Ebook Boris Cyrulnik - Les Nourritures Affectives
Ebook Boris Cyrulnik - Les Nourritures Affectives
Ebook Boris Cyrulnik - Les Nourritures Affectives
LES NOURRITURES
AFFECTIVES
ODILE JACOB
1993
OÙ EST LE PROBLÈME ?
Savez-vous que la pensée occidentale a modifié le
comportement des chiens ?
Depuis quatorze mille ans qu’ils nous côtoyaient et
participaient à nos histoires, ils ont fini par se considérer
comme des surchiens ! Notre imprégnation culturelle a modifié
leur psychisme !
Comme tous les êtres civilisés, ils aboient beaucoup,
exprimant ainsi leur participation à nos échanges verbaux.
Mais si les chiens campagnards n’aboient qu’en connaissance
de cause, les chiens sauvages n’aboient guère, car tous les
chasseurs se taisent, quelle qu’en soit l’espèce.
Nous avons là sous nos yeux, et dans nos oreilles, la réponse
au très vieux débat philosophique sur les parts respectives de
l’inné et de l’acquis : une espèce génétiquement douée pour
aboyer devient silencieuse en milieu naturel et aboyeuse en
milieu civilisé(1). Les chiens nous font comprendre qu’une
même promesse génétique prend des formes différentes(2)
selon qu’elle se tient dans une écologie naturelle ou dans un
milieu parolier.
Bien sûr, une vie de chien n’est pas une vie d’homme,
quoique la réciproque ne soit pas vraie. Un monde de chien,
avec ses odeurs fortement évocatrices, ses sonorités qui
déclenchent des sensations inimaginables, ses visions floues et
douces comme des pastels(3), ce monde éveille en lui des
émotions et des représentations profondément imprégnées de
condition humaine. Pauvres bêtes, elles ont tout subi de notre
part, nous les avons pensées à toutes les sauces : nous les
avons divinisées dans nos temples péruviens, nous avons porté
leur deuil dans notre belle civilisation égyptienne, nous les
avons haïes au moyen-âge quand nous les accusions de magie
noire, nous les avons aimées, craintes, utilisées, adorées et
cuisinées. Il n’est pas de participe passé que les chiens n’aient
enduré.
Depuis qu’en Occident nous les prenons pour des œuvres
d’art vivantes, chargées de stimuler notre affectivité(4), ils
vivent comme des patachons et nous mordent de plus en plus
parce qu’ils se considèrent comme nous dominant (5). Dans les
civilisations qui se les représentent comme des fouilleurs
d’ordure, ils sont tellement méprisés qu’ils se sentent dominés.
Là, ils mettent la queue entre leurs pattes, baissent leurs
oreilles et évitent les hommes.
Freud eût aimé cette manière de poser les questions, lui qui
écrivait : « Il existe chez l’être humain des formations
psychiques héritées, quelque chose d’analogue à l’instinct des
animaux, c’est là ce qui constitue le noyau de l’inconscient.
(6) » ; et ailleurs : « S’il était vrai, en général, que l’observation
directe des enfants suffit, nous aurions pu nous épargner la
peine d’écrire ce livre(7 ). » Cette remarque nous invite à
observer toute espèce d’être vivant dans son milieu naturel,
pour essayer de nous représenter le monde nécessaire à son
existence.
C’est peut être parce que l’observation est source de plaisir
physique qu’elle a été combattue ? Des philosophes du dix-
septième siècle ont même été emprisonnés pour avoir vanté
l’observation directe(8). Il a fallu Laennec, au dix-neuvième
siècle, pour prétendre que certains signes, observés sur le
corps d’un malade, pouvaient désigner une lésion en
profondeur(9). Auparavant, le diagnostic de la maladie
aveuglait la perception des signes. Dès le quinzième siècle, on
savait décrire correctement la variole dont les pustules
captivaient le regard. Mais on ne pouvait pas en découvrir la
cause, faute de microscope. Il était impensable qu’un micro-
organisme pût en infecter un gros ; d’ailleurs on savait, on
avait en effet remarqué que l’épidémie « n’emportait que ceux
qui avaient désobéi à leur père », ce qui était à coup sûr vrai.
On fabriquait ainsi la « preuve » que toute peste était une
punition divine(10).
Quand on n’aime pas observer, on cherche ses explications
dans les mythes. Ce qui ne veut pas dire qu’il suffit d’ouvrir les
yeux pour observer. Pendant la guerre du Rif au Maroc, de
1920 à 1926, les soldats étaient devenus moroses, abattus et
pleurnichards. Les médecins militaires venaient de découvrir
que la parasitologie expliquait un grand nombre de
symptômes cliniques auparavant attribués à des humeurs
toxiques. Ils sont donc partis, le plus logiquement du monde, à
la recherche du parasite de la grinche, qui aurait pu expliquer
pourquoi nos vaillants soldats étaient devenus grincheux.
