EBOOK Richard Bach - Le Messie Recalcitrant
EBOOK Richard Bach - Le Messie Recalcitrant
EBOOK Richard Bach - Le Messie Recalcitrant
Le Messie récalcitrant
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Guy Casaril et Pierre Guglielmina
Flammarion
Dans le champ où il vient d’atterrir pour offrir des baptêmes de l’air à trois
dollars les dix minutes, Richard aperçoit un autre zinc tout semblable au
sien. Adossé à sa carlingue, un personnage sympathique et mystérieux
cherche à fuir le rôle de maître à penser à qui les foules demandent toujours
plus. Il lui apprendra que chaque être humain peut se libérer des barrières
qu’il a lui-même construites comme autant d’illusions sur sa propre
existence. Il lui suffit pour cela de suivre une idée simple…
Après l’immense succès du Messie récalcitrant, Richard Bach pensait qu’il
lui serait impossible d’y ajouter ne serait-ce qu’un seul mot. Jusqu’au jour
où un accident d’avion le laisse pour mort. Richard croise alors à nouveau la
route de son Messie qui lui montre cette fois comment faire d’un désastre
une bénédiction. Ainsi est née la suite de son best-seller mondial, intitulée
« Les Aventures d’un étudiant récalcitrant », publiée pour la première fois en
France dans cette édition augmentée.
Du même auteur
Richard Bach
1
10. Un ouvrier prit la parole et dit : « Facile à dire pour toi, Maître,
car tu es guidé et nous ne le sommes point et tu n’as pas besoin de
faire effort comme nous faisons effort. Un homme doit travailler
pour vivre dans ce monde-ci. »
14. « Mais une créature dit à la fin : “Je suis las de m’accrocher.
Bien que je ne puisse pas le voir de mes yeux, je crois que le
courant sait où il va. Je lâcherai et me laisserai entraîner où il
veut. À rester accroché, je mourrai d’ennui.”
16. « Mais l’autre ne tint pas compte de ces quolibets, et retenant son
souffle il lâcha et fut aussitôt ballotté et meurtri par le courant
contre les rochers.
19. « Et celui que le courant portait dit : “Je ne suis pas plus messie
que vous. Le fleuve se plaît à nous soulever et à nous libérer, si
seulement nous osons lâcher. Notre véritable tâche c’est ce voyage,
cette aventure.”
20. « Mais les autres criaient de plus belle : “Sauveur ! Sauveur !”
tout en s’accrochant aux rochers, et lorsqu’ils levèrent la tête une
deuxième fois, celui que le courant portait s’en était allé ; alors ;
restés seuls, ils fabriquèrent des légendes à propos d’un
Sauveur. »
23. Et une voix lui parla sur le sommet de la montagne, une voix ni
mâle ni femelle, ni forte ni faible, une voix infiniment douce. Cette
voix lui dit : « Ta volonté soit faite, non la mienne. Car ce qui est
ta volonté, est Ma volonté pour toi. Va ton chemin comme les autres
hommes, et sois heureux sur la Terre. »
26. Et il leur dit : « Si un homme disait à Dieu qu’il désire plus que
tout aider le monde souffrant, quel qu’en soit le prix pour lui-
même, et si Dieu répondait et lui disait ce qu’il doit faire, cet
homme devrait-il faire ce qui lui a été dit ? »
27. « Bien sûr Maître ! cria la foule. Ce devrait être un plaisir pour
lui de souffrir toutes les tortures de l’enfer, Dieu l’ayant
demandé. »
28. « Quelles que soient ces tortures ? Quelle que soit la difficulté de
la tâche ? »
33. Et il alla son chemin à travers les foules et les quitta, puis il
retourna au monde quotidien des hommes et des machines.
2
Des foules, des masses, des hordes de gens, des torrents d’humanité se
déversant sur un seul homme au milieu d’eux. Puis les gens devinrent un
océan submergeant l’homme, mais au lieu de sombrer, l’homme se mit à
marcher sur l’océan en sifflotant, puis il disparut. L’océan d’eau se changea
en océan d’herbe. Un Travel Air 4000 blanc et or descendit se poser sur
l’herbe et le pilote, sortant de la cabine, étendit une banderole où l’on pouvait
lire : BALADES DANS LE CIEL : 3 DOLLARS.
Il était trois heures du matin lorsque je m’éveillai de ce rêve, me souvenant
de tout, et satisfait de me souvenir sans savoir pourquoi. J’ouvris les yeux
pour vérifier au clair de lune la présence du Travel Air aux côtés de mon zinc.
Shimoda était assis sur son duvet, exactement comme je l’avais vu la
première fois, le dos appuyé contre la roue gauche de son appareil. Je ne le
voyais pas vraiment, mais je savais qu’il était là.
— Alors, Richard, dit‑il tranquillement dans le noir. Est-ce que ça t’a
expliqué ce qui se passe ?
— Qu’est-ce qui m’a expliqué quoi ? demandai-je, encore tout
ensommeillé.
J’étais encore dans mon rêve et je ne songeai même pas à m’étonner de le
trouver éveillé.
— Ton rêve. Le type tout seul, les foules et l’avion, répondit‑il
patiemment. Tu voulais en savoir davantage à mon sujet, non ? Eh bien, tu
sais maintenant. On en a parlé dans les journaux : Donald Shimoda, celui
qu’on commençait à appeler le Messie mécanicien, l’Avatar des Amériques,
et qui a disparu un jour en présence de vingt-cinq mille témoins oculaires.
Je m’en souvenais, oui. J’avais lu ça sur un kiosque à journaux dans une
petite ville de l’Ohio, c’était en première page.
— Donald Shimoda ?
— À votre service ! dit‑il. Maintenant que tu es au courant, plus besoin de
me tirer les vers du nez. Tu peux te rendormir.
Mais je restai longtemps songeur avant de pouvoir trouver le sommeil.
— Où as-tu appris tout ça, Don ? Tu connais tant de choses. Ou bien c’est
seulement une impression. Non… Tu as vraiment appris beaucoup de choses.
Tout par la pratique ? Tu n’as pas eu de formation théorique pour devenir un
Maître ?
— On te donne un bouquin à lire.
J’étais en train de mettre à sécher sur les haubans de mon zinc un foulard
de soie que je venais de laver. Je le regardai, stupéfait.
— Un bouquin ?
— Le Manuel du Sauveur. Une espèce de bible pour les Maîtres. J’en ai un
exemplaire par-là, dans un coin, si ça t’intéresse.
— Et comment ! Tu veux dire un vrai livre qui te dise… ?
Il fourragea pendant un moment dans la soute à bagages, derrière l’appui-
tête du Travel Air, et il revint avec un petit volume dont la reliure semblait
être en agneau façon daim.
Guide du Messie
*
Aide-mémoire pour âme évoluée
Perspective –
Utilise-la ou perds-la.
Si tu t’arrêtes à cette page,
tu es en train d’oublier que ce qui se
passe autour de toi n’est pas la réalité.
Réfléchis à cela.
Rappelle-toi d’où tu viens,
où tu vas, pourquoi tu as créé
le désordre où tu t’es mis pour commencer.
Tu vas mourir d’une mort horrible, souviens-t’en.
Tout est un bon exercice, et tu en tireras
plus de joie si tu gardes ces faits
présents à l’esprit.
Prends ta mort au sérieux, toutefois.
Rire sur le chemin de son exécution
n’est pas compris en général par les formes-
de-vie-moins-évoluées, et ils te
traiteront de fou.
Apprendre
c’est découvrir
ce que tu sais déjà.
Faire, c’est démontrer que
tu le sais.
Enseigner c’est rappeler aux autres
qu’ils savent aussi bien que toi.
Vous êtes tous apprenants,
faisants, et enseignants.
Ta seule
obligation en n’importe quelle vie
est d’être vrai envers toi-même.
Être vrai envers quelqu’un d’autre ou
quelque chose d’autre n’est pas seulement
impossible ; mais c’est la
marque d’un faux
messie.
Les
questions les plus simples
sont les plus profondes.
Où es-tu né ? Où est ta maison ?
Où vas-tu ?
Que fais-tu ?
Réfléchis à
ces questions de temps en temps, et
observe tes réponses
qui changent.
Tu
enseignes mieux
ce que tu as le plus besoin
d’apprendre.
Vis
de façon à n’avoir jamais
honte si n’importe lequel de tes actes
ou paroles est exposé
à la face du monde,
même si
ce qui est exposé
n’est pas vrai.
Tes amis
te connaîtront mieux
à la première minute de votre rencontre
que
tes relations ne te
connaîtront au cours
de mille
années.
La
meilleure façon
d’éviter la responsabilité
est de dire : « J’ai
des responsabilités. »
Tu es conduit
à travers le temps de ta vie
par la créature intérieure qui apprend,
l’être spirituel alerte
qui est ton moi réel.
Ne t’écarte pas
des futurs possibles
avant d’être certain que tu n’as
rien à apprendre d’eux.
Tu es toujours libre
de changer d’idée et de
choisir un futur différent, ou
un passé
différent.
Pour faire de l’argent dans le Middle West, les paysans ont besoin d’un
bon terrain. Il en va de même pour les saltimbanques de l’air. Ils doivent être
à proximité de la clientèle. Il leur faut trouver des champs à deux pas des
villages, des prés ou des champs de fourrage, des champs de blé ou d’avoine
coupés ras ; pas de vaches dans les environs car elles brouteraient l’entoilage
des avions ; une route le long du champ pour les voitures ; un passage dans la
clôture pour les gens ; des champs situés de telle façon que l’aéroplane n’ait
pas besoin de voler au ras des maisons ; des champs assez plats pour que les
appareils n’éclatent pas en morceaux lorsqu’ils se posent à quatre-vingts
kilomètres-heure ; des champs assez longs pour atterrir et décoller en toute
sécurité par une chaude et paisible journée d’été ; et, bien sûr, la permission
du propriétaire.
C’est à cela que je pensais tandis que nous volions vers le nord, le Messie
et moi, ce samedi matin-là. Les verts et les ors du paysage défilaient
doucement à mille pieds au-dessous de nous. Le Travel Air de Donald
Shimoda flottait bruyamment près de mon aile droite, et le soleil semblait
jaillir en tous sens de ses peintures miroitantes. Un bel appareil, me disais-je,
mais trop gros pour faire du vrai travail de saltimbanque. On peut prendre
deux passagers à la fois, bien sûr ; mais il est deux fois plus lourd que mon
zinc, il lui faut donc beaucoup plus d’espace pour décoller et pour se poser.
J’ai eu un Travel Air dans le temps, mais finalement je m’en suis débarrassé.
Je préfère mon vieux zinc, qui s’accommode des petits terrains, dans le genre
de ceux qu’on trouve beaucoup plus souvent près des villages. Avec un zinc
comme le mien on peut travailler sur un champ de moins de deux cents
mètres, alors que le Travel Air a besoin de trois cent cinquante ou quatre
cents mètres au bas mot. Et je me disais en moi-même : si tu te lies avec ce
type, tu es lié par les limites de son appareil.
Et juste au moment où je pensais à ça, je repérai un bon petit pré à vaches,
tout près du village que nous venions de survoler : un champ de quatre cents
mètres, mais coupé en deux ; la seconde moitié servait de terrain de base-ball.
Sachant que l’avion de Shimoda ne pourrait pas atterrir là, je redressai mon
petit zinc sur l’aile gauche, nez en l’air, puis, tous gaz coupés, je me laissai
tomber en feuille morte au-dessus du terrain de jeux. Les roues touchèrent le
sol juste après la clôture de gauche du terrain, et s’arrêtèrent bien avant la
clôture de droite. Je voulais juste lui montrer un peu ce que mon zinc pouvait
faire, si on le pilotait comme il faut.
D’un coup d’accélérateur je fis demi-tour pour me préparer à redécoller,
mais lorsque je levai les yeux, j’aperçus le Travel Air déjà prêt à atterrir.
Dressé sur sa queue, l’aile droite haute, on eût dit un condor fier et gracieux
tournoyant dans les airs avant de se poser sur une touffe de genêts.
Il était si bas, il allait si lentement que je sentis des frissons sur ma nuque.
Il allait casser du bois, c’était inévitable. Pour pouvoir se poser avec un
Travel Air il aurait fallu rester à cent kilomètres-heure au moins au-dessus de
la clôture. Si vous allez plus lentement avec un avion qui se met en perte de
vitesse à quatre-vingts, c’est la culbute à tous les coups. Mais voilà ce que je
vis à la place : ce biplan d’or et de neige s’arrêta dans les airs. Je ne veux pas
dire : vraiment arrêté, mais il volait à cinquante à l’heure, pas plus. Vous
vous rendez compte ? Un avion qui se met en perte de vitesse à quatre-vingts,
et qui s’arrête comme ça pour se poser comme une fleur sur le gazon ! Il ne
lui fallut pas plus de la moitié ou peut-être des trois quarts de l’espace dont
j’avais eu besoin avec mon zinc.
Je ne le quittai pas des yeux, cloué sur mon siège. Il se rangea près de moi
et coupa l’allumage. Lorsque je coupai le moteur à mon tour, le regardant
toujours bouche bée, il me cria :
— Formidable, le terrain que tu as trouvé. Tout près du village, hein ?
Nos premiers clients, deux gamins sur une Honda, faisaient déjà leur
apparition, curieux de voir de quoi il retournait.
— Qu’est-ce que tu veux dire, tout près du village ?
J’avais encore le bruit du moteur dans les oreilles et je criais.
— C’est à deux pas !
— Oui, oui, d’accord, mais… MAIS QUEL ATTERRISSAGE ! Avec un
Travel Air ! Comment as-tu pu te poser ici ?
Il me fit un clin d’œil.
— Par magie !
— Non, Donald, vraiment ! J’ai vu la façon dont tu t’es posé !
Il s’aperçut que j’étais secoué et drôlement effrayé.
— Richard, tu veux connaître la réponse ? Comment les clés planent dans
les airs, comment les maladies guérissent, comment l’eau se change en vin,
comment on marche sur les vagues et comment on pose des Travel Air sur
trente mètres de gazon ? Tu veux connaître la réponse à tous ces miracles ?
J’eus l’impression qu’il avait dirigé un faisceau laser sur moi.
— Je veux savoir comment tu t’es posé ici…
— Écoute ! cria‑t‑il à travers l’espace qui nous séparait. Ce monde ? Et
tout ce qu’il y a dedans ? Illusions, Richard ! Le moindre petit bout de ce
monde, illusions ! Tu piges, oui ?
Pas de clin d’œil, pas de sourire ; comme s’il était soudain furieux contre
moi à l’idée que je ne me sois pas rendu compte de tout ça depuis longtemps.
La moto s’arrêta près de la queue de son avion ; les gosses avaient l’air de
vouloir partir en balade.
— Ouais ! D’accord pour les illusions !
C’est tout ce que je trouvai à dire. Mais déjà les deux gamins l’avaient
rejoint, et il fallait que je me hâte de trouver le propriétaire du champ pour lui
demander l’autorisation de nous servir de son pâturage.
Je ne peux pas vous décrire comment le Travel Air décolla et se posa ce
jour-là. On aurait dit un faux Travel Air, comme si c’était en fait un Piper
Cub ou un hélicoptère habillé en Travel Air. D’une certaine façon, il était
beaucoup plus facile pour moi d’accepter qu’une clé de quatorze flotte en état
d’apesanteur sous mon nez, que de rester calme en regardant cet appareil
décoller avec deux passagers à bord à moins de cinquante à l’heure. C’est une
chose de croire en la lévitation lorsqu’on l’a sous les yeux, mais une autre de
croire aux miracles.
