Assr 27885
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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/assr/27885
DOI : 10.4000/assr.27885
ISSN : 1777-5825
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2016
ISBN : 978-2-7132-2518-5
ISSN : 0335-5985
Référence électronique
Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016, « Figures de l'entrepreneur
religieux - Vatican II : un concile pour le monde ? » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté
le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/assr/27885 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/assr.27885
SOMMAIRE
Introduction
Les entreprises face au religieux
Nathalie Luca et Rémy Madinier
Jésuites ou jansénistes ?
Affiliations marchandes au XVIIIe siècle
Nicolas Lyon-Caen
Réseaux et débats théologiques dans le catholicisme des années 1960, au prisme du groupe
des experts au concile Vatican II
François Weiser
Introduction
Les entreprises face au religieux
1 Depuis plusieurs années déjà, divers événements largement médiatisés ont permis de
constater que la religion n’avait pas déserté le monde des entreprises. Elle y fait même
un retour inattendu, fortement débattu et objet de nombreux articles de presse et de
publications scientifiques (Chessel, Pelletier, 2015). L’institut Randstad s’est associé à
l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) pour enquêter sur la progression
de la place du religieux en ces lieux là. Ensemble, ils ont publié en septembre 2016 leur
quatrième enquête sur la question qui confirme très largement la progression de cette
présence et des demandes qu’elle suscite1. La pluralité religieuse favorisée par nos
sociétés modernes se répercute sur le monde du travail et oblige les entrepreneurs à
s’interroger sur sa gestion. En Europe, la question essentielle est en réalité celle de
l’encadrement des revendications musulmanes, dont certains chefs d’entreprises
redoutent une visibilité (port du voile) et des exigences (jours de congés adaptés au
calendrier religieux, voire mise à disposition d’une salle de prière) jugées trop
affirmées. Cette facette du lien entre monde entrepreneurial et religion est désormais
bien documentée.
2 Un autre aspect des usages de la religion dans la culture entrepreneuriale concerne le
commerce de produits liés à des pratiques religieuses, en dehors ou au sein même des
communautés. Si certaines entreprises redoutent l’avènement de conflits (en réalité
très marginaux) associés à la présence de musulmans pratiquants en leur sein, d’autres
au contraire surfent sur des attentes émanant de ces mêmes populations musulmanes :
l’économie du halal a le vent en poupe. Les initiatives en ce domaine se multiplient,
bien au delà des seuls produits alimentaires : même les loisirs et le tourisme font l’objet
d’une estampille « halal » et aucun centre commercial ne voudrait passer à côté de ce
marché florissant (voir, entre autres, les travaux de Florence Bergeaud-Blackler ou de
Katia Boissevain sur le sujet). Le développement d’une filière religieuse au sein de
l’industrie du tourisme est loin de ne concerner que les terres de l’islam. Elle
représente une façon de concevoir le voyage aujourd’hui en plein essor. Il faut encore
noter, dans un registre parallèle, le succès des livres traitant du « développement
personnel » ou du bonheur, prétendument issus de la tradition bouddhiste tibétaine,
qui se concrétisent par tout un ensemble de formations offertes par les entreprises à
leurs salariés dans l’espoir d’améliorer simultanément leur bien-être et leur efficacité.
dépassé par le facteur religieux – dont on pensait s’être émancipé – constitue le point
de réaction soit au sein même de l’entreprise, soit au niveau politique.
5 Pourtant, l’appui sur un socle de croyances partagées fait partie des ressorts du
développement d’une entreprise (et de la société dans son ensemble), comme le
démontre fort bien Paul Seabright en conclusion de ce numéro. Croire et faire croire ne
sont pas le propre du religieux dans lequel on a le tort de vouloir enfermer ces notions.
La crise économique et sociale actuelle et, avec elle, le déficit de confiance dont les
medias se font régulièrement l’écho, viennent rappeler aux entrepreneurs qu’ils ne
peuvent pas laisser de côté le niveau de croyance qu’ont leurs salariés en leur
entreprise. La sécularisation des institutions les a souvent conduits à préférer la notion
de confiance, davantage tournée vers une vision positive de l’avenir, à celle de croyance
parfois perçue comme négative et passéiste. Cette vision peut prendre la forme d’un
projet utopique de transformation et de réenchantement du monde, projet que les
institutions religieuses, puis politiques, ne parviennent plus à rendre crédible ni par la
théologie ni par l’idéologie et vers lequel voudrait tendre l’entreprise par l’action.
6 Lors de la journée d’étude précédemment citée, une autre coach, Catherine
Redelsperger, expliquait ainsi se trouver de plus en plus régulièrement confrontée à
des démarches d’ordre spirituel de la part des chefs d’entreprises qui recouraient à ses
services. Dans l’interview qu’elle a donnée au cours de cette journée, elle constatait :
Le divorce entre l’entreprise et ses salariés touche aussi les cadres dirigeants.
Certains disent clairement : je suis dans le système, j’y participe mais je ne suis pas
d’accord. J’accompagne depuis vingt ans des cadres dirigeants qui sortent
réellement du système et changent de vie en créant des très petites entreprises ou
en reprenant des entreprises dans des activités dont ils sont fiers. Certains
directeurs marketing par exemple ne supportent plus d’être ceux qui conduisent les
consommateurs à être encore plus consommateurs de produits qui n’ont aucune
valeur essentielle. Certains d’entre eux changent de cap. [...] Deux de mes clients
(dans les deux cas des propriétaires d’entreprises) sans être pratiquants d’une
religion, se sont forgés des croyances qui traversent les continents, les mythes, les
pratiques de méditation. Il ne s’agit donc pas de religion mais de croyances se
construisant par tâtonnements. Ces deux propriétaires d’entreprises travaillent
avec des consultants qui ont une ouverture spirituelle. Il existe dans les deux cas
une forme de prosélytisme ou a minima de désir d’ouvrir les autres (collaborateurs,
clients, partenaires, etc.) à une autre manière de vivre et voir le monde. Ce qui n’est
pas sans susciter certaines contestations en interne. [...] Je peux ainsi vous décrire
par petites touches ce que je qualifie de « paradis syncrétique » en prenant en
exemple l’une de ces deux entreprises. Je le trouve déjà dans les éléments de
langage. Le slogan de la marque est « All you need with love ». Par « with love », ils
entendent : « c’est notre manière d’exercer notre métier, en plaçant la sincérité au
cœur de nos échanges » ; car, expliquent-ils : « notre raison d’être, c’est
entreprendre pour un monde meilleur ». On peut lire cela sur leur site, leur com
interne. Ils pensent que « l’entreprise peut contribuer à faire progresser notre
société en remettant l’homme et l’environnement au centre de nos priorités. En
nous fixant des buts élevés de la responsabilité et de l’amour, nous voulons
introduire l’éthique dans notre façon de vivre l’entreprise. » L’espace est également
porteur de ce « paradis syncrétique ». Le siège inauguré il y a un an a été construit
suivant une logique Feng Shui et le choix de l’implantation des bâtiments a été fait
avec un sourcier. Les bâtiments sont à la pointe de la construction bio-thermique. Il
y a un jardin potager garantissant une certaine autonomie au restaurant
d’entreprise en lui fournissant des végétaux bio. Le restaurant d’entreprise est
dirigé par un chef étoilé. Il y a au sein de l’entreprise un centre sportif, un centre
culturel, une université dédiée au développement personnel. Sur la terrasse la plus
haute d’un des bâtiments se trouve une yourte de méditation. Enfin, dans certains
open space, des cabanes servent de salle de réunion, de repos (hamac, canapé, etc.).
Dernière touche : le développement personnel. L’entreprise offre à ses salariés des
ateliers de beauté intérieure, des cours individuels de méditation, des séances de
massage, du squash adapté en cours de développement personnel, du self care par la
lecture.
7 Sans aller jusqu’à une telle proposition de ré-enchantement du monde, néanmoins
présente chez bien des jeunes entrepreneurs de Start Up qui voient dans leurs actions
entrepreneuriales l’ultime voie de transformation du monde, l’ensemble des moyens
mis en place par les entreprises pour renforcer la motivation de leurs personnels,
depuis que le management ne repose plus sur la simple autorité du chef, fait appel à des
méthodes de persuasion qui ne sont pas sans rappeler les méthodes de présentification
du divin, même lorsqu’elles ne comportent plus la moindre référence religieuse
(Boltanski, Chiapello, 1999 ; Piette, 2003). Comme le souligne Frédéric Lordon, il s’agit
alors, pour le chef d’entreprise, de faire en sorte que ses désirs et rêves propres
deviennent également ceux des salariés (Lordon, 2010). Ces méthodes ont néanmoins
une efficacité relative sur ces derniers. Certains remplissent leur tâche sans y accorder
le moindre crédit, mais quand la défiance devient généralisée, elle menace l’entreprise,
même si le besoin d’un salaire maintient un semblant de présence contrainte.
L’augmentation des suicides en entreprise, s’il ne peut être explicité par cette seule
défiance, en est cependant un signe tangible.
8 Gestion de la pluralité religieuse au sein de l’entreprise, enjeux commerciaux associés à
la vente d’une vaste palette de produits qui se développent en correspondance avec
l’évolution du panorama religieux, besoin croissant des entrepreneurs de donner un
sens éthique à leur management qu’ils puisent dans leurs croyances, voire même de
donner à l’ensemble de leur entreprise un projet de transformation du monde qui
bouscule la frontière entre domaine religieux et domaine économique, enfin, utilisation
plus ou moins consciente d’un héritage de présentification du divin dans les techniques
de motivation et de fidélisation des salariés ou dans l’organisation même de la
structure de l’entreprise : voilà les principales facettes que l’on peut repérer des usages
de la religion dans la culture entrepreneuriale. Il faut encore ajouter à cela que de leur
côté aussi, les communautés religieuses s’inspirent des techniques entrepreneuriales
pour se développer, au point de devenir des entreprises religieuses capables de porter
et transmettre les valeurs de l’ultralibéralisme.
perdu toute influence sur l’ensemble des sphères d’activité mais que la distance était
désormais suffisante pour que chacune d’entre elles puisse évoluer selon son chemin,
ses valeurs, sa finalité propre en toute indépendance. La religion est devenue une
option, un avis, une sphère d’activité parmi d’autres et non plus au-dessus d’elles. Dans
certains pays, le politique a officialisé cette mise à distance en proclamant la séparation
officielle de l’Église et de l’État. D’autres nations ont conservé une religion d’État ou un
système de religions reconnues, mais leur fonction a été largement revue à la baisse et
la participation aux cultes rendue facultative : chacun est libre de fréquenter un culte
ou de n’en fréquenter aucun. La liberté de conscience est inscrite dans toutes les
Constitutions des nations occidentales, y compris dans la Constitution européenne des
droits de l’homme. Sous l’influence directe de la colonisation ou par simple mimétisme,
ce processus de sécularisation institutionnelle s’est étendu à la plupart des régions du
monde, y compris dans des pays dans lesquels la religion conservait une influence
prégnante sur les structures sociales et culturelles, reliquat d’une entrée tardive dans la
modernité.
11 À partir du milieu des années 1970, le renouveau religieux qui a affecté – peu ou prou –
l’ensemble des confessions et sa concomitance avec une nouvelle extension du
capitalisme, marquée par le triomphe désormais mondialisée de l’économie néolibérale,
a entraîné un renouveau notable des travaux consacrés aux liens entre économie et
religion2. Ces recherches ont souligné comment l’individualisation du croire et les
recompositions qu’il autorisait, la circulation croissante des spiritualités hors de leur
terreau d’origine et la monétisation des valeurs propre au néolibéralisme ont contribué
à l’éclosion simultanée d’un « marché du religieux » et de « religions du marché ». Un
temps occultée par les critiques marxistes ou structuralistes, la plasticité de la pensée
wébérienne fut à nouveau mobilisée3.
BIBLIOGRAPHIE
CHESSEL Marie-Emmanuelle, PELLETIER Denis (dirs.), 2015, « Entreprises et religions », Entreprises et
histoire, no 81, Paris, Éditions ESKA.
BOISSEVAIN Katia (dir.), 2010, Nouveaux usages touristiques de la culture religieuse. Socio-anthropologie
de l’image au Maghreb, coll. Maghreb et sciences sociales 2009-2010, L’Harmattan.
BOLTANSKI Luc, CHIAPELLO Ève, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. Nrf essais.
BRÉMOND D’ARS Nicolas de, 2013, Subordination croyante et autonomie du sujet chez les
entrepreneurs et dirigeants chrétiens, La nouvelle revue de psycho-sociologie, n o 16, p. 155-170.
GARCIA-RUIZ Jesus, MICHEL Patrick, 2012, Et Dieu sous-traita le salut au marché. De l’action des
mouvements évangéliques en Amérique Latine, Paris, Armand Colin, coll. Recherches.
LORDON Frédéric, 2010, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique.
LUCA Nathalie, 2012, Y croire et en rêver. Réussir dans le marketing relationnel de multiniveaux, Paris,
L’Harmattan, coll. Religions en questions.
PIETTE Albert, 2003, Le fait religieux. Une théorie de la religion ordinaire, Paris, Economica, coll. Études
sociologiques.
TURNER Bryan S., 1974, Weber and Islam: a critical Study, Londres, Routledge and Kegan Paul.
WEBER Max, 1964 [1905], L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, coll. Presses
Pocket.
NOTES
1. http://grouperandstad.fr/wp-content/uploads/2016/09/cp-exxtude-2016-fait-religieux-en-
entreprise-1.pdf
2. Au sein d’une littérature devenue pléthorique signalons : Paul Oslington (Ed.) Economics and
Religion, Northampton, Edward Elgar Publishing, 2003 ; Philippe Simonnot, Le marché de Dieu.
Économie du judaïsme, du christianisme et de l’islam, Denoël, 2008 ; Jacques Lecaillon, Foi et business
model. L’économie de la religion, Editions Salvator, 2008 ; Lionel Obabdia, La marchandisation de Dieu.
L’économie religieuse. CNRS éditions, 2013.
3. Voir par exemple, Julien Freund, « Eclaircissements de quelques points de la conception de
Max Weber sur les rapports entre religion et économie », Revue des Sciences Religieuses, tome 55,
fascicule 3, 1981, p. 189-197.