On croit qu’il n’y a de savoir que par l’observation, alors
qu’on n’observe que ce que l’on sait percevoir. Nos sens nous
trompent, si bien qu’une observation sans méthode ne donne à
voir que ce qu’on désire y trouver. De Clérambault, le maître-
complice de Jacques Lacan, fut le seul psychiatre spécialiste du
fétichisme des étoffes : lorsqu’il s’est suicidé, on a découvert
qu’il collectionnait lui-même les étoffes et les photos de drapés
étranges(11). Il percevait électivement les formes auxquelles il
était le plus sensible. Sa vision du monde reproduisait son
monde intime. En fait, la perversion des étoffes n’existe pas,
sinon toutes les femmes en seraient atteintes.
Lorsque certaines pièces de notre appareil à observer se
détraquent, le monde perçu change de forme. Parfois, c’est
l’alcool qui abîme les tubercules de Korsakoff, de petits
ganglions qui constituent une sorte de relais dans les réseaux
de la mémoire alors, plus rien ne peut servir d’expérience au
sujet sans mémoire, qui se transforme aussitôt en homme sans
histoire.
Sous l’effet d’une insuffisance de circulation sanguine, une
petite zone, enfouie sous le gros noyau du thalamus, peut
s’abîmer : instantanément, l’organisme perd toute
motivation(12). Le sujet déclare avec la plus grande sincérité
« que rien ne vaut la peine d’être vécu ». Mais une simple
injection d’hormones, ou une stimulation des neuro-
médiateurs de cette zone, lui fait s’exclamer aussitôt, avec
autant de sincérité : « La vie est merveilleuse, comment ai-je
pu dire que rien ne valait la peine d’être vécu ? » L’humeur
qui donne au monde sa coloration affective, le goût de vivre,
est très facile à manipuler.
La forme du monde perçu dépend de celle de l’appareil à
percevoir. La destruction localisée d’une toute petite zone du
cortex latéral, qui traite l’image, donne du monde un dessin
avec un « trou », une lacune dans les informations à cet
endroit. Si ce « trou » se situe à la pointe du lobe occipital, les
informations visuelles sont correctement perçues mais ne
s’agencent plus en image. Le sujet n’est pas aveugle et
pourtant il ne voit rien !
Le langage, qu’on a tant de mal à définir malgré le fleuve
verbal qui coule à son sujet, peut instantanément se perdre
quand une zone du cerveau temporal cesse d’organiser les
sons pour en faire des mots. Le sujet n’est pas sourd, mais les
sonorités verbales ne veulent plus rien dire.
Même le temps, cette notion abstraite, cesse d’être un objet
sensoriel quand une lésion de la pointe du lobe frontal interdit
toute anticipation(13). Le sujet vit alors dans une succession de
présents où rien ne prend sens. Plus rien ne l’angoisse car il n’a
plus rien à craindre de l’avenir.
L’observation naïve comme une évidence renseigne
beaucoup plus sur la personnalité de l’observateur que sur la
chose observée. Certains, ceux qui doutent jusqu’à l’obsession,
accumulent les signes au point de tout brouiller. D’autres,
moins angoissés, se contentent de percevoir deux ou trois
indices à partir desquels ils généralisent poétiquement. Les
pervers cherchent le détail qui permet de moucher leurs
collègues et de les humilier en soulignant leur ignorance(14).
Pour beaucoup, l’observation est une terreur. L’observable
est haïssable car il chosifie l’autre au lieu de l’idéaliser, ce qu’il
conviendrait mieux de faire, pensent-ils.
Ceux qui ont du plaisir à observer considèrent que ce qui
fait signe, c’est toujours une différence. Une information
stéréotypée ne fait qu’engourdir l’intelligence en renforçant ce
qu’elle sait déjà. C’est pourquoi les méthodes comparatives
permettent de comprendre plus facilement. Pour innover, la
pensée doit faire une association improbable, un coup de
poésie qui surprend et éveille. La certitude est une antipensée,
une litanie intellectuelle.
La description d’un monde animal et sa comparaison au
monde humain constituent un réservoir d’associations
poétiques stimulantes pour la pensée. Il n’est jamais question
d’extrapoler, encore moins de réduire l’homme à l’animal.
C’est plutôt le contraire la découverte du nouveau continent de
l’animalité souligne par contraste la spécificité humaine.
