Lamant de Bella Terra

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JEAN-BAPTISTE ANDRE

© 2010, Christina Hollis. © 2011, Traduction française :


Harlequin S.A.
978-2-280-23720-8
Azur
1.
Assise contre un pin, Kira contemplait le domaine de Bella Terra, qui s’étendait devant elle à
perte de vue. Son attention était fixée sur la cicatrice blanche de la route qui rayait les champs
verdoyants de l’autre côté de la vallée : elle guettait le nuage de poussière révélateur qui viendrait
mettre un terme à sa solitude.
Son petit coin de paradis était sur le point de changer à tout jamais. Toutes les terres qui
entouraient sa propre maison étaient en vente et, selon les dires de la jeune vendeuse de l’agence
immobilière en charge de l’affaire, avaient retenu l’intérêt de « l’homme le plus sexy du monde ».
Qu’il soit sexy, Kira s’en moquait royalement. C’était précisément pour être tranquille qu’elle
avait emménagé ici, au cœur de la Toscane. Et aucun des ragots qu’elle avait entendus sur le
compte de Stefano Albani ne la prédisposait favorablement à son égard.
Pour couronner le tout, il était en retard. Censé arriver en début d’après-midi, il ne s’était
toujours pas montré. Son emploi du temps avait contraint l’agent immobilier, dépitée, à partir.
C’est ce qu’elle avait expliqué à Kira au téléphone, avant de lui demander si elle pouvait lui
confier les clés de la grande demeure située au milieu du domaine, au cas où son acheteur se
manifesterait malgré tout.
Kira avait bien senti qu’Amanda Barrett était déçue à l’idée de ne pas rencontrer Albani, qu’elle
avait décrit comme un apollon aux manières suaves et au charme irrésistible. Bref, le genre
d’homme auquel Kira, elle, trouvait très facile de résister. Elle n’avait accepté de prendre les clés
que pour se débarrasser d’Amanda et se retrouver tranquille avec ses fleurs et ses oiseaux, la seule
compagnie qu’elle tolérait.
Il y avait fort à parier que l’acheteur ne viendrait pas. Et cela lui convenait parfaitement. Il y
avait pis, dans la vie, que de passer quelques heures à admirer le magnifique panorama toscan.

***
Le soleil glissa bientôt derrière un amas de nuages, dérivant doucement vers la colline boisée
située à l’ouest de la vallée. Kira se détendit peu à peu, certaine désormais que Stefano Albani
avait renoncé. A son grand soulagement. Car moins la propriété recevait de visites, plus il faudrait
de temps pour la vendre. Pour sa part, elle ne voyait pas d’inconvénient à ce que la vieille
demeure reste vide à tout jamais…
Le dernier propriétaire des lieux, sir Ivan, était aussi misanthrope qu’elle. Ils s’étaient salués à
distance, tous les jours, chacun de son côté de la vallée. Kira s’occupait des jardins de la propriété
mais croisait rarement son employeur. Et cela leur avait convenu à tous les deux.
Et sir Ivan était mort.
C’était étrange… Kira et lui avaient peu échangé depuis qu’elle avait acheté La Ritirata, mais le
vieil homme lui manquait. Elle redoutait que le prochain propriétaire ne soit pas aussi discret et
effacé.
Soudain maussade, Kira songea que les choses seraient sans doute plus faciles pour elle si elle
avait quelqu’un à qui parler. Elle avait reçu une nouvelle lettre d’Angleterre la veille mais, sachant
d’avance ce qu’elle contenait, l’avait abandonnée sur la table de la cuisine sans l’ouvrir. Pourtant,
il lui faudrait le faire tôt ou tard, et affronter le chantage émotionnel dont elle était porteuse.
Secouant la tête, elle se força à se concentrer de nouveau sur le paysage — une merveilleuse
mosaïque de prairies et de forêts centenaires. Ses pas l’avaient conduite en bordure d’un bois de
marronniers. Sur les crêtes, au loin, des nuages s’amoncelaient. Un orage éclaterait bientôt et
rafraîchirait l’air. Il transformerait également la seule route d’accès en bourbier, ce qui rebuterait
sûrement Stefano Albani dans le cas improbable où il était en chemin.
Soudain, Kira prit conscience d’un changement dans l’atmosphère : les oiseaux s’étaient tus et la
nature tout entière paraissait figée dans l’attente d’un mystérieux événement. Elle sentit ensuite une
vibration qui, d’abord faible, s’amplifia peu à peu. Elle tressaillit en voyant un cerf émerger d’un
bosquet juste devant elle, avant de disparaître aussitôt de l’autre côté du sentier.
Le grondement s’intensifia. Par réflexe, Kira s’élança vers un espace découvert : une prairie
tapissée de fleurs. Les arbres commencèrent à onduler tel un océan de verdure et elle comprit qu’il
ne s’agissait pas d’un tremblement de terre.
C’était pis.
Un hélicoptère descendait du ciel, brisant le silence et la tranquillité de Bella Terra.

***
— Je ne prendrai aucun appel dans les deux prochaines heures, annonça Stefano dans son micro.
Tout est en ordre pour Milan et, si les hommes du bureau de Murray appellent, dites-leur que nous
ne ferons pas affaire à moins qu’ils ne me proposent quelque chose d’un peu plus intéressant.
Après avoir raccroché, il reporta son attention sur le paysage qui défilait sous ses pieds. Il
n’achetait jamais une propriété sans la survoler d’abord. Et il devait bien admettre qu’il appréciait
ce qu’il voyait : Bella Terra avait l’air idyllique. Les terrasses de la maison étaient baignées de
soleil, les tuiles cuisaient sous la chaleur de cette fin d’après-midi et, par contraste, les bois
offraient une ombre et une fraîcheur bienvenues.
Un mouvement attira soudain son attention. C’était une femme. Elle agitait les bras, une liasse de
documents à la main. Stefano en déduisit que ce devait être la fille de l’agence immobilière. Au
téléphone, elle avait eu l’air très désireuse de le rencontrer, et n’avait pas fait mystère de son
admiration pour lui. Cela tombait à merveille : il avait besoin de se distraire. Il n’en pouvait plus
des conseils d’administration, des opérations financières, des voyages d’affaires.
Un sourire de satisfaction glissa sur ses lèvres. Passer un moment avec une jeune femme peu
farouche était la meilleure façon de profiter de ces quelques heures de liberté…
***
Kira était d’une humeur massacrante. Bella Terra était un domaine privé. L’arrivée d’un
hélicoptère était une intrusion presque criminelle, et de fort mauvais augure quant à la personnalité
de ce Stefano Albani.
— J’ai vu des faisans voler plus haut que ça ! cria-t-elle comme l’appareil lui passait au-dessus
de la tête, puis se dirigeait vers la maison.
Evidemment, le pilote ne pouvait pas l’entendre. Mais exprimer sa frustration la soulageait. Elle
vit l’appareil amorcer une boucle, se stabiliser au-dessus de la demeure et disparaître enfin
derrière ses toits rouges.
Kira pressa l’allure et s’avança vers le portail couvert de lierre qui donnait accès aux jardins de
Bella Terra. Ouvrant le vantail rouillé d’un coup d’épaule, elle remonta l’allée.
Elle trouva l’hélicoptère garé dans la cour, tout près de la maison, comme une vulgaire voiture.
Il était vide. Seuls quelques cliquetis provenant du moteur qui refroidissait troublaient le silence.
Aucune trace du pilote.
Déconcertée, Kira contourna la maison. La chaleur était intense et elle en déduisit qu’une
personne sensée rechercherait l’ombre. Elle se dirigea donc vers la futaie d’ifs, juste à temps pour
voir une silhouette masculine disparaître en direction du cloître et de sa fontaine.
Kira faillit appeler mais, sans raison particulière, se ravisa. Lorsqu’elle déboucha à son tour
dans la cour végétale qu’elle avait créée — elle l’appelait « le cloître » du fait de son atmosphère
propice à la méditation —, l’endroit était vide.
De plus en plus perplexe, elle tendit l’oreille. Mais elle n’entendit que le souffle du vent dans
les pins.
Soudain, deux mains lui enserrèrent la taille et, avant même d’avoir eu le temps de crier, elle se
retrouva collée contre un corps dur comme l’acier.
— Nous nous rencontrons enfin, mademoiselle Barrett, susurra une voix veloutée, à peine
nuancée d’un accent italien. Je vous cherchais. Je pensais que vous m’attendriez à la porte.
Stupéfaite, Kira ne put articuler un son. L’homme la serrait si étroitement qu’elle pouvait à peine
respirer.
— Vous avez dit que vous aviez hâte de me rencontrer, reprit-il. Rafraîchissez-moi la mémoire :
où aimeriez-vous dîner ce soir ?
Il la fit soudain pivoter, avec un rire sourd, puis se pencha pour l’embrasser. Heureusement,
Kira recouvra ses esprits avant que ses lèvres ne rencontrent les siennes.
— Je ne suis pas Amanda Barrett ! cria-t-elle, s’arrachant à son étreinte avec une vigueur qui les
surprit tous les deux. Alors bas les pattes !
Le visiteur fit aussitôt un pas en arrière, sans toutefois faire montre de la moindre surprise ni
contrition. Il se contenta de froncer les sourcils, la mine grave.
— Scusi, signora.
Kira recula, le cœur battant. Que devait-elle faire, à présent ? Si son vis-à-vis était Stefano
Albani, alors il était différent de tous les hommes d’affaires qu’elle avait rencontrés jusqu’à ce
jour. Car aucun d’entre eux n’aurait osé faire ce qu’il venait de faire ! Et aucun n’était aussi
séduisant…
— Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre, enchaîna-t-il, rabaissant les manches de sa chemise et
attachant ses boutons de manchettes. Savez-vous où je peux trouver Mlle Barrett ?
— Probablement chez elle, vu que vous avez trois heures de retard !
Stefano resta impassible, et Kira regretta aussitôt son accès d’humeur. Mais, contre toute attente,
un sourire fendit le visage de son visiteur.
— Dio… Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas parlé sur ce ton !
Son visage parut soudain rajeunir. Kira, quelque peu déroutée par l’intensité de ses yeux, dut
déglutir avant de recouvrer l’usage de la parole.
— Je suis désolée, signore, mais vous êtes arrivé en retard, sans vous excuser, et vous avez
terrifié la faune de cette vallée avec votre hélicoptère. Alors vous me pardonnerez de vous avoir
accueilli un peu sèchement.
Elle frissonna en voyant l’expression de l’homme d’affaires se fermer. Avec raideur, il
acquiesça.
— Si je vous ai offensée, veuillez accepter mes excuses. Je suis Stefano Albani et je m’intéresse
à Bella Terra. Voilà pourquoi je vous ai prise pour Mlle Barrett.
Son sourire réapparut tout à coup, tel un rayon de soleil entre deux nuages.
— J’ai cru que vous m’accueilliez avec des cris de joie.
— Ce n’était pas le cas, maugréa Kira.
Elle se retint de lui dire tout le mal qu’elle pensait de lui et de son fichu hélicoptère. Après tout,
il y avait un risque que cet homme devienne un jour son voisin. Autant ne pas se le mettre à dos
tout de suite.
Mais la touche accusatrice perceptible dans sa voix n’avait pas échappé à la sagacité de
l’Italien :
— L’un de mes rendez-vous s’est prolongé, ce qui m’a obligé à prendre l’hélicoptère pour ne
pas arriver plus en retard encore. Je suis sûr que la faune de la vallée s’en remettra. Elle a dû
survivre à pire outrage au cours des siècles et y survivra encore à l’avenir.
Sa voix était grave, mais l’ombre d’un sourire jouait toujours sur ses lèvres. Lorsqu’il la
regardait ainsi, Kira se trouvait bien incapable de détourner les yeux. Il était, elle devait
l’admettre, d’une beauté fascinante. Ses lèvres étaient pleines et sensuelles, presque féminines
— impression aussitôt contredite par sa mâchoire carrée, son nez droit et ses yeux bleu glacier.
Ses cheveux bouclés, ni trop longs ni trop courts, frémissaient doucement dans la brise, noirs
comme les ailes d’un corbeau. Et, contrairement à tous les millionnaires qu’elle avait connus,
Stefano Albani semblait avoir un corps aussi parfait que son esprit était vif. Elle comprenait mieux
à présent pourquoi Amanda Barrett avait été si impatiente de le rencontrer.
Pourtant, malgré l’indéniable charme qu’elle lui trouvait, Kira connaissait ce genre d’homme.
C’était un hédoniste qui prenait ce qu’il désirait, s’en servait tant que cela l’amusait, puis
l’abandonnait pour explorer des pâturages plus verts. Et cela devait être vrai des femmes comme
des maisons, songea Kira en le regardant étudier la vieille demeure comme si elle lui appartenait
déjà.
— Cela étant, reprit-il mi-sérieux mi-ironique, je vous promets de ne pas effrayer les animaux
de la forêt une fois que j’aurai emménagé.
— Si vous emménagez jamais, répondit-elle d’un ton mordant.
Il tourna vers elle un œil bleu qui lui fit regretter aussitôt sa remarque. Stefano Albani était sans
doute du genre à adorer le conflit. L’aiguillonner ne ferait qu’attiser son intérêt pour Bella Terra.
— Le fait est, reprit-elle plus calmement, que je vous attendais pour vous donner les clés et la
brochure. Je pensais que vous aviez renoncé et j’avais commencé à faire des projets pour la
soirée.
— Que j’ai gâchés en tombant du ciel ?
— Ce que j’essaie de vous dire, c’est que votre apparition m’a surprise. Je vous prie donc de
m’excuser si je vous ai accueilli un peu froidement. Voilà.
Sans répondre, Albani tendit la main. Etonnée, Kira fixa son regard sur sa paume ouverte, avant
de comprendre ce qu’il voulait et de lui tendre les clés et la brochure. Il déplia celle-ci pour
l’étudier en silence.
— Quels étaient vos projets pour ce soir ? demanda-t-il soudain, sans même lever les yeux.
— Rien, comme d’habitude, répondit-elle sans réfléchir, avant de se rappeler qu’elle venait de
dire le contraire.
Cette fois, il redressa la tête pour la dévisager curieusement.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas me faire visiter les lieux ?
— C’est-à-dire que… je ne connais pas vraiment la maison. Je n’y suis entrée qu’une ou deux
fois, et très brièvement.
— Elle a appartenu à un gentleman anglais pendant des années, lut Stefano. Vous le
connaissiez ?
— Sir Ivan était mon client. Je suis paysagiste, je m’occupais de son jardin.
— L’endroit vous est donc familier.
— L’extérieur, oui. Mais pour ce qui est de la maison, cette brochure en sait plus que moi.
— Mais si je connais les Anglaises aussi bien que je m’en flatte, avança-t-il avec un sourire
entendu, vous mourez d’envie d’explorer la maison. Alors que diriez-vous de m’accompagner ?
Kira ne sut que répondre. Albani avait raison : elle brûlait de curiosité à l’idée de voir enfin
l’intérieur de la villa, dont elle ne connaissait que la cuisine. Elle avait même envisagé, en
attendant Stefano, de jeter un coup d’œil discret à l’intérieur mais n’avait pas osé le faire. Et voilà
qu’il l’invitait…
Sans attendre sa réponse, il lui posa la main au bas du dos, très légèrement, pour l’entraîner vers
la porte d’entrée. Kira pressa le pas pour briser le contact et atteignit les marches avant lui. Il
glissa la grosse clé de métal dans la serrure, puis lui fit signe d’entrer la première.
Mais Kira hésita. Elle avait beau être curieuse, elle aurait préféré visiter la maison seule. La
présence de Stefano Albani ajoutait un zeste de danger dont elle se serait bien passé.
L’Italien, en revanche, n’était pas sujet à ces doutes. De nouveau, il posa la main sur sa taille, la
pressant doucement d’avancer.
— Après vous. J’ai l’intention de tout voir, autant ne pas perdre de temps.
Sa voix était douce mais autoritaire. Il parlait comme si Bella Terra lui appartenait déjà.
Machinalement, Kira regarda autour d’elle, cherchant une présence amie, un soutien. C’était
ridicule, elle le savait : il n’y avait personne d’autre dans un rayon de dix kilomètres. C’était ce
qu’elle adorait en temps normal, et c’était ce qui lui faisait peur en cet instant…
Elle se gronda en silence : Stefano Albani, après tout, ne la menaçait pas. Mais elle connaissait
cette lueur étrange dans son regard : Kira voyait la même dans son miroir tous les matins. Comme
elle, il avait des secrets. Des courants troubles et dangereux rôdaient sous cette surface paisible, si
attirante. Un désir presque irrésistible de savoir lesquels s’empara d’elle.
La main se fit soudain un peu plus pesante sur sa taille, puis glissa au creux de ses reins. C’était
une sensation si délicieuse que Kira hésita entre soupirer de plaisir et s’enfuir en courant.
— Veuillez ôter votre main, signor Albani, fit-elle d’une voix sèche.
Il obéit aussitôt mais la dévisagea d’un air surpris.
— Vous êtes sûre ?
— Absolument.
Il l’étudia un instant en silence avant de hocher la tête.
— C’est très intéressant.
— Qu’est-ce qui est intéressant ?
— D’abord vous m’accueillez en me remettant sèchement à ma place, puis vous voilà aussi
nerveuse qu’une adolescente à son premier rendez-vous amoureux. On dirait que ma visite
s’annonce plus captivante encore que prévu…
2.
— Vous avez une trop haute opinion de vous-même, ironisa Kira.
Elle fit un pas de côté pour se débarrasser des herbes folles restées accrochées à son jean. Elle
avait bien trop de respect pour la vieille demeure pour risquer de la salir. De plus, cela lui
permettait de se concentrer sur autre chose que Stefano Albani.
Après quelques secondes de ce manège, son visiteur poussa un soupir exaspéré.
— Ça suffit, ce n’est pas le Vatican, tout de même ! Vous êtes parfaite comme ça. Vous êtes
parfaite tout court, d’ailleurs.
Kira redressa la tête, surprise par ce compliment inattendu. Sa stupeur dut se lire sur son visage,
car son compagnon se mit à rire.
— Vous avez raison, murmura-t-elle en rougissant. Après tout, il s’agit simplement de visiter
une maison. C’est juste que je trouve l’endroit très solennel.
— Vous pouvez m’attendre dehors si vous préférez…
Kira secoua aussitôt la tête. Quelque chose lui disait qu’après cela elle ne reverrait plus jamais
Stefano Albani ; et elle avait une envie aussi étrange qu’irrépressible de passer le plus de temps
possible avec lui. Cela lui permettrait, en outre, de satisfaire son vieux rêve de visiter la maison.
— Allons-y, fit-elle avec un regain d’assurance. Après tout, votre temps doit être précieux, et le
mien l’est aussi.
— Soyons clairs, je suis ici pour me détendre et j’ai bien l’intention de prendre mon temps. Je
vous conseille de faire de même.
Sur le point d’entrer, l’homme d’affaires se ravisa et tourna vers elle un regard curieux.
— Je viens de me rendre compte que je ne connais pas votre nom. Vous, en revanche, savez qui
je suis. Si nous finissions les présentations ? Qui êtes-vous ?
C’était une question que Kira s’était souvent posée…
— Ça n’a pas d’importance.
— Bien sûr que si !
— Non, vraiment. Je ne suis personne.
Le sourire de Stefano Albani disparut pour laisser place à une expression impatiente.
— Ne soyez pas ridicule. Comment vous appelez-vous ?
Kira laissa échapper un soupir. Son isolement était tel, à Bella Terra, qu’elle n’avait à se
présenter qu’une ou deux fois par an, ce qui lui convenait parfaitement. Car, chaque fois qu’elle
mentionnait son nom, cela lui rappelait pourquoi elle avait quitté l’Angleterre.
— Kira Banks, marmonna-t-elle enfin.
— Ça n’a pas l’air de vous ravir, ironisa son compagnon. Pourquoi ça ?
Elle serra les dents, furieuse. Ne pouvait-il la laisser tranquille, comme tout le monde ? Face à
sa misanthropie, les gens qu’elle rencontrait se décourageaient en général rapidement.
Elle envisagea de lui mentir, mais quelque chose lui disait qu’elle ne s’en tirerait pas aussi
aisément. Tel un laser, le regard bleu d’Albani semblait la transpercer et mettre son âme au jour. Il
ne renoncerait pas tant qu’il n’aurait pas la réponse à ses questions.
— J’ai choisi de vivre ici parce que personne ne me connaît. Parce que mon nom n’y signifie
rien.
Lentement, l’Italien hocha la tête.
— Je vois… Mais j’ai du mal à vous imaginer en criminelle en fuite…
Kira comprit qu’il plaisantait mais ne sourit pas. La douleur était là, jamais très loin de la
surface. Elle n’avait pas la force d’en rire. Et elle n’avait pas besoin que cet inconnu jette de
l’huile sur le feu — d’autres s’en chargeaient déjà très bien…
— Les raisons de ma présence ici ne regardent que moi. Quoi qu’il en soit, elles seraient trop
longues à expliquer. A présent, si nous cessions ces bavardages inutiles pour visiter cette belle
maison ?
Inclinant la tête, son interlocuteur lui fit de nouveau signe de passer la première. Cette fois, Kira
s’exécuta, jetant un regard curieux autour d’elle. Sous ses pieds, un sol de marbre craquelé
apportait une fraîcheur bienvenue à la majestueuse entrée.
Albani la dépassa et, tirant un petit couteau de sa poche, testa le chambranle de bois de la porte
la plus proche. Tandis que Kira admirait les moulures et la balustrade du monumental escalier en
fer à cheval conduisant à l’étage, il poursuivit son inspection technique, cognant aux murs, grattant,
n’hésitant pas à se mettre à genoux pour examiner un détail ou une tache d’humidité suspecte.
— C’est la plus belle maison que j’aie jamais vue, murmura-t-elle après quelques instants.
L’homme d’affaires, lui, ne se laissait pas aussi facilement impressionner.
— Ma maison de Florence est plus fonctionnelle et en bien meilleur état. Mais vous avez
raison : le cadre est enchanteur et l’endroit unique.
— Bien sûr, il y a des travaux de modernisation à effectuer. Mais c’est ce qui vous permettra
d’apporter votre touche personnelle. J’imagine déjà la scène, au mois de décembre, quand tout est
gelé dehors… Vous pourriez dresser un immense sapin de Noël entre ces deux escaliers.
Il acquiesça gravement.
— Vous avez raison. Mais il faudrait un sapin de quatre ou cinq mètres de haut pour respecter
l’échelle. Quelque chose d’imposant.
Kira le dévisagea avec étonnement. Elle l’avait taquiné, sans s’attendre qu’il la prenne au
sérieux. Elle imaginait mal un homme tel que Stefano Albani perdre son temps à célébrer Noël.
— Voilà donc la saison des fêtes réglée, fit-il en souriant. Que me suggérez-vous pour ma
pendaison de crémaillère ?
La question était si inattendue que Kira scruta son visage d’un air méfiant, se demandant s’il se
moquait d’elle. L’Italien lui rendit un regard parfaitement innocent et elle se surprit à lui sourire en
retour. Fixée sur son humeur, elle décida de lui répondre du même ton badin :
— Je ne sais pas si je serais de très bon conseil. Je suis paysagiste. J’ai tendance à préférer la
compagnie des plantes à celle des gens.
— Revenons-en au sapin, alors. Que me conseillez-vous comme décorations ?
Kira lâcha un rire incrédule. Il était déjà étrange, dans la torpeur de l’été, de discuter d’une
période aussi éloignée que celle de Noël. Mais d’en parler avec Stefano Albani avait quelque
chose d’ubuesque.
— J’aime Noël, expliqua-t-il avec un haussement d’épaules, comme elle posait sur lui un regard
médusé. Ça m’a manqué, quand j’étais petit.
— Je vois : vous avez eu une enfance difficile, ironisa-t-elle.
Rien ne l’avait préparée à l’éclat glacial qui apparut dans les yeux de l’Italien. Il hocha la tête,
et le sourire de Kira se figea aussitôt sur ses lèvres.
— Oui, répondit-il d’une voix presque féroce. Mais tout ça appartient au passé. Et le passé n’a
pas la moindre importance pour moi. Seul compte l’avenir.
Sous le regard perplexe de Kira, il se remit à étudier la maison en silence. Qu’allait-il en faire
une fois qu’il en aurait pris possession ? La remodeler à son goût, ignorant totalement son
histoire ?
Cette pensée la troubla. A peine quelques instants plus tôt, elle l’avait accusé mentalement de se
comporter comme si Bella Terra lui appartenait déjà, et voilà qu’elle faisait de même, en
s’érigeant mentalement en gardienne de son passé ! Pourtant, elle devait admettre que, si quelqu’un
avait la stature nécessaire pour gérer un domaine de cette importance, c’était bien Stefano Albani.
Kira frissonna sous l’effet d’un pressentiment indéfinissable. Aussitôt, il tourna vers elle son
regard d’aigle.
— Vous avez froid ? Vous voulez sortir vous réchauffer au soleil ?
Elle l’avait cru absorbé dans l’examen des lieux — il avait continué à étudier les moindres
recoins comme s’il était déjà le propriétaire —, mais évidemment rien n’échappait à un tel homme.
Kira, qui ne voulait pas rater cette occasion unique de visiter une demeure qu’elle pouvait admirer
quotidiennement depuis la sienne, se força à sourire.
— Non, tout va bien.
— Si vous le dites…
Elle hocha la tête, réprimant un nouveau sentiment de malaise. Chaque fois que le bel Italien
posait les yeux sur elle, il souriait d’une façon qui lui faisait l’effet d’une caresse, d’un contact
physique. En cet instant même, elle sentait ses seins pointer presque douloureusement sous son T-
shirt. Il dut s’en apercevoir, car il baissa les yeux et sourit d’un air étrange.
Mortifiée, se demandant désespérément quoi faire, Kira pivota sur ses talons.
— Si nous allions voir ce qu’il y a par là ? suggéra-t-elle, pénétrant dans la première pièce
venue.
Elle se figea sur le seuil, impressionnée. Elle venait d’entrer dans un immense salon où le temps
paraissait s’être arrêté. De la poussière dansait dans les rayons du soleil, et l’ameublement
n’aurait pas détonné dans un manoir anglais.
— Mon Dieu, s’exclama-t-elle, un petit coin d’Angleterre en pleine Toscane !
Stefano, qui l’avait suivie, éclata de rire devant son air ébahi.
— Mes beaux-parents ont passé leur vie à collectionner ce genre de mobilier, reprit-elle : bois
sombres, dentelles, porcelaines, rideaux à fleurs… Je suppose que sir Ivan a dû faire importer tout
ça d’Angleterre. Mais pourquoi venir habiter en Italie si c’est pour y recréer son pays d’origine ?
— Je ne sais pas, répondit Albani avec un haussement d’épaules. Certains acheteurs anglais
prétendent aimer l’Italie, mais pour eux la Toscane n’est rien de plus que leur pays avec une météo
plus clémente. Ils idolâtrent leur patrie à distance.
— Pas moi. J’étais ravie de quitter l’Angleterre. J’aime profondément cet endroit. Et c’est
pourquoi, ajouta Kira après une infime hésitation, j’aimerais que vous le traitiez avec respect si
vous l’achetez.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire, pour quelques semaines de présence par an ?
Kira sentit l’espoir renaître en elle.
— Vous ne comptez donc pas y passer beaucoup de temps ?
— Moi si. Je parlais de vous : je suppose que vous rentrez sur votre île à la fin de chaque été.
— Bien sûr que non !
L’homme d’affaires fronça les sourcils, visiblement surpris.
— Vous ne faites pas d’allers-retours entre ici et Londres ?
— Non ! Je croyais avoir été claire : j’habite ici à plein temps. Bella Terra m’offre tout ce que
je recherche : paix et beauté.
— La paix de la Toscane alliée à votre beauté, vous voulez dire ?
Sa voix s’était faite sourde, mélodieuse. Kira se sentit soudain irrésistiblement attirée par lui et
dut déployer une volonté de fer pour résister à cette pulsion. Elle n’avait pu cependant s’empêcher
de rosir sous le compliment.
— Je connais peu de gens qui choisiraient de vivre dans une telle solitude, reprit-il. Qu’est-ce
qui a pu pousser une femme aussi jolie et sympathique que vous à quitter l’Angleterre ?
Malgré elle, Kira leva la main pour jouer nerveusement avec une boucle de ses cheveux.
— Une combinaison de facteurs, marmonna-t-elle.
— Une combinaison de facteurs ?
Il leva un sourcil interrogateur, l’encourageant à se confier. Elle se balança d’un pied sur
l’autre, hésitante. Il paraissait sincèrement intéressé, prêt à l’écouter.
Elle en eut soudain assez de tout garder pour elle, de réprimer ses émotions. Elle avait besoin
de s’ouvrir à quelqu’un. Stefano Albani n’était pas un mauvais choix : il était neutre dans cette
affaire, et elle ne le reverrait peut-être jamais.
Mais lorsqu’elle voulut parler, sa langue resta collée à son palais. A quoi bon ? Elle avait gardé
si longtemps le silence qu’elle ne savait plus par où commencer. Dépitée, elle secoua la tête.
— Ce n’est rien.
Mais il ne s’en laissa pas conter.
— Je ne vous crois pas. Quelque chose vous travaille, c’est évident.
Il fit un pas vers elle, faisant craquer le plancher du salon. Kira baissa les yeux et frémit quand
les pieds de l’Italien apparurent dans son champ de vision. Elle tressaillit, surprise, quand une
large main se posa sur son épaule.
— N’ayez pas peur. Je vous offre juste une oreille compatissante.
— Je n’en ai pas besoin.
Il ne bougea pas. Sa main touchait presque son cou et, bien malgré elle, Kira s’abandonna à un
sentiment de bien-être. Puis, contre toute attente, Stefano Albani se mit à rire.
— Un jour, je serai ravi de discuter de vos péchés de jeunesse avec vous, mademoiselle Banks.
Quels qu’ils soient, je suis sûr qu’ils ne pèsent pas bien lourds face aux miens. Faites-moi
confiance.
Kira détourna brusquement la tête, le cœur serré. Elle ne devait pas lui révéler à quel point elle
était malheureuse. Mais elle eut beau serrer farouchement les paupières, une larme s’en échappa et
roula sur sa joue.
Dans la seconde qui suivit, elle sentit deux bras puissants l’entourer. Elle s’abandonna à cette
étreinte l’espace de quelques secondes, incapable de résister au réconfort que celle-ci lui offrait.
Kira avait l’impression que tant qu’elle était là, blottie contre lui, rien ne pourrait lui arriver.
— Je peux faire quelque chose ?
Sa voix avait résonné dans la pièce abandonnée.
— Non, murmura-t-elle. Je vous serais juste reconnaissante de ne plus aborder le sujet.
— D’accord.
Il ne la relâcha pas pour autant. Kira n’aimait en général pas qu’on la touche mais cette fois,
c’était différent. Dans les bras de cet homme, elle se sentait bien.
Puis une soudaine irritation l’envahit lorsqu’elle se rendit compte qu’elle ne valait guère mieux
qu’Amanda Barrett. Stefano Albani était un charmeur admirable, et elle lui avait succombé sans
opposer la moindre résistance. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Elle avait failli révéler ses
secrets les plus intimes à un parfait étranger !
Elle s’obligea à se ressaisir. Son esprit combatif se ranima enfin et elle repoussa l’Italien, avec
douceur mais fermeté.
— Merci, signore. C’était juste un moment de faiblesse passagère. Restons-en là, d’accord ?
— Vous êtes sûre ?
— Certaine.
— Tout le monde a dans son passé des événements dont il n’est pas fier. Moi le premier. Mais
je comprends que vous ne vouliez pas en parler.
— Merci. Que diriez-vous de reprendre la visite, à présent ? Si vous vous intéressez vraiment à
Bella Terra, il y a encore beaucoup à voir.
— Je vous suis.
Paradoxalement, Kira se sentit presque déçue de le voir abandonner le sujet aussi facilement.
Une partie d’elle-même avait toujours terriblement envie de parler, de lui confier les raisons pour
lesquelles elle avait quitté l’Angleterre et vivait à présent en Italie.
Que se passerait-il si elle partageait son fardeau avec lui ? Les mots lui brûlaient presque les
lèvres à présent. Il l’écouterait, elle le savait. Sa vie changerait du tout au tout. Quelques secondes
dans les bras de Stefano Albani lui avaient ouvert un monde de possibilités.
— Mademoiselle Banks ? Quelque chose ne va pas ?
Kira tressaillit, tirée de ses réflexions, et adressa à son visiteur italien son plus beau sourire.
— Tout va très bien, mentit-elle. Allons voir le jardin, voulez-vous ?
Puis, sans attendre sa réponse, elle tourna les talons et quitta la pièce inondée de soleil.
3.
— Pourquoi l’ancien propriétaire est-il parti ? demanda Stefano Albani comme ils
retraversaient l’entrée en direction de la cuisine.
— Il est mort.
Aussitôt, il s’assombrit.
— Je suis désolé. Je l’ignorais.
Il avait l’air sincère. Kira décida de lui accorder, pour une fois, le bénéfice du doute.
— Il avait quatre-vingt-cinq ans, expliqua-t-elle. Il a eu une vie bien remplie, d’après le peu que
je savais de lui.
— Malgré tout, je suppose que ça a dû vous faire un choc. La mort est toujours une épreuve.
Kira hocha la tête, se demandant pourquoi il la scrutait avec une telle intensité. Stefano Albani
avait les cils les plus longs et les plus noirs qu’elle avait jamais vus. Il devait le savoir et en
jouer : d’où ces regards insistants qu’il lui coulait.
— J’ai cru comprendre que vous estimiez sir Ivan, reprit-il. Je suis navré que vous ayez perdu
un ami. Je sais ce que c’est.
De nouveau, Kira crut voir une ombre passer sur son visage. Et de nouveau elle s’interrogea sur
la nature des secrets qui hantaient son séduisant visiteur.
Puis il secoua la tête, comme pour chasser des souvenirs déplaisants, et lui sourit de son air
charmeur.
— Y a-t-il un M. Banks quelque part ?
Faisant de son mieux pour ne pas rougir, Kira haussa les épaules.
— Non, et c’est très bien ainsi.
— C’est étonnant. Quand je vous vois, je me demande ce qu’un homme pourrait désirer de plus.
— Rien. Jusqu’à ce que sa femme s’en mêle, répondit Kira d’un ton acerbe.
— Ça ne risque pas de m’arriver, je ne suis pas marié.
Ils venaient d’entrer dans la cuisine. Kira fit de son mieux pour se concentrer sur son
environnement, mais c’était peine perdue. Son attention était monopolisée par le bel Italien, dont
elle sentait la présence juste derrière elle, à un mètre à peine.
— C’est ce que disent tous les hommes, monsieur Albani.
— Appelez-moi Stefano.
— Oui, ils disent tous ça aussi…
Kira ouvrit la porte vitrée qui permettait l’accès au jardin et souleva le loquet fermant les volets
verts. Ils s’ouvraient sur la jolie courette entourée de murs de pierres qu’elle avait conçue.
Quand sir Ivan l’avait engagée, il n’y avait là qu’une dalle de béton craquelée et mangée de
mauvaises herbes. La cour qu’elle avait créée était son chef-d’œuvre et, bien qu’aménagée un an
plus tôt à peine, avait l’air d’avoir toujours été là.
Kira était curieuse de voir la réaction de Stefano. Aimerait-il autant qu’elle ce petit coin de
paradis, embaumé du parfum de centaines de fleurs ?
Le bois des volets avait gonflé, et elle pesa de tout son poids sur les vantaux pour les ouvrir.
Mais ils ne cédèrent que lorsque Stefano la rejoignit et leur imprima une poussée de la main, sans
effort apparent.
Après la pénombre de l’intérieur, le soleil les aveugla momentanément. L’air était brûlant
lorsque Kira s’avança sur les dalles de calcaire. Le bourdonnement des abeilles butinant le lilas
de Californie qu’elle avait planté dans un coin se mêlait au clapotis de l’eau qui montait du bassin
au centre de la cour.
Stefano s’en approcha et s’assit sur la margelle chaude, regardant autour de lui d’un air
appréciateur.
— C’est absolument magnifique.
Puis, tapotant la pierre à côté de lui, il ajouta :
— Venez vous asseoir.
Après une infime hésitation, Kira s’avança vers lui. Elle ne se pressa pas et prit soin de laisser
un bon mètre entre eux lorsqu’elle s’assit à son tour.
— Je suis déjà amoureux de cet endroit, soupira-t-il. C’est une véritable oasis.
Pour la première fois depuis leur rencontre, Stefano paraissait détendu. Les mains à plat sur la
margelle, il avait levé son visage vers le soleil. Kira remarqua que les nuages qu’elle avait
repérés un peu plus tôt se rapprochaient rapidement.
— C’est donc vous qu’il faut féliciter pour ce jardin ?
— Oui. Et pour les environs immédiats de la propriété. Sir Ivan a vu mon travail à l’Exposition
horticole de Chelsea voilà quelques années et m’a aussitôt commandé un toit végétalisé pour sa
maison de Londres. Il m’a ensuite confié d’autres travaux, jusqu’à ce que je déménage en Toscane
il y a deux ans.
— Très impressionnant. Félicitations.
— Je fais seulement mon travail, répondit Kira avec un haussement d’épaules.
— Allons, ne soyez pas si modeste ! Je suppose que la mort de sir Ivan vous a privée d’un
important client ? Vous allez devoir le remplacer. Vous avez quelqu’un en vue ?
Kira secoua la tête, contrariée. Depuis qu’elle avait appris la disparition du vieil homme, elle
essayait précisément de ne pas penser à cela.
— Pour être honnête, répondit-elle, j’adore mon travail mais je déteste me vendre. Je préfère
qu’on me contacte parce que quelqu’un m’a recommandée.
Elle se tut, surprise de s’être montrée si honnête avec Stefano. Il la dévisagea en silence et elle
se leva brusquement, se rappelant qu’elle voyait peut-être la cour pour la dernière fois. Si l’Italien
emménageait, nul doute qu’il amènerait une armée de jardiniers. Un frisson la parcourut à cette
idée.
— Je crois que vous et moi serons des voisins parfaits, annonça-t-il au même instant.
Kira lui décocha un regard indiquant clairement qu’elle ne partageait pas son optimisme.
— Je vous promets que ce sera une expérience inoubliable, renchérit-il.
Ignorant sa remarque, elle décida de lui dire la vérité. Il la découvrirait de toute façon tôt ou
tard : mieux valait donc le prévenir de ce qui l’attendait.
— J’ai bien peur de ne pas être ravie à l’idée que quelqu’un achète cette maison, qui que ce
soit. Sir Ivan et moi coexistions de manière parfaite. Je ne pense pas que je trouverai jamais
meilleur voisin.
A sa grande surprise, Stefano se mit à rire.
— Je vous promets de faire de mon mieux. J’espère que je jouerai aussi bien mon rôle de voisin
que vous jouez celui de l’agent immobilier !
Irritée de ne pas être prise au sérieux, Kira répliqua avec humeur :
— Je ne joue aucun rôle. Je suis juste chargée de vous remettre les clés et de veiller à ce
qu’elles ne disparaissent pas. Nous n’avons rien en commun et nous ne nous reverrons pas après
aujourd’hui.
Malgré la remontrance, Stefano continua à lui sourire, son regard bleu la balayant tel un souffle
frais. Soudain, la perspective de ne plus jamais le revoir ne lui parut plus si réconfortante…