4. Cf. par exemple pour le monde musulman, Olivier Carré, « À propos de Weber et l’Islam »,
ASSR, 61/1, 1986, 139-152, Turner (Bryan S.), Weber and Islam : a critical Study, Londres Routledge
and Kegan Paul 1974 et 1978.
5. Une volonté nettement affirmée dans la réédition, en 1920, de L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme (parue en 1905). Max Weber en donnera une seconde édition révisée, marquée par un
nombre important d’ajouts en 1920, en la publiant en tête de ses Gesammelte Aufsätze zur
Religionssoziologie (voir pour Max Weber, 2006, Sociologie de la religion, trad. I. Kalinowski, Paris,
Flammarion).
6. Pour l’islam, on renverra le lecteur à Olivier Carré, « À propos de Weber et l’Islam », ASSR,
61/1, janvier-mars 1986, p. 139-152.
AUTEURS
NATHALIE LUCA
Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor), UMR 8216, CNRS-EHESS, [email protected]
RÉMY MADINIER
Centre d’Asie du Sud-Est (Case), UMR 8170, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]
Jésuites ou jansénistes ?
Affiliations marchandes au XVIIIe siècle
Jesuits and Jansenists. The religious choices of the merchants in eighteenth-
century France
¿Jesuitas o jansenistas? Las opciones religiosas de los mercaderes franceses en el
siglo 18
Nicolas Lyon-Caen
d’une croix sur les remparts d’Arras entraîne rapidement au moins deux guérisons
miraculeuses. Autour de ces lieux de mémoire se développe tout un petit commerce
grâce à de vrais entrepreneurs du croire qui vendent tout ce qui rappelle l’événement,
depuis les images de dévotion jusqu’aux reliques et autres décoctions de terre du
tombeau du diacre. Le père Duplessis, qui bénéficie de prix préférentiels sur l’imagerie
qu’il a contribué à créer, expédie des images pieuses en Nouvelle-France que revendent
ses propres sœurs, religieuses hospitalières à Québec7.
7 Le réceptacle de cette production matérielle, c’est assurément la « chambre du
chrétien », qui, comme la désigne une notule janséniste anonyme, se transforme en une
chapelle particulière
un petit hermitage au milieu d’une ville dont vous êtes le reclus. C’est là qu’on
pratique sans témoin et sans risque les dévotions de choix. On baise la terre, on se
prosterne, on se frappe la poitrine, on colle ses lèvres sur les plaies sacrées de
l’aimable Sauveur, on fait en un mot tout ce qu’un hermite peut faire dans son
désert8.
8 On est là formellement très proches des stratégies du secret développées au XVIIe siècle
dans le monde crypto-catholique anglais sous l’influence justement des missionnaires
jésuites, notamment Robert Southwell, qui visaient à reconstruire un espace invisible
de prière catholique par la consécration des intérieurs (McClain, 2004 : 62-65). À ceci
près que les jansénistes ne limitent pas l’utilisation de ces objets à un espace de
l’intime. Les collections frénétiques de livres, d’estampes et autres amulettes servent à
mettre en évidence le culte domestique. Un grand crucifix de Girardon orne la chambre
conjugale du marchand drapier Claude Brochant, laquelle donne de plain-pied sur la
cour intérieure de l’hôtel familial, tout près du Louvre, un lieu de passage fréquenté par
les parents, les amis, les multiples clients de cet important fournisseur de la Maison du
roi ainsi que par les ecclésiastiques venus quêter ou administrer les malades 9. Ceux qui
se rendraient chez le mercier François Boicervoise rencontreraient dès l’escalier des
portraits d’évêques appelants, des représentations de miracles du diacre et deux bustes
en plâtre du diacre Paris et de son frère10.
9 Dans certains cas, exhiber cette appartenance constitue même un enjeu commercial, en
particulier pour les imprimeurs et libraires, quelles que soient par ailleurs leurs
convictions profondes. L’enseigne et sa symbolique attestent de la sincérité affichée de
ceux qui diffusent les écrits polémiques. L’intégrité morale des libraires Lottin est
garantie, au sens propre, sur facture : ils ont pour enseigne « À la vérité », un véritable
slogan des jansénistes qui s’en surnomment les amis, un élément vite remarqué et
raillé. Le père jésuite Bougeant donne en 1730 pour adresse fictive de La Femme docteur,
une comédie qui étrille avec humour les appelants : « Avignon, chez Pierre Sincère, à la
vérité ». De fait, les Lottin sont des militants de profession. À cette date, Philippe-
Nicolas Lottin (1685-1751), ancien apprenti de Desprez, le libraire de Port-Royal, publie
regardés comme les diables a ce sujet, car les bourgeois et enfin tout le monde n’aime
pas que l’on fréquente les jésuites » (Fouilleron, 2001 : note 146).
12 Son jugement est cependant étrange et révèle combien ces affiliations restent parfois
hermétiques aux contemporains. Car pour des marchands parisiens, leurs confrères
rouennais sont à cette date des molinistes patentés. En 1738, lors d’une mission de
quatre mois, le père Duplessis affirme y avoir béni près de 70 000 crucifix, soit
pratiquement un par habitant13. L’éloignement des deux branches de la famille Judde
montre clairement l’écart entre la capitale et la Normandie. Ces grands négociants en
épicerie sont à Rouen étroitement insérés dans les sociabilités jésuites depuis le XVIIe
siècle, tandis que ceux qui s’installent à Paris au début du XVIIIe siècle adoptent les
mœurs jansénistes locales. Le célèbre père jésuite Claude Judde (1661-1735) auteur à
succès d’ouvrages de dévotion et bulliste zélé a pour frère un grand notable des Halles,
défenseur affiché des appelants. De fait, Claude, qui dirige de 1713 à 1721 le noviciat
parisien, ne se déplace même pas pour signer les contrats de mariage de ses parents
installés dans la capitale (Marraud, 2009 : 260-265). Et il semble bien que cet
enthousiasme pour la Compagnie maintenu tard dans le siècle ne soit guère partagé par
les magistrats du parlement de Rouen. Ils seront les premiers à décider en 1762 de son
expulsion du ressort de leur cour. Les différents segments des élites d’une même ville
opèrent des choix différents.
13 Cela dit, au XVIIe siècle, les marchands rouennais et parisiens se comprenaient sans
doute plus facilement. Au lendemain des guerres de religion, une fois rétablis dans le
royaume, les jésuites ont en effet prospéré sur le terrain de la résorption des
déchirements confessionnels intra-familiaux (Pierre, 2007 : 89-94). Ils ont su capter une
clientèle puissante, notamment grâce à leurs établissements scolaires : à Paris, le
collège de Clermont accueille 2 500 élèves vers 1660. Ils fournissent ainsi prédicateurs
de renom et directeurs de conscience influents jusque dans la très haute noblesse
(Dupont-Ferrier, 1921 ; Musée Carnavalet, 1985). Les sodalités qu’ils mettent en place
structurent aussi des sociabilités confessionnelles denses et variées. Les membres de la
congrégation mariale parisienne dites des Messieurs, fondée vers 1630, non seulement
sont nombreux (118 inscrits entre 1631 et 1640) mais ils présentent aussi un éventail de
conditions plutôt ouvert (Châtellier, 1987 : 110-114). La dimension familiale et élitaire
de cet engagement apparaît cependant nettement, mettant en relief le monde des
marchands en gros et de l’échevinage. Le « lobby Colbert » issu du grand négoce de la
capitale et placé à la tête de la compagnie des Indes se révèle truffé de partisans des
jésuites. Les Pocquelin, de grands négociants en draps de soie, présents dans toutes les
grosses affaires des années 1650-1680 (fourrures du Canada, manufacture royale des
glaces de Saint-Gobain, etc.) et patronnés de près par Colbert comptent plusieurs
membres de la congrégation, directement ou parmi leurs alliés 14.
14 À quelques traits près, ce schéma fonctionne dans d’autres villes de commerce, comme
Amiens où les négociants soutiennent les jésuites (et les ordres traditionnels) contre les
innovations jansénistes. À Orléans, ils tiennent la municipalité et encouragent
l’ouverture de leur collège en 1619 (sur financement royal)15. Mais surtout, ils leur
donnent leurs fils avec générosité, ce qui constitue un indice fort de leur attachement
et contraste avec les comportements du XVIe siècle (Diefendorf, 1996). Les pères
parviennent à y recruter des membres de qualité. Ainsi d’Isaac Jogues (1607-1646), fils
d’un drapier. Entré dans la compagnie en 1624, il est envoyé en Nouvelle France pour
évangéliser les Amérindiens. Son martyr lui vaut une évidente popularité, de son vivant
comme en témoigne son passage dans sa ville natale en 1644 après une annonce
erronée de sa mort (mais ses mains sont mutilées), puis après son décès glorieux (les
Iroquois l’ont exécuté pour n’avoir pas su faire pleuvoir à temps) 16. Sa mémoire est
honorée dans sa famille qui cultive l’emploi du prénom Isaac. On trouve également le
plus controversé Barthélemy Germon (1633-1718), frère du maire de 1733, un disciple
du père Hardouin pour qui la Vulgate constitue la seule version authentique de la Bible
et le latin l’unique langue sacrée universelle et cléricale. Il récuse aussi des textes
patristiques, dont une partie cruciale de l’œuvre de saint Augustin, autant de faux qui
auraient été forgés au Moyen Âge. Dans le même temps, il met ses liens avec le ministre
des Finances au service des intérêts commerciaux de ses frères 17. Derrière ces figures
éminentes de plus modestes personnages contribuent à alimenter un recrutement qui
ne se tarit pas avant les années 173018. De cette prédilection envers la Compagnie
témoignent encore dans ces années de généreux legs de personnes âgées (Rideau, 2009 :
172). Et ces orientations des notables orléanais sont notoires jusque dans la grande
magistrature parisienne : vers 1715 Mlle de Verthamon, fille du premier président du
Grand Conseil, ne veut pas pour mari de Germain-Louis Chauvelin (1685-1762), futur
garde des sceaux, réputé trop proche des jésuites alors que les Verthamon sont
ouvertement jansénisants. Du coup Chauvelin demande, et obtient en 1718 la petite-
fille d’un richissime négociant d’Orléans, laquelle n’a visiblement pas les mêmes
préventions19.
15 Le basculement en faveur des jansénistes se produit au cours du XVIIIe siècle, sans que le
statut de ces familles ait fondamentalement changé. Ce virage n’est cependant pas pris
brusquement. Le déclin de l’influence jésuite le précède souvent. À Reims, exemple
précoce, la sodalitas optimum, qui visait à enrôler le patriciat, ferme dès 1681 sans jamais
avoir connu le succès que remporte au même moment la congrégation des artisans 20. La
Société perd peu à peu les élites laïques. La congrégation parisienne n’accueille presque
plus que des clercs. La comparaison des recrutements du milieu du XVIIe siècle avec
celui des décennies 1730-1750 est éclairante. De 1729 à 1760, elle ne reçoit que 202
suscriptions. La plupart des adhérents sont des ecclésiastiques, généralement de futurs
évêques. Les exceptions sont stigmatisées comme telles : l’enterrement du doyen du
Parlement en 1769 est ainsi boudé par la magistrature et le barreau : « il n’y eut que
quatre procureurs qui assistèrent au convoi de ce magistrat qui s’étoit toujours montré
fort attaché à la société des cydevant soi-disans jésuittes et qui avoit même été membre
de leurs congrégations21 ».
16 Dans la construction du succès appelant, les miracles du diacre Paris qui se multiplient
dans les années 1730 entrent pour beaucoup. Mais, à Paris au moins, il faut aussi faire la
part du mécontentement croissant des familles notables envers l’archevêché qui ne
favorise plus les carrières ecclésiastiques de leurs membres, voir les persécute pour
cause de refus de la bulle Unigenitus. Au mitan du siècle enfin, les refus de sacrements
passent plutôt pour favoriser les jansénistes. Ils sont perçus comme les innocentes
victimes d’un clergé tyrannique et inquisiteur qui dénie à certains fidèles refusant de
reconnaître la bulle le droit de quitter la vie munis du saint viatique : une sorte
d’excommunication sans les formes en somme. À Orléans, cet élément a pesé lourd vers
1740. Plusieurs refus ont touché des familles prestigieuses, en la personne de filles
dévotes, institutrices, dames de charité, ou d’ecclésiastiques (Rideau, 2009 : 177-230 ; Le
Bras, 1932). L’engagement janséniste devient alors sensible. Les entrepreneurs des
raffineries de sucre, l’industrie montante de la ville, sont particulièrement concernés :
Georges Vandebergue-Villebourée (1722-1777), soutient financièrement le journal
Un engagement collectif
18 Il n’y a certes pas d’incompatibilité entre culture marchande et spiritualité janséniste,
ou jésuite. À cet égard, il paraît d’ailleurs difficile d’identifier un quelconque retard
d’une France catholique en matière économique. D’un bout à l’autre de l’Europe, les
pratiques économiques se ressemblent, la question de l’industrialisation plus ou moins
précoce relevant plutôt d’une histoire des marchés ou des contraintes énergétiques que
d’une motivation religieuse de l’acte créateur de l’entrepreneur (Verley, 1997 ;
Pomeranz, 2010). Il serait trompeur de penser que les croyances constituent par elles-
mêmes des ressorts permettant l’action dans le monde. Ni l’une ni l’autre ne valorisent
spécialement la réussite sociale. On note certes de part et d’autre de légères inflexions
en faveur de la licéité du prêt à intérêt, assurément plus fortes du côté des jésuites sous
l’influence de l’école de Salamanque, ce qui alimente les caricatures récurrentes des
pères en vulgaires trafiquants de draps (photo 3). Quelques jansénistes tentent bien eux
aussi de légitimer ces pratiques vers 1740 ; ils sont cependant très minoritaires
(Clavero, 1996 ; Dandine, 2004 ; Lyon-Caen, 2012 ; Taveneaux, 1977 : 81 et 161-162 ;
Vismara, 2004). L’ecclésiastique le plus consulté des grandes familles parisiennes
réaffirme ainsi hautement que « prêter dans la vue de faire valoir son argent par le
prêt, c’est manifestement être usurier23 ». Dès lors, il semble que les injonctions
cléricales, même relativement accommodantes, soient laissées de côté et comme
ignorées sur ces points délicats : « à la vivacité et aux incertitudes de la controverse
répondaient la liberté et l’indifférence de la pratique » (Carrière, 1958 : 114). La
discrétion des clercs est généralement de mise sur les pratiques économiques des
adeptes, en théorie condamnées, en pratique tolérées dans un prudent silence.