Les animaux ont des performances sensorielles
éblouissantes. Ils agencent leurs perceptions en fresques
représentant le monde(15) et nous apprennent ainsi que tout
être vivant, pourtant fait de matière, échappe à la matière.
Que dire de l’homme alors, ce fabricant de signes qui invente
le monde pour mieux le percevoir ?
La méthode comparative nous permet de décrire le monde
dans lequel nous vivons comme si nous pouvions nous
décentrer et nous observer nous-mêmes d’ailleurs. Bien sûr,
ce n’est qu’un artifice, mais il est fertile puisqu’il nous a déjà
donné le télescope, le microscope et tous les instruments
d’exploration grâce auxquels nous pouvons voir avec d’autres
yeux que les nôtres : « En 1543 Copernic l’humaniste,
déshumanise l’univers, le lieu d’où il faut voir le cosmos. En
1543 Vésale s’intéresse à l’anatomie des chiens, des singes, en
même temps qu’à celle de l’homme(16). » La méthode
comparative va à la rencontre des différences, bien plus que
des analogies.
La pénétration de l’observateur dépend aussi de la manière
dont sa faculté d’observation s’est élaborée au cours de son
propre développement. Les enfants, les femmes, les étrangers,
les Noirs, tous ceux qui ont eu à souffrir des autres,
deviennent souvent de meilleurs observateurs que ceux dont
la personnalité se développe sans cet effort d’attention(17 ).
C’est pourquoi les enfants maltraités deviennent des virtuoses
de l’observation des parents : leur « vigilance glacée » leur
permet, sans un mot, de relever le moindre indice
comportemental chez ceux qui capturent leur corps et leur
conscience. « Le Petit Chose interprète avec la hargne des
mal-aimés, les gestes et les comportements de ceux qui
l’entourent (18). »
Nous habitons un monde interprété par d’autres où il nous
faut prendre place. Le monde interhumain est un monde de
sens autant qu’un monde de sens(19), un monde où nos sens
prennent sens, un monde où notre sensorialité se charge
d’histoire, elle qui gouverne nos émotions autant que nos
perceptions. « Je est un autre », disait Rimbaud, et Apollinaire
en écho : « … Tous les autres sont en moi(20). »
Les choses ne seraient que ce qu’elles sont si le contexte et
l’histoire ne les imprégnaient pas de sens. Un jour, Burt
Lancaster est venu à Toulon. S’ennuyant un peu lors de la
réception officielle, il s’est approché de ma femme, l’a regardée
droit dans les yeux et lui a dit : « Il fait beau aujourd’hui. »
Bouleversée, ravie, émerveillée, elle lui a répondu : « Il fait
plus beau qu’hier et moins que demain. » Comme je suis
observateur, j’ai dit à mon tour : « Il fait beau aujourd’hui. »
Elle m’a répondu : « Ben…. je le vois bien ! » J’en ai conclu que
l’information météorologique était moins émouvante pour elle
que la personne qui la lui donnait.
Il faut aussi une théorie pour voir le monde. Je regarde un
match de rugby à la télévision. Arrive une des mes amies à qui
je demande : « Peux-tu décrire ce que tu vois sur cet écran ? »
Elle me répond : « Je vois des hommes couverts de boue qui
s’entassent et se bagarrent dans une ambiance de
vociférations. » Je pose alors la même question à son fils qui
joue à l’école de rugby. Il me répond : « La troisième ligne s’est
détachée rapidement parce que les piliers toulonnais sont plus
solides, ce qui a permis au demi de mêlée de passer son
adversaire et d’envoyer à l’essai son trois-quart centre déjà
lancé. Quelle beauté, quelle élégance, la foule crie son
enthousiasme… » J’en conclus qu’il faut des règles pour voir,
pour donner forme au monde et mieux le percevoir.
L’observation la plus naïve exige un savoir ordonné dans
une théorie. Si l’on vous demande de dessiner une patte de
mammifère, vous ne reproduirez qu’un tas de viande informe.
Mais si l’on vous donne pour règle de chercher le trajet des
nerfs blancs, des vaisseaux rouges et bleus se faufilant à
travers le massif des muscles auparavant nommés, alors vous
ferez un beau dessin intelligent. Une perception sans théorie
ne peut pas induire de représentation. C’est la théorie qui
ordonne, dans tous les sens du terme : elle donne forme parce
qu’elle met de l’ordre en même temps qu’elle y contraint. Il
faut alors que « l’ordre engendre le désordre(21) » pour que la
méthode comparative provoque une surprise, un roulement de
tambour avertissant que quelque chose se donne à voir et à
penser, brisant ainsi la litanie intellectuelle, cet ordre des
cimetières.
