Fedorovski Vladimir - Le Phenomene Staline
Fedorovski Vladimir - Le Phenomene Staline
Fedorovski Vladimir - Le Phenomene Staline
www.editions-stock.fr
ISBN : 978-2-234-08232-8
Quand on coupe du bois, les copeaux volent.
Joseph Staline
Avant-propos
Staline superstar
Lorsque les Russes se penchent sur leur passé, Joseph Staline leur
apparaît moins comme un dictateur sanguinaire que comme un dirigeant
dans la tradition des grands monarques de la Russie éternelle, avec cette
fascination particulière que suscite le pouvoir. Sans doute les persécutions
et les purges ne sont-elles pas passées sous silence, mais, avec la
décantation du temps, Staline demeure d’abord, dans l’imaginaire
collectif, le sauveur de la patrie, celui qui a vaincu la barbarie nazie,
laquelle provoqua la mort de près de 27 millions de Soviétiques. C’est au
nom de la grandeur du pays et de la sauvegarde de ses intérêts supérieurs
que les Russes disculpent leur tsar rouge. Fin 1952, trois mois avant de
disparaître, Staline l’avait prédit : « Après ma mort, des monceaux
d’ordures seront versés sur ma tombe, mais le vent de l’histoire les
dispersera. »
Machiavélique, implacable, féroce, il s’est affirmé par une volonté de
puissance absolue. Ses traits de caractère l’ont rapproché de Lénine, son
prédécesseur immédiat, du tsar Pierre le Grand et, plus loin dans le temps,
d’Ivan le Terrible. Le fait que le président Poutine, au pouvoir depuis
2000, se réfère de plus en plus à lui est symptomatique de l’aspiration du
Kremlin au rétablissement de la grandeur nationale. Ainsi, la réhabilitation
du dictateur rouge, rampante à ses débuts, est-elle désormais patente.
C’est une tendance lourde au sein de l’opinion. Le néostalinisme russe est
présent à tous les échelons de la société, civils comme militaires, avec ses
relais obligés chez les nostalgiques du communisme, dans les milieux
universitaires, ainsi que dans les médias.
Le mouvement s’est amorcé en 2009 avec la réapparition de cette
inscription dans la station de métro Kourskaïa à Moscou : « C’est Staline
qui nous a élevés dans la fidélité au peuple, qui nous a inspirés dans notre
travail et nos exploits1. » Cette profession de foi pouvant paraître odieuse
aux yeux des familles qui ont connu le Goulag et les persécutions ainsi
qu’à tous ceux qui n’ont pu oublier les millions de morts provoqués par le
régime, les autorités ont laborieusement expliqué que les lieux, mis en
service en 1938, avaient été restaurés dans l’esthétique de l’époque
stalinienne. Autrement dit, dès lors que les somptueux marbres avaient été
rénovés, il fallait aller jusqu’au bout du projet.
Le courant néostalinien qui se développe depuis plus d’une décennie
tend à prouver que le Petit Père des peuples a pris en main une Russie
pauvre pour la transformer en grande puissance. Une approche historique
qui sert le pouvoir en place : on voit le parallèle flatteur pour l’actuel
maître du Kremlin qui a redressé le pays après le naufrage du
communisme et la déliquescence de la période eltsinienne. Sur les plans
psychologique, moral et politique, Staline et Poutine sont aux antipodes de
Mikhaïl Gorbatchev (le faiblard) et de Boris Eltsine (l’incapable doublé
d’un ivrogne). Staline étant dépeint comme l’archétype de l’homme d’État
intègre opposé aux oligarques prédateurs, l’anti-Lénine et surtout l’anti-
Trotski – lequel voulut consumer la nation dans le brasier de la révolution
mondiale –, on reconnaît en creux le portrait du tsar des années 2000.
Staline a fermement établi l’URSS à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale en tenant la dragée haute à l’Occident. Nul ne conteste ce fait.
C’est en se fondant sur cette réalité objective que les historiens
néostaliniens pratiquent le révisionnisme et le relativisme : Staline ne fut
pas le principal responsable des répressions ; c’est Lénine qui inventa le
Goulag, et l’appareil communiste qui fut responsable de la Grande
Terreur. « De toute manière, il faut replacer les répressions dans le
contexte de l’époque et considérer que Staline les suspendit en 1938. »
Telle est la nouvelle antienne pour évoquer ces temps révolus. Le tsar
rouge aurait été inspiré par des « idées démocratiques », dès lors que, par
deux fois, en 1936 et 1944, il a essayé d’instaurer des élections
à candidatures multiples en Russie et d’éloigner le Parti communiste du
pouvoir.
La bataille des statistiques, par ailleurs, est engagée. Selon les
néostaliniens, l’estimation des victimes du régime est des plus exagérées :
les chiffres auraient été délibérément grossis par Alexandre Soljenitsyne,
par les historiens occidentaux, ainsi que par Alexandre Iakovlev, le
conseiller le plus proche de Gorbatchev. Le compte réel ne s’établirait pas
en millions mais en quelques centaines de milliers, ce qui exclut ipso facto
bien des événements survenus au cours de cette période troublée. On se
rappelle le mot attribué à Staline : « La mort d’un homme est une tragédie,
celle d’un million d’hommes, une statistique », citation dont l’authenticité
est vigoureusement contestée par les néostaliniens.
Nul doute, en tout cas, qu’il ne faille verser au crédit du cynisme de
Staline le pacte de non-agression germano-soviétique d’août 1939, utile à
court terme en matière de conquêtes territoriales au moment de l’offensive
nazie contre la Pologne, mais qui mettra l’Union soviétique en danger
lorsque Staline se refusera à ouvrir les yeux sur la véritable nature du
Führer. À son crédit militaire, alors que, peu avant la guerre, il a purgé son
armée de ses meilleurs officiers, il saura cependant conduire l’Armée
rouge à la victoire finale. À son crédit stratégique et diplomatique, les
accords de Yalta consacreront la position de force des Soviétiques en
Europe. D’où la conclusion : Staline a eu raison.
Chaque année, le 5 mars, jour anniversaire de la mort de Staline, des
militants communistes se réunissent sur la place Rouge pour déposer des
fleurs sur sa tombe, derrière le mausolée de Lénine, au pied des murailles
du Kremlin, siège du pouvoir en Russie. Pour autant, l’œuvre de
réhabilitation du Petit Père des peuples n’est pas de leur seul fait. Côté
gouvernemental, en décembre 2017, le chef du FSB (ex-KGB), Alexandre
Bortnikov, a affirmé le plus officiellement du monde qu’« une part
significative » des dossiers traités durant les purges staliniennes « avait un
contenu réel », dès lors que ces derniers concernaient des
« conspirateurs », ainsi que des personnes « liées à des services de
renseignement étrangers ».
Le président russe, quant à lui, a donné le ton lors de la préparation du
centenaire de la révolution, considérée comme « une occasion de se
pencher à nouveau sur les causes et la nature de la révolution en Russie ».
« En revanche, a-t-il précisé, il est absolument intolérable de vouloir
provoquer des divisions, de la haine et des condamnations, et de rendre
notre rapport au passé plus difficile. Il ne faut pas spéculer sur les
tragédies. » L’année suivante, il s’est plus précisément exprimé à propos
de Staline au cours de son interview-fleuve filmée par le réalisateur
américain Oliver Stone, Conversations avec Poutine (2017). Estimant que
les horreurs du régime stalinien ne devaient pas être oubliées, il a
cependant averti qu’une diabolisation « excessive » du Petit Père des
peuples serait « une façon d’attaquer l’Union soviétique et la Russie ».
Soutenu à la fois par les rouges, nostalgiques de l’URSS, et les blancs,
conservateurs et orthodoxes, tous unis autour de l’idée d’empire et de
grandeur nationale, Vladimir Poutine suit là une ligne de crête délicate. Le
chef de l’État joue sur un paradoxe, observe le philosophe Michel
Eltchaninoff : « Antirévolutionnaire, il veut être le président des
nostalgiques de l’URSS2… »
Les bustes de Staline se sont multipliés en Russie, d’abord dans le
centre de Moscou, où son effigie en bronze trône parmi les trente-
deux autres grandes figures historiques de l’« allée des Dirigeants », à
l’initiative de la Société russe d’histoire militaire dirigée par l’ex ministre
de la Culture Vladimir Medinski. Économie de marché oblige, les
commerces de souvenirs, gadgets, calendriers et autres produits dérivés à
l’effigie du tsar rouge prospèrent, contribuant à la banalisation de son
image, sans plus qu’aucune réflexion critique ne s’y attache. Dernière
nouveauté de la mondialisation, on trouve gratuitement sur Internet une
application de selfies dotée d’un filtre permettant à ses utilisateurs de se
grimer le temps d’une photo en Staline : MSQRD – qui se prononce
« mascarade » – est accessible à partir de l’âge de neuf ans… Résultat : le
Centre analytique Levada, organisation russe indépendante de recherches
sociologiques et de sondages, classe désormais Staline en tête des
personnalités historiques les plus remarquables.
Tel est le sentiment qui prévaut en Russie – sur lequel joue le pouvoir
en place à Moscou –, à l’heure où l’on célèbre le soixante-
quinzième anniversaire de la victoire sur la barbarie nazie. Dans le
contexte de la pandémie du coronavirus, Staline reste plus que jamais un
symbole incontournable de la mobilisation du pays face à un grand danger
national. Cette référence est paradoxalement présente non seulement dans
le discours des nationalistes, mais aussi chez les libéraux : l’écrivain
Bykov, porte-parole de l’opposition russe pro-occidentale, a notamment
reproché à Poutine de pas trouver « les mots nécessaires » à propos de la
crise de coronavirus, « comme autrefois savait faire Staline »3.
En analysant dans cet ouvrage cette popularité reconquise par-delà la
tombe – que je nommerai le « phénomène Staline » –, je ne peux
m’empêcher de songer à Stalingrad et à nos millions de morts. J’ai une
pensée particulière pour ma famille maternelle qui vécut la terreur
imposée par le Petit Père des peuples, mais aussi pour les héros de la
Seconde Guerre mondiale que furent mon père et mon oncle paternel.
Mon père, Fedor Kravtchenko, toujours en première ligne, a commandé le
mythique régiment des « orgues de Staline », ces lance-roquettes montés
sur des camions qui jouèrent un rôle décisif dans l’issue du conflit. Mon
oncle, Grigori Kravtchenko, plus jeune général d’aviation de l’histoire
russe, as légendaire, est mort au combat en 1943, à tout juste trente ans.
Ses cendres ont été placées devant le rempart du Kremlin. Sept autres de
mes oncles ont péri au front. Mon père est décédé à quarante-quatre ans
des suites de ses blessures… Ce livre saura donc retracer la grandeur et la
servitude de cette époque, sans passer sous silence aucun des crimes de
Staline, qui sut se hisser au rôle d’acteur majeur de la tragédie historique
contemporaine. Voici son histoire.
Notes
1. Cf. « Russie : la réhabilitation de Staline avance au pays de Vladimir Poutine », 20minutes.fr, 5 mars 2018. (Toutes les notes
sont de l’auteur.)
2. Michel Eltchaninoff, « Centenaire de 1917 : “Poutine préfère Staline à Lénine” », Le Figaro (entretien), 24 mars 2017.
3. Radio Écho de Moscou, 7 avril 2020.
I
La jeunesse de Staline
Celui qu’on surnommait Sosso (« le petit Jojo ») durant son enfance naît
en 1878 à Gori, bourgade d’environ 8 000 âmes, proche de Tiflis, capitale
de la Géorgie. Sa mère est une blanchisseuse illettrée, son père un savetier à
peine libéré du servage. Alcoolique et violent, il bat fréquemment sa femme
et ses enfants, y compris le petit Joseph. Il meurt en 1890 au cours d’une
rixe entre ivrognes. Sa femme vivra jusqu’en 1936.
La jeunesse de Joseph1 Vissarionovitch Djougachvili est empreinte de
tristesse, de brutalité, et d’une immense sensation d’isolement face à un
univers hostile. Pour survivre, il s’imagine dans la peau de héros tels que le
bandit d’honneur Koba « l’Indomptable », dont il adoptera le nom lorsqu’il
passera, à vingt-trois ans, dans la clandestinité révolutionnaire. Robin des
Bois caucasien, défenseur des pauvres contre l’oppression des nantis et
symbole de la lutte pour l’indépendance, Koba est le personnage principal
du roman d’Alexandre Kazbegui Le Parricide (1883), que le jeune Joseph a
lu avec passion. Plus tard, il prendra Lénine comme modèle, en se
métamorphosant en militant bolchevique.
Rien ne l’y destinait pourtant.
En 1894, sa mère le fait entrer au séminaire de Tbilissi, seul moyen
d’ascension sociale accessible à l’époque aux gens de sa condition. Il y
étudie durant six ans l’Ancien et le Nouveau Testament, la vie des saints,
l’histoire de l’Église. Contrairement à la légende qui veut qu’il n’ait jamais
été qu’une brute mal dégrossie, c’est un élève doué qui obtient
d’excellentes notes en mathématique, russe et latin, et qui est capable de lire
les philosophes grecs dans le texte. C’est dire qu’il aurait pu s’élever dans
la hiérarchie ecclésiastique, ainsi que l’ambitionnait sa mère. Mais tandis
qu’il sert la messe, il s’initie en secret aux idées révolutionnaires. En 1898,
il adhère au cercle clandestin nationaliste Messame-Dassi où bouillonnent
les idées socialistes. Sanctionné pour avoir lu des auteurs interdits –
notamment Tolstoï et Victor Hugo –, il est expulsé du séminaire sans
diplôme, en mai 1899, pour « absence à l’examen de lectures bibliques ».
Dans un rapport précédant cette sanction, le directeur du séminaire précise :
« Djougachvili est généralement irrespectueux et grossier envers les
autorités. » « En réalité, je fus renvoyé pour propagande marxiste »,
confiera plus tard l’intéressé.
Après avoir travaillé à l’observatoire de Tiflis et donné quelques leçons
pour subsister, il quitte Tbilissi en décembre 1901 pour Batoumi, port situé
sur la mer Noire, où il s’engage dans le militantisme clandestin sous son
premier pseudonyme de Koba. Arrêté en avril 1902, il est emprisonné
durant un an, peine qui sera prolongée par une condamnation à trois ans de
déportation en Sibérie orientale, dont il s’évadera en janvier 1904. Les
premières années du siècle marquent un durcissement de son engagement
politique. Quittant le groupe nationaliste Messame-Dassi, il rejoint, en
1903, le courant bolchevique au sein du Parti ouvrier social-démocrate de
Russie (POSDR), dont il deviendra le délégué pour le Caucase. Le parti
regroupe deux tendances : les bolcheviques révolutionnaires et les
mencheviques réformistes, lesquels perdront de leur influence au fil des
années2.
La révolution menace l’empire. Suite au conflit russo-japonais – dont
nous verrons dans la section suivante la genèse et les conséquences –, le
moral du pays est au plus bas. Les grèves et les manifestations se
multiplient, particulièrement dans le Caucase, où le futur Staline, déjà
connu pour la brutalité de son caractère, participe à la création d’une milice
en vue de l’insurrection. Ce choix de la radicalité opéré par celui qui n’est
encore que Koba-Djougachvili sera la clef de son ascension.
La révolution de 1905
Quel a été son parcours depuis 1905 ? Son rôle au sein du parti s’est
affirmé lors des congrès de Stockholm et de Londres en 1906 et 1907. En
Azerbaïdjan où il développe dans la clandestinité des foyers d’insurrection
avec Stepan Chaoumian – le « Lénine du Caucase » –, il axe son action sur
les ouvriers du pétrole. En Géorgie, il organise des attaques à main armée
qualifiées d’« opérations d’expropriation » de banques. En 1908, il est
arrêté, déporté en Sibérie, mais parvient à s’évader l’année suivante.
Rattrapé en 1910, il s’enfuit à nouveau en 1912, année au cours de laquelle
la scission entre mencheviques et bolcheviques est consommée. Membre du
Comité central du Parti bolchevique, Staline signe le premier éditorial de
La Pravda qu’il a contribué à fonder à Saint-Pétersbourg. Arrêté et déporté
en Sibérie occidentale, il s’évade derechef, ce qui laisse perplexes les
historiens sur les complicités qu’il aurait pu avoir avec la police politique.
C’est l’époque où l’Okhrana5 est particulièrement efficace dans la lutte
contre les mouvements révolutionnaires. Staline en devint-il – comme
l’affirme Soljenitsyne – un informateur appointé ? Certains jugent l’idée
plausible, d’autres la contestent. Les archives de la police à cet égard ont
fort opportunément été incendiées dès les premiers jours de la révolution de
1917… Quoi qu’il en soit, réfugié en Autriche, le voilà qui travaille avec
Lénine sur la question des nationalités des divers territoires de l’empire au
regard de la théorie marxiste. Il signe ses écrits sous son nouveau nom,
Staline, « l’Homme d’acier », stal signifiant « acier » en russe. Et puis, en
1913, il commet l’imprudence de retourner à Saint-Pétersbourg où, sur
dénonciation d’un député bolchevique agent de l’Okhrana, il est appréhendé
au bout de huit jours. Déporté à Atchinsk, il est affecté à l’entretien de la
ligne du Transsibérien. Sous haute surveillance, il ne reviendra de son exil
qu’en mars 1917. Après l’abdication de Nicolas II, le sort de la Russie est
provisoirement remis entre les mains du prince Gueorgui Lvov. Après avoir
apporté son « soutien critique » à ce gouvernement réformiste bourgeois,
Staline, sous l’influence de Lénine, participera à la première tentative de
prise du pouvoir opérée par les bolcheviques à l’été 1917.
Il est basé au quartier général bolchevique qui occupe « le palais entaché
de péché de la concubine tsariste Mathilde Krzesińska », comme on
l’appelait à l’époque. Cette ravissante ballerine d’origine polonaise était
devenue la première et la seule véritable maîtresse de Nicolas II alors qu’il
n’était encore que l’héritier du trône. « Il existait une pratique dans la
famille royale qui permettait à un héritier célibataire et à ses frères d’avoir
des relations avec des actrices et des danseuses de ballet avant le mariage
pour acquérir une certaine expérience sexuelle », explique Vladislav
Aksenov, chercheur à l’Institut d’histoire de la Russie, dans Russia Beyond.
Fuyant la révolution, par la Finlande, Mathilde Krzesińska se refugiera à
Paris et y épousera le grand-duc André… Sa demeure pétersbourgeoise, de
style moderniste, aux parquets étincelants, avait des lustres de cristal et des
miroirs gigantesques. Une salle blanche était meublée de consoles de
marbre et de sofas dorés ; les murs étaient tapissés de soie damassée, les
rideaux étaient de velours. Staline, quant à lui, travaillait souvent dans un
petit salon Louis XVI aux murs de soie jaune, usant aussi de la salle de
bains de marbre blanc, aux murs couverts d’une mosaïque bleu et argent, et
dont la baignoire encastrée dans le sol ressemblait à un bain grec.
Staline, qui dirige désormais la propagande éditoriale du parti, travaille
sans relâche. Mal préparés en février et au début du printemps 1917, les
bolcheviques maintiennent désormais la pression sur le gouvernement
provisoire grâce à l’argent de Berlin qui finance La Pravda, tirée à plusieurs
millions d’exemplaires, ainsi que de nombreuses publications de province –
dont une pour les soldats. Par ailleurs, ils ont considérablement renforcé
leur organisation, passant de 23 000 membres en avril à 240 000 en août.
L’historien militaire russe Dmitri Volkogonov détaille les financements
occultes qui, s’ajoutant à ceux du ministère allemand des Affaires
étrangères, viennent abonder les caisses du parti : « L’énorme
développement des publications bolcheviques après la révolution de Février
n’est pas le fruit du hasard. En juillet 1917, le parti publiait 41 journaux,
représentant 320 000 exemplaires quotidiens, dont 27 titres en russe, et les
autres en géorgien, arménien, lituanien, tatar, polonais et autres langues.
Après février, le parti s’acheta une presse pour 260 000 roubles, et ses
dirigeants recevaient un salaire, fût-il irrégulier. Les coffres bolcheviques
n’étaient pas vides : il faut savoir que le mouvement bolchevique était
soutenu, notamment depuis Paris et Genève, par des industriels russes
fortunés et versés dans les arts, qui le finançaient par une sorte de
masochiste bizarre empreint d’un complexe de culpabilité des nantis6. »
La révolution n’est pas achevée, « sa lutte sera acharnée jusqu’à la
réalisation des idéaux authentiquement démocratiques », proclame La
Pravda à l’aube de l’été 1917. Staline participe activement aux événements
dramatiques qui se produisent à Petrograd au début du mois de juin. Menés
par les bolcheviques, 10 000 soldats révolutionnaires menacent le Conseil
de la République qui siège au palais Marie. Des colonnes d’ouvriers armés
arrivent de la périphérie au centre de la ville, mais, finalement, l’affaire
n’ira pas plus loin, car l’opinion publique demeure majoritairement hostile à
l’émeute et favorable au gouvernement provisoire.
C’eût été l’instant idéal pour les démocrates de faire arrêter Lénine,
Trotski, Staline et les autres leaders bolcheviques, mais les ministres du
gouvernement ne bougent pas, se réjouissant bien à tort de ce faux retour au
calme. Encore très minoritaires dans le pays, les bolcheviques font des
ravages au sein de l’armée par le biais de leur propagande qui assure que
« le gouvernement veut continuer la guerre impérialiste ». La Pravda, sous
la houlette de Staline, exploite à cet effet une note diplomatique du ministre
des Affaires étrangères Milioukov adressée à la France et à la Grande-
Bretagne informant que la Russie a l’intention de « réclamer les territoires
ottomans ». « La guerre impériale sans empereur continue ! » titre alors
La Pravda. Au vu du contexte de rejet de la guerre par la population, mais
aussi par l’armée elle-même, la bévue est de taille. Les autres membres du
gouvernement provisoire le constatent eux-mêmes avec amertume : avec
ses 6 millions d’hommes épuisés et ses 2 millions de déserteurs, l’armée
russe a cessé d’exister en tant que force combattante. L’ultime campagne
lancée contre les armées allemandes s’est soldée par un désastre.
C’est le moment pour Lénine, secondé par Léon Trotski qui dirige l’aile
armée du Parti bolchevique – 60 000 combattants –, de passer à nouveau à
l’offensive. Le 3 juillet, une foule d’ouvriers et de révolutionnaires armés
de mitrailleuses, la poitrine barrée de cartouchières, avec à leur tête le
1er régiment bolchevique de mitrailleurs, se dirige vers le palais de Tauride
où se tient le soviet de la ville présidé par le député Nicolas Tcheidze7, afin
de réclamer la destitution du gouvernement provisoire. Le soviet de
Petrograd étant tenu par des mencheviques opposés à Lénine, l’opération
doit être menée sans aucun état d’âme. Toute la nuit, Staline organise à
travers la ville des convois de camions et de voitures blindées emplis
d’hommes en armes, qui commencent à tirer au hasard sur les
« bourgeois ». À la base navale de Kronstadt, des marins bolcheviques se
mutinent, massacrant cent vingt officiers, y compris leur amiral, et
réclament de Lénine qu’il leur donne l’ordre de s’emparer de Petrograd.
Soutenus par 20 000 ouvriers, les marins convergent vers le palais de
Tauride. La foule appelle à prendre immédiatement le pouvoir, mais les
membres du soviet demeurent passifs. Une pluie torrentielle survient alors,
qui va noyer la révolution. La foule trempée jusqu’aux os se disperse. Un
régiment loyal au gouvernement libère sans coup férir le soviet assiégé de
Petrograd, qui sera désormais perçu par les militaires comme un
« parlement de bavards impuissants ».
Après la démission, le 7 juillet 1917, du prince Gueorgui Lvov, la
situation étant devenue ingérable, l’avocat, député, ministre de la Justice
puis ministre de la Guerre Alexandre Kerenski est la seule personnalité
politique à pouvoir diriger le pays : opposant absolu à l’autocratie, il a
toujours refusé les mots d’ordre marxistes. Fin juillet, avec l’accord du
soviet de Petrograd, il forme un nouveau gouvernement socialiste. Le soviet
lui est d’autant plus favorable que, avant d’être ministre, Kerenski a
secondé Nicolas Tcheidze à sa présidence. La majorité y est socialiste
modérée : les bolcheviques et socialistes-révolutionnaires représentent
moins de 10 % des députés. L’ordre d’arrestation de Lénine ne rencontrera
donc pas d’opposition.
Épuisé, souffrant de migraines, le leader bolchevique doit fuir la
Russie… Il lui faut de toute urgence changer d’apparence. « Ne vaudrait-il
pas mieux que je me rase ? » s’interroge-t-il. C’est Staline lui-même qui
joue le rôle de barbier. Blaireau, savon et coupe-chou en main, il rase la
barbe et la moustache de son mentor assis sur un tabouret. « C’est très bien
à présent ! conclut Lénine qui se contemple dans un miroir. Je ressemble
tout à fait à un paysan finnois ; quasiment personne ne me reconnaîtra. » Et
le voilà parti sans plus tarder pour la Finlande. Staline, quant à lui, passe
dans la clandestinité. Tout est-il définitivement perdu pour les
bolcheviques ? Quatre semaines plus tard, le gouvernement provisoire et
l’empire lui-même chancellent, la Finlande et l’Ukraine aspirent à
l’indépendance. À Petrograd, Kerenski tente de lancer des réformes
politiques, judiciaires et sociales, mais sans s’attaquer à l’essentiel : la
réforme agraire. Son gouvernement n’enraye pas les difficultés
d’approvisionnement de la capitale et, surtout, commet une erreur fatale en
décidant de poursuivre la guerre.
À la fin du mois d’août, survient l’« affaire Kornilov ». Persuadé à tort
que le gouvernement provisoire de Kerenski est à la merci des
bolcheviques, le général cosaque Lavr Kornilov, commandant suprême de
l’armée, ordonne à ses troupes de marcher sur la capitale pour contrecarrer
les plans des révolutionnaires. Trois régiments de cavalerie se dirigent vers
Petrograd. Contrairement à la version propagée par Staline, il ne s’agit pas
là, à proprement parler, d’un coup d’État militaire. Kerenski, tétanisé par
l’extrême gauche, est pour beaucoup dans cette initiative de Kornilov, mais
soudain pris de panique face à cette intervention dont il a été lui-même
l’instigateur, le voilà qui hurle au « putsch des militaires » et appelle
« toutes les forces révolutionnaires », y compris les bolcheviques que son
gouvernement a réprimés en juillet, à leur « barrer la route ».
Les masses se réarment, Staline et les leaders bolcheviques sortent de la
clandestinité, les prisonniers politiques de juillet, dont Trotski, sont libérés
par les marins de Kronstadt. Le général Kornilov est démis de ses fonctions
et arrêté. Sans soutien militaire, Kerenski est contraint de s’appuyer sur le
soviet de Petrograd ; il mobilise les gardes rouges bolcheviques8, mais son
gouvernement tombe et le pouvoir n’est plus qu’un théâtre d’ombres.
Kerenski a beau s’autoproclamer dictateur – à la tête d’un directoire de cinq
personnes –, drogué à la cocaïne, il règne au palais d’Hiver sous les ors des
appartements d’Alexandre III, mais ne gouverne plus.
La révolution d’Octobre
La force du destin
Le blanc et le rouge :
d’abord rallier les tenants de l’empire,
puis passer à la terreur
Le message fondateur
Le roi s’amuse
Staline est passionné par le destin, la vie, l’œuvre, ainsi que par les
épouvantables méthodes de gouvernement d’Ivan IV (1530-1584) dont il a
étudié toutes les biographies, et dont il faut retracer ici succinctement
l’histoire qui a trouvé écho dans la psyché et le comportement du tsar
rouge. Le règne de ce souverain commence dans le sang et le chaos. À la
mort de son père, le grand-prince de Vladimir et de Moscou Vassili III, en
1533, il lui succède en titre. En attendant sa majorité, sa mère, Elena
Glinskaïa, assure fort habilement la régence jusqu’à son propre décès en
1538, qui laisse le pays aux mains des boyards, lesquels, tout en se
disputant le pouvoir, vont humilier et maltraiter physiquement le jeune
prince. Lui-même écrira plus tard : « Nous et notre frère Iouri, nous étions
traités comme des étrangers, comme des enfants de mendiants. Nous étions
mal vêtus, nous avions froid et faim… » Les boyards pillent le trésor du
palais, écrasent d’impôts le peuple et les marchands. Lors de son discours
du concile de 1551, le jeune tsar, âgé de vingt et un ans, se souvient :
« J’étais orphelin ; le royaume était privé, comme une femme l’est de son
époux. Nos boyards jugèrent le moment favorable : ils gouvernèrent le
royaume à leur fantaisie car personne ne s’opposait à leur funeste pouvoir…
Je grandis… Des gens qui m’entouraient, je m’appropriai les pratiques
tortueuses, j’appris à ruser comme eux. » Ainsi, la formation du jeune
prince s’est-elle ancrée dans la cruauté, la fourberie et la haine. Il en
conservera une défiance paranoïaque à l’encontre de la cour et de ses
complots.
À sa majorité, en 1547, il se saisit enfin du pouvoir, premier grand-prince
de Moscou à être couronné tsar. Durant plus d’une décennie, il se
comportera en souverain modèle. Entouré d’excellents conseillers, il
convoque des assemblées représentatives, douma – diète de la noblesse – et
zemskii sobor – assemblée du pays où sont appelés des députés de toutes les
classes sociales. Comme son grand-père Ivan III le Grand, il se tient
informé de l’état de la science, de la technologie ou de l’art militaire en
Occident, en particulier en provenance de ce qui est aujourd’hui
l’Allemagne et l’Angleterre, et cherche à appliquer à la Moscovie certains
des progrès réalisés par les étrangers. Il multiplie les réformes judiciaires,
avec le souci constant de simplifier les procédures et de combattre la
corruption. Il renforce les services permanents de l’État, poursuit la
modernisation de l’armée russe, tant en termes d’organisation que
d’équipement, en substituant une chaîne de commandement logique,
fonctionnelle, au système jusque-là en usage des préséances honorifiques.
Sur le plan tactique, il intègre l’arme à feu individuelle à l’ordre de bataille,
en plus des armes blanches et de l’artillerie. C’est durant cette première
partie de règne qu’Ivan IV obtient ses plus beaux succès militaires : la
conquête de Kazan en 1552 et celle d’Astrakhan en 1556.
Le même tsar se métamorphose en tyran en 1560, après la disparition de
son épouse Anastasia Romanovna, morte soudain, dans de grandes
souffrances, et qu’il aimait profondément. Persuadé que les boyards l’ont
empoisonnée, il accuse les plus hauts personnages de la cour, les fait juger
selon une procédure extraordinaire, condamner, torturer et exécuter en sa
présence, puis il englobe dans la même répression leurs parents proches et
éloignés, leurs amis, serviteurs, et même leurs paysans, qu’il réduit en
esclavage ou fait brûler vifs. Dès lors, l’extermination des ennemis
intérieurs, des rebelles et des traîtres, vrais ou supposés, cessera d’être l’un
des moyens du pouvoir pour devenir un but en soi. Le chef de l’Église
orthodoxe, le métropolite Philippe, proteste. Ivan le fait déposer et
finalement assassiner. Peu après, c’est au tour de l’archevêque Pimène de
Novgorod – celui-là même qui l’a aidé à déposer Philippe – d’être arrêté,
emprisonné dans un monastère, puis liquidé. Enfin, Ivan IV décide
d’anéantir Novgorod elle-même. Arrivé sur place en janvier 1570, il en fait
exécuter les notables : des familles entières sont englouties dans le fleuve
Volkhov pris par les glaces, en les faisant passer par des trous circulaires
creusés à la surface. Après cet épisode, le tsar méditera d’autres supplices :
le gouverneur du Trésor impérial, Nikita Founikov, sera bouilli vif, par
exemple.
Ivan ne se contente pas de terroriser physiquement la Russie. Il
entreprend de la harasser moralement et mentalement, en supprimant les
points de repère, en alternant de façon arbitraire les faveurs et les sanctions,
les retours à la sagesse et les atrocités, le tout dans une perpétuelle
perspective d’unification de l’empire. Et sans doute sont-ce là des points de
vif intérêt de Joseph Staline, comme si entre les deux hommes existait une
parenté de caractère et, par-delà les siècles, une communauté d’intérêt
politique quant à la conception qu’ils ont de la nation russe3.
En 1565, Ivan IV se livre à une curieuse manipulation en annonçant son
intention d’abdiquer et de se retirer. Les milieux dirigeants le supplient,
évidemment, de rester sur le trône. Il y consent, mais divise alors l’État en
deux secteurs : l’administration traditionnelle (zemchtchina) demeure en
place, mais elle est doublée par le domaine réservé du prince (opritchnina)
dont les hommes de main, les opritchniki, vêtus de noir et portant à la
ceinture un petit balai, symbole de leur mission épuratrice, interviennent de
façon discrétionnaire sur l’ensemble du territoire. Dès les premiers mois de
ce nouveau régime, ils mettent à mort le prince Gobarty, qui avait conquis
Kazan. C’est ensuite le tour du prince Rostovsky, assassiné en prison, puis
du prince Chevyrev, empalé en présence d’ambassadeurs étrangers. Aux
exécutions succèdent les bannissements et les déportations : deux
cents nobles sont envoyés dans la vallée de la Volga. Puis, tout aussi
soudainement, la vague de terreur s’interrompt : en 1566, le tsar pardonne à
de nombreux condamnés, rappelle une partie des exilés et convoque le
zemskii sobor. Près de quatre cents députés représentant la noblesse,
l’administration, les villes, l’Église et même la paysannerie sont réunis au
Kremlin et encouragés à exprimer en toute liberté leurs opinions sur les
affaires publiques. Abusés par cette invite, certains d’entre eux qui se
laisseront aller à critiquer l’opritchnina seront exécutés.
C’est le début d’une nouvelle vague de terreur, encore plus longue,
incohérente et paranoïaque que les précédentes : en 1570, Ivan IV ordonne
l’exécution d’un des principaux officiers opritchniki, Alexei Basmanov, qui
fut son bras armé dans la destruction de Novgorod. Abolissant
l’opritchnina, puis la rétablissant de façon arbitraire, abdiquant puis
reprenant le pouvoir, Ivan IV va ainsi soumettre son pays à son intense
délire intérieur. Son règne finira mal. Malade, alcoolique et drogué, il tue en
1581 son fils, le tsarévitch Ivan, et provoque l’avortement de sa belle-fille :
ses héritiers présomptifs sont désormais Fedor, frère cadet du tsarévitch,
mais simple d’esprit, et Dimitri, né d’un septième mariage et qui n’est
encore qu’un enfant. La mort du tsar, en 1584, marquera le début du
« Temps des troubles », près de trente ans d’anarchie et de défaites.
L’historien Robert Crummey, spécialiste de la Russie de la Renaissance,
diagnostique chez Ivan le Terrible une paranoïa aiguë, au sens clinique du
terme, qui aurait été contenue jusqu’en 1560 par l’influence apaisante de sa
première femme, Anastasia. Ensuite la pathologie se serait pleinement
imposée. L’hypothèse est intéressante. Toutefois, il ne faut pas négliger la
cohérence profonde du personnage et de sa politique. Les témoignages les
plus objectifs qui nous soient parvenus, ceux de l’ambassadeur anglais
Jerome Horsey et du jésuite italien Antonio Possevino, concordent sur les
mêmes traits de caractère : une grande majesté personnelle, une intelligence
orientée vers les choses pratiques, une volonté peu commune, une cruauté
exceptionnelle. Ivan, d’après leurs relations, attache une grande importance
à la diplomatie : c’est par ce moyen qu’il affaiblit, au début de son règne,
les Tatars de la Volga ; c’est par le même moyen, dans ses derniers
moments, qu’il écarte le danger polonais. Bien qu’orthodoxe fort dévot, il
ne nourrit aucun préjugé envers les autres religions : il emploie de
nombreux musulmans, aime la compagnie des protestants anglais et
s’appuie, le cas échéant, sur des prêtres catholiques. Enfin, il manifeste tout
au long de sa vie une profonde antipathie envers la haute noblesse, lui
préférant la bourgeoisie roturière et même le peuple.
Ainsi, pour Joseph Staline, l’affaire est-elle entendue : Ivan le Terrible est
le plus grand des tsars, un souverain plus moderne, plus politique que Pierre
le Grand ou Catherine II. Il est le seul auquel le maître du Kremlin peut
s’identifier sans restriction. Pour le glorifier, et donc se célébrer lui-même,
il passe commande en 1940 d’un film au cinéaste Sergueï Eisenstein et au
musicien Sergueï Prokofiev qui ont déjà réalisé ensemble un film-opéra
consacré à un autre héros national russe, honoré pour ses victoires
militaires, Alexandre Nevski.
Alors qu’Hitler se délecte des dessins animés de Walt Disney –
notamment Blanche-Neige et les Sept Nains4 –, Joseph Staline se pique de
commander les œuvres elles-mêmes, voire d’expliquer la manière de
monter les films aux cinéastes russes. Les archives du Politburo ouvertes
dans les années 2000 révèlent cette passion dévorante du tsar rouge pour le
septième art. Chacune de ses résidences dispose d’une salle de projection à
son usage exclusif. Staline se voit tout à la fois producteur de films,
réalisateur, scénariste, mais aussi censeur suprême, suggérant ou ordonnant
les titres de film, idées, histoires, travaillant même sur des chansons et
coachant les acteurs5. Le rituel est immuable pour les projections privées. Il
s’installe sur un siège à la première rangée, accompagné le plus souvent de
Lavrenti Beria, chef du NKVD (ancêtre du KGB), de Molotov, ministre des
Affaires étrangères, de Gueorgui Malenkov, membre du Politburo, du
colonel général Andreï Jdanov, et d’Ivan Bolchakov, ministre du Cinéma et
de la Propagande. « Qu’est-ce que le camarade Bolchakov va nous montrer
aujourd’hui ? » demande-t-il. L’intéressé doit alors jauger l’humeur du
maître. Si elle est joviale, il peut se risquer à proposer un nouveau film
soviétique…
Ivan le Terrible d’Eisenstein, qui retrace les efforts du souverain pour
faire d’un ensemble disparate de principautés un puissant empire russe
unifié, est un projet d’État, aux crédits illimités, dépendant du secrétaire
général en personne, que la guerre elle-même n’interrompt pas. La première
partie de la nouvelle œuvre, achevée en 1944, est couronnée par le prix
Staline : conformément aux instructions, elle célèbre un Ivan homme
d’État, conquérant, proche du peuple. Et, de fait, cette première époque fut
sa part de paradis. Mais la deuxième partie tournée en Technicolor6 et
présentée en 1946, n’aura pas la même fortune : le tsar n’y est pas
seulement dépeint comme un tyran sanguinaire, il apparaît aussi – précision
gravissime – comme un manipulateur et un pervers potentiellement
homosexuel. Fureur de Staline qui reproche, entre autres, à Eisenstein la
façon dont il a représenté la garde personnelle du tsar. Perçue comme une
critique du maître du Kremlin ainsi que du culte de la personnalité, l’œuvre
sera interdite. « Ce film est un cauchemar ! hurle Staline. Vous n’avez rien
compris, rien ! Ivan le Terrible avait raison d’exterminer ses ennemis ! Son
erreur fut de ne pas tuer tous les boyards ! » Au ministre Bolchakov, il
lance : « Nous n’avons pas pu nous occuper sérieusement de vous pendant
la guerre, mais maintenant votre tour va venir. » En rentrant chez lui, le
malheureux frôle l’apoplexie. Eisenstein obtient la permission de refaire la
deuxième partie et surtout de continuer de travailler à une troisième partie
où Ivan commande une offensive moscovite vers la Baltique à la tête de son
armée. Commencée en 1946, elle restera inachevée, le cinéaste mourant à
cinquante ans d’une hémorragie en février 1948. Prokofiev, quant à lui, sera
autorisé à transformer les partitions du film en opéra. Mais, à partir de 1948
et jusqu’à sa mort en 1953, il encourra l’animadversion du maître, et devra
se racheter en multipliant les compositions patriotiques.
La construction du système
À partir de 1928, l’emprise de Staline sur la vie du pays est totale ; elle se
prolongera jusqu’à son dernier souffle, le 5 mars 1953. Contrôlant tous les
organes du régime, il est le seul pour qui le système soviétique n’est pas
opaque. Par ailleurs, il dispose depuis les années 1920 de son propre réseau
d’informateurs ainsi que d’une police secrète qui demeurera jusqu’en 1989
l’une des plus grandes forces occultes mondiales. Staline se plaît à la
comparer à un ordre militaro-religieux – souvenirs du séminaire obligent –,
alors qu’elle s’apparente davantage à un corps d’inquisiteurs ou à une
structure terroriste qu’à un ordre traditionnel.
Pour monopoliser le pouvoir, le tsar rouge va fragmenter les institutions
politiques qui, dès lors, n’auront plus de pouvoir réel. Leur seul rôle sera
d’appliquer ses décisions. Au sommet, il place ceux qu’il nomme les
« commandants », qu’il soutient personnellement, mais sans leur permettre
de stabiliser leur position. Il démantèle les organes consultatifs du Parti et
de l’État que le Politburo avait coutume de réunir par le passé, au point que
le Bureau politique lui-même en est affaibli, avec des membres nommés et
destitués au gré des caprices du maître. Comme dans un jeu de cartes, il
répartit la place de ses acolytes, testant sans relâche leur fiabilité ou leur
loyauté.
Staline crée par ailleurs au sein du Comité central la « section spéciale »
– ainsi dénommée à partir de 1934 –, dont les effectifs sont gonflés jusqu’à
occuper la place prépondérante face aux autres départements de
l’institution. Le secrétaire personnel de Staline, Alexandre Poskrebychev,
en prend la tête, bénéficiant à ce titre d’une promotion avec augmentation
de salaire. Finalement, les prises de décision se font de manière opaque par
Staline et son bras droit, Viatcheslav Molotov, dont la nomination à la
présidence du Conseil des commissaires du peuple permet de court-circuiter
cette instance. Molotov transmet ses propositions à Staline, lequel corrige,
approuve ou rejette, avant de renvoyer directement ses ordres,
immédiatement exécutoires. Si ce fonctionnement au plus haut niveau de
l’État sans aucune délégation évite que l’entourage ne prenne trop de
pouvoir, il a aussi pour conséquence que Staline se plonge dans les détails
d’affaires subalternes, d’où, parfois, des ordres du jour du Politburo assez
délirants. Staline est partout, il a le dernier mot sur les questions
économiques, linguistiques et même historiques, puisqu’il est précisément
celui qui fait l’Histoire. Se prend-il pour un génie ? Il se plaît à prodiguer
ses conseils aux auteurs d’ouvrages d’histoire reconnus et, non sans un
plaisir pervers, à leur faire remarquer leurs erreurs. Le Petit Père des
peuples est assurément un cas singulier de pathologie politique. Un jour,
alors qu’il était accompagné de son fils, il désigne du doigt une de ses
effigies et s’exclame : « Ce n’est pas moi qui suis Staline, c’est lui ! »
Que recouvre le stalinisme ? Le nouveau maître du Kremlin est le
continuateur de Lénine, avec la même volonté, les mêmes méthodes
expéditives, le même penchant dictatorial. C’est à lui qu’il faut imputer la
percée géopolitique de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que
l’écrasement des révoltes paysannes des années 1920, la sanglante
collectivisation des années 1930. Mais son originalité consiste en sa
défiance à l’encontre du Parti bolchevique qu’il a épuré de façon
industrielle : là où, pour effrayer la population, il suffisait d’arrêter deux
hommes, il en fait arrêter cent… Cette liquidation amorcée en 1924, qui
culminera en 1937, permet d’ailleurs aujourd’hui aux historiens
politiquement corrects de classer le stalinisme dans la liste des « idéologies
antihumanistes », sans que le léninisme, comme idéologie mère, y tombe
lui-même…
Ainsi a-t-il finalisé son projet global : être seul aux commandes, avec un
parti privé de toute possibilité de changer ses dirigeants par le biais
d’élections, en contradiction avec l’idée reçue qui veut que l’Union
soviétique soit dirigée par le Parti communiste… Sous Lénine, les
génocides étaient délibérés, organisés, avec des structures politiques et
économiques encore en ébauche, telle une sorte de brouillon de l’URSS que
Staline va construire à sa main. Fier du destin de la Russie éternelle, il a
pour ambition de faire de l’empire l’une des plus grandes puissances
politiques et économiques de la planète. La collectivisation forcée des
campagnes accompagne la politique d’industrialisation accélérée, engagée
dès le mois d’octobre 1928 avec la mise en place du premier plan
quinquennal. L’industrie lourde est privilégiée aux dépens des biens de
consommation. Et faute d’intégrer le paysan, on tentera d’en faire un
ouvrier.
Alors que la pensée révolutionnaire trotskiste est radicalement bannie,
Isaïe Lejnev, théoricien du national-bolchevisme, explique :
« L’impérialisme russe (d’un océan à l’autre), le messianisme russe, le
bolchevisme russe (de dimensions planétaires) sont tous des paramètres
différents d’une même dimension. » C’est par son slogan du « socialisme
dans un seul pays », et non pas en brûlant la patrie russe dans le brasier
internationaliste, que s’affirmera la puissance de l’URSS, laquelle ne
s’interdit pas d’étendre graduellement son influence sur d’autres territoires.
On en verra les effets avec le partage du monde lors des accords de Yalta.
L’idée centrale sur laquelle repose le concept de « voie spécifiquement
russe », cher aujourd’hui à Vladimir Poutine, est celle d’État-empire – en
fait, un nouvel avatar de la principauté de Moscovie qui aurait conquis, en
l’espace de quelques siècles, un sixième du globe terrestre.
Dès le début des années 1930, Staline est si puissant que, si d’aventure, il
prononce un mot de travers dans un discours, tous les orateurs qui lui
succèdent répètent la même erreur. « Si j’avais prononcé le mot
correctement, Staline aurait pensé que je le corrigeais », commentera un
jour Molotov. L’hubris dictatoriale est telle que le tsar donne parfois des
ordres saugrenus, comme de demander au chef d’orchestre du Bolchoï « de
jouer une œuvre sans bémol ». Le plus ahurissant est que les membres de
son entourage avalèrent cette pilule surréaliste sans sourciller et que le
maestro remercia le guide bien-aimé pour la perspicacité de ses instructions.
Désormais, l’ombre démesurée de Staline couvre le pays tout entier, et sa
main rouge, impitoyable, s’immisce à chaque instant dans les vies et les
destins.
Notes
1. La propagande communiste le qualifiera plus tard de « Petit Père des peuples » et il sera honoré du titre de Vojd, qui signifie
« Guide », équivalent de l’allemand Führer, de l’italien Duce ou de l’espagnol Caudillo.
2. Cité par Jean-Jacques Marie, Staline, Fayard, 2003.
3. Cf. Vladimir Fédorovski et Michel Gurfinkiel, Le Retour de la Russie, Odile Jacob, 2001.
4. Le journaliste et écrivain Roger Faligot observe à cet égard : « Blanche-Neige, adaptée à l’écran d’après le conte de Jacob et
Wilhelm Grimm, originaires de Hesse, n’est-elle pas l’archétype de la beauté nordique et aryenne issue de la littérature
allemande ? Et la sorcière au nez crochu, un symbole de l’esprit malfaisant, donc sûrement juif ? »
5. Cf. Olivier Pallaruelo, « Fidel Castro, Kim Jong-Il, Staline : les films préférés des dictateurs », Allocine.fr, 26 novembre
2016.
6. La grande scène de fête finale a pu être tournée en couleurs grâce aux pellicules Agfacolor récupérées après la capitulation
allemande à Stalingrad.
IV
Le Goulag
À tout seigneur tout honneur : c’est Lénine qui inventa les camps de
concentration destinés en premier lieu dès la fin de la Première Guerre
mondiale aux officiers du corps expéditionnaire russe en France, puis à
l’intelligentsia avec ses « pleurnicheries d’intellectuels pourris », selon la
formule de Lénine, puis aux opposants aux réquisitions agricoles, enfin à
quantité d’officiers blancs qui allaient être expédiés à partir de l’été 1920
sur les îles Solovki, quand les barges n’étaient pas coulées entre-temps dans
la mer Blanche… En l’absence de Code pénal, jusqu’en 1922 c’est le « sens
révolutionnaire de la justice », avec son bras armé, la Tcheka, police
politique créée par Lénine en 1917, qui procède à la liquidation des
personnes impliquées dans l’activité des gardes blancs (directive du NKVD,
commissariat du peuple à l’Intérieur, du 30 août 1918), de même pour les
membres du Comité d’aide aux victimes de la famine, les étudiants, etc.
La Tcheka s’occupe de tout : filatures, arrestations, instruction,
représentation du ministère public, jugement et exécution de la sentence.
Quand celle-ci n’est pas la mort, c’est la déportation au Goulag. Au début
des années 1920, on voit ainsi arriver nombre de socialistes issus des
centres industriels, puis le flot des croyants et des philosophes. Les
ecclésiastiques, théosophes, mystiques et spirites, les membres des sociétés
religieuses, les philosophes du cercle Berdiaev, les catholiques orientaux et
nombre de fidèles orthodoxes sont arrêtés en masse. Tous les condamnés
pour raison religieuse se voient infliger dix ans de déportation, peine
maximale à l’époque.
À la fin des années 1920, le Goulag compte 84 camps et établissements
pénitentiaires disséminés dans 43 provinces, avec 50 000 détenus. Le terme
même de « camp de concentration », inspiré d’un passé récent1, est venu
sous la plume inspirée de Lénine dans le décret du Conseil des
commissaires du peuple du 5 septembre 1918 qui a lancé la Terreur rouge,
au surlendemain de l’exécution d’une socialiste-révolutionnaire qui avait
voulu attenter à sa vie. C’est l’affaire Kaplan.
Fanny Kaplan, née le 10 février 1890, exécutée le 3 septembre 1918, à
vingt-huit ans, est une militante du Parti socialiste révolutionnaire russe.
Pendant la guerre civile, à Moscou, le 30 août 1918, alors que Lénine
achève une visite dans une usine où il a prononcé un discours devant les
ouvriers, la jeune femme l’interpelle à l’instant où il rejoint sa voiture. Il se
tourne vers elle. Pointant son Browning, elle décharge sur lui trois coups de
feu. L’une des balles traverse son manteau, les deux autres l’atteignent à
l’épaule gauche et au poumon. Arrêtée, elle reconnaît les faits et déclare
que, ayant accompli sa mission avec courage, elle mourra avec courage :
« J’ai tiré sur Lénine aujourd’hui. Je l’ai fait volontairement. Je ne dirai pas
d’où provient le revolver. J’étais résolue à tuer Lénine depuis longtemps. Je
le considère comme un traître à la Révolution. J’ai été exilée à Akatui2 pour
avoir participé à la tentative d’assassinat du tsar à Kiev. J’ai passé là-bas
sept ans à travailler dur. J’ai été libérée après la Révolution. J’étais en
faveur de l’Assemblée constituante et je le suis toujours. » En dépit de ses
blessures, Lénine retourne au Kremlin et reprend son activité. Toutefois, sa
santé s’en ressentira. Fanny Kaplan sera liquidée sans jugement.
Deux jours après son exécution est publié le décret instaurant les camps
de concentration destinés aux ennemis du peuple et aux individus
socialement dangereux. « Des établissements nouveaux ayant un contenu
social nouveau », écrit plaisamment le procureur Vychinski. Ils seront
naturellement placés sous l’autorité de la Tcheka qui crée en son sein le
3 avril 1919 une direction des camps de travail forcé (Goulpt). La loi du
15 avril 1919 officialise l’institution. Les centres de détention sont installés
dans d’anciens monastères et jusque dans Moscou, mais l’insertion dans les
villes nuit à la sévérité de leur régime. On crée donc en 1921 des « camps
spéciaux » qui seront implantés au nord du pays, notamment dans les îles
Solovki – archipel de la mer Blanche à l’entrée de la baie d’Onega, en
Carélie.
La voie légale
La collectivisation stalinienne
L’énigme Kirov
Les purges au sein du parti ont commencé bien avant Staline, visant les
« carriéristes » et les « égoïstes » qui n’étaient pas assez proches du
prolétariat. Une fois Staline au pouvoir, les « déviationnistes droitiers » se
trouvent dans le collimateur. Le 28 avril 1933, le Comité central du PCUS
décrète une nouvelle campagne d’épuration du Parti en vue de contrôler le
recrutement de ses membres. C’est en 1934, avec le premier plan
quinquennal qui s’achève sur une relative libéralisation, et surtout avec
l’assassinat de Sergueï Kirov, proche de Staline et premier secrétaire pour
Leningrad, que va s’enclencher une ère nouvelle de suspicion et de tension
intérieures, en signe avant-coureur des grandes purges.
Le 1er décembre 1934, vers 16 h 30, un petit homme malingre, mal nourri
depuis des années, expulsé depuis peu du Parti, tire une balle dans la nuque
du très populaire camarade Sergueï Kirov, dans les locaux de l’institut
Smolny, magnifique bâtiment palladien du XVIIIe siècle, quartier général des
bolcheviques lors de la révolution d’Octobre et désormais siège régional du
Parti.
L’assassin, Leonid Nikolaïev, a tout juste trente ans. Rien, jusqu’ici, ne
lui a réussi. Sanctionné par le Parti pour avoir refusé une offre d’emploi qui
ne lui plaisait pas, il en a finalement été exclu. Sans emploi ni ressources, il
fait une fixation sur le premier apparatchik de Leningrad qu’il rend
responsable de ses problèmes.
Cet assassinat cache-t-il un calcul politique ? Membre du Politburo
depuis 1930, Sergueï Kirov, bel homme, très viril, à la forte carrure, a été
élu au poste de secrétaire du Comité central lors du XVIIe congrès qui s’est
tenu en janvier-février 1934. Il n’y a eu que trois voix contre lui, alors que
Staline a réuni sur son nom pas moins de 267 votes négatifs et, selon
d’autres sources, 292. Les liens entre Staline et Kirov sont solides. Reste
que, lors d’une réunion publique du congrès, une dizaine de délégués
particulièrement importants lui ont demandé de se porter candidat au poste
de secrétaire général du Parti, ce qu’il a décliné avec prudence. D’où les
questions qui agitent Staline : « Pourquoi ont-ils choisi Kirov contre moi ?
Et lui-même joue-t-il un double jeu ? »
Après cette humiliation, Staline exige de Kirov qu’il vienne s’installer à
Moscou, mais ce dernier, qui ne veut pas être dépossédé de son leadership
régional, se dérobe. Au mois de septembre 1934, dans le cadre des
inspections des récoltes par les membres du Politburo, il voyage au
Kazakhstan où il échappe à une étrange tentative d’attentat. À l’issue du
plénum du Comité central qui a lieu à Moscou, Staline en personne
raccompagne l’apparatchik de Leningrad jusqu’à son train…
Le futur assassin de Kirov, Leonid Nikolaïev, est décidé à frapper un
grand coup. Au cours du mois d’octobre, le NKVD l’intercepte alors qu’il a
pénétré dans l’institut Smolny avec, dans sa mallette, un revolver 7,62 mm.
Inexplicablement, on le relâche et il est autorisé à conserver son arme alors
que son instabilité est notoire. Plus bizarre encore, le NKVD retire toute
protection policière à Kirov, à l’exception d’un poste de sécurité à l’entrée
de ses bureaux.
Le 1er décembre 1934 dans l’après-midi, Nikolaïev se présente à nouveau
à l’institut Smolny. Selon les rapports d’enquête, seul le commissaire
Borissov, garde du corps non armé, aurait été dans les parages. Nikolaïev se
dirige vers le troisième étage, attend dans un couloir. Alors que le Premier
secrétaire passe devant lui sans le voir, son assassin se retourne et lui tire
une balle dans la nuque, modus operandi propre aux agents du NKVD, dont
Nikolaïev – faut-il le préciser ? – ne fait pas partie…
Informé dès 18 heures, Staline signe le soir même un décret d’exception
permettant d’accélérer les procédures d’instruction et décide de se rendre
sur place, conférant par ce geste une dimension d’État à cette affaire.
Durant cinq jours, le maître du Kremlin va diriger l’enquête
personnellement, conduisant les interrogatoires à huis clos, à commencer
par celui de Nikolaïev, ordonnant les arrestations, organisant la répression,
décidant des limogeages et des déportations.
Le 28 décembre, Nikolaïev est jugé par le collège militaire de la Cour
suprême de l’URSS, en compagnie de membres d’un « groupe contre-
révolutionnaire ». Le Parti annonce que le prévenu a avoué avoir agi à la
demande d’un « pouvoir fasciste » et reçu à Leningrad de l’argent d’un
« consul étranger » non identifié. Les autres accusés censés être des
membres du « groupe contre-révolutionnaire », déjà incarcérés au moment
de l’assassinat et sans aucun lien démontrable avec Nikolaïev, sont
reconnus coupables de complicité dans ce « complot fasciste ». Exécutions
sommaires d’une balle au petit matin du 29. La mère de Nikolaïev, âgée de
quatre-vingt-cinq ans, son frère, ses sœurs, son cousin et ses proches sont
liquidés eux aussi. Sa femme, Milda Draule, sera exécutée, quant à elle,
dans les trois mois. Son fils en bas âge est placé dans un orphelinat. Les
officiers du NKVD de la branche de Leningrad reconnus coupables de
négligence pour ne pas avoir protégé suffisamment Kirov sont condamnés à
des peines d’emprisonnement, commuées en simple rétrogradation : ils
seront transférés à des postes de direction dans des camps de travail.
Singulière mansuétude…
Courant décembre 1934 s’est répandue une insistante rumeur que
d’aucuns attribuent au NKVD et selon laquelle les motivations de Nikolaïev
auraient été d’ordre passionnel, son épouse entretenant une liaison
amoureuse avec Kirov. En tout état de cause, cette femme simple qui
travaillait à l’institut Smolny n’avait assurément pas la grâce des ballerines
ni la beauté de certaines dames de la meilleure société soviétique
qu’affectionnait ouvertement Kirov. Dans ses Mémoires, Missions
spéciales, parus en 1994, l’agent du NKVD Pavel Soudoplatov a confirmé
la thèse du mari jaloux : le Parti, pour ne pas entacher la réputation de
Kirov, aurait dissimulé la vérité. Cela étant, il est curieux que l’épouse de
Nikolaïev ait été exécutée pour un pareil motif, sauf à ce que l’on ait voulu
étouffer ses protestations.
Tout est opaque, et comme improvisé dans l’urgence, dans cette affaire :
convoqué par Staline, le commissaire Borissov, qui a trouvé Kirov gisant
dans son sang, décède lui-même au lendemain de son interrogatoire dans un
carambolage du camion du NKVD qui le transporte. Autre mystère : la
disparition de la lettre qu’a laissée Nikolaïev avec ses aveux motivés. Il
n’en demeurera que ce que voudra bien en conserver Staline. De même, il
ne sera procédé à aucune autopsie de Kirov.
Staline a-t-il froidement programmé l’assassinat ou a-t-il profité de
l’occasion pour déclencher une opération d’envergure contre ses
opposants ? Après avoir hurlé au complot fasciste, le Parti a soudain orienté
ses soupçons sur les bolcheviques historiques : « Le Comité central doit être
impitoyable. Le Parti doit être purgé. Le bilan de chaque membre doit être
scruté à la loupe. » Le seul à profiter de l’assassinat de Kirov est donc
Staline lui-même.
En 1956, trois ans après la mort du dictateur, dans son rapport secret au
XXe congrès du Parti, son successeur, Nikita Khrouchtchev, l’accusera en
termes choisis d’avoir fait perpétrer l’assassinat par la police politique.
Cependant les archives nouvellement déclassifiées ne confirment pas cette
assertion : les protocoles de réunion du Politburo, les documents du fonds
Kirov à Petrograd et le journal de Nikolaïev lui-même laissent conclure à
un acte isolé, individuel, cyniquement utilisé par Staline pour déclencher la
Grande Terreur, mais non commandité.
Soyons clair : pour Leningrad, le Premier secrétaire ne pouvait pas être
considéré comme un opposant de Staline, dès lors qu’il ne joue aucun rôle
spécifique au Bureau politique. Dirigeant sa ville comme n’importe quel
autre apparatchik de haut rang, il y applique la politique officielle de
collectivisation, d’exploitation de la main-d’œuvre pénale et d’expulsion de
milliers d’innocents, à commencer par le clergé.
Sous Kirov, Leningrad s’est muée en une cité provinciale quasi
semblable aux autres. Tandis qu’elle perdait son statut de première ville de
Russie, la guerre civile puis la répression auront apporté leur lot de
souffrances à ses habitants. De son identité passée de capitale
« occidentaliste » et de foyer intellectuel, le nouveau pouvoir a voulu faire
table rase : Leningrad n’est plus qu’un centre de l’industrie lourde, un
bastion des traditions ouvrières, un faire-valoir de Moscou.
Dans cette même logique, l’attentat contre Kirov est imputé à un groupe
d’opposition impliquant les premiers compagnons de Lénine, à commencer
par Grigori Zinoviev, ancien homme fort de Leningrad, ancien membre du
Comité central et du Politburo, ancien président du Komintern. En prison, il
retrouve Lev Kamenev, ex-membre du Comité central et du Politburo lui
aussi, président adjoint du Conseil des commissaires du peuple. Tel un
virus, les accusations contaminent tous ceux dont Staline entend se
débarrasser au Kremlin. Elles vont détruire des hommes du Parti, des
bureaucrates – eux-mêmes responsables de meurtres politiques. Le
16 janvier 1935, comparaissant avec une quinzaine de coaccusés, Zinoviev
et Kamenev nieront leur responsabilité dans l’assassinat de Kirov, mais
avoueront leur « culpabilité idéologique » pour n’avoir pas, selon les mots
de La Pravda, « lutté assez énergiquement contre la décomposition qui était
la conséquence de leur position antiparti, et sur le terrain de laquelle une
bande de brigands avait pu naître et réaliser son forfait ». Les peines de
prison se répartiront entre cinq et dix ans. Mais il ne s’agit là que d’une
première manche : les deux hommes auront à répondre de la culpabilité
opérationnelle dans cette tragique affaire lors du premier procès de Moscou
en 1936.
Staline accompagnera le cercueil de Kirov à Moscou, lui réservant des
funérailles grandioses sur la place Rouge. Les souvenirs les plus pérennes
de ce dernier résideront dans l’attribution de son nom à des îles dans la mer
de Kara, à une ville, à un croiseur lance-missiles, à un musée qui lui est
dédié, ainsi qu’au célèbre théâtre Mariinski, salle d’opéra, de concert et de
ballet, qui fit la gloire de Saint-Pétersbourg. Ainsi le Mariinski devint le
Kirov de Leningrad. Édifié en 1860 dans un style Renaissance baroque,
rebaptisé en 1935 en hommage à l’apparatchik assassiné, il a retrouvé son
appellation d’origine en 1991, tout comme la cité de Pierre le Grand.
Durant la Grande Terreur de 1937, Leningrad allait-elle être traitée
différemment des autres villes1 ? Un collectif d’historiens a publié « Le
Martyrologe de Leningrad »2. Les deux premiers tomes mentionnent les
noms suivis d’une courte biographie des personnes exécutées à Leningrad
et dans sa région en août, septembre et octobre 1937. Au total, plus de
48 000 fusillés pour raison politique. Ce chiffre est à comparer avec les
680 000 fusillés durant cette même période pour l’ensemble de l’Union
soviétique. Représentant quelque 2 % de la population du pays, Leningrad a
« fourni » (pour reprendre l’atroce formule de Staline) 6 % des fusillés.
Le cas Toukhatchevski
Les purges staliniennes ont touché pas moins de 700 000 à 800 000
membres du Parti, le dernier étage de la fusée étant la liquidation de l’état-
major de l’Armée rouge. Un quatrième procès, militaire celui-là, instruit en
secret et tenu à huis clos, s’ouvre au printemps 1937, avec pour cibles les
têtes pensantes des forces armées, à commencer par le maréchal Mikhaïl
Toukhatchevski – vice-commissaire à la Défense, héros de la Première
Guerre mondiale sous l’uniforme tsariste et brillant général lors de la
Révolution soviétique. Stratège visionnaire, adepte des blindés, tout comme
Charles de Gaulle – avec qui il fut en captivité durant la Première Guerre
mondiale, et qu’il a rencontré plus tard au cours d’un voyage en France en
1936 –, réformateur de l’armée, promu maréchal à quarante-deux ans, c’est
un homme déterminé qui ne le cède en rien, en matière de caractère, à
Staline lui-même. En 1921, il n’a pas hésité à bombarder au gaz les
populations révoltées des campagnes de Tambov, obéissant à cet ordre du
Politburo : « Les forêts où les bandits se cachent doivent être nettoyées par
l’utilisation de gaz toxiques. Ceci doit être soigneusement calculé afin que
la couche de gaz pénètre les forêts et tue quiconque s’y cache. » Les procès
de Moscou, si iniques qu’ils soient, frappent donc des hommes au passé
souvent chargé. Les huit prévenus – un neuvième s’est suicidé – sont
accusés de trahison, d’espionnage et conjuration au titre d’une prétendue
Organisation militaire trotskiste antisoviétique. Après avoir avoué sous la
torture, ils seront tous exécutés le 11 juin 1937.
L’attitude de Staline à l’égard de Toukhatchevski est symptomatique de
son approche jalouse des grands talents. Les deux hommes se sont affrontés
en 1920, lors de l’offensive contre la Pologne. Pour galvaniser ses troupes,
le général avait lancé cet ordre du jour : « La route de l’incendie mondial
passe sur le cadavre de la Pologne ! » Pour justifier son échec devant
Varsovie, il incrimina ouvertement Joseph Staline et Kliment Vorochilov,
arguant qu’ils avaient entravé son action. L’animadversion entre Vorochilov
et Toukhatchevski, tous deux élevés au maréchalat en 1935, ne faiblira
jamais.
Staline a une haute opinion de ses propres capacités de stratège. En 1929-
1930, Toukhatchevski anticipe les bouleversements à venir en matière de
stratégie militaire, en attirant l’attention du Kremlin sur les nouvelles
technologies d’armement. Staline, quant à lui, soutient Vorochilov, qui
rejette toutes ces idées. Si bien qu’il décidera de remplacer, strate après
strate, tous les spécialistes qui ne partagent pas son point de vue. Par
ailleurs, naïveté ou audace, Toukhatchevski a été le seul à ne pas conclure
son discours devant le XVIIe congrès de 1934 par la « louange au chef »,
dont tout le monde sait implicitement qu’elle est de rigueur. L’heure des
comptes sonnera donc trois ans plus tard.
Le 9 avril 1937, les services de renseignement de l’Armée rouge
informent Staline et Vorochilov qu’à Berlin se répand la rumeur de
l’existence d’un foyer complotiste au sein de l’état-major soviétique tandis
que, dans son Bulletin de l’opposition, Trotski en exil évoque une rébellion
possible contre Staline. Pourquoi ces rumeurs sont-elles venues de Berlin ?
Parce que, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, un accord militaire
existe entre l’URSS et l’Allemagne, qui a donné lieu à une coopération
entre officiers des deux pays, jusqu’à ce que ledit accord soit rompu avec
l’arrivée des nazis au pouvoir. Le maréchal est proche de sa fin quand ses
notes de frais correspondant à des séjours d’échange qu’il a effectués dans
l’armée allemande sont exhumées et maquillées de façon à passer pour des
sommes perçues dans le cadre d’activités d’espionnage au profit de
l’Allemagne. Les documents servent de matériau brut aux faussaires
tchékistes afin d’accréditer l’accusation de son appartenance à un complot
germano-trotskiste. Une fois peaufiné, le dossier passe au Bureau politique.
Dans la mesure où des suites judiciaires sont données à cette affaire, les
formes doivent être respectées. C’est une caractéristique du totalitarisme et
de son jeu d’ombres que d’avancer sous l’apparence de la légalité.
Le corpus de l’accusation est celui-ci : Toukhatchevski ainsi que certains
officiers de haut rang soviétiques ont noué des relations amicales avec leurs
collègues allemands qui auraient abouti à un projet d’aide mutuelle en cas
de bouleversements politiques, car, tout comme Toukhatchevski et ses
affidés projettent un coup d’État militaire pour renverser Staline, nombre
d’officiers allemands, même s’ils soutiennent Hitler, seraient prêts à prendre
le pouvoir si le régime nazi venait à chanceler3.
L’affaire va prendre de l’ampleur lorsque la Gestapo aura vent de ces
pourparlers bilatéraux. Fouillant les archives de la Wehrmacht, ses agents y
dérobent des documents à la lecture desquels Reinhard Heydrich, bras droit
d’Heinrich Himmler, chef de toutes les polices allemandes, conclut à une
entente cryptée. Adolf Hitler, qui ne veut pas qu’un éventuel coup d’État
militaire en URSS fasse tache d’huile en Allemagne, ordonne l’envoi des
documents à Moscou avec, pour faire bonne mesure, quelques falsifications
supplémentaires. Le patron du contre-espionnage au sein de la Gestapo,
Walter Schellenberg, expert en provocation et manipulation, confiera dans
ses Mémoires que ces adjonctions ne constituaient qu’une partie secondaire
de la collection qui avait été secrètement vendue à l’Union soviétique. Les
faussaires tchékistes ont donc parachevé le travail. En 1971, Molotov
affirmera quant à lui que Staline lui-même ainsi que d’autres membres du
Politburo étaient au courant de la conspiration de Toukhatchevski avant
d’avoir eu sous les yeux les documents allemands. Voilà ce qui a été
rapporté en premier lieu à propos de cette affaire, qui pose une question
évidente : dès lors qu’il y avait collusion entre officiers supérieurs russes et
allemands, et que Staline avait frappé à Moscou, pourquoi Adolf Hitler
n’avait-il pas fait de même à Berlin ?
La seconde version de l’affaire, bien plus plausible, veut que, très
préoccupé par le réarmement de l’Allemagne nazie, Toukhatchevski ait
plaidé lors de ses rencontres avec des dirigeants étrangers, notamment en
France et en Grande-Bretagne, pour que se forme une coalition occidentale
anti-allemande, projet que récuse absolument Staline qui entend éviter tout
conflit avec le Reich. C’est dans cette perspective qu’il cesse son soutien
aux républicains espagnols en suspendant les livraisons d’armes et livre à la
Gestapo des communistes allemands réfugiés en URSS. Quand
Toukhatchevski évoque publiquement devant le Soviet suprême une guerre
préventive contre un Reich devenu menaçant, il est clair, pour Staline, qu’il
a outrepassé ses droits. Pour autant, le maréchal jouit d’une immense
popularité : on le connaît aussi bien en Russie qu’à l’étranger comme un
homme de grande culture et d’esprit supérieur ; il conviendra donc de le
liquider avec précaution. L’arme choisie sera celle du complot contre le
pouvoir. Le montage du dossier est confié au NKVD, lequel aura l’appui du
contre-espionnage nazi, car les objectifs des deux dictateurs se rejoignent :
si Staline veut éliminer un éventuel concurrent, Hitler, lui, profitera de cette
occasion pour affaiblir l’Armée rouge. Alliance de circonstance paradoxale,
mais logique. L’information selon laquelle Toukhatchevski serait un
factieux est transmise de Moscou à Berlin, où elle est nourrie avec des
documents trafiqués, lesquels passeront par Prague et Paris pour un retour,
tout comme un blanchiment d’argent sale, vers Moscou. Plus tard, après le
procès, la mission militaire française transmettra cette note sur les rumeurs
courant dans la capitale soviétique : « On a dit que le maréchal
Toukhatchevski aurait voulu s’emparer du pouvoir uniquement par ambition
personnelle. Dans le même ordre d’idées est à mentionner le bruit d’après
lequel l’affaire d’espionnage de Toukhatchevski aurait été découverte par
les services de renseignement français, qui en auraient informé les autorités
soviétiques4. »
L’affaire est lancée. Cependant, Staline, selon son habitude, compte y
prendre du plaisir en jouant avec les nerfs de sa victime. Son ancien chef de
cabinet au Kremlin m’a raconté comment, alors que le maréchal était
encore à ses côtés lors du défilé du 1er mai sur la place Rouge, il a joint le
militaire au téléphone à son domicile dans la journée du 10 mai 1937.
Conversation symptomatique de ses méthodes. Staline commence par
demander à son interlocuteur des nouvelles de sa santé.
« Toukhatchevski : Je vous remercie, camarade Staline, ma santé est
bonne, quant à elle…
« Staline : Je comprends à quoi vous pensez… Je viens de prendre
connaissance du rapport confidentiel d’aujourd’hui et c’est une des raisons
de mon appel. Je pense qu’on est allés trop loin. Quelle sottise de mettre
tout cela sur le tapis. Nous savons bien, maréchal, que vous vous êtes
conduit de la façon le plus conforme à l’esprit du Parti.
« Toukhatchevski : Je le crois.
« Staline : Et vous avez entièrement raison. Cette histoire stupide… Des
sornettes par-dessus le marché. Mais que faire ? Je suis entouré de gens
bornés, vous devez comprendre les difficultés de ma situation.
« Toukhatchevski : Je les comprends très bien…
« Staline : Il est certain que votre nom a été malencontreusement
prononcé… Que pouvons-nous faire sinon le regretter ? Dans le climat
actuel, je pense que le mieux serait d’éviter que les potins se propagent. Il
ne faut pas qu’on jase trop… Moi, bien sûr, je sais que tout cela n’est que
sottise et mensonge… Mais, en attendant de meilleurs jours, que diriez-
vous d’aller prendre l’air au bord de la Volga ?
« Toukhatchevski : Comment cela, camarade Staline ?
« Staline : On pourrait vous libérer de vos fonctions de vice-commissaire
à la Défense et vous nommer commandant de la région militaire de la
Volga. C’est là une décision du Conseil des commissaires.
« Toukhatchevski : Comme vous voudrez, camarade Staline.
« Staline : Seulement, pour l’amour du ciel, n’y voyez aucune disgrâce…
En apparence, évidemment, c’est un recul, mais, en réalité, j’ai l’intention
de vous tenir en réserve pour les jours difficiles qui s’annoncent et pendant
lesquels j’aurai le plus grand besoin de votre génie militaire. Vous me
comprenez, n’est-ce pas ? »
Le 22 mai, le maréchal est arrêté dans le train qui doit le mener à son
nouveau poste de commandant du district militaire de la Volga. De la gare
de Moscou, il est conduit directement en prison. Après avoir été atrocement
battu, il est traîné devant Staline pour une confrontation avec ses
accusateurs, d’où il ressort évidemment qu’il est coupable. Ses principaux
collaborateurs sont aussi appréhendés. L’un d’eux, Yan Gamarnik, chef de
l’administration politique de l’Armée rouge, se suicide.
Le 2 juin, Staline s’exprime lors d’une session du conseil militaire du
commissariat populaire pour la Défense : « Camarades, je pense que,
maintenant, personne n’a de doutes sur l’existence d’une conspiration
militaro-politique contre le pouvoir soviétique. Quelle était leur faiblesse ?
ajoute-t-il, ironique, à propos des accusés. Ils ont manqué de contact avec le
peuple. Ils ont compté sur les forces des Allemands. Ils avaient peur du
peuple. » Et à ceux qui s’inquiètent d’un éventuel affaiblissement de la
défense soviétique, il rétorque : « Nous avons dans notre armée des réserves
illimitées de talents. Il ne faut pas avoir peur de promouvoir les gens. »
C’est le moment où le terme de vidvigents, qui signifie « promu », est
utilisé à propos de gens comme Nikita Khrouchtchev, d’origine paysanne et
de culture très médiocre. Comme le dit Boukharine, « on a commencé avec
Hegel et on finit avec Gogol ». Ces bureaucrates sortis de rien ne sont
effectivement pas sans faire penser aux Âmes mortes.
Fort heureusement, cette étrange dynamique sociale va aussi faire
émerger des personnages remarquables, tels que le maréchal Joukov,
vainqueur de Stalingrad et de Berlin, le physicien Kourtchatov, père de la
bombe atomique soviétique, et surtout Koroliev qui a élaboré tout le
programme spatial. Ils détonnent avec la masse des imbéciles qui, se
complaisant dans le culte de Staline, marquent le début d’une sorte de
féodalisation du régime.
Le 10 juin 1937, la Cour martiale suprême condamne à mort
Toukhatchevski5 et ses coaccusés. Leur exécution le surlendemain sera le
prélude à l’épuration de l’Armée rouge qui frappera 30 000 officiers
jusqu’en décembre 1938. Et ce n’est qu’en 1957, avec la déstalinisation,
que Nikita Khrouchtchev réhabilitera pleinement le maréchal. Pour ce qui
est de la mission française à Moscou, après avoir, dans un premier temps,
relayé les accusations dans ses notes transmises à Paris (« Il semble bien
qu’il y ait eu un complot ayant des ramifications profondes dans l’armée,
ourdi contre la dictature stalinienne »), l’attaché militaire arrivera
rapidement à cette conclusion : « Le maréchal Toukhatchevski et les
généraux d’armée qui ont été fusillés se sont peut-être rendus suspects en
formulant des objections qu’ils croyaient pouvoir faire en raison de leur
expérience et des services rendus6. »
Préférer l’incompétent mais servile Vorochilov au plus brillant des
maréchaux et liquider le haut commandement militaire aura pour
conséquence l’abandon de la stratégie de la guerre de mouvement et des
divisions blindées que Toukhatchevski préconisait, à l’instar de Guderian en
Allemagne, de Gaulle en France, Liddell Hart en Grande-Bretagne, Patton
et Eisenhower aux États-Unis.
Ce sera l’une des causes de la déroute soviétique de l’été 1941 : le
22 juin, Adolf Hitler lance ses blindés contre l’URSS. C’est l’opération
« Barbarossa ». Avant la fin de l’année, ses troupes ont parcouru les
1 600 kilomètres séparant Berlin de Moscou. Cependant, grâce à la
farouche résistance du peuple russe et de son armée, la situation va
s’inverser. Le 31 janvier 1943, le Generalfeldmarschall Paulus capitule à
Stalingrad. Le 23 janvier, Joseph Goebbels notait dans son journal : « Les
nouvelles en provenance de Stalingrad sont oppressantes. Le Führer se
réjouit beaucoup de me voir rester la nuit entière auprès de lui. Il déclare
qu’il a beaucoup de choses à me dire et que ma présence à ses côtés le
rassure. Cet aveu du Führer me comble de joie. » Huit mois plus tard,
compte tenu des revers infligés aux troupes du Reich par l’Armée rouge,
Joseph Goebbels tire la leçon toute politique du « cas Toukhatchevski » : ce
que Staline a fait, le Führer aurait dû s’y résoudre aussi, pour contrôler son
armée. Le 27 octobre 1943, il écrit : « Notre erreur la plus tragique aura été
de croire que Staline s’était mis en position de faiblesse en faisant fusiller
Toukhatchevski et sa bande. En réalité, il s’est débarrassé de la sorte de
toute opposition venant des généraux. Dommage que nous n’en ayons pas
fait autant. »
Au regard de cette morale, rien d’étonnant à ce que les juges de
Toukhatchevski se soient eux-mêmes inquiétés pour leur avenir. Le poète
Boris Pasternak a raconté l’angoisse qui avait saisi l’un des officiers du
collège militaire du Tribunal suprême devant les condamnés : « Ils étaient
assis, là, comme ça, en face de nous. Ils nous ont regardés droit dans les
yeux. » Et Pasternak de préciser : « Je me souviens de son ultime
remarque : “Demain, c’est moi qui serai à leur place”… Il ne se faisait
guère d’illusion. » De fait, ils seront tous liquidés.
La terreur généralisée
Urbi…
La peur et le mensonge
L’art d’empoisonner
L’empoisonnement est l’un des arts du meurtre que les services secrets
staliniens ont perfectionné de façon scientifique. Le premier laboratoire de
toxicologie des bolcheviques, baptisé « cabinet spécial », fut créé dès 1921
sur ordre direct de Lénine. La tâche assignée aux hommes qui y travaillaient
était de mettre au point de nouveaux poisons en testant leur efficacité sur
des animaux. Fin 1938, cet établissement qui s’est spécialisé dans les
poisons capables de tuer sans laisser de traces va franchir une nouvelle
étape dans la criminalité en pratiquant des expérimentations sur des
détenus. Jusqu’en 1945 – à l’instar des médecins nazis d’Auschwitz,
Dachau, Ravensbrück, Natzwiller et Buchenwald –, les scientifiques
staliniens vont transformer des dizaines d’hommes et de femmes en
cobayes. Ainsi les expériences permettront-elles d’élaborer des poisons
modulables, capables d’agir en quelques minutes ou avec un effet retard de
plusieurs heures. Si l’autopsie ne décèle pas de causes externes au décès, le
produit est stocké en lieu sûr, à la disposition des services spéciaux.
Officiellement, ce laboratoire ultrasecret a cessé ses activités en 1963,
alors que, en vérité, comme l’a écrit la journaliste russe et militante des
droits de l’homme Anna Politkovskaïa10, le KGB va continuer de
perfectionner les agents toxiques ainsi que leurs modes d’assimilation. Le
laboratoire no 12 de l’Institut des nouvelles technologies spéciales du KGB
est à ce titre le prolongement naturel du cabinet spécial originel. L’ex-agent
russe Alexandre Litvinenko, dans l’un de ses ouvrages, a accusé le FSB
(ex-KGB) d’avoir réactivé ce laboratoire, et a donné son adresse à Moscou,
rue des Héros-Rouges11.
Selon lui, il existe des indices probants de l’implication du laboratoire
dans la mort par empoisonnement d’une vingtaine de personnalités de tout
premier plan de l’époque stalinienne, notamment l’écrivain Maxime Gorki,
décédé un peu trop subitement d’une pneumonie en juin 1936, et surtout
l’épouse de Lénine dont la discrète insistance à vouloir garder sa place au
sein du panorama politique exaspère le tsar rouge. Nadejda Kroupskaïa est
intouchable parce qu’elle est la veuve du grand homme, mais son
opposition rampante fait d’elle un personnage gênant. C’est le cas quand
elle soutient certains vieux bolcheviques pris dans la nasse des procès de
Moscou. Par exemple, elle vote contre la décision d’exécution de
Boukharine en 1938. Pour rappeler à l’ordre la veuve de son prédécesseur,
le dictateur va arguer en riant, avec son humour de cocher, qu’il peut
nommer une nouvelle veuve de Lénine parmi les camarades de la vieille
garde du parti… Et, lorsque, le 26 février 1939, elle fête ses soixante-dix
ans, il lui fait porter un gâteau exceptionnel, très coloré, décoré de roses en
crème chantilly. Tout le monde partage le dessert en laissant la plus grande
des roses à Nadejda. Le lendemain, elle meurt d’une foudroyante
intoxication alimentaire.
L’appel de l’histoire
Staline estime alors qu’on peut « faire des affaires avec le Führer ». Il le
lui écrit : « Je vous remercie de votre lettre. J’espère que le pacte de non-
agression germano-soviétique marquera un tournant décisif pour
l’amélioration des relations politiques entre nos deux pays. »
Appelé aussi « pacte Ribbentrop-Molotov » – du nom des deux ministres
des Affaires étrangères qui l’ont négocié –, cet accord comporte deux
parties : un volet économique qui prévoit que l’Allemagne échangera des
biens manufacturés contre des matières premières soviétiques, et un pacte
de non-agression mutuelle d’une durée de dix ans. La signature aura lieu le
23 août 1939.
Deux jours plus tôt, Ribbentrop est à Moscou. Staline juge la déclaration
liminaire d’amitié présentée par la partie allemande « ampoulée et
excessive ». Il grommelle : « Alors qu’on s’est déversé pendant six ans des
seaux d’ordures sur la tête, on ne peut quand même pas s’attendre à ce que
les deux peuples croient que tout est oublié et pardonné. L’opinion publique
en Russie et sans aucun doute aussi en Allemagne doit être préparée
lentement à ce changement. »
Ce qui intéresse véritablement le chef du Kremlin dans cette affaire, c’est
le protocole secret : les Allemands proposent de diviser la Pologne en deux
sphères d’intérêt, l’une allemande, l’autre soviétique. Le Reich réclame la
Lituanie avec Vilnius, ainsi que la partition de la Lettonie, tandis qu’il
garantit à l’URSS sa zone d’influence en Finlande et en Estonie. Staline
veut toute la Lettonie ; Ribbentrop télégraphie donc au Führer, lequel, après
avoir regardé un atlas, accepte. C’est ainsi que sera envisagée la quatrième
partition de la Pologne. Staline récupère une partie de la Biélorussie et de
l’Ukraine annexée par la Pologne en 1920, avec une solide portion de la
Pologne ethnique, plus de trois des quatre États baltes perdus en 1917, ainsi
que la Bessarabie, abandonnée à la Roumanie en 1918. Protocole mis au
point dans le plus strict secret par les deux parties.
Staline peut se féliciter de cet accord. D’abord avec la disparition de la
Pologne. Ensuite, si, comme il l’augure, Hitler s’engage dans une action de
longue haleine contre la France et l’Angleterre, il lui sera difficile d’ouvrir
un front supplémentaire à l’est. À l’inverse, en cas de défaite du Reich, le
régime nazi serait renversé par une révolution bolchevique. En tout état de
cause, l’Union soviétique sort gagnante. Rapprochement avec l’Allemagne,
partage de la Pologne, et garantie de l’intégrité du territoire de l’URSS, le
dictateur rouge s’inscrit dans la ligne des tsars de la Russie éternelle. Tandis
qu’on prépare les textes pour la signature, le maître du Kremlin entraîne
Ribbentrop dans le somptueux salon où se déroulera le dîner. Il propose à
son hôte de porter un toast à Adolf Hitler : « Je sais combien la nation
allemande aime son Führer ; je veux donc boire à sa santé. » Soirée
d’exception pour les « deux nations qui ne devront jamais plus se
combattre, dit Ribbentrop. – C’est ce qu’on espère », rétorque Staline.
À la table garnie de porcelaine impériale, on sert un dîner de vingt-quatre
plats, avec caviars de toutes sortes, vodka et champagne, puis on trinque en
l’honneur de chacun des invités. Avec un sourire goguenard, Staline
suggère soudain de lever son verre en l’honneur de Lazare Kaganovitch,
seul Juif présent à la soirée : « À notre commissaire du peuple chargé des
Chemins de fer ! » Il fait le tour de la table, Ribbentrop le suit, et le voilà
qui porte un toast à un Juif. Kaganovitch a dû apprécier l’instant, car il ne
manque pas d’un certain humour. Un jour, Churchill lui demandera
comment il fait pour que les trains se coordonnent et arrivent toujours à
l’heure dans son immense pays. « Quand un chauffeur de locomotive
commet une faute, on le zigouille », répondra ce dernier, en faisant le geste
de se trancher la gorge.
Pendant que les gouvernants portent des toasts à la vodka, les diplomates
et les militaires mettent la dernière main aux cartes secrètes qui seront
prêtes à l’aube. Au soir de l’accord signé par Molotov, Staline confiera non
sans lucidité à son ministre : « Peut-être avons-nous gagné deux ou trois ans
de paix. »
Forte du pacte germano-soviétique, l’Allemagne va donc attaquer la
Pologne le 1er septembre 1939, sans crainte d’une intervention soviétique.
Le 3 septembre, la Grande-Bretagne et la France, qui s’étaient engagées à
protéger les frontières de la Pologne, déclarent la guerre au Reich. Mais
Londres et Paris n’arrivent pas à fournir une aide efficace aux Polonais.
Malgré une résistance acharnée, l’armée polonaise est écrasée par le rouleau
compresseur nazi. Le gouvernement polonais est obligé de fuir par la
frontière avec la Roumanie. Staline, quant à lui, attend le 17 septembre pour
– selon sa formule – « libérer » la partie orientale de la Pologne et rétablir la
frontière soviétique selon la ligne Curzon1.
Hitler, cependant, considère l’entente avec Staline comme une manœuvre
tactique. Dès le 18 décembre, il signe la directive 21, nom de code de
l’opération « Barbarossa ». « Les forces armées allemandes doivent être
prêtes à écraser la Russie soviétique en une campagne rapide, avant même
la conclusion de la guerre contre l’Angleterre. Les préparatifs doivent être
achevés le 15 mai 1941. » Le Führer envisage une guerre d’anéantissement
de l’État communiste, ainsi que des Juifs, considérés comme un fondement
racial de l’URSS.
Pourquoi le Kremlin ignore-t-il cette nouvelle donne, alors que la
pénétration des démocraties occidentales par ses services est des plus
performantes ? Nombre de documents ultrasecrets arrivent à Moscou avant
que le président américain, le Premier ministre britannique ou le président
du Conseil français n’en prennent connaissance.
Staline n’est pas seulement tenu au courant par ses espions, il l’est aussi
par voie diplomatique. Le 3 avril 1941, Churchill en personne lui adresse un
message pour l’informer de source sûre d’une opération prévue pour la mi-
juin. Mais il ne répond pas. Les Britanniques insistent par télégramme :
mutisme persistant du dictateur qui demeure persuadé qu’il s’agit d’une
désinformation propagée par Londres. Pour lui, les démocraties sont aussi
dangereuses, sinon plus, que l’Allemagne nazie. « Je les ai vues intervenir
durant la guerre civile ! » grommelle-t-il.
Dans ses Mémoires, le maréchal Joukov – le futur vainqueur de Hitler –
évoque un rapport adressé à Staline où sont identifiés les objectifs des trois
groupes d’armées du Reich, avec les dates probables de l’attaque. Le
général Filipp Golikov, chef de la division du renseignement militaire
(GRU), transmet ses rapports à Staline sous deux classifications : « sources
fiables » et « sources douteuses ». Parallèlement, il donne cette instruction à
ses agents : « Tous les documents prétendant que la guerre est imminente
doivent être considérés comme des trucages de sources britanniques ou
même allemandes. » Le général est bien conscient que Staline ne prendra en
compte que les rapports qui pourront confirmer sa conviction qu’Hitler n’a
pas l’intention sérieuse d’attaquer l’Union soviétique à l’été 1941. Les
autres, il les met de côté et n’en avertit pas son état-major. C’est ainsi que
les renseignements vitaux transmis par le maître espion Richard Sorge
seront classés « sources douteuses ». Golikov, qui ne correspond sur ces
questions qu’avec le seul Staline, n’est pas autorisé à en faire part à Joukov,
chef d’état-major général, ni à Timochenko, commissaire à la Défense.
Ancré dans ses certitudes, le maître du Kremlin tient cependant à se
conforter en signant un pacte de non-agression avec le Japon, qu’il laissera
libre de combattre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Début avril 1941,
durant une semaine complète, les négociations sont difficiles, le ministre
japonais des Affaires étrangères Yosuke Matsuoka se montrant
intransigeant face aux exigences soviétiques. Il s’apprête à quitter Moscou
lorsque, au soir du 12 avril, Staline le fait venir au Kremlin : « Vous me
prenez à la gorge », lui dit-il en mimant le geste. Finalement, le pacte de
neutralité est conclu avec un Staline qui s’affirme haut et fort comme « un
adhérent convaincu de l’Axe et un adversaire de l’Angleterre et de
l’Amérique ». Il tient tellement à ce qu’Hitler le sache qu’il accompagne
Molotov pour saluer Matsuoka sur le quai de la gare du Transsibérien dans
lequel va repartir le ministre japonais. « Le problème européen, dit-il assez
haut et fort pour être entendu de tous, peut être résolu d’une manière
naturelle si le Japon et les Soviétiques coopèrent. » Puis il se dirige vers
l’ambassadeur allemand, Friedrich-Werner von der Schulenburg et, lui
passant un bras autour de l’épaule, déclare : « Nous devons rester amis, et
vous devez tout faire maintenant pour cela. » Serrant chaleureusement à
deux mains celle de l’attaché militaire allemand, le colonel Hans Krebs, il
ajoute : « Nous resterons amis avec vous quoi qu’il arrive ! »
Comme prévu, le message est rapporté par les diplomates à leurs
gouvernements respectifs. Von der Schulenburg adresse un mémorandum à
Berlin où il expose les raisons pour lesquelles la Russie n’a pas l’intention
d’attaquer l’Allemagne. Peu après, il rencontre Adolf Hitler, qui persiste à
manifester la plus grande méfiance. À la fin de l’entretien, le Führer a alors
un mot extraordinaire. Alors que le diplomate va franchir la porte, il le
rappelle : « Oh, encore une chose ! Je n’ai pas l’intention de faire la guerre
à la Russie… » De retour à Moscou, pas dupe, von der Schulenburg confie
à son équipe que le chancelier lui a froidement menti.
Les semaines passent. Le 5 mai 1941, Staline prend la parole devant un
banquet de nouveaux diplômés des académies militaires et d’officiers de
haut rang, où il évoque un danger de guerre avec l’Allemagne. Dès le
lendemain, il prend la tête du gouvernement, fonction qu’il cumulera avec
celle de secrétaire général du Parti. Comme Molotov demeure président
adjoint du Conseil des commissaires du peuple et ministre des Affaires
étrangères, on en conclut que la situation internationale est telle que Staline
ne veut rien déléguer. Au vu de l’entêtement de Staline à ne pas croire à une
attaque allemande, Gnedich, responsable des informations sur l’éventualité
d’une offensive des armées du Führer, fera cette analyse : « Il a pris la
direction du gouvernement non pour préparer la guerre, mais pour trouver
un accord avec Hitler. »
Le 16 juin, un message en provenance d’un agent soviétique infiltré au
quartier général de la Luftwaffe confirme la préparation d’une offensive
allemande. « Dites à cette source d’aller se faire foutre ! » vocifère le
dictateur.
Cela étant, parce qu’il a toujours deux fers au feu, il passe des messages
contradictoires. Le 18 juin, lors d’une réunion avec le haut commandement,
il ordonne à son chef d’état-major Gueorgui Joukov de placer les troupes
massées à la frontière occidentale de l’URSS en état d’alerte maximale pour
riposter en cas d’attaque allemande. Durant les trois heures que dure la
séance, il tapote nerveusement sa pipe sur la table… Le 20 juin,
l’ambassadeur soviétique à Berlin l’avertit de l’imminence de l’offensive.
Qualifiant encore cette nouvelle de « désinformation », Staline le traite
d’imbécile, tout en enjoignant au commandant de Moscou de préparer les
équipes de défense antiaérienne au combat. Par ailleurs, il fait libérer
11 178 officiers expérimentés victimes des purges. Il interroge l’un d’entre
eux, un futur maréchal, Constantin Rokossovski, qui n’a plus d’ongles :
« On t’a torturé en prison ? – Oui, camarade Staline. – Il y a eu vraiment
trop de béni-oui-oui dans ce pays ! » soupire le tyran avec le plus grand
cynisme.
La Luftwaffe, quant à elle, intensifie son espionnage. Plus de deux
cents vols de reconnaissance sont opérés pour localiser et photographier les
bases soviétiques. Mais le tsar rouge interdit toute riposte pour éviter de
provoquer le Reich. Sa consigne est suivie à la lettre par Joukov. Lorsque, à
la mi-juin, des unités soviétiques du district militaire de Kiev sont déplacées
dans des zones d’avant-poste, le futur maréchal envoie un télégramme
furieux au commandant responsable : « De telles actions peuvent
immédiatement pousser les Allemands au conflit armé. Annulez l’ordre sur-
le-champ. » Quand les officiers s’inquiètent, ils reçoivent cette seule
réponse : « Ne vous alarmez pas, le chef est au courant de tout. »
2 500 trains spéciaux du Reich ont acheminé des équipements et des
troupes à l’est jusqu’à la mi-mars. Au cours des dix semaines suivantes,
leur nombre s’élève à 17 000. Une telle concentration de forces peut
difficilement passer pour de simples manœuvres. Les échanges codés
allemands déchiffrés par les Britanniques ne laissant plus aucun doute, le
chef du Foreign Office, sir Alexander Cadogan, rencontre l’ambassadeur
Ivan Maïski le 10 juin et lui livre un compte rendu détaillé – dates, effectifs
et noms – du déploiement des troupes allemandes le long de la frontière
soviétique. Maïski transmet l’information. La seule réponse de Staline
consistera en une déclaration radiodiffusée le 13 juin par l’agence Tass
dénonçant « une maladroite manœuvre de propagande des forces mobilisées
contre l’Union soviétique et l’Allemagne ».
Molotov, quant à lui, convoque l’ambassadeur d’Allemagne pour lui
remettre une copie de la déclaration publiée par l’agence de presse
soviétique Tass où il est dit que l’Allemagne n’ayant aucune revendication à
l’adresse de l’URSS, et les deux pays appliquant à la lettre les conditions du
pacte germano-soviétique, les cercles soviétiques considèrent comme sans
fondement les rumeurs de projet d’offensive allemande. Celles concernant
des préparatifs russes pour une attaque du Reich sont également fausses et
provocatrices. L’appel aux réservistes de l’Armée rouge est une opération
de routine qui se déroule chaque année, l’interpréter comme une action
hostile à l’Allemagne est un non-sens.
Le même jour, alors que le Führer tient une dernière réunion avec ses
principaux chefs militaires, le commissaire à la Défense Timochenko et le
chef d’état-major Joukov vont voir Staline pour lui demander avec
insistance la mise en alerte des forces russes. Le dictateur reste circonspect :
« Vous proposez une mobilisation. Cela signifie la guerre ! Vous comprenez
cela, oui ou non ? »
L’amiral Kouznetsov essaie malgré tout de le convaincre en excipant des
derniers rapports sur les mouvements des vaisseaux allemands. « C’est
tout ? » demande froidement Staline. Quand l’amiral revient à la charge
auprès de Molotov en l’informant que les bateaux du Reich quittent les
ports soviétiques sans avoir terminé leur chargement, et que tous auront
largué les amarres le 21 juin, son interlocuteur repousse la démonstration :
« Il faudrait être fou pour nous attaquer, et pour le faire seul. »
Au cours des quelques jours restant à courir avant le déclenchement de
l’opération « Barbarossa », Hitler et Staline montrent tous deux des signes
de fatigue. Hitler ne peut dormir. Il garde sa cour éveillée autour de lui
jusqu’à 3 ou 4 heures du matin. Sa nervosité est le fruit de son impatience,
doublée de l’inquiétude d’un impondérable qui viendrait troubler ses plans.
Tout est réglé : les derniers trains de marchandises russes transportant des
fournitures pour l’Allemagne seront autorisés à franchir la frontière à
minuit, dans la nuit du 21 au 22 juin.
Comme avant chacune de ses transgressions internationales, le Führer
prépare une proclamation qui rejette toute la faute sur le pays qu’il va
envahir. Cette fois, l’Union soviétique est accusée d’avoir rompu ses traités
et de « s’apprêter à frapper l’Allemagne dans le dos au moment où elle lutte
pour sa vie ». Hitler veut maintenir la fiction d’une guerre préventive visant
à empêcher une agression des forces russes concentrées à la frontière.
« Avant trois mois, dit-il à son entourage, nous serons témoins d’un
effondrement de la Russie comme il n’en a jamais été vu dans l’histoire. »
Avec les incessantes incursions de la Luftwaffe en territoire soviétique, la
situation se tend. Molotov convoque l’ambassadeur d’Allemagne pour lui
remettre une note de protestation. « Avec toute autre nation, dit-il en
substance, cela conduirait à un ultimatum ; mais nous sommes sûrs que
l’Allemagne cessera les vols. » Il évoque ensuite les rumeurs de guerre et
demande pourquoi les Allemands semblent contrariés par le gouvernement
soviétique. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de réponse de Berlin à la déclaration
de Tass du 13 juin ? Soulagé que les Soviétiques n’aient pas pris conscience
de l’imminence de l’invasion, l’ambassadeur répond qu’il n’a pas
d’informations particulières à cet égard.
Ce que les politiques du Kremlin refusent de voir, les militaires, au
contraire, le dénoncent. Le 21 juin, veille du déclenchement de l’opération
« Barbarossa », Timochenko et Joukov pressent Staline de décréter l’alerte
aux frontières. Des informations émanant de déserteurs allemands prévoient
l’attaque pour le lendemain à l’aube. Staline demande leur avis aux
membres du Politburo qui assistent à la discussion. Personne ne répond.
Joukov présente un projet d’alerte. Staline objecte : « Il est trop tôt pour
donner une telle directive. Peut-être les problèmes pourront-ils être résolus
pacifiquement. Les troupes ne doivent répondre à aucune provocation. »
Finalement, après quelques amendements, la directive est diffusée. Mais au
moment où elle est transmise, les unités de sabotage allemandes ont déjà
sectionné les câbles de communication et seul un petit nombre d’unités
seront averties.
La guerre
Staline hésite
Le siège de Leningrad
La terreur et la guerre
La bataille de Moscou
Stalingrad
internationaliste et athée, qui exhorte à la lutte sans relâche contre toutes les
religions ; l’autre, stalinienne, qui s’appuie ouvertement sur l’élan
patriotique de la Russie éternelle et l’orthodoxie. Pour Lénine, l’orthodoxie
était une idéologie à abattre, alors que, pour Staline, elle sera une alliée qui,
dans le contexte de guerre contre le mal absolu que représentent les nazis,
sacralisera son régime totalitaire.
L’apothéose du tsar
Le grand dessein
3. « Manhattan » est le nom de code du programme américain – avec la participation de la Grande-Bretagne et du Canada –
qui produisit la première bombe atomique à la fin la Seconde Guerre mondiale.
4. Cf. Vladimir Fédorovski et Michel Gurfinkiel, Le Retour de la Russie, op. cit.
5. 350 000 Juifs vivaient à Odessa avant la guerre ; de nos jours, on en compte environ 40 000.
6. Cf. Vladimir Fédorovski (avec Patrice de Méritens), Au cœur du Kremlin : des tsars rouges à Poutine, Stock, 2018.
7. La suite de cette saga historique est à lire dans Au cœur du Kremlin : des tsars rouges à Poutine, op. cit., qui couvre la fin de
la période stalinienne jusqu’à nos jours.
8. Rapporté par l’AFP à Moscou, cité dans « Il y a 50 ans, Khrouchtchev retirait le corps de Staline du mausolée », Le Point,
31 octobre 2011.
Chronologie
1870
Naissance à Simbirsk, au bord de la Volga, de Vladimir Oulianov, futur
Lénine.
1878
Naissance le 18 décembre à Gori (Géorgie) de Joseph Djougachvili, dit
« Koba », puis Staline, « l’Homme d’acier ».
1881-1894
Règne d’Alexandre III.
1894-1917
Règne de Nicolas II.
1894
Staline est admis au séminaire orthodoxe de Tbilissi, capitale de la Géorgie.
Il est expulsé cinq ans plus tard et entre dans la clandestinité.
1905
Guerre russo-japonaise.
Janvier : première révolution russe.
20 et 21 janvier : grève générale à Saint-Pétersbourg.
22 janvier : « dimanche rouge » ; la police et l’armée tirent sur une grande
manifestation pacifique devant le palais d’Hiver.
5 septembre : traité de paix de Portsmouth entre la Russie et le Japon.
Octobre : grève générale en Russie. Nicolas II promet les libertés politiques
et la réunion d’une douma d’État législative.
1906-1911
Grandes réformes entreprises par Piotr Arkadievitch Stolypine, Premier
ministre de l’empereur Nicolas II de Russie. Stolypine est assassiné le
14 septembre 1911.
1917
Abdication du tsar Nicolas II.
Proclamation de la République ; Kerenski à la tête d’un directoire.
Coup d’État d’Octobre sous la direction des bolcheviques.
Formation du Conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine.
Staline est nommé commissaire du peuple aux Nationalités.
1918
Janvier : réunion de l’Assemblée constituante élue à Petrograd et formation
de l’Armée rouge.
3 mars : paix séparée avec l’Allemagne (traité de Brest-Litovsk).
10-11 mars : transfert de la capitale de Petrograd à Moscou.
4-10 juillet : le Ve congrès panrusse des soviets adopte la Constitution
soviétique.
1924
Janvier : mort de Lénine. Dans une lettre testament au parti, le leader de la
révolution suggère d’écarter Staline.
1924-1953
Staline dirige l’Union soviétique.
1929
À cinquante ans, Staline est le maître absolu de l’URSS. C’est le début du
culte de la personnalité et de la terreur contre les koulaks.
1937-1938
La Grande Terreur. Plus de 1,5 million d’« éléments antisoviétiques » sont
tués ou envoyés au Goulag.
1939
Pacte germano-soviétique de non-agression entre Adolf Hitler et Joseph
Staline, signé par Ribbentrop et Molotov.
1941
Opération « Barbarossa ». Rompant le pacte, Hitler attaque l’URSS le
22 juin. En décembre, les Allemands sont aux portes de Moscou.
1943
Victoires soviétiques de Stalingrad puis de Koursk, tournants de la guerre.
La même année, le fils aîné de Staline, Yakov, est abattu dans un camp de
prisonniers.
1945
Février : conférence de Yalta. Staline, Churchill et Roosevelt se partagent le
monde et décident de créer l’ONU. Grand vainqueur, Staline obtient
l’Europe de l’Est.
1952
7 octobre : naissance de Vladimir Poutine à Leningrad.
1953
Après quatre jours d’agonie, Staline meurt le jeudi 5 mars à 21 h 50 dans sa
datcha, près de Moscou. Ses funérailles sont grandioses.
1953-1964
Nikita Khrouchtchev dirige l’Union soviétique.
1956
Devant le XXe congrès du Parti communiste, Khrouchtchev dénonce
certains crimes du stalinisme et le culte de la personnalité.
DU MÊME AUTEUR
La Grâce venue des neiges : dans les coulisses des Ballets russes, Apopsix,
2019
Sur tes cils fond la neige, Stock, 2019
Au cœur du Kremlin (avec Patrice de Méritens), Stock, 2018
Poutine de A à Z (avec Patrice de Méritens), Stock, 2017
Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg, Plon, 2016
La Volupté des neiges, Albin Michel, 2015
La Magie de Moscou, Éditions du Rocher, 2014
Poutine, l’itinéraire secret, Éditions du Rocher, 2014
Le Roman des espionnes, Éditions du Rocher, 2014
Le Roman de la perestroïka, Éditions du Rocher, 2013
Le Roman des tsars, Éditions du Rocher, 2013
La Magie de Saint-Pétersbourg, Éditions du Rocher, 2012
L’islamisme va-t-il gagner ? Le roman du siècle vert (avec Alexandre Adler
et Patrice de Méritens), Éditions du Rocher, 2012
Le Roman du siècle rouge (avec Alexandre Adler et Patrice de Méritens),
Éditions du Rocher, 2012
Le Roman de Raspoutine, Éditions du Rocher, 2011 (grand prix Palatine du
roman historique)
Le Roman de l’espionnage, Éditions du Rocher, 2011
Le Roman de Tolstoï, Éditions du Rocher, 2010
Les Romans de la Russie éternelle, Éditions du Rocher, 2009
Napoléon et Alexandre, Alphée, 2009
Le Roman de l’âme slave, Éditions du Rocher, 2009
Les Amours de la Grande Catherine, Alphée, 2008
Le Fantôme de Staline, Éditions du Rocher, 2007
Le Roman de l’Orient-Express, Éditions du Rocher, 2006 (prix André
Castelot)
Paris – Saint-Pétersbourg : une grande histoire d’amour, Presses de la
Renaissance, 2005
Le Roman de la Russie insolite : du Transsibérien à la Volga, Éditions du
Rocher, 2004
Diaghilev et Monaco, Éditions du Rocher, 2004
Le Roman du Kremlin, Éditions du Rocher/Mémorial de Caen, 2004 (prix
Louis Pauwels)
Le Roman de Saint-Pétersbourg, Éditions du Rocher, 2003 (prix de
l’Europe)
La Fin de l’URSS, Mémorial de Caen, 2002
Les Tsarines, Éditions du Rocher, 2002
La Guerre froide, Mémorial de Caen, 2002
L’Histoire secrète des ballets russes, Éditions du Rocher, 2002 (prix des
Écrivains francophones d’Amérique)
Le Retour de la Russie (avec Michel Gurfinkiel), Odile Jacob, 2001
De Raspoutine à Poutine : les hommes de l’ombre, Perrin, 2001 (prix
d’Étretat)
Les Tsarines, les femmes qui ont fait la Russie, Éditions du Rocher, 2000
Le Triangle russe, Plon, 1999
Les Deux Sœurs ou l’Art d’aimer, Lattès, 2003 (prix des Romancières)
Le Département du diable, Plon, 1996
Les Égéries romantiques, Lattès, 1995
Les Égéries russes (avec Gonzague Saint Bris), Lattès, 1994
Histoire secrète d’un coup d’État (avec Ulysse Gosset), Lattès, 1991
Histoire de la diplomatie française, Académie diplomatique, 1985
Table
Couverture
Page de titre
Page de copyright
Exergue
La jeunesse de Staline
La révolution de 1905
La révolution d’Octobre
Le blanc et le rouge :
d’abord rallier les tenants de l’empire,
puis passer à la terreur
Le message fondateur
La dictature infaillible et irresponsable
La construction du système
Le Goulag
La voie légale
La collectivisation stalinienne
CHAPITRE V. Assassinats
entre camarades
L’énigme Kirov
Le cas Toukhatchevski
Urbi…
… et orbi : l’assassinat de Trotski
La peur et le mensonge
L’art d’empoisonner
La guerre
Staline hésite
L’appel décisif
Le siège de Leningrad
La terreur et la guerre
La bataille de Moscou
Stalingrad
L’apothéose du tsar
Le grand dessein
Staline et les Juifs
Le mausolée de Staline
Chronologie
Du même auteur