Je ne cessai de songer à ce qu’il m’avait dit avec tant de violence.
Illusions. Quelqu’un m’avait déjà dit ça… quand j’étais gosse et que
j’apprenais des tours de passe-passe. Ce sont les magiciens qui parlent
d’illusion. Ils prennent bien soin de vous dire : « Regardez, ce n’est pas un
miracle que vous allez voir ; ce n’est pas vraiment de la magie. Ce que c’est ?
C’est un truc, c’est une illusion de magie. » Puis ils sortent un chandelier
d’une noisette et transforment un éléphant en raquette de tennis.
Sur un coup d’intuition, je pris le Guide du Messie dans ma poche et je
l’ouvris. Il n’y avait que deux phrases sur la page.
Il n’est
jamais de problème
qui n’ait un cadeau pour toi
entre ses mains.
Tu cherches des problèmes
parce que tu as besoin
de leurs cadeaux.
Je ne sais pas pourquoi, mais le fait de lire ces mots me soulagea de mes
perplexités. Je les relus jusqu’à pouvoir les répéter les yeux fermés.
Le village se nommait Troy et le pâturage où nous étions promettait d’être
aussi favorable que le champ de luzerne de Ferris. Mais, à Ferris, je m’étais
senti très calme, alors qu’ici il y avait dans l’air une sorte de tension qui ne
me plaisait pas du tout.
La balade en avion, que nos passagers ressentaient comme un événement
exceptionnel dans leur existence, n’était pour moi que routine, et cette
étrange sensation de malaise venait tout gâcher. Ce qui était un événement à
mes yeux, c’était ce personnage avec qui je volais… sa manière incroyable de
faire marcher son appareil, et toutes les choses étranges qu’il avait dites pour
l’expliquer.
Les gens de Troy ne voyaient rien de stupéfiant à la façon de voler du
Travel Air, pas plus que je ne me serais étonné d’entendre sonner à midi une
cloche qui n’aurait pas sonné depuis soixante ans… Ils ne savaient pas, bien
sûr, que ce qui se passait sous leurs yeux était véritablement IMPOSSIBLE.
« Merci pour la balade ! » disaient‑ils, et : « C’est tout ce que vous faites
dans la vie ?… Vous n’avez pas un autre travail ailleurs ? » et : « Pourquoi
avez-vous choisi un bled comme Troy ? » et aussi : « Jerry, ta ferme n’est pas
plus grosse qu’une boîte à chaussures ! »
L’après-midi fut très chargé. Des tas de gens sortirent pour s’offrir un tour
en l’air et nous allions faire pas mal d’argent. Et pourtant quelque chose en
moi disait : Fiche le camp, fiche le camp, tire-toi de ce coin-là. Je n’avais
jamais tenu compte auparavant de ce genre de pressentiment, et je m’en étais
toujours mordu les doigts.
Vers trois heures, j’arrêtai mon moulin pour refaire le plein. Deux allers et
retours jusqu’à la station d’essence du village, avec deux jerrycans de vingt
litres d’ordinaire. Je réalisai soudain que le Travel Air n’avait pas encore
refait son plein. Shimoda n’avait pas mis d’essence dans son avion depuis
Ferris, et peut-être même avant. Cela faisait sept heures maintenant, presque
huit, que son appareil volait, sans qu’il rajoute une goutte d’essence ou
d’huile. J’avais beau savoir que c’était un type bien, qui ne me ferait jamais
de mal, je commençai à avoir peur. En faisant attention, en coupant les gaz
dans les virages et en réduisant l’admission en palier, on peut faire voler un
Travel Air cinq heures sur ses réservoirs. Mais pas huit heures à décoller et à
atterrir sans arrêt.
Il continuait à prendre des clients et à voler pendant que je versais
l’essence dans le réservoir central, et que j’ajoutais un litre d’huile dans le
moteur. Les gens faisaient la queue pour voler… c’était comme s’il n’avait
pas voulu les décevoir.
Je l’arrêtai au moment où il aidait un couple à s’installer sur les deux
sièges avant de son avion. J’essayai de paraître le plus calme et le plus naturel
possible.
— Don, comment ça va tes réservoirs ? Pas besoin d’un peu d’essence ?
J’étais près de l’aile, un jerrycan vide à la main.
Il me regarda droit dans les yeux, et ses sourcils se froncèrent. Il paraissait
surpris, comme si je lui avais demandé s’il n’avait pas besoin d’un peu d’air
pour respirer.
— Non, dit‑il. Non, Richard, je n’ai pas besoin d’essence.
Je me sentis comme un petit garçon en culotte courte renvoyé au fond de la
classe.
Cela m’embêtait. J’en connais un bout sur les moteurs d’avions et la
consommation du carburant.
— Alors, un petit peu d’uranium, peut-être ?
Il éclata de rire, et je fus aussitôt désarmé.
— Non merci, non. J’ai fait le plein l’année dernière.
Il était déjà sur son siège, derrière ses passagers, prêt à effectuer son
décollage surnaturel, au ralenti.
J’avais envie que tous ces gens rentrent chez eux, j’avais envie que nous
partions d’ici au plus vite, clients ou pas, j’avais envie d’avoir assez de bon
sens pour filer sans attendre un instant de plus, seul. Tout ce que je voulais,
c’était décoller et me trouver un grand pré vide loin de tout village,
simplement pour m’asseoir, réfléchir et noter dans mon journal de bord ce qui
était en train de se passer, découvrir un sens à tout ça.
J’attendis près de mon zinc jusqu’à ce que Shimoda atterrisse. Je marchai
vers son cockpit et, avant même qu’il ait coupé son moteur :
— J’ai assez volé comme ça, Donald, criai-je. Je vais de mon côté, me
poser loin des villages et travailler un peu moins pendant quelque temps.
C’était très agréable de voler avec toi. À un de ces jours, d’accord ?
Il ne sourcilla pas.
— Encore un vol et je suis à toi. Il y a un gars qui attend.
— Parfait.
Le gars attendait dans un fauteuil roulant cabossé, que l’on avait poussé
jusqu’au coin du champ. Il était tout recroquevillé et tordu sur son siège,
comme écrasé par un surcroît de pesanteur, mais il était venu quand même,
pour voler. Il y avait pas mal de gens autour, quarante ou cinquante, dans
leurs voitures ou à côté, curieux de voir comment Don sortirait le type de sa
chaise et le mettrait dans l’avion.
Don ne se tracassa pas le moins du monde.
— Vous voulez voler ?
Le type dans le fauteuil roulant esquissa un sourire de travers et parvint à
incliner la tête sur le côté.
— Allons-y, c’est le moment ! dit Don calmement, comme s’il parlait à un
homme resté longtemps sur la touche, et dont l’heure est venue de rentrer
dans le jeu.
Rien d’étrange dans tout ça, si ce n’est, à y regarder de plus près,
l’intensité avec laquelle il avait parlé. Sa voix était naturelle, banale, oui ;
mais c’était quand même un ordre, et il signifiait à l’homme de se lever et de
monter dans l’avion, pas d’excuses possibles. Ce qui arriva ensuite, eh bien,
ce fut comme si l’homme avait joué la comédie : la dernière scène de son rôle
d’invalide-estropié. Oui, on aurait dit qu’un metteur en scène avait tout réglé.
Le surcroît de pesanteur disparut comme s’il n’avait jamais existé ; et
l’homme s’élança de sa chaise, au pas de gymnastique, étonné de ce qui lui
arrivait, jusqu’au Travel Air.
J’étais tout près, et je l’entendis :
— Qu’est-ce que vous avez fait ? dit‑il. Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
— Vous venez voler, oui ou non ? dit Don. C’est trois dollars. On paie
avant le décollage, s’il vous plaît.
— Je vole ! dit l’homme.
Shimoda ne l’aida pas à monter dans le cockpit, comme il le faisait
d’habitude pour ses passagers.
Les gens étaient tous sortis de leur voiture – il y eut quelques murmures,
puis un silence stupéfait. L’homme ne marchait plus depuis que son camion
était tombé d’un pont onze ans plus tôt.
Pareil à un gosse qui vient de se faire des ailes avec un drap de lit, il sauta
dans le cockpit et se glissa sur le siège. Il remuait les bras en tous sens
comme si on venait juste de les lui donner pour qu’il s’en amuse.
Avant que personne n’ait pu dire un mot, Don donna les gaz et le Travel
Air s’élança, fit un virage sur l’aile au-dessus des arbres et se mit à grimper
avec rage.
Un instant peut‑il être à la fois heureux et terrifiant ? Ce fut pourtant le cas
de nombreux instants après celui-là. C’était une merveille de voir guéri
miraculeusement (il n’y a pas d’autre mot) un homme qui paraissait vraiment
le mériter, mais en même temps quelque chose d’inquiétant allait se passer
lorsqu’ils redescendraient tous les deux. La foule attendait, en se serrant les
coudes ; dans ces cas-là un groupe d’hommes est une meute, et il n’en sort
jamais rien de bon. Les minutes passaient, les yeux cherchaient le biplan,
minuscule, volant insouciant sous le soleil, et peu à peu une violence sourde
s’accumulait, prête à éclater.
Le Travel Air dessina dans les airs plusieurs huit paresseux, une spirale
serrée, puis il se mit à flotter au-dessus de la clôture comme une bruyante
soucoupe volante se préparant à se poser doucement. S’il avait le plus petit
grain de bon sens, il débarquerait son client de l’autre côté du pré, et se
hâterait de redécoller et de disparaître. D’autres personnes arrivaient
maintenant, et déjà un autre fauteuil roulant, poussé par une femme au pas de
course.
Il alla se garer juste devant la foule, fit tourner l’appareil pour écarter
l’hélice, et coupa le moteur. Les gens se précipitèrent vers la cabine, et
pendant un instant je crus qu’ils allaient arracher la toile du fuselage pour
s’approcher des deux hommes.
Était-ce de la lâcheté ? Je l’ignore ; toujours est‑il que j’avançai jusqu’à
mon appareil, tirai la manette des gaz, poussai l’allumage, et fis tourner
l’hélice. Le moteur en marche, je montai dans la cabine, me mis face au vent
et décollai. Je baissai les yeux une dernière fois vers Donald Shimoda : il était
assis sur le rebord du cockpit, et la meute l’entourait de toutes parts.
Je virai à l’est, puis au sud-est et, après quelque temps, le premier grand
champ que je trouvai, avec des arbres pour me mettre à l’ombre et un
ruisseau pour me désaltérer, me parut idéal pour la nuit. Je me posai, à l’écart
de toute ville et de tout village.
6
Plaide en faveur
de tes propres limites,
et à coup sûr,
elles seront
à toi.
Imagine
l’univers : beau
et juste et
parfait,
Il ne t’est
jamais donné un désir
sans que te soit donné le
pouvoir de le rendre réalité.
Il se peut
néanmoins
que tu doives faire des efforts pour cela.
Nous nous étions posés sur un grand pâturage près d’une mare d’un
hectare au moins, loin de tout village, quelque part à la limite de l’Illinois et
de l’Indiana. Pas de clients ; c’est notre jour de congé, pensai-je.
— Écoute, commença-t‑il. N’écoute pas. Reste simplement ici sans rien
dire et observe. Ce que tu vas voir n’est pas un miracle. Lis ton bouquin de
physique atomique… un enfant peut marcher sur les eaux.
Après ces paroles, exactement comme s’il n’avait même pas remarqué la
présence de l’eau, il se mit à marcher, et dépassa bientôt de quelques mètres
le rivage, sur la surface même de la mare. Et savez-vous de quoi cela avait
l’air ? La mare semblait un mirage de canicule par-dessus un lac de pierre. Il
se tenait debout sur la surface rigide et pas une vaguelette, pas la moindre
éclaboussure ne venaient effleurer ses bottes de pilote.
— Voilà, dit‑il. Tu viens ?
Je le voyais de mes yeux. C’était possible, évidemment, puisqu’il se tenait
là devant moi, debout ! Alors je m’avançai vers lui. J’eus l’impression de
marcher sur du linoléum bleu clair, et je ne pus me retenir de rire.
— Don ! Qu’est-ce que tu es en train de me faire ?
— Je te montre simplement ce que chacun apprend, tôt ou tard, expliqua-
t‑il. Tu te débrouilles bien, maintenant.
— Mais, je suis…
— Regarde. L’eau peut être solide (il tapa du pied : le son était sec comme
s’il avait frappé un rocher) ou ne pas être solide (il tapa du pied de nouveau et
l’eau jaillit sur nos jambes). Tu as vu ? Essaie !
Comme on met peu de temps à s’habituer aux miracles ! En moins d’une
minute j’en étais venu à penser que marcher sur les eaux était possible, était
naturel, était… Oui, et après ?
— Mais si l’eau est solide maintenant, comment faire pour la boire ?
— Tout comme nous faisons pour marcher dessus, Richard. Pas de solide
et pas de liquide. Nous décidons, toi et moi, ce que ça va être pour nous. Si tu
veux que l’eau soit liquide, pense-la liquide, fais comme si elle était liquide,
bois-la. Si tu veux qu’elle soit air, fais comme si elle était de l’air, respire-la.
Essaie.
Peut-être est-ce lié à la présence d’une âme évoluée, pensai-je. Peut-être
est‑il permis à ces choses de survenir dans un certain périmètre autour
d’elles, dans un rayon d’une vingtaine de mètres par exemple.
Je m’agenouillai sur la surface et je plongeai la main dans la mare.
Liquide. Puis je me couchai à plat ventre, j’enfonçai mon visage dans le bleu,
et je me mis à respirer, confiant. Je respirai quelque chose comme de
l’oxygène liquide tiède, sans suffoquer, sans haleter. Je m’assis et je me
tournai vers Don, une question dans les yeux, m’attendant à ce qu’il la
devine.
— Parle, dit‑il.
— Pourquoi me faut‑il parler ?
— Pour ce que tu as à dire, il est plus précis de parler avec des mots. Parle.
— Si nous pouvons marcher sur l’eau, et respirer l’eau et la boire,
pourquoi ne pouvons-nous faire la même chose avec la terre ?
— Oui. Bien. Regarde bien…
Il marcha jusqu’à la berge aussi facilement que sur un lac en toile peinte.
Mais lorsque ses pieds touchèrent le sol, le sable et l’herbe de la rive, il
commença à s’enfoncer et, après quelques pas, il sombra dans la terre et
l’herbe jusqu’aux épaules. C’était comme si la mare était soudain devenue
une île et la terre l’encerclant une mer. Il nagea un moment dans la prairie, la
faisant éclabousser tout autour de lui en grosses gouttes noires et gluantes,
puis il se mit à marcher dessus. Et soudain il était vraiment miraculeux de
voir un homme marcher sur le sol.
Debout sur la mare, j’applaudis à sa performance. Il salua et applaudit à la
mienne.
Je marchai jusqu’au bord de la mare, pensai la terre liquide et la touchai du
bout de l’orteil. Des vaguelettes concentriques se propagèrent dans l’herbe.
Est-ce qu’il y avait du fond ? J’avais failli poser la question à haute voix. La
terre serait aussi profonde que je le penserais. Soixante centimètres de fond,
pensai-je, elle aura soixante centimètres de fond et je vais patauger.
J’avançai en toute confiance dans la berge et je coulai instantanément à
pic. C’était noir là-dessous, effrayant, et je luttai pour regagner la surface, en
retenant mon souffle, battant des pieds et des mains à la recherche du bord de
la mare, où je pourrais m’accrocher enfin à de l’eau solide.
Il était assis sur l’herbe, et il riait.
— Tu es un élève remarquable, on ne te l’a jamais dit ?
— Je ne suis pas un élève du tout ! Sors-moi de là !
— Sors-toi de là toi-même.
Je cessai de me débattre. Je vois le sol solide, je peux grimper dessus, je
vois le sol solide… et je grimpai dessus, complètement enrobé d’une boue
toute noire.
— Eh bien, dis donc, tu te mets dans un bel état !
Sa chemise bleue et ses jeans étaient impeccables, sans un grain de
poussière.
— Beurk !
Je secouai la saleté de mes cheveux, la fis tomber de mes oreilles.
Finalement je posai mon portefeuille sur l’herbe, et entrai dans l’eau liquide
pour me laver de façon traditionnelle – en me mouillant.
— Je me doute qu’il y a un meilleur moyen de se nettoyer, lançai-je.
— Il y a un moyen plus rapide, oui.
— Ne me le dis surtout pas. Reste là, assis, à rigoler et laisse-moi me
débrouiller tout seul !
— Si c’est ce que tu veux…
Il me fallut donc retourner jusqu’au zinc, dégoulinant de partout, me
changer et mettre mes affaires trempées à sécher sur les haubans.
— Richard, n’oublie pas ce que tu as fait aujourd’hui. Il est facile d’oublier
nos moments de connaissance, de penser qu’il s’agissait de rêves ou parfois
même d’anciens miracles. Rien de bon n’est un miracle. Rien de beau n’est
un rêve.
— Le monde est un rêve, tu veux dire, et il est beau, parfois. Le coucher du
soleil. Les nuages. Le ciel.
— Non. L’image est un rêve. La beauté est réelle. Peux-tu voir la
différence ?
J’acquiesçai, je comprenais presque. Un peu plus tard, je jetai un œil furtif
dans le manuel.
Le monde
est notre cahier d’écolier, sur ses
pages nous faisons nos exercices.
Il n’est pas réalité,
quoique tu puisses y exprimer de la réalité
si tu le désires.
Tu es également
libre d’écrire des inepties,
ou des mensonges, ou de déchirer
les pages.
12
Le
péché originel, c’est de
limiter l’Être.
Ne le fais pas.
Ta
conscience est
la mesure de
l’honnêteté de ton égoïsme.
Écoute-la
avec grand soin.
— Nous sommes tous libres de faire ce que nous désirons faire, me dit‑il
ce soir-là. N’est-ce pas simple, clair et net ? N’est-ce pas un moyen
formidable de faire tourner un univers ?
— Presque. Tu as oublié un détail assez énorme.
— Ah ?
— Nous sommes tous libres de faire ce que nous désirons faire, aussi
longtemps que personne d’autre n’en souffre, grondai-je. Je sais que c’est ce
que tu pensais, mais ça va mieux en le disant.
Il se fit soudain comme un bruit de pas traînants dans le noir, et je me
tournai aussitôt vers lui.
— Tu as entendu ?
— Ouais. On dirait quelqu’un…
Il se leva et fit quelques pas dans l’obscurité. Il éclata de rire soudain et
prononça un nom que je ne pus distinguer.
— Tout va bien, l’entendis-je dire. Non, nous sommes heureux de vous
avoir avec nous… Pas besoin de rester à l’écart… Venez, vous êtes le
bienvenu, sincèrement.
L’autre voix avait un accent prononcé, pas vraiment russe, ni tchèque,
plutôt un accent de Transylvanie.
— Merci, répondit‑elle. Je ne veux pas m’imposer. Vous passez la soirée
tous les deux…
L’homme que Shimoda ramena avec lui près du feu était… enfin, il n’était
pas le genre qu’on rencontre couramment la nuit dans le Middle West. C’était
un petit type efflanqué, avec un air de loup, assez effrayant à voir, qui portait
une tenue de soirée avec une cape noire doublée de satin rouge. La lumière
semblait le gêner.
— Je passais, expliqua‑t‑il. Ce champ est un raccourci pour rentrer chez
moi.
— Vraiment ?
Shimoda n’en croyait pas un mot. Il savait que l’autre mentait, mais en
même temps on sentait qu’il devait faire un effort pour ne pas lui éclater de
rire au nez. J’espérais comprendre sans trop tarder.
— Installez-vous, dis-je. Si on peut vous rendre service…
Je ne voyais vraiment pas comment, mais il était si craintif et tendu que je
voulais sincèrement le mettre un peu à l’aise, dans la mesure du possible.
Il me fixa avec un sourire désespéré qui me glaça aussitôt.
— Oui, vous pouvez m’aider. Je n’oserais pas vous le demander si je n’en
avais pas vraiment besoin : puis-je boire de votre sang ? Juste un peu ? C’est
ce qui me nourrit, il me faut du sang d’homme.
C’était peut-être l’accent (il ne parlait pas bien notre langue) ou alors
j’avais mal compris ses paroles, en tout cas j’étais déjà sur mes pieds : je
crois que je n’avais jamais de ma vie bondi aussi vite, et le foin sur lequel
j’étais allongé vola dans le feu.
L’homme recula aussitôt. Je ne suis pas du tout agressif par nature, mais je
suis assez costaud, et j’avais dû prendre un air menaçant. Il rentra la tête dans
les épaules.
— Je suis désolé, cher monsieur ! Je regrette vraiment ! Oubliez ce que je
vous ai dit, je vous prie, à propos du sang ! Mais vous comprenez…
— Qu’est-ce que vous dites ?
J’étais d’autant plus furieux que j’étais effrayé.
— Nom de nom, je ne sais pas ce que vous êtes, une sorte de VAM… ?
Shimoda me coupa avant que je n’aie pu finir le mot.
— Richard, voyons ! Notre hôte était en train de parler et tu l’as
interrompu ! Continuez, cher monsieur, je vous en prie ; mon ami est un peu
nerveux.
— Don, répliquai-je, ce type est un…
— Tais-toi !
J’étais trop stupéfait pour insister. Je posai un regard terrifié sur cet homme
tiré de sa nuit originelle jusqu’à la lueur de notre feu de camp.
— Comprenez-moi, je vous en prie, continua-t-il. Je n’ai pas choisi de
naître vampire. C’est une malchance terrible. Je n’ai pas beaucoup d’amis. Et
pourtant j’ai besoin d’une certaine quantité de sang toutes les nuits (oh ! très
petite !) sinon je suis torturé par des douleurs atroces, et au bout d’un certain
temps je ne peux plus continuer de vivre ! Je vous en supplie, je souffrirai
horriblement – je mourrai même – si vous ne me permettez pas de sucer un
peu de votre sang… un tout petit peu, je n’ai pas besoin de plus d’une
chopine.
Il fit un pas vers moi, en repassant la langue sur ses lèvres, songeant
certainement que Shimoda était en quelque sorte mon maître et me forcerait à
me soumettre.
— Un pas de plus, dis-je, et il va y avoir du sang, ça oui. Si vous me
touchez, vous êtes mort…
Je ne l’aurais pas tué, mais je l’aurais sûrement maîtrisé avant qu’il n’ait
prononcé deux mots de plus.
Il devait m’avoir pris au sérieux, car il s’arrêta et poussa un soupir. Il se
tourna vers Shimoda :
— Vous avez établi votre thèse, maintenant ?
— Je crois, oui. Merci.
Le vampire me regarda, le sourire aux lèvres, parfaitement à l’aise,
s’amusant énormément, comme un acteur de théâtre après la fin du spectacle.
— Je ne vais pas boire ton sang, Richard, me rassura‑t‑il, très aimable – et
sans aucun accent.
Je le regardai, et il s’effaça, comme s’il éteignait sa propre lumière… cinq
secondes plus tard, il n’était plus là.
Shimoda s’était rassis près du feu.
— Comme je suis content que tes paroles dépassent tes pensées !
Mes muscles continuaient à frémir, prêts pour mon combat contre le
monstre : je devais être bourré d’adrénaline.
— Donald, je ne crois pas être de taille à supporter ce genre de choses. Tu
ferais mieux de me dire ce qui se passe. Et d’abord qu’est-ce que c’était
que… ça ?
— Ch’était un fampire de Tranchylfanie, m’expliqua-t‑il avec un accent
encore plus épais que celui de la créature. Ou, pour être plus préchis, ch’était
une forme-pensée de fampire de Tranchylfanie. Lorsque tu veux établir une
thèse, et que tu t’aperçois qu’on ne t’écoute pas, tu donnes un petit coup de
fouet à ton interlocuteur avec une petite forme-pensée qui démontre ce que tu
veux dire. Tu ne crois pas que j’y suis allé un peu fort, avec la cape doublée
de rouge, les crocs pointus et l’acchent comme cha ? Tu n’as pas eu trop
peur, au moins ?
— La cape était sensationnelle, Don. Mais l’ensemble faisait un peu
conventionnel, trop baroque… Je n’ai pas eu peur du tout.
Il soupira.
— Bien sûr, bien sûr ! Mais tu as tout de même compris ma thèse et c’est
ce qui compte.
— Quelle thèse ?
— Richard, en traitant mon vampire comme tu l’as fait, tu faisais ce que tu
avais envie de faire, tout en sachant que quelqu’un d’autre en souffrirait. Il t’a
même dit qu’il allait souffrir si…
— Mais il allait me sucer le sang !
— C’est ce que nous faisons aux autres, lorsque nous disons que nous
souffrirons s’ils n’acceptent pas de vivre à notre manière : nous leur suçons le
sang.
Je demeurai longtemps sans mot dire, réfléchissant à ses paroles. J’avais
toujours pensé que nous étions libres de faire ce que nous voulions
uniquement dans la mesure où les autres n’en souffraient pas, et voilà que ça
ne collait pas. Quelque chose clochait.
— Ce qui t’étonne, reprit‑il, c’est le fait qu’une idée reçue se révèle
impossible. La formule en question est « dans la mesure où les autres n’en
souffrent pas ». Nous choisissons nous-mêmes de souffrir ou de ne pas
souffrir, peu importe. C’est nous qui décidons. Personne d’autre. Mon
vampire t’a bien dit qu’il souffrirait si tu ne le laissais pas faire, non ? C’était
sa décision de souffrir, c’était son choix. Ce que tu fais, toi, en fonction de
cela, c’est ta décision à toi, ton propre choix : tu lui donnes ton sang, tu
l’ignores, tu le maîtrises ou tu lui plantes dans le cœur une branche de houx…
S’il ne veut pas de la branche de houx, il est libre de résister, et de choisir ses
armes pour résister. Et ainsi de suite, des choix, des choix, des choix.
— Vu sous cet angle…
— Écoute, dit‑il, c’est important. Nous sommes tous. Libres. De faire. Ce
que. Nous voulons. Faire.
14
Chaque personne,
tous les événements de ta vie,
sont là parce que tu
les as attirés là.
Ce que tu choisis
de faire avec eux n’appartient
qu’à toi.
La
vérité que tu
formules n’a ni passé
ni futur.
Elle est,
et c’est tout ce
qu’il lui faut être.
J’étais allongé sur le dos sous mon zinc, en train d’essuyer de l’huile sous
le fuselage. Il me semblait que le moteur faisait moins d’huile qu’avant.
Shimoda prit un client puis revint s’asseoir dans l’herbe près de moi.
— Richard, comment peux-tu espérer faire impression sur le monde ? Tous
les autres travaillent pour gagner leur vie et toi, en toute irresponsabilité, tu
vas et tu viens jour après jour dans ton sacré biplan, avec des clients à trois
dollars la balade. (Il me mettait à l’épreuve une fois de plus.) C’est une
question que l’on te posera plus d’une fois.
— Écoute, Don. Primo : je n’existe pas pour faire impression sur le monde.
J’existe pour vivre ma vie d’une manière qui me rende heureux.
— D’accord. Secundo ?
— Secundo : tous les autres sont libres de faire ce qu’ils veulent pour
gagner leur vie. Tertio : responsable signifie « capable de répondre », c’est-
à‑dire capable de répondre de la manière dont on choisit de vivre. Or, il n’y a
qu’une personne à qui nous soyons obligés de répondre, et c’est ?…
— Nous-mêmes ! dit Don, prenant la parole au nom de la foule imaginaire
de chercheurs de vérité assis autour de nous.
— Et nous ne sommes pas obligés de nous répondre à nous-mêmes si nous
n’en avons pas envie… il n’y a aucun mal à n’avoir pas de responsabilités.
Mais la plupart d’entre nous trouvent plus intéressant de savoir pourquoi ils
agissent comme ils le font, pourquoi ils font tel choix plutôt que tel autre –
lorsqu’ils choisissent d’observer un oiseau, d’écraser une fourmi, ou bien de
travailler pour de l’argent, dans un métier qu’ils préféreraient ne pas faire. (Je
n’étais pas très sûr de moi.) Ma réponse est trop longue ?
Il hocha la tête.
— Beaucoup trop longue.
— D’accord… « Comment espères-tu faire impression sur le monde ?… »
Je sortis de dessous l’avion pour me reposer un instant dans l’ombre des
ailes, puis je dis :
— Je permets au monde de vivre comme il choisit, et je me permets de
vivre comme je choisis. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il me sourit, heureux et fier.
— Ça, c’est parler comme un vrai messie ! Simple, direct, facile à retenir
et à citer, et cela ne répond pas à la question, sauf si l’on prend le temps d’y
réfléchir à deux fois.
— Mets-moi encore à l’épreuve, demandai-je.
C’était merveilleux de voir mon propre esprit fonctionner quand nous
faisions ce genre d’exercice.
— Maître, dit‑il, je désire être aimé, je suis gentil, je fais aux autres ce que
j’aimerais que l’on me fît, et pourtant je n’ai pas d’amis et je suis tout seul.
Comment vas-tu répondre à ça ?
— Ça me dépasse. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je peux te
répondre.
— QUOI ?
— Je plaisante, voyons, pour détendre un peu l’atmosphère, une petite
récréation n’a jamais fait de mal à personne.
— Tu devrais faire très attention à ta façon de détendre un peu
l’atmosphère, Richard. Les gens qui viennent à toi ne considèrent pas leurs
problèmes comme un sujet de plaisanterie ou un jeu – sauf s’ils sont
suffisamment évolués eux-mêmes, et dans ce cas ils savent déjà qu’ils sont
leur propre messie. Les réponses t’ont été données, alors transmets-les. Essaie
un peu de dire des trucs dans le genre de : « Ça me dépasse ! » et tu verras à
quelle vitesse une meute de fanatiques peut faire griller un homme sans autre
forme de procès.
Je me levai et pris un air hautain.
— Chercheur de vérité, n’est-ce point pour ouïr réponse que tu te présentas
devant ma face ? Or donc vais-je entrouvrir mes lèvres. La Règle d’or ne
marche pas… Et si tu tombes sur un masochiste ? Tu voudras vraiment qu’il
fasse aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui fît ? Ou alors un adorateur du dieu
Crocodile qui réclame à cor et à cri l’honneur d’être jeté vivant dans la fosse
divine ? Le Bon Samaritain lui-même, par qui tout ça a commencé… Qu’est-
ce qui lui a fait croire que le type couché sur le bord de la route désirait avoir
de l’huile sur ses plaies ? Et si justement ce type-là profitait de ces instants de
tranquillité pour se guérir lui-même par l’esprit, en prenant un plaisir extrême
à surmonter cette difficulté ?
J’avais l’air convaincant – en tout cas pour moi.
— Même si l’on modifiait la Règle, poursuivis-je, même si l’on disait :
« Fais aux autres ce qu’ils voudraient qu’on leur fît », nul ne peut jamais
savoir, sauf lui-même, ce qu’il désire qu’on lui fasse. Ce que signifie la
Règle, son mode d’emploi honnête, le voici : « Fais aux autres ce que tu as
sincèrement envie de leur faire. » Si tu tombes sur un masochiste, tu ne seras
pas obligé de le fustiger sous prétexte que c’est ce qu’il désirerait que tu lui
fasses. Et tu ne seras pas non plus obligé de jeter l’adorateur dans la gueule
du crocodile.
Je le regardai, un peu inquiet :
— Verbeux, c’est ça ?
— Comme toujours. Richard, tu risques de perdre quatre-vingt-dix pour
cent de ton public si tu n’apprends pas à être bref !
— Et alors ? Qu’est-ce qu’il y a de mal à perdre quatre-vingt-dix pour cent
de mon public ? lui répliquai-je. Qu’est-ce qu’il y a de mal à perdre TOUT
mon public ? Je sais ce que je sais et je dis ce que je dis ! Et si ça ne plaît pas,
eh bien tant pis. Les balades en avion c’est trois dollars les dix minutes, et on
paie comptant, voilà tout.
— Tu sais quoi ?
Shimoda se leva, chassant d’un revers de main les brins d’herbe de son
pantalon.
— Quoi ? répondis-je, toujours aussi furieux.
— Tu as passé le concours, Richard. Te voilà devenu Maître. Tu te sens
comment ?
— Brimé. Drôlement brimé.
Il me regarda avec un sourire ténu.
— On s’habitue, dit‑il.
Voici
une épreuve pour découvrir
si ta mission sur la terre
est terminée :
Si tu es vivant,
c’est qu’elle ne l’est pas.
16
Les quincailleries sont toujours des endroits tout en longueur avec des
étagères à l’infini.
Dans la quincaillerie d’Hayward, il me fallut fouiller en tous sens dans la
pénombre avant de trouver les écrous, les boulons et les rondelles de blocage
de dix millimètres dont j’avais besoin pour le longeron de la queue de mon
zinc. Shimoda jetait un coup d’œil à droite et à gauche en m’attendant,
puisqu’il n’avait évidemment aucun besoin de quincaillerie. L’économie
mondiale s’effondrerait, pensai-je, si tout le monde était comme lui, à
fabriquer ce qu’il lui faut avec des formes-pensées et de l’air pur, et à faire
ses réparations sans pièces détachées ni main-d’œuvre.
Je finis par trouver la demi-douzaine de boulons dont j’avais besoin et je
les portai jusqu’au comptoir, où le patron faisait jouer de la musique douce.
C’était une mélodie que je connaissais, une de celles qui vous trottent dans la
tête depuis l’enfance. Elle était jouée sur une sorte de luth, par un système
sonore dissimulé… Étrange de trouver ce genre de chose dans un village de
quatre cents âmes comme Hayward.
D’autant plus étrange qu’il n’y avait pas de système sonore du tout. Le
patron, assis au comptoir, en train de se balancer sur son tabouret, écoutait le
Messie jouer les notes sur une guitare à six cordes bon marché de l’étalage.
Le son était très beau. Je payai en silence mes soixante-treize cents et la
mélodie s’empara à nouveau de moi. Peut-être était-ce dû à la qualité
médiocre de l’instrument bon marché, mais le timbre évoquait les brumes
lointaines d’une Angleterre d’un autre âge.
— Don, c’est vraiment beau ! Je ne savais pas que tu jouais de la guitare !
— Non ? Alors tu penses que si quelqu’un s’était avancé vers Jésus-Christ
et lui avait tendu une guitare, il aurait dit : « Je ne sais pas jouer de ce truc-
là » ? Tu crois ça, toi ?
Shimoda reposa la guitare à sa place et sortit au grand air avec moi.
— Si quelqu’un parlait à un Maître en russe ou en persan, tu crois qu’il ne
comprendrait pas ce qu’on lui aurait dit – je parle d’un Maître digne de son
aura ? Et s’il voulait conduire un énorme bulldozer ou piloter un avion, tu
crois qu’il ne pourrait pas le faire ?
— Alors tu sais vraiment tout ?
— Toi aussi, bien sûr. Seulement moi je sais que je sais tout.
— Je pourrais jouer de la guitare comme ça ?
— Non, tu aurais ton propre style, différent du mien.
— Et j’y arriverais comment ?
Je n’allais sûrement pas revenir sur mes pas et acheter la guitare, c’était
simple curiosité de ma part.
— Débarrasse-toi de toutes tes inhibitions, c’est tout. Cesse de croire que
tu ne sais pas jouer. Touche l’instrument comme s’il était une partie de ta
vie ; il l’est d’ailleurs dans quelque autre existence. Sache que tout est prêt
pour que tu en joues bien, et laisse ton moi non conscient s’emparer de tes
doigts et jouer.
J’avais déjà lu quelque chose à ce sujet : l’apprentissage hypnotique ; on
dit aux étudiants qu’ils sont de grands artistes, et ils se mettent à jouer, à
peindre et à écrire comme de grands artistes.
— C’est difficile, Donald, de chasser de moi ma connaissance du fait que
je ne sais pas jouer de la guitare.
— Alors ce sera difficile pour toi de jouer de la guitare. Il te faudra des
années d’exercice avant que tu ne te donnes la permission de jouer bien,
avant que ton esprit conscient ne te dise que tu as assez souffert pour avoir
gagné le droit de bien jouer.
— Pourquoi n’ai-je pas mis longtemps à apprendre à piloter ? C’est censé
être difficile, mais j’ai pris le coup très vite.
— Tu désirais voler ?
— Il n’y avait que ça qui comptait pour moi ! C’était ça ou rien. Je
regardais les nuages d’en haut, et les fumées des cheminées dans le petit
matin, je montais tout droit au-dessus des turbulences et je regardais… Oh !
Je vois où tu veux en venir. Tu vas me dire maintenant : « Tu n’as jamais
éprouvé ce sentiment pour la guitare, n’est-ce pas ? »
— Tu n’as jamais éprouvé ce sentiment pour la guitare, n’est-ce pas ?
— Et le sentiment terrible que j’éprouve en ce moment, Don, me dit la
façon dont tu as appris à piloter. Tu es simplement monté dans le Travel Air
un beau matin et tu l’as piloté. Sans jamais avoir mis les pieds dans un avion
auparavant.
— Fichtre ! Ça c’est de l’intuition !
— Tu n’as pas passé l’examen pour ta licence ? Qu’est-ce que je raconte !
Tu n’as même pas de licence, pas vrai ? Même pas une licence de pilote en
règle.
Il me regarda de façon étrange, avec l’ombre d’un sourire. Comme si je
l’avais mis en demeure de me montrer cette licence, et qu’il sache qu’il
pouvait le faire.
— Tu veux dire le morceau de papier, Richard, ce genre de licence-là ?
— Oui, le morceau de papier.
Il ne le prit pas dans sa poche, il ne le sortit pas de son portefeuille. Il
ouvrit simplement la main droite et la licence de pilote s’y trouvait. Comme
s’il l’avait gardée là en attendant que je la lui demande. Elle n’était pas
froissée et ses couleurs n’étaient pas fanées, et je pensai que dix secondes
plus tôt elle n’existait même pas.
Mais je la saisis et je l’examinai. C’était une licence officielle de pilotage,
avec le cachet du ministère de l’Air, au nom de Donald William Shimoda,
domicilié quelque part dans l’Indiana, pilote civil, autorisé pour appareils à
un seul ou à plusieurs moteurs, pilotage aux instruments et vol à voile.
— Tu n’as pas les permis hydravion et hélicoptère ?
— Je les aurai si j’en ai besoin, dit‑il.
Il avait l’air si mystérieux que j’éclatai de rire, et il en fit autant. L’homme
qui balayait le trottoir devant le magasin de tracteurs agricoles leva les yeux
vers nous et sourit, lui aussi.
— Et moi ? dis-je. Je veux ma qualification de pilote de ligne.
— Il faudra que tu te fasses tes licences toi-même, mon vieux ! me
rétorqua‑t‑il.
17
Afin de
vivre libre et joyeux
tu dois sacrifier
l’ennui.
Ce n’est pas toujours un sacrifice
facile.
Jeff Sykes avait dit à tout le monde qui nous étions, que nos appareils
étaient sur le champ de luzerne de John Thomas, près de la Nationale 41, et
que nous passions les nuits couchés sous les ailes.
Je sentais des vagues de colère, venant de personnes effrayées pour la
moralité de leurs enfants, pour l’avenir du mode de vie de leur pays, et tout
cela ne me rendait guère heureux. L’émission devait durer encore une demi-
heure, et tout allait de mal en pis.
— Vous savez ce que je crois, monsieur ? Vous êtes un imposteur, dit
l’auditeur suivant.
— Bien sûr, je suis un imposteur ! Nous sommes tous des imposteurs dans
l’ensemble de ce monde, nous prétendons tous être quelque chose que nous
ne sommes pas. Nous ne sommes pas des corps qui vont et viennent, nous ne
sommes pas des atomes et des molécules, nous sommes des idées de l’Être,
indestructibles, impérissables, et peu importe que nous soyons fortement
persuadés du contraire…
Il aurait été le premier à me rappeler que j’étais libre de partir si je
n’aimais pas ce qu’il était en train de dire, et il aurait bien ri de me voir
redouter qu’une meute en furie, prête à nous lyncher, ne nous attende avec
des torches près de nos avions.
18
N’ayez point
de crainte au moment de l’au revoir.
Un adieu est nécessaire avant
de pouvoir se retrouver
à nouveau.
Et ceux qui sont
amis
sont assurés de se retrouver
à nouveau, après des instants ou
des vies entières.
Le signe
de ton ignorance, c’est la profondeur
de ta croyance en l’injustice
et en la tragédie.
Ce que la chenille
appelle la fin du monde,
le Maître l’appelle un
papillon.
Ces paroles, lues la veille dans le manuel, furent le seul avertissement que
je reçus. À la seconde précédente, tout était normal : des gens en petits
groupes, attendant leur tour de s’envoler, son avion en train de se garer près
d’eux au milieu des tourbillons de vent de l’hélice – une scène tout à fait
banale, que j’observais de l’aile de mon zinc, tout en mettant le plein
d’essence. La seconde suivante, on entendit comme un bruit de pneu qui
éclate et les gens se mirent à courir en tous sens. Les pneus du Travel Air
étaient intacts, le moteur continuait de ronronner au ralenti comme si de rien
n’était, mais il y avait un trou gros comme le bras dans l’entoilage au-dessous
du cockpit, et Shimoda avait été projeté du côté opposé, la tête penchée en
avant, le corps figé comme par une mort soudaine.
Il me fallut quelques millièmes de seconde pour comprendre que
quelqu’un avait tiré sur Donald Shimoda, un autre millième pour laisser
tomber le jerrycan d’essence et sauter de l’aile de mon zinc. Je courus. C’était
comme un scénario de film, comme une pièce de théâtre amateur : un homme
avec un fusil s’enfuyait au milieu des autres, passant si près de moi que
j’aurais pu le pourfendre avec un sabre. Je me souviens maintenant que je ne
pris pas garde à lui. Je n’étais ni fou de rage, ni bouleversé, ni horrifié. La
seule chose qui m’importait, c’était d’arriver le plus vite possible dans le
cockpit du Travel Air et de parler avec mon ami.
On aurait dit qu’une bombe l’avait touché : tout le côté gauche de son
corps n’était qu’une bouillie de cuir, de tissu, de chair et de sang, une masse
écarlate informe.
Sa tête était tombée en avant sur le bouton d’arrivée d’essence du réservoir
de secours, à l’angle inférieur droit du tableau de bord, et je songeai que s’il
avait eu sa ceinture de sécurité il n’aurait pas été projeté en avant de cette
façon-là.
— Don ! Ça va ?
C’était idiot, mais que dire d’autre ?
Il ouvrit les yeux et sourit. Son visage était plein de sang.
— Richard, de quoi ça a l’air ?
J’étais extrêmement soulagé de l’entendre parler. S’il pouvait parler, s’il
pouvait penser, tout allait pour le mieux.
— Eh bien, mon vieux, si je n’en avais pas appris un peu plus, je dirais que
tu as un sacré problème.
Il ne bougea pas, sauf peut-être sa tête, un tout petit peu. Et soudain j’eus
très peur, plus à cause de son immobilité qu’à cause de la blessure et du sang.
— Je ne croyais pas que tu avais des ennemis, dis-je.
— Je n’en ai pas. C’était… un ami. Mieux vaut ne pas avoir… une
personne pleine de haine… attire toutes sortes d’ennuis… dans sa vie… en
me tuant.
Le siège et la cloison du cockpit étaient couverts de sang – ce ne serait pas
une mince affaire que de remettre le Travel Air en état, bien que l’avion lui-
même ne fût pas gravement endommagé.
— Était-ce vraiment nécessaire, Don ?
— Non, dit‑il faiblement, mais je crois que… j’aime le mélodrame…
Il avait de la peine à respirer.
— Bon, allons-y ! Guéris-toi, Don ! Il y a encore des tas de gens qui ont
envie de faire des balades en avion. On a du pain sur la planche.
Mais tandis que je plaisantais, et en dépit de tout son savoir et de toute sa
compréhension de la réalité, mon ami Donald Shimoda s’écroula sur le
bouton du démarreur, et mourut.
Le tonnerre éclata dans mes oreilles, le monde chancela et je glissai le long
du fuselage éventré jusque dans l’herbe humide et rouge. C’était comme si le
poids du manuel dans ma poche m’avait entraîné sur le côté. Au moment de
ma chute, il tomba et le vent se mit à en feuilleter lentement les pages.
Je le saisis distraitement. Est-ce comme ça que ça se finit ? pensai-je. Tout
ce qu’un Maître dit, n’est-ce que belles paroles incapables de le sauver si le
premier chien enragé venu décide de l’attaquer au coin d’un champ de
luzerne ?
Il me fallut relire trois fois les mots imprimés sur la page avant d’en croire
mes yeux.
Tout
dans ce livre
peut être
faux.
À l’automne je m’étais envolé vers le sud, avec l’air chaud. Les bons
emplacements étaient rares, mais les gens venaient en foules de plus en plus
nombreuses. Les gens ont toujours aimé voler en biplan, et beaucoup d’entre
eux restaient à bavarder et à griller des châtaignes autour de mon feu de
camp.
Une fois de temps en temps, l’un d’eux – qui d’ailleurs n’avait pas été
vraiment très malade – disait qu’il s’était senti soulagé après avoir bavardé
avec moi, et le lendemain les gens me regardaient de façon étrange, et
s’approchaient davantage, poussés par la curiosité. Plus d’une fois je partis
dès l’aurore.
Il n’y eut pas de miracles, mais mon zinc se mit à marcher mieux qu’il ne
l’avait jamais fait, et en consommant moins d’essence. Il ne faisait plus
d’huile, et je ne trouvais plus d’insectes morts sur l’hélice et le pare-brise.
L’air plus froid, sans aucun doute, à moins que les petites bestioles ne fussent
devenues assez futées pour les esquiver.
Et cependant, le fleuve du temps s’était arrêté de couler au milieu de ce
jour d’été où Shimoda avait été tué. C’était une fin que je ne pouvais ni
réaliser ni comprendre ; elle était fixée là, bloquée, et je la revivais des
milliers de fois, souhaitant qu’elle change d’une manière ou d’une autre.
Mais elle ne changeait pas. Qu’étais-je donc censé apprendre ce jour-là ?
Un soir, dans le Mississippi, vers la fin octobre, je pris peur d’une foule, et
je m’enfuis. Je me posai sur un petit champ désert, tout juste assez grand pour
que mon zinc puisse redécoller.
Une fois de plus, avant de m’endormir je pensai aux derniers moments de
Shimoda : pourquoi était‑il mort ? Il n’y avait pas de raison à cela. Si ce qu’il
disait était vrai…
Je n’avais désormais plus personne avec qui parler comme nous avions
parlé ensemble, personne qui puisse m’enseigner des choses, personne que je
puisse suivre à la trace et attaquer avec mes mots, personne contre qui
aiguiser mon esprit tout neuf. Moi-même ? Oui, bien sûr, mais c’était
beaucoup moins drôle qu’avec Shimoda et sa façon de me déséquilibrer,
toujours, avec son karaté spirituel. Je m’endormis en pensant à tout cela, et en
dormant je fis un rêve.
Il était à genoux sur l’herbe d’une prairie. Il était de dos, en train de poser
une pièce sur le fuselage du Travel Air, à l’endroit où le coup de fusil l’avait
endommagé. Il y avait à côté de lui un rouleau de toile d’avion de première
qualité et un pot d’enduit au butyrate.
Je savais que j’étais en train de rêver, et je savais aussi que c’était réel.
— DON !
Il se leva lentement et se tourna vers moi, souriant à ma peine et à ma joie.
— Salut, vieux ! lança-t‑il.
J’avais des larmes plein les yeux. Il n’y a pas de mort. Mourir, ça ne veut
rien dire. Et cet homme était mon ami.
— Don !… Tu es vivant ! Qu’est-ce que tu essaies de faire ?
Je courus le prendre dans mes bras et il était réel. Je pouvais sentir le cuir
de son blouson de pilote, étreindre ses bras à travers le cuir.
— Ça ne te ferait rien de…, dit‑il. Tu vois, je suis en train de mettre une
pièce sur ce trou, là.
J’étais si heureux de le voir, rien n’était impossible.
— Avec de la toile et de la colle ? dis-je. Tu es en train de réparer ton
avion avec de la toile et de la colle ! Ne t’y prends pas comme ça : vois-le
parfait, et c’est fait…
Tout en disant ces derniers mots je passai la main devant la déchirure
pleine de sang, comme pour faire écran, et à mesure que ma main passait, la
déchirure disparaissait. Tout était impeccable, miroitant de peinture, le même
entoilage du nez à la queue.
— Alors c’est comme ça que tu fais ! dit‑il.
Ses yeux noirs semblaient fiers de voir le cancre que j’étais réussir enfin
son petit devoir de mécanicien de l’esprit.
Je ne trouvais pas ça étrange : dans le rêve, c’était la façon de faire le
boulot.
Il y avait un feu allumé près de l’aile et une poêle à frire en équilibre
dessus.
— Tu fais cuire quelque chose, Don ? Mais je ne t’ai jamais vu faire la
cuisine ! Qu’est-ce que c’est ?
— Une galette, répondit‑il d’une voix neutre. La dernière chose que je
veux faire dans ta vie, c’est te montrer comment on prépare une bonne
galette.
Il coupa deux parts avec son couteau de poche et m’en donna une. J’en
conserve encore le goût sur la langue au moment où j’écris… le goût de
sciure et de colle de pâte rancie réchauffée dans du lard.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t‑il.
— Don…
— La revanche du fantôme ! dit‑il avec le sourire. Je l’ai faite avec du
plâtre.
Il remit sa part dans la poêle.
— C’est pour te rappeler : si jamais tu désires pousser quelqu’un à
apprendre, sers-toi de tes connaissances, et pas de ta galette. D’accord ?
— NON ! Aime-moi, aime ma galette ! C’est la substance de la vie, Don !
— Si tu veux. Mais je te le garantis : ton premier souper sera le dernier si
tu nourris tes invités avec ce truc-là !
Nous éclatâmes de rire, et dans le silence qui suivit je le regardai.
— Don, tu vas bien, n’est-ce pas ?
— Tu t’attends à ce que je sois mort ? Allons, allons, Richard…
— Et tout ceci n’est pas un rêve ? Je n’oublierai pas que je suis en train de
te voir ?
— Non. Tout ceci est un rêve. C’est un espace-temps différent et tout
espace-temps différent est un rêve pour toute brave créature terrestre qui a
son bon sens – et c’est ce que tu vas être pendant quelque temps encore. Mais
tu te souviendras, oui, et cela changera tes pensées et ta vie.
— Je te verrai encore ? Est-ce que tu reviendras ?
— Je ne crois pas. Je désire aller par-delà les temps et les espaces… J’y
suis déjà, en fait. Mais il y a ce lien entre nous, entre toi et moi, et les autres
membres de notre famille. Si tu es arrêté par quelque problème, garde-le dans
ta tête et endors-toi, nous nous rencontrerons ici près de l’avion et nous en
parlerons, si tu le désires.
— Don…
— Quoi ?
— Pourquoi ce coup de fusil ? Pourquoi est-ce arrivé ? Je ne vois ni
puissance ni gloire dans le fait d’avoir ton cœur foudroyé par un coup de
fusil.
Il s’assit dans l’herbe à côté de l’aile.
— Je n’étais pas un messie-vedette, Richard, je n’avais donc rien à prouver
à qui que ce soit. Et comme tu as besoin de t’exercer à ne pas te laisser
décontenancer par les apparences, et à ne pas te laisser attrister par elles,
ajouta‑t‑il en insistant sur ces mots, cela te donne l’occasion d’utiliser
quelques apparences sanglantes pour t’entraîner. Et j’y ai pris du plaisir aussi.
Mourir, c’est comme plonger dans un lac profond par une chaude journée. On
ressent un choc dû au changement brusque de température, et on en souffre
pendant un instant, puis on l’accepte et c’est un bain dans la réalité. Mais
après un certain nombre de fois, on ne ressent même plus le choc.
Un long moment plus tard il se leva.
— Le nombre des personnes intéressées par ce que tu as à dire est très
faible, mais c’est bien ainsi. On ne mesure pas la qualité d’un Maître à
l’étendue de son audience, souviens-toi de cela.
— Don, je vais essayer, je te le promets. Mais je quitterai le boulot à tout
jamais dès qu’il cessera de m’amuser.
Nul ne toucha le Travel Air, mais son hélice se mit à tourner ; de son
moteur jaillirent quelques bouffées de fumée bleue, et le bruit des cylindres
emplit la prairie.
— Promesse reçue, mais…
Il me regarda et sourit comme s’il ne me comprenait pas.
— Promesse reçue, mais quoi ? Parle. Avec des mots. Dis-moi. Qu’est-ce
qui ne va pas ?
— Tu n’aimes pas les foules, dit‑il.
— Pas lorsqu’elles me sautent dessus, non. J’aime parler, échanger des
idées, mais cette espèce de culte par lequel tu es passé, et cet esclavage…
J’espère que tu ne me demandes pas… J’ai déjà fui plusieurs fois…
— Peut-être suis-je simplement un peu bouché, Richard, peut-être ne puis-
je voir une chose évidente que tu vois très bien, toi, et si je ne la vois pas, dis-
le-moi s’il te plaît – mais qu’y aurait‑il de mal à écrire tout ça sur du papier ?
Existe-t‑il une règle qui interdise à un messie d’écrire ce qu’il pense être vrai,
les choses qui l’ont amusé, celles qui ont bien marché pour lui ? De cette
façon, si des gens n’aiment pas ce qu’il dit, au lieu de lui tirer dessus à coups
de fusil, peut-être pourront‑ils simplement brûler ses paroles et frapper les
cendres à coups de bâton ? Et s’il y en a qui les apprécient, ils pourront les
lire une seconde fois, ou les écrire sur la porte de leur réfrigérateur, ou jouer
avec les idées qui ont un sens pour eux. Serait-ce mal d’écrire ? Mais peut-
être suis-je simplement un peu bouché.
— Dans un livre ?
— Pourquoi pas ?
— Tu te rends compte du travail que ça va être ? Et puis j’ai promis de ne
plus écrire un seul mot de toute ma vie !
— Oh, excuse-moi, dit‑il. C’est une bonne raison. Je ne savais pas.
Il mit le pied sur l’aile inférieure de son appareil puis s’installa dans la
cabine.
— Bon… Eh bien, à un de ces jours. Ici ou là. Tiens bon, vieux. Ne te
laisse pas prendre par les foules. Tu es bien sûr de ne pas vouloir écrire tout
ça ?
— Jamais, dis-je. Pas un mot de plus.
Il haussa les épaules et enfila ses gants de vol, poussa la manette des gaz,
et le bruit du moteur s’amplifia soudain et tournoya autour de moi jusqu’à ce
que je m’éveille, sous l’aile de mon zinc, les échos du rêve encore dans mes
oreilles.
J’étais seul. Autour de moi tout était silencieux comme le vert de
l’automne neigeant doucement sur l’aurore et sur le monde.
Alors, pour le plaisir, avant de me réveiller tout à fait, je pris mon journal
de bord et commençai à écrire, moi, messie dans un monde d’autres messies,
parlant de mon ami :
Ce que la chenille
appelle la fin du monde,
le Maître l’appelle un
papillon.
Illusions. Un livre dont je savais qu’il n’aurait jamais de suite. Y ajouter un
mot ? Écrire une histoire différente ? Impossible.
Je l’ai cru pendant les trente-cinq années qui ont suivi sa publication,
jusqu’au 31 août 2012.
Ce jour-là, pour la première fois de ma vie, après cinquante-huit ans à
voler sans la moindre trace de la moindre blessure, j’ai eu un petit problème.
Qui m’a tué pendant quelques jours et a démoli mon avion.
J’ai rêvé béatement, pendant qu’ils me transportaient en hélicoptère vers
un hôpital. Ils pensaient que j’allais mourir et ont fait toutes sortes de choses
à mon corps presque sans vie.
Je me suis réveillé une semaine plus tard au milieu de cette scène
étonnante : j’étais dans un hôpital ! Il est tellement facile de mourir, quand on
est passé de l’autre côté, sachant que la « mort » est une partie
merveilleusement belle de la vie. Sans douleur, sans détresse, en parfaite
santé.
Quand je suis sorti du coma, on m’a dit qu’il me faudrait un an pour
récupérer, pour réapprendre à parler, à me tenir debout, à marcher, à courir, à
lire, à conduire, à faire voler mon avion. L’avion était une épave.
Je ne savais pas pourquoi je vivais encore, quelque chose que j’avais
promis de l’autre côté de la mort ? Il était exclu que Puff, mon hydravion,
puisse encore voler.
Ma vie aujourd’hui, le fait de pouvoir raconter cette histoire, je le dois à
cette petite collision, une expérience de mort imminente, la certitude de
Sabryna quant au fait que je guérirais de la moindre de mes blessures, mes
rencontres avec le Messie récalcitrant, Donald Shimoda, avec mes autres
professeurs, et la reconstruction de Puff.
Il n’est pas de bénédiction qui ne soit un désastre et pas de désastre qui ne
soit une bénédiction.
Les violents désastres deviennent‑ils toujours des bénédictions ? Je
l’espère. J’espère pouvoir vivre mes petites aventures paisibles et les écrire,
sans avoir besoin de mourir.
Richard Bach,
décembre 2013
34. Le Maître, ayant terminé avec les épreuves qu’il avait choisies,
les laissa pour vivre toute une vie hors de la Terre. Il avait
découvert, avec le temps, qu’il pouvait faire mieux que mener la
vie d’un messie en devenant non pas un Maître pour des milliers,
mais plutôt un ange gardien pour un seul.
35. Ce qu’il ne pouvait faire pour les foules sur la Terre, le Maître l’a
fait pour son ami qui faisait confiance à son ange et l’écoutait.
36. Son ami aimait imaginer un ami immortel qui suggérait des idées
au croisement des mondes de l’espace-temps.
38. Le Maître murmurait des histoires, des épreuves que son ami
mortel pensait construites à partir de sa propre imagination, des
contes enfouis dans les illusions de la croyance humaine, qu’il
écrivait en toute clairvoyance.
L’atterrissage était parfait, un mot que j’utilise rarement pour mes vols.
Quelques secondes avant que les roues ne touchent le sol, elles frôlèrent la
pointe des brins d’herbe, l’or souple murmura. Je n’entends pas très souvent
le son délicieux des roues encore en l’air frôler l’herbe. C’était parfait.
À l’instant où les roues touchèrent le champ du fermier, cependant, je fus
incapable de voir. Pas un aveuglement inconscient, mais comme si quelqu’un
m’avait plaqué une visière en plastique noir sur les yeux.
Il n’y avait pas le moindre son. L’herbe, les roues, le sifflement du vent…
Tout était silencieux.
Je ne vole pas, me dis-je. C’est bizarre. Je pensais que je volais. C’est un
rêve !
Je ne me réveillai pas, je ne m’arrachai pas au sommeil. J’attendis, patient,
que la visière se soulève et je continuai la Deuxième Partie de mon rêve.
Il fallut longtemps, me sembla‑t‑il, avant que l’obscurité ne se lève.
Loin, dans le fond, le plus délicat des sons, le chant des colibris, qui
vrombissait bas, vrombissait haut, soulevant le rêveur et l’emportant dans la
musique.
Quand le vrombissement se tut, le rêve continua.
La visière disparue, je me retrouvai dans une chambre, très haut dans le
ciel, colorée comme un après-midi d’été. Il y avait là une fenêtre et je
regardai le sol cinq cents mètres plus bas. Une scène délicate : des arbres, vert
émeraude éclatant, des fontaines de feuilles sous le soleil, une rivière des
abysses, bleue et calme, un pont au-dessus d’elle, une petite ville plus bas.
Un cercle d’enfants, que j’avais vus dans un champ près de la ville,
certains courant autour du cercle, jouant à un jeu dont je n’arrivais pas à me
souvenir.
L’endroit qui m’entourait était la nacelle d’un dirigeable vieux d’une
centaine d’années, même si je n’arrivais pas à voir le ballon en lui-même. Pas
de pilotes, pas de commandes, personne à qui parler. Pas une nacelle. Un truc
flottant ?
Sur le côté gauche de la paroi se trouvait une grande porte, une porte
verrouillée d’avion de ligne, et une affiche indiquant : NE PAS OUVRIR CETTE
PORTE.
Je n’avais probablement pas besoin du conseil, dans la mesure où derrière,
c’était la chute libre. On ne bougeait pas. Pas un dirigeable. Qu’est-ce qui
maintenait la pièce dans les airs ?
Une question tout à coup surgit dans mon esprit.
« Voulez-vous rester ou bien y retourner ? »
Curieux que je puisse rêver une telle question. Je veux continuer à vivre,
pensai-je. L’idée de vivre au-delà de la mort est certainement intéressante,
mais il y a une raison pour laquelle je dois revenir.
Quelle raison ? Je savais, je ne sais comment, que mon amie la plus chère
priait pour ma vie. Était‑elle ma femme ? Pourquoi priait‑elle ?
Je vais bien, je ne suis pas blessé, je rêve ! Mourir est un voyage pour plus
tard, pas pour maintenant. J’aimerais rester ici, mais j’ai besoin de retourner
vers elle, pour son bien.
La deuxième fois j’entendis : « Votre choix. Vous préféreriez rester, ou
revenir à votre croyance d’être en vie ? »
Cette fois, je réfléchis prudemment. J’avais été fasciné par la mort pendant
longtemps. C’était ma chance d’explorer ce que cet endroit avait à me dire. Et
cet endroit n’était pas le monde que je connaissais. C’était un au-delà, je le
savais. Peut-être fallait‑il que je reste un peu ici. Non. Je l’aime. J’ai besoin
de la revoir.
« Tenez-vous à rester ? »
Je ne voulais pas quitter ma vie brusquement, sans lui avoir dit au revoir.
C’était tentant de rester, mais ce n’était pas mourir, c’était un rêve. Je vais me
réveiller, s’il vous plaît, oui. J’en suis sûr.
À cet instant, la pièce ou la nacelle disparut et, pendant une demi-seconde,
je vis au-dessous de moi un millier de dossiers, chacun contenant une
possibilité de vie différente, et toutes s’évanouirent au moment où je plongeai
dans une.
J’ouvris les yeux, me réveillai dans une chambre d’hôpital. Un autre rêve.
La fois suivante, je me réveillerai pour de bon.
Je n’avais jamais rêvé d’hôpital, je n’aimais pas tellement les hôpitaux. Pas
moyen de découvrir ce que j’y faisais, mais il était temps de partir. J’étais
dans un lit à l’hôpital, entouré de lianes en plastique venues d’on ne sait où,
entrant dans mon corps. Ça ne me donnait pas l’impression d’être un bon
endroit où se trouver. Un moniteur montrait quelque chose. Mes poignets
étaient attachés aux rambardes du lit.
Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Hé, je suis réveillé ! Faites disparaître
ce rêve, s’il vous plaît !
Pas de changement. Cela me paraissait, pardonnez-moi, réel.
Là, près du lit, se trouvait la femme que je connaissais, était‑ce mon
épouse ? Non. Je l’aimais, je le savais. Elle tendit le bras vers moi, elle était
terriblement fatiguée, mais chaleureuse, heureuse, aimante. Quel était son
nom ?
— Richard ! Tu es revenu !
Rien ne me faisait mal. Pourquoi étais-je attaché à tout ce matériel ?
— Salut, chérie, dis-je.
Ma voix… mes mots me firent l’effet d’une langue étrangère, de syllabes
écorchées.
— Oh, merci beaucoup, mon chéri. Hé ! Tu es revenu !
Elle avait les larmes aux yeux.
— Tu es revenu…
Elle détacha les liens sur mes poignets.
Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle j’étais ici, pour laquelle
elle pleurait. Mon rêve était‑il d’une façon ou d’une autre lié à cet endroit
étrange ? Tant de choses à découvrir sur ce qui se passait ici.
Mais il fallait que je dorme, une évasion loin de cet horrible hôpital. Le
temps d’un sourire pour elle, l’espace d’une minute et je fus de nouveau parti.
Pas de rêves, pas d’explications, je me sentais bien, épuisé, dérivant loin du
réveil, de nouveau en plein coma.
2
Le problème avec les petites chambres dans les hôpitaux, c’est qu’ils ne
s’attendent pas vraiment à ce que vous puissiez voyager. J’avais un lit étroit,
sans aucune place pour bouger, simplement pour rester coucher sur le dos,
éveillé, ou bien couché sur le dos, endormi.
Je fermais les yeux pendant la journée, le gris de la pièce se fondant de
façon parfaitement homogène avec le gris du sommeil. De temps en temps, le
noir derrière mes paupières était pailleté de couleurs et d’action.
Un rêve ? C’était brumeux. Un endroit loin de l’hôpital ? Peu importe,
dans les deux cas, être très loin d’ici me convenait.
La brume se leva. Un champ de luzerne séchée, coupée au beau milieu
d’un été doré.
Il y avait le biplan Travel Air de Donald Shimoda, d’un blanc et or purs,
tranquille dans la matinée, et mon petit zinc. Quand je fis le tour, il était là,
assis dans le foin, calé contre la roue de l’avion, et m’attendait. On n’avait
pas l’impression que quarante ans s’étaient écoulés… Rien n’avait changé. Il
était arrivé quelque chose au temps.
Le même jeune maître de karaté qu’il avait toujours été dans mon esprit,
cheveux noirs, yeux sombres, un sourire d’un éclair d’une fraction de
seconde, vieux souvenirs, ici et maintenant.
— Salut, Don. Qu’est-ce que tu fais ici ? Je pensais… que tu serais très
loin.
— Tu pensais qu’il y avait un « lointain » ? Ta croyance en l’espace et au
temps, elle nous sépare, n’est-ce pas ?
— Et pas la tienne ? Ne s’est‑il pas passé des années depuis…
Il rit.
— Séparé, moi ? J’espère que nous ne sommes pas séparés. Partager tes
croyances, c’est mon travail.
Puis :
— Tu n’as pas idée du nombre d’anges qu’il y a, qui prennent soin de toi.
Je souris.
— Une centaine.
Il haussa les épaules. J’avais fait une estimation trop haute.
— Tu en aurais autant si tu avais des ennuis, pour t’empêcher d’être
indifférent à cette vie, si tu ne savais pas qu’il y a des épreuves auxquelles tu
dois faire face.
— Comme pour quelqu’un en difficulté, un gamin en prison par exemple ?
— Des dizaines d’anges pour les enfants, essayant juste de les aider à s’en
sortir, leur disant qu’ils sont aimés, en ce moment même.
— Pas pour moi.
— Tu comprends. De temps en temps.
— Ils ne me parlent pas.
— Ils le font.
— Pas que je m’en souvienne.
Il rit, comme si quelqu’un qu’il avait connu était soudain derrière moi.
— Ne te retourne pas.
Je ne me retournai pas.
— Jonathan Livingston le goéland, prononça une voix douce, gentille.
La même voix que celle que j’avais entendue, seul pendant que je marchais
au milieu de la nuit, il y a des décennies, je ne savais pas ce qu’elle voulait
dire alors.
— C’était toi ?
J’entendis la voix à nouveau :
— Commence tôt à te détacher.
Je fermai les yeux et je fis volte-face en riant.
— Tu étais dans mon avion, à Ingolstadt, en Allemagne, en 1962. Pas de
place pour toi dans l’appareil, mais ta voix derrière moi. Je me suis dégagé du
défilé et j’ai évité les arbres de justesse.
Je pouvais le dire à présent. C’était une voix de femme.
— Déplace-toi sur la droite, murmura-t‑elle.
— Été 1968, dis-je. Je peux ouvrir les yeux ?
— Non, s’il te plaît.
— Il y avait un autre avion qui atterrissait en face de moi. Nous nous
sommes évités de justesse quand j’ai tourné.
— La main de Dieu.
— Dans le désert en 1958. J’allais toucher la terre. Il y a eu…
— … un courant ascendant. Qui a porté ton avion…
— Porté ? Des rivets arrachés, une pression de neuf g et quelque, qui m’a
plongé dans un trou noir jusqu’à ce que je sois de nouveau en l’air, sain et
sauf.
— Tu m’as entendu, quand j’ai parlé.
— Je n’ai jamais compris. Le désert était glacial, c’était tôt le matin, je
volais à trois cent cinquante nœuds dans un stand de tir, j’ai tiré sur le
manche beaucoup trop tard, je savais que j’allais me fracasser au sol et puis,
ce trou noir, cette explosion qui a soulevé le F-86 comme un jouet. Je savais
que ça ne pouvait pas être un courant ascendant. Jamais su ce qui s’était
passé. Jamais entendu personne donner une explication.
— Je t’ai expliqué.
— Et je te l’ai dit à ce moment-là ! Oui, je comprends, la main de Dieu !
Mais comment ça s’est…
J’étais certain qu’elle secouait la tête.
— Tu ne piges toujours pas, hein ?
J’ouvris les yeux, je vis l’image d’une brume adorable se vaporiser.
— Quand tu as eu des ennuis, nous t’avons donné une seconde ou deux
pour faire quelque chose lorsque tu le pouvais, expliqua-t‑elle. Une fois, tu ne
pouvais plus rien faire, alors nous avons changé l’espace-temps. Cette fois-là,
appelle-la un courant ascendant.
— Mais je piquais à trente degrés, lançai-je en direction de l’endroit où elle
s’était tenue. Sept tonnes descendant à trois cent cinquante nœuds, un courant
ascendant ne peut pas…
Un rire retentit.
— La main de Dieu.
— Où étiez-vous quand Puff et moi nous sommes écrasés ?
— Tu avais besoin d’apprendre des choses sur la guérison. Il y a encore à
apprendre. Puff va bien. Son esprit est intact.
— Et moi ?
— Tu es une parfaite expression de l’Amour parfait, de la Vie parfaite, ici
et maintenant.
— Tu dois vraiment être invisible ?
Il n’y eut pas de réponse.
Je me retournai vers Shimoda.
— Elle t’a dit de ne pas ouvrir les yeux, me rappela‑t‑il.
— Qu’est-ce qui est si important avec cette histoire de fermer les yeux ?
— Qu’est-ce qui est si important avec cette histoire de les ouvrir ? Ils te
disent ce qui est vrai ? Même quand elle ne vit pas dans ton monde d’espace-
temps ?
— Euh…
— Tu la reverras. Tu te souviens d’avoir écrit sur un équipage d’anges à
bord du navire de ta vie ?
— Oui. Un navigateur, un bateau de sauvetage, un type qui fait des voiles
et un charpentier qui font voguer le navire, des marins dans les vergues,
bordant les voiles, les ferlant pendant les tempêtes…
— Elle y est aussi. Tu es le maître à bord, elle est le second du capitaine.
Tu la reverras.
Le second du capitaine, pensai-je. Comme elle va me manquer
maintenant !
Dans le silence de la prairie, j’avais le temps de penser.
— Tu n’aimais pas le boulot de messie. Tu me l’as dit. Trop de gens, trop
de gens attendant de la magie, personne ne se souciant du pourquoi. Et le
drame : quelqu’un devait te tuer.
— Oui, absolument.
— Alors qu’est-ce que tu fais maintenant ?
— À la place des foules, je me charge d’une personne. À la place de la
magie, il y a peut-être de la compréhension. À la place du drame, il y a… eh
bien, un peu de drame. Ton accident d’avion était dramatique, tu ne diras pas
le contraire ?
Silence encore. L’accident de nouveau. Pourquoi dit‑il une chose pareille ?
— Certains d’entre nous ont essayé de faire le Messie, continua‑t‑il.
Personne n’a eu beaucoup de succès. Les foules, la magie, le suicide, les
meurtres. La plupart d’entre nous ont cessé de faire ce travail. Nous tous, je
pense. Nous n’aurions jamais su qu’il y aurait une telle résistance à quelques
idées simples.
— Résistance à quoi ? Quelles idées ?
— Tu te souviens de ce qu’elle t’a dit « Tu es une parfaite expression de
l’Amour parfait » ?
Tout comme Sabryna.
Je hochai la tête.
— C’en est une, expliqua-t-il.
— Oui. Je me suis senti guéri, ici, comme elle a dit. Pas de douleur, pas de
lésion, la pensée claire. Mais de retour à l’hôpital… quelque chose s’est
passé. L’accident d’avion ?
Il n’y avait pas de clients pour nos vols, tôt dans la matinée.
— Pourquoi toi, Richard ? Tu crois qu’un accident « s’est produit » parce
que tu as perdu le contrôle des événements ?
Pas un mot sur sa vie, sur ce qui s’était passé pour lui, sur qui il était
maintenant.
— Dis-moi, poursuivit‑il, je suis curieux. Pourquoi crois-tu avoir écrasé
ton avion ?
— Je n’ai rien écrasé du tout ! Ils ont dit que j’avais accroché des lignes à
haute tension, Don ! Je ne les ai pas vues !
— C’est une explication. Tu es un maître quand les choses vont bien, tu es
une victime quand elles dérapent.
Je le faisais rire.
— Je n’ai rien vu…
N’importe qui d’autre aurait dit qu’il était fou, pas moi.
— Pourquoi, je me demande, as-tu convaincu tout le monde que tu avais
eu un accident ?
J’étais déterminé à ne pas passer pour une victime, même si je l’étais.
— Pour la… pour la première fois, Don, j’ai dû… dû me battre pour ma
vie. Je n’avais jamais eu à faire ça.
— Tu vas le faire à présent. Tu sais que tu vas gagner.
Je souris de sa certitude.
— Ici même, je dirais que oui. Dans ce rêve, j’ai déjà gagné. De l’autre
côté, il s’est passé quelque chose. Je ne suis pas sûr.
Est-ce un monde fait de côtés ? me demandai-je. De ce côté, je suis parfait.
Du côté mortel, je peux mourir ?
— Il n’y a pas de côtés. Tu as raison. L’un est un rêve, donc l’autre l’est
aussi. Ce sont des croyances. Ici, tu crois que tu vas bien, là-bas, tu vas croire
que tu dois te battre pour ta vie. Et si tu ne pouvais pas ?
— Bien sûr que je peux. Je suis… je suis déjà parfait ici et maintenant.
— Bien dit.
— Rien ne peut nous blesser, jamais, n’est-ce pas ?
Il sourit.
— Les gens meurent tout le temps.
— Mais ils ne sont pas blessés. Ils viennent ici, un endroit comme celui-ci,
ils sont parfaits de nouveau.
— Bien sûr. S’ils le veulent. Mourir, la fin de la vie, c’est une croyance. (Il
fronça les sourcils.) Les hôpitaux, tu t’en fiches. Les médecins sont des
étrangers pour toi. Et pourtant, tout à coup, ils sont dans ta vie. Alors qu’est-
ce que tu fais avec eux, à leur sujet ? Vis, jour après jour, retrouve ton chemin
loin des illusions du mal jusqu’à la croyance en la personne que tu pensais
être. Une autre fausse croyance. Mais c’est ta croyance.
— Tu es une forme-pensée, n’est-ce pas, Don ? Tu n’es pas une image
véritable. C’est un rêve, la prairie, les avions, le soleil éclatant ?
Il cligna les yeux dans ma direction, en changeant de sujet.
— Pas une image réelle. Il n’y a rien qui soit une image réelle. Le seul réel,
c’est l’Amour. Je suis une forme-pensée, comme toi.
J’eus droit à un petit sourire de sa part.
— Nous vivons nos propres histoires, toi et moi, ne crois-tu pas ? Nous
nous donnons une histoire que nous imaginons difficile, nous la finirons
maintenant ou plus tard. Peu importe ce que les autres pensent de nous, n’est-
ce pas ? Ce qui importe, c’est ce que nous, nous pensons de nous.
Je fus saisi par ses mots.
— Rien qui soit une image réelle ? Pas de réalité des formes-pensées non
plus ?
— Tout est croyance, ici aussi. Je peux en changer, tu peux en changer,
quand tu veux. Cette prairie, les avions, tu peux les faire se déplacer comme
tu veux. La Terre, c’est plus difficile pour toi. La Terre, tu en es convaincu,
prend du temps.
Il prit un brin de foin, le laissa flotter dans l’air. Je savais que je pouvais
faire ça, aussi, en ce lieu.
— Qu’est-ce qui est vrai pour toi, Richard ? Quelles sont les plus hautes
croyances que tu connaisses ?
Dans cet endroit, revenant d’un état de quasi-mort, il était facile de trouver
ce que je voulais croire. Pas parfait, mais un pas en avant pour moi.
— Chaque fois que nous pensons que nous souffrons, c’est d’abord par
l’esprit que se fait la guérison.
» Nous gardons des idées en tête, ce qui nous confronte à certains
événements, à des épreuves, entraîne des récompenses.
» Ce qui semble être un événement horrible contribue à notre
apprentissage.
» Les autres nous inspirent avec leurs propres aventures et nous les
inspirons.
» Nous ne sommes jamais séparés, jamais abandonnés par l’Amour.
» Une chose que j’ai apprise de toi, Don : aucune vie mortelle n’est vraie.
Il y a l’imagination, les faux-semblants, les illusions. Nous sommes les
écrivains, les réalisateurs et les stars de nos propres histoires. Fiction.
Cette dernière remarque m’inspira une fois encore – je vis un tableau
brumeux, mon corps inconscient sur son lit d’hôpital sur Terre, le monde des
chers mortels là sur ma droite, le monde de l’au-delà et sa prairie sur ma
gauche ; la seule réalité était l’Amour, pas d’images, pas de rêve, juste en
Lui-même.
Je ne pensais pas que c’était un rêve quand ça s’était produit. Je volais.
Quelque chose était arrivé, avant l’obscurité et la pièce dans les airs, et
maintenant la rencontre avec Shimoda. Comment cela avait‑il pu se produire,
comment pouvais-je me retrouver dans un hôpital quand Puff avait été en
sûreté, à quelques centimètres de la terre ?
J’avais un souvenir clair, limpide, des événements. Les souvenirs, ma vie
entière, n’étaient‑ils pas vrais ? Mon avion était déjà sur le sol. Pas de lignes
à haute tension sur le sol. Rien ne pouvait arriver. Cependant, comment
pouvais-je me réveiller dans cet endroit ou dans un hôpital, si rien ne s’était
passé ? Mais cela ne pouvait s’être passé, j’en avais une image tellement
claire. Flottant juste au-dessus de l’herbe.
— Tu te souviens de ce que tu m’as dit ? me demanda Shimoda. Les
illusions sont des faux-semblants. Elles ne sont pas réelles. Tu penses que tes
souvenirs sont réels, mais rien dans ce monde n’est réel !
— Comment puis-je savoir si c’est réel ?
Je me souvenais du temps où nous volions ensemble. Ce n’était pas
quarante ans plus tôt, c’était maintenant. La lumière du soleil nous
réchauffant, les avions, la prairie fauchée.
— Es-tu en train de dire que ce monde, nous et notre projet de transporter
des passagers, quel que soit l’endroit où nous atterrissons, n’est pas réel ?
— En rien.
L’hôpital était mon dernier rêve. Maintenant que je n’avais plus de tubes
fixés sur moi, je me sentais bien et j’étais heureux d’être avec mes amis, son
Travel Air, mon zinc. L’hôpital, était‑il réel ?
— L’hôpital… dit-il. C’est un rêve aussi. Nous, projetant de transporter
des passagers, c’était un rêve. S’il grandit, se déplace, s’il est sujet au temps
et à l’espace, même ici, c’est un rêve. Tu n’es pas d’accord, n’est-ce pas ? Tu
penses que c’est vrai, la vérité des avions, n’est-ce pas ?
— Don, il y a une minute, je pensais que j’étais dans un hôpital. Puis j’ai
cligné les yeux et me voici réveillé avec toi et les avions !
Il sourit.
— Tellement de rêves.
Le sourire me transforma. Quelque chose n’allait pas.
— Mon avion. Il est ici. Mais je ne suis plus propriétaire de mon zinc. Je
l’ai vendu. Il y a des années.
Il m’adressa un regard interrogateur.
— Prêt à voler ?
— Non.
Il hocha la tête.
— Bien. Pourquoi pas ?
— Ça aussi c’est un rêve.
— Bien sûr que oui. Rien de tout cela n’est vrai, seulement des rêves de
leçons, jusqu’à ce que tu laisses tomber l’école.
— L’École du Rêve ?
Un rapide sourire, il acquiesça.
Les avions se mirent à trembler, un vent soudain effaçant leurs contours.
Dès que nous voyons quelque chose comme une image, elle commence à
changer, me dis-je. Quand j’étais avec lui avant, l’image du sol et de l’eau,
des clés anglaises et des vampires, tout changeait. Des croyances ? Des
croyances.
— Ton souvenir, demanda‑t‑il. Tu as une image claire de ton atterrissage ?
— Aussi claire que possible ! Le son ! J’ai entendu l’herbe frôler les
roues…
— Et à aucun moment tu ne t’es dit que l’accident a été trop violent pour
que tu puisses le voir ? Penses-tu que tu aies pu créer une image de ce qui ne
s’est jamais produit et dont tu puisses te souvenir ?
Peut-être. Cela ne m’est jamais arrivé auparavant, pensai-je.
Il sortit un petit livre de la poche de sa chemise, l’ouvrit. Il me regarda
moi, pas la page, et il me récita ce que les mots disaient :
— « Personne ne vient sur terre pour esquiver les problèmes. Nous venons
ici pour les affronter. »
Pas en ce qui me concerne, j’espère, me dis-je. J’esquiverai volontiers ce
problème, s’il vous plaît.
— Je dois tenir mes souvenirs pour vrais. Ce n’est pas une image, c’est
mon souvenir ! J’étais à quelques centimètres du…
Je clignai des yeux.
— Ton Manuel du Messie ! Tu l’as toujours avec toi ?
— Tu as promis de croire ce dont tu te souviens, même quand ce n’est pas
vrai ? Ce n’est pas le Manuel. C’est…
Il ferma le livre, lus le titre :
— … Moindres maximes et brefs silences.
— Moindres maximes ? Pas aussi puissant que le Manuel ?
Il me tendit le petit livre :
J’ai prié pour ça ? Pour frôler la mort ? Je ne me souviens pas d’avoir prié
pour que mon avion s’écrase. Pourquoi aurai-je prié pour cet événement ?
Pourquoi moi ?
Parce que c’était exactement à la limite de l’impossible, voilà pourquoi.
Parce que cela exigerait une détermination absolue, semaine après semaine,
mois après mois, et puis cela pouvait présenter toute une série de difficultés.
J’avais besoin de savoir si mes croyances pourraient surmonter chacun des
problèmes.
Les docteurs devaient exposer ce qui pourrait se passer, la façon dont ma
vie ne serait plus jamais la même. Il me faudrait étouffer chacune de leurs
croyances avec les miennes, croyances que je disais vraies.
Ils pourraient faire appel à toute la connaissance de la médecine
occidentale matérialiste, je pourrais faire appel à ce que je pensais être
l’esprit, m’y accrocher même s’il n’apparaissait à aucun de mes sens.
Je suis une parfaite expression de l’Amour parfait, ici et maintenant.
Cela m’importait plus que de vivre dans ce monde, dans ce corps. Je ne
savais pas ça, auparavant.
Je secouai la tête, tournai la page.
— Des loups sur des échasses ? Comment est-ce que ça affecte ma vie,
Don ?
— C’est une moindre maxime. Elle peut ne pas du tout affecter ta vie.
— Oh. Qui a écrit ce livre bizarre ? Tu le gardes dans ta poche.
— Toi.
—…
— Tu ne me crois pas, n’est-ce pas ?
—…
— Va à la dernière page.
Je m’exécutai. J’avais écrit une introduction, mes idées jamais publiées
pour la protection des moutons, et signé de mon nom.
— Des loups sur des échasses ?
— Tu es gentil, dit‑il. Combien de moutons aimeraient voir les loups à
l’entraînement ?
Je souris.
— Quelques-uns. Jamais publié ? J’ai oublié.
— Peut-être que tu changeras à propos des souvenirs oubliés. Peut-être
pas.
— Je veux me souvenir de ce qui est arrivé à Puff et moi, Don, pas de ce
que mon esprit met à la place !
— Intéressant, remarqua‑t‑il. Tu veux le revoir, l’atterrissage tel qu’il s’est
passé dans la croyance appelée de tes vœux, pas tel que tu t’en souviens ?
— Oui !
— Sauras-tu alors que ce qui t’apparaît n’est pas réel ?
—
Il sourit, hocha la tête, une fois.
Et tout à coup, la matinée disparut, j’étais dans les airs au cours d’un clair
après-midi ensoleillé. Je ne le rêvais pas, je volais, Puff virant vers la prairie
de la ferme. Je ne pensais à rien d’autre qu’à l’atterrissage. Le train était sorti,
les volets de courbure aussi. J’étais à quatre cents mètres du sol, je n’avais
pas besoin de regarder les instruments.
Le toit était entrouvert, j’entendais l’air défiler. Ça me semblait aller un
peu vite, je réduisis les gaz, quelques révolutions du moteur. Un peu haut, je
veux un bel atterrissage en douceur dans l’herbe, quelle belle journée, nous
vivons dans un tableau, n’est-ce pas, Puff ?
Il ne répondit pas. Il se contenta d’écouter, me raconta tout grâce au son du
vent, au son du moteur, à l’image de la cime des arbres à gauche et à droite, à
l’espace dégagé droit devant pendant l’approche.
À vingt mètres du sol, la cime des arbres à gauche et à droite était à notre
hauteur et nous plongeâmes doucement vers le sol. L’herbe avait été coupée
sur la piste devant nous, encore haute sur les parties sauvages alentour. De
l’herbe sèche, de la couleur du soleil couchant.
J’entendis un petit bruit métallique en provenance de la roue droite et
l’instant d’après, au ralenti, les manettes de contrôle cessèrent de fonctionner.
Puff était soudain incontrôlable. Jamais produit au cours de toute ma vie. Je
n’étais plus un pilote, j’étais un passager et Puff tomba.
Est-ce que je veux vraiment revivre ça ? Je pense que je ferais mieux
d’oublier…
Les lignes à haute tension éraflèrent le métal du train d’atterrissage du côté
droit, projetant une cascade d’intenses étincelles colorées, une neige
incandescente d’un voltage élevé, pulvérisant le côté droit du fuselage,
coulant à flots un instant, puis se déversant lentement, chauffée à blanc, sur la
prairie, émettant le son d’une lampe à souder.
Puff bascula, comme si quelqu’un lui avait fait un croche-pied dans sa
course vers le sol. Je valdinguai moi aussi, des g négatifs élevés, un coup du
lapin qui troubla ma vision, puis je fus aveuglé – tout ce que je pouvais voir
avait la couleur du sang. L’avion était pratiquement cul par-dessus tête. En un
cinquantième de seconde, le poids de Puff le libéra des lignes à haute tension.
Deux pylônes électriques tombèrent derrière nous, les lignes et les étincelles
serpentant sur le sol.
L’instant d’après, Puff libéré culbuta. S’il avait pu disposer de quelques
centaines de pieds, il aurait repris un vol normal. Un peu roussi, mais en vol.
Mais il fut libéré à trente pieds au-dessus du sol. Il culbuta sur la droite
aussi brutalement qu’il put, espérant me garder en vie.
Puis l’aile droite toucha terre. Comme si le sol avait été une énorme meule
en rotation, la partie externe de l’aile disparut.
Ma ceinture de sécurité et le harnais serré sur ma poitrine, brisant des côtes
au passage, empêchèrent mon corps d’être éjecté du cockpit.
Nous avions la tête en bas à présent, la meule se rapprocha de trois mètres,
elle nous projeta de travers à un mètre cinquante au-dessus du sol, arrêta
l’hélice à un mètre, puis fracassa le moteur derrière ma tête au moment de
l’impact, toujours à l’envers, et le harnais brisa quelque chose dans mon dos.
L’essence coulait‑elle à flots, maintenant que le réservoir se trouvait au-
dessus de moi ? Le réservoir pulvérisant de l’essence sur le moteur brûlant,
puis l’explosion, cela aurait fait un éclair d’une couleur magnifique.
Mais le feu ne prit pas dans le cockpit. Brusquement, tout s’arrêta. Tout
était mortellement immobile dans cette scène. Personne ne bougeait, ni Puff
ni moi, la tête en bas dans le cockpit.
Merci, cher Puff…
C’est alors que tomba devant mes yeux la visière en plastique noir. C’était
ce qui s’était passé. Semblait s’être passé. Rien dans l’espace-temps n’est
vrai.
Un peu plus tard, je n’étais plus avec Shimoda, mais dans les airs dans un
dirigeable volant au-dessus d’un monde différent. Ce n’était pas vrai non
plus.
Tout, dans l’espace-temps, est un rêve.
Il était minuit, près d’un millier de minuits depuis la mort de Lucky et, tout
à coup, je sentis son poids sur mon lit d’hôpital. J’avais entendu parler de ce
phénomène bien des fois, dans des récits à propos d’animaux bien-aimés
disparus qui entrent à nouveau en contact avec nous.
Il n’y avait pas le moindre corps, simplement la croyance en son poids,
mais je savais qui c’était.
— Salut, cher Lucky !
Pas un aboiement, pas un son, mais je sentis son poids familier, je
l’imaginai dans l’obscurité, le doux mélange de gris anthracite et de bronze
de son pelage, la neige immaculée de ses pattes et son écharpe d’un blanc
éclatant, toujours tellement soigné.
Combien de fois avions-nous couru à travers le champ et la prairie près de
chez nous, moi et Lucky le berger d’Écosse, une seconde à moitié caché dans
les hautes herbes, celle d’après, dans la foulée suivante, volant d’un bond au-
dessus du vert, courant pour me rejoindre ? Tout était si beau maintenant
dans la nuit, ses yeux sombres m’observant, des pensées remplaçant les mots.
— Salut, Richard. Tu veux courir ?
— J’ai un petit problème…
Il prit ça en considération.
— J’en avais un, moi aussi, sur Terre. Plus maintenant. Et tu peux courir
aussi, tout de suite.
Le paysage dans lequel je me réveillai alors était semblable à chez moi,
mais pas tout à fait. Il était devenu impeccablement soigné, pas du tout
comme l’endroit sauvage que je connaissais. Ainsi que l’avait dit Lucky, je
pouvais courir.
Il trottait près de ma jambe gauche, comme nous l’avions fait tant de fois
auparavant.
Je ralentis pour qu’il puisse marcher. Le soleil tachetait le chemin,
lumières d’été et ombres dans la forêt. Un après-midi tranquille.
— Que t’est‑il arrivé, Lucky ? Tout ce temps, tu avais disparu.
— Pas disparu, dit‑il. Écoute-moi bien : pas disparu !
Mourir est une croyance d’enfant au lieu, à l’espace et au temps. Un ami
est réel pour nous quand il est proche, quand nous pouvons le voir, entendre
sa voix. Quand il se déplace vers un endroit différent et reste silencieux, il
disparaît, il est mort.
Facile pour lui, il était avec moi quand il en avait envie, se demandant
pourquoi je ne le voyais pas, ne le caressais pas. Puis, il comprit que c’était
ma croyance. Un jour, elle changerait.
Pour l’instant, les limites de ma compréhension ne l’attristaient pas. La
plupart des mortels ont ce problème.
— J’ai toujours été avec toi, dit‑il. Un jour, tu comprendras.
— Quelle impression ça t’a fait de mourir, Lucky ?
— Une impression très différente de la tienne. Tu étais tellement triste.
Sabryna et toi, vous m’avez tenu dans vos bras, et je me suis dégagé de mon
corps. Pas de chagrin, pas de tristesse. Je suis devenu de plus en plus gros…
Je faisais partie du tout. Je fais partie de l’air que tu respires, avec toi
toujours.
— Oh, Lucky. Comme tu me manques.
— Je te manque quand tu ne peux pas me voir, mais je suis ici ! Je suis
ici ! Je suis tout ce que tu aimes chez moi, je suis l’esprit, le seul Lucky que
tu aies aimé ! Je n’ai pas disparu, je ne suis pas mort, je ne l’ai jamais été ! Tu
marches tous les jours avec Maya, avec Zsa-Zsa, à travers les prairies et avec
moi aussi !
— Est-ce qu’elles te voient, cher Lucky ?
— Parfois, Maya me voit. Elle aboie dans ma direction, quand Zsa-Zsa ne
voit qu’une pièce vide et que tu ne remarques rien.
— Pourquoi aboie-t‑elle ?
— Je suis peut-être en partie invisible pour elle.
Je ris.
Il me regardait en marchant.
— Le temps pour moi est différent de ce qu’il est pour toi sur la Terre.
Nous sommes déjà ensemble à n’importe quel moment, quand nous le
voulons, comme maintenant.
— Le temps sur la Terre ne fonctionne pas comme ça. Nous appelons cela
des souvenirs.
Je me souvins.
— Tu nous regardais parfois, je savais que tu pensais à nous tous.
— Je vous aime toujours.
— Quand tu es mort, j’ai déniché deux personnes qui communiquent avec
les animaux. Un sur la côte ouest, l’autre sur la côte est. Je leur ai envoyé ta
photo. Je les ai appelés.
— Qu’ont‑ils dit ?
— Que tu étais pensif. Solennel.
— Pas solennel !
Il regarda vers le bas du chemin.
— J’étais solennel ?
— Non. Tu souriais beaucoup, pendant ta dernière année. Je ne pense pas
que tu étais solennel, sauf sur cette photo.
— Je souriais quand tu essayais de te cacher de moi. Tu te souviens ? Je
courais devant, hors de ton champ de vision, tu t’arrêtais, te cachais derrière
un arbre et je ne pouvais pas te voir.
— Oui. Je fermais les yeux. Je ne respirais plus.
— Bien sûr, je te trouvais. Tu m’entendais près de toi. Tu m’entendais
respirer.
— C’était tellement drôle, Lucky !
Je ris de tout mon cœur, dans la forêt.
— Je savais toujours où tu étais. Tu ne le comprenais pas ?
Les humains, pensa‑t‑il, pas les animaux les plus intelligents, mais ils sont
gentils avec les chiens.
— Ils se trompaient à propos de la solennité. T’ont‑ils rapporté quoi que ce
soit que j’ai pu dire ?
— Tu parlais du moment où tu es mort. Tu nous as quittés, disais-tu, et tu
es devenu de plus en plus gros.
— Je faisais la taille de l’univers. Je savais que j’étais tout. Est-ce qu’elle a
dit ça ?
— Ils ont dit que tu étais toujours avec nous. Dans chaque inspiration que
nous prenions tu faisais partie de nous.
— C’est presque ça. Tu faisais partie de moi. C’était comme si tu étais
avec moi, j’en avais l’impression. Je pensais beaucoup à toi.
— Ils ont dit pourquoi tu étais mort.
— Le fait que je ne voulais pas être fatigué et malade ?
— Oui.
— De bons communicants.
— Ils ont dit que tu n’étais pas triste. Qu’on ne te manquait pas.
— Je n’avais pas à être triste. Je savais que nous étions toujours ensemble.
Je n’avais pas le sentiment de perte que tu ressentais.
Il leva les yeux vers moi.
— Que tu ressens.
— Lucky, c’était tellement difficile de te voir mourir, de ne pas entendre
un mot de ta part depuis.
— J’en suis désolé. C’était une perception de la vie limitée de mortel. Une
perception de chien mortel aussi. Peut-être que j’aurais ressenti la perte si tu
étais mort et que j’étais resté sur la Terre.
Il regarda vers la forêt, vers moi de nouveau.
— Je suis revenu un nombre incalculable de fois. Tu ne pouvais jamais me
voir. Mais je savais que tu me verrais le jour où tu mourrais. Une affaire de
croyances. Je n’ai plus à attendre puisque ça se produit à cet instant même.
Une affaire de croyances. Que s’était‑il passé ? Lucky était‑il devenu un
Maître pour moi ?
— La fin d’une vie entière, continua‑t‑il. Nous ne pouvons qu’apprendre
1
quand nous traversons le Rainbow Bridge .
— C’est une histoire humaine, le Rainbow Bridge.
— C’est une pensée pleine d’amour, par conséquent vraie. Il y a d’autres
façons de se retrouver, mais aussi le Rainbow Bridge.
— J’ai demandé si tu reviendrais. Ils ont dit que tu ne savais pas. Si tu
revenais, quelqu’un nous parlerait d’un petit chiot, venu d’un endroit au sud
de chez nous.
— Je ne sais toujours pas. Tu vas déménager bientôt. Il faudra que je voie
ton nouvel endroit. J’ai besoin de beaucoup d’espace pour courir. J’ai été gâté
ici.
Il leva les yeux, pour voir si je souriais.
— Je doute que je vais déménager, Lucky.
— Nous verrons.
— Cet endroit, c’est chez toi. Chez moi aussi.
— Pas un seul endroit sur Terre n’est ton foyer. Tu sais ça.
Nous parcourûmes le chemin en silence, jusqu’à la maison au sommet.
Lucky se coucha dans la véranda. Je m’assis tout près, appuyé contre la
structure qui soutenait le toit. Il posa son museau sur mon genou.
— Nous sommes ensemble à présent.
Il ne bougea pas, ne changea pas d’expression, mais ses yeux, tellement
sérieux, me jetèrent un regard oblique.
Cela me fit rire, comme toujours.
Je caressai la fourrure de son cou d’un blanc éclatant comme la neige, une
brève marque d’amour.
Si Lucky dit qu’il est toujours avec nous, pensai-je, qu’est-ce que cela dit
de sa conscience ? Il n’y a ni temps ni espace. L’amour est partout. Il est
heureux. Il apprend. On ne peut pas lui faire de mal. Il nous voit et nous
connaît. Il voit les futurs possibles. Il peut choisir de vivre avec nous.
Si c’est facile pour un berger d’Écosse, pourquoi est-ce aussi difficile pour
moi ?
L’infirmière alluma la lumière, me déplaça d’un côté puis de l’autre, et
commença à changer les draps.
— Dieu merci ! Vous êtes venue, lui dis-je. J’étais presque endormi !
— Il est deux heures du matin, répondit‑elle d’une voix douce. Nous
changeons les draps à deux heures du matin.
Il fallait que je quitte cet endroit. Si je restais, j’allais mourir. Mon chien
me manquait. Je voulais mourir.
8
Pendant sept mois, Puff s’était reposé dans le hangar, ailes et entretoises
tordues à côté de lui, l’épave de sa queue et de son fuselage exposées comme
sur la photo type d’un accident.
J’allai dans notre hangar, non pour voir Puff, mais pour voir son corps, de
la même manière que certains avaient vu le mien.
C’était comme si un monstre, avec des mains géantes de quinze mètres de
large, l’avait attrapé dans l’air, écrasé et jeté au sol. Quand il avait cessé de
bouger, des incendies s’étaient allumés, la bête avait perdu tout intérêt, s’était
éloignée à pas raides.
Il n’était pas blessé, son esprit. Il était endormi, rêvant de voler.
Puff avait fait tout ce qu’il avait pu, en deux secondes, et il m’avait sauvé
la vie. C’était à mon tour, à présent, de le sauver.
Un homme qui avait construit et retapé de petits hydravions, un expert du
nom de Jim Ratte, arriva dans le coin peu de temps après. Une coïncidence.
Son affaire n’est pas dans le Nord-Ouest, elle est à des milliers de kilomètres
dans le Sud-Est, en Floride.
J’étais content qu’il soit là, mais je n’étais pas très optimiste.
Vraisemblablement, avait‑il dit, ç’avait été un accident assez compliqué,
beaucoup de choses avaient été brisées. Mieux valait acheter un nouvel avion.
Pas un mot pendant qu’il regardait son corps dans le hangar : il voyait les
trous dans sa coque, le pont avant coupé, le fuselage à l’arrière écrasé,
l’hélice et le moteur cassés, le radiateur aplati, le pylône broyé, toute une
pluie de pièces perdues à l’impact.
Je regardai dans le cockpit. À travers le plexiglas brisé, les instruments de
Puff avaient volé en éclats, le tableau de bord était tordu, les manettes de
contrôle bloquées. Les tubes d’aluminium de la structure étaient recourbés,
une lourde pièce était cisaillée en deux morceaux, à deux centimètres de
l’endroit où se trouvait ma jambe gauche.
L’entoilage d’une aile et la queue étaient en boule, une page de mots
inutiles qu’un écrivain avait froissée et jetée à la poubelle. Le toit était
fracassé à deux centimètres au-dessus de ma tête. Pourquoi n’avais-je pas été
tué ?
Jim finit par parler dans le silence du hangar. Je m’étais préparé pour ce
qu’il allait dire.
— J’ai vu bien pire que ça.
Je ne pouvais pas prononcer un mot. Il avait reconstruit des avions
accidentés bien pires que ça ?
Il posa la main, délicatement, sur le pont cassé.
— Je peux le reconstruire si vous voulez. Il faudra que vous mettiez tout
dans un camion fermé, les ailes et la queue brisées, bien sûr, et que vous
l’emmeniez à mon atelier. Il n’est pas aussi mal en point que vous le pensez.
Nous allons le refaire voler, dans quelques mois, il sera en pleine forme.
C’était la première fois, depuis les lignes à haute tension, depuis l’accident,
que j’étais content pour Puff. Quand j’aurais repassé le test pour obtenir ma
licence de pilote, quand j’aurais fait l’aller et retour en Floride, il serait prêt à
voler, mon Puff !
C’était simple. Au lieu d’une impasse pour Puff, Jim Ratte était soudain
apparu dans le hangar. « Je peux le reconstruire. »
En quelques secondes, aussi rapides que l’accident, un poids avait été
soulevé de mon cœur.
Puff et moi, comme nous nous l’étions promis, nous allions voler !
12
Quelques jours plus tard, je reçus des nouvelles Jim Ratte, le mécanicien.
Cela faisait onze semaines que le corps de Puff était dans son atelier. Toute
trace de la destruction qu’il avait subie s’était évanouie : la silhouette brisée,
le pare-brise éclaté, le métal, le tissu et la fibre de verre tordus. Et le moteur
avait été enlevé pour une révision complète. Les interrupteurs et les fils
électriques avaient été remplacés, les circuits enchevêtrés testés, les radios
réparées. Les ailes données par Jenn à Puff avaient été préparées, peintes,
installées.
Un jour après la reconstruction de son corps, Puff clignota, son moteur
respira, prêt à voler ! Il n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé.
Cette nuit-là, je ne pus trouver le sommeil. Je le voyais dans un demi-rêve,
étincelant, sa proue posée sur le sable de la rive du lac. C’était un pur délice
de pouvoir le toucher. Pas de mots, la joie.
— Une âme délicate, ce petit Puff.
Shimoda était assis sur le sable, regardant le soleil se refléter sur l’avion.
— Les machines ont des âmes, Don ?
Je savais qu’il en avait une, j’avais parlé avec lui pendant toutes nos heures
de vol.
— Tout ce qui reflète la beauté, bien sûr que cela a une âme.
— Il est en métal et en fibre de verre.
Il sourit.
— Tu es fait de sang et d’os.
— Et toi ?
Il rit.
— Je suis une forme-pensée, tu te souviens ? Tout le reste, tu l’as inventé.
Nous l’avons inventé.
— Tu as une âme, Donald, un esprit qui exprime la Vie parfaite, l’Amour
parfait. Puff n’en a pas ?
— L’esprit recouvre le corps, dit‑il. L’esprit guérit toutes choses.
— Guérit de la mort.
— Inutile. La mort est une face différente de la vie. Tu as vu… C’est
l’amour, se déplaçant d’une vie à une autre.
Il avait raison. Une fois que nous rendons visite à la mort, une fois que
nous voyons la beauté qui nous attend, notre peur disparaît. Autrefois, il n’y
avait pas un seul livre écrit sur notre expérience de la mort. Maintenant, il y
en a des étagères entières, qui attendent d’être lus. Les croyances, les
expériences de tant d’autres, à présent.
— Et Puff ?
— Tu as bien vu toi-même. Quand il s’est écrasé, son corps était sans vie,
comme le tien pratiquement. Tu pouvais pourtant parler avec lui. Il ne
souffrait pas, pas de détresse. Toi non plus, pendant que tu étais ailleurs.
— J’aurais aimé pouvoir lui parler à ce moment-là.
— Ah, cette idée selon laquelle tu crois ne plus te souvenir de rien ou
presque pendant sept jours. Qu’aurait‑il pu se passer alors ? Tu n’as pas parlé
avec lui, n’est-ce pas ? Comme c’est étrange.
— Quelque chose s’est passé. Je me souviens, il était terriblement
important pour moi de préparer le corps de Puff, afin que son esprit nous
retrouve dans ce monde. Je dirais que je lui ai fait la promesse que nous
revolerions ensemble.
— Remarque, Richard, que tu commences à te souvenir. Tu penses que
c’est une histoire que tu as inventée. Peut-être. C’est à toi d’en trouver le
sens.
Je lui lançai un regard, un demi-sourire aux lèvres.
— Puis-je te dire un mot afin que tu me donnes sa signification possible ?
Il m’observa, hocha la tête.
— Valkaria.
Il rit.
— Tu apprends la mythologie, n’est-ce pas ?
— Non, dis-je. Que signifie Valkaria ? Je ne l’ai pas choisi. Ce n’est pas
un jeu. Ça signifie… ?
— Valkaria sont les filles du dieu nordique, Odin. Ce sont les Valkyries.
Elles choisissaient quels soldats allaient mourir dans la bataille. Les
Valkyries les ramenaient chez eux. Ils seraient des héros… ou des héroïnes,
et vivraient de nouveau.
Il sourit.
— C’est ce que tu avais besoin de savoir ?
Je ne répondis pas. Je réécoutais ce qu’il avait dit.
— Richard ?
— Don. L’endroit où nous avons transporté Puff après l’accident, le hangar
où Jim Ratte l’a reconstruit pour qu’il vole à nouveau, le nom de l’endroit ?
— Aucune idée. Dis-moi.
— Le nom de l’aéroport, c’est Valkaria.
Je regardai encore Puff, endormi. Pas un mot, mais il se sentait heureux,
prêt à essayer un corps neuf. Notre histoire était arrivée là où nous nous
étions promis qu’elle irait. Personne n’aurait dit, en dehors des esprits et des
amis sages, que notre histoire était une fiction.
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