02 Flaubert Correspondance Tome I

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puis beaucoup travailler aux pièces toi n’y étant pas, c’est

égal nous vivons c’est le principal.


Je tâcherai de faire de mon mieux que le théâtre soit
soigné. Un des fils de M. Viard m’a donné une fort bonne
idée pour les portes de côté, c’est d’y mettre des baillettes et
la manière dont elles doivent être mises aura un résultat
excellent. Tâche, cher Ernest, de venir me voir. Quant à moi
le sort en est jeté je ne puis venir t’embrasser. L’homme
propose et Dieu dispose (comme dit M. Delamier à la fin de
la dernière scène de la pièce intitulée Le Romantisme
empêche tout).
Louis-Philippe est maintenant avec sa famille dans la
ville qui vit naître Corneille. Que les hommes sont bêtes, que
le peuple est borné… Courir pour un roi, voter 30 mille
francs pour les fêtes, faire venir pour 3,5[00 francs] des
musiciens de Paris, se donner du mal pour qui ? pour un roi !
faire queue à la porte du spectacle depuis trois heures
jusqu’à huit heures et demie, pour qui ? pour un roi ! Ah !!!
que le monde est bête. Moi je n’ai rien vu, ni revue, ni
arrivée du roi, ni les princesses, ni les princes. Seulement j’ai
sorti hier soir pour voir les illuminations, encore parce que
l’on m’a vexé. Adieu, mon cher Ernest, tâche de venir
puisque moi je ne le puis. Adieu.
Embrasse pour moi tout ton monde. Réponds-moi et
écris-moi une lettre au moins aussi longue que la mienne.
Adieu, mon cher ami, le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.

[cachet] sur lequel ton nom et le mien sont écrits […]


nous entiers
Gustave

– 14 –
Flaubert
Ernest
Chevalier. Comme cela.

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, ce 26 mardi 1834 (août).

Reviens, reviens, vie de ma vie, âme de mon âme.


Tu me la rendras la vie si tu viens me voir car je
voudrais encore composer avec l’ami Ernest. Je voudrais le
voir à mes côtés, l’entendre, lui parler, la vacance serait du
double meilleure. Et ne crois pas que j’exagè[re], non du tout
je ne dis que la stricte vérité. Et je suis dégoûté de la vie si tu
ne viens pas.
Maintenant te faut-il parler de mon voyage ? Eh bien j’ai
vu en passant le célèbre château de Robert le Diable restant
là sur le haut de la montagne, immobile, muet et détruit,
semblant par lui-même présenter une énigme à tous ceux
qui regardent son front ridé parles siècles (c’est vraiment
bien digne d’être le sujet des méditations de Dubreuil).
Nous avons été à Trouville, j’y ai ramassé beaucoup de
coquillages, j’en garde un bon nombre pour l’ami des amis.
En les prenant sur la plage que venait à chaque instant
mouiller chaque vague je pensais à toi et me disais : si
Ernest était là comme il s’amuserait.
Comme c’est beau la mer quand une belle tempête la
fait mugir à mes oreilles ou bien quand des nuages brumeux
englobent son horizon, quand elle vient se briser sur les
rochers, oh ami, c’est un bien beau spectacle.

– 15 –
Nous avons pris quelques bains de mer… pendant trois
jours. Se baignait alors une dame, oh une jolie dame,
candide quoique mariée, pure quoiqu’à vingt-deux ans. Oh,
qu’elle était belle avec ses jolis yeux bleus ! La veille nous la
voyons rire sur le rivage à la lecture que lui faisait son mari,
et le lendemain comme nous étions tous revenus à Pont-
l’Évêque nous avons appris… ô douleur ô malédiction…
qu’elle était noyée oui noyée, cher Ernest, en moins d’un
quart d’heure… la vague l’avait emportée. Ne sachant point
nager elle disparut sous les eaux et son mari resté sur le
rivage à la voir baigner la vit disparaître. C’était mourir. Ce
qu’il y a de plus singulier c’est qu’elle se baignait avec deux
autres jeunes gens qui revinrent à terre, mais elle… y revint
mais avec un filet… elle était morte !! Juge du désespoir de
son époux. Maintenant faites des projets de plaisir, qui en
peut mesurer les conséquences ! témoin cette pauvre dame
qui courait à la mer pour s’y amuser et y trouva la tombe. Si
c’eût été une dame de notre société qu’aurions-nous fait ?
Je te prie au nom de tout ce que tu as de plus sacré de
venir me voir ou bien de m’écrire… bien souvent et des
lettres bien longues. Fais bien des compliments à toute ta
bonne famille de la part de la mienne et de moi aussi.
Adieu, cher ami, le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.

P.-S. – De retour de mon voyage je vais me mettre à


caleuser un peu moins. Je suis arrivé hier soir. Réponds-moi
le plus tôt possible.

– 16 –
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 29 août 1834.]

Cher ami,
À peine ai-je reçu ta lettre que je m’empresse d’y
répondre avec grand plaisir. Quant à moi je travaille, cher
Ernest, tous les jours. J’avance dans mon roman d’Isabeau
de Bavière dont j’ai fait le double depuis que je suis revenu
de mon voyage de Pont-l’Évêque.
Tu connaissais l’histoire de la religieuse qui s’était en
allée de l’Hôpital. Eh bien, l’Indiscret l’a mis dans son
journal, mais jamais article ne fut plus bête ni plus pitoyable.
D’abord c’est fort mal écrit, sans verve ni esprit, puis les
trois quarts ce n’est que mensonge.

Car je n’ai vu qu’orgueil, que misère et que peine


Sur ce miroir divin qu’on nomme face humaine.

C’est ainsi que parle notre ami Victor Hugo.


Tu crois que je m’ennuie de ton absence, oui tu ne te
trompes point et si je n’avais dans la tête et au bout de ma
plume une reine de France au quinzième siècle, je serais
totalement dégoûté de la vie et il y aurait longtemps qu’une
balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on
appelle la vie. Tu m’engages, toi le seul de mes amis, à venir
te voir. S’il ne tenait qu’à moi !
Compliments à ta bonne famille, ton ami jusqu’à la
mort.

– 17 –
À ERNEST CHEVALIER
Rouen, ce 28 septembre 1834.

Cher Enfant de littérature,


Je vais répondre à ta lettre et comme disent certains
farceurs je mets la main à la plume pour vous écrire.
Quand viendras-tu ? Quand viendras-tu ? Voilà toujours
ton éternelle question. Eh bon Diable, c’est tout naturel,
c’est quelquefois la mienne aussi.
Un bon payeur ne craint point de donner des gages, dit
Sancho Pança, eh bien c’est que je me trouve dans une toute
autre position ; tu sais quel cul de plomb fait mon père, oui
vraiment car tous les jours je lui disais : Quand irons-nous
aux Andelys, quand irons-nous aux Andelys ? C’était
toujours pour le samedi prochain. Mais oui je t’en fous du
samedi ou du dimanche. Voilà la rentrée qui r’arrive par la
merde d’un Prussien ou d’un Russe et nous n’avons pu voir
ta bonne famille. Je suis dans un assez bon moment de
travail, j’ai quelques sujets pas trop bêtes et j’espère en tirer
bon parti. Mais cher enfant camarade c’est que voici la
rentrée qui r’arrive avec son air emmerdant et guindé, avec
son air de Pédant parvuleux. Enfin merde de chien pour elle.
Je te prie de ne pas tant paresser et de m’écrire le plus tôt
possible en me donnant l’adresse du brave Amand, j’écrirai
aussi à notre ancien compagnon littéraire Edmond, il ne m’a
pas répondu. Adieu, compliments à ta famille. Adieu, mon
très cher ami, le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.

– 18 –
À ERNEST CHEVALIER
Rouen, 18 juin 1835.

Cher Ernest,
Pardon du retard pardon pardon, oui tu me l’accordes
j’en suis sûr.
Eh bien maintenant je vais te dire le pourquoi de cette
langueur, une langueur de huit jours. Huit jours c’est un
siècle pour des amis et c’est un point dans l’espace.
THÉÂTRES
Tu sais que j’ai en tête Frédégonde et Brunehaut, que je
m’en occupe (mentalement) depuis environ trois mois. Mais
surtout depuis quinze jours je ne rêve que cela. J’en ai fait
une douzaine de lignes. Oui ce sera un drame et autrement
fabriqué que les autres. Bref tu verras, c’est la meilleure
critique.
V. Hugo fait un nouveau drame.
Jeanne de Flandre de V. Herbin est décidément bien, je
l’ai acheté et lu.
Gustave Drouineau est décidément mort. C’est un
fleuron de gloire littéraire enlevé à notre couronne de
réaction.
Ambigu-Comique – bientôt Ango de Dieppe, brillante
représentation. Décors nouveaux, éclairage au gaz.
Opéra – La Saint-Barthélemy de Meyerbeer.
Vaudeville – Mathilde ou la Jalousie.
Une nouvelle comédie aux Français.

– 19 –
Pour Rouen – Mme Ponchard première chanteuse est
engagée ainsi que Tilly pour l’Opéra-Comique.
Oui, j’ai bien regretté ton absence à notre charmant
petit voyage de Caudebec. Le père Langlois et le petit
Alexandre Bourlet y étaient. Le premier comme à son
habitude était facétieux, le second luxurieux (car il regardait
même à l’église les filles de campagne), le scélérat !! Je t’ai
regretté dans bien des endroits, bien des moments, bien des
pensées. Nous avons ri comme… comme… comme des
scélérats.
J’ai acheté Antony et les Vieux Péchés et Jeanne de
Flandre. Tu m’en diras des nouvelles quand tu les auras lus.
Adieu, porte-toi bien. Embrasse père, mère, tante et oncle.
Réponds-moi, je me mets à L’OUVRAGE.
Ton vieux intime.
FLAUBERT.

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, le Collège Royal,
le 2 juillet 1835, 9 h. 30.

Cher Ernest,
J’ai pensé depuis que tu es parti à une chose, et cette
chose c’est un moyen pour obtenir une réponse de notre
individu. Je vais lui écrire tantôt à la maison et le prier
d’envoyer sa lettre aux Andelys chez toi. Tu la liras et me la
renverras dans une de tes lettres.

– 20 –
Non, je remettrai [à] un peu plus tard cette
correspondance, de peur que tu n’y trouves quelque
obstacle.
Le petit Meulan est entré mardi matin au collège, sa
mère est partie cette nuit à 4 heures.
Entre autres agréables nouvelles, je crois que tu
apprendras avec plaisir que l’ami Delhomme a l’œil droit
poché mais d’une drôle de manière, si drôle et si brutale qu’il
en a toute cette partie du visage gonflée. Voici l’histoire :
hier à dix h[eures] et demie Fossé arrive dans la 3ième, pour
parler à Fessard – Dispute, des deux côtés – Bataille –
Retraite de Delhomme qui a été obligé d’aller à l’infirmerie,
on lui a posé 10 sangsu[e]s sur le quinquet fracassé. Ah le
pauvre Livarot. La bonne sacrée farce. Voilà je crois de quoi
rire pendant deux ou trois jours pour le moins.
J’écrirai à l’ami Edmond, et sois tranquille je l’arrangerai
de telle sorte qu’il sera bien obligé de me répondre ou de
m’en dire le pourquoi. Quant au vieux Registre d’Amand je
lui écrirai aussi et je l’appell[er]ai si bien Cosmo-plane, je le
haricoterai tellement qu’il sera bien obligé de m’émaner une
réponse.
J’oubliai de t’apprendre une nouvelle nouvelle, c’est que
mon incognito poétique et productif est Gustave Kocloth. Voilà
j’espère de quoi dérouter le plus habile malin de notre bonne
ville de Rouen. Je travaille ferme ; je marche au progrès, à
nos ancêtres la gloire, à nous l’avenir.
En attendant tout à toi.
GUSTAVE ANTURSÉKOTHI KOCLOTH.

Nota. (Attendons que ma belle signature sèche.)

– 21 –
Voilà du Romantique un peu chouette ! Poste pour poste
réponse.

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, ce 12 juillet 1835.

Cher Ami,
Je mets la main à la plume (comme dit l’épicier) pour
répondre ponctuellement à ta lettre (comme dit encore
l’épicier).
Pour les compositions je ne m’y tue pas. Et puisque tu
me parles du collège je te dirai que j’ai eu une dispute avec
Girbal mon honorable pion et que je lui ai dit que s’il
continuait à m’ennuyer, j’allais lui foutre une volée et lui
ensanglanter les mâchoires, expression littéraire.
Je crois que j’irai t’embrasser aux journées de juillet, ma
prochaine lettre te donnera une réponse définitive.
Tu me parles de Lottin de Laval. C’est un jeune homme
qui l’année dernière était en philosophie au collège. Il a fait
un roman historique intitulé Marie de Médicis, que Gourgaud
m’a vanté. C’est une de nos célébrités littéraires vivantes de
concert avec Nupont et Corneille qui est mort depuis tantôt
200 ans.
L’Histoire des ducs de Bourgogne par Barante est un chef-
d’œuvre d’histoire et de littérature, le travail que tu fais est
louable.
V. Hugo fait un nouveau drame. – A. Dumas idem,
intitulé Don Juan ; – Véron a quitté la direction de l’Opéra,

– 22 –
Duponchel lui a succédé. À la Porte-Saint-Martin, La Berline
de l’Émigré, au Français encore un Don Ju[an] de
M. Vanderbuck. – Décidément G[usta]ve Drouineau n’est
pas mort.
Adieu, réponds-moi, mille amitiés aux deux familles.
Tout à toi.
GUSTAVE FLAUBERT.

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, 23 juillet 1835.

Cher Enfant,
J’ai attendu jusques au dernier moment espérant que les
malades de papa le laisseraient un peu en repos. Mais c’est
en vain. Ανάγĸχη nous ne pourrons t’aller embrasser qu’aux
vacances qui approchent à grands pas. Avec les pas du
temps, avec ses pas gigantesques d’infernal géant.
J’ai fini ma Frédégonde, je suis encore indécis si je dois
la faire imprimer quoique Panard doive me la porter samedi
soir à Elbeuf. J’ai acheté et lu Catherine Howard, drame
historique de l’ami A. Dumas. J’ai aussi acheté Les Enfants
d’Édouard de C. Delavigne mais je n’en ai lu que le quart.
THÉÂTRE :
C[omédie]-Fran[çaise] : M. Vanderbuck a fait un drame
intitulé Jacques II (ordinaire) –
Victor Hugo fait un nouveau drame – Ango de Dieppe a
paru. – Nous avons dans notre ville un violoniste norvégien

– 23 –
dans le genre de Paganini (au dire du père Fournier) nommé
Old-Buck. –
On répète en ce moment-ci sur notre gentil théâtre de
Rouen Angelo et le Cheval de Bronze, encore des perles aux
pourceaux. – On dit que Mlle Berthot va revenir ici comme
première chanteuse. Lis toujours, je t’y engage.
ΑΝΑΓΚΗ, ne voilà-t-il [pas le] papier qui me manque, je
ne puis plus causer avec toi. Pourtant je veux te dire encore
un mot, c’est adieu, à toi et à ta famille, jusqu’aux vacances.
L’intime
G. FLAUBERT.

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, ce vendredi
14 août 1835.

Cher Ernest,
C’est avec bien du plaisir que je puis te dire maintenant
d’une manière bien certaine que nous irons te voir sous peu
(paroles de papa).
Alors tu nous devras revanche et j’espère aussi que tu
suivras la bonne habitude de venir passer une huitaine de
jours avec nous. Il y a près de 15 jours que j’ai fini ma
Frédégonde, j’en ai même recopié un acte et demi. J’ai un
autre drame dans la tête. Gourgaud me donne des narrations
à composer.