L’adhésion des marchands à la cause des appelants n’a pas produit d’aménagement de
la doctrine dans un sens favorable au négoce. La rémunération céleste ne dépend pas de
l’investissement temporel.
19 Quand les clercs cautionnent explicitement des pratiques a priori déviantes, c’est dans
des circonstances exceptionnelles, et en ne se servant précisément pas d’armes issus de
la tradition janséniste. C’est très net pour la traite négrière, au cœur de la croissance
commerciale française et impériale du XVIIIe siècle. La Dissertation sur la traite et le
commerce des nègres publiée par Jacques Bellon de Saint-Quentin en 1764 en constitue
une des rares justifications explicitement religieuses, mais pas seulement (Ehrard,
2008 : 100-102 ; Grenier, 2010). Or elle ne prend appui que sur une argumentation
étroitement bibliciste et jusnaturaliste ; saint Augustin n’est cité qu’une fois. Il ne s’agit
pas d’une ignorance de la part de Bellon, mais bien d’une neutralisation. Bellon n’est en
effet pas un inculte en matière de théologie. Neveu et collaborateur du liturgiste
renommé Pierre Lebrun (1661-1729), on lui doit la réédition en 1733 du célèbre Traité
des superstitions de Jean-Baptiste Thiers. Il a par ailleurs effectué une honorable carrière
de cadre appelant : ancien curé dans le diocèse d’Auxerre, il devient supérieur du
séminaire janséniste en exil de Rijnwijk près d’Utrecht en 1758 24. Or ce texte paraît au
moment où Bellon cherche un poste. Démis de ses fonctions en 1762, car jugé trop
libéral au gré de ses patrons et trop despotique au gré de ses élèves, il caresse, en vain,
le projet de prendre la tête du collège d’Orléans dont on vient de chasser les jésuites 25.
La démarche est significative tant les négociants orléanais ont d’intérêts dans le
commerce colonial, la ville étant devenue une plaque tournante du raffinage du sucre
antillais en métropole (Villiers, 2006). La prospérité de sa trentaine de raffineries
dépend donc étroitement de l’esclavage pratiqué dans les plantations coloniales. Cela
pourrait bien faire le fonds de la campagne de Bellon, d’autant que les manufacturiers
ont leur mot à dire dans cette affaire. L’attribution des postes du nouvel établissement,
dirigé par un bureau d’administration associant la ville, le tribunal et l’évêque, fait
l’objet d’échanges tout au long de l’année 1762 entre le magistrat parisien Pierre-
Augustin Robert de Saint-Vincent, une de têtes du « parti » janséniste, dont l’épouse est
justement fille et sœur de raffineurs orléanais, et Daniel Jousse, conseiller au présidial
d’Orléans, célèbre juriste et parent et allié d’autres sucriers. Bellon ne va cependant pas
jusqu’à compromettre sa théologie janséniste dans cette impasse. Il précise ainsi, dans
une sorte de légalisme juridique que, sous réserve de bien les traiter,
depuis que le péché est la cause de la différence des états que le droit des gens a
établi, il n’y a ni cruanté ni dureté dans les Grands et les Riches qui se servent de
ordre franciscain. Mellier est évidemment très fâché de l’expulsion des jésuites à
laquelle
le roi a consenti volontairement. C’est bien consentir puisqu’il n’en a pas empêché
l’exécution [...]. Voilà de bons et grands sujets, tant pour le spirituel que pour le
temporel, bien mal récompensés [...]. Enfin il faut nous résigner à la volonté du
Seigneur et croire que nos péchés en sont la cause (Tillette de Clermont-Tonnere,
1902 : 24-36).
23 Les jésuites sont relégués vers les classes plus humbles, artisanales, voire populaires. En
1765 circule dans Paris un opuscule dénommé Association au saint amour, réimpression
d’un ouvrage de 1691, indiquant les fêtes de saint Ignace (31 juillet) et de saint Ignace
martyr (mort au début du IIe siècle, fêté le 1er février), le tout précédé d’une lettre d’une
célébrité jésuite, le père Surin (1600-1665), et d’une approbation du curé de Saint-
Laurent, un faubourg ouvrier. Qu’il s’agisse d’une provocation visant à nuire au curé en
question ou d’une réelle offensive moliniste, l’association des réprouvés sociaux et
religieux paraît significative.
24 Dessinant des espaces de coopération préférentielle « en interne », l’affiliation
n’empêche absolument pas d’entretenir des contacts en dehors. Si pour des affaires
locales, tout peut se régler entre partisans du même saint, la situation est plus
complexe dans d’autres configurations. Le négoce à l’échelle internationale nécessite
d’entretenir des liens, établis sur des pratiques économiques partagées, avec des
individus et des groupes aux caractéristiques culturelles et religieuses très variables
(Trivellato, 2009). Au sein des milieux jansénisants sont maintenus des contacts avec les
jésuites, en particulier pour l’ouverture qu’ils apportent vers les mondes coloniaux,
notamment l’empire espagnol. Les marchés hispano-américains sont en effet cruciaux
dans l’orientation d’une partie considérable du négoce français qui s’intéresse à
l’exportation des toiles ou à l’importation des laines et des métaux précieux. Y réussir
suppose de nouer des rapports avec la Compagnie qui dispose de réseaux de
communication et d’influence dans les diverses vice-royautés américaines. Au début du
procès des jésuites, le magistrat Robert de Saint-Vincent, activiste janséniste du
parlement de Paris, remet un mémoire sur le sujet à l’oncle de sa femme, « M. Masson
de Plissay, homme célèbre dans son genre par le commerce qu’il avait fait longtemps
dans la maison de Cadix », par ailleurs « ami des jésuites qu’il avait cultivés en Espagne
et dont il voyait les membres importants à Paris ». Ce dernier jugeait qu’il « était
impossible de faire le commerce de Cadix par commission sans avoir relation avec les
jésuites qui faisaient le commerce avec toutes les nations » 32. De sorte que les sphères
économique et religieuse ne sauraient coïncider exactement. Masson de Meslay, frère
de Masson de Plissay, qui a suivi dans sa jeunesse la même carrière négociante en
Espagne, une fois devenu président à la Chambre des Comptes, et sans cesser son
activité commerciale, engage pour précepteur de son fils un ancien professeur de
rhétorique du collège d’Auxerre fermé en 1771 pour cause de jansénisme excessif du
corps enseignant.
25 Le caractère réversible du choix janséniste ou jésuite tend à indiquer qu’on ne peut pas
penser le religieux de l’époque moderne comme un ensemble de valeurs personnelles,
appuyées sur un dogme, qui favoriseraient ou non des attitudes spécifiques face au
marché ou aux institutions, comme le pensent certains économistes (Guiso, Sapienza,
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NOTES
1. Respectivement Rideau (2009) et Martin (2003). Sur la tendance de cette perspective à réduire
la religion à un croire au détriment des pratiques, voir Campiche (2004 : 38).
2. Sur le jansénisme du XVIIIe siècle, son évolution et ses acteurs : Cottret (1998) ; Maire (1998) ;
Van Kley (2002).
3. Pour une description de « l’appareil institutionnel janséniste », voir Lyon-Caen (2010 :
129-142).
4. Réfutation de l’existence d’une bourgeoisie d’ancien régime dans Maza, 2003. Pour un rapide
état des lieux des bourgeoisies concrètes, voir Coste (2013). Pour Paris, voir Marraud (2009).
5. Voir une présentation des débats autour de cette question dans Besnard (1970) et Isambert
(2004).
6. Chaunu (1978) ; Vovelle (1973). Pour une présentation d’un idéal type du croyant janséniste
construit à partir d’une anthropologie augustinienne, voir Taveneaux (1985).
7. D. Martin (2000). Pour un aperçu des revendeurs qui accueillent les pèlerins au cimetière de
Saint-Médard, voir BnF, Bibliothèque de l’Arsenal, ms 10 196-10 202 (v. 1720-1757).
8. Paris, Bibliothèque de la Société de Port-Royal (désormais BSPR), liasse jaune, billet « La
chambre du chrétien ».
9. Paris, Archives nationales (désormais AN), Minutier central des notaires (désormais MC), étude
XCII, 568, 18-XI-1750, inventaire après décès de Claude-Jean-Baptiste Brochant. La chambre
contient aussi trois tableaux miniatures de dévotion et un bénitier de cuivre argenté.
10. AN, MC, étude LXXIX, 109, 31-V-1760, inventaire après décès de François Boicervoise.
11. Sur quelques cas de libraires, voir Lyon-Caen (2010 : 251-258). Sur les enseignes, Garrioch
(1994) ; sur la thématique de l’amitié, Cottret (1995 : 270-173).
12. AN, Z 2 3 753, 10 et 12 mai ; Paris, Bibliothèque nationale de France, manuscrit Joly de Fleury
1 497, f. 81, note du premier substitut Boullenois, 30 mars 1752.
13. Lettres du père François-Xavier Duplessis, de la compagnie de Jésus, Roy J.-E. (éd.), Levis, Mercier et
cie, 1892 : 190 ; D. Martin (2000 : 13).
14. Dessert et Journet (1975) ; Lyon-Caen (2010 : 34-40) ; AN, MM 649, registre d’adhésion à la
compagnie des Messieurs, février 1631-février 1676.
15. Deyon (1967 : 412) ; Vassal de Montviel (1861) ; Héau (2011) sur la domination marchande
parmi les élites municipales.
16. Talbot (1937) ; sur la vocation des missionnaires jésuites : Pizzorusso (1997) ; Vantard (2009) ;
sur leur perception par les populations amérindiennes : Havard (2007).
17. Chédozeau (2012 : 43-50) ; AN, G 7 422/2, f. 237, lettre du 1 er décembre 1710 et G7 1691, 118,
lettre du 23 juin 1708, toutes deux de B. Germon à Monseigneur, le contrôleur général des
Finances.
18. Parmi les jésuites issus de négociants orléanais, on trouve encore l’érudit Denis Petau,
1583-1654, dont cinq frères et sœurs entrent en religion, ou encore Jean-Jacques Hazon,
procureur de la province de France, vers 1715, et Jean-François Colas, 1702-1772, qui quitte la
Compagnie dans les années 1730.
19. Mathieu Marais, Journal de Paris, t. I, 1722-1727, Henri Duranton et Robert Granderoute (éds.),
Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 881.
20. Simiz (2002 : 158-159) pour une présentation d’un XVIIe siècle champenois géographiquement
contrasté.
21. Siméon-Propser Hardy, Mes loisirs ou journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma
connoissance, Pascal Bastien et Daniel Roche éd., Paris, Hermann, v. I, 2012, p. 549, 5 décembre
1769 : Edme-Jean-Jacques Severt est par ailleurs l’oncle de l’évêque de Troyes Mathias Poncet de
La Rivière, 1742-1758, exilé par la monarchie en 1755-1756 pour son antijansénisme trop zélé.
22. BSPR, carton V, doss. Lettres et correspondances : Mémoire sur la vie de M. Vandebergue, 1777 ;
Cottret, Guitienne-Mürger et Lyon-Caen (2012 : 777-778) ; Héau (2009) ; Michaud (2014).
23. Pierre-Étienne Gourlin, Institution et instruction chrétienne dédiée à la reine des Deux-Siciles,
Naples, Paul Simoné, 1779, t. III, p. 239 et 237.
24. Bisaro (2012 : 25) ; des traces de sa carrière figurent dans Bruggeman et Van de Ven, 1972 ;
AN, MC, CXVIII, 913/B, 21 septembre 1758 : de passage à Paris, il dicte un testament prévoyant un
legs en faveur des deux administrateurs laïcs du séminaire.
25. Paris, bibliothèque de l’Arsenal, ms 4 984, f. 1-13 ; p. 2-12 ; ibid., f. 15, mars 1762 : un élève du
séminaire s’est dit « framaçon », ce qui ne paraît pas choquer Bellon ; Archives provinciales
d’Utrecht, ancien fonds du séminaire d’Amersfoort, PR 2508, correspondance de Guénin de Saint-
Marc avec Dupac de Bellegarde, 9 janvier et 30 juillet 1763.
26. Jacques Bellon de Saint-Quentin, 1764, Dissertation sur la traite et le commerce des nègres, Paris,
p. 173.
27. Tranchau (1893 : 6-9). Le choix des édiles s’arrête finalement pour la charge de sous-principal
sur un autre janséniste, Eustache Dubois de Roncière (1735-1810), que la famille Vandebergue
soutient financièrement pendant la Révolution. Sur le tropisme janséniste de ce milieu : Michaud
(2014).
28. Dewilde et Poukens (2012) ; Zahedieh (2010) : 113 pour les Juifs et les Quakers de Londres.
29. Croq et Lyon-Caen (2007 et 2014) ; BnF, ms Joly de Fleury 2 145, f. 110, citation des avocats
d’Amiens à propos de leur confrère Morgan qu’ils détestent malgré « des considérations fondées
sur les raisons de parenté et d’alliance [...] avec nos citoiens les plus distingués ». Ils lui
reprochent son ingratitude envers l’évêque et les jésuites, qui l’ont éduqué et ont fait de son fils
le principal de leur collège d’Abbeville, pour avoir accepté de gérer la liquidation de leurs biens
après 1762.
30. Tucoo-Chala (1977 : 53-54 et 59). Sur la place très minoritaire des négociants dans les
municipalités, Guignet (1990 : 354-358). Cette hostilité pourrait aussi se greffer sur des critiques
familiales à l’encontre du gouvernement économique du patriciat : Chon (1888 : 299).
31. BSPR, Bio. 338 bis, p. 270-278, « Suite de la Vie de Mme Hecquet, nièce de Mme Fontaine » ; Lyon-
Caen (2008).
32. Cottret, Guitienne-Mürger et Lyon-Caen (2012 : 263-265). Sur l’affaire dans son ensemble, Van
Kley (1975).
