Henry Rousso "L'épuration en France Une Histoire Inachevée." Vingtième Siècle. Revue D'histoire, No. 33, 1992

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L'épuration en France une histoire inachevée

Author(s): Henry Rousso


Source: Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 33 (Jan. - Mar., 1992), pp. 78-105
Published by: Sciences Po University Press
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3770097
Accessed: 25-11-2015 02:11 UTC

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L'EPURATION EN FRANCE
UNE HISTOIRE INACHEVEE
Henry Rousso

Ii est des sujets qui meritent parfois phenomine est aujourd'hui mal connu'.
relecture. Depuis des decennies, de fa- Neanmoins, il n'etait pas inutile de reflechir
rouches polemiques ont eclate periodi- a nouveau aux enjeux de l'epuration et aux
quement sur le bilan de 1'epuration dite fonctions qu'elle a remplies dans l'immediat
o sauvage ». Pourtant, c'est celui de 1'epu- apr&s-guerre,d'autant que l'un des aspects
ration legale qui meritait peut-etre une pourtant les plus &tudies, celui des bilans
reevaluation - a la hausse. Une occasion statistiques, merite aujourd'hui d'etre ree-
de rouvrir un dossier jamais ferme, a la value, les historiens s'etant peut-etre trop
lumiere des epurations qui s'amorcent abrit&sderriere l'ouvrage pionnier de Peter
dans les nouvelles democraties de 1'Eu- Novick, vieux pourtant de vingt-quatre
2
rope de 1'Est. ans2
Cet article, issu a l'origine d'une histoire
comparee des epurations en Europe a la fin
e 8 novembre 1989, le Mur de Berlin de la seconde guerre mondiale3, a une triple
s'ouvre de mani&resoudaine, laissant
la voie libre a une vague d'allegresse
1. Sur l'epuration en France, outre les ouvrages cites ici
generale qui secoue tous les pays du bloc en notes, voir la bibliographie de Claude Levy et Dominique
Veillon, Bulletinde I'lnstitut d'histoiredu tempspresent (IHTP),
sovietique. Un a un, les regimes communistes 4, juin 1981, p. 24-25.
fossiles tombent et, tr&svite, en Roumanie, 2. Peter Novick, The Resistanceversus Vichy: the purge of
collaboratorsin liberatedFrance, Londres, Chatto and Windus,
en Bulgarie, en Tchecoslovaquie, dans l'an- 1968; trad. frangaise: L'epurationfranfaise, 1944-1949, Paris,
cienne Allemagne de l'Est se pose avec acuite Balland, 1985, preface de Jean-Pierre Rioux (nlle ed.: Le Seuil,
1991, coll. o Points >>).Toutes les citations qui suivent se referent
la question de l'< epuration >>,non plus a la a l'dition de 1985.
maniere des purges staliniennes, mais bien 3. Ce projet a ete concu par l'Institut fur Zeitgeschichte,
de Munich et a donne lieu a un ouvrage qui vient d'etre publie
comme une ftape et un enjeu crucial dans en Allemagne (et doit l'etre prochainement aux Etats-Unis, en
l'etablissement de democraties nouvelles, Grande-Bretagne et en Italie): Klaus-Dietmar Henke, Hans
Woller (Hg), PolitischeSduberungin Europa. Die Abrechnungmit
fond&es sur le respect de 1'Etat de droit. Faschismusund Kollaboration nachdem ZweitenWeltkrieg,Munich,
DTV, 1991. L'ouvrage couvre huit pays: Allemagne (zone
Par comparaison retrospective, et parce sovietique comprise) et Autriche, France, Italie, Norvege, Pays-
Bas, Yougoslavie (Croatie) et Hongrie. Je remercie les auteurs
que le present invite parfois a relire l'histoire, et l'editeur de m'avoir permis de publier ici une version
cet evenement considerable est une occasion remaniee et actualisee du chapitre que j'ai consacre a la France,
concu a l'origine comme un texte a vocation comparative et
de rouvrir le dossier de l'epuration frangaise, destine a un public etranger. Cela explique le caractere(( mixte >
qui a suivi la fin de l'Occupation et accom- de cet article, a la fois synthese partielle sur le sujet et analyse
critique fondee sur une nouvelle lecture des sources. Je tiens
pagn& la restauration republicaine. Certes, a remercier egalement Jean Astruc, responsable de la biblio-
la litterature sur le sujet est abondante, et theque de l'IHTP, dont le concours a ete decisif, ainsi que
Jean-Pierre Azema, Denis Peschanski et Jean-Pierre Rioux pour
il serait fallacieux de pretendre que le leurs precieux conseils.

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L'EPURATION EN FRANCE

ambition: offrir une critique interne des a proprement parler fasciste, cette tentative
sources statistiques de l'epuration, notam- de revolution culturelle avait neanmoins de
ment legale; relancer les recherches sur la nombreux points communs avec le fascisme
question en signalant certaines lacunes im- et le nazisme, ce qui aggrava le passif du
portantes1 ; amorcer enfin une reflexion plus regime lorsque les resistants et une grande
large sur le phenomene social, culturel et partie de l'opinion exigerent qu'il reponde
politique que constitue une epuration lors- de ses actes.
qu'elle s'inscrit dans une transition demo- Vichy legitima par ailleurs trois autres
cratique. formes de collaboration, inegales quant a
leur nature, leur ampleur et leurs conse-
o VICHY, FASCISME ET COLLABORATION quences. Quelques dizaines de milliers de
EPURER QUOI ? Francais (c'est peu par rapport a d'autres
Si l'epuration fut difficile a mener, c'est pays) s'engagerent dans une collaboration
active. Qu'une partie notable
parce que les actes qu'elle devait juger et ideologique
des milieux intellectuels prit publiquement,
reprimer etaient d'une double nature: cer-
tains relevaient de la capitulation devant voire bruyamment, position en faveur de ce
l'ennemi ou de la trahison, d'autres de choix <<collaborationnisme» joua un grand role
dans l'imaginaire des Francais de l'epoque.
ideologiques contraires aux principes repu-
blicains et aux valeurs democratiques. Beau- D'ou l'importance accordee apres la guerre
aux proces des intellectuels, dont l'archetype
coup relevaient des deux a la fois.
Le premier vise fut le regime ne de la fut celui de Robert Brasillach. Bien que cette
defaite. Des lete 1940, Vichy s'etait engage collaboration-la fuit marginale, elle a contri-
dans une politique active de <<collaboration bue a durcir les debats autour de l'epuration,
d'Etat >, fruit d'une situation de dependance les engagements intellectuels recelant par
tradition en France une forte charge sym-
quasi totale a l'egard du vainqueur, de
l'illusion que la France pourrait au prix bolique.
d'enormes concessions conserver sa souve- La collaboration economique toucha au
rainete politique et territoriale, et de la contraire une tres large fraction de la societe.
conviction que l'Allemagne allait remporter Difficile a evaluer et meme a definir, elle
ou avait remporte la victoire militaire en inclut aussi bien les entreprises obligees de
travailler dans le cadre de l'economie de
Europe. Elle ne fut ni une simple demission
devant le vainqueur, ni une adhesion aveugle guerre allemande sous peine de disparition,
au nazisme, mais l'affirmation d'une certaine celles qui chercherent des profits eleves im-
conception de 1'<interet national >>et d'un
mediats, ou celles encore qui entam&rentdes
choix strategique dont la consequence fut negociations moyen a terme, persuadees que
un engagement progressif aux cotes des les marches europeens de l'apres-guerre se-
nazis. Des l'origine, elle etait de surcroit raient domines par des groupes allemands.
une garantie de reussite de la <<Revolution Les plus exposes furent les cadres dirigeants
nationale » qui entendait rompre de maniere des grandes entreprises. Si tous les patrons
brutale avec le systeme republicain. Sans etre ne verserent pas dans la collaboration
loin de la -, presque tous furent directement
1. La rfivaluation de l'epuration constitue l'un des themes
confrontes au dilemme. Mais ils ne furent
d'un projet de recherche lance par I'IHTP sur <Justice, pas les seuls, car la notion assez imprecise
repression et persecution en France de la fin des annees 1930 de collaboration economique pouvait
au milieu des annees 1950 s, qui prend la suite du seminaire
de Robert Badinter et Michelle Perrot consacre a ( La prison concerner aussi bien les gros trafiquants du
republicaine > (Paris VII et EHESS). Ce nouveau projet est
dirige par Denis Peschanski et l'auteur de cet article, avec marche noir que les dizaines de milliers de
l'aide de Daniele Lochak (Parix X) et de Mireille Gueissaz travailleurs (hommes et femmes), partis vo-
(CNRS/ministere de la Justice). Cf. Bulletin de 'IHTP, 45,
septembre 1991, p. 5-14. lontairement en Allemagne, avant la Releve

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et le STO, chercher des salaires plus eleves Precisons enfin que ces distinctions entre
ou un emploi qui faisait d6faut en France. les diverses formes de collaboration n'avaient
Motivees par l'interet materiel, presque tou- pas a l'epoque la clarte qu'offre aujourd'hui
jours denu6es de considerations ideolo- le recul. Bien au contraire, l'une des grandes
giques, les diverses formes d'echange et de difficultes de l'epuration fut precisement d'ar-
cooperation economique avec l'ennemi (qui river a cerner et ponderer les differents types
n'etaient pas toutes de la collaboration au de delits et de crimes, dans un contexte plus
sens infamant du terme) ont pose de gros que tendu qui ne facilitait guere une analyse
problemes aux 6purateurs, notamment dans sereine.
le cadre des 6purations professionnelles, car
il fallut faire la part entre la n&cessite eco- o LE CONTEXTE GENERAL
DE LA LIBERATION
nomique et la recherche cynique du profit.
Troisieme categorie, enfin: la collabora- La Liberation fut une phase de transition
tion individuelle. Les d6nonciations furent entre une occupation tres dure et une li-
certes nombreuses. Mais le furent-elles plus beration progressive, entre un statut de
que les actes de resistance individuels ou les puissance vaincue et celui d'une puissance
protections accordees aux persecut&s ? Fu- desormais associee a la victoire finale, entre
rent-elles reellement plus nombreuses que un regime autoritaire et la Republique res-
les d6nonciations qui proliferent en temps tauree. Elle fut un moment exceptionnel o6
de paix, meme si les consequences en etaient, se melerent allegresse, violence populaire et
sous la botte nazie, tragiques ? La reponse angoisse devant un avenir malgre tout in-
reste encore aujourd'hui difficile. Des mil- certain.
lions de Francais (mais pas tous) vecurent Ce contexte tres particulier faisait suite
au quotidien dans la promiscuite avec les au climat general de violence de l'Occupa-
forces d'occupation. Cette situation excep- tion, en particulier a celui de l'hiver 1943-
tionnelle, a laquelle personne n'avait ete 1944 durant lequel les Francais v&curent
- si ce n'est les Francais du Nord dans l'attente et la peur d'une liberation
prepar
et de l'Est qui avaient connu ce sort en longue et meurtriere. La phase la plus dure
1870 et en 1914 , a noue malgre tout des de l'epuration, celle de l'automne 1944, se
liens affectifs, sociaux, culturels. Comme deroula en pleine guerre, alors que diverses
d'autres peuples occupes, les Francaises et armees &trangeres s'affrontaient sur le sol
les Francais, de tous ages et de toutes francais. Placee sous le signe d'une insur-
conditions, n'ont pu echapper, pendant rection nationale, qui fut parfois plus sym-
quatre ans, a la necessite de vivre avec bolique que r6elle, la Liberation prit dans
l'ennemi. Ils ne pouvaient tous rejoindre certaines regions, comme le Sud ou le Centre,
Londres, ni faire silence devant l'Allemand. l'allure de soulivements populaires diriges
D'of les in6vitables compromissions, la- non contre les Allemands mais contre les
chetes, ambiguit6s qui forment l'essentiel des miliciens et autres collaborateurs. Au plan
formes individuelles de la collaboration. Sou- politique, la Liberation entraina une veritable
vent plus visibles et plus concretes a l'echelle course de vitesse entre le GPRF du general
d'une petite ville ou d'un village que les de Gaulle, le Parti communiste et ses or-
engagements politiques radicaux, somme ganisations armees, certains mouvements de
toute peu r6pandus, ces attitudes ont laisse Resistance, notamment le Mouvement de
des rancceurs vivaces. Et leur repression, liberation nationale, sans oublier les Ame-
parfois brutale et injuste, ne fit qu'aggraver ricains, observateurs sinon acteurs du drame.
dans les premieres semaines de la Liberation Dans ce contexte, l'epuration fut un enjeu
les ressentiments et les risques d'une dislo- majeur de legitimite entre communistes et
cation profonde des liens sociaux. non-communistes, entre les r6sistants de l'in-