***
Tandis qu’ils poursuivaient leur visite, elle commença à se demander si elle n’avait pas méjugé
le troublant Stefano Albani. Ils avaient au moins un point commun, qui devint évident lorsqu’ils
atteignirent le premier étage. Là, il se dirigea vers la première fenêtre pour étudier la vue. Ce ne
fut qu’ensuite qu’il s’intéressa aux parquets, aux murs, aux meubles.
Kira avait remarqué qu’il observait le même rituel sitôt qu’il entrait dans une nouvelle pièce : il
allait à la fenêtre et regardait longuement dehors, comme si rien d’autre ne l’intéressait.
— Je vois que vous appréciez la vue, nota-t-elle au bout d’un moment.
Il ne répondit pas aussitôt. Kira tira une étrange satisfaction du fait qu’il semblait vraiment
absorbé par la contemplation du paysage.
— Ça se voit tant que ça ? demanda-t-il enfin.
— La première chose que vous faites en entrant dans une pièce, c’est de vous poster devant la
fenêtre.
L’homme d’affaires fronça les sourcils, comme troublé de constater qu’elle avait repéré son
manège.
— Je vérifie simplement où sont les voisins les plus proches. Je tiens à mon intimité.
Kira acquiesça, retenant un sourire.
— Je comprends. Et cette vallée est l’endroit rêvé pour ça. Vous n’y serez pas dérangé. Reste à
espérer que vous ne me dérangerez pas.
Stefano plissa les paupières mais ne répondit pas, se contentant de passer dans la pièce
suivante. Kira le suivit en silence, regardant autour d’elle avec curiosité. La maison était
magnifique, d’une élégance solennelle que la poussière qui recouvrait tout ne parvenait à éteindre.
Apparemment, sir Ivan n’avait jamais utilisé les étages supérieurs. Les coffres des horloges étaient
mangés par les vers — aucune ne fonctionnait. L’éclat des vases de cristal disparaissait sous une
couche terne de crasse et d’oubli. Les seuls sons venaient du pépiement des loriots dans les
citronniers, juste sous les fenêtres.
— Ah, perfetto, soupira Stefano d’un air ravi. Qu’en pensez-vous ?
— La même chose que vous.
Il sourit et, de nouveau, se planta devant une fenêtre. Il resta longtemps immobile, le dos tourné,
comme s’il avait oublié Kira. Il paraissait s’être changé en statue.
De nouveau, elle fut prise de cette envie irrésistible de le toucher. Telle une paillette de métal
dans le champ d’un puissant aimant, elle s’avança vers lui, ses pieds laissant leur empreinte dans
la poussière qui tapissait les lattes du parquet. Sans intention consciente, elle leva la main vers lui.
Plus que quelques centimètres…
Subitement, Stefano se retourna. Kira cligna des yeux, tirée de sa transe. Rougissant jusqu’aux
oreilles, elle laissa retomber son bras.
— Allez-y, l’encouragea-t-il d’une voix suave et moqueuse à la fois. Si nous devons être
voisins, autant faire connaissance…
— Je… vous aviez une toile d’araignée sur l’épaule, bredouilla-t-elle.
Mais elle vit à son expression qu’il n’était pas dupe.

***
Stefano dévisagea la jeune femme pleine de contradictions qui lui faisait face. Elle l’intriguait.
D’un côté, elle semblait irrésistiblement attirée par lui mais, de l’autre, elle paraissait vouloir le
fuir comme s’il était le diable en personne. En temps normal, il aurait été tenté de profiter de cette
faiblesse. Mais avec elle, il voulait prendre son temps. Mlle Banks l’intéressait…
Ils avaient beau s’être tout juste rencontrés, Stefano reconnaissait la douleur qui brûlait en elle,
qui lui était familière. Des années auparavant, lui aussi avait dû affronter une tragédie. Il y avait
survécu mais n’en était pas sorti complètement intact. Depuis, il passait sa vie à fuir. Rien d’autre
ne l’effrayait plus que sa propre conscience.
Kira Banks n’avait pas besoin de lui faire un dessin : il avait compris que la Toscane était pour
elle un havre, un refuge dans la course sans fin pour échapper à ses démons. Et pour le moment,
c’était tout ce qu’il avait à savoir.
Il était réconfortant de penser qu’ils avaient tous deux choisi cette vallée pour s’abriter. Puis il
se corrigea en silence. Ce n’était pas de réconfort qu’il avait besoin ; juste d’un endroit calme où
oublier le monde impitoyable des affaires et se ressourcer de temps en temps. Bella Terra lui
offrait la tranquillité recherchée, ainsi qu’une voisine aussi misanthrope que lui.
Bref, c’était l’endroit de ses rêves.

***
— J’ai beaucoup apprécié cette visite, déclara Kira comme ils regagnaient enfin la porte
d’entrée.
— Vous avez l’air surprise…
— Je le suis, confessa-t-elle. Je n’ai accepté de dépanner Amanda que parce que j’étais
persuadée que vous ne viendriez pas. J’ai tendance à éviter les gens quand c’est possible.
— Je ne suis pas facile à éviter, plaisanta Stefano, apparaissant sur le perron et balayant les
environs du regard.
Contre toute attente, il ne se dirigea pas vers son hélicoptère mais vers les jardins. Droit devant
lui, des nuages menaçants barraient l’horizon d’une solide masse pourpre.
— Vous ne croyez pas que vous feriez bien de rentrer ? demanda nerveusement Kira.
— Vous êtes si pressée de vous débarrasser de moi ? Je compte bien en voir le plus possible
avant de décider ou non d’acheter Bella Terra.
— Mais il va pleuvoir.
— Après la pluie, le beau temps, répondit-il en riant. C’est mon credo. Je m’abriterai sous un
arbre si nécessaire. Après tout, si je veux habiter ici, il faut que je m’habitue à la vie de la
campagne.
Kira suivit, se demandant s’il plaisantait. Quelques secondes plus tard, un grondement de
tonnerre sourd se répercuta dans la vallée. Elle s’arrêta net, le cœur battant.
— Vous êtes fou de vouloir explorer le domaine par ce temps. Et si vous êtes frappé par la
foudre ?
— On m’a traité de bien des noms, mais jamais de fou.
Stefano la dévisagea en silence, puis s’approcha d’elle et la prit par le bras.
— Vous avez peur, c’est ça ?
— Ne soyez pas ridicule, répliqua-t-elle d’un ton de défi. Je n’ai peur de rien.
Il ne parut guère convaincu mais, hochant la tête, l’entraîna à sa suite.
— Venez alors. J’ai assez vu des jardins, du premier étage, pour savoir que je veux vous
embaucher. Ma maison de Florence a justement besoin des services d’un paysagiste. Je veux
davantage de verdure ainsi qu’un jardin sur le toit. J’ai également d’autres projets caritatifs dont
vous pourriez vous occuper quand vous aurez du temps libre. J’aimerais que vous conceviez des
espaces qui plaisent au plus grand nombre ; puis nous organiserons des événements et…
— Attendez ! l’interrompit Kira, abasourdie. Tout cela est très tentant mais je ne peux pas vous
suivre comme ça, du jour au lendemain, juste parce que vous le voulez.
Stefano s’arrêta pour se tourner vers elle. Au même instant, le soleil disparut derrière un nuage.
— Pourquoi pas ?
— Mais parce que… je dois consulter mon agenda ! prétendit Kira.
A l’évidence, Stefano Albani était habitué à obtenir ce qu’il voulait, quand il le voulait. Mais
elle n’avait pas l’intention de lui céder aussi vite, même si la perspective de concevoir un jardin à
Florence la tentait terriblement.
— La mort de sir Ivan vous a fait perdre un client majeur, vous l’avez reconnu vous-même.
Qu’avez-vous donc besoin de vérifier ? Vous avez aussi affirmé que vous détestiez prospecter. Je
vous offre un contrat sur le long terme, qui fera davantage que remplacer ce que vous avez perdu.
Quel est le problème ?
— Je ne suis pas sûre de vouloir travailler pour vous, signor Albani, répondit-elle le plus
diplomatiquement possible. Nous sommes très différents, vous et moi. Peut-être que nous ne nous
entendrons pas.
— Vous voulez dire que vous avez peur que nous nous entendions trop bien, au contraire ?
susurra l’homme d’affaires. Et appelez-moi Stefano…
Kira le fixa du regard, médusée. Son arrogance était confondante mais elle ne parvenait pas à lui
en vouloir. Il lisait dans son esprit, comment aurait-elle pu le lui reprocher ?
— Quoi qu’il en soit, renchérit-il, vous n’avez pas à vous en faire. Je voyage beaucoup et nous
communiquerons essentiellement par courriels. Vous ne me verrez quasiment pas. Vous n’aurez
donc aucune… tentation.
Kira détourna le regard, en proie à une lutte intérieure terrible. La présence de Stefano, dans
cette affaire, n’était pas la seule chose qui la tentait. Elle repensait à la lettre qui l’attendait au
cottage, au constant besoin d’argent qu’elle avait pour effectuer les réparations les plus urgentes
dans sa maison. Un contrat longue durée était exactement ce dont elle avait besoin. Le problème,
c’était que, dès que sa situation financière s’améliorait, elle était tentée d’envoyer de l’argent en
Angleterre.
Cette générosité était en apparence louable mais Kira savait, au plus profond d’elle-même, qu’il
n’en était rien : elle se donnait bonne conscience. Et chaque fois, elle le regrettait bien vite. Ce
qu’elle gagnait lui appartenait ; elle avait beau se le répéter, encore et encore, il lui était pourtant
difficile de résister au chantage sentimental.
Peut-être que l’offre de Stefano marquait un nouveau départ, comme un signe du destin. Son
avenir proche assuré, elle se sentirait sans doute le courage de taper du poing sur la table. Oui, elle
en était certaine.
Enfin, presque certaine…
— Vos projets ont l’air intéressants, concéda-t-elle, toujours prudente. Une fois rentrée, je
regarderai mon programme des prochains mois et je verrai si j’ai de la place pour vous.
Tirant un portefeuille de cuir de sa poche, Stefano y prit une carte, qu’il lui tendit.
— Bien sûr. Je comprends que vous ne puissiez pas me donner de réponse immédiate. Mon
bureau va préparer tous les documents nécessaires au cas où vous accepteriez mon offre. Appelez-
le quand vous aurez pris une décision.
Kira saisit la carte, en prenant soin de ne pas toucher la main qui la tenait, et la fourra
nonchalamment dans la poche arrière de son jean.
— Merci. Je vous tiens au courant le plus rapidement possible.
Un éclair zébra soudain le ciel. Kira avait eu beau se préparer, le coup de tonnerre qui suivit la
fit malgré tout sursauter. L’horizon était à présent aussi noir qu’une prune mûre.
— La tempête approche. Vous êtes sûr que vous voulez vous promener dans les jardins par ce
temps, Stefano ?
— Tout ira bien. Faites-moi confiance.
Elle retint un rire ironique. Lui faire confiance ? Et puis quoi encore ?…
Kira se garda cependant de faire le moindre commentaire et emboîta docilement le pas à
Stefano. Celui-ci lui posa des questions pertinentes sur son travail, au fur et à mesure qu’il
découvrait les jardins plus en détail, et lui fit de nouveaux compliments.
Ils étaient loin de la maison lorsque l’orage éclata enfin. Des gouttes de la taille d’une pièce de
monnaie vinrent s’écraser au sol, d’abord une par une, puis en un déferlement aux proportions
bibliques.
— Allons nous abriter là-bas ! Autant utiliser ce vieux truc avant que je ne le fasse raser !
— Quoi ? cria Kira, horrifiée.
Stefano vit que la jeune femme avait parlé mais le tonnerre avait noyé ses mots, et il courait déjà
en direction de la petite bâtisse visible derrière les arbres, à une centaine de mètres. Il s’arrêta net
en voyant le jardinet impeccablement aménagé qui l’entourait.
— Quelqu’un vit ici ?
— Oui, moi ! lança Kira en le dépassant.
Ils pénétrèrent enfin, trempés et hors d’haleine, dans La Ritirata. Kira entraîna Stefano à l’étage,
où se trouvait son placard à serviettes.
— Je n’avais pas compris que cette maison faisait partie de la propriété, déclara-t-il, passant
une main dans ses cheveux mouillés. Ce n’était pas dans la brochure.
— Vous avez bien lu. Cette maison ne fait pas partie de Bella Terra. Elle m’appartient.
— Je vois. Et combien en demandez-vous ?
Kira le dévisagea un instant, surprise, avant de se mettre à rire.
— Elle n’est pas à vendre. Excusez-moi, je reviens.
Elle entra dans sa chambre et revint sur le palier avec deux épaisses serviettes de toilette. Tout
en se séchant, l’Italien regarda autour de lui.
— Tout est à vendre si le prix est juste, affirma-t-il. Vous pourriez vous trouver une autre
maison plus loin dans la vallée, et nous n’aurions pas à nous marcher sur les pieds.
— Justement, il n’y a pas d’autre construction dans cette vallée. C’est pour ça que je me plais
ici.
— Allons, Kira, il y a d’autres vallées tout aussi isolées. Donnez-moi un prix.
— Très bien, fit-elle avec un rire moqueur. Deux millions d’euros.
— Vendu. Mon avocat s’occupera des papiers.
Elle s’attendit à le voir rire à son tour, avant de se rendre compte qu’il était sérieux.
— Vous avez perdu la tête ! Cet endroit ne vaut même pas le quart de ce chiffre !
— Ma tranquillité n’a pas de prix, répondit Stefano avec un haussement d’épaules.
Abasourdie, Kira mit quelques secondes avant de recouvrer l’usage de la parole.
— Vous ne plaisantiez peut-être pas, mais moi si. Cette maison est mon paradis et n’est pas à
vendre, quel que soit le prix. J’ai travaillé dur pour acheter La Ritirata et je m’y sens bien.
Un nouveau coup de tonnerre fit trembler les fenêtres. La mine songeuse, Stefano étudia un
instant son hôtesse avant de sourire.
— En effet, j’ai cru remarquer que vous n’étiez pas aussi nerveuse entre ces murs. Vous avez
l’air plus à l’aise, ici.
Elle acquiesça, ravie de constater qu’il avait laissé tomber l’affaire.
— J’espère que Bella Terra sera aussi accueillante que votre maison, reprit-il en regardant de
nouveau autour de lui. J’ai un gros patrimoine immobilier réparti un peu partout dans le monde,
mais aucun endroit qui me donne réellement l’impression d’être chez moi.
— C’est parce que je passe le plus de temps possible ici. C’est peut-être le secret.
— Sans doute, oui. Mais pour vivre seule ici, dans cette vallée isolée, vous devez être aussi
courageuse que vous êtes belle et talentueuse.
Il lui tendit la serviette avec laquelle il venait de s’essuyer. Kira la prit par réflexe et, ce faisant,
lui effleura involontairement la main. C’était un contact presque imperceptible, fugace, mais elle
eut l’impression d’être frappée par la foudre.
Un grondement de tonnerre roula dans la vallée mais elle le remarqua à peine : les yeux de
Stefano avaient plongé dans les siens et il lui semblait, en cet instant, que plus rien d’autre ne
comptait.
4.
C’était comme si l’univers entier retenait son souffle…
Kira, le corps traversé de décharges d’adrénaline, regardait fixement l’homme qui lui faisait
face. Elle n’avait qu’à tendre la main pour le toucher et aurait pu s’inventer mille raisons de le
faire.
Mais une chose l’en empêchait.
Elle avait déjà commis, autrefois, une monumentale erreur. Et elle n’était plus une gamine naïve
et innocente. Elle avait appris à ne plus faire aveuglément confiance à son instinct.
Mais elle ne s’était jamais trouvée non plus face à un tel dilemme. Toutes les fibres de son
corps lui criaient de se jeter dans les bras de Stefano. Seul le goût amer que lui avait laissé son
expérience avec Hugh la retenait.
Un sourire aux lèvres, l’Italien s’avança d’un pas. Il lui reprit la serviette des mains, puis
entreprit de lui sécher les cheveux tout en lui massant le cuir chevelu. Kira ne put s’empêcher de se
demander à combien de femmes avant elle il avait administré ce délicieux traitement.
Beaucoup sans doute, et c’était bien là le danger.
Elle connaissait d’autres Stefano Albani, tous riches et puissants, tous habitués à obtenir ce
qu’ils voulaient d’un claquement de doigts. Elle avait l’affreux pressentiment qu’une fois dans ses
bras, elle ne pourrait plus faire machine arrière. L’affaire finirait au lit et, inévitablement, dans les
larmes. Cela prendrait peut-être un jour, une semaine ou un mois, mais il finirait par la tromper. Et
elle n’avait pas l’intention de jouer une nouvelle fois le rôle de la victime.
Elle leva les mains pour tenter d’intercepter les siennes. Les doigts de Stefano se refermèrent
sur les siens, et il repoussa doucement la serviette sur sa tête. Ce faisant, il défit involontairement
sa barrette, qui dévala l’escalier en cliquetant. Kira était totalement captivée par l’admiration
qu’elle lisait dans le regard de Stefano. Elle se mit à trembler, en proie à un désir d’une violence
inédite.
Elle voulut déglutir mais sa gorge s’était asséchée. Stefano leva un sourcil interrogateur, comme
s’il la défiait de faire le premier pas. Kira avait l’étrange impression d’être prisonnière dans sa
propre maison — sentiment d’autant plus incongru que son invité ne la tenait même pas dans ses
bras ; pour s’y retrouver, elle n’avait qu’à faire un seul tout petit pas vers lui…
— C’est dangereux, lança-t-elle finalement avec un rire forcé, dans l’espoir de dissiper la
tension. On ne vous a jamais dit de ne pas jouer dans les escaliers ?
— Non. Et si on m’avait appris à ne prendre aucun risque, je n’en serais pas là aujourd’hui.
Sur ces mots, Stefano tourna les talons et descendit. Tiraillée entre soulagement et déception,
Kira le suivit. Il se dirigea droit vers la porte et l’ouvrit. Mais au lieu de sortir, il resta sur le seuil
à contempler le rideau de pluie qui brouillait le paysage.
— Vous voulez un café en attendant la fin de l’orage ? s’entendit proposer Kira.
— Avec plaisir. Et j’étais sincère quand je vous ai proposé du travail. Je veux vous embaucher.
— Pour ma part, j’étais sincère en disant que j’avais besoin de temps pour réfléchir à votre
offre. Je dois savoir si elle cache quelque chose. Quel genre de café voulez-vous ?
— Macchiato, répondit son compagnon en refermant enfin la porte. Et mon offre ne cache rien :
je suis très honnête en affaires.
Tout en l’étudiant du coin de l’œil, Kira prépara deux cafés. Stefano s’était posté devant la
fenêtre et, de nouveau, étudiait le paysage comme s’il s’agissait de son royaume. Au moment même
où elle lui apporta sa tasse, la pluie cessa aussi brutalement qu’elle était arrivée.
Il la remercia d’un signe de tête et reprit sa contemplation. De nouveau, Kira sentit en elle cette
pulsion presque irrésistible, cette envie irrationnelle de tendre la main et de le toucher. Mais elle y
était préparée cette fois, et parvint à se contrôler. Elle savait que de céder à ses désirs lui vaudrait,
tôt ou tard, de souffrir. Mieux valait donc s’en tenir au fantasme, à un monde onirique où tout était
parfait — et surtout, le resterait…
Après avoir soufflé dessus, Stefano but son café d’un trait. Lorsqu’il lui rendit la tasse vide,
leurs doigts se touchèrent de nouveau. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, mais Kira eut
immédiatement l’intuition qu’elle se souviendrait de cette sensation jusqu’à la fin de ses jours.
Leurs regards se croisèrent, s’affrontèrent en silence, puis Stefano sourit d’un air aimable.
— Puisqu’il ne pleut plus, je vais y aller. Merci de votre accueil et de m’avoir servi de guide.
D’ordinaire, je ne mélange pas plaisir et affaires. Mais puisque vous ne travaillez pas encore pour
moi…
Avant que Kira puisse comprendre ce qui lui arrivait, elle se retrouva dans ses bras. Les lèvres
de Stefano conquirent les siennes et elle s’abandonna à lui avec un petit soupir, oubliant toutes ses
bonnes résolutions. Comme sous l’effet d’un sortilège, elle leva une main pour la poser sur sa joue
râpeuse. Mêlant les doigts à ses cheveux soyeux, elle se plaqua plus étroitement contre son corps
d’acier.
Lorsqu’il voulut enfin se détacher d’elle, Kira essaya instinctivement de le retenir. Stefano prit
ses mains dans les siennes et les serra doucement.
— Non… Après ce que vous m’avez dit aujourd’hui, je sais que vous ne me pardonneriez
jamais d’être allé plus loin, murmura-t-il.
Il avait l’air sérieux, mais elle capta la lueur malicieuse qui brûlait dans son regard.
— Je vais demander à mes services de vous préparer un contrat dès que possible, reprit-il.
J’espère vous revoir bientôt.
Sur ce, il porta la main de Kira à ses lèvres, y déposa un baiser et sortit. Elle dut faire appel à
toute sa volonté pour ne pas lui courir après. Elle aurait voulu le suivre et lui dire au revoir, lui
faire de grands signes pendant qu’il s’envolait. Mais c’était sans doute exactement ce que Stefano
Albani espérait, et ce que faisaient toutes les femmes qu’il charmait.
Cela ne lui ferait pas de mal de constater qu’il n’était pas le centre de l’univers pour tout le
monde !
Elle ne sortit sous la véranda que lorsque le vrombissement de l’hélicoptère se fut éloigné.
L’appareil était déjà haut dans le ciel, réduit aux dimensions d’un jouet. Il effectua plusieurs
cercles au-dessus de la maison, pareil à un oiseau de proie, avant de prendre la direction de
Florence.
Alors seulement, Kira s’autorisa à sourire.
Cela faisait des années qu’elle fuyait les hommes. Après sa désastreuse liaison avec Hugh, elle
s’était juré de ne plus jamais se laisser prendre au piège. Mais Stefano avait déboulé dans sa vie et
ébranlé les barricades qu’elle avait érigées.
Etait-ce si grave, après tout ? Son cœur n’était pas de la partie. Elle désirait Stefano, c’était
indéniable, mais il n’y avait pas de sentiments entre eux. Elle ne risquait donc pas de souffrir
comme autrefois. Seul l’amour pouvait gâcher les choses, et Kira n’avait pas l’intention de le
laisser s’inviter dans cette histoire.

***
Heureux, Stefano pilotait en chantonnant un air de Don Giovanni, certain d’avoir trouvé son
paradis. Terra Bella était exactement ce qu’il lui fallait, la raison pour laquelle il avait travaillé si
dur, pendant si longtemps. Il se rappelait avoir entendu, adolescent, des touristes anglais parler de
leur villa en Toscane ; il s’était alors promis qu’un jour, lui aussi en aurait une. A ceci près qu’elle
serait plus grande, plus spectaculaire, plus belle que toutes les autres.
Vingt ans plus tard, ses critères avaient changé. Il avait réussi et était à la tête d’un empire qui
dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer enfant. Et le luxe, l’ostentation ne l’attiraient plus, au
contraire. Il recherchait maintenant l’isolement, la discrétion, l’espace. Il avait mis vingt ans à
trouver le lieu idéal, mais il était enfin sur le point d’acheter la plus belle vallée d’Italie.
Un sourire étira ses lèvres. La plus belle femme d’Italie vivait dans cette vallée — un bonus
totalement inattendu… L’énigmatique Mlle Banks s’avérait un défi plus grand que ce qu’il s’était
d’abord imaginé, il devait l’admettre. Elle ne semblait impressionnée ni par sa réputation ni par sa
fortune. C’était une première.
L’étrange sensation qu’il avait ressentie en l’embrassant en était une autre. Il avait voulu lui
donner un baiser joueur et taquin, mais sitôt que ses lèvres avaient touché les siennes, Stefano avait
perdu tout contrôle de lui-même. C’en avait été presque effrayant.
Même avec le recul, il peinait à comprendre pourquoi Kira avait produit un tel effet sur lui. Il
n’était pas exactement en manque de sexe. Bien au contraire, il n’avait que l’embarras du choix.
Mais, pour la première fois de sa vie, il ne s’intéressait pas uniquement au corps d’une femme : il
était également intrigué par sa personnalité.
Du coup, il avait hâte de la revoir. Et c’était suffisamment inhabituel pour le mettre mal à
l’aise…
Stefano n’était parti que depuis un quart d’heure mais déjà il lui manquait. C’était une
révélation. Pour la première fois depuis longtemps, un homme lui donnait envie de rire et non de
pleurer.
***
Il lui avait fallu si longtemps pour se remettre de son expérience avec Hugh qu’elle avait, plus
ou moins consciemment, accepté l’idée de ne plus jamais laisser un homme entrer dans sa vie.
Pourtant, il avait suffi d’une heure à Stefano Albani pour réduire ses convictions à néant.
En général, le simple fait de songer au passé suffisait à briser ses rêveries ou à étouffer ses
fantasmes dans l’œuf. Mais pas cette fois. Rien ne parvenait à dissiper le sentiment de bien-être
que la visite du superbe Italien lui avait procuré. Un sentiment dont elle était si peu coutumière
qu’il lui avait fallu un peu de temps pour l’identifier : c’était du désir pur et simple, primitif,
animal.
Un gloussement nerveux lui échappa, qui s’éteignit sitôt qu’elle avisa la lettre qui l’attendait
toujours sur la table, à l’endroit même où elle l’avait abandonnée quelques heures plus tôt. Victime
de « l’effet Stefano », elle avait oublié le courrier de ses beaux-parents !
En soupirant, elle prit le rectangle de papier et joua un instant avec lui. Si elle pouvait affronter
quelqu’un d’aussi redoutable que Stefano Albani, il ne devait pas être bien difficile de tenir tête
aux deux cyniques qui l’avaient adoptée des années auparavant, puis élevée — du moins en
théorie… Décachetant l’enveloppe d’un geste sec, elle en tira la missive pliée, surchargée du
parfum familier de sa belle-mère. Ses yeux allèrent droit au but, au bas de la page : « Toute notre
affection, Henrietta et Charles ».
Kira secoua la tête, incrédule. Ses beaux-parents ne signaient ainsi que quand ils avaient besoin
d’argent.
Elle parcourut distraitement le reste de la missive. M. et Mme Banks n’étaient pas stupides : ils
ne quémandaient jamais directement. Non, les allusions se mêlaient plus ou moins habilement au
récit du succès de leur cadette, Miranda, dans sa carrière d’actrice et dans sa relation avec son
nouveau petit ami, un millionnaire.
Bien sûr, cela signifiait que les Banks voulaient pouvoir impressionner le millionnaire en
question, le recevoir avec faste. Henrietta prévoyait sûrement de le harponner à coups de petits-
fours achetés chez Fortnum & Mason, ses préférés. Elle espérait sans doute qu’ainsi le riche
prétendant ne remarquerait pas la décrépitude dans laquelle tombait peu à peu leur grande
demeure.
Paradoxalement, les difficultés financières des Banks n’empêchaient pas Henrietta d’acheter
toujours le même parfum hors de prix et d’en asperger généreusement ses rideaux et son courrier.
Certaines choses ne changeaient jamais.
Le visage de Kira se froissa lorsqu’elle lut les instructions du dernier paragraphe : « Quand tu
nous appelles chaque semaine, peux-tu le faire un peu plus tôt ? A 6 heures, ce n’est pas pratique
pour nous, car nous sommes souvent sur le point de sortir. »
Ce genre de remarque lui donnait d’habitude l’impression de retomber en enfance, mais ce soir
c’était différent. La visite de Stefano Albani l’avait remontée, lui avait redonné confiance en elle.
D’un geste vif, elle froissa la lettre en boule et l’envoya voler vers la poubelle.
Incroyable ce qu’un simple baiser d’un séduisant Italien pouvait faire comme miracles !
***
Le lendemain, le directeur des ressources humaines de Stefano le présenta à ce dernier un
contrat destiné à l’embauche d’un paysagiste pour sa maison de Florence. Mais au moment
d’appeler Kira, Stefano hésita. Il revécut mentalement chaque seconde passée à Terra Bella,
chaque instant passé auprès de la fougueuse jeune Anglaise.
Il inspira profondément, croyant presque sentir les notes d’agrumes et de lavande de son parfum.
Ou était-ce celui des jardins et du grand air ? Il revit son visage, se demandant pourquoi elle se
réfugiait derrière des manières aussi belliqueuses. Car ce n’était qu’une façade, il le savait. Il
avait suffi qu’il l’embrasse pour qu’elle fonde instantanément dans ses bras. Physiquement, tout
allait bien. C’était son âme qui l’intriguait.
Il se pencha soudain en avant pour appuyer sur l’Interphone qui le reliait à sa secrétaire.
— Annulez mon coup de fil à Kira Banks, ordonna-t-il. Je veux me renseigner davantage.
Puis il se carra dans son fauteuil de cuir, tapotant du bout des doigts sur le rebord de son bureau.
Professionnellement, il s’entourait toujours des meilleurs. Et il voulait engager Kira seulement si
elle était la meilleure, pas parce qu’elle lui plaisait.
Il mâchonna distraitement un de ses ongles, pensif. Ce qu’il avait vu de son travail laissait
supposer qu’elle était douée. Mais il se devait d’en voir davantage que cela. Il avait failli
l’engager en hâte, et cette précipitation n’augurait rien de bon. Cette fille l’affectait plus que de
raison. Il n’aimait pas cela.
S’emparant d’un stylo, il traça deux traits sous le nom « Kira Banks » inscrit sur la couverture
du dossier posé devant lui. Il aimait aller vite certes, mais jamais au détriment de la qualité. Le
mystère qui entourait le passé de la jeune femme, de plus, pouvait vite tourner au scandale pour
Albani International. Et il ne pouvait pas prendre un tel risque.
Même pour la plus belle femme vivant en Italie.

***
Kira jouait avec la carte noire et blanche de Stefano, comme cela lui arrivait plusieurs fois par
jour. Elle avait passé le doigt sur le numéro gravé dessus jusqu’à le savoir par cœur. Chaque fois
qu’elle se livrait mécaniquement à ce petit manège, son cœur tressaillait. Mais elle se refusait à
appeler la première. L’arrogant Italien devait apprendre qu’elle n’était pas comme les autres. Elle
avait d’autres clients que lui, d’autres projets. Pourtant, cela faisait maintenant deux semaines qu’il
était venu visiter Bella Terra, et sa patience était à bout.

***
Soudain, n’y tenant plus, elle s’assit à la table du salon, s’éclaircit la voix et prit le téléphone.

***
Elle le reposa presque aussitôt.

***
Devait-elle allumer son ordinateur portable au cas où il voudrait parler affaires ? Elle tenait à
lui montrer qu’elle était préparée, calme et efficace. Même si « calme » n’était pas exactement le
meilleur adjectif pour la décrire en cet instant…
Elle décida de prendre un verre d’eau : elle ne voulait pas avoir la gorge sèche et la voix rauque
au téléphone. Quelques minutes plus tard, elle s’installait de nouveau devant l’appareil, le cœur
battant la chamade. Cette fois, elle ne se donna pas le temps de réfléchir.
— Bureau du signor Albani, fit une voix chantante au bout du fil. Que puis-je pour vous ?
Kira n’en avait pas la moindre idée. Elle avait naïvement supposé que le numéro gravé sur la
carte était une ligne directe !
— Qui est à l’appareil ? reprit la secrétaire.
— Je… Excusez-moi, je m’appelle Kira Banks, se força-t-elle à répondre de son ton le plus
assuré. J’appelais pour avoir des nouvelles d’un contrat que le signor Albani a dû faire préparer
pour moi.
— Ah !
Cette simple syllabe suffit à la faire revenir sur terre. Pendant que son interlocutrice allait se
renseigner, elle songea au nombre de femmes qui devaient appeler ce même numéro tous les jours.
Des femmes comme elle, auxquelles Stefano devait faire les mêmes promesses vides.
Elle attendit pendant ce qui lui sembla une éternité — délai qui lui donna amplement le temps de
réfléchir à sa naïveté. Enfin, la réceptionniste revint et lui asséna le coup de grâce.
— Je suis désolée, mademoiselle Banks, nous n’avons aucun contrat à votre nom. Peut-être
pourriez-vous me donner la référence de la lettre que nous vous avons envoyée ?
— Non… non, ce n’est pas grave, j’ai dû faire une erreur, marmonna Kira avant de raccrocher.
Elle fixa son regard sur le téléphone pendant de longues minutes, abattue. La chute était
douloureuse. Dans ses rêves éveillés, Stefano Albani brûlait d’impatience de la revoir et avait
payé Bella Terra comptant pour y revenir le plus vite possible.
Mais la vérité était bien différente : l’homme d’affaires l’avait sans doute oubliée aussitôt
remonté dans son hélicoptère. Contrairement à ce qu’elle avait cru, il n’était pas différent des
autres. Et cela n’avait rien de surprenant. On ne devenait pas aussi riche sans une certaine aptitude,
voire une inclination, à la séduction et au mensonge.
Un sourire amer apparut sur ses lèvres. Oui, elle avait été totalement stupide. Le pis, dans cette
affaire, était qu’elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même…
Mais pas question de se laisser abattre ! Elle se leva d’un geste décidé et se posta devant sa
fenêtre, laissant la vue sublime apaiser son humeur. Elle survivrait. D’ailleurs, n’avait-elle pas
survécu à pire ? Au moins son problème avec Stefano avait-il eu le mérite de se passer en privé…
Elle n’aurait jamais dû baisser sa garde, ce désastreux épisode était venu le lui rappeler
cruellement.
Cette rencontre avait été aussi merveilleuse qu’éphémère. Les choses en resteraient là et, toute
déçue qu’elle était, elle n’avait d’autre choix que de l’accepter. La vie continuait.

***
La déception qu’éprouva Kira eut le mérite de doucher ses fantasmes. Mais malgré tous ses
efforts, il lui fut difficile d’oublier Stefano. C’était comme s’il avait incrusté son image dans son
esprit et qu’elle ne pouvait l’en faire disparaître.
Après des années passées à croire que les hommes n’avaient rien à lui offrir, elle avait entrevu
un monde nouveau. Et si cela n’avait été qu’une illusion, elle avait l’espace de quelques jours paru
si réelle, si solide, qu’il était difficile de revenir à la réalité.
Elle mettait une touche finale à un élégant projet dans la banlieue de Florence lorsque son
téléphone sonna. Le numéro qui s’afficha lui était inconnu.
— Mademoiselle Kira Banks ?
Elle ne reconnut pas davantage la voix féminine au bout du fil. En général, seuls ses clients
avaient son numéro. Sur ses gardes, elle répondit un peu froidement :
— Qui est à l’appareil ?
— Je travaille pour le signor Albani. Nous savons que vous êtes sur le point de terminer un
projet pour le prince Alfonse, mais le signor Albani aimerait vous voir au plus vite à son bureau.
Une voiture passera vous prendre dans approximativement…
— Attendez une minute ! l’interrompit Kira, furieuse. Quand j’ai appelé pour vérifier si le
contrat promis était prêt, on m’a rétorqué que personne n’en avait jamais entendu parler !
— Quand avez-vous appelé ?
— Avant-hier.
— Dans ce cas, vous vous êtes peut-être montrée un peu impatiente, mademoiselle Banks,
rétorqua la femme d’un ton réprobateur.
Mais Kira ne se sentait pas d’humeur à être traitée comme une idiote.
— Si le signor Albani est assez malin pour avoir découvert où je me trouvais, il devrait aussi
savoir que je n’aime pas être dérangée en plein travail. De plus, je n’ai pas de temps à perdre avec
un homme aussi peu fiable.
Un hoquet de stupeur se fit entendre au bout de la ligne. Puis la secrétaire reprit dans un
murmure choqué :
— Mais personne ne refuse jamais rien au signor Albani !
— Il se trouve que moi, si ! Mais si vous ne vous sentez pas d’humeur à le lui dire, je me ferai
un plaisir de le faire moi-même. Vous n’avez qu’à me le passer.
A contrecœur, la secrétaire la mit en attente, le temps, lui expliqua-t-elle, de demander à son
patron s’il voulait prendre l’appel. Durant ce répit, Kira décida qu’elle était allée trop loin. Elle
avait désespérément besoin de travail, même si cela signifiait qu’elle devait composer avec
Stefano Albani. Elle était professionnelle et parfaitement capable de contrôler ses émotions.
— Kira ? Stefano à l’appareil.
— Bonjour, répondit-elle, si troublée par son accent velouté et sa voix caressante qu’elle ne
trouva rien d’autre à dire.
— Vous vouliez me parler ?
— Oui.
— Pour me dire quoi ? s’enquit-il avec amusement, comme Kira restait silencieuse.
— Eh bien, je… merci de m’avoir appelée, mais je travaille sur un projet très important. Je ne
peux pas tout arrêter simplement parce que vous me le demandez.
— Je sais, répondit-il avec un rire charmeur. J’ai bien compris que vous étiez une femme de
tête. Mais Alfonse m’a dit que vous aviez pratiquement fini chez lui. Et comme je dois partir en
voyage d’affaires, j’ai pensé qu’il était préférable de discuter des termes de votre contrat avec
vous, face à face, avant mon départ.
Kira hésita. Cet engagement était crucial pour elle et, pour couronner le tout, elle mourait
d’envie de revoir Stefano. Quel mal y avait-il alors à accepter son invitation, surtout s’il
s’apprêtait à partir ? Ce serait comme regarder un gâteau à travers la vitrine d’un magasin. Le
travail ferait office d’écran entre la tentation et elle.
— Oui, je comprends, répondit-elle dans un soupir. Ça me paraît une bonne idée. Comment nous
retrouvons-nous ?
— C’est déjà réglé, expliqua-t-il, sans marquer la moindre surprise à son changement d’attitude.
Une voiture est en chemin pour vous prendre. Elle sera là dans…
Il y eut une courte pause, et Kira se l’imagina qui retroussait sa manche pour consulter une
montre hors de prix.
— … dans quinze minutes, acheva-t-il. Soyez prête.
Kira savait qu’elle ne serait jamais prête à le revoir. Cette seule idée suffisait à lui donner des
sueurs froides et à faire courir de délicieux frissons tout le long de son corps.
Mais elle jugea prudent de ne pas mentionner ce genre de détail.
***
Une heure plus tard, Kira émergeait d’une limousine devant l’entrée d’Albani International. Elle
leva les yeux vers l’immeuble, impressionnée. Il était immense, intimidant — théâtre d’une intense
activité. Un flot constant d’hommes et de femmes impeccablement habillés faisait tourner l’énorme
porte à tambour vitrée de l’entrée. Prenant une profonde inspiration, elle redressa le menton et se
joignit à la marée humaine.
A son grand soulagement, on ne la fit pas attendre. Cela lui permit de garder le contrôle de ses
nerfs, même si elle ne pouvait pas en dire autant du reste de son corps. Ses paumes étaient moites,
ses jambes tremblantes, sa gorge sèche. La perspective de revoir Stefano Albani était une chose,
s’apprêter à se retrouver face à lui en était une tout autre.
Quand la secrétaire lui fit signe d’entrer dans le bureau de Stefano, le premier réflexe de Kira
fut de baisser la tête, de se faire toute petite et de reste coite. Mais, consciente qu’elle ne
décrocherait pas le moindre contrat de cette façon, elle se força à sourire et à entrer d’une
démarche qu’elle espérait conquérante.
L’homme qui avait hanté ses rêves était installé dans un profond fauteuil de cuir, les pieds sur
son bureau. Il parlait dans un Dictaphone. Ses yeux plongèrent aussitôt dans ceux de Kira, mais il
ne s’interrompit pas pour autant. En silence, elle s’assit et attendit patiemment qu’il ait terminé,
étudiant du coin de l’œil son environnement.
Enfin, Stefano éteignit son enregistreur et le déposa sur une pile de documents. Un sourire
aimable révéla ses belles dents blanches.
— Quel plaisir de vous revoir, mademoiselle Banks.
— Le plaisir est partagé, répondit-elle, prononçant le mot « plaisir » de son ton le plus
professionnel.
Puis, ne pouvant résister plus longtemps à la curiosité, elle posa la question qui lui brûlait les
lèvres :
— Avez-vous acheté Bella Terra, signore ?
— Oui, mais je n’ai pas eu le temps d’y retourner depuis notre dernière rencontre. Je suppose
que vous vous demandiez où j’étais passé ?
— Pas le moins du monde, mentit Kira. J’ai moi-même été extrêmement occupée.
Elle vit, à son subtil changement d’expression, que sa réponse l’avait dérouté. Une intense
satisfaction s’empara d’elle et l’aiguillonna.
— D’ailleurs, quand votre assistante a appelé, il m’a fallu quelques instants pour me rappeler
qui vous étiez.
Cette fois, Stefano sourit. Il s’adossa à son siège, un large sourire aux lèvres.
— Je savais déjà que vous étiez une perle rare, mademoiselle Banks. Il semble maintenant que
vous soyez unique.
Otant enfin ses pieds du bureau, il se pencha en avant, mains croisées devant lui. Cette posture
seyait plus à l’homme d’affaires redouté qu’il était, et Kira déglutit, intimidée. Mais elle fit de son
mieux pour rester impassible.
— Je veux vous embaucher, reprit-il. Votre prix sera le mien.
— J’aimerais d’abord savoir quelle est la nature du travail, afin de m’assurer que je suis bien la
personne qu’il vous faut. Si ce n’est pas le cas, je préfère céder la place à quelqu’un de plus
compétent.
— Je suis tout à fait d’accord. Mais je ne vous proposerais pas un emploi si je n’étais pas déjà
sûr que vous soyez exactement celle qu’il me faut.
Ses traits offraient une expression affable, mais l’ambiguïté de ses propos fit s’empourprer le
visage de Kira. Sa respiration s’accéléra.
— Lisez ce contrat, fit Stefano en lui tendant une chemise cartonnée, et dites-moi ce que vous en
pensez.
— Quoi ? Maintenant ?
— Ça vous pose problème ?
Kira, qui était passée en quelques jours par des émotions aussi diverses que la surprise, l’espoir
ou la déception, ne savait plus à quel saint se vouer. Stefano paraissait s’amuser de son désarroi,
ce qui ne faisait qu’ajouter à son irritation.
— Ça ne me pose aucun problème ; mais c’est un sujet important, qui mérite réflexion. Je prends
mon travail très au sérieux.
Stefano acquiesça, soudain grave.
— Et c’est exactement l’attitude que j’attends de mes collaborateurs. C’est pour ça que je veux
vous engager. Je me suis renseigné sur votre compte et j’aime ce que vous faites. Je sais que vous
êtes la personne idéale.
Son regard pesa sur elle, brûlant ; il força Kira à baisser les yeux sur le dossier. S’il s’était
renseigné sur son compte, qu’avait-il découvert ? Jusqu’où avait-il creusé ?
— Vous pourriez peut-être m’expliquer sommairement ce que contient ce contrat ? suggéra-t-
elle. Je suppose que vous voulez que je m’occupe des jardins de Bella Terra ?
— Et de ma maison de Florence…
Elle avait espéré qu’il dirait cela mais fit de son mieux pour ne pas trahir son excitation.
— … et de ma propriété dans les Caraïbes, poursuivit Stefano, la prenant par surprise.
Kira le fixa en silence, faisant appel à toute sa volonté pour ne pas bondir de sa chaise et sauter
de joie. Son offre, sur le papier du moins, semblait sortir d’un rêve, le plus enchanteur qui soit.
Mais elle fronça les sourcils, faisant mine d’hésiter.
— Je n’ai aucune expérience des Caraïbes.
— Dans ce cas, vous allez adorer. C’est une région merveilleuse. Silver Island en particulier.
Cent hectares de forêt vierge entourés de plages de sable fin comme du sucre, le tout bordé d’une
mer turquoise.
Malgré elle, Kira écarquilla les yeux, le cœur battant.
— Ça doit être magnifique.
Contre toute attente, Stefano se renfrogna.
— Ça l’est. Du moins, c’était ce que je pensais en l’achetant. Mais il y manque quelque chose…
Je veux que vous y ameniez la magie de Bella Terra. Et tout comme vous pourrez demeurer dans
ma maison de Florence pendant que vous y travaillerez, vous êtes la bienvenue à Silver Island,
pour aussi longtemps que vous le voudrez.
Et vous, où serez-vous pendant ce temps ? songea Kira.
— Je vous laisse lire le contrat, reprit Stefano, la tirant de ses troublantes pensées. Une fois que
vous m’aurez donné votre accord, nous partirons.
— Nous partirons ? répéta-t-elle en clignant des yeux. Où ça ?
— A Silver Island. Il faut que vous y passiez du temps afin de bien vous imprégner de son
ambiance.
— Je ne sais pas si ce sera nécessaire. Des photos devraient suffire…
— Aucune photo au monde ne vous fera ressentir la brise sur votre peau, le sable sous vos pieds
nus. Rien ne peut capter la lumière qui baigne le paysage, là-bas. Vous n’avez pas d’autre choix
que de vous y rendre et d’en faire l’expérience.
5.
Kira désirait ce travail plus que tout au monde. Mais elle savait, au fond d’elle-même, que
travailler si étroitement avec Stefano serait dangereux. Comment pourrait-elle se concentrer un
seul instant ? Voyager en sa compagnie la mettrait à la torture. Et si elle avait besoin de solitude,
comment la trouverait-elle, prisonnière d’une île tropicale, à la merci d’un séducteur irrésistible ?
C’était, à quelques détails géographiques près, ce qui lui était arrivé à l’université. Et elle
n’avait pas l’intention de tomber deux fois dans le même piège. Un homme tel que Stefano Albani
ne se contenterait jamais d’une seule femme dans sa vie, elle l’avait compris lorsqu’il l’avait
embrassée une heure à peine après l’avoir rencontrée. Il était bien la dernière personne à qui elle
pouvait faire confiance dans le domaine sentimental.
Elle ne savait donc que répondre à sa proposition. Pourrait-elle éviter le danger si elle en avait
pleinement conscience ? Ne serait-elle pas protégée par le contrat qu’elle allait signer ?
Mais le risque ne venait pas de Stefano. Elle n’aurait pas, elle le savait, à redouter un
quelconque harcèlement de sa part. Non, c’était d’elle-même qu’elle avait peur ! De son propre
corps, de ses hormones, de l’incapacité de sa raison à rester aux commandes quand elle était en
présence de l’Italien. Ses émotions, ces derniers jours, avaient fait les montagnes russes, touchant
des sommets d’excitation avant de sombrer dans la plus profonde langueur. Même en se montrant
prudente, elle était sûre de voir Stefano régulièrement si elle travaillait pour lui. Comment
garderait-elle la tête froide ?
— Ecoutez, oublions le travail pour le moment, déclara-t-il, comme s’il avait senti son trouble.
Que diriez-vous d’aller déjeuner ?
Kira agrippa les accoudoirs de son fauteuil, le cœur battant. Elle avait besoin de lui faire
comprendre, avant qu’il ne soit trop tard, qu’elle n’était pas son jouet. Tout allait trop vite.
— Je n’aime pas qu’on me presse, signor Albani. Ni qu’on me prenne à la légère.
— Stefano, lui rappela-t-il en se renversant dans son fauteuil, posant sur elle un regard perplexe.
C’est l’impression que je vous donne : que je vous prends à la légère ?
— C’est exactement mon impression, oui, répondit Kira d’un ton provocateur.
L’explosion de colère à laquelle elle s’attendait ne se produisit pas. Au lieu de cela, Stefano
continua à l’étudier du même air dubitatif.
— Comment appelez-vous cela ? reprit-elle, s’enhardissant. Vous me promettez monts et
merveilles juste avant de partir de Bella Terra et tout ce que je récolte après, c’est un silence radio
total. J’ai téléphoné à votre bureau pour m’entendre dire qu’ils n’avaient jamais entendu parler de
moi… Heureusement que je ne vous avais pas vraiment pris au mot !
— C’était simplement parce que je voulais me renseigner sur votre compte, pour m’assurer que
vous étiez bien celle que je cherchais.
— Laissez-moi finir, s’il vous plaît !
Stefano leva un sourcil surpris, puis inclina la tête et leva les deux mains en signe de reddition,
pour lui faire comprendre qu’il ne l’interromprait plus.
— Vous semblez attendre de moi que j’obéisse au moindre de vos désirs, reprit Kira. Et je n’ai
pas l’intention de le faire.
Les yeux bleus de Stefano la scrutaient avec une intensité déstabilisante. De nouveau, il
acquiesça :
— Je m’en souviendrai. A présent que vous m’avez exposé votre point de vue, laissez-moi vous
dire qu’aucun de mes employés n’a jamais osé me parler sur ce ton.
Kira ouvrit la bouche pour protester lorsqu’un sourire inattendu vint adoucir le visage de
l’homme d’affaires.
— D’un autre côté, vous n’êtes pas une employée. Vous seriez plutôt une sous-traitante. Et mes
relations avec mes sous-traitants sont en général moins… formelles.
Elle baissa les yeux, presque éblouie par la force de son sourire et l’éclat rieur de son regard.
Lorsqu’il fixait ainsi ses yeux sur elle, il lui était impossible de rester en colère.
— Pas la peine de faire des exceptions pour moi, marmonna-t-elle. De toute façon, je vous
parlerai comme bon me semble.
Stefano se mit à rire, puis reprit son sérieux.
— Je vous admire, Kira. Vraiment. Ça n’a pas dû être facile pour vous de quitter votre pays
avec un cœur brisé et de tout reconstruire ici.
Il la sondait, elle le sentait. Jusqu’où avait-il fouillé dans son passé ? S’était-il limité à sa vie
professionnelle ou avait-il creusé ? Et dans ce cas, qu’avait-il découvert ? Elle préféra détourner
la conversation.
— Je parie que vous avez dû briser plus d’un cœur vous aussi, fit-elle valoir d’un ton léger.
Elle s’était attendue à le voir sourire mais, au lieu de cela, la mine de Stefano s’assombrit. Il se
leva et, les mains dans le dos, alla se poster devant la fenêtre.
— Sûrement, oui. Quand j’étais plus jeune, j’ai vite compris que je ne pouvais pas, que je ne
devais pas, laisser mes sentiments diriger ma vie, ni faire confiance à quiconque. J’ai donc rejeté
une famille qui ne m’apportait rien d’autre que du désespoir et de la souffrance. Ça n’a pas été
facile, mais c’était la seule solution.
Kira fut subitement prise de compassion pour lui. Une douleur sourde rôdait dans sa voix,
tendait ses épaules comme il étudiait, pareil à un rapace cherchant sa proie, la ville étalée à ses
pieds.
— Je suis désolée, murmura-t-elle après quelques instants. C’est terrible de naître dans la
mauvaise famille.
Elle était bien placée pour le savoir, se retint-elle d’ajouter. Elle aussi avait eu une enfance
malheureuse.
— Terrible, oui… C’est pour ça que j’ai décidé de ne pas m’attarder en son sein plus longtemps
que nécessaire. J’ai commencé à travailler très jeune et je n’ai jamais levé le pied. Ce qui
m’évitait d’avoir à rentrer chez moi.
Puis il claqua des mains, faisant tressaillir la jeune femme.
— Que me faites-vous, Kira ? Vous m’avez jeté un sort ? Je ne vous ai pas fait venir pour
discuter de mon parcours personnel, mais pour parler affaires puis partager un déjeuner de travail.
Le regard de Stefano plongea dans le sien et, une nouvelle fois, la détourna de sa raison pour la
conduire vers un désir dévastateur. Elle baissa les yeux sur le dossier qu’elle tenait toujours,
presque tentée de signer son contrat juste pour s’assurer qu’elle reverrait Stefano. Seigneur, elle
était pathétique… Elle avait encore assez de lucidité pour s’en rendre compte !
— Avez-vous invité Amanda Barrett à dîner après avoir signé la vente ? s’entendit-elle
demander.
Il accueillit sa question par un silence. S’attendant à lui voir une mine coupable, Kira fut prise
de court lorsqu’elle leva les yeux et vit qu’il la dévisageait avec un grand sourire.
— Ça vous ennuierait si je l’avais fait ?
— Peut-être, répondit-elle de son ton le plus détaché. Je n’apprécie pas les hommes qui usent de
leur pouvoir pour séduire. Plaisir et affaires sont deux choses très différentes, et je n’aime pas les
mélanger.
— Oui, vous avez été très claire sur ce point. Je m’en souviendrai. A l’avenir, ajouta Stefano
avec un éclat malicieux dans le regard, je vous promets de ne pas parler affaires quand je vous
rendrai visite à Bella Terra.
La perspective de le recevoir de nouveau dans son petit cottage enflamma l’imagination de Kira.
La température de la pièce parut monter de plusieurs degrés et elle s’agita sur son siège, la gorge
sèche. Elle dut s’humecter les lèvres du bout de la langue avant de répondre, d’une voix dont la
tonalité rauque l’étonna :
— Je tiens à être claire : je suis une solitaire. Je n’ai aucune envie que vous me rendiez visite à
tout bout de champ.
— C’est fort dommage, répondit Stefano sans se départir de son air amusé. Et si nous allions
déjeuner, à présent ?
Déroutée par le changement de sujet, Kira se leva sans songer à protester.
— J’accepte, mais n’espérez pas que je signe ce contrat juste parce que vous m’invitez au
restaurant. Je préfère consulter mon avocat avant de prendre la moindre décision.
— Parfait ! Voilà qui nous permettra de parler d’autre chose pendant le déjeuner. Même si, pour
tout vous dire, je pensais qu’une femme comme vous lisait ses contrats elle-même, sans faire
confiance à personne.
— Voilà la preuve que vous ne me connaissez pas si bien que vous semblez le penser, répondit
Kira avec aplomb.
Puis, réprimant un sourire, elle se dirigea vers la porte.

***
Elle garda les yeux rivés au sol durant tout le trajet de l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée. La
tentation de regarder Stefano était forte, mais elle avait décidé qu’il était plus prudent de n’en rien
faire. Elle accorda donc une attention presque désespérée à la pointe de ses chaussures, ce qui ne
la rendit que plus sensible à d’autres signaux, auditifs ou olfactifs : le tintement de pièces dans les
poches de l’Italien, le parfum de son après-rasage.
Ce fut avec soulagement qu’elle vit enfin les portes s’ouvrir et qu’elle sortit de la cabine. Une
limousine les attendait à l’extérieur, dans laquelle elle s’engouffra sans un mot.
S’il espérait l’impressionner, c’était réussi, dut reconnaître Kira en s’installant sur la banquette
de cuir. Il savait s’y prendre avec les femmes, ce qui n’avait rien d’étonnant. Le plus déroutant,
c’était l’effet qu’il avait sur un cœur endurci comme le sien. Pourquoi était-elle si sensible à ce
regard bleu transparent, à ce sourire éclatant ? Pourquoi avait-elle constamment envie de lui passer
la main dans les cheveux pour y remettre un peu d’ordre ? Il n’était tout de même pas le premier
homme séduisant qu’elle rencontrait…
Pourtant, contrairement aux autres, quelque chose en lui faisait battre son cœur, la paralysait, lui
desséchait la gorge. Elle avait déjà eu du mal à se tenir à distance dans le cadre froid de son
bureau, qu’allait-il se passer dans l’ambiance plus intime d’un restaurant ?
— Je pense que votre contrat vous satisfera, déclara Stefano comme la limousine se glissait
dans le flot de la circulation. J’ai beau être dur en affaires, je suis honnête. Et je vous ai fait une
offre généreuse. Accepter de travailler pour moi sera la meilleure décision de votre carrière. Non
seulement vous serez très bien payée, mais je ferai votre publicité auprès de tous mes amis — et
j’en ai beaucoup… Cela vous évitera d’avoir à prospecter vous-même, puisque vous détestez ça.
Vous gagnez donc sur tous les tableaux.
— L’offre est alléchante, je le concède. Mais je ne veux rien précipiter.
Il lui adressa un sourire en coin, comme s’il savait qu’au fond d’elle-même Kira avait déjà pris
sa décision.
Quelques minutes plus tard, la limousine s’arrêta devant un vieil immeuble du centre-ville.
Stefano descendit et vint lui ouvrir la porte.
— C’est l’un de mes restaurants préférés, expliqua-t-il en la précédant sous une imposante porte
cochère.
Le restaurant donnait sur la cour intérieure, agréablement ombragée et agrémentée d’une
fontaine. Une réceptionniste, debout derrière un pupitre de bois sombre, salua Stefano par son
prénom avant de les conduire à une grande table dressée pour deux.
Kira avait fréquenté bien des restaurants, mais jamais aucun d’aussi luxueux. Le menu était si
long que la tête lui tournait. Les prix ne figuraient pas sur le sien ; ils étaient à n’en pas douter
astronomiques. Au final, elle dut ravaler sa fierté et demander de l’aide à son compagnon.
— C’est un restaurant gastronomique et je suis une fille de la campagne. Je ne suis pas dans mon
élément ici. Qu’est-ce que vous me conseillez ?
— Le risotto aux cèpes, sans hésitation. C’est l’une de leurs spécialités.
Kira commanda donc le risotto et rendit son menu au serveur. Stefano fit le même choix et donna
le nom d’un vin blanc au sommelier sans même consulter la carte des vins. Lorsqu’ils se
retrouvèrent enfin seuls, il se pencha vers elle.
— Je pensais qu’une femme telle que vous fréquentait souvent ce genre d’endroit. Vous méritez
ce qu’il y a de mieux.
Rougissante, Kira se força à sourire.
— Je vous l’ai dit : je suis une fille de la campagne. J’ai des goûts simples.
— Dites plutôt que vous êtes une véritable Anglaise : incapable de vous accorder un peu de bon
temps.
Vous n’avez pas rencontré ma belle-mère ! songea Kira avec une ironie amère.
— Peut-être, mais ce chariot de desserts là-bas m’a l’air drôlement appétissant ! répondit-elle,
surprise de constater qu’elle se détendait.
Le serveur revint peu après avec leur plat. La première bouchée faillit arracher à Kira un
gémissement de plaisir. Les yeux de Stefano étaient posés sur elle et, fatiguée de combattre son
désir, elle décida de ne pas détourner le regard. Un sourire se dessina lentement sur les lèvres de
l’Italien.
— Je me demande si c’est le bon moment pour vous dire ça, murmura-t-il, mais je n’ai pas eu la
moindre pensée pour une autre femme depuis notre rencontre.
— Ce ne sont pas vos pensées que je redoute, répondit Kira sans réfléchir.
Elle s’empourpra comme une pivoine et faillit s’étouffer avec son risotto.
— D’ailleurs, je ne redoute rien, ajouta-t-elle précipitamment. Rien du tout.
— Tant mieux, répondit Stefano d’une voix onctueuse. Je ne voudrais pas vous faire peur. Le
fait est que vous me fascinez, purement et simplement.
— Je suis sûr qu’il n’y a rien de simple là-dedans, et encore moins de pur, ironisa-t-elle.
Il soupira, sans cependant manifester la moindre colère.
— Pourquoi me repoussez-vous chaque fois que j’essaie de vous dire quelque chose de gentil ?
Laissez-moi entrer dans votre vie, juste un petit peu. Vous ne le regretterez pas. Je peux vous
apporter beaucoup. Avec votre talent et mon argent, il n’y aurait plus de limite à ce que vous
pourriez réaliser.
Hypnotisée par la douceur de son visage, Kira ne protesta pas lorsque sa main glissa sur la
sienne. Il la caressa doucement, lui rappelant les sensations qu’elle avait éprouvées dans ses bras
deux semaines plus tôt, et la sensation de vide qu’elle avait ressentie lorsqu’il était parti. Car, elle
avait eu beau passer seulement une heure en sa compagnie, il lui avait manqué dès l’instant où il
s’était envolé.
Une bouffée de chaleur lui fit saisir son verre de vin et le terminer d’un trait. Elle avait soudain
terriblement envie de Stefano, comme ce jour-là à Bella Terra. Elle vit dans son regard que ce
sentiment était réciproque et sentit, sous la table, son pied glisser entre les siens.
— Dès l’instant où vous signerez ce contrat, murmura-t-il, je vous emmènerai à Silver Island et
je vous montrerai mon nouveau paradis. Le soleil, le sable, l’eau bleue et chaude…
Sa voix caressait Kira comme les vagues qu’il évoquait ; elle sentit sa raison vaciller, une fois
de plus… Quelque part, au tréfonds de son esprit, une sirène d’alarme étouffée se fit entendre.
— Stefano, je…
Les aboiements aigus d’un chien miniature se firent entendre, rompant la magie du moment. Une
expression étrange traversa le visage de Stefano mais disparut presque aussitôt comme il se
composait un sourire neutre, le regard tourné vers l’entrée.
Kira pivota pour voir ce qui avait attiré son attention. Une blonde immense était en train de
tendre un sac à main de marque à la réceptionniste. La tête d’un chihuahua en émergeait. Il lança un
autre aboiement avant de disparaître dans le vestiaire.
Débarrassée de son fardeau, la blonde se tourna vers la salle pour la balayer du regard. Après
avoir fait signe à plusieurs personnes, elle se dirigea dans un cliquetis de talons aiguilles vers leur
table. Kira se crispa et, mécaniquement, passa une main sur sa veste pour en chasser d’éventuels
plis.
— Chantal ! s’exclama Stefano comme la femme approchait.
Avec un sourire éclatant, il se leva pour l’accueillir et l’embrassa sur les joues comme s’il était
ravi de la voir. Kira savait que ce n’était pas le cas — elle avait lu dans ses yeux une touche
d’agacement —, mais il jouait son rôle à la perfection.
— Stefano, mon chou ! s’exclama la nouvelle venue en accordant à peine un regard à Kira. Ça
fait une éternité.
— C’était bien, à Biarritz ?
— Ç’aurait été mieux avec toi, soupira-t-elle d’un air théâtral. Tu ne me présentes pas ta
nouvelle amie ? Je ne pense pas vous avoir déjà rencontrée, n’est-ce pas ?
— Kira et moi travaillons ensemble.
— Enchantée, fit Chantal avec un sourire froid, avant de reporter son attention sur Stefano.
Kira n’était pas dupe. Elle avait vu de la compassion dans le regard de la blonde. Une
compassion qui trahissait un fait déprimant : Chantal ne la considérait pas comme une menace !
Stefano et elle discutèrent pendant de longues minutes, échangeant banalités et anecdotes sans
intérêt, parfaitement à l’aise l’un avec l’autre. Stefano essaya d’associer Kira à la conversation à
plusieurs reprises, en vain. Non seulement celle-ci n’était pas douée pour ce genre d’exercice,
mais Chantal lui coupait la parole chaque fois qu’elle ouvrait la bouche.
Elle attendit donc avec une patience stoïque le départ de la blonde. Quand Stefano se rassit
enfin, n’osant pas le regarder, elle plongea les yeux dans son assiette.
Il l’avait présentée comme une relation de travail : voilà qui avait le mérite de mettre les points
sur les « i ». Puisqu’il la considérait ainsi, au moins n’aurait-elle pas à redouter qu’il lui saute
dessus.
Stefano s’était remis à manger comme si rien ne s’était passé, la laissant se consumer dans les
flammes invisibles de l’humiliation. Kira tenta de se consoler en songeant que c’était à cela que
devait ressembler une liaison avec lui : des irruptions aussi intempestives que fréquentes de
femmes en robes de grands couturiers.
Bref, l’enfer !
Après quelques bouchées de risotto, il leva les yeux vers elle et sourit.
— Où en étions-nous ?
Kira dut puiser dans ses dernières ressources d’énergie pour sourire comme si de rien n’était.
— J’étais en train de vous dire qu’il était inutile de vous faire des idées sur mon compte. Je me
suis déjà fait avoir par un homme et je n’ai pas l’intention de replonger. Je ne vais pas vous tomber
dans les bras sous prétexte que vous m’embauchez.
Une lueur qu’elle ne put identifier apparut dans le regard de Stefano. Mais il ne s’agissait pas de
contrition, elle en était sûre.
— Je ne me suis jamais imaginé une chose pareille.
Il avait l’air si sérieux que Kira comprit qu’il était sincère.
— Mais puisque nous abordons le sujet, reprit-il, je dois vous avouer que je suis curieux. Vous
avez mentionné avoir fui l’Angleterre pour échapper à quelque chose. J’aimerais savoir quoi, si ça
ne vous dérange pas d’en parler.
Elle l’observa en silence, hésitante. Il ne l’avait pas quittée un instant des yeux depuis qu’il
avait relancé la conversation. Il n’avait pas regardé une seule fois par-dessus son épaule pour voir
ce que faisait Chantal. Quoi qu’il se soit passé entre eux autrefois, cette dernière ne faisait
apparemment plus partie de sa vie.
Kira prit une profonde inspiration, une nouvelle fois tentée de se décharger de son fardeau — ou
à tout le moins de le partager.
— Oui, je suis partie pour échapper à une tempête. Une affaire de cœur qui a mal tourné. Je n’y
étais pour rien, si ce n’est que j’aurais pu éviter bien des soucis en me montrant un peu moins
naïve. Bref, j’ai quitté le type en question et j’ai refait ma vie.
Comprenant qu’elle n’en dirait pas plus, Stefano hocha la tête d’un air grave.
— Il y a deux catégories de personnes : celles qui s’effondrent à la moindre difficulté et celles
qui sortent renforcées des épreuves. Vous appartenez à la seconde ; je vous admire pour cela.
— Je ne me suis pas vraiment remise du jour au lendemain, reconnut Kira d’un air penaud. Mais
vous avez raison : tirer un trait sur le passé était la meilleure chose à faire. J’ai repris ma vie en
main et j’ai décidé de suivre une formation en horticulture. J’ai toujours eu la main verte et on m’a
reconnu un peu de talent. Trois ans plus tard, j’exposais pour la première fois à Chelsea. Vous
connaissez la suite…
— Je la connais, confirma Stefano, se penchant vers elle pour lui caler une mèche de cheveux
derrière l’oreille.
Kira se sentit succomber lorsque ses doigts effleurèrent sa joue. Comme il aurait été facile de se
pencher et de l’embrasser… En moins d’une heure, il l’avait irritée, déroutée, charmée, parfois les
trois en même temps. Elle n’arrivait plus à réfléchir normalement.
Puis, de l’autre bout de la salle, le rire de Chantal se fit entendre. Kira se crispa instantanément,
se demandant si la belle blonde ne se moquait pas d’elle. De toute façon, si elle ne le faisait pas
maintenant, ce n’était sûrement qu’une question de temps…
Cette soudaine distraction l’aida à recouvrer un semblant de lucidité.
— Je croyais que nous étions ici pour parler travail ? reprit-elle, d’une voix moins assurée
cependant qu’elle ne l’aurait souhaité.
Avec un sourire dévastateur, Stefano leva son verre en portant un toast silencieux.
— Pourquoi nous limiter à cela ?
Kira s’empourpra, en proie à l’étrange sensation que les jours se dissolvaient et qu’elle se
retrouvait à Bella Terra, dans ses bras, plaquée contre son corps musclé. Le sourire de Stefano
était innocent, mais ses yeux ne dissimulaient rien de ses véritables intentions : il voulait la
conquérir, la posséder. En d’autres mots, coucher avec elle.
Mais le plus inquiétant, c’était qu’elle aussi en mourait d’envie…
6.
Kira dut lutter pour conserver son flegme. Ils avaient envie l’un de l’autre ? Très bien ! Mais
elle ne voulait pas des problèmes qui ne manqueraient pas d’en découler. Le troublant Italien lui
briserait le cœur, c’était certain. Que se passerait-il lorsqu’il l’abandonnerait ? Il habiterait à
quelques centaines de mètres d’elle à Bella Terra. Comment pourrait-elle continuer à vivre comme
si de rien n’était ?
Tout cela n’augurait rien de bon. Elle devait se montrer prudente, ne pas baisser sa garde un seul
instant. S’il y avait la moindre faille dans son armure, Stefano la trouverait…
Décidant peut-être qu’il l’avait assez torturée, il changea de sujet sans crier gare.
— Si vous voulez, je pourrai vous aider à trouver une nouvelle maison. Avec mes contacts, ce
sera facile. Si vous voyez quelque chose qui vous plaît, quel que soit le prix, faites-le-moi savoir.
Ces mots eurent pour effet de la faire redescendre sur terre. Elle le dévisagea, incrédule.
— Vous essayez encore de me chasser de mon cottage ? Je vous l’ai dit et je vous le répète : j’y
suis parfaitement heureuse. Je n’ai besoin de rien d’autre. Je ne quitterai pas Bella Terra.
Stefano ne répondit pas mais son sourire s’élargit. Kira sentit une chaleur moite exploser au
creux de son ventre.
— Vous êtes têtue. Vous êtes intègre également. Travaillez avec moi et votre avenir est assuré.
Il ne s’agit pas seulement de mes propriétés… Comme je vous l’ai dit, Albani International
soutient divers projets caritatifs. Une fois que vous en aurez terminé avec mes résidences, vous
pourrez leur apporter votre touche.
— Je suis ravie que vous ayez une telle confiance en moi…
— Que diriez-vous de visiter ma maison quand nous aurons fini de déjeuner ? Vous pourriez
voir d’où vous travaillerez si vous décidez de signer ce contrat. J’ai dit au prince Alfonse que
vous ne reviendriez pas aujourd’hui.
— Vraiment ? J’espère que vous lui avez également dit que nous nous voyions pour affaires, afin
qu’il ne se fasse pas des idées !
Stefano garda une nouvelle fois le silence, la laissant imaginer le pire. Un sourire vaguement
moqueur flottait sur ses lèvres ; il eut raison des dernières réticences de Kira : elle allait lui
montrer qu’il ne l’intimidait pas. Ou plutôt : elle allait lui faire croire qu’il ne l’intimidait pas…
— Je pense que c’est une excellente idée. Je serais ravie de visiter votre maison. Je n’accepte
jamais un contrat sans avoir étudié les lieux auparavant.
— Parfait. Vous pourrez les observer à votre gré.
Il fit un signe au serveur, qui leur apporta aussitôt une bouteille de champagne pour
accompagner leur dessert, des meringues légères comme des nuages, glacées de sucre rose.
Stefano leva sa coupe sans rien dire, les yeux dans ceux de Kira. Elle se rappelait lui avoir vu
exactement la même expression, à Bella Terra, une fraction de seconde avant qu’il ne l’embrasse.
C’était un regard qui devait séduire toutes les femmes. Malgré sa lucidité à ce sujet, elle sentit son
bas-ventre irradier de plaisir.
— A notre future collaboration, lança-t-il enfin d’une voix de velours.
— Je n’ai pas dit oui.
— Pas encore.
— Vous êtes toujours aussi sûr de vous ?
Il dissipa soudain la tension d’un éclat de rire.
— Je n’ai jamais rencontré une femme aussi directe que vous ! Mais pour répondre à votre
question : oui, je suis en général très sûr de moi. J’obtiens toujours ce que je veux.
Cette affirmation sonnait dangereusement, comme une mise en garde…

***
La maison de Stefano n’étant pas loin du restaurant, ils s’y rendirent à pied. Kira eut d’abord du
mal à rester à la hauteur de son compagnon, qui marchait à grandes enjambées à travers les ruelles.
Il finit par s’en apercevoir et, sans un mot, ralentit l’allure.
Ils traversèrent un square inondé de soleil avant de s’engager dans un petit goulet, formé par les
murs de pierres de deux édifices historiques. Après une dizaine de mètres, Stefano s’arrêta devant
une porte de bois gigantesque. Il poussa un petit battant percé dans l’un des immenses vantaux.
— Par ici.
Kira hésita, regardant nerveusement la rue étroite et plongée dans l’ombre.
— Pourquoi êtes-vous si tendue ? fit Stefano en riant. Vous êtes dans le quartier le plus chic de
Florence et, à vous voir, on dirait que je suis sur le point de vous kidnapper !
Une vision éclata dans l’esprit de Kira, aussi vive que fugace : elle vit Stefano l’emmener dans
le désert sur un pur-sang, l’entraînant loin de toute civilisation, vers sa tente dressée au beau
milieu d’un océan de sable, là où personne ne les trouverait…
Mais le spectacle qu’elle découvrit en le suivant l’arracha brutalement à ses fantasmes. La cour
intérieure n’était guère plus qu’un puits de lumière encadré de hauts murs qui découpaient, une
dizaine de mètres plus haut, un petit carré de ciel. Le bâtiment était ancien et magnifique, mais
créer un jardin à cet endroit allait nécessiter une sacrée dose d’imagination ! Le soleil ne devait
atteindre la cour que lorsqu’il était à la verticale.
— Seigneur…, murmura Kira pour elle-même.
Puis elle ajouta, à voix haute cette fois :
— Ça va être un sacré défi.
Stefano lui décocha un regard inquiet.
— Si vous pensez que c’est perdu d’avance, dites-le-moi. Je ferai juste nettoyer la cour et nous
en resterons là.
— Non, non, pas question d’abandonner ! Tout est faisable avec un peu de débrouillardise.
Puis, tirant un calepin de son sac, elle entreprit de prendre des notes tout en arpentant l’étroit
espace.
— Ce que j’aimerais…
— Ce que vous aimeriez n’a pas d’importance, le coupa-t-elle. Je vais d’abord vous dire ce
qu’il est possible de faire, après quoi vous pourrez choisir parmi les options disponibles.
— Je croyais que le client était roi ? grommela Stefano, les mains sur les hanches. Qu’est-il
advenu de ce bon vieil adage ?
— Comme vous voudrez, fit Kira en haussant les épaules. Nous pouvons aussi faire les choses à
votre façon. Vous avez raison, c’est vous qui payez. Mais dans ce cas, je ne peux pas garantir que
vous serez satisfait à cent pour cent. Parce que les seules plantes qui ont une chance de survivre
dans cette cour doivent avoir été choisies spécifiquement. Dans le cas contraire, vous risquez de
les voir mourir tous les mois. Préparez-vous à les remplacer en permanence.
— Ce n’est pas un problème.
— C’en est un pour moi. Je ne suis pas une hippie, mais je trouve dommage de tuer de la
végétation pour rien. Je préfère que nous travaillions main dans la main dès le départ, et que nous
réussissions du premier coup.
— Main dans la main ? demanda Stefano avec un sourire en coin. Ça me plaît. J’accepte.
Kira sourit, faisant mine de ne pas saisir le sous-entendu.
— Parfait. Mon site Internet dispose d’un moteur de recherche permettant de sélectionner les
variétés recommandées en fonction de l’endroit où elles seront plantées. Vous pouvez les
télécharger et prendre votre temps pour décider lesquelles vous préférez. Au final, ce sera votre
choix et non le mien.
— Je sais. C’est pour ça que je veux vous engager. Mais j’ai également besoin de vos conseils.
Entrons, et nous pourrons parcourir votre site ensemble sur mon ordinateur.

***
Stefano la conduisit jusqu’à une pièce brillamment éclairée située au rez-de-chaussée. Il y
flottait une odeur d’imprimerie et de solvants un peu âcre qui prit Kira à la gorge. Des piles de
prospectus reposaient sur des tables, une grosse imprimante bourdonnait dans un coin. Stefano lui
indiqua l’un des nombreux ordinateurs installés dans la pièce.
— Ce n’est pas la plus belle pièce du bâtiment, mais c’est le centre névralgique de mes
opérations, expliqua-t-il. De là, je peux être en contact avec le monde entier sans avoir besoin
d’aller au bureau. Certains de mes collaborateurs les plus proches travaillent d’ailleurs ici.
Tirant une chaise, il lui indiqua d’un sourire de prendre place. Kira s’installa sans se faire prier
devant un écran et tapa l’adresse de son site. Quand celui-ci apparut sur l’écran, Stefano hocha la
tête d’un air appréciateur qui la fit rougir de plaisir.
— Je veux ressentir pour cette maison la même affection que vous éprouvez pour votre cottage.
Comme je vous l’ai dit, j’ai eu beau acheter des demeures de rêve, je n’arrive jamais à m’y sentir
chez moi.
Kira fit pivoter sa chaise et leva les yeux sur lui.
— Ce n’est pas étonnant si vous considérez ces propriétés comme des investissements. Je suis
sûre que j’ai dépensé plus dans mon cottage que je n’en retirerais si je le vendais.
— Vous avez raison. Et en ce qui concerne Bella Terra, rassurez-vous, ce n’est pas un
investissement à mes yeux. C’est différent. Je veux y trouver… le bonheur.
Kira se tourna de nouveau vers l’ordinateur, un peu irritée. Il se plaignait sans cesse et sans
raison, comme tous les millionnaires qu’elle avait eu l’occasion de côtoyer dans son travail.
— Ah, que c’est dur d’être riche ! ne put-elle s’empêcher d’ironiser.
— C’est peut-être un cliché, répondit gravement Stefano — sans s’offusquer comme elle l’avait
anticipé —, mais certaines choses sont difficiles, que vous soyez riche ou non. Je vous envie de…
Il s’interrompit brutalement et se redressa, sourcils froncés.
— Voilà que je recommence à vous parler de moi.
Mais Kira brûlait d’envie d’en savoir davantage. Ces allusions, ces fenêtres ouvertes sur sa vie
tout à coup et aussi soudainement refermées, ne lui suffisaient pas.
— Quelles raisons avez-vous de m’envier ? Je n’ai rien, et vous avez tout ce qu’un homme peut
désirer.
Le sourire de Stefano réapparut, dénué de chaleur cette fois.
— C’est ce que vous croyez ?
— Oui, répondit simplement Kira, en accédant à la page réservée aux plantes pour jardins
ombragés. Plus ou moins.
— Dans ce cas, je me tais. J’ai moi-même eu ma dose de banquiers et autres richards qui
n’arrêtaient pas de se plaindre de leur sort quand j’étais jeune. J’étais guide touristique, mais
j’aurais aussi bien pu faire office de psychiatre !
— Je parie que la gent féminine constituait l’essentiel de votre clientèle, le taquina Kira sans
quitter l’écran des yeux.
— Je vous l’ai dit : je ne mélange pas plaisir et affaires moi non plus. Du moins pas si je peux
l’éviter, précisa-t-il avec un sourire carnassier. Mais à l’époque, il n’était pas question pour moi
de m’amuser. C’est comme ça que je suis arrivé là où j’en suis. Je me suis aperçu qu’il n’y avait
personne sur le marché qui offrait des prestations de luxe. Je me suis donc acheté un costume
d’occasion, et tout le monde connaît la suite : Albani International a des bureaux et des hôtels dans
le monde entier. Nous publions nos propres guides…
Il marqua une courte pause, pensif.
— Pourtant, reprit-il, malgré cela, il me manque quelque chose. Une certaine… satisfaction.
Oui, c’est bien le mot. Malgré mon succès, je ne suis pas satisfait.
Il prit appui sur le rebord de la table. Kira, tout en continuant ses recherches, ne put s’empêcher
de lui jeter un regard curieux. Ses yeux étaient légèrement voilés, comme s’il regardait avec
tristesse un paysage intérieur désolé.
— Je veux être aussi heureux chez moi que vous l’êtes chez vous, reprit-il, un soupir soulevant
son large torse. C’est un défi de taille, mais je suis sûr que vous êtes en mesure de m’aider à y
faire face.
Kira plongea son regard dans ses yeux bleus, tremblant à l’idée de tout ce qu’elle était prête à
faire pour lui, dans son jardin et surtout au-delà…
Mais elle prit son ton le plus professionnel pour répondre :
— Ne vous en faites pas, je crois n’avoir jamais déçu un client. Si je travaille pour vous, je
ferai de mon mieux pour satisfaire vos rêves les plus fous.
7.
Kira rougit furieusement en se rendant compte de la façon dont ses paroles pouvaient être
interprétées. Mais n’était-ce pas ce qu’elle avait voulu, inconsciemment : lui faire passer un
message à double sens ?
Stefano la dévisageait avec attention, les sourcils légèrement froncés. Kira songea avec effroi
qu’elle allait finir par se trahir, par lui révéler ses véritables sentiments. Ce n’était plus qu’une
question de temps, elle le sentait. Elle ne pourrait plus jouer très longtemps la comédie de
l’indifférence et du professionnalisme.
Elle se réfugia dans le travail, tapant sur la touche « entrée » du clavier avec un peu plus de
force que nécessaire. Des gouttes de pluie apparurent à l’écran puis, coulant sur toute la surface, se
transformèrent en photos de plantes.
— Très joli, commenta Stefano. Presque autant que vous.
Elle le remercia d’un sourire, se rappelant que ce genre de badinage lui venait naturellement,
sans qu’il ait besoin de réfléchir. Elle l’avait vu à l’œuvre avec Chantal. Dans sa bouche, un
compliment ne signifiait rien.
— Je vais entrer les détails de votre cour dans le logiciel, expliqua-t-elle. Sa taille, son
exposition, son ensoleillement…
— … qui ne sera pas très important, je suppose.
— Ne vous en faites pas, j’ai quelques idées, fit Kira d’un ton assuré.
Elle sentait sa confiance en elle revenir, comme toutes les fois qu’elle se concentrait sur son
travail. Ce qu’elle devait éviter à tout prix, c’étaient les considérations sentimentales.
— Quelques miroirs habilement placés devraient permettre d’illuminer les recoins les plus
sombres, expliqua-t-elle.
— C’est un peu l’effet que vous avez sur moi.
Il était penché sur l’ordinateur, si proche qu’elle percevait son parfum, la chaleur de son corps.
Kira frémit mais se raidit pour lui dissimuler l’effet qu’il avait sur elle. Ses doigts couraient sur le
clavier, entrant les paramètres de la cour, lui rappelant ce qu’elle était venue faire en ces lieux.
Elle n’était pas là pour se laisser séduire par Stefano mais pour travailler. Elle était ici comme
paysagiste, pas en tant que maîtresse potentielle !
Elle avait beau faire de son mieux pour ne pas le regarder, Stefano lui faisait l’effet d’un aimant.
Malgré elle, ses yeux dérivaient régulièrement vers lui. Elle les reportait aussitôt sur l’écran, mais
ce manège finit par créer en elle une tension presque intolérable, une impatience que seul Stefano
pourrait satisfaire en la prenant dans ses bras, en la…
Seigneur, que lui arrivait-il ? Elle devait finir ce qu’elle était en train de faire et partir le plus
vite possible. S’attarder en ces lieux était dangereux.
— Vous disiez pouvoir satisfaire tous mes désirs ? demanda Stefano au même instant, comme
s’il avait perçu son trouble et prenait plaisir à la torturer.
Il avait choisi ses mots avec soin. Sachant qu’il la provoquait, Kira parvint à ne pas se laisser
troubler.
— Effectivement, répondit-elle avec aplomb.
Et, afin de dissiper toute ambiguïté, elle ajouta :
— Je transformerai cette cour en un élégant jardin. Ne vous inquiétez pas.
Le regard de Stefano continua de peser sur elle tandis qu’elle pianotait sur son clavier. Kira se
sentit rougir sous cet examen mais se força à se concentrer sur son travail. Une sourde attente
enflait en elle, mais elle n’aurait su dire ce qu’elle espérait. Ou plutôt, elle le savait trop bien et
préférait ne pas y penser !
Après quelques minutes, son écran lui offrit une distraction bienvenue sous la forme d’une
représentation de la cour en trois dimensions.
— Voilà une simulation de ce que cela pourrait donner, avec des volumes approximatifs et des
idées d’espèces végétales.
Elle s’adossa de nouveau à sa chaise tandis que Stefano se penchait en avant. Elle fut presque
déçue de constater que son attention, cette fois, était véritablement rivée sur l’ordinateur. Après
quelques instants, un sourire glissa sur ses lèvres.
— C’est impressionnant.
Kira balaya le compliment d’un geste.
— Ce n’est qu’un premier jet. La version définitive va demander bien plus de travail et de
temps. Et c’est seulement la cour intérieure : vous n’avez pas mentionné un jardin sur le toit ?
— Si. Le toit est complètement plat et, du fait de travaux d’étanchéité effectués dans les années
soixante, presque entièrement recouvert de goudron. Mais la vue y est merveilleuse. Il serait
criminel de le laisser dans cet état. De plus, j’aime l’idée d’un sanctuaire, d’un endroit dont
personne d’autre que moi ne connaîtrait l’existence.
— A part moi.
— A part vous. Les meilleurs secrets sont ceux que l’on partage, après tout.
Kira sourit, gagnée par sa bonne humeur.
— Et si nous allions inspecter ce fameux toit ?
— Je croyais que vous n’alliez jamais me le demander…

***
La maison de Stefano était immense, étalée sur plusieurs ailes du bâtiment. Les étages inférieurs
étaient occupés par des bureaux et servaient d’annexe à Albani International. L’ensemble exsudait
un charme ancien, parfois vétuste, qui contrastait avec les résidences de millionnaires que Kira
avait déjà visitées. Dans ces dernières, elle passait en général de pièce en pièce en dissimulant du
mieux qu’elle pouvait son ennui, acquiesçant aux explications de ses hôtes avec une admiration
feinte.
Chez Stefano, c’était différent. Il y avait toujours un détail surprenant, un meuble ancien perdu
dans une pièce remplie d’ordinateurs dernier cri ou, à l’inverse, un détail moderne dans un écrin
de tradition. L’Italien lui avait dit que sa maison manquait d’âme, mais Kira n’était pas d’accord.
Tout ce qui manquait à cet endroit, c’était une direction claire, une vision. Mais le cœur était bel et
bien là, une présence invisible émanant des poutres centenaires, des portes anciennes, des murs
irréguliers, flottant dans les senteurs de bois ciré et de vieilles pierres.
Stefano la présenta à tous les gens qu’ils rencontrèrent, employés d’Albani ou personnel de
maison, ce qui la flatta. Elle apprécia moins, en revanche, le ton charmeur qu’il semblait employer
avec toutes les femmes.
— Vous êtes bien silencieuse, observa-t-il comme ils franchissaient une porte de verre qui
donnait accès à ses quartiers privés.
— C’est parce que je lutte contre l’envie de vous contredire, répliqua Kira. Vous me présentez
comme une future collaboratrice à tous les gens que nous rencontrons. Or, je vous rappelle que je
n’ai toujours pas signé ce contrat.
Stefano haussa les épaules, comme s’il s’agissait d’un détail mineur.
— Vous le signerez. Vous êtes intelligente.
Sa voix était suave mais dénuée d’ironie. Il était sûr de son fait. Kira en fut irritée, même si elle
savait pertinemment qu’il avait raison.
Un ascenseur les mena directement sur le toit, écrasé de soleil à cette heure de la journée.
Stefano attendit patiemment pendant qu’elle en faisait le tour, admirant le magnifique panorama sur
Florence. Le bruit de la circulation montait de la ville, étouffé et distant. Impressionnée par cet îlot
de tranquillité, Kira se tourna vers Stefano.
— C’est incroyable cette vue à 360 degrés ! On dirait qu’il n’y a qu’à tendre la main pour
toucher le Duomo. Et cette lumière… Elle est presque dorée. Je me demande d’où ça vient.
— C’est la lumière toscane. Elle nourrit depuis des siècles l’imagination des poètes. Mais si
vous préférez une explication plus prosaïque, je pense qu’elle est due à la couleur des façades et
des tuiles.
Kira se tourna vers lui, un sourire aux lèvres. Il étudiait la vue avec un plaisir évident. Pour la
première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, il paraissait presque en paix, totalement
décontracté.
— Vous pensez que vous pouvez faire quelque chose de ce toit ? s’enquit-il, reportant soudain
son attention sur elle.
— L’avantage de ne partir de rien, c’est qu’on peut tout imaginer, tout tenter. La vue est déjà
spectaculaire, c’est l’essentiel. Il suffit juste d’améliorer le premier plan, ce qui ne devrait pas être
trop difficile. Et vous avez raison, il est urgent d’agir. Vous ne pouvez pas amener une femme
comme Chantal ici, dans ce désert de béton couvert de fientes de pigeon.
Tout en parlant, elle s’était penchée pour regarder en contrebas, par-dessus le parapet, la rue qui
longeait l’immeuble. Grossière erreur… Sa tête se mit aussitôt à tourner comme la gueule béante
du vide l’aspirait.
— Oooh…
Elle vacilla. Soudain, les mains de Stefano se refermèrent sur elle, l’éloignant du bord.
Rouvrant les yeux, elle vit son beau visage, à quelques centimètres du sien à peine.
— C’est dangereux. Vous devriez regarder où vous mettez les pieds.
Kira crut y déceler un avertissement à double sens mais décida qu’il s’agissait d’un effet de son
imagination surchauffée.
— Je suis désolée, Stefano. Je… je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Cet endroit a un étrange effet sur les gens, déclara-t-il d’une voix douce, presque pensive, qui
contrastait avec sa poigne d’acier.
— Je commence à m’en rendre compte, dit Kira, osant à peine le regarder.
— Il me donne le souffle de vous dire de nouveau à quel point je vous trouve belle.
Elle secoua la tête pour refuser le compliment, se demandant quoi répondre à cela. Mais son
dilemme ne dura pas longtemps : quelques secondes plus tard, les lèvres de Stefano effleuraient les
siennes.
Kira leva les yeux vers lui, le cœur battant à cent à l’heure. Puis elle s’abandonna à lui et ils
s’embrassèrent à en perdre haleine. Autour d’elle, le monde parut s’estomper, se fondre dans une
brume dorée.
Quand Stefano se détacha d’elle, il pressa la joue contre ses cheveux en une étreinte urgente,
presque fébrile.
— Venez avec moi. Maintenant.
— Je… je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas souffrir.
Stefano se recula légèrement pour l’étudier d’un air franc, rassurant.
— Je ne vous ferai jamais souffrir. Je le jure.
— Je… je ne peux pas prendre le risque, insista Kira d’une voix presque désespérée.
— Je n’ai que des bonnes choses à vous offrir, comment voulez-vous que cela soit source de
souffrance ? Rien n’est éternel, nous le savons tous les deux, et je ne vais pas prétendre le
contraire. Mais tant que nous ne perdons pas ça de vue, il n’y a rien à craindre.
Ses lèvres se posèrent de nouveau sur celles de Kira, étouffant toute protestation. Avec un
soupir, elle se laissa aller contre lui.
— Profitons du présent sans nous soucier du lendemain, souffla-t-il.
C’était tentant ; très tentant. Que risquait-elle ? Stefano n’était pas marié, ils étaient tous les
deux libres comme l’air. Les circonstances étaient complètement différentes de celles de son
dernier échec. Cette fois, Kira savait ce qu’elle faisait.
Ses défenses fondirent sous l’intensité du sourire de Stefano. Il irradiait, juste pour elle.
Alors elle acquiesça.
***
Glissant un bras autour de ses épaules, Stefano l’entraîna vers l’ascenseur. Il leur fallut moins
d’une minute pour arriver devant la porte de sa chambre, mais ses mains dansaient déjà sur la
veste de Kira, en défaisaient un à un les boutons.
— Je sais que nous sommes d’accord pour ne pas mélanger vies professionnelle et privée,
murmura-t-il. Mais vous seriez la première à me rappeler que vous n’avez pas encore signé notre
contrat. Officiellement, nous ne travaillons pas ensemble.
Kira passait sans cesse de l’excitation à la panique, en une folle alternance qui brouillait sa
raison et ses repères. Elle ne savait plus vraiment ce qu’elle ressentait, à part une furieuse envie
d’arracher les vêtements de Stefano, puis les siens. Cela lui ressemblait si peu qu’elle en aurait
rougi d’embarras si elle avait eu un semblant de lucidité ; mais cette dernière n’était plus qu’un
lointain souvenir, une lumière qui vacillait à l’horizon, sur le point de s’éteindre totalement.
Elle lui envoya cependant un dernier signal, rassurant, lui garantissant qu’elle n’avait rien à
craindre. Elle allait profiter de ce que Stefano avait à lui offrir — qu’elle le veuille ou non, elle ne
pouvait plus lui résister… Et tant qu’elle n’attendait rien d’autre de lui que du plaisir au lit, il ne
pouvait rien lui arriver.
Puis elle arrêta de réfléchir, emportée par les sensations qu’il éveillait en elle, par la musique
de son propre corps, dont il jouait tel un virtuose. Il l’avait attirée dans le sanctuaire de sa
chambre, protégée des ardeurs du soleil par des volets tirés sur les fenêtres ouvertes. Il y régnait
une pénombre bienveillante, seulement percée par le chemin de lumière qu’un espace entre les
rideaux dessinait sur le sol de marbre. Quel endroit merveilleux, songea Kira. Ce fut sa dernière
pensée consciente avant de s’abandonner à ses pulsions.
Stefano était plus attentionné encore que dans ses rêves les plus fous. Ses doigts couraient sur sa
peau avec la légèreté d’un papillon et, quand elle sentit son menton rugueux effleurer l’un de ses
seins, elle ne put retenir un cri de plaisir.
Peu lui importait, en cet instant, le nombre de femmes qui l’avaient précédée dans cette
chambre. Dans les bras du bel Italien, elle avait l’impression d’être la seule qui comptait. Et
lorsque sa culotte de dentelle glissa le long de ses jambes, lorsque la langue de Stefano s’immisça
au creux de sa féminité, une extraordinaire vitalité s’empara d’elle, faisant danser son corps sur les
draps blancs et soyeux.
Ses lèvres remontèrent ensuite sur son ventre, assaillirent les pointes engorgées de ses seins.
Elle ne l’avait pas vu se déshabiller mais constata soudain qu’il était nu. Son sexe se dressait au-
dessus d’elle, superbe et arrogant. Kira le regarda avec une fascination mêlée de crainte.
Avec un sourire satisfait, il guida sa main le long de sa virilité brûlante et palpitante, puis
poussa un grondement sourd quand elle s’enhardit dans ses caresses.
Enfin, sans crier gare, il roula sur le côté. Refermant ses mains sur les hanches de Kira, il la
souleva sans effort pour l’empaler sur lui. Elle cria de plaisir lorsqu’il l’emplit d’une façon
entière, impérieuse. Après la surprise initiale, son corps s’adapta à cette présence massive, et une
première vague de plaisir fit danser des lumières devant ses yeux.
Elle dut poser les mains à plat sur son large torse pour ne pas perdre l’équilibre. Le regard de
Stefano l’enveloppait d’une aura bleue hypnotique. La tentation de s’y noyer, de laisser cette onde
lumineuse chasser tous ses doutes, était presque irrésistible.
C’était ce qu’elle avait redouté : il avait conquis son corps, il était maintenant aux portes de son
cœur…
Il s’était mis à bouger, la soulevant lentement pour s’enfoncer plus profondément en elle. Jamais
un homme ne l’avait possédée aussi intimement, aussi complètement. Sa gorge se serra, puis son
cœur s’emballa comme une étrange sensation enflait en elle. La pièce parut basculer et un long cri
de plaisir monta de ses lèvres.
A son tour, Stefano fut parcouru d’un frisson, s’abandonnant en spasmes ardents au plus profond
d’elle. Kira retomba sur le lit, toujours dans ses bras, reprenant lentement conscience de son
environnement : la brise qui jouait sur sa peau moite, le son distant d’un klaxon.
Peu à peu, la respiration de Stefano s’apaisa. Ses yeux étaient fermés, mais il la serrait toujours
aussi étroitement contre lui. Kira n’aurait su dire s’il s’était endormi.
Voilà, elle avait commis l’irréparable…
Ses craintes, un temps étouffées par la passion, resurgissaient avec plus de force encore. La
situation était désespérément familière, lui rappelait son erreur d’autrefois, le jour où elle s’était
réveillée par un froid matin, comme Oxford savait en offrir, pour constater que sa liaison avec son
professeur n’avait été qu’une illusion. Une simple, banale crise de la quarantaine dans laquelle
elle avait joué le rôle d’exutoire.
Dans combien de temps Stefano détruirait-il à son tour le bien-être que, contre son gré, Kira
sentait naître en elle ? Car elle savait déjà comment tout cela finirait : il se lasserait d’elle,
oubliant bientôt tout ce qui l’avait attiré tant qu’elle lui résistait.
Elle secoua la tête, désespérée. Seigneur, qu’avait-elle fait ? Elle avait ruiné ses propres rêves
en lui cédant. Dès l’instant où elle avait succombé à son charme, elle avait enclenché un compte à
rebours fatal.
Avec un soupir de dépit, elle ferma les yeux.
Lorsqu’elle les rouvrit, le soleil couchant teintait les murs d’ambre. La maison était silencieuse,
Stefano endormi tout contre elle. Comment avait-elle pu s’assoupir sans s’en rendre compte ?
Une délicieuse langueur alourdissait ses membres mais un nouvel accès de panique enflamma
son esprit. Que faire ? Si elle partait maintenant, elle perdrait tout : le respect de Stefano, le travail
qu’il lui avait offert, sans parler des nuits de plaisir qui les attendaient. Mais comment rester ?
Comment faire pour ne pas penser chaque seconde à l’avenir, à l’échec inéluctable, aux larmes ?
Après de longues minutes, elle parvint à un compromis qui lui parut raisonnable : pendant que
Stefano serait à Florence, elle travaillerait sur ses jardins de Bella Terra ; quand il se rendrait à
Bella Terra, elle se consacrerait à sa résidence de Florence. De cette façon, elle s’assurerait de le
voir le moins possible. Il ne pourrait rien trouver à y redire : elle ferait exactement ce que son
contrat stipulait.
Priant pour que son plan fonctionne, Kira se glissa discrètement hors des bras de Stefano et,
pieds nus, passa dans la salle de bains. Elle venait de prendre place sous le jet brûlant de la
douche lorsque la porte s’ouvrit sur son amant.
Il était nu. Comme s’il s’agissait de la chose la plus normale du monde, il traversa la pièce de
marbre pour la rejoindre sous la douche. Dans un cri pudique, Kira couvrit sa nudité du mieux
qu’elle le put avec ses mains. Sa réaction provoqua l’hilarité de Stefano.
— Cara, il n’y a pas un centimètre de ton corps que je n’aie pas embrassé ou caressé, dit-il en
l’attirant à lui.
— Stefano, je… je ne crois pas que ce soit une très bonne idée…
Sans lui prêter la moindre attention, il fit couler du gel douche dans le creux de sa main et se mit
à le lui étaler sur le dos. Puis ses mains couvrirent ses seins, les caressant doucement. Avec un
gémissement de plaisir, Kira renversa la tête en arrière contre l’épaule de Stefano.
Poursuivant son enivrante exploration, il fit glisser ses lèvres le long de son ventre, s’agenouilla
et se perdit entre ses cuisses. Kira lui agrippa les cheveux, haletante, s’abandonnant au délicieux
supplice de sa langue. S’il avait voulu lui ôter toute envie de lui résister, c’était réussi. Elle était
prête, en cet instant, à faire tout ce qu’il lui demandait.
Alors, avec un sourire triomphant, il se redressa. Refermant les mains sur ses fesses, il la
souleva. Par réflexe, Kira noua ses jambes autour de sa taille. Stefano la pénétra avec un
grognement qui fit écho à son cri de plaisir. Ils firent l’amour sous le jet puissant de la douche,
jusqu’au moment où ils explosèrent de concert.
Quand ils eurent repris leur souffle, Stefano ferma le robinet, puis alla chercher d’épaisses
serviettes. Baissant les yeux sur lui, Kira constata avec un frisson que sa virilité n’avait pas fléchi.
Il suivit son regard et partit d’un rire penaud.
— Voilà l’effet que tu as sur moi. Il va falloir t’y habituer.
Elle le regarda sans un mot, les joues encore brûlantes de plaisir. Elle pourrait s’habituer à bien
des choses avec lui, et le sexe n’était pas la moindre d’entre elles.
Malheureusement, une petite voix lui soufflait qu’il ne lui en laisserait pas le temps.

***
Stefano la réveilla d’un baiser. Ouvrant les yeux, Kira mit quelques instants à se rappeler où
elle était. Un soleil matinal mais déjà vif pénétrait dans la pièce ; une brise agréablement fraîche
gonflait les rideaux.
Se redressant sur un coude, elle vit leurs vêtements éparpillés à même le sol et s’empourpra en
se rappelant leur après-midi de passion, puis la scène de la douche. Leurs étreintes s’étaient
ensuite prolongées très avant dans la nuit. Il lui avait semblé qu’elle ne se lasserait jamais de
Stefano, et cette impression lui avait paru réciproque. Restait à voir si tout cela survivrait à la
lumière du jour…
Son amant se tenait au pied du lit, habillé d’un costume visiblement sur mesure, un plateau à la
main. Une cafetière et des viennoiseries y étaient posées, entourant une unique tasse.
— Tu… tu pars ? demanda-t-elle.
Souriant, il vint poser le plateau sur ses genoux. Une délicieuse odeur de brioche chaude
chatouilla les narines de Kira et la fit saliver.
— J’en ai bien peur, soupira-t-il. J’ai du travail.
Elle resta silencieuse, ne sachant que dire ou comment se comporter. Elle avait rencontré
Stefano deux semaines plus tôt à peine, et voilà qu’elle se réveillait déjà dans son lit. L’avenir
s’annonçait excitant, professionnellement du moins, mais une ombre planait sur son bonheur. Elle
ne devait pas laisser cet homme faire dérailler une nouvelle fois sa vie. Elle avait déjà eu assez de
mal à s’en remettre la première fois.
— Je dois y aller, reprit-il en souriant. Lis le contrat calmement et fais-moi savoir quand tu
auras pris une décision. Si tu fais le bon choix, celui que j’espère, j’enverrai une voiture te prendre
plus tard.
— Une voiture ? Pour aller où ?
— A Silver Island. Je tiens à ce que tu voies les lieux par toi-même, comme tu l’as fait ici.
Kira, mue par une étrange et incontrôlable impulsion, décida de sauter à pieds joints dans
l’abîme.
— Pas la peine d’attendre, j’ai pris ma décision. J’accepte de signer.
Stefano s’arrêta sur le seuil et tourna vers elle un visage qui reflétait un mélange de surprise et
de satisfaction.
— Ça me fait très plaisir. Nous avons tellement de choses en commun…
C’était une allusion à peine voilée à ce qu’ils venaient de partager. Kira, d’humeur soudain
belliqueuse, lui retourna un regard de défi.
— Ne va pas te faire des idées pour autant ! Je suis une femme indépendante, Stefano. Par
conséquent, tant que nous travaillerons ensemble, nous ne pourrons pas…
— Nous discuterons plus tard de ce que nous pourrons faire ou pas, coupa-t-il.
Il revint vers elle, glissa une main derrière sa nuque et l’embrassa farouchement, chassant toute
velléité de rébellion de son esprit. Lorsqu’il la relâcha enfin, Kira dut faire appel à toute sa
volonté pour ne pas le retenir, le supplier de rester.
Il la toisa un instant, l’enveloppant de son regard magnétique. Un sourire éloquent flottait sur ses
lèvres, un sourire qui disait à Kira qu’il savait exactement ce qu’elle ressentait.
Puis il tourna les talons et disparut.
8.
Kira fixa la porte du regard, les lèvres encore palpitantes du baiser qu’ils venaient d’échanger.
C’était de la folie… Mais elle ne pouvait oublier le désir qu’elle avait lu dans les yeux de Stefano
et qui, tel un acide, attaquait lentement ses résolutions.
Sa liaison avec Hugh Taylor avait été totalement différente : son professeur avait menti et
comploté pour la convaincre — ainsi que d’autres élèves — de coucher avec lui. Stefano avait
beau être un séducteur, il avait le mérite d’être honnête. Il acceptait d’être à elle pour une durée
indéterminée. Mais il ne faisait pas mystère du fait que leur histoire aurait un jour une fin.
Cette histoire avec Hugh Taylor avait changé bien des choses dans sa vie. Elle l’avait détournée
d’une carrière universitaire et l’avait poussée à fuir. Pendant longtemps, elle s’était sentie salie,
souillée.
Faire l’amour avec Stefano avait tout changé. Pour une raison qu’elle ignorait, il lui semblait
avoir baigné dans une lumière salvatrice qui l’avait purifiée. Elle était femme et n’avait plus honte
de son corps, de ses désirs. C’était une révélation, dont elle assumait la dimension un peu
mystique, surnaturelle. Une sorte de miracle… Elle se rappelait chaque seconde passée avec
Stefano, la sensation de sa peau contre la sienne. Et, à sa grande surprise, elle était heureuse.
Puis un frisson la parcourut et son sourire s’évanouit. Le spectre du passé tendit une longue main
et toucha son épaule de ses doigts osseux. Stefano et elle étaient intimes depuis quelques heures à
peine, et déjà une forme de certitude montait en elle, parce que jamais elle n’avait rien ressenti de
tel — et surtout pas avec Hugh ! Mais elle n’avait pas davantage d’avenir avec Stefano qu’avec
son ancien amant…
L’honnêteté de l’Italien changeait-elle fondamentalement la donne ? Lui éviterait-elle la douleur
lorsque viendrait le jour de la séparation ?
Sans doute, oui. Car, cette fois, elle était en pleine possession de ses moyens. Elle savait où elle
allait. Elle ne risquerait pas le travail le plus lucratif et le plus stimulant de sa carrière parce
qu’elle avait peur de souffrir.
Quand la femme de chambre arriva, elle trouva Kira à l’endroit même où Stefano l’avait laissée.
Celle-ci regardait au loin, par-dessus les toits de Florence, perdue dans ses pensées.
Son esprit avait beau être limpide, son regard était trouble.

***
Stefano se carra contre la banquette de cuir de sa Mercedes et poussa un soupir de satisfaction.
La nuit en compagnie de Kira avait été extraordinaire. Bientôt, il se détendrait avec elle sur Silver
Island. La vie était belle.
Son front se plissa à l’idée de retourner au travail. Le contraste entre les quelques heures de
bonheur qu’il venait de vivre et la jungle urbaine qu’il traversait n’aurait pu être plus saisissant. Il
leva les yeux vers les tours du quartier d’affaires, qui le toisaient de leurs façades de verre et
d’acier. Cet univers coupe-gorge tapissé de faux-semblants, c’était son monde, sa vie. Il lui devait
sa réussite et se faisait un devoir de ne jamais l’oublier.
La plus délicieuse des fragrances l’arracha soudain à ses ruminations. Il regarda autour de lui,
se demandant d’où elle pouvait venir. Puis il comprit. Soulevant un pan de sa veste, il huma le
parfum de Kira, en emplit ses poumons. Le matin même, il l’avait serrée contre lui en
l’embrassant ; elle lui avait laissé ce délicieux souvenir. De nouveau, les images de leur nuit
l’assaillirent et, pendant quelques instants, un sourire éclaira son visage.

***
Son nouveau projet était la seule chose qui avait empêché Kira de penser constamment à Stefano
pendant la matinée. Mais cela ne dura pas longtemps. Comme elle déambulait au hasard dans la
maison, pour s’imprégner de son atmosphère, son amant s’insinua dans son esprit sous la forme
d’un mélange de rêveries, de fantasmes et de réminiscences.
Quand elle entrait dans une nouvelle pièce, elle parvenait à se rappeler ce qu’elle faisait là et à
se concentrer sur son travail — le bâtiment exsudait un charme suranné auquel elle ne pouvait
rester insensible. Mais le décor ne tardait pas à se dissiper et ce qu’elle appelait, faute d’un terme
moins impropre, son « âme d’artiste » lui représentait bientôt le corps nu de Stefano, tout aussi
digne d’admiration à ses yeux.
Elle avait étudié tous les balcons donnant sur la cour intérieure et s’apprêtait à remonter sur le
toit lorsque son portable se mit à vibrer dans sa poche. Elle répondit avec une telle précipitation
qu’elle faillit le faire tomber.
— Stefano !
— Je n’ai jamais été aussi content d’entendre mon propre prénom, plaisanta l’intéressé. Encore
que j’aie l’impression d’y distinguer une pointe de culpabilité. Qu’es-tu en train de faire ? De
manger mon chocolat ?
A son tour, Kira se mit à rire. Puis l’embarras la gagna lorsqu’elle constata la facilité avec
laquelle il avait lu dans ses pensées, et à distance en plus. Oui, elle se sentait un peu coupable car,
à l’instant même où il avait appelé, elle se l’imaginait nu sur un lit, bras et jambes en croix, à sa
pleine et entière disposition… Elle ne jugea pas utile de le lui avouer et lui offrit un demi-
mensonge :
— Non, je… j’étais en plein travail, c’est tout. Je visitais ta maison pour voir où il était
possible d’y mettre des plantes.
— Je suis ravi que tu prennes autant les choses au sérieux. Je sens que cette relation va être
fructueuse. Cette relation de travail, j’entends, ajouta aussitôt Stefano.
Mais cette ambiguïté était voulue, Kira le savait. Au lieu de s’en offusquer, elle sentit une
agréable chaleur monter en elle. Elle avait eu beau demander à Stefano de garder ses distances,
elle ne parvenait pas à lui en vouloir de flirter avec elle.
Il lui donnait simplement envie de sourire, en permanence. Surtout lorsqu’il reprit la parole pour
annoncer :
— Rentre chez toi préparer quelques affaires. Une voiture passera te prendre dans deux heures
pour te conduire à l’aéroport. Je t’emmène voir la deuxième phase de ton projet.

***
Effectivement, une voiture retrouva Kira à l’heure prévue pour la conduire à l’aéroport, au pied
du jet privé de Stefano. Ce dernier l’accueillit au sommet de la passerelle, où il lui embrassa les
mains en guise de salutation. Elle hésita, ne sachant ce qu’il attendait d’elle et par conséquent
comment se comporter. Lorsqu’elle leva les yeux sur lui, elle vit qu’il la dévisageait avec
attention, mais sans son habituel éclat moqueur.
— Kira…
Son nom sonnait de façon si sensuelle, dans sa bouche, qu’elle rougit comme une pivoine.
— Bienvenue, reprit Stefano. Dans quelques heures, nous atterrirons au paradis.
Elle décida de jouer la carte de la décontraction, tout en ayant la sensation que son sang
bouillonnait dans ses veines. Elle promena autour d’elle un regard appréciateur. L’avion était neuf,
son élégant intérieur n’était pas sans évoquer le décor du bureau de Stefano, dans l’immeuble
d’Albani International. Moquette épaisse, sièges de cuir et teintes crème donnaient une impression
de confort et de luxe discret.
— Au paradis ? J’ai l’impression que nous y sommes déjà, fit-elle d’un ton badin.

***
A bord, elle avait accès à tout ce qu’elle pouvait désirer : une sélection de magazines, des
romans classiques et des nouveautés, des disques, et bon nombre de DVD.
Hésitante face à un tel choix, Kira observa Stefano du coin de l’œil. Sitôt qu’ils eurent décollé,
ce dernier ouvrit son attaché-case et s’installa devant un ordinateur, sourcils froncés. Elle s’en
trouva soulagée, car cela signifiait qu’elle n’aurait pas à lutter en permanence contre les tentatives
qu’il ferait pour la séduire et l’attirance qu’elle éprouvait pour lui.
Tirant à son tour son portable de son sac, elle alla s’installer à un bureau à l’autre bout de
l’appareil. De là, elle pouvait profiter d’une certaine intimité tout en conservant un contact visuel
avec son compagnon. Elle ne voulait pas lui donner l’impression qu’elle le fuyait — même si
c’était exactement ce qu’elle faisait.
Mais se tenir à distance de Stefano s’avéra bien plus difficile qu’elle ne l’avait supposé : à
plusieurs reprises durant le vol, ses yeux dérivèrent vers l’autre extrémité de l’avion, le plus
discrètement possible. Elle ne voulait pas courir le risque de croiser son regard, ce qui l’obligerait
à faire la conversation. Leurs seuls sujets communs, pour l’instant, étaient le sexe et l’aménagement
de ses jardins : or, elle n’avait certainement pas envie d’aborder le premier, et n’avait pas assez
travaillé sur le second.
Elle réussit cependant tant bien que mal à focaliser son attention sur son écran et à se concentrer
sur son projet d’aménagement de la cour intérieure de Florence.
Elle était absorbée par le choix des plantes quand une étrange impression, comme une caresse
sur sa nuque, lui fit tourner la tête vers Stefano. Un sourcil froncé, il étudiait un document sans
prêter à Kira la moindre attention. Perplexe, elle se replongea dans son projet.
Quelques minutes plus tard, elle crut de nouveau sentir le regard de l’Italien sur elle. Mais là
encore, quand elle pivota, il était en plein travail. Son imagination lui jouait des tours et, à partir
de cet instant, elle décida de l’ignorer.
Lorsque le pilote annonça que Silver Island était en vue sur le côté droit de l’appareil, Kira
regarda aussitôt à travers le hublot. D’abord, elle ne vit que l’immensité de l’océan. Puis, après
quelques secondes, des îlots verts se détachèrent de l’horizon, flottant sur une mer d’un bleu
presque aussi intense que celui des yeux de Stefano.
— Je n’ai jamais rien vu d’aussi merveilleux ! s’exclama-t-elle.
— Moi si.
Elle se retourna, prête à faire de la place à son compagnon s’il décidait de la rejoindre. Mais il
la dévisageait depuis son siège, un sourire aux lèvres.
— Si ça te plaît, attends d’être au milieu des orchidées, sous un ciel piqué d’étoiles, un soir de
pleine lune. Là, tu comprendras le véritable sens du mot « merveilleux » !

***
Ils atterrirent une vingtaine de minutes plus tard sur un aérodrome privé. Contrairement à Bella
Terra — véritable four en été —, l’île était rafraîchie par une brise de mer. L’air était clair comme
du cristal, et Kira s’étira au soleil lorsqu’elle descendit de l’avion, inspirant à pleins poumons les
parfums iodés de l’océan.
— Quel bonheur, soupira-t-elle.
Une limousine apparut et les déposa en moins de cinq minutes sur un quai où des bateaux de
pêche dodus et colorés roulaient paresseusement à l’ancrage. Stefano les dépassa d’un pas alerte et
conduisit Kira à un navire d’un genre très différent, un hors-bord blanc dont il prit les commandes.
Dans une gerbe d’écume, ils s’élancèrent vers l’horizon bleu-vert.
— C’est là que je pensais m’établir avant de découvrir Bella Terra, expliqua-t-il, haussant la
voix pour couvrir le bruit des moteurs.
Peu à peu, les formes floues au loin se solidifièrent pour former un collier d’îles. Des montagnes
couvertes d’une végétation vert sombre occupaient le centre de chacune d’entre elles. Tout autour,
des plages de sable clair étaient léchées par une mer transparente et turquoise.
Le bateau ralentit après avoir franchi une barrière de corail. L’eau était si claire que Kira, en se
penchant, distinguait le fond sablonneux. Sur la plage, des enfants qui jouaient au ballon
interrompirent leur partie pour s’approcher du bord avec des cris de joie.
Comme Stefano leur lançait une amarre, Kira, prise d’une soudaine impulsion, ôta ses sandales
et sauta dans l’eau.
— Attention, il y a du courant ! lança son compagnon.
Mais l’avertissement vint trop tard. Tirée et poussée dans deux directions différentes, la jeune
femme piqua du nez dans soixante-dix centimètres d’eau. Elle en émergea en crachotant, sous les
rires des enfants, ravis du spectacle.
— Ça va ? demanda Stefano, sautant à son tour pour la rejoindre.
Kira riait à présent aussi fort que les gamins.
— Ça ne pourrait pas aller mieux ! fit-elle, repoussant une mèche trempée de ses yeux.
Secouant la tête, Stefano la conduisit jusqu’à la plage, puis désigna un tronc de cocotier couché
sur le sable à la lisière des arbres.
— Assieds-toi et reprends ton souffle.
Elle s’exécuta, regardant autour d’elle avec émerveillement. Un serveur se matérialisa, sortant
du couvert des arbres, et leur offrit deux verres remplis à ras bord de ce qui ressemblait à du jus
de fruits.
— C’est le paradis ! s’exclama Kira, les yeux ronds.
Stefano se mit à rire.
— Pas encore, mais ça va le devenir. J’ai rassemblé une équipe d’élite dans ce but précis. Tu en
fais partie. Tu en es même un rouage essentiel.
Kira avala une longue gorgée de ce qui se révéla être un cocktail aux fruits de la passion, puis se
fendit d’un sourire malicieux.
— Ça ne va pas être facile, mais je trouverai bien quelque chose à améliorer ! plaisanta-t-elle.
— Ce n’est pas urgent. Pas urgent du tout. Le vol a été long, tu vas d’abord te reposer. Veux-tu
que je te montre tes quartiers ?
Kira se mordit la lèvre, hésitante. Car il était sur le point de la conduire à sa propre chambre,
elle le savait, tout comme elle savait qu’elle aurait dû refuser. Malheureusement, une partie d’elle-
même mourait d’envie de le suivre et de succomber à ses charmes…
Stefano ne parut pas remarquer son trouble. La prenant par la main, il l’entraîna sur un sentier
sablonneux qui s’enfonçait dans la végétation.
— Je t’ai fait préparer la suite réservée aux invités, annonça-t-il.
Kira s’arrêta net, incapable de cacher sa surprise. C’était bien la dernière chose à laquelle elle
s’était attendue. Elle en ressentit un mélange de soulagement et de déception. Stefano, avisant la
confusion inscrite sur ses traits, partit d’un rire grave.
— Tu croyais que j’avais oublié ta requête ? Nous ne coucherons plus ensemble maintenant que
tu as signé ton contrat, puisque telle est ta volonté. Ne t’inquiète pas, je n’essaierai pas de te faire
changer d’avis. J’ai trop de respect pour mes employés, et je ne voudrais pas perdre quelqu’un
d’aussi talentueux.
— Dieu merci, fit Kira d’un air enjoué.
Mais son cœur était lourd. Malgré tous ses défauts, Stefano était un gentleman : il ne lui forcerait
jamais la main. Cela voulait dire qu’elle était complètement libre de revenir vers lui… ou pas.
Une nouvelle fois, elle se sentait déchirée entre sa raison et ses sentiments, son esprit et son cœur.
Sans parler de son corps, qui pesait d’un poids non négligeable dans la balance…
Perdue dans ses pensées, elle constata tout à coup que Stefano s’était remis à parler.
— … et je fais de mon mieux pour que mon personnel soit heureux. Pour célébrer ton arrivée,
j’aimerais donc t’inviter à dîner ce soir dans mon bungalow.
Kira plissa les yeux, méfiante. Elle savait exactement ce qu’il faisait : il testait sa détermination.
Elle secoua lentement la tête.
— Tout comme toi, je m’en tiens à ce que je dis, Stefano.
Ses pupilles flambèrent d’une lueur amusée, et il hocha la tête.
— Très bien. Je voulais juste vérifier que tu n’avais pas changé d’avis.
— Non.
Avec un sourire carnassier, il lui souleva le menton du bout des doigts. Kira frémit : ce simple
geste avait agi comme une langue de feu, embrasant ses sens. Elle déglutit, puis laissa échapper un
soupir involontaire.
— L’espoir fait vivre, n’est-ce pas ? murmura-t-il.
Elle était bien trop occupée à ne pas lui céder pour répondre. Elle n’avait qu’une envie : se
laisser aller dans ses bras, s’abandonner contre lui et sentir ses muscles d’airain se refermer sur
elle, la soutenir, la protéger.
Puisant dans une volonté qu’elle ne se connaissait pas, elle se força à faire un pas en arrière.
Une lueur d’étonnement passa sur le visage de Stefano, vite éclipsée par un vif amusement. A
présent que le contact était rompu, Kira respirait plus librement.
— La nuit dernière était une erreur, déclara-t-elle avec gravité. Et nous sommes assez adultes
pour ne pas la répéter.
Stefano l’étudia en silence avant de hausser les épaules et de fourrer les mains dans ses poches.
Un sourire irrésistible illumina soudain son visage.
— Je sais. Mais tu ne peux pas m’en vouloir de tenter ma chance, n’est-ce pas ?
— Oh, je ne t’en veux pas, non. Mais maintenant que je suis ton employée, nos relations doivent
rester de nature strictement professionnelle. Je veux donner le meilleur de moi-même pour te
satisfaire.
Le sourire de Stefano s’élargit comme il inclinait la tête sur le côté, la dévisageant tel un loup sa
proie.
— Dans quel domaine ?
— Paysagiste ! répondit Kira, refusant de se laisser démonter.
Mais, sous les assauts renouvelés de Stefano, elle sentait sa détermination vaciller. Autant
essayer d’arrêter l’océan, songea-t-elle, jetant un coup d’œil à l’étendue turquoise qui se devinait
derrière les arbres.
— Tu es mon employeur, rien de moins et rien de plus.
— D’accord. Si c’est comme ça que tu vois les choses, je n’ai pas d’autre choix que de
m’incliner. Viens, je vais te montrer ta chambre.
Il se remit en marche sans attendre sa réponse. Après un moment de surprise, Kira lui emboîta le
pas, allongeant la foulée pour le rattraper.
— C’est merveilleux, n’est-ce pas ? lança Stefano par-dessus son épaule. Un refuge idéal pour
moi et les rares personnes que je choisis d’y inviter.
Après avoir gravi une petite éminence ornée de buissons luxuriants, ils arrivèrent sur une
pelouse qui servait d’écrin à des bungalows fraîchement construits, d’un blanc éclatant. Leurs toits
étaient faits de tuiles ocre patinées par le temps, sans doute importées à grands frais.
— Voici mon QG, annonça Stefano, désignant le plus grand des bungalows placé au centre de la
clairière. La première chose que je fais quand j’achète une résidence, c’est d’y installer du
personnel de confiance. Ça me permet de garder un œil sur mes affaires, jour et nuit.
Kira ne put s’empêcher de rire à cette description.
— Pas étonnant que tu ne te sentes nulle part chez toi, si tu transformes toutes tes maisons en
annexes de ton bureau !
Stefano fronça les sourcils, visiblement dérouté, mais ne répondit pas. Comme ils passaient sous
un bosquet de palmiers, quelques perroquets s’envolèrent dans une explosion multicolore. Ils se
dirigèrent vers une villa située à la lisière de la clairière et gravirent les quelques marches qui
menaient à l’intérieur. Il y faisait agréablement frais, et Kira se rendit alors compte qu’elle était en
sueur.
— Alors, qu’en penses-tu ?
— C’est magnifique !
Ils se tenaient au beau milieu d’un salon meublé de deux sofas beiges entourant une table basse.
Des tapis aux teintes pastel recouvraient le sol de teck ; des tapisseries accrochées aux murs
blancs ajoutaient à l’ensemble un éclat de couleur bienvenu.
Malgré cela, l’endroit manquait étrangement d’âme. Impersonnel, il sentait le neuf, comme si
tout sortait à peine de l’emballage.
— Je suis ta seule invitée ? voulut savoir Kira.
— Pour le moment, oui.
D’un pas nonchalant, Stefano traversa la pièce pour étudier un nu sculpté dans un bois rouge
profond, posé sur une console. Du bout des doigts, il effleura les flancs lisses de la petite statue.
— Tu es également la première à loger dans ce bungalow.
Kira hocha la tête et entreprit de visiter les lieux. Une nouvelle fois, elle remarqua que tout y
était parfait, d’un goût impeccable. Mais, à l’instar de la sculpture qu’étudiait son hôte, il lui
manquait le plus important : une étincelle de vie.
Elle pénétra dans sa nouvelle chambre. Un lit de style victorien — apparemment d’époque —
était couvert d’une couette légère et d’oreillers de plumes rebondis. Son épais matelas était une
véritable invitation au sommeil. Kira rougit en songeant que dormir était bien la dernière chose
qu’elle avait en tête quand elle regardait le lit.
— Je suis surprise que tu ne m’aies pas suivie dans la chambre, ironisa-t-elle en revenant dans
le salon, où Stefano l’attendait patiemment. J’admire ta discipline.
— Tu m’as clairement fait comprendre que je devais cesser de te harceler.
Kira réprima une poussée de frustration devant son air parfaitement innocent. Ses remontrances,
apparemment, avaient atteint leur but. Elle rougit sous le regard intense de Stefano, cependant doux
comme une caresse.
Puis il leva un sourcil noir en forme d’accent circonflexe.
— Essaies-tu de me dire que tu as changé d’avis ? susurra-t-il. Aimerais-tu que je sois plus…
entreprenant ?
— Pas le moins du monde. Je suis au contraire ravie d’avoir été suffisamment claire.
— C’est bien le cas, rassure-toi. A partir de maintenant, c’est toi qui prendras toutes les
décisions. Comme par exemple pour ce soir… Je maintiens mon invitation à dîner ; à 8 heures dans
mon bungalow. Libre à toi de venir ou non.
Sans lui laisser le temps de répondre, il tourna les talons et disparut dans la chaleur de l’après-
midi.

***
En se dirigeant à grands pas vers sa propre villa, Stefano se surprit à sourire. Il se sentait bien.
Heureux, presque. C’était une surprise. Kira l’avait attiré dès le début, mais il n’avait pas
soupçonné l’étendue de sa sensualité. Et elle lui avait résisté si farouchement qu’en temps normal
il n’aurait pas perdu une seconde avant d’aller voir ailleurs. Ce n’était pas le choix qui manquait…
Mais elle était différente de toutes les autres. Elle avait eu beau lui refuser un baiser, sur la
plage, ses lèvres avaient eu beau dire « non », ses yeux lui avaient communiqué un tout autre
message.
Stefano se targuait de connaître les femmes. Kira Banks valait qu’il se batte pour elle. Il devait
également se montrer prudent, comme avec une pouliche sauvage. Il pensait être capable de
dompter ses peurs, mais il devrait faire preuve de délicatesse, de patience. Il était sûr que
quelques jours en sa compagnie, sur cette île paradisiaque, finiraient par avoir raison de la réserve
toute britannique de sa nouvelle employée.

***
Kira regarda Stefano s’éloigner par la fenêtre, vaguement perplexe. Il ne se retourna pas une
seule fois ; pourtant, son instinct lui souffla qu’il savait parfaitement qu’elle l’observait.
Elle resta immobile jusqu’à l’instant où il disparut. Alors seulement elle regagna sa chambre,
qu’elle entreprit d’étudier un peu plus attentivement. Cet endroit était un véritable paradis. Des
orchidées posées sur le rebord de la fenêtre s’agitaient doucement dans la brise et les perroquets
étaient revenus s’installer dans les arbres, juste devant le bungalow, d’où ils caquetaient
joyeusement.
Ce projet aurait dû être un rêve éveillé, des vacances plutôt que du travail. Pourtant, Kira se
sentait plus stressée encore que lorsqu’elle avait quitté l’Angleterre, fuyant ses beaux-parents et
leurs constantes exigences financières. La cause de ses soucis n’avait rien de mystérieux…
Kira se rendait parfaitement compte qu’il valait mieux refuser l’invitation à dîner de Stefano.
Car, dès l’instant où elle franchirait le seuil de son bungalow, le magnétisme de l’Italien
assaillirait aussitôt ses faibles défenses. Elle était sûre qu’elle ne lui résisterait pas très longtemps.
Pensive, elle mordilla sa lèvre. Etait-ce si terrible, après tout ? Elle avait déjà couché avec lui,
que risquait-elle ?
Tu es une femme indépendante, lui souffla une petite voix insidieuse. Montre-lui que tu n’as
pas peur. Affronte le danger.
Elle se renfrogna. C’était plus facile à dire qu’à faire ! Mais si elle se rendait à ce dîner, et si
elle parvenait à résister à Stefano, alors plus rien ne pourrait l’arrêter. Elle retrouverait son
assurance, sa confiance en elle. Rien ne l’intimiderait plus.
Et au pire, si elle échouait à tenir tête à son séduisant employeur, il lui ferait l’amour. Ce serait
une défaite dont elle s’accommoderait fort bien. Le seul et unique danger, ce qu’elle devait éviter à
tout prix, c’était que Stefano parvienne à toucher son cœur. Elle allait devoir garder ce dernier
bien à l’abri, invisible et hors d’atteinte.
Finalement, elle n’avait rien à perdre…
9.
Après un long bain relaxant, Kira enfila l’unique tenue de soirée qu’elle avait emportée, une
robe couleur émeraude qu’elle avait achetée pour se rendre à la soirée de clôture de l’Exposition
horticole de Chelsea.
Tu vas montrer à Stefano que tu es complètement insensible à son charme. Tu vas rester de
marbre, se répéta-t-elle à plusieurs reprises.
Son miroir lui offrit aussitôt un démenti flagrant. Ses yeux brûlaient de désir ; ses lèvres, sur
lesquelles flottait un sourire sensuel, paraissaient gonflées, comme si l’Italien venait d’y poser les
siennes. Elle se trouva plutôt séduisante, mais c’était une arme à double tranchant. Elle allait faire
son petit effet sur Stefano, restait à en contrôler les conséquences…
Avec un claquement de langue satisfait, elle remonta ses cheveux en chignon, laissant
artistiquement retomber quelques mèches sur ses épaules nues. Puis elle tourna sur elle-même,
admirant la façon dont le tissu épousait ses formes et scintillait au moindre mouvement, tel un
océan sous la lune.
Elle n’avait plus qu’à y ajouter la touche finale. Se dirigeant vers sa commode, elle en tira le
boîtier plat qui contenait son collier de diamants. C’était une folie qu’elle s’était permis de s’offrir
avec l’argent de sa première commande. Certes, les diamants étaient minuscules, mais ils étaient
intelligemment disposés de manière à paraître plus gros.
Kira n’avait jamais eu l’occasion de le porter, mais cela n’avait aucune importance. C’était son
collier. Le seul fait de le posséder l’emplissait de joie. Et ce soir, pour la première fois, il allait
faire sa sortie dans le monde. Même si le monde en question était une île quasi déserte, elle sentait
son cœur palpiter d’excitation.
D’une main tremblante, elle plaça le fermoir sur sa nuque, puis disposa les diamants en une
galaxie scintillante sur son décolleté. Elle y ajouta ensuite les boucles d’oreilles assorties, qu’elle
avait achetées deux ans après le collier sans avoir eu davantage l’occasion de les porter. L’effet
était spectaculaire.
Satisfaite, elle fit une derrière pirouette devant son miroir, sourit à son reflet et se dirigea vers
la porte.
Stefano Albani n’avait qu’à bien se tenir !

***
Les nerfs de Kira vibraient comme un diapason quand celle-ci atteignit enfin l’appartement de
Stefano. Sa tension monta d’un cran lorsque d’invisibles détecteurs de mouvement réagirent à son
arrivée en inondant le jardin de lumière. Surpris par leur éclat, une sorte de daim qui paissait dans
l’ombre bondit à couvert, lui arrachant un cri d’effroi.
Se blâmant pour sa fébrilité, elle reprit son souffle et monta les marches du perron. La lumière,
presque brutale après la douceur du clair de lune, lui donnait l’impression d’être une prisonnière
en cavale. Elle compta mentalement jusqu’à dix avant de lever la main et de frapper.
De longues secondes passèrent. Quinze. Vingt. Trente. Personne ne vint ouvrir. Alors seulement,
Kira repéra le carillon. Le bungalow était immense, et Stefano ne l’avait peut-être pas entendue
frapper. Elle appuya sur le bouton, sursautant légèrement lorsqu’un son de cloche se fit entendre
derrière le battant, résonnant dans toute la demeure.
Après ce qui lui parut une éternité, le battant s’ouvrit enfin sur Stefano. Vêtu d’une chemise de
lin blanc et d’un jean, pieds nus, il était rasé de près et dégageait une délicieuse odeur de savon.
Ses cheveux encore humides retombaient en boucles brunes sur son front.
Il lâcha un sifflement admiratif en voyant Kira, et ses sourcils s’arrondirent au-dessus de ses
beaux yeux bleus.
— Tu es d’une beauté à couper le souffle, dit-il enfin.
Kira sentit son visage s’embraser, mais elle n’avait pas fait tant d’efforts pour lui tomber dans
les bras au premier compliment.
— Merci, répondit-elle de son ton le plus détaché. Je peux ?
Stefano cligna des yeux, parut soudain se rendre compte qu’il se tenait sur le seuil et fit un pas
de côté.
— Bien sûr, entre. Sois la bienvenue.
Kira le dépassa et pénétra dans un salon qui ressemblait au sien. L’endroit sentait l’argent et la
peinture fraîche. Aussi élégant que son propre bungalow, il était tout aussi dénué d’âme.
— J’ai donné congé à la majeure partie de mon personnel pour la soirée, l’informa son hôte.
Elle se tourna vers lui, ne sachant comment réagir à cette nouvelle. Il soutint son regard, une
lueur d’amusement dansant dans ses yeux bleus. Il lui était toujours possible de faire machine
arrière. Elle n’avait qu’à tendre le bras pour rouvrir la porte et s’enfuir. Il ne serait pas difficile de
trouver une excuse avant de disparaître dans la nuit.
Mais elle n’en fit rien. Elle continua de regarder autour d’elle et, au lieu de rester en sécurité
près de la porte, s’avança dans la pièce. S’enfuir, ce serait capituler, avouer sa faiblesse. Elle
avait accepté l’invitation de Stefano comme un défi. Si elle jetait l’éponge maintenant, qu’allait-il
penser d’elle ?
Avec un sourire, il la dépassa pour redresser un coussin sur le canapé, ranger quelques
magazines qui traînaient.
— Alors, que penses-tu de Silver Island ? demanda-t-il tout en s’affairant.
— Je pense que tu as une très belle maison, dans un endroit paradisiaque… C’est presque aussi
idyllique que Terra Bella.
— Presque ? répéta Stefano. C’est justement le mot que j’aimerais éradiquer. Comment faire ?
As-tu identifié le problème ?
Kira balaya le salon du regard, comme pour y chercher une réponse. Les murs étaient d’un ocre
pâle, la pièce meublée de façon sobre et dépouillée ; aucun tapis ne garnissait le parquet satiné. Il
en résultait une atmosphère lumineuse et vive plutôt que douce et confortable — reflet du luxe
impersonnel dont Stefano s’entourait partout.
Mais comment lui expliquer cela ? En silence, elle fit le tour du salon pendant que lui se
dirigeait vers la chaîne stéréo.
— Mets-toi à l’aise. Nous dînons sur le continent, je vais alerter le skippeur et lui dire que nous
arrivons.
— Oh…, fit Kira, incapable de cacher sa déception. Je pensais que nous mangerions ici.
Stefano s’immobilisa, la main sur le téléphone.
— Tu préférerais ?
— Oui. Pourquoi quitter ce paradis ? Pourquoi nous replonger dans l’agitation de la ville ?
Stefano la dévisagea d’un air médusé avant de se fendre d’un sourire ravi.
— Squisita ! Tu es une femme selon mon cœur. J’en connais peu qui préféreraient un dîner à la
maison à un restaurant étoilé.
— C’est mon cas. C’est un privilège de pouvoir échapper à la foule, au bruit du monde.
Une main dans la poche de son jean, Stefano s’approcha d’elle. Ses pieds nus glissaient
silencieusement sur le parquet, rappelant la démarche d’un félin.
— C’est vraiment ce que tu penses ? insista-t-il.
Elle haussa les épaules, quelque peu déroutée par cette question.
— Bien sûr. Pourquoi le dirais-je, sinon ?
— Tu serais surprise du nombre de gens qui mentent. Toutes les femmes que je connais
d’ailleurs. A une exception près.
— C’est ce qui s’appelle « être normale », répondit Kira, réprimant sa jubilation face à ce
compliment à peine déguisé. Il suffit juste de ne pas perdre de vue ce qui est important, dans la vie.
— A savoir ?
L’attention de Stefano était à présent rivée sur elle. Kira se laissa tomber dans le canapé le plus
proche, feignant une décontraction qu’elle était bien loin de ressentir.
— J’aimerais te répondre que le plus important, c’est d’avoir un toit et une famille, mais je n’ai
pas vraiment de famille. Du moins pas au sens traditionnel, qui suppose de l’amour, de l’affection.
Alors j’en ai peut-être une vision exagérément romantique… Je compte sur toi pour me faire
revenir sur terre.
Elle avait dit cela sur le ton de la plaisanterie mais, pour la première fois depuis son arrivée,
Stefano détourna le regard. Elle se souvint tout à coup de ce qu’il lui avait dit sur sa propre
famille, qu’il ne semblait pas porter dans son cœur.
Se maudissant en silence pour sa maladresse, elle le regarda s’éloigner vers un bar situé à
l’autre bout de la pièce. Il en tira deux verres, les remplit de glace et demanda sans se retourner :
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Pouvoir retirer ce que j’ai dit, songea Kira.
— Du jus de fruits.
A sa surprise, Stefano se dirigea droit vers la porte-fenêtre ouverte sur le jardin. Du seuil, il
tendit le bras et cueillit plusieurs gros fruits qui pendaient des branches d’un oranger. Quand il
revint dans le salon, son sourire était réapparu. Il tenait les fruits dans une main et un bouquet de
fleurs d’un blanc éclatant, veinées de pourpre, dans l’autre.
Il le lui tendit, les yeux brillants.
— Voici un bouquet pour remplacer celui qui t’attendait au restaurant.
— Merci ! s’exclama Kira, rougissant de plaisir. Ces fleurs sont magnifiques !
— Dans ce cas, elles sont faites pour toi. Laisse-moi t’en mettre une dans les cheveux, fit
Stefano, s’avançant d’un pas.
Kira bondit sur ses pieds, le cœur battant. Il était déjà assez difficile pour elle de jouer
l’indifférence quand il se tenait à distance, alors elle ne devait pas le laisser approcher, pénétrer
ce cercle invisible et intime d’où, elle le savait, elle n’aurait pas la force de le repousser.
— Merci beaucoup, dit-elle avec un sourire crispé, mais leur parfum est si entêtant que je
préférerais les voir dans un vase, sur la table.
Stefano ne parut pas s’apercevoir de son trouble. Avec un haussement d’épaules, il arrangea le
bouquet dans un vase vide avant de revenir vers le bar, où il déposa ses oranges. A l’aide d’un
impressionnant couteau, il les coupa et se mit à les presser, avant de les mêler à d’autres
ingrédients tirés du réfrigérateur. Il se mouvait avec grâce mais ses gestes dénotaient une économie
de mouvement, une efficacité et une précision redoutables.
Il s’approcha enfin d’elle avec deux cocktails d’un rouge profond.
— Merci, dit-elle en prenant le verre qu’il lui tendait. C’était très impressionnant. Je vois que tu
sais te servir d’un couteau.
— Un héritage de mon passé, je suppose, répondit-il avec un sourire amer. J’ai eu une jeunesse
difficile.
— Tu n’es pas le seul…
Stefano la dévisagea curieusement. Ses épaules se relâchèrent d’un coup, comme s’il venait de
leur en donner l’ordre, trahissant une tension qu’elle n’avait pas soupçonnée.
— Je m’en doute, soupira-t-il enfin. Mais nous en discuterons durant le dîner. Qu’est-ce qui te
ferait plaisir ? Mon cuisinier préparera ce que tu veux.
Kira entendit un tintement de vaisselle provenant des cuisines situées dans un pavillon annexe ;
elle comprit qu’il avait dû utiliser la même routine avec un nombre incalculable de femmes avant
elle. Evidemment, il était difficile de ne pas se laisser impressionner par le sentiment qu’avec lui,
tout devenait facile. A n’en pas douter, ses cuisiniers allaient préparer un repas digne des Mille et
Une Nuits.
Mais elle n’était pas venue pour ça. Tout le caviar et le champagne du monde ne mèneraient à
rien s’il manquait l’ingrédient principal : le respect de Stefano. C’était la seule chose qu’elle
désirait, et elle comptait bien l’obtenir.
Déposant son verre sur la table, elle s’approcha d’une œuvre d’art et fit mine de l’étudier pour
cacher son sourire à Stefano.
— Tu sais ce que j’aimerais vraiment, si ce n’est pas trop te demander ?
— Habillée comme tu l’es, tu peux tout me demander.
Kira se retourna pour poser sur lui un regard franc.
— Alors je vais te dire ce qui me ferait plaisir : quelque chose de simple. Pas de cirque, pas de
mets compliqués ; juste un dîner… normal.
— Pas d’huîtres ? Pas d’asperges ?
— Des aphrodisiaques ? ironisa Kira. Non merci.
L’Italien partit d’un bref éclat de rire, puis décrocha un téléphone et donna quelques ordres au
cuisinier. Quand il eut fini, il lui indiqua d’un geste la salle à manger attenante et lui emboîta le
pas.
— Je parie que tu ne dois pas souvent dîner avec une femme qui te demande d’en faire moins…,
plaisanta Kira. Si tant est que ce soit jamais arrivé !
— C’est arrivé. Et je me souviens très bien avec qui.
Son ton était si étrange que Kira le dévisagea avec curiosité. Il s’était rembruni et une
expression distante, presque distraite, s’était abattue sur ses traits tel un masque.
— C’était une fille têtue, comme toi. C’est la raison pour laquelle elle n’est pas là ce soir pour
partager tout ça, conclut Stefano en balayant la pièce d’un geste.
Kira pensa aussitôt à Chantal, à ses longs cheveux blonds et à ses robes hors de prix. Elle se
força à sourire.
— Une femme capable de résister à ton charme, elle aussi ? Ça fait deux, alors.
— Non, ça fait une.
Kira fronça les sourcils, déroutée. Cette fille avait dû lui résister, mais il s’imaginait
apparemment qu’elle-même allait succomber. L’idée l’indigna et elle s’apprêtait à le rabrouer
lorsque Stefano tourna tout à coup les talons. Il avança à grands pas le long de la table cirée et
referma sa main sur le dossier d’une chaise.
— Plus de questions pour le moment. Tu as accepté mon invitation à dîner, laisse-moi donc te
distraire et jouer les hôtes. Viens t’asseoir.
Kira hocha la tête avant de prendre place. Il avait raison : elle n’était pas venue pour fouiller
dans son passé ou le forcer à faire des confidences. Comme elle s’asseyait, ses diamants
accrochèrent la lumière d’un candélabre posé sur la table et scintillèrent de mille feux. Stefano
posa sur un elle un regard ouvertement appréciateur qui adoucit tout à coup son visage troublé.
— Tu es absolument ravissante, murmura-t-il, contournant la table pour s’installer en face
d’elle.
Elle ne sut quoi répondre. Elle espérait, au plus profond de son cœur, qu’il le pensait vraiment,
qu’il ne s’agissait pas d’un compliment en l’air.
Aussitôt, elle se corrigea. Ce genre de rêverie adolescente ne l’aiderait pas à résister à Stefano !
Elle ne devait pas oublier ce qu’elle était venue faire ici ce soir : gagner son respect en lui
prouvant qu’elle pouvait lui résister.
Mais quand Stefano la regardait de cette façon, elle se sentait fondre comme un minuscule
glaçon en plein soleil tropical. Du coup, la perspective d’une liaison avec lui exclusivement
fondée sur le sexe ne lui paraissait plus aussi déraisonnable…
Elle fut sauvée de justesse de ses propres démons par l’arrivée d’un serveur. Elle remarqua à
peine les plats qui leur furent apportés, trop occupée à arbitrer un silencieux conflit entre ses
hormones et son bon sens.
— Tu reçois toujours les femmes de cette façon ? ne put-elle s’empêcher de demander, au
moment où lui était servi un pinot gris aux reflets jaune pâle dans un verre glacé.
— Pourquoi cette obsession des autres ?
— Simple curiosité. Tu as dit que j’étais seulement la deuxième à te tenir tête.
Il acquiesça, un demi-sourire aux lèvres, humant les arômes de son vin.
— Oui, répondit-il enfin. Si tu veux tout savoir, tu me fais penser à ma petite sœur, Maria.
— Oh, murmura Kira, rosissant légèrement. Je pensais que tu me comparais à…
— Non, coupa-t-il, un éclat gris acier dans le regard. Jamais.
Kira le connaissait à présent assez pour savoir que sa famille était un sujet sensible. Mais elle
décida de tenter sa chance.
— Etais-tu proche de ta sœur ? demanda-t-elle, faisant mine de s’intéresser au contenu de son
assiette.
Stefano lâcha brutalement sa fourchette. Kira leva les yeux, intimidée, et vit qu’il avait joint les
mains devant ses lèvres, comme pour s’empêcher de parler.
— Maria a de la chance d’avoir un frère comme toi pour veiller sur elle.
— Je ne pense pas. C’est à cause de gens comme moi que les rues étaient dangereuses.
— Allons, n’exagérons rien. Je suis sûre que tu n’étais pas véritablement une brute épaisse,
même à l’époque. Tu m’as raconté comment tu avais commencé, rappelle-toi…
— Justement. Si j’ai changé, c’est parce que Maria est morte.
Kira le dévisagea avec stupeur et, en un geste instinctif, couvrit sa main de la sienne. D’une voix
rauque, comme s’il forçait les mots à sortir, Stefano reprit :
— Elle a été tuée lors d’un cambriolage qui a mal tourné. Elle ne voulait pas venir, mais c’est
moi qui l’ai convaincue, qui lui ai dit que c’était « pour le bien de la famille ». C’est ma faute si
elle est morte. J’ai décidé de changer de vie après ça, et c’est ce que j’ai fait.
— Maria aurait été fière de toi.
Stefano soupira si profondément qu’entre eux la flamme d’une bougie vacilla.
— Je ne sais pas… Quand j’ai décidé de devenir honnête, j’ai rompu avec toute ma famille. Je
ne lui ai pas parlé depuis les funérailles de Maria. Je lui ai tourné dos en même temps qu’à mon
ancienne vie. La dernière fois que j’ai vu mes cousins, ils étaient dans le box des accusés, et
j’étais témoin de l’accusation.
Kira réprima un grognement de dépit. Pourquoi avait-il fallu qu’elle aborde ce sujet ? Elle
aurait voulu se lever et étreindre Stefano mais elle n’osait pas. Elle ne savait que trop bien
comment cela finirait.
Reposant sa fourchette, elle chercha désespérément quelque chose à dire, mais rien ne vint.
Voyant qu’elle avait fini, Stefano récupéra les assiettes, puis s’éloigna en direction des cuisines.
Elle envisagea un instant de le suivre pour s’excuser, lui exprimer sa compassion, avant de se
raviser. Stefano préférait sans doute être seul.
Elle s’était préparée à une interminable attente mais eut l’agréable surprise de le voir revenir
presque aussitôt, une salade de fruits tropicaux et deux bols en main.
— Il y a aussi des petits gâteaux, si tu partages l’appétit de Maria en sus de son tempérament.
Il n’y avait plus trace de souffrance dans sa voix : il était redevenu lui-même. Kira lui jeta un
regard étonné. Il lui retourna un sourire, comme s’il avait lu dans ses yeux sa question silencieuse.
— Tu avais raison, Kira. Maria serait fière de moi. Je ne m’en étais jamais rendu compte avant
que tu le dises.
— C’est pourtant évident, non ?
— Peut-être. C’est juste que je n’y avais jamais vraiment pensé, je suppose. J’étais trop occupé
à reprendre ma vie en main. J’ai travaillé d’arrache-pied, sans m’arrêter un seul instant pour
regarder en arrière. C’est peut-être la raison pour laquelle je ne suis jamais satisfait : parce qu’au
fond, je n’ai pas fait la paix avec mon passé.
Stefano fronça soudain les sourcils avant de partir d’un rire incrédule.
— Je n’ai jamais rien dit de tel à personne.
— Dans ce cas, merci.
Cédant à une impulsion, Kira se leva et l’embrassa sur la joue. Puis, comme une somnambule
qui reprendrait soudain conscience, elle se laissa retomber sur sa chaise, embarrassée. Ajoutant à
sa confusion, Stefano lui prit la main pour la serrer dans la sienne.
— Il y a une leçon à en tirer, il me semble : vivons dans présent, pas dans le passé.
Il lui tapota affectueusement l’épaule, contourna la table et reprit place en face d’elle. Ses yeux
pétillaient d’un mélange d’amusement et de séduction hypnotique.
— Bon, fit-il en se frottant les mains, voyons ce que vaut cette salade de fruits…

***
Bien plus tard, allongée sur l’un des canapés de cuir, Kira sentit un grand sourire lui monter aux
lèvres. Cette soirée, qu’elle avait tant redoutée, s’avérait merveilleuse. Ils avaient passé le reste
du dîner à parler, partageant leurs idées, leurs ambitions et leurs rêves, en un échange à cœur
ouvert.
En entendant la porte s’ouvrir, elle se redressa vivement et se retourna. Stefano l’étudiait du
seuil, une cafetière fumante à la main.
— Désolé, je ne voulais pas te réveiller.
— Je ne dormais pas.
Comme il s’approchait, elle s’étira et étouffa un bâillement. Il s’affaira un instant en silence,
disposant la cafetière sur la table basse avant d’y ajouter deux tasses, un sucrier et une assiette de
biscuits. Il ne la regardait plus mais Kira sentait l’atmosphère s’emplir d’une irrépressible tension
sexuelle.
Ou était-ce un effet de son imagination ?…
— J’ai passé une excellente soirée, fit tout à coup son hôte. La meilleure depuis longtemps, pour
être honnête.
— Moi aussi. Avant de te rencontrer, j’étais un peu… rigide. Avec toi, je me sens beaucoup
plus décontractée. J’aimerais te ressembler davantage.
— Tu veux dire devenir froide et insensible ? ironisa Stefano, non sans une touche d’amertume.
— Il faut bien l’être un peu pour réussir dans les affaires. Et c’est aussi le résultat d’une enfance
difficile, une façon de se protéger… Je suis bien placée pour en parler, ajouta Kira dans un
souffle.
— Parlons-en, justement. J’ai peine à imaginer qu’une femme aussi rayonnante que toi ait pu
souffrir une seule seconde. Que s’est-il passé ?
— Oh, rien de bien terrible. Mes parents adoptifs attendaient une poupée en porcelaine, et c’est
moi qu’ils ont eue. J’étais incapable de rester en place, je voulais tout le temps bouger, sortir, je
m’égratignais les genoux, je déchirais mes robes…
Stefano sourit, visiblement amusé par le tableau qu’elle peignait. Elle en fut encouragée.
— Ils n’ont commencé à s’intéresser à moi que lorsque j’ai gagné de l’argent. Ils me passent
tout, à présent, tant que je n’oublie pas de leur envoyer régulièrement des chèques. Au lieu de
payer leurs dettes, ils dépensent mon argent en futilités et reviennent ensuite m’en demander
davantage.
— S’ils ont des dettes, pourquoi ne les règles-tu pas directement ? Tu serais sûre que ton argent
est utilisé à bon escient.
— Dans leur dos ? s’exclama Kira. Oh ! non, ils ne me pardonneraient jamais !
L’air soucieux, Stefano fit tourner sa cuillère dans sa tasse de café.
— Dans ce cas, tu devrais taper du poing sur la table et refuser de payer. Ce sera peut-être
difficile sur le moment, mais à long terme c’est le meilleur choix que tu puisses faire, crois-moi…
Baissant les yeux, Kira murmura :
— C’est facile pour toi… Tu es tellement confiant, sûr de toi.
Il la dévisagea longuement avant de répondre.
— Tu ne te débrouilles pas trop mal. Il fallait du courage pour accepter mon invitation à dîner,
par exemple.
— Ce n’est pas pareil. Pour commencer, il m’était naturellement plus facile d’accepter que de
refuser, confessa Kira dans un souffle. Peut-être que je n’aurais pas dû…
— Au contraire, tu as très bien fait.
Les yeux bleus de Stefano captèrent les siens. Kira sentit une douce chaleur monter au creux de
son ventre. Telle une flamme prise dans un coup de vent, sa détermination vacilla.
— Je ne sais pas… Je ne fais plus confiance à mon propre jugement. J’ai commis assez
d’erreurs dans la vie. Comme celle de sortir avec Hugh Taylor, à l’université. Evidemment,
j’aurais dû soupçonner qu’il était marié…
— Malheureusement, tu n’es pas la première à qui ça arrive.
— Attends, ce n’est pas tout : il était non seulement marié, mais bigame ! Lorsque le scandale de
sa double vie a éclaté, je m’y suis trouvée bien involontairement mêlée. Mon nom est apparu dans
les journaux d’Oxford…
Les joues brûlantes de honte, Kira aurait voulu pouvoir s’enfoncer dans le sol et disparaître.
Mais Stefano avait été franc avec elle, il méritait qu’elle fasse de même.
— Je me demande encore comment j’ai pu être aussi naïve. J’avais grandi coupée du monde, je
suppose. Et mes parents adoptifs ne m’ont pas offert le moindre soutien dans cette période atroce.
Je n’ai jamais été aussi humiliée de ma vie…
La douleur était encore si vive, lorsqu’elle évoquait cette époque, que Kira s’était
machinalement mise à se balancer d’avant en arrière, les bras serrés contre son ventre. Elle ne
s’arrêta qu’en sentant la main de Stefano se poser sur son épaule, ferme et douce à la fois.
— Tu ne méritais pas cela. La vie est parfois impitoyable pour les plus faibles.
Kira leva vers lui un regard sombre. S’il y avait quelque chose qu’elle détestait, c’était bien la
pitié.
— Je ne suis pas faible, énonça-t-elle avec force.
— Je sais. C’est de moi que je parle. A une époque, je ne valais guère mieux que ton Hugh
Taylor.
— Tu n’es pas du tout comme lui.
— Je l’étais. Je le suis peut-être toujours, d’une certaine façon. Bien sûr, je n’ai jamais menti à
une femme. Mais j’ai dû briser bien des cœurs, ce qui aurait pu être évité si j’avais résisté à la
tentation.
— Si c’est pour moi que tu t’inquiètes, je te rassure. Tu as été clair dès le départ. Je ne me
berce d’aucune illusion romantique.
A ces mots, une étrange expression passa dans le regard de Stefano. Mais elle disparut presque
aussitôt.
— Tant mieux. J’ai vu trop de gens souffrir pour des affaires de cœur. Je me suis juré de ne
jamais faire de promesse que je ne pourrais pas tenir. Partager des moments de plaisir avec une
femme, oui. Mais prétendre que ça va durer… jamais !
— Je comprends.
— Vraiment ? A t’entendre, on dirait que tu approuves ce qui se passe entre nous. Tu serais bien
la première à ne pas me reprocher mon refus de m’engager…
— J’aime être avec toi, confessa Kira avec un sourire. Et comme tu l’as dit, tu ne m’as jamais
rien promis.
— Tant que nous sommes complètement honnêtes l’un avec l’autre, aucun de nous deux ne
souffrira.
Kira acquiesça mais, à sa surprise, Stefano se renfrogna.
— Moi-même, je ne suis pas sûr de l’être, marmonna-t-il. Par exemple, si je te disais que je
meurs d’envie de te faire l’amour et que tu me rétorquais que ce n’est pas ton cas, mon moral en
prendrait un sale coup… Sans parler de mon orgueil !
— Si je te répondais que je n’ai pas envie de faire l’amour avec toi, je mentirais, souffla Kira,
se demandant d’où lui venait une telle audace.
Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage. Comme s’il n’avait attendu que ce signal,
Stefano l’attira à lui et l’embrassa avec fougue. Elle s’abandonna à son étreinte, ivre de désir,
toutes ses réticences envolées.
Sa place était là, dans les bras de cet homme, pour aussi longtemps qu’il voudrait d’elle. Il avait
raison : ils devaient profiter du présent, ne pas laisser les démons du passé ou de l’avenir étendre
leur ombre sur ces instants magiques.
Il ne se détacha d’elle que le temps de la soulever dans ses bras et de demander d’une voix
rauque :
— Chez toi ou chez moi ?
10.
Stefano la déshabilla sous un ciel riveté de millions d’étoiles. Ensuite, ils firent l’amour toute la
nuit, avec emportement, férocité et ferveur. Par la fenêtre ouverte, la lune faisait luire leurs peaux
moites. Il se sentait empli d’un désir que rien ne pouvait apaiser : Kira embrasait son corps, son
esprit, son âme.
Toutes les fois qu’elle bougeait, il refermait les mains sur elle, comme s’il redoutait de la voir
partir. Elle éveillait en lui des sentiments inédits. Leurs corps mêlés dansèrent une salsa fiévreuse,
secoués de spasmes de plaisir dans l’air humide des tropiques.
Plus il se perdait en elle, encore et encore, plus Stefano la trouvait parfaite. C’était à croire
qu’elle avait été conçue pour lui. Oui, il la désirait, mais il y avait davantage que cela. Il en avait
désiré d’autres avant elle et les avait toutes conquises ; cette fois, c’était différent. Pour la
première fois, il avait l’impression qu’il ne pouvait pas se permettre de perdre une femme…

***
Stefano rouvrit les yeux dans cette heure fraîche et grise qui précédait l’aube. Délicieusement
las, il avait l’impression de flotter.
Mais une étrange pesanteur, au plus profond de son cœur, le ramena bientôt à la réalité. Kira
dormait dans ses bras, un sourire aux lèvres. La nuit avait été extraordinaire. Cela le troublait
profondément.
Kira lui avait clairement fait comprendre, au cours du dîner, que cette relation était sans
lendemain. Evidemment, vu ce qu’il lui avait raconté sur son passé, il ne pouvait pas s’en étonner :
qui voudrait d’un homme comme lui, à l’âme si noire, pour davantage que quelques nuits de
plaisir ?
En temps normal, Stefano aurait sauté de joie. Une femme qui ne voulait pas lui passer la corde
au cou lui aurait semblé un don du ciel. Le problème, c’était que Kira avait ouvert en lui une porte
dérobée, une boîte de Pandore d’où s’échappaient maintenant des sentiments qu’il ne voulait pas
ressentir et des voix qu’il ne voulait pas entendre. Car ces dernières lui murmuraient qu’avec Kira
à ses côtés, il ne manquerait de rien et ne désirerait aucune autre femme…
Mais voilà : Kira ne resterait pas. Elle partirait un jour faire sa vie avec quelqu’un de normal,
un homme que le destin n’avait pas abîmé comme lui.
Peut-être avait-il fait une erreur en couchant avec elle une seconde fois. Cette tendresse qui lui
serrait le cœur quand il la regardait lui disait qu’il était sur une pente dangereuse. Il était un loup
solitaire, pas un animal domestique. Sans s’en rendre compte, il s’était laissé acculer — chose qui
ne lui était pas arrivée depuis son enfance.
Le plus délicatement possible, il s’extirpa des bras de Kira. Elle soupira, murmura quelque
chose d’indistinct mais ne se réveilla pas.
Il la regarda longuement ; elle avait failli capturer son âme. S’il ne partait pas maintenant, elle
allait le consumer tout entier.
Assis au bord du lit, il récupéra ses vêtements abandonnés au sol — témoins de la passion
qu’ils avaient partagée quelques heures plus tôt à peine. Il passa sa chemise, toujours boutonnée,
par-dessus sa tête et se leva.
Au même instant, la respiration de Kira changea. Stefano se figea, puis se retourna lentement.
Elle le dévisageait avec de grands yeux troubles et un sourire ensommeillé. Elle était la plus belle
femme qu’il avait jamais vue.
Et la plus dangereuse…
Il se détourna, incapable d’affronter son regard.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle paresseusement. Il est trop tôt pour se lever.
Sa voix était douce, douce comme les caresses auxquelles il ne pourrait plus jamais
s’abandonner dans ses bras.
— Je suis désolé, je dois partir. Pour affaires. J’ai eu un coup de fil urgent, tu sais ce que c’est.
Kira se redressa sur un coude, et les draps glissèrent sur sa poitrine nue. Stefano serra les dents.
— Je n’ai pas entendu le téléphone sonner.
— Il était sur vibreur. Je ne voulais pas te réveiller.
— Qu’y a-t-il de si important qui puisse t’arracher à moi ? demanda Kira, taquine.
— Ça n’a aucun intérêt.
— Au contraire. Tout ce que tu fais m’intéresse et je ne sais pas grand-chose de ton métier. Tu
ne m’as parlé que de ton passé.
— J’aurais dû me taire, maugréa Stefano. Je voulais juste te faire comprendre qu’une famille
n’est pas forcément synonyme de bonheur. Oublie ce que j’ai dit.
— Non, s’exclama-t-elle en riant, et en tendant le bras pour le faire revenir dans le lit. Qu’est-ce
qui te prend ce matin ? D’abord tu essaies de partir en douce, puis tu regrettes ce que tu m’as dit…
Stefano recula vivement d’un pas, redoutant de changer d’avis si elle le touchait. Kira fronça les
sourcils, visiblement déroutée.
— Ce n’est rien. Je dois y aller.
Un silence pesant retomba entre eux. Kira avait cessé de rire, comprenant enfin que quelque
chose n’allait pas. Une telle froideur ne pouvait s’expliquer que par une chose : il la quittait.
— Où vas-tu ? reprit-elle. Je veux savoir.
Stefano passa sa veste de costume d’un geste sec, puis vérifia qu’elle contenait son portefeuille
et ses clés.
— Ecoute, Kira, je vais être honnête : tu n’es pas la seule à avoir des doutes sur… sur tout ça.
Elle eut l’impression qu’une poigne glacée lui étreignait le cœur. Mais pourquoi s’étonnait-elle
de son attitude ? Il avait joué cartes sur table dès le départ. Même si, après la nuit dernière, elle ne
s’était pas attendue que leur relation s’achève aussi brutalement.
— Je vois.
Cherchant désespérément ce qu’elle avait pu dire ou faire pour justifier un tel traitement, elle
commença à paniquer.
— Que se passe-t-il, au juste ? Qu’est-ce qui a changé depuis la nuit dernière ?
— Rien. Mon agent immobilier à New York m’a appelé. Il veut que je visite une propriété dans
le nord de l’Etat. Voilà où je vais, puisque tu veux le savoir.
Kira sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Peut-être pourrait-elle le persuader de l’emmener
avec elle ? Son excitation, cependant, fut de courte durée.
— Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le voudras, reprit Stefano. Tu n’auras qu’à dire au
pilote que tu veux rentrer quand tu seras prête à partir.
— Tu vas à New York… tout seul, alors ?
Stefano acquiesça et, récupérant son téléphone sur la table de chevet, le glissa dans sa poche.
Paralysée par un mélange de stupeur et de désespoir, Kira ne savait plus que dire.
— Quand tu auras fini de faire le tour de Silver Island, tu pourras repartir t’occuper de Bella
Terra et de ma maison de Florence. Tu n’as pas à t’en faire, je me tiendrai à l’écart jusqu’à ce que
tu aies fini.
— Pourquoi ? Rien ne t’empêche d’aller et de venir à ta guise. Je serai discrète et je ne te
gênerai pas.
— J’ai besoin de solitude. Je ne veux pas que tu empiètes sur mon espace.
Davantage qu’un simple constat, il s’agissait d’un avertissement. Kira n’avait pas besoin de se
le faire dire deux fois. Rassemblant son courage, elle regarda son amant droit dans les yeux.
— Je comprends très bien. Je préfère moi aussi être seule. Je pensais juste que nous nous
amuserions plus longtemps. Quoi qu’il en soit, bonne chance pour ta nouvelle maison. Tu finiras
peut-être par en trouver une où tu te sentiras chez toi, bien que j’en doute fortement.
— Je peux toujours espérer…
— Il ne me faudra que quelques heures pour finir mes repérages. Je te serais reconnaissante
d’organiser mon départ pour cet après-midi.
Serrant le drap autour de sa poitrine, elle se leva et se dirigea vers la salle de bains, la tête
haute. S’il voulait jouer l’indifférence, elle allait lui montrer qu’elle en était capable elle aussi.
Elle tressaillit en sentant une main se refermer sur son bras lorsqu’elle passa devant Stefano.
— Non, dit-il.
— Quoi, non ?
— Reste ici. Sur Silver Island.
— Pourquoi ?
— Comme ça, je saurai où tu es.
Kira se dégagea d’un geste brusque, rouge de colère.
— Je suis peut-être ton employée, mais je ne t’appartiens pas. C’est moi qui décide où je vais,
et quand j’y vais. C’est compris ?
L’espace d’un instant, un masque parut tomber du visage de Stefano, révélant une expression
angoissée, des traits tirés et un regard creux. Mais l’impression ne dura qu’une fraction de
seconde. Lorsque Kira cligna des yeux, il avait retrouvé son air sévère.
— Très bien, répondit-il enfin. Fais ce que tu veux.

***
Stefano quitta l’île comme s’il avait tous les démons de l’enfer à ses trousses. Il n’avait pas de
leçon à recevoir d’une employée, même si elle s’appelait Kira Banks. Mais il eut beau s’éloigner
d’elle aussi vite que le permettait son jet privé, il ne parvint pas à la chasser de ses pensées. Elle
était là, logée en lui, érodant sa raison comme une rivière polissant un galet.
Il lui fut impossible de se concentrer sur son travail et, quand il retrouva enfin son agent
immobilier à New York — il n’avait pas menti sur ce point —, Stefano écouta à peine ce qu’il
avait à lui dire.
Son esprit était un maelström d’émotions contradictoires, de colère, de regrets et de confusion.
Qu’avait-il besoin d’une autre résidence ? Il n’y trouverait pas le bonheur. Le bonheur était dans
les bras de Kira, mais il l’avait quittée. Pourquoi avait-il laissé passer sa seule chance d’enterrer
enfin son passé, d’aller de l’avant ? Il était trop tard pour se poser la question.
Ce qui était fait était fait.
Il ne prêta pas la moindre attention à la magnifique maison coloniale qu’il avait fait des milliers
de kilomètres pour voir. Incapable de prendre une quelconque décision, il se réfugia à Manhattan,
dans son appartement situé sur la Cinquième Avenue, qui lui sembla soudain tout aussi dénué
d’âme que ses autres propriétés. Il l’arpenta de long en large, tentant de chasser Kira de son esprit.
Mais c’était peine perdue. Tout semblait conspirer à la lui rappeler : la froide neutralité du décor,
les couples qu’il voyait de sa terrasse se promener main dans la main dans Central Park…
Le soir venu, il décida de sortir pour se perdre dans la foule, espérant que le bruit du chaos
urbain ferait taire les voix qui hantaient son esprit. En vain. Chaque fois qu’il croisait une belle
femme, il la comparait à Kira et ne la trouvait jamais à la hauteur.
Il finit par échouer dans un night-club, mais le vacarme de la musique ne tarda pas à devenir un
bruit lointain, tandis que les souvenirs de ces vingt-quatre heures sur Silver Island revenaient en
force. Kira et lui aspiraient aux mêmes choses dans la vie. Pourquoi ne pas les partager ?
La réponse à cette question tournait autour de lui, prise dans les griffes d’un prédateur qu’il ne
pouvait se résoudre à affronter. Au lieu de cela, il se répéta qu’il avait fait le meilleur choix
possible. Kira avait déjà trop souffert et finirait par souffrir de nouveau avec lui.
Après une nuit blanche, il se rendit directement à ses bureaux de New York. Là encore, ce fut un
désastre. Au bout de vingt minutes, il se rendit compte qu’il était incapable de travailler. Tout ce
qu’il voulait faire, c’était décrocher le téléphone et appeler Kira.
Pour s’en empêcher, il demanda à sa secrétaire d’appeler une voiture, regagna son avion et
s’envola.

***
Kira essaya de faire une évaluation complète du potentiel de Silver Island, mais cela s’avéra
impossible. Elle commettait des erreurs stupides, se trompait dans les calculs les plus simples.
Elle avait les nerfs à fleur de peau. L’histoire se répétait. Une nouvelle fois, elle avait été trompée
par un homme.
Elle remballa ses affaires et partit l’après-midi même. Le vol fut une véritable torture mais elle
fit de son mieux pour sourire aux hôtesses, regarder une comédie romantique, rire au bon moment,
manger le repas qui lui fut servi. Si Stefano interrogeait son personnel, il en déduirait que leur
rupture ne l’avait pas affectée le moins du monde.
Une limousine l’attendait à sa descente d’avion. Le chauffeur lui annonça qu’il avait pour ordre
de la ramener à la Ritirata, mais Kira lui demanda de la déposer chez Stefano, à Florence. Elle ne
se sentait pas d’humeur à rentrer tout de suite à Bella Terra, le lieu de leur rencontre, un endroit
qu’elle avait quitté avec tant d’espoirs au cœur.
Et elle préférait rester en ville, entourée de monde, plutôt que de devoir affronter, dans le
silence de son petit paradis, l’échec le plus douloureux de sa vie.

***
Stefano avait passé une seconde nuit blanche. Il comprit qu’il était temps de se ressaisir. Il ne
pensait qu’à Kira, et cela ne cesserait que lorsqu’il la tiendrait dans ses bras. Il n’y avait pas
besoin de réfléchir davantage.
Il appela sa voiture et ordonna à son chauffeur de le conduire à Bella Terra. Il n’avait en cet
instant pas la moindre idée de ce qu’il dirait à la jeune femme lorsqu’il la retrouverait enfin. Il
aurait le temps d’y réfléchir en chemin.
Arrivé devant la maison principale, il ouvrit la porte avant même l’arrêt complet du véhicule,
descendit et emprunta le chemin qui conduisait à la Ritirata. Il n’avait toujours pas trouvé comment
aborder Kira mais les mots attendraient. Son premier baiser lui dirait tout ce qu’elle avait besoin
de savoir.
Il était si absorbé par ses ruminations qu’il lui fallut un moment pour s’apercevoir que quelque
chose n’allait pas. Une odeur de fumée flottait dans l’air. Le temps était beau, le soleil brûlant, la
vallée desséchée ; dans ces conditions, un feu n’était pas une chose à prendre à la légère.
Il se pétrifia une fraction de seconde en découvrant, au détour du chemin, la Ritirata : une
colonne de fumée noire en montait. Il bondit vers la maison, le cœur battant.
— Kira !
Il prit son téléphone tout en courant et appela sa secrétaire dans la maison principale pour
demander de l’aide. Mais il n’attendit pas son arrivée. La femme qu’il aimait était en danger. D’un
coup de pied, il défonça la porte d’entrée et pénétra dans le salon. C’était une véritable fournaise.
— Kira !
Pas de réponse. Stefano se mit à quatre pattes pour rester sous la masse de fumée et progressa
sans hésiter vers la porte de la cuisine, en feu. Les flammes dévoraient la pièce mais, Dieu merci,
elle était vide. Stefano battit en retraite, respirant difficilement, les yeux remplis de larmes. La
porte d’entrée découpait un rectangle d’air frais attirant, mais il la dépassa pour gagner l’étage,
courbé en deux. Malgré cette précaution, les flammes dévoraient l’oxygène et Stefano avait
l’impression, à chaque pas qu’il faisait vers les chambres, qu’une camisole se refermait sur lui et
lui broyait la poitrine.
Si Kira était là, il n’avait que quelques dizaines de secondes pour la sauver.
Il avait fait l’erreur de sa vie en l’abandonnant, et s’il la perdait maintenant…

***
La maison de Florence était aussi élégante que lors de sa première visite. Mais sans Stefano,
Kira n’avait goût à rien. Elle alluma la télévision pour écouter les nouvelles mais ne leur prêta pas
la moindre attention. Le regard perdu au loin, par-dessus les toits mouillés de Florence, elle
pensait à Silver Island, à son sable chaud, aux bras de Stefano. Elle ne saurait sans doute jamais ce
qu’elle avait fait pour être traitée avec si peu de considération. Ou par quelle ironie du destin elle
s’était, pour la seconde fois, trompée si lourdement sur un homme…
— … incendie mystérieux détruit la propriété du célèbre milliardaire…
Ses yeux dérivèrent de nouveau sur l’écran comme la voix de la présentatrice pénétrait
lentement son esprit engourdi. Bouchée bée, elle vit le squelette carbonisé de la Ritirata fumant
sous le soleil de l’après-midi. Une vue aérienne lui confirma qu’il n’y avait pas d’erreur : il
s’agissait bien de Bella Terra.
Sa maison n’existait plus.

***
Deux camions de pompiers étaient encore sur les lieux quand Kira arriva au volant d’une voiture
de location. Une âcre odeur de fumée flottait toujours dans l’air, mais le capitaine des soldats du
feu lui apprit que l’incendie avait été complètement maîtrisé.
Kira se dirigea à grands pas vers la maison de maître et tira la cloche ancienne fixée au mur.
Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit sur une surprise : l’intérieur avait été totalement
réaménagé. Mais Kira n’eut guère le temps de s’en étonner : la secrétaire de Stefano, le visage
angoissé, lui prit les mains :
— Vous avez du nouveau, mademoiselle Banks ?
— A propos de quoi ? s’étonna Kira.
— Oh, Mademoiselle Banks, je suis désolée…, balbutia la jeune femme en pâlissant.
Vaguement irritée, Kira se dégagea.
— Ce ne sont que des pierres et des poutres, maugréa-t-elle.
Puis elle se recomposa un visage neutre. Elle ne devait pas s’effondrer devant Stefano. Il devait
la croire capable d’affronter un tel désastre sans ciller, sans rien perdre de son sang-froid.
— Pourriez-vous faire parvenir un message au signor Albani ? reprit-elle. Je vais avoir besoin
d’un appartement à Florence le temps de régler la question des assurances et…
Elle s’interrompit en constatant que la secrétaire la regardait bouche bée.
— Quoi, que se passe-t-il ?
— Vous voulez dire que vous n’êtes pas au courant, mademoiselle Banks ?
Kira réprima à grand-peine un geste d’impatience.
— Au courant de quoi ?
— Le signor Albani… Il a été emmené d’urgence à l’hôpital !
11.
Il fallut à Kira déployer des trésors de patience pour pouvoir être admise dans la chambre de
Stefano. Lorsqu’elle fut enfin autorisée à y entrer, un spectacle éprouvant l’accueillit.
Stefano était allongé sur son lit, les yeux clos, le teint cireux. Des égratignures et des hématomes
lui couvraient le front, les pommettes, le menton. Ses mains bandées reposaient à ses côtés sur les
draps blancs.
Une fois l’infirmière partie, n’y tenant plus, Kira se précipita pour lui prendre le bras.
— Stefano !
Il tressaillit, fit la grimace et ouvrit les yeux. Kira le relâcha aussitôt et fit un pas en arrière,
heurtée de plein fouet par son regard froid. Elle se rappela que la situation, entre eux, n’avait pas
changé.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? J’ai donné des ordres pour qu’on ne laisse entrer personne — et
surtout pas toi !
Plantant ses coudes sur son lit, il se redressa péniblement en position assise et tendit la main
vers l’interrupteur pour appeler l’infirmière de service.
— Arrête ! Inutile de blâmer le personnel. Je me suis fait passer pour l’une de tes assistantes.
J’ai prétendu que je t’apportais des documents urgents à signer.
Avec un soupir, Stefano se laissa retomber sur ses oreillers.
— Pourquoi crois-tu que j’ai donné cet ordre ? gronda-t-il. Je ne voulais pas que tu me voies
comme ça, c’est tout.
Un silence retomba entre eux, que Kira rompit par une tentative d’humour.
— Après tout ce que j’ai fait pour embellir cette maison, je viens de m’apercevoir que j’avais
oublié d’y mettre un système anti-incendie…
— Kira, c’était une maison de campagne, pas la Galerie des Offices. Tu n’avais aucune raison
de le faire.
— Est-ce que… tes brûlures sont douloureuses ?
— Non, rien de très grave. Je suis juste en observation.
Pour occuper ses mains, Kira lui servit un verre d’eau. Il le refusa d’un geste.
— Que faisais-tu dans une maison en feu ? demanda-t-elle, incapable de se contenir plus
longtemps.
Stefano garda le silence, et elle crut qu’il n’allait pas répondre. Il poussa un long soupir.
— J’ai cru que tu étais à l’intérieur. Je pensais que tu étais rentrée à la Ritirata après Silver
Island.
— Tu étais donc… venu me chercher ?
— Oui. J’ai compris que je t’avais fait souffrir. Quand je suis arrivé et que j’ai vu la fumée, j’ai
aussitôt pensé que tu étais peut-être endormie, ou inconsciente… J’ai défoncé la porte.
— Tu as risqué ta vie pour moi…
— Je n’ai pas réfléchi. Et quand je me suis aperçu que tu n’étais pas dans la maison, j’ai
entrepris de sauver toutes les affaires que je pouvais.
Kira secoua la tête, incrédule.
— Tu as risqué ta vie pour mes affaires ?
— Je savais qu’elles étaient importantes pour toi.
Fermant les yeux, Kira se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche. Quand Stefano l’avait
abandonnée, elle avait été furieuse ; puis sa colère s’était volatilisée quand elle avait appris qu’il
était blessé. Elle se sentait à présent complètement déboussolée.
— Je ne te comprends pas, Stefano Albani. Je pensais que tu ne voulais plus jamais me revoir.
Et voilà que tu fais ça…
— Je te l’ai dit : je n’ai pas réfléchi. Je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Que faisais-tu à Bella Terra, d’abord ? Tu as acheté cette maison aux Etats-Unis ?
— Non. Quand je l’ai vue, j’ai compris que je n’en avais pas besoin. A une époque de ma vie,
je n’avais rien. Maintenant, je peux me permettre d’acheter ce que je veux. Le savoir me suffit
désormais.
— Mais tu n’arrives jamais à te sentir chez toi ! avança Kira avec force. C’est ça ton problème !
Quand nous nous sommes rencontrés, tu m’as dit que Bella Terra était le domaine de tes rêves, la
solution à tous tes problèmes. Je suis sûre que tu as cru la même chose quand tu as acheté ta
maison de Florence, et avant ça Silver Island. Tu te mens à toi-même !
Elle se tut, surprise par sa propre fougue. Stefano lui jeta un regard en coin, puis hocha
lentement la tête.
— Nous nous ressemblons, toi et moi.
— En quoi ?
— Nous n’aimons pas perdre le contrôle d’une situation. Nous détestons les surprises.
Il marqua une courte pause avant de reprendre :
— Mais depuis que je t’ai rencontrée, ma vie est devenue imprévisible.
Ses sourcils étaient froncés, sa voix étrangement détachée.
— Je suis un loup solitaire, Kira. Je veux pouvoir aller et venir à ma guise, comme toi. Nos
carrières passent avant tout. Et nous ne pourrons pas nous y consacrer pleinement si nous nous
laissons distraire par ce qu’il y a entre nous, n’est-ce pas ?
Il avait posé la question d’un ton de défi. Kira sentit son cœur se serrer mais hocha la tête.
Mieux valait mentir que de s’humilier davantage.
— Que vas-tu faire de la Ritirata ?
— De ce qu’il en reste, tu veux dire…
Tout en la dévisageant, Stefano prit enfin son verre d’eau et en but une gorgée. Il parut hésiter et
reprit :
— Ne le prends pas mal, mais… que dirais-tu de me la vendre ? Je maintiens l’offre que je t’ai
faite il y a quelques semaines. Rappelle-toi : tu n’étais pas ravie de voir quelqu’un d’autre habiter
à Bella Terra. De cette façon, tu pourras racheter quelque chose ailleurs et tu n’auras plus à t’en
faire.
Kira le fixa avec incrédulité, cherchant une trace de l’homme qu’elle avait cru aimer sous cette
façade dure.
— Tu voudrais que je retourne en Angleterre ? demanda-t-elle d’une voix tendue.
— A toi de voir… Je propose simplement de t’aider. Ce tas de ruines est un poids pour toi.
— Un poids, répéta-t-elle avec un rictus narquois. Et tu t’y connais en la matière, n’est-ce pas ?
C’est comme ça que tu m’as vue quand tu t’es réveillé à côté de moi à Silver Island : un boulet ?
Elle se leva brusquement, le cœur à vif.
— Oh ! Kira…
Comme quelques jours plus tôt, elle crut lire de la souffrance dans son regard. Mais
l’impression fut si fugace qu’elle l’attribua de nouveau à son imagination.
— Ecoute-moi bien, Stefano. Je vais reconstruire La Ritirata pierre par pierre, de mes propres
mains s’il le faut, même si ça doit me prendre des années !
Puis, sans lui laisser le temps de répondre, elle quitta la chambre et remonta le couloir de
l’hôpital en courant.

***
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Kira avait toujours été perfectionniste. Mais pour la maison
de Stefano, son sens du détail atteignit des sommets. Elle se donna sans compter. Quand elle n’était
pas occupée à travailler sur la cour, le toit et les balcons, elle coordonnait la reconstruction de sa
propre maison, à partir de son bureau de fortune, aménagé dans un coin de sa chambre.
Il lui était douloureux d’être quotidiennement confrontée aux cendres de son ancienne vie, mais
elle refusait de capituler. Sa colère à l’encontre de Stefano l’aiguillonnait. Aussi faisait-elle
chaque soir, après sa journée de travail, le trajet jusqu’à Bella Terra pour suivre l’avancement des
travaux. Elle donnait un coup de main aux ouvriers jusqu’à la nuit tombée, se chargeant des tâches
qui leur faisaient perdre du temps : balayer, laver les outils, pousser des brouettes de ciment. Tout
devait être parfait. La nouvelle Ritirata serait un symbole de sa volonté de fer.
Si cette dernière ne chancela jamais, il n’en fut malheureusement pas de même de son moral.
Chaque fois qu’elle montait sur le toit, elle s’attendait à voir Stefano apparaître. Mais il ne se
montra pas. Lorsqu’elle passait devant sa chambre vide, elle songeait qu’une autre femme la
remplacerait bientôt dans cet immense lit — et dans la douche, assez grande pour deux…
Il lui fallait se faire une raison : elle l’avait perdu. Ce dénouement avait été prévisible ; il était
inscrit dès le début dans le scénario de leur histoire. En cédant à Stefano, en se laissant aller à
imaginer entre eux plus que la simple attirance qui les avait momentanément rapprochés, elle avait
été l’architecte de son propre malheur. C’était sans doute ce qui rendait cet épilogue si douloureux.

***
Son emploi du temps démentiel ne tarda pas à faire des ravages : Kira avait désormais à peine
la force de se traîner d’un projet à l’autre. L’épuisement l’engourdissait, anesthésiait son esprit.
Cela avait le mérite de l’empêcher, momentanément, de penser à Stefano.
Reconstruire La Ritirata allait demander du temps et de l’argent. Son magnifique jardin avait
grandement souffert de l’incendie, puis avait été piétiné par les va-et-vient des ouvriers. Rien
n’avait survécu. Et si la maison pouvait être remplacée, il n’en était pas de même de son âme. Un
soir, en se promenant sur le site, Kira se demanda si la nouvelle Ritirata serait aussi impersonnelle
que les propriétés de Stefano.
Il n’y aurait pas d’amour dedans : elle n’en avait plus à offrir. La maison serait parfaitement
ajustée, parfaitement silencieuse. Les craquements du bois ou du vent dans les tuiles lui
manqueraient. La porte s’ouvrirait normalement, sans frotter, et Kira n’aurait plus à donner ce petit
coup d’épaule stratégique en tournant la grosse clé dans la serrure. Toutes les imperfections
auraient disparu, parties en fumée comme le bâtiment original.
Il serait dorénavant parfait. Lisse, impersonnel, mais parfait. Un dimanche, tandis qu’elle
regardait les fondations neuves, Kira prit soudain conscience de ne plus être chez elle. L’isolement
de la vallée lui parut soudain hostile. Quelque chose avait changé. Ou alors, c’était elle qui avait
changé.
Quoi qu’il en soit, c’était la fin de son rêve.
Elle avait perdu sa maison en même temps que le seul homme qu’elle aimerait jamais. Elle
aurait dû accepter l’offre de Stefano de racheter les ruines de La Ritirata. Elle n’avait plus rien à
faire ici. Il avait eu raison dès le début : il ne restait plus qu’à le lui faire savoir.

***
Elle écrivit un courriel simple et sans fioritures :
« Tu as gagné. Je ne veux pas remplacer La Ritirata. Elle est à toi si tu en veux toujours. »
Elle hésita sur la formule de politesse et signa simplement de son nom.
Il ne restait plus qu’à attendre. Elle aurait dû profiter du temps dont elle disposait pour préparer
ses affaires, mais elle préféra rester devant l’ordinateur, consultant nerveusement sa messagerie
pour voir si elle avait une réponse.
Rien ne vint et, après une heure, Kira décida de monter sur le toit pour éviter de devenir folle.
Le jardin qu’elle y avait aménagé était devenu son sanctuaire. Pourtant, les fleurs et les citronniers
en pot n’eurent pas sur elle leur effet habituel. Après quelques minutes, ses nerfs eurent raison
d’elle. Elle redescendit en hâte pour vérifier de nouveau ses courriels.
Un message l’attendait. Mais son excitation retomba comme un soufflé lorsqu’elle vit qu’il
s’agissait d’une réponse automatique d’absence.
Déprimée, elle passa l’après-midi à se morfondre en attendant des nouvelles de Stefano. A la
fin, n’y tenant plus, elle prit sa voiture pour se rendre à Bella Terra. La vallée avait eu le don,
autrefois, de lui mettre du baume à l’âme.
Une nouvelle fois, elle déchanta. Elle n’y avait plus d’attaches. Elle étudia l’avancée des
travaux de sa nouvelle maison, se demandant si quelqu’un y serait un jour heureux.
Une brise froide lui agita les cheveux. Dans un pin, non loin de là, une chouette lança un
hululement triste. Bientôt, l’automne serait là. L’un des grands plaisirs de Kira avait été de nourrir
les animaux poussés vers sa maison par le froid. Cela lui manquerait. Elle avait beau ne pas aimer
la nouvelle Ritirata, elle était toujours attachée à Bella Terra.
Elle observait un rouge-gorge qui sautillait dans l’herbe sèche, lorsqu’un craquement se fit
entendre derrière elle. Effrayée, elle pivota vivement. Son cœur bondit dans sa poitrine lorsqu’elle
vit Stefano s’avancer vers elle, auréolé par le soleil couchant. Elle crut même, l’espace d’un
instant, qu’il s’agissait d’une apparition.
Mais elle comprit qu’il était bien réel lorsqu’elle sentit son parfum l’enivrer au moment où il
s’arrêta devant elle.
— Stefano ? murmura-t-elle, abasourdie.
Il se contenta de sourire. Le silence retomba, seulement perturbé par le chant des oiseaux.
— Tu as perdu du poids, reprit Kira.
— J’étais trop occupé pour manger. J’ai trouvé un but à ma vie.
— Tu as trouvé la maison idéale que tu cherchais si désespérément ?
Il se contenta de secouer la tête, un sourire aux lèvres. Après quelques longues secondes, Kira
finit par exploser, à bout de nerfs.
— Je ne suis pas d’humeur à jouer, Stefano ! Tu as eu mon message ?
— Oui. C’est pour ça que je suis là.
Elle secoua la tête, déroutée.
— Je ne comprends pas. Tu n’avais pas besoin de venir. Il suffisait de…
— J’ai décidé d’habiter ici. Pour de bon.
Kira le fixa, se demandant où il voulait en venir.
— Pourquoi me dis-tu tout ça ? Il y a cinq minutes, mon avenir était tout tracé. Et voilà que tu
débarques de nouveau dans ma vie… Je ne sais plus quoi penser.
Un sourire magnifique illumina le visage de Stefano. Malgré elle, Kira se mit à trembler
d’émotion.
— Ne pense pas, alors, répondit-il en posant les mains sur ses bras.
Mais Kira fit un pas en arrière, bouillant d’une colère contenue.
— Qu’est-ce que tu crois ? Que tu peux tomber du ciel et faire de moi ce qu’il te plaît ? Tu m’as
abandonnée, Stefano, tu te rappelles ?
A ces mots, le sourire de l’Italien s’effaça.
— Laisse-moi t’expliquer.
— Il n’y a rien à dire. Tu m’as menti.
— Ce n’est pas vrai et tu le sais, protesta-t-il, la mâchoire crispée. Nous avions dit tous les
deux que nous ne voulions pas mêler plaisir et travail.
Kira soupira, soudain épuisée. Elle savait qu’il avait raison.
— Oui, concéda-t-elle. Je n’aurais jamais dû te céder. Je m’étais juré de ne plus jamais
dépendre d’un homme…
— Et c’est justement pour ça que j’ai dû partir !
— Co… comment ça ?
— Je t’ai tout raconté sur mon passé, cette nuit-là. Mes plus noirs secrets… Comment j’ai tourné
le dos à ma famille, témoigné contre elle… Je ne voulais pas lire dans ton regard de la pitié, du
dégoût. Et passé l’excitation de la nouveauté, c’est ce qui aurait fini par arriver. Tu m’aurais
comparé à ce type, ce Hugh qui t’a fait tant de mal…
Il s’interrompit et baissa la tête, soudain pâle. Jamais Kira ne l’avait vu aussi vulnérable qu’en
cet instant. Instinctivement, elle lui prit la main.
— Stefano… Ton passé ne change rien pour moi. Il a fait de toi l’homme que j’aim… que je
connais, se rattrapa-t-elle de justesse. C’est vrai, j’ai paniqué après notre première nuit. Tout était
si parfait, si merveilleux : j’ai eu peur de ne pas supporter le jour où tu déciderais de passer à
autre chose.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
— Je n’ai pas eu le choix !
Ils se dévisagèrent un instant, puis se mirent à rire. Stefano tendit de nouveau les bras et, cette
fois, elle ne lui résista pas. Les yeux de Stefano plongèrent dans les siens, presque suppliants.
— Je n’aurais jamais dû te laisser, Kira. Mais cette erreur a au moins servi à une chose : me
faire comprendre que je ne pouvais pas passer ma vie sans toi. Quand j’ai quitté Silver Island, j’ai
eu l’impression de perdre une partie de moi. Après la nuit que nous avions passée ensemble, je
suis devenu la moitié d’un couple. Sans toi, je suis incomplet.
Kira secoua la tête, incrédule. Elle osait à peine en croire ses oreilles.
— C’est ce que j’ai ressenti après notre première nuit à Florence, avoua-t-elle. Pour la première
fois de ma vie, je n’avais pas envie d’être seule. Ça m’a fait peur.
— Nous nous sommes menti. Nous avons besoin l’un de l’autre. Ensemble, nous pouvons
montrer au monde entier ce que c’est qu’une vraie famille. Rien ne pourra nous séparer. C’est ce
que je suis venu te dire. Kira, mon amour… est-il trop tard ?
Il posa sur elle un regard angoissé. Kira l’étudia un instant en silence, figée par la vague de joie
qui montait en elle et lui donnait envie de crier son bonheur dans toute la vallée.
— Trop tard ? répéta-t-elle, des larmes dans les yeux. Bien sûr que non. Je suis là. Pour toi.
— Pour moi…, répéta Stefano, encadrant son visage de ses mains et l’embrassant avec une
tendresse infinie. Pour toujours.