L’éthologie humaine décrit des objets qui ne sont pas
encore verbalisés. Ce faisant, elle recueille des informations
tellement nouvelles que la verbalité ne sera plus à cours de
provisions !
L’objet que je propose d’observer dans ce livre s’appelle
« affectivité ». C’est un petit mot sans grande valeur puisque
nos décideurs lui accordent peu de crédits. Les gros mots
aujourd’hui se nomment « molécule », « social », ou
« technologie ». Ces mots sont magiques, car il suffit de les
prononcer pour faire pleuvoir l’argent ! Le désuet « Sésame,
ouvre-toi ! » n’existe que dans les contes, alors que ces mots-
là existent dans les comptes qui révèlent notre mythologie
moderne. « Dis-moi où vont tes crédits de recherche et je te
raconterai les mythes de ta culture ! »
Puisque je m’intéresse à l’affectivité dans le monde vivant,
j’ai décidé de lire un poème de Baudelaire à mon chien. Tout le
monde a remarqué qu’il me regardait avec affection en
remuant la queue. Aimerait-il Baudelaire ?
Comme j’ai l’esprit d’expérimentation, je lui ai lu quelques
pages de Lacan sur « l’adéquation de l’imaginaire et du réel ».
Tout le monde a constaté qu’il manifestait exactement le
même comportement affectueux. Alors je lui ai lu trois pages
de Changeux sur l’inhibition de la recapture de la sérotonine
par les alpha-bloquants présynaptiques. Mon chien n’a pas
manifesté le moindre indice comportemental de désaveu
théorique ! J’en ai conclu que, pour lui, Baudelaire, Lacan ou
Changeux, c’est du pareil au même, alors que moi, je pense
qu’ils expriment des mondes intellectuels très différents. En
fait, mon chien s’intéresse assez peu aux théories, mais il les
accepte toutes, pourvu qu’on lui parle.
Tandis que les animaux vivent dans la biologie, la
sensorialité et l’affectivité, l’homme vivrait dans un monde
intellectuel. Voilà l’idée que nous proposent ceux qui, ayant la
phobie de la nature(22), se réfugient dans une intellectualité
coupée du monde sensible.
Les réflexions les plus récentes sur l’affectivité ne font plus
cette coupure. Les observations sur le développement des
enfants « ne permettent pas d’isoler les émotions… des
représentations(23) ». Un nouveau-né organise ses relations
avec autrui à partir des événements quotidiens de sa vie dans
sa famille(24). Les affects sont échangés lors des interactions
du bébé avec ses proches(25). La culture, dès les premiers
gestes autour de la naissance, impose un code comportemental
qui façonne l’enfant (26).
Ce nouveau regard sur l’affectivité la dépeint comme une
force biologique, une communication matérielle, un liant
sensoriel qui unit les êtres vivants et structure entre eux un
véritable organe de la coexistence. Ce livre en étudie la genèse
et la fonction autour de quelques thèmes directeurs.
1) Pour faire un enfant, il faut se rencontrer. Le simple fait
que les êtres vivants ne se trompent pas d’espèce pour se
reproduire prouve qu’ils savent traiter certains signaux, au
moins ceux qui leur permettent de se reconnaître. À ce niveau
du vivant, les rencontres sont provoquées par des signaux
chimiques, physiques, sonores ou visuels. Le monde humain
n’ignore pas ces signaux, mais il s’en sert dans des discours
comportementaux et des récits qui déterminent les rencontres
avec plus de précision que les molécules olfactives ou les
spectres sonores.
2) Le résultat de cette rencontre est un enfant, qui
comprend bien avant que de parler. La pensée s’organise
d’abord à partir des perceptions qui alimentent les premières
représentations sensorielles. C’est pourquoi les fœtus humains
s’entraînent à structurer leurs perceptions, pour mieux leur
échapper… plus tard quand viendra la parole.
3) Dès le jour de sa naissance, le nourrisson est confronté à
un monde mis en scène par ses parents et leur culture. La
mère fournit les premières informations, comme un géant
sensoriel qui progressivement se réduit pour faire place à
d’autres personnages, dont les pères et les pairs sont les
principaux. Mais les sociétés ne cessent de s’inventer en
créant des objets, des gestes et des champs sensoriels qui
façonnent biologiquement l’enfant.
4) Pourquoi faut-il que la violence vienne troubler ce
paradis de la connaissance ? L’effondrement des règles
apparaît chez les animaux quand un accident biologique ou
écologique déritualise le groupe ; leur transgression fonde au
contraire la condition humaine, qui ne respecte ni les lois de la
nature ni les règles inventées par les générations antérieures.
La violence créatrice doit alors se comprendre comme la force
qui permet l’évolution humaine et son passage de la nature à la
culture.
5) La biologie et la culture s’opposent et se mêlent comme
deux cours d’eau confluents. En ce sens, l’innommable inceste
entre la mère et le fils permet de repérer comment cet acte
impensable se réalise pourtant, au point de rencontre entre
une biologie altérée et une culture malade à en brouiller le
sentiment parental, aucun des deux ne se ressentant ni mère,
ni fils. La mère ne s’inscrit pas dans une structure de parenté,
mais d’abord dans une structure affective qui peut se
dégrader, à cause de tout ce qui abîme l’affectivité.
6) Enfin, au dernier acte, quand le crépuscule des vieux
chante sa dernière production, il la compose avec les traces du
passé dont il fait un récit adressé au présent. Mais quand le
contexte défaille, l’effet palimpseste de la mémoire permet aux
premiers écrits, refoulés par les urgences de la vie
quotidienne, de faire retour dans la conscience, comme si
c’était aujourd’hui.
Voilà ! Ce livre ne fait que développer ces six idées qui
brodent une existence humaine.
L’ODEUR ET LA CULTURE
Les animaux-machines sont rouillés depuis longtemps.
Tout organisme établit avec son milieu des échanges
constants, ce qui implique que son cerveau et ses organes
sensoriels soient organisés de manière à percevoir dans le
milieu extérieur les signaux utiles à son milieu intérieur.
Le monde mental de tout être vivant est d’abord constitué
de signaux, d’objets sensoriels individualisés dans le monde
extérieur qui prennent pour l’animal une signification
biologique(5). À l’époque de la psychologie pavlovienne
triomphante, Birioukov se plaignait d’un castor, sensible à la
moindre variation de lumière, ou au plus discret craquement
de branche, et qui ne répondait tout simplement pas au
« puissant stimulant de l’acétone(6) ». Cette anecdote révèle le
piège de toute pensée anthropocentrique : puisque l’acétone
me stimule puissamment, moi qui possède un nez et un
cerveau, elle devrait en faire de même avec le castor qui
possède, lui aussi, un nez et un cerveau. Cette pensée
analogique constitue un mode fondamental de toute pensée,
mais elle comporte un risque totalitaire puisqu’elle attribue
aux autres un monde mental de même nature que le sien, ce
qui implique qu’un seul monde mental existe, précisément le
sien !
Une pensée naturaliste proposerait plutôt que chaque être
vivant vit dans un monde mental qui lui est propre, où il
« crée-perçoit » des objets sensoriels qui ne sont signifiants
que pour lui et qu’il est donc seul à pouvoir rencontrer.
Le monde mental de chaque espèce est composé d’objets
sensoriels dont la signification biologique dépend de son
organisation cérébrale et sensorielle. De même que le monde
mental de chaque humain est composé d’objets sensoriels dont
la signification dépend de son organisation neuro-sensorielle et
dont le sens varie selon son histoire personnelle. La
signification ne doit pas être confondue avec le sens, c’est la
transformation du signal en signe, lequel articule du son et du
sens.
Voilà pourquoi le castor de Birioukov ne pouvait pas
rencontrer la puissante acétone et voilà pourquoi je peux
rencontrer une femme que ne pourra pas rencontrer mon
voisin, ou pourquoi un événement prendra pour moi une
valeur émotionnelle qui laissera de marbre ce même voisin.
Quand plus tard, il ne pourra pas s’empêcher de dire : « Je ne
comprends pas pourquoi cet événement vous a bouleversé »,
lui qui est resté indifférent, il commettra envers moi la même
faute de pensée que Birioukov avec son castor. N’ayant pas la
même histoire, nous n’avons pas les mêmes yeux, nous ne
pouvons donc pas rencontrer les mêmes objets !
Le bombyx du mûrier mâle est bouleversé quand ses
antennes rencontrent une molécule d’hexadécadiénol émise
par la femelle. Même concentrée à 10-12 μg/ml, le papillon,
toute affaire cessante, met le cap sur cette information
biologique, hypersignificative pour lui.
Dans le même ordre d’idées, la truffe pose un problème
théorique important. Ce champignon vaporise une
androstérone dont la formule chimique est la même pour les
cochons, les chiens, les mouches et les hommes. Voilà pourquoi
les truies et les chiennes sont tellement attirées par les aires
truffières et pourquoi les omelettes parfumées à la truffe
coûtent si cher ! Mais le comportement de recherche effectué
par la truie et le cochon de payant, laisse penser qu’il pourrait
bien y avoir un programme commun de la communication du
vivant : tout ce qui matérialise la communication peut être
utilisé comme signal.
L’olfaction joue un très grand rôle dans la rencontre des
mammifères macrosmates. Lorsque votre chien vient coller sa
truffe contre le pubis d’un visiteur, n’y voyez pas un acte de
perversion sexuelle ; il vient simplement chercher la signature
olfactive de votre ami, son sexe, son état de réceptivité et sa
dominance sociale. Mais la capacité de percevoir un signal dans
une odeur crée un monde où le temps de la rencontre est
totalement différent du nôtre. Quand votre ami sera parti, il
laissera par terre, sur le tapis ou sur le siège, une trace
olfactive qui le rendra toujours présent dans un monde de
chien, alors qu’il est déjà absent dans votre monde humain.
Avec cette odeur rémanente, votre chien percevra un morceau
de votre ami dans le réel, alors que vous ne pourrez vous le
rappeler que par des images ou l’évoquer par des mots.
Notre olfaction fonctionne encore intensément puisque ses
circuits représentent un tiers du poids total de notre cerveau,
mais notre culture occidentale moderne supporte mal que
nous flairions. Alors, nous nous lavons pour supprimer notre
signature naturelle et nous nous aspergeons de délicieux
parfums chimiques, culturellement tolérables. Chez certains
Mélanésiens, il faut passer la main sous l’aisselle de l’ami qui
s’en va, puis porter ses doigts à son nez pour signifier qu’on
garde encore en soi sa trace olfactive(7 ). (Il vaut mieux se
dispenser de cette bonne manière à Paris un contresens
culturel est si vite arrivé !)
Pourtant, tous les bébés du monde s’endorment facilement
contre leur mère ou contre un chiffon qui en conserve l’odeur,
prouvant ainsi qu’en deçà de la parole et de la culture, la
sensorialité fonctionne comme une information source
d’émotion qui évoque un souvenir et provoque une conduite.
Chez l’homme adulte, il n’est pas impossible que l’olfaction
fonctionne encore de cette manière. L’organisation de notre
cerveau s’y prête. La molécule olfactive stimule de manière
binaire : ça sent ou ça ne sent pas, ça sent bon ou ça sent
mauvais. Par rapport aux trois cent millions de récepteurs
olfactifs dans les fosses nasales du chien, les trente millions
dans celles de l’homme semblent bien maigres : c’est
néanmoins suffisant pour de bonnes évocations affectives et
d’abondantes sécrétions neuro-hormonales(8). Une fois
stimulé, notre cerveau reconnaît plusieurs milliers de variétés
olfactives, pour lesquelles, il est vrai, nous ne disposons guère
de mots. Nous devons sans cesse chercher des sensations
analogues : ça sent la pomme reinette, le caramel trop cuit, le
pneu brûlé. Ce vocabulaire pauvre confronté à la richesse
perceptive de l’olfaction pourrait nous offrir une preuve de ce
« refoulement de l’organique » dont parlait Freud. Il faut
surtout ne pas prendre conscience de la bête qui flaire en nous.
Lacan a fait du refoulement social de l’olfaction un mécanisme
facilitant la rencontre : « La régression organique chez
l’homme de son odorat est pour beaucoup dans son accès à la
dimension de l’autre(9). »
La trace olfactive évoque un souvenir, auquel le
refoulement du perçu donne plus de relief. Le facteur essentiel
de ce mécanisme, c’est l’organisation cérébrale, renforcée par
le refoulement culturel : sitôt perçue, une odeur diffuse au
cerveau olfactif qui, par son circuit limbique, fonctionne en
même temps que le cerveau des émotions et celui de la
mémoire. Ce qui revient à dire qu’une information olfactive,
même non consciente, présentifie l’absent, comme chez le chat,
mais, chez l’homme, cette présentification se fait sous forme de
souvenir.
Il serait indécent de ne pas évoquer Proust, bien sûr.
« Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort
des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles,
mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus
fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme
des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de
tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque
impalpable, l’édifice immense du souvenir(10). »
Une patiente m’a fait comprendre cette longue phrase
sinueuse. Après avoir perdu son mari, elle a fait un deuil très
long et très douloureux. Puis elle a cicatrisé et, trois ans plus
tard, elle a enfin décidé de ranger les affaires du défunt. Les
premiers jours de rangement se passèrent sans problème.
Jusqu’à ce qu’elle ouvre une certaine armoire : soudain,
l’image de son mari lui revint en tête avec un sentiment de
présence aigu. Elle fondit en larmes et ce retour brutal du
chagrin l’étonna. Elle découvrit alors, en bas de l’armoire, un
sac de sport qui, bien fermé, avait gardé l’odeur de son mari.
En associant le chat, Proust et ma patiente, on comprendra
que l’odeur fonctionne comme une information souvent non
consciente qui, d’emblée, présentifie l’absent avec l’émotion
qui lui était associée.
L’organisation cérébrale du chat le colle au réel présent,
alors que celle de l’homme rend l’absent présent et restitue
l’émotion éprouvée longtemps avant. Freud dit que « le retour
du perçu se fait avec la passion de cette fois-là(11) ». L’odeur
fonctionne chez l’homme comme une représentation
d’émotion, un retour d’émotion enfouie.
Le canal optique est très utilisé par les oiseaux qui vivent
dans un monde où les performances visuelles sont sélectives.
Le martin-pêcheur qui « désire » rencontrer une martine-
pêcheuse dispose devant elle tous les objets colorés qu’il peut
rassembler : fruits, feuilles ou morceaux de verre. Très
intéressée, la belle suivra le chemin de signaux tracé par le
courtisan, qui, de couleur en couleur, la mènera au nid, lieu de
la rencontre.
Cette utilisation de la couleur et de la forme annonce celle
de signaux de plus en plus complexes. Les postures des mâles
motivés pour la sexualité dessinent des traits et des courbes,
des agencements de couleurs, une géométrie du corps qui ne
s’exprime qu’à cette occasion. Quand l’albatros galbe son cou,
sa femelle s’en émeut, alors que celle du flamant rose est plus
stimulée par un cou dressé. Une aigrette étend ses ailes, un
canard mandarin les soulève alternativement en tournant sur
lui-même, dévoilant à chaque tour de valse le triangle de
plumes orange qui signale sa motivation sexuelle. Les femelles
creusent leurs lombes, écartent leurs ailes, imprimant ainsi
des courbes à leur corps qui permettent au mâle de passer à la
séquence ultime de cette « danse copulatoire ».
Parfois, la face est utilisée pour signaler la disposition
sexuelle. Chez le mandrill mâle, elle se colore en rouge et en
bleu, comme son sexe lorsqu’il « pense à ça ».
Les signaux acoustiques sont aisément porteurs de
marques sexuelles. La structure physique du cri informe sur
l’état du crieur : sa distance, son âge, et son intérêt pour la
chose. La voix humaine contient, elle aussi, un nombre
étonnant de signaux : dès la première phrase au téléphone, on
sait à qui l’on a affaire, son sexe, son âge, sa culture, son
humeur agressive, abattue ou érotique, et même son niveau
social. On peut transmettre avec précision son idéalisme, son
courage, son tempérament, introverti ou extraverti(12). Il
existe donc une sorte de sémiologie naturaliste où, sitôt perçu,
le signal renvoie à une autre information non perçue et
représentée.
La sémiotique vocale, une des premières à se mettre en
place, dès la fin de la grossesse, est aussi parmi celles qui
résistent le plus longtemps aux processus de dégradation
cérébrale. Dans les démences de type Alzheimer, l’âgé ne peut
plus reconnaître le visage de son enfant, qui lui est devenu
étranger, mais il identifie instantanément sa voix au téléphone.
Il dit « bonjour Madame » à sa fille, qui éprouve aussitôt le
sentiment de n’avoir rien à voir avec ce monsieur qui était son
père. Cette observation conduit à penser qu’il peut y avoir une
disparition de la représentation par le canal visuel et sa
conservation par le canal vocal. Le visage est perçu mais non
reconnu, alors que la voix, sitôt entendue, évoque toujours la
personne totale.
Pourtant, la vocalité n’est pas la parole, même si elle y
participe. On peut très bien trouver séduisante une voix et
être horripilé par ce qu’elle dit. Le monde mental créé par les
mots constitue un lieu de rencontre différent des signaux qui
ménagent la rencontre des interlocuteurs. Avant de bavarder,
il faut s’approcher, avant d’échanger nos mondes internes et
de se raconter nos histoires, il faut voir, percevoir, savoir à qui
l’on s’adresse de façon à choisir la part de monde interne
communicable à cet autre. Toute conversation, même banale,
exige qu’un nombre incroyable de signaux soient perçus et
décodés pour en comprendre la signification.
L’expression d’une émotion compose une forme visuelle,
posturale, colorée, olfactive, ou sonore, qui assure sa contagion.
Récemment à Port-Cros, mon attention fut attirée par un
charivari chez les goélands : des cris intenses, des vols, des
piqués, de brusques changements de direction m’ont conduit à
un jeune prépubère, probablement blessé. Ce petit, dans sa
détresse, venait d’inventer un cri : il commençait comme un
quémandage alimentaire, aigu, prolongé et si intense,
contrairement à l’habitude, qu’il finissait en trémolo ; puis il
enchaînait sur un cri d’alerte. Cette étrange composition
sonore affolait les adultes qui accouraient à tire d’aile,
piquaient sur le petit pour le sauver ou l’agresser, ils ne
savaient plus très bien, puis remontaient soudain en criant
l’alerte à leur tour.
Cette structure sonore avait propagé l’émotion, un lien
sensoriel entre tous les goélands du quartier. Même les
hommes ont ressenti cet effet contagieux, puisque j’ai entendu
dire : « Ils sont énervants ces gabians, qu’est-ce qu’ils ont à
faire ce barouf ! » Le vacarme avait bien fonctionné, même
entre espèces différentes. C’est que la parole n’a pas pour
unique fonction de communiquer des mondes abstraits, elle
peut aussi véhiculer des émotions. Dans un monde humain,
l’émotion du petit goéland blessé aurait pu se traduire par ces
mots : « Au secours ! Je suis petit et faible. Aidez-moi vite !
Vite ! » Et les mots pour dire cette émotion devraient avoir
une cadence, une prosodie, un ton aigu propices à la contagion
émotive.
Le mystère naturaliste de la rencontre commence à
s’éclaircir. Que ce soient les chenilles dans leurs processions,
les abeilles dans leurs ruches, les goélands dans leurs clubs, ou
les humains dans leurs rassemblements, rien n’attire plus un
être vivant que les informations transmises par un congénère
ou un proche. Ce qui facilite la rencontre, c’est une émission
sensorielle que l’organisme est apte à saisir, par contiguïté et
similarité des deux équipements neuro-sensoriels. Ce qui
justifie cette rencontre, c’est la création d’un milieu sensoriel
intersubjectif, riche en informations biologiques et
émotionnelles échangées d’un organisme à l’autre et
stimulantes pour chacun d’eux. Chaque individu se lie ainsi à
l’autre.
La signification existe clairement chez les animaux, mais le
sens y est particulier. On ne donne sens aux choses perçues,
que si le cerveau est capable de décontextualiser l’information
et d’y introduire une durée et une direction. Certaines espèces
possèdent un équipement neurologique approprié : il perçoit
l’information dans son contexte et la décontextualise en la
faisant passer par les circuits neuronaux de la mémoire et de
l’anticipation. Ce type de cerveau peut créer un monde intime
de perceptions dont l’objet est totalement absent et de
représentations dépourvues de références contextuelles.
Or, quand on fait une étude comparée des espèces, on
observe que la connexion entre le cerveau limbique (mémoire
et émotion) et le lobe préfrontal (anticipation) se fait à la gare
de triage neuronale du thalamus. Cette connexion apparaît
chez certains mammifères, se développe chez les primates non
humains, et réquisitionne une part importante des circuits
cérébraux chez l’homme. En d’autres termes, le cerveau
humain est, entre tous, le plus capable de traiter et d’articuler
des informations relatives à des choses absentes, à des
phénomènes disparus et à des événements passés ou à venir.
D’ailleurs, cette organisation cérébrale permet de
comprendre que nos signaux olfactifs sont refoulés au profit de
signaux visuels fortement connectés à la mémoire et à
l’émotion. Elle conduit à soutenir que la signification et le sens
passent d’abord par l’image, bien avant la parole. On peut
comprendre, se représenter et donner sens au monde avec des
images. Autrement dit, les bébés comprennent et donnent
sens au monde avant la parole, les sourds-muets aussi, comme
ceux qui ont perdu l’usage de la parole, les animaux, et même
les étrangers.
Bien sûr, la verbalité, cette convention sonore, utilise notre
aptitude cérébrale à fabriquer du signifiant, ce qui explique ses
performances étonnantes, comme, par exemple, provoquer
une émotion avec un événement passé il y a cent ans, ou à
venir dans dix ans. L’imaginaire n’est donc pas coupé du réel, il
est alimenté par des perceptions réelles mais passées, enfouies
dans notre mémoire, et des représentations possibles à venir.
Alors, tout peut faire signe.
COMMENT RENCONTRER ?
L’HÉRÉDITAIRE ET L’HÉRITÉ
LE CHAT ET LA SOURIS
INCESTE DE LA PROXIMITÉ
INCESTE DE L’ÉLOIGNEMENT
PARFUM D’INCESTE
LE RETOUR D’ATTACHEMENT