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L'EPURATION EN FRANCE

terieur et le general de Gaulle, entre les une intensification apres le retour des de-
initiatives locales et les institutions mises en portes, en avril 1945, un choc emotionnel
place par le pouvoir central: les commis- maintes fois decrit, qui conditionna l'at-
saires regionaux de la Republique et les mosphere des proces de Petain et de Laval,
comites departementaux de liberation, les en aout et octobre 1945. Elle se ralentit
CDL, dont beaucoup etaient controles par enfin a partir de 1946. L'epuration fut aussi
le Parti communiste . Ce climat de violence inegale dans l'espace, du fait de la grande
resultait de la conjoncture mais s'inscrivait diversite des situations geographiques. Son
aussi dans une vieille tradition historique: ampleur, son intensite, la part respective de
celle d'une situation de type revolutionnaire, l'epuration < extra-judiciaire ) et legale,
dont certains attendaient l'issue avec ferveur varierent suivant la presence ou non de
et que d'autres au contraire redoutaient. maquis, de points de passage des armees
La peur de l'avenir et les angoisses quo- alliees, de l'importance des persecutions et
tidiennes de la population ont egalement massacres subis durant l'Occupation, du cha-
marque cette periode. Elles resultaient risme de tel dirigeant local de la Resistance,
d'abord et avant tout de la persistance des du poids ou de la faiblesse de tel commissaire
penuries economiques et des restrictions ali- de la Republique: on sait par exemple que
mentaires, spontanement associees, dans les executions non legales furent sans surprise
l'opinion des Francais, a la presence de plus nombreuses dans les zones de maquis,
l'occupant. Or, en 1944-1945, la situation mais qu'en revanche les executions legales
economique etait desastreuse et les grandes y furent moins importantes, comme si les
villes connaissaient des difficultes d'appro- premieres non seulement avaient servi d'exu-
visionnement plus graves que pendant l'Oc- toire populaire mais avaient aussi purge une
cupation. Et les rancceurs liees a ces partie des dossiers les plus lourds.
difficultes materielles se traduisirent par la
recherche de responsables, aggravant parfois L'EPURATION < SAUVAGE )
le ressentiment populaire a l'egard des col- OU (( EXTRA-JUDICIAIRE ,,
laborateurs (reels ou non).
Depuis 1944, cet aspect de l'epuration a
Enfin, avant toute interpretation, il faut donne lieu a de tres violentes controverses.
garder en memoire le caractere differencie De nombreux auteurs, notamment a l'ex-
de l'epuration dans le temps et dans l'espace.
treme droite, ont pretendu que l'epuration
Celle-ci fut indissociable de l'evolution ra-
<<sauvage > ou <<sommaire > avait fait plus
pide des evenements et ne fut pas de meme de < 100 000 morts > en quelques semaines,
nature lorsqu'elle se deroula dans la phase
soit un v6ritable bain de sang, comparable,
des combats de la Liberation, du printemps
meme pire que l'action des nazis et des
a l'automne 1944, ou apres, lors de la
collaborateurs, et dont les communistes au-
restauration definitive de l'autorite de l'Etat
raient ete les principaux responsables2. Cette
et du pouvoir central. Elle connut en outre
estimation fut avancee pour la premiere fois
1. Sur ces questions, largement etudiees, cf. entre autres: des novembre 1944 par Adrien Tixier, mi-
Comite d'histoire de la deuxieme guerre mondiale, La Liberation nistre de l'Interieur du GPRF et socialiste
de la France, Paris, Editions du CNRS, 1976; Charles-Louis
Foulon, Le pouvoiren provincea la Liberation,Paris, Presses de anticommuniste. Un journaliste americain
la Fondation nationale des sciences politiques, 1975; Jean-
Pierre Rioux, <L'epuration en France (1944-1945) >, L'Histoire, pretendit, lui, sur la foi de soi-disant sources
5, octobre 1978, et son ouvrage, La France de la Quatrieme militaires francaises officieuses, que les exe-
Republique,tome 1, L'ardeuret la necessite1944-1952, Paris, Le
Seuil, 1980. Voir, enfin, l'enquete recente de 1'IHTP: <(Les
pouvoirs en France a la Liberation >, colloque de Sevres, 13- 2. Voir, par exemple, les premiers numiros de Rivarol ou
14 decembre 1989, dont les actes sont a paraitre prochainement, des Ecrits de Paris, des 1947, et par la suite: <L'Epuration >,
sous la direction de Philippe Buton; et enfin, de ce dernier, n° special de Defense de lOccident, 39-40, janvier-fevrier 1957,
Le Parti communistefran;aisa la Liberation.Strategieet implantation, ou encore Le Livre noir de l'Epuration, publie par les Lectures
These de doctorat, Universite Paris I, 1988, 2 vol. franfaises d'Henry Coston, septembre 1964.

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cutions sommaires se montaient a 50 000 nombre de personnes tuees hors de toute


pour la seule zone mediterraneenne . Aucun instance legale dans ces 84 departements se
de ces auteurs, y compris le ministre Tixier, monte a environ 8 100 personnes4.
ne disposait pourtant de chiffres fiables et Par ailleurs, il est possible d'avoir une
controles. En 1948, puis en 1952, le gou- repartition precise dans le temps de ces
vernement publia deux enquetes fondees sur executions. Pour les 76 departements etudies
des sources prefectorales qui toutes deux par Marcel Baudot, on possede les chiffres
donnaient des chiffres tournant autour de suivants
10 000 executions <extra-judiciaires)), dont
plus de la moitie avaient eu lieu avant la Avant le 6 juin 1944 ................. 2 004
Liberation. C'est ce dernier chiffre qui fut Du 6 juin a la liberationdu departement
souvent repris par le general de Gaulle, (aoft-novembre1944) ................ 4025
notamment dans ses Memoires de guerre. Apres la liberation du departement 1 259
En 1959, Robert Aron prit, lui, le parti de Date indeterminee.................... 18
couper la poire en deux, avancant le chiffre Total ................................ 7 306
de 30 000 a 40 000 executions sommaires,
sur la base de documents officiels non fiables On peut y ajouter le detail des chiffres
qui comptabilisaient avec les epures les vic- (non publies et non pris en compte dans le
times des...nazis2. total partiel qui precede) concernant
Dans les annees 1950, le Comite d'histoire 3 departements ou la repression extra-judi-
de la deuxieme guerre mondiale (CHGM) ciaire a ete particulierement severe, et qui
langait une vaste enquete sur le bilan phy- confirme cette disparite chronologique6 (ta-
sique de l'epuration (judiciaire et extra-ju- bleau page suivante).
diciaire), d&partement par departement, Meme s'il faut rester prudent quant a la
fondee sur de multiples sources: rapports fiabilite absolue de cette enquete, il n'en
de police, de gendarmerie, registres d'etat reste pas moins que ce travail de longue
civil, temoignages, etc. Elle offre des resultats haleine, entrepris sur le terrain, etaye les
d'ensemble pour 87 departements (sur ordres de grandeur des enquetes officielles
90 departements metropolitains), et des sta-
tistiques de repression extra-judiciaire pour Atlantique, le Lot-et-Garonne et l'Oise. Pour de plus amples
84 d'entre eux . Selon cette enquete, le renseignements, voir: CHGM, <Statistique de la repression a
la Liberation >>,Bulletinspecial,juillet 1967, 13 p. ; Marcel Baudot,
<(La Resistance francaise face aux problemes de r6pression et
d'epuration >, Revue d'histoirede la deuxiemeguerre mondiale,8,
1. Donald B. Robinson, ( Blood bath in France ), American janvier 1971, p. 23-47, ainsi que < La r6pression de la colla-
Mercury,avril 1946, cite par Peter Novick, op. cit., p. 318-319. boration et l'epuration politique, administrative et econo-
2. Robert Aron, Histoire de la Liberationde la France,juin mique >, dans La Liberationde la France, op. cit. p. 759-783, et
1944-mai 1945, Paris, Fayard, 1959. son article cite dans le Bulletin de I'IHTP, qui comporte
3. Cette enquete, realisee par les correspondants depar- malheureusement quelques erreurs et imprecisions. Enfin, il
tementaux du Comite d'histoire de la deuxieme guerre mondiale faut signaler qu'Henri Amouroux pr6sente dans son dernier
(CHGM), avant son integration a I'IHTP, et coordonnee par tome de La grandehistoiredes Franfais sous' Occupation(tome 9,
Marcel Baudot, concerne l'ensemble de l'epuration. Elle s'est Paris, Laffont, 1991) une etude comparative des differentes
deroulee en deux etapes: une premiere serie de resultats sources concernant l'6puration extra-judiciaire,parmi lesquelles
concernant 50 departements a ete publiee dans le Bulletin du l'enquete du CHGM.
CHGM, de 1969 a 1980; une seconde serie, traitant de 26 4. Ce bilan concerne done l'ensemble du territoire a
autres departements et donnant la mise a jour de deux depar- l'exception des departements suivants: H6rault, Landes, Loiret,
tements deja etudies (la Seine et le Var), a ete publiee par ainsi que Loire-Atlantique, Lot-et-Garonne et Oise. Il reprend
Marcel Baudot, <<L'puration : bilan chiffre >, Bulletinde I'IHTP, le total de Marcel Baudot de ( 7 306 > executions (Bulletinde
25, septembre 1986, p. 37-53, une mise au point qui offre par l'IHTP, cite, p. 52), qui couvre 76 dfpartements, total auquel
ailleurs une synthese partielle de l'enquete. En outre, ont ete ajoutees les statistiques non publiees de 8 departements.
11 departements ont fait l'objet d'une etude dont les resultats 5. Marcel Baudot, «<L'puration: bilan chiffr6>>,art. cite,
n'ont pas ete publics mais sont disponibles a la bibliothique p. 52. Precisons une fois pour toutes que les indications a
de I'IHTP; pour seulement 8 d'entre eux, il a ete possible l'unite pres n'ont aucune valeur absolue (la marge d'erreur
d'etablir des statistiques d'executions extra-judiciaires, n'etant jamais negligeable) mais qu'elles sont reprises ici afin
3 departements n'offrant pas d'indications fiables : 1'Herault, les que le lecteur puisse comparer aisement les chiffres avances ici
Landes et le Loiret. D'ou le total de 84 departements retenu et ceux publics par d'autres auteurs.
ici (50 + 26 + 8). Les 3 departements qui n'ont fait l'objet 6. Archives de I'IHTP. Ces 3 departements font partie des
d'aucune etude dans le cadre de cette enquete sont: la Loire- 11 departements dont les resultats n'ont pas ete publies.

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Haute-

Pas-de- S Haute-
Savoie
Calais Vienne

Avant le 6 juin ..................................... 46 185 30


Du 6 juin a la liberation............................. 93 191
Apres la liberation .................................. 34 67 20
Date indeterminee ................................... 9
Total .............................................. 173 252 250

de 1948 et 1952, et montre, par ailleurs, que 1'<intelligence avec l'ennemi»>; 76 d'entre
20 a 30 % des executions extra-judiciaires eux furent executes le 23 aout 1944, quelques
ont ete commises avant le 6 juin 1944, 50 a jours apres la liberation de la Hause-Savoie.
60 % d'entre elles entre le 6 juin et la date I1 s'agit la sans conteste d'executions extra-
de la liberation du departement, et 15 a judiciaires puisque ces <<cours martiales )
25 %, apris. etaient des }uridictions d'exception. Mais,
I1 est en effet capital de souligner que d'une part, ces assassinats repondaient a ceux
plus de 80 % des executions dites <som- commis le 26 mars 1944 au plateau des
maires > ont ete perpetrees pour partie en Glieres ou la Milice avait participe avec la
pleine occupation, pour l'essentiel au mo- Wehrmacht a l'elimination d'un maquis d'en-
ment des combats de la Liberation. Autre- viron 450 r6sistants dont un tiers fut tue au
ment dit, l'idee d'une <<6puration sauvage > combat et un autre tiers deport& apres
de grande ampleur se deroulant dans le meme d'ignobles tortures. D'autre part, il est pro-
temps qu'une 6puration legale qui n'aurait bable que s'ils avaient ete juges par des
pu ou n'aurait voulu l'empecher n'est pas instances formellement legales, bon nombre
conforme a la realite, sauf pour un ou deux des miliciens executes au Grand-Bornand
milliers d'executions. l'auraient 6et de toute fagon, vu les charges
Deuxieme remarque: selon cette enquete, qui pesaient sur eux. En effet, le GPRF et
une bonne partie des victimes sont des le general de Gaulle avaient ete tres clairs
gendarmes, des policiers, des auxiliaires des sur le sort qui attendait les miliciens et tous
nazis, contre qui les resistants avaient entame ceux qui etaient captures les armes a la main
une campagne d'attentats des 1943. A titre dans des combats contre des r6sistants.
d'exemple, l'assassinat de Philippe Henriot, D'une facon generale, et selon les resultats
le 28 juin 1944, pourrait etre qualifie de l'enquete du CHGM, sur les 8 000 a
d'< execution sommaire >>,alors qu'il s'est 9 000 executions extra-judiciaires,environ un
agi d'un acte de guerre (ou de guerilla) millier furent commisent apres des jugements
manifeste. Sont comprises egalement parmi de ce type, soit par des <cours martiales »,
ces executions celles commises par des soit par des <<tribunaux militaires d'ur-
<cours martiales > compos&es de FFI ou de gence », plus ou moins toleres par les au-
FTP agissant sur le terrain, apres un < ju- torit&sdu GPRF et par les commissaires de
gement > sans fondement legal au sens strict la Republique qui le representaient.
du terme. Le cas le plus celebre est celui On a pu aussi noter une recrudescence
du Grand-Bornand, pres du lac d'Annecy, d'executions sommaires (dans ce cas, le terme
oui 97 miliciens accus&s d'« avoir porte les se justifie) lorsque les instances legales &taient
armes contre la France>>furent juges par trop lentes a se mettre en place, trop cle-
une cour martiale improvisee, se fondant sur mentes, ou bien encore lorsque les
l'article 75 du code penal (cf. infra)reprimant condamnes a mort avaient beneficie d'une

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mesure de grace. La ou la repression legale Le cas des <femmes tondues»


fonctionna rapidement, la repression extra- L'un des episodes les plus dramatiques
judiciaire fut limitee; la ou la premiere fut de cette epuration extra-judiciaire fut celui
lente, la seconde fut plus importante. En ce des <<femmes tondues >>.On n'en connait ni
sens, cette 6puration dite <<sauvage >>ne se
l'ampleur exacte, ni les origines precises. On
comprend que dans le prolongement et l'ag- salt que cette pratique fut utilisee des 1943,
gravation des affrontements internes. Elle sans doute meme avant, et reprise a grande
est la suite dramatique mais logique de la echelle dans les premiers mois de la Libe-
<guerre franco-francaise>>qui a dechire le ration. Furent visees aussi bien des prosti-
pays a partir de juin 1940, et a v&ritablement tuees que des femmes ayant eu simplement
eclate en 1943-1944. Daniel Mayer rappelait des liaisons sentimentales avec des soldats
deja en 1952, lors des debats sur l'amnistie, allemands, ou encore des femmes ayant col-
que ces executions avaient ete commises labore avec les nazis ou d6nonce des resis-
<pendant la periode ou l'insurrection natio-
tants, au meme titre que des hommes. Cette
nale etait le devoir de chaque citoyen contre mise au pilori s'est pratiqu6e sur l'ensemble
l'ennemi commun >>».Et cet ennemi, pour du territoire: on a releve des cas dans la
les r6sistants, etait a la fois allemand et
Meuse, les Bouches-du-Rhone, a Paris, dans
francais. le Nord, en Gironde, en Savoie, en Bretagne,
Enfn, derniere remarque, ces executions etc. 3. La plupart du temps, il s'agissait d'une
resultent du profond d6sordre qui a precede vindicte populaire spontanee et souvent in-
et suivi la liberation progressive du territoire. contr6ole. Mais, parfois, la <tonte >>fut or-
Dans les executions sommaires fgurent sans
ganisee avec le concours des autorites legales.
conteste des victimes innocentes, des colla-
Jacques Bounin, ancien commissaire de la
borateurs mineurs, ou des victimes d'indi- a Montpellier, raconte par
Republique
vidus qui n'avaient rien a voir avec la
exemple dans ses Memoires comment, lors
Resistance. Certains r6sistants ont d'ailleurs d'une r6union avec les FFI destinee a bien
ete executes par leurs chefs pour cause de
preciser ses prerogatives de representant de
pillage, de viol, ou de crimes de guerre: les l'Etat, il prit de lui-meme l'initiative, sans
FFI-FTP etaient, a l'egal d'une armee, places le moindre itat d'ame et comme une mesure
sous les ordres d'un gouvernement (tout de simple police: < On propose: " les
provisoire fft-il), et leurs cadres chercherent femmes qui ont couche avec les Allemands
a limiter, du moins a controler, les exactions seront conduites au service de la prostitu-
de toute nature. L'enjeu majeur, au detriment
tion; elles seront tondues et mises en carte
des reflexes de vengeance, etait bien le re-
apres avoir subi un examen venerien " 4.
tablissement de l'ordre et la credibilit&des En fait, il semble bien que les femmes
resistants aupres de la population. Quelques-
tondues, quels qu'aient ete leurs <<crimes )
uns (peut-etre un millier), vrais ou faux,
reels, ont 6et souvent assimilees a des pros-
furent juges entre 1944 et 1953 pour avoir
tituees, d'o6 l'usage traditionnel de la tonte
perpetre des crimes sous couvert de la Re- des cheveux qui avait de pretendus motifs
sistance. Certains furent meme ex&cutss2.
prophylactiques . Et cette violence speci-
fique, qui touchait les femmes dans leur
corps et visait explicitement leur diff&rence
sexuelle (les collaborateurs hommes furent

1. Journal officiel, Debats parlementaires, Assemblee natio- 3. Sophie Bernard, Le discours sur lesr tondues ), Memoire
nale, seance du 21 octobre 1952, p. 4253. de maitrise, Universite de Provence, 1988, 145 p.
2. Cf. M. Baudot, <<La repression de la collaboration... >, 4. Jacques Bounin, Beaucoup d'imprudences, Paris, Stock,
cite, p. 762 et Henry Rousso, Le sondrome de IVichy de 1944 a 1974, p. 155-156.
nos jours, Paris, Le Seuil, 1990, p. 47 (coll. ( Points o). 5. S. Bernard, op. cit., p. 32.