RÉSUMÉS
Au XVIIIe siècle, les manifestations d’engagement dévot jouent un rôle crucial au sein d’élites
marchandes qu’on décrit volontiers comme gagnées sinon aux Lumières, du moins à une
privatisation et à une intériorisation du croire. À rebours de cette « fidélité passive », l’accent est
ici mis sur le sens et la motivation de gestes exprimant publiquement un soutien en faveur des
jansénistes ou des jésuites. Les traces en sont nombreuses : legs, hébergement, participation au
culte du diacre Paris, participation aux sociabilités liées aux collèges ou noviciats jésuites ou à
des confréries, propos tenus dans les livres de raison ou les écrits du fors privé, etc. Ces
orientations partisanes ne traduisent pas l’adhésion intellectuelle à une doctrine qui serait en
conformité avec les intérêts d’une classe marchande. Elles sont plutôt le résultat d’interactions
sociales, situées à la fois localement et chronologiquement, et structurent puissamment les
relations entrepreneuriales et de travail. Au-delà de pratiques parfois opportunistes, parfois
sincères, ces choix illustrent la difficulté à singulariser le religieux au sein d’une description des
groupes sociaux.
La reciente historiografía a menudo dice que durante la Ilustración, los burgueses se están
alejando de una fe demostrativa, prefieren una devoción mas privada y mas interior. Pero, en el
siglo 18, los mercaderes franceses siguen mostrando públicamente su apoyo a algunos de los
clérigos, sean jesuitas o jansenistas. Este articulo describe las múltiples formas de este
compromiso: legados, protección, testimonios a favor de los milagros del diácono Paris,
pertenencia a sociabilidades religiosas... Estos gestos demuestran que la fe no es sólo un dogma,
pero sobre todo prácticas. Las opciones religiosas no dan a los mercaderes una garantía de
salvación y no los ayudan a encontrar fundamentos teológicos para los negocios. Ellas dependen
de contextos sociales de cada ciudad y no son iguales con el tiempo: son colectivas y caracterizan
los grupos. Así, uno no puede separar opciones religiosas de otros factores explicativos.
INDEX
Palabras claves : siglo xviii, Francia, jansenismo, burguesía, militancia
Keywords : 18th century, France, Jansenism, middle-class, activism
Mots-clés : xviiie siècle, France, jansénisme, bourgeoisie, militantisme
AUTEUR
NICOLAS LYON-CAEN
Institut d’histoire moderne et contemporaine, CNRS, ENS, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne,
[email protected]
Émir Mahieddin
2 C’est dans cette province du Småland, et plus précisément à Jönköping, que j’ai effectué
des recherches de terrain sur des Églises pentecôtistes et charismatiques 2. À cette
occasion, il m’est arrivé à de nombreuses reprises de croiser cette figure de
l’entrepreneur chrétien, modeste et acharné au travail, qui alimente l’imaginaire local.
Je m’intéresserai ici à ce que, pour eux, « entreprendre » veut dire et à la manière dont
ils problématisent leur vocation, en m’attachant à rendre compte autant des
continuités que des différences entre entrepreneurs pentecôtistes et entrepreneurs
plus charismatiques. Quels qu’ils soient, ils partagent tous deux le souci de faire
dialoguer des secteurs séparés par les modernes : la religion cela va sans dire, et
l’économie, qui aurait gagné historiquement son autonomie en s’extirpant de la sphère
religieuse et de ses impératifs moraux (Obadia, 2013 : 13). Comme le note Lionel Obadia,
« la réalité, pourtant, joue des tours à cette si belle frontière tracée entre la morale de
la religion » et l’économie, et à l’idée de l’absence supposée « de morale d’un
capitalisme frénétiquement lancé au galop du productivisme » (Obadia, op. cit. : 21). Les
exemples de ces chevauchements et enchâssements sont multiples, dans le cas des
chrétiens pentecôtistes et charismatiques (voir Bialecki, 2008 ; Coleman, 2004 ; 2007 ;
Cox, 2001 ; Fer, 2010 ; Luca, 2012) comme dans le cas des musulmans, dont le modèle de
finance islamique connaît un franc succès.
3 Dans cet article, je tente d’interroger les manières dont les acteurs problématisent leur
engagement religieux dans la sphère de l’économie et de l’entreprise, en inscrivant
mon propos dans une anthropologie de la vocation, appelée de ses vœux par Nathalie
Luca, laquelle s’ancre plus globalement dans une anthropologie de la personne.
Comment conjugue-t-on le travail au service de Dieu et le travail au service du Capital ?
Tous les pentecôtistes et chrétiens charismatiques le font-ils de manière identique ?
Quelle politique de la valeur anime cette sphère hybride peuplée d’humains-
entrepreneurs-croyants, et de non-humains sous forme de marchandises et d’êtres
surnaturels ? La vocation entrepreneuriale des pentecôtistes et des chrétiens
charismatiques se colore-t-elle d’une singularité dans sa construction sociale, en
comparaison avec les autres formes d’engagements protestants dans le capitalisme ? Et
si oui, quelle est-elle ? S’ils ont pour point commun, comme nous le verrons, de
s’investir dans le capitalisme en établissant un partenariat privilégié avec l’Esprit-Saint,
il s’agira aussi de voir en quoi pentecôtistes classiques et chrétiens charismatiques
diffèrent quant à ces questions, à travers les parcours respectifs d’entrepreneurs issus
de ces deux mouvances. Enfin, que nous disent ces cas d’entrepreneurs pentecôtistes de
la conception chrétienne de la personne ?
4 Autant de questions qui méritent d’être posées et traitées en considérant aussi bien
l’œuvre des acteurs eux-mêmes que celle des êtres surnaturels qui les accompagnent.
De ces derniers, l’ethnographie peut dire, comme l’a bien montré Albert Piette (1999 ;
2003), qu’ils sont présents situationnellement, accrochés au monde visible par une
chaine d’actions, de discours et de savoir-faire qui sont autant de dispositifs de
médiations qui visent à les rendre présents parmi les hommes 3. Si l’intervention de ces
entités dans le parcours des individus que je m’apprête à décrire peut paraître relever
du domaine de l’extraordinaire, je tiens à préciser, avant d’aller plus loin, qu’une telle
impression ne résulte que de la condensation des fragments de vies nécessaires à la
présentation synthétique de données ethnographiques. L’invisible s’inscrit dans la
banalité des objets et du discours quotidien, de même qu’il n’est pas omniprésent et
qu’il n’imprègne pas en permanence la teneur de la parole ou de l’action des sujets
8 Entendant cela, Bosse sortit de cette réunion rongé par le remord. Il se dit que le prêtre
avait probablement raison de rester mesuré, mais il tenait pourtant à ce que les choses
changent en Roumanie. « On ne pouvait pas se contenter de promettre si peu à des gens
qui avaient tant de besoins ». Il s’assit sur un trottoir dans la rue, me dit-il, et le Saint-
Esprit le visita « d’une manière très particulière », si intense que les mots lui manquent
aujourd’hui pour décrire sa sensation d’alors. Tout lui apparut clairement dès lors, il
était évident qu’ils allaient construire une maison pour les handicapés, telle était sa
vocation, son appel. Il fit part de sa nouvelle certitude au prêtre luthérien qui lui rit au
nez. Mais il ne manqua pas de le convaincre de s’investir en le travaillant au corps sur
le chemin du retour vers la Suède. En Allemagne, au port de Kiel, avant de prendre le
ferry qui leur ferait regagner le pays, le prêtre finit lui aussi par être touché par la
puissance de l’Esprit, une force telle que, les larmes aux yeux, il s’exclama : « Sur mon
cadavre, nous construirons cette maison pour handicapés en Roumanie ! »
9 Ce même homme revint vers Bosse quelques jours plus tard. Il avait trouvé un
immeuble en préfabriqué à vendre dans le centre de Göteborg. Il lui dit qu’il fallait
absolument l’acquérir. La somme demandée par le propriétaire de l’époque s’élevait à
un million de couronnes, un tarif pour lequel Bosse refusa catégoriquement de
l’acheter, le considérant trop excessif. Il négocia donc et déclina chaque fois la
proposition de son interlocuteur, qui baissa successivement son prix à 700 000, puis à
500 000 couronnes suédoises. Mais, pendant ce temps, « l’Esprit faisant son œuvre », les
choses s’accélérèrent, puisque l’édifice fut menacé d’être exproprié et démoli pour
laisser place à un autre. Alors que son propriétaire souhaitait le vendre pour un million
de couronnes au départ, Bosse finit par l’acquérir au nom d’Östhjälpen pour seulement
300 000. L’immeuble préfabriqué de 640 m2 fut démonté de part en part et acheminé
vers la Roumanie en 78 pièces qui seraient réassemblées sur place. Le travail prit deux
ans, après quoi les premiers enfants purent venir s’installer en 1992. Les bénévoles de
l’ONG formèrent des femmes en recherche d’emploi à Deva afin qu’elles pussent y
travailler. Parallèlement, Bosse contribua à la construction d’un magasin Second Hand
(une boutique de brocante tenue par les pentecôtistes en Suède) à Pärtille, par le biais
duquel il parvient à financer depuis vingt-cinq ans maintenant tous les besoins de la
maison d’accueil en Roumanie, ainsi que ses multiples déplacements. Les enfants
handicapés vivent dans ces maisons comme une famille, et aujourd’hui, certains ont
atteint l’âge adulte. En 2010, pour les 20 ans de l’association, un nouveau chantier fut
lancé pour construire une deuxième maison d’accueil afin de quitter les préfabriqués.
10 « Cela a beaucoup enrichi ma vie, je sentais que c’était ma tâche, mon devoir que
d’accomplir cela », dit Bosse. Il ajoute :
Je ne suis là qu’une personne qui observe ce que Dieu veut faire, on me demande, je
réponds, et une des raisons pour lesquelles je viens à l’église tous les jours, c’est
parce que j’ai sur mes épaules un poids que le Seigneur a posé, en partie pour les
enfants handicapés dont j’ai la responsabilité, mais aussi pour les vingt-huit
employés là-bas aux besoins desquels il faut subvenir chaque mois et pour les autres
tâches que le Seigneur m’a confiées... je dois m’agenouiller tous les matins pour ne
pas flancher et simplement rester debout et observer le Seigneur travailler comme
il le fait à travers moi [...], je ne suis qu’un petit outil dans tout ça. Le Seigneur
dispose de plusieurs personnes pour différentes tâches et il veut tous nous utiliser
de différentes manières.
11 Sur les chantiers en Roumanie, Bosse reste un entrepreneur à la tête de neuf
charpentiers suédois qui le suivent pour la construction d’églises (il en a bâti plus de
vingt à ce jour et sept chantiers sont en cours). Il participe lui-même aux travaux en sa
Photo 1. Dispositif pour passage piéton fabriqué par Prisma Teknik, Jönköping, 2011
© Émir Mahieddin
en Colombie notamment)9 on sera plus surpris de voir figurer le mot « Foi » ( Tro).
L’entreprise tient à diffuser d’elle-même une image pieuse, non pour gagner la
confiance, mais pour servir d’exemple, d’un travail fait pour le Christ et dont la réussite
est due, aux dires de Jan Lund, à l’attention qu’a Dieu pour ses affaires. Se revendiquer
comme businessmen du Christ est un vecteur d’évangélisation et une voie vers le succès
sur le marché. « Nous voulons avoir Jésus dans tout ce que nous entreprenons. Les
valeurs chrétiennes et la guidée de Dieu sont les fondements des affaires du groupe
Prisma Teknik », peut-on lire sur le site de la compagnie. L’entreprise a traversé une
crise au début des années 1990 et « c’est la bienveillance divine qui a sauvé les affaires
du groupe », affirme le patron. Chaque journée de travail y commence par une prière
collective et deux employés ont pour unique tâche – non moins noble à leurs yeux –
d’intercéder auprès de Dieu pour chacun de leurs collaborateurs et pour les affaires de
l’entreprise. La prière est ici envisagée comme un travail, un outil, ou une étape
nécessaire dans le procès de transformation de la matière et du symbolique
(Mahieddin, 2015b). Elle permet de dégager les voies pour la réussite économique du
groupe. Cette intercession auprès de Dieu est une convocation de l’Esprit qui guide les
croyants dans la lecture du monde, dans lequel se trouvent les signes indiquant sa
volonté, le travail à accomplir et la façon de le faire selon les valeurs bibliques.
17 Ce principe qui guide Prisma Teknik et qui consiste à vouloir rendre le Christ présent
dans le business, a pris corps dans les années 1980 dans la Chambre de commerce
chrétienne internationale (ICCC), fondée par l’industriel suédois Gunnar Olsson 10. L’idée
avait émergé au tournant des années 1960-70, mais ce n’est qu’en 1984, lors d’une
conférence à Örebro, en Suède, que son fondateur a partagé pour la première fois sa
vision publiquement. L’ICCC propose plusieurs services à ses membres dont la mise en
réseau d’entrepreneurs chrétiens11 aux échelles locale, nationale et internationale, des
séries de conférences, de séminaires et de formations au management chrétien, l’aide à
la réalisation de projets par la prière, l’expertise des membres entre eux et
l’identification des ressources disponibles, la médiation ou l’arbitrage chrétien dans les
affaires, et du counseling aux adhérents dont l’entreprise est en crise. Elle propose aussi
des programmes de coordination et d’assistance aux « pays en voie développement »
ainsi qu’une aide à la création d’emplois. Gunnar Olsson voit cette association comme
une façon d’apprendre à évoluer avec le Christ sur le Marché (A walk with the Christ on
the Market-place). Plus que l’évangélisation, sa vocation est de dynamiser l’activité
professionnelle de ses membres en y introduisant une éthique chrétienne, elle valorise
l’esprit d’entreprise et la réussite dans les affaires acquise dans et par la vertu (Dorier-
Apprill, 2001).
18 Les entrepreneurs engagés dans cette association y voient la possibilité d’extérioriser
un chemin intérieur dans la foi, autrement dit, et pour reprendre l’analyse de
l’anthropologue Yannick Fer, de déplacer le combat spirituel de la sphère intime du
religieux à l’espace public du monde des affaires (Fer, 2010 : 83). En tant que réseau, elle
est une organisation d’entraide entre hommes d’affaires chrétiens à travers la planète
dans le but de construire sur terre le « Royaume de Dieu » en luttant contre le Mal, de
« façonner la société pour le Christ » en étant missionnaires dans le monde des affaires
afin d’influencer leur sphère d’activités, dans une véritable théologie du « combat
spirituel » (spiritual warfare)12. Il ne s’agit pas simplement d’être un chrétien présent
dans le monde des affaires, mais de faire du business une activité chrétienne, de passer
selon les mots de l’évangéliste Martien Kelderman « d’une présence chrétienne dans le
et c’est par ce levier et le cadre d’interaction qu’il autorise avec Dieu, que ces
entrepreneurs charismatiques diffèrent des entrepreneurs puritains de Max Weber.