– 24 –
J’ai lu depuis que tu ne m’as vu Catherine Howard, et La
Tour de Nesle. J’ai lu aussi les œuvres de Beaumarchais, c’est
là qu’il faut trouver des idées neuves. Maintenant je suis
occupé au théâtre du vieux Shakespeare, je suis en train de
lire Othello, et puis je vais emporter pour mon voyage
L’Histoire d’Écosse en trois volumes par W. Scott, puis je lirai
Voltaire. Je travaille comme un démon me levant à trois
heures et demie du matin.
Je vois avec indignation que la censure dramatique va
être rétablie et la liberté de la presse abolie ; oui cette loi
passera, car les représentants du peuple ne sont autres qu’un
tas immonde de vendus, leur vue c’est l’intérêt, leur
penchant la bassesse, leur honneur est un orgueil stupide,
leur âme un tas de boue mais un jour, jour qui arrivera avant
peu, le peuple recommencera la troisième révolution ; gare
aux têtes de roi[s], gare aux ruisseaux de sang. Maintenant
on retire à l’homme de lettres sa conscience, sa conscience
d’artiste. Oui, notre siècle est fécond en sanglantes
péripéties. Adieu, au revoir, et occupons-nous toujours de
l’art, qui plus grand que les peuples, les couronnes et les rois
est toujours, là, suspendu dans l’enthousiasme avec son
diadème de Dieu.
Mille amitiés.
G. FLAUBERT.

À ERNEST CHEVALIER
[Paris,] ce 24 août 1835.

Cher Ernest,

– 25 –
Voilà au moins une bonne nouvelle à t’annoncer ; nous
arriverons jeudi soir chez tes bons parents, nous ne pouvons
te dire l’heure précise, seulement nous partirons jeudi matin,
vers les six ou sept heures. Oui morbleu nous arrivons jeudi
soir chez vous et avec toute la famille, et Achille encore,
Achille encore, oui lui en personne, oui Achille, oui tu as
bien lu, tu ne t’es pas trompé, mais je vais te dire toute
l’histoire. Tu sais que nous devions le laisser à Paris ; ce
matin en allant faire une visite à un médecin de Paris
(M. Jules Cloquet) papa qui savait qu’il allait faire un voyage
en Écosse lui proposa en riant de prendre Achille pour
compagnon. L’autre le prit au mot, et voilà mes gens qui
vont s’embarquer au Havre le 3 ou le 4 pour courir l’étendue
des trois royaumes. Achille revient avec nous à Rouen, et
nous allons avec lui mettre le complément à notre voyage en
vous allant embrasser. Nous aurons mangé notre pain blanc
en dernier lieu.
J’étais à Nogent quand les accusés d’avril sont passés.
Oui j’ai vu Caussidière avec ses formes athlétiques,
Caussidière l’homme à la figure mâle et terrible. J’ai vu
Lagrange, Lagrange c’est l’œil de César, le nez de
François Ier, la coiffure du Christ, la barbe de Shakespeare, le
gilet à la Républicaine, Lagrange est un de ces hommes à la
haute pensée, Lagrange c’est le fils du siècle comme
Napoléon et V. Hugo. C’est l’homme de la poésie, de la
réaction, l’homme du siècle, c’est-à-dire l’objet de la haine,
de la malédiction et de l’envie ; il est proscrit dans ce siècle,
il sera Dieu dans l’autre.
À toi de cœur.
G[USTAVE] FL[AUBERT].

– 26 –
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 24 mars 1837.]

Cher Ami,
Je ne connais guère de ga[r]s qui ait un Byron. Il est vrai
que je pourrais prend celui d’Alfred, mais par malheur il n’y
est point et sa bibliothèque est fermée. Elle était encore
ouverte hier mais tu penses bien que son père qui est parti
aujourd’hui pour Fécamp a serré cette clef ainsi que celle
des autres compartiments de son logis, ainsi Amen.
J’ai hier été chez Degouve-Denuncques, mon Commis
sera inséré jeudi prochain et mercredi je corrigerai avec lui
les épreuves.
Le père Langlois et Orlowski ont dîné hier à la maison et
ils ont passablement bu, mâqué, blagué. Achille, moi et Biset
sommes invités pour dimanche à aller ribotter, fumer et
entendre de la musique chez Orlowski. Tous les réfugiés
polonais y seront. Ils sont 30. C’est une fête nationale, tous
les dimanches de Pâques il en est ainsi chez l’un d’eux. On
mange des saucisses, des boudins, des œufs durs, de la
cochonnaille et il n’est permis d’en sortir que saouls et après
avoir vomi 5 ou 6 fois.
J’ai une nouvelle agréable à t’apprendre. Je puis t’en
garantir l’authenticité, elle vient du sieur Ducoudray, pion de
M. Mainot et élève en médecine. Il porte un chapeau, une
redingote et une chemise. Il m’a donc dit ce matin à
l’amphithéâtre que… que… eh bien, que le censeur des
études M. Cabrié qui [a] une chemise sale, des bas sales, une
âme sale et qui enfin est un salo[p]… il m’a dit bref qu’il
avait été surpris dans un bordel bordelant et qu’il allait être
traduit devant le Conseil Académique.

– 27 –
Voilà qui est blag[u]e.
Voilà qui me réjouit, me récrée, me délecte, me fait du
bien à la poitrine, au ventre, au cœur, aux entrailles, aux
viscères, au diaphragme, etc. Quand je pense à la mine du
censeur surpris sur le fait et limant, je me récrie, je ris, je
bois, je chante ah ah ah ah ah ah et je fais entendre le rire du
Garçon, je tape sur la table, je m’arrache les cheveux, je me
roule par terre, voilà qui est bon. Ah ! Ah ! voilà qui est
Blag[u]e, cul, merde. Adieu, car je suis fou [de] cette
nouvelle.
Réponds-moi et à toi.
Nous avons reçu une lettre de Vasse qui me charge de te
faire bien des compliments.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] samedi soir 24 [juin] 1837. (S[ain]t-
Jean, jour le plus long de l’année et dans lequel il
arrive par hasard que ce farceur de soleil parmi
toutes ses bêtises endosse l’habit de dimanche,
se rougit comme une carotte, fait suer les
épiciers, – les chiens de chasse, – les gardes
nationaux, – et sèche les étrons déposés au coin
des bornes.)

J’espère que maintenant ta fureur de places s’est passée


et ta lettre de vendredi m’a rassuré, car il me semblait voir
bientôt entrer dans ma chambre un régiment de bulletins et
de places retenues, tous et toutes sautant, dansant,
tourbillonnant en nues épaisses autour de mon chevet, sur
mes tables et dans mes rideaux. Nous avons eu cinq jours de

– 28 –
vacances, pendant lesquelles j’ai fait le métier que je fais
depuis bientôt 16 ans – j’ai vécu, c’est-à-dire que je me suis
ennuyé – Exceptons pourtant les jours que j’ai passés avec
Alfred qui sont : I° dimanche où nous avons été à Radepont,
2° mardi dont j’ai bu et mangé la soirée à table chez lui. –
Quant aux autres jours, ça a été comme les autres. L’eau a
passé de même sous la rivière, mon chien a mangé sa soupe
comme de coutume, les hommes ont couru, bu, mangé,
dormi et la civilisation cet avorton ridé des efforts de
l’homme a marché, trottiné sur ses trottoirs, du port elle a
regardé les bateaux à vapeur, le pont suspendu, les murailles
bien blanches, les bordeaux protégés par la police et chemin
faisant ivre et gaie, elle a déposé au coin des murs avec les
écailles d’huîtres et les tronçons de choux quelques-unes de
ses croyances, quelque lambeau bien fané de poésie et puis
détournant ses regards de la cathédrale et crachant sur ses
contours gracieux, la pauvre petite fille déjà folle et glacée a
pris la nature, l’a égratignée de ses ongles et s’est mise à rire
et à crier tout haut, mais bien haut, avec une voix aigre et
perçante : J’avance. – Pardon de t’avoir insultée – ô pardon,
car tu es une bonne grosse fille qui marches tête baissée à
travers le sang et les cadavres, qui ris quand tu écrases, qui
livres tes grosses et sales mamelles à tous tes enfants et qui
as encore la gorge toute cuivrée et toute rougie des baisers
que tu leur vends à prix d’or – Ô cette bonne civilisation,
cette bonne pâte de garce qui a inventé les chemins de fer,
les poisons, les clysopompes, les tartes à la crème, la
royauté et la guillotine. – Tu me vois en bonne veine de
délire et d’exaltation – et Bon Dieu pourquoi quand la plume
court sur le papier l’arrêter dans sa course, la faire passer
subitement de la chaleur de la passion au froid de l’écritoire,
et lui faire gagner une fluxion de poitrine à cause de la sueur
qu’elle a gagnée, cette pauvre plume. – Maintenant que je

– 29 –
n’écris plus, que je me suis fait historien (soi-disant), que je
lis des livres, que j’affecte des formes sérieuses et qu’au
milieu de tout cela j’ai assez de sang-froid et de gravité pour
me regarder dans une glace sans rire je suis trop heureux
lorsque je puis sous le prétexte d’une lettre me donner
carrière, abréger l’heure du travail et ajourner mes notes
voire même celles de M. Michelet, car la plus belle femme
n’est guère belle sur la table d’un amphithéâtre, avec les
boyaux sur le nez, une jambe écorchée et une moitié de
cigare éteint qui repose sur son pied. Ô non c’est une triste
chose que la critique, que l’étude, que de descendre au fond
de la science pour n’y trouver que la vanité, d’analyser le
cœur humain pour y trouver [l’]égoïsme, et de [ne]
comprendre le monde que pour n’y voir que malheur. Ô que
j’aime bien mieux la poésie pure, les cris de l’âme, les élans
soudains et puis les profonds soupirs, les voix de l’âme, les
pensées du cœur. Il y a des jours où je donnerais toute la
science des bavards passés, présents, futurs, toute la sotte
érudition des éplucheurs, équarisseurs, philosophes,
romanciers, chimistes, épiciers, académiciens, pour deux
vers de Lamartine ou de Victor Hugo. Me voilà devenu bien
anti-prose, anti-raison, anti-vérité car qu’est-ce que le beau
sinon l’impossible, la poésie si ce n’est la barbarie – le cœur
de l’homme et où retrouver ce cœur quand il est sans cesse
partagé chez la plupart entre deux vastes pensées qui
remplissent souvent la vie d’un homme : faire sa fortune et
vivre pour soi c’est-à-dire rétrécir son cœur entre sa
boutique et sa digestion.
Mon cher Ernest, écris-moi d’aussi longues lettres.
t[out] à t[oi].

– 30 –
Tout ce qu’il te plaira à tes connaissances d’Andelys que
je partage.
Tu diras à M. Delestre que d’après ton dire je
m’intéresse beaucoup à sa position morale, bien entendu.
Nota : tu recevras avec ma lettre une de Lucas que
l’Ottoman a décachetée et que je t’envoie, en outre une de
Nion et une autre d’Edmond. Ainsi tu vois que tu vas avoir à
t’amuser pour quelque temps ; rends-moi la pareille et écris-
moi souvent. Lucas est revenu aujourd’hui au Collège.

À ERNEST CHEVALIER
25 août 1837.

Je te prie de m’excuser…

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] vendredi 23 septembre.
[Vendredi 22 ou samedi 23 septembre 1837.]

Je désirerais bien savoir, Maître sot, pourquoi depuis si


longtemps on n’a pas eu de vos nouvelles. Si c’est une farce
m[â]tin elle n’est guère bonne et moi en revanche je vais te
donner des miennes. Or donc il est 8 h[eures] du matin et il y
a 2 h[eures] que je suis débarqué de Paris. J’ai d’abord été à
Trouville, puis de là à Nogent, et de Nogent me voici
t’écrivant sur mon tapis vert. Tu me feras penser la première
fois à te donner une relation très détaillée de mon voyage au
Paraclet. Ancienne demeure de la grosse Héloïse et de

– 31 –
maître Abailard, espèce de bourru et d’imbécile qui n’a
gagné à tous ses amours que d’avoir un testicule de moins.
Or notre cher philosophe du douzième siècle n’était plus
couillon. Aie soin de me faire souvenir de ma promesse, il ne
nous reste plus que peu de jours pour arriver au capout des
vacances. Je vais les employer à travailler vigoureusement
pour en finir avec deux choses dont l’une m’embête et la 2e
m’amuse. C’est mon esquisse historique sur La Lutte du
sacerdoce et de l’empire – Chéruel en partant m’avait dit :
avec le plan que vous avez formé il vous fau[dra] au moins
2 bons mois et je n’ai presque rien fait. En 8 jours cependant
la besogne sera bâclée.
Adieu, vieux, tout à toi et à ceux qui t’entourent.

À ALFRED LE POITTEVIN
[Rouen, année scolaire 1837-1838.]

Je prie le sieur Le Poittevin fils de donner au porteur ses


deux vol[umes] d’Horace.

Institut de la rue du Plâtre (externat).


Continuité du désir sodomite, Ier prix (après moi) :
Morel.
Bandaison dans la culotte, Ier prix : Morel.
Intensité lubrique, Ier prix : Morel.
Masturbation solitaire, prix : Rochin.
Cabaret infâme, prix : Morel.
Côtelettes, Ier prix : Fargeau.
Horlogerie, Ier prix : Morel déjà nommé.
Excessive immoralité du regard, grand prix : Morel.

– 32 –
Expertise d’habits : Morel, Fargeau, ex æquo.
Mine du gredin, Ier prix : Fargeau.
Bonne conduite : marchand d’amadou.
N.B. – On mettra au Musée vénérien le lit de la rue du
Plâtre.
On recherchera avidement l’anneau perdu par Fenet.
Une commission est nommée à cet effet composée du nègre,
du mouton et du serpent (président).

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] vendredi [24 août 1838].

Comme dit le vrai épicier je m’assois et je mets la main


à la plume pour t’écrire… bien des choses, d’abord que voilà
deux jours que je passe à faire mes préparatifs de tabac pour
le voyage. Je viens encore de passer deux heures à emballer
une demi-douzaine de pipes (n° 17) avec du papier. En outre
j’ai pour la route 2 boîtes d’amadou phosphorique, une
demi-douzaine de cigares, un 4/ de Maryland etc. etc.
J’emporte Rabelais, Corneille et Shakespeare. –
J’ai beaucoup ri à ta lettre et surtout de ta rencontre en
voyage et de la figure. – Qu’aurait fait le vrai Garçon ? Je
vais sortir à l’instant mettre ta lettre à la poste, et
m’acquitter de ta dette envers le P. Dubourg.
J’espère me culotter à Trouville et à Fécamp, jusqu’à ce
que le jus des côtelettes en sorte par les oreilles.
Adieu.

– 33 –
Voilà une lettre dans le genre de celles de Mme de
Sévigné.
Vive Condor
Orchi
Avaro Orlowwwwski
Jules Delamare

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, jeudi 13 septembre 1838.

Tes réflexions sur V. Hugo sont aussi vraies qu’elles


sont peu tiennes. C’est maintenant une opinion
généralement reçue dans la critique moderne que cette
antithèse du corps et de l’âme qu’expose si savamment dans
toutes ses œuvres le grand auteur de N[otre]Dame. On a bien
attaqué cet homme parce qu’il est grand et qu’il a fait des
envieux. On fut étonné d’abord et l’on rougit ensuite de
trouver devant soi un génie de la taille de ceux qu’on admire
depuis des siècles. – Car l’orgueil humain n’aime pas à
respecter les lauriers verts encore. – V. Hugo n’est-il pas
aussi grand homme que Racine, Calderon, Lope de Vega et
tant d’autres admirés depuis longtemps ?
Je lis toujours Rabelais et j’y ai adjoint Montaigne. Je
me propose même de faire plus tard sur ces deux hommes
une étude spéciale de philosophie et de littérature – c’est
selon [moi] un point d’où est parti la littérature et l’esprit
français.
Vraiment je n’estime profondément que deux hommes :
Rabelais et Byron les deux seuls qui aient écrit dans
l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face.
– 34 –
Quelle immense position que celle d’un homme ainsi placé
devant le monde !
Non, le spectacle de la mer n’est pas fait pour égayer et
inspirer des pointes, quoique j’y aie considérablement fumé
et pantagruéliquement mangé de la matelote, barbue, laitue,
saucissons, oignons, durillons, raves, betteraves, moutons,
cochons, gigots, aloyaux.
J’en suis venu maintenant à regarder le monde comme
un spectacle et à en rire. Que me fait à moi le monde ? Je
m’en importerai peu, je me laisserai aller au courant du
cœur et de l’imagination et si l’on crie trop fort je me
retournerai peut-être comme Phocion, pour dire quel est ce
bruit de corneilles.
T[out] à t[oi].

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, jeudi 11 octobre 1838.

Non mon cher Ernest je ne t’ai point oublié et c’est dans


l’incertitude de savoir où toi-même tu étais que je me suis
abstenu de t’écrire. En effet en allant il y a environ une
dizaine de jours avec mon père au Vaudreuil, nous nous
sommes arrêtés aux Authieux, où le fils Dureau m’a dit qu’il
t’avait vu à Elbeuf et je ne savais pas si tu y étais encore ou
bien si tu étais parti dans quelque autre contrée porter tes
pas et la douce amie qui ne doit jamais te quitter.
Puisque tu seras assez bon garçon pour venir me voir
tâche de venir vers la Toussaint, nous serons plus ensemble
et je n’aurai pas le collège pour m’embêter – il est vrai que je

– 35 –
suis maintenant externe libre ce qui est on ne peut mieux –
en attendant que je sois tout à fait parti de cette sacré nom
de Dieu de pétaudière de merde de collège. Mais dès
maintenant adieu pour toujours aux pions et aux arrêts. Je
ferai du Mont Dori tout à mon aise, fumant le matin mon
brûle-gueule sur les boulevards et le soir mon cigare sur la
place S[ain]t-Ouen et piété à attendre l’heure de la classe au
Café National. – Je n’en travaillerai pas moins bien, même
plus. Mais je serai moins tiraillé, moins embêté.
J’ai vu ce matin le jeune Paul Malleux à qui j’ai
demandé toutes les traductions qu’il possédait pour la classe
de rhétorique et ses copies de mathématiques.
Je n’ai rien écrit de neuf depuis que tu m’as vu, j’ai
médité, j’ai fait des plans. Mais tout cela si vaguement et
avec des formes si peu arrêtées que ce n’est pas la peine de
t’en parler.
T’ai-je annoncé le mariage (consommé maintenant) de
Chéruel avec Mme Bach ? J’espère que cette dernière ne s’est
pas fait attendre longtemps pour se faire renviander. Chéruel
n’a pas voulu que la femme de son ami mourût d’onanisme
solitaire et il a rebouché le trou en plantant sur pilotis. Ô que
Molière a eu raison de comparer la femme à un potage mon
cher Ernest. Bien des gens désirent en manger. Ils s’y brûlent
et d’autres viennent après.
J’ai assez caleusé ces vacances et j’ai peu lu d’histoire,
pour mieux dire pas du tout. J’avais même emprunté à
l’homme aux études le théâtre suédois et italien moderne
dont je n’ai pas ouvert une page.
J’ai lu dernièrement l’Uscoque de G. Sand ; tâche de te
procurer ce roman et tu verras que cet Uscoque est un

– 36 –
homme qui mérite ton estime. – Je suis à moitié des
Confessions de J.-J. Rousseau, c’est admirable. Voilà la vraie
école de style.
J’apprends l’anglais, j’y travaille et dans 3 à 4 mois on
m’assure que je pourrai lire Shakespeare et au bout d’un an
Byron qui est tout ce qu’il y a de plus difficile en anglais.
Adieu, tout à toi et à ta famille.
Réponds-moi, pense à moi.
J’ai vu hier Avaro Orlowski festoyant chez lui avec des
Polonais et des acteurs. Et ensuite sur le port Jules
Delamare fumant son cigare en gants blancs, toujours la
barbe et le rire à la coup de bas – là – toujours – hein.
Alfred va bien et me parle souvent de toi.

À ERNEST CHEVALIER
Rouen, dimanche [28 octobre 1838].

Me voilà enfin remis sur pattes, et à table, à cette table


que j’avais été forcé de quitter pendant quelque temps, et
vers laquelle je reviens plus affamé et plus amoureux que
jamais.
Demain j’irai au collège en fumant la vieille comme à
mon ordinaire, tu vois que je n’ai rien perdu – que le temps –
chose précieuse – quand il aurait dû être passé en ribotes, –
puisque tu avais eu la bonté de te déranger pour nous dire
adieu. Enfin tant pis ce sera pour une autre fois et je te jure
que je me vengerai de la raillerie du ciel qui m’avait rendu si
couillon.

– 37 –
Orlowski est venu tout à l’heure me voir, il est toujours
aussi facétieux. – Pour Me Le Poittevin, il me dédaigne, il ne
vient plus me voir que tous les deux jours tellement il est
empêtré dans ses projets d’ameublement et tu sais qu’il ne
faut rien pour lui donner un embarras du diable.
J’ai presque fini les Confessions de Rousseau. Je t’engage
fort à lire cette œuvre admirable, c’est là la vraie école de
style.
À peine sorti du lit j’ai repris la lecture de ce bon
Rabelais que j’avais un peu négligé depuis quelque temps
mais j’ai continué avec un nouveau plaisir et je touche à la
fin. Je te recommande le chapitre où il est question de
Me Gaster. – Mon Rabelais est tout bourré de notes et
commentaires philosophiques, philologiques, bachiques,
bandatiques, etc.
Écris-moi dans ta prochaine lettre quelque bonne blague
car pour moi j’ai l’esprit à sec.
Adieu, je vais déjeuner puis fumer une pipe.
T[out] à t[oi].
Embrasse toute ta famille.
Nota : Ne m’oublie pas auprès de Mme Delaistre qui se…
à la santé de son mari… toujours sur le milieu avec la pointe
d’une vieille botte.

– 38 –
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 19 novembre 1838.]

Chaque jour je remets au lendemain à t’écrire mais enfin


ce matin je te réponds. Je suis en effet fort occupé
maintenant, non point parce que le père Magnier me donne
beaucoup de devoirs, mais les études hist[oriques] et
beaucoup de lectures commencées me prennent un temps
infini. Dans quelques jours je serai plus à l’aise et je te
répondrai plus amplement.
Dis-moi dans ta prochaine lettre ce que tu penses, ce
que tu fais, tu me donneras un tableau complet de ton être
physique et moral.
Je t’engage toujours à fréquenter Alfred. Les relations
que tu auras avec lui te seront agréables et utiles. C’est le
meilleur rhum que je connaisse après celui de la Jamaïque.
Fume toujours, réjouis ton membre, festoie avec les
amis et vive la bouteille et les commères.
T[out] à t[oi].

Je vais faire ma copie pour le père Magnier, puis je vais


m’abouler 2 à 3 tasses de thé par le bec.
As-tu parfois vu Narcisse à Paris ? sais-tu ce qu’il
devient ?
Je crois que Condor est toujours en bonne santé.
J’ai vu récemment Duguernay.

– 39 –
À ERNEST CHEVALIER
Rouen, ce 30 novembre 1838,
11 h[eures] du matin.

Tu vois que je te réponds assez promptement et c’est


encore plus un plaisir que je me fais, qu’un devoir que je
rends à ta bonne amitié. Ta lettre comme toutes celles des
gens qu’on aime m’a fait bien du plaisir. Depuis longtemps je
pensais à toi et je me figurais ta mine se promenant dans
Paris le cigare au bec, etc. ; j’ai donc aimé d’avoir des détails
sur ta vie matérielle, je t’assure qu’ils n’ont pas été trop
nombreux pour moi.
Tu fais bien de fréquenter Alfred, plus tu iras avec cet
homme et plus tu découvriras en lui de trésors. C’est une
mine inépuisable de bons sentiments, de choses généreuses
et de grandeur. Au reste il te reporte bien l’amitié que tu as
pour lui. – Que ne suis-je avec vous mes chers amis ! quelle
belle trinité nous ferions ! Comme j’aspire au moment où
j’irai vous rejoindre ! Nous passerons de bons moments,
ainsi tous trois à philosopher et à Pantagruéliser. –
Tu me dis que tu t’es arrêté à la croyance définitive
d’une force créatrice (Dieu, fatalité, etc.) et que ce point posé
te fera passer des moments bien agréables – je ne conçois
pas à te dire vrai l’agréable. Quand tu auras vu le poignard
qui doit te percer le cœur, la corde qui doit t’étrangler,
quand tu es malade et qu’on dit le nom de ta maladie je ne
conçois pas ce que cela peut avoir de consolant. Tâche
d’arriver à la croyance du plan de l’univers, de la moralité,
des devoirs de l’homme, de la vie future et du chou colossal,
tâche de croire à l’intégrité des ministres, à la chasteté des
putains, à la bonté de l’homme, au bonheur de la vie, à la
véracité de tous les mensonges possibles. Alors tu seras

– 40 –
heureux et tu pourras te dire croyant et aux trois quarts
imbécile, mais en attendant reste homme d’esprit, sceptique
et buveur.
Tu as lu Rousseau, dis-tu. — Quel homme ! Je te
recommande spécialement ses Confessions. C’est là-dedans
que son âme s’est montrée à nu. Pauvre Rousseau qu’on a
tant calomnié parce que ton cœur était plus élevé que celui
des autres, il est de tes pages où je me suis senti fondre en
délices et en amoureuses rêveries !
Continue ton genre de vie mon cher Ernest, elle ne
saurait être meilleure.
Et moi que fais-je ? Je suis toujours le même, plus
bouffon que gai, plus enflé que grand. Je fais des discours
pour le père Magnier, des étud[es] hist[or]iques pour
Chéruel, et je fume des pipes pour mon intérêt particulier.
Jamais je n’avais joui d’autant de bonheur matériel que cette
année, je n’ai plus aucune tracasserie de collège, je suis
tranquille et calme.
Pour écrire je n’écris pas ou presque point, je me
contente de bâtir des plans, de créer des scènes, de rêver à
des situations décousues, imaginaires, dans lesquelles je me
porte et j’… Drôle de monde que ma tête !
J’ai lu Ruy Blas — en somme c’est une belle œuvre, à
part quelques taches et le 4e acte qui quoique comique et
drôle n’est pas d’un haut et vrai comique, non que je veuille
attaquer l’élément grotesque dans le drame. Il y a deux ou
trois scènes et le dernier acte de sublimes ; as-tu vu
Frédérick dans cette pièce ? Qu’en dis-tu ?
Dis à Alfred de se dépêcher à m’écrire et que je lui
répondrai aussitôt !
– 41 –
Adieu, mon cher Ernest, porte-toi bien. Donne [des]
poignées de main pour moi à Pagnerre et à Alfred.
t[out] à t[oi].
As-tu vu Malleux ? — il est à Paris avec sa petite
maman qui je crois ne voudra pas l’y laisser.
— Chaque jour je suis embêté par l’agent de police qui
veut à toute force que je le fasse sortir souvent, et qui
m’emmerde à crever. Au reste je ne l’écoute guère – et je
l’envoie chier si bien que je n’ai été le chercher qu’une fois la
semaine.
Je me dispute depuis 3 ou 4 jours, sous [le] p[ère]
Magnier, avec un élève de chez Eudes. J’ai eu surtout deux
disputes où j’ai été magnifique. Tous les élèves de mon banc
en étaient émus du boucan que je faisais. J’ai commencé par
dire que je me distinguais par ma haine des prêtres et à
chaque classe c’est une nouvelle répétition. J’invente sur le
compte de l’abbé Eudes et de Julien les plus grosses et
absurdes cochonneries, le pauvre dévot en a la gueule
bouleversée, l’autre jour il en suait.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] mercredi 26 décembre 1838.

Je t’ai dit, je crois, que j’étais fort occupé et tu me fais


là-dessus des demandes auxquelles je serais bien
embarrassé de répondre. Ce qu’il [y] a de sûr, maintenant, et
aujourd’hui principalement c’est que je m’emmerde dans la
perfection. Depuis 7 à 8 jours je n’ai le cœur de travailler à
quoi que ce soit ; tu sais que l’homme a ainsi parfois des

– 42 –
moments étranges de lassitude : la vie est si pesante que
ceux-mêmes pour qui le fardeau doit être le moins lourd en
sont souvent accablés ! Il y a bientôt une semaine que j’ai
laissé de côté les études historiques et pour quoi faire ? Que
sais-je ? rien du tout. À peine si j’ai le courage de fumer. J’ai
le cœur rempli d’un grand ennui. Chose étrange ! et il y a
quinze jours j’étais dans le meilleur état du monde.
Ce changement tient peut-être au genre d’œuvre dont je
m’occupais il y a quelque temps. Je ne sais si je t’ai dit que
je faisais un mystère : c’est quelque chose d’inouï, de
gigantesque, d’absurde, d’inintelligible pour moi et pour les
autres. Il fallait sortir de ce travail de feu où mon esprit était
tendu dans toute sa longueur, pour m’appliquer aux Essais
de M. Guizot, capables de faire sécher sur pied tout
l’Olympe. Juge de la brusque transition ! et de la torture d’un
malheureux homme qui descend des plus hautes régions du
ciel pour s’appliquer à des choses abstraites, exactes,
mathématiques pour ainsi dire. Maintenant je ne sais s’il faut
continuer mon travail qui ne m’offre que difficultés
insurmontables et chutes dès que j’avance. Ô l’art, l’art,
déception amère, fantôme sans nom qui brille et qui vous
perd. — Ou bien continuer à m’emmerder dans les faits ou
des considérations sur l’histoire, les hommes, le plan de la
Providence, mille choses dont on ne se doute guère…
Passons à un autre chapitre, car si je t’ennuie autant que
moi-même, c’est assez.
— Tu m’as dépeint l’agent au naturel, c’est là la masse,
la pâte de notre M[onsieu]r. Mais je ne m’en gêne guère et je
ne le fais sortir environ que tou[te]s les 3 semaines. C’est
déjà trop. Te rappelles-tu comme il nous était à charge l’an
passé. Crrrrristi oui comme dit le tourlourou.

– 43 –
Diras-tu encore, mon cher Ernest, que je t’écrase de ma
supériorité ? J’ai la supériorité d’un fameux imbécile. Tu
peux au reste en juger par ma lettre, je sens moi-même
toutes les choses qui sont faibles en moi, tout ce qui me
manque tant pour le cœur que pour l’esprit – encore plus
peut-être (si la vanité ne m’abuse) pour ce dernier, – il y a
des endroits où je m’arrête tout court, cela me fut bien
pénible récemment encore, dans la composition de mon
mystère, où je me trouvais toujours face à face devant
l’infini. Je ne savais comment exprimer ce qui me
bouleversait l’âme.
Encore moins que tout cela, toutes mes actions sont
empreintes de poésie, de libéralité et d’intelligence (quand tu
m’en donneras une explication tu auras fait une riche
découverte). Ainsi 1° poésie pour uriner ; 2° libéralité pour
foirer ; 3° intelligence pour dormir. Non, non, non, et mille
fois non, au contraire c’est l’amitié qui t’abuse et qui te fait
voir dans mes actions une haute grandeur où il n’y a qu’un
intarissable orgueil. Car depuis que vous n’êtes plus avec
moi toi et Alfred je m’analyse davantage moi et les autres. –
Je dissèque sans cesse, cela m’amuse et quand enfin j’ai
découvert la corruption dans quelque chose qu’on croit pur,
et la gangrène aux beaux endroits, je lève la tête et je ris. Eh
bien donc je suis parvenu à avoir la ferme conviction que la
vanité est la base de tout, et enfin que ce qu’on appelle
conscience n’est que la vanité intérieure. Oui quand tu fais
l’aumône il y a peut-être impulsion de sympathie,
mouvement de pitié, horreur de la laideur et de la
souffrance, égoïsme même, mais plus que tout cela tu le fais
pour pouvoir te dire : je fais du bien, il y en a peu comme
moi, je m’estime plus que les autres, pour pouvoir te
regarder comme supérieur par le cœur, pour avoir enfin ta
propre estime, celle que tu préfères à toutes les autres. S’il y
– 44 –
a là-dedans quelque chose qui te paraisse obscur, je te
l’expliquerai plus au long. Cette théorie me semble cruelle,
et moi-même elle me gêne. – D’abord elle paraît fausse, mais
avec plus d’attention je [sens qu’elle est vraie].
N’oublie pas de dire à Alfred qu’il me réponde au plus
vite et que j’attends à coup sûr une de ses lettres avant son
arrivée à Rouen.
Orlowski est à Paris.

À ERNEST CHEVALIER
19 février 1839.

Il y a longtemps…

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] dimanche matin,
24 février 1839.

Bonne et joyeuse existence que la tienne ! Vivre au jour


le jour sans souci du lendemain, sans préoccupations pour
l’avenir, sans doutes, sans craintes, sans espoir, sans rêves,
vivre d’une vie de folâtres amours et de verres de kirsch-
wasser. Une vie dévergondée, fantastique, artistique, qui se
remue, qui bondit, qui saute, une vie qui se fume elle-même
et qui s’enivre. Bals masqués, restaurants, champagne, petits
verres, filles de joie, larges nuées de tabac, c’est là-dedans
que tu marches, que tu fouilles, que tu uses tes jours, tant
mieux morbleu. Le vent te pousse, le caprice te guide, une

– 45 –
femme passe et tu la suis, tu entends de la musique et tu te
mets à sauter, à cancaner, à chahuter, à te patrouiller. Et
puis l’orgie ! l’orgie échevelée ! hurlante ! beuglante !
mugissante ! (Ici un poème sur l’orgie échevelée, je passe
outre.) Tu vas vivre ainsi pendant trois ans et ce sera là n’en
doute [pas] tes plus belles années, celles qu’on regrette
même quand on est devenu sobre et rusé, qu’on loge au
premier, qu’on paye ses contributions et qu’on en est venu à
croire à la vertu d’une femme légitime et aux sociétés de
tempérance. Mais que feras-tu ? Que comptes-tu devenir ?
où est l’avenir ? Te demandes-tu cela quelquefois ? Non, que
t’importe. Et tu fais bien. L’avenir est ce qu’il y a de pire,
dans le présent. Cette question « que seras-tu ? » jetée
devant l’homme est un gouffre ouvert devant lui et qui
s’avance toujours à mesure qu’il marche. Outre l’avenir
métaphysique (dont je me fous parce que je ne puis croire
que notre corps de boue et de merde dont les instincts sont
plus bas que ceux du pourceau et du morpion renferme
quelque chose de pur et d’immatériel quand tout ce qui
l’entoure est si impur et si ignoble), outre cet avenir-là il y a
l’avenir de la vie. Ne crois pas cependant que je sois irrésolu
sur le choix d’un état. Je suis bien décidé à n’en faire aucun.
Car je méprise trop les hommes pour leur faire du bien ou du
mal. En tout cas je ferai mon droit, je me ferai recevoir
avocat, même docteur, pour fainéantiser un an de plus. Il est
fort probable que je ne plaiderai jamais à moins qu’il ne
s’agisse de défendre quelque criminel fameux, à moins que
ce ne soit dans une cause horrible. Quant à écrire ? je
parierais bien que je ne me ferai jamais imprimer ni
représenter. Ce n’est point la crainte d’une chute mais les
tracasseries du libraire et du théâtre qui me dégoûteraient.
Cependant si jamais je prends une part active au monde ce
sera comme penseur et comme démoralisateur. Je ne ferai

– 46 –
que dire la vérité mais elle sera horrible, cruelle et nue. Mais
qu’en sais-je, mon Dieu ! Car je suis de ceux qui sont
toujours dégoûtés le jour du lendemain, auquel l’avenir se
présente sans cesse, de ceux qui rêvent ou plutôt rêvassent,
hargneux et pestiférés, sans savoir ce qu’ils veulent, ennuyés
d’eux-mêmes et ennuyants. J’ai été au bordel pour m’y
divertir et je m’y suis embêté. Magnier me ronge, l’histoire
me tanne. Le tabac ?!! j’en ai la gorge brûlée. Les petits
verres ? j’en suis hérissé, il n’y a plus que les repas dans
lesquels je me bourre à rester sur place. Aussi ai-je
considérablement engraissé, mais j’ai furieusement maigri
d’esprit. Autrefois je pensais, je méditais, j’écrivais, je jetais
tant bien que mal sur le papier la verve que j’avais dans le
cœur. Maintenant je ne pense plus, je ne médite plus, j’écris
encore moins. La poésie s’est peut-être retirée d’ennui et
m’a quitté. Pauvre ange tu ne reviendras donc pas ! Et je
sens pourtant, mais confusément, quelque chose s’agiter en
moi, je suis maintenant dans une époque transitoire et je
suis curieux de voir ce qu’il en résultera, comment j’en
sortirai, mon poil mue (au sens intellectuel). Resterai-je pelé
ou superbe ? J’en doute. Nous verrons. Mes pensées sont
confuses, je ne peux faire aucun travail d’imagination, tout
ce que je produis est sec, pénible, efforcé, arraché avec
douleur. J’ai commencé un mystère il y a bien 2 mois, ce
que j’en ai fait est absurde, sans la moindre idée. Je
m’arrêterai peut-être là ! Tant pis, j’aurai entrevu du moins
l’horizon sublime, mais les nuages sont venus et m’ont
replongé dans l’obscurité du vulgaire. Mon existence que
j’avais rêvée si belle, si poétique, si large, si amoureuse sera
comme les autres, monotone, sensée, bête. Je ferai mon
droit, je me ferai recevoir et puis j’irai pour finir dignement
vivre dans une petite ville de province comme Yvetot ou
Dieppe, avec une place de substitut au procureur du roi.

– 47 –
Pauvre fou qui avait rêvé la gloire, l’amour, les lauriers, les
voyages, l’orient, que sais-je ?… Ce que le monde a de plus
beau, modestement, je me l’étais donné d’avance. Mais tu
n’auras comme les autres que de l’ennui pendant ta vie, et
une tombe après la mort, et la pourriture pour éternité.
Mais merde au surplus, il en sera comme le ciel en
voudra. Dieu est Dieu et Mahomet buvait sec et buvait frais.
[…]
Que veux-tu que je te dise dans ma lettre ? […]
Quant aux pensées tu les connais. Je ne puis donc
jamais que te répéter la même chose, te gémir la même
plainte. […]
t[out] à t[oi].
Réponse, gredin ; il n’en faut pas moins s’emparer du
pâté, vesser et foirer sur les bottes. Ah Ah Ah mâtin borné,
brute fieffée.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] lundi matin. [18 mars 1839.]

Je suis d’abord, (ébloui par les feux du génie), resté dans


l’admiration la plus complète de ta description de Palmyre.
Ça vaut vraiment les honneurs de l’impression et des
concours académiques. Que dis-je ? la collection complète
du Colibri pâlirait devant, et Condor avec ses deux pâtés et
Orlowski avec ses douze cafés se prosterneraient la tête
dans la poussière à la façon orientale.

– 48 –
Quant à ton horreur pour ces dames, qui sont au reste de
fort bonnes personnes sans préjugés, je confie à Alfred le
soin de la changer logiquement en un amour philosophique
et conforme au reste de tes opinions morales. Oui et cent
mille fois oui j’aime mieux une putain qu’une grisette parce
que de tous les genres celui que j’ai le plus en horreur est le
genre grisette, c’est ainsi je crois qu’on appelle ce quelque
chose de frétillant, de propre, de coquet, de minaudé, de
contourné, de dégagé et de bête ! qui vous emmerde
perpétuellement et veut faire de la passion comme elle en
voit dans les drames-vaudevilles. Non j’aime bien mieux
l’ignoble pour l’ignoble, c’est une pose tout comme une
autre et que je sens mieux que qui que ce soit. J’aimerais de
tout mon cœur une femme belle et ardente et putain dans
l’âme et jusque dans les doigts. Voilà où j’en suis arrivé.
Quels goûts purs et innocents ! Vivent les plaisirs
champêtres !
Tu me dis que tu as de l’admiration pour G. Sand, je la
partage bien et avec la même réticence. J’ai lu peu de
choses aussi belles que Jacques, parles-en à Alfred.
Maintenant je ne lis guère, j’ai repris un travail depuis
longtemps abandonné. Un mystère, un salmigondis dont je
crois t’avoir déjà parlé. Voici en deux mots ce que c’est :
Satan conduit un homme (Smar) dans l’infini, ils s’élèvent
tous deux dans les airs à des distances immenses. Alors en
découvrant tant de choses Smar est plein d’orgueil. Il croit
que tous les mystères de la création et de l’infini lui sont
révélés mais Satan le conduit encore plus haut. Alors il a
peur, il tremble, tout cet abîme semble le dévorer. Il est
faible dans ce vide, ils redescendent sur la terre. Là c’est son
sol, il dit qu’il est fait pour y vivre et que tout lui est soumis
dans la nature. Alors survient une tempête, la mer va

– 49 –
l’engloutir, il avoue encore sa faiblesse et son néant. Satan
va le mener parmi les hommes : 1° le sauvage chante son
bonheur, sa vie nomade mais tout à coup un désir d’aller
vers la cité le prend, il ne peut y résister, il part. Voilà donc
les races barbares qui se civilisent ; 2° ils entrent dans la
ville, chez le roi accablé de douleurs en proie aux 7 péchés
capitaux, chez le pauvre, chez les gens mariés, dans l’église
qui est déserte. Toutes les parties de l’édifice prennent une
voix pour se plaindre, depuis la nef jusqu’aux dalles tout
parle et maudit Dieu. Alors l’église devenue impie s’écroule.
Il y a dans tout cela un personnage qui prend part à tous les
événements et les tourne en charge. C’est Yuk le dieu du
grotesque. Ainsi à la première scène pendant que Satan
débauchait Smar par l’orgueil, Yuk engageait une femme
mariée à se livrer à tous les hommes venus sans distinction.
C’est le rire à côté des pleurs et des angoisses, la boue à côté
du sang. Voilà donc Smar dégoûté du monde. Il voudrait que
tout fût fini là mais Satan va au contraire lui faire éprouver
toutes les passions et toutes les misères qu’il a vues. Il le
mène sur des chevaux ailés sur les bords du Gange. Là,
orgies monstrueuses et fantastiques. La volupté tant que je
pourrai la concevoir, mais la volupté le lasse. Il éprouve
donc encore l’ambition. Il devient poète, après ses illusions
perdues son désespoir devient immense, la cause du ciel va
être perdue. Smar n’a point encore éprouvé d’amour. Se
présente une femme… une femme… il l’aime. Il est
redevenu beau et s[ain]t mais Satan en devient amoureux
aussi, alors ils la séduisent chacun de leur côté. À qui sera la
victoire ? À Satan, comme tu penses ? – Non, à Yuk le
grotesque, cette femme c’est la Vérité et le tout finit par un
accouplement monstrueux. Voilllà un plan chouette et
quelque peu rocailleux. Montre-le à Alfred ainsi que ma

– 50 –
dernière lettre pour mon passage au boxon, comme cela je
ne raconterai pas deux fois la même chose.
Je fais des ouvrages qui n’auront pas le prix Montyon et
dont « la mère ne permettra pas la lecture à sa fille »
quoique j’aurai soin de mettre cette belle phrase en
épigraphe. Adieu, t[out] à t[oi].
Ma célérité doit te faire honte. Écris-moi donc plus vite
et longuement.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] lundi soir, 15. [15 avril 1839.]
Classe du sire Amyot,
théorie des éclipses, lequel a l’esprit
bougrement éclipsé.

Tu me plains, mon cher Ernest, et pourtant suis-je à


plaindre, ai-je aucun sujet de maudire Dieu ? Quand je
regarde au contraire autour de moi dans le passé, dans le
présent, dans ma famille, mes amis, mes affections, à peu de
chose près je devrais le bénir. Les circonstances qui
m’entourent sont plutôt favorables que nuisibles et avec tout
cela je ne suis pas content. Nous faisons des jérémiades sans
fin, nous nous créons des maux imaginaires (hélas ! ceux-là
sont les pires), nous nous bâtissons des illusions qui se
trouvent emportées. Nous semons nous-mêmes des ronces
sur notre route et puis les jours se passent, les maux réels
arrivent, et puis nous mourons sans avoir eu dans notre âme
un seul rayon de soleil pur, un seul jour calme, un ciel sans
nuage. Non, je suis heureux. Et pourquoi pas ? Qui est-ce qui
m’afflige ? L’avenir sera noir peut-être, buvons avant l’orage.

– 51 –
Tant pis si la tempête nous brise, la mer est calme
maintenant.
Et toi aussi je te croyais pourtant plus de bon sens qu’à
moi cher ami, toi aussi tu brailles des sanglots, eh mon Dieu
qu’as-tu donc ? Sais-tu que la jeune génération des écoles est
furieusement bête ? Autrefois elle avait plus d’esprit. Elle
s’occupait de femmes, de coups d’épée, d’orgies, maintenant
elle se drape sur Byron, rêve de désespoir et se cadenasse le
cœur à plaisir. C’est à qui aura le visage le plus pâle et dira
le mieux : je suis blasé. Blasé ! quelle pitié ! blasé à 18 ans !
Est-ce qu’il n’y a plus d’amour, de gloire, de travaux ? Est-ce
que tout est éteint ? – Plus de nature, plus de fleurs pour le
jeune homme ? Laissons donc cela. Faisons de la tristesse
dans l’Art puisque nous sentons mieux ce côté-là mais
faisons de la gaieté dans la vie : que le bouchon saute, que la
pipe se bourre, que la putain se déshabille morbleu et si un
soir, au crépuscule, pendant une heure de brouillard et de
neige, nous avons le spleen laissons-le venir mais pas
souvent, il faut se gratter le cœur de temps en temps avec un
peu de bouffonnerie pour que toute la gale en tombe.
Voilà ce que je te conseille de faire. Ce que je m’efforce
de mettre en pratique.
Autre conseil : écris-moi souvent, bougre de couillon, de
brave homme sans éducation, sans bonnes manières. Dis-
moi ce que tu fais en tout point, au moral, au physique […].
J’ai fini hier un mystère qui demande 3 heures de
lecture. Il n’y a guère que le sujet d’estimable. La mère en
permettra la lecture à sa fille. Achille est à Paris, il passe sa
thèse et se meuble. Il va devenir un homme rangé, dès lors il
ressemblera à ces polypes fixés sur les rochers. Chaque jour

– 52 –
il recevra le soleil du con rouge de sa bien aimée et le
bonheur resplendira sur lui comme le soleil sur de la merde.
Complimente Alfred de ma part sur son examen. Dis-lui
de m’écrire.
Adieu […]
t[out] à t[oi].

À ERNEST CHEVALIER
Vendredi 19 avril 1839.

Ô grand homme…

CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE


[Paris, 5 mai 1839].

Mon bonhomme, nous avons fait un excellent voyage,


malheureusement sans le moindre accident. Mme Chavannes,
notre compagne nous a fait penser à toi ; elle a une frayeur
extrême des « deux vents » ; outre le capuchon, les
manteaux, elle s’est emmaillottée la tête d’un énorme châle.
Alors, nous avons dit : « Fa ! Fa ! Fa ! » « C’est à faire vomir
les honnêtes gens » « Pia, Pia ! » et nous nous sommes mis à
la portière. Maman a peu dormi, cependant elle n’est pas
fatiguée. Nous irons demain à Versailles. Pauvre
Bonhomme ! Que je voudrais que tu fusses ici ! Comme tu
aurais des occasions de me faire rire avec tes facéties !
Embrasse bien notre bon père, et engage-le à se remonter le
col de sa robe de chambre jusqu’aux yeux. La famille

– 53 –
Lormier vous dit bien des choses, mais je ne sais quoi.
Adieu ! mon bon farceur, n’oublie pas cependant en mon
absence : « L’homme le plus habile », et « les deux cours
d’Anglais ». Maman embrasse bien des fois son fieux et son
vieux gars d’époux. Je te recommande mon Néo et ma
chèvre et te prie d’embrasser Laure quand tu la verras.
Ton Rat qui n’oubliera jamais
son bonhomme
au milieu de ses plaisirs.
CAROLINE.

Réponds-moi, sinon je croirai que tu ne penses plus à


ton beau cher Rat.
Achille part pour son examen.

P.-S. – Achille a brillé de même qu’aux autres examens.

CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE


[Paris, 9 mai 1839.]

Bonhomme, j’ai attendu tous les jours une lettre de toi ;


mais vain espoir ! Point de lettre ! J’espère cependant que
j’en aurai une demain parce que c’est aujourd’hui fête ; nous
avons été mardi voir Mlle Mars. Oh ! cher Bonhomme ! Que
de fois j’ai pensé à toi ! Que de fois j’ai dit à maman : « Si
nos bonshommes étaient là ! Ho ! Hélas ! » Une chose me
tourmente. J’ai bien envie de vous voir ; mais on ne peut
entendre Rachel avant lundi. Demande à ce bon père s’il ne
s’ennuie pas trop et s’il veut nous permettre de rester ici

– 54 –
jusqu’à lundi. S’il en était ainsi tu pourrais avoir des
nouvelles de Rachel. Nous avons vu hier Cher Ami ; il nous a
demandé de tes nouvelles ainsi que la grosse miss Lise.
Nous avons été à l’Exposition des tableaux ; c’est superbe !
Bonhomme ! Mais à Versailles, nous n’avons pu rien voir
dans les Galeries tant il y avait de monde et après deux
heures de sueur, les eaux ont joué pendant un quart d’heure.
Malgré l’ennui que nous avons eu à attendre, nous en avons
été grandement récompensés par la beauté des eaux.
M. Gourgaud a été très sensible à ta bonne et aimable lettre
et très content de ta place en discours. Je ne sais si l’on a
renvoyé mon piano ; si cela est fait, je te prie d’écrire une
lettre à M. Neukomme pour lui dire de ne pas revenir mardi.
Ensuite j’ose espérer que papa voudra nous laisser entendre
Rachel. Je t’embrasse comme nous nous embrassons quand
nous lisons de l’anglais et que maman jette sur nous un
regard de pitié ! Bonsoir ! Embrasse bien, bien des fois notre
excellent vieux gars de père.
Ton rat,
CAROLINE FLAUBERT.

« Il y a deux cours d’anglais… » « l’homme le plus


instruit… » « C’est un palais !… » N’oublie pas tes bonnes
facéties et grimaces.

– 55 –
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris, 15 mai 1839.]

Bonhomme, nos places sont retenues et nous arrivons


demain soir à Rouen. Si papa n’était pas trop occupé, il
serait bien aimable s’il venait nous chercher au Pont de
l’Arche. C’est donc demain, cher Boun, que je t’embrasserai
et que tu me lécheras. Mon piano est acheté et on l’enverra
jeudi. J’en ai choisi un avec un gros son exprès pour te
plaire. Nous allons aujourd’hui aux Français pour voir
Rachel. Lundi, nous avions une loge, mais la future émeute a
fait fermer tous les théâtres et nous avons été obligées de
nous en retourner à l’hôtel la tête basse.
Adieu, je suis obligée de finir ici ma lettre pour aider à
maman à faire les paquets. Embrasse le gros père pour moi.
À demain soir, au Pont de l’Arche. Nous ratonnerons. Si tu
peux amener Néo, tu me feras un plaisir excessif, car tu sais,
on n’aime pas à être éloigné des siens.
Ton Rat et ta sœur respectueuse,
CAROLINE.
Mercredi 11 heures.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] onze heures, vendredi [31 mai 1839].

C’est demain qu’on se marie. C’est dans la nuit du 1er au


2 juin que le baisage va commencer et que les doux
craquements du lit, par la nuit obscure, indiqueront les
plaisirs matrimoniaux.

– 56 –
Je suis dans une atmosphère de dîners. Mercredi dernier
Achille nous a payé son dîner d’adieu chez Jay. Le grand
homme d’Orlowski l’avait commandé d’une façon pas trop
canaille : le frappé c’était l’ordinaire, à cinq nous avons bu
7 [bouteilles] de champ[agne] frap[pé], 1 de Madère, 1 de
Chambertin. Hier chez la mère Lormier je me suis foutu
un[e] culot[te], demain j’y déjeune, j’y dîne, je recommence
à m’empiffrer. Dimanche c’est à la maison iterum et le
dimanche suivant, iterum. Ter quaterque beatus qui sic dinare
possit !
Et avec tout cela je m’ennuie, je m’emmerde. J’ai le
cœur plus vide qu’une botte. Je ne puis ni lire ni écrire ni
penser. Il y a de beaux ans que je n’ai touché à un livre
d’histoire. Merde pour l’homme aux études.
Les historiens, les philosophes, les savants, les
commentateurs, les philologues, les vidangeurs, les
ressemeleurs, les mathématiciens, les critiques, etc., de tout
ça j’en fais un paquet et je les jette aux latrines.
Vivent les poètes, vivent ceux-là qui nous consolent
dans les mauvais jours, qui nous caressent, qui nous
embrasent. Il y a plus de vérité dans une scène de
Shakespeare, dans une ode d’Horace ou d’Hugo, que dans
tout Michelet, tout Montesquieu, tout Robertson.
Adieu, écris-moi vite. Je te donnerai des détails sur…
Alfred part mardi prochain.

– 57 –
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] lundi soir,
classe de mathématiques,
15 juillet 1839.

Mon cher Ernest,


Tu me reproches une longue lettre, je t’en reproche une
petite. La mienne, tu seras forcé de l’avouer quand tu l’auras
bien méditée et reméditée, était superbe en un endroit,
c’était celui de l’accumulation et de la classification des
plats. J’ai été choqué de voir que tu l’avais peu admirée, tu
n’en a pas compris le sens allégorique, symbolique et tout le
parti qu’on pouvait en retirer sous le point de vue de la
philosophie de l’histoire. Je te défie de me citer une faute
échappée, une omission de quelque grand œuvre (ça se
pourrait encore) mais un anachronisme, une rococoterie,
une ronchonnerie, cela est impossible, cela n’est pas, je le
soutiendrai à pied, à cheval, armé et en champ clos, comme
auraient pu dire Scudéry ou La Calprenède. Montre-la à
Alfred et tu verras qu’il admirera mon lyrisme culinaire, mon
enthousiasme de sauces et de liquides.
Pourquoi, misérable, m’écris-tu si brièvement et à de si
longs intervalles. Je m’attendais à quelque beau récit de la
conquête d’un nouveau chameau, à la traversée de quelque
nouveau désert et à la description pittoresque d’une orgie
satanique et échevelée. À propos je te somme de me
raconter la dernière et d’y mettre tout le soin possible,
d’employer toute la vigueur de ta plume, tout le coloris de tes
pinceaux pour me peindre cette scène de la nature. Dis-moi
aussi à quelle époque on aura le bonheur d’embrasser ces
lèvres aimées parfumées de pipes et gercées de petits verres
(et non d’alexandrins) si tu prends tes vacances avant

– 58 –
l’époque légale, et vers quel temps tu viendras à Rouen. J’y
resterai toutes les vacances. Achille étant parti en Italie et
mon père ne voulant pas laisser faire sa visite par cette
canaille de Leudet, nous voilà confinés pour deux mois dans
cette huître de Rouen. Nion m’a dit que tu amènerais
Madame, je serais curieux de la voir et de lui offrir mes
hommages, si tu veux même je la présenterai en bonne
société. Réponds-moi à toutes ces questions-là mon vieux, il
y a longtemps que nous ne nous sommes vus, un an bientôt,
c’est long pour nous, qui nous voyions à chaque heure de la
journée, et qui nous foirions au nez nos idées, nos caprices,
nos boutades de chaque instant. Il sera bon pour moi de
converser quelque temps avec ce vieux ga[r]s que je me
figure souvent se voiturant dans les rues de Paris le cigare
au bec. […] Dis-moi ce que fait Alfred, Pagnerre, etc. et ce
cher grand homme de Degouve-Denuncques que j’oubliais
(quelle horreur si la postérité allait faire comme moi !) où en
est-il ? voilà sa publication sur le mois de mai finie, que va-t-
il faire ? une correspondance de province, un courrier pour
Le Colibri de Rouen, c’est assez serin mais au reste c’est la
saison. Ça enrichira la collection complète.
Narcisse est marié. Pauvre garçon, le voilà vérolé au
cœur pour le reste de sa vie. Il y avait pourtant du beau et
du bon dans cette nature-là. Né sous un lambris au lieu
d’être venu sous le chaume dans les champs, ça aurait fait
peut-être un grand artiste, meilleur, à coup sûr, que le jeune
prêtre qui veut être un Molière, un Gœthe, un cabotin et un
grand homme et qui est pion ! Qu’il y a loin pourtant du
quinquet fumeux de l’étude, du pupitre de bois et des
rideaux blancs du dortoir aux splendeurs du théâtre, à [sa]
rampe illuminée, à ses femmes parées qui battent des mains,
à ses triomphes qui enivrent, à ses joies qui sont de
l’orgueil ! A-t-il assez de génie pour franchir la distance, pour
– 59 –
traverser la rue, pour mettre un pied sur la borne, j’en doute
fort et je voudrais le voir abandonner un peu la théorie et la
critique pour la pratique, la rêverie pour l’action, l’aurore
qu’il croit si beau pour le jour, peut-être brumeux.
Allons maintenant me voilà lancé dans le parlage, dans
les mots. Quand il m’échappera de faire du style, gronde-
moi bien fort. Ma dernière phrase qui finit par brumeux me
semble assez ténébreuse, et [le] diable m’emporte si je me
comprends moi-même. Après tout je ne vois pas le mal qu’il
y a à ne pas se comprendre ; il y a tant de choses qu’on
comprend et qu’on ferait tout aussi bien de ne pas connaître,
la vérole par exemple. Et puis le monde se comprend-il lui-
même ? Ça l’empêche-t-il d’aller, ça l’empêchera-t-il de
mourir ? (Nom de Dieu que je suis bête) je croyais qu’il allait
me venir des pensées et il ne m’est rien venu turlututu. J’en
suis fâché mais ce n’est pas de ma faute je n’ai pas l’esprit
philosophique, comme Cousin ou Pierre Leroux, Brillat-
Savarin ou Lacenaire qui faisait de la philosophie aussi à sa
manière, et une drôle, une profonde, une amère de
philosophie, quelle leçon il donnait à la morale, comme il la
fessait en public, cette pauvre prude séchée, comme il lui a
porté de bons coups, comme il l’a traînée dans la boue, dans
le sang. J’aime bien à voir des hommes comme ça, comme
Néron, comme le marquis de Sade. Quand on lit l’histoire,
quand on voit les mêmes roues tourner toujours sur les
mêmes chemins au milieu des ruines, et sur la poussière de
la route du genre humain, ces figures ressemblent aux
priapes égyptiens mis à côté des statues des immortels, à
côté de Memnon, à côté du Sphinx. Ces monstres-là
expliquent pour moi l’histoire, ils en sont le complément,
l’apogée, la morale, le dessert. Crois-moi, ce sont les grands
hommes, les immortels aussi. Néron vivra aussi longtemps
que Vespasien, Satan que J[ésus]-Ch[rist].
– 60 –
Ô mon cher Ernest, à propos du marquis de Sade si tu
pouvais me trouver quelques-uns des romans de cet honnête
écrivain, je te le payerais son pesant d’or. J’ai lu sur lui un
article biographique de J. Janin qui m’a révolté sur le
compte de Janin bien entendu, car il déclamait pour la
morale, pour la philanthropie, pour les vierges dépucelées.
Adieu, je n’en finirais pas et je m’arrête en t’embrassant.
Barbès est gracié, ça m’est égal ! L[ouis]-Ph[ilippe] lui a
fait grâce. Idem. Voilà deux paillasses, un qui joue
l’héroïsme, un autre la clémence !

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 23 juillet 1839.]

Si je t’écris maintenant, mon cher Ernest, ne mets pas


cela sur le compte de l’amitié mais plutôt sur celui de
l’ennui. Me voilà chié en classe à 6 heures du matin ne
sachant que faire et ayant devant moi l’agréable perspective
de quatre heures pareilles car notre nouveau censeur ne veut
nous laisser sortir qu’à 10 h[eures] et je compose… en vers
latins !!!!!!! Ah nom de Dieu, quand serai-je quitte de ces
bougres-là ? Heureux le jour où je foutrai le collège au
diable. Heureux trois fois heureux, ter quaterque beatus celui
qui comme toi en est sorti. Mais encore un an, et après… en
route ! Sur laquelle ? Je n’en sais rien, mais je voguerai loin
de cette galère, et c’est tout ce que je demande maintenant.
Il y a pourtant bientôt un an que nous ne nous sommes
vus. Cela est long. Dis-moi quand tu viendras à Rouen
passer quelques jours avec nous. Nous recommencerons nos
usuelles promenades sur les coteaux, la pipe à la bouche,
– 61 –
tout seuls, parlant dans les champs. Tu me dirais toute ta vie
de cette année […] tes joies et tes ennuis. Ce que tu as fait.
Nous nous verrons un peu face à face et moi qu’aurai-je à te
dire ? Rien, presque rien. Ma vie est vide, mon cœur ne l’est
pas moins.
Eh bien ! me voilà presque sorti des bancs, me voilà sur
le point de choisir un état. Car il faut être un homme utile et
prendre sa part au gâteau des rois en faisant du bien à
l’humanité et en s’empiffrant d’argent le plus possible. C’est
une triste position que celle où toutes les routes sont
ouvertes devant vous, toutes aussi poudreuses, aussi stériles,
aussi encombrées et qu’on est là douteux, embarrassé sur
leur choix.
J’ai rêvé la gloire quand j’étais tout enfant, et
maintenant je n’ai même plus l’orgueil de la médiocrité. Bien
des gens y verront un progrès, moi j’y vois une perte. Car
enfin, pourvu qu’on ait une confiance, chimérique ou réelle,
n’est-ce pas une confiance, un gouvernail, une boussole, tout
un ciel pour nous éclairer ? Je n’ai plus ni conviction ni
enthousiasme ni croyance. J’aurais pu faire, si j’avais été
bien dirigé, un excellent acteur, j’en sentais la force intime et
maintenant je déclame plus pitoyablement que le dernier
gnaffe, parce que j’ai tué à plaisir la chaleur, je me suis
ravagé le cœur avec un tas de choses factices et des
bouffonneries infinies. Il ne poussera dessus aucune
moisson. Tant mieux. Quant à écrire, j’y ai totalement
renoncé, et je suis sûr que jamais on [ne] verra mon nom
imprimé. Je n’en ai plus la force, je ne m’en sens plus
capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. Je
me serais rendu malheureux, j’aurais chagriné tous ceux qui
m’entourent, en voulant monter si haut, je me serais déchiré
les pieds aux cailloux de la route. Il me reste encore les

– 62 –
grands chemins, les voies toutes faites, les habits à vendre,
les places, mille trous qu’on bouche avec des imbéciles. Je
serai donc bouche-trou dans la société, j’y remplirai ma
place. Je serai un homme honnête, rangé et tout le reste si tu
veux, je serai comme un autre, comme il faut, comme tous,
un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué,
un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités,
un homme du monde ou de cabinet ce qui est encore plus
bête. Car il faudra bien être quelque chose de tout cela et il
n’y a pas de milieu. Eh bien j’ai choisi, je suis décidé, j’irai
faire mon droit ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à
rien. Je resterai 3 ans à Paris à gagner des véroles et
ensuite ? – Je ne désire plus qu’une chose, c’est d’aller
passer toute ma vie dans un vieux château en ruines au bord
de la mer.
T[out] à t[oi] mon vieux.
Pardonne-moi l’ennui que ma lettre t’a procuré, la
maladie est contagieuse.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] samedi [10 août 1839].

Mon cher Ernest,


Le moment des vacances approche. Il doit t’être
maintenant moins sensible qu’à nous pauvres bougres
d’écoliers collés toute l’année à des bancs de bois. – Nous
allons donc nous revoir, mais pourtant pas de suite, car je ne
puis t’inviter maintenant à venir chez nous, et en voici sacré
nom de Dieu les motifs, ce sera pour dans quelque temps : la
cousine de ma mère, Adèle, arrive demain matin et s’empare
– 63 –
de ta chambre, et puis j’aime mieux t’avoir tout seul, que
d’être embêté d’un tiers qu’on a toujours sur les épaules. Je
ne puis te préciser l’époque, mais dans une quinzaine de
jours, il faudra bien que nous fumions quelques vieilles
bouffardes en blaguant dans cette bonne chambre, où nous
avons tant pantagruélisé et dont les murs savent tant de
choses comme dit M. Michelet. Ainsi donc je compte bien te
voir les premiers jours de septembre.
Nion est reçu bachelier d’hier. Il ne se tient pas d’aise.
Dans un an à mon tour, et il faudra bien que ce tour arrive.
Tu as été malade en débarquant aux Andelys […]. Je te
conseille de te rafraîchir chez tes parents, de prendre du
bouillon de veau et de la soupe aux herbes, de porter des
gilets de flanelle, du coton dans les oreilles et de suer, tâche
de suer pour chasser l’humeur, car tu m’as l’air gros
d’humeur.
J’ai vu le jeune Paul Malleux, il est un peu trop Paul
Malleux. Le genre dessous de pied lui va à merveille. Il
devrait en mettre à sa boutonnière.
J’ai fait une pitoyable composition de discours français
qui n’a son pendant que dans ma composition d’histoire. Au
surplus, bran.
Adieu.
Écris-moi la longue lettre que tu m’avais promise. Pour
moi je suis pressé par mes deux derniers devoirs de Magnier
que je veux faire.
Embrasse pour moi toute ta famille.

– 64 –
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 13 septembre 1839.]

Si j’ai tardé à t’écrire tu vois que je me soumets, que je


m’empresse de réparer mon inconcevable insouciance.
Arrive donc ici, ange du mal dont la voix me convie… Que tu
en auras à me dire de toutes les façons, de toutes les
couleurs possibles !
Achille est en Italie avec sa femme, il y est parti depuis
le 20 juin et maintenant il doit être à Rome, il a déjà vu le
midi de la France, Gênes, Pise, Naples. Il sera de retour vers
le 15 octobre. Mais je crois que tu as oublié ce que je
t’écrivis, car il me semble drôle que je ne t’en aie pas encore
parlé. Au surplus c’est bien possible. Quant à moi je
t’attends. J’ai lu, depuis le commencement des vacances,
deux vol[umes] de Ch. Nodier, du […], de l’Eschyle, un
v[olume] d’antiq[uités] de M. de Caumont. Je lis maintenant
de Maistre et un roman de Charles de Bernard, tout cela ne
fait pas beaucoup. – J’ai écrit il y a une quinzaine de jours un
conte bachique assez cocasse, que j’ai donné à Alfred. Mais
si je ne te le lis que plus tard et que tu sois privé pour la
prochaine visite que tu vas me faire, console-toi j’ai de quoi
t’embêter avec mes productions pendant un long temps,
plus bruyant qu’agréable. Le fameux mystère que j’ai fait au
printemps demande seul trois heures de lecture continue
d’un inconcevable galimatias, ou comme aurait dit Voltaire
d’un galiflaubert, car je puis me vanter que c’est peu
commun, ce qui est fâcheux, car cette distinction fait si bien
qu’on ne le reconnaît pas.
Le Garçon, cette belle création si curieuse à observer
sous le point de vue de la philosophie de l’histoire, a subi
une addition superbe c’est la maison de campagne du

– 65 –
Garçon où sont réunis Horbach, Podesta, Fournier, etc. et
autres brutes, tu verras du reste.
Caroline est malade, elle va un peu mieux, elle a été
reprise de la même indisposition qu’elle avait eue au mois de
juin. – Je pense que ce sera fini sous peu.
Adieu cher ami, embrasse toute ta famille pour moi, le
curé Motte et son épouse.
Vendredi matin.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 11 octobre 1839.]

Te voilà donc heureusement rétabli, cher ami. Tu as eu,


à ce qu’il paraît, une suée assez considérable. Quand
viendras-tu nous voir, car j’y compte, cela est de rigueur.
Reste jusqu’au mois de janvier si tu veux pour [te] rétablir, te
panser, te rengraisser mais pour Dieu viens fumer le calumet
de la paix. – Je t’écris ceci sur mon carton dans la classe de
ce bon père Gors qui disserte sur le plus grand commun
diviseur d’un emmerdement sans égal, qui m’étourdit si bien
que je n’y entends goutte, n’y vois que du feu. Je te prie de
ne pas oublier de m’envoyer ton cours de mathématiques,
celui de physique, et celui de philosophie. C’est surtout du
premier dont j’ai grand besoin, il va falloir barbouiller du
papier avec des chiffres, je vais en avoir de quoi me faire
crever ; et le grec ! à qui il faut songer et que je ne sais pas
lire ! et je suis dans les hautes classes ! Nom de Dieu, quelle
hauteur ! Et la philosophie, la plus belle des sciences, celle
qui est la fleur, la crème, le suprême, l’excrément de toutes
les autres, et la troisième édition du fameux manuel enrichie
– 66 –
d’une couverture de papier rose et de nouveaux plagiats.
Tout cela me bastonne à en avoir les os rompus. Mais je me
récrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein, c’est là
mon homme. En littérature, en gastronomie il est certains
fruits qu’on mange à pleine bouche, dont on a le gosier plein
et si succulents que le jus vous entre jusqu’au cœur. Celui-là
en est un des plus exquis.
Adieu, mon vieux, bonne santé, ne m’oublie pas. Tout à
toi.
Ma sœur va de mieux en mieux, quoique toujours au
régime.
Ne m’oublie pas auprès de tes excellents parents.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] dimanche matin, 20.
[20 octobre 1839.]

J’avais mal à la tête quand ta lettre est venue, il y a un


quart d’heure et le mal de tête s’est passé : je suis réjoui,
enchanté, charmé. Tu viens donc dans quinze jours, avant
quinze jours. Je t’y invite, tu y as ta chambre, ton lit, du feu
déjà qui brûle à la cheminée, la table servie, une pipe
bourrée, des bras tout ouverts pour t’embrasser. Nous
t’attendons tous avec impatience, comme nous en aurons à
nous dire ! Alfred est à Rouen et ne repart pour Paris que
vers le 12 novembre. Tu le verras donc. Nous ferons un trio
intéressant. D’autant plus que la Toussaint me semble bien
tomber et si je ne me trompe j’aurais à peu près trois jours
pleins à te donner. Comme il y aura des crachats dans la
cheminée ! Quelle salive juteuse ! Quels sirops de pipe ne
– 67 –
nous reviendront pas au bec ! – Achille arrive vendredi
prochain, tu le verras à Rouen marié et revenu d’Italie, sans
doute avec quelques onces de semence d’évaporées !
Maintenant, monseigneur, touchons un point délicat, du
moins fort important. Je te prie, au nom de mon amitié et au
nom de l’amour de ton excellente mère, de ne te point faire
illusion sur ta vigoureuse constitution et quand même
vigoureuse [il] y aurait, de ne point lui donner les
prodigieuses secousses qui l’ont si ébranlée. Tu pourrais à la
fin si bien faire que la machine craquât. Je te conseille de te
soigner, […].
L’Ottoman a passé hier un examen de baccalauréat et a
été reçu. C’était peut-être la 6e fois, il disait que c’était la 2e
mais qui pense pis pense souvent juste. Quand j’en serai là
je me regarderai comme un Dieu et j’emmerderai le collège
de la meilleure grâce du monde. Voilà tout ce que je sais à te
dire pour le présent. Si tu veux quelque chose encore je te
dirai en litanie tous les ennuis de mon collège. Et la
philosophie, les mathématiques, la physique, tout ce
pouding-là me fait mal au cœur et tu feras diversion par ta
venue, je t’en remercie d’avance car pour la classe, « nous la
lairons-là pour le coup s’il vous plaît » comme dit le sieur de
Montaigne.
Sais-tu que « l’homme aux études historiques » ce
couillon de première volée, cet historien de premier mérite
(s’il lisait cela quelle lèvre inférieure n’allongerait-il pas ?) va
publier un livre relatif à l’histoire de Normandie (toujours),
édition de luxe, vignettes, culs-de-lampe et fesses de
quinquet, portrait de l’auteur, vers latins en tête à sa
louange, éloge critique et papier blanc. Ce sera beau,
superbe. Après tout, ce sera peut-être un bon livre que
personne ne lira. Si ce n’est quelques brutes qui s’occupent

– 68 –
d’histoire comme moi par exemple. Vaudrait mieux lire,
après tout, lire Tacite racontant la vie de Tibère ou le
sournois facétieux, celle [de] Caligula le Grand ou les délices
du genre humain, Néron ou l’homme de bonne société. Mais
pourquoi pas Chéruel aussi parlant de Jeanne d’Arc avec
une déclamation contre le sieur de Voltaire, sans doute, et
son estimable Pucelle ? – Toujours l’histoire des Lilliputiens
avec le Géant. Les crétins veulent lui cracher au nez et
n’atteignent pas seulement la semelle de ses bottes.
Adieu, bonne santé, arrive vite, tout à toi.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 6 novembre 1839.]

Mon cher ga[r]s,


Je me porte comme un petit cœur, ma grave maladie a
eu l’avantage de me faire rater légitimement quatre classes
du collège que nous aurions passées (si tu étais resté) à
blag[u]er. Ce soir je retourne sous Mallet et à une heure je
vais prendre ma fameuse répétition de mathématiques chez
ce vénérable père Gors. « Cettuy-ci sent bien plus son
gentilhomme », mais n’entends rien à cette mécanique de
l’abstrait et aime bien mieulx d’une particulière inclination la
poésie et l’histoire qui est ma droite balle. Les historiens,
c’est mon gibier en matière de livres et parmy eux Plutarque
et d’entre les philosophes Seneca ; « qui insulte Seneca
m’insulte ; c’est mon homme, c’est mon Seneca ».
Ah pbmhâtin, que je suis désolé de ne pas t’avoir exposé
le drame du Garçon. Cette œuvre-là n’a pas de titre, c’est le

– 69 –
drame par excellence, la quintessence du drame. Quand
Alfred sera à Paris tu lui diras de te la narrer.
« Et suis-je eschauldé asture et ai envie d’accointer
quelque belle garse et de me frotter le membre contre la
cuisse d’ycelle préalablement, pour irriter les génitales au
déduict. »
Réponds-moi une longue lettre de bêtises, inventes-en,
ça m’est égal pourvu que tu m’en dises.
Achille va un peu mieux. Il n’a plus de fièvre, pourtant il
est loin d’être revenu dans son assiette.
Adieu, tout à toi.
Du bran pour la psychologie.
Mercredi, 9 h 1/2, deux h[eures] et demie avant le
Déjeuner.
Dans ma prochaine lettre je te ferai l’analyse du drame.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 19 novembre 1839.]

Cher,
Il est maintenant dix h[eures] et le petit coup. J’ai
l’avantage d’être sous le père Gors qui fait des racines
carrées. Qu’importe grecques ou carrées, c’est de pitoyable
soupe. Je t’écris donc parce que j’ai à t’écrire, que c’est pour
moi plaisir, passe-temps, désennuyement. Te voilà donc
revenu à Paris et moi revenu mieux que jamais au collège où
j’ai l’honneur de m’embêter au superlatif, et pourtant c’est là
– 70 –
cette fameuse année de philosophie que tout le monde envie
pendant dix ans et que j’ai désirée moi-même aussi
ardemment qu’un […] désire le ministère, […] un peuple un
roi, un état une constitution, une dinde une gob[b]e. Hélas, à
mesure que l’objet de nos souhaits approche, la volupté
qu’on avait entrevue dans leur accomplissement diminue, il
semble que nous soyons destinés à n’attraper que des
ombres sur la muraille, mais nous n’en attrapons même pas
à courir après des nuages qui s’en vont, à nous désaltérer
avec de l’eau salée, à vivre avec… assez, assez. Et tout cela
pour dire que je m’ennuie ; un peu plus et je te remplirais de
mon sujet.
Mais que vais-je faire au sortir du collège ? Aller à Paris,
tout seul, faire du droit, perdu avec des crocheteurs et des
filles de joie et tu m’offriras sans doute pour me divertir un
café aux Colonnades dorées, ou quelque sale putain de la
Chaumière. Merci. Le vice m’ennuie tout autant que la vertu.
Ô que je donnerais bien de l’argent pour être ou plus
bête ou plus spirituel, athée ou mystique mais enfin quelque
chose de complet, d’entier, une identité, quelque chose en
un mot.
Je suis le 1er en philosophie. M. Mallet a rendu
[hommage] à mes dispositions pour les idées morales, quelle
dérision ! À moi la palme de la philosophie, de la morale, du
raisonnement, des bons principes ! Ah ah paillasse, vous
vous êtes fait un bon manteau de papier avec de grandes
phrases plates sans coutures.
Adieu, dis-moi tout ce qu’il te fera plaisir, surtout des
blagues car tu n’en taris pas.
Te rappelles-tu la bonne soirée de samedi ?

– 71 –
Achille va bien.
Adieu.
19 novembre, l’heure sonne.

AU PROVISEUR DU LYCÉE CORNEILLE


[Rouen, entre le 11
et le 14 novembre 1839.]

Monsieur le Proviseur,
On nous a dit que nous étions des enfants, que nous
agissions en enfants ; nous allons essayer, par notre
modération et notre loyauté, à vous convaincre du contraire.
Nous avons remis à M. le Censeur une lettre de tous les
élèves qui ont refusé de faire le pensum. Sans avoir égard à
cette liste, M. le Censeur s’est contenté de trois élèves qu’il
ne menace de rien moins que d’une exclusion totale du
collège, ce qui veut dire de briser leur avenir et de leur
interdire à jamais la carrière qu’ils auraient pu embrasser. Il
aurait peut-être été bien, avant de prendre une mesure aussi
grave, aussi décisive, de peser dans une impartiale balance
l’équité ou l’injustice d’un pensum qu’on vient aujourd’hui
nous réclamer si impérieusement. Nous ne craignons pas de
dire qu’un pareil examen eût incontestablement adouci la
rigueur que M. le Censeur manifeste à notre égard. Quoi
qu’il en soit, comme le pensum est un pensum général et, à
ce titre, doit être supporté par toute la classe, par tous les
élèves et non pas plutôt par Mallet, Guyot ou Delahaye, que
par nous tous qui avons signé la liste dont M. le Censeur est
en possession et que nous ne renions pas, nous signons ici

– 72 –
de nouveau, en vous déclarant, Monsieur le Proviseur,
d’abord, que nous sommes prêts à vous exposer les raisons
qui nous font agir aujourd’hui et ensuite, si nonobstant ces
raisons, on continue à décimer la classe, que nous
réclamons, pour nous tous soussignés, le pensum, s’il y a
pensum, l’exclusion, s’il y a exclusion, qu’on infligerait à
quelques-uns d’entre nous séparément, ce qui alors ne serait
plus un pensum général. Si l’on peut bien donner mille vers à
toute la classe de philosophie, on peut bien aussi renvoyer
toute la classe de philosophie.
Au reste, nous nous en rapportons en cela, Monsieur le
Proviseur, à votre justice et à votre impartialité, qui, nous le
savons, aime à s’exercer en faveur d’élèves qui le méritent,
d’élèves de Philosophie qui n’agissent pas inconsidérément
comme des enfants de sixième, mais qui ont réfléchi,
profondément médité, avant de prendre une mesure qui leur
paraît juste et qu’ils sont bien résolus à poursuivre jusqu’à la
fin.
Voici les noms des élèves qui ont signé la liste que M. le
Censeur a dans ses mains et qui vous assurent, Monsieur le
Proviseur, de leur respect et de leur parfaite considération.
GUSTAVE FLAUBERT.
Hamard, A. Luce, Delporte, Baudin, Dumont, Bosquet, Boivin,
Guesnier, Le Marié, Louis Bouilhet, Jore, Perré.

– 73 –
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] mercredi soir. [18 décembre 1839.]

L’ennui que j’ai t’a paru plus grand qu’il n’existe, tout
malheur en est ainsi, c’est comme une montagne qu’on voit
de loin : quelque douce que soit sa pente elle nous semble
escarpée jusqu’à pic, impossible à gravir, et il se fait
pourtant qu’en allant toujours on se trouve enfin l’avoir
escaladée. Peut-être quand je t’ai écrit ma lettre (du reste je
ne me la rappelle pas maintenant) étais-je dans un moment
sombre, cela m’arrive quelquefois quand je suis étendu dans
mon fauteuil au coin du feu à penser, à rêver. Le Peut-être de
Rabelais et le Que say-je de Montaigne, tous deux sont si
vastes qu’on s’y perd. Et puis je deviens bête à tuer.
Et toi bâtin, au lieu de perdre deux feuilles de papier à
me moraliser en quelque sorte, raconte-moi plutôt des
blagues, des bonnes facéties […], car après tout c’est la
meilleure chose, la plus simple, la plus douce. Ah ! si ma vie
pouvait aussi être si douce, si simple, si mes ans pouvaient
tomber doucement, comme les plumes de la colombe qui
s’envolent tranquillement dans les vents et sans être brisés,
doucement, doucement.
Si tu veux apprendre des nouvelles, ou tout au moins
une nouvelle, je t’apprendrai que je ne suis plus au collège et
comme je suis tellement fatigué des détails de mon histoire
et que j’en suis tanné je te renvoie à Alfred pour la narration.
Je vais donc me préparer au baccalauréat ferme, mais pour
commencer je suis d’une paresse extrême et je ne fais que
dormir. J’aurais besoin plus que jamais, comme tu vois, de
tes cahiers de philosophie, de physique et de
mathématiques, tâche de me les envoyer par le
commissionnaire de ton pays, n’oublie pas, bâtin.

– 74 –
Je lis du Cousin, et tout ce que tu voudras en
accompagnement. Si tu étais un Dieu et que tu puisses me
faire passer six mois d’un coup de tête et me faire arriver
demain matin au 20 août avec le grade de bachelier je te
bâtirais un temple d’or.
Merde pour la philosophie.
Tout à toi.
Une autre fois je serai plus long.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] dimanche, après déjeuner,
heures de vêpres, je crois.
[20 janvier 1840.]

À l’heure qu’il est, je suis assis dans mon fauteuil, j’ai les
jambes croisées, un carton sur les genoux, la plume à la
main, assez loin d’un feu qui flambe et qui me rougit la joue
droite. Car ne sachant que faire, je fais du feu, qui m’est
inutile. C’est comme les grands hommes, il faut du sublime
incompréhensible et cela leur rôtit le cœur comme une
tartine que les peuples savourent et lèchent tout comme un
sandwich. Voilà une comparaison qui si elle n’est pas des
plus suiffées est des plus graissées, car je pensais à la graisse
d’oie étalée sur du pain, que je viens de manger il y a
environ une demi-heure 2 minutes 3” — 28 goors/72
(suivant le système métrique, car M. Métrique en est
l’auteur). Ah pâtin ! plaisantera et plein d’esprit.
Ta lettre était celle de l’homme vertueux, tu y parlais de
l’amitié en termes aussi beaux que Seneca. « C’est mon

– 75 –
homme, c’est mon Seneca, insulter Seneca c’est m’insulter
moi-même. » Je connais ton excellent cœur et je n’avais pas
besoin de cette effusion pour le savoir, pour l’apprécier. Tu
es bon, excellent, plein de générosité, et bon compagnon.
Sois-le toujours ; on a beau dire, un cœur est une richesse
qui ne se vend pas, qui ne s’achète [pas], mais qui se donne.
Qu’avais-tu donc le jour que tu m’as écrit, ignores-tu encore
que d’après la poétique de l’école moderne (poétique qui a
l’avantage sur les autres de n’en être pas une) tout beau se
compose du tragique et du bouffon, cette dernière partie
manque dans ta lettre. Si tu étais aussi aimable que moi
c’est-à-dire que si tu prenais un format de papier qui fût un
peu bonhomme comme le mien, tes lettres seraient doubles
en longueur, je les aimerais doublement, j’espère que tu
m’écrirais un volume la prochaine fois, avec vignettes, culs-
de-lampe, etc., où je veux une masse de facéties, de
dévergondage, d’emportement, le tout pêle-mêle en fouillis
sans ordre sans style – en vrac comme lorsque nous parlons
ensemble et que la conversation va, court, gambade, que la
verve vient, que le rire éclate, que la joie vous saccade les
épaules et qu’on se roule au fond du cabriolet, comme ce
certain jour de convulsive mémoire où nous blaguions sur
Léger, avec ses pantoufles du matin, faites avec des vieilles
bottes coupées en diagonale, son gilet de franche couleur
bronze antique, et ses crachats qui culottaient son parquet
de pavés. Voilà de ces jours, de ces délicieuses matinées où
nous fumions, où nous causions à Rouen, à Déville, etc., qui
vivront avec moi. Je les revois, elles repassent en foule les
voilà nous y sommes encore, tant c’est frais, tant c’est d’hier,
tant j’entends encore nos paroles sous les feuilles, couchés
sur le ventre, la pipe au bec, la sueur sur le front, nous
regardant en souriant d’un bon rire du cœur qui n’éclate pas
mais qui s’épanouit sur le visage. Ou bien nous sommes au

– 76 –
coin du feu, toi tu es là à trois pieds à gauche près de la
porte, tu as la pincette à la main, tu dégrades ma cheminée,
voilà encore un rond tout blanc que tu as fait sur le
chambranle. Nous causons du collège, du présent et du
passé aussi, ce fantôme qu’on ne touche pas mais qu’on voit,
qu’on flaire, comme un lièvre mort, on l’a vu courir, sauter
dans la plaine, et le voilà sur la table. L’existence après tout
n’est-elle pas comme le lièvre quelque chose de cursif qui
fait un bond dans la plaine, qui sort d’un bois plein de
ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand
trou creux ? Mais [c’est] de l’avenir, de l’avenir surtout que
nous parlions, Ô l’avenir, horizon rose aux formes superbes,
aux nuages d’or, où votre pensée vous caresse, où le cœur
part en extase et qui à mesure qu’on s’avance, comme
l’horizon en effet car la comparaison est juste, recule, recule
et s’en va. Il y a des moments où l’on croit qu’il touche au
ciel et qu’on va le prendre avec la main, crac, une plaine, un
vallon qui descend, et l’on court toujours emporté par soi-
même pour se briser le nez sur un caillou, s’enfoncer les
pieds dans la merde ou tomber dans une fosse.
Je fais de la physique, et je crois [que je] passerai bien
pour cette partie. Reste ces diables de mathématiques (j’en
suis aux fractions, et encore je ne sais guère la table de
multiplication, j’aime mieux celle de Jay que celle de
multiplication) et le grec. Je te dis adieu pour commencer à
préparer le de Corona. J’ai le temps mais je m’y prends
d’avance. Lis le marquis de Sade et lis-le jusqu’à la dernière
page du dernier volume, cela complétera ton cours de
morale et te donnera de brillants aperçus sur la philosophie
de l’histoire.
Je fume avec toi le calumet de paix, ce qui veut dire que
je vais bourrer ma pipe de caporal.

– 77 –
Adieu, vieux bougre.
Le vidangeur et le monarque au bordel, roman à la
manière de Gœthe.
— Ah mâtin ! – les bottes et les souliers, drame.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 14 mars 1840.]

Maître paresseux,
Es-tu dessoûlé du Carnaval, es-tu dissous dans un verre
de vin blanc, à la mode d’une pierre précieuse que les
anciens faisaient fondre dans du vinaigre ? Pierre précieuse
oui ou non, bûche, croûte, animal, tout ce que tu voudras,
écris-moi et tu seras bien vu, bien remercié de ta peine.
Je te sais bon gré de m’avoir envoyé tes copies de
philosophie : elles me sont d’un grand secours surtout pour
la physique. Je m’attendais à y trouver intercalée quelque
lettre de toi mais rien pas plus de nouvelles de mon homme
que s’il était parti au diable. Quelle rosse tu fais, grand
homme ! Je te pardonne ton retard, parce que je sais que la
cause en est louable et que tu auras festoyé aux gras jours et
parachevauché les commères, pâtin ! – Je te prie donc de ne
point me faire d’excuses dans ta lettre que j’attends
immédiatement, et de ne pas perdre une feuille de papier en
prologue et préliminaires. Je te demande par exemple un
volume que tu rempliras de toute ta verve, de ton humour,
laisse aller ta plume, casse-lui le bec et envoie un gros
paquet à ton vieux.

– 78 –
J’ai revu il y a quelques jours le fameux endroit où nous
avons, je veux dire où tu as si bien engueueueueulé
Duguernay. J’ai repensé à nos bonnes promenades, à tant de
pipes fumées amicalement, à tant de douces causeries, de
blagues, de folies, de vérités, d’interminables fusées de
gaieté rabelaisienne, – à tout notre passé. Cela vous fait
sourire comme si l’on revoyait ses habits de petit enfant.
Adieu, il est midi, il faut que je
DÉJEUNE
et après que j’aille à la physique.
Réponds-moi de suite.
Tout à toi de cœur.

À ERNEST CHEVALIER
8 avril 1840.

Tu m’appelles ton Vieux Gustave…

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 15 avril 1840.]

Je vais de ce pas porter cestte-cy à la poste, et retenir


ma place à ta diligence. Je pars donc demain jeudi à
4 h[eures] et j’arriverai le soir chez toi, si je ne verse pas en
route.

– 79 –
Je vais t’aller acheter un paquet de cigares et des boîtes
de papier phosphorique. Je te bourre mon sac de nuit de
tabac et de pipes, ce que je dis est sans blague.
À demain soir, mon cher Ernest, je vole dans tes bras et
j’arriverai dans la cité des Andelys avec ou sur le serein
comme tu voudras.
Adieu, je me débarbouille le museau, tire mes bottes et
sors.
À demain, c’est-à-dire pour toi à ce soir.
Mercredi, 1 h[eure] d’après-midi.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] mardi. [21 avril 1840.]

Ah mon cher Ernest je t’ai quitté avec le rire à la


bouche, la folie dans le cœur et je suis maintenant triste à
faire peur. Me voilà retombé dans ma vie de chaque jour,
dans ma vie stérile, banale et laborieuse. Quel ennui ! – Il me
semble qu’il y a trois ans que je t’ai quitté. Quelles belles
journées tu m’as fait passer là ! Quelle différence entre la vie
d’il y a trois jours et celle d’aujourd’hui. Quand j’y pense j’en
suis accablé et j’ai l’âme toute navrée d’une mélancolie
confuse et infinie. Comme la journée d’hier m’a paru longue,
quelle passion ne vais-je pas encore subir pendant trois
mois ! Si Alfred n’arrivait pas d’ici à quelque temps, j’en
mourrais d’ennui. C’est ainsi que je suis fait, les journées
heureuses m’en font mille mauvaises, la joie m’attriste
quand elle est passée, les jours de fêtes ont toujours pour
moi de tristes lendemains.

– 80 –
Je sentais bien que quelque chose de mon bonheur s’en
allait en retournant vers Rouen ; la somme de félicité
départie à chacun de nous est mince et quand nous en avons
dépensé quelque peu, nous sommes tout moroses ; j’étais
assis sur l’impériale, et silencieux, la tête dans le vent, bercé
par le tangage du galop je sentais la route fuir sous moi, et
avec elle toutes mes jeunes années ; j’ai pensé à tous mes
autres voyages aux Andelys, je me suis plongé jusqu’au cou
dans tous ces souvenirs, je les ai comparés vaguement à la
fumée de ma pipe qui s’envolait laissant après elle l’air tout
embaumé. À mesure que j’approchais de Rouen je sentais la
vie positive et le présent qui me saisissaient, et avec eux le
travail de chaque jour, la vie minutieuse, la table d’étude, les
heures maudites, l’antre où ma pensée se débat et agonise.
Oh ! il y a des jours, comme hier par exemple, où l’on est
triste, où l’on a le cœur tout gros de larmes, où l’on se hait,
où l’on se mangerait de colère. Ce qu’il faut faire c’est de ne
pas penser au passé, de ne pas se dire : il doit encore faire
là-bas un beau soleil, il y a 72 heures j’étais à tel endroit, je
vois encore sur la grande route l’ombre de ma tête qui court
après celle du cheval, et mille autres niaiseries semblables,
c’est de regarder l’avenir, de s’allonger le cou pour voir
l’horizon, de s’élancer en avant, de baisser la tête et
d’avancer vite, sans écouter la voix plaintive des tendres
souvenirs qui veulent vous rappeler à eux dans la vallée de
l’éternelle angoisse. Il ne faut pas regarder le gouffre car il y
a au fond un charme inexprimable qui nous attire.
Tu dois me trouver bête à faire pitié et, si tu ne me
comprends pas, je me comprends hélas fort bien pour mon
malheur ! Je me rappellerai toute ma vie le délicieux voyage
que je viens de faire, et notre promenade à la Roche-à-
l’Hermite, celle à Port-Mort, celle au Château-Gaillard, celle
d’Écouis ! – Je te remercie de m’avoir fait deux bonnes
– 81 –
journées toutes pleines de gaieté, elles me sont plus rares
qu’on ne pense. J’en payerais bien de semblables mon
pesant d’or. Remercie pour moi tes excellents parents. Aux
vacances nous nous reverrons sans doute à Rouen ou aux
Andelys n’importe je voudrais y être. Adieu, réponds-moi et
pardonne-moi, tu t’attendais sans doute à une bonne lettre, à
un écho de mon rire [d’]il y a 2 jours. Excuse-moi d’avoir
trompé ton attente, je suis trop triste pour rire, trop ennuyé
pour bien écrire. Ma douleur est bête, incolore, c’est un
orage sans éclair et avec une pluie sale. Adieu, tout à toi, tu
sais comme je t’aime.

À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 7 juillet 1840.]

Je ne néglige point les devoirs de l’amitié et quoique


fatigué de besogne j’ai encore le temps de t’écrire. J’espère
au moins, et j’y compte, que revenu le 20 chez toi, tu
pourras me régaler alors au moins de deux bonnes lettres
pleines de blagues et plaisanteries. Cela me divertira
agréablement. Et jettera des fleurs sur la voie épineuse, où je
me déchire les pieds. (Je deviens élégiaque, c’est mon
genre ; j’ai toujours aimé à chier sur l’herbe et à boire du
cidre sous la tonnelle.) Tu ne te figures pas une vie comme
la mienne. Je me lève tous les jours à 3 h[eures] juste et je
me couche à 8 h[eures] 1/2, je travaille toute la journée.
Encore un mois comme ça c’est gentil, d’autant plus qu’il
faut rerepiocher de plus belle. Je passerai le plus tôt
possible, vers le 5 août à peu près. Il m’a fallu apprendre à
lire le grec, apprendre par cœur Démosthène et deux chants
de L’Iliade, la philosophie où je reluirai, la physique,

– 82 –
l’arithmétique et quantité assez anodine de géométrie, tout
cela est rude pour un homme comme moi qui suis plutôt fait
pour lire le marquis de Sade que des imbécillités pareilles ! –
Je compte être reçu et puis après…
Et toi ? écris-moi aussitôt que la fortune se sera déclarée
pour toi. – Vas-tu revenir aux Andelys avec quelques
bardaches et es-tu dans l’intention d’y faire des étourderies ?
Tu te feras expliquer par le sieur Le Poittevin toute la portée
de ce mot-là. Comment va Nion ? (?) Comment va, ou plutôt
comme ne va pas, pour ton bonheur, le beau
Malleuleuleuleu toujours dans le genre Mallleuxxxx ? Le
triste Fouleau ex-aspirant à l’École des Chartes, a renoncé à
l’archéologie et se fortifie dans ses études pour être pion, il
veut se faire recevoir agrégé de grammaire et il apprend les
verbes composés et la syntaxe. J’aimerais mieux un
lavement ! même quand on y aurait mis de la graine de lin ;
j’aimerais mieux faire une omelette d’œufs de serin clairs
[…]. Je ne sais encore ce que je ferai, ni où j’irai ces
vacances, je suis dans le plus grand embarras, si je dois faire
mon voyage des Pyrénées. La raison et mon intérêt m’y
engagent, mais mon instinct à qui j’ai coutume d’obéir, à
l’instar des brutes, quoique j’aie une âme immortelle, une
liberté morale et présentement un pal[e]tot et un bonnet de
coton, l’instinct donc me dit [que] le voyage sans doute me
plaît, mais le compagnon guère, après tout j’ai peut-être tort,
grand tort. Pour ce qui est de son caractère et de son
humeur il est excellent, mais le reste ?
Adieu, tout à toi, écris-moi entre la poire et le fromage.
À la 2e h[eure] du jour,
le 9e jour des calendes de juillet,
mardi jour de Mars (bière de).

– 83 –
MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE
[Nogent-sur-Seine, 24 août 1840.]

Je voudrais bien, mon bon Gustave, savoir que tu es


arrivé à Bordeaux en bonne santé. Je crains qu’une aussi
longue route ne t’ait fatigué jusqu’à en être malade et je ne
serai un peu tranquillisée que lorsque j’aurai reçu ta lettre.
Dieu veuille que tu n’aies pas eu d’autre accident que celui
dont j’ai été témoin ! Ton Rat a très bien supporté le voyage,
quoique nous l’ayons fait dans la voiture la plus dure
possible et sur une route pavée ; aussi ma pauvre tête en a-t-
elle beaucoup souffert. Je m’ennuie déjà de ne point voir
mon bon Gustave. À Nogent, on a été désolé de ce que tu
n’étais point avec nous ; les petites filles, et Bichon surtout
regrettent le gros diseur de bêtises, pas autant que moi
cependant. Ce qui me fera prendre patience, ce sera de
savoir bien souvent que tu te portes bien, que tu es content
de ton voyage et que tu penses quelquefois à nous. Ainsi
donc, mon cher enfant, des lettres ! des lettres ! Je les
attends avec la plus grande impatience, et elles seront bien
certainement mon plus grand bonheur pendant ton absence.
Adieu ! mon enfant. Caroline veut te dire un mot et je sens
qu’il faut terminer ma lettre ; à mesure que je t’écris je perds
mon courage ; je t’embrasse mille fois, mon bon Gustave.
Ta mère
CAROLINE FLAUBERT.

Mon cher Gustave, nous sommes arrivées à Nogent en


assez bonne santé, excepté notre mère qui avait un mal de
tête occasionné par le mouvement désagréable de la
mauvaise calèche. Mais toi, mon pauvre garçon, tu es
encore entassé dans la voiture sans pouvoir remuer. Tu as il

– 84 –
est vrai un grand dédommagement ; tu me comprends. Tu
ne saurais jamais croire comme les Nogentais ont été fâchés
de ne pas te voir. Ils en sont encore aux regrets et à tes
louanges. Là-dessus ils ne tarissent pas. Ils espèrent que tu
viendras en revenant. Adieu, mon pauvre boun ! Que je
voudrais être avec toi ! Que je serais heureuse ! J’ai lu l’autre
jour en voiture tout le premier chapitre de M. Michelet pour
connaître un peu les Pyrénées. Écris-moi et tu rendras ta
pauvre Caroline bien heureuse.

À SA SŒUR CAROLINE
[Bayonne,] 29 [août],
samedi soir, 8 heures [1840].

Mon bon rat,


Je viens d’arriver à Bayonne, et j’ai déjà vu toute la
chaîne des Pyrénées, en perspective il est vrai et à moitié
couverte par le brouillard, tu ne peux néanmoins te figurer
rien d’aussi beau que l’arrivée de Bayonne. C’est là du neuf
au moins tandis que Bordeaux ressemble à Rouen par ses
côtés bêtes et bourgeois et qu’elle n’a ni ses églises ni ses
côtes ni son beau fleuve, car j’ai essayé de me baigner dans
la Gironde, c’est-à-dire que j’ai pris un bain de vase. Je viens
de souper vigoureusement et seul, ce qui est le fait du
Garçon, tandis que mes compagnons sont restés dans leur
chambre. Ceci est authentique et bien fait pour rassurer la
maman sur l’état de la petite santé de son poulot chéri. Ton
bout de lettre m’a fait bien plaisir mon bon rat ainsi que celui
de la mère, vous ne m’y avez dit que des choses déjà sues,
qu’il est fâcheux d’être si aimable ! et comme votre absence

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cause de vifs regrets !!! Ah ! quel plaisir pour un homme
comme moi !!
Vous avez dû recevoir une lettre timbrée de Tours et
écrite le lendemain de mon départ, dans la diligence puis
une seconde lors de mon arrivée à Bordeaux, et enfin une
troisième datée de jeudi matin, celle-ci doit être la
quatrième. Quant à moi, je n’en ai reçu qu’une. C’est une de
Nogent du 24 et parvenue à Bordeaux le 27. – Nous
partirons de Bayonne, où nous sommes arrivés il y a
quelques heures, mardi ou mercredi, de là nous irons à Pau
où je compte trouver de vos lettres. En tout cas écrivez-nous
à Bagnères-de-Luchon. Le voyage promet d’être charmant,
nous avons été parfaitement reçus à Bordeaux grâce aux
connaissances de M. Cloquet. Hier, avant de nous
embarquer, nous avons dîné chez le général de division
M. Carbonel et la veille nous avions fait une excursion sur
les rives de la Garonne, à Blaye, Pauillac, etc. et dans tout le
Médoc où nous avons bu d’excellent vin chez les
propriétaires mêmes de Pomys, Léoville, etc. – Demain nous
irons à Biarritz dont tout le monde fait un intarissable éloge
ici et que ce bon Achille aime tant. Adieu, ma bonne
Caroline ; si mes lettres ne sont ni longues ni bien écrites
elles sont fréquentes, et pour avoir les deux premières
qualités le temps me manque. Adieu, embrasse bien la mère
pour moi, le père et toute la famille. Dis à papa qu’il
m’écrive aussi quelques lignes dans vos lettres. Cela me fera
plaisir.
Je vous embrasse de tout mon cœur.

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LE DOCTEUR, MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À
GUSTAVE
[Nogent-sur-Seine, 29 août 1840.]

Mon cher ami, nous t’avons tous regretté dans le plaisir


d’une pêche miraculeuse, et d’une longue promenade dans
un pays agreste situé au-delà de Villeneuve où nous avons
trouvé les Pyrénées de la Champagne. Nous pensons
beaucoup à toi et en parlons souvent. Je vois avec plaisir
que la diligence ne t’a pas fatigué et que tu es vif de corps ;
fais en sorte que cela continue et que ton esprit se conserve
toujours gai et ton cœur bon comme nous le connaissons.
Profite de ton voyage et souviens-toi de ton ami Montaigne
qui veut que l’on voyage pour rapporter principalement les
humeurs des nations et leurs façons, et pour « frotter et
limer notre cervelle contre celle d’aultruy ». Vois, observe et
prends des notes ; ne voyage pas en épicier ni en commis-
voyageur. Souviens-toi toujours que tu es le plus jeune de la
bande et que tu dois être le plus léger et le plus tôt prêt.
Adieu, mon cher Gustave. Écris-moi souvent et fais en sorte
de nous dire le jour où tu dois être dans tel ou tel pays.
Ton père et ami
FLAUBERT.

Présente mes amitiés à M. Cloquet et mes civilités à


Mlle Lise et à l’abbé Stéphani.

Nous quittons demain dimanche Nogent, mon bon


Gustave, et allons retrouver la famille de Rouen ; tu nous
manques à Nogent, mais ce sera encore pire lorsque nous
serons rentrés chez nous ; je te remercie de ton exactitude à

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nous écrire ; continue à te bien porter, et reçois de loin les
embrassements de ta mère,
CAROLINE FLAUBERT.

Mon cher ami, nous avons été hier faire une promenade
à Nesle, à 4 lieues de Nogent ; j’ai fait une grande partie de
la route en âne, et je suis assez fatiguée aujourd’hui.
Cependant, en somme ton Rat est un peu plus solide. Je
souhaite, mon bonhomme, que la bonne constitution du
Garçon ne t’abandonne pas en route. Adieu, je t’embrasse de
tout cœur et suis pour toujours ton Rat qui t’aime.
Bien des choses à tes compagnons de voyage.
CAROLINE.

MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE


[Rouen, 7 septembre 1840.]

Jamais, mon bon Gustave, je ne me plaindrai d’avoir


trop de lettres de toi ; tu peux en écrire tant que tu voudras,
elles seront toujours reçues avec bien du plaisir. Dis-nous si
tu as reçu les nôtres ; dis-moi aussi si M. Cloquet est
toujours bien décidé à être de retour à Paris les premiers
jours de novembre. C’est un point fort essentiel. J’ai
aujourd’hui mal à la tête, or tu sais combien cela me rend
bête. Je n’ai même plus le courage de continuer à t’écrire,
mon bon Gustave, à toi avec lequel j’aime tant à causer, je
cède la place à Caroline qui a beaucoup de choses à te dire.
Adieu, mon cher enfant, je t’embrasse et t’aime de tout mon
cœur.
– 88 –
C[AROLI]NE FLAUBERT.

Mon cher Gustave, j’ai commencé le premier volume de


M. Thiers. J’ai voulu prendre des notes, mais j’ai pensé que
dix volumes seraient fort longs et je me contente de lire. Je
crois que tu ne me gronderas pas de ce manque de courage.
Si tu es inflexible, je m’attendrirai et tu seras encore obligé
de me consoler. Hamard a été reçu bachelier. Rien de
nouveau à t’apprendre si ce n’est que notre nièce a deux
dents et est de plus en plus gentille ; je suis sûre que si tu
étais ici tu oublierais un peu ton extrême tendresse pour les
ânes et tu t’amuserais beaucoup avec elle.
Calme-toi, cher ami, ne sois pas si « berserker » et pense
que tu as un rat qui t’attend tout en mangeant des morceaux
de gigot. Donne-moi des nouvelles de tes guêtres, de ta
barbe et de tes cheveux. Adieu, écris-moi souvent car j’ai
bien plus de plaisir à recevoir de tes nouvelles quand tes
lettres me sont adressées. Je suis obligée de terminer ici car
maman m’attend avec impatience pour aller se coucher à
Déville. Je t’embrasse de tout cœur et suis ton rat dévoué.
C[AROLI]NE FLAUBERT.

7 septembre. Bien des choses de ma part à M. Cloquet


et à Mlle Lise.

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CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, 23 septembre 1840.]

Mon cher Gustave, tu es réellement bien excellent, tu


nous écris très souvent et tu nous fais le plus grand plaisir.
Nous t’en sommes tous on ne peut plus reconnaissants. Il
n’y a que moi qui me plains quelquefois de mon Bonhomme
parce qu’il ne m’écrit pas assez. Une fois depuis un mois !
C’est bien peu. Aussi cette lettre va-t-elle être si longue qu’il
sera bien obligé de me répondre s’il ne veut être ennuyé une
autre fois.
Nous sommes revenus de Déville hier. Je me suis
surprise en arrivant à tirer la sonnette comme j’en avais
l’habitude pour te faire descendre quand il m’ennuyait par
trop de mon gros farceur. J’ai été me consoler à mon piano
qui avait été bien longtemps abandonné. À propos de piano,
tout le mal que je m’étais donné pour faire de l’effet chez
M. Bidot a été perdu, car je n’ai pas joué ma pauvre valse de
Chopin. N’est-ce pas vraiment bien malheureux ?
Si l’on parle de Mme Lafarge dans le midi, je doute fort
que l’on soit plus déchaîné contre elle qu’ici. Bourlet et
Grout se distinguent par leur férocité. Ce dernier a dîné
dernièrement à la maison et il n’a été question pendant tout
le temps que de chimie et de physique, ce qui nous a rappelé
tes intarissables bouffonneries à ce sujet. Au reste il n’y a
point besoin du Dr Parfait Grout pour cela, car plus de mille
fois par jour nous parlons de toi et, tout en faisant tes
louanges, nous convenons pourtant que tes facéties sont
quelquefois assommantes. Je dis nous, parce que j’avais
commencé la phrase à la première personne du pluriel, car
pour moi je n’en aurais jamais assez et tu peux être sûr que

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lorsque tu reviendras je rirai de même, comme une bête, à
tout ce que tu diras.
Je lis toujours du Thiers ; j’ai pour cela un courage
héroïque, car je ne passe ni description de bataille ni
opération financière ; tout le reste m’amuse excessivement,
surtout les habitants passés au fil de l’épée et les généraux
qui escaladent les Alpes. J’en suis au cinquième volume et
j’ai bien la résolution d’aller jusqu’à la fin du dixième. Leur
propriétaire vient souvent demander de tes nouvelles ; c’est
un gentil garçon (dans le sens du Père Guitier) qui t’est fort
attaché et qui nous apporte souvent de tes nouvelles
lorsqu’il en reçoit et qui quelquefois nous en lit des
fragments qui méritent (les fragments) d’être mis dans les
morceaux choisis de Noël et Chapsal : ne te fâche pas de ce
compliment et pense qu’il y a dans ce recueil des passages
de Jean-Jacques Rousseau.
Je pense bien que le mélancolique H. n’aura pas toute ta
verve, et que tu penseras à moi quand tu auras le temps.
Je n’ai encore repris aucune de mes leçons et je passe
une partie de mon temps à lire, à porter la petite nièce, à
jouer du piano, à dessiner, et surtout à m’ennuyer et à te
regretter. Adieu, mon ami, ma lettre est assez longue et il ne
reste plus qu’à te répéter toujours la même chose : je t’aime
et pense à toi continuellement.
Ta sœur affectionnée,
CAROLINE FLAUBERT.

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