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L'EPURATION EN FRANCE

parfois battus ou humilies, mais jamais en tantes - des actes prives - une relation
tant qu'etres de sexe masculin), remonte a amoureuse2. C'&taitla une maniere d'exor-
une tradition ancestrale, celle de la femme ciser le fait que la plupart des Francais (des
adultere jadis exposee et promenee dans les deux sexes), dans leur vie publique comme
rues de la ville, souvent sur un cheval ou priv&e, avaient ete obliges eux aussi, en
sur un ane1. cotoyant l'ennemi au quotidien, de <<trom-
L'&pisode honteux des femmes tondues per > et de <<trahir > la nation par les gestes
souligne la fonction d'exutoire de l'epura- les plus anodins.
tion. Fait significatif et releve par de nom-
breux temoignages: les scenes de tontes o L'EPURATION JUDICIAIRE
eurent souvent pour consequence de faire
Les fondements politiques et juridiques
baisser la tension au plan local et de diminuer
le caractere sanglant de l'epuration des pre- Les d6bats sur l'epuration, sur ses fon-
mieres semaines. De meme, rares furent les dements juridiques, sur sa justification po-
femmes qui furent executees apres avoir subi litique ou sociale, sur sa legitimite,
l'humiliation publique de la tonte. Mais commencerent des 1941 et se concretiserent
contrairement a certaines legendes, il y eut en 1943, a Alger, siege du Comite francais
bien des femmes execut&es: dans l'enquete de liberation nationale depuis le 3 juin 1943.
du CHGM, on a releve des cas dans le Pierre Pucheu, ancien secretaire d'Etat a
Morbihan ou dans les Ardennes. Il faut l'Interieur de Vichy, y fut execut&le 20 mars
noter egalement que cette repression de type 1944, apres proces. Il est traditionnellement
sexuel eclatait au moment meme oI le statut considere comme le premier Francais a avoir
de la femme dans la societe francaise entrait iet epure sur des bases legales.
dans une phase de metamorphose, notam- Les principes qui furent retenus repon-
ment par l'octroi, en octobre 1944, du droit daient d'abord a la necessite de punir les
de vote. responsables de l'arrestation, de la mort, de
A la difference des collaborateurs de sexe la d6portation de tres nombreux Francais,
masculin ou des hommes ayant eu des re- resistants ou non. Dans la meme logique,
lations amoureuses avec des Allemandes (ou cette epuration devait donner des garanties
des Allemands), les femmes furent symbo- sur l'avenir, en 6liminant des postes de
liquement accusees d'avoir <trompe »>la na- responsabilit6 ceux qui avaient servi le re-
tion et de l'avoir < souillee >> travers leur gime de Vichy, qu'ils aient ou non collabor&
avec l'occupant. Cette necessite etait d'autant
propre corps comme si celui-ci appartenait
a la collectivite. C'est ce qu'exprime a sa plus aigue que tous les r6sistants savaient
maniere Arletty, devant ses epurateurs qui que l'opinion exigerait des sanctions severes,
lui reprochaient sa liaison avec un officier au moins au debut. Ils furent tres tot
allemand: <<Mon coeur est a la France, mais conscients que l'Fpuration allait constituer
mon c... est a moi »).Cette violence specifique un test politique decisif, d'oi les divergences
et discriminatoire avait valeur d'expiation sur le fond et sur la forme : les communistes
collective. Elle semblait dire que seules les et leurs compagnons de route furent parti-
femmes, et dans le registre sexuel, n'avaient sans d'une 6puration radicale, aux accents
revolutionnaires de justice sociale; les gaul-
pas le droit de voir distingues les actes
publics - la collaboration venale ou eco- listes, les d6mocrates chretiens et une partie
des socialistes d6fendaient l'idee que l'epu-
nomique des prostituees ou la collaboration
ration devait absolument s'inscrire dans le
id&ologique de denonciatrices ou de mili-
1. Cf. Jean-Marie Guillon, <<La Liberation du Var: re- 2. Lucia Reggiani, Les tondues. Cortegesde barbarie a la
sistance et nouveaux pouvoirs >, Cahiers de I'IHTP, 15, juin Liberation(1944), 1988, 12 p. (dactyl.), bibliotheque de I'IHTP:
1990, p. 13. RF 517.

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cadre de la restauration de la R6publique et de ce pays. Elle est faite, cette ame, de ce long
de l'Etat de droit. L'un des problemes les heritage d'humanisme chretien, de cette croyance
plus epineux fut d'eviter en ce sens la que nous avons tous en un droit naturel qui
domine les hommes, les families, les gouverne-
promulgation de lois retroactives et l'ins-
tallation de juridictions exceptionnelles, ments, les nations, les Etats et qui discerne pour
tous ... le mal et le bien, l'honneur... Elle est
l'epuration legale devant au contraire em- faite de cette croyance fondamentale a la primaute
pecher, ou du moins limiter, les reglements de l'homme ... sur les institutions sociales, a la
de compte sommaires. Enfin, cette epuration
primaut6 de l'homme sur l'Etat lui-meme car,
devait etre guidee par des principes de justice dans notre conception francaise, c'est l'Etat qui
et non un sentiment de revanche politique, est au service de l'homme et non pas l'homme
le < delit d'opinion>> etant contraire au va- qui est au service de l'Etat. Elle est faite, cette
leurs republicaines qu'il s'agissait precise- tradition francaise, cette vocation francaise, de
ment de retablir. Ces principes, difficiles a cette foi, qui nous anime tous, faite des qualites
concilier, devaient de surcroit rencontrer des fondamentales des hommes de toutes les couleurs,
ecueils techniques : le Code penal en vigueur de toutes les races, de toutes les nations et de
avant 1940 n'avait pas reellement prevu les toutes les croyances, de tous les territoires et de
situations d'une occupation etrangere et tous les horizons. Elle est faite, cette vocation,
celles d'une guerre civile; les magistrats qui de ce sens de l'universel ... Or, voila que l'ac-
avaient ete obliges de preter serment au chef ceptation de la politique de collaboration condui-
de l'< Etat francais > n'etaient pas d'une salt a oublier toutes ces valeurs ... C'6tait la
trahison de la France dans l'essentiel de sa vigueur.
surete a toute 6preuve; et le facteur temps
Ce que (les collaborateurs) ont fait, ce n'est pas
pesait lourdement, car attendre la fin des une erreur politique, ce n'est pas une faute
hostilites et le retour a la normale etait hors
politique, c'est le reniement des raisons meme
de question. d'exister de notre pays, et c'est cela le crime
Les collaborateurs furent d'abord juges prevu par l'article 75 du Code penal >>.
comme des traitres a la patrie avant de l'etre
comme des partisans du fascisme ou du Sans ambiguite donc, l'epuration se pro-
nazisme. Ce qui n'alla pas sans poser de clamait comme une reponse a la barbarie et
au systeme totalitaire nazi. Elle etait l'oc-
problemes, car l'Occupation avait une di-
mension ideologique tres differente de l'ac- casion de reaffirmer les valeurs fondatrices
de la Republique et de renouer avec une
ception traditionnelle d'une guerre patrio-
tique: meme si certains crimes commis par conception de la nation, ancree dans la
les collaborateurs n'incitaient a aucun etat tradition de 1789.
d'ame, le fait que deux conceptions (au Deux modifications majeures et une in-
moins...) de la legitimite et de '<<interet novation furent apportees aux lois en vigueur
national >>se soient affrontees pendant quatre datant d'avant guerre2. La repression penale
ans donnait a l'epuration le caractere d'une eut pour fondement les articles 75 a 86 du
repression politique. A de nombreuses re- Code penal, dont certains avaient ete ren-
prises, le nouveau pouvoir precisa le sens forces in extremis en 1939, a la veille du
etendu donne a la notion de <<trahison >>. conflit. Ces articles reprimaient les actes
Les collaborateurs avaient non seulement < nuisibles a la defense nationale >,
trahi la France en tant qu'Etat souverain intelligence avec l'ennemi > et 1'<<
1'<< atteinte
en collaborant avec l'ennemi, mais ils
l'avaient trahi <dans son ame », selon l'ex- 1. Pierre-Henri Teitgen, Les Cours de Justice. Conferencedu
5avril 1946, Paris, Le Mail, 1946, p. 16.
pression de Pierre-Henri Teitgen, alors garde 2. Sur les fondements juridiques de 1'epuration, voir
des Sceaux: P. Novick, op. cit., p. 229 et suiv. On lui preferera cependant
I'analyse extremement detaillee que l'on trouve dans Emile
Garcon (dir.), Codepenal annote,Nouvelle edition par Rousselet,
<La France,c'est surtout, c'est d'abord,une Patin et Ancel, Paris, Sirey, 1952, tome 1, Articles 1 a 294,
p. 244-414, une source signalee par P. Novick et d'autres mais
tradition,une culture,une vocationqui fait l'ame dont on n'a pas toujours tire le meilleur profit.

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a la surete exterieure de l'Etat >. Mais, pre- Les structures judiciaires


miere modification, furent alors inclus dans I1 fut difficile toutefois d'echapper a l'ins-
ces crimes les actes de delation qui avaient tauration de juridictions speciales. Quatre
cause de nombreuses victimes dans les rangs
types de tribunaux eurent ainsi en charge
de la Resistance, et les actes commis envers
l'epuration judiciaire.
les allies de la <<France en guerre », c'est-a- 1. Les <<cours de justice ), juridictions
dire les Americains, les Anglais et les So- nouvelles instaurees par l'ordonnance du
vietiques, ce qui permettait de reprimer par 26 juin 1944, furent creees par la volonte
exemple les engages volontaires de la LVF du general de Gaulle afin d'eviter que les
ou de la Waffen SS, partis se battre a l'Est. dossiers de collaboration ne soient confies
Cette modification reposait en fait sur une aux seuls tribunaux militaires. Elles etaient
decision essentielle: la non-reconnaissance
composees, sur le modele des cours d'assises,
de l'armistice et la designation par le GPRF d'un magistrat et de quatre jures choisis par
des diff6rents gouvernements qui avaient les CDL parmi des citoyens qui avaient fait
siege en m6tropole entre le 16 juin 1940 et <la preuve de leurs sentiments nationaux ».
le 25 aouit 1944 (donc pas seulement ceux Ce fut l'un des aspects les plus critiques car
du < regime de Vichy»>) comme des <au- ces jures r6sistants lorsqu'ils avaient reel-
torites de facto ) et non des gouvernements lement appartenu a des organisations de
legaux. En principe, les fonctionnaires et resistance -pouvaient apparaitre comme a
ministres qui ne s'&taientrendus coupables la fois juges et parties. Bien qu'exception-
ni de zile, ni d'initiatives personnelles, ni a nelles, les cours de justice, jugeant en prin-
fortiori des crimes prevus par l'article 75,
cipe comme les cours d'assises <au nom du
ne devaient pas etre poursuivis au plan penal.
peuple francais ), etaient supposees etre de-
Neanmoins, deuxieme modification, ils ne positaires d'une legitimite plus forte que
pourraient etre garantis de l'immunite des celle des juridictions militaires. Sur plusieurs
fonctionnaires executant des ordres.
points, les regles de procedure s'ecartaient
La principale innovation juridique dans du droit commun: les adjoints du commis-
ce dispositif legal fut l'instauration par l'or- saire du gouvernement (le minist&republic)
donnance du 26 aouit 1944 d'une peine de
pouvaient etre choisis hors du cadre des
ddegradation nationale ) pour ceux qui
magistrats, notamment parmi des avoues ou
s'etaient rendus coupables d'<<indignite na- des avocats; les magistrats instructeurs
tionale ). I1 ne s'agissait pas d'un <crime » n'etaient pas tenus de suivre toutes les pres-
au sens legal, mais d'un <<etat ) dans lequel
criptions imperatives en matiere d'instruc-
le citoyen, en participant aux activit6s du tion (loi du 8 decembre 1897), <<une grave
regime et de ses organisations, en adh&rant atteinte aux principes qui sauvegardent les
aux partis de la collaboration ou en ecrivant droits de la defense », selon les commenta-
dans la presse controlee par les Allemands, teurs du Code penal de 19521; plus im-
s'etait de lui-meme exclu de la nation. Cette
portant encore, l'ordonnance de non-lieu ou
peine pr&voyaitnotamment la privation des celle de renvoi devant une juridiction n'etait
droits civiques (interdiction de voter ou
pas du ressort d'un magistrat du siege, le
d'etre elu). Elle toucha tous ceux qui furent juge d'instruction, dont les decisions ont un
condamnes a des peines penales, les parle- caract&rejuridictionnel, mais du commissaire
mentaires qui avaient vote les pleins pouvoirs du gouvernement, dont certaines decisions,
a Petain et tous les ministres et secretaires comme le non-lieu, pouvaient ne pas avoir
generaux qui l'avaient servi. un caract&re d&finitif, donc beneficier de
1. Sur les regles inhabituelles de procedure, voir le Code
penalannote,op. cit., p. 271 et suiv., et notamment les paragraphes
195 a 200.

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l'autorit6 de la chose jugee. Une des grandes les <<cours martiales > legales qui eurent en
nouveautes fut encore la presence de femmes charge certains dossiers d'epuration dans les
parmi les jures. Enfin, les cours de justice zones de combat ou a forte concentration
prononcaient toutes les peines des cours de maquis. Dans les faits, il est souvent tres
d'assises (peine de mort, travaux forces, difficile de distinguer les cours martiales
reclusion criminelle, prison), ainsi que des <<improvisees ou encore les < tribunaux
peines de <<degradation nationale », soit de militaires d'urgence », dont on considere
faCon systematique dans le cas d'une peine qu'ils ont eu tous deux une activite de type
de mort ou de prison, soit a titre principal, <extra-judiciaire », des juridictions militaires
c'est-a-dire a l'exclusion de toute autre peine. legales. Dans la situation de l'automne 1944,
Dans ce cas, les cours de justice remplissaient la definition de l'autorite militaire comme
en fait le role des chambres civiques. Elles de l'autorite politique apparaissait dans cer-
furent supprimees par une loi du 29 juillet tains cas extremement floue, un point sur
1949, mais siegerent jusqu'au 31 janvier lequel on reviendra1.
1951. Apres cette date, les dossiers furent 4. Enfin, une ordonnance du 18 novem-
transferes aux tribunaux militaires perma- bre 1944 instaura une Haute-Cour de justice
nents. composee de 3 magistrats et de 24 jures
2. Les <<chambres civiques », instaurees choisis par les parlementaires de l'Assemblee
par l'ordonnance du 28 aout 1944 et ratta- consultative d'Alger, au sein de deux listes:
chees aux precedentes, avaient pour fonction l'une composee de 50 parlementaires qui
de juger de 1'< indignite nationale » et siegeaient au 1"rseptembre 1939 - l'ex-
n'avaient le choix qu'entre deux jugements: clusion bien sur de ceux qui avaient vote
l'acquittement ou la <<degradation natio- par la suite les pleins pouvoirs a Petain
nale ), a vie ou a terme, peine qui pouvait et l'autre de personnalites de la Resistance
toutefois etre immediatement suspendue ou proches d'elles.
pour <faits de resistance >. Les chambres Au total, ce dispositif avait partiellement
civiques furent supprimees le 31 decembre atteint son objectif: 6viter, au moins dans
1949. les formes sinon dans les faits, que l'epu-
3. Les tribunaux militaires eurent egale- ration legale n'apparaisse comme une re-
ment en charge une partie importante des vanche politique. Sans prejuger du bilan
dossiers de collaboration, notamment au tout effectif, et en laissant un instant de cote les
debut, avant la mise en place des cours de farouches debats franco-franaais, on peut
justice. Nombre de dossiers relevaient de la citer le jugement d'un observateur itranger.
justice militaire dans la mesure ou, officiel- Charge par le Haut-Commandement allie de
lement, la France n'avait jamais cesse d'etre faire une enquete sur l'epuration en France
en guerre, et dans la mesure ofu beaucoup afin de voir si on pouvait s'en inspirer pour
de collaborateurs avaient ete captures apres epurer les fascistes italiens, le major ameri-
des combats avec le FFI. En outre, les cain Palmieri, apres une mission conduite
tribunaux militaires, restructures apres la entre le 26 decembre 1944 et le 22 janvier
Liberation, furent charges de liquider les 1945, donc au tout debut, concluait positi-
derniers cas de collaboration apres la dis-
solution des cours de justice. Enfin, ils furent 1. P. Novick explique que les <cours martiales) depen-
charges de la repression des crimes de guerre daient des commissaires de la Republique, tandis que les
tribunaux militaires dependaient de I'armee (op. cit., p. 138,
commis par les forces occupantes et jugerent note 27). Cette distinction semble cependant trop formelle eu
des milliers de ressortissants allemands et egard, primo, a la situation des premieres semaines de la
Liberation, alors que les pouvoirs se chevauchent et s'enche-
quelques italiens, autrichiens, polonais, hon- vetrent, et secundo, parce que les termes utilises alors pour
grois, etc. designer certaines instances appelees a juger n'ont pas la
prccision du temps de paix. C'est d'ailleurs un des points qui
Aux tribunaux militaires, il faut ajouter appelle aujourd'hui des recherches plus fines.

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Tableau 1. Le bilan de la Haute-courdejustice

Morts avant jugement .................................................................. 8


N on-lieu ............................................................................... 42
A cquittements .......................................................................... 3

Degradation nationale (peine principale) .................................................. 15


- effectives ................................... ................... ....... 8
- suspendues pour <<faits de resistance > .................................... 7
Prison . . .. . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . .. 14
a vie ................................................................... 1
- terme ...................................... ................. 10
a terme par contumace ........................................ ....... 3
Travaux forces ......................................................................... 8
a perpetuite ........................................................ ..... 1
a perpetuite par contumace ............................................. 1
a terme ......................................................... ........ 5
a terme par contumace ............... ........................... 1
Peines de mort ......................................................................... 18
-execut&es (Laval, Darnand, de Brinon) .................................... 3
- commuees 5
(dont Petain) .................................................
-par contumace .......................................................... 10
Total .................................................................................. 108

vement: <<Pour quelqu'un venant d'Italie, qu'il critiquait dans leur principe, il recom-
le syst&med'epuration franaais donne l'im- mandait de facon urgente l'application en
pression d'avoir iet plus conscienceux (more Italie d'un systeme equivalent a celui de la
thorough),plus rapide, mais moins ordonne France, tres etonne du fait que les Francais
que le syst&meitalien > . Evoquant les cours qu'il avait interroges se montraient, eux,
de justice, il ecrivait: <<On ne peut s'em- beaucoup plus critiques a l'egard de leur
pecher de penser que ceux qui ont concu epuration3.
l'instaurataion des cours de justice ont fait
preuve d'une prevoyance digne d'eloges et o BILAN CHIFFRE DE L'EPURATION LEGALE
ont eu, a un degre exceptionnel, une per-
La Haute-Courdejustice
ception exacte des &evnements tels qu'ils se
sont deroules apres la liberation de la Cent huit ministres, secretaires d'Etat,
France> 2. secretaires generaux, delegues g&enraux,
Admirant la rapidite des procedures, il commissaires generaux, gouverneurs gene-
rendait hommage a la competence des juges, raux de l'Empire, appartenant aux gouver-
ce qui est pour le moins surprenantlorsqu'on nements en place entre le 16 juin 1940 et le
pense a la m6fiance dont etaient l'objet les 25 aout 1944, ainsi que le chef de l'Etat et
magistrats. Sauf pour les chambres civiques, le chef du Gouvernement ont &et juges par
la Haute-Cour4 (tableau ci-dessus).
1. <(Report on French system of epuration and the pro-
secution of crimes of Collaboration >, by Major E.L. Palmieri,
Allied Control Commission, Italy, Civil affairssection, 10 fevrier
1945, 39 p., US National Archives, Box 19, 10000/105/896. Je
remercie Hans Woller de m'avoir communique ce document
dont on peut trouver copie aux archives de l'Institut fir 3. Ibid., p. 26.
Zeitgeschichte, de Munich. La citation est en page 1. 4. Voir la liste nominative complete dans P. Novick, op.
2. Ibid., p. 4. cit., p. 334 et suiv.

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Tableau2. Bilan des coursdejustice et chambresciviquesau 31 decembre1948

1. Nombre de dossiers
Dossiers juges des cours de justice ............................................... 50 095
Dossiers juges des chambres civiques ............................................. 67 965
Total des dossiers juges ........................................................... 118 060
Dossiers classes (cours de justice + chambres civiques) ............................ 45 017
Total general des dossiers ......................................................... 163 077

2. Repartitiondes peines individuellesdes coursdejustice (dans le cadredes 50 095 dossiersjuges)


A cquittements ................................................................... 8 603
Peines de mo rt .................................................................. 7037
par contumace .................................................... 4 397
-en presence de l'accuse, mais commuees ............................ 1 849
en presence de l'accuse et execut&es ............................... 791
Travaux forces a perpetuit6 (contumax non precises) ............................... 2 777
Travaux forces a temps (contumax non precises) ................................... 10 434
Reclusion criminelle (contumax non precises) ...................................... 2 173
Peines de prison ................................................................. 23 816
Degradations nationales (comme peine principale) .................................. 692
Total des individus juges ........................................................ 55 532

3. Repartitiondes peines individuellesdes chambresciviques(dans le cadredes 67 965 dossiersjuges)


Condamnes a la <<degradation nationale > .......................................... 48 486
Condamnes mais releves <pour faits de r6sistance > ................................ 8 929
Relaxes (acquittements) ........................................................... 19 881
Total des individus juges ........................................................ 77 296
Total general des individus jug&s ... ........ 132 828

Coursdejustice et chambresciviques: directe. En second lieu, la relecture attentive


des bilans contradictoires des conclusions de P. Novick fait apparaitre
des contradictions, des erreurs et des lacunes
Le bilan des cours de justice aurait du dans ses chiffres, repris de bonne foi mais
par definition poser moins de problemes sans avoir ete critiques par nombre d'his-
statistiques que l'epuration extra-judiciaire, toriens .
car il resultait, lui, de decisions officielles,
en principe duiment recensees. Et, de fait,
on pensait depuis la parution du livre de 1. .. dont je faisais jusque-la partie. Dans la derniere
synthese en date (L'Epuration 1943-1953, Paris, Fayard, 1986),
P. Novick, qui reprenait et analysait des l'ecrivain am&ricainHerbert Lottman n'a iet ni plus ni moins
sources officielles de l'epoque, que le bilan negligent que d'autres, et le bilan qu'il donne aux pages 460
et 461 de son livre n'est ni plus ni moins confus et incomplet
de l'epuration legale etait desormais chose que d'autres. Mais cela ne l'a pas empeche de donner des
leqons tonitruantes et de se presenter comme un < decouvreur >
faite. Or, a mon sens, rien n'est moins sur. face aux <historiens franpaisqui ont fait preuve d'une certaine
En premier lieu, l'enquete du CHGM fournit timiditf a l'endroit de ces annees noires )>(Le NouvelObservateur,
10 octobre 1986). On lira la reponse que lui fait Francois
des elements nouveaux dont on n'a pas Bedarida, qui evoque, face aux pionniers (R.O. Paxton,
suffisamment S. Hoffmann, E. Jackel, P. Novick, etc.) les <historiens ame-
souligne l'importance, y ricains de troisieme ou quatrieme zone > (Le Nouvel Observateur,
compris ceux qui en ont eu la responsabilite 7 novembre 1986).

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L'EPURATION EN FRANCE

De maniere simplifiee, il existe trois series ment lors des debats sur les lois d'amnistie2.
de sources immediatement accessibles qui Celles-ci sont en general laconiques et, de
rendent compte de facon relativement surcroit, ne disent mot ni sur l'origine des
complete du bilan de l'Fpuration judiciaire. chiffres, ni sur les methodes de calcul. On
La premiere est un tableau d'ensemble de retrouve (avec quelques erreurs de trans-
l'activit&des cours de justice et des chambres cription) les memes chiffres, provenant vi-
civiques au 31 decembre 1948, publiC dans siblement de la meme source, dans l'edition
un article (de quelques pages...) des Cahiers de 1952 du Code penal annote3. C'est cette
franfais d'information,publication gouverne- derni&requi est reprise ici, en detail (et pour
mentale qui ne precise pas la provenance de la premiere fois), sur le modele des tableaux
ces statistiques . I1 offre le detail des deja presentes ci-dessus. Elle etablit le bilan
27 circonscriptions judiciaires auxquelles ont definitif des cours de justice et des chambres
ete rattachees les cours de justice. Le tableau civiques au 31 janvier 1951, donc a la date
qui en est tir&ici ne retient que les chiffres ultime de leur fonctionnement (par souci de
d'ensemble, et la presentation adoptee clarte, les differents elements ont ete syn-
cherche a mettre en evidence une distinction th&tisesdans un tableau comparable au pre-
essentielle (la plupart du temps ignoree par cedent) (tableau 3, p. 92).
les historiens) entre les <dossiers » et les Donc, suivant cette deuxieme source, au
< individus ), les premiers pouvant en im- moins 311 263 dossiers ont ete ouverts par
pliquer plusieurs (tableau 2, p. 90). les cours de justice et les chambres civiques:
Donc, suivant ce tableau, sur les 163 077 183 512 ont ete class&ssans suite, tandis que
dossiers examines, 118 060 ont donne lieu a 127 751 ont donna lieu a des poursuites. Ce
un jugement qui concerne au total 132 828 dernier chiffre concerne au total 124 613
individus dont le sort se repartit comme individus, dont le sort se repartit comme
suit: suit:

Acquittes, relaxes,ou releves de leur Acquittes, relaxes, ou releves de leur


413
37 413 peine ............................. 29 361
peine ............................. 37 Ppeine
Condamnesa mort, dont 791 executes 7 037 Condamnes a mort, dont 767 executes 6 763
Condamnesaux travauxforces, reclu- Condamnesaux travauxforces,reclu-
sion, prison ....................... 39 200 sion, prison. ........... 38 266
Condamnesa la degradationnationale Condamnesa la degradationnationale
effective .......................... 50 223*
effective ........................... 49 178
Total ............................. 124 613
Total ............................. 132 828
*
Compte tenu des erreurs signalees dans le tableau 3, le total
des peines effectives donnees par le Codepenal annoti est de
Cette source, qui s'arrete au 31 decembre 49 723.

1948, est d'un grand int&ret car c'est une


des plus precises qui ait jamais ete publi&e. Enfin, la troisieme source est la synthese
Le probleme est qu'elle est parfois en contra- de
l'enquete departementale du CHGM. Son
diction avec les chiffres publiCs apres.
La deuxieme source provient du recou- 2. Les principales sont: Question ecrite du depute Paul
Estebe et reponse du ministre sur les peines capitales et les
pement de plusieurs declarations faites par peines de travaux forces, Journalofficiel,Debats parlementaires,
le ministre de la Justice lors de discussions Assemblee nationale, seance du 12 decembre 1951, p. 9100;
Question ecrite du depute Jacques Isorni et reponse du ministre
parlementaires, entre 1951 et 1954, notam- sur le total des peines de l'epuration, ibid., seance du 11 juillet
1952, p. 3939; intervention de J. Isorni dans le debat sur
l'amnistie, ibid., seance du 21 octobre 1952, p. 4248; Question
ecrite de M. de Leotard et reponse du ministre, ibid., siance
1. Cahiersfranfais d'information,128, 15 mars 1949, p. 3-6. du 23 mars 1954, p. 1213.
(e tableau est reproduit par P. Novick, op. cit., p. 330-331. 3. Codepenal annote,op. cit., p. 266.

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Tableau 3. Bilan definitif offciel des cours de justice et chambres civiques au 31 janvier 1951

1. Nombre de dossiers
Dossiers juges des cours de justice ............................................ 57 954
Dossiers juges des chambres civiques .......................................... 69 797
Total des dossiers juges ....................................................... 127 751
Dossiers classes avant information* ............................................ 140 011
Dossiers class&sapres information ............................................. 43 501
Total des dossiers classes ...................................................... 183 512
Total general des dossiers ....................................... .............. 311 263**

2. Repartitiondes peines individuellesdes coursdejustice (dans le cadredes 57954 dossiersjuges)


Acquittements ................................................................ 6 724
Peines de mort ............................................................... 6 763
-par contumace ......................... ...................... 3 910
-en pr&sencede l'accuse, mais commuees .......................... 2 086
en pr6sence de l'accuse et execut&es .............................. 767
Travaux forces a perpdtuite ................................................... 2 702
par contumace .................................................. 454
- en
presence de l'accuse .......................................... 2 248
Travaux forces a temps ....................................................... 10 637
- par contumace .................................................. 1 773
en presence de l'accuse ......................................... 8 864
Reclusion criminelle .......................................................... 2 044
par contumace .................................................. 88
en presence de l'accusi .......................................... 1 956
Peines de prison .............................................................. 22 883
Degradation nationale (comme peine principale) ................................ 3 578
par contumace ................................................. . 19
- en
presence de l'accuse .......................................... 3 559
Total des individus juges ..................................................... 55 331

3. Repartitiondes peines individuellesdes chambresciviques(dans le cadredes 69 797 dossiersjuges)


Condamnes a la degradation nationale a vie .................................... 14 701
par contumace .................................................. 4 755
en presence de l'accuse ............... .......................... 9 946
Condamnes a la degradation nationale a temps ................................. 31 944
par contum ace .................... ........................... 1 327
en presence de l'accuse .................................... .. 30 617
Total des <<degradations nationales > ........................................ ... 46 645***
Condamnds mais releves <<pour faits de resistance > ............................. 3 184
Relaxes (acquittements) ........................................................ 19 453
Total des individus juges ..................................................... 69 282
Total general des individus juges .............................................. 124 613
* Code penal annote, op. cit. C'est la seule source qui indique cette categorie de dossiers.
** Le Code penal annote donne, avec les m6mes elements, un total de 311 516 dossiers. Ce n'est la qu'une des tres nombreuses
erreurs d'addition et de transcription que l'on trouve dans la plupart des sources citees.
*** Le Code
penal annote donne, lui, le chiffre de 46 145. J'ai pref6re reprendre le detail des peines de (<dcgradations nationales >
fourni par le depute J. Isorni, a l'Assemble, seance du 21 octobre 1952, op. cit., dont l'addition donne 46 645 car les auteurs
du Code penal annote ont visiblement fait une autre erreur d'addition ou de transcription.

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L'EPURATION EN FRANCE

interet vient du fait que, contrairement aux pleur relative de l'epuration au stade initial
sources pr6cedentes, il s'agit d'une collecte du processus. Si l'on se refere aux legendes
d'informations a la base et non de statistiques qui denoncent le climat de delation syste-
deja traitees par l'administration centrale. matique de l'epoque, on pourrait estimer ce
Son inconv&nient est qu'elle est souvent chiffre en d6finitive mod6erment eleve. Mais,
impr&cise, inegale, dans quelques cas inex- en revanche, il est suffisamment important
ploitable. En outre, seuls les r6sultats portant pour montrer que l'epuration a ete un ve-
sur 77 d6partements ont pu etre reellement ritable phenomine social qui n'a pas seule-
utilises. Telle quelle, elle donne cependant ment touche quelques groupes bien cibles.
une indication capitale sur les condamnations D'autre part, et c'est tout aussi essentiel, on
a mort suivies d'execution, soit 1 483 ex6cu- peut relever que sur ce total, pris de 45 %
tions judiciairesau moins, dont 714 sentences des dossiers ont ete classes avant toute
des cours de justice et 769 de la justice information et 15 % apris une enquete ra-
militaire'. pide pr6alable. Autrement dit, 60 % des
Telles sont donc les trois sources majeures dossiers 6taient vides ou ont ete consideres
au point de vue statistique dont on dispose comme tels par les magistrats qui ont renonce
a l'heure actuelle. Or la confrontation de a poursuivre. Malgre le caractire parfois
ces trois sources souleve un certain nombre desordonne de l'epuration et malgre les
de questions. difficult6s, existait donc bel et bien un sas
Tout d'abord, il semble que les historiens de securite qui a joue un role de frein et a
n'aient jamais releve le chiffre des 311 263 limite tant bien que mal les bavures. Encore
dossiers (cites dans la deuxiime source, et que cela soit une r6alite statistique et n'em-
plus precisement dans le Code penal de 1952), peche pas que des injustices aient ete
soit le total des dossiers transmis aux seules commises.
cours de justice et chambres civiques par Ensuite, deuxieme remarque, ces sources
des comites d'epuration, par la police, l'ar- comprennent toutes des erreurs et des inexac-
mee ou la gendarmerie. Or ce chiffre est titudes dans les additions ou les transcrip-
doublement int6ressant. D'une part, il donne tions (on en a signale quelques-unes). Elles
une idee du volume general de personnes, comportent des contradictions internes inex-
peut-etre 350 000 individus sur qui a pu pliqu&es: par exemple, comment se fait-il
peser, a un moment ou a un autre, la menace que dans la deuxieme source, qui donne le
d'une action en justice. I1 n'indique certes bilan final officiel, le nombre des individus
en rien le nombre de < collaborateurs ) reels juges (124 613) soit inf6rieur au nombre de
ou potentiels, mais donne une idee de l'am- dossiers ayant donne lieu a des poursuites
(127 751)? On a vu dans le premier tableau
1. Ces chiffres ont ete obtenus en ajoutant au total
- soit 1 393 executions dont 699 des partiel (1948) que le nombre d'individus
provisoire de M. Baudot
sentences des cours de justice et 694 des sentences de la justice juges etait au contraire (et en toute logique)
militaire (s<L'epuration: bilan chiffre ), art. cite,p. 52) - les
resultats de la Haute-Vienne. En effet, des 11 departements
tris largement sup6rieur au nombre de dos-
couverts par l'enquete dont on n'a pas publiC les resultats siers. S'agit-il d'un probleme technique
(cf. supra), seules les statistiques concernant ce departement (ou
l'epuration fut particulierement dure) permettent de ventiler
(comme des transferts de dossiers non si-
les resultats entre les sentences de mort des cours de justice gnales) ou est-ce l'indice d'erreurs peut-etre
et celles de la justice militaire. Selon une source fiable, la cour
de justice de la Haute-Vienne a condamne a mort 71 personnes, importantes ?
dont 15 ont ete executees, tandis que la <<cour de justice Enfin, ces sources pr6sentent entre elles
militaire)) de Limoges (encore une autre denomination qui
designe un tribunal militaire ayant siege du 24 aout au
des contradictions s6rieuses. Par exemple, la
28 septembre 1944) a condamne a mort 76 personnes, dont 75
premiere (1948) et la deuxieme (1951-1954)
(peut-etre 74) ont ete ex6cutees. Derniere precision importante:
les executions extra-judiciaires(250 victimes, cf. supra)sont tres ne concordent pas, alors meme qu'elles sont
clairement distinguees de ces executions legales (cf. o Lettre du toutes deux d'origine gouvernementale. Celle
directeur des archives departementales de la Haute-Vienne o,
16 octobre 1968, Archives de l'IHTP). de 1948 parle de 791 executions effectives,

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HENRY ROUSSO

alors que la suivante, qui donne un bilan premieres heures de la Libdration. Des cette
post&rieur, cite, elle, le chiffre de 767. Pour- dpoque, il semble qu'il y ait eu une sorte
quoi, et surtout pourquoi les historiens ont- de <trou noir », soit parce que ces juridic-
il repris systematiquement ce dernier chiffre ? tions ddpendaient du ministere de la Ddfense
Le fait qu'il soit posterieur n'est pas vraiment nationale et non de la Justice, soit parce
une garantie: si l'erreur - sur un chiffre que leur activitd n'a pas ete comptabilisee
aussi symbolique - tait possible en 1948, avec la meme rigueur que pour les cours
pourquoi ne le serait-elle pas apres ? A moins de justice. Lors d'une sdance a l'Assemblee
qu'aient ete defalqu&es des executions qui nationale, en 1954, le garde des Sceaux
se seraient averees etre des exdcutions extra- (ministre le plus volontiers sollicite sur le
judiciaires ? Mais c'est peu probable, compte dossier de l'dpuration) rdpond, par exemple,
tenu qu'il s'agit 1a de decisions emanant de au ddputd Ldotard: <<Les questions relatives
cours de justice, donc sans la moindre am- a l'organisation et au fonctionnement des
biguite quant a leur nature. Ajoutons que tribunaux militaires dchappent a la compe-
l'enquete du CHGM donne pour seulement tence du garde des Sceaux, ministre de la
77 departements 714 executions. Justice, qui ne peut que laisser le soin a
De maniere generale, aucun historien (et l'honorable parlementaire de saisir M. le mi-
notamment Novick qui utilise les deux nistre de la Ddfense nationale et des Forces
sources) n'a cherche a expliquer les diffe- armees '. Et il ne semble pas que les
rences entre les chiffres de 1948 et ceux de deputds aient effectivement pose cette ques-
1951-1954, en particulier, derniere bizarrerie, tion au ministre de la Defense. Plus dtrange
le fait que le total des individus juges soit encore, en 1952, le ddputd Jacques Isorni,
presente comme plus eleve en 1948 (132 828) farouche adversaire de l'dpuration, dvoque
qu'en 1951-1954 (124 613) alors que l'epu- ce probleme dans une simple allusion: <<Si
ration se poursuit bien apres decembre 1948. vous ne comptez pas les 766 exdcutions sur-
Ces contradictions sont curieuses, elles venues a la suite de ddcisions rendues par
n'invitent pas cependant a une revision des cours martiales, voici comment s'dtablit
complete du dossier, meme s'il semble desor- le bilan ddfinitif des cours de justice ». Et
mais indispensable de retrouver les chiffres J. Isorni d'dnoncer ensuite avec precision les
originels du ministere de la Justice. En chiffres officiels dont on dispose alors (iden-
revanche, les sources officielles recelent une tifids ici comme deuxieme source). Et il
lacune de taille, que revele indirectement conclut: <<Dans ce bilan ne figurent pas les
l'enquete du CHGM. decisions rendues par les juridictions mili-
taires, parce qu'il est souvent tres difficile
Le trou noir desjuridictionsmilitaires de savoir quand ces juridictions se sont
Tous les chiffres indiques dans les statis- prononcdes, saisies de l'abord (c'est-a-dire
tiques officielles ne portent que sur les cours directement) ou bien quand elles ont etd
de justice et les chambres civiques. Aucun appeldes a purger des condamnations qui
de ces documents ne mentionne l'activitd avaient det prononcdes par contumace par
des tribunaux militaires. Or ces juridictions les cours de justice (donc apres 1951) >2.
ont det les premieres a fonctionner, avant Or aucun historien n'a releve l'allusion
la mise en place des cours de justice, et les d'Isorni aux <<766 exdcutions des cours mar-
dernieres, puisqu'apres leur suppression en tiales », et lui-meme d'ailleurs n'exploite pas
1951, les tribunaux militaires ont juge le cette information contre le gouvernement,
reliquat des affaires en cours. De meme, il alors que dans le mdme temps lui-meme et
n'est aucunement question dans les statis-
tiques officielles des bilans des <<cours mar- 1. Journalofficiel,seance du 23 mars 1954, cite, p. 1213.
tiales », qui fonctionnent aux toutes 2. Ibid., seance du 21 octobre 1952, p. 4248.

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L'EPURATION EN FRANCE

l'extreme droite nostalgique parlent des les seules executions commises apres une
< 100 000 ) morts des executions sommaires. condamnation a mort regulierement pro-
En regle generale, tres rares sont les noncee, il est plus du double du chiffre
ouvrages scientifiques qui ont etudie avec generalement avance, car aux 767 (ou aux
precision le probleme pose par les juridic- 791) executes suite aux jugements des cours
tions militaires dont l'activite a ete tout sauf de justice (chiffres officiels), il faudrait, si
negligeable (et dont nombre de jugements l'on en croit les chiffres concordants cites
ont ete casses par la suite par la chambre ici, ajouter au moins 769 executions suite a
criminelle de la Cour de cassation, ce qui des decisions des juridictions militaires (pour
ne simplifie pas l'evaluation de leurs deci- 77 departements), ce qui donne un total
sions effectives)'. En outre, les tribunaux partiel d'au moins 1 536 personnes executees
militaires ont eu a reprimer les crimes de apres une sentence legale. Quant au nombre
guerre commis par l'occupant, soit total de dossiers examines par ces juridic-
20 127 dossiers, si l'on en croit un chiffre tions, le nombre de peines de prison, d'ac-
avance en 19472. quittements, de non-lieux delivres par elles,
Seule l'enquete du CHGM, malgre ses ils restent en revanche ignores.
imperfections, permet une premiere evalua- Faut-il alors revoir completement le bilan
tion de l'activite de ces tribunaux: 769 physique de l'epuration ?
collaborateurs auraient ete effectivement exe- En ce qui concerne le nombre de morts,
cutes apres un jugement regulier des juri- les ordres de grandeur avanc&sjusqu'ici ne
dictions militaires, sur seulement 77 risquent pas d'etre bouleverses : l'puration,
departements, mais sans qu'il soit possible legale et extra-judiciaire, a fait 10 000 morts
d'evaluer, meme sommairement, ni le environ, 8 000 a 9 000 executions extra-ju-
nombre total de dossiers examines, ni le diciaires et 1 500 a 1 600 sentences executees.
nombre et la ventilation des autres decisions Mais pour le reste, force est de constater
(acquittements, prison...). Fait interessant, ce que des grandes inconnues subsistent. Les
chiffre est presque le meme que celui (de resultats partiels de l'enquete du CHGM,
source non precisee) de J. Isorni (766). lorsqu'ils donnent (pour tel ou tel depar-
L'analyse sur ce point, qualitative et quan- tement) des precisions sur les autres decisions
titative, reste donc a faire. D'abord, pour des juridictions militaires (prison, acquitte-
preciser la frontiere entre juridictions mili- ments, etc.), laissent apparaitreque les cours
taires regulieres et juridictions militaires dites de justice ont eu a traiter (tris schemati-
d'<<urgence ), voire les juridictions de fait, quement) deux a trois fois plus de dossiers
illegales, et dont le bilan a ete comptabilise que les juridictions militaires. Cela laisse
avec celui de l'epuration extra-judiciaire. malgre tout une marge d'inconnue assez
Ensuite, le bilan des tribunaux militaires importante.
reguliers, s'il peut etre fait un jour avec La prudence s'impose toutefois dans les
precision, doit aboutir a reevaluer a la hausse interpretations et on se gardera ici de toute
le bilan general de l'epuration legale: pour conclusion precipitee. De certitude, on n'en
possede pour l'instant qu'une seule: le
1. Robert Aron est un des rares a faire quelques deve- nombre total d'epures <<lgaux ) a ete plus
loppements sur ce sujet, sans toutefois donner de chiffres.
Histoirede l'epuration,tome 2, Paris, Fayard, 1969, p. 52 et suiv. important qu'on ne l'a dit, de maniere si-
2. Touffet, < Crimes de guerre et recherche des criminels
de guerre s, Recueilde Droit penal, juin 1947, cite dans le Code
gnificative quant aux condamnes executes,
penal annote,op. cit., p. 276. La consultation rapide d'une liste,
sans autre precision sur les autres. Y a-t-il
malheureusement incomplete, de l'ensemble des ressortissants eu beaucoup plus de 311 000 dossiers trans-
allemands, italiens, polonais, etc. juges dans environ la moitii
des tribunaux militaires francais, laisse penser que ce chiffre mis a la justice civile et militaire, donc
est sans doute surevalue (archives de l'IHTP). A signaler que
ce theme non plus n'a, semble-t-il, jamais ete etudie par beaucoup plus de 350 000 individus sur qui
l'historiographie. a pes&,meme faiblement et pour une courte

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duree, la menace d'une instruction ? d'autre part, les cours de justice ont accelere
Comment ventiler les decisions des dossiers considerablement leur travail entre mars 1946
de la justice militaire ayant donne lieu a une et la fin de l'annee (ce qui est moins pro-
instruction? Sur quelles quantites portent bable), il faut emettre l'hypothese que la
les transferts, les confusions de dossiers, bref part de la justice militaire dans cette premiere
la repartition entre justice civile et justice phase de leur activite peut atteindre 10 a
militaire, non seulement dans l'espace mais 20 % des 29 000 detenus de 19463.
aussi dans le temps ? Les ordres de grandeur Resumons :
definitifs risquent-ils d'etre bouleverses et le bilan de l'epuration legale doit etre
ce, dans toutes les categories, des l'instant reevalue a la hausse;
oui l'on ne se basera plus sur les seules - si pour les sentences de mort effectives
statistiques, malgre tout fiables en termes on est passe du simple au double, avec
d'ordre de grandeur, des cours de justice ? cependant des chiffres absolus relativement
Les reponses sont pour l'instant difficiles. faibles, pour les autres peines, subsistent des
Mais deux indications supplementaires inconnues qui risquent d'aboutir a une ree-
meritent d'etre signalees a ce stade. D'une valuation partielle, qui ne modifieront pas
part, on sait par les etudes de cas que, si de maniere substantielle l'appreciation de
les sentences de mort des tribunaux militaires l'ensemble du processus de l'epuration;
(notamment lorsqu'ils siegent avant l'instal- en revanche, c'est la premiere phase
lation des cours de justice) sont plus sys- de l'epuration legale, entre 1944 et 1946, qui
tematiquement suivies d'une execution merite d'etre analysee autrement parce que
effective, en revanche, ces memes tribunaux le nombre total d'individus sur qui a pese
ont ete relativement plus clements que les la menace d'une sanction et le nombre
cours de justice lorsqu'ils ont eu a connaitre d'emprisonnes a sans doute ete plus impor-
le reliquat de leurs dossiers, donc a la fin tant que ce que l'on croyait.
de l'epuration. D'autre part, on sait par des
o L'EPURATION ADMINISTRATIVE
statistiques penitentiaires fiables, que le
nombre de detenus pour faits de collabo- En parallele a l'epuration judiciaire, s'est
ration est, en 1946 (date a laquelle toutes mise en place tres vite une epuration de
les affaires sont entre les mains des cours nature professionnelle destinee a la fois a
de justice), de 291791. Or dans ce chiffre
punir ceux qui, dans le cadre de leurs
sont compris: les detenus non encore juges fonctions, s'etaient rendus coupables de col-
a cette date, ceux deja condamnes par la laboration avec l'ennemi, et a purger les
justice civile - 14 000 au moins si l'on en administrations, les entreprises, les profes-
croit une autre indication, plus ou moins sions de responsables juges indesirables dans
fiable celle-la, du ministre de la Justice faisant le cadre de la restauration d'un ordre demo-
etat de 10 000 peines de prison et environ cratique.
4 000 condamnations a mort, presque toutes Le cas des fonctionnaires fut particulie-
commuees, deja prononcees par les cours de rement epineux, dans la mesure ofule regime
au 15 mars 1946 2 et ceux
justice -,
condamnes par la justice militaire. Sauf a 3. Ces speculations qui peuvent paraitre hasardeuses
resultent,on l'auracompris,du manquede donneescompletes
considerer, d'une part, que les detentions et fiables,du moins a ce stade de la recherche-- et sous
preventives constituent la majeure partie de reserved'erreursou d'ignorances quel'historienne peutcomple-
tementeviter, preuveen a ete faite i plusieursreprisesdans
ce total (ce qui n'est pas impossible), et que, cet article.En particulier,il est difficilede raisonnersur des
indicationspartiellesqui melent des <<stocks)> (nombre de
detenusa une datedonnee)et des < flux> (nombrede detenus
1. Chiffre cite par Marie-Daniele Barre, < 130ann&es de i intervallesreguliers,tenantcomptedes entreeset des sorties).
statistique penitentiaire en France>, De,iance et societe, 10 (2), Neanmoins,elles sont aussidonneesi titre de garde-fou,pour
1986, p. 116. eviternotammenttoute surestimation fantaisiste(innocenteou
2. Pierre-Henri Teitgen, Les coursdejustice, op. cit., p. 33. pas) du bilan de l'epuration.

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L'EPURATION EN FRANCE

de Vichy avait repose sur des bases appa- jours vivace sur l'ampleur de l'epuration
remment legales. Des 1941, le principe d'une administrative et sur le nombre de hauts
epuration administrative etait explicitement fonctionnaires qui furent <sauves > a la
inclus dans le proces qui allait etre intente Liberation afin de maintenir une certaine
au regime de Vichy. C'est une ordonnance continuite administrative. D'autant que la
du 27 juin 1944, du GPRF, qui definit les encore les chiffres sont souvent contradic-
principes de cette epuration. Elle visait ceux toires.
qui avaient <<favorise les entreprises de l'en- D'un point de vue general, sur environ
nemi >, qui avaient <<contrarie l'effort de 1 a 1,5 million de fonctionnaires (etablisse-
guerre de la France et de ses allies >, c'est- ments publics et entreprises nationales, dont
a-dire ceux qui s'etaient opposes a la Resis- la SNCF, compris), et sans compter les
tance, ceux qui avaient <<porte atteinte aux militaires et agents de la Defense nationale,
institutions constitutionnelles ou aux libertes le chiffre souvent avance du nombre de
publiques fondamentales >>et ceux qui sanctions delivrees par les commissions
avaient <sciemment tire un benefice mate- d'epuration (qui siegeaient dans chaque mi-
riel>> de leur participation aux gouverne- nistere) serait de 16 113 au total, dont en-
ments du 16 juin 1940 au 25 aoiut 1944. On viron 6 500 revocations definitives, licen-
le voit, l'interpretation de ce texte pouvait ciements, mises a la retraite d'office, c'est-
viser un tres grand nombre de fonction- a-dire les sanctions les plus graves. Si l'on
naires, notamment tous les fonctionnaires ne tient compte que des seuls fonction-
d'autorite. Elle s'inscrivait dans le contexte naires proprement dits (ceux des adminis-
politique de la Liberation et, de surcroit, trations), 11 343 auraient &et touches par
renouait avec une longue tradition: depuis des mesures d'epuration, dont plus de 6 000
1789, la France avait connu plusieurs grandes par des renvois de diverses natures. Mais il
vagues d'epurations, notamment sous la s'agit la de chiffres officiels, donn6s au Par-
Convention, durant la periode des Cent- lement par le gouvernement, entre 1948 et
Jours ou encore au debut de la Troisiime 1950, et repris par les historiens sans veri-
Republique, sans oublier bien sur l'epuration fications3. Comme pour l'epuration judi-
menee par le regime de Vichy . ciaire, ces chiffres sont tris sous-evalues, ne
Cependant, dans son application, l'ordon- serait-ce que parce qu'ils n'incluent ni les
nance instaurant l'epuration administrative fonctionnaires condamnes deja par des cours
s'etait heurtee a un principe contraire qui de justice et revoques d'office, ni ceux des
en appelait a la restauration rapide de l'ordre administrations locales, et probablement pas
public. Comme le signale une circulaire en- les agents interimaires ou contractuels.
voyee aux commissaires de la Republique et Cependant, d'apres des sources en pro-
concernant l'epuration des administrations venance du secretariat d'Etat a la Presidence
prefectorales et departementales, <<il est bien du Conseil charge de la Fonction publique,
d'avoir a montrer son intransigeance, mais le nombre de sanctions delivrees a l'encontre
dans la mesure ou elle ne nuit pas au
fonctionnement des services >2. Or, en ce 3. Le chiffre de <16 113 > avec le detail des sanctions est
domaine aussi, existe une polemique tou- donne par la Presidence du Conseil lors d'une reponse ecrite
a la question du depute Albert Schmitt, Journalofficiel,Debats
parlementaires, Assemblee nationale, seance du 2 aout 1948,
1. Claude Goyard, <La notion d'epuration administra- p. 5230. Celui de o 11 343 o est donne lors d'une reponse du
tive >, dans Paul Gerbod et al., Les epurationsadministratives secretaire d'Etat i la Fonction publique i la question du depute
XIX' et XX' siicles, Geneve, Droz, 1977, p. 5 et suiv. Louis Rollin, Journalofficiel,Debats parlementaires, Assemblee
2. Cite par Etienne Dejonghe et Daniel Laurent, La nationale, seance du 25 janvier 1951, p. 408. Francois Rouquet,
Libdrationdu Nord et du Pas-de-Calais, Paris, Hachette, 1974, dans ce meme numero, offre une analyse aussi detaillee que
p. 180. Cf. Frangois Rouquet, Une administrationfranfaiseface a possible du probleme de l'epuration administrative, sur la lancee
la SecondeGuerremondiale: les PTT, tome 3 (en collaboration de sa these: <L'epuration administrative en France apres la
avec C. Scalisi), L'epuration,These de doctorat, Universite de Liberation: une etude statistique et geographique >. Je ne fais
Toulouse-le-Mirail, 1988, p. 137. ici que reprendre ses principales conclusions.

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de fonctionnaires est compris entre 22 000 ration de son administration qui se situe
et 28 000 sanctions (dont pris de la moitie parmi les moins touchees, bien que le mi-
sont des revocations de tous ordres), chiffre nistere de Jean Bichelonne ait ete au cceur
qui ne comprend qu'une partie des ministires du dispositif de la collaboration economique
et etablissements publics (les plus impor- d'Etat (malgre qu'il ait compte aussi de
tants), et ne tient sans doute pas compte nombreux resistants). Enfin, derniere incer-
des r6vocations prononcees apres un juge- titude, qui vaut d'ailleurs pour l'ensemble
ment penal. Autrement dit, la aussi, le chiffre de l'epuration, combien parmi ces fonction-
des epuris de l'administration approche le naires ont ete reellement revoques, combien
double du chiffre donna par le gouvernement reintigres par la suite, notamment apres que
en 1948. Precision etonnante de F. Rouquet: certaines decisions des commissions d'epu-
ce chiffre officiel n'incluait pas le ministere ration eurent ete cassees par le Conseil
de l'Interieur ou le taux de sanctions est de d'Etat? La encore, c'est tout un pan de
loin le plus fort, une lacune que le ministre l'histoire de l'epuration qui reste a faire, a
charge de repondre aux questions des de- condition de la considerer comme un phe-
putis n'ignorait sans doute pas 1. nomine social d'ampleur ayant eu des effets
Cela etant, ces chiffres revises a la hausse sur le moyen et long terme, en particulier
soulevent de serieux problimes d'interpre- dans le renouvellement differencie des elites,
tation. Tout d'abord, les sources restent sujet maintes fois aborde mais sur des bases
malgre tout imprecises, notamment sur les plus qu'incertaines.
effectifs reels des fonctionnaires sous l'Oc-
cupation, non seulement sur les <stocks L'armee aussi a ete touchee par l'&puration
mais aussi sur les <<flux > (on retrouve la administrative. Suivant les principes edictes
un probleme classique des evaluations sta- par le general de Gaulle, les militaires
tistiques), ce qui rend delicat l'appreciation n'&taientpas simplement astreints au < devoir
de l'epuration en termes de pourcentages. de non-cooperation > avec Vichy ou avec
Ensuite, un nombre eleve de sanctions peut les Allemands, mais bien au <<devoir de
dependre soit d'un nombre important de resistance >. De surcroit, a plusieurs reprises,
fonctionnaires ayant effectivement collabore, les militaires de '<<Armee d'armistice > de
sans qu'il y ait de doutes sur leur attitude, Vichy avaient combattu, notamment dans
soit d'une severite particuliire dans telle ou l'Empire, les Forces frangaises libres. On ne
telle administration, du fait de la personnalite posside des renseignements complets que
des membres de la commission d'epuration, pour les seuls officiers de l'armee de terre,
voire des ministres en fonction a ce moment- recemment etudies. Sur 35 000 officiers d'ac-
la. Dans le tableau que presente F. Rouquet, tive que comptait, en 1939, cette armie de
si l'Interieur et l'Information, ministeres tres terre, 2000 ont ete tues et 10000 faits
exposes, viennent sans surprise en tete, en prisonniers dans les campagnes de 1939-
revanche le fort taux des epures aux Anciens 1940. Sur les 24 000 restants, environ 6 000
Combattants (qui arrive en 3e position, mais se sont ranges d'emblee aux cotes de la
avec des chiffres absolus malgre tout faibles) France libre et de la Resistance. La commis-
fait question. Les ministres Laurent Casa- sion d'epuration de l'armee de terre a exa-
nova (PCF) ou Francois Mitterrand ont-ils mine au total 10 270 dossiers (soit pris de
donna des directives ? A titre de comparai- la moitie du nombre d'officiers encore en
son, le communiste Marcel Paul, a la Pro- activite en 1944). Parmi eux, 6 630 ont 6et
duction industrielle, ne donna pas, semble- reintegres, 2 570 ont ete <«degages des
t-il, de consignes particulieres pour l'epu- cadres>> et 650 ont ete mis a la retraite.
Autrement dit, un quart des officiers enten-
1. F. Rouquet, L'epuration, op. cit. dus a ete sanctionne, soit environ un officier

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sur huit en activite. Les officiers generaux cas (exceptionnels) de requisitions d'usines
ont ete plus touches puisque sur 181 cas et d'entreprises (Berliet, dans la region lyon-
examines, seuls 39 n'ont pas ete sanc- naise, pres de 22 entreprises dont les Acieries
tionnes 1 du Nord, a Marseille), et par l'eclosion de
comites ouvriers de gestion ou encore, sous
o L'EPURATION ECONOMIQUE
l'egide du Parti communiste, de comites
La collaboration economique avait ete la patriotiques d'entreprise. Ces comites « spon-
plus importante et la plus repandue. Mais tanes > avaient pour fonction non seulement
sa repression fut plus que moderee. L'epu- d'epurer sur le tas des entreprises soup,on-
ration en ce domaine constituait cependant nees de collaboration, mais egalement, dans
un enjeu majeur des premiers mois de la certains cas, de combler un vide, les patrons
Liberation. Elle etait reclamee par le Parti et cadres etant souvent absents, caches ou
communiste et par nombre d'organisations en fuite, par peur de represailles ou pour
de resistance, a la fois pour punir le patronat cause de combats. Pour certains, ces comites
et pour etablir les conditions d'une <<de- et ces requisitions prefiguraient les grandes
mocratie economie nouvelle >>telle que la reformes a venir, comme pour Raymond
souhaitait le programme du Conseil national Aubrac, commissaire regional de la Repu-
de la Resistance. Mais elle s'est heurtee, blique a Marseille, qui declarait bien des
annees apres : < Je peux maintenant l'avouer,
comme pour la collaboration administrative,
les requisitions a Marseille resultaient de
a la logique de la reconstruction economique.
deux illusions: j'avais cru d'abord a l'epu-
Une trop faible epuration risquait d'aggraver
les conflits sociaux, une trop forte epuration ration, ensuite aux reformes de structure >2.
Un point de vue auquel s'est toujours oppose
risquait de priver le pays des elites econo- le democrate-chretien, Pierre-Henri Teitgen,
miques dont il avait besoin, d'autant que, ministre de la Justice: < Je n'ai pas le droit
tris souvent, les secteurs qui avaient le plus de me servir de l'epuration pour faire des
collabore, soit volontairement, soit par ne- reformes de structure >>3.En fait, ces comites
cessite, etaient ceux-la memes qui etaient
autogestionnaires ont servi de base aux
indispensables a la reconstruction du pays. comites d'entreprise instaures par l'ordon-
Dans les premieres semaines de la Libe- nance du 22 fevrier 1945 qui precisait ex-
ration, une partie du pays s'est trouvee plicitement qu'il s'agissait <<de legaliser et
plongee dans une atmosphere de <<guerre de generaliser l'existence de ces orga-
sociale >. Les organisations syndicales, no- nismes >4.
tamment la CGT, ainsi que de nombreux Cette epuration economique <sauvage >>
mouvements de Resistance voulaient d'une des premieres semaines fut donc tres limite :
certaine maniere prendre leur revanche environ une centaine de cas, essentiellement
contre un patronat soupgonne en bloc a Paris, a Marseille ou a Toulouse. D'une
d'avoir voulu, sous l'Occupation, prendre fagon generale, la situation s'est regularisee
lui-meme une revanche sur les conquetes tres vite et sur l'ensemble des nationalisations
sociales du Front populaire. Cet etat d'esprit qui se sont operees a la Liberation, seule
s'est traduit par l'incarceration de quelques celle de Renault et celles de certains secteurs
grandes figures du patronat fran>ais, dont
le cas le plus celebre est celui de Louis
2. Cite par Pierre Guiral, dans P. Gerbod et al., Les
Renault. I1 s'est traduit egalement par des epurationsadministratives...,op. cit., p. 100.
3. Cite par J.-P. Rioux, La Francede la QuatriemeRepublique,
op. cit., p. 60.
4. Claire Andrieu, Lucette Le Van, Antoine Prost (dir.),
1. Jacques Vernet, Le rearmementet la reorganisationde de la Liberation.De l'utopieau compromis,Paris,
Les nationalisations
larmie de terrefranfaise (1943-1946), Vincennes, Service his- Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1987,
torique de 1'Armee de terre, 1980, p. 121 et suiv. p. 98.

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comme les mines ont &et directement liees sa societe, mais continuait a rester le deten-
a un processus d'epuration1. teur du capital ou a toucher des dividendes
Mais si l'espoir de cette < democratie en tant qu'actionnaire, ce qui limitait la
economique nouvelle >> laquelle aspiraient portee effective de la sanction. En outre,
les resistants n'est pas passe par le canal toutes les categories professionnelles etaient
d'une epuration, il n'en reste pas moins que soumises aux memes procedures, avec des
l'puration economique a connu, au moins inegalites de traitement flagrantes : un patron
formellement, un debut de realisation. Une beneficiait de toute l'assistance technique et
ordonnance du 18 octobre 1944 instaurait juridique, au contraire de l'employe ou de
des Comites departementaux de confiscation l'ouvrier. De ce fait, ces comites, que ce
des profits illicites, des Comites regionaux soit les Comites regionaux, qui dependaient
interprofessionnels d'&puration (CRIE) et du commissaire de la Republique ou du
une Commission nationale interprofession- prefet, ou la Commission nationale, qui
nelle d'epuration (CNIE). Les premiers dependait du ministire de la Production
etaient charges, comme apres la premiere industrielle, connurent un absenteisme im-
guerre mondiale, d'etudier des dossiers d'en- portant (une seance sur deux ou sur trois
treprises ayant realise des operations finan- etait souvent annulee). Ils connurent des
cieres lucratives pendant la guerre et affrontements ideologiques ou se sont op-
l'Occupation, et ayant fait des benefices posees deux conceptions radicalement dif-
importants. Les seconds etaient plus specia- ferentes de l'epuration economique. D'un
lement charges de reprimer les faits de cote, les representants du patronat, soutenus
collaboration dans les activites profession- le plus souvent par les experts ministeriels
nelles autres que l'administration. (qui jouaient un role decisif dans des dossiers
Les comites d'epuration interprofession- de nature souvent tres technique) ont pre-
nels etaient composes de facon paritaire par conise une epuration mod&ree.Ils insistirent
des representants du patronat, des cadres et beaucoup sur la necessite de ne pas penaliser
des ouvriers, par des representants de l'Etat, l'entreprise en condamnant ses dirigeants qui
et ils etaient presides par un magistrat. Ils etaient des plus indispensables dans la phase
n'avaient competence que pour delivrer soit de reconstruction economique qui commen-
des peines d'exclusion professionnelle (ren- gait. De l'autre, les representants syndicaux,
vois, interdictions d'exercer des postes de a commencer par la CGT, preconisaient au
commandement ou de faire partie de conseils contraire une epuration plus radicale, dans
d'administration, etc.), soit la degradation la logique de <<dmocratie economique ». A
nationale, si les inculpes n'avaient pas partir de 1947, alors que ces comites avaient
comparu devant des cours de justice ou a peine liquide les deux tiers des dossiers,
devant des chambres civiques. Mais tres vite le renvoi des ministres communistes allait
ont surgi de multiples obstacles a l'Fpuration encore plus ralentir leurs activites, les dele-
economique. D'abord, elle fut tr&slente. Ces gues CGT entamantune strat&giede rupture2.
comites ne purent reellement fonctionner Le Comite regional interprofessionnel
qu'a partir de 1946. A cette date, la volonte d'epuration de Paris, un des rares a avoir
politique inclinait plutot a la clemence et a ete etudie, a examine par exemple 4 889
la liquidation rapide des dossiers. Ensuite, dossiers, dont 22 % d'ouvriers, 12 % d'em-
seules furent visees les fonctions des indi- ploy&s, 45 % de cadres et techniciens et
vidus, et non leur propriete: un chef d'en- 21 % d'employeurs. Sur le total, il a sanc-
treprise pouvait perdre le droit de diriger tionne 2 596 personnes, soit environ la moitie
2. Sur ces debats, voir les archives de la CNIE: Archives
1. Ibid. Cf. aussi Gregoire Madjarian, Conflits,pouvoirs et nationales, Fonds du ministere de la Production industrielle,
societ a Liberation, Paris, C. Bourgois, 1980 (coll. < 10/18 >). notamment F 12 9550.

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des individus concernes, et relaxe 1 681 laisse supposer que, dans bien des cas, loin
autres, le reste etant classe ou transmis a de jouer une fonction de repression ou de
d'autres juridictions . Le chiffre est relati- renouvellement des elites dirigeantes, l'epu-
vement faible si l'on tient compte du fait ration (ou la non-epuration) economique a,
que Paris et sa region constituent un p1le au contraire, joue une fonction de restau-
d'activite economique majeur et que s'y ration de certaines reputations.
trouvent concentres la plupart des sieges de I1 faut rappeler pour memoire que dans
societe. certaines professions l'epuration de la Li-
La Commission nationale interprofession- beration a ete infiniment moindre que celle
nelle d'epuration a examine, elle, a peine operee par Vichy. Par exemple, dans le cadre
1 538 dossiers individuels. Plus de 70 % des des professions du cinema, seules 1 087 per-
personnes visees appartenaient aux spheres sonnes ont ete sanctionnees (dont 25 % a
dirigeantes des entreprises (P-DG, directeurs des peines severes) sur une profession
generaux, membres des conseils d'adminis- comptant au total 60 000 personnes, ce qui
tration), le reste etant compose de facon a represente dix fois moins que les exclusions
peu pres egale d'ingenieurs, de cadres, d'ou- antisemites operees dans ce secteur du fait
vriers, et de commercants et artisans inde- des lois de Vichy5.
pendants2. Sur ce total, 1 024 dossiers ont
ete classes ou, pour environ 150, transmis o UN ESSAI D'INTERPRETATION
a d'autres juridictions, 323 ont ete mis hors Le bilan general de l'epuration francaise
de cause et seuls 191 ont ete condamnes, apparait, en premier lieu, tris contraste. Elle
dont 45 a la seule peine de ( degradation fut inegale dans le temps et dans l'espace,
nationale >, soit un chiffre extremement elle fut parfois incoherente, notamment en
faible, meme si quelques grandes figures du laissant hors de portee la collaboration la
patronat francais se sont vues privees apres plus importante, a savoir la collaboration
leur passage en commission de leurs postes economique. Elle fut aussi, a bien des egards,
de direction. Mais ils ne constituent qu'une inachevee.
infime minoritC3. En effet, les crimes commis dans le cadre
Last but not least, on peut signaler que la de la Solution finale, notamment par de
CNIE etait si peu une menace que, souvent, hauts fonctionnaires de Vichy, ne furent
ce sont les chefs d'entreprise eux-memes qui jamais juges en tant que tels. De meme
demandaient a passer devant elle afin d'etre mais cela est vrai pour la plupart des autres
officiellement < blanchis >>:la CNIE a delivre pays occupes soumis a une epuration la
ainsi un nombre tres eleve de certificats, le notion de <<crimescontre l'humanite >) de-
plus souvent sans aucun examen 4. Ce qui finie par l'accord de Londres du 8 aoiut 1945,
et qui prevoyait des poursuites y compris a
1. Jean-Pierre Bertin-Maghit, o Le comite interprofession- l'egard des complices et collaborateurs des
nel d'epuration de Paris o, La GaZettedes Archives, 136, 1987,
p. 29-40. nazis, ne fut pas appliquee avant les annees
2. Sur ce point, voir R. Aron, Histoire de l'epuration,op. 1960, soit apres le proces d'Adolf Eichmann,
cit., tome 3, Le mondedesaffaires(1944-1953), et Henry Rousso,
<<Les elites economiques dans les annees quarante >, dans Le en 19616. En France, il a fallu attendre 1964
elites in Francia et in Italia negli anni quaranta,Rome, Melanges
de l'Ecole fran9aise de Rome, tome 95, 1983-2, Italia Contem- pour qu'une loi reconnaisse de fait l'existence
poranea, 153, 1983. dans le droit francais du crime contre l'hu-
3. Voir notamment le cas de l'epuration bancaire dans
Annie Lacroix-Riz, <Les grandes banques fran~aises de la
manite, en le declarant <<imprescriptible >.
Collaboration a l'epuration), 2, ( La non-epuration bancaire,
1944-1950 ), Revued'histoirede la deuxiimeguerre mondiale,142, 5. Cf. Jean-Pierre Bertin-Maghit, Le cinemasousl'Occupation.
1986, et Claire Andrieu, La Banquesous 'Occupation.Paradoxes Le mondedu cinemafranfais de 1940 d 1946, Paris, Orban, 1989.
derhistoireduneprofession,Paris, Presses de la Fondation nationale 6. Cf. Pierre Mertens, L'imprescriptibilitedes crimesde guerre
des sciences politiques, 1990. et contre thumanite:etude de droit internationalet de droit penal
4. Dossier sur les demandes de certificats adressees i la compare,Bruxelles, Centre de droit international de l'Institut
CNIE, AN F 12 9562. de sociologie, Editions de l'Universite de Bruxelles, 1974.

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Et il a fallu attendre 1979 pour que soit des camps comme celui de Drancy, soit par
prononcee la premiere inculpation pour mesure preventive en attendant l'examen des
crimes contre l'humanite, a l'encontre d'un dossiers, soit pour les proteger de represailles
ancien fonctionnaire de Vichy, Jean Leguay, eventuelles. La encore, on ne possede que
mort sans avoir jamaisete juge. Klaus Barbie, des donnees incompletes : en decembre 1944,
en 1987, a ete le premier a etre condamne le total des internes (Fran,ais ou etrangers,
effectivement pour un tel crime. Et aujour- dont bien suir une majorite d'Allemands) se
d'hui, trois Francais, le milicien Paul Tou- monte a 46 000 personnes environ; en juillet
vier, Rena Bousquet, I'ancien secretaire 1945, ce total est de 39 000 personnes, dont
general a la Police de Vichy, sans oublier 18 000 etrangers et 21 000 Franpaisparmi les-
Maurice Papon, risquent une condamnation quels pres de 12 000 Alsaciens ou Lorrains,
similaire. Au-dela du probleme specifique arretes apres decembre 19442.
que soulevent ces dossiers, il est clair qu'en Ces chiffres indiquent le nombre des in-
1992, pres d'un demi-siecle plus tard, l'epu- ternes a deux dates certes significatives (au
ration reste en France un probleme en sus- milieu du processus et a la fin, puisque,
pens . apres l'Fte 1945, la plupart sont lib&resou
En termes quantitatifs, cette epuration a mis en prison), mais ne permet en rien de
ete consequente, surtout si l'on admet qu'elle savoir combien de personnes au total ont
a ete sous-evaluee. Si l'on resume l'essentiel ete internees, dans la mesure oiu il est difficile
des donnees connues a ce jour et plus ou d'avoir un etat exact des entrees et des
moins fiables, cela donne: sorties entre ces deux dates. A titre
8 000 a 9 000 executions extra-judi- d'exemple, on peut signaler que, pour la
ciaires, dont 1 000 a 2 000 alors que l'epu- Seine, le nombre cumule de personnes in-
ration legale se met en place; ternees a ete de 16 0003, un chiffre eleve
311 263 dossiers transmis aux seules qui laisse supposer que, pour l'ensemble du
cours de justice, soit peut-etre 350 000 in- territoire, le nombre total d'internes admi-
dividus menaces d'une instruction; nistratifs franpais a sans nul doute depass&
124 613 individus juges par les cours les 60 000 ou 70 000 personnes, voire peut-
de justice, dont 76,5 % condamnes; etre plus de 120 0004.
1 500 a 1 600 sentences de mort exe- Il faut ajouter enfin que la plupart des
cutees; condamnations furent amnistiees entre 1947
-plus de 44 000 personnes condamn&es et 1953, et qu'une partie seulement des peines
a des peines de prison par les seules cours furent effectivement accomplies, car, apres
de justice; l'amnistie, la plupart des collaborateurs
- plus de 50 000 personnes condamnees beneficierent de liberations anticipees. La
a la degradation nationale par les cours de population des detenus pour faits de
justice et les chambres civiques; collaboration a evolue comme suit 5:
de 22 000 a 28 000 fonctionnaires sanc- 29179 detenus en 1946; 18384 en 1948;
tionnes, dont la moitie revoques ou licencies, 975 en 1954; 9 en 1960.
une statistique partielle qui ne comprend ni
tous les ministeres, ni les fonctionnaires 2. Ces chiffres proviennent du ministire de 1'Interieur,
AN F 7 15086 (je remercie Denis Peschanski de me les avoir
condamn&s penalement, ni ceux des admi- communiques).
nistrations locales. 3. AN F 7 14969.
4. M. Baudot cite le chiffre de 126 000 internes entre
A ce bilan, il faut ajouter celui des « in- septembre 1944 et avril 1945, provenant d'un <rapport ad-
ternes administratifs >, c'est-a-dire des per- ministratif>>en date du 28 avril 1945, sans autre precision. Cf.
«(La repression a la Liberation... >>,cite, p. 769.
sonnes arretees et detenues, notamment dans 5. M.-D. Barre, op. cit., P. Novick donne des chiffres assez
inferieurs, tires des declarations successives des ministres de la
Justice a l'Assemblee nationale, op. cit., p. 297-298. Ce sont ces
1. Cf. H. Rousso, Le syndrome de Vichy, op. cit. derniers que j'ai repris dans Le syndrome de Vichy, op. cit.

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A titre de comparaison internationale et L'un des aspects qui merite le plus reexa-
sans entrer dans le detail, le cas de la France men est la tendance a separer d'une frontiere
est atypique: l'epuration y a ete a la fois nette l'epuration extra-judiciaire et l'epura-
parmi les plus severes, si l'on s'en tient aux tion legale. A l'epoque, c'etait un enjeu
morts, et parmi les moins etendues, si l'on politique, ethique, juridique capital. Par tra-
regarde les peines de prison des nations dition et pour battre en breche le mythe de
ayant connu une situation similaire. 1'<<epuration sanglante », les historiens ont
En Allemagne et en Autriche, il y eut au repris a leur compte cette distinction. Pour-
moins 1 450 condamnations a mort, dont tant, une fois les faits precises, elle ne semble
850 dans les zones alliees (puis RFA) et pas toujours aussi justifie, et ce pour trois
incomparablement plus en zone sovietique raisons.
(puis RDA); en Italie, de 500 a 1 000; en Primo, en ce qui concerne les victimes
Hollande, environ 160; en Norvege, 30; en de l'epuration extra-judiciaire, une grande
Belgique, 250; au Danemark, environ 50. difference existe entre ceux qui sont abattus
Or, rapportes aux populations respectives, avant la fin de la liberation progressive du
ces chiffres mettent la France en tete du territoire, donc en pleins combats, et ceux
peloton avec pres de 39 condamnations a tues apris l'automne 1944, alors que sont
mort pour 1 million d'habitants, suivie de mises en place des instances legales. Dans
pres par la Belgique (29), la Hollande (17), cette derniere phase, existait en effet une
le Danemark (13), la Norvege (10). On alternative permettant, d'une part, d'eviter
notera que la plupart de ces pays ont eu des executions sommaires injustifiees, et,
pourtant (en chiffres relatifs et en chiffres d'autre part, offrant la plupart des garanties
absolus) un nombre de collaborateurs beau- juridiques a peu pres normales aux colla-
coup plus important, notamment a cause des borateurs arretes. Dans les deux premieres
engagements massifs dans les unites mili- phases, au contraire, on peut se demander
taires allemandes, sans meme parler de la s'il est justifie de parler d'<<puration »2.
comparaison avec l'Allemagne, l'Autriche ou Les attentats commis contre des collabora-
l'Italie. teurs avant le 6 juin 1944 etaient pour la
Au plan des peines de prison, la France plupart des actes de guerre ou de partisans
se situe en revanche (meme en tenant compte contre un ennemi sans pitie. Les executions
des sous-evaluations) tres largement en commises entre le 6 juin - qui marque le
queue: 12 pour 10 000 habitants contre 60 declenchement de 1'<< insurrection nationale >
a la Norvege, 55 a la Belgique, 50 a la et la fin de la liberation de telle ou telle
Hollande, 40 au Danemark, etc. region s'inscrivaient dans le contexte tra-
Quant a l'epuration extra-judiciaire, tout gique d'une guerre civile. Elles auraient pu
depend a quoi on la compare. Par rapport a la rigueur, et dans certains cas tres precis
aux autres pays d'Europe occidentale, la (les executions des miliciens du Grand-Bor-
France est avec l'Italie (10000 a 15000 nand, par exemple) etre assimilees a des
victimes) le seul pays ayant connu un phe- crimes de guerre si les miliciens et autres
nomene de ce type. En revanche, par rapport auxiliaires des Allemands avaient ete consi-
a des pays qui ont connu de reelles guerres deres comme des combattants: or la Resis-
civiles (Yougoslavie ou Grece), le bilan des tance, dans la logique de ce que fut son
victimes en France est infiniment moindre, combat et surtout dans la logique de ce que
et donc pas comparable1.
de 1'Universite catholique de Louvain, publiee a l'automne
1991.
1. La plupart des chiffres cites ici valent comme ordres 2. Meme le terme d'epuration < extra-judiciaire), employe
de grandeur, car subsistent de nombreuses incertitudes, notam- ici pour eviter d'autres termes encore moins appropries, ne
ment pour le taux d'executions effectives, ou encore les chiffres manque pas d'une certaine ambiguite puisqu'il laisse implici-
en provenance de la zone sovietique. Cf. K.-D. Henke, H. Woller tement croire que ces actes ont ete commis en parallele a un
(Hg), op. cit., et, pour la Belgique, la these recente de L. Huyse, processus legal, ce qui est inexact pour plus des trois quarts.

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HENRY ROUSSO

fut la collaboration extreme, ne pouvait les composees elles aussi de resistants, souvent
considerer autrement que comme des traitres. les memes. Autrement dit, l'epuration - si
En outre, on l'a vu, nombre des victimes l'on prend ce terme dans son acception
auraient sans doute ete executees de toute traditionnelle - possede malgre tout une
maniere si elles avaient pu beneficier d'une profonde unite. Tant dans sa phase extra-
procedure reguliere, compte tenu des charges judiciaire que dans sa phase legale, elle
qui pesaient sur elles. Cela n'excuse bien souleve en dernier ressort la question de la
entendu ni les reglements de compte, ni le legitimite de la Resistance. On peut ap-
caractere inadmissible de ces executions si prouver ou contester cette lgitimite, ce qui
l'on admet que la continuite de l'Etat re- est un debat d'ordre ideologique. Mais pour
publicain, id&emotrice du g&enralde Gaulle, l'historien, c'est bien la legitimite du combat
signifiait la continuite de l'Etat de droit, resistant, un combat mende la fois contre
malgre le contexte dramatique. Mais c'etait l'occupant nazi, contre Vichy et contre les
exiger moralement beaucoup d'un pays ayant collaborateurs, dont est issu le pouvoir pro-
endure quatre annees d'occupation sanglante gressivement legalise du general de Gaulle,
que de le croire capable d'eviter un tel et combat qui prend diverses formes entre
debordement. Autrement dit, la seule veri- 1944 et 1945, qui constitue, comme toute
table epuration <sauvage ) ou <<extra-judi- epuration, l'enjeu central.
ciaire ), c'est celle qui se deroule alors
qu'existe une alternative legale effective. Et o DES FONCTIONS CONTRADICTOIRES
dans cette categorie, il faudrait non seule-
ment inclure les executions sommaires mais La difficulte de saisir toutes les dimensions
egalement les tontes de femmes qui n'etaient de l'Fpuration s'explique peut-etre par le fait
rien d'autres que des lynchages symboliques qu'elle a rempli des fonctions multiples,
discriminatoires. parfois contradictoires, ou s'expriment a la
Secundo, la transition entre les cours fois les dilemmes objectifs dans lesquels
martiales des maquis, puis les cours martiales etaient pris les responsables et l'imaginaire
legales (c'est-a-dire couvertes par une au- d'un pays qui projetait, la, ses peurs et ses
torite, delegue militaire ou commissaire de espoirs .
la Republique), puis les tribunaux militaires Elle a exerc& une fonction de securite:
reguliers, avant la mise en place des cours les internements, les executions (sommaires
de justice, est loin d'avoir ete clarifiee. En ou legales) des premiers mois avaient no-
tout cas, manquent les elements qui per- tamment pour objectif d'empecher que les
mettraient de faire les distinctions satisfai- adversaires de la Resistance ne puissent re-
santes et d'affirmer qu'entre ces differentes lever la tete et menacer l'insurrection en
juridictions militaires existaient des < degres cours sur ses arrieres. La menace etait d'ail-
de legalite >)nettement delimites. leurs en partie rdelle puisque certains mou-
Tertio, enfin, toutes les executions extra- vements collaborationnistes en exil avaient
judiciaires n'ont pas &et commises par des projete de former des <maquis blancs ».
resistants isoles ou des assassins sans Elle a exerce une fonction d'exutoire qui
controle. Beaucoup ont ete commises par repondait a un r6el besoin de violence d'une
des FFI ou des FTP, agissant certes en partie de l'opinion. Les femmes tondues ont
dehors de toute legalite formelle, qui ne doit ainsi canalise ce besoin irrationnel, condi-
souffrir aucun empietement en temps de paix tionne par la violence de l'Occupation, tout
et de paix civile. Mais leur legitimite, dans
les circonstances troublees de l'epoque et a 1. Cette typologie des <fonctions ) s'inspire librement
cause du caractere transitoire des nouvelles mais largement de la contribution de Pierre Laborie au colloque
autorites politiques, n'etait pas reellement de 1'IHTP, < Les pouvoirs en France a la Liberation >, cite,
qui m'a grandement aide a elucider certaines questions touchant
differente de la legitimite des cours de justice la nature meme d'un processus d'epuration.

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L'EPURATION EN FRANCE

comme certaines executions publiques a la necessite d'interrompre le processus afin


grand renfort de mise en scene. de ne pas prolonger les blessures fratricides ?
Elle a rempli imparfaitement une fonction Et jusqu'a quel degre de responsabilite fal-
de reparation et de justice au benefice des lait-il le conduire ? ( L'epuration doit avoir
victimes directes des collaborateurs, comme des bornes, et dans le temps et dans sa
au benefice de la nation tout entiere, laissant notion meme. Sinon "un pur trouve tou-
cependant hors de son champ les victimes jours un plus pur qui l'epure" et l'on n'en
de la Solution finale. Que cette fonction de aura jamais fini », ecrivait Yves Farge,
reparation soit toujours d'actualite un demi- commissaire de la Republique a Lyon et qui
siecle apres prouve qu'elle exprimait un ne fut pourtant pas un timore en la matiere2.
besoin profond. Pouvait-on s'attaquer impunement
Elle a repondu a une fonction de regu- aux elites economiques, administratives ou
lation sociale en evitant que l'agitation des politiques sans risquer d'etre a court d'elites
premieres semaines ne s'etende, constituant de rechange ? L'absence d'epuration eco-
meme un derivatif aux difficultes persistantes, nomique ou la relative moderation de l'epu-
notamment economiques. ration administrative s'explique par la
Elle a exerce une fonction de legitimation, necessite d'affirmerla continuite de l'Etat et
en affermissant le pouvoir de ceux qui epu- de donner les meilleures chances a la re-
raient au nom de la nation. D'ou les rivalites construction. C'etait le choix du realisme
entre les differentes composantes politiques contre le romantisme politique, celui de la
de la Liberation et la course de vitesse entre restauration contre la revolution.
les differents pouvoirs. -Enfin, n'etait-il pas risque de fonder
Elle a exerce enfin une fonction identitaire la reconstruction d'une identite nationale sur
et de reconstruction nationale. C'est le sens une procedure d'exclusion, meme justifiee ?
de la peine de <<degradation nationale ) ins- L'amnistie, qui a provoque de si violents
tauree par les ordonnances de 1944. En debats a peine cinq ans apres la Liberation,
eliminant les traitres a la patrie, a la nation etait a terme inevitable. Tout comme etait
et a la Republique, la France pouvait esperer inevitable la persistance de plaies mal cica-
fonder son destin futur sur une identite trisees et de rancceurs tenaces: un demi-
retrouvee. « Un pays qui manque son epu- siecle apres, la ( decouverte ) d'anciens col-
ration, manque sa renovation ), ecrivait alors laborateurs (meme ayant purge leur peine)
Albert Camus, soulignant bien l'enjeu'. dans telle entreprise ou dans telle adminis-
Mais de par leur nature meme, ces dif- tration provoque des vagues recurrentes,
ferentes fonctions ont souleve des contra- alors que l'epuration et son corollaire, l'am-
dictions et des dilemmes inevitables, que nistie, avaient precisement pour objectif de
l'on peut aujourd'hui observer, dans un tout liquider, par la loi, le passif de l'Occupation.
autre contexte, dans les nouvelles democra- En ce sens-la aussi, l'histoire de l'epuration
ties d'Europe orientale: reste, et restera, inachevee.
Comment respecter le droit et la loi
dans une situation proche de la guerre civile,
et face a des adversaires qui ne se recon-
2. Yves Farge, Rebelles,soldatset citoyens.Carnetd'unCommis-
naissaient pas dans les valeurs de la Repu- saire de la Republique,Paris, Grasset, 1946, p. 224.
blique ? Le dilemme etait soit une justice
imparfaite, soit la vengeance contre les vain- Chercheurd l'Institut d'histoire du temps present
cus. On a choisi la premiire solution.
Comment trouver le point d'equilibre (CNRS) et membredu comitede redactionde Ving-
tiime siecle.Revue d'histoire,HenryRoussovient
entre une epuration necessaire et exigee, et de co-diriger,avecDenis Peschanskiet MichaelPollak,
d'Histoirepolitique et sciences so-
la publication
1. Albert Camus, Combat, 5 janvier 1945. ciales (Complexe, 1991).

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