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Illustration de la couverture : La signification de ces trois symboles, que Von

trouve dans d'anciens manuscrits et inscriptions, est la suivante: à gauche


« F amitié existe entre les hommes » ; à droite « les hommes se disputent et se
battent » ; entre ces deux symboles se trouve le triangle, symbole pythagorique
de la sagesse, « l'intelligence créatrice de l'homme ». Ces symboles sont
tirés de l'œuvre T h e book of signs de Rudolf Koch.

Rédacteur en chef
Bruno Friedman
Dans les numéros précédents

Abonnement annuel : Vol. XVII (1967), n° 2


[A] 12,50 F ; 83.50; 21/-(stg.) La vulgarisation scientifique à l'ère atomique,
Le numéro : par E . R A B I N O W T T C H .
[A] 3,50 F ; $1; 6/-(stg.) Les grands programmes de recherche-développement, instrument
de la stratégie économique, par D . L E C E R F .
Adressez les demandes Le grand péril des volcans éteints, par H . TAZIEFF.
d'abonnement aux agents L'énergie géothermique, par C . J. B A N W E L L .
généraux (voir liste), Chimie et société :
qui vous indiqueront V . L'évolution de l'industrie parachimique des vernis et
les tarifs en monnaie locale. peintures au cours des deux dernières décennies, par H . R A B A T É .
Toute notification de change-
ment d'adresse doit être Vol. XVII (1967), n° 3
accompagnée de la dernière Numéro spécial sur la microbiologie
bande d'expédition. La microbiologie dans les affaires mondiales, par C . G . H E D É N .
Microbiologie et génétique, par F . J A C O B .
Les articles paraissant dans Ordre ou confusion : plaidoyer pour une étude concertée de la
Impact expriment l'opinion de microbiologie, par V . B . D . S K E R M A N .
leurs auteurs, et non pas Maladies infectieuses et écologie humaine, par A . M A C D O N A L D .
nécessairement celle de Perspectives de la microbiologie industrielle, par M . J. J O H N S O N .
l'Unesco ou de la rédaction.
Vol. XVII (1967), n° 4
Alimentation, diététique et industrie, par H . B O U R .
Akademgorodok et le développement de la Sibérie,
par M . L A V R E N T I E V .
Biologie et humanité : le Programme biologique international,
par J. G . B A E R .
Le laser, par M . - Y . BERNARD.

Vol. XVIII (1968), n° 1


Une agriculture de récupération des terres : la sylviculture à
Organisation trois dimensions, par J. S H O L T O DOUGLAS.
des Nations Unies Chimie et société :
pour l'éducation, la science VI. Les polymères : le passé et l'avenir, par H . M A R K .
et la culture, L a manipulation et l'utilisation d u n o y a u d e l ' a t o m e :
place de Fontenoy, I. Les atomes artificiels, p a r G . F L E R O V .
75 Paris-7e (France) II. Applications pratiques des isotopes radio-actifs,
par L . K O S T I K O V .
Imprimerie Polychrome L'utilisation de la télévision en circuit fermé et du cinéma
Paris scientifique dans l'enseignement universitaire aux Pays-Bas,
© Unesco 1968 SC.68/I.67/F par J. W . V A R O S S Œ A U . r~

tOJUlU968
impact
science et société
Vol. XVIII, n° 2, avril-juin 1968

L a base scientifique de la paix


Notes du rédacteur en chef 77

Bert V . A . Röling L a recherche sur la paix, science de la survie 79


Aperçu général de la question

Pourquoi l ' h o m m e est-il agressif? U n e table ronde 95


« synthétique »
Participants : Alex Comfort, G . M . Carstairs, Frank
Fraser Darling, Kenneth Donald, Philip Noel-
Baker, Joseph S. Weiner, Gaston Bouthoul, C . H .
Waddington

Kenneth E . Boulding U n réseau de stations pour le rassemblement de


données sur la sociosphère 107

Gaston Bouthoul L a polémologie et la solution des conflits 113

Anatol Rapoport L'application de la théorie des jeux à la recherche


sur la paix 121

Ignacy Sachs L'ethnocentrisme, source et facteur d'aggravation


des conflits 137

Ont collaboré à ce numéro 145

Les articles publiés dans Impact peuvent être reproduits, sous réserve de
l'autorisation préalable du rédacteur en chef
Remerciements
M . Mackaminan Makagiansar, d u Département des
sciences sociales de l'Unesco, et M . Peter Lengyel,
rédacteur en chef de la Revue internationale des sciences
sociales, ont apporté leur concours à la préparation
rédactionnelle d û présent numéro àUmpact.
Notes du rédacteur en chef

Le présent numéro &Impact


A l'époque o ù nous vivons — l'ère nucléaire — il n'est
pas nécessaire de souligner à quel point la paix est indis-
pensable. C e qui est nécessaire, c'est de rappeler que la
diplomatie et l'action des h o m m e s d'État ne sauraient,
par elles-mêmes, suffire à instaurer une paix durable.
Aurait-on p u bâtir la tour Eiffel, dont la haute struc-
ture s'encadre dans toutes les fenêtres de la Maison de
l'Unesco orientées vers le nord, et peut-on bâtir un édifice
quelconque qui résiste au temps, sans avoir une connais-
sance approfondie d u terrain sur lequel il repose et des
matériaux dont il1 est fait, dès forces que sa construction
met en jeu et des techniques qui doivent tenir compte de
tous ces facteurs?... Et pourtant, les diplomates et lès
h o m m e s d'État qui déploient aujourd'hui des efforts
acharnés en faveur de la paix disposent de beaucoup
moins d'informations au sujet des paramètres dont dépend
l'efficacité de leur action que les ingénieurs chargés
d'établir les plans d ' u n bâtiment, d ' u n barrage o u d ' u n
avion. Faute de ces connaissances indispensables, la
diplomatie s'emploie plutôt, de nos jours, à empêcher
l'effondrement d u fragile échafaudage de la paix actuelle
qu'à édifier une nouvelle paix qui soit solide et durable.
Tel est le thème que ce numéro spécial à'Impact a
pour objet de développer. O n y trouvera aussi des pré-
cisions sur le nouveau domaine d'étude que constituent
les «recherches sur la paix». Les chercheurs qui se
consacrent à cette jeune science s'efforcent de réunir les
connaissances fondamentales dont ces « ingénieurs » de
la paix que sont les diplomates et les h o m m e s politiques
de tous les pays ont u n besoin si urgent.

77
Notes du rédacteur en chef

L a nouvelle politique d'Impact


L e présent numéro d'Impact inaugure une nouvelle poli-
tique. N o u s estimons, à l'Unesco, que cette publication
sera plus utile et remplira mieux son rôle, qui consiste à
exposer les incidences de la science sur la société, en sou-
mettant à une étude approfondie certains des principaux
problèmes de l'actualité. Aussi, en principe, chaque numéro
d'Impact sera-t-il désormais entièrement consacré à u n
thème particulier.
L e prochain numéro aura pour thème « Le cerveau,
l'esprit et le comportement humain», et les numéros
suivants traiteront de sujets tels que « Science et évolu-
tion en Asie », « C o m m e n t la science modifie les attitudes
envers, la sexualité », « L a science vue par les n o n -
spécialistes ».
N o u s pensons que cette nouvelle formule rendra la
lecture d'Impact non seulement plus instructive, mais aussi
plus attrayante.

Appel aux lecteurs


D a n s le cadre de notre nouvelle politique, qui vise à
soumettre chaque question à une étude aussi complète
que possible, nous souhaitons ouvrir désormais les
colonnes de cette revue à nos lecteurs. N o u s serons
heureux de publier des lettres contenant des avis motivés
— favorables o u n o n — sur n'importe quel article publié
dans Impact, o u présentant les vues des signataires sur
les sujets traités dans notre revue.
Prière d'adresser toute correspondance à : Rédacteur
en chef,. Impact : science et société, Unesco, place de
Fontenoy, 75 Paris-7e.

78
L a recherche sur la paix,
science de la survie
par Bert V . A . Röling

L'épée de Damocles qui menace l'humanité est la guerre nucléaire accidentelle, déclen-
chée par u n conflit limité.ou résultant d?affrontements politiques entre grandes puis-
sances, qui échappent a u contrôle des chefs d'État. Pourtant, les facteurs variés et c o m -
plexes qui peuvent provoquer la guerre sont très mal? connus.
Répondant à la: nécessité cruciale de notre temps, qui est d'éviter la guerre, la
recherche sur la paix a pour objet d'étudier scientifiquement des questions considérées
jusqu'ici c o m m e exclusivement-politiques. Cette recherche vise à l'acquisition de
connaissances fondamentales sur toutesles ramifications d u problème de la guerre et de la
paix — ces connaissances devant permettre aux h o m m e s politiques de mieux comprendre
la genèse des guerres et les conditions de base d'une paix dynamique et, ainsi, de rester
maîtres de leur stratégie internationale et d'œuvrer plus efiîcacement en vue d u maintien
de la paix entre tous les pays. L e professeur Röling donne ici u n aperçu d'ensemble de
ce nouveau domaine de recherche, dont l'importance est capitale.

Qu'est-ce que la recherche sur la paix? Sur Guerre ou paix? Cette simple question est
quoi porte-t-elle? une pierre de touche plus sûre qu'il ne semble
Il est difficile de répondre avec précision de prime abord; la recherche sur là paix se
à ces questions, car il s'agit d'un nouveau propose, en effet, de découvrir tout ce qui
domaine de la science; en raison: de son explique comment et pourquoi la paix dé-
caractère multidisciplinaire, les spécialistes bouche — ou ne débouche pas- — sur la
n'ont pas encore; réussi à en délimiter les guerre, comment et pourquoi la guerre abou-
contours ni à en définir exactement le contenu; tit — ou n'aboutit pas — à la paix.
Le présent article a pour objet de faire le La.recherche sur la paix, qui consiste à
point des divers travaux, qui se poursuivent examiner l'alternative «guerre o u paix»,
actuellement sous le n o m de recherche sur s'efforce de traiter scientifiquement une ques-
la paix,, d'en démontrer la nécessité et d'in- tion considérée jusqu'ici c o m m e étant exclu-
diquer les problèmes qui; continuent à se sivement politique. Son objectif fondamental
poser et les incertitudes qui persistent à cet est celui de n'importe quelle science pure-:
égard. Je crois pouvoir donner,.de la recherche établir des faits vérifiables et élaborer des
sur la paix, la définition pratique suivante, théories démontrables et applicables. H est
qui m e semble acceptable : clair, cependant, que cette science nouvelle
L a recherche sur la paix a pour objet est animée par l'intention bien définie de
d'étudier les facteurs qui entrent en jeu dans mettre en pratique les enseignements fournis
l'organisation sociale de l'humanité et qui par la recherche. C e mélange de science pure
décident de la guerre o u de la paix. et:de science appliquée rappelle beaucoup ce

Impact : science et société, vol. X V m (1968), n° 2 79


Bert V . A . Röling

qui se. passe, dans une très large mesure, GENÈSE DE LA RECHERCHE SUR LA
dans le cas des sciences physiques et biolo- PAIX
giques.
Le fait que les spécialistes des recherches Il a fallu attendre lontemps avant que des
sur la paix considèrent la guerre et la paix chercheurs commencent à s'intéresser à
c o m m e des phénomènes naturels, suscep- l'étude des facteurs qui déterminent là guerre
tibles d'être examinés scientifiquement a u et la paix, en se proposant d'agir sur ces
m ê m e titre que la gravitation et l'électricité, facteurs. Le fait est que la guerre a longtemps
est d'une importance capitale, vitale m ê m e été considérée c o m m e u n fléau de Dieu,
pourrait-on dire, pour la race humaine. c o m m e u n châtiment envoyé à l'humanité,
Aujourd'hui, c o m m e à toutes les époques de de m ê m e que, par exemple, en 1665, le
l'histoire, les guerres et menaces de guerre conseil municipal de Londres voyait encore
se situent sur le terrain de la politique,, les dans l'épidémie de peste qui sévissait dans
mesures prises pour les prévoir o u y mettre la ville une punition infligée à celle-ci par
fin ont toujours u n caractère particulier, le Seigneur, pour la châtier des écrits impies
chaque-cas* étant traité isolément. dé T h o m a s Hobbes.
Ces moyens de lutte contre la guerre Pour que l'étude ^ de la guerre et de-la
présentent la faiblesse inhérente à toutes les: paix: se; constitue enr une branche: d u savoir,
mesures improvisées : ils sont incertains et il a fallu .une sorte de processus de laïcisation
manquent d'efficacité. H - n'y a pratiquement qui- a amené l ' h o m m e à accepter l'idée que
guère; de chances qu'ils réussissent dans les causes de ses malheurs doivent être cher-
chaque cas. O r il suffit à l'heure actuelle d'un, chées non dans le ciel, mais sur la terre. Après
seul échec, d'une seule guerre, aussi limitée tout, les spécialistes des recherches sur la
soit-elle, n'importe o ù sur notre petite pla- paix ne peuvent s'occuper d u cavalier de
nète, pour introduire le danger immédiat — l'Apocalypse chevauchant son rouge destrier
appelé à devenir tôt o u tard une réalité — et à qui fut donné « le pouvoir d'ôter la* paix
d'un holocauste nucléaire mondial. de là terre et de faire1 s'entr'égorger les
Les recherches sur la paix visent à fournir h o m m e s » (Apocalypse, V I , 4). Ils peuvent
un ensemble de connaissances fondamentales seulement étudier les h o m m e s , leurs modes
qui rendront moins hasardeuses les activités de vie, leurs aspirations, leurs imperfections.
indissociables dont le double but est de C'est seulement lorsque: la! guerre est
prévenir la guerre et d'affermir la paix, en apparue simplement c o m m e ; un* aspect de
les orientant dans une voie plus rationnelle. l?imperfection humaine qu'elle a pu* faire
Certes, ces questions resteront politiques l'objet des réflexions des1 chercheurs. Les
tant que les États-nations n'auront pas fait branches de la connaissance qui-ont été les
place à une communauté mondiale, mais les premières à considérer, la: guerre c o m m e
résultats des recherches sur la paix permet- l'œuvre de l ' h o m m e sont la théologie, la
tront aux dirigeants politiques d'y voir-plus morale et le droit. Chacune d'elles avait
clair. n'est m ê m e possible — mais n o n pas toutefois tendance à adopter un-point de vue
nécessairement probable — que les recherches normatif; à définir les critères d u bien et d u
ainsi'menées sur une base scientifique réus- mal.
sissent, en fin de compte, a. réfréner l'incli- L a question posée était la suivante :
nation constante des h o m m e s pour la guerre « D a n s quelles conditions peut-il être moral
et à éliminer celle-ci en tant que forme de de faire la guerre?» C'est cette question qui
l'activité humaine. a donné naissance à la doctrine de la guerre
L e développement des armes nucléaires juste, élaborée pendant le règne de l'empereur
à rendu si impérieuse la nécessité d'éviter — Constantin pour justifier, la guerre (au cours
voire d e supprimer — la guerre q u ' o n des quatre premiers siècles de son existence,
pourrait à juste, titre qualifier la recherche en effet,, le m o n d e chrétien, malgré l'oppres-
sur la paix de «science de la survie sion qu'il; subissait, avait inconditionnelle-
humaine ». ment condamné la guerre). Finalement, cette

80
La recherche sur la paix, science de la survie.

doctrine devait aboutir à une protestation de la terreur» — interprétation moderne de


contre u n certain type de guerre — la guerre l'ancien adage;«Si vis pacem para bellum»
injuste — et c'est là qu'il faut chercher (si tu veux la paix, prépare la guerre).
l'origine de la conviction moderne qu?aucune Alors qu'une; guerre nucléaire totale
guerre nucléaire totale ne peut être juste. pourrait;signifier lafin;de notre.civilisation
L'étude de la guerre et de la paix en tant technique, la conception de la paix fondée
que branche de la connaissance objective sur la. puissance, qui prévaut, actuellement
n'a p u être entreprise qu'assez tard, au m o - et suppose; la poursuite: de la course aux
ment o ù les savants, a u lieu de porter des armements, des. recherches plus poussées
jugements, ont c o m m e n c é à étudier la guerre, dans ; ce domaine 2 , l'intensification s du c o m -
avec ses causes; afin de comprendre ; les fac- merce des.armes et. la propagation progres-
teurs et les rapports qu'elle met.en jeu.. Les sive des armes nucléaires, ne peut que mener
premiers écrits consacrés à ce thème ont été tôt o u tard:à un.confïit nucléaire.
l'œuvre d'historiens;, de spécialistes de la Les recherches.sur, la. paix sont nées; de
science politique, d'économistes et de, socio- l'inquiétude suscitée par ce danger.. L e desu-
logues. de paix n'est plus fondé sur des, critères
O n peut dire que les recherches; sur la moraux o u affectifs, mais.sur la raison h u -
paix, c o m m e o n les appelle; maintenant,-ont maine. C e sont, des craintes rationnellement
c o m m e n c é en 1941<:avec la.publication.d'un fondées qui nous ont amenés à nous d e m a n -
ouvrage magistral,, réalisé sous; la direction der si une étude objective.du,problème de la
de.Quincy. Wright et intitule A:study of war1; guerre n e pourrait pas contribuer à= le. ré-
Cet ouvrage était le fruit des efforts conjugués soudre.
d'une équipe d'environ soixante-dix personnes C'est: ainsi qu'après;, la; deuxième guerre
qui y avaient travaillé pendant une quinzaine mondiale des recherches sur la paix se sont
d'années. multipliées, rapidement, suscitant, u n intérêt
L a première guerre mondiale avait déjà croissant.. Cette évolution, s'est particuliè-
fait apparaître clairement: qu'il fallait, consi- rement accélérée depuis 1960.. Des instituts
dérer c o m m e dépassé le stade de la« guerre de recherches sur la paix; apparaissent u n peu
limitée», menée principalement, par des partout, dans l e m o n d e , tandis que beaucoup
armées, que la guerre était devenue «totale» d'autres institutions ont ajoutéces recherches
et touchait la population,entière, qu.'au lieu à: la liste de leurs activités« antérieures.
d'opposer des h o m m e s en armes elle opposait Il convient de noter deux aspects préoc-
des armes «servies» par des h o m m e s ; — cupants ¡des recherches sur la paix.
bref, que la guerre était, devenue u n combat Tout d'abord, il: ne; fait pas. de doute
total entre des forces industrielles.. qu'une méthode n o n normative d'approche
Lors de la deuxième guerre mondiale, du problème de la paix ne va pas sans incon-
le conflit; allait prendre une nouvelle dimen- vénients. S'il est vrai que les spécialistes
sion avec l'apparition; des armes nucléaires. peuvent maintenant conduire leurs recherches
Poussée à l'extrême, la guerre totale devenait, sans être gênés par des jugements préétablis,
la guerre-d'anéantissement. une. approche amorale o u immorale est
Tel est le problème de; notre époque : devenue également possible. Il est concevable
la guerre, est devenue intolérable, mais, les qu'une bonne partie des ouvrages actuels
relations entre États— le système interna- sur la; guerre et la paix,, tels que la récente
tional'— n'ont pas changé. H ; existe toujours publication: de T h o m a s Schellihg Arms and
des États souverains qui cherchent là sécurité influence, soient considérés, dans; l'avenir,
dans la'puissance.militaire et veulent assurer c o m m e des témoignages de; la. profonde
la paix par la « dissuasion », par 1' « équilibre décadence morale de; la seconde moitié d u
xx? siècle.
1. Chicago, 1941. Deuxième édition : Chicago, 1964. Le second aspect, préoccupant des re-
2. Voir. : H . J. R O T H S C H I L D , To-morrow's:weapons, che'
cherches sur la paix tient à la nécessité
mical anã biological. N e w York, 1964; et Nigel C A L D E R ,
Unless peace comes, Londres, 1968. d'atteindre à la complète objectivité, puisque

81
Bert V . A . Ruling,

c'est le seul m o y e n , pour ces recherches, de chargé par l'Unesco d'une étude destinée à
parvenir à percer à-jour la nature véritable déterminer la nature des projets, exécutés
d u problème de la guerre.. dans le m o n d e entier sous la dénomination
Mais nous avons affaire à une branche générale de « recherches sur la paix », par
de la connaissance axée sur l ' h o m m e , à = une quelque quatre-vingt institutions qui se
science sociale, o ù l'objectivité est plus diffi- consacrent, entièrement ou- partiellement à
cile que dans les sciences exactes. L e chercheur cette: activité. Cinquante et,une catégories de
est en m ê m e temps l'objet de la recherche, projets de recherches étaient énumérées dans
l ' h o m m e de science est aussi le spécimen uni questionnaire. Pour chacune de ces caté-
étudié:,Et cet h o m m e de science a> sa propre gories, les diverses institutions étaient invitées
vision d u m o n d e , il a des attitudes et des à.indiquer si'elles exerçaient des activités s'y
désirs qui sont bien à lui. Il aspire vivement rapportant ou- si elles envisageaient, d'en
à la paix et, dans son travail de savant, cette entreprendre plus tard. Il leur était demandé
aspiration risque de faire: naître en lui'bien aussi de préciser si, à leur avis, chacune de
des pensées qui l'empêcheraient d'être objec- ces catégories de projets entrait: ou n o n dans
tif. La.véritable objectivité dans les recherches le cadre des recherches sur la paix.
sur, la paix doit donc être sauvegardée par Les réponses au questionnaire ont fait
l'ouverture d'esprit, par la discussion et les apparaître que c'est la théorie générale des
échanges de vues. conflits (dont il sera- question plus loin) qui
Cependant, la façon m ê m e dont les suscite le plus; d'intérêt : environ les deux
spécialistes des recherches sur la paix abordent tiers des- institutions: interrogées se livrent à
l'étude de la guerre a permis une plus grande des-travaux dans ce domaine o u s'apprêtent
objectivité— et une plus grande subtilité — à le faire. A l'autre extrémité, les projets
par rapport aux études antérieures. A u début, concernant les « fondements biologiques des
o n était porté à rattacher les causes de la conflits et de la coopération », qui ont trait
guerre; a u comportement de petits groupes à la nature= innée de l ' h o m m e , forment la
sociaux, aux agissements de chefs ambitieux, catégorie qui éveille:le moins d'intérêt : 15 %
de militaires belliqueux, o u de fabricants seulement des institutions interrogées exer?
d'armes avides de profits: Ensuite, o n - a eu cent une activité- dans ce. domaine, o u se
tendance à incriminer les systèmes politiques proposent de le faire. Cela m e surprend
o u économiques existants, o u des institutions d'ailleurs, car il m e semble que l'étude de la
c o m m e la, monarchie o u le capitalisme. paix et de la guerre exige que nous en sachions
L'homme-rationnel moderne pousse plus davantage sur l ' h o m m e en tant qu'être
loin son analyse des causes profondes de la rationnel et irrationnel:
guerre; il les cherche dans des traits humains Cependant, il est particulièrement inté-
tout à fait normaux, dans les pensées et les ressant de constater que les cinquante et une
actes dé l'individu m o y e n , dans les idées catégories de projets de recherches m e n -
banales, toutes faites, de Pierre et Paul1. tionnées ont. été,, en- général, considérées
c o m m e relevant du, domaine des recherches
LES DIFFÉRENTS SECTEURS D E L A sur la paix. Sept, pour cent seulement des
R E C H E R C H E SUR LA PAIX institutions ont; estimé que la question de la
«stratégie militaire générale »sne devrait pas
C o m m e nous l'avons vu, cette science nou- figurer au nombre des projets de recherches
velle qu'est là recherche sur la paix est si sur là paix; et c'est sur ce point que le désac-
récente que:ses frontières ne sont pas encore cord a été le:plus marqué. E n outre, les insti-
exactement délimitées. tutions interrogées ont proposé vingt-cinq
E n : 1964,. l'Institut international de re- autres catégories de projets qui leur semblaient
cherche sur la paix d'Oslo (PRIO) était entrer dans le cadre des recherches sur la paix.
Très vaste, le domaine des recherches
sur la paix semblé extrêmement imprécis.
l. Voir infra l'article « Pourquoi l ' h o m m e est-il agressif? »
{Note de la rédaction,) • Cependant, si l'on examine la liste des projets,

82
La recherche sur la paix, science de la,survie

on s'aperçoit que, d'une manière o u d'une inacceptable, la notion, de guerre limitée est
autre, ils se rattachent tous à la m ê m e ques- réapparue.
tion : guerre o u paix. O n peut distinguer aussi les guerres
Il m e semble que. toute la, g a m m e des intentionnelles et les guerres n o n intention-
projets de recherches sur la paix peut se nelles. Depuis l'ouvrage de Clausewitz Vom
subdiviser en quatre catégories bien définies, Kriege, la guerre est considérée essentielle-
d u moins pour m o i . D'autres spécialistes ment c o m m e la « continuation de la politique
adopteront sans doute u n autre classement. par- des moyens militaires », Clausewitz
Je m e propose d'étudier les recherches présente ce que l'on appelle souvent aujour-
sur la paix en les classant sous les rubriques d'hui le « modèle de guerre stratégique »,
générales suivantes :. la: guerre; la paix; auquel o n oppose le «modèle de guerre
cataclysmique »,, décrit par Tolstoï dans
l ' h o m m e , la société et le système international;
les.moyens de provoquer des changements. Guerre et paix : la guerre considérée c o m m e
Il faut noter que nombre des,projets que j'ai u n événement n o n voulu et n o n prémédité,
classés sous une rubrique pourraient aussi bien produit de forces sociales aveugles, désastre
l'être sous une autre — ce qui n ' a d'ailleurs résultant de relations internationales hasar-
rien d'étonnant,, puisque tous les facteurs deuses o u , en d'autres termes, d'une ce circu-
qui déterminent la guerre et la paix sont lation» internationale dangereuse.
étroitement liés. L a différence peut s'énoncer c o m m e suit :
dans la «circulation» internationale, la
L'étude de la guerre guerre selon Clausewitz est une manière de
conduire délibérée et la guerre selon Tolstoï
Les recherches qui relèvent de cette catégorie u n accident.
ont trait aux causes des guerres, aux diverses Cette distinction est très importante.
formes sous lesquelles la guerre se. manifeste, L'interdiction de la guerre (le Traité de Paris
à ses. fonctions et à ses effets. Il est évident a interdit la guerre « en tant que m o y e n de
que l'étude de la guerre est particulièrement politique nationale ») et les mesures de dis-
difficile, étant donné que les causes, les mani- suasion se fondent sur l'opinion que toute
festations, les fonctions et les effets de la guerre est une guerre intentionnelle, d u type
guerre varient dans chaque cas selon le temps défini par Clausewitz. Mais la guerre nuclé-
et le lieu, bien, que les divers éléments restent aire totale que nous redoutons est inconce-
toujours interdépendants. L e fait que toute vable en tant que guerre intentionnelle entre
guerre a sa propre histoire et évolue selon, u n des gouvernements raisonnables. Elle ne peut
processus particulier en complique beaucoup être imaginée que c o m m e u n désastre im-
l'étude. prévu, résultant « d'un accident, d'une
Les guerres; peuvent être classées en erreur, d'une faute de calcul; d'une escalade ».
plusieurs grandes catégories. N o u s , avons T h o m a s Schelling a exposé cette idée
déjà signalé que la science et la technologie très clairement1 : « Il n'existe tout simplement
modernes ont fait évoluer la guerre. Autre- pas de processus prévisible par lequel les
fois limitée, elle était surtout l'affaire des États-Unis d'Amérique et l'Union soviétique
militaires, mais elle est devenue la guerre pourraient être amenés.à s'engager dans une
totale, qui: fait, intervenir la nation tout grande guerre nucléaire. Cela ne veut pas
entière. Il est cependant assez curieux de dire qu'une telle guerre soit impossible. Cela
constater que les nouveaux, progrès apportés signifie: seulement que, si elle éclate, ce sera
à l'armement par la. science, et la techno- à la suite d ' u n processus qui n'est pas entiè-
logie — à savoir la mise au point d'armes rement prévu, de réactions, qu'il n'est pas
nucléaires — ont déclenché une évolution possible de prédire exactement, de décisions
inverse. Ces armes rendant la guerre totale qui ne seront pas tout à fait délibérées,
d'événements qui ne seront pas totalement
maîtrisés. L a guerre n ' a jamais totalement
1. Thomas SCHELUNG, Arms and influence, p. 94-95,
New Haven et Londres, 1966. échappé à l'incertitude, quant à son issue

83
Bert.V. A . Röling

notamment, mais, avec des r données actuelles l'Institut français de polémologië, à Paris.
de la technologie, de la géographie et de la Mais d'autres instituts de recherches • sur la
politique, o n voit m a l c o m m e n t , une; grande paix déploient aussi une grande activité
guerre pourrait se déclencher autrement qu'en dans ce domaine; les deux tiers de l'ensemble
présence d'incertitude. » des institutions dont l'activité est totalement
Si l'on peut affirmer que la guerre totale ou: partiellement consacrée aux recherches
stratégique a disparu d u répertoire de la sur la paix s'intéressent à-la théorie générale
pratique internationale, il n ' e n est pas de des conflits, qui est une branche de la polé-
m ê m e de la guerre totale accidentelle, qui mologië.
résulterait d'une escalade des manœuvres L'essai de formulation d'une théorie
dans des situations de conflit. Il n'en est pas générale; des conflits se fonde sur deux cons-
de m ê m e non plus — u n regard sur. le m o n d e tatations : à-peu près tous les systèmes.so-
actuel suffit à nous* en convaincre — des ciaux, quelles que, soient leurs dimensions,
guerres limitées, qu'elles soient. stratégiques connaissent des conflits, et ceux-ci évoluent
ou- accidentelles. Autrement dit, le danger selon des schémas assez, semblables. C'est
qui menace le m o n d e réside dans F « accident » ainsi que les conflits familiaux, économiques
qui. risque de survenir dans des situations de (conflits d u travail), politiques, religieux,
conflit, entre grands o u petits États, provo- raciaux et internationaux présentent tous des
quant une réaction en chaîne irrépressible. similitudes observables.
C'est ce qui* explique pourquoi] l'aspect L'étude de ces manifestations a pour but
de la recherche sur la paix le plus attenti- de dégager les notions de base qui s'appliquent
vement étudié est la, théorie générale: des à toutes et de les rassembler en une théorie
conflits, sur laquelle je reviendrai brièvement des conflits, analogue par nature à la théorie
plus loin. économique. A partir d u m o m e n t où; elle
Cette étude générale de la guerre est est formulée, une théorie générale des conflits
largement connue parmi les spécialistes de la doit permettre, c o m m e toute théorie scienti-
recherche, sur la paix sous le n o m de « polé- fique, de prévoir des résultats. E n l'espèce, il
mologie», (mot dérivé d u grec polemos; qui s'agit de prévoir l'évolution et l'issue : pro-
signifie «guerre»). Certains affirment, il est bable d'une situation de conflit, dès. lors
vrai, que la polémologië est u n domaine q u ' o n dispose des. paramètres nécessaires
distinct, bien que complémentaire, de la Oes données d u cas particulier et, les carac-
recherche sur la paix — laquelle, selon eux, téristiques connues de la structure sociale).
porte : expressément sur les moyens de main- Ayant prévu l'issue probable d'une situation
tenir o u de restaurer l'état: de paix. Cepen- de conflit donnée, o n pourrait: théoriquement,
dant, la grande majorité des spécialistes de si la situation tend vers la guerre, l'enrayer
la recherche* sur. là paix préfèrent considérer avant qu'elle n'échappe à l'action volontaire.
la polémologië c o m m e une partie intégrante II. est évident que la mise au point, d'une
d'un domaine plus vasten (Quoique,.dans le théorie générale des conflits, o u m ê m e : d'une
présent:article, j'aie employé le terme «polé- bonne hypothèse de travail, contribuerait
mologië» dans un: sens restrictif, je- crois, beaucoup à réduire les chances, de guerre
pour ma'part, que; dans la pratique, il n'est accidentelle.
pas possible de-distinguer entre là polémo- L a . polémologië englobe; n o m seulement
logië et la recherche sur la' paix —peace dès études, traitant directement de la théorie
research — et que les deux, termes sont, en générale des conflits, c o m m e les comparaisons
fait, synonymes.) entre les conflits d u travail et les~ conflits
Il existe quelques instituts de recherches internationaux, mais aussi d'autres recherches
sur la paix: qui sont spécialement orientés sur des sujets,tels que la nature des conflits
vers l'étude de la guerre : par exemple, culturels dans les périodes de transition,, les
relations entre l'accroissement démographique
et la guerre, les relations entre l'esprit guer-
1. Voir infra l'article « L a polémologië et la solution des
conflits ». {Note dela rédaction.) rier dans une culture et d'autres aspects de

84
La recherche sur la paix, science de la survie;

cette, m ê m e culture, et la? stratégie militaire combats; collectifs entre groupes d'individus
générale. D a n s ce: domaine, certains travaux appartenant à une m ê m e espèce ne s'obser-
portent sur. la simulation de; situations, de vent que chez les h o m m e s .
conflit, parfois, à. l'aide d'ordinateurs, et sur Il n'est donc, guère scientifique de pré-
des modèles économiques de; conflits . inter- tendre que la guerre est la manifestation d'un
nationaux, o ù l'on= examine les multiples comportement animal et de parler, de guerres
facteurs nationaux, d u , développement des « bestiales », pour la bonne raison que les ani-
conflits; internationaux. m a u x ne se comportent pas de cette manière.
Cette remarque nous amène à la seconde
L'étude de la paix constatation fondamentale : la' guerre est
inextricablement liée à ce qu'il y a de propre-
Les recherches; relevant de cette catégorie ment et d'exclusivement humain: chez l'hom-
portent sur. les diverses • formes de- paix et sur m e . C o m m e l'a écrit R a y m o n d Aron : « L a
les problèmes de Pétat. de paix, qui tendent à difficulté de la paix tient plus à l'humanité
rompre cet état. qu'à l'animalité, de l'homme... L ' h o m m e est
Q u a n d o n parle de paix, il faut admettre l'être capable de préférer la révolte à l'humi-
un certain nombre de constatations fonda- liation et sa vérité à la vie1. »
mentales. E n - premier, lieu, o n peut affirmer Cela posé,, la. paix ne saurait être une
que la paix n'est: pas u n état naturel. Il est chose simple. Il existe u n certain nombre de
dans-la nature de. l ' h o m m e et de l'animal de concepts de paix qui correspondent, en fait,
se préoccuper' avant, tout de: soi-même, de à;plusieurs formes de paix,différentes. Il faut
s'identifier avec les choses auxquelles il.tient; tenir compte de tous, ces concepts quand on
et de les; défendre avec énergie: Il y a dans étudie cette question.
l'individu une, agressivité: inhérente, une dis- Il convient de mentionner, par exemple,
position à. attaquer, une, tendance naturelle Popposition entre le concept de paix négative,
à mobiliser, ses forces, pour. la. protection- de qui n'est autre que l'absence de guerre, et
ce qui" lui: est; cher: celui de paix positive, qui implique que des
Je précise, pour éviter tout, malentendu; groupes s'arrangent pour pouvoir vivre en-
que je.ne veux pas dire que la; guerre a ses semble.dans le cadre d'un système de valeurs
racines dans; ce qu'il y a d'animal chez c o m m u n . L a paix négative, ou simple ab-
l ' h o m m e . H est. rare; que les individus, d'une sence de guerre, est celle qui nous préoccupe
m ê m e . espèce : animale se livrent. une lutte à nécessairement dans l'immédiat, et c'est
mort.Ilscombattent.pour une femelle, pour d'ailleurs celle qui, à l'heure actuelle, retient
leur espace vital: o u pour déterminer qui est surtout l'attention des h o m m e s , d'État.
le.plus fort..II.y a des serpents:qui, lorsqu'ils Cependant,. si nous ; nous bornons à vouloir
se battent ensemble, s'enroulent l'un: autour- bannir là guerre, par exemple en l'inter-
de l'autre et n'emploient toute leur force disant, c o m m e l'a fait la-Charte des.Nations
physique que pour faire apparaître, leur Unies au paragraphe 4 de son article 2 , nous
suprématie; Dès» que l'un d'eux a, montré nous contentons, en réalité, de l'exclure
qu'il est le: plus : fort, l'autre abandonne, la commet moyen de résoudre les conflits, mais
lutte. L a morsure venimeuse; de certaines sans supprimer pour autant les situations
espèces de serpents est instantanément.mor- de conflit et sans proposer aucune autre
telle;, mais les serpents, qui: appartiennent à solution pour remplacer la guerre.
ces espèces ne.se servent.pas de cette arme; Cette situation;est impossible parce que,
Peut-être, a-t-il existé jadis des espèces dont dans ce cas, les conflits ne peuvent qu'aboutir
lès individus tuaient leurs : congénères en les à u n état de tension; tel'que la violence est
mordant,, mais elles ont disparu.. E n outre, finalement inévitable.. Mais, dès que nous
à part: quelques variétés de rats, les grands essayons d'empêcher u n conflit d'éclater,
ou de résoudre pacifiquement des situations
V. R a y m o n d A R O N , Paix et guerre entre les nations,
de conflit, nous sommes déjà dans le domaine
p. 364, Paris, 1962. de la paix positive.

85
Bert V . A . Röling;

O n peut, aussi faire une distinction entre Je songe ici: à deux problèmes qui attirent
la paix "statique et la.paix dynamique : entre particulièrement l'attention» : les: arme-
la paix résultant d u statu quo:(le type de paix ments et: la pauvreté dans le m o n d e ; mais il
envisagé dans le. Pacte de là Société des en est d'autres; qui s?y rattachent étroitement;
Nations,, que Carl; Schmitt, a appelé? assez c o m m e les pressions démographiques, les
brutalement, mais n o n sans raison, « die antagonismes tribaux et ethniques* intrar
Legitimierung der Beute » — la légitimation nationaux;, l'insuffisance des terres culti-
d u butin) et la paix obtenue par des mesures vables, l'insuffisance de l'approvisionnement
assurant une évolution et une réadaptation en denrées alimentaires dans le m o n d e et le
pacifiques-des structures socialesrà lféchelon sous-développement économique et politique
local,, national et; international: des nouvelles nations. Cependant les deux
D a n s une ère dynamique, c'est-à-dire grands problèmes cités e m premier lieu
féconde en changements, il apparaît beaucoup exigent: impérieusement des solutions,, et: ces
plus clairement qu'en; période de stabilité solutions requièrent l'adoption de. mesures
que la paix n'est possible que si l'adaptation énergiques, dont o n pourrait dire qu'elles ne
aux changements peut se faire sans violence. suivent-pas là pentede la nature humaine.
N o u s vivons dans une ère exceptionnellement U n e comparaison avec le m o n d e animal
dynamique, en raison de la libération de nous aidera à mesurer l'urgence d u problème
l'énergie nucléaire et de l'émancipation des des armements. D a n s le m o n d e animal,, il
anciennes colonies. Ces deux événements ont existe une sorte d'équilibre entre le degré
libéré; des forces qui peuvent, détruire notre d'agressivité propre à une espèce donnée et
m o n d e , si elles ne sont pas progressivement les armes dont* elle dispose. Les espèces
canalisées. agressives n'ont que des armes faibles, alors
Il existe beaucoup d'autres concepts de que les:espèces,non agressives peuvent,être
la paix. A la demande de l'Unesco et pour, le puissamment armées.. Ë ' a probablement
compte de l'Association; internationale de existé des espèces qui étaient à la fois agresr
recherches sur la paix, Johan^ Gattung vient sives et capables de faire" beaucoup de mal;
de terminer une étude portant sur trente- mais elles ont disparu.
cinq théories différentes de la paix. D a n s Chez l ' h o m m e , la gravité: d u problème
cette étude, qui doit paraître cette année, le tient ä ce que la science: et la technique ont
professeur Galtung applique le concept ther- multiplié des millions de fois l'efficacité de
modynamique d'entropie à l'analyse de ces ses ármese sans que ce processus soit contre-
différentes : théories. balancé par une réduction correspondante de
L a recherche sur la paix comprend des son agressivité. Tel est, pour la paix,.le pro-
études consacrées aux divers éléments: favo- blème posé par la surabondance des armes
rables à; la paix, considérée: des différentes dont disposent les pays riches.
façons dont o n peut la concevoir. Parmi ces Le.second grand":problème résulte de la
études, o n peut, citer celles qui ont trait: à répartition inégale des richesses matérielles,
l'équilibre des forces, à des cas de relations dont les. nations pauvres, qui groupent les
pacifiques prolongées entre nations, aux deux: tiers de la population mondiale, sont
opérations de l'Organisation des Nations insuffisamment pourvues. L'écart entre riches
Unies destinées à; maintenir la paix, à là etpauvres s'élargit d'année en année, ce qui,
médiation et à l'arbitrage, à lai non-violence à la longue, ne manquera pas; de provoquer
en tant que méthode de défense.. des révolutions et des:guerres..
U n autre groupe d'études important L ' u n e des tâches principales de l'étude
concerne les problèmes qui ont fortement ten-r de la paix doit être de déterminer les « condia
dance à rompre le fragile équilibre de la paix. tions de la paix», c'est-à-dire les conditions
1. D*après AJastair B U C H A N {War in modern history,
qui doivent être; remplies pour que la-paix
p . 107, Londres;. 1965); 9 0 % de. tous les h o m m e s de puisse être établie et maintenue. N o u s pour-
science de tous les temps sont au travail actuellement.
rions emprunter la définition d u sénateur
Vingt pour cent des h o m m e s de science actuels font
des recherches sur les armements. Fulbright et appeler ces conditions « notre

86
La recherche sur la paix, science de la survie

besoin-»1, o u adopter la terminologie juri- coïncider avec l'image qu'ils se sont faite d u
dique d'Emmeric-de Vattel, qui les définit m o n d e . Sur ce point, KarlDeutsch et Richard
c o m m e le jus necessariumt la loi de la nécessité, Merritt parviennent à la conclusion suivante :
que; nous pourrions appeler le droit naturel « L e s h o m m e s se raccrochent à leurs souve-
de l'âge atomique. nirs et à leur personnage antérieur, u s s'ap-
Les recherches; qui ont trait aux. grands puient sur leurs groupes sociaux pour dé-
problèmes de la paix et à la détermination fendre leurs représentations et leurs croyances.
des conditions de la' paix comprennent les Ils¡ déforment u n grand nombre de leurs
études sur le contrôle des armements, sur perceptions et nient une grande partie de la
l'influence des « complexes industrialó- réalité, de manière à ne pas : avoir à renier
militaires», sur les conséquences écono- des préjugés dont leur esprit est nourri3. »
miques et sociales d u désarmement, sur les Parmi ces études de l ' h o m m e tel qu'il
aspects sociaux de l'assistance technique et, est réellement figurent les recherches sur les
en fait, sur tous les aspects d u développement fondements biologiques d u conflit et de-la
économique: U n tiers environ des instituts coopération, qui traitent des caractéristiques
de recherches sur la paix travaillent sur des innées de l ' h o m m e ; notamment de son
modèles mathématiques de la course aux agressivité, et les recherches sur la façon dont
armements. C o m m e tousiles modèles mathé- la- formation des attitudes individuelles à
matiques de structures dynamiques complexes, l'égard des autres nations et à Fégard de la
ces modèles sont nécessairement; très; simpli- guerre est influencée par le fait d'être élevé
fiés, mais, ils peuvent parfois donner -des dans une société donnée.
indications- utiles. Si l ' h o m m e tel qu'il est réellement doit
être le point de départ de notre connaissance
L'étude de l'homme, de la société- de ce m o n d e combatif, la recherche sur la
et du système international paix doit traiter aussi des groupes où-il-, vit,
c'est-à-dire des États, collectivités ayant leurs
Ces recherches portent:sur le m o n d e tel qu'il lois sociologiques propres, o ù le- poids d u
est et n o n teli qu'il devrait être si l'on veut passé est particulièrement lourd, o ù c'est
éviter la guerre. Elles étudient-le m o n d e tel souvent^ lã tradition» qui décide et o ù l'émoti-
qu'il nous- est donné, avec; ses habitants vité joue u n rôle prédominant, au sein des-
« so wie sie wirklich sind », tels qu?ils sont en quelles la pensée et l'action se fondent n o n
réalité, pour reprendre la formule de von sur l'humanité, mais sur la nationalité, où
Weizsäcker2 : les h o m m e s , avec ce qu'ils ont la conformité est la règle et où la pensée
de rationnel et d'irrationnel, leurs amours indépendante est considérée avec méfiance,
et leurs haines;- leur méfiance; et leurs inti- où les distortions collectives de la réalité,
mités, et, en particulier, leur tendance à notamment dans des conjonctures critiques,
4
déformer l'image de leur milieu pour la faire ont u n effet néfaste .
A ce domaine appartiennent les re-
1. « Si le péril c o m m u n peut servir à mesurer l'intensité cherches sur l'ethnocentrisme5 (attitude qui
de notre, besoin, l'existence ou l'absence d'un sens consiste à considérer les normes de son
communautaire, positif doit" servir, à mesurer. notre
capacité » (JJ W . F U L B R I G H T , « For a concert of free
propre groupe ethnique c o m m e ayant une
nations», dans Foreign affairs, 1961, p.' 1-18). Voir valeur absolue et à juger tous les autres
aussi,, du m ê m e auteur, Prospects for the West, p. 43, groupes selon: ces normes), les relations
Cambridge, 1963.
2. C . F . V O N W E I Z S Ä C K E R , Mit der Bombe leben, p. 13 raciales, les sources et les composantes d u
Hambourg, 1958. nationalisme, les idéologies politiques et la
3. Karl W . D E U T S C H et Richard L . M E R R I T T , « Effects
of events on national" and international images »,
propagande en faveur de la guerre.
dans, : Herbert C K E L M A N , . International, behavior, Enfin, ce domaine de la recherche sur
p. 132-187, N e w York,.1965..
4. Voir, par exemple : Ralph K . W H I T E , « Misperception
la paix englobe les études qui traitent des
and'the Vietnam. W a r » , The journal-of social-issues,relations- et d u comportement des États
3, juillet 1966. souverains, de cette communauté sous-
5. Voir infra l'article « L'ethnocentrisme, source et facteur
d'aggravation'des conflits». (Note de la'rédaction.) développée, constituée d'éléments indépen-

87
Bert V . A . Röling;

dants,, organisés en-un ensemble appelé «le parties adverses; complique des situations
système international », dans lequel le droit de conflit, mais aussi la façon «dont l'aggra-
et la justice entrent rarement en ligne de vation de ces situations,se reflète dans l'évo-
compte lorsqu'il s'agit de problèmes vitaux, lution d u vocabulaire utilisé par les: parties
et où la puissance militaire tient si souvent dans leurs échanges, notamment dans l'em-
lieu d'argument décisif. ploi d ? un langage de plus en plus,violent et
Les États doivent trouver, u n m o d u s menaçant.
vivendi dans;le cadre de ce système internar D a n s le, système international¿. les rela-
tional dont l'inefficacité est si flagrante qu'il tions entre États sont aujourd'hui; c o m m e
accule constamment le m o n d e à des situations elles l'ont presque,toujours été, au.cours de
désespérées. l'histoire, entièrement dictées par le; «réa-
Les études expérimentales portant sur lisme» et marquées par une absence totale
de petits groupes placés dans des situations de considérations.morales..
témoins, o ù l'on peut observer qu'agression, C o m m e Machiavel l'a écrit dans Le
menace et conflit naissent du.comportement prince, qu?il a conçu c o m m e u n manuel à
collectif, et particulièrement des rivalités l'usage des gouvernants, « un h o m m e de
entre groupes, donnent des indications n o n gouvernement ne peut être b o n dans; u n
seulement sur le comportement analogue de m o n d e mauvais ». D e nos jours, u n spécia-
groupes-sociaux beaucoup plus,étendus dans liste des sciences sociales aboutit.à la m ê m e
le cadre d'une population nationale,,mais sur conclusion : « E n raison d u milieu interna-
un comportement analogue à l'échelle inter- tional;, il est difficile et presque impossible
nationale. pour les États de suivre u n comportement
1
Les recherches sur la paix, explorent la qui soit de plus en plus moral . »
totalité des nombreux facteurs qui entrent C'est cette attitude pessimiste qui est à
en jeu- dans le comportement international l'origine de la politique de, puissance pure et
et dans les rapports entre nations. Elles ont simple. Les optimistes estiment cependant
trait,, par exemple, au fonctionnement de la qu'un rapprochement progressif peut infléchir
diplomatie internationale,, au mécanisme de favorablement le comportement d'un adver-
la prise de décision dans les relations inter- saire; dans uni différend; tel est le cas¿.par
nationales¿,au: rôle des élites dans les dédr exemple,-, des= mesures unilatérales progres-
sions. de politique étrangère, aux aspects sives de- désarmement. Osgood, Etzioni et
juridiques de la coexistence pacifique, à* la d'autres auteurs se:sont faits les champions
jurisprudence de la Gour internationale de convaincants de la politique d u bon exemple,
justice, à l'influence des facteurs géogra- selon; laquelle l'une des parties prend le
phiques dans les relations internationales, risque d'une concession mineure 2 .
aux effets de la guerre moderne sur les concep- E n tout cas, l'antagonisme entre États
tions morales des masses, et aux raisons pour naît, de conflits d'intérêts. Parfois, le conflit
lesquelles, des peuples de cultures différentes est tel qu'un gain pour une partie signifie
réussissent à se fédérer — un:exemple de cette nécessairement une perte pour l'autre, c o m m e
réussite étant la Suisse. D'autres études, dans les. conflits territoriaux.. Mais, le. plus
consacrées à l'analyse sémantique des diffé- souvent, là situation est différente et u n
rends internationaux, ; évaluent non seulement accord entre les deux parties ou une action
la manière dont l'attribution de significations conjointe produiraient des résultats avan-
différentes à des mots identiques par les tageux pourl ? une et pour l'autre. Tel serait
le cas d'un accord entre deux États sur u n
1. KennethN. W A L T Z , Man, the State arid war, p. 233;
désarmement proportionné, puisque les deux
N e w York, 1959. États.conserveraient une force relative égale,
2. Cf. Amitai ETZIONT, Tlie hard way to peace : a new
strategyy Collier Books, 1962.* Etzioni a-décrit aussi
mais beaucoup moins coûteuse;
un cas particulier de cette politique progressive appli- O r il est toujours arrivé que l'incertitude
quée par le président Kennedy, dans « T n e Kennedy
experiment », The Western political quarterly, vol. XX,"
dans laquelle se trouve une des parties quant
juin 1967, p. 361-380. à la conduite possible de l'autre oblige, au

88
La recherche sur la paix, science de la survie;

contraire, les deux à s'armer au m a x i m u m et sur là raison: Cette tâche, relève; du. droit
à s'engager dans une course- illimitée aux international et suppose une organisation
armements. E n fait, la conduite d ' u n des mondiale qui soit en mesure de contrôler
deux États en cause est plus ou moins déter- effectivement le respect des règles du:compor-
minée par la conduite de l'autre,, o u par tement international qu'elle aura énoncées,
l'idée qu'il s'en fait à l'avance. Les États ont et à m ê m e de les faire respecter.
pris l'habitude d'agir dans la conviction que C e troisième domaine des- recherches
les autres États, dans leurs efforts pour faire sur la paix;concerne donc le m o n d e tel:qu'il
valoir leurs intérêts, se conduiront mal — ce est.ou, pour reprendre l'expression d u séna-
qui les amène,à se conduire mal; eux-mêmes. teur Fulbright, « notre capacité ». Il faut bien
B o n nombre d'autres aspects des conflits constater le large écart qui existe entre « notre
entre nations se caractérisent par le; m ê m e besoin » et « notre capacité », et. cet écart
état d'esprit. Qu'ils agissent o u réagissent s'élargit visiblement d'année en année.
aux actions des, autres, les États suivent
aveuglément leur: propre voie, y compris la Les moyens de provoquer des changements
voie qui m è n e à la guerre, persuadés que
cette conduite est réaliste. Cette constatation,nous a m è n e au quatrième
L a théorie des jeux peut contribuer, à domaine de la recherche sur la paix : la possi-
éclairer la situation. Elle consiste en une bilité de changement. II s'agit d'examiner
analyse mathématique des avantages relatifs les forces qui, dans la société, pourraient
des diverses stratégies que les adversaires aider, le m o n d e à: réaliser les conditions de
peuvent; adopter dans n'importe quelle acti- base nécessaires à la paix. O n pourrait songer
vité compétitive,, compte tenu de la valeur ici aux églises, aux. arts et aux sciences, à
des résultats de;chaque stratégie. C e puissant l'éducation et aux moyens de grande infor-
instrument d'analyse s'applique à toutes les mation, c o m m e la presse,, la radio: et la télé-
formes de compétition;, depuis les jeux de vision. Les études qui relèvent de cette caté-
salon jusqu'aux relations commerciales et gorie ont notamment trait à des questions
aux rapports entre États. Appliquée à la telles que : « C o m m e n t , toucher u n large
recherche sur la paix1 la théorie des jeux public?» «Quels sont le rôle et la signifi-
peut fournir aux dirigeants nationaux cation de la protestation? » 2 et « Quelle peut
un m o y e n d'estimer les, résultats de la être l'influence de l'idée de non-violence
stratégie suivie par chacune des parties,,et en militante? »
particulier s'il s'agit d'une / stratégie qui Pour répondre à ces questions,, les tra-
inclut la possibilité d'une guerre, en fonction vaux de recherche sur la paix traitent de
des biens et des pertes qui en résulteront. sujets.généraux c o m m e : les effets,et l'effica-
L a théorie des jeux peut aussi mettre en cité des protestations non violentes; l'influence
évidence les déficiences d u système actuel de de l'opinion publique sur les affaires étran-
relations internationales: : au moins pour les gères; le rôle des moyens d'information sur
problèmes vitaux, o n ne saurait d'ailleurs les; préjugés affectant les relations; interna-
parler de «système», mais d'anarchie inter- tionales; l'influence des moyens de c o m m u n i -
nationale conduisant à des comportements cation et d'information sur les problèmes de
mutuellement défavorables. politique étrangère; les méthodes de: trans-
Je pense donc qu'il est indispensable de mission des résultats obtenus par les sciences
commencer par instaurer u n nouveau sys- sociales aux centres de décision et au grand
tème de relations internationales obéissant public; la manière dont le grand public per-
à de nouvelles règles de; conduite fondées çoit les intentions des autres nations. D'autres
études encore évaluent les programmes édu-
catifs des organisations internationales, les
1; Voir infra l'article « L'application de la théorie des effets des échanges d'étudiants sur les atti-
jeux â la recherche sur la paix ». {Note de la rédaction), tudes nationales et le rôle des mouvements
2. Voir : Kenneth E . BoutorNO, « Reflection on protest »,
dans Bulletin of the atomic, scientists, 1965, p . 18-20. religieux dans les relations internationales.

89
Bert.V. A . Röling

H ; faut bien préciser que les. attitudes de ces établissements ont recours aux services
actuelles à l'égard de la guerre évolueront de philosophes.
lentement.. L e degré d'évolution potentielle Il est regrettable que le n o m b r e des
de l'opinion publique a déjà été étudié1; biologistes, employés à. la recherche sur la
Il apparaît q u ' u n pourcentage important paix soit.encore très.faible; c'est à eux, en
(40%) des personnes interrogées; a u cours effet,,que revient,la tâche d'étudier l ' h o m m e
d'une enquête n'ont pas changé d'opinion et de determinen de; quelle façon' sa consti-
pendant une période de vingt ans, m ê m e tution biologique affecte son comportement;
dans des circonstances très favorables à une Cependant, de nombreux spécialistes des
évolution des idées. D a n s d'autres cas encore, recherches sur la paix se demandent si l'étude
les changements d'opinion étaient à peine de lfhomme en tant qu'animal: agressif est
perceptibles. Chaque génération a u n éventail bien de leur ressort.
d'attitudes relativement étroit. Les change- L a coopération interdisciplinaire, est loin
ments importants ne se produisent généra- d'être facile; en effet, après s'être peu à peu
lement qu'après une expérience pénible et isolées et avoir m i s ; a u point leurs propres
tendent à coïncider plus o u moins avec instruments de recherche, les diverses branches
l'arrivée d'une nouvelle génération. d u savoir souhaitent garder leurs sphères
d'activités respectives à l'abri de toute
DISCIPLINES ET M É T H O D E S influence extérieure. L e mouvement d'inté-
gration est déclenché, mais.il est loin d'avoir
Les éléments d u vaste problème que les atteint son terme.
recherches sur la paix se, proposent de ré- S'il est indispensable que la science de
soudre étant respectivement l ' h o m m e , le la paix tende à l'exactitude et se rapproche
groupe (l'État) et le m o n d e des États, il est ainsi des sciences exactes et naturelles, il est
évident que la science de la paix doit néces- évident qu'en tant que science sociale elle
sairement faire intervenir une g a m m e étendue ne peut faire q u ' u n usage limité des méthodes
de disciplines. de ces dernières.
L a plupart des sujets abordés par les O n peut classer en gros les méthodes des
recherches sur la paix relèvent nettement des recherches; sur la paix en deux catégories;
sciences sociales; aussi le personnel scienti- dont les mérites respectifs fournissent actuel-
fique des; institutions, qui effectuent ces re- lement matière à controverse, n y a d'abord
cherches se compose-t-il, en majeure partie, ce q u ' o n pourrait appeler la méthode «tra-
de spécialistes, des diverses branches des ditionnelle», o u « analytico-historique », et
sciences; sociales : histoire, économie, droit ensuite la méthode « m o d e r n e » o u « m a t h é -
international, relations internationales, science matique », qui fait appel à la statistique, à
politique et psychologie, sociale. Ces insti- l'analyse mathématique et à l'élaboration
tutions s'ouvrent toutefois de plus en plus à de « modèles ». L a controverse qui oppose
u n personnel spécialisé, dans d'autres disci- les tenants de ces deux : écoles se retrouve en
plines qui se; situent à la périphérie des sociologie et dans l'étude des relations
sciences sociales, o u encore dans les,sciences internationales2.
physiques et biologiques. N o m b r e u x sont, Si les; institutions de recherches sur la
par. exemple, les établissements qui emploient paix qui appliquent la méthode moderne
des spécialistes des mathématiques et de la sont jusqu'à présent moins nombreuses que
statistique, de. la science militaire, de la celles qui s'en tiennent aux méthodes tradi-
géographie, de la physique, de; l'anthropo- tionnelles, elles tendent très nettement à
logie et de la- psychologie. Près d ' u n tiers constituer la majorité des institutions ré-
centes, créées depuis 1959. Ces deux m é -
1. Voir : Karl D E U T S C H et Richard M E R R I T T , op. cit.,
thodes ont chacune leurs avantages et leurs
p. 183: points faibles, sur lesquels je voudrais main-
2. Voir :,Hedley Buix, «International theory, the case tenant dire ici quelques mots.
for a classical approach », dans World politics, vol.
X V m , 1966, p. 361-378. L a méthode traditionnelle — représentée

90
La recherche sur la paix, science de là survie

par:E: H . Carr, R a y m o n d A r o n , Morgenthau la paix, et les armées démocratiques naturel-


et Schwarzenberger — repose sur la recherche lement la guerre »*.
historique et l'observation, des:faits contem- Les considérations de ce genre peuvent
porains.'. Les conclusions tirées de l'analyse paraître convaincantes ou. n o n : il n ' e n
de ; cas particuliers ; sont; étendues par analogie demeure pas moins que l'on ne nous apporte
à d'autres-cas,, et généralisées.s'il!y a lieu; pas la preuve-certaine de; la justesse de: leurs
L a question qui se pose alors est la suivante : conclusions.
dans quel cas peut-on valablement appliquer U n exemple actuel d e la' nécessité de
une conclusion- par analogie o u déclarer données, concrètes; nous" est fourni, par- la
qu'elle est d'application générale? H en question de l'influence du.« complexe indus-
découle qu'il est impossible d'éviter des trialo-militaire», signalée; par l'ancien prési-
discussions, sur: le caractère: général et- la dent Eisenhower. C e qu'il* faut, en l'occur-
nature d u cas considéré. L'intuition joue, en rence, c'est une étude des;faits.qui établisse
l'occurrence, u n rôle très: important.. U n jusqu'où v a réellement l'influence d e ce
chercheur de génie, c o m m e Alexis de Tocque- « complexe ». O r il est très difficile de décou-
ville,* arrive à pénétrer par. intuition jusqu'au vrir ce qu'il; en est exactement2.
cœur d'une question: Il en tire des conclusions Peut-être l'école qui applique la méthode
qui prennent aussitôt: valeur d'évidence pour moderne de recherches, sur la. paix pourrait-
le lecteur et emportent sa conviction: D e elle apporter d'utiles précisions à cet égard?
tels! chercheurs agissent-, c o m m e des- « révéla^ Cette méthode: consiste à étudier, les. faits
teurs». pour en tirer des conclusions exprimées, par
Cependant, cette- méthode: présente u n des. chiffres et des. modèles. Elle se fonde
danger n o n moins évident : elle n'apporte sur les faits concrets; sur des;relations.véri-
aucune preuve.* concluante. Elle, postule cer- fiées dans la réalité, et, à= partir des données
taines relations, qui. ont; été déduites; de la ainsi rassemblées, elle établit des; statistiques
nature de la situation, mais; sans les: corro- et. des. graphiques. Elle fournit- des données
borer par. un" argument décisif. Considérons; quantitatives sur des questions« importantes,
par exemple,, lai comparaison qu'établit c o m m e la nature des relations entre petits
Tocqueville entre le.rôle de: l'armée dans la et grands États et les rapports qui existent
société aristocratique: et sont rôle dans la entre l'importance d'un ¡État et ses contacts
société démocratique. Il: note: qu'en ; France; internationaux (je pense plus particulièrement
sous l'ancien, régime, le. rang social d ' u n aux publications de Karl Deutsch et de
officier- était plus- important que son. grade Johan Gattung). O n peut aussi arriver à des
militaire; aussi s'adressait-on à. lui en Rappe- résultats de ce genre par la; méthode expé-
lant n o n pas « m o n capitaine» ou; « m o n rimentale. Ainsi, les importantes théories
colonel », mais « monsieur, le. baron » o u de Tocqueville sur le rapport éntrela d é m o -
«monsieur le c o m t e » . . D a n s les armées des cratie et la politique étrangère peuvent, être
-
pays démocratiques* au : contraire,, c'est le vérifiées, expérimentalement par des études
grade militaire qui: compte — d ' o ù une de comportements de. groupes..
recherche permanente de l'avancement: et des L'école moderne dispose aussi de moyens
occasions; de~se distinguer sur: le. plan mili- remarquables pour mesurer les valeurs o u
taire. Cette analyse est à>la base du-dévelop- les attitudes. Je pense ici à la.méthode d'éva-
pement: qui: est; présenté, dans La démocratie luation, du degré d'intensité des mots et des
en Amérique, sous le titre : « Pourquoi: les concepts, c o m m e sous le n o m de «méthodes
peuples démocratiques désirent naturellement des différences sémantiques », et à «l'analyse
de contenu », qui consiste à dénombrer,, dans
les documents officiels, les commentaires
1: A . de T O C Q U E V I L L E , Ladémocratîe en Amérique, tome2,
chap, xxn, p . 359-367, Paris, É d . Gémir, 1951.
politiques des journaux, les discours, etc.,
2. Voir: : . M A R C J I L I S U K et Thomas H A Y D É N , « Isthere a les termes.à fortes résonances;affectives, afin
military-industrial, complex which prevents peace? de mesurer l'hostilité et la méfiance qui s'en
Consensus and* countervailing power in pluralistic
systems», The journal of social issues, 1965,' p. 67-117.dégagent.

91
Bert.V.. A . Röling

Toutefois, la méthode moderne en que complémentaires;. L a méthode, exacte


sciences sociales présente, elle aussi: des parviendra souvent:à.prouver, de façon irré-
dangers. J e n ' e n mentionneraiici que trois: : futable: ce que la. méthode traditionnelle a.
1. E n général,.les-statistiques ne portent que déjà suggéré. D e : plus, les* chiffres constituent
sur, les* « faits superficiels » quisont: quan- u n langage international, qui peut être compris
tifiables, bien qu'il existe—nous l'avons par-delà lès. frontières: territoriales: et: idéo-
v u — des moyens de représenter des don- logiques.
nées- qualitatives par des chiffres. Cepen-
dant, certains aspects essentiels échappent INSTITUTIONS QUI EFFECTUENT
àr la: quantification. Je- pense notamment DES R E C H E R C H E S S U R LA PAIX
à l'influence de la mémoire collective d'une,
nation; qui fait que souvent;, lors de la U n grand, nombre, d'institutions, se consa-
prise de décisions officielles: importantes, crent actuellement, au problème de la guerre.
«les morts l'emportent sur les vivants». L e lecteur trouvera leurs n o m s dans la liste
Citons, a:titre d'exemples, l'influence q u ' a établie pour l'Unesco par Johan Gaining
eue l'issue de-la* guerre, russo-japonaise et publiée: sous: le titre « Répertoire inter-
sur les décisions, prises par le Japon en national" des institutions spécialisées dans
1941;, et: l'influence de. la. guerre civile les recherches sur la paix .et le désarmement 2 »;
américaine sur l'exigence de « capitulation Cette liste: a-été mise à: jour grâce à u n sup-
sans conditions » pendant la* deuxième plément établi par l'Institut: international de
guerre; mondiale. recherche sur la paix d'Oslo ( P R I O ) et publié
2 . O n risque d'accorder une importance dans International. peace research newsletter,
exagérée" aux recherches portant sur des n° 3 (1967).
problèmes et des hypothèses qui se prêtent Il existe, en'fait,*, trois catégories d'insti-
à la quantification: — ce qui pourrait tutions qui s'occupent de la» question.« guerre
entraîner, une certaine sclérose de la pensée. o u paix». C e s o n t : premièrement, les ins-
3. n arrive que-les chiffres se, prêtent m a l . à tituts de relations internationales,, dont la
l'expression d'une réalité. Disposés- en plupart ont été fondés peu après la* première
tableaux, ils expriment très bien; par guerre mondiale; deuxièmement, les instituts
exemple, le volume des exportations d'études sur la sécurité, nationale, qui se
d'œufs, mais peuvent-ils, de-façon aussi consacrent surtout à des études stratégiques,
satisfaisante; donner u n indice: précis des intéressant la défense nationale; enfin, les
souffrances humaines en énumérant sim- instituts de recherches sur la paix proprement
plement, par exemple, les morts causés dits.. Il y a: chevauchement de ces; diverses
par telle- o u telle stratégie? Günther institutions sur le plan des activités et sur
Anders a écrit :; « Lorsqu'une proposition; celui d u personnel, et elles tendent à coopérer
vraie, en soi; relative: à, u n objet. A , est entre elles.. Elles diffèrent,.toutefois, parleur
présentée (dans des tableaux, par exemple) orientation, leur raison d'être, leur m o d e de
sous une forme-convenant à u n objet B , financement et le-climat dans lequel: s'effec-
on peut dire que A est considéré:et classé tuent , leurs ; travaux.
c o m m e ; B , et par conséquent faussé1. » Les instituts de: relations internationales
Chaque vérité; pourrait-on dire, doit être sont: de ; vénérables : organismes;. qui jouissent
présentée sous la-forme qui.lui-convient: d'une grande autorité dans leur contexte
O r les chiffres n'atteignent pas toujours ;Ia national.
vérité qu'ils prétendent exprimer. Les instituts; d'études sur, là sécurité
Je tendrais à penser, en conclusion, que nationale sont souvent très importants, et
les : deux méthodes sont indispensables,. parce beaucoup disposent de moyens considérables
provenant, en partie, de sources militaires.
1. Gûnther.ANDERS, Der Mann auf der Brücke, Tagebuch Citons, à titre d'exemples,, le: Washington
aus. Hiroshima und.Nagasaki p. 169, München,. 1959. Institute of Defense Analysis, 1'American
2.. U N E S C O , Rapports et documents de sciences sociales,
W 23, 1966. Institute for A r m s Control and Disarmament,

92
La recherche sur la paix, science de la survie

là R A N D Corporation et la H u d s o n Corpor- matière de recherches sur la paix et que se


ation (tous- aux États-Unis), ainsi que trouvent actuellement près de la= moitié" de
l'Institute for Strategic:Studies• à Londresset tous les instituts spécialisés dans ce domaine.
l'Institut français d'études stratégiques à Paris. Indiquons enfin qu'un- département des
Il existe, en-outre,-des.instituts.semblables recherches sur la paix a: été créé.à- M o s c o u
dans-d'autres pays. en 1967, dans, le' cadre de l'Académie des
Les instituts de recherches; sur la; paix sciences de l ' U R S S . -
procèdent' généralement d'initiatives privées
et se heurtent donc souvent à des difficultés NÉCESSITÉ D ' U N E C O O P É R A T I O N
financières. Leurs origines! sont très-diverses: INTERNATIONALE
L'Institut international de recherche sur la
paix, d'Oslo, est une- organisation privée, Les recherches sur la.paix commencent géné-
indépendante. L'Institut international de ralement dans u n contexte national. D a n s
recherche sur la paix (SIPRI), de Stockholm, chaque pays, elles se caractérisent: par u n
a été- fondé par- le gouvernement suédois, style national et par u n m o d e d'expression
qui en assure le financement: Créé en 1966, propre à ce pays. L'optique d ' u n chercheur
pour c o m m é m o r e r la¡paix ininterrompue que est inévitablement conditionnée par. le. sys-
connaissait la Suède* depuis cent cinquante tème de valeurs accepté dans. son. pays ou,
ans, iL a été conçu-dès le début c o m m e u n pour reprendre les termes, de Julius Stone,
institut à vocation^ pleinement international, par «les versions nationales de la vérité et
ce qui lui-confère; une place unique parmi les de la justice»1. L e chercheur s'efforce sin-
institutions de recherches sur la paix. Il est cèrement d'atteindre à l'objectivité, mais il
international non seulement par la portée des ne peut éliminer toute subjectivité; celle-ci
études qu'il effectue, mais par la composition présente d'ailleurs l'avantage de lui permettre
de son organe directeur. de s'exprimer dans la langue qui est celle de
L'Institut de polémologie que je dirige son milieu et, par conséquent, d'être compris
est rattaché à une université. Bien que ce soit de ce milieu — ce qui est évidemment indis-
un institut typique de recherches i sur la paix, pensable à toute science sociale qui souhaite
dont le personnel comprend; des spécialistes exercer une influence sur la société.
de diverses disciplines (sociologie, psycho- L'inconvénient est qu'il existe de graves
logie, science politique; histoire, science difficultés de compréhension mutuelle entre
économique, et physique), il- dépend de la parties d u m o n d e ayant des: points de vue
Faculté de droit de l'Université de G r o - différents, par exemple entre l'Europe de
ningue, et sa création exprime la conviction l'Ouest et celle de l'Est. D ? o ù la nécessité
que le professeur de droit ne-peut apporter d'établir u n contact et de confronter les
une contribution; valable au développement opinions en vue de parvenir à des points de
du droit international' q u ' à condition de départ c o m m u n s et à des bases c o m m u n e s
mieux comprendre les7 forces à l'œuvre dans de compréhension. C e n'est qu'au terme de
les relations internationales. longs efforts que nous parviendrons, dans
A u x États-Unis, citadelle de la recherche notre m o n d e divisé, à ces terrains d'entente,
empirique dans les sciences sociales, ainsi les topoi grecs qui, dans l'idéal platonicien,
qu'au; Canada, on- observe à peu près les sont de nature à convaincre les dieux m ê m e s .
m ê m e s proportions en ce qui concerne l'ori- Il n'en est: pas. moins indispensable de par-
gine et: la situation des divers- instituts de venir à cette base c o m m u n e , si; nous voulons
recherches sur la paix. Environ 90 % d'entre connaître une paix durable que, pour m a
eux sont soit indépendants, soit rattachés à part, je ne conçois qu'universelle et.fondée
une université.. C'est en Amérique d u N o r d sur une culture universelle.
qu'ont été prises les premières initiatives en Il est possible d'organiser cette confron-
tation et cette coopération internationales
dans le cadre d'instituts «internationaux»
1. Voir : Julius S T O N E , Aggression and world order, p. 148-
149, Londres, 1958. c o m m e le SIPRI et le P R I O . C'est chose

93
BertV.A.,Röling

faite, dans une certaine mesure, mais: il versels,, sans lesquels leurs. recherches n'at-
importe dé* développer, encore considérai teindront jamais, le caractère de; généralité
blement les échanges internationaux de spé- qui est celui de toute: activité, scientifique.
cialistes des recherches sur, la paix.
L'Association- internationale: de recher- C e rapport.sur, l'état, actuel; des recherches
che sur la paix (IPRA), créée à Londres en sur la paix ne peut qu'être; incomplet;; la
1964, travaille à établir ces contacts, si-néces- «science; de; la survie» est; encore toute
saires entre spécialistes des recherches sur récente, et l'on ne cesse d?être- surpris- par
la paix, en organisant des congrès interna- l'ignorance et par le m a n q u e d'appréhension
tionaux. L a première conférence générale de de; l'essentiel qui jusqu'à présent la caracté-
F I P R A a eu lieu à Groningue, en 1965, et la risent.
deuxième à Tällberg (Suède), en juin 1967; O n m e demande souvent si la science
cette deuxième conférence a réuni environ parviendra à refouler la guerre; à quoi je
cent vingt chercheurs - venus de- vingt-cinq réponds invariablement, : nous l'ignorons.
pays., J?ai déjà dit m a conviction personnelle
L ' I P R A sert en; outre d'intermédiaire-à que seule la création d?une communauté
l'échelon international pour, confier à: des mondiale permettra. d?instaurer une, paix
organismes compétents l'exécution de projets durable., Mais cette création suppose au
de recherches sur la paix;financéspar diverses moins u n , certain accord sur u n système
sources. C'est ce qu'elle a fait récemment c o m m u n des valeurs et u n m a x i m u m de
pour u n projet de recherches sur la coopé- tolérance mutuelle à, l'égard des différences
ration européenne, patronné par le Conseil nationales..Nous avons appris à être tolérants
de l'Europe;, à la demande d u conseil; en matière de religion. N o u s , apprenons à
F I P R A a pris les initiatives nécessaires et l'être aussi à= l'égard des systèmes sociaux
confié: la gestion d u projet au P R I O , lequel et économiques.
a coordonné les travaux, des douze instituts O n »peut concevoir qu'une communauté
qui participent à: sa réalisation. mondiale^ parvienne à se constituer sur la
L ' I P R A tient les instituts de recherches base d'un humanisme universel; religieux o u
sur la paix mutuellement au courant de leurs non. Mais cela; présuppose une conviction
activités respectives par l'intermédiaire d'une puissante et universelle, de la dignité de
publication intitulée International peace re- l ' h o m m e : Fhumanité,, Pêtre humain érigés
search newsletter. Naturellement les, cher- en valeur suprême, « sans distinction-de race,
cheurs maintiennent le contact à leur niveau, de sexe, de.langue et» de religion». O r c'est là
grâce à; leurs¡ publications, professionnelles, qu'est le grand point d?interrogation. Si donc
c o m m e le Journal of peace research, publié il est certain: que l'établissement de la paix
au P R I O sous les auspices de F I P R A , le mondiale dépend: de l'établissement d'une
Journal of conflict resolution;, publié par leculture mondiale, c o m m u n e , . ¡Freste à savoir
Center for Research-on: Conflict Resolution si cette dernière est réalisable.
de l'Université du- Michigan, et Guerres et Il nous est donc impossible, de dire si
paix,, publié par l'Institut français de polé- l'on'peut empêcher que; l'humanité ne soit
mologie. anéantie, au cours d'une guerre, par les réali-
Cependant, si importantes et si utiles sations de sa propre technique. C e qui est
que soient ces initiatives, elles restent très certain, c'est que nous=ne pourrons échapper
insuffisantes. Il faut aller beaucoup plus loin au désastre si nous laissons plus longtemps
dans le sens d'une confrontation qui permette le c h a m p , libre aux forces aveugles de la
aux chercheurs de se réunir pour dégager les société humaine et si la science ne relève pas
terrains d'entente essentiels, les topoi uni- le plus grand: défi de notre époque.

94
Pourquoi l'homme est-il agressif?

U n e table ronde «synthétique»

Participants. Parmi, les plus importantes de toutes les recherches


Alex Comfort,, consacrées, aux facteurs, qui troublent la paix, figurent
G . M - . . Carstairs,; celles qui ont pour objet l ' h o m m e , seule créature a u
Frank,Fraser Darling,, m o n d e qui fasse la guerre. Qu'y-a-t-il dans sa nature qui
Kenneth Donald; le porte à agir ainsi? Pourquoi l ' h o m m e est-il agressif?
Philip Noel-Baker^ Qu'est-ce qui exacerbe son agressivité?...
Joseph S. Wéiner, D e s h o m m e s de science examinent ici ces questions.
Gaston Bouthouli Les observations qu'ils présentent sont empruntées, à
C . H : Waddington une exception près, à une série d'interviews individuelles,
enregistrées par M . R e x Keating, chef de la section
anglophone de Radio Unesco. Ces interviews ont fourni
la matière d'une remarquable série de dix émissions
radiophoniques sur bande, produites par l'Unesco,
sur le thème: : Science, survival and peace: Seules les
remarques, du; professeur Bouthoul ont été adaptées
à partir d u texte d ' u n mémoire dans lequel ce savant
proposait u n projet de recherche. Il va sans dire que les
«participants» à cette «table ronde» n'étaient pas, en
fait, réunis autour d'une table.

Alex Comfort- Quelles sont les raisons du comportement particulièrement


Département de zoologie agressif des êtres humains? Voilà une question fondamentale.
University College La plupart des primates ne sont pas très agressifs. Qu'ils
Londres aient la volonté d'imposer leur domination et de s'affirmer
dans leur communauté ou qu'ils luttent simplement pour
s'apparier, leurs.oppositions ne se traduisent pas, en règle
générale, par des violences effectives. N o n qu'il n'y ait jamais
de combats sanglants; mais le plus souvent, tout se réduit
à un comportement menaçant. Je crois que, dans le cas de
l'homme, la densité accrue de la population est pem>être une
cause de son comportement agressif; mais l'homme se trouve
placé,, à cet égard, devant un certain nombre de problèmes
qui; lui sont propres et que nous ne comprenons pas. Donc
si l'on ¡me demande pourquoi l'homme est plus agressif que

Impact : science et société, vol. XVIII (1968) n" 2 95


Pourquoi l'homme est-il agressif? U n e table
ronde « synthétique »

les autres primates, je crois que la réponse doit être la sui-


vante : c'est précisément ce que. nous devons nous efforcer
de découvrir au plus vite.

G . M . Carstairs U n e série d'études concernant des sociétés animales dans.leur


professeur de psychiatrie milieu naturel sont de nature à éclairer cette question. Ces
Université d'Edimbourg études ont porté sur des sociétés animales dont les membres
se trouvent en état, d'équilibre avec d'autres espèces animales
vivant sur le m ê m e territoire. L e territoire joue, bien entendu,
u n rôle important dans la régulation des sociétés animales —
par exemple, en ce qui concerne le réglementation des conflits.
C o m m e vous le savez, chez de nombreuses espèces d'oiseaux
et aussi de mammifères, les individus adoptent u n territoire
qui constitue leur domaine; si u n autre.individu de là m ê m e
espèce pénètre sur ce territoire, son possesseur lui livre bataille
et le vainc. L e fait même*qu 7 un animal lutte sur son domaine
le rend combatif et lui-donne plus de chances; de; remporter
la victoire., E n revanche; si l'engagement a' lieu hors dès
limites de son territoire et sur le territoire de l'envahisseur, la
situation est inversée. Cette fois-ci, c'est la victimequi devient
l'envahisseur et, bien qu'elleait paru l'emporter dans le c o m -
bat livré sur son propre territoire, elle sera très probablement
vaincue maintenant qu'elle se trouve sur le fief de l'ennemi.
Elle met fin au combat, c o m m e c'est habituellement le cas
dans les conflits entre animaux, en prenant la fuite.

Frank Fraser Darling Les animaux dfune m ê m e espèce ne s'entretuent générale-


vice-président et directeur ment pas, sauf pour se défendre et peut-être aussi pour se
de recherches nourrir;.mais:ils ne s'entretuent pas pour le simple plaisir de
T h e Conservation se tuer. Telle a été l'une de m e s premières constatations en
Foundation matière de comportement animal.
Washington D . C . J'ai observé une harde de cerfs dans les Highlands. Tout le
m o n d e connaît les récits des combats à mort qui se livrent
les grands cerfs dix cors : le bruit des bois qui s'entrechoquent
est presque devenu u n cliché; mais cela ne correspond en rien
à la réalité. Il y a en fait tout u n déploiement de menaces. J'ai
constaté que le mâle choisit à peu près n'importe quoi pour
délimiter, son territoire :: u n petit ravin, u n herbage différent,
o u quelque; chose d'aussi simple. D e u x mâles vont- et
viennent de part et, d'autre de cette ligne de démarcation;
aucun-d'eux, ne la-traverse-pour s'attaquer à l'autre avant
u n certain temps. Après quoi ils s'approchent l'un de l'autre,
s'arrêtent puis retournent vers la frontière pour continuer à
aller et venir le long de cette ligne. Mais les combats.sont
vraiment très rares, je,veux dire les vrais combats, qui entraî-
nent la mort d ' u n des adversaires.
J'ai aussi étudié les phoques gris des îles situées au large de
la côte nord-ouest de l'Ecosse; là encore, les mâles ont l'habi-
tude de se délimiter u n territoire, d'ailleurs très petit, et tout va
bien tant que nul n ' y pénètre. J'ai observé le m ê m e déploiement
de menaces. Lorsque de phoque occupe son territoire, posses-

96
Pourquoi l'homme est-il agressif?,Une table
ronde « synthétique »

sfon vaut titre; et ilfaut alors que l'intrus dépense une quantité
considérable d'énergie pour arriver à chasser le propriétaire.
L ' h o m m e , en tant qu'animal lui-même, peut apprendre
beaucoup du comportement des animaux. Il y a bien des
années- que j'ai commencé: à étudier le comportement des
animaux, et l'on m ' a toujours enseigné qu'il faut bannir de
ces recherches tout point de vue anthropomorphique, que
l'animal-n'est pas l ' h o m m e et que par conséquent l'on ne
doit pas considérer les animaux de la façon dont on considère
l ' h o m m e . Soit, leur intellect n'est pas du m ê m e ordre; mais
je n'en persiste pas m o i n s à penser, après tout ce temps, que
beaucoup s d'animaux se comportent exactement de la m ê m e
manière; que l ' h o m m e , et réciproquement. D o n c , si vous
voulez observer une population animale, considérez-la c o m m e
un-groupe de votre propre espèce, et si vous étudiez u n groupe
d'êtres humains, considérez-le c o m m e un groupe d'animaux.
E n procédant ainsi, vous commencerez à comprendre beaucoup
mieux votre propre espèce.
Voyez-vous, l ' h o m m e est, à m a connaissance,, la, seule
espèce capable de se mentir à elle-même. Aucun animal ¡ne
ment. Ilpeut arriver à l'animal de se livrer à un petit déploie-
ment: de menaces qu'il n'a pas vraiment l'intention de traduire
en actes; mais ce n'est pas là mentir à la façon de l'être hu-
main, qui se convainc qu'il agit en vertu de je ne sais quel
principe moral. E n y- regardant de plus près, on s'aperçoit
que ce n'est! pas du.tout ce que fait l ' h o m m e : au contraire,
il répond à une impulsion beaucoup plus primitive. Si vous
étudiez le.comportement animal, vous vous apercevez que la
conduite humaine relève en grande partie du comportement
animal. Dans- la mesure où nous pourrons nous sonder et
scruter notre inconscient, et saisir peut-être les raisons qui
nous, font faire ceci ou: cela, nous gagnerons beaucoup en
humilité et nous serons bien plus disposés à nous transformer
que si nouscontinuons à nous mentir et à affirmer, pour nous-
m ê m e s et pour la galerie, que nous agissons en vertu de quel-
que principe hautement moral.

Comfort' Je crois, qu'il:faudrait faire progresser la biologie dans les


secteurs frontières où elle. rejoint l'éthologie (ou étude du
comportement), la neurologie, l'étude de l'évolution et de la
génétique, du comportement et l'étude discursive des processus
de la pensée, la. phénoménologie, la psychanalyse, etc. Il y
aurait beaucoup moins de spéculations théoriques sur l'esprit
humain sL les théoriciens avaient des notions suffisamment
solides sur le comportement animal. Depuis Darwin et Freud,
nous avons appris tant de choses sur le comportement véri-
table, des,primates;qu'nime semble que nous pourrions iden-
tifier le comportement véritable de l ' h o m m e . Mais aujourd'hui,
nous nous préoccupons,en.fait davantage du remède que des
origines historiques et de L'évolution du comportement. N o u s
constatons, m u grand, déploiement de comportement agressif,

97
Pourquoi l'homme est-il agressif? Une table-
ronde « synthétique »

sous l'effet d'un certain.nombre de causes : d'une part, notre


société tend à choisir des psychopathes c o m m e dirigeants;
d'autre part, les immenses possibilités d'extériorisation d'un
comportement agressif que donne le pouvoir, m ê m e dans une
démocratie, exagèrent les caractéristiques des êtres à cet
égard; d'autre part encore, à m o n avis, une société urbaine
favorise l'accumulation d'une assez grande agressivité « libre »,
du seul, fait qu'elle est civilisée. N o u s ne s o m m e s pas encou-
ragés- à cogner les uns sur les autres, nous ne s o m m e s pas
encouragés à faire des guerres locales — m ê m e au niveau de
la Coupe mondiale — si la tension devient trop forte. L'agres-
sivité à très, peu d'exutoires. Cette situation explique peut-
être la tendance — à m o n avis nouvelle — de la jeune géné-
ration à s'attaquer de manière destructrice à la propriété
publique sans.raison particulière.

Kenneth Donald L'agressivité physique n'est pas facile à extérioriser,, bien


doyen de la Faculté de sûr.danslaisociété moderne. Certaines personnes pratiquent
médecine des sports.lorsqu'elles le peuvent; mais ce sont les riches
Université d'Edimbourg qui peuvent se livrer à la chasse, à la pêche, etc. Très souvent
toutefois,, il y a transfert dans les sports à spectacle, c o m m e
la lutte ou.la boxe. Beaucoup de gens rationalisent ce goût
et déclarent que la lutte ne fait que les amuser; mais en fait,
je suis convaincu qu'il y a ainsi transfert d'agressivitél
Chose curieuse, cependant, il m e semble qu'une extrême
agressivité nefigurepas souvent parmi les qualités souhaitées
chez u n dirigeant. D a n s toute communauté — qu'elle soit
universitaire, ou; politique — de façon générale et en temps
ordinaire^ le fait qu'un; h o m m e soit très agressif, m ê m e s'il
est très capable, tend à le disqualifier pour occuper des fonc-
tions-de dirigeants. Je crois que cela s'explique par u n vif
sentiment de responsabilité — d u moins, c o m m e je l'ai dit,
en temps normal : une agressivité excessive est considérée
c o m m e u n défaut chez un , dirigeant. C o m m e vous le savez
sans doute d'après vos rapports avec des h o m m e s de premier
plan, dans l'ensemble, chez ces h o m m e s , l'agressivité est
dominée, elle est délibérée et elle est subordonnée à u n but.
Je crois.que.peut-être instinctivement, une communauté évite
de; choisir des. dirigeants; trop agressifs, à moins qu'il ne
s'agisse.d'une communauté;ayant des problèmes écrasants,
c o m m e ce fútele cas pour l'Allemagne après la première
guerre mondiale..

Fraser. Darling; Je crois; que nous s o m m e s ; u n e espèce combative. C'est là,


à mon.avis, une de nos caractéristiques. Et pourtant, j'ai une
grande confiance dans «-les petites gens » (folk) — en les
distinguant, des.«gens» a u sens général d u tenas (people).
J'afété dans; des pays, et dans des endroits o ù l'on n'aurait
pas donné-très.cher_ de m a : peau, mais vous pouvez toujours
vous, arranger» avec les,petites gens. Ils ne vous assomment
pas pour.le plaisir..n y a entre les petites gens un contact qui

98
Pourquoi l'homme est-il agressif? U n e table
ronde « synthétique »

élimine ce qu'il y a;d'agressif en l ' h o m m e . Bien sûr, si vous


vous mettez à avoir des visées territoriales, alors évidemment
toute l'agressivité ressortira. Je sais bien qu'il y a ce proverbe per-
san selon lequel « Qui passe par ici emporte de la poussière à la
semelle, de ses souliers»,, ce qui semble vouloir dire que tout
le m o n d e , vous prendtoujours quelque chose. Mais je ne crois
pas que ce soit là le sentiment profond de petites gens. Je crois
vraiment qu'ils ont aussi u n sens inné, mettons de 1' « hospi-
talité »,> si vous voulez, qui est très réel, et que, tant que l'on
ne montre pas dervisées:territoriales, tout va bien.

Philip Noel-Bakerr Je m'appuierai sur la plus grande autorité possible pour


prix Nobel de: las paix 1959. affirmer, que l ' h o m m e n'est pas u n animal prédateur : su-
m e m b r e du 1 Parlement: Julian Huxley, zoologue eminent et premier directeur général
de KUnesco, a, expressément déclaré qu'il n'existe aucune
preuve biologique de. lïidée que l ' h o m m e est, par nature,
prédateur o u agressif. D a n s le discours présidentiel qu'il a
prononcé il y a quelques années devant la British Association
for. the Advancement.of Science, sir Wilfred L e Gros Clark
a n o n seulement déclaré aussi que rien ne prouve que l ' h o m m e
soit u n animal prédateur o u agressif; mais il a ajouté que,,
parmi des 350 000 espèces vivant sur la surface de la terre,
l'homme:a.acquis la première place et ce pour deux raisons.
Tout d'abord, l ' h o m m e possède u n sens de l'altruisme qui
fait défaut chez toute ¡autre espèce d'animal, d'insecte o u de
reptile... En;outre, ilia ce que sir Wilfred appelle le d o n de la
coopération, - qui lui permet de travailler avec d'autres dans
l'intérêt. c o m m u n . A m o n avis, l'histoire d u m o n d e depuis
l'âge des cavernes montre essentiellement avec quelle rapidité
— surtout si l'on compte; en millénaires.— des groupes h u -
mains, qui auparavant étaient continuellement en guerre o u
en conflit,.se pillaient: réciproquement et se massacraient, ont
renoncé ä la violence et. accepté que le droit gouverne les
relations entre: les États. Depuis quelque cent cinquante o u
deux cents ans,, les Scandinaves, qui ne cessaient de faire des
guerres sanglantes, ont renoncé à la guerre. Ils ne, s'arment
plus les uns contre les autres. Entre les États-Unis et la Grande-
Bretagne, il y a eu deux guerres acharnées, cruelles, sans
merci; : las guerre d'indépendance américaine et la guerre de
1812. Puis a la suite— nous disent les historiens les plus émi-
nents — d'un traité de désarmement, le Traité de G a n d , conclu
entre ces deux pays après la guerre de 1812, les Grands Lacs
situés, entre le Canada et les États-Unis ont été entièrement
désarmés. Grâce: à la politique appliquée par les deux gou-
vernements, le. désarmement a été étendu le long d'une fron-
tière de 6 0 0 0 kilomètres, si bien que toute idée de guerre a
peu. à peu disparu entre ces deux nations.

Fraser Darling J'estime que le comportement antisocial de l ' h o m m e tient


en grande partie au surpeuplement, m ê m e si celui-ci n'est que
très localisé. N'oublions pas que la guerre existe depuis les

99
Pourquoi,l'homme est-il agressif ?. Une table
ronde « synthétique »

origines connues de l'humanité et, en tout cas, depuis l'appa-


rition de la civilisation; elle existe depuis que les.hommes
vivent en groupements.. D a n s ces groupements apparaît le
surpeuplement, lequel entraîne des migrations; une guerre
peut alors éclater entre une vague d'émigrants et u n autre
groupe humain sédentaire. L'histoire fournit maints exemples
de ce genre. D e nos jours, cependant, je crois que la situation
est* quelque peu différente. Les comportements que vous
pourriez qualifier d'agressifs o u d'antisociaux m e paraissent
dus dans une certaine mesure non seulement au surpeuplement,
mais aussi à u n phénomène que l'on peut observer chez les
animaux inférieurs. L'écologiste américain- Paul Erringtoni a
consacré presque toute sa vie à.l'étude dur rat musqué. H a
d'abord été trappeur et c'est grâce aux revenus que lui: pro-
curait la chasse au rat musqué qu'il a p u aller à l'université.
H a constaté que; chez les rats musqués, il y a une vie c o m m u -
nautaire prodigieusement intéressante, que nul peut-être
mieux que lui ne pourrait réussir à expliquer. Il a montré que
le cycle de croissance de leur population est de neuf à dix ans
et que; pendant les périodes de croissance, leur vie c o m m u n e
est assez heureuse. Mais lorsque la population atteint une
certaine: densité, les rats musqués commencent à devenir
irritables et à se comporter d'une manière agressive.

Garstairs II. existe, u n certain nombre d'études sur les communautés


animales vivant:dans un.espace limité et notamment sur ce
qui-se produit lorsqu'on; laisse ces communautés croître de
manière» excessive par rapport aux ressources dont elles dis-
posent. O n constate alors que le comportement normal de
ces animaux s'altère progressivement. C e phénomène a été
observé, par exemple, chez diverses espèces de rats. A u x
États-Unis,. John B : . Calhoun, spécialiste de la psychologie
comparée, a. laissé"; des' colonies de rats s'accroître outre
mesure, par rapport: à l'espace dont elles disposaient. Il a
constaté alors: un changement profond des types normaux
de comportement;, m ê m e les plus élémentaires, c o m m e , par
exemple,, ceux. qui. consistent, à se nourrir régulièrement, à
aller boire, et, dans, le cas des femelles, à s'occuper de leurs
petits, ce que l'on considère souvent c o m m e le comportement
le-plus fondamental-de tous. D a n s ces colonies surpeuplées,
un grand nombre.de manifestations normales de la sollicitude
maternelle disparaissent à tel point que la plupart des jeunes
rats meurent prématurément. A u cours d'une expérience,
96 % des jeunes sont morts;.au cours d'une autre, il y en a eu
82 %. Ces pourcentages étaient considérablement supérieurs
à ceux de colonies disposantd'un espace plus vaste.
Calhoun, a; montré également que, parmi les mâles, la
hiérarchie normale entre « chefs » et « suiveurs » s'accusait
à l'extrême. Certains tyrans apparaissaient, qui. dominaient
la totalité- dm groupe, tandis q u ' à l'autre extrême, il y avait
des parias, desJaisséspour compte,, qui se tenaient à l'écart.

100
Pourquoi l'homme est-il agressif? U n e table
ronde « synthétique »

Ceux-ci étaient particulièrement intéressants, car ils enfrei-


gnaient toutes sortes de règles fondamentales de la société,
des rats, par exemple celle qui régit le comportement sexuel.
Ils essayaient de-s'accoupler» avec des femelles qui n'étaient
pas en état de réceptivité sexuelle. Autre violation flagrante
d u code de comportement des rats : ils s'attaquaient à de
jeunes rats sans défense et, devenant cannibales, allaient
jusqu'à les dévorer.
U n autre expérimentateur a signalé qu'il avait obtenu
des résultats-à ¡peu près analogues avec des colonies de, chats
qu'ira laissées se multiplier à l'excès. D a n s ce cas également,
des despotes sont apparus, qui tyrannisaient les mâles et les
femelles-de la colonie,* tandis q u ' à l'autre extrême, des:parias
que nul« ne respectait semblaient être en butte aux: attaques
de. tous, les autres chats. L à encore, les parias violaient*les
règles sociales des ¡chats.
O n : sait que, chez* plusieurs espèces d'animaux, les indi-
vidus'quisont sans cesse vaincus dans les combats semblent
souffrir n o n seulement physiquement, des coups qu'ils ont
reçus et d u sang qu'ils ont perdu, mais aussi, pour ainsi dire,
moralement. O n a vu souvent des rats s'effondrer et mourir,
sans que l'autopsie permette de déceler la moindre lésion
physique qui puisse expliquer leur mort. Mais ils avaient été
soumis à des'défaites répétées sans pouvoir se retirer pour
lécher leurs blessures. C e phénomène incite à établir des
comparaisons avec des- sociétés humaines prisonnières de
situations dans lesquelles elles subissent des défaites répétées.
J'aisouvent pensé qu'il existe à cet égard une certaine analogie
avec ce qui;se passe dans.les bidonvilles des agglomérations
en expansion rapide. Il s'y entasse une population déracinée
d'origine rurale venue dans l'espoir de trouver u n travail, mais
quiin'a d'autre ressource que de vivre dans la saleté et la
misère, au dernier échelon de l'échelle sociale, sans cesse
exposée; aux insultes et à l'humiliation. Il n'est certes pas
surprenant q u ' u n grand-nombre de ces êtres humains soient
envahis: par un sentiment d'échec et de désespoir et se laissent
aller soit au suicide, soit à: des actes de violence qui équivalent
presque ¡a u n suicide.-

Donald Je crois que,- dans= les sociétés, l'agressivité provoquée par


l'accroissement de la population est à la mesure des privations
qui résultent de cette expansion. A m o n avis, les animaux
peuvent vivre, ensemble en, grand nombre s'ils disposent de
nourriture,.d'eau-et d ' u n espace suffisant. Ainsi, dans la na-
ture, il existe de vastes colonies de phoques sur de petites îles.
S'ihy a assez de nourriture et juste assez d'espace, ces ani-
m a u x : vivent ensemble paisiblement, en dépit des actes d'agres-
sion qui peuvent se produire çà et là entre des mâles o u entre
divers groupes. C'est lorsque le niveau d'existence est trop
bas, la nourriture insuffisante et l'injustice sociale manifeste
que l'agressivité apparaît. Si u n système social est féodal o u

101
Pourquoi l'homme est-il agressif? U n e table
ronde « synthétique »

en retard sur son époque,- il suscite l'agressivité. Par contre,


si les progrès scientifiques permettent aux gens de se nourrir,
de se loger et de se livrer à u n m i n i m u m de distractions et
autres activités en dehors de leur travail, la race humaine
peut alors subir une compression considérable avant que
l'on voie apparaître des désordres de ce genre. Mais lorsque
vous avez des régions, c o m m e en Asie d u Sud-est, o ù l'ac-
croissement énorme de la population ne s'accompagne pas
d'une expansion comparable des services sociaux, de la
production alimentaire, etc., l'agressivité peut devenir politi-
quement dangereuse pour ^ensemble d u m o n d e .

Joseph S . Weiner; Il mer semble qu'une des modifications biologiques intéres-


professeur de physiologie santés qui* expliquent l'agressivité due au surpeuplement est
mésologique u n certain changement de la constitution hormonale —
Université de Londres endocrinienne — des animaux. Lorsque ceux-ci subissent les
effets, du [Surpeuplement, leurs glandes surrénales se mettent
apparemment à-fonctionner de telle sorte qu'ils sont amenés
à se conduire d'une manière plus agressive. O r il est bien
évident qu'une tension: émotive continue provoque la m ê m e
chose chez l ' h o m m e . Il est-en. effet fort probable que dans
les m ê m e s conditions,,nos ajustements internes, fondés sur le
système hormonal, vont eux aussi se modifier. C'est peut-être
ce qui se produit dans les grandes villes, et il se peut que la
façon de réagir o u de sentir de populations exposées a u
vacarme, aux bousculades et à toutes les autres tensions
émotives provoquées par la- vie urbaine se traduise par u n
accroissement de ce que l'on pourrait appeler Fhyperactivité
émotive. C e phénomène peut-il donner lieu à des formes de
comportement antisocial? C'est fort possible. Je crois qu'il
existe un lien important entrece que nous savons des réactions
des animaux, dues presque entièrement à des modifications
biologiques au niveau de l'individu, et les conditions de vie
dans les grandes agglomérations urbaines.
D a n s ce domaine-de la biologie humaine, les recherches
s'effectuent à très petite échelle. Je tiens à dire sans ambages
que 1er lien existant entre les modifications psychologiques
dues à la tension et les modifications physiologiques d'ordre
endocrinien dues à la m ê m e cause n'est pas étudié au m o y e n
d'échantillons, probants; d'échantillons humains. Les recher-
ches ne sont absolument pas effectuées d'une manière
systématique: Seuls quelques individus isolés sont étudiés
dans les laboratoires;'mais,, c o m m e dans toutes les autres
branches dela recherche biologique humaine, les travaux ne
portent certainement pas sur des échantillons aussi nombreux
que je le souhaiterais et que nous le voudrions pour le Pro-
g r a m m e biologique, international.

102
Pourquoi l'homme est-il agressif? Une table
ronde « synthétique »

Gaston Bouthoul ; Cette importante question d u rapport entre l'agressivité et les


président de l'Institut conditions sociales a fait l'objet d ' u n projet d'enquête que
français de polémologie M m e ' L o u i s e Weiss, directrice de l'Institut français de polé-
Paris mologie; et m o i - m ê m e avons présenté a u Congrès international
de l'Association internationale de recherche sur la paix, qui
s'est tenu à Tällberg; en Suède, d u 17 a u 19 juin 1967. A u -
jourd'hui; les États modernes évoluent avec plus o u moins
de 1 rapidité* vers la réalisation d'une idée fondamentale :
l'obligation' pour eux d'assurer la sécurité totale de leurs
administrés — n o n pas seulement leur sécurité traditionnelle
(police), mais leur protection contre tous les besoins et toutes
lès insécurités de la vie civile (éducation, santé, logement,
loisirs, faim, maladie, chômage, calamités naturelles).
L'enquête envisagée doit permettre de répondre à la
question-suivante : l'État sécuritaire est-il u n facteur de paix
internationale? Elle concerne les États qui tendent à assurer
leurs administrés contre tous les risques de la vie quotidienne.
U n e première série de questions se pose. L a transfor-
mation entraînée par cette sécurité totale a-t-elle pour effet
d'atténuer l'agressivité originelle de l ' h o m m e ? U n h o m m e
assuré'contre tous les risques mentionnés plus haut perd-il,
dans la vie heureuse qui devrait être la sienne, tout caractère
agressif ou, au-contraire, frustré d u combat pour la vie quo-
tidienne, en devient-il d'autant plus agressif vis-à-vis des
autres? U n e enquête approfondie devrait permettre de ré-
pondre a-ces questions.
Seconde série de questions : l'État sécuritaire, s o m m e de
tous ses assurés, aura-t-il une psychologie collective différente
de ceux-ci? Autrement dit, l'évolution actuelle vers la consti-
tution- d'États sécuritaires est-elle u n facteur de paix inter-
nationale?" L e confort d ? un citoyen dont la sécurité totale est
assurée a-t-il:pour conséquence l'apaisement de l'agressivité
individuelle, la diminution de la violence et de la criminalité?
Ces progrès de la sécurité ont-ils pour résultat d'atténuer les
impulsions collectives belliqueuses, soit sur le plan des guerres
civiles (fanatisme politique o u religieux), soit sur le plan
international? Les vieux griefs qui existent entre les nations
et sont' toujours prêts à se ranimer, les sujets de querelles à
naître sont-ils dissipés par l'État sécuritaire? Quelles formes
de dynamisme tendent à prédominer dans une société sécuri-
taire, suivant la fonction, le sexe et l'âge?

Comfort E h bien, cela nous a m è n e à la question de savoir si l'agressi-


vité est une caractéristique entièrement condamnable. A m o n
avis, on-pourrait fort bien s'apercevoir que si l'on c o m m e n c e
ä éliminer chez les êtres humains les hostilités inconscientes,
on risque d'éliminer en m ê m e temps de leur psychisme b o n
n o m b r e d'éléments nécessaires. Je ne crois pas que la question
de l'agressivité soit tout à fait aussi simple.

103
Pourquoi l'homme est-il agressif? Une table,
ronde « synthétique »

C . H . Waddington J'ai m a propre théorie sur l'agressivité chez Fanimal humain;


professeur de génétique J'aime y voir une version moderne de l'histoire d ' A d a m chassé
animale d u Paradis terrestre. L ' h o m m e est devenu u n animal social.
Université; d'Edimbourg Afin de devenir-un animal social, il a dû apprendre à exprimer
ses idées par des mots et à transmettre ses connaissances et ses
informations s à la génération suivante par le moyen de mots.
O r une. chose est de; dire que la première étape doit consister
à être capable de forger, des mots symboliques ayant une signi-
fication,, ce qu'aucun autre animal ne peut faire vraiment (les
abeilles peuvent le faire dans une très faible mesure, et certains
animaux peuvent indiquer, un objet ou une direction, mais ils
ne peuvent créer des mots qui correspondent à des concepts);
l'homme.peut le faire, mais,il lui faut aller plus loin encore.
Autre chose est de persuader le jeune animal humain que ces
bruits sont des mots dotés d?un sens. Pourquoi un mot serait-il
quelque chose de-plus qu'un;bruit? Il faut persuader l'enfant
que. c'est ainsi, en, quelque, sorte. O r cette persuasion a lieu
pendant les tout, premiers mois de la vie. E n m ê m e temps que
l'enfant est formé aux premières disciplines familiales et
sociales,, qu'il réagit.à Ifautorité de ses parents et des adultes
qui l'entourent et qu'il; apprend à faire certaines choses et à
ne pas en faire d'autres, il apprend aussi que les mots ont un
sens. Or, presque toujours, devant cette autorité des parents
(c'est là une notion freudienne — je ne veux pas suivre exac-
tement Freud, mais.me contenter de faire ressortir son idée
générale), il m e semble que, les êtres humains ont tendance
à réagir trop fortement et à prendre l'autorité beaucoup trop
au sérieux. Ils se forment l'image d'une sorte de dieu omni-
potent, o u d'une, loi. absolument universelle et, de façon
générale; de formes très outrancières de l'autorité. Et je pense
que c'est à cause de.ces formes outrancières de l'autorité que
l ' h o m m e devient prêt à croire que ce qu'il sait est juste à cent
pour cent, tandis que le voisin de trompe à cent pour cent et
qu'il est donc parfaitement légitime de le tuer, ou de le brûler
vif, o u de lui faire subir toutes autres violences auxquelles
l ' h o m m e s'entend si bien. Il m'apparaît que cette agressivité
de l ' h o m m e contre ses semblables résulte de son intégration
à une société, où l'information se transmet par des mots. Et
ce queje fais au. fond, c'est donner une autre forme à l'idée
que manger le fruit de l'arbre de la connaissance est lié à la
chute de l ' h o m m e dans le mal véritable.
O r l ' h o m m e communique avec son semblable de toutes
les façons qu'emploientles-animaux, et il dispose en outre,de
cette expression verbale de; la pensée conceptuelle. L'animal
communique assez souvent en indiquant u n objet o u une
direction o u en. faisant quelque chose que son semblable
imite, ou encore en montrant.par u n signe qu'il y a du danger.
Il accomplit aussi un certain nombre de rites qui sont, en fait,
une suite d & comportements coordonnés en une sorte de
représentation. L ' h o m m e utilise aussi ces deux sortes de
communication. Bien entendu, vous avez également tout

104
Pourquoi l'homme est-il agressif ? U n e table
ronde « synthétique »

l'appareil rituel des services religieux, et bien d'autres formes


de cérémonial; mais je m e demande s'ils contribuent à réduire
l'agressivité,-qui est u n autre aspect de la communication
verbale:,A moniavis, pour l ' h o m m e , le seul m o y e n de réduire
cette agressivité est d'arriver progressivement à se comprendre,
et à ; comprendre ce, qu'est son système propre et c o m m e n t il
fonctionne... et il lui faudrait aussi arriver à diminuer pro-
gressivement l'importance de ces formes d'autorité outran-
cièrement absolues:.
Ils s'agit là d'une ; question d'éducation au sens le plus
largedu terme qui c o m m e n c e presque à partir de la naissance.
Par l'éducation; j'entends n o n celle qui consiste à enseigner
de façon scolaire, par, exemple, des règles de grammaire, mais
la' manière générale dont les gens sont élevés. Je crois que
l'agressivité dépend pour beaucoup de la façon particulière
dont: la, société traite les;jeunes enfants, de la relation des
enfants et.de leurs parents, de la relation des femmes et des
h o m m e s , et d'autres choses de ce genre.

Comfort. L e point essentiel est que le principal attribut social de valeur


que l ' h o m m e ait acquis au cours de l'évolution, c'est peut-
être, à m o n avis, l'esprit de contradiction, c'est-à-dire la volonté
de s'élever contre les brutalités, contre les projets, dérai-
sonnables et à bien montrer que l'on se refuse à participer à
u n certain genre de choses. Pour moi, les mouvements de
protestation que l'on observe dans le m o n d e actuel sont u n
indice extrêmement net et prometteur, car les protestations
contre de nombreuses formes d'abus sont manifestes aujour-
d'hui et les a vaches sacrées» sont abattues petit à petit. Je
voudrais espérer que la génération actuelle ira beaucoup plus
loin encore dans la voie des protestations, des renonciations,
des refus à participer à des activités qu'elle juge manifestement
irrationnelles. Bien entendu, pour adopter cette attitude, il
faut u n certain discernement, sinon la protestation devient
tout aussi vide de sens que ce contre quoi l'on proteste.
Mais je crois que le scepticisme très sain que l'on constate
dans la jeunesse actuelle est dû en partie à l'écart qui apparaît
entre les prétentions des politiciens et de la société, et la façon
dont les êtres humains veulent vraiment vivre. A u c u n grand
pays ne peut en ce m o m e n t maintenir une armée permanente
sans conscription; c'est là, m e semble-t-il, une raison d'espérer
par rapport à l'époque où nous parcourions tous les rues de
Londres en criant : ce A bas les Boers ». Les choses ont beau-
coup changé. Il serait très difficile aujourd'hui, dans la plupart
des pays occidentaux, d'organiser une guerre impérialiste
avec l'appui de la population. O n peut obtenir l'appui de
gens qui n'ont pas à partir et l'on peut endoctriner u n certain
nombre de soldats, mais il faut encore les enrôler.

Fraser Darling. A m o n avis, le nationalisme est lié a u comportement «terri-


torial » des animaux. Il sous-entend souvent une. différence

105
Pourquoi l'homme est-il agressif? U n e table;
ronde « synthétique »

dans les caractéristiques culturelles, si bien q u ' u n groupe


lutte pour ne pas être-absorbé par u n autre groupe. Mais,
naturellement, l'histoire d u m o n d e est celle de ces agressions.
Je considère que le nationalisme a été « gonflé » par certains
individus en vue de préparer quelque agression, car, c o m m e
je l'ai'dit, les «petites gens » ne recherchent pas l'agression;
mais quelque demi-dieu, quelque politicien la souhaite, et c'est
ainsi qu'elle est machinée. N o u s en avons de multiples exemples
E n général; o n rattache ce nationalisme à une mystique, o u à
une idée religieuse ou; intellectuelle; alors, l'esprit humain
étant, ce qu'il: est, il; a tendance ensuite à faire de l'agression
une guerre sainte. C'est aussi simple que cela.
Évidemment, il est: vraiment terrible que cela soit arrivé
dans notre m o n d e , car d u point de vue technique, ce m o n d e a
rapetissé. Nous.pouvons voyager très rapidement, les idées
peuvent être diffusées à l'instant m ê m e o ù nous parlons,
grâce à la radio et à la télévision. Et pourtant, dans ce m o n d e
qui est en train de rétrécir, nous assistons à une prolifération
infiniment déplorable de nationalismes excessifs, o ù je vois
l'un des plus graves dangers qui nous menacent. C e qu'il'faut,
c'est briser cette tendance : la planète est aujourd'hui notre
communauté, et il n ' y a pas de place pour des nationalismes
violents.

Noel-Baker • Il serait très facile, à m o n avis, de régler la question de l'orgueil


nationaliste. O n pourrait aisément créer une éthique des
affaires internationales selon laquelle une nation éprouverait
de lafiertédans la mesure o ù elle participerait à l'œuvre des
Nations Unies et à l'édification de la paix mondiale. Je crois
que l'on pourrait facilement en venir au point o ù u n pays se
glorifierait de participer aux entreprises collectives des Nations
Unies et tiendrait à'faire ce qu'a fait la Norvège entre les deux
guerres mondiales : envoyer son premier ministre, son ministre
des affaires étrangères et d'autres ministres à chaque session
de l'Assemblée générale, aux réunions d u Conseil, etc., au
point o ù ce pays tiendrait à ce que ses personnalités les plus
remarquables sur tous les plans interviennent de façon décisive
dans les affaires de l'humanité.

106
U n réseau de stations
pour le rassemblement de données
sur la sociosphère1
par Kenneth E . Boulding

Les dirigeants nationaux sont comparables à des automobilistes qui conduiraient de


puissantes voitures, à toute vitesse, dans le brouillard. M a n q u a n t d'informations solides
et positives, ils prennent des décisions fondées sur les images irréelles qu'ils possèdent d e
la situation politique internationale, de leur propre pays, des autres pays et des struc-
tures économiques, politiques.et militaires d u système international. L a guerre et les
menaces de guerre leur servent de m o y e n s d e vérifier la réalité d e ces images.
L e professeur Bòulding propose de mettre sur pied u n réseau mondial d e stations
qui, à l'image d u réseau de stations météorologiques, rassembleraient des données
d'ordre social. Ces données, qui seraient traitées de façon à être présentées sous u n e
forme analogue a u x cartes météorologiques, fourniraient à ceux qui doivent prendre
dés décisions des éléments d'appréciation d u climat politique, social et économique
du m o n d e — ce qui réduirait le rôle de la guerre en tant que m o y e n de vérifier la réalité
et pourrait contribuer à l'établissement de relations internationales plus saines.

Le système international" constitue une partie en fait certainement partie, dans la mesure
importante, encore qu'assez mal définie, d u où elle publie des informations de nature
système social mondial; Il se compose d'abord internationale; les institutions qui participent
de nations — à l'heure actuelle; leur nombre au commerce international et l'organisent ont
dépasse largement la centaine — considérées un rapport certain avec ce système, et m ê m e
principalement du point de vue de leurs rela- les touristes et les voyageurs peuvent jouer
tions réciproques et de leur comportement un rôle important dans son fonctionnement.
les unes envers les autres. Les organisations Dans le cadre de l'organisation actuelle d u
internationales, c o m m e l'Organisation des monde, cependant, le système international
Nations Unies et ses institutions spécialisées, est dominé par les relations entre les nations,
y jouent, sans aucun doute, un rôle, de m ê m e c'est-à-dire entre les États souverains, possé-
que les organisations internationales; privées dant chacun u n gouvernement« habilité à
(les organisations non gouvernementales) et entrer en relations avec d'autres gouverne-
aussi, à certains égards, les entreprises indus- ments. Comparée à celle des nations, surtout
trielles à vocation internationale; la presse les plus grandes, ou m ê m e à celle des grosses
entreprises industrielles, l'importance des
institutions internationales apparaît pitoya-
!• L e présent article est extrait d ' u n article plus long, blement faible. L e budget ordinaire de
intitulé «Vérification d u réel et influence des juge--
ments de valeur, dans les systèmes internationaux : l'Organisation des Nations Unies, par exemple,
le rôle de la recherche», qui a paru dans la Revue ne dépasse pas celui d'une grande université,
internationale des sciences sociales, vol. X V U , n° 3,
1965. et il:est beaucoup moins important que celui

Impact : science et société, vol. X V U I (1968), n° 2 107


Kenneth E . Boulding

de l'administration municipale d'une grande c o m m e aussi les inimitiés traditionnelles, la


ville. communauté dès cultures, o u des systèmes
Si le système international est dominé économiques, etc., jouent u n rôle, important
par les relations entre États, il importe de se au centre des affaires internationales. L a
demander quelle est la nature de ces relations. mesure dans laquelle l'intégration l'emporte
J'ai distingué ailleurs trois principaux types sur l'intimidation permet m ê m e d'évaluer le
de rapports entre les éléments qui détiennent degré de maturité atteint, par le système
le pouvoir de décision et possèdent un pouvoir international- ou par l'un de ses éléments. Si
d'organisation : le rapport d'intimidation,, nous comparons, par exemple, l'état actuel
fondé sur la menace, le rapport d'échange et des rapports entre les pays Scandinaves et ce
le rapport d'intégration. D a n s le rapport qu'ils étaient il y a trois cents ans, o u les
d'intimidation, le pays A dit, en fait, au rapports entre les États-Unis d'Amérique
pays B : « Fais ce que je veux, ou je ferai ce et le Commonwealth et ce qu'ils étaient en
que- tu ne veux pas. » D a n s le rapport 1812, ou encore si nous observons les relations
d'échange, A dit à B : « Fais ce queje veux et je qu'entretiennent les pays socialistes, nous
ferai ce que tu veux. » D a n s le rapport voyons se développer, à l'échelle régionale o u
d'intégration, A dit à B ' : « Faisons tous deux à celle d u groupe; ce q u ' o n a appelé les
ce; que nous voulons l'un et l'autre», o u « communautés de sécurité», c'est-à-dire des
encore : «Fais ce que je veux parce que tu groupes: d'États entre lesquels le système
le veux, aussi. » L e système d'intégration a d'intimidation n'a: cessé de s'affaiblir, pour
aussi une composante négative o u « désin- laisser finalement prédominer, les rapports
tégrante», comportant haine, malveillance,, d'intégration. A u contraire, dans la plus
refus, etc. L e système international présente grande partie de l'Asie d u Sud et de l'Asie
donc ces trois types de rapports. L e système du Sud-Est, le système d'intégration reste
d'intimidation aurait peut-être tendance à très faible, tandis que les rapports entre
prédominer, mais les relations d'intégration États sont dominés par la menace.
et de désintégration jouent aussi u n rôle Le fonctionnement d u système interna-
important et le système ne saurait s'expliquer tional est assuré principalement par les
sans elles. Quant à l'échange, sans être absent décisions que prennent ceux qui sont respon-
du système international, il n'en est q u ' u n sables de la direction de ce q u ' o n pourrait
élément secondaire. U n traité, par exemple, appeler, le secteur international des divers
pourrait,être considéré c o m m e une: sorte de États. L a personne qui prend la décision agit
contrat commercial; en ce sens qu'il s'agit, toujours selon la vision qu'elle a de la réalité.
dans les ¡deux cas, d ' u n marché; par lequel Ces images de la réalité constituent une partie
chaque partie s'engage à faire quelque chose capitale d u système international, lequel ne
pour l'autre. D e plus, dans un m o n d e d'États peut se comprendre sans elles. Tous ceux qui
socialistes,, l'échange croît en. importance au ont à prendre des décisions se; font une cer-
fur et à mesure que le commerce international taine image de leur pays et de l'étranger :
tendía devenir u n monopole d'État: D a n s ce puissance actuelle: et potentielle, hostilité,
cas, les contrats commerciaux et les échanges amitié, nature des menaces et évolution
directs de, marchandises entre États en probable, etc. Les. décisions sont prises sur
viennent,à constituer une grande partie;des la base de ces images, et non à la lumière de la
relations internationales. Cet, aspect revêt « réalité ». Et, cependant, la réalité est cons-
moins d'importance: dans le: m o n d e capita- tituéepar les résultats de ces décisions. C'est
liste, où l'échange est surtout le fait des inté- pourquoi la question de savoir ce que nous
rêts privés.. entendons par « réalité » dans le système
D e m ê m e ; malgré la «Realpolitik» et international est d'une importance primor-
la; théorie de l'équilibre des. puissances, les diale et a de très grandes conséquences pra-
rapports d'intégration entre États ont une tiques. Si-ceux, qui, dans le système, ont le
importance certaine, de plus en plus marquée: pouvoir de décision, agissent selon de fausses
Les alliances et les amitiés, traditionnelles, représentations de la réalité, le résultat de

108
U n réseau de stations pour le.rassemblementi
de données sur la sociosphère

leurs décisions sera décevant et le. système les. décisions sur le plan, international sont
apparaîtra c o m m e fonctionnant mal. fortement attachés à certaines images d u
Lorsqu'on en arrive à laperception de la m o n d e ; ils sont; le plus.souvent, satisfaits
nature de systèmes-économiques; politiques que la puissance de leur pays augmente; et
et militaires, les décisions.risquent.beaucoup que celle des. autres diminue; surtout, s'il
plus d'être fondées sur des images éloignées s'agit de leurs ennemis ;. ils ont généralement
de la réalité. L a grande difficulté en.ce d o - la conviction que certains systèmes." sociaux
maine est que la réalité elle-même; devient sont supérieurs à d'autres; ils pensent souvent
probabiliste. Celui'qui aie pouvoir de décision que leurs actes sont guidés par de grands
se pose constamment des questions d u genre : principes moraux et leur vision d u m o n d e
Si je fais ceci, quelle probabilité y a-t-il pour est fortement influencée par les. valeurs
qu'un autre fasse; cela? L'inconvénient de auxquelles ils adhèrent.
ces probabilités, c o m m e l'a: si brillamment L a forme extrême des jugements, de
montré Anatol Rapoport 1 , c'est qu'elles sont valeur fonctionnant c o m m e u nfiltresélectif
calculées à partir d'expériences très réduites, se.trouve chez le dictateur, qui est tenu dans
voire inexistantes: L a probabilité d ' u n évé- l'ignorance des informations qui ne confirment
nement unique appartient, par définition, pas ses convictions antérieures. O n . atteint
au domaine de l'inconnaissable. O r , dans le vraiment là le comble de, la schizophrénie
système international, tous les événements politique.. L'altération de l'information., et
sont;, à- proprement parler, uniques. O n son incapacité à modifier les images, sont
s'aperçoit que l'expression « u n risque cal- encore aggravées par l'organisation d u sys-
culé» signifie, en fait, « u n e hypothèse tème d'information lui-même. E n effet, ceux
intuitive quant à une probabilité ». O n a par- qui détiennent le pouvoir de décision dans le
fois l'impression que ceux qui ont à prendre système international sont informés surtout
des décisions dans le; système, international par. des gens qui sont à leur service — espions
sont c o m m e des gens qui conduiraient des et diplomates, par exemple — ce qui a i m m a n -
voitures très puissantes agrande;vitesse, au quablement pour effet de fausser l'informa-
milieu d ' u n épais brouillard, sans percevoir tion. E n outre, les renseignements sont
autre chose que des éclats. de phare et des recueillis de façon peu cohérente,' sans aucune
coups d'avertisseur; dans de telles conditions, des garanties de rigueur scientifique qu'offrent
la fréquence des collisions ne; saurait sur- l'échantillonnage o u dfautres procédés systé-
prendre. matiques.
L e problème est encore, compliqué par E n l'absence de moyens adéquats; de
le fait que; dans le système international, ceux vérifier, par l'information, la réalité des
qui détiennent le pouvoir de décision sont images qui conditionnent le système. inter-
souvent très fortement influencés par leur national; la guerre elle-même devient u n
propre échelle, de valeurs, laquelle agit c o m m e m o y e n par lequel la réalité apparente est mise
un filtre sélectif pour écarter les éléments à l'épreuve. C'est une méthode coûteuse et
d'information qui pourraient mettre en ques- que le m o n d e moderne condamne, et rejette
tion l'image qu'ils se font d u système. Leur de plus en plus; mais, faute d'une autre m é -
situation n'est pas la m ê m e que celle d u thode qui permette de vérifier la. réalité, elle
savant qui étudie u n cas abstrait et qui a fortement tendance à se maintenir.
n'admet q u ' u n seul critère : la vérité. Autre- Tout système fondé sur l'intimidation
ment dit, le savant est censé ne pas être lié porte en lui de puissants éléments d'insta-
par une conception donnée d u m o n d e : — ce bilité. E n effet, pour q u ' u n tel système soit
qui le dispense de s'affliger au cas o ù cette efficace, c'est-à-dire qu'il réussisse à provo-
conception viendrait à; être infirmée par quer u n certain comportement, il faut que
l'expérience. A u contraire, ceux qui prennent la menace soit, plausible; or, elle l'est de
moins en moins, si elle n'est jamais mise à
exécution. D a n s le système international, la
1. Anatol R A P O P O R T , Strategy and conscience, N e w York,
Harper and R o w , 1964. puissance d ' u n État implique, de la part des

109
Kenneth E., Boulding •

autres États, la croyance qu'il peut leur bien que l'on distingue, dans les. éditions
infliger des d o m m a g e s s'ils i n'accèdent pas successives des œuvres des meilleurs théori-
à, ses désirs: Cette croyance, o u crédibilité, ciens de ce q u ' o n pourrait appeler les relations
a deux composantes : la croyance à la capacité internationales traditionnelles, c o m m e H a n s
de destruction et la croyance à. la volonté Morgenthau 2 , une tendance à une conception
de mise à exécution. Ces deux croyances plus large et plus complète d u système inter-
tendent à diminuer avec le temps, lorsque la national.
capacité de destruction.n'est pas utilisée, et Parallèlement à cette tendance qui se
cette capacité peut: elle-même diminuer avec manifeste sur le plan théorique, une tentative
le temps. Par conséquent, la structure d u est faite, pour créer u n appareil plus systé-
système de puissance international: est conti- matique de rassemblement, et de traitement
nuellement éprouvée par des «crises» et, de l'information concernant l'ensemble d u
à cause de l'instabilité de cette structure, ces système international: L e premier à emprunter
mises à l'épreuve mènent souvent à la guerre. cette voie fut Karl Deutsch, de Yale; bien
Depuis une dizaine d'années, la,théorie qu'accompli à une échelle relativement
des: systèmes internationaux a. fait l'objet, réduite, et surtout à partir de. données ras-
surtout aux États-Unis, d'études assez n o m - semblées à d'autres fins, son travail repré-
breuses, qui semblent devoir aboutir à une sente une optique et une technique promises
nouvelle-manière d'aborder les problèmes.de à u n grand avenir. IT est permis d'espérer que
relations internationales. A u c u n n o m de nous disposerons bientôt d ' u n système d'éva-
s'impose particulièrement à cet égard, c o m m e luations quantitatives, échappant à peu près
s'impose celui de Keynes dans le mouvement aux erreurs d'échantillonnage et de traitement,
de la pensée économique de la dernière géné- qui nous donnera une image statistique de
ration; néanmoins l'œuvre d ' u n groupe de l'ensemble d u système international, avec les
chercheurs de tendances aussi diverses que variations qui s'y produisent de semaine en
Kaplan, Schelling, Rapoport, Karl Deutsch, semaine o u d'une année à l'autre. Rensei-
H e r m a n K a h n et m o i - m ê m e , à la. suite de gnements sur l'effectif, et la répartition des
Richardson et de Quincy Wright 1 , fait appa- forces armées, sur. le volume et l'intensité de
raître une tentative de recherche de variables la propagande hostile, données sur les opi-
stratégiques: et de. paramètres pouvant s'ap- nions, et les sentiments d e la population,
pliquer a l'ensemble d u système international notamment des élites, sur les mouvements
— recherche qui se distingue des anciennes économiques et démographiques profonds,
représentations du- système international, situation de l'industrie de guerre considérée
plus discursives, plus descriptives et plus c o m m e partie intégrante de l'économie —
moralisantes. Cette nouvelle tendance n'ap- tout cela devrait permettre d'élaborer une
paraît guère, jusqu'à présent, dans lès manuels, image statistique d u système international
qui, certes, ne constituera pas:la «vérité»,
mais qui offrira t une base plus solide aux
1. M . K A P L A N , System and, process, in international
conjectures et jugements inévitablement sub-
relations, N e w York, Wiley, 1957.
jectifs portant sur des attitudes et des réactions
T . C . SCHELLTNG, The strategy of conflict, Cambridge,
Harvard University Press, 1960. et sur les conséquences des décisions.
Anatol R A P O P O R T , Fights, games, and debates, Ann
Arbor, University of Michigan Press, 1960. Le grand obstacle, à l'heure actuelle,
Karl D E U T S C H , Nationalism and social communication :c'est que la plus grande partie des informa-
an inquiry into the foundations of nationality, C a m -
bridge, M . I. T . Press; N e w York, Wiley, 1953. tions concernant le système international sont
Herman K A H N , Thinking about the unthinkable. N e w obtenues au hasard, d'une manière n o n sys-
York, Horizon Press, 1962.
K . E . B O U L D I N G , Conflict and defense. N e w York, tématique. Elles sont recueillies à desfinsqui
Harper and Brothers, 1962; Harper Torchbooks, 1963. n'ont aucun rapport avec leur utilisation
Lewis F . R I C H A R D S O N , Arms and insecurity, and statistics
of deadly quarrels, Pittsburgh, Boxwood Press, 1960.
finale et, de plus, d'une manière qui risque
Quincy W R I G H T , A study of war, Chicago, University fort, c o m m e nous l'avons vu, de les fausser
of Chicago Press, 1942. considérablement, en raison d u système de
2. Hans J. M O R G E N T H A U , Politics among nations. N e w
York; Alfred A . Knopf, 3« éd., 1960. valeurs de ceux-là m ê m e s qui les recueillent

110
U n réseau de stations pour le rassemblement
de données sur la sociosphère

et d u milieu dans lequel ils opèrent. L'étape placer le système des guerres, cela représen-
suivante devrait donc être la création d'un terait u n gain annuel de l'ordre de 120 mil-
système mondial de stations de rassemble- liards de dollars. O n peut donc affirmer qu'un
ment de données sociales — fonctionnant investissement dont le coût éventuel serait
c o m m e les stations météorologiques — qui d'un milliard de dollars et qui, s'il pouvait
réuniraient et transmettraient des rensei- être vraiment réalisé, rapporterait 120 mil-
gnements sur le système social; ces données, liards de dollars, mérite le qualificatif de
une fois centralisées, seraient exploitées, u n spectaculaire.
peu c o m m e les informations rassemblées Sans doute, je ne prétends pas que la
par les stations météorologiques servent à création de centres de traitement de l'infor-
établir des cartes et des prévisions. C o m m e mation concernant la société internationale
l'atmosphère, la «sociosphère» entoure le entraînerait automatiquement l'avènement de
globe d'un réseau complexe de personnes, l'âge d'or, l'élimination des rivalités anciennes
d'organisations, d'échanges, de transactions, et la fin des conflits idéologiques, ni qu'elle
de relations et d'événements. Chacun de ses conduirait d u jour au lendemain à l'établis-
éléments est situé dans l'espace et dans le sement de la paix universelle et définitive.
temps. Il est possible d'échantillonner et Les systèmes de forces qui favorisent la
d'évaluer quantitativement beaucoup de ces guerre restent, en effet, très puissants, m ê m e
éléments et de donner à ces informations une s'ils sont actuellement quelque peu entachés
forme facilement utilisable et intelligible. Si d'illégitimité, et il serait très surprenant que
nous pouvions établir une courbe analogue le système international fût, d u jour au len-
à la courbe de pression barométrique et demain, si radicalement transformé qu'il ne
montrant les variations des revenus sur la serait plus question de recourir à la guerre
carte du m o n d e , si nous pouvions suivre les c o m m e m o y e n de vérifier la réalité et que la
variations des sentiments, de l'hostilité, des vie politique fût immédiatement guérie de
attitudes et des idéologies, alors peut-être tous ses troubles paranoïaques. Mais ce qui
le concept de climat social, économique et doit retenir notre attention ici, ce sont les
politique deviendrait-il une réalité statistique. grandes tendances et l'évolution à long terme.
A l'heure actuelle, une telle entreprise Q u a n d il s'agit d u point critique d'équilibre
peut paraître utopique; il en coûterait cer- entre l'eau et la glace, l'écart entre moins u n
tainement quelque chose c o m m e u n milliard degré et plus u n degré est décisif. Au-dessus
de dollars pour la réaliser dans de bonnes de zéro, toute la glacefinirapar fondre; au-
conditions. Cependant, une telle dépense dessous, toute l'eaufinirapar geler. Il se peut
entre dans les possibilités économiques d'un que la société soit actuellement très proche
grand pays et ne représenterait qu'un fardeau d'un point critique analogue. Depuis long-
presque négligeable pour la c o m m u n a u t é temps l ' h o m m e est paralysé et glacé par ses
mondiale. A u surplus, c'est un placement qui peurs, ses menaces et ses impuissances, et
serait de nature à rapporter des bénéfices dont tous les dégels ont été localisés et, en u n sens,
le taux pourrait être important et peut-être temporaires. Peut-être sommes-nous main-
m ê m e extraordinaire. Il a, d'ailleurs, été tenant bien plus proches que nous ne l'ima-
maintes fois démontré que la recherche fon- ginons d u grand dégel, de ce petit écart d'un
damentale peut parfois donner lieu à des degré qui fera qu'enfin le temps travaillera
investissements hautement productifs. E n à écarter la menace, à diminuer la peur et à
l'occurrence, si u n système de vérification instaurer u n système d'intégration à l'échelle
scientifique d u réel pouvait vraiment rem- mondiale.

111
L a polémologie
et la solution des conflits
par Gaston Bouthoul

Prenons c o m m e hypothèse de travail que la paix est l'état normal de la société et que la
guerre est u n e épidémie. Si l'on veut préserver l'état normal, il convient, c o m m e en
médecine, de rechercher les causes des épidémies pour mettre a u point les remèdes
appropriés. Telle est l'approche de la polémologie, o u « science des conflits ». L a guerre
et la paix alternent en cycles si réguliers qu'il semble y avoir, à la base de ce processus,
toute une série de forces e n action et q u e les motifs immédiats de discorde o u la posses-
sion d'armées o u d'armes efficaces servent peut-être seulement a déclencher ces forces
au point culminant de leur cycle.
L'Institut français, de polémologie, que dirige le professeur Bouthoul, fait dès
recherches sur les causes de cette alternance de la guerre et dé la paix, sur les rapports
qui existent entre les explosions de violence et les changements démographiques et sur
la structure des quelques périodes de paix relativement longues que l'on relève dans
l'histoire de l'humanité.

L'ATTITUDE MYSTIQUE ENVERS cette mentalité est la conviction de pouvoir


LA GUERRE agir; directement sur les causes occasionnelles
des phénomènes, sans passer par les causes
La nature est sous nos yeux c o m m e un. livre fondamentales,, et, de posséder la solution
grand ouvert. Mais ce livre,, il nous faut 1er des problèmes avant de les avoir, posés, et
déchiffrer patiemment, car la nature ne nous encore moins, analysés.
fournit aucune explication. Jusqu'à une Les h o m m e s ont toujours agi et pensé
époque récente, les »hommes ont oscillé entre c o m m e s'ils avaient une.connaissance infuse
l'empirisme et les pseudo-explications^ m a - de la.guerre parce qu'elle fait partie de leurs
giques qui leur donnaient l'illusion à.la.fois jeux d'enfants. Cette notion est présente dans
de la connaissance; et de l'efficacité — une toutes les traditions religieuses, nationales
efficacité tout imaginaire — dans tous les et historiques. « Aucun h o m m e , dit Proud'hon
domaines. dans un livre qui fut célèbre, n'éprouve le
« L a Science, dit Aristote, naît de besoin de définir la. guerre," car tous, l'ont
l'étonnement », soit, en d'autres termes, de faite ou côtoyée »; nous avons, affirme-t-il,
l'aveu modeste, de; notre ignorance.. C'est une connaissance intuitive; et. directe de. la
ainsi que se sont; peu. à peu, constituées les guerre.
sciences physiques. Mais la mentalité magique; Mais cette attitude confond la, familia-
chassée progressivement- des- sciences de la rité avec la véritable connaissance. La. guerre
nature, s'est réfugiée dans le domaine social (ou plutôt «les guerres », car il en existe diffé-
et politique. La, principale caractéristique de rentes sortes) demeure le plus mystérieux,

Impact : science et société, vol. X V I H (1968), n° 2 113


Gaston Bouthoul

bien que le plus spectaculaire, des phénomènes prépare là guerre» — ce qui revient en
sociaux. Car le passage de la paix à la guerre s o m m e a se résigner à la guerre.
(et réciproquement) nous transporte d ' u n Tout ce que nous savons de la guerre
univers social dans u n autre : toutes les montre qu'elle est u n phénomène profon-
valeurs morales et matérielles sont renversées dément enraciné dans: les sociétés humaines.
et, en premier lieu, celles de la vie humaine. Il est temps que nous renoncions à son égard
Alors qu'il faut de longues délibérations pour à la mentalité magique, celle qui prétend
condamner le plus affreux criminel, on envoie connaître la guerre et résoudre toutes les
sans hésiter à la mort, par milliers, de jeunes questions qu'elle soulève avant de l'avoir
h o m m e s pleins d'innocence et voués à u n bel étudiée méthodiquement avec au moins au-
avenir. Quant aux valeurs économiques, elles tant d'objectivité que les autres sujets qui
sont également bouleversées : ceux qui s'in- relèvent des sciences sociales.
dignent d'une vitre cassée trouvent naturel C'est cette étude systématique que nous
que l'on détruise des villes entières. avons proposé d'appeler « polémologie »,
G e bouleversement subit des- mentalités, non pour le plaisir de créer u n m o t nouveau^
qui affecte des nations entières, fait apparaître mais;parce que, dans la plupart des langues,
la guerre à u n esprit n o n prévenu; c o m m e l'expression« science de la guerre » s'applique
une sorte de rite, à résonance quasi* m y s - à la discipline que l'on enseigne- dans les
tique, de destruction et de gaspillage, attei- « écoles de guerre » destinées à la formation
gnant à la fois les h o m m e s et les choses. Ses, des chefs, militaires et des états-majors. Il
effets, dont la constance évoque invincible- s'agit ici d'étudier le « p h é n o m è n e guerre»,
ment l'idée de fonction, sont partout les en recourant à toutes les approches possibles
m ê m e s , quel que soit le contexte sociologique, que la.méthodologie des sciences humaines
technique, politique, économique o u idéolo- met à notre disposition.
gique. Tous les régimes ont u n point c o m m u n :
ils font la-guerre. LA POLÉMOLOGIE ET LA R E C H E R C H E
U n e vue objective de l'histoire des SUR LA PAIX
guerres montre, d'une part, que celles-ci
ont toujours été présentes, sous une forme L'histoire, ancienne et moderne, montre
o u une autre, dans toutes les sociétés humaines l'alternance, jusqu'ici inévitable, de périodes
des plus primitives aux plus savantes et, de guerre et de périodes de paix. Aussi peut-on
d'autre part, qu'elles ont joué u n rôle de soutenir avec véracité q u ' a u fond la paix est
premier plan dans la vie de toutes ces sociétés. un phénomène aussi peu connu, dans ses
Toutes les civilisations disparues ont péri caractères et ses lois, que la guerre. U n grand
par la guerre. Il en est de m ê m e des villes : nombre des instituts qui se sont créés au
les fouilles de Troie, ont montré que cette cours des: dernières années ont choisi de faire
cité a été: détruite neuf fois, toujours par le figurer dans leur, titre l'expression « recherches
m ê m e cataclysme sociologique. Toutes les sur la paix».. A u contraire, l'Institut:français
frontières entre les États, les, nations, les de polémologie, créé en 1945, le Polemologisch
races, et lès religions ont été tracées par la Iñstituut de Groningue (Pays-Bas) créé quelque
guerre.. dix: ans plus tard par le: professeur Röling
D e tous temps, les h o m m e s : se sont et: quelques instituts récents,, c o m m e le
plaints des malheurs de la guerre. Il s'est Centre for Research o n Collective Psycho-
toujours trouvé des h o m m e s de bonne volon- pathology de l'Université du, Sussex et le
té, humbles o u puissants, qui ont essayé d'en Centre de sociologie de la guerre, de Bruxelles
empêcher le retour, et des auteurs: de plans ont choisi; une dénomination; qui met au
de paix; mais tous se sont heurtés à u n égal premier plan: les recherches sur la guerre
insuccès. plutôt que les recherches sur la paix. Pour
L e seul principe demeuré en application leur part, la quasi-totalité des; centres et
et suivi: par tous jusqu'à nos jours est celui instituts des États-Unis ont préféré employer
d u Sénat romain, : « Si tu veux la paix, les termes « peace research ».,La.majorité de

114
La polémologie et la solution des conflits.

ces. institutions^ s e sont groupées en" une « paix-guerre »,, sans procéder à l'étude des
organisation c o m m u n e , l'International Peace guerres (et des: institutions, destructrices),
Research Association o u I P R A (Association de leurs différents degrés de causalité, de
internationale de, recherche sur la paix). leurs formes et de leurs aspects, de leur
C e choix n'est pas seulement une ques- périodicité et de leurs: fonctions constantes:
tion de mots. Il comporte une option métho- E n u n mot, si l'on veut la paix, il faut
dologique (que l'on peut évidemment, cri- connaître la guerre et les processus par les-
tiquer). Par analogie avec les. sciences biolo- quels, jusqu'à présent, les sociétés ont. tou-
giques, nous avons choisi comme.hypothèse joursfinipar s'y trouver: entraînées.
de travail de considérer que l'état normal
des sociétés serait la paix. Il en résulte impli- LA P O L É M O L O G I E ET LE PACIFISME
citement que la guerre serait:un phénomène TRADITIONNEL
pathologique, analogue à une épidémie o u à
une crise cyclique venant périodiquement L a recherche polémologique a dû, pour
troubler l'état de paix. E n . partant. de cette s'organiser, lutter contre, plusieurs grands
hypothèse (qui,,répétons-lé, reste, une hypo- obstacles. Paradoxalement, le principal de
thèse), nous estimons qu'il faut procéder ces obstacles a été — et.est encore — le paci-
c o m m e le fait ¡la recherche médicale. Celle-ci fisme traditionnel. Celui-ci persiste à appli-
porte essentiellement sur la détermination quer des méthodes qui ont toujours connu
et l'étiologie des différentes maladies, et n o n un insuccès total. Il suppose le problème
sur la bonne santé.; Notre,recherche portera résolu et continue d'agir c o m m e s'il suffisait
donc sur les aspects d u « phénomène guerre » d'un peu de bonne volonté pour mettre fin
plutôt que sur ceux de l'état de paix. une fois pour toutes aux guerres. Les tenants
Peut-être cette hypothèse est-elle exagé- du pacifisme sont choqués à l'idée que. l'on
rément optimiste? Elle.sous-entend, en effet, puisse étudier la guerre c o m m e n'importe
que la guerre peut être:finalementéliminée, quel autre phénomène social et ne conçoivent
c o m m e l'ont, été la plupart dès épidémies. pour la combattre que les vieux procédés
D e toute façon, la polémologie n'exclut nulle- magiques de l'incantation et de l'impré-
ment les recherches, sur la paix. Recherches cation. Mais, que dirait-on d'une médecine
sur la guerre et recherches sur la paix: se qui proscrirait les laboratoires et soignerait
complètent ou s'éclairent mutuellement, guerre les malades en leur faisant crier tous ensem-
et paix étant jusqu'à présent unies par une ble- : « Mort à la maladie, vive la bonne
alternance inéluctable, au point de faire appa- santé! »?
raître la paix c o m m e le prélude de la guerre. Le second inconvénient d u pacifisme
E n tout état, de cause, la polémologie traditionnel est qu'il refuse de voir: au-delà
est u n aspect de la « peace research ». des motifs immédiats de chaque différend.
Cependant, l'expression «peace research,» A propos de tout conflit nouveau, nous
comporte, à notre avis, une certaine ambi- s o m m e s régulièrement, exhortés à prendre
guïté. Car elle s'applique, à la fois aux re- position o u s o m m é s de le faire, de nous ériger
cherches pour la paix, c'est-à-dire aux études en: juges et de donner tort o u raison à l'une
juridiques, politiques et de caractère paci- ou" l'autre des parties. Ici aussi la position
fiste, visant à trouver des solutions = i m m é - fondamentale de la polémologie paraît inac-
diates aux conflicts actuels, et aux recherches ceptable à certains, car elle consiste à mettre
sur la paix, c'est-à-dire à des recherches et en : doute que la guerre soit : un instrument à
analyses scientifiques sans buts pratiques la disposition des h o m m e s o u qu'elle soit
immédiats. L a polémologie, quant à. elle, « la continuation de la politique par. d'autres
est une véritable « peace research » car elle moyens»; Nesont-ce pas,,au contraire, les
étudie également le « phénomène paix ». h o m m e s qui, dans certaines circonstances
Toutefois: nous estimons, que l'on ne sociologiques données, sont les jouets de la
peut avoir une vue complète d u tandem, guerre? C e sont ces circonstances belligènes
jusqu'ici indissociable, «guerre-paix» o u qu'il importe de découvrir et d'analyser.

115
Gaston Bouthoul

Pour expliquer cette position méthodo- de ce phénomène est; constituée par la pente
logique fondamentale, nous aurons de nou- de, la route, l'altitude, ainsi que par le poids
veau recours à une comparaison; biologique., et; la. masse de la. voiture. Ces éléments
Chaque jour,, il arrive; que des ivrognes forment, un: potentiel stable : c'est la cause
insultent o u frappent des passants o u des structurelle, qui, existait déjà, avant que ne
voisins. Ils s'imaginent, de très bonne foi, survienne la» seconde-série de; circonstances.
que ceux-ci les ont injuriés o u menacés. Celle-ci est: beaucoup plus variable :. c'est la
C'est, pour paraphraser Hegel, la dialectique cause conjoncturelle. Elle est: représentée, en
de rivrogne et du passant. L a pseudo-menace l'occurrence par la rupture des freins.. Mais
constitue la motivation illusoire de l'incident. la: voiture,fihira-t-ellepar. s'écraser* contre
Mais sa cause véritable est l'intoxication, u n rocher, tomber dans u n ravin ou. percuter
éthylique. Autres exemples analogues : celui u n autre véhicule? Cette circonstance ultime;
des malades qui délirent parce qu'ils ont la qui- apparaît: cependant c o m m e ; la raison
fièvre, ou celui des malheureux atteints de la immédiate de. l'accident, c'est la. cause occa-
rage, qui sont; pris d ' u n besoin invincible sionnelle. L'observateur superficiel pourrait
de rugir et de mordre, absolument, indépen- faire abstraction dès deux causes: principales
dant de leur raisonnement o u de leur volonté: et expliquer l'accident en disant par exemple
seulement que las voiture a - heurté.un rocher.
D ' u n e manière générale; o n peut dire
LES GRANDES TENDANCES DE LA
que les recherches en matière de polémolbgie
RECHERCHE POLÉMOLOGIQUE
s'effectuent sur. la base de ce schéma. L'Ins-
II.y a deux grandes tendances qui caracté- titut, français de polémologie a jusqu'à pré-
risent la recherche polémologique. Elles repré- sent accordé la première place aux recherches
sentent deux approches différentes. L ' u n e fondamentales, faisant intervenir l'histoire,
espère aboutir à la paix par l'étude appro- l'ethnologie,, la biologie, et- la. statistique.
fondie de la guerre. L'autre s'applique à N o u s disposons, mais depuis deux: ans
étudier immédiatement les bases de la paix, seulement; d ' u n groupe de chercheurs, et
et cherche des méthodes permettant de d'une revue, Guerres et.paix, o ù nous publions
résoudre les conflits. nos propres travaux et les comptes, rendus de
U n grave problème de méthode se pose ceux des autres instituts d u m ê m e ordre
à propos de ces deux tendances. C'est, a u existant dans le m o n d e .
fond, le: conflit entre la recherche fondamen-
tale et la recherche immédiatement utilitaire.- ASPECTS DE LA RECHERCHE
L a première fait abstraction de toute préoccu- POLÉMOLOGIQUE
pation d'application pratique. L a seconde, est
fatalement amenée à mêler dans des propor- D e quelle manière; la; recherche polémolo-
tions changeantes, la science pure et l'actua- gique s'accomplit-elle?.
lité, l'étude des structures et celle des inten- Pour constituer une approche nouvelle
tions, la causalité et là motivation. de nature a.apporter dès résultats nouveaux,
L a genèse* des-conflits: armés se situe, la polémologie doit éviter de répéter, ce que
en effet, sur plusieurs, plans. A côté des d'autres, sciences, ont: fait1 avant elle;
structures sociales, qui:varient lentement,.on L'histoire a c o m m e n c é par être.presque
rencontre, à propos de chaque guerre, le exclusivement celle des guerres et des batailles.
rôle de la conjoncture, beaucoup plus variable, Les plus anciens écrits sont, des poèmes
et enfin celui des motivations occasionnelles, épiques relatant des combats des dieux, des
c'est-à-dire des différends politiques et des Titans, des: anges et des h o m m e s ; . Mais
incidents ¿ propos, desquels le conflit a: éclaté. l'attention des; historiens s'est portée tradi-
Prenons un.exemple, :. une voiture, dont tionnellement sur. les motifs immédiats des
les freins se sont rompus sur une route de conflits (l'enlèvement d'Hélène, l'explosion
montagne, roule sans pouvoir, s'arrêter, à d u cuirassé Maine o u l'assassinat de l'archi-
une vitesse grandissante. L a cause structurelle duc François-Ferdinand d'Autriche etc;) et

116
La polémologie et la solution des conflits

sur leur déroulement.. Sans doute la polé- collectifs ont en général des causes internes.
mologie ne peut-elle pas se passer de; l'his- Ils sont, tout au moins en grande partie, les
toire. L'expérimentation étant à peu près manifestations de troubles: analogues à des
impossible en sociologie; l?histoire. met, à; sa auto-intoxications.
disposition u n immense réservoir, d'expé-
riences vécues. Elle apporte u n e : masse Les guerres'et les structures
énorme d'informations susceptibles d'être démographiques
analysées, groupées en séries par analogie et
interprétées o u traitées suivant les méthodes Depuis la fondation de notre institut, nous
de la statistique et de ^informatique. avons m e n é à Paris; une première série de
Tout conflit, armé nous atteint, au plus recherches sur les rapports entre les guerres
profond de notre conscience morale. C'est et.les structures démographiques. L a raison
pourquoi la réaction que produit ce choc, de ce choix est que toute guerre a des effets
m ê m e lorsqu'il s'agit des guerres puniques démographiques. M ê m e des victoires triom-
ou de la prise de Constantinople, s'accom- phales, c o m m e la bataille de Cannes o u celle
pagne toujours de la personnification des d'Austerlitz, se soldent, pour le vainqueur,
groupes belligérants, de discussions sur les par u n nombre de pertes humaines moindre
responsabilités respectives de ces. derniers que celui de l'adversaire, certes, mais néan-
et de condamnations de l'une o u l'autre moins imposant. Toute guerre peut être
partie, suivant nos préférences avouées o u considérée c o m m e une sorte d'infanticide
inconscientes. Il en était ainsi, tout: récem- différé. Elle est; toujours l'équivalent d'une
ment encore, dans le domaine d u droit pénal. migration, armée o u d'une migration dans
O n considérait, que; le rôle d u droit pénal l'au-delà.
consistait essentiellement à dispenser des O n voit l'importance de cette relation
blâmes et des châtiments. En.cette matière; entre guerre et démographie, n o n seulement
le progrès a résulté de la création, à côté de pour la: recherche: fondamentale mais aussi,
l'appareil répressif, d'une criminologie scien- éventuellement, pour, la recherche scienti-
tifique étudiant les processus.psychologiques fique des bases d'une paix durable.' Car la
et sociaux de la-délinquance..On s'est aperçu constance des effets démographiques de la
alors que, sous, ses formes les plus graves, guerre permet de présumer, par hypothèse,
celle-ci relève bien souvent de la psychiatrie que celle-ci remplirait une véritable fonction.
et de l'éducation, beaucoup plus que de la Il semble, en effet, que l'on puisse établir
répression.. une relation, de grande probabilité, entre les
Il y a là une position dont la polémologie structures démo-économiques et l'agressivité
doit s'inspirer : il faut, à notre avis, détourner collective. Lorsque ces conditions coïncident
les esprits de l'obsession de juger. N o n que avec la richesse et u n haut développement
la préoccupation morale soit négligeable; technique, elles se traduisent par la propension
Mais, en matière de conflits internationaux, à se laisser entraîner dans de grandes guerres.
nous nous trouvons, le. plus: souvent devant Mais, lorsque la structure démographique
des partenaires ayant chacun l'absolue cer- agressive existe dans des. nations: o u des
titude de son b o n droit et de la justice.-de: sa groupes pauvres; o u ne disposant que.d'une
cause. U n grand théologien, d u xvi e siècle,- organisation; et. d'un outillage inférieurs, elle
Molina, estimait que, lorsque, deux adver- se manifeste par des turbulences mineures
saires sont sincèrement convaincus qu'ils d u : point de vue historique, mais qui. rem-
ont raison, on- n'en, peut:accuser aucun de plissent souvent d'une façon plus, efficace
mener une guerre injuste. C'est, pourquoi encore et plus cruelle leur fonction destruc-
nous s o m m e s immanquablement; condamnés trice (guerres civiles, séditions, luttes tribales
à piétiner si nous nous-obstinons à envisager et raciales, fanatisme, etc.).
les conflits sous leurs aspects.éthiques et en O r il semble qu'une certaine composition
les assimilant à des querelles o u à des procès démographique coïncide régulièrement avec
entre individus. L'agressivité* et les délires les périodes de turbulence collective meur-

117
Gaston Bouthoul

trière. Mais cette corrélation existe aussi bien haute importance pour l'organisation scien-
dans l'abondance que dans la disette, dans tifique de la paix. Ils présentent la m ê m e
la richesse que dans la. pauvreté. Elle agit utilité que l'étude des uniformités de succes-
c o m m e une prédisposition incitatrice. Ainsi sion en. matière de cycles économiques pour
certaines complexions rendent-elles l'orga- la rationalisation d u développement, la
nisme plus réceptif à certaines maladies. prévention des crises-et la planification éco-
Si cette comparaison est exacte, la nomique. Ainsi, la probabilité des conflits
méthode à appliquer dans le domaine de la armés augmente o u diminue suivant que les
« peace research »devrait consister à recher- querelles et les oppositions se produisent aux
cher par quels moyens moins douloureux: et sommets o u aux creux de la courbe figurant
moins destructeurs la fonction précitée pour- les mouvements de longue durée dans l'his-
rait être assurée, et s'il serait possible de;lui toire des guerres et des paix.
trouver des substituts moins calamiteux.
LA P O L É M O L O G I E ET L ' É T U D E
La périodicité des guerres TRADITIONNELLE DES RELATIONS
INTERNATIONALES
D a n s le cadre de ses recherches fondamen-
tales; notre institut s'intéresse également, à L'étude des structures belligènes et de la
la périodicité des conflits armés. N o u s avons périodicité des conflits nous montre en quoi
publié, dans des livres et des publications la polémologie doit se distinguer de l'étude
séparées;, ainsi que dans notre revue, des traditionnelle des relations internationales et,
études de plusieurs séries historiques relevées en général, du droit international. Car celui-ci
dans des époques et des civilisations diffé- analyse les causes des guerres non en termes
rentes.. Ces études ont porté sur l'Europe de de structures, mais en termes de motivations.
la fin d u x v e siècle à nos jours, l'antiquité Il étudie les querelles et non pas les équilibres
romaine, plusieurs époques de l'histoire, de biologiques et économiques des nations. O r
la; Chine et des séries de guerres tribales qui il nous semble que l'agressivité dépend
ont eu lieu dans la proto-histoire africaine essentiellement de ces équilibres internes.
et européenne. Elle constitue une impulsion collective ou une
propension momentanée à préférer la vio-
Les «.grandes paix» lence à la conciliation. Le m ê m e incident de
frontières, par exemple, peut être, suivant
Le troisième objet des recherches fondamen- cette prédisposition interne des. adversaires
tales que nous avons entreprises est la des- et suivant le sens de la conjoncture, un épisode
cription et l'analyse socio-économique des négligeable et vite réglé, o u au contraire u n
«grandes paix» — la Pax R o m a n a (env. casus belli insurmontable. C'est cet aspect
30 av. J.-C. - 350 après J.-C.), la Pax Bri- que négligent trop souvent les travaux concer-
tannica (env.. 1814-1914 après J . - C ) , la P a x nant la «conflict resolution».
Sinica (de 211 av. J.-C. à nos jours)1 etc..— L a question d u désarmement illustre
ainsi que de la manière dont ces paix ont particulièrement notre propos. Pendant la
fonctionné, puis ont fini par déboucher, l'une première après-guerre, entre 1920 et 1930,
après l'autre, sur des; périodes de guerre et l'établissement d'un accord général de désar-
de destructions. m e m e n t fut considéré c o m m e le but essentiel
Les travaux.de ce type; dans la mesure de l'organisation de la paix. E n dix ans de
où ils conduiront à des. connaissances posi- discussions, o n ne, parvint m ê m e pas à se
tives, nous paraissent également de la plus mettre d'accord sur la définition d u soldat!
Mais il semble que le désarmement soit u n
problème secondaire par rapport à celui de
1. O n peut considérer que la Pax Sínica a commencé l'agressivité.. Car. o n peut posséder les meil-
avec l'unification de la Chine par Che-Houang-ti et a leures armes et n'avoir pas, envie de s'en
duré jusqu'à la période actuelle, bien que fréquemment
traversée par des invasions et des guerres civiles.. servir, c o m m e on peut être, délirant d'agressi-

118
La polémologie et la solution des conflits

vité en n'ayant que ses poings. L'impulsion les raisons et les causes véritables de ces
de la violence collective peut rendre meur- fluctuations de l'agressivité collective.
trière n'importe quelle a r m e ; les plus grands Si la guerre est u n phénomène erratique,
massacres de l'histoire, ceux qui furent dépendant uniquement de la méchanceté o u
perpétrés par Gengis-Khan et Tamerlan, du caprice des dirigeants, il peut paraître
ont été accomplis avec des flèches et des vain d'essayer de songer m ê m e à des bases
épées. L a destruction de Carthage et celle de scientifiques de la paix. Mais si, au contraire,
D a m a s , la prise de Constantinople ont fait la guerre est c o m m e la manifestation fiévreuse
proportionnellement vingt fois plus de vic- de certains déséquilibres sociologiques, si
times que la b o m b e d'Hiroshima. elle est soumise à certains rythmes cycliques,
Autre exemple qui prouve que l'agressi- si enfin elle remplit des fonctions sociolo-
vité n'est pas proportionnelle à la puissance giques, si terribles que soient ces dernières,
des armements : pendant plus de dix ans, on peut espérer agir sur elle à travers ses
les États-Unis se sont trouvés, d u point de causes fondamentales et scientifiques, ses
vue de l'armement, dans une situation pro- rythmes et ses cycles, et aboutir ainsi à , u n
bablement unique dans l'histoire de l'huma- pacifisme fonctionnel e,t n o n plus exclusive-
nité. Ils étaient les seuls possesseurs de la ment émotionnel.
b o m b e nucléaire, qui était alors l'arme Mais il est évident que ni la polémologie
absolue, puisque rien de comparable ne ni la recherche scientifique de la paix ne
pouvait encore lui être opposé. Les États- doivent entraver les efforts visant à préserver
Unis auraient p u tout conquérir, tout exiger, la paix par les méthodes empiriques tradi-
tout imposer. Mais ils n ' e n ont rien fait. tionnelles. Les nécessités de l'action quoti-
E n résumé, la polémologie propose dienne commandent, et l'on ne peut attendre
essentiellement u n renversement des méthodes sans bouger que la polémologie ait réalisé de
et l'établissement d ' u n nouvel ordre de grands progrès. D e m ê m e , o n a toujours
priorité des recherches destinées à aboutir soigné les malades c o m m e o n pouvait, fût-ce
à la détermination des bases scientifiques avec la médecine la plus primitive. C'est
d'une paix durable. Jusqu'à présent, toute pourquoi la sauvegarde de la paix exige que
l'attention était fixée sur l'aspect le plus les procédés traditionnels d'ordre politique
immédiatement perceptible, c'est-à-dire sur et juridique continuent d'être appliqués et
l'éclatement des conflits, sur les épisodes de perfectionnés, malgré leur efficacité incer-
leur déroulement et sur leurs conséquences taine. Car les dirigeants, c o m m e les peuples,
politiques immédiates. Bref, sur les motifs ne peuvent agir qu'en se servant des
ou les prétextes de la querelle, sur les batailles, instruments et des connaissances dont ils
puis sur les traités qui mettaient fin aux disposent. Toute maladie incurable est u n
hostilités. Cependant de tels traités ne font aveu d'impuissance de-la médecine, c o m m e
que constater le retour à la paix; ils ne la tout accident implique une insuffisance de
créent pas. Mais cette équivoque a donné la prévention. L e retour jusqu'ici inévitable
naissance pendant des siècles à u n véritable des guerres, le fait que l'on finit toujours par
illusionnisme juridique. «perdre la paix», démontrent que nos
Il existe entre toutes les nations de vieux connaissances en cette matière sont, elles
griefs historiques et de vieilles querelles géo- aussi, insuffisantes. Le contraste est tragique :
politiques qui se raniment périodiquement, nous pouvons de mieux en mieux préparer
c o m m e celles d u Rhin, d u D a n u b e , de la la guerre, car nos progrès techniques ont
Vistule o u des Balkans. Ces antagonismes enfanté des armes titanesques; mais nous ne
restent longtemps assoupis, puis se réveillent savons pas mieux préparer la paix qu'au
brusquement c o m m e des volcans entrant en temps des arcs et des arbalètes. Il est de plus
éruption. L'objet principal de la polémologie en plus évident que, pour avoir la paix, il
est de rechercher par tous les moyens possibles faut d'abord bien connaître la guerre.

119
L'application de la théorie des jeux
à la recherche sur la paix
par Anatol Rapoport

Q u a n d les dirigeants d'une nation se demandent s'ils vont faire la guerre, ils écartent
les considérations; d'ordre social, moral et humain, sous prétexte qu'elles ne sont pas
« réalistes », et ils ne considèrent le recours possible à la guerre que d ' u n point de vue
«réaliste» — c'est-à-dire qu'ils:évaluent plus o u moins rationnellement les profits et
les pertes possibles.
L a théorie des jeux peut être regardée à juste titre c o m m e une théorie permettant
de prendre des décisions rationnelles dans les situations de conflit. E n appliquant ses
méthodes logico-mathématiques à l'analyse des profits et des pertes qui peuvent résulter
de telles situations, o n peut démontrer que, d ' u n point de vue purement « réaliste », la
guerre n'est pas « réaliste ». O n n e saurait, certes, espérer q u ' u n e telle évaluation
rationnelle des stratégies qui envisagent le recours à la guerre exerce une influence
directe: sur les décisions des h o m m e s d'État — car des facteurs impondérables pèsent
lourdement sur ces décisions — mais il se pourrait que les idées nouvelles mises en
lumièrepar la théorie des jeux arrivent à toucher le grand public et entraînent des chan-
gements fondamentaux, en. sapant le concept de légitimité de la guerre;en tant qu'ins-
trument de la-politique nationale.

Si l'on, considère la guerre c o m m e , une calar s'il existe des institutions spécifiquement
mité qui s'abat de temps à autre sur une partie conçues, pour tirer parti des connaissances
de l'humanité, il est naturel« de concevoir la médicales (services. de santé,. hôpitaux,. etc.);
recherche sur la paix c o m m e une quête des il n'y en=a pas pour expérimenter et utiliser
moyens de faire face à cette calamité.. D e ce ce que l'on pourra découvrir sur les condi-
point de vue, la recherche sur la paix est ana- tions de la guerre et de la paix.
logue à- la recherche médicale, qui. vise à L'absence d'institutions propres a.assu-
découvrir les moyens de prévenir et de guérir rer le maintien de là paix, qui aient des pou-
la maladie. Cette analogie, est. assurément voirsréels et pasiseulement de bonnes inten-
très évocatrice, mais;elle.risque d'induire en tions, montre l'inexactitude de cette analogie
erreur. E n effet, si la recherche médicale vise entre la recherche médicale (ou-toute autre
essentiellement à. découvrir des procédés recherche visant.à prévenir ou à-combattre
riches de promesses qui — cela.est pratique- les calamités naturelles) et la recherche sur
ment certain — seront, mis à l'essai après la. paix. L'idée souvent exprimée- que la
leur découverte et utilisés s'ils se révèlent guerre est une « calamité » est, de manière
efficaces, cette certitude n'existe pas dans: le caractéristique, l'expression d ' u n sentiment
domaine de la recherche sur la paix. D e fait, plutôt que d'une conviction dont découle-

Impact : science et société, vol. X V m (1968), n» 2 121


Anatol Rapoport

raient nécessairement certaines conséquences pour tous les intéressés, y compris les « vain-
pour l'action. Si l'on en juge par leurs façons queurs », o n peut penser que, si les dirigeants
d'agir, les États belliqueux ont encore une des États souverains prenaient, des décisions
conception essentiellement politique de la plus « rationnelles » ( m ê m e s'ils étaient guidés
guerre et cette dernière leur apparaît c o m m e uniquement par leur propre intérêt), il y
un instrument de la politique nationale o u , aurait davantage de chances de résoudre les
tout au moins, c o m m e u n m o y e n d'assurer conflits internationaux par des moyens paci-
la survie de la nation. E n , vertu, de cette- fiques.
conception, la guerre n'est pas une chose L a théorie des jeux peut être regardée
qui arrive à une partie de l'humanité, mais ajuste titre c o m m e une « théorie des décisions
plutôt une chose qui arrive à une nation o u rationnelles dans des situations de conflit».
m ê m e une chose qu'une nation entreprend Il semblerait donc qu'une analyse de la poli-
pour défendre o u favoriser ses- intérêts. Si tique internationale qui s'appuierait sur la
les seuls véritables protagonistes, lorsqu'il théorie des jeux pourrait contribuera rendre
s'agit de la guerre o u de la paix, sont les plus rationnelles les décisions prises dans ce
États souverains, la détermination des « causes domaine et à épargner au moins à l'humanité
de guerre » ne semble avoir, aucun rapport, les guerres dues aux erreurs d'appréciation
avec le problème d u maintien de la paix. E n o u de calcul des dirigeants et de leur entou-
effet, quelles que soient les « causes » que rage militaire.
l'on pourra découvrir, elles ne cesseront peut- D u point de vue,pratique, cette « science
être, pas d'apparaître aux dirigeants des des décisions » se définit naturellement c o m m e
États souverains c o m m e liées à la survie d u une méthode permettant d'opérer un,choix
pays o u à la protection de ses intérêts — systématique entre tous les moyens dispo-
facteurs qui, dans leur esprit, tendent à nibles pour obtenir des résultats souhaitables.
prendre le pas sur toute autre considération: L a recherche« opérationnelle est la branche
II; reste toutefois l'espoir d'utiliser la de la « science des décisions » dans laquelle
recherche sur la paix pour « éclairer » ceux on suppose que les événements o u situations
qui prennent les décisions dans les États belli- dépendent a) des, choix effectués; entre les
queux 1 ; c'est-à-dire d'élaborer des méthodes possibilités offertes et b) des fluctuations
d'analyse des situations de conflit qui appel- plus o u moins aléatoires des facteurs d u
lent l'attention des dirigeants sur certaines milieu. Par exemple, quand il recherche la
conséquences éventuelles de leurs décisions politique de stockage « optimale » pour une
qui pourraient leur avoir échappé. Pour entreprise donnée, l'analyste examine toutes
pouvoir être «éclairés», ceux-ci devraient les politiques que cette entreprise pourrait
aussi comparer les «valeurs» respectives suivre;et, leurs, conséquences probables dans
que ces conséquences présentent; pour; eux certains « états d u m o n d e »' statistiquement
(pondérées, éventuellement,, selon* leur, pro- prévisibles; il.étudie, par exemple, l'ampleur
babilité estimée). U n e telle optique? serait possible de la demande relative a u produit
analogue à celle de la «science de là gestion considérenle temps nécessaire pour exécuter
des entreprises», qui s'efforce avant tout les, c o m m a n d e s , les prix pratiqués sur les
d'élucider les « objectifs » d'une entreprise, marchés — tous éléments, qui sont soumis
compte tenu d û milieu économique o ù elle eux-mêmes; à; des fluctuations statistiques.
se trouve, et notamment des? objectifs des A u : milieu: de ces incertitudes, le spécialiste
autres entreprises, des décisions qu'elles de la recherche opérationnelle- essaie de
pourraient prendre, et des effets; que pour- définir une politique optimale d ' u n point de
raient, avoir ces décisions. Puisqu'il est lar- vue: déterminé. C'est ainsi que l'on pourra
gement admis, aujourd'hui, que- la* guerre considérer c o m m e optimale la, politique qui
moderne- risque d'avoir des; effets nuisibles permettra d e réaliser: le, profit maximal dans
u n temps, donné, de retenir la clientèle,
!.. U n État.belliqueux est u n État capable de décider d'assurer u n service public o u de satisfaire
unilatéralement d e faire la guerre pour servir ses à toute autre condition; o u encore d'atteindre
intérêts.

122
L'application de la théorie des jeux
à la recherche sur la paix

plusieurs de ces objectifs à la fois dans les des noirs, o u une partie nulle: O n peut
limites de certaines exigences. considérer que¡ les; règlements correspondent
Il n ' y a q u ' u n pas à franchir pour passer au « degré de satisfaction », positif o u négatif,
de cette situation (oinil s'agit essentiellement que chacun des joueurs est censé retirer de
de concevoir la stratégie optimale en fonction sa victoire, de sa défaite o u d'une partie
de certains risques) aux situations envisagées nulle. L a théorie des jeux ne s'occupe pas
dans la théorie des jeux. U n jeu esti un pro- de mesurer concrètement ce degré de satis-
blème de décision dont le résultatfinaldépend faction. Pour préciser les choses, le théori-
de la combinaison des choix opérés par des cien peut se borner à attribuer à ces diffé-
acteurs qui ne souhaitent pas tous le m ê m e rents ordres de satisfaction une,valeur égale
résultat (c'est-à-dire: par des acteurs qui ont à 1, —1 et 0 respectivement. A ce niveau
des intérêts divergents). A u sens technique, d'analyse, la théorie des jeux s'interroge
le jeu est donc le modèle abstrait des jeux dits essentiellement sur les stratégies q u ' u n
de salon ou jeux stratégiques. «joueur rationnel» choisirait selon toute
D a n s u n jeu stratégique, deux joueurs vraisemblance pour tenter de faire aboutir
ou plus ont d'ordinaire à choisir entre plu- le jeu a u résultat qu'il souhaite le plus.
sieurs possibilités. Chaque m o m e n t où il faut C o m m e nous le verrons, celui qui étudie ces
opérer u n choix est appelé u n « c o u p » . Les problèmes est conduit à se poser la question
règles d u jeu précisent quel est, à chaque embarrassante de savoir ce qu'il faut en-
coup, le joueur qui doit faire le choix et quelles tendre par «choix rationnel», et donc à
sont les possibilités qui s'offrent à lui. C o m m e aborder d'autres niveaux d'analyse. Pour le
les choix se succèdent, le jeu: progresse par m o m e n t , remettons à plus tard l'examen de
une succession de situations. Certaines d'entre ce genre de question et définissons simplement
elles sont définies (toujours par les règles d u le «joueur rationnel» c o m m e u n modèle
jeu) c o m m efinales.Lorsqu'elles sont atteintes, théorique destiné à servir de base à une
le jeu est terminé. Selon celle des: diverses théorie des décisions rationnelles. N o u s
situations possibles, qui se présente à la fin supposerons donc :
du jeu, u n règlement, c'est-à-dire une valeur î. Q u ' u n joueur rationnel sait toujours tout
fondée sur 1' «utilité» positive ou,négative, ce que les règles d u jeu lui permettent de
est attribué à chacun des joueurs. O n consi- savoir;
dère que ces valeurs correspondent à la 2 . Qu'il peut assigner une valeur fondée sur
manière dont les joueurs apprécient, la situa- l'utilité (par exemple une valeur n u m é -
tion finale; elles peuvent aussi être repré- rique) à chacun des résultats possibles
sentées par des gains ou des pertes monétaires. d u jeu;
Par exemple, au poker, les coups sont 3. Qu'il connaît les valeurs fondées sur
les choix que chaque joueur peut faire à des l'utilité qui sont assignées par tous les
moments déterminés; ainsi, il doit savoir autres joueurs à tous ces résultats;
combien de cartes il va demander, s'il va 4 . Qu'il s'efforce d'obtenir le résultat le plus
élever l'enjeu, s'il va égaliser l'enjeu, s'il va utile pour lui, en-tenant compte d u fait
se retirer d u jeu, etc. L a situationfinaleest que les autres joueurs font des efforts
atteinte lorsque tous les joueurs choisissent analogues et que le résultat ne dépend pas
soit de se retirer, soit d'égaliser l'enjeu. Les seulement de ses propres choix, mais aussi
règlements (gains o u pertes) attribués à des choix de tous les autres joueurs;
chaque joueur correspondent à son enjeu 5. Qu'il suppose que les autres joueurs sont
(s'il perd) o u au pot (s'E gagne). rationnels c o m m e lui.
A u x échecs, les coups sont les choix que E n principe, u n joueur peut choisir une stra-
chaque joueur peut faire à tour de rôle parmi tégie, c'est-à-dire déterminer à, l'avance ce
les modifications autorisées.de la position de qu'il fera dans toutes les situations qui pour-
l'une de ses pièces. Certaines dispositions ront se présenter au cours d u jeu, une « situa-
des pièces sur l'échiquier marquent, par tion »- étant u n stade d u jeu déterminé par
définition, la victoire des blancs, la victoire les choix que les joueurs ont effectués jusque-

123
Anato] Rapoport.

là. N o u s disons « e n principe», parce:qu'il pourrait adopter; il y a donc neuf combinai-


est impossible pratiquement d'énumérer tou- sons possibles des stratégies: respectives des
tes les: situations qui peuvent se présenter, deux joueurs. Ceux-ci doivent choisir, leur
en raison de l'énorme complexité de la plu- stratégie simultanément. Chacun est u n être
part de ces jeux, (s'ils ont suffisamment d'in- «rationnel» et sait que l'autre Fest égale-
térêt pour être pratiqués). Ainsi,, il n'est ment. Chaque «case» de la matrice repré-
peut-être pas possible dans la- pratique de sente un: des résultats possibles d u jeu à la
décrire effectivement une stratégie complexe, suite d u choix: d'un couple de stratégies par
mais le fait m ê m e de pouvoir « en principe » les joueurs.. L e premier chiffre inscrit dans
énumérer les stratégies a une grande impor- chaque case, correspond: au règlement, pour
tance théorique; cela permet;, en effet, de le joueur des lignes et le deuxième au règle-
distinguer une catégorie de; jeux (les jeux ment pour le joueur des colonnes (un règle-
d'information parfaite) o ù il existe bien pour ment négatif correspond, bien entendu, à une
chaque-joueur une stratégie meilleure que perte). Notons que, dans ce jeu, la s o m m e
les autres,— meilleure dans la mesure où; des règlements dans chaque case est toujours
si l'un des joueurs la choisit, l'autre ne peut égale à zéro. C e : jeu est appelé jeu à s o m m e
faire mieux, que de la choisir aussi. O n ; peut nulle : ce que l'un gagne, l'autre le perd; par
donc (toujours, en principe) prescrire une conséquent, les joueurs ont des intérêts dia-
stratégie à chaque joueur avec la- certitude métralement opposés.
de lui conseiller la meilleure manière possible A la réflexion, il semble que la stratégie
de faire des choix « rationnels ». Ici, la tâche L 2 soit le meilleur choix, que puisse faire le
concrète d'une science des décisions est joueur des lignes et que la stratégie Q soit le
parfaitement claire : connaissant les buts meilleur choix que puisse faire-le joueur des
des différents joueurs, il s'agit de trouver colonnes. E n effet; si le second choisit Cu
pour chacun la stratégie qui maximisera les le premier ne peut faire mieux que de choisir
règlements de son point de vue, compte tenu L 2 , où;le meilleur règlement est une perte de
des contraintes imposées par les règles d u — 1 ; les stratégies Lx et L¡ se solderaient par
jeu. L a théorie des décisions rationnelles vise de plus grandes pertes (encore qu'elles pour-
donc à dégager la «meilleure» politique raient produire de plus grands gains — si le
applicable aux décisions (ou stratégie). Pré- joueur des colonnes jouait d'une manière
senté de manière schématique dans la matrice 1, qui ne soit pas parfaitement rationnelle).
voici un- exemple d'une situation de ce Inversement, si le premier choisit L 2 , le se-
genre : cond ne peut faire mieux que de choisir Q ,

Q C2 ^3

Lx — 3: 3 18 — 18 — 20 20

— 1 1 5 — 5 2 2

— 2 2 — 4 4 15 — 15

MATRICE 1.

Dans cette matrice, les lignes horizon- pour u n gain de 1; les; stratégies C 2 et C 3
tales (Lu L 2 , L3) correspondent aux trois produiraient des pertes de — 5 et — 2 respec-
stratégies que le premier joueur pourrait tivement. Ces deux choix L 2 et C ^ corres-
adopter et les colonnes verticales ( Q , C 2 , C 3 ) pondent plus o u moins à u n « équilibre de
aux trois stratégies que. le deuxième joueur forces » . A u c u n des joueurs ne peut modifier

124
L'application de la théorie des,jeux
à la recherche sur la paix

son choix (à supposer que l'autre n e modifie est, pour ces jeux, la stratégie d u maximin.
pas le sien),, sans aboutir par l à - m ê m e à u n L'importance théorique d e ce principe
règlement moins avantageux. D a n s les jeux vient de ce qu'il ne s'applique q u ' à certaines
de cette nature, l'équilibre des forces est catégories; de jeux (notamment, mais, n o n
atteint* quand chacun des joueurs choisit la pas exclusivement, aux, jeux d'information
stratégie dite, d u maximin : il détermine le parfaite). D ; n'est pas difficile de trouver- u n
résultat qui est le pire pour chaque stratégie jeu auquel,le principe d u maximin n'est pas
et choisit la stratégie qui contient le meilleur applicable. L ' u n des exemples les plus simples
des pires résultats. E n d'autres termes, il est le vieux jeu de la. M o r r a . Voici c o m m e n t
choisit la stratégie qui fournit le maximum il se joue. D e u x joueurs montrent simulta-
des règlements minimaux associés à chaque nément soit un,,soit deux doigts,,et chacun
catégorie. Par exemple,, les pires résultats devine en m ê m e temps le n o m b r e , de; doigts
pour le joueur des lignes sont—20, — 1 et — 4 que l'autre v a montrer. Si tous les deux
aux. lignes-L^.Lg. et L 3 respectivement. D e devinent correctement o u : si aucun d'eux ne
ces trois chiffres, c'est — 1 qui est « le meilleur devine correctement, il n ' y a pas; de gagnant.
d u pire ». Si lhin d'eux, devine correctement, il gagne
Par conséquent, le résultat d u jeu repré- u n montant égal à la s o m m e des doigts
senté par la matrice 1 est entièrement déter- montrés. D a n s ce jeu, chaque joueur n e . dis-
miné si ce, jeu est pratiqué par des joueurs pose que.de quatre stratégies, à savoir :
rationnels. a) Montrer un doigt et deviner que
Il existe des jeux de salon qui répondent l'adversaire en montrera u n ;
à cette description. Par exemple, si les deux b) Montrer u n doigt et deviner q u e
joueurs jouent, rationnellement, le jeu de l'adversaire en montrera, deux;
tic-tac-toe (noughts andí crosses); se terminera c) Montrer deux doigts et deviner, q u e
toujours par u n match nul. l'adversaire e n montrera u n ;
D a n s d'autres jeux d e ce genre (jeux d) Montrer deux doigts, et deviner que
d'information parfaite), le.résultat prédéter- Padversaire: en montrera; deux.
miné peut être la victoire de l'un o u d e l'autre L a structure stratégique de ce j e u . est repré-
joueur. Quel qu'il soit néanmoins, ce résultat sentée par la; matrice 2 .

(1,1) (1,2) (2,1) (2,2)

(1,1) 0 0 2 — 2 — 3 3 0 0

(1,2) — 2 2 0 0 0 0 3 — 3

(2,1) 3 — 3 0 0 0 0 — 4 4

(2,2) 0 0 — 3 3 4 — 4 0 0

M A T R I C E 2 . Jeu de la Morra.

sera toujours le m ê m e chaque fois que les Chaque stratégie pour ce jeu est désignée
deux adversaires joueront « rationnellement ». par deux chifires, lé premier correspondant
La seule raison pour laquelle les parties au nombre de doigts montrés, et 1er deuxième
d'échecs ou de « g o » (qui sont, eux aussi, au nombre de doigts devinés. Pour le joueur
des jeux d'information parfaite) n'aboutissent des lignes, la stratégie d u maximin est. (1,2),
pas toujours au m ê m e résultat (et présentent car c'est elle qui aboutit à la plus, petite perte
donc un intérêt) est que l'on ignore quelle (— 2). Toutefois, s'il était certain que le
Anatol Rapoport

joueur des lignes choisisse cette stratégie, le prescrire la meilleure combinaison de stra-
joueur des colonnes choisirait la stratégie (1,1) tégies en ce sens que : a) le choix de cette
et gagnerait donc deux unités. C e n'est évi- combinaison est le meilleur qu'un joueur
demment pas la meilleure solution pour le rationnel puisse faire contre u n joueur éga-
joueur des lignes car, dans u n jeu où les lement rationnel; ¿>) m ê m e s'il est désavan-
joueurs sont exactement dans la m ê m e situa- tageux de révéler la stratégie que l'on appli-
tion, aucun d'entre eux ne devrait être désa- quera pour u n coup déterminé, il n'est pas
vantagé. désavantageux d'annoncer la combinaison
Manifestement, aucune des stratégies de stratégies choisie. E n fait, u n joueur
n'est, en un sens quelconque, « la meilleure ». rationnel peut supposer en toute sécurité que
Car, si une stratégie était la meilleure, l'autre son adversaire également rationnel choisira,
joueur, sachant qu'elle l'est, saurait égale- lui aussi, cette combinaison de stratégies,
ment qu'elle sera choisie par son adversaire; puisqu'elle est la meilleure. L e résultat
il gagnerait donc en devinant le nombre de escompté d u jeu (correspondant aux proba-
doigts montrés par l'adversaire et en montrant bilités statistiques des règlements pour chaque
le nombre de doigts non deviné par l'adver- joueur) est donc déterminé.
saire. Si l'autre joueur tenait compte de cette Pour résumer ces deux constatations,
conclusion, il ne choisirait pas cette stratégie nous voyons donc qu'il existe une catégorie
supposée être «la meilleure». C o m m e le de jeux (réunissant les deux catégories m e n -
m ê m e raisonnement peut s'appliquer à toutes tionnées ci-dessus) pour laquelle o n peut
les stratégies, aucune ne peut être considérée prescrire un choix rationnel ou tout au moins
c o m m e «la meilleure». un choix qui maximise les probabilités sta-
Néanmoins, la théorie des jeux aboutit tistiques des règlements pour chacun des
à un résultat, important en affirmant que, joueurs, compte tenu des contraintes imposées
m ê m e si aucune des stratégies offertes par par les règles d u jeu et à supposer que les
un jeu n'est la meilleure, il peut y avoir une joueurs soient rationnels.
combinaison de stratégies qui soit la meilleure. Si nous examinons la catégorie de jeux
O n choisit une combinaison de stratégies en pour laquelle ce résultat est valable, nous
laissant u n dispositif aléatoire déterminer le nous apercevons qu'il s'agit de jeux à deux
choix à faire pour toute partie. Ainsi, le choix joueurs et à somme constante. Les jeux à
à effectuer est dissimulé jusqu'au dernier deux joueurs n'opposent que deux adver-
m o m e n t , m ê m e à la personne qui doit choisir. saires. Les jeux à s o m m e constante sont ceux
Les probabilités particulières selon lesquelles où la s o m m e des règlements pour les deux
chacune des stratégies offertes est choisie joueurs est la m ê m e , quel que soit le résultat
par le dispositif aléatoire constituent une du jeu. Il en est ainsi, par exemple, lorsque
combinaison particulière de stratégies. Les les gains de l'un des joueurs sont égaux aux
meilleures combinaisons de stratégies pour pertes de l'autre. E n d'autres termes, les
le jeu de la Morra ont été effectivement cal- intérêts des personnes participant à; un jeu
culées. Les choix devraient porter unique- à deux joueurs et à s o m m e constante sont
ment sur les stratégies (1,2) et (2,1) (autrement diamétralement opposés. Par conséquent,
dit, le nombre de doigts deviné ne devrait dans des situations de pur conflit, il est possible,
jamais être le m ê m e que le nombre de doigts en principe, de prescrire une conduite ration-
montrés). E n outre, la stratégie (1,2) devrait nelle à chacun des joueurs, à condition, bien
être choisie avec une probabilité qui ne soit entendu, que l'on puisse décrire cette situation
pas inférieure à 4/7 ni supérieure à 3/5. avec assez de précision pour qu'elle constitue
C e résultafest théoriquement important, un jeu stratégique.
car il fait apparaître une catégorie de jeux D a n s la réalité, les conflits se prêtent
dans lesquels, bien qu'il ne soit pas possible rarement à une description aussi précise. O n
de prescrire,à l'un o u l'autre des joueurs la peut soutenir néanmoins que toute ana-
meilleure stratégie parmi celles qui leur sont lyse scientifique s'accompagne inévitablement,
respectivement offertes, o n peut néanmoins dans une certaine mesure, d'une simplifi-

126
L'application de la théorie des jeux
à la recherche sur la paix

cation et d'une idéalisation. D a n s les sciences longée, m ê m e si les intérêts des deux parties
exactes et naturelles, ce genre d'idéalisation quant aux enjeux de la grève sont opposés.
ne porte généralement pas atteinte a la vali- L e désarmement peut être profitable à
dité d'une théorie. Il en résulte simplement deux puissances engagées dans une course
des divergences entre les conclusions tirées aux armements, m ê m e s'il semble que chacune
de l'analyse et les observations. Mais, en d'elle aurait intérêt à devancer l'autre.
m ê m e temps, le rapprochement d u modèle D a n s des situations de ce genre, u n
idéal et des observations peut donner à observateur extérieur peut penser que les
l ' h o m m e de science des indications sur les parties adverses ont tout intérêt à prendre
moyens.de rendre la théorie plus conforme des mesures mutuellement avantageuses. Cet
à la réalitél observateur voit en pareil cas ce qui est
Ainsi, le fait que les modèles de conflits collectivement rationnel^, mais la situation
de la théorie des jeux ne sont, au mieux, que peut apparaître tout autre aux adversaires.
des simplifications très idéalisées, ne prouve Considérons, par exemple, la situation
pas, par lui-même, que la théorie des jeux créée par ce q u ' o n appelle la «dissuasion
n'est pas une «théorie des décisions ration- nucléaire», en la simplifiant pour pouvoir
nelles dans les situations de conflit». O n en faire l'analyse intégrale. Supposons que
pourrait fort bien partir de ses conclusions, chacune des deux puissances nucléaires en
pour établir des théories normatives o u des- cause soit en mesure de détruire l'autre tota-
criptives plus réalistes. lement. Supposons aussi que ni l'une ni
D e s questions beaucoup plus sérieuses l'autre n'ait de* visées agressives et que cha-
concernant les rapports entre la théorie des cune ne justifie le maintien de son potentiel
jeux et celle des conflits «rationnels» se nucléaire que par le désir de décourager
posent d û fait que, dans la vie réelle, les toute attaque et, peut-être, d'avoir sur le
conflits humains de type bipolaire (c'est-à-dire plan de la- politique internationale une posi-
ceux o ù les intérêts de deux parties sont dia- tion: favorable en cas de négociations. Pour
métralement opposés) sont l'exception plu- chacune des deux parties, il serait désavan-
tôt que la règle. tageux de réduire son potentiel nucléaire,
D a n s les conflits humains typiques, il que l'autre partie en fasse ou non autant. E n
arrive très souvent que les intérêts des adver- effet, si l'une des parties réduit son potentiel,
saires s'opposent et. coïncident à la fois l'autre a intérêt à conserver le sien et à rendre
partiellement. Si deux entreprises se font ainsi sa position plus favorable en cas de
concurrence en vue de conquérir totalement négociations. Si l'une des parties ne réduit
un marché, leurs intérêts peuvent paraître pas son potentiel, il est manifestement désa-
diamétralement opposés, puisque toute partie vantageux pour l'autre de réduire le sien.
du marché dont l'une s'empare est perdue Par conséquent, si l'action de chacune des
pour l'autre. Toutefois, en se disputant le puissances en cause obéit à des motifs incon-
marché, chacune: d'elles — dans s o m effort testablement rationnels (de chaque point
pour vendre moins cher que sa rivale — de vue individuel), elles conserveront toutes
risque de subir de lourdes pertes pendant une deux une importante force de dissuasion.
période prolongée, alors qu'elles auraient Toutefois, elles peuvent avoir intérêt toutes
p u prospérer toutes les deux si elles s'étaient les: deux à réduire leur arsenal nucléaire, à
mises d'accord pour se partager le marché condition qu'une réduction égale de part
et éviter ainsi-une guerre des prix. et d'autre préserve leurs positions en cas de
négociations et que le lourd fardeau des
D e u x tribus, nations o u blocs de nations,
budgets d'armement s'en trouve allégé. Cette
peuvent se livrer durant des années une
situation est représentée schématiquement
guerre qui les épuise tellement qu'aucune
dans la matrice 3 .
victoire remportée par l'un des belligérants
ne saurait compenser les pertes subies. Cette matrice se réfère au jeu dit « d u
Il peut être de l'intérêt des salariés dilemme d u prisonnier». Pour le joueur des
c o m m e d u patronat d'éviter une grève pro- lignes, D j est le meilleur choix selon le prin-

127
Anatol Rapoport

prouve que dès joueurs individuellement


rationnels peuvent ne pas être collectivement
rationnels.
1 1 — 10 10
H importe de noter que, m ê m e si les
résultatsme peuvent pas être « additionnés »
10 — 10 — 1 —1
ou «répartis», la possibilité demeure de
distinguer la rationalité individuelle de: la
M A T R I C E 3 . Jeu d u dilemme d u prisonnier. rationalité collective: Dans.les jeux à s o m m e
non constante, il y aura en général des situa-
tions plus avantageuses que d'autres pour
chaque joueur considéré individuellement.
cipe d u maximin, quel que soit celui du joueur Telle est la: situation représentée dans la
des colonnes. D e m ê m e , pour le joueur des matrice 3¿ puisque chaque joueur est plus
colonnes, D 2 est le meilleur choix. Cepen- avantagé par le résultat (C x C 2 ) que par le
dant, pour les deux joueurs, le résultat ( Q C 2 ) résultat ( D t D 2 ) . L a rationalité collective
est préférable à (Dt D 2 ) . D ' o ù le dilemme. peut alors être définie c o m m e l'aptitude dès
Quel est le choix «rationnel»? joueurs à créer les situations préférées par
L'appellation « dilemme d u prisonnier » tous les participants a u jeu. C'est ce qu'on
a pour origine l'anecdote racontée par A . W . appelle u n résultat pareto-optimall
Tucker, qui a été le premier a attirer l'atten- L a rationalité collective des joueurs ne
tion: sur ce paradoxe. Chacun des deux pri- suffit pas, par elle-même, ai résoudre les
prisonniers, incarcérés dans des cellules conflits d'intérêt qui les opposent. Elle assure
séparées, peut avouer o u ne pas- avouer le seulement un-résultat tel que tous Jes joueurs
crime dont ils sont accusés tous les deux. A u c u n n'auraient pu" en aucun cas obtenir davan-
d'eux n'est informé d u choix que fait l'au- tage. Il y aura, en* général, plusieurs résultats
tre, mais o n leur fait savoir que s'ils avouent pareto-optimaux de cette sorte. Les intérêts
tous les deux, chacun sera condamné, mais à des joueurs divergeront en ce qui concerne
une peine légère (— 1). Si aucun des deux le choix entre ces résultats, puisque, selon
n'avoue, ils seront tous les deux libérés (1). la définition m ê m e du résultat pareto-optimal,
Si u n seul avoue, il sera libéré et recevra en il est impossible que tous les joueurs fassent
outre une récompense (10), tandis que l'autre mieux dans u n cas que dans, un autre; par
sera condamné et sévèrement puni (— 10); Il conséquent, si certains d'entre eux font mieux
s'ensuit qu'indépendamment de ce que fait dans u n cas, les autres: doivent faire mieux
l'autre, il est dans l'intérêt de chacun d'avouer. dans u n autre cas.
Des situations de cette sorte, schémati- Il nous faut maintenant: distinguer deux
sées sous forme de jeux (comportant un choix situations. D a n s l'une, les règlements reve-
entre des possibilités déterminées et des indi- nant à chaque joueur peuvent être additionnés
cations sur la valeur des résultats), sont et le règlement global redistribué entre les
désignées sous le n o m de jeux à somme non joueurs..S'il en est ainsi, les joueurs peuvent
constante, car la s o m m e des règlements appliquer le principe de la rationalité collec-
revenant aux joueurs n'est pas la m ê m e pour tive pour obtenir le règlement global lé plus
chaque, résultat. L a s o m m e des règlements élevé possible et ils discuteront ensuite entre
étant plus élevée dans certains cas que dans eux de son m o d e de répartition: D a n s l'autre
d'autres, il s'ensuit que, si l'on peut,,d'une situation,, lès règlements revenant à.chaque
certaine façon, répartir ces sommes entre les joueur ne sont pas comparables et ils ne
joueurs, les deux joueurs — o u tous les peuvent donc être ni additionnés, ni» redis-
joueurs — devraient, préférer les résultats tribués. C'est ce qui peut arriver lorsque les
où la s o m m e est la plus élevée. Qu'il n'en règlements sont constitués par des, biens
soit pas toujours ainsi, o u d u moins qu'il ne impalpables (le «prestige, national»; par
soit pas possible d'obtenir les résultats pré- exemple), qui ne peuvent être transformés
férés par les deux joueurs (ou tous les joueurs) en biens tangibles et transférables, c o m m e

128
L'application de la théorie des jeux:
à la recherche sur la paix

l'argent. Parler d u règlement global'le plus que ce qui est. prescrit par la solution-(partie
élevé possible n ' a alors aucun sens. Toute- nulle), la situation que nous venons d'expo-
fois, nous pouvons encore distinguer les ser laisse à chaque- joueur la possibilité
résultats pareto-optimaux et définir la solu- d' «améliorer» sa position, soit en ; dénon-
tion du jeu à partir d'une « combinaison » de çant l'accord, soit en trichant. Si rien de tel
ces résultats, en faisant par exemple un« choix ne se produit, c'est parce que le principe de
entre eux au m o y e n de quelque dispositif la rationalité, collective-conduit les joueurs
aléatoire ou; selon certaines, fréquences rela- à prendre conscience d u fait que ce qui est
tives, si le jeu est répété. possible à l'un l'est également à l'autre, les
L a théorie des jeux à deux joueurs, et à conséquences étant fâcheuses pour les deux.
s o m m e n o n constante envisage principale- Bref, les-critères qui permettent de rete-
ment cette dernière situation. Lorsqu'un nir certains résultats o u combinaisons de
ensemble de résultats pareto-optimaux a été résultats c o m m e « solutions » de jeux à' deux
dégagé, le problème est de trouver une combi- joueurs et à s o m m e n o n constante: sont
naison de ces résultats assez caractéristiques fondés sur l'idée de ce qui- est « raisonnable »
à certains égards pour mériter d'être, qualifiée plutôt- que sur celle de « stabilité », c o m m e
de « solution » du jeu. Notons ici que le m o t c'est le cas pour les solutions; des jeux- à
«solution» n ' a pas le m ê m e sens dans ce s o m m e constante.
contexte que dans celui du jeu^à s o m m e cons- S'il y a plus de deux joueurs, la situation
tante. D a n s ce dernier cas, la solution était devient extrêmement complexe, non pas que
le fruit des efforts déployés par chaque joueur les jeux de ce genre soient difficiles à analyser
afin d'obtenir le m a x i m u m pour lui-même et, stratégiquement, mais plutôt parce que les
par conséquent, la s o m m e étant constante, critères de rationalité- se subdivisent encore.
de diminuer le règlement revenant à son N o u s avons déjà v u que, dans le cas du jeu
adversaire. L a situation ainsi créée repré- à deux joueurs et à s o m m e n o n constante,
sentait, d'une certaine manière, u n équilibre on ne peut pas parler simplement de « ratio-
réel entre des forces antagonistes. IT n'en va nalité », mais qu'il faut distinguer- la ratio-
pas de m ê m e dans, le cas du jeu à s o m m e non nalité individuelle de la rationalité collective.
constante. L a « solution » recherchée n'est en U n e fois faite cette distinction, cependant,
aucune façon un. équilibre des forces, car les deux sens du m o t « rationalité » demeurent
l'un o u l'autre joueur pourrait améliorer le clairs. U n choix, individuellement, rationnel
règlement qui lui revient en s'écartant de la est u n choix qui maximise le règlement reve-
solution envisagée (en adoptant une stra- nant à u n seul joueur dans; les limites des
tégie o u une combinaison de.stratégies autre règles imposées. U n choix collectivement
que celle qui a été prescrite). C e qui empêche rationnel est u n choix qui n'est pas concur-
un joueur d'agir ainsi, c'est probablement rencé par u n autre résultat auquel les deux
le fait de savoir que son adversaire est en joueurs donnent la préférence.
mesure d'en faire autant et que, s'ils essaient
S'il y a,plus de deux joueurs, la rationa-
tous les deux d'améliorer leur position, ils
lité collective peut renvoyer à tout sous-
risquent tous les deux d ' y perdre.
ensemble de l'ensemble des joueurs, y compris
Imaginons, par exemple, u n accord des sous-ensembles intermédiaires entre l'enr
entre deux puissances sur la limitation des semble entier et les joueurs.pris individuelle-
armements qui serait vraisemblablement avan- ment. O n suppose que ces sous-ensembles
tageux pour les deux parties et qui, par consé- peuvent former des coalitions pour défendre
quent, serait probablement, le résultat pareto- leurs intérêts collectifs. Cependant, si les
optimal d ' u n jeu « résolu » d'une certaine joueurs sont libres de passer d'une, coalition
manière conformément au principe de la à une autre, il peut se faire qu'aucun paiement
rationalité collective. Contrairement à ce qui au titre des règlements ne soit compatible à
se passe dans le cas du jeu à s o m m e constante la fois avec la rationalité individuelle de
(tic-tac-toe, par exemple), qui ne permet ni chaque, joueur et avec: la rationalité collec-
à l'un ni à l'autre des joueurs de faire mieux tive de chaque coalition éventuelle : en effet,

129
Anatol Rapoport

quel que soit le paiementfinalpropose c o m m e des jeux qui peuvent avoir u n rapport avec
«solution» d u jeu, y il aura toujours u n la théorie, des conflits (et, par conséquent,
sous-ensemble de joueurs qui, en se coalisant, avec la recherche sur la'paix) sont axés, en
pourront obtenir davantage pour eux-mêmes grande partie, sur cette question. C'est donc
que ce qu'ils retireraient de ce paiement. là que se situe le point: de contact possible
Cela est vrai, en particulier, de tous les jeux entre lathéorie des jeux et certains problèmes
à s o m m e constante auxquels participent plus posés par la recherche sur la paix. L a théorie
de deux joueurs. des jeux, en tant que théorie des « résultats
L'exemple le plus simple à: cet égard est raisonnables », nous fournit une base avec
celui: d ' u n jeu auquel prennent part trois laquelle nous pouvons comparer des compor-
joueurs qui ont à se partager disons 100 tements en cas de conflit effectivement
unités monétaires, d'une façon déterminée observés o u provoqués expérimentalement.
par u n vote majoritaire. Quelle que soit la D e telles comparaisons peuvent nous ren-
manière dont il sera décidé de partager cette seigner sur la mesure dans laquelle des fac-
s o m m e , deux joueurs se sentiront lésés, car teurs de rationalité o u des normes d'équité
chacun d'eux aurait p u gagner davantage contribuent à déterminer l'issue d ' u n conflit.
grâce à u n autre partage qu'ils auraient p u Il est tout aussi important de déterminer les
imposer (étant la majorité). Par exemple, facteurs «résiduels», c'est-à-dire ceux qui
s'il est proposé que les joueurs 1 et 2 se par- ne cadrent avec aucune définition raisonnable
tagent également les 100 unités (sans rien de la rationalité o u de l'équité et qui doivent,
laisser au joueur 3), les joueurs 2 et 3 peuvent par conséquent, être rattachés à d'autres
s'y opposer puisqu'ils sont tous les: deux en pressions s'exerçant sur les parties à u n
mesure de gagner davantage en se coalisant : conflit.
le joueur 2 recevra alors 60 unités (c'est-à- C'est sans aucun doute cette possibilité
dire plus de 50) et le joueur 3 en recevra 4 0 d'appliquer à la théorie des conflits l'appareil
(c'est-à-dire plus de 0), tandis que le joueur 1 conceptuel et mathématique très élaboré de
ne recevra rien. Mais, si cette solution est la théorie des jeux qui explique la multipli-
proposée,, les joueurs 1 et 3 s'aperçoivent cation récente d'expériences de simulation
qu'ils peuvent, eux, gagner davantage, car, en laboratoire de situations de conflit1.
s'ils se coalisent, le joueur 1: peut prendre A cet égard, il importe de ne pas perdre
20 unités par exemple (c'est-à-dire plus de 0) de vue la très grande différence qui existe
et le joueur 3 peut en prendre 80 (c'est-à-dire entre les questions qui intéressent respecti-
plus de 40). Si les trois joueurs proposent de vement le spécialiste des sciences sociales
diviser la s o m m e en trois parties égales, deux (en particulier le spécialiste de la recherche
d'entre eux peuvent gagner davantage en sur la paix) et le théoricien des jeux. L e spé-
évinçant le troisième. Il n'est donc pas pos- cialiste de la recherche sur la paix est forte-
sible de prescrire une stratégie de coalition ment enclin à se tourner vers la théorie des
« rationnelle » ni à chaque joueur, ni à chaque jeux pour y trouver u n «appui théorique».
groupe de deux joueurs, pris séparément. Il attend d u théoricien des jeux que celui-ci
Tout a u plus peut-on proposer aux trois lui indique « ce qu'il doit chercher » lorsqu'il
joueurs considérés collectivement u n principe décrit des conflits o u essaye d'en prévoir
de «partage équitable». O n est ainsi obligé l'issue, o u ce, dont il devra tenir compte en
de rechercher des «solutions» parmi les proposant des solutions à des conflits déter-
résultats « raisonnables » o u « équitables »,* minés. Cependant, c'est aux études empi-
plutôt que parmi ceux qui peuvent être im- riques et aux analyses psychologiques et
posés stratégiquement. sociologiques des conflits plutôt qu'aux
Les développements récents de la théorie analyses logico-stratégiques qu'il faut de-
mander les réponses satisfaisantes à ces
1. Voir : « G a m e s which simulate escalation and deter- questions.
rence», par l'auteur d u present article, dans Peace L e théoricien des jeux, de son côté, voit
research review, n° 4. Dundas (Ont.), Canadian Peace
Research Institute, 1967. surtout dans les jeux des objets mathéma-

130
L'application de la théorie des jeux
à la recherche sur la paix

tiques, plutôt que des modèles de conflit. décisions). Il est donc peu probable que,
Ses recherches sont donc guidées par le souci dans l'étude des sujets qui l'intéressent, le
de résoudre des problèmes purement mathé- théoricien des jeux soit guidé par des questions
matiques. Par exemple, les «solutions» des intéressant le spécialiste des sciences sociales.
jeux à N joueurs sont définies c o m m e des D a n s la mesure o ù ce dernier s'intéresse à la
ensembles de paiements au titre de règlements dynamique effective de conflits réels (intra-
compatibles avec certaines « conditions de personnels, inter-personnels, sociaux, inter-
rationalité» imposées aux joueurs. Ces nationaux) plutôt q u ' à la,structure purement
ensembles, qui se présentent c o m m e des N - logico-stratégique de «situations de conflit»
tuples de nombres (un règlement pour chaque (jeux) rigidement formalisées, il est peu
joueur) peuvent aussi être utilisés pour définir probable qu'il trouve,, dans les développe-
certaines régions dans u n espace à N dimen- ments récents de la théorie des jeux, beaucoup
sions. L e théoricien des jeux, qui s'intéresse d'éléments propres à l'intéresser.
à des questions purement mathématiques, Néanmoins, l'évolution de la théorie des
peut s'intéresser aux propriétés topologiques jeux peut encore être considérée d ' u n autre
de ces régions : par exemple, sont-elles point de vue, qui met en lumière ses rapports
connexes o u disjointes, contiennent-elles u n avec la théorie des conflits et, en particulier,
nombre fini o u infini de points? etc. la recherche sur la paix. Ces rapports se
U n e autre question, qui: intéresse tou- révèlent dans la manière dont l'analyse de
jours Je mathématicien, est celle de savoir si la théorie des jeux, notamment dans le
un problème mathématique, tel qu'il est posé, domaine « supérieur » des jeux à s o m m e
a toujours une solution. D a n s la théorie des non constante et à N joueurs, éclaire la
jeux, une « solution » est, nous l'avons vu, théorie des décisions rationnelles.
une série de paiements au titre de règlements C o m m e nous l'avons déjà vu, la théorie
répondant à certains critères mathématiques des décisions rationnelles semble présenter
liés à l'aptitude (ou à l'inaptitude) des divers plusieurs niveaux o u contextes, la « ratio-
joueurs à «faire mieux» (individuellement nalité » prenant u n sens différent pour chacun
ou collectivement) en se coalisant de diverses d'eux. L a notion de rationalité devient, en
façons. U n e fois qu'une « solution » est particulier, de plus en plus complexe à mesure
définie, lai question se pose toujours de que l'on passe des. décisions individuelles
savoir si elle existe pour tous les jeux d'une prises en toute certitude, aux décisions indi-
catégorie déterminée. Récemment, une- ré- viduelles qui comportent des risques, aux
ponse négative1 a été apportée à cette question décisions prises dans des situations de pur
à propos d'une; «solution»'proposée par conflit qui offrent des stratégies pures opti-
V o n N e u m a n n et Morgenstern, les auteurs males, aux décisions prises dans des situations
du premier traité sur la théorie des jeux2.- de pur conflit qui n'offrent pas de stratégies
Les découvertes de ce genre suscitent pures optimales (mais permettent cependant
un vif intérêt chez les mathématiciens et des combinaisons de stratégies optimales),
ouvrent sans cesse des voies, nouvelles à la aux situations de conflit à motivations di-
recherche. Il n'existe cependant aucun lien verses entre deux adversaires (jeux à. deux
nécessaire entre le degré d'intérêt q u ' u n joueurs et à s o m m e n o n constante) qui per-
problème de la théorie des jeux offre pour le mettent encore des « solutions raisonnables »
mathématicien et son application à des situa- uniques, enfin aux jeux, à N joueurs o ù le
tions qui ont donné naissance à la théorie concept de « solution raisonnable » lui-même
des jeux (c'est-à-dire des conflits d'intérêts devient imprécis, car il. est lié au principe de
entre des adversaires« rationnels » dans leurs ce qui est «raisonnable» o u «équitable»
dans chaque cas particulier.
1. W . F. LUCAS, « A game with no solution », memoran-
dum RM-5518-PR, novembre 1967, Santa Monica O n . peut noter aussi q u ' à mesure que
(Calif.), The Rand Corporation. l'on gravit les degrés de la complexité, l'ap-
2. J. Von N E U M A N N et O . MORGENSTERN, Theory of
games and economic behavior, 3 e éd., New
plication, de la théorie des décisions ration-
York,
Wiley and Sons, 1964. nelles devient de plus en plus difficile. Si

131
Anatol Rapoport

l'objet d'une théorie applicable des décisions de se demander ce q u ' u n joueur devrait faire
rationnelles individuelles est défini c o m m e (s'il est rationnel) dans une situation c o m -
étant la recherche d u meilleur parti à prendre plexe de; conflit, il reste intéressant de se
dans une situation donnée, la question de demander ce que les joueurs ont tendance
l'existence de telles décisions optimales est à faire dans des situations; de ce: genre. Les
rarement posée. O n se contente de supposer «solutions raisonnables»: que- la théorie
qu'elles existent et le chercheur s'applique supérieure des jeux propose pour résoudre
à trouver les décisions optimales bien définies. un conflit peuvent être comparées, au c o m -
Telles sont les tâches de la recherche opéra- portement des. êtres ¡humains lors des expé-
tionnelle. riences de simulation des conflits réalisées
D a n s la théorie «supérieure» des.jeux, en laboratoire (jeux expérimentaux), qui
la question de l'existence de décisions opti- permettent d'observer, dans des conditions
males se pose nécessairement, et la théorie bien définies et modifiées à volonté,.la per-
vise partiellement ä y répondre, se détour- sistance o u l'absence, de « normes d'équité »
nant ainsi de la recherche effective de' stra- et l'importance relative de la rationalité
tégies optimales parmi les stratégies offertes. individuelle et de la. rationalité collective.
Manifestement, cette recherche est vaine, H ' va de soi querienne justifie l'application à
si l'on n'est pas sûr qu'il existe une stratégie des situations réelles d'extrapolations directes
optimale. et superficielles faites à partir d'obser-
Lorsque nous abordons la< théorie des vations de cette sorte. L'intérêt de la méthode
jeux à N joueurs, le problème de la « stratégie, expérimentale réside dans les hypothèses, les
optimale » perd tout son sens. Il est alors conjectures et les « intuitions » qui- peuvent
pratiquement impossible d'indiquer à u n se présenter à ! l'esprit lorsqu'on observe u n
joueur pris individuellement ce qu'il doit faire conflit humain « en miniature », pour ainsi
pour tirer le meilleur parti de la situation dire.
dans laquelle il se trouve. U n «conseil» Il semble donc que les rapports entre la
précis peut être donné seulement à des théorie des jeux et* la recherche sur la paix
groupes de joueurs, par exemple a u groupe découlent des; rapports de la première avec
tout entier, si l'on veut qu'ils obtiennent une théorie de la résolution des conflits. Pour
conjointement u n résultat optimal; à sup- élucider la nature de ces > rapports, il faut
poser q u ' u n tel résultat existe. Reste alors
tout d'abord rectifier une erreur qui se glisse
à résoudre le problème de la répartition constamment dans la plupart des discussions
entre les joueurs d u règlement collectif (si sur les possibilités d'application de la théorie
celui-ci peut être défini et réparti). Il ne des jeux. Il est aisé de concevoir la théorie
s'agit pas ici de trouver des, décisions opti- des jeux c o m m e une «science des conflits
males pour les joueurs, mais;plutôt de; par- rationnels » et la recherche sur la paix c o m m e
venir à u n résultat qui soit stable: dans u n une recherche de techniques propres à
certain sens, c'est-à-dire qui corresponde à résoudre les conflits. L'analyse de la structure
la force dont chacun des joueurs disposerait de la théorie des jeux à laquelle nous avons
en cas de négociations, o u à quelque principe procédé plus: haut aboutit à la conclusion
d'équité, o u aux deux à la fois. que la «théorie supérieure des jeux» se
Il s'ensuit qu'à mesure que nous passons confond: avec u n e théorie de la résolution
ábsr niveaux élémentaires aux niveaux c o m - des conflits et peut, de ce fait, renforcer l'idée
plexes de la théorie des décisions, nous nous que la; théorie des jeux a des rapports avec
éloignons d'une théorie des décisions stra- la recherche sur la paix, en ce sens qu'elle
tégiques pour aborder une théorie de la propose des «solutions de jeux» pour
résolution des conflits. Par conséquent, lesrésoudre a u moins des conflits très schéma-
recherches sur la théorie des jeux cessent de tisés. Ainsi se trouve renforcée l'idée que la
viser à l'élaboration d'une théorie normative théorie des jeux est une science analogue
pour s'orienter vers l'élaboration d'une aux sciences exactes et naturelles, c'est-à-dire
théorie descriptive. S ' ä est. désormais vain u n ensemble de connaissance dont l'appli-

132
L'application de la théorie des jeux-
à la recherche sur la paix

cation permet (dans une - certaine mesure) ; de sophes,, guides; spirituels et critiques de la
maîtriser les.phénomènes et, dans le cas.qui société depuis- que les dilemmes posés, par
nous occupe, de régler les conflits. les conflits sociaux sont passés a u premier
O r il devrait ressortir clairement de cette plan des préoccupations humaines. Les idées
m ê m e analyse que la théorie des. jeux ne contenues dans ces conclusions ont eu peu
peut guère servir de science instrumentale d'effet sur les dirigeants d'États belliqueux
( « k n o w - h o w » ) . U n e double condition doit pour qui, la plupart d u temps, « l'intérêt
être remplie : la: « rationalité » de l'acteur national» prime tout. L a reconnaissance de
auquel peuvent être prescrits des choix; 1' « amoralité » de: l'État souverain (ou de
rationnels, mais aussi Y existence m ê m e d ' u n , toute autorité détentrice de puissance) a été
tel acteur. N o u s avons v u que, dans le cas assimilée au « réalisme »; par Machiavel; par
d'un jeu à N joueurs, la: « prescription d ' u n Clausewitz et par ceux qui ont récemment
choix rationnel » à chacun des joueurs perd; redécouvert la philosophie clausewitzienne
tout son sens. Si les joueurs n'arrivent pas k des relations internationales.. Si ce n'est que
-
former des coalitions,, toute, prescription de l'on admet parfois que la technologie n u -
ce genre (calculée d'après la structure stra- cléaire a porté atteinte à l'utilité de la guerre
tégique du» jeu) risque fort d'entraîner une en tant q u ' «instrument de la. politique
perte pour chaque joueur. Par exemple, si' nationale », les doctrines de la philosophie
un incendie se déclare dans u n théâtre bondé . politique axée sur la. puissance n'ont pas
et si l'on conseille à chaque individu d'agir changé. O n estime toujours que la réalisation
de manière à maximiser ses chances d'en des fins des États-nations dépend, essentielle-
sortir sain et sauf, tous, les spectateurs ment de l'équilibre des forces entre eux.
risquent de périr. D a n s ce cas, des conseils Si l'on peut avancer à l'appui de cette
utiles ne peuvent être donnés q u ' à toute la thèse des arguments fondés sur l'expérience
foule. Oes États se conforment, en fait, à ce prin-
Si les joueurs sont en mesure de former cipe), les conclusions normatives q u ' o n en
des coalitions, les prescriptions.relatives aux tire (à savoir que les États devraient se confor-
décisions rationnelles devraient porter, semble- mer à ce principe) conduisent à la catastrophe.
t-il, sur le choix de coalitions auxquelles chacun E n effet, si la recherche de la puissance est
a intérêt à se joindre. Ici encore, toutefois, u n objectif « réaliste », il s'ensuit qu'aucun
les choix des joueurs ¡considérés individuelle- avis donné à des États souverains pris collec-
ment peuvent être incompatibles et. les tivement ne semblera cadrer avec les objectifs
engager dans des impasses qui risquent d'en- dé chacun d'eux. L a puissance d ' u n État ne
traîner des pertes pour tous. D a n s nombre peut se mesurer que par rapport à celle de ses
de jeux à N joueurs, les seules prescriptions rivaux. Les prescriptions collectives semblent
acceptables intuitivement sont celles qui particulièrement hors de propos si elles sontfor-
s'adressent à l'ensemble des joueurs. Cepen- mulées en termes de morale, d'altruisme, etc.
dant, pour les mettre en pratique, les joueurs E n effet, l'un des dogmes de la philo-
doivent être en mesure d'agir de concert, sophie politique axée sur la puissance est
c'est-à-dire de faire passer au second plan que les considérations morales, affectives, etc.,
leurs intérêts, personnels pour servir l'intérêt ne font qu'obscurcir les problèmes « réels »
collectif. Cette réorientation ne signifie pas posés par les relations, internationales.
forcément qu'il; faille « sacrifier » les intérêts L'analyse de la théorie des jeux a pour
personnels, à l'intérêt: collectif puisque, très particularité de conduire: nécessairement à
souvent, la recherche de l'intérêt collectif certaines des conclusions- formulées par les
aboutit à des résultats profitables à chaque idéalistes et les moralistes, sans recourir à
individu, c o m m e ; dans le cas de l'incendie aucune notion, a priori de moralité o u de
d'un; théâtre, si les spectateurs font preuve justice.. C'est une analyse rigoureusement
de discipline. stratégique, qui part de l'hypothèse de la
Telles sont les. conclusions auxquelles rationalité individuelle et de la poursuite
sont parvenus toutes sortes de sages, philo- d'intérêt individuels par les participants à

133
Anatol Rapoport

un conflit. A mesure que l'analyse progresse, conséquent, si' la recherche sur la paix ne
toutefois, la notion de rationalité indivi- peut, aboutir à l'élaboration de techniques
duelle ase dissout», pour ainsi dire : elle utilisables pour- prévenir les guerres entre
n'est plus d'aucun secours dans une théorie États souverains (parce qu'il n'existe pas
qui se veut normative, c'est-à-dire qui a trait d'institutions habilitées à mettre ces tech-
à des choix défendables dans la mesure o ù niques à l'essai et à les appliquer), il est
ils sont « rationnels » en un sens intuitivement possible qu'elle provoque des changements
acceptable. Il s'ensuit que la notion de ratio- fondamentaux en sapant le concept de légi-
nalité collective apparaît ici n o n pas c o m m e timité de la guerre en tant qu'instrument de
un principe postulé a priori et fondé sur la; politique nationale.
certains « critères m o r a u x » , mais c o m m e u n L a légitimité est la caractéristique d'une
principe sans lequel il n'est pas possible politique o u d ' u n organe directeur, grâce à
d'élaborer complètement une théorie norma- laquelle les décisions des gouvernants s'im-
tive au-delà d'un certain niveau de complexité posent aux gouvernés sans recours à- la
des conflits. Rejeter les prescriptions collec- coercition physique. Il arrive parfois que
tives équivaut donc à rejeter la théorie des l'obéissance puisse être assurée par la terreur :
jeux en tant que théorie normative des déci- par exemple, dans le cas de prisonniers tenus
sions rationnelles. d'obéir aux ordres de gardes armés. L'effi-
Inversement, accepter l'analyse des cacité de la terreur est cependant limitée. Les
conflits complexes selon la théorie des jeux, esclaves, les prisonniers, etc., ne peuvent
oblige à accepter les prescriptions collectives, en général être maintenus dans l'obéissance
les seules qui puissent prétendre à une cer- que s'il est virtuellement possible d'infliger
taine «rationalité». L a question de savoir à chacun d'eux un. châtiment immédiat. L e
si ces conclusions influeront sur les autorités maintien des grandes organisations sociales
responsables des États belliqueux (ou, plus ne peut être assuré de cette manière. Elles
exactement, sur le m o d u s operandi des or- se maintiennent d u fait de la conviction
ganes de décision) est évidemment une toute intime des gouvernés que la puissance des
autre affaire. Il existe de fortes raisons de gouvernants est légitime. L a légitimité a eu
supposer que ces h o m m e s et ces organes ne des sources diverses au cours de l'histoire.
se laisseront peut-être pas ébranler par des Il y eut une époque o ù la royauté de droit
conclusions qui sapent les fondements m ê m e s divin était acceptée c o m m e allant de soi. D e
de leur compétence (par exemple, les nos jours, la légitimité découle de la convic-
connaissances techniques requises pour cal1 tion que les gouvernants prennent des déci-
culer le rapport des forces, les stratégies pour, sions qui sont, d'une façon,générale, confor-
assurer la sécurité à court terme, le renfor- mes à l'intérêt collectif des gouvernés.
cement immédiat de la puissance, etc.). Si- L ' « intérêt national » est donc toujours
tel est le cas, il n'est pas réaliste d'espérer largement considéré c o m m e u n principe
que les dirigeants seront «éclairés» par valable et les décisions prises en son n o m sont
l'analyse de la théorie « supérieure » des jeux. jugées légitimes.
Fort heureusement, la recherche donne L a disparition de la « rationalité indi-
des sous-produits autres que ceux de la science viduelle » en tant que notion signifiante dans
appliquée : elle provoque une évolution dans des situations de conflit complexes sert à
les esprits, les idées nouvelles se répandent saper la légitimité de « l'intérêt national ».
peu à peu dans la population et, par u n effet H peut donc arriver que la large diffusion
cumulatif, modifient la structure des orga- des idées tirées de l'analyse des conflits c o m -
nisations sociales. Q u e cette structure dépende plexes selon la théorie des jeux puisse soulever
essentiellement de notions intériorisées de, des questions de plus en plus nombreuses et
légitimité, cela n'est guère douteux. Et c'est insistantes au sujet des hypothèses fondamen-
précisément la légitimité de l'État souverain tales sur lesquelles reposent les décisions
et, notamment, la légitimité de la guerre, qui traditionnelles en matière de conduite des
rend possible les guerres modernes. Par relations internationales.

134
L'application de la théorie des jeux
à la recherche sur la paix

L a dissémination de ces idées ne dépend organisations sociales autoritaires faisaient


pas forcément de la diffusion des connais- obstacles aux aspirations dont les peuples
sances relatives à la théorie des jeux consi- avient pris conscience par suite des progrès
dérée d u point de vue technique. Les idées de l'alphabétisation, de la multiplication
peuvent se répandre indépendamment de la des contacts et d u développement de la
diffusion des connaissances techniques. Par technologie. Toutefois, u n rôle n o n négli-
exemple, des méthodes fondées sur une ana- geable a été joué dans ce processus par les
lyse scientifique des phénomènes naturels «centres intellectuels », foyers d'idées nou-
( c o m m e la technologie, l'hygiène, etc.) sont velles autour desquels se sont cristallisées de
devenues légitimes dans l'esprit des popu- nouvelles rationalisations de ce qui est légi-
lations, d u simple fait de leur efficacité. time et de ce qui ne l'est pas.
Parallèlement, les superstitions relatives aux Les idées nouvelles découlant de la
phénomènes naturels ont cessé de jouer u n théorie des jeux joueront peut-être u n rôle
rôle important parmi les populations alpha- analogue. Elles ont, en effet, détruit le fonde-
bètes, parce qu'elles ont été remplacées par ment logique de l'assimilation de la poursuite
d'autres méthodes extrêmement efficaces pour de l'intérêt national (dans le contexte d'une
maîtriser le milieu. Avec le déclin des super- lutte pour la puissance) à l'attitude « réaliste ».
stitions, les sorciers ont perdu la confiance U n e base a ainsi été jetée pour la croissance
de leurs anciens clients. de « centres intellectuels » à partir desquels
L'évolution des conceptions politiques se diffuseront des idées nouvelles sur la
a suivi une voie analogue. L a tendance à conduite rationnelle des relations interna-
s'écarter des structures sociales autoritaires tionales, qui saperont la légitimité de l'État
(sous réserve de quelques exceptions et belliqueux.
régressions) a été régulière, et imputable, L'intérêt que les idées relatives à la
non pas tant à l'attitude plus éclairée des théorie des jeux présentent pour la recherche
potentats, qu'à la perte de leur légitimité par sur la paix tient à leur pouvoir de pénétration.
suite de la diffusion de philosophies sociales Elles mettent en lumière des aspects des
hostiles à l'autoritarisme. Cette diffusion ne conflits qui sont, en général, masqués par le
s'est pas opérée parce que beaucoup de gens fait que la conception pratique de l'analyse
ont lu Locke, Rousseau o u Montesquieu et, rationnelle (génératrice de techniques) l'em-
encore moins, compris la structure logique porte sur la conception cognitive (génératrice
de leur argumentation, mais parce que les de sagesse).

135
L'ethnocentrisme, source et facteur
d'aggravation des conflits
par Ignacy Sachs-

La quasi-totalité des désaccords entre nations sont étroitement liés a l'ethnocentrisme,


cet état d'esprit qui nous porte à considérer que les opinions, l'éthique et les institu-
tions— o u bien encore le langage, le vêtement o u la cuisine — de «notre peuple » o u
de «notre pays» sont les meilleurs, et que ceux de tous les autres peuples o u pays
doivent être jugés par comparaison. C e point de vue est m ê m e partagé, inconsciemment,
par les spécialistes des. sciences humaines, à qui il incombe de rechercher les manifes-
tations diverses, et souvent subtiles, de ce phénomène.
L e professeur Sachs évoque l'une des formes de l'ethnocentrisme, l'européo-
centrisme, tel qu'il s'est manifesté, a u cours des siècles, dans les attitudes successives
de l'art européen à l'égard des Noirs. Il fait observer que 1'européo-centrisme entrave
les efforts tendant à assurer l'implantation de la science et de la technique dans les pays
en voie de développement.

Chaque baie et chaque rocher de l'île de que par des facteurs géographiques et cons-
Pâques portaient un n o m indigène, à Pheure titue unphénomèneexceptionnel, m ê m e pour
de la découverte de ce territoire par les des peuples primitifs. C e qui caractérise, par
Européens. Mais l'ensemble de l'île, selon contre, l'histoire de Phumanité depuis ses
la remarque judicieuse d'Alfred Métraux, origines, ce sont les contacts entre groupes
n'avait peut-être jamais eu de n o m . «Isolés sociaux distincts, et cela pose immédiatement
sur elle, c o m m e s'ils étaient seuls au monde, les problèmes de l'identité et de l'identification
les Pascuans n'avaient probablement jamais avec le groupe auquel o n appartient, de la
éprouvé le besoin d'un n o m pour distinguer comparaison avec les étrangers et de l'oppo-
leur patrie d'autres terres dont ils n'avaient sition à ces derniers. E n ce sens, toute société
pas connaissance1. » L'ethnocentrisme absolu construit à son usage une anthropologie
de ces descendants des compagnons du roi «spontanée» ainsi qu'une cosmologie, et
polynésien Hotu-matua, qui découvrit et les soumet à une élaboration mythique2.
colonisa l'île au x n e siècle (toujours selon L'ethnocentrisme acquiert de ce fait une
Alfred Métraux), ne s'explique, bien entendu, dimension; relative.
Selon la définition, demeurée classique,
1. A . M É T R A U X , Vile de Pâques, p. 50 Paris, 1965. Plus de W . G . Sumner, l'ethnocentrisme consiste,
exactement,. le nom- donné à' l'île par les premiers en effet, à voir les choses de telle façon que le
insulaires venus de Polynésie a dû tomber en désuétude
du fait de l'isolement dans laquelle vécurent les Pas- groupe auquel on appartient est le centre de
cuans pendant plusieurs siècles. tout et. que tous lès autres groupes sont
2. Voir : Paul M E R C I E R , Histoire de l'anthropologie, p. 15' classés et évalués par rapport à lui3. Il ne
16, Paris,- 1966.
3- W . G . S U M N E R , Folkways, p . 13, Boston, 1906., s'agit donc plus de se cantonner dans un

Impact : science et société, vo!. X V H I (1968), n» 2 137


Ignacy Sachs

système de valeurs isolé et de se suffire à ration que dans celle de l'éclatement des
soi-même, mais de se comparer aux autres et conflits, et qu'il rend le règlement de ces
de les juger d'après ses propres critères. L ' o n derniers plus difficile, sans parler d u fait qu'il
ne se contente pas d'affirmer simplement en est parfois la principale sinon l'unique
l'excellence d u groupe auquel o n appartient source.
et de son système de valeurs, o n s'engage Pour trouver des exemples à l'appui de
aussi sur la pente glissante de la démonstra- cette idée, il suffit de contempler la carte des
tion de la supériorité de ce groupe sur tous conflits politiques qui opposent de nos jours
les autres groupes connus, au m o y e n d'argu- de nombreux pays voisins, ainsi que des
ments reposant parfois sur des faits, mais nationalités, des tribus et des minorités à
plus souvent sur des préjugés. L a façon la l'intérieur de certains États. Il va sans dire
plus simple de nourrir le sentiment de sa que les négociations sont d'autant plus diffi-
propre supériorité consiste à faire croire à ciles, et par conséquent les chances d'une
l'infériorité des autres, en les accablant de paix durable d'autant plus minces, que l'at-
tous les vices et défauts imaginables. Qui plus mosphère est envenimée par les préjugés
est, ce sentiment de supériorité se substitue ethnocentriques mutuels des parties en cause.
souvent à celui de l'excellence, et ce d'autant Souvent les négociateurs demeurent prison-
plus que la situation est en réalité moins niers des réactions irrationnelles, mais pro-
satisfaisante. fondément enracinées, de l'opinion publique
Il est évident que l'ethnocentrisme des de leur pays à l'égard de l'adversaire. Sans
uns rencontre l'opposition créée par l'ethno- aller jusqu'à dire que le dépassement de
centrisme des autres : o n s'accuse mutuelle- l'ethnocentrisme serait la condition suffisante
ment d'infériorité et, de part et d'autre, l'on, d'une solution pacifique de nombreux pro-
est persuadé de sa propre supériorité. blèmes politiques actuels, nous croyons
L e passage suivant d'une interview néanmoins qu'il en est la condition nécessaire.
accordée récemment à u n périodique par D è s lors, o n comprend l'importance de
R a p B r o w n , u n des leaders de l'aile extré- l'analyse de l'ethnocentrisme dans le cadre
miste d u mouvement des Noirs américains, de l'étude scientifique des fondements de la
illustre bien ce cercle vicieux infernal : « L a paix, d'autant que le concept m ê m e d'ethno-
haine est nécessaire à notre révolution, centrisme englobe n o n seulement les phéno-
c o m m e la violence : il n ' y a jamais eu de mènes; propres à la société tribale, mais les
révolution sans haine et sans sang. Et notre façons de penser de tous les groupes humains
haine est largement motivée par la haine que opposés à d'autres d ? une manière tranchante
les Blancs ont toujours eue pour nous. C e et selon- des critères variables, c o m m e par
qui compte, c'est qu'elle est u n instrument, exemple l'appartenance à une race, une civi-
une tactique. U n Noir ne peut pas se per- lisation ou aire culturelle, une nation, une
mettre d'aimer l ' h o m m e ; blanc, de le traiter religion, une caste. L e racisme, Feuropéo-
c o m m e un frère : sinon il ne s'aime pas lui- centrisme, mais aussi l'asio-centrisme et
m ê m e . U n h o m m e noir, pour s'aimer lui- Fafro-centrisme europophobiques nés par
m ê m e , doit haïr l ' h o m m e blanc1.»- réaction, le chauvinisme, l'intolérance reli-
Sans doute serait-il abusif de placer gieuse et là discrimination à l'égard des
l'ethnocentrisme à l'origine de tous les conflits, intouchables constituent donc aussi des
mais o n doit garder présent à l'esprit le fait manifestations et des cas particuliers d'ethno-
qu'il fonctionne très souvent au niveau idéo- centrisme. N o u s voudrions insister encore
logique aussi bien dans la phase de la prépa- une fois sur Fassymétrie inhérente au concept
d'ethnocentrisme,, lequel compare et oppose
1. Le nouvel observateur, Paris, n°'148, 11-17 septembre des supérieurs et des inférieurs; créant toujours
1967, p. 20. ainsi une hiérarchie artificielle et arbitraire2.
2. Nous reprenons ici les termes mêmes employés au
sujet du racisme par le professeur Hiernaux, de l'Uni-
L e nationalisme des peuples luttant pour
versité de Bruxelles,- au cours d'un colloque qui s'est leur émancipation et le patriotisme ne rentrent
tenu à l'Unesco. Voir Le monde,.30 septembre 1967, pas dans notre définition : être persuadé de
p. 11.

138
L'ethnocentrisme, source et facteur
d'aggravation des conflits

l'excellence, de son. propre pays et l'aimer, Tiers M o n d e : à savoir, d'une part, Fimage
sans porter tort aux voisins et sans éprouver que se font les uns des autres les représentants
de la= haine à leur égard, ce; n'est pas de des différentes civilisations et cultures, et
l'ethnocentrisme. Notre définition est donc d'autre: part; les limitations des sciences de
plus; étroite et plus nuancée, que celle qu ? à l ' h o m m e , limitations imposées par l'origine
proposée G . P . M u r d o c k dans 1'Encyclo- européenne de ces sciences et l'emprise
paedia of social sciences, vol. V (p. 613). : toujours forte que l'européo-centrisme exerce
« Mais l'ethnocentrisme n'est nullement limité sur elles. (Nous employons les termes « euro-
aux'tribus et aux nations. II se manifeste dans péen » et « européo-centrisme » sans nous
des groupes sociaux de tout genre — familles, en tenir au = strict cadre géographique, en y
au sens étroit o u large d u terme, phratries, englobant le continent américain; l'Australie
communautés 1 ; locales,- classes, castes, sectes, et la Nouvelle-Zélande. Les termes « occi-
races, etc;. — et il revêt des. formes aussi dental »»et « occidento-centrisme » seraient à
diverses que prononcées : nationalisme, certains égards- plus appropriés, mais; ils
patriotisme, et- chauvinisme,, orgueil familial, prêteraient à des malentendus, d u fait qu'ils
conscience de; classe, régionalisme, intolé- ont une acception différente dans le voca-
rance religieuse et préjugés raciaux. D a n s bulaire politique.)
tous : les; cas, le "groupe" et son code sont N o u s allons' esquisser dans les pages
exaltés, tandis, que les "autres groupes" et suivantes les grandes lignes^ d'un programme
leur comportement sont considérés avec d'études portant sut ces deux questions; qui,
suspicion; hostilité et- mépris. »; à notre avis, devrait prendre place parmi les
Devant l'ampleur de la tâche qu'impose recherches: sur la paix, menées sous les aus-
l'étude systématique d e l'ethnocentrisme et pices de l'Unesco, ainsi que par les instituts
de ses manifestations dans le m o n d e contem- nationaux. Ces-thèmes ont été retenus dans
porain, il faut fixer la priorité relative, des le programme d'activités d u Comité de
recherches, de façon à combler aussi rapide- recherches sur la paix qui vient d'être; créé
ment que possible les.lacunes;les plus graves. auprès de l'Académie polonaise des sciences.
Le racisme a déjà fait,, en particulier, l'objet L e lecteur voudra bien lire les remarques
d'études, d'une grande conséquence menées qui suivent en tenant compte d u répertoire
par l'Unesco. Las préparation, d ' u n projet classique:des études.de l'ethnocentrisme qui
de déclaration sur la race, et les préjugés ra- trouvent leur, place dans les enquêtes menées
ciaux au cours d'une réunion d'experts tenue par des anthropologues, des sociologues, et
à la Maison de l'Unesco en septembre 1967, des psychologues, aussi bien a u niveau des
constitue l'aboutissement de plusieurs années sociétés dites primitives que des sociétés
d'efforts. Les auteurs de ce projet insistent avancées. Pour, ce qui est de ces dernières,
en particulier, sur le caractère sociologique les sondages de l'opinion publique, qui-per-
dû.racisme et soulignent que le racisme est mettent de préciser l'image que se font les
lié à certaines structures,sociales et se déve- représentants de. différentes couches sociales
loppe dans des conditions économiques favo- des caractères nationaux d'autres peuples,
rables à sa mise en. pratique1. Cette façon ont une importance pratique que l'on ne
d'aborder le problème peut être, généralisée saurait surestimer et: qui est d'ailleurs recon-
et appliquée à l'ethnocentrisme dans ses mul- nue depuis, longtemps; d'autant plus que la
tiples formes et manifestations contempo- diffusion, grâce aux moyens de c o m m u n i -
raines. cation de masse, des résultats de ces sondages
Il semble que l'attention doive se porter et de leur analyse scientifique pourrait cons-
maintenant sur deux autres, questions; dont tituer u n instrument important d'action en
l'importance est mise en lumière d'une m a - vue d u dépassement d'antagonismes nourris
nière spectaculaire par la «découverte» par u n passé plus o u moins récent d'affron-
récente (puisque, datant de. l'après-guerre) d u tements et de luttes, et par là u n facteur de
consolidation de là paix. C o m m e il ne saurait
être question de: dresser dans cet article u n
1. Le monde, Ioc. cit.

139
Ignacy Sachs

inventaire m ê m e sommaire de toutes les humaniste« et égalitaire¿, suscitée par: les


modalités de l'étude de Fethnocentrisme contacts avec les civilisations d'outre-mer2. Ces
telle qu'elle est faite dans le cadre de l'étude différents courants de. pensée, doivent, être
des fondements scientifiques de la paix, nous inventoriés et analysés, car si nous n'en:avons
ne nous occuperons plus par la, suite des pas une connaissance approfondie, nous
manifestations «bilatérales» de Fethnocen- risquons de ne pas comprendre,la, source de
trisme, d u fait que ce sont elles qui sont les certaines attitudes qui, trouvent leur prolon-
mieux connues et les plus étudiées. gement dans les tensions d u m o n d e contem-
porain. Il va.de soi; que, mutatis mutandis,
L'historien hollandais H . Baudet vient de le m ê m e problème se pose: dans le-cadre de.
publier u n essai dont le sous-titre indique la civilisations n o n européennes.
voie, que nous, voudrions, emprunter; il y C'est donc vers les historiens que nous
parle des images européennes de l ' h o m m e nous tournons tout d'abord,.en leur d e m a n -
non européen^ Bien entendu, la perspective dant de dégager les images changeantes et
doit être, inversée: par la suite. II. est aussi contradictoires que, les h o m m e s , appartenant
important de connaître les images non: euro- aux diverses cultures se sont faites les uns des
péennes de l ' h o m m e européen. L a grille c o m - autres au cours des âges. Cette étude passion?
plète, devrait comporter en outre les images nante peut s'appuyer sur une multiplicité de
mutuelles des différentes cultures non euro- sources, depuis les.récits de voyages — réels
péennes, qui ont entretenu au cours de et imaginaires — et les écrits philosophiques,
l'histoire des rapports directs,, souvent m ê m e jusqu'au matériel iconographique que nous
avant l'intervention des Européens. livrent les œuvres de peinture et de sculpture
Ces images ont évolué au cours des des différentes époques. N o u s s o m m e s enclins
siècles, en reflétant, le caractère changeant à croire que le matériel disponible est très
et l'intensité des rapports. D e s éléments de abondant, mais qu'il n ' a pas été suffisamment
connaissance positive s'y mêlent,, dans des dépouillé.
proportions variables, à des préjugés et à des C'est, ainsi, par exemple, que l'image
mensonges, sans,qu'il soit possible d'établir du Nóir dans la peinture,européenne permet
une corrélation positive entre, l'intensité des de dégager les attitudes changeantes à l'égard
rapports et la véracité de l'image; les défor- des Africains. A la fin d u m o y e n âge, le Nègre
mations; les plus grossières de: l'image euro- est pour ainsi dire canonisé par l'iconographie
péenne des non-Européens, se sont produites chrétienne, de l'Europe septentrionale et
au cours de l'expansion coloniale et elles en centrale,, sous l'aspect d ' u n Roi M a g e . Il
ont constitué la superstructure idéologique; s'agit,,bien entendu, d ' u n symbole de l'œcu-
Mais depuis la Renaissance, il existe heureu- ménisme de l'Église et, dans le fameux
sement en Europe plusieurs images contra- Jugement dernier de H a n s Memling, appar-
dictoires du non-Européen, et aux stéréotypes tenant aux collections d u Musée de Gdansk,
racistes qui font- l'affaire des colonisateurs u n Nègre se trouve parmi les élus qui vont
s'opposent d ' u n côté l'image idéale du « b o n au paradis, et u n autre parmi les déchus
sauvage » — personnage fort important dans relégués en enfer. Les peintres italiens
le jeu d'idées européen du siècle des lumières— adoptent cette image, mais, avec moins
et de l'autre une, réflexion authentiquement d'empressement, car il y a de nombreux
serviteurs nègres dans les villes italiennes,
c o m m e en témoignent les fresques de Giotto
Í. H . B A U D E T , Paradise on earth, some thoughts on Euro-
pean images of Non-European man, Londres, 1965. ou les tableaux de Carpaccio.
2. Nous avons essayé de retracer brièvement l'évolution
de - reuropéo-centrisme dans -Particle' intitulé «Da La.découverte de l'Amérique et l'inten-
moyen âge à nos jours : Européo-centrisme et décou- sification des relations avec l'Asie et l'Afrique
verte du Tiers M o n d e », qui a été publié dans Annales :
économies - sociétés ' - civilisations, mai-juin 1966,
à partir du x v e siècle entraînent une confron-
p . 465-487. tation: générale de la culture européenne3 et
3., Selon John L U C A C S (Decline and rise of Europe, N e w des cultures n o n européennes et, en m ê m e
York, 1965), cet adjectif a été employé pour la première
fois vers 1450 par, le pape Pie n . temps, instaurent des rapports asymétriques

140
L'ethnocentrisme, source et facteur
d'aggravation des conflits

entre conquérants et colonisés. C'est à partir paraît aujourd'hui, insignifiant : à en juger


de ce m o m e n t que s'amorce aussi le m o u v e - par la saga d'Erik le Rouge, les Vikings ont
ment vers l'unité dans la diversité de la culture considéré; c o m m e des: sauvages les Peaux-
humaine; c o m m e le remarque F . . Braudel, Rouges d'Amérique à cause de leur coiffure
«l'humanité ne tend à devenir une (eue n ' y étrange,, et l'on sait que les: Romains appe-
est pas encore parvenue) que: depuis le: xv? laient laj Gaulé d u N o r d «Gallia comata»
sièclefinissant.,Jusque-là,.etde plus en plus et la,Gaule; du. Sud «Gallia bracata», les
à mesure que nous remonterons les siècles, cheveux longs et l'usage d u pantalon étant
elle: a> été partagée: entre des planètes diffé- pour eux des symboles de la barbarie.
rentes, chacune" d'elles, abritant une civili- U n e anthologie de textes choisis; por-
sation o u une culture: particulière; avec ses tant sur ces premières rencontres permettrait
originalités et ses;choix.de: longue durée1. » peut-être d'attirer l'attention d u grand public
C o m m e nous l'avons; déjà dit, les solu- sur le problème qui nous occupe ici, d'autant
tions apportées: à ce problème : fondamental que le succès remporté par les récits de
de: ^anthropologie seront: variées,, et les voyages, les journaux d'anthropologues tels
œuvres d'art reflètent, cet éventail: Les: m a - que L'Afrique fantôme de; Michel Leiris o u
gnifiques études de.têtes de Nègres de Dürer, Tristes tropiques, âe Claude Lévi-Strauss, o u
Van D y c k , Rubens: o u : Rembrandt s'ins- encore par- des romans- c o m m e Los pasos
crivent dansi laigrandè tradition, humaniste; perdidos d'Alejo Carpentier, montre que, la
ces peintres: ont: v u : dans leurs • modèles confrontation des cultures constitue une des
l ' h o m m e en • proie à des sentiments éternels, grandes préoccupations de notre époque.
qui.sont.Uapanage.de tous les,humains. E n
revanche, de nombreux.tableaux du;xvi e et C'est aux sciences de F h o m m e que revient
du: x v n e siècle présentent les Nègres- dans la tâche d'étudier l'ethnocentrisme dans ses
leur:vraie: condition sociale;— en tant que multiples: manifestations et de mettre en
serviteurs, qu'il: s'agisse de scènes de la vie garde contre les dangers, qu'il comporte.
quotidienne des; nobles et des riches: mar- Mais, pour ce faire, les sciences de l ' h o m m e
chands: o u de sujets: mythologiques.- Puis, doivent commencer par. se libérer elles-mêmes
c'est: lar grande m o d e de l'exotisme, et le de l'emprise de l'ethnocentrisme, o u tout au
Nègre sert encore une fois- de symbole, u n moins se rendre compte de leurs limitations.
symbole dépourvu,cette fois de toute spiritua- O r il s'avère qu'en raison de leur origine: et
lité. Un.peu;plus:tard encore, n o u s e n arrir de leur passé, les sciences de l ' h o m m e et
vons: à. la déformation; grotesque, d u Nègre, m ê m e s les sciences; techniques), telles, que
si' fréquente dans les; décorationst rococo, nous, les ¡pratiquons aujourd'hui,, sont forte-
d'inspiration, déjà: franchement raciste. ment entachées d'européo-centrisme, d ' u n
N o u s croyons qu'une attention toute européo-centrisme souvent inavoué et m ê m e
particulière devrait' être accordée aux récits insoupçonné.des chercheurs, dont l'intention
des premiers:contacts ou:plutôt dès premiers de découvrir la vérité objective ne saurait
chocs, entre, cultures,, surtout lorsqu'on.dis- être mise en doute. C'est que les concepts
pose,, c o m m e pour- la: confrontation entre m ê m e s et. le vocabulaire dont nous; nous
Espagnols et Aztèques, de comptes: rendus servons,, ainsi que. la plupart: des théories
émanant des deux groupes. formulées, ont été élaborés à; la lumière dé
La. surprise, du; choc incline: à l'exagé- l'expérience européenne..
ration: et c'est toujours;soit l'émerveillement,' Peut-on. parler d u feudalisms dans le
soit l'exécration: qui. en. résulte. N o u s assis- contexte de l'histoire: de; l'Afrique a u . sud
tons ainsi à la naissance d'un mythe généreux du Sahara, ou: faut-il: nuancer, ce concept et
(comme celui d u b o n sauvage)¡ o u : d ' u n pré- aboutir à la.notion pluraliste;de féodalismes,
jugé, souvent fondé sur u n détail qui nous ce qui revient à: dire que le concept européen
n'a pas de validité universelle? Doit-on
interpréter l'histoire universelle à la lumière
1. F . B R A U D E L , Civilisation matérielle et capitalisme,
p. 435, Paris, 1967. de l'histoire européenne ou, au, contraire,

141
Ignacy Sachs

réinterpréter l'histoire de l'Europe à la traction par des machines coûteuses etiihu-


lumière de l'histoire universelle? tilement importées;
Si l'anthropologie: a cessé d'être u n ins- C'est probablement: dans les programmes
trument de = la- politique coloniale, peut-on de recherche scientifique et technique et: dans
affirmer pour autant qu'elle a déjà rempli sa l'allocation' des. ressourcesà la recherche et
fonction expiatrice— c o m m e le ¡veut Claude au développement, que. Feuropéo^centrisme
Lévi-Strauss1 — et qu'elle a appliqué, jus- apparaît sousrsa.forme la.plus,envahissante,
qu'en ses conséquences ultimes, le principe et cela s'applique tout aussi; bien aux fonds
de la pluralité et de, l'égalité des cultures maniés par les" institutions^ internationales.
sans pour autant perdre de vue le processus Les progrès scientifiques s'accomplissant dans
de formation d'une culture universelle qui les pays industriels ne résoudront, dans, le
fait une large place* aux meilleures valeurs meilleur descas.qu'une partie des.problèmes
de la culture européenne et les met à la portée qui affligent le Tiers M o n d e . Et cela pour la
de tous les.peuples? bonne raison que les ressources naturelles
Quant à l'économie — la plus instru- des pays du* Tiers M o n d e et. les. conditions
mentale peut-être des, sciences sociales — démographiques et économiques dans les-
dans- quelle mesure est-elle- déjà à m ê m e quelles ils se; trouvent,, exigent, à côté d u
d'analyser les problèmes spécifiques d u sous- transfert pur et simple des techniques les plus
développement sans essayer de les aborder avancées dans: certains; domaines; et: de
au m o y e n de méthodes et de politiques éla- l'adaptation; dans; d'autres, de techniques
borées et mises à l'épreuve dans* le cadre moins modernes.mais bien connues,.la mise
d'économies et sociétés différentes? L a mise a u point de nombreuses solutions.originales.à
au point d'une théorie économique' d u des problèmes sur lesquels ; les savants* des
développement a u cours des dernières vingt pays industrialisés ne;se sont jamais penchés;
années a c o m m e n c é par de nombreuses ten- jusqu'ici. L'agriculture tropicale- fournit de
tatives manquees de transfert pur et simple de nombreux exemples à Fappuiide cette idée,
théories qui avaient une portée indiscutable mais m ê m e dans le domaine industriel, o n :
pour les économies développées. Il a fallu s'aperçoit que l'effort, des; chercheurs; des
livrer u n long et difficile combat contre des pays, industrialisés porte principalement sur
concepts qui se voulaient universels et supra- des techniques qui; économisent la; main-
temporels mais qui, en réalité, étaient géogra- d'œuvre, alors qu'il est parfaitement possible
phiquement: et historiquement limités à de concevoir des inventions dans le; domaine
l'expérience d u capitalisme européen. des techniques faisant appel à des, capitaux
restreints. Il se trouve simplement q u ' u n
Il en est de m ê m e des; techniques- de
nombre" extrêmement réduit de chercheurs
production; dont le transfert, sans égard
étudie cette question.
pour les conditions régnant dans les pays
en voie de développement;, m è n e souvent a u Ces. quelques; exemples ont seulement
gaspillage des ressources. C'est le- domaine pour but de montrer qu'une, prise de cons-
d u bâtiment qui en. offre probablement les cience de l'emprise de Feuropéo-centrisme
exemples les plus frappants. D a n s les villes sur la pensée* contemporaine constitue, une
d u Tiers M o n d e : s'élèvent des édifices dont condition ¡préalable à l'étude scientifique de
l'architecture, très moderne, il est vrai, n'est Fethnocentrisme en tant que source de
pas fonctionnellement adaptée a u climat. conflits ; et; obstacle à là; paix,. dans ; ses mani-
A u lieu d'employer, les matériaux: de" prove- festations multiples et aux; différents. niveaux
nance locale, o n a édifié des structures en de l'organisation sociale,, depuis, la: tribu et
acier et en béton qui; ont souvent exigé des la. c o m m u n a u t é religieuse, jusqu'à lar nation
importations considérables et la main-d'œuvre et au;groupe de nations..
abondante a été remplacée en cours de cons^
L'étude de Fethnocentrisme, que ce soit sur
le plan des méthodes employées par les
1. C . LÉVI-STRAUSS, Leçon inaugurale au Collège de
France, p. 47, 1960. sciences de l ' h o m m e o u d u point de vue de

142
L'ethnocentrisme, source et facteur
d'aggravation des conflits

es manifestations concrètes passées et pré- mondiale. Pour couper dans sa racine cette
entes, relève de la recherche sur la paix, nouvelle forme d'ethnocentrisme, il faut
aais ne saurait par elle-même aboutir au, réorganiser la division internationale d u
épassement de l'ethnocentrisme. A l'heure travail, de façon à permettre au Tiers M o n d e
cruelle, une nouvelle division s'amorce, à d'avoir u n rythme de croissance plus satis-
'échelle mondiale, entre le Nord et le Sud. faisant, et ce d'autant plus que les mesures
v. m o n avis, il s'agit d'une fausse conscience de politique intérieure prises en m ê m e temps
•lutôt que d'une division réelle, mais dans par les pays intéressés en vue de leur propre
i dynamique des mouvements sociaux, les développement, seront elles-mêmes plus effi-
ausses consciences peuvent jouer un rôle caces. N o u s rejoignons ici un autre thème
rès actif. Il est donc plus important que majeur de la recherche sur la paix : la coopé-
imais d'aller au fond d u problème et de ration économique internationale en tant que
omprendre que cette fausse conscience re- facteur de consolidation de la paix.
lète un malaise grandissant dans l'économie

143
Ont collaboré à ce numéro

Cenneth E . Bouldîng, Professeur de sciences économiques et directeur de projet à lTnstitut


nstitute of Behavioral Science, de la science du comportement. Président de l'American Economie
Jniversity of Colorado, Association. Ancien codirecteur d u Center for Research o n Conflict
Joulder, Colorado. 80302 Resolution, à l'Université d u Michigan. Ses travaux de recherche
États-Unis d'Amérique) portent essentiellement sur la résolution des conflits, la théorie éco-
nomique, les rapports de l'économie et de l'éthique, ainsi que sur
la théorie générale des systèmes. Il a publié notamment : Economies
of peace (1945), The organizational revolution (1953), Principles of
economic policy (1959), Conflict and defense, a general theory (1962)"
ainsi que Disarmament and the economy (1963), qu'il a fait paraître
conjointement avec Emile Benoît.

jaston Bouthoul, Docteur en droit (es sciences juridiques, politiques et économiques),


nstitut français docteur es lettres (philosophie). Président fondateur (depuis 1945)
le polémologie, de l'Institut français de polémologie. Professeur à l'École des
10, rue Lauriston, hautes études sociales de Paris. Ancien vice-président de l'Institut
15 Paris -16 e international de sociologie. Ancien maître-assistant à la Faculté
¡France) de droit de Paris. Ses recherches portent, depuis 1939, sur les guerres,
considérées c o m m e des phénomènes sociologiques, ainsi que sur
les aspects et les caractères des diverses,sortes de paix. Auteur de
nombreux articles et de plusieurs ouvrages consacrés à ce sujet;
Directeur de la revue Guerres et paix.

G . M . Carstairs, Professeur de psychiatrie à l'École de médecine de l'Université


University Department of d'Edimbourg. Président de la Fédération mondiale pour la santé
Psychiatry, mentale. M e m b r e de la Royal Commission o n Medical Education.
Royal • Edinburgh Hospital, Auteur de Twice born (1957) et de This Island now (1963), ce deuxième
Morningside Park, ouvrage étant l'édition imprimée des a Reith Lectures » diffusées
Edinburgh- 10 en 1962 par la B B C .
(Royaume-Uni)

Alex Comfort, Directeur d u groupe sur la biologie du vieillissement, d u Conseil


Department of Zoology, de la recherche médicale, à University College. C o n n u n o n seule-
University College; ment pour ses travaux scientifiques, mais encore pour ses analyses
London' sociales et pour ses romans, poèmes et essais. Parmi ses œuvres
(Royaume-Uni) scientifiques, o n peut citer : Sex and society (1963), The process of
ageing (1964); Nature and human nature (1966); parmi ses n o m -
breuses œuvres littéraires : Come out to play (roman), Haste to the
wedding (poèmes) et Essays on biology and art.

145
Ont collaboré à ce numéro

Kenneth Donald; Professeur de médecine et doyen de la Faculté de médecine de


Department of Medicine, l'Université d'Edimbourg. Président du? comité-de physiologie d u
The Royal Infirmary, National Coal Board et président du ¡comité de physiologie sous-
Edinburgh 3 mariñe d u Royal Naval Research Committee, d u Conseil de la
(Royaume-Uni) recherche médicale (Royaume-Uni). Ses travaux de recherche
portent essentiellement sur les fonctions circulatoire et respiratoire,
à l'état normal et à l'état pathologique, surtout en ce qui concerne
les effets de l'exercice physique, la réanimation, et la physiologie
de l'organisme soumis à de hautes pressions.

Frank Fraser Darling, Exerce les fonctions de vice-président et de directeur de recherche


Shefford-Woodlands House, à la Conservation Foundation, Washington, D . C . Vice-président
Newbury, de l'Union internationale pour la conservation de la nature et de ses
Berkshire ressources. S'intéresse particulièrement à l'écologie des herbivores.
(Royaume-Uni)- A,effectué des recherches écologiques sur le terrain dans diverses
régions; notamment en Alaska et dans certaines parties de l'Afrique;
Auteur de onze ouvrages sur l'écologie, dont A herd of red deer (1937);
Wild life in.an African territory, (1960), The unity of ecology: (19
et The; larger environments of ecology and conservation, (1967).

Philip. Noel-Baker, M e m b r e du-Parlement. PrixNobel de la paix en 1959. A consacré


16 South Eaton: Place,, de, nombreuses années à la recherche sur les problèmes de la paix
London, S . W . I et, du, désarmement. A suivi, les travaux de la première grande
(Royaume-Uni) * conférence mondiale sur le désarmement : la Conférence de la
Société des,nations à Genève (1932). M e m b r e de deux gouverne-
ments britanniques (1942-1945 et 1945-1951). Auteur de nombreux
ouvrages sur la paix et le désarmement, dont Disarmament (1926),-
The private manufacture of armaments (1932) et The arms race :
a programme for world disarmament (1958).

Anatol Rapoport, Professeur de biologie mathématique à l'Institut de recherches.sur


Mental Health Research la. santé, mentale; A consacré surtout ses recherches à la biologie
Institute, mathématique et à la psychologie mathématique. Également confé-
University of Michigan,. rencier et auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie des
A n n Arbor,, sciences,,les théories et techniques de la solution des conflits, l'in-
Michigan fluence des habitudes de langage sur les types de comportement, et
(États-Unis d'Amérique) la théorie des jeux. Rédacteur en chef de General systems ; rédac-
teur en chef adjoint de Behavioral science, d u Journal, of conflict
resolution et de. ETC. : a review of general semantics. Ses œuvres
comprennent six traités et plusieurs monographies, dont Science
and the goals of man (1950), Fights, games and debates: (I960),
traduit en français sous le.titre Combats, débats et jeux; Strategy
and- conscience (1964) et Games which simulate escalation. and
deterrence (1967).

Bert V . A . Röling, Professeur de droit international et directeur de l'Institut, de polé-


Polemologisch. Instituut,. mologie de l'Université de Groningen. Secrétaire général de,l'Asso-
U b b o EmmiussingeL19,, ciation internationale de recherche sur la paix, qu'il a activement
Groningen contribué à créer, en 1964. A représenté les Pays-Bas en tant que
(Pays-Bas) juge au- Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient
(1946-1948). A fait plusieurs fois partie de la délégation néerlandaise
à 1?Assemblée,générale des Nations Unies (1950-1957); m e m b r e
du Comité spécial de l ' O N U sur la définition de l'agression, ainsi
que d u Comité spécial de l ' O N U sur la juridiction criminelle inter-
nationale (1951-1956). Auteur de International law in an expanded
world (1960) et de De la guerre et de la paix (3e éd., 1967, en néer-
landais).

146
Ont collaboré à ce numéro

Ignacy Sachs, Directeur d u Centre de recherches sur l'économie des pays sous-
École centrale de planification développés, à Varsovie, et membre du presidium du Comité de
et de statistique, recherches sur la paix de l'Académie polonaise dès sciences. Consul-
Al. Niepodleglosci 162,, tant: de l'Unesco pour l'Étude internationale sur les tendances
Varsovie principales de la recherche dans les sciences de l'homme. Auteur
(Pologne) de nombreux ouvrages sur le Tiers M o n d e publiés en Pologne, en
Inde, au Mexique,- en Tchécoslovaquie et au Japon.

C . H . Waddington, Professeur de génétique animale à l'Université d'Edimbourg depuis


Institute of Animal Genetics, 1946. Président de l'Union« internationale des sciences biologiques
University of Edinburgh, (1961-1967); A travaillé' c o m m e généticien et spécialiste de l'em-
West Mains Road, bryologie expérimentale au Zoological Laboratory et au Stran-
Edinburg 9 geways Laboratory de l'Université de Cambridge, jusqu'à la
(Royaume-Uni) deuxième guerre mondiale. S'est consacré à la recherche opération-
nelle pendant la guerre et a été l'un des principaux fondateurs de
cette discipline. Auteur d'une douzaine d'ouvrages sur l'embryo-
logie, la génétique et la philosophie naturelle de la biologie.

Joseph S.~ Weiner, Professeur de physiologie du milieu et directeur du Service de


London School of Hygiene and physiologie du milieu, du Conseil de la recherche médicale, à la
Tropical Medicine, London School of Hygiene, and Tropical Medicine. Organisateur
University of London, de la section « Adaptabilité humaine » du Programme biologique
Keppel Street (Gower Street) international; membre du premier Comité de planification de ce
London, W . C . 1 programme. Ancien président du Royal Anthropological Institute
(Royaume-Uni) et du conseil de l'Ergonomics Research Society. A joué un rôle de
premier plan dans la dénonciation de la supercherie concernant
l'homme dit de Piltdown en faisant paraître un ouvrage intitulé
The Piltdown forgery (1955). A publié de nombreuses communi-
cations, sur la physiologie climatique et sur l'évolution humaine.

147
MINERVA A Review of Science, Learning and Policy
Editor: Edward Shils
Minerva; Ilford House, 133-135 Oxford- Street,
London W . l
Vol. VI, N o . 2¿ Winter 1968
Articles
The situation of the universities in Greece, by George Haniotis,
Research and, development in Czechoslovakia, by J. Nekola and J. Zelinka
A n example of demographic accounting: the school ages, by Richard and Giòvanna. Stone
and Jane Gunton
Universities in Turkey, by* O s m a n Okyar

Reports and documents


Hands off the, universities? by Eric Ashby
Academic, freedom and university autonomy in the economic, social and political context
of East Africa
University autonomy and academic freedom in Ghana
University of Nigeria: an address-by Lt.-Colonel C . O d u m e g w u Ojukwu
The medium of instruction in Indian higher education

Correspondence

Chronicle

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of Minerva IM/22 or §1.25
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