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NOTES
1. C’est ainsi depuis son chef-lieu, Jönköping (84 000 habitants), qu’étaient produites et exportées
sur toute la planète les fameuses allumettes suédoises, et notons à titre anecdotique que
l’entrepreneur Ingvar Kamprad, fondateur de l’entreprise suédoise la plus réputée
mondialement, IKEA, a grandi et créé son entreprise dans cette province.
2. Le pentecôtisme est une mouvance protestante apparue au début du XXe siècle qui associe aux
traits de l’évangélisme – littéralisme biblique, militantisme religieux, centralité de la figure du
Christ et individualisme religieux – une insistance particulière sur l’efficacité de l’Esprit Saint et
de ses pouvoirs dans le quotidien. La présence de ce dernier se manifeste aux yeux des croyants à
travers toute une série de dons spirituels (des charismes). Les pentecôtistes postulent ainsi
l’existence d’un nécessaire second baptême pour confirmer l’élection individuelle : le baptême
dans l’Esprit saint dont la première preuve est la capacité de « parler en langue ». On parle aussi
de glossolalie, de « langue des anges » ou de « langue de feu ». Il s’agit d’une forme de parole
désarticulée, un langage sans syntaxe, caractérisé par l’énonciation désordonnée de phonèmes,
dont le sens est soumis à la traduction des croyants qui possèdent le don d’interprétation. Ayant
gagné la Suède dès 1906, cette mouvance compterait autour de 120 000 fidèles dans le pays
aujourd’hui. Le christianisme charismatique désigne quant à lui un courant qui s’est formé dans
les 1960-1970, inspiré des traits « pentecôtisants », sans pour autant en reprendre la théologie du
baptême de l’Esprit-Saint ou de l’importance du « parler en langue » comme preuve d’élection
(pour plus de précisions voir Poloma, 1982). La dénomination la plus visible associée à cette
mouvance en Suède est, entre autres, l’Église du Verbe de Vie (Livets Ord) qui compte quelques
milliers de membres (entre 1 500 et 3 000). Je renvoie pour plus de détails à l’étude de Simon
Coleman (2007).
3. Pour un récapitulatif des perspectives ethnographiques qui prennent en compte l’action et la
coprésence aux hommes des entités surnaturelles, je renvoie au travail de synthèse d’Élisabeth
Claverie (2011).
that a variety of attitudes exist: from an engaged concern with health and poverty to an
inclination toward corruption and self-enrichment » (2010 : 115-116). L’anthropologue Raphael
Sanchez a rapporté en ce sens l’existence au Venezuela de pentecôtistes qui pratiquent le squat
politique à Caracas. Ainsi que l’écrit l’auteur, pour eux, le fait de saisir une maison est le
corollaire du fait d’être saisi par le Saint-Esprit (2008).
16. Au sens où ce terme est employé par Bruno Latour (2009). Il permet de penser ensemble faits
et fétiches, les réalités dont l’objectivité est non questionnée et les faits fabriqués par un sujet,
articulant ainsi savamment réalisme et constructivisme.
17. Foucault (1994 : 535) appelle « esthétisation » l’initiative d’une « transformation de soi par
soi-même », cette opération a lieu ici par la médiation d’une entité invisible.
18. Cela n’est pas sans lien avec une représentation occidentale commune qui veut que « la
créativité renvoie à l’idiosyncrasie de l’individu créateur – dont le prototype est l’artiste »
(Porqueres i Gené, 2015 : 246-247). La créativité et l’innovation entrepreneuriale sont souvent
lues à l’aune de ce mythe.
RÉSUMÉS
En partant de cas d’entrepreneurs issus des milieux pentecôtistes et charismatiques en Suède
contemporaine, il s’agit de répondre à un faisceau de questions relatives à l’immixtion du
religieux dans l’économie capitaliste. C’est-à-dire de savoir comment sont problématisées les
vocations entrepreneuriales dans ces milieux, sans omettre le rôle que peuvent jouer des entités
surnaturelles sur le marché, telles que le Saint-Esprit, avec lesquelles s’allient les acteurs pour
faire fructifier leurs activités. Ce type d’entrepreneuriat ne va pas sans questionner le type
d’éthique qui s’y déploie, la conception chrétienne de la personne qui l’irrigue et la place
accordée à l’argent dans la lecture religieuse du monde des affaires.
Beginning with cases of entrepreneurs stemming from Pentecostal and charismatic circles in
contemporary Sweden, a beam of questions relative to the intervention of religion in the
capitalist economy is to be answered. The point is to know how are conceived the
entrepreneurial vocations in these circles, without omitting the role that supernatural entities
can play on the market, such as the Holy Spirit with whom become allied the actors to develop
their activities. This type of entrepreneurship does not go without questioning the type of ethics
that deploys there, the Christian conception of the person which irrigates it and the status
granted to money in the religious reading of the business world.
INDEX
Mots-clés : pentecôtisme, christianisme charismatique, entrepreneur, vocation, Suède
Keywords : Pentecostalism, charismatic Christianity, entrepreneur, vocation, Sweden
Palabras claves : Pentecostalismo, cristianismo carismático, empresario, vocación, Suecia
AUTEUR
ÉMIR MAHIEDDIN
Chercheur associé à l’IDEMEC, UMR-CNRS 7307, Aix-Marseille Université,
[email protected]
Emanuele Fantini
context marked by the presence of a strong state that aims not only at controlling
strategic economic sectors and resources, but also at orienting people’s lives towards
national transformation and economic development. Therefore, which is the
relationship between the subjective and social transformations featuring the
Pentecostal expansion and the economic transformation currently reshaping Ethiopia?
3 To address these issues, the first section sets the scene by recalling the main features of
the processes of economic growth and Pentecostal expansion in contemporary
Ethiopia, and by highlighting what is distinctive about Ethiopia compared to the
literature and other case studies on Pentecostalism, neoliberal globalisation, economic
success and development in sub-Saharan Africa. The second section analyses the
theological premises and the narratives of Pentecostal business ventures in
contemporary Ethiopia. The third and fourth sections deepen the analysis with a case
study of the Unic 7000 Church in Addis Ababa along with its business fellowship
Absolute Value, among the most vocal of neo-charismatic and independent groups
advocating an increased Christian presence in public affairs. Data and information were
collected through semi-structured interviews and participant observation during five
rounds of fieldwork in Addis Ababa between 2010 and 2014.
past promoted by the Pentecostal message appears among the factors that are
cultivating such culture of expectation. In fact, in the last years Ethiopia’s official
statistics have recorded another unprecedented increase: that of the religious believers
officially registered as Protestants – including members of traditional Evangelical and
Pentecostal churches as well as new independent and (neo)charismatic groups – and
vernacularly labelled as Pente to underline the charismatic renewal influencing the
whole movement (Haustein, 2011b). In the national census statistics, the number of
Protestants has grown from the 5.5% recorded in 1984, to the 10.2% in 1994 and finally
up to the 18.6% in 2007, when Christian Orthodox and Muslims were respectively
counted as the 43.5% and 33.9% of the population (Office of the Population and Housing
Census Commission, 1994, 1998, 2008). The most recent projections suggest that
Protestants in 2011 were 21% of the population (Central Statistical Agency, 2012),
confirming them as the fastest-growing religious group in Ethiopia. This growth has
been personified by the appointment as Prime Minister of Hailemariam Desalegn, the
first Ethiopian Head of State with a Pentecostal background 1 (Haustein, 2013). While
acknowledging its internal plurality I will refer to this group as a whole as Pentecostal
because the charismatic turn influences the whole movement (Fantini, 2015) and the
term is increasingly used as self-designation among Ethiopian Christians not belonging
to the Orthodox or Catholic churches (Pew Forum on Religion and Public Life, 2010).
6 Pentecostals have taken advantage of the new institutional climate of religious freedom
inaugurated by the EPRDF with the 1995 Constitution of the Federal Democratic
Republic of Ethiopia, which affirms the secular principle of separation and non-
interference between state and religion (art. 11), the freedom of religious belief,
expression and association (art. 27), and the authority of religious courts in several
domains of personal life (art. 34 and 78). Pentecostals have become increasingly
assertive in affirming their presence in public spaces, and “claiming Ethiopia to God”
by reinforcing their commitment in state institutions, development initiatives and
economic activities (Fantini, 2013). The fervour of Pentecostal activism and its
aggressive proselytism strategies contribute to sharpen the relationship with the
Ethiopian Orthodox Church and between Christians and Muslims, fuelling polemics that
in some cases unfolded in violent clashes (Abbink, 2011).
7 The growing presence of religion in public spaces and debates is increasingly perceived
as problematic by the EPRDF. In spite of its secular approach, the government is
particularly attentive in controlling religious groups and co-opting spiritual leaders to
avoid the politicization of religious identity, to counter the emergence of potential
competitors, and to ensure conformity to its political agenda (Haustein and Ostebo,
2011). In implementing this secular order, the government retains the prerogative to
teach religious groups on constitutional rights and civic duties, and to influence their
orientation with the goal of ensuring religious tolerance and combating religious
“radicalisation”, “extremism” or “terrorism”.
8 The consonance between the Pentecostal message and the spread of neoliberalism has
inspired a growing debate on the nexus between Pentecostalism, economic growth and
development. Several analysis have revisited Max Weber’ Protestant ethic and the
spirit of capitalism, highlighting similarities and differences with the “elective affinity”
between Pentecostalism, neoliberal economy and the “spirit of development”
(Comaroff, Comaroff, 2000; Meyer, 2007; Freeman, 2012a). Freeman has applied these
analyses to the Ethiopian context, emphasising the elective affinity between
Pentecostalism and development in rural Ethiopia (Freeman, 2012b, 2013). She analyses
how the Pentecostal holistic approach to development – “transformational
development” that sees economic transformation strictly connected with subjective
change – has proved particularly effective in promoting pattern of development and
accumulation in rural contexts in Southern Ethiopia. Here, conversion to
Pentecostalism facilitated the behavioural changes towards risk assumption and
entrepreneurial attitudes, and a break with traditional kinship obligations, advancing
individual accumulation by exploiting development opportunities offered by
international NGOs.
9 I would like to contribute to this debate by focusing on Pentecostalism and economic
transformation in the urban context of Addis Ababa. Pentecostalism in Ethiopia
remains largely a rural phenomenon and most of the believers still belong to mainline
Evangelical denominations (Dewel, 2014). However, it is worth focusing on the “new” or
“independent” Pentecostal churches that cater the emerging urban upper and middle
class: these groups are particularly vocal in reclaiming an increased public role for
Christians, and are presumably better equipped to prosper in a context hyped as one of
the most dynamic and fastest growing in the whole Africa.
10 In analysing this group, I situate the relation between Pentecostalism and economy by
assessing the religious experience in the context of its “generalised mutual interaction”
(Bayart, 2010) with economy, politics and society. In the Ethiopian case, this implies
assessing Pentecostals’ involvement in economic affairs by looking at their interaction
with the reconfiguration of the government intervention in economy. This analysis
indicates that within this specific political and economic context Pentecostals are
prospering with much more difficulties that one would expect – and that they
themselves wish – despite their supposed elective affinity with neoliberal globalisation.
13 This theological and practical shift implies a generation friction within the movement,
but it is gaining influence also inside mainline denominations, as acknowledged by an
elder of the Mulu Wengel Church, the first Pentecostal church established in the
country:
My sons are going to Exodus church. They have a holistic vision: they want to get
involved in the economy in order to transform the country. Their church is full of
young, energetic and skilled people. They want to see the society transformed in all
sectors: economy, politics, development... Their programs are much more
ambitious than those of the traditional churches and their development wings, like
ours. The mainline denominations are a little bit suspicious about the young
churches, also because there is a fear from the past experience during the Derg
time. But this attitude is spreading from the young churches to influence the whole
Pentecostal movement2.
14 The premises of this theological and practical shift promoted by Ethiopian “young”,
“new” or post-denominational Pentecostal churches lie in a corrosive critique of the
corruption governing the economy. Pastors insist on the need for Pentecostal
involvement in the business sector in order to fight against its corruption and to bring
righteousness according to Christian values and God’s will. In some cases, the call
assumes the tones of a crusade against a perceived Islamic control of the economy,
most of the time personified by the Ethio-Saudi sheik Mohamed Al Hamoudi.
15 As it is often the case in most of the countries, the Ethiopian Pentecostal movement
does not speak with a singular voice. The Ethiopian Pentecostals legitimize and
encourage personal aspiration to worldly economic success by resorting to different
theological approaches. A common denominator within the Ethiopian Pentecostal
movement seems to be the general rejection of the prosperity gospel and the miracle-
based approach emphasising the power of God in offering wealth and abundance to his
people. The promises of wonders, miracles and easy money performed by foreign
pastors visiting the country are mostly received with suspicion. These approaches are
considered a degeneration of Christian doctrine and usually labelled as belonging to
western African or American styles of preaching that are alien to Ethiopian tradition.
However, inside the Ethiopian Pentecostal movement there seems to be an increasing
trend to embody the prosperity gospel spirit in practice, for instance by adopting the
language of marketing, and a growing interest in upward mobility – in the broader
context of the culture of expectation above mentioned. Some of the Pentecostal groups
catering to Addis Ababa’s middle and upper classes increasingly display economic
success as sign of blessing and righteousness of faith and behaviours.
16 Most of Ethiopian “new” Pentecostal groups adopt an approach linking economic
success to spiritual and individual change. Consequently, the call to work for the
transformation of the society passes through individual conversion and governing of
the self: economic success is conceived as the result of the adherence to rigorous self-
discipline and techniques of the body, control of desires, honesty, faith and prayers, but
also hard work, technical knowledge and skills. Thus, economic success becomes part of
the broader “remaking of the individual” inherent in the Pentecostal conversion
(Maxwell, 1998: 352). Here the emphasis is on a double break with the past. On the one
hand, a break with the ascetic ideals of mainline Evangelical churches, and with the
suspicion of economic success and the lack of entrepreneurial mentality that permeate
the Ethiopian society. On the other hand, a break with personal attitudes and
behaviours described in terms of sin and corruption, towards the adoption of an ethic
of purity and hard work. In this respect, the Pentecostal message of spiritual and
economic empowerment implies the transition from a state of disorder to
righteousness.
17 The promise of economic success combines born-again theology with notions borrowed
from the manuals on management, consultancy, self-development and psychology.
Consequently, Pentecostal churches and business fellowships offer training
opportunities on entrepreneurial and managerial skills for their members. This
training addresses both business basics (accountancy, management, marketing,
leadership...) and moral and spiritual topics (business ethics, social responsibility, Bible
study...). In addition, the fellowships promote networking among church members, to
uphold existing business and inspire the establishment of new ones, such as micro-
finance institutions, banks, joint ventures... As explained by Pastor Johannes “Johnny”
Girma, leader of the Exodus Apostolic Reformation Church,
The Church has to teach to work diligently. It has to teach entrepreneurship, in
order to provide material means for transformation. God is a provider who cares for
you, otherwise poverty affects also your spiritual transformation. Our God is a God
of creativity, of development. An entrepreneur. We bring together capitals and
vision, and they work together3.
18 By encouraging upward mobility and adopting the register of leadership, excellence
and the fight against corruption, Pentecostals endorse the neoliberal narrative, echoing
and legitimising the official Government’s discourse on the transformation of the
country into a mature middle-income market economy. In focusing on individual
transformation, Pentecostals do not seem concerned with structural changes within
the political or economic systems. Moreover, their vocal attitude condemning the
corruption of the current economic system and calling for good governance is balanced
by the adoption of a patriotic message, announcing “an era of glory Ethiopia 4” and
echoing EPRDF official discourse on growth and transformation. As explained by Fitsum
Negussie, Development Director at SACRED International Ministry,
Our objective is to offer a positive outlook on the current transformation that the
country is experiencing. We encourage in particular the youth to participate in
government efforts to transform the country, like those promoted in the Growth
and Transformation Plan. We empowered the youth with leadership and excellency,
reflecting the image of Christ in their life, in order to offer a positive contribution
to their nation5.
19 However, despite a vocal discourse on the need to strengthen Christian values in the
economy and apart from a few local success stories, the development of a flourishing
Pentecostal business community at national level has not yet materialised. First of all,
these efforts have suffered the effects of the internal fragmentation within the
Pentecostal movement, which makes it hard to coordinate the work of Churches and
para-churches organisations or to establish a unitary businessmen fellowship.
20 Moreover, these shortcomings are attributed to an attitude of suspicion within the
movement towards the involvement in the business sector, or to a lack of appreciation
of its importance, as well as to the difficulties of honestly competing in a market where
other players – including Christian themselves – recur to fraudulent practices. As
acknowledged by Pastor David of the City of Refugee Church,
Pentecostalism is a relationship with God rather than a religion. Everybody that has
a direct relationship with Jesus is a productive person, a good citizen, and a hard
worker with a caring attitude towards the family and the nation. God is a God of
prosperity who works hard. Therefore also in Ethiopia Pentes can help in
transforming the country: we need a productive and educated society. But I do not
see a contribution by Christians as much as I would like. Why? Some people are not
totally committed. As Christian we should have integrity, but because of our culture
people do not always respond to their word. There is lack of integrity, due to the
prevalence of traditional culture. There is a lack of attitude to renew our mind
according to the word of God. Christians are still going for shortcuts in business.
Sometimes is very difficult to be honest, when everybody around is corrupted. You
need deep spiritual change6.
21 Finally, Pentecostal business endeavours have to deal with the contradictory approach
of the EPRDF to both religious and economic liberalisation. On the one hand, the
government institutionally authorises spaces for religious and economic freedom. On
the other hand, the EPRDF aims at controlling such spaces, perceiving both religious
actors and private economic entrepreneurs as potential competitors in terms of
popular legitimacy and support. In doing this, the EPRDF does not seem to fully grasp –
and consequently does not accommodate – the quest for freedom and autonomy
engendered among the population by its own policies of economic and religious
liberalisation. Thus, in the name of the secular state, it constantly tries to keep religion
separated from economic and development issues, minimising and controlling the
spaces for religious actors to intervene in public affairs. At the same time, in the name
of the developmental state, the EPRDF retains a prominent presence in key economic
sectors by controlling the public enterprises and the private companies owned by the
party affiliated foundations such as EFFORT. These policies leave only a marginal role
to play for independent business networks, and discourage them from marking their
activity as explicitly religious. As explained by Mekonnen, chairman of the Christian
Centre Church Mission Businessmen Fellowship,
In the Ethiopian context, officially displaying your religious affiliation when doing
business might not be a wise economic strategy. Our vision is to play as
businessmen and professional an important role in the growth and transformation
of the country, as stated in the government plan, the GTP. However, the
government does not perceive the private sector as its main development partner
and does not encourage it. Therefore it is difficult to measure the practical
contribution by Pentecostals to the economy.7
22 Indeed, within the Addis Ababa business circles there are several entrepreneurs,
owning malls, hotels, private schools or companies, whose Pentecostal background is
widely known. However they do not publicly display their faith and their networks.
Those who are the most vocal and active in affirming themselves as Christian
businessmen appears to be also the ones that find themselves in the position of
outsiders, both inside the Pentecostal movement and in the broader national political
economy. An example of this situation is the Unic 7000 Church in Addis Ababa and its
Absolute Value Fellowship.
class: among its members are lawyers, professionals, businessmen, Ethiopians working
in foreign embassies or international NGOs, and a few politicians. Believers belong to
different ethnic groups, and ethnicity does not seems to emerge as an identifying or
divisive factor within the Church, as acknowledged by Pastor Abby:
We believe in the teaching that we are one in Christ. Ethnicity is not a Biblical
notion. The Bible says “there is no Greek, there is no Roman, there is no Jewish, but
we are all one in Christ.” We teach these things and we are cautious in not
emphasising ethnic divides8.
24 The Church main premises are located at the beginning of the Wollo Sefer Road, in
proximity of the commercial and residential area of Bole Road. It also has branches in
the towns of Gondar, Ambo, Hosaina and Debre Zeyt. In recent years, the Church has
also opened branches abroad, in Minnesota, Denver, Washington DC, Los Angeles and
Rome. While catering almost exclusively to Ethiopian nationals, the Unic 700 Church
holds regular services in English on Wednesday afternoon, and occasionally on Sunday.
25 The Unic 7000 Church belongs to the group of independent and neo-charismatic
churches that within the Ethiopian Pentecostal movement calls for a more visible and
prominent presence by Christians in public spaces and public affairs. In terms of
membership these churches are still a minority compared to the mainline churches
such as the Lutheran Mekane Yesus (EECMY) or the (largely) Baptist Kale Heywet.
However, in the last years these endeavours have proven rewarding: by virtue of their
vocal attitude, their financial means, their organisational capacities and the charisma
of their leaders, these “new” churches have attracted followers and gained influence.
For instance the Unic 7000 Church initially grew outside the main institutional body
encompassing Evangelical and Pentecostal Churches, the Evangelical Churches
Fellowship of Ethiopia (ECFE). Pastor Abby founded and lead a parallel fellowship, the
Pastors Fellowship of Ethiopia. The recent admission of the Unic 7000 Church to the
ECFE and Pastor Abby’s appointment to its board have been hailed by Unic 7000
believers as a confirmation of the Pastor’s charismatic influence and of the Church’s
leading role in advancing Pentecostal public presence by dint of crusades, evangelism
conferences, or mass-prayers at Addis Ababa national stadium. Through these
activities, the Unic 7000 Church – together with other neo-charismatic independent
churches – introduces to Ethiopia notions and practices borrowed from North
American or Nigeria Pentecostalism, such as spiritual warfare and governmental prayer
(Marshall, 2009).
26 For the Unic 7000 Church, governmental prayer is prayer that engages with the nation
and its spiritual direction as a whole. In order to address “the totality of holiness”, the
church is organised into groups and fellowships that deal with different aspects of
spiritual and social life. The spiritual ministries are in charge of worship services; they
include the “Global Worship Ministry” formed by professional musicians “to reform the
worship style through modern music and also to counter the abuse of this art, 9 ” the
governmental prayer groups, and the discipleship groups. The Evangelism department
is responsible for the organisation of crusades, conferences and public prayers. It runs
also the youth church on Saturday afternoon, a training program for 1 to 1 evangelism
and a 3 times per week TV programme broadcasted from a London-based satellite
channel (Tuesday and Saturday in Amharic, and Wednesday in English).
27 In addition to these activities there are several fellowships targeting specific groups
and developing the practical skills of believers “to advance the Kingdom of God in all
the sectors of the society”: a fellowship on gender identity and roles; a community
action fellowship offering social services such us free medical treatment through the
voluntary work of the Church’s professional (medical doctors, nurses...); a fellowship
targeting the business community, the Absolute Value Fellowship (described below);
the EQUIP (Ethiopia Quickens Under Inspired Professionals) JoDan (Joseph and Daniel)
Fellowship “organising the Church’s emerging and established professionals, working
for example in universities or private firms, to become agents of national
transformation by excelling in their profession and acquiring influent leadership
position10”.
28 In line with the governmental prayers paradigm, through these structures the Church
promotes the active involvement of pastors and believers in public affairs in order to
transform spiritually and materially the country according to God’s will, as explained
by Pastor Abby:
We pray for our nation, to redress current situations where our nation is affected
by evil forces. According to the Scriptures, we believe that the reality of the present
is not just the product of historical conditions, but it has also a deep relationship
with the spiritual realm. That is why we engage ourselves in spiritual warfare: we
believe that there are spiritual agents of evil and Satan, principles and powers. We
engage through governmental prayers those evil forces that influence the
institutions, the systems and the leaders of the nation. We have really seen a great
change through our prayer efforts. Many things have happened. For instance
during the 2005 elections the situation was very volatile. We fasted and prayed
through governmental prayers, because the country was divided in half and the
intent of the enemy was to steer us toward civil war. People were predicting ethnic
tensions and politicians telling that the next Rwanda was going to happen. So we
prayed and we saw God changing things. It was a miracle to avoid such chaos 11.
29 The Church’s commitment in public affairs also includes direct collaboration with
government institutions such as the Anti-Corruption commission or the Ombudsman
on “ethical issues” related to leadership, good governance and corruption. On these
sensitive issues – significantly, out of bounds for “international” NGOs 12 – the Church
also offers training for political leaders, particularly in the Southern regions where
Pentecostalism is the predominant religion, but also in other areas.
30 The adoption of a technical and moral register of good governance and the fight
against corruption might indicate an accommodating attitude toward the government
and give the impression that Pentecostals endorse and legitimise its agenda. However,
the epistemological challenges to the secular state and its analytical categories posed
by governmental prayer (Marshall, 2009) do not seem to be fully grasped by the
Ethiopian government itself. As admitted by Pastor Abby,
When we initially presented our annual work plan to the Government authorities,
they told us: “What is this governmental prayer? Do you pray for the government?”
We explained them but they told us to change the name into “spiritual warfare.” So
we just changed the name of our project. We have not experienced other questions
by the government on this issue. The establishment is not bothered by us, because
they do not think we are powerful, just fanatics13.
31 The next section analyses how the principles of spiritual warfare and governmental
prayer are applied in the economic sector by the Unic 7000 Church’s business
fellowship.
enhancement. Thus in 2012 the real estate project was still blocked, with the Absolute
Value coordinator admitting that
Land leasing in urban areas has become very expensive. The entrance barrier is
getting higher. Therefore also our real estate project might take a little longer that
we initially foresaw. So far we are not progressing because doing business in
Ethiopia is a big challenge. You cannot be sure of your long-term plans because of
unpredictable laws. This does not allow you to think strategically. Enacting the law
without consulting and without proper representation: this is the developmental
state approach! You cannot predict the law unless you are an insider, and you
cannot prosper unless you are linked to the Party. The idea of the developmental
state is to fill the gap that the private sector cannot fill. But by doing it like this
they are thwarting the private sector. They control all the capital and take all the
projects18.
42 The dominance of the economy by state and party affiliated enterprises, and the
perception of an government antagonism towards the private sector, frustrated and
reshaped the Absolute Value Fellowship’s plans and ambitions to contribute to and
partake in the country’s economic transformation. In May 2014, the Fellowship
coordinator informed me about the decision of putting on hold all the projects except
for the business school19.
43 While in mere economic and material terms the Absolute Value Fellowship endeavours
might be considered as a failure, they acquire a different perspective when interpreted
according to the spiritual rationale of governmental prayer. In Pentecostalism people
might also find a response to navigate the uncertainty of politics and economy in
contemporary Ethiopia. Thus, in spite of the shortcomings of its business endeavours,
the Absolute Value Fellowship still promotes a positive outlook at the current process
of economic transformation and an acquiescent stand towards its master, the Ethiopian
government. As acknowledged by the Fellowship coordinator,
In Ethiopia there is an undeniable economic growth and we are happy with that,
even if as Pentecostals so far we are not contributing that much. But we are
contributing as individuals. Pentecostals are rising and if some space will be
allowed, in the near future they will be a very good resource for the nation. In
Ethiopia the private sector is very young, it lacks spirit of entrepreneurship and
creativity and it is still dominated by corruption. People work according to the old
mentality. They are afraid of risk; they are rent seekers. Pentecostalism on the
contrary is a young movement that can provide business people with the right
values to succeed. You know the famous theory about the ethic of Protestantism
and the spirit of capitalism. The country needs a new generation of businessmen.
We are praying for this. Governmental prayer is a prayer to change the system,
including the economy. But the effects might be seen in one or two generations. It
is not in our hands, but in the hands of God. We know and believe that our efforts
and prayers would decide the destiny of the nation, more than those sitting in the
government. We believe that God has chosen Ethiopia and through His help and
work we can contribute to craft a glorious destiny for our country and the entire
World (ibid.).
44 These words powerfully recap the ambivalent relation between Pentecostalism and
economic transformation from the perspective of “new” churches catering to Addis
Ababa’s upper and middle classes. On the one hand Pentecostalism nurtures a strong
“culture of expectation” and desire to partake in the economic development of the
country, echoing and adopting the EPRDF official discourse (as for instance evident in
Tesfaye’s use of the EPRDF archetypal description of private entrepreneurs in terms of
“rent seekers”). On the other side, Pentecostalism accommodates the frustration of
religious and economic outsiders, failing to gain sufficient leeway spaces and material
opportunities to meet their expectations. The spiritual and material response to this
state of insecurity offered by Pentecostals discloses a logic that is not reducible to the
political economy of the developmental state and that inherently challenges the
epistemological premises of the secular state.
Pentecostals does not automatically or easily translate into upward mobility. This
seems particularly true for the “new” Pentecostal groups such as the Unic 7000 Church
and its Absolute Value Fellowship, that negotiate their place as outsiders both within
the Pentecostal movement and in the broader national public sphere. These groups are
animated by a strong desire of upward mobility and success. They are equipped with
the theological notions and practical knowledge to prosper in a neoliberal economy.
However, they ultimately lack access to the material opportunities offered by the right
political and economic networks. Thus, the Pentecostal business fellowships that are
mushrooming in contemporary Ethiopia so far do not represent a challenge to the
political and economic establishment. Rather they offer to outsider entrepreneurs
limited opportunities to prosper in the niches of free market bestowed by the
developmental state.
48 The tension between Pentecostals’ elective affinity with neoliberal economic
transformation and the challenges they encounter in prospering under the Ethiopian
developmental state is symptomatic of a broader contradiction in the EPRDF approach
to economic liberalisation. While officially introducing elements of religious and
economic liberalisation, the EPRDF seeks to retain full control of these processes, in
order to avoid the emergence of potential political competitors. Thus it fails to fully
understand and accommodate the aspirations in terms of freedom and autonomy
engendered among the population by these processes of liberalisation, ultimately
jeopardising their political legitimacy.
49 Such risks are evident for instance in the way Pentecostals navigate the uncertainties
and frustration in their economic endeavours. They tend to attribute their lack of
success to the corruption that still reigns in the political and economic realms. The
break with the past preached by Pentecostals as necessary to redeem this corrupted
system entails a message that links economic success to individual transformation and
spiritual forces. This vision implies a deep epistemological challenge to the separation
between the secular and the spiritual, between economy and religion, which lies at the
foundation of the Ethiopian secular and developmental state. Thus Pentecostal
businesses endeavours should not be reduced to and assessed through the political and
economic logic of this world, but rather according to its own spiritual rationale. While
the EPRDF has set a temporal horizon of twenty years for the Ethiopian developmental
state to achieve its mission of economic transformation, Pentecostals have a longer
perspective to redeem the nation, that of God’s eternity. In these respects, while the
Ethiopian government and Pentecostals seem to agree that “the time has come for
Ethiopia”, for Pentecostal businesses the times might not have come yet 20.
BIBLIOGRAPHY
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NOTES
1. While highly symbolic at the level of religious imaginary, Hailemariam coming to power is
mainly the results of political logics and internal dynamics within the ruling coalition (Fantini,
2013).
2. Interview, Addis Ababa, 6 November 2012. The real names of most of the informants have been
changed or omitted to protect their privacy.
3. Interview, Addis Ababa, 23 March 2011.
4. This was the title of the first Evangelical Churches and Para Churches fair, held in November
2012. The same expression is also the title of a popular book that collects the prophecies of pastor
Belina Sarka, anticipating by ten years the economic and infrastructures transformations
currently undergoing in the country.
5. Interview, Addis Ababa, 8 November 2012.
6. Interview, Addis Ababa, 3 May 2012.
7. Interview, Addis Ababa, 27 April 2012.
8. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.
9. Unic 7000 Global Worship Ministry member, interview, Addis Ababa, 7 November 2012.
10. All the quotes of the paragraph are taken from interviews with EQUIP JoDan Fellowship
members, Addis Ababa, 7 November 2012.
11. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.
12. In Ethiopia NGOs receiving more than 10% of their budget from foreign sources are registered
as “international” and are not allowed to work in sensitive political sectors, such as human
rights, advocacy, conflicts resolution.
13. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.
14. Interview, Addis Ababa, 24 May 2010.
15. Interview, Addis Ababa, 10 March 2011.
16. Interview, Addis Ababa, 23 May 2010.
17. Interview, Addis Ababa, 30 March 2011.
18. Interview, Addis Ababa, 6 November 2012.
19. Interview, Addis Ababa, 21 May 2014.
20. Article filed in July, 2015. I would like to acknowledge Jörg Haustein, Catherine Dom and Éloi
Ficquet for their insightful comments to the first draft of this manuscript.
ABSTRACTS
The expansion of Pentecostalism and the process of economic growth in contemporary Ethiopia
suggest revisiting the supposed “elective affinity” that Pentecostalism shares with neoliberal
globalisation and the “spirit of development.” While the expansion of Pentecostalism in Africa
has been traditionally associated with neoliberalism and a state losing ground, in Ethiopia
Pentecostals are prospering in a context marked by the presence of a state that is strongly
developmental. Pentecostals hold a controversial relationship with the strategy of this
developmental state and their holistic approach challenges the government secular policy.
INDEX
Palabras claves: Etiopía, pentecostalismo, Estado desarrollista, crecimiento económico,
abordaje holístico
Keywords: Ethiopia, Pentecostalism, developmental state, economic growth, holistic approach
Mots-clés: Éthiopie, pentecôtisme, État développementaliste, croissance économique, approche
holistique
AUTHOR
EMANUELE FANTINI
Institute for Water Education (UNESCO-IHE), Delft, The Netherlands, [email protected]
Nathalie Luca
NOTE DE L'AUTEUR
Je remercie très chaleureusement mes trois collègues, ainsi que l’Université d’État
d’Haïti d’avoir rendu cette étude possible. Grâce à eux, j’ai découvert un pays
terriblement attachant où je n’imaginais pas aller et où je n’imagine pas ne plus
retourner. Je remercie également les pasteurs qui m’ont accueillie dans leurs églises et
l’ensemble des Haïtiens qui ont bien voulu se confier à moi.
et une série d’entretiens menées en Haïti, avant et après le séisme, pré et post
apocalypse, qui démontrent la remarquable plasticité des Églises néo-pentecôtistes,
capables de changer de discours, de postures et d’attitudes vis-à-vis de l’Occident (et
des États-Unis en particulier), mais aussi vis-à-vis du vaudou et de la relation à
construire avec l’ensemble des Haïtiens.
2 Ce que j’ai aperçu de ce pays durant ces trois séjours est certes limité, mais la mise en
perspective avec mes terrains antérieurs, et en particulier avec la Corée du Sud, cette
grande puissance internationale sortie en un temps record du sous-développement,
m’apporte un éclairage particulier de la situation économico-religieuse haïtienne. Il est
complété par la comparaison qui s’impose avec d’autres études de cas de ce volume, et
en particulier avec celle sur l’Éthiopie présentée par E. Fantini. Comme la Corée du Sud,
l’Éthiopie est un pays à État fort, également capable d’impulser l’une des croissances
économiques les plus importantes de la région. Dans les deux cas, cela a été profitable
au pentecôtisme qui s’est développé en diffusant un message spirituel particulièrement
favorable à l’esprit d’entreprise, même si cela ne se traduit pas par le même type de
relations avec l’État. En Corée du Sud, les Églises ont soutenu la politique du
gouvernement qui en échange, leur a laissé une place importante dans l’espace public.
En Éthiopie, le gouvernement y est tout à fait hostile, tant il redoute leur politisation.
Tout au contraire, Haïti se distingue par sa quasi-absence d’État et son incapacité à
sortir d’une situation de pauvreté qui ne cesse d’empirer depuis plus d’un demi-siècle
et fait d’Haïti l’un des pays les plus pauvres du monde. Ainsi A. Corten écrivait déjà en
2001 :
Haïti ne correspond pas – au moins aujourd’hui – à une situation de domination
totalitaire mais la désolation y produit des effets analogues. La désolation comme
destruction de la vie privée et comme privation d’une expérience sensible
communautaire est en fait un récit où il n’y a aucune quête d’un objet de valeur
possible. Elle raconte une histoire où aucun « faire » n’est possible. Il y a une voix
qui parle, mais c’est la voix de la fatalité (A. Corten : 2001, 41-42).
3 Cette double absence de richesse et d’État rejaillit sur le type de pentecôtisme qui se
répand en Haïti, d’un côté, particulièrement attentiste et tourné vers la fin du monde,
de l’autre, faisant fonction d’État au niveau local. Sans autorité surplombante, les
Haïtiens peinent à trouver un moteur susceptible de les mobiliser et de les faire
avancer. Il leur manque un désir, un rêve, un projet collectif. Bien que très peu utilisée
en sciences sociales, la notion de désir est convoquée ici, de façon expérimentale, pour
tenter d’éclairer les différents types de pentecôtismes observés sur le terrain avant et
après le séisme de 2010 et d’approcher la façon dont le néolibéralisme pénètre en Haïti.
La forme idéale de développement du néolibéralisme voudrait que l’État soit soumis à
l’économie : qu’il y ait formation « d’un État sous surveillance de marché plutôt qu’un
marché sous surveillance de l’État » (M. Foucault, 2004 : 120). Ainsi, lorsque l’on connaît
le lien entre néo-pentecôtisme et néolibéralisme (également rappelé par E. Fantini) on
peut se demander quelles sont les conséquences de la montée du néo-pentecôtisme en
Haïti où l’État est déjà si faible. Comment résiste-t-il ? Comment, dans sa relative
impuissance, gère-t-il le désir de reprendre son destin en main que ce courant religieux
stimule chez les fidèles en même temps qu’il suscite un élan entrepreneurial autrement
absent ? Ce faisant, le néo-pentecôtisme participe à la formation de l’homo-oeconomicus
néolibéral, qui n’est autre, selon Foucault qu’un « entrepreneur de lui-même » dans le
sens où il est « à lui-même son propre capital [et] pour lui-même son propre
producteur. [...] Il produit tout simplement sa propre satisfaction » (M. Foucault, 2004 :
232).
4 Dans son ouvrage Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (2010), F. Lordon reprend
le concept de conatus de Spinoza pour expliquer comment l’adoption par leurs
employés du « désir-maître » des chefs d’entreprise dans les sociétés occidentales
ultralibérales réduit ces employés à un état de servitude dont ils demeurent
inconscients tant qu’ils parviennent à croire que ce désir est le leur. Selon Spinoza, le
conatus, c’est « la force d’exister » (F. Lordon, 2010 : 17), « l’élan » (32), « l’énergie
fondamentale qui habite les corps et les met en mouvement » (17), une énergie tirée du
besoin primordial de tout individu de désirer. Cependant le désir se construit. Il se
forge à partir de la relation que l’individu, le groupe ou la société développe avec
l’autre si bien que ce sentiment entretient, paradoxalement, un rapport d’altérité avec
celui qui le porte. La mise en mouvement de l’individu, du groupe ou de la société
dépend de la capacité de chacun de s’approprier un désir nécessairement né du rapport
à un autre. C’est ce que R. Girard appelle « le désir mimétique », en ce qu’il implique
toujours un tiers. En Haïti, le tiers, c’est l’Occidental, et le rapport avec cet autre est à la
fois de résistance, d’admiration méfiante et d’adaptation. La culture de résistance est le
propre du vaudou, religion des pauvres par l’intermédiaire de laquelle « [ils] créent un
espace autre, qui coexiste avec celui d’une expérience sans illusion [...] Ils déjouent la
fatalité de l’ordre établi [...]. [Ils] contest[ent] aux hiérarchies du pouvoir et du savoir
leur “raison” [...] [Ils] s’oppos[ent] à l’assimilation » (M. de Certeau, 1990 : 34-35). Les
anthropologues qui s’intéressent au rôle du vaudou dans la société haïtienne pointent
tous, à la manière de Karen E. Richman, sa fonction de résistance au système capitaliste
de production (K. E. Richman, 2005). Cette résistance se retrouve dans les Églises
pentecôtistes pré-millénaristes qui attendent la Fin dans l’espoir qu’elle leur apporte
une revanche sur le monde capitaliste et matérialiste, en même temps qu’ils accusent
les pratiquants du vaudou d’être les responsables diaboliques de la déchéance d’Haïti.
L’admiration méfiante est du côté des élites catholiques qui veulent à la fois imiter
l’Occidental, être reconnues par lui et s’en démarquer, ce qu’elles font notamment en
gardant leur distance avec le néolibéralisme américain. Enfin, l’adaptation est la
position des néo-pentecôtistes dont les églises se développent depuis le séisme de 2010
et dont les fidèles sont considérés comme des « traîtres à la nation », tant par les
pratiquants du vaudou que par les pentecôtistes, parce qu’ils leur apparaissent comme
parfaitement alignés sur le « désir-maître » des Occidentaux. Désir de résistance, désir
de reconnaissance, désir de réussite économique se construisent en tension, divisent les
citoyens et rendent particulièrement difficile le tracé des frontières symboliques de
l’« haïtianité ». Si cette expression est particulièrement revendiquée par les pratiquants
du vaudou qui l’associent à l’esprit de résistance intrinsèque à leur culture, les néo-
pentecôtistes, quant à eux, militent pour la naissance d’une « nouvelle Haïti » dans
laquelle le vaudou cèderait sa place aux valeurs libérales américaines. Après le séisme,
une position plus conciliante semble se dessiner et avec elle apparaît une figure
originale, haïtienne, de pasteur-entrepreneur.
rapidement décimée, fut remplacée par des esclaves noirs importés d’Afrique dès le XVIe
siècle et obligés de vivre sur cette terre étrangère qu’ils firent progressivement leur.
C’est ainsi qu’à l’aube du XIXe siècle, dans un mouvement de révolte impulsé par un
impétueux désir de liberté dont les Français avaient mésestimé la puissance, les
esclaves africains, les noirs affranchis et leurs descendants gagnent leur indépendance
et forment le peuple haïtien. On est en 1804. La jeune République fut aussitôt encadrée
par les « élites intellectuelle et économique », élites urbaines issues « d’anciens
affranchis et de chefs militaires ayant participé à la guerre d’Indépendance » (L. A.
Clorméus, 2012 : 59). Elles prirent le pouvoir sur une population rurale aux attentes non
unifiées, peu instruite, mais investie d’une « haïtianité » toute neuve, dont les contours,
s’ils restaient à préciser, étaient déjà marqués par un esprit de résistance face à
l’Occident, esprit qui prenait corps dans le vaudou. Les élites, quant à elles, furent
séduites par les valeurs occidentales. Elles virent dans les institutions étatiques et
religieuses de l’ancien colonisateur un véhicule capable de conduire leur pays sur la
voie d’une indépendance durable et de lui apporter le respect des autres nations 2. Haïti
s’est ainsi construite en adoptant le modèle français, faisant du catholicisme la religion
d’État sans se préoccuper de la place à donner au vaudou que toutes les classes sociales
– celles au pouvoir y comprises – continuaient de pratiquer plus ou moins
clandestinement selon les époques. Faute de temps et de maturité politique pour
penser un modèle alternatif, le désir de liberté, intrinsèque au fondement du peuple
haïtien, se mua en désir d’une minorité dominante d’être reconnue par l’Autre. L’élite,
conduite par Toussaint Louverture (ancien esclave affranchi en 1777) imposa par le
haut des normes et des valeurs qui niaient les besoins, les pratiques et les demandes du
plus grand nombre, prenant le risque d’étouffer la pulsion par laquelle le peuple s’était
éveillé à lui-même. Ainsi, constate L. Hurbon : « Si le vaudou a pu servir de ciment au
lien social chez les esclaves en lutte contre les colons [...], il apparaît comme une source
de division au regard de Toussaint, car des prêtres vaudou sont souvent à la tête de
bandes maronnes parallèles à l’autorité centrale. Toussaint choisit de les poursuivre et
c’est le catholicisme qui peut selon lui assainir les mœurs, produire une certaine
homogénéité sociale, donner le sens de la famille en favorisant les mariages, assurer
l’éducation du peuple » (L. Hurbon, 2004 : 125). De fait, Haïti s’est développée sur un
ersatz d’État, laissant la majorité de la population vivre dans des conditions proches de
l’esclavage. Au début du XXe siècle, on ne comptait encore qu’« un seul prêtre haïtien
dans le clergé » (idem : 194), tous les autres étant français, majoritairement bretons. Il
fallut attendre les années 1960 pour que se forme un clergé haïtien et finalement, une
véritable Église haïtienne.
6 Plusieurs jeunes intellectuels se demandent aujourd’hui si le protestantisme n’aurait
pas pu offrir une alternative mieux adaptée à la population rurale, et par conséquent
plus à même d’unifier la société haïtienne. L’État et l’Église catholique sembleraient
cependant avoir tenté de bloquer la progression des missions protestantes. Ainsi, selon
L. A. Clorméus (2012) les trois campagnes antisuperstitieuses, révélatrices des fortes
tensions internes au pays, qui ont marqué la première moitié du XXe siècle (1896-1900 ;
1911-1912 et 1939-1942), avaient pour cible officielle les pratiquants du vaudou mais
auraient été également dirigées contre les protestants et les francs-maçons dont l’Église
catholique redoutait la concurrence. Les premiers missionnaires protestants arrivèrent
sur l’île dès 1816, mais la préférence de l’État pour le catholicisme leur valut une forte
hostilité. On sait que les missions protestantes ont pu être utilisées en Afrique, au
Groenland ou dans les Amériques pour assujettir les populations au pouvoir colonial.
Cependant lorsque les Églises étaient dirigées par des locaux, elles ont aussi pu
participer à renforcer leur désir d’indépendance ou bien encore, comme en Corée,
accélérer la mise en place de réformes sociales d’envergure 3. Contestant à la fois le
catholicisme et le vaudou (tous deux considérés comme fétichistes), on peut en tout cas
postuler qu’en Haïti, ces missions, ont proposé, avec d’autres – la franc-maçonnerie par
exemple, qui luttait précisément pour un clergé national – une troisième voie qui
bousculait les habitudes du néophyte, l’obligeaient à effectuer une véritable conversion
(non nécessaire dans le catholicisme) et à s’investir sérieusement dans la nouvelle
croyance, ce qui comportait un danger assumé, celui d’appartenir à une minorité
ostracisée. Dans ces conditions, la conversion pouvait représenter pour le fidèle
l’occasion de faire un choix difficile peut-être apte à lui rendre la flamme et l’énergie
nécessaires à le mettre en mouvement au nom de nouveaux idéaux qu’ils faisaient sien
– même si ceux-ci étaient également empruntés à l’Occident. Pour le dire autrement, on
peut se demander si ce choix ne leur permettait pas de recouvrer leur capacité
d’entreprendre mise en œuvre lors de la Révolution. Cette hypothèse peut être posée
précisément parce que les missions protestantes nommaient des pasteurs haïtiens. Elles
formaient des communautés autogérées dont il est possible de déduire qu’elles étaient
responsabilisées quant à leur devenir, celui de leur famille, et pourquoi pas, celui de
leur nation. Ce que le gouvernement et l’Église catholique imposaient par le haut et par
le biais d’un clergé étranger, les Églises protestantes l’auraient proposé par le bas et par
le biais de pasteurs locaux, créant ainsi les conditions nécessaires à la mobilisation des
classes, les Églises baptistes, historiquement majoritaires en Haïti 4, mais aussi le
méthodisme, l’épiscopalisme et l’anglicanisme, qui sont les plus anciennes Églises
protestantes d’Haïti étant parvenues à toucher « les couches aisées et moyennes de la
population » (A. Corten, 2001 : 80).
7 Cela expliquerait pourquoi le protestantisme fut ressenti comme un obstacle à
combattre pour le clergé catholique et l’État haïtien. Il était susceptible de remettre au
peuple la prise en charge de ses croyances et actions et par conséquent la question de
son devenir social et national ; de replacer l’individu dans son statut d’acteur citoyen là
où les dictatures haïtiennes, soutenues par l’Église catholique, tentèrent par la force ou
la menace de mettre sous cloche son désir de liberté. L. A. Clorméus rappelle que le
wesleyen Louis-Joseph Janvier écrivait déjà en 1886 :
Par pur patriotisme, non par prosélytisme d’aucune sorte, chacun doit se répéter
que la religion protestante peut devenir un puissant facteur de développement
social en Haïti parce qu’elle est supérieure au point de vue des résultats
économiques et peut être nationale [...] Le protestantisme est plus national, moins
dangereux qu’un catholicisme sans clergé national ; celui-ci ne peut avoir qu’une
existence anormale, factice ; il ne saurait durer à moins que le pays ne veuille
perdre son indépendance politique5.
8 Que le protestantisme ait été ou non une meilleure solution, il apparaît en tout cas
qu’en imposant le catholicisme comme religion d’État, l’élite haïtienne a nui à la
valorisation du peuple et à la prise de conscience de son caractère exceptionnel, deux
éléments dont Benedict Anderson a montré l’importance dans la construction des
frontières symboliques nationales (Anderson, 1996). Elle a introduit le sentiment d’une
infériorité ethnoculturelle et empêché la formation d’un équilibre social, économique
et politique. Cette dévalorisation a privé le pays de repères unificateurs. Un siècle après
son indépendance, l’instabilité du pays (que la France a largement entretenue) conduit
à l’occupation américaine (1915-1934).
11 C’est précisément par des réseaux néo-pentecôtistes qu’a pénétré, en Haïti dans les
années 1990, AMWAY (American Way), une entreprise de vente directe par réseaux
apparue aux États-Unis dans les années 1950. Son fonctionnement repose sur la
formation de distributeurs indépendants qui développent leur affaire à partir de la
fidélisation d’une clientèle et la construction d’un réseau de vendeurs qui s’étend au
niveau local, national ou international. Il n’y a aucun salariat, aucune rémunération
fixe. Chacun gagne en fonction de ses ventes et de l’ampleur de son réseau. Il lui faut
donc acquérir un esprit d’entreprise, c’est-à-dire, un certain goût du risque et une
aptitude à convaincre. En Haïti, AMWAY proposait des produits de consommation
courante (casseroles, savons, dentifrices, crèmes de soin, etc.), mais aussi de
l’électroménager (télévisions, magnétoscopes, etc.), s’adaptant à la demande de classes
sociales hétérogènes. Selon mes informateurs, elle aurait réuni plus d’un millier de
distributeurs avant de s’effondrer dans les années 2000. En 2009, ils n’étaient pas plus
d’une cinquantaine. L’entreprise est arrivée sur l’île par le biais de la diaspora haïtienne
dont une partie fréquente les églises néo-pentecôtistes et s’engage dans ce type
d’activité rémunératrice. Pendant quelques années, les distributeurs de Port-au-Prince
ont insufflé un désir de réussite et une vision d’avenir à leurs équipes recrutées au sein
même des communautés pentecôtistes en valorisant un complet changement d’attitude
vis-à-vis du sens théologique à donner à la pauvreté et à la possibilité d’en sortir. Lors
des réunions, dont certaines avaient lieu le dimanche aux mêmes heures que le culte,
au grand dam des pasteurs, les distributeurs priaient et remerciaient Dieu avec ferveur
avant de parler produits ou construction de réseaux.
Un ancien distributeur : « Avec ma femme, nous assistions religieusement aux
réunions. On croyait tellement aux leaders qui avaient déjà réussi. On nous
montrait des chèques et on rêvait de ces sommes, de l’idée de créer une entreprise
multinationale en partant de zéro. Au moment où les problèmes ont commencé, on
avait un réseau de plus de quarante personnes. Notre meilleur chèque était de 850
dollars US. On pouvait développer un leadership. C’est tout ça qui faisait la magie. Il
y a aussi les livres qu’on lisait. Ça, c’était très, très important. Et puis oui, on priait.
On priait, mais de façon universelle. Il y avait des croyances très variées. Parfois, on
récitait quelques versets. On pouvait toujours demander à quelqu’un de prier. Il
arrivait qu’un maître de cérémonie démarre la réunion sans prier, mais quelqu’un
lui disait alors qu’on n’était pas encore prêt. Parfois, c’était une simple prière.
Parfois, nous répétions ensemble un psaume. On remerciait le Tout-Puissant de
nous avoir permis de rencontrer une entreprise si extraordinaire. On requérait son
assistance ; de nous aider à parler pour nous ; d’ouvrir nos esprits, notre
intelligence. Avant de partir, on priait alors pour demander sa protection et pour
qu’il nous aide à réaliser nos activités jusqu’à la prochaine réunion ».
12 AMWAY s’est effondrée pour cause de scissions internes et pour des raisons externes,
dont la plus importante fut la réforme soudaine et à effet immédiat des taxes
douanières. Les distributeurs, qui importaient leurs marchandises des États-Unis, ont
vu leurs commandes bloquées en douane. La date de péremption de certains produits
de consommation a expiré ; il a fallu rembourser les clients non livrés et les
distributeurs ont perdu leur argent. Cela a rompu le climat de confiance indispensable
au fonctionnement de l’activité et, même si la situation s’est stabilisée ensuite, les
réseaux se sont défaits et les taxes douanières sont devenues trop élevées pour que
l’affaire demeure rentable. La réforme de l’État avait cassé la dynamique. Cette
situation n’est pas propre à la vente directe par réseaux. Elle est généralement
critiquée par les entrepreneurs haïtiens :
Certains voient, dans ces réseaux, la manifestation de Satan qui veut vous
séduire, vous conduire vers l’erreur, vers un système qui fonctionne pour
lui-même, pas pour vous. C’est le mal de la Bête. Tout repose sur l’illusion, la
naïveté, les fausses promesses. Ils essaient de capter les esprits débiles, car
les personnes clairvoyantes ne vont pas facilement entrer dans ce
mouvement. Ils disent former une communauté soudée, mais ce n’est que
superficiel ; c’est professionnel et l’amitié tombe dès que l’affaire s’arrête.
Beaucoup de personnes étaient très optimistes au départ, mais avec le temps
elles ont été déçues et sont devenues hostiles. Elles sont revenues chez nous.
14 AMWAY a été ressentie comme un risque sérieux de concurrence. Les pasteurs étaient
directement démarchés et certains entraînaient dans l’affaire toute leur assemblée. Les
nombreuses dénominations pentecôtistes ne comprenaient pas pourquoi l’entreprise
tenait ses réunions le dimanche, obligeant les fidèles à choisir entre le culte ou ses
meetings. D’où la montée d’une contestation qui alla jusqu’à interdire aux distributeurs
de participer à la vie paroissiale :
Un pasteur pentecôtiste : « On est né dans la pauvreté, on grandit dans la pauvreté
et on va mourir dans la pauvreté ».
15 Certes, AMWAY représentait le rêve américain. Surfant sur les réseaux néo-
pentecôtistes pour se développer à l’international, ce type d’entreprise proposait un
moyen efficace « de produire un “individu compatible” avec les règles en vigueur dans
l’univers marchand, qui s’appliquent là, complètement, en ce qu’elles dessinent et
redessinent en permanence le profil d’un individu producteur/consommateur aussi
adapté que possible aux logiques du marché » (Garcia-Ruiz, Michel, 2012 : 36). Mais cet
« individu compatible » n’était pas imposé aux Haïtiens de l’extérieur, par le haut, il
était proposé à chacun comme une possibilité de réaliser son propre rêve, d’imaginer sa
société de demain, bref, de s’investir, d’entreprendre, de se mettre en mouvement pour
un désir qu’il pouvait s’approprier et qui le transformait. On retrouve là le cœur de
l’analyse de Lordon : celui-ci se demande en effet « comment certains salariés [nous
dirons ici les laissés-pour-compte du développement économique] en viennent à faire
cause commune avec le capitalisme, pourquoi [ils] marchent avec lui » (Lordon, 2010 :
54). La force du néo-pentecôtisme est très précisément de trouver des arguments
permettant à chaque fidèle de se laisser capturer par le « désir-maître » des
néolibéraux américains, de se convaincre qu’il est le sien et qu’il doit se donner les
moyens de le réaliser, c’est-à-dire, de s’enrichir, l’enrichissement devenant le maître-
mot de la réussite. Cette appropriation du désir était facilitée par un système de vente
comme AMWAY non seulement parce qu’il n’y avait pas de patron, mais parce qu’il
n’était pas nécessaire, pour se lancer, d’un apport initial. Les distributeurs, dans leur
grande majorité, bénéficiaient d’une égalité de fait : ils n’avaient que leur énergie à
mettre à la disposition de leur réussite. Les prières en début ou fin de réunion, les
discours des animateurs d’équipe avaient pour unique fonction de déposer dans l’esprit
du distributeur un « affect gai », celui de l’espoir, capable de prendre la place de
l’« affect triste » diffusé par les pasteurs pentecôtistes qui distillaient la crainte du
jugement dernier et recommandaient de se soumettre à son état de pauvreté. Ces
prières permettaient la « mobilisation, au sens le plus littéral de savoir ce qui fait
mouvoir les corps, c’est-à-dire ce qui induit les énergies des conatus à faire ceci ou cela
et avec quelle intensité. » (F. Lordