Fedorovski Vladimir - Le Phenomene Staline

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Illustration : Hélène Crochemore

Graphisme : Le Petit Atelier

© Éditions Stock, 2020

www.editions-stock.fr

ISBN : 978-2-234-08232-8
Quand on coupe du bois, les copeaux volent.
Joseph Staline
Avant-propos

Staline superstar

Lorsque les Russes se penchent sur leur passé, Joseph Staline leur
apparaît moins comme un dictateur sanguinaire que comme un dirigeant
dans la tradition des grands monarques de la Russie éternelle, avec cette
fascination particulière que suscite le pouvoir. Sans doute les persécutions
et les purges ne sont-elles pas passées sous silence, mais, avec la
décantation du temps, Staline demeure d’abord, dans l’imaginaire
collectif, le sauveur de la patrie, celui qui a vaincu la barbarie nazie,
laquelle provoqua la mort de près de 27 millions de Soviétiques. C’est au
nom de la grandeur du pays et de la sauvegarde de ses intérêts supérieurs
que les Russes disculpent leur tsar rouge. Fin 1952, trois mois avant de
disparaître, Staline l’avait prédit : « Après ma mort, des monceaux
d’ordures seront versés sur ma tombe, mais le vent de l’histoire les
dispersera. »
Machiavélique, implacable, féroce, il s’est affirmé par une volonté de
puissance absolue. Ses traits de caractère l’ont rapproché de Lénine, son
prédécesseur immédiat, du tsar Pierre le Grand et, plus loin dans le temps,
d’Ivan le Terrible. Le fait que le président Poutine, au pouvoir depuis
2000, se réfère de plus en plus à lui est symptomatique de l’aspiration du
Kremlin au rétablissement de la grandeur nationale. Ainsi, la réhabilitation
du dictateur rouge, rampante à ses débuts, est-elle désormais patente.
C’est une tendance lourde au sein de l’opinion. Le néostalinisme russe est
présent à tous les échelons de la société, civils comme militaires, avec ses
relais obligés chez les nostalgiques du communisme, dans les milieux
universitaires, ainsi que dans les médias.
Le mouvement s’est amorcé en 2009 avec la réapparition de cette
inscription dans la station de métro Kourskaïa à Moscou : « C’est Staline
qui nous a élevés dans la fidélité au peuple, qui nous a inspirés dans notre
travail et nos exploits1. » Cette profession de foi pouvant paraître odieuse
aux yeux des familles qui ont connu le Goulag et les persécutions ainsi
qu’à tous ceux qui n’ont pu oublier les millions de morts provoqués par le
régime, les autorités ont laborieusement expliqué que les lieux, mis en
service en 1938, avaient été restaurés dans l’esthétique de l’époque
stalinienne. Autrement dit, dès lors que les somptueux marbres avaient été
rénovés, il fallait aller jusqu’au bout du projet.
Le courant néostalinien qui se développe depuis plus d’une décennie
tend à prouver que le Petit Père des peuples a pris en main une Russie
pauvre pour la transformer en grande puissance. Une approche historique
qui sert le pouvoir en place : on voit le parallèle flatteur pour l’actuel
maître du Kremlin qui a redressé le pays après le naufrage du
communisme et la déliquescence de la période eltsinienne. Sur les plans
psychologique, moral et politique, Staline et Poutine sont aux antipodes de
Mikhaïl Gorbatchev (le faiblard) et de Boris Eltsine (l’incapable doublé
d’un ivrogne). Staline étant dépeint comme l’archétype de l’homme d’État
intègre opposé aux oligarques prédateurs, l’anti-Lénine et surtout l’anti-
Trotski – lequel voulut consumer la nation dans le brasier de la révolution
mondiale –, on reconnaît en creux le portrait du tsar des années 2000.
Staline a fermement établi l’URSS à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale en tenant la dragée haute à l’Occident. Nul ne conteste ce fait.
C’est en se fondant sur cette réalité objective que les historiens
néostaliniens pratiquent le révisionnisme et le relativisme : Staline ne fut
pas le principal responsable des répressions ; c’est Lénine qui inventa le
Goulag, et l’appareil communiste qui fut responsable de la Grande
Terreur. « De toute manière, il faut replacer les répressions dans le
contexte de l’époque et considérer que Staline les suspendit en 1938. »
Telle est la nouvelle antienne pour évoquer ces temps révolus. Le tsar
rouge aurait été inspiré par des « idées démocratiques », dès lors que, par
deux fois, en 1936 et 1944, il a essayé d’instaurer des élections
à candidatures multiples en Russie et d’éloigner le Parti communiste du
pouvoir.
La bataille des statistiques, par ailleurs, est engagée. Selon les
néostaliniens, l’estimation des victimes du régime est des plus exagérées :
les chiffres auraient été délibérément grossis par Alexandre Soljenitsyne,
par les historiens occidentaux, ainsi que par Alexandre Iakovlev, le
conseiller le plus proche de Gorbatchev. Le compte réel ne s’établirait pas
en millions mais en quelques centaines de milliers, ce qui exclut ipso facto
bien des événements survenus au cours de cette période troublée. On se
rappelle le mot attribué à Staline : « La mort d’un homme est une tragédie,
celle d’un million d’hommes, une statistique », citation dont l’authenticité
est vigoureusement contestée par les néostaliniens.
Nul doute, en tout cas, qu’il ne faille verser au crédit du cynisme de
Staline le pacte de non-agression germano-soviétique d’août 1939, utile à
court terme en matière de conquêtes territoriales au moment de l’offensive
nazie contre la Pologne, mais qui mettra l’Union soviétique en danger
lorsque Staline se refusera à ouvrir les yeux sur la véritable nature du
Führer. À son crédit militaire, alors que, peu avant la guerre, il a purgé son
armée de ses meilleurs officiers, il saura cependant conduire l’Armée
rouge à la victoire finale. À son crédit stratégique et diplomatique, les
accords de Yalta consacreront la position de force des Soviétiques en
Europe. D’où la conclusion : Staline a eu raison.
Chaque année, le 5 mars, jour anniversaire de la mort de Staline, des
militants communistes se réunissent sur la place Rouge pour déposer des
fleurs sur sa tombe, derrière le mausolée de Lénine, au pied des murailles
du Kremlin, siège du pouvoir en Russie. Pour autant, l’œuvre de
réhabilitation du Petit Père des peuples n’est pas de leur seul fait. Côté
gouvernemental, en décembre 2017, le chef du FSB (ex-KGB), Alexandre
Bortnikov, a affirmé le plus officiellement du monde qu’« une part
significative » des dossiers traités durant les purges staliniennes « avait un
contenu réel », dès lors que ces derniers concernaient des
« conspirateurs », ainsi que des personnes « liées à des services de
renseignement étrangers ».
Le président russe, quant à lui, a donné le ton lors de la préparation du
centenaire de la révolution, considérée comme « une occasion de se
pencher à nouveau sur les causes et la nature de la révolution en Russie ».
« En revanche, a-t-il précisé, il est absolument intolérable de vouloir
provoquer des divisions, de la haine et des condamnations, et de rendre
notre rapport au passé plus difficile. Il ne faut pas spéculer sur les
tragédies. » L’année suivante, il s’est plus précisément exprimé à propos
de Staline au cours de son interview-fleuve filmée par le réalisateur
américain Oliver Stone, Conversations avec Poutine (2017). Estimant que
les horreurs du régime stalinien ne devaient pas être oubliées, il a
cependant averti qu’une diabolisation « excessive » du Petit Père des
peuples serait « une façon d’attaquer l’Union soviétique et la Russie ».
Soutenu à la fois par les rouges, nostalgiques de l’URSS, et les blancs,
conservateurs et orthodoxes, tous unis autour de l’idée d’empire et de
grandeur nationale, Vladimir Poutine suit là une ligne de crête délicate. Le
chef de l’État joue sur un paradoxe, observe le philosophe Michel
Eltchaninoff : « Antirévolutionnaire, il veut être le président des
nostalgiques de l’URSS2… »
Les bustes de Staline se sont multipliés en Russie, d’abord dans le
centre de Moscou, où son effigie en bronze trône parmi les trente-
deux autres grandes figures historiques de l’« allée des Dirigeants », à
l’initiative de la Société russe d’histoire militaire dirigée par l’ex ministre
de la Culture Vladimir Medinski. Économie de marché oblige, les
commerces de souvenirs, gadgets, calendriers et autres produits dérivés à
l’effigie du tsar rouge prospèrent, contribuant à la banalisation de son
image, sans plus qu’aucune réflexion critique ne s’y attache. Dernière
nouveauté de la mondialisation, on trouve gratuitement sur Internet une
application de selfies dotée d’un filtre permettant à ses utilisateurs de se
grimer le temps d’une photo en Staline : MSQRD – qui se prononce
« mascarade » – est accessible à partir de l’âge de neuf ans… Résultat : le
Centre analytique Levada, organisation russe indépendante de recherches
sociologiques et de sondages, classe désormais Staline en tête des
personnalités historiques les plus remarquables.
Tel est le sentiment qui prévaut en Russie – sur lequel joue le pouvoir
en place à Moscou –, à l’heure où l’on célèbre le soixante-
quinzième anniversaire de la victoire sur la barbarie nazie. Dans le
contexte de la pandémie du coronavirus, Staline reste plus que jamais un
symbole incontournable de la mobilisation du pays face à un grand danger
national. Cette référence est paradoxalement présente non seulement dans
le discours des nationalistes, mais aussi chez les libéraux : l’écrivain
Bykov, porte-parole de l’opposition russe pro-occidentale, a notamment
reproché à Poutine de pas trouver « les mots nécessaires » à propos de la
crise de coronavirus, « comme autrefois savait faire Staline »3.
En analysant dans cet ouvrage cette popularité reconquise par-delà la
tombe – que je nommerai le « phénomène Staline » –, je ne peux
m’empêcher de songer à Stalingrad et à nos millions de morts. J’ai une
pensée particulière pour ma famille maternelle qui vécut la terreur
imposée par le Petit Père des peuples, mais aussi pour les héros de la
Seconde Guerre mondiale que furent mon père et mon oncle paternel.
Mon père, Fedor Kravtchenko, toujours en première ligne, a commandé le
mythique régiment des « orgues de Staline », ces lance-roquettes montés
sur des camions qui jouèrent un rôle décisif dans l’issue du conflit. Mon
oncle, Grigori Kravtchenko, plus jeune général d’aviation de l’histoire
russe, as légendaire, est mort au combat en 1943, à tout juste trente ans.
Ses cendres ont été placées devant le rempart du Kremlin. Sept autres de
mes oncles ont péri au front. Mon père est décédé à quarante-quatre ans
des suites de ses blessures… Ce livre saura donc retracer la grandeur et la
servitude de cette époque, sans passer sous silence aucun des crimes de
Staline, qui sut se hisser au rôle d’acteur majeur de la tragédie historique
contemporaine. Voici son histoire.
Notes
1. Cf. « Russie : la réhabilitation de Staline avance au pays de Vladimir Poutine », 20minutes.fr, 5 mars 2018. (Toutes les notes
sont de l’auteur.)
2. Michel Eltchaninoff, « Centenaire de 1917 : “Poutine préfère Staline à Lénine” », Le Figaro (entretien), 24 mars 2017.
3. Radio Écho de Moscou, 7 avril 2020.
I

Au temps des tsars

La jeunesse de Staline

Celui qu’on surnommait Sosso (« le petit Jojo ») durant son enfance naît
en 1878 à Gori, bourgade d’environ 8 000 âmes, proche de Tiflis, capitale
de la Géorgie. Sa mère est une blanchisseuse illettrée, son père un savetier à
peine libéré du servage. Alcoolique et violent, il bat fréquemment sa femme
et ses enfants, y compris le petit Joseph. Il meurt en 1890 au cours d’une
rixe entre ivrognes. Sa femme vivra jusqu’en 1936.
La jeunesse de Joseph1 Vissarionovitch Djougachvili est empreinte de
tristesse, de brutalité, et d’une immense sensation d’isolement face à un
univers hostile. Pour survivre, il s’imagine dans la peau de héros tels que le
bandit d’honneur Koba « l’Indomptable », dont il adoptera le nom lorsqu’il
passera, à vingt-trois ans, dans la clandestinité révolutionnaire. Robin des
Bois caucasien, défenseur des pauvres contre l’oppression des nantis et
symbole de la lutte pour l’indépendance, Koba est le personnage principal
du roman d’Alexandre Kazbegui Le Parricide (1883), que le jeune Joseph a
lu avec passion. Plus tard, il prendra Lénine comme modèle, en se
métamorphosant en militant bolchevique.
Rien ne l’y destinait pourtant.
En 1894, sa mère le fait entrer au séminaire de Tbilissi, seul moyen
d’ascension sociale accessible à l’époque aux gens de sa condition. Il y
étudie durant six ans l’Ancien et le Nouveau Testament, la vie des saints,
l’histoire de l’Église. Contrairement à la légende qui veut qu’il n’ait jamais
été qu’une brute mal dégrossie, c’est un élève doué qui obtient
d’excellentes notes en mathématique, russe et latin, et qui est capable de lire
les philosophes grecs dans le texte. C’est dire qu’il aurait pu s’élever dans
la hiérarchie ecclésiastique, ainsi que l’ambitionnait sa mère. Mais tandis
qu’il sert la messe, il s’initie en secret aux idées révolutionnaires. En 1898,
il adhère au cercle clandestin nationaliste Messame-Dassi où bouillonnent
les idées socialistes. Sanctionné pour avoir lu des auteurs interdits –
notamment Tolstoï et Victor Hugo –, il est expulsé du séminaire sans
diplôme, en mai 1899, pour « absence à l’examen de lectures bibliques ».
Dans un rapport précédant cette sanction, le directeur du séminaire précise :
« Djougachvili est généralement irrespectueux et grossier envers les
autorités. » « En réalité, je fus renvoyé pour propagande marxiste »,
confiera plus tard l’intéressé.
Après avoir travaillé à l’observatoire de Tiflis et donné quelques leçons
pour subsister, il quitte Tbilissi en décembre 1901 pour Batoumi, port situé
sur la mer Noire, où il s’engage dans le militantisme clandestin sous son
premier pseudonyme de Koba. Arrêté en avril 1902, il est emprisonné
durant un an, peine qui sera prolongée par une condamnation à trois ans de
déportation en Sibérie orientale, dont il s’évadera en janvier 1904. Les
premières années du siècle marquent un durcissement de son engagement
politique. Quittant le groupe nationaliste Messame-Dassi, il rejoint, en
1903, le courant bolchevique au sein du Parti ouvrier social-démocrate de
Russie (POSDR), dont il deviendra le délégué pour le Caucase. Le parti
regroupe deux tendances : les bolcheviques révolutionnaires et les
mencheviques réformistes, lesquels perdront de leur influence au fil des
années2.
La révolution menace l’empire. Suite au conflit russo-japonais – dont
nous verrons dans la section suivante la genèse et les conséquences –, le
moral du pays est au plus bas. Les grèves et les manifestations se
multiplient, particulièrement dans le Caucase, où le futur Staline, déjà
connu pour la brutalité de son caractère, participe à la création d’une milice
en vue de l’insurrection. Ce choix de la radicalité opéré par celui qui n’est
encore que Koba-Djougachvili sera la clef de son ascension.

La révolution de 1905

Staline a toujours apprécié l’essence autoritaire du régime tsariste, d’où


son mépris pour le souverain en place, Nicolas II, dont il déplore
l’insignifiance, le peu d’intelligence et le défaut de volonté. Monarque
doux, velléitaire et indécis, le tsar fait passer sa famille, et notamment le
tsarévitch Alexis, atteint d’hémophilie, avant les nécessités de la politique.
Manquant de discernement, il a nommé au poste de ministre de l’Intérieur
le très conservateur Viatcheslav Plehve, lequel est convaincu que, pour
apaiser les troubles révolutionnaires, un « petit conflit victorieux » serait de
nature à provoquer un « réflexe patriotique de la population de l’empire ».
La Russie s’engage alors dans un conflit maritime avec le Japon qui
infligera de lourdes pertes à l’empire. En juillet 1904, Plehve succombe à
un attentat3, tandis que la catastrophe militaire suit son cours. Le 2 janvier
1905, après onze mois de résistance, la garnison russe de Port-Arthur
capitule face à l’armée japonaise. Quelques jours plus tard, à Saint-
Pétersbourg, le sang va couler.
La dégradation des conditions économiques et sociales a fait monter les
oppositions libérale, démocrate, socialiste et révolutionnaire au régime
tsariste. Le peuple est à vif. Le 9 janvier, les travailleurs de la capitale se
dirigent pacifiquement vers le palais d’Hiver pour réclamer au tsar une
augmentation des salaires. Ce n’est encore qu’une pétition ouvrière, mais la
réaction des autorités sera terrible. Le cortège est étroitement contrôlé par la
police secrète qui cherche à infiltrer les syndicats, quand, soudain, l’ordre
de tirer est donné : c’est le fameux « dimanche rouge », ou « dimanche
sanglant », où l’on dénombre 96 morts et 333 blessés de source officielle,
tandis que Staline, plus tard, évoquera plusieurs centaines de morts. Un
soviet4 de députés du peuple, assemblée populaire sur le modèle anarchiste,
est formé à Saint-Pétersbourg. Les partis révolutionnaires et les syndicats
lancent la première grève générale de l’histoire de la Russie. L’insurrection
armée est imminente, mais elle sera enrayée in extremis, le 17 octobre 1905,
grâce à la signature par le tsar d’une proclamation entérinant la fin du
pouvoir absolu en Russie. Une constitution libérale est octroyée. Suite aux
habiles réformes lancées dans la foulée par le Premier ministre Stolypine, la
vague révolutionnaire s’affaiblira tandis que l’autorité de l’État se rétablira.
Où se trouve Staline à cette époque ? En décembre 1905, représentant
l’Union caucasienne lors de la première conférence bolchevique à Tampere
(Tammerfors) en Finlande – alors sous domination russe –, il approche
Lénine pour la première fois.

Les racines idéologiques


Cette rencontre est une déception : « J’espérais voir l’aigle des
montagnes de notre parti comme un grand homme, non seulement
politiquement, mais aussi physiquement. Quelle ne fut pas ma désillusion
en voyant l’individu le plus ordinaire, au-dessous de la taille moyenne, qui
ne se distingue en rien des mortels ordinaires. » Staline, décidément cruel,
note que la conversation du grand leader est, elle aussi, ordinaire…
Toutefois, au lendemain de la mort de Lénine en 1924, il usera à son propos
des formules les plus élogieuses : « Lorsque je le comparais aux autres
dirigeants de notre parti, il me semble toujours que les compagnons de lutte
de Lénine – Plekhanov, Martov, Axelrod et d’autres encore – étaient moins
grands que lui d’une tête ; que Lénine, comparé à eux, n’était pas
simplement un des dirigeants, mais un dirigeant de type supérieur, un aigle
des montagnes, sans peur dans la lutte et menant hardiment le Parti en
avant, dans les chemins inexplorés du mouvement révolutionnaire russe. »
Staline pouvait-il s’exprimer autrement alors qu’il s’apprêtait à succéder au
leader disparu ? Assurément non.
L’histoire entre ces deux hommes est celle d’un final désamour sur fond
de rivalité politique. Staline a été fasciné durant des années par l’agilité
intellectuelle et la volonté de puissance du chef des bolcheviques. Il se
dévoue à cet homme qui a transformé les cercles révolutionnaires en un
parti structuré. Les bolcheviques ont pris leur autonomie en 1912 jusqu’à
devenir majoritaires en 1917, alors qu’ils constituaient au début du siècle la
plus petite des principales formations de gauche, avec moins d’adhérents
que les mencheviques sociaux-démocrates, et beaucoup moins que les
socialistes-révolutionnaires axés sur la paysannerie. Leur nom vient de
l’adjectif bol’she, qui signifie « plus » ou « plus grand ». Lénine a fondé un
nouveau type d’organisation révolutionnaire comparable à une armée
clandestine centralisée et hiérarchisée. Ainsi n’est-ce pas la pensée de
Marx, mais le caractère quasi messianique de Lénine, homme de théorie et
aussi d’extrême autorité, qui servira de modèle à Staline, à cette différence
près qu’il connaît les hommes alors que Lénine s’en tient éloigné. « Que
savait-il de la vie, ce théoricien, ce livresque ? note Soljenitsyne à propos de
Lénine. Sa connaissance des hommes était médiocre sinon nulle. Il ne savait
pas ce qu’était le bas de l’échelle sociale, il ignorait les humiliations, la
misère, la vraie faim. Un noble, quoique de très petite volée. Il ne s’était
jamais évadé de ses lieux d’exil. Quel enfant sage ! Il n’avait pas non plus
mis les pieds dans une vraie prison. Il ignorait tout de la Russie réelle, ayant
passé dix-sept ans en émigration. » Ce n’est pas en vain que Soljenitsyne
emploie le mot de « noblesse » à son propos. Lénine, un prolétaire, né dans
une famille pauvre et besogneuse, confrontée aux difficultés de la vie ?
L’historiographie soviétique a bien tenté de le faire croire, mais tout prouve
le contraire. L’un de ses arrière-grands-pères a été serf, mais émancipé ; dès
lors l’ascension sociale de la famille paternelle sera constante, le père de
Lénine accédant au statut de la noblesse héréditaire avec sa fonction de
conseiller d’État. Côté maternel, l’accession à la noblesse héréditaire s’est
faite avec le grand-père, médecin de renom. L’homme de la dictature du
prolétariat est donc, familialement, un nanti à double titre, vivant dans
l’aisance avec des serviteurs à domicile.
Écrivain emblématique du régime soviétique et ami de Lénine, Maxime
Gorki émet le même jugement que Soljenitsyne dans ses Pensées
intempestives (1917-1918) : « La vie, dans sa complexité, est étrangère à cet
homme ; il ne connaît pas les couches populaires, il n’a jamais vécu avec le
peuple de la révolution. »

La Première Guerre mondiale

Après l’échec de la révolution en 1905, nul ne pouvait prédire que la


Russie allait passer la plus grande partie du siècle sous la férule d’un
nouveau totalitarisme. Le pays était florissant. L’industrie lourde y avait crû
de presque 75 % entre 1908 et 1912. La vie artistique était bouillonnante,
marquée par un esprit de liberté. C’était le « siècle d’argent », avec des
créateurs prônant l’art pour l’art, où l’esthétique l’emportait sur la morale ;
c’était l’époque des Ballets russes, celle de Stravinsky et des écrivains qui
n’avaient que faire des révolutionnaires.
Le 1er août 1914 va dissiper ce luxueux mirage. L’Allemagne déclare la
guerre à la Russie. Les premières victoires exaltent le patriotisme russe
impérial, mais la situation va se détériorer. À l’automne 1915, les deux tiers
des soldats envoyés au front ont été tués, les quatre cinquièmes des officiers
ont disparu. L’état-major doit faire appel à des classes d’hommes de plus en
plus âgés, de moins en moins formés. À l’automne 1916, on compte près de
2 millions de morts, soit plus que l’Allemagne et la France n’en subiront
chacune durant quatre ans de conflit. Les défaites sur le front de l’Est,
notamment en Prusse-Orientale, minent le moral du pays. Les usines
souffrent de pénurie de matières premières, le ravitaillement en armes est
difficile et le réseau ferroviaire est insuffisant. L’année 1917 sera propice à
la révolte : un hiver rigoureux, la famine, l’exaspération face à une guerre
dont on ne voit pas l’issue. La Russie est désormais coupée du reste de
l’Europe.
Le 7 février 1917, alors que le tsar se trouve au quartier général des
armées à Moguilev, à environ sept cents kilomètres au sud de la capitale, la
révolution éclate. Elle donne à ses débuts l’illusion d’une grande fête
populaire avec force discours inspirés. Surviennent dans la foulée des
manifestations contre le manque de pain, des heurts avec la police, des
émeutes, des pillages, l’instauration d’un couvre-feu. Le 1er mars, les 60 000
soldats cantonnés dans la capitale s’insurgent à leur tour. Nicolas II rentre
en urgence du front à Saint-Pétersbourg – devenu Petrograd depuis 1914 –,
où certains lui soufflent de rallier des troupes fidèles en vue de reconquérir
la capitale. Mais il se refuse à « tuer ses compatriotes ». Le 2 mars, il
abdique. Le grand-duc Michel, son frère cadet, héritier désigné, se désiste à
son tour le lendemain. Un gouvernement provisoire est constitué, d’abord
dirigé par le prince Gueorgui Lvov jusqu’en juillet 1917, puis par
Alexandre Kerenski, avocat et ministre du précédent gouvernement,
membre du Parti socialiste révolutionnaire, dont la base est essentiellement
paysanne. Durant les quelque cent jours que durera son gouvernement, il
réussira à organiser de nouvelles élections, mais ne désengagera pas le pays
de la guerre, ce qui lui vaudra le ressentiment du peuple.
Qu’en est-il, alors, de Lénine ? Exilé en Suisse, le leader bolchevique est
pris de court par cette révolution. Depuis plusieurs années, il est cantonné à
des travaux théoriques, loin de toute perspective d’accès au pouvoir. Sa vie,
monotone, grise et financièrement médiocre, l’incline à rêver d’émigrer aux
États-Unis. Or, soudain, début 1917, les événements se précipitent dans son
pays : discrédité par son incurie et les revers militaires, le régime tsariste
chancelle. À Zurich, Lénine, qui n’a de cesse que son pays perde la guerre –
condition sine qua non pour que les bolcheviques accèdent au pouvoir –,
est subventionné par l’état-major allemand qui l’aide dans ses entreprises :
seuls l’effondrement du tsar et la défaite militaire permettront l’alternance
du pouvoir. Des négociations s’engagent avec les autorités allemandes, qui
remonteront jusqu’à l’empereur Guillaume II en personne. Le petit homme
à la barbiche rousse inconnu jusqu’alors du grand public se prépare donc à
rentrer à Petrograd dans un wagon mis à sa disposition par Berlin. Après
avoir attendu pendant de longs jours l’autorisation officielle du
gouvernement provisoire russe et des passeports provisoires, Lénine quitte
Zurich le 27 mars dans le premier des trois convois d’émigrés russes, avec
le bénéfice de l’extraterritorialité à partir de l’entrée en Allemagne – ce qui
lui évite d’être accusé de collusion avec l’ennemi – et sans aucun contrôle
des voyageurs. Le train transporte Lénine de Suisse en Russie, via
l’Allemagne, avec un arrêt prolongé à Berlin, la Suède et la Finlande. Une
fois sur place, il aura tôt fait de gagner à sa cause les ouvriers et les paysans
avec des slogans touchant directement à leurs revendications : « La paix
pour le peuple », « La terre aux paysans ». Et après dix-sept années d’exil,
son retour triomphal se fait au son de La Marseillaise. Staline va bientôt le
rejoindre.

Quel a été son parcours depuis 1905 ? Son rôle au sein du parti s’est
affirmé lors des congrès de Stockholm et de Londres en 1906 et 1907. En
Azerbaïdjan où il développe dans la clandestinité des foyers d’insurrection
avec Stepan Chaoumian – le « Lénine du Caucase » –, il axe son action sur
les ouvriers du pétrole. En Géorgie, il organise des attaques à main armée
qualifiées d’« opérations d’expropriation » de banques. En 1908, il est
arrêté, déporté en Sibérie, mais parvient à s’évader l’année suivante.
Rattrapé en 1910, il s’enfuit à nouveau en 1912, année au cours de laquelle
la scission entre mencheviques et bolcheviques est consommée. Membre du
Comité central du Parti bolchevique, Staline signe le premier éditorial de
La Pravda qu’il a contribué à fonder à Saint-Pétersbourg. Arrêté et déporté
en Sibérie occidentale, il s’évade derechef, ce qui laisse perplexes les
historiens sur les complicités qu’il aurait pu avoir avec la police politique.
C’est l’époque où l’Okhrana5 est particulièrement efficace dans la lutte
contre les mouvements révolutionnaires. Staline en devint-il – comme
l’affirme Soljenitsyne – un informateur appointé ? Certains jugent l’idée
plausible, d’autres la contestent. Les archives de la police à cet égard ont
fort opportunément été incendiées dès les premiers jours de la révolution de
1917… Quoi qu’il en soit, réfugié en Autriche, le voilà qui travaille avec
Lénine sur la question des nationalités des divers territoires de l’empire au
regard de la théorie marxiste. Il signe ses écrits sous son nouveau nom,
Staline, « l’Homme d’acier », stal signifiant « acier » en russe. Et puis, en
1913, il commet l’imprudence de retourner à Saint-Pétersbourg où, sur
dénonciation d’un député bolchevique agent de l’Okhrana, il est appréhendé
au bout de huit jours. Déporté à Atchinsk, il est affecté à l’entretien de la
ligne du Transsibérien. Sous haute surveillance, il ne reviendra de son exil
qu’en mars 1917. Après l’abdication de Nicolas II, le sort de la Russie est
provisoirement remis entre les mains du prince Gueorgui Lvov. Après avoir
apporté son « soutien critique » à ce gouvernement réformiste bourgeois,
Staline, sous l’influence de Lénine, participera à la première tentative de
prise du pouvoir opérée par les bolcheviques à l’été 1917.
Il est basé au quartier général bolchevique qui occupe « le palais entaché
de péché de la concubine tsariste Mathilde Krzesińska », comme on
l’appelait à l’époque. Cette ravissante ballerine d’origine polonaise était
devenue la première et la seule véritable maîtresse de Nicolas II alors qu’il
n’était encore que l’héritier du trône. « Il existait une pratique dans la
famille royale qui permettait à un héritier célibataire et à ses frères d’avoir
des relations avec des actrices et des danseuses de ballet avant le mariage
pour acquérir une certaine expérience sexuelle », explique Vladislav
Aksenov, chercheur à l’Institut d’histoire de la Russie, dans Russia Beyond.
Fuyant la révolution, par la Finlande, Mathilde Krzesińska se refugiera à
Paris et y épousera le grand-duc André… Sa demeure pétersbourgeoise, de
style moderniste, aux parquets étincelants, avait des lustres de cristal et des
miroirs gigantesques. Une salle blanche était meublée de consoles de
marbre et de sofas dorés ; les murs étaient tapissés de soie damassée, les
rideaux étaient de velours. Staline, quant à lui, travaillait souvent dans un
petit salon Louis XVI aux murs de soie jaune, usant aussi de la salle de
bains de marbre blanc, aux murs couverts d’une mosaïque bleu et argent, et
dont la baignoire encastrée dans le sol ressemblait à un bain grec.
Staline, qui dirige désormais la propagande éditoriale du parti, travaille
sans relâche. Mal préparés en février et au début du printemps 1917, les
bolcheviques maintiennent désormais la pression sur le gouvernement
provisoire grâce à l’argent de Berlin qui finance La Pravda, tirée à plusieurs
millions d’exemplaires, ainsi que de nombreuses publications de province –
dont une pour les soldats. Par ailleurs, ils ont considérablement renforcé
leur organisation, passant de 23 000 membres en avril à 240 000 en août.
L’historien militaire russe Dmitri Volkogonov détaille les financements
occultes qui, s’ajoutant à ceux du ministère allemand des Affaires
étrangères, viennent abonder les caisses du parti : « L’énorme
développement des publications bolcheviques après la révolution de Février
n’est pas le fruit du hasard. En juillet 1917, le parti publiait 41 journaux,
représentant 320 000 exemplaires quotidiens, dont 27 titres en russe, et les
autres en géorgien, arménien, lituanien, tatar, polonais et autres langues.
Après février, le parti s’acheta une presse pour 260 000 roubles, et ses
dirigeants recevaient un salaire, fût-il irrégulier. Les coffres bolcheviques
n’étaient pas vides : il faut savoir que le mouvement bolchevique était
soutenu, notamment depuis Paris et Genève, par des industriels russes
fortunés et versés dans les arts, qui le finançaient par une sorte de
masochiste bizarre empreint d’un complexe de culpabilité des nantis6. »
La révolution n’est pas achevée, « sa lutte sera acharnée jusqu’à la
réalisation des idéaux authentiquement démocratiques », proclame La
Pravda à l’aube de l’été 1917. Staline participe activement aux événements
dramatiques qui se produisent à Petrograd au début du mois de juin. Menés
par les bolcheviques, 10 000 soldats révolutionnaires menacent le Conseil
de la République qui siège au palais Marie. Des colonnes d’ouvriers armés
arrivent de la périphérie au centre de la ville, mais, finalement, l’affaire
n’ira pas plus loin, car l’opinion publique demeure majoritairement hostile à
l’émeute et favorable au gouvernement provisoire.
C’eût été l’instant idéal pour les démocrates de faire arrêter Lénine,
Trotski, Staline et les autres leaders bolcheviques, mais les ministres du
gouvernement ne bougent pas, se réjouissant bien à tort de ce faux retour au
calme. Encore très minoritaires dans le pays, les bolcheviques font des
ravages au sein de l’armée par le biais de leur propagande qui assure que
« le gouvernement veut continuer la guerre impérialiste ». La Pravda, sous
la houlette de Staline, exploite à cet effet une note diplomatique du ministre
des Affaires étrangères Milioukov adressée à la France et à la Grande-
Bretagne informant que la Russie a l’intention de « réclamer les territoires
ottomans ». « La guerre impériale sans empereur continue ! » titre alors
La Pravda. Au vu du contexte de rejet de la guerre par la population, mais
aussi par l’armée elle-même, la bévue est de taille. Les autres membres du
gouvernement provisoire le constatent eux-mêmes avec amertume : avec
ses 6 millions d’hommes épuisés et ses 2 millions de déserteurs, l’armée
russe a cessé d’exister en tant que force combattante. L’ultime campagne
lancée contre les armées allemandes s’est soldée par un désastre.
C’est le moment pour Lénine, secondé par Léon Trotski qui dirige l’aile
armée du Parti bolchevique – 60 000 combattants –, de passer à nouveau à
l’offensive. Le 3 juillet, une foule d’ouvriers et de révolutionnaires armés
de mitrailleuses, la poitrine barrée de cartouchières, avec à leur tête le
1er régiment bolchevique de mitrailleurs, se dirige vers le palais de Tauride
où se tient le soviet de la ville présidé par le député Nicolas Tcheidze7, afin
de réclamer la destitution du gouvernement provisoire. Le soviet de
Petrograd étant tenu par des mencheviques opposés à Lénine, l’opération
doit être menée sans aucun état d’âme. Toute la nuit, Staline organise à
travers la ville des convois de camions et de voitures blindées emplis
d’hommes en armes, qui commencent à tirer au hasard sur les
« bourgeois ». À la base navale de Kronstadt, des marins bolcheviques se
mutinent, massacrant cent vingt officiers, y compris leur amiral, et
réclament de Lénine qu’il leur donne l’ordre de s’emparer de Petrograd.
Soutenus par 20 000 ouvriers, les marins convergent vers le palais de
Tauride. La foule appelle à prendre immédiatement le pouvoir, mais les
membres du soviet demeurent passifs. Une pluie torrentielle survient alors,
qui va noyer la révolution. La foule trempée jusqu’aux os se disperse. Un
régiment loyal au gouvernement libère sans coup férir le soviet assiégé de
Petrograd, qui sera désormais perçu par les militaires comme un
« parlement de bavards impuissants ».
Après la démission, le 7 juillet 1917, du prince Gueorgui Lvov, la
situation étant devenue ingérable, l’avocat, député, ministre de la Justice
puis ministre de la Guerre Alexandre Kerenski est la seule personnalité
politique à pouvoir diriger le pays : opposant absolu à l’autocratie, il a
toujours refusé les mots d’ordre marxistes. Fin juillet, avec l’accord du
soviet de Petrograd, il forme un nouveau gouvernement socialiste. Le soviet
lui est d’autant plus favorable que, avant d’être ministre, Kerenski a
secondé Nicolas Tcheidze à sa présidence. La majorité y est socialiste
modérée : les bolcheviques et socialistes-révolutionnaires représentent
moins de 10 % des députés. L’ordre d’arrestation de Lénine ne rencontrera
donc pas d’opposition.
Épuisé, souffrant de migraines, le leader bolchevique doit fuir la
Russie… Il lui faut de toute urgence changer d’apparence. « Ne vaudrait-il
pas mieux que je me rase ? » s’interroge-t-il. C’est Staline lui-même qui
joue le rôle de barbier. Blaireau, savon et coupe-chou en main, il rase la
barbe et la moustache de son mentor assis sur un tabouret. « C’est très bien
à présent ! conclut Lénine qui se contemple dans un miroir. Je ressemble
tout à fait à un paysan finnois ; quasiment personne ne me reconnaîtra. » Et
le voilà parti sans plus tarder pour la Finlande. Staline, quant à lui, passe
dans la clandestinité. Tout est-il définitivement perdu pour les
bolcheviques ? Quatre semaines plus tard, le gouvernement provisoire et
l’empire lui-même chancellent, la Finlande et l’Ukraine aspirent à
l’indépendance. À Petrograd, Kerenski tente de lancer des réformes
politiques, judiciaires et sociales, mais sans s’attaquer à l’essentiel : la
réforme agraire. Son gouvernement n’enraye pas les difficultés
d’approvisionnement de la capitale et, surtout, commet une erreur fatale en
décidant de poursuivre la guerre.
À la fin du mois d’août, survient l’« affaire Kornilov ». Persuadé à tort
que le gouvernement provisoire de Kerenski est à la merci des
bolcheviques, le général cosaque Lavr Kornilov, commandant suprême de
l’armée, ordonne à ses troupes de marcher sur la capitale pour contrecarrer
les plans des révolutionnaires. Trois régiments de cavalerie se dirigent vers
Petrograd. Contrairement à la version propagée par Staline, il ne s’agit pas
là, à proprement parler, d’un coup d’État militaire. Kerenski, tétanisé par
l’extrême gauche, est pour beaucoup dans cette initiative de Kornilov, mais
soudain pris de panique face à cette intervention dont il a été lui-même
l’instigateur, le voilà qui hurle au « putsch des militaires » et appelle
« toutes les forces révolutionnaires », y compris les bolcheviques que son
gouvernement a réprimés en juillet, à leur « barrer la route ».
Les masses se réarment, Staline et les leaders bolcheviques sortent de la
clandestinité, les prisonniers politiques de juillet, dont Trotski, sont libérés
par les marins de Kronstadt. Le général Kornilov est démis de ses fonctions
et arrêté. Sans soutien militaire, Kerenski est contraint de s’appuyer sur le
soviet de Petrograd ; il mobilise les gardes rouges bolcheviques8, mais son
gouvernement tombe et le pouvoir n’est plus qu’un théâtre d’ombres.
Kerenski a beau s’autoproclamer dictateur – à la tête d’un directoire de cinq
personnes –, drogué à la cocaïne, il règne au palais d’Hiver sous les ors des
appartements d’Alexandre III, mais ne gouverne plus.

La révolution d’Octobre

En septembre, l’armée est exsangue, avec 1,7 million de morts et près de


6 millions de blessés. Les mutineries éclatent, les villages sont pillés par les
déserteurs, la famine menace la capitale. La production industrielle
s’effondre. Les prix et le chômage grimpent en flèche, les grèves se
généralisent. Conséquence politique : les bolcheviques progressent dans les
élections aux soviets de soldats et de paysans.
C’est Lénine, de retour secrètement à Petrograd, qui va changer le cours
de l’histoire. Le 10 octobre à 22 heures, il avertit le Comité central de son
parti de l’urgence de l’action. Les onze éminents bolcheviques se retrouvent
discrètement dans un appartement privé. Rasé de près, Lénine a pris soin de
changer totalement d’apparence. Il s’est donné l’allure d’un pasteur
luthérien avec une perruque bouclée mal ajustée qui glisse sur son crâne
chauve : « L’histoire ne nous pardonnera jamais de ne pas avoir pris le
pouvoir maintenant ! » s’écrie-t-il, aussitôt soutenu par Staline. La motion
de Lénine va l’emporter par dix voix contre deux – celles de deux
bolcheviques de la première heure, Kamenev et Zinoviev, qui seront fusillés
par Staline dans les années 1930, comme la majorité des autres
bolcheviques de la première heure. La décision de l’insurrection est prise.
L’action est prévue pour les derniers jours d’octobre.
Le Comité exécutif provisoire du soviet est dirigé avec brio par Léon
Trotski, de son vrai nom Lev Davidovitch Bronstein, né le 26 octobre 1879
à Ianovka, dans l’actuelle Ukraine. Militant marxiste du Parti ouvrier
social-démocrate de Russie, puis du Parti bolchevique qui se transformera
en Parti communiste, il a plusieurs fois été déporté en Sibérie ou exilé, et le
voici de retour des États-Unis grâce à l’aide des banquiers de Wall Street9. Il
a nommé un Comité militaire révolutionnaire qui sera le bras armé de
l’insurrection de Petrograd les 24 et 25 octobre. Les gardes rouges aux
ordres de Trotski s’entraînent dans le centre de la ville, au milieu du
tumulte, à visage découvert, et les autorités ne les remarquent pas, ne
soupçonnant pas le plan précis des bolcheviques. Ces derniers ont divisé la
ville en secteurs et défini les points stratégiques à investir : gares, bureaux
de poste, centrales électriques, ponts sur la Neva et autres organes
techniques de la machine gouvernementale. Aux commandos armés, ils ont
adjoint des ouvriers spécialisés qui assureront la prise du pouvoir du point
de vue technique.
Kerenski, quant à lui, ne se préoccupe guère de la défense des organismes
politiques et bureaucratiques, faisant preuve, là encore, d’une étonnante
légèreté. Il persiste à se payer de mots et de longs discours alors même que
les troupes bolcheviques prennent d’assaut la capitale et que le palais Marie
est incendié. Le jour du putsch, Kerenski se réveille enfin et tente de mettre
hors la loi le Comité militaire révolutionnaire. Il fait occuper les bureaux du
journal dirigé par Staline à l’imprimerie Troud, mais, à l’appel des ouvriers,
Trotski envoie un contingent de fusiliers révolutionnaires lettons. La
bataille s’engage. Elle s’étend rapidement aux ponts, gares, bureaux de
poste et autres points stratégiques qui seront investis sans qu’un seul coup
de feu ne soit tiré par les bolcheviques. Le seul combat réel se produira dans
la nuit du 25 au 26 octobre, lors de l’attaque par les insurgés du palais
d’Hiver, siège du gouvernement provisoire, coupé de tout contact avec le
monde extérieur. Refusant de se rendre, le gouvernement attend l’assaut
final. Alors que le croiseur Aurore positionné sur la Neva dirige ses canons
sur le palais, les bolcheviques pénètrent dans les lieux à 2 heures du matin.
Saccageant tout sur leur passage, ils arrêtent les membres du gouvernement.
Après ce coup de force réussi, la lutte à mort pour conserver le pouvoir
va pouvoir commencer pour les soixante-treize années de communisme à
venir. « La ville était calme, plus calme sans doute qu’elle ne l’avait jamais
été au cours de son histoire. [Une] singulière lueur blafarde se coulait dans
les rues silencieuses, ternissait les feux des sentinelles, présage de l’aube
terrible qui se levait, grise, sur la Russie », écrit John Reed. Aucune victime
du côté des assaillants, tous les membres du gouvernement provisoire sous
les verrous, à l’exception de Kerenski qui s’est enfui de la capitale. Le
IIe congrès panrusse des soviets réuni au quartier général de Smolny
entérine le changement de régime.
Un mythe stalinien affirme que la Russie était un pays à part, coupé de
l’Occident, et que la révolution d’Octobre aurait marqué pour elle un
progrès significatif. Rien de plus faux : le début du XXe siècle sous le règne
du dernier tsar fut une période de réel développement. Survenue à
l’improviste, la révolution a emporté l’adhésion des foules, mais pour une
régression. Le régime de février 1917 d’Alexandre Kerenski et de ses amis
était extrêmement faible et velléitaire, constitué de braves gens, mais sans
aucun homme d’État digne de ce nom. L’anarchisme, qui avait beaucoup
plus de prise à Petrograd que les idées révolutionnaires, avait commencé à
se répandre, notamment sur le front, compte tenu de l’importance des
sacrifices exigés, mais également dans les campagnes qui finirent par se
soulever. Churchill a parfaitement résumé la situation de cette époque : « La
Russie est un vaisseau qui, après avoir franchi toutes les tempêtes, a coulé
en vue du port. » Si elle avait pu soutenir la guerre un an de plus, on aurait
assisté, en 1918, à un rétablissement du régime tsariste à partir d’un
système plus démocratique qui lui aurait évité la révolution et conservé son
statut de grande puissance.
Notes
1. En russe : Iossif.
2. Les bolcheviques dirigés par Lénine sont un courant homogène, tandis que les mencheviques rassemblent les sociaux-
démocrates traditionnels, la tendance plus à gauche de Julius Martov, et la tendance « gauchiste » de Léon Trotski.
3. Son corps fut déchiqueté par une bombe. L’attentat avait été organisé par le dirigeant de l’Organisation de combat du Parti
socialiste révolutionnaire, Yevno Azev, dont on découvrit par la suite qu’il était un agent provocateur travaillant pour la police
secrète.
4. Au départ, le mot désigne un conseil de délégués ouvriers, paysans et soldats qui ont opté pour les idées progressistes de la
révolution et dont le pouvoir s’étendra à tous les échelons du pays, notamment les villes. Le terme désignera plus tard la
chambre des représentants de la nation (soviet de l’Union) et la chambre des républiques fédérées (soviet des nationalités), qui
formeront le parlement de l’URSS (Soviet suprême) jusqu’en 1991.
5. L’Otdeleniye po okhraneniou obchtchestvennoï bezopasnosti i poryadka, la Section de préservation de la sécurité et de
l’ordre publics, était la police politique secrète de l’Empire russe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
6. Cf. Dmitri Volkogonov, Lénine, Novisti, Moscou, 1994.
7. Chef de l’opposition à Nicolas II au sein de la Douma (chambre basse du Parlement de Russie), Nicolas Tcheidze, qui
appartient au courant minoritaire menchevique, est président de février à octobre 1917 du comité exécutif du soviet de
Petrograd, conseil ouvrier et militaire comptant 3 000 députés. Il est l’un des plus redoutables adversaires du tsar, mais aussi du
pouvoir bolchevique dirigé par Lénine.
8. La Garde rouge désigne les détachements ouvriers armés formés au cours de la révolution de 1917. Organisée par le Parti
bolchevique, elle s’implante dans la plupart des grands centres industriels de Russie et devient une véritable armée
révolutionnaire qui constituera la base de l’Armée rouge créée en janvier 1918. La Garde rouge sera officiellement dissoute
quatre mois plus tard.
9. Nombre de ces financiers de New York, d’origine juive, sont des adversaires résolus du régime tsariste fauteur de pogromes
en Russie.
II

La force du destin

Lénine, modèle de Staline

Le premier gouvernement soviétique est formé à Petrograd sous la


présidence de Lénine, Trotski commissaire du peuple (c’est-à-dire ministre)
aux Affaires étrangères, et Staline commissaire du peuple aux Nationalités,
chargé de veiller sur l’union des républiques socialistes soviétiques au
regard d’éventuelles revendications d’autonomie. Dès les premiers jours,
cependant, il est boycotté par les fonctionnaires civils et contesté par le
monde ouvrier. L’Assemblée constituante est convoquée fin
novembre 1917, mais dans cette unique consultation démocratique
postérieure à octobre 1917, les bolcheviques n’obtiennent que 24,5 % des
sièges. L’Assemblée refuse donc d’endosser les mesures révolutionnaires
du gouvernement. Le vote, exprimé par les trois quarts du corps électoral,
penche à 83 % pour des socialistes de diverses tendances, à seulement
7,5 % pour les conservateurs, et à moins de 5 % pour les libéraux.
Le 18 janvier 1918, jour de la première séance de cette assemblée à
Petrograd, une manifestation de soutien à la Constituante contre les
bolcheviques rassemble une foule composite d’étudiants, lycéens, employés
et ouvriers. De nombreuses femmes y participent, car elles ont eu pour la
première fois le droit de vote à l’occasion de ce scrutin général… Les
gardes rouges leur interdisent l’accès au palais de Tauride avec un feu
nourri. On dénombre huit morts et des dizaines de blessés parmi les
manifestants. Faisant fi des décisions de l’Assemblée constituante, les
bolcheviques nationalisent rapidement l’ensemble de l’économie, plaçant
sous contrôle les usines à Petrograd, pillant les coffres-forts des particuliers
dans les banques, avant de s’emparer sans vergogne, au printemps 1918, des
récoltes des paysans.
La grande force de Lénine est de tenir l’exécutif entre ses seules mains,
axiome qui inspirera toute l’action à venir de Staline quand celui-ci
accédera à son tour au pouvoir. Les mots d’ordre changent selon les
circonstances, les alliés et les adversaires du moment. À terme, quand il lui
faudra se défausser de ses promesses, il instaurera un régime totalitaire. En
matière de cynisme et de terreur, Lénine sera le mentor de Staline,
collaborant indistinctement avec qui sert ses intérêts. Cela vaut partout, en
Russie comme à l’étranger, ainsi ne fait-il plus aucun doute qu’il a été
stipendié par l’Allemagne impériale durant la guerre.
En mars 1918, abandonnant Petrograd au froid et à la famine, il s’installe
avec son gouvernement à Moscou. Dès lors, il crée et exploite en
permanence l’idée d’un danger mortel d’encerclement du pays par les
capitalistes, fantasme paranoïaque qui s’apparente à la hantise de l’époque
tsariste d’une Russie vue comme une citadelle assiégée par les autres
nations. Qu’elle ait Lénine ou Staline à sa tête, la dictature communiste sera
toujours fondée sur l’angoisse du numéro un soviétique de perdre le pouvoir
du fait de machinations intérieures ou extérieures.
L’un des points importants de la révolution d’Octobre est qu’elle a été
opérée par un groupe très restreint de révolutionnaires professionnels. Les
bolcheviques, au départ, sont des Russes exilés de retour de Suisse, de
France ou d’Angleterre autour desquels gravitent de très jeunes gens.
Viatcheslav Molotov, futur bras droit de Staline, fut de ceux-là : il a adhéré
au mouvement à seize ans, alors qu’il était encore au lycée. Le noyau dur
des origines compte donc environ mille personnes en Russie et mille à
l’extérieur, et pourtant une grande partie des intellectuels russes va accepter
son discours messianique, comparant la révolution à un ouragan
gigantesque, à une bourrasque de neige, à un tourbillon effréné. Ainsi le
poète Boris Pasternak compare-t-il le mouvement de la foule
révolutionnaire à la poussée puissante et inéluctable de la nature elle-
même : « Hier, j’observais le meeting de nuit. Un spectacle stupéfiant. Elle
s’est réveillée, notre petite mère la Russie, elle ne tient plus en place, elle va
et vient sans se lasser, elle parle, parle, sans se lasser. Et ce ne sont pas les
hommes seulement. Les étoiles et les arbres se sont réunis et bavardent, les
fleurs de nuit philosophent et les maisons de pierre tiennent des
meetings ! »
Si tant d’intellectuels se sont laissé prendre à ce mysticisme de bazar,
c’est assurément parce qu’en 1914 la social-démocratie européenne s’est
révélée impuissante face à la catastrophe qu’allait constituer le conflit
mondial. En 1917, la Russie est à genoux. Sans l’horreur de la guerre et ses
grands traumatismes, jamais les bolcheviques n’auraient réussi leur razzia
sur le pays. Le poète et dramaturge Vladimir Maïakovski, issu d’un milieu
modeste, fervent bolchevique, emblématique de ces intellectuels raffinés et
modernisateurs, se fera le chantre de la révolution, incitant à une union avec
la frange la plus archaïque de la société – mais pour quel résultat ? C’est là
que se rejoindront le masochisme du consentement et la violence
révolutionnaire. Lénine et Staline ne sont pas du côté des intellectuels
exaltés et rêveurs. Ils sont la force brutale qui aboutira au totalitarisme.

Le blanc et le rouge :
d’abord rallier les tenants de l’empire,
puis passer à la terreur

La position de Lénine face à l’héritage de l’empire des tsars est ambiguë.


Récupérant des pans entiers de l’État qu’il prétendait détruire, il se pose en
1918 en défenseur de la patrie, tel, jadis, Robespierre sollicitant le
ralliement des experts monarchistes ou bourgeois. L’ancien ministère de la
Guerre continue à fonctionner normalement durant la révolution
d’Octobre 1917, sans subir d’épuration ni de réorganisation. La moitié des
130 000 officiers de la nouvelle Armée rouge, telle qu’elle se constitue dans
les années 1920, est issue de l’ancienne armée tsariste. Presque tout le haut
commandement d’avant 1917 se met à la disposition du nouveau
gouvernement, y compris l’ancien ministre de la Guerre, Alexeï Polivanov,
et le général Alexeï Broussilov, célèbre pour avoir effectué une glorieuse
percée sur les fronts allemand et austro-hongrois au début de la guerre.
C’est en partie pour contrebalancer le poids de ces militaires professionnels
et empêcher l’apparition d’un Bonaparte russe que Trotski va mettre en
place un réseau de commissaires politiques analogues aux représentants du
peuple aux armées de la Révolution française.
Tant qu’ils reconnaissent la légitimité du pouvoir soviétique et le servent
avec efficacité, les ralliés, considérés comme des experts, sont autorisés à
vivre comme bon leur semble, et même à s’exprimer. Alexeï Broussilov, par
exemple, ne fait pas mystère de ses convictions de droite nationaliste
frottées d’occultisme, assez proches de celles que professe le généralissime
allemand Erich Ludendorff. Le communisme, pour Broussilov, est une
« crise temporaire qui régénérera le peuple russe éternel ». Dans ses
Mémoires, il s’adresse ainsi à l’émigration blanche : « Vous êtes loin.
Incapables de juger la Russie d’aujourd’hui. Je n’ai pas abandonné la
Russie. Quand sa mère est malade, on ne l’abandonne pas. Je crois
fermement à ceci : la vie des hommes se mesure en décennies, celles des
nations en siècles. La Russie qui, sous ce gouvernement provisoire, puis
avec l’intervention étrangère, était menacée de démembrement, cette Russie
est toujours là et c’est l’Armée rouge qui la défend. » L’essentiel est de
rester fidèle à sa patrie.
Les bolcheviques feront preuve d’une semblable tolérance à l’égard des
cadres techniques de l’ancienne fonction publique, ainsi que d’acteurs
économiques indispensables tels que certains financiers et hommes
d’affaires. Le but avoué est que le corps vivant de la nation fonctionne. En
termes géopolitiques, l’État bolchevique se coule dans le moule de l’ancien
empire. Certes, en janvier 1918, il signe le traité de Brest-Litovsk qui livre à
l’Allemagne les pays Baltes, la Pologne, la Biélorussie et l’Ukraine. Les
mois suivants, il reconnaît l’indépendance des nationalités asiatiques et
caucasiennes, mais il ne s’agit là que d’un repli tactique, analogue à celui de
Pierre le Grand face à Charles XII de Suède au début du XVIIIe siècle, ou
d’Alexandre Ier devant Napoléon au début du XIXe siècle : céder de l’espace –
donnée quasi inépuisable en Eurasie – pour gagner du temps.
Dès que les circonstances le permettent à nouveau, Lénine procède à la
reconquête : en 1922, la Russie est pratiquement reconstituée dans ses
frontières d’avant 1914, à l’exception de la Finlande, des pays Baltes, de la
Pologne et de la Bessarabie. C’est Lénine, enfin, qui quitte Petrograd pour
Moscou, capitale des premiers tsars. Prise officiellement pour des raisons
stratégiques, cette décision est d’autant plus symbolique que le pouvoir
bolchevique s’installe au Kremlin. La journaliste française Lydia Bach
observe en 1929 que les gardes rouges en faction le long des remparts
portent des caftans et des bonnets coniques semblables à ceux des streltsy,
les mousquetaires du temps d’Ivan le Terrible…
Les bolcheviques ont eu beau acquérir une sorte de légitimité en ralliant
nombre de rouages tsaristes, ils sont conscients que leur foudroyant succès
a tenu du miracle. Lénine en est si persuadé qu’il se livre en public à une
danse festive quand il peut enfin célébrer le fait que « sa » révolution
dépasse d’un jour la Commune de Paris. C’est un formidable exploit…
Mais, à tout moment, la situation peut se retourner.
Lénine, Staline et leurs affidés vivent dans une sorte de fièvre dont ils
sont persuadés qu’ils ne sortiront pas indemnes autrement qu’en instaurant
la terreur à l’encontre de la Russie réactionnaire des cosaques, des anciens
cadres de l’armée, d’une partie des paysans, mais aussi de toutes les
couches intermédiaires qui les détestent. De fait, dès l’été 1918, la révolte
contre le pouvoir soviétique se généralise tant dans la paysannerie que chez
les ouvriers. Une violente guerre civile va opposer les bolcheviques aux
« armées blanches » constituées d’anciens officiers tsaristes avec leurs
troupes, lesquelles vont se livrer à des pillages et des atrocités, dont certains
pogromes entre la fin 1918 et le début 1920. Cette judéophobie et ces
atrocités contribueront à l’échec des contre-révolutionnaires, privés
désormais du soutien des Juifs occidentaux, ainsi que des opinions
publiques anglaise et américaine déjà séduites par les « bâtisseurs du monde
nouveau » que sont les bolcheviques. Ces derniers en profitent pour couvrir
d’un voile pudique leurs propres pogromes perpétrés au cours de l’hiver
1917-1918 à Gloukhov, au printemps 1918 à Novgorod-Severski durant le
reflux de l’Armée rouge d’Ukraine, et fin août 1920 en Pologne, lors du
retrait de la cavalerie.
En novembre 1919, les armées blanches battent en retraite sur tous les
fronts. Figure majeure de la contre-révolution, l’amiral Koltchak est fusillé
par les bolcheviques en février 1920. Au printemps de cette même année,
les généraux Denikine et Wrangel arrêtent les hostilités et évacuent la quasi-
totalité de leur armée. L’historien Jean-Jacques Marie estime le nombre de
victimes de ce conflit à 4,5 millions de morts – dont 980 000 soldats de
l’Armée rouge – et à 4,5 millions d’orphelins. Le gouvernement soviétique
instaure alors le monopole du parti-État sur la production et la distribution
des biens – le fameux « communisme de guerre » qui conduira au chaos
généralisé, en particulier à la famine des années 1920-1922, laquelle, selon
Lénine, peut être « socialement bénéfique »… Incluant cette dernière
catastrophe provoquée par la gestion bolchevique, Soljenitsyne conclura à
12 millions le nombre des victimes, en observant « une modification de la
substance du peuple ».
C’est dans ce contexte que les meurtres de masse au nom de l’idéologie
apparaîtront comme un des fondements majeurs du régime : « Une
révolution sans pelotons d’exécution n’a aucun sens », constate Lénine,
ajoutant que la « terreur prolétarienne ne vaut que menée de façon
industrielle et systématique ». À sa suite, Trotski se pose en expert exécutif,
exigeant toujours plus d’exécutions en vue d’accélérer, selon sa formule, le
« nettoyage définitif1 ». Staline, avec le grade de commissaire politique
bolchevique, s’y illustrera aussi entre 1918 et 1921, années terribles de la
guerre civile en Russie. Stigmatisant le « sifflement reptilien de la contre-
révolution » ou bien encore l’« hydre hideuse de la réaction qui lance son
dard empoisonné », il ordonne, à Tsaritsyne (future Stalingrad), que des
milliers d’otages soient entassés sur des barges et noyés dans la Volga. Il
sévira avec la même cruauté à Petrograd ainsi que sur les différents fronts
où il sera envoyé. C’est durant cette période qu’il nouera des relations
étroites avec la police politique bolchevique, la Tcheka, particulièrement
avec son fondateur Feliks Dzerjinski. Cette alliance sera la clef du futur
régime stalinien.
En 1921, cependant, Lénine souhaite faire une pause, inventant à cet effet
la nouvelle politique économique (NEP) destinée à mettre fin au mécanisme
infernal qu’il a mis en place. Staline y est hostile dès lors qu’il compte lui
succéder et continuer, par le biais de la terreur, à contrôler le pays. Cela
étant, affirmer que Lénine, Trotski et Staline aient pu avoir des divergences
quant aux méthodes serait une erreur. Tous trois s’accordent sur ce qu’ils
appellent l’« engineering social », la fin justifiant les moyens. Là où Lénine,
en 1922, sans remords pour le passé mais taraudé par la maladie, affiche un
certain doute quant aux méthodes pour le futur, Trotski assume le terrorisme
révolutionnaire, véritable accoucheur du futur. Et Staline d’approuver,
considérant qu’il est le seul moyen de diriger le peuple russe.
Nous touchons ici à un problème de fond, car nombre de sociaux-
démocrates en Occident persistent à croire qu’il y a un bon Lénine, un
excellent Trotski – véritable icône laïque – et un démon nommé Staline. La
nouvelle politique économique avait été conçue par Lénine afin de sortir la
Russie de la famine, mais elle n’était qu’une étape obligée pour mieux
revenir ensuite aux nationalisations et à la collectivisation. Elle n’a jamais
constitué un virage vers la social-démocratie et l’économie de marché,
comme le croient certains, notamment Gorbatchev, mais un recul
temporaire tactique. Le seul regret qu’on puisse concéder à Lénine qui, dès
lors, allait s’enfoncer dans la maladie, est d’avoir poussé Staline en
première ligne en lui confiant l’Inspection ouvrière-paysanne (RKI) en
mars 1919. Staline a pris le contrôle administratif du pays – son influence
politique demeurant encore limitée – tandis que Lénine croupissait à
domicile. Et le leader souffrant de remâcher dans son esprit désormais
rétréci les motifs de lui en vouloir : la grossièreté et la violence de Staline,
ainsi que son comportement de goujat à l’encontre de sa femme Nadejda
Kroupskaïa2… Misérables griefs au regard des crimes passés et à venir.

Les premiers heurts entre Lénine et Staline

L’une des pierres d’achoppement majeures entre Lénine et la puissance


montante qu’est Staline portera sur la question des nationalités au sein de
l’empire. À cet égard, Lénine va fortement évoluer, passant d’une foi
profonde dans les vertus du centralisme à la reconnaissance du « caractère
inévitable » du fédéralisme. À partir de 1922, il se déclare favorable à la
création d’États fondés sur des critères ethniques entretenant entre eux des
rapports contractuels. Staline y est radicalement opposé, considérant que la
décentralisation équivaut à une bombe à retardement propre à faire exploser
l’URSS. Ce débat qui a agité le monde communiste jusqu’à sa chute en
1991 est encore d’actualité sous le règne de Vladimir Poutine et les
nostalgiques de Staline ne manquent pas de rappeler la pertinence de son
analyse au regard de ce qui allait se passer trente-huit ans après sa mort, les
divers pays de l’Union s’en dissociant au moment de la chute du
communisme.
Le 10 août 1922 – Lénine n’a plus que dix-sept mois à vivre –, le
Politburo décide de créer une commission chargée d’examiner la question
des relations entre la Russie et les républiques soviétiques ayant le statut
d’États indépendants, à savoir l’Ukraine, la Biélorussie, ainsi que les trois
républiques transcaucasiennes : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.
Staline leur propose un « projet d’autonomisation » qui revient en fait à les
intégrer à la Fédération russe, avec traités de douane, de commerce
extérieur, de politique étrangère, de défense, etc., et leurs commissariats aux
Affaires étrangères, au Commerce extérieur, à la Défense et aux Transports,
à ceux de la Russie, de même que leurs services secrets qui se fondront dans
la GPU3, les autres commissariats – Justice, Éducation, Affaires intérieures,
Agriculture, inspection d’État relevant encore de leurs compétences.
Bien évidemment, le comité central du PC géorgien va rejeter ce projet
qu’il considère comme prématuré, tandis que montent les plaintes vers
Lénine : « Nous vivons dans la confusion et le chaos ! » Ce dernier notifie
aussitôt au camarade Lev Kamenev, président du Politburo, que « Staline a
tendance à précipiter les choses » et que des amendements seront
nécessaires. Il faudra notamment remplacer la formulation « intégrer la
Fédération russe » par le concept plus nuancé d’« unification formelle avec
la Fédération russe dans une Union des républiques socialistes soviétiques
d’Europe et d’Asie ». On ne doit pas les priver de leur indépendance,
argumente Lénine, mais construire un étage supérieur qui sera une
fédération de républiques indépendantes disposant de droits égaux.
Staline et ses comparses se comportant comme des « représentants d’une
grande puissance dominatrice », Lénine envoie le 6 octobre 1922 un
message comminatoire à Lev Kamenev : « Je déclare la guerre au
chauvinisme grand-russe : il faut affirmer de la façon la plus catégorique
qui soit que le comité exécutif central de l’Union sera présidé, à tour de
rôle, par un Russe, un Ukrainien, un Géorgien, etc. Je dis bien de la façon la
plus catégorique qui soit. »
Et il poursuit : « Staline, dans sa hâte et son engouement pour les
méthodes administratives, sans parler de son hostilité déclarée envers le
social-nationalisme, a joué un rôle catastrophique. L’animosité rancunière
est ce qu’il y a de pire en politique. » Conclusion implicite : il est incapable
d’exercer les plus hautes responsabilités.
L’ensemble du projet de l’Union soviétique doit être repensé. À l’empire,
les fonctions militaires et diplomatiques, les autres prérogatives devant être
rendues aux républiques. Lénine se fait en outre assez rassurant : il n’y a
pas lieu de craindre un éclatement du pouvoir. L’autorité du Parti exercée de
façon judicieuse et impartiale suffira pour réaliser l’unité nécessaire. Et
d’argumenter : « Il est inacceptable qu’au moment précis où l’Orient
s’éveille nous sapions notre prestige en maltraitant nos propres minorités
nationales en commettant des injustices à leur égard. Il faut critiquer
l’impérialisme étranger. Mais il est encore plus important de comprendre
que lorsque nous adoptons nous-mêmes une attitude impérialiste, ne serait-
ce que sur des points de détail, à l’égard des nationalités opprimées, nous
revenons sur nos positions de principe. »
Conscient du handicap que représente sa maladie, il s’adresse à Trotski
dans une note du 5 mars 1923 : « Je vous demande de prendre vous-même
la défense de l’affaire géorgienne devant le Comité central. » Entre-temps,
la situation se dégrade avec Staline auquel il reproche de mal se comporter
avec son épouse, Nadejda Kroupskaïa. Le 7 mars, au Bureau politique, Lev
Kamenev informe son collègue et ami Grigori Zinoviev que les relations
personnelles entre les deux hommes sont rompues. Staline, selon Kamenev,
aurait présenté quelques courtes et revêches excuses qui ne devraient guère
satisfaire le « Vieux » – c’est l’un des noms de code de Lénine. Et Kamenev
de conclure : « Tu devrais être à Moscou en ce moment… » Staline va donc
faire machine arrière, car la situation est devenue critique. Il ordonne à ses
sbires d’« y aller plus doucement avec les Géorgiens ».
Heureusement pour lui, deux jours plus tard, le 9 mars 1923, une violente
attaque cérébrale paralyse Lénine. Elle sera suivie de deux autres.
Désormais, et jusqu’à sa mort, le 21 janvier 1924, il ne sera plus capable de
rien faire, si ce n’est d’obéir à ses médecins et d’écouter son épouse lui lire
des articles de presse. Il comprend ce qu’il entend mais, privé de l’usage de
la parole, ne peut réagir que par des sons inarticulés et des mouvements
d’yeux. Cette situation, d’ailleurs, permettra certains pieux abus de la part
de ses fidèles partisans et de ses collaborateurs – notamment sa femme –,
qui prétendront que Lénine avait dicté certaines volontés d’ordre politique
alors qu’il en était bien incapable.
Entre-temps, l’affaire géorgienne suit son cours. Comme Lénine le lui a
demandé, Trotski rédige un mémorandum à l’intention du Politburo, dans
lequel il affirme que les tendances hyperétatistes doivent être résolument
rejetées. Toutefois, dans un courrier ultérieur adressé à Kamenev, il adopte
une position ambiguë. Manifestement au courant de la nouvelle attaque
cérébrale de Lénine, il ménage la chèvre et le chou : « Je suis contre la
liquidation de Staline. […] Mais je suis d’accord avec Lénine sur le fond : il
faut changer radicalement de politique sur les nationalités ; les persécutions
contre les Géorgiens doivent cesser, il faut mettre un terme aux méthodes
administratives de pression sur le Parti, s’engager plus résolument dans
l’industrialisation, instaurer au sommet un esprit de coopération. Il faut
arrêter les intrigues. Nous avons besoin d’une collaboration sans arrière-
pensées. »
Trotski a eu raison de professer un pacifisme tous azimuts, car, avec la
foudroyante incapacité du « Vieux », Staline aura de plus en plus de marge
de manœuvre.
Pour ce qui est de sa grossièreté à l’encontre de la femme de Lénine, il y
reviendra. En décembre 1923, alors que son mari n’a plus que quelques
semaines à vivre, Nadejda raconte dans un courrier à Lev Kamenev une
nouvelle algarade survenue avec le redoutable Géorgien : « Lev
Borissovitch ! À la suite d’une courte lettre que m’a dictée, avec
l’autorisation des médecins, Vladimir Ilitch, Staline est entré hier dans une
violente et inhabituelle colère contre moi. Ce n’est pas d’hier que je suis au
parti. Au cours de ces trente années, je n’ai jamais entendu d’aucun
camarade un mot grossier. Les affaires du Parti et celles d’Ilitch me sont
aussi chères qu’à Staline. J’ai besoin aujourd’hui d’un maximum de sang-
froid. Ce que l’on peut, et ce que l’on ne peut pas discuter avec Ilitch, je le
sais mieux que n’importe quel médecin, parce que je sais ce qui le rend ou
ne le rend pas nerveux. En tout état de cause, je le sais mieux que Staline. Je
m’adresse à vous et à Grigori [Zinoviev] comme à de vieux camarades de
Vladimir Ilitch, et vous supplie de me protéger contre des ingérences
brutales dans ma vie privée, de viles invectives et de basses menaces. […]
Je n’ai ni force, ni temps à perdre dans cette stupide querelle. Je suis un être
humain, et mes nerfs sont tendus à l’extrême. »
Staline est d’ores et déjà secrétaire général du Comité central. Pour
parvenir au sommet du pouvoir, il a utilisé l’appareil du Parti, ses réseaux
de renseignement et manipulé les divers clans. Durant la guerre civile,
Lénine avait vu en lui un allié discipliné dont la main « ne tremblerait pas ».
C’est dire l’avenir qu’il promet à ceux qu’il trouvera en travers de sa route.
Il occupe un poste technique, mais sa qualité de membre du Politburo et de
l’Orgburo4 lui permet de contrôler la promotion des cadres du parti.
Personnalité en apparence incolore, aux antipodes des grands théoriciens
bolcheviques, il sait créer des dissensions au sein du Parti pour s’imposer
comme arbitre. Les nouveaux apparatchiks d’origine prolétarienne se
sentent proches de lui. Peu bavard mais affable, il leur convient mieux que
le bouillonnant Trotski, imbu de sa supériorité intellectuelle, qui n’a pas su
se créer un aussi large socle d’alliés au sein du Parti.
Lénine a pressenti l’inéluctable affrontement entre les deux hommes et
que celui-ci risquait de faire éclater le Parti. Son choix, sans que cela soit
explicite, se porte sur Trotski, mais encore faut-il qu’il soit connu de tous.
Alors qu’il est assisté par ses médecins, ses secrétaires et son épouse, son
testament politique fera donc l’objet d’une manipulation. C’est le « mystère
du testament de Lénine ». Voici, en résumé, les faits :
Vers la fin de l’année 1921, Lénine commence à se plaindre de vertiges.
Il souffre d’insomnies, ses maux de tête sont de plus en plus fréquents.
Sentant arriver la fin de son règne, il s’empresse d’abattre ses derniers
ennemis. Le 19 mars 1922, il adresse au Bureau politique une note exigeant
la liquidation des dignitaires de l’Église orthodoxe. Le 20 mai, il conçoit un
plan d’expulsion des écrivains et des professeurs aidant la contre-révolution
et donne ses directives pour un nouveau Code pénal immédiatement
applicable lors du procès truqué des leaders socialistes-révolutionnaires de
l’été 1922. Or, le 25 mai, survient la première attaque cérébrale qui le
paralyse et le confine à domicile. C’est sur cette toile de fond que s’amorce
la guerre de succession. Trotski est de loin le plus populaire des dignitaires
bolcheviques, mais il a commis l’erreur de ne pas cacher ses sentiments à
l’égard de Staline en disant de lui qu’il est la « plus éminente médiocrité du
Parti ».
La police politique, quant à elle, prend parti pour Staline, qui, le
30 décembre 1922, réussit un coup de maître en se faisant confier par le
Comité central la responsabilité personnelle de l’isolement de Lénine. Ainsi
le destin du vieux leader bolchevique est-il livré à sa volonté. Paralysé de la
jambe et de la main droites, le chef historique des bolcheviques, cloué au
lit, est hors jeu. C’est là que va apparaître le fameux testament rédigé sous
forme de trois notes visant à avantager Trotski et à détruire politiquement
Staline. Dans ses Mémoires, Trotski a donné sa version de l’opération. « Le
document appelé “testament de Lénine” a été écrit en deux temps séparés
d’un intervalle de dix jours : le 25 décembre 1922 et le 4 janvier 1923. Au
début, deux personnes seulement en connaissaient l’existence. La
sténographe Maria Volodicheva, qui l’écrivit sous la dictée, et la femme de
Lénine, Nadejda Kroupskaïa. Aussi longtemps que resta une lueur d’espoir
de voir Lénine se rétablir, Kroupskaïa garda le document sous clef. »
Lénine y décrit Trotski comme l’homme le plus digne de lui succéder,
bien qu’il ait une « confiance excessive en lui-même » et qu’il accorde une
trop grande place « au côté administratif des choses ». Staline, quant à lui, a
concentré dans ses mains un pouvoir immense. « Je ne suis pas convaincu
qu’il sache toujours en user avec suffisamment de prudence, observe
Lénine. Staline est trop brutal, et ce défaut parfaitement tolérable dans notre
milieu et dans les relations entre nous, communistes, ne l’est pas dans les
fonctions de secrétaire général. Je propose aux camarades de réfléchir au
moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme
qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une
supériorité, c’est-à-dire qui soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus
attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. »
« De toute évidence, analyse Léon Trotski dans ses écrits datés de 1932,
Lénine ne le considérait pas comme irremplaçable puisqu’il proposait que
nous cherchions pour ce poste quelqu’un de plus adapté. En donnant sa
démission, par un geste de pure forme, le secrétaire général allait répétant,
capricieusement : “Bien, je suis grossier ; Ilitch suggère que vous trouviez
quelqu’un d’autre, qui différera de moi seulement par une politesse plus
grande. Bon ! Vous n’avez qu’à le trouver ! – Ne t’en fais pas, répliqua la
voix d’un de ses amis d’alors. La grossièreté n’est pas faite pour nous
effrayer. Notre parti entier est grossier, prolétarien.” Une conception
mondaine de la politesse était ainsi, de façon indirecte, attribuée à Lénine.
Quant à l’accusation de manquer de loyauté, ni Staline ni ses amis n’en
disaient rien5. »
Reste que, selon Nikita Khrouchtchev, Staline eut connaissance de ce
mystérieux testament avant tout le monde. La jeune femme qui avait
transcrit les propos de Lénine les lui a immédiatement transmis. Après les
avoir lus, Staline s’est poliment enquis de l’état de santé du vieux leader
puis, lui rendant la note, a ordonné : « Brûlez-la ! » Si elle s’exécuta, elle se
garda bien de révéler à son redoutable interlocuteur que le coffre de Lénine
en contenait quatre copies.
Reste enfin l’authenticité même du document, assurément fidèle à la
pensée intime de Lénine, mais dont rien ne prouve qu’il ait été dicté par lui,
puisqu’il avait perdu l’usage de parole. « Je mords et je ne lâche plus »,
disait-il parfois sur un ton goguenard et d’une voix grasseyante. Il semble
que, en l’occurrence, Nadejda Kroupskaïa, en tentant de faire destituer le
secrétaire général, ait pris sa suite, elle qui fut, sans jamais faiblir, l’un des
plus fidèles soutiens de son mari.
Au début des années 1900, alors que Lénine était directeur politique du
journal révolutionnaire L’Iskra (« L’Étincelle »), Nadejda, militante
passionnée, en assumait le secrétariat de rédaction. « Elle était au centre de
tout le travail d’organisation, a raconté Trotski dans Ma vie. Elle recevait
les camarades venus de loin, instruisait et accompagnait ceux qui partaient
en mission, fixait les moyens de communication, les lieux de rendez-vous,
écrivait les lettres, les chiffrait et les déchiffrait. Dans sa chambre, il y avait
presque toujours une odeur de papier brûlé provenant des messages secrets
dont le contenu apparaissait quand ils étaient placés au-dessus du poêle. Et
fréquemment elle se plaignait, avec sa douce insistance, de ne pas recevoir
assez de courrier, ou de ce que l’on s’était trompé de chiffre, ou de ce que
l’on avait écrit à l’encre sympathique de telle façon que les lignes se
chevauchaient, etc. »
La tentative de Nadejda d’empêcher l’avènement de Staline en faisant
connaître le testament politique de son mari lors du XIIIe congrès du parti,
en avril 1924, va se solder par un échec. Trotski marginalisé, Staline, ayant
désormais les mains libres, va déployer sa puissance, avec la centralisation
du régime soviétique, le culte de la personnalité, ainsi qu’une théâtralisation
du régime poussée à l’extrême, laquelle était déjà l’un des caractères de
l’autocratie traditionnelle russe.

Le message fondateur

On imagine l’angoisse de Nadejda Kroupskaïa, le 21 janvier 1924,


lorsque Lénine rend son dernier soupir. Le lendemain, le Comité central
vote des funérailles nationales sur la place Rouge. Le 23, il est décidé de
construire un mausolée, d’embaumer le corps, et de laisser le cercueil
ouvert durant plusieurs jours pour les ultimes hommages. Nadejda
Kroupskaïa s’oppose à de telles mesures. « Ne vous laissez pas aller à la
vénération apparente de sa personnalité, ne lui érigez ni monuments ni
palais portant son nom », déclare-t-elle. Mais rien n’y fait. Staline argue
d’une requête anonyme des « camarades de province » – autrement dit sa
volonté propre. Le projet de mausolée immédiatement mis en œuvre ne sera
définitivement achevé qu’en 1930. Sur le plan politique le nouveau maître
du Kremlin a pris soin de faire voter par le Comité central l’interdiction de
diffusion du testament de son prédécesseur. Tout est donc en ordre pour les
obsèques. Le 26 janvier 1924, treize orateurs vont évoquer le défunt.
Trotski n’en fera pas partie. Il aurait bien évidemment été présent si Staline
ne l’avait sournoisement trompé sur la date de la cérémonie. Il se trouvait
alors en Géorgie, à la chasse, l’un de ses passe-temps favoris. Dans son
télégramme que l’on peut consulter aujourd’hui dans les archives, Staline
l’informe qu’il ne pourra pas arriver à temps à Moscou…
Quatrième orateur à s’exprimer lors des hommages rendus à Lénine sur
la place Rouge, Staline va donner le ton et le style des temps à venir. Il
s’exprime lentement, d’une voix retenue, laissant planer des doutes sur le
sens secret de son discours. Modestement vêtu, chemise kaki, sans aucune
décoration, capote de soldat sur les épaules, bottes de cavalerie, casquette
fripée qu’il enlève pour la circonstance. S’improvisant grand prêtre de la
cérémonie, il psalmodie d’un ton monocorde une litanie de
commandements que Lénine aurait prétendument légués au Parti, qu’il jure
solennellement de suivre loyalement, se présentant par là même en
exécuteur testamentaire, fondateur d’une religion païenne où Lénine tient
lieu de dieu mort, lui, de dieu vivant, et où la police secrète remplace
l’Inquisition. Faisant référence à la mythologie et à l’orthodoxie russes,
ainsi qu’à la grandeur de la nation – tous les codes mentaux du pays –, il
s’oppose à la vision universaliste de Lénine et de Trotski. Alors que Trotski
disait qu’il brûlerait volontiers sa patrie dans l’incendie de la révolution
mondiale, il annonce un socialisme national, transformant le communisme
internationaliste en national-communisme, système qui, en dépit de
continuels échecs économiques, durera plus de soixante-dix ans.

La dictature infaillible et irresponsable

Staline ne fait aucun mystère de sa conception de l’exercice du pouvoir :


« Pour nous, il n’existe pas de difficultés objectives, le seul problème est
celui des cadres. Si les choses n’avancent pas ou si elles tournent mal, la
cause ne doit pas en être cherchée dans quelque condition objective, c’est la
faute des cadres. » Autrement dit, les politiques décidées au sommet sont
toujours justes, les échecs n’étant imputables qu’aux exécutants. Libre de
toute entrave, la dictature est par nature infaillible et irresponsable, ainsi la
volonté doit-elle triompher sur les « conditions objectives ». Staline n’a
cessé de pratiquer cette politique dans les situations d’exception –
clandestinité, révolution ou guerre civile –, où les membres du Parti
n’avaient qu’à obéir. Une fois arrivé au sommet de l’État, il transposera
cette logique à l’administration et à l’appareil du Parti.
Dans ses Mémoires, le diplomate Valentin Berejkov rapporte un épisode
survenu durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il travaillait sous
l’autorité de Molotov au ministère des Affaires étrangères en qualité
d’interprète personnel de Staline auprès de Churchill et Roosevelt6. Un jour,
on constate qu’un télégramme adressé au président des États-Unis est resté
sans réponse. Colère de Staline. Molotov s’adresse à Berejkov afin de
déterminer qui est coupable dans cette affaire. Après enquête, Berejkov ne
conclut à aucune faute imputable à quelque service que ce soit au sein du
ministère. Il en déduit que le problème doit venir du Département d’État
américain. Il en fait le rapport à Molotov, lequel lui rit au nez en lui
expliquant que, pour toute erreur, il y a un responsable. Dans le cas présent,
quelqu’un avait bien défini le cheminement du télégramme et son suivi.
Cette procédure ne concernait que le côté soviétique, le destinataire n’étant
en rien impliqué. Staline a donné l’ordre de trouver un coupable, ce ne peut
donc être que la personne qui a établi cette procédure. L’adjoint de Molotov
et ancien procureur des grands procès de Moscou, Andreï Vychinski, cible
avec le plus grand cynisme le présumé fautif : le chef du service du Chiffre,
qui est aussitôt démis de ses fonctions, chassé du Parti, et dont on perdra
toute trace. L’ordre de Staline a été exécuté. Cette démarche a priori
surréaliste est parfaitement cohérente : si chaque erreur n’a pas son
coupable désigné, la faute pourrait être attribuée à ceux qui se trouvent au
sommet.
Autre méthode de pouvoir : la captation de l’influence et des réussites
des autres. La succession de Lénine, le dieu mort, implique ipso facto
l’appropriation de sa divinité, tandis que Trotski, personnage récurrent,
systématiquement vilipendé et calomnié, occupera une fonction diabolique.
Dans son cas, l’élimination politique ne suffit pas : tant que l’ordre de
l’assassiner n’aura pas été exécuté, Staline ne connaîtra pas de repos. Pour
ce qui est de la subversion de l’Histoire à son profit, Staline emploie la
censure qui efface tout ce qui pourrait être gênant, mais aussi le
travestissement. Ainsi, les citoyens peuvent-ils voir des films retraçant les
exploits militaires de Trotski – par exemple dans la défense de Petrograd en
1919 face à l’Armée blanche – désormais attribués à Staline.
Pour réécrire l’Histoire, le maître du Kremlin a aussi recours aux
symboles de la religion orthodoxe. Son serment quasi liturgique prononcé
lors des funérailles de Lénine renvoie à sa jeunesse passée au séminaire.
Les rituels de confession et de repentir imposés à ses ennemis politiques
durant les années des purges relevant du même fantasme d’hérésie qui fera
partie de l’arsenal de la répression politique. Staline lui-même énoncera
dans l’un de ses discours qu’il y a déviation dès lors qu’un fidèle du Parti
commence à avoir des doutes, d’où la nécessité d’éradiquer cette
dissidence.
Georges Duby, spécialiste du Moyen Âge, a observé que l’orthodoxie
suscitait l’hérésie, d’abord parce qu’elle la nommait, mais aussi parce
qu’elle mettait en place un arsenal répressif, lequel, par sa fonction
autoritaire, lui survivrait longtemps. « L’historien doit considérer avec la
plus grande attention ces institutions de dépistage et leur personnel
spécialisé, souvent constitué par d’anciens hérétiques qui se rachètent. » En
traquant les déviants, on installe des attitudes mentales particulières : la
conviction que l’hérésie est hypocrite, qu’elle avance masquée, et qu’il faut,
par tous les moyens, la débusquer. Traité comme bouc émissaire, le groupe
apostat se retrouve plusieurs siècles plus tard personnifié par les accusés des
grands procès de Moscou de 1937. Ainsi la persécution des infidèles et
l’édification d’un culte de la personnalité, par leur connotation religieuse,
sont-elles au cœur de la stratégie stalinienne. Ce qui justifie l’usage du
terme « culte », tel que l’entendent les catholiques ou les orthodoxes, n’est
pas tant l’attribution de qualités surhumaines au dirigeant suprême, que le
fait que son exercice repose sur une véritable technologie de chasse à
l’hérésie.
Notes
1. Trotski a par ailleurs doté son organisation d’une double sécurité en plaçant des sortes de contrôleurs (les commissaires
politiques), s’inspirant d’une idée de Robespierre qui avait créé le corps des « représentants en mission ». Il pensait ainsi
familiariser les militants du Parti avec la pratique militaire. Par ailleurs, Trotski a eu systématiquement recours au système des
otages : si un ancien officier tsariste engagé dans l’Armée rouge trahissait, toute sa famille était exécutée – y compris les
enfants.
2. Née à Saint-Pétersbourg en 1869 au sein d’une famille de petite noblesse, morte à Moscou en 1939, Nadejda
Konstantinovna Kroupskaïa, pédagogue de métier et ardente militante bolchevique, est l’épouse et la collaboratrice politique de
Lénine, qu’elle soutiendra jusqu’à son dernier soupir.
3. La GPU, qui se prononce Guépéou (acronyme de Gossoudarstvénnoïe polititcheskoié oupravlénié, « direction politique
d’État »), est la police politique de l’Union soviétique entre 1922 et 1934. Elle succède à la Tcheka, instaurée en 1917, et sera
absorbée par le NKVD (commissariat du peuple aux Affaires intérieures) en 1934.
4. L’Orgburo (contraction d’Organizatsiyne byuro, « bureau d’organisation ») est un organe du Comité central du PCUS qui a
existé de 1919 à 1952, date à laquelle ses fonctions ont été transférées au secrétariat du Comité central.
5. Cf. Léon Trotski, « Le testament de Lénine », Œuvres 1932, www.marxists.org.
6. Après la guerre, Valentin Berejkov se tournera vers le journalisme et l’édition, avant de retrouver un poste diplomatique de
1978 à 1983, en qualité de secrétaire à l’ambassade d’URSS à Washington. En 1984, il passe à l’Ouest et s’installe aux États-
Unis où ses Mémoires, J’étais l’interprète de Staline, seront tirés à 2 millions d’exemplaires. Né à Petrograd en 1916, il meurt
à Claremont, en Californie, en 1998, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
III

Le roi s’amuse

La vie personnelle de Staline

« Cherchez la femme » est l’injonction classique lorsqu’on veut


comprendre le comportement d’un homme. En 1917, Joseph Staline
s’installe auprès de la famille de Sergei Alliluyev, bolchevique de la
première heure et père de la jeune Nadejda, née en 1901, qui deviendra son
épouse. Ils se sont rencontrés pour la première fois en 1911, alors que
Staline, évadé de Sibérie, avait trouvé refuge chez les Alliluyev. Bien plus
tard, après le transfert de la capitale à Moscou, Nadejda travaille comme
secrétaire dans le bureau de Lénine. La rumeur court que Staline a violé la
jeune fille dans le train qui le menait au front de la guerre civile. Quoi qu’il
en soit, les voilà mariés en 1919. Elle a dix-huit ans, lui, déjà quarante et
un. C’est sa deuxième union. Ekaterina Svanidze, qu’il a épousée
civilement en 1903-1904 et religieusement en 1906, est morte du typhus en
1907, après lui avoir donné un fils, Yakov Djougachvili.
Nadejda et Staline ont deux enfants : Vassili, né en 1921, qui deviendra
général dans l’armée de l’air soviétique, et Svetlana, née en 1926, qui
s’enfuira aux États-Unis en 1967, où elle publiera ses Mémoires. Durant la
guerre civile, la famille de Staline vit au Kremlin, d’où elle ne sort presque
jamais, sauf pour aller à sa datcha de Zoubalovo, résidence appartenant
jadis à une famille qui détenait des raffineries de pétrole à Bakou. Sous le
régime bolchevique, toutes les datchas deviennent propriétés de l’État. Les
apparatchiks n’ont plus qu’à se servir. Staline a choisi Zoubalovo, non pas à
cause de son riche mobilier – dans leur fuite, les anciens propriétaires ont
tout abandonné : magnifique vaisselle, somptueuses tapisseries, miroirs
dorés, meubles anciens, tableaux de maîtres, statues en marbre –, mais pour
son architecture de forteresse gothique entourée par de hauts murs de
brique, avec des tourelles de tuiles. Situé à une trentaine de kilomètres de
Moscou, c’est un petit paradis pour la famille de Staline. On se croirait dans
un ouvrage de Tolstoï ou de Tourgueniev. Les portes de la datcha – alors
que Staline a été nommé secrétaire général du Parti – restent ouvertes aux
amis à toute heure. La demeure grouille d’invités, de bonnes d’enfants, de
nourrices, de précepteurs. Staline est très hospitalier. On ne cesse
d’organiser des pique-niques et des randonnées. Mais ce qu’il aime par-
dessus tout, ce sont ces soirées où ses compagnons boivent et chantent.
Un jeune intellectuel bolchevique à la barbiche rousse, Nikolaï
Boukharine, arrive toujours le premier. Il sait peindre, dessiner des
caricatures, raconter les histoires comme personne. Vient ensuite Semion
Boudienny, au visage plein, barré par une colossale moustache noire. Il a
été l’un des principaux chefs de la cavalerie rouge durant la guerre civile et
sera l’un des premiers maréchaux d’URSS. Il claque les talons, retrousse en
crocs sa moustache et siffle un air de chanson entraînante. Sa jeune et jolie
épouse, Olga, la dernière en date, marche respectueusement derrière lui.
Puis arrive Nikita Khrouchtchev, jeune communiste ukrainien, roublard,
replet et chauve, aux oreilles en feuille de chou. La femme de Staline l’a
connu à l’Académie industrielle où elle faisait ses études. Il fait beaucoup
de courbettes devant Staline. Enfin, des années plus tard, survient un
nouveau camarade géorgien, Lavrenti Beria, accompagné de son
compatriote « Sergo » Ordjenikidze. La fillette de Staline, Svetlana, qui est
fort jolie, déclare qu’elle aimerait se marier avec Beria quand elle sera
grande. Tout le monde rit, à l’exception de la femme de ce dernier, surtout
quand on connaît son goût prononcé pour les très jeunes filles.
Ceux qui connaissent Staline de longue date l’appellent par son nom de
guerre révolutionnaire, Koba1. Staline considère cette datcha comme son
véritable foyer. Il s’est investi dans les lieux, a fait abattre des arbres et créé
des allées. Le toit a été modifié, les meubles remplacés, pour faire moins
tape-à-l’œil, car il méprise le luxe des anciens propriétaires, des bourgeois
féodaux.
Si le culte de personnalité de Staline fut porté à son extrême, dans la vie
quotidienne, pourtant, Staline n’a rien d’une divinité. La modestie prévaut
sur tout : deux simples tapis, une couverture de soldat abîmée, une pelisse
de paysan rapiécée décoraient sa chambre ; un vieux fauteuil placé près de
la fenêtre, des rideaux de grosse toile ; sur une table en bois dépoli, l’éternel
samovar, une blague à tabac, deux ou trois pipes. Ses repas quotidiens, plus
que frugaux, se composent d’un morceau de hareng et de quelques pommes
de terre. Il refuse toutes les demeures plus conformes à son rang qu’on lui
propose. Quand, après la guerre, on suggère de lui faire construire un palais
non loin de Moscou, il maugrée : « Qu’est-ce que c’est que cette
souricière ? »
Paradoxe : s’il n’a pas le goût du luxe, dans ses quelque quinze datchas et
résidences disséminées dans l’empire rouge, on prépare chaque jour, avec
une infinité de précautions, le repas du maître, pour le cas où il viendrait…
Les déjeuners, souvent, se prolongent jusqu’au dîner. Il arrive aussi que
les invités, durant les vacances à la campagne, s’installent pour quelques
jours. On ne s’ennuie jamais dans cette fratrie soudée par des années de
lutte mais aussi de déportation sibérienne. Staline lève son verre ; une série
de toasts commence : « À la mémoire de Vladimir Ilitch ! – Au camarade
secrétaire général Staline ! – À notre Parti ! »
L’hiver, les enfants de Staline font des batailles de boules de neige et des
promenades en luge avec leurs petits camarades des datchas voisines. L’été,
ils montent à cheval et nagent dans la Moskova qui coule tout près. On
récolte du miel et des champignons. Les vacances sont merveilleuses : on
grimpe dans les arbres, on joue aux Indiens. Svetlana se plaint qu’il y ait
trop de garçons et pas assez de filles. Quand son frère Vassili ne prend pas
la tête de la petite troupe, c’est elle qui mène le jeu. Ainsi va la vie. Parfois,
le frère préféré de la femme de Staline, Pavel, vient les voir. Il travaille en
Allemagne à la représentation commerciale soviétique, avec sa fille Kira,
une petite prétentieuse qui a sept ans de plus que Svetlana et préfère jouer
avec Vassili. Staline embrasse beaucoup Genia Allilouïeva, la femme de
Pavel, en l’appelant « la rose de Novgorod ». Elle deviendra sa maîtresse,
plus tard.
Dans cette petite troupe, c’est Viatcheslav Molotov, avec son gros nez et
ses binocles, qui est le plus ennuyeux. Il a ses élégances : un jour qu’il
arbore une chemise blanche au col long, une cravate à pois rouges sur fond
indigo et un costume trop bien coupé pour être un produit soviétique,
Staline, d’humeur taquine, glisse une tomate bien juteuse sur son siège à
l’instant où il va s’asseoir. Au vu du résultat sur son fond de culotte, tout le
monde s’esclaffe. Est-il besoin de préciser que Molotov ne s’amuse
jamais ? Quand il est embarrassé, il bégaie, ce qui ne l’a pas empêché
d’épouser une femme de caractère, Polina – amie très proche de Nadejda –,
que les autres épouses regardent avec envie lorsqu’elle arrive en manteau de
zibeline. Hormis ces saynètes grotesques, il n’est pas question ici de
minimiser la personnalité, ni l’envergure, ni la capacité de survie de
Molotov, membre du Politburo, conseiller très proche de Staline, en vérité
son bras droit, qui sera ministre des Affaires étrangères d’URSS de 1939 à
1949, vice-président du Conseil des ministres de 1942 à 1957. Entre-temps,
à la mort du tyran, il sera de nouveau nommé ministre des Affaires
étrangères sous Khrouchtchev, avant d’être évincé lors de la
déstalinisation…
Nadejda Allilouïeva, la femme de Staline, quant à elle, joue au tennis
avec le futur maréchal Kliment Vorochilov et avec le dirigeant des chemins
de fer Lazare Moïsseïevitch Kaganovitch, que le dictateur surnomme
« Kasherovitch », allusion à ses origines censée faire rire les invités qui se
gardent de contrarier leur maître. Quand ils ont bien bu, ils dansent des
gigues de Géorgie, des polkas, des danses russes. Molotov esquisse
quelques pas guindés, un mouchoir à la main, avec Polina. Khrouchtchev,
avec sa pesanteur d’ours, improvise un gopak, une danse ukrainienne,
tandis que Staline bat la mesure sans se lasser. Il encourage les autres,
jusqu’à ce qu’ils soient exténués, mais ne danse jamais car il cache une
double infirmité : il a les pieds palmés et un bras plus court que l’autre.
Bien évidemment, personne ne se hasarde à inviter Nadejda pour une danse.
Il y eut cependant une exception : le bolchevique arménien Anastase
Mikoyan osa un jour demander à Nadejda de lui accorder une lezginka,
danse géorgienne festive et endiablée, qui n’avait vraiment rien de
langoureux. Du doigt, Staline l’a menacé et l’autre s’est enfui à l’autre bout
de la table.
Staline et sa femme se déchirent, mais ne peuvent pas vivre l’un sans
l’autre. C’est un amour très possessif, bien que les sentiments ne soient
généralement pas le souci majeur du dictateur rouge. Pavel, frère préféré de
Nadejda, qui finira dans des conditions étranges, empoisonné au cyanure en
1938, a joué un rôle particulier dans le destin de sa sœur. Il arrivait toujours
les bras chargés de surprises. À Svetlana, il offrait de jolis vêtements en
cachette de son redoutable père qui refusait de la voir habillée comme une
bourgeoise européenne. C’est Pavel qui, un jour, apporta à Nadejda un
pistolet de poche à crosse d’ivoire, un véritable bijou avec lequel, le
9 novembre 1932, elle allait se donner la mort, dans l’enceinte même du
Kremlin, au soir de la célébration du quinzième anniversaire de la
révolution d’Octobre.
Que sait-on de cette soirée ? Durant le grand dîner donné à cette
occasion, Staline joue le joli cœur avec une jeune femme, ce qui exaspère
Nadejda. Elle décide de le provoquer, mais il reste parfaitement indifférent,
ce qui la met en rage. Alors que Staline porte un toast pour se réjouir de
l’anéantissement des ennemis de l’État, elle marque sa mauvaise humeur en
refusant de lever son verre. « Eh toi ! Bois un coup ! » l’apostrophe son
mari. « Je ne m’appelle pas “Eh toi” ! » lui rétorque-t-elle en se levant de
table et en quittant la salle en compagnie de Polina Molotov, son amie très
proche. Après avoir discuté, les deux femmes se quittent et Nadejda
regagne sa chambre dans son appartement du Kremlin, où elle rédige un
ultime message à Staline. Une « terrible lettre », dira sa fille Svetlana. Puis
elle va s’étendre sur son lit.
C’est la femme de chambre qui découvrira son corps inanimé le
lendemain matin, dans une flaque de sang, une arme à ses côtés. Terrifiée,
elle se garde de réveiller Staline qui dort à quelques mètres de là. Elle
appelle les proches qui étaient présents lors du dîner de la veille. Comment
annoncer la nouvelle au Vojd ? Finalement, c’est Staline lui-même qui entre
dans la chambre. Grigory Ordjonikidze (le camarade Sergo) lui dit :
« Iossif, Nadejda Sergeïevna nous a quittés. Iossif, Iossif, Nadia est morte. »
Staline prend connaissance de la lettre. Sans doute sait-il déjà ce qu’elle
contient car Nadejda ne faisait pas mystère de sa jalousie à l’encontre de ce
mari qui la négligeait. Sa santé mentale était fragile, elle souffrait de
troubles bipolaires – certains jours, ses brusques changements d’humeur
faisaient d’elle une « femme folle », a confié Molotov. Elle s’est tiré une
balle en plein cœur, événement dramatique qui accable le tyran, au point
que les membres de sa famille veillent sur lui, entrant à tout moment dans
l’appartement pour vérifier qu’il n’a besoin de rien. Une nuit, sa belle-sœur,
Genia Allilouïeva, passe le voir. Alors que règne un silence total, elle
entend soudain un cri effrayant et trouve Staline allongé sur un sofa, dans la
pénombre, crachant sur le mur. Cela devait durer depuis assez longtemps
car le mur ruisselait de traînées de salive.
Le suicide de la seconde femme de Staline fut caché à la population russe
durant environ soixante ans : officiellement, elle était morte d’une
appendicite. Elle eut droit à des obsèques nationales – chose rare –, mais fut
enterrée dans la plus stricte intimité au cimetière de Novodevitchi, selon sa
volonté. En privé, Molotov attribua le geste de la désespérée tantôt à sa
maladie héréditaire – elle souffrait d’atroces maux de tête –, tantôt à une
très éphémère passade amoureuse de Staline avec sa jeune coiffeuse.
De fait, le tsar rouge ne néglige pas le beau sexe. Ses critères de
séduction sont précis. Les belles et sensuelles créatures l’irritent,
particulièrement lorsqu’elles sont apprêtées, maquillées, en robes
moulantes, provocantes. Il les aime simples et bien en chair, conformes au
stéréotype de la femme de cette époque. Il déteste par-dessus tout celles qui
pensent : « Des harengs qui ont des idées, de la peau et des os. » Et il
ironise sur celles qui pourraient s’imaginer avoir du pouvoir sur lui. Avant
la Révolution, alors qu’il était en exil en Sibérie, il avait partagé la vie
d’une Géorgienne, Ekaterina Svanidzé (dite « Kato »), femme simple et
douce, avec qui il eut un enfant illégitime bien avant de l’épouser. Dans les
années 1930, après le suicide de sa seconde épouse, il sera l’amant de sa
belle-sœur Genia. Vers la fin de sa vie, il se consolera avec sa gouvernante,
une corpulente jeune femme d’origine paysanne. Il aura aussi quelques
passades, notamment avec une ballerine ainsi qu’une soprano du Bolchoï.
Rien à voir, en tout cas, avec la frénésie sexuelle de Lavrenti Beria, ainsi
que nombre d’apparatchiks du Kremlin qui sont de parfaits débauchés. Le
dictateur reste pudique malgré ses allures brutales. En bon Géorgien, il
méprise les femmes à la cuisse légère qui trompent leurs maris – même s’il
en profite. Quelques années plus tard, elles partageront leur sort : une balle
dans la tête ou le Goulag.
Reste que le suicide de Nadejda coïncidera avec le lancement de la
nouvelle campagne de terreur et l’élargissement du système des camps de
concentration. La meurtrissure de Staline au regard de ses deux veuvages
est patente. À la disparition de Kato Svanidzé, sa première épouse,
emportée par le typhus en 1907, Staline aurait confié à un ami : « Cette
créature adoucissait mon cœur de pierre ; elle est morte, et avec elle sont
morts mes derniers sentiments tendres envers les hommes2. » Selon le
neveu de Staline, c’est l’épisode du suicide de Nadejda qui « changea le
cours de l’histoire. Il rendit la terreur inévitable ». Ancrée dans l’imaginaire
du tsar rouge, l’horreur qui va s’abattre sur l’URSS plonge ses racines au
cœur de l’histoire russe : aux temps glacés d’Ivan le Terrible.
Ivan le Terrible ou la clef du mystère Staline

Staline est passionné par le destin, la vie, l’œuvre, ainsi que par les
épouvantables méthodes de gouvernement d’Ivan IV (1530-1584) dont il a
étudié toutes les biographies, et dont il faut retracer ici succinctement
l’histoire qui a trouvé écho dans la psyché et le comportement du tsar
rouge. Le règne de ce souverain commence dans le sang et le chaos. À la
mort de son père, le grand-prince de Vladimir et de Moscou Vassili III, en
1533, il lui succède en titre. En attendant sa majorité, sa mère, Elena
Glinskaïa, assure fort habilement la régence jusqu’à son propre décès en
1538, qui laisse le pays aux mains des boyards, lesquels, tout en se
disputant le pouvoir, vont humilier et maltraiter physiquement le jeune
prince. Lui-même écrira plus tard : « Nous et notre frère Iouri, nous étions
traités comme des étrangers, comme des enfants de mendiants. Nous étions
mal vêtus, nous avions froid et faim… » Les boyards pillent le trésor du
palais, écrasent d’impôts le peuple et les marchands. Lors de son discours
du concile de 1551, le jeune tsar, âgé de vingt et un ans, se souvient :
« J’étais orphelin ; le royaume était privé, comme une femme l’est de son
époux. Nos boyards jugèrent le moment favorable : ils gouvernèrent le
royaume à leur fantaisie car personne ne s’opposait à leur funeste pouvoir…
Je grandis… Des gens qui m’entouraient, je m’appropriai les pratiques
tortueuses, j’appris à ruser comme eux. » Ainsi, la formation du jeune
prince s’est-elle ancrée dans la cruauté, la fourberie et la haine. Il en
conservera une défiance paranoïaque à l’encontre de la cour et de ses
complots.
À sa majorité, en 1547, il se saisit enfin du pouvoir, premier grand-prince
de Moscou à être couronné tsar. Durant plus d’une décennie, il se
comportera en souverain modèle. Entouré d’excellents conseillers, il
convoque des assemblées représentatives, douma – diète de la noblesse – et
zemskii sobor – assemblée du pays où sont appelés des députés de toutes les
classes sociales. Comme son grand-père Ivan III le Grand, il se tient
informé de l’état de la science, de la technologie ou de l’art militaire en
Occident, en particulier en provenance de ce qui est aujourd’hui
l’Allemagne et l’Angleterre, et cherche à appliquer à la Moscovie certains
des progrès réalisés par les étrangers. Il multiplie les réformes judiciaires,
avec le souci constant de simplifier les procédures et de combattre la
corruption. Il renforce les services permanents de l’État, poursuit la
modernisation de l’armée russe, tant en termes d’organisation que
d’équipement, en substituant une chaîne de commandement logique,
fonctionnelle, au système jusque-là en usage des préséances honorifiques.
Sur le plan tactique, il intègre l’arme à feu individuelle à l’ordre de bataille,
en plus des armes blanches et de l’artillerie. C’est durant cette première
partie de règne qu’Ivan IV obtient ses plus beaux succès militaires : la
conquête de Kazan en 1552 et celle d’Astrakhan en 1556.
Le même tsar se métamorphose en tyran en 1560, après la disparition de
son épouse Anastasia Romanovna, morte soudain, dans de grandes
souffrances, et qu’il aimait profondément. Persuadé que les boyards l’ont
empoisonnée, il accuse les plus hauts personnages de la cour, les fait juger
selon une procédure extraordinaire, condamner, torturer et exécuter en sa
présence, puis il englobe dans la même répression leurs parents proches et
éloignés, leurs amis, serviteurs, et même leurs paysans, qu’il réduit en
esclavage ou fait brûler vifs. Dès lors, l’extermination des ennemis
intérieurs, des rebelles et des traîtres, vrais ou supposés, cessera d’être l’un
des moyens du pouvoir pour devenir un but en soi. Le chef de l’Église
orthodoxe, le métropolite Philippe, proteste. Ivan le fait déposer et
finalement assassiner. Peu après, c’est au tour de l’archevêque Pimène de
Novgorod – celui-là même qui l’a aidé à déposer Philippe – d’être arrêté,
emprisonné dans un monastère, puis liquidé. Enfin, Ivan IV décide
d’anéantir Novgorod elle-même. Arrivé sur place en janvier 1570, il en fait
exécuter les notables : des familles entières sont englouties dans le fleuve
Volkhov pris par les glaces, en les faisant passer par des trous circulaires
creusés à la surface. Après cet épisode, le tsar méditera d’autres supplices :
le gouverneur du Trésor impérial, Nikita Founikov, sera bouilli vif, par
exemple.
Ivan ne se contente pas de terroriser physiquement la Russie. Il
entreprend de la harasser moralement et mentalement, en supprimant les
points de repère, en alternant de façon arbitraire les faveurs et les sanctions,
les retours à la sagesse et les atrocités, le tout dans une perpétuelle
perspective d’unification de l’empire. Et sans doute sont-ce là des points de
vif intérêt de Joseph Staline, comme si entre les deux hommes existait une
parenté de caractère et, par-delà les siècles, une communauté d’intérêt
politique quant à la conception qu’ils ont de la nation russe3.
En 1565, Ivan IV se livre à une curieuse manipulation en annonçant son
intention d’abdiquer et de se retirer. Les milieux dirigeants le supplient,
évidemment, de rester sur le trône. Il y consent, mais divise alors l’État en
deux secteurs : l’administration traditionnelle (zemchtchina) demeure en
place, mais elle est doublée par le domaine réservé du prince (opritchnina)
dont les hommes de main, les opritchniki, vêtus de noir et portant à la
ceinture un petit balai, symbole de leur mission épuratrice, interviennent de
façon discrétionnaire sur l’ensemble du territoire. Dès les premiers mois de
ce nouveau régime, ils mettent à mort le prince Gobarty, qui avait conquis
Kazan. C’est ensuite le tour du prince Rostovsky, assassiné en prison, puis
du prince Chevyrev, empalé en présence d’ambassadeurs étrangers. Aux
exécutions succèdent les bannissements et les déportations : deux
cents nobles sont envoyés dans la vallée de la Volga. Puis, tout aussi
soudainement, la vague de terreur s’interrompt : en 1566, le tsar pardonne à
de nombreux condamnés, rappelle une partie des exilés et convoque le
zemskii sobor. Près de quatre cents députés représentant la noblesse,
l’administration, les villes, l’Église et même la paysannerie sont réunis au
Kremlin et encouragés à exprimer en toute liberté leurs opinions sur les
affaires publiques. Abusés par cette invite, certains d’entre eux qui se
laisseront aller à critiquer l’opritchnina seront exécutés.
C’est le début d’une nouvelle vague de terreur, encore plus longue,
incohérente et paranoïaque que les précédentes : en 1570, Ivan IV ordonne
l’exécution d’un des principaux officiers opritchniki, Alexei Basmanov, qui
fut son bras armé dans la destruction de Novgorod. Abolissant
l’opritchnina, puis la rétablissant de façon arbitraire, abdiquant puis
reprenant le pouvoir, Ivan IV va ainsi soumettre son pays à son intense
délire intérieur. Son règne finira mal. Malade, alcoolique et drogué, il tue en
1581 son fils, le tsarévitch Ivan, et provoque l’avortement de sa belle-fille :
ses héritiers présomptifs sont désormais Fedor, frère cadet du tsarévitch,
mais simple d’esprit, et Dimitri, né d’un septième mariage et qui n’est
encore qu’un enfant. La mort du tsar, en 1584, marquera le début du
« Temps des troubles », près de trente ans d’anarchie et de défaites.
L’historien Robert Crummey, spécialiste de la Russie de la Renaissance,
diagnostique chez Ivan le Terrible une paranoïa aiguë, au sens clinique du
terme, qui aurait été contenue jusqu’en 1560 par l’influence apaisante de sa
première femme, Anastasia. Ensuite la pathologie se serait pleinement
imposée. L’hypothèse est intéressante. Toutefois, il ne faut pas négliger la
cohérence profonde du personnage et de sa politique. Les témoignages les
plus objectifs qui nous soient parvenus, ceux de l’ambassadeur anglais
Jerome Horsey et du jésuite italien Antonio Possevino, concordent sur les
mêmes traits de caractère : une grande majesté personnelle, une intelligence
orientée vers les choses pratiques, une volonté peu commune, une cruauté
exceptionnelle. Ivan, d’après leurs relations, attache une grande importance
à la diplomatie : c’est par ce moyen qu’il affaiblit, au début de son règne,
les Tatars de la Volga ; c’est par le même moyen, dans ses derniers
moments, qu’il écarte le danger polonais. Bien qu’orthodoxe fort dévot, il
ne nourrit aucun préjugé envers les autres religions : il emploie de
nombreux musulmans, aime la compagnie des protestants anglais et
s’appuie, le cas échéant, sur des prêtres catholiques. Enfin, il manifeste tout
au long de sa vie une profonde antipathie envers la haute noblesse, lui
préférant la bourgeoisie roturière et même le peuple.
Ainsi, pour Joseph Staline, l’affaire est-elle entendue : Ivan le Terrible est
le plus grand des tsars, un souverain plus moderne, plus politique que Pierre
le Grand ou Catherine II. Il est le seul auquel le maître du Kremlin peut
s’identifier sans restriction. Pour le glorifier, et donc se célébrer lui-même,
il passe commande en 1940 d’un film au cinéaste Sergueï Eisenstein et au
musicien Sergueï Prokofiev qui ont déjà réalisé ensemble un film-opéra
consacré à un autre héros national russe, honoré pour ses victoires
militaires, Alexandre Nevski.
Alors qu’Hitler se délecte des dessins animés de Walt Disney –
notamment Blanche-Neige et les Sept Nains4 –, Joseph Staline se pique de
commander les œuvres elles-mêmes, voire d’expliquer la manière de
monter les films aux cinéastes russes. Les archives du Politburo ouvertes
dans les années 2000 révèlent cette passion dévorante du tsar rouge pour le
septième art. Chacune de ses résidences dispose d’une salle de projection à
son usage exclusif. Staline se voit tout à la fois producteur de films,
réalisateur, scénariste, mais aussi censeur suprême, suggérant ou ordonnant
les titres de film, idées, histoires, travaillant même sur des chansons et
coachant les acteurs5. Le rituel est immuable pour les projections privées. Il
s’installe sur un siège à la première rangée, accompagné le plus souvent de
Lavrenti Beria, chef du NKVD (ancêtre du KGB), de Molotov, ministre des
Affaires étrangères, de Gueorgui Malenkov, membre du Politburo, du
colonel général Andreï Jdanov, et d’Ivan Bolchakov, ministre du Cinéma et
de la Propagande. « Qu’est-ce que le camarade Bolchakov va nous montrer
aujourd’hui ? » demande-t-il. L’intéressé doit alors jauger l’humeur du
maître. Si elle est joviale, il peut se risquer à proposer un nouveau film
soviétique…
Ivan le Terrible d’Eisenstein, qui retrace les efforts du souverain pour
faire d’un ensemble disparate de principautés un puissant empire russe
unifié, est un projet d’État, aux crédits illimités, dépendant du secrétaire
général en personne, que la guerre elle-même n’interrompt pas. La première
partie de la nouvelle œuvre, achevée en 1944, est couronnée par le prix
Staline : conformément aux instructions, elle célèbre un Ivan homme
d’État, conquérant, proche du peuple. Et, de fait, cette première époque fut
sa part de paradis. Mais la deuxième partie tournée en Technicolor6 et
présentée en 1946, n’aura pas la même fortune : le tsar n’y est pas
seulement dépeint comme un tyran sanguinaire, il apparaît aussi – précision
gravissime – comme un manipulateur et un pervers potentiellement
homosexuel. Fureur de Staline qui reproche, entre autres, à Eisenstein la
façon dont il a représenté la garde personnelle du tsar. Perçue comme une
critique du maître du Kremlin ainsi que du culte de la personnalité, l’œuvre
sera interdite. « Ce film est un cauchemar ! hurle Staline. Vous n’avez rien
compris, rien ! Ivan le Terrible avait raison d’exterminer ses ennemis ! Son
erreur fut de ne pas tuer tous les boyards ! » Au ministre Bolchakov, il
lance : « Nous n’avons pas pu nous occuper sérieusement de vous pendant
la guerre, mais maintenant votre tour va venir. » En rentrant chez lui, le
malheureux frôle l’apoplexie. Eisenstein obtient la permission de refaire la
deuxième partie et surtout de continuer de travailler à une troisième partie
où Ivan commande une offensive moscovite vers la Baltique à la tête de son
armée. Commencée en 1946, elle restera inachevée, le cinéaste mourant à
cinquante ans d’une hémorragie en février 1948. Prokofiev, quant à lui, sera
autorisé à transformer les partitions du film en opéra. Mais, à partir de 1948
et jusqu’à sa mort en 1953, il encourra l’animadversion du maître, et devra
se racheter en multipliant les compositions patriotiques.

La construction du système

Le tsar Ivan, ses méthodes et son organisation sont un constant exemple


pour le pouvoir stalinien. Ainsi, le Comité central, ancien parlement du
Parti, peut-il être comparé à la chancellerie impériale qui a la haute main
sur les carrières des dirigeants politiques et administratifs. Le gouvernement
de l’URSS est l’équivalent de la zemchtchina, alors que les services de
sécurité sont la version moderne de l’opritchnina.
Le Bureau politique, quant à lui, est passé de sa fonction d’état-major
général du parti révolutionnaire à celle de conseil privé du tsar rouge. Ses
membres sont de grands feudataires, grassement rémunérés et investis par le
souverain de pouvoirs exorbitants, à travers une accumulation de fonctions
relevant de l’État, du parti, des organes de sécurité ou de l’armée : ministre
de l’URSS ou d’une république, secrétaire du Parti au niveau de l’URSS,
d’une république ou d’une région, officier supérieur du NKVD, maréchal
ou général. Entre 1938 et 1953, Lavrenti Beria est à la fois commandant
suprême du NKVD, premier secrétaire du Parti en Géorgie, membre du
Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, membre du
Bureau politique, ministre des Affaires intérieures, vice-président du
Conseil des ministres de l’Union soviétique (Staline en est le président),
membre puis vice-président du conseil d’État pour la Défense (Staline en
est, là encore, le président), maréchal de l’Union soviétique (Staline est
maréchal et généralissime). Nikita Khrouchtchev, à la même époque, est
premier secrétaire du parti en Ukraine, membre du Comité central et du
Bureau politique, président du Conseil des ministres d’Ukraine, secrétaire
du Parti à Moscou, secrétaire du Comité central. Nous sommes là dans une
logique féodale avec, pour chacun de ces titres, un traitement, une résidence
en ville, des datchas à la campagne ou en bord de mer, l’usage d’anciens
palais impériaux, une ou plusieurs automobiles, un ou plusieurs avions, des
domestiques, des gardes du corps, un approvisionnement privilégié en
vivres et boissons, meubles, vêtements, l’accès pour chaque membre de la
famille aux meilleures écoles ou universités ; mais aussi le contrôle de la
carrière d’innombrables subordonnés, la possibilité de procéder, quasiment
ad libitum, à des promotions ou à des sanctions, une autorité régalienne sur
des millions de sujets, le droit de vie ou de mort et, bien entendu, le droit de
cuissage. Seule limite à ces faveurs : elles sont précaires et dépendent toutes
du même homme.
Le cumul pratiqué au sommet se répercute aux échelons inférieurs : les
affidés des grands féodaux qui partagent le pouvoir sur le plan local
chevauchent également plusieurs instances. Des maillages transversaux se
constituent ainsi à travers lesquels se négocient en permanence des biens
tangibles, des services, des influences, des protections. Au terme du
processus, ces féodalités pourraient priver le pouvoir central, celui du
secrétaire général, de toute substance, si celui-ci ne procédait à des purges
de plus en plus aveugles, aléatoires, féroces. Comme jadis Ivan le Terrible,
Staline peut destituer ses hommes liges, les faire arrêter et exécuter. Tous,
en vérité, quel que soit leur niveau hiérarchique, vivent dans l’angoisse, tels
des condamnés à mort en sursis. La question essentielle est de savoir qui
survivra en dernier.
Tout est mirage dans la construction politique de Joseph Staline. À
commencer par les institutions démocratiques, populaires et prolétariennes
du régime, qui ne sont que des leurres derrière lesquels s’exerce un pouvoir
tyrannique. Sur le plan idéologique, on pourrait s’attendre à quelque
authenticité, mais le Parti lui-même est un leurre dans la mesure où il est
asservi à des réseaux, des féodalités ou des gangs qu’il a lui-même
engendrés. Le phénomène le plus paradoxal est encore celui de l’État
totalitaire. Alors que le peuple est censé être l’alpha et l’oméga du pouvoir,
l’URSS est l’archétype du régime à parti unique, n’admettant aucune
opposition organisée et dans lequel l’État tend à confisquer la totalité des
activités de la société. Miné par ses propres aberrations, notamment dans le
domaine économique, le régime doit, pour survivre, composer avec une
société civile qu’il méprise, mais qui se reconstitue sans cesse autour de lui,
avec de multiples contre-pouvoirs corporatifs, ethniques, religieux et
mafieux. Il doit aussi s’entendre avec des pouvoirs étrangers contre lesquels
il prétend être perpétuellement en guerre. Une telle situation implique
nombre de compromis, lesquels sont tacites ou clandestins, mais ont aussi
parfois pris la forme d’un assouplissement, d’une « relaxation »
(peredechka) avouée du système : ainsi de la nouvelle politique économique
(NEP) de 1922, de la mobilisation patriotique antifasciste durant la Seconde
Guerre mondiale juste après les grandes purges staliniennes, de la
déstalinisation khrouchtchévienne, de la détente des années 1960 et 1970 et
enfin de la perestroïka et de la glasnost (« reconstruction » et
« transparence ») de Gorbatchev des années 1980. C’est grâce à ces
arrangements que l’URSS a subsisté. Entre 1945 et 1989, l’empire
communiste fut l’une des deux plus grandes puissances de la planète. Il a
même failli, à une ou deux reprises, l’emporter sur l’Amérique dans ce que
l’on a appelé la « guerre froide ». Ce monstre qui a trouvé son acmé sous le
règne de Staline mérite d’être examiné au scalpel.
Dissection du corps stalinien

À partir de 1928, l’emprise de Staline sur la vie du pays est totale ; elle se
prolongera jusqu’à son dernier souffle, le 5 mars 1953. Contrôlant tous les
organes du régime, il est le seul pour qui le système soviétique n’est pas
opaque. Par ailleurs, il dispose depuis les années 1920 de son propre réseau
d’informateurs ainsi que d’une police secrète qui demeurera jusqu’en 1989
l’une des plus grandes forces occultes mondiales. Staline se plaît à la
comparer à un ordre militaro-religieux – souvenirs du séminaire obligent –,
alors qu’elle s’apparente davantage à un corps d’inquisiteurs ou à une
structure terroriste qu’à un ordre traditionnel.
Pour monopoliser le pouvoir, le tsar rouge va fragmenter les institutions
politiques qui, dès lors, n’auront plus de pouvoir réel. Leur seul rôle sera
d’appliquer ses décisions. Au sommet, il place ceux qu’il nomme les
« commandants », qu’il soutient personnellement, mais sans leur permettre
de stabiliser leur position. Il démantèle les organes consultatifs du Parti et
de l’État que le Politburo avait coutume de réunir par le passé, au point que
le Bureau politique lui-même en est affaibli, avec des membres nommés et
destitués au gré des caprices du maître. Comme dans un jeu de cartes, il
répartit la place de ses acolytes, testant sans relâche leur fiabilité ou leur
loyauté.
Staline crée par ailleurs au sein du Comité central la « section spéciale »
– ainsi dénommée à partir de 1934 –, dont les effectifs sont gonflés jusqu’à
occuper la place prépondérante face aux autres départements de
l’institution. Le secrétaire personnel de Staline, Alexandre Poskrebychev,
en prend la tête, bénéficiant à ce titre d’une promotion avec augmentation
de salaire. Finalement, les prises de décision se font de manière opaque par
Staline et son bras droit, Viatcheslav Molotov, dont la nomination à la
présidence du Conseil des commissaires du peuple permet de court-circuiter
cette instance. Molotov transmet ses propositions à Staline, lequel corrige,
approuve ou rejette, avant de renvoyer directement ses ordres,
immédiatement exécutoires. Si ce fonctionnement au plus haut niveau de
l’État sans aucune délégation évite que l’entourage ne prenne trop de
pouvoir, il a aussi pour conséquence que Staline se plonge dans les détails
d’affaires subalternes, d’où, parfois, des ordres du jour du Politburo assez
délirants. Staline est partout, il a le dernier mot sur les questions
économiques, linguistiques et même historiques, puisqu’il est précisément
celui qui fait l’Histoire. Se prend-il pour un génie ? Il se plaît à prodiguer
ses conseils aux auteurs d’ouvrages d’histoire reconnus et, non sans un
plaisir pervers, à leur faire remarquer leurs erreurs. Le Petit Père des
peuples est assurément un cas singulier de pathologie politique. Un jour,
alors qu’il était accompagné de son fils, il désigne du doigt une de ses
effigies et s’exclame : « Ce n’est pas moi qui suis Staline, c’est lui ! »
Que recouvre le stalinisme ? Le nouveau maître du Kremlin est le
continuateur de Lénine, avec la même volonté, les mêmes méthodes
expéditives, le même penchant dictatorial. C’est à lui qu’il faut imputer la
percée géopolitique de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que
l’écrasement des révoltes paysannes des années 1920, la sanglante
collectivisation des années 1930. Mais son originalité consiste en sa
défiance à l’encontre du Parti bolchevique qu’il a épuré de façon
industrielle : là où, pour effrayer la population, il suffisait d’arrêter deux
hommes, il en fait arrêter cent… Cette liquidation amorcée en 1924, qui
culminera en 1937, permet d’ailleurs aujourd’hui aux historiens
politiquement corrects de classer le stalinisme dans la liste des « idéologies
antihumanistes », sans que le léninisme, comme idéologie mère, y tombe
lui-même…
Ainsi a-t-il finalisé son projet global : être seul aux commandes, avec un
parti privé de toute possibilité de changer ses dirigeants par le biais
d’élections, en contradiction avec l’idée reçue qui veut que l’Union
soviétique soit dirigée par le Parti communiste… Sous Lénine, les
génocides étaient délibérés, organisés, avec des structures politiques et
économiques encore en ébauche, telle une sorte de brouillon de l’URSS que
Staline va construire à sa main. Fier du destin de la Russie éternelle, il a
pour ambition de faire de l’empire l’une des plus grandes puissances
politiques et économiques de la planète. La collectivisation forcée des
campagnes accompagne la politique d’industrialisation accélérée, engagée
dès le mois d’octobre 1928 avec la mise en place du premier plan
quinquennal. L’industrie lourde est privilégiée aux dépens des biens de
consommation. Et faute d’intégrer le paysan, on tentera d’en faire un
ouvrier.
Alors que la pensée révolutionnaire trotskiste est radicalement bannie,
Isaïe Lejnev, théoricien du national-bolchevisme, explique :
« L’impérialisme russe (d’un océan à l’autre), le messianisme russe, le
bolchevisme russe (de dimensions planétaires) sont tous des paramètres
différents d’une même dimension. » C’est par son slogan du « socialisme
dans un seul pays », et non pas en brûlant la patrie russe dans le brasier
internationaliste, que s’affirmera la puissance de l’URSS, laquelle ne
s’interdit pas d’étendre graduellement son influence sur d’autres territoires.
On en verra les effets avec le partage du monde lors des accords de Yalta.
L’idée centrale sur laquelle repose le concept de « voie spécifiquement
russe », cher aujourd’hui à Vladimir Poutine, est celle d’État-empire – en
fait, un nouvel avatar de la principauté de Moscovie qui aurait conquis, en
l’espace de quelques siècles, un sixième du globe terrestre.
Dès le début des années 1930, Staline est si puissant que, si d’aventure, il
prononce un mot de travers dans un discours, tous les orateurs qui lui
succèdent répètent la même erreur. « Si j’avais prononcé le mot
correctement, Staline aurait pensé que je le corrigeais », commentera un
jour Molotov. L’hubris dictatoriale est telle que le tsar donne parfois des
ordres saugrenus, comme de demander au chef d’orchestre du Bolchoï « de
jouer une œuvre sans bémol ». Le plus ahurissant est que les membres de
son entourage avalèrent cette pilule surréaliste sans sourciller et que le
maestro remercia le guide bien-aimé pour la perspicacité de ses instructions.
Désormais, l’ombre démesurée de Staline couvre le pays tout entier, et sa
main rouge, impitoyable, s’immisce à chaque instant dans les vies et les
destins.
Notes
1. La propagande communiste le qualifiera plus tard de « Petit Père des peuples » et il sera honoré du titre de Vojd, qui signifie
« Guide », équivalent de l’allemand Führer, de l’italien Duce ou de l’espagnol Caudillo.
2. Cité par Jean-Jacques Marie, Staline, Fayard, 2003.
3. Cf. Vladimir Fédorovski et Michel Gurfinkiel, Le Retour de la Russie, Odile Jacob, 2001.
4. Le journaliste et écrivain Roger Faligot observe à cet égard : « Blanche-Neige, adaptée à l’écran d’après le conte de Jacob et
Wilhelm Grimm, originaires de Hesse, n’est-elle pas l’archétype de la beauté nordique et aryenne issue de la littérature
allemande ? Et la sorcière au nez crochu, un symbole de l’esprit malfaisant, donc sûrement juif ? »
5. Cf. Olivier Pallaruelo, « Fidel Castro, Kim Jong-Il, Staline : les films préférés des dictateurs », Allocine.fr, 26 novembre
2016.
6. La grande scène de fête finale a pu être tournée en couleurs grâce aux pellicules Agfacolor récupérées après la capitulation
allemande à Stalingrad.
IV

Les champs de l’horreur

Le Goulag

À tout seigneur tout honneur : c’est Lénine qui inventa les camps de
concentration destinés en premier lieu dès la fin de la Première Guerre
mondiale aux officiers du corps expéditionnaire russe en France, puis à
l’intelligentsia avec ses « pleurnicheries d’intellectuels pourris », selon la
formule de Lénine, puis aux opposants aux réquisitions agricoles, enfin à
quantité d’officiers blancs qui allaient être expédiés à partir de l’été 1920
sur les îles Solovki, quand les barges n’étaient pas coulées entre-temps dans
la mer Blanche… En l’absence de Code pénal, jusqu’en 1922 c’est le « sens
révolutionnaire de la justice », avec son bras armé, la Tcheka, police
politique créée par Lénine en 1917, qui procède à la liquidation des
personnes impliquées dans l’activité des gardes blancs (directive du NKVD,
commissariat du peuple à l’Intérieur, du 30 août 1918), de même pour les
membres du Comité d’aide aux victimes de la famine, les étudiants, etc.
La Tcheka s’occupe de tout : filatures, arrestations, instruction,
représentation du ministère public, jugement et exécution de la sentence.
Quand celle-ci n’est pas la mort, c’est la déportation au Goulag. Au début
des années 1920, on voit ainsi arriver nombre de socialistes issus des
centres industriels, puis le flot des croyants et des philosophes. Les
ecclésiastiques, théosophes, mystiques et spirites, les membres des sociétés
religieuses, les philosophes du cercle Berdiaev, les catholiques orientaux et
nombre de fidèles orthodoxes sont arrêtés en masse. Tous les condamnés
pour raison religieuse se voient infliger dix ans de déportation, peine
maximale à l’époque.
À la fin des années 1920, le Goulag compte 84 camps et établissements
pénitentiaires disséminés dans 43 provinces, avec 50 000 détenus. Le terme
même de « camp de concentration », inspiré d’un passé récent1, est venu
sous la plume inspirée de Lénine dans le décret du Conseil des
commissaires du peuple du 5 septembre 1918 qui a lancé la Terreur rouge,
au surlendemain de l’exécution d’une socialiste-révolutionnaire qui avait
voulu attenter à sa vie. C’est l’affaire Kaplan.
Fanny Kaplan, née le 10 février 1890, exécutée le 3 septembre 1918, à
vingt-huit ans, est une militante du Parti socialiste révolutionnaire russe.
Pendant la guerre civile, à Moscou, le 30 août 1918, alors que Lénine
achève une visite dans une usine où il a prononcé un discours devant les
ouvriers, la jeune femme l’interpelle à l’instant où il rejoint sa voiture. Il se
tourne vers elle. Pointant son Browning, elle décharge sur lui trois coups de
feu. L’une des balles traverse son manteau, les deux autres l’atteignent à
l’épaule gauche et au poumon. Arrêtée, elle reconnaît les faits et déclare
que, ayant accompli sa mission avec courage, elle mourra avec courage :
« J’ai tiré sur Lénine aujourd’hui. Je l’ai fait volontairement. Je ne dirai pas
d’où provient le revolver. J’étais résolue à tuer Lénine depuis longtemps. Je
le considère comme un traître à la Révolution. J’ai été exilée à Akatui2 pour
avoir participé à la tentative d’assassinat du tsar à Kiev. J’ai passé là-bas
sept ans à travailler dur. J’ai été libérée après la Révolution. J’étais en
faveur de l’Assemblée constituante et je le suis toujours. » En dépit de ses
blessures, Lénine retourne au Kremlin et reprend son activité. Toutefois, sa
santé s’en ressentira. Fanny Kaplan sera liquidée sans jugement.
Deux jours après son exécution est publié le décret instaurant les camps
de concentration destinés aux ennemis du peuple et aux individus
socialement dangereux. « Des établissements nouveaux ayant un contenu
social nouveau », écrit plaisamment le procureur Vychinski. Ils seront
naturellement placés sous l’autorité de la Tcheka qui crée en son sein le
3 avril 1919 une direction des camps de travail forcé (Goulpt). La loi du
15 avril 1919 officialise l’institution. Les centres de détention sont installés
dans d’anciens monastères et jusque dans Moscou, mais l’insertion dans les
villes nuit à la sévérité de leur régime. On crée donc en 1921 des « camps
spéciaux » qui seront implantés au nord du pays, notamment dans les îles
Solovki – archipel de la mer Blanche à l’entrée de la baie d’Onega, en
Carélie.

Les îles Solovki


Elles constituent un site idéal, situé à trente kilomètres du continent,
bloqué six mois de l’année par les glaces, donc privé de tout lien avec le
reste du monde.
L’île principale est connue pour son monastère fondé en 1429 par les
moines Germain (Herman) et Savvati (Sabbatius, Sabbace), venus du
monastère de Kirillo-Belozerski. Traversant la mer nacrée dans une
modeste barque, ils ont tenu pour saint cet archipel dépourvu de bêtes
féroces. Au fil des siècles sont érigés deux collégiales, des églises, des
oratoires et des ermitages. Le domaine du monastère s’étend sur les rives de
la mer Blanche ainsi que le long des rivières qui s’y jettent, ce qui permet
aux moines de développer des activités commerciales, devenant ainsi l’un
des principaux acteurs économiques de la région. Avec les forteresses de
Soumma et de Kem, Solovki est alors l’un des plus importants points
fortifiés de la frontière nord. Au XVIIe siècle, il est le théâtre de la révolte
contre les réformes de l’Église orthodoxe, laquelle, après le schisme,
s’achèvera par le massacre des partisans de la « vieille foi », ou « vieux
croyants ». Sous les tsars qui ont repris le contrôle, on construit une
forteresse militaire qui sert de prison jusqu’en 1903.
Après la révolution d’Octobre, le monastère est proclamé ferme d’État.
Les moines y demeurent, tout en étant fermement priés de travailler plus, et
le premier camp de travaux forcés apparaît dès mai 1919. En mai 1923, le
monastère est incendié, son trésor est pillé. Un mois plus tard, les moines
sont expulsés, à l’exception d’une trentaine d’entre eux, considérés comme
indispensables, tandis qu’on installe dans les divers ermitages des îles
Solovki ce que l’on nomme en langage stalinien les « camps du Nord à
destination spéciale » (Slon3). Les détenus politiques – essentiellement
socialistes-révolutionnaires – qui y sont enfermés ne sont pas astreints au
travail, mais l’afflux de droits-communs remettra rapidement en cause ce
privilège, ce qui occasionnera des protestations, des violences, une grève de
la faim et, finalement, un transfert de détenus des îles sur le continent, qui
seront mis à l’isolement et au régime sec.
Les Solovki comptent 3 000 âmes en septembre 1923, près de 22 000 en
1929, et presque 72 000 en 1932, prisonniers de droit commun, intellectuels
et prêtres. Ce fut le « Golgotha de l’Église russe ». Débarquent aussi
quelques dizaines de membres des sectes religieuses particulièrement mûrs
pour le martyre, qui refusent tout ce qui vient de l’Antéchrist. On les
expédie donc sur la minuscule île des Lièvres, la plus petite de l’archipel,
où on les débarque sans nourriture. Au bout de deux mois, on n’y retrouvera
plus que leurs cadavres déchiquetés à coups de bec par les oiseaux de mer.
Personne ne manque. Nul ne s’est enfui.
À partir de 1930, les Solovki sont essentiellement devenues un camp de
droit commun abritant des criminels, des voleurs, toutes sortes de
délinquants confirmés, ainsi que des prostituées. Souscrivant au principe
stalinien de la direction du camp (« À travail de choc, fournitures de
choc »), les détenus truands se groupent en « communes » à qui
l’administration du Goulag va octroyer des privilèges : literie et vêtements
plus chauds, meilleure nourriture. Le principe des communes est d’exclure
les condamnés au titre de l’article 58 du Code pénal, autrement dit les
politiques, dont beaucoup mourront d’épuisement, de froid ou de maladie.
Le camp est alors coupé en deux parties : celle qui double allègrement
ses pourcentages d’accomplissement du plan grâce à la toufta (système de
tricherie permettant un substantiel gonflement des statistiques de résultat du
travail quotidien), et l’autre qui, pour cause de sévices et de privation de
nourriture, ne remplit pas ses quotas et dont les membres sont
immanquablement promis au transfert en Sibérie pour y ouvrir de nouveaux
sites de concentration.
Entre 1923 et 1939, le camp voit passer plus de 840 000 détenus. Des
baraquements, des humiliations, des tortures, de la nourriture pourrie, des
épidémies et du travail forcé…
Le terme zek (ou ze-ka), abréviation de zaklioutchoniï (« détenu »,
« enfermé »), désigne les prisonniers du Goulag. Ils sont vêtus de toile de
sac, la fourniture d’un vêtement normal n’étant possible qu’en rêve. Dans
les baraquements puants, en bois noir et pourri, on dort à plusieurs par
châlit, ou debout quand on est puni. Dans les cachots, installés dans une
église de la « montagne de la Hache », les prisonniers sont assis sur des
perches posées à horizontale, sans que leurs pieds puissent toucher terre, et
cela durant dix-huit heures d’affilée, plusieurs jours de suite. En cas de
chute, ils sont battus ou torturés. Les supplices ordinaires : être attaché nu à
un arbre, en proie aux nuées de moustiques ; être ligoté à un brancard traîné
par un cheval lancé au galop ; servir de gibier humain dans une battue au
fusil en plein jour. Les détenus sont tondus et glabres, mesure d’humiliation
mais aussi de prévention de la vermine. À leur menu, ils trouvent de la
morue pourrie avec une décoction à l’orge perlé ou au millet, et leurs
familles ne peuvent leur envoyer qu’un colis et un mandat de neuf roubles –
le prix de trois kilos de pain – par mois.
Le scorbut sévit de façon endémique, ainsi que le typhus en 1928, et le
typhus asiatique en 1929, traité de façon radicale : tous les prisonniers du
baraquement où un cas s’est déclaré sont bouclés jusqu’à ce que mort
s’ensuive. Dès lors, il n’y a plus qu’à incinérer les restes pour éradiquer la
contagion. Il arrive que les cadavres soient cachés sous les châlits par les
survivants afin de pouvoir toucher leurs rations de pain. Mais les poux
passent vite des trépassés aux valides et la maladie fait son œuvre.
Les différentes sections du camp sont dirigées par les tchékistes, hormis
l’administration du quotidien dont sont chargés certains détenus, les
« gardes blancs », qui gèrent les affectations au travail, les déplacements et
transferts. Quand ils repèrent des mouchards protégés par les tchékistes, ils
ne manquent pas de les expédier à l’abattage du bois.
Les exploitations forestières des îles Solovki suscitent la terreur. Elle
s’effectue par des températures polaires : – 40 °C dans la glace et la neige
profonde, sans habits ni chaussures d’hiver, et interdiction de s’arrêter tant
que la tâche n’est pas accomplie. En cas de faiblesse ou de défection, le
châtiment est immédiat. Ainsi celui de ces cent cinquante hommes qu’on
laissa geler à mort une nuit de décembre 1928 dans la forêt. Les zeks tracent
des chemins de terre à travers les marais, risquant la noyade en été,
endurant le gel en hiver ; ils abattent du bois ou sont expédiés sur des
chantiers de terrassement pharaoniques. Impossible de s’enfuir de cet enfer,
les Solovki étant prises par les glaces, le blizzard, le gel et le brouillard six
mois par an et sous la lumière perpétuelle des nuits blanches le reste du
temps. Pour seuls dérivatifs, ils ont une revue (entre 1924 et 1932, avec des
éclipses…) et un théâtre, où ils peuvent assister à des spectacles dans
lesquels les acteurs portent des costumes taillés dans des ornements
ecclésiastiques… Le camp a même une Société solovkienne
d’ethnographie, qui produit des études et des comptes rendus. Mais les
églises et les monastères des îles étant finalement fermés, les moines
expulsés ou arrêtés, la vie des prisonniers sera plus que jamais placée sous
le signe de la cruauté des gardiens et de la terreur.
Un grand événement s’y produit toutefois le 20 juin 1930, avec la visite
de l’écrivain soviétique emblématique Maxime Gorki. Pour les malheureux
exilés du Goulag, l’homme est fascinant à bien des titres. Rentré en Russie
à la suite d’une amnistie tsariste en 1913, il est proche de Lénine et des
révolutionnaires, mais son point de vue critique à la fin de l’année 1917 lui
vaut l’inimitié du pouvoir : inquiet et malade de la tuberculose, il quitte la
Russie en octobre 1921 et se fixe dans le sud de l’Italie en 1924.
Encouragé par Staline, il revient en URSS après 1929 et c’est à cette
époque qu’il projette son voyage dans l’archipel. Aux Solovki, on attend
l’auteur d’Une confession et de Pensées intempestives à peu près comme un
messie.
Tout a été soigneusement préparé avant son arrivée, les détenus ont
nettoyé et embelli le camp. Pour l’administration, il n’est pas question lors
de son passage que les cachots soient surpeuplés et, surtout, qu’il y ait la
moindre perche. Conscients de l’espèce de « village Potemkine » que
prépare la police politique afin de leurrer l’écrivain, les zeks, pour tenter de
l’alerter sur l’irréalité du spectacle qu’on lui offre, lisent ostensiblement
devant lui le journal à l’envers. Gorki le remarque et corrige d’un geste l’un
d’entre eux, sans mot dire.
À la colonie d’enfants – un premier groupe de mineurs a été déporté aux
Solovki le 12 mars 1929 et il y en aura beaucoup d’autres –, un gamin de
quatorze ans l’apostrophe et lui propose de lui raconter la vérité. Il s’ensuit
une heure et demie d’entretien, dont Gorki sort en pleurant. Mais cela ne
l’empêchera pas de signer le livre d’or du camp (car il y en avait un !) en
saluant « l’étonnante énergie des hommes […] les gardes vigilants et
infatigables de la révolution […] créateurs de culture remarquablement
audacieux ». Le gamin, quant à lui, sera fusillé peu après son départ.
Les « buts fabuleux » de l’utopie communiste l’emportant sur la réalité
des camps, Gorki en justifie l’horreur par le biais de sa philosophie
antipersonnaliste et relativiste. En qualité d’écrivain, il se félicite de voir le
romantisme révolutionnaire reconnu comme une composante du réalisme
socialiste : la littérature doit s’élever au-dessus du quotidien, éveiller les
forces créatrices de l’homme et « énergiser le peuple4 ». Revenu en URSS,
élu président de la nouvelle Union des écrivains soviétiques en 1934, il fait
partie de la haute nomenklatura et espère adoucir la position de Staline
quant à l’opposition politique des vieux bolcheviques, mais la mort suspecte
de son propre fils, puis l’assassinat de Sergueï Kirov5, membre du
Politburo, ruinent cet espoir. Le voilà assigné à résidence. « Le vieil ours a
un anneau passé au nez », note Romain Rolland qui lui rend visite en 1935.
Ses mouvements sont surveillés, ses contacts avec l’extérieur filtrés…
Gorki meurt de façon prématurée le 18 juin 1936, après deux semaines de
maladie, officiellement de son affection pulmonaire, mais dans des
circonstances obscures. On évoque des bonbons offerts par Staline ainsi
qu’une autopsie du corps de l’écrivain rédigée ante mortem, et il est clair
qu’en ne cessant de protester auprès du Vojd contre la préparation des
grandes purges, il a lassé la patience du dictateur. Sa mort survient donc au
bon moment. Reste que le régime lui organise des funérailles nationales et,
propagande oblige, qu’il en fait l’écrivain soviétique par excellence…
Quant au chef de camp de Solovki, le dénommé Eikmans, qui avait ordonné
la liquidation du jeune et courageux interlocuteur de Gorki, sa carrière se
construira de fusillade en fusillade, jusqu’à se retrouver lui-même face au
peloton d’exécution en 1938.

La voie légale

Dans cet asservissement de la Russie opéré par le bolchevisme, le rôle


des minorités nationales est à souligner. Durant la Terreur rouge, ces
dernières composent près de 50 % de l’appareil central de la police
politique, et près de 70 % des postes de responsabilité au sein de l’appareil
– dont, notamment, la moitié des juges d’instruction. En 1926, Staline fait
publier un nouveau Code pénal comprenant 148 articles, dont 46 entraînent
la peine de mort. L’un des plus célèbres est l’article 58, qui fait l’objet
d’une terrifiante analyse par Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag. Son
paragraphe 1 considère comme contre-révolutionnaire « toute action » ou
« toute inaction » tendant à l’affaiblissement du pouvoir, et qui vaudra par
exemple la mort aux détenus affamés et exténués durant la guerre pour
« refus de travail ». Des sous-paragraphes y seront ajoutés pour inclure les
« trahisons envers la patrie », ainsi que les « intentions » de trahir : la
condamnation peut donc être prononcée « par analogie »… Le paragraphe 2
punit toutes les « actions violentes », matérielles, morales et même
virtuelles. Ainsi, aux termes de la loi, les dissensions d’une république,
d’une population ou d’un citoyen avec Moscou confinent-elles à de la
violence, avec les sanctions y afférentes.
Nuisances économiques, sabotages et dégradations, incitations à
l’indiscipline, déloyauté, démoralisation, fréquentations suspectes avec
l’étranger, contacts avec l’ennemi – une paysanne qui vend une botte de
radis à un soldat allemand, par exemple –, l’article 58 couvre toute la vie
délictuelle de la nation, ce qui permet de liquider les anciens tsaristes, les
socialistes-révolutionnaires, les mencheviques, les ingénieurs du Gosplan,
les koulaks récalcitrants, les espions ou présumés tels. Ainsi, en miroir
même de sa propre violence, le paragraphe 8 condamne la terreur – non pas
celle à laquelle le code donne, selon le mot de Lénine, « un fondement
théorique et des formes légales », mais toute action contre un membre du
Parti, du Komsomol ou de la milice. Selon que l’amant tué par un mari
jaloux appartient ou non au Parti, la sanction sera différente. Et la non-
dénonciation elle-même pourra constituer un délit. Tout est parfaitement
prévu dans le nouveau code. Voilà pourquoi, comme le dit l’un des
proverbes qu’affectionne Soljenitsyne, « là où il y a loi, il y a crime ».
En 1923, il existe 355 camps et établissements pénitentiaires disséminés
à travers la Russie – maisons de correction, prisons, colonies agricoles, etc.
–, qui concentrent 80 000 détenus. Au cours des années 1930, lors de
l’irrésistible montée en puissance de Staline, le terme même de « goulag »
va faire partie du vocabulaire commun, que l’on prononce à voix basse.
C’est l’acronyme de Glavnoïé oupravlénié laguéreï (« Administration
principale des camps »). Cette division de la police politique, qui existe de
facto depuis avril 1930, a été officiellement créée en juillet 1934 lors de la
réorganisation de la Guépéou et de son rattachement au NKVD.
Auparavant, les « camps de travail correctifs » dépendaient du ministère de
l’Intérieur, puis des ministères de la Justice et des diverses républiques.
Les premiers convois de déportés sont partis d’Asie centrale, puis c’est le
tour des mères, femmes et enfants d’officiers déjà déportés, puis celui des
membres du Parti devenus indésirables entre 1927 et 1929, à savoir les
membres de l’Opposition ouvrière d’Alexandre Chliapnikov et les
trotskistes. Les nepmen, quant à eux, font partie de la fournée de 1928 qui
clôt l’expérience léniniste de la NEP. Puis c’est le « flot aurifère », celui des
artisans et des commerçants qu’on entend délester de leur précieux métal,
en particulier les mécaniciens dentaires, les joailliers et les horlogers. Pour
les amener à résipiscence, on inaugure une méthode originale : ne leur
distribuer que de la nourriture ultrasalée, sans leur donner d’eau. Quiconque
livrera son or aura l’autorisation de boire. Une pièce d’or contre un gobelet
d’eau. Si vous ne détenez pas d’or, votre situation est sans issue. Mais si
vous en possédez, c’est vous-même qui déterminez la mesure de vos
souffrances, de votre résistance, ainsi que votre destin.
Aux artisans succèdent les déportés pour « dissimulation de l’origine
sociale », avec la « fournée Voïkov » issue du ratissage systématique de
Moscou qui remplit à craquer les prisons de la capitale. Les anciens élèves
du lycée de Tsarkoïe Selo (« le village des tsars ») les suivent, puis les
ingénieurs de tous les secteurs de l’économie – chemins de fer, chantiers
navals, électricité, pétrole, textiles –, accusés d’entraver la bonne marche de
l’activité économique. Qualifiés de « plafonnistes » dès lors qu’ils refusent
d’admettre qu’au bolchevisme rien n’est impossible. Cette vague s’arrête là
et la suivante ne déferlera que lors des grandes purges et des procès de
Moscou de la fin des années 1930.
C’est ainsi que le vieux corps des ingénieurs russes, gloire de la Russie,
est brisé. Au nom de quoi ? Le directeur général du Goulag, Lazare Kogan,
l’expliquera froidement à un détenu : « Je crois que vous n’êtes coupable de
rien à titre personnel, mais comme vous êtes un homme instruit, vous
comprendrez qu’on a procédé à une vaste campagne de prophylaxie
sociale. »
Les travailleurs vont découvrir dans leurs journaux les dernières
ignominies commises par les ingénieurs qui les encadrent et que le régime
désigne sous le vocable de « nuisibles ». Le procès truqué – mais à grand
spectacle – de Chakhty, près de Rostov-sur-le-Don, au sud de la Russie, au
printemps 1928, envoie à la barre un groupe d’ingénieurs accusés de
conspirer avec les anciens propriétaires des mines de charbon – réfugiés à
l’étranger – en vue de saboter l’économie soviétique. Cette procédure
voulue par Staline permet au tyran de mettre en échec ses opposants au sein
du Politburo. Dénonçant l’influence des capitaux internationaux, il avertit
aussi « en interne » qu’il reste vigilant. Selon lui, l’objectif des ennemis
capitalistes de l’URSS est d’« affaiblir notre pouvoir économique au moyen
d’interventions économiques invisibles, pas toujours évidentes, mais assez
graves, en organisant des sabotages, en planifiant toutes sortes de “crises”
dans une branche d’industrie ou dans une autre, en facilitant ainsi la
possibilité d’une future intervention militaire. Nous avons des ennemis
internes. Nous avons des ennemis extérieurs. Nous ne devons pas l’oublier
un instant ». À bon entendeur…
À l’issue du procès de Chakhty sont prononcées 11 peines capitales6,
dont 6 commuées en incarcération en raison de la « coopération des
accusés », 34 peines d’emprisonnement, 3 condamnations avec sursis et
4 acquittements. En application du fameux article 58 du nouveau Code
pénal, le « sabotage » est désormais un crime. Deux ans plus tard, en 1930,
ce sera au tour des « organisateurs de la famine » de passer en jugement,
puis le procès du prétendu « Parti industriel » – le principe était de trouver
un certain nombre d’ennemis du peuple fomentant un complot contre la
nation et de les regrouper dans un pseudo-parti qu’il était alors aisé de
stigmatiser. Lors de la procédure contre ces experts bourgeois rétifs qui
devaient porter la responsabilité des résultats catastrophiques de l’industrie
soviétique dès lors qu’ils s’opposaient aux directives du Parti, l’accusation
imagina qu’ils s’étaient coalisés avec le pseudo-Parti paysan du travail,
ainsi qu’avec les mencheviques dont le procès allait être instruit en 1931.
Heureusement pour le salut du socialisme, on annonça que la Guépéou avait
démantelé ladite coalition. Et les accusés durent s’en réjouir publiquement.
Toutes les catégories de la société sont touchées : les voleurs sur les
chantiers des deux premiers plans quinquennaux, les propagandistes contre-
révolutionnaires ou antisoviétiques, jusqu’aux simples citoyens qui refusent
de devenir des informateurs du NKVD – notamment les prêtres, qui
entendent respecter le secret de la confession.
Tout est déjà en place pour les grandes purges de 1936-1938. Les tortures
morales et physiques lors des interrogatoires en prison, les aveux qui
devront être répétés sous le contrôle d’un officier traitant, puis prononcés de
façon circonstanciée à la barre, avec autocritique et repentance, et,
finalement, l’humiliation de devoir mendier au juge l’aumône de sa propre
existence. Pour son côté tragique et grotesque, la formule surréaliste de
Staline des « ingénieurs-nuiseurs » est restée dans toutes les mémoires,
mais elle ne représente pas grand-chose à côté de l’horreur brute qu’ont
subie ces hommes.
La relégation – ou exil intérieur – est d’un usage ancien en Russie.
Mesure purement individuelle sous les tsars, elle ne fut jamais la
conséquence de l’appartenance à un groupe. Cet exil qui frappa quelques
centaines de personnes au XVIIe siècle et près de 500 000 au XIXe siècle
demeurait supportable. De nombreux hommes de lettres exilés travaillaient
et publiaient leurs œuvres. Pouchkine, Tourgueniev et nombre de
bolcheviques, tels Staline à Vologda ou Lénine en Sibérie, ont connu cette
situation. Exemple notoire : si dangereux qu’il soit pour le régime, Lénine
reçoit de l’État les allocations dues à tout exilé, ce qui le dispense de
travailler pour vivre et lui permet d’écrire. Personne, donc, parmi les
politiques, ne connaît la gêne, chacun touchant un pécule régulier suffisant
à son entretien, au point que la relégation administrative appliquée aux
politiques est devenue une formalité vide de sens, et que le Premier ministre
Stolypine prendra à partir de 1906 des mesures censées aboutir à sa
disparition totale.
Après la révolution de février 1917, pendant quelque temps, on ne
recourt pas à la relégation. Puis, parallèlement aux sentences de mort ou de
prison prononcées par les tribunaux, le régime bolchevique renoue avec
cette tradition de l’exil, en la rénovant sensiblement toutefois par le biais du
travail forcé. À l’extermination massive par l’asservissement à des tâches
pénibles s’ajoute une dimension économique : l’exploitation d’une énorme
main-d’œuvre gratuite. C’est l’alternance de ces deux vocations –
répression et participation à l’industrialisation – qui présidera au
fonctionnement du Goulag, au gré des priorités politiques.
La peine infligée couramment est de trois ans. Cependant, rares sont ceux
qui en reviennent, car ils sont happés par le tourbillon. Ainsi les libérés des
camps avant terme y demeurent-ils, car, avec un passeport intérieur portant
la mention « a séjourné dans les camps », ils ne trouvent pas de travail
ailleurs. Le problème est donc de ne pas mourir de faim, tout en ne
s’abaissant pas à devenir un mouchard.

La collectivisation stalinienne

La collectivisation des terres démarre fin 1929, lorsque Staline appelle à


l’extermination des koulaks en tant que classe. Elle connaîtra son
paroxysme dans les années 1930-1933 avec leur déportation massive et la
famine généralisée qui en résultera. Le pouvoir commence par constituer
des listes noires de paysans expulsés en vingt-quatre heures, entraînant la
confiscation de tous leurs biens, lesquels ne seront pas perdus pour tout le
monde, puisque achetés aux enchères à des prix dérisoires. Le 5 janvier
1930, le Comité central du Parti officialise cette politique par le biais d’un
décret appelant à « une politique de liquidation des koulaks » qui ne
peuvent intégrer aucun kolkhoze. « Si l’ennemi ne se rend pas, on
l’extermine », lance Maxime Gorki dans La Pravda du 15 novembre 1930.
En fait, parmi les paysans déportés, il n’y a qu’un nombre infime de
koulaks, terme dont la définition conforme à celle du dictionnaire russe de
référence Dahl de 1912 est la suivante : « En russe, on appelle koulak un
revendeur de la campagne, grippe-sou et malhonnête, qui s’enrichit non par
son travail, mais par celui d’autrui, en prêtant à usure et en servant
d’intermédiaire de commerce. »
Pour les besoins de la cause, le régime soviétique opère un glissement
sémantique. Le terme va désormais désigner tous ceux qui emploient des
ouvriers agricoles et commercialisent une partie de leurs productions, par
opposition aux paysans pauvres vivant en autoconsommation. L’aisance
devenant de la ladrerie et ne pouvant provenir que de l’exploitation de
l’homme par l’homme, les agriculteurs qui répugnent à entrer dans les
fermes collectives sont stigmatisés comme autant d’individus dangereux.
Contraints de céder leurs terres et leurs biens au kolkhoze, 55 % des
paysans sont collectivisés dès 1930. Quatre ans plus tard, près de 75 % des
fermes sont intégrées aux coopératives. Ainsi la collectivisation a-t-elle
métamorphosé la vie de plus des trois quarts de la population de l’Union
soviétique. L’affaire est diligentée sans ménagement. En cas de résistance,
pour un militant communiste tué, on extermine des paysans par centaines.
Les métamorphoser de force en ouvriers, ou bien, plus sûrement, les
détruire, tel est le projet bolchevique.
Les paysans « dékoulakisés » sont donc expédiés massivement dans les
camps. C’est l’énorme vague des années 1929-1930, ou plus exactement un
océan, car ces millions de gens de la terre débordent des limites de ce que
saurait gérer un système judiciaire et pénitentiaire. On n’a jamais rien vu de
comparable dans toute l’histoire de la Russie. Une migration de peuples,
une épuration dont les habitants des villes n’auraient pas pris conscience si
la famine n’y avait sévi durant trois ans. D’autres flots issus de la
paysannerie suivront : les « nuisibles de l’agriculture », puis les « déportés
pour pertes de récolte » par rapport au volume attendu et imposé, les
« déportés pour non-exécution des engagements imposés de livraison de
grains à l’État ». Enfin, quelques dizaines de milliers de « cueilleurs
d’épis », le plus souvent des enfants envoyés de nuit par leurs aînés pour
ramasser dans leurs propres champs de quoi survivre – forfait puni de dix
années de déportation. Parallèlement, pour stopper l’éventuel afflux des
paysans dans les villes, le régime instaure le système des passeports
intérieurs en décembre 1932, ce qui permet de contrôler les mouvements de
la population.
« La collectivisation de type stalinien ne nous a apporté que misère et
violence », a reconnu Nikita Khrouchtchev une fois parvenu au pouvoir,
alors qu’il y avait lui-même participé avec une extrême brutalité. Reste que
lorsque la collectivisation s’achève, la production agricole et le cheptel sur
pied ont diminué de plus de la moitié. Quinze ans seulement se sont écoulés
entre cette catastrophe et le grand bluff de Lénine de 1917 avec son décret
sur la terre qui avait emporté l’adhésion du monde rural à la révolution
bolchevique en abolissant la grande propriété foncière « immédiatement,
sans aucune indemnité », afin de la partager entre les plus pauvres d’entre
les paysans. On ne retrouvera les niveaux de production agricole de 1928
qu’après la Seconde Guerre mondiale. C’est seulement après la mort de
Staline, en 1953, que les koulaks déportés plus de vingt ans plus tôt
recouvreront leur liberté – du moins ceux qui auront survécu.

Un monstre en perpétuelle croissance

La priorité donnée par Staline à l’industrie lourde pour le plan


quinquennal et une politique de grands travaux rendent désormais
nécessaire et urgent l’emploi d’une main-d’œuvre gratuite à grande échelle.
Les détenus du Goulag, dont le nombre augmente en proportion des
besoins, sont affectés aux gros travaux d’infrastructures : routes, canaux et
ponts, de même que l’abattage d’arbres, sans autres outils que leurs mains,
des pelles, des pioches, des haches et des brouettes.
Les camps de concentration, devenus « camps de redressement par le
travail » (ITL), se multiplient dans toute la Russie. En Carélie, le long de la
Vologda, puis avec le SvirLag7, le KotLag (camps du Kotlas) et le
BelBaltLag (camps du Belomorkanal sur la Baltique), puis vers l’est et le
grand nord avec le SevDvinLag (sur la Dvina septentrionale), l’Oural, les
bords de l’Oukhta, de la Petchora et de Vorkouta. La vue globale d’une
carte des camps de travail soviétiques, à l’instar d’une extension de
métastases, montre une myriade de points où se concentre la souffrance
d’un peuple. Du fond de la toundra et de la taïga, le Goulag fabrique ses
villes de baraquements et mobilise de façon intensive les bâtiments
monastiques idéalement adaptés à l’isolement recherché. Les lignes de
barbelés se dévident, des milliers de kilomètres de ferraille hérissée avec
des miradors qui deviennent une caractéristique du paysage de la Russie
totalitaire.
Avec les îles Solovki et les mines sibériennes de la Kolyma8, le
Belomorkanal (canal Baltique – mer Blanche) est un haut lieu de
souffrance. Son nom d’origine est Belomorsko-Baltiski kanal imeni Stalina,
« canal de la mer Blanche à la mer Baltique du nom de Staline ». Les
chiffres de mortalité demeurent encore à ce jour incertains. Dans L’Archipel
du Goulag, Alexandre Soljenitsyne évoque 250 000 victimes. D’autres
décomptes ont été publiés. La journaliste américaine Anne Applebaum
estime que 170 000 zeks travaillèrent sur ce chantier et qu’environ 25 000 y
moururent. D’autres avancent que presque 30 000 prisonniers sur 300 000
périrent au cours de ces travaux.
Reliant la mer Blanche à la rive baltique de Petrograd et long de
225 kilomètres, le canal comprend cinq barrages et dix-neuf écluses.
Amorcé en septembre 1931, le chantier dure vingt mois, avec des renforts
de main-d’œuvre venus des îles Solovki. Selon les termes de Staline, c’est
un modèle de réussite bistro i dechevo (« vite et à faible coût »), avec un
travail servile que la propagande soviétique élèvera au rang d’innovation
positive en matière de politique pénale. La perekovka (littéralement la
« refonte », la réhabilitation par le travail) devient dès lors une donnée
pérenne du développement de l’URSS.
Inauguré le 2 août 1933 par Staline lui-même, ce grand œuvre est
inséparablement lié au destin de son directeur de chantier, un certain Naftali
Frenkel, qui a supervisé sa construction en mettant à sa disposition son
troupeau humain des Solovki, dont aucune plainte, aucune tentative de
suicide ou de mutilation, aucun cadavre de zek mort de froid retrouvé dans
la neige ne pouvait modifier les conditons de vie iniques.
Frenkel est un Juif turc, négociant en bois sur la mer Noire, peut-être
trafiquant d’armes, vraisemblablement enrichi dans la contrebande, né en
1883 à Constantinople, ou à Haïfa, ville faisant alors partie de l’Empire
ottoman. Il débarque en URSS dans les années de la NEP, fait des affaires, y
compris avec la Guépéou, qui finit cependant par l’emprisonner. Déporté
dans les camps du Nord (Slon), aux Solovki, il ne fait aucun mystère de sa
haine des ingénieurs et des dékoulakisés, si bien qu’il deviendra chef de la
section économique de son camp de travail. Son passage de l’état de
prisonnier à celui d’administrateur s’explique par son ingéniosité en matière
d’économie des rations destinées aux zeks. Frenkel divise les prisonniers en
trois groupes, déterminés selon leur rendement : les travailleurs « lourds »
mangeront 800 grammes de pain et 80 grammes de viande par jour. Les
travailleurs « légers », 500 grammes de pain et 40 grammes de viande. Les
invalides, 400 grammes de pain et 40 grammes de viande, soit une ration
réduite de moitié par rapport aux déportés les plus forts, ce qui opère
de facto un tri entre ceux qui survivront et les autres. En novembre 1924,
alors qu’il est prisonnier depuis moins d’un an, l’administration requiert son
élargissement, qui sera prononcé en 1927. Les rapports le concernant sont
flatteurs : « Dans le camp, il s’est conduit comme un travailleur au talent si
exceptionnel qu’il a gagné la confiance de l’administration du Slon […]. Il
est un des rares travailleurs responsables. »
Dans L’Archipel du Goulag, Soljenitsyne décrit une rencontre
extraordinaire entre Staline et Frenkel vers 1929, où celui-ci expose au
maître du Kremlin ses idées sur le développement et l’organisation des
camps et des travaux : son système des « marmites » divisant les détenus en
groupes, avec des normes de travail et des quantités de nourriture propres à
chacun, son système de « crédits », l’utilisation de la libération anticipée
comme récompense du bon travail, etc.
L’historien Jean-Jacques Marie9 remet en question la réalité de cette
rencontre. « Certes, L’Archipel du Goulag avait le mérite de sauver de
l’oubli les souvenirs de quelque deux cents victimes du Goulag stalinien, et
en ce sens, l’ouvrage mérite sa place au panthéon de l’histoire. Mais les
erreurs, voire les falsifications nombreuses qui s’y trouvaient, montraient
déjà chez l’auteur une capacité fâcheuse à soumettre l’histoire à ses
préjugés idéologiques. » L’historien donne en exemple une conversation,
« entièrement inventée par Soljenitsyne, entre Staline et un détenu, futur
responsable de camps, dénommé Naftali Frenkel, dont Soljenitsyne
éprouvait alors le besoin de nous préciser qu’il s’agissait d’un “Juif de
Turquie”. La précision n’est pas innocente, car Soljenitsyne lui attribue
l’invention des mécanismes essentiels du Goulag – après les avoir attribués
aux bolcheviques dès 1918 ! Cette conversation imaginaire et imaginée par
Soljenitsyne, qui nous précise lui-même qu’elle n’eut ni témoin ni
sténogramme – ce qui retire toute entrave à l’envol de l’imaginaire –,
[aurait] dû attirer l’attention sur les capacités d’invention de
l’ultranationaliste Soljenitsyne, dont l’antisémitisme perçait déjà sous les
notes antitotalitaires10. »
Reste que Frenkel rencontra bien Staline, mais plus tard, au cours des
années 1930, et qu’il fut protégé par le dictateur durant les purges de 1937
auxquelles il réussit à échapper. Sans avoir forcément inventé tous les
mécanismes du système, il est incontestable qu’il trouva le moyen de faire
d’un camp de travail une entreprise économique rentable et qu’il y réussit à
un moment et en un lieu particulièrement peu propices, et d’une manière
qui ne pouvait qu’intéresser Staline. Au début des années 1930, le voici
donc promu à la direction du Belomorstroï, le chantier de construction du
canal Baltique-mer Blanche.
Maxime Gorki en fera la promotion en collaborant à l’album illustré Le
Canal Staline de la mer Blanche à la Baltique : histoire de sa construction,
luxueux ouvrage de quatre cents pages grand format sur papier glacé, avec
l’effigie de Staline moulée en relief dans le cartonnage de la couverture. Les
détenus y sont présentés comme des « soldats de l’armée du canal », les
ingénieurs comme des « nuiseurs » tarés et vils. Le quotidien de tous ces
hommes – dont la propagande affirme qu’aucun n’est mort – est une avant-
première des réjouissances organisées par les nazis qui placarderont à
l’entrée de leurs camps de concentration la devise selon laquelle « le travail
rend libre ». Les apparatchiks donneurs d’ordres, à commencer par Staline,
font l’objet de photos pleine page, d’éloges dithyrambiques, et même de
grotesques chansonnettes officielles. Les zeks sont là pour être redressés,
mais « la matière première humaine est incommensurablement plus difficile
à travailler que le bois », soupire non sans cynisme le poète Gorki.
Le livre est publié en 1934, et voilà que, par un fatal concours de
circonstances, la majeure partie des dirigeants qui y sont célébrés sont à leur
tour démasqués comme ennemis du peuple : tous les exemplaires seront
retirés des bibliothèques et mis au pilon.
Qu’en est-il du chantier ? Amorcé avant même que soient édifiés des
baraquements viables, 60 000 à 100 000 détenus y travaillent en même
temps. Tout est accompli avec, pour seuls outils, des pelles et des pioches.
La norme de rendement est de deux mètres cubes de roche granitique à
concasser et à évacuer en brouette. Sur place, la nourriture avariée arrive
figée par le froid. On l’ingurgite, tandis que les haut-parleurs, partout,
hurlent les slogans du parti : « Apprivoisons la nature et nous aurons la
liberté ! » « Vive l’émulation socialiste et le travail de choc ! » « Nous
passons ! » Le travail ne s’arrêtant jamais, de jour comme de nuit, on
décrète la « Journée des records » avec des pourcentages phénoménaux de
réalisation des objectifs de l’ordre de… 852 %. Dans cette folie surréaliste,
on « découvre » que les ingénieurs trichent. Condamnation immédiate. Côté
encadrement, les vols sont permanents. La discipline est impitoyablement
administrée par les brigadiers, dans un monde clos où l’on vit, travaille,
mange, dort, souffre et meurt ignominieusement, sans échapper un seul
instant aux courroies de transmission – surveillance et délation – que sont
les autres détenus. Chacun doit connaître par cœur les plans de production
et les directives du camarade Staline, l’émulation étant l’autre nom d’un
système de privilèges. De la production dépend tout : nourriture, habitat,
vêtements, potentielle libération anticipée, repos, visites.
En janvier 1933, les cadences s’accélèrent encore, car il faut
impérativement tenir les délais imposés par Staline, qui a exigé que le
chantier soit terminé en vingt mois. Le Petit Père des peuples a l’intention
d’inaugurer l’ouvrage à l’été. Le bilan humain sera effroyable. Comme il
n’y a pas assez de tentes ni de baraquements temporaires pour les renforts
venus d’autres camps, on dort dans la neige. Et lorsque s’achève la journée
sur le chantier, il reste des cadavres sur place…
Finalement, le Belomorkanal se révélera un fiasco absolu. Voulant
pulvériser le délai de construction du canal de Panamá, ses concepteurs ont
triché en faisant creuser trop vite, et donc insuffisamment. Sans utilité
économique ni stratégique dès lors que son trop faible gabarit interdit la
navigation des bateaux de fort tonnage, utilisable 165 jours seulement par
an car il est prisonnier des glaces le reste du temps, le canal sera limité au
transport de fret sur des barges adaptées. Les Maxime Gorki, Alexeï
Nicolaïevitch Tolstoï, Victor Chklovski, Mikhaïl Zochtchenko, Bruno
Jasieński et consorts auront beau prendre leurs lyres et chanter que la terre
extraite lors des terrassements aurait pu servir à élever sept pyramides de
Kheops, tout cela déplaira finalement à Staline. Quinze jours après
l’inauguration où il s’était réjoui si fort du rapport rapidité-prix, il méditera
un nouveau projet de grand canal de la mer Blanche, lequel n’aboutira
jamais, le temps politique n’étant plus aux travaux pharaoniques mais aux
grandes purges.
Et Naftali Frenkel ? Qu’advient-il de lui à l’issue de cette aventure ?
Demeurant le favori de Staline pour ses méthodes de gestion des hommes, il
ne sera jamais inquiété, alors même que nombre de ses compagnons
d’armes seront liquidés. Maître absolu avec droit de vie et de mort sur ses
contemporains, le Petit Père des peuples étend sur lui son ombre tutélaire.
En 1937, Frenkel est chargé d’administrer la construction de la voie ferrée
Baïkal-Amour, l’un des chantiers les plus meurtriers d’Extrême-Orient, où
s’épuisent 201 000 hommes. Entre 1937 et 1945, le voici à la tête du
Directoire des chantiers de constructions ferroviaires. Déchargé de ses
fonctions en avril 1947 pour raisons de santé, et désormais pensionné avec
le titre de général, décoré de l’ordre de Lénine, de l’ordre du Drapeau rouge
du travail, de l’ordre de l’Étoile rouge, et héros du travail socialiste, il
mourra tranquillement en 1960 à Moscou.

La bataille des chiffres

À l’instar de la question posée par le tsar rouge (« Le pape, combien de


divisions ? »), on peut se demander : « Staline, combien de victimes ? »
Dans L’Archipel du Goulag, Soljenitsyne fait état de 80 millions de morts,
estimation haussière qui va dans le sens des études américaines. Alexandre
Iakovlev, président à l’époque de Gorbatchev de la Commission
gouvernementale de réhabilitation des victimes du régime totalitaire, a plus
raisonnablement argué de 25 millions de personnes. Disposant des archives
classifiées, il a inscrit dans son calcul les victimes de la guerre civile et des
famines, ainsi que celles du Goulag. Approche qui met en fureur les
néostaliniens, lesquels hurlent à une opération de discrédit de la Russie
communiste téléguidée par l’Occident. S’appuyant sur les travaux de deux
historiens – Youri Joukov, de tendance néostalinienne, et Viktor Zemskov,
de tendance libérale –, ils prétendent limiter le nombre des morts aux
800 000 fusillés durant la Grande Terreur de 1937 et avancent le chiffre de
4,3 millions de détenus au Goulag entre 1921 et 1953.
Les statistiques du FSB aboutissent à des conclusions similaires, avec
815 639 condamnés à mort entre 1921 et 1953, et 4 308 487 détenus passés
par le Goulag entre 1918 et 1953. Le principe de ces calculs a minima
auxquels se cantonnent actuellement les néostaliniens ainsi que certains
proches de Vladimir Poutine est de pratiquer la discrimination quant aux
circonstances, les famines, la guerre civile et les déportations demeurant
hors du champ des investigations.
C’est allègrement faire litière des liquidations de masse – un véritable
génocide, selon Alexandre Iakovlev – qui ont frappé le pays. L’idéologue
de la perestroïka a jugé particulièrement sérieuse l’étude du démographe
américain R. J. Rummel traitant des meurtres d’État du XXe siècle : entre
1917 et 1987, le communisme soviétique a anéanti 61,9 millions de
citoyens non combattants, nationaux et étrangers. De 1918 à 1953, durant sa
période la plus létale, il a fait en moyenne 1,7 million de victimes par an.
Pour ce qui est du réseau concentrationnaire, on compte de 2 à 4 millions de
détenus, avec un taux de mortalité variant selon les années de 25 à 50 %
pour cent. Même taux de décès pour les 2 millions de déportés libérés, mais
assignés à résidence à proximité des camps.
L’historienne américaine Sheila Fitzpatrick impute à la seule Grande
Terreur 15 millions de morts, dont 9 millions par déportation. Les
néostaliniens auront beau réfuter le concept de « famine artificiellement
provoquée » en accusant la CIA de l’avoir inventé, le fait que cette
catastrophe économique et humanitaire ait concerné les Ukrainiens, mais
aussi les Russes, ainsi que d’autres nationalités, n’exonère en rien les
pratiques de l’URSS de Staline qui exportait du blé pour cacher sa situation
intérieure au reste du monde…
Soljenitsyne s’est insurgé du silence persistant de l’Occident, à l’époque :
« En 1932-1933, 5 à 6 millions de personnes agonisent et meurent de faim,
et cela, aux marches mêmes de l’Europe – et la presse libre du monde libre
reste motus et bouche cousue ? […] Et pendant ce temps-là on se plaisait à
signer avec les dirigeants soviétiques des traités, à leur accorder des prêts, à
serrer leurs mains honnêtes, à quêter leur faveur, à s’en féliciter devant les
parlements. » Soljenitsyne voit une explication partielle dans « l’extrême
gauchisme de la presse occidentale d’alors et son engouement pour
l’expérience socialiste en URSS »… Aujourd’hui encore, les nostalgiques
de l’empire rouge évoquent la « tragédie des dirigeants communistes », en
affirmant que les abus de l’époque stalinienne n’ont pas été commis par le
Parti mais infligés au Parti ! Ceux qui prétendent aujourd’hui réécrire
l’histoire ont beau tenter de falsifier les faits, ce fut surtout le martyrologe
de tout un peuple.
Un seul régime a pratiqué la persécution et le meurtre d’État à un niveau
supérieur : l’Allemagne hitlérienne, sur une période nettement plus courte,
avec une moyenne de 3,7 millions de victimes non combattantes (la plupart
tenues pour non-allemandes) par an entre 1939 et 1945. De 1918 à 1953, le
communisme soviétique a, quant à lui, massacré ses citoyens,
particulièrement les Russes, à un rythme moyen annuel équivalant à 1 % de
la population.
Le parallèle est souvent établi par les Occidentaux entre Staline et Hitler,
cependant il est insupportable aux Russes, qui ont l’intime conscience
d’avoir contribué pour une grande part à sauver le monde libre de la
barbarie nazie. Après s’être couchés devant l’occupant, ces mêmes
Occidentaux se sont aplatis devant le communisme – la moitié de
l’intelligentsia parisienne était en pamoison à l’évocation de Staline –, et
voilà, alors que la Russie s’est débarrassée par elle-même du totalitarisme
en 1991, que l’Occident, qui ne songe qu’à élargir la zone d’influence de
l’Otan, prétend aujourd’hui lui faire la leçon ! L’exaspération ressentie
actuellement par les Russes est donc d’autant plus vive qu’ils considèrent
que les démocraties du monde libre sont en train de s’agenouiller devant
l’islamisme.
Notes
1. Ce terme désormais célèbre est apparu pour la première fois à la fin du XIXe siècle chez les Espagnols, lors de l’insurrection
cubaine de 1895 (reconcentracion), puis chez les Britanniques en Afrique du Sud durant la seconde guerre des Boers en 1899-
1902, enfin chez les colons allemands du Sud-Ouest africain en 1904. Ces camps n’avaient alors pour but que d’isoler les
détenus et non de les forcer à travailler, et encore moins de les exterminer.
2. La prison d’Akatuy Katorga, en Sibérie, où les prisonniers travaillaient dans les mines de plomb et d’argent.
3. Slon (Severnye laguerya osobogo naznatcheniya) ou « camp du Nord à destination spéciale ». Cet acronyme prononcé
comme un simple mot signifie « éléphant », ce qui peut induire chez les prisonniers un sentiment de terreur ou un rire
désespéré.
4. Cf. « Gorki Maxime (1868-1936) », partie « Le retour en URSS », Universalis.fr.
5. Je reviendrai plus en détail sur cette affaire dans un prochain chapitre.
6. La mort par fusillade avec confiscation de tous les biens est la plus haute mesure de « défense sociale » appliquée par le
régime. Cela étant, nombre de peines seront commuées en « seulement » dix années de détention, car la nation ne pouvait se
passer de ses cerveaux, même « bourgeois ». On verra ainsi certains experts passer par la case prison puis, reprenant leurs
travaux strictement scientifiques sans contrevenir aux consignes du régime, recevoir le prix Staline.
7. Abréviation de Svirskiy Lager, complexe de camps de travail, qui tire son nom du Svir, cours d’eau du nord-ouest de la
Russie, à 250 kilomètres au nord-est de Leningrad.
8. « Kolyma veut dire mort », disait-on à l’époque. Et l’on murmurait cet âpre distique : « Kolyma, Kolyma, ô planète
enchantée / L’hiver a douze mois, tout le reste c’est l’été. »
9. Cf. Jean-Jacques Marie, Staline, op. cit.
10. Jean-Jacques Marie, « L’antisémitisme complaisant de Soljenitsyne… », Amitié-entre-les-peuples.org, 6 août 2008.
V

Assassinats entre camarades

L’énigme Kirov

Les purges au sein du parti ont commencé bien avant Staline, visant les
« carriéristes » et les « égoïstes » qui n’étaient pas assez proches du
prolétariat. Une fois Staline au pouvoir, les « déviationnistes droitiers » se
trouvent dans le collimateur. Le 28 avril 1933, le Comité central du PCUS
décrète une nouvelle campagne d’épuration du Parti en vue de contrôler le
recrutement de ses membres. C’est en 1934, avec le premier plan
quinquennal qui s’achève sur une relative libéralisation, et surtout avec
l’assassinat de Sergueï Kirov, proche de Staline et premier secrétaire pour
Leningrad, que va s’enclencher une ère nouvelle de suspicion et de tension
intérieures, en signe avant-coureur des grandes purges.
Le 1er décembre 1934, vers 16 h 30, un petit homme malingre, mal nourri
depuis des années, expulsé depuis peu du Parti, tire une balle dans la nuque
du très populaire camarade Sergueï Kirov, dans les locaux de l’institut
Smolny, magnifique bâtiment palladien du XVIIIe siècle, quartier général des
bolcheviques lors de la révolution d’Octobre et désormais siège régional du
Parti.
L’assassin, Leonid Nikolaïev, a tout juste trente ans. Rien, jusqu’ici, ne
lui a réussi. Sanctionné par le Parti pour avoir refusé une offre d’emploi qui
ne lui plaisait pas, il en a finalement été exclu. Sans emploi ni ressources, il
fait une fixation sur le premier apparatchik de Leningrad qu’il rend
responsable de ses problèmes.
Cet assassinat cache-t-il un calcul politique ? Membre du Politburo
depuis 1930, Sergueï Kirov, bel homme, très viril, à la forte carrure, a été
élu au poste de secrétaire du Comité central lors du XVIIe congrès qui s’est
tenu en janvier-février 1934. Il n’y a eu que trois voix contre lui, alors que
Staline a réuni sur son nom pas moins de 267 votes négatifs et, selon
d’autres sources, 292. Les liens entre Staline et Kirov sont solides. Reste
que, lors d’une réunion publique du congrès, une dizaine de délégués
particulièrement importants lui ont demandé de se porter candidat au poste
de secrétaire général du Parti, ce qu’il a décliné avec prudence. D’où les
questions qui agitent Staline : « Pourquoi ont-ils choisi Kirov contre moi ?
Et lui-même joue-t-il un double jeu ? »
Après cette humiliation, Staline exige de Kirov qu’il vienne s’installer à
Moscou, mais ce dernier, qui ne veut pas être dépossédé de son leadership
régional, se dérobe. Au mois de septembre 1934, dans le cadre des
inspections des récoltes par les membres du Politburo, il voyage au
Kazakhstan où il échappe à une étrange tentative d’attentat. À l’issue du
plénum du Comité central qui a lieu à Moscou, Staline en personne
raccompagne l’apparatchik de Leningrad jusqu’à son train…
Le futur assassin de Kirov, Leonid Nikolaïev, est décidé à frapper un
grand coup. Au cours du mois d’octobre, le NKVD l’intercepte alors qu’il a
pénétré dans l’institut Smolny avec, dans sa mallette, un revolver 7,62 mm.
Inexplicablement, on le relâche et il est autorisé à conserver son arme alors
que son instabilité est notoire. Plus bizarre encore, le NKVD retire toute
protection policière à Kirov, à l’exception d’un poste de sécurité à l’entrée
de ses bureaux.
Le 1er décembre 1934 dans l’après-midi, Nikolaïev se présente à nouveau
à l’institut Smolny. Selon les rapports d’enquête, seul le commissaire
Borissov, garde du corps non armé, aurait été dans les parages. Nikolaïev se
dirige vers le troisième étage, attend dans un couloir. Alors que le Premier
secrétaire passe devant lui sans le voir, son assassin se retourne et lui tire
une balle dans la nuque, modus operandi propre aux agents du NKVD, dont
Nikolaïev – faut-il le préciser ? – ne fait pas partie…
Informé dès 18 heures, Staline signe le soir même un décret d’exception
permettant d’accélérer les procédures d’instruction et décide de se rendre
sur place, conférant par ce geste une dimension d’État à cette affaire.
Durant cinq jours, le maître du Kremlin va diriger l’enquête
personnellement, conduisant les interrogatoires à huis clos, à commencer
par celui de Nikolaïev, ordonnant les arrestations, organisant la répression,
décidant des limogeages et des déportations.
Le 28 décembre, Nikolaïev est jugé par le collège militaire de la Cour
suprême de l’URSS, en compagnie de membres d’un « groupe contre-
révolutionnaire ». Le Parti annonce que le prévenu a avoué avoir agi à la
demande d’un « pouvoir fasciste » et reçu à Leningrad de l’argent d’un
« consul étranger » non identifié. Les autres accusés censés être des
membres du « groupe contre-révolutionnaire », déjà incarcérés au moment
de l’assassinat et sans aucun lien démontrable avec Nikolaïev, sont
reconnus coupables de complicité dans ce « complot fasciste ». Exécutions
sommaires d’une balle au petit matin du 29. La mère de Nikolaïev, âgée de
quatre-vingt-cinq ans, son frère, ses sœurs, son cousin et ses proches sont
liquidés eux aussi. Sa femme, Milda Draule, sera exécutée, quant à elle,
dans les trois mois. Son fils en bas âge est placé dans un orphelinat. Les
officiers du NKVD de la branche de Leningrad reconnus coupables de
négligence pour ne pas avoir protégé suffisamment Kirov sont condamnés à
des peines d’emprisonnement, commuées en simple rétrogradation : ils
seront transférés à des postes de direction dans des camps de travail.
Singulière mansuétude…
Courant décembre 1934 s’est répandue une insistante rumeur que
d’aucuns attribuent au NKVD et selon laquelle les motivations de Nikolaïev
auraient été d’ordre passionnel, son épouse entretenant une liaison
amoureuse avec Kirov. En tout état de cause, cette femme simple qui
travaillait à l’institut Smolny n’avait assurément pas la grâce des ballerines
ni la beauté de certaines dames de la meilleure société soviétique
qu’affectionnait ouvertement Kirov. Dans ses Mémoires, Missions
spéciales, parus en 1994, l’agent du NKVD Pavel Soudoplatov a confirmé
la thèse du mari jaloux : le Parti, pour ne pas entacher la réputation de
Kirov, aurait dissimulé la vérité. Cela étant, il est curieux que l’épouse de
Nikolaïev ait été exécutée pour un pareil motif, sauf à ce que l’on ait voulu
étouffer ses protestations.
Tout est opaque, et comme improvisé dans l’urgence, dans cette affaire :
convoqué par Staline, le commissaire Borissov, qui a trouvé Kirov gisant
dans son sang, décède lui-même au lendemain de son interrogatoire dans un
carambolage du camion du NKVD qui le transporte. Autre mystère : la
disparition de la lettre qu’a laissée Nikolaïev avec ses aveux motivés. Il
n’en demeurera que ce que voudra bien en conserver Staline. De même, il
ne sera procédé à aucune autopsie de Kirov.
Staline a-t-il froidement programmé l’assassinat ou a-t-il profité de
l’occasion pour déclencher une opération d’envergure contre ses
opposants ? Après avoir hurlé au complot fasciste, le Parti a soudain orienté
ses soupçons sur les bolcheviques historiques : « Le Comité central doit être
impitoyable. Le Parti doit être purgé. Le bilan de chaque membre doit être
scruté à la loupe. » Le seul à profiter de l’assassinat de Kirov est donc
Staline lui-même.
En 1956, trois ans après la mort du dictateur, dans son rapport secret au
XXe congrès du Parti, son successeur, Nikita Khrouchtchev, l’accusera en
termes choisis d’avoir fait perpétrer l’assassinat par la police politique.
Cependant les archives nouvellement déclassifiées ne confirment pas cette
assertion : les protocoles de réunion du Politburo, les documents du fonds
Kirov à Petrograd et le journal de Nikolaïev lui-même laissent conclure à
un acte isolé, individuel, cyniquement utilisé par Staline pour déclencher la
Grande Terreur, mais non commandité.
Soyons clair : pour Leningrad, le Premier secrétaire ne pouvait pas être
considéré comme un opposant de Staline, dès lors qu’il ne joue aucun rôle
spécifique au Bureau politique. Dirigeant sa ville comme n’importe quel
autre apparatchik de haut rang, il y applique la politique officielle de
collectivisation, d’exploitation de la main-d’œuvre pénale et d’expulsion de
milliers d’innocents, à commencer par le clergé.
Sous Kirov, Leningrad s’est muée en une cité provinciale quasi
semblable aux autres. Tandis qu’elle perdait son statut de première ville de
Russie, la guerre civile puis la répression auront apporté leur lot de
souffrances à ses habitants. De son identité passée de capitale
« occidentaliste » et de foyer intellectuel, le nouveau pouvoir a voulu faire
table rase : Leningrad n’est plus qu’un centre de l’industrie lourde, un
bastion des traditions ouvrières, un faire-valoir de Moscou.
Dans cette même logique, l’attentat contre Kirov est imputé à un groupe
d’opposition impliquant les premiers compagnons de Lénine, à commencer
par Grigori Zinoviev, ancien homme fort de Leningrad, ancien membre du
Comité central et du Politburo, ancien président du Komintern. En prison, il
retrouve Lev Kamenev, ex-membre du Comité central et du Politburo lui
aussi, président adjoint du Conseil des commissaires du peuple. Tel un
virus, les accusations contaminent tous ceux dont Staline entend se
débarrasser au Kremlin. Elles vont détruire des hommes du Parti, des
bureaucrates – eux-mêmes responsables de meurtres politiques. Le
16 janvier 1935, comparaissant avec une quinzaine de coaccusés, Zinoviev
et Kamenev nieront leur responsabilité dans l’assassinat de Kirov, mais
avoueront leur « culpabilité idéologique » pour n’avoir pas, selon les mots
de La Pravda, « lutté assez énergiquement contre la décomposition qui était
la conséquence de leur position antiparti, et sur le terrain de laquelle une
bande de brigands avait pu naître et réaliser son forfait ». Les peines de
prison se répartiront entre cinq et dix ans. Mais il ne s’agit là que d’une
première manche : les deux hommes auront à répondre de la culpabilité
opérationnelle dans cette tragique affaire lors du premier procès de Moscou
en 1936.
Staline accompagnera le cercueil de Kirov à Moscou, lui réservant des
funérailles grandioses sur la place Rouge. Les souvenirs les plus pérennes
de ce dernier résideront dans l’attribution de son nom à des îles dans la mer
de Kara, à une ville, à un croiseur lance-missiles, à un musée qui lui est
dédié, ainsi qu’au célèbre théâtre Mariinski, salle d’opéra, de concert et de
ballet, qui fit la gloire de Saint-Pétersbourg. Ainsi le Mariinski devint le
Kirov de Leningrad. Édifié en 1860 dans un style Renaissance baroque,
rebaptisé en 1935 en hommage à l’apparatchik assassiné, il a retrouvé son
appellation d’origine en 1991, tout comme la cité de Pierre le Grand.
Durant la Grande Terreur de 1937, Leningrad allait-elle être traitée
différemment des autres villes1 ? Un collectif d’historiens a publié « Le
Martyrologe de Leningrad »2. Les deux premiers tomes mentionnent les
noms suivis d’une courte biographie des personnes exécutées à Leningrad
et dans sa région en août, septembre et octobre 1937. Au total, plus de
48 000 fusillés pour raison politique. Ce chiffre est à comparer avec les
680 000 fusillés durant cette même période pour l’ensemble de l’Union
soviétique. Représentant quelque 2 % de la population du pays, Leningrad a
« fourni » (pour reprendre l’atroce formule de Staline) 6 % des fusillés.

Les trois procès de Moscou

En 1936, alors que la France s’enthousiasme pour le Front populaire,


Moscou prépare une série de procès à grand spectacle en vue de persuader
les opinions intérieure et internationale de l’authenticité d’un complot
antisoviétique matérialisé par la « trahison » de la vieille garde bolchevique.
Pour ce simulacre de justice, les accusés, interrogés sans relâche, avoueront
tout ce que leurs tortionnaires exigeront d’eux. Presque tous les
« historiques » de la révolution russe de 1917 et du gouvernement Lénine
seront liquidés. Seuls survivront ceux qui sont précisément aux manettes :
Staline, Molotov et Kalinine.
Le procureur général Andreï Vychinski, personnage particulièrement
servile, cynique et corrompu, n’hésitant pas à racketter ses prévenus, va
mener trois grands procès : celui des seize, dit du « Centre terroriste
trotskiste-zinoviéviste », se déroule du 19 au 24 août 1936. Grigori
Zinoviev et Lev Kamenev, avec quatorze coaccusés, répondent de
terrorisme, de sabotage, de l’assassinat de Kirov et autres exactions.
Condamnation à mort et exécution dans les vingt-quatre heures pour tous.
On a vu des accusés ayant subi un lavage de cerveau débiter comme des
automates des aveux complaisants et interminables programmés par leurs
exécuteurs, et filmés en continu à l’attention de la planète entière.
Les scénarios sont toujours les mêmes. Procès généralement à huis clos.
Et lorsqu’ils sont publics, c’est avec des accusés brisés physiquement et
moralement qui, tels des boucs mornes et soumis, promis à l’égorgement,
n’ont plus qu’à confesser des péchés aussi imaginaires qu’apocalyptiques :
tentatives d’assassinat de Staline, de restauration du capitalisme, complot
contre la puissance économique et militaire du pays, sabotages par le biais
d’empoisonnement des ouvriers, espionnage et accords secrets de
démembrement du territoire avec des puissances étrangères, etc. Alexandre
Chliapnikov, figure de proue de l’Opposition ouvrière au sein du Parti
bolchevique, sera l’exception à la règle. Arrêté en 1935, résistant aux
tortures, il sera fusillé sans procès le 3 septembre 1937, sans avoir rien renié
de ses convictions, ni rien avoué.
Le deuxième procès, celui des dix-sept, dit du « Centre antisoviétique
trotskiste de réserve », s’ouvre le 23 janvier 1937. Les accusés sont pour la
plupart de hauts responsables économiques. Le plus important d’entre eux
est Gueorgui Piatakov, administrateur et organisateur de l’industrie
soviétique. Mêmes charges que pour le premier procès, auxquelles s’ajoute
un complot politique mené avec l’Allemagne nazie visant à la destruction
de l’Union soviétique. Douze exécutions le 30 janvier 1937. Huit à dix ans
de camp pour les autres.
Le troisième procès, celui des vingt et un, dit du « Bloc des droitiers et
des trotskistes antisoviétiques », a lieu du 2 au 13 mars 1938. On y retrouve
notamment Nikolaï Boukharine, intellectuel révolutionnaire de premier
plan, chef de l’Internationale communiste et patron de presse ; Alexeï
Rykov, ancien président du Conseil des commissaires du peuple ; Guenrikh
Iagoda, l’implacable patron du NKVD de 1934 à 1936 ; ainsi que le
médecin Christian Rakovski. Chefs d’accusation : conspiration visant à
assassiner Staline, à détruire l’économie ainsi que la puissance militaire de
l’URSS. Espionnage au profit de l’Allemagne, de la France, du Japon et du
Royaume-Uni.
Verdict : dix-huit condamnations à mort. Quinze à vingt-cinq ans de
prison pour les autres. Et enthousiasme de La Pravda qui annonce que la
décision de la cour a été accueillie « par de nombreuses manifestations de
joie populaire ».
Deux principes permettent de saisir le mécanisme de la terreur, où
personne n’est à l’abri d’une arrestation, tandis que les journaux aux ordres
témoignent de la ferveur populaire. En premier lieu, la technique de
l’enchaînement. Au cours du procès, le procureur général fait avouer aux
inculpés qu’ils sont liés à d’« autres criminels », puis ordonne d’ouvrir une
nouvelle enquête sur « la conspiration fomentée par les personnes citées ».
La chute d’un hiérarque entraîne alors, par effet domino, celle de
centaines de ses fidèles. Des relations familiales, ou même amicales, avec
une personnalité soudain désignée comme « ennemi du peuple » rendent
automatiquement suspect. La responsabilité collective des familles, y
compris des enfants, est légalisée et la peine de mort devient applicable à
partir de l’âge de douze ans.
En second lieu, la technique du répit. Manipulateur hors pair, Staline
aime entretenir le suspense, jouer au chat et à la souris avec ses victimes.
Ainsi téléphonait-il à certains hauts dirigeants au moment même où les
hommes de la police secrète fouillaient leur domicile. Feignant
l’étonnement, il les encourageait à les jeter dehors.
Pour Boukharine, œuvrant avec le plus grand sadisme, il a calculé une
très lente agonie, lui ménageant des mois de sursis et d’exténuante angoisse
avant de l’exclure du Parti et de le jeter en prison. Il le soumet à un régime
de douche écossaise, faisant alterner les gestes d’apaisement avec les
accusations de trahison portées contre lui dans des procès-verbaux qu’on lui
fait porter à domicile.
C’est lors du premier congrès des écrivains soviétiques, en 1934, que
Boukharine a senti le vent tourner. Prononçant un remarquable discours de
trois heures, il est salué par d’interminables ovations ; c’est alors que, le
visage décomposé, il retourne à sa place en disant à ses collègues : « Vous
avez signé ma condamnation à mort. » Trop de popularité fait de l’ombre au
tsar rouge.
Arrêté en août 1936, Boukharine va faire l’objet d’une instruction
ouverte par la procurature de l’URSS. L’enquête diligentée contre lui
n’apportant aucune preuve tangible, la machine judiciaire va
momentanément rester au point mort. Boukharine est toujours rédacteur en
chef d’Izvestia, le journal gouvernemental, mais ses communications
téléphoniques sont écoutées, son courrier épluché, sa famille et lui font
l’objet de constantes filatures.
C’est alors que Staline s’offre un petit plaisir pervers. Le 7 novembre
1936, on célèbre l’anniversaire de la Révolution sur la place Rouge.
Boukharine et sa jeune et ravissante femme de vingt-quatre ans sont au
milieu de la foule quand un garde se dirige vers eux. Il les salue et dit : « Le
camarade Staline m’a demandé de vous informer que vous n’êtes pas ici à
votre place et il vous prie de monter sur le mausolée. »
Or, dès le lendemain, la machine se remet en route par le biais de
nouveaux témoignages à charge de la part d’accusés soumis aux
persécutions du NKVD. La signature de Boukharine disparaît de la presse.
Désespéré, il décide d’engager une grève de la faim. Étant encore membre
des instances supérieures soviétiques, il sera entendu par Joseph Staline en
personne, Viatcheslav Molotov, ainsi que Lazare Kaganovitch, membre du
Politburo, l’un des acteurs majeurs des purges staliniennes.
« Staline : Nikolaï Ivanovitch, contre qui ta grève de la faim est-elle
dirigée ? Le Comité central ? Tu es complètement squelettique ! Demande
qu’on te pardonne cette action.
« Boukharine : Pourquoi ? De toute façon, vous vous apprêtez à
m’exclure du Parti.
« Staline : Personne ne t’exclura ! »
Molotov évoque les charges qui pèsent contre lui.
« Boukharine : Je ne porterai pas de fausses accusations contre moi-
même !
« Molotov : Si tu n’avoues pas, cela prouvera que tu es bien un agent des
fascistes. Leurs journaux disent que nos procès sont des provocations. Nous
t’arrêterons et tu avoueras. »
De fait, il se retrouvera à la prison de la Loubianka.
« Boukharine : Je ne peux pas me tuer d’une balle de revolver, parce
qu’on dira que je me suis suicidé pour nuire au Parti. En revanche, si je
meurs pour ainsi dire de maladie, que perdez-vous ?… Mais dites-moi ce
que vous perdez ! Si je suis un saboteur, un fils de chienne, etc., à quoi bon
me plaindre ? »
Face à l’ironie haineuse de ses interlocuteurs, il s’écrie : « Mais
comprenez qu’il m’est difficile de vivre ! » Staline de répondre : « Et pour
nous, c’est facile ? »
Le 10 décembre 1937, l’accusé adresse une lettre strictement personnelle
et confidentielle à Staline :
Iossif Vissarionovitch !
[…] Mes forces sont au plus bas et des sentiments douloureux
affluent à mon âme. Laissant de côté tout sentiment de dignité et de
honte, je suis prêt à me traîner à genoux et à t’implorer de m’éviter ce
procès. […] Si c’est une sentence de mort qui m’attend, je te prie, je te
supplie au nom de tout ce qui t’est cher, de ne pas me faire fusiller, je
veux moi-même pouvoir absorber du poison (donne-moi de la
morphine, afin que je m’endorme et ne me réveille plus). Cet aspect-là
des choses est pour moi très important, je cherche mes mots pour te
supplier : politiquement, ça ne fera aucun tort à personne, personne ne
le saura. Mais au moins laisse-moi vivre mes dernières secondes
comme je le veux. Aie pitié ! […]
Si on lui épargnait la peine capitale, ce qu’il espère encore de toutes ses
forces, Boukharine souhaiterait être exilé. Il avance des arguments en
faveur de cette issue : « Je ferai campagne sur les procès, je mènerai une
lutte à mort contre Trotski, je ramènerai à nous de larges couches de
l’intelligentsia, je serai pratiquement l’anti-Trotski et je mènerai toute
l’affaire avec un formidable enthousiasme. »
On connaît la suite. Fusillé en mars 1938.
« Koba, quel besoin as-tu de ma vie ? » La légende soviétique des
décennies suivantes affirme que Boukharine aurait écrit ces mots avec son
sang sur le mur de sa cellule, tandis que Staline se justifie ironiquement en
faisant sien cet adage russe : « Quand on coupe du bois, les copeaux
volent. » « Dans ce combat contre les agents du fascisme, explique-t-il, il y
aura quelques victimes innocentes. Mais nous lançons une attaque très
importante contre l’ennemi, il ne faut pas nous inquiéter si nous sommes
amenés à bousculer quelqu’un. Mieux vaut faire souffrir dix innocents que
de laisser échapper un espion. » Tous les membres du Bureau politique de
l’époque de Lénine – à l’exception de Staline, au pouvoir, et Trotski, en
exil – seront exterminés.
« Je veux pouvoir dire adieu à ma femme et à mon fils. À ma fille, ce
n’est pas la peine. J’ai pitié d’elle, ça lui sera trop dur, écrit Boukharine à
Staline. Quand mes proches entendront ce que j’ai avoué, ils sont capables
de mettre fin à leurs jours. Je dois les préparer d’une certaine manière. Je
pense que ce sera mieux aussi dans l’intérêt de l’affaire, de son
interprétation officielle. » Ses proches seront incarcérés dans les prisons du
NKVD, puis envoyés en relégation, et son fils, âgé de deux ans, expédié
anonymement, sous un faux nom, dans un orphelinat. Sort assez clément
pour la famille d’un ennemi du peuple.

Le cas Toukhatchevski

Les purges staliniennes ont touché pas moins de 700 000 à 800 000
membres du Parti, le dernier étage de la fusée étant la liquidation de l’état-
major de l’Armée rouge. Un quatrième procès, militaire celui-là, instruit en
secret et tenu à huis clos, s’ouvre au printemps 1937, avec pour cibles les
têtes pensantes des forces armées, à commencer par le maréchal Mikhaïl
Toukhatchevski – vice-commissaire à la Défense, héros de la Première
Guerre mondiale sous l’uniforme tsariste et brillant général lors de la
Révolution soviétique. Stratège visionnaire, adepte des blindés, tout comme
Charles de Gaulle – avec qui il fut en captivité durant la Première Guerre
mondiale, et qu’il a rencontré plus tard au cours d’un voyage en France en
1936 –, réformateur de l’armée, promu maréchal à quarante-deux ans, c’est
un homme déterminé qui ne le cède en rien, en matière de caractère, à
Staline lui-même. En 1921, il n’a pas hésité à bombarder au gaz les
populations révoltées des campagnes de Tambov, obéissant à cet ordre du
Politburo : « Les forêts où les bandits se cachent doivent être nettoyées par
l’utilisation de gaz toxiques. Ceci doit être soigneusement calculé afin que
la couche de gaz pénètre les forêts et tue quiconque s’y cache. » Les procès
de Moscou, si iniques qu’ils soient, frappent donc des hommes au passé
souvent chargé. Les huit prévenus – un neuvième s’est suicidé – sont
accusés de trahison, d’espionnage et conjuration au titre d’une prétendue
Organisation militaire trotskiste antisoviétique. Après avoir avoué sous la
torture, ils seront tous exécutés le 11 juin 1937.
L’attitude de Staline à l’égard de Toukhatchevski est symptomatique de
son approche jalouse des grands talents. Les deux hommes se sont affrontés
en 1920, lors de l’offensive contre la Pologne. Pour galvaniser ses troupes,
le général avait lancé cet ordre du jour : « La route de l’incendie mondial
passe sur le cadavre de la Pologne ! » Pour justifier son échec devant
Varsovie, il incrimina ouvertement Joseph Staline et Kliment Vorochilov,
arguant qu’ils avaient entravé son action. L’animadversion entre Vorochilov
et Toukhatchevski, tous deux élevés au maréchalat en 1935, ne faiblira
jamais.
Staline a une haute opinion de ses propres capacités de stratège. En 1929-
1930, Toukhatchevski anticipe les bouleversements à venir en matière de
stratégie militaire, en attirant l’attention du Kremlin sur les nouvelles
technologies d’armement. Staline, quant à lui, soutient Vorochilov, qui
rejette toutes ces idées. Si bien qu’il décidera de remplacer, strate après
strate, tous les spécialistes qui ne partagent pas son point de vue. Par
ailleurs, naïveté ou audace, Toukhatchevski a été le seul à ne pas conclure
son discours devant le XVIIe congrès de 1934 par la « louange au chef »,
dont tout le monde sait implicitement qu’elle est de rigueur. L’heure des
comptes sonnera donc trois ans plus tard.
Le 9 avril 1937, les services de renseignement de l’Armée rouge
informent Staline et Vorochilov qu’à Berlin se répand la rumeur de
l’existence d’un foyer complotiste au sein de l’état-major soviétique tandis
que, dans son Bulletin de l’opposition, Trotski en exil évoque une rébellion
possible contre Staline. Pourquoi ces rumeurs sont-elles venues de Berlin ?
Parce que, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, un accord militaire
existe entre l’URSS et l’Allemagne, qui a donné lieu à une coopération
entre officiers des deux pays, jusqu’à ce que ledit accord soit rompu avec
l’arrivée des nazis au pouvoir. Le maréchal est proche de sa fin quand ses
notes de frais correspondant à des séjours d’échange qu’il a effectués dans
l’armée allemande sont exhumées et maquillées de façon à passer pour des
sommes perçues dans le cadre d’activités d’espionnage au profit de
l’Allemagne. Les documents servent de matériau brut aux faussaires
tchékistes afin d’accréditer l’accusation de son appartenance à un complot
germano-trotskiste. Une fois peaufiné, le dossier passe au Bureau politique.
Dans la mesure où des suites judiciaires sont données à cette affaire, les
formes doivent être respectées. C’est une caractéristique du totalitarisme et
de son jeu d’ombres que d’avancer sous l’apparence de la légalité.
Le corpus de l’accusation est celui-ci : Toukhatchevski ainsi que certains
officiers de haut rang soviétiques ont noué des relations amicales avec leurs
collègues allemands qui auraient abouti à un projet d’aide mutuelle en cas
de bouleversements politiques, car, tout comme Toukhatchevski et ses
affidés projettent un coup d’État militaire pour renverser Staline, nombre
d’officiers allemands, même s’ils soutiennent Hitler, seraient prêts à prendre
le pouvoir si le régime nazi venait à chanceler3.
L’affaire va prendre de l’ampleur lorsque la Gestapo aura vent de ces
pourparlers bilatéraux. Fouillant les archives de la Wehrmacht, ses agents y
dérobent des documents à la lecture desquels Reinhard Heydrich, bras droit
d’Heinrich Himmler, chef de toutes les polices allemandes, conclut à une
entente cryptée. Adolf Hitler, qui ne veut pas qu’un éventuel coup d’État
militaire en URSS fasse tache d’huile en Allemagne, ordonne l’envoi des
documents à Moscou avec, pour faire bonne mesure, quelques falsifications
supplémentaires. Le patron du contre-espionnage au sein de la Gestapo,
Walter Schellenberg, expert en provocation et manipulation, confiera dans
ses Mémoires que ces adjonctions ne constituaient qu’une partie secondaire
de la collection qui avait été secrètement vendue à l’Union soviétique. Les
faussaires tchékistes ont donc parachevé le travail. En 1971, Molotov
affirmera quant à lui que Staline lui-même ainsi que d’autres membres du
Politburo étaient au courant de la conspiration de Toukhatchevski avant
d’avoir eu sous les yeux les documents allemands. Voilà ce qui a été
rapporté en premier lieu à propos de cette affaire, qui pose une question
évidente : dès lors qu’il y avait collusion entre officiers supérieurs russes et
allemands, et que Staline avait frappé à Moscou, pourquoi Adolf Hitler
n’avait-il pas fait de même à Berlin ?
La seconde version de l’affaire, bien plus plausible, veut que, très
préoccupé par le réarmement de l’Allemagne nazie, Toukhatchevski ait
plaidé lors de ses rencontres avec des dirigeants étrangers, notamment en
France et en Grande-Bretagne, pour que se forme une coalition occidentale
anti-allemande, projet que récuse absolument Staline qui entend éviter tout
conflit avec le Reich. C’est dans cette perspective qu’il cesse son soutien
aux républicains espagnols en suspendant les livraisons d’armes et livre à la
Gestapo des communistes allemands réfugiés en URSS. Quand
Toukhatchevski évoque publiquement devant le Soviet suprême une guerre
préventive contre un Reich devenu menaçant, il est clair, pour Staline, qu’il
a outrepassé ses droits. Pour autant, le maréchal jouit d’une immense
popularité : on le connaît aussi bien en Russie qu’à l’étranger comme un
homme de grande culture et d’esprit supérieur ; il conviendra donc de le
liquider avec précaution. L’arme choisie sera celle du complot contre le
pouvoir. Le montage du dossier est confié au NKVD, lequel aura l’appui du
contre-espionnage nazi, car les objectifs des deux dictateurs se rejoignent :
si Staline veut éliminer un éventuel concurrent, Hitler, lui, profitera de cette
occasion pour affaiblir l’Armée rouge. Alliance de circonstance paradoxale,
mais logique. L’information selon laquelle Toukhatchevski serait un
factieux est transmise de Moscou à Berlin, où elle est nourrie avec des
documents trafiqués, lesquels passeront par Prague et Paris pour un retour,
tout comme un blanchiment d’argent sale, vers Moscou. Plus tard, après le
procès, la mission militaire française transmettra cette note sur les rumeurs
courant dans la capitale soviétique : « On a dit que le maréchal
Toukhatchevski aurait voulu s’emparer du pouvoir uniquement par ambition
personnelle. Dans le même ordre d’idées est à mentionner le bruit d’après
lequel l’affaire d’espionnage de Toukhatchevski aurait été découverte par
les services de renseignement français, qui en auraient informé les autorités
soviétiques4. »
L’affaire est lancée. Cependant, Staline, selon son habitude, compte y
prendre du plaisir en jouant avec les nerfs de sa victime. Son ancien chef de
cabinet au Kremlin m’a raconté comment, alors que le maréchal était
encore à ses côtés lors du défilé du 1er mai sur la place Rouge, il a joint le
militaire au téléphone à son domicile dans la journée du 10 mai 1937.
Conversation symptomatique de ses méthodes. Staline commence par
demander à son interlocuteur des nouvelles de sa santé.
« Toukhatchevski : Je vous remercie, camarade Staline, ma santé est
bonne, quant à elle…
« Staline : Je comprends à quoi vous pensez… Je viens de prendre
connaissance du rapport confidentiel d’aujourd’hui et c’est une des raisons
de mon appel. Je pense qu’on est allés trop loin. Quelle sottise de mettre
tout cela sur le tapis. Nous savons bien, maréchal, que vous vous êtes
conduit de la façon le plus conforme à l’esprit du Parti.
« Toukhatchevski : Je le crois.
« Staline : Et vous avez entièrement raison. Cette histoire stupide… Des
sornettes par-dessus le marché. Mais que faire ? Je suis entouré de gens
bornés, vous devez comprendre les difficultés de ma situation.
« Toukhatchevski : Je les comprends très bien…
« Staline : Il est certain que votre nom a été malencontreusement
prononcé… Que pouvons-nous faire sinon le regretter ? Dans le climat
actuel, je pense que le mieux serait d’éviter que les potins se propagent. Il
ne faut pas qu’on jase trop… Moi, bien sûr, je sais que tout cela n’est que
sottise et mensonge… Mais, en attendant de meilleurs jours, que diriez-
vous d’aller prendre l’air au bord de la Volga ?
« Toukhatchevski : Comment cela, camarade Staline ?
« Staline : On pourrait vous libérer de vos fonctions de vice-commissaire
à la Défense et vous nommer commandant de la région militaire de la
Volga. C’est là une décision du Conseil des commissaires.
« Toukhatchevski : Comme vous voudrez, camarade Staline.
« Staline : Seulement, pour l’amour du ciel, n’y voyez aucune disgrâce…
En apparence, évidemment, c’est un recul, mais, en réalité, j’ai l’intention
de vous tenir en réserve pour les jours difficiles qui s’annoncent et pendant
lesquels j’aurai le plus grand besoin de votre génie militaire. Vous me
comprenez, n’est-ce pas ? »
Le 22 mai, le maréchal est arrêté dans le train qui doit le mener à son
nouveau poste de commandant du district militaire de la Volga. De la gare
de Moscou, il est conduit directement en prison. Après avoir été atrocement
battu, il est traîné devant Staline pour une confrontation avec ses
accusateurs, d’où il ressort évidemment qu’il est coupable. Ses principaux
collaborateurs sont aussi appréhendés. L’un d’eux, Yan Gamarnik, chef de
l’administration politique de l’Armée rouge, se suicide.
Le 2 juin, Staline s’exprime lors d’une session du conseil militaire du
commissariat populaire pour la Défense : « Camarades, je pense que,
maintenant, personne n’a de doutes sur l’existence d’une conspiration
militaro-politique contre le pouvoir soviétique. Quelle était leur faiblesse ?
ajoute-t-il, ironique, à propos des accusés. Ils ont manqué de contact avec le
peuple. Ils ont compté sur les forces des Allemands. Ils avaient peur du
peuple. » Et à ceux qui s’inquiètent d’un éventuel affaiblissement de la
défense soviétique, il rétorque : « Nous avons dans notre armée des réserves
illimitées de talents. Il ne faut pas avoir peur de promouvoir les gens. »
C’est le moment où le terme de vidvigents, qui signifie « promu », est
utilisé à propos de gens comme Nikita Khrouchtchev, d’origine paysanne et
de culture très médiocre. Comme le dit Boukharine, « on a commencé avec
Hegel et on finit avec Gogol ». Ces bureaucrates sortis de rien ne sont
effectivement pas sans faire penser aux Âmes mortes.
Fort heureusement, cette étrange dynamique sociale va aussi faire
émerger des personnages remarquables, tels que le maréchal Joukov,
vainqueur de Stalingrad et de Berlin, le physicien Kourtchatov, père de la
bombe atomique soviétique, et surtout Koroliev qui a élaboré tout le
programme spatial. Ils détonnent avec la masse des imbéciles qui, se
complaisant dans le culte de Staline, marquent le début d’une sorte de
féodalisation du régime.
Le 10 juin 1937, la Cour martiale suprême condamne à mort
Toukhatchevski5 et ses coaccusés. Leur exécution le surlendemain sera le
prélude à l’épuration de l’Armée rouge qui frappera 30 000 officiers
jusqu’en décembre 1938. Et ce n’est qu’en 1957, avec la déstalinisation,
que Nikita Khrouchtchev réhabilitera pleinement le maréchal. Pour ce qui
est de la mission française à Moscou, après avoir, dans un premier temps,
relayé les accusations dans ses notes transmises à Paris (« Il semble bien
qu’il y ait eu un complot ayant des ramifications profondes dans l’armée,
ourdi contre la dictature stalinienne »), l’attaché militaire arrivera
rapidement à cette conclusion : « Le maréchal Toukhatchevski et les
généraux d’armée qui ont été fusillés se sont peut-être rendus suspects en
formulant des objections qu’ils croyaient pouvoir faire en raison de leur
expérience et des services rendus6. »
Préférer l’incompétent mais servile Vorochilov au plus brillant des
maréchaux et liquider le haut commandement militaire aura pour
conséquence l’abandon de la stratégie de la guerre de mouvement et des
divisions blindées que Toukhatchevski préconisait, à l’instar de Guderian en
Allemagne, de Gaulle en France, Liddell Hart en Grande-Bretagne, Patton
et Eisenhower aux États-Unis.
Ce sera l’une des causes de la déroute soviétique de l’été 1941 : le
22 juin, Adolf Hitler lance ses blindés contre l’URSS. C’est l’opération
« Barbarossa ». Avant la fin de l’année, ses troupes ont parcouru les
1 600 kilomètres séparant Berlin de Moscou. Cependant, grâce à la
farouche résistance du peuple russe et de son armée, la situation va
s’inverser. Le 31 janvier 1943, le Generalfeldmarschall Paulus capitule à
Stalingrad. Le 23 janvier, Joseph Goebbels notait dans son journal : « Les
nouvelles en provenance de Stalingrad sont oppressantes. Le Führer se
réjouit beaucoup de me voir rester la nuit entière auprès de lui. Il déclare
qu’il a beaucoup de choses à me dire et que ma présence à ses côtés le
rassure. Cet aveu du Führer me comble de joie. » Huit mois plus tard,
compte tenu des revers infligés aux troupes du Reich par l’Armée rouge,
Joseph Goebbels tire la leçon toute politique du « cas Toukhatchevski » : ce
que Staline a fait, le Führer aurait dû s’y résoudre aussi, pour contrôler son
armée. Le 27 octobre 1943, il écrit : « Notre erreur la plus tragique aura été
de croire que Staline s’était mis en position de faiblesse en faisant fusiller
Toukhatchevski et sa bande. En réalité, il s’est débarrassé de la sorte de
toute opposition venant des généraux. Dommage que nous n’en ayons pas
fait autant. »
Au regard de cette morale, rien d’étonnant à ce que les juges de
Toukhatchevski se soient eux-mêmes inquiétés pour leur avenir. Le poète
Boris Pasternak a raconté l’angoisse qui avait saisi l’un des officiers du
collège militaire du Tribunal suprême devant les condamnés : « Ils étaient
assis, là, comme ça, en face de nous. Ils nous ont regardés droit dans les
yeux. » Et Pasternak de préciser : « Je me souviens de son ultime
remarque : “Demain, c’est moi qui serai à leur place”… Il ne se faisait
guère d’illusion. » De fait, ils seront tous liquidés.

Les petites humiliations du tsar rouge


Après la purge du haut commandement de l’armée de l’air, Joseph
Staline et le maréchal Vorochilov se rendent à une réunion du nouvel état-
major pour réfléchir au moyen de sortir du marasme. Tout est en piteux
état : les avions, l’armement, les services de maintenance, le ravitaillement,
les finances, l’administration… L’entraînement des hommes est
désastreux… Staline écoute attentivement, s’intéresse aux détails, pose des
questions concrètes pour montrer sa maîtrise du sujet. Vorochilov, quant à
lui, demeure en retrait. Au fil de cet échange, Staline s’agace que les
officiers supérieurs qui lui rendent compte n’imputent pas cette situation à
l’impéritie de l’ancien état-major. Il clôt alors la réunion par une explosion
de colère en les accusant de n’avoir pas mentionné l’« évidence », à savoir
que tout est le fruit des sabotages et des manœuvres de diversion d’une
clique qui a été justement châtiée au titre de tous ces crimes. Pour perdre
ainsi son sang-froid en constatant que les forces aériennes ne sont pas en
état de combattre, il faut qu’il se sente personnellement attaqué. D’où un
horrible malaise, sachant que la main levée du tsar rouge peut frapper à tout
moment.
Tel fut le cas pour un officier lors d’une réunion à laquelle assistait
l’écrivain et poète Constantin Simonov, et qu’il raconte dans ses Mémoires.
Nous sommes au début de la guerre, l’armée de l’air est mal en point, avec
de trop nombreux accidents techniques entraînant des pertes en pilotes
alarmantes. Un jeune général pose froidement le diagnostic : les avions sont
mal construits. Ce sont de véritables cercueils volants.
Staline est alors commandant en chef. Face à une accusation aussi
directe, son visage se crispe une fraction de seconde. Il réussit pourtant à
contenir sa colère et murmure : « Vous auriez mieux fait de vous taire,
général. » Le jour même, ce courageux officier disparut pour toujours.
Notes
1. Cf. Vladimir Fédorovski, Le Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg, Plon, 2016.
2. Leningradskii Martirolog, 1937-1938 [« Le Martyrologe de Leningrad »], Saint-Pétersbourg, 1995-1998, 3 vol.
3. Cf. Yuri Yemelianov, « La conspiration Toukhatchevski », Northstarcompass.org.
4. Cité par Marina Arzakanian, « De Gaulle et Toukhatchevski », Revue historique des armées [en ligne], no 267,
14 septembre 2012.
5. Sa mère, son épouse, une de ses sœurs et deux de ses frères seront déportés au Goulag. Ses autres sœurs, sa fille de seize ans
et tous ses neveux et nièces seront dispersés sous des noms d’emprunt dans des maisons de l’Assistance publique.
6. Cf. Marina Arzakanian, « De Gaulle et Toukhatchevski », art. cit.
VI

La terreur généralisée

Urbi…

Le 5 décembre 1936, la nouvelle Constitution qui interdit toute forme


d’opposition est adoptée. La foudre stalinienne s’abat alors sur le Parti,
l’administration, l’armée, le NKVD lui-même, pour s’étendre au pays tout
entier. Les épurations massives, surnommées iejovchtchina (du nom du
commissaire aux Affaires intérieures, Nikolaï Iejov, qui les organise),
s’opèrent sans publicité, ni confessions, ni procès. L’objectif est d’atteindre
un chiffre global, avec ventilation catégorielle et répartition géographico-
administrative. Des quotas sont imposés à chaque ville, chaque région,
chaque unité militaire, avec les dénonciations à grande échelle comme
moyen de propagation des arrestations.
C’est ainsi que l’on asservit, terrorise et massacre un peuple. On évalue
aujourd’hui à près de 900 000 le nombre des victimes pour l’année 1937.
En 1937-1938, « nous arrivons à plus de 40 000 victimes par mois »,
avance Soljenitsyne. Les calculs établis en 1961 par une commission
soviétique sont de 681 692 fusillés (dont 110 000 membres du Parti) sur un
total de 1,4 million de personnes arrêtées, non compris les personnes
déportées et mortes au Goulag.
L’estimation récente de l’historien Nicolas Werth est de 750 000 à
850 000 exécutions sur plus de 2 millions de personnes arrêtées, dont
60 000 membres de la nomenklatura. On décompte parmi elles plus de la
moitié des officiers de l’Armée rouge, en particulier tous les officiers qui,
durant la guerre civile, ont commandé, ne fût-ce qu’un bataillon ou une
compagnie dans des unités non inféodées à Staline. À cette masse, il faut
ajouter tous les commandants des régions militaires en poste en juin 1937,
tous les commissaires d’armée, 25 des 28 commissaires de corps d’armée,
et 34 des 36 commissaires de division. De même pour les délégués du
XIIe au XVIIe congrès qui, par listes entières, vont se perdre, selon le mot
de Nicolas Werth, « dans un lieu où l’on ne vote plus ».
Après l’anéantissement du haut commandement militaire et de la vieille
garde bolchevique, combien d’autres victimes demeurèrent cachées ? Dans
L’Archipel du Goulag, Soljenitsyne évoque la sinistre découverte en
Ukraine par les troupes allemandes, au printemps 1943, à Vinnytsia, d’un
charnier contenant près de 10 000 cadavres. « Tous avaient les mains liées,
tous avaient reçu une balle dans la nuque… Ils avaient été visiblement tués
dans la prison et ensuite transportés nuitamment. » Grâce aux papiers que
certains portaient sur eux, on put les identifier comme des condamnés de
1938 à « vingt ans, sans droit de correspondre »…
C’est l’époque où, plus que jamais, les conditions de vie au Goulag se
détériorent. Les collectifs de travail et crédits inventés par Naftali Frenkel
sont supprimés, de même pour les cours de formation professionnelle aux
détenus, leurs rémunérations, et jusqu’à leurs visites. L’éclairage électrique
des zones de camp est généralisé ; les soldats de la garde agissent désormais
selon un « règlement de combat » ; les chiens policiers font leur apparition
et les ultimes commissions d’observation sont expulsées.
En Sibérie, au centre d’extraction minière de la Kolyma, les détenus sont
si affamés qu’ils dévorent le cadavre d’un cheval pourrissant à terre depuis
plus de huit jours au plein soleil de juillet. Les retardataires dans le travail
sont battus à coups de bâton et achevés par les chiens. Sur les chantiers, par
–45 °C, il est interdit de faire du feu et de se chauffer. Ceux qui ne
remplissent pas leur quota de production sont entièrement déshabillés et
arrosés d’eau froide. Par –45 °C, ils gèlent aussitôt – quand ce n’est pas le
supplice de la charrette dans laquelle on les entasse, on les boucle, et on les
laisse dehors durant vingt-quatre heures, c’est-à-dire jusqu’à la mort. En
été, ils sont attachés nus à une perche, et exposés ainsi aux nuées de
moustiques. Le scorbut et le typhus, au surplus, font des ravages.
Mais ce n’est pas tout. Pour parfaire la terreur, le pouvoir ordonne la
majoration des temps de peine, en général par « billets de dix », comme on
dit à l’époque à propos des dix ans quasi réglementaires. Le NKVD procède
à des ré-arrestations avec des méthodes renforcées : cachot et torture. Les
évasions des camps et lieux de relégation se paient encore une fois par dix
ans de réclusion supplémentaires, de façon systématique, à partir de 1937.
Mais comme tout cela coûte cher, il convient d’éliminer une partie de ce
cheptel humain. Une instruction secrète du NKVD de 1937 programme la
diminution du nombre des détenus avec des quotas de liquidation pour
chaque camp (1 200 pour les Solovki)…
Les exécutions massives commencent. Les zeks sont entassés dans des
barges envoyées vers des destinations inconnues. C’est en cette année 1937
que, pour faire face au trop-plein de condamnés à exécuter, les esprits
créatifs du NKVD de Moscou inventent les chambres à gaz ambulantes, les
fameuses douchegoubki1, dont s’inspireront les nazis quelques années plus
tard.
Comme la guerre pointe à l’horizon, le pouvoir prend ses précautions.
Les bagnards des Solovki, installés dans une région trop proche de
l’Occident, sont transférés en 1939 au Norillag, camp particulièrement
féroce situé à l’embouchure de l’Ienisseï, au-delà du cercle polaire, qui
regroupe bientôt 75 000 détenus. Ceux-ci y construisent la ville de Norilsk
et extraient des minerais (nickel, cuivre, cobalt), ainsi que du charbon. À la
même époque, apparaissent les premiers camps au Kazakhstan, dans les
provinces de Novossibirsk, de Krasnoïarsk, en Bouriate-Mongolie, en
Ouzbékistan, etc., tandis que ceux du Grand Nord russe et de l’Oural
continuent à grossir. Géré par une impressionnante bureaucratie moscovite,
le Goulag, qui fabrique et construit de tout, a désormais une dimension
industrielle.

… et orbi : l’assassinat de Trotski

« La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes »,


a coutume de dire Staline. Et, comme pour l’œuf de Colomb, il a l’intuition
simple et lumineuse que la liquidation physique de Trotski est désormais
urgente. Le véritable épilogue des grandes purges est assurément
l’assassinat du grand leader bolchevique en exil au Mexique, le 20 août
1940. Alors que la guerre bouleverse l’Occident, l’ultime rival de Staline
est éliminé pour éviter toute complication intérieure : Trotski est hostile au
rapprochement avec Hitler et il en sait trop sur les secrets inavouables du
dictateur du Kremlin.
L’emprise de Staline sur la vie du pays a beau être totale, avec des
institutions, un appareil gouvernemental et un parti qui n’ont d’autre
fonction que d’approuver, de transmettre et d’appliquer ses décisions, il a
conscience que, malgré sa disgrâce, Trotski, fondateur de l’Armée rouge,
demeure la grande figure de la Révolution. Leurs points de vue sur la
conception même du communisme sont opposés : révolution mondiale pour
Trotski, construction du socialisme dans un seul pays pour Staline. Que l’un
des deux soit au pouvoir ne retire rien à l’aura intellectuelle de l’autre. C’est
ainsi que trotskisme et stalinisme dominèrent toutes les philosophies du
socialisme tout au long du XXe siècle.
L’hostilité entre les deux hommes prend un tour plus aigu à la fin du mois
de janvier 1928, lorsque Trotski est envoyé en exil intérieur à Alma-Ata,
aux confins du Kazakhstan. S’éloigner du Kremlin n’est, malgré tout, pas
une si mauvaise affaire. Sa femme, Natalia Sedova, et lui s’accommodent
donc de leur nouvelle existence. Tandis qu’elle fait des confitures, il
poursuit son travail, lisant, écrivant, étudiant, donnant des instructions, et il
est resté en contact avec ses partisans. Cependant, en octobre, le Kremlin
estime que, malgré son éloignement, il fait encore trop parler de lui ; il est
donc soumis à un embargo postal.
Le 20 janvier 1929, enfin, il reçoit l’ordre de plier bagage. Deux jours
plus tard, on l’expédie, avec sa femme et son fils, vers une destination
inconnue. Quand il s’inquiète du lieu choisi par les autorités, on lui répond :
« Vous serez informé au cours du voyage. » En vérité, Staline lui-même ne
sait que faire de lui. Le train qui ramène l’exilé vers l’ouest de la Russie
restera donc à l’arrêt durant douze jours sur une voie de garage, comme
« plongé dans le coma », selon les mots mêmes de Trotski. L’hiver est si
rude qu’on fait aller et venir la locomotive sur les rails pour empêcher que
les roues ne soient figées par le gel. Trotski lit Anatole France et joue aux
échecs avec sa famille. Son espoir est d’être dirigé vers l’Allemagne, mais
Staline a choisi une terre d’exil dont le gouvernement sera docile. Ce sera la
Turquie. L’interminable voyage en chemin de fer reprend.
Voici le témoignage de Trotski à propos de son ultime étape entre Odessa
et Istanbul :
« Notre train arriva à Odessa le 10 février, dans la nuit. Je contemplais
par la fenêtre ces lieux que je connaissais bien ; j’avais passé dans cette
ville sept années de ma vie d’écolier. Notre wagon de l’ancien Orient-
Express fut attaché directement à la locomotive. Il gelait très fort. Bien que
ce fût en pleine nuit, l’embarcadère était cerné par des agents et des troupes
des services secrets. Là, je devais faire mes adieux à mon fils cadet et à ma
bru qui partageaient notre détention depuis quinze jours. Nous regardions
par la fenêtre du wagon le bateau qui nous était destiné, sans cargaison et
sans autres passagers que nous. Il largua ses amarres vers 1 heure du matin.
Sur un parcours d’une soixantaine de milles, la route nous fut ouverte par
un brise-glace. La tempête qui sévissait ici ne nous atteignit que légèrement,
d’un dernier coup de son aile. Le 12 février, nous entrâmes dans le
Bosphore. Un officier de la police turque monta à bord… »
En France, le journal L’Humanité annonce la nouvelle : « Trotski, qui est
arrivé à Istanbul dans la nuit du 12, avec sa famille, a été salué par le
personnel du consulat soviétique. Il sera l’hôte du consulat soviétique où il
habite avec sa famille. » La manœuvre est d’accréditer l’idée selon laquelle
il aurait quitté librement l’URSS, alors qu’il a été expulsé le fusil dans les
reins et sans un sou. Arrivé à Istanbul, il lui faut trouver des subsides, pour
subvenir aux besoins de sa famille et du groupe de secrétaires et d’amis qui
l’accompagne. Contrairement aux rumeurs, il ne semble pas qu’il ait
possédé de comptes dans des banques européennes. Il va donc vivre de sa
production intellectuelle, en publiant notamment une série d’articles contre
le Kremlin. Au bout de quelques semaines, il s’installe dans une grande
villa située à Büyükada, île majeure de l’archipel des Princes, dans la mer
de Marmara, à quelques milles au large d’Istanbul. Parfaitement isolée,
cette première résidence répond a priori aux impératifs de sécurité, mais à
condition que Trotski y veille en personne. Curieux, sympathisants, espions
et mouchards sans doute aussi, viennent frapper à sa porte gardée par deux
agents de police turcs. Trotski filtre donc lui-même tous ces inconnus.
Debout dès 7 heures du matin, il dispose de longues journées pour un
travail bien réglé, partageant son temps entre la rédaction de ses articles ou
de ses livres et des entretiens avec les nombreux disciples venus le voir du
monde entier. Il lit aussi les journaux et des ouvrages politiques. Par son
réseau clandestin, il se tient au courant des événements de Russie où sévit
une épouvantable famine, dans une atmosphère d’émeutes et d’attentats.
Durant les quatre années de son séjour dans l’île, il ne se rend qu’une
seule fois à Istanbul, afin (selon ses propres mots) « de voir tout de même
Sainte-Sophie ». Le temps passe dans une ambiance studieuse et, alors qu’il
a radicalisé son action, il apprend qu’un attentat est envisagé contre lui. Le
4 janvier 1932, il envoie une lettre au Politburo à Moscou dans laquelle il
évoque une discussion, qu’il situe en 1924-1925, entre Kamenev, Zinoviev
et Staline, visant à préparer une action homicide contre lui. Protestation des
camarades Kamenev et Zinoviev devant leurs instances : « Tout ceci est un
perfide mensonge qui a pour but évident de compromettre notre parti. Seule
une mentalité malade comme celle de Trotski, totalement empoisonné par la
soif de faire sensation devant un public bourgeois, et toujours prêt à baver et
haïr sur le passé de notre parti, est capable d’imaginer une telle ignominie.
[…] Tout ceci a été inventé par lui du début jusqu’à la fin et constitue l’une
de ses méthodes adoptées dans la lutte infâme qu’il mène contre le parti de
Lénine et sa direction d’hier et d’aujourd’hui, au profit et pour le bonheur
de la contre-révolution. La déclaration de Trotski prétendant que, dans notre
parti bolchevique, on peut être obligé de faire des déclarations mensongères
sur ces sujets constitue la pratique normale d’un maître chanteur. »
Trotski observe notamment dans sa lettre : « Staline en est arrivé à
conclure que c’était une erreur de m’avoir exilé en pays étranger. » En
vérité, il est très en avance sur sa propre histoire. Selon la célèbre formule :
« Y penser toujours, n’en parler jamais », Staline médite en effet son
assassinat, mais l’opération n’aura lieu que huit ans plus tard.
Elle est confiée à Lavrenti Beria, patron du NKVD, lequel choisit comme
superviseur Pavel Soudoplatov et comme agent d’action l’un des plus
brillants espions soviétiques Nahum Eitingon, plus connu sous le nom de
Leonid Eitingon. Sévissant en Chine, en Turquie, aux États-Unis, dans
nombre de pays d’Europe qu’il sillonne notamment via l’Orient-Express, ce
personnage hors du commun présente trois défauts aux yeux de Staline : ses
origines juives, des parents résidant à l’étranger et des missions trop
fréquemment accomplies dans un cadre luxueux. Né en 1899 en
Biélorussie, Leonid Eitingon a suivi le parcours classique des cadres des
services spéciaux, Tcheka, Guépéou, NKVD, jusqu’à devenir général du
KGB. Parlant plusieurs langues, il s’est distingué particulièrement en 1936
lors de ses missions en Espagne sous le nom de « camarade Pablo », puis de
« général Kotov », plusieurs fois mentionné par Ernest Hemingway dans
ses descriptions de la guerre civile.
Taille moyenne, carrure trapue, cheveux noirs rejetés en arrière, yeux
perçants sous d’épais sourcils, il s’est laissé pousser la barbe pour cacher
une cicatrice au menton. Il a du charisme et exerce un incontestable
ascendant sur la gent féminine. Il dispose aussi de fonds importants. Outre
l’argent en dollars mis à sa disposition par le Kremlin, sa famille à
l’étranger dispose d’une fortune considérable. Il est cousin du célèbre
médecin Max Eitingon, directeur de l’institut psychanalytique de Berlin et
de l’Association psychanalytique mondiale. D’aucuns n’ont voulu voir
qu’une simple homonymie entre eux, mais le lien de parenté a formellement
été confirmé, arbre généalogique à l’appui, par l’écrivaine et journaliste
américaine issue de cette famille, Mary-Kay Wilmers, dans son ouvrage
Nous, les Eitingon2.
Une dynastie hors norme, assurément, dont trois de ses membres ont
incarné les principaux courants de pensée du XXe siècle : capitalisme,
communisme et psychanalyse. Au départ, simples marchands juifs de
Biélorussie, la fortune leur est venue grâce à Chaïm, qui ouvre un comptoir
de vente de peaux à Leipzig, en 1891. Son neveu Motty reprend le flambeau
de l’import-export de la fourrure et étend son empire jusqu’à New York, où
il s’installe en 1919. Quels accords a-t-il passés avec les bolcheviques pour
ne pas être coupé de ses sources d’approvisionnement, la fourrure étant
monopole d’État ? La réponse se trouve chez le cousin Leonid, le deuxième
Eitingon, talentueux agent secret soviétique. Le fils de Chaïm, Max, le
troisième, devient, très jeune, un proche de Freud dont il finance
généreusement les projets grâce à la fortune familiale. Quel fil rouge relie
ces trois-là ? L’argent de Motty et de Max ? Un sens de la famille à toute
épreuve ? Une alliance avec le régime soviétique ? Poser la question, c’est
déjà y répondre.
Voyageur cosmopolite, habitué des salons mondains où on lit des textes à
haute voix, on parle de littérature, de psychanalyse et de politique, Leonid
côtoie les esprits distingués de l’ancienne Russie comme les agents du
Kremlin et le gratin de la gauche européenne. Il va devenir ainsi le grand
artisan des réseaux féminins de Staline, en poussant sur le devant de la
scène, en 1939, une belle aristocrate espagnole d’origine cubaine, Maria
Caridad del Rio Hernández, dont la famille est connue aux États-Unis et au
Mexique pour son engagement dans la libération de l’Amérique latine. Son
aïeul a été vice-gouverneur de Cuba, et son grand-père, ambassadeur en
Russie.
Chevelure noire et splendides yeux verts, corps vigoureux et démarche
élégante, Maria Caridad attire les regards. Dans les années 1920, elle a vécu
à Bordeaux après avoir rompu un mariage tumultueux avec Pablo Mercader,
jeune homme de bonne famille qui l’a contrainte à l’accompagner dans des
maisons de tolérance pour s’initier à de nouvelles pratiques sexuelles. Là, il
l’aurait forcée à observer les rencontres entre les prostituées et leurs clients
à travers des judas dissimulés dans les cloisons des chambres. C’est,
semble-t-il, de ce traumatisme que serait provenu chez elle un profond
mépris envers son mari, mais aussi envers sa classe sociale. Durant cette
période, elle essaiera par deux fois de se suicider. L’une des tentatives
aboutit presque. Intoxiquée par une forte dose de poison, il lui faudra un
long séjour à l’hôpital pour se remettre. C’est dans cette dernière période de
son mariage qu’elle s’éprend d’un aviateur français, élégant, gentleman et
tout auréolé de gloire, pilote de chasse durant la Première Guerre mondiale,
pionnier de l’aéropostale par la suite, communiste convaincu, qui, en même
temps qu’ils vivent une profonde passion, l’initie à la doctrine marxiste.
Caridad, esprit dominateur et exalté – qui connaîtra au cours de sa vie les
hôpitaux psychiatriques, l’addiction à l’opium et à l’alcool –, va dès lors
trouver sa voie dans l’activisme. À Barcelone, rompant avec les
conventions et son milieu familial, elle collabore avec les milieux
anarchistes. Elle participe aux combats contre les militaires qui se sont
soulevés en juillet 1936 à Barcelone et rejoint les convois qui se dirigent
vers le front aragonais où elle est blessée. Elle est dès lors la « Pasionaria
catalane », tous comme Dolorès Ibárruri au Pays basque. Les vétérans du
Parti communiste espagnol l’ont décrite comme une femme brillante,
séductrice et fanatique, de surcroît un tireur d’élite exceptionnel qui a
liquidé une vingtaine de trotskistes durant la guerre civile. Fin 1936, elle est
en mission de propagande au Mexique et devient agent du NKVD en
Espagne. Son deuxième fils, Ramón, né en 1913, officier de l’armée
républicaine, est également recruté par les services de renseignement
soviétiques.
D’après le témoignage de l’ancien président du KGB, Vladimir
Semitchastny, Eitingon effectue deux voyages avec Maria Caridad au cours
de l’année 1936. C’est à cette époque qu’ils deviennent amants. « C’est une
femme à part », explique-t-il à Beria lorsque ce dernier le mandate afin de
trouver un tueur à gages pour supprimer Trotski. Après avoir perdu son fils
aîné, elle compte associer Ramón à l’opération. « Ce sera mon cadeau à
Staline », dit-elle. Dans son rapport au Kremlin, Eitingon décrit ainsi le
jeune homme : « Un Espagnol aux qualités de diversion exceptionnelles. »
En 1937, le NKVD le forme à Moscou.
Le plan de l’opération « Canard », nom de code choisi par le NKVD, est
celui-ci : cultivé, et doté d’un physique avantageux, Ramón Mercader
séduira Sylvia Ageloff3, Américaine d’origine russe âgée de vingt-neuf ans,
assistante sociale à Brooklyn et militante du Socialist Workers Party, dont la
sœur Ruth est la secrétaire du leader bolchevique. Le profil de Sylvia
enregistré par les Soviétiques est celui-ci : « Vieille fille qui étudie la
philosophie et s’est spécialisée en psychothérapie. Elle est amicalement
reçue dans la maison de Trotski où, de temps à autre, elle fait un travail
technique car elle connaît trois langues étrangères. » En juin 1939, Caridad
et Eitingon organisent donc une rencontre pseudo-fortuite alors qu’elle est
en vacances à Paris. Ramón se présente comme Jacques Mornard
Vandendresch, fils d’un diplomate belge. Il entame l’opération de séduction
et, à la fin du séjour, lorsqu’elle rentre à New York, il suit Sylvia en lui
jouant la comédie de l’amour. Il va circuler sous une autre identité, celle de
Frank Jacson, homme d’affaires canadien, expliquant à Sylvia qu’il est en
cavale pour avoir refusé d’accomplir son service militaire en Belgique. Elle
lui fait confiance. Ils se fiancent. Elle est profondément amoureuse, tandis
qu’en secret il la trouve sotte et disgracieuse, avec son menton court et son
nez à piquer les gaufrettes, mais elle a l’immense privilège de pouvoir
pénétrer l’entourage rapproché de Trotski…
Où est Trotski, à cette époque ? Après quatre années passées en Turquie,
le leader bolchevique a séjourné en France de 1933 à 1935. Expulsé, il s’est
réfugié en Norvège, pour finalement être accueilli au Mexique grâce au
président Lázaro Cárdenas qui lui a offert l’asile politique. Il débarque à
Mexico le 9 janvier 1937 et va s’installer avec Natalia à la Caza Azul, la
« Maison bleue », chez le couple de peintres Diego Rivera et Frida Kahlo,
deux personnages au fort caractère, soutiens inconditionnels et membres de
la IVe Internationale. Frida est une artiste reconnue, moins célèbre que son
mari Diego, et qui souffre de son caractère volage. Elle a même songé à se
suicider en découvrant que Diego la trompait avec sa sœur cadette Cristina.
Sa rencontre avec Trotski, pour quelques mois d’une aventure passionnée,
va bouleverser sa vie. Elle a vingt-neuf ans, lui cinquante-huit. Elle lui
offrira un tableau en novembre 1937, Autoportrait dédié à Léon Trotski,
avec cette dédicace : « Pour Léon Trotski, avec tout mon amour. »
L’idylle est bientôt découverte, ce qui provoque une brouille avec Diego
Rivera.
En octobre 1939, le couple Trotski déménage dans une villa proche,
située Calle Viena, dans le quartier de Coyoacán. Pour ce qui est de la
conclusion de cette étonnante parenthèse amoureuse, alors que, dans son
fier autoportrait aux couleurs intenses, Frida s’affirmait attachée aux idées
de son mentor (con todo cariño), elle se désolidarisera de lui pour se
rapprocher du Parti communiste mexicain. Elle évoquera dans ses carnets
son panthéon révolutionnaire : Marx, Engels, Lénine, Mao et… Staline.
C’est dans la villa où réside Trotski que Ramón Mercader prévoit d’agir.
La bâtisse est conçue comme une forteresse, dotée d’une porte blindée,
ceinte de murailles de béton avec miradors et mitrailleuses. Le Mexique,
avec l’aval des États-Unis, veut préserver la vie de ce précieux opposant à
Staline dont personne n’ignore qu’il est toujours dans le collimateur du
Kremlin. Après l’avoir pourchassé en Turquie, en France et en Norvège, les
services spéciaux soviétiques ont liquidé plusieurs de ses proches,
notamment le secrétaire administratif de la IVe Internationale, Rudolf
Klement, dont on a retrouvé dans la Seine, à Paris, le corps sans tête,
découpé en morceaux, dans des sacs flottant au fil de l’eau. Le fils de
Trotski, Lev Sedov, proche collaborateur de son père, est également mort
dans cette ville le 16 février 1938 dans des circonstances mystérieuses.
Empoisonnement ou péritonite mal soignée ? Dans ses Mémoires4, le maître
espion Pavel Soudoplatov récuse absolument toute action homicide :
« Lorsque Eitingon et moi-même discutions avec Beria des plans
d’élimination de Trotski, jamais la manière dont Sedov était mort n’avait
été évoquée. Il est facile de penser qu’il a été assassiné, mais je ne crois pas
que ce soit vrai, notamment pour une raison si forte : nous le surveillions si
étroitement, et Trotski avait une si grande confiance en lui que, grâce à sa
présence à Paris, nous étions informés de toutes les tentatives du
mouvement visant à introduire des agents et du matériel de propagande en
Union soviétique en passant par l’Europe. Le liquider signifiait que nous
allions perdre tout contrôle sur les opérations trotskistes en Europe. »
Logique ! Ce qui n’empêche nullement de s’intéresser au père… Le
24 mai 1940, vers 4 heures du matin, un commando de vingt-cinq hommes
aux ordres de la Guépéou s’approche des murs élevés qui entourent la
résidence. Déguisés en policiers, ils neutralisent sans bruit les vrais
policiers de service, les ligotent et les bâillonnent sous la menace de leurs
armes, puis se rendent devant le portail verrouillé. L’effet psychologique
des policiers en uniforme, joint à quelques mots adressés au garde
américain, Robert Harte, arrivé seulement depuis huit semaines (« Il y a un
message de la plus grande importance pour Trotski »), sert de sésame. Un
autre garde, arrivé aussi depuis peu, ajuste l’un des assaillants, tire le
verrou, puis, indécis, baisse son arme. C’est une règle pour les gardes privés
de coopérer avec la police mexicaine qui s’est toujours conduite de manière
attentive et courtoise. L’Américain Harte a-t-il trahi en laissant entrer les
assassins ? C’est une version que la Guépéou tentera de répandre par la
suite, mais le fait que, fermement tenu à chaque bras, il ait été traîné de
porte en porte dans la maison, puis enlevé à la fin de l’attentat et abattu,
répond clairement à la question.
Une fois dans le patio, le commando se disperse dans les couloirs et
ouvre le feu, mitraillant les portes des pièces où les gardes au repos
dormaient, ainsi que la chambre du couple Trotski et celle de leur petit-fils.
La fusillade dure de trois à cinq minutes. L’un des gardes du corps
américains, Joe Hansen, militant trotskiste du Socialist Workers Party,
raconte ce qui s’est passé dans la chambre des maîtres de maison : « Trotski
avait énormément travaillé le jour précédant l’attaque et avait pris un
somnifère comme il avait l’habitude de le faire dans ces cas-là. Il s’éveilla
difficilement, pensant entendre l’explosion de pétards qu’il est d’usage
d’employer à Coyoacán les jours de fête. Mais les explosions étaient trop
fréquentes et pas tellement éloignées, elles semblaient presque être dans la
pièce elle-même. L’odeur âcre de poudre lui fit comprendre qu’il s’agissait
en fait de l’attentat qu’il attendait depuis douze ans. Staline avait enfin
chargé la Guépéou de corriger ce qu’il caractérisa une fois comme “sa plus
grande erreur”, l’exil du dirigeant de l’opposition de 19235. »
Le couple saute hors du lit et se plaque au sol, sans faire un seul geste.
Les balles traversent les deux portes de la chambre en criblant le mur juste
au-dessus d’eux. Trotski et sa femme ne devront leur salut qu’à leur sang-
froid, et au fait que les assassins aient pensé avoir accompli leur travail…
Les gardes du corps, bloqués dans leurs quartiers par les rafales, contre-
attaquent alors. Ils sécurisent les couloirs. Ils inspectent le patio. Le
commando s’est évaporé. Dehors, les policiers sont toujours étendus,
ligotés sur le plancher de leur guérite.
Le 18 juin, la préfecture de police de Mexico aura résolu le problème :
vingt-sept membres du Parti communiste mexicain, purs staliniens, sont
arrêtés. Nombre d’entre eux reconnaissent leur participation à l’attentat.
« Le Parti communiste, mis en lumière dans toute sa hideur, sans aucune
couverture de responsabilité possible, ne pouvait que cligner des yeux
devant la lumière de la plus défavorable publicité qui était son lot, observe
Joe Hansen. Dans le numéro du 23 juin de La Voz de Mexico, il publia une
déclaration qui est une réfutation chimiquement pure de lui-même et la
preuve la meilleure de l’implication de son appareil dans l’attentat. Notez la
tentative de se cacher derrière Bob Harte dont ils avaient recouvert le corps
de chaux vive ! »
À Moscou, Beria est bien évidemment furieux. Il réclame des comptes à
Pavel Soudoplatov et à Eitingon, les véritables instigateurs de cette
lamentable affaire. Eitingon décide alors de déclencher le plan B : Ramón
Mercader, qui est déjà sur place depuis plusieurs mois.
Ramón avait dit à sa fiancée qu’il devait se rendre à Mexico pour
affaires. Dès octobre 1939, les voici donc tous deux sur place. Sylvia en
profite pour voir sa sœur Ruth et saluer le grand homme. Comme elle n’est
pas aussi écervelée que le pensait Ramón, elle avertit Trotski que Mercader
est entré au Mexique avec un faux passeport et qu’il serait préférable qu’il
ne le rencontre pas, pour éviter toutes complications éventuelles. Mais
Ramón ne l’entend pas ainsi et, patiemment, il va entrer en contact avec les
gardes de la maison, gagner leur confiance, ainsi que celle des époux
Rosmer, un couple d’amis français des Trotski auquel il rendra des services,
mettant notamment sa superbe voiture, une Buick, à leur disposition, ou en
les invitant au restaurant. Le charme opère. Pour tout le monde, il est le
sympathique Frank Jacson, le fiancé de Sylvia, journaliste canadien qui
projette d’écrire une série d’articles de fond sur la IVe Internationale, la vie
et l’œuvre de Léon Trotski. De fait, il parviendra à le rencontrer à onze
reprises.
Le mardi 20 août 1940 à 17 h 20, alors que sa mère Caridad et Leonid
Eitingon l’ont rejoint à Mexico, il se rend une ultime fois à la résidence
pour présenter à Trotski l’ébauche de son travail. Contrairement à son
habitude, il gare sa Buick avec le pare-chocs arrière côté mur, manœuvre
classique pour repartir en vitesse. Deux automobiles l’ont suivi, qui
l’attendent discrètement au-dehors. L’une est conduite par Caridad, l’autre
par Eitingon.
On connaît trop le jeune homme, maintenant, pour que quiconque se
méfie de lui. Bien qu’il porte un imperméable assez inattendu par cette
chaleur d’août, les deux gardes du corps américains ne le fouillent pas.
Erreur tragique : ils auraient aussitôt découvert un piolet – de ceux qui
servent aux randonnées sur les glaciers de montagne – et un revolver.
Trotski et Natalia Sedova sont dans le jardin, près d’une petite cabane où ils
nourrissent quotidiennement leurs lapins. Trotski s’aperçoit que son visiteur
n’est pas dans son assiette : « Vous avez l’air malade, vous devriez aller
vous reposer. »
Natalia, quant à elle, s’étonne de l’imperméable : « Il va peut-être
pleuvoir », répond-il. Trotski n’est guère d’humeur à travailler sur le texte
que prépare son visiteur, mais, sur l’insistance de ce dernier, il se décide à
se rendre jusque dans son bureau. Il se cale dans son fauteuil. Ramón, alias
Frank, reste debout derrière lui. Il a déposé son imperméable. Au moment
où son hôte commence à lire, il saisit son piolet et le plante violemment, du
côté large et tranchant de la lame, dans le crâne de sa victime. Il racontera
plus tard : « Fermant les yeux, je lui assenai un effroyable coup de piolet sur
la tête. Il poussa un cri et s’écroula. Je n’oublierai jamais ce cri… » Mais
Trotski ne meurt pas sur le coup. Il se raccroche à son meurtrier pour
l’empêcher de lui porter le coup de grâce, il le mord à la main, réussit à lui
arracher le piolet, pour finalement chanceler, le visage inondé de sang. Les
gardes, qui n’ont pas immédiatement saisi ce qui se passait, se précipitent
alors dans le bureau, maîtrisent l’agresseur et le frappent à coups de crosse
de revolver. Ils vont le massacrer, quand Trotski les arrête d’une voix
blanche : « Ne le tuez pas ! Cet homme a une histoire à raconter. » Natalia
voit son époux titubant : « Sa figure était couverte de sang, ses yeux bleus
brillaient sans ses lunettes et ses bras pendaient mollement à ses côtés. »
Craignant encore pour sa vie, le tueur a un moment de faiblesse, hurlant un
mensonge que personne, de toute façon, ne saurait comprendre : « Ils m’ont
obligé à le faire : ils retiennent ma mère ! »
Les premières constatations de l’état de la victime font état d’une
paralysie du bras droit et de mouvements désordonnés du bras gauche. À
l’hôpital Cruz Verde où il a été transporté, Trotski subit une trépanation : un
carré de cinq centimètres sur cinq pour extraire les fragments osseux fichés
dans la matière grise. La pression intracrânienne et l’œdème sont tels que le
cerveau commence à déborder par l’ouverture. Le lendemain, mercredi
21 août, Trotski plonge dans le coma. Après une hémorragie, son état
devient désespéré. Vers 19 h 25, après une ultime injection d’adrénaline, il
décède. Il a soixante ans. Ses dernières paroles auront été : « Dites à nos
amis que je suis sûr de la victoire de la IVe Internationale. »
Remis aux autorités locales, Mercader se présente sous le nom de Ramón
Lopez, et il faudra dix ans pour découvrir sa véritable identité, sans jamais
qu’ait pu être formellement établi qu’il avait agi sur ordre du NKVD. Il
affirme être un militant trotskiste et avance une défense qui confine au
grotesque : il aurait agi par colère et passion, car Trotski se serait opposé à
son mariage avec sa fiancée Sylvia. Par ailleurs, il aurait refusé de se rendre
en URSS afin d’accomplir, toujours sur ordre de Trotski, des actes de
sabotage et d’assassiner Staline. Verdict de la justice mexicaine : vingt ans
de réclusion criminelle, peine maximale prévue par la loi.
Le jour même de l’attentat, Eitingon et Maria Caridad ont pris la fuite
pour rejoindre Moscou par des voies différentes. Lui via Paris, elle, via
Bucarest. Un grand désenchantement l’attend cependant, car elle qui voyait
en Eitingon « un compagnon délicieux, un fin gourmet sachant déployer un
charme incomparable » va comprendre avec la plus vive amertume qu’il ne
l’épousera jamais. Tenu par la réserve de ses fonctions et par ses obligations
familiales, il prend le large.
Maria Caridad cherche alors le réconfort auprès de réfugiés espagnols à
Moscou. C’est par elle qu’on a enfin su quelle était la véritable identité de
l’assassin de Trotski6. Elle raconta sur l’oreiller les détails de l’opération à
l’un de ses amants, et lorsque le confident volage quitta l’Union soviétique
pour l’Occident, il y livra toute l’histoire. C’est alors que, paradoxalement,
les conditions de détention de Mercader dans sa geôle mexicaine
s’améliorèrent…
Il purgera malgré tout sa peine jusqu’au bout. Libéré le 20 août 1960, il
se rend d’abord à La Havane, où il est reçu par Fidel Castro, puis gagne
l’URSS, où l’accueil qu’il reçoit est des plus mitigés. Le temps a passé. Les
dirigeants et les méthodes ont changé. Khrouchtchev a déstalinisé le pays.
Cependant, il est décoré des mains mêmes du président du KGB, Alexandre
Chelepine, de l’ordre de Lénine, pour avoir « de sa propre initiative »
éliminé un ennemi du socialisme… Il va vivre dès lors quatorze années
mélancoliques, œuvrant à l’Institut du marxisme-léninisme, logé dans un
modeste appartement d’État, isolé avec sa femme Roquelia qu’il a épousée
lorsqu’il était en détention au Mexique. La difficulté de la langue, le froid,
l’âpre réalité de l’utopie communiste avec ses interminables files d’attente,
l’inclinent plus que jamais à repartir vers un pays de soleil. Il rêve de Cuba,
la terre natale de sa mère, mais ce ne sera pas pour tout de suite.
Entre-temps, Leonid Eitingon a connu lui-même bien des vicissitudes.
Après la guerre, lors de la campagne antisémite en 1951 et alors qu’il est
général de division, il est arrêté et accusé de « complot sioniste au sein du
ministère de la Sécurité d’État ». Son brillant passé dans les services
plaidant pour lui, il n’est ni torturé ni expédié au Goulag, mais placé à
l’isolement dans une datcha du gouvernement. Après la mort de Staline et
l’arrestation de son âme damnée Lavrenti Beria, il fera partie de la charrette
des « hommes de Beria », condamné à douze ans et incarcéré à la prison
centrale de Vladimirskaya. Libéré en 1964, il se réinsère dans la vie civile
en exploitant ses dons de polyglotte au profit d’une maison d’édition de
relations internationales. Au cours des années suivantes, il demandera sa
réintégration en tant que membre du Parti, mais ne l’obtiendra jamais.
Mercader lui-même, avec son aura de héros de la nation, essaiera de l’aider
à cet égard, en pure perte. Leonid se fera donc oublier, sans perdre pour
autant son humour : « Pour vivre tranquille en Union soviétique, dit-il, il
aurait été préférable de ne pas naître juif, de ne pas être général des services
secrets, et d’éviter les compartiments feutrés de l’Orient-Express… »
Ramón Mercader, lui, se désespère dans le froid moscovite tandis que sa
mère, pensionnée par le Kremlin, végète en France. Une « vieille femme
sèche et désagréable » a remplacé la « belle Habanera », observe un
écrivain et diplomate qui l’a employée à l’ambassade de Cuba à Paris.
Caridad va voir ses deux fils Ramón et Luis de temps en temps à Moscou,
sans jamais chercher à s’y installer elle-même. « Je ne peux servir qu’à
détruire le capitalisme, pas à bâtir le communisme », dit-elle à Luis. Rien
n’aurait pu la convaincre de l’échec du communisme, observe ce dernier :
« Elle est retournée à Paris malade, complètement découragée et déçue.
Mais elle continua obstinément à être communiste, croyant en sa doctrine et
adorant Staline. » Elle est morte en 1975, à quatre-vingt-deux ans, quelques
mois avant la disparition en Espagne de celui qu’elle haïssait par-dessus
tout : Francisco Franco. Elle a été enterrée dans le cimetière parisien de
Pantin. Et c’est l’ambassade soviétique à Paris qui a pris en charge ses
funérailles.
Cette même année 1975, les autorités soviétiques consentiront à laisser
Ramón partir pour Cuba, où il sera conseiller de Fidel Castro, et où il
décédera à son tour, en 1978, rongé par un cancer des os, à l’âge de
soixante-cinq ans. Transféré en URSS, sa dépouille sera inhumée avec les
honneurs réservés aux héros de la nation : des officiers du KGB arborant la
cocarde verte de la Russie précèdent l’orchestre de l’Armée rouge, avec, en
suite du cortège, des régiments d’élite qui, lentement, le conduisent à sa
dernière demeure. Ses cendres se trouvent au cimetière de Kountsevo, à
Moscou, sous le nom de « Ramón Ivanovitch Lopez, héros de l’Union
soviétique7 ».
Leonid Eitingon, maître espion, mourut quant à lui dans son lit, en 1981,
âgé de quatre-vingt-douze ans. Après l’écroulement de l’URSS, les
procureurs militaires déclarèrent que les accusations formulées contre lui,
qui lui avaient valu des années d’emprisonnement, avaient été fabriquées.
Ainsi fut-il réhabilité post-mortem. Avec cependant un bien étrange surnom
pour les livres d’histoire : « L’épée de la punition de Staline ».
Sylvia Ageloff (1910-1995) vécut le reste de sa vie dans une terrible
déréliction8. Accablée par le destin, elle refusa jusqu’au bout d’évoquer
publiquement avec qui que ce fût le drame qu’elle avait vécu. Elle reçut le
soutien de Natalia Sedova, ce qui marque la générosité de la veuve de
Trotski, mais absout également la malheureuse fiancée de toute
responsabilité dans le traquenard où elle était elle-même tombée. Licenciée
par son employeur à son retour de Mexico, elle prit le nom de sa mère,
Maslow, pour se soustraire aux curiosités malsaines. « Ni rire ni pleurer,
mais comprendre. » Il arrivait à Léon Trotski, si violent et porté aux
solutions radicales qu’il fût, de citer cette maxime spinoziste. Elle servira
utilement de morale à l’appréhension de cette aventure.

La peur et le mensonge

Pourquoi Staline a-t-il ordonné des centaines de milliers de


condamnations capitales ? Pourquoi a-t-il délibérément affamé les paysans
de son pays, vouant 6 millions de personnes à mourir de faim ? Parce que
son père, alcoolique, le battait ? Parce qu’il avait le bras gauche atrophié,
plus court que l’autre ? Parce qu’il avait deux orteils joints et palmés, et le
visage ravagé par la variole ? Dans Le Docteur Jivago, Boris Pasternak
évoque « la férocité sordide et sanguinaire des Caligula labourés de petite
vérole ».
Le tyran s’esclaffe au récit de l’exécution de ses victimes. Il annote
« scélérat, prostitué » en marge d’une lettre dans laquelle le jeune général
Iona Iakir lui écrit avant d’être fusillé : « Je mourrai en prononçant des
paroles d’amour. » Exécuté à tout juste quarante ans, cet officier supérieur
d’origine juive fait partie de ceux que la vindicte antisémite a frappés.
Grand promoteur de l’armée blindée et de l’aviation soviétiques, il a été pris
dans la tourmente des purges en même temps que Toukhatchevski, sous
l’accusation montée de toutes pièces par Nikolaï Iejov, chef suprême du
NKVD, d’être un agent nazi.
Le principe est que nul ne saurait être innocent. Potentiellement,
l’ennemi est partout : voisin, collègue ou membre du cercle familial. Ainsi
y retrouvons-nous ce complexe de la forteresse assiégée propre à la Russie
éternelle. Dans cette atmosphère funeste, Staline implique étroitement ses
comparses dans les massacres en les obligeant à contresigner les ordres
d’exécution. S’ils connaissent la victime, c’est à eux qu’il revient de
fabriquer des preuves, ce qui les place dans une dépendance
particulièrement perverse : c’est en trahissant et en chargeant plus encore
l’ami incriminé que l’on marque sa fidélité au tyran dont le glaive est
suspendu au-dessus de toutes les têtes.
Dès que la police secrète lui apporte des dépositions, Staline les expédie
au Bureau politique, dont le zèle est à la fois politique (le confort du tsar
rouge), stratégique (la survie propre des membres du Politburo), mais aussi
matériel, car chaque arrestation libère des appartements et datchas que les
apparatchiks et leurs épouses s’empressent de préempter. Ainsi la
responsabilité des massacres est-elle collégiale. Nikita Khrouchtchev, qui se
présentera a posteriori comme antistalinien, n’est alors pas en reste.
Premier secrétaire du Parti à Moscou, il ordonne l’exécution de
55 741 fonctionnaires, soit plus que le quota initial de 50 000 fixé par le
Politburo.
Le mensonge est, avec la peur, le soubassement du système : l’historien
et essayiste Boris Souvarine évoque le « mensonge absolu » de cette
période. Le tsar et ses boyards inventent à tout instant une vérité fantasmée,
et cela, jusqu’au vertige. Des décennies plus tard, les complices survivants
soutiendront encore le bien-fondé de leurs massacres : « J’assume la
responsabilité de la répression et je la crois juste, dira Molotov dans les
années 1980. Tous les membres du Politburo en portent la responsabilité.
Mais les purges de 1937 étaient indispensables ! »
Sur le plan pratique, le rituel est immuable. Le chef suprême du NKVD,
Nikolaï Iejov, « le nabot sanguinaire » (il mesure 1,57 mètre), vient
recueillir chaque jour les instructions de Staline. L’« ogre du Kremlin »
établit des listes au crayon bleu ou rouge. Quand il ne précise pas les noms
des personnes à liquider, il fixe des quotas par milliers. Catégorie 1 : « à
fusiller ». Catégorie 2 : « au Goulag ». Parfois, plus simplement :
« Fusillez-les tous, sans exception. » Les exécutants iront bien au-delà des
objectifs fixés. Et le dictateur de les encourager. L’internement des épouses
des condamnés pour cinq à huit ans devient la loi commune.
18 000 femmes et 25 000 enfants en seront victimes. On emprisonne des
enfants de dix à douze ans accusés d’avoir formé des groupes terroristes.
Les tout-petits jusqu’à trois ans sont expédiés dans des orphelinats. À trois
ans révolus, c’est la prison.
L’indulgence de Staline ne s’exercera qu’au profit de certains de ses
vieux professeurs du séminaire de Tiflis, ainsi que de quelques artistes,
poètes et écrivains. Dans sa famille, les femmes arrêtées ont la vie sauve,
mais les hommes périssent car, selon ses propres mots, « ils en savent trop
et parlent trop ». Genia Allilouïeva, l’épouse de son beau-frère Pavel, qu’il
appelle « la rose de Novgorod », et dont il a fait sa maîtresse, ose-t-elle
intervenir en faveur d’une autre de ses belles-sœurs ? Staline l’avertit
rudement : « Ne me fais plus jamais ça ! » Et il donne l’ordre de transférer
la malheureuse dans une prison plus dure encore. De ce cynisme même, il
fait un argument contre les recours en grâce, en haussant les épaules :
« Mais, que puis-je faire pour eux ? Mes propres parents sont eux aussi en
geôle ! »
Dans cette ambiance de terreur, qui ruisselle du haut de la pyramide
jusqu’à sa base, nul n’est à l’abri d’une arrestation. Le fonctionnement
ordinaire du totalitarisme stalinien est que chaque bourgade se doit d’avoir
ses accusés. La délation, qui permet à son auteur d’échapper au moins un
temps à la persécution, fournit les cargaisons de victimes. Pire encore :
chacun en vient à se culpabiliser. D’immenses salles sont transformées en
confessionnaux, où les gens entassés se repentent d’avoir connu
« personnellement » quelque « pécheur ». L’asservissement moral allié à la
crainte des châtiments annihilant toute résistance, la foi aveugle en Staline,
combinée à la terreur, permet cette confiscation absolue du pouvoir.
L’impunité de Staline réside aussi dans le fait que les victimes ciblées
sont innocentes, d’où une inhérente faiblesse ou fragilité. S’attendant à être
arrêtées, la plupart d’entre elles n’essaient pas de se cacher. C’est même,
après une longue et pénible attente, un soulagement que de se retrouver en
prison. La perversion ultime du système sera d’instrumentaliser le silence.
C’est ainsi que, au cours des seize mois de la Grande Terreur, plusieurs
centaines de milliers de victimes seront exécutées d’une balle dans la
nuque, sans qu’il leur fût jamais annoncé – à elles et à leurs familles –
qu’elles avaient été condamnées à la peine capitale.

Les tentacules de la pieuvre

En décembre 1937, la police secrète soviétique célèbre son


vingtième anniversaire par un gala au Bolchoï. Sous un dais de fleurs, on
décrète que « chaque citoyen de l’URSS devrait être un agent du NKVD » !
À cette époque, l’appareil sécuritaire compte des centaines de milliers de
fonctionnaires et des millions de mouchards. Le chef de la police politique
l’appelle sa « secte » et répète à l’envi : « Souvenez-vous qu’un homme sur
trois est avec moi et m’informe de tout. »
En cette même année, Staline légitime officiellement l’usage de la
torture : « Le recours des services secrets à des moyens de pression
physiques est une procédure totalement justifiée et opportune. » Comme au
temps d’Ivan le Terrible, les prisonniers sont roués de coups avec un
gourdin spécial ou une matraque, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive,
l’issue fatale étant maquillée en crise cardiaque sur le certificat de décès.
Des procédés comme l’alternance de privation de sommeil et
d’interrogatoires (ou « méthode de la chaîne ») ont cours. Quant à la torture
psychologique, elle est non moins violente : le chef de la police ordonne de
couper les oreilles et le nez d’un prisonnier, ou de lui arracher les yeux et de
le mettre en pièces. Puis, après l’avoir bien fait mariner, il change d’avis,
bavarde tranquillement avec lui et, s’il n’obtient pas le résultat voulu, lui
tire une balle dans la nuque. Les cendres des corps passés au crématoire
sont jetées à la fosse commune. Dans le jargon professionnel, le massacre
d’un innocent est appelé la « lutte française », en hommage à la Révolution
du même nom. Un manuel détaillant les techniques de torture a même été
rédigé.
Si la terreur a affermi le pouvoir de Staline, elle a aussi considérablement
accru sa paranoïa. Tel le tsar Ivan, il proclame : « Tous ceux qui oseraient
affaiblir le pouvoir de l’État dans leurs pensées, oui, même dans leurs
pensées, seront considérés comme des ennemis que nous détruirons comme
un clan ! » Cependant, dans un discours resté fameux sur « l’homme,
capital le plus précieux », il appelle à être « particulièrement attentif aux
vies humaines ». De la paranoïa à la schizophrénie, le climat mental du
tyran est complexe : la terreur ne serait donc pas pour lui une affaire
personnelle, tant il est convaincu de l’urgence de purger le pays afin de
préserver la stabilité de l’État avant que n’éclate une nouvelle guerre
mondiale.
Son chef de la police, Nikolaï Iejov, se vante alors, non sans malice, de
pouvoir arrêter qui il veut parmi ses collègues de la direction soviétique. Le
personnage est connu pour être un alcoolique dépressif et prédateur sexuel,
amateur de parties fines avec des camarades secrétaires des deux sexes,
avec une dilection pour les hommes, agrémentée d’un sadisme qu’il étend à
son métier en assistant souvent aux exécutions et en participant aux séances
de torture des accusés de marque. Qu’il se vante ainsi de son omnipotence
ne peut qu’éveiller un sentiment d’ironie agacée chez Staline dont on
connaît le peu de goût pour la débauche sexuelle.
Lorsqu’il décide de mettre un terme aux grandes purges, c’est tout
naturellement contre son bourreau ordinaire qu’il va se retourner, en
l’accusant d’avoir laissé infiltrer le NKVD par des agents étrangers
responsables du massacre d’honnêtes citoyens. Iejov n’aura d’autre solution
pour sauver sa tête que de purger ses propres troupes d’environ
14 000 tchékistes. Staline, avec sa perfidie coutumière, proposera de
recruter quelqu’un pour l’aider. Ce sera le Géorgien Lavrenti Beria,
compatriote du dictateur.
L’année 1938 est celle de tous les dangers pour Iejov qui joue la comédie
de la bonne entente avec son nouveau premier adjoint. Beria, quant à lui,
tisse sa toile en critiquant le travail de son supérieur, puis il utilisera les
fredaines de l’épouse de ce dernier pour mieux l’anéantir. Evguenia Iejova,
qui ne cache pas son goût pour les mondanités et pour tout ce qui brille,
trompe son débauché de mari avec Mikhaïl Cholokhov, l’un des écrivains
protégés par le dictateur, auteur notamment du roman Le Don paisible, et
futur Prix Nobel de littérature. Beria fait poser des micros dans leur
chambre d’hôtel – le rapport de police ne fera grâce d’aucun détail.
Comprenant qu’il est espionné, Cholokhov se plaint à Staline, lequel se fait
un plaisir d’enjoindre le mari cocu et chef du NKVD de présenter ses
excuses. Humilié, Iejov demande le divorce en septembre 1938, procédure
qui n’aboutira pas car Evguenia se suicidera.
La situation d’Iejov ne cesse dès lors de se dégrader. Le face-à-face
feutré entre lui et son adjoint perdure jusqu’au jour où un officier
d’ordonnance le cherche vainement dans son bureau pour une signature. Où
est passé Iejov ? Suivant les conseils perfides de Beria, l’agent se rend à la
résidence du chef de la police, où il trouve ce dernier sérieusement malade,
intoxiqué après une nuit entière de beuverie. L’affaire remonte jusqu’à
Staline, qui stigmatise aussitôt de graves dysfonctionnements dans le travail
des services secrets. Affolé, Iejov se précipite dans le bureau du dictateur,
mais ses tentatives de justification sont vaines. Après l’avoir rudement
chapitré, Staline ôte la photo d’Iejov du mur de son bureau où s’alignent les
portraits des dignitaires du régime.
Celui-ci comprend le message.
« Je suis fichu ! » sanglote-t-il.
Démis de ses fonctions en décembre 1938, il est remplacé par Lavrenti
Beria et mis à l’écart du milieu policier. Nommé commissaire du peuple aux
Transports maritimes et fluviaux, il n’exerce pas longtemps ses nouvelles
fonctions car il s’enfonce dans la dépression et l’alcoolisme. Sa nouvelle
promotion est apparemment logique puisque les canaux sont construits par
des prisonniers du Goulag, lesquels sont gérés par la police politique, mais
il a conscience que ce changement est de mauvais augure. Son prédécesseur
immédiat à la direction du NKVD, le terrible Guenrikh Iagoda9, avait été
propulsé dans un poste du même type peu de temps avant d’être arrêté – par
Iejov lui-même – et fusillé dans le cadre du procès des vingt et un. Le voilà
donc qui s’étourdit dans la boisson et les orgies, auxquelles participent ses
vieux compagnons de débauche homosexuelle et hétérosexuelle ainsi que
des jeunes filles amenées par ses neveux.
En 1939, Staline le fait enfin arrêter et lui propose un marché : s’il avoue
au procès être un ennemi du peuple, il ne sera pas condamné à mort. Mais
Iejov refuse. Jugé en février 1940, il reconnaît la purge de
14 000 tchékistes, mais lit à haute voix une dernière déclaration dans
laquelle il rejette toutes les accusations d’espionnage. Il est donc liquidé,
fusillé dans sa prison.
Le but de Staline aura été de lui faire endosser seul la responsabilité de la
Terreur et des purges, faisant ainsi croire qu’il aurait été lui-même trahi. À
l’époque, Staline apparaît rarement en public, laissant courir le bruit selon
lequel il ignore ce que fait la police politique – une version qui est devenue
dominante dans la Russie actuelle. « On cache tout à Staline ! » dit
naïvement l’homme de la rue. Le tyran signera même – comble de
l’hypocrisie – un rapport dans lequel il déclare avoir voulu garder ses
distances vis-à-vis de la politique de la terreur. Iejov est donc passé, comme
nombre d’autres personnages, du statut de camarade de confiance à celui
d’ennemi du peuple. Le « nabot sanguinaire » adressera cet ultime message
à celui qu’il a fidèlement servi : « Dites à Staline que je meurs avec son
nom sur mes lèvres. »
Le lendemain, Staline conclut : « Je crois que nous avons réussi à nous
débarrasser du boulet de l’opposition. Il nous faut maintenant des forces
vives, des hommes nouveaux. »
Beria parade désormais dans son uniforme bleu de premier commissaire
à la Sécurité d’État. Toutefois, en nommant son garde du corps chef de la
première branche de la sécurité d’État, Staline ne lui laisse pas totalement la
bride sur le cou. L’épuration, par ailleurs, se normalise. Elle diminue, « sans
quoi il n’y aurait bientôt plus personne à arrêter », selon le mot même de
Beria. Mais, si le rythme des arrestations décroît, il n’est pas question de
renoncer au Goulag. Les documents sur les mécanismes de ces crimes
contre l’humanité ont été conservés dans les archives du KGB avec la
mention : « Strictement confidentiel. Délai de conservation : sans limite. »
Après la chute de l’URSS, ils seront enfin déclassifiés, mais pour être à
nouveau classifiés dans la Russie d’aujourd’hui : Poutine demeure en effet
persuadé qu’un déballage total des archives créerait un tel traumatisme dans
la société russe que l’unité nationale serait remise en cause.

L’art d’empoisonner

L’empoisonnement est l’un des arts du meurtre que les services secrets
staliniens ont perfectionné de façon scientifique. Le premier laboratoire de
toxicologie des bolcheviques, baptisé « cabinet spécial », fut créé dès 1921
sur ordre direct de Lénine. La tâche assignée aux hommes qui y travaillaient
était de mettre au point de nouveaux poisons en testant leur efficacité sur
des animaux. Fin 1938, cet établissement qui s’est spécialisé dans les
poisons capables de tuer sans laisser de traces va franchir une nouvelle
étape dans la criminalité en pratiquant des expérimentations sur des
détenus. Jusqu’en 1945 – à l’instar des médecins nazis d’Auschwitz,
Dachau, Ravensbrück, Natzwiller et Buchenwald –, les scientifiques
staliniens vont transformer des dizaines d’hommes et de femmes en
cobayes. Ainsi les expériences permettront-elles d’élaborer des poisons
modulables, capables d’agir en quelques minutes ou avec un effet retard de
plusieurs heures. Si l’autopsie ne décèle pas de causes externes au décès, le
produit est stocké en lieu sûr, à la disposition des services spéciaux.
Officiellement, ce laboratoire ultrasecret a cessé ses activités en 1963,
alors que, en vérité, comme l’a écrit la journaliste russe et militante des
droits de l’homme Anna Politkovskaïa10, le KGB va continuer de
perfectionner les agents toxiques ainsi que leurs modes d’assimilation. Le
laboratoire no 12 de l’Institut des nouvelles technologies spéciales du KGB
est à ce titre le prolongement naturel du cabinet spécial originel. L’ex-agent
russe Alexandre Litvinenko, dans l’un de ses ouvrages, a accusé le FSB
(ex-KGB) d’avoir réactivé ce laboratoire, et a donné son adresse à Moscou,
rue des Héros-Rouges11.
Selon lui, il existe des indices probants de l’implication du laboratoire
dans la mort par empoisonnement d’une vingtaine de personnalités de tout
premier plan de l’époque stalinienne, notamment l’écrivain Maxime Gorki,
décédé un peu trop subitement d’une pneumonie en juin 1936, et surtout
l’épouse de Lénine dont la discrète insistance à vouloir garder sa place au
sein du panorama politique exaspère le tsar rouge. Nadejda Kroupskaïa est
intouchable parce qu’elle est la veuve du grand homme, mais son
opposition rampante fait d’elle un personnage gênant. C’est le cas quand
elle soutient certains vieux bolcheviques pris dans la nasse des procès de
Moscou. Par exemple, elle vote contre la décision d’exécution de
Boukharine en 1938. Pour rappeler à l’ordre la veuve de son prédécesseur,
le dictateur va arguer en riant, avec son humour de cocher, qu’il peut
nommer une nouvelle veuve de Lénine parmi les camarades de la vieille
garde du parti… Et, lorsque, le 26 février 1939, elle fête ses soixante-dix
ans, il lui fait porter un gâteau exceptionnel, très coloré, décoré de roses en
crème chantilly. Tout le monde partage le dessert en laissant la plus grande
des roses à Nadejda. Le lendemain, elle meurt d’une foudroyante
intoxication alimentaire.

Les idiots utiles

« Si vous voulez connaître les gens que vous fréquentez, renseignez-vous


sur leurs lectures ! » Si l’on suit à la lettre ce précepte de Joseph Staline,
force est de reconnaître qu’avec son passé de séminariste et sa bibliothèque
personnelle comptant pas moins de vingt mille volumes, le tsar rouge a de
quoi inspirer les analystes. Lecteur invétéré, il mémorise les citations,
annote ses livres dans les marges, en corne les pages, passe des essais
historiques aux grandes biographies, aux manuels de stratégie militaire, aux
ouvrages de théologie – et même de magie noire, car, derrière son
matérialisme de bolchevique, se cache un goût surprenant pour l’irrationnel.
Il y a à ce propos un sujet que je voudrais aborder, parce qu’il me tient à
cœur et qui a trait à la médiocrité supposée de Staline. Elle a été accréditée
par nombre de ses adversaires, au point de devenir légendaire, alors que la
réalité est tout autre.
Je me souviens d’une visite de Saddam Hussein à Moscou, avant que ce
dernier ne devienne le président de son pays. Invité par le Comité central en
tant que secrétaire du parti Baas irakien, on lui avait proposé de visiter le
musée Pouchkine. Il avait décliné l’offre, préférant se rendre à la datcha de
Staline – il se prenait déjà pour la vivante réincarnation de Staline et
n’attendait qu’une chose : l’aval des Soviétiques pour réaliser son coup
d’État… Visitant en sa compagnie la datcha du Petit Père des peuples, j’ai
pu constater que sa bibliothèque comprenait des ouvrages marxistes non
ouverts, aux pages non coupées, ou dans leur emboîtage, alors qu’il
regorgeait de livres manifestement souvent consultés qui ne pouvaient que
passionner ce que l’on peut encore nommer aujourd’hui un honnête homme.
Depuis Catherine II, Joseph Staline a sans doute été le dirigeant russe le
plus cultivé, infiniment plus que Lénine ou Trotski, dont la science était
unidimensionnelle, et qui ne s’intéressaient à rien de ce qui s’écartait de
leur activité de révolutionnaires. Staline avait une curiosité beaucoup plus
aiguë qui explique peut-être sa longévité.
Isaac Deutscher, l’un de ses premiers biographes, a souligné qu’il
appréciait avec finesse la littérature russe, notamment celle du XIXe siècle. Il
était, entre autres, fasciné par la théorie du mal de Dostoïevski. L’auteur de
L’Idiot, de Crime et Châtiment, des Possédés était son écrivain préféré,
alors que Lénine ne se réclamait que des idées humanitaires de la dernière
période de Tolstoï. Le monde de Dostoïevski a habité Staline. Plus tard,
lorsque Boukharine a chargé un philosophe de lui donner des cours de
marxisme, le malheureux pédagogue en est sorti effrayé, confiant par la
suite à l’un de ses amis que Staline lui avait expliqué qu’il fallait terroriser
sans trêve ses adversaires, et que ses héros étaient plus proches d’Ivan le
Terrible que de Pierre le Grand… Appréciant les grands classiques russes, il
était logique, pour la satisfaction de son propre ego, qu’il savourât en
maître, à la fois débonnaire et menaçant, l’idolâtrie des artistes soviétiques,
et plus encore celle des étrangers. Nombre d’écrivains d’Europe de l’Ouest
sont reçus au Kremlin, particulièrement en provenance de la France où le
stalinisme est devenu une quasi-religion. Ébloui, Romain Rolland le
contemple telle « une figure de la raison », l’URSS étant « un vaste pays où,
sous la direction d’un guide éclairé, un régime a repris le flambeau de la
Révolution française : régénérer l’homme » ; tandis que Louis Aragon dans
son poème Front rouge chante les louanges de la Guépéou, « figure
dialectique de l’héroïsme »…
À la mort du tsar rouge, le poète va publier un hommage vibrant de
gratitude dans Les Lettres françaises : « La France doit à Staline tout ce
que, depuis qu’il est à la tête du Parti bolchevique, il a fait pour rendre
invincible le peuple soviétique […]. La France doit à Staline son existence
de nation pour toutes les raisons que Staline a données aux hommes
soviétiques d’aimer la paix, de haïr le fascisme, et particulièrement pour la
Constitution stalinienne, qui est une de ces raisons pour lesquelles un grand
peuple peut également vivre et mourir […]. Merci à Staline pour ces
hommes qui se sont forgés à son exemple, selon sa pensée, la théorie et la
pratique stalinienne ! Merci à Staline qui a rendu possible la formation de
ces hommes, garants de l’indépendance française, de la volonté de paix de
notre peuple, de l’avenir d’une classe ouvrière, la première dans le monde
montée à l’assaut du ciel et que l’on ne détournera pas de sa destinée en lui
faisant voir trente-six étoiles étrangères, quand elle a de tels hommes à sa
tête ! »
En attendant, à mille lieues de ces considérations exaltées, le dictateur
voit en ces littérateurs des agents d’influence, autant de personnalités dont
l’autorité morale et la multiplication des écrits serviront à la propagande du
régime. Il les nomme aimablement « mes contacts confidentiels », quand
Lénine – tout aussi cynique, mais plus rugueux – les qualifiait d’« idiots
utiles ».
Staline n’utilise pas que la force pour contraindre à la collaboration les
artistes russes de première importance. Il agit finement, notamment avec
Mikhaïl Cholokhov, dont le roman majeur, Le Don paisible (1928), dépeint
sous forme d’épopée la vie des Cosaques dans la région du Don au cours de
la Première Guerre mondiale et de la guerre civile russe entre 1917 et 1922.
Cholokhov, malgré son point de vue critique sur l’action des bolcheviques,
sera célébré comme l’écrivain soviétique par excellence. L’éditeur de cette
œuvre, publiée en quatre parties qui s’échelonneront de 1928 à 1940, subira
de vives intimidations visant à lui faire supprimer les passages évoquant la
répression, mais c’est précisément grâce à Staline que le livre sortira en
librairie.
Les événements remontent à 1933. Cette année-là, la région cosaque du
Kouban est frappée par la famine, comme bien d’autres territoires de Russie
et d’Ukraine. Cholokhov écrit à Staline pour dénoncer la tragédie des
paysans dépouillés de leurs récoltes sur réquisition des services
d’approvisionnement, d’où la pénurie généralisée et la misère des
populations. L’écrivain ne manque pas d’audace, mais le dictateur reçoit la
critique. Il se force à prendre connaissance des exactions subies par les
paysans, des pratiques arbitraires de l’administration locale et des
provocations de la police secrète. Une fois sa lecture terminée, il ordonne
de fournir aux paysans du Kouban la quantité de céréales que Cholokhov
estime nécessaire pour qu’ils ne meurent pas de faim. Il protège même
l’écrivain contre la vindicte des autorités locales – y compris la police
secrète – qui font tout leur possible pour jeter le discrédit sur l’écrivain.
Pourquoi agit-il ainsi ? En fait, tout est calculé.
Le jeu est pervers. Le tsar rouge y joue tous les rôles : il organise des
confrontations, prétend avoir lui-même vérifié les faits, et réhabilite les
amis de Cholokhov dans l’appareil local du parti. Il procède ainsi parce
qu’il aspire à posséder ce dont Cholokhov est nanti : l’admiration du public
russe.
L’écrivain est un authentique cosaque, ce que Staline n’est pas. C’est un
grand artiste et un bel orateur, ce dont le tsar rouge ne saurait se prévaloir. Il
choisit donc de faire semblant d’accepter les critiques. Pourtant vient un
moment où il exprime clairement ses véritables sentiments. Dans un
courrier aux allures amicales adressé à Cholokhov, de manière sinueuse, il
lui fait part de sa contrariété. C’est du Staline à l’état pur :
Vous ne voyez qu’un côté des choses. Mais, pour éviter les erreurs
politiques (vos lettres ne sont pas de la littérature, elles sont politiques),
il faudrait aussi voir l’autre côté. Vos très respectables cultivateurs de
céréales sont en fait engagés dans une guerre secrète contre le pouvoir
soviétique, une guerre qui prend la famine comme arme, cher camarade
Cholokhov. Bien entendu, ceci ne justifie nullement le traitement
scandaleux qu’on leur fait subir, mais il est clair comme le jour que ces
respectables cultivateurs de céréales ne sont pas aussi innocents qu’il
pourrait y paraître de loin.
Bon, tous mes vœux. Je vous serre la main.
J. Staline

Cette lettre à Cholokhov est une justification radicale de la guerre à


conduire contre le sabotage auquel se livrent les cultivateurs. Lors de la
réunion du Comité central de janvier 1933, Staline a appelé en termes
identiques le Parti et le pays à se mobiliser contre ces hordes d’ennemis de
l’ombre décidés à « saper pernicieusement » les fondations du régime. En
laissant entendre de façon cordiale dans sa lettre que la paysannerie utilise
l’arme de la famine contre le système, Staline accuse de façon subliminale
Cholokhov d’intelligence avec l’ennemi.
L’écrivain comprend que la vie peut à tout moment lui être ôtée,
cependant le maître du Kremlin a besoin de son talent pour servir ses
propres plans. Telle est l’ambiguïté de leurs relations. Cholokhov sera donc
incité à poursuivre son grand œuvre librement, mais avec la plus grande
prudence jusqu’à son achèvement en 1940.
Staline ne se soucie nullement des souffrances du peuple, mais il sait
qu’il en est la cause et que son autorité aurait beaucoup à souffrir si les
masses paysannes se retournaient contre lui. Les répercussions seraient
immédiates dans l’armée et la police, composées majoritairement de jeunes
gens venus des campagnes et qui n’hésitent jamais à envoyer des lettres de
protestation quand ils apprennent que leurs parents meurent de faim ou sont
injustement traités par les autorités.
La construction de sa propre image est un enjeu majeur pour Staline. Se
tenir sur un piédestal au-dessus de la mêlée garantit bien plus efficacement
sa sécurité et son pouvoir qu’une armée de gardes du corps. En ces temps
de famine et de persécution paysanne, peut-il rêver meilleur soutien que
celui d’un écrivain de grand renom ? C’est le fond de l’affaire, et
Cholokhov, idiot utile instrumentalisé par le pouvoir mais qui est malgré
tout parvenu à faire entendre sa voix, n’aura même pas à mentir. Sauf à être
prudent dans la suite de ses écrits.
Unanimement salué comme un chef-d’œuvre de la littérature russe, son
roman, qui sera tiré au fil des années à 79 millions d’exemplaires, dans
974 éditions, et traduit dans 84 langues, lui vaudra le prix Staline en 1941,
le prix Lénine de littérature en 1960, et enfin, avec le très vigoureux appui
diplomatique du régime, le prix Nobel de littérature en 1965. Étrange
aventure que celle de cet écrivain devenu une icône de l’URSS. Beau-frère
de Khrouchtchev, avec lequel il assiste souvent aux séances du Soviet
suprême, il va jusqu’à s’attirer la suspicion de grands confrères qui ont mis
en doute la paternité de son monument littéraire. « C’est l’œuvre d’un
autre ! » ont affirmé Soljenitsyne et l’historien dissident Roy Medvedev, en
sortant de leur chapeau un certain Fiodor Krioukov.
Mais cette dernière cuisine politico-littéraire est beaucoup moins certaine
et, de toute façon, elle ne change rien au principe décrit ici :
l’instrumentalisation des idiots utiles.
Notes
1. « L’inventeur – pas le seul, bien sûr, mais il fut au cœur de cette invention – en fut Isaï Davidovitch Berg, chef du service
économique du NKVD de la région de Moscou. L’histoire est la suivante. I. D. Berg avait pour mission d’exécuter les
sentences de la “troïka” du NKVD de Moscou et celui-ci remplissait scrupuleusement sa mission : il convoyait les condamnés
sur le lieu d’exécution. On eut alors une idée : dénuder les victimes, les ligoter, les empêcher de crier et les jeter dans un
fourgon fermé camouflé en camionnette de livraison du pain. Pendant le long trajet, les gaz s’échappaient vers l’intérieur du
véhicule, et, à l’arrivée au bord de la fosse, les prisonniers étaient fin prêts. » Alexandre Soljenitsyne, Deux Siècles ensemble,
1917-1972, t. II : « Juifs et Russes pendant la période soviétique », Fayard, 2003.
2. Mary-Kay Wilmers, Nous, les Eitingon, Liana Levi, 2013.
3. L’écrivain cubain Leonardo Padura a retracé cette aventure dans son roman L’homme qui aimait les chiens (Métailié, 2011).
Cf. Philippe Marlière, « Ramón Mercader et le destin tragique de Sylvia Ageloff », Blogs.mediapart.fr, 4 janvier 2012.
4. Pavel et Anatoli Soudoplatov, Missions spéciales : Mémoires du maître espion soviétique Pavel Soudoplatov, Seuil, 1994.
5. Cf. Joseph Hansen, « La tentative d’assassinat de Léon Trotski », Marxists.org. Texte original publié dans Fourth
International, août 1940.
6. Cf. Vladimir Fédorovski, Le Roman des espionnes, Éditions du Rocher, 2014.
7. Cf. Vladimir Fédorovski, Le Roman vrai de la manipulation, Flammarion, 2018.
8. Cf. Philippe Marlière, « Ramón Mercader et le destin tragique de Sylvia Ageloff », art. cit.
9. Selon Alexandre Soljenitsyne et le juriste américain d’origine polonaise Raphael Lemkin, Iagoda fut l’un des plus grands
criminels politiques du XXe siècle, responsable de plusieurs millions de morts durant la collectivisation qui précéda la mise en
place du Goulag administré par son successeur.
10. Anna Politkovskaïa a été tuée par balles (9 mm, le calibre généralement employé par les forces de l’ordre) le 7 octobre
2006 à Moscou. Son corps a été découvert dans la cage d’escalier devant l’ascenseur de son immeuble, rue Lesnaïa.
11. Alexandre Litvinenko travaillait depuis 2003 comme consultant pour le MI-6. Il est mort à Londres le 23 novembre 2006,
empoisonné au polonium 210.
VII

L’appel de l’histoire

Le traité avec Hitler

À la fin des années 1930, les cartes de rationnement sont retirées, le


régime adopte en 1936 une nouvelle Constitution, les fêtes du Nouvel An,
qui étaient proscrites depuis les années 1920, sont de nouveau admises, les
grandes purges s’achèvent. Beaucoup de Russes sont tentés d’y voir des
signes avant-coureurs d’une transformation du système stalinien, mais la
tension internationale va mettre un terme à cette chimère.
Après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne ratifiée par référendum
en avril 1938, les nazis envahissent la Tchécoslovaquie et occupent la
région des Sudètes, sous le regard d’autant plus asthénique des pays
occidentaux qu’ils redoutent la guerre et que nombre de milieux européens
voient en Hitler le seul rempart face au danger bolchevique. À la conférence
de Munich, du 29 au 30 septembre 1938, négociations auxquelles l’URSS
n’est pas invitée, Adolf Hitler, Benito Mussolini, Neville Chamberlain et
Édouard Daladier actent en un temps record la désintégration de la
Tchécoslovaquie au profit du IIIe Reich. Winston Churchill en tire ce
jugement prophétique : « À Munich, nous avions le choix entre la honte et
la guerre ; nous avons choisi la honte et nous allons avoir la guerre. »
L’autre conséquence sera de provoquer le rapprochement entre Hitler et
Staline. Persuadé qu’avec Munich les Occidentaux ont donné un blanc-
seing au Reich pour se retourner contre l’URSS, et compte tenu de la quasi-
absence de pourparlers avec la France et le Royaume-Uni depuis
mars 1939, Moscou décide de court-circuiter Paris et Londres en acceptant
le contact avec Berlin. Étrange situation : ce sont les nazis qui sont
demandeurs, avec un projet de voyage à Moscou du ministre allemand des
Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop.
Le 26 juillet 1939, le Legationsrat Karl Schnurre, chef des négociateurs
économiques allemands, rencontre secrètement le chargé d’affaires
soviétique à Berlin, dans un grand restaurant de la ville. Sur instruction de
Ribbentrop, il tient un discours direct : « Qu’a à offrir l’Angleterre à la
Russie ? Au mieux une participation à une guerre européenne, ainsi que
l’hostilité de l’Allemagne. Qu’avons-nous à vous offrir ? La neutralité et
votre maintien à l’écart d’un éventuel conflit européen. Par ailleurs, en dépit
de nos différences idéologiques, nos deux pays ont un point commun :
l’opposition aux démocraties capitalistes. »
Ce langage, Staline l’entend parfaitement. Il se fait communiquer les
rapports des services de renseignement soviétiques sur l’importance des
forces armées allemandes, et parcourt attentivement Mein Kampf en
repérant les passages dans lesquels le Führer parle de son objectif à long
terme : assurer l’avenir de l’Allemagne en acquérant un espace vital à l’est,
aux dépens de la Russie. Il note aussi qu’Adolf Hitler écrivait en 1913 :
« Les mots ne doivent avoir aucun rapport avec les actes. Autrement, est-ce
de la diplomatie ? Les mots sont une chose, les actes en sont une autre. Les
bonnes paroles sont un masque pour dissimuler des actions mauvaises. II
n’y a pas plus de diplomatie sincère que d’eau sèche ou de fer en bois ! »
Cependant, en ce début d’été 1939, Hitler décide de s’adresser
directement par courrier à Staline :
Je suis convaincu que l’essentiel du protocole additionnel souhaité
par l’Union soviétique peut être mis au point dans les délais les plus
brefs si un homme d’État allemand responsable peut venir lui-même à
Moscou pour négocier […] Je propose donc une nouvelle fois que vous
receviez mon ministre des Affaires étrangères le 22 août ou, au plus
tard, le 23. Il aura pleins pouvoirs pour rédiger et signer le pacte ainsi
que le protocole […] Je serais heureux de recevoir votre réponse
rapidement.
Adolf Hitler.

Staline estime alors qu’on peut « faire des affaires avec le Führer ». Il le
lui écrit : « Je vous remercie de votre lettre. J’espère que le pacte de non-
agression germano-soviétique marquera un tournant décisif pour
l’amélioration des relations politiques entre nos deux pays. »
Appelé aussi « pacte Ribbentrop-Molotov » – du nom des deux ministres
des Affaires étrangères qui l’ont négocié –, cet accord comporte deux
parties : un volet économique qui prévoit que l’Allemagne échangera des
biens manufacturés contre des matières premières soviétiques, et un pacte
de non-agression mutuelle d’une durée de dix ans. La signature aura lieu le
23 août 1939.
Deux jours plus tôt, Ribbentrop est à Moscou. Staline juge la déclaration
liminaire d’amitié présentée par la partie allemande « ampoulée et
excessive ». Il grommelle : « Alors qu’on s’est déversé pendant six ans des
seaux d’ordures sur la tête, on ne peut quand même pas s’attendre à ce que
les deux peuples croient que tout est oublié et pardonné. L’opinion publique
en Russie et sans aucun doute aussi en Allemagne doit être préparée
lentement à ce changement. »
Ce qui intéresse véritablement le chef du Kremlin dans cette affaire, c’est
le protocole secret : les Allemands proposent de diviser la Pologne en deux
sphères d’intérêt, l’une allemande, l’autre soviétique. Le Reich réclame la
Lituanie avec Vilnius, ainsi que la partition de la Lettonie, tandis qu’il
garantit à l’URSS sa zone d’influence en Finlande et en Estonie. Staline
veut toute la Lettonie ; Ribbentrop télégraphie donc au Führer, lequel, après
avoir regardé un atlas, accepte. C’est ainsi que sera envisagée la quatrième
partition de la Pologne. Staline récupère une partie de la Biélorussie et de
l’Ukraine annexée par la Pologne en 1920, avec une solide portion de la
Pologne ethnique, plus de trois des quatre États baltes perdus en 1917, ainsi
que la Bessarabie, abandonnée à la Roumanie en 1918. Protocole mis au
point dans le plus strict secret par les deux parties.
Staline peut se féliciter de cet accord. D’abord avec la disparition de la
Pologne. Ensuite, si, comme il l’augure, Hitler s’engage dans une action de
longue haleine contre la France et l’Angleterre, il lui sera difficile d’ouvrir
un front supplémentaire à l’est. À l’inverse, en cas de défaite du Reich, le
régime nazi serait renversé par une révolution bolchevique. En tout état de
cause, l’Union soviétique sort gagnante. Rapprochement avec l’Allemagne,
partage de la Pologne, et garantie de l’intégrité du territoire de l’URSS, le
dictateur rouge s’inscrit dans la ligne des tsars de la Russie éternelle. Tandis
qu’on prépare les textes pour la signature, le maître du Kremlin entraîne
Ribbentrop dans le somptueux salon où se déroulera le dîner. Il propose à
son hôte de porter un toast à Adolf Hitler : « Je sais combien la nation
allemande aime son Führer ; je veux donc boire à sa santé. » Soirée
d’exception pour les « deux nations qui ne devront jamais plus se
combattre, dit Ribbentrop. – C’est ce qu’on espère », rétorque Staline.
À la table garnie de porcelaine impériale, on sert un dîner de vingt-quatre
plats, avec caviars de toutes sortes, vodka et champagne, puis on trinque en
l’honneur de chacun des invités. Avec un sourire goguenard, Staline
suggère soudain de lever son verre en l’honneur de Lazare Kaganovitch,
seul Juif présent à la soirée : « À notre commissaire du peuple chargé des
Chemins de fer ! » Il fait le tour de la table, Ribbentrop le suit, et le voilà
qui porte un toast à un Juif. Kaganovitch a dû apprécier l’instant, car il ne
manque pas d’un certain humour. Un jour, Churchill lui demandera
comment il fait pour que les trains se coordonnent et arrivent toujours à
l’heure dans son immense pays. « Quand un chauffeur de locomotive
commet une faute, on le zigouille », répondra ce dernier, en faisant le geste
de se trancher la gorge.
Pendant que les gouvernants portent des toasts à la vodka, les diplomates
et les militaires mettent la dernière main aux cartes secrètes qui seront
prêtes à l’aube. Au soir de l’accord signé par Molotov, Staline confiera non
sans lucidité à son ministre : « Peut-être avons-nous gagné deux ou trois ans
de paix. »
Forte du pacte germano-soviétique, l’Allemagne va donc attaquer la
Pologne le 1er septembre 1939, sans crainte d’une intervention soviétique.
Le 3 septembre, la Grande-Bretagne et la France, qui s’étaient engagées à
protéger les frontières de la Pologne, déclarent la guerre au Reich. Mais
Londres et Paris n’arrivent pas à fournir une aide efficace aux Polonais.
Malgré une résistance acharnée, l’armée polonaise est écrasée par le rouleau
compresseur nazi. Le gouvernement polonais est obligé de fuir par la
frontière avec la Roumanie. Staline, quant à lui, attend le 17 septembre pour
– selon sa formule – « libérer » la partie orientale de la Pologne et rétablir la
frontière soviétique selon la ligne Curzon1.
Hitler, cependant, considère l’entente avec Staline comme une manœuvre
tactique. Dès le 18 décembre, il signe la directive 21, nom de code de
l’opération « Barbarossa ». « Les forces armées allemandes doivent être
prêtes à écraser la Russie soviétique en une campagne rapide, avant même
la conclusion de la guerre contre l’Angleterre. Les préparatifs doivent être
achevés le 15 mai 1941. » Le Führer envisage une guerre d’anéantissement
de l’État communiste, ainsi que des Juifs, considérés comme un fondement
racial de l’URSS.
Pourquoi le Kremlin ignore-t-il cette nouvelle donne, alors que la
pénétration des démocraties occidentales par ses services est des plus
performantes ? Nombre de documents ultrasecrets arrivent à Moscou avant
que le président américain, le Premier ministre britannique ou le président
du Conseil français n’en prennent connaissance.
Staline n’est pas seulement tenu au courant par ses espions, il l’est aussi
par voie diplomatique. Le 3 avril 1941, Churchill en personne lui adresse un
message pour l’informer de source sûre d’une opération prévue pour la mi-
juin. Mais il ne répond pas. Les Britanniques insistent par télégramme :
mutisme persistant du dictateur qui demeure persuadé qu’il s’agit d’une
désinformation propagée par Londres. Pour lui, les démocraties sont aussi
dangereuses, sinon plus, que l’Allemagne nazie. « Je les ai vues intervenir
durant la guerre civile ! » grommelle-t-il.
Dans ses Mémoires, le maréchal Joukov – le futur vainqueur de Hitler –
évoque un rapport adressé à Staline où sont identifiés les objectifs des trois
groupes d’armées du Reich, avec les dates probables de l’attaque. Le
général Filipp Golikov, chef de la division du renseignement militaire
(GRU), transmet ses rapports à Staline sous deux classifications : « sources
fiables » et « sources douteuses ». Parallèlement, il donne cette instruction à
ses agents : « Tous les documents prétendant que la guerre est imminente
doivent être considérés comme des trucages de sources britanniques ou
même allemandes. » Le général est bien conscient que Staline ne prendra en
compte que les rapports qui pourront confirmer sa conviction qu’Hitler n’a
pas l’intention sérieuse d’attaquer l’Union soviétique à l’été 1941. Les
autres, il les met de côté et n’en avertit pas son état-major. C’est ainsi que
les renseignements vitaux transmis par le maître espion Richard Sorge
seront classés « sources douteuses ». Golikov, qui ne correspond sur ces
questions qu’avec le seul Staline, n’est pas autorisé à en faire part à Joukov,
chef d’état-major général, ni à Timochenko, commissaire à la Défense.
Ancré dans ses certitudes, le maître du Kremlin tient cependant à se
conforter en signant un pacte de non-agression avec le Japon, qu’il laissera
libre de combattre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Début avril 1941,
durant une semaine complète, les négociations sont difficiles, le ministre
japonais des Affaires étrangères Yosuke Matsuoka se montrant
intransigeant face aux exigences soviétiques. Il s’apprête à quitter Moscou
lorsque, au soir du 12 avril, Staline le fait venir au Kremlin : « Vous me
prenez à la gorge », lui dit-il en mimant le geste. Finalement, le pacte de
neutralité est conclu avec un Staline qui s’affirme haut et fort comme « un
adhérent convaincu de l’Axe et un adversaire de l’Angleterre et de
l’Amérique ». Il tient tellement à ce qu’Hitler le sache qu’il accompagne
Molotov pour saluer Matsuoka sur le quai de la gare du Transsibérien dans
lequel va repartir le ministre japonais. « Le problème européen, dit-il assez
haut et fort pour être entendu de tous, peut être résolu d’une manière
naturelle si le Japon et les Soviétiques coopèrent. » Puis il se dirige vers
l’ambassadeur allemand, Friedrich-Werner von der Schulenburg et, lui
passant un bras autour de l’épaule, déclare : « Nous devons rester amis, et
vous devez tout faire maintenant pour cela. » Serrant chaleureusement à
deux mains celle de l’attaché militaire allemand, le colonel Hans Krebs, il
ajoute : « Nous resterons amis avec vous quoi qu’il arrive ! »
Comme prévu, le message est rapporté par les diplomates à leurs
gouvernements respectifs. Von der Schulenburg adresse un mémorandum à
Berlin où il expose les raisons pour lesquelles la Russie n’a pas l’intention
d’attaquer l’Allemagne. Peu après, il rencontre Adolf Hitler, qui persiste à
manifester la plus grande méfiance. À la fin de l’entretien, le Führer a alors
un mot extraordinaire. Alors que le diplomate va franchir la porte, il le
rappelle : « Oh, encore une chose ! Je n’ai pas l’intention de faire la guerre
à la Russie… » De retour à Moscou, pas dupe, von der Schulenburg confie
à son équipe que le chancelier lui a froidement menti.
Les semaines passent. Le 5 mai 1941, Staline prend la parole devant un
banquet de nouveaux diplômés des académies militaires et d’officiers de
haut rang, où il évoque un danger de guerre avec l’Allemagne. Dès le
lendemain, il prend la tête du gouvernement, fonction qu’il cumulera avec
celle de secrétaire général du Parti. Comme Molotov demeure président
adjoint du Conseil des commissaires du peuple et ministre des Affaires
étrangères, on en conclut que la situation internationale est telle que Staline
ne veut rien déléguer. Au vu de l’entêtement de Staline à ne pas croire à une
attaque allemande, Gnedich, responsable des informations sur l’éventualité
d’une offensive des armées du Führer, fera cette analyse : « Il a pris la
direction du gouvernement non pour préparer la guerre, mais pour trouver
un accord avec Hitler. »
Le 16 juin, un message en provenance d’un agent soviétique infiltré au
quartier général de la Luftwaffe confirme la préparation d’une offensive
allemande. « Dites à cette source d’aller se faire foutre ! » vocifère le
dictateur.
Cela étant, parce qu’il a toujours deux fers au feu, il passe des messages
contradictoires. Le 18 juin, lors d’une réunion avec le haut commandement,
il ordonne à son chef d’état-major Gueorgui Joukov de placer les troupes
massées à la frontière occidentale de l’URSS en état d’alerte maximale pour
riposter en cas d’attaque allemande. Durant les trois heures que dure la
séance, il tapote nerveusement sa pipe sur la table… Le 20 juin,
l’ambassadeur soviétique à Berlin l’avertit de l’imminence de l’offensive.
Qualifiant encore cette nouvelle de « désinformation », Staline le traite
d’imbécile, tout en enjoignant au commandant de Moscou de préparer les
équipes de défense antiaérienne au combat. Par ailleurs, il fait libérer
11 178 officiers expérimentés victimes des purges. Il interroge l’un d’entre
eux, un futur maréchal, Constantin Rokossovski, qui n’a plus d’ongles :
« On t’a torturé en prison ? – Oui, camarade Staline. – Il y a eu vraiment
trop de béni-oui-oui dans ce pays ! » soupire le tyran avec le plus grand
cynisme.
La Luftwaffe, quant à elle, intensifie son espionnage. Plus de deux
cents vols de reconnaissance sont opérés pour localiser et photographier les
bases soviétiques. Mais le tsar rouge interdit toute riposte pour éviter de
provoquer le Reich. Sa consigne est suivie à la lettre par Joukov. Lorsque, à
la mi-juin, des unités soviétiques du district militaire de Kiev sont déplacées
dans des zones d’avant-poste, le futur maréchal envoie un télégramme
furieux au commandant responsable : « De telles actions peuvent
immédiatement pousser les Allemands au conflit armé. Annulez l’ordre sur-
le-champ. » Quand les officiers s’inquiètent, ils reçoivent cette seule
réponse : « Ne vous alarmez pas, le chef est au courant de tout. »
2 500 trains spéciaux du Reich ont acheminé des équipements et des
troupes à l’est jusqu’à la mi-mars. Au cours des dix semaines suivantes,
leur nombre s’élève à 17 000. Une telle concentration de forces peut
difficilement passer pour de simples manœuvres. Les échanges codés
allemands déchiffrés par les Britanniques ne laissant plus aucun doute, le
chef du Foreign Office, sir Alexander Cadogan, rencontre l’ambassadeur
Ivan Maïski le 10 juin et lui livre un compte rendu détaillé – dates, effectifs
et noms – du déploiement des troupes allemandes le long de la frontière
soviétique. Maïski transmet l’information. La seule réponse de Staline
consistera en une déclaration radiodiffusée le 13 juin par l’agence Tass
dénonçant « une maladroite manœuvre de propagande des forces mobilisées
contre l’Union soviétique et l’Allemagne ».
Molotov, quant à lui, convoque l’ambassadeur d’Allemagne pour lui
remettre une copie de la déclaration publiée par l’agence de presse
soviétique Tass où il est dit que l’Allemagne n’ayant aucune revendication à
l’adresse de l’URSS, et les deux pays appliquant à la lettre les conditions du
pacte germano-soviétique, les cercles soviétiques considèrent comme sans
fondement les rumeurs de projet d’offensive allemande. Celles concernant
des préparatifs russes pour une attaque du Reich sont également fausses et
provocatrices. L’appel aux réservistes de l’Armée rouge est une opération
de routine qui se déroule chaque année, l’interpréter comme une action
hostile à l’Allemagne est un non-sens.
Le même jour, alors que le Führer tient une dernière réunion avec ses
principaux chefs militaires, le commissaire à la Défense Timochenko et le
chef d’état-major Joukov vont voir Staline pour lui demander avec
insistance la mise en alerte des forces russes. Le dictateur reste circonspect :
« Vous proposez une mobilisation. Cela signifie la guerre ! Vous comprenez
cela, oui ou non ? »
L’amiral Kouznetsov essaie malgré tout de le convaincre en excipant des
derniers rapports sur les mouvements des vaisseaux allemands. « C’est
tout ? » demande froidement Staline. Quand l’amiral revient à la charge
auprès de Molotov en l’informant que les bateaux du Reich quittent les
ports soviétiques sans avoir terminé leur chargement, et que tous auront
largué les amarres le 21 juin, son interlocuteur repousse la démonstration :
« Il faudrait être fou pour nous attaquer, et pour le faire seul. »
Au cours des quelques jours restant à courir avant le déclenchement de
l’opération « Barbarossa », Hitler et Staline montrent tous deux des signes
de fatigue. Hitler ne peut dormir. Il garde sa cour éveillée autour de lui
jusqu’à 3 ou 4 heures du matin. Sa nervosité est le fruit de son impatience,
doublée de l’inquiétude d’un impondérable qui viendrait troubler ses plans.
Tout est réglé : les derniers trains de marchandises russes transportant des
fournitures pour l’Allemagne seront autorisés à franchir la frontière à
minuit, dans la nuit du 21 au 22 juin.
Comme avant chacune de ses transgressions internationales, le Führer
prépare une proclamation qui rejette toute la faute sur le pays qu’il va
envahir. Cette fois, l’Union soviétique est accusée d’avoir rompu ses traités
et de « s’apprêter à frapper l’Allemagne dans le dos au moment où elle lutte
pour sa vie ». Hitler veut maintenir la fiction d’une guerre préventive visant
à empêcher une agression des forces russes concentrées à la frontière.
« Avant trois mois, dit-il à son entourage, nous serons témoins d’un
effondrement de la Russie comme il n’en a jamais été vu dans l’histoire. »
Avec les incessantes incursions de la Luftwaffe en territoire soviétique, la
situation se tend. Molotov convoque l’ambassadeur d’Allemagne pour lui
remettre une note de protestation. « Avec toute autre nation, dit-il en
substance, cela conduirait à un ultimatum ; mais nous sommes sûrs que
l’Allemagne cessera les vols. » Il évoque ensuite les rumeurs de guerre et
demande pourquoi les Allemands semblent contrariés par le gouvernement
soviétique. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de réponse de Berlin à la déclaration
de Tass du 13 juin ? Soulagé que les Soviétiques n’aient pas pris conscience
de l’imminence de l’invasion, l’ambassadeur répond qu’il n’a pas
d’informations particulières à cet égard.
Ce que les politiques du Kremlin refusent de voir, les militaires, au
contraire, le dénoncent. Le 21 juin, veille du déclenchement de l’opération
« Barbarossa », Timochenko et Joukov pressent Staline de décréter l’alerte
aux frontières. Des informations émanant de déserteurs allemands prévoient
l’attaque pour le lendemain à l’aube. Staline demande leur avis aux
membres du Politburo qui assistent à la discussion. Personne ne répond.
Joukov présente un projet d’alerte. Staline objecte : « Il est trop tôt pour
donner une telle directive. Peut-être les problèmes pourront-ils être résolus
pacifiquement. Les troupes ne doivent répondre à aucune provocation. »
Finalement, après quelques amendements, la directive est diffusée. Mais au
moment où elle est transmise, les unités de sabotage allemandes ont déjà
sectionné les câbles de communication et seul un petit nombre d’unités
seront averties.

La guerre

22 juin 1941, 2 heures du matin, attaque aérienne de la Luftwaffe sur


Sébastopol. 3 h 30, bombardement de Minsk, de Kiev et des États baltes.
Au cœur de la nuit, Joukov appelle le Premier secrétaire qui se repose dans
sa datcha de Kountsevo : « Passez-moi le camarade Staline, s’il vous plaît.
C’est urgent. – Maintenant ? Mais il dort, répond l’officier de service. –
Réveillez-le immédiatement ! Les Allemands bombardent nos villes. »
Trois minutes plus tard, le dictateur prend le combiné. Joukov demande
l’autorisation de riposter. Staline garde le silence. Joukov entend sa
respiration haletante. « M’avez-vous compris ? » insiste-t-il. Toujours le
silence. Joukov explique de nouveau la situation. Les espions ont vu juste :
Hitler a lancé l’opération « Barbarossa ». Staline regagne immédiatement le
Kremlin.
Sur le front de l’Est, à 3 heures du matin, plus de 150 divisions,
60 000 pièces d’artillerie et près de 3 000 avions allemands, renforcés par
des troupes hongroises et slovaques, ouvrent (selon le mot d’Adolf Hitler)
le « bal militaire contre l’URSS ». Fruit du repérage des avions espions
allemands sur les bases aériennes : plus de 700 appareils soviétiques sont
immédiatement cloués au sol. Interdite de mobilisation et affaiblie par les
purges, l’Armée rouge est incapable d’opposer une résistance efficace.
À 5 h 45, en ce 22 juin, Staline réunit le Bureau politique. Assis à la
grande table recouverte de feutre vert, il ne semble pas accablé. Il est très
pâle, sa pipe à la main. Il parle comme à son habitude, calmement,
choisissant soigneusement ses mots, avec une voix qui parfois se brise : il
persiste à croire à une provocation des officiers prussiens dans le cadre d’un
complot contre le Führer au sein du haut commandement. « Hitler n’est pas
au courant, c’est clair », marmotte-t-il, refusant de contre-attaquer avant
d’avoir reçu un message du chancelier.
Quelques minutes plus tard, Molotov annonce : « L’Allemagne nous a
déclaré la guerre ! » Chef de la diplomatie soviétique, il vient de recevoir
l’ambassadeur d’Allemagne qui a prétendu que la concentration des forces
soviétiques aux frontières avait contraint le Reich à prendre des mesures
militaires adéquates… « Est-ce une déclaration de guerre ? » lui demande
Molotov éberlué. Puis, se ressaisissant, il ajoute : « C’est une trahison sans
précédent dans l’histoire ! Nous n’avons pas mérité cela. »
Staline reçoit la nouvelle de plein fouet. Il reste un moment sans réaction,
perdu dans ses pensées. Il n’arrive pas à admettre la réalité de l’agression et
s’accroche à l’idée qu’il peut encore résoudre ce problème par voie
diplomatique. « Évidemment, non ! » rétorque Molotov, plus lucide.
Staline se tasse dans son fauteuil. Après un lourd et long silence, il donne
l’ordre aux troupes de se défendre, mais leur interdit de traverser la
frontière à la poursuite éventuelle de l’ennemi. Sans faire aucune mention
d’un état de guerre entre l’Allemagne et la Russie, il enjoint au ministère
des Affaires étrangères de rester en contact avec Berlin, et demande au
gouvernement japonais de s’entremettre entre le Reich et l’URSS.
Il faut cependant informer le peuple par le biais d’une déclaration à la
radio. « Que Molotov le fasse », ordonne vivement Staline. À l’annonce
rédigée par Staline, Molotov ajoutera cette conclusion emblématique :
« Notre cause est juste. Nous battrons l’ennemi et la victoire sera entre nos
mains ! »
Bien que l’offensive générale terrestre et aérienne ait commencé depuis
3 h 30 du matin le long des frontières de la Baltique à l’Ukraine, ce n’est
qu’au cours de l’après-midi que les Soviétiques apprendront la nouvelle.
L’avancée ennemie est foudroyante. Sur les lignes de front, c’est le chaos.
L’objectif d’Hitler est d’établir au plus vite une ligne de défense contre la
Russie asiatique, suivant une ligne allant de la Volga à Arkhangelsk.
La Wehrmacht pénètre profondément en Russie. Elle inflige d’énormes
pertes à l’Armée rouge. Heureusement, sans parvenir à remporter une
victoire décisive avant l’hiver, pari de la guerre éclair, le blitzkrieg, sur
lequel Hitler a tout misé. Le paradoxe, dans ce duel de tyrans, est que les
deux hommes se ressemblent et que, usant de la même violence, leur
entêtement les conduira l’un après l’autre à la défaite. Refusant l’avis de ses
experts militaires avec un aveuglement identique à celui de Staline dans la
première moitié de 1941 et plus tard en 1942, Hitler se retrouvera confronté
à l’imprudence de son pari, ainsi qu’à l’extravagante folie consistant à
vouloir exterminer ou réduire en esclavage des centaines de millions de
personnes. Pour Hitler comme pour Staline, c’est le système fondé sur la
terreur, dans lequel l’autorité est concentrée dans les mains d’un seul
homme, avec ses propres limites, qui permet d’engager une nation entière,
sans protestations, dans des entreprises mortifères.
L’état d’esprit d’Hitler au cours de cette période est fourni par ses Libres
Propos sur la guerre et la paix, recueillis sur l’ordre de Martin Bormann2,
monologues-fleuves qu’il inflige à ses hôtes et à son entourage après les
repas dans son quartier général de la Wolfsschanze (« Tanière du loup »), en
Prusse-Orientale, ou au quartier général temporaire du Werwolf (« Loup-
garou ») en Ukraine. Le dernier semestre de 1941 est la période durant
laquelle il est plus que jamais convaincu de son génie. À l’apogée de sa
carrière, il se voit l’égal de Napoléon, Bismarck et Frédéric le Grand –
personnages auxquels il se réfère en termes familiers –, poursuivant la
tâche cyclopéenne de la construction d’un empire.
Les caractéristiques de ce grand œuvre enflamment son imagination. Le
27 juillet 1941, après dîner, le Führer pose ses limites sur une ligne située
entre cent cinquante et trois cents kilomètres à l’est de l’Oural. Le Reich
devra conserver cette frontière à perpétuité et ne jamais permettre à une
autre puissance militaire de s’établir à l’ouest de celle-ci. Et Adolf Hitler de
laisser libre cours à ses vaticinations : « Cet espace en Russie doit être
toujours dominé par les Allemands. La pire erreur que nous pourrions faire
là-bas serait de chercher à y éduquer les masses. Nous prendrons la partie
sud de l’Ukraine, en particulier la Crimée, et nous en ferons une colonie
exclusivement allemande. Cela ne fera pas de mal de pousser dehors la
population qui s’y trouve actuellement. Le colon allemand sera le soldat
paysan, et pour cela je prendrai des soldats professionnels. Pour ceux
d’entre eux qui sont fils de paysans, le Reich fournira une ferme
complètement équipée. Le sol ne nous coûte rien, nous avons seulement à
construire la ferme… Ces soldats paysans recevront des armes pour qu’au
moindre danger ils puissent être à leur poste quand nous les
convoquerons. »
On retrouve ici le mythe de l’Allemagne héritière de l’Empire romain.
Hitler, nouveau César, revient donc au soir du 17 octobre sur le modus
operandi de la colonisation : « Le désert russe, nous le peuplerons. Nous lui
enlèverons son caractère de steppe asiatique, nous l’européaniserons. Dans
ce dessein, nous avons entrepris la construction de routes qui conduiront
dans l’extrême sud de la Crimée et vers le Caucase. Ces routes seront
parsemées sur toute leur longueur de villes allemandes, et, autour de celles-
ci, nos colons s’installeront. »
En ce qui concerne les 2 ou 3 millions d’hommes dont il a besoin pour
cette colonisation, le Führer les fera venir d’Allemagne, de Scandinavie,
globalement des pays occidentaux, et même d’Amérique. Avec fierté et un
brin de nostalgie, il observe qu’il ne sera plus là pour voir tout cela, mais
d’ici vingt ans l’Ukraine sera devenue un foyer pour 20 millions de
nouveaux habitants, en plus des indigènes. Et puis vient ce cri de haine :
« Nous ne nous installerons pas dans les villes russes et nous les laisserons
tomber en morceaux sans intervenir. Et par-dessus tout, pas de remords sur
ce sujet ! Nous sommes absolument sans obligations pour ce qui concerne
ces gens. Nous débattre au milieu des masures, chasser les puces, fournir
des professeurs allemands, faire sortir des journaux… très peu pour nous !
Nous nous contenterons, peut-être, d’installer un émetteur radio sous notre
contrôle. Pour le reste, laissons-les apprendre juste assez pour comprendre
notre signalisation routière, pour qu’ils ne se jettent pas sous les roues de
nos véhicules. »
« Pour eux, ajoute Hitler, le mot “liberté” signifie le droit de se laver les
jours de fête… Il n’y a qu’un seul devoir : germaniser ce pays par
l’immigration d’Allemands et considérer les indigènes comme des Peaux-
Rouges… Dans cette affaire, je poursuivrai tout droit mon chemin sans me
départir de mon sang-froid. »
Et comme il faut aussi une justification économique, le Führer prédit que
le Grand Reich fournira bientôt du blé à toute l’Europe, ainsi que du
charbon, de l’acier et du bois. Pour exploiter correctement l’Ukraine – ce
nouvel empire indien –, l’Allemagne n’aura besoin que de la paix avec
l’Ouest…

Staline hésite

Pendant ce temps, le tsar rouge cherche obstinément à comprendre


pourquoi Hitler a violé le pacte germano-soviétique et se demande à quelles
conditions il serait prêt à conclure un cessez-le-feu. Il charge donc Lavrenti
Beria d’utiliser un de ses agents d’influence, l’ambassadeur bulgare Ivan
Stamenov, pour prendre contact avec Berlin. Staline, dans les derniers jours
de juin 1941, est prêt à abandonner les États baltes, la Moldavie, une bonne
partie de l’Ukraine et de la Biélorussie en échange d’un cessez-le-feu. Beria
envoie l’un de ses agents faire part de cette éventualité au cours d’une
conversation malgré tout informelle avec l’ambassadeur bulgare, en vue de
la transmettre au Führer. Réponse du diplomate : « Même si les Soviétiques
devaient battre en retraite jusqu’à l’Oural, les Allemands ne pourraient pas
gagner. » À dire vrai, à ce moment précis, Staline n’a pas saisi l’essence
politique d’Adolf Hitler qui ne connaît que la force. Sa mauvaise évaluation
persistante des événements met cruellement à mal le mythe de gloire, de
force d’âme et d’inébranlable bravoure qui entourera le Petit Père des
peuples à l’issue de la guerre.
Comment définir son action en cette période d’urgence ? Nikita
Khrouchtchev s’y est attaché en 1956. Dans la nuit du 24 au 25 février de
cette année-là, à Moscou, les délégués du XXe congrès du Parti communiste
d’URSS vont quitter la salle après dix jours de débats, quand Khrouchtchev
les prie de se rasseoir pour entendre un rapport secret qu’il va leur lire et
dont il leur demande impérativement de ne divulguer aucun élément à
l’extérieur. Devant les délégués atterrés, le Premier secrétaire du Parti
accuse son prédécesseur des crimes abominables que l’on connaît
désormais, et met aussi en accusation ses qualités de stratège politique et
militaire, soulignant ses graves erreurs : conceptions militaires inadaptées à
la situation, mauvaise appréciation de la menace nazie en juin 1941,
politique d’équipement de l’armée tardive et incomplète, profonde
désorganisation du corps des officiers du fait des purges, et flagrantes
manifestations d’incompétence lors des premières batailles et des
encerclements de troupes qui en résultèrent. S’il y a une charge majeure à
retenir contre Staline, c’est d’avoir décapité l’Armée rouge en liquidant
presque tous ses chefs – entre 30 000 et 40 000 de ses officiers les plus
capables et les plus expérimentés – alors qu’il allait être confronté à la
guerre. L’autre charge, écrasante, est son absolue cécité face à Hitler, ce qui
offrit à ce dernier l’avantage de la surprise. Et cela dans une atmosphère de
terreur qui interdit aux esprits lucides de prévenir le danger. La catastrophe
première est donc totalement imputable au Vojd…
On stigmatise également son analphabétisme stratégique et opérationnel,
sa méconnaissance de l’interaction des différentes armes, et son peu
d’empathie pour les combattants : durant tout le conflit, il n’accomplira que
deux brèves visites au front. Sans doute cette vision caricaturale mérite-t-
elle d’être nuancée au regard de la victoire à venir. Cependant il est
incontestable que Staline ne pose jamais de questions sur les pertes
humaines. Quant au nombre de ceux qui se sont rendus, il ne veut même
pas le connaître. Durant les premiers jours de la guerre, il laisse malgré tout
apparaître son inquiétude en téléphonant à sa belle-sœur favorite, Genia
Allilouïeva, sa « rose de Novgorod ». Il lui confie : « La guerre sera longue.
Il y aura beaucoup de morts. S’il te plaît, emmène ma fille dans le Sud. »
Mais la jeune femme refuse. Son premier mari, Pavel, le frère de
Nadejda, a été empoisonné par Staline, qui ne lui a jamais pardonné d’avoir
procuré un revolver avec lequel sa première femme s’est suicidée. Genia a
été la maîtresse du dictateur, mais depuis, elle s’est remariée. Elle veut
rester avec son époux. Staline, furieux, raccroche brusquement. Ils ne se
reverront jamais plus.
À la fin du mois de juin, la Wehrmacht a opéré une nouvelle percée de
cinq cents kilomètres et pris Minsk, capitale de la Biélorussie. Le 28 juin au
soir (selon le témoignage du maréchal Joukov), Staline travaille jusqu’à
2 h 40 du matin. Les derniers revers de l’Armée rouge ouvrent aux
Allemands la route vers Moscou. Après trois heures de sommeil, le
dictateur se rend au commissariat à la Défense, accompagné de Beria et
Molotov, pour avoir des nouvelles du front, mais le chef d’état-major
Joukov a temporairement perdu contact avec ses troupes. « Que se passe-t-
il ? aboie Staline à son adresse. – Je n’ai pas encore suffisamment
d’informations. – Ton rôle est d’avoir les données en main à tout instant et
de nous tenir informés. Tu as peur de nous dire la vérité, voilà tout ! »
Penché sur ses cartes, Joukov réplique froidement : « Pouvons-nous
continuer notre travail ? – Nous vous gênons, peut-être ? » intervient Beria,
froissé par le ton sec du chef d’état-major. – Vous savez bien que la
situation est grave sur tous les fronts. Les commandants attendent des
ordres et il vaut mieux que nous nous en chargions, rétorque Joukov.
− Nous aussi, nous pouvons donner des ordres ! grince le chef de police. –
Eh bien, allez-y, qu’est-ce que vous attendez ? – Si le Parti l’exige, on le
fera ! »
Joukov interrompt ce déplaisant échange en ne s’adressant plus qu’à
Staline : « Excusez-moi d’être si direct, mais nous devons clarifier une
situation compliquée. Ensuite, nous viendrons vous faire notre rapport. »
Le tsar rouge s’emporte : « Pour qui te prends-tu ? Tu te crois supérieur
aux autres ? Il faut venir en aide aux troupes sur le front et c’est à nous tous
d’y réfléchir. »
Puis il passe aux invectives : « Vous parlez d’un chef de quartier général !
Quel pitoyable chef d’état-major avons-nous là, qui perd le contact avec ses
troupes dès le premier jour de la guerre et qui ne commande plus
personne ! »
À ces mots, le visage jusque-là impassible de Joukov se décompose. Cet
homme, qui va affronter avec tant de vaillance les situations les plus
tragiques, ne peut réprimer un sanglot. Il quitte la pièce, avec Molotov sur
ses talons.
Plus tard, Joukov revient, visiblement éprouvé par cette scène incroyable.
À ce moment, Staline est retourné à sa voiture, où il laisse transparaître son
désarroi : « Tout est perdu. J’abandonne. Lénine a fondé notre État et nous
avons tout foutu en l’air. »
Il retourne sur-le-champ à sa datcha. Svetlana, sa fille, évoquera ce
moment crucial : « Il n’avait pas deviné, n’avait pas prévu que le pacte de
1939, qu’il considérait comme sa plus grande ruse, serait rompu par un
adversaire encore plus duplice. C’était la raison de sa dépression nerveuse
au début de la guerre, car ce fut là son immense erreur politique. “Ah, avec
les Allemands, nous aurions été invincibles !” répétait-il encore quand la
guerre était terminée depuis longtemps… Il ne reconnaissait jamais ses
erreurs. »
En l’absence du tsar, le Kremlin est bloqué. Nul n’ose prendre
d’initiatives sans son aval. Pourquoi s’est-il éloigné et pourquoi garde-t-il le
silence alors que pays est au bord du gouffre ? D’après les remarques qu’il
fera au dîner de la victoire le 24 mai 1945, il semble avoir été saisi par la
crainte d’être renversé : « Un peuple différent aurait dit au gouvernement :
“Vous n’avez pas réussi à justifier nos attentes. Allez-vous-en. Nous allons
installer un autre gouvernement qui conclura la paix avec l’Allemagne.” »
Molotov, numéro deux du gouvernement, refuse de donner des ordres.
Beria propose alors l’instauration d’un Comité de défense de l’État
(Gosudarstvennyj Komitet Oborony, GKO), cabinet de guerre qui sera doté
des pleins pouvoirs. Les membres du Politburo se rendent à la datcha de
Staline. Introduits dans la petite salle à manger où est assis le dictateur,
sombre et amaigri, ils le voient se lever lentement. Selon la formule de
Molotov, il semble « hagard, tel Ivan le Terrible ». Il demande d’un ton
méfiant : « Pourquoi êtes-vous venus ? » À ce moment précis, il pense sans
doute à sa destitution. « Staline s’attendait à tout, y compris au pire »,
précisera plus tard Molotov qui, d’emblée, détend l’atmosphère en évoquant
le projet du GKO. « Oui, mais attendez, objecte Staline qui retrouve sur
l’instant ses dons de manœuvrier politique, suis-je capable de mener le pays
vers la victoire finale ? D’autres sont peut-être mieux à même de le
faire… » Molotov souligne l’urgence de créer le GKO. « Qui le
présidera ? » demande le dictateur. Beria répond vivement : « Camarade
Staline, cela va sans dire ! C’est vous qui présiderez le comité. »
Dans la nuit du 30 juin, le gouvernement annonce la création de la
nouvelle structure qui coiffera tous les organismes de l’État et organisera la
lutte contre l’envahisseur. Il est composé comme suit : président, Staline ;
vice-président, Molotov ; autres membres, Beria, Vorochilov et Malenkov,
homme de confiance de Staline durant les purges d’Arménie et de
Biélorussie – les historiens lui attribuent 150 000 morts –, l’autorité
suprême du GKO en matière d’orientation et de décision revenant au Vojd.
Durant la guerre, où qu’il se trouve, Staline abat des journées de travail de
seize heures. Le plus souvent, il passe la matinée dans sa datcha de
Kountsevo, puis un convoi de Packard le conduit à Moscou tôt dans la
soirée. Parfois, il descend simplement de son appartement du Kremlin
jusqu’à son bureau. Son secrétaire revêtu de l’uniforme de général des
services secrets fait la loi dans l’annexe de son bureau où règne un ordre
impeccable. Rien de superflu dans cette pièce dépouillée. Pour y entrer, les
visiteurs montrent leurs papiers d’identité et sont fouillés à plusieurs
reprises. Les maréchaux eux-mêmes doivent se défaire de leurs armes.
Dans l’antichambre, en attendant que le tsar rouge arrive à son bureau,
les nouveaux venus saluent ceux qui attendent en silence. Ceux qui se
connaissent échangent quelques mots, puis un calme tendu retombe. Un
murmure parcourt la salle à l’arrivée de Staline. Sa démarche est devenue
pesante, sa peau semble encore plus mate et marquée, ses cheveux plus gris,
ses dents noircies, ses yeux plus jaunes et plus bridés.
Sa table de travail au fond de la pièce croule sous des piles de dossiers.
S’y alignent aussi un radiotéléphone, plusieurs postes classiques avec de
multiples touches, ainsi que des crayons impeccablement taillés. Il se lève
de temps à autre pour faire les cent pas, bourrant sa pipe avec son tabac
géorgien favori, le Herzegovina Flor. Les civils sont assis en rang contre le
mur, faisant face aux portraits des grands chefs de guerre de l’époque
tsariste ; de l’autre côté, les généraux ont vue sur ceux de Marx et Lénine.
Staline s’arrête devant la personne à qui il s’adresse et la fixe droit dans les
yeux. « Son regard tenace et perçant semblait voir à travers l’âme du
visiteur », a écrit le maréchal Joukov.
L’appel décisif

Depuis l’échec de son projet de cessez-le-feu avec le Führer, le tsar rouge


est conscient qu’aucun compromis n’est possible. Oubliant la diplomatie
secrète, il va se consacrer à la lutte. Durant cette période d’apprentissage de
1941-1942, l’URSS va payer cher les égarements de son chef. Une des
premières victimes au sein des armées sera le général Dmitri Pavlov, tenu
pour responsable du désastre à la frontière occidentale. Il est arrêté pour
haute trahison par Beria, qui dirige le service spécial chargé de débusquer
les traîtres dans chaque unité militaire.
Staline déclare que « l’exécution de Pavlov améliorera certainement la
situation sur le front. Il ne faut pas que le procès traîne en longueur. Pas
d’appel. Ensuite, il conviendra que les soldats du front soient informés du
verdict. Ils comprendront qu’il n’y a pas de pitié pour les défaitistes ». Le
général Pavlov, vétéran de la Première Guerre mondiale, héros de l’Union
soviétique, brave parmi les braves durant la guerre d’Espagne, décoré trois
fois de l’ordre de Lénine et deux fois de l’ordre du Drapeau rouge, est donc
exécuté par le NKVD le 22 juillet 1941, au chef d’accusation de lâcheté et
de manquement au devoir ayant entraîné la défaite de Białystok-Minsk.
Un tournant majeur dans la poursuite de la guerre va s’opérer avec le
discours radiodiffusé de Staline le 3 juillet 1941. Alors que les troupes du
Reich menacent Moscou, le maître du Kremlin décide de rester dans la
ville. Il prononce une allocution aux forts accents patriotiques qui galvanise
les troupes, en appelle au courage, à la résistance et à l’union sacrée avec,
de surcroît, une référence chrétienne orthodoxe par les simples mots de
« frères et sœurs ». Cette intervention sera décisive pour le moral de la
nation, jusqu’à la bataille de Stalingrad qui marquera la première défaite
militaire de l’Allemagne nazie. Sur les ondes, les Soviétiques entendent la
voix sourde et mesurée, aux intonations colorées d’un fort accent géorgien,
de Staline :
Camarades ! Citoyens ! Frères et sœurs ! Combattants de notre
armée et de notre flotte ! Je m’adresse à vous, mes amis ! La perfide
agression militaire de l’Allemagne hitlérienne, commencée le 22 juin,
se poursuit contre notre patrie.
Malgré la résistance héroïque de l’Armée rouge, et bien que les
meilleures divisions de l’ennemi et les unités les meilleures de son
aviation aient déjà été défaites et aient trouvé la mort sur les champs de
bataille, l’ennemi continue à se ruer en avant, jetant sur le front des
forces nouvelles. […] Un grave danger pèse sur notre patrie. Comment
a-t-il pu se faire que notre glorieuse Armée rouge ait abandonné aux
troupes fascistes une série de nos villes et de nos régions ? Les troupes
fascistes allemandes sont-elles vraiment invincibles comme le
proclament sans cesse à cor et à cri les propagandistes fascistes
fanfarons ? Non, bien sûr. L’histoire montre qu’il n’a jamais existé et
qu’il n’existe pas d’armées invincibles. On estimait que l’armée de
Napoléon était invincible. Mais elle a été battue […]. Il faut en dire
autant de l’actuelle armée allemande fasciste d’Hitler. […]
L’Allemagne fasciste a violé perfidement et inopinément le pacte de
non-agression conclu en 1939 entre elle et l’URSS, sans vouloir tenir
compte qu’elle serait regardée par le monde entier comme l’agresseur.
C’est ici que Staline tente une autojustification :
On pourra se demander : comment le gouvernement soviétique a-t-il
pu signer un pacte de non-agression avec des voyous inhumains comme
Hitler et Ribbentrop ? N’avons-nous pas commis une faute sérieuse ?
Non, certes ! Un pacte de non-agression est un pacte de paix entre deux
États, et c’est ce pacte que l’Allemagne nous a proposé en 1939. Aucun
État souhaitant la paix ne pouvait rejeter un tel accord avec un autre
pays, même s’il avait à sa tête des voyous comme Hitler et Ribbentrop.
D’autant plus que ce pacte n’a jamais porté atteinte à l’intégrité
territoriale, à l’indépendance, ni à l’honneur de notre pays.
Qu’avons-nous gagné en concluant un pacte de non-agression avec
l’Allemagne ? Nous avons assuré à notre pays dix-huit mois de paix,
ainsi que la possibilité de nous préparer pour le cas où l’Allemagne
nous attaquerait. C’était un gain pour nous et une perte pour
l’Allemagne fasciste ! […] Cette guerre nous a été imposée et notre
pays doit livrer une lutte à mort. Le gros de l’Armée rouge, avec des
milliers de tanks et de canons, entre maintenant dans la bataille. Aux
côtés de l’Armée rouge, notre peuple tout entier se lève pour défendre le
pays.
Après avoir décrit l’ennemi cruel et sans pitié, il lance un avertissement
aux « lâches, aux pleurnichards, aux déserteurs et aux semeurs de
désordre ». Il appelle à la formation d’unités de partisans derrière les lignes
ennemies : « Il faut créer des conditions intolérables pour l’envahisseur et
ses complices. » Et lui qui a toujours stigmatisé la « perfidie » des
démocraties occidentales évoque désormais les « alliés sûrs » d’Europe et
d’Amérique. Il se félicite de « la déclaration historique de M. Churchill sur
l’aide britannique à l’Union soviétique et la déclaration du gouvernement
des États-Unis, décidé à aider notre pays, ne peuvent qu’être accueillies
avec un sentiment de gratitude par notre peuple. Elles sont lourdes de
sens ». Puis il termine par ces mots : « En avant pour la victoire ! »

En prononçant ce discours, le tsar rouge reconquiert le cœur du peuple.


C’est l’engagement patriotique des Russes qui lui permettra de se ressaisir.
Fin juillet 1941, la Wehrmacht interrompt sa marche en avant pour se
réapprovisionner. Les lignes se stabilisent, alors qu’Adolf Hitler n’a pas
atteint ses objectifs stratégiques de guerre éclair : Leningrad, Moscou et le
bassin du Donetsk. L’état-major allemand est même désarçonné par le fait
que, même encerclées, nombre d’unités soviétiques continuent de se battre,
et que de nouveaux renforts leur parviennent. Les généraux des
Panzerdivisionen optent pour la poursuite de l’offensive dans la direction de
la capitale soviétique en appliquant la doctrine militaire classique,
prévoyant la concentration de toutes les forces sur la destruction des
principales armées russes. Mais Hitler a une autre stratégie, faisant une
priorité de l’occupation des États baltes, de la prise de Leningrad et du
renforcement de la poussée au sud-est. Il veut priver Staline du potentiel
agricole et industriel de l’Ukraine et s’ouvrir un chemin vers le pétrole du
Caucase. « Le Führer a une répugnance instinctive à suivre le chemin vers
Moscou (le même que celui de Napoléon), observe en privé le général Jodl.
Moscou lui donne un sinistre pressentiment. »
Le 29 juillet, Joukov, en qualité de chef d’état-major, présente à Staline
un rapport complet de la situation, avec sa franchise coutumière et une
précision qui indisposent le dictateur. Il signale la jonction entre les fronts
ouest et sud-ouest comme la position la plus vulnérable des armées
soviétiques et propose en priorité de renforcer le front occidental pour
protéger Moscou en y amenant huit divisions basées en Extrême-Orient et
en faisant reculer le front Sud-Ouest derrière le Dniepr. Cela signifie
l’abandon de Kiev, la capitale de l’Ukraine.
Staline s’en irrite : « Ne dis pas d’âneries ! » Blessé, Joukov rétorque que
si le chef d’état-major général dit des âneries, mieux vaut le relever de ses
fonctions. « Ne t’échauffe pas. Mais puisque tu en parles, nous nous
passerons de toi », conclut sèchement Staline en brisant là la conversation.
Quarante minutes plus tard, il fait annoncer à Joukov qu’il est remplacé
par Boris Chapochnikov, vieux chef militaire malade, beaucoup plus
accommodant. Néanmoins, la pertinence de l’analyse de Joukov sera
confirmée par l’évolution de la situation. Au point de jonction qu’il a
désigné, les divisions blindées allemandes sous le commandement du
général Heinz Guderian, Schneller Heinz (« Heinz le rapide »), opèrent une
percée spectaculaire à la fin août, ouvrant la voie à l’encerclement de cinq
armées soviétiques.
Finalement, Hitler a accepté un compromis avec ses chefs militaires : la
poussée vers Moscou ne reprendra qu’après une percée en Ukraine. Les
principaux chefs militaires soviétiques demandent à Staline d’ordonner la
retraite, mais ce dernier refuse obstinément d’abandonner la capitale de
l’Ukraine : « Kiev était, est et sera soviétique », dit-il. Mais, le
18 septembre, Kiev est prise, en préambule à l’occupation de l’Ukraine par
les armées hitlériennes. 450 000 soldats soviétiques, dont 60 000 officiers,
sont faits prisonniers.
En Russie même, après avoir déferlé sur les États baltes, les armées du
Nord du maréchal von Leeb, renforcées par des troupes finlandaises,
italiennes et par les volontaires espagnols de la division Azul, percent les
défenses extérieures de Leningrad. 725 000 hommes, 13 000 canons,
1 500 panzers ont été lancés à l’assaut, avec l’appui aérien de 760 avions.
La prise de la forteresse de Chlisselbourg située à l’embouchure de la Neva
sur le lac Ladoga, à trente-cinq kilomètres à l’est de l’ancienne Saint-
Pétersbourg, referme l’étau sur la ville. 2,5 millions de personnes sont
prises au piège. Face à une résistance hors norme, Hitler va décider de ne
pas prendre Leningrad de force. Il va l’épuiser par des bombardements
intensifs et l’affamer jusqu’à sa reddition.

Le siège de Leningrad

Dans sa directive numéro 21, le Führer ordonne la destruction totale de la


ville comme « haut lieu de l’intelligentsia bolchevique et juive ». Symbole
du génie slave, mais aussi berceau de la révolution bolchevique, l’ancienne
Saint-Pétersbourg n’a rien à envier à Berlin par sa grandeur architecturale.
Le principe du Führer est donc celui du « Delenda est Carthago » (« Il faut
détruire Carthage »).
Le siège de Leningrad par la Wehrmacht va durer 872 jours. À ce titre, il
est mentionné dans les encyclopédies du XXe siècle comme le plus long de
l’histoire moderne jusqu’à celui de Sarajevo au début des années 1990, qui
a totalisé 1 425 jours. Amorcé le 8 septembre 1941, il est levé par la contre-
attaque de l’Armée rouge le 27 janvier 1944, au prix de colossales pertes
humaines.
À la fin de l’année 1941, dans la ville soumise au blocus, par pénurie de
carburant, les transports et de nombreuses usines s’arrêtent. C’est la famine.
Le peu de réserve de viande a été attribué aux soldats en première ligne. Le
pain est réduit à 500 grammes par jour, 375 grammes pour les ouvriers des
ateliers de guerre encore en activité, 250 pour les ingénieurs, 125 pour les
employés, les personnes à charge et les enfants. Les chiffres tomberont à
110 grammes de pain additionné de malt de brasserie. On en vient à manger
les ceinturons de cuir et de la colle forte. L’actrice Lioudmila Savelieva, née
le 24 janvier 1942 dans la ville assiégée, qui a interprété le rôle de la blonde
et ravissante Natacha Rostova dans Guerre et Paix, Oscar du meilleur film
en langue étrangère en 1969, a raconté au site Sputnik Mundo la vie de sa
famille durant le blocus. Le mois de sa naissance, 265 enfants mouraient
chaque jour. « Nous avons survécu. Tout d’abord parce que, avant de partir
pour le front, Papa nous a apporté un petit fourneau en métal […]. Il n’y
avait naturellement ni gaz ni eau courante. On allait chercher de l’eau à la
Neva. […] Maman achetait au marché de la colle en briques qui
ressemblaient à des pains de savon. Elle les faisait cuire pendant toute une
journée pour avoir à la fin une sorte de gelée. Et tous en mangeaient.
[J’étais] couverte de petits ulcères. C’était pénible. Il n’y avait plus ni
oiseaux ni animaux à Leningrad. »
Tous ont été dévorés – chevaux, corbeaux, chiens, chats. Dans son
journal intime, un garçonnet de dix ans écrit : « Le 3 décembre 1941, on a
mangé un chat rôti. Délicieux. » Un peintre âgé, tourmenté par la faim,
étouffe son chat, mais n’ayant pu supporter son geste, se pend… Avec la
disparition des chats, les rats se mettent à pulluler, vecteurs de maladies et
responsables de ravages dans les stocks de nourriture de l’armée soviétique.
Vorochilov, qui défend la ville, trouve alors la parade en faisant capturer des
troupes de chats errants dans les villages voisins abandonnés. Il les transfère
dans quatre wagons au front, où ils font un massacre de rats, sauvant le
ravitaillement. Les chats, « héros de l’Armée rouge », ont donc leurs statues
aujourd’hui au cœur de la ville. La plus célèbre d’entre elles, Yelisei le chat,
trône à l’angle de Malaya Sadovaya et de Nevsky Prospekt, l’avenue
principale de Saint-Pétersbourg.
Les habitants assiégés ont réussi à supporter la famine durant le premier
hiver grâce à la « route de la vie ». Lors de l’hiver 1941-1942,
particulièrement rude, une communication avec le continent a été mise en
place via le lac Ladoga afin d’acheminer de la nourriture, mais aussi pour
évacuer la population. Quand les bateaux furent bloqués par l’embâcle, il
fallut attendre le gel complet de la surface du lac pour pouvoir circuler
dessus. Les premiers convois se firent en traîneaux tirés par des chevaux.
Quand la surface fut assez épaisse, les camions entrèrent en action, mais les
passagers avaient la peur au ventre car la glace pouvait céder à tout
moment. « Maman a ramassé le peu de chose qui nous restait, car nous
avions alimenté le four avec nos meubles et nos vêtements, raconte encore
Lioudmila Savelieva. Et on nous a évacués. C’était effrayant. Autour de
nous, des véhicules avec enfants et parents à bord, s’enfonçaient dans les
eaux du lac. Mais nous avons eu de la chance. » En trois vagues
d’évacuation, 1,5 million de personnes, pratiquement la moitié de la ville,
échapperont au blocus. En janvier 1943, l’Armée rouge perce pour la
première fois le siège des occupants et construit une voie ferrée, la « route
de la victoire », bientôt surnommée la « route de la mort » car une portion
jouxte les lignes ennemies et les trains n’arrivent pas toujours à destination.
L’hiver est horrible, avec une température moyenne de –18 °C et des pics
à –31 °C. La terre est si dure que les défunts ne sont plus inhumés mais
posés à même le sol dans des draps aux abords des cimetières, parfois
ensevelis dans des fosses communes creusées à la dynamite. Au printemps,
après le dégel, on découvrira des milliers de corps demeurés tout l’hiver
sous la neige. Leningrad est sous le feu roulant de l’artillerie allemande et
de la Luftwaffe, à raison de plusieurs attaques par jour. Au total,
150 000 obus et une centaine de bombes incendiaires quotidiens.
Le bilan du siège de Leningrad annoncé par l’URSS lors du procès de
Nuremberg est de 630 000 morts, mais les recherches historiques font état
désormais d’environ 1,5 million de victimes, civils et militaires confondus.
Les Allemands eux-mêmes, en situation précaire en raison du froid et du
manque de vêtements adaptés, ont perdu 200 000 combattants lors de
l’offensive de reconquête soviétique. Le 14 janvier 1944, quatre armées
russes réparties entre les lacs Ilmen et Ladoga – un front de 18 kilomètres
de long – attaquent les positions ennemies. Le 27 janvier, le siège est levé.
En mars, l’envahisseur est repoussé à deux cent cinquante kilomètres. Mais,
peu avant d’entamer leur retraite, les nazis ont pillé les collections d’œuvres
d’art et détruit par le feu les palais impériaux qu’ils avaient occupés, tels
que le palais Catherine à Pouchkine, le palais de Pierre le Grand à Peterhof,
le palais de Gatchina, le palais Constantin à Strelna.

La terreur et la guerre

La pénétration de la Wehrmacht en territoire soviétique sur plusieurs


centaines de kilomètres est une des avancées victorieuses les plus
spectaculaires de la Seconde Guerre mondiale. En l’espace de quatre mois,
les nazis font 3 millions de prisonniers. Ils ne combattent pas seulement
l’Armée rouge, ils s’en prennent au peuple russe qu’ils méprisent. Hitler
parle de « combat décisif entre la race et la masse », soutenant que la vie
des Slaves n’a aucune valeur : « Il faut que la race des seigneurs subjugue le
pullulement des esclaves. »
Les « esclaves », Staline s’en occupe à sa manière, en décidant, le
12 septembre 1941, la constitution au sein des troupes du NKVD de
formations qui feront barrage et exécuteront tous ceux qui reculeront.
Rendu public, le décret numéro 270 est censé ranimer l’esprit de résistance
de la nation : « J’ordonne que tout homme ayant déserté et enlevé ses
insignes soit traité comme un infâme déserteur. Sa famille doit être arrêtée,
car c’est la famille d’un homme qui a trahi son serment et sa patrie. Les
déserteurs seront exécutés sur-le-champ. Les troupes encerclées doivent
combattre jusqu’au dernier homme. […] Ceux qui préfèrent se rendre seront
supprimés, et leurs familles, privées de toute assistance. »
Yakov Djougachvili, le fils aîné du dictateur, fera les frais de cette
décision. En apprenant que le jeune lieutenant s’est rendu aux Allemands à
Smolensk, le tsar rouge a grommelé : « L’imbécile, il n’a même pas été
capable de se tirer une balle dans la tête ! » De fait, il a personnellement
désobéi aux ordres de son père qui exigeait que chaque ville fût défendue
jusqu’au dernier homme.
Staline donne l’ordre immédiat d’arrêter sa bru et laisse son fils pourrir
ad vitam dans les camps allemands. À partir de 1942, Yakov est interné à
Sachsenhausen, où les geôliers exercent sur lui d’intenses pressions pour
l’amener à coopérer. Début 1943, quand le Führer propose à Staline de
l’échanger contre le maréchal Paulus vaincu à Stalingrad, le tsar rouge
refuse tout net, expliquant qu’il ne fait pas de commerce avec les nazis. Une
formule devenue fameuse lui est alors attribuée : « Je n’échange pas un
lieutenant contre un maréchal ! »
Kira Allilouïeva, la nièce de Staline, a décrit les rapports de ce dernier
avec ses enfants : « Il était tour à tour papa gâteau et père fouettard. Jusqu’à
la guerre, il corrigeait les devoirs de ses deux plus jeunes enfants tous les
soirs. Il adorait sa fille, Svetlana, qu’il couvrait de baisers. Mais il pouvait
être aussi terriblement cruel. Il se moquait sans cesse de son fils aîné,
Yakov, qu’il avait eu avec sa première femme, et qui était adorable. Un jour,
excédé par les humiliations de son père, Yakov a tenté de se suicider, mais il
s’est raté. Alors Staline lui a lancé : “Même ça, tu es incapable de le
faire3.” »
Ni le père, qui rabaisse, ni le fils, suicidaire, ne chercheront à améliorer
leur relation. Au camp de Sachsenhausen, selon le témoignage de ses
codétenus, Yakov Djougachvili est un homme brisé qui n’a plus de repères,
déchiré qu’il est entre son identité, sa désobéissance au père, sa loyauté vis-
à-vis de son pays mise en doute et le harcèlement des Allemands qui
veulent l’instrumentaliser. Sans plus aucun avenir, le jeune officier va se
suicider le 14 avril 1943, après une querelle avec des prisonniers anglais4.
On a longtemps cru qu’il avait été exécuté par les nazis. La réalité est plus
pathétique : l’empoignade éclate dans la cellule qu’il partage avec trois
Britanniques et Vassili Kokorine, le neveu de Molotov, lorsque l’un des
Britanniques accuse celui-ci de conchier les latrines communes sans jamais
tirer la chasse d’eau. Une bagarre s’ensuit entre Kokorine et l’un des
Britanniques. On ignore si Yakov y prend part, mais, en tout état de cause,
la violence va faire chavirer son esprit. Il demande à voir le commandant du
camp. Après un refus humiliant, il court à travers les allées en criant aux
gardes SS de l’abattre, puis s’accroche à une barrière électrifiée. Un soldat
l’achève d’une balle dans la tête. Officiellement, les Allemands ont déclaré
qu’il était mort après une tentative d’évasion ; certains ont pensé qu’Hitler
l’avait fait liquider à la suite de l’échec de l’échange contre Paulus. Des
dossiers maintenant déclassés établissent qu’il a été abattu par un garde
pour refus d’obéissance. Alors qu’il circule dans le camp, on lui enjoint de
revenir aux baraquements en menaçant de lui tirer dessus. Yakov refuse et
hurle : « Tirez donc ! » Le garde lui loge une balle dans la tête. Cette mort
provoquée par le désespoir est aussi la conséquence d’un défi qui ne
pouvait que rasséréner le dictateur et lui rendre un peu d’estime pour son
fils.
Pour ce qui est des lâches et des déserteurs ou présumés tels, Staline ne
lâche rien. Durant toute la durée de la guerre, il maintient la terreur.
994 000 recrues seront condamnées et 157 000 exécutées, soit l’équivalent
de quinze divisions.
Enfin, parmi les crimes du stalinisme de l’époque de la guerre, le
massacre de Katyn, au printemps 1940, est une autre grande tragédie. Le
NKVD assassine dans une forêt plusieurs milliers de Polonais : officiers,
ingénieurs, médecins, enseignants, étudiants, et autres représentants de
l’élite considérés comme hostiles au communisme. L’URSS a nié sa
responsabilité dans la tuerie dès sa révélation par des militaires allemands
l’année suivante, mais aussi durant toute la guerre froide, accusant
l’Allemagne nazie d’en être l’auteure. Il faudra attendre 1990 pour que
Mikhaïl Gorbatchev – sous l’influence de son principal conseiller, l’anti-
stalinien convaincu Alexandre Iakovlev – reconnaisse que ce carnage avait
été ordonné par Staline. En 2010, Vladimir Poutine prononce la déclaration
suivante : « Un crime ne peut être justifié d’aucune manière. Nous sommes
tenus de préserver la mémoire du passé. Nous n’avons pas le pouvoir de
changer le passé, mais nous pouvons rétablir la vérité et la justice
historiques. »

La bataille de Moscou

Lors de l’automne 1941, les armées d’Adolf Hitler approchent


dangereusement de Moscou. Le 5 octobre au matin, un avion de
reconnaissance soviétique repère une colonne de panzers à cent kilomètres
de la capitale. Staline appelle Joukov, alors à Leningrad. Le chef d’état-
major se précipite à Moscou et le trouve dans son bureau, incroyablement
vieilli, faisant les cent pas, pipe à la main, vêtu de sa tunique usagée et de
son pantalon bouffant rentré dans ses bottes. « Il était devenu un petit
homme fatigué, à la mine hagarde. Son regard avait perdu sa fermeté
légendaire et sa voix manquait d’assurance. »
L’envahisseur se rapprochant, les diplomates étrangers plient bagage.
Puis c’est au tour de fonctionnaires moscovites et de leurs familles d’être
évacués à Kouïbichev, sur les bords de la Volga. Dans les gares, les forces
de l’ordre forment un cordon pour retenir les Moscovites pris de panique.
La Luftwaffe, en avant-garde des panzers, cherche en priorité à détruire le
Kremlin qui demeure invisible grâce à un immense camouflage qui modifie
totalement l’architecture du quartier.
Faut-il abandonner Moscou ? Où aller ? Jusqu’à l’Oural ?
Les températures ont chuté, l’hiver promet d’être rigoureux, mais c’est
un avantage pour les Allemands car le sol durci par le gel permet à leurs
chars d’avancer plus vite. Le 15 octobre, les communications avec le front
sont rompues. Les autorités de Moscou ordonnent l’évacuation massive de
la population. Des soulèvements s’amorcent dans plusieurs grandes
entreprises où l’on croit que les chefs du Kremlin ont fui Moscou en
abandonnant ses habitants à leur sort.
Les services secrets ont élaboré un plan d’exfiltration du chef du
Kremlin : sur une piste, quatre avions se tiennent en permanence à sa
disposition, moteurs en marche. Dans cette atmosphère d’apocalypse, Beria
veut évacuer les principaux dirigeants du pays. « Les nazis nous tireront
comme des lapins », dit-il.
Chargé de coordonner les actions en prévision de l’occupation allemande,
Beria a déjà fait miner par ses services plusieurs stations de métro, les ponts
de la Moskova, ainsi que diverses datchas. Staline, qui a médité l’ouvrage
de l’historien et académicien soviétique Evgueni Tarlé sur la campagne de
Russie de Napoléon en 1812, ainsi que l’exemple d’Ivan le Terrible, ne se
résout pas à s’éloigner de la capitale. Dînant avec Valechka Istomina, sa
gouvernante, paysanne enjouée qui, à l’occasion, est aussi sa maîtresse, il
lui pose la question : « Veux-tu partir ? » Et cette femme solide et simple de
répondre : « Jamais je ne quitterai Moscou ! Je la défendrai jusqu’à ma
dernière goutte de sang ! – Voilà comment agissent les vrais patriotes ! »
s’exclame Staline.
Joukov assurant la défense militaire, Staline décide de mettre en scène sa
résistance. Il se rend en voiture blindée jusqu’à la station ferroviaire où se
presse une population cherchant à fuir la capitale. Sous une bourrasque de
neige, il arpente les quais et longe les rails où stationnent les trains en
partance. Simplement vêtu de son grand manteau rapiécé de soldat, il
s’exclame : « Staline ne partira pas. On reste ici jusqu’à la victoire ! »
Puis il retourne à sa limousine et, derrière son chauffeur, seul dans son
immense Packard noire, il traverse la ville pour que les Moscovites le
voient. Ses gardes du corps lui ont recommandé de remonter les vitres, mais
il refuse et salue la foule de la main. Le lendemain, 19 octobre, les
principaux dirigeants du Kremlin sont dans son bureau. Le soir même, la
NKVD commence ses fournées d’exécution de déserteurs ou prétendus tels.
« La Russie est finie ! » se vante Adolf Hitler, qui va un peu vite en
besogne, car après avoir avantagé la progression des panzers, le froid fait
maintenant souffrir ses troupes. La température est tombée à –30 °C. Le
« général Hiver », qui avait mis fin à l’invasion suédoise en 1709 et défait
la Grande Armée napoléonienne en 1812, est à nouveau entré en scène. Dès
lors, le climat travaillera pour les Russes. Sur le plan diplomatique, Staline
apprend une nouvelle d’importance grâce à son maître espion basé au
Japon, Richard Sorge. Celui-ci lui fait savoir que Tokyo, malgré son
alliance avec le Reich, n’a nullement l’intention d’attaquer la Russie.
Renseignement essentiel qui permet au dictateur de retourner contre les
nazis son armée d’Extrême-Orient prévue pour contrer une éventuelle
attaque japonaise.
Avec Joukov, il dégarnit le front sibérien et jette à l’ouest toutes ses
forces contre l’armée allemande, en prenant la précaution de faire déguiser
les paysans locaux en militaires pour dissimuler au mieux ce retrait massif.
La situation est critique. Les panzers sont à moins de soixante-
dix kilomètres de la capitale et le bruit court que des parachutistes ennemis
auraient déjà sauté sur Moscou même. Staline, cependant, tient bon la barre.
Le 30 octobre, il interroge le commandant de la place de Moscou : « Et le
défilé militaire, comment allons-nous l’organiser ? – Impossible ! » répond
son interlocuteur. Staline poursuit calmement : « Je tiens à ce que ce défilé
ait lieu le 7 novembre, jour de notre fête nationale. Il faudra filmer
l’événement et le projeter dans tout le pays. Je ferai un discours. »
Le 6 novembre, les hommes du NKVD installent les chaises du théâtre
Bolchoï sur les quais de la ligne 2 du métro de Moscou, à la station
Maïakovskaïa. Le soir même, les dignitaires du Kremlin y assistent à un
concert où l’orchestre joue Moussorgski. Puis le chef du Kremlin parle
durant une demi-heure, sur un ton très dur : « S’ils veulent la guerre totale,
ils l’auront ! » Staline se présente davantage comme le successeur des
grands tsars que comme l’héritier de Lénine.
Le lendemain, 7 novembre 1941, la parade commence à 8 heures du
matin sur la place Rouge. Le décor, digne de l’événement, évoque
irrépressiblement l’opéra de Moussorgski Boris Godounov, lorsque, dans
son livret, Pouchkine mêle la tragédie à la légende russe. Alors qu’une
tempête de neige envahit le ciel et souffle sur les coupoles dorées des
églises, rendant toute attaque aérienne ennemie impossible, Staline grimpe
les marches qui mènent au mausolée de Lénine, en affirmant : « Dieu est
avec nous ! »
Les volontaires, défenseurs de Moscou, arrivent sur la place Rouge. Des
hommes déjà épuisés que l’ambassadeur britannique, qui est demeuré à
Moscou, et qui fait partie des hôtes de marque, considère en songeant in
petto que la Russie ne pourra pas résister. Quelques minutes plus tard, alors
que la bourrasque persiste, soudain entrent sur la place Rouge les forces
fraîches venues d’Orient. Une sorte de rouleau compresseur qui deviendra
le symbole de l’Armée rouge. Staline a choisi une troupe de véritables
géants revêtus de manteaux blancs de mouton retourné. En voyant ces
guerriers marcher d’un pas ferme sur l’emblématique place de la Russie
éternelle, le diplomate anglais change d’avis. Le soir même, il envoie un
télégramme à Winston Churchill prédisant que la Russie va non seulement
résister, mais qu’elle gagnera la guerre.
Le tsar rouge prononce un discours enflammé dans lequel il évoque la
mémoire des grands chefs militaires du pays et, en premier lieu, le saint
orthodoxe, Alexandre Nevski, qui écrasa les chevaliers teutoniques en
1242. En rappelant les fondamentaux de la sainte Russie, il soulève une
vague de patriotisme qui déferle sur tout le pays, jusqu’au Goulag, où
nombre de détenus veulent aller au front – sans doute était-ce un sort
préférable au camp de travail. Près de 1 million d’entre eux y seront
envoyés durant les trois années de guerre.
Le 13 novembre, le chef du Kremlin ordonne à Joukov, devenu son
général préféré, de préparer une contre-attaque. Le chef d’état-major, qui est
conscient que la force du verbe ne fait pas tout, estime ne pas disposer de
réserves suffisantes pour se lancer dans une telle aventure. Mais Staline
insiste. Trop hâtive, insuffisamment préparée, la manœuvre exigée par le
dictateur ne réussit pas à freiner l’offensive allemande et, le 15 novembre,
un dernier coup de boutoir nazi brise les lignes de défense soviétiques.
Staline demande à Joukov s’il peut encore défendre Moscou. « Nous
tiendrons certainement, mais il nous faut au moins deux armées
supplémentaires, plus deux cents chars. » Staline lui donne ses dernières
réserves (trois armées), mais l’avertit : « Nous n’avons plus un seul char. »
Jouant ce va-tout, Joukov déclenche la contre-offensive et repousse en vingt
jours la Wehrmacht à trois cents kilomètres de Moscou, au prix de la perte
de 155 000 hommes. Des chiffres qui donnent le vertige.
Désormais, pour le monde entier, le blitzkrieg ordonné par Adolf Hitler a
définitivement échoué. Quand Staline téléphone à Joukov pour le féliciter,
l’aide de camp répond : « Camarade Staline, il dort et on n’arrive pas à le
réveiller ! – Bon, laissez-le dormir tout son saoul, béni de Dieu… »,
réplique, magnanime, le dictateur.
Sur les axes clefs repris par les armées de Joukov gisent des cadavres de
soldats allemands gelés. L’écrivain Vassili Grossman, alors âgé de trente-six
ans, correspondant de guerre à L’Étoile rouge, le journal de l’armée,
raconte : « Les corps gelés debout, les poings levés, les doigts écartés ;
certains ont l’air de courir en rentrant la tête dans les épaules. Ils portent des
chaussures et de petites capotes toutes minces, en papier, des tricots qui ne
gardent pas la chaleur. La nuit, avec la lune qui brille, les champs enneigés
paraissent bleu foncé, et dans la neige bleue se dressent, installés çà et là
par les petits malins, les corps sombres des soldats allemands gelés. »
Avec la bataille de Moscou et la retraite de la Wehrmacht, Staline
remporte sa première victoire. Il va lancer une vague de contre-offensives
sur l’ensemble du front. En l’espace de quelques mois, le Reich perd
500 000 hommes. Staline craint que les Allemands n’attaquent à nouveau
Moscou, or ce n’est plus la priorité du Führer qui convoite désormais le blé
ukrainien et le pétrole du Caucase. Commettant une lourde erreur
stratégique, il sépare ses forces en deux : une partie doit traverser le Don
jusqu’à Stalingrad, tandis que l’autre se dirigera au sud vers les champs de
pétrole caucasiens.

Stalingrad

Symbole pour symbole, Stalingrad, par la simple évocation du nom du


tsar rouge, vaut Moscou dans l’esprit du Führer, qui va concentrer ses
efforts vers cette cible. En juillet 1942, les troupes de Paulus avancent vers
la Volga ; la route de Stalingrad semble ouverte. La Luftwaffe bombarde
massivement la ville. Les usines ainsi que les voies de chemin de fer sont
détruites, et le ravitaillement, bloqué. La plus grande de toutes les batailles
de la Seconde Guerre mondiale commence.
Le 12 août 1942, alors que le désastre plane sur Stalingrad, Winston
Churchill atterrit à Moscou. Le 14, Staline offre une réception au Premier
ministre britannique et à Harry Hopkins, conseiller et envoyé spécial du
président Roosevelt. Les invités pénètrent dans les salles d’apparat. Les
doubles portes s’ouvrent sur une pièce octogonale, la salle Vladimir,
couverte d’une verrière, aux murs tendus de soie et décorés des armes de
l’ordre de Saint-Vladimir, puis ils se rendent au palais à Facettes, tout droit
sorti de l’extrême fin du XVe siècle et qui doit son nom à la taille « en
facettes » (ou en pointe de diamant) de la pierre blanche qui recouvre sa
façade. Cette réplique du Palazzo Bevilacqua, à Vérone, est le bâtiment le
plus ancien du Kremlin. Réalisé en pur style Quattrocento florentin – toit
plat et dix-huit fenêtres carrées encadrées de minces colonnes –, il est
constitué au premier étage d’une seule pièce de près de cinq cents mètres
carrés, sur une hauteur de neuf mètres. C’était la salle du Trône et une salle
de banquets à l’usage des tsars. L’ensemble est couvert par quatre voûtes
reposant sur un énorme et unique pilier central. Les fresques du plafond
représentent Dieu tout-puissant et les régions célestes ; sur le mur sud, la
transmission des insignes impériaux par le souverain byzantin au duc
Vladimir de Russie ; sur le mur ouest, les Justes Chevaliers et, sur les
autres, les aventures de Joseph et de ses frères. On est là bien loin de l’enfer
totalitaire des bolcheviques, des liquidations dans les caves de la Loubianka
et de la misère glacée du Goulag.
À 21 heures, l’entrée du Premier ministre britannique dans la salle
Catherine du Grand Palais du Kremlin fait sensation. Il porte une veste
bleue à fermeture éclair, un col ouvert sans cravate, tandis que les
Soviétiques sont tous en uniforme de gala. Face à cet accoutrement assez
détonnant, pour ne pas dire choquant, dans une réception solennelle, Staline
fait la grimace, ce qui met Churchill d’une humeur de dogue. Le menu,
somptueux et pantagruélique, ne le cède en rien aux dîners des tsars5.
Churchill, qui arrive d’une Angleterre rationnée jusqu’à l’os, au point
que même à Buckingham Palace on sert des œufs en poudre, grommelle
quelques observations aigres-douces à ce propos. Le repas est accompagné
d’innombrables toasts. Et, à mesure que l’atmosphère se réchauffe, Staline
devient de plus en plus gai, tandis que Churchill se rembrunit. Survient
soudain un moment pénible, lorsque Archibald Clark Kerr, nouvel
ambassadeur britannique arrivé à Moscou en février 1942, propose de
porter un toast à Staline. Tout le monde se lève, à l’exception de Churchill.
Se renversant dans son fauteuil et ouvrant le col de sa blouse plus largement
encore, le Premier ministre admoneste le diplomate de sa voix de basse :
« N’avez-vous pas été assez longtemps dans la carrière pour connaître
l’étiquette ? Un ambassadeur doit toujours s’adresser au ministre des
Affaires étrangères du pays auprès duquel il est accrédité et non pas au
président du Conseil… » Témoin de cette querelle, Staline se lève, le
sourire aux lèvres, et annonce joyeusement : « Je voudrais porter un toast
qui ne trouvera pas d’écho. Je bois à la santé des officiers de l’Intelligence
Service qui accomplissent une œuvre si importante. Je sais que personne ne
saurait y répondre, car les officiers de l’Intelligence Service n’ont pas
coutume de se faire connaître ! »
Tandis que les Britanniques demeurent imperturbables, l’attaché naval
des États-Unis, le capitaine Jack Duncan, qui a déjà goûté à tous les vins, à
la vodka et au champagne, se lève et affirme : « Je puis répondre au toast du
président du Conseil au nom des services de renseignement, car j’en fais
partie ! » Staline éclate de rire, quitte sa place, et trinque avec Duncan qu’il
ne quittera plus de la soirée. Ils sortiront tous deux de la salle Catherine,
vers 1 heure du matin, bras dessus, bras dessous.
Dans la soirée du lendemain, le 15 août 1942, Churchill revient au
Kremlin, seul, sans le conseiller de Roosevelt Harry Hopkins, pour un
ultime entretien avec Staline. La rencontre se déroule dans l’appartement
privé du dictateur. Churchill veut effacer l’impression que sa tenue et son
comportement ont causée : son ambassadeur lui a rapporté que les
Soviétiques s’étaient profondément vexés de ce qu’ils considéraient comme
un manque d’égards lors de cette réception solennelle présidée par Staline
au Kremlin. L’entrevue est longue. Profitant de la bonne humeur de Staline,
Churchill se félicite à son tour de la « valeur des services secrets
soviétiques », mais la conclusion est beaucoup moins plaisante quand le
Premier ministre britannique signifie à son hôte que les Occidentaux
n’ouvriront pas de deuxième front.
Situation délicate pour le maître du Kremlin qui répond : « Si Stalingrad
se rend, tout le Sud sera coupé du centre du pays et nous ne pourrons plus le
défendre. Ce ne sera pas seulement une catastrophe pour cette ville. Nous
risquons de perdre notre pétrole et le principal axe fluvial du pays. » Mais
comme le temps des hésitations est passé et qu’en outre on ne saurait
exclure une entrée en guerre de la Turquie, il agira au plus vite en se passant
des démocraties occidentales, lesquelles, décidément, sont fidèles à elles-
mêmes. Fin août, il nomme Joukov commandant en chef adjoint des forces
armées pour une guerre qu’il supervisera personnellement.
Joukov n’est pas ravi de cette promotion : « Je n’ai pas bon caractère, ce
serait difficile de travailler avec moi. » Mais le dictateur l’expédie à
Stalingrad en lui répondant sèchement : « Le pays est au bord du désastre. Il
faut sauver Stalingrad par tous les moyens, quels que soient les sacrifices.
Que vient faire ton caractère là-dedans ? »
Les Allemands ont investi presque toute la ville. Staline lance alors son
fameux ordre : « Pas un seul pas en arrière ! » Le NKVD, placé derrière les
lignes liquidera les hésitants. Bataille décisive qui va opposer plus
d’1 million d’hommes. On lutte corps à corps, maison par maison. « Pour la
Patrie ! Pour Staline ! » crient les combattants dans les faubourgs de la cité
dévastée. La capitulation de Stalingrad aurait entraîné la défaite de l’URSS,
le tsar rouge en est intimement convaincu. Les dernières troupes fraîches de
Sibérie sont envoyées sur les bords de la Volga. Plusieurs centaines de
milliers de détenus du Goulag sont intégrés dans l’Armée rouge.
Finalement, en novembre 1942, la bravoure des troupes et le génie militaire
de Joukov produisent un retournement extraordinaire. 300 000 Allemands
sont encerclés. Trois mois plus tard, c’est une bande disparate de 100 000
soldats déguenillés et affamés qui brandit le drapeau blanc de la reddition.
Sur le champ de bataille, on dénombre 147 200 cadavres.
La glorieuse armée allemande du maréchal Paulus est vaincue. Selon les
Soviétiques, 91 000 hommes, dont 2 500 officiers, 24 généraux et
1 maréchal, sont faits prisonniers du 31 janvier au 2 février 1943. Les
historiens allemands estiment que seuls 5 000 prisonniers sont revenus au
pays, ce qui signifie que près de 95 % des soldats qui se sont rendus sont
morts en captivité. Friedrich Paulus, détenu dans une isba de la région de
Moscou, est incité à se rallier au Comité national pour une Allemagne libre,
d’obédience communiste. L’attentat manqué du 20 juillet 1944 contre
Hitler, avec l’ignominieuse pendaison de ses vieux camarades (le maréchal
von Witzleben, le général Hoepner), le décide à accepter de collaborer par
le biais de ses témoignages avec les autorités soviétiques. Le 8 août 1944, il
franchit le pas. Sa famille, en représailles, est arrêtée par la Gestapo. En
1946, il dépose lors du procès de Nuremberg contre les anciens dirigeants
nazis. Après Nuremberg, il est ramené en URSS, assigné à résidence dans
une datcha près de Moscou. Jusqu’en 1953, ses demandes répétées pour
retourner en Allemagne sont systématiquement rejetées, malgré sa
collaboration avec les autorités soviétiques. Après la mort du dictateur, il
quitte enfin l’URSS, mais doit s’installer en Allemagne de l’Est, à Dresde,
où il dirige le bureau de recherche d’histoire de la guerre à la Haute École
de la police populaire. Il écrit et donne des conférences sur la bataille de
Stalingrad et, dans la vie courante, a plus de contacts avec les généraux
soviétiques qu’avec ses compatriotes officiers qui marquent de la distance à
son égard. Cela étant, associé en 1955 aux rencontres panallemandes entre
officiers visant à empêcher le réarmement des deux Allemagnes, il milite
pour la libération des derniers prisonniers de guerre. Atteint d’une grave
maladie du système nerveux central, il meurt en 1957. Inhumé avec les
honneurs militaires au cimetière de Dresde-Tolkewitz, il est transféré à
Baden-Baden, en RFA, où il repose aux côtés de son épouse décédée huit
ans plus tôt, en 1949, sans qu’il ait jamais pu la revoir.
Notes
1. La ligne Curzon a été proposée pendant la guerre russo-polonaise de 1919-1920 par le ministre des Affaires étrangères
britannique lord Curzon, comme une ligne d’armistice possible entre la Pologne à l’ouest et la Russie soviétique à l’est.
2. Publiés en français en 1952 par Flammarion.
3. Témoignage recueilli par Vincent Jauvert, « Dans l’intimité du tsar rouge », Le Nouvel Observateur, 27 juillet 2006.
4. « Le fils de Staline, Yakov, se serait suicidé en 1943 dans un camp de prisonniers en Allemagne », Le Monde.fr, 26 février
1980. Texte original publié dans le Sunday Times.
5. Caviar frais et pressé – Balyk blanc ; poisson fumé du bas Don – Jambon froid ; jambon d’ours – Foie gras – Gibier froid à
la mayonnaise ; caneton froid ; gélinottes sibériennes – Gelée d’esturgeons ; pâtés de poisson ; petits pâtés – Salades variées –
Fromages ; beurre ; toasts – Cèpes à la crème – Gibier haché avec hareng et pommes de terre – Hachis meunière – Crème de
volaille ; consommé ; consommé à la betterave (bortsch) – Esturgeon au champagne – Dinde ; poulet ; coq de bruyère ; agneau
rôti aux pommes – Salade de concombre ; chou-fleur ; asperges – Glaces ; sorbets – Café ; petits-fours ; amandes grillées –
Fruits du Caucase. Les boissons ne sont pas moins prodigieuses : vodkas, vins effervescents de Crimée et du Don –
Champagne Veuve-Clicquot rosé – Vins rouges du Caucase – Vins rouges de Bordeaux et de Bourgogne – Vins blancs de
Crimée – Châteauneuf-du-Pape spécial cru 1911 – Château-d’yquem cru 1919 pour le dessert.
VIII

Les chemins de la gloire

Le retour de la Russie éternelle

Avec la victoire de Stalingrad, puis celle de Koursk, en juillet 1943, où la


Wehrmacht est atomisée une seconde fois, Staline peut désormais compter
sur une force armée animée d’un esprit patriotique sans faille. Les exploits
militaires liés à son nom sont reconnus unanimement, produisant un
puissant effet psychologique qui se sentira lors des tractations
diplomatiques de partage du monde après guerre.
En attendant, le tsar rouge décide de faire de l’Église orthodoxe son alliée
privilégiée pour mener à bien sa politique impériale. Le 3 septembre 1943,
la plus surprenante des rencontres a lieu au Kremlin, où Molotov, en
présence de Staline, accueille chaleureusement le métropolite Sergueï, l’un
des hiérarques orthodoxes les plus respectés de Russie. « Le gouvernement
de l’URSS et le camarade Staline personnellement voudraient connaître les
besoins de l’Église », demande-t-il au vieil homme, lequel, après un silence,
fait cette réponse : « Nous avons besoin de beaucoup plus d’églises, car leur
quantité est nettement insuffisante pour notre immense pays. Il faut rétablir
le patriarcat pour galvaniser l’esprit patriotique du peuple dans la lutte sans
merci contre le mal nazi. Il faut aussi plus de séminaires pour assurer la
formation des popes car notre Sainte Église manque de cadres. »
Staline assiste à cet étonnant échange en fumant sa pipe. Quand le mot
« cadres », si cher à son cœur, est prononcé, il interroge : « Pourquoi
n’avez-vous pas de cadres ? Où sont-ils passés ? » L’auditoire est pétrifié,
car il est de notoriété publique que les religieux ont été massivement passés
par les armes des bolcheviques ou expédiés dans les camps.
Le vieux métropolite a alors un sourire malicieux : « Les causes de cette
fâcheuse situation sont multiples. L’une d’elles, en tout cas, est que nous
formons des hommes au séminaire en vue d’une carrière ecclésiastique, et
qu’au lieu de cela ils deviennent maréchaux de l’Union soviétique. » Le tsar
rouge sourit à son tour : « De fait, j’ai suivi mes études au séminaire à
Tiflis. Ma mère m’a d’ailleurs toujours reproché de n’avoir pas choisi la
voie ecclésiastique… »
L’ambiance devient alors quasi conviviale. Le dictateur propose du thé à
la russe, c’est-à-dire accompagné d’un verre de vodka, et fait venir ses
conseillers pour mettre en œuvre les mesures pratiques du rétablissement du
patriarcat à Moscou. Si, au début de la rencontre, Staline s’est comporté en
tsar rouge omnipotent, il va reconduire le vénérable métropolite par le bras
jusqu’à sa voiture, tel un modeste diacre son évêque.
Habile renversement de situation dans la politique russe. Son histoire au
XX siècle a été dominée par deux écoles de pensée : la première, léniniste,
e

internationaliste et athée, qui exhorte à la lutte sans relâche contre toutes les
religions ; l’autre, stalinienne, qui s’appuie ouvertement sur l’élan
patriotique de la Russie éternelle et l’orthodoxie. Pour Lénine, l’orthodoxie
était une idéologie à abattre, alors que, pour Staline, elle sera une alliée qui,
dans le contexte de guerre contre le mal absolu que représentent les nazis,
sacralisera son régime totalitaire.

Les victoires diplomatiques

Tout juste quatre mois avant l’opération de politique intérieure du


rapprochement avec l’Église, Staline a entamé ses grandes manœuvres de
politique extérieure, conçues pour le long terme, en vue de l’après-guerre.
Le 5 mai 1943, il frappe un grand coup en annonçant la dissolution du
Komintern, l’organisme international basé à Moscou en charge de la
propagation de la révolution mondiale. Il marque ainsi la priorité donnée à
la défense des intérêts nationaux traditionnels russes au détriment des
complots révolutionnaires contre les gouvernements bourgeois pratiqués
jusqu’alors par les Soviétiques. Deux mois plus tard, la création d’un
Comité national pour l’Allemagne libre (NKFD) laisse malgré tout
entrevoir le stratagème : ce nouvel organisme comprend Walter Ulbricht,
Allemand naturalisé soviétique travaillant pour Radio Moscou depuis 1941
– qui sera le futur dirigeant de l’Allemagne de l’Est –, ainsi qu’un
prisonnier de guerre de haute volée : le comte Heinrich von Einsiedel, pilote
de chasse abattu en URSS, arrière-petit-fils du chancelier Bismarck. Le
caractère national du comité est mis en relief par le choix de ses couleurs :
le noir, le vert et le rouge de l’Allemagne impériale. La manœuvre est
habile. Staline confie au communiste yougoslave Milovan Djilas que le
Komintern est devenu un handicap, avec « quelque chose d’anormal, de peu
naturel dans l’existence d’un forum communiste général, à une époque où
les partis communistes doivent chercher un langage national ». Anticipant
la configuration géopolitique de son empire après la victoire sur les nazis,
Staline a opté pour les relations directes avec les partis communistes sans
passer par l’entremise du Komintern, approche qui lui donnera une marge
de manœuvre accrue lorsque ses troupes entameront leur offensive en
Europe de l’Est.
Au cours de ce même mois de mai, le tsar rouge va vivre un moment de
solitude quand Churchill et Roosevelt, sans le consulter le moins du monde,
adoptent le plan d’un débarquement des Alliés en Sicile, alors qu’il aurait
voulu l’ouverture du deuxième front en Normandie, qui aurait autrement
soulagé la Russie. Il est d’autant plus furieux qu’il considère que les
énormes sacrifices des armées soviétiques, notamment à Stalingrad, sont
devenus un facteur diplomatique de premier plan. Désormais, dans les
futures négociations avec les Alliés, il compte bien s’imposer auprès de
Roosevelt et Churchill comme un partenaire à part entière.
Tel sera le cas lors de la conférence tripartite de Téhéran, qui se déroulera
du 28 novembre au 1er décembre 1943. Churchill a proposé Londres. Staline
impose Téhéran alors que le voyage sera très long pour Roosevelt et
Churchill. D’importantes décisions militaires et politiques y sont prises :
débarquement en Normandie en juin 1944 ; rejet du projet britannique
d’offensive par la Méditerranée et les Balkans ; principe d’un
démembrement de l’Allemagne, d’un partage de l’Europe en zones
d’influence et du déplacement de la Pologne vers l’ouest. C’est, pour le tsar
rouge, un triomphe diplomatique qu’il confortera plus encore à Yalta et
Potsdam en 1945.
Staline sait profiter des failles de ses interlocuteurs, tout en dissimulant
ses propres faiblesses. Le paradoxe lors de ces moments essentiels est qu’il
sait s’abstraire de sa paranoïa intime au profit de son extraordinaire flair
diplomatique. Au lieu de marcher inlassablement comme il en a l’habitude
durant les interminables discussions dans son bureau au Kremlin, il reste
assis, impassible comme Bouddha, écoutant attentivement, évitant les
confidences et les effusions auxquelles se laissent aller Churchill et
Roosevelt durant les réceptions, et surtout les dîners bien arrosés. Ses
questions sont pointues, ses commentaires sans appel, mais son ton est
toujours modéré, ses arbitrages adroits et ses arguments bien fondés,
comme lorsqu’il défait ceux de Churchill à propos des opérations dans les
Balkans ou en Méditerranée orientale qui risquent de retarder l’ouverture du
deuxième front en France.
Le général Brooke, chef d’état-major britannique et proche collaborateur
de Winston Churchill, s’étonne de sa constante acuité, alors même qu’il
n’est pas secondé par ses conseillers : « Pas une fois il n’a commis d’erreur
stratégique, et il n’a jamais manqué d’apprécier toutes les implications
d’une situation, d’un œil prompt et sûr. » Il est même parvenu assez
malignement à diviser Roosevelt et Churchill, opposant le président d’un
pays jeune et en pleine expansion au dirigeant d’une vieille puissance sur le
déclin. Il approuve ainsi vivement Roosevelt quand ce dernier déclare que
le temps des empires coloniaux est révolu et qu’il agace Churchill en
évoquant la perspective de l’indépendance de l’Inde. L’avantage, pour la
petite histoire, est aussi que la délégation américaine réside dans les locaux
de la légation soviétique, truffés de micros par les services secrets de
Beria…
À la conférence de Yalta, en Crimée, en février 1945, les délégations
britannique et américaine sont logées dans les magnifiques palais Vorontsov
et Livadia, lesquels, bien évidemment, sont sur écoute. Chaque jour, Staline
est informé de l’évolution en privé des positions des dirigeants occidentaux.
Ses partenaires vont, par exemple, insister sur la présence du courant pro-
occidental au sein du gouvernement provisoire polonais. Son habileté
résidera dans son apparente accession à leurs demandes tout en gardant – et
pour cause – le contrôle des pourparlers. Alors que l’Armée rouge investit
la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, les trois quarts de la Hongrie et une
partie de l’Allemagne, profitant des faits accomplis, il obtiendra tout, ou
presque, des Alliés, sans rien donner en échange. Il se fait donc livrer la
Pologne, la Saxe, la Thuringe, les îles Kouriles, Sakhaline, Port-Arthur, une
moitié de la Corée, et il les gruge sur le Danube comme dans les Balkans.
« Roosevelt ne savait rien de la Russie et très peu de l’Europe », observe
le diplomate américain George F. Kennan, à l’origine de la doctrine du
containment1 du communisme soviétique par les Occidentaux et de la
guerre froide qui s’ensuivra. Churchill lui-même reconnaît à mi-mot dans
ses Mémoires de guerre son aveuglement de l’époque, ainsi que celui du
président américain – très diminué, Roosevelt allait mourir le 12 avril
1945 –, tout en concluant sur un mode glacial que « ceux qui font preuve de
sagacité après les faits devraient avoir l’intelligence de se taire ».
Le tsar rouge riait franchement d’eux en répondant à leurs courriers, ou
en regagnant sa chambre à Yalta. Ces hommes d’État, si persuadés de leur
supériorité intellectuelle, n’avaient pas plus de jugeote que des marmots. Ils
étaient dans le court terme, sans souci de ce qui se passerait après. Et
Staline de leur dire : « En attendant, envoyez donc vos avions et vos
conserves, et puis on verra. » Grâce aux espions de Beria, il était au courant
des détails du projet nucléaire américain, ainsi ne fut-il nullement surpris
lorsque, lors de la conférence de Potsdam, en juillet 1945, le nouveau
président américain Truman affirma que les États-Unis disposaient d’« une
nouvelle arme d’une puissance destructrice exceptionnelle ».

L’extension du domaine de la lutte

« Dès que nous fûmes certains d’avoir remporté la guerre, Staline


commença à avoir la grosse tête », a observé familièrement Molotov. Avec
près de 27 millions de morts, et presque autant de sans-abri, l’URSS a payé
un terrible tribut à la guerre. On pourrait s’attendre à une nouvelle réflexion
en termes économiques pour une renaissance de la nation, mais Staline reste
ancré dans cette conviction que le libéralisme pro-occidental est le pire
ennemi de son empire.
À mesure que l’Armée rouge libère les territoires, le système stalinien
fait tourner sa machine infernale, qui ne s’arrête pas aux seuls
collaborationnistes. Tous les soldats capturés par l’ennemi sont considérés
comme des traîtres et envoyés dans des camps de concentration spéciaux,
où les services secrets les interrogent. Selon l’historien russe Pavel Polian,
sur les 5,4 millions de combattants capturés par la Wehrmacht, à peine un
1,6 million (soit moins de 30 %) ont survécu.
Le cas très particulier des prisonniers russes récupérés par les Alliés au
fil de leur avancée vers l’est est tragique. Transportés dans un premier
temps en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, ou bien encore
regroupés dans les centres de rassemblement en Allemagne, ils vont être
rapatriés à la demande expresse de Moscou. Le principe de ce rapatriement
est arrêté dès juillet 1944 par le ministre des Affaires étrangères Anthony
Eden, entériné par le Cabinet britannique le 4 septembre, et contractualisé
en février de l’année suivante à la conférence de Yalta. Les Anglo-
Américains affectent d’ignorer le sort qui attend tous ces malheureux. Sur
les 100 000 Soviétiques détenus en Grande-Bretagne, 10 000 sont rapatriés
le 31 octobre 1944 des ports anglais vers Mourmansk. 7 000 le 15 février
1945, à l’issue de la conférence de Yalta, et ainsi de suite jusqu’à la fin
juin 1945, moyennant de fortes résistances, de nombreux suicides et
évasions à la nage, dont certaines ont fini au fond des eaux.
Soljenitsyne évoque les travaux du journaliste Julius Epstein, publiés en
1973, qui révèlent une partie de ce terrible secret, rappelant en particulier le
comportement des Britanniques à l’égard des prisonniers russes qu’ils
détinrent durant deux ans et traitèrent « comme des criminels de guerre »,
les livrant contre leur gré, et parfois sans même qu’ils le comprennent, aux
Soviétiques.
Les États-Unis réexpédient plus de 1 000 soldats russes par bateau de San
Francisco le 29 décembre 1944, puis s’alignent sur la position anglaise,
ajoutant aux soldats les civils déplacés, y compris les femmes et les enfants.
1,4 million de Russes – en majorité des femmes – sont rapatriés
d’Allemagne dans les deux mois qui suivent la fin de la guerre, sur les
2 millions qui y vivaient alors. Quand ils ne sont pas exécutés dès leur
arrivée – les marins britanniques qui les escortent entendent des salves
d’armes automatiques – ou expédiés directement au Goulag, les soldats
rapatriés sont envoyés dans les « camps de contrôle et de filtrage », créés
par le NKVD. Les officiers sont le plus souvent fusillés d’emblée.
Le plus effrayant, pour la population, est encore de prendre conscience
que le simple fait d’avoir été sous la botte nazie fait de vous un suspect aux
yeux du NKVD. Avoir participé à un mouvement de résistance n’exonère
personne, car, selon la formule de Staline, celui qui a côtoyé l’occupant est
« imprégné de l’esprit de l’ennemi ». Les chiffres fournis par Soljenitsyne –
15 millions d’hommes passés au Goulag durant la guerre – et par Jacques
Rossi – de 17 à 20 millions entre 1940 et 1950 – semblent exagérés. Selon
la commission de l’idéologue de la perestroïka Alexandre Iakovlev, la
réalité devrait avoisiner les 10 millions, dont 2 millions de morts.
A posteriori, on ne peut que s’indigner du protocole secret signé le
11 février 1945 durant la conférence de Yalta, concernant le rapatriement en
URSS de tous les Russes qui étaient citoyens soviétiques à la date de
septembre 1939. Ce protocole a provoqué le retour volontaire ou forcé vers
l’URSS de citoyens soviétiques installés en Occident ou dans des territoires
contrôlés par les Occidentaux depuis la révolution bolchevique de 1917. Et
ainsi, en guise d’accueil dans la mère patrie, ces « revenants » ont été
envoyés dans des camps de concentration.

Autre triste chapitre du stalinisme, la déportation au Kazakhstan et en


Kirghizie de 521 000 Tchétchènes et Ingouches en février 1944 reste
symbolique. Ils avaient soutenu la révolution bolchevique, mais furent
déclarés « ennemis du peuple » en raison du « soulèvement », en 1942, de
quelques centaines d’entre eux à l’approche des Allemands en qui ils
avaient vus des libérateurs. L’occupation hitlérienne de la région ne fut que
partielle et brève, mais elle a suffi à justifier l’accusation de collaboration
dont ces deux peuples furent accablés. Leur déportation s’accompagna
d’atrocités, comme dans le village de Khaïbakh, en Tchétchénie, où les
Soviétiques, ne pouvant déplacer les habitants car il y avait trop de neige,
enfermèrent 707 personnes dans une écurie de kolkhoze avant de
l’incendier. Au total, 170 000 Tchétchènes – le tiers de la population
déportée – allaient périr au cours des transferts sans eau ni nourriture. Les
survivants ne furent autorisés à rentrer dans leur pays qu’après la mort de
Staline, treize ans plus tard.

L’apothéose du tsar

Le 21 avril 1945, l’avant-garde de l’Armée rouge pénètre dans la


banlieue est de Berlin. Les troupes de Joukov et Koniev prennent Berlin en
tenaille, avec le Reichstag pour objectif. Elles ne sont plus qu’à quelques
centaines de mètres du bunker quand, le dimanche 29 avril 1945, le Führer
exprime ses dernières volontés. Au terme d’une brève cérémonie civile,
avec pour témoins Martin Bormann et Joseph Goebbels, il épouse Eva
Braun. Puis il dicte à sa secrétaire son testament politique. Frappé par
l’ignominie de la fin de Mussolini et de sa maîtresse Clara Petacci, dont les
cadavres pendus par les pieds ont été exposés aux railleries et aux crachats
de la populace, il donne à ses proches l’ordre de brûler son corps et celui
d’Eva Braun après leur suicide. Avant de passer à l’acte, il demande à son
médecin, Ludwig Stumpfegger, d’administrer une capsule de cyanure à sa
chère Blondi, sa chienne berger allemand, qui servira de cobaye pour
s’assurer que le poison fourni par Himmler est efficace.
Le lendemain matin, 30 avril, alors que l’Armée rouge n’est plus qu’à
deux cents mètres du bunker, il fait ses adieux à son entourage. En début
d’après-midi, il s’enferme dans sa chambre avec son épouse, qui absorbe le
cyanure tandis qu’il se tire une balle dans la tempe. À 15 h 15, tout est
accompli.
À l’aube du 1er mai, le chef d’état-major des forces allemandes, Hans
Krebs, qui parle russe, se présente devant le commandement soviétique
pour annoncer la mort du Führer et demander le cessez-le-feu. Envoyé par
Joseph Goebbels qui s’est autoproclamé nouveau chancelier du Reich, il
tente de négocier une paix séparée entre l’Allemagne et l’Union soviétique.
Joukov téléphone immédiatement à la datcha de Staline. Tout comme le
22 juin 1941, quand Hitler avait lancé son attaque contre l’URSS, l’officier
de service répugne à passer la communication : « Le camarade Staline vient
d’aller se coucher… – Réveille-le ! C’est très urgent. Cela ne peut
attendre ! » Quand Staline prend le combiné pour apprendre le suicide du
Führer, sa réaction est brève : « Voilà, c’en est fini de ce salaud ! »
En ce qui concerne la paix séparée, il n’en est pas question – ce qui
entraînera le suicide du général Krebs d’une balle dans la tête dans le
bunker de la Chancellerie en ruine.
Le 9 mai 1945, Moscou fête la victoire. Quinze jours plus tard, Staline
organise un banquet en l’honneur de ses chefs de guerre. Au cours de son
allocution, en cette heure de gloire, le tsar rouge s’adresse au peuple russe
avec une solennité toute politique : « Notre gouvernement a commis bon
nombre d’erreurs. Il y a eu, en 1941 et 1942, des moments de désespoir,
quand notre armée battait en retraite, abandonnant nos villages et nos villes,
parce qu’elle n’avait pas le choix. Un autre peuple aurait peut-être dit à son
gouvernement : “Vous n’avez pas répondu à nos attentes. Partez ! Nous
allons établir un nouveau gouvernement qui signera la paix avec
l’Allemagne et nous donnera le repos.” Mais le peuple russe n’a pas choisi
cette voie parce qu’il avait foi dans la politique de son gouvernement. Merci
à toi, grand peuple russe, pour ta confiance ! »
Le tsar rouge tient à établir par ce discours la continuité de la longue
histoire de la Russie, où l’autocratie et le nationalisme constituent une
antithèse directe aux idées libérales venues de l’Occident. Staline va donc
mettre en scène l’histoire de la planète en ordonnant pour le mois suivant
une grande parade de célébration de la victoire à Moscou. Dans cette
perspective, il décide de prendre des leçons d’équitation, mais au premier
coup d’éperon qu’il donne à son pur-sang arabe, il se retrouve à terre,
contusionné à l’épaule.
Se redressant, il conclut avec philosophie : « Joukov conduira la parade !
C’est un cavalier expérimenté… »
Le grand jour, le 24 juin 1945, à 9 h 57, à la principale porte du Kremlin,
le maréchal Joukov enfourche donc le bel étalon gris initialement destiné à
Staline. À 10 heures, sous une pluie diluvienne, vêtu d’un manteau long, le
tsar rouge arpente seul, d’un pas lent, la terrasse du mausolée de Lénine.
L’eau ruisselle de la visière de sa casquette à son visage. Selon la tradition
de la Russie éternelle, les cloches des cathédrales sonnent à toute volée.
L’eau, qui frappe le sol, forme en rebondissant une sorte de halo qui
brouille la vue, au point que, tel saint Georges sauveur de la Russie, Staline
semble léviter. Les chars roulent à grand bruit, tandis que l’orchestre de
l’Armée rouge joue « Gloire à toi ! », extrait d’Une vie pour le tsar du
grand compositeur russe de la première moitié du XIXe siècle Mikhaïl Glinka.
Après un moment d’absolu silence enflent les roulements de tambours.
Marchant à une cadence martiale, deux cents soldats en grand uniforme
s’avancent, choisis pour leur haute stature, brandissant chacun une bannière
arrachée à l’ennemi dans les batailles les plus meurtrières, qu’ils jettent au
pied du mausolée où trône Staline, lequel, en cet instant, est au zénith de
son destin.
Le soir, une réception est donnée pour les chefs militaires. L’un des plus
glorieux, le maréchal Ivan Koniev, propose que soit créé le titre de
« généralissime de l’Union soviétique » pour Staline, lequel repousse cette
idée, arguant que, à soixante-sept ans, il se sent fatigué : « Je travaillerai
encore un ou deux ans, puis il faudra que je prenne ma retraite. » Et de
proposer soudain un toast en l’honneur des « simples Russes » : « Sans eux,
nous tous, maréchaux et commandants des fronts et des armées, n’aurions
été bons à rien », dit-il sur un ton rogue.
Les militaires saisissent l’avertissement : ce sont eux les bons à rien,
confrontés à la grandeur du peuple russe dont l’incarnation est Staline lui-
même. Trois jours plus tard, un décret attribuant à Staline le titre de « héros
de l’URSS » est publié dans la presse. Semblant ignorer qu’une telle
initiative avait été prise, l’intéressé la refuse en déclarant ne pas avoir mené
les régiments sur le champ de bataille. Mais finalement il se fait une douce
violence en acceptant le grade de généralissime. À tout seigneur tout
honneur, le couturier du Kremlin lui dessine trois uniformes excessivement
baroques, brodés, ornementés, avec cape dorée, mais il optera pour une
tenue plus sobre : une tunique blanche brodée, au col montant, et un
pantalon noir galonné.
Quo non ascendet ? (« Jusqu’où ne montera-t-il pas ? ») s’interrogeaient
les Romains. Staline a la haute main sur les affaires étrangères : ses
ministres Viatcheslav Molotov jusqu’en 1949, puis Andreï Vychinski
représentent l’URSS durant les rencontres internationales, mais sans aucune
latitude par rapport à ses instructions. Concernant les affaires intérieures, il
laisse un peu plus de liberté à ses subordonnés – leurs rivalités, certaines
haines recuites et la perpétuelle méfiance qui les anime les uns envers les
autres constituant une garantie de dévouement. Fidèle à ses habitudes
d’économie, de sobriété et de relative tempérance, même après l’apothéose
de sa victoire sur les nazis, il demeure hostile à l’ivrognerie, aux relations
extraconjugales et au luxe, sauf à en faire des armes de pression sur son
entourage. Veillant à être parfaitement informé de ce genre de dérapage, il
fait espionner le Politburo. Alexis Kossyguine, futur Premier ministre des
années 1960-1970, rapporte dans ses Mémoires comment il a été chargé
d’enquêter sur les privilèges et le train de vie des membres de la
nomenklatura, alors assez peu rémunérés, mais qui avaient la possibilité
d’acquérir à des tarifs symboliques les produits de consommation
inaccessibles au peuple. Conscients de l’omniscience et de l’omnipotence
du chef, ces derniers feront de plus en plus les chiens couchants. En
témoigne la correspondance du numéro deux du gouvernement, Lazare
Kaganovitch, avec Staline. Au début franche et directe, elle se
métamorphosera au fil du temps en perpétuelle flagornerie émaillée de
remerciements au destin de lui avoir donné, à lui, Kaganovitch, un ami tel
que Staline, un tel chef, un tel père ! Réécrite selon ses ordres, l’histoire
tourne désormais exclusivement autour de sa personne. Selon ses propres
mots, « le peuple veut un tsar ». Nul autre que lui-même ne possède sa
volonté ni son génie. Condamnés à mort en sursis, ses subordonnés ne
survivent qu’à l’aune de leur servilité, les services secrets pouvant à tout
moment fabriquer des preuves contre eux pour instruire leur procès.
Pour le culte de sa personnalité, il sélectionne lui-même les superlatifs à
adopter dans les films, les discours et biographies, non sans en censurer
quelques-uns afin de marquer sa modestie. L’inflation verbale est alors à
son comble : « Père très grand », « Père des peuples de l’Orient et de
l’Occident », « Guide », « Grand Guide », « Éducateur génial », « Grand
Timonier », « Sage entre les sages », « Architecte aux vues lointaines »,
« Coryphée de toutes les sciences », « Penseur », « Grand Stratège ». On
relève également des formules assez cocasses, telles que « le Meilleur Ami
des ouvrières du textile », qualificatif adaptable à tous les autres métiers.
L’apostrophe, parfois, n’en finit pas. Ainsi de « Père et Maître tout-
puissant, au savoir universel, toujours à sa place, qui prévoit tout, prend
toutes les mesures voulues, à qui rien n’échappe ». Mais il y a aussi « le
Leader de toute l’humanité progressiste », « le Plus Grand des penseurs qui
ait jamais vécu sur Terre », « le Combattant de la paix universelle »,
« l’Inspirateur et Organisateur des victoires ». Enfin, sur le mode familier,
mais à manier avec précaution : « le Père la Moustache » ou « Oncle Jo »…
Autant d’appellations contrastant avec celle dont il est affublé dans les
camps : « le Cireur de bottes ».
L’image n’est de fait pas fausse, car il faut se souvenir de la lointaine
époque où les leaders bolcheviques historiques le rejetaient comme ne
faisant pas partie des pères fondateurs. Les seules figures emblématiques
demeuraient, avant la guerre, Lénine et Trotski : Staline a ainsi construit son
propre mythe en le fondant sur son triomphe d’Adolf Hitler.

Le grand dessein

Alors que Lénine improvisait l’Union soviétique en disposant au jour le


jour de façon empirique ses structures politiques, sociales et économiques,
Staline va maîtriser et consolider ce nouvel ensemble par le biais d’une
dictature oscillant entre deux pôles antinomiques : la révolution et la
restauration. Son génie consiste à renouer avec la sauvagerie initiale du
régime, tandis que, parallèlement, il revient à certaines valeurs anciennes.
C’est ainsi que la collectivisation des campagnes et les grandes purges de la
fin des années 1930 coïncideront avec la débolchevisation du pays, le
rétablissement des hiérarchies, des honneurs, des uniformes et des
décorations, la réhabilitation de la famille traditionnelle, de la procréation et
du mariage, et l’octroi d’une Constitution que l’on pourrait presque
qualifier de « démocratique ».
Autant de faits que Churchill a parfaitement saisis, et sur lesquels il a
émis un jugement lapidaire durant une soirée privée après la guerre,
lorsque, à l’évocation d’Hitler, il s’est soudain exclamé : « Nous avons tué
le mauvais cochon2 ! » En attendant, les écrivains, historiens et peintres
russes sont au service du tsar, dans la continuité des années 1930 où il avait
réorganisé la science historique russe. Les meilleurs historiens, qui y étaient
bien évidemment rétifs, avaient été expédiés dans les camps. Les autres
avaient servilement réécrit le roman national. Plus que jamais, après la
victoire, sa fonction de Vojd, de guide spirituel de l’Union soviétique,
s’imposait. Dans le domaine des arts plastiques, sculpture et peinture, le
voici en pierre ou en bronze, en buste monumental ou en pied, ou représenté
au premier plan des événements les plus importants dans une suite
ininterrompue d’images d’Épinal à la soviétique, où on peut l’admirer dans
une florissante force de l’âge mêlée d’éternelle jeunesse. L’icône du
dictateur ne doit souffrir d’aucun flou qui risquerait de laisser supposer une
imperfection. L’artiste doit faire passer le message, mais cette hantise de la
précision fige le portrait et ôte toute expression au modèle. Cette obsession
d’une netteté suprahumaine est tout à fait symptomatique d’un régime
refusant l’imprévisible, tant dans l’art qu’en politique.
Un tableau, reproduit à des milliers d’exemplaires, montre Lénine assis
dans un fauteuil. Auprès de lui, un second siège, vide, est préparé pour
recevoir Staline. Une autre peinture représente le retour des délégations
après la fête de la victoire au Kremlin : les visages sont radieux. Un
bonheur chromo qui va s’accompagner de l’espoir de voir évoluer les
choses en Russie. « Nous vivions dans l’attente de la liberté », écrit le poète
Pasternak. C’est alors, précisément, que Staline va rêver à l’établissement
d’un empire universel.
Il médite sur l’évolution des technologies militaires, balistique en
Allemagne, nucléaire chez les Anglo-Saxons, et sur l’acquisition de ces
armes ainsi que sur leur emploi éventuel par l’Armée rouge. La chute du
IIIe Reich, au printemps 1945, lui permet de transférer en URSS une partie
des personnels et des matériels allemands, et de constituer le noyau de la
future industrie balistique et astronautique soviétique. Les Alliés
occidentaux feront de même, ce qui aboutira au projet « Von Braun »
américain et au projet « Ariane » français…
Pour ce qui est du nucléaire, les services secrets soviétiques procèdent
dès la fin des années 1930 et tout au long des années 1940, aux États-Unis
et en Europe, à un immense travail de documentation et de pillage
intellectuel, soit par les méthodes classiques d’espionnage, soit en jouant
sur les sympathies communistes ou le pacifisme de tels ou tels scientifiques.
À l’automne 1942, alors que la bataille de Stalingrad vient de commencer,
Staline en sait déjà assez sur le projet « Manhattan », piloté par Robert
Oppenheimer3, pour lancer un programme soviétique analogue, sous la
direction du physicien Yegor Kourtchatov et la supervision du ministre des
Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov. En janvier 1945, on lui apprend
que l’arme atomique américaine est quasiment opérationnelle et qu’elle sera
vraisemblablement utilisée contre le Japon, sinon contre l’Allemagne. Il
manifeste un certain scepticisme, ou plutôt laisse entendre que l’URSS
maîtrisera la nouvelle arme avant les États-Unis… Le 20 août 1945, au
lendemain des bombardements de Hiroshima et Nagasaki, il reconnaît son
erreur, s’accuse d’avoir sous-estimé l’agressivité des impérialistes et
ordonne la mise en place d’un Comité spécial d’État à l’énergie atomique
sous l’autorité de Beria : l’homme qui, après le dictateur, est le mieux
informé des ressources humaines et économiques réelles de l’URSS.
Quatre ans plus tard, presque jour pour jour, le 29 août 1949, la première
bombe atomique soviétique explose dans le désert du Kazakhstan. Mais la
parité ne constitue nullement, pour Staline, un résultat suffisant : il veut que
l’URSS ravisse la primauté nucléaire à l’Amérique et lance immédiatement
les chercheurs et l’industrie sur un nouveau projet, plus ambitieux encore :
la mise au point d’une bombe à hydrogène, dix à vingt fois plus puissante
que la bombe atomique proprement dite4. Le fait est que les Américains
n’ont pas encore réussi à maîtriser cette nouvelle technologie, mais qu’une
équipe soviétique, formée en 1946, a réalisé dans ce domaine une percée
prometteuse en 1948, grâce à l’imagination d’un jeune physicien, Andreï
Sakharov. De l’été 1949 à l’hiver 1953, durant les trois années et demie qui
lui restent à vivre, Staline suit de façon quasi quotidienne l’évolution des
travaux. En 1951-1952, les États-Unis semblent marquer des points décisifs
en faisant exploser deux charges thermonucléaires, mais elles ne peuvent
pas être transportées par avion ni propulsées par missile. Leur valeur
opérationnelle est donc, pour l’heure, nulle.
En septembre 1952, enfin, Beria apporte à son maître la nouvelle qu’il
attend : une superbombe soviétique à hydrogène, vingt fois plus puissante
que la bombe atomique de 1949 et transportable, est prête. Elle pourra être
expérimentée dès le printemps 1953. L’URSS, dès lors, semble assurée
d’une supériorité stratégique absolue.
Au XIXe congrès du Parti communiste de l’URSS, en octobre 1952, un
Staline soudain vieilli, blanchi, tient des propos presque incohérents mais
déjà triomphants sur la « guerre nucléaire » et un « éclair aveuglant ». Ses
proches l’entendront évoquer sans cesse la guerre impérialiste imminente au
cours des semaines suivantes, et il aura une ultime conversation sur ce sujet
avec son valet et garde du corps, Piotr Lozgatchev, le 28 février 1953,
quelques heures avant l’accident cérébral qui lui sera fatal.

Staline et les Juifs

Les pogromes et les lois antisémites des dernières décennies de la période


tsariste ont exacerbé la conscience politique et l’aspiration à la libération
d’une minorité opprimée, d’où le rôle actif des intellectuels d’origine juive
au sein de la Révolution, et leur influence, qui a perduré au cours de la
période stalinienne. Cela étant, alors que l’acte révolutionnaire était clair et
qu’il abolissait le monde ancien, la prise de pouvoir pouvait paraître
ambiguë, d’où la grande méfiance des Juifs laïques comme Trotski,
Kamenev ou Zinoviev à l’endroit du nationalisme juif. Ils voyaient même
dans son affirmation au sein de l’Union soviétique une machine de guerre
qui risquerait de les marginaliser. C’est Lénine – dont les origines juives par
sa famille maternelle ont longtemps été cachées – qui a obligé son bras droit
Trotski à faire figurer la mention « Juif » sur son passeport. Ce dernier y
était hostile.
Pour ce qui est du Géorgien orthodoxe et révolutionnaire Staline, c’est au
fil du temps que la question juive va focaliser son attention. À titre
personnel, par calcul, mais aussi en reconnaissant leurs talents, il apprécie
d’avoir dans son entourage des collaborateurs issus de cette communauté.
C’est le cas pour Gricha Kanner, son secrétaire dans les années 1920, quand
il mène la guerre contre Trotski ; pour Lev Mekhlis, commissaire politique
de l’armée et grand thuriféraire du maître du Kremlin ; de même que pour
les deux frères Kaganovitch, en qui il trouve des adjoints fidèles – l’aîné
finissant malgré tout par être acculé au suicide en 1941. Si, comme le dit
Voltaire, « l’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux », la faveur
du dictateur n’est, quant à elle, pas sans danger.
La présence des égéries juives au Kremlin est également à prendre en
compte. Nombre de hauts dirigeants soviétiques ont vécu de grandes
histoires d’amour ou se sont mariés avec des Juives : ainsi de
Poskrebytchev, secrétaire de Staline ; de Molotov, son bras droit ;
d’Andreev, le responsable de la politique agricole ; ou bien encore du
maréchal Vorochilov, futur président du présidium du Soviet suprême.
L’interpénétration des intelligentsias juive et bolchevique est un fait patent
de l’histoire de l’URSS, au point que Staline finira par la réfuter.
Sur le plan territorial, après une première expérience de colonisation
juive limitée au village de Stalindorf, au cœur de l’Ukraine au cours des
années 1920, c’est une dizaine d’années plus tard, parce qu’il veut à tout
prix peupler la Sibérie, que le tsar rouge décide d’encourager une
immigration juive aux frontières mêmes de la zone d’influence japonaise,
sur le fleuve Amour, au Birobidjan. Extraordinairement dure sur le plan
physique – la taïga de Sibérie, les moustiques et les grands froids de l’hiver
constituant des défis permanents –, cette expérience a permis à quelques
milliers de Juifs de s’ancrer pour longtemps dans ce territoire. Même si le
yiddish n’y est plus la langue officielle, après l’avoir été durant l’ère
soviétique, le Birobidjan demeure encore aujourd’hui un district autonome
juif.
Staline a conçu cette colonisation agraire comme une sorte d’alternative
au sionisme. Et même si les Russes et les Israéliens répugnent aujourd’hui à
le reconnaître, Staline a indéniablement parrainé la naissance de l’État
d’Israël. Les Russes ont beau refuser cette paternité pour des raisons
historiques inhérentes à leur politique arabe des années 1960, les faits sont
là.
Deux sujets intéressent Staline au Moyen-Orient : l’Iran et la Palestine. Il
propose donc secrètement, en 1943-1944, à Churchill de se répartir l’Iran, à
l’instar de l’entente anglo-russe de 1907, où le sud et son pétrole se
retrouveraient aux mains des Anglais, tandis que, au nord, l’Azerbaïdjan
ferait sécession pour rejoindre l’Azerbaïdjan soviétique. Pour ce qui est de
la Palestine, il prendrait volontiers sous sa protection l’État juif en laissant
aux Britanniques et à la Ligue arabe naissante le soin de s’occuper de la
partie palestinienne arabe. Deux zones seraient ainsi créées : l’une arabe
britannique, l’autre juive soviétique, qui feraient pendant au partage de
l’Iran.
Les conversations secrètes entre Londres et Moscou achopperont
cependant. Repoussant tout arrangement avec les Russes, conscients que les
Américains ne les suivront pas sur cette voie, les Anglais décident de
procéder tout autrement en dynamisant la Ligue arabe, notamment par
l’intermédiaire de leur ministre des Affaires étrangères, Anthony Eden, fin
connaisseur de la langue et de la culture arabes, avec pour première
conséquence de fomenter ouvertement la révolution syrienne contre la
France.
Furieux de constater que Churchill veut l’évincer du Moyen-Orient,
Staline décide dès lors de soutenir Israël. Alors qu’il avait dénoncé, en
1946-1947, le sionisme comme un complot de l’impérialisme britannique
contre les peuples arabes, il fait volte-face sitôt que le gouvernement de
Londres renonce à son mandat sur la Palestine. Prenant le parti des Juifs
contre les Arabes, il appuie le projet de partage de la Palestine et reconnaît
le nouvel État d’Israël de jure. Au printemps 1948, durant le conflit armé
qui opposera Israël aux pays arabes, l’URSS apportera son aide à la
nouvelle nation, notamment en lui fournissant des armes.
Alors qu’existe un axe URSS-Israël sur l’échiquier international, sur le
plan intérieur, les vieux réflexes judéophobes vont cependant se réveiller.
En 1937-1938, un nombre important d’accusés liquidés sur ordre de Staline
lors des grands procès de Moscou étaient des Juifs. L’histoire étant un
perpétuel recommencement, dix ans plus tard, le tsar rouge sera pris d’un
nouvel accès d’antisémitisme.
L’affaire démarre avec la proposition, en 1948, de Grigori Heifetz –
cousin du célèbre violoniste Iasha Heifetz –, brillant diplomate soviétique
et agent du KGB d’origine juive, de créer un foyer étatique juif en Crimée,
projet en concordance avec la Constitution soviétique qui dispose que
chaque nationalité a droit a un territoire autonome. La ville portuaire
d’Odessa, en Ukraine, ayant une importante population juive (d’où cette
plaisanterie locale : « Un jour, on demande à un Odessite : “Combien y a-t-
il d’habitants dans ta ville ? – Un million. – Et combien de Juifs ? – Je viens
de te le dire : un million5 !” »), une telle installation dans ses environs est
logique… Heifetz a pris de nombreux contacts avec l’establishment juif
américain qui a soutenu son projet, l’objectif étant aussi de ramener des
fonds. Golda Meir, née à Kiev, première ambassadrice israélienne en URSS,
est tenue au courant par son amie Polina Jemtchoujina, elle aussi d’origine
juive et épouse de Molotov, lequel est plutôt favorable à cette idée.
Cela marquera pour ce dernier le début du déclin. Il a commis une erreur
majeure en rapportant à Staline le mot de Churchill (« Nous avons tué le
mauvais cochon »), tout en faisant l’éloge de son auteur, ce qui a eu le don
de mettre le dictateur en fureur. Comme Molotov n’est, au surplus, pas
hostile à ce que l’Union soviétique adhère au plan Marshall, le voici
aussitôt pris en flagrant délit de droitisme. Il va donc se retrouver accusé de
collusion avec les Américains et les Juifs. Son épouse, Polina, est
appréhendée et mise au secret à la Loubianka. Seul Beria, lors des réunions
du Politburo, glissera parfois à l’oreille de Molotov : « Elle est vivante… »
C’est lui qui, personnellement, au lendemain de la mort de Staline, le
5 mars 1953, ira la libérer.
En attendant, et pour revenir à l’année 1948, le Comité juif antifasciste
initié par Heifetz est dissous, alors qu’il s’agissait d’un cheval de Troie
idéal, d’une organisation d’espionnage et d’influence du monde
communiste contre le monde capitaliste par le biais de la diaspora. C’est
ainsi que nombre de généraux des services spéciaux sont arrêtés, en amorce
d’une politique antisémite qui va marquer l’histoire de l’URSS. Alors que
Staline a activement œuvré à la création d’Israël, l’antisémitisme d’État,
d’abord insidieux, apparaît au grand jour avec une campagne de presse
stigmatisant les « cosmopolites sans racine ». Staline reproche à cet égard à
son chef des services secrets, Lavrenti Beria, d’ignorer le complot sioniste
et par là même de vouloir lui nuire. L’accuser d’incompétence permettrait
de se débarrasser de lui au profit du ministre de la sécurité Viktor
Abakoumov…
Le signe avant-coureur de cette vague de fond judéophobe est
l’assassinat en janvier 1948 du célèbre acteur de théâtre yiddish Solomon
Mikhoëls, supposé mort dans un accident d’automobile à Minsk, capitale de
la Biélorussie. Selon les habitudes staliniennes, le crime demeurera
clandestin, avec une victime honorée par des obsèques solennelles. On a
retrouvé son cadavre gisant dans une rue couverte de neige, le crâne
défoncé. L’enquête conclut à un décès accidentel : Mikhoëls aurait été
renversé par un camion. De toutes les hypothèses, c’était la moins crédible,
car il existait une raison politique à cette élimination. Au sommet de sa
popularité, Solomon Mikhoëls s’était retrouvé avec l’écrivain David
Bergelson propulsé à la tête du Comité juif antifasciste où culminaient les
idées du chef des services secrets du ministère des Affaires intérieures,
Lavrenti Beria. Les membres du comité avaient visité les États-Unis en
profondeur dans les années 1943-1944 et porté une pétition à Staline pour
réclamer la création du district juif de Crimée. Loin de mettre fin aux
rumeurs, la police secrète les encouragea en sous-main : Beria, pour
embarrasser Staline, et non sans un certain machiavélisme mêlé de courage,
poursuivit un temps, en concurrence avec son rival Viktor Abakoumov,
l’enquête sur l’assassinat de Mikhoëls.
Staline projette par ailleurs la liquidation de Maxime Litvinov, de son
vrai nom Meir Wallach-Finkelstein, né dans une famille de banquiers juifs à
Bialystok, dans le nord de la Pologne. Ancien ministre des Affaires
étrangères déconsidéré au moment du pacte germano-soviétique, Litvinov a
été réhabilité en 1941 par Staline, qui l’a nommé ambassadeur à
Washington pour améliorer ses relations avec les États-Unis. Durant son
séjour outre-Atlantique, il s’est confié à Roosevelt, déclarant croire en Dieu,
allant jusqu’à donner des conseils aux Américains pour résister aux
pressions de Staline, ce que ce dernier apprendra par les taupes du
Département d’État… Après avoir placé son ambassadeur sur écoute et
saisi ses propos compromettants, Staline le rappelle en Union soviétique,
décidé à lancer une tentative de meurtre qui fera partie d’une série
d’éliminations de figures emblématiques juives. Mais le cœur de Litvinov
lâche avant le déclenchement de l’opération. Il meurt dans son lit en 1951.
« C’est pur hasard s’il est resté en vie », observera Molotov.
Un an plus tard, en 1952, éclate l’affaire du « complot des blouses
blanches » qui va défrayer la chronique mondiale, où l’on accuse les
médecins de l’entourage de Staline – très précisément neuf, dont six
d’origine juive – d’avoir assassiné deux dirigeants soviétiques et d’avoir
prévu d’en liquider d’autres. L’important, à l’époque, est d’être sur la liste
des cibles pour ne pas être suspect… Au Politburo, Staline élève le ton :
« Tout sioniste est l’agent du service de renseignement américain. Les
nationalistes juifs pensent que leur nation a été sauvée par les États-Unis, là
où ils peuvent y devenir riches, bourgeois. Ils pensent qu’ils ont une dette
envers les Américains. Parmi mes médecins, il y a beaucoup de sionistes. »
À cet égard, un document conservé aux archives du KGB révèle que
l’élément principal retenu à charge contre un certain nombre d’éminents
praticiens juifs est d’avoir eu « des liens avec une personnalité de renom,
l’artiste du peuple de l’URSS Mikhoëls ». Dans ce document, le comédien
est présenté comme le chef d’un Centre juif nationaliste antisoviétique à la
solde des États-Unis. Ainsi les accusations de terrorisme, de sabotage et
d’espionnage sont-elles fondées sur le simple fait que certains de ces
médecins connaissaient Mikhoëls.
Le temps est venu d’une épuration générale dans les rouages de l’État,
avant l’étape suivante qui devrait être la déportation massive des Juifs.
Engrenage kafkaïen, où les grands dirigeants des services du renseignement
militaire sont torturés quand ils n’ont pas été violés puis fusillés. Dans le
même temps, on laisse entendre que Lavrenti Beria a caché ses origines
judaïques. Il n’est pas juif, en vérité, mais le fait qu’il cherche à protéger ses
cadres juifs lui est imputé à charge. Il considère que les services secrets de
l’Est ne pourraient plus fonctionner si on les persécutait, de sorte qu’il est
« enjuivé » aux yeux de Staline.
Mais le temps passe, et tandis que les « blouses blanches » sont mises en
accusation début 1953, il ne reste plus guère de temps à vivre au tsar rouge.
Parmi les prévenus figure l’un de ses médecins personnels, Vinogradov, qui
ne saurait appartenir au « Joint », groupe sioniste issu de la communauté
juive américaine, puisqu’il n’est pas juif. Mais que fait-il sur le banc des
accusés ? se demande-t-on à Moscou. En vérité, il a ausculté Staline l’année
précédente et, constatant le délabrement de son état physique, il a eu
l’honnêteté de lui conseiller d’envisager de passer la main. De plus en plus
paranoïaque, Staline a conclu qu’il avait été stipendié par ceux qui
voulaient le marginaliser. Moralité – si l’on peut user ici de cette
expression –, le dictateur s’est quasi autoassassiné : en faisant arrêter
Vinogradov et les praticiens juifs, il a perdu son équipe médicale. En
conséquence, il a été moins bien suivi à la fin de sa vie qu’il ne l’avait été
auparavant.
Les « blouses blanches » ont été en quelque sorte sauvées par le gong.
Deux mois après la disparition de Staline, les charges sont abandonnées. Ce
qui n’exclut nullement, concernant la fin du tyran, que Beria ait quelque
peu forcé le destin…

L’étrange mort du tsar

Le 29 décembre 2005, en pleine ère Poutine, donc, La Pravda a révélé


que certains documents secrets faisaient état d’un empoisonnement du Petit
Père des peuples6. Officiellement, il est mort d’une hémorragie cérébrale
provoquée par l’hypertension et l’artériosclérose, mais il aurait été
intoxiqué entre le 28 février et le 1er mars 1953, entre la nuit du samedi et
lundi, au moment où les médecins sont plus difficilement joignables. Quand
ces derniers l’examinent au petit matin du 2 mars, ils le trouvent inconscient
sur un canapé, tout le côté droit, bras et jambe paralysés, avec une
hypertension à 190/110, un estomac souple et un foie ressortant de trois à
quatre centimètres. Le lendemain 3 mars, il souffre de fréquents arrêts
respiratoires. Le 4 mars, la peau de son visage et de ses membres supérieurs
et inférieurs est bleue, symptôme d’une intoxication par aniline,
nitrobenzène et autres substances. Dans la nuit du 4 au 5 mars, les résultats
de ses examens sanguins et d’urine révèlent un empoisonnement, mais
l’affaire demeure secrète, les praticiens traitant officiellement leur
redoutable patient pour un dérèglement de la circulation sanguine et une
attaque d’apoplexie, en se gardant bien d’évoquer publiquement toute autre
pathologie, de crainte d’être accusés d’en être eux-mêmes les auteurs. Le
5 mars, Staline vomit du sang, son pouls est à peine perceptible, sa cyanose
est plus prononcée. À 21 h 50, il est mort.
Lors de ses funérailles solennelles, le 9 mars 1953, alors que le triumvirat
qui occupe provisoirement le pouvoir – Malenkov, président du Conseil des
ministres, Beria et Molotov – défile en tête du cortège, Beria va stupéfier
Malenkov avec ces quelques mots : « C’est moi qui ai liquidé le tyran… »
Malenkov en éprouve une sorte de vertige. Le chef des services secrets
est-il véritablement passé à l’acte ou n’est-ce qu’une rodomontade en vue
de s’imposer aux autres apparatchiks ? C’est lui qui a refusé une
intervention médicale de dernière heure alors que Staline était inconscient,
sous prétexte qu’il s’était simplement endormi. Quant au compte rendu de
l’autopsie mentionnant des hémorragies intestinales laissant supposer un
empoisonnement, il allait disparaître sans laisser de traces, tandis que ses
auteurs allaient être déportés sur ordre de Beria. Des années plus tard,
Nikita Khrouchtchev décrira le climat de terreur et de complot qui régnait
derrière les volets clos de la datcha du défunt, alors que les membres du
Comité central se regardaient tous en chiens de faïence : « Nous voici
debout, à côté du corps mort. Nous ne nous parlons presque pas. Chacun est
dans ses pensées. Et puis on s’est séparés à deux par voiture. Malenkov et
Beria sont partis les premiers, puis Molotov avec Kaganovitch… Mikoyan
me fait alors : “Beria est parti pour Moscou prendre le pouvoir.” Et moi de
lui dire : “Tant que ce salaud est là, personne d’entre nous ne peut se sentir
tranquille.” »
Patron de la police politique depuis quinze ans, Beria est assurément le
mieux placé de tous, lui que Staline décrivait ainsi : « Il résout les
problèmes alors que le Politburo se contente de gratter du papier. »
Personnage impitoyable, au regard perçant derrière son pince-nez ultrafin,
certainement l’un des plus grands criminels de son temps, responsable
direct de millions de morts, grand consommateur de femmes et présumé
violeur de petites filles que ses sbires allaient chercher dans les quartiers
pauvres, Beria est un formidable manœuvrier. Mais à force de manipuler
son monde et, dans les derniers temps, jusqu’à Staline lui-même, il finira
par sous-estimer ses rivaux, ce qui lui sera fatal. Il ne restera que cent jours
au pouvoir, agissant à l’instar d’un monarque, dans une perspective
réformiste au plan de l’État, avec une désoviétisation, et le projet d’une
économie proche de celle du monde occidental. On ne prononce pas encore
le mot, mais il est clair qu’il songeait à cette reconstruction que l’on
nommera perestroïka à l’époque de Gorbatchev. Il est, en ce sens, largement
en avance sur son temps et il est paradoxal d’observer comment ce nervi de
Staline qui n’a guère laissé qu’un souvenir d’effroi, a pu, une fois arrivé aux
commandes, agir à l’inverse de son ancien maître – d’aucuns diront sans
doute que, pour y parvenir, cela valait bien un assassinat…
Mais, justement, tout a une fin, et pour tout le monde. C’est ainsi que,
avec l’aide de Malenkov, du maréchal Vorochilov et de Kaganovitch, le
paysan madré doublé d’une brute épaisse qu’est Nikita Khrouchtchev fera
basculer le terrible Beria. Arrêté le 26 juin 1953, lors d’une réunion du
présidium du Soviet suprême, il est jugé en secret et exécuté en
décembre 1953 avec cinq de ses plus proches associés. Commencera alors
l’ère Khrouchtchev, période particulièrement marquante de la guerre
froide7.
Le mausolée de Staline

Dépêche AFP datée du 31 octobre 2011 : « MOSCOU – Il y a cinquante ans,


le 31 octobre 1961, le corps de Staline était retiré de nuit, dans le plus grand
secret, du mausolée où il reposait à côté de Lénine sur la place Rouge à
Moscou, après la dénonciation de ses crimes par son successeur Nikita
Khrouchtchev. »
Faut-il commémorer cet événement ? Et si oui, dans quel sens ? En 2011,
Vladimir Poutine a dépassé le cap d’une décennie de pouvoir. C’est
l’époque (en vérité depuis 2009) où, après avoir été vivement déçus par la
politique agressive de l’Occident à leur encontre, les Russes commencent à
se pencher avec nostalgie sur leur passé. La « stalinomania » – qui ne se
réfère qu’à la grandeur d’une période révolue ainsi qu’à la gloire de l’URSS
acquise lors de la Seconde Guerre mondiale – n’entend plus désormais,
comme à travers une couche de soie et de coton, que le bruit étouffé des
crimes du plus grand de ses tyrans que Nikita Khrouchtchev évoqua à huis
clos lors du XXe congrès du Parti communiste en 1956. Le nouveau maître
du Kremlin allait revenir sur ce sujet de manière publique et tonitruante lors
du XXIIe congrès, si bien que le Parti, avant de rompre les rangs, décida, le
30 octobre 1961, de retirer le corps de Staline de son mausolée « en raison
de ses graves violations des principes léninistes, de ses abus de pouvoir et
des répressions massives à l’encontre d’honnêtes citoyens ».
L’opération s’amorce dès le lendemain en fin d’après-midi, entre chien et
loup, dans le plus grand secret, pour éviter toute réaction intempestive. À
18 heures, la place Rouge est bouclée par les forces de l’ordre sous prétexte
de répétition de la parade militaire du 7 novembre, fête de la Révolution.
Pour plus de vraisemblance, des camions militaires vides défilent devant le
Kremlin pendant que des palissades sont disposées autour du mausolée afin
de le dissimuler à la vue du public.
« À la nuit tombée, selon le souvenir de Fedor Konev, commandant de la
garde du Kremlin à l’époque, des soldats creusent une tombe derrière le
mausolée. Le corps de Staline est sorti du sarcophage où il se trouvait
depuis sa mort en 1953, placé dans un cercueil et porté en terre par huit
officiers. Le tout prend fin un peu avant minuit8 », en présence des seuls
membres de la commission chargée de cette opération extraordinaire, ainsi
que de quelques officiers de l’armée et du KGB.
Le lendemain, les Moscovites peuvent constater que le nom de Staline a
disparu du fronton du mausolée où n’apparaît plus que celui de Lénine. La
presse soviétique publie un bref communiqué : « Conformément aux
décisions du XXIIe congrès du Parti communiste, le cercueil de Staline a été
retiré du mausolée de Lénine et transféré devant les remparts du Kremlin. »
Khrouchtchev avait prévu dans un premier temps d’inhumer le dictateur
auprès de son épouse Nadejda, au cimetière du monastère de Novodievitchi,
à Moscou, mais il y a finalement renoncé, de peur que des Géorgiens
fanatiques ne dérobent la dépouille, ce qui ne risquait pas d’arriver en
l’enterrant au pied du Kremlin, jour et nuit sous bonne garde.
Régulièrement fleurie par des militants communistes, la dernière demeure
de Staline se trouve donc aujourd’hui devant les murailles de la citadelle,
parmi les tombes de hauts dignitaires du parti et de l’État soviétique, à
quelques mètres du mausolée de Lénine. En 2011, l’AFP observait que les
militants pour les droits de l’homme et les anciens dissidents regrettaient
que « vingt ans après la chute de l’Union soviétique, les dépouilles
mortelles de Lénine et Staline occupent toujours cette place d’honneur, en
plein centre de Moscou, sur la place Rouge ».
Mais les années ont passé et le souvenir de Staline, pour ne pas dire sa
glorification, revient en force, si bien que, en 2021, lors du
soixantième anniversaire de sa déportation posthume, on ne verra pas que
les bouquets des militants communistes qui se réunissent chaque 5 mars
pour le célébrer.
En 1936, sur une musique de Sergueï Prokofiev, le poète Rakhimov
chantait : « Ô grand Staline, Ô chef des peuples / Toi qui fais naître
l’homme / Toi qui fécondes la terre / Toi qui rajeunis les siècles / Toi qui
fais fleurir le printemps / Toi qui fais vibrer les cordes musicales / Toi
splendeur de mon printemps /… Soleil reflété par des milliers de cœurs. »
En 1939, La Pravda publiait cette ode de Prokofiev à l’occasion du
soixantième anniversaire de Staline : « Jamais nos champs fertiles n’ont
donné une telle moisson / Jamais nos villages n’ont connu un tel bonheur /
Jamais la vie n’a été aussi bonne et les esprits aussi élevés / Sur toute la
Terre, le soleil lance une lumière plus chaude / Car la face de Staline le fait
briller plus fort / Je chante pour mon enfant reposant dans mes bras / Tu
apprendras la source de ce soleil qui baigne notre pays / Et tes petites mains
copieront le portrait de Staline. »
En vérité, des millions de morts dans toutes les strates de la société, des
peuples entiers déportés et des centaines de milliers de zeks consumés de
froid et de misère en Sibérie. La fameuse prédiction de fin 1952, trois mois
avant la disparition du Vojd, que nous citions au début de cet ouvrage
(« Après ma mort, des monceaux d’ordures seront versés sur ma tombe,
mais le vent de l’histoire les dispersera ») pouvait passer pour une
rodomontade qui, il y a encore dix ans, prêtait à rire. Mais tel n’est plus
vraiment le cas aujourd’hui où, après l’immense espoir qu’a constitué la fin
du communisme, le pays s’est retrouvé ostracisé par le monde libre. Et de
fait, tout comme l’avait pressenti Staline, si les Occidentaux persistent à
considérer la Russie comme une puissance hostile, le peuple russe, hanté
par le fantasme de la citadelle assiégée, risque de se replier sur lui-même,
de faire abstraction de la terreur totalitaire et de ne plus voir dans cet
immense tyran que la figure glorieuse de la Russie éternelle.
Notes
1. Littéralement, l’« endiguement » en français : stratégie américaine d’après-guerre visant à bloquer l’extension de la zone
d’influence soviétique au-delà de ses limites atteintes en mars 1947 et à contrer les États susceptibles d’adopter le
communisme.
2. Le terme « cochon » revêt en Russie une signification particulièrement insultante et avilissante, bien plus qu’en Occident.
Cette phrase a donc profondément offensé Staline. Par ailleurs, il a été informé par son espion britannique, Kim Philby, que
Churchill avait proposé aux Américains d’attaquer l’URSS immédiatement après la victoire contre les nazis. Cette opération,
qui aurait porté le nom de code « Incroyable », était de fait proprement ahurissante. Qu’un tel fantasme occidental ait été porté
à la connaissance du peuple russe a eu pour conséquence d’alimenter la ferveur populaire pour Staline en ce début de
e
XXI siècle.

3. « Manhattan » est le nom de code du programme américain – avec la participation de la Grande-Bretagne et du Canada –
qui produisit la première bombe atomique à la fin la Seconde Guerre mondiale.
4. Cf. Vladimir Fédorovski et Michel Gurfinkiel, Le Retour de la Russie, op. cit.
5. 350 000 Juifs vivaient à Odessa avant la guerre ; de nos jours, on en compte environ 40 000.
6. Cf. Vladimir Fédorovski (avec Patrice de Méritens), Au cœur du Kremlin : des tsars rouges à Poutine, Stock, 2018.
7. La suite de cette saga historique est à lire dans Au cœur du Kremlin : des tsars rouges à Poutine, op. cit., qui couvre la fin de
la période stalinienne jusqu’à nos jours.
8. Rapporté par l’AFP à Moscou, cité dans « Il y a 50 ans, Khrouchtchev retirait le corps de Staline du mausolée », Le Point,
31 octobre 2011.
Chronologie
1870
Naissance à Simbirsk, au bord de la Volga, de Vladimir Oulianov, futur
Lénine.
1878
Naissance le 18 décembre à Gori (Géorgie) de Joseph Djougachvili, dit
« Koba », puis Staline, « l’Homme d’acier ».
1881-1894
Règne d’Alexandre III.
1894-1917
Règne de Nicolas II.
1894
Staline est admis au séminaire orthodoxe de Tbilissi, capitale de la Géorgie.
Il est expulsé cinq ans plus tard et entre dans la clandestinité.
1905
Guerre russo-japonaise.
Janvier : première révolution russe.
20 et 21 janvier : grève générale à Saint-Pétersbourg.
22 janvier : « dimanche rouge » ; la police et l’armée tirent sur une grande
manifestation pacifique devant le palais d’Hiver.
5 septembre : traité de paix de Portsmouth entre la Russie et le Japon.
Octobre : grève générale en Russie. Nicolas II promet les libertés politiques
et la réunion d’une douma d’État législative.
1906-1911
Grandes réformes entreprises par Piotr Arkadievitch Stolypine, Premier
ministre de l’empereur Nicolas II de Russie. Stolypine est assassiné le
14 septembre 1911.
1917
Abdication du tsar Nicolas II.
Proclamation de la République ; Kerenski à la tête d’un directoire.
Coup d’État d’Octobre sous la direction des bolcheviques.
Formation du Conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine.
Staline est nommé commissaire du peuple aux Nationalités.
1918
Janvier : réunion de l’Assemblée constituante élue à Petrograd et formation
de l’Armée rouge.
3 mars : paix séparée avec l’Allemagne (traité de Brest-Litovsk).
10-11 mars : transfert de la capitale de Petrograd à Moscou.
4-10 juillet : le Ve congrès panrusse des soviets adopte la Constitution
soviétique.
1924
Janvier : mort de Lénine. Dans une lettre testament au parti, le leader de la
révolution suggère d’écarter Staline.
1924-1953
Staline dirige l’Union soviétique.
1929
À cinquante ans, Staline est le maître absolu de l’URSS. C’est le début du
culte de la personnalité et de la terreur contre les koulaks.
1937-1938
La Grande Terreur. Plus de 1,5 million d’« éléments antisoviétiques » sont
tués ou envoyés au Goulag.
1939
Pacte germano-soviétique de non-agression entre Adolf Hitler et Joseph
Staline, signé par Ribbentrop et Molotov.
1941
Opération « Barbarossa ». Rompant le pacte, Hitler attaque l’URSS le
22 juin. En décembre, les Allemands sont aux portes de Moscou.
1943
Victoires soviétiques de Stalingrad puis de Koursk, tournants de la guerre.
La même année, le fils aîné de Staline, Yakov, est abattu dans un camp de
prisonniers.
1945
Février : conférence de Yalta. Staline, Churchill et Roosevelt se partagent le
monde et décident de créer l’ONU. Grand vainqueur, Staline obtient
l’Europe de l’Est.
1952
7 octobre : naissance de Vladimir Poutine à Leningrad.
1953
Après quatre jours d’agonie, Staline meurt le jeudi 5 mars à 21 h 50 dans sa
datcha, près de Moscou. Ses funérailles sont grandioses.
1953-1964
Nikita Khrouchtchev dirige l’Union soviétique.
1956
Devant le XXe congrès du Parti communiste, Khrouchtchev dénonce
certains crimes du stalinisme et le culte de la personnalité.
DU MÊME AUTEUR

La Grâce venue des neiges : dans les coulisses des Ballets russes, Apopsix,
2019
Sur tes cils fond la neige, Stock, 2019
Au cœur du Kremlin (avec Patrice de Méritens), Stock, 2018
Poutine de A à Z (avec Patrice de Méritens), Stock, 2017
Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg, Plon, 2016
La Volupté des neiges, Albin Michel, 2015
La Magie de Moscou, Éditions du Rocher, 2014
Poutine, l’itinéraire secret, Éditions du Rocher, 2014
Le Roman des espionnes, Éditions du Rocher, 2014
Le Roman de la perestroïka, Éditions du Rocher, 2013
Le Roman des tsars, Éditions du Rocher, 2013
La Magie de Saint-Pétersbourg, Éditions du Rocher, 2012
L’islamisme va-t-il gagner ? Le roman du siècle vert (avec Alexandre Adler
et Patrice de Méritens), Éditions du Rocher, 2012
Le Roman du siècle rouge (avec Alexandre Adler et Patrice de Méritens),
Éditions du Rocher, 2012
Le Roman de Raspoutine, Éditions du Rocher, 2011 (grand prix Palatine du
roman historique)
Le Roman de l’espionnage, Éditions du Rocher, 2011
Le Roman de Tolstoï, Éditions du Rocher, 2010
Les Romans de la Russie éternelle, Éditions du Rocher, 2009
Napoléon et Alexandre, Alphée, 2009
Le Roman de l’âme slave, Éditions du Rocher, 2009
Les Amours de la Grande Catherine, Alphée, 2008
Le Fantôme de Staline, Éditions du Rocher, 2007
Le Roman de l’Orient-Express, Éditions du Rocher, 2006 (prix André
Castelot)
Paris – Saint-Pétersbourg : une grande histoire d’amour, Presses de la
Renaissance, 2005
Le Roman de la Russie insolite : du Transsibérien à la Volga, Éditions du
Rocher, 2004
Diaghilev et Monaco, Éditions du Rocher, 2004
Le Roman du Kremlin, Éditions du Rocher/Mémorial de Caen, 2004 (prix
Louis Pauwels)
Le Roman de Saint-Pétersbourg, Éditions du Rocher, 2003 (prix de
l’Europe)
La Fin de l’URSS, Mémorial de Caen, 2002
Les Tsarines, Éditions du Rocher, 2002
La Guerre froide, Mémorial de Caen, 2002
L’Histoire secrète des ballets russes, Éditions du Rocher, 2002 (prix des
Écrivains francophones d’Amérique)
Le Retour de la Russie (avec Michel Gurfinkiel), Odile Jacob, 2001
De Raspoutine à Poutine : les hommes de l’ombre, Perrin, 2001 (prix
d’Étretat)
Les Tsarines, les femmes qui ont fait la Russie, Éditions du Rocher, 2000
Le Triangle russe, Plon, 1999
Les Deux Sœurs ou l’Art d’aimer, Lattès, 2003 (prix des Romancières)
Le Département du diable, Plon, 1996
Les Égéries romantiques, Lattès, 1995
Les Égéries russes (avec Gonzague Saint Bris), Lattès, 1994
Histoire secrète d’un coup d’État (avec Ulysse Gosset), Lattès, 1991
Histoire de la diplomatie française, Académie diplomatique, 1985
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Exergue

Avant-propos. Staline superstar

CHAPITRE I. Au temps des tsars

La jeunesse de Staline

La révolution de 1905

Les racines idéologiques

La Première Guerre mondiale

La révolution d’Octobre

CHAPITRE II. La force du destin

Lénine, modèle de Staline

Le blanc et le rouge :
d’abord rallier les tenants de l’empire,
puis passer à la terreur

Les premiers heurts entre Lénine et Staline

Le message fondateur
La dictature infaillible et irresponsable

CHAPITRE III. Le roi s’amuse

La vie personnelle de Staline

Ivan le Terrible ou la clef du mystère Staline

La construction du système

Dissection du corps stalinien

CHAPITRE IV. Les champs de l’horreur

Le Goulag

Les îles Solovki

La voie légale

La collectivisation stalinienne

Un monstre en perpétuelle croissance

La bataille des chiffres

CHAPITRE V. Assassinats
entre camarades

L’énigme Kirov

Les trois procès de Moscou

Le cas Toukhatchevski

Les petites humiliations du tsar rouge

CHAPITRE VI. La terreur généralisée

Urbi…
… et orbi : l’assassinat de Trotski

La peur et le mensonge

Les tentacules de la pieuvre

L’art d’empoisonner

Les idiots utiles

CHAPITRE VII. L’appel de l’histoire

Le traité avec Hitler

La guerre

Staline hésite

L’appel décisif

Le siège de Leningrad

La terreur et la guerre

La bataille de Moscou

Stalingrad

CHAPITRE VIII. Les chemins


de la gloire

Le retour de la Russie éternelle

Les victoires diplomatiques

L’extension du domaine de la lutte

L’apothéose du tsar

Le grand dessein
Staline et les Juifs

L’étrange mort du tsar

Le mausolée de Staline

Chronologie

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