 44 sur la surface de la Lune en s'écriant : « C'est un petit pas
pour l'homme mais un bond de géant pour l'humanité. »

211
Histoire des services secrets britanniques

En descendant de son métro pour finir de se rendre à pied à


Leconfield House, sur Curzon Street, pour son premier jour de
travail, Stella Rimington aurait très bien pu s'approprier les paroles
d'Armstrong. La claustrophobie qui avait gâté son adolescence avait
disparu et elle ne souffrait plus des crises de migraines qui, selon elle,
étaient dues aux grandes quantités d'œstrogène présentes dans ses
pilules contraceptives, qui lui avaient également laissé des taches sur
le visage et une ligne sombre au-dessus de la lèvre supérieure.
Elle était de petite constitution et son visage, souvent dominé par
un regard interrogateur, n'était pas sans attrait. Elle était mariée à son
amour d'enfance, un haut fonctionnaire qui, quatre ans plus tôt,
l'avait emmenée en Inde, où il avait occupé le poste de premier
secrétaire (économique) du Haut Commissariat à Delhi. Au début, sa
vie n'avait en rien différé de celle de toutes les autres épouses des
diplomates affectés au sous-continent : un défilé permanent de
cocktails, de dîners à organiser et d'invitations à des soirées
dansantes. Le jour, on donnait des leçons d'anglais aux enfants des
banlieues défavorisées ou on aidait un enfant anglais à préparer son
examen d'entrée dans une grande école privée britannique. Le reste
du temps, on donnait un coup de main à la clinique des
fonctionnaires, à l'intérieur du complexe du Haut Commissariat. En
surface, rien n'avait beaucoup changé dans cette enceinte depuis
l'époque où Sir Harry Philby était un habitué des lieux.
Mais, au-delà de ces pelouses et de ces parterres de fleurs
immaculés, on détruisait régulièrement ce qu'il restait du Raj
britannique. Les statues de la reine-impératrice Victoria avaient été
renversées ; les routes qui avaient jadis porté le nom du roi-empereur
George s'appelaient désormais Gandhi ou Nehru. Chaque semaine
des bateaux partaient pour l'Angleterre, l'Australie et le Canada avec
des membres de la communauté anglo-indienne alignés le long des
rambardes de leurs ponts : des juristes, des médecins et des
professeurs bien contents de quitter le climat de plus en plus
antibritannique qu'avait instauré Indira Gandhi. Plus tard, Stella
Rimington parlerait de cette époque dans ses mémoires : « Elle
n'avait aucune sympathie pour les Britanniques ni, d'ailleurs, pour les
Américains : son soutien allait à l'Union soviétique et, à mesure que
les Britanniques partaient, des colonies de Russes s'installaient. »

212
Nouvelles frontières et espoirs perdus

Bien avant leur arrivée, l'Inde avait été un emplacement important


pour le MI-5 et le MI-6. Certains de leurs agents étaient recrutés
dans les rangs de l'armée britannique ou du service de renseignement
de la Navy ; d'autres venaient de la branche spéciale de Scotland
Yard ; d'autres encore étaient « cueillis » à Oxford et Cambridge.
Après une formation, on les envoyait en Inde défendre le sous-
continent contre les risques d'insurrection et s'assurer que la Pax
Britannica continue à imprégner les dirigeants locaux de la conviction
inébranlable qu'ils appartenaient à une race née pour régner, et nulle
part plus qu'en Inde.
Avant que les avions de ligne aient permis de raccourcir la durée
du voyage, les espions arrivaient par bateau. Debout sur le pont, ils
pouvaient contempler avec révérence la Porte de l'Inde, une
immense arche de basalte jaune s'élevant au-dessus de la baie de
Bombay ; symbole même du plus grand empire que le monde ait
jamais connu. Personne ne pouvait croire qu'un jour, prochain, cette
arche ne serait plus qu'un tas de pierres oublié, rappelant que
l'empire était mort, comme tant d'autres — moindres — avant lui.
Comme tous les nouveaux arrivants, en débarquant, les espions
étaient engloutis par l'éternelle cohue qui régnait à la gare Victoria.
La chaleur, l'arôme des épices, la puanteur de l'urine étaient si
envahissants que les hommes, avec leurs amples dhotîs et leurs
chemises claquant au vent, et les femmes, en sari, avec leurs bras nus
et leurs chevilles couvertes de bracelets d'or, avaient du mal à croiser
les soldats sikhs avec leurs turbans écarlates, les sâdhus émaciés dans
leurs pagnes orange et les enfants difformes qui tendaient leurs
membres amputés pour obtenir des bakchichs — un terme que les
mendiants emploient en bien des points de la planète.
C'était ce monde qu'Allen Welsh Dulles — cinquième directeur
de la CIA et détenteur du record de longévité à ce poste — avait
aimé jusqu'à sa mort. Peu avant son dernier instant, il avait expliqué
à Bill Buckley, entre les quintes de toux que lui causait sa pneumonie,
combien il avait toujours haï la façon dont la Grande-Bretagne avait
détruit le sous-continent indien. Selon Bucldey : « Il y avait quelque
chose de presque touchant dans la manière dont il disait qu'il était

213
Histoire des services secrets britanniques

content d'avoir vécu suffisamment longtemps pour voir "l'empire


britannique", comme il l'appelait, devenir de l'histoire ancienne. »
Le MI-5 et le MI-6 avaient tous deux contribué à ce que l'empire
survive aussi longtemps. Leurs agents avaient voyagé dans les terres
arides du Deccan. Ils avaient dansé des nuits entières dans les
magnifiques bals impériaux de Simla, la capitale d'été, dans
l'Himalaya ; ils avaient assisté à des matchs de cricket disputés sur les
pelouses superbement entretenues du Bengal Club de Calcutta ; ils
s'étaient assis avec des officiers subalternes, en smoking, dans la
chaleur torride de la jungle, pour porter des toasts au monarque qui
occupait le trône dans la lointaine ville de Londres. Les espions
étaient infiltrés partout afin de pouvoir intercepter les moindres
débuts de menace contre le royaume.
Dans le bureau du commandant de la station du MI-6 à Delhi se
trouvait une citation encadrée de Churchill : « La perte de l'Inde
serait définitive et nous serait fatale. Elle ne pourrait qu'appartenir à
un processus qui nous réduirait à l'état de moignon de puissance
mineure. » Il avait prononcé ces mots à la Chambre des communes
en février 1931 et, pendant seize ans, ils étaient restés d'actualité,
jusqu'au 14 août 1947, où Jawaharlal Nehru s'était adressé à la
nouvelle assemblée constitutionnelle indienne, à New Delhi, en des
termes tout aussi lourds de sens.
« Il y de longues années, nous avons pris rendez-vous avec le
destin et voici venu le moment de tenir nos promesses. Au douzième
coup de minuit, alors que le monde sera endormi, l'Inde s'éveillera à
la vie et à la liberté. Il est des moments rares où l'ancien fait place au
nouveau, où une ère prend fin et où l'âme d'une nation longtemps
étouffée retrouve son expression. »
Ainsi que s'en était félicité Allen Dulles sur son lit de mort, l'Inde
avait fini par se libérer de l'empire britannique.

À l'époque où les Rimington étaient arrivés à Delhi, la guerre


froide était déjà bien implantée dans le sous-continent. Des avions
en provenance de Moscou atterrissaient pratiquement tous les jours
avec, à leur bord, des hommes et des femmes déterminés à laisser

214
Nouvelles frontières et espoirs perdus

leur empreinte brutale sur l'Inde romantique de Kipling. Les


nouveaux venus n'avaient aucun goût pour le cricket, le polo, la
chasse au tigre dans l'Assam, ou encore pour les dîners encravatés
dans la chaleur insoutenable de l'été, à la frontière nord-ouest, ou
durant les violentes tempêtes de neige hivernales descendues de
l'Himalaya. Dans leurs projets de prise de contrôle du pays, les
Russes n'avaient prévu aucun rôle pour les maharadjahs qui avaient
aidé la Grande-Bretagne à régner sur le sous-continent.
Les bataillons de conseillers soviétiques avaient été bien préparés
par des professeurs de l'université Patrice Lumumba, à Moscou. Ils
avaient étudié la culture de l'Inde, son histoire et, plus récemment, sa
partition. On leur avait expliqué comment et pourquoi, au moment
de leur victoire, ses habitants s'étaient tournés les uns contre les
autres, au mépris de la non-violence prêchée par leur plus grand
leader, Mohandas Gandhi. Au contraire, les musulmans et les hin-
dous s'entretuaient avec la même violence et le sous-continent se
morcelait sur des bases religieuses : les musulmans devraient aller
dans le nord, vers les nouvelles nations qu'étaient le Pakistan et le
Cachemire, où ils pourraient continuer à prier Allah, unique et
miséricordieux ; les hindous resteraient en Inde pour pratiquer une
religion qui leur permettait d'honorer Dieu sous pratiquement toutes
les formes qu'ils choisissaient de lui donner : les vaches sacrées qui
erraient dans les rues ; les ancêtres ; les sages ; les esprits ; les flots du
Gange et de ses petits confluents ; les langues de feu des dieux et des
déesses à six bras, avec les serpents sacrés qui rampaient hors de
leurs têtes ; les éléphants volants ; les singes vénérés ; et une
multitude de symboles phalliques. L'hindouisme, le culte de Brahma,
Shiva et Vishnou, consiste en la constante recherche d'un équilibre
vital, de l'accession à l'absolu, en faisant appel à un étourdissant
panthéon de plus de trois millions de divinités. Les musulmans se
prosternent sur les tapis des mosquées, tournés vers La Mecque, en
psalmodiant des textes coraniques.
Athées, les communistes soviétiques avaient envoyé leurs
spécialistes de l'islam et de l'hindouisme éclairer leurs représentants
sur les problèmes religieux en Inde. Une grande partie de ces
conseillers — militaires, industriels, politiques, commerciaux ou
financiers — étaient habités d'une ferveur semblable à celle des

215
Histoire des services secrets britanniques

missionnaires qui, en leur temps, n'avaient pas réussi à convertir


l'Inde britannique.
Des agents du KGB et du GRU étaient arrivés en même temps
que les conseillers. De Madras au Bengale, au Penjab, de l'est à
l'ouest du Pakistan, au Cachemire, les espions s'étaient répandus
partout, jusqu'à être plus nombreux dans la région qu'en Europe de
l'Est. Des agents de la CIA les traquaient. Ces derniers étaient jeunes
et il s'agissait souvent de leur première mission après leur formation.
Ils avaient cru être en train de remporter la guerre froide lorsque plus
de sept cent cinquante mille Pakistanais avaient accueilli Eisenhower
à Karachi. À Delhi, un million d'Indiens avaient brandi des bannières
acclamant le président comme le « prince de la paix ». Ils avaient
lancé tellement de bouquets dans la décapotable où il se tenait
debout qu'il avait des fleurs jusqu'aux genoux.
Dans la même ville, à l'intérieur de leurs bureaux du Haut
Commissariat, les vieux de la vieille du MI-5 et du MI-6 avaient déjà
été témoins d'une allégresse similaire quand, le 15 août 1947, Lord
Louis Mountbatten, le dernier vice-roi du Raj, avait présidé le lever
du nouveau drapeau indien, au plus fort des cérémonies
d'indépendance du pays. Il s'agissait du plus grand désengagement
entre deux nations de toute l'histoire. Cela signifiait également que le
MI-6, comme tous les autres services de renseignement étrangers,
allait devoir mettre en place de nouveaux réseaux afin de pouvoir
continuer à opérer dans les deux pays.

Dans ce monde qui restait dangereux, Stella Rimington n'avait pas


tardé à en avoir assez de sa routine de femme de diplomate et à être
de plus en plus consciente qu'il y avait mieux à faire que de mener
l'existence des autres épouses Pour ces dernières, prendre une grande
décision consistait à choisir la robe qu'elles porteraient à une soirée
ou le bon moment pour réserver un court de tennis. Avec sa licence
d'anglais, brillamment obtenue à l'université d'Édimbourg, et son
intérêt pour l'actualité internationale — elle avait suivi de près la crise
de Suez et l'invasion de la Hongrie par les Soviétiques —, Stella
Rimington ne voulait pas être seulement « identifiée par rapport à la
situation de [son] mari, juste comme l'épouse d'un premier
216
Nouvelles frontières et espoirs perdus

secrétaire ». Plus tard, elle expliqua : « J'avais l'impression de ne me


consacrer qu'à des frivolités. Je me demandais comment changer cela
quand, un jour de l'été 1967, alors que je traversais le complexe du
Haut Commissariat, quelqu'un m'a tapé sur l'épaule. »
Il s'agissait du chef de la station du MI-5 en Inde. Il cherchait une
secrétaire et se demandait si le poste intéresserait Stella. Cette
dernière n'hésita pas une seconde et remplit un formulaire de
demande d'approbation par lequel elle permettait que l'on fouille son
passé. Quand Londres eut donné son accord, elle accepta un salaire
de cinq livres (moins de six euros trente) par semaine et on lui
montra comment utiliser la serrure à combinaison pour entrer dans
la zone du Haut Commissariat où se trouvaient les agents du MI-5 et
du MI-6. Son travail consistait à taper des rapports qui partaient
ensuite pour Londres par la valise diplomatique. Dans l'avion, en
première classe, un messager de la reine plaçait ladite valise sur le
siège à côté du sien.
La plupart des rapports étaient relatifs à des espions du KGB et
du GRU qui opéraient depuis le magnifique palais blanc qui abritait
l'ambassade soviétique à Delhi. Le bâtiment, plus modeste, où
étaient installés la légation chinoise et ses espions, était dans la même
rue. Certains agents passaient leurs journées garés en face du Haut
Commissariat, à noter qui entrait et sortait sur leurs blocs.
Les Rimington avaient déjà failli être victimes d'un coup monté
lorsque, sous un prétexte fallacieux, un professeur de l'université de
Delhi les avait poussés à rencontrer un diplomate russe. Une rapide
vérification avait révélé que le professeur était un communiste et le
diplomate, un agent du KGB.
Là, après avoir connu un mode de vie rappelant encore celui du
Raj, les Rimington étaient de retour à Londres et Stella, qui n'était
plus une simple dactylo, était sur le point de s'embarquer pour une
vie d'espionnage à plein temps au MI-5. Elle était convaincue que
l'Inde lui avait apporté l'assurance et la maturité nécessaires.

On l'installa dans l'un des box d'une grande salle sans fenêtre de
Leconfield House. Sur son bureau se trouvait le dernier numéro du

217
Histoire des services secrets britanniques

Morning Star et l'instruction de le passer au peigne fin pour y relever


les noms des individus sur lesquels il faudrait ouvrir un dossier. Elle
devait se concentrer sur la zone rurale du Sussex, bastion de longue
date des bourgeois propriétaires terriens et, selon elle, un refuge
improbable pour un sympathisant soviétique.
Trois étages au-dessus du bureau dans lequel Rimington était
plongée dans une prose ampoulée, Martin Furnival Jones, le
directeur général du MI-5, continuait d'établir la liste des agents du
KGB infiltrés au cœur même de la Grande-Bretagne : dans ses forces
armées, ses syndicats et son industrie. Stella Rimington ne
découvrirait qu'en 1971 que sa sélection avait contribué à l'expulsion
de soixante-dix agents soviétiques accusés d'espionnage. L'opération
qui avait permis de les démasquer avait tout de l'un de ces thrillers
dont l'action se situe pendant la guerre froide.
En 1970, Oleg Lyaline, un agent de bas niveau du KGB, affecté à
l'ambassade russe de Londres, avait été repéré par les watchers du MI-
5 alors qu'il avait une aventure avec une secrétaire mariée du bureau
de la délégation commerciale soviétique. L'équipe du MI-5 avait
secrètement filmé et enregistré les ébats passionnés du couple. Un
agent du MI-5 avait confronté Lyaline à cette preuve et joué sur sa
compréhensible crainte que sa maîtresse et lui-même soient renvoyés
à Moscou si leurs supérieurs apprenaient leur relation.
La réaction de Lyaline avait surpris l'agent. Si on ne dénonçait ni
sa maîtresse ni lui, il espionnerait pour le compte du Service de
sécurité. Tout ce qu'il demandait en retour, c'était une planque pour
pouvoir continuer les rendez-vous galants. On trouva un
appartement dans le quartier de Fulham et on l'équipa de matériel
audiovisuel. Pendant huit mois, Lyaline rencontra son contrôleur du
MI-5 et lui apporta de précieuses informations sur les activités des
autres agents du KGB dans le pays.
Puis, le 15 août 1971, un désastre survint. Après un après-midi
passé à faire l'amour dans l'appartement, ayant bien profité de la
généreuse quantité d'alcool fourni par le MI-5, Lyaline prit le volant.
Il fut arrêté par une patrouille pour conduite en état d'ébriété et
mené au poste de police le plus proche. Il demanda alors que le
commissaire appelle son contrôleur au MI-5. Une demi-heure plus
tard, l'agent du KGB fut libéré et emmené dans une planque du MI-
5, dans le Sussex, le comté dans lequel Stella Rimington trouvait les

218
Nouvelles frontières et espoirs perdus

communistes locaux qu'elle ajoutait à sa liste. Une équipe d'agents de


haut rang du MI-5 interrogea Lyaline pendant des jours. Après avoir
été, selon les termes de Furnival Jones, « pressé comme un citron »,
le Russe put retrouver sa maîtresse pour une nuit de passion. Le
lendemain, on fit une proposition au couple : on pouvait leur donner
de nouvelle identités et des passeports pour commencer une
nouvelle vie. Mais la femme, mère de deux enfants, préféra retourner
auprès de sa famille. Peu après, elle fit partie des agents soviétiques
expulsés avec leurs familles et rapatriés sous escorte dans un avion
de ligne russe. À ce moment-là, Lyaline avait déjà commencé une
autre vie sous un faux nom. Aujourd'hui, nul ne sait où il est ni
même s'il est en vie. Sur la seule photo qu'on ait de lui, dans les
dossiers du MI-5, il présente une ressemblance frappante avec le
séducteur du grand écran, Robert Colman.

Durant toute cette matinée de février 1972, Frank Steele, un


vétéran du MI-6, avait poursuivi le Russe dans les rues humides de
Dublin. Il l'avait vu entrer dans un immeuble locatif délabré de
Gardiner Street, dans le nord de la ville, où se trouvaient les bureaux
du Sinn Fein, la branche politique de l'IRA, elle-même déclarée hors
la loi. Après cela, le Russe avait traversé O'Connell Bridge, un pont
qui permet de traverser la Liffey pour rejoindre le centre-ville. De
temps en temps, il s'était arrêté pour prendre quelques édifices en
photo, notamment les fameuses portes géorgiennes de Dublin. Sur
sa demande d'accréditation auprès de l'office de tourisme irlandais, il
s'était présenté comme un journaliste de la Pravda, le plus influent
des journaux russes. Sur la photo agrafée au formulaire, on pouvait
voir un homme à lunettes, au visage rond et d'âge moyen. Steele en
avait envoyé une copie à Century House, au 100 Westminster Bridge,
où se trouvait désormais le quartier général du MI-6. On y avait
reconnu Alexandre Feoktisov, un agent du KGB qui avait servi à
Berlin-Ouest et, plus tard, sous la couverture d'attaché de presse de
la délégation soviétique aux Nations unies, à New York.
Depuis l'expulsion des espions soviétiques de Grande-Bretagne, le
consulat soviétique en Irlande était soudain devenu une ambassade
et l'on ne comptait plus les véritables journalistes russes et les

219
Histoire des services secrets britanniques

missions commerciales qui arrivaient régulièrement à l'aéroport de


Dublin. Ceci avait été bien accueilli par le département des Affaires
étrangères qui y voyait un signe de l'importance que prenait le pays
dans un monde où les États-Unis et l'Union soviétique continuaient
à s'observer mutuellement à travers le prisme noir de la guerre
froide. Dans le giron de l'Europe, les politiciens irlandais voyaient
d'un œil optimiste leur pays jouer le rôle de pacificateur entre les
deux superpuissances. Cette situation ne manquerait pas d'irriter
leurs voisins britanniques mais, en ce qui concernait le vieux rêve
d'une Irlande unifiée, le soutien de Moscou pourrait s'avérer d'une
grande aide pour lever ce qu'un politicien appela « le joug anglais en
provenance de l'Ulster ». En ce jour de février, Charles Haughey, un
nationaliste radical avec une haine viscérale des Anglais, avait invité
Feoktisov à déjeuner au Parlement irlandais, le Dáil. Plus tard,
Haughey m'a confirmé qu'il lui avait parlé, avec effervescence, de
l'espoir que Moscou prête main-forte pour « chasser l'armée
d'occupation britannique du Nord ».
Steele était à Dublin à cause d'une déclaration du général Jan
Sejna, l'ancien directeur de la DIE, le service de renseignement
tchécoslovaque, qui avait fait défection deux ans auparavant et subi
un interrogatoire extensif à Washington. Après quelque hésitation,
Richard Helms, le huitième directeur de la CIA, avait accepté que le
MI-6 envoie deux agents questionner Sejna. Il leur avait dit que le
KGB avait secrètement financé l'IRA en virant de l'argent depuis
plusieurs banques suisses vers des comptes en Irlande. Une partie de
ces fonds avait été consacrée à envoyer des terroristes s'entraîner à la
DIE. Après un interrogatoire approfondi, les agents du MI-6 furent
convaincus que Sejna, le plus gradé des transfuges du pacte de
Varsovie, disait la vérité.

Si Helms avait un authentique respect pour le SIS, ce sentiment


ne s'appliquait pas à John Rennie, son sixième directeur, nommé en
1968. Helms savait quelle était l'expérience la plus proche d'un travail
de renseignement sur le terrain qu'ait jamais eue Rennie : lors des
phases préliminaires de l'invasion de Suez, on l'avait chargé de
diffuser de la « propagande noire » sur les stations de radio du MI-6,

220
Nouvelles frontières et espoirs perdus

basées à Chypre et à Aden, pour contrer les appels au soulèvement


de Radio Le Caire.
Si Rennie avait survécu aux critiques corrosives qui avaient circulé
à Whitehall après l'échec de Suez, ce n'était que parce que ses amis
de l'establishment ne l'avaient pas abandonné. Ils étaient restés
fidèles à celui qu'ils avaient connu au Balliol College, à Oxford, et
l'avaient guidé dans sa carrière diplomatique, à chaque échelon,
toujours prêts à le rattraper au premier signe de risque de chute.
Quand il avait épousé une Suissesse issue d'une riche famille, ses
puissants amis étaient tous venus porter un toast à leur bonheur.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Rennie avait été envoyé à New
York pour travailler au BIS (British Information Service/ Service
d'information britannique). Plus tard, il avait été nommé premier
secrétaire (commercial) à l'ambassade de Washington puis ministre à
celle de Buenos Aires. Il n'avait brillé à aucun poste mais en avait
toujours fait suffisamment pour satisfaire ses alliés bien placés à
Whitehall.
Il était ensuite devenu secrétaire adjoint à la Défense au Foreign
Office. Il y avait continué à arborer l'air d'un homme qui sait quelque
chose que personne ne pourrait jamais deviner et la plupart des
membres de l'organisation supposaient qu'il en savait encore plus.
Cette impression fut suffisante pour qu'on le nomme chef du MI-6
en 1968. Il fut donc invité à rencontrer Richard Helms, qui dirigeait
la CIA depuis deux ans.
Ces deux chasseurs d'espions, les plus puissants du monde
occidental, n'auraient pas pu être plus différents. Helms avait
cinquante-trois ans le jour où il avait prêté serment à la Maison-
Blanche, en écoutant l'orchestre de la marine interpréter ses airs
préférés de la Seconde Guerre mondiale. Les cheveux gris bien
coupés, le corps musclé par le tennis, il y avait dans tout ce que
Helms faisait et disait quelque chose qui révélait sa détermination et
son assurance. Rennie avait un an de plus que son hôte de
Washington et était le fils d'un riche fabricant d'allumettes. Ses
cheveux se raréfiaient et ses coûteux costumes classiques ne
parvenaient pas tout à fait à cacher son ventre rebondi. Helms se
rendait au travail au volant d'une Cadillac et arrivait chaque matin à
6 h 30 précises. Rennie préférait le confort de sa limousine avec
chauffeur et arrivait à Century House à l'heure civilisée de 9 h 30.

221
Histoire des services secrets britanniques

Helms ne prenait pratiquement aucun jour de repos et absolument


aucun week-end complet ; on l'avait déjà vu arriver à l'heure
habituelle le jour de Noël pour vérifier le bon déroulement des
opérations. Pour Rennie, à moins qu'il n'y ait une très bonne raison
de le faire revenir au bureau, le week-end était sacro-saint, voué à la
peinture : ses œuvres avaient été exposées à la Royal Academy et au
Salon de Paris. Les deux hommes avaient épousé des femmes
indépendantes. Dans le cas de Rennie, cela avait été en secondes
noces ; après avoir perdu sa première femme, il s'était marié avec une
veuve, un an avant de devenir directeur. Helms était avec la même
femme depuis vingt-sept ans.
Le jour où ils se rencontrèrent à Langley, Helms était à la tête de
vingt mille personnes, dont plus de la moitié espionnaient à
l'étranger, et tout ce dont elles avaient besoin leur était fourni grâce à
un budget de plus d'un milliard de dollars (en 2007, il était trois fois
plus élevé). En tout, Rennie dirigeait mille cinq cents employés,
répartis dans soixante stations dans le monde, avec un budget — à
l'époque de sa rencontre avec Helms — de deux cent cinquante
millions de livres (un peu plus de trois cent dix millions d'euros).
Leur première entrevue n'impressionna pas Helms. Quand il avait
voulu savoir comment Rennie comptait agir face au KGB, il n'avait
obtenu qu'une réponse vague. « Il faut anticiper le sens de la marée »,
avait plus tard expliqué Helms. Il attribuait la réponse de Rennie à
son manque d'expérience concrète.
À son retour, le chef du MI-6 se vit demander par le Premier
ministre, Edward Heath, de s'occuper sérieusement de l'Irlande du
Nord, ce qui était depuis longtemps une prérogative du MI-5. « Le
SIS n'opère pas en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles. Ce
serait établir un mauvais précédent que de commencer en Irlande »,
déclara Rennie au Premier ministre. Ce dernier n'apprécia guère. Il
avait lu le rapport des deux agents du MI-6 qui avaient interrogé
Sejna et voulait que le MI-6 participe.
À l'insu de Heath, le SIS avait déjà reçu de l'aide pour s'occuper
de ce que Rennie appelait « le problème irlandais ». Neuf ans avant sa
prise de fonction, le Mossad avait envoyé Rafi Eitan, son directeur
des opérations, à Belfast pour chercher des liens entre l'IRA et le
Hezbollah. Durant l'été 1986, Sean Savage, un haut membre du

222
Nouvelles frontières et espoirs perdus

groupe terroriste irlandais, avait été repéré à Beyrouth par un agent


sous couverture du Mossad.
« Il était venu acheter des armes arabes pour l'IRA, m'a expliqué
Eitan. Ces liens avec l'IRA posaient un problème direct à Israël. Le
groupe irlandais était fort d'une expérience dont le Hezbollah
pouvait bénéficier. Il avait accès à des fonds aux États-Unis qui
pouvaient aider le Hezbollah à développer la base financière qui lui
manquait encore pour attaquer Israël. Le terrorisme était déjà en
ébullition : détournements, enlèvements d'hommes d'État,
ambassades menacées. Une alliance entre les deux représentait une
pression que le Mossad devait éliminer — et sans tarder. »
Sa visite en Irlande avait inquiété Eitan. Le RUC (Royal Ulster
Constabulary/Police d'Irlande du Nord) n'avait pas réussi à vaincre
l'IRA. Plus inquiétant encore, le MI-5, un service qu'il respectait
depuis longtemps — c'est-à-dire depuis qu'il avait travaillé à Londres
pour le Mossad —, semblait incapable d'infiltrer l'organisation. Selon
lui : « C'était peut-être la seule raison pour laquelle plusieurs
cargaisons d'armes avaient été débarquées sur la côte ouest de
l'Irlande, dans le cadre du marché que Savage avait passé à Beyrouth.
Seul le MI-6 aurait pu empêcher de nouvelles livraisons maritimes
mais il lui aurait fallu des indices solides. »
En octobre 1987, les espions du Mossad repérèrent un cargo
irlandais, l'Eskund, qui venait de quitter la Libye avec cent vingt
tonnes d'armes à son bord et traversait l'Atlantique pour rejoindre sa
destination finale : les côtes balayées par le vent de Donegal. Là, des
pleines caisses de missiles sol-air, de lance-roquettes, de mitraillettes,
d'explosifs et de détonateurs pourraient être introduites
clandestinement en Irlande du Nord.
Eitan décida qu'il fallait intercepter l'Eskund bien avant qu'il
n'atteigne l'Irlande. L'endroit idéal serait au large de la Bretagne. Ni le
gouvernement irlandais, ni le MI-5, ni le RUC n'en seraient informés
à l'avance. Seuls le Mossad, la DST et le MI-6 seraient au courant. Il
fut entendu que l'opération serait créditée au SIS, dont certains
agents faisaient partie de l'équipe chargée d'intercepter le bateau.
Les membres de l'équipage de l'Eskund furent arrêtés et l'on
confisqua la cargaison. Ce fut à partir de ce moment-là que le SIS se
mit à opérer en Irlande du Nord.

223
Histoire des services secrets britanniques

Frank Steele fut nommé directeur des opérations en Ulster, sous


la houlette de Howard Smith, un ancien ambassadeur à Moscou, qui
se concentrerait sur le champ de mines politiques du pays. Rennie
avait dit à Steele qu'il ne pouvait pas déjà diriger des agents recrutés
comme il en avait au Moyen-Orient et au Soudan mais devait
commencer par se contenter de faire bon usage de l'expérience
considérable qu'il avait des situations de conflit. Après s'être
rapidement documenté sur l'histoire et les divisions culturelles de la
province, Steele avait compris que les opérations de contre-
espionnage devraient être étayées par des évaluations politiques
perspicaces. Ian Paisley, l'exubérant, et Gerry Adams, l'homme qui
parlait vite, seraient des ennemis redoutables lors de cette bataille
pour conquérir « les cœurs et les esprits » dont Rennie lui avait parlé
pendant son briefing.
L'agent Colin Wallace — l'une de mes sources en ce qui concerne
ce que l'on a appelé « la guerre sale secrète de l'Ulster » —
développa, plus tard, les problèmes auxquels le MI-6 était alors
confronté : « Sur une scène où les agents du renseignement étaient
déjà trop nombreux, le risque était de tomber les uns sur les autres.
Les militaires avaient appris leurs tactiques anti-insurrection en
Malaisie péninsulaire, à Aden et en divers autres points de l'empire,
et celles-ci ne fonctionnaient pas dans les ruelles de Belfast et de
Londonderry. En plus du RUC, le SAS et le MI-5 menaient leurs
propres opérations. En outre, la CIA et des agents du BND et des
services secrets français étaient également présents pour voir s'ils
trouvaient des choses intéressantes pour eux. Enfin, il y avait les
gens d'Amnesty International qui recueillaient des preuves de
torture : bruit blanc, privation de sommeil, encagoulement, station
debout immobile prolongée contre un mur. Ces techniques auraient
peut-être fonctionné avec les Arabes mais elles n'étaient d'aucune
utilité contre les membres de l'IRA qu'un long passé de haine envers
les Anglais avait conditionnés à résister à de telles méthodes. »
Les agents du MI-6 se glissèrent dans la province sans s'annoncer
et sans y être invités par les autres forces de sécurité. Ils étaient basés
quelque part entre Belfast et Lisburn, dans un endroit qui reste
inconnu à ce jour. Ils se familiarisèrent avec les noms qui

224
Nouvelles frontières et espoirs perdus

commençaient juste à apparaître dans les gros titres de la presse


internationale : Armagh, Newry, Coleraine et Londonderry. Ils
commencèrent également à établir leurs contacts : un barman, un
instituteur, un prêtre, quiconque était susceptible de fournir des
informations sur l'IRA, en particulier sur les rapports de
l'organisation avec les terroristes du bloc de l'Est et du Moyen-
Orient et le développement de ses liens avec les groupes de guérilla
urbaine européens.
La patiente collecte de renseignements du SIS fut perturbée
quand l'armée et le RUC entrèrent dans les zones républicaines de la
province et commencèrent à traquer les membres présumés de l'IRA.
Mais leurs informations étaient erronées et cela permit à plusieurs
membres clés de l'organisation de fuir vers leurs planques de
Donegal ou de Monaghan, en République d'Irlande. Cette « nouvelle
bourde », selon les termes de Steele, généra de graves discordes entre
les commandants du RUC et de l'armée. Les méthodes brutales des
soldats, qui brisaient les portes d'entrée et menaçaient les femmes et
les enfants, incitèrent des tas de jeunes gens à rejoindre l'IRA. Ces
actes marquèrent un tournant en ce qui concernait l'espoir de Rennie
d'obtenir le soutien des catholiques — dont le nombre s'élevait
presque à un million — et choquèrent de nombreux protestants.
Alors que les barbelés, les murs et les contrôles de véhicules qui
créaient une barrière visible entre les deux communautés religieuses
commençaient à faire partie du quotidien, les agents de Steele
s'attelèrent de nouveau à la tâche de rassembler des informations,
principalement chez les catholiques ; elles étaient toutes enregistrées
dans les ordinateurs du MI-6 et régulièrement envoyées à Century
House pour y être analysées. Peu à peu, on découvrit que l'IRA était
financée par ses partisans aux États-Unis et en Libye, ainsi que par le
KGB. L'organisation avait des comptes dans des banques de Belfast,
telles que la Protestant Ulster Bank, ou de Dublin, telles que la Bank of
Ireland ou la Allied Irish Bank. L'IRA avait également établi des
contacts avec d'autres groupes terroristes, tels que les séparatistes
basques de l'ETA, les Italiens des Brigades rouges ou le Front
populaire de libération de la Palestine.
Le plus inquiétant était que l'IRA commençait à devenir une
puissante force de guérilla, équipée de talkies-walkies et de radios
réglées sur les fréquences de la police. À ce moment-là, la province

225
Histoire des services secrets britanniques

était en train d'entrer dans la guerre civile qui allait mener l'IRA —
consciente de bénéficier de l'attention discrète mais bienveillante de
Moscou — à la confrontation ouverte et aux échanges de tirs. En ce
jour de février 1972, Frank Steele fut récompensé d'avoir pris
Alexandre Feoktisov en filature dans les rues de Dublin, avant son
déjeuner avec le fidèle partisan de l'IRA qu'était Charles Haughey.
De ses contacts, l'IRA avait appris l'importance d'avoir une
structure impénétrable, organisée sous forme de cellules, et dans
laquelle la trahison était synonyme d'exécution par ses escadrons de
la mort. Elle avait également découvert les techniques de fabrication
des faux passeports et la nécessité d'exploiter les convictions
religieuses des membres de l'IRA, qui, pour la plupart, continuaient
d'assister à la messe et de se confesser régulièrement. Un bon
nombre de prêtres, tout en condamnant la violence, considéraient les
membres de l'IRA comme des combattants de la liberté.
Alors que cela faisait un an qu'il participait aux opérations du MI-
6, Steele informa Rennie qu'il allait bientôt devenir impossible de
remporter la lutte armée contre l'IRA et qu'il lui semblerait
« pragmatique de dialoguer avec son commandement ». À Londres,
lors d'une réunion présidée par William Whitelaw, le secrétaire d'État
à l'Irlande du Nord, et à laquelle assistaient Rennie et son homologue
du MI-5, Michael Hanley, la proposition de Steele, bien
qu'approuvée par les dirigeants militaires en Ulster, et les plus hauts
représentants du RUC, fut violemment rejetée.
Peu après, quelques membres importants de l'IRA traversèrent la
frontière pour se rendre à Dublin et y prendre un vol Aer Lingus à
destination de Francfort, où ils en prirent un autre pour Beyrouth. Ils
étaient invités par le docteur Georges Habache, le chrétien
palestinien qui avait abandonné la pratique de la médecine pour
diriger le FPLP. Il en avait rapidement fait la plus sophistiquée des
organisations terroristes du Moyen-Orient : les instructeurs du KGB
avaient appris à ses agents à utiliser des encres invisibles, des codes
et des boîtes aux lettres. En outre, le Hezbollah et les autres groupes
terroristes admiraient les compétences du FPLP en matière de
fabrication de bombes.
Pour un sommet se tenant dans un camp de réfugiés, au Liban,
Habache avait réuni des groupes terroristes aussi différents que
l'ETA espagnole, l'Armée rouge japonaise ou les Brigades rouges

226
Nouvelles frontières et espoirs perdus

italiennes. Ils étaient tous là pour qu'il leur parle de sa vision d'un
réseau terroriste à l'échelle mondiale. Parmi ceux qui applaudissaient
le projet d'Habache se trouvait un mince guitariste sud-américain,
porté sur les femmes et disposant de finances illimitées grâce à sa
mère exagérément aimante, une séduisante divorcée très appréciée
dans le milieu diplomatique londonien. Il s'appelait Ilich Ramirez
Sanchez mais on le connaîtrait plus tard sous le nom de Carlos le
Chacal et il deviendrait la bête noire de tous les services secrets du
monde. Le dernier soir du sommet, il étonna la délégation de l'IRA
en lui jouant des chansons folkloriques irlandaises avant qu'elle ne
reparte pour Belfast dire à tout le monde que l'IRA devait participer
à la révolution d'Habache. Cette rencontre marqua le début d'une
décennie de terrorisme jusqu'alors sans précédent.

Au printemps 1973, Frank Steele quitta l'Irlande du Nord et


retrouva son ancien terrain de chasse en prenant la direction du
département Moyen-Orient du MI-6. Son premier appel
téléphonique fut pour Zvi Zamir, le directeur général du Mossad de
l'époque. Depuis la venue de Rafi Eitan en Ulster, d'étroites relations
de travail s'étaient développées entre les deux services. Zamir et
Steele avait récemment . discuté d'un problème de sécurité
concernant le Premier ministre israélien, Golda Meir, qui devait se
rendre à Rome pour une audience privée, prévue de longue date,
avec le pape Paul VI.
Chargé personnellement de la sécurité de Golda Meir, Zamir
appela Steele depuis l'ambassade israélienne de la ville pour lui
demander si l'IRA risquait de participer à une tentative d'assassinat
contre elle. Les conséquences que pourrait entraîner un tel acte
étaient incalculables. Le groupe Septembre noir avait déjà attaqué
l'ambassade israélienne à Bangkok, hissé le drapeau de l’OLP sur le
bâtiment et pris six diplomates en otage. Les terroristes avaient exigé
qu'Israël libère trente-six prisonniers de l'OLP, à défaut de quoi ils
exécuteraient les otages. Finalement, le gouvernement thaïlandais
avait réussi à les persuader de libérer leurs otages en échange de
pouvoir quitter le pays en sécurité. Les actions de ce genre ne
connaissent que trop rarement une fin aussi pacifique.

227
Histoire des services secrets britanniques

Cette fois, Zamir craignait que Septembre noir essaie de tuer


Golda Meir. Il avait demandé à Steele si, selon lui, il était possible
que l'organisation fasse appel à un assassin moins reconnaissable
physiquement et qui semblerait avoir une bonne raison d'être à
Rome 7 par exemple, déguisé en prêtre venu rendre hommage au
souverain pontife. Steele avait promis que le MI-6 ferait une enquête
approfondie. On ne trouva aucun signe de la présence d'un envoyé
de l'IRA à Rome. L'audience papale se déroula sans incident.
Mais avant le départ de Steele d'Irlande du Nord, on avait
vaguement entendu dire qu'un contact identifié de Septembre noir
avait rencontré un membre de l'IRA officielle à Dublin. Steele avait
suggéré à son remplaçant, Craig Smellie, de vérifier cette
information.
Smellie avait été directeur des opérations du MI-6 au Nigeria, où
le KGB voulait s'infiltrer afin d'utiliser le pays comme tremplin pour
soutenir le nouveau nationalisme africain et exploiter les rivalités
tribales. Yaakov Cohen, un katsa du Mossad à Lagos, m'a raconté :
« Comme nous, les Soviétiques étaient au Nigeria. Ils travaillaient
avec quiconque acceptait de travailler avec eux. Cela signifiait que les
deux camps savaient ce qui se passait. » Le Nigeria fournissait
soixante pour cent du pétrole d'Israël en échange d'armes, qu'à
l'origine, l'État hébreu tenait des Américains. Smellie avait pour
mission de garder à l'œil les activités du KGB et du Mossad et de
s'assurer qu'elles ne troublent pas les relations commerciales entre la
Grande-Bretagne et le Nigeria.
Smellie avait confié les recherches concernant un éventuel lien
entre l'IRA et Septembre noir à son nouvel adjoint, Fred Holroyd. Il
mesurait presque un mètre quatre-vingt-trois et son embonpoint
avait peu à envier à sa taille. Ses goûts vestimentaires se limitaient
pratiquement à ses costumes de tweed marron et à un gilet jaune du
type que portent habituellement les chasseurs. Lorsqu'il parlait, il
plaçait un monocle sur son œil gauche ; quand il écoutait, il le laissait
pendre sur son double menton. Avec son rire sonore et sa manie de
faire tourner son index à toute vitesse lorsque quelque chose
l'échauffait, il avait tout d'une caricature. À Dublin, sa tâche
consistait à recruter des informateurs et, grâce à un généreux budget,
il en invitait certains dans les meilleurs restaurants. Pourtant, malgré
son charme, il n'arrivait pas à entraîner beaucoup d'entre eux plus

228
Nouvelles frontières et espoirs perdus

loin que le dîner. Tout en menant l'existence d'un bon vivant, sous la
couverture d'avoir hérité d'une fortune de famille, il était également
chargé de trouver des moyens de compromettre des agents de l'IRA
présents dans la république, de manière à embarrasser le
gouvernement irlandais, qui, selon le MI-6, semblait les tolérer.
Finalement, la chance finit par lui sourire.
En faisant le tour des bars du centre-ville, il rencontra deux frères,
Kenneth et Keith Littlejohn. Ils étaient tous deux venus d'Angleterre
dans l'espoir de mieux gagner leur vie. Tout en prenant quelques
verres, Kenneth avait dit à Holroyd : « Nous sommes prêts à tout. »
Keith avait ajouté : « Le problème, c'est que ces satanés Irlandais
n'aiment pas les Britanniques. » Holroyd avait senti une ouverture et,
quelques jours plus tard, il avait invité les Littlejohn à dîner au
Shelbourne, le plus grand hôtel de la ville. Il était accompagné de
John Wyman, un agent du MI-6 qui dirigeait déjà plusieurs
informateurs dans la république ; il se présenta sous le nom de
Douglas Smythe et déclara aux frères qu'il pourrait peut-être les aider
« sur le plan professionnel ».
À mesure que le vin coulait, les deux espions finirent par être
convaincus que, non seulement, les Littlejohn avaient peu d'estime
pour les Irlandais mais également qu'ils détestaient l'IRA. Au
moment des derniers verres, dans un recoin tranquille du bar de
l'hôtel, Wyman proposa aux deux frères de travailler pour lui. Leur
tâche serait inhabituelle et comporterait quelques risques. En
revanche, la rétribution financière serait considérable. Les Littlejohn
devraient braquer plusieurs banques de la république de manière à ce
que l'on puisse en accuser l'IRA. L'offre fut immédiatement
acceptée.
De nouvelles rencontres avec Wyman eurent lieu à Phoenix Park
pour affiner les détails des braquages. Plus tard, Kenneth Littlejohn,
évoqua la fin de l'un de ces entretiens : « Smythe a dit qu'il aimerait
que nous accomplissions les assassinats politiques de certains
dirigeants de l'IRA. Il m'a remis une liste sur laquelle se trouvaient les
noms de Seamus Costello et de Joe McCann. » Il fut décidé que
McCann serait la première cible. Mais avant que les Littlejohn n'aient
eu le temps de le tuer, une patrouille britannique l'avait abattu à
Belfast.

229
Histoire des services secrets britanniques

Les frères revinrent alors à la proposition originale, c'est-à-dire


faire fortune en pillant des banques. À Dublin, ils attaquèrent la
Allied Irish Bank et s'emparèrent de soixante-sept mille livres (environ
quatre-vingt quatre mille euros). Il s'agissait du plus gros hold-up
jamais commis dans le pays jusqu'alors. Les Littlejohn retournèrent
en Anglererre mais furent arrêtés et renvoyés vers la capitale
irlandaise. Bien que les frères aient nommé les deux agents, le MI-6
interdit à ces derniers d'assister au procès. Kenneth Littlejohn fut
condamné à vingt ans de prison et son frère Keith, à quinze. Deux
ans plus tard, Kenneth Littlejohn s'évada de la prison de Mountjoy, à
Dublin. Personne n'a jamais su comment il avait orchestré cela.
En décembre 1972, deux explosions ébranlèrent le centre de
Dublin. On commença par en accuser l'IRA mais la branche spéciale
irlandaise établit que le MI-5 avait aidé les terroristes à poser leur
bombe. À ce moment-là, Holroyd avait déjà quitté le pays mais, le 19
décembre, la police irlandaise disposait de suffisamment de preuves
pour informer l'ambassadeur qu'il devait renvoyer son premier
secrétaire, Andrew Johnstone, parce qu'il était « un agent de haut
niveau du renseignement britannique », sans quoi les liens diploma-
tiques entre les deux pays risqueraient d'être brisés. Ceci marqua la
fin des opérations officiellement approuvées du SIS en République
d'Irlande. Le service continua de travailler en Ulster mais dut se
conformer à des règles très strictes. En réalité, sur le terrain, le MI-5
venait de reprendre le contrôle de l'espionnage en Irlande du Nord.
Le fiasco de l'opération avec les Littlejohn porta un coup terrible
à John Rennie qui fut très sévèrement critiqué pour son manque de
jugement.
À la même époque, il était confronté à un problème plus
personnel. Son fils aîné, Charles, et sa belle-fille s'étaient fait arrêter,
dans une communauté, en possession d'héroïne et avaient été jugés à
Old Bailey dans le même box que celui dans lequel plusieurs espions
capturés avaient appris le sort qui les attendait. Le Foreign Office
avait demandé à tous les rédacteurs en chef de Fleet Street de ne pas
révéler le lien entre le couple et le directeur du MI-6. Mais le scoop
était trop bon ; les rédacteurs prévinrent les correspondants de la
presse étrangère à Londres et ces derniers communiquèrent tous les
détails à leurs propres journaux. L'hebdomadaire allemand Stern les
publia et ouvrit ainsi les vannes qui permirent aux médias

230
Nouvelles frontières et espoirs perdus

britanniques de s'engouffrer dans la brèche. Rennie démissionna,


après cinq ans, en sachant qu'on se souviendrait surtout de lui
comme du directeur qui n'avait pas réussi à dompter l'IRA et avait
laissé le MI-6 dans la panade.

Vers le milieu des années 1970, Stella Rimington cessa d'être


« agent assistant junior » et de passer ses matinées à éplucher le
Morning Star. Elle rejoignit le registre en tant qu'« agent de bureau »
pour y travailler dans l'une des équipes qui s'occupaient des enquêtes
permanentes. Si la chasse aux espions communistes était toujours
une priorité, il s'agissait également de rechercher les éventuels agents
doubles au sein du MI-5 ; ceux qui avaient trahi le Service de sécurité
avaient projeté sur Century House une ombre noire qui continuait
d'imprégner l'immeuble. Dix ans plus tard, même chez les plus
flegmatiques des agents, les noms de Burgess, Maclean et Philby
suscitaient toujours la colère.
Cependant, pour Rimington, l'accès aux dossiers était toujours
strictement contrôlé. Il évoluait, lentement mais sûrement, à mesure
qu'elle grimpait les échelons. La situation était totalement différente
de celle qu'elle avait connue à l'université, où on l'encourageait
toujours à poser des questions. Ici, on ne lui disait que ce qu'elle
avait absolument besoin de savoir pour prendre des décisions
d'importance limitée.

Lorsqu'elle croisait ses collègues dans les couloirs, cramponnés à


leurs dossiers, sur le chemin aller ou retour d'une réunion à un autre
étage, Rimington se disait que certains d'entre eux avaient
probablement déjà atteint le sommet de leur échelle personnelle. Ils
semblaient cultiver l'art d'être assez virils pour endurer le rythme
exigeant de la vie à Century House et quand il était enfin l'heure de
retourner vers leurs épouses et leurs enfants, elle se demandait s'ils
estimaient avoir fait ce que l'on attendait d'eux dans la journée. Elle
supposait que certains prenaient des trains de banlieue et que

231
Histoire des services secrets britanniques

d'autres s'arrêtaient boire un verre dans l'un des pubs du quartier :


boire faisait partie intégrante de la culture du MI-6. Elle se disait que
cela avait toujours dû être le cas. Elle n'avait encore jamais parlé au
directeur général, Michael Hanley. Cependant, elle avait entendu
parler de ses colères, qui empourpraient encore plus son visage que
d'habitude et, selon une blague de couloirs, s'il portait ses lunettes
noires à l'intérieur de l'édifice, c'était pour qu'on ne puisse pas le
reconnaître. Un mystère similaire enveloppait les agents du contre-
espionnage qui allaient et venaient mais elle ne ressentait plus le
besoin « d'idéaliser le grand jeu ».
La réalité n'était pas particulièrement romanesque. Le MI-5 était
encore un monde masculin, regorgeant de vétérans du service
colonial qui avaient acquis leurs compétences aux quatre coins de
l'empire ; aux îles Salomon, au Kenya, à Singapour et autour de la
ceinture du Pacifique. À Century House, ils formaient de petits
groupes, au réfectoire, blottis les uns contre les autres comme s'ils
s'attendaient toujours à être attaqués par des insurgés indigènes. On
leur avait donné des surnoms tels que « les âmes du Soudan », « les
habitués du Rwanda » ou « la mafia malaise ». Entrés en tant
qu'agents — en anglais : officers —, il n'était effectivement pas rare
qu'ils se comportent comme des officiers et appellent les femmes du
personnel « les autres grades ». De leur côté, celles qui travaillaient au
classement du registre étaient souvent soit des « débutantes » soit des
filles de gros bonnets de Whitehall ou de grands officiers militaires.
À cause de leurs interminables bavardages sur la société dans laquelle
elles évoluaient en dehors du bureau, on les appelait « les filles de la
nuit ».
Mais les temps changeaient en faveur de Rimington et, comme
elle s'accrochait pour grimper les échelons, on lui confia de plus en
plus de responsabilités. En 1974, elle devint agent à part entière et
fut affectée à la contre-subversion, au contre-espionnage et à
l'antiterrorisme. Ses cibles étaient les espions soviétiques et du bloc
de l'Est opérant à Londres. Son travail consistait, entre autres, à
rassembler des éléments pour que le Foreign Office puisse refuser
des visas à des Russes sans statut diplomatique.
À partir de là, elle travailla sur le terrain : quand elle ne surveillait
pas des boîtes mortes — des troncs d'arbres, dans les parcs royaux,
où les informateurs du KGB laissaient des documents et

232
Nouvelles frontières et espoirs perdus

récupéraient leurs salaires —, elle repérait des signes à la craie sur des
réverbères ou des bouteilles de lait abandonnées sous des bancs
publics, servant à signaler aux taupes qu'elles devaient contacter leur
contrôleur russe. Elle épiait également des agents du GRU dans les
bibliothèques. Ils y passaient des heures à photocopier des revues
techniques et scientifiques, toutes librement accessibles au public.
« Nous supposions qu'ils les estampillaient "secret" pour leur donner
plus d'importance avant de les envoyer à Moscou », écrivit-elle dans
son autobiographie, Open Secret (Secret de polichinelle).

À la fin des années 1970, Stella Rimington était devenue directrice


adjointe de la section soviétique. Elle avait non seulement accès aux
informations recueillies par les espions et les taupes du MI-5 mais
elle voyait également celles qui provenaient des dispositifs d'écoute
placés par les buggers : dans — et autour de — l'ambassade de Russie
à Londres ; dans les bureaux des missions commerciales ; dans les
chambres d'hôtel occupées par des dignitaires moscovites ; ainsi que
dans les bureaux de l'agence Tass et de la Pravda, dont les
journalistes étaient souvent des agents du KGB. Cette surveillance
intensive était équivalente à celle à laquelle étaient soumis le
personnel de l'ambassade britannique à Moscou et les visiteurs
étrangers en Russie. De temps en temps, afin de les comparer aux
renseignements qui passaient sur son bureau, Rimington étudiait
également les photos prises par les U-2, les avions espions
américains.
Ces appareils aérodynamiques et entièrement noirs devaient voler
à suffisamment haute altitude pour échapper aux radars soviétiques
quand ils quittaient leur base de Peshawar, au Pakistan, et
traversaient l'Afghanistan et l'Hindou Kouch avant d'entrer dans
l'espace aérien soviétique pour suivre un itinéraire qui passait par la
mer d'Aral et ses bases militaires secrètes avant de survoler la mer de
Barents et d'atterrir, pour finir, sur une piste américaine, à Bodø), en
Norvège.
C'étaient les images de ces longs vols qui intéressaient Rimington.
Ils relevaient du cycle d'espionnage classique qui était devenu une
partie de sa vie professionnelle : analyse, discussion, action. Avec ses
233
Histoire des services secrets britanniques

sept objectifs infrarouge, chaque avion pouvait photographier


continuellement une bande de terre de plus de quatre-vingts
kilomètres de chaque côté de son fuselage et une « expédition » de
presque cinquante mille kilomètres permettait d'obtenir quatre mille
clichés imprimés. Les U-2 étaient donc un atout majeur. Cependant,
Rimington et ses collègues chasseurs d'espions disposaient désormais
d'un outil encore plus sophistiqué. Celui-ci combinait toutes les plus
grandes techniques d'espionnage : le Sigint (soit ROEM,
renseignement d'origine électromagnétique) ; l'Imint (soit ROIM,
renseignement d'origine image) ; l'Humint (soit ROHUM,
renseignement d'origine humaine). Il découlait du premier système
d'analyse linguistique électronique de la guerre froide, qui pouvait
distinguer les mots cyrilliques d'Asie centrale des multiples dialectes
chinois. Mais, cette fois, sa langue était celle de l'espace, où les
satellites américains tournaient silencieusement en orbite.
Les linguistes qui œuvraient à son élaboration en étaient à la
phase que l'un d'entre eux décrivit, en 1974, comme « apprendre au
bébé à parler correctement ». Néanmoins, ils avaient énormément
avancé depuis cette soirée où, autour d'un agréable barbecue, l'un des
hommes les plus puissants du monde occidental avait choisi de
révéler certaines informations sur la surveillance par satellite.

En 1967, Lyndon Johnson, le président des États-Unis, tapotait


avec sa fourchette à barbecue sur la pièce de bœuf embrochée dans
laquelle il avait découpé des tranches pour ses invités, au ranch d'un
ami, à Nashville, dans le Tennessee. Les convives avaient été
soigneusement choisis pour leur loyauté et leur discrétion.
Dans la nuit, il pointa sa fourchette vers le ciel et posa une
question : « Vous souvenez-vous tous de ce qui s'est passé là-haut il y
a dix ans ? »
Ils n'avaient pas oublié. Comment quiconque aurait-il pu oublier
qu'une décennie auparavant, une sphère russe, pas plus grosse qu'un
ballon de volley, s'était mise à tourner autour de la Terre à une
vitesse régulière de pratiquement trente mille kilomètres heure et à
émettre un signal continuel. Des millions d'Américains, comme le

234
Nouvelles frontières et espoirs perdus

reste du monde, avaient levé les yeux, ébahis. Jusque là, on avait
toujours considéré les États-Unis comme le berceau de l'innovation
scientifique d'après-guerre : de la bombe atomique au vaccin contre
la poliomyélite, de la chirurgie cérébrale à incision minimale aux
médicaments contre les problèmes psychiatriques, des centaines de
fois, les scientifiques américains avaient placé la barre au plus haut.
Là, Moscou avait fait un grand pas en avant ; il faudrait attendre
encore deux ans avant que l'astronaute Neil Armstrong marche sur la
Lune et laisse à la postérité son « bond de géant pour l'humanité ».
Le 4 octobre 1957, un bip-bip dans le ciel avait montré que l'Union
soviétique avait déjà conquis l'espace avec son Spoutnik — un nom
qui signifiait « compagnon de route ».
Johnson annonça à ses invités qu'il avait une nouvelle qui
replaçait les États-Unis en tête de la course.
« Nous avons dépensé trente-cinq ou, plus probablement,
quarante milliards de dollars pour ce dont je vais vous parler. Ce que
nos scientifiques ont accompli vaut dix fois ce prix. Nous savons,
aujourd'hui, où se trouvent les missiles et les bases de lancement des
Soviétiques. Nous avons vu leurs visages en train d'attendre de
pousser le bouton sur leurs sites principaux. Nous savons où se
trouvent les installations radars des Nord-Coréens et nous avons
regardé à l'intérieur de leurs bâtiments à leur insu. Nous savons où se
trouvent les camps de terroristes en Libye ou en Syrie et nous avons
vu la marque de leurs armes russes. Nous savons tout cela grâce à
quelque chose de spécial. »
Johnson fit une pause, regarda ses auditeurs un à un, tel l'acteur
confirmé qu'il s'était avéré être en retenant l'attention de millions de
gens lors de sa campagne. Puis il planta un morceau de viande au
bout de sa fourchette et l'agita en direction du ciel.
« Ce que nous avons, c'est la photographie spatiale en temps réel !
Nous sommes de nouveau en tête. »
Si certains de ses auditeurs ne comprenaient pas tout à fait ce qu'il
entendait par « photographie spatiale en temps réel », cela ne les
empêcha pas d'applaudir. L'Amérique était de nouveau en tête. C'était
tout ce qui comptait.

235
Histoire des services secrets britanniques

Le président Johnson ne leur avait pas expliqué que les milliards


dépensés avaient servi à positionner un collier de satellites américains
dans l'espace, certains à mi-chemin de la Lune, d'autres en orbite
basse, afin d'enregistrer les images d'événements au moment même
où ils se produisaient. Il ne leur avait pas dit non plus que chaque
robot espion était équipé d'oreilles mécaniques précisément réglées
pour écouter dans toutes les directions. Les satellites pouvaient épier
une conversation entre stratèges militaires à l'intérieur même du
Kremlin ou photographier les aînés de la République populaire de
Chine pendant qu'ils traversaient leur complexe de Zhongnanhai, à
Pékin, à l'aide de déambulateurs ou de cannes fabriquées à partir du
bois des forêts tropicales de la frontière birmane. Ils pouvaient
surveiller les silos à missiles dans les montagnes de l'Oural, en
Russie ; les temps de vol au départ des bases aériennes d'Europe de
l'Ouest ; les usines d'armement secrètes chinoises cachées près de la
frontière mongole ; et celles qui produisaient des armes chimiques au
nord de Pyongyang, la capitale de ce pays pratiquement inaccessible
qu'est la Corée du Nord mais où les satellites, vigilants et silencieux,
étaient entrés sans difficulté. Leurs multicaméras couvraient tous les
fiefs communistes du monde. Une nouvelle voie ferrée, les traces
d'un véhicule inhabituel autour d'une usine, de la terre fraîchement
creusée près d'une base militaire : c'était sur cela, et non sur les pay-
sages grandioses de l'Asie et de la République soviétique, que les
caméras se concentraient.
Dans le nouveau lexique du renseignement, l'utilisation des
satellites était résumée par un seul mot : TECHINT (technical
intelligence/renseignement technique). Ce terme englobait tout le
système permettant de faire monter dans l'espace les plans des fusées
qui se trouvaient encore sur les planches à dessin des Soviétiques, à
l'insu total de leurs concepteurs ; de photographier, depuis un point
situé à mi-chémin entre la Terre et la Lune, la plaque minéralogique
d'un agent présumé du KGB ; de repérer des transmissions radio
secrètes de courte durée et de localiser leur origine dans un village de
la jungle du Nord-Vietnam, où opérait un agent secret chinois.
Certains satellites étaient placés au-dessus des eaux territoriales
chinoises et russes, géopositionnés en orbite haute sur trente-six
mille kilomètres et se déplaçaient à la 'vitesse de l'orbite terrestre.

236
Nouvelles frontières et espoirs perdus

Cet immense système était si secret que pas une seule des
personnes ayant accès au produit final — le président des États-
Unis, le directeur des chefs d'état-major américains et les directeurs
de la CIA et du MI-5 et du MI-6 — ne savait ni comment on
l'obtenait ni quel était le budget de l'ensemble du dispositif (en 2006,
il était estimé à six cents milliards de dollars).
Le jargon relatif à ce système extrêmement complexe regorgeait
de termes anodins — tels que Magnum, Chalet, Jumpseat, Oxcart,
Idealist ou Keyhole — derrière lesquels se dissimulaient les plus
noires des opérations noires. Seuls quelques rares élus savaient ce
qu'elles avaient permis de découvrir : les directeurs des services
secrets, les stratèges militaires et quelques présidents et Premiers
ministres de pays occidentaux en bons termes avec les États-Unis.
Grâce à ces informations, ils étaient mieux à même de faire face aux
diverses menaces de l'Union soviétique ou de la Chine et de prendre
les mesures adéquates. Cependant, pour leur parvenir, les ren-
seignements devaient d'abord être recueillis et analysés par des
spécialistes. On les appelait les Deep Black Operators (ceux qui opèrent
dans le noir absolu). Ils travaillaient sur des secrets découverts grâce
à l'espionnage spatial, dans l'immensité, où des sentinelles
silencieuses voyaient et entendaient tout.

L'édifice de six étages, au carrefour de First Street et M Street, dans


le sud-est de Washington, ressemblait à un entrepôt et ne différait en
rien de tous ceux qui entouraient Old Navy Yard, au bord de
l'Anacostia. Cependant, il était ceint d'une solide barrière grillagée et
gardé par des marines armés. Il figurait sur la liste des priorités du
Pentagone sous le nom de « bâtiment fédéral 213 ». D'autres signes
indiquaient que cette structure d'aspect quelconque abritait l'un des
plus importants éléments du réseau mondial de la défense stratégique
américaine. Le premier était l'enseigne bleue et blanche qui
surplombait l'entrée principale : National Photographic Interpretation
Centre (Centre national d'interprétation photographique). Le
deuxième était l'énorme système de climatisation qui flanquait le
bâtiment 213. Il mesurait vingt-trois mètres de long et s'élevait, étage
après étage, le long des fenêtres murées par des briques, pour

237
Histoire des services secrets britanniques

rafraîchir les salles d'informatique. Certaines de ces dernières étaient


de la taille d'une pièce ordinaire, d'autres faisaient la surface d'une
gigantesque maison et occupaient tout leur étage. Jour et nuit, les
ordinateurs passaient au crible et scannaient des milliards d'informa-
tions en provenance des satellites. Ils éliminaient automatiquement
les effets atmosphériques dus aux orages électriques au-dessus du
désert de Gobi, aux tempêtes de sable en Asie centrale ou aux
typhons au large des côtes chinoises. Une fois cette tâche effectuée,
les clichés étaient transmis à des spécialistes chargés de les
interpréter.
En tout, les douzaines de techniciens qui se relevaient dans le
bâtiment fédéral 213 traitaient quotidiennement deux millions
d'images. Ils avaient été les premiers à voir le visage courroucé d'un
général soviétique en Allemagne de l'Est à l'ouverture du pont aérien
de Berlin et les premiers à voir se développer la crise des missiles de
Cuba, avant de la voir retomber avec le départ des bateaux russes
ramenant leurs roquettes chez eux. Pour plaisanter, les techniciens
disaient souvent qu'ils seraient les premiers à voir la fin du monde.
Chacun d'entre eux disposait d'un poste de travail équipé d'un
scanner infrarouge, faisant, plus ou moins, office de microscope, afin
de pouvoir examiner tous les points de l'image qui apparaissait sur
son écran. Chaque point était comparé à celui d'un cliché antérieur
du même sujet, quand on en avait un. On utilisait un copieur couleur
pour obtenir des tirages papier et lorsqu'on en avait un jeu complet,
on les vérifiait une dernière fois sur un écran de visionnage assez
proche de ceux qu'utilisent les chirurgiens pour étudier les rayons X.
Après ce processus de quelques secondes, les clichés étaient transmis
par voie électronique au bureau d'analyse photographique, à Langley,
et au centre d'analyse de la base aérienne de Bolling. Les photos
étaient accompagnées de rapports techniques : position du satellite,
heure et date de la prise de l'image, conditions atmosphériques. Les
informations circulaient dans « la communauté » — le terme
générique pour toutes les agences de renseignement américaines —
puis envoyées sur l'écran des directeurs concernés. Ce processus était
permanent.
Mais la course pour tenter de mettre fin à la suprématie de
l'Amérique en matière d'espionnage spatial était déjà bien entamée.
En 1980, l'Union soviétique avait déjà envoyé cinquante satellites en

238
Nouvelles frontières et espoirs perdus

orbite et pouvait désormais transmettre de l'imagerie numérique en


temps réel. Son dispositif, qui couvrait le monde entier, était relié à
ses centres d'interprétation photographiques à Lourdes (Cuba), et
dans la baie de Cam Ranh dans le sud du Vietnam (ces deux sites ont
été fermés en 2002, suite à l'aggravation de la crise économique en
Russie). Pendant ce temps, la France était en train de créer un
système de satellite mondial, avec des bases à Mayotte, dans l'océan
Indien et en Nouvelle-Calédonie. En collaboration avec le BND, le
service de renseignement allemand, le SDECE avait installé une
station à Kourou, en Guinée française, pour y télécharger les
informations concernant l'Amérique du Sud. Le SDECE avait déjà
un autre site à Domme, dans le charmant décor rural de la
Dordogne. Géostationnaires ou se déplaçant silencieusement, des
centaines de satellites entouraient la Terre au nom des sécurités
nationales.

239
X

Hors de l'ombre

De 1973 à 1985, trois directeurs s'assirent derrière le gros bureau


d'acajou de Century House pour diriger le SIS. Il s'agissait de
Maurice Oldfield, Arthur Temple Franks et Colin Frederic Figures.
Oldfield était le fils d'un fermier du Derbyshire et affirmait que sa
corpulence, qui le faisait ressembler comme deux gouttes d'eau à
Alfred Hitchcock, était due au fait qu'il avait mangé trop de viande
rouge quand il était enfant. Il avait appris à jouer de l'orgue à l'église
du village et obtenu une licence en histoire médiévale à l'université
de Manchester. Il aimait, d'ailleurs, citer son passage préféré de
Macaulay : « Un parfait historien ne doit pas manquer d'imagination,
pourtant, il doit absolument la contrôler pour se contenter des
informations qu'il découvre et s'interdire d'en combler les failles par
des ajouts personnels. »
Oldfield expliquait aux nouvelles recrues qu'en matière
d'espionnage, c'était précisément ces failles qu'il fallait combler. Il
avait appris cela durant la Seconde Guerre mondiale, à l'époque où il
était agent des services secrets militaires et qu'il essayait de
comprendre quelles étaient les intentions de Rommel. Plus tard, alors
qu'il travaillait comme contre-espion au SIS, il avait appliqué ce
même principe avec les Russes. Cette volonté de savoir l'avait
d'abord conduit à Singapour, en tant que commandant de station,
responsable de plusieurs autres bases de la ceinture du Pacifique,
avant de le mener à Washington.
Sa cordialité, ses traits d'esprit et son charme de célibataire
endurci faisaient que ses hôtesses le plaçaient toujours à côté de la
plus jolie femme de la table. Mais il rentrait toujours seul, sans avoir
trahi le secret de son homosexualité. Peu après son arrivée à
Washington, une unité du FBI l'avait pris en train d'accoster un jeune

240
Hors de l’ombre

garçon prostitué. Edgar J. Hoover en avait été informé. Il avait


conservé le rapport et ordonné qu'on cesse de le surveiller. Cette
caractéristique d'Oldfield figurerait néanmoins dans le dossier
consacré aux déviants sexuels du directeur.
En 1973, Oldfield fut nommé chef par le Premier ministre
Edward Heath, lui aussi célibataire endurci et organiste doué. Au
MI-6, on admirait Oldfield pour la façon dont il avait guidé le
gouvernement d'Howard Wilson pendant sa crise politique
extérieure : en 1964, la junte grecque, qui avait déjà pris le contrôle
de Chypre, avait renversé son président, l'archevêque Makarios et
c'était Oldfield qui avait organisé son évasion vers Malte. Cela avait
été une parfaite conclusion à sa carrière. À la retraite, il commença à
rédiger une biographie du premier directeur mais il abandonna cette
tâche en 1979, quand Margaret Thatcher lui demanda de chapeauter
ses services secrets en Irlande du Nord. Ce fut là que l'on finit par
découvrir son homosexualité. En effet, il se fit de nouveau prendre
par un policier avec un jeune homme prostitué mais, cette fois, il n'y
avait pas de Hoover pour couvrir l'affaire. Oldfield reçut aussitôt
l'ordre de rentrer à Londres. Lors d'un entretien tendu avec le
secrétaire du cabinet du gouvernement, Robert Armstrong, il avoua
qu'il était conscient depuis longtemps de son orientation sexuelle et
qu'il avait menti à ce sujet dans son formulaire de demande
d'approbation — ce qui le rendait vulnérable au chantage. Son
accréditation de sécurité lui fut immédiatement retirée. Neuf mois
plus tard, il était mort, officiellement d'une crise cardiaque. Son
corps fut inhumé dans le caveau de famille au cimetière de l'église du
village d'Over Haddon. L'organiste joua l'un des airs religieux
préférés d'Oldfield, qui avait appris à le jouer sur le même
instrument.

Arthur Temple Franks, qui fut directeur pendant quatre ans (de
1978 à 1981), était arrivé à ce poste par une voie maintes fois
éprouvée : il avait d'abord été agent du SOE, en Europe, pendant la
guerre, avant de passer trois ans à Téhéran, où il avait contribué à
placer le jeune shah sur le « Trône du Paon ». De retour à Londres, il
était d'abord devenu contrôleur pour le Moyen-Orient et responsable

241
Histoire des services secrets britanniques

d'un territoire qui s'étendait de l'Égypte et la Syrie jusqu'aux


montagnes d'Afghanistan et aux déserts d'Arabie saoudite.
Enfin, il avait été nommé à la tête de la station de Londres, un
poste qui le mettait en première ligne face au KGB. Il avait dans son
bureau une citation encadrée de Lénine : « Nous devons exploiter
entièrement, soigneusement, attentivement et habilement les
moindres brèches de nos ennemis. » Franks en avait fait son
leitmotiv et considérait que toute personne soupçonnée d'être un
espion du KGB, même sous couverture diplomatique, devrait être
immédiatement expulsée. Son appel trouva un écho dans les couloirs
du Foreign Office mais il arriva à un moment où, une fois de plus,
Whitehall imposait des restrictions financières.
Franks pensait que ces dernières faisaient partie d'un plan d'action
du nouveau gouvernement dont l'objectif était de fusionner le MI-5
et le MI-6. L'idée avait été discutée lors d'entretiens avec le JIC. Le
représentant de Downing Street y avait exprimé sa crainte d'une
campagne visant à déstabiliser le gouvernement. Il était incontestable
que la presse conservatrice publiait des informations défavorables
aux travaillistes et que celles-ci semblaient venir des services secrets.
Franks évita la fusion en acceptant les restrictions budgétaires. Cela
suffit à apaiser Downing Street.
L'une de ces restrictions causa pratiquement la fermeture de la
station de Téhéran. Sur ordre du Foreign Office, l'ambassadeur de
Grande-Bretagne, Sir Anthony Parsons, refusa que le seul agent du
MI-6 restant travaille depuis l'ambassade. Il dut opérer depuis un
modeste logement de location avec un minimum de notes de frais et
dépendre de la Savak, le service de renseignement du shah, pour
savoir ce qui se passait dans le pays, dont la production pétrolière
était vitale pour la Grande-Bretagne. La plupart des informations de
la Savak étaient sans intérêt et laissaient, non pour la première fois, le
SIS aveugle à tout ce qui se produisait dans l'envers du décor iranien,
où le fondamentalisme islamiste commençait déjà à fermenter dans
les ruelles de Téhéran et à déborder sur les villages.

242
Hors de l’ombre

Franks fut suivi de Colin Figures, qui fut le neuvième occupant


du siège du directeur, au dixième étage de Century House. En bien
des points, il était l'archétype du maître espion ; s'exprimant avec
retenue, impeccablement vêtu et membre du Traveller's Club —
depuis longtemps, le préféré du MI-6. Il avait été repéré par un de
ses professeurs au Pembroke College, à Cambridge, et était entré
directement au MI-6 après avoir obtenu ses diplômes de russe et de
français. Ses compétences linguistiques le désignaient comme futur
spécialiste du bloc soviétique et, après un premier poste d'entraîne-
ment en Allemagne puis des fonctions de débutant à la station
d'Amman — d'où il assista au désastre de Suez —, il était devenu
chef de station à Varsovie.
Le succès de ses opérations pendant ses trois ans en Pologne avait
fait de lui un agent d'exception qui savait recruter et diriger des
espions étrangers. Trois d'entre eux étaient des agents polonais bien
placés qui avaient spontanément proposé leurs services. L'un d'eux
avait pour nom de code « Noddy » et recueillait certaines de ses
informations lors de ses fréquents voyages à Moscou. Au début, on
avait craint que Noddy ne soit l'instrument d'un coup monté
orchestré par Moscou mais Figures l'avait authentifié et il prouvait
fréquemment sa valeur. Dans un environnement tel que Varsovie, il
était toujours dangereux de le contacter ; il fallait faire vite, se
rencontrer en se croisant sans s'arrêter et avoir recours aux
traditionnelles boîtes mortes. Malgré la difficulté de la situation,
Figures et son agent avaient survécu.
Affecté à Vienne, Figures continua son travail de recrutement
d'agents dans le dangereux monde des boîtes mortes et des rendez-
vous secrets. Son film préféré était Le Troisième Homme. Selon certains
de ses collègues, ce film lui allait comme un gant car son héros
évoluait, lui aussi, dans les rues de Vienne. Le légendaire chasseur de
nazis, Simon Wiesenthal comptait parmi les nombreux contacts que
Figures avait établis dans la ville. Son temps de service dans la
capitale autrichienne coïncidait avec l'invasion de la Tchécoslovaquie
par les Soviétiques de 1968. Son évaluation de la façon dont finirait
le Printemps de Prague accéléra sa promotion. Il devint directeur
adjoint en 1979 puis succéda à Franks en 1981.
Au début de l'été de la même année, Figures décida de retourner
faire un tour sur le terrain — cette fois-ci, en Afghanistan. Les

243
Histoire des services secrets britanniques

Soviétiques avaient envahi le pays deux ans plus tôt et leur présence
rappelait à Figures un certain adage : « On ne peut pas acheter la
loyauté d'un Afghan, on ne peut que la louer. »
Même si Figures était en bonne condition physique pour ses
cinquante-six ans, le voyage à travers les montagnes de l'Hindou
Kouch qu'il avait entrepris pour rencontrer des dirigeants du
Moudjahid — le mouvement de résistance afghan — restait
physiquement éprouvant. Il s'était habillé de façon adaptée à
l'occasion ; il portait un chapeau plat appelé kapol et le shalwar kamiz,
l'ample tenue traditionnelle des montagnards. Pendant deux jours,
Figures et son guide — qu'il avait rencontré à Peshawar avec le chef
de la station locale du MI-6 — étaient passés par des rivières
gonflées par la neige fondue des montagnes et par des cols escarpés.
Leur cible était un jeune combattant moudjahidine surnommé « le
Lion du Panshir » (ou « le Lion des montagnes » au MI-6) à cause de
son habileté à attaquer les Russes. Entre d'innombrables tasses de
thé vert, tout en mangeant de la chèvre des montagnes rôtie, Figures
et le Lion s'étaient entendus sur une alliance. Le Lion avait expliqué
qu'il avait besoin de matériel de communication récent pour savoir
quand les bombardiers soviétiques approchaient ou quand les tanks,
en-dessous, avançaient en grondant. Il avait également ajouté que ses
hommes avaient besoin d'être formés aux tactiques de guérilla
moderne. En échange, ils évinceraient les Russes. Figures avait
répondu que si le Lion pouvait envoyer ses meilleurs hommes à
Peshawar, il ferait en sorte qu'un avion les amène en Grande-
Bretagne pour y apprendre les techniques de combat adéquates. En
deux mois, plus de cent moudjahidine arrivèrent secrètement en
Écosse et y suivirent une formation au fin fond des Highlands, avant
de repartir, tout aussi discrètement, pour Peshawar afin de montrer
au Lion ce qu'on leur avait enseigné.
C'était presque un summum idéal à la carrière d'un directeur chez
qui de nombreux membres du MI-6 retrouvaient les excellentes
qualités qui avaient caractérisé le premier chef. Lorsque Figures prit
sa retraite en 1985, il emporta deux objets personnels de son bureau :
sa photo de mariage et le poste de radio sur lequel il écoutait les
commentaires des matchs de cricket. Il mourut le 8 décembre 2006,
à l'âge de quatre-vingt-un ans. Sur sa table de chevet, sa radio
attendait, prête à lui donner les prochains résultats détaillés.

244
Hors de l’ombre

Ce furent ces trois hommes très différents les uns des autres —
Oldfield, Franks et Figures — qui débarrassèrent progressivement le
MI-6 des conséquences de l'invasion de Suez et du déclin dû à la
trahison de Philby et des autres taupes soviétiques. Ce fut eux qui
menèrent le SIS vers le rétablissement de ses relations avec la CIA. Si
l'Agence n'avait pas oublié les mauvais moments, elle les avait
pardonnés et, désormais, les services de renseignement des deux
pays étaient bien déterminés à remporter la guerre froide ensemble.
Cela ne serait pas facile. Le régime islamiste de l'ayatollah
Khomeini avait destitué le shah en 1979. Le Nord-Vietnam était en
train de prendre le contrôle sur le reste de l'Indochine. Au
Nicaragua, le vieux régime dictatorial de la famille Somoza avait été
renversé et remplacé par un régime soutenu par Moscou. Fidel
Castro avait recommencé à menacer de laisser Cuba devenir un
satellite soviétique.
Où que le MI-6 et la CIA posent les yeux, une nouvelle crise
semblait éclater. Mais, bien souvent, ils n'en avaient pas été
suffisamment avertis ; et même, pas du tout quand le gouvernement
polonais avait imposé la loi martiale et que l'armée du pays s'en était
prise à Solidarnosc ; pas du tout non plus quand un marxiste, Maurice
Bishop, s'était emparé du pouvoir sur la minuscule île de Grenade et
avait aussitôt entamé des relations diplomatiques avec Cuba et
Moscou. Les deux allaient lui fournir des armes pour « résister aux
agresseurs impérialistes ».
Ces échecs découlaient de faiblesses antérieures. Jusqu'à la fin peu
glorieuse de la guerre de Corée, en 1953, la CIA avait encore deux
cents agents à Séoul. « Nous avions nos propres bars, nos propres
filles, et un bordel de chaque côté de notre bâtiment, rue Pasteur, le
quartier général de la CIA, à Cholon, dans la banlieue de la ville »,
m'a plus tard confié Bill Buckley. « La plupart des agents dépendaient
des informations des espions coréens. La plupart d'entre elles étaient
inventées de toutes pièces. Mais, comme la fin était proche, personne
ne semblait s'en soucier. »

245
Histoire des services secrets britanniques

En 1953, pour tenter de découvrir le rôle de la Russie en Corée, la


CIA avait envoyé l'un de ses hauts agents sous couverture à
l'ambassade américaine de Moscou. En une semaine, l'homme s'était
laissé séduire par sa bonne — un colonel du KGB — et avait été
secrètement photographié en train de faire l'amour avec elle. Avant
même que le KGB n'ait eu le temps de monter une opération de
chantage contre lui, le malheureux agent avait été rappelé à Langley.
S'il y avait une leçon à tirer de cet incident, cela n'empêcha pas
qu'il en survienne d'autres. Les informations de la CIA qui avaient
conduit à l'invasion de la République dominicaine — selon lesquelles
le pays était sur le point de devenir un satellite soviétique — étaient
si erronées que, furieux, le président Johnson avait déclaré que
l'Agence souffrait d'un grave « manque de crédibilité ».
À la fin de la guerre du Vietnam, il restait un millier d'agents de la
CIA dans le Sud-Est asiatique et, aux États-Unis, trois mille analystes
— un nombre sidérant — essayaient de déterminer comment le
Pentagone pourrait encore l'emporter. Selon Buckley : « Pour la
plupart, il s'agissait d'une bande de diplômés qui avaient lu des
ouvrages sur les campagnes du Pacifique et pensaient que les
tactiques de MacArthur fonctionneraient encore. » L'un d'entre eux
était Bill Gates, que la CIA avait envoyé à la base aérienne de
Whiteman dans le Missouri pour y étudier la meilleure façon de
lancer des bombes atomiques contre la Corée du Nord. « Je savais
qu'il était impossible de gagner cette guerre », déclara-t-il plus tard.

Peu avant de quitter ses fonctions, John Rennie avait, une fois de
plus, été forcé par une nouvelle révision du budget du MI-6 à
diminuer ses activités sur le continent sud-américain. La station
depuis laquelle on épiait les conversations en portugais avait dû
fusionner avec la station hispanophone de Buenos Aires. À cause de
la réduction de personnel qui en découla et d'un curieux message
dans lequel Rennie demandait à son commandant de Buenos Aires,
Mark Heathcote, d'accorder « la priorité à la collecte d'informations
mais de basse catégorie », Londres ne reçut, dès lors, pas grand-
chose de plus que des traductions d'articles de journaux.

246
Hors de l’ombre

Heathcote connaissait l'importance des contacts à haut niveau


depuis qu'il avait servi comme chef de station adjoint du MI-5 en
Irlande du Nord. Ceux qu'il avait établis à Buenos Aires étaient assez
bien placés mais, visiblement, pas assez proches du petit groupe de
stratèges de la junte qui planifia l'invasion des îles Malouines.
Jusqu'au jour de 1982 où elle se produisit, les sources de Heathcote
avaient maintenu que l'Argentine n'attaquerait pas même si les
farouchement antibritanniques médias locaux clamaient haut et fort :
« Les Malouines nous appartiennent. » Les informateurs du chef de
station avaient-ils seulement mal interprété la situation ? Où bien
faisaient-ils partie d'une conspiration soigneusement élaborée pour
que Londres n'apprenne rien, de sorte qu'une fois les îles prises, il
serait trop tard pour que Margaret Thatcher fasse traverser la moitié
de la planète à ses forces pour les récupérer ? Si tel était le cas, ils
n'avaient absolument rien compris à la Dame de fer. Sa victoire fut
extrêmement médiatisée lorsque la Royal Navy rentra en Grande-
Bretagne après avoir de nouveau hissé le drapeau britannique sur les
Malouines.
Une autre réussite avait eu lieu mais elle était si secrète que seule
une poignée de hauts membres du SIS en connaissaient les détails.

Fin septembre 1974, Robert Browning, le commandant de la


station du MI-6 de Copenhague, envoya un message codé à Century
House pour signaler qu'un objectif suprême du SIS pendant la guerre
froide venait d'être atteint — quelque chose que même la CIA n'avait
pas réussi à faire. Il s'agissait non seulement d'avoir un espion au
KGB mais également qu'il soit suffisamment haut placé pour avoir
accès aux informations internes du Politburo. Il allait pouvoir com-
bler le fossé entre les renseignements recueillis par les satellites et les
projets des stratèges du Kremlin. Un espion capable de cela n'avait
pas de prix. Et, à partir de ce jour de septembre, le SIS disposa d'un
tel homme — et non pas une recrue mais un volontaire, le meilleur
type d'agent double.
Il s'appelait Oleg Gordievski, et il s'agissait d'un agent politique de
haut rang du premier directorat du KGB. Il connaissait plusieurs
langues, dont l'anglais — qu'il parlait couramment —, et il avait
247
Histoire des services secrets britanniques

atteint le grade de rezident, l'équivalent d'un commandant de station.


Au fil de son ascension hiérarchique, il avait perdu ses illusions sur le
système politique de son pays, qui méprisait ses tentatives d'expliquer
rationnellement en quoi ce qu'il faisait ne pouvait qu'améliorer le sort
du peuple russe. Mais il y avait les ennemis présumés de l'État que
l'on torturait avant de les abattre d'une seule balle dans la tête et les
camions à bétail qui emmenaient les prisonniers dans les goulags de
Sibérie. Tout cela, et le reste, avait érodé sa foi en le système et lui
avait fait renoncer à la promesse qu'il avait faite en entrant à l'école
d'espionnage international, dans la forêt, aux alentours de Moscou. Il
y avait appris la surveillance, les codes, les signaux de reconnaissance
et la communication radio. On lui avait également enseigné com-
ment repérer un stukach, un informateur infiltré parmi les étudiants,
chargé de rapporter leurs conversations privées et d'essayer de les
pousser à critiquer l'État, ce qui était passible de la peine de mort. Il
s'était habitué à son nom d'emprunt et à éviter toute véritable
relation amicale. On lui avait constamment répété qu'il était un
rouage essentiel de la machine qui protégeait la Russie.
Après sa formation, Gordievski avait été affecté au premier
directorat du KGB, installé à la Loubianka, un immense édifice sur la
place Rouge. Il y avait commencé par étudier les mentalités et les
coutumes des étrangers et apprendre à les appâter pour qu'ils
travaillent pour le KGB. Ensuite, on l'avait muté à la plus
prestigieuse branche du directorat, le département 12. Depuis son
quartier général, situé dans la forêt, près de Moscou, ses agents
partaient aux quatre coins du monde, sous diverses couvertures :
diplomates ; membres de missions commerciales ; professeurs
d'université ou de l'Académie des sciences soviétique, venus
participer à des conférences internationales et demandant la
permission de faire des recherches dans des campus prestigieux.
Telles étaient les fonctions d'Oleg Gordievski au moment où il
décida de travailler pour le SIS.
Pendant onze ans, il fournit au MI-6 des renseignements sur les
forces des pays du pacte de Varsovie, leur dispositif nucléaire, leur
capacité de destruction en mégatonnes, leurs missiles et le plus secret
de leurs programmes d'armement : l'utilisation de germes pour
déclencher un Armageddon sur l'Occident. Mais les informations
inestimables de Gordievski étaient également rassurantes : l'Union

248
Hors de l’ombre

soviétique était encore « à quelques années de représenter une grave


menace ».

Gordievski livrait des pages et des pages de documents hautement


classifiés du Kremlin et d'instructions du KGB à ses agents.
Accompagnées de son analyse de leur importance et des évaluations
du MI-6, elles étaient ensuite transmises à la CIA dans un sac scellé
que l'ambassade américaine de Londres envoyait quotidiennement au
département d'État par la valise diplomatique. Le sac était remis à
Aldrich Rick Ames par un messager du département d'État et le
destinataire ne l'ouvrait qu'après avoir verrouillé la porte de son
bureau. Il se conformait avec diligence à cette routine depuis qu'il
avait été affecté à la division Russie/Europe de l'Est de la direction
des opérations, et, en 1985, il était devenu le spécialiste en titre de
l'Union soviétique à la CIA. Ses rapports finissaient souvent sur le
bureau du président en place. Mais on n'en était pas encore là.

Le père d'Ames, Carleton, avait servi à la direction des opérations


comme agent de terrain en Asie pendant deux ans, dans les années
1950, mais son travail avait été jugé « négatif à cause d'une grave
dépendance à l'alcool ». Il avait été rappelé à Langley, où on lui avait
confié un emploi de bureau. Il avait pris sa retraite en 1967 et était
mort du cancer, cinq ans plus tard.
À ce moment-là, son fils était déjà entré à la CIA en tant
qu'employé au classement et s'était montré suffisamment prometteur
pour être sélectionné pour une formation approfondie en russe avant
d'être envoyé comme agent « junior » en Turquie puis, plus tard, au
Mexique. Mais son premier mariage battait de l'aile et le fait qu'il ait
le même problème de boisson que son père n'arrangeait rien. Lors
d'une fête de Noël de la CIA, il se soûla et on le retrouva à moitié nu
dans le bureau d'une employée administrative en train de faire
l'amour avec elle. Ceci marqua la fin de son mariage mais dans son
rapport de carrière annuel, son travail fut décrit comme « de qualité

249
Histoire des services secrets britanniques

supérieure et dépassant systématiquement les normes en vigueur


dans la profession ».
Il fut ensuite envoyé à Mexico, où il rencontra Rosario Dupuy, la
pétillante attachée culturelle de l'ambassade de Colombie, membre
de l'association diplomatique locale à laquelle appartenait également
le rezident du KGB. Ames, qui n'était maintenant pas loin de devenir
alcoolique, tomba sous le charme de Rosario et se mit à l'entretenir
généreusement —notamment, en l'emmenant en week-end dans les
stations balnéaires des Caraïbes. Avec ces dépenses et ce qu'il devait
verser à son ex-femme depuis leur divorce, il se retrouva rapidement
endetté. Enjoint par sa banque de régulariser sa situation et craignant
de perdre son emploi si la CIA découvrait sa situation, Ames
commença à se demander comment il pourrait sortir de cette crise.
On le rappela alors à Washington pour traiter des informations
sensibles dont s'occupait la division Russie/ Europe de l'Est. En
étudiant tous les documents qui se trouvaient sur son bureau,
provenant, pour la plupart, de Gordievski (dont Londres n'avait pas
dévoilé l'identité), il comprit qu'il venait de trouver la solution à ses
problèmes.
Par une chaude soirée washingtonienne, Ames resta derrière la
porte fermée à clé de son bureau et fit son premier pas dans la
trahison. Il rédigea une lettre révélant que deux officiels
d'ambassades soviétiques avaient contacté la CIA au Mexique et en
Turquie pour proposer leurs services et que l'Agence les avait
authentifiés comme de véritables agents doubles travaillant
réellement pour le KGB. Il joignit à sa lettre une copie d'un
répertoire classifié de la CIA dans lequel figuraient les noms et les
postes de tous ses agents travaillant sur des opérations clandestines.
Il surligna son propre nom et écrivit à côté le pseudonyme qu'il avait
utilisé en Turquie et au Mexique quand il avait rencontré les officiels
soviétiques. À la fin de son courrier, il demandait un paiement
unique de cinquante mille dollars.
Le lendemain matin, le 16 avril 1985, Ames entra à l'ambassade
soviétique de Washington et laissa sa lettre à la réception. Ce fut le
début d'une accablante série de coups durs pour les opérations
soviétiques de la CIA. Les activités du MI-6 derrière le rideau de fer
en furent, elles aussi, gravement affectées.

250
Hors de l’ombre

Un mois après avoir déposé sa lettre, Ames fut invité à déjeuner


par Sergeï Dimitrievitch Chouvakhine, un diplomate de l'ambassade
soviétique, enregistré comme conseiller en contrôle de l'armement au
département d'État. Les rencontres entre diplomates pour parler des
violations présumées du traité sur l'armement étaient routinières.
En arrivant à l'ambassade, Ames fut accueilli par Chouvakhine
dans une pièce où un homme lui tendit une feuille de papier pliée.
On pouvait y lire qu'Ames recevrait cinquante mille dollars et que la
même somme lui serait versée chaque fois qu'il apporterait de
nouveaux renseignements. Chouvakhine organiserait leurs
rencontres. Après un bref sourire, l'homme quitta la pièce et Ames
serra la main de Chouvakhine pour sceller sa trahison envers les
États-Unis. Deux jours plus tard, les deux hommes se retrouvèrent
au bord de l'Anacostia et Ames reçut cinquante mille dollars en
coupures d'un dollar. Cela lui permit de rembourser toutes ses dettes
mais il vit également là un moyen de ne plus jamais en avoir. Son
poste de chef du contre-espionnage pour l'Union soviétique à la CIA
le lui garantissait.
Le 13 juin 1985, Ames commença à fournir au KGB ce qui allait
devenir la plus grande quantité de documents sensibles de la CIA
jamais transmise aux Soviétiques. Il enveloppa sa première livraison
dans un journal et plaça le paquet dans sa serviette. En sortant du
quartier général de Langley, il savait que le risque d'être arrêté pour
une fouille surprise n'existait plus depuis que George Herbert Walker
Bush avait été le onzième directeur de la CIA. « Nous devons faire
confiance aux nôtres », avait-il décrété.
Ce jour d'été fut le point de départ d'une trahison qui allait
compromettre plus d'une centaine d'opérations de la CIA et du MI-6
contre l'Union soviétique et conduire à l'exécution de dix militaires et
agents russes de haut rang, ainsi qu'à l'emprisonnement de nombreux
autres. Sur le plan des faiblesses courantes chez les traîtres, Ames
était un cas d'école : excès d'alcool, arrogance et impulsivité.
Pourtant, ces traits de caractères, développés en long et en large dans
son dossier personnel, n'avaient pas suffi à ce que la CIA le
soupçonne d'être la taupe qui agissait en son sein. Son superviseur
l'avait autorisé à poursuivre ses rencontres avec Chouvakhine car il

251
Histoire des services secrets britanniques

lui avait dit qu'il essayait de convaincre le Russe de travailler pour


l'Agence. Autour de coûteux repas, les deux hommes concoctaient
des rapports, destinés au superviseur d'Ames, sur les progrès de la
tentative de « retournement » de Chouvakhine. À la fin de chaque
rencontre, l'Américain recevait cinquante mille dollars pour ses
dernières révélations sur les opérations de la CIA, les noms des
agents qui s'en occupaient et l'identité des nouvelles taupes en Union
soviétique.
Au cas où ses nouveaux comptes bancaires éveilleraient des
soupçons, Ames avait déjà prévu sa réponse : il s'agissait de ceux où
étaient déposées les sommes substantielles que sa nouvelle épouse,
Rosario, recevait de son héritage et de ses bénéfices en tant que
directrice de l'entreprise familiale en Colombie. On ne demanda
jamais à la station de Bogota de vérifier ces affirmations et personne
à Langley ne se demanda comment Ames pouvait se permettre
d'habiter un logement luxueux et d'avoir un train de vie largement
au-dessus de ses moyens. En tout, sa trahison rapporta deux millions
et demi de dollars à Ames.

À Londres, personne au SIS n'avait entendu parler de cette


trahison jusqu'au matin du 21 février 1994 — Presidents Day, aux
États-Unis —, où une équipe d'agents du FBI arrêta Ames alors qu'il
quittait sa maison de banlieue. L'homme aux cheveux gris et à
lunettes, qui allait sur ses cinquante-trois ans et avait été une taupe
soviétique pendant les neuf derniers, fut menotté et conduit à la
prison d'Alexandria. En fouillant son domicile, on trouva cent
quarante-quatre documents classifiés emballés et prêts à être livrés à
Chouvakhine.
Le 28 avril 1994, Aldrich Ames et sa femme plaidèrent coupables
aux accusations de conspiration d'espionnage et de fraude fiscale qui
pesaient contre eux. Ames fut immédiatement condamné à la
réclusion à perpétuité sans possibilité de liberté conditionnelle. Grâce
à un plaidoyer de marchandage, Maria Rosario Ames fut condamnée
à cinq ans et trois mois de prison pour conspiration d'espionnage et
fraude fiscale sur deux millions et demi de dollars obtenus grâce aux
activités illégales de son époux.
252
Hors de l’ombre

Suite à la trahison, six anciens agents de la CIA et cinq autres


toujours en service, dont Ted Price, le chef du service clandestin,
reçurent des lettres de blâme — l'équivalent d'un coup de bâton sur
les doigts à l'Agence.
Au MI-6, le dévoilement des activités d'Ames suscita quelques
sourires narquois. Dans le passé, le SIS avait subi les foudres de
Langley pour n'avoir pas su découvrir les taupes soviétiques, un
échec qu'aux plus hauts échelons de la CIA on avait considéré
comme une aberration à la limite de la négligence criminelle.
Pourtant, même Philby n'avait pas fait autant de dégâts qu'Aldrich
Rick Ames.

Au début du mois de juillet 1985, Oleg Gordievski demanda au


SIS de l'exfiltrer de Moscou de toute urgence. Deux mois
auparavant, on l'avait soudain rappelé de Londres, où il avait été
rezident du KGB et avait fourni au MI-6 les informations importantes
qui passaient sur son bureau de l'ambassade russe, dans le quartier de
Kensington. Il avait désormais affaire à John Scarlett — car Robert
Browning avait subitement démissionné après avoir été affecté à
Belfast ; ce qu'il considérait comme une rétrogradation par rapport à
ses activités à Copenhague, où il était très impliqué dans le traitement
de l'infiltration du KGB en Europe de l'Ouest.
Gordievski expliqua à Scarlett qu'il craignait d'avoir été dénoncé
par un ancien agent du MI-5, Michael Bettany, qui avait proposé ses
services au KGB avant de se faire prendre par le meilleur chasseur
de taupes du Service de sécurité, Eliza Manningham-Buller. Scarlett
se montra rassurant : Bettany purgeait actuellement une peine de
vingt-trois ans, en confinement solitaire, et rien dans le dossier de
son affaire ne semblait indiquer qu'il ait été au courant de la duplicité
de Gordievski. Cependant, Scarlett promit que la station de Moscou
serait prévenue de se tenir aux aguets de tout signal indiquant qu'il
devait être exfiltré d'urgence. Pour activer le processus, tout ce que
Gordievski aurait à faire serait de s'arrêter à un coin de rue menant à
la place Rouge avec un sac de provisions achetées dans un marché
des environs. Ensuite, il devrait rentrer à son appartement. Un plan
qui aurait pu sortir des pages d'un roman de John Le Carré.
253
Histoire des services secrets britanniques

Gordievski déclencha le signal dès le lendemain après avoir été


interrogé pendant des heures par des agents du KGB l'accusant
d'être un espion. Face à eux, il avait réagi calmement et fait usage de
toutes les compétences qu'il avait acquises à l'école d'espionnage
pour résister au passage sur le gril. Quoi qu'il en soit, le lendemain, il
s'était tenu au coin de rue convenu avec un sac de courses. Dans
l'heure, le vicomte Asquith, le commandant de la station du MI-6 à
Moscou, envoya un message codé prioritaire à Century House, ce qui
confronta Christopher Curwen à son premier défi en tant que
directeur. Il avait cinquante-trois ans et était le dixième à occuper ce
poste, le sommet de ses trente ans de carrière au SIS. Ayant servi en
Thaïlande et à Kuala Lumpur, il avait d'abord épousé une
psychothérapeute vietnamienne dont il avait divorcé avant de se
remarier avec sa secrétaire de l'époque où il dirigeait la station de
Washington et de rentrer à Londres pour y prendre les fonctions de
directeur adjoint. Quand Colin Figures avait été nommé
coordinateur du renseignement au cabinet, c'était à Curwen que l'on
avait pensé en premier pour lui succéder. Là, en ce matin de juillet,
alors que cela ne faisait pas une semaine qu'il avait pris ses fonctions,
le message d'Asquith était arrivé sur son bureau.
Curwen fit venir Scarlett. Les deux hommes passèrent une heure
à discuter des rouages de l'opération. Faire sortir Gordievski par
avion était impossible. L'embarquer clandestinement sur un bateau
était tout aussi hors de question. La seule façon de l'exfiltrer était par
la route. Mais si l'opération était découverte, il y aurait de graves
retombées politiques ; en outre, il était pratiquement certain que les
Russes expulseraient toute la station moscovite du MI-6 et il n'était
pas impossible qu'ils arrêtent les employés de l'ambassade dénués de
protection diplomatique.
Curwen connaissait déjà l'importance de Gordievski. Des résumés
de ses renseignements figuraient régulièrement dans le livre rouge du
MI-6, un dossier top secret porté quotidiennement à la main à
Downing Street. Et, depuis qu'elle était devenue Premier ministre en
mai 1979, c'était le premier document que lisait Margaret Thatcher
en se levant, à 5 h 30. Elle avait exigé que les rapports ne cachent
rien et, au cours des dernières années, ils avaient souvent contenu
des révélations embarrassantes pour le MI-6 : combien son
incapacité à obtenir des informations à l'avance avait failli mener à

254
Hors de l’ombre

une défaite aux Malouines ; le fait qu'il n'avait pas découvert le projet
d'invasion de Grenade du Pentagone avant que les troupes des États-
Unis ne soient en train de débarquer en masse sous les projecteurs
des chaînes de télévision américaines ; l'humiliation quand on s'était
aperçu qu'un agent de haut niveau de la station de Paris fabriquait de
toutes pièces de faux rapports provenant prétendument d'un
informateur au nom duquel il demandait des sommes substantielles,
qu'il utilisait, en réalité, pour mener la belle vie. Quand Richard
Dearlove, un futur directeur, avait découvert la supercherie, Colin
Figures, le prédécesseur de Curwen, avait estimé que la seule façon
d'éviter un scandale public était de permettre à l'agent de
démissionner et lui trouver un poste important dans une banque de
la City.
En ce jour de juillet, en cherchant le meilleur moyen d'exfiltrer
Oleg Gordievski, Curwen et Scarlett savaient tous deux qu'il faudrait
que l'opération soit approuvée par Margaret Thatcher. Depuis
l'arnaque de Paris, elle avait clairement fait savoir qu'elle voulait
connaître les « risques d'embarras » de chaque opération.
Elle se trouvait alors à Balmoral, la résidence écossaise de la
famille royale, où elle était allée voir la reine, ainsi que tous les
Premiers ministres devaient le faire tous les ans, vers la fin de l'été.
Curwen prit le premier vol pour l'Écosse pour aller l'informer. Un
peu plus tard, tandis que la reine promenait ses corgis dans le
domaine de Balmoral, le Premier ministre et son chef espion
sirotaient du grand whisky à l'intérieur du château.
« Quels que soient les risques, nous devons le faire sortir,
Madame le Premier ministre », déclara Curwen pour clore leur
conversation. « Alors, faites-le. Je vais appeler Geoffrey pour le pré-
venir. »
Geoffrey Howe était le secrétaire aux Affaires étrangères et le
patron politique du SIS. Quand il repartit, Curwen avait réussi à
convaincre Margaret Thatcher que, du fait des informations que
détenait Gordievski, cela valait la peine de prendre des risques pour
le faire venir en Angleterre — ce qui nécessiterait, entre autres, un
passeport britannique.
Le PET, le service de renseignement danois, qui entretenait
depuis longtemps des relations avec le MI-6, proposa de cacher
Gordievski dans l'une de ses planques, à Skovlunde, afin qu'il y soit

255
Histoire des services secrets britanniques

en sécurité en attendant que tout soit prêt pour l'accueillir à Londres.


Cependant, Gordievski craignait que, dans le cadre de la chasse à
l'homme que ne manquerait pas d'entraîner sa fuite, certains des
collègues, avec qui il avait travaillé au Danemark, puissent le
reconnaître.
Asquith était parfaitement conscient que plus on mettrait de
temps à élaborer le plan d'évasion, plus le KGB risquait d'arrêter
Gordievski pour le questionner à nouveau. Avec toute l'assurance
qu'il pouvait dégager, mais ne ressentait peut-être pas, Asquith fit
dire fermement à Gordievski qu'il n'y aurait plus de discussion, qu'il
devait faire exactement ce qu'on lui ordonnait, et que l'opération
aurait lieu le dernier week-end du mois.
Un vendredi matin, Asquith prévint les autorités qu'il devait
conduire une employée enceinte de l'ambassade jusqu'à Helsinki
pour le traitement médical spécial dont elle avait besoin d'urgence.
Les autorités pourraient prendre Lute annonce comme une insulte
envers leurs propres équipements médicaux et cela leur mettrait
peut-être la puce à l'oreille mais Asquith bénéficiait de l'immunité
diplomatique et celle-ci couvrait également sa Saab. Le chef de
station était convaincu que même le KGB n'oserait pas risquer un
grave incident diplomatique en arrêtant le véhicule.
Pendant ce temps, Gordievski avait continué à faire son jogging
quotidien, dans un parc proche du principal terminus ferroviaire de
Moscou. En ce samedi matin, si quelqu'un le filait, il le sèmerait ;
depuis qu'il était devenu un agent double, il avait déjà plusieurs fois
prouvé qu'il savait le faire. Son billet simple pour Saint-Pétersbourg
l'attendait dans un endroit déterminé depuis longtemps. Quand il
l'eut récupéré, il sauta dans le premier train de la journée.
À l'approche de la ville, le train s'arrêta dans une petite gare où
Asquith l'attendait. Sans bagages, il descendit du train et quitta la gare
comme n'importe quel Russe faisant sa promenade du soir. Lorsqu'il
arriva à la Saab, avec ses plaques CD bien visibles, il ouvrit
calmement le coffre et se coucha à l'intérieur. Asquith ferma le coffre
à clé, reprit la route et passa la frontière finlandaise à Voborg.
Asquith déclara plus tard : « Une centaine de choses auraient pu
mal tourner. » Cependant, malgré l'importance des risques,
l'opération se déroula sans incident. La directrice de la station
d'Helsinki, Margaret Ramsay, attendait de l'autre côté de la frontière

256
Hors de l’ombre

finlandaise. Elle conduisit Gordievski jusqu'à Oslo, d'où il prit un vol


pour Londres le lendemain.
Curwen, Scarlett et le principal kremlinologue du MI-6, Gordon
Barass, l'attendaient à Heathrow.

Après déjeuner, Scarlett conduisit Gordievski et Barass à Fort


Monkton, le centre de formation du MI-6, à Gosport, sur la côte
sud-ouest. Le Russe y fut interrogé pendant plusieurs semaines et ses
révélations donnèrent lieu à un document de cinquante pages,
intitulé Perception soviétique de la guerre nucléaire. Une copie en fut
envoyée à William Casey, le treizième directeur de la CIA. Il fut si
impressionné par ce qu'il lut qu'il montra le document au président
Reagan. On a rapporté, plus tard, qu'après avoir lu le document à
haute voix à sa femme, Nancy, il s'était exclamé : « Je vais tempérer
mes attaques envers l'"empire du mal", sinon, cela va générer encore
plus de paranoïa à Moscou. »
Contrairement à d'habitude, on n'envoya pas de transcription des
confessions de Gordievski à Langley pour qu'Ames l'étudie.
« Gardons cela chez nous pendant quelque temps », avait dit Curwen
à l'équipe d'interrogateurs. Nul ne saura jamais combien cette
décision a sauvé d'autres agents doubles soviétiques de l'exécution.
Quelques jours après la fin des interrogatoires, on conduisit
Gordievski à Century House pour un déjeuner de célébration dans la
salle à manger privée de Curwen. Des analystes du Foreign Office
spécialisés dans le bloc soviétique, Michael Hanley, le chef du MI-5,
et Peter Marychurch, le directeur général du GCHQ, comptaient
parmi les convives. Ils avaient tous des copies de l'interrogatoire
mais, en bon public averti, ils en voulaient davantage.
Gordievski ne déçut personne. Avec l'aisance à balancer des noms
qui deviendrait plus tard sa marque de fabrique, l'agent double cita
un journaliste d'une publication nationale anglaise, plusieurs grands
dirigeants syndicaux et trois membres, marqués à gauche, du parti
travailliste. Il les présenta comme des « agents d'influence sur
lesquels on [pouvait] compter pour promouvoir les positions
soviétiques ». Cette description bien ciblée conforta son auditoire

257
Histoire des services secrets britanniques

dans le sentiment que les contacts qu'entretenait le parti travailliste


avec l'Union soviétique laissaient beaucoup à désirer.
Ce repas marqua le début d'une nouvelle carrière pour
Gordievski. Guidé par son mentor au MI-6, il apprit à s'exprimer en
public et donna des conférences pour faire connaître le danger que
représentait l'Union soviétique et l'importance du rôle du KGB dans
le processus décisionnel du pays. Il donnait des noms et, si
nécessaire, montrait des documents pour étayer ses attaques contre
son ancien service. Il devint le conduit permettant au MI-6 de révéler
ce qu'il voulait à certains journaux ou médias. L'exercice était un
morceau de bravoure tout à fait similaire à l'usage que le KGB faisait
de Kim Philby.
En 2007, depuis longtemps divorcé de son épouse russe, Leila, et
vivant confortablement, avec l'infirmière-chef d'une école privée
anglaise, dans une maison que le MI-6 l'avait aidé à trouver, il
continuait à critiquer le Kremlin du président Vladimir Poutine. Une
grande partie de son discours lui était soufflée par le SIS.

Bien avant la découverte de la trahison d'Amer, la possibilité de la


présence d'une autre taupe avait causé la fermeture des stations de
Moscou et de Berlin-Est, dans le but de protéger ce qu'il restait du
réseau, jadis puissant, d'agents doubles derrière le rideau de fer. Avec
cette perte, William Casey se mit à craindre que son mandat de
directeur (de 1981 à 1987) ne soit déjà entaché.
Physiquement, Casey avait une silhouette dégingandée et un
visage aux joues tombantes, avec le tour des yeux constamment
rougi, comme s'il manquait toujours de sommeil. Il marmonnait plus
qu'il ne parlait. Mais de sa bouche molle sortaient des jugements
perspicaces. Une fois retraité, il accorda plusieurs interviews
(certaines à Bob Woodward du Washington Post et d'autres, à moi-
même). Il y présenta Ronald Reagan comme « un homme en avance
sur son temps et particulièrement visionnaire ». Le président Gerald
Ford était « le mauvais homme au mauvais moment ». William
Webster, le directeur du FBI, avait « avalé une bibliothèque juridique
et, chaque fois [qu'il (Casey) proposait] quelque chose qui n'était pas

258
Hors de l’ombre

tout à fait conforme aux codes, il manquait de s'étouffer ». Nahoum


Admoni (directeur du Mossad de 1982 à 1990) était « un Juif qui
aurait voulu gagner un concours de celui qui pisse le plus loin par
une nuit pluvieuse à Gdansk ». Alexandre Haig, le secrétaire d'État,
était « un opportuniste qui savait diviser pour mieux régner ». Les
services secrets britanniques étaient « des gens qui savaient assouplir
les règles, généralement à leur avantage ».
Bill Buckley, qui était devenu l'un de ses amis proches, estimait
que personne ne pouvait mieux que lui diriger la CIA. « Il était doté
de cette classique mentalité volontaire qui fut la marque de fabrique
de l'Agence jusqu'à ce que la désillusion s'installe. »
À mesure que le KGB déjouait les opérations de l'Agence, la
possibilité qu'il y ait une autre taupe à la CIA aggravait le sentiment
d'échec de Casey.
L'amiral Bobby Inman, qui avait été transféré de la direction de la
NSA à la CIA, sur ordre de Reagan, pour y devenir l'adjoint de
Casey, le considérait comme « à peine plus qu'un aventurier ». Lors
de leur premier entretien, Casey avait marmonné : « Je veux plus
d'action, moins de paroles. » Des agents qui travaillaient du côté
obscur de la direction des opérations furent envoyés à la retraite. Des
carrières s'achevèrent brutalement, non pas à cause de soupçons de
trahison mais pour ce que Casey percevait comme un manque de
zèle. Le 14 octobre 1985, Casey s'exprima lors d'une réunion à huis
clos devant ce qu'il restait de l'équipe de direction : « L'Union
soviétique a déjà formé environ six cents personnes au terrorisme et
aux techniques paramilitaires. Pour certains d'entre vous, une
connexion soviétique semble peut-être très vague mais, pour moi,
elle est très proche. Les terroristes sont actuellement à Cuba et au
Nicaragua et il faut que je sache qui les y a envoyés. Ensuite, on
éradique la menace à la source. » Il annonça clairement qu'il voulait
du sang neuf pour cette mission. Des gens prêts à faire ce qu'il
voulait.
Mais, après l'évaluation psychologique erronée d'Aldrich Ames,
c'étaient les exigences de Casey qui allaient conduire l'Agence au
désastre.
Edward Lee Howard était entré à la CIA en 1981, à peu près en
même temps que Casey. Le terrorisme avait commencé à prendre la
voie destructrice qui finirait par attirer l'attention sur les États-Unis

259
Histoire des services secrets britanniques

et Casey avait adhéré à la conviction de la direction des opérations


que l'Union soviétique finançait des organisations aussi variées que
l'IRA en Irlande, les Brigades rouges en Italie, la Bande à Baader en
Allemagne et les divers groupes palestiniens. On savait que leurs
membres étaient formés dans des camps en Albanie, en Roumanie et
en Bulgarie mais on manquait de détails. Casey voulait que des
agents, capables de travailler sous couverture, essaient de découvrir
l'emplacement exact des camps pour pouvoir les détruire — des
agents de la CIA dirigeraient des mercenaires pour effectuer des
« opérations noires » non imputables à l'Agence. Ces missions
secrètes sont planifiées de sorte que le président des États-Unis
(dans le cas de la CIA) dispose d'éléments assez solides pour pouvoir
nier en avoir été informé. Pour William Colby, les opérations noires
sont celles « dont on sait que, dans le feu de l'action, les participants
pourraient être amenés à dépasser leurs instructions originales ».
Selon les archives historiques du MI-6, l'usage de la possibilité de
démentir remonte au jour où, au sujet de Thomas Becket, Henri II
d'Angleterre s'était exclamé : « Eh ! quoi, parmi tous ces lâches que je
nourris, aucun n'est donc capable de me venger de ce clerc outrecuidant ! »
L'ecclésiastique avait été assassiné peu après à la cathédrale de
Cantorbéry. Mais l'exhortation du roi soulevait une question sans
réponse : ces paroles constituaient-elles vraiment un ordre de
meurtre ? À ce jour, la possibilité de nier et les opérations noires
comptent toujours parmi les zones d'ombre du monde du renseigne-
ment.
Howard fut l'un des premiers choisis. Parlant couramment le
russe, il s'était entraîné pendant deux ans avec les Bérets verts avant
d'être engagé par la direction des opérations. On lui expliqua que sa
première mission consisterait à travailler à l'ambassade américaine de
Moscou en tant qu'attaché de presse, un poste souvent utilisé pour
les couvertures de la CIA., et à établir des contacts avec les groupes
terroristes qui vivaient ouvertement dans la capitale afin d'obtenir
des informations sur les camps d'entraînement. Pour l'y aider, on
l'autorisa à lire les dossiers des rares contacts soviétiques de la CIA à
Moscou qui avaient réussi, jusque-là, à ne pas se faire repérer. L'un
d'entre eux était Adolf Tolkatchev, un scientifique travaillant dans
l'industrie de l'armement.

260
Hors de l’ombre

Avant son départ pour la Russie, Howard, comme tous les agents
qui entraient à la direction des opérations, dut passer au détecteur de
mensonges. Ses résultats révélèrent qu'il avait un grave problème de
boisson, mentait régulièrement et avait une petite tendance au vol.
Son contrat fut immédiatement résilié. Mais, selon une enquête
ultérieure, Casey n'en fut pas informé.
En avril 1985, Howard prit un vol pour Vienne avant qu'on ait eu
le temps d'annuler son passeport. Dans ses bagages, il avait le nom
d'un agent du KGB qui, selon les dossiers de la CIA qu'il avait été
autorisé à lire, se trouvait dans la capitale autrichienne. Comme
Ames, il avait apporté des preuves de sa volonté de trahir : une
photocopie du dossier de Tolkatchev et le nom de son agent traitant,
ainsi que ceux de tous les agents basés à l'ambassade américaine de
Vienne. Vingt-quatre heures après sa rencontre avec l'agent du KGB,
Howard se trouvait à bord d'un appareil militaire volant en direction
de Moscou.
Tolkatchev fut interrogé et torturé au sous-sol de la Loubianka
avant d'être jugé et abattu par un peloton d'exécution.
À ce moment-là, Howard vivait dans un appartement moscovite
proche de l'endroit où Guy Burgess vivrait ses derniers jours. Si l'on
a toujours aucune idée de ce qu'il est advenu d'Howard, l'ampleur
des préjudices qu'il a causés se reflétait dans une note de service de
Casey à Clair George, le directeur adjoint des opérations, dans
laquelle il se déclarait consterné « par la simple possibilité qu'un
agent espionne pour le compte de l'Union soviétique ».
Ce qui rendait Casey furieux, c'était que, pendant un certain
temps, Howard avait été l'un des leurs. La CIA l'avait formé.
Pourtant, il avait trahi l'Agence et son propre pays. N'était-ce qu'un
ivrogne mécontent qui avait voulu se venger ? Ou quelque chose de
plus profond était-il à l'origine de sa déloyauté ? La recherche de ces
réponses allait consumer Casey jusqu'à la fin de son mandat.
Pourtant, le 1er août 1985, une lueur d'espoir sembla se dessiner
après cette avalanche d'histoires abominables.

261
XI

De grandes espérances

Le ler août 1985, un jour de fournaise, après presque un mois sans


un brin de vent à Washington, Bill Casey entra d'un pas pesant à la
direction des opérations. Il lui arrivait souvent de passer pendant le
week-end depuis ce jour d'avril 1983 où l'ambassade américaine de
Beyrouth avait été totalement détruite lors d'un énorme attentat à la
voiture piégée.
Parmi les soixante morts, on comptait dix-sept Américains, dont
le chef de la station de la CIA, Kenneth Haas, son adjoint, James
Lewis, et un vieil habitué de Beyrouth, Rob Ames. Il s'agissait non
seulement des plus grosses pertes humaines que l'Agence ait jamais
subies lors d'un seul événement, mais l'explosion avait également
détruit ses dossiers et réduit à néant ses capacités à recueillir des
informations au Liban.
Conscient que la CIA se retrouvait « pratiquement nue, en terme
de renseignement », Nahoum Admoni, le directeur général du
Mossad, prit un engagement. « Nous avons promis de lui trouver des
vêtements », expliqua-t-il plus tard.
Sept mois plus tard, un kamikaze en voiture fit exploser une
bombe encore plus puissante dans les casernes des US marines, à
côté de l'aéroport international de Beyrouth. Il fallut deux jours pour
ramasser les morceaux des deux cent quarante et un corps. Selon les
enquêteurs du FBI, la puissance de la déflagration se calculait en
kilotonnes, une mesure que l'on n'utilise normalement que pour les
explosions d'origine nucléaire. Admoni avait peut-être promis de
« trouver des vêtements » mais cela n'empêchait pas que, dans cette
ville déchirée par les combats, aucun service secret étranger ne
semblait avoir été informé à l'avance de l'attentat. Casey demanda à
ses analystes de lui donner une première idée des responsables de

262
Les grandes espérances

l'attaque. Les trois services secrets avec lesquels la CIA entretenait


des relations professionnelles au Liban étaient le Mossad, la DGSE
et le MI-6. Ils étaient tous parvenus à la conclusion que l'Iran
finançait le Hezbollah mais que la responsabilité finale revenait au
KGB, qui opérait par le truchement de la Syrie. Visionnaire, Casey
dit à Reagan qu'un jour les États-Unis devraient s'occuper du régime
de Damas.
Reagan lui avait alors répondu : « Une façon de le faire, Bill, c'est
de s'assurer qu'Israël ne manque de rien. »
Le président n'avait pas oublié sa dette envers les Juifs, qui
l'avaient soutenu sur le chemin de la Maison-Blanche, et il s'était
souvent retrouvé au bord des larmes en entendant les descriptions
poignantes des camps de concentration que faisaient les survivants
de l'Holocauste qu'on lui présentait.
En ce samedi matin du mois d'août, Casey déclara : « On aborde
Admoni comme un putt difficile au golf : on se contente d'espérer
qu'il n'y a rien sur le green dont on n'a pas tenu compte. »
En entrant à la direction des opérations, Casey demanda à l'agent
de service s'il avait reçu quelque chose de susceptible de lui remonter
le moral. L'agent lui tendit un message décodé. Après l'avoir lu,
Casey ordonna une réunion du personnel dans sa suite du sixième
étage.

Six semaines auparavant, le Hezbollah, le Parti de Dieu, avait


ajouté un point à son score de détournements d'avions en s'emparant
du vol 847 de la TWA, alors qu'il décollait d'Athènes, à destination
de New York, via Rome. L'un des passagers était un plongeur de
l'US Navy. Il était sur le point de s'endormir quand les terroristes
prirent possession de l'avion en criant à tous les voyageurs de leur
remettre leurs passeports. En découvrant les papiers militaires du
plongeur, les pirates l'amenèrent de force à l'avant de la cabine et lui
tirèrent une balle dans la tête. Quatre-vingt-dix minutes plus tard,
après l'atterrissage de l'avion à l'aéroport international de Beyrouth,
ils jetèrent son corps à l'extérieur. Ce cadavre sur le béton brûlant

263
Histoire des services secrets britanniques

marqua le début de ce que l'on allait appeler l'Irangate : l'échange


d'otages américains contre des armes américaines.

Jimmy Carter se lança dans une dernière tentative désespérée de


conserver ses fonctions — alors que cela faisait longtemps que ses
imitations de la coiffure et de la façon de parler de John F. Kennedy
n'impressionnaient plus les électeurs. Il autorisa une opération
secrète pour secourir les soixante-quatre diplomates, marines et
employés de l'ambassade américaine de Téhéran qui avaient été faits
prisonniers le 4 novembre 1979 par le régime islamique de l'ayatollah
Rouhollah Khomeini. Sous Carter, le directeur de la CIA était
Stansfield Turner.
Il s'agissait d'un ancien amiral, commandant de l'OTAN en
Méditerranée, ce qui incluait la sixième flotte américaine. Il était le
troisième amiral à tenir la barre de la CIA. Quand il était monté à
bord, il ne connaissait pratiquement rien au fonctionnement de
l'Agence mais il avait décidé de la diriger comme un bateau : il fallait
obéir à tous ses ordres sans poser de questions. Pour Carter, cette
attitude faisait de lui le chef espion idéal, d'autant plus que les deux
hommes partageaient la même fascination pour les mécanismes qui
permettaient aux satellites de fournir des informations. N'étant pas
habitué à la face obscure du renseignement, Turner ne tarda pas à se
retrouver confronté à une situation qu'il n'avait jamais rencontrée en
mer. Le chef du service clandestin de l'Agence lui demanda de
résoudre un problème. « Il est venu me voir et m'a dit qu'ils avaient
un agent proche du sommet d'une organisation terroriste mais que
l'on venait, une nouvelle fois, de lui demander de prouver sa loyauté
en assassinant un haut politicien. On me demandait d'autoriser cela.
J'ai dit non, sortez-le de là. Les États-Unis ne pouvaient pas
participer à un meurtre », relata plus tard Turner.
Ce problème l'amena à se battre, au sein de la CIA, pour que la
technologie bénéficie d'une plus grosse part du budget que le
renseignement humain. Il prit donc totalement le parti des
technocrates. Chez les agents, ce fut la colère et la désillusion.

264
Les grandes espérances

Pourtant, avant même d'être lancée, en avril 1980, la mission de


Téhéran était perdue d'avance. On ne disposait d'aucune information
fiable sur la situation dans la capitale iranienne et la CIA avait
pratiquement était exclue de la planification. Dès le début de sa
présidence, Carter avait déploré que l'Agence soit « surchargée en
analystes, en administrateurs et en spécialistes du renseignement
technique ».
Les informations qu'ils obtenaient auraient pourtant été bien
utiles pour donner au sauvetage une chance de réussir. Carter avait
confié la mission à la Navy ; ses hélicoptères devaient se rendre sur
place, accompagnés par un avion de transport des US Marines, et
sortir les otages de leur lieu de détention, dans le centre de Téhéran.
Personne à la Maison-Blanche n'avait vérifié si les hélicoptères
avaient un système de navigation adapté à un long vol au-dessus du
désert. On ne s'était pas non plus demandé où et comment on
pourrait les ravitailler et encore moins comment ils pourraient
repartir de l'une des villes les plus anti-américaines du Moyen-Orient.
Bien avant d'arriver à Téhéran, deux hélicoptères s'écrasèrent, ce qui
coûta la vie à huit marines, et la mission se termina dans les sables
iraniens — avec les derniers espoirs de Carter de rester au pouvoir.
Le jour de l'investiture de Reagan, l'ayatollah Khomeini relâcha les
otages — un dernier pied de nez à Carter et une façon de rappeler au
nouveau président que l'Iran resterait un problème pour les États-
Unis.
Jusqu'à sa démission en janvier 1981, Stansfield Turner argua que
le renseignement humain avait ses limites. « Même si les systèmes
techniques coûtent infiniment plus cher que les moyens humains, lire
les messages d'autres pays grâce aux interceptions et écouter leurs
dirigeants se parler grâce à des micros cachés peut révéler des
intentions, avec souvent plus d'exactitude que le rapport d'un
agent », écrivit-il plus tard.
À l'heure où Reagan capitalisait sur le soulagement des
Américains après la libération des otages, Casey promettait une
nouvelle aube pour la CIA. Il allait refaire des espions le premier
instrument secret de la politique étrangère. Les satellites seraient
toujours dans le noir complet de l'espace mais les agents auraient
plus de liberté pour choisir les tâches qu'ils leur confieraient. Il n'y

265
Histoire des services secrets britanniques

aurait plus d'entreprises à l'aveuglette comme le fiasco de Téhéran.


Telle était la promesse de Casey et tout le monde la crut.

Il avait dirigé la campagne électorale de Reagan. C'était lui qui


avait écrit les ébauches de ses discours sur la fermeté dont il fallait
faire preuve face au terrorisme. Une fois directeur de la CIA, le
président lui demanda conseil au sujet du détournement du vol de la
TWA.
« Je vais parler à Admoni. Je vais lui demander de persuader son
gouvernement de libérer ses prisonniers libanais », assura Casey.
À contrecœur, Israël relâcha d'abord cent, puis deux cents, puis
trois cents prisonniers et les renvoya, en bus, de l'autre côté de la
frontière libanaise. Pendant ce temps, Reagan avait approuvé un
second marché : fournir à l'Iran deux cargaisons de cinq cents
missiles TOW américains. Ce fut ce qui marqua le début de
l'Irangate. Peu après, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, le président du
Majlis — le Parlement iranien —, fit libérer les otages. Un président
américain et son chef du renseignement venaient de conclure un
marché avec l'un des groupes terroristes les plus dangereux de la
planète.
« Le Hezbollah était sous le contrôle de l'Iran. Le pays avait
besoin d'armes pour combattre l'Irak. Pour récupérer ses otages, tout
ce que Reagan avait à faire, c'était de les lui fournir. Tant pis pour les
promesses de fermeté envers les terroristes qu'il avait faites durant sa
campagne », expliqua plus tard Ari Ben-Menashe, un agent de haut
niveau du Mossad ayant participé à l'Irangate en tant
qu'intermédiaire, à Washington, pour les négociations de nouvelles
ventes d'armes à l'Iran.
Il y avait un otage que Reagan voulait absolument voir libéré en
échange des armes. Il s'agissait de Bill Buckley, le chef de la station
de Beyrouth, que Casey avait envoyé rétablir après l'attentat contre
l'ambassade. Buckley avait été pris le 7 mars 1984 et depuis, chaque
dimanche, le fervent catholique qu'était Casey se rendait à l'église,
près de chez lui, à Georgetown, où il faisait brûler un cierge et priait
pour la libération de son agent.

266
Les grandes espérances

Là, en ce samedi matin d'août 1985, Casey avait autre chose à


faire. Il avait lu un message décodé, envoyé par le chef de la station
de la CIA à Rome, selon lequel le colonel Vitali Iourtchenko, un
membre de haut niveau du KGB, affecté à l'ambassade de Russie de
la ville, voulait faire défection.
« Pour moi, cette nouvelle était comme si Noël arrivait en
avance », se souvint plus tard Casey. Pendant des heures, ses plus
hauts agents et lui discutèrent de la situation dans sa suite du dernier
étage. Iourtchenko était-il sincère ou s'agissait-il d'un coup monté du
KGB ? Il fut entendu que la seule façon de répondre à cette question
était de le faire venir à Washington.

À Londres, alors que l'été 1985 touchait à sa fin, l'époque était au


changement pour Stella Rimington. Son mariage n'avait pas tenu et
elle s'était installée dans un nouveau logement avec ses deux filles. À
cinquante ans, il n'était pas facile d'être un parent isolé tout en
occupant depuis peu le poste de directrice de la contre-subversion.
Cette fonction augmentait la durée de ses journées de travail, déjà
longues auparavant, et elle ne pouvait pourtant pas expliquer à ses
filles adolescentes que chasseuse d'espions n'était pas un métier à
horaires réguliers comme celui des autres mères. Le sens du secret
était si ancré chez Rimington que ses filles n'avaient pas la moindre
idée de ce qu'elle faisait, pas plus que les membres de son petit cercle
d'amis à l'extérieur du MI-5.
John Lewis Jones, le directeur général, subissait les foudres
consécutives à la découverte d'une taupe du KGB, Michael Bettany.
Il essayait de rassurer Casey en lui expliquant que Bettany avait été
démasqué avant d'avoir eu le temps de faire de gros dégâts mais
Casey savait que c'était improbable. Toute information en
provenance du MI-5 était extrêmement précieuse pour le KGB.
Cela faisait longtemps que le personnel de Jones — un homme
terne, tatillon et pédant — trouvait que la seule chose qui semblait
vraiment lui importer dans un rapport était qu'il soit impeccablement
présenté ; si ce n'était pas le cas, il le faisait refaire. Il avait également

267
Histoire des services secrets britanniques

du mal à déléguer alors qu'il n'avait pas les compétences nécessaires


pour maîtriser les complexités de tous les services du MI-5.
En examinant son cas dans le cadre de l'affaire Bettany, la
Commission de sécurité remarqua ces déficiences. Après avoir nié
toute faute personnelle par rapport à la trahison abracadabrante de
Bettany et avoir rappelé que c'était un membre de son personnel,
l'excellente Eliza Manningham-Buller, qui avait démasqué le traître,
Jones afficha une autosatisfaction époustouflante. Il affirma que la
trahison n'était une nouveauté pour aucun service et qu'il serait
« complètement aberrant de juger le MI-5 sur un seul cas ». De plus
en plus incrédules, les membres du comité observèrent Jones
esquiver les questions et balayer les plus inquisitrices d'entre elles
d'un haussement d'épaules. Puis les questions finirent par cesser.
Jones resta assis un long moment dans la salle silencieuse où ses
réponses venaient de révéler son inaptitude à diriger le Service de
sécurité dont il était responsable depuis quatre ans. Peu après, il
donna sa démission et disparut dans une obscurité très
probablement réconfortante.
Il fut remplacé par Tony Duff, le président du JIC. Duff avait
alors soixante-cinq ans. Margaret Thatcher lui avait demandé
d'exorciser la démoralisation presque totale que Jones avait laissée
derrière lui. On n'aurait pas pu faire un meilleur choix que celui du
paternel Tony Duff : avec ses costumes sombres à rayures et ses cols
amidonnés, il avait le regard droit, ce qui n'était pas sans évoquer
l'époque où, les yeux collés à son périscope, il avait été l'un des plus
jeunes commandants de sous-marin de la Seconde Guerre mondiale.
Durant sa première semaine à Century House, il se présenta dans
tous les bureaux, serra la main de leurs occupants, leur demanda ce
qu'ils faisaient et promit de mettre en place les améliorations qu'ils
demandaient. Personne ne se souvenait qu'un directeur général ait
jamais fait cela. La crainte qu'il y ait d'autres taupes à démasquer
s'envola et laissa place à ce que Stella Rimington appela « une forte
loyauté collective ». La seule chose qu'elle avait à lui reprocher était
d'appeler les femmes du personnel dear.
Dans la journée, Duff passait son temps au téléphone. Il appelait
les directeurs des services de renseignement étrangers et envoyait des
messages à ses commandants de station dans le monde entier. Il
dînait régulièrement avec des membres du JIC et déjeunait avec

268
Les grandes espérances

Christopher Curwen dans un restaurant proche du MI-6. Il se rendait


souvent au Home Office pour y rencontrer le secrétaire à l'Intérieur
et, après cela, il rentrait à son bureau et dictait des notes de services,
à taper et distribuer, à ses secrétaires ; celles-ci comptaient parmi les
employés les plus occupés de Century House. Dans tout ce que
faisait ou disait Duff, on pouvait déceler qu'il se sentait investi d'une
mission : restaurer la réputation du Service de sécurité.
Il passait ses nuits à lire les dossiers importants que ses chefs de
service lui avaient recommandés. Ayant compris que, sous Jones, à
cause d'un réseau élitiste d'anciens, la promotion des agents ne
dépendait pas de leurs mérites mais des personnes avec qui ils
allaient au pub, il entreprit de redresser la situation. Beaucoup
partirent tranquillement en retraite et furent remplacés par des
jeunes. En outre, Duff promut plus de femmes que quiconque avant
lui. Stella Rimington fut l'une des premières à monter en grade. Duff
lui confia la responsabilité de la branche B, chargée du contre-
espionnage.
L'amitié qui unissait Duff et Casey remontait à de nombreuses
années, cimentée par un intérêt commun pour l'histoire de la marine
militaire. L'une des premières choses que fit Duff après sa
nomination fut d'appeler Casey. Ils parlèrent de la menace
perpétuelle du KGB mais également de celle que commençait à
représenter le fondamentalisme islamique. Ils estimaient qu'avec son
histoire de terre d'asile, Londres risquait d'être confrontée à un
problème.
Dans la luxueuse salle à manger du septième étage de Langley, Bill
Casey avait convié à déjeuner un invité insolite : le colonel du KGB
Vitali Iourtchenko. C'était la première fois qu'un agent d'un service
de renseignement hostile était autorisé à pénétrer dans le bâtiment.
Mais dès que Iourtchenko avait dit qu'il voulait changer de camp,
Casey s'était intéressé de près à l'affaire. Il avait étudié les comptes-
rendus d'interrogatoires dès leur arrivée sur son bureau et avait
plusieurs fois rédigé les questions dont il voulait connaître les
réponses pour la fois suivante. Il avait également lu les rapports des
psychologues qui évaluaient régulièrement Iourtchenko et avaient
noté son « authentique volonté de coopérer ». Plus Casey lisait, plus
il était convaincu que Vitali Iourtchenko était un « vrai de vrai ».

269
Histoire des services secrets britanniques

En tant qu'avocat d'affaires, Casey s'était avéré doué pour juger


les caractères. Il lui suffisait de regarder le client assis en face de lui,
dans son bureau, pour savoir s'il disait la vérité. Ce don lui avait,
d'ailleurs, permis de repérer plus d'un menteur durant la campagne
électorale de Reagan. Au moment où il parlait du plat du jour, il était
persuadé de ne pas avoir perdu cette aptitude.
« Les crabes viennent d'Alaska, là où vos sous-marins patrouillent
au large de la côte », marmonna-t-il.
« Et où vos poste d'écoute les suivent à la trace », répondit
Iourtchenko.
Cet échange donna le ton du repas : Casey, l'hôte détendu qui se
servait de tout ce que Iourtchenko avait révélé au cours de ses
semaines d'interrogatoire, et son invité, répondant une nouvelle fois
à des questions déjà posées par d'autres dans une planque de la CIA,
une petite maison aux murs de pierre au fin fond des bois du
Maryland.
Iourtchenko avait révélé une multitude d'informations sur les
opérations du KGB dans le monde entier et remis à jour ce que l'on
connaissait du fonctionnement du service de renseignement
soviétique depuis que Youri Nosenko, un transfuge de haut niveau
du KGB, était arrivé aux États-Unis en 1964. Nosenko avait, lui
aussi, répondu à de nombreuses questions. Mais avait-il dit la vérité
lorsqu'il avait affirmé que le gouvernement soviétique avait
commandité l'assassinat du président Kennedy ?
Casey avait entendu dire que, selon Nosenko, l'assassinat avait été
orchestré par le KGB dans le cadre d'un marché avec Castro par
lequel Cuba devait devenir un représentant à plein-temps du
gouvernement soviétique. Des années plus tard, Richard Helms
réitéra cette affirmation durant les audiences du comité du Congrès
consacrées à l'assassinat. Son témoignage figure dans un document
déclassifié en 1998 : « Le gouvernement soviétique a commandité
l'assassinat du président Kennedy. » Ce point de vue était également
partagé par Lyndon Johnson vers la fin de sa présidence : « Kennedy
essayait d'avoir Castro mais Castro l'a eu en premier. » N'étaient-ce
que les paroles en l'air d'un vieil homme qui voulait juste donner son
avis ?
Casey était encore profondément convaincu que les véritables
circonstances de la mort de Kennedy n'avaient toujours pas été
270
Les grandes espérances

élucidées lorsqu'il demanda à son invité s'il pouvait confirmer que le


KGB avait fait subir un lavage de cerveau à Lee Harvey Oswald pour
en faire un assassin ? Iourtchenko répondit que si un tel dossier
existait, son accréditation de sécurité n'aurait pas été suffisante pour
qu'il y ait accès.
Cette réponse renforça la conviction de Casey que son invité
disait la vérité sur les autres sujets.

Comme le faisaient tous les directeurs en prenant leurs fonctions,


Casey avait lu le dossier d'un autre meurtre, comploté non par le
KGB mais par la CIA pour couvrir ses propres tentatives de
fabriquer des assassins grâce au lavage de cerveau. Ce programme,
dont le nom de code était MK-ULTRA, allait rester le plus sinistre
jamais entrepris par un organisme gouvernemental américain.
En novembre 1983, dans la planque où l'on avait interrogé
Iourtchenko, des agents de la CIA s'étaient rencontrés pour parler de
Frank Oison, un biochimiste de l'Agence, dont la spécialité était la
diffusion dans l'air de divers aérosols mortels. Il était également
expert en matière d'utilisation du LSD à des fins de manipulation du
comportement. Il avait fait de nombreuses expériences sur des
prisonniers et, dans plusieurs hôpitaux américains, sur des patients
atteints de troubles psychiatriques. À la direction des opérations, on
avait décidé d'effectuer ces tests sur les agents doubles présumés qui
étaient enfermés dans les centres de détention de l'armée américaine
dans l'Allemagne d'après-guerre. On appelait ces hommes les « sujets
jetables ». Après les avoir drogués, on les soumettait à de puissants
électrochocs pour voir si leurs pensées étaient suffisamment altérées
pour qu'ils obéissent à tous les ordres de leurs contrôleurs. Allen
Welsh Dulles était convaincu que les Russes et les Chinois avaient
réussi à laver le cerveau de leurs prisonniers durant la guerre de
Corée.
Olson, qui n'avait jamais vu les résultats des drogues qu'il
fabriquait dans son laboratoire, s'était rendu en Bavière où il avait vu
les « sujets jetables » être drogués à mort et enterrés dans la forêt,

271
Histoire des services secrets britanniques

près du Schlass — c'est-à-dire le manoir de style bavarois — où les


expériences avaient lieu.
Sur son trajet de retour vers Washington, Oison s'était arrêté à
Londres pour décrire ce qu'il avait vu au docteur William Sargant. Le
psychiatre participait également à MK-ULTRA et, lors des passages
précédents d'Oison en Angleterre, il l'avait conduit à Porton Down,
l'institut de recherche biologique et chimique britannique. Dans le
cadre du programme, auquel collaborait grandement le Royaume-
Uni, on utilisait, à leur insu, les conscrits comme cobayes. Les soldats
croyaient participer à la recherche d'un remède contre le rhume.
« À son retour de Bavière, Oison n'arrêtait pas de dire qu'il avait
été témoin de meurtres et que c'était son devoir moral de rapporter
ce qu'il avait vu », m'a plus tard raconté le docteur Sargant.
Quand Oison fut de retour à Washington, le docteur Sargant fit
également ce qu'il estimait être son devoir. Il informa son contact au
MI-6 de ce que le scientifique avait l'intention de faire et lui signala
qu'à en juger par son état mental, il représentait probablement un
risque pour la sécurité du programme. Tout le reste partit de là :
l'appel de Dick White, le directeur du MI-6, à Dulles, puis la
rencontre entre ce dernier et le docteur Sidney Gottlieb, le directeur
au pied bot de MK-ULTRA.
Quand Oison revint à Fort Detrick, le centre biologique
américain où il travaillait, il fut convoqué à la planque des bois du
Maryland. Le docteur Gottlieb et plusieurs autres membres de la
direction des opérations l'y attendaient. Pendant le dîner, ils
l'interrogèrent sur son voyage en Bavière et l'écoutèrent exprimer sa
profonde inquiétude quant à ce qu'il avait vu. « Je pense qu'il faudrait
tout arrêter », avait conclu Oison.
Au fil de la soirée, l'ambiance devint de plus en plus tendue et, à
un certain point, le docteur Gottlieb se tourna vers George Hunter
White. Ce dernier était un ancien agent de l'OSS à qui Gottlieb avait
confié la tâche de s'occuper de toute menace éventuelle contre le
caractère secret de MK-ULTRA.
White tendit à Oison un verre de Cointreau, son digestif préféré,
dans lequel on avait versé du LSD sur ordre du docteur Gottlieb.
Oison ne tarda pas à montrer des signes de trouble. La première
étape du plan de Gottlieb passa à la vitesse supérieure. On conduisit
le biochimiste, de plus en plus perturbé, à New York pour y être
272
Les grandes espérances

examiné par un thérapeute, Harold Abramson, que le docteur avait


également recruté pour le programme MK-ULTRA. Selon le
diagnostic d'Abramson, Oison était « dans un état psychotique,
accompagné de paranoïa ». On ramena ensuite Oison au Statler
Hotel, à Manhattan. Sept heures plus tard, il était mort —
apparemment, après avoir sauté, à travers des rideaux tirés et une
fenêtre à double vitrage, depuis le dixième étage et s'être écrasé sur le
trottoir. Une partie de son crâne portait une trace pouvant
correspondre à un coup violent autre que l'impact contre le trottoir.
Durant sa carrière dans l'OSS, en Europe, George Hunter White
était réputé pour tuer les espions ennemis d'un simple coup de
poing.
Pendant des décennies, les véritables circonstances de la mort
d'Oison restèrent un secret de la CIA, qui affirmait qu'il s'agissait
d'un suicide dû à la « pression professionnelle » ou à des « problèmes
personnels ». Mais, en novembre 1998, un procureur public new-
yorkais, Steve Sorocco, commença à enquêter sur la possibilité que
Frank Oison ait été assassiné.
À ce moment-là, White était mort. Mais Sorocco pensait, malgré
tout, pouvoir faire condamner le docteur Gottlieb pour avoir
organisé le meurtre. Il recueillit des indices auprès d'innombrables
sources. Certains étaient des éléments à charge, d'autres apportaient
un éclairage prêtant à réfléchir sur la façon obsessionnelle dont la
CIA s'était acharnée à tenter de contrôler le comportement humain
sans pour autant réussir à créer un assassin de toutes pièces. Mais, en
mars 1999, alors que l'enquête de Sorocco avançait lentement mais
sûrement, le docteur Sidney Gottlieb mourut. Sorocco n'eut pas
d'autre choix que de clore le dossier.
Là, en ce jour d'octobre 1985, Casey avait une question sur le
même thème à poser à Vitali Iourtchenko. Il lui demanda où en était
le KGB dans ses tentatives de fabriquer un assassin grâce au lavage
de cerveau. Le transfuge le regarda et haussa les épaules : « Il y a des
choses que nos scientifiques ont réussi à faire mais ils ont vite
compris qu'il était impossible de laver le cerveau de quelqu'un. Cela
fait longtemps qu'ils ont abandonné. »
Casey poussa plus loin : et les Chinois ? Iourtchenko haussa une
nouvelle fois les épaules. « Les Chinois ? Nous ne savions jamais
avec les Chinois. »

273
Histoire des services secrets britanniques

C'était encore une de ces réponses honnêtes qu'espérait Casey.

Au cours des jours qui suivirent le retour de Iourtchenko à la


cabane, après son déjeuner avec Casey, les psychologues de l'équipe
qui l'interrogeait avaient remarqué qu'il était joyeux et partait avec
optimisme de sa vie future en Amérique. Il allait même peut-être
accepter l'offre de devenir consultant de la CIA qu'avait évoquée
Casey. Mais au fil des semaines, son enthousiasme s'atténua. Il se mit
alors à s'enfermer pendant des heures dans sa chambre, devant la
télévision, et à partir seul dans les bois.
Les psychologues établirent que Iourtchenko était victime de
symptômes relativement courant chez les transfuges : prise de
conscience croissante de la coupure définitive avec son passé,
incertitude sur sa capacité à recommencer sa vie dans une culture
très différente de la sienne.
Quoi qu'il en soit, Iourtchenko continua à donner des
informations importantes, dont certaines sur le système d'armement
biologique de la Russie. L'Union soviétique faisait partie des cent
quarante signataires de la Convention sur l'interdiction des armes
biologiques de 1972, qui prohibait « la mise au point, la fabrication,
le stockage et l'acquisition, d'une manière ou d'une autre, d'armes
bactériologiques à des fins hostiles ». Malgré cela, la Russie avait un
programme, « Biopreparat », dont les instituts très secrets
continuaient d'effectuer des recherches et de produire d'énormes
quantités d'armes biologiques, telles que la peste — la mort noire
médiévale —, la tularémie, le typhus ou la redoutable toxine botuli-
que. Biopreparat avait rassemblé suffisamment de microbes pour
tuer tous les hommes, femmes et enfants de la planète, ainsi que tous
les animaux jusqu'au dernier poisson.
Pendant des heures, seule la voix de Iourtchenko résonnait dans
le salon de la cabane. Chacune de ses paroles était enregistrée
pendant qu'il emmenait ses auditeurs dans un voyage où la mort
biologique était entreposée près des frontières de la Russie avec la
Finlande et la Pologne, au cœur des montagnes de l'Oural et
jusqu'aux limites de l'Iran et de l'Afghanistan, ou encore à

274
Les grandes espérances

Vladivostok, sur la mer du Japon. En tout, trente-huit sites


renfermaient un nombre inconnu de milliards de spores et de
pathogènes.
À la fin de chaque séance, Iourtchenko retournait dans sa
chambre pour appeler sa maîtresse, l'épouse d'un diplomate
soviétique basé à Ottawa. Au départ, leurs conversations étaient
personnelles, pleines de sous-entendus sexuels. Les psychologues les
écoutaient pour les analyser. Ils furent surpris par l'intensité de la
libido du Russe qui contrastait avec ses manières plutôt guindées.
Mais son optimisme quant au fait que sa maîtresse viendrait le
rejoindre laissa place à l'incertitude. Finalement, elle lui dit qu'elle
n'en ferait rien mais qu'il devrait rentrer à Moscou, où ils pourraient
parler de leur avenir.
Ayant senti son changement d'humeur, les psychologues
demandèrent aux interrogateurs d'annuler leur prochaine séance.
Mais, le lendemain matin, Iourtchenko se présenta au petit-déjeuner
tout à fait comme avant, sûr de lui, et il répondit pleinement aux
questions, paraissant n'avoir aucun souci. Il parla aux interrogateurs
d'un certain nombre d'opérations d'assassinats réussies par le KGB.
L'une de celles-ci avait été conduite contre Georgi Markov, un
dissident bulgare, employé à la BBC, à Londres. Markov se rendait
au travail quand un agent du KGB l'avait heurté à la jambe avec la
pointe de son parapluie. Quelques heures plus tard, il était mort.
L'autopsie révéla que Markov avait succombé à un empoisonnement
à la ricine. Selon Iourtchenko, le meurtrier était Oleg Alexievitch
Shuliks, un agent du KGB basé à l'ambassade soviétique de Paris. Il
était rentré à Moscou le lendemain de l'assassinat de Markov. Il
n'avait encore jamais été identifié jusqu'à ce jour.
La séance du matin terminée, Iourtchenko refusa de déjeuner et
se rendit dans sa chambre pour appeler sa maîtresse. Elle ne répondit
pas. Il passa le reste de la journée seul et refusa d'aller se promener
dans les bois ou de regarder un match de football à la télévision. Les
psychologues se demandèrent si ce changement d'humeur avait pu
être déclenché par la crainte de subir le même sort que Markov, bien
que la CIA lui ait promis une nouvelle identité pour que le KGB ne
puisse pas le retrouver.
Au matin du vendredi 1er novembre 1985, il sortit de sa chambre,
sa gaieté retrouvée. Il n'avait pas passé de coup de téléphone pendant

275
Histoire des services secrets britanniques

la nuit et semblait avoir renoncé à l'idée d'aller rejoindre sa maîtresse


à Moscou. Après le petit-déjeuner, quand il s'assit sur sa chaise
habituelle, près de la cheminée, pour se préparer à répondre aux
questions, ses interrogateurs avaient une bonne nouvelle à lui
annoncer. On en avait enfin terminé et, pour fêter cela, ils l'invitaient
à ce que l'un des agents appela un « somptueux repas ».
L'équipe de la CIA avait réservé une table au Pied de cochon, l'une
des meilleures tables du quartier de Georgetown, à Washington.
Tout en buvant des cocktails, ils parlèrent des projets de
Iourtchenko pour commencer sa nouvelle vie : aller faire du
shopping avec l'un de ses hôtes, acheter des vêtements de style
américain et, plus tard, rencontrer un agent spécialisé dans le
relogement des transfuges. Pendant le repas, ils plaisantèrent sur la
force du bourbon américain par rapport à la vodka russe et
Iourtchenko fit l'éloge de la nourriture, en affirmant qu'aucun
restaurant n'égalait celui-ci.
Soudain, il se leva, se tourna vers l'un de ses hôtes et demanda :
« Que feriez-vous si je partais ? Vous me tireriez dessus ? »
La question fut accueillie par des rires. « Prends donc un autre
verre, Vitali », suggéra l'un des agents.
« Non. Non, répondez juste à ma question, insista Iourtchenko en
souriant. Vous me tireriez dessus ? »
« Ce n'est pas comme ça que nous traitons les transfuges »,
s'entendit-il répondre.
Du regard, Iourtchenko fit le tour de la table. « Je serai de retour
dans quinze ou vingt minutes. Si ce n'est pas le cas, ne vous en
voulez pas. »
Il sortit du restaurant. Personne n'essaya de l'en empêcher. Ses
hôtes avaient le sentiment qu'il s'agissait d'une sorte de test qu'il leur
imposait pour compenser tous ceux qu'ils lui avaient fait subir pour
vérifier sa crédibilité.
Après vingt minutes, Iourtchenko n'avait toujours pas donné
signe de vie. L'un des agents de la CIA s'écria : « Bon sang,
l'ambassade soviétique n'est qu'à vingt minutes d'ici. »
En repensant à cette conversation, William Colby, un ancien
directeur de l'Agence et l'une de mes principales sources, m'a
déclaré : « Ces types ont dû avoir l'impression d'être sur une barque

276
Les grandes espérances

au milieu de l'eau sans même une seule rame. Tu emmènes le type au


resto et il s'en va comme ça. »
Iourtchenko avait pris un taxi pour l'ambassade soviétique. Une
unité de surveillance du FBI l'avait vu entrer mais personne ne
saurait jamais ce qui s'était dit à l'intérieur du bâtiment. Trois jours
plus tard, vêtu d'un costume russe mal coupé, Iourtchenko apparut à
la télévision, en direct du bureau de l'ambassadeur, pour raconter une
histoire étonnante. Il avait été kidnappé à Rome puis on l'avait
drogué et envoyé à Washington dans un avion de l'armée. Pendant
des semaines, on l'avait maintenu dans un état de stupeur chimique
et des hommes qu'il pensait être des interrogateurs de la CIA
l'avaient questionné. Après cela, il disparut aussi abruptement qu'il
était apparu, laissant de nombreuses questions sans réponses.
Comment l'avait-on drogué ? Par injection ? Avec des cachets ? Un
liquide ? Comment avait-il pu répondre à des questions sous l'effet
de la drogue ? Comment avait-il échappé à ses geôliers ? Comment
s'était-il rendu à l'ambassade ? S'agissait-il d'un complot du KGB
visant à mettre le président Reagan dans l'embarras à la veille du
sommet pour la préparation du traité sur le contrôle des armes
nucléaires avec le président Gorbatchev ?
Deux jours plus tard, Vitali Iourtchenko était à bord d'un vol
pour Moscou. On ne l'a jamais revu et personne ne sait ce qu'il est
devenu. Ce qui était indéniable, en revanche, c'était l'embarras de
Casey qui, après son déjeuner avec Iourtchenko, avait assuré à ses
contacts au Congrès que ce transfuge était « probablement [leur] plus
précieux atout ». Reagan, plus démago que jamais, déclara au service
de presse de la Maison-Blanche : « Je pense que quelqu'un qui aurait
pu vivre aux États-Unis et préfère pourtant vivre en Russie peut très
facilement prendre n'importe quel Américain au dépourvu. »

À la fin des années 1980, le MI-5 était toujours empêtré dans la


campagne meurtrière de l'IRA en Irlande du Nord, tout en essayant
d'éradiquer les agents du KGB et du service de renseignement
polonais qui tentaient sans relâche d'espionner les sociétés
scientifiques et industrielles travaillant sur des contrats militaires.

277
Histoire des services secrets britanniques

Stella Rimington — la première femme à être appelée « K » dans


les correspondances internes — s'habituait à ses fonctions de
directrice du contre-espionnage et ses journées de travail
s'allongeaient. Ses week-ends s'écoulaient en une succession de
réunions où l'on parlait de sujets tels que le recrutement d'agents
« dotés d'un rare mélange de talents ; un bon cerveau et de grandes
capacités analytiques ». Elle exigeait aussi que les recrues soient
capables de prendre des décisions « dans les situations difficiles et
dangereuses » quand il n'y avait pas d'agent expérimenté pour les y
aider. Elle plaçait la barre très haut et nombreux étaient ceux qui ne
la passaient pas. Les autres devaient travailler avec le même emploi
du temps extrêmement serré que celui qu'elle s'imposait elle-même.
Au MI-5, beaucoup trouvaient que Rimington avait les mêmes
redoutables caractéristiques que Margaret Thatcher. Elle rejetait les
arguments faibles d'un ton cassant à vous glacer le sang et perdait
patience dès qu'un exposé s'éloignait de l'essentiel. Elle s'emportait
pour les moindres broutilles : des excréments de pigeon sur le bord
de la fenêtre de son bureau ou un employé de l'entretien qui n'avait
pas remis le portrait de la reine dans son exacte position originale
après l'avoir dépoussiéré. La concision de ses notes de service et la
brusquerie avec laquelle elle annonçait ses décisions rappelaient à
tous que quiconque n'était pas capable d'apporter une solution à un
problème en faisait partie intégrante. Des années plus tard, elle
expliquerait : « Quand l'adrénaline monte, on se concentre mieux et
puis je crois que j'ai toujours été un peu directive. »
Au sein du Service de sécurité, les conséquences de ce que l'on
appelait l'enquête Stalker devinrent le nouveau problème de
Rimington. En 1984, John Stalker, un commissaire divisionnaire
adjoint des forces de la police de Manchester, fort d'un passé
immaculé d'investigations sur des crimes importants, avait été
nommé pour enquêter sur les affirmations, de plus en plus
nombreuses dans les journaux, selon lesquelles une unité du RUC,
entraînée par le SAS, avait pour consigne de « tirer pour tuer ». Si elle
était avérée, une allégation aussi énorme aurait d'immenses impacts
politiques, aussi bien en Irlande qu'à Westminster : cela signifierait
que les policiers, majoritairement protestants, tuaient de sang-froid
les catholiques de l'IRA.

278
Les grandes espérances

On avait compris qu'il fallait faire quelque chose quand un


adolescent avait été tué par balle dans une grange à foin dans laquelle
le MI-5 avait reçu l'ordre de placer des micros depuis que le RUC
avait signalé que l'IRA y organisait des réunions. Stalker voulait
vérifier s'il était vrai que, comme on le lui avait dit, on entendait les
coups de feu et les voix de ceux qui avaient tué le jeune homme sur
la bande. Il avait alors contacté Christopher Curwen, le directeur
général du MI-5, et celui-ci avait nié toute implication du Service de
sécurité. Peu après, on avait fermé le dossier et Stalker avait pris sa
retraite, dont il complétait la pension en apparaissant à la télévision
dans une publicité pour du double vitrage. Plus tard, il fut l'un des
nombreux enquêteurs à travailler sur la mort de la princesse Diana et
de son amant, Dodi al-Fayed : pour cela, il emprunta le même
itinéraire qu'eux à la même vitesse que celle à laquelle ils avaient
trouvé la mort. Stella Rimington qui, en tant que « K » avait accès
aux activités du MI-5 en Irlande du Nord, ne parla pas de l'enquête
Stalker dans ses mémoires, Open Secret.

Alors que, pour le MI-5, l'IRA restait essentiellement un


problème intérieur, le terrorisme représentait un problème de plus en
plus important à l'échelle internationale et Londres était en train de
devenir le quartier général des prédicateurs islamiques extrémistes
qui, grâce à un réseau d'organisations, propageaient la haine : la haine
d'Israël, la haine de l'Amérique, la haine de l'Occident, la haine de
toutes les démocraties attachées à la tolérance et à la liberté — les
idéaux mêmes qui permettaient aux extrémistes d'opérer.
Au MI-5, on n'avait pas la moindre confiance en Harold Wilson,
le Premier ministre travailliste. Dans son dossier, il était dépeint
comme « un dangereux socialiste lié à une organisation commerciale
Est/Ouest et comptant plusieurs hommes d'affaires immigrés
d'Europe de l'Est parmi ses associés ». Le fait qu'il ait ouvert les
portes du pays à des businessmen venus du Moyen-Orient et
d'Extrême-Orient — et à leurs gros apports de capitaux dans
l'économie nationale n'avait fait que renforcer une suspicion à peine
voilée.

279
Histoire des services secrets britanniques

Bientôt, les mosquées se remplirent de fondamentalistes


islamiques recherchés pour terrorisme dans d'autres pays. Les
gouvernements français, algérien, égyptien, jordanien, saoudien et
américain avaient engagé des avocats aux honoraires très élevés pour
plaider devant la Haute Cour de Londres afin que les terroristes
présumés soient extradés pour être jugés pour les crimes dont ils
étaient accusés sur leurs territoires respectifs. Mais les avocats de la
défense réussissaient très souvent à empêcher ces extraditions sous
prétexte que leurs clients risqueraient des persécutions, voire la mort.
Dans les mosquées, un nouveau nom s'ajouta au panthéon en
perpétuelle expansion des héros et penseurs musulmans. Ce nouveau
venu, dont on commençait à parler durant les prières du vendredi,
était le fils d'un ouvrier illettré de la région pauvre de l'Hadramaout,
en Arabie saoudite, qui était devenu millionnaire lorsque la famille
régnante al-Saoud lui avait accordé le contrat de maintenance des
lieux saints de La Mecque. Cela représentait assez d'argent pour qu'il
envoie son fils à la prestigieuse université al-Azhar, au Caire, pour y
étudier les grands érudits islamiques. Doté du même sens inné des
affaires que son père, après avoir obtenu ses diplômes, le jeune
homme devint l'un des hauts dirigeants de l'entreprise de
construction familiale. Plus tard, contrairement aux princes royaux
saoudiens qui dépensaient leur argent sur les lieux de villégiature
européens, il partit aider les moudjahidine faire la guerre au régime
afghan, soutenu par la Russie. Puis, pour son vingt-troisième
anniversaire, il fit quelque chose de déterminant pour son avenir en
ouvrant, au Pakistan, une agence de recrutement de combattants
pour lutter contre les Russes. Il l'avait appelée Sijill Al-Qaïda, le
« Registre de la base » mais on se contenta bientôt de l'appeler Al-
Qaïda, « la base ». Son fondateur était Oussama Ben Laden.

L'enlèvement de William Buckley fit vivre à Casey une crise sans


précédent. Il avait perdu deux chefs de station en peu de temps, ce
qui n'était jamais arrivé à la CIA, même au summum de la guerre
froide. Casey décrocha son téléphone : il appela Duff dans son
bureau de Londres, Admoni à son quartier général de Tel-Aviv, et les

280
Les grandes espérances

directeurs de la SDECE française, du BND allemand et du SISMI


italien. Ils promirent tous de mobiliser leurs ressources à Beyrouth.
Un satellite de la NSA se mit à recueillir des images et des voix
dans les ruelles de Beyrouth-Ouest et à les envoyer vers les bancs
d'ordinateurs de Fort George Meade pour y être transcrites, vérifiées
et triées en fonction des langues utilisées : arabe, dialectes farsi et
français beyrouthin. D'autres informations arrivèrent des deux
meilleurs instituts du monde cil matière d'observation du terrorisme
au Moyen-Orient : les centres Jaffee et Dayan de l'université de Tel-
Aviv. Ariel Merari, le directeur du centre Jaffee, m'a confié plus tard :
« Nous avons essayé de leur faire comprendre l'état d'esprit des
ravisseurs, qu'ils étaient motivés par la haine, et pourquoi leur
proposer une rançon pour Buckley ne fonctionnerait pas. »
Certaines informations vinrent de sources inattendues. Le roi
Hussein de Jordanie fit porter à la main un rapport de son chef du
renseignement décrivant très clairement les conditions de détention
des otages : isolés, enchaînés, encagoulés, déplacés d'une cellule
souterraine à l'autre dans Beyrouth-Ouest. Le prince Bandar Ben
Sultan, l'ambassadeur saoudien aux États-Unis, fournit un plan de la
zone mais avertit néanmoins que toute tentative de sauvetage serait
vouée à l'échec.
Le 7 mai 1984, cinquante-deux jours après l'enlèvement de
Buckley, une vidéo fut livrée à l'ambassade américaine d'Athènes.
L'enregistrement montrait Buckley sous la torture. L'absence de son
rendait la scène encore plus obscène — ainsi que la façon dont la
caméra s'approchait et s'éloignait de son corps blessé. Devant son
ventre, il tenait un document portant l'inscription Most secret, ce qui
prouvait qu'il y avait des renseignements sensibles dans son attaché-
case. On voyait à son visage qu'il avait été drogué ; son regard était
vague, ses lèvres semblaient molles et ses poignets et son cou
portaient des traces de frottement comme s'il avait été attaché avec
de la corde ou des chaînes.
La seconde vidéo arriva vingt-trois jours plus tard, par la poste, à
l'ambassade américaine de Rome. Elle montrait Buckley les bras
couverts de trous d'aiguille. Ses jambes tremblaient et faisaient des
roulements de tambour contre le sol ; il ne pouvait plus contrôler ses
pieds car la torture avait détérioré son système nerveux. Il implorait
qu'on l'échange contre l'engagement des États-Unis à cesser

281
Histoire des services secrets britanniques

d'exercer leur influence sur le Liban et à obtenir la même chose


d'Israël.
Des copies des transcriptions des paroles de Buckley furent
envoyées à George Shultz, le secrétaire d'État. Le document était
accompagné d'une déclaration de principe rédigée par Graham
Fuller, un analyste de la CIA, spécialiste du Moyen-Orient. Il y
expliquait qu'un retrait total des États-Unis ou d'Israël était
« irréaliste » mais qu'il serait peut-être possible d'obtenir la libération
de Buckley en utilisant l'Iran comme intermédiaire : les mollahs
avaient besoin de plus d'armes pour continuer leur guerre contre
l'Irak. Les leur fournir pourrait être la solution.
Shultz convoqua l'ambassadeur israélien pour en parler. Le
diplomate demanda du temps pour consulter Tel-Aviv. Une réponse
arriva quelques heures plus tard : Israël ne voyait aucune objection à
équiper Téhéran d'armes dernier cri. Selon Ad Ben-Menashe, qui,
plus tard, accompagnerait les armes en Iran : « Israël était ravi de voir
l'Iran et l'Irak se saigner mutuellement à blanc avec leur guerre ».
Quatre cent quarante-quatre jours après sa capture, Bill Buckley
mourut, étouffé par ses propres glaires, à cause de la pneumonie qui
finit par l'emporter, le 3 juin 1985, dans les cellules souterraines de la
prison de Basta, à Beyrouth.

Libéré après dix-sept mois de captivité dans la même prison,


David Jacobson, le directeur de l'hôpital universitaire américain de la
ville, put donner des informations sur la mort de Buckley. Il expliqua
à Casey : « Buckley délirait. Il y a juste eu un long, long silence. Il
était dans la cellule d'à côté mais je ne l'ai pas vu mourir parce que
j'avais une cagoule sur la tête. Tout ce que j'ai entendu, c'est le bruit
du corps de Bill qu'on traînait à l'extérieur. »
Le 15 décembre 1986, Casey arriva à son bureau du septième
étage. Comme d'habitude, il étudia, une fois de plus, le dossier de
Buckley. Plus d'une fois, il s'était demandé s'il avait fait tout ce qui
était en son pouvoir pour le sauver. Soudain, Casey s'effondra,
victime d'une attaque due à un cancer du cerveau non diagnostiqué,
et envoyé d'urgence au centre hospitalier universitaire de

282
Les grandes espérances

Georgetown. Le 29 janvier 1987, Bob Gates, son adjoint, se présenta


à son chevet.
« Salut Bill. »
Casey grommela quelque chose d'inintelligible. Gates expliqua
qu'on lui avait demandé de lui porter une lettre du président Reagan.
Sans un mot, Casey se redressa sur son oreiller. Gates lui proposa de
lui lire la lettre. Quand il eut terminé, Casey avait les larmes aux yeux.
Il s'agissait de sa lettre de démission. Pour la valider, il lui suffisait de
signer sur les pointillés. Casey était trop faible pour tenir le stylo.
« Au diable ce truc », fit Gates en rempochant la lettre non signée.
Le lendemain, le président Reagan proposa à Gates d'assumer les
fonctions de directeur de la CIA. Les deux hommes savaient que
cette mesure n'était pas permanente. Gates avait été trop proche de
Casey. Pour diriger l'Agence, Reagan voulait quelqu'un de nouveau.
Gates occupa le poste pendant cinq mois.
Le 6 mai 1987, Casey succomba à une pneumonie après l'ablation
de sa tumeur au cerveau. Il avait servi son pays pendant six ans et un
jour. À son enterrement, les présidents Reagan et Nixon marchèrent
en tête du cortège.
À ce moment-là, le dossier de Buckley avait déjà été envoyé au
registre, au sous-sol de l'Agence. La seule trace visible de son passage
à la CIA était l'étoile d'argent que le graveur de Langley avait
incrustée dans un mur du hall de l'édifice, avec celles de tous ceux
qui, comme lui, étaient morts en service. Tout près, se trouvait la
plaque de marbre portant les mots de l'apôtre saint Jean : « Vous
connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira. »
Bill Buckley m'avait, un jour, fait part de ce qu'il avait ressenti la
première fois qu'il avait vu cette inscription : « J'avais des doutes là-
dessus. Vraiment. »

283
XII

Nouvelles cibles

À 6 h 30, en ce début de journée du mois de novembre, seul le


sommet du Washington Monument se dessinait dans les premières
lueurs de l'aube. Sur l'autre rive du Potomac, les pierres tombales
baignaient encore dans l'ombre sur la colline du cimetière
d'Arlington. Chacun des deux hommes assis à l'arrière de la voiture
gouvernementale noire connaissait au moins une personne qui était
morte dans la bataille. L'Oldsmobile était équipée de vitres pare-
balles, d'une carrosserie blindée et d'un châssis anti-mines. Seule la
voiture du président des États-Unis disposait des mêmes protections.
L'Oldsmobile était systématiquement livrée avec le poste de directeur
de la CIA.
Le plus âgé des deux hommes, William Hedgecock Webster,
occupait cette place depuis que le président Reagan l'avait choisi
pour remplacer Casey en 1987. Sobrement habillé, le magistrat de
soixante-quatre ans avait été procureur public et juge de district dans
sa ville natale, Saint Louis, dans le Missouri, avant de diriger
irréprochablement le FBI pendant neuf ans. Selon l'agent spécial
responsable Ted Gunder-son : « Webster était d'une telle rigueur que
nous l'appelions l'homme au règlement. » À Washington, en cette
froide matinée de novembre, Webster n'ignorait pas que des gens se
réveillaient en se demandant combien de temps il allait rester à la tête
de la CIA.
Il était le quatorzième directeur de l'Agence et nul avant lui n'avait
jamais été aussi froidement reçu à Langley. Dès son entrée dans le
hall, quand il était passé devant les gardes et avait jeté un rapide
regard aux paroles de l'apôtre saint Jean sur la plaque murale avant
de prendre l'ascenseur qui lui était réservé, Webster n'avait pu que
ressentir l'hostilité qu'il inspirait. À chacun des sept étages, on se

284
Nouvelles cibles

souvenait de lui comme du juge qui avait prononcé la sentence


contre les membres de l'Agence qui avaient survécu à l'Irangate.
La commission Tower, que le président Reagan avait chargé
d'enquêter sur le marché « armes contre otages », avait découvert que
le gouvernement regorgeait d'incompétents qui avaient souvent flirté
avec la criminalité au moment où ils avaient laissé les transactions
avec l'Iran flétrir l'image des États-Unis dans des proportions encore
inédites. Quand on avait découvert le rôle crucial qu'avait joué Israël
dans la supercherie, un sentiment antiaméricain s'était développé
dans le monde musulman. Chez les alliés européens des États-Unis,
cela avait été la consternation et leur vision du gouvernement Reagan
s'était gravement détériorée.
La plus noire des ombres s'était répandue sur la CIA quand la
commission Tower avait établi que l'Agence était profondément
impliquée dans les transactions secrètes avec l'ennemi reconnu
qu'était l'Iran : elle lui avait fourni de pleines cargaisons d'armes
américaines dernier cri, prétendument destinées à Israël ; elle avait
collaboré avec l'État hébreu pour envoyer les armes à Téhéran ; elle
avait secrètement payé des magouilleurs arabes, réputés pour être
« aussi amoraux et roublards que des chats de gouttière ». Il faudrait,
cependant, attendre cinq ans après le meurtre de Buckley et la mort
de Casey pour que les derniers otages soient libérés.
Selon Ari Ben-Menashe, l'un des négociateurs israéliens : « À
Langley, on m'a dit cent fois "Vas-y, laisse les Iraniens et les Irakiens
s'entretuer. Nous t'aiderons à les y aider." Et c'est exactement ce que
mes amis de la CIA ont fait. »
On avait justement engagé Webster pour qu'il se débarrasse des
amis de cet Israélien au rapide débit verbal. Lors de son audience de
nomination, on lui avait clairement fait comprendre que le Congrès
voulait qu'il remette l'Agence sur les rails. Plus de Casey pour faire
des pieds de nez au Congrès. Plus d'opérations illégales. Webster ne
devait jamais oublier que tant qu'il serait le premier conseiller en
renseignement du président, il travaillerait également pour le peuple
des États-Unis. Sa première décision fut de renvoyer Clair George,
qui, sous Casey, avait été le chef des opérations clandestines et avait
mené ces dernières avec un savant mélange de ruse calculée et de
charme contrôlé. Il n'y avait plus de place pour ce genre de finasserie
dans la CIA de Webster. Ce dernier n'aimait pas non plus le titre de

285
Histoire des services secrets britanniques

« directeur » et lui préférait celui de « juge ». Bientôt, de nombreux


agents — qui, à eux tous, avaient servi dans tous les continents et
acquis mille ans d'expérience — partirent dans le sillage de Clair
George. Pour une grande partie des six mille employés restants,
Webster était Boring Bill (Bill l'ennuyeux). À en croire les quolibets, il
n'était qu'un homme du Sud ne connaissant rien au fonctionnement
de Langley. « Il n'a jamais compris qu'espionner dans le monde entier
n'avait rien à voir avec diriger le FBI et ses agents en chemises à col
boutonné qui se rasaient tous les matins », s'était indigné un membre
de son équipe, le jour où il avait appris qu'on n'avait plus besoin de
lui. On avait ouvert les paris sur le temps que tiendrait le « juge »
avant de rentrer dans le Missouri en remportant avec lui ses attitudes
provinciales.

Colin McColl était assis à côté de Webster dans l'Oldsmobile. Il


portait un costume coupé dans le plus pur style des meilleures
adresses de Saville Row, où les tailleurs faisaient choisir des
échantillons de tissu aux directeurs de marketing de l'industrie
britannique. En fait, McColl avait quelque chose de ces représentants
de commerce qui avaient, jadis, parcouru l'empire : l'élocution
aristocratique et un véritable arsenal de plaisanteries et d'anecdotes
recueillies en des lieux dont les noms avaient, depuis longtemps,
changé dans les atlas. Il avait, dans sa garde-robe, toute une
collection de cravates de marque et un chapeau d'aventurier
australien qu'il avait rapporté de l'un de ses voyages et avait toujours
plaisir à porter le week-end lorsqu'il organisait des barbecues dans
son jardin, à la campagne, dans l'Oxfordshire.
Même de repos, il avait un peu l'air d'un acteur, souvenir du
temps où, à l'université, il avait été l'un des membres principaux du
club de théâtre amateur. Plus tard, il avait dominé les scènes en des
endroits aussi éloignés les uns des autres que Varsovie, Genève ou
New York, ainsi qu'en tous les autres lieux où il avait servi. Seuls les
quelques membres, triés sur le volet, de son cercle d'amis savaient
que l'affable et souriant McColl était l'un des meilleurs agents secrets
du SIS. Pourtant, même eux ignoraient les détails exacts de ses

286
Nouvelles cibles

exploits et ce n'était que dans les plus hauts rangs du MI-6 qu'on
l'appelait « l'espion parmi les espions ».
À soixante-trois ans, McColl n'avait été nommé à la tête du SIS
que récemment mais, contrairement au directeur de la CIA, il y avait
longtemps qu'il était entré dans l'univers sombre et dangereux qu'il
avait choisi après avoir été repéré à Oxford. On l'avait d'abord
envoyé à l'École de langues orientales et africaines, à Londres, pour y
apprendre le thaïlandais. Après cela, il avait pris des cours à Fort
Monkton — le centre de formation du MI-6 — pour y acquérir les
bases essentielles du métier : des codes aux boîtes mortes, en passant
par la manipulation des armes. Ses instructeurs lui avaient accordé la
meilleure mention possible : « hautement capable ».
Fort de tout ce qu'il avait appris, McColl avait été envoyé sur le
terrain. À New York, il avait traqué les financiers qui fournissaient de
l'argent à l'IRA pour acheter des armes. Il avait recruté des
informateurs irlandais qui assistaient aux dîners de « bienfaisance »
du Sinn Fein. Ils y repéraient les riches invités qui prenaient ensuite
des vols Aer Lingus pour Dublin avec des bagages à main bourrés de
dollars qu'ils remettaient à l'IRA à l'aéroport de Shannon. McColl
avait lui-même fait le trajet pour évaluer les défaillances de la sécurité
de l'aéroport Kennedy et de la police irlandaise à Shannon.
D'abord à Varsovie puis à Vienne, McColl avait consolidé sa
réputation en parvenant à recruter des informateurs dans ces villes
où l'on savait que le KGB assassinait impitoyablement les agents
doubles. On n'avait pas tardé à le considérer comme l'un des
meilleurs agents de l'unité bloc soviétique du MI-6.
Des années plus tard, Richard Tomlinson m'a raconté : « Être
dans le bloc soviétique signifiait être sur la corde raide à chaque
instant de la journée. Pour en être capable, il fallait être quelqu'un
d'exceptionnel. »
McColl jouait très bien de la flûte traversière et le son envoûtant
de son instrument s'échappait souvent de son bureau. Il trouvait que
la flûte avait un effet apaisant. Cela lui permettait de se détendre
pendant qu'il continuait d'enchaîner les opérations réussies contre le
KGB.
Il avait repéré certains des blanchisseurs d'argent du service russe
à Genève et découvert qu'ils utilisaient le respecté Crédit suisse, à
son insu, pour financer des liens avec le crime organisé et des
287
Histoire des services secrets britanniques

groupes terroristes du Moyen-Orient. Les fonds servaient aussi à


payer le service de renseignement bulgare, la DS (Darzhavna
Sigurnost), chargé de tuer les dissidents soviétiques dans les pays
occidentaux.
C'était en épiant des opérations du KGB, que McColl avait
découvert que Robert Maxwell — le magnat de la presse britannique,
propriétaire du tabloïd très vendu The Daily Express — travaillait
pour le Mossad, alors qu'il avait refusé une proposition du MI-6, et
qu'il avait établi des liens avec des gangs criminels en Europe de
l'Est. Le plus remarquable des contacts de Maxwell était Vladimir
Krioutchkov, le directeur du KGB. Grâce à ses relations dans le
monde des affaires en Europe de l'Est et à son statut d'éditeur
puissant, Maxwell avait réussi à accéder à Krioutchkov et l'avait
rencontré à la Loubianka, l'immense citadelle du KGB, à Moscou.
L'un des conseillers de Krioutchkov, le colonel Viatcheslav
Sorokine, recruté par le MI-6, s'est souvenu de la première rencontre
entre les deux hommes : « Maxwell était très agité et, à la fin de la
rencontre, il a dit que son journal allait expliquer au monde combien
l'Union soviétique était en train de changer. Plus tard, Krioutchkov a
dit que Maxwell allait être très utile au KGB. » À partir de là, des
cadeaux de Maxwell à Krioutchkov arrivèrent régulièrement par des
vols British Airways en provenance de Londres : des caisses de vieux
scotch et de champagne Krug, un pardessus en cachemire, des paires
de boutons de manchettes en or massif, une chaîne stéréo et les
meilleurs disques d'opéra. Tout fut dûment noté et Sorokine transmit
les informations à son contact au MI-6. On en conclut que, bien
qu'étant un informateur du Mossad, Maxwell cherchait surtout à
s'imposer comme négociateur majeur en Union soviétique. Quoi
qu'il en soit, le nom de Maxwell vint s'ajouter à ceux des nombreux
autres hommes d'affaires et politiciens britanniques figurant sur la
liste de surveillance commune du MI-6 et du MI-5.
Si beaucoup d'analystes, y compris au MI-6, se sont laissé
surprendre par la chute du mur de Berlin, McColl n'était pas du
nombre. Il ne partageait pas non plus l'opinion répandue selon
laquelle il allait devenir plus facile de travailler dans le milieu du
renseignement maintenant que la menace d'une confrontation entre
les deux superpuissances avait disparu.

288
Nouvelles cibles

Avec sa carrière déjà brillante, McColl avait été rappelé à Londres


pour y continuer sa progression sur la voie qui finirait par le
conduire au sommet. Il s'était alors pris d'intérêt pour la révolution
technologique. Elle créait de nouvelles ouvertures pour l'espionnage
et ces possibilités l'enthousiasmaient plus que tout. McColl trouvait
que la drogue, le blanchiment d'argent et le terrorisme devenaient de
plus en plus préoccupants. Pour les vaincre, il faudrait parfaitement
maîtriser les nouvelles technologies à la portée de l'espion tradition-
nel.
Margaret Thatcher avait demandé à McColl de s'assurer que le
MI-6 ait sa place dans la conquête de ces nouvelles frontières de
l'espionnage et en fasse usage pour exploiter la chute de l'Union
soviétique et l'unification de l'Allemagne. Elle l'avait également
chargé de veiller à ce que les démocraties naissantes — en
Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne et en
Hongrie — créent de nouveaux services de renseignement qui
puissent soutenir le MI-6.
McColl était ensuite retourné à son bureau et s'était mis à souffler
dans sa flûte. Ses notes mélancoliques faisaient depuis longtemps
l'objet d'une blague de couloir au Seniors Club, le bar qui se trouvait
au sous-sol du MI-6 : on disait qu'en jouant de son instrument,
McColl mettait de l'ordre dans ses pensées pour mieux conduire les
ennemis du MI-6 à leur perte.
Par un matin de novembre, McColl prit un vol à destination de
Washington pour voir comment les dernières armes de surveillance
spatiale pouvaient l'y aider.

À une quinzaine de kilomètres au nord de Washington se trouve


la plus grande et la plus puissante organisation de surveillance au
monde. Ouverte en novembre 1952, descendante directe des
cryptologues de la Seconde Guerre mondiale et de l'équipe de
Bletchley, la NSA (National Security Agency/Agence de sécurité
nationale) a, dans son hall d'entrée, des armoiries qui résument
parfaitement son rôle : un aigle tenant une clé entre ses serres —
symbole de son emprise mondiale sur le renseignement d'origine

289
Histoire des services secrets britanniques

électromagnétique et des secrets qu'elle découvre grâce à une


technologie avec laquelle aucune organisation ne peut, même de loin,
rivaliser.
Sur les centaines d'hectares de Fort George Meade, son bâtiment
anonyme s'élève au-dessus de la campagne du Maryland et, bien que
ses activités soient aujourd'hui reconnues, on l'appelle toujours la No
Such Agency (l'agence qui n'existe pas) dans certains milieux de
Washington. Ceux qui y travaillent préfèrent dire Sigint city ; ce qui
leur rappelle qu'ils sont à la pointe des codes et des cryptages, au sein
de l'agence la plus hermétique de la communauté du renseignement
américaine.
Il s'agit du plus récent regroupement de superordinateurs du
monde, tous fabriqués spécifiquement d'après les plans de la NSA.
Les machines sont manipulées par le plus grand nombre de
mathématiciens jamais réunis en une seule organisation, ainsi que par
des milliers de cryptologues et d'analystes. Pendant les cinq
premières années, pour accomplir leur tâche, ils ont consommé pour
quarante millions de dollars d'électricité par an. (En 2007, on évaluait
cette dépense annuelle à soixante millions de dollars.) Le budget
annuel de la NSA reste un espace blanc sur les études financières que
publient les journaux sérieux sur le coût de revient des services
secrets américains. On estime qu'il s'élève, au minimum, à trente
milliards de dollars. Un seul satellite peut coûter un milliard de
dollars ; la NSA en possédait vingt-quatre en 2007. Les milliers
d'ordinateurs de l'agence sont tous spécialement conçus pour elle. Ils
sont le produit final d'un long travail de recherche et développement
— souvent plusieurs années — dont l'objectif est de pouvoir traiter
un nombre sans cesse croissant de communications. Les ordinateurs
sont reliés à des systèmes de stockage contenant chacun un pétaoctet
de données ; ce qui représente huit fois le nombre de mots de
l'ensemble des ouvrages de la bibliothèque du Congrès ou de la
British Library. Une partie du budget sert à financer le centre interne
de recherches sur les superordinateurs, spécialisé dans l'informatique
appliquée à la cryptologie et l'élaboration de techniques de traitement
plus rapides.
La vitesse est l'élément le plus vital de l'analyse d'informations et
la force motrice de toutes les activités de la NSA. La rapidité des
ordinateurs est passée de milliards de données à la seconde à un

290
Nouvelles cibles

quatrillion — la vitesse pétaflop, que seul le plus rapide des micro-


ordinateurs ultrarapides peut atteindre.
Une autre partie du budget est consacrée au développement de
logiciels de destruction des bases de données étrangères. Selon
l'ancien directeur de la CIA, William Colby, tout ce qui se passe à la
NSA « donne l'impression que les éclairs sont lents. Une fois, j'ai vu
un programme qui pouvait traduire sept langues au rythme de cinq
cents mots à la minute. Un mois plus tard, quand j'ai vérifié, il avait
doublé sa capacité et, donc, réduit de moitié son temps de traduc-
tion. »
À Sigint City, on clamait depuis longtemps que les ordinateurs
pouvaient, si on le leur demandait, capter les premiers cris d'un bébé
et le suivre toute sa vie jusqu'à la mort, où qu'il aille sur terre. Que
cela soit vrai ou non, cela faisait partie de l'idéologie volontariste des
employés de Sigint City pour qui rien n'était impossible. De jour
comme de nuit, selon leurs factions, ils quittaient régulièrement leurs
maisons — toutes dotées de leur petit carré de gazon à l'avant et de
leur barbecue à l'arrière, dans l'un ou l'autre des lotissements réservés
aux employés qui entouraient Fort George Meade — et
empruntaient la sortie de la route Baltimore-Washington qui menait
aux grilles gardées d'un monde si secret, si opaque, qu'aucun d'entre
eux ne savait tout ce qu'il s'y passait.
Les informations recueillies étaient réparties en plus de trente
catégories : elles étaient toutes secrètes, certaines plus que d'autres, et
d'autres encore l'étaient tellement que les employés ignoraient d'où
elles provenaient. Ils savaient seulement qu'une fois analysées, elles
étaient envoyées à des organisations du renseignement américain
telles que la CIA, le NIC (National Intelligence Council/Conseil national
du renseignement) et le WSSIC (Weapons and Space Systems Intelligence
Committee/Comité sur les armes et les systèmes de renseignement
spatial). Il y avait plus d'une douzaine de services et chacun d'entre
eux avait ses propres priorités. Ensemble, ils formaient le Système, le
nom générique donné à tout ce que faisait la NSA pour intercepter
les conversations des gouvernements étrangers et celles de leurs
organisations diplomatiques et militaires. Aucun code ne pouvait
résister aux cryptologues. Cela pouvait prendre des jours — voire,
des semaines — mais, au bout du compte, leurs compétences finis-
saient toujours par triompher.

291
Histoire des services secrets britanniques

Dès que des mots étaient prononcés au téléphone, ou envoyés


par fax ou par e-mail cryptés, à travers l'immensité de l'espace, ils
étaient secrètement interceptés grâce aux moyens technologiques de
la NSA, à Fort Meade ou dans l'un des vingt-cinq postes d'écoute
dont elle disposait aux quatre coins du monde : depuis Waihopai, en
Nouvelle-Zélande, et Kojarena, dans l'ouest de l'Australie, jusqu'à la
frontière nord de la Finlande, le Système recueillait des informations.
Un million de mots par seconde. Soixante-dix milliards par jour.
Chaque jour. Chaque semaine. Chaque mois. Personne ne
connaissait l'envergure du « butin ». Comme presque tout à la NSA,
ces chiffres étaient gardés secrets.
Ceux qui travaillaient dans ce monde compartimenté baignaient
dans les abréviations : du Comint (Communications
Intelligence/Renseignement des transmissions) au Telint (Telemetty
Intelligence/Renseignement télémétrique), c'est-à-dire les données
transmises par les missiles, il y avait un « int » pour chacune des
tâches qui constituaient leur complexe univers. Un petit groupe avait
pour unique mission de revoir, changer et créer de nouveaux noms
pour réduire les risques de fuites. La superficie couverte par la NSA
sur la planète était en perpétuelle extension : on lançait de nouveaux
satellites ; on ajoutait de nouveaux systèmes télémétriques ; on sélec-
tionnait de nouvelles pistes pour les orbites circumpolaires ; on
ouvrait de nouvelles stations.
Deux de ces dernières venaient d'être mises en service, en ce jour
de novembre 1989 où William Webster guida Colin McColl le long
des vingt-deux mille places du parking du personnel (en 2007, on y
comptait trente-huit mille places réservées).

Ce matin-là, McColl et Webster furent reçus par le vice-amiral de


l'US Navy William Studeman, le douzième directeur de la NSA. La
politique de Washington exigeait que l'organisation soit dirigée par
un membre de la marine ou de l'armée car elle dépendait du
département de la Défense ; on estimait que seul un militaire saurait
comment garder à l'œil les plus fantasques des cryptologues et des
mathématiciens, que le président Truman avait un jour qualifiés de
« quasi-génies vivant hors des règles habituelles ».
292
Nouvelles cibles

Certains étaient des anciens de Bletchley qui, à l'ouverture de la


NSA, avaient opté pour un salaire plus élevé et une meilleure vie
pour leur famille en Amérique. Le déchiffrage du code Enigma
allemand avait fait d'eux des figures légendaires au sein des
communautés qui évoluaient autour de Fort George Meade. Ils
comptaient parmi leurs voisins des spécialistes prêtés par le GCHQ,
le quartier général des communications du gouvernement
britannique, basé à Cheltenham ; d'autres arrivaient du Centre de la
sécurité des télécommunications, créé au Canada après les scandales
d'espions soviétiques qu'avait connus le pays durant l'après-guerre.
D'autres venaient du DSD (Defence Signals Directorate/ Conseil du
renseignement électronique), en Australie, ou du GCSB (Government
Communications Security Bureau/Bureau de la sécurité des
communications du gouvernement), en Nouvelle-Zélande. Ces deux
derniers avaient établi des liens étroits avec la NSA. L'agence avait
depuis longtemps regroupé toutes ces organisations dans le cadre du
traité UKUSA, un accord secret entre la Grande-Bretagne et les
États-Unis.
Selon les termes de cet accord, le GCHQ est le centre de
coordination de l'espionnage électronique en Europe, en Afrique et
en Russie, à l'ouest de l'Oural. La NSA se charge de tout ce qui se
trouve à l'est de ces montagnes, y compris le Japon et la Chine, ainsi
que les deux Amériques et les Caraïbes. Grâce à ce réseau mondial
d'écoute, aucune région de la planète n'est laissée pour compte.
Sur les écrans de leurs postes de travail, à Fort George Meade, des
employés avaient observé la spectaculaire chute du mur de Berlin, en
1989, et entendu le président Mikhaïl Gorbatchev déclarer que la
Russie avait toujours « sa place en tant que superpuissance ». Pour
ceux qui venaient de l'écouter, c'était une raison suffisante pour
continuer à espionner leur vieil ennemi. Au GCHQ le budget annuel
fut augmenté de six cents millions de livres (environ sept cent
soixante millions d'euros), ce qui représentait, de loin, la plus grosse
part du financement du renseignement britannique. Le centre reçut
également de l'argent, issu de fonds dissimulés dans les dépenses des
autres projets de défense américains, pour travailler sur les « projets
noirs » de la NSA.
Avec son léger accent texan et la mention « hétérosexuel » inscrite
dans son dossier de la Navy, Studeman avait pris les rênes de la NSA

293
Histoire des services secrets britanniques

quelques semaines après la chute du mur de Berlin. Sa réputation


d'agent secret coriace l'avait précédé : il avait servi comme chef des
opérations de renseignement avec la septième flotte durant la guerre
du Vietnam avant de devenir commandant du NOIC (Naval
Operational Intelligence Centre/Centre des opérations de renseignement
de la marine), à Washington. Il était connu pour faire rapidement de
bons jugements.
Son personnel voyait en lui une figure rassurante et apaisante
après les amères disputes qui avaient causé la perte de son
prédécesseur, le général William Odom — qui avait fini par être
renvoyé après s'être battu, en vain, pour obtenir des financements
afin de créer une nouvelle génération de satellites à un milliard de
dollars capables de survivre à une guerre nucléaire dans l'espace. Les
trésoriers avaient trouvé le projet « inapproprié ». En revanche, il y
avait eu de l'argent pour l'expansion d'Echelon.
Aucun autre réseau de surveillance de la NSA n'était plus secret et
plus complet que ce que l'on considérait comme le plus beau joyau
de sa couronne. Echelon pouvait accéder à tous les ordinateurs de la
planète : depuis ceux des géants de l'industrie, avec leur multi-
mégaoctets, jusqu'aux PC portables dont se servaient les familles
pour gérer leur budget. Echelon pouvait lire les comptes des clients
dans les banques, les dossiers des patients dans les hôpitaux et les
détails de transactions commerciales censées être secrètes. Et il
pouvait avoir accès à bien d'autres choses encore : les courriels privés
entre la princesse Diana et son amant, Dodi al-Fayed, faisaient partie
des interceptions de routine d'Echelon durant les quelques semaines
qui avaient précédé la funeste fin de leur relation.
Les dizaines de millions de regrets larmoyants, de furieuses
réclamations et de misérables excuses qui parcouraient chaque jour
les réseaux de communication du monde entier étaient passés au
crible. Les messages jugés dignes d'intérêt (tels que les échanges
entre Diana et al-Fayed) étaient stockés dans les archives
électroniques de la NSA, qui pouvaient contenir jusqu'à cinq trillions
de pages de texte. Selon Studeman, c'était « probablement la plus
grande structure de traitement du monde ».
Echelon utilisait son propre logiciel, Dictionary, pour informatiser
des milliards de noms, de commentaires et de numéros de téléphone
de tous les pays du monde. L'accession par mot de passe à Dictionary

294
Nouvelles cibles

était plus protégée que celle de la salle des coffres de n'importe


quelle banque et le programme pouvait éplucher des milliers de listes
en quelques nanosecondes.
C'étaient ces capacités qui avaient poussé Colin McColl à se
rendre à Fort George Meade. Il voulait mieux comprendre
l'importance du rôle que jouait dans le système Echelon une base
que la NSA avait installée dans le nord de l'Angleterre.

À cinq mille kilomètres de Fort George Meade, de l'autre côté de


l'Atlantique, la NSA loue, pour une bouchée de pain, deux cent vingt
hectares d'un ancien pâturage de moutons, dans le Yorkshire — un
cadeau que lui a fait le ministère de la Défense britannique en 1959.
Sur le contrat, il figure sous le nom de « Projet 8313 ». Plus tard, le
terrain a été rebaptisé base de la Royal Air Force de Menwith Hill —
le terme menwith signifie « sol pierreux » en saxon. Cependant, ses
seuls liens avec la Grande-Bretagne sont un symbolique agent de
liaison de la RAF et un détachement de la police du ministère de la
Défense. En 2007, ce dernier patrouillait toujours le long de son
grillage à haute tension et il ne semble pas que cela soit près de
changer.
À tout point de vue, Menwith Hill est un morceau d'États-Unis
transplanté : son supermarché vend des viandes, des confiseries et
des alcools américains. Sa chapelle abrite, tour à tour, des
célébrations catholiques, juives et protestantes. On y trouve des
terrains de basket, de base-ball et de football américain. Les visites ne
sont pas autorisées et l'on rappelle toujours aux deux mille employés
de la base de se contenter de dire aux autochtones curieux qu'ils
« travaillent pour l'armée ».
Dans les pubs, quand les moutons étaient partis et que l'on avait
érigé les bâtiments, la rumeur courait que Menwith Hill était une
station d'alerte précoce contre d'éventuelles attaques de bombardiers
soviétiques ; en 1960, les journaux regorgeaient de ce genre
d'histoires. Plus tard, on dit qu'on y recherchait des soucoupes
volantes. Plusieurs personnes avaient affirmé avoir vu de drôles
d'objets dans le ciel.

295
Histoire des services secrets britanniques

Quand les Américains étaient arrivés, le bruit s'était répandu que


des sortes de balles de golf géantes se trouvaient derrière les
barrières. Certaines étaient plus grandes que la plupart des bâtisses de
la ville voisine de Skipton : d'immenses structures blanches, certaines
collées entre elles, d'autres isolées. On aurait dit les restes d'un décor
de film de science-fiction.
À l'époque, personne ne se doutait de ce dont il s'agissait : des
radômes, le noyau même des activités d'oreille planétaire d'Echelon.
Ils avaient été disposés par des experts de la NSA dans un
alignement bien précis, surnommé la piste d'élan, qui permettait
d'intercepter les messages des réseaux de communication. Les balles
de golf étaient enveloppées dans du téflon renforcé pour arrêter la
pluie en provenance de la mer du Nord. Elles étaient toutes équipées
d'ordinateurs qui brouillaient les réseaux de sorte que les radômes
puissent, à l'insu de tous, absorber les messages qu'ils s'échangeaient
à travers le monde.
Le budget initial des radômes était de vingt-six millions de
dollars : en l'espace d'un an, on y avait ajouté quinze autres millions
pour ce que le département de la Défense américain appelait « le
financement de l'expansion des missions classifiées ». Certaines de
ces missions étaient loin de concerner des menaces à la sécurité du
Royaume-Uni ou des États-Unis. Les conversations de Jane Fonda,
du docteur Benjamin Spock et du leader des Black Panthers,
Eldridge Cleaver — tous des opposants médiatiques à la guerre du
Vietnam — étaient surveillées à Menwith Hill.
En 1980, la base était l'utilisatrice exclusive de deux systèmes :
« Silkworth » et « Moonpenny » ; des appellations choisies par le
« comité d'attribution des noms » de Fort George Mead. Ces deux
systèmes fonctionnaient avec des satellites positionnés au-dessus des
zones cibles pour intercepter certaines communications longue
distance par micro-ondes radio. En 1984, Silkworth était devenu
suffisamment sophistiqué pour surveiller des conversations entre
une société et ses succursales ou d'une installation militaire à une
autre dans un pays déterminé. Un an plus tard, la technique
permettant d'enregistrer les conversations sur les interphones d'un
même immeuble fut perfectionnée. Au même moment le système
Moonpenny avait réussi à s'immiscer dans les transmissions par
satellites des autres pays pour intercepter les signaux qu'ils

296
Nouvelles cibles

envoyaient à leurs bases au sol. Les messages supposément sécurisés


de la Russie, d'Israël et des nations arabes, qui géraient l'Arabsat,
étaient tous interceptés et décodés par les ordinateurs de Menwith
Hill.
Durant la visite, Studeman avait expliqué à McColl que Menwith
Hill pouvait traiter « environ deux millions de messages interceptés à
l'heure. Parmi ceux-là, on n'en gardait que treize mille. Ensuite, on
en envoyait environ deux mille à Fort George Meade où l'on en
sélectionnait une vingtaine pour les analyser. » Cela signifiait qu'en
1989, Menwith Hill avait intercepté dix-sept milliards et demi de
messages, dont dix-sept millions et demi avaient été analysés. Selon
un ancien employé, il y avait « toutes les raisons » de penser que les
chiffres de 2007 étaient « beaucoup plus grands ».

Tout au long de la décennie suivante, Menwith Hill allait rester le


principal utilisateur d'Echelon, avec de nouveaux programmes
appelés « Sire » et « Steeplebush ». En une année, 1993, le centre aida
les firmes américaines à gagner vingt-six millions de dollars en
transactions internationales en prévenant les gouvernements du tiers-
monde que certains ministres touchaient des pots-de-vin. Édouard
Balladur perdit une vente d'armes de six milliards de dollars — ainsi
que celle de l'Airbus européen — à l'Arabie, saoudite car Silkworth
avait intercepté ses appels privés et cela avait permis à Boeing de
décrocher le contrat. En 1994, Echelon espionna des coups de
téléphone entre la société française Thomson-CSF et le
gouvernement brésilien au sujet d'un contrat d'un milliard quatre
cents millions de dollars pour l'installation d'un système de
surveillance dans la forêt tropicale amazonienne. La NSA fit passer
les informations aux Américains de la Raytheon Corporation qui
remportèrent le contrat. Aux Philippines, au Malawi, au Pérou, en
Tunisie et au Liban, grâce à Silkworth et Moonpenny, les contrats
qui auraient dû aller à des sociétés européennes revenaient à des
firmes américaines. En 2007, Brian Gladwell, un ancien expert en
informatique de l'OTAN a déclaré : « Dans le cyberspace, nous nous
trouvons actuellement dans une situation où le vol d'informations

297
Histoire des services secrets britanniques

commerciales, financé par les États, est devenu une industrie en


expansion. »
Quand Stella Rimington devint directrice du contre-espionnage,
l'un des changements qu'elle encouragea — non sans rencontrer
quelque résistance — fut celui des méthodes de recrutement du MI-
5. Beaucoup de ses collègues masculins percevaient sa nomination à
un poste qui n'avait jusqu'alors été occupé que par des hommes
comme « un pas de trop ». « Et j'ai entendu parler de murmures de
mécontentement dans les toilettes des hommes », se souvenait-elle.
Ignorant les bruits de couloir, elle insista pour que le MI-5 place des
annonces soigneusement rédigées dans les journaux et les magazines
afin qu'il soit clair que les candidatures féminines étaient bienvenues.
Cependant, elle était consciente qu'il fallait également prendre
certains problèmes en compte. Il y avait de fortes chances que les
femmes qui répondraient aux annonces aient une vingtaine d'années
et, même si elles avaient les compétences voulues, leur personnalité
ne serait pas encore complètement développée. D'après sa
considérable expérience personnelle, elle savait que travailler au
contre-espionnage ou à l'analyse exigeait de la maturité et la capacité
de prendre des décisions susceptibles d'avoir des conséquences très
importantes.
Il y avait aussi les sacrifices personnels que devaient faire ceux qui
travaillaient « du côté sombre de la maison », où opéraient les agents
du contre-renseignement et de l'espionnage. Dans l'environnement
majoritairement masculin du Service de sécurité, le sentiment général
était que peu de femmes accepteraient les longs horaires de travail, la
séparation d'avec les amies et la famille pendant de longues périodes
et les risques de violence de certaines opérations. Malgré sa
détermination, Rimington n'avait pas toujours entièrement réussi à
contrecarrer les objections à l'embauche de femmes. Néanmoins, elle
restait convaincue que, pour que le MI-5 se développe, il faudrait en
engager davantage et les encourager à briguer les plus hauts postes.

Annie Machon avait vingt-sept ans lorsqu'elle se présenta à


l'examen d'entrée du Foreign Office. Elle était ambitieuse, d'une

298
Nouvelles cibles

façon tranquille qui allait bien avec son passé insulaire d'habitante de
Guernesey, l'une des îles Anglo-Normandes. Bien que n'étant pas
dotée du même type de beauté que les femmes qui posaient sur les
couvertures des ouvrages de la maison d'édition pour laquelle elle
travaillait, elle ne manquait pas d'attrait : de longs cheveux blonds,
des yeux bleu-gris et un sourire timide. Elle était également diplômée
de Cambridge en langues classiques et connaissait suffisamment bien
le français, l'allemand et le russe pour les utiliser dans un cadre
professionnel. Travailler pour le Foreign Office lui permettrait
d'assouvir son désir de « servir [son] pays ».
Au lieu de cela, elle reçut une lettre du ministère de la Défense lui
signalant qu'il y existait un autre travail qu'elle trouverait peut-être
plus intéressant. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était de composer un
certain numéro de téléphone. Sa première réaction fut : « Seigneur !
C'est le MI-5 ! » Tout ce qu'elle connaissait du monde du
renseignement, c'était ce qu'elle avait vu dans les films de James
Bond, au cinéma, ou dans l'adaptation télévisée de La Taupe de John
Le Carré qu'elle avait regardée avec son père. Mais elle appela.
À Londres, le MI-5 disposait de bureaux de « première étape » où
l'on distinguait rapidement les « improbables » des « possibles », les
candidats qui pouvaient être envoyés vers la deuxième phase du
recrutement. Chacun de ces endroits contenait un bureau standard
du gouvernement avec une chaise de chaque côté. Le sol était
recouvert de moquette et l'éclairage était aussi morne que les rideaux.
L'un des bureaux se trouvait au-dessus d'une agence spécialisée dans
la vente de spectacles aux boîtes de nuit de province, un autre était
proche du marché de Covent Garden et un troisième, sur Fulham
Road.
Celui où Annie Machon avait été conviée était situé sur
Tottenham Court Road, dans un quartier de fast-foods et de
magasins pour petits budgets. Une femme, relativement jeune,
portant une jupe longue de style hippie, était assise derrière le
bureau. Les premières étapes furent celles d'un entretien d'embauche
classique : parcours personnel, origines familiales, études. Puis on
passa aux questions d'investigation : pourquoi se présentait-elle pour
ce travail ? Avait-elle une véritable idée de ce que cela impliquait ?
Quelles seraient ses attentes si on lui proposait un poste ?
Accepterait-elle un salaire relativement modeste en dépit de ses

299
Histoire des services secrets britanniques

qualifications et de ses compétences linguistiques ? Était-elle


consciente que la promotion pouvait être lente ? Avait-elle des points
de vue éthiques ? Avait-elle un avis sur les syndicats ? Refuserait-elle
d'en devenir membre ou de participer à une grève ?
Elle répondit honnêtement : elle ne s'intéressait pas à la politique ;
elle n'appartenait à aucun syndicat ; le salaire n'était pas sa principale
préoccupation contrairement au fait d'aimer son travail ; elle n'avait
aucun point de vue éthique ; elle n'avait jamais fréquenté de gens
proches du communisme et n'avait jamais été contactée par un agent
secret étranger. Enfin, les questions cessèrent.
La candidate demanda à son interlocutrice : « Pouvez-vous me
dire pour qui je travaillerais ? »
La femme prit un document sur le bureau. « Veuillez-lire ceci. »
Annie lut l'exemplaire de l'Official Secrets Act. Cela confirmait ce
qu'elle avait déjà deviné. Le ministère de la Défense lui avait écrit de
la part du MI-5.
« Avez-vous compris ce que vous venez de lire ? » lui demanda la
femme.
« Bien sûr. »
« Alors, veuillez signer. »
Annie Machon s'exécuta et rendit la feuille. « Signer le document
était comme être admise dans l'une de ces sociétés secrètes sur
lesquelles j'avais lu des choses », m'a-t-elle confié plus tard.
La femme se pencha vers elle et parla calmement. « Si vous êtes
acceptée, on s'occupera de vous. Le poste sera au Service de
sécurité. »
Ensuite, elle lui expliqua que le rôle du MI-5 avait
considérablement changé et que, dorénavant, il avait « pratiquement
cessé d'enquêter sur les communistes, les anarchistes et les membres
de l'extrême droite que, pendant des années, les journaux avaient
appelés « l'ennemi de l'intérieur » ».
En souriant, elle ajouta : « Les choses ont beaucoup changé
depuis ce temps-là. »
Annie Machon acquiesça de la tête, ne sachant trop que dire,
fascinée par ce qu'elle venait d'entendre.

300
Nouvelles cibles

Sans que l'on s'attarde sur le fait qu'en réalité le MI-5 s'occupait
toujours de tous les ennemis de l'État, quelle que soit leur étiquette,
l'entretien revint à Annie.
« Vous allez être soumise à l'EPV (Enhanced Positive Vetting/
Processus d'approbation approfondi), le plus haut niveau
d'accréditation de sécurité », déclara la femme. Annie se souvint plus
tard qu'elle lui avait expliqué qu'elle devrait donner les noms de
quatre personnes liées à « différentes phases de [sa] vie afin de
dresser un tableau complet de [sa] personnalité ».
Le processus d'approbation comprenait un interrogatoire sur la
vie sexuelle d'Annie Machon, qui a, plus tard, décrit son
interlocutrice : « Une gentille vieille dame qui, bien qu'étant
exactement comme ma grand-mère, savait comment vous pousser à
parler en douceur. » Les hommes qui voulaient entrer au MI-5 ou au
MI-6 étaient également interrogés sur leur vie sexuelle.
Quand Annie eut fini de subir cette enquête sur sa vie intime, on
lui demanda de participer à deux jours d'examens au conseil de la
section du service civil. Un agent du MI-5 l'interrogea et un
psychologue lui posa une série de questions préparées par le docteur
William Sargant.
Tous les entretiens d'Annie Machon se passèrent bien et elle fut
admise au Service de sécurité. L'avenir lui semblait infiniment plus
exaltant que si elle avait travaillé au Foreign Office.

En ce jour de janvier 1991, alors qu'elle avait répondu aux


attentes de Stella Rimington en faisant preuve des qualités
nécessaires à une femme pour grimper les échelons et devenir un
agent de confiance, rien ne pouvait laisser deviner qu'Annie Machon
allait devenir la plus célèbre « lanceuse d'alerte » du MI-5.
Les résultats de ses examens avaient été suffisamment bons pour
la propulser à la branche antisubversion. Bien qu'on lui ait dit à son
premier entretien que les communistes n'étaient plus une cible clé du
MI-5, elle se retrouva à travailler sur les dossiers de membres du
parti et à mettre à jour ceux des politiciens travaillistes qui s'étaient
présentés aux élections de 1952. La bête noire du Service de sécurité,

301
Histoire des services secrets britanniques

« les Rouges cachés sous le lit étaient encore quelque chose de très
présent au MI-5 », m'a-t-elle affirmé plus tard. Mais elle fit ce qu'on
lui demandait et ses rapports méticuleux lui valurent les louanges du
directeur de son service.
Pendant deux ans, Annie Machon travailla dans les bureaux et
s'occupa aussi bien des communistes présumés que de la menace que
représentaient les attentats à la bombe de l'IRA, qui s'étaient
propagés de l'Irlande du Nord au reste du territoire britannique. Si
elle comprenait bien l'utilité de lutter contre l'IRA, elle se sentait de
plus en plus mal à l'aise par rapport aux centaines de dossiers que
constituait le MI-5 sur des « citoyens ordinaires » qui, selon elle, ne
représentaient aucun danger pour la sécurité nationale.
Ainsi commença-t-elle à être de plus en plus convaincue que, si
l'IRA était effectivement un dangereux ennemi de l'État, les libertés
civiques élémentaires de trop de gens étaient bafouées par la façon
dont opérait le MI-5 dans un système prétendument démocratique.
Le fossé entre les ordres qu'elle recevait et ses valeurs morales se
creusait chaque jour un peu plus. À cette époque, elle avait une
relation avec un de ses collègues, David Shayler.
Avec ses cheveux longs et son air suffisant, Shayler travaillait
pour la branche antiterroriste du MI-5. Il y dirigeait le bureau de la
Libye, et ses briefings aux hauts fonctionnaires lui avaient valu des
éloges dans son dossier personnel. Son travail l'avait également
amené à être en contact avec le SIS et il avait découvert que des
dissidents libyens projetaient d'assassiner leur chef d'État, le colonel
Kadhafi.
Le côté théâtral de Shayler s'illustra particulièrement quand on
découvrit le complot organisé par l'une de ses sources au MI-6, un
autre personnage spectaculaire qui tenait absolument à se faire
appeler PT16B. Cette conspiration donnait à Shayler l'impression de
participer à un événement exceptionnel qui, en cas de réussite,
changerait indubitablement la carte politique du monde arabe.
Hormis PT16B, les principaux intervenants étaient un officiel de
haut rang du gouvernement libyen répondant au nom de
« Tunworth » — un pseudonyme digne d'un roman d'espionnage —
et un groupe d'extrémistes de la même nationalité que lui, appelé Al
Jamaa al islamiya al muqatila, la Force de combat islamique. PT16B les
avaient rencontrés à Malte et ils s'étaient entendus pour que

302
Nouvelles cibles

Tunworth reçoive, en quatre fois, la somme de cent mille livres (plus


de cent vingt-six mille euros) pour couvrir « les frais » de l'assassinat
de Kadhafi. Le MI-6 avait versé l'argent en utilisant certains des
comptes bancaires qu'il avait au Moyen-Orient. Après les virements,
le chef du MI-6, Colin McColl avait rédigé un mémo de trois pages, à
l'encre verte qu'utilisent traditionnellement les directeurs. Le
document avait alors été remis au JIC, à Sir John Adye, le directeur
du GCHQ, et à Patrick Walker, le directeur général du MI-5, qui en
avait transmis une copie à Shayler.
Des mois plus tard, PT16B annonça à Shayler que la tentative
d'assassinat contre Kadhafi avait échoué. Selon Shayler, lors de cette
rencontre, qui s'avérerait être leur dernière, PT16B avait pris « une
sorte d'air triomphal » pour lui déclarer : « Oui, nous avons failli
réussir. » Plus tard, Shayler a décrit ce qu'il avait ressenti : « J'ai été
complètement choqué. Ce n'était pas comme ça que je concevais
mon travail dans un service de renseignement. On avait utilisé des
milliers de livres du contribuable pour tenter d'assassiner un chef
d'État étranger. »
Quand il raconta cela à Annie Machon, ils décidèrent tous deux
de démissionner du MI-5. Shayler lança alors une campagne sans
précédent pour rendre public ce que le Mail On Sunday — un tabloïd
à très grand tirage — appela « une lamentable histoire de bourdes, de
couvertures, d'assassinats manqués et de chasse aux sorcières contre
des citoyens respectueux de la loi ». Il révéla l'affaire dans une
émission à grande audience de la BBC intitulée Panorama.
Le Foreign Office répliqua en affirmant que les allégations de
Shayler étaient « complètement farfelues ». Un porte-parole déclara
aux journalistes : « Il est inconcevable que dans une situation de paix,
le gouvernement autorise l'élimination d'un dirigeant étranger. » Mais
la BBC et Shayler campèrent sur leurs positions : « Le MI-6 a opéré
hors de tout contrôle et illégalement. » Quelle que soit la vérité, elle
est restée enterrée dans les archives du MI-6.
Après les révélations, le couple fuit la Grande-Bretagne pour se
terrer en France, dans une ferme isolée. Shayler commença à y écrire
un roman d'espionnage et Annie Machon se retrouva à jouer le rôle
traditionnel de la femme au foyer : cuisine, ménage et courses.
Évidemment, les tensions entre eux s'aggravèrent. « Nous nous
étions connus dans l'ambiance artificielle du MI-5, comme dans une

303
Histoire des services secrets britanniques

serre, et nous n'avions jamais vécu notre relation hors de ce monde.


J'ai découvert des choses qui me déplaisaient sur David », m'a confié
Annie Machon en 2007. À ce moment-là, chacun avait repris sa
route et leurs deux noms ne faisaient plus les gros titres. Mais, au
cours de l'été de la même année, David Shayler annonça qu'il était
Dieu. Les tabloïds s'en donnèrent à cœur joie. Annie Machon avait
alors déclaré que c'était le résultat de la pression de sa vie dans les
services secrets. Depuis, on a pu la voir faire la promotion du livre
qu'elle a écrit sur ses années au MI-5.

À l'époque où Annie Machon découvrait pour la première fois les


multiples cibles du MI-5, à Washington, le président George Herbert
Bush ne se concentrait que sur une seule : le dictateur irakien
Saddam Hussein.
Lors des premières phases de la guerre Iran-Irak, Donald
Rumsfeld, alors simple secrétaire d'État de Reagan, s'était envolé
pour Bagdad avec, dans ses bagages, des secrets qu'aucun
gouvernement américain n'avait encore jamais partagés avec une
nation étrangère en temps de paix. Il y avait parmi eux des photos
satellites, fournies par la NSA, du déploiement de l'Iran sur le champ
de bataille et des autorisations donnant à l'Irak libre accès à l'arsenal
d'armes biologiques et chimiques que les États-Unis avaient
développé pour se défendre contre la menace soviétique.
Les pathogènes avaient été fournis par l'ATCC (American Type
Culture Collection/Conservatoire américain de micro-organismes) qui
abrite, dans ses laboratoires du Maryland, l'assortiment de microbes
le plus diversifié du monde. Les autorisations qui avaient permis à
l'Irak d'obtenir les pathogènes avaient été accordées en 1988 par le
département des Douanes américain, à la demande de Rumsfeld. La
justification officielle était qu'ils ne serviraient que pour « des motifs
de défense ». En réalité, Saddam allait les lancer contre son ennemi :
la population kurde, qui vivait sur la frontière irako-iranienne et
soutenait le régime de Téhéran. À ce moment-là, les politiques
américaines étaient tournées vers l'Irak et la Maison-Blanche ne
voyait pas la menace qu'il représentait.

304
Nouvelles cibles

Richard James Kerr, le directeur adjoint de la CIA, avait averti la


Maison-Blanche : « L'attaque de l'Irak sur le Koweït est imminente. »
De son côté, Charles Allen, un analyste du bureau du Moyen-Orient
de l'Agence, avait prédit : « Le risque d'une invasion est plus grand
que jamais. » Enfin, William Webster était venu en voiture de
Langley pour montrer au président Bush des photos satellites des
deux divisions irakiennes — plus de cinquante mille hommes — qui
étaient postées à la frontière koweïtienne. Bush appela ses trois con-
tacts personnels au Moyen-Orient : le président égyptien, le roi
d'Arabie saoudite et l'informateur de longue date de la CIA dans la
région, le roi Hussein de Jordanie. Ils le rassurèrent tous : aucune
information ne laissait penser que l'Irak allait attaquer le Koweït.
Ce ne fut que lorsque ses forces attaquèrent réellement le pays
que Saddam devint l'ennemi public numéro un pour la Maison-
Blanche. À partir de là, Webster s'assura que le briefing quotidien de
la CIA au président se termine toujours en rappelant au bureau
Ovale qu'une invasion du Koweït ne serait que la première étape du
rêve de Saddam : devenir le vengeur d'Allah, élu pour libérer le
monde arabe de toute domination étrangère.
À la mi-août, le briefing présidentiel commença par un rapport
selon lequel l'Arabie saoudite n'allait pas tarder à être attaquée, la
dynastie régnante déposée et les richesses pétrolières du pays rendues
à son peuple. À Londres, Colin McColl demanda à son commandant
de station à Riyad d'assurer au roi qu'il n'avait rien découvert qui
confirme cette menace. L'information originale émanait, en effet,
d'un dissident saoudien que le MI-6 considérait comme un
fantaisiste.
Les contacts du MI-6 étaient pour la plupart des marchands
d'armes et les renseignements qu'ils fournissaient étaient souvent
perçus comme suspects et intéressés. En outre, il arrivait que les
informations soient si nombreuses que les analystes chargés de les
évaluer étaient dépassés. Depuis l'invasion du Koweït, ils en
recevaient jusqu'à un millier par semaine : coupures de presse,
transcriptions d'émissions diffusées ou comptes-rendus de
témoignages recueillis en Irak. Selon plusieurs d'entre elles, Saddam
disposait d'un arsenal bactériologique.
De nombreux rapports furent envoyés au bureau du docteur
David Kelly. Avec sa démarche guindée, sa barbe poivre et sel

305
Histoire des services secrets britanniques

toujours bien entretenue, son regard autoritaire derrière ses lunettes


et son élocution aristocratique, on aurait pu le prendre pour un
commandant de sous-marin en permission. En vérité, il dirigeait le
département microbiologique du CBDE (Chemical and Biological
Defence Establishment/Centre de défense chimique et biologique), à
Porton Down, en Grande-Bretagne.
Dans le monde encore très secret de la lutte contre la menace de
l'armement biologique, le docteur Kelly était l'autorité suprême. Le
MI-6 et le MI-5 le consultaient régulièrement. La première fois qu'on
lui avait demandé de conseiller les services de renseignement, il avait
été intrigué par la différence entre les méthodes scientifiques qu'on
lui avait inculquées et la façon de travailler des analystes. Ils
agissaient souvent dans quelque objectif lointain et flou alors qu'il
avait appris à tirer ses déductions des expériences qu'il faisait ou
recréait à partir des travaux réussis des autres. Sans ce repère, tout lui
semblait suspect et le rendait même souvent extrêmement sceptique.
Peu à peu, il s'était habitué aux méthodes des analystes. Elles
étaient conçues pour tirer des faits de l'obscurité, une tâche qu'ils
accomplissaient avec une exactitude surprenante. À partir des
rapports des informateurs, de bribes de conversations entendues
dans quelque pays étranger et d'images satellites relayées depuis un
point situé à mi-chemin entre la Terre et la Lune, les analystes
pouvaient reconstituer une situation. Ils demandaient ensuite à Kelly
d'examiner scrupuleusement leurs conclusions afin d'en garantir le
bien-fondé.
À Tel-Aviv, la possibilité que Saddam envoie des missiles avec des
ogives remplies d'anthrax, voire de variole, suscitait une peur
compréhensible. Shabtaï Shavit, le directeur général du Mossad, ne
savait pas avec certitude si l'Irak disposait vraiment de missiles
capables de transporter ces ogives jusqu'à Israël. Gerald Bull, le
concepteur d'armes « indépendant » qui avait proposé à Saddam de
lui fabriquer un super-canon d'une portée suffisante pour atteindre
l'État hébreu, avait été assassiné par trois kidonim du Mossad. Il avait
été abattu en ouvrant la porte de son appartement bruxellois. À tour
de rôle, chaque kidon lui avait vidé le chargeur de son 7.65 dans la
tête et la poitrine. Une fois l'équipe rentrée à Tel-Aviv, le service de
guerre psychologique du Mossad avait fait paraître dans les médias
que Bull avait été exécuté par une escouade de tueurs irakiens parce

306
Nouvelles cibles

qu'il était revenu sur ses engagements envers Saddam Hussein. Son
supercanon se trouvait désormais en pièces détachées dans le désert
irakien. Mais se pouvait-il que Saddam dispose d'armes biologiques
ou chimiques ?
Pour Shabtaï Shavit, la seule façon d'en être certain était
d'envoyer un espion en Irak. Le nom de code de ce dernier était
Sholam — en référence au légendaire Sholam Weiss, l'un des
membres de l'équipe du Mossad qui avait capturé Eichmann — et il
s'agissait d'un agent rompu aux missions dangereuses.
Né à Bagdad, il était le fils aîné d'un commerçant juif qui avait
emmené toute sa famille en Israël lorsque Saddam avait pris le
pouvoir. Sholam avait été repéré pendant son service obligatoire à
Tsahal, puis envoyé au centre de formation du Mossad, à Herzliya,
avant de suivre un entraînement spécial dans le désert du Néguev.
Il avait suivi une formation pour apprendre à se faire passer pour
un sarami, c'est-à-dire un membre de la plus ancienne des sectes
soufres. Il avait dormi dans le Néguev, partagé la nourriture des
nomades et bu l'eau saumâtre des oueds. Il avait couru sous le soleil
brûlant de midi pour améliorer son endurance. Pendant tout le
temps qu'avait duré ce rigoureux entraînement, un psychologue du
Mossad avait évalué son niveau de stress.
Sholam avait passé un mois à endurcir son corps noueux afin
d'être capable d'affronter ce qui l'attendait. Dans le passé, il avait été
envoyé au Yémen et en Arabie saoudite. Shavit lui avait dit que
c'était pendant sa mission dans le désert de l'ouest irakien qu'il avait
le plus de chances de repérer des traces de lance-roquettes mobiles
qui pourraient ne pas avoir été détectés par les satellites à cause des
tourbillons des tempêtes de sable. Ce serait encore plus dangereux
que d'habitude car il faudrait qu'il s'approche suffisamment des
lance-missiles pour les photographier.
Pendant les nuits sans lune, un instructeur l'avait emmené loin
dans le désert du Néguev et lui avait rapidement montré une pile de
photos de véhicules ou d'empreintes, dont des traces de porte-
missiles. Sholam devait tout identifier à deux secondes d'intervalles.
Après cela, un hélicoptère de Tsahal, dont on avait assourdi les
rotors, amena Sholam à la frontière irakienne, et il disparut dans la
nuit.

307
XIII

Glasnost sous la neige

Le 4 janvier 1991, dans le bureau Ovale, le président Bush appuya


sur la touche d'un numéro préenregistré pour appeler le Premier
ministre israélien, Yitzhak Shamir. Ils étaient régulièrement en
contact depuis que l'Irak avait envahi le Koweït. Bush avait été averti
de l'antiaméricanisme de Shamir, qui trouvait ses racines dans sa
conviction que les États-Unis, sous la présidence de Roosevelt,
n'avaient pas beaucoup agi pour faire cesser l'Holocauste et avaient
approuvé l'opinion de Churchill qui pensait que bombarder les
camps de concentration pour donner une chance de s'évader aux
prisonniers n'était pas une priorité de guerre.
Le gouvernement Bush avait hérité de la présidence de Reagan
une crainte profondément ancrée que Shamir ait autorisé la remise à
l'Union soviétique des importants secrets contenus dans les cinq
cents pages que l'agent du Mossad Jonathan Pollard avait volées
lorsqu'il travaillait au plus classifié de tous les établissements de l'US
Navy, à Suitland, dans le Maryland. Grâce à son accréditation
maximale, Pollard avait transmis plus de dix mètres cubes de
documents à Tel-Aviv.
« C'était un double coup dur. Il nous avait coûté tous nos secrets
dignes d'intérêt. Et ils nous avaient été volés par un pays censé être
notre allié », m'a expliqué Casey.
Avant la tromperie de Pollard, la CIA était devenue trop
dépendante du Mossad pour ses informations sur le Moyen-Orient,
d'autant plus qu'elles étaient présentées de manière flatteuse pour
l'institut, ce qui faisait que la CIA les interprétait souvent mal. Mais
en ce jour de juin, Bush et Shamir avaient trouvé un accord pour
s'occuper de Saddam Hussein.

308
Glasnost sous la neige

Malgré le rythme frénétique des événements à Washington et à


Londres, le temps semblait s'écouler au ralenti tandis que le monde
attendait de savoir s'il y allait avoir une guerre contre l'Irak. Les
Nations unies avaient demandé à Saddam Hussein de se retirer du
Koweït, au plus tard, le mardi 15 juin 1991 — ce que Washington
avait interprété comme midi (heure d'hiver de New York), à cette
date.
Pendant que les forces américaines et celles de la coalition se
rassemblaient au Koweït, à Bagdad, Saddam multipliait les
provocations à la radio irakienne.
À Londres, le JIC se réunissait quotidiennement pour évaluer
comment la guerre pourrait affecter directement la Grande-Bretagne.
Tout le monde s'accordait sur le fait que le danger le plus probable
était une série d'attentats biologiques ou chimiques commis par les
agents dormants irakiens du pays. Porton Down envoya à Londres
une équipe munie d'une vaste gamme d'antidotes. Le docteur David
Kelly campait dans le sous-sol du ministère de la Défense, où il
faisait de courtes siestes entre les interminables réunions de planifi-
cation.
« Nous savions que nous n'avions pas suffisamment d'antidotes
pour faire face à une attaque sur Londres et que nous ne pourrions
traiter que les personnes indispensables à la défense de la ville. Nous
savions aussi que nous ne pourrions rien faire pour les autres villes si
elles étaient attaquées », avoua-t-il plus tard.
Le MI-5 et le MI-6 dressèrent une liste de « sympathisants de
Saddam connus » et plus de sept cents personnes furent expulsées
suite à une intensive opération de surveillance du MI-5, dirigée par
Stella Rimington, qui venait juste de devenir l'une des deux adjoints
du directeur général du Service de sécurité. À une marche du
contrôle total du MI-5 et étant la première femme dans ce cas, il
arrivait parfois à Rimington de trouver que certains de ses collègues
masculins « avaient du mal à traiter une femme de grade supérieur
comme un être humain ». Parmi les exceptions, on comptait Colin
McColl et John Adye, le directeur général du GCHQ, qui
reconnaissaient son rôle crucial dans la défense du royaume.

309
Histoire des services secrets britanniques

Dehors, le compte à rebours de la guerre continuait : on avait


installé un camp d'internement sur la plaine de Salisbury et réservé
des cellules à la prison d'York afin d'y enfermer les autres Arabes qui
se feraient prendre dans le cadre de l'opération de surveillance. On
n'avait pas pris de telles précautions depuis la Seconde Guerre
mondiale.

À cinq jours de la date butoir, les informations de la CIA


continuaient d'affluer au bureau Ovale. Contre toute attente,
Webster avait conservé son poste et vu partir de puissantes figures
du gouvernement. L'une d'entre elles était John Sununu, l'ancien
gouverneur du New Hampshire qui avait tout fait pour que ce soit
Bill Gates qui reprenne la direction de l'Agence. Au lieu de cela,
Bush l'avait nommé conseiller adjoint à la sécurité nationale et avait
gardé Webster sur recommandation de Brent Scowcroft, un
personnage lugubre et monacal, qui avait dirigé le bureau
washingtonien de Kissinger Associate — une organisation, créée par
l'ancien secrétaire d'État, qui entretenait des liens sans pareils avec la
Chine. Scowcroft soutenait Webster depuis les jours où il dirigeait le
FBI. Il savait qu'en tant que directeur de la CIA, le juge serait un
puissant allié pour un projet secret élaboré après l'invasion du
Koweït par Saddam Hussein.
L'idée de ce plan était née lorsque James Lilley, l'ambassadeur
américain en Chine, et un agent de la CIA — qui avait servi au Laos,
à Taïwan et à Pékin — avaient apporté des preuves que la Chine
avait vendu à Saddam mille tanks T65, neuf mille armes antichars,
cent cinquante jets F-7, douze millions d'obus et de mines, et quatre
milliards de balles.
La Chine avait également fourni à l'Irak de grandes quantités de
lithium 6, l'un des composants clés nécessaires à la fabrication d'une
bombe atomique. Tout au long de l'année 1990, la Non-Ferrous Metals
Import-Export Corporation avait livré plusieurs douzaines de bidons de
la substance granuleuse gris-blanc à Bagdad. Chacun d'entre eux
contenait deux cent cinquante grammes de lithium 6. Ils étaient
enfermés dans des barils de plomb portant des étiquettes sur les-
quelles on pouvait lire que leur contenu était destiné aux laboratoires
310
Glasnost sous la neige

médicaux irakiens. Un plein avion de scientifiques et de techniciens


chinois, dont beaucoup avaient contribué à ce que leur pays puisse
tester sa propre bombe à hydrogène, avait atterri à l'aéroport
Saddam, à Bagdad.
La volonté du président Bush de ne pas laisser ces ventes influer
sur une guerre visant « à restaurer le droit démocratique du Koweït »
à exister en tant que nation souveraine était présentée comme un
point crucial du projet. Mais les membres du gouvernement qui
affirmaient que l'Amérique voulait mener une « guerre juste » —
courte et décisive, peut-être un Panama, mais plus jamais un Vietnam
— avaient juste oublié que la démocratie, telle qu'ils l'entendaient,
n'avait jamais existé au Koweït. Le royaume du golfe était, tout au
mieux, une dictature familiale qui employait du personnel étranger
dans de terribles conditions et où les droits de l'homme étaient
fréquemment bafoués. En bien des façons, le Koweït était aussi
répressif que l'Irak ou la République populaire de Chine. Cependant,
cette dernière, en tant que membre permanent du conseil de sécurité
des Nations unies, avait le pouvoir d'opposer son veto à la décision
de Bush de partir en guerre si Saddam n'obéissait pas avant le 15
janvier ; pour le président américain, l'attitude du dictateur irakien
faisait office de casus belli et, par moments, le discours de la Maison-
Blanche ne valait guère mieux que celui de Bagdad.
Avec l'effondrement du marxisme-léninisme en Europe de l'Est,
la Chine se considérait comme le dernier bastion contre la
démocratie. Pourtant, la grande survivante du communisme avait
donné au gouvernement Bush un avantage qu'aux plus hauts
échelons de la Maison-Blanche, on surnommait alors « l'atout
Tian'anmen ».
Pendant cinquante-cinq jours, en 1989, les étudiants de Pékin,
encouragés par plus d'un million de leurs concitoyens, avaient
occupé la place Tian'anmen pour demander au régime d'instaurer des
droits démocratiques élémentaires ; un appel qui avait tenu le monde
entier en haleine. Le régime chinois, isolé dans son complexe de
Zhongnanhai, près de la place, avait réfléchi à la réponse qu'il devait
apporter à ces manifestations. Le résultat de ses décisions tomba
avec une violence ahurissante. Dans la nuit du 3 au 4 juin 1989,
l'Armée populaire de libération envahit la place Tian'anmen. Quand
elle repartit, des hélicoptères avaient embarqué les corps dans des

311
Histoire des services secrets britanniques

filets pour aller les faire brûler dans les monts de l'Ouest, près de
Pékin. Le nombre de morts est estimé entre cinq et dix mille.
Personne n'a jamais su le chiffre exact. La puanteur des bûchers resta
sur la ville pendant des semaines.
À Washington, le président Bush condamna ce massacre en
soignant bien la formulation. Les Chinois le comprirent. Sa façon de
penser était plus proche de la leur que celle de la plupart des
dirigeants occidentaux. Ses paroles furent prises pour ce qu'elles
étaient : le strict minimum de protestation nécessaire pour apaiser la
colère publique dans le pays. À l'insu des citoyens, des diplomates
anonymes du bureau chinois du département d'État américain
avaient commencé à rencontrer leurs homologues de l'ambassade de
la République populaire de Chine, à quelques pas de la Maison-
Blanche. Séparément, ils longeaient Jackson Place jusqu'à la porte
716, une maison de ville en briques, propriété du gouvernement, où
de nombreuses conversations clandestines avaient déjà eu lieu.
C'était dans ce bâtiment, vieux de cent treize ans, que Nelson
Aldrich Rockefeller avait mené son enquête sur les activités
intérieures de triste notoriété de la CIA dans les années 1960. C'était
là également qu'un ancien directeur de l'Agence, l'amiral Stansfield
Turner, avait informé le président Carter que la Chine avait permis à
la CIA d'installer des postes d'écoute à sa frontière nord pour
espionner la Russie, à l'époque où Moscou était toujours considéré
comme le principal ennemi de l'Amérique. Les détails des
négociations — Qui proposa quoi ? Qui demanda du temps pour
recevoir de nouvelles instructions ? — ne resteraient que pures
conjectures. « Tout ce que je peux dire, c'est que c'était comme jouer
au poker à l'aveugle », m'a déclaré un des participants.
Ce que le gouvernement Bush attendait de ce marché était crucial
pour l'opération « Tempête du désert » : connaître l'emplacement
exact de tous les sites de missiles chinois Silkworm en Irak, celui des
barils de lithium 6 et les caractéristiques de toutes les autres armes
fournies par la Chine. En échange, Washington mettrait fin à toutes
les restrictions commerciales américaines imposées après le massacre
de la place Tian'anmen, soutiendrait l'entrée de la Chine à l'OMC et
au GATT, et s'assurerait que le prêt de la Banque mondiale à la
Chine, qui avait également été suspendu après le massacre des
étudiants, puisse reprendre comme avant. À New York, le secrétaire

312
Glasnost sous la neige

d'État, James Baker, rencontra Zheng Tuobin, le ministre des


relations économiques et du commerce chinois, et lui déclara : « Il est
temps que nous laissions le passé récent derrière nous. »

Le 12 janvier 1991, Sholam, l'agent du Mossad, faisait partie de


ceux qui étaient réunis autour de la table de conférence du
commandement des opérations spéciales des États-Unis, à la base de
l'Air Force de Pope, en Géorgie. Des agrandissements des photos
des lance-missiles qu'il avait prises dans le désert irakien se trouvaient
sur la table. Les missiles étaient des Scud.
Cinq jours plus tard, après le début de l'opération « Tempête du
désert », sept missiles Scud frappèrent Tel-Aviv et Haïfa. Ils
détruisirent mille cinq cent quarante-sept bâtiments et blessèrent
quarante-sept civils. Peu après, des bombardiers américains, armés
d'un millier de bombes, anéantirent ce qu'il restait des missiles et des
lance-roquettes irakiens. Les cibles avaient été localisées à la fois
grâce aux informations chinoises et aux photographies de Sholam.

Le jour du lancement de l'opération « Tempête du désert », Wang


Dan, l'un des dirigeants étudiants de la place Tian'anmen comparut
devant le tribunal populaire intermédiaire de Pékin. Il portait le
sweatshirt et le large pantalon noir qui avaient constitué son
uniforme distinctif sur la place Tian'anmen, vingt mois plus tôt, la
nuit où les massacres avaient eu lieu. Depuis sa dernière apparition
publique, il avait perdu du poids et ses lunettes glissaient
constamment le long de son nez. Debout, tête baissée, il paraissait
chétif et plus vieux que ses vingt-deux ans. Le plus vieux de ses trois
juges — des hommes d'âge moyen portant des vestes à col mao —
déclara qu'il était accusé de tentative de renversement du
gouvernement. Wang Dan ne se défendit pas. Le juge dit que l'un
des devoirs de la cour était de « remettre les délinquants sur le droit
chemin » en les condamnant à être « rééduqués » et en leur montrant
comment revenir dans la société chinoise grâce à une « totale

313
Histoire des services secrets britanniques

compréhension du marxisme ». Sa peine durerait jusqu'à ce que la


cour apprenne qu'il avait retrouvé « le droit chemin ».
Le procès n'avait duré que quelques minutes — beaucoup moins
de temps qu'il n'en avait fallu au département d'État et aux
diplomates chinois pour s'entendre sur le fait que le gouvernement
Bush n'émettrait aucune critique sur le procès de Wang Dan ou ceux
qui suivraient. Ce jour-là, dix-sept dirigeants étudiants furent
condamnés à des peines de prison de durée indéterminée.

Quand la brève guerre du Golfe s'acheva, Saddam Hussein était


toujours au pouvoir. C'était la politique de la Maison-Blanche, et non
celle de la CIA, qui avait dicté l'issue du conflit. Le président Bush
avait promis aux Américains que les combats dureraient moins de
cent heures et avait appelé à la fin des hostilités le 27 février 1991.
On demanda à Webster que la CIA surveille les mouvements de
Saddam. Les agents savaient qu'il avait six camping-cars Winnebago
et trois d'entre eux furent repérés et détruits. Les autres, dans l'un
desquels devait être Saddam, ne furent retrouvés que des mois plus
tard, abandonnés près de la frontière syrienne. Pendant ce temps, à
Washington, Bush avait publiquement demandé aux Chiites, dans le
sud du pays, et aux Kurdes, dans le nord, « de renoncer à Saddam et
de faire revenir l'Irak dans la famille des nations pacifiques ». Sous le
regard des forces américaines et de la coalition, des masses
populaires peu armées se soulevèrent et furent écrasées par la garde
républicaine. Du jour au lendemain, à Washington, l'appel à débar-
rasser l'Irak de son « dictateur maléfique » se transforma en
« rapatriez nos garçons victorieux » — un slogan conçu pour que
Bush reste à la Maison-Blanche. Quoi qu'il en soit, le président
suivant fut Bill Clinton.

Le 2 août 1991, un Transall C-160 blanc, portant les marques


distinctives des Nations unies, atterrit à l'aéroport international
Saddam, près de Bagdad. Le docteur David Kelly et son équipe de

314
Glasnost sous la neige

vingt-huit inspecteurs en armement, qui allait l'aider à rechercher des


armes biologiques, descendirent de l'appareil. À l'instar du docteur,
chaque homme avait été choisi pour son domaine de compétences
particulier. Il y avait des microbiologistes, des experts en
biotechnologie et des spécialistes des munitions et de la sécurité. Ils
venaient d'une demi-douzaine de pays et, à eux tous, parlaient le
double de langues, y compris l'arabe. Des membres du SAS, ainsi
que des agents de la Delta Force, du MI-6 et de la CIA, les
accompagnaient. Ils avaient, eux aussi, été soigneusement
sélectionnés et leur travail consistait à faire face à toute menace
éventuelle contre les inspecteurs.
Le docteur Kelly avait déjà fait l'expérience d'une telle
investigation. Il avait, en effet, conduit l'inspection des usines russes
et des laboratoires du programme Biopreparat, après la signature du
très secret traité trilatéral russo-anglo-américain, par lequel on avait
interdit ce type d'armement après l'effondrement de l'Union
soviétique. Cette inspection s'était déroulée dans un esprit de
coopération. Cependant, Kelly avait prévenu son équipe qu'elle
devait s'attendre à de l'hostilité de la part du régime de Saddam car
les Nations unies l'avaient forcé à accueillir l'inspection. Sachant cela,
le docteur s'était donc préparé tout l'été à une mission qu'il savait
potentiellement dangereuse. « Les sites que nous voulons contrôler
pourraient être contaminés par des agents biologiques ou chimiques,
ou truffés de bombes ou de mines », m'a-t-il confié lorsque nous
nous sommes rencontrés le jour de l'arrivée de l'équipe à l'hôtel
Sheraton de Bagdad.
Avec le souci du détail qui faisait de lui l'homme idéal pour diriger
l'inspection, le docteur Kelly avait informé ses assistants des « coups
fourrés » que les cerbères du gouvernement irakien risquaient de leur
réserver.
« Dès le premier jour, ils ont tout fait pour nous retarder ou nous
induire en erreur en refusant de nous montrer des documents puis
en affirmant que les éléments de la liste, par exemple, des vaccins,
faisaient partie d'un programme défensif contre d'éventuelles
attaques biologiques de la part d'Israël », m'a plus tard raconté Kelly.
Salman Pak, au sud-ouest de Bagdad, était le premier site
biologique présumé de la liste. Ignorant les protestations de ses
responsables, selon qui il fallait « prendre rendez-vous » pour la

315
Histoire des services secrets britanniques

visite, le docteur Kelly y conduisit son équipe. Il y fut accueilli par la


directrice, le docteur Rihab Taha. Elle avait un peu plus de trente
ans ; une coiffure bouffante surplombait son front large et son
menton pointu. Selon le docteur Kelly : « Elle vacillait entre une
méfiance anxieuse et une attitude défensive irritée. Ayant obtenu un
doctorat en toxicologie à l'université d'East Anglia, elle parlait bien
anglais. Mais quand mes questions ne lui plaisaient pas, elle poussait
de grandes exclamations en arabe et se mettait à pleurer. Une vraie
petite actrice. »
Rihab Taha s'était accrochée à sa version des faits. Les travaux de
recherches de Salman Pak en étaient encore à leurs balbutiements
lorsqu'ils avaient été détruits par les bombardements de précision au
début de la guerre. « Vous en avez la preuve tout autour de vous »,
s'était-elle écriée, en agitant les mains.
Pendant cinq jours, face à une hostilité croissante de la part des
responsables, le docteur Kelly et son équipe examinèrent les gravats
laissés par les bombardements. Ils remarquèrent quelque chose qui
avait pu être une chambre d'aérosolisation, des signes indiquant qu'il
y avait eu des cages à animaux, des restes de produits chimiques dans
les zones de stockage, des lambeaux de vêtements de protection et
des morceaux de filtres. Tout cela révélait que les recherches étaient
beaucoup plus avancées que Taha n'avait bien voulu le laisser croire.
Plus tard, Kelly résuma la situation : « Notre problème était qu'après
la guerre, elle avait eu le temps de dissimuler la réalité. J'étais
convaincu qu'il y avait anguille sous roche... mais elle ne se montrait
pas. »
Puis, à la plus grande surprise de Kelly, le docteur Taha essaya de
marchander. D'un placard fermé de son propre bureau, elle sortit des
bouteilles de micro-organismes bactériens. « Elles font partie de ce
que monsieur Rumsfeld nous a permis d'obtenir à l'époque où nous
étions un allié de l'Amérique », dit-elle, sans chercher à cacher son
amertume.
Le docteur Kelly inspecta les fioles encore scellées.
« Nous ne les avons pas utilisées. Ce n'était pas le genre de
travaux que nous conduisions ici », insista-t-elle.
Kelly lui montra les étiquettes des bouteilles : anthrax, botulisme,
gangrène, tétanos et tularémie. Il en prit note, ainsi que de la façon
dont elle expliqua leur présence.
316
Glasnost sous la neige

« Les Américains disaient que nous pouvions nous en servir pour


créer des vaccins contre les armes israéliennes. Ce que vous voyez ici
est la totalité de notre programme biologique militaire. »
Elle tendit une feuille de papier au docteur Kelly et lui demanda
d'écrire qu'il considérait cela comme la vérité. Il refusa.
Au même moment, on accorda à la quête d'armes chimiques et
nucléaires — menée par d'autres équipes des Nations unies — la
priorité sur la recherche d'armes biologiques. Par conséquent, le
soutien logistique promis au docteur Kelly — voitures, radios et
renforcement de la sécurité, suite à des tirs contre des membres de
son équipe — ne se matérialisa pas. À New York, les décideurs des
Nations unies estimaient que son travail était moins urgent et avait
moins de chances d'aboutir. Lors de son dernier jour à Bagdad, le
docteur Kelly m'a confié : « Ils ont fermé la porte sur la possibilité de
connaître la totalité du programme biologique de Saddam. »
Le docteur Kelly rentra à Londres, certain qu'une autre
opportunité se présenterait. D'après tout ce qu'il avait vu et entendu,
il était convaincu que Saddam poursuivrait son programme de
création d'armes biologiques. Pour en avoir la preuve, il faudrait
d'autres visites, prendre plus de risques dans un pays de plus en plus
hostile et subir les autres formes de pressions inhérentes à sa
profession. En ce mois d'août 1991, il n'avait pas la moindre idée de
ce que ces pressions allaient lui coûter.

Depuis la fenêtre de sa chambre, Stella Rimington avait vu les


premières glaces se former sur la Moskova avant de disparaître sous
une couche de neige homogène. Depuis son excellent point de vue, à
l'ambassade britannique, elle avait vu la neige recouvrir les pavés de
la place Rouge tandis que s'installait l'interminable hiver russe. Cela
ne faisait que quelques jours qu'elle avait quitté Londres et laissé
derrière elle les incessantes discussions auxquelles elle devait partici-
per pour obtenir à temps le budget des nouveaux locaux du MI-5, à
Thames House — une responsabilité qui venait s'ajouter à sa charge
de travail déjà bien assez lourde.

317
Histoire des services secrets britanniques

Le caustique directeur du MI-5, Michael Hanley, s'était emporté


auprès de Rimington au sujet des exigences insensées du Trésor, qui
lui demandait de « prouver et justifier toutes les dépenses ». Une fois
de plus Whitehall était en période de restriction et l'on parlait
beaucoup de gestion des ressources dans les couloirs des services
secrets. Au cours de l'année passée, Rimington avait souvent
accompagné Hanley à ce qu'il appelait « ces foutues réunions à la
Chambre étoilée », où les ministres examinaient les coûts de tout.
Mais, d'une certaine façon, le fait qu'elle se trouve à cette fenêtre,
en ce mois de décembre 1991, prouvait leur utilité. Elle se disait que
ces perpétuelles tracasseries financières étaient largement
compensées par sa venue à Moscou en tant qu'invitée de son vieil
ennemi, le KGB.
L'invitation n'était pas arrivée de façon aussi inattendue que le
soudain effondrement de l'Union soviétique. Les espions russes
étaient la première cible de Rimington pratiquement depuis le jour
où elle était entrée au MI-5 et ils étaient, évidemment, toujours là,
mais la fin de la guerre froide exigeait d'établir rapidement de
nouveaux objectifs.
De nombreux espions du KGB ne se voyaient aucun avenir dans
une société dont les dirigeants s'étaient entendus pour former un
ensemble d'États indépendants, même si peu d'entre eux
comprenaient vraiment ce que cela signifiait. Dans les rues, les
mendiants parlaient de Glasnost comme s'il s'agissait de la seule
façon de remédier à une crise économique en pleine aggravation et
les babouchkas vendaient des tasses de bouillie faite maison. À
Moscou, le grand magasin Gum n'avait presque plus rien en rayon.
C'était un monde où les écolières proposaient leur corps aux
premiers touristes venus voir l'ancien « empire du mal », qui
s'offraient de sordides rapports sexuels pour quelques poignées de
roubles dont le cours changeait quotidiennement.
Certains des hommes du KGB se firent engager comme
« conseillers » des services secrets en Libye, en Iran et en Amérique
latine. D'autres restèrent en espérant le mieux tout en craignant pire.
Le KGB était réputé, à juste titre, pour son passé de violence et de
criminalité. Le chantage et l'extorsion étaient, pour un grand nombre
de ses agents, un moyen de compléter les maigres salaires que leur
versait l'État.

318
Glasnost sous la neige

Stella Rimington était venue à Moscou pour leur montrer


comment ils pouvaient s'adapter de manière à servir une démocratie
naissante et leur apprendre que si le renseignement restait important
pour la défense de cette dernière, cela n'était pas incompatible avec le
fait de se soumettre aux lois et aux contrôles qui devaient
inévitablement accompagner une telle activité. Elle allait les
conseiller sur les méthodes de recrutement et de formation du
personnel qui remplacerait les vétérans de la guerre froide — qui,
selon elle, « étaient corrompus par leurs activités sous le
communisme ».
Elle n'était pas vraiment venue de son propre chef. Il s'agissait, en
fait, d'une idée de Margaret Thatcher, qui avait invité Colin McColl à
déjeuner et lui avait expliqué les avantages qu'auraient le MI-5 et le
MI-6 à soutenir les initiatives diplomatiques avec la nouvelle
fédération. Elle avait déclaré à Mikhaïl Gorbatchev qu'il était le genre
d'homme « avec qui elle pouvait faire des affaires ». Celles-ci
incluaient le fait de participer au développement d'un nouveau KGB,
qui n'espionnerait plus la Grande-Bretagne et pourrait même fournir
de précieuses informations à ses services secrets. Si Rimington
comprenait le sens des propos de Margaret Thatcher, cela ne
l'empêchait pas d'éprouver un curieux sentiment : « C'était comme si,
soudain, tout s'était mis à marcher sur la tête mais que rien n'était
impossible. »
Même après s'être consciencieusement renseignée sur les
changements déjà en cours au KGB, elle était arrivée à Moscou sans
trop savoir à quoi s'attendre. Au cours des vingt ans qu'elle avait
passés à lutter contre les espions soviétiques, elle n'avait jamais
imaginé un seul instant qu'elle serait, un jour, invitée d'honneur à la
Loubianka, leur quartier général, dont une partie abritait une prison.
Le nouveau directeur du KGB, Vadim Bakatine — nommé après le
coup d'État manqué contre Gorbatchev, au mois d'août précédent
—, avait déjà commencé à démanteler l'ancien KGB et à créer une
nouvelle agence qui ne s'occuperait que de renseignement et de
contre-espionnage. Les gardes-frontières du KGB avaient été
transférés dans la police et le service chargé de protéger les dirigeants
ne faisait plus partie de l'agence.
En ce matin d'hiver, tout en se préparant pour une nouvelle
rencontre avec les Russes, Stella Rimington pensait à tout ce qui

319
Histoire des services secrets britanniques

pourrait être accompli en collaboration avec eux : « Nous pourrions


résoudre définitivement les problèmes du terrorisme et du crime
organisé. »

Personne, y compris Rimington, ne savait que dans les montagnes


de Tora Bora, en Afghanistan, Oussama Ben Laden continuait de
fulminer contre les « forces infidèles » qui avaient lancé l'opération
« Tempête du désert » et la famille royale saoudienne qui les avait
laissés mettre les pieds dans le pays aux deux lieux saints. Le nombre
de ses partisans était encore peu élevé mais il s'accroissait jour après
jour. Le jour de son trente-quatrième anniversaire, il promit à ceux
d'entre eux qui étaient venus le congratuler de s'occuper, sans tarder,
de l'« apostasie » des gouvernants arabes qui coopéraient avec
l'Occident avant de se charger des « infidèles ».

À l'ambassade américaine de Moscou, durant la semaine de Noël


1991, l'ambassadeur, Robert Strauss, raccrocha son téléphone, se
tourna vers le chef de station de la CIA et lui annonça : « Bakatine
veut que j'aille le voir. Il dit vouloir me faire un cadeau. C'est peut-
être une caisse de cette vodka qu'ils ont servie au dîner en l'honneur
de Rimington. »
« Espérons qu'elle ne se laissera pas embobiner par tous ces
discours de changement », lui répondit le vétéran de l'espionnage.
Pour tous les diplomates et agents étrangers présents à Moscou, la
vitesse incroyable — et toujours croissante — à laquelle les choses
évoluaient était époustouflante. On ne voyait plus de véhicules de
surveillance devant les immeubles d'appartements où vivaient les
employés de l'ambassade et leurs familles. Soudain, c'étaient des voix
amicales qui, au ministère des Affaires étrangères, s'étaient mises à
répondre aux diplomates. Quand Strauss sortait de la maison Spaso,
sa résidence officielle, il n'y avait plus de limousine Zil pour le suivre.
Et, un jour que le chef de station de la CIA faisait son jogging
matinal, le long de la Moskova, un membre du MBR, la force de
320
Glasnost sous la neige

sécurité intérieure russe, qui courait généralement à une certaine


distance de lui, s'était placé à côté de lui et, dans un excellent anglais,
lui avait parlé de sport. Il n'était jamais réapparu après cela.
Strauss avait plusieurs fois rencontré Bakatine autour de déjeuners
et de dîners détendus dont le toast final avait été porté à la nouvelle
amitié russo-américaine. L'ambassadeur ne doutait pas de la sincérité
des espoirs du KGB, mais il redoutait que tant de précipitation
puisse faire dérailler un tel optimisme.
Pour aller chercher son cadeau, Strauss se rendit, en voiture, au
bureau de Bakatine, au Kremlin. La dernière fois qu'il y était venu,
c'était pour voir Vladimir Krioutchkov, un homme trapu, à l'haleine
fortement chargée de fumée de cigare et au torse couvert de
médailles remportées en servant la Russie, souvenirs de ses quatorze
années à la première direction générale du KGB. À la grande surprise
de Strauss, Krioutchkov avait accepté les premières réformes
instaurées par Gorbatchev. Cependant, il n'avait pas tardé à s'y
opposer, conscient qu'elles signifieraient la fin du KGB qu'il avait
toujours connu. Il avait pourtant refusé de s'impliquer dans le coup
d'État pour tenter de renverser le Parlement, où Boris Eltsine
continuait d'instituer des changements. Quoi qu'il en soit, cela n'avait
pas empêché Eltsine de le remplacer par Bakatine, qui avait
rapidement confirmé son soutien à la réforme en invitant Stella
Rimington.
Avant l'arrivée de cette dernière, Bakatine avait ordonné que la
femme et les filles d'Oleg Gordievski soient autorisées à rejoindre en
Angleterre l'agent double qui avait causé plus de préjudices au KGB
que n'importe quel autre traître.
« J'espérais que, pour Londres, ce serait un signe clair que les
choses n'étaient plus comme avant », expliqua-t-il plus tard. Peu
après, dans le but d'apaiser les partisans de la ligne dure qui avaient
encore de l'influence à Moscou, Eltsine se laisserait persuader de
remplacer Bakatine par un nouveau directeur plus à leur goût. Il
s'agirait d'Evgueni Primakov et le KGB serait renommé Service de
renseignement fédéral.
Mais en ce matin de décembre, l'ambassadeur Strauss ne pouvait
pas savoir que son hôte serait bientôt victime de comploteurs du
gouvernement. Avec son sourire habituel, Bakatine lui offrit du café
et des biscuits tout juste sortis des cuisines du Kremlin. Les deux

321
Histoire des services secrets britanniques

hommes discutèrent un moment de la précocité des chutes de neige


et des projets de vacances de l'ambassadeur. Puis, soudain, Bakatine
se leva.
« Et là, il est allé à son coffre et en a retiré un gros dossier et une
mallette. Il l'a ouverte et m'a montré qu'elle était pleine d'appareils
high-tech. Ensuite, il est passé au dossier et en a sorti ce qui
ressemblait à des plans », relata plus tard l'ambassadeur.
Comme Strauss regardait ces documents en se demandant de quoi
il pouvait s'agir, Bakatine lui décocha un grand sourire en les
désignant.
« Monsieur l'ambassadeur, ce sont les plans qui nous ont servi à
mettre votre ambassade sur écoute. » Il se tourna ensuite vers la
mallette et ajouta : « Ce sont les appareils que nous avons utilisés. Ce
sont vos cadeaux. »
Strauss était trop stupéfait pour parler. Bakatine sortit un micro
de la valise et le tendit à l'ambassadeur. « Je suis sûr que le directeur
de la CIA aimerait beaucoup voir ça. Alors, je veux que vous les
preniez. Et, comme vous dites, cela n'engage à rien. »
Plus tard, Strauss expliqua à James Adams, l'ancien directeur du
bureau de Washington du journal londonien le Sunday Times, qu'il
avait craint « une sorte de coup fourré » et refusé de prendre la
mallette et le dossier. Il était rentré à l'ambassade et en avait parlé
avec le chef de la station de la CIA. Après un échange de messages
codés à Langley, Strauss était retourné chercher le cadeau. On l'avait
ensuite envoyé à Langley par la valise diplomatique et, pendant des
mois, des techniciens de la CIA avaient étudié les micros et les plans.
En dépit des signes indiquant que la Russie allait continuer à évoluer
vers la création d'une agence de renseignement plus démocratique, le
Congrès décida de dépenser deux cent vingt millions de dollars pour
construire une nouvelle ambassade équipée d'un dispositif de
brouillage à la pointe du progrès.

Malgré les innombrables banquets dans la splendeur des salons du


Kremlin et les hommages vibrants à sa réussite au sein du MI-5,
c'était avec un autre souvenir impérissable que Stella Rimington allait

322
Glasnost sous la neige

rentrer à Londres. Elle était allée au mausolée de Staline — où, pour


quelques roubles, les touristes se faisaient photographier avec le sosie
du dictateur en train de les tenir par les épaules dans une sorte de
macabre évocation de l'emprise qu'il avait eue sur toute la nation —,
on l'avait emmenée visiter la maison de Tchekhov et elle avait vu le
ballet du Bolchoï, assise dans l'un des fauteuils dorés du premier rang
des places d'orchestre réservées aux invités du gouvernement.
Toutes ces choses avaient leur place dans sa mémoire. Mais son
dernier soir à Moscou lui avait laissé un souvenir, beaucoup moins
agréable, dont elle sut, plus tard, planter le décor avec le style de
l'auteur de romans d'espionnage qu'elle espérait devenir un jour.
« Dans la nuit sombre, froide et enneigée », on l'avait conduite,
dans la Rolls Royce de l'ambassadeur britannique, à ce qu'elle pensait
être une ancienne planque du KGB. Elle avait du mal à réprimer
l'impression d'avoir « glissé, sans savoir comment, dans un film de
James Bond et que la réalité se confondait avec la fiction ».
Pendant qu'elle enlevait ses après-ski, à l'intérieur de la datcha, la
silhouette menaçante d'Evgueni Primakov apparut en haut des
escaliers obscurs. Le faible éclairage donnait à son visage un aspect
irréel. Quand il se mit à parler, sa voix était enrouée, comme s'il
souffrait d'un rhume chronique. Il expliqua que la maison avait été le
bureau de Lavrenti Beria, le confident de Staline, dont la réputation
d'avoir été l'un des plus impitoyables espions des services secrets
russes lui avait longtemps survécu. Primakov avait commencé
comme journaliste à la Pravda, ce qui lui avait, plus tard, servi de
couverture pour ses opérations au Caire, à Damas et à Bagdad.
« Nous sommes montés à l'étage, dans un salon éclairé où
pendaient de lourds rideaux derrière lesquelles n'importe quoi aurait
pu se tapir. Nous avons eu une brève conversation, plutôt froide. J'ai
dit qu'il y avait beaucoup de possibilités de collaboration sur des
questions de sécurité telles que le terrorisme et le crime organisé à
grande échelle. Cependant, pour qu'il y ait une véritable coopération,
il faudrait réduire l'espionnage sur le Royaume-Uni », se souvenait
Rimington.
Sa requête essuya un cuisant refus. Primakov qualifia l'idée de
« ridicule ». Ses espions continueraient d'opérer « comme ils le
[voulaient] pour la défense de la Russie ». Rimington annonça qu'il
était temps qu'elle s'en aille et, après le plus bref des au revoir, son

323
Histoire des services secrets britanniques

hôte disparut derrière le rideaux ; ce qui ne manqua pas de renforcer


son impression d'être entrée dans le décor d'un film de James Bond.

En 1991, au moment des fêtes de fin d'année, à Century House,


on spéculait sur l'identité du prochain directeur général. Patrick
Walker, le tenant du titre, allait avoir soixante ans au mois de février
suivant. Durant ses trois ans à ce poste, il avait essayé de trouver un
équilibre entre les réformes et la pression de Margaret Thatcher —
proche de la fin de son premier mandat — qui insistait pour que l'on
prenne garde à ce qu'elle appelait « l'ennemi de l'intérieur ».
Tout ce que faisait Walker pour continuer la réforme instaurée
par son prédécesseur, Anthony Duff — comme, par exemple,
encourager des jeunes à entrer au Service de sécurité ou ne plus
limiter la circulation des dossiers les plus confidentiels, classifiés « eyes
only », aux plus hauts échelons du gouvernement afin que les
ministres de moindre envergure soient mieux informés — devait être
approuvé par Margaret Thatcher.
Depuis Churchill, aucun Premier ministre ne s'était autant
intéressé au MI-5. Chaque matin, Margaret Thatcher recevait un
résumé des rapports de la veille, qu'elle lisait en prenant son petit-
déjeuner, avant de les renvoyer à Century House avec ses
commentaires soulignés à l'encre bleue ; des formules telles que
« attention à ceci » ou « agissez immédiatement » apparaissaient
régulièrement. Quand un point l'intéressait particulièrement, elle le
notait et en parlait à la prochaine réunion du JIC à laquelle elle
participait. Elle était le seul Premier ministre à jamais avoir assisté à
ces conclaves secrets, au deuxième étage du Cabinet Office. Plus
d'une fois, elle avait rappelé à ses auditeurs quelque peu surpris qu'ils
ne devaient pas oublier que « l'ennemi de l'intérieur » pouvait
toujours se tapir au sein du MI-5 et du MI-6. Plus tard, son
chancelier de l'Échiquier, Nigel Lawson — qui avait empêché sa
propre fille, la célèbre cuisinière Nigella Lawson, de devenir une
espionne —, fit la révélation suivante : « Margaret était
incontestablement folle des romans d'espionnage de Frederick
Forsyth. » Lors de ses rencontres privées avec Walker, Margaret
Thatcher demandait souvent si les secrets qu'il lui avait divulgués
324
Glasnost sous la neige

pouvaient être confiés à d'autres. Elle ajoutait ensuite : « Il y a des


forces en action que vous devez surveiller. »
S'il existait de véritables raisons de s'inquiéter, d'autres étaient
totalement fantaisistes. Peter Wright, par exemple, affirmait que
l'ancien Premier ministre travailliste, Harold Wilson, avait été un
espion soviétique — une idée paranoïaque qui avait valu à Wright
(jadis, étoile montante du MI-5) d'être considéré comme un fou
dangereux par ses collègues et de se faire renvoyer par Walker. Il
était plus justifié pour le Premier ministre de se préoccuper de ceux
qui suivaient les traces du trio de traîtres — Philby, Burgess et
Maclean —, des hommes brillants qui avaient vendu leur pays.
Comment avaient-ils réussi à tenir si longtemps avant d'être pris ?
Elle avait lu leurs dossiers et, de son propre aveu, elle n'en était pas
plus éclairée. Plus récemment, il y avait eu le cas Cathy Massiter, une
championne des tenues vestimentaires de mauvais goût qui avait
longtemps travaillé aux côtés de Stella Rimington puis sidéré tout le
monde en démissionnant et en apparaissant dans les journaux pour
expliquer qu'on lui avait ordonné de mener « des enquêtes
inappropriées » sur les syndicats et les partisans du désarmement
nucléaire. Ensuite, il y avait eu David Shayler qui, lors d'une
campagne médiatique, avait accusé le MI-6 d'avoir tenté d'assassiner
le colonel Kadhafi.
Margaret Thatcher et Walker se demandaient qui encore attendait
de sortir de l'ombre pour mettre dans l'embarras ceux qui étaient
chargés de défendre le royaume.
Patrick Walker avait développé un esprit affûté et analytique à
l'époque où il était agent au service colonial en Irlande, c'est-à-dire au
moment où l'IRA était en pleine effervescence. Il avait cependant du
mal à s'expliquer comment des hommes et des femmes qui avaient
proposé leurs services pour défendre leur pays pouvaient ensuite le
trahir. Selon lui, un aspect de leur personnalité avait forcément
échappé aux contrôles psychologiques.
Dans son esprit, la question n'était certainement pas encore
résolue quand Stella Rimington fit son rapport lors de la réunion du
haut personnel du lundi matin, juste avant Noël. Après avoir fait un
récit détaillé de son voyage à Moscou, elle enchaîna sur la perpétuelle
croissance des réseaux criminels internationaux — y compris dans

325
Histoire des services secrets britanniques

les républiques de la fédération de Russie — et sur la nécessité de les


combattre en priorité.
L'un de ces groupes était l'Ordre du Soleil levant, la plus grande
organisation criminelle de Moscou, dirigée par Semion Yukovich
Mogilevich, un Juif ukrainien qui avait ouvert plus de cinquante
sociétés écrans dans le monde pour blanchir les sommes colossales
que lui rapportaient le trafic de drogue et la vente d'armes au Moyen-
Orient.
Walker autorisa une enquête pour déterminer si certaines des
sociétés de Mogilevich avaient des liens avec la City.
La réunion aborda ensuite le thème de l'arrivée continuelle de
nouveaux groupes islamistes à Londres. Walker voulait une
évaluation du danger qu'ils représentaient.
Une à une, le directeur avait formulé toutes ses requêtes. Après
trente minutes, la séance était terminée. Quand tout le monde
commença à quitter son bureau, Walker fit signe à Rimington de
rester assise. Il attendit que la porte se referme sur le dernier des
participants puis il se leva et s'approcha de sa collègue, les bras
grands ouverts.
« Félicitations, Stella. Vous allez être la prochaine directrice
générale. »
Elle en resta bouche bée. La seule chose qu'elle arrivait encore à
se dire, c'était que personne ne lui avait demandé si elle souhaitait ce
poste. Elle se demanda même ce que Walker dirait si elle le refusait.
Le directeur reprit la parole : « À propos, Stella, votre nom sera
annoncé publiquement. Je suis sûr que vous comprenez pourquoi. »
Elle comprenait. Elle serait la première femme à diriger le Service
de sécurité. Elle savait que cela ferait sensation dans les médias.

Rimington, qui, d'habitude, était extrêmement réservée sur sa vie


privée, se retrouva au cœur d'un maelström médiatique auquel ni elle
ni le MI-5 ne s'attendaient. Elle devint « la super-espionne femme au
foyer », « la reine de tous nos secrets » et, inévitablement, « l'épouse
secrètement séparée à la tête du MI-5 » — un titre, paru dans un

326
Glasnost sous la neige

tabloïd, qui annonçait un article, plutôt romancé, du divorce qu'elle


avait vécu quelques années auparavant. Le Sunday Times engagea un
détective privé pour éplucher son compte en banque et affirma
qu'on y avait découvert une petite somme supposément versée par le
directeur du KGB. Un autre journal organisa un concours invitant
ses lecteurs à envoyer leur meilleure anecdote sur « l'énigme faite
femme ». La nouvelle directrice générale était traquée comme
n'importe quelle célébrité, photographiée en train de sortir ses
courses de la semaine de sa voiture. Certains quotidiens allèrent
même jusqu'à masquer ses yeux d'une bande noire pour alimenter le
mystère qui régnait autour de sa personnalité. Avec l'impertinence
qui les a toujours caractérisés, les journalistes de Fleet Street s'en
amusaient bien. Rimington, elle, trouvait cela beaucoup moins drôle :
les terroristes de l'IRA représentaient un véritable danger et elle
savait que, pour eux, la tuer serait une grande victoire ; comme l'avait
été l'attentat à la bombe perpétré contre Margaret Thatcher au Grand
Hotel de Brighton. Puisque ni elle ni personne ne pouvait calmer les
médias, elle dut prendre des précautions dont elle n'avait jamais eu
besoin jusqu'alors et utiliser les trucs pour échapper aux filatures
qu'elle avait appris durant sa formation.
Dans l'ensemble, au sein du MI-5, sa nomination était plutôt bien
accueillie, particulièrement chez les femmes, de plus en plus
nombreuses, qui, après avoir été secrétaires ou avoir travaillé dans les
bureaux, étaient devenues des agents à part entière, souvent grâce à
ses encouragements.
Jonathan Evans fut l'un des premiers à la féliciter. Avant de
revenir à Century House, il avait lutté contre les terroristes en Irlande
du Nord et il savait donc très bien à quel point l'IRA ciblait les
agents de la sécurité. Il était toujours disposé à prêter une oreille
compatissante à qui en avait besoin ; un trait de caractère qui
remontait à l'époque où il avait étudié les langues classiques à
l'université de Bristol, où il était connu pour aider ceux qui avaient
des difficultés à rendre leur devoir trimestriel. D'après l'un de ses
professeurs, il aurait « fait un bon enseignant et probablement pu
aller jusqu'au professorat ». Au lieu de cela, il était entré au MI-5 en
1980. Au cours de sa progression, il était passé par l'anti-terrorisme
avant de devenir responsable de la sécurité interne et, après son

327
Histoire des services secrets britanniques

retour d'Ulster, on l'avait chargé de conseiller le Home Office sur la


meilleure façon de protéger les dignitaires qu'il invitait.
Calme et poli, avec son front dégarni qui le vieillissait„ Evans
faisait partie des jeunes agents repérés pour leur capacité à évoluer
rapidement et c'était pour cela qu'on lui avait demandé de concrétiser
les mesures de changement que Walker avait laissées inachevées.
Durant son temps libre, entre ses tâches habituelles, il s'était mis
en tête d'étudier un sujet particulier : la politisation de l'islam
moderne. Il était fasciné par la façon dont elle s'était développée à
partir de la lutte de pouvoir entre la monarchie saoudienne et le
fondamentalisme de l'ayatollah Khomeini. Il l'était aussi par celle
dont, plus tard, Saddam Hussein — un laïciste — avait mobilisé les
groupes religieux irakiens pour les empêcher de tomber sous le
contrôle de Khomeini, une décision qui avait mené à sept ans de
guerre entre les deux pays. Parmi le méli-mélo d'organisations qui
émergèrent de ce conflit, Evans s'était particulièrement intéressé à
Al-Qaïda et à son leader messianique, Oussama Ben Laden.
En 1991, Ben Laden avait établi sa « base » dans un immense
complexe sécurisé de Khartoum, protégé par le régime militaire
soudanais. En plus des « combattants de la liberté » originaux d'Al-
Qaïda, qui avaient repoussé les troupes russes hors d'Afghanistan, la
réputation de Ben Laden avait fini par attirer des membres des tribus
somaliennes et yémenites. Il les appelait les « véritables
moudjahidine ». Au nom du prophète Mahomet, ils allaient renverser
le régime de Riyad. Chaque jour, alors qu'il réitérait cette promesse, il
était flanqué de son principal associé, le corpulent universitaire
égyptien Ayman al-Zawahiri, le religieux qui rappelait quoti-
diennement à ses disciples les principes du djihad : lorsque l'islam
était attaqué, chaque musulman devait être prêt à donner sa vie pour
le défendre. Il affirmait que chacune des paroles du cheik Ben Laden
les préparait à résister à l'offensive contre l'islam que préparait
l'Amérique, le Grand Satan.
Les photos de Ben Laden et d'al-Zawahiri firent partie des
premières images que Jonathan Evans plaça dans son dossier
consacré à Al-Qaïda.

328
Glasnost sous la neige

L'intérêt qu'Evans portait à l'organisation s'intensifia en 1989,


après sa rencontre avec le docteur David Kelly, à Porton Down. Le
microbiologiste rentrait juste de Montréal, où il avait aidé le CSIS (les
services secrets canadiens) en confirmant que les trente-deux tonnes
de bouillon de culture que l'on avait découvertes pouvaient être
utilisées comme armes biologiques. On les avait trouvées dans un
entrepôt proche de l'autoroute Saint-Laurent. À en croire leur licence
d'exportation, elles étaient destinées à l'Irak et « strictement à usage
médical ». Le propriétaire de l'entrepôt était un homme d'affaires
soudanais domicilié à Londres. Interrogé par des détectives de
Scotland Yard, il avait maintenu que son locataire était une
association caritative, basée à Khartoum, qui envoyait du matériel
médical en Irak. Quand le MI-5 découvrit que l'organisation faisait
partie d'Al-Qaïda, le businessman était déjà reparti au Soudan.
Pour Evans et le docteur Kelly, cela signifiait qu'il ne fallait pas
interpréter la puissance émergeante que représentaient Al-Qaïda et
Oussama Ben Laden comme le fait d'une simple bande de fanatiques
en quête de cause. Grâce à ses recherches, Evans savait que le
groupe comptait dans ses rangs des médecins, des ingénieurs et des
hommes tels que le businessman qui était jusqu'alors resté hors des
habituelles sphères du pouvoir politique arabe. Al-Qaïda promettait
l'utopie et la fin des régimes arabes souillés par la corruption et la
faillite morale à cause de leurs liens étroits avec l'Occident.

Le voyage au Canada du docteur Kelly n'était que l'un des


nombreux déplacements qu'il avait l'habitude de faire pour conseiller
les organisations gouvernementales sur les méthodes de défense
contre les toxines, les bactéries et les virus mortels que possédaient
les nations hostiles et les groupes terroristes. Il avait rencontré
d'autres experts et partagé leurs expériences. Cependant, rien ne
l'avait préparé au coup de téléphone qu'il reçut, durant la deuxième
semaine d'octobre 1989, du chirurgien-commandant de la marine
royale, Christopher Davis, du DIS (Defence Intelligence Staff/État-major
du renseignement de défense). Expert en armement chimique et
biologique, Davis demanda au docteur Kelly de venir à son bureau
329
Histoire des services secrets britanniques

du Metropole Building, près de Trafalgar Square. Lorsque le docteur


Kelly arriva, Davis l'accueillit avec un grand sourire.
« Nous avons un transfuge qui a spontanément offert ses services.
Notre principale source au sein du programme d'armement
biologique soviétique. Il faut que vous nous aidiez à l'interroger. »
Le docteur Vladimir Pasechnik était l'un des plus grands
biochimistes de Russie et participait effectivement au programme
d'armement biologique de son pays. Il était spécialisé dans les
séquences d'ADN ; des recherches très complexes jouant un rôle
important dans le développement des armes microbiennes. Dans un
moment digne d'un roman d'espionnage, le biologiste de cinquante-
trois ans était sorti d'un forum pharmaceutique parisien en disant à
ses collègues qu'il allait acheter des souvenirs pour sa femme et ses
enfants, restés à Saint-Pétersbourg. En vérité, il avait hélé un taxi et
s'était fait conduire à l'ambassade britannique. Jusque-là, il n'avait eu
aucun contact avec un pays étranger. Après avoir estomaqué le
réceptionniste en lui annonçant qu'il était un scientifique russe qui
souhaitait faire défection, il avait été prié de patienter dans une salle
d'attente ornée du portrait officiel de la reine.
Un petit diplomate était arrivé. Pasechnik lui avait tendu sa pièce
d'identité officielle du ministère de la Défense soviétique et quelques
documents en russe. Le diplomate les avait pris et était reparti. Un
moment plus tard, l'agent résident du MI-6 à l'ambassade était entré
dans la pièce. Il avait questionné Pasechnik en prenant quelques
notes sténographiées. Davis en montra une transcription au docteur
Kelly. Elle commençait par ces paroles de Pasechnik : « Je fais partie
de Biopreparat, un grand programme secret consacré à la recherche,
au développement et à la production d'armes biologiques en URSS.
J'ai travaillé sur la yersinia pestis. »
Le docteur Kelly s'arrêta de lire et regarda le docteur Davis. Ils ne
dirent rien. Le docteur Kelly reprit ensuite la lecture du message
prioritaire et s'aperçut que Pasechnik était non seulement une rareté,
un transfuge venu de sa propre initiative, mais qu'il pourrait
également boucher les trous que les satellites de la NSA n'arrivaient
pas à remplir : ce qui se passait à l'intérieur des laboratoires. Il
pouvait expliquer la structure du commandement ; qui donnait les
ordres ; qui les exécutait ; comment l'Union soviétique avait enfreint
la Convention sur l'armement biologique qu'elle avait signée en

330
Glasnost sous la neige

1972 ; où étaient cachés ses laboratoires et ses entrepôts de


stockage ; et combien il y en avait. Il pourrait aussi leur révéler où en
étaient leurs travaux pour faire une arme de la yersinia pestis — plus
connue du grand public sous le nom de peste : la maladie qui, en
1348, emporta un tiers de la population européenne en transmettant
ses germes par une toux semblable à celle de la pneumonie. Une fois
transformée en arme mortelle incontrôlable, la peste se propagerait
« comme un feu de forêt ».
Dès qu'il posa les yeux sur le Russe, le docteur Kelly « apprécia ce
[qu'il] vit ». Pasechnik était trapu, avec un torse de lutteur et le visage
buriné. Cependant, ce furent ses mains qui fascinèrent Kelly :
c'étaient des mains de fermier, avec de gros doigts et la peau tannée
par les éléments. Il ne parlait pratiquement pas un mot d'anglais mais
un traducteur était disponible et Pasechnik avait déjà donné son nom
de code, « Truncate ». Le docteur Kelly n'eut pas le temps de se
demander comment ce nom avait été choisi ; si tout se passait
comme il l'espérait, Pasechnik aurait tellement d'informations à
communiquer qu'il faudrait des semaines pour les analyser.
Vladimir Pasechnik avait été le directeur en chef de l'Institut pour
les préparations biologiques ultra-pures de Leningrad (aujourd'hui
Saint-Pétersbourg). Travaillant sur diverses variétés de
supermicrobes, les quatre cents scientifiques et techniciens du centre
avaient modifié des missiles de croisière de sorte qu'ils puissent
propager la peste et la variole. C'était ce qui avait fini par le décider à
faire défection.
« Je veux que l'Occident sache. Il doit y avoir un moyen d'arrêter
cette folie », avait-il déclaré à l'équipe d'interrogateurs.
Pendant des heures d'affilée, tout en sirotant du café agrémenté
de cognac, Pasechnik décrivit comment — au lieu de la toux
semblable à celle de la pneumonie qui avait ravagé l'Europe pendant
des mois — un appareil soviétique sans pilote, volant pratiquement à
la vitesse du son, allait tuer des millions de gens en quelques minutes
en larguant leurs charges mortelles.
« Ce qui était vraiment terrifiant, c'était que je savais que Vladimir
disait la vérité. Ce n'était pas des paroles en l'air. Sa certitude rendait
ses propos encore plus effrayants », m'a, plus tard, confié le docteur
Kelly.

331
Histoire des services secrets britanniques

Le travail de Pasechnik avait consisté à manipuler des bactéries et


des microbes contre lesquels « l'Occident n'aurait aucune défense ».
Il percevait un salaire inférieur à deux mille euros par an. Pour cette
somme, il avait travaillé sept jours sur sept, avec un seul bref congé
annuel. Pasechnik avait corrigé, confirmé et clarifié la façon dont les
Russes avaient recréé leur ancien programme d'armement biologique
après avoir signé la convention en 1972. À la fin de l'interrogatoire,
le docteur Kelly se fit l'écho de tous ceux qui venaient de passer trois
mois à écouter les révélations de Pasechnik : « C'était véritablement
effroyable. »

332
XIV

Les espions du rideau de bambou

En 2002, le complexe de l'ambassade américaine de Pékin


occupait presque tout un côté de Xiu Bei Jie, le quartier des légations
étrangères de la ville. De hautes rambardes de fer séparaient la route
mal entretenue, dont la ville était responsable, des allées et des
pelouses que les jardiniers de l'ambassade tenaient aussi soignées que
l'extérieur de n'importe quel bâtiment fédéral de Washington. Dans
la journée, il arrivait que des passants chinois s'arrêtent pour regarder
à travers la clôture. Peut-être étaient-ils mécontents que tant de
terrain soit agencé en jardin d'ornement alors qu'il pourrait être
mieux utilisé en y élevant des canards ou y plantant des récoltes.
Cependant, ils ne pouvaient pas s'attarder trop longtemps car ils
étaient vite délogés par des soldats armés en uniforme et calot olive ;
extrêmement nombreux autour de l'entrée du complexe, ils
observaient toutes les allées et venues.
La véritable surveillance s'opérait, jour et nuit, depuis les voitures
garées en face, à l'intérieur desquelles se trouvaient des agents du
CSIS, le service de renseignement chinois, en contact radio avec l'un
des bâtiments dont disposait l'organisation dans la ville. Le contre-
espionnage se trouvait sur la rue Qiananmen Ouest. Les
renseignements internationaux opéraient depuis un immeuble
moderne situé près de la gare principale. Le centre de formation était
derrière le bureau des appels téléphoniques longue distance, sur
l'avenue Fuxingmennie. Les analystes politiques étaient logés près du
Stade des Travailleurs, sur la route de l'aéroport international.
Le Bureau d'investigation était le plus secret de tous et se situait
dans un bâtiment proche de l'extrémité sud du lac du Zhongnanhai,
le complexe, à l'intérieur de la Cité interdite, depuis lequel les
empereurs avaient régné pendant sept cents ans. L'une des premières

333
Histoire des services secrets britanniques

décisions des survivants de la Longue Marche, quand Mao Zedong


avait proclamé une nouvelle Chine, le 1er octobre 1949, avait été de
faire du Zhongnanhai l'un des complexes les plus fortifiés du monde.
Il y avait des postes de gardes — juste assez grands pour y loger un
homme — creusés dans les arbres et d'autres dans les pavillons de
bois disséminés dans le parc ou cachés dans les massifs d'arbustes.
Des capteurs, des fils tendus au sol et des caméras de surveillance
complétaient le dispositif de sécurité. Aucun avion n'était autorisé à
survoler les cent hectares du complexe. Seul le bruit des hélicoptères
qui transportaient les aînés pour faire la navette avec leurs palais
d'été — situés dans les collines, à l'ouest de la ville — venait troubler
la tranquillité du Zhongnanhai.
Depuis ses locaux, le Bureau d'investigation contrôlait des agents
qui opéraient, sous couverture diplomatique, dans toutes les
ambassades de Chine, souvent officiellement en tant que premier ou
second secrétaire. Peu d'agences occidentales avaient des espions
d'aussi haut niveau. Le Bureau rendait des comptes au Département
central de liaison externe, une entité qui n'avait d'équivalent dans
aucune autre organisation de renseignement. Ceci n'était pas
seulement dû au nombre de ses employés, estimé à plus de mille par
la CIA, mais également à la multiplicité de ses activités, qui compre-
naient, entre autres, la supervision de la sécurité interne et de
l'espionnage à l'échelle planétaire. Il traitait toutes les demandes de
visa et déterminait l'étendue des vérifications à faire sur le passé de
chacun des demandeurs. Et, lorsqu'un visa était accordé, il choisissait
le service du CSIS qui serait chargé de déterminer l'utilité que
pourrait avoir le visiteur pour la République populaire de Chine.
Le Département décidait du niveau de confidentialité applicable
aux moindres opérations : s'il faudrait utiliser une femme pour
séduire un homme d'affaires étranger ou si celui-ci devrait être
installé dans une chambre d'hôtel équipée des dispositifs d'écoute.
Il surveillait toutes les autres organisations d'espionnage
gouvernementales et civiles. L'appareil de renseignement chinois
était entièrement interconnecté et extrêmement contrôlé.
Dans une note d'avertissement standard du Foreign Office
destinée à tous les ambassadeurs britanniques envoyés à Pékin, on
peut lire : « Les activités de renseignement chinoises sont
généralement prudentes, souvent effectuées dans un cadre légal et

334
Les espions du rideau de bambou

particulièrement discrètes. Il n'y a pas à se préoccuper, contrairement


à ce qu'il faudrait avec les Russes, de l'usage du chantage ou de la
corruption. L'approche chinoise est plus subtile et ceux qui
travaillent pour le CSIS sont invariablement très motivés et
totalement incorruptibles. C'est la raison pour laquelle les
"transfuges" chinois doivent être traités avec circonspection. »
En Chine, la tradition de l'espionnage remonte à plus de deux
mille cinq cents ans et les agents sont très fiers de leur réputation de
rarement se faire prendre ou expulser. On estime que dix millions
d'agents et d'assistants ont été sous les ordres de Qiao Shi au cours
des seize dernières années.
Inhabituellement grand pour un Chinois, Qiao Shi mesurait
presque un mètre quatre-vingt-trois mais son dos voûté lui donnait
l'air plus petit. Selon la rumeur, il devait cette déformation de la
colonne vertébrale aux trop longues heures qu'il avait passées,
enfant, à apprendre les subtilités de sa langue maternelle. Il avait, en
effet, dû mémoriser les radicaux et les différences d'épaisseur de trait
qui, en calligraphie chinoise, permettent de faire la distinction entre
la phonétique et l'interprétation.
Même les personnages les plus hauts placés du gouvernement
traitaient Qiao avec respect. Personne n'aurait osé lui faire remarquer
que, pour un homme doté d'un tel pouvoir, il avait peu de goût en
matière d'habillement ; il donnait souvent l'impression d'être allé
chez un tailleur de l'un des nombreux hutongs — les passages étroits
— de la ville et avait acheté le premier costume qui lui était tombé
sous la main. Les gens supposaient qu'il y avait une autre raison que
son excentricité à son manque de style vestimentaire. Mais les
diplomates étrangers qui se souvenaient de lui depuis l'époque où il
travaillait au ministère des Affaires étrangères, se rappelait que sa
carrière avait été une suite de mouvements aussi habiles que discrets ;
il était passé d'un service à l'autre en se faisant le moins remarquer
possible. À chaque fois, il avait renforcé sa réputation. Il avait
beaucoup voyagé — Londres, Paris, Berlin, Madrid et New York
s'étaient toutes trouvées sur son itinéraire. Un jour, il était diplomate
et le lendemain, il dirigeait la sécurité de l'État ; à partir de là, peu de
gens surent où il allait et qui il voyait.
Ce qui était certain, c'était que Qiao Shi connaissait tous les
secrets, ainsi que les petites casseroles et imperfections, de tous les

335
Histoire des services secrets britanniques

membres du gouvernement. Il savait qui était déjà corrompu, qui


pouvait l'être et, plus important encore, il n'ignorait rien de l'état de
santé de Deng Xiaoping : après avoir survécu à la paranoïa de Mao,
celui-ci avait régné sur la Chine avec une adresse consommée ; ce
qu'il avait, d'ailleurs, prouvé en anticipant que les gouvernements
étrangers ne protesteraient pas vraiment contre la façon dont il avait
ensuite écrasé la rébellion estudiantine de la place Tian'anmen. Trois
mois après le massacre, il avait reçu deux anciens secrétaires d'État
américains, Henry Kissinger et le général Alexander Haig, ainsi que
Prescott Bush, le frère du président George Herbert Bush. Ils étaient
venus le rassurer en lui confirmant que la Chine serait le plus
précieux partenaire de l'Amérique pour la décennie à venir.
Haig était présent en tant que président de Worldwide Associates
pour parler d'entreprises communes avec la CITIC, le bras bancaire
du gouvernement chinois. Kissinger était là pour des raisons
similaires. Prescott Bush avait été engagé comme consultant par
Asset Management pour investir soixante milliards de dollars, pour
commencer, dans le développement de projets communs. L'un de
ces derniers était la construction d'un country club. Les espions de
Qiao Shi avaient surveillé toutes ces activités. James Lilley, l'ancien
chef de la CIA à Pékin, devenu ambassadeur des États-Unis en
Chine, avait déclaré aux espions de la ville : « On reste ouvert
pendant les travaux. »

Après le massacre de la place Tian'anmen, Qiao Shi ordonna la


rétrogradation d'une centaine de ses espions. Certains furent envoyés
jouer les gardes dans des camps de travail près des frontières avec la
Mongolie et la Mandchourie ; d'autres furent mutés dans des bases
du CSIS éloignées de Pékin. On estimait qu'ils avaient tous failli
durant les cinquante-cinq jours de protestation des étudiants
pékinois en se montrant incapables d'identifier les « fauteurs de
trouble ». Pourtant, six prisons étaient submergées par des milliers de
prévenus attendant d'être jugés pour avoir participé aux mani-
festations. Des agents, ayant survécu à la purge de Qiao Shi,
parcoururent tout le pays pour interroger des suspects et plus de
deux cent soixante-dix mille personnes virent leur carte du parti

336
Les espions du rideau de bambou

résiliée. Ceux qui, parmi les soixante millions d'habitants du delta du


Yangzi, avaient élevé la voix pour soutenir les étudiants furent
envoyés dans des camps de travail lors de la plus grande rafle qu'on
ait jamais vue depuis la Révolution culturelle.
D'autres agents furent envoyés à l'étranger pour découvrir qui,
parmi les millions de Chinois expatriés aux États-Unis et en Europe,
avait fourni de l'argent ou toute autre forme d'aide aux étudiants.
Quand on identifiait des coupables, leurs familles restées au pays
étaient punies. Beaucoup d'entre elles durent payer d'importantes
amendes et furent temporairement privées de prestations sociales.
Qiao Shi ordonna aussi une intensification de la surveillance sans
précédent. En plus de celles des campus universitaires et des lycées,
on installa des dizaines de milliers de caméras : dans tous les
bâtiments de toutes les villes et villages, dans les bus, les trains, les
bateaux de transport fluvial et sur le bord des routes. Des
concepteurs de systèmes furent chargés d'élaborer des appareils pour
recueillir et analyser les informations personnelles. Les classes, les
bureaux et les usines se transformèrent alors en zones de surveillance
dotées d'un équipement électronique épiant chaque minute de la
journée de travail, enregistrant en silence les cadences de production
et les pauses toilettes. Le dispositif existant fut également amélioré
de manière à faciliter les mises sur écoute.
Selon Privacy International, un groupe de défense des droits de
l'homme basé à Londres, suite à Tian'anmen, quelque trois cents
nouvelles bases de données interconnectées ont été créées. Les
étrangers ne sont pas épargnés par ce réseau de surveillance
nationale. On enregistre les e-mails qu'ils envoient ou reçoivent, les
endroits où ils changent leurs devises, le type de véhicule qu'ils
louent, les endroits où ils logent et les personnes qu'ils rencontrent.
Ces données sont analysées au Département central de liaison
externe. La surveillance est devenue une industrie florissante qui s'est
répandue à tous les niveaux du commerce en tant qu'instrument de
pacification, d'intimidation, de brouillage, de propagande et de
contrôle.
Selon plusieurs services secrets et missions diplomatiques basées à
Pékin, environ sept cents étudiants arrêtés pendant les
manifestations de la place Tian'anmen ont été exécutés et leurs
organes vitaux — reins, cœurs, poumons, yeux — ont été vendus à

337
Histoire des services secrets britanniques

de riches Chinois en attente de transplantation. Les organes étaient


prélevés selon un rituel bien établi. En général, on abattait les
prisonniers d'une balle dans la nuque mais quand on avait besoin de
leurs yeux, on tirait dans le cœur. Ceux dont on voulait prendre les
organes n'étaient pas torturés et bénéficiaient d'un régime alimentaire
spécial pour améliorer leur condition physique avant leur exécution.
Aussitôt après, les cadavres étaient transférés dans un bloc
opératoire tout proche et les organes étaient prélevés.
Après les événements de Tian'anmen, on désigna l'hôpital
Nanjiang, à Canton, comme principal centre de transplantation pour
les patients étrangers. Selon Amnesty International, au cours de
l'année qui suivit les protestations, plus d'une centaine de Chinois
vivant aux États-Unis bénéficièrent de telles opérations. L'hôpital
disposait d'une section spéciale consacrée aux étrangers et proposait
ses services uniques dans les médias d'expression chinoise. Le
remplacement d'un cœur coûtait vingt mille dollars ; celui d'un foie,
six mille dollars ; celui d'un rein, cinq mille dollars ; les yeux
coûtaient trois mille dollars chacun. Un porte-parole de l'hôpital m'a
expliqué : « Nos activités ne posent aucun problème éthique. Ceux
dont utilisons les organes sont des criminels. On n'a pas besoin de
leur consentement puisqu'ils seront exécutés de toute façon. »

Après Tian'anmen, pendant deux ans, Qiao Shi renforça les


opérations internationales du CSIS. Il commença par la station de
Londres, où il envoya certains de ses meilleurs agents. Depuis la
création de la République populaire, la Grande-Bretagne avait
toujours été une cible de premier ordre à cause de ses entreprises
informatiques et scientifiques. Le CSIS finançait les études
supérieures de jeunes Chinois à Cambridge, Oxford ou dans d'autres
universités équipées d'excellentes structures de recherche dans le
domaine de la haute technologie. On les encourageait ensuite à
chercher du travail dans ce secteur, dans lequel de nombreuses
sociétés avaient des contrats sensibles avec le ministère de la
Défense. Les étudiants engagés étaient formés par le CSIS pour voler
les secrets de leurs employeurs et les porter dans des planques du

338
Les espions du rideau de bambou

quartier de Soho, à Londres, ou dans toute autre ville ayant son


Chinatown.
Selon le MI-5, en 1992, le CSIS avait vingt-quatre agents en
Grande-Bretagne. Outre ceux qui bénéficiaient d'une couverture
diplomatique, ils opéraient depuis des sociétés commerciales et des
agences de voyages chinoises. (En 2007, le MI-5 estimait le nombre
d'agents du CSIS à quarante-six, le plus grand nombre d'espions du
même pays infiltrés en Grande-Bretagne.) Le Service de sécurité
pensait que sur une période de deux ans — de 1989 à 1991 — le
CSIS avait volé pour quatorze milliards de livres (presque dix-huit
milliards d'euros) de secrets.

Qiao Shi transféra Kao Ling, le directeur des opérations du CSIS


sur le continent africain, de sa base de Zanzibar aux Nations unies, à
New York, pour y agir sous la couverture de correspondant de
l'agence de presse Chine nouvelle. Étant donné que sa tâche
consistait à écrire des articles positifs sur les entreprises américaines
qui investissaient en Chine, il fut accueilli à bras ouverts dans toutes
les grandes firmes du pays. Un grand nombre d'entre elles avaient
des contrats avec la défense et Kao Ling put ainsi acquérir une
quantité considérable de données à faire analyser par les scientifiques
et les techniciens de Pékin. La Maison-Blanche avait exhorté les
compagnies américaines à « remotiver la Chine à avoir des liens
techniques et militaires avec [les États-Unis] et à permettre à leur
nation d'avancer ». Deux ans après Tian'anmen, les deux pays avaient
signé pour deux milliards de dollars de contrats.
En Afrique, Kao Ling avait été remplacé par Teng Cheng, qui
avait servi en Thaïlande, au Laos et à la Havane. D'âge moyen, ses
yeux tombants lui donnaient une apparence que certaines femmes
trouvaient attirante et il avait eu plusieurs maîtresses à travers le
continent. Dans son profil au Mossad, on pouvait lire : « L'agent le
plus efficace que le CSIS ait en Afrique. Il peut corrompre n'importe
qui mais il est, lui-même, incorruptible. »
Il avait renforcé le CSIS dans toute l'Afrique, entre autres, au
Soudan, où selon un agent sous couverture du Mossad, il avait

339
Histoire des services secrets britanniques

rencontré Oussama Ben Laden. Leur discussion avait tourné autour


de la défaite de l'Armée rouge en Afghanistan, puis Teng Cheng avait
annoncé à Ben Laden que la Chine pouvait fournir à Al-Qaïda toute
l'aide qu'elle voulait. Ben Laden avait décliné l'offre.
Le CSIS s'était également développé dans tous les pays du
Pacifique, y compris en Australie et en Nouvelle-Zélande. En
Europe, il avait augmenté le nombre de ses espions à Berne et à
Paris. Des agents avaient été postés dans plusieurs pays d'Amérique
latine, ainsi qu'en Iran, en Irak et en Syrie. On trouvait aussi des
hommes de Qiao Shi en Turquie, en Espagne et en Allemagne, où ils
travaillaient comme cuisiniers ou serveurs. Ils exerçaient n'importe
quelle profession pourvu qu'elle dissimule leur véritable mission :
celle de recueillir des informations pour les analystes de Pékin. Ils
étaient les fantassins de l'ambition chinoise de devenir la
superpuissance technocratique du millénaire à venir.

Début 1992, Teng Cheng prit un vol pour Johannesburg afin de


tenter d'en apprendre plus sur un programme très secret qui,
pendant douze ans, avait fait partie intégrante du régime de
l'apartheid.
Physiquement, Wouter Basson s'était avéré trop petit pour
devenir le joueur de rugby que son policier de père aurait voulu qu'il
soit et il ne jouissait pas, non plus, des talents vocaux de sa mère,
cantatrice du dimanche. Cette dernière l'avait poussé à étudier la
médecine ; peut-être deviendrait-il un jour aussi célèbre que. le
fameux chirurgien sud-africain Christiaan Barnard, auteur de la
première transplantation cardiaque. Moins ambitieux, Basson voulait
être gynécologue. Hélas pour lui, son rêve de poursuivre sa
formation en Angleterre s'était envolé lorsque ses parents lui avaient
expliqué qu'ils n'avaient pas les moyens de payer les cours du grand
CHU qui l'avait accepté, l'hôpital St Mary, à Londres.
Basson avait obtenu d'excellents résultats dans les écoles privées
du Cap et avait été admis avec les meilleures notes en faculté de
médecine, à l'université de Pretoria. Son sourire amical était
strictement réservé aux Blancs. « Les Noirs sont là pour servir, pas

340
Les espions du rideau de bambou

pour qu'on sympathise avec eux », l'avait-on entendu dire un jour.


Son père lui ayant transmis dès le berceau sa conviction du bien-
fondé de l'apartheid, Basson était déjà un nationaliste invétéré
lorsqu'il était arrivé au campus. Les autres étudiants disaient qu'il
s'était laissé pousser le bouc pour se donner l'air d'un véritable
Afrikaner du bush et que c'était pour la même raison qu'il mâchait du
biltong — des bâtonnets de viande de koudou séchée — et
engloutissait de bonnes doses de bière locale. Les filles l'appréciaient
pour son esprit vif et son charme, et il avait une vie sociale bien rem-
plie.
Comme toutes les écoles de médecine publiques, celle de Pretoria
avait dans son personnel un individu chargé de repérer d'éventuelles
recrues pour les services de renseignement du pays : la DCC
(Directory of Covert Collection/Direction du renseignement secret) —
c'est-à-dire les services secrets militaires — et le BOSS (Bureau of State
Security/Bureau de la sécurité d'État).
Après avoir obtenu son doctorat de médecine, Basson était entré
comme interne à l'hôpital HF Verwoerd, le plus grand CHU du pays.
C'était là qu'était né son intérêt pour les pathogènes mortels. Ces
derniers avaient été brièvement abordés durant ses cours mais, à
l'hôpital, il avait rencontré des médecins qui avaient servi dans les
forces spéciales et les avaient utilisés contre les ennemis de l'Afrique
du Sud, en Rhodésie (le Zimbabwe actuel), en Angola, en Namibie et
au Mozambique. On lui avait alors expliqué que ces mesures avaient
été purement « défensives », une réaction à l'arrivée en Angola de
troupes cubaines dotées d'armes biologiques soviétiques. « Eh, on
trouvait logique de prendre des précautions de défense », se
rappelait-il avoir entendu dire ses collègues médecins.
Peu après, comme tous les jeunes hommes de sa génération,
Basson avait été appelé par la SADF (South African Defence
Force/Force de défense sud-africaine). Sous le régime de l'apartheid,
le service militaire était obligatoire. Étant donné ses qualifications
médicales, on lui avait offert de choisir le domaine dans lequel il
souhaitait se spécialiser et sa première idée — devenir gynécologue
— avait cédé place au désir d'étudier la physiologie et la chimie
physiologique afin de préparer une maîtrise. C'était une opportunité
d'apprendre comment se servir de microbes pour débarrasser
l'Afrique du Sud de tous les ennemis qui l'entouraient. Leur

341
Histoire des services secrets britanniques

utilisation contre les terroristes — qui avaient déjà prouvé que leur
haine envers le pays pouvait les amener à massacrer des femmes et
des enfants — serait défensive et non offensive.
À en croire Basson, faire croître des micro-organismes n'avait rien
de compliqué : « Pour un chimiste qualifié, c'était un peu comme
brasser de la bière. » Pourtant, d'après ce qu'il avait lu, « la SADF
semblait ignorer jusqu'aux bases de la manipulation biologique : pour
que les germes puissent être lancés contre un ennemi, il fallait, avant
de les stocker, les transformer en armes en les congelant pour qu'ils
sèchent. »
Dans le bush rhodésien, comme dans plusieurs pays situés au
nord du fleuve Limpopo, les forces spéciales de la SADF s'était
contentées d'empoisonner les puits et les rondavels — des cabanes à
toit rond où l'on entreposait de la nourriture. Pour vraiment semer la
terreur chez l'ennemi, il fallait disséminer des microbes dans l'air,
comme les Japonais l'avaient fait contre les Chinois dans les années
1930, ou les nazis, pendant leurs expériences de la Seconde Guerre
mondiale. Basson estimait que la SADF avait négligé d'étudier
comment les diffuser de sorte qu'ils infiltrent insidieusement les
défenses naturelles du système respiratoire humain, en vainquant les
barrages des vibrisses et les cils de la trachée-artère pour atteindre
directement les poumons et traverser leurs tissus humides jusqu'à
entraîner la mort du sujet. L'anthrax pouvait faire cela. Mais, d'après
ce qu'avait lu Basson, il n'en existait pas une spore en Afrique du Sud
et personne à la SADF n'avait encore envisagé d'utiliser des microbes
comme arme alors qu'il suffisait d'une boîte d'anthrax pour tuer des
millions de gens. Pourquoi cela ne s'était-il jamais fait ? Même les
Soviétiques ne l'avaient pas fait au summum de la guerre froide.
Était-ce par crainte des représailles ? Était-ce pour cela que l'Afrique
du Sud avait signé la convention des Nations unies qui interdisait les
armes biologiques ? Les questions auxquelles Wouter Basson ne
trouvait pas de réponses étaient innombrables.
À la fin de son service militaire, fier détenteur d'une maîtrise dans
les deux sujets qu'il avait choisis, le jeune scientifique en savait plus
sur le potentiel de l'utilisation de pathogènes en tant qu'armes que
n'importe qui dans la république. Il ne soupçonnait pas que cet
intérêt avait été remarqué par son commandant, le médecin-général
Nicol Nieuwoudt. Il ne savait pas non plus que ce dernier avait

342
Les espions du rideau de bambou

participé à une réunion dirigée par le chef de la force de défense, le


général Constand Viljoen, au quartier général de la SADF, à
Speskop, près de Pretoria, en présence du lieutenant-général Pieter
van der Westhuisen, le directeur du renseignement militaire. Il y avait
été décidé que Basson serait promu général de brigade et nommé à la
tête d'un programme top secret dont le nom de code était « projet
Coast ». Quelques jours avant son trentième anniversaire, Basson fut
appelé devant les trois officiers et le général Viljoen lui déclara : « À
part vous, personne à la SADF ne connaît quoi que ce soit aux armes
chimiques et biologiques mais il nous en faut. Bien que vous n'ayez
pas été formé à l'espionnage, vous devrez vous occuper vous-même
de trouver les ingrédients nécessaires à leur fabrication. Vous pouvez
utiliser toutes les méthodes que vous voulez, choisir avec qui vous
souhaitez travailler et disposer d'un budget illimité mais, en aucun
cas, la SADF ne doit être associée à vos travaux. Est-ce clair ? »
Plus tard, Nieuwoudt conduisit Basson dans le veld, à une
quinzaine de kilomètres au nord de Pretoria, et lui montra une vieille
ferme, près du barrage de Roodeplaat, où se dérouleraient les travaux
du projet Coast. Nieuwoudt expliqua qu'on avait choisi ce site parce
qu'il était suffisamment éloigné de la ville pour garantir un certain
isolement. On allait le cerner de barrières électriques et des
patrouilles de police seraient sur le qui-vive vingt-quatre heures sur
vingt-quatre avec des chiens dressés pour tuer. Conformément aux
exigences de Wouter Basson, il y aurait des laboratoires de
confinement de niveau L3 et tout le matériel que le biochimiste avait
demandé sur sa longue liste d'achats lui serait fourni. Tout serait prêt
pour le moment où il reviendrait avec des toxines mortelles.
Nieuwoudt se tourna vers Basson avec un « air fier » dans les yeux
et lui dit : « Wouter, vous avez été engagé pour créer une vaste
gamme d'armes qui tueront ou paralyseront les terroristes du bush,
leurs dirigeants qui, dans nos villes, organisent des campagnes contre
nous, et leurs compagnons de voyage, les marxistes et les
communistes qui menacent la survie même de notre pays. »
Ce discours n'était pas sans évoquer le congrès de Nuremberg, où
Hitler avait promis que le Troisième Reich durerait encore mille ans.

343
Histoire des services secrets britanniques

On avait fourni à Basson un jet affrété par le gouvernement pour


qu'il puisse se rendre partout sur la planète, une carte de crédit sans
plafond et l'accès à des comptes bancaires dans une douzaine de
pays. C'était sa porte ouverte sur le monde des toxicologues et des
microbiologistes. Il se mit alors à diriger des réunions dans les plus
grands hôtels de Londres, de Washington et de Paris. Chaque soir, il
rédigeait ses notes. Certaines concernaient ses visites secrètes aux
deux complexes de production chimique de Rabta et Trahunan, au
fin fond du désert de Libye. Cachés par les sables, ces laboratoires
développaient les armes biologiques du colonel Kadhafi.
Un agent du Mossad infiltré sur le site de Rabta remarqua les
visites de Basson et, à Tel-Aviv, le directeur de l'institut, Shabtaï
Shavit, accepta que son nom soit ajouté à la liste des cibles
potentielles du Kidon. Les membres de l'unité commencèrent alors à
rassembler des informations sur sa vie privée, ses amis et sa
proposition de mettre ses compétences au service de la Libye pour
l'aider à accroître sa puissance en matière d'armement biologique. En
échange, il ne demandait que les souches des microbes que la Libye
avait obtenues de l'Irak, dont, au départ, Donald Rumsfeld avait
autorisé la livraison à Saddam.
Les paquets de microbes congelés ne tardèrent pas à arriver aux
laboratoires du projet Coast. Ses chambres de confinement de niveau
L3 étaient profondément enfouies avec les cages renfermant les
primates et les beagles qui servaient de cobayes. Les pathogènes
comprenaient une sélection des quarante-cinq souches d'anthrax
stockées à Rabta tandis que de Trahunan, arrivaient, dans des
containers de plomb scellés, des fioles contenant le choléra, le
botulisme et le plus meurtrier de tous les agents biologiques, la peste.
Vers le milieu de l'année 1992, le projet Coast reçut également de
grandes quantités des virus Ebola et Marburg. Selon Magnus Malan,
le ministre de la Défense, transformer ces microbes en armes pouvait
los die probleem — résoudre le problème. Un jour, Wouter Basson
justifia ses actes en des termes inoubliables (face à la Commission
sud-africaine pour la vérité et la réconciliation qui enquêta, plus tard,
sur le projet Coast) : « J'ai une fille et, un jour, les Noirs prendront le
pouvoir. Et si ma fille me demande "Qu'as-tu fait pour éviter cela ?",
j'aurai ma conscience pour moi. »

344
Les espions du rideau de bambou

Vers le milieu de l'année 1992, Basson et la petite équipe de


scientifiques qui partageaient ses idées commencèrent à transformer
leurs microbes en armes. Ils mélangèrent de l'anthrax à la colle
d'enveloppes destinées à être vendues dans les marchés de rue où
l'on servait les Noirs ; des toxines botuliques et du thallium furent
versés dans des fûts de bière vendue dans les shebeens des bidonvilles ;
des bactéries de fièvre paratyphoïde furent insérées dans des
déodorants en aérosols ; et l'on mit du venin d'un serpent appelé
« mamba » dans le chocolat à la menthe poivrée préféré de la
communauté noire. Les laboratoires du projet Coast devinrent l'un
des plus diaboliques centres de recherches que l'on ait jamais connus
depuis les expériences des nazis durant la Seconde Guerre mondiale.

Quand il n'était pas en voyage, Wouter Basson descendait chaque


matin à son complexe de laboratoires. En sortant de l'ascenseur, il
tombait sur une lourde porte métallique qu'il ouvrait en plaçant sa
carte d'identification contre un capteur mural. De l'autre côté se
trouvait son bureau ; du sol au plafond, ses étagères étaient couvertes
de livres, de journaux scientifiques et de documents en provenance
du monde entier, tous consacrés à l'armement biologique. Certains
étaient déjà dans le domaine public, d'autres avaient été obtenus par
les agents du service de renseignement militaire sud-africain, qui
voyageaient avec de faux passeports, en se faisant passer pour des
étudiants, des chercheurs ou des journalistes scientifiques. Sur ordre
de Basson, ils étaient allés fouiner jusqu'à Silicon Valley, en
Californie, et dans les campus des plus grandes universités
américaines. Ils s'étaient rendus à Londres, à Paris, à Madrid, à
Munich et dans tous les autres endroits où l'on pouvait trouver des
informations sur les microbes. Basson avait visité le centre
d'armement chimique et biologique de Taïwan et avait commandé
certaines pièces de son matériel de pointe.
Sur les étagères, on trouvait des études sur la façon dont le
Pentagone avait, à une certaine époque, envisagé d'attaquer le Cuba
de Fidel Castro avec des toxines, en amont de la crise des missiles.
D'autres expliquaient comment, pendant la guerre du Vietnam, les
scientifiques de Fort Detrick avaient trouvé un moyen de conserver

345
Histoire des services secrets britanniques

le virus de la variole. Grâce à un processus appelé lyophilisation, ils


avaient réussi à le congeler de sorte qu'il reste dormant mais
devienne encore plus virulent qu'avant lorsqu'on le ramenait à
température ambiante.
Des documents relataient comment l'Amérique et la Grande-
Bretagne avaient secrètement testé des systèmes pour répandre des
microbes sur des villes entières. Des livres étaient consacrés à
l'encéphalite équine du Venezuela, un virus que l'on trouve sur les
chevaux et les mules en Amérique du Sud et en Amérique centrale,
qui laisse les humains aux portes de la mort. Des manuels traitaient
de chacune des sept formes de botulisme, de toxines les plus
mortelles ou de l'histoire du développement de la ricine — qui,
utilisée comme arme, entraîne des accidents vasculaires et une mort
certaine.
Les documents de recherches donnaient des explications
détaillées sur la variole hémorragique, la forme la plus virulente de la
maladie, dont le taux de mortalité est de cent pour cent. D'autres
révélaient que des chercheurs avaient développé une nanopoudre,
composée de particules microscopiques de silice qui, mélangée à une
arme biologique, permettait à cette dernière de mieux circuler dans
l'air et, par conséquent, d'infiltrer les poumons humains. D'autres
encore traitaient des agents bactériens les plus tristement célèbres de
l'histoire : la peste noire — la « mort noire » du Moyen Âge — et la
fièvre (dite) espagnole, qui en 1918 fit un nombre de morts plusieurs
fois supérieur à celui de la Grande Guerre. Certains de ces
documents provenaient des centres d'armement biologique
prétendument hautement protégés de pays tels que les États-Unis, la
Grande-Bretagne et Israël. D'autres avaient été achetés sur les
marchés noirs des pays du bloc de l'Est.
Tous les écrits relatifs au sujet de recherche original de Basson, le
plus secret d'entre tous ceux du projet Coast, étaient enfermés dans
une armoire à dossiers qu'il était le seul à pouvoir ouvrir grâce à un
code que personne d'autre ne connaissait. Selon ses supérieurs
politiques du régime de l'apartheid, il s'agissait de l'arme ultime, celle
qui garantirait la survie de la nation, en stérilisant non pas un
individu mais une race tout entière. Ce serait une « bombe
génétique ».

346
Les espions du rideau de bambou

Basson avait suivi les débats incessants de la communauté


scientifique sur la faisabilité de la production d'une telle arme. Ses
partisans rappelaient que les maladies endémiques avaient contribué
à la défaite des Aztèques et des Incas contre les conquistadors
espagnols, qui semblaient souvent immunisés contre les microbes
qui ravageaient l'Amérique latine. Les Britanniques avaient lancé leur
propre « bombe génétique » rudimentaire en distribuant des
couvertures infestées par le virus de la variole aux Amérindiens et
avaient constaté que leurs propres taux de mortalité étaient
largement inférieurs à ceux qui frappaient les tribus ; les médecins
militaires qui accompagnaient les forces d'invasion pensaient que les
« manteaux rouges » étaient dotés d'une meilleure résistance
physique, acquise au fil des siècles.
Durant l'intervention américaine au Nicaragua, les spécialistes de
la CIA avaient travaillé sur l'idée de créer une « bombe génétique ».
On avait dépensé beaucoup d'argent pour obtenir des prélèvements
sanguins de Nicaraguayens afin de faire des tests dans les
laboratoires de la CIA. On n'avait trouvé aucun gène spécifique au
Nicaragua. Le projet avait été abandonné pour n'être restauré qu'à
l'époque où Cuba s'était mis à représenter une menace croissante
pour Washington. La CIA avait alors cherché un « gène spécifique-
ment cubain ». Là encore, on n'avait rien trouvé.
Mais la possibilité de trouver une arme biologique ciblant une
race particulière avait continué à mobiliser les compétences des
biologistes soviétiques — et celles de Wouter Basson. Il savait
désormais que l'idée de créer une bombe ethnique ne relevait plus du
domaine de la fiction. C'était devenu ce que le Prix Nobel de science
Joshua Lederberg appelait « le monstre dans notre cour ». Selon
l'anthropologue John Moore, un expert reconnu en ce qui concerne
les dangers que pourrait représenter une bombe ethnique, 'son
utilisation engendrerait des variations génétiques qui entraîneraient, à
leur tour, des contagions à grande échelle dans toute la population
humaine, ainsi que des taux de mortalité tels que ceux du fictif
Mystère Andromède, susceptibles d'exterminer l'espèce. Wouter Basson
estimait que cela suffirait pour contrôler la population noire
d'Afrique du Sud.

347
Histoire des services secrets britanniques

En septembre 1992, Wouter Basson et l'un de ses assistants, le


docteur Jan Lournes, un biochimiste à l'air studieux, prirent l'avion
pour Londres. Dans leurs bagages à main se trouvaient un parapluie
pliant, deux fioles enveloppées de plomb et une petite boîte à outils
contenant un jeu de tournevis d'horloger. Les fioles renfermaient de
la ricine, l'une des armes les plus mortelles de tout l'arsenal
biologique. Le parapluie et les tournevis devaient servir à assassiner
les deux dirigeants de l'ANC basés à Londres. L'un d'entre eux était
Ronnie Kasrils, le plus haut agent secret de l'organisation en
Europe ; l'autre était le docteur Palio Jordan, son principal
représentant en Grande-Bretagne. Kasrils serait tué selon la méthode
utilisée contre le dissident bulgare Georgi Markov ; alors qu'il se
rendait au travail à pied, à Londres, un agent des services secrets de
son pays l'avait piqué avec l'embout d'un parapluie couvert de ricine.
Jordan, dont le goût pour l'horlogerie était de notoriété publique,
mourrait après avoir utilisé l'un des tournevis enduits de la même
substance.
Trevor Floyd, un agent de haut niveau du BOSS, attendait Basson
et Lournes à l'aéroport d'Heathrow. Il était chargé de la surveillance
des activités du nombre considérable de dirigeants de l'ANC qui
s'étaient réfugiés en Grande-Bretagne en attendant la fin de
l'apartheid. Floyd conduisit les deux arrivants à un cottage que
Basson avait loué près d'Ascot, dans le Berkshire, pour que le projet
Coast dispose d'une planque en Grande-Bretagne. L'adresse 1
Faircloth Farm — Watersplash Lane était officiellement le siège social
de WPW International Incorporated, une société enregistrée aux îles Caï-
man. En 2007, le cottage changea de mains et l'on retira le logo de
WPW du carrelage de la salle de bains. Les voisins se souvenaient
vaguement des passages réguliers de Basson. Ils se rappelaient
également qu'il avait reçu un aimable Américain bronzé.
Il s'agissait du docteur Larry Creed Ford, un mormon de
quarante-neuf ans, diplômé de l'université Brigham Young. Il était
marié à Diana, sa bien-aimée de l'époque du catéchisme, et il avait
enseigné à l'UCLA, à Los Angeles. Dans ce coin perdu du Berkshire,
personne ne se doutait que le sympathique Américain qu'on voyait se
promener dans les ruelles des alentours du cottage avait des liens
avec la CIA ; que sa cour contenait un petit arsenal d'armes, de

348
Les espions du rideau de bambou

munitions et d'explosifs militaires ; que, dans le réfrigérateur d'une


dépendance se trouvait pour un million de dollars de pathogènes,
enfermés dans des pots d'aliments pour bébés ; et qu'il s'était
plusieurs fois rendu en Corée du Nord pour y parler d'armement
biologique.
L'autorité sous laquelle il avait agi resterait l'un des nombreux
secrets que le docteur Larry emporterait dans sa tombe. Par un
lumineux matin de printemps, en mars 2002, à Irving, en Californie,
dans sa tenue décontractée préférée et chaussé de baskets montantes,
après un entretien de cinq heures avec son fondé de pouvoir, Ford
serra la main de ce dernier, quitta son bureau, rentra chez lui dans sa
nouvelle décapotable, et se tua d'une balle. On ne découvrit ses liens
avec Wouter Basson qu'un an plus tard.

Mais en ce jour d'automne, dans le Berkshire, Basson avait des


préoccupations autrement plus importantes que Ford. Il observa
attentivement Floyd quand il prit possession des fioles, du parapluie
et de la boîte à outils. Il y eut, cependant, un moment théâtral quand
le doigt de Floyd toucha l'un des tournevis. Le scientifique
commença à haleter, prit un flacon dans son attaché-case, avala une
gorgée et se précipita vers la salle de bains pour vomir dans la
cuvette des toilettes. Basson le fit boire une deuxième fois au flacon
et lui fit ingurgiter une immense quantité d'eau. Il fallut, malgré tout,
un bon moment au chimiste pour s'en remettre.
« Seigneur Jésus, murmura Floyd. Imaginez en tenant vraiment ce
tournevis. »
« Là, vous auriez eu un autre problème », lui répondit Basson.
Floyd retourna à Londres pour briefer l'équipe chargée de tuer les
deux hommes de l'ANC. Cependant, on n'entendit jamais parler de
cette tentative avant que certains éléments du complot fassent
surface pendant les audiences de la Commission pour la vérité et la
réconciliation, qui se déroulèrent plus tard au Cap, à la demande du
premier président noir d'Afrique du Sud, Nelson Mandela. Personne
n'expliqua pourquoi l'exécution n'avait pas eu lieu ni ce qu'étaient
devenues les armes. Selon ce que m'a confié une source au MI-5, il se

349
Histoire des services secrets britanniques

pourrait que Floyd ait prit conscience que l'apartheid était voué à
disparaître et que le président Mandela souhaitait que le changement
de pouvoir s'opère aussi pacifiquement que possible.

Le MI-5 et le MI-6 avaient remarqué l'existence du projet Coast


pratiquement dès le début. Le docteur Kelly les avait avertis que l'un
des contacts de son immense réseau de scientifiques avait rencontré
Wouter Basson lors d'une conférence aérospatiale, à San Antonio, au
Texas, et l'avait ainsi décrit : « Charmant et très généreux au bar mais
le seul aspect de l'aérospatiale qui semblait l'intéresser était de se
procurer toute sorte de documents traitant des systèmes de propaga-
tion de microbes par voie aérienne. »
Basson avait quitté la conférence avec une grosse mallette remplie
de documents et avait pris un vol pour Washington, où il s'était
présenté comme biochimiste afin de pouvoir rentrer dans une zone
fermée au public de la bibliothèque du Congrès. Il y avait, entre
autres, photocopié un rapport d'enquête du CDC (Centre for Disease
Control/Centre pour le contrôle des maladies) sur une secte religieuse
de l'Oregon qui, en 1984, avait utilisé des armes biologiques pour
tenter d'empoisonner une petite commune des environs hostile à ses
activités. Douze personnes avaient perdu la vie lors de ce qui fut le
premier acte de bioterrorisme jamais perpétré aux États-Unis. Le
docteur Kelly s'était demandé pourquoi Basson s'intéressait à un
événement que le CDC avait décidé de ne pas rendre public afin de
ne pas encourager d'autres extrémistes.
Suite à un tuyau de l'un de ses informateurs à la SADF, un agent
du MI6 à Pretoria partit en voiture pour le barrage de Roodeplaat et
découvrit que les trois cents hectares de brousse autour de la ferme
avaient été clôturés et que des pelleteuses avaient creusé de grands
trous autour du bâtiment, dans lesquels des camions de l'armée
avaient déchargé des caisses portant l'inscription « matériel médical ».
Des vérifications révélèrent que ces dernières venaient de Libye. Les
trous abritaient les laboratoires de confinement. L'agent apprit éga-
lement que la faculté de médecine de l'université de Pretoria recrutait
des biologistes prêts à « faire de la science intéressante ». Le directeur
du projet s'appelait Wouter Basson.
350
Les espions du rideau de bambou

Au même moment, le MI-5 avait découvert que Basson s'était


rendu à une autre convention médicale, à Londres, dans le quartier
de Bloomsbury, et qu'une nouvelle fois il y avait acquis tous les
documents disponibles sur l'armement biologique. Pour son voyage
suivant, il s'était rendu au congrès mondial des toxicologues médico-
légaux, à Gand, en Belgique. Là, il avait été suivi par un agent du MI-
6 qui l'avait vu s'inscrire comme « Directeur, Laboratoires de
médecine légale, boîte postale X620, Pretoria, Afrique du Sud ».
L'agent découvrit que l'organisation en question n'existait pas et que
c'était Basson qui avait ouvert la boîte postale. Au SIS, ces
informations furent intégrées à son dossier.
C'était là, avant de quitter Londres, que Basson avait loué le
cottage de Watersplash Lane. Le MI-5 avait surveillé chaque étape de
la transaction : le biochimiste avait utilisé un diplomate de
l'ambassade d'Afrique du Sud comme façade et fait appel à un
notaire de Fleet, dans le Hampshire, pour enregistrer le bail à long
terme. Quand Basson était parti pour la Belgique, un technicien de
surveillance du MI-5 était entré dans le cottage et y avait installé des
micros.
À Washington, un agent du MI-6 avait enquêté sur la visite de
Basson à la bibliothèque du Congrès et découvert qu'il n'avait pas
seulement photocopié le document du CDC mais qu'il était reparti
chargé de copies de documents sur les recherches biologiques de la
Corée du Nord. L'agent découvrit aussi qu'après s'être rendu dans
plusieurs centres de recherche de la capitale ou de ses environs, il
avait expédié plusieurs paquets à sa boîte postale de Pretoria, en
passant par un transporteur privé. Pendant ce temps, le docteur Ford
était allé deux fois à Pyongyang, la capitale de la Corée du Nord, au
nom d'une petite société de recherche médicale, Breaking Thru Inc,
basée à Newport Beach, en Californie. Officiellement, il était venu
pour en savoir plus sur une information selon laquelle un institut
local aurait découvert un traitement contre la calvitie. Il avait
également étudié la possibilité de travailler avec des généticiens nord-
coréens pour chercher un remède contre le sida, qui commençait
déjà à prendre des proportions pandémiques en Afrique. Parmi ces
généticiens, le docteur Ford avait rencontré le docteur Yi Yong Su.
Ce nom n'avait fait que renforcer l'intérêt du bureau de la Corée du
Nord du MI-6.

351
Histoire des services secrets britanniques

Le docteur Yi menait plusieurs projets de recherche dans toute la


Corée du Nord. Certains de ses laboratoires travaillaient sur la
biologie cellulaire et le génie génétique en utilisant des hormones de
croissance humaines. Ses scientifiques avaient également entamé des
recherches sur la création d'organismes conçus pour attaquer les
récoltes ou les systèmes immunitaires et nerveux humains. Les
recherches les plus importantes s'effectuaient à l'institut 398.
Le service de renseignement britannique demanda au docteur
Kelly de lui expliquer l'importance de la pièce centrale de l'empire du
docteur Yi. Il commença par dire que l'institut 398 — qui figurait sur
la liste du manuel de l'état-major des forces armées populaires nord-
coréennes employait plus de quatre cents des meilleurs scientifiques
du pays pour développer des antidotes et des méthodes de
décontamination contre les radiations, ce qui incluait les masques et
les combinaisons de protection. Situé à Sogam-ri, dans le sud du
pays, il était protégé par une ceinture de trois bataillons de soldats.
Selon le docteur Kelly, cela donnait déjà une idée de ce qui se passait
dans les laboratoires souterrains.
Kelly avait le don de savoir présenter des cas scientifiques
complexes avec des termes compréhensibles. Il expliquait, par
exemple, que cent millions de virus pouvaient confortablement
cohabiter sur une tête d'épingle, ou pourquoi la souche de variole
India-1 résistait aux vaccins et que les scientifiques russes du
programme Biopreparat en avait transformé d'immenses quantités en
armes. Là, dans un bureau du JIC, il révéla, avec sa vivacité
habituelle, tout ce qu'il savait sur les recherches de l'institut 398. Sur
ordre de Kim Jong-il, le chef de l'État, le docteur Yi avait demandé à
son équipe de « créer une arme biologique pour battre [leur] pire
ennemi — les suprématistes blancs d'Amérique ».
L'anthrax développé à l'institut avait déjà été testé sur des
prisonniers sortis d'un goulag et placés dans une grande cage où l'on
en avait vaporisé des particules. Ils avaient tous souffert de lésions
cutanées et de cloques, et craché du sang un avant-goût de l'horreur
de la guerre biologique. Leurs corps avaient été brûlés dans
l'incinérateur de l'institut. Après ce test, les scientifiques avaient
enveloppé les spores d'anthrax dans des composés organiques pour
les protéger des rayons ultraviolets car elles perdent de leur puissance
lorsqu'elles sont exposées au soleil. Ils avaient ensuite continué leurs

352
Les espions du rideau de bambou

expériences sur d'autres Nord-Coréens piochés parmi les deux cent


cinquante mille des prisonniers enfermés dans les goulags du pays.
Le nombre de victimes resterait un secret de plus de ce pays qui en
garde tant. Le docteur Kelly avait appris tout cela au cours des
plusieurs semaines qu'il avait passées à interroger le docteur Vladimir
Pasechnik. Celui-ci avait révélé que l'institut employait certains des
scientifiques de Biopreparat, que la Corée du Nord avait recrutés
pour travailler sur son programme d'armement biologique. D'autres
étaient partis en Chine, en Syrie, en Libye et en Iran.
Avant la fin de la réunion, le docteur Kelly déclara aux agents du
renseignement qu'il confirmait les craintes du docteur Pasechnik que
le dernier projet de l'institut ne porte sur quelque chose de beaucoup
plus puissant que l'anthrax, une arme contre laquelle aucun pays
occidental ne pouvait fournir d'antidote, qui n'attaquerait que le
génome — les soixante à quatre-vingt mille gènes qui constituent
l'ADN humain — de la population blanche de la planète.
Kelly se demandait ce que le docteur Ford savait à ce sujet. On
prit alors la décision de demander à la CIA de faire interroger le
gynécologue par le FBI. Quelques jours plus tard, Colin McColl, le
directeur du MI-6, reçut pour réponse que le docteur Ford était un
informateur de la CIA et ne subirait donc pas d'interrogatoire. On
rangea cette réponse dans un dossier Y, où sont stockées les
communications les plus secrètes du MI-6.

En octobre 1998, la Commission pour la vérité et la réconciliation


publia son rapport final. Elle avait, de toute évidence, respecté le
souhait du président Mandela que la transition entre l'apartheid et
son gouvernement d'unité nationale s'opère pacifiquement et qu'elle
ne soit pas troublée par des révélations extrêmement embarrassantes
sur les douze ans pendant lesquels Wouter Basson avait secrètement
dirigé un programme d'armement biologique. À ce moment-là, Bas-
son avait déjà détruit les preuves de son projet de bombe ethnique
visant la population noire, ainsi que toutes les autres pièces
susceptibles de l'incriminer. La commission avait conclu : « Le haut
commandement militaire de l'ancien gouvernement a été

353
Histoire des services secrets britanniques

incroyablement négligeant en approuvant un programme


d'armement biologique et chimique qu'il ne comprenait pas. »

En Afrique du Sud, par un matin de printemps ensoleillé, le


docteur Kelly et deux agents du MI-6, accompagnés d'une personne
chargée de prendre des notes, entrèrent dans une salle du quartier
général de la SADF, à Pretoria. Wouter Basson était assis de l'autre
côté de la table. Ce n'était que grâce à des pressions exercées à
contrecœur sur le président Mandela qu'il avait fini par venir
répondre à des questions que la Commission pour la vérité et la
réconciliation n'avait pas posées — et auxquelles Mandela avait
convenu qu'il fallait apporter des réponses si l'Afrique du Sud voulait
retrouver sa place dans le monde.
Le docteur Kelly fut frappé par l'arrogance de Basson : « Il fit
clairement comprendre qu'il était là par obligation et que, plus vite ce
serait terminé, plus vite nous pourrions tous rentrer chez nous. »
Il connaissait bien cette attitude. Il l'avait déjà rencontrée en Irak
quand le docteur Rihab Taha avait réagi de la même façon alors qu'il
l'interrogeait de son ton ferme mais toujours poli. Au début, Basson
n'apporta que des réponses brèves ou balaya les questions avec des
haussements d'épaule. Mais le docteur Kelly persista en répondant
aux réactions de Basson par des questions supplémentaires sur les
méthodes de production et de propagation du projet Coast. Ce fut
un interrogatoire particulièrement technique et les autres personnes
présentes ne l'interrompirent pas. Heure après heure, la guerre des
nerfs entre Basson, qui avait perdu son arrogance, et l'implacable
docteur Kelly se poursuivit. De quelle façon Basson avait-il
transformé les microbes en armes ? Comment avait-il évalué leur
efficacité ? Comment les avait-il stockés ? Avait-il procédé à des
essais en plein air ? Qui étaient ses cibles et où se trouvaient-elles ?
Le docteur Kelly fut surpris par les réponses qu'il obtint. Il n'y
avait pas eu de diffusion par l'air car le climat « ne s'y prêtait pas ».
Au lieu de cela, les toxines avaient été placées dans la nourriture et
l'eau. Quelle avait été son arme de prédilection ? Toxine botulique,
anthrax, choléra ou peste ? Le docteur Kelly se souvint plus tard que

354
Les espions du rideau de bambou

Basson s'était redressé sur son siège et avait réfléchi avant de parler.
Aucun de ces microbes n'avait été utilisé comme arme « parce que
[son équipe et lui] n'avaient pas trouvé de bon moyen pour les faire
entrer dans la chaîne alimentaire ».
Restait-il des armes biologiques ? Basson répondit avec mépris :
« Nous n'avons pas fabriqué d'armes biologiques telles que vous
l'entendez. » Le docteur Kelly ne lâcha pas. Il existait de nombreuses
preuves qu'on en avait fabriquées. « Mais aucune n'a dépassé la phase
des essais », insista Basson. Avait-on conservé certaines de celles qui
étaient allées jusqu'à ce stade — cachées, peut-être ? Basson
rétorqua : « Bon sang, nous les avons détruites. » « Comment ? »,
demanda Kelly. « Par la chaleur et avec de l'eau de Javel », révéla Bas-
son.
Le MI-6 prit la relève et le questionna sur ses voyages en Libye.
L'entretien fut bref. Les agents voulaient juste confirmer ce qu'ils
savaient déjà. « Vous avez conscience, docteur Basson, que votre
nom est sur une liste du Mossad. Si jamais vous retournez en Libye,
vous n'en sortirez pas vivant. C'est bien clair ? » demanda l'un des
agents. Wouter Basson acquiesça de la tête. L'interrogatoire était
terminé. L'avertissement était sans équivoque. S'il essayait de
reprendre ses activités, il serait assassiné par le Kidon, l'unité du
Mossad spécialisée dans l'exécution des ennemis d'Israël.

À partir du 4 octobre 1999, Wouter Basson comparut devant la


Haute Cour de Pretoria pendant trente mois. Dans la matinée du 11
avril 2002, le juge Willie Hartzenberg conclut que ni les éléments
apportés par les cent cinquante-trois témoins, ni les milliers de pages
de déclarations sous serment de ses anciens subalternes, ni les
documents ayant échappé à la destruction, ne suffisaient pour
déclarer Wouter Basson coupable de l'une ou l'autre des soixante et
une charges qui pesaient contre lui. Le tribunal n'avait ni appelé le
docteur Kelly à témoigner, ni utilisé la transcription de
l'interrogatoire de Basson.
À ce jour, quatre malles métalliques remplies d'informations
classifiées sur le projet Coast sont toujours enfermées dans une salle

355
Histoire des services secrets britanniques

des coffres gouvernementale, à Pretoria. Seules deux clés permettent


d'y accéder. L'une d'entre elles est restée en possession du président
Nelson Mandela jusqu'à ce qu'il quitte ses fonctions. Il a toujours
obstinément refusé de parler du projet Coast. On ignore qui détient
les clés aujourd'hui.

Bien avant la fin du procès de Wouter Basson, Teng Cheng,


l'agent du CSIS, fut rappelé à Pékin pour devenir l'assistant
personnel de Qiao Shi. En 2007, on a pu entendre qu'il était
responsable de la sécurité des Jeux olympiques de 2008.

356
XV

Un nouveau monde : l'adaptation ou la mort

En ce jour de mars 1991, alors qu'il fêtait son soixante-septième


anniversaire en compagnie de son épouse, Lynda, et qu'il ajoutait un
diplôme honoraire à tous ceux qu'il avait déjà obtenus au lycée et à
l'université, le juge William Webster savait que son mandat de quatre
ans à la tête de la CIA touchait à sa fin. Bientôt, ses récompenses
seraient complétées par la médaille du Service distingué dans le
renseignement, la médaille présidentielle de la Liberté et la médaille
de la Sécurité nationale. Mais ses détracteurs, à la Maison-Blanche, au
département de la Justice et à Langley, parlaient de « babioles
d'adieu ». La plaisanterie était cruelle pour un homme qui s'était
toujours efforcé de fournir au président Bush ce qu'il lui demandait
— « des informations de qualité avant que je ne les découvre sur
CNN ». Le lynchage de Webster avait commencé le jour où Bush
l'avait humilié en lui déclarant devant son personnel qu'il en
apprenait plus à la télé, constamment allumée sur la chaîne
d'information, du bureau Ovale que par le briefing présidentiel
quotidien.
Selon le général Vernon Walters, un ancien directeur adjoint de la
CIA : « Webster était devenu une sorte de mort vivant, plus
personne ne voulait le regarder dans les yeux. »
Webster traînait incontestablement quelques casseroles. L'une
d'entre elles avait été l'incapacité de l'Agence à anticiper l'évolution
des événements après la chute du mur de Berlin et le démantèlement
de l'Union soviétique. Pourtant, le bureau soviétique de la CIA,
dirigé par Douglas McEachin, n'avait fait que répéter avec insistance
que le meilleur moyen de savoir ce qui se passait en URSS était de
lire les journaux locaux ; dont la plupart arrivaient à Washington
presque un mois après leur publication. Pour compenser, McEachin

357
Histoire des services secrets britanniques

avait envoyé une équipe à Berlin afin qu'elle y acquière de pleines


étagères de dossiers de la Stasi, la police secrète d'Allemagne de l'Est,
dont le quartier général avait été pillé par les Berlinois.
Il y avait également eu le fiasco Noriega. Pendant vingt ans, le
dictateur corrompu avait géré le Panama comme la dernière plaque
tournante par laquelle transitait la drogue avant d'être expédiée
clandestinement aux États-Unis. Il savait qu'il pouvait compter sur
ses contacts à la CIA pour l'avertir des dernières mesures prises par
la DEA (Drug Enforcement Agency/Agence de lutte contre la
toxicomanie) pour l'arrêter. Chaque mois, le général Manuel Noriega
versait de l'argent sur les comptes bancaires aux îles Caïman de ses
informateurs de la CIA.
Arthur H. Davies, ambassadeur américain au Panama depuis des
années, avait maintes fois avertit le département d'État des activités
de Noriega et demandé instamment que le dictateur soit renversé.
Quatre tentatives avaient échoué jusqu'à ce que le Pentagone lance
une véritable invasion du pays. Des bombes intelligentes avaient
alors réduit en ruines de grandes zones de la ville de Panama puis les
forces spéciales avaient capturé Noriega et l'avait ramené enchaîné à
Miami.
Par la suite, on reprocha beaucoup à Webster de n'avoir pas su
empêcher le chef de la station de la CIA au Panama, Dan Winter, de
se transformer en lanceur d'alerte au moment du procès pour trafic
de drogue de Noriega. Winter révéla que Noriega avait été leur
« meilleur agent de liaison avec Fidel Castro » et que ses
« acomptes », qui atteignaient un total de trois cent vingt mille dollars
au moment de son arrestation, avaient été bien dépensés.
Là, en mars 1991, pour ce qui serait sa dernière décision
importante avant de quitter ses fonctions, Webster avait demandé à
l'aile clandestine de l'Agence de recruter des taupes dans les conseils
d'administration de grandes firmes japonaises, dont Sony, Honda et
Mitsubishi.
Il avait pris cette résolution après que Bush eut lu un rapport de la
CIA peu flatteur pour les Japonais : « Un peuple amoral et
manipulateur, dont, culturellement, l'objectif est la domination
économique du monde. Le japon est également une nation raciste et
non-démocratique. »

358
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

Il s'avéra que ce rapport était tiré de deux ouvrages. L'un était The
Coming War With Japan (La Guerre imminente contre le Japon) de
George Friedman et Merith Lebard, deux économistes
conservateurs, selon qui la concurrence commerciale avec le Japon
« aboutirait presque certainement à une guerre ». D'après le second
livre — de Shintaro Ishibari, un magnat des affaires japonais connu
pour son radicalisme —, le Japon allait devoir « se confronter à
l'Amérique s'il voulait survivre en tant que grande puissance du
Pacifique avec des liens commerciaux dans le monde entier ». La
Maison-Blanche avait commandé des exemplaires de ces ouvrages
pour les envoyer aux membres du gouvernement — non sans avoir
d'abord qualifié, avec mépris, le rapport de la CIA de « pauvre
pastiche de points de vue réfléchis ».
Webster, le seul Américain à avoir dirigé le FBI et la CIA, se retira
de la fonction publique, entra dans un cabinet juridique
washingtonien et obtint de nouvelles récompenses.

Le 8 mai 1991, Air Force One volait à trente-huit mille pieds en


direction de la base Andrews, près de Washington, dans son ranch
du Texas. Durant tout le vol, il était resté enfermé dans son bureau
avec ses hauts conseillers qui l'avaient aidé à choisir un remplaçant
pour Webster. Plusieurs noms avaient été proposés, débattus puis
rejetés. Finalement, Bush avait fait appeler Bob Gates.
L'ancien directeur adjoint de la CIA avait déjà refusé de prendre la
succession de Casey lorsqu'il avait compris qu'une pénible audience
de confirmation l'attendait à cause de son rôle dans le scandale de
l'Irangate. Étant resté un ami proche de Bush, il avait accepté de
l'accompagner au Texas pour une « séance de brainstorming » sur les
événements mondiaux.
Les ans n'avaient pas maltraité Gates : il était toujours svelte, seuls
ses cheveux commençaient à montrer quelques signes de
grisonnement et, même assis dans son fauteuil, dans l'avion, son
énergie était palpable. Plus tard, un agent de la CIA le décrivit
comme « un homme résolu et efficace ».

359
Histoire des services secrets britanniques

Bush alla droit au but. « Je veux que tu diriges l'Agence, Bob. Ça


te convient ? » Gates fit oui de la tête. Il se souvint plus tard qu'il
avait été « ravi mais légèrement terrifié ».
Sa réaction était compréhensible. Il avait rêvé de diriger la CIA
depuis qu'il y était entré vingt-quatre ans plus tôt. Il était donc bien
placé pour savoir que pour survivre, l'Agence devait avoir l'analyse
pour force motrice, et qu'il était impératif d'apprendre à s'en servir
aux consommateurs de renseignements, c'est-à-dire au président et à
ses conseillers. Il estimait que le renseignement ne consistait pas seu-
lement à déchiffrer le présent mais également à se projeter dans
l'avenir.
Gates considérait le renseignement comme autre chose que les
barbouzeries de la guerre froide. Pour être efficace, il devait
dorénavant être traité comme une science sociale ne traitant pas
uniquement des sujets militaires et politiques mais également des
tendances économiques et sociales. Dans ces domaines, l'espionnage
n'avait pas forcément besoin d'être obsédé par le secret : la chute du
communisme en Europe de l'Est avait ouvert les portes de vastes
archives, notamment en Allemagne de l'Est, ce qui avait permis
d'accéder à d'importantes données technologiques et démographi-
ques que de bons analystes étaient capables d'interpréter pour
déterminer la tournure qu'allait prendre le nouveau monde.
Gates était conscient qu'en plein développement de l'ère de
l'information, il faudrait des agents d'un nouveau genre pour gérer
les éternels éléments clés de la CIA : des espions pour recueillir des
informations ; le contre-espionnage pour protéger celles de
l'Agence ; des analystes pour étudier les renseignements obtenus
grâce aux tout derniers outils technologiques.
Gates avait également remarqué que le CSIS chinois utilisait de
plus en plus les sociétés écrans, les programmes d'échange entre
étudiants et le placement de leurs agents dans les délégations
commerciales et scientifiques. En outre, de plus en plus d'agents
dormants chinois, entraînés pour détecter les nouveautés
technologiques, avaient été envoyés aux États-Unis sous diverses
couvertures. La Corée du Nord avait également son quota d'agents
dormants dans les communautés ethniques de Californie dans le but
d'obtenir des renseignements économiques et technologiques.
Depuis que Jonathan Pollard avait volé les secrets militaires

360
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

américains, le Mossad n'avait jamais cessé de rechercher des secrets


high-tech du côté de Silicon Valley ou de la route 128 de Boston.
Gates avait d'ailleurs rappelé au président Bush qu'Israël était encore
sur la liste de la CIA des six pays étrangers « menant toujours des
opérations clandestines, orchestrées et dirigées par leurs
gouvernements, dans l'objectif de découvrir des secrets civils
américains ».
Pour Gates, il était essentiel de disposer d'analystes capables de
déterminer le genre d'informations que les services étrangers étaient
susceptibles de briguer. Les espions nord-coréens recherchaient-ils
des données scientifiques pour les intégrer à leur ordre de bataille ?
Une nation amie telle qu'Israël visait-elle, en particulier, des
informations économiques et sociales qui lui permettraient de
négocier avec ses voisins arabes ? L'une des priorités des espions .
étrangers serait toujours — et absolument; toujours — de chercher à
savoir quelle puissance pourrait déployer la défense américaine si le
pays était attaqué par surprise. À cause de cela, il fallait que les
analystes soient capables d'évaluer la réalité d'une menace à partir de
rapports d'agents de terrain de la CIA qui signalaient, par exemple,
que, dans la capitale de quelque pays potentiellement hostile, les
lumières restaient soudain allumées au ministère de la Défense.
Pourquoi les dirigeants militaires se rendaient-ils à leurs bases plus
souvent que d'habitude ? Le stockage de nourriture et les préparatifs
qui se déroulaient dans les salles de crise n'étaient-ils que des exerci-
ces militaires ?
Il fallait caser les réponses dans le puzzle et reconstituer un
tableau cohérent à partir de quelques bribes d'informations. Pour
cela, il était indispensable que les facultés intellectuelles des analystes
s'accompagnent d'une parfaite compréhension des exigences du
renseignement moderne. Étant donné qu'ils s'étaient construits
autour de multiples groupes culturels et religieux, les États-Unis
auraient pu disposer d'un avantage certain pour ce qui était de
recruter le bon type d'analystes. Cependant, on engageait toujours du
personnel maîtrisant les langues européennes, le chinois et le
japonais, alors qu'une bonne connaissance des parlers du Pakistan,
de l'Afghanistan et des autres pays du Moyen-Orient n'était pas
encore devenue une priorité. Richard Clarke, qui allait devenir
l'autorité suprême américaine en matière d'antiterrorisme, déclara

361
Histoire des services secrets britanniques

plus tard : « Les membres du gouvernement Bush ne semblaient pas


avoir remarqué qu'un nouveau mouvement international était en
train de prendre de l'ampleur et ne demandait qu'à pratiquer le
terrorisme gratuit dans le seul but d'imposer sa propre interprétation
de l'islam. » Seuls des linguistes spécialement formés pour cela
auraient pu mesurer l'importance de leur progression.
Pour Oussama Ben Laden, qui portait désormais le titre de cheik,
Al-Qaïda se devait de bâtir un nouveau califat ; c'est-à-dire de
restaurer la théocratie répressive musulmane du quatorzième siècle.
Il avait expliqué à ses partisans que, pour cela, il faudrait détruire
l'Amérique. Pourtant, en ce jour de mai 1991, cette menace ne
risquait pas d'être étudiée car pas un seul des analystes de la CIA n'en
avait encore entendu parler.

Pendant qu'Air Force One descendait sur Andrews, Bush demanda


à Gates comment il gérerait la CIA. « Il y a un nouveau monde
dehors. C'est l'adaptation ou la mort », répondit-il. Bush sourit : il
avait fait le bon choix.

Sous la poigne ferme de Stella Rimington, le MI-5 continuait de


changer. Le fonctionnement du Service de sécurité ne reposait plus
sur la phallocratie et la directrice nommait de plus en plus de femmes
à des postes importants dans les départements où elle s'était fait sa
propre réputation : la contre-surveillance, le contre-espionnage et
l'antiterrorisme. Certaines de ces femmes intégraient des équipes de
surveillance et participaient à des opérations souvent dangereuses,
telles que traquer les terroristes de l'IRA et les trafiquants de drogue.
D'autres étaient désignées pour mettre en application les centaines de
mandats d'écoutes téléphoniques délivrés par le secrétaire à
l'Intérieur. Cela signifiait passer des heures dans une camionnette
Transit, garée devant le bureau ou le domicile d'un suspect, avec un
casque sur la tête pour écouter des conversations incriminantes.

362
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

Rimington avait également brisé un autre tabou en invitant à


déjeuner des rédacteurs en chef de la presse écrite afin de
promouvoir le Service de sécurité en faisant connaître ses réussites.
À la télévision, le secrétaire à l'Intérieur, Ken Clarke, avait déclaré :
« C'est une bonne chose que d'avoir une directrice générale qui est
aussi un être humain, qui respire et qui marche, que les gens peuvent
rencontrer et à qui l'on peut faire confiance pour parler aux
directeurs des journaux. »
Parfois, un journaliste allait trop loin. William Rees-Mogg, l'ancien
rédacteur en chef du Times, avait écrit dans sa colonne que le MI-5
avait mis sur écoute les appels de certains membres de la famille
royale. Un agent de haut niveau avait alors rugi : « Voilà ce qui se
passe quand notre dame invite des scribouillards à déjeuner. »
Miranda Ingram, un agent du contre-renseignement, avait rétorqué :
« Le problème de nos collègues masculins, c'est qu'ils s'accrochent au
côté mystérieux de nos activités. »
Rimington avait dit à ses chefs de service que le temps où ils se
comportaient comme « des barons représentant chacun leur propre
fief » était révolu. Elle voulait une approche collégiale du
fonctionnement du Service de sécurité et que l'on fasse appel à des
experts du milieu des affaires ainsi qu'à diverses organisations
étrangères à Whitehall afin que le MI-5 ne soit pas « coupé du
monde extérieur ».
Elle organisait des week-ends dans des hôtels à la campagne pour
discuter de ces nouveaux changements. Après les dîners en commun,
elle appelait tout le monde à pousser la chansonnette autour du
piano. Ces réunions étaient appelées des « SWOT », car on y traitait
des forces, des faiblesses, des opportunités et des menaces — en
anglais : Strenghts, Weaknesses, Opportunities, Threats. Elles devinrent un
élément distinctif du mandat de Rimington et il en naquit l'idée de
publier un livret sur le MI-5 qui serait autre chose que la brochure
sur papier glacé d'une entreprise pour son assemblée annuelle des
actionnaires. Le Times rappela à Rimington : « Une vierge intelligente
n'enlève pas ses voiles. » Ce à quoi elle répondit, devant son
personnel : « Une vierge encore plus intelligente sait exactement
combien de voiles elle peut retirer en toute sécurité. » Ce genre de
bouffonneries l'encourageait encore plus à développer une
atmosphère féminine au MI-5. Trouvant que cela faisait trop

363
Histoire des services secrets britanniques

militaire, elle fit décrocher une épée, offerte par un autre service de
renseignement européen, que son prédécesseur avait suspendue au
mur de son bureau. Ensuite, elle fit repeindre la pièce et y apporta
des plantes.
Quand le livret fut publié, après avoir été plusieurs fois approuvé
par de hauts fonctionnaires de Whitehall — qui avaient passé des
heures à se torturer l'esprit sur certains mots et les implications de
chaque phrase —, il devint le premier best-seller jamais produit par
un service de renseignement britannique. Rimington posa pour une
séance de photos, tirée à quatre épingles et maquillée. Ayant réussi à
sourire à l'objectif, elle avait plus l'air d'une directrice de pension
pour jeunes filles que d'une contre-espionne. Peu après, elle
prononça un discours sur la sécurité en démocratie à la télévision. Là
encore, chaque mot avait été décortiqué pour s'assurer qu'elle
pouvait l'utiliser. Par la suite, Rimington dut trouver qu'il s'était glissé
dans l'air de Whitehall un peu de l'ambiance de sa dernière nuit à
Moscou — le soir où elle avait eu l'impression d'échapper de justesse
aux griffes du méchant dans un film de James Bond.
Pendant plusieurs semaines après son apparition télévisée, on
parla beaucoup d'elle. Dans les médias sérieux, c'était surtout parce
qu'il était nouveau de voir sortir un espion — qui plus est, une
espionne — encore en fonction. Pour les tabloïds, elle devint un
personnage d'un intérêt infini : ce qu'elle portait, où elle faisait ses
courses ; rien n'était trop inepte pour remplir les colonnes. Quand
elle organisa un déjeuner pour un comité parlementaire de super-
vision du renseignement et proposa des « côtelettes réforme » à ses
invités, le menu fut largement reproduit dans la presse du lendemain.
Mais au-delà du comportement qui lui valait de faire les gros
titres, elle restait profondément impliquée dans la lutte contre le
terrorisme à un moment où la campagne de l'IRA s'intensifiait et où
des attentats à la bombe avaient frappé les Docklands de Londres et
le cœur même de Manchester.
Consciente que la branche spéciale était sous haute pression, elle
envoya une équipe, composée de ses meilleurs agents féminins, aider
Scotland Yard. Beaucoup d'entre elles avaient une expérience
considérable pour ce qui était de traquer l'IRA. Le jour de leur
arrivée au Yard, elles furent fraîchement accueillies et on les harcela
pour les pousser à retourner au MI-5. Le summum fut atteint lorsque

364
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

l'une d'elles, en entrant dans la salle des opérations de la branche


spéciale, trouva un tas de vêtements d'homme sales avec un mot
dactylographié : « À laver. » L'agent prit le linge et le jeta par la
fenêtre. Quand les caleçons, les gilets et les chemises furent étalés sur
le trottoir, elle retourna à son bureau et passa ses premiers appels de
la matinée. Ce fut la fin du harcèlement.

Par un jour de mai 1992, un homme dégingandé aux cheveux


hirsutes, portant un costume froissé et des chaussures râpées, entra à
Century House avec la confiance impertinente du journaliste qu'il
avait prétendu être toute la semaine. Richard Tomlinson montra
brièvement son passe au garde qui se tenait dans le vestibule et prit
l'ascenseur jusqu'à la division d'Europe de l'Est. L'agent D/813317
venait de terminer une mission de plus.
Tomlinson avait traversé la Serbie, déchirée par la guerre, avec un
passeport britannique au nom de Ben Presley et une carte de presse
selon laquelle il était membre du respecté National Union of Journalists,
le syndicat des journalistes britanniques. Les deux documents étaient
des faux, fabriqués au département des services techniques du MI-6.
L'Union européenne avait négocié un cessez-le-feu qui avait
aussitôt été suivi d'hostilités en Bosnie-Herzégovine. Les musulmans
et les Croates continuaient de se battre. Il y avait des massacres tous
les jours et les survivants affamés étaient enfermés dans des camps
de prisonniers qui n'étaient pas sans rappeler l'Holocauste. Au milieu
du carnage, des espions, des informateurs et des agents doubles
exerçaient leurs activités partout, relayant des informations et
trahissant chacun des deux camps.
L'un d'entre eux était serveur dans l'un des cafés en plein air du
port de Split, en Croatie. Il avait récemment été recruté par le MI-6
et, à Londres, on avait indiqué à Tomlinson la table à laquelle il
devrait s'asseoir et ce qu'il devrait commander. Ce serait une nouvelle
fois l'un de ses contacts appelés brush pass (remise ou échange furtif
de documents) dont l'agent était devenu un adepte. Quand le serveur
lui apporta son café, Tomlinson trouva un morceau de papier plié
dans le sucrier. Il l'empocha et rentra à son hôtel, où il ferma la porte

365
Histoire des services secrets britanniques

de sa chambre à clé avant de déplier soigneusement le papier.


Comme il s'y attendait, il était vierge. De sa trousse de toilette, il tira
un flacon d'après-rasage et un morceau de coton. Il posa le papier
sur le couvercle en plastique des toilettes, versa un peu d'aftershave
sur son coton et frotta délicatement. Bien que lisant le français,
l'allemand et l'espagnol, les mots qui apparurent ne voulaient rien
dire pour lui. Mais pendant l'année où il avait travaillé comme agent
de terrain, il avait appris que son contrôleur ne pratiquait que la
politique du « besoin de savoir ». Il replia méticuleusement le papier,
pressa le velcro de la fermeture de sa trousse de toilette de manière à
ouvrir un petit espace pour y insérer le message. En frottant une
deuxième fois le velcro, toute trace de l'interstice disparut.
En rentrant à Century House, il rendit ses faux papiers et sa
trousse de toilette, répondit aux questions de son contrôleur et fut
renvoyé chez lui pour une bonne nuit de sommeil avant de faire son
rapport à la division.

Tomlinson avait été repéré à Cambridge où il avait étudié


l'aérodynamique avancée après avoir été diplômé de l'institut de
technologie du Massachussetts, dans le cadre du programme
« Kennedy Scholarship ». Le lendemain du jour où il avait obtenu sa
licence avec mention très bien, un de ses professeurs l'invita à
prendre le thé et lui demanda s'il aimerait faire « quelque chose
d'intéressant au service extérieur ». Il passa toutes les étapes
habituelles : un rapide passage devant un conseil de sélection
administratif et le processus d'approbation. Il répondit à la dernière
question de son entretien final en affirmant qu'il voulait devenir
espion « pour d'authentiques raisons patriotiques ».
Il était sorti de Fort Monkton, le centre de formation du MI-6, à
Gosport, avec diverses compétences qui allaient de savoir faire un
brush pass — tel que celui qu'il avait fait avec le serveur — à être
devenu expert en prises de judo. En outre, il avait appris à se faire
passer pour un pilote, un plaisancier ou un homme d'affaires, ainsi
qu'à subtilement rendre son accent néo-zélandais plus nasillard afin
qu'on le prenne pour un Sud-Africain. Il imitait également assez bien
divers accents régionaux anglais et son espagnol était assez bon pour
366
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

faire croire qu'il avait travaillé en Amérique latine. On l'avait


encouragé à faire usage de son charme sur les jeunes femmes dans
les pubs de Portsmouth et plus d'une était tombée. Son instructeur
avait remarqué qu'il manipulait bien les armes et utilisait aussi
facilement un Browning 9 mm qu'un Uzi israélien. « C'était amusant
mais mon instructeur ne se souvenait pas de la dernière fois qu'un
agent avait porté une arme. C'était strictement réservé à Bond », m'a
plus tard confié Tomlinson.
On l'avait distingué comme l'un des meilleurs de la promotion
1991 du SIS. Il savait particulièrement bien se servir d'un scanner de
la taille d'une télécommande qui pouvait photographier un demi-
million de mots et les transmettre, par petites fournées, à un satellite
afin que le GCHQ puisse les télécharger. Il avait mémorisé les codes
du MI-6 qui permettaient d'identifier les informations limitées à la
circulation interne et celles que l'on pouvait partager avec la CIA ou
d'autres services de renseignement. Avant chaque mission, il avait
appris par cœur les noms des personnes sur qui l'on pouvait compter
en cas d'urgence. Pour sa mission dans les Balkans, on lui avait remis
la liste des journalistes travaillant pour les médias britanniques.

Le lendemain de son retour à la division, Tomlinson fut


convoqué au bureau de Nicholas Fishwick — identité : P4/ Ops/11
—, l'agent de haut niveau responsable des Balkans. Le bureau de
Fishwick était identique à tous les autres de l'étage : un vieux bureau
de l'administration gouvernementale, des murs couverts de cartes
indiquant les nouvelles frontières de l'ancien bloc soviétique, des
coffres forts en acier — du même gris que les navires de combat et
d'environ un mètre cinquante de hauteur — avec des autocollants
rouges rappelant qu'ils devaient être fermés quand le bureau était
vide. Des gardes vérifiaient régulièrement tous les bureaux du
bâtiment et quand ils trouvaient un coffre ouvert, on émettait un
avertissement d'enfreinte des règles de sécurité. Trois avertissements
menaient à un blâme pour faute grave qui figurait ensuite au dossier
personnel de l'agent, ce qui signifiait que sa candidature ne serait
jamais envisagée pour des missions à l'étranger. En général, six
avertissements aboutissaient à un renvoi du MI-6.

367
Histoire des services secrets britanniques

Le bureau de Fishwick était sauvé par sa vue sur le palais de


Lambeth et la Tamise. Entre les cartes, les murs étaient ornés de
tableaux à l'huile et de bibelots qu'il avait rapportés de l'étranger.
Encore à quelques années de l'âge de la retraite obligatoire,
soixante ans, Fishwick avait un petit rire engageant et l'œil pour
repérer les plus jolies des secrétaires. Ce matin-là, alors que ces
dernières sirotaient leur thé, il s'était tourné vers Tomlinson et lui
avait demandé s'il aimerait finaliser un plan d'assassinat du président
serbe, Slobodan Milosevic.
Tomlinson était habitué aux plaisanteries décalées de Fishwick
quand il s'agissait de la façon de choisir une cible. Dans le passé, il
avait introduit une conversation en rappelant à Tomlinson que le
MI-6 avait participé à plusieurs complots de meurtre contre Hitler et
un autre contre Saddam Hussein, durant la guerre du Golfe. Quoi
qu'il en soit, Tomlinson n'oublierait jamais l'impression de choc qu'il
ressentit en lisant le dossier que Fishwick venait de jeter sur son
bureau.
Il était signalé comme « hautement confidentiel » par la bande
jaune apposée sur la chemise. Celle-ci contenait un document de
deux pages, auxquelles était agrafée une petite carte jaune, signifiant
qu'il s'agissait d'un « rapport certifié » plutôt que d'une ébauche de
proposition. Par « certifié », il fallait entendre « prêt à être mis en
œuvre ». Le document était intitulé « Proposition d'assassinat du
président serbe Slobodan Milosevic ».
À mesure qu'il avançait dans sa lecture, Tomlinson se rendait
compte du point auquel le projet était déjà avancé. On avait
déterminé trois options. La première consistait à entraîner des
membres d'un groupe serbe d'opposants à Milosevic — Tomlinson
se demandait si le serveur du café de Split en faisait partie — pour
accomplir l'assassinat ; exactement comme le SOE avait formé des
agents tchèques pour tuer Reinhard Heydrich, le Gauleiter nazi, en
1942. Le document évaluait la possibilité de réussite de l'opération
comme « imprévisible ». La seconde proposition était qu'une équipe
mixte du SAS et du SBS (Special Boat Service/Service spécial de la
marine) tue Milosevic au moyen d'une bombe ou d'une embuscade
de tireurs d'élite. Cette méthode garantissait un résultat mais il restait
le risque de ne pas pouvoir nier : on pourrait remonter aux origines
des éclats d'obus ou des balles, ce qui entraînerait ce que le rapport

368
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

appelait « de graves répercussions ». La dernière et la « meilleure »


option était de provoquer un accident de la route. « On pourrait
utiliser un. appareil incapacitant pour éblouir le chauffeur de la
voiture de Milosevic quand il emprunterait l'un des tunnels
autoroutiers de Genève, où le président devait assister à la
conférence internationale sur l'ancienne Yougoslavie, afin de
provoquer un accident fatal. Milosevic avait toujours aimé être trans-
porté à grande vitesse. »
Richard Tomlinson rendit le dossier sans un mot et sortit du
bureau. Plus tard, il se dit que c'était à ce moment-là que sa carrière
prometteuse d'agent G5, un grade qui accélère généralement la
promotion, avait dérapé. On l'envoyait toujours dans les Balkans
mais il était de plus en plus traumatisé par les atrocités qu'il y voyait.
On lui avait dit que les informations qu'il rapportait n'étaient « ni
substantielles ni de qualité ». On avait cessé d'ajouter des éloges à
son dossier personnel et les recommandations selon lesquelles il avait
les qualités requises pour diriger un service étaient noyées sous
d'autres commentaires moins favorables.
Au retour d'un voyage de plusieurs mois, quand il rentra dans son
appartement londonien, il découvrit que sa petite amie était morte
durant son absence. Personne au MI-6 n'avait pensé à l'en informer
alors qu'elle avait été la seule personne à qui il pouvait se confier,
même si, en faisant cela, il enfreignait la loi sur les secrets officiels. Il
tomba en dépression, se mit à repenser à toutes les fois où il avait
risqué sa vie pour des opérations qu'il désapprouvait de plus en plus
sur le plan éthique. Ainsi qu'il me l'a expliqué plus tard, il en était
arrivé à la conclusion suivante : « Le MI-6 ne rend pas suffisamment
de comptes et génère un terrain propice à la corruption. »
Par un lundi matin pluvieux, après un week-end de solitude,
Tomlinson se trouvait dans la fille d'attente de l'entrée du personnel
du nouveau quartier général, à Vauxhall Cross. Le climat n'arrangeait
rien à son moral, même s'il avait effectué une ou deux missions au
Brésil et en Afrique du Sud. À son retour, on lui avait annoncé qu'il
dépendait désormais d'un nouveau chef du personnel.
Il savait que la direction du personnel employait des agents de
carrière proches de la retraite qui n'avaient aucune formation en
management. Selon Tomlinson, ces derniers géraient le service « par
l'intrigue et le secret, en faisant appel à leurs chefs de département

369
Histoire des services secrets britanniques

pour décider de l'avenir de quelqu'un. » Il expliquait : « On n'avait


pas le droit de lire ou de signer les transcriptions des entretiens qui
pouvaient faire ou briser la carrière d'un agent. Depuis que j'y étais,
plus d'un bon agent était tombé, viré. On surnommait mon nouveau
chef du personnel "le nain venimeux", non seulement à cause de son
physique mais aussi à cause de sa grossièreté gratuite. »
La première rencontre se passa mal. « Le nain venimeux ne
s'embarrassa pas des politesses d'usage et m'accusa, d'emblée, de ne
pas m'intéresser à mon travail. Il dit que mes résultats étaient
continuellement médiocres. » Tomlinson enfreignit la loi sur les
secrets officiels en tapant le rapport de l'entretien chez lui, sur son
ordinateur portable. Sachant que le MI-6 avait les moyens techniques
d'accéder aux ordinateurs de tous ses employés, c'était une idiotie.
Pendant qu'il attendait sous la pluie, Tomlinson savait qu'il devait
voir le nain venimeux plus tard dans la matinée. Ferait-il mieux
d'aller voir son médecin et lui expliquer que l'énorme pression de son
métier était en train de le submerger ? Mais révéler qu'il travaillait
pour le MI-6 serait une enfreinte encore plus grave à la loi sur les
secrets officiels.
L'homme qui se trouvait devant lui dans la file franchit les portes
sécurisées puis ce fut à son tour d'introduire sa carte magnétique
dans la fente. Il tapa son code sur le pavé numérique — six, neuf,
deux, un — et attendit l'habituel feu vert qui précédait l'ouverture
des portes. Mais ce fut une lumière d'un rouge éclatant qui s'alluma.
Pensant avoir fait une faute de frappe, il recomposa son code. La
lumière rouge réapparut. Derrière lui, on s'était mis à murmurer.
Tomlinson fit une troisième tentative. Cette fois, le feu rouge
s'accompagna du bip d'une alarme à l'intérieur du bâtiment. Soudain,
la porte VIP, située à côté de l'entrée du personnel, s'ouvrit d'un
coup. Deux agents de sécurité apparurent et se placèrent aussitôt de
chaque côté d'un Tomlinson stupéfait.
« Êtes-vous membre du personnel ? » demanda l'un des gardes.
« Oui, bien sûr. Je suis PTCP/7, numéro d'employé 813317.»
Les gardes conduisirent Tomlinson dans leur salle à l'intérieur du
bâtiment. L'un d'eux entra le numéro d'employé dans l'ordinateur
pendant que l'autre éteignait l'alarme. Les deux hommes virent
apparaître sur l'écran un message annonçant que son accréditation

370
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

avait été annulée et qu'il fallait l'escorter jusqu'au service du


personnel.
« Le nain venimeux m'attendait. Il m'a dit qu'il était clair que mon
travail n'allait pas s'améliorer. J'étais viré. On m'a dit de rentrer chez
moi et ne plus essayer d'entrer dans le bâtiment. »
Il avait fallu moins d'une minute pour mettre fin à la carrière de
Richard Tomlinson. En colère et plein de rancœur, sa nouvelle vie de
lanceur d'alerte allait bientôt commencer. Sa formidable mémoire et
les nombreuses notes qu'il avait prises sur son ordinateur seraient ses
armes. Il ne comprenait pas du tout pourquoi on l'avait renvoyé et
cela avait renforcé sa détermination à écrire un livre pour révéler
toute la vérité — du moins, telle qu'il la percevait — sur le MI-6. Il
allait rétorquer en frappant là où il pensait que cela ferait le plus mal
au SIS : « dans la lumière publique ».
Cependant, il jugea judicieux d'écrire au MI-6 pour « demander
conseil » quant à la façon de soumettre un manuscrit à une
approbation de sécurité. La réponse fut aussi brève que rapide. En
aucun cas, il ne devait essayer d'écrire un livre. Les choses se
passèrent très vite. Son ordinateur portable fut volé dans son
appartement. Tomlinson était convaincu que le vol avait été organisé
par le MI-6. À ce moment-là, il avait déjà envoyé un synopsis de son
livre à un éditeur australien. Comme l'avait fait Peter Wright avec
Spycatcher, il projetait de faire éditer son ouvrage à l'étranger. « Une
fois mon livre publié, le MI-6 cesserait d'essayer de m'arrêter, tout
comme cela s'est passé pour Spycatcher avec le MI-5 », m'expliqua plus
tard Tomlinson.
Mais il avait sous-estimé la détermination du SIS. Accusé d'avoir
enfreint la loi sur les secrets officiels, il fut condamné à huit mois de
détention à Belmarsh, la prison haute sécurité de la Grande-
Bretagne. Des terroristes extrêmement dangereux qu'il avait
contribué à arrêter s'y trouvaient en même temps que lui. Libéré, il
partit pour la France et finit par écrire son livre, qui trouva un
éditeur inattendu à Moscou — le même que celui du traître Kim
Philby.
Pendant deux ans, il circula en Europe en travaillant comme
moniteur de snowboard, matelot de pont, professeur de
mathématiques ou traducteur, sans jamais retrouver la sensation
exaltante ni l'impression d'avoir un but qu'il admettait que le MI-6 lui

371
Histoire des services secrets britanniques

avait apportées. Il a fini par s'installer dans le sud de la France, à


Antibes, où il travaille pour une société de location de yachts.
Le 30 août 1997, en début d'après-midi, sous un ciel bleu cobalt,
un jet privé atterrit à l'aéroport du Bourget, à une quinzaine de
kilomètres au nord de Paris. À son bord se trouvait Lady Diana,
princesse de Galles, et son nouvel amour, Dodi al-Fayed, le fils du
millionnaire propriétaire du grand magasin Harrods, Mohammed al-
Fayed. Cet arrêt à Paris était imprévu et avait été organisé à la hâte
pour modifier l'emploi du temps original du couple quand, la veille,
les paparazzis avaient assiégé leur cachette de vacances en Sardaigne.
Ce serait le dernier vol qu'ils prendraient ensemble. Vingt et une
heures plus tard, à minuit vingt-trois, le 31 août, la princesse fut
gravement blessée sur le siège arrière de la Mercedes à bord de
laquelle elle se trouvait. À côté d'elle gisait le corps de Dodi, tué sur
le cou. Quand la voiture avait rebondi sur le treizième pilier du
tunnel du pont de l'Alma et s'était écrasée, sur le côté, contre son
mur de béton. La bataille pour tenter de sauver Diana avait duré
quelques heures, puis sa mort avait été prononcée peu après quatre
heures du matin, à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
La première fois que Tomlinson vit les images à la télévision, sa
première réaction fut : « Mon Dieu, comment cela a-t-il pu se
produire ? »
Dans le monde entier, des millions de gens se posèrent la même
question. Une réponse ne tarda pas à devenir plus populaire que les
autres. À en croire un incessant mantra, Diana avait été tuée par le
MI-6 sur ordre du prince Philip parce qu'elle projetait d'épouser
Dodi, un musulman, et allait ainsi générer une crise constitutionnelle
sans précédent pour la famille royale. Cette revendication devint le
leitmotiv des théoriciens du complot de toute la planète — et mena
Tomlin-son à chercher l'aide-mémoire qu'il avait rédigé après sa ren-
contre avec Nick Fishwick, lorsqu'il lui avait montré le document sur
la façon dont on pouvait assassiner Slobodan Milosevic. Le projet
n'avait pas été mis à exécution. Mais se pouvait-il qu'il ait servi
d'ébauche à la terrible tragédie du tunnel ? Tomlinson n'en doutait
pas. « Ce serait tout à fait possible. Il faudrait être fou pour croire
que le MI-6 n'en avait pas les moyens et ne les avait jamais utilisés
dans le passé », m'a-t-il affirmé.

372
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

Par la suite, des milliards et des milliards de mots avaient été


prononcés ou écrits au sujet de la mort de Diana et Dodi. Parmi les
innombrables allégations qu'on avait pu entendre, c'était sur celles de
Tomlinson que Mohammed al-Fayed s'était appuyé pour lancer son
extraordinaire, et parfois étrange, campagne contre la famille royale :
il l'accusait d'avoir fomenté, sous la houlette du duc d'Édimbourg, le
complot de tuer Diana parce qu'elle portait l'enfant de Dodi et que la
monarchie avait préféré cela plutôt que le futur roi William ait un
beau-père musulman.
Interrogé par les détectives de Scotland Yard, Tomlin-son affirma
avec une conviction inébranlable que non seulement le document sur
le projet d'assassinat de Slobodan Milosevic existait bien mais
également qu'il se trouvait dans un dossier Y, c'est-à-dire hautement
confidentiel. Dans son enquête, Lord Stevens, l'ancien commissaire
de Scotland Yard, confirma son existence. Cependant, il insista sur le
fait qu'il n'avait aucun rapport avec la mort de Diana et Dodi.
En octobre 2007, à la fin de l'enquête, qui s'était déroulée
publiquement sous la pression de Mohammed al-Fayed, le juge en
cour d'appel Scott Baker avait déclaré qu'il faudrait étudier toutes les
hypothèse d'assassinat car plusieurs témoins affirmaient avoir vu
« des éclairs de lumière dans le tunnel juste avant l'accident ». L'un de
ces témoins, Brian Anderson, passager d'un taxi doublé par la
Mercedes de Diana et Dodi, disait avoir vu « un flash d'une grande
intensité, comme du magnésium qui s'enflammerait, puis entendu
une explosion ». Pour Tomlinson, c'était suffisant pour confirmer
que le MI-6 avait « soit directement participé au complot soit fait
faire le travail par d'autres ».
De nombreux observateurs (dont moi-même) restent convaincus
que, quelles que soit les conclusions de l'enquête, la théorie de
Richard Tomlinson continuera d'avoir des échos. Au sein du MI-6,
l'idée que le lanceur d'alerte avait agi par vengeance était tout aussi
ancrée.

En 1995, au moment de Noël, personne au MI-5 ne savait


qu'après vingt-sept ans au Service de sécurité, dont quatre en tant

373
Histoire des services secrets britanniques

que directrice générale, Stella Rimington avait décidé de


démissionner au mois d'avril suivant.
Le souvenir de la belle matinée d'été où elle était entrée à
Leconfield House en tant qu'agent assistant, sans savoir à quoi
s'attendre mais totalement déterminée à faire de son mieux, avait
depuis longtemps laissé place à la satisfaction d'avoir été la première
femme à diriger un service de renseignement en Grande-Bretagne et
à la conviction d'avoir joué un rôle important dans la construction de
l'avenir du MI-5. Elle avait étroitement collaboré avec plusieurs
Premiers ministres et secrétaires à l'Intérieur, parfois avec quelques
difficultés, et avait appris que Whitehall était dominé par des
politiciens motivés par leur intérêt personnel et pas toujours
incapables de la poignarder dans le dos. Elle les avait traités comme
elle le faisait avec tous ceux qui essayaient de prendre le dessus sur
elle, avec un regard froid suivi d'une réaction ferme. Son plus grand
plaisir personnel avait été de voir le nombre croissant de femmes qui
arrivaient chaque année, non pas simplement comme secrétaires,
mais avides d'utiliser leurs capacités intellectuelles pour s'occuper
d'affaires sérieuses de terrorisme et de crime.
La technologie avait pris dans sa vie quotidienne une place qu'elle
n'aurait jamais crue possible dix ans plus tôt. Internet et les systèmes
de téléphonie portable étaient absorbés par des centaines de réseaux
satellites. Quelques étages en-dessous de son bureau, les
informaticiens parlaient de « listes de portes dérobées » et de
« logiciels renifleurs ». Elle s'était battue avec le Trésor pour s'assurer
que le MI-5 reçoive suffisamment de fonds pour rester dans la
course informatique. Elle avait appris qu'un ordinateur quantique
pouvait scanner une énorme quantité de messages interceptés et
qu'au tournant du millénaire, les ordinateurs les plus récents, les
nano-machines, seraient équipés de systèmes circulatoires qui les
rendrait cent milliards de fois plus rapides que le portable qu'elle
utilisait.
En Grande-Bretagne, dans la fonction publique, l'âge
réglementaire de la retraite est fixé à soixante ans. Rimington avait
consacré une grande partie de sa vie à son métier et les autres aspects
de son existence étaient restés en second plan ; son mariage et ses
amitiés hors du MI-5 en avaient d'ailleurs pâti. La perspective de
rester assise à tricoter — lorsqu'elle n'entrerait plus à Thames House

374
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

en sachant qu'elle contrôlait absolument tout et tout le monde à


l'intérieur du bâtiment — lui faisait horreur. Elle se demandait si elle
devrait essayer d'obtenir un poste à Cambridge ou Oxford, d'où, au
fil des ans, étaient arrivés tant de ses agents. Elle avait postulé pour
une chaire à l'Emmanuel College de Cambridge, mais à peine l'avait-
elle fait que la presse en avait eu vent. Sa candidature avait alors été
rejetée car la confrérie de l'établissement craignait que les risques
qu'elle représentait, en termes de sécurité, ne soient trop importants
pour ses vénérables locaux. Peu après, l'IRA avait perpétré un
impressionnant attentat au camion piégé dans les Docklands.
Cependant, la nouvelle de sa candidature avait soulevé des questions
au MI-5. Quand allait-elle prendre sa retraite ? Qui la remplacerait ?
Rimington avait déjà cette idée en tête lorsqu'elle s'était rendue à
l'un de ces dîners que lui imposaient ses fonctions, cette fois-ci, avec
le corps diplomatique londonien. Durant le repas, l'ambassadeur d'un
ancien pays du bloc soviétique se tourna vers les autres convives et
leur déclara que Rimington connaissait les noms de toutes ses
maîtresses. Elle évita de répondre grâce à un sourire poli, mais elle se
demanda si c'était ainsi que certaines personnes voyaient son travail,
comme celui de quelqu'un qui envoyait ses employés fureter dans les
petites histoires sexuelles des gens. Peter Wright, sa bête noire, avait
certes déclaré que ce genre de choses faisait partie de ce qui était
« amusant quand [ils] entraient par effraction et plaçaient des micros
partout dans Londres, au nom de l'État, et que les hauts
fonctionnaires pompeux de Whitehall, avec leurs chapeaux melon,
faisaient semblant de regarder ailleurs ».
Il y avait dans cette remarque une part de vérité. Quand la loi sur
l'interception et les communications de 1985 était passée et avait
donné au MI-5 et au MI-6 le droit de mettre des téléphones sur
écoute et d'intercepter du courrier, on ne pouvait que s'attendre à ce
qu'il soit délicat au niveau politique d'inclure les conversations
privées à cette mesure. Mais, comme Rimington ne l'ignorait pas,
cela se faisait toujours : les services secrets étrangers le faisaient et les
agences de détectives aussi. Exclure cela d'une loi était une chose, la
réalité en était une autre.
Au début de l'année 1996, au MI-5, on se demandait si Rimington
avait décidé de prendre sa retraite après l'une des réunions, au JIC ou
au département de l'Intérieur, durant lesquelles on avait débattu de la

375
Histoire des services secrets britanniques

nécessité d'avoir un ministre du terrorisme au gouvernement. Cette


idée s'était particulièrement développée après l'intensification des
attentats de l'IRA. La directrice s'était opposée à ce concept, estimant
qu'il politiserait les services de renseignement ; en outre, il y avait
déjà suffisamment de gens pour les surveiller au Parlement, au JIC
comme au département de l'Intérieur.
Dans quelle mesure son apparition devant un comité de sécurité
nationale, à Washington, pour étudier la situation en Irlande du
Nord, avait-elle joué un rôle dans sa décision de partir ? Le comité
n'avait aucune autorité pour le lui ordonner, mais elle y était allée
pour leur expliquer que le danger que représentait le terrorisme au
niveau intérieur était bien réel. Cependant, ses interrogateurs s'étaient
montrés hostiles dès le départ et n'avaient souvent qu'à peine
dissimulé leur soutien aux catholiques « oppressés », en soulignant
qu'il était inévitable qu'ils cherchent de l'aide auprès de l'IRA pour
lutter contre « l'armée d'occupation britannique ».
Elle était rentrée en sachant qu'elle allait devoir se justifier face au
Comité au renseignement et à la sécurité. Créé en 1994, ce dernier
était constitué de députés dont la tâche consistait à « examiner les
dépenses, l'administration et la politique » du MI-5, du MI-6 et du
GCHQ Ses neuf membres se réunissaient chaque semaine pour des
séances secrètes dans la salle 150 du Cabinet Office afin de rédiger
des « rapports thématiques » qui étaient ensuite portés, en mains pro-
pres, au Premier ministre, par une porte menant directement à son
bureau de Downing Street. En 2007, la dernière chose que fit Tony
Blair avant de quitter ses fonctions fut de signer l'un de ces rapports ;
et l'un d'entre eux figurait parmi les premiers documents que lut
Gordon Brown en devenant Premier ministre.
Les rumeurs concernant la date du départ de Rimington s'étaient
éteintes pour laisser place à celles relatives à son remplaçant. Deux
candidats sortaient du lot. L'un d'entre eux était Julian Hansen. En
fin de quarantaine, il avait l'allure et la façon de parler du grand
ponte de Whitehall typique. Il gardait prudemment ses opinions pour
lui jusqu'à ce qu'il ait sondé la situation en profondeur puis il livrait
son verdict en quelques paroles concises. Il était l'adjoint de
Rimington et avait beaucoup plus de points communs avec le
« Smiley » de John Le Carré qu'avec le « Bond » de Ian Fleming.
L'autre favori était Stephen Lander. Brusque avec les agents débu-

376
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

tants, il avait un jour dit à Annie Machon qu'il ne se fatiguait pas à


lire les rapports alors qu'elle venait de passer la matinée à rédiger une
évaluation des risques terroristes. Avec le SAS, Lander avait participé
à l'exécution de trois membres de l'IRA à Gibraltar, alors qu'il savait
qu'ils n'étaient pas armés. Après cet incident, il avait progressivement
grimpé les échelons hiérarchiques jusqu'au poste de directeur des
affaires générales. Il était responsable du registre et chargé de
s'assurer que le Service de sécurité dispose des ordinateurs et des
logiciels les plus récents. L'un de ces derniers était le système Promis,
un outil de surveillance développé par Inslaw, une société spécialisée
de Washington. Le Service de sécurité s'en servait pour suivre les
mouvements d'un nombre croissant de groupes du Moyen-Orient
qui avaient établi des bases à Londres, ainsi que ceux des membres
de l'IRA qui traversaient fréquemment la frontière avec la
République d'Irlande. Selon, l'ancien conseiller à la sécurité nationale
israélien, Ari Ben-Menashe, qui avait contribué au développement
d'une version spéciale pour le Mossad : « Promis a changé la façon
de penser de tout le monde du renseignement. »
Avec sa malice habituelle, Lander fit tout pour augmenter ses
chances de devenir le prochain directeur générai du Service de
sécurité. Petit, sur la défensive, prompt à blâmer autrui et piquant, il
s'assura le soutien de la sculpturale Eliza Manningham-Buller, qui
était alors directrice des opérations principales, responsable de la
surveillance, des écoutes téléphoniques et des recherches secrètes.
Aussi bien physiquement qu'intellectuellement, elle était largement
au-dessus de Lander et, juste après Rimington, elle était celle qui
connaissait le mieux les nombreuses tâches qu'exigeaient les opéra-
tions du MI-5. Contrairement à Lander, elle avait une expérience
considérable en matière de direction d'agents ; avait participé à
l'enquête de Lockerbie ; avait dirigé la section Moyen-Orient ; et
avait servi à Washington comme agent de liaison du MI-5.
Énergique, persévérante et calme sous la pression, elle était
l'antithèse de Lander. Mais, au nouvel an 1996, le « couple mal
assorti », ainsi que me les décrivit un ancien agent du MI-5, montra
« des signes qu'il se mijotait quelque chose ». Manningham-Buller et
Lander passaient du temps ensemble dans leurs bureaux et se
soutenaient mutuellement durant les réunions hebdomadaires des
chefs de service. « Il y avait d'autres petits signes, comme s'asseoir
tous les deux dans un coin du bar puis partir en même temps et
377
Histoire des services secrets britanniques

déjeuner dans le même restaurant. Tout cela était bien mignon mais
ce n'était pas une de ces histoires qui fleurissaient et fanaient
régulièrement à Thames House. C'était une bonne vieille
conspiration. »
À un certain moment, en janvier 1996, Lander demanda à voir
Rimington. Il lui expliqua qu'elle devait bien comprendre qu'il
comptait sur son soutien pour son remplacement. Si la directrice fut
étonnée par une aussi flagrante tentative de lobbying, elle le cacha
bien — en grande partie parce qu'elle savait que c'était le Premier
ministre en place qui prenait la décision finale et qu'elle avait pris
soin de ne pas faire connaître ses préférences à Downing Street. Le
moment venu, elle ne pourrait rien faire de plus que de donner des
recommandations.
Quelques jours plus tard, Lander demanda une nouvelle fois à la
voir. Cette fois, il arriva avec Manningham-Buller. Ils dirent tous
deux qu'ils n'étaient pas convaincus que Hanser ait les compétences
nécessaires pour la remplacer à la direction du MI-5. Lander le
qualifia d'« inefficace » et Manningham-Buller dit qu'il « manquait de
présence ».
Derrière sa porte close, après avoir demandé à sa secrétaire de ne
pas lui passer d'appels, Rimington écouta Lander et Manningham-
Buller jouer à quitte ou double : si Hansen était nommé directeur
général, ils démissionneraient. Leur départ ferait non seulement
beaucoup de bruit dans les médias mais il aurait également
d'énormes conséquences sur le moral du Service de sécurité. À la fin
de l'entretien, Rimington accepta de demander à Hansen
d'abandonner son projet de prendre sa succession. En retour, elle
s'assurerait qu'il reste directeur adjoint. Hansen accepta de bonne
grâce, conscient qu'il était victime des manœuvres d'un puissant
nouvel axe au sein du MI-5. On apprit plus tard que Lander avait
promis à Manningham-Buller de la prendre pour adjointe et de
soutenir sa candidature à la direction générale lorsqu'il prendrait sa
retraite. C'était un coup d'État classique, digne d'un roman de John
Le Carré.

378
Un nouveau monde : l’adaptation ou la morte

Le jour où Rimington finit par prendre sa retraite, en avril 1996,


elle enleva de son bureau les photos de ses deux filles et ses autres
objets personnels qu'elle mit dans un carton pour rapporter chez elle
avec le bouquet de fleurs que lui avaient offert ses collègues. Elle
remercia ces derniers par un bref discours malicieux et quitta
Thames House pour la dernière fois sans qu'un autre travail l'attende
mais avec une idée en tête. Elle allait écrire son autobiographie. Elle
savait que sa carrière avait suscité un intérêt considérable et se disait
que le récit de sa vie attirerait les lecteurs. Pas un seul instant, elle ne
se douta de la fureur que sa décision allait déclencher.
Après avoir terminé son manuscrit, Stella Rimington tapa une
note à l'attention de son successeur, Stephen Lan-der, pour lui dire
qu'elle ne voyait aucun inconvénient à effectuer les modifications
nécessaires pour respecter la loi sur les secrets officiels. Elle ajouta ce
mot à son texte et le fit porter à Thames House par un ancien
collègue. À l'exception d'un bref accusé de réception, elle n'en
entendit plus parler pendant deux mois. Elle n'en fut pas
particulièrement surprise ; elle savait le temps que pouvait durer un
tel processus.
En revanche, elle ignorait totalement la réaction qui avait suivi
l'arrivée de son manuscrit au MI-5. Lander avait personnellement
autorisé que l'on en fasse des copies et, quelques jours plus tard, ces
dernières circulaient au JIC et au Cabinet Office, examinées avec la
même attention que le Spycatcher de Peter Wright, le livre de
Tomlinson ou celui, plus ancien, de Kim Philby. Il y eut au moins
deux réunions au JIC durant lesquelles le manuscrit de Rimington fut
passé au peigne fin, page par page et, même souvent, ligne par ligne.
Tout le monde s'accorda à dire que Rimington était une nouvelle
lanceuse d'alerte et qu'il fallait l'empêcher de publier son livre. Afin
qu'elle comprenne bien la gravité de la situation, il fallait la
convoquer devant l'homme le plus haut placé à Whitehall pour juger
de telles affaires, Sir Richard Wilson, le secrétaire du Cabinet.
En attendant, on utiliserait des méthodes officieuses pour
décourager les éditeurs britanniques de publier l'ouvrage. Le MI-5
mobiliserait ses sympathisants journalistes — des contacts que
Rimington avait contribué à établir — à qui l'on dirait que le livre
n'était qu'une tentative de couvrir son incompétence et que, par
endroits, il s'agissait même d'un « monstrueux acte de trahison ». On

379
Histoire des services secrets britanniques

en fit parvenir un exemplaire au Sun, le journal à grand tirage qui


avait été choisi dès le début comme outil de la campagne qui
s'ensuivit. Après avoir exprimé la colère que lui inspirait le texte et
avoir fait une copie de ce dernier, le quotidien renvoya le manuscrit à
Downing Street.
Rimington fut mise au pilori comme n'importe quel lanceur
d'alerte. Quand un torrent d'injures s'abattit sur elle, elle eut
l'impression d'être un personnage de Kafka. Mais le pire moment fut
celui où elle se présenta face à Sir Richard Wilson, dans son
splendide bureau de Downing Street. Wilson était aussi froid et
incisif qu'un juge prononçant une peine capitale. Il commença
simplement par lui demander de ne pas sortir le livre. Elle expliqua
qu'il ne s'agissait que d'une ébauche et qu'elle était prête à retirer tous
les passages que l'on pourrait considérer comme des enfreintes à la
loi sur les secrets officiels. Cette proposition était le signal
qu'attendais Wilson pour passer sur son célèbre mode brutal et
menaçant.
Le livre ne pouvait pas être publié sous sa forme actuelle.
Rimington vit une ouverture : elle coopérerait à tous les chan-
gements exigés. Wilson la regarda fixement en perdant pro-
gressivement son attitude belliqueuse. Si l'on pouvait s'entendre sur
toutes les modifications nécessaires, il autoriserait la publication
d'une version tronquée, à condition que le gouvernement ait son mot
à dire.
Finalement, sous sa forme publiée, le livre fut décrit comme « un
récit fade et inoffensif ». Elle n'y parlait pas du fait qu'elle avait vécu
son entretien avec Wilson comme « une engueulade polie — la
plupart du temps polie mais parfois sacrément vive ». Son ouvrage
n'évoquait pas non plus la façon dont Wilson lui avait rappelé que
« tout » ce que disait un ancien directeur général du MI-5 pouvait
être utile aux ennemis du royaume. Elle n'avait pas perdu sa loyauté
envers l'État qu'elle avait si longtemps servi et qui l'avait remerciée
en montant une campagne médiatique contre elle.

380
XVI

Tango en sous-sol

Au cours de la première semaine de juillet 1997, au centre de


commandement, dans les locaux en sous-sol du quartier de Vauxhall
Cross qui abritaient le SIS depuis deux ans, l'ambiance n'était pas
sans rappeler l'époque de la Seconde Guerre mondiale où les agents
de haut niveau attendaient d'apprendre la réussite des
bombardements des cibles allemandes. On y retrouvait la même
tension maîtrisée, les hochements de tête furtifs, les coups d'œil aux
montres et les regards qui se tournaient chaque fois que quelqu'un
entrait dans le grand espace ouvert ou en ressortait. Mais, outre cela,
le centre n'avait pas grand-chose à voir avec son prédécesseur du
temps de la guerre, avec ses tableaux noirs et ses cartes couvertes de
bandes de couleur indiquant les itinéraires aller et retour des
missions, sous la lumière violente et crue des plafonniers.
La pièce était faiblement éclairée. Seules des flaques de lumière,
conçues pour ne projeter aucune ombre, illuminaient les postes de
travail. Ces derniers étaient tous équipés d'un ordinateur et d'un
standard de communication grâce auxquels on pouvait joindre tous
ceux qui se trouvaient sur la liste de noms confidentielle qui se
trouvait à côté. Ceux qui travaillaient là portaient de minuscules
écouteurs et des micros-cravates afin de toujours pouvoir parler à
quiconque ils avaient besoin de joindre.
Un grand écran plasma se trouvait au bout de la pièce. Il était relié
à un satellite de la NSA de la série Trumpet, équipé des tout derniers
dispositifs de reconnaissance vocale. Une horloge était accrochée au-
dessus de l'un des coins supérieurs de l'écran. Elle donnait l'heure
qu'il était en Bosnie. L'écran pouvait être divisé en deux afin de
montrer des vues différentes d'un même site ou des images

381
Histoire des services secrets britanniques

d'endroits différents, prises par le satellite et relayées par Menwith


Hill.
Trumpet avait été réglé pour suivre les allées et venues de Simo
Drljaca, un chef de la police serbe, et du docteur Milan Kovacevic,
un anesthésiste. Ils étaient tous deux inculpés de « purification
ethnique », durant la guerre de Bosnie, par le tribunal de La Haye.
Jusqu'à présent, on n'avait pas réussi à les arrêter.
Les contrôleurs de l'opération « Tango » — le nom de code de
l'enlèvement et du transfert à La Hague des deux Serbes afin qu'ils
soient jugés — étaient assis en demi-cercle devant l'écran. L'ordre de
mission était tombé après une réunion du JIC, présidée par Pauline
Neville-Jones, un haut fonctionnaire du Foreign Office à la
réputation de « fonceuse ». Le Premier ministre Tony Blair avait
aussitôt approuvé l'opé- ration et demandé au MI-6 de l'organiser. La
première étape, la planification, avait été confiée au service de guerre
contre-révolutionnaire du SAS. Celui-ci disposait de sa propre salle
de guerre au quartier général du SAS, à Regent's Park. On s'était
procuré, en Bosnie, des photos des deux hommes recherchés et
Menwith Hill les avait envoyées au satellite. Parallèlement, des agents
de l'OTAN avaient recueilli des informations sur leurs familles et
leurs amis. On avait ainsi obtenu des renseignements sur leurs
derniers mouvements, une description des véhicules qu'ils utilisaient
et une estimation du nombre de leurs gardes serbes — entre trente et
cinquante vétérans aguerris de la guerre de Bosnie.
Après la détermination et l'approbation d'un plan, l'équipe du SAS
s'était installée dans le sous-sol de Vauxhall Cross, alors que le mois
de juin touchait à sa fin. Une semaine plus tard, le centre de
commandement était totalement opérationnel. Parmi les agents de
haut niveau du SAS, deux venaient de la quatorzième compagnie de
renseignement, qui avait acquis la réputation d'être la plus meurtrière
du service en luttant contre l'IRA, en Irlande du Nord. La vitesse et
l'offensive étaient au cœur de toutes ses activités et elle était toujours
la première à recevoir toutes les nouveautés électroniques. Comme
chez tous les agents du SAS, personne ne portait d'écusson
d'identification à l'épaule ; dans la salle, tout le monde savait qui ils
étaient. Les autres portaient des écussons de l'OTAN.

382
Tango en sous-sol

L'unique civil au milieu des uniformes était David Spedding, le


premier chef du SIS à ne jamais avoir servi dans les forces armées.
En cette semaine de juillet, il avait cinquante-deux ans et après trois
ans à la tête du MI-6, il était le plus jeune à avoir jamais dirigé le
service. C'était un très gros fumeur depuis l'époque où il était chef de
classe à la Sherborne School. Plus tard, militant contre la bombe
atomique, il avait participé à des manifestations à Londres, au grand
dépit de son père qui était colonel au Border Regiment (une unité
territoriale). Le parcours de Spedding était aussi brillant que celui de
tous les agents présents au centre de commandement.
Après avoir étudié l'histoire médiévale à Oxford et appris le
français et l'espagnol pendant son temps libre, il avait passé un an à
l'ambassade britannique de Santiago, où son travail consistait à
sélectionner des articles dans la presse chilienne pour les envoyer à
Londres. La qualité de ses choix suffit à ce qu'on lui propose —
selon la formule habituelle —de « faire quelque chose d'un peu plus
intéressant ». Il sortit de Fort Monkton avec un niveau assez élevé
pour être envoyé au Liban, afin d'y apprendre l'arabe à Shenlan,
l'école de langues où était allé Kim Philby.
Deux ans plus tard, il était entré à la station du MI-6 de Beyrouth.
La ville était déjà en train de devenir un endroit dangereux et la
tension des rues se reflétait dans ses plus de cent mosquées durant
les prières du vendredi. Les imams rappelaient aux fidèles que Dieu
— non pas celui de la chrétienté ou du judaïsme mais le Allah du
Hezbollah — voulait qu'ils vengent, un jour prochain, la catastrophe
de 1948 : le moment où plus de deux millions d'Arabes avaient été
chassés de leur terre natale parce qu'on avait besoin du territoire
pour créer Israël.
Parmi eux, Spedding s'était créé son propre réseau d'informateurs
— des petits cireurs de chaussures, des vendeurs de tapis, des
hommes d'affaires — qui le tenaient au courant des tensions sous-
jacentes. Capable de parler leur langue, de comprendre leur culture et
de compatir à leur amertume, il apprenait beaucoup de choses
lorsqu'il rencontrait ceux qu'il appelait « mes gens » à l'hippodrome
ou dans les cafés en plein air de la corniche Mazraa. Avec ceux qui
préféraient, il parlait français, la seconde langue de Beyrouth, et
parfois même espagnol avec les étudiants qu'il avait recrutés à l'uni-

383
Histoire des services secrets britanniques

versité américaine. Néanmoins, dans l'ensemble, c'était à son arabe


courant qu'il se fiait pour saisir les nuances de ce qu'on lui relatait.
Ses rapports à Londres décrivaient l'inflation croissante et les
opinions aussi belliqueuses que subjectives des deux journaux du
Hezbollah. Ils parlaient également des premières barricades entre le
Beyrouth chrétien et l'ouest de la ville, musulman, où les Chiites
pratiquaient un culte dans lequel mourir en martyr garantissait une
place au paradis. Spedding remarquait que les imams vociféraient de
plus en plus fort que le temps serait bientôt venu de faire du Liban
une société totalement islamique où l'Occident n'aurait pas sa place.
On félicita l'agent pour la qualité de ses rapports et la division du
Moyen-Orient décida d'élargir son expérience du monde arabe en
l'affectant à Abou Dabi, aux Émirats arabes unis. Spedding était
exactement ce qu'attendait le MI-6 et cette satisfaction était visible
aux éloges qui figuraient dans son dossier personnel.
Ce fut à cette époque que Spedding vit Oussama Ben Laden pour
la première fois, lorsqu'il l'observa tenir son auditoire envoûté sur la
place poussiéreuse de Tarif Murban, une ville située au bord du
Golfe. Le cheik était venu de Khartoum pour faire son sermon,
durant lequel il cita énormément l'ouvrage du militant érudit
Abdullah Azzam, Défendre la terre des musulmans est le plus grand devoir de
tout homme. Extrapolant à partir du texte, Ben Laden demandait que
chaque musulman s'implique dans le djihad. Spedding se procura un
exemplaire du livre et le compara au discours de Ben Laden, que ses
partisans avaient distribué après le sermon. Même si les mots
qu'employait le cheik étaient moins subtils que le texte d'Azzam,
Spedding constata l'intelligence avec laquelle Ben Laden avait adapté
le livre à son propre thème ; c'est-à-dire au fait que l'Oumma, la
communauté islamique mondiale, subissait des attaques depuis deux
siècles : d'abord avec l'invasion française en Égypte, à la fin du dix-
huitième siècle, puis avec l'occupation de ce même pays par les
Britanniques, suivie de la prise de la Libye par les Italiens. Ensuite, il
y avait eu le réalignement que la Grande-Bretagne et la France
avaient imposé à tout le Moyen-Orient après la Seconde Guerre
mondiale ; ce qui avait conduit à la création d'Israël. Et, pour finir, il
y avait la domination américaine sur l'ensemble de la région. Ben
Laden concluait en avertissant clairement que l'Amérique assujettirait
l'Oumma jusqu'à ce que son peuple se soulève. Ce ne serait pas la

384
Tango en sous-sol

puissance militaire qui mènerait les fidèles à la victoire. Ce serait leur


foi islamique.
Le rapport que Spedding envoya à la division du Moyen-Orient
fut le premier document concis que reçut le SIS sur les intentions
d'Oussama Ben Laden : sa guerre devait être religieuse et dénuée de
la moindre once de cette valeur traditionnelle qu'est la tolérance
envers les non-croyants. Ce serait une guerre sans merci, lancée par
tous les musulmans, pour chacun desquels ce serait une obligation
individuelle puisque l'Oumma était toujours menacée.
Mais, à la division, on se contenta de classer l'avertissement lancé
sur une place poussiéreuse du Golfe avec les autres rapports sur les
prédicateurs islamiques qui fulminaient contre leurs ennemis — tant
d'entre eux n'avaient abouti à rien.
Deux ans plus tard, Spedding devint commandant de station à
Amman, en Jordanie, et fut une nouvelle fois félicité après avoir
découvert qu'Abou Nidal, le leader d'un groupe dissident de l'OLP,
projetait d'assassiner la reine d'Angleterre durant sa visite officielle.
Malgré les doutes du Foreign Office, Spedding avait conseillé de ne
pas annuler le voyage, un avis approuvé par la reine et Margaret
Thatcher. Lors de son passage, Sa Majesté le fit commandeur de
l'ordre royal victorien. C'était la première fois qu'elle décorait un
agent du MI-6 au cours d'un voyage officiel.
Spedding était désormais sur la voie rapide pour accéder au
sommet : il fut nommé contrôleur de toutes les opérations
antiterroristes au Moyen-Orient et, au début de la guerre du Golfe, il
prit la direction des opérations du MI-6 au Koweït et en Irak.
Ensuite, Colin McColl le prit comme adjoint.
Lorsqu'il devint le douzième directeur du SIS, Spedding supervisa
le déménagement au nouveau quartier général de Vauxhall Cross, au
85 Albert Embankment, et se chargea personnellement de la pendule
fabriquée par le premier chef, Mansfield Cumming. Il se réjouissait
de quitter Century House car les employés s'étaient plaints que le
bâtiment était nocif et l'on avait diagnostiqué des cancers chez un ou
deux d'entre eux. Nul ne savait que Spedding avait, lui-même,
commencé à développer les premiers symptômes de la maladie — et
que ses médecins lui avaient recommandé d'arrêter de fumer. Il avait
ignoré cet avertissement et, en cette première semaine de juillet 1997,

385
Histoire des services secrets britanniques

alors que l'opération Tango approchait de son point culminant, il


fumait toujours ses deux paquets par jour.

L'équipe de guerre contre-révolutionnaire du SAS, accompagnée


d'une unité de la quatorzième compagnie de renseignement, décolla
de la base de la RAF de Brize Norton. Un agent du MI-6 partit avec
eux pour faire la liaison avec le centre de commandement de
Vauxhall Cross.
En arrivant au quartier général multinational de Sarajevo, l'équipe
passa dans des hélicoptères américains Black Hawk et, lors de ce que
l'on appela plus tard « une parfaite opération éclair », fondit sur la
ville de Prijedor. Simo Drljaca se cachait dans une caserne de la
police. Quand il ouvrit le feu sur les hélicoptères qui se posaient à
côté, il fut abattu et ses hommes prirent la fuite. Quelques minutes
plus tard, le docteur Milan Kovacevic fut arrêté dans un hôpital de la
ville.
Le signal envoyé au commandement se résuma à deux lettres :
« DD ». Done and dusted — mission accomplie, ménage fait.

En janvier 1998, cela faisait huit ans que les Soviétiques


n'occupaient plus l'Afghanistan, où Oussama Ben Laden les avait
combattus. Dans cette contrée différente des autres pays du Moyen-
Orient, avec sa longue tradition de combat en montagne et de
résistance totale aux tentatives d'invasion, le rôle de Ben Laden passa
pratiquement inaperçu par rapport aux énormes ressources en argent
et en armement — et au soutien complet du Pakistan — dont
disposaient les Américains. Ben Laden était incontestablement un
héros pour les Arabes qu'il avait conduits au combat grâce aux
explosifs américains qu'il recevait par pleins camions du Pakistan et
aux missiles Stinger, américains aussi, qu'il utilisait pour descendre les
bombardiers russes. Mais pour le reste du monde, il n'était qu'un
détail dans un conflit barbare dans lequel les Russes comptèrent
quinze mille morts et presque quarante mille blessés. Près de deux
386
Tango en sous-sol

millions d'Afghans y avait laissé la vie. Leurs villages avaient été rasés
et leur bétail, massacré.
Cela avait été un tournant pour Ben Laden. Déjà touché par les
discours grisants de l'ayatollah iranien Rouhollah Khomeini, il
considérait qu'il se devait d'être un combattant engagé dans la lutte
contre les ennemis de l'islam. Son interprétation du Coran lui
permettait de donner une justification théologique aux paroles qu'il
avait constamment répétées aux hommes qu'il avait menés au
combat contre les Soviétiques : « L'épée est la clé du paradis que
seuls les guerriers saints peuvent utiliser. »
Même pour les agents de la CIA avec qui il avait combattu, il
restait un personnage distant qui ne leur parlait que par
l'intermédiaire d'un interprète et, généralement, pour leur demander
plus de vitamines et de l'Arcalon, un médicament servant
normalement à régénérer les muscles, ce qui conduisit, des années
plus tard, à la déduction qu'il avait contracté son insuffisance rénale
en Afghanistan. Il maintenait que ce médicament l'aidait à se
concentrer sur la façon d'affronter ses ennemis. Les agents le
considéraient comme un drôle de type qui vivait dans une tente au
plein cœur de l'hiver, mâchait de la glace et se baignait dans des
rivières pratiquement gelées. Entre-temps, il priait. Il déroulait son
tapis cinq fois par jour, son fusil près de son bras gauche, sur lequel
il portait une montre qu'il avait prise sur le cadavre d'un officier
russe.
Après ses ablutions, il s'asseyait et écrivait des discours définissant
ses ambitions à long terme. Il les griffonnait sur un bloc-notes avec
un stylo à bille tiré de la boîte qu'il avait toujours dans son sac à dos.
Pas un seul instant, les agents ne s'étaient doutés qu'il écrivait sa
haine de tout ce que leur pays représentait. Des copies de ses textes
avaient été envoyées à Langley mais la demi-douzaine d'analystes du
bureau du Moyen-Orient avait des préoccupations plus urgentes : ce
que la presse arabe disait de Yasser Arafat, du Hezbollah et de
l'OLP. De plus, l'équipe des interprètes du bureau ne comportait
aucun membre dont l'un des dix-neuf parlers de la région était la
langue maternelle.
Avant de partir pour l'Afghanistan, Ben Laden avait synthétisé
son point de vue : « Parce que les infidèles ont tué, nous devons
vous tuer. Nos innocents ne sont pas moins innocents que les

387
Histoire des services secrets britanniques

vôtres. » Cofer Black, qui dirigeait depuis longtemps la station de


Khartoum, avait prévenu Langley du danger que représentait Ben
Laden. Mais on lui avait répondu que ce genre de menaces s'adressait
au roi Fahd d'Arabie saoudite parce qu'il avait laissé les troupes
américaines rester dans son royaume après la guerre du Golfe, qui
avait libéré le Koweït de l'Irak de Saddam. Personne n'avait pensé
que l'antipathie de Ben Laden pour le monarque pourrait s'étendre à
la nation des soldats étrangers présents sur le sol saoudien, que le
terroriste tenait pour plus sacré que n'importe quel autre.

À Londres, en 1998, Jonathan Evans, devenu directeur de la


branche antiterroriste internationale du MI-6, continuait d'étudier le
passé de Ben Laden et l'influence croissante qu'exerçait Al-Qaïda sur
ses cellules en Europe, en Afrique du Nord et dans le Golfe. Partout,
les gouvernements du monde musulman se retrouvaient confrontés à
une nouvelle génération, composée non seulement de pauvres des
grandes villes mais également de jeunes intellectuels. Pendant ce
temps, en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, les enfants
de l'immigration s'étaient mis à adopter des points de vue radi-
calement différents de ceux de leurs parents, qui s'étaient conformés
aux lois et à la culture des pays où ils s'étaient établis. Ils en voulaient
à leurs pays de résidence qu'ils estimaient aussi incapables de leur
offrir une éducation et des emplois dignes de ce nom que de les
protéger du racisme et des harcèlements policiers. Ces revendications
s'étaient alors immiscées dans les prières du vendredi, où certains
ecclésiastiques s'étaient mis à déclamer des paroles d'Oussama Ben
Laden. Mais il n'y avait toujours pas suffisamment de linguistes au
MI-5 pour les traduire. Leur priorité restait de lire les newsletters
pro-IRA rédigées en langue irlandaise et d'analyser ce que publiait la
presse arabe londonienne. Le nom de Ben Laden n'apparaissait
jamais ; c'étaient encore Arafat et quelques autres leaders
d'organisations moyen-orientales qui faisaient les gros titres.
Pourtant, de Bosnie en Tchétchénie, et à travers toute l'Europe,
de plus en plus de jeunes musulmans rejoignaient les rangs de la
communauté des croyants, hypnotisés par les paroles d'Oussama
Ben Laden qui, presque dix ans plus tôt, dans la forteresse que

388
Tango en sous-sol

constituaient les montagnes afghanes, avait déterminé les objectifs


utopistes d'Al-Qaïda : « Établir la vérité, débarrasser le monde du
mal infidèle et créer une nation islamique. Cela se fera en délaissant
l'éducation proposée par les infidèles et en ne lisant que le livre
saint. » Aux séances de prière du vendredi, on répétait ces mots aux
fidèles pour leur rappeler leur devoir.
Evans se demandait comment des musulmans britanniques, nés
dans le pays, élevés, éduqués et immergés dans sa culture, pouvaient
accepter aussi facilement une telle doctrine. Jusqu'où iraient-ils pour
la mettre en pratique ?

En quête de réponses, Evans lut le dossier sur Abou Hamza,


l'imam radical de la mosquée de Finsbury Park, à Londres, qui
terminait tous ses sermons en annonçant le djihad contre les Juifs et
les descendants des croisés qui avaient pris la mosquée d'Al-Aqsa, à
Jérusalem, le 10 juillet 1099, avant d'en être expulsés par Saladin.
Bientôt, les nouveaux « bataillons de la foi » écraseraient, une fois de
plus, les infidèles de Grande-Bretagne. Hamza criait à ses partisans
qu'Oussama n'avait rien promis de moins.
Plus que n'importe quel autre imam, il avait attiré de jeunes
musulmans souvent impressionnables : ils n'étaient pas toujours
londoniens et venaient parfois de villes aussi éloignées que Bradford,
Birmingham ou Leeds. Hamza avait un talent naturel d'orateur de
rue et ses auditeurs l'applaudissaient lorsqu'il louait les militants
d'Égypte ; un pays qu'il avait fui pour sauver sa vie à cause de ses
positions extrémistes, après quoi il avait obtenu l'asile politique en
Grande-Bretagne. Tout excités, les jeunes approuvaient de la tête
lorsqu'il les encourageait à aller dans des camps d'entraînement à la
frontière nord-ouest du Pakistan pour apprendre à se défendre
contre les haïssables infidèles. Ils l'avaient encore plus approuvé
quand, à l'arrivée des talibans en Afghanistan, il avait exhorté ces
derniers à appliquer la charia afin d'éradiquer l'« anarchie », à rendre
obligatoire le port de la burka pour les femmes et à exécuter
publiquement tous ceux qui enfreignaient la loi.

389
Histoire des services secrets britanniques

Chaque semaine, avec sa grande barbe, son strabisme et le


crochet, à la place de sa main gauche, qui lui donnait l'air d'un
méchant de cinéma, Hamza donnait des informations à son auditoire
médusé : comment l'islamisme avait réussi à prendre le pouvoir dans
d'anciennes républiques communistes, telles que le Tadjikistan et la
Tchétchénie ou comment de jeunes musulmans qui avaient
combattu en Afghanistan avaient rejoint les rangs d'Al-Qaïda. Quand
Hamza avait terminé son prêche, il poussait sa congrégation à entrer
dans le combat. Ceux qui avaient de l'argent devaient en faire don. Il
s'assurerait qu'il soit bien dépensé pour payer le voyage de ceux qui
souhaitaient aller dans les camps d'entraînement au Pakistan. Ils y
seraient accueillis, disait-il, par le plus grand combattant d'entre tous,
le cheik Oussama. Quand ce nom avait résonné dans la mosquée, il
avait été remarqué par l'agent du MI-5 qu'y avait envoyé John Evans
pour entamer le lent processus de collecte d'indices qui, en 2006,
aboutirait à ce qu'Abou Hamza soit condamné à sept ans
d'emprisonnement pour « avoir promu et exercé des activités
terroristes ».
À ce moment-là, les spécialistes du Service de sécurité — les
psychiatres, les psychologues, les comportementalistes, les
scientifiques et les analystes vocaux — avaient commencé à faire des
déductions sur Ben Laden. Selon un comportementaliste, il se
pouvait qu'il ait développé une « folie messianique », une psychose
religieuse dans laquelle la mort tenait une place prépondérante. Il
cita, pour exemple, la réaction de Ben Laden à l'attentat à la voiture
piégée qui avait tué sept personnes — dont cinq Américains — dans
le centre de Riyad, en novembre 1995. Avant d'être publiquement
décapités, les terroristes avaient affirmé avoir été inspirés par les
écrits de Ben Laden. En juin 1996, quand dix-neuf soldats américains
avaient été tués et des centaines d'autres blessés, lors d'un nouvel
attentat, en Arabie saoudite, Ben Laden avait déclaré qu'il espérait
que ces morts feraient réfléchir la famille régnante saoudienne quant
à sa politique d'autoriser des soldats étrangers à rester dans le pays.
Un psychologue s'était demandé si cette requête donnait un nouvel
indice sur sa personnalité : « Le mari apparemment dévoué aux
quatre épouses qui lui avaient donné vingt-quatre enfants considérait
l'assassinat de sang-froid des fils de mères américaines comme un
moyen adéquat de modifier la politique étrangère saoudienne. »

390
Tango en sous-sol

Il n'existait que quelques photos de Ben Laden (les vidéos


n'apparaîtraient qu'après le 11 septembre). Leurs agrandissements
avaient été étudiés en détail par des experts en informatique
maîtrisant le logiciel FACES (Facial Analysis Comparison and
Elimination System/Système d'analyse faciale par comparaison et
élimination), qui, à partir de quarante-neuf caractéristiques créait des
images de l'aspect qu'aurait Ben Laden dans divers états d'esprit —
dont la colère, l'incertitude, la satisfaction et la déception.
Physiquement, Ben Laden était facile à repérer : longue barbe
poivre et sel, regard pénétrant, pommettes hautes et lèvres fines.
L'une des photographies le représentait souriant ; sa dentition était
en mauvais état. Un spécialiste s'était demandé si Ben Laden n'avait
pas volontairement négligé les soins dentaires alors que dans la
société où il avait été élevé des dents saines représentaient un signe
de richesse. N'était-ce pas qu'une façon supplémentaire de tourner le
dos au passé pour que les pauvres s'identifient mieux à lui ?
Evans avait demandé à un banquier de la City d'évaluer la
situation financière de la famille Ben Laden. Presque pauvre au
départ, elle s'était élevée jusqu'à devenir l'une des plus puissantes
d'Arabie saoudite et la valeur du SBG (Saudi-Binladin group) était
estimée, en 1997, à huit milliards de dollars. La société employait
trente-trois mille ouvriers pour des projets de construction, parmi
lesquels on comptait celui de l'hôtel Hyatt d'Amman, en Jordanie, et
une base de cent cinquante millions de dollars, destinée à abriter
quatre mille soldats américains, à côté de Riyad. Le SBG s'occupait
également de distribuer des boissons non-alcoolisées américaines au
Moyen-Orient et détenait la licence de Disney nécessaire pour
publier des livres basés sur Mickey Mouse ou les autres personnages
des films d'animation de la firme. Cependant, la part individuelle des
profits du groupe que recevait Oussama Ben Laden n'avait jamais
excédé vingt-sept millions de riyals saoudiens, soit un peu plus de
sept millions de dollars. Même si cette somme était suffisante pour
faire de lui un homme riche, elle ne le plaçait pas au même niveau
que les autres descendants de familles de businessmen saoudiennes.
Après les attentats sur Riyad, le roi Fahd avait ordonné au SBG de
ne plus lui verser ses dividendes annuels ; en même temps, ses sites
en Arabie saoudite avaient été fermés, son passeport et sa
citoyenneté annulés et il avait été interdit de séjour dans le royaume.

391
Histoire des services secrets britanniques

Depuis Khartoum, Ben Laden avait exprimé son mépris : « Nous


vivons dans la dignité et l'honneur, ce dont nous remercions Dieu. Il
est bien mieux que nous vivions sous un arbre, ici, sur ces mon-
tagnes, plutôt que dans des palaces sur la terre la plus sacrée pour
Dieu, pourtant assujettie à la disgrâce de ne pas le vénérer sur le
territoire le plus saint du monde, où l'injustice est si répandue. »
Les spécialistes savaient que ces paroles stimuleraient
l'imagination de ses partisans. Ils le verraient comme le leader qui
avait renoncé au luxe de sa famille et de ses pairs pour vivre la vie
d'un saint. Il n'avait peut-être pas la subtilité littéraire de certains
autres exégètes du Coran mais il parlait d'une façon qui donnait des
forces aux pauvres illettrés, aussi bien en tant que pieux musulmans
qu'en tant qu'avocats d'une transformation radicale du monde où ils
étaient obligés de vivre à côté des infidèles.
Pourtant, en 1998, même Jonathan Evans, alors reconnu comme
l'expert du Service de sécurité en ce qui concernait Al-Qaïda, était
incapable de spéculer sur la façon dont Oussama Ben Laden
utiliserait son autorité religieuse pour lancer sa propre version de
l'Armageddon.

Par un matin brumeux de février 1998, deux voitures conver-


geaient vers le carrefour qui marquait le sommet de Sally Gap, un
site pittoresque des montagnes de Wicklow, en République d'Irlande.
Dans l'un des véhicules se trouvait un agent du MI-5 qui avait pris le
premier vol Londres-Dublin de la matinée. L'autre voiture était
conduite par un terroriste de l'IRA qui arrivait d'Irlande du Nord.
Son nom de code était « Skate » et l'agent voyageait sous le nom de
« Wilson » ; aucun de ses faux noms ne resservirait après la
rencontre.
Le lieu avait été choisi pour deux raisons : à cette époque de
l'année, il était improbable de trouver des touristes au-delà des
collines des tourbières ; d'autre part, le climat limiterait la visibilité en
cas d'une opération de surveillance de la Gardai, même s'il y avait peu
de chances que la branche spéciale irlandaise ait eu vent de cette
rencontre. L'agent secret et le terroriste de l'IRA connaissaient, l'un

392
Tango en sous-sol

comme l'autre, l'importance d'une sécurité hermétique pour ce que le


Service de sécurité appelait « la diplomatie parallèle » — le système
qui permettait au MI-5, comme aux autres services de renseigne-
ment, de maintenir des canaux de communication officieux avec les
ennemis de l'État ; des contacts qu'il serait politiquement
inconcevable — et même dangereux physiquement — d'envisager
pour d'autres fonctionnaires gouvernementaux. La CIA avait établi
des liens avec l'OLP bien avant que Yasser Arafat n'ait été invité à la
Maison-Blanche par le président Clinton ; le Mossad avait ses
propres couloirs avec le renseignement égyptien et, de temps en
temps, avait eu des intérêts communs avec le KGB et son
successeur, le Service de sécurité fédéral russe ; le MI-6 avait
entretenu des contacts avec l'ANC en amont de la reprise pacifique
du pouvoir par les Noirs en Afrique du Sud et lui avait parfois servi
d'intermédiaire pour ses négociations avec le service de
renseignement du régime de l'apartheid.
L'ancien directeur général du Mossad Meir Amit, souvent
considéré comme l'un des meilleurs ouvreurs de portes du monde
mystérieux des couloirs officieux, m'en a expliqué le
fonctionnement : « Nous disons à l'autre camp ce que nous
aimerions voir arriver. En général nous nous adressons à des agents
de renseignement de haut niveau que nous savons influents au sein
de leurs gouvernements. S'il s'agit de terroristes, nous partons de la
même supposition. C'est un monde obscur dans lequel un bon
carnet d'adresses est essentiel. Parmi nos contacts, il y a souvent des
hommes d'affaires et des gens qui travaillent à la limite de la
légalité. » Il était arrivé à Amit d'avoir recours à ses contacts pour
ouvrir la voie à un échange de prisonniers ou tendre des ponts
permettant aux diplomates israéliens d'avoir des rapports
professionnels avec la Jordanie et le Liban.
Selon Jonathan Evans, les rencontres du type de celle qui avait
lieu dans la campagne irlandaise servaient à « s'assurer que tout avait
bien été abordé afin de faire avancer la cause de la paix ». Gerry
Adams, le leader du Sinn Fein, la branche politique de l'IRA, qui
avait lui-même participé à de tels entretiens, admit, plus tard, qu'il y
avait eu « de nombreux contacts » entre le MI-5 et son organisation.
William Casey, l'ancien directeur de la CIA s'était un jour décrit
comme « accro aux couloirs officieux » et m'avait expliqué pourquoi :

393
Histoire des services secrets britanniques

« Ces couloirs impliquent une confiance mutuelle qui, souvent, n'est


pas possible avec les voies habituelles. Nous avons constaté cela
quand l'ambassadeur du Japon à Washington a menti à notre
gouvernement au sujet de Pearl Harbor. Sachant ce que nous avons
appris plus tard, s'il y avait eu un couloir officieux avec Tokyo, les
choses auraient peut-être fini différemment. Avec de tels canaux, il
faut absolument entretenir une base de confiance, sinon cela ne sert
à rien de se rencontrer. Les deux camps viennent se voir parce que
leurs supérieurs politiques leur ont demandé d'étudier la possibilité
de faire avancer une situation délicate. Tous ceux qui y participent
savent bien qu'il n'y aura pas de conclusion finale tant que les
politiciens n'auront rien signé mais cela permet de tâter le terrain ;
dans ce cadre, tout le monde sait qu'au moment où les représentants
des deux camps rentrent chez eux, la conversation n'a jamais eu lieu.
Si l'un des côtés ne respecte pas cette convention, il peut être certain
à cent pour cent qu'il n'y aura pas de seconde chance. De toute ma
carrière, je n'ai jamais vu le camp opposé enfreindre cette règle. »
Après le retrait du MI-6 d'Irlande du Nord, suite au fiasco des
frères Littlejohn, le MI-5 continua à développer ses propres contacts
avec l'IRA. Les rencontres se déroulaient dans des planques de
l'organisation, d'un côté ou de l'autre de la frontière. Celles-ci
posaient énormément de problèmes. Le MI-5 n'avait pas de mandat
du gouvernement britannique pour répondre aux demandes de
l'Armée républicaine. Selon l'un de ses membres, le Service de
sécurité avait pour consigne « de voir ce qui était possible ». Il fallait
des semaines pour organiser les rencontres et, du côté de l'IRA, elles
devaient être approuvées par le conseil. Beaucoup se terminaient par
des échecs car, bien souvent, dès que les agents rapportaient les
exigences de l'IRA au gouvernement, celui-ci s'empressait de les
refuser catégoriquement. Cependant, le couloir officieux restait
ouvert et, après avoir brisé la glace de l'hostilité de départ, quelque
chose de proche de la compréhension mutuelle se prolongeait tard
dans la nuit, autour de quelques bouteilles de whiskey irlandais.
Les règles étaient toujours les mêmes. Il ne devait y avoir aucune
surveillance autour du lieu de rencontre — ni patrouilles de l'armée,
ni hélicoptères équipés de matériel d'écoute à longue distance. Pas
plus de deux agents du MI-5 ne devaient être présents et, quelles que
soient les circonstances, aucun membre du RUC (Royal Ulster

394
Tango en sous-sol

Constabulary) n'était toléré. Aucun camp ne devait porter de micro.


Afin d'éviter des litiges ultérieurs, on avait le droit de prendre des
notes sur les points qu'on avait abordés ou sur lesquels on s'était
entendu. À la fin de l'entrevue, il était interdit d'essayer de suivre les
négociateurs de l'IRA.
Un jour, on finit par organiser une rencontre avec Martin
McGuinness, qui commandait alors la brigade de Derry de l'IRA. Il
commença par lire une déclaration aux agents du MI-5 puis il les
avertit : « Pas un mot de ceci ne doit être changé. » Il y eut un
moment de silence puis la voix sèche de McGuinness reprit : «soit
entendu que nous sommes prêts à entamer le dialogue pour un
cessez-le-feu non annoncé et à dialoguer dans l'objectif d'aboutir à
une paix durable. »
Les agents du MI-5 ne parvinrent pas tout à fait à réprimer un
sourire. Toutes ces années de rencontres officieuses avaient fini par
mener à un progrès majeur. Celle qui avait eu lieu dans les brumes de
Sally Gap fut la dernière à préparer ce que l'on a ensuite appelé
l'accord du Vendredi saint, qui fut signé en avril 1998 et permit enfin
à l'Irlande du Nord de retrouver la paix.
Le 14 mars 2008, à la veille de la semaine de Pâques — une
période spéciale en Ulster, où l'on commémore les victimes de « la
lutte armée » entre l'IRA et le gouvernement britannique —, un
mystère fut enfin expliqué. Depuis 1993, Martin McGuinness était
acclamé comme l'homme dur du commandement de l'IRA qui avait
fini par appeler au dialogue avec Londres et, au fil des ans, on l'avait
salué comme « le pacificateur ». Comme tant d'autres histoires en
Irlande du Nord, le récit de la façon dont McGuinness avait
persuadé le commandement de l'IRA de déposer les armes et de lui
permettre de dire « à ces foutus Anglais [qu'ils étaient] prêts à
négocier » était entrelacé dans la tapisserie d'un âpre conflit de
plusieurs dizaines d'années.
Même les partisans de McGuinness avaient cessé de clamer qu'il
était l'homme qui avait appelé au dialogue. Pourtant, en ce jour de
mars, un ancien Premier ministre britannique, John Major, qui avait
beaucoup participé à la préparation de la paix en Irlande du Nord,
loua de nouveau le rôle de McGuinness durant une émission de la
BBC.

395
Histoire des services secrets britanniques

Chez lui, à Londonderry, Brendan Duddy, qui venait de prendre


sa retraite de la Commission de la police d'Irlande du Nord, entendit
la déclaration de Major et décida qu'il était temps de « remettre les
pendules à l'heure ». Pendant vingt ans, l'ancien vendeur de fish and
chips avait été le pivot central d'un processus de paix secret qui avait
conduit McGuinness à lancer son appel. En vérité, c'était Duddy qui
l'avait rédigé et avait motivé McGuinness à l'utiliser.
« Psychologiquement, McGuinness était incapable de demander
leur avis aux Britanniques quant à la fin du conflit — la guerre de
l'IRA. Ce n'est pas dans sa nature ou son caractère », se souvenait
Duddy.
Ayant travaillé en proche collaboration, depuis les années 1960,
avec un agent du MI-5, dont le nom de code était « Robert », Duddy
était devenu un membre clé du couloir officieux grâce auquel
communiquaient le Service de sécurité et le commandement
républicain. Avec réticence, au départ, puis en réalisant qu'il n'était
pas vendu aux Britanniques mais, une rareté en Ulster à l'époque,
qu'il était un patriote capable de voir les deux aspects d'un même
problème.
« Ma mission, à partir de ce moment-là, consista à remplacer la
violence par le dialogue. J'étais motivé par ma foi chrétienne et
complètement opposé aux bombes, au sang et aux balles, d'un côté
comme de l'autre », révéla plus tard Duddy. Seuls Robert et le chef
de son département, au contre-espionnage du MI-5, connaissaient
l'importance du rôle de Duddy. Des rencontres avaient
régulièrement lieu dans sa boutique de fish and chips, où l'air exhalait
l'huile et le vinaigre. Parfois, Duddy désespérait de parvenir à une
solution. Les analystes du MI-5 considéraient McGuinness comme le
plus grand partisan d'une politique de violence du conseil militaire de
l'IRA. Cependant, Duddy avait réussi à convaincre Robert qu'il était
le seul membre du commandement ayant le statut et la crédibilité
nécessaires pour appeler au dialogue avec la Grande-Bretagne. Si,
après l'accord du Vendredi saint, McGuinness avait accédé à de
hautes fonctions — il fut même, un moment, ministre de
l'Éducation de la province —, Duddy, lui, était resté silencieux. Ce
fut la diffusion de la déclaration de Major, pour commémorer
l'accord, qui finit par pousser Duddy à tout révéler « pour le bien de

396
Tango en sous-sol

l'histoire et de la vérité, ainsi que pour faire progresser la paix entre


les deux communautés ».
Le rôle de bâtisseur de pont entre Duddy et le MI-5 qu'avait joué
Robert ne fut jamais reconnu. Après l'appel au dialogue de
McGuinness, l'agent secret avait été rappelé à Londres et renvoyé
pour s'être « trop impliqué ». Aujourd'hui, il vit d'une modeste
retraite et refuse toujours de parler publiquement du bon vieux
temps où il contribua, avec Duddy, à des travaux secrets dont
l'influence continue de se ressentir en Ulster.

Le 7 août 1998 — la date anniversaire du jour qui, cinquante-trois


ans auparavant, avait séparé le bombardement américain sur
Hiroshima de celui sur Nagasaki —, Oussama Ben Laden menaça de
tuer « autant d'Américains et de leurs alliés à chaque opportunité ».
Cette promesse entrait dans le cadre des engagements du « Front
islamique mondial », qu'il avait fondé, au mois de février précédent,
avec l'Égyptien Ayman al-Zawahiri, devenu le meilleur stratège d'Al-
Qaïda qui ne cessait de prendre de l'ampleur. Aucun des six hommes
qui avaient dirigés la CIA au cours des cinq dernières années n'avait
réussi à régler le cas d'al-Zawahiri.
Ben Laden continuait d'agrandir son organisation pendant que
l'agence de renseignement la plus puissante du monde, qui aurait dû
chercher à la détruire, titubait d'un désastre à l'autre. Durant le bain
de sang en Bosnie, la CIA n'avait pas un agent dans le pays pour
rapporter le massacre perpétré par les Serbes à Srebrenica ; il fallut
trois semaines complètes aux analystes photographiques de Langley
pour confirmer les images satellites du carnage. L'Agence fut égale-
ment embarrassée lorsque le gouvernement français expulsa, très
publiquement, Dick Holmes, le chef de la station de Paris, et quatre
de ses agents pour espionnage économique. D'autres chefs de
station, en Amérique latine, avaient été rappelés à Langley pour être
jugés, accusés d'avoir volé des sommes substantielles qu'ils avaient
reçues pour lutter contre les trafiquants de drogue ; ils avaient tous
été autorisés à démissionner sans faire de vagues. Les directeurs
n'avaient fait que défiler, incapables de gérer ce qu'ils considéraient
comme une agence incontrôlable. Jim Woolsey avait envoyé sa lettre
397
Histoire des services secrets britanniques

de démission, par porteur, au président Clinton et quitté Washington


par le premier avion pour que personne ne puisse tenter de le faire
changer d'avis. John Deutch avait tenu pendant dix-sept mois de
tumulte avant d'être renvoyé. Clinton avait alors proposé le poste à
son conseiller national, Tony Blake. Celui-ci n'était même pas allé
jusqu'à Langley, ayant échoué à l'audience de confirmation. George
Tenet — qui, en tant que directeur adjoint avait pratiquement dirigé
l'Agence pendant que Clinton cherchait quelqu'un pour prendre le
calice empoisonné — observait en coulisses. Ne trouvant pas de
preneurs, Clinton finit par faire appel à Tenet, l'adjoint au cou de
taureau et la démarche de flic new-yorkais. « Remettez les choses
d'aplomb à Langley », lui avait ordonné le président.
Tenet vécut ainsi sa nomination : « J'avais l'impression d'avoir été
projeté par un canon. Je rebondissais d'une réunion à l'autre, où des
gens me glissaient d'épais dossiers de briefing dans les mains et me
les en arrachaient presque avant que j'aie eu une chance d'en lire la
première page. »
Assermenté dix-huitième directeur de la CIA le 11 juillet 1997,
Tenet était confronté à toujours plus de problèmes, où qu'il regarde.
La situation financière de l'Agence était encore pire qu'il ne le
croyait. La CIA avait du mal à rester en phase avec l'ère de
l'information qui explosait sur tous les fronts. Désormais, grâce à
Internet, même des lycéens pouvaient facilement crypter un message.
Pour couronner le tout, on avait découvert un nouveau traître dans
la maison. Harold Nicholson, l'ancien chef de la station de Roumanie
avait été rappelé pour diriger la Ferme, le centre de formation de la
CIA, près de Williamsburg, en Virginie. C'était là que le FBI l'avait
pris. Il avait fourni aux Russes le nom de tous les candidats admis, ce
qui les rendait pratiquement inutilisables pour toutes les missions à
l'étranger. Il avait été condamné à vingt-trois ans de prison. Personne
ne savait pourquoi il avait trahi.
Le Comité sur le renseignement de la Chambre des représentants
reprochait à l'Agence de ne pas avoir « la profondeur, l'envergure et
l'expertise requises pour être un espion dans le monde moderne ».
Confortablement installé dans sa suite du septième étage de Langley,
Tenet s'était retrouvé pris dans les célébrations du cinquantième
anniversaire de la CIA, qui allaient avoir lieu au mois de septembre
suivant. « Il se trouvait que Ben Laden était déterminé à pisser sur

398
Tango en sous-sol

notre parade. », raconta-t-il plus tard. L'une des premières décisions


qu'il avait prises en devenant directeur avait été d'ordonner
l'élaboration d'un plan pour capturer Ben Laden « si, et [c'était] un
grand si, on le retrouvait un jour ». La ministre de la Justice, Janet
Reno, l'avait prévenu qu'il serait tout à fait illégal de le tuer avant qu'il
ait pu comparaître devant une cour américaine.
Mike Scheuer, un vétéran novateur en matière d'opérations
antiterroristes, fut chargé du plan. Il commença par le baptiser « Alec
Station », d'après le nom de son fils adoptif coréen. Scheuer envoya
un agent qui avait servi en Afghanistan interroger les quelques
informateurs dont l'Agence disposait encore dans les tribus pour
tenter de localiser Ben Laden.
Pour son plus grand plaisir, Scheuer apprit que Ben Laden vivait
depuis quelques mois dans une maison des alentours de Kandahar.
Le plan passa alors en vitesse maximale. Le moment venu, des
Afghans dirigés par la CIA feraient une descente sur la maison. Avec
des armes munies de silencieux, ils élimineraient quiconque tenterait
de s'interposer, puis ils s'empareraient de Ben Laden. Ils le
conduiraient immédiatement dans une grotte repérée à l'avance, dans
les montagnes des abords de Kandahar, et l'y tiendraient bâillonné,
attaché et encagoulé. À partir de là, ils lui feraient passer clandestine-
ment la frontière pakistanaise, où un container d'expédition de la
marine commerciale attendrait dans un aéroport militaire des
environs, et ils l'amèneraient aux États-Unis dans un avion C-130.
Le container avait été équipé d'un siège de dentiste qui, selon les
spécifications de Scheuer, devait pouvoir « retenir une personne d'un
mètre quatre-vingt-dix-huit et dont les sangles devaient être
suffisamment solides pour immobiliser les chevilles, les cuisses et les
bras ». Ben Laden ne mesurait qu'un mètre quatre-vingt-six et n'était
pas particulièrement connu pour sa force physique. On avait
fabriqué une cagoule de lin spéciale, conçue pour qu'il puisse respirer
aisément et être nourri pendant le vol. On la fixerait sur sa tête par
des attaches métalliques qui le feraient ressembler à Hannibal Lecter.
Un système de chaise percée avait été installé. À l'intérieur du
container, il y aurait une petite armoire à pharmacie remplie d'une
large gamme de sédatifs. Ces derniers lui seraient administrés « si
nécessaire » par un médecin sélectionné parmi ceux que la CIA avait
toujours sous la main. Il voyagerait à l'intérieur du container. On

399
Histoire des services secrets britanniques

avait également prévu un appareil à dialyse afin de pouvoir faire face


à un éventuel problème car Scheuer avait lu dans plusieurs rapports
que Ben Laden souffrait d'une maladie des reins.
Une fois le container déposé au Pakistan, Scheuer ordonna qu'un
C-130 s'entraîne à aller et venir sur le petit aérodrome qui
n'accueillait habituellement que des avions de chasse. Toujours sur
ordre de Scheuer, une piste d'atterrissage suffisante pour un C-130
avait été construite dans le ranch texan où le président Lyndon
Johnson avait, autrefois, captivé ses amis en leur indiquant un
satellite dans le ciel. La fin du plan serait tout aussi spectaculaire. Un
agent du FBI attendrait sur le lieu d'atterrissage de l'avion. On
ouvrirait la porte de la soute et abaisserait la rampe. Afin de respecter
les ordres stricts de la ministre de la Justice, Janet Reno — qui avait
également rappelé que « seuls le FBI et la police étaient habilités à
procéder à une arrestation » —, l'agent attendrait jusqu'à ce que la
chaise de dentiste touche le sol américain avant de s'avancer, de
retirer la cagoule de Ben Laden, de lui demander officiellement son
nom puis de l'arrêter en lui lisant ses droits. Une caméra serait là
pour filmer ce moment historique.
Mais des événements extérieurs vinrent perturber le plan. L'Inde
testa une bombe atomique. Le Pakistan réagit en faisant exploser six
sous des montagnes proches de l'itinéraire qu'avait choisi Scheuer
pour évacuer Ben Laden. Puis, soudain, les Afghans recrutés pour
effectuer la descente sur la maison de Kandahar disparurent.
Oussama Ben Laden se volatilisa. Personne à « Alec Station » n'avait
la moindre idée d'où il était passé.
Après avoir augmenté jour après jour, le pressentiment d'une
catastrophe imminente qui avait empêché George Tenet de dormir
— et l'avait forcé à faire attention à ne pas déranger son épouse,
Stéphanie — finit par se matérialiser aux premières heures du 7 août
1998.

Ce matin-là, à 5 h 31, la routine méthodique du centre


antiterroriste de la CIA, à Langley, fut brisée par un appel du chef de
la station du Caire. Un peu plus tard, il en arriva un autre de la

400
Tango en sous-sol

station de Tel-Aviv. Les deux rapportaient que les ambassades


américaines de Nairobi, au Kenya, et de Dar-es-Salaam, en Tanzanie,
venaient de subir des attentats à la voiture piégée. Le plus gradé des
agents de service au centre jeta un rapide coup d'œil au calendrier
électronique de son poste de travail : ce jour marquait l'anniversaire
de celui où les troupes américaines avaient posé le pied sur le sol
saoudien pour la première fois. Il se souvint de ce qu'il avait lu dans
le Post et dans rime, quelques mois plus tôt, quand Ben Laden avait
lancé sa fatwa contre les États-Unis. C'était la suite logique. Le
premier appel de l'agent fut pour George Tenet.
Depuis qu'il avait été nommé directeur, le sous-sol de sa maison,
en banlieue, dans le Maryland, était devenu un poste de
commandement de sécurité. Occupé vingt-quatre heures sur vingt-
quatre par deux hommes armés, il s'y trouvait un coffre à documents
classifiés et une console de communication.
À 5 h 32, le voyant rouge de la console commença à clignoter. Un
instant plus tard, Tenet arriva, sa première tasse de café à la main,
pour prendre l'appel. Il écouta le rapport de l'agent de service qui
savait maintenant que les pertes humaines risquaient d'être lourdes.
Tenet passa son premier coup de téléphone de la journée.
Richard Clarke, qui était le coordinateur national de la lutte contre
le terrorisme à la Maison-Blanche depuis 1992, était en train de
s'habiller quand il reçut l'appel. Les premières estimations indiquaient
au moins cent morts et, peut-être, un millier de blessés. Clarke se
souvint plus tard que Tenet lui avait dit qu'il y avait des Américains
parmi eux.
Clarke dit qu'il allait appeler le président. Pendant ce temps, après
avoir rappelé l'agent de service à l'antiterrorisme pour que tout le
monde prenne son poste de crise aussi vite que possible, Tenet se
rendit au centre sécurisé de vidéoconférence, dans l'aile ouest de la
Maison-Blanche.
À 5 h 35, la console sonna sur la table de chevet du président
Clinton. Il décrocha le combiné et écouta ce que Clarke avait à lui
dire. Clinton trouva que Clarke n'avait pas son pareil pour résumer
une crise à ses points essentiels. Après avoir expliqué la raison de son
appel, il ajouta : « Il semblerait qu'il y ait plus de deux cents morts et
près de trois mille blessés. Il y a probablement des Américains parmi
eux, monsieur le président. »

401
Histoire des services secrets britanniques

« Savez-vous qui est derrière tout ça ? »


« Ben Laden. Ça ne peut être que lui, monsieur le président. Il
nous a déclaré la guerre. »
Clarke pouvait imaginer l'expression d'horreur sur le visage du
président. Cependant, rien ne transparaissait dans sa voix.
« O.K., Dick. Quoi que vous recommandiez, je serai totalement
derrière vous. »

À Nairobi, dans leurs ambassades, les agents secrets y compris


ceux du MI-6 — assemblaient les premières informations sur les
attentats. La bombe de la voiture piégée qui avait démoli l'ambassade
américaine avait été construite à partir de TNT, de nitrate
d'aluminium et de poudre d'aluminium. Les ingrédients avaient été
mélangés puis placés dans des cageots de bois, tels que ceux dans
lesquels les fruits et les légumes étaient présentés sur les marchés,
puis reliés à des batteries, enfermées dans un camion Toyota. Étant
donné l'ampleur de la destruction, il semblait probable qu'on ait
utilisé environ une tonne d'explosifs. Bien que plus petite, la bombe
de Tanzanie avait été renforcée en la connectant à des bouteilles de
gaz, telles que celles que l'on utilise pour la cuisine domestique ;
quand elles explosaient, elles faisaient d'efficaces bombes à
fragmentation. Pour foncer dans l'ambassade de Dar-es-Salaam, on
avait utilisé un camion-citerne d'essence.
Pour les agents expérimentés du Mossad qui se trouvaient dans
les deux villes, les bombes semblaient être l'œuvre d'un expert, peut-
être quelqu'un qui avait acquis son savoir-faire en fournissant leurs
voitures piégées aux kamikazes de Beyrouth. Mais ce qui les
intriguait, c'était le fait que les deux bombes aient sauté à deux
minutes d'intervalles. Cela avait-il une signification ? Ou bien la
décision de les faire exploser pratiquement en même temps relevait-
elle d'une volonté d'Al-Qaïda de laisser sa signature ? Même les
kamikazes beyrouthins n'avaient jamais déclenché leurs bombes en
tandem et, jusque-là, les attentats d'Al-Qaïda étaient de modeste
ampleur comparativement à ceux du Hezbollah et du Hamas.

402
Tango en sous-sol

Ce double attentat, commis en deux lieux très distants, était-il une


façon d'annoncer que non seulement Al-Qaïda entrait dans le
terrorisme international mais également qu'il le faisait avec un mode
opératoire auquel personne ne s'attendait ?

Le centre sécurisé de vidéoconférence était une petite salle, aux


parois couvertes de panneaux de bois sombre, équipée d'un mur de
moniteurs. Le sceau présidentiel trônait face à Clarke, qui était assis
en bout de table. Autour de celle-ci se trouvaient certains membres
de l'équipe antiterroriste de la NSA, tous soutenus par leurs
supérieurs hiérarchiques. Plusieurs d'entre eux semblaient juste
tombés du lit. Ce n'était pas le cas de Gayle Smith, la conseillère
spéciale du président sur les affaires africaines. Dans son élégant
tailleur deux-pièces et bien maquillée, on l'aurait plus facilement
imaginée sur le point de se rendre à une soirée qu'en train d'assister à
une réunion de crise à une heure où la plupart des Washingtoniens
n'avaient pas encore pris leur petit déjeuner.
Des assiettes de bagels et des cafetières étaient éparpillées sur la
table. Personne n'y touchait ; tous les yeux étaient rivés sur les
moniteurs sur lesquels apparaissaient rapidement des visages
familiers dans leurs studios du Pentagone, du département d'État, de
la Justice, du FBI et de la Défense. À 6 h 40, à peine une heure après
le premier appel au centre antiterroriste, tout le monde était en place.
Clarke entama la réunion par une mise à jour. On avait bel et bien
confirmé la mort d'une douzaine d'Américains, dont un agent de la
CIA. Deux cent cinquante autres personnes de diverses nationalités
avaient également été tuées. Le nombre de blessés, souvent
gravement, dépassait les cinq mille. Les ambassades étrangères des
deux pays faisaient tout ce qu'elles pouvaient pour aider. Le
personnel des ambassades américaines d'Afrique du Sud, du Caire et
d'Europe arrivait par avion.
Clarke rappela à toutes les personnes présentes, dans la pièce
comme sur les écrans, que le « mode de crise » était activé. Quand on
ne parlait pas, il fallait couper les micros. Si quelqu'un voulait
intervenir, il devait lever la main. Clarke désigna un téléphone rouge

403
Histoire des services secrets britanniques

sur la table qui se trouvait devant. lui : si quelqu'un voulait lui dire
quelque chose d'« ultrasensible », il devait l'appeler sur cet appareil.
Il se tourna vers Gayle Smith. Elle serait responsable du matériel
lourd sur les sites dévastés. C'était une priorité, pour retrouver les
corps et peut-être — seulement peut-être — secourir quelques
survivants. L'Air Force enverrait des équipes médicales. Elles
partiraient de leur base en Allemagne pour aller chercher les blessés
dans leurs ambulances volantes.
Clarke s'adressa à l'écran sur lequel Susan Rice, la secrétaire
adjointe aux Affaires africaines, regardait fixement la caméra. Elle
devait organiser des sites médicaux pour les blessés en Europe :
Espagne, France, Grande-Bretagne — partout où elle trouverait des
lits d'hôpital, elle devrait les réserver.
Il se tourna vers un autre écran, sur lequel apparaissait le visage de
Louis Freeh, le directeur du FBI, assis, l'air impassible, dans son
studio vidéo, à quelques bâtiments de son bureau. Il devrait envoyer
ses équipes spécialisées chercher des indices sur les deux sites.
Freeh leva la main et prit la parole : « J'ai eu John O'Neill, à New
York. Il a une équipe de l'Air Force basée au New Jersey. »
O'Neill était agent résident responsable à New York. C'était un
Irlandais, gros buveur, qui triait ses agents sur le volet et les
défendait avec une loyauté inébranlable. Clarke avait fait de lui l'un
des membres fondateurs du CTG (Counter-Terrorism Group/Groupe
de lutte antiterroriste).
« Louis, John part par le premier vol. »
Clarke se tourna vers la femme qui se trouvait à sa gauche, Lisa
Gordon-Hegarty, du Conseil de sécurité nationale, son aide la plus
fiable. Il annonça aux autres qu'elle serait la contrôleuse générale de
la mission.
Pendant une heure, Clarke donna des ordres de son ton calme et
autoritaire à la fois. Trois C-141 de l'Air Force étaient parés à
décoller. Il en fallait douze autres et encore six après cela. Le
département de la Défense se chargerait du ravitaillement en vol.
Enfin, le spécialiste de l'antiterrorisme s'adressa à Tenet. La CIA
s'occuperait de la réponse. Tenet hocha la tête : il n'y avait rien à
ajouter à cela.

404
Tango en sous-sol

Clarke fit le tour des visages qui l'entouraient, dans la salle comme
sur les écrans, et s'adressa à tous : « Quand vous en aurez fini avec
ça, nous commencerons à élaborer un plan pour éviter le prochain. »

Jonathan Evans voyait les attentats comme une suite inévitable


aux mois que Ben Laden avait passés à claironner dans la presse
arabe qu'Al-Qaïda disposait d'une armée parfaitement équipée pour
lancer le djihad. Mais il se demandait toujours si cette revendication
n'était qu'une de ces forfanteries dont les autres groupes terroristes
étaient coutumiers. Les attentats contre les ambassades n'étaient-ils
qu'un moyen d'attirer de nouvelles recrues ? Étant donné la totale
surprise qu'ils avaient provoquée, l'équipe de soutien devait être
réduite : il avait dû suffire de quelques hommes pour acquérir les
explosifs et les porter chez l'artificier. Les experts en balistique du
MI-5 avaient dit à Evans que les bombes avaient dû être faciles à
fabriquer et que les installer dans un camion n'exigeait pas plus de
précaution que la manipulation de n'importe quel autre produit
volatil. Il avait demandé à ses agents d'essayer de découvrir s'il
existait des liens entre les kamikazes et certains membres des
communautés musulmanes britanniques. Des immigrants étaient
récemment arrivés du Kenya et de Tanzanie — ainsi que de Somalie.
Mais cette piste était encore très incertaine.
À Vauxhall Cross, David Spedding se trouvait en pleine réunion
de planification lorsqu'il avait appris la nouvelle des attentats. Depuis
ce moment-là, son directeur des opérations, Richard Dearlove, qui
avait servi à Nairobi, et lui-même n'avaient fait que parler de la
meilleure façon dont le MI-6 pouvait apporter sa contribution.
Sur le plan logistique, les Américains n'auraient besoin de rien
pour gérer une opération de rétablissement dès que le mouvement
vers l'Afrique de l'Est serait lancé. Là où le MI-6 pourrait aider, ce
serait sur le plan des renseignements de terrain. Nairobi avait
toujours été l'une de ses principales stations en Afrique : c'était de là
qu'un agent vétéran, Daphne Park, avait organisé le renversement du
Premier ministre procommuniste du Congo, Patrice Lumumba. La
station avait lutté contre la pénétration soviétique en Afrique centrale
en infiltrant et « retournant » des organisations subversives. Elle avait
405
Histoire des services secrets britanniques

élaboré les plans qui avaient mené à l'élection de leaders


probritanniques tels que Tom M'Boya au Kenya, Julius Nyerere au
Tanganyika, Hastings Banda au Nyassaland, Kenneth Kaunda en
Zambie et Joshua N'Komo en Rhodésie. Ils avaient tous reçu des
fonds substantiels pour devenir des « agents d'influence ». Le 5 août
1962, l'un des membres clés de l'ANC avait été arrêté près de la ville
d'Howick, dans le Natal. C'était une époque où le pays regorgeait
d'espions étrangers, dont la plupart étaient du MI-6 et de la CIA ;
sans oublier quelques agents secrets français et allemands. Certains
s'étaient « déclarés » au gouvernement d'apartheid et bénéficiaient, de
ce fait, de l'immunité diplomatique. Mais de nombreux autres étaient
« non déclarés » et pouvaient être poursuivis s'ils étaient pris. Le
service de renseignement sud-africain, le BOSS, était présent à tous
les niveaux de la société : chez les étudiants, les banquiers, les
politiciens et les gangsters. Le BOSS avait également infiltré l'ANC et
plusieurs de ses membres s'étaient fait prendre à l'aider. Il avait
également exploité l'incertitude et l'hypocrisie qui transparaissaient
dans de nombreux rapports des espions du MI-6 et l'incapacité de la
CIA à établir des contacts directs avec les groupes politiques
africains. En 1961, le chef de station avait écrit que ces derniers
avaient des « motivations communistes ».
Il existait entre la CIA et le MI-6 une intense rivalité,
partiellement parce que le SIS ne pensait qu'à protéger le principal
intérêt de la Grande-Bretagne — la voie maritime vers l'empire, qui
passait par le Cap — tandis que la CIA voulait obtenir le contrôle
des ressources minières du pays, principalement l'uranium, nécessaire
à l'armement nucléaire.
Mais sentant un « vent de changement » souffler sur le pays, le
MI-6 avait établi des contacts avec Mandela et d'autres politiciens de
l'ANC, dont Oliver Tambo et Walter Sisulu. Leur intention était de
recruter des « agents d'influence » mais personne n'avait succombé
aux cajoleries du MI-6 ; la CIA leur avait dit que le SIS entretenait
des liens étroits avec le BOSS.
L'arrestation de Mandela mit fin à toute tentative de recrutement
car le gouvernement d'apartheid arrêta ensuite ceux des autres
dirigeants du parti politique africain qui n'étaient pas partis en exil.
Afin de mieux empêcher le MI-6 d'enrôler des membres de l'ANC, la
CIA se mit à répandre la rumeur dans le milieu du parti que le SIS

406
Tango en sous-sol

avait donné la date, l'heure et l'itinéraire de Mandela en cette journée


d'août.
En 1986, Paul Eckel, qui avait été l'un des agents secrets de la
CIA en Afrique du Sud à cette époque, révéla la raison de
l'arrestation de Mandela. Dans un rapport à Langley, il écrivit :
« L'arrestation de Mandela arrangeait les États-Unis parce qu'il avait
des tendances communistes. » Une dizaine d'années plus tard,
Henrik van den Bergh, directeur du SASS, le service de
renseignement postapartheid du pays, a reconnu : « C'est la CIA qui
a donné Mandela au BOSS. » Avec le bouleversement qui a marqué
la fin de l'apartheid et l'émergence du nouveau gouvernement de
l'ANC, ces allégations passèrent pratiquement inaperçues.
Mais au bout d'un an, chez les Afrikaners invétérés, on
commença à murmurer que Mandela, le premier président noir du
pays, avait réellement été un informateur et que le SIS avait lui-même
soufflé le « vent de changement » qui avait mis fin à l'apartheid. En
2001, cette revendication fut attestée par l'historien britannique
Stephen Dorill, ce qui déclencha la furie du gouvernement de
Mandela, qui l'accusa d'une « futile tentative de ternir son image ».
Dorill récusa cela mais ne révéla pas ses sources.
En février 2008, Richard Tomlinson, l'agent renégat du MI-6,
témoigna durant l'enquête sur la mort de la princesse Diana et de
Dodi al-Fayed. Peu après, j'ai contacté séparément deux de mes
sources haut placées dans le milieu du renseignement, l'une à
Londres et l'autre à Pretoria. Selon ces deux personnes, c'était
Tomlinson qui était à l'origine de la thèse qui voudrait que Mandela
ait réellement été un agent du MI-6 car il affirmait en avoir vu la
preuve à l'époque où il travaillait pour le SIS. Pour une fois, l'ancien
espion, habituellement loquace, a refusé de commenter le sujet, si ce
n'est pour déclarer : « Je connais la vérité et cela me suffit. »
Tomlinson a également confirmé qu'il s'était rendu à
Johannesburg en 1995, après avoir appris que l'un de ses anciens
collègues du MI-6 y avait été envoyé « pour s'occuper des deux plus
importants agents du SIS en Afrique du Sud ». Selon lui, son collègue
lui a dit que l'un d'entre eux était un important officier de l'armée et
l'autre un haut fonctionnaire du gouvernement sud-africain. « Ils
avaient des postes si élevés qu'il m'a dit que personne à la station du
MI-6 à Pretoria n'avait le droit de les contacter. Quand je suis arrivé,

407
Histoire des services secrets britanniques

mon ancien collègue m'a pratiquement fermé la porte au nez en


m'avertissant que si j'essayais d'entrer au contre-espionnage sud-
africain, j'aurais de gros ennuis. L'idée ne m'était jamais venue à
l'esprit. » Les services secrets du pays n'avaient pas non plus envisagé
cette éventualité. Ils ne tentèrent pas de le contacter pendant ses
deux semaines sur place.
Tomlinson assure que lorsqu'il affirme des choses — comme il l'a
fait au sujet de la mort de Diana et de Dodi al-Fayed — il n'est pas
motivé par l'appât du gain mais seulement par « le besoin que la
vérité fasse surface ».

Spedding estima que la meilleure façon dont le MI-6 pouvait aider


était d'activer le réseau d'informateurs, toujours actif, de sa station de
Nairobi pour rechercher les coupables de l'attentat contre
l'ambassade. Pour lui, la mort dans l'explosion de Prudence Bushnell,
l'ambassadrice américaine, était une tragédie personnelle. Il l'avait
rencontrée lors d'une visite à Washington. Il envoya un message au
commandant de la station de Nairobi afin que l'on transmette ses
condoléances à qui de droit.
À Tel-Aviv, Efraïm Halevy, le neuvième directeur du Mossad,
était un homme que Tenet avait apprécié dès leur première
rencontre : « Quelqu'un sur qui je pouvais compter. Nous avions des
motivations et des préoccupations communes. » Le raffiné Halevy, à
un an de la retraite, avait un long et distingué passé diplomatique en
Europe et en Afrique de l'Est. Il promit de mobiliser ses contacts.
Les analystes du Mossad avaient déjà commencé à faire des
déductions. L'heure des attentats — 10 h 30, heure locale — était
celle à laquelle les musulmans pratiquants étaient dans les mosquées
pour les prières du vendredi. C'était un signe supplémentaire de
l'implication d'Al-Qaïda. Déjà, Ben Laden avait récemment répété,
lors d'un discours, que tant que les musulmans faisaient leur chahada,
c'est-à-dire leur profession de foi, le premier des cinq piliers de
l'islam, il ne pouvait rien leur arriver de mal.
Peu après, Ben Laden reconnut être responsable des attentats
avec une déclaration qui fait froid dans le dos : « Par la grâce de Dieu

408
Tango en sous-sol

tout-puissant. J'ai apporté le bonheur dans le monde islamique avec


ces attaques contre les Américains. Une immense vague de joie et de
bonheur envahit tout le monde islamique. »

Dans le bureau Ovale, quand Tenet lui lut la traduction à haute


voix, le président Clinton s'enfonça dans son siège. Il le regarda par-
dessus ses lunettes à monture invisible et prit la parole, avec, dans la
voix, une gravité contenue que le chef de la CIA ne lui avait encore
jamais entendue.
« Écoutez, rétorquer à ces attentats, c'est très bien mais il faut
qu'on se débarrasse de ce type une bonne fois pour toutes. Vous
comprenez bien ce que je vous dis ? »
Tenet hocha la tête et dit qu'il avait « des renseignements en
temps réel » sur l'endroit où il allait se trouver — « non pas où il était
mais où il allait être », insista-t-il. « Il doit assister à un sommet
terroriste dans un endroit appelé Khost. » Tenet avait alors déplié
une carte et désigné un point en Afghanistan, près de la frontière
pakistanaise.
Clinton déclara que l'attaquer montrerait que les États-Unis
étaient prêts à détruire Al-Qaïda « partout dans le monde ».
Le 20 août, on dépensa un million de dollars pour tirer une salve
de missiles depuis des bateaux de l'US Navy postés dans le Golfe. La
ville fut rayée de la carte. Plus tard, on n'y trouva aucune trace d'un
« sommet terroriste » et encore moins du passage de Ben Laden. Au
sein du gouvernement de George W. Bush — dont le père avait
fièrement dirigé la CIA — on estimait que cet échec était dû au fait
que l'Agence s'était « contentée de deviner » où se trouvait Ben
Laden. En 2004, sous les feux de la critique, Bush réitéra ce reproche
à propos des informations que la CIA lui fournissait sur l'Irak.
Jusqu'alors, jamais un président en place n'avait porté une telle
accusation. Lors de l'une des réunions hebdomadaires qui suivirent,
John Scarlett, alors directeur du MI-6, déclara à son haut personnel
que, pour une fois, il y avait « plus d'un élément de vérité dans les
paroles de Bush ».

409
XVII

Sur la route du 11 septembre

Alors que son cancer s'aggravait, David Spedding ignorait


toujours les conseils de ses médecins et des quelques collègues haut
placés qui suivaient la progression de sa maladie depuis 1999 et se
demandaient si celle-ci avait commencé à affecter son jugement. Il
leur avait déjà expliqué que lorsque le moment de partir serait venu,
il voulait que l'on se souvienne de lui pour son modernisme. Il était
indéniable que certaines de ses décisions avaient fait lever quelques
sourcils chez les traditionalistes de Vauxhall Cross. L'une d'entre
elles avait été la fois où il avait autorisé les réalisateurs du dernier
James Bond, Le monde ne suffit pas, à filmer devant le bâtiment ;
d'autant plus qu'il avait pris le temps de les regarder tourner le long
de la Tamise. Après cela, il avait personnellement invité l'actrice Judi
Dench à la fête de Noël 1999 du MI-6 et l'avait présentée à ses
collègues stupéfiés comme le « M qui correspondait, chez Bond, à
[leur] C ». Un peu plus tard, il avait annoncé, lors d'une réunion du
haut personnel du lundi matin, qu'il venait d'affecter un agent
homosexuel et son compagnon à la station de Prague en ajoutant
qu'il tenait à faire savoir que, désormais, cette spécificité ne serait
plus prise en compte dans le processus d'approbation.
À Whitehall, cette décision avait amené Robin Cook, le secrétaire
à l'Intérieur, et le Premier ministre Tony Blair — tous deux au
courant de la condition médicale de Spedding — à la conclusion qu'il
fallait, d'ores et déjà, penser à son remplacement. Selon un
fonctionnaire du Foreign Office : « Personne n'avait envie de
pousser un homme malade vers la sortie mais il fallait encourager
Spedding à prendre sa retraite. » En février 1999, Cook le convoqua
et lui expliqua qu'il serait « bienvenu de faire connaître le nom de son
successeur de manière à mettre fin aux spéculations des médias »
qu'avaient suscitées quelques fuites relatives aux mesures qu'il avait
410
Sur la route du 11 septembre

prises. Cook conclut cet entretien en déclarant qu'il avait l'intention


de confier le poste de treizième chef du MI-6 à Richard Dearlove.
Seuls Cook, la personne chargée de prendre les notes et Spedding
sauraient comment avait réagi ce dernier mais il prit sa retraite le 30
août 1999. Il est mort du cancer vingt-trois mois plus tard, à l'âge de
cinquante-huit ans. À son enterrement, George Tenet faisait partie
du cortège.

Au MI-6, le sentiment général était que Richard Dearlove était un


bon choix. Il savait écouter, jouissait du respect de ses directeurs de
départements et, ce qui était tout aussi important, de celui des
directeurs des services secrets étrangers. Depuis trente ans, il avait
été affecté à des postes aussi éloignés les uns des autres que Nairobi,
Prague ou Paris. Dans chaque pays, il avait soit créé un réseau
d'informateurs soit développé celui qui s'y trouvait. Ses collègues ne
manquaient jamais de mentionner les élégants dîners que sa femme,
Rosalind, et lui organisaient dans leur confortable maison, dans la
banlieue de Londres.
Dès ses débuts en tant que chef, Dearlove fit la preuve de ses
talents de négociateur en persuadant le Trésor de rallonger le budget
du. MI-6 de quatre millions de livres (plus de cinq millions d'euros).
Une partie de cet argent fut investie dans la poursuite d'une initiative
de Spedding. Ce projet, dont le nom de code originel était « Jessant »,
a plus tard été appelé « archives Mitrokhine », en référence à Vassili
Mitrokhine, qu'un grand nombre d'agents du SIS considéraient
comme le plus important transfuge depuis Oleg Gordievski.
Contrairement à son prédécesseur, dont l'exfiltration s'était déroulée
comme dans un roman d'espionnage, Mitrokhine s'était contenté de
frapper poliment à la porte de la nouvelle ambassade de Grande-
Bretagne en Lettonie, par un froid après-midi de mars 1992, et de
poser sa valise en annonçant à la réceptionniste qu'il avait été le plus
haut responsable des archives du KGB pendant douze ans. Puis, en
désignant la valise, il avait ajouté qu'il avait « des documents
intéressants à montrer à qui de droit ».
Aussitôt, la réceptionniste appuya sur une touche de son
téléphone et, quelques minutes plus tard, le chef de station apparut.
411
Histoire des services secrets britanniques

Une fois de plus, Mitrokhine fit un geste en direction de sa valise,


après quoi il demanda : « Vous préférez voir ça ici ou dans votre
bureau ? »
L'agent britannique ouvrit la voie vers le fond du bâtiment et, une
fois à destination, Mitrokhine en dit un peu plus sur son parcours : il
avait travaillé pendant huit ans au sous-sol de la Loubianka, où il
avait passé son temps à classer des documents dont certains étaient
si secrets que seuls les plus gradés des agents du haut
commandement les avaient vus. En ouvrant sa valise, il expliqua que,
pendant des années, il avait soigneusement sélectionné ceux qui,
selon lui, avait « un intérêt historique particulier » et qu'il en avait
apporté quelques exemples.
Il commença alors à en montrer quelques-uns, en insistant sur le
fait qu'il en avait beaucoup d'autres. En les lisant, le chef de station
se rendit compte qu'il avait entre les mains ce que l'on a plus tard
décrit comme de l'« or pur ». Il posa donc sa première question. Où
étaient les autres documents ?
« En lieu sûr. Dans deux bidons de lait que j'avais enterrés sous
l'une de mes deux datchas. »
Le chef de station ne parvint pas à dissimuler sa surprise : « Deux
bidons ? Deux datchas ? »
Mitrokhine lui adressa un grand sourire : « Mon travail était bien
rémunéré. »
Il expliqua qu'après la fin du KGB, le nouveau service de
renseignement russe, le FSB, lui avait proposé de superviser le
transfert des archives de la Loubianka vers son nouveau quartier
général, au fin fond d'une forêt de bouleaux, au sud-ouest du
périphérique de Moscou. Le déménagement terminé, il avait rempli
les deux bidons de documents et les avaient portés en Lettonie en
voiture. Les bidons se trouvaient maintenant dans un autre lieu sûr.
Le chef de station prit soin de bien formuler sa question
suivante : que voulait Mitrokhine en échange de ses informations ?
« Que vous les publiez en Occident comme témoignage des vices
du système soviétique. Et que ma famille et moi puissions vivre en
Angleterre. »
L'agent britannique s'engagea à accéder à ces deux requêtes dès
qu'on aurait vérifié l'authenticité des documents. À l'improviste et

412
Sur la route du 11 septembre

sans avoir consulté Londres, c'était une promesse extrêmement


inhabituelle. Mais l'agent avait l'intime conviction que les documents
qui se trouvaient dans les bidons de lait étaient aussi authentiques
que ceux qui sortaient de la valise. Au pire, ces derniers avaient
suffisamment de valeur pour justifier de faire venir Mitrokhine, sa
femme et son fils en Angleterre. Quelques jours plus tard, toute la
famille prit un vol pour Londres, sur lequel se trouvaient également
deux bidons enfermés dans une caisse protégée par l'immunité
diplomatique.
À Londres, la sécurité des Mitrokhine fut confiée à John Scarlett,
qui avait lu dans l'un des documents les détails de sa propre
expulsion de Moscou, en janvier 1994, à l'époque où il y était
commandant de station. On découvrit des milliers d'autres secrets.
Une fois qu'ils furent analysés et enregistrés sur CD, on transmit une
partie d'entre eux aux services secrets de pays amis avant de
sélectionner ceux que Mitrokhine pourrait utiliser pour le livre qu'il
projetait de publier. Édité par Christopher Andrew, un historien de
Cambridge, l'ouvrage devint l'une des lectures obligatoires de tous les
principaux services secrets ayant eu affaire au KGB. Néanmoins,
seule une poignée de spécialistes de la Russie du MI-6 eurent accès à
tous les documents que contenaient les deux bidons. Entre
beaucoup d'autres choses, ceux-ci permettaient d'établir, de façon
unique et fiable, le profil psychologique d'un ancien directeur du
KGB, le président Vladimir Poutine. Tous les éléments indiquaient
qu'il méprisait l'Occident.

Alors qu'on préparait la publication des archives Mitrokhine,


Dearlove avait vu la recherche des coupables des attentats de
Nairobi et de Dar-es-Salaam s'assoupir. Cela était partiellement dû au
fait que le KIS, le service de renseignement kenyan, tenait à jouer un
rôle majeur dans l'opération. N'ayant pas suffisamment d'expérience
pour apporter quelque chose d'utile à une chasse à l'homme
internationale, ses agents ne savaient pas utiliser le matériel servant à
combattre le terrorisme moderne : ils n'étaient pas plus formés à la
surveillance satellite qu'aux autres nouvelles technologies.

413
Histoire des services secrets britanniques

Lors des premiers jours critiques, avant l'arrivée de la CIA et du


FBI, les agents du KIS avaient surtout cherché à comprendre
pourquoi tant de Kenyans étaient morts. Pourquoi cela s'était-il
produit ? Pourquoi Ben Laden avait-il choisi de s'en prendre à deux
pays qui n'avaient pas de contentieux avec Al-Qaïda ? Et où se
trouvait-il maintenant ? Quand Louis Freeh, le directeur du FBI,
l'avait appelé pour la première fois de Nairobi, John O'Neill avait
déclaré : « Les autochtones sont encore en train de fouiller le
poulailler alors qu'il y a longtemps que le renard est parti. »
Durant l'un de ses nombreux appels à Tenet, Dearlove avait dit
que, selon lui, Ben Laden était probablement de retour en
Afghanistan et que l'y retrouver serait pratiquement impossible. Les
deux hommes savaient qu'après le fiasco de Khost, qui avait
déclenché la fureur de la presse pakistanaise, tout raid de l'aviation
nécessitant de survoler l'espace aérien du pays pourrait être perçu
comme venant d'Inde : la situation était très tendue entre ces deux
pays dotés de l'arme nucléaire. Si des missiles de croisière américains
à destination de l'Afghanistan étaient pris pour une offensive
indienne, le Pakistan risquerait de réagir par une attaque atomique.
De son côté, Dearlove ne voulait pas que le MI-6 soit à la traîne
dans la lutte contre Al-Qaïda. Récemment, on avait demandé à des
agents à la retraite — qui, selon l'un d'eux, avaient « servi dans des
coins où les ruelles n'ont pas de nom » — de revenir s'asseoir
derrière leurs bureaux, à Vauxhall Cross, pour prêter main forte aux
spécialistes du Moyen-Orient.
Pendant ce temps, dans le monde musulman, le nom et le visage
d'Oussama Ben Laden faisaient l'objet de dizaines d'émissions de
télévision et de couvertures de magazines. On l'acclamait comme le
nouveau héros de l'anti-américanisme. Ses commentaires sur les
hadiths, les paroles du prophète, se vendaient comme des petits pains.
On s'arrachait également ses biographies et ses partisans voyaient un
parallèle entre le voyage du prophète à Médine, en l'an un de l'hégire,
avant qu'il ne revienne à La Mecque pour révéler l'islam au monde,
et la détermination de Ben Laden à débarrasser l'Oumma des
impuretés infidèles. Il avait déclaré dans plusieurs interviews que les
carnages de Nairobi et de Dar-es-Salaam constituaient un premier
pas dans cette direction. Les Américains pouvaient bien augmenter la
prime de cinq millions de dollars qu'ils avaient mise sur sa tête. Cela

414
Sur la route du 11 septembre

ne ferait aucune différence car rien ne le ferait s'écarter du véritable


chemin de la lumière. Ils pouvaient envoyer leurs roquettes et leurs
bombes. Elles ne l'atteindraient jamais parce qu'il avait « réveillé
l'islam ». Et chaque musulman devait se souvenir : « Le djihad est le
devoir de tout homme — un fard ayn. »

À Washington, la première réaction à la destruction des


ambassades avait été la signature du décret présidentiel 13099 par
Bill Clinton. Il avait pour objectif de découvrir les réseaux financiers
d'Al-Qaïda et, lorsque c'était possible, de geler ses avoirs en faisant
appel à un service du Trésor appelé l'OFAC (Office of Foreign Assets
Control/Bureau de contrôle des avoirs étrangers). On pouvait
pardonner les soupirs de Richard Clarke, le plus grand spécialiste de
l'antiterrorisme sous Clinton. Malgré son titre ronflant et ses bureaux
bien équipés, l'OFAC n'avait obtenu que de maigres résultats
lorsqu'elle avait enquêté sur les opérations financières des cartels de
la drogue colombiens, et ses méthodes de blanchiment d'argent
restaient un mystère. On comprit rapidement que l'OFAC ne ferait
guère mieux avec Al-Qaïda. L'organisme n'avait pratiquement aucun
dossier sur le financement du terrorisme et ses employés n'avaient
commencé à recueillir des informations qu'au moment où le décret
présidentiel était arrivé sur leur bureau.
Après cet appel au réveil, Clarke, toujours énergique, s'empressa
d'expliquer ce qu'il attendait. Tous les services nationaux devaient
participer : depuis les diplomates inabordables du département d'État
jusqu'aux magistrats à l'esprit étriqué du ministère de la Justice, en
passant par la CIA, le FBI et toutes les autres agences qui faisaient de
Washington la plus grande ville gouvernementale du monde. Clarke
avait insisté : « Ce n'est pas le moment de traîner. Tout le monde doit
s'y mettre à fond et trouver des réponses. »
Au lieu de cela, il se retrouva embourbé dans les multiples
structures bureaucratiques qui continuaient à se développer dans la
capitale malgré son mélange nocif de paroles en l'air et d'espoirs
oxydés. Furieux, Clarke constata que non seulement personne ne
faisait de propositions quant à la façon d'en savoir plus sur le
financement d'Al-Qaïda mais que « chacun abordait la question
415
Histoire des services secrets britanniques

depuis son propre point de vue limité sans montrer le moindre


intérêt pour une stratégie unifiée ». C'était un phénomène dont il
connaissait la cause : « Certains sont impliqués depuis longtemps
dans des luttes territoriales entre ce qu'ils considèrent comme des
sections concurrentes du gouvernement. »
Le FBI estimait que la tâche de suivre la piste de l'argent ne
revenait qu'à lui seul. Clarke fulminait : la CIA avait fourni « un gros
tas de données non triées, toutes les informations sur lesquelles elle
était tombée à ce sujet, et estimait que cela suffisait à expliquer
comment Al-Qaïda était financée ».
Selon le grand spécialiste de l'antiterrorisme, profondément en
colère, « pratiquement personne ne comprenait quoi que ce soit à la
façon dont les malfaiteurs faisaient circuler l'argent à travers le
monde et on pensait qu'il ne servait à rien de chercher plus loin car
faire sauter deux ambassades ne coûtait pas cher. »
Une fois son courroux retombé, Clarke mit lui-même un réseau
en place, au sein de sa propre organisation, le CTG (Counter-Terrorism
Group/Groupe de lutte antiterroriste). Avec l'aval de l'autorité
présidentielle, ses hommes pouvaient aller où ils voulaient et poser
toutes sortes de questions. Ils ne devaient pas craindre de piétiner
des ego ou des mini-empires. Clarke voulait des réponses et il les
voulait vite.
Il ne fallut que quelques semaines aux membres de son équipe
pour les lui apporter. Ils avaient fait des recherches sur Internet, en
vérifiant et revérifiant tout et en se faisant souvent passer pour
d'autres afin d'avancer toujours plus loin sur une piste financière
dont, jusqu'alors, on ignorait l'existence même. C'était ainsi qu'ils
avaient découvert la machine de financement d'Al-Qaïda, dont les
ramifications s'étendaient bien au-delà du Moyen-Orient, partout où
l'on trouvait des communautés musulmanes.
Il y avait des millions de musulmans en Indonésie et des centaines
de milliers aux Philippines ou dans les provinces du nord de la
Chine. En Amazonie, on n'en comptait que quelques centaines.
Certains dirigeaient des sociétés parfaitement légales, d'autres étaient
des criminels impliqués dans la traite des humains et le trafic de
drogue, d'autres encore contrôlaient des organisations « caritatives »
ou des ONG. Ils avaient tous quelque chose en commun : soit ils
avaient reçu la visite d'un membre d'Al-Qaïda, venu leur demander

416
Sur la route du 11 septembre

une contribution financière, soit ils avaient été contactés par télé-
phone ou par fax. Aucune formation politique occidentale ne
disposait d'un aussi bon système de collecte d'argent. Mais les fonds
avaient-ils circulé grâce à des virements bancaires ? D'après les
premiers indices, ils transitaient par des organismes financiers basés
en des lieux aussi divers que : Le Caire, Damas, la City londonienne,
Paris, Francfort, l'Afrique du Sud, Hong Kong, Taïwan, Rangoon,
Tokyo, Minsk, Leningrad et Bucarest. Mais comment cela se passait-
il ?

Richard Dearlove, qui travaillait toujours sur cette question, avait


demandé de l'aide à la Banque d'Angleterre et au Trésor. Les deux
organismes disposaient d'experts spécialisés dans le blanchiment des
recettes du crime organisé et la circulation dans le monde des
énormes sommes générées par le trafic de drogue, la vente d'armes et
la prostitution.
À Vauxhall Cross, ces spécialistes expliquèrent à Dearlove et au
directeur financier du MI-6 qu'une organisation de l'envergure d'Al-
Qaïda avait presque certainement ses propres experts financiers : des
banquiers corrompus ou forcés à « jongler » avec des sommes
colossales et à faire en sorte qu'il soit impossible de remonter jusqu'à
la « signature » électronique du virement — consistant généralement
en une série de chiffres n'apparaissant qu'une fois chacun. Les
banquiers avaient également dû concevoir des codes spéciaux au
nom de dizaines, sinon de centaines, voire de milliers de sociétés
écrans. Certains de ces codes n'étaient probablement actifs que
pendant les horaires d'ouverture d'une banque déterminée à une date
particulière. Grâce aux codes, on pouvait transférer une somme
durant les quelques minutes précédent la fermeture d'une société
écran vers une autre sur le point d'ouvrir à l'autre bout du monde.
Un système Internet appelé CHIPS permettait de suivre les
virements électroniques à la trace dans trente-six pays mais il ne
couvrait ni l'ex-Union soviétique ni l'Arabie saoudite.
L'officiel de haut niveau de la Banque d'Angleterre expliqua à
Dearlove qu'il y avait toutes les chances que, pour mieux dissimuler
son argent, Al-Qaïda se soit mise à traiter avec la mafia russe, les
417
Histoire des services secrets britanniques

cartels de la drogue colombiens, les tongs et les triades chinois, et les


yakuza japonais ; des organisations qui ont toutes des sociétés écrans
un peu partout sur la planète.
La station du MI-6 à Riyad avait établi que de nombreuses
organisations « caritatives » saoudiennes étaient directement liées à
leur gouvernement et promouvaient une forme d'extrémisme
islamique que Ben Laden continuait d'approuver. Le régime l'avait
banni du pays mais n'avait pas fait grand-chose pour durcir ses
réglementations financières, ce qui aurait rendu plus difficile le
transit de fonds de soutien à Al-Qaïda.
Le Foreign Office avait prévu d'appeler l'ambassadeur saoudien
pour l'avertir que toute forme d'« aide matérielle » à Al-Qaïda était
inacceptable. Quand Dearlove en parla à Tenet, celui-ci émit de
sérieux doutes sur l'efficacité des pressions diplomatiques de
Londres et de Washington. Selon lui, il valait mieux faire usage de
leurs couloirs officieux avec le prince Turki, le chef du
renseignement saoudien, et le prince Nayef, le directeur du service de
sécurité intérieure du pays. Les deux membres de la famille royale
avaient des connexions avec les systèmes bancaires par
l'intermédiaire du prince Bandar, depuis longtemps ambassadeur de
l'Arabie saoudite aux États-Unis, et le prince Abdallah, l'héritier de la
couronne. Tenet proposa — et Dearlove l'approuva — de contacter
ensemble Turki et Nayef en leur offrant des informations sus-
ceptibles de les aider pour leurs propres conflits avec Ben Laden.
Cependant, il fallait commencer par vérifier que tout ce qui pouvait
empêcher Al-Qaïda d'utiliser l'Arabie saoudite comme « tirelire »
avait été fait.
Aucun des deux chefs espions ne mentionnerait l'époque où la
famille régnante saoudienne éludait les questions sur son soutien au
terrorisme, aussi prudent que celui-ci ait pu être. Cependant, les
princes comprendraient forcément que le décret présidentiel de
Clinton voulait clairement dire qu'il ne tolérerait pas que les amis
arabes de Ben Laden continuent à lui apporter une aide financière.

418
Sur la route du 11 septembre

Pendant ce temps, à Washington, l'un des enquêteurs de Clarke


s'était rendu au sous-sol de l'immeuble du Trésor, d'où opérait l'unité
de lutte contre la criminalité financière. Une heure plus tard, il en
était ressorti avec un petit sourire aux lèvres. Sa serviette contenait
un dossier sur le hawala, un système traditionnel du monde
musulman qui permet de déplacer de l'argent sans laisser de traces
écrites. Cette méthode, vieille de plusieurs siècles, était idéale pour
que tous les musulmans répondant à l'appel de Ben Laden à con-
tribuer au financement du djihad puissent en permanence envoyer
des fonds à Al-Qaïda.
Le processus était aussi simple qu'infaillible. Il avait été créé par
les marchands arabes sur la Route de la Soie, qui s'étendait de la
Chine à l'Europe, et reposait sur les hawaladars. Chaque communauté
musulmane avait son quota de ces sortes de courtiers : des
chauffeurs de taxi, des petits commerçants, des entrepreneurs de
pompes funèbres et même des imams. Tous devaient jurer le secret
et on ne pouvait être admis dans la corporation que sur
recommandation d'un autre hawaladar. Tout le système était
entièrement basé sur la confiance, car il arrivait qu'il serve à
transférer des sommes substantielles. En revanche, la moindre
entorse résultait immédiatement en l'expulsion et la disgrâce du
« courtier ».
Toute transaction se terminant dans les coffres d'Al-Qaïda
commençait par la visite d'un donateur à un hawaladar. Il lui remettait
la somme qu'il souhaitait verser et donnait le nom et l'adresse du
bénéficiaire. Le hawaladar y ajoutait sa taxe, généralement pas plus de
0,5 pour cent du montant à transférer. Ensuite, il contactait un
hawaladar du pays destinataire, soit par téléphone soit par fax, en lui
donnant le code personnel qui lui permettait de faire partie du
réseau. Le courtier contacté savait que la prochaine fois qu'il aurait
affaire à son correspondant pour une opération dans le sens inverse,
l'argent qu'il avait versé lui serait remboursé. Le système reposait sur
un tel niveau de confiance qu'aucun procédé bancaire officiel ne
pouvait l'égaler.
En lisant le document que lui avait apporté son enquêteur,
Richard Clarke comprit enfin comment Al-Qaïda avait pu recevoir
d'immenses sommes d'argent sans que personne n'ait rien vu avant
les attentats contre les ambassades. Pourtant quand il demanda au

419
Histoire des services secrets britanniques

FBI de trouver les réponses à « des questions aussi basiques que le


nombre, la situation géographique et les activités des hawaladars aux
États-Unis, sans même parler d'agir », on lui recommanda de
s'adresser à l'organisme émetteur du document. Le fonctionnaire du
Trésor qui l'avait fourni avait été licencié.

La veille de son investiture, en janvier 2001, George W. Bush


rencontra le président Bill Clinton au 716 Lafayette Park, l'immeuble
proche de la Maison-Blanche où les Chinois et les Américains
s'étaient entendus au sujet du massacre de Tian'anmen. Depuis le
mois de novembre précédent, le bâtiment servait de base à l'équipe
de transition chargée de préparer la prise de fonction du nouveau
gouvernement, après une rude bataille électorale, dont le résultat
s'était joué à très peu de voix près lors du dépouillement des votes de
la Floride.
Pendant deux heures, Clinton donna au président désigné son
point de vue personnel sur la situation mondiale du moment. Ben
Laden, plus insaisissable que jamais, restait la plus grande menace.
Les auteurs des attentats contre les ambassades avaient disparu et on
n'avait pas la moindre idée de l'endroit où ils pouvaient se trouver.
Les retombées du bombardement de l'ambassade chinoise à Belgrade
par des B52, durant la guerre des Balkans, continuaient de
handicaper les relations avec Pékin ; croyant que le bâtiment était un
important dépôt militaire serbe, la CIA avait fourni des cartes trop
vieilles aux membres du Pentagone chargés de préparer le raid. La
Chine avait bien voulu admettre qu'il s'agissait d'une authentique
erreur mais les rapports entre Washington et Pékin ne s'en étaient
pas moins visiblement refroidis. Clin-ton conclut cette dernière
rencontre avant l'entrée en fonction de Bush en passant en revue les
divers points du globe qui posaient problème. Parmi ceux-ci, on
comptait l'Irak, l'Iran, le Pakistan, l'Afghanistan et la Corée du Nord.
« La Corée du Nord, répéta Bush. Ça, c'est une nouveauté. »
Par une fraîche matinée de printemps, en avril 2001, un homme
d'âge moyen se présenta poliment au marine de service, à l'entrée de
l'ambassade des États-Unis à Séoul, la capitale de la Corée du Sud.

420
Sur la route du 11 septembre

Un attaché-case à la main, il déclara s'appeler Ku Kim Bok et avoir


rendez-vous. Le marine vérifia sa liste, le nom s'y trouvait bien, tout
comme il y était aussi dix jours plus tôt. Il demanda néanmoins à Ku
d'ouvrir sa mallette ; depuis les attentats sur les ambassades de
Nairobi et Dar-es-Salaam, la sécurité de toutes les missions américai-
nes était restée renforcée. La serviette ne contenait que des
documents en coréen, une langue que le marine ne savait ni lire ni
écrire.
Dans l'aire d'accueil l'attendait un homme enregistré comme agent
du protocole sur la liste du personnel de l'ambassade. Ses fonctions
officielles consistaient, entre autres, à faire la liaison avec les
communautés locales, assister aux manifestations culturelles et
accompagner l'ambassadeur lors de ses déplacements importants. La
première fois qu'il avait rencontré Ku, il s'était présenté sous le nom
de Tim.
Depuis, Tim avait vérifié l'authenticité de l'histoire déchirante que
lui avait racontée Ku. En Corée du Nord, un informateur au service
du régime de Kim Jong-il avait entendu la femme de Ku, enceinte de
plusieurs mois, se plaindre que lorsque l'enfant serait né, elle n'aurait
pas assez, voire pas du tout, de nourriture à lui donner. On était
venue la chercher chez elle pour l'emmener dans la prison la plus
redoutée du pays : Nongpo, dans le sud de Sinuiju.
Ku avait continué son récit avec la précision d'un homme formé à
relater des faits : il était rentré chez lui et avait travaillé, pendant une
longue semaine, comme technicien électrique à l'usine 395, où l'on
fabriquait des systèmes de guidage de missiles, près de Naijin, dans le
nord-est du pays. Il avait fini par apprendre le sort qu'avait connu
son épouse — celui de toutes les femmes enceintes envoyées à
Nongpo.
Elle avait été enfermée dans une cellule si petite qu'elle ne pouvait
que s'y tenir accroupie. Elle n'avait pas pu s'étendre pour accoucher.
Quand le bébé était né, un garde s'en était emparé, l'avait posé face
contre terre et lui avait écrasé la tête à coups de bottes. Cela se
passait ainsi chaque fois qu'une femme accouchait à Nongpo. Ku
expliqua qu'il y avait de nombreuses prisons comme celle-ci dans le
pays. Cependant, c'était Nongpo qui avait la pire réputation et il
savait que son épouse n'en sortirait pas vivante.

421
Histoire des services secrets britanniques

Horrifié et révulsé, Ku s'était enfui pour Séoul en passant par le


nord-est de la Chine. Il y avait été aidé par des organisations de
défense des droits de l'homme qui se consacraient à la dangereuse
tâche de faire sortir du pays des gens qui tentaient d'échapper au
régime de Kim Jong-il. Ce soutien provenait de sources diverses :
associations caritatives bouddhistes ou chrétiennes, missionnaires de
toutes confessions, intermédiaires en quête de profits et officiels
corrompus. Au-delà des frontières chinoises, ils étaient assistés par
des femmes au foyer japonaises, des rebelles birmans, des politiciens
droitistes de Corée du Sud et des diplomates de presque une
douzaine de pays différents. Chacun avait ses propres motivations :
compassion, religion, appât du gain. Des agents secrets se fondaient
dans ce mélange pour repérer les réfugiés susceptibles de leur fournir
des informations ou, mieux encore, ayant participé aux programmes
militaires ultrasecrets de la Corée du Nord.
Non seulement c'était le cas de Ku mais les détails qu'il avait
apportés sur la façon dont on tuait les bébés à Nongpo et dans les
autres prisons constituaient un bonus pour l'agent de la CIA. Tim
avait contacté la NSA et, quelques heures plus tard, il avait reçu des
images satellites de Nongpo, ainsi que des photos des usines
soupçonnées de fabriquer des systèmes de guidage de missiles.
En ce matin d'avril, il escorta Ku jusqu'à l'un des bureaux exigus
et sans caractère que la station de la CIA utilisait pour les entretiens.
Le Nord-Coréen âgé qui les y attendait ferait une nouvelle fois office
de traducteur. Un plateau de gâteaux de riz cuits à la vapeur et du
café étaient posés sur la table. Les images satellites se trouvaient à
côté. Pendant que Ku mangeait et buvait, le traducteur sortit un petit
magnétophone. Quand il le mit en marche, Tim annonça d'un ton
formel que cet enregistrement était une entrevue avec le transfuge
nord-coréen Ku Kim Bok. Ensuite, il donna la date et l'heure.
L'accent nasillard new-yorkais de Tim contrastait fortement avec la
voix feutrée de Ku.
Il commença doucement en posant à Ku des questions auxquelles
il avait déjà répondu. Chaque fois, il devait attendre la traduction et,
de temps en temps, il en profitait pour prendre des notes sur un
bloc, de brefs résumés de ce qui était enregistré. Tim demanda à Ku
quelles étaient ses fonctions à l'usine 395. Ku expliqua d'abord que
celle-ci fabriquait des systèmes de guidage pour des missiles conçus

422
Sur la route du 11 septembre

pour porter des ogives nucléaires mais que l'on pouvait également les
équiper d'ogives chimiques ou biologiques.
Personnellement, son travail consistait, entre autres, à acheter des
pièces pour les systèmes de guidage. Pour la plupart, elles venaient
du Japon. Des représentants venaient régulièrement à l'usine faire
des démonstrations de leur nouveau matériel. Ku sortit des
documents de sa mallette et les tendit au traducteur. On pouvait y
lire les noms des représentants et ceux des sociétés pour lesquelles ils
travaillaient. Le calme et la façon posée dont Ku donnait des
informations aussi importantes impressionnaient Tim. En effet, cette
attitude semblait confirmer qu'il était un oiseau rare : un informateur
qu'on n'avait pas besoin d'amadouer, faire chanter, corrompre ou
forcer à parler.
Les renseignements sur les représentants furent transmis à la
station de la CIA à Tokyo ; on allait, peut-être, enfin pouvoir recruter
un informateur ayant accès à l'usine 395.
Ku développa la description, malheureusement trop connue, de
l'oppression du régime qu'il avait commencée lors du premier
entretien : les rafles à l'aube, les familles à qui l'on demandait de
s'espionner mutuellement, la famine et les abus de pouvoir de ceux
qui avaient la faveur du gouvernement. Le cas de sa femme illustrait
bien la sévérité avec laquelle on punissait la moindre indiscrétion.
Des hommes étaient envoyés au goulag pour avoir souri devant l'un
des portraits du dirigeant du pays qui ornaient tous les lieux publics.
Des femmes étaient victimes de viols collectifs dans des casernes de
la police. Après cela, certaines d'entre elles se suicidaient.
Ku avait soigneusement noté les noms de certaines victimes de
brutalités, ceux de leurs tortionnaires et les lieux où les actes avaient
été commis. À l'usine, il avait vu une femme être rôtie dans un four
électrique et un autre battu à mort avec des barres d'acier. Ils avaient
tous deux, été pris à voler de la nourriture dans les cuisines de
l'usine.
Un jour, Ku avait été convoqué à une réunion au quartier général
de l'état-major, à Pyongyang, pour y faire un rapport sur le dernier
système de guidage développé à l'usine. Il supposait qu'une grande
partie des informations techniques échapperait à son auditoire mais il
n'avait pris aucun risque. Quand son prédécesseur n'avait pas réussi à
donner suffisamment de détails lors d'une conférence militaire et

423
Histoire des services secrets britanniques

qu'un ingénieur russe s'était moqué de son exposé, le directeur de


l'usine avait été exécuté. Être responsable d'une atteinte à l'honneur
de la communauté scientifique était puni de la peine capitale.
Tim continua en montrant des photos d'usines à Ku. Il les étudia
une à une et fit non de la tête à chaque fois. Il n'en reconnaissait
aucune. Les espoirs de Tim se confirmaient : certains des clichés
étaient ceux de sites sud-coréens que Ku n'aurait pas pu connaître.
Cela semblait donc indiquer que ses révélations étaient authentiques.
Énormément de réfugiés mentaient pour tenter d'obtenir un visa
pour les États-Unis. Quand on s'en apercevait, on les remettait au
gouvernement sud-coréen pour qu'il les réinstalle de la façon qu'il
jugeait adéquate.
Tim montra un nouveau cliché. On y voyait que l'usine 395 était
entourée par une demi-douzaine d'autres. Tim demanda combien de
personnes elles employaient. Ku n'eut aucune hésitation : plus de dix
mille. Tim savait qu'il n'avait pas dit un chiffre au hasard : il
correspondait à l'estimation de la CIA. Il approfondit sa question :
dans quelles proportions le personnel était-il réparti entre les projets
nucléaire, chimique et biologique ? La réponse de Ku confirma à
Tim qu'il n'avait pas affaire à l'un de ces demandeurs d'asile qui
disaient ce qu'ils croyaient que leurs interrogateurs avaient envie
d'entendre. Ku expliqua que la fabrication de bombes atomiques
était toujours la principale priorité militaire du pays mais qu'on
travaillait également à la recherche et à la production d'armement
chimique et biologique ; chaque section employait environ quatre
cent mille personnes. Encore une fois, les chiffres concordaient avec
les estimations de la CIA.
Tim tendit à Ku la photo d'une femme. Il confirma qu'il s'agissait
du docteur Yi. Elle l'avait écouté et avait pris des notes à la réunion
durant laquelle il avait expliqué comment incorporer un système de
guidage à l'un des missiles SS-18 achetés à l'Union soviétique peu
avant son effondrement. À la fin de son exposé, le docteur Yi avait
demandé quand le système serait prêt à porter des armes biologiques.
Dans un an ? Plus ? Moins ? Un général trapu, d'âge moyen, était
intervenu en rappelant que ce n'était pas à Ku d'en juger.
Là, des mois plus tard, Ku venait de révéler tout ce qu'il savait.
On lui promit qu'il pourrait aller aux États-Unis, où on l'aiderait à
s'intégrer à la croissante communauté nord-coréenne du pays.

424
Sur la route du 11 septembre

Pratiquement tous les matins, vers 7 h 30, l'heure de pointe, la


voiture gouvernementale de George Tenet se frayait un chemin dans
la circulation. À côté de lui, sur le siège arrière, se trouvait un porte-
parole de la CIA avec un exemplaire du texte du briefing quotidien
du président. Une copie en avait déjà été remise à Wilma Hall, dans
la salle 345 du Bâtiment du bureau exécutif Eisenhower, juste en face
de la Maison-Blanche. Cela faisait des années que cette femme aux
cheveux grisonnants dirigeait le « bureau en ville » de l'Agence et,
pour Tenet, son calme était comme une ancre rassurante dans un
océan de perpétuels changements. Il y en avait eu beaucoup depuis
que Bush s'était installé au bureau Ovale. Tenet les avait gérés
rapidement, avec un hochement de tête et un ordre aboyé dans un
téléphone, sans oublier sa formule préférée : « Je veux que ce soit
comme si c'était fait. » Il savait que le président l'appréciait et le fait
qu'il ait rebaptisé Langley George Bush Center for Intelligence, en
l'honneur de son père, n'y était probablement pas pour rien.
Cependant, tout le monde continuait de dire Langley.
Le porte-parole cherchait à gravir les échelons hiérarchiques de la
CIA et les nuits qu'il consacrait à la préparation du briefing
présidentiel faisaient partie de ses efforts en ce sens. Il lui fallait
absolument savoir porter des jugements éclairés sur les tonnes de
rapports qui arrivaient sur son ordinateur et bien résumer ceux qu'il
sélectionnait. Personne n'exerçait cette fonction plus d'un an sans
montrer de signes de surmenage. Selon Tenet, c'était « une tâche
tuante mais également l'occasion d'être personnellement aux
premières loges de l'histoire. »
Le rapport était imprimé sur du papier de qualité et protégé par
une épaisse couverture de cuir. Le porte-parole devait lire à Tenet les
sujets qu'il avait sélectionnés avant d'arriver à sa réunion habituelle
dans le bureau de Wilma Hall. À la fin de la séance, Tenet traversait
la route pour rejoindre l'aile ouest de la Maison-Blanche et gravissait
l'escalier de service jusqu'au bureau Ovale. On se demandait encore
si c'était le même escalier qu'empruntait Monica Lewinsky pour
accomplir les tâches que lui confiait le président Clinton. Le mot
« buisson » se disant bush en anglais, le secrétaire à la Défense

425
Histoire des services secrets britanniques

Donald Rumsfeld, n'aurait, paraît-il, pas pu résister à l'une des


plaisanteries dont on le prétendait coutumier en déclarant qu'on se
souviendrait de l'ère Clinton comme de celle du « sexe entre les
buissons ».
Pendant le trajet, les deux téléphones de la console de la voiture
sonnaient constamment : des appels du département des opérations
de Langley ; des appels de hauts membres du personnel en attente de
décisions ; des appels de la Maison-Blanche pour vérifier qu'il serait à
l'heure ; des appels de la voiture d'escorte qui leur collait au train ;
des appels de l'équipe de sécurité, postée devant le Bâtiment du
bureau exécutif Eisenhower, pour confirmer qu'ils arriveraient dans
les temps. Cela faisait longtemps que Tenet s'était habitué à répondre
tout en écoutant le programme du briefing.
À 7 h 45, Tenet entrait dans la salle 345, où Wilma Hall
l'attendait, prête à lui offrir une tasse de café bouillant, en compagnie
d'un analyste de la CIA qui avait déjà étudié le rapport. Selon Tenet :
« Nous nous rassemblions tout de suite autour du "livre" pour
essayer de prévoir les questions que poserait le président. » Le même
rituel se répétait tous les matins.
À huit heures, Tenet se rendait à pied au bureau Ovale,
accompagné par ses gardes du corps. Quand il entrait dans la pièce, il
y trouvait tout le monde à sa place, sur des sièges disposés en demi-
cercle : le vice-président, Dick Cheney, était assis à la gauche de Bush
et Condoleezza Rice, la conseillère à la sécurité nationale, à sa droite.
Chacun avait sa copie du rapport. Comme toujours, les derniers
renseignements sur la Corée du Nord étaient les premiers de la pile.
Depuis qu'il s'était étonné de cette « nouveauté » Clinton, Bush avait
clairement stipulé qu'il fallait rattraper le retard en ce qui concernait
ce régime secret à l'autre bout du monde.
En vérité, la CIA n'avait que très peu d'informations sur la Corée
du Nord et le peu dont elle disposait remontait à la guerre de Corée.
L'Agence n'avait aucun espion dans le pays et le département d'État
n'y avait pas plus de représentants. Il s'était avéré pratiquement
impossible de recruter les rares diplomates européens et asiatiques
accrédités à Pyongyang. La majorité des réfugiés qui avaient réussi à
s'échapper dépeignaient les mêmes horreurs et si le témoignage de
Ku Kim Bok était très précieux, il n'en laissait pas moins de nom-
breux vides à combler.

426
Sur la route du 11 septembre

C'étaient le Mossad et le MI-6 qui avaient découvert des


informations de grande valeur sur les activités d'Abdul Qader Khan,
le brillant scientifique nucléaire qui haïssait autant l'Occident qu'il
aimait être acclamé chez lui, au Pakistan, comme « le père de la
bombe islamique ».
Un agent du département contre-prolifération du MI-6 avait
appris que Khan avait volé des documents technologiques
hautement classifiés sur son ancien lieu de travail, le laboratoire de
dynamique physique FDO, aux Pays-Bas. Ceux-ci étaient essentiels
pour construire les centrifugeuses grâce auxquelles on obtient de
l'uranium enrichi. Le laboratoire — implanté en Grande-Bretagne,
en Allemagne et aux Pays-Bas — fournissait ce matériel aux pays
européens afin que leurs réacteurs puissent produire de l'énergie. Les
documents permirent donc à Khan de créer l'arsenal atomique
pakistanais. Quand la nouvelle fut connue, il devint un héros dans
son pays.
Mais au Mossad, on le connaissait plus pour son côté sombre —
et beaucoup plus dangereux pour Israël. Non seulement, il était
antisémite mais il avait participé à des rencontres secrètes avec la
Corée du Nord. Un agent de l'institut avait découvert ces contacts en
pénétrant dans sa suite, dans un hôtel genevois, et en photographiant
les documents qui se trouvaient dans sa serviette. C'était ainsi que
l'on avait eu les premières preuves formelles qu'en échange des
centrifugeuses dernier cri qu'il construisait dans ses laboratoires au
Pakistan, Khan avait reçu presque deux millions de dollars. Selon
l'un des documents, il avait déposé l'argent sur un compte suisse.
Plus tard, se faisant passer pour un journaliste de magazine, un
autre agent du Mossad l'avait interviewé. Khan s'était alors présenté
comme « le pacificateur du monde grâce à la bombe atomique ».
L'agent l'avait également enregistré en train de lire à haute voix un
extrait d'un rapport rédigé par la John F. Kennedy School of Government,
la faculté de sciences politiques de Harvard, comportant le passage
suivant : « Une bombe d'une kilotonne explose à New York. Cinq
cent mille personnes meurent et les États-Unis connaissent un
préjudice économique d'un billion de dollars. »
Khan avait déclaré que ce sinistre scénario était une façon
opportune de rappeler à l'Amérique qu'elle n'était plus la seule
puissance nucléaire suprême. La menace n'aurait pas pu être plus

427
Histoire des services secrets britanniques

claire : Khan pouvait faire en sorte que des nations plus faibles
disposent des armes nécessaires pour attaquer les États-Unis et leurs
alliés. « Il a bien fait comprendre qu'il avait tout ce qu'il fallait pour
cela », avait noté l'agent.
Tenet prit alors immédiatement rendez-vous avec Richard
Dearlove et Efraïm Halevy. Ils étaient d'accord sur le fait que même
si Khan représentait un grave danger, il ne servirait à rien de
l'éliminer car il laisserait derrière lui une organisation disposant déjà
de ses scientifiques nucléaires, probablement recrutés en ex-Union
soviétique, et d'un nombre considérable d'employés pour faire
tourner ses laboratoires. Tant que son réseau ne serait pas détruit, le
mieux serait encore de surveiller Khan de près pour voir si sa piste
menait plus loin que la Corée du Nord.
Il fut convenu qu'il faudrait former une équipe mixte, composée
de membres de la CIA, du MI-6 et du Mossad, pour espionner
l'organisation. Les trois directeurs sélectionneraient dans leurs
propres services les agents qui devraient s'infiltrer dans le monde où
Khan et ses cohortes tenteraient de faire passer des États voyous à
l'ère atomique. À son retour, George Tenet était conscient qu'il
s'engageait dans un projet qui allait occuper la CIA, le MI-6 et le
Mossad pour quelque temps. À l'heure actuelle, les résultats de
l'équipe comptent toujours parmi les secrets les mieux gardés des
trois agences.

À la mi-juin 2001, le docteur Kelly s'envola pour Washington à la


demande du MI-6 pour vérifier si, comme on l'assurait
constamment, Al-Qaïda prévoyait un attentat biologique. À Fort
Detrick, le centre de recherches sur l'armement biologique américain,
les scientifiques lui expliquèrent que, selon des sources de la CIA au
Moyen-Orient, on était en train de transformer des microbes en
armes pour semer la terreur en Amérique et en Europe : dans les
galeries marchandes, les grands théâtrès, les stades et tous les autres
endroits où l'on trouvait du monde. Les premiers rapports venaient
d'Arabie saoudite mais donnaient peu de détails, sinon qu'un attentat
était imminent.

428
Sur la route du 11 septembre

Le docteur Kelly savait que l'on pouvait créer de telles armes dans
des laboratoires aussi peu sophistiqués que ceux dont sont équipés
les lycées. Mais cela avait-il réellement été fait ? Si oui, comment
avait-on obtenu les germes ? Où avaient-ils été transformés ? Par
qui ? Nul ne savait. Pourtant la CIA n'arrêtait pas d'avertir qu'il ne
fallait pas seulement craindre une bombe atomique mais également
des pathogènes. Les cibles présumées étaient une demi-douzaine des
plus grandes villes du monde, dont New York, Londres et Paris.
L'une d'entre elles allait être victime de ce que l'on surnommait « la
bombe à hydrogène du pauvre ».
À Londres, un agent du MI-6 montra au docteur Kelly un e-mail
de Richard Clarke à Condoleezza Rice, daté du 29 mai : « Quand ces
attentats auront lieu, ce qui est très probable, nous nous
demanderons ce que nous aurions pu faire avant. »
Le docteur Kelly savait que Clarke avait la réputation de savoir
évaluer une menace : s'il lui semblait qu'un attentat était probable, il
fallait le prendre au sérieux. Cependant, si Kelly n'ignorait pas qu'il
existait plus de trente moisissures, bactéries et virus dont on pouvait
faire des armes, leur propagation nécessitait des systèmes
compliqués, prenant en compte les caprices du climat — la force du
vent, la pluie et la neige étaient des facteurs cruciaux. Mais si on
utilisait des puces ou des rats, plusieurs millions de personnes mour-
raient : un quart de la population européenne avait succombé à la
« mort noire » au quatorzième siècle. Une seule piqûre de puce
pouvait envoyer jusqu'à vingt-quatre mille cellules de la peste dans le
système sanguin d'un individu. En une journée, une puce pouvait
infecter des milliers de gens qui, à leur tour, en contamineraient des
milliers d'autres. En une semaine, un million de personnes pouvaient
être touchées.
Selon les réponses apportées aux scrupuleuses questions du
docteur Kelly, aucun insecte ou rongeur infecté n'avait été trouvé
hors des laboratoires de haut confinement de niveau 3 du centre. Il
n'existait aucun cas avéré de victime d'arme biologique aux États-
Unis, ni même ailleurs. Mais on continuait à entendre qu'une attaque
était imminente : si ce n'était pas la peste, la yersinia pestis, alors
c'étaient des germes d'anthrax ou de variole qui, d'une façon ou
d'une autre, était tombés entre les mains des terroristes, prêts à les

429
Histoire des services secrets britanniques

répandre. Dans les deux cas, les taux de mortalité étaient très élevés.
Mais, encore une fois, on n'avait pas la moindre preuve.
Avant de s'envoler pour Washington, le docteur Kelly en parla
avec Vladimir Pasechnik, le scientifique russe qu'il avait interrogé
après sa défection. Les deux hommes étaient devenus amis et Kelly
avait aidé Pasechnik à monter sa propre société de recherche,
Regma, près de Porton Down. Il avait également fait en sorte que le
Russe ait un petit laboratoire au centre de recherche. Pasechnik avait
alors tenu à annoncer que Regma était un nouvel acteur du monde
scientifique et avait émis un communiqué de presse. Le docteur s'en
était légèrement irrité : « Le communiqué fleurait un peu le charlatan
et j'ai bien rappelé à Vladimir qu'il ne devait pas impliquer Porton
Down. »
Le docteur Kelly savait que certains des diplomates de
l'ambassade russe étaient chargés de lire les publications scientifiques
britanniques. Il était donc probable que l'un d'entre eux ait fait passer
les informations sur les projets de Pasechnik, et sur l'endroit où il se
trouvait, à ses collègues du renseignement. Cependant, le MI-6 avait
expliqué à Kelly que le transfuge n'était plus sous protection car les
Russes ne représentaient plus un danger pour lui.
À la cafétéria de Porton Down, au cours d'un déjeuner où il était
question de la probabilité d'un attentat biologique commis par des
terroristes, Pasechnik affirma qu'à moins que ces derniers ne
parviennent à recruter des experts capables de créer un système de
diffusion pour leurs microbes, ils n'avaient pratiquement aucune
chance de réussir. Plus tard, Kelly se souvint de l'avoir entendu dire :
« Un tel système nécessiterait, au minimum, une petite roquette
équipée d'une ogive remplie de germes ». Sur l'instant, il avait trouvé
rassurant qu'il partage son point de vue. Quoi qu'il en soit, il lui avait
demandé si, tant qu'il serait à Washington,'il pourrait voir le docteur
Ken Alibek. Celui-ci avait été le patron de Pasechnik à Biopreparat.
« À ma grande surprise, Vladimir avait répondu : "Ça vous regarde
mais quand je travaillais avec lui, il était du genre à affirmer trop de
choses." »
Avant de passer aux États-Unis, à l'automne 1992, Kanatjan
Alibekov avait dirigé Biopreparat. Peu après son arrivée en
Amérique, il avait changé son nom en Ken Alibek. « C'était ma façon
d'intégrer ma nouvelle vie », avait-il confié à des journalistes. Sous la

430
Sur la route du 11 septembre

houlette de la CIA, il se mit ensuite à publier des articles expliquant


la menace que représentait l'armement biologique et, avec son fort
accent et son sens de la formule, les médias ne tardèrent pas à se
l'arracher. Son expertise et ses effrayantes révélations renforcèrent sa
réputation à Langley et au Capitole. On voyait sa silhouette trapue
dans les comités du Congrès ou du Sénat, où tout le monde l'écoutait
attentivement dévoiler que les Russes travaillaient encore au
développement d'armes biologiques alors que l'Union soviétique
avait signé un traité l'interdisant en 1972.
Alibek donna les noms de scientifiques partis continuer leurs
travaux sur l'anthrax et la variole en Irak, en Iran et en Corée du
Nord. Il avait insisté sur le fait que le virus de la variole était
particulièrement dangereux parce qu'une fois génétiquement modifié,
il n'était plus seulement potentiellement mortel mais tuait même les
personnes vaccinées. Ses affirmations comptèrent pour beaucoup
dans la décision que prirent les Américains de consacrer des millions
de dollars à préparer des moyens de défense contre l'anthrax et la
variole.
Parmi les chercheurs qu'avait rencontrés le docteur Kelly,
plusieurs doutaient du bien-fondé scientifique des assertions de leur
confrère russe. Le docteur Philip K. Russel — un éminent physicien
et un expert de haut rang en matière d'armement biologique, que
respectait le docteur Kelly — était entré au gouvernement Bush peu
après l'élection du président. Il admettait qu'Alibek « avait de solides
informations sur la production d'anthrax en ex-Union soviétique ».
Cependant, en juillet 2007, cela ne l'empêcha pas de déclarer : « Mais
quand il s'agissait de variole génétiquement modifié. j'ai commencé à
me dire que Ken était déjà plus fantaisiste. Il affirmait que certaines
choses avaient été faites et quand on entrait dans le vif du sujet, il ne
savait rien — il en avait juste entendu parler par quelqu'un. Comme,
par exemple, son histoire d'ajouter des gènes d'Ebola au virus de la
variole. C'était plutôt tiré par les cheveux et probablement faux. »
Néanmoins, en cet été 2001, grâce à la façon dont les médias
vantaient son expertise, Alibek bénéficiait du soutien de nombreux
sénateurs et membres du Congrès. Il avait grandi dans la pauvreté
des rudes banlieues d'Almaty, la capitale du Kazakhstan, et,
aujourd'hui, il mangeait dans les plus chers restaurants de
Washington. Tout en sirotant sa vodka-champagne, il appâtait son

431
Histoire des services secrets britanniques

auditoire avec des descriptions de l'arsenal meurtrier de Biopreparat :


le virus Marburg, la peste, et de virulentes souches d'anthrax. Il
concluait toujours en expliquant que son plus grand espoir était de
réunir assez d'argent pour développer des traitements renforçant la
résistance du système immunitaire face à ces terrifiants pathogènes.
Mais il faudrait des sommes astronomiques pour concevoir des
vaccins et des médicaments capables d'« éliminer les toxines du
sang » et d'« agir rapidement contre les agents génétiquement
modifiés des armes biologiques ». Il soulignait qu'il aimerait non
seulement être associé aux recherches des grandes compagnies
américaines mais également — maintenant qu'il n'y avait plus
d'Union soviétique ouvrir son propre site en Ukraine. Il assurait
pouvoir produire des agents antiviraux et des antibiotiques
génériques qui reviendraient « trois, quatre, cinq fois » moins cher
que s'ils étaient fabriqués aux États-Unis. Selon lui, « tout le monde
serait gagnant, les investisseurs comme les clients ».
Le financement ne tarda pas à arriver. Une société
washingtonienne, Advanced Biosystems, dans laquelle il était devenu
cadre, remporta un contrat de 3,59 millions de dollars avec la
DARPA, une agence gouvernementale de recherche pour la défense.
« C'était le nom "Ken Alibek" sur l'en-tête de ses courriers qui attirait
les investissements », avait expliqué Vladimir Pasechnik au docteur
Kelly, lorsqu'il était rentré de Washington sans avoir réussi à
rencontrer le Russe. Chaque fois qu'il avait essayé, on lui avait dit
qu'il était en Ukraine, occupé à la mise en œuvre de son site. « Il ne
m'a jamais rappelé », fit plus tard remarquer le docteur Kelly.
En 2007, alors qu'il était en Ukraine, Alibek m'a confié, lors d'un
entretien téléphonique : « Grâce à mes contrats avec le
gouvernement américain, mes fonds de recherche sont actuellement
supérieurs à vingt-cinq millions de dollars. Mon site en Ukraine
travaille dans l'objectif de produire des médicaments antiviraux et
antibiotiques afin d'empêcher que des millions, sinon des milliards de
gens, soient tués par les armes biologiques que possèdent la Corée
du Nord et l'Iran. »

432
Sur la route du 11 septembre

Le bureau du docteur Kelly, adjacent au couloir d'entrée de sa


demeure de Southmoor, dans l'Oxfordshire, était une pièce aux murs
couverts de livres. Il appartenait à ce que son épouse, Janice, appelait
« le monde secret de David ». C'était là qu'hors de ses horaires de
service, il recevait les appels du MI-5, du MI-6 ou des autres services
de renseignement qui connaissaient son numéro de téléphone. C'était
là qu'il utilisait ses ordinateurs reliés au SIS, au Service de sécurité, au
GCHQ, au ministère de la Défense et au Foreign Office. Chacune de
ces organisations avait installé son propre ordinateur afin que Kelly
puisse s'en servir en leur nom et échanger des messages cryptés avec
elle.
Ces ordinateurs contenaient des informations en provenance du
monde entier ; certaines très sécurisées. J'autres moins. Le plus
important, plaisantait le biochimiste, était stocké sous son front
arrondi et ce qu'il lui restait de cheveux gris.
Il avait tapé son rapport sur sa visite à Washington sur
l'ordinateur du MI-6. Il y résumait les points de vue des scientifiques
de Fort Detrick, ceux des spécialistes du FBI et de la CIA et ceux de
ses collègues de l'équipe qu'il avait dirigée en Irak après la guerre du
Golfe — lorsqu'ils avaient tous cherché, en vain, des armes
biologiques de destruction massive. Il y décrivait ses réunions à
l'USAMRIID (US Army Medical Research Institute of Infectious
Diseases/Institut de recherche médicale sur les maladies infectieuses
de l'armée des États-Unis). Il y relatait également ses discussions
avec les microbiologistes du centre de contrôle des maladies
d'Atlanta, l'un des deux seuls endroits légalement autorisés à
entreposer des germes de variole. Enfin, il y rapportait les avis de ses
contacts à Los Angeles, San Francisco et Chicago. Tous étaient
parvenus à la même conclusion : dans le futur proche, une attaque
biologique contre les États-Unis ou l'Europe était improbable.
Une fois le rapport codé automatiquement, Kelly l'envoya au MI-
6 par voie électronique. Plus tard, il s'installa à son sixième
ordinateur, celui qu'il appelait son « aide-mémoire », où il enregistrait
les dates d'anniversaire des membres de sa famille et de ses amis, les
tâches à accomplir dans le jardin et, à l'occasion, les choses
inhabituelles sur lesquelles il était tombé au cours de ses nombreuses
promenades. Au fil des ans, il avait parcouru tous les sentiers des
environs.

433
Histoire des services secrets britanniques

Plus récemment, il avait noté qu'il devait demander une


augmentation de salaire à son supérieur hiérarchique ; le supplément
d'argent serait fort utile pour payer le traitement privé de Janice, dont
l'arthrite s'aggravait beaucoup. Lors de son dernier voyage en
Amérique, il avait parlé à ses amis de l'éventualité de venir travailler
aux États-Unis dans le secteur privé. À cinquante-sept ans, il
commençait à trouver difficiles les continuelles pressions des
services secrets et les exigences de son travail à Porton Down.
Mais là, alors qu'il passait avec Janice les derniers jours de l'été
2001, il se disait que nulle part il n'aurait été mieux qu'en Angleterre.
Septembre approchait et il ne voyait rien sur son calendrier qui
pourrait venir troubler ou bouleverser sa vie.

434
XVIII

Le jour où leur vie changea

À 8 h 25, par une matinée estivale sans nuages de septembre


2001, la voiture de George Tenet s'arrêta devant l'hôtel St Regis, à
Washington, car le directeur y avait rendez-vous pour le petit-
déjeuner. Il put constater que ses consignes de sécurité avaient été
respectées : devant une porte, deux hommes surveillaient la rue et
l'agent de haut niveau Tim Ward contrôlait les entrées et sorties dans
le lobby. Tenet passa rapidement de la voiture à l'hôtel et, flanqué de
Ward, se dirigea d'un bon pas vers le restaurant.
Habituellement, à cette heure-ci, Tenet était en train de quitter le
bureau Ovale avec un exemplaire du briefing présidentiel sur lequel
étaient notés les points à suivre. Mais George Bush était parti en
Floride pour tenir l'un de ses engagements, visiter une école locale.
Durant le trajet vers l'hôtel, un agent des services secrets de la
Maison-Blanche, qui accompagnait le président, avait appelé sur le
téléphone de la voiture pour signaler que tout se passait bien ; ce qui
rappelait qu'en plus de diriger la CIA et d'être l'autorité suprême
nationale en matière de renseignement, Tenet était responsable de la
sécurité personnelle du président. Il avait souvent fait remarquer à sa
femme, Stéphanie, qu'être devenu le superviseur de « la jungle de
miroirs » du monde du renseignement américain représentait une
sacrée ascension pour un fils de travailleurs immigrés grecs, né et
élevé dans le Queens, à New York.
Les dernières semaines de l'été 2001 prouvaient, une fois de plus,
à Tenet que, même si son travail était toujours très exigeant, il restait
à la fois passionnant et frustrant d'avoir constamment à gérer les
secrets et les mensonges, l'incertain et l'inconnu, et les machinations
des ennemis des États-Unis qu'il était toujours aussi déterminé à

435
Histoire des services secrets britanniques

déjouer. Selon lui, il avait le meilleur de tous les postes


gouvernementaux.
Plusieurs autres services continuaient de l'aider. Le MI-6 avait
découvert que des groupes yéménites projetaient d'attaquer la
Jordanie. Tenet avait demandé à son chef de station à Riyad de
vérifier auprès des services secrets saoudiens si cela avait un rapport
avec une menace antérieure de faire sauter l'école américaine de
Djeddah. Le DAS, le service de renseignement colombien, avait
prévenu que les FARC, les terroristes gauchistes du pays, planifiaient
de faire exploser un centre commercial de Bogota où le personnel de
l'ambassade américaine de la ville avait coutume de faire ses achats.
Tenet avait ordonné à l'ambassadeur de s'assurer que les employés
n'y aillent plus et avait proposé d'envoyer une équipe prêter main
forte aux agents du DAS. L'offre avait été poliment déclinée : Tenet
savait que le DAS avait beaucoup plus d'orgueil que d'expérience et
le tempérament sud-américain exaspérait parfois le fougueux Grec
qui sommeillait en lui.
Efraïm Halevy avait personnellement appelé pour dire que le
Mossad avait de solides preuves que le Hezbollah en était à un stade
avancé de la planification d'une « opération à grande échelle » contre
les banques et les entreprises juives en Asie du Sud. L'institut suivait
l'affaire mais il viendrait peut-être un moment où il serait nécessaire
de lancer une attaque préventive contre le groupe. Tenet savait
qu'avant que les États-Unis y participent, il devrait en parler à son
équipe de lutte contre le terrorisme. Ensuite, il lui faudrait probable-
ment organiser une téléconférence avec Martin Indyk, l'ambassadeur
américain en Israël, et William Burns, le secrétaire d'État adjoint aux
Affaires proche-orientales. Il devrait également consulter le président
avant toute intervention. Halevy s'était dit conscient que les États-
Unis devaient tenir compte de « considérations politiques » et avait
ajouté qu'Israël était prêt à s'occuper seul de toute menace contre ses
intérêts.
Certains rapports relataient des opérations réussies : Le SISMI, le
service de renseignement italien, avait démantelé un groupe terroriste
basé en Algérie qui projetait un attentat contre l'ambassade
américaine au Vatican. Les services secrets malais, en collaboration
avec des agents de la CIA, avaient empêché de justesse des attaques
terroristes contre des sites américains dans le pays. En tout, dix-neuf

436
Le jour où leur changea

services étrangers continuaient à faire parvenir des rapports à


l'Agence.
Le roi Abdallah de Jordanie avait demandé à son chef du
renseignement d'informer Tenet que son pays était prêt à envoyer
deux bataillons de ses forces spéciales en Afghanistan pour
« s'occuper d'Al-Qaïda ». À Langley, cette proposition avait suscité le
plus grand intérêt. Cependant, il faudrait que la décision de l'accepter
puisse « s'intégrer dans le contexte politique général de la région ».
Les services secrets égyptiens avaient découvert deux extrémistes qui
préparaient un attentat à la bombe contre un site américain du Caire.
La petite, mais efficace, agence de renseignement des Émirats arabes
unis avait arrêté un Arabe en route pour Paris alors qu'il partait faire
sauter l'ambassade américaine de la ville. Les renseignements
boliviens avaient arrêté six Pakistanais qui complotaient le
détournement d'un avion de ligne américain.
Si les menaces étaient, certes, plus nombreuses que les opérations
réussies, aucune d'entre elles ne laissait supposer qu'une attaque
majeure contre les États-Unis était en cours de préparation. En ce
jour de fête du Travail officielle, la vie à Washington suivait son
cours normal. Tenet, après avoir passé l'été à traiter des tonnes de
rapports, était parvenu à se libérer une heure pour voir l'homme qui
était, à la fois, son meilleur ami et son mentor : David Boren.
L'ancien sénateur de l'Oklahoma avait, en effet, sorti Tenet de
l'anonymat en le nommant chef d'état-major du SSCI, le comité au
renseignement du Sénat, qu'il présidait. C'était Boren qui avait con-
seillé à Tenet de rester sous le gouvernement Bush pendant six mois
avant de décider si le mode de fonctionnement de la Maison-Blanche
correspondait ou non à la façon dont il voulait qu'opère la CIA. Ce
petit-déjeuner avait pour objectif de voir si Tenet était satisfait sur ce
plan.

Pendant que Tenet et Boren commandaient leur petit-déjeuner,


Richard Clarke dirigeait une conférence au Ronald Reagan Building, à
trois blocs d'immeubles de la Maison-Blanche. Il en avait conduit de
nombreuses autres au cours de ses trente années au service du
gouvernement : d'abord au département d'État puis au Pentagone et,
437
Histoire des services secrets britanniques

depuis sa nomination par Bill Clinton, en tant que premier


coordinateur national de l'antiterrorisme — un poste que le président
Bush lui avait demandé de conserver. Les réunions comme celle de
ce matin faisaient partie intégrante de son travail.
Après les attentats de Nairobi et de Dar-es-Salaam, Clarke avait
fait en sorte que le groupe antiterroriste soit toujours prêt à être au
centre sécurisé de vidéoconférence de l'aile gauche — ou à l'une des
autres stations vidéo approuvées de la ville — en cinq minutes
durant les heures ouvrables et en vingt le reste du temps. Il tenait
également à ce qu'on lui transmette des copies de tous les rapports
que recevait Tenet, ainsi que de tous ceux des cinquante-six bureaux
de terrain du FBI. La plupart des rapports concernaient des prises de
drogue ou les activités du crime organisé ; il n'y avait jamais
d'informations sur les activités de radicaux islamiques dans le secteur.
Quand il avait demandé pourquoi à Freeh, le directeur du FBI, celui-
ci lui avait répondu : « Parce qu'il n'y en a probablement pas dans ces
villes-là. »
La seule exception était les rapports de John O'Neill, l'agent
spécial responsable de New York. Depuis son retour de Nairobi et
Dar-es-Salaam, O'Neill maintenait qu'il se pouvait que certains de
ceux qui avaient préparé les attentats contre les ambassades vivent en
Amérique, très probablement dans l'une des communautés ethniques
de New York. Comme les mémos qu'il envoyait au FBI ne
suscitaient aucune réaction, l'obstiné O'Neill s'était mis à en faire
parvenir des copies à Clarke. Ce n'était que l'une des actions de leur
effort commun pour alerter Washington d'un danger en provenance
d'Al-Qaïda dont ils étaient convaincus de l'imminence.
Le 4 septembre 2001, lors d'une réunion à la Maison-Blanche, en
présence de Condoleezza Rice, de Donald Rumsfeld et de Dick
Cheney, Clarke avait demandé à Rice : « Que regretterez-vous de ne
pas avoir fait quand Al-Qaïda aura tué des centaines d'Américains ? »
Elle n'avait pas répondu.
Six jours plus tard, la conférence que présidait Clarke avait pour
but d'insister sur cette menace invisible. Il avait commencé par
rappeler brutalement que plus le dernier attentat contre l'Amérique
était ancien, plus le suivant était proche.

*
438
Le jour où leur changea

À cinq mille kilomètres de l'endroit où Clarke s'exprimait avec sa


conviction habituelle, à Thames House, il était 13 h 40, cinq heures
de plus que l'heure de New York. Dans sa salle à manger privée,
Stephen Lander, le directeur général du MI-5, déjeunait avec Eliza
Manningham-Buller, son adjointe, et disséquait, tel un médecin
légiste, les trois premiers mois du second mandat de Premier
ministre de Tony Blair. Le discours de Lander révélait son obsession
du détail : où et quand Blair avait fait telle ou telle remarque ; qui
était présent à telle soirée à Downing Street ou à telle autre,
organisée par Cherie, un week-end, au Chequers. Lander décrivait
chaque moment par de longues phrases entrecoupées de grandes
pauses.
C'était toujours ainsi que s'exprimait cet homme que nombre de
ses employés trouvaient pédant. On ne pouvait nier qu'il s'habillait et
parlait encore comme un réfugié de l'Institut de recherches
historiques de l'université de Londres, où il avait travaillé avant
d'entrer au MI-5 : il affectionnait toujours les costumes de tweed et
citait régulièrement des passages d'ouvrages dont personne n'avait
jamais entendu parler.
Le psychiatre William Sargent m'a un jour déclaré que Lander
était un « parfait exemple d'individu dénué de la moindre autorité
naturelle mais qui dissimulait cela en prononçant des sentences
semblables à celles d'un juge médiéval lors d'une condamnation à
mort ».
Quand Lander avait rencontré Blair pour la première fois, afin de
lui expliquer les activités du MI-5, il ne l'avait pas du tout apprécié et,
en cet après-midi de septembre, ce sentiment n'avait pas changé.
Dans un coin de la salle à manger, la télévision était allumée, le
volume en sourdine, et montrait des images de Brighton où Tony
Blair devait bientôt prononcer le discours d'ouverture du Congrès
des syndicats britanniques.

John Scarlett, le directeur du JIC, était assis dans son bureau de


Whitehall et jetait un coup d'œil final à l'ordre du jour d'une réunion

439
Histoire des services secrets britanniques

interne. On allait, entre autres, y parler d'approuver l'expansion du


département mixte de recherche et de développement afin que « le
MI-5 bénéficie également de tout le matériel offensif conçu par les
scientifiques du MI-6 ». Scarlett savait que Manningham-Buller
pousserait en ce sens. C'était le genre de bataille territoriale qu'elle
avait plaisir à remporter lors des réunions du JIC. On allait aussi
débattre des dernières requêtes d'allocations budgétaires pour la lutte
contre le terrorisme et le blanchiment d'argent dans les deux services.
Le programme était léger et la réunion, prévue à 14 heures, ne
durerait probablement pas plus d'une heure. Il ne restait plus qu'un
quart d'heure à attendre. Il était donc 13 h 45 à Londres.

Une minute plus tard, sur la côte est des États-Unis, à 8h46
(heure d'hiver de New York), le mardi 11 septembre 2001, débuta
une succession d'événements qui allaient changer pour toujours la
vie de George Tenet, de Richard Clarke, de Stephen Lander, d'Eliza
Manningham-Buller, de John Scarlett et de millions de personnes
anonymes. Le premier de deux avions s'encastra dans l'une des tours
jumelles du World Trade Center, à Manhattan, et quelques minutes
plus tard, un autre avion de passagers détourné plongea sur le
Pentagone, tandis qu'un quatrième appareil, qui visait la Maison-
Blanche ou le Capitole, s'écrasait dans un champ en Pennsylvanie.
Telles d'inexorables ondes de choc, les images de l'effondrement
des tours jumelles et du Pentagone en flammes firent le tour du
monde. On n'avait jamais rien connu de tel : le nombre de morts
civils, trois mille, dépassait celui de tout autre massacre moderne ; le
coup catastrophique porté à la suprématie de l'Amérique en tant que
plus grande puissance commerciale et financière du monde ; tout
ceci, et bien plus, allait s'ancrer profondément dans la mémoire
collective de l'humanité pour des générations. Mais, pour le moment,
en ce jour de septembre, au-delà des conséquences de l'événement,
une question se posait : comment ce qu'on appelle aujourd'hui « le 11
septembre » avait-il pu se produire ?

440
Le jour où leur changea

Dans la salle des petits déjeuners de l'hôtel St Regis, Tenet était


sur le point de prendre un autre café lorsqu'il vit Tim Ward, le chef
de sa sécurité personnelle, se précipiter vers la table. David Boren,
l'invité de Tenet, vit son hôte se lever pour aller à la rencontre de son
agent. Celui-ci l'informa qu'un avion de ligne venait de se projeter
contre la tour sud du World Trade Center.
Tenet se retourna vers Boren et lui répéta la nouvelle. Plus tard, le
sénateur se souvint que Tenet avait ajouté : « C'est un attentat
terroriste, ça ne peut être que ça, et ça doit être Ben Laden. »
Guidé par Ward, sous le regard curieux des clients des autres
tables, Tenet quitta la salle à toute vitesse. Dans le lobby, ses
hommes de sécurité formèrent un cercle autour de lui et, dans un
mouvement concerté, se dirigèrent vers sa voiture dont le moteur
tournait déjà. Tenet monta à l'arrière et commença à répondre aux
coups de téléphone tandis que le véhicule, gyrophare allumé, fonçait
déjà sur Langley.

Sur la côte sud de l'Angleterre, il était 14 h 03 (heure d'Europe de


l'Ouest). Dans sa suite du Grand Hotel, Tony Blair était en train de
peaufiner son discours pour le Congrès des syndicats. Tout en
sirotant de l'eau, il soulignait les mots sur lesquels il devrait mettre de
l'emphase et les endroits où il lui faudrait laisser des pauses pour les
applaudissements. Son équipe, dirigée par Anji Hunter, son
assistante personnelle, et Alastair Campbell, son directeur de la
communication, avait travaillé sur plusieurs ébauches durant la nuit.
Campbell, ancien journaliste pour un tabloïd, avait le don d'écrire
pour Blair des phrases percutantes qui lui garantissaient une expo-
sition médiatique.
Au départ, Hunter voulait insister sur le fait que les travaillistes
étaient résolus à s'occuper des terroristes. Campbell avait mis son
veto : les journaux avaient passé l'été à publier des articles sur les
terroristes et les lecteurs commençaient à en avoir assez de leur ton
alarmiste. Selon lui, le Premier ministre n'avait pas besoin de parler
d'une « bande de mecs avec des torchons sur la tête, dirigés par un

441
Histoire des services secrets britanniques

taré dans sa grotte » pour rappeler aux délégués qu'ils étaient en


sécurité entre ses mains. Son discours devait avoir une tonalité rassu-
rante reflétant les projets qu'avaient les travaillistes pour les quatre
ans à venir.
À 14 h 06, Hunter et Campbell entrèrent en courant dans la suite
et l'assistante alluma une des télévisions. La chaîne Sky News
diffusait en direct des images de New York.
« On dirait un terrible accident », s'exclama Hunter. Plus tard, elle
souvint de la façon dont Blair avait regardé fixement l'écran et s'était
écrié « Oh, mon Dieu ! », avec une sorte d'air absent avant de se
tourner vers Alastair en disant : « Il va falloir que je parle de cela au
début de mon discours, tu ne crois pas, Ali ? » Avant que celui-ci
n'ait eu le temps de répondre, Robin Hill, le secrétaire politique de
Downing Street, entra. « Reuters vient juste d'annoncer qu'un autre
avion avait percuté la tour nord », dit-il la gorge serrée.
Sur l'écran, on pouvait voir la confirmation du second choc. Un
agent de la branche spéciale, chargé de protéger le Premier ministre,
qui se tenait devant la porte ouverte de la suite déclara : « Ce ne sont
pas des accidents. C'est du terrorisme. »

Vers 9 h 30, Richard Clarke avait quitté le Ronald Reagan Building,


roulé jusqu'à la Maison-Blanche, foncé le long des couloirs de l'aile
gauche et, ignorant les regards ahuris des employés, il était entré sans
frapper dans le bureau du vice-président, Dick Cheney. Celui-ci s'y
trouvait, en train de regarder les images télévisées avec Condoleezza
Rice. Il leur dit qu'il était certain qu'il s'agissait d'un attentat d'Al-
Qaïda et rappela à Rice qu'il l'avait prévenue que « quelque chose
d'énorme » allait arriver.
Elle répondit en lui annonçant qu'elle le nommait « directeur de
crise ». Cheney approuva de la tête. Un agent du service secret entra
par la porte ouverte du bureau et d'autres accoururent derrière lui.
Clarke demanda où était Potus. « Potus » était l'acronyme de
« President of the United States » qu'utilisaient les employés de la
Maison-Blanche. La voix de l'agent se fit plus pressante pour dire à
Cheney qu'il devait partir immédiatement. Le vice-président prit une

442
Le jour où leur changea

feuille de papier sur son bureau et la consulta : « D'après mon emploi


du temps, Potus est en train de parler aux mômes d'une école
maternelle en Floride. »
L'agent semblait s'impatienter. Cheney prit d'autres documents.
Dans le bureau, plusieurs autres agents attendaient pour former un
cordon de sécurité afin d'escorter Cheney au Centre des opérations
d'urgence du président, l'abri antibombardement.
« Faites tout ce que vous avez à faire », déclara Cheney en partant.
Clarke se dirigea vers le centre de vidéoconférence, tout en donnant
des ordres sur son téléphone portable. Il voulait qu'on ouvre une
ligne avec le NORAD (North American Aerospace Defense
Command/Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique
du Nord), créé pendant la guerre froide afin de prévenir toute
attaque aérienne soviétique. Il voulait que Norman Mineta, le
secrétaire aux Transports soit sur écran, ainsi que Jane Garvey,
l'administratrice de la FAA, l'organisme responsable de l'aviation
civile américaine ; et le président des chefs d'état-major interarmes ;
et le ministre de la Justice. De plus, il voulait une ligne ouverte avec
le capitaine de marine Deborah Lower, la directrice du PC de crise
de la Maison-Blanche, qui voyageait avec Potus. Elle serait chargée
de tenir le président informé.
Derrière Clarke, les talons de Condoleezza Rice cliquetaient sur le
sol.

Il avait fallu quinze minutes au chauffeur de Tenet pour


descendre le George Washington Parkway jusqu'à Langley. Le directeur
se rendit directement à la salle de conférence adjacente à sa suite du
septième étage. Il avait demandé à l'avance que tout son haut
personnel s'y rassemble, mette les lignes téléphoniques en route et
ouvre le lien avec le centre de vidéoconférence de l'aile gauche de la
Maison-Blanche. On lui apprit que le vol American 77 s'était écrasé
sur le Pentagone et qu'un quatrième avion, également détourné, était
toujours dans le ciel, probablement en direction de Washington. Il
s'agissait du vol United 93.

443
Histoire des services secrets britanniques

Pendant ce temps, le moulin à rumeurs s'était mis à tourner dans


la salle de conférence : on avait découvert une bombe à la Maison-
Blanche ; le Capitole et le département d'État étaient en feu ; il y
avait d'autres avions détournés. Toutes ces informations étaient
fausses. Cependant, elles reflétaient bien la panique croissante qui,
alimentée par les allégations des médias, à Washington comme à
New York, se répandait dans tout le pays comme un feu de forêt.
Quoi qu'il en soit, deux informations bien véridiques, elles,
courrouçaient Tenet. Pendant que les tours jumelles commençaient à
s'effondrer, le directeur de l'ISIS pakistanais (Inter-Service Intelligence
Service/Service de renseignement inter-service), le général Mahmoud
Ahmed — dont de nombreux agents avaient des liens avec Al-Qaïda
— était reçu au Capitole par Porter Goss, qui avait travaillé à la CIA
sous Allen Dulles et Richard Helms. Tenet aurait bien voulu
connaître la raison de cette rencontre ; Goss ne s'était pas donné la
peine de l'en informer à l'avance, ce qui lui aurait donné une chance
de pouvoir faire interroger Mahmoud Ahmed sur les activités d'Al-
Qaïda. De plus, il y avait une autre réunion dont Tenet n'avait appris
l'existence qu'en arrivant à Langley. Au moment où il avait
précipitamment quitté l'hôtel St Regis, le frère d'Oussama Ben
Laden, Shafiq, se trouvait tout près, à l'hôtel Carlton, à la conférence
annuelle des investisseurs du très fermé Groupe Carlyle. Il était de
notoriété publique que les deux frères ne se voyaient pas mais parler
à Shafiq aurait été une opportunité d'en apprendre plus sur son frère
terroriste.
Vers 10 heures, Clarke confirma sur le réseau vidéo que l'on
évacuait la Maison-Blanche, ainsi que le département d'État, le
département de la Justice et la Banque mondiale. À New York, le
siège des Nations unies se vidait de ses douze mille employés.
Pendant qu'ils se précipitaient dans la rue, la nouvelle tomba que le
vol United 93 s'était écrasé à Shanksville, en Pennsylvanie.
Depuis le bunker de la Maison-Blanche, Dick Cheney appela pour
demander s'il restait « la moindre possibilité » de subir une nouvelle
attaque. Air Force One avait décollé de Floride, avec le président Bush
à son bord, à destination du quartier général souterrain du
STRATCOM (US Strategic Command/Commandement stratégique des
États-Unis), à la base aérienne d'Offutt. Grâce au système de
communication dont était équipé l'appareil, Bush put demander qui

444
Le jour où leur changea

était derrière tout cela. Tenet lui répondit ce qu'il ne cessait de


répéter à tous ceux qui l'entouraient : Al-Qaïda. Le président dit qu'il
voulait que l'on retrouve tous les participants, à commencer par Ben-
Laden, pour qu'ils soient conduits devant la justice. Quoi que cela
coûte en termes d'effectifs et de ressources, il fallait le faire. Rien ne
devait être interdit à Tenet. Ceci marqua le début du processus qui
transforma l'agence de renseignement qu'était avant tout la CIA en
un service de police militaire mondiale doté du pouvoir inédit
d'arrêter n'importe qui sur le moindre soupçon, de l'emprisonner et
de le faire torturer dans des prisons secrètes en Égypte et en Jordanie
ou à Guantanamo Bay. Ceci fut fait au nom de la soif de vengeance
du président. Le New York Times relata clairement les méthodes de
l'Agence : « Il est possible que les renseignements américains usent
de leurs relations avec les plus durs des services étrangers au monde :
des hommes qui peuvent s'apparenter à des terroristes, penser et agir
comme eux. Si quelqu'un interroge un homme dans un sous-sol du
Caire ou de Quetta, ce sera un agent égyptien ou pakistanais. Les ser-
vices secrets américains prendront les informations sans trop poser
de questions juridiques. »
Mais ce mardi matin-là, dans la salle de conférence, on se
demandait plutôt : « Pourquoi attendre de l'aide ? Nous avons le
droit de le tuer maintenant. »
Tenet appela le général Michael Hayden, le directeur de la NSA.
Pouvait-il mettre sur écoute tous les terroristes présumés des États-
Unis ? La réponse était oui.
Un agent ressortit de son ordinateur un rapport envoyé un an
plus tôt par la station du Caire sur une cellule d'Al-Qaïda qui étudiait
comment lancer un avion sur le quartier général de la CIA. Le projet
avait été abandonné car il semblait impossible. Comment pouvaient-
ils obtenir un avion ? Un pilote pour le diriger ? Tout en mâchant
furieusement un mégot de cigare, Tenet rugit qu'apparemment aucun
de ses deux points n'avait été un problème.
Un autre agent suggéra d'évacuer Langley. Tenet opta pour un
compromis : le personnel administratif devait partir mais les autres
restaient.
Il fallait que le centre antiterroriste envoie une alerte toutes les
stations de la CIA de la planète pour leur dire de ressortir les
moindres bribes d'information dont ils disposaient sur les agresseurs.

445
Histoire des services secrets britanniques

À 10 h 05, la station de Tel-Aviv rapporta que POLI venait juste


de revendiquer les attentats. Tenet repoussa cette affirmation. « C'est
Al-Qaïda », répéta-t-il une fois de plus.
Vers 10 h 15, pendant que les milliers d'employés du service
administratif quittaient le bâtiment principal, Tenet rassembla les
membres de sa force clé dans l'imprimerie de l'Agence. Comme eux,
dans l'urgence, il participa à l'installation d'une salle des opérations de
fortune au milieu des rotatives. Les téléphones, les banques de
données et les ordinateurs se connectaient au réseau.
Vers 10 h 40, les arrivées et les départs de tous les vols
commerciaux avaient été annulés et les frontières du pays avec le
Canada et le Mexique étaient fermées. Des jets de l'Air Force
contrôlaient l'espace aérien américain.
À 11 h 43, la FAA rapporta qu'un avion de passagers New York-
Londres avait éteint son transpondeur, le dispositif dont sont
équipés tous les appareils afin que l'on puisse déterminer leur
position. Celui de l'avion censé se diriger vers Heathrow restait
silencieux, à l'exception de rares petits bruits sourds. Tenet décrocha
un téléphone et appela la ligne directe de Richard Dearlove à
Vauxhall Cross. Une voix lui demanda de ne pas quitter et, un
instant plus tard, il se retrouva à parler à Stephen Lander, qui
commença à expliquer que Dearlove était « absent » et qu'il
« s'occupait momentanément du MI-6 ». Tenet lui coupa la parole.
Selon ce qu'a entendu un agent présent dans la salle des opérations :
« Il se fichait de savoir qui le faisait mais il fallait que quelqu'un se
charge d'intercepter cet avion. »

En milieu d'après-midi, ce mardi-là, Tony Blair et ses assistants,


dans la suite du Grand Hotel, à Brighton, regardaient les événements
qui se déroulaient en Amérique à la télévision tout en parlant de
sujets qui les affectaient directement.
Lander avait appelé pour signaler l'avion au transpondeur
silencieux et la RAF avait reçu l'ordre de l'intercepter. D'après son
plan de vol, en descendant vers Heathrow, l'appareil passerait près
de Brighton. Blair avait refusé que l'on ferme les deux aéroports de

446
Le jour où leur changea

Londres mais, dans la suite, tout le monde se souvenait qu'en 1979


l'IRA avait failli tuer Margaret Thatcher et son gouvernement en
faisant sauter une énorme bombe dans l'hôtel durant une conférence
du parti conservateur. Et si l'avion avait été détourné par des
terroristes projetant de le jeter contre le Grand Hotel ? Quels ordres
fallait-il donner à la RAF ? Le forcer à dévier ? L'abattre ?
Ni Blair ni ses conseillers n'avaient encore pris de décision quand
Jeremy Heywood, le secrétaire privé du Premier ministre, appela
depuis le 10 Downing Street, et demanda s'il devait évacuer l'immeuble.
Anji Hunter lui répondit d'appeler Richard Wilson, le secrétaire du
Cabinet, qui était en train de rentrer de Brighton en voiture. La brève
conversation qui s'ensuivit reflétait bien la nervosité ambiante.
Wilson demanda à Heywood vers où il comptait évacuer. Il ne savait
pas. Plus tard, Wilson se souvint lui avoir répondu : « Il est judicieux
de ne pas évacuer un lieu avant de savoir où l'on va. » Après cet
échange tendu, on abandonna toute idée de vider le numéro 10.
L'appel suivant émanait de John Scarlett qui voulait annoncer à
Blair que le silence du transpondeur était dû à un dysfonctionnement
dans le cockpit que le pilote avait fini par résoudre. Quoi qu'il en
soit, Scarlett avait demandé à la RAF d'escorter l'avion jusqu'à
Heathrow. La suite de la conversation en dit également long sur la
tension qui régnait dans la suite.
Blair demanda à Scarlett si le MI-6 avait trouvé qui était derrière
les attentats. Il s'entendit répondre : « Rien de certain pour le
moment mais la CIA pense que c'est Al-Qaïda. » Blair voulait savoir
où était Bush. Selon Scarlett, il était à bord d'Air Force One mais
personne ne connaissait sa destination. Le Premier ministre prit alors
une décision : il allait rentrer immédiatement à Londres en voiture.
Scarlett le lui déconseilla vivement en lui expliquant qu'« un convoi
automobile est une cible facile » et il lui recommanda de prendre le
train.
Un membre de l'équipe de Blair essaya une nouvelle fois de
contacter la Maison-Blanche. Personne ne répondit.
Dans le train de Londres, Alastair Campbell commença à
plancher sur le communiqué que, selon lui, Blair devrait émettre
depuis Downing Street. Comme toujours, le style très tabloïd de
Campbell ne pourrait que plaire à la presse : « Il ne s'agit pas d'une
bataille entre les États-Unis d'Amérique et le terrorisme mais entre le

447
Histoire des services secrets britanniques

monde libre démocratique et le terrorisme. Par conséquent, ici, en


Grande-Bretagne, nous sommes solidaires de nos amis américains en
ces heures tragiques et, comme eux, nous ne connaîtrons de répit
que lorsque le monde en sera débarrassé. »
Après avoir lu ces mots, Blair en avait ajouté quelques autres :
« Rien que de concevoir ce carnage absolu, qui a emporté tant
d'innocents, est difficile. »
Selon, Tom Kelly, un membre de l'équipe du Premier ministre,
celui-ci « voulait que l'Amérique sache qu'elle n'était pas seule ».
Un peu avant 17 heures, Blair, Campbell et Hunter arrivèrent au
petit bureau du Premier ministre, à côté de la salle du Cabinet, à
Downing Street. Scarlett et Lander les y attendaient déjà, assis dans
des fauteuils. Dans un coin de la pièce, quelqu'un prenait des notes.
Ces dernières reflétaient, elles aussi, l'ambiance de la journée.
Blair demanda si le MI-6 avait « fermement confirmé l'identité des
responsables ». Lander répondit qu'il y avait deux possibilités. La
plus probable était Al-Qaïda. « Mais ce pourrait être un groupe
islamiste du Moyen-Orient car il s'agissait d'attentats-suicides »,
ajouta-t-il. Blair lui demanda s'il était censé être au courant de
l'imminence d'une telle attaque. La réponse de Lander fut, plus tard,
citée comme une référence en matière d'autoprotection : « Si vous
avez lu les rapports du JIC, vous avez dû tomber sur des choses dans
ce genre. » Blair s'en tint à un seul mot : « Soit. »

Au centre de vidéoconférence de l'aile gauche, Richard Clarke, le


pourtour des yeux rougi par l'épuisement — et, parfois, par la colère
— écoutait les dernières nouvelles. À l'exception du temps qu'il lui
avait fallu pour avaler un sandwich et un café, il avait travaillé non-
stop, à écouter, noter et donner des ordres. Il deviendrait l'un des
nombreux héros que généra cette journée.
Les autorités portuaires de New York avaient fermé tous les
ponts et les tunnels permettant d'accéder à Manhattan. Le FBI avait
ordonné l'évacuation de tous les sites phares : la Sears Tower à
Chicago ; Disney World à Orlando et Anaheim ; et la Transamerica
Pyramid, à San Francisco. Le NORAD avait envoyé des AWACS —

448
Le jour où leur changea

c'est-à-dire des avions de guet — survoler New York et Washington.


La garde aérienne nationale patrouillait de la Floride à Boston. Les
premiers de vingt bateaux de garde-côtes convergeaient vers New
York. Tous les pompiers disponibles de la ville se trouvaient à
l'ancien emplacement des tours jumelles.
Sur un des écrans vidéo, Dale Watson, le directeur de
l'antiterrorisme au FBI, leva la main. Ce geste signifiait qu'il
souhaitait parler à Clarke en privé. Celui décrocha le combiné de l'un
des téléphones de son bureau.
Son visage se mit à trahir une soudaine furie lorsque Watson lui
apprit que le FBI avait obtenu les listes des passagers des quatre
avions et qu'elles comprenaient les noms de terroristes d'Al-Qaïda
que la CIA avait dans ses dossiers depuis l'attentat contre le World
Trade Center du 25 février 1993. Cette fois-là, une bombe avait
explosé dans le parking souterrain de la tour sud. Elle avait fait six
morts et plus de mille blessés. L'attentat avait été planifié par Omar
Abdel Rahman — le cheik que la CIA avait considéré comme un
héros à l'époque où il avait recruté des milliers de combattants arabes
qui s'étaient joints à Ben Laden pour lutter contre les Soviétiques en
Afghanistan. Plus tard, il avait été jugé et acquitté par la cour du
Caire pour l'assassinat du président Anouar el-Sadate et, trois ans
après cela, on l'avait autorisé à vivre aux États-Unis grâce à un visa
émis par le chef de la station de Khartoum. Watson précisa que les
noms figurant sur les listes des passagers étaient ceux d'acolytes de
Rahman. Plus tard, Clarke se souvint combien il avait enragé au télé-
phone. Comment était-ce possible ? Watson répondit que la CIA
n'avait pas communiqué les noms.
Après avoir couvé toute la journée, les désaccords entre le FBI et
la CIA firent alors surface dans l'ambiance extrêmement tendue du
centre de vidéoconférence. Mais Clarke savait que ce n'était pas le
moment de perdre le contrôle. Il étouffa sa colère, ne se souvenant
que trop qu'il y avait du travail à faire. Les nouvelles informations
continuaient d'arriver. La FAA avait réussi à faire atterrir plus de
quatre mille avions. Seul Air Force One était actuellement dans les airs.
Des porte-avions et des croiseurs de la flotte atlantique avançaient
vers New York. La FEMA (Federal Emergency Management
Agency/Agence fédérale des situations d'urgence) avait envoyé ses
premières équipes dans la zone où le World Trade Center numéro 7

449
Histoire des services secrets britanniques

s'était également écroulé, ensevelissant le poste de commandement


du maire et le bureau de terrain du service secret de New York.
À 19 h 30, Air Force One atterrit à la base d'Andrews. Ses turbines
tournaient encore quand Bush descendit précipitamment les marches
pour rejoindre Marine One, l'hélicoptère présidentiel. Deux appareils
identiques faisaient déjà du surplace en l'air, prêts à faire diversion,
tandis que deux F-15 et deux F-16 volaient au-dessus d'eux.
Quelques minutes plus tard, Marine One se posa sur la pelouse sud de
la Maison-Blanche.
Rumsfeld et Cheney, entourés par des gardes munis de gilets
pare-balles, de fusils et de pistolets-mitrailleurs MP5, sortirent du
bunker de la Maison-Blanche. Bush demanda au vice-président à
combien on estimait le nombre de morts. Cheney lui répondit que
personne ne savait vraiment : « Peut-être des milliers. »
Tandis que Bush ouvrait la voie vers la Maison-Blanche, Cheney
lui apprit que les marchés des titres étaient immobilisés et que la
Bourse de Wall Street avait subi des dommages structurels. Bush,
sans s'arrêter d'avancer à grands pas, donna son premier ordre : « Le
monde doit savoir que l'Amérique continue de travailler. » Cheney
dit qu'il avait déclaré l'état d'urgence dans l'État de New York, en
Virginie et dans le district de Columbia. Rumsfeld n'avait toujours
pas dit un mot.
Dans le bureau Ovale, Karen Hugues, la directrice de la
communication de Bush, lui tendit une ébauche du discours qu'il
ferait à la nation à 20 h 30, ce soir-là. Il commençait ainsi : « Nous ne
ferons aucune distinction entre les terroristes et ceux qui les
cachent. » L'esprit de sa déclaration rejoignait celui de l'allocution de
Tony Blair, que CNN avait diffusée plus tôt en direct de Londres.
Au bureau Ovale, dans l'aile gauche, dans les bureaux des
employés qui étaient revenus à la Maison-Blanche, à Washington,
dans tous les États-Unis, dans le monde entier, partout, les écrans de
télévision diffusaient les mêmes images d'horreur.
Quelques minutes avant minuit, Condoleezza Rice annonça que le
président était parti se coucher et proposa que tout le monde aille
dormir quelques heures afin d'être dispos pour le lendemain matin.

450
Le jour où leur changea

Le mercredi 12 septembre, Clarke se réveilla bien avant l'aube et


découvrit que l'horreur était toujours là. Il savait que ce serait encore
le cas le surlendemain et les jours suivants. Le cauchemar s'étalerait
sur des semaines. Puis des mois. Des mois et des mois.
Il se posait sans cesse les mêmes questions : Combien restait-il
d'agents dormants d'Al-Qaïda en Amérique ? Où projetaient-ils de
perpétrer leurs prochains attentats ? Quand les commettraient-ils ? Il
s'était mis à porter le 357 que lui avait fourni le service secret. À
chaque réunion, il insistait pour que ces questions restent à l'ordre du
jour.
Puis vint le jour où Clarke participa à une réunion avec le
secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, et son adjoint, Paul
Wolfowitz. Il les écouta attentivement dire qu'Al-Qaïda n'avait pas
pu agir seule, que l'organisation avait dû être soutenue par un État, et
que celui-ci devait être l'Irak.
Clarke n'en croyait pas ses oreilles. Parmi tous les renseignements
qu'il avait obtenus, aucun n'avait jamais mis l'Irak en cause. En fait,
selon certains rapports, Saddam et Ben Laden se détestaient
cordialement pour des raisons religieuses : Ben Laden était un
fervent islamiste fondamentaliste tandis que Saddam affichait sa
laïcité.
Pourtant, Rumsfeld insistait : « L'Irak est derrière les attentats.
C'est un mécène du terrorisme d'envergure mondiale. » Wolfowitz
conclut : « Notre priorité, désormais, est de nous occuper de
Saddam. Tant qu'on ne sera pas débarrassé de lui, l'Amérique et ses
alliés ne seront jamais en sécurité. »
Clarke eut presque véritablement la nausée lorsqu'il comprit que
ce dont lui avaient parlé des amis au Pentagone était devenu une
réalité. Le gouvernement Bush projetait vraiment de partir en guerre
contre l'Irak. Quelques heures plus tard, les craintes de Clarke se
matérialisèrent, lorsqu'il entra dans la salle de situation de la Maison-
Blanche et trouva le président avec l'air de « quelqu'un qui cherche
quelque chose à faire ». Plus tard, Clarke se souvint que Bush l'avait
regardé et lui avait demandé si les attentats pouvaient être liés à Sad-
dam Hussein : « Voyez s'il était impliqué. Je veux connaître les
moindres détails. Penchez-vous sur l'Irak. Saddam. »

451
Histoire des services secrets britanniques

Sans attendre de réponse, Bush était sorti à vive allure et, pour
Clarke, ce fut la confirmation du début de la guerre d'Irak.

À 12 h 30, le lendemain du 11 septembre, Tony Blair se trouvait


dans son antre de Downing Street, occupé à étudier les derniers
documents du JIC que lui avait envoyés Scarlett. La veille, jusqu'à
tard dans la nuit, Scarlett avait montré au Premier ministre divers
dossiers sur Al-Qaïda pendant que le standard de Downing Street
rapportait régulièrement qu'il était toujours impossible de joindre le
président. Mais là, Bush était en ligne.
Selon, John Sawers, l'un des conseillers en affaires étrangères de
Blair : « Le Premier ministre était vraiment enchanté » que Bush lui
dise qu'il était le premier chef d'État qu'il appelait. La « relation
spéciale » à laquelle Blair attachait tant d'importance restait intacte.
D'après Sawers : « Le Premier ministre avait déjà clairement dit que
les attentats de New York et de Washington seraient le principal
problème de Bush — et, par conséquent, le sien — pour les années à
venir. »
Durant les premières minutes de l'appel, Blair avait exprimé son
espoir que Bush n'agirait pas « précipitamment ou
disproportionnellement » et le président l'avait interrompu : « Je sais
ce que j'ai à faire. Je ne veux pas juste envoyer des missiles de
croisière dans le sable. »
Un nouveau jalon venait d'être posé sur la route de Bagdad.

Tout au long de l'automne et de l'hiver 2001, le docteur David


Kelly partagea son temps entre des réunions au MI-5, au MI-6 et au
Home Office pour débattre de la possibilité que des terroristes s'en
prennent à la Grande-Bretagne — non en envoyant des avions
s'écraser contre des bâtiments mais en empoisonnant les rivières, les
réservoirs et les sites de traitement des eaux.

452
Le jour où leur changea

Pour le gouvernement, envisager l'éventualité d'une attaque


biologique était devenu une priorité et le scepticisme dont avait fait
preuve le docteur Kelly en rentrant de Washington durant l'été avait
disparu. Cependant, il n'en pensait pas moins que « la réalité, et non
la panique, devait être à l'ordre du jour ».
De sa voix calme et autoritaire, lors d'une conférence à huis clos,
il avait rappelé à ses auditeurs que depuis l'effondrement de l'Union
soviétique, beaucoup de microbiologistes du pays étaient partis
travailler en Iran, en Irak et en Corée du Nord ou avaient pu être
recrutés par des organisations terroristes. À cause de leur simplicité
et de leur faible coût, les armes biologiques étaient tentantes pour les
organisations extrémistes, d'autant plus qu'elles étaient difficiles à
identifier et qu'il était pratiquement impossible d'empêcher leur
fabrication car les moyens de l'ingénierie génétique étaient de plus en
plus sophistiqués.
Il avait décrit la large gamme d'armes utilisables — dont l'anthrax,
le botulisme, la tularémie et la fièvre jaune — qui pouvaient toutes
répandre la mort d'un bout à l'autre du pays. Le docteur Kelly était
l'un des scientifiques qui avaient contribué à déchiffrer le code
génétique de la peste et, malgré son insistance pour que les résultats
ne soient pas publiés, même dans les journaux scientifiques les plus
respectés, cela avait été fait. Par la suite, ils étaient apparus sur
Internet, et d'innombrables sites Web — dont certains étaient liés à
des groupes terroristes — avaient diffusé le code, ainsi que celui de
la variole et du choléra. Le docteur Kelly rappela que d'autres
microbes pouvaient déclencher des épidémies de dysenterie et
d'autres maladies invalidantes. Utilisées comme armes, de simples
puces pouvaient servir à propager des microbes meurtriers ; on
pouvait en loger cinq cent mille dans une boîte à chaussures.
Même si l'on pouvait fabriquer des vaccins, ils ne pouvaient
apporter qu'une protection réduite. Un microbiologiste de Porton
Down qui avait cherché un vaccin contre la peste avait fini par
l'attraper et en mourir. Une expérience secrète, menée par un autre
scientifique, avait démontré que des « bactéries inoffensives » lâchées
depuis un bateau de la Royal Navy, sur la Manche, pouvaient se
répandre dans « tout le pays en dix heures ». Bien que ce test ait eut
lieu dans les années 1950, au summum de la guerre froide, il n'y avait

453
Histoire des services secrets britanniques

aucune raison de croire qu'un groupe terroriste ne pouvait pas


réussir à faire la même chose.
Le docteur Kelly rappela des événements plus récents /à son
auditoire : en mars 1995, une secte de Tokyo avait libéré du sarin,
contenu dans des sacs plastiques, dans le métro de la ville. Six
personnes étaient mortes et cinq mille autres étaient tombées
malades. La même année, un membre d'un groupe de Blancs
suprématistes de l'Ohio s'était confectionné du papier à l'en-tête d'un
laboratoire pour commander trois fioles de germes de la peste à
l'ATCC (American Type Culture Collection/Collection de culture de type
américain) — le laboratoire que Donald Rumsfeld avait autorisé à
envoyer des microbes mortels en Irak pour des « recherches médica-
les ». L'extrémiste de l'Ohio n'avait été pris que parce qu'il avait
appelé pour demander une « livraison urgente ». Le docteur Kelly
expliqua qu'un laborantin avait eu des soupçons parce qu'un
véritable chercheur aurait su qu'il fallait jusqu'à six semaines pour
préparer une commande de germes de la peste. Le FBI avait arrêté le
suprématiste.
Au cours des réunions, le docteur Kelly avait signalé qu'il existait
plus de mille cinq cents banques de microbes où l'on pouvait acheter
des souches mortelles pour d'authentiques recherches médicales : il
était pratiquement impossible de repérer une arme biologique
fabriquée par des terroristes et encore plus de la détruire. On pouvait
la dissimuler dans une bouteille, un bocal, une cannette ou encore un
tube de dentifrice ou de crème cosmétique. La simple vérité était
qu'il n'existait aucun moyen efficace de protéger la population bri-
tannique.
Et c'est toujours le cas au moment de la rédaction de ces pages.

À cause de son rôle de conseiller sur d'éventuelles attaques


biologiques terroristes, le docteur Kelly recevait des informations
d'autres microbiologistes. En octobre 2001, on lui transmit un
intriguant rapport.
Le 4 octobre 2001, un avion de ligne d'Air Sibir, le vol 1812, au
départ de Tel-Aviv et à destination de Novossibirsk, en Sibérie,

454
Le jour où leur changea

s'était fait abattre au-dessus de la mer Noire par un missile sol-air


ukrainien. Tous les passagers étaient morts. Le gouvernement
ukrainien avait reconnu que le missile s'était « inexplicablement »
éloigné de plus de cent cinquante kilomètres de sa trajectoire
contrôlée par ordinateur lors d'un tir d'essai. Parmi les morts se
trouvaient cinq microbiologistes qui avaient travaillé au centre de
virologie et de biotechnologie russe. Appelé Vector, cet institut était
situé à environ une trentaine de kilomètres de Novossibirsk. Le
docteur Kelly l'avait visité à l'époque où il était responsable de
l'équipe chargée d'inspecter le démantèlement des sites biologiques
militaires russes, dans le cadre de l'accord trilatéral qu'avaient passé la
Grande-Bretagne, les États-Unis et la Russie. Vladimir Pasechnik
avait dit au docteur Kelly que Vector avait concentré ses recherches
sur les séquences ADN susceptibles d'être utilisées pour développer
des pathogènes ne visant que certains groupes génétiques. Était-ce
pour cela que les microbiologistes s'étaient rendus en Israël ?
En 1998, la fuite d'un rapport de la CIA qu'avait pu obtenir le
Sunday Times londonien avait suscité un tollé international : des
scientifiques israéliens étaient « en train d'essayer de profiter des
progrès de la médecine pour identifier les gènes distinctifs de certains
Arabes afin de créer une bactérie ou un virus génétiquement modifié.
Encore dans ses premières phases, le projet [avait] pour objectif
d'exploiter la façon dont les virus et certaines bactéries peuvent
altérer l'ADN des cellules vivantes de leur hôte. » Selon le journal, le
véritable but des recherches était de « tenter de créer une arme qui ne
toucherait que les Arabes ». Courroucé, le gouvernement israélien
avait réfuté cette allégation — en outre, à cause du dérangeant
parallèle avec les expériences génétiques nazies. Dedi Zucker, alors
membre de la Knesset, avait déclaré : « Plus que tout autre peuple,
nous ne devons pas fabriquer de telles armes. »
Les microbiologistes russes avaient-ils participé aux recherches
sur une arme ne touchant qu'un groupe ethnique défini ? Le docteur
Kelly demanda au MI-6 de l'aider à obtenir leurs noms et de
découvrir s'ils avaient travaillé à l'institut d'armement biologique
israélien à Tel-Aviv. Mais, pour une fois, le SIS s'avéra incapable de
les identifier et d'apprendre ce qu'ils étaient allés faire en Israël. Le
crash de l'avion fit l'objet d'un black-out médiatique total.

455
Histoire des services secrets britanniques

Le Mossad avait envoyé une équipe enquêter en Ukraine. Son


rapport a été remis au gouvernement israélien et n'a jamais été rendu
public. Les noms des cinq microbiologistes et les informations sur
leur visite en Israël resteraient secrets.
Le 12 novembre, cinq semaines après l'événement, un biologiste
cellulaire que le docteur Kelly connaissait un peu, le docteur Benito
Que, fut retrouvé dans le coma, près de son laboratoire, à la faculté
de médecine de l'université de Miami, en Floride. Âgé de cinquante-
deux ans, l'expert en maladies infectieuses cherchait à comprendre
comment un virus, comme celui du VIH, pouvait être manipulé
génétiquement de manière à en faire une arme. Ses travaux classifiés
sur les séquences ADN étaient partiellement financés par le départe-
ment de la Défense des États-Unis. Chercheur méticuleux et à la vie
réglée comme une horloge, le docteur Que avait soudain quitté son
labo après avoir reçu un coup de téléphone. Plus tard, on l'avait
retrouvé inconscient sur le parking de la faculté de médecine. Le
verdict fut « mort de cause naturelle ». Malgré les protestations de la
famille du docteur Que qui voulait savoir pourquoi on n'avait pas
pris en compte un témoignage sous serment selon lequel le biologiste
semblait avoir « reçu plusieurs coups de batte de base-ball », la police
de Miami continua de maintenir qu'il était inutile de rouvrir le
dossier.
Le docteur Don Wiley comptait parmi les microbiologistes les
plus réputés des États-Unis. Il était spécialisé dans les séquences
ADN et expert en ce qui concernait les réactions du système
immunitaire à divers microbes mortels. Le docteur Kelly, ami de
Wiley, savait qu'il était très proche de la CIA et voyageait
fréquemment entre son laboratoire de l'institut médical Howard
Hughes, à l'université Harvard, et Washington. « La spécialité du
docteur Wiley consistait à déchiffrer des images haute résolution des
virus, une étape nécessaire avant l'identification de ceux qui
pouvaient servir d'armes biologiques. Son laboratoire avait des
contrats avec le Pentagone pour créer des défenses contre le virus
Ebola, la fièvre de Marburg et divers autres microbes mortels », m'a
expliqué le docteur Kelly.
Le 14 novembre, le scientifique de cinquante-sept ans s'était
rendu à Memphis, dans le Tennessee, pour visiter Graceland, le
sanctuaire d'Elvis Presley. Il avait dit à ses amis qu'il était curieux

456
Le jour où leur changea

d'en savoir plus sur le chanteur. Le lendemain, il avait assisté à un


dîner pour chercheurs en médecine à l'hôtel Peabody de Memphis et
en était parti vers minuit. Les autres convives se souvenaient qu'il
était d'humeur joyeuse et qu'il n'avait pas trop bu. Quand il fut porté
disparu, on informa la police de son statut de scientifique de
renommée mondiale et des recherches furent lancées. On retrouva sa
voiture de location abandonnée sur un pont au-dessus du
Mississippi. La clé de contact était à sa place, le réservoir était plein
et les feux de détresse n'étaient pas allumés. Il n'y avait pas le
moindre signe de collision. L'hôtel Peabody n'était qu'à quatre
minutes de route de l'endroit où l'on avait retrouvé le véhicule. La
voiture était orientée vers la frontière de l'Arkansas — dans la
direction opposée de celle où le docteur Wiley logeait avec son père.
Le pont était toujours très fréquenté, même de nuit. Pourtant, aucun
automobiliste n'avait signalé un véhicule gênant. La police était
incapable de dire comment elle avait pu arriver sur ce pont. Elle
fouilla le secteur mais ne trouva aucun signe du docteur Wiley ou
d'actes de violence.
Le biologiste n'était pas en bonne condition physique. La police
estimait « possible » qu'il se soit garé sur le pont, peut-être pour
regarder la rivière, et qu'il y soit tombé ou s'y soit jeté. Cependant, il
aurait justement fallu être en bonne condition physique pour
enjamber la rambarde. On ne connaissait au docteur Wiley aucun
antécédent de dépression ou de menace de suicide. On l'enregistra
comme « personne disparue ».
Plus tard, le FBI se rendit à son laboratoire et examina ses notes
sur son travail sur les séquences ADN. Il en manquait certaines. Le
FBI a toujours refusé de dire pourquoi. Il fallut attendre le 20
décembre avant que l'on retrouve le corps du docteur Wiley environ
cinq cents kilomètres plus loin, pris dans un arbre, au bord du
Mississippi. Le cadavre portait des traces de graves blessures à la tête
mais on ne pratiqua pas d'autopsie pour essayer d'en déterminer la
cause. L'examinateur médical local déclara que la mort était « acci-
dentelle ».
Le 21 novembre 2001, Vladimir Pasechnik quitta son bureau de
Regma Technologies. Il paraissait joyeux et en bonne santé. En
rentrant chez lui, il prépara son souper, fit sa toilette et alla se
coucher. Le lendemain, on le retrouva mort dans son lit. Aucun

457
Histoire des services secrets britanniques

signe apparent n'indiquant les causes de sa mort, la police la classa


comme « inexpliquée ». Cependant, après une autopsie, le coroner
accepta la conclusion du médecin légiste selon laquelle Pasechnik
avait succombé à une attaque. Aucun détail de l'autopsie ne fut
jamais rendu public. Alors que la loi anglaise exige que les enquêtes
du coroner soient ouvertes au public, la presse ne fut avertie ni de la
date ni du lieu de l'examen du corps. Aucun journaliste ne couvrit
l'événement. Son enterrement, qui, normalement, aurait dû susciter
l'attention de la presse, ne fut pas rapporté.
Cela faisait déjà presque un mois qu'on l'avait inhumé quand de
brèves informations sur sa mort furent révélées par le docteur
Christopher Davis, l'agent qui l'avait interrogé au moment de sa
défection. Il était désormais retraité du service et vivait aux abords de
Washington, en Virginie. Fier détenteur de l'ordre de l'Empire
britannique, il pensait que c'était précisément au fait qu'il ait aidé le
docteur Kelly à interroger Pasechnik qu'il devait cet honneur. Kelly,
lui, n'avait reçu aucune récompense.
Set Van Nyugen, un chercheur né au Vietnam, travaillait depuis
quinze ans dans un centre de recherche australien, à Geelong, et
correspondait régulièrement avec le docteur Kelly au sujet des
séquences ADN. Des scientifiques de l'institut avaient récemment
créé un nouveau type virulent d'ectromélie infectieuse, une maladie
cousine de la variole, et se demandaient s'il serait possible que des
manipulations génétiques similaires permettent de produire une
souche de variole plus puissante. Le 11 décembre 2001, Van Nguyen
alla chercher des échantillons d'anthrax dans une chambre froide de
l'institut. Il n'ouvrit jamais l'armoire dans laquelle se trouvaient les
spores. Personne ne vit ce qui s'était passé mais, peu après, on
retrouva le microbiologiste de soixante et un ans étendu sur le sol.
Selon le verdict officiel, il avait été terrassé par une fuite inexpliquée
de l'azote du système de refroidissement de la pièce. Cependant, une
telle cause aurait déclenché des symptômes d'avertissement qui
auraient dû laisser à ce scientifique expérimenté le temps de fuir
avant de succomber au manque de souffle et à la fatigue — les deux
effets secondaires habituels d'une exposition à une quantité excessive
d'azote.
Le 9 février 2002, le commandant de la station du MI-6 à Moscou
informa le docteur Kelly de la mort de Victor Korchounov, le

458
Le jour où leur changea

directeur du département de microbiologie de l'université de la ville.


On l'avait retrouvé assassiné devant sa porte d'entrée, sa clé à la
main. Le docteur Kelly avait rencontré Korchounov lors d'une
conférence sur la microbiologie à Stockholm. Depuis, les deux
hommes étaient restés en contact dans le cadre du réseau de
scientifiques créé par Kelly. Dans un courrier récent, le Russe avait
révélé qu'il travaillait sur un vaccin contre l'anthrax. Selon la police
de Moscou, on lui avait fendu le crâne d'un coup de hachette. Il
vivait dans un immeuble résidentiel très occupé mais personne
n'avait rien vu ni entendu. On n'avait ni touché à son porte-monnaie
ni essayé de pénétrer chez lui à l'aide de sa clé. La police prit tous ses
dossiers professionnels et conclut qu'il avait été tué par un voleur qui
avait aussitôt pris la fuite.
Le docteur Kelly s'intéressa également à la mort du docteur Ian
Langford. Il s'agissait d'un ancien grand professeur permanent de
l'université d'East Anglia — où le docteur Rihab Taha avait étudié
pendant cinq ans avant de rentrer en Irak pour y diriger le
programme d'armement biologique du pays. Le docteur Kelly avait
rencontré Langford durant son enquête sur le docteur Taha. Le 19
février 2002, Langford avait été retrouvé mort chez lui, à Norwich,
où il vivait seul. Selon le Times, toutes les portes de la maison étaient
fermées de l'intérieur. Quand les policiers entrèrent, ils trouvèrent
son corps à demi nu et partiellement glissé sous une chaise dans sa
chambre maculée de sang. La pièce avait visiblement été fouillée.
L'autopsie ne permit pas de déterminer les causes de la mort.
Le docteur Kelly n'était pas superstitieux ; toutes ses paroles et
tous ses actes reposaient sur des paramètres scientifiques.
Cependant, il connaissait tous ces microbiologistes, à l'exception des
cinq qui avaient été tués dans l'avion. Leur mort pouvait-elle être liée
à la rumeur persistante qu'il avait entendue lors de plusieurs
conférences médicales, selon laquelle des pays tels la Corée du Nord,
la Chine et l'Iran essayaient de recruter des microbiologistes — et les
menaçaient de mort lorsqu'ils refusaient ?
Ken Alibek affirmait avoir été contacté par « un représentant du
gouvernement de la Corée du Sud pour partager ses informations sur
le programme d'armement biologique de la Corée du Nord ». Il avait
refusé. Cependant, il avait dit au docteur Kelly qu'il avait été

459
Histoire des services secrets britanniques

approché par d'autres pays depuis. Alibek avait laissé entendre que
ses refus mettaient sa vie en danger.
Plus le docteur Kelly réfléchissait à la question, plus il se
demandait si la mort de ses confrères microbiologistes pouvait être
liée à leur refus de travailler ailleurs. Chacun de ces hommes avait
des connaissances susceptibles de faire gagner des mois, voire des
années, de coûteuses recherches, à une nation cherchant à
développer ou améliorer son programme d'armement biologique.
Kelly dressa alors une liste des pays qui, selon lui, seraient capables
de tuer des scientifiques repoussant leurs offres d'emploi. Le premier
de la liste était la Corée du Nord et l’Iran venait en deuxième
position.

460
XIX

Retour vers le futur

Par une chaude soirée de juin 2003, Sir Richard Billing Dearlove
traversa la plus vieille loge d'entrée de toutes les universités de
Cambridge, celle du Pembroke College. Depuis l'intérieur, il jouissait
d'une splendide vue sur la magnificence architecturale du lieu.
L'ancien tribunal dans lequel l'établissement avait été fondé presque
huit siècles plus tôt ; la chapelle adjacente, conçue par Christopher
Wren ; les jardins, réputés pour disposer de plus d'espèces végétales,
soigneusement sélectionnées, que ceux de n'importe quelle autre uni-
versité de Cambridge ; la zone protégée de végétation semi-sauvage
qui datait de la veille de Noël de l'an 1347, quand Édouard III avait
autorisé Marie de Saint-Pol, la veuve du comte de Pembroke, à
fonder l'établissement ; les rangées de platanes, tous là depuis des
siècles, aussi impressionnants que ceux de Vauxhall Cross.
En dirigeant le Pembroke College, Dearlove allait régner sur un
fief très différent du MI-6. Il ne serait plus responsable d'espions
mais de plus de six cents étudiants. Il n'aurait plus à signer de notes
de services rédigées à l'encre verte ; ni à se faire porter des dossiers Y
ultrasecrets ; ni à répondre à des appels téléphoniques au milieu de la
nuit ; ni à assister aux réunions du JIC ; ni à prendre des avions pour
Washington afin d'y rencontrer Tenet.
Des liens s'étaient noués entre les deux chefs espions au
lendemain du 11 septembre : Dearlove s'était alors rendu à
Washington en jet privé, en compagnie d'Eliza Manningham-Buller,
alors directrice adjointe du MI-5, et David Manning, le conseiller en
politique étrangère de Tony Blair. Tenet avait été très étonné de les
voir : pratiquement aucun avion n'était admis dans l'espace aérien
américain. Dearlove avait souri et murmuré qu'ils étaient venus pour
manifester leur soutien. Tenet en avait été visiblement touché et,

461
Histoire des services secrets britanniques

pendant le dîner, il avait porté un toast à « la relation exceptionnelle


entre [leurs] pays ». On avait ensuite parlé jusque tard dans la nuit de
la menace que représentait Ben Laden. Aux premières heures du
jour, Tenet avait conduit ses visiteurs jusqu'au Pentagone qui était
encore fumant. Le lendemain, Dearlove était rentré à Londres pour
informer le JIC de ce qu'il avait vu et entendu à Washington. À partir
de là, il avait participé à toutes les étapes de la contre-attaque.
Mais il ne serait bientôt plus qu'un simple observateur qui n'aurait
plus à décider comment le SIS devait contre-attaquer Al-Qaïda.
Bientôt, il n'aurait plus besoin d'une voiture blindée contre les
bombes ; ni de laisser son téléphone portable spécial constamment
allumé, où qu'il aille ; ni d'informer certaines personnes à Downing
Street et au Foreign Office de ses destinations lorsqu'il partait en
vacances.
Tant de choses allaient disparaître de son quotidien : faire son
rapport au Premier ministre et au secrétaire aux Affaires étrangères ;
rencontrer les chefs des autres services de renseignement européens ;
lire les documents qui, bien que sélectionnés avec diligence par son
personnel, formaient une pile impressionnante de pages à parcourir
— toutes relatives, d'une façon ou d'une autre, à la menace
croissante du terrorisme.
Chaque fois, c'était lui qui, après avoir comparé les risques à
l'importance des résultats escomptés, avait dû décider en dernier des
mesures à prendre. Cependant, pour tenter de remporter une guerre
différente de toutes les autres — celle contre le terrorisme —, il avait
fallu resserrer les liens avec les autres services secrets européens.
Dearlove y avait consacré beaucoup de temps, particulièrement avec
les agences espagnoles et italiennes, qui jusqu'alors n'avaient pas
souvent figuré sur les listes de distribution d'informations du MI-6.
Durant ses lectures quotidiennes, il avait pu constater qu'en retour
Madrid et Rome lui faisaient fréquemment parvenir des
renseignements de très bonne qualité.
Mais, bientôt, il lirait des rapports sur les coûts de maintenance
des bâtiments et du gazon immaculé du terrain de boules de
Pembroke — réputé pour avoir été utilisé sans interruption depuis
plus longtemps que n'importe quel autre en Europe.
Le mois précédent, en mai, Dearlove avait fait part à Tony Blair
de sa décision d'accepter la direction de l'établissement, l'un des

462
Retour vers le futur

postes les plus respectés du milieu académique britannique. Il en


avait profité pour recommander son adjoint, Nigel Insker, pour lui
succéder. Insker était allé à Oxford à la même époque que Blair.
Ensuite, en 1975, il était entré au MI-5 qui l'avait très souvent affecté
en Asie. Avec sa réputation de prendre des décisions fermes mais
justes, il était apprécié à Vauxhall Cross. Blair ne s'était pas engagé et
avait répondu qu'il voulait « laisser passer un été difficile » avant de
décider qui serait le prochain directeur du MI-6.
Dearlove savait que cela signifiait que la nomination d'Insker
n'était pas garantie. Cela ne laissait qu'un seul concurrent en lice :
John Scarlett. Depuis déjà plusieurs semaines, le bruit courait qu'il
mourait d'envie de revenir au MI-6. Dearlove était convaincu que
cette décision entraînerait un tollé public à cause du rôle qu'avait
joué Scarlett dans la présentation des renseignements à l'origine de la
guerre d'Irak.

Le 18 mars 2003, l'invasion de l'Irak commença, dirigée par les


États-Unis et le Royaume-Uni, avec l'appui de forces terrestres
australiennes, polonaises et danoises. George Bush et Tony Blair
avaient ordonné ces hostilités parce que Saddam Hussein n'avait pas
saisi ce qu'ils appelaient « une dernière opportunité » de vider l'Irak
de ses armes nucléaires, chimiques et biologiques, décrites comme
« une menace immédiate et intolérable à la paix dans le monde ». Ils
voulaient également « empêcher Saddam de continuer à soutenir le
terrorisme et libérer le peuple irakien ».
Quand la guerre cessa, le 1er mai 2003, Saddam Hussein et le parti
baath avaient été renversés. On mit alors un nouveau gouvernement
en place sous, l'occupation des forces de coalition — dont presque
huit cents hommes avaient été tués ou blessés au combat. Les
estimations du nombre d'Irakiens tués ou blessés se situaient entre
des chiffres aussi éloignés que soixante-cinq mille et six-cent
cinquante mille. Des violences sectaires et des insurrections
éclatèrent. Elles allaient se prolonger. Les opposants à la guerre
étaient chaque jour plus nombreux. En juin 2003, on évaluait que
trente-six millions de personnes avaient participé à l'une ou l'autre
des presque trois mille manifestations organisées aux quatre coins de
463
Histoire des services secrets britanniques

la planète. Leur point commun était de mettre en doute la


revendication selon laquelle l'Irak possédait des armes de destruction
massive.
Cette affirmation avait été proférée pour la première fois par le
secrétaire d'État Colin Powell, face à l'assemblée générale des
Nations unies, le 5 février 2003. Pour son habile présentation, il avait
apporté une fausse fiole d'anthrax et parlé de véhicules qui, selon lui,
étaient « des usines mobiles d'armement biologique errant dans les
déserts du pays, prêtes à lancer leurs charges ». Powell avait insisté
sur le fait qu'il disposait de preuves incontestables fournies par le
MI-6 qui, lui-même, les tenait de sources totalement fiables.
À Londres, Richard Dearlove s'en était alarmé et avait rédigé un
mémo : « Bush veut se débarrasser de Saddam par une action
militaire, justifiée par la conjonction du terrorisme et des armes de
destruction massive ; il mélange les renseignements factuels avec la
politique. » (La version originale de ce texte a été publiée par le
Washington Post, le 13 mai 2005.)
C'était Scarlett, en tant que directeur du JIC, qui avait recueilli les
informations dont parlait Dearlove. Il avait également supervisé la
transmission d'un renseignement incorporé à ce que l'on appellerait
plus tard le sexed-up dossier (le dossier rendu plus sexy) : Saddam
pouvait lancer une offensive nucléaire en quarante-cinq minutes.
C'était l'un des arguments qu'avaient utilisé Blair et Bush pour
justifier leur départ en guerre.
Le docteur David Kelly faisait partie de ceux à qui l'on avait
demandé d'étayer ce genre d'allégations. Il était plus particulièrement
chargé de fournir des preuves que l'Irak avait développé un
programme autour du virus de la variole et possédait des « usines
chimiques mobiles ». Il avait exprimé de sérieux doutes sur
l'existence de ces deux menaces. Néanmoins, on n'avait tenu compte
de ses réserves ni pour la version finale du « dossier sexy » remis à
Downing Street, ni dans le discours qu'avait prononcé Powell aux
Nations unies au mois de février. Une fois la guerre terminée,
lorsque la demande de preuves de l'existence d'armes de destruction
massive s'intensifia, plus d'un millier d'experts furent envoyés faire
des recherches en Irak. Le docteur Kelly était du lot.

*
464
Retour vers le futur

Alors que d'autres cherchaient des preuves de l'existence d'armes


nucléaires et chimiques, le docteur Kelly était concentré sur les
emplacements supposés d'éventuels obus et missiles dotés d'ogives
capables de lâcher de grandes quantités de microbes. Selon ce qu'on
lui avait dit, on les avait secrètement développés entre les guerres et
ils se trouvaient enterrés dans le désert. Il avait donc fait retourner
des milliers de tonnes de sable. On n'avait rien trouvé. On lui avait
alors dit que les armes étaient cachées sous divers domiciles privés,
sous des blocs de bureaux, sous les fondations d'une école et même
dans un hôpital. Il avait fouillé rigoureusement tous ces endroits. On
n'avait jamais trouvé la moindre arme biologique.
Quand le docteur Kelly était rentré à Londres, on lui avait aussitôt
demandé d'y retourner voir. Il s'était exécuté. Une fois de plus, il
était revenu bredouille, et plus convaincu que jamais que s'il y avait
eu des armes, elles n'étaient plus en Irak. Pendant des heures, il avait
interrogé le docteur Taha dans le camp de prisonniers proche de
l'aéroport de Bagdad où elle attendait d'être jugée. Elle avait toujours
maintenu avoir supervisé la destruction « du peu de microbes qu'il lui
restait » peu avant que la guerre éclate.
Le ministère de la Défense, à Whitehall, le JIC et Downing Street
voulaient tous la même chose : il fallait absolument trouver les armes
de destruction massive de l'Irak. Plus il semblait apparaître que le
pays n'en possédait pas, plus la demande se faisait pressante.
Le docteur Kelly continua à chercher. Il interrogea de nouveau les
scientifiques qui avaient travaillé pour le docteur Taha. Rien. Une
fois encore, il la questionna en personne. Elle niait toujours
formellement. Il fit creuser d'autres trous dans le désert à côté des
précédents. Plusieurs autres bâtiments furent fouillés jusque dans
leurs fondations. Rien. Mais on continuait d'exercer des pressions sur
le docteur Kelly.
Les événements des dernières semaines lui avaient fait prendre
conscience que les ministres du gouvernement Blair utilisaient le
renseignement pour manipuler un public de plus en plus sceptique. Il
avait vu comment étaient traitées les informations brutes que le MI-6
envoyait au Foreign Office et au ministère de la Défense : elles
étaient d'abord évaluées par le JIC puis, pour d'évidentes raisons
politiques, présentées de manière à étayer l'allégation de Downing

465
Histoire des services secrets britanniques

Street selon laquelle Saddam Hussein pouvait lancer des armes de


destruction massive en quarante-cinq minutes. Élaborée à partir
d'ébauches auxquelles Kelly avait contribué, la version finale du
document affichait une certitude qui ne reflétait pas les nuances et
les mises en garde des renseignements sur lesquelles le docteur avait
bâti sa propre opinion. Le docteur Kelly approuvait les raisons qui
avaient poussé Robin Cook, le secrétaire aux Affaires étrangères, à
démissionner du cabinet de Blair à l'aube de la guerre contre l'Irak.
« Seules les bribes d'informations qui convenaient aux motivations
du gouvernement avaient été sélectionnées. Le résultat n'était une
grossière distorsion des faits », écrivit Cook plus tard. Comme ce
dernier, le docteur Kelly se sentait trahi.
Il finit par confier au journaliste Andrew Gilligan — le
présentateur de la prestigieuse émission de radio Today, sur la BBC
— qu'il croyait que le rapport publié par Downing Street à la veille
de la guerre, selon lequel l'Irak possédait des armes de destruction
massive, était erroné. À l'antenne, Gilligan affirma que le dossier
avait été « rendu sexy » et précisa que sa source était une personne
crédible du milieu du renseignement.
Avec le tollé qui s'ensuivit, la BBC et le gouvernement Blair se
retrouvèrent coincés dans une lutte titanesque au sujet de la véracité
des informations diffusées. Le docteur Kelly décida d'aller voir son
supérieur hiérarchique au ministère de la Défense pour lui avouer
que c'était lui qui avait parlé au journaliste. Cependant, il déclara ne
pas reconnaître « environ quarante pour cent » de ce qui avait été
diffusé. Contrairement à ce qu'il aurait cru, le ministère transmit son
nom aux médias. Le docteur Kelly se retrouva alors au centre de
toute l'affaire. Se sentant cruellement trahi, il commença à redouter, à
l'âge de cinquante-neuf ans — c'est-à-dire à moins d'un an de la
retraite —, de perdre sa pension en plus de sa réputation. Ses
craintes augmentèrent quand il se présenta devant le Comité au
renseignement des Affaires étrangères de la Chambre des
communes. Ses membres, dont certains étaient partisans du
gouvernement, le questionnèrent vigoureusement.
Dans la soirée du mercredi 16 juillet 2003, le docteur Kelly arriva
chez lui, visiblement épuisé et ébranlé par cette épreuve. Janice le
réconforta pendant qu'ils regardaient, à la télévision, les continuelles
rediffusions de son passage devant le comité parlementaire. Sur

466
Retour vers le futur

l'écran, il avait l'air aussi triste que seul ; représentant malgré lui de
deux factions diamétralement opposées : l'une pour et l'autre contre
la guerre.
Le docteur Kelly se trouvait dans la même situation que
Rubashov, le héros impuissant du roman d'Arthur Koestler Le Zéro et
l'Infini, qui traite des procès spectacles du stalinisme. Exactement
comme dans le livre, il était devenu le personnage central d'un
monde où l'hésitation signifiait la culpabilité, où le silence avait
valeur d'aveu et où la réprobation et la stigmatisation étaient les deux
faces d'une même pièce. Il se demandait probablement comment
tout cela avait pu arriver. Il avait parlé au journaliste de la BBC en se
croyant protégé par la règle de la confidentialité des sources. Il
appelait ce genre de rencontres des « entretiens de vision globale »
car il n'y livrait que des informations contextuelles qui, bien souvent,
étaient déjà accessibles au public. Il l'avait fait plusieurs fois et avait
toujours clairement précisé aux reporters que, s'il traitait
effectivement avec les services de renseignement, il n'en était pas un
employé. Il se considérait comme « un consultant, une sorte de
témoin expert ».
Les conseillers combinards et les « docteurs Folimage » à la solde
de Whitehall se l'étaient renvoyé comme une balle jusqu'à le laisser
au bord des larmes face au comité parlementaire. Ses amis avaient
été sidérés de le voir autant mettre ses émotions à nu. Pour eux, il
était resté l'homme à la voix douce qui avait toujours des tas de
choses à raconter sur ses trente-sept voyages en Irak ; celui qui leur
avait relaté comment il avait tenu la route, toast après toast, en levant
son verre avec des biologistes russes lors d'un banquet organisé juste
après le démantèlement de leurs sites d'armement biologique qu'il
avait supervisé à la fin de la guerre froide. Et là, ses proches le
voyaient victime de cruelles humiliations et calomnies publiques.
Ce jeudi-là, en déjeunant avec Janice, dans la cuisine de leur
maison de Southmoor, le docteur Kelly ne montrait aucun signe de
la colère qui s'était emparée de lui suite au comportement de ses
supérieurs du ministère de la Défense et de ceux auprès de qui il
avait travaillé dans le monde obscur du renseignement. Quoi qu'il en
soit, il en résultait que le gouvernement de Blair allait être ébranlé par
une crise telle qu'il n'en avait jamais connue ; que la façon dont le
public percevait la BBC ne serait plus jamais comme avant ; et que

467
Histoire des services secrets britanniques

les activités des services secrets britanniques allaient être plus


exposées qu'elles ne l'avaient jamais été. Si le docteur Kelly avait
conscience de toutes ces conséquences, il n'en montra rien à Janice.

Pendant que Janice préparait des sandwichs dans la cuisine, le


docteur Kelly, dans son bureau, répondit à plusieurs appels de ses
collègues de Porton Down et du ministère de la Défense, qui lui
téléphonaient pour lui exprimer leur indignation face au traitement
qu'on lui infligeait. À l'un d'eux, il déclara qu'il ne faudrait pas être
surpris si « un jour, on retrouvait [son] cadavre dans les bois ».
S'agissait-il des paroles d'un homme qui envisageait le suicide ? Où
insinuait-il quelque chose de plus sinistre ? Le sort de tous ces autres
microbiologistes avait-il commencé à le hanter ? La semaine
suivante, avant de retourner, une fois de plus, en Irak pour chercher
des armes de destruction massive, un agent du MI-6 devait
l'interroger sur ses liens avec Wouter Basson. Le docteur Kelly
estimait avoir déjà tout dit dans son rapport sur le projet Coast.
Mors, pourquoi cela refaisait-il surface ? Pour voir s'il avait bien fait
part de toutes ses préoccupations à son supérieur hiérarchique ?
Un incident avait perturbé Janice. Quelques semaines auparavant,
elle était assise avec David dans le salon lorsque le téléphone avait
sonné dans le bureau de son mari, tard dans la soirée. Cela n'avait
rien d'inhabituel mais après l'appel, il avait passé les vêtements qu'il
ne portait que pour les réunions importantes à Whitehall et avait
quitté la maison sans une explication. « Cela ne lui ressemblait pas, se
souvint plus tard Janice. Quand il est rentré, il avait l'air un peu sou-
cieux. » Cela faisait longtemps qu'elle avait appris à ne pas lui poser
de questions sur ce genre de sujets : comme ses enfants, à l'intérieur
du cerveau du docteur, elle était dans une boîte qui lui interdisait tout
accès aux autres compartiments de son esprit.
Avant d'aller déjeuner avec elle, le docteur avait déclaré à un
interlocuteur téléphonique que « dans l'ensemble [il tenait] bon mais
que Janice [traversait] une époque difficile, physiquement comme
mentalement ».

468
Retour vers le futur

À table, dans la cuisine, Janice trouva que son mari avait l'air
« fatigué et triste mais pas déprimé ». Elle l'avait déjà vu dans cet
état : au retour d'un voyage à l'étranger, par exemple, ou encore
d'une longue journée à Londres ou à Porton Down. Mais, pendant le
repas, ce fut Janice qui montra les premiers signes d'épuisement par
rapport à la tempête politique de plus en plus forte qui ne cessait de
les engloutir. Elle quitta la table en s'excusant pour aller s'étendre à
cause des douleurs que lui causaient son arthrite et de violents maux
de tête. Pendant qu'elle montait les escaliers, le téléphone sonna, une
fois de plus, dans le bureau du docteur. Après avoir répondu, il
monta à l'étage pour voir si Janice se sentait mieux. Elle le rassura et,
satisfait, il dit qu'il allait faire une courte promenade pour soulager le
mal de dos dont il souffrait depuis quelques années.

À 14 h 30, ce mardi après-midi-là, l'inspecteur chef Alan Young


s'assit dans son bureau, au quartier général de la police de la vallée de
la Tamise, à Kidlington, dans l'Oxfordshire, et commença à rédiger
un dossier hautement confidentiel sur son ordinateur sécurisé.
Young était un agent expérimenté et avait l'habitude de gérer des
affaires sensibles. De hauts politiciens, des membres des services de
sécurité et des fonctionnaires de White-hall vivaient dans sa
juridiction ; puisqu'ils ne voulaient pas abandonner leurs maisons à la
campagne, les allers-retours à Londres étaient une nécessité.
Le policier savait que le docteur Kelly voyait les choses comme
eux et se disait que cela valait la peine de prendre le train pour
Londres aux heures de pointe ou de conduire de chez lui à Porton
Down parce que sa femme et lui appréciaient la vie villageoise de
Southmoor. Janice était membre de la société historique locale ;
quant à lui, il allait à pied jusqu'à l'autre bout du bourg pour jouer au
cribbage dans son pub de prédilection, le Wagon and Horses. Là, tout en
buvant une pinte, il entendait les rumeurs locales sur le prix des mai-
sons qui augmentait et l'insidieuse urbanisation qui menait à la
disparition des terres agricoles au profit des lotissements. Toujours
prêt à payer sa tournée, il était apprécié dans l'établissement. Il ne
parlait jamais de son travail mais les habitués se doutaient qu'il était,

469
Histoire des services secrets britanniques

ainsi que l'a formulé l'un d'entre eux, « quelqu'un d'important à


Londres ».
En haut de son écran, Young tapa un nom de code : Opération
Mason. En-dessous, il ajouta : Ne pas divulguer. Informations
opérationnelles de la police. Toujours en-dessous, il écrivit les chiffres
14.30 et 17.07.03 — l'heure et la date de l'ouverture du dossier.
Young avait commencé son dossier après une matinée de
discussions, souvent tendues, dans divers bureaux gouvernementaux
de Whitehall. La comparution du docteur Kelly devant le comité au
renseignement de la Chambre des communes avait encore des
réverbérations au Foreign Office, au ministère de la Défense et au
JIC. John Scarlett, qui dirigeait le JIC depuis deux ans, avait passé
beaucoup de temps au téléphone. En ce jeudi après-midi, avec son
flair assez finement aiguisé pour sentir venir les ennuis, il était bien
conscient que les réponses du docteur Kelly face au comité
parlementaire et les querelles continuelles entre le gouvernement et
la BBC — à qui l'on reprochait d'avoir affirmé que le dossier avait
été rendu plus « sexy » — devenaient problématiques.
Scarlett avait joué un rôle clé dans l'élaboration du document.
Dans le processus, il avait supprimé les éléments scrupuleusement
évalués que le docteur Kelly avait apportés à la première ébauche.
Les informations brutes originales étaient arrivées du MI-6. Elles
avaient été approuvées par Richard Dearlove avant de circuler par
voie électronique dans le milieu de l'espionnage, en passant
notamment par le DIS, le service militaire de renseignement.
Personne ne s'était rangé du côté du docteur Kelly, qui estimait qu'à
cause du manque de preuves, il n'était pas sans danger d'affirmer que
Saddam disposait d'armes de destruction massive. Mais en disant la
même chose à un journaliste de la BBC, il avait généré l'inquiétude
chez les grands pontes de Whitehall.
Dans la toile emmêlée qui commençait à prendre le scientifique
au piège se cachait la crainte que ce fonctionnaire de moyenne
importance puisse causer de nouveaux torts au gouvernement. En ce
jeudi matin, la question qui avait circulé sur les lignes téléphoniques
sécurisées de Whitehall était : parmi les choses que pourrait encore
faire Kelly, lesquelles allait-il vraiment faire ?
À un certain point, on avait décidé de mettre en place l'opération
« Mason ». On ne saurait jamais qui l'avait ordonnée, tout comme on

470
Retour vers le futur

ne connaîtrait jamais le contenu du dossier ouvert par l'inspecteur


chef Young pour lancer l'enquête de police sur « les circonstances de
la mort du docteur Kelly ». On notera cependant que Young en avait
reçu l'ordre une heure avant le départ en promenade du scientifique.

Le 30 juin 2003, le MI-5 envoya à toutes les forces de police de


Grande-Bretagne un courriel intitulé Alerte à l'espionnage. On pouvait
y lire : « Nous savons que des agents russes se déplacent à travers
tout le Royaume-Uni et que certaines de leurs activités sont relatives
au renseignement. Les services secrets de la fédération de Russie
sont considérés comme une menace IMPORTANTE pour la
Grande-Bretagne. Il faut noter l'immatriculation et le type des
véhicules, la date, l'heure et le lieu où ils ont été vus, leur direction, le
nombre de passagers à bord et la description de ces derniers. Il ne
faut ni les arrêter, ni les suivre, ni interroger les passagers. Les rap-
ports doivent être envoyés au Service de sécurité. » Le message
d'alerte se concluait en rappelant que les plaques d'immatriculation
commenceraient par 248D, le préfixe attribué à tous les véhicules
diplomatiques russes.
Une semaine avant la promenade du docteur Kelly, une voiture
de la police de la vallée de la Tamise avait remarqué une Land Rover
dont la plaque portait ce préfixe en train de se diriger vers
Southmoor. Les informations avaient été envoyées par radio au
quartier général de la police de la route, d'où on les avait transmises à
Thames House sur une ligne sécurisée. La présence du véhicule dans
le secteur était-elle une simple coïncidence ? Peut-être emmenait-on
un diplomate récemment arrivé en visite touristique à Oxford ? Ou
bien s'agissait-il d'un voyage de reconnaissance pour voir où vivait le
docteur Kelly, l'itinéraire qu'il empruntait pour quitter Southmoor ou
y revenir, et la configuration de la campagne autour du village ?
Bien que le docteur Kelly ait été chargé de trouver des armes
biologiques en Irak, on avait décidé de ne pas le protéger
excessivement. Il avait chez lui un bouton d'alarme lui permettant
d'appeler les agents de la branche spéciale de la police de la vallée de
la Tamise. Il aurait été difficile d'en faire plus car il avait clairement
spécifié qu'il ne le souhaitait pas. Après sa comparution devant le
471
Histoire des services secrets britanniques

comité parlementaire, il avait bien accepté à contrecœur que deux


policiers le raccompagnent mais, une fois devant sa porte d'entrée, il
les avait poliment remerciés et leur avait dit de rentrer à Londres.
Il existait une autre menace dans la vie du docteur Kelly. Même si
la guerre d'Irak était terminée, il était extrêmement dangereux d'y
rechercher des armes biologiques. Son contrôleur au MI-5 l'avait
averti que lorsqu'il y retournait, il serait pris pour cible par les
escadrons de la mort de Saddam Hussein qui erraient dans le pays
pour venger la défaite de leur leader. Mais quand on lui avait parlé de
ces risques, le docteur Kelly les avait balayés d'un haussement
d'épaule « Ça va avec le territoire. » Il n'avait toujours pas parlé de
ces dangers à Janice au moment où il était parti se promener, un
certain jeudi après midi. Il y avait de l'amour dans leur mariage mais
il était souple et, après trente-six ans, ils en connaissaient tous deux
les limites.

Après dix minutes de marche, le docteur Kelly croisa une voisine,


Ruth Absalom. Ils échangèrent quelques politesses puis elle repartit
en direction de Southmoor et lui, vers Kingston Bagpuize. Avant d'y
arriver, il devait emprunter deux petits chemins de campagne ; l'un
d'entre eux se transformait en un sentier menant à Harrowdown Hill,
une zone boisée et solitaire, avec des ronces suffisamment touffues
pour décourager la plupart des gens. La seule certitude que l'on ait
quant à ce qui s'est passé cet après-midi-là, c'est que le docteur Kelly
a reçu deux appels sur son téléphone portable.
Plus tard, les reporters, toujours plus nombreux, qui — depuis
son passage spectaculaire devant le comité parlementaire —
enquêtaient sur le passé du docteur Kelly, poseraient des questions
sur ces fameux coups de téléphone. Se pouvait-il qu'ils aient été
passés par le ministère de la Défense, le MI-5 ou le MI-6 ? Les
journalistes spécialisés dans les questions de sécurité comprirent que
les rapports du docteur Kelly avec les deux services secrets étaient
plus étroits qu'ils ne le pensaient. Les appels avaient-ils pour but de
le localiser et de lui rappeler qu'il devait rester en contact à cause de
cette histoire qui prenait de plus en plus d'ampleur à Whitehall ? Ou
provenaient-ils d'un agent d'un service étranger ? Ari Ben-Menashe,
472
Retour vers le futur

ancien conseiller en renseignement du gouvernement israélien, admit


plus tard que, puisque l'on savait que le docteur Kelly était à l'origine
de la diffusion sur la BBC de l'affaire du « dossier rendu sexy », la
station du Mossad à Londres s'était « intéressée de près au docteur
Kelly à cause de ses relations avec les autres microbiologistes
morts ». Sur Internet, on continuait de spéculer sur leur mort et
certains assuraient même qu'ils avaient été victimes d'un escadron de
la mort des services de renseignement chinois parce qu'ils avaient
refusé de travailler pour le programme d'armement biologique de
leur pays. Ces affirmations furent réfutées mais on les inscrivit
néanmoins dans les dossiers sur le docteur Kelly du MI-5 et du MI-
6, ainsi que dans celui que l'inspecteur Young était en train de
monter.

Plusieurs heures avant de partir se promener, depuis son bureau,


le docteur Kelly avait envoyé un e-mail à Judith Miller, une
journaliste du New York Times et Prix Pulitzer, dans lequel il disait :
« De nombreux acteurs obscurs se livrent à des jeux. » Cette femme
faisait partie du nombre croissant de journalistes sérieux qui
commençaient non seulement à estimer qu'il avait été maltraité mais
également qu'il avait encore des choses à révéler. C'était également le
cas de Jim Rarey, un journaliste d'investigation américain respecté,
qui avait découvert que le docteur Kelly avait discuté avec un éditeur
spécialisé, basé à Oxford, de la possibilité d'écrire un livre sur les
rapports entre la politique du gouvernement et la guerre. Selon
Rarey : « Les sujets évoqués avaient mis l'élite du renseignement de
plusieurs pays en mode d'endiguement. »

Chez elle, Janice était étendue sur son lit, paralysée par une crise
d'arthrite et espérait que son mari ne tarderait pas à rentrer.
Normalement, il ne marchait pas plus d'une demi-heure. Au bout
d'une heure, elle commença à se demander où il était passé. Au
crépuscule, elle appela la police et des recherches furent lancées.

473
Histoire des services secrets britanniques

Peu après huit heures du matin, le vendredi 18 juillet 2003, après


une nuit blanche, Janice Kelly ouvrit sa porte à un policier de la
vallée de la Tamise et trois hommes en costume sombre. Pour
répondre à sa question, le policier lui dit que l'on ne savait toujours
pas où se trouvait son mari mais que les recherches se poursuivaient.
L'un des hommes expliqua que ses collègues et lui étaient venus pour
« récupérer » l'ordinateur du docteur Kelly. Janice ne s'y opposa pas.
Cela faisait longtemps qu'elle était habituée au comportement du
ministère de la Défense. Elle les conduisit au bureau de son mari et
les attendit dans la cuisine pendant qu'ils faisaient leur travail. Le
policier montait la garde devant le bureau. Les hommes étaient des
experts en informatique de l'unité d'évaluation technique du MI-5. Ils
débranchèrent les six ordinateurs, les chargèrent à bord de leur van
Transit et repartirent. L'opération ne leur avait pris qu'une dizaine de
minutes.

En ce vendredi matin, cela faisait déjà quelque temps que l'on


cherchait le docteur Kelly et que des équipes de la police, assistées
par des volontaires locaux, fouillaient les bois des environs de
Southmoor. Louise Holmes avait apporté un colley pour l'aider à
vérifier sous la végétation dense et se dirigeait vers Harrowdown Hill
en compagnie de Paul Chapman, un autre volontaire connaissant
bien la région. L'animal était un peu en avance quand il se mit à
aboyer et revint vers eux. « Contrairement à son habitude, il refusait
de bouger, comme si quelque chose l'avait effrayé », se souvint plus
tard Louise. Paul et elle coururent vers l'endroit d'où arrivait le chien
et trouvèrent le corps du docteur Kelly « appuyé contre un arbre ».
Avec son téléphone portable, Louise appela la police sur le numéro
que l'on avait donné à tous ceux qui participaient aux recherches. On
lui dit de ne pas toucher au corps et que des « agents de soutien »
étaient en route. En attendant, Paul et elle « devaient s'éloigner de la
scène afin de ne rien déranger ».
En retournant vers leur voiture, ils croisèrent trois hommes qui se
présentèrent comme des « détectives » de la police de la vallée de la
Tamise. Plus tard, Louise se souvint que l'un d'entre eux avait
montré sa carte et demandé où se trouvait le corps. Elle lui avait

474
Retour vers le futur

indiqué la direction du doigt et était repartie, avec Paul, vers la


voiture. Trente-cinq minutes après la découverte du cadavre du
docteur Kelly, deux auxiliaires médicaux ambulanciers, David
Bartlett et Vanessa Hunt, arrivèrent sur les lieux. Ils affirment que le
corps était étendu sur le dos à quelques pas de l'endroit où Louise
Holmes et Paul Chapman avaient déclaré l'avoir trouvé « appuyé
contre un arbre ». Tous deux expérimentés, ils estimèrent qu'il n'y
avait pas assez de sang sur les lieux pour que ce soit sa petite blessure
au poignet gauche qui ait entraîné la mort du docteur Kelly. Ils
doutaient donc qu'il se soit délibérément tranché les veines pour se
suicider.

Le mystère autour de la mort du docteur Kelly commença dans la


tente de médecine légale que la police avait montée autour de son
corps, à Harrowdown Hill. Un agent du MI-5 était arrivé en même
temps que le médecin pour récupérer le téléphone portable que l'on
avait trouvé dans la poche de veste de Kelly. L'agent était reparti et
ce qu'il était advenu du téléphone resterait l'une des nombreuses
énigmes de cette journée.
Avant d'entreprendre l'examen du corps, le médecin légiste
demanda qu'on lui procure les archives dentaires du docteur Kelly.
On découvrit alors qu'elles avaient disparu du cabinet où le docteur
passait chaque année une visite préventive. Le dentiste expliqua que
lorsqu'il était arrivé au travail ce matin-là, il avait trouvé une fenêtre
ouverte alors qu'il l'avait fermée la veille au soir. Celle-ci était
suffisamment large pour que quelqu'un d'assez menu puisse s'y
faufiler, mais la police ne fit aucun prélèvement pour tenter de
trouver des indices sur l'effraction. Deux jours plus tard, les dossiers
réapparurent, à leur place exacte, dans le système de classement du
cabinet. Mais, là encore, on n'essaya même pas de prélever des
empreintes. Cependant, la disparition des dossiers préoccupa
tellement la police qu'on demanda au médecin de procéder à un test
ADN pour « confirmer qu'il [s'agissait] bien du docteur Kelly ». Quoi
qu'il en soit, le mystère de la disparition et de la réapparition des
archives dentaires n'a jamais été élucidé. Avaient-elles été prises par
un spécialiste des entrées par effraction du MI-5 ?

475
Histoire des services secrets britanniques

Une autre question restée sans réponse concernait la plaquette de


cachets analgésiques que la police avait trouvée sur le corps. Ces
comprimés, vendus par trente, avaient été prescrits à Janice Kelly
pour la soulager des douleurs de l'arthrite. Lors de leur première
fouille du corps, les policiers avaient remarqué qu'il ne restait plus
qu'un cachet. En toute logique, ils avaient supposé que le docteur
Kelly avait dû prendre les autres. Pourtant, on n'en trouva aucune
trace à l'autopsie et l'on apprit qu'il détestait prendre des cachets. Ces
médicaments avaient-ils été placés dans la veste du docteur Kelly
pour renforcer l'idée qu'il s'était suicidé ? Le couteau qu'il possédait
depuis son enfance et que l'on avait retrouvé près de son corps
faisait-il partie d'un plan visant à faire croire qu'il s'était lui-même
donné la mort ? La lame ne portait ni traces de sang ni le moindre
signe indiquant qu'elle aurait été essuyée sur la veste de la victime ou
sur l'herbe. Quelqu'un d'autre l'avait-il nettoyée avec un chiffon ? Là
encore, aucune réponse ne fut apportée à ces troublantes questions.
Dans son rapport final, le médecin légiste conclut que le docteur
Kelly s'était suicidé en se servant de son couteau pour trancher
l'artère ulnaire de son poignet gauche. Trois autres médecins — un
traumatologue, un radiologue et un chirurgien vasculaire —
conclurent collectivement, et très publiquement, que le verdict ne
corroborait pas le suicide : « Si le docteur Kelly avait voulu se donner
la mort, il aurait coupé son artère radiale. » Une mise en question
aussi directe, sans parler du fait qu'il s'agissait d'une affaire qui faisait
les gros titres dans la presse internationale, était inédite dans le milieu
conservateur de la médecine britannique.
Janice Kelly avait dit à la police que son mari s'était converti au
bahaïsme — un culte pacifiste qui condamne le suicide — et qu'elle
avait l'impression que cette nouvelle croyance aidait son mari à faire
face aux pressions de son travail.
L'une des trois cents personnes qu'interrogea la police était le
docteur Julian Perry Robinson, un ami de longue date du docteur
Kelly, qui révéla que celui-ci envisageait de prendre sa retraite un an
plus tard, abandonnant ainsi un poste qui lui rapportait soixante-trois
mille livres par an (environ quatre-vingt mille euros), et peut-être
partir pour l'Amérique, où un meilleur salaire lui permettrait de payer
les plus récents traitements pour Janice. Selon lui : « David avait tout

476
Retour vers le futur

à gagner et le suicide aurait été la dernière chose à lui venir à


l'esprit. »
Cette théorie fut soutenue par une source haute en couleur. Il
s'agissait de Mai Pederson, une ancienne danseuse du ventre, qui
s'était engagée dans l'armée des États-Unis, s'était mariée deux fois
et, selon l'un de ses anciens époux, « avait une étonnante capacité à
ensorceler les hommes ». Ce qui était certain, c'était que sa maîtrise
de la langue arabe lui avait valu un rôle dans le monde du
renseignement et qu'elle avait rencontré pour la première fois le
docteur Kelly en Irak, en 1998. Elle lui avait fait découvrir la religion
bahaïe et ils étaient restés proches amis. Lors de ses déplacements
réguliers en Amérique, il mettait un point d'honneur à la rencontrer.
Cependant, elle maintenait que leur relation n'avait été que
« purement platonique ». Ils s'étaient parlé juste quelques jours avant
sa mort et lorsqu'elle avait appris la nouvelle, elle avait été
« absolument certaine qu'il ne s'était pas suicidé
Pendant ce temps, à Washington, l'idée que le docteur Kelly
pourrait avoir été assassiné avait commencé à susciter l'intérêt d'un
juriste, Michael Shrimpton — qui conseillait le SSCI, le puissant
comité au renseignement du Sénat, sur les questions de sécurité
nationale. « Mes contacts personnels de haut niveau m'avaient dit
que Kelly se ferait descendre. Quarante-huit heures après la
découverte de son corps, un agent du renseignement britannique m'a
téléphoné pour m'annoncer que Kelly avait été assassiné. Mais il a
insisté sur le fait que le MI-5 et le MI-6 n'y étaient pour rien »,
déclara-t-il à Tim Shipman, l'un des nombreux journalistes
d'investigation qui ont essayé d'en savoir plus sur le destin du
docteur Kelly.
Pendant qu'ils creusaient, fouillaient et dépensaient d'énormes
sommes d'argent dans les pubs de Whitehall et au Wagon and Horses, à
Southmoor, interrogeant tous ceux qui se souvenaient de David
Kelly, Tony Blair avait nommé un juge retraité de soixante-douze ans
pour diriger une enquête gouvernementale approfondie sur la mort
du docteur. Issu d'une famille bourgeoise protestante de Belfast,
Lord Hutton s'était forgé une réputation quand, en jugeant des
terroristes de l'IRA, il avait rejeté plusieurs accusations pour manque
de preuves. À l'époque, il n'avait pas encore perdu son accent
d'Irlande du Nord et il déconcertait ses amis en les invitant à venir

477
Histoire des services secrets britanniques

regarder avec lui des rediffusions de la série Lone Ranger. En bien des
points, son travail correspondait à sa personnalité ; il était autoritaire
et aimait lire les derniers rapports de la Law Society — le barreau
britannique.
Downing Street avait fait savoir que la nomination de Lord
Hutton à la place du coroner de l'Oxfordshire Nicholas Gardiner
avait pour objectif de rendre l'enquête plus formelle. Au lieu de cela,
cette décision avait déclenché une controverse. Des experts en
médecine légale firent remarquer que Hutton avait beau être un haut
magistrat siégeant à la Chambre des Lords, il n'avait jamais conduit
d'enquête auparavant. Plusieurs grands juristes rappelèrent qu'il avait
acquis sa réputation en agissant pour la Couronne à l'époque où il
avait représenté l'armée dans l'affaire du Bloody Sunday avant de
devenir président de la Haute Cour d'Irlande du Nord. L'avait-on
sorti de sa retraite pour s'assurer, selon les termes d'un avocat, que
« l'enquête se limite strictement à la façon dont David Kelly était
mort » ? Roy Hattersley, ancien leader adjoint du parti travailliste, fit
publiquement la spéculation suivante : « Ce choix est tactique. Tony
Blair a nommé Hutton pour être sûr qu'on ne poserait pas de
questions sur le fait que Kelly n'ait pas réussi à trouver d'armes de
destruction massive en Irak. » Mais en ce vendredi matin, on n'en
était pas encore là.
Quelques minutes après la découverte du corps, l'inspecteur chef
Young reçut un coup de téléphone. Il ajouta sa dernière note au
dossier de l'opération Mason : 09.00 18.07.03. Corps retrouvé.
Plus tard dans la matinée, le rapport fut transmis au Home Office,
l'autorité suprême des forces de police britannique, et Young ne
travailla plus sur l'affaire par la suite. Le Home Office envoya ensuite
des copies du document au MI-5 et à Downing Street. Après sa
nomination, Hutton en reçut également une. Il l'avait lue lorsqu'il se
rendit chez Janice Kelly, une semaine après la mort de son époux. Il
resta moins d'une heure avec elle, sur la chaise où David Kelly avait
l'habitude de s'asseoir. À la demande du magistrat, le contenu de leur
conversation est resté secret. L'existence du dossier sur l'opération
Mason n'a été révélée que durant l'audience, quand Hutton a autorisé
que sa première page soit rendue publique. Le reste du texte est
toujours enfermé au registre du MI-5.

478
Retour vers le futur

Au cours des semaines suivantes, loin de la clairière où était mort


le docteur Kelly, de rutilantes berlines, payées par l'État, arrivèrent à
la Cour royale de justice et de nombreux résidents du maquis de
Whitehall défilèrent à la barre. L'un après l'autre, on les fit entrer
dans la salle 73 pour témoigner sous le regard de chouette de Lord
Hutton. Tony Blair se présenta accompagné de son garde du corps
de la branche spéciale, bâti comme un taureau du Hereford. Tandis
que battaient les veines de son crâne chauve, celui-ci put entendre le
Premier ministre affirmer que « connaître l'existence » d'un
document ne voulait pas dire « l'avoir vu ». Plusieurs des principaux
collaborateurs de Blair étaient passés après lui : Sir David Ormand, le
directeur de la coordination du renseignement au Cabinet Office ; Sir
David Manning, le premier conseiller en politique étrangère du
Premier ministre ; John Scarlett, le président du JIC, sur le point de
reprendre le MI-6 ; Jonathan Powell, le chef de cabinet de Tony
Blair ; et Geoff Hoon, qui donna son nom complet lorsqu'on le lui
demanda : « Je m'appelle Geoffrey William Hoon. » « Et vous êtes
secrétaire d'État à la Défense, monsieur Hoon ? », demanda James
Dingemans, l'avocat de la Couronne. « Oui, en effet. » À ce moment-
là un murmure s'échappa de la tribune du public : « Mais pour
combien de temps encore ? »
Selon certains médias, le ministère de Hoon était coupable d'avoir
poussé le docteur Kelly au suicide en donnant son nom aux
journalistes. Le conseiller spécial de Hoon, Richard Taylor, avait
déclaré à un Lord Hutton impassible que le secrétaire à la Défense
avait participé à une réunion lors de laquelle il avait été décidé de
révéler l'identité du docteur Kelly. Un journaliste spécialisé écrivit
que Taylor avait quitté le tribunal « comme un directeur d'hôtel
évitant un incident dans le hall ».
Si les grands pontes s'étaient exprimés dans le langage de la cour,
Janice Kelly témoigna de façon très différente. S'appuyant sur une
canne et soutenue par sa fille cadette, Rachel, elle prononçait bien ses
consonnes, ce qui faisait ressortir l'authenticité de ses propos :
soucieuse pour son mari, elle avait essayé de lui épargner les
conséquences de ses problèmes de santé. Sa dignité face à son décès
était beaucoup plus bouleversante que l'élocution affectée des autres
témoins, qui semblaient avoir passé des heures à préparer leur
apparition sous les projecteurs.

479
Histoire des services secrets britanniques

Après plusieurs semaines, les audiences cessèrent enfin. On


n'entendrait plus, chaque matin, à 10 h 30, l'huissière de Lord
Hutton ordonner « Veuillez vous lever » quand il entrait dans le
tribunal. Ressemblant encore plus que d'habitude à une chouette
endormie retournant vers son nid, il partit préparer son verdict sur la
base de tout ce qu'il avait entendu.

Durant les semaines précédant le nouvel an 2004, les médias


spéculèrent de plus en plus — parfois jusqu'à la limite de l'hystérie
— sur le fait que le rapport de Lord Hutton s'avérerait la ruine du
gouvernement car le Nord-Irlandais ferait toute la lumière sur
l'affaire et révélerait au monde comment le docteur Kelly était mort.
Tant de journalistes voulaient l'entendre prononcer son jugement
qu'on avait réservé la salle 76, l'une des plus grandes de la Cour
royale de justice. Vers 12 h 30, le mercredi 28 janvier, elle était
bondée et tous les yeux étaient levés vers la haute estrade où était
assise sa seigneurie. Impassible, dans son costume gris, il regardait
par-dessus ses lunettes en demi-lunes en attendant que le silence
s'installe dans la tribune publique. Les reporters se tenaient prêts,
carnet en main, et les magistrats, élégamment vêtus, étaient à leur
table. Pendant un moment, Lord Hutton pencha la tête, les yeux
rivés sur le document qui contenait son résumé de milliers de pages
d'éléments, fournis par soixante-quatorze témoins pendant plus de
vingt-cinq jours, sur « les circonstances entourant le décès du
docteur David Kelly ».
Durant les audiences, il n'avait que très peu parlé. Il avait laissé la
parole aux avocats du gouvernement, de la BBC, de la famille et des
autres parties intéressées. Il avait pris des notes, remercié
courtoisement tous les témoins et, occasionnellement, posé quelques
questions. À partir de ces dernières, certains des commentateurs du
procès avaient conclu qu'il « recherchait la vérité, toute la vérité et
rien que la vérité », qu'il avait promis de révéler lors de son
préambule, un mois plus tôt.
Au début, sa superbe éloquence envoûta l'auditoire. Puis des
regards de surprise, presque d'incrédulité, se mirent peu à peu à

480
Retour vers le futur

apparaître sur les visages, à mesure qu'il devenait clair que Lord
Hutton était en train de lancer une offensive froide et calculée contre
la BBC, à propos de sa désormais tristement célèbre diffusion de
l'émission Today consacrée au « dossier rendu sexy ».
L'expression était déjà considérée comme crue ; là, elle fut
littéralement expédiée aux oubliettes. « La formule sexed up (rendu
plus sexy), dit-il en faisant bien sonner la dernière consonne, est une
expression argotique dont la signification manque de clarté dans le
contexte de la discussion de ce dossier. » À partir de là, il continua en
décortiquant la hiérarchie de la BBC, exposant ce qu'il considérait
comme une veine de défaillance collective partant du plus haut de la
corporation — où ses dirigeants étaient assis dans une position aussi
élevée que celle de Lord Hutton sur son estrade — jusqu'à Gilligan.
À chaque fois qu'il mentionnait « monsieur Gilligan » la répugnance
transparaissait dans sa voix. Lord Hutton conclut que le
gouvernement — Tony Blair, les hauts fonctionnaires du numéro 10,
ceux du ministère de la Défense et John Scarlett, du JIC — avait
« agi raisonnablement » en prenant les décisions qui avaient permis
de découvrir que « la source de monsieur Gilligan » était le docteur
Kelly. Il regarda longuement et fixement les avocats de la BBC avant
de reprendre :
« Après avoir étudié une grande quantité d'éléments, je considère
que. le Premier ministre et ses collaborateurs n'ont jamais élaboré de
stratégie indigne, frauduleuse ou marquée par la duplicité. »
Dans les regards, l'incrédulité augmentait chaque fois qu'on
l'entendait renforcer ses accusations accablantes avec des termes
meurtriers comme « infondé », « en faute » ou « critiquable ». Quand
il eut terminé, après quatre-vingt-cinq minutes, les journalistes
avaient déjà noté quelques commentaires : « C'est un affront aux
indices que nous avons entendus » ; « Des têtes vont tomber ».
Gavin Davis, le président de la BBC, et Greg Dyke, son directeur
général, démissionnèrent pratiquement aussitôt.
Lord Hutton n'avait pas catégoriquement expliqué ce qui avait
poussé le docteur Kelly au suicide ; ni pourquoi le microbiologiste
n'avait pas laissé de mot ; ni pourquoi — dans l'hypothèse où il se
serait vraiment donné la mort — il avait choisi une méthode
tellement rare qu'elle était pratiquement inconnue. Pourquoi le
rapport complet de l'opération Mason n'avait-il pas été présenté aux

481
Histoire des services secrets britanniques

audiences, afin que Lord Hut-ton puisse porter son propre jugement
sur un document que l'on avait commencé à rédiger une bonne
heure avant la mort du docteur Kelly ? Lord Hutton n'avait pas non
plus ne serait-ce qu'effleuré les allégations selon lesquelles le docteur
Kelly aurait pu être assassiné.
Ces absences ne pouvaient qu'aboutir à ce que l'enquête Hutton
soit qualifiée de parodie de justice — et pas uniquement sur les sites
Web conspirationnistes dédiés à ce sujet ; les théories des internautes
ne seraient considérées que comme les délires d'une bande de
marginaux. Cependant, un investigateur beaucoup plus difficile à
dédaigner n'allait pas tarder à faire surface : Norman Baker, un
député qui démissionna de ses responsabilités de porte-parole du
parti libéral démocrate au Parlement pour mener sa propre enquête.
Déjà connu pour avoir l'habitude de s'en prendre à l'establishment, il
avait révélé les dépenses extravagantes des députés ; il avait forcé un
ministre du gouvernement travailliste, Peter Mandelson, à
démissionner ; il avait mené des campagnes contre la vivisection et
les persécutions chinoises au Tibet. Au sujet du rapport Hutton, il
m'a un jour confié : « Dès le début, il m'est apparu comme un abus
de pouvoir. »
En novembre 2007, Baker a publié ses découvertes dans un
ouvrage très documenté, The Strange Death of David Kelly (La Mort
étrange de David Kelly). Comme tant d'autres personnes ayant
publié leurs hypothèses sur les circonstances du décès du
scientifique, on l'a catalogué comme théoricien de la conspiration. Il
s'était, en effet, « écarté du droit chemin » en affirmant que le
docteur Kelly avait été tué par un « escadron de la mort » irakien :
soit des loyalistes voulant venger Saddam soit, plus probablement,
des dissidents soutenus par la CIA et le MI-6, Ahmed Chalabi et
Iyad Allaoui, qui avaient tous deux espéré se voir confier le pouvoir
après l'invasion anglo-américaine. Le fait que le docteur Kelly ait
affirmé qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massive alors que
Chalabi et Allaoui maintenaient qu'elles existaient, ainsi qu'ils me
l'ont dit personnellement — avait mis fin à tous leurs espoirs de
devenir les pantins de Washington en Irak. Ses découvertes publiées,
Baker fut invité par la BBC à un célèbre talk-show télévisé du
dimanche matin. Le journaliste vétéran de la corporation, Tom
Mangold — qui se présentait comme un ami de la famille Kelly —

482
Retour vers le futur

l'attendait pour le piéger. Il qualifia le livre de Baker de


« cochonnerie » tout en admettant ne pas en avoir lu « le moindre
mot ». Pour ajouter de donner plus de crédibilité à sa conviction que
le microbiologiste s'était suicidé, Mangold alla jusqu'à montrer son
carton d'invitation aux funérailles de David Kelly. Baker n'eut
aucune chance d'évoquer une anecdote incontestée figurant dans son
ouvrage : l'épouse de Tony Blair, Cherie, a vendu aux enchères un
exemplaire du rapport Hutton afin de collecter des fonds pour le
parti travailliste.
Près de l'église St Mary dont dépend Southmoor, la tombe du
docteur Kelly se trouve tout au fond du cimetière. Au loin, on
aperçoit les bois de Harrowdown Hill, où il a trouvé une mort dont
les circonstances ne seront probablement jamais élucidées. Par la
route, le cimetière est situé à cent vingt kilomètres de la salle 76, où
Lord Hutton a prononcé son verdict. Beaucoup estiment qu'on est
encore bien plus loin de la vérité.

Le 7 juillet 2004, George Tenet appela successivement John


Scarlett, devenu directeur du SIS ; Meir Dagan, qui avait succédé à
Efraïm Halevy à la tête du Mossad ; et Eliza Manningham-Buller, qui
avait pris la direction du Service de sécurité à la suite de Stephen
Lander. Il les remercia pour l'aide fournie par leurs services durant
les sept années pendant lesquelles il avait dirigé la CIA et conclut
tous ses appels en souhaitant bonne chance à ses interlocuteurs dans
la lutte contre le terrorisme. Il leur dit ensuite qu'il allait démission-
ner le lendemain. Ils ne lui demandèrent pas pourquoi ; ils le
savaient. Tenet était le chef du renseignement qui avait dit au
président Bush — qui l'avait répété à Tony Blair — que la CIA avait
des preuves « en béton » que l'Irak possédait des armes de
destruction massive. Cela avait fourni à Bush et Blair la justification
qu'il leur manquait pour partir en guerre. Plus que n'importe qui,
Tenet avait totalement dénigré le discours du docteur Kelly et des
autres sceptiques.
Pourtant, pendant que Tenet passait ses coups de téléphone, un
rapport discréditant ses affirmations sur les armes de destruction
massive et soulevant de nouveaux doutes sur le rapport Hutton se
483
Histoire des services secrets britanniques

trouvait sur son bureau. Il avait été élaboré par son ancien adjoint,
Richard Kerr, le seul homme qu'il avait estimé capable de rédiger un
rapport détaillé et impartial sur la façon dont on en était arrivé à
affirmer que l'Irak possédait ces fameuses armes. Tenet avait été
dévasté en y lisant qu'après avoir cherché pendant dix ans la vérité
sur l'arsenal de Saddam, les espions de la CIA avaient puisé leurs
informations auprès de sources aussi trompeuses que douteuses. En
étudiant le rapport de Kerr, Tenet avait compris qu'on le jugerait
incompétent et que l'on se souviendrait de lui comme du directeur
qui se trouvait à la tête de l'Agence au moment de sa plus grande
défaillance. Rien, de ce qui s'était passé au cours des sept ans
précédents ne pouvait effacer cela : l'Amérique et ses alliés étaient
partis en guerre sur une énorme contrevérité. L'Irak ne possédait pas
d'armes de destruction massive.

484
XX

Un bilan provisoire

Après le remplacement de Tenet par Porter Johnston Goss,


depuis Vauxhall Cross, John Scarlett avait observé les événements à
Washington avec un étonnement croissant. Pendant la guerre froide,
à l'époque où il était affecté à la station de Londres, l'ancien espion
de l'Agence était venu frapper à la porte du MI-6 en quête de
« bonnes informations sur le KGB ». Son manque de connaissance
du renseignement russe n'avait pas impressionné l'agent de liaison du
MI-6 et Goss était reparti à Washington plein de ressentiment, ce qui
n'était pas rare chez lui.
Grâce à son adresse politique, il avait obtenu un siège au Congrès
et n'avait pas tardé à devenir le président du SSCI, où il avait fait
usage de toute son influence pour constamment reprocher à la CIA
de « devenir une bureaucratie rigide sur la pente vers le proverbial
précipice ». Ces paroles avaient suffi à ce que le président Bush le
nomme et il avait remporté sa confirmation du Sénat avec une
écrasante majorité. On l'avait alors promptement conduit à Langley
« pour se faire une idée de l'endroit ». À peine quelques jours plus
tard, il s'était mis à renvoyer des tas d'agents vétérans, dont Stephen
Kappes, le directeur du service clandestin et ancien chef de la station
de Moscou, qui était un espion très estimé de Scarlett. Ensemble,
Kappes et lui-même avaient récemment réussi à convaincre le
colonel Kadhafi d'abandonner ses armes de destruction massive en
échange de ne plus traiter la Libye en pays paria.
Dix-neuf mois plus tard, le 5 mai 2006, Bush finit par renvoyer
Porter Goss car l'amertume permanente qu'il y avait générée à
l'Agence menaçait — selon les termes de Carl Ford, le secrétaire
d'État adjoint — de « pratiquement anéantir la CIA ». « Elle est en si
piteux état qu'on a peine à le croire », avait-il ajouté. À ce moment-là,

485
Histoire des services secrets britanniques

John Dimitri Negroponte, un ancien ambassadeur des États-Unis en


Irak, venait d'être nommé à la tête de la toute nouvelle Direction du
renseignement national. Cela avait été l'une des premières
recommandations de la Commission nationale sur les attaques
terroristes après l'immense échec de la CIA et du FBI. Ce poste
donnait à Negroponte l'autorité suprême sur toute la communauté
du renseignement américaine. La CIA se trouvait alors sous le
contrôle, désormais diminué, du général Michael Hayden, l'ancien
directeur de la NSA. Pour son premier voyage à l'étranger en tant
que directeur de l'Agence, il se rendit à Londres afin d'y rencontrer
Scarlett. Les deux hommes croyaient tous deux beaucoup en la
surveillance électronique et partageaient la conviction qu'il fallait s'en
servir pour la traque hors juridiction des terroristes — sans se sou-
cier des frontières. De ce fait, ils étaient encore amis en 2007.

Même ses détracteurs reconnaissaient que Jonathan Evans était


un bourreau de travail. Il arrivait souvent à Thames House avant
l'aube et ne rentrait chez lui qu'à l'heure où les théâtres du West End
se vidaient de leurs spectateurs. Son personnel suspectait qu'il était
mû par l'espoir de devenir, un jour, la seizième personne à occuper le
poste de directeur général du Service de sécurité. Depuis les attentats
de Londres, en juillet 2005, le MI-5 était sous le feu de violentes
critiques, dont la plupart tombaient sur les larges épaules d'Eliza
Manningham-Buller, dont beaucoup demandaient la démission. Seul
Evans savait qu'elle n'avait pas attendu les attentats pour décider de
prendre sa retraite en avril 2007, à la fin de son mandat de quatre
ans ; elle lui avait dit qu'il serait temps de voir une nouvelle tête à la
barre. Elle ne le lui avait pas dit mais il avait eu l'impression que le
poste serait pour lui.
Quand il fut nommé directeur adjoint en 2005, cela faisait déjà
longtemps que le personnel le considérait comme « un animal à sang
froid, peu sociable et aussi lugubre qu'un croque-mort ». Selon Colin
Wallace, un agent qui avait travaillé avec lui en Irlande du Nord :
« Evans était l'espion parmi les espions. Il évoluait comme personne
dans les rues de Belfast. Il savait comment recruter des informateurs
et était toujours prêt à prendre des risques calculés avec eux. Mais

486
Un bilan provisoire

cela fonctionnait toujours. À la fin, il avait un informateur proche de


Gerry Adams. » Stella Rimington, son ancienne patronne, trouvait
qu'Evans était « un homme difficile à connaître mais dont on ne
pouvait pas douter du sens du détail ».
Après les attentats de Londres, ses détracteurs au MI-5
reconnaissaient qu'il avait l'art d'utiliser ses vastes connaissances pour
aboutir à des informations de très haute qualité et que c'était un atout
capital pour découvrir les liens entre les terroristes nés en Grande-
Bretagne et Al-Qaïda, au Pakistan. Ils savaient également qu'il
fournissait régulièrement des renseignements aux vingt-deux autres
services secrets pour qui Oussama Ben Laden était une cible
prioritaire. Alors que les autres n'étaient pas encore arrivés ou
avaient terminé leur journée, derrière la porte close de son bureau,
Evans étudiait toutes les nouvelles informations sur Ben Laden et
chaque parole que ce dernier avait prononcée pour louer les
meurtres commis en son nom : à Bali, il y avait eu deux cents morts,
principalement de jeunes touristes britanniques et australiens ; en
Tunisie, cinquante autres vacanciers avaient été tuée par un camion
piégé en sortant d'une synagogue vieille de deux mille ans ; à
Londres, les attentats-suicides avaient fait cinquante morts, des
centaines de blessés et encore plus de traumatisés.
Ben Laden invoquait régulièrement la réciprocité pour justifier ces
violences et ces destructions : « Tout comme vous tuez, vous serez
tués ; tout comme vous envoyez des bombes, vous recevrez des
bombes. » D'un bout à l'autre du ramadan — et même le jour le plus
sacré du calendrier musulman, l'Aïd el-Kébir, la fête du Sacrifice —,
il avait appelé au djihad. Il avait également fait une promesse : « Tous
les guerriers de l'islam seront récompensés en devenant l'un des
chevaliers qui, depuis les hauteurs du col de montagne où ils vivent,
descendent affronter leurs ennemis. »
Evans avait compris que l'univers mental d'Oussama Ben Laden
n'autorisait aucune autre forme de contact que la destruction avec
l'Occident. Cependant, il reconnaissait que ses moyens techniques
offraient d'incroyables opportunités de faire des ravages à une
échelle sans précédent. Evans avait été le premier agent du MI-5 à
avertir que les activistes allaient s'inscrire dans les universités
britanniques pour y étudier la recherche appliquée et diverses
matières technologiques. Ils pourraient ainsi apprendre à entretenir la

487
Histoire des services secrets britanniques

tempête de feu que Ben Laden demandait en des termes


soigneusement choisis pour démontrer la crédibilité de ses menaces :
Ce que vous nous avez fait, nous vous le ferons. Le terroriste avait également
convaincu ses partisans, de plus en plus nombreux, que le moment
n'était pas encore venu de créer un mouvement qui mobiliserait les
masses. Cela viendrait plus tard. D'après ses discours, ce qui était
important maintenant, c'était de croire que le pouvoir de la violence
immédiate était assez grand pour ébranler l'Occident — le grand
Satan américain et son disciple, la Grande-Bretagne — jusqu'au cœur
de ses fondements. Là, le monde musulman pourrait se soulever en
djihad.
Cela ne s'était pas produit. Lors d'une réunion du personnel,
Evans avait déclaré : « Notre travail consiste à nous assurer que cela
n'arrive jamais. »
Eliza Manningham-Buller prit sa retraite le jour d'avril où elle
avait promis de le faire et lors de sa fête d'adieux — à laquelle
assistaient des directeurs de services de renseignement européens et
américains —, elle accompagna aimablement Evans aux quatre coins
de la salle pour lui présenter tous ses invités. Lors de son discours,
elle rappela à tous que c'était la dernière fois qu'ils entendraient
parler d'elle ; puis, dans un dernier éclat de rire sonore, elle précisa
qu'ils n'avaient rien à craindre de ses mémoires. Elle ne les écrirait
pas. Certains invités perçurent cette remarque comme une pique en
direction de Stella Rimington qui avait publié les siens.
Le lendemain matin, Jonathan Evans s'installa dans le bureau du
directeur général. Il commença par ranger ses livres et ses documents
consacrés à Al-Qaïda puis il étudia les derniers rapports sur
l'organisation : le Salvador faisait désormais partie des pays où Al-
Qaïda blanchissait son argent, qui circulait toujours dans le monde
entier. Le FBI avait envoyé une mise à jour sur les dernières
compagnies — pour la plupart, des leaders de l'industrie high-tech
— dont on suspectait fortement qu'Al-Qaïda possédait des actions.
Evans avait énormément de rapports à examiner. Il était presque
minuit quand s'acheva sa première journée à la direction.
Tôt le lendemain matin, Evans fut conduit jusqu'à une grande
pièce, en espace ouvert et sans fenêtres dans le centre de Londres.
On ne pouvait y accéder qu'avec une carte magnétique dont le code
changeait régulièrement. C'était ici que travaillaient les « surfeurs »,

488
Un bilan provisoire

cinquante agents hautement qualifiés du MI-5 qui passaient leurs


factions de dix heures avec des écouteurs collés aux oreilles. Devant
leurs postes de travail, avec leurs ordinateurs et leur matériel
d'enregistrement, ils scrutaient Internet pour rechercher les sources
des forums secrets sur lesquels les djihadistes de Grande-Bretagne
communiquaient avec l'un des plus dangereux recruteurs de Ben
Laden. Omar Bakri Mohammed était interdit de séjour au Royaume-
Uni, mais pénétrait en profondeur dans la communauté que
constituaient les deux millions de musulmans du pays avec ses
messages de haine. Il avait donné à chacun de ses partisans un mot
de passe pour entrer sur le forum. Tout comme celui des cartes
magnétiques des techniciens pour entrer dans la salle de recherches,
ceux des sites Web changeaient sans arrêt. Chaque fois que les
informaticiens découvraient un site et le détruisaient
électroniquement, Bakri en ouvrait un autre avec de nouveaux mots
de passe.
Noyés parmi tous ces sites — entre les horribles photos des
soldats britanniques et américains tués en Irak et en Afghanistan —
se trouvaient des messages demandant aux djihadistes britanniques
de se tenir prêts à « se soulever et lancer la guerre sainte contre les
infidèles ». Dans les envois qu'il effectuait depuis les cafés Internet
de Beyrouth — où il vivait et d'où il opérait en 2007 —, c'était le
message qu'Omar Bakri voulait transmettre lorsqu'il publiait les
adresses des familles des soldats morts accompagnées de la requête
suivante : « Informez-les qu'elles ne sont pas à l'abri de vous tous qui
soutenez notre cause. »
Lors de son dernier jour en fonction, Eliza Manningham-Buller
avait dit à son personnel : « À moins que nous n'arrêtions le flot de
rhétorique islamique radicale en Grande-Bretagne, il se peut
fortement que le carnage de Bagdad fasse irruption dans les rues de
villes telles que Bradford, Leeds ou partout où se trouvent des
enclaves musulmanes pleines de gens mécontents. »
Le lendemain matin, Evans écouta quelques-uns des
enregistrements de Bakri et de plusieurs autres religieux extrémistes.
Rien que pendant qu'Evans se trouvait dans la pièce, les « surfeurs »
avaient détruit une douzaine de sites. Il y en aurait donc bientôt
d'autres à traquer. Une bataille sans fin se livrait dans le cyberspace.

489
Histoire des services secrets britanniques

La grande expérience qu'avait acquise Jonathan Evans en Irlande


du Nord, en luttant contre l'IRA, lui avait appris que l'organisation
était composée de plusieurs groupes. Il en allait de même pour Al-
Qaïda, qui était une source d'inspiration toujours plus grande pour
les attentats contre des cibles occidentales des groupes affiliés. Evans
était convaincu que si Al-Qaïda avait un quartier général, il se
trouvait probablement dans la lointaine forteresse des montagnes du
Waziris-tan, une province de l'impénétrable zone nord-ouest du
Pakistan. Là, dans l'une des vallées pratiquement inaccessibles à une
armée moderne, se trouvait un refuge sûr pour les dirigeants d'Al-
Qaïda, traqués sur toute la planète depuis des années. Grâce à une
végétation dense en été et d'épais amas de neige en hiver, dans leurs
caves, ils étaient même protégés des satellites de surveillance les plus
sophistiqués.
Evans avait découvert que, dans ce bastion, Ben Laden avait
augmenté à vingt-cinq le nombre des membres du conseil de la
choura d'Al-Qaïda, le haut commandement de l'organisation. L'un de
ceux qui venaient d'être nommés était Adam Gadahn, un Californien
de vingt-huit ans qui, depuis sa conversion à l'islam, était surnommé
« Azzam l'Américain » et s'occupait de la propagande. Les analystes
du MI-5 pensaient que c'était lui qui avait rédigé le texte et enregistré
la dernière cassette audio de Ben Laden, l'une des soixante qu'avait
déjà réalisées Al-Qaïda en 2007.
Un autre nouveau membre du conseil était Abou al-Masri, qui
avait travaillé avec certains des terroristes des attentats de Londres
quand ils s'étaient rendus au Pakistan. Son nouveau titre était « chef
des opérations extérieures ». Evans avait établi, l'un après l'autre, les
profils des hommes clés de Ben Laden : Atiyah Abdel-Rahman était
responsable du recrutement des djihadistes en Algérie, au Maroc et
en Tunisie ; Abou Yahia al-Libi était devenu le haut commandant
pour l'Afghanistan quand son prédécesseur avait été tué lors d'un
raid de bombardement américain ; Khalid Habib était le nouvel
agent de liaison d'Al-Qaïda en Éthiopie.
La nomination la plus inquiétante était celle de Mohammed Khalil
al-Hakaymah en tant que chef du renseignement. Selon l'un des sites
Web utilisés par Al-Qaïda, son rôle consistait à « coordonner tous les

490
Un bilan provisoire

attentats majeurs à venir et entraîner [ses] guerriers à infiltrer les


services de renseignement ennemis ». Al-Hakaymah s'y vantait
également de pouvoir apprendre aux recrues à déjouer les détecteurs
de mensonges.
Ce qui préoccupait Evans, c'était que de telles revendications
attireraient toujours de plus en plus de jeunes musulmans
britanniques impressionnables. Ses agents lui avaient dit qu'on
recrutait des enfants dès l'âge de quinze ans pour faire partie d'une
armée « d'agents dormants, radicalisés et endoctrinés, que l'on
préparait à commettre des actes terroristes ».
En 2007, il était convaincu que plus de quatre mille musulmans
nés en Grande-Bretagne étaient allés dans des camps d'entraînement
en Afghanistan et au Pakistan. Ce chiffre était deux fois supérieur à
celui qu'avait donné Eliza Manningham-Buller juste avant de prendre
sa retraite.

Dans les dernières semaines de 2007, une nouvelle opération


visant à localiser Ben Laden était en cours à Thames House.
Personne ne l'avait dit aussi clairement mais s'il était pris, il serait
abattu sur-le-champ. Un procès risquerait d'être extrêmement
embarrassant — beaucoup plus que celui de Saddam Hussein —,
principalement à cause de son statut de héros dans le monde
islamiste et de son éloquence.
Depuis le 11 septembre, les vingt-deux services secrets qui le
recherchaient avaient multiplié les tentatives d'assassinat. À la CIA, le
bureau qui lui était dédié disposait d'effectifs suffisants et d'un
budget illimité. Depuis les attentats de juillet 2005, des unités
similaires existaient au MI-5 et au MI-6. Les services avaient fourni
les renseignements qui avaient conduit à de lourds bombardements
sur les secteurs où l'on pensait que Ben Laden se cachait et à des
assauts terrestres contre ses refuges, menés par les forces spéciales
américaines, le SAS britannique, les commandos australiens et les
légionnaires français. À chaque fois, Ben Laden avait réussi à
s'échapper à travers les montagnes afghanes pour rejoindre les
badlands de la frontière nord-ouest.

491
Histoire des services secrets britanniques

En six ans, les États-Unis avaient dépensé plus de trois cents


millions de dollars pour tenter de localiser Ben Laden avec leurs
satellites, leurs drones sans pilotes et leur matériel électronique à la
pointe du progrès. On avait consacré des sommes immenses pour
encourager ses partisans à le trahir et recevoir le butin de vingt-cinq
millions de dollars offert pour sa tête. Aucun d'entre eux ne s'était
présenté car le prix de la déloyauté était plus élevé que n'importe
quelle somme d'argent ; non seulement les proches des délateurs
seraient immédiatement tués mais leur famille éloignée et leurs amis
subiraient le même sort. Une lignée entière serait éliminée. C'était
grâce à de telles méthodes que l'idéologue du terrorisme parvenait
toujours à ne pas se faire prendre.
À huit mille kilomètres de l'endroit où l'on pensait que Ben Laden
se cachait — dans une zone de cent cinquante kilomètres carrés au
nord-ouest du Pakistan —, c'était Jonathan Evans qui, du côté
britannique, dirigeait les opérations de recherche. C'était lui qui avait
eu l'idée du plan et il la revendiquait avec une intensité qui confirmait
à certains de ses collègues qu'il était — comme le formula l'un
d'entre eux — « un drôle de type ».
Le plan avait été développé dans le plus grand secret par le MI-5,
le MI-6, le SAS, les forces spéciales australiennes et la CIA. Des
agents parlant afghan avaient été envoyés dans les régions
montagneuses des alentours du secteur pour y faire office de postes
d'écoute avancés. Leur matériel leur permettait de recevoir des
images envoyées par un satellite hyperspectral géopositionné au plus
profond des ténèbres de l'espace, dont les bandes étroites de
longueurs d'ondes captaient l'énergie des objets au sol, distinguant
les rochers de la végétation et les grottes vides de celles qui étaient
occupées par des animaux ou des êtres humains. Avec les agents se
trouvaient des techniciens spécialisés dans les radars à synthèse
d'ouverture, des appareils permettant de recevoir des images même
par temps de blizzard. En retrait mais sur le sol afghan, les forces
mixtes du SAS, des États-Unis et de l'Australie attendaient le signal.
Pour cette mission, les deux cents chasseurs alpins s'étaient entraînés
dans les paysages enneigés norvégiens. Tous leurs hélicoptères
étaient équipés de réducteurs de bruit qui rendaient leur approche de
la zone cible pratiquement indétectable.

492
Un bilan provisoire

Le président Pervez Musharraf avait délibérément été exclu des


préparatifs. Le Pakistan commençait, en effet, à s'agiter et il avait été
forcé de renoncer à son grade de commandant en chef de l'armée.
Malgré la déclaration d'état d'urgence national, la crise politique avait
empiré à la veille des élections de 2008 et des manifestations
violentes éclataient tous les jours — une situation idéale pour Al-
Qaïda. Mais Jonathan Evans avait décidé de ne pas lancer d'assaut
sur la cachette de Ben Laden avant qu'il n'y ait, selon ses propres
termes, « une forte probabilité » que le terroriste le plus recherché de
la planète s'y trouve. Ben Laden avait si souvent réussi à s'évanouir
dans les ravins couverts de glace et les montagnes enveloppées par
les nuages.
Le satellite de la NSA était un élément central du plan. La zone
avait été choisie parce qu'en 2007, des agents de la branche G du MI-
5 y avaient repéré, en Grande-Bretagne, de jeunes djihadistes qui
rentraient juste du Pakistan. Ils venaient de passer quelque temps
dans les camps d'entraînement situés près de la frontière, où les
patrouilles nationales n'opéraient pas. Parmi ceux-ci se trouvait
Abdul Patel, dix-sept ans, qui avait fourni des informations sur le
secteur. Plus tard, il a été condamné à six mois d'emprisonnement
pour avoir été « prêt, disposé et apte » à aider Al-Qaïda. On lui a
expliqué que la peine était légère parce qu'il avait collaboré avec les
services de renseignement.
Chaque jour, les caméras du satellite, qui ne cillaient jamais,
envoyaient des images à la station de la NSA, à Menwith Hill. Des
ordinateurs les analysaient et transmettaient les résultats au GCHQ,
À partir de là, les clichés partaient pour le bureau d'Evans. Ils étaient
accompagnés de bulletins météo indiquant la densité des chutes de
neige à diverses altitudes, dans les vallées et sur les parois escarpées
des falaises. Une photo montrait quelles étaient les ouvertures de
grottes qui, parmi les mille estimées dans la région, avaient disparu,
cachées par les blizzards. Ces images étaient expédiées aux
techniciens qui se trouvaient à la frontière afghane pour qu'il puisse
vérifier avec leurs radars. Evans était persuadé que c'était depuis
certaines de ces grottes que Ben Laden déterminait de nouvelles
cibles en Europe, engageait de nouvelles recrues en Grande-
Bretagne, encourageait le mouvement taliban en Afghanistan et

493
Histoire des services secrets britanniques

restructurait Al-Qaïda sur le modèle d'une grande compagnie


internationale — Terrorism Incorporated, comme l'appelait Evans.
Si Ben Laden était l'équivalent du président du conseil
d'administration, son adjoint, al-Zawahiri, correspondait à un gérant ;
il s'occupait au quotidien des affaires d'un noyau central de services,
tels que le recrutement, les finances ou les communications. Il y avait
même un « service des pensions » pour verser des compensations
aux familles des kamikazes. Le financement de Terrorism Incorporated
provenait toujours des dons des princes saoudiens et de riches
musulmans asiatiques. Depuis des mois, Evans suivait de près la
piste de la circulation de fonds de soutien à Ben Laden en
provenance de la ceinture du Pacifique. Toutes les informations
étaient enregistrées dans les dossiers de son ordinateur.
En ces jours de décembre 2007, la première chose que faisait
Evans en arrivant à son bureau était d'étudier la météo de l'autre
bout du monde. Avec les tempêtes de neige, il ne restait
pratiquement plus d'entrées de grottes visibles. Ben Laden allait-il en
profiter pour faire une pause ? Il l'avait déjà fait, de nombreuses fois.
On avait eu un aperçu de sa façon de penser grâce à son garde du
corps personnel, Nasser Ahmad al-Bahri. Sur le site d'Al-Qaïda, il
avait affirmé : « Le cheik Oussama m'a donné un fusil spécial et m'a
dit que s'il était attaqué sans que l'on puisse le sauver, je devais m'en
servir pour lui tirer dessus. » N'était-ce que de la propagande ou
était-ce une nouvelle confirmation du fait que Ben Laden préférait
mourir en martyr plutôt que de finir au bout d'une corde comme
Saddam Hussein ?
Quand il était étudiant, Evans avait appris beaucoup de choses
sur les légendes posthumes et, indubitablement, celle de Ben Laden
lui survivrait longtemps. Mais Evans était convaincu que, dans les
générations futures, tous les musulmans verraient Ben Laden tel qu'il
était : obsessionnel, charismatique et fanatique mais n'ayant pas
compris que le terrorisme ne pouvait pas fonctionner en tant que
credo.
Evans était de plus en plus conscient que si Ben Laden clamait
que les attentats — ceux du 11 septembre, ceux de Londres, ceux de
Madrid et tous les autres — étaient nécessaires pour établir son
nouveau califat, ils étaient, en réalité, le symbole même de son échec.
Aussi horribles qu'aient pu être les massacres, ils n'avaient pas

494
Un bilan provisoire

déclenché la tempête de feu mondiale qu'il avait promise ; celle qui


devait précéder le moment où l'extrémisme islamiste dominerait non
seulement le monde musulman mais également le reste de la planète.
Aux derniers jours de l'année 2007, son rêve semblait plus loin de se
réaliser qu'il ne l'avait jamais été.
Evans avait prévenu son personnel qu'il fallait, évidemment,
s'attendre à d'autres attentats. Mais ils ne conduiraient pas plus Al-
Qaïda au pouvoir qu'ils ne l'avaient fait pour les ultraradicaux
soutenus par Moscou dans les années 1960. Evans avait conclu :
« Pour l'instant, Ben Laden continue à créer une mystique pour le
djihad mais elle ne durera pas longtemps après sa mort. Plus tôt elle
viendra, mieux ce sera pour tous ceux qui se sont laissé berner. »

Dans les semaines qui suivirent l'exfiltration vers Londres, réussie


par le MI-6, du général Ali-Reza Asgari et de sa famille, le chef
espion iranien fut longuement interrogé dans une planque aux
abords de la ville. On venait le chercher en voiture tous les matins,
sauf le week-end, à l'endroit où il était logé avec sa famille. Un
professeur y venait leur donner des cours d'anglais et les enfants, en
particulier, avaient fait de bons progrès. Asgari parlait déjà
suffisamment bien la langue pour répondre aux questions que lui
posaient les stratèges et les analystes. Ils se penchèrent donc avec lui
sur les vingt ans durant lesquels l'Iran avait mené son programme
nucléaire — en se fournissant au marché noir, principalement en
Corée du Nord — et sur le soutien qu'apportait le pays au
terrorisme. Les interrogateurs connaissaient déjà certains des
renseignements qu'Asgari leur donnait mais il y en avait beaucoup de
nouveaux et Asgari présentait ses informations avec la mémoire du
détail d'un agent secret professionnel. Après plusieurs semaines
d'interrogatoires approfondis, des agents de la CIA et du Mossad lui
firent subir un processus similaire ; leurs questions portaient surtout
sur les dangers pesant sur leurs propres nations. En juin 2007, Asgari
répondit enfin aux dernières questions.
Pendant tout l'été, l'agent du MI-6 qui s'occupait d'Asgari et de sa
famille les emmena visiter divers endroits, à Londres et ailleurs, pour
qu'ils choisissent celui où ils aimeraient s'installer. Au lieu de cela, en
495
Histoire des services secrets britanniques

rentrant de l'une de ces sorties, Asgari annonça que, finalement, sa


famille et lui préféreraient s'établir aux États-Unis. On lui avait
signalé que c'était possible dès son arrivée en Grande-Bretagne. Les
arrangements nécessaires furent rapidement exécutés puis approuvés
par le Foreign Office et le département d'État. Tous les membres de
la famille reçurent des passeports américains, sous de nouvelles
identités, et, en août, une équipe de transition arriva de Washington
pour les accompagner en Amérique. Une fois aux États-Unis, ils
bénéficièrent du programme de protection des témoins et on leur
assura que, durant les prochains temps, ils compteraient par les
mieux protégés des citoyens américains.

Pendant ce temps, à Vauxhall Cross, le bureau iranien, continuait


d'étudier les plans d'Israël de lancer un assaut préventif contre les
trois principaux sites d'enrichissement d'uranium de l'Iran : Natanz ;
une usine de conversion d'uranium à Ispahan ; et le réacteur à eau
lourde d'Arak. On n'utiliserait des bombes « bunker buster », de
faible puissance, que sur Natanz, car le site était profondément
enfoui. Ce serait la première fois que l'on utiliserait des armes
atomiques depuis que les États-Unis avaient lancé les leurs sur
Hiroshima et Nagasaki, en 1945. La puissance des bombes
israéliennes serait quinze fois moindre que celle d'Hiroshima.
Deux escadrons de F-151 et de F-161, basés dans le désert du
Néguev, au sud de Tel-Aviv, s'étaient entraînés pendant des
semaines pour cette mission. L'ordre de largage serait donné par le
général Eliezer Shkedi, pilote vétéran et commandant des forces
aériennes israéliennes, que le Premier ministre Ehoud Olmert avait
chargé de préparer l'opération. Elle commencerait par des bombes à
guidage laser conventionnelles, conçues pour s'enfoncer
profondément dans le sol avant d'exploser. Celles qui tomberaient
sur Natanz seraient suivies de mini-nukes qui exploseraient à une
vingtaine de mètres sous terre pour réduire le risque de retombées
radioactives. Un analyste du bureau iranien du MI-6 avait demandé à
un scientifique de Harwell, le centre de recherche nucléaire
britannique, de calculer le niveau de risque par ordinateur. On lui
avait répondu que cela dépendrait de la profondeur à laquelle aurait

496
Un bilan provisoire

lieu l'explosion et des voies de sortie vers la surface. Mais il y aurait,


de toute façon, quelques retombées.
La probabilité d'un assaut augmenta lorsque des jets israéliens
furent repérés en train de survoler toute la Méditerranée avant de
faire demi-tour à Gibraltar pour simuler le vol de trois mille
kilomètres aller-retour jusqu'à Natanz. D'autres signes montraient
qu'Israël se sentait de plus en plus obligé de réagir à la menace
iranienne. Meir Dagan avait accepté de rester en fonction jusqu'à fin
2008 pour continuer de superviser la collecte d'informations en Iran.
Le Mossad avait des agents sous couverture sur les sites atomiques.
On avait, une nouvelle fois, demandé aux « Force 700 » — les trois
sous-marins nucléaires israéliens — de rester immobiles sur les fonds
marins du Golfe. Chacun d'entre eux transportait vingt-quatre
missiles de croisière, qui seraient guidés vers leurs cibles grâce à un
logiciel américain. Mais le président Bush, à un an de la fin de son
mandat, allait-il autoriser le lancement de l'attaque ? Ou bien l'assaut
se réduirait-il à ce qu'en avait dit Ephraïm Sneh, le ministre adjoint
de la Défense israélien : « Au bout du compte, il revient toujours aux
Juifs de faire face au problème de l'Iran. Nous vivons actuellement
dans l'ère de la prévention et le peuple juif n'ayant pas oublié la
dernière fois que le monde a regardé sans rien faire, nous sommes
déterminés à ce que cela ne se reproduise plus jamais. » Les analystes
du bureau iranien ne se posaient plus qu'une seule question :
combien de temps attendrait encore Israël avant de prendre l'affaire
en main ?
À Londres, cette question restait l'une des préoccupations des
réunions du JIC. Des dirigeants militaires et Scarlett informaient les
participants sur le rôle que l'on risquait de demander de jouer au
Royaume-Uni si le gouvernement Brown avalisait le plan sur lequel
Tony Blair s'était entendu avec le président Bush : lancer d'énormes
raids aériens contre plus d'un millier de cibles militaires en Iran. Ce
chiffre, que l'on avait donné à Scarlett, était beaucoup plus élevé que
tous ceux qu'il avait reçus auparavant. Jusque là, le Premier ministre,
Gordon Brown, n'avait pas encore pris de décision. Pendant ce
temps, Meir Dagan continuait d'envoyer à Scarlett des rapports des
agents sous couverture du Mossad infiltrés en Iran selon lesquels les
sites d'enrichissement nucléaires avaient augmenté leur production.

497
Histoire des services secrets britanniques

Le réchauffement de la planète préoccupant les dirigeants


politiques, le MI-5 et le MI-6 se retrouvèrent contraints de se
préparer à une menace éventuelle tout à fait inhabituelle. Les
scientifiques du gouvernement avaient calculé que plus de cent
millions de tonnes d'hélium-3 étaient enterrées à environ trois mètres
de profondeur sous la surface de la Lune. Cette source d'énergie
illimitée pourrait approvisionner la Terre pendant un millier
d'années ; environ six tonnes suffiraient, par exemple, à satisfaire
tous les besoins énergétiques annuels de la Grande-Bretagne.
La NASA avait déjà annoncé qu'avec le soutien de l'Agence
spatiale européenne, elle disposerait d'une base sur l'un des pôles de
la Lune dès 2014. Des ingénieurs spatiaux britanniques, américains et
européens commenceraient alors à extraire le gaz. Il serait apporté
sur Terre dans des réservoirs géants et déposés des sites
d'atterrissage spéciaux. Ensuite, il ne resterait plus qu'à conduire le
gaz vers des réacteurs à fusion récemment construits.
On avait demandé au MI-5 et au MI-6 d'évaluer les risques
d'attentats terroristes sur les sites d'atterrissage et les réacteurs, qui
seraient basés au fin fond des landes écossaises et dans l'ouest de
l'Angleterre. On savait déjà que les systèmes de défense des réacteurs
nucléaires britanniques n'étaient pas si sûrs que cela et protéger des
sites d'atterrissage pour cargaisons lunaires ou des réacteurs à fusion
serait probablement encore plus difficile. Les deux services de
renseignement avaient donc été chargés de déterminer comment on
pouvait élaborer et empêcher une attaque.
En mai 2007, des agents du MI-6 à Moscou et à Pékin
découvrirent que la Russie et la Chine avaient signé un accord pour
extraire de l'hélium-3 sur la Lune. Roscosmos, l'agence spatiale
fédérale russe, et l'agence d'exploration lunaire chinoise prédisaient
toutes deux qu'elles seraient capables de rapporter des cargaisons
d'hélium-3 cinq ans avant leurs rivaux américains et européens.
Après son atterrissage en Russie et en Chine, le gaz serait traité et,
une fois les besoins intérieurs satisfaits dans les deux pays, il serait
mis sur le marché mondial à des prix fixés par Moscou et Pékin. Il
s'agissait d'une extension de la menace du président Vladimir

498
Un bilan provisoire

Poutine d'utiliser ses vastes ressources pétrolières comme arme de


marchandage avec l'Occident.
Une équipe d'experts informaticiens du MI-5 et du MI-6,
soutenue par des spécialistes en guerre cybernétique du GCHQ
détermina que si un attentat était perpétré contre les sites
d'atterrissage des cargaisons britanniques, ce serait en utilisant la
toute dernière génération de systèmes informatiques développés par
la Russie et la Chine. En 2007, ces derniers étaient déjà en avance sur
ceux de l'Occident et capables de contourner les pare-feux ou les
logiciels antivirus les plus sophistiqués. Ils pourraient s'infiltrer
électroniquement dans les sites d'atterrissage et même être
programmés pour endommager les cargaisons au moment de leur
entrée dans l'atmosphère, ce qui les amènerait à s'écraser et
entraînerait des conséquences catastrophiques.
À l'automne 2007, le Pentagone avait eu une preuve de l'avance
de la Chine en matière de guerre cybernétique. On avait découvert
que, depuis leur quartier général souterrain des monts de l'Ouest,
près de Pékin, les spécialistes de l'Armée de libération populaire
chinoise s'étaient « introduits » soixante-dix mille fois dans le système
du Pentagone ; et encore plus souvent dans ses six autres millions
d'installations à travers la planète. Dans une note d'information, Lin-
ton Wells, le responsable du réseau informatique mondial du
Pentagone, avait écrit : « Les attaques contre notre système font
partie d'un plan dont l'objectif final est de s'en prendre à la flotte de
porte-avions américaine dans le Pacifique, tout en brouillant
simultanément les communications entre son quartier général de
Pearl Harbor et le Pentagone. Cela signifie que les communications
entre le Pentagone et sa flotte de combat dans le Pacifique ne
fonctionneraient plus correctement. »
Selon Sami Saydjari, qui dirigeait une équipe du Pentagone
chargée de protéger les États-Unis contre une agression cybernétique
de la part de la Chine, une attaque, même limitée, sur le système
d'approvisionnement en énergie américain pourrait priver le pays
d'électricité pendant six mois.
À Londres, le groupe de travail enquêtant sur la menace que le
terrorisme informatique pourrait représenter pour le programme
d'extraction sur la Lune est parvenu à la conclusion suivante : « Il
s'agit, en réalité, d'une course à l'armement, dans laquelle l'Occident

499
Histoire des services secrets britanniques

essaie encore de rattraper son retard. La Chine et la Russie semblent


toutes deux considérer le lancement d'une offensive informatique
comme la première étape d'une guerre. »
La menace se fit plus proche lorsqu'en novembre 2007, Jonathan
Evans lança une alerte sans précédent en envoyant un mémo
confidentiel à trois cents directeurs exécutifs et chefs de la sécurité
de banques, de sociétés de comptabilité et de firmes juridiques pour
les avertir qu'ils subissaient déjà « les attaques d'organisations
nationales chinoises ». C'était la première fois que le gouvernement
britannique accusait directement la Chine d'espionnage informatique.
À Washington, la CIA assurait, de la même façon, que la guerre
cybernétique chinoise contre les États-Unis représentait désormais
« le plus grand risque pour la sécurité de la technologie américaine ».

En décembre 2007, John Scarlett, Jonathan Evans, David Pepper


et le nouveau directeur du JIC, Alex Allan, se rencontrèrent pour
leur traditionnel déjeuner de Noël, afin de discuter des menaces
durables, en perpétuelle mutation, auxquelles ils seraient confrontés
l'année suivante. Au moment de l'apéritif, ils se moquèrent gentiment
d'Allan, à cause de son site Web, sur lequel il avait dressé la liste de
ses hobbies : écouter le groupe culte américain The Grateful Dead,
jouer aux cartes et circuler en planche à voile sur la Tamise quand les
trains étaient en grève. Dans le plus pur style Facebook, Allan y
donnait également son adresse et son numéro de téléphone, ainsi que
les coordonnées de sa famille et de ses amis, mais tout ceci avait été
promptement effacé après sa nomination. Cela étant, ainsi qu'en
avait plaisanté Scarlett, cela éviterait aux espions étrangers d'avoir à
chercher où il vivait.
Pendant le repas, la conversation passa à des sujets plus sérieux.
Ils avaient tous reçu de la station du MI-6 à Washington un
exemplaire classifié du NIE (National Intelligence Estimate/Estimations
du renseignement national) de 2007. Ayant nécessité des mois de
préparation, il contenait les évaluations des seize services de
renseignement qui opéraient aux États-Unis sous la houlette de la
CIA et de la NSA. Il recelait un véritable trésor d'informations

500
Un bilan provisoire

sensibles et classifiées, soumises à des contrôles et des traitements


spéciaux. Ces renseignements permettaient d'estimer les capacités, les
points vulnérables et les actions probables des nations étrangères —
amies, ennemies et neutres — pour 2008.
Publié sous la signature du directeur de la CIA, le NIE donnait le
point de vue global du monde du renseignement américain. En bas
des pages, des notes indiquaient quand une agence particulière avait
une opinion différente de celle du consensus. En plus des études
régionales et nationales, le NIE avait également une section
« Estimations de la situation mondiale ». Conformément à la
tradition, le premier exemplaire du rapport avait été remis au
président Bush. Ensuite, les directeurs des trois services de
renseignement britanniques avaient été parmi les premiers à en
découvrir le contenu.
Au cours des semaines précédentes, Scarlett avait appris par le
« téléphone arabe » que le contenu du NIE 2007 pourrait être plus
explosif que d'habitude. Cependant, même lui n'aurait jamais deviné
ce qu'il révélait : « L'Iran a arrêté son programme en 2003 et il
n'existe aucune preuve qu'il aurait enrichi de l'uranium pour
fabriquer une bombe atomique ; le pays est moins déterminé à
développer de l'armement nucléaire que nous le pensons depuis
2005. Cette décision a été guidée par une approche coûts-bénéfices
qui a dissuadé le gouvernement iranien de se précipiter pour acquérir
de l'armement nucléaire sans tenir compte des coûts politiques,
économiques et militaires. »
Selon Donald Kerr, le directeur adjoint du renseignement national
du gouvernement Bush, qui a supervisé le rapport, celui-ci « montrait
que le point de vue [de la communauté du renseignement] sur les
capacités iraniennes avait changé ». Par conséquent, il autorisa la
déclassification des passages relatifs à l'Iran afin d'aboutir à « une
représentation exacte » de la situation.
Cette décision fut présentée par la Maison-Blanche comme « un
espoir que le problème de l'Iran puisse être résolu par la diplomatie,
sans recours à la force, ainsi que le gouvernement a toujours essayé
de le faire ».
Cette affirmation suscita quelques sourires narquois chez les
employés du MI-6. Ils savaient combien le Pentagone était favorable
à une intervention militaire en Iran. Mais la fenêtre d'ouverture sur

501
Histoire des services secrets britanniques

un assaut rétrécissait de jour en jour. En novembre 2008, le mandat


présidentiel de Bush prendrait fin et il semblait que son remplaçant
— quel qu'il soit — serait plus modéré.
Les quatre hommes penchés sur leur déjeuner de Noël trouvaient
tous qu'il était trop tôt pour relâcher leur surveillance sur l'Iran —
comme, d'ailleurs, sur la Russie. Au Nouvel An, Vladimir Poutine ne
serait plus président. Cependant, il avait indiqué qu'il resterait
l'homme d'influence du pays. Richard Morningstar, analyste de la
défense américain spécialisé dans les affaires russes, avait annoncé ce
qu'il se produirait si Poutine continuait de renforcer la collaboration
entre le FSB et le CSIS chinois : « En 2008 et dans les années à venir,
ces deux services formeront une force puissante contre l'Occident.
Nous devons nous préparer à protéger la liberté et non pas nous
contenter de veiller à notre sécurité car seule la liberté garantit une
sécurité solide. »
Il était impératif de faire comprendre au public qu'on ne lançait
des alertes au terrorisme que lorsque cela semblait indispensable. En
outre, il fallait rappeler à la population que les services de
renseignement ne pouvaient pas évaluer l'ampleur totale des menaces
— ni même leur portée, leur diversité ou la répartition entre celles
d'origine intérieure et celles qui provenaient de l'étranger.
Ensuite, Jonathan Evans mena le débat sur les espoirs de prendre
Oussama Ben Laden. Mais, puisqu'il s'agit d'une cible actuelle, nous
n'en dirons pas plus ici.
Après cela, la discussion s'orienta vers des considérations
budgétaires et la nécessité de recruter — particulièrement des
linguistes et des experts en informatique.
David Pepper donna succinctement son point de vue général sur
la façon dont le GCHQ et la NSA opéraient en parfaite harmonie. Il
n'en oublia pas pour autant d'évoquer sa proche collaboration avec
les dispositifs de surveillance français et allemands pour traquer les
cibles qui, dans le monde entier, menaçaient directement leurs
nations respectives.
La majeure partie de ce qui s'est dit autour de la table restera
inconnue de tous, ce qui est compréhensible. Néanmoins, de plus en
plus d'acteurs de ce monde secret qu'est le renseignement — celui de
l'espionnage, des révélations, des analyses et des missions —

502
Un bilan provisoire

estiment que, même sur des questions de sécurité, le mystère n'a plus
forcément lieu d'être une fin en soi.
C'est, d'ailleurs, dans cet état d'esprit que cet ouvrage a été rédigé.
S'il a été perçu ainsi, il a atteint son objectif.

503
XXI

Une note personnelle

Un ouvrage traitant du MI-5 et du MI-6 ne peut avoir de


conclusion. Au moment même où vous lisez ces lignes, de nouvelles
menaces surgissent des endroits les plus inattendus. Selon Peter
Hennessy — un spécialiste du renseignement qui enseigne à
l'université Queen Mary, à Londres —, il est impossible de calibrer,
et encore plus de contrôler, les fluctuations du processus
action/réaction d'une menace terroriste nationale ou internationale.
Une seule certitude : faire face à la nouvelle forme du terrorisme
international, alors que le MI-5 et le MI-6 auront, tous deux, cent ans
en août 2009, va devenir de plus en plus difficile et prendre
beaucoup de temps. Le travail de ces deux services ne sera pas aussi
clairement défini qu'il l'a été pendant quarante ans de guerre froide
ou trente ans de lutte contre le terrorisme irlandais.
Aujourd'hui, Oussama Ben Laden est la seule véritable
incarnation du terrorisme. S'il lui arrive d'être presque poétique
lorsqu'il explique au monde qu'il est en train de lancer une guerre, ses
motivations n'ont rien à voir avec la liberté et la démocratie. Elles
reposent sur sa conviction absolue qu'il a été appelé — lui et lui seul
— pour libérer le monde de l'impérialisme. Selon les conclusions de
Michael Scheuer, l'ancien directeur de l'unité Ben Laden de la CIA
(de 1996 à 1999) : « Ben Laden est une personne rationnelle dont les
moindres pensées et actions se reflètent dans la précision avec
laquelle il expose ses raisons de déclarer la guerre à l'Amérique car
elles sont toutes liées à la politique et aux mesures qu'appliquent les
États-Unis dans le monde musulman. »
En 2007, Gordon Brown, le Premier ministre britannique, a
clairement exprimé qu'il n'aimait pas la formule de « guerre contre le
terrorisme » du président Bush. Il la trouve simpliste et lui reproche

504
Une note personnelle

de rester focalisée sur les attentats du 11 septembre, alors que


l'antiterrorisme actuel exige une vision d'ensemble de la menace. En
Grande-Bretagne, la façon d'y répondre a suscité d'importants débats
sur le plan éthique. La controverse sur les « restitutions extraordinai-
res » — le processus, employé par la CIA, qui consiste à envoyer des
terroristes présumés dans des pays étrangers non soumis aux lois sur
les interrogatoires du système juridique américain — a conduit à un
tollé international. Il en résulte, entre autres, que lorsqu'un agent du
MI-5 arrête un terroriste, il n'est pas rare qu'il doive appeler les
juristes du Service de sécurité pour s'assurer qu'au tribunal, un avocat
ne pourra pas dénoncer de vice de forme dans les méthodes dont il
aura usé pour obtenir des renseignements.
Un autre problème auquel le MI-5 et le MI-6 sont toujours
confrontés est celui de trouver le bon équilibre dans leurs relations
avec les autres agences de renseignement de l'Union européenne —
on en compte vingt-cinq en 2008 — sans nuire à leurs rapports
privilégiés avec les agences américaines. Pour vaincre le terrorisme, il
faut que les agences de renseignement britanniques, européennes
(continentales) et américaines partagent plus généreusement leurs
secrets avec des services qui n'auraient jamais figuré sur leurs listes
de distribution avant le 11 septembre. Peu de membres de ce milieu
désapprouveront le jugement de l'analyste, spécialiste de la défense,
Michael Smith : « Il va falloir que les informations soient exemptes
de toute corruption et, contrairement au fameux dossier (rendu
« sexy »), aussi authentiques que précises. »
Je partage son point de vue sur le fait que la protection des
sources doit rester primordiale mais que le monde du renseignement
va devoir être plus ouvert sur ses activités. Mon avis a été
parfaitement résumé par James Angleton, le célèbre maître espion :
« Ne rien dévoiler publiquement mène souvent à des récits aussi
invérifiables que différents des mêmes événements ; il n'est,
d'ailleurs, pas rare qu'ils soient totalement contradictoires et
distordus. » Angleton en savait quelque chose ; toujours retors — et
dangereux comme jamais lorsqu'il était ivre —, il a envoyé des tas
d'agents de la CIA à la mort en Albanie, ou lors d'autres missions
conçues par son esprit tordu et impénétrable. D'après Rafi Eitan, le
directeur des opérations du Mossad, même les durs à cuire de
l'institut le trouvaient souvent insondable.

505
Histoire des services secrets britanniques

Cela fait plus de cinquante ans que j'écris, enseigne et participe à


des émissions sur le thème du renseignement. J'ai rencontré de
nombreux agents et j'ai sympathisé avec certains d'entre eux, qui ont
généralement beaucoup donné à leur métier — ou le font encore.
Mon défunt beau-père, Joachim Kraner, était de ceux-là. C'était
également le cas de Bill Buckley, l'ancien chef de station de la CIA à
Beyrouth — où le Hezbollah l'a capturé et assassiné. Grâce à eux, j'ai
pris conscience, entre beaucoup d'autres choses, de la fonction du
renseignement ; non seulement durant la guerre froide mais aussi
dans cette nouvelle ère stratégique — « l'âge de l'information » —
qui a conduit à l'avènement du terrorisme planétaire.
Ils m'ont aidé à comprendre qu'il fallait placer chaque service de
renseignement dans son contexte historique, ce qui est
particulièrement vrai pour le MI-5 et le MI-6. L'évolution de leurs
méthodes et de leur technologie a contribué à faire passer
l'espionnage de l'amateurisme au professionnalisme high-tech.
Beaucoup de ceux qui m'ont aidé sont énumérés à la fin de cet
ouvrage. Ils l'ont notamment fait en me signalant régulièrement la
déclassification de certaines informations — jusqu'alors secrètes —
de l'époque de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide.
Cela m'a été d'autant plus utile que, si les données disponibles dans
les archives d'Europe de l'Est et de l'ancien KGB m'avaient apporté
quelque chose, c'était surtout un supplément de confusion quant aux
revendications et contre-revendications du monde du renseignement.
Comme dans tous mes ouvrages précédents, les sources des
citations sont fréquemment citées. Ceux qui m'ont parlé l'ont fait
parce qu'ils me faisaient confiance pour rendre leurs propos avec
exactitude. Cependant, il est impossible de refléter parfaitement la
vérité quand on écrit sur le monde secret des espions ; souvent, eux-
mêmes sont loin de tout savoir sur les opérations auxquelles ils
participent. C'est la nature même de leur travail.
Les noms d'une grande partie des personnes interrogées figurent
à la fin de ce livre. D'autres m'ont demandé de ne pas révéler leur
identité parce qu'elles travaillent toujours dans le renseignement mais
elles m'ont, néanmoins, fourni de la « matière » sur des sujets
sensibles. En réalité, beaucoup de ceux qui sont dans cette situation
refusent de parler d'affaires de sécurité si leur anonymat n'est pas
garanti.

506
Une note personnelle

Au cours du demi-siècle que j'ai consacré à écrire sur ce thème,


l'idée de la nécessité d'ouverture s'est beaucoup développée au sein
de la communauté du renseignement, dans le monde entier. J'ai
découvert cela lors des conférences qu'il m'arrive de donner. L'une
d'entre elles était accueillie par le DAS, le service colombien. Des
agents de quarante-deux nations s'y trouvaient, dont des
représentants de la CIA, du MI-5, du MI-6, du Mossad et de divers
services européens. On m'avait demandé de discourir sur le thème de
« la nécessité d'une plus grande ouverture dans le monde du
renseignement ». Plus tard, à Washington, j'ai fait la même chose lors
d'une conférence à laquelle assistaient des membres des diverses
agences américaines. Mon travail a été loué pour la qualité de ses
sources et pour ce qu'un agent a qualifié d'« utilisation responsable
d'informations sensibles ». Meir Amit, ancien directeur du Mossad, a
déclaré : « Thomas raconte les choses telles qu'elles étaient — et
telles qu'elles sont. » Ce sont des encouragements comme celui-ci qui
m'ont permis de combler les vides de certaines publications
antérieures. Dans tous les cas, je me suis efforcé de n'écrire ici que la
vérité totale et absolue — aussi incroyable qu'elle puisse parfois
sembler.
Les recherches nécessaires à la rédaction de ce livre ont été
effectuées tout au long de ma cinquantaine d'années de carrière : de
la crise du canal de Suez, en 1956, jusqu'à ce jour — en Afrique, au
Moyen-Orient, en Asie et en Europe. Sur tous les continents, j'ai
suivi les pas du MI-5 et du MI-6. C'est grâce à cela que j'ai pu écrire
sur le renseignement et son mode de fonctionnement. Quelque part
en chemin, l'idée de faire un livre de toutes ces informations a germé
dans mon esprit. En 2006, mon éditeur français, Yannick Dehée —
lui-même auteur talentueux — m'a dit estimer que j'avais désormais
assez d'expérience pour le faire. Selon lui, mon ouvrage Histoire secrète
du Mossad, qui avait très bien marché, apportait un éclairage
intéressant sur l'univers secret du « grand jeu ». Depuis le départ, son
soutien a énormément contribué au texte final.
D'autres personnes m'ont également beaucoup aidé : Barbara
Lowenstein, Madeleine Morel, Norman Kurz et Zoe Fishman, qui, à
eux tous, ont participé à ce projet depuis sa mise en route avec leur
compétence habituelle. Je suis également redevable envers l'excellent
documentariste Steve Cole. Il a trouvé en mon livre le potentiel pour

507
Histoire des services secrets britanniques

une importante série télévisée et m'a poussé à penser en ce sens ; si


cela se fait, ce sera surtout dû à son savoir-faire. Parmi les nombreux
journalistes dont les encouragements signifient beaucoup pour moi,
il faut compter Stuart Winter, Dick Dismore et, surtout, Sean
Carberry. Depuis des années, ce dernier est mon premier lecteur et
son avis m'a permis de beaucoup améliorer mon manuscrit.
Je tiens également à exprimer ma gratitude à mon assistante de
longue date, Emer Lenehan ; son regard affûté s'est avéré
inestimable au moment de l'impression. La dernière, mais non la
moindre, personne que je remercie est mon épouse, Edith. Elle a
toujours été là pour lire, vérifier ou chercher des sources. Je lui dédie
ce livre, non seulement en hommage à son père mais également pour
sa patience et toute l'aide qu'elle m'a apportée pour que cet ouvrage
quitte mon bureau sous la meilleure forme possible.

Gordon Thomas,
février 2008.

508
Directeurs de services
de renseignement

MI5 : Fondé le 1er août 1909

1909 - 1940 Général de division Vernon Kell


1940 - 1946 David Petrie
1946 - 1953 Percy Sillitoe
1953 - 1956 Dick White
1956 - 1965 Roger Hollis
1965 - 1972 Martin Furnivall Jones
1972 - 1979 Michael Hanley
1979 - 1981 Howard Smith
1981 - 1985 John Lewis Jones
1985 - 1988 Anthony Duff
1988 - 1992 Patrick Walker
1992 - 1996 Stella Rimington
1996 - 2002 Stephen Lander
2002 - 2007 Eliza Manningham-Buller
2007 - Jonathan Evans

MI-6 : Fondé le 1er août 1909

1909 - 1923 Capitaine Mansfield Smith Cumming


1923 - 1939 Amiral Hugh `Quex' Sinclair
1939 - 1952 Général de division Stewart Menzies
1952 - 1956 Général de division John Sinclair
1956 - 1968 Dick White
1968 - 1973 John Rennie
1973 - 1978 Maurice Oldfield
1978 - 1981 Arthur `Dickie' Franks
1981 - 1985 Colin Figures
1985 - 1989 Christopher Curwen
1989 - 1994 Colin McColl
1994 - 1999 David Spedding
1999 - 2004 Richard Dearlove
2004 - John Scarlett

509
Histoire des services secrets britanniques

GCHQ : Fondé le 1er janvier 1946

1946 - 1952 Edward Travis


1952 - 1960 Eric Jones
1960 - 1965 Clive Loehnis
1965 - 1973 Leonard Hooper
1973 - 1978 Arthur Bonsall
1978 - 1983 Brian Tovey
1983 - 1989 Peter Marychurch
1989 - 1996 John Adye
1996 - 1997 David Omand
1998 - 1998 Kevin Tebbit
1998 - 2003 Francis Richards
2003 David Pepper

510
Acronymes

Alec Station : Station « virtuelle », dépendante du centre


antiterroriste de la CIA, qui se concentre particulièrement sur
Oussama Ben Laden et Al-Qaïda.
ANA : Arab News Agency/Agence de presse arabe
ASIS : Australian Secret Intelligence Service/Service secret de
renseignement australien
BND : Bundesnachrichtendienst/Service fédéral de renseignement ;
Allemagne
BOSS : Bureau of State Security/Bureau de sécurité d'État ; Afrique
du Sud
CDC : Centre for Disease Control/Centre pour le contrôle des
maladies ; États-Unis
CIA : Central Intelligence Agency/Agence centrale de
renseignement ; États-Unis
COI : Office of Coordination of Information/Bureau de coordination
des informations ; États-Unis
CSIS : Canadian Secret Intelligence Service/Service secret de
renseignement canadien
CSIS : Chinese Secret Intelligence/Service secret de renseignement
(extérieur) chinois
CX : Rapport du SIS
DAS : Service de renseignement colombien
DCC : Directorate of Covert Collection/Direction du renseignement
secret ; Afrique du Sud
DEE : Service de renseignement roumain
Dina : Dirección de inteligencia nacional/Direction nationale du
renseignement ; Chili
DIS : Defence Intelligence Staff/État-major du renseignement de
défense ; Grande-Bretagne
DGSE : Direction générale de la sécurité extérieure ; France
511
Histoire des services secrets britanniques

DS : Darzhavna Sigurnost/Comité à la sécurité d'État ; Bulgarie


DST : Direction de la surveillance du territoire ; France
Force Delta : Unité commando d'opérations spéciales ; États-
Unis
FSB : Service fédéral de sécurité ; Russie
GCHQ : Government Communications Headquarters/Quartier général
des communications ; Grande-Bretagne
GRC : Global Risks Controllerate/Observatoire des risques
internationaux ; Grande-Bretagne
GRU : Service de renseignement militaire russe
ISC : Intelligence Security Committe/ Comité au renseignement et à la
sécurité ; Grande-Bretagne
Ise : Inter-Services Intelligence Service/Service de renseignement
interservice ; Pakistan
JIC : Joint Intelligence Committee/Commission mixte au
renseignement ; Grande-Bretagne
JTAC : Joint Terrorism Analysis Centre/ Centre mixte d'analyse du
terrorisme ; Grande-Bretagne
KIS : Service de renseignement kenyan
Komrnandatura : Quartier général de l'armée russe
MI5 : Service secret intérieur britannique (Service de sécurité)
MI6 : Service secret extérieur britannique (SIS)
MIT : Service de renseignement militaire turc
MITI : Agence de renseignement économique et commercial
japonaise
Mossad : Service de renseignement israélien
NIB : National Intelligence Bureau/Bureau national de
renseignement ; Birmanie
NIE : National Intelligence Estimate/Rapport annuel des agences de
renseignement américaines
NKVD : Service de renseignement soviétique durant la Seconde
Guerre mondiale — ensuite renommé KGB
NSA : National Security Agency/Agence de sécurité nationale ;
États-Unis

512
Acronymes

OFAC : Office Of Foreign Assets Control/Bureau de contrôle des


avoirs étrangers (service du département du Trésor américain)
OSS : Office of Strategic Services/Bureau des services stratégiques ;
États-Unis
PET : Service de renseignement danois
SADF : South African Defence Force/Force de défense sud-africaine
SASS : South African Secret Service/Service secret sud-africain
SAS : Special Air Service/Service spécial de l'aviation ; Grande-
Bretagne
Savak : Szmn-e Ettel't va Amniyat-e Keshvar/Service de sécurité
iranien
SBS : Special Boat Service/Service spécial de la marine ; Grande-
Bretagne
SDECE : Service de documentation extérieur et de contre-
espionnage ; France
Sigint : Signals intelligence/Renseignement d'origine
électromagnétique (ROEM)
SIS : Secret Intelligence Service/Service secret de renseignement ;
Grande-Bretagne
SISMI : Service de renseignement italien
SŒ : Special Operations Executive/Direction des opérations
spéciales ; Grande-Bretagne
Vevak : Ministère du renseignement iranien

513
Sources principales.

Le MI-5 et le MI-6 comptent parmi les plus anciens des services


secrets modernes ; seuls les espions du Vatican et ceux du service
secret de renseignement chinois ont une plus longue histoire. Bien
entendu, ils gardent tous leurs secrets mais il y en a désormais qui,
sans pour autant révéler d'informations dangereuses pour la sécurité
nationale, estiment qu'une plus grande ouverture est nécessaire. C'est
grâce à eux que ce livre a pu paraître.

Stanislas Alexandrovitch : Ancien rezident du KGB à Tokyo


Ken Alibek : Ancien directeur adjoint de Biopreparat, le programme
d'armement nucléaire soviétique
Meir Amit : Ancien directeur général du Mossad
Juval Aviv : Ancien agent de terrain du Mossad
Norman Bailey : Ancien analyste de la NSA
Ehoud Barak : Ancien Premier ministre d'Israël
Ari Ben-Menashe : Conseiller en renseignement du gouvernement
d'Yitzhak Shamir
Cheryl Bentov : Ancien agent du Mossad
William Buckley : Ancien chef de station de la CIA au Liban
Vera Butler : Spécialiste du renseignement
William Casey : Ancien directeur de la CIA
Eddie Chapman : Ancien agent double du MI-5
Eli Cohen : Ancien agent de terrain du Mossad
William Colby : Ancien directeur de la CIA
David Dastych : Ancien agent de la CIA
Moshe Dayan : Ancien chef d'État-major des Forces de défense
israéliennes
Éric Denécé : Directeur du CF2R (Centre français de recherche sur le
renseignement)

514
Sources principales

Ivan Drake : Agent du SOE


Rafi Eitan : Ancien directeur des opérations du Mossad
Marer Elmer : Directeur de la sécurité du Vatican
Moshe Goldberg : Ancien agent de terrain du Mossad
Ted Gunderson : Ancien agent responsable du FBI à Los Angeles
Efraïm Halevy : Ancien directeur général du Mossad
Isser Harel : Ancien directeur général du Mossad
Richard McGarrah Helms : Ancien directeur de la CIA
Barbara Honegger : Chercheuse en affaires militaires de l’US Navy
Docteur David Kelly : Ancien directeur des recherches
microbiologiques à Porton Down
Annie Machon : Ancien agent du MI-5
Robert D. Morningstar : Spécialiste de l'analyse photographique et de
l'infographie
Daniel Nagier : Ancien agent du renseignement militaire israélien
Gamal Abdel Nasser : Ancien président de l'Égypte
Docteur Vladimir Pasechnik : Ancien microbiologiste à Porton
Down
Andres Peñate : Directeur général du DAS, le service de
renseignement colombien, de 2005 à 2007
Victor Alexandrovitch Penkov : Ancien agent du GRU à Paris
Carlos Rodrigues : Ancien agent du DAS, le service de renseignement
colombien
Uri Saguy : Ancien directeur de l'Aman, le renseignement militaire
israélien
William Sargant : Psychiatre consultant, conseiller du MI-5 et du MI-6
John C. Stennis : Membre du SSCI, le comité au renseignement du
Sénat américain
Richard Tomlinson : Ancien agent du MI-6
Colin Wallace : Ancien agent de haut niveau du MI-5
Marcus Wolff : Ancien directeur de la Stasi, le service de
renseignement de l'Allemagne de l'Est

515

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