Dumur L Ecole Du Dimanche
Dumur L Ecole Du Dimanche
Dumur L Ecole Du Dimanche
L’ÉCOLE
DU DIMANCHE
illustrations :
Gustave Wendt
1911
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numérique romande
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À REMY DE GOURMONT
Le samedi matin, quand arrivait le Journal de Genève, il
se passait quelque chose qui ne se passait pas les six autres
jours. Ces six autres jours-là, le Journal de Genève attendait
tranquillement dans sa bande que mon père prît le temps de
l’ouvrir, ce qui se produisait généralement au dessert de
notre repas de midi, heure favorable où, l’estomac satisfait,
l’esprit détendu, l’horloger Ami Pécolas, tout en savourant
son petit verre de schnick, donnait lecture des morts, jetait
un coup d’œil aux annonces, essayait l’article politique, par-
courait la discussion du Grand Conseil, s’intéressait aux faits
divers de la ville et s’endormait sur la variété.
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Mais le samedi, sitôt le journal halé par la fenêtre
jusqu’à notre quatrième étage du quai des Étuves, par le
moyen d’une ficelle au bout de laquelle pendait un petit pa-
nier où le facteur l’avait introduit, tante Bobette s’en empa-
rait, en faisait elle-même et sans plus tarder sauter la bande,
puis, sans s’occuper des annonces, oubliant le feuilleton, né-
gligeant contre toute vraisemblance l’attraction des décès,
elle courait à la troisième page, et là, pendant une bonne
heure, abandonnant tous ses devoirs de ménagère, laissant
se morfondre le balai, croupir la « panosse » et parfois mon-
ter le lait, elle étudiait, flairait, mâchait et ruminait vingt fois
la liste des prédicateurs du dimanche.
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puis Anières et Avully jusqu’à Vandœuvres et Versoix. Après
avoir fait place à l’Église luthérienne et catalogué l’Église
méthodiste, elle abordait l’Église évangélique libre, dont elle
dénombrait les cinq lieux de culte. On la voyait alors s’égarer
dans le dédale des salles et chapelles, d’où elle ne sortait que
pour tomber dans les services en langue italienne. Ceux-ci
nomenclaturés, elle s’engageait à travers l’Église anglaise,
inventoriait l’Église épiscopale américaine, puis, après avoir
passé par l’Église russe, parvenait enfin à se clore sur l’Église
catholique non papiste, avec Notre-Dame et Saint-Germain.
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C’est ainsi que cela débutait généralement. Comme par
un fait exprès, le pasteur qu’elle avait envie d’entendre ne
prêchait justement pas ce jour-là. Elle cherchait alors ses
têtes.
— Voyons, il y a M. Jourdieu à Saint-Gervais, M. Bourde
à la Madeleine, M. Riflard aux Eaux-Vives, M. Lepâtre aux
Pâquis…
— Pourquoi n’irais-tu pas entendre Papavert à Saint-
Pierre ? proposait secourablement mon père.
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nel, cela manque d’intimité. On y sent trop la présence de
Dieu et pas assez celle de Jésus-Christ.
— Tu es bien difficile ! faisait mon père.
C’était régulièrement alors le grand épluchage des pas-
teurs de Genève. Tante Bobette les connaissait tous, pour les
avoir longuement et minutieusement pratiqués. Si elle savait
en apprécier les qualités diverses, elle s’entendait mieux en-
core à en poursuivre inexorablement les défauts. Elle les
avait tous pesés, évalués, jaugés. Sur le grand livre de son
jugement, chacun possédait sa page, au bas de laquelle,
d’une phrase récapitulative, d’une sentence sommaire ou
même d’un simple mot, pouvait se résumer son compte et
s’inscrire son bilan. Et comme l’indulgence n’était pas la fai-
blesse de tante Bobette, la phrase, la sentence, le mot
n’étaient pas toujours l’expression d’une suave aménité et
témoignaient souvent de plus de perspicacité que de réelle
charité.
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mais au point où se le permettait le pasteur Goitre, non
vraiment ce n’était plus permis. Sa foi avait beau être irré-
prochable, il en débitait l’expression avec une si accablante
gravité qu’au bout de dix minutes il était impossible de résis-
ter au bâillement et au bout de quinze au sommeil. À passer
par sa bouche et à se charger de son haleine, la parole de vie
ne devenait plus qu’un narcotique.
Avec le pasteur Jourdieu, c’était une autre antienne. Le
pasteur Jourdieu bégayait. Non pas un de ces bégaiements
rédhibitoires qui eussent rendu impossible au prédicateur au-
trement le plus doué l’exercice de sa profession oratoire,
mais un petit bégaiement de rien du tout, sournois, subrep-
tice, dont on ne s’apercevait pas tout d’abord, et qui cepen-
dant finissait par s’imposer tyranniquement à l’oreille jusqu’à
faire de l’audition du digne homme une véritable souffrance.
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suivre sans s’y noyer le flux précipité que jetait innombra-
blement sa terrible faconde.
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que des redingotes élimées et un linge parcimonieusement
renouvelé ?
Mais le grand reproche de tante Bobette, celui auprès
duquel les autres paraissaient ne concerner que de simples
peccadilles, le reproche majeur, qui frappait à ses yeux celui
qui en était l’objet d’une tare capitale et lui valait le pronon-
cé d’un interdit décisif, c’était l’inculpation de libéralisme.
Voilà même ce qui scindait pour elle les pasteurs de Genève
en deux groupes nettement distincts, tranchés comme le jour
et la nuit. Si les orthodoxes, quels que fussent les défauts
qu’elle s’ingéniait à leur découvrir, méritaient après tout sa
confiance et bénéficiaient en fin de compte de sa relative in-
dulgence, les libéraux, eux, se voyaient tous en bloc traités
par elle en ennemis déclarés, et les plus grandes vertus, les
plus hauts talents n’eussent pas suffi à garer le plus respec-
table d’entre eux de son mépris foncier et de sa vindicte per-
sonnelle. C’est à peine si elle leur accordait la qualité de
chrétiens.
Qu’était-ce qu’un libéral ? et quand était-on libéral ? La
question eût embarrassé plus d’un docte théologien ; mais
pour tante Bobette elle se résolvait le plus aisément du
monde. On pouvait croire à la divinité de Jésus-Christ et ce-
pendant être flétri par tante Bobette du terme de libéral ; on
pouvait admettre la justification par la foi, s’incliner devant
le mystère de la Trinité, ne reculer ni devant le dogme du
péché originel, ni devant celui du jugement dernier, sans
cesser pour cela d’être un horrible libéral. Pour révéler le li-
béral, la vraie pierre de louche, c’était le miracle. On n’était
authentiquement orthodoxe qu’à la condition de croire aveu-
glément à tout miracle rapporté par la Bible. C’était net,
c’était précis. Et c’est ce que faisait tante Bobette. La Bible
lui disait que Jésus avait ressuscité Lazare, elle le croyait ; la
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Bible lui apprenait que Jonas était resté trois jours dans le
ventre d’une baleine, il y était resté trois jours ; la Bible lui
racontait que Josué avait arrêté le soleil, Josué avait arrêté
le soleil, matériellement, réellement. Aucun de ces faits ex-
traordinaires ne devait être discuté ; chercher à l’expliquer,
ne fût-ce qu’en l’entourant de circonstances favorables à sa
production, c’était déjà le discuter, partant glisser sur la
pente qui mène à l’abîme de la négation. Tante Bobette n’en
discutait aucun ; elle croyait à tous les miracles bibliques, à
la confusion des langues, au buisson ardent, à l’ânesse de
Balaam, au char de feu d’Élie, à l’étoile de Bethléem, aux
démons envoyés dans les pourceaux et même, bien qu’elle fît
partie d’une société de tempérance, au miracle des noces de
Cana, où Jésus avait changé de l’eau en vin.
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Tel était le fondement de tante Bobette, et je dois dire
qu’il était exactement le même pour un très grand nombre de
Genevois et surtout de Genevoises.
Son exclusivisme était si véhément qu’il la portait à
étendre son scepticisme jusque sur ce qu’on est convenu
d’appeler les « miracles de la science ». Il lui était certes dif-
ficile de douter de l’existence des chemins de fer et des ba-
teaux à vapeur ; mais l’électricité lui était déjà des plus sus-
pecte. Quant à l’idée qu’on pût arriver un jour à faire mar-
cher des voitures sans chevaux ou à voler et à se diriger dans
les airs, elle lui paraissait du plus haut comique.
Tante Bobette était, on le voit, un être doué de raison.
Aussi son horreur du libéralisme était-elle profonde. La
pensée qu’il y avait des libéraux dans le canton lui était
presque aussi insupportable que de savoir qu’il s’y trouvait
aussi des catholiques, voire des catholiques ultramontains.
Comment pouvait-on être catholique ? comment pouvait-on
être libéral ? L’un et l’autre passaient son entendement, con-
fondaient son imagination. Quant à se dire qu’il se rencon-
trait peut-être à Genève jusqu’à des athées, cela la faisait
tout bonnement frémir, et là la colère ne pouvait plus que
faire place à la terreur.
Le nombre des pasteurs libéraux n’était pas considé-
rable ; mais il était encore bien trop grand au gré de tante
Bobette. Les pasteurs Barbavoine et Chalumel étaient libé-
raux ; libéral le pasteur Bidodi ; libéral le pasteur Toupin ; li-
béral encore, et jusqu’aux extrêmes confins du rationalisme,
le pasteur Lebigre, assez audacieux pour déclarer en chaire
qu’il importait peu qu’on crût ou non que Jésus était le fils de
Dieu, pourvu qu’on s’inspirât des préceptes de sa morale.
Tante Bobette ne pouvait évoquer ces noms sans gémir
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d’angoisse et sursauter de scandale. Le vide autour d’eux,
c’était tout ce qu’elle souhaitait, tout ce qu’ils méritaient.
Inutile d’ajouter que jamais, au grand jamais, elle n’allait en-
tendre un prédicateur libéral. Aussi, bien qu’elle appartînt à
l’Église nationale, avait-elle un faible pour l’Église libre, qui
ne tolérait dans son sein aucun de ces misérables échantil-
lons du protestantisme.
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Tel était encore le cas lorsque parlait le père Hyacinthe.
Ses homélies faisaient sensation. Une foule composite s’y
portait, où toutes les nuances du protestantisme fleuretaient
avec le catholicisme national et où les ultramontains seuls
brillaient de toute leur absence. Tante Bobette ne manquait
jamais d’aller entendre le père Hyacinthe prêcher à Notre-
Dame.
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depuis vingt ans qu’elle le suivait, elle ne lui avait pas encore
trouvé un défaut.
— Ah ! disait-elle, s’il n’y avait que des pasteur Babel,
l’Évangile aurait vite fait de conquérir le monde.
Les dimanches d’édification de tante Bobette apparte-
naient le plus souvent au pasteur Babel.
Mon père, lui, dominicalement parlant, était infiniment
moins ponctuel. Non qu’il se targuât d’indifférence ou qu’il
fît l’esprit fort. Il se disait chrétien tout comme un autre.
Mais il n’affichait pas ses sentiments religieux ; ce n’était pas
son genre. Il avait avec Dieu des rapports lointains et mysté-
rieux, qui n’appartenaient qu’au for le plus secret de sa cons-
cience et dont il ne devait compte à personne. Et s’il conser-
vait, en protestant fidèle, la foi de ses ancêtres, il évitait avec
soin d’en exagérer les circonstances extérieures. Trois ou
quatre fois par an, il se rendait à Saint-Gervais, sa paroisse ;
il consentait encore à se déranger pour aller entendre le ser-
mon annuel du professeur Brouillard ; et il ne manquait ja-
mais, chaque 31 décembre, de monter à Saint-Pierre pour as-
sister, en bon citoyen, au service d’actions de grâces com-
mémorant la libération de Genève de la domination fran-
çaise. Mais c’était à peu près tout. On le voyait alors enfouir,
selon l’usage, son visage dans son chapeau avant de s’as-
seoir, et se recueillir quelques instants dans les odeurs de sa
coiffe. Il écoutait ensuite sans un mouvement le sermon ou la
liturgie. Mais il n’avait pas apporté de psautier et il eût été
impossible à son plus proche voisin de savoir s’il accompa-
gnait en sourdine les chants ou si, l’esprit absent, il pensait
durant ce temps à ses horloges.
Si tante Bobette le chicanait un peu sur son manque
d’assiduité, il répondait :
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— Que veux-tu, ma bonne, le bon Dieu m’a mis au
monde pour faire des pendules. Pourvu qu’elles marquent
l’heure et sonnent juste, voilà tout ce qu’il exige. C’est ma
manière à moi de le louer.
Et on ne savait s’il plaisantait ou s’il parlait sérieuse-
ment.
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ses marronniers, sa fontaine, sa forge et son platane ceinturé
de douves et cerclé comme un tonneau. Je parvenais ainsi à
la place Neuve, dont le large horizon se développait majes-
tueusement, de son musée à son conservatoire de musique et
de sa grille monumentale à son Bâtiment Électoral. J’en ad-
mirais les proportions et l’espace, avant de prendre le che-
min de Sous-la-Treille, dont je foulais, d’un pied mesuré, la
longue corniche. Dominé d’un côté par la muraille qui soute-
nait la plateforme de l’Hôtel-de-Ville et dont je pouvais lire
de distance en distance, encastrées dans la pierre, les dates
d’achèvement, 1712, 1557, 1698, 1705, je dominais de l’autre
la promenade des Bastions et son jardin botanique, dont les
vieux arbres natifs, les essences étrangères, les collections
de fleurs et les plantes alpestres construisaient au-dessous de
moi leurs groupes pittoresques. Je débouchais alors sur le
palais Eynard,
qui alignait élé-
gamment les
quatre colon-
nes de son por-
tique ionique
devant les ba-
lustres de mar-
bre de ses ter-
rasses, affir-
mant, en sa
pure architec-
ture, le phil-
hellénisme de
son fondateur qui, en une époque héroïque, avait dépensé
une fortune pour la cause de l’indépendance de la Grèce. Là
s’ouvrait la rue de l’Athénée. Et un peu plus loin, au delà du
petit pont du Calabri, c’était l’Athénée lui-même, temple et
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palais des sciences et des arts, non moins grec que le précé-
dent, avec son architrave sur ses demi-colonnes corin-
thiennes et, dans leurs belles niches de pierre, ses bustes de
grands hommes.
– 19 –
de constituer un souvenir. Sur aucune de ses quatre faces
elle n’émettait la prétention d’offrir une pierre vénérable, une
inscription, une date, sinon celle, déplorable, de sa construc-
tion : 1862. Elle se montrait à cet égard d’un extrême désin-
téressement et c’était sous les simples espèces d’une grande
bâtisse rectangulaire, aux trumeaux de crépi vert d’eau entre
des chaînes d’encoignure en mollasse du lac que, sans autre
apparat, elle s’élevait.
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C’était dans l’espoir de s’assurer chacun une petite place
dans ce royaume que, tous les dimanches, deux cents en-
fants, garçons et filles, se pressaient dans la salle en sous-sol
de la rue de l’Athénée. Âgés de huit à quinze ans, ils prove-
naient de milieux divers, plusieurs de l’aristocratie, d’autres
de la riche bourgeoisie, la plupart de couches plus modestes,
quelques-uns même, effacés et timides, des classes nette-
ment populaires. Mais leurs vêtements du dimanche, le soin
particulier apporté ce jour-là à leur toilette, les manières dis-
tinguées que jusqu’aux plus humbles essayaient de se donner
leur imprimaient à presque tous une allure commune de bon
ton et de décence. Ceci était surtout apparent chez les jeunes
filles, qui, dans leurs robes claires, sous leurs jolis chapeaux
et l’ondoiement de leurs cheveux enrubannés, présentaient
un aspect des plus attrayants. Aussi était-il certain qu’à
l’espoir de gagner le royaume se mêlait, chez les garçons, un
sentiment particulier de plaisir à paître sous la même hou-
lette que ce charmant troupeau d’agnelles. Le seul malheur,
c’est que nous étions séparés d’elles. Tandis que nous pais-
sions à gauche de la tribune, nos gentilles compagnes étaient
parquées dans la partie de droite. Ce qui faisait, je dois
l’avouer, que souvent, plus qu’il n’eût été convenable, les re-
gards des petits moutons de gauche quittaient la grande
carte de Palestine, les textes bibliques des murs ou même le
visage vigilant du berger, pour aller errer langoureusement
du côté des petites brebis de droite.
Un exercice de chant préludait à l’enseignement. Aussi-
tôt qu’un nombre suffisant d’élèves garnissait les bancs, on
voyait se dresser devant le pupitre la longue redingote de
M. Bibermaul, le chantre ordinaire de l’école. Une main
maigre au bout d’un bras sec ouvrait un livre noir, un crâne
pointu se penchait et une bouche édentée s’allongeait pour
émettre d’une voix aigre munie d’un fort accent bâlois :
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— Gandigue teux nous allons jander.
Tout le long des bancs c’était alors un bruissement de
recueils feuilletés. Puis, M. Bibermaul exhibait un petit dia-
pason dont il tirait discrètement un son musical ; l’harmo-
nium soufflait quelques accords préalables, et tous, moutons
et brebis, nous entonnions, suivant de près le bêlement bâ-
lois du bonhomme :
– 22 –
Ou celui du « gandigue guadré-fingt-tousse » :
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Ch’aurais ine gouronne,
En mains la harbe t’or ;
Vers Chéssis zir zon drône
Mon jant brentrait l’ézor.
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vingt-cinq minutes la salle d’école en une ruche vrombis-
sante d’abeilles.
Pendant les mois d’hiver, l’affluence des élèves multi-
pliait les groupes, qui débordaient alors de partout, essai-
maient dans tous les coins, et jusque sur la galerie. Il y en
avait même un sur l’estrade, droit derrière la tribune, sous la
carte de Palestine, où les plus grands garçons, objet de la
respectueuse envie de tous les autres, avaient l’avantage de
recevoir l’enseignement du plus solennel et du doyen des
moniteurs, un certain M. Barbon, grand chrétien, gros rentier
et ancien magistrat.
– 26 –
traction ou d’ennui qu’il n’eût été séant, et je n’ai que peu de
chose à en dire, sauf toutefois de Carcaille.
Carcaille me paraissait d’une intelligence extraordi-
naire ; Carcaille posait des questions auxquelles nul autre de
nous n’eût songé ; Carcaille raisonnait ; Carcaille savait par
cœur une centaine de chapitres et connaissait des milliers de
versets, qu’il citait à propos et avec leurs références ; Car-
caille était si fort qu’il embarrassait parfois l’excellente
Mme Collignon, qui le considérait à juste titre comme son
meilleur élève. Avec cela gentil garçon et parfait camarade.
J’aimais Carcaille et j’admirais Carcaille. Quand il n’était pas
là, il manquait quelque chose au groupe. Mais il était tou-
jours là.
Après une courte prière, Mme Collignon faisait réciter les
versets qu’elle nous avait donné à apprendre le dimanche
précédent. Ce petit examen passé, on abordait l’explication
du texte du jour.
— Mes chers enfants, disait Mme Collignon en agitant ses
bagues, nous avons vu, dimanche dernier, comment un ange
du Seigneur apparut au sacrificateur Zacharie pour lui an-
noncer qu’il aurait un fils. Quel était ce fils, mon cher Per-
rod ?
— Jean-Baptiste, répondait la voix sérieuse de Perrod.
— Bien. Et maintenant, mes enfants, l’un de vous pour-
rait-il me dire ce que fut Jean-Baptiste ?
— Un prophète, déclarait Tripet.
— Bien.
— Le dernier des prophètes, complétait Lemagnin.
– 27 –
— Mieux.
— Animé de la vertu d’Élie, survenait alors Carcaille, il
prêcha dans le désert, se vêtit de poil de chameau, mangea
des sauterelles et inventa le baptême. Ce fut le précurseur de
Notre Seigneur Jésus-Christ.
— Cette fois, c’est très bien, approuvait Mme Collignon
en couvant Carcaille d’un regard satisfait.
— Il eut la tête coupée par une danseuse, se souvenait
tout à coup le gros Cuche.
Mais avant que la monitrice eût pu intervenir, l’érudit
Carcaille corrigeait déjà :
— Non pas par la danseuse, mais par un garde d’Hérode,
sur le désir de la danseuse, laquelle était poussée par sa
mère, qui en voulait à Jean, car Jean disait à Hérode : Il ne
t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. Marc, six, dix-
huit.
— C’est parfait, s’épanouissait Mme Collignon. Et com-
ment la tête fut-elle apportée ?
Tous les neuf, la mémoire subitement rafraîchie par
cette évocation mélodramatique, nous nous écriions :
— Sur un plat !
— Tout à fait très bien ! rayonnait alors Mme Collignon,
tandis que le petit Gaufre, qui avait l’imagination vive, mur-
murait tout impressionné :
— Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle histoire épouvantable !
D’un index où reluisait un saphir, Mme Collignon feuille-
tait sa belle bible et continuait de la sorte :
– 28 –
— Aujourd’hui, mes chers garçons, nous allons voir
comment le même ange du Seigneur apparut une seconde
fois pour annoncer la naissance d’un autre enfant.
— De Jésus ! soupçonnions-nous d’une commune voix.
— Du bon Sauveur Jésus, en effet, confirmait la moni-
trice. Étudions attentivement et d’un cœur pénétré de recon-
naissance ce récit du plus grand événement qui se soit ja-
mais produit dans le monde. Prenons, à la suite du texte de
dimanche dernier, au verset vingt-six du premier chapitre de
l’évangile de Luc. Voulez-vous commencer, mon cher Cro-
tu ?
Chacun de nous devait lire à son tour un verset, com-
menté ensuite par la monitrice, qui répondait aux questions
que nous étions invités à lui poser. Nous avions ouvert nos
bibles à l’endroit indiqué.
— « Or, au sixième mois, lisait Crotu, l’ange Gabriel fut
envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Naza-
reth… »
— Au sixième mois ? interrompait Carcaille, qui avait la
prétention de tout comprendre. Au sixième mois de quoi ?
— Mais, mon enfant, au sixième mois… Au sixième mois
après l’annonciation de la venue du petit Jean-Baptiste.
— Ah ! bien, faisait Carcaille. Merci, madame.
— Au sixième mois donc, reprenait la monitrice, l’ange
réapparut dans la petite bourgade de Nazareth, en Galilée…
Et Mme Collignon nous parlait de cette humble localité,
jusque-là si obscure que le nom ne s’en trouvait pas cité une
seule fois au cours de l’Ancien Testament. C’était pourtant là
– 29 –
qu’allait s’écouler l’enfance du Sauveur des hommes. Elle
nous en montrait l’emplacement sur une petite carte an-
nexée à sa bible, nous en décrivait le site montagneux sem-
blable à quelque aspect de notre Suisse, nous entretenait du
pays et de ses habitants, nommait ses principales villes, Ti-
bériade, Bethsaïda, Capernaüm, et désignait son lac, le lac de
Génésareth, qu’un pasteur qui l’avait visité déclarait rappeler
beaucoup le lac de Neuchâtel.
Et cela nous faisait bien plaisir.
Puis Cuche entreprenait le verset vingt-sept :
— « Vers une vierge, fiancée à un homme nommé Jo-
seph, qui était de la maison de David ; et le nom de la vierge
était Marie. »
— Moi, j’ai « jeune fille », dans ma version, déclarait
Lemagnin.
— « Jeune fille » ou « vierge », c’est la même chose, ré-
pondait sans se troubler Mme Collignon. Toute jeune fille est
une vierge et toute vierge est une jeune fille. Ces deux
termes s’appliquent indifféremment à toute femme non ma-
riée ; et c’est ce qu’était en effet Marie, qui n’était encore que
fiancée à Joseph, ainsi que nous l’indique le verset que nous
venons de lire.
— Alors, ma sœur est vierge ? s’étonnait étourdiment
Perrod.
— Et mes dix sœurs le sont ! s’écriait, non moins admi-
ratif, Ducimetière.
— Mais sans doute, mes enfants ! assurait avec convic-
tion la monitrice.
– 30 –
Sur quoi Carcaille s’absorbait, réfléchissait un instant,
méditait un supplément d’information, puis tout à coup :
– 32 –
— Parfait ! Et semblable à Sion « enceinte de ses tours »,
comme dit le psalmiste, une future mère se voit environnée
de joie, d’espérance, de toutes sortes de sentiments divers,
de gloire même. Or, la vierge qui allait donner le jour à Notre
Seigneur n’avait-elle pas tous les droits à être heureuse, à
être glorieuse… à être enceinte ?
Carcaille se déclarait satisfait et, comme son tour était
venu, il poursuivait ainsi la lecture du texte sacré :
— « Alors Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il,
puisque je ne connais point d’homme ? » – Ah ! disait-il, voilà
encore quelque chose de bien difficile. Marie déclare qu’elle
ne connaît aucun homme, et pourtant, quelques versets plus
haut, il est écrit qu’elle était fiancée à Joseph. Elle connais-
sait donc Joseph !
Cela se compliquait. Mme Collignon réfléchissait un mo-
ment, puis, résolument, s’engageait :
— Votre observation, mon bien cher enfant, ne manque
pas d’une apparente justesse. Il est en effet malaisé de s’ima-
giner que Marie ne connût pas son fiancé. Elle le connaissait
donc… Mais sans précisément le connaître. Elle pouvait ne
l’avoir vu que rarement ; elle pouvait même ne l’avoir jamais
vu ; car il est fréquent, chez les Orientaux, que les jeunes
filles soient mariées par leurs parents sans avoir approché
celui qui leur est destiné. Mais enfin, je veux bien qu’elle l’ait
un peu connu. Cela suffirait-il pour qu’elle connût ses quali-
tés, ses goûts, son caractère, tout ce qu’une jeune fiancée a
besoin de savoir pour pouvoir dire qu’elle connaît réellement
son futur mari ? Et si Marie répondit à l’ange qu’elle ne con-
naissait point d’homme, nous devons penser qu’elle ne ju-
geait pas qu’elle connût suffisamment Joseph pour se croire
– 33 –
autorisée à dire qu’elle le connaissait… ce qui s’appelle con-
naître.
C’était tout à fait lumineux et Carcaille se déclarait de
nouveau satisfait.
— « Et l’ange, répondant, lui dit, lisait à son tour le petit
Gaufre de sa voix timide : le Saint-Esprit viendra sur toi et la
vertu du Très-Haut te couvrira…
Il mouillait son doigt, tournait la page :
— … de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui
naîtra de toi sera appelé le Fils de Dieu. »
— Le Fils de Dieu ! s’exaltait Mme Collignon. Car tel était
Celui qui allait naître de cette vierge ! C’était notre Sauveur,
notre Christ, notre Roi ! Celui qui est descendu du Ciel pour
laver nos péchés ! L’Agneau sans tache, notre Rédempteur
lui-même ! Et cela afin que s’accomplît la parole du pro-
phète : « Voici, la vierge sera enceinte, et elle enfantera un
fils, et on l’appellera Emmanuel ! »
— Esaïe, sept, quatorze, spécifiait Carcaille. Mais, par-
don, madame, puis-je vous poser une question ?
— Certainement, mon enfant, acquiesçait la monitrice,
non sans une visible inquiétude.
— Quel fut donc le vrai père de Jésus ?
— Mais voyons, mon cher garçon, ne le comprenez-vous
pas ? C’est pourtant clairement indiqué dans le passage que
nous venons de lire. Je suis sûre que vos chers camarades
l’ont parfaitement saisi. Voyons, mes enfants, qui fut le père
de Jésus ?
– 34 –
Nous bourdonnions en chœur :
— Le Saint-Esprit.
— Le Saint-Esprit, très bien. Vous voyez, mon bon Car-
caille, comme c’est simple. C’est le Saint-Esprit qui fût le
père de Jésus.
— Mais, reprenait l’insatiable Carcaille, je croyais que le
Saint-Esprit était son frère.
— Comment, son frère ?
— Oui, puisque le Saint-Esprit est une des trois per-
sonnes de la Trinité. C’est donc le frère de Jésus. Et puisqu’il
est son frère, il n’a pas pu être son père.
— Vous dites des bêtises, mon pauvre cher enfant. Le
Saint-Esprit et Jésus sont, en effet, avec Dieu le Père, les
trois personnes de la Trinité ; mais puisque Jésus est en
même temps le fils de Dieu, il se trouve être aussi le fils du
Saint-Esprit.
— Et le fils de lui-même ?
— Et le fils de… Tout cela est très mystérieux sans
doute, mais nous devons le croire sans trop l’approfondir.
D’ailleurs la Bible le dit et ce que dit la Bible est la vérité.
— Mais alors, la mère de Jésus, tout en ayant été sa
mère a donc aussi été sa femme ?… continuait à tournoyer
Carcaille, complètement ahuri par cet affolant chaos de mys-
tères.
Mais à ce moment palpitant, le timbre se mettait à caril-
lonner bruyamment, remplissant l’école de ses sonorités mé-
talliques et provoquant aussitôt un brouhaha général. Les
– 35 –
groupes se rompaient, les boxes se vidaient et, quittant nos
banquettes, nous allions à nouveau nous presser sur les
longs bancs de la partie centrale, à gauche les garçons, à
droite les filles, culottes contre culottes et robes contre
robes, pour recevoir l’enseignement général. Et tandis que la
lumière artificielle qui tombait des lustres venait créer des
reflets sur les chevelures des jeunes filles et que la galerie se
garnissait de parents venus pour écouter l’allocution du pas-
teur, nos moniteurs et monitrices, rapprochant leurs sièges,
fermaient autour de nous un cadre sympathique, où l’excel-
lente Mme Collignon tamponnait d’un mouchoir de batiste un
visage qui paraissait avoir quelque peu transpiré.
Le pasteur Babel, – car c’était lui, – le pasteur Babel fai-
sait alors son entrée.
– 37 –
— Amen ! concluait largement le pasteur.
– 38 –
Il expliquait que Dieu, étant toute justice, ne pouvait ne
pas réprouver celui qui avait commis le moindre manque-
ment à sa loi. Quelle était-elle, cette loi ? Elle se résumait,
comme le Christ lui-même l’avait indiqué, en ce suprême
commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout
ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée », et en ce-
lui-ci, semblable au premier : « Et ton prochain comme toi-
même. » Or, qui aimait Dieu de cet amour absolu ? Qui ai-
mait son prochain – non pas certaines créatures à l’exclusion
des autres, mais son prochain, c’est-à-dire n’importe qui –
comme lui-même ? Personne, absolument personne. Pour-
tant la moindre infraction à cette double loi, ne fût-ce que
pendant une minute, était le signe du péché, partant de la
nécessaire et inexorable condamnation. Or, ce n’était pas
pendant une minute de notre existence, ni pendant une mi-
nute par an, ni pendant une minute par jour que nous trans-
gressions l’ordre divin, c’était à chacune de nos minutes.
Nous étions en état de perpétuel péché. Quelle effroyable si-
tuation ! en quelle abominable horreur ne devions-nous pas
être au Maître trois fois Saint ?
Impitoyable, le pasteur Babel se complaisait à retourner
le fer de sa logique dans la plaie qu’il venait d’ouvrir. Il dé-
crivait les innombrables formes du péché et classait métho-
diquement les pécheurs. Les uns préféraient à Dieu la for-
tune, le rang, la considération ; d’autres la science ou le ta-
lent artistique. Ces pécheurs-là formaient une première caté-
gorie, la plus nombreuse, ceux qui préféraient à Dieu le
monde. Le pasteur Babel les appelait : les pécheurs mon-
dains.
D’autres paraissaient nourrir un idéal plus élevé. Animés
de sentiments tendres et généreux, ils ne livraient pas leur
cœur au monde, ils le donnaient à la famille et à l’amitié. Les
– 39 –
objets de leur plus grand amour étaient un père ou une mère,
un frère, une sœur, un ami, au bonheur desquels ils rappor-
taient toutes leurs pensées et qui pouvaient leur être aussi
chers, plus chers encore qu’eux-mêmes. Mais en cela ils vio-
laient non seulement le premier commandement, mais aussi
le second, détournant sur quelques êtres privilégiés l’amour
qu’ils devaient exclusivement à Dieu ou, par répercussion, à
leur prochain en général : c’étaient les pécheurs affectueux.
Enfin, le pasteur Babel discernait une troisième classe de
pécheurs, beaucoup moins nombreuse que la première, plus
rare encore que la précédente, comprenant ceux que l’on
pouvait appeler les pécheurs d’élite, mais qui n’en étaient
pas moins des pécheurs. Elle se composait des hommes qui
ne détournaient leur amour ni sur le monde, ni sur les affec-
tions du cœur, mais sur ce qu’ils considéraient comme leur
devoir.
Et là, l’éloquence du pasteur Babel s’élevait aux nues.
— Assurément, vibrait-il, de tels hommes sont supé-
rieurs aux pécheurs mondains, et même aux pécheurs affec-
tueux, et je me réjouirais pour la triste nature humaine
qu’elle soit encore capable d’aussi nobles aspirations. Mais,
quand nous aurons fait en leur faveur toute la part de l’équité
et celle même du respect, il faudrait reconnaître cependant
que ces hommes encore ne sont pas dans l’ordre. Ils se font
un Dieu de leur conscience et par là ils démoralisent la cons-
cience elle-même. Car la conscience se rapporte à Dieu
comme la lune au soleil : elle n’a de lumière qu’autant que
Dieu demeure notre lumière. Du moment qu’elle ne dit plus :
Dieu veut, mais : Je dois, la conscience est une rebelle, elle
pèche. C’est pourquoi ces esclaves naturels du devoir, ces
– 40 –
adorateurs de la conscience pourront être des hommes
exempts de vice, ils ne le seront pas de péché.
Cette troisième couche de pécheurs était rangée par le
pasteur Babel sous ce titre : les pécheurs vertueux.
Bref, de classement en classement, il en résultait clair
comme le jour que tous, tant que nous étions, depuis le plus
abject des pécheurs mondains jusqu’au plus sublime des pé-
cheurs vertueux, tous nous étions d’abominables gredins. Au
regard de la justice de Dieu, le plus irréprochable, le plus
pieux d’entre nous était au même rang que le plus infâme
des assassins que la justice des hommes envoie à l’écha-
faud !…
Nous nous regardions terrifiés.
Satisfait de son effet, le pasteur Babel reprenait alors
d’un ton pénétré, après avoir essuyé sur son front les perles
de sueur que la chaleur de son élocution y avait fait sourdre :
— Eh bien, mes enfants, dans cette inexprimable an-
goisse où nous voilà plongés, un rayon d’espoir vient de
luire, un salut nous est offert. Dans une étable de Bethléem,
un enfant va naître, un enfant innocent, le seul juste celui-là.
Le seul juste, parce qu’il n’avait pas, comme nous, pour
premier père le misérable Adam, mais qu’il était le Fils de
Dieu lui-même, engendré par l’œuvre directe du Saint-Esprit,
comme l’ange Gabriel l’avait annoncé à la Vierge Marie. En
somme, nous expliquait pour la centième fois peut-être le
pasteur Babel, Dieu, devant la désagréable perspective de la
perte totale de l’espèce humaine et la constatation plus fâ-
cheuse encore de n’avoir créé l’homme que pour la plus
grande gloire de Satan, Dieu n’avait rien trouvé de mieux,
pour satisfaire à la fois sa justice et sa « bonté », que de s’im-
– 41 –
moler lui-même, en la personne de son Fils Unique, chargé,
pendant quelques instants, par le plus miraculeux des mi-
racles, de tous les péchés humains, présents, passés et à ve-
nir. C’était simple et, par cette ingénieuse combinaison, le
Malin se voyait joué, la postérité de la femme lui écrasait la
tête, et du coup nous étions tous sauvés.
Tous ? Ah ! non pas : c’eût été par trop simple, et le pas-
teur Babel, non plus que ses innombrables collègues, n’eût
plus rien eu à faire dans la bonne ville de Genève. Tous, hé-
las ! non ! et c’était bien en vain que l’homme du Golgotha
avait eu la prétention d’assumer sur son chef couronné
d’épines la totalité des péchés du monde. La plupart lui
échappaient ; c’était indûment qu’il s’en était accablé, et il se
voyait dans l’obligation de les restituer à leurs légitimes pro-
priétaires. Car, – et c’est là qu’apparaissait la beauté de la re-
ligion qui nous avait conféré son baptême, – car il y avait
une condition à ce salut ; il n’y en avait qu’une seule, mais il
y en avait une, et formelle : il fallait avoir la foi.
La foi, tout était là. Le bénéfice du geste divin était à ce
prix. Si la foi n’accompagnait pas la connaissance de ce bi-
zarre sacrifice expiatoire, c’est inutilement que le sang avait
coulé pour nous sur le Calvaire, le Dieu fait homme avait
vainement souffert.
À ce point capital, le pasteur Babel n’hésitait pas à
s’abandonner aux plus pathétiques accents.
— Ah ! mes enfants, entonnait-il, devant le spectacle du
Fils de Dieu expirant pour vos péchés, seriez-vous insen-
sibles, refuseriez-vous de jeter vos cœurs débordants de re-
connaissance au pied de cette croix d’où vous vient le salut ?
Quelle miséricorde ! Pour vous soustraire au châtiment, Jé-
sus prend votre place, tend sa bouche au vinaigre, son flanc
– 42 –
à la lance, ses membres aux clous meurtriers ! Et que vous
demande-t-il en échange ? De croire en lui. Croire ! ah ! mes
enfants, quel mot admirable ! « Crois, et tu seras sauvé », di-
sait Paul au geôlier de Philippes. « Crois seulement », répon-
dait Jésus au chef de la synagogue. Mais il ne s’agit pas de
croire du bout des lèvres, de dire : Je crois, je crois, alors que
tout le cœur ne croit pas réellement. Pour croire vraiment, il
faut la foi. La Foi ! Ah mes enfants, quel mot sublime ! La
Foi ! la Foi profonde ! la Foi, qui, comme le dit l’apôtre, est
« une ferme attente des choses qu’on espère, une démonstra-
tion de celles qu’on ne voit pas », la Foi inaltérable, la Foi
puissante, la Foi « jusqu’à transporter des montagnes », la
Foi qui illumine, qui remplit de joie le croyant, car c’est à ce-
la qu’on reconnaît qu’on a la Foi, vraiment la Foi !…
Et comme personne d’entre nous n’avait cette plénitude
de bonheur dont parlait le pasteur Babel, que nul de nous ne
se sentait en mesure de « transporter des montagnes » par la
seule force de sa persuasion, l’angoisse, un instant dissipée
par la perspective du salut gratuit, l’angoisse reprenait de
plus belle. Certes, nous étions prêts à déclarer que la Bible
était la vérité, à jurer, à signer, fût-ce avec notre sang, tout
ce qu’on voulait, mais la foi, cette chose mystérieuse qui
s’appelle la foi, la foi qui sauve, la foi qui assure la rédemp-
tion, avions-nous la Foi ? Accablés, nous n’osions souffler.
Nous considérions cette FOI qu’il nous fallait avoir, sous
peine déperdition, avec des yeux effarés de pauvres petits
auxquels on aurait dit : « Savez-vous le CHINOIS ? Si vous ne
savez pas le CHINOIS, on va vous empaler ! »
Encore, le chinois, on aurait pu à la rigueur l’apprendre,
en se donnant beaucoup de peine. Mais la foi, la foi ne
s’acquérait pas. On l’avait ou on ne l’avait pas. Comme on
nous l’enseignait également, la foi se recevait par grâce. Par
– 43 –
grâce ! mot admirable, mot sublime, pouvait s’écrier le pas-
teur Babel. Mot terrible ! pensions-nous à part nous, et qui
nous remplissait d’une obscure épouvante.
Parvenu au bout de son monitoire, le pasteur Babel sa-
vourait son triomphe sur nos faces anxieuses, puis s’asseyait,
visiblement satisfait.
Tout ébaubis, c’est à peine s’il nous restait la présence
d’esprit de constater que le haut crâne, mélancolique et poin-
tu, de M. de Bibermaul venait de surgir à nouveau pour un
dernier cantique. D’une voix automatique et blanche, nous
en suivions les versets. Puis, l’harmonium éteint, l’ombre
noire du pasteur Babel se profilait derechef toute droite sur
la carte de Palestine et la prière finale déroulait ses périodes,
remerciant le Tout-Puissant de ses incommensurables bien-
faits, appelant sur nos têtes la bénédiction du Père, la paix
du Fils et la communion du Saint-Esprit.
Ainsi réconfortée, l’école se vidait lentement. Les ves-
tons défilaient méditatifs sous leurs cols rabattus. Les robes
blanches ou roses s’écoulaient gravement sous leurs cheveux
ondoyés ou nattés. L’escalier vivait plusieurs minutes de
notre jeune et trop sérieuse cohue. Puis c’était tout à coup le
grand air, la lumière, le soleil, c’était le quinconce des pla-
tanes, le morceau de Salève, le vieux mur de la Réformation,
l’Athénée avec ses bustes, le palais grec du philhellène Ey-
nard. Nous respirions, nous regardions, nous nous dilations,
tandis que Dieu, dont la lourde présence nous avait presque
étouffés dans la salle en sous-sol, disparaissait si haut, si
haut dans le ciel bleu, qu’il en était comme volatilisé.
Mais, malgré cet instant d’étonnement de nous retrouver
de nouveau sur la terre et dans le décor familier de Genève,
– 44 –
nos cœurs n’en conservaient pas moins une oppression sin-
gulière.
À droite, à gauche, en face ou par derrière, du côté des
Tranchées, de celui de la ville ou vers les Casemates et Rive,
les élèves se dispersaient, par groupes ou solitaires, accom-
pagnés ou non de leurs parents, tandis que le pasteur Babel,
très entouré, parlait encore, donnait des conseils, recevait
des confidences, tapotait chrétiennement des joues ou ma-
niait paternellement des mentons, que les moniteurs et mo-
nitrices prenaient congé jusqu’au prochain dimanche de
leurs ouailles respectives et que nous assistions au départ
fringant de Mme Collignon que son équipage emportait vers
sa belle campagne de Bellevue.
Le plus souvent, au retour, je faisais un léger détour
pour accompagner Carcaille, Crotu et le petit Gaufre, qui
prenaient par la ville haute. Nous restions d’abord silencieux,
comme si chacun ruminait en lui les tristes pressentiments
que l’enseignement du pasteur Babel avait réveillés. Nous
passions devant l’Athénée, dont les bustes imposants nous
dominaient l’un après l’autre : Adhémar Fabri, en mitre, Be-
sançon Hugues, Calvin, en capuce, Michel Roset, Rousseau,
le naturaliste Charles Bonnet. Nous longions le portique du
palais Eynard. Puis nous nous engagions sur la rampe mon-
tante de la Treille.
Le premier, Carcaille rompait le silence.
— Hélas ! prononçait-il, j’ai bien peur que nous ne
soyons irrémédiablement perdus.
Ces mots correspondaient à nos pensées à tous quatre.
— Pourtant, disait Crotu, est-on sûr qu’il y a un enfer ?
– 45 –
Tout était là, en effet. Y avait-il un enfer ? Bien convain-
cus que nous étions des pécheurs, de misérables pécheurs, et
non pas même des pécheurs vertueux, mais d’horribles pé-
cheurs affectueux ou, pis encore peut-être, d’abominables
pécheurs mondains, désespérant d’autre part de posséder
jamais, par grâce ou autrement, la qualité extraordinaire de
foi qui paraissait exigible pour mériter le salut, la question
capitale, la seule, demeurait donc pour nous celle de notre
condamnation. Qu’encourions-nous exactement ? À quoi
étions-nous réservés ?
Le pasteur Babel ne s’exprimait pas très clairement à ce
sujet. Le mot « enfer » venait peu souvent sur ses lèvres, où
il était remplacé plus volontiers par celui de « perdition ».
C’était vague et c’était mystérieux. Ce qui était certain, c’est
qu’il y avait une perdition, et ce qui l’était non moins, c’est
que cette perdition serait « éternelle ». Là-dessus, il n’y avait
pas le moindre doute. Et à défaut de l’affirmation formelle
qui nous en était donnée, la seule logique nous en eût attesté
l’évidence. Du moment qu’il y avait un salut, que Jésus était
descendu sur la terre, qu’il y avait des élus et des réprouvés,
que la foi était nécessaire et que le pasteur Babel se donnait
tant de peine pour nous en convaincre, c’est qu’il y avait
aussi une damnation. C’était clair, c’était fatal. Sans cela, le
christianisme tout entier n’était plus qu’un château de cartes
qui s’écroulait par la base.
Maintenant cette damnation entraînait-elle précisément
l’enfer, l’enfer avec ses grincements de dents, ses chaînes et
ses supplices ?
La documentation de l’érudit Carcaille ne laissait mal-
heureusement guère d’espoir à cet égard. Carcaille citait des
textes, des textes…
– 46 –
— Y aura-t-il des flammes ? demandait, tout tremblant,
le petit Gaufre.
— S’il y aura des flammes ? Mais certainement.
Et Carcaille récitait : « Ensuite il dira à ceux qui seront à
sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu
éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. » –
« Et si ton œil te fait broncher, arrache-le ; car mieux vaut
pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil
que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne, là où le
ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint point. » – « Et le
diable fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, où est la bête
et le faux prophète ; et ils seront tourmentés, jour et nuit,
aux siècles des siècles. »
Les flammes faisaient, selon toute évidence, partie de
l’attirail de la perdition.
— Peut-être qu’elles ne seront pas matérielles, se rac-
crochait Crotu.
— Espérons qu’elles ne seront pas matérielles, faisait
Carcaille. Cependant il paraît bien difficile de considérer les
flammes comme une image, car, si cela était, ce serait dit
quelque part dans la Bible ; or, ce n’est dit nulle part.
Mais que ces flammes fussent ou non une image saisis-
sante de ce qui nous attendait, qu’elles fussent ou non maté-
rielles, les supplices infernaux n’en existaient pas moins,
épouvantables, horrifiants, sans fin et sans plus aucun re-
cours passé l’heure de la mort. C’était vraiment effrayant.
Si bien que le petit Gaufre, les genoux coupés, était obli-
gé de s’asseoir, tout oppressé, sur le long banc de la prome-
– 47 –
nade, et que, pour ma part, je n’en menais pas large non
plus.
– 48 –
logny, qui rayonnait si vert, pas plus que le panache mou-
vant des bateaux à vapeur qui appareillaient au loin pour
Évian ou pour Ouchy. Je tournais machinalement au coin du
quai des Étuves, je trouvais notre maison, et j’en gravissais
lentement, comme accablé, les quatre étages, les oreilles en-
core bourdonnantes du sinistre refrain de Carcaille : « Nous
sommes perdus ! »
– 49 –
Les dimanches où j’avais accompagné mes amis, il
m’arrivait parfois de rentrer en retard et de trouver mon père
et tante Bobette m’attendant les pieds sous la table.
— Je gage que tu as encore été baguenauder dans les
Rues-Basses ! marronnait alors mon père. Aboule-toi, lambi-
noche !
La soupe aux grus fumait dans la soupière. Tante Bo-
bette y plongeait le pochon et, tout en nous servant, deman-
dait :
— Sur quoi le pasteur Babel a-t-il parlé ?
— Sur le péché, tante Bobette.
– 50 –
— J’espère que tu as bien écouté et tout retenu ?
— Oui, tante Bobette.
— Et ta monitrice, a-t-elle été contente de toi ?
— Oui, tante Bobette.
— As-tu bien su tes versets ?
— Oui, tante Bobette.
L’interrogatoire menaçant de s’éterniser, mon père
l’interrompait d’autorité :
— Voyons, ma bonne, n’étourdis pas cet enfant de tes
questions. Sa soupe refroidit. Ce garçon a besoin de manger,
par-dessus tout ça !
J’échappais ainsi pendant quelques minutes à tante Bo-
bette, qui ne tardait pas d’ailleurs, par de savantes ma-
nœuvres, à ramener la conversation de la soupe aux grus au
catéchisme, dont elle entendait bien connaître tout le menu.
Il fallait la satisfaire.
– 53 –
— Parce que c’est celle du peuple élu de Dieu, dont fi-
rent partie Moïse, le roi David et tous les prophètes et qui vit
naître Jésus-Christ, fils unique de Dieu et seconde personne
de la Trinité, qui a souffert, qui est mort, qui est descendu
aux enfers, qui est ressuscité et qui est monté au ciel, d’où il
viendra pour juger les vivants et les morts.
— Sapristi ! voilà qui est extraordinaire !… Mais ce qui
l’est bien plus, ajoutait-il d’un air entendu, c’est que je con-
nais un autre peuple, qui se croyait lui aussi un peuple divin,
qui eut lui aussi des rois et des prophètes, qui adorait lui aus-
si une trinité dont l’une des personnes a également souffert,
est morte, est descendue aux enfers, est ressuscitée, pour ju-
ger dès lors éternellement les âmes des morts. Et de ce
peuple, il ne reste rien aujourd’hui que trois pyramides,
quelques colonnes de grès et une multitude de cadavres des-
séchés et roulés de bandelettes, qui attendent encore, dissé-
minés dans tous les musées du monde, le grand jour de leur
jugement.
Tante Bobette s’agitait et ne tardait pas à intervenir.
— Je vous en prie, Gédéon, ne troublez pas cet enfant
avec vos calembredaines. Il n’a déjà que trop de disposition
à prendre légèrement les choses sérieuses.
— Mais, ma chère cousine, se récriait le cousin Gober-
nard, ce que je dis ne manque pas tout à fait de sérieux, et
les calembredaines ne sont peut-être pas du côté que vous
croyez.
— Gédéon, je vous en conjure…
— Cependant, ma cousine…
— Gédéon !…
– 54 –
Sérieusement inquiété par l’émoi de tante Bobette, mon
père se hâtait alors de charger l’assiette du cousin Gobernard
d’une énorme tranche de gigot, pour lui fermer la bouche.
Cela réussissait, en effet. Mais une fois le gigot mangé, le
caustique cousin faisait de nouveau des siennes.
— Et dis-moi, Nicolas, quel est ton pasteur ?
— Le pasteur Babel, mon cousin.
— Ah ! Babel… Babel… C’est un terrible mômier !…
Tante Bobette bondissait.
— C’est un homme admirable !… et vous ne lui allez pas
à la cheville des pieds !…
— Bon, bon ; je ne suis pas digne de délier le cordon de
son soulier. C’est entendu. Ce qui n’empêche pas…
— Qu’est-ce qui n’empêche pas ?
— Babel !… Babel… ! D’abord peut-on s’appeler Babel ?
— Vous vous appelez bien Gobernard !
— Ça, c’est vrai. Mais j’aime mieux m’appeler Gober-
nard que Babel. C’est plus chrétien.
Ces plaisanteries avaient le don de faire grimper aux
murs tante Bobette.
Quelquefois, cela allait très loin. Il y avait entre eux des
empoignées épiques. Mais je n’y assistais pas. Bien avant
que la dispute fût devenue aiguë, on m’avait prudemment
fait sortir de table. J’entendais de loin des éclats de voix, où
je démêlais quelques lambeaux de ce genre :
– 55 –
— Vous n’êtes qu’un affreux incrédule !
— Amas de sornettes !… tas de billevesées !…
— Impie !… athée !… blasphémateur !…
— Tous tartufes !…
— Que Dieu ait pitié de votre âme !…
— Voltaire a dit…
— Quiconque scandalisera un de ces petits…
— Renan, Littré, Victor Hugo… Ceci tuera cela…
— Abomination de la désolation…
Le timbre pacificateur de mon père cherchait en vain à
conjurer la tempête.
Mais je dois dire que le plus souvent elle se calmait
d’elle-même, après quoi le baromètre ne tardait pas à remon-
ter sinon tout à fait au beau, du moins au variable. On se fai-
sait des concessions ; ou plutôt le cousin Gobernard était
seul à en faire, car, sur le terrain religieux, tante Bobette n’en
faisait jamais. Tout finissait par un à peu près de réconcilia-
tion, des embrassades et quelques bons verres de vin.
— Sacrée Bobette, est-elle assez têtue tout de même !
— Ce monstre de Gédéon, est-il assez méchant !
Méchant, ah ! non le cousin Gobernard était bon, très
bon, excellent. Il me gâtait, m’apportait toutes sortes de
jouets curieux, d’objets plaisants, de livres récréatifs. Il
s’intéressait à mes études, à mes jeux, à mes projets d’en-
fant. Il avait toujours quelque proposition agréable à me
faire. Il m’honorait même parfois de conversations sérieuses,
– 56 –
où il me traitait presque en grande personne. Je l’aimais
beaucoup, quoique sans trop oser l’exprimer ; papa l’aimait
aussi ; et je suis sûr que, tout au fond d’elle-même, tante Bo-
bette ne le détestait pas autant qu’elle le disait.
Mais il faut reconnaître que l’école du dimanche était
entre eux un perpétuel sujet de discorde.
— C’est insensé ! s’écriait le cousin Gobernard, enfermer
cet enfant toute la semaine et ne pas lui laisser son dimanche
entier pour s’amuser !
— Le dimanche n’est pas fait pour s’amuser, répliquait
vertement tante Bobette.
— Voyons, Nicolas, que diable, défends-toi, défends ta
liberté ! Si tu veux, mon garçon, je t’emmène dimanche pro-
chain au Salève. Nous partirons de bon matin, sac au dos,
avec des provisions. Nous monterons par la Grande-Gorge,
nous dînerons sur l’herbe au sommet, nous redescendrons
par les Treize-Arbres et Monnetier. Ça te va ?
Si ça m’allait ! Mais l’œil rigoureux de tante Bobette me
réduisait invinciblement au refus.
— Merci beaucoup, mon cousin, mais, décidément, je ne
puis pas… Ce sera pour plus tard… pour cet été, si vous vou-
lez bien, pendant les vacances, un jour sur semaine…
— Et encore si je le permets, stipulait tante Bobette, que
ne paraissait guère séduire l’idée de me laisser toute une
journée sous l’influence désastreuse du cousin Gobernard.
– 57 –
Quelque tentante que pût être pour un petit Genevois
comme moi la perspective d’une course au Salève, je dois à
la vérité de dire que l’œil de tante Bobette n’était cependant
pas l’unique raison qui me portât à en décliner l’alléchante
proposition. Et ici, je me vois obligé à un aveu qui va sans
doute me faire rougir de honte. Depuis quelques dimanches –
je prends mon courage à deux mains – l’école de la rue de
l’Athénée exerçait sur moi un attrait que ne suffisaient plei-
nement à expliquer ni les sermons du pasteur Babel, ni les
exégèses embrouillées de Mme Collignon, ni même les affo-
lantes arguties de Carcaille. Mystérieux d’abord, cet attrait
avait fini par prendre corps, par se situer, par se personnali-
ser, pour ainsi dire, et j’en connaissais fort bien maintenant
la véritable cause et l’indiscutable origine. Bref, – oserai-je
l’avouer ? – je crois que j’étais en train de nourrir un des plus
graves péchés affectueux dont le pasteur Babel aimait à nous
défiler l’inquiétante série, et cela – roserai-je l’avouer ? – à
l’égard d’une des plus blanches agnelles dont ce même pas-
teur Babel guidait les tendres pas sur les chemins du Sei-
gneur.
Un beau dimanche d’avril, je l’avais aperçue, parquée
dans la partie de droite au milieu des chapeaux fleuris, ai-
grettés ou soyeux de ses nombreuses compagnes. Je ne vis
d’abord que son charmant profil, se délinéant finement entre
la conque mignonne de l’oreille et un petit nez délicieux. Un
toquet de velours noir très simple se gonflait des replis pres-
sés d’une admirable chevelure blonde, dont les ondoiements
pleins de reflets profonds descendaient, me semblait-il, très
bas entre le dossier de chêne clair et la taille flexible. Qui
était-elle ? D’où venait-elle ? Je ne l’avais jamais remarquée
auparavant. Était-ce une nouvelle élève ? Ces questions, je
ne me les posai naturellement pas tout de suite, mais après
un certain nombre de distractions, d’un ordre plus ou moins
– 58 –
volontaire, et elles ne se précisèrent réellement que le di-
manche suivant, alors qu’ayant réussi, à la faveur du mou-
vement de dislocation des groupes et de l’entrecroisement
de la sortie, à la voir une ou deux fois de face, j’eus constaté,
à mon extrême émoi, qu’elle était encore plus jolie, entre ses
deux yeux couleur de pervenche et la fossette de son menton
nacré, que tout ce dont l’inspiration de son profil avait préa-
lablement rempli mon imagination.
– 60 –
de soleil, et j’attendis. L’équipage de Mme Collignon piaffait à
la porte. Au loin, le vieux mur des Réformateurs courait vers
Saint-Antoine couvert de glycines. Les platanes sommeil-
laient ; la promenade du Pin dressait son monticule. Pressé,
multicolore, papillotant, le flot des élèves trouvait son issue,
s’ouvrait en éventail, se dispersait. Je vis Carcaille, Crotu et
le petit Gaufre qui me cherchaient. Dissimulé derrière
l’honorable dos de M. Barbon, ils me cherchèrent vainement.
Puis ce fut le pasteur Babel, porté par toute une vague de
monitrices. Sèche comme un figuier biblique, l’austère
Mme Babel suivait le sillage de son époux. Un remous enleva
M. Barbon. Et soudain ce fut elle, elle !… Ébloui, je fermai les
yeux, peut-être comme une autruche, pour qu’elle ne me vît
pas…
– 61 –
que je tendais plutôt à augmenter, car la rue était droite et je
ne risquais pas de les perdre de vue. Le pasteur pérorait et
ses manches gesticulaient noblement. Les dames approu-
vaient du chapeau. Deux messieurs en haut-de-forme accen-
tuaient de la canne l’adhésion générale. On passa devant la
maison Paccard.
Sa bible et son recueil de cantiques à la main, ma déli-
cieuse petite inconnue marchait sagement au côté de
Mme Babel. Sur son toquet et sur ses cheveux blonds, elle
avait ouvert le minuscule dôme d’une ombrelle grise. La
robe, grise également et que relevait sobrement une écharpe
de foulard mauve, tombait à mi-jambe sur d’étroits bas gris
que venaient chausser haut des bottines de chevreau noir.
N’eût été la magnifique chevelure d’or qui roulait jusque sous
la ceinture, l’ensemble eût paru presque sévère, mais d’une
sévérité vraiment charmante et dont les battements précipi-
tés de mon cœur me disaient toute la puissance.
On croisa le boulevard Helvétique, puis la rue Massot.
Je courus un peu pour diminuer la distance, car au boulevard
des Tranchées on devait nécessairement tourner à droite ou
à gauche. À ce point critique, il y eut une halte. Des saluts
s’échangeaient, des mains se serraient, des chapeaux s’abais-
saient, tandis que, sous l’enseigne d’angle d’une agence agri-
cole, le square de Champel ouvrait sa vaste cour, montrait
son puits et que l’estaminet Charlet alignait ses tonnelles où
pintaient des buveurs. Puis le groupe se scinda. Une partie
prit à gauche, l’autre à droite. Cette dernière comprenait
M. et Mme Babel, deux dames et ma petite inconnue aux che-
veux blonds. Ce fut naturellement celle que je suivis. Parve-
nue au bout des Tranchées, elle s’engagea dans le chemin de
Champel, laissa à droite le chemin Sautter, à gauche le che-
min Malombré, passa devant la campagne Claparède toute
– 62 –
feuillue de ses marronniers centenaires, d’où elle ne tarda
pas à aborder, par son angle septentrional, le triangulaire
plateau de Champel. Là, nouvel arrêt, nouveaux saluts, suivis
d’une nouvelle scission. Les deux dames s’éloignèrent par le
chemin Bertrand. Mon cœur battait à tout rompre. Les Babel
et leur ange, car je ne doutais plus maintenant qu’elle ne leur
fût de quelque façon inféodée, longèrent de leur triple pas la
pelouse roussie du plateau. Ils allaient en atteindre l’angle
austral, et je me demandais déjà s’ils comptaient m’entraîner
jusqu’au Bout-du-Monde, lorsqu’ils tournèrent à droite dans
un raidillon, au coin duquel se lisait cette tôle indicatrice :
Chemin Michel Servet, et s’arrêtèrent devant une modeste vil-
la, dont la façade blanche regardait le versant de ce site ren-
du fameux par je ne sais plus quel souvenir brûlant de
l’histoire de Genève. Un jardinet soigneusement ratissé la
précédait. Le clédal, bien huilé, glissa sans bruit sur ses
gonds ; j’entendis de légers crissements de gravier sous des
pas. J’arrivai juste à temps pour voir un pan de redingote et
le bas d’un pantalon disparaître derrière l’embrasure d’une
porte qui se refermait. Sur le montant de pierre de l’entrée,
l’ovale d’une plaque de cuivre me présenta ces mots gravés
en noir : MONSIEUR BABEL, PASTEUR.
– 63 –
Tout étourdi de mon aventure, je restais sur mes deux
jambes devant ce clédal sans trop savoir que penser, lorsque
la demie de midi, sonnant à l’hôpital cantonal, me rappela
soudain au sentiment de ma situation et surtout à celui de la
distance qui me séparait du quai des Étuves, où tante Bo-
bette et papa, les pieds sous la table, devaient déjà m’at-
tendre avec impatience.
Prendre mes jambes à mon cou était évidemment une fi-
gure, mais point trop éloignée de ce qui se passa en réalité.
Le chemin de Champel fut redescendu par moi avec une ra-
pidité de cerf. Poursuivi par tous les abois de ma conscience,
je me retrouvai en quelques minutes au coin du boulevard
des Tranchées, d’où je me lançai éperdument dans le cours
des Bastions. Ma bible m’embarrassait beaucoup, mais je
devais raisonnablement la rapporter. Heureusement que la
déclivité constante du terrain facilitait ma course. Je franchis
comme un fou la grille de la promenade et m’engageai sur la
piste d’asphalte, non sans commencer toutefois à donner des
signes manifestes de fatigue. Je passai devant l’Université.
Au Muséum, la tête de la girafe dressant ses courtes cornes
derrière une vitre du premier étage me fit ressentir doulou-
reusement l’inconvénient de n’être qu’un homme. Je débou-
chai plus qu’à moitié mort sur la place Neuve. Par une
chance inespérée, un tramway venant de Carouge la traver-
sait en ce moment, au plein trot de ses deux chevaux. D’un
élan de détresse je réussis à l’atteindre, à sauter sur son mar-
chepied. J’allais pouvoir souffler quelques instants !… Je me
trouvais encore en possession des deux sous que, tout ab-
sorbé par mon grand projet, j’avais complètement oublié de
glisser dans le tronc de l’école. Ils trouvèrent là un emploi
vraiment providentiel. Que l’air me parut bienfaisant à em-
– 64 –
poumonner sans autre mouvement que l’inspiration hale-
tante de ma poitrine !… Mais j’étais encore loin d’être remis,
que nous arrivions déjà à la rue Centrale. Il me fallut des-
cendre pour reprendre ma course. Midi trois quarts son-
naient à la tour de l’Île… La rue de la Monnaie, le premier
pont, la rue des Moulins, le second pont, le quai, la maison,
les quatre étages, la porte… la porte enfin !…
Et le cousin Gobernard, qui n’était pas là pour amortir la
réception !…
— Ah ça ! guenapin…
— Mon Té ! mon Té ! dans quel état…
— D’où sors-tu ?…
— Il est ruisselant ! Il faut qu’il se change !…
— Nom d’un canard ! nous en serons au dessert quand il
se mettra à table !
Pour le moment on n’en était qu’au rôti, mais je crus
m’apercevoir que ce rôti était quelque peu brûlé. Comme au-
tant d’yeux sur les murs, les horloges me faisaient honte de
tous leurs cadrans.
Tante Bobette m’entraîna dans ma chambre, tira de mon
armoire du linge de rechange et, non sans m’avoir recom-
mandé de m’essuyer vigoureusement du haut en bas, me
laissa seul à mes réflexions.
Ces réflexions furent courtes, mais nettes. Elles se con-
centrèrent sur un unique objet : la combinaison d’un men-
songe. Engagé si avant sur le chemin de la perdition, je n’en
étais pas à un péché près.
– 65 –
Je revins sec et décidé.
— C’est Carcaille, dis-je, lorsque le premier flot de ques-
tions eut passé, c’est Carcaille qui…
— Carcaille ?…
— Ce garçon de mon groupe qui est si fort sur les Écri-
tures…
— Eh bien ?
— Carcaille a absolument voulu que je l’accompagne
chez lui.
— Pour quoi faire ?
— Pour me montrer sa Bible illustrée.
— Carcaille a une Bible illustrée ?
— Magnifique… une Bible illustrée magnifique.
— Il n’aurait pas pu l’apporter à l’école ?
— C’est une Bible… une Bible énorme… Il peut à peine
la soulever… Il a bien fallu que j’aille chez lui.
— Tu ne pouvais pas y aller un autre jour ?
— Carcaille n’est pas libre les autres jours.
— Ou cet après-midi ?…
— Carcaille n’est jamais libre l’après-midi du di-
manche… Il va chez ses cousins.
— Enfin, tu aurais au moins pu nous prévenir !
– 66 –
— Mais je ne savais pas !… Il y a deux mois que Car-
caille me tourmente pour que j’aille voir sa Bible. Au-
jourd’hui, il m’a dit : Cette fois, si tu ne viens pas, je me
fâche avec toi… Alors, comme je ne voulais pas être fâché
avec Carcaille…
— C’est bon, c’est bon, mange, voulut clore mon père.
Mais cette histoire de bible, qui avait réussi à calmer
tante Bobette, avait en même temps piqué sa curiosité. Je
n’en étais pas quitte pour si peu.
— Comment se fait-il que Carcaille ait une Bible illus-
trée ?
— C’est son oncle qui la lui a donnée pour sa fête.
— Cela doit coûter très cher.
— Son oncle est très riche.
— Alors, tu l’as vue, cette Bible ?
— Oui, tante Bobette.
— Comment est-ce fait ? Il y a des images ?
— Des images, beaucoup d’images.
— En couleur ?
— Les unes en couleur, les autres en noir.
— Et les personnages, comment sont-ils représentés ?
— Ils sont en vêtements antiques, les anges avec des
ailes, le bon Dieu sur un nuage, le bras tendu, un éclair au
bout de l’index.
— Le bon Dieu a-t-il une barbe ?
– 67 –
— Il a une barbe, tante Bobette.
— C’est curieux, moi, je le verrais plutôt sans barbe.
— Chacun son goût, dit mon père.
— Et les patriarches ? reprenait tante Bobette. As-tu vu
les patriarches ?
— J’ai vu Abraham, fis-je.
— Oh ! Abraham, on le voit partout. Il est au musée…
Mais Mathusalem !... Y avait-il Mathusalem ? C’est ça qui
doit être intéressant, un Mathusalem à neuf cents ans !
— Je n’ai pas vu Mathusalem… Tu comprends, je n’ai
pas eu le temps de tout regarder…
Je trouvais que mon mensonge devenait un peu long. Je
commençais à en sentir le poids. J’avais hâte de changer de
sujet de conversation. Aussi m’efforçai-je de dévier celle-ci
du côté du catéchisme, ce qui avait en outre l’avantage de
continuer à plaire à tante Bobette. Mais lorsque j’entrepris de
raconter ce qui nous avait été dit à l’école du dimanche, je
m’aperçus que, comme je n’avais rien écouté, je ne pouvais
rien raconter du tout. J’en fus réduit à me rabattre sur un ca-
téchisme vieux au moins d’un mois. Je m’enfonçai courageu-
sement dans ce nouveau mensonge. Et comme tante Bobette
voulait tout savoir, ce nouveau mensonge dura tout aussi
longtemps que le premier. Il menaçait même de ne plus finir,
car, après l’exposé de la leçon, tante Bobette, insatiable, s’in-
formait de mille détails, prétendait connaître les moindres
circonstances du culte, demandait s’il y avait beaucoup de
monde sur la galerie, si le pasteur Babel, qui avait déjà prê-
ché le matin, n’était pas enroué, si Mme Collignon portail sa
belle robe de soie ponceau, si… Et comme je n’avais rien
– 68 –
remarqué de tout cela, et pour cause, je voyais se perpétuer,
bien malgré moi, la déplorable fantaisie de mes réponses.
Mais soudain je me dis que tante Bobette, qui était si
bien renseignée sur ce qui se passait à Genève et surtout sur
ce qui concernait ses pasteurs, que tante Bobette, qui con-
naissait la fortune du pasteur Pot et l’âge du professeur
Brouillard, qui avait fait le compte des enfants du pasteur
Ducimetière, des œuvres que présidait le pasteur Lebon-
Berger et des tics du pasteur Guignol, qui était au courant
des innombrables familles, ascendants, collatéraux, descen-
dants de ces innombrables pasteurs et ajoutait à cette sé-
rieuse érudition des notions non moins précises sur leurs ha-
bitudes, leurs relations, leurs fournisseurs, leurs adresses et
villégiatures, et jusque sur le mobilier et la disposition de
leurs appartements, que tante Bobette, dont la merveilleuse
inquisition s’étendait aux ecclésiastiques les moins faits pour
l’intéresser, vu qu’elle se trouvait dans l’impossibilité d’en-
tendre quoi que ce soit à leurs sermons, comme M. Teufel, le
pasteur luthérien allemand, dont elle savait qu’il était marié
pour la troisième fois, ou comme le pasteur épiscopal italien,
M. Asinelli, qui venait de se fiancer avec une de ses caté-
chumènes, que tante Bobette, enfin, devait nécessairement
savoir quelque chose touchant la mystérieuse chevelure d’or
qui m’avait conduit jusque sur le seuil de la demeure du pas-
teur Babel.
– 69 –
laine, introduire dans notre humble salle à manger la ra-
dieuse image de l’adorable jeune fille ? C’est ce que, pendant
que tante Bobette préparait le café et que papa reniflait son
petit verre de schnick en lisant le journal, je mis longtemps à
méditer.
Enfin, prenant mon courage à deux mains en même
temps que mon air le plus détaché, je dis :
— À propos, tante Bobette, je voulais justement te de-
mander…
— Quoi donc, mon enfant ?
— Est-ce que… est-ce que le pasteur Babel a une fille ?
— Le pasteur Babel ?… Non, mon enfant, non, le pasteur
Babel n’a pas de fille… Pourquoi cette question ?…
— C’est que, tante Bobette, fis-je en m’efforçant de
plonger dans le vide un œil parfaitement niais, c’est que…
voilà… depuis quelques dimanches, il vient au catéchisme
une nouvelle élève… et ce matin, à la sortie de l’école, j’ai
remarqué… j’ai cru remarquer… qu’elle partait avec M. et
Mme Babel…
À ces quelques mots, qui constituaient pourtant une
stricte vérité, la seule phrase véridique même qui depuis une
heure eût passé par mes lèvres, je me sentis infiniment plus
troublé que par tous mes mensonges précédents. Mais l’air
aussitôt intéressé de tante Bobette m’engagea à persévérer
dans cette voie périlleuse.
— Comment, fit-elle, qu’est-ce que tu me racontes ?…
Tu es sûr qu’elle est partie avec M. et Mme Babel ?
— Parfaitement sûr. Je l’ai vue.
– 70 –
— N’y avait-il pas d’autres personnes avec eux ?
— Il y avait d’autres personnes, tante Bobette, mais c’est
bien avec les Babel qu’elle était ; j’en suis certain.
— Quelle histoire !… Tu entends, Ami ?… C’est extraor-
dinaire !
— Tu ne sais pas qui c’est ? risquai-je.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Très intriguée, elle me fit recommencer mon mince récit.
Puis mon supplice commença. Il me fallut décrire la jeune
fille, détailler la physionomie, l’allure, le costume, évaluer
son âge, déterminer depuis combien de dimanches elle était
là. Je n’omis rien, sauf, bien entendu, ma poursuite à Cham-
pel. Cela me prit pas mal de temps et bon nombre de palpita-
tions de cœur.
Parvenu sans faiblir au bout de cette épreuve, et comme
tante Bobette ne trouvait plus aucune question à me poser, je
me sentis enfin en mesure de respirer à l’aise et même, je
puis le dire, avec une notable satisfaction. Car, bien que cette
fois-ci la rare information de tante Bobette se fût trouvée en
défaut, je l’entendais répéter, tout excitée, ces mots qui me
remplissaient d’espoir :
— Il faut absolument que je sache qui est cette petite !
Quant à papa, pour ne rien changer à ses habitudes, il
s’était tout bonnement endormi sur la variété du Journal de
Genève.
Le samedi suivant, quand le journal arriva sous sa
bande, tante Bobette ne s’absorba pas pendant trois heures
sur la liste des prédicateurs. D’un index rapide, elle constata
– 71 –
simplement que le pasteur Babel prêchait à l’Oratoire, et le
lendemain matin, sur les neuf heures, elle prenait de son pe-
tit trot décidé la direction du temple de la rue Tabazan.
Quand je revins de l’école du dimanche, où je n’avais
naturellement pas osé, pour ma part, me livrer à la moindre
tentative d’investigation, je la trouvai radieuse.
— Je sais, je sais ! s’écria-t-elle, à peine avais-je pris
place à table. Où avais-je la tête aussi, de n’y avoir pas son-
gé !…
— Que sais-tu ? demandai-je d’un ton remarquablement
désintéressé.
— Je sais qui est cette petite des Babel.
— Ah ! fis-je avec une merveilleuse indifférence.
— Figure-toi que j’ai rencontré à l’Oratoire la bonne
dame Rojoux, qui est intime avec les Babel. Elle m’a tout ra-
conté. Eh bien, voilà. M. Babel… M. Babel a une sœur… Ça,
je le savais… Cette sœur, qui s’est mariée dans le canton de
Vaud, a épousé un certain M. Rosier, de Vevey… Ça, je le
savais… Ce M. Rosier… Tu écoutes, Ami ?
— J’écoute, mais mange d’abord ta soupe, fit mon père
qui avait déjà avalé la sienne et s’apprêtait à découper le gi-
got dominical.
La cuillère de tante Bobette lampa quelques gorgées.
— Ces Rosier de Vevey, ne tarda-t-elle pas à re-
prendre… C’est toute une histoire !… Ces Rosier ont une
fille…
Si mon père n’écoutait pas, moi, j’écoutais pour deux.
– 72 –
— … une fille… qui est donc la propre nièce du pasteur
Babel. Il y a deux ans… qu’est-il arrivé ?… M. Rosier a-t-il
fait de mauvaises affaires ? a-t-il eu l’idée de faire plus vite
fortune ? Bref, il a liquidé son commerce de sculptures
suisses et est parti pour l’Amérique du Sud, laissant sa
femme seule à Vevey, avec la petite, qui avait alors une di-
zaine d’années… Tout allait bien : M. Rosier écrivait de sept
en quatorze, disant qu’il était content, mais qu’il ne songeait
pas encore à rentrer au pays. Après avoir vendu des petits
chalets et des vaches en bois, il vendait maintenant des
bœufs véritables. C’était beaucoup plus fructueux, mais aussi
bien plus absorbant… Il parlait déjà de faire venir sa femme
et sa fille en Amérique, lorsque cette pauvre Mme Rosier,
dont la santé n’avait jamais été bien brillante, est tombée
malade… Était-ce une maladie de langueur ? était-ce de
l’anémie cérébrale ? Les médecins ne savaient trop que
dire… Bref… Tu entends, Ami ?…
– 73 –
La voix étranglée d’émotion par cette histoire, qui me
semblait des plus romanesques, je me hasardai alors à de-
mander :
— Et… et la petite fille ?…
— C’est ici, affirma tante Bobette, se souvenant tout à
coup que j’étais là, c’est ici, mon enfant, qu’il faut admirer la
bonté de Dieu. Que serait-elle devenue, celle pauvre petite,
entre son papa en Amérique et sa pauvre maman à Cery, si
le bon Dieu n’avait veillé sur elle ? Heureusement qu’il veil-
lait, le bon Dieu ! Grâce à lui et au pasteur Babel, le petit oi-
seau presque orphelin a retrouvé un nid…
Mes yeux se remplissaient de larmes. J’étais tout à la
fois gonflé de joie et d’attendrissement. Penser que, sans ce
concours extraordinaire de circonstances, je n’eusse jamais
vu la charmante oiselle dorée qu’abritait maintenant le nid
de Champel ! Je me sentais tout prêt à reconnaître que la
bonté de Dieu était effectivement immense.
— Alors, elle va demeurer longtemps à Genève ?
— Aussi longtemps sans doute que son papa ne sera pas
revenu.
Je ne pus que souhaiter au fond du cœur que son père
restât toujours en Amérique et sa mère tout aussi longtemps
à Cery.
Ô ma chère, ma chère petite… Mais je m’aperçus que si
je savais son histoire si je connaissais son nom de famille,
j’ignorais encore son prénom… Oserais-je poser cette der-
nière question ?
— Il paraît qu’elle est assez mignonne, cette petite, con-
tinuait tante Bobette en absorbant son gigot. Je ne sais pas,
– 74 –
je ne l’ai pas vue. En tout cas, elle porte un bien vilain nom…
Elle s’appelle Églantine.
Églantine !… Elle s’appelait Églantine !… Quel joli nom !
quel nom charmant !… Églantine ! Églantine !… Je ne sais
combien de fois je le répétai, tout bas d’abord, puis, aussitôt
que je pus m’enfuir dans ma chambre, tout haut, tout haut
ensuite… pas trop haut cependant pour qu’on ne l’entendît
pas des pièces voisines, mais assez haut pour que j’en pusse
déguster à loisir le son captivant et en savourer longuement
les harmonieuses syllabes.
Ô chère tante Bobette, je te pardonne bien volontiers ta
tendresse parfois un peu tyrannique en faveur de la minute
d’inoubliable joie que tu m’as donnée !
– 75 –
compréhensible ; la « harpe » du cantique ne me semblait
nullement un objet déplacé entre mes mains ; M. Bibermaul
lui-même me paraissait peu éloigné d’être un ange, et je
voyais pousser des ailes sur ses épaules étroites.
Au moment de la sortie générale, je retardais tant que je
pouvais mon départ, de façon à laisser passer le flot des gar-
çons et à me trouver mêlé aux robes des filles, heureux
quand je réussissais à opérer ma sortie non loin d’elle, à
monter l’escalier dans son sillage, à frôler le drap de son vê-
tement ou à recevoir à peu près en même temps qu’elle, des
mains du moniteur qui en faisait la distribution à la porte,
mon Messager de l’École du dimanche. Il m’arriva un jour par
mégarde de prendre deux de ces feuilles. Églantine était à
côté de moi. J’eus l’inspiration de lui offrir celle que j’avais
reçue en double. J’effleurai ses doigts. Elle me remercia. Peu
s’en fallut que je ne tombasse inanimé, tellement l’émotion
de mon audace, de cet effleurement et de ce merci m’avait
bouleversé.
Une fois sorti, au lieu de rentrer tout droit chez moi ou
d’accompagner Carcaille, Crotu et le petit Gaufre, je restais à
rôder devant l’école, cherchant à me rapprocher du groupe
qui se formait autour du pasteur Babel. Celui-ci daignait par-
fois m’apercevoir et m’adresser un petit signe amical. Je
m’avançais couvert de confusion. Mme Babel s’élevait toute
en os sur sa tige anguleuse. La jolie nièce du pasteur Babel
ouvrait son ombrelle grise.
Le pasteur me prenait le menton.
— Comment va ta bonne tante ? Toujours alerte ? tou-
jours vaillante ?
— Oui, monsieur le pasteur, balbutiais-je.
– 76 –
— Dieu soit loué ! Et ton cher père, que malheureuse-
ment je ne vois pas très souvent au temple ?
— Il se porte bien, monsieur le pasteur, et vous présente
ses respects.
Et je lançais un grand salut, dont la moitié pour le moins
s’adressait, dans mon cœur, à Mlle Églantine.
Puis je reprenais tout excité le chemin du quai des
Étuves, tout triste aussi de la longue semaine qui allait
suivre, comme un grand désert à traverser.
– 77 –
quelle l’intéressant Maboultoké manifestait son enthou-
siasme de néophyte.
Je relus plus de vingt fois cette édifiante histoire, jusqu’à
la savoir par cœur. Maboultoké devint mon ami, car je ne
doutais pas qu’il n’eût également touché l’âme, que je pré-
sumais tendre, de ma chère Églantine. Ce petit noir créait
entre nous un lien. J’aurais voulu demander à ma petite amie
blanche ce qu’elle pensait de l’histoire de Maboultoké et si
ses beaux yeux s’étaient, comme les miens, humectés de
larmes au moment où les hommes blancs, armés de leurs
bonnes carabines, étaient apparus au milieu des cannibales
en appétit et leur avaient crié : « Au nom de Dieu, vous ne
mangerez pas cet enfant ! »
– 78 –
ne voulais pas connaître moi-même, mais les plus simples,
comme : « J’aime mieux le soleil que la pluie », ou : « Ge-
nève est une belle ville », ou encore : « La vue du Mont-
Blanc est digne d’admiration. » J’aurais désiré la question-
ner : « Quelle est votre fruit favori ? » « Préférez-vous Ge-
nève ou Vevey ? » « Lequel des personnages de la Bible
trouvez-vous le plus sympathique ? » ou telle autre de ces
questions qui n’ont l’air de rien, mais par lesquelles on arrive
très bien à se comprendre et à savoir si décidément l’on se
plaît.
Puis je pensai, je rêvai plutôt, car la chose me paraissait
bien impossible, au plaisir qu’il y aurait à lui écrire une lettre.
Je lui aurais dit je ne sais quoi, que j’étais heureux de la re-
voir chaque dimanche, que le canton de Vaud devait être un
bien beau pays, que je lui présentais mes humbles civilités,
ou quelque chose de plus insignifiant encore ; mais j’aurais
formé des lettres pour elle sur du beau papier ivoirin, des
mots moulés de mon encre et qui auraient été jusqu’à elle,
qu’elle aurait lus. Seulement, jamais je n’aurais osé les si-
gner. Et une lettre, ça se signe, n’est-ce pas ?
À force d’y songer, le désir de lui envoyer un témoignage
mystérieux de mon affection s’insinua de plus en plus dans
ma cervelle, jusqu’à devenir irrésistible. Je possédais plu-
sieurs de ces jolies cartes de Noël, ornées de fleurs, d’oi-
seaux ou de barques voguant sur le lac au clair de lune, où
l’on s’adresse des vœux et des félicitations dans un car-
touche réservé à cet effet. Pourquoi ne lui en enverrais-je pas
une, la plus belle, sur laquelle j’aurais inscrit quelques vers ?
Après en avoir passé plusieurs fois la revue, je finis par choi-
sir une touffe d’edelweiss fleurissant un rocher pittoresque-
ment planté sur un paysage de montagne.
– 79 –
Des vers, j’étais bien incapable d’en faire, et j’en con-
naissais peu de tout faits. Je ne savais guère que des fables
de La Fontaine et quelques « Enfantines » de M. Louis Tour-
nier. Ni les unes, ni les autres ne me parurent bien satisfai-
santes. Enfin, il me sembla que puisque l’école du dimanche
avait été le milieu de notre rencontre, un beau verset de la
Bible serait tout indiqué. Mais où en trouver un qui pût rem-
plir à mon gré l’office auquel je le destinais et délicatement
exprimer ce que j’aurais voulu dire ? Je le cherchai long-
temps. Il m’apparut vite que le Nouveau Testament était to-
talement inapte à m’apporter ce que je souhaitais. J’explorai
l’Ancien. J’avais une belle version toute neuve où les pas-
sages poétiques étaient imprimés en lignes inégales, ce qui
les faisait ressembler à des vers. C’est là que je dirigeai mes
recherches. Je parcourus successivement le livre de Job, les
Psaumes, les Proverbes. Puis j’arrivai à un livre dont il n’était
pas souvent question à l’école du dimanche, mais qui n’en
était pas moins dans la Bible et par conséquent ouvert à mon
choix : le Cantique des Cantiques, du roi Salomon. Je vis tout
de suite que c’était là que je trouverais.
– 80 –
Tes dents sont une rangée de brebis tondues,
Qui remontent de l’abreuvoir ;
Tes lèvres ressemblent à un fil cramoisi,
Et ta bouche est charmante ;
Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
Suspendu au flanc de la montagne.
Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
– 81 –
nord-est le timbre de cinq centimes brun à l’Helvétia assise.
Tante Bobette sonnait déjà pour le souper. Je dissimulai vite
ma missive dans ma bible.
— Qu’est-ce qu’il a, cet enfant ? Il est dans les bioles !
remarqua mon père, tandis que, tout préoccupé, je mangeais
en silence.
— C’est sa crise de croissance. Es-tu malade, Nicolas ?
— Non, tante Bobette.
L’impatience me gagnait. J’aurais voulu porter dès le
soir ma lettre à la boîte ; mais je voyais bien que je ne trou-
verais pas de prétexte pour sortir et qu’il me faudrait at-
tendre au lendemain.
Comme, en désespoir de cause, je me disposais déjà à
m’aller coucher, pour atteindre plus vite ce lointain lende-
main, mon père, qui avait l’habitude de fumer un cigare
après le souper, en humant un peu l’air à la fenêtre, s’aperçut
que son étui était vide.
— Va me chercher un paquet de grandsons, Nicolas. Al-
lons, ouste ! déguille-toi ! fit-il en me tendant une pièce de
cinquante centimes.
Je courus dans ma chambre prendre ma lettre, avant de
me « déguiller » du haut de nos quatre étages dans la rue. La
boîte était au bas de Coutance, contre la maison de la Croix-
Blanche. Son grand caisson de tôle noire s’ornait des armoi-
ries accolées de Suisse et de Genève, surmontées du cor de
poste. L’ouverture en était haute et je dus me dresser sur la
pointe des pieds pour en soulever le couvercle. Il retomba
sur ma lettre en faisant : toc ! Et cela fit toc ! aussi, mais
beaucoup plus fort, dans mon cœur.
– 82 –
Je me dépêchais de rentrer et j’avais déjà regravi trois
étages, quand je m’aperçus que j’avais complètement oublié
les cigares. Il me fallut redescendre, retraverser la place, me
précipiter dans le débit au coin de la rue du Temple, attendre
fiévreusement la remise du paquet de vingt « bouts » contre
celle de mes dix sous…
Quand je réapparus, tout essoufflé, devant mon père,
l’horloger Ami Pécolas, je le trouvai debout, le sourcil en cir-
conflexe, sa belle montre de précision à la main :
— Onze minutes, vingt-six secondes, trois dixièmes pour
aller m’acheter un paquet de grandsons !… Décidément,
mon garçon, tu as quelque chose de dérangé dans le boîtier.
– 83 –
Une fois l’an, quand revenait la belle saison, Mme Col-
lignon, notre monitrice, invitait ses élèves et ceux de ses
amies à venir passer une après-midi de dimanche dans sa
campagne de Bellevue. Une soixantaine d’enfants, garçons et
filles, se voyaient conviés à cette petite fête, ainsi que la plu-
part des moniteurs et monitrices, et le pasteur, M. Babel. Cet
événement eut lieu, cette année, le premier dimanche de
juin, celui même qui suivit l’envoi de ma touffe d’edelweiss à
Mlle Églantine.
Rendez-vous général avait été pris à la gare. Bien avant
le moment fixé pour le départ, – trois heures, heure de
Berne, – nous étions là, les neuf du groupe Collignon, depuis
Tripet, le fils du Modérateur de la Vénérable Compagnie,
jusqu’au gros Cuche, en passant par Perrot, Lemagnin, Cro-
tu, le petit Gaufre et, bien entendu, Carcaille, l’indispensable
– 84 –
et fidèle Carcaille. J’allais oublier Ducimetière, dont la nom-
breuse tribu de frères et de sœurs formait un contingent im-
portant de l’ensemble. Réunis sous la marquise en groupe-
ment sympathique, nous regardions les arrivants gravir le
tertre de la gare par la rampe ou l’escalader par les marches.
Nous nous intéressions à reconnaître de loin les élèves de
l’école mêlés aux autres voyageurs, à les nommer à mesure
qu’ils approchaient, à définir les silhouettes de moniteurs et
de monitrices, et à attendre l’apparition sensationnelle du
pasteur par le travers de la place de Cornavin ou au débou-
ché de la rue du Mont-Blanc, pendant que l’honorable
M. Barbon, moniteur du groupe des grands, chargé de l’orga-
nisation générale du départ, un grand parasol vert à la main,
courait de ci de là sur ses jambes torses, s’agitait, s’affairait,
interpellait le chef de gare, objurguait les employés, comptait
ses têtes, vérifiait ses tickets et confrontait de minute en mi-
nute l’allure de sa montre avec celle de la grosse horloge du
chemin de fer.
— Voici Léchaud !
— Voici Châble !
— Voici Courvoisier et les filles Rampon !
Et tout à coup Cuche aperçut le pasteur :
— Le voilà ! cria-t-il.
— Où ça !
— Là-bas ! désigna le bras du gros Cuche.
Effectivement, le pasteur apparaissait du côté de la gen-
darmerie. Mon cœur aussitôt ne fit qu’un tour. Coiffée d’un
joli chapeau de Montreux, la blonde nièce du pasteur Babel,
en robe blanche et ceinture paille, avançait son petit pas en
– 85 –
marge du sien, donnant gentiment la main à son oncle
qu’abritait un grave panama en tout point semblable à celui
du missionnaire africain du Messager de l’École du dimanche.
– 86 –
Malgré ce fâcheux présage, nous étions tous au pari de
Tripet et du gros Cuche.
– 87 –
Le train cria sur ses essieux, cracha sa fumée, tandis
qu’accompagnés de l’assourdissante cymbale d’une plaque
tournante s’élevaient, des vingt fenêtres de nos deux wa-
gons, les accents du cantique :
– 88 –
Ce fut aux sons d’un second cantique que nous abor-
dâmes Bellevue :
– 90 –
Un saint respect nous envahit, comme devant la preuve
visible de la munificence de Dieu pour ceux qui le servent.
– 91 –
nées blanches et des glissements de lumière en faisaient cha-
toyer la soie. Sous l’angle du soleil, une zone miroitante la
galonnait comme une ceinture de feu. Masquée en partie par
les sinuosités de la rive, Genève se manifestait vers le sud
par la longue échappée des Eaux-Vives qui projetaient leurs
lignes claires jusque sous le coteau de Cologny. Au-dessus se
dressait le vaste écran du Salève, déployant son envergure
du double sommet des Pitons au morne bas d’Étrembières.
En face, sous le dos vert foncé des Voirons, le coteau vert
clair de Vésenaz se piquetait de ses maisons éparses ou
groupées, hissant en l’air le réservoir de Bessinge et trem-
pant dans l’eau les villas de Bellerive et leurs mâts ori-
flammes. La ligne de la côte se continuait à gauche jusqu’à
Hermance, dominée par le monticule de Boisy portant son
château blanc, puis, au moment où elle allait devenir savoi-
sienne, disparaissait, mangée par la pointe suisse du Creux
de Genthod, dont les peupliers bleu pâle s’effilaient dans le
ciel bleu vif. Sur ces plans successifs et versicolores, la
chaîne des hautes montagnes posait, comme sur un écrin
ouvert, le diadème scintillant de ses cimes. Elle s’enchâssait,
magnifiquement ouvrée, entre l’or massif du Salève et le
bronze patiné des Voirons, fixée par la forte griffe du Môle.
C’était tout d’abord le formidable diamant du Mont-Blanc, la
pièce souveraine, colossal et resplendissant joyau, taillé à
grands éclats, entouré des précieuses gemmes du Goûter et
de l’Aiguille du Midi. Puis venaient les trois somptueuses
roses du Plan, de Blaitière et de Charmoz suivies par la su-
perbe couronne dentelée des Grandes Jorasses. À leur
gauche étincelaient les deux splendides brillants de l’Aiguille
du Dru et de l’Aiguille Verte. Ébloui, le regard se portait alors
sur la dernière et la plus limpide peut-être de ces pierres
royales, la radieuse Aiguille d’Argentière, dont l’eau était si
pure que l’on voyait pâlir sur elle l’azur du ciel.
– 92 –
— Que c’est beau ! continuait à s’extasier le pasteur, qui
décidément paraissait renoncer en ce jour de fête à sa sévéri-
té coutumière pour ne plus s’abandonner qu’à des senti-
ments de sérénité et d’universelle bienveillance. Que c’est
beau ! Devant de pareilles merveilles, on ne peut qu’admirer
la puissance du Créateur ! Dire qu’il a tiré toutes ces choses
du néant !…
Et Mme Collignon, participant à l’exaltation générale,
s’écria elle aussi, bien qu’elle eût chaque jour ce même pano-
rama devant les yeux :
— Que c’est beau !
Nous ne crûmes mieux faire, pour manifester dignement
notre enthousiasme, que d’entonner, sous l’élan de nos mo-
niteurs, l’hymne national :
Ô monts indépendants,
Répétez nos accents…
– 93 –
Haut la reconnaissance de nos cœurs et l’offrande de nos
âmes, tandis que mon regard, quittant la radieuse Aiguille
d’Argentière, revenait tout ému se poser sur le visage, à l’eau
non moins pure, de ma petite amie, qui se tenait douce et re-
cueillie auprès de son oncle. Aussi, pendant l’invocation du
pasteur Babel, me surpris-je à mon tour adressant à ce même
Dieu créateur du Mont-Blanc, du lac et du coteau de Vése-
naz, cette humble mais instante prière :
— Ô mon Dieu, donne-moi le courage d’aborder en ce
jour, ma petite Églantine et inspire-moi pour elle des paroles
charmantes, afin qu’elle puisse savoir combien elle m’est
chère !
— Amen ! fit en même temps que moi le pasteur Babel.
Fut-ce l’effet de cette prière ou la honte de n’avoir pas
mieux su profiter jusqu’ici de la faveur des circonstances, le
fait est que je me sentis aussitôt plein d’une bravoure admi-
rable. Je voyais bien aussi que jamais je ne retrouverais une
occasion pareille d’exercer ma tendresse et cette grave pen-
sée contribuait encore à stimuler mon ardeur. Je me disposai
donc valeureusement à attendre, prêt aux grandes actions,
ce qui allait se passer.
Ce qui allait se passer, c’était bien simple. Comme
l’après-midi ne pouvait s’écouler tout entière à admirer les
montagnes et à louer le Seigneur, des jeux allaient nous offrir
un salutaire intermède, dont la prévoyance de l’excellente
Mme Collignon avait agréablement assuré la variété. Des en-
gins de gymnastique, reck, parallèles, trapèze, pas de géant,
invitaient les fervents d’exercices d’agilité. Dans le petit port
de la villa, des bateaux de plaisance attendaient les amateurs
de canotage. Toute une collection de volants, de raquettes,
de paumes et de cerceaux se proposaient aux demoiselles.
– 94 –
Une partie de barres s’organisa sur la terrasse. Les boules et
les quilles quêtaient des pointeurs, et il n’était pas jusqu’à un
populaire jeu de tonneau, dont une magnifique grenouille
béante ne sollicitât les adresses.
Allais-je être séparé toute la journée de ma petite amie ?
Inquiet, nerveux, attentif, je suivis la répartition des joueurs,
sans vouloir rien décider pour moi-même avant de connaître
le choix d’Églantine. Je vis Mlle Sarah Collignon s’avancer
vers elle et l’entraîner du côté d’une pelouse où Tripet, le fils
du Modérateur de la Vénérable Compagnie, un maillet à la
main, disposait les arceaux d’un jeu de croquet. Je m’élançai
à leur suite.
— Nous sommes sept, comptait Tripet. Cela ne va pas. Il
faut un nombre pair. Qui est-ce qui sait encore jouer au cro-
quet ?
— Moi ! m’écriai-je.
— Très bien. La partie sera complète. Nous allons main-
tenant tirer au sort les couleurs.
– 95 –
Il rassembla derrière son dos le faisceau des maillets et
les distribua au hasard, gardant pour lui le dernier. Églantine
eut le bleu ; je reçus le rouge. Ô bonheur ! nous étions dans
le même camp. Ma vaillance grandit.
— Je suis votre partenaire, mademoiselle, lui dis-je de
l’air le plus dégagé que je pus, mais non sans un tremble-
ment infini qui me parcourut des talons aux cheveux.
Elle sourit et parut me reconnaître. Mlle Sarah nous pré-
senta :
– 96 –
Nous primes nos boules, chacun selon la couleur corres-
pondant à celle de son maillet. Nous avions encore dans
notre camp la jaune et la verte, que personnifiaient Ducime-
tière et l’une de ses sœurs. Tripet avec la boule brique,
Mlle Collignon avec la boule crème, et deux autres joueurs
que je ne connaissais pas, en possession de la noire et de la
blanche, formaient le camp adverse.
La boule crème de Mlle Sarah avait la main. Elle passa,
l’un après l’autre, les deux premiers arceaux, y adjoignit sans
incident le troisième, mais vint buter contre la cloche, qu’elle
ne réussit pas à franchir. Ducimetière suivait avec la jaune.
Son début fut fâcheux ; après avoir dû reprendre deux fois le
départ, il ne parvint qu’à grand’peine à passer le premier ar-
ceau, et choppa si malheureusement sur le fer du second
qu’il en ricocha dans une position ridicule. La jolie bouche de
Mlle Églantine eut une moue dont l’infortuné Ducimetière ne
dut pas se sentir fier. La boule noire, du camp ennemi, ayant
sur ces entrefaites doublé sans encombre le cap de la cloche,
la sœur de Ducimetière, qui lui succédait, ne crut devoir
moins faire, pour relever l’honneur de sa famille et par sur-
croît la fortune de notre camp, que de prendre deux coups
sur Mlle Collignon et de ne s’arrêter qu’à l’orée des deux der-
niers arceaux qui donnaient accès au piquet de tête. Par
malheur, la boule blanche en fit tout autant. Ce fut alors au
tour d’Églantine. Elle s’avança sur ses bottines, le maillet en
main, le poignet fin, plaça du bout du pied sa boule sur la
ligne de départ, pinça sa robe, leva légèrement son maillet,
dont le manchon bleu décrivit un arc de cercle, et d’un petit
choc sec, bien ajusté, franchit d’un coup les deux premiers
arceaux.
— Bravo ! m’écriai-je flatteusement.
– 97 –
Le troisième arceau fut passé avec non moins de maes-
tria. Mais, prudente, elle ne voulut point tenter le coup ardu
de la cloche et se contenta de se placer avantageusement
pour le tour suivant.
– 98 –
dont la position ne pouvait être pire, il fonça comme un sau-
vage sur sa sœur trop bien placée, la croqua sans pitié, prit
deux coups sur la blanche pour aller passer son troisième ar-
ceau, roqua sur Mlle Sarah, qu’il plaça, franchit la cloche, re-
trouva la boule blanche au sortir du cinquième arceau,
l’emmena toucher avec lui le piquet, la reprit dans son jeu de
retour, puis, tombant sur la boule bleue d’Églantine, l’envoya
d’un grand coup de maillet voltiger hors des limites.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria celle-ci, je suis frite !
Je n’eus plus qu’une pensée : voler au secours de ma pe-
tite amie. C’était mon tour. J’assurai mon poignet et invo-
quai le bon Dieu pour la seconde fois. Mes deux premiers ar-
ceaux passés, je me mis tout d’abord en devoir d’exercer sur
l’ennemi de justes représailles. Je débusquai Mlle Sarah de sa
position ; puis, m’attaquant à Tripet, je l’expédiai d’un mail-
let vengeur à l’autre bout du jeu. Je pris ensuite deux coups
sur la noire, pour aller chercher Églantine. Je fus assez heu-
reux pour l’atteindre, et plus heureux encore pour la rejeter
par un carambolage audacieux sur sa cloche, tandis que
j’allais moi-même ricocher sur la blanche, que je délogeai,
tout en me servant d’elle pour m’adjuger un troisième ar-
ceau. Je pus alors venir doucement retoucher Églantine, que
ce léger heurt acheva de placer.
— Faites-moi passer ! supplia-t-elle, les yeux encore
pleins de la terreur de Tripet.
Le coup était délicat. Je le risquai cependant. Je coulai
ma boule derrière la sienne. Les deux sphères se jumelèrent
en un mince contact. Je maintins ma rouge du pied, puis,
d’un choc bien dirigé, j’en fis sonner le bois. Toc ! La bleue
partit en avant, tandis que Mlle Églantine retenait son souffle.
Un second coup : ma rouge s’élançait à sa suite, et, l’une
– 99 –
après l’autre, les deux boules franchissaient la cloche, dont le
grelot sonnait joyeusement à notre double passage.
— Ça y est ! respira-t-elle.
J’essuyai mon visage trempé de sueur. J’étais bien con-
tent.
— Vous êtes très fort, me dit-elle. Je n’aurais jamais cru
que vous réussiriez.
Je me serais entendu décerner le prix de thème latin aux
promotions du Collège que je n’eusse pas été plus orgueil-
leux.
Le second tour se passa à réparer les ruines. Chacun
avait à reconquérir une place, sauf Églantine et moi, qui en
profitâmes pour mettre derrière nous quelques arceaux. Au
troisième tour, Tripet était corsaire, désormais libre de se li-
vrer sans freina sa redoutable activité ; la noire, la blanche et
la crème de Mlle Sarah n’étaient pas loin non plus de termi-
ner ; quant à nous, nous étions plus ou moins avancés sur le
chemin du retour, à l’exception toutefois de Ducimetière, qui
se battait toujours contre son deuxième arceau.
— Ce malheureux Ducimetière, dis-je, va nous enterrer.
Ce mot eut le privilège de faire rire Mlle Églantine. Mais
notre position n’en était pas moins critique.
Le quatrième tour vit deux nouveaux corsaires, dont l’un
dans le camp de Tripet ; j’étais l’autre. À la fin du cinquième
tour, il y avait trois corsaires dans chaque camp. Mais tandis
que Mlle Sarah tentait sa cloche de retour, notre malencon-
treux Ducimetière n’avait pas avancé d’un pas.
– 100 –
Ce fut alors que les maillets s’en donnèrent. D’un bout à
l’autre du jeu les boules bondissaient, roulaient, s’entre-
choquaient, zigzaguaient, croquant et toquant leurs couleurs,
sonores, vibrantes, géométriques, acharnées à se poursuivre,
à s’expulser et à rayer d’éclairs bleus, blancs, noirs, rouges le
tapis plane du gazon ras. Une frénésie de chasse animait les
corsaires. La terrible brique de Tripet courait d’effroyables
bordées. Je dois dire que je ne lui en cédais que le moins
possible et que la douce nièce du pasteur Babel elle-même
sentait son fin poignet s’endolorir sous la vivacité de ses
touches.
Un cercle de spectateurs avait fini par se former autour
de nous. Le pasteur Babel nous fit l’honneur d’y mêler un
instant sa redingote.
— Quel est le meilleur joueur ? demanda-t-il, s’intéres-
sant avec condescendance à nos prouesses.
— Monsieur le pasteur, c’est Tripet, déclarai-je, tandis
que le désastreux maillet brique sévissait avec une fougue à
laquelle le digne Modérateur de la Vénérable Compagnie eût
eu peine à reconnaître son sang.
— Oh ! mon oncle, fit alors la voie tout animée de
Mlle Églantine, si monsieur Tripet est le plus vigoureux, moi
je dis que le plus adroit, c’est monsieur Pécolas.
Je me sentis rougir de plaisir.
Sur quoi le pasteur Babel daigna nous gratifier d’un petit
signe indulgent et continua sa promenade.
Lorsque j’eus préconisé un plan de campagne, consis-
tant à faire convoyer le désolant Ducimetière par la boule
bleue et la boule verte pendant que je ferais bonne garde, le
– 101 –
jeu se serra. Il me fallait à la fois protéger le périlleux voyage
de la boule jaune de Ducimetière contre les entreprises des
corsaires ennemis et maltraiter le plus possible la boule
crème de Mlle Sarah pour lui interdire l’accès de ses derniers
arceaux. C’est à quoi je m’employai de mon mieux. Ce que
furent les péripéties de cette lutte finale, où les grands coups
de Tripet, les énervements des maillets féminins, l’incom-
parable maladresse de Ducimetière et l’ubiquité de ma boule
rouge entrecroisèrent cent fois leurs rayons, je m’abstiendrai
de le narrer. Qu’il suffise de savoir qu’au vingt-huitième tour,
par une astucieuse manœuvre, nous réussissions à amener
notre lamentable traînard de conserve avec nos trois cor-
saires droit devant le piquet de but, où ce furent le petit pied
et le maillet bleu de Mlle Églantine qui eurent la gloire de leur
conférer la touche de la victoire, à la barbe éplorée de nos
adversaires déconfits.
– 102 –
Nous descendîmes vers le lac sous les ramures lumi-
neuses. Des tables étaient dressées sur la terrasse, entourées
déjà de groupements animés. Debout sur le parapet et sous
son grand parasol vert, l’honorable M. Barbon envoyait des
gestes à un canot retardataire. L’embarcation approchait,
glissante et grossissante, entre les pattes obliques de ses
rames. L’étudiant en casquette blanche la gouvernait, et
parmi ceux qui la montaient je reconnus Carcaille et le petit
Gaufre. Un chant s’en élevait, dont nous recevions l’harmo-
nie, mêlée au clapotis de l’eau contre les pierres de la rive.
C’était le cantique :
– 103 –
çons, convenablement pourvus de mie de pain et de vers de
vase. Au commencement, tout alla bien. En une heure, nos
pêcheurs avaient bien réuni une dizaine de sardines. Mais
tout à coup le gros Cuche avait senti au bout de sa ligne une
résistance inaccoutumée. C’était une énorme perche qui
s’était égarée dans ces parages. Il en vit émerger de l’eau,
dans un tourbillon d’écume, le mufle argenté. Peu expert
dans l’art d’amener la grosse bête, le malheureux Cuche, qui
tenait pourtant de toutes ses forces à sa capture, avait lutté
désespérément, suant à longues gouttes, tirant, secouant, se
cramponnant, appelant au secours.
– 104 –
Hélas ! le miracle s’était bien produit, mais en sens in-
verse. Entraîné par le poids de sa bête, vaincu par ses com-
motions, perdant l’équilibre, le gros Cuche était tombé dans
le lac. On l’en avait retiré non sans peine, car, l’endroit étant
assez profond, notre imprudent ami, que dominait au surplus
la fatale lourdeur de son derrière, y avait enfoncé jusqu’aux
oreilles, pendant que sa ligne, plus légère, filait rapidement à
la remorque de la perche dans la direction du haut lac.
– 105 –
s’enfouir un instant dans son mouchoir pour y déplisser à
son aise ses lèvres minces.
C’est à peine si un calme relatif put s’établir pour nous
permettre d’entendre, avec la déférence convenable, la
prière que l’inlassable ecclésiastique crut encore de sa mis-
sion de prononcer préalablement au goûter qui nous atten-
dait.
Ma ferme intention était d’y prendre part dans le voisi-
nage immédiat de ma petite amie. Pour la troisième fois, le
Seigneur daigna exaucer ma prière. Il le fit d’autant plus faci-
lement que les joueurs de croquet prirent tous place à la
même table. Je n’eus qu’à m’installer d’autorité auprès
d’elle, ce dont elle parut d’ailleurs enchantée. Nous avions
en outre avec nous Carcaille, Crotu et le gros Cuche, qui,
dans les habits du banquier Collignon, occupait bien double
place à lui tout seul.
– 106 –
J’ai beau rassembler mes souvenirs, je me vois tout à
fait incapable de me rappeler ce qui, durant ce goûter, nous
fut servi. Fut-ce l’onctuosité des crèmes ou la croustillance
des pâtisseries qui donna le ton à cette collation ? Y eut-il
des sandwichs, des cakes, des sorbets ? Bûmes-nous des si-
rops, du thé, du laitage ? Les fromages y développèrent-ils
leurs arômes et les confitures leurs bouquets ? Tout ce dont
je me souviens, c’est que Cuche, qui en avait d’ailleurs grand
besoin, n’oublia pas de réclamer le bénéfice de son pari et se
fit impitoyablement adjuger la part de gâteau de Tripet.
J’étais tout à l’exquis émoi de me sentir près d’Églantine ; je
n’avais d’autre impression que celle de sa robe blanche qui
vivait à quelques pouces de moi, que celle de ses longs che-
veux qui noyaient ses épaules, de son bras qui frôlait le
mien, de sa tête souriante et rose qui se tournait souvent de
mon côté. Mais d’elle je me rappelle tout, ses mouvements,
ses gestes, ses regards, je me rappelle ses paroles, tout,
jusqu’au moindre mot.
Nous ne nous parlâmes pas tout de suite. Il fallut
d’abord entendre Cuche raconter son accident, Carcaille sa
promenade en bateau ; puis on revint longuement sur les pé-
ripéties du croquet. Mais quand ces divers sujets eurent été
épuisés, je songeai à en aborder de plus intimes avec ma jo-
lie voisine. Le rêve que j’avais fait se réalisait : j’allais pou-
voir lui confier quelques-uns de mes sentiments, et peut-être
la questionner sur quelques-uns des siens.
— Ah ! dis-je tout ému, quel beau jour ! quel temps su-
perbe !…
— Oui, fit-elle gentiment.
— Quand on pense qu’il aurait pu pleuvoir !…
– 107 –
Elle me regarda, sourit, puis dit :
— Vous n’aimez pas la pluie ?
— Oh ! non, fis-je, j’aime mieux le soleil que la pluie !…
Pas vous ?
— Ça dépend, fit-elle. J’aime le soleil dans le canton de
Vaud, mais à Genève je préfère la pluie.
— Tiens ! m’étonnai-je. Pourquoi ?
— C’est que Genève me semble faire bien... je veux dire
s’allier naturellement avec la pluie… tandis que le canton de
Vaud… ah ! le canton de Vaud !…
Sa voix se nuança d’enthousiasme, son œil brilla, toute
sa figure s’anima sous son joli chapeau de Montreux.
— Alors, demandai-je, vous aimez mieux Vevey que Ge-
nève ?
— Oh ! s’écria-t-elle, il n’y a pas de comparaison !…
Puis elle reprit, intriguée :
— Vous savez donc que je suis de Vevey ?
— Mais oui, fis-je, on me l’a dit.
— C’est vrai, je suis Veveysane… Mais ce n’est pas seu-
lement Vevey, c’est toute la contrée qui l’entoure… Cully,
Lutry, Clarens, Montreux… C’est le plus beau pays du
monde !
Elle me parla de ce pays, son pays, comme elle disait.
Elle m’en décrivit les aspects, les sites enchanteurs ; elle
évoqua les courbes de ses rives, leurs vignes en gradins,
leurs corniches, leurs monts, les innombrables bourgades qui
– 108 –
les animent, Saint-Saphorin sur son golfe, Chexbres sous son
signal, Marsans, Glérolles, la Tour-de-Peilz et sa ruine, Blo-
nay et son manoir, Clarens, ses quais, ses platanes, son bois
de châtaigniers, son cimetière, le vieux castel du Châtelard,
l’élégance de Montreux entre sa double baie, Vernex, Glion,
Territet, Veytaux et, comme pour garder décorativement ce
magnifique ensemble, le grandiose et romantique château de
Chillon, plongeant dans le miroir du lac le reflet de ses neuf
tours.
— Il n’y a pas de comparaison ! répétait la petite Vau-
doise.
— Genève, objectai-je un peu piqué, Genève est pour-
tant une belle ville.
— Oui, il y a des rues, des ponts, des monuments… mais
il n’y a pas la nature, le cadre… Ah ! si Genève était sur le
coteau de Lavaux, ce serait évidemment une belle ville.
Je restai un instant rêveur. Je songeais à ce pays doré où
je n’avais jamais été. Le plus loin que j’étais allé, c’était à
Nyon. Je me rappelai avoir vu là le lac s’ouvrir comme une
mer, le ciel s’élargir et de nouvelles montagnes apparaître
bleuâtres vers l’est. C’était là-bas, là-bas… De grands stea-
mers s’y dirigeaient à travers l’immensité bleue ; des trains y
tendaient de toutes leurs fumées. Mais je n’avais pris ni les
uns, ni les autres. L’azur du ciel semblait s’y éclaircir et celui
du lac s’y accentuer. C’était de là-bas qu’elle venait, de la
côte enchantée, du pays du soleil, des vignes et des châ-
teaux.
Je la regardai, je vis le tissu léger de son cou palpiter fi-
nement sous son oreille nacrée, mon cœur remua et je
– 109 –
n’hésitai plus à me convaincre qu’une pareille petite fée ne
pouvait en effet venir que d’une contrée merveilleuse.
— Je voudrais connaître Vevey, dis-je.
— Est-il possible que vous n’ayez pas été à Vevey ?
Vous n’allez pas quelquefois dans le canton de Vaud ?
— J’ai été à Nyon.
— Vous n’êtes pas même allé jusqu’à Lausanne ?
— Non.
— Vous n’avez jamais vu le fond du lac ?
— Non.
— Vous n’avez jamais vu la Dent du Midi ?
— Jamais, avouai-je.
Je crus qu’elle allait me considérer comme un phéno-
mène, mais elle soupira :
— Il est vrai que Genève est si loin !…
Je me sentis néanmoins diminué à ses yeux de ne pas
connaître la Dent du Midi.
— Est-elle plus belle que le Mont-Blanc ? demandai-je.
— Beaucoup plus belle. Elle a sept pointes.
— Alors, dis-je, ce n’est pas une dent, c’est toute une
mâchoire.
Elle rit, et je pus contempler ses petites dents à elle,
blanches, fines, émaillées, reposant comme un double rang
de perles sur la soie rose de leur mignon coffret.
– 110 –
On passait une coupe où elle prit une orange.
C’était une énorme orange de Jérusalem, rouge et corti-
queuse. Elle emplissait ses deux mains de sa lourde sphère.
— Oh ! dit-elle en commençant à la dépouiller, elle est
trop grosse pour moi. Voulez-vous partager ?
Je me sentis devenir plus rouge que l’orange de Jérusa-
lem. Mon cœur battit violemment. Je n’eus pas la force de
répondre.
Son ongle rosé brilla dans la pulpe sanglante. Elle déta-
cha la moitié du fruit pour me l’offrir. Mes doigts tremblèrent
en la recevant. Adam devait avoir tremblé ainsi sous l’arbre
du jardin d’Eden. Mais bien que sachant ce qu’il en était sur-
venu, ma conscience ne me fit nullement entendre que je
succombais au même péché. Mon tremblement était une
jouissance exquise, et quand le jus parfumé, précieusement
pressé par mes lèvres, coula dans mon gosier, remplissant
ma bouche de sa fraîche saveur, je me sentis transporté en
plein paradis.
– 111 –
Je disais que je ne savais pas ce que j’avais mangé chez
me
M Collignon : je me rappelle et me rappellerai toujours que
j’y ai mangé la moitié d’une orange.
Mais il me fallait dire quelque chose pour cacher mon
trouble.
— Quel est votre fruit favori ? balbutiai-je.
— Le raisin, répondit-elle. Et vous ?
Je n’osai pas répondre l’orange. Je m’en tirai par une
nouvelle question :
— Le raisin blanc ou le raisin noir ?
— Le raisin blanc, cela va sans dire ; le noir n’existe pas
pour une Vaudoise.
— C’est vrai, approuvai-je, le blanc est bien meilleur.
Nous dégustions chacun notre dernière tranche d’o-
range, elle en rêvant peut-être à ses raisins blancs de La-
vaux, moi en pensant sûrement aux jolis doigts qui l’avaient
séparée.
— L’avez-vous trouvée bonne ? fit-elle avec un petit
coup de langue sur le bout de son index.
— Oh ! très bonne, délicieuse… Je me demande si elle
vient réellement de Jérusalem.
— Je ne pense pas ; ce doit être le nom de cette sorte. Je
ne crois pas d’ailleurs qu’il soit nulle part question d’oranges
dans la Bible.
— Je ne vois pas non plus, dis-je en faisant de vains ef-
forts de mémoire.
– 112 –
J’aurais pu demander sur ce point l’avis autorise de Car-
caille, mais je me trouvais si bien de notre conversation à
deux que je ne jugeai pas à propos de le faire intervenir.
— Tandis qu’on y rencontre beaucoup de raisins, ajou-
tai-je. Le raisin est un fruit biblique.
— Oui, il y a les raisins du songe expliqué par Joseph.
— Les raisins et les ronces de la parabole.
— La grappe rapportée par les Israélites.
— La vigne de Noé.
— Celle de Naboth.
— Les fruits de la Bible, dis-je, sont le raisin, la pomme,
la figue, l’olive, la grenade, la pistache…
— Et le fruit de l’arbre de Vie…
— Celui-là, c’était peut-être l’orange.
— Mais non, puisque personne n’en a jamais mangé,
Dieu craignant que nous ne devenions éternels comme lui.
— C’est juste, dis-je, confus, en me rappelant le passage
de la Genèse. Vous êtes forte sur les Écritures. Lisez-vous
beaucoup la Bible ?
— Mon oncle m’en fait apprendre un chapitre chaque
matin.
— Et ça vous plaît ? Vous aimez la Bible ?
— Ça dépend : j’aime les histoires de l’Ancien Testa-
ment ; je n’aime pas les prophètes ; j’aime les paraboles ; je
n’aime pas les épîtres.
– 113 –
— Et quel est le personnage de la Bible qui vous est le
plus sympathique ?
Ses mignons sourcils se rapprochèrent un moment, puis
elle dit :
— Comment voulez-vous que je réponde ?… Je suis bien
obligée de dire Jésus, puisque c’est lui qui nous a sauvés.
— Oui, sans doute… Mais Jésus n’est pas un person-
nage, c’est le Fils de Dieu. Mettons-le à part.
— Alors, voyons… Eh bien, je pencherais… je penche-
rais pour Rebecca.
— Pourquoi ?
— Parce que son histoire fait rêver toutes les jeunes
filles… Et vous, quel est votre personnage préféré ?
— Moi, répondis-je sans hésiter, c’est le roi Salomon.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a écrit le Cantique des Cantiques.
Un coup de tonnerre éclatant inopinément dans
l’atmosphère paisible qui régnait sur le lac n’aurait pas pro-
duit pareil effet.
— Oh ! fit-elle, toute rouge à son tour, serait-ce vous qui
avez écrit cette carte que j’ai reçue ?
— C’est moi, dis-je avec une forte étreinte intérieure,
mais décidé à soutenir courageusement ma responsabilité.
C’est moi. Est-ce qu’elle vous a plu ?
— Oh ! si vous saviez comme mon oncle s’est mis en co-
lère !
– 114 –
— Le pasteur Babel s’est mis en colère ?
— Horriblement.
— Un pasteur se mettre en colère !…
— Il a été terriblement fâché.
— Mais pourquoi ?
— Il a dit que c’était une chose épouvantable…
— Oh !…
— Que celui qui avait écrit cela était un monstre…
— Un monstre ?… Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Ce n’était pourtant qu’un verset de la Bible.
— Mais qui disait des choses…
— Cependant tout ce que la Bible dit est excellent !
— Il paraît que non.
— Et vous, êtes-vous fâchée ?
— Moi, non… Mais je n’ose plus vous regarder.
— Je ne croyais réellement pas…
— Oh ! soyez tranquille, je ne dirai jamais que c’est
vous !
— J’ai peut-être eu tort, pardonnez-moi…
— Je…
– 115 –
— C’est que je ne savais pas comment vous dire… Ç’a
été plus fort que moi… Je…
Mais elle n’écoutait plus. Elle s’était levée. J’étais deve-
nu tout pâle. Heureusement que comme tout le monde se le-
vait aussi, vu que le goûter était fini, son brusque départ ne
parut nullement insolite. Je vis disparaître sa taille blanche,
couverte de ses blonds cheveux, au milieu d’un remous d’en-
fants. Le pompon de son chapeau de Montreux émergea en-
core quelques instants d’entre les têtes, puis je le perdis aussi
de vue. Il me sembla que je tombais dans un vide sans fond.
Toute mon énergie fondait à grandes bulles et se dissolvait.
Une faiblesse étrange m’envahissait. J’allai m’affaisser
contre le mur bas de la terrasse, les coudes sur le parapet, et
je restai là je ne sais combien de temps, des larmes plein les
yeux, tandis que le lac clapotait doucement au-dessous de
moi.
– 117 –
luer. Le pasteur Babel leur adressait, à la coupée, de der-
nières formules d’adieu, d’édification et de remerciement.
Dans l’entrepont, autour des machines, je retrouvai Car-
caille, le petit Gaufre et le gros Cuche. Celui-ci avait endossé
ses vêtements, secs, mais si rétrécis qu’il s’y trouvait ficelé et
gonflé comme une andouille. Un sifflet brusque, un ronfle-
ment ; les machines bougèrent, s’animèrent dans leur huile.
J’étais très triste.
Je quittai l’entrepont, ses bielles, ses bagages, ses af-
fiches d’hôtels, de messageries et de chocolats, pour aller
m’appuyer contre le bastingage. L’eau filait, s’engouffrait
sous le tambour. Insensiblement, Bellevue s’éloignait, ses
arbres, ses auberges, son débarcadère au bout duquel les
trois silhouettes Collignon agitaient encore leurs mouchoirs.
– 118 –
— Venez, me dit-elle. Allons à l’avant. J’aime tant sentir
le vent du bateau et voir se fendre l’eau !
Fou de joie, je la suivis. Sa petite main ne quittait pas la
mienne.
Nous nous faufilâmes entre les bancs, les chaises et les
pliants, le long du pont encombré de passagers. À mesure
que nous avancions vers l’extrémité du steamer, la brise se
développait et faisait flotter les boucles de la jeune fille. Un
léger roulis se précisait. Des chaînes, des filins dormaient en-
roulés. Au delà de la cloche d’argent du bateau et de
l’engrenage des ancres, il n’y avait plus personne. Par les re-
gards des sabords, on voyait glisser l’eau que venait de cou-
per l’étrave.
— Vous n’avez pas peur ? dis-je.
— Un peu… mais c’est si agréable !…
Elle m’attira contre l’angle de proue. Nous nous ados-
sâmes à des cordages. Nous étions là presque cachés, seuls,
séparés de tout, n’ayant derrière nous que le bruissement du
vapeur, et devant nous, autour de nous, que l’eau, l’eau mi-
roitante et subtile, l’eau dans le cadre lointain et reflété de
ses rives, l’eau attirante, limpide, toute l’immensité de ce
somptueux décor lacustre, où nous ne nous sentions plus
qu’un double et imperceptible point.
— On est bien, ici, murmura-t-elle.
— Oh ! oui, on est bien ! soupirai-je en écho.
Au bout d’un instant, elle enleva son chapeau.
— Tenez-moi, dit-elle en se penchant par-dessus le bord.
– 119 –
Je sentis mon bras se couler autour de sa taille, tandis
qu’elle avançait craintivement sur l’abîme.
— Oh ! fit-elle en se rejetant en arrière, cela donne le
frisson !
Et je crus sentir courir sur elle comme un léger tremble-
ment.
— Avez-vous froid ? demandai-je.
— Oh ! non, il fait si doux !
La soirée était en effet délicieusement molle : présage de
mauvais temps, peut-être ; mais, pour le moment, sans autre
souffle d’air que la brise provoquée par le mouvement du va-
peur et dans cette pureté extraordinaire qui rapprochait et
colorait les montagnes, on ne pouvait rien rêver de plus ex-
quis.
— Ah ! dit-elle, c’est bien différent de mon premier
voyage !
— Quel voyage ?
— Il y a quelques mois… quand je suis venue à Ge-
nève…
– 120 –
— Il était plus long, observai-je.
— Je crois bien, quatre heures !… presque tout le lac
Léman…
Elle appelait le lac : le Léman ; moi, je l’appelais : le lac
de Genève.
Alors, la petite Vaudoise me raconta son grand voyage.
Son oncle était venu la chercher à Vevey. Elle s’était
embarquée avec lui un matin. Le temps était beau, presque
chaud, quoiqu’on fût en hiver. Le lac – le Léman – s’étendait
admirablement bleu et calme entre les montagnes grandioses
de la Savoie et les riantes Alpes vaudoises. Au loin, la Dent
du Midi étincelait de toutes ses cimes. Successivement, Chil-
lon, Montreux s’étaient effacés, puis Glion et la Tour-de-
Peilz. La vieille église Saint-Martin était restée plus long-
temps visible. On avait abordé tour à tour Cully, Lutry, Pully,
sous leurs étages de vignobles ensoleillés. Puis on avait tou-
ché Ouchy. Le temps était toujours beau, mais un petit air
froid commençait à tomber de Lausanne. Le lac s’offrait là
dans toute sa largeur et l’on entrevoyait à peine la côte
d’Évian. En avançant vers Morges, l’atmosphère avait encore
fraîchi. En même temps, le ciel et l’eau perdaient graduelle-
ment leur belle couleur, pour revêtir des teintes plus pâles et
plus dures. Le Jura, que l’on n’avait pas aperçu jusque-là,
manifestait vers l’ouest ses croupes monotones. À Rolle, le
vent du nord était devenu intolérable. Il se précipitait rude et
rapide dans la direction de Genève. C’était la bise, la sinistre
bise. Le lac moutonnait. Ses courtes vagues hargneuses har-
celaient le bateau. Puis les côtes s’étaient resserrées, les ho-
rizons rétrécis. Le triste et sombre Jura y faisait prédominer
maintenant ses formes revêches. Coppet, Versoix. La figure
du pasteur Babel semblait s’émacier et se durcir avec le pay-
– 121 –
sage, à mesure qu’on approchait de Genève. La bise cinglait,
sifflait, glaçait. Ses âpres morsures gerçaient douloureuse-
ment la peau et ses assauts fanatiques empêchaient presque
de se tenir debout. Alors, la ville apparut, morne, grise, me-
naçante. Tapie sous les trois tours noires de sa cathédrale, sa
lourde masse obstruait le lac et, de ses deux bras pâles proje-
tés en avant, semblait vouloir en étrangler le courant. L’arrêt
d’un pont rectiligne y traçait sa barre rigoureuse, devant un
îlot muré d’où quelques hauts arbres dépouillés dressaient
dans un ciel d’acier leurs squelettes. C’était Genève. En
compagnie du pasteur Babel, sévère et terrible comme sa
ville, la pauvre petite Églantine du pays de Vaud avait dé-
barqué transie de froid sur le sol de sa nouvelle patrie.
Ce petit récit m’impressionna vivement.
— Comme vous avez dû être malheureuse ! m’écriai-je.
— Oui, les premiers jours… J’ai bien pleuré. Mais je m’y
suis faite… Et aujourd’hui… aujourd’hui, répéta-t-elle, c’est
bien différent.
Oui, c’était différent. Au lieu de la bise glaciale d’hiver,
c’était le zéphyr odorant de juin. Les rives estompaient dou-
cement leurs verdures dans l’ombre du soir qui montait. Une
suave teinte rose s’était répandue sur la chaîne des hautes
Alpes, où le dôme du Mont-Blanc rougeoyait comme un bra-
sier céleste. Un flot serein nous berçait. Mélodique, un or-
chestre italien faisait soupirer ses violons. La ville s’éployait
langoureusement entre ses jardins, ses parcs, ses terrasses.
Derrière les arches festonnées du pont du Mont-Blanc, les
peupliers de l’île Rousseau enlevaient leur bouquet harmo-
nieux. Une première étoile brilla faiblement au-dessus du Sa-
lève. Quelques fenêtres s’allumèrent aux façades déjà mysté-
rieuses de la ville haute.
– 122 –
— Oui, oui, aujourd’hui… murmurait presque défaillante
ma petite amie, aujourd’hui, cela me rappelle Clarens…
À ce mot, qu’elle prononça d’une voix si tendre que je
crois en entendre encore l’accent, mon bras, qui, je ne sais
comment, était demeuré autour de sa taille, crut devoir pres-
ser cette dernière avec la plus chaude sympathie.
— Voulez-vous être mon ami ? me demanda Églantine
toute émue.
Si je voulais !… Le cœur bouleversé par cette question,
je ne trouvais pas de mots pour répondre. Mais tandis que
nos têtes s’étaient inclinées l’une vers l’autre, un souffle de
brise vint enrouler autour de mon cou une boucle de ses
cheveux. Ma joue en sentit le contact ; le bout en frôla ma
bouche. Alors, fou, l’esprit perdu, ma tête se pencha encore
plus vers la sienne, et mes lèvres touchèrent sa peau fine,
tiède et veloutée… Je crus que j’allais m’évanouir de bon-
heur.
– 123 –
Mais si je m’étais vraiment évanoui de bonheur, il eût
suffi, pour me faire revenir à moi avec la plus grande promp-
titude, du poids d’une main dure qui vint au même moment
me tomber sur l’épaule. Je me retournai brusquement. Une
grande ombre était derrière moi, ombre trop matérielle, hé-
las ! car, à en suivre l’arête sombre montant inexorablement
de bouton en bouton, et au cri d’effroi de ma compagne ter-
rorisée, je n’eus pas de peine à reconnaître le spectre du pas-
teur Babel en personne et parfaitement virant.
— Petits misérables !… proféra-t-il, tandis qu’on passait
les jetées de Genève.
Je suppose, par ce qui suivit, qu’il prononça ces mots
avec une intention de pluriel ; mais pour l’instant je ne les
pris que pour moi, et je me sentis tout aussitôt précipité
comme par un coup de tonnerre au plus profond de l’étang
de soufre et de feu dont parlait Carcaille et dont avait si peur
le petit Gaufre.
– 124 –
— Oh ! pardon ! pardon !… balbutiai-je épouvanté et le
cerveau tournoyant… Monsieur le pasteur ! je ne le ferai
plus !…
— Tu l’as fait, Nicolas Pécolas !… Ne nie pas, je l’ai vu !
Songeais-je à nier ?
— Tu viendras me parler demain, chez moi, à quatre
heures et demie. Quant à toi, ajouta-t-il en se retournant sur
Églantine, ne crie pas ! Je te défends de crier, entends-tu ? Je
t’interdis de pleurer !… Pas de scandale ici ! objurgua-t-il
sourdement.
Il l’entraîna rapidement. Églantine étranglait ses san-
glots. J’entendis un instant le claquement convulsif de ses
dents.
J’étais anéanti.
– 125 –
m’enfuis-je comme un voleur, comme un coupable ? Je ne
sais. Je dus sans doute tituber le long des quais. Peut-être
songeai-je à me jeter au Rhône. Ce qu’il y a de certain, c’est
que je finis par rejoindre la maison, où je fis ma rentrée pâle
comme un mort.
— Ah ! mon Té ! mon Té !… s’écria tante Bobette en
m’apercevant. Que t’est-il arrivé, mon pauvre enfant ?
Ma mine devait être bien décomposée, car mon père et
le cousin Gobernard, qui était là, ne manifestèrent pas moins
d’inquiétude.
— As-tu mangé quelque chose qui t’a fait mal ? fit mon
père.
— C’est ça !… cria tante Bobette, je suis sûre que c’est
une indigestion !
— Qu’as-tu mangé ?
— Je ne sais pas.
— Du pouding ? de la tourte ?
— Je ne sais pas.
— Comment, tu ne sais plus ce que tu as mangé ?
— Non.
— Voyons, rappelle-toi.
— Une orange.
— Ce n’est pas une orange qui t’a indigéré !
— À moins qu’elle ne fût gâtée, opina le cousin Gober-
nard.
– 126 –
On m’entourait, on me pressait, on m’accablait de ques-
tions.
— J’y suis ! fit tante Bobette, le nez décisif. C’est la
crème !… Je parie que la crème était tournée !… Ce n’est pas
étonnant avec cette chaleur !
Elle m’emmena dans ma chambre, me déshabilla, me
mit au lit, puis, malgré mes vives résistances, m’administra
de force un vomitif.
Bien entendu, cette médication me rendit encore plus
malade. Sur quoi une nouvelle hypothèse se fit jour dans
l’esprit anxieux de tante Bobette :
— Dis-moi, Nicolas, le lac était-il agité ? As-tu eu le mal
de mer ?
— Je ne sais pas.
— Mais enfin, qu’y a-t-il donc, mon enfant ? qu’y a-t-il,
au nom du ciel ?
Alors, devant les angoisses de tante Bobette, effondré,
prostré, lamentable, n’ayant plus la force de mentir, ni de
rien cacher, je bégayai, tout hoquetant et le cœur décroché :
– 127 –
— Oh ! tante Bobette !… oh ! tante Bobette !… J’ai em-
brassé la nièce du pasteur Babel !
– 128 –
Allons, allons, fit le cousin Gobernard, qui était venu le
lendemain prendre de mes nouvelles et auquel il avait bien
fallu raconter toute l’histoire, allons, allons, ce n’est pas si
grave !
— Ah ! vous trouvez ?…
— Bon sang ! ma cousine, vous vous mettez aussi dans
des états… Ce garçon aurait assassiné père et mère que vous
n’en seriez pas plus suffoquée !…
— Mon Té ! mon Père ! persistait à se lamenter tante
Bobette, qui aurait jamais pu penser que notre Nicolas…
C’est la fin du monde !…
– 129 –
— Non, vraiment, ma bonne Bobette, permettez-moi de
dire que vous exagérez. Tout ça parce que ce petit a embras-
sé une jolie fille !…
— Au nom du ciel ! Gédéon !… s’effarait ma pauvre
tante en se bouchant les oreilles.
Et comme j’assistais, consterné, à ces explications, le
cousin Gobernard, prenant en pitié ma détresse, ajoutait
pour me remonter :
— Puisque tu dois aller te faire admonester par le pas-
teur, vas-y. Mais ne te frappe pas, mon garçon. Ta peccadille
ne tire pas à conséquence. Après tout, cela vaut mieux que
d’avoir manqué un examen ou de t’être donné une entorse.
Et si ce Babel entonne ses grands airs et tape trop fort sur la
poêle du nommé Satan, ne te laisse pas étourdir, mon gar-
çon, et envoie-le carrément bouler. C’est mon avis, conclut-
il.
Heureusement que tante Bobette n’entendit pas la façon
pittoresque dont le cousin Gobernard formulait cet avis, car
c’est alors qu’elle aurait été bien réellement suffoquée.
– 131 –
Une bonne intimidante m’ouvrit. Je lui déclinai mon
nom d’une voix sourde en demandant le pasteur.
— Suivez-moi. Monsieur le ministre est dans son cabi-
net.
Je la suivis dans un vestibule nu, puis le long d’un esca-
lier sévèrement décoré de textes bibliques. À ce moment, je
dois le dire, j’aurais réellement préféré être à cent lieues de
là. Mais il n’y avait maintenant plus à reculer.
Mon cerbère en jupons s’arrêta devant une porte feutrée,
qu’elle poussa et me fit franchir assez rudement par les
épaules, en aboyant :
– 132 –
teur Babel profilait sa maigreur ascétique. Courbé sur son
pupitre entre deux piles de bouquins ouverts, le pasteur tra-
vaillait. Complètement médusé par cette présence, je restais
là debout, le chapeau entre les doigts, l’œil sur ce crâne in-
quiétant, attendant qu’il daignât porter son regard sur ma
chétive personne et que sa bouche irritée commençât à me
signifier sa vitupération.
– 134 –
Tout figé, j’attendais.
— Ah ! te voilà !…
Bien décidé à rester muet comme un poisson ou à ne re-
poudre que par les monosyllabes indispensables, je ne bou-
geai pas un muscle.
— Te voilà, Amalécite !…
Amalécite !… Il me fallut pourtant tressaillir. C’était le
nom du plus méchant de ces peuples païens qui s’opposèrent
en leur temps aux enfants d’Israël et que Dieu finit par ex-
terminer. Aux yeux du pasteur Babel, je n’étais plus qu’un
Amalécite !
— Je me demande avec effarement et consternation, je
me demande avec douleur et déchirement, prononça alors le
pasteur, si j’ai devant moi l’un des élèves de mon école du
dimanche ou un de ces affreux gredins sans feu ni lieu, sans
foi ni loi, qui rôdent par nos rues et désolent notre ville ! Voi-
là donc le résultat de mes efforts ! voilà le fruit de l’enseigne-
ment chrétien que je t’ai inculqué ! Quelle épreuve, Sei-
gneur ! Quelle amertume, ô mon Dieu !…
Il s’arrêta pour juger de l’effet de son petit exorde. Je ne
bronchais pas. Il poursuivit :
— Hélas ! le péché est partout ; il pénètre les cœurs les
mieux gardés ; il exerce en tout lieu son horrible puissance.
Malheureux Pécolas, tu aurais été le dernier que j’eusse
soupçonné d’une mauvaise action. Aussi ma douleur est pro-
fonde. Mais qu’est-elle, Pécolas, qu’est-elle auprès de celle
de Dieu, qui t’a vu comme moi, et que tu as cruellement of-
fensé ?
– 135 –
Je commençai à trouver qu’il allait un peu loin, je veux
dire un peu haut. Que pouvait faire à Dieu, le Créateur du
ciel et de la terre, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le
Dieu des armées, le Dieu des cohortes célestes, que j’eusse
été surpris, sur l’avant du Bonivard, en train d’embrasser
modestement la blonde nièce du pasteur Babel ?
Mais celui-ci continuait :
— Lorsque Adam, sous l’arbre du jardin d’Eden, mangea
du fruit défendu, il ne se doutait pas des conséquences de
son acte. Mais le péché venait d’entrer en lui. Et les consé-
quences du péché sont terribles. M’entends-tu, Pécolas ?
— Oui, monsieur le pasteur.
— Pour avoir simplement mangé de ce fruit, Adam fut
chassé du paradis terrestre, astreint à travailler la terre, enfin
condamné à mort. Mais ce n’est pas tout. De par ce premier
péché, ce triple châtiment frappa en outre tous ses descen-
dants, le genre humain tout entier ! Ah ! s’il avait prévu cela,
Adam aurait-il goûté de cet abominable fruit ?… M’écoutes-
tu, Pécolas ?
— Oui, monsieur le pasteur.
— Eh bien, cette histoire est celle de tout pécheur. C’est
la tienne, Pécolas, car, une fois engagé dans la voie du pé-
ché, on ne sait où on va. Demain tu en commettras un plus
grave, après-demain un plus grave encore, et de péché en
péché, de chute en chute, tu en arriveras à l’état de pécheur
endurci, incapable de repentance et dès lors voué inexora-
blement à la condamnation éternelle. – Me comprends-tu,
Pécolas ?
— Oui, monsieur le pasteur.
– 136 –
— Arrête-toi pendant qu’il en est encore temps, malheu-
reux garçon ; ne continue pas à glisser sur la pente fatale,
amende-toi, pleure, repens-toi, tombe à genoux, demande-
moi pardon et surtout demande pardon à Dieu, à Dieu qui est
plein de miséricorde, mais qui est aussi rempli d’horreur
pour le péché… de courroux, de justice !…
Mais je ne tombai pas à genoux. J’étais trop occupé par
une réflexion nouvelle qui venait de naître dans mon esprit.
Si Adam avait péché, me disais-je, c’était qu’il avait contre-
venu à un ordre de Dieu. Dieu lui avait dit : « Tu ne mange-
ras pas du fruit de l’arbre de la science. » Et Adam en avait
mangé. Il avait désobéi. Mais moi, avais-je désobéi ? Où
était-il dit : Tu n’embrasseras pas la nièce du pasteur Babel…
ou n’importe quelle autre jeune fille ?… J’avais beau cher-
cher, je ne voyais aucun texte qui pût m’être appliqué. Si tel
était le cas, avais-je donc commis un péché ?
— Eh bien, Pécolas ? attendait le pasteur.
Il fallait que j’en eusse le cœur net. Je me hasardai :
— Monsieur le pasteur, je voudrais auparavant vous po-
ser une question.
— Parle, je suis là pour t’écouter… et pour l’éclairer, s’il
en est besoin.
— Monsieur le pasteur, où est-il dit dans la Bible que
Dieu défend d’embrasser une jeune fille ?
La tête que fit le pasteur Babel, à cette simple question,
fut des plus surprenantes. Complètement ahuri par ma de-
mande, il se la fit répéter, comme si ses oreilles hésitaient à
l’avoir entendue. Puis il se tira la barbe, fronça le sourcil, me
considéra pour voir si je n’avais pas l’air de me moquer de
– 137 –
lui, et comme je n’en avais pas l’air du tout, il se retira la
barbe, se gratta le front, puis finit par manifester son réel
embarras en barbotant :
— Mon enfant… mon enfant…
Alors, plein d’assurance, je m’écriai :
— Monsieur le pasteur, cela n’est dit nulle part !
— Comment, nulle part ?…
— Non, monsieur le pasteur, vous ne pouvez me citer
aucun texte, et c’est injustement que vous m’accusez de pé-
ché. Je n’ai pas péché.
— Tu n’as pas…
Certes, j’avais commis des péchés, de nombreux péchés
dans ma vie ; j’avais menti, j’avais trompé, je m’étais mis en
colère, j’avais souhaité le mal, j’avais plus ou moins violé les
neuf dixièmes des commandements ; et beaucoup de ces pé-
chés, à ma honte, avaient été découverts. Or, jamais on ne
m’en avait fait des reproches aussi vifs que pour celui-ci, qui
n’en était pas un, qui ne violait rien du tout, ou qui, s’il en
était un tout de même, paraissait bien petit en comparaison
des autres, une simple peccadille, comme disait le cousin
Gobernard. C’était incompréhensible.
Mais le pasteur s’était ressaisi :
— Eh bien, non, articula-t-il, je ne te citerai pas de texte.
Mais j’en appellerai à un autre témoignage, plus probant
peut-être : ta conscience. Lorsque je t’ai mis la main sur
l’épaule, pourquoi t’es-tu troublé ? pourquoi as-tu tremblé ?
pourquoi aurais-tu voulu te cacher, disparaître, comme
Adam à l’ouïe de la voix de l’Éternel se cacha loin de sa
– 138 –
face ? C’est ta conscience qui parlait, ta conscience, Pécolas,
et elle te disait : Ce que tu as fait est mal !…
Ce fut à mon tour d’être embarrassé ! Évidemment, ma
conscience avait parlé. Je ne pouvais le nier. Elle avait même
parlé beaucoup plus longtemps que ne le croyait le pasteur
Babel, puisqu’elle était allée s’épancher jusque sur le sein
bouleversé de tante Bobette. Ma conscience s’était, en effet,
amplement manifestée. Mais était-ce bien ma conscience ?
N’était-ce pas plutôt un assemblage obscur de craintes artifi-
cielles, faites de défiance de moi-même et des autres, d’ap-
préhension de l’inconnu, de peur irraisonnée de l’opinion
d’autrui, et qui n’avait rien de commun avec la véritable
conscience ? Plus j’y réfléchissais, moins je parvenais à dis-
cerner dans mon acte le moindre reflet d’un péché. Le bon-
heur dont j’avais été inondé en l’accomplissant me semblait
contradictoire à la notion même de péché. Jamais je n’avais
été heureux lorsque j’avais réellement péché. Aussi répondis-
je au pasteur Babel :
— Je me suis effrayé, il est vrai ; mais, je le vois mainte-
nant, bien à tort. Je n’aurais dû avoir aucun sujet d’alarme,
car je ne commettais aucun mal. Aucun mal, monsieur le
pasteur, aucun péché. Non ! non !… Il n’y a qu’un cas où un
baiser donné constitue un péché, et l’Écriture le dit en
propres termes (décidément je devenais aussi fort que Car-
caille) : c’est quand ce baiser est un baiser de haine. Mais,
monsieur le pasteur, m’écriai-je, ce n’était pas un baiser de
haine que je donnais, c’était un baiser d’amour !
À peine avais-je prononcé ce dernier mot, que je crus
que le pasteur Babel venait d’être touché d’un fer rouge. Il
bondit hors des bras de son siège, marcha à moi tout maigre
et hérissé d’indignation. Sa manche se leva. Je baissais déjà
– 139 –
la tête en haussant le coude, prêt à recevoir le coup… Mais il
se retint ; son bras retomba. Il devint tout pâle.
– 140 –
définitif, le mot qui me jugeait et me stigmatisait. Révolté !
révolté ! je n’étais qu’un révolté !
Révolté ! jetait-il comme une écume. Malheur à ceux qui
se révoltent !…
— Je ne suis pas un révolté !
— Satan le tient. Tu es la proie de l’Être du Mal.
— Monsieur le pasteur !…
— Et cette ignoble carte, car c’est évidemment toi qui
l’as écrite, l’envoi de cette carte, oses-tu dire aussi que ce
n’est pas un péché ?
— Elle portait un texte de la Bible.
— Quel texte !…
— Un passage d’un cantique, du Cantique des cantiques,
ce qui signifie, monsieur le pasteur, comme vous l’avez dit
un jour vous-même, le plus beau des cantiques !
— Polisson !…
Puis il se reprit, furieux et se mordant les lèvres :
— Je veux dire… je veux dire… que tu ne sais pas ce
que tu dis !
— Mais, monsieur le pasteur…
— Suffit ! je ne veux plus entendre un révolté !… Va-
t’en !… Je prierai Dieu pour toi.
— Monsieur le pasteur, je…
– 141 –
— Va-t’en, va-t’en, te dis-je !… Et je t’interdis, je t’inter-
dis, entends-tu, de remettre les pieds à l’école du dimanche !
À ces mots, je fus pris d’une grande angoisse.
— Oh ! mais c’est impossible ! m’écriai-je… Je veux re-
venir à l’école du dimanche !
Je pensai que je ne reverrais plus Églantine.
— Tu n’y reviendras jamais !
— Monsieur le pasteur !
— Tu n’y reviendras que quand tu te seras humilié, que
quand tu auras pris le sac et la cendre, que tu seras convain-
cu de ton péché et que tu seras revenu ici me demander par-
don… pardon à genoux !
— Monsieur le p…
– 142 –
— Va-t’en ! va-t’en !…
Acculé à la porte, sous son grand geste frénétique, je dus
sortir.
Mais à peine avais-je repassé cette porte, à peine avais-
je été ainsi poussé dans le corridor, que des cris aigus partis
d’une chambre voisine vinrent me glacer d’effroi. Je n’hésitai
que l’ombre d’une seconde à en reconnaître la source.
Ces cris provenaient indubitablement du gosier d’Églan-
tine. D’autres voix s’y mêlaient. Que se passait-il ?
Que lui faisait-on, à elle ?
On la terrorisait, on la maltraitait, peut-être !…
Mon sang ne fit qu’un tour. Je m’élançai dans la direc-
tion du vacarme, tandis que, sorti sur mes talons, le pasteur
Babel se précipitait après moi et tentait de me saisir au collet
pour me jeter dans l’escalier. Mais ma force était à ce mo-
ment herculéenne. Je ne sentis pas plus la poigne du pasteur
Babel que je ne me laissai arrêter par ses injonctions. Affolé
par les cris de ma petite amie, qui retentissaient de plus
belle, je bousculai une porte, par laquelle nous pénétrâmes,
l’un sur l’autre, le pasteur et moi, dans une pièce plus claire
que le cabinet et de même exposition que lui.
Là, un spectacle imprévu vint me remplir d’épouvante.
Fortement maintenue par les deux bras osseux de Mme Babel.
Églantine, la figure décomposée, se débattait avec désespoir
sur un haut escabeau, le corps enveloppé d’un peignoir
comme d’un suaire. Ses magnifiques cheveux dénoués la
baignaient tout entière et coulaient jusqu’à terre. Derrière
elle, une paire d’immenses ciseaux luisants à la main, sautil-
– 143 –
lait une silhouette étrange, en laquelle je ne tardai pas à re-
connaître M. Paradis, le coiffeur de la rue Tabazan.
– 144 –
— Le fait est, monsieur le ministre… une si belle zeve-
lure… le fait est que c’est dommaze.
— Précisément, monsieur Paradis, ses cheveux étaient
trop beaux. Elle en était vaine. Or, a dit le Seigneur, si ton
œil droit te fait broncher, arrache-le ; si ta main droite te fait
pécher, coupe-la, car il vaut mieux pour toi qu’un seul de tes
membres périsse et que ton corps entier n’aille pas dans la
géhenne.
— Très zuste, très zuste, monsieur le ministre. Mais tout
de même… Sans ses zeveux, mademoiselle ne sera plus si
zolie.
— C’est justement ce que je veux. Je veux l’enlaidir.
— C’est dommaze, c’est dommaze… Comment les cou-
perai-ze ?
— Ras.
M. Paradis plongea la main dans le fleuve d’or, en ras-
sembla un flot et ouvrit ses grands ciseaux. Mais il suspendit
encore le coup fatal pour demander :
— Qu’allez-vous faire de ces zeveux, monsieur le mi-
nistre ?
— On les brûlera.
— Miséricorde !… Mais ça vaut très zer, des zeveux pa-
reils !… Ze vous les azète, moi… Ze vous en donne cinq
cents francs.
D’émoi, Mme Babel lâcha d’une main sa victime.
— Cinq cents francs ! s’exclama-t-elle, béante, en jetant
un œil allumé sur son mari. Mon ami !… cinq cents francs !…
– 145 –
Le pasteur Babel eut un léger spasme des paupières. Un
combat intérieur se livrait en lui. Mais ce fut très court. Sa
lèvre se contracta, son cou se raidit, et il répéta durement :
— On les brûlera !…
— Cinq cents francs !… Mon ami !… Pour l’Église ! sup-
plia Mme Babel.
– 147 –
Trop excité d’abord pour me rendre
compte de l’énormité de mes actes durant
ce néfaste lundi, je ne tardai pas à mesurer
la gravité de mon cas par la consternation
de tante Bobette, lorsqu’elle eut compris,
sur le peu que j’osai lui en dire, que j’étais
bel et bien chassé de l’école du dimanche.
Elle ne parlait de rien de moins que d’aller
sur l’heure se traîner elle-même aux ge-
noux du pasteur Babel pour implorer mon
pardon. Il fallut toute l’autorité, fort rela-
tive d’ailleurs, mais heureusement efficace
à cette occasion, du cousin Gobernard, qui,
pendant ces jours critiques, crut devoir se
montrer quotidiennement à la maison,
pour la dissuader de ce projet.
— Rien ne presse, disait-il. Avec le temps ça s’arrangera.
Laissons d’abord ce forcené de Babel se calmer.
Et mon père, en homme sage et ennemi de l’éclat,
l’appuyait.
— Quand ce garçon serait privé de son catéchisme
quelques dimanches, le grand malheur ! émettait avec poids
le cousin Gobernard. Tranquillisez-vous, Bobette, le diable
n’est pas encore à ses trousses, et pourvu que d’ici là ce petit
conserve un bon estomac, l’esprit dispos et le ventre libre,
vous aurez tout loisir pour lui concilier à nouveau les bonnes
grâces du Très-Haut.
– 148 –
Malheureusement, deux au moins des conditions si judi-
cieusement attachées à ma tranquillité et à celle de tante
Bobette par l’excellent cousin Gobernard se trouvèrent bien-
tôt singulièrement compromises. Je ne mangeais plus, je ne
dormais plus, un abattement et une inquiétude insurmon-
tables s’emparaient graduellement de mon esprit. Un malaise
étrange m’étreignait. Le mardi, ça allait encore ; le mercredi,
ça allait moins bien ; le jeudi, ça n’allait plus du tout.
— Diantre ! diantre ! faisait le cousin Gobernard décon-
certé, tu m’étonnes, mon garçon. Qu’est-ce qui t’arrive ? As-
tu un hanneton dans le ciboulot ? Du nerf, saperlipopette !
Et il s’en prenait à tante Bobette :
— C’est votre faute aussi, ma cousine, avec vos lamenta-
tions perpétuelles… Vous l’abrutissez de vos jérémiades !…
— Par exemple ! se récriait tante Bobette. Depuis trois
jours je n’ouvre pas la bouche.
— Mais vous n’en pensez pas moins. Et vous lui faites
une tête !…
Quelle que fût mon affection pour tante Bobette, ce
n’était pourtant pas la tête qu’elle pouvait me faire qui cau-
sait mon désarroi. Ce n’était pas davantage la tristesse que
j’éprouvais à la pensée du désastre qu’avait souffert à cause
de moi ma chère Églantine. Était-ce peut-être l’appréhension
que nous pussions être séparés pour toujours ? Non plus. S’il
n’y avait eu que cela, je n’aurais pas été si angoissé. Les dif-
ficultés auraient au contraire stimulé mon énergie. J’aurais
tout fait pour la revoir. Je l’aurais revue ! Et puisque j’avais
déjà conquis sa sympathie, puisqu’elle m’avait demandé
d’être son ami, rien ne m’aurait arrêté. J’aurais franchi
– 149 –
monts et vaux, j’aurais accompli des prouesses merveilleuses
pour lui prouver ma tendresse !…
Un tourment plus secret me rongeait. Il était né soudain,
d’une pensée tout d’un coup apparue. Mon altercation avec
le pasteur Babel m’avait beaucoup ému. J’en revoyais le dé-
roulement dramatique ; j’en repassais dans ma tête les
moindres incidents. Mais si je ne parvenais toujours pas à
comprendre ce qui m’avait mérité une si formidable alga-
rade, je me disais cependant que, pour me l’avoir infligée, le
pasteur Babel devait avoir eu des motifs bien puissants,
d’autant plus puissants peut-être que je ne les connaissais
pas. Et je ne me cachais pas non plus, au souvenir de la fu-
reur décuplée de l’ecclésiastique lorsque avait éclaté ce qu’il
avait appelé ma « révolte », je ne me cachais pas que, pour
grave qu’eût été mon premier péché, sa gravité s’était in-
comparablement accrue du fait de n’avoir pas voulu le re-
connaître.
Mais quel pouvait être exactement ce péché, ce péché
énigmatique et redoutable, tellement plus gros de consé-
quences que tous mes péchés antérieurs, qu’il avait fini par
me valoir mon expulsion sommaire du cabinet de M. Babel
et mon exclusion de l’école du dimanche ? C’est ce que je me
demandais avec trouble et transissement. Et tout d’un
coup… tout d’un coup ç’avait été comme une illumination…
une illumination maudite… Un texte, un terrible texte avait
surgi dans ma mémoire, menaçant, tragique, fatal. Je l’avais
recherché en tremblant. Il était encore plus terrible que je ne
le croyais. Jésus, le doux Sauveur lui-même, avait prononcé :
« Je vous le dis en vérité, tous les péchés seront pardonnés
aux fils des hommes, mais quiconque aura péché contre le
Saint-Esprit n’obtiendra jamais de pardon, car il est coupable
d’un péché éternel. »
– 150 –
Avais-je peut-être commis, sans m’en douter, le mysté-
rieux péché contre le Saint-Esprit ? À cette pensée, une sueur
froide avait inondé mes tempes. Ce péché, cet extraordinaire
péché, celui que tout le sang de Jésus ne pouvait racheter, ce
péché des péchés était-il mon péché ? Horrible incertitude !
Et la féroce sentence se déroulait sans répit dans mon cer-
veau fiévreux, me coupant bras et jambes, m’annihilant,
m’écrasant. Je songeais aux terreurs du petit Gaufre, et ces
terreurs, je les partageais maintenant, j’en connaissais le ver-
tige, j’en éprouvais l’affolant cauchemar… Mon Dieu ! mon
Dieu ! avais-je commis le péché contre le Saint-Esprit ?…
Le vendredi, j’étais sérieusement malade. Le samedi,
devant ma mine terreuse, le cousin Gobernard déclara :
Il n’y a pas à dire, ce petit se fait du mauvais sang.
— C’est le remords ! proféra lugubrement tante Bobette.
— Nom d’un pétard ! il faut le secouer. Ce garçon a be-
soin de prendre l’air. Voyons, Nicolas, que dirais-tu d’une
excursion au Salève ? Ça te va-t-il ?… Ça va ! Je l’emmène
demain.
— Si vous voulez, mon cousin, dis-je sans conviction.
— Bonne idée, approuva mon père. Ça lui fera du bien.
— Gédéon…
— Vous, taisez-vous. On ne vous demande pas votre
avis. Un dimanche à la montagne, croyez-m’en, cela lui vau-
dra mieux que le catéchisme.
Mais tante Bobette avait une objection qu’elle tenait es-
sentiellement à formuler.
– 151 –
— Gédéon… je ne puis vous confier ainsi Nicolas pour
toute une journée…
— Que craignez-vous ?
— Je crains… je crains… Il faut auparavant que vous me
fassiez une promesse.
— Quoi donc ?
— Gédéon… Gédéon, promettez-moi que vous ne lui di-
rez pas un mot de religion.
— Bien, bien, c’est entendu.
— Vous me le promettez solennellement ?
— Je vous dis que c’est entendu. Préparez-lui son petit
sac, et ne le chargez pas trop. Pas de pain, ni de vin ; nous
nous en munirons à Bossey, au pied de la montagne.
Quelques œufs durs et une tranche de fromage. Le reste, j’en
fais mon affaire. Et demain matin, mon garçon, trouve-toi à
six heures au bas de la Cité, pour le tramway de Carouge.
Sur quoi mon père ajouta :
— Je vous aurais bien accompagnés, mais je crois que la
course serait maintenant un peu trop forte pour moi… Ce sa-
cré Gobernard ! Il a encore des jambes pour monter au Sa-
lève !…
– 152 –
Le lendemain, comme six heures sonnaient à la tour de
l’Île, je me trouvais au rendez-vous. Je ne tardai pas à voir
apparaître, à mi-côte de la Cité et dégringolant la rue à
grands pas, la corpulente stature du cousin Gobernard, en
large feutre mou, la vareuse au vent, le bâton ferré à la main,
les souliers à clous aux pieds et portant en bandoulière un
gros bissac en toile cachou aux formes singulièrement re-
bondies.
— Tu es exact, c’est parfait. Nous aurons le beau ; le ba-
romètre monte. Pourvu que nous n’ayons pas trop chaud et
que nous puissions faire la grimpée à l’ombre, ça ira bien. Al-
lons, enfourne-toi. Nous aurons tout à l’heure assez à jouer
de nos jambes.
Nous prîmes place dans le véhicule, qui enleva avec ef-
fort le tournant de la rue Centrale, pour se lancer au grand
trot dans la Corraterie, fouetté par le petit air frais du matin.
— Eh bien, mon gaillard, fit-il en m’allongeant une forte
claque sur la cuisse, nous allons respirer un peu de nature et
revoir ce vieux Salève !…
Nous suivîmes la rue du Conseil-Général, nous enfilâmes
l’interminable route de Carouge, nous atteignîmes le pont sur
l’Arve. Puis ce fut Carouge, que nous parcourûmes dans
toute sa longueur entre ses maisons basses. Nous parvînmes
enfin, après de multiples arrêts, place du Rondeau, où, tout
engourdis, nous descendîmes. Le tramway n’allait pas plus
loin. Située à l’extrémité de la petite ville, la place s’ornait
d’un café à tonnelles, à l’enseigne Au Mont Salève, et d’une
auberge à volets gris que ne déparait point le titre ronflant À
Hôtel de l’Europe et devant laquelle stationnait la diligence de
Cruseilles. Deux routes s’en détachaient : celle de Saint-
Julien-en-Genevois, par le Plan-les-Ouates, et celle de Col-
– 153 –
longes-sous-Salève. Nos sacs bien assujettis, le mien sur le
dos, celui du cousin Gobernard sur son flanc gauche, c’est
cette dernière route que nous attaquâmes. Le ciel était d’un
léger bleu saphir et les pinsons chantaient dans les arbres.
Par une lente montée, nous abordâmes le plateau de
Grange-Colomb. La montagne s’offrait là dans toute son am-
pleur. Elle ressemblait à un énorme dromadaire accroupi,
avec sa bosse que nous allions escalader, son encolure du
creux de Monnetier, et le Petit-Salève formant la tête, qui al-
lait frotter son museau dans le sable de l’Arve.
Nous descendîmes sur Troinex ; nous laissâmes derrière
leurs rideaux d’arbres et dans leurs cris de coqs ses maisons
caquetantes et nous longeâmes son petit ruisseau murmu-
rant. Puis nous poursuivîmes notre chemin sur Bossey, dont
nous ne tardâmes pas à apercevoir la grosse église, ocellée
de son cadran. Mais le paysage avait beau accentuer son pit-
toresque, les flancs du Salève, couturés d’arbrisseaux,
avaient beau rapprocher pas à pas leurs formes géantes, je
ne regardais guère et c’est à peine si je prêtais attention aux
propos dignes d’intérêt du cousin Gobernard sur les lieux, les
gens, les bêtes et les choses.
— Tu ne dis rien. Dors-tu encore ?
— Non, mon cousin.
— Es-tu déjà fatigué ? Trouves-tu que nous marchons
trop vite ?
— Non, mon cousin.
— Nous, nous arrêterons quelques instants ici, le temps
de poser les sacs, de souffler un peu et de compléter les pro-
visions.
– 154 –
Nous débouchions sur la ferme de l’Hôpital de Bossey,
postée contre le socle de la montagne et qui servait d’au-
berge aux ascensionnistes. Des tables et des bancs rustiques
y invitaient à la halte. Le cousin Gobernard s’y sépara de son
bissac, non sans un certain soulagement. Il détendit large-
ment ses bras, remua une bonne demi-douzaine de fois son
épaule droite, puis dit :
— Il n’y a pas d’eau potable au sommet ; nous allons
prendre deux bouteilles.
— D’eau ?
— De vin. Du moment que nous nous chargeons de li-
quide, nous n’allons pas nous amuser à transporter de l’eau.
Une grosse servante accourait, le tablier sur le ventre.
– 156 –
Nous montions depuis une heure, quand, avisant un re-
plat de la roche contre laquelle virait notre étroit sentier, il
jugea le moment venu d’opérer un nouvel arrêt. Je pris place
à côté de lui sur la margelle de pierre. Droit sous nos pieds
dévalait le précipice hérissé de broussailles. Devant nous se
dressait vertigineusement l’autre paroi de la gorge, avec ses
assises énormes, ses escarpements, ses surplombs, ses cor-
niches, ses crénelures et ses couches géologiques. Un rocher
singulier s’en détachait, brandi de la montagne comme un
sinistre pantin, et qu’on appelait la Poupée. Un fragment de
roc délité roula des hauteurs avec un bruit d’enfer. Il sautilla
sur des éboulis et se perdit dans l’abîme. Gardienne du
gouffre, la Poupée semblait grimacer.
– 157 –
— Mon cousin… pourriez-vous me dire… ce que c’est
que… le péché contre le Saint-Esprit ?
— Le péché contre le Saint-Esprit ?… Qui est-ce qui t’a
fourré cette bourde dans la tête ?
— C’est Jésus.
— Quel Jésus ?
— Mais Jésus… Jésus de Nazareth… le Sauveur,
quoi !… C’est dans la Bible.
Mon cousin me regarda de ses gros yeux, remplis à la
fois de narquoiserie et de bonté, avec l’air de dire : « Je me
doutais bien, mon petit, de ce qui te tracassait ! » Mais
comme il ne se pressait pas de répondre, me méprenant sur
son silence, je lui demandai encore :
— Mon cousin, connaissez-vous la Bible ?
— Je la connais, fit-il, probablement mieux que toi.
— Eh bien alors, fis-je, pourriez-vous au moins me
dire… Vous avez dit que ce que j’avais commis en… embras-
sant la nièce du pasteur Babel… n’était qu’une peccadille.
Mais il n’y a pas de peccadilles devant Dieu, il n’y a que des
péchés, et dont le moindre est puni de la mort du pécheur.
Alors, pourriez-vous me dire s’il est écrit quelque part dans
la Bible que ce que j’ai commis est un péché ?
Les deux gros yeux, bons et narquois, se fixèrent de
nouveau sur moi.
— Mon pauvre garçon !… Non, cela n’est dit nulle
part… Pas que je sache, au moins… Mais quand la Bible le
dirait, qu’est-ce que cela ferait ?
– 158 –
Ce fut à mon tour de le considérer avec étonnement, at-
tendant qu’il voulût bien m’expliquer cette dernière phrase,
qui me paraissait des plus incompréhensibles.
Au lieu de cela, il me fit d’abord raconter par le menu
mon entrevue avec le pasteur, qu’il ne connaissait qu’im-
parfaitement et qu’il écouta très attentivement, m’en faisant
même répéter certains points. Il resta ensuite longtemps si-
lencieux, se bornant à envoyer, d’un bâton méditatif, de pe-
tits cailloux voler dans le précipice. Je voyais son front se
plisser et ses veines se gonfler. Je me demandais ce qu’il ru-
minait.
Il se décida enfin.
— J’avais bien promis à ta tante, commença-t-il, de ne
pas entamer avec toi le chapitre de la religion. Mais, vrai-
ment, je ne puis te laisser dans l’état d’inquiétude, de réelle
souffrance où je te vois. Non, non, continua-t-il avec force,
ce n’est pas possible. Je t’aime, mon garçon, et j’ai pitié de
toi. Je romps ma promesse. C’est une bonne action.
Ce début solennel ne laissa pas de m’émouvoir. Qu’est-
ce que le cousin Gobernard pouvait bien avoir à me révéler ?
J’attendis la suite avec impatience.
Un nouveau caillou fut projeté plus vigoureusement et le
cousin Gobernard, assurant sa voix sur un ton tout ensemble
ferme et mesuré, prononça :
— Tu crois donc à tout ce que la Bible dit ?
— Mais il faut bien, mon cousin, puisque c’est la vérité.
— Alors tu t’imagines que la Bible est la vérité ?
— Sans doute.
– 159 –
— Eh bien, détrompe-toi, mon garçon. La Bible n’est pas
la vérité. Ceux qui te le disent te mentent ou se leurrent. La
Bible n’est nullement la vérité. C’est un livre comme un
autre ; et comme, en maintes de ses parties, il est plus vieux
que la plupart des autres, il est aussi beaucoup plus plein
d’erreurs, de faussetés, de contre-vérités, de contes, de lé-
gendes, de superstitions, dont il n’y a pas lieu de croire un
seul mot.
— Ce n’est pas possible, mon cousin, fis-je très effrayé et
pensant qu’il devenait fou.
— C’est si possible, mon enfant, que rien n’est au-
jourd’hui plus certain.
— Non ! non !…
— Sur la foi de ce qu’on t’enseigne à l’école du di-
manche, tu ne doutes pas que la Bible ne soit inspirée de
Dieu et que le livre dicté par lui ne soit, jusqu’au moindre
mot, exempt de tout mensonge comme de toute erreur. Mais
la Bible est-elle vraiment inspirée ? Tout est là. Comment le
sais-tu ? On te l’a dit. Et si on te dit le contraire, qui croiras-
tu ? Tu devras donc essayer de te rendre compte par toi-
même des fondements de ta croyance en la divinité des Écri-
tures… Me suis-tu, Nicolas ?
— Oh ! parfaitement, dis-je, commençant à me rassurer
un peu sur l’état mental de mon cousin.
— Qu’est-ce donc que la Bible ?… Et, d’abord, d’où pro-
viennent les documents réunis sous ce titre ? Quelle en est la
valeur ? Qui les a écrits ?
— Mais, dis-je, les Évangiles ont été écrits par Matthieu,
Marc, Luc et Jean, les épîtres par Paul, les prophéties par
– 160 –
leurs prophètes, les Psaumes par David, le Cantique des Can-
tiques par Salomon et le Pentateuque par Moïse.
— Eh bien, non, mon ami. La plupart de ces attributions
traditionnelles sont controuvées. On ignore à peu près com-
plètement en quels temps et par quels auteurs ont été rédi-
gés ces écrits soi-disant sacrés. Ce sont des inconnus qui ont
tracé les règles sous lesquelles ont vécu, souffert et gémi tant
de siècles… Les cinq livres du Pentateuque, par exemple,
ceux qui contiennent le récit des origines et le code de l’an-
cienne Loi, ne sont pas l’œuvre de Moïse.
— Le Pentateuque n’a pas été écrit par Moïse ?
— Aucunement.
— Cependant…
— Juges-en par toi-même.
D’un air malicieux, il tira du fond de sa vareuse une pe-
tite bible de poche qu’il me tendit.
Ah ! cousin Gobernard ! cousin Gobernard ! je me suis
demandé bien souvent si cette petite bible s’était vraiment
trouvée par hasard dans votre vêtement, comme vous me
l’affirmâtes sans rougir, ou si vous n’aviez pas prémédité dès
le départ de manquer à la promesse que vous aviez fallacieu-
sement faite à la pauvre tante Bobette !
— Ouvre au Deutéronome, dernier chapitre, et lis.
Je lus attentivement les douze versets du trente-
quatrième chapitre du Deutéronome. C’était le récit de la
mort de Moïse, de son enterrement, du deuil des Israélites
pendant trente jours et de la nomination de son successeur
Josué.
– 161 –
— Eh bien ? demanda le cousin Gobernard lorsque j’eus
terminé ma lecture.
— Eh bien ? dis-je sans comprendre où il voulait en ve-
nir.
— Tu ne vois pas ?
— Quoi ?
— Tu ne trouves rien là d’extraordinaire, si l’on admet
que Moïse soit l’auteur de ce livre ?
— Non.
— Comment !… Moïse écrivant le récit de sa propre
mort !… de son propre enterrement !…
Je me frappai la tête comme un imbécile.
— Je n’avais jamais vu ça, fis-je, ou plutôt je n’y avais
jamais pris garde en le lisant.
— Les gens qui lisent la Bible, observa mon cousin, ne
voient généralement rien. Ils la lisent sans réelle attention,
par habitude, par marmottement. C’est à eux que pourrait
s’appliquer cette parole : Ils ont des yeux pour voir et des
oreilles pour entendre, mais ils n’aperçoivent ni ne com-
prennent. – Eh bien, que dis-tu de Moïse racontant sa mort ?
Comment expliques-tu ça ?
J’aurais pu évidemment répondre, comme l’eût fait sans
doute Mme Collignon, que c’était un mystère. Mais je préférai
reconnaître honnêtement que je ne l’expliquais pas.
— Cependant, ajoutai-je, on pourrait peut-être accepter
que ce chapitre ait été écrit postérieurement à Moïse par
– 162 –
quelque autre écrivain sacré, qui en aurait complété le Deu-
téronome.
— Mais alors, si ce chapitre n’est pas de Moïse, qui peut
assurer que l’avant-dernier soit de lui, ou le précédent, ou
n’importe lequel des autres ? On va très loin comme cela…
et nous irons en effet très loin. – Cherche, maintenant, Ge-
nèse, trente-six, trente-et-un.
Je lus :
— « Voici les rois qui ont régné dans le pays d’Édom,
avant qu’un roi régnât sur les enfants d’Israël. »
— Eh bien ? fit de nouveau le cousin Gobernard.
Honteux de ma distraction précédente, je m’absorbai
longuement, profondément sur ce simple verset qui n’avait
l’air de rien, comme devant un rébus. Tout à coup je m’é-
criai :
— J’y suis !… Du temps de Moïse, il n’y avait pas de rois
sur Israël ; il n’y en eut que beaucoup plus tard. Par consé-
quent ceci ne peut avoir été écrit par Moïse, ni même par un
de ses successeurs, mais seulement par quelqu’un qui vivait
sous les rois.
— Ou après, ajouta sceptiquement le cousin Gobernard.
Quelque rude que fût le choc, je ne pouvais cependant
me rendre du premier coup.
Fort à propos je me rappelai qu’un dimanche tante Bo-
bette était rentrée toute en colère à la maison ; elle venait
d’assister au sermon d’un pasteur libéral qui avait poussé,
paraît-il, son libéralisme jusqu’à avancer que les cinq pre-
miers livres de la Bible pouvaient bien ne pas être de Moïse
– 163 –
et que cela n’avait que peu d’importance pour l’autorité de la
Bible.
J’exposai le fait à mon cousin.
— Le pasteur libéral avait peut-être raison, avançai-je.
— Le pasteur libéral avait tort, et ta tante Bobette était
parfaitement fondée à être en colère contre lui. Si ces livres
ne sont pas de Moïse, l’autorité de la Bible en est bel et bien
compromise, car la Bible spécifie en propres termes qu’ils
sont de lui.
Mon cousin me montra, en effet, plusieurs passages de
l’Ancien Testament où cette partie des Écritures était explici-
tement attribuée à Moïse et d’autres dans le Nouveau d’où il
ressortait que Jésus, le Fils de Dieu, n’avait pas hésité à par-
tager cette illusion.
Voilà donc déjà, pensais-je, un chapitre et une bonne
douzaine de passages dont la gênante présence s’accordait
mal avec ma croyance en l’inspiration des Écritures. Où al-
lait-on s’arrêter ? Alors que l’existence d’un seul texte sus-
pect me paraissait inconciliable avec l’idée que je me faisais
du Saint-Livre, ma confiance, ébranlée sur un point, pouvait-
elle imperturbablement subsister pour le reste ?
J’étais ahuri, consterné, et peu s’en fallut que, devant
ces révélations, je ne me laissasse choir d’émotion dans la
Grande-Gorge, sous l’œil même de la Poupée.
— Eh ! attention, saperlipopette ! Nous ne sommes pas
sur le Grand-Quai !…
Et réajustant son bissac, qu’il passa cette fois sur son
flanc droit, empaumant son bâton et donnant du jarret sur
ses souliers à clous :
– 164 –
— Mais nous n’allons pas moisir ici. Debout, mon gar-
çon ! Nous pourrons continuer à causer tout en marchant.
La conversation continua, en effet, tantôt morcelée par
les incidents du chemin, tantôt plus suivie au cours des
nombreux arrêts dont nous entrecoupions la montée.
— Alors, mon cousin, par qui a été écrit le Pentateuque ?
Le cousin Gobernard toussa, cracha, souffla, ferroya co-
pieusement de la canne.
— De nombreux savants, mon enfant, se sont appliqués
à débrouiller ces difficiles questions de l’origine des textes
bibliques. S’ils n’ont pu qu’exceptionnellement en détermi-
ner les vrais auteurs, au moins ont-ils souvent réussi à en
établir approximativement la date. Pour le Pentateuque, il
paraît certain qu’il ne fut rédigé que sous Esdras, après le re-
tour des Juifs de Babylone.
— Mille ans après Moïse ! m’écriai-je.
— Mais il comprend des documents de toutes les
époques : légendes rapportées de Babylone, fragments de lé-
gislations diverses, récits de temps reculés transmis de
bouche en bouche, mutilés et transformés par les siècles.
Quelques-uns de ces morceaux sont extrêmement anciens.
C’est ainsi qu’on a découvert, dans des fouilles en Chaldée,
un code de lois antérieur à l’époque supposée de Moïse et
très semblable aux commandements attribués au législateur
hébreu.
J’écoutais bouche bée. De nouveaux et extraordinaires
horizons s’ouvraient devant moi.
— Maintes traces de cette antiquité subsistent dans nos
textes. Voici, par exemple, l’histoire de Rebecca.
– 165 –
Je dressai l’oreille.
— As-tu jamais remarqué, dans ce poétique conte, un
détail bien typique ? Lorsque Éliezer, le serviteur d’Abraham,
reconnaît en Rebecca celle qu’il doit demander en mariage
pour Isaac, que lui donne-t-il ?
— Un anneau d’or et deux bracelets.
— Très bien. Il lui passe les bracelets aux mains, mais
où lui met-il l’anneau ?
— Mais… au doigt, je pense.
— Pas du tout, au nez.
— Au nez ?
— Parfaitement. Reporte-toi au texte.
Je m’y reportai, car j’avais toujours entre les mains la
petite bible du cousin Gobernard, et je lus, en effet, avec stu-
péfaction dans le récit d’Éliezer : « Je mis l’anneau à son
nez. »
— Ce détail, continuait mon cousin, fait bien voir que
cette charmante histoire nous vient en droite ligne d’une de
ces tribus de bédouins qui parcouraient autrefois ces pays,
avec leurs troupeaux et dont les filles avaient l’habitude de
se pendre des anneaux au nez, comme le font encore de nos
jours certaines peuplades sauvages.
Il faudra, me dis-je, que je signale à Églantine ce détail
pittoresque de l’histoire qui fait rêver toutes les jeunes filles.
Et je m’imaginai aussitôt la jolie nièce du pasteur Babel avec
un anneau d’or au bout de son nez… Mais cela ne lui rem-
placerait pas ses cheveux ! pensai-je tristement.
– 166 –
— Voilà les perles que l’on trouve encore dans ces vieux
récits, poursuivait mon cousin. Mais dans quel état nous
sont-ils parvenus, défigurés par des légions d’annalistes,
massacrés par les copistes, maquillés par les interpolateurs,
triturés par les prêtres et rendus à rebours par les traduc-
teurs ! Quand on examine de près les livres du Pentateuque,
on n’y trouve plus qu’un innommable ramas de débris de
tous les peuples, de tous les temps et de toutes les religions,
qu’un capharnaüm de loques disparates dont pas une n’a
conservé sa broderie originale.
Sur quoi, le cousin Gobernard changea de nouveau son
bissac de côté.
— Quant aux autres parties de l’Ancien Testament, re-
prit-il, elles ne font pas meilleure figure. Il n’en est aucune
qui puisse légitimement se prévaloir du nom dont elle se
pare.
— Les Psaumes de David ne sont pas de David ?
— Non.
— Le Cantique des Cantiques n’est pas de Salomon ?
— Pas davantage. Ce qu’il y aurait de plus authentique,
ce sont certains écrits des prophètes. Encore les plus respec-
tables d’entre eux, ceux qui nous ont été transmis sous le
nom d’Esaïe, doivent-ils être répartis entre deux auteurs dif-
férents qui vivaient à deux cents ans de distance, tandis que
d’autres, comme le livre de Daniel, ne constituent que
d’infâmes supercheries, dont il faut retarder l’élucubration
jusqu’à une époque où l’empire perse n’existait plus et où la
fameuse fosse aux lions n’était plus qu’un conte bleu.
– 167 –
J’en fus bien fâché pour l’intéressant Daniel, mais j’avais
hâte d’aller plus loin.
— Et le Nouveau Testament, mon cousin ?
— C’est encore pire, mon garçon. Nos évangiles ne sont
que des rédactions de troisième ou de quatrième main,
d’après des récits antérieurs qui ont disparu et qui n’avaient
d’ailleurs guère plus de consistance que les fables sur Romu-
lus et Rémus de l’histoire romaine ou que l’épopée de notre
héroïque Guillaume Tell. Les documents probants font à tel
point défaut que certains savants ont été jusqu’à mettre en
doute l’existence même de Jésus.
— Cependant, mon cousin, Matthieu et Jean l’ont con-
nu ?
— D’après nos récits, oui. Mais ces deux dignes person-
nages ne sont nullement responsables des écrits qui
s’autorisent de leurs noms. Nous avons même, pour ce qui
concerne Jean, deux déclarations de son évangile, qui mani-
festent clairement qu’il n’en est pas l’auteur.
Mon cousin me montra ces passages, qui me parurent,
en effet, si formels que je dus m’incliner.
— La naïveté de ces compilateurs est si grande qu’ils
vont jusqu’à raconter des choses qu’il était matériellement
impossible que personne ait vues ou entendues. C’est ainsi
que nos évangélistes n’éprouvent aucune difficulté à rappor-
ter des paroles prononcées par leur maître pendant qu’ils
dormaient.
— C’est ici, observai-je, qu’il faut bien croire qu’il n’y
avait que Dieu qui pût les leur dicter.
– 168 –
— Leur a-t-il aussi dicté les innombrables erreurs et con-
tradictions dont fourmillent leurs textes ?
— Il y a des erreurs jusque dans les Évangiles ?
— Les Évangiles n’en sont pas plus exempts que le reste
de la Bible.
— Un exemple, mon cousin, un exemple, je vous en
supplie !
— À ton aise, mon ami. Voyons d’abord le fait le plus
simple : la naissance du Christ. Matthieu le fait naître sous
Hérode, c’est-à-dire, au plus tard, quatre ans avant notre
ère ; Luc place sa naissance au moment d’un recensement
qui eut lieu dix ans après. Laquelle de ces deux dates est la
bonne ? Dieu aurait bien dû nous faire connaître d’une façon
plus précise, ne fût-ce que pour nous permettre de mieux
fixer notre ère, l’époque d’un événement qu’il devait juger
important.
— Patapla ! m’écriai-je. Toute la chronologie qui dégrin-
gole !
— Voyons la mort. Dans les trois premiers Évangiles,
Jésus est crucifié le lendemain de la fête de Pâque ; dans le
quatrième, le supplice a lieu la veille. À l’âge maintenant.
Pour Jean, Jésus a près de cinquante ans lors de sa mort ;
pour Luc, il en a trente-deux. Passons au ministère. Luc le
fait durer un an et demi ; Jean le prolonge sur plus de trois
ans…
— C’est extraordinaire ! fis-je, réellement abasourdi par
ces divergences.
— Quelques détails, au hasard. Selon les trois premiers
Évangiles, Jésus commence sa prédication après que Jean-
– 169 –
Baptiste a été mis en prison ; selon le quatrième, avant. Dans
le miracle de Jéricho, Luc lui fait guérir son aveugle en en-
trant dans la ville, Marc en la quittant, et Matthieu lui en fait
guérir deux. « Ne prenez pas de bâton pour le voyage », font
dire Matthieu et Luc à Jésus envoyant les douze apôtres en
mission ; « prenez-en un », lui fait au contraire recommander
Marc. « Tu seras aujourd’hui même avec moi dans le para-
dis », promet, dans Luc, le crucifié au bon larron ; mais il ap-
paraît bien, dans Jean, qu’il n’a pas pu tenir sa promesse, car
il déclare trois jours après à Marie de Magdala : « Je ne suis
pas encore remonté vers mon Père. » Ce pauvre Jésus sort
bien inconséquent des mains de ses annalistes, heureux en-
core quand ils ne le transforment pas en malfaisant idiot,
comme Marc qui, contant à son tour l’affaire du figuier,
maudit et desséché par le Seigneur parce qu’il n’y avait trou-
vé que des feuilles et pas de fruits, ajoute : « Or, ce n’était
pas la saison des figues. »
— Assez ! fis-je tout altéré.
— Mais ce qui est autrement grave que toutes ces
inexactitudes, c’est l’incompatibilité foncière qui existe entre
le Jésus des trois premiers évangiles et celui que nous pré-
sente Jean. Il y a là deux personnages complètement diffé-
rents, contradictoires, irréductibles. Il y a là deux Jésus. Le-
quel choisir ? Aussi le plus grand des Pères de l’Église, saint
Augustin, a-t-il pu s’écrier : « S’il n’y avait pas l’autorité de
l’Église, je ne croirais pas à l’Évangile. » Or, comme nous
autres protestants nous ne croyons à l’autorité de l’Église
qu’à cause de l’Évangile, tu peux calculer ce qu’il en reste.
De son épaule droite, le cousin Gobernard fit passer la
courroie de son bissac sur son épaule gauche.
Je cherchais toujours à résister.
– 170 –
— Et les prophéties, mon cousin, les prophéties ! Nierez-
vous que les prophéties n’aient prédit Jésus ?
— Une simple observation, mon ami, répliqua le cousin
Gobernard. Si les prophètes avaient vraiment prédit Jésus,
les Juifs, qui croient comme nous en leurs prophètes, au-
raient reconnu Jésus pour leur Messie. Ils ne l’ont point fait.
C’est donc qu’ils n’ont jamais pensé que ces fameuses pro-
phéties se rapportassent à Jésus. Et ils ont raison. Les évan-
gélistes qui les invoquent, ou ne les comprennent pas, les ci-
tant d’après une version grecque pleine de fautes, ou forgent
de toutes pièces les événements qu’ils racontent pour les
faire concorder avec de pseudo-prophéties. C’est ainsi que
Matthieu, imaginant l’histoire de la naissance miraculeuse de
Jésus, cite Ésaïe en ces termes : « Voici, la vierge sera en-
ceinte et elle enfantera un fils. » Or, si l’on se reporte au
texte invoqué, on trouve qu’il n’y est pas du tout question
d’une vierge, mais d’une jeune femme, ce qui ne présente
plus rien de miraculeux et n’avait nullement besoin d’at-
tendre huit siècles pour se produire… – Mais tu ne com-
prends peut-être pas, mon enfant, la différence qu’il y a entre
une vierge et une jeune femme ?…
— Si, si, je la connais très bien, fis-je, me rappelant à
point la lumineuse leçon de Mme Collignon à ce sujet.
— C’est donc à une vulgaire erreur de traduction qu’est
due l’origine de cette légende, qui est devenue un dogme
pour toutes les Églises chrétiennes. Ailleurs, ce même Mat-
thieu, qui a une prédilection pour les oracles, applique à la
trahison de Judas une parole qu’il donne comme étant de Jé-
rémie. Or, la citation, dénaturée du reste comme toujours,
est non de Jérémie, mais de Zacharie. Le fraudeur est pris là
– 171 –
sur le fait. Le maladroit s’est simplement trompé de pro-
phète. Il a pris Zacharie pour Jérémie !…
Très égayé et de plus en plus en verve, le cousin Gober-
nard poussait de grands éclats de rire.
Nous étions arrivés à l’endroit dit l’Écho de la Grande-
Gorge, et les deux mots « Zacharie », « Jérémie » se répercu-
taient avec ses rires, de haut, de face, de biais, de derrière et
semblaient même remonter sardoniquement du fond de
l’abîme. C’était d’un effet bizarre, impressionnant et quelque
peu satanique, si j’ose encore employer ce terme.
Une fois sur le chapitre des divagations bibliques, mon
cousin fut intarissable. Il s’amusa aux dépens d’Élie, qui
trouve moyen d’envoyer une lettre au roi Joram, alors qu’il
est depuis longtemps mort et enterré, je veux dire enlevé au
ciel. Il s’extasia sur le chiffre de cinq cent mille hommes
d’élite tués au cours d’une seule bataille par Abija à Jéro-
boam, alors qu’aucune guerre antique ou moderne n’a été
capable d’occire à la fois un nombre aussi fabuleux de com-
battants. Il se demanda comment Aaron avait fait pour mou-
rir en deux endroits différents et comment les Égyptiens s’y
étaient pris pour poursuivre les Israélites avec de la cavale-
rie, bien que tous leurs chevaux eussent péri par la cin-
quième plaie. Il s’étonna que Dieu, qui avait fixé les jours de
l’homme à cent vingt ans, ait laissé vivre beaucoup plus
longtemps les patriarches. Il me découvrit que, pour la Bible,
le lièvre était un animal ruminant, ce qui était jusqu’ici con-
traire à mes notions, pourtant rudimentaires, d’histoire natu-
relle. Il me fit faire des calculs sur l’âge d’Abraham, qui me
prouvèrent que la Bible était non moins brouillée avec les
plus simples opérations de l’arithmétique. Puis il se livra à
toutes sortes de conjectures pour comprendre comment
– 172 –
Caïn, après le meurtre d’Abel, avait pu craindre d’être ren-
contré et tué, puisqu’il n’y avait plus sur la terre que deux
hommes, lui et son père Adam, dont le troisième enfant,
Seth, n’était pas encore né. Fallait-il en induire que la terre
était déjà habitée ? Mais alors par qui ? Quels étaient ces
autres hommes ? Et Adam n’était-il plus l’unique père des
humains ?…
Que sais-je encore ? J’en oublie les trois quarts, mais le
peu que j’en rapporte suffit à faire comprendre le singulier
état d’esprit dans lequel on se doute que je me trouvais.
Bref, de fil en aiguille et de Jésus à Caïn, nous nous re-
trouvions au premier livre du Pentateuque et, à travers le
cours des âges, nous en étions remontés jusqu’à son premier
chapitre, qui est, comme chacun sait, celui de la création.
— Oui, fit alors mon cousin, les sept jours ! On n’ose
plus parler de jours, quoiqu’il s’agisse bien de jours en réali-
té, puisqu’ils ont un soir et un matin. On dit maintenant « les
époques ». Soit, adoptons les époques.
Il me fit remarquer d’abord une chose des plus cu-
rieuses. Dieu, créateur du ciel et de la terre, n’avait pas créé
l’eau. En effet, si on le voit créer le ciel au second jour, créer
la terre au troisième, en aucun des sept jours de la semaine
originelle on ne le voit créer l’eau. Il se borne à séparer en
deux, au second jour, par la création de l’étendue, une eau
qui existait. Avant toute chose, nous dit le texte, il y avait un
chaos liquide et ténébreux au-dessus duquel se mouvait le
souffle de Dieu. Semblablement à Dieu lui-même, l’eau pré-
existait. Mon cousin m’expliqua que c’était là le reste véné-
rable d’une très vieille théogonie orientale, où l’œuvre créa-
trice était représentée comme une victoire de Dieu sur les
forces hostiles des eaux de l’abîme. Pour cette époque recu-
– 173 –
lée, le bleu du firmament était de l’eau, que l’on voyait se ré-
unir, sur l’horizon marin, avec l’autre bleu, celui des eaux in-
férieures ; et le ciel n’était que l’espace restreint qui séparait
ces deux masses d’eau et où étaient suspendus, pour prési-
der au jour et à la nuit, les luminaires du soleil, de la lune et
des étoiles. Il n’était donc pas exact d’enseigner, d’après la
Genèse, que Dieu était le créateur du monde : il n’en était
que l’ordonnateur.
Après m’avoir fait sentir l’intérêt de ce vieux texte, qui
contribuait à nous éclairer sur les plus anciennes concep-
tions de l’univers, mon cousin ne manqua toutefois pas de
m’en faire aussi reconnaître l’absurdité. Loin que les eaux
fussent primordiales, elles se trouvaient encore suspendues à
l’état gazeux dans les couches supérieures de la planète en
ignition, alors que le noyau terrestre était depuis longtemps
formé. Toute lumière nous venant du soleil et des astres,
l’idée d’une lumière antérieure à la matière cosmique et in-
dépendante d’elle était extravagante. Comment le soleil
avait-il pu être créé après la terre qui tourne autour de lui et
comment, sans le soleil, cette terre avait-elle pu se couvrir
de végétation ? Tout cela était du plus haut comique. Il était
au reste parfaitement faux que les végétaux fussent apparus
avant les animaux. Et me montrant dans les rochers qui nous
faisaient face l’affleurement d’une couche géologique :
— En quelques coups de marteau, mon ami, tu trouve-
rais probablement là quelque fossile animal antérieur à
l’apparition de toute espèce de plante sur notre planète.
Il n’était pour ainsi dire pas un détail du récit sacré qui
ne constituât une hérésie scientifique. On y voyait les oi-
seaux créés dans la même journée que les poissons et précé-
dant les animaux terrestres, ce qui était le contraire de la
– 174 –
réalité. Quant à l’homme, c’était tout à fait mystérieux. Si,
dans le premier récit de la création, il apparaissait en dernier
lieu, comme couronnement de l’œuvre du sixième jour, dans
le second récit, qui lui est particulièrement consacré, on
nous le montrait formé avant les plantes, et par conséquent
avant le soleil !… « Et Dieu vit que tout ce qu’il avait fait
était très bon. » Il était vraiment satisfait de peu.
Mais plus rien ne pouvait m’étonner. Ou plutôt je ne
m’étonnais plus que d’une seule chose, c’était de n’avoir pas
vu tout cela moi-même et d’avoir dû attendre les révélations
du cousin Gobernard. J’étais comme quelqu’un à qui on
vient de découvrir le secret d’un tour de prestidigitation et
qui, l’instant d’avant plein d’admiration, s’écrie, l’instant
d’après : « Mon Dieu, que c’est bête ! » Je me rendais
compte maintenant de ma naïveté ; peu à peu, le sortilège se
dissipait, l’ombre s’évanouissait, les ténèbres s’éclairaient ;
j’éprouvais un sentiment étrange d’ébahissement à la fois et
de délivrance : la prison s’ouvrait et je demeurais encore tout
interdit sur le seuil à me demander si j’allais oser affronter
l’air pur, la lumière, le soleil.
En même temps nous sortions de la partie resserrée de
la gorge et nous débouchions dans le cirque supérieur, dont
tout un flanc nous apparaissait déjà baigné de clarté. L’hori-
zon des pentes s’élargissait, soutenant un toit de saphir in-
tense de plus en plus vaste. Les ramures chinoises des sapins
s’y profilaient sur le vert clair des hêtres, des saules et des
sorbiers. Dans l’herbe, la gentiane printanière nous ouvrait
son œil bleu, la potentille dorée et la cotonneuse anthyllide
sonnaient leurs notes pimpantes, tandis que les cyclamens
roses, tapis sous les mousses, distillaient leurs parfums et
que la globulaire, la saponaire, les drabas brodaient les ro-
– 175 –
chers de leur soie bigarrée. Chaque pas nous rapprochait de
la crête.
— Encore un petit effort ! dit mon cousin en changeant
pour la dernière fois son bissac de côté.
Et tout à coup ce fut le grand large, l’éblouissement, la
féerie. Au détour d’un dernier buisson, nous avions mis le
pied sur le gazon ras du sommet et nous émergions dans
l’azur.
— Hein, c’est beau ! fit le cousin Gobernard en soufflant
cordialement.
L’immense vallée du Léman se développait à perte de
vue et géographiquement sous nos yeux, avec la plaine écla-
tante de son lac, ses rives somptueuses, ses côtes mollement
inclinées, entre les vagues du Jura et la mer écumante des
sommités alpestres. Coiffant son port, Genève, ramassée
d’abord autour de Saint-Pierre, déployait spacieusement ses
quartiers, projetait ses faubourgs, éclaboussait tout son vert
canton de ses innombrables cottages et de ses blancs vil-
lages. Au delà, vers le nord, la ligne du littoral vaudois fuyait
en ondulant, ponctuée par les étincellements de ses villes,
Coppet, Nyon, Rolle, puis s’incurvait gracieusement vers
l’est où, tout au fond, brillait encore Lausanne. S’enfonçant
entre la Tour de Gourze, la Dent d’Oche et les Cornettes de
Bise, la belle plaine bleue disparaissait ensuite, absorbée par
les Alpes de la Savoie. De ce côté, c’était un formidable en-
tassement de pics, de dômes, de pointes, d’aiguilles, de
crêtes, de môles, une gigantesque forteresse prenant tout
l’est et le sud, avec ses avancées énormes, ses contreforts,
ses bastions, ses fantastiques escarpes, ses fraises, ses ma-
checoulis, poudrée de ses glaciers et crénelant vers le ciel
ses mille redans de neige, armés et faisant feu de tous les
– 176 –
rayons du soleil. C’étaient le mont de Semnoz, les dents de
Lanfon, la Tournette, la Tête de Parmelan, Soudine, Balajou,
les piques aiguës des Aravis, la chaîne des Vergys ; puis,
c’était, majestueux, triple, dominateur et colossal, le bloc
foudroyant du Mont-Blanc, avec les blindes braisillantes de
sa coupole et ses glacis rutilants ; c’étaient ensuite les assises
du Brezon, le Môle, le resplendissant Buet, et, plus à gauche,
les Alpes de Sixt, la pointe de Tanneverge, l’Avaudruz, la
frise du Criou, plus à gauche encore le Roc d’Enfer… Ex-
traordinaire et fascinant spectacle, dont je ne me lassais pas
d’embrasser l’ensemble ou de distinguer les détails, passant
du vert des campagnes, au bleu du lac, au blanc des cimes,
fou de couleurs, ivre d’espace et comme noyé dans cette
magnifique apothéose.
Soudain, j’eus un tressaillement. Là-bas, près du Buet,
mais si loin, si loin que ce ne devait plus être en Savoie, je
venais de découvrir une fine aigrette à sept pointes d’argent,
si délicate qu’elle semblait flotter dans l’éther. Je la désignai
à mon cousin.
— La Dent du Midi, répondit-il.
Mes yeux se voilèrent de larmes. Ils restèrent longtemps
fixés sur la belle montagne de ma petite amie. Puis ils s’en
détachèrent lentement, suivirent longuement la route du lac,
passèrent sous Lausanne qui brillait, voguèrent en vue de
Rolle, de Nyon, s’engagèrent entre les rives resserrées du Pe-
tit-Lac, cherchèrent Bellevue devant la languette du Creux
de Genthod, débarquèrent à Genève… Ils s’arrêtèrent un ins-
tant sur la tour de Champel, qui s’effilait entre les arbres ;
puis ils rencontrèrent Carouge, retrouvèrent le ruban blanc
du chemin de Troinex et vinrent se perdre dans les buissons
qui masquaient Bossey, les buissons noirs de la gorge qui
– 177 –
s’ouvrait sous mes pieds, cette terrible Grande-Gorge où ve-
nait de sombrer ma croyance.
– 178 –
Fanchette y avait pensé. Deux petits paquets renfermant
du poivre et du sel furent découverts dans un coin du bissac.
Ce bissac contenait bien d’autres merveilles. On en tira un
énorme pâté, croustillant et safrané, qu’un coup de couteau
démontra plein de jambon et de veau reposant dans un lit de
gelée. Ce fut ensuite un magnifique saucisson, luisant et re-
plet, dont l’odeur engageante et forte allumait les narines.
Deux côtelettes de porc suivirent, enrubannées de papier.
Douze cornichons, bien roulés dans du coton imbibé de vi-
naigre… À chaque exhibition, je poussais un cri de joie et le
cousin Gobernard m’imitait sans réserve.
– 179 –
Ce n’était pas tout encore. On découvrit, dans l’inépui-
sable bissac, un petit pot de miel, des biscaumes, un paquet
de croquettes de chocolat Suchard, qui me parurent avoir été
mises là à mon intention, un mignon flacon d’eau de cerises
pour le cousin Gobernard et jusqu’à deux gobelets de cuir
qui nous permirent de boire le vin de Bossey plus chrétien-
nement qu’au goulot des bouteilles.
— Ah ! mon garçon ! ah ! mon garçon ! quel festin nous
allons faire ! salivait le cousin Gobernard. Je me sens un ap-
pétit !… Car si j’ai horriblement soif, j’ai aussi horriblement
faim. Attaquons !…
Nous attaquâmes incontinent. Le pâté, comme de juste,
eut les honneurs de l’ouverture.
— Hein ! mon gaillard ! que dis-tu de ça ?…
J’en disais tellement que je ne disais rien, car j’avais dé-
jà la bouche pleine.
Le petit vin de Bossey ne fut pas inférieur à sa réputa-
tion. Il accompagna merveilleusement le fumet du pâté. Et
quand les premières gouttes en passèrent mon gosier, une
bienheureuse délectation coula dans mon être en sueur, avec
le désir instinctif d’en bénir quelque prévoyante Providence
qui aurait poussé l’amabilité jusqu’à en avoir fait mûrir le jus
exprès pour moi.
— Ça va mieux ! s’épanouit le cousin Gobernard, après
une série déjà imposante de formidables bouchées. Ça va
mieux ! Ça commence à aller mieux !…
La moitié du pâté avait disparu. Ça commençait, en ef-
fet, pour moi aussi, à aller mieux !… Une escouade rouge de
– 180 –
coccinelles striait un rocher. Un épervier brochait de ses
ronds la soie du lac.
— Cependant, mon cousin, cependant, dis-je…
— Encore une tranche !
— Je veux bien… Cependant, mon cousin, le monde ne
peut pas s’être fait tout seul !
— Ah ! nous y voilà !… fit mon cousin en vidant d’un
coup son gobelet de cuir. Nous y voilà ! C’est le fameux ar-
gument, le grand argument ! Le monde ne s’est pas fait tout
seul. Tu l’entendras souvent. C’est ce que j’appellerai l’argu-
ment du pâté. Ce pâté ne s’est pas fait tout seul, donc, Dieu
existe.
— Il y a d’abord le charcutier, insinuai-je.
— Précisément, il y a le charcutier. Parlons-en, du char-
cutier !
Après une nouvelle rasade et un nouvel assaut au pâté,
promu soudain à la dignité de pâté théologique, mon cousin
continua :
— Qui a fait le pâté ? C’est le charcutier. Mais qui a fait
le charcutier ? — Qui a fait le monde ? C’est Dieu. Mais qui a
fait Dieu ? — Je sais qui a fait le pâté, mais je ne sais pas qui
a fait le charcutier, et comme je n’ai aucune espèce de ren-
seignement à cet égard, je ne cherche pas à le savoir. Car, en
vertu du même principe, il me faudrait ensuite savoir qui a
fait celui qui a fait le charcutier, et ensuite qui a fait celui qui
a fait celui qui a fait le charcutier qui a fait le pâté, et ça n’en
finirait plus, comme dans la chanson de l’alouette. Eh bien,
pas plus que je ne cherche à savoir qui a fait le charcutier, je
ne cherche à savoir qui a fait le monde. Je ne puis me sous-
– 181 –
traire à l’énigme du monde, puisque le monde est là et que
j’y suis. Mais pour aller plus loin, je refuse. Si l’existence du
monde est une énigme, l’existence de Dieu serait une énigme
bien plus grande encore. Nous aurions deux énigmes au lieu
d’une. Merci ! une seule me suffit.
Je ne sais si je saisissais bien le raisonnement de mon
cousin. Mais je ne laissais pas de penser comme lui que deux
énigmes au lieu d’une, c’était peut-être beaucoup.
– 182 –
— Mais la vie ?
— Nous n’en connaissons pas davantage le principe. La
vie étant un produit de l’univers, son énigme se confond
avec celle de l’univers. C’est toujours la grande énigme, la
seule énigme, et il n’y en a pas d’autre. Elle comprend tout
l’inconnu. – Qui a fait le charcutier ? Dieu. Qui a fait Dieu ?…
Eh bien, je vais te le dire. C’est l’homme. Dieu est le mot
dont nous cachons notre ignorance.
— Alors, que faut-il croire ?
— Au delà des faits, tout ce que tu voudras. Le champ
des hypothèses est illimité. Toutes te sont permises. À condi-
tion toutefois que ces hypothèses, comme celles que propo-
sent les religions, ne soient pas ruinées d’avance par les faits
eux-mêmes.
— Et vous, mon cousin, quelles hypothèses faites-vous ?
— Moi, je n’en fais aucune.
Les côtelettes réduites, on se mit au poulet. Mon cousin
s’adjugea la cuisse et me passa l’aile. Puis, tout en grigno-
tant, il poursuivit :
— Vois-tu, mon petit, les hypothèses, c’est bien dange-
reux. Il faut être un grand savant pour s’en permettre. Au-
trement, quelle chance avons-nous, nous autres, pauvres
profanes, que nos fantaisies puissent être exactes et se véri-
fier quelque jour ? Vraiment aucune. Quand les anciens
étaient intrigués par le bruit du tonnerre et lui cherchaient
mille explications, y compris des explications divines, au-
raient-ils jamais pu imaginer l’électricité ?
— Évidemment non, dis-je, puisqu’ils ne l’ont pas imagi-
née.
– 183 –
— Ils ne possédaient pas les éléments pour en concevoir
même l’idée. Toutes leurs conjectures ne leur servaient donc
à rien, qu’à les égarer. Devant l’inconnu, mon enfant, sa-
chons dire : Je ne sais pas. C’est la meilleure attitude. Sais-tu
ce que tu deviendras dans la vie ? ce que tu feras, ce qu’il
t’adviendra, comment tu vivras et comment tu mourras ? Tu
n’en sais rien et tu ne cherches pas à le savoir, sachant que
ce serait inutile. Cela te rend-il moins heureux, moins con-
fiant, moins disposé à vivre cette vie avec tout ce qu’elle
t’apportera d’inconnu ? Eh bien ! devant l’énigme de l’uni-
vers, où nous sommes plongés, où nous vivons et dont nous
vivons, il faut savoir dire : Je ne sais pas. Celui qui dit : « Je
ne sais pas » est infiniment supérieur à celui qui dit : « Je
sais » et qui ne peut savoir que des contes.
C’est en de tels propos que nous achevâmes notre repas.
Et certes, en ce moment, je me sentais parfaitement heureux.
Mon ignorance actuelle, après ma fausse science du bas de la
montagne, ne me semblait nullement une déchéance. Le
corps reposé, l’estomac satisfait, dans cet air pur des hau-
teurs, devant cet admirable paysage et après les grandes
idées que nous venions de remuer, un calme, une sérénité
extraordinaires m’envahissaient. J’aurais bien voulu que
cette intéressante et belle conversation continuât. Mais le
cousin Gobernard prétendit ne plus ouvrir la bouche avant
d’avoir dormi au moins une heure. Effectivement, je le vis
s’étendre à l’ombre d’un buisson, le chapeau sur le visage, le
ventre rebondi et le genou droit replié, et j’entendis bientôt
des ronflements sonores sortir de son vaste feutre. Il me fal-
lut bien en faire autant.
– 184 –
— Debout, dormeur !
– 185 –
Mon cousin me parla des montagnes. Il m’expliqua
qu’elles n’étaient pas surgies d’un coup de baguette magique,
mais qu’il avait fallu plusieurs milliers de siècles pour leur
formation.
— Les Alpes, m’apprit-il, sont les dernières venues.
Ce qui l’amena à me parler de nouveau de Dieu.
– 186 –
— Certes, fit-il, je le sais. Il y en aura, je pense, de moins
en moins ; il y en a cependant. Mais quel est ce Dieu, à la
conception duquel un certain nombre d’esprits distingués,
dépouillés autrement de toute superstition théologique, ne
veulent pas encore renoncer ? C’est une sorte d’âme géné-
rale de l’univers, dont celui-ci n’est que l’émanation maté-
rielle et dont il reçoit, avec l’existence et la vie, son sens et
sa raison d’être. Les déistes, comme on les appelle, pensent
que le monde n’est pas dû au hasard, qu’une intelligence le
gouverne, qu’il a un but ou, comme on dit, une fin. Cette
croyance est des plus respectables. Je ne la partage pas, car
il ne s’agit là que d’une de ces hypothèses dont nous parlions
tout à l’heure. Mais je reconnais que, si elle ne peut se sou-
tenir par aucune preuve réelle, elle ne saurait non plus être
combattue par aucun argument péremptoire. C’est une af-
faire de choix, et ceux qui désirent un Dieu peuvent
s’accorder celui-ci.
— Pour moi, dis-je, ça m’est égal. Pourvu que la Bible
soit fausse, c’est tout ce que je demande.
— Et tu es bien convaincu qu’elle l’est ?
— Oh ! absolument.
— C’est le principal. Mais une fois fixé sur la véracité de
la Bible, il convient aussi que tu mesures la valeur de son en-
seignement et la beauté de ses dogmes. Et tout d’abord l’idée
qu’elle se fait de Dieu. Car il y a un abîme entre le Dieu phi-
losophique que nous venons d’évoquer et l’idole que dresse
le christianisme. Celui-là n’avait pas attendu celle-ci pour
naître ; on le voit apparaître avec les premières lueurs de la
sagesse antique et il vivra sans doute encore alors que sa
grotesque contrefaçon sera depuis longtemps tombée en
poussière. Si le Dieu des philosophes est un peu vague, celui
– 187 –
de la Bible a du moins un mérite : il n’est pas mystérieux. On
connaît son histoire. D’abord particulier, dieu entre d’autres
dieux, il arrive à les absorber tous et devient un ; puis, las de
sa solitude, il se dédouble ; et, par un nouvel avatar non
moins extraordinaire, il finit par être triple. Il a des senti-
ments, des vertus, jusqu’à des passions humaines. Il centra-
lise nos instincts, jusqu’aux plus contradictoires : la justice,
la colère, la bonté, la vengeance. Il réalise en lui nos désirs :
la puissance, l’éternité, la connaissance, l’ubiquité. C’est
l’homme, tel que l’homme se voudrait. Et avec quelle lo-
gique ! C’est encore ce qu’il y a de plus ébouriffant dans
cette fantasmagorie. On l’entend commander solennelle-
ment : « Tu ne tueras pas ! » et on le voit se livrer à des mas-
sacres épouvantables ; dont les cinq cent mille tués de Jéro-
boam ne sont qu’un échantillon. Puis, les hommes n’ob-
servant pas les commandements que lui-même est le premier
à violer, sa prétendue « justice » se déclare offensée et, de-
venu double, il ne trouve rien de mieux pour la satisfaire que
de sacrifier, en rémission du « péché » des hommes, pour un
temps du reste assez court comparé à son éternité, la se-
conde partie de sa personne. Cette seconde partie ne fut
d’ailleurs pas bien malheureuse : elle accomplit des miracles
et mourut d’une mort qui n’avait rien d’exceptionnel et que
partagèrent des milliers d’autres individus.
– 189 –
— Mais puisque tout cela est faux ! m’écriai-je un peu ef-
frayé malgré moi, pendant qu’au fond du creux dont nous
dégringolions la pente apparaissaient l’église pointue comme
une broche et les toits léchés de soleil du village de Monne-
tier.
Mon cousin eut un large rire rassurant et continua :
— Le mot d’ordre de tous les chrétiens devrait donc
être : Cachez le Christ ! N’en parlez à personne ! Loin d’être
la « bonne nouvelle », c’est la plus dangereuse des nouvelles.
Aussi a-t-on peine à comprendre la fureur des missionnaires
à vouloir la porter aux peuples qui ont le privilège de ne pas
en connaître la funeste alternative. Comment ne se disent-ils
pas que, pour la presque totalité de ceux qu’ils convertissent,
le baptême qu’ils leur confèrent équivaut à une lettre de ca-
chet pour l’enfer ?
Je songeai au missionnaire en panama du Messager de
l’École du dimanche et je me demandai s’il n’eût pas, en effet,
mieux fait de laisser dévorer tout cuit le petit Maboultoké,
plutôt que de l’apprêter à être plus tard, selon toute probabi-
lité, cuit tout cru dans les cuisines de Satan.
— Le salut par le Christ ! la justification par la foi !
dogme burlesque et sauvage, gesticulait le cousin Gobernard,
et aux conséquences absurdes duquel je défie un chrétien
d’échapper, pour peu qu’il croie, je ne dirai pas à la lettre,
mais seulement à l’esprit de la Bible. Et si l’on considère que,
depuis la multiplication des mondes, que l’on ne peut pas
supposer être tous des déserts, la même tragi-comédie du
Christ, devenu le fantastique commis-voyageur du « salut »,
doit s’être jouée dans les milliards de planètes et continuer à
se jouer tant qu’il y aura des globes en suspens et des nébu-
leuses en formation, on se demande comment il se trouve
– 190 –
encore des gens pour croire à de pareilles insanités, à moins
qu’ils ne soient totalement fous et à enfermer sans plus tar-
der aux Vernaies.
– 191 –
plus modestement d’une jatte de café au lait, accompagnée
de petits pains au beurre. Puis, après vingt minutes de légi-
time repos, nous quittions Monnetier, ses pensions, ses An-
glaises et ses ânes, et nous confiions nos pas à la pente raide
du Pas-de-l’Échelle, dont l’abrupt sentier avait dû partielle-
ment être taillé en degrés dans la roche. Sur son contrefort,
le château de l’Ermitage dressait ses tourelles en poivrières,
diminuant progressivement au-dessus de nous à mesure que
nous descendions vers Veyrier.
– 192 –
— Tiens, une grotte ! m’écriai-je.
— La caverne de Veyrier, prononça mon cousin. C’est
une station préhistorique.
Mon œil se fit interrogateur. C’était la première fois que
j’entendais parler d’une pareille chose.
— Il y a une dizaine d’années, dit mon cousin en avan-
çant de quelques pas sous la roche proéminente qui plafon-
nait la caverne et en taquinant le sol meuble du fer de son
bâton, il y a une dizaine d’années, on a découvert ici des os-
sements…
— C’était une tombe ? demandai-je.
— Pas précisément. Ces ossements furent reconnus
comme des restes d’animaux très anciens, tels qu’on n’en
rencontre plus dans nos climats. Il y avait là des os de renne,
d’ours, de lynx, de bouquetin, de castor. Puis on y trouva des
objets travaillés, des instruments en silex, taillés en cou-
teaux, en scies, en racloirs, en poinçons, en pointes de lances
et de flèches ; on y trouva même un fragment de bois de
renne sur lequel était gravé le dessin d’un bouquetin. Ces
débris, que tu peux voir aujourd’hui au musée archéologique
de Genève, sont les témoins d’une vieille, d’une très vieille
humanité, de primitifs ancêtres qui vivaient dans nos régions
à une époque bien antérieure à celle que la Bible assigne à la
création de l’homme.
— Et a-t-on retrouvé aussi, m’informai-je très intéressé,
des os de ces anciens hommes ?
— Ici, non. Mais dans d’autres cavernes, et même dans
des cavernes beaucoup plus anciennes que celle-ci, on en a
découvert ; on a découvert jusqu’à des squelettes complets,
– 193 –
et de si vieux que leurs os étaient différents de nos os actuels
et ressemblaient plus à des os de grands singes qu’à des os-
sements humains. Il a pourtant fallu se rendre à l’évidence :
c’étaient bien des hommes.
— Quelle antiquité pouvaient-ils avoir ?
— Oh ! une antiquité dont les misérables chiffres de la
Bible ne donnent aucune idée. Cinquante mille ans, cent
mille ans peut-être. L’un des principaux savants qui s’oc-
cupent de ces études pense que l’apparition de l’homme sur
la terre doit remonter à deux cent cinquante mille ans.
— C’est formidable ! m’écriai-je stupéfait.
Sur quoi mon cousin ajouta cette réflexion :
— Tous ces hommes-singes sont-ils aussi sauvés par la
grâce de Jésus-Christ et les rares élus chrétiens auront-ils
l’avantage de rencontrer leur foule au paradis ?
Nous rejoignîmes alors le chemin et nous gagnâmes le
village de Veyrier, où nous eûmes le plaisir, en passant la
frontière, de saluer l’écusson à la croix fédérale. Nous étions
en plaine et sur la grande route de Genève. Je marchais tout
pensif. De nouvelles suggestions travaillaient mon cerveau.
— C’est sans doute, dis-je, à cause de toutes ces décou-
vertes des savants que les pasteurs libéraux ne croient plus à
l’inspiration directe des Écritures. Avec eux de grandes diffi-
cultés s’évanouissent. Ils rejettent l’enfer, ils expliquent les
miracles, ils ne s’en tiennent plus à la lettre des textes, mais
les interprètent, ils reconnaissent que de nombreux pas-
sages, des parties entières de la Bible ne sont pas authen-
tiques… Cela ne les empêche cependant pas de rester pas-
teurs, ni de demeurer chrétiens.
– 194 –
— Je sais, je sais, fit mon cousin. Il y en a qui refusent
tout caractère divin à la personne de Jésus-Christ. Il y en a
même qui vont beaucoup plus loin et qui ne veulent voir
d’un bout à l’autre de la Bible qu’une succession de sym-
boles. C’est fort aimable de leur part. Mais, à mon avis, les
libéraux sont des tourtes. Si tout est symbolique dans le
christianisme, à quoi bon le christianisme ? Des symboles
analogues et tout aussi impressionnants se rencontrent dans
les religions antérieures, aussi bien dans les mythes de l’Inde
que dans ceux de la Grèce et de Rome. Pourquoi changer de
fables, si les fables nouvelles ne sont pas destinées à être
crues ? D’ailleurs, à notre époque, nous n’avons plus besoin
de symboles. Un bon fait, une idée nette valent mieux que
toutes les imagés, fussent les plus belles, sous lesquelles on
les déguisera. Non, le libéralisme ne veut rien dire. Ce n’est
qu’une mystification de plus. Ou orthodoxe, ou rien !…
Comment les libéraux peuvent-ils encore attacher quelque
valeur à un livre qu’ils démolissent point par point et à une
religion qui ne leur enseigne plus aucune vérité positive ?
— Il y a la morale, observai-je.
— Quelle morale ?
— Mais la morale de la Bible.
— La morale de la Bible ? Il y a au moins une douzaine
de morales dans la Bible. Laquelle ? Est-ce la morale de
Moïse ? Est-ce celle de Jacob ? Celle de l’Ecclésiaste ? Celle
de saint Jean, de saint Paul ?…
— Celle de Jésus.
— Il y a aussi plusieurs morales de Jésus. Est-ce celle de
celui qui a prononcé : « En vérité je vous le dis, au jour du
jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité
– 195 –
moins rigoureusement que cette ville-là » ; ou de celui qui a
conseillé : « Ne résiste pas au méchant ; si quelqu’un te
frappe sur la joue droite, présente aussi l’autre » ?… Admet-
tons que ce soit cette dernière, celle de celui qui a dit après
Hillel : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » C’est
cette morale-là, je crois, qu’on a le plus souvent en vue, lors-
qu’on parle de morale chrétienne.
— C’est bien celle-là, dis-je.
Nous traversions le pont de Sierne. L’Arve coulait nue et
grise entre ses hautes berges. Pendant une centaine de pas
mon cousin demeura silencieux, roulant apparemment dans
sa tête ce qu’il avait à me dire sur ce point capital.
— Mon enfant, dit-il enfin, la morale évangélique de
l’amour a fait un peu de bien et beaucoup de mal. Elle aurait
fait moins de bien encore et beaucoup plus de mal, si elle
avait jamais pu être sérieusement observée. Certes, l’homme
doit être bon, autant que la bonté ne fait qu’un avec la jus-
tice. Mais ce n’est pas cette bonté-là, cette bonté véritable-
ment humaine, que prêche le Christ. Ce qu’il demande à
l’homme, c’est l’abnégation totale de sa personnalité, son dé-
tachement de toute préoccupation terrestre, le sacrifice ab-
solu de sa volonté. Rien de plus pernicieux que cette doc-
trine ; rien de plus démoralisant que cette morale. Elle va tel-
lement à l’encontre de la vie, que, si elle était exactement
appliquée, elle aboutirait infailliblement à la ruine de toute
civilisation, et probablement à la mort même de l’humanité.
Il serait trop long de t’expliquer en détail toutes ces choses
et peut-être ne serais-tu pas mûr pour les comprendre. Mais
il est un autre aspect de la question qui doit être envisagé et
qui, lui, ne t’échappera pas. Pour juger de cette morale, il
suffit de se demander : Moralise-t-elle ceux qui y croient et,
– 196 –
les premiers de tous, ceux qui l’enseignent, nos pasteurs ?
Comment la pratiquent-ils ? Que font-ils pour en démontrer
l’excellence ? Eh bien, il faut le déclarer, les pasteurs vivent
comme s’ils n’y croyaient pas. Ils la tournent en dérision. Ils
font le contraire de ce qu’elle commande. Que dit le Christ ?
Ceci : « Vends tout ce que tu as et distribue-le aux pauvres.
Puis viens et suis-moi. » Que dit encore le Christ ? Ceci :
« Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il pos-
sède est indigne de moi. » Que dit-il encore ? Ceci : « Si
quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa
femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut être
mon disciple. » Voilà ce que devraient s’efforcer de réaliser,
tout d’abord dans leur propre vie, nos pasteurs, s’ils étaient
sincères. Le font-ils ? Leur maître leur ordonne de ne rien
posséder : ne possèdent-ils rien ? Leur maître leur enjoint
d’abandonner père et mère, de ne se soucier ni de leur
femme, ni de leurs enfants, autrement dit de n’en pas avoir,
pour mieux être à son service exclusif : obéissent-ils ? Les
voit-on courir les bourgs et les campagnes, uniquement oc-
cupés à prêcher leur évangile, à stigmatiser les riches, à se-
courir les pauvres et ne comptant que sur Dieu pour leur
nourriture, comme les corbeaux « qui ne sèment ni ne mois-
sonnent, qui n’ont ni cellier ni grenier, et que Dieu nourrit » ?
Les voit-on renoncer à toute entreprise mondaine, fuir leur
intérêt matériel et celui de leur famille, mépriser l’argent, le
bien-être, les avantages sociaux, se conduire en un mot
comme d’authentiques serviteurs de celui qu’ils entendent
servir ?… Que non pas ! Ces messieurs portent redingote ; ils
sont bien assis, bien dotés, bien nourris ; ils ont des maisons,
que dis-je, de confortables presbytères ; ils touchent des trai-
tements ; beaucoup sont riches, quelques-uns très riches,
tous convoitent de beaux mariages ou de solides alliances ;
ils aiment la chère, la société, les plaisirs profanes ; ils ont
– 197 –
des femmes qui font figure et des enfants qu’ils élèvent
comme des fils de famille ; ces serviteurs ont des domes-
tiques ; ils goûtent la renommée et quêtent les applaudisse-
ments ; ils recherchent les honneurs ; ils ne se bornent pas à
rendre à César ce qui appartient à César, ils soutiennent un
état politique et social qui est la négation de l’idéal chrétien,
ils participent à l’établissement de lois qu’ils devraient ré-
prouver, ils font acte de citoyens, ils votent, ils sont César !…
Je songeais, durant cette diatribe, aux millions du pas-
teur Pot, aux succès mondains du pasteur Papavert, aux
triomphes oratoires du professeur Brouillard, à tant d’autres
qui vivaient entourés de biens, de considération et d’hom-
mages terrestres ; j’évoquais Mme Collignon, son équipage,
ses bijoux, ses larbins, sa superbe campagne de Bellevue ; je
pensais au pasteur Ducimetière, qui poussait si loin l’amour
de la famille qu’il n’avait pu le satisfaire à moins de quatorze
enfants ; et je pensais aussi au pasteur Babel qui, ayant eu,
lui, quelque chose à vendre, avait refusé d’en faire de l’ar-
gent et de le distribuer aux pauvres.
— Et ce sont ces gens-là, continuait avec excitation mon
cousin, ce sont ces gens qui prétendent nous enseigner ce
que c’est que la morale, ce que c’est que l’Évangile, ce que
c’est que le Christ ! Ce sont ces gens qui ont l’outrecuidance
de se dire les ministres de Dieu, les détenteurs de la vérité,
qui censurent nos actions, régentent nos pensées, décrètent :
ceci, c’est le bien, cela, c’est le mal, démarquent les mauvais
et les bons, les justes et les coupables, incrustent nos cer-
veaux de leurs légendes tyranniques et serrent le carcan sur
nos aspirations ! Ce sont ces gens qui osent nous parler de
repentance, de soumission, de salut par la foi en leur charla-
tanisme et qui, juchés sur leur Bible comme sur une estrade,
se prévalent de cette collection de faux pour asseoir leur
– 198 –
domination non seulement sur ceux qui ont la naïveté de les
écouter, mais aussi sur ceux, plus nombreux encore, qui, par
faiblesse, lâcheté ou bienséance, font semblant de les
croire !… Eh bien, ces gens-là, conscients ou inconscients,
sachant froidement ce qu’ils font ou partageant dans le fond
de leur être les doutes, les angoisses, l’affolement, la vilenie
ou l’abrutissement de leurs victimes, trompeurs et trompés,
dupes et dupeurs, mais coopérant tous à la même œuvre né-
faste, contribuant à la vaste imposture, faussant les esprits,
poignant les cœurs, opprimant les consciences, quelques-uns
même allant jusqu’à gonfler de terreur l’âme tendre et inno-
cente des enfants, ces gens-là, je dis qu’il n’y a qu’un mot
pour les qualifier : ce sont des bandits !…
– 199 –
piaffait en marchant. D’un bras il empêchait son sac vide de
ballotter trop fort sur sa hanche soulevée ; de l’autre,
qu’armait son bâton, il rouait l’air de belliqueux moulinets. Il
était en nage et tout fumant.
– 200 –
— À bas Calvin !
Certes, si j’avais cru pouvoir exprimer dans un cri, dé-
noncer dans un nom le sens de tout ce que je venais d’en-
tendre au cours de cette journée mémorable, c’était bien
dans celui-ci. Je n’en doutais pas. Je savais que c’était à Cal-
vin que nous devions notre religion, du moins la forme
qu’elle avait prise dans notre république, son intensité, sa
couleur, son caractère, sa puissance. Je n’ignorais pas
l’hégémonie que cet homme avait jadis exercée sur Genève,
l’influence prépondérante qu’il avait eue sur nos mœurs et
sur tout le développement de notre histoire. C’était le maître.
Tous se réclamaient de lui. Son ombre formidable voilait tou-
jours notre vie, baignait notre cité, remplissait nos temples.
N’était-ce pas à lui qu’il fallait remonter pour porter jusqu’à
la tête notre révolte ? Aussi ne doutais-je pas non plus de
l’assentiment du cousin Gobernard à ma protestation et de
son applaudissement à mon invective.
Il n’en fut rien.
Son bras s’abaissa sur le mien ; son œil me cloua sur le
sol, et d’un ton devenu soudain d’une autorité impression-
nante, il me dit :
— Tais-toi. Tu ne sais pas ce que tu dis. Il n’y a aucune
comparaison à faire entre ce qui s’est passé à Genève au sei-
zième siècle et ce qui s’y passe aujourd’hui. Il n’y a là rien de
commun. Au seizième siècle, on ne pouvait savoir ce que
l’on sait maintenant. En avance sur son temps, Calvin cher-
cha toujours la vérité. Il mit au-dessus de tout la droiture de
la pensée et le courage de la conscience. Rompant hé-
roïquement avec ce qu’il considérait comme l’erreur, il préfé-
ra tout quitter, abandonner son pays, renoncer à ses béné-
fices, s’exposer à la persécution, plutôt que de céder un
– 201 –
pouce de ce qu’il avait reconnu comme vrai. Ce même sen-
timent de révolte qui te soulève contre l’Église actuelle, Cal-
vin l’a éprouvé contre l’Église de son époque. Ce fut un révo-
lutionnaire. Et c’est cela qui est le protestantisme. Calvin a
dit aux catholiques : Sur quoi fondez-vous votre religion ? —
Sur la Bible révélée. — Très bien. Voyons ce que dit la Bible
révélée. Et comme la Bible n’enseignait pas la moitié de ce
que croyaient les catholiques, qu’elle n’instituait ni le culte
de la Vierge, ni l’intercession des saints, ni le purgatoire, ni
la messe, ni l’autorité du pape, il dit aux catholiques : Tout
ce que vous ajoutez à la Bible est d’invention humaine. Vous
n’êtes que des fourbes et des misérables. Et comme sa raison
ne pouvait à cette époque lui découvrir d’autre fondement de
la vie que cette même Bible, il a dit : Vivons selon la Bible et
ne croyons que ce qu’elle enseigne. C’est ce qui était logique
de son temps. Calvin ne pouvait dire autre chose. Et il mit sa
vie d’accord avec ce qu’il était alors raisonnable de croire. Et
comme c’était pour lui la vérité, il voulut obliger ses con-
temporains à y conformer aussi la leur. Il croyait, en absolue
conviction, que c’était le bien de l’État. Et c’était aussi le
bien de l’État. Grâce à lui, grâce à la réforme des mœurs, à la
discipline de fer qu’il introduisit à Genève, notre petite patrie
a pu maintenir son indépendance à travers les siècles, croître
en richesse, en savoir, en puissance et en renommée. C’est
grâce à Calvin que nous existons. Et la Réforme était aussi le
bien de tous les États. Ceux qui l’adoptèrent eurent l’avenir
pour eux, alors que les pays demeurés catholiques se trou-
vaient marqués pour une inéluctable déchéance.
– 202 –
cantons catholiques : ceux-ci pauvres, arriérés, ceux-là
riches et prospères. Puis il me fit parcourir l’Europe. Il me
montra l’Angleterre devenue la maîtresse du monde moins
d’un siècle après l’établissement définitif chez elle de la Ré-
forme, dominant les mers, dépouillant la France de ses ma-
gnifiques possessions, parvenant à réduire le génie d’un Na-
poléon, répandant sur le globe entier sa langue, ses produits,
ses coutumes et donnant partout essor à de florissantes con-
trées. Il me montra l’Allemagne protestante supplantant
l’Autriche catholique et fondant son puissant empire ; et, en
Allemagne même, la Prusse protestante absorbant les arche-
vêchés, les évêchés, et l’emportant sur la Bavière catholique.
Il me montra les États protestants du Nord : Hollande, Da-
nemark, Suède, Norvège, tous, à l’égal de notre Suisse,
foyers de civilisation, artisans de progrès. Puis il me parla de
la France. Brillante tant qu’elle tint tête à l’Église romaine,
son déclin commençait avec l’absolutisme catholique et la
révocation de l’Édit de Nantes, pour aboutir au règne lamen-
table d’un Louis XV ; elle allait sans doute périr, quand la Ré-
volution, animée du souffle puissant de l’anticléricalisme, qui
est le protestantisme des temps modernes, lui redonnait une
nouvelle vie. Malheureusement pour elle, un regain de catho-
licisme la précipitait au désastre de Sedan ; elle en sortait
avec la République anticléricale, reprenait par elle sa place
dans le monde, s’accroissait en richesse, en savoir, en digni-
té, et se conquérait un superbe empire colonial qui lui rem-
plaçait celui que lui avait fait perdre la monarchie catholique.
Il passa ensuite à l’Italie, qui, vouée aux pires déchéances,
s’était ressaisie grâce à l’œuvre anticléricale du Piémont,
avait fait son unité contre le pape et Rome, devenue la capi-
tale de son roi excommunié, avait rapidement recouvré un
rang plein d’honneur parmi les nations. Et si la petite Bel-
gique aussi, bien que d’apparence catholique, voyait monter
– 203 –
l’essor de sa puissance économique et le rayonnement de sa
vie intellectuelle, c’est à la moitié progressiste de sa popula-
tion qu’elle le devait. Des deux seuls grands pays restés
complètement catholiques, l’un, la Pologne, tombé dans
l’anarchie, avait fini par être sommairement partagé entre
ses voisins, l’autre, l’Espagne, la première puissance du
monde au moment de la Réforme, glissé peu à peu au degré
le plus médiocre, avait perdu ses fabuleux domaines sur les-
quels le soleil ne se couchait pas et ne tarderait pas sans
doute à voir les derniers fleurons de sa glorieuse couronne
interocéanique lui échapper à leur tour.
Quittant alors l’Europe, nous gagnâmes le Nouveau-
Monde. Les constatations n’y étaient pas moins surpre-
nantes. De ses deux continents, égaux en avantages naturels,
le protestant s’était rapidement et merveilleusement déve-
loppé, au point de devenir le rival de l’Europe, pendant que
le catholique, livré aux discordes, à l’incapacité et à la pa-
resse, ne parvenait que sur certains points, et par l’abandon
de la tutelle cléricale, à entrevoir un avenir favorable. Et
dans le Nord même, toute une immense contrée, le Canada,
d’abord ouverte à l’exclusive action catholique, avait vu
croître et s’étendre sur elle jusqu’à la dominer l’irrésistible
emprise protestante, bien que la population en fût excep-
tionnellement prolifique, laborieuse et pleine de vertus. Telle
était l’œuvre de la Réforme et l’on pouvait se demander, di-
sait mon cousin, comment il y avait des gens assez aveugles
pour ne pas s’en rendre compte, et, sous prétexte que nous
avons aujourd’hui dépassé la Réforme, nier sa supériorité sur
ce qu’elle réformait et méconnaître son incomparable valeur
historique.
— Et quand on pense, continuait-il, que le plus pur de
cette formidable révolution est parti d’ici, de notre petite
– 204 –
Genève, n’avons-nous pas lieu de nous sentir fiers d’être Ge-
nevois ?… Mais si la Réforme était un progrès sur le catholi-
cisme, elle n’apportait nullement la vérité. Comment l’aurait-
elle apportée ? Il n’y a pas de vérité. Il n’y a que du mouve-
ment. Le protestantisme signifiait précisément le mouve-
ment, en opposition avec le catholicisme, qui est la stagna-
tion. Imprimer au protestantisme un principe de stagnation,
comme le veulent nos pasteurs, c’est aller contre l’esprit
même du protestantisme. Le protestantisme, c’est la trans-
formation indéfinie, selon les appels de la raison et les obli-
gations de la conscience. C’est l’évolution. Telle est la vraie
tradition protestante, et c’est celle de Calvin. Les vrais pro-
testants, poursuivait mon cousin, sont maintenant ceux qui
n’acceptent plus de croyance religieuse. Calvin, qui toute sa
vie fut l’ardent investigateur du vrai, ne pourrait aujourd’hui
déclarer autre chose. Ce qu’il croyait vrai se trouve faux
maintenant : en est-il moins grand pour cela ? Ptolémée, le
plus grand savant de l’antiquité, avait conçu un système du
monde qui, après avoir été considéré comme vrai pendant
quatorze siècles, fut ensuite reconnu comme faux. En quoi sa
gloire en souffre-t-elle ? Honorons Calvin, comme nous ho-
norons Ptolémée. L’un et l’autre furent des génies. Mais pas
plus que nous n’enseignons dans nos écoles la cosmographie
de Ptolémée, nous ne devons élever nos enfants dans la reli-
gion de Calvin. Calvin n’a pas besoin de l’hommage du men-
songe. Qu’il reste pur et digne à la place que lui confère
l’histoire. Cette place n’en sera que plus belle. Aussi, s’écria
mon cousin, aussi lorsqu’on édifiera à Genève un monument
à la Réformation, où le grand Français occupera cette place
d’honneur, je yeux être le premier à souscrire, je veux figurer
en tête de la première liste. Car cet homme, s’il revenait
parmi nous, voyant nos pasteurs en demeurer au même
point quatre siècles après lui et jouer ainsi de notre temps le
– 205 –
même rôle que les moines catholiques du sien, cet homme,
ce grand sincère, serait le premier à leur dire : Mais qui êtes-
vous donc ? Êtes-vous bien des protestants ?… Et, les reje-
tant de sa dextre véridique, il leur signifierait : Je ne vous
connais pas ! Vous n’êtes pas des miens !…
– 206 –
seul, et l’homme ; l’homme libre et s’associant librement par
le contrat social. Et cette grande idée de la liberté engendrait
la Révolution, qui la répandait dans le monde après avoir li-
béré un peuple. Avec le sixième buste, le dernier de la ran-
gée, c’était l’avènement de la science. Charles Bonnet, le
grand naturaliste genevois, personnifiait cette nouvelle con-
quête. L’observation remplaçait la croyance ; la loi scienti-
fique prenait le pas sur la doctrine ; à la théologie et à la phi-
losophie succédait le positivisme. Charles Bonnet inaugurait
les méthodes modernes et, par son génie appuyé sur des
faits, entrevoyait, avant Lamarck et Darwin, l’hypothèse fé-
conde de l’évolution.
Ainsi, tout se transformait, tout progressait, tout mar-
chait. Chacun de ces bustes marquait un moment de
l’histoire, signalait une des phases du mouvement éternel. En
en remontant la série, on rétrogradait, assise par assise, dans
le passé. Et à chacune d’elles, comme dans les terrains que
nous avions vus se superposer au Salève, correspondait une
couche de plus en plus arriérée d’esprits.
Tel était l’enseignement qu’à deux pas de l’École du di-
manche dégageait cette noble façade.
Nous prîmes par la rue Saint-Léger, où mon cousin me
fit remarquer la porte ogivale d’un vieux bâtiment datant des
évêques. Nous traversâmes le Bourg-de-Four, qui tirait son
nom des Romains. Au haut de la rue de la Fontaine, le mur
rond qui, par une baie en plein cintre, donnait accès au pas-
sage du Muret était un fragment de l’enceinte burgonde. À
cette époque, Genève était arienne.
Je ne reconnaissais plus ma ville. Ce n’était plus la Ge-
nève immobile, figée, rigide que je me figurais, celle dans la-
quelle j’avais été élevé. Le vieux sol vivait ; il n’était plus in-
– 207 –
féodé à une croyance, il les avait toutes eues ; toutes les
idées l’avaient successivement labouré.
— Nous ne savons pas, dit mon cousin, quelle était la re-
ligion des troglodytes de Veyrier. Sans doute adoraient-ils
l’un des animaux contre lesquels ils avaient à se défendre ou
dont ils faisaient leur nourriture. Peut-être le bouquetin du
musée archéologique. Dans la région de Berne régnait le
culte de l’ours.
Nous montâmes à Saint-Pierre, par les Degrés-de-Poule.
— Les Allobroges, qui occupèrent postérieurement notre
contrée, adoraient les forces de la nature, les génies des fo-
rêts et des eaux, la lune et surtout le soleil. La colline que
nous gravissons et qui soutient aujourd’hui notre cathédrale
a vu bien souvent nos pieux ancêtres venir s’agenouiller sur
son sommet pour adresser leurs oraisons à l’astre-dieu qui
leur versait la lumière.
Nous abordâmes le sanctuaire par l’abside. C’était la
partie la plus ancienne de l’édifice. Mon cousin me montra
dans le mur, entre le chœur et la tour du Midi, des pierres
romaines et des vestiges de sculptures antiques. Près d’une
porte basse se gonflait une face ronde, rayonnante et jouf-
flue, où les archéologues croyaient reconnaître la tête de
Phébus-Apollon. Un peu plus loin, vers la chapelle des Mac-
chabées, se voyait, empâté derrière un pilastre, un débris de
frise portant des griffons, animal consacré à ce même Apol-
lon, dieu de l’Art et du Soleil.
— Genève a adoré les dieux gréco-latins, dit mon cou-
sin. Jupiter, Mars, Mercure et Apollon y avaient des temples.
Les nombreuses inscriptions que l’on a retrouvées, jusque
dans les fondations de Saint-Pierre, attestent que la foi en
– 208 –
ces divinités, devenues aujourd’hui mythologiques, y fut
vive. Neptune aussi y fut vénéré, et la Pierre-à-Niton, l’un
des deux blocs erratiques qui émergent des eaux de notre
port, en conserve, par son nom, le souvenir.
Nous traversions la Cour Saint-Pierre. Nous nous retour-
nâmes pour contempler le porche monumental de la cathé-
drale. L’architecte qui l’avait reconstruit à une époque où le
gothique n’était plus de mode en avait fait un portique grec.
Nous gagnâmes la rue des Chanoines, où demeurait mon
cousin.
– 209 –
Mon cousin dit :
– 210 –
Et ce fut encore tout éberlué que, quittant la rue des
Chanoines, je pris la direction du quai des Étuves et de tante
Bobette, tandis que le carillon de Saint-Pierre, annonçant
sept heures, égrenait ses notes sur les toits de Genève, du
haut de la montagne du Soleil.
– 211 –
Les jours qui suivirent furent certainement les plus heu-
reux de ma vie. Débarrassé du cauchemar chrétien, il me pa-
rut que je renaissais délicieusement à l’existence, que mes
yeux s’ouvraient sur un monde nouveau, transformé, en-
chanteur, dont je n’avais jamais soupçonné jusqu’ici la dou-
ceur et la beauté. Ce ne fut pas du premier coup que j’at-
teignis à cet enivrement. Il me fallut d’abord me rendre
compte que je n’avais pas été le jouet d’un rêve, que ce que
j’avais entendu je l’avais bien entendu, que ce que j’avais
compris je l’avais bien compris, et que je pouvais retrouver à
ma volonté et sur un simple appel de ma mémoire une partie
des arguments, des faits, des évidences qui avaient dissipé
les fantômes et mis en fuite la terreur biblique. Ç’avait été
alors une explosion grandissante de joie. Ébloui, transporté,
– 212 –
radieux, je me faisais l’effet d’un convalescent relevant d’une
grave maladie, ou mieux d’un aveugle recevant la lumière,
ou mieux encore d’un fou parvenant à la raison, avec cette
différence qu’ayant partagé ma folie avec un nombre im-
mense de gens je n’éprouvais nulle honte à l’avoir été, mais
seulement un grand bonheur de ne l’être plus. Tout ce à quoi
j’avais cru me paraissait déjà si lointain, si étranger ! Com-
ment avais-je pu, par exemple, succomber si inexplicable-
ment à cette extravagante idée du péché ? Je voyais si bien,
maintenant, que tous ces actes qualifiés de péchés étaient
des faits simplement humains, ne tirant leur signification que
de leur rapport avec l’homme ou la société, et dont la plupart
étaient d’ailleurs très légitimes, quelques-uns même em-
preints d’une véritable noblesse ! Combien je fus satisfait de
découvrir cela par le seul exercice de mon bon sens enfan-
tin ! Comme tout me paraissait clair désormais, limpide et
facile ! Plus de faux scrupules ! plus de morbides altercations
de conscience ! La vie naturelle, saine, vive, dans la droiture
instinctive du cœur et la stabilité sereine de l’esprit ! Et à ces
pensées qui se pressaient, plus ou moins formulées, dans
mon cerveau ravi, je me trouvais inondé d’une béatitude in-
connue, j’éprouvais pour la première fois ce sentiment
d’allégresse intense qui, selon le pasteur Babel, accompa-
gnait l’obtention de la foi et qui éclatait chez moi précisé-
ment parce que je ne l’avais plus.
Que Genève me paraissait belle, vue par mes nouveaux
yeux ! Je me promenais avec extase dans ses rues animées,
le long de ses jardins, de ses ponts, de ses quais. J’absorbais
émerveillé le spectacle de sa grâce. Lorsque je contemplais,
du pont du Mont-Blanc, le tableau familier de la ville et du
port, son cadre de coteaux, ses tons bleus et verts, ses stries
de lumière, ses maisons nuancées et ses voiles latines, je ne
le reconnaissais plus. Un resplendissement singulier le trans-
– 213 –
figurait. Du drapeau rouge et jaune ondoyant sur la jetée à
l’aile blanche du cygne passant du bleu turquin du Rhône au
bleu saphir du lac, tout frémissait pour moi de vibrations in-
connues et se chargeait d’une émotion puissante. Les stea-
mers en partance battaient l’eau de leurs aubes ; les barques
savoyardes planaient sous leurs toiles pointues ; les yoles fi-
laient dans leurs rames. Derrière les tilleuls des quais s’édi-
fiaient les façades somptueuses des hôtels, dont les balcons
étagés s’ornaient de fleurs, de stores et de toilettes. Une cir-
culation brillante, pittoresque, kaléidoscopique, occupait les
chaussées et pressait les parapets. Toutes les nations s’y ma-
riaient, toutes les langues s’y parlaient. Des calèches à bal-
daquin, ployantes de touristes, glissaient sur leurs ressorts.
Au milieu d’un vol de mouettes se disputant du pain, la note
rouge d’un fez piquait son originalité. Un peintre peignait.
Des ouvriers disposaient en girandoles les lampions d’une
prochaine illumination, et sous les panoplies de drapeaux les
écussons arboraient notre belle devise genevoise, que je
n’avais jamais mieux comprise : Post tenebras lux. La nature
et la civilisation s’amalgamaient en un mélange intime et
fascinant. Et tandis que sur le passe-partout vert de la pente
du Petit-Salève la gouache du Mont-Blanc détachait sa py-
ramide, on voyait les lions du duc de Brunswick dresser leurs
mufles roses contre la place des Alpes, cependant que, sur le
pont des Bergues, les peupliers de Rousseau s’éventaient len-
tement et que, devant le Jardin Anglais, la Pierre-à-Niton se
frangeait de vaguelettes poudrées.
Je regardais, grisé. Et si, plongé dans ce microcosme
mouvant, il m’arrivait de rencontrer quelques-uns des pas-
teurs de Genève, je les considérais avec bien de l’éton-
nement et les voyais passer comme des animaux bien
étranges. Que ce fût la dégaine solennellement sacerdotale
du pasteur Jourdieu, le grimaçant Guignol ou l’énorme Por-
– 214 –
chet, que ce fût le richissime Pot ou le respectable Goitre,
que ce fût même le distingué Papavert, l’éminent Bourde ou
le célèbre Brouillard, l’effet ne différait guère et ma surprise
demeurait la même. Que faisaient-ils là, ces extraordinaires
bipèdes ? D’où venaient-ils ? D’où sortaient-ils ? Que signi-
fiait leur paradoxale présence au milieu des autres hommes ?
Montaient-ils sur les socles des réverbères pour haranguer
cette foule que leur religion vouait presque entière à la perdi-
tion ? Non, ils passaient comme les autres, noyés dans
l’immense mouvement, insectes parmi des insectes, molé-
cules de la vaste nature, cachant prudemment leur Christ
sous l’étoffe de leur gilet, comme les autres pouvaient y dis-
simuler leurs secrets, leurs désirs, leurs illusions, leurs tares
ou les mille stratagèmes de leurs vies diverses et semblable-
ment passagères.
Je les oubliais vite, pour me plonger à nouveau dans le
spectacle prestigieux de Genève, dont ils relevaient la poésie
de leur note burlesque. Je buvais la vie et la couleur. Mon
sang battait vif et frais dans mes jeunes artères. Je respirais
délicieusement l’air salubre de la rade. Et moi aussi, je
n’étais qu’une molécule, et j’étais heureux de n’être que cela.
La pensée que ce lac pourrait me survivre ne me troublait
nullement ; celle que longtemps après moi de nouvelles
foules se succéderaient sur ce même pont du Mont-Blanc
contre lequel j’appuyais ma poitrine vivante ne me semblait
aucunement mélancolique. J’avais ma vie à vivre. C’est tout
ce que je savais, tout ce que je pouvais comprendre ; cela me
suffisait et je n’en demandais pas plus.
Le soir tombait. Comme un majestueux Bucentaure, un
steamer venant du haut lac faisait noblement son entrée. Il
portait une multitude de têtes, rangées contre ses bastin-
gages, pressées entre ses bords, couvrant ses ponts, masse
– 215 –
humaine grouillante de chapeaux, de châles, de mantilles,
qu’il allait déverser sur celle qui déjà remplissait nos rues.
Entre ses tambours gonflés, il progressait dans le bouillon-
nement de ses roues. Une oriflamme battait à son grand mât.
Ses hublots s’ouvraient sur l’eau comme une rangée d’yeux.
Il vira lentement avec sa charge d’êtres. Le capitaine pen-
chait le visage sur son porte-voix. Le volant du gouvernail
décrivait ses arcs de cercles. Peu à peu le vapeur se présenta
de flanc. Sur ses trois écussons accotés apparurent, l’une
après l’autre, ces lettres jaunes : BONIVARD. Des appels écla-
tèrent. Des mouchoirs s’agitèrent sur la rive, d’autres répon-
dirent du bord. À l’arrière flottait le grand drapeau rouge à la
croix alésée. Au delà s’infléchissait le sillage. J’en suivis la
route moirée. Elle allait se perdre à l’entrée du port où ve-
naient de s’allumer, au bout de leurs jetées, les deux phares
entre lesquels j’avais donné mon baiser d’amour.
– 216 –
— Est-il possible, mon pauvre enfant, que tu prennes si
légèrement ton expulsion de l’école du dimanche ?… C’est
épouvantable !… Tu es un sans-cœur, un sans-conscience !…
— Mais, tante Bobette, ce n’est pas ma faute, c’est le
pasteur Babel qui…
— C’est toi, malheureux enfant, c’est toi qui as refusé de
t’humilier, de reconnaître ta faute, ton horrible faute, de de-
mander pardon…
— Mais, tante Bobette, crois-tu qu’il soit si nécessaire
que ça d’aller au catéchisme ?
— Quelle question !… Tous les enfants chrétiens doivent
aller au catéchisme.
— Mais, tante Bobette, est-il si nécessaire que ça d’être
chrétien ?
Tante Bobette ouvrit deux yeux ronds comme ses
écuelles. Mais avant qu’elle ait pu replacer un mot, je lui
demandais :
— Pourquoi es-tu chrétienne ?
— Mais, mon enfant… mais, mon enfant, parce que j’ai
été élevée dans le christianisme.
— Mais, pourquoi crois-tu que la religion dans laquelle
tu as été élevée soit vraie ?
— Parce que la Bible le dit.
— Mais si elle dit des choses absurdes ?
— Elle ne peut pas dire des choses absurdes.
— Prends la bible. Ouvre au Deutéronome.
– 217 –
Elle prit sa vieille version, si souvent feuilletée par ses
doigts usés que les pages en étaient oreillées et jaunies. Elle
portait, à l’endroit indiqué, ce titre : Le cinquième livre de
Moïse ou le Deutéronome.
— Lis au chapitre trente-quatre.
Tante Bobette lut d’un bout à l’autre le récit de la mort
de Moïse. Quand elle eut achevé, de sa voix fidèle, le dernier
verset, je lui demandai :
— Qui a écrit cela ?
— Moïse.
— Cela ne t’étonne pas ?
— Non.
— Tu ne trouves rien d’extraordinaire à ce que Moïse ail
raconté lui-même sa propre mort ?
— Non.
— Comment expliques-tu ça ?
— Mon enfant, c’est bien simple. C’est un miracle.
Moïse a prédit sa mort ; il en a écrit par avance le récit sous
la dictée de Dieu, puis il est mort après.
C’était simple, en effet, et je vis que décidément il n’y
avait rien à faire avec tante Bobette. C’était le rocher de
l’Écriture. Je continuai cependant :
— Si tu voyais des choses semblables racontées dans un
autre livre, les croirais-tu ?
— Naturellement non.
– 218 –
— Alors pourquoi les crois-tu lorsqu’elles sont dans la
Bible ?
— Parce que c’est le livre de Dieu.
— Comment sais-tu que c’est le livre de Dieu ?
— Parce que la Bible le dit elle-même !
— Ce n’est pas une raison.
— Mais, mon enfant, ce n’est pas là une question de rai-
son, c’est une affaire de foi. Il faut le croire, parce qu’il faut le
croire… parce que tout le monde le croit, parce que notre
famille l’a toujours cru, parce que c’est la foi de nos pères.
— Cependant, tante Bobette, nos pères n’ont pas tou-
jours cru la même chose, et il a bien fallu qu’à un certain
moment un de nos ancêtres changeât de religion, car sans
cela nous ne serions pas aujourd’hui protestants, mais catho-
liques.
— Catholiques ! se récria tante Bobette avec un geste
d’exécration.
— Et il a bien fallu, auparavant, qu’un autre de nos an-
cêtres changeât aussi de croyance, car autrement nous se-
rions païens, nous adorerions le Soleil, ou pis encore peut-
être, un bouquetin, un misérable bouquetin…
— Que me racontes-tu là ?
— Alors, puisque nos ancêtres ont si souvent changé,
pourquoi ne changerions-nous pas à notre tour ?
— Miséricorde !… Mais cet enfant est fou !… Qui est-ce
qui t’a mis des idées pareilles dans la tête ?…
– 219 –
Et tout à coup ses sourcils se contractèrent, ses yeux
s’injectèrent, son nez s’allongea formidablement :
— Je suis sûre que c’est le cousin Gobernard !… Ah !
mon Dieu ! !…
Pour la première fois de sa vie, tante Bobette venait de
lâcher un « mon Dieu ! ». Car il faut savoir que tante Bobette
ne disait jamais « mon Dieu ! » pour ne pas violer le troi-
sième commandement, qui défendait de prendre le nom de
Dieu en vain. Elle remplaçait cette exclamation usuelle par
des « mon Té ! » ou « mon Père ! » sans se douter que c’était
exactement la même chose.
Mais cette fois, cette première fois, on ne pouvait pas
dire qu’elle lâchait son « mon Dieu ! » en vain. Elle invoquait
réellement l’Être suprême, épouvantée par le soupçon hor-
rible qui venait de se préciser dans son esprit et l’évocation
apocalyptique du cousin Gobernard qui se dressait à ses
yeux comme l’image de Satan en personne.
Aussi quel assaut, quelle avalanche, quand il arriva ! Pa-
pa, qui s’attendait bonnement à occuper sa soirée à une
tranquille partie de cartes avec lui, n’en revenait pas. À peine
eut-il déposé son chapeau qu’elle l’entama.
— Comment osez-vous vous montrer ici ? vint-elle lui je-
ter sous le nez, les deux poings sur les hanches.
— Bigre ! fit-il ahuri. Sur quelle herbe avez-vous marché
aujourd’hui, Bobette ?
— Sur quelle herbe… sur quelle herbe… je vais vous le
dire !… C’est vous qui avez perverti cet enfant !…
— Oh ! oh… perverti !…
– 220 –
— C’est vous qui, par vos manœuvres criminelles…
— Oh ! oh !…
— Oui, car c’est grâce à vous que ce petit s’est mis en
état de révolte contre tout ce qui est sacré, qu’il refuse de re-
tourner à l’école du dimanche, d’aller implorer le pardon de
son pasteur… C’est grâce à l’indigne ascendant que vous
avez su prendre sur lui qu’il ne manifeste aucun repentir de
sa conduite, que dis-je ? qu’il s’en glorifie, qu’il en est
joyeux !… Que lui avez-vous raconté ? Par quelles histoires
de l’autre monde lui avez-vous tourné la tête ?… Voulez-
vous en faire un mécréant comme vous ?… Ah ! tenez, plutôt
que cela… Scélérat ! Vous m’aviez pourtant bien promis de
ne pas lui parler de religion !… Voilà comment vous tenez
votre parole !…
– 222 –
l’état de tante Bobette elle-même en était une troisième non
moins déplorable. Les jours suivants furent sinistres.
Sombre, crispée, farouche, tante Bobette circulait automati-
quement d’une pièce à l’autre, le front têtu, obsédée d’une
seule idée, bousculant les meubles, cassant les assiettes,
rangeant et dérangeant cent fois le même objet, ouvrant et
refermant les fenêtres, butant contre les chaises, accrochant
les pendules. On l’entendait pousser de grands soupirs dans
sa cuisine, tout en culbutant les casseroles ; on la voyait re-
paraître les yeux gros, le teint saumâtre et se tamponnant les
joues du coin de son tablier. À table, c’était désastreux ; la
soupe sentait le roussi, la viande le graillon, et si papa se ris-
quait à avancer sur les plats un nez trop significatif :
— Est-ce ma faute, s’écriait-elle, calamiteuse et sépul-
crale, est-ce ma faute, si rien ne va plus ? Va-t-on encore me
faire des reproches, au milieu de mon chagrin ?
Et elle ajoutait :
— Est-ce que je mange, moi ?
Le fait est qu’elle ne mangeait plus, sinon, disait-elle,
son pain sec, trempé de ses larmes amères.
Ma responsabilité, dans tout ce désarroi, ne laissait pas
de m’apparaître.
— Voyons, Bobette, essayait parfois mon père, tu n’es
pas raisonnable ; ce n’est pas en poussant ainsi les choses au
pis que tu les arrangeras. Ce petit a les plus grands torts en-
vers toi… envers nous, c’est entendu. Mais à les exagérer pa-
reillement, tu ne fais que les envenimer. Plus tu t’obstines
dans ton idée, plus il s’obstinera dans la sienne. Le caté-
chisme… eh bien, ma bonne, laissons passer l’été par là-
dessus ; on en recausera cet automne, à la rentrée.
– 223 –
— Ah ! c’est ça ! ah ! c’est ça ! éclatait-elle. Tu traites le
catéchisme comme le collège ! Est-ce qu’il y a des vacances
au catéchisme ? Est-ce qu’on prend des vacances avec le bon
Dieu ?… Il n’y a pas de temps à perdre ! Sait-on ce qui peut
arriver ? Cet enfant pourrait mourir demain dans sa rébel-
lion ! Ce serait du propre, alors !… Le bon Dieu attendrait-il
à l’automne pour inscrire son nom dans la colonne de
gauche du grand livre du jugement ?
– 224 –
— Mais, papa, ce qui le suffit pourrait me suffire aussi.
Je pourrais aller avec toi au temple, quand tu y vas, quatre
fois par an. Comme ça, tante Bobette n’aurait plus rien à
dire.
– 225 –
Ce n’était pas tout à fait ce que je voulais savoir, aussi
lui demandai-je encore :
— Mais, dis-moi, papa, crois-tu à la religion ?
— Je ne fais pas opposition.
— As-tu une croyance, une conviction, une certitude ?
— Je ne fais pas opposition.
Il me fut impossible d’en obtenir davantage. Mais si, au
sortir de cette conversation, je n’étais pas plus avancé
qu’avant sur les vrais sentiments de mon père, j’avais au
moins acquis quelque lumière sur l’attitude qu’il adoptait : il
ne faisait pas opposition.
Cela ne manqua pas de me faire encore réfléchir, de
m’ouvrir encore de nouveaux horizons. Décidément, le
monde se révélait à moi sous des aspects de plus en plus
compliqués.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! continuait à se lamenter ex-
traordinairement tante Bobette.
Et j’en venais à trouver que ce n’était plus gai du tout.
Aussi n’était-ce pas sans d’assez tristes pressentiments
que j’entendais tante Bobette, qui à mon air soucieux
s’imaginait déjà que j’éprouvais tous les lancinements du
remords, me dire toutes les cinq minutes en levant les yeux
au ciel :
— Mon pauvre enfant, comme tu dois être malheu-
reux !…
Malheureux, hélas ! oui… pourquoi ne l’avouerais-je
pas ? Car, outre le désespoir de tante Bobette, outre les con-
– 226 –
trariétés de papa, un autre sujet de tourment me remplissait
le cœur. On se doute bien que, durant ces jours agités, la
pensée de ma pauvre petite amie ne m’avait pas quitté. Que
devenait-elle ? que faisait-elle ? quel pouvait être son sort, en
proie à l’affreux Babel ? Avait-elle subi de nouvelles mutila-
tions ? Quel supplice moral lui faisait-on éprouver, à elle qui
n’avait pas reçu comme moi le mot de l’affranchissement et
qui se trouvait encore plongée dans les affres ténébreuses de
la geôle chrétienne ? Questions angoissantes, auxquelles je
ne pouvais répondre et que je ne me lassais pas de me poser.
Églantine !… Églantine !…
– 227 –
Comme dans un nimbe, l’École du dimanche m’ap-
paraissait alors… Elle y descendait sans moi ; elle se mêlait,
sans que je fusse là pour la voir, aux rangs de ses com-
pagnes ; ses yeux erraient sans les miens sur la carte de Pa-
lestine ; je ne me trouvais pas à la sortie pour la saluer et la
regarder partir avec son petit air sage et sous son ombrelle
grise… Églantine !…
Je me sentais faiblir… Et ce n’était plus avec la même
assurance que je répondais aux supplications de tante Bo-
bette :
— Non, non, je n’y retournerai pas !… je n’y retournerai
jamais !…
— Ô mon enfant, je t’en conjure, laisse-moi aller le de-
mander pour toi au pasteur Babel !
— C’est inutile !… Je ne veux pas !…
Est-ce que vraiment je ne voulais pas ?…
Aussi, lorsque tante Bobette, à bout de forces, épuisée,
achevée et ayant fini de se ronger ce qu’elle avait de sein,
eut pris, au grand émoi de papa, le parti de tomber malade et
de se mettre au lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix
ans, mes belles attitudes et mes poses héroïques se mirent à
vaciller considérablement sur leur base.
C’est en ces difficiles conjonctures que je résolus d’aller
demander conseil au cousin Gobernard.
– 228 –
Au sortir du collège, je pris la direction de la rue des
Chanoines. Au bas de la Vallée, j’enfilai l’allée du numéro 22
de la rue Verdaine ; j’en suivis les sinuosités et j’en dégringo-
lai les marches ; je débouchai dans la rue de la Fontaine, que
je remontai jusqu’à l’entrée des Degrés-de-Poule, où je
m’engageai ; au haut de l’escalade, je retrouvai le chevet de
Saint-Pierre ; je passai de nouveau sous la tête épanouie
d’Apollon, je doublai les Macchabées, je revis la façade
grecque de la cathédrale et sa cour plantée d’ormes ; puis, au
delà de la fontaine blanche du Perron, la maison de Calvin
m’offrit sa double inscription, et, quelques pas plus loin,
c’était le viret du cousin Gobernard et le pied de biche de sa
porte, dont la vieille Fanchette, sous sa coiffe tuyautée, ve-
nait bientôt m’ouvrir l’huis mouluré.
— Eh ! m’sieur Nicolas !… eh ! j’espère !… eh ! adieu !…
eh ! entrez !…
— Mon cousin est-il là ?
— Eh ! je vais le quérir… Seyez-vous !… Eh ! j’espère
qu’il est brave !… j’espère qu’il a grandi !…
Elle m’avait introduit dans une grande pièce lambrissée
de hauteur, au meuble confortable et vieillot, et dont les fe-
nêtres à guillotine dominaient la dérupite des toits de la ville,
le port, les quais et les jetées.
Au bruit de nos voix, le cousin Gobernard arrivait de lui-
même, jovial et débraillé, en manches de chemise, un bonnet
grec sur le chef et sa pipe d’écume, à tête de Bourbaki, au
coin de la bouche.
— Tiens, tiens, c’est toi, mon garçon ?…
— C’est moi, mon cousin. Comment allez-vous ?
– 229 –
— Pas mal, pas mal… Mais, dis-moi, tu dois avoir soif.
Fanchette, apporte un sirop à ce petit.
— Oh ! merci, mon cousin ; je ne suis pas venu ici pour
boire.
— Si, si, tu boiras. À moins que tu ne préfères autre
chose. Du vin ? de la bière ? du café au lait ?
— Ce que vous voudrez, mon cousin.
Deux minutes après, je me trouvais devant un grand
verre de grenadine, qu’accompagnaient une assiettée de
brisselets et une tartine de confitures.
— Eh ! j’espère !… j’espère !…
— Eh bien, mon garçon, ta tante Bobette est-elle tou-
jours fâchée contre moi ?
— Plus que jamais, mon cousin ; si fâchée qu’elle en est
devenue malade et qu’elle a pris le lit.
— Saprelotte !… Et toi, comment vas-tu ?
— Moi, mon cousin, je vais bien personnellement… et je
serais même très content s’il n’y avait pas toutes ces his-
toires…
— Raconte-moi un peu ça.
Je lui fis un récit circonstancié de ce qui se passait à la
maison, et dont il avait pu prendre un aperçu lui-même par
la réception mouvementée qu’il y avait reçue. Je lui exposai
quelle était notre vie à papa et à moi, la mélancolie de nos
soirées, la fatigue de nos oreilles, le désastre de nos repas. Je
décrivis le ravage creusé dans les joues de tante Bobette, le
cerne de ses yeux, les gargouillements pitoyables de sa poi-
– 230 –
trine en détresse. J’évoquai le spectre du lit où elle venait
d’enfouir sa carcasse gémissante. Je ne doutai pas de mon
désespoir, à moi, si un malheur survenait. J’indiquai mes in-
certitudes. Et je n’oubliai pas non plus le petit discours que
mon père m’avait tenu.
Le cousin Gobernard m’écoutait avec attention, hochant
la tête, tirant sur sa pipe, déplaçant son bonnet grec ou se
tripotant le menton. Quand j’eus fini, il resta longtemps si-
lencieux, ponctuant de « hum ! hum ! » divers ou d’autres
grognements encore plus indistincts sa sourde méditation.
– 231 –
Il vida sa pipe, en secoua soigneusement le culot, la
bourra d’un pouce patient, tout en marmonnant plusieurs
fois :
— Oui, oui, ton père n’est pas une bête…
Puis, ayant présenté l’allumette au tabac et tété deux ou
trois goulées de fumée, il reprit :
— Sais-tu ce que tu devrais faire ?… Eh bien, mon gros,
tu devrais tout simplement retourner à l’école du dimanche.
— J’y avais bien pensé, mais…
— Oui, je sais, il y a des mais… beaucoup de mais…
— Il faudrait d’abord aller demander pardon au pasteur.
— Bien entendu, il faudrait en passer par là.
— Et puis… et puis, mon cousin, je ne peux pourtant pas
retourner à l’école du dimanche sans croire à ce qu’on y en-
seigne !
Il rumina de nouveau quelques instants, gonflant et re-
muant ses lèvres autour de l’ambre de son tuyau de pipe.
Puis il dit :
— Pourquoi pas ?… Tu ferais à peu près comme tout le
monde.
— Mais ce serait de l’hypocrisie !
— Ce serait de l’hypocrisie, évidemment. Et puis
après ?… Tu connais le précepte ancien : Primum vivere,
deinde philosophari, que nous pourrions traduire ainsi :
D’abord vivre, et ensuite ne pas être hypocrite. Eh bien, pour
toi, que signifie vivre ? Cela signifie être en paix avec les
– 232 –
tiens, ne pas troubler les habitudes de ton père, ne pas faire
mourir de chagrin ta tante Bobette, conserver l’estime de
ceux qui peuvent t’être utiles, ne pas te faire fermer toutes
les portes après celle de l’école du dimanche et être un bon
petit Genevois, régulier, comme il faut, correct et bien noté.
Et cela signifie aussi, pensai-je, revoir Églantine !…
— Va donc tranquillement négocier ton pardon auprès
du pasteur Babel, puisqu’il le faut, et fais ensuite sans scru-
pule la rentrée à l’école du dimanche. Tu ne crois plus, ob-
jectes-tu ? La belle affaire ! On ne te demande pas de croire,
mais seulement de faire semblant. D’ailleurs, qui est-ce qui
croit, maintenant ? Personne, absolument personne. Sans
doute, il y a des gens qui croient croire. Il y a ceux qui se
font une conscience de croire, ceux qui se font un devoir de
croire, ceux qui se font une tradition de croire, et il y a ceux
qui se font un métier de croire. Mais des gens qui croient
vraiment, il n’y en a pas. Leur conduite qui, dans les cas les
moins suspects, est encore si loin de celle que devraient tenir
des croyants, en est le constant témoignage. Tous ces pseu-
do-croyants se rangent plus ou moins dans la catégorie que
te représente ta bonne tante. Ils se figurent être chrétiens,
parce qu’ils sont nés dans le christianisme. C’est la foi par
soumission, par attachement, par habitude, c’est la foi de
tante Bobette. Puis il y a la foi de ceux qui croient par con-
venance, par convention sociale, comme on salue dans la rue
ou comme on porte un faux-col. Des deux, c’est, je crois
bien, la plus fréquente. C’est la foi de l’horloger Pécolas, qui
croit parce qu’il veut vendre ses pendules. Il y a enfin la mul-
titude de ceux qui sont de purs incrédules, mais qui ne ha-
sardent jamais un mot contre ce dont ils ne veulent pas pour
eux-mêmes, qui s’en constituent même au besoin les défen-
seurs. Respect à la foi… des autres ! Respect aux croyances !
– 233 –
Il faut une religion pour le peuple ! Telle est leur formule. Tu
vois, mon enfant, qu’il n’y a nullement lieu de te préoccuper
de ton sort. La foi est large, comme l’hypocrisie elle-même,
et que tu choisisses plus tard l’un de ces trois groupes, tu se-
ras également « bien pensant ».
— Mon cousin, dis-je alors très ému, pour aujourd’hui il
importe peu que je choisisse. On me demande simplement
de m’incliner ; c’est ce que je vais faire. Mais plus tard,
m’écriai-je avec un éclair dans les yeux, plus tard je ne serai
jamais de ces gens-là !
— Eh bien, mon garçon, fit mon cousin, pris lui aussi
d’une visible émotion, je l’espère ! Aujourd’hui, tu n’as pas le
droit d’avoir une volonté. Ton âge exige que tu tiennes en-
fermés dans le plus secret de ton cœur des sentiments qu’il
te sera permis sans doute de développer plus librement par
la suite et qui pourront même finir par t’honorer un jour.
Dans une dizaine d’années, quand tu seras devenu un jeune
homme et que je serai peut-être couché dans la tombe, tu
pourras réveiller du profond de toi-même la voix lointaine de
ton vieux cousin. Détachant le masque, tu pourras alors, je
l’espère, paraître au milieu de tes contemporains dans la vé-
rité de ton visage et l’intégrité de ta parole, et trouver dans la
génération qui se lève de multiples échos. J’appelle de tous
mes vœux cette aube des temps meilleurs, où la jeunesse de
notre pays, lasse enfin de notre mensonge, avide d’air pur,
de franchise et de liberté, secouera le joug qui maintient en-
core ses aînés et jettera avec loyauté et joie les fondements
de la nouvelle Genève. Ce jour-là, mon garçon, tu te lèveras
parmi les premiers, n’est-ce pas ?
Profondément remué par ces paroles, je ne pus maîtriser
des sanglots. Mon cousin se pencha sur moi et m’embrassa.
– 234 –
Et tandis qu’il m’embrassait, je sentis une larme couler de
ses yeux sur mon front…
Sous la larme du cousin Gobernard, il me sembla que je
venais de recevoir, pour l’avenir qu’il entrevoyait, le bap-
tême de la sincérité.
– 235 –
Il se repent !… il se repent !…
Je venais d’entrer dans la chambre de tante Bobette, de
m’approcher de son lit, de déposer sur sa pommette aiguë un
baiser des plus tendres et de lui glisser dans le conduit de
l’oreille, d’un ton que je fis aussi contrit que je pus :
— Va voir le pasteur. Je suis prêt à aller lui demander
pardon.
— Il se repent !… Il se repent !… répétait-elle, humide
de joie.
Une heure après, elle était sur pied.
– 236 –
Et je vous assure que, ce jour-là, le dîner ne fut nulle-
ment gargoté.
Le même soir, elle se rendait à une réunion religieuse de
la salle de la Réformation, où le pasteur Babel devait parler.
Elle l’abordait à l’issue de la conférence. Elle lui exposait
l’état de mon âme. Elle en revint flottante de bonheur.
— Ah ! mon chéri ! Quel digne homme ! quel grand
cœur ! quel chrétien ! quelle colonne du temple !… Il t’attend
demain.
– 237 –
prendre quelque signe de sa présence, quelque trace mysté-
rieuse me disant qu’elle était là, qu’elle vivait là.
L’accueil du pasteur Babel fut grave et pénétré.
— Approche-toi, mon garçon, m’invita-t-il d’un geste à
la fois paternel et sévère. Ta bonne tante est venue
m’apprendre que tu le repentais enfin de tes fautes. Ta pré-
sence ici m’engage à croire que ce repentir est réel et que
c’est en toute humilité qu’avec l’aide de Dieu tu viens m’en
apporter l’expression. Je t’écoute, mon garçon.
— Monsieur le pasteur, dis-je en baissant très convena-
blement les yeux, je vous demande pardon des torts que j’ai
eus envers vous, je reconnais mon péché et je supplie Dieu,
que j’ai profondément outragé, de vouloir bien me remettre
mes offenses, par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ.
— C’est bien, Nicolas Pécolas. Ton repentir est-il sin-
cère ?
— Il est sincère, monsieur le pasteur.
— Tu te rends bien compte, mon enfant, de l’énormité
de ton péché, rendu plus épouvantable encore par la scanda-
leuse révolte dont tu l’as aggravé ?
— Je m’en rends compte, monsieur le pasteur, et j’en
frémis. Ma révolte fut d’un insensé et c’est l’esprit de Satan
qui m’a animé ce jour-là.
— Ah ! Satan ! Satan ! le Prince des ténèbres !… proféra
en trémolo le pasteur. Garde-toi de lui, mon petit. Il est par-
tout, partout il rôde, partout il s’embusque et il n’a pas de
plus détestable joie, de plus effroyable triomphe que quand il
peut insuffler dans une âme la révolte contre Dieu et contre
ses ministres, lui, le premier des révoltés, lui, le grand Révol-
– 238 –
té !… Souviens-toi de cette terrible expérience, mon garçon,
souviens-t’en toute la vie. Tu as été pendant quelques jours
sous la puissance du Démon !
— Je m’en souviendrai toute ma vie, monsieur le pas-
teur.
— Et maintenant, remercions Dieu de t’avoir fait la
grâce de te ramener à Lui. Agenouille-toi, mon garçon.
Je m’agenouillai contre son siège de bois, le front courbé
sur le bras dur du fauteuil. Les mains du pasteur Babel se joi-
gnirent au-dessus de ma tête, tandis que, du haut de son
cadre d’ébène, Calvin nous considérait d’un œil sardonique.
Mais si Dieu m’avait fait la grâce de me ramener à Lui, je
vous ferai grâce également de la longue prière dont le pas-
teur Babel crut devoir marquer ce retour au bercail de la
brebis égarée.
Je l’écoutai dans une contrition parfaite. Puis, selon
l’usage immémorial, à son improvisation personnelle le pas-
teur fit succéder la profession de foi liturgique connue sous
le nom de Symbole des apôtres, dont il voulut que je répé-
tasse après lui chacun des articles, comme pour mieux
s’assurer de la fermeté de mes convictions.
— « Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du
ciel et de la terre. »
Je répétai.
— « Je Crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du
ciel et de la terre. »
— « Je crois en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Sei-
gneur… »
– 239 –
— « Je crois en Jésus-Christ… »
Je le suivis jusqu’au bout sans aucune défaillance.
Puis on passa à la récitation de l’oraison dominicale, par
quoi se termina la séance.
Séance est une manière de parler, car, pour ma part,
j’étais toujours à genoux. Comme tout le monde connaît
cette oraison célèbre, je ne la transcrirai pas davantage. Mais
je ne fus pas sans me demander comment le pasteur Pot
pouvait s’y prendre pour prononcer sérieusement ces mots :
« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », et com-
ment le pasteur Babel lui-même se risquait, sans inquiétude
pour son sort ultérieur, à exprimer ce vœu : « Pardonne-nous
nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés. »
– 240 –
Il faut du moins croire que ces multiples cérémonies eu-
rent le don de le satisfaire, car, lorsqu’il m’eut enfin rendu
l’usage de mes pieds, il m’annonça sans plus d’ambages que
j’étais pardonné et qu’il m’ouvrait de nouveau l’accès de
l’École du dimanche.
Je le remerciai avec effusion de sa magnanimité, et ce
fut un petit Nicolas Pécolas complètement réconcilié avec
son Dieu, avec son école et avec son pasteur, qui sortit du
sombre cabinet que hantait, sous son bonnet plat et sur son
collet de renard, la fantômale figure de Jean Calvin.
– 244 –
Mon bouton de rose avait été soigneusement mis par
moi dans un verre d’eau, le bout de la tige coupé à frais ; il
avait gonflé, était éclos ; c’était maintenant une rose su-
perbe. Je passai la fleur à ma boutonnière et, ma bible sous
le bras, je pris le chemin de l’École du dimanche.
C’était Carcaille.
– 245 –
Il me donna des nouvelles du groupe, de Tripet, de Cro-
tu, du gros Cuche, du petit Gaufre… Lemagnin s’était disputé
avec Perrod. On avait expliqué la tentation de Jésus-Christ.
— C’est un passage bien intéressant, dis-je.
— Oui, fit Carcaille. On abordera aujourd’hui le minis-
tère en Galilée. Mais il y a quelque chose, ajouta-t-il d’un air
perplexe pendant que nous descendions ensemble l’escalier,
il y a quelque chose que j’ai découvert et qui m’embarrasse
beaucoup.
— Quoi donc ?
— Dans le chapitre précédent, Luc donne la généalogie
de Jésus…
— Oui, eh bien ?
— Eh bien, mon cher, dans Matthieu, il y en a une autre
toute différente.
— Tiens ! fis-je, me rappelant vaguement cette histoire
des deux généalogies. Elles sont vraiment différentes ?
— Complètement.
— As-tu soumis le cas à Mme Collignon ?
— Oui.
— Qu’a-t-elle répondu ?
— Elle m’a répondu qu’il importait peu que les noms
fussent différents, pourvu que le résultat fût le même, et qu’il
l’était puisque les deux généalogies faisaient l’une et l’autre
descendre Jésus du roi David.
— Cette explication t’a suffi, j’espère ?
– 246 –
— Pas du tout. Si Jésus descend de David, il ne peut en
descendre que par une seule lignée de personnages. Il est
donc incompréhensible que les noms diffèrent.
— Alors ?
— Alors, je suis allé, à la fin du catéchisme, questionner
le pasteur Babel.
— Bonne idée. Qu’a-t-il répondu ?
— Il m’a dit que l’une des deux généalogies était celle de
Joseph, l’autre celle de Marie ; que ces deux généalogies dif-
férentes établissaient ainsi que Jésus descendait doublement
de David, et par son père, et par sa mère.
— Eh bien, fis-je, voilà qui arrange tout.
— Mais non !… Je vois bien dans Matthieu : « Jacob en-
gendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus. »
Mais je lis dans Luc : « Jésus, fils de Joseph, fils d’Héli… »
Les deux généalogies sont donc paternelles, et elles sont dif-
férentes !… Ah ! s’il y avait « fils de Marie, fille d’Héli » –
Mais il y a « fils de Joseph, fils d’Héli » !… Il y a Joseph ! il y
a Joseph !… C’est ce « Joseph, fils d’Héli », qui gâte tout !…
L’émoi du pauvre Carcaille faisait vraiment peine à voir.
— Bon, dis-je de l’air le plus détaché, ce n’est peut-être
là qu’une faute de copiste.
Carcaille me regarda d’un œil rond.
— Comment, une faute de copiste ?
— Oui, fis-je, ou une interpolation, une altération… que
sais-je, moi ?… les textes ne sont pas toujours sûrs.
– 247 –
— Ah !… oh !… fit-il tout ahuri, ou plutôt complètement
pétrifié… Il y aurait des fautes de copistes dans la Bible ?…
des fautes de copistes !… des fautes !… Mais alors… ? ?
Un doute épouvantable venait de s’insinuer sous son
front.
– 248 –
de timbre, à me diriger, comme d’habitude, du côté où la
sympathique monitrice exerçait son sacerdoce, je vis s’avan-
cer vers moi, sur ses jambes torses et son ventre solennel,
l’honorable M. Barbon, qui, au milieu de l’émoi et de la res-
pectueuse envie de mes camarades, m’apprit que je devenais
son élève. Je faisais désormais partie du groupe des grands.
Je n’en fus pas plus fier pour cela. J’eus du moins l’avan-
tage de prendre place, avec ce groupe privilégié, sur l’es-
trade, droit derrière la tribune, sous la carte de Palestine, et
de pouvoir dominer, de cette position centrale et surélevée,
une grande partie de la salle. J’en profitai pour chercher des
yeux Églantine.
– 249 –
Je poussai un soupir de satisfaction, pendant que
M. Barbon commentait en termes opaques la guérison du
démoniaque de Capernaum.
M. Barbon pouvait commenter. Mon attention exclusive
était désormais requise par ce chapeau de paille. D’où ve-
nait-il ? de quel décrochez-moi ça, de quel fond d’armoire
cruellement babélique sortait cette horreur ? Hélas ! ce
n’était plus le mignon toquet de velours du premier prin-
temps ; ce n’était plus le joli chapeau de Montreux du di-
manche de Bellevue, qu’il ne lui était sans doute plus permis
de porter que quand elle cultivait, solitaire, son petit rosier
de Champel. De larges brides noires, nouées sous le menton,
en rabattaient les ailes des deux côtés de la tête, ce qui lui
donnait un air de petite diaconesse ou de miss de l’Armée du
Salut. Je compris que ce hideux couvre-chef contribuait lui
aussi, avec la robe de cotonnade, à l’enlaidissement systé-
matique d’Églantine.
Le visage heureusement paraissait intact. J’en discer-
nais, par intervalles, le modelé charmant et la ligne harmo-
nieuse. L’oreille était cachée, mais la lèvre développait tou-
jours son ravissant dessin et le menton sa courbe délicate.
Les sourcils et les cils n’avaient pas été coupés.
Son petit air triste me frappa. Sous la pantomime moni-
toriale de l’anguleuse Mme Babel, elle courbait une tête rési-
gnée. Écoutait-elle ? Pas plus que moi, sans doute. Elle sem-
blait distante et rêveuse. À quoi pensait-elle, durant que les
versets se récitaient, que les textes s’expliquaient, que bruis-
sait de toute part le confus bourdonnement des groupes ?
Songeait-elle à son cher Vevey, à ses raisins de Lavaux, aux
cimes de la Dent du Midi ? Revoyait-elle la terrasse de Belle-
vue, la nappe miroitante du lac, le canot qui se rapprochait
– 250 –
et d’où s’élevait le chant que sa voix accompagnait de la
rive ? Se rappelait-elle le retour dans le soir qui tombait, le
Mont-Blanc tout rose, l’étoile qui s’allumait sur le Salève ?…
se rappelait-elle le baiser du Bonivard ?…
Le carillonnement du timbre interrompit le cours de mon
questionnaire mental en même temps que l’exégèse de
l’honorable M. Barbon. Les groupes se disloquèrent. Nous
reprîmes place le long des bancs. Le pasteur Babel traversa
l’estrade de son pas oblique, vint planter ses bras sur la tri-
bune ; puis, au-dessus de la grande bible, au-dessus du buste
noir, au-dessus du col blanc, au-dessus du collier de barbe à
l’américaine, sa lèvre rase s’ouvrit et sa voix âpre scanda
gravement :
— Prions l’Éternel !
Toute la salle se leva. Dans un coin de la galerie, au mi-
lieu des têtes des parents, j’aperçus la figure rayonnante de
tante Bobette.
Le culte eut lieu. Il déroula, selon les rites, ses invoca-
tions oratoires, ses périodes pathétiques, ses appels élo-
quents, ses gestes injonctifs. Il gonfla de ferveur les pau-
pières. Il remplit de tressaillements les cœurs remués.
Puis les dernières vibrations du pasteur Babel s’étei-
gnirent. Le dernier cantique expira sur la hure de M. Biber-
maul. La dernière prière s’évapora.
Pendant tout ce temps, je n’avais guère pu contempler
de ma chère Églantine que l’une des larges brides noires de
son chapeau. Je me promettais bien, fût-ce sous l’œil même
du distributeur du Messager de l’École du dimanche, de l’abor-
der à la sortie. Aussi, lorsque celle-ci s’effectua, n’hésitai-je
point à recourir à ma tactique passée. J’attardai mon départ,
– 251 –
je laissai s’écouler autour de moi le flot pressé des garçons,
je me fis submerger peu à peu par les robes des filles, puis,
au moment propice, à peine venait-elle de recevoir sa feuille
des mains du moniteur de la porte et avant qu’elle eût posé
le pied sur la première marche, je me présentai à ses yeux,
moi, mon visage troublé et ma boutonnière fleurie.
— Oui…
– 253 –
Ce livre numérique
https://ebooks-bnr.com/
en décembre 2018.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle,
Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Louis
Dumur, L’École du Dimanche, Paris, Mercure de France, 1911.
D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement
du présent texte. La maquette de première page reprend certaines
des illustrations dans le texte de Gustave Wendt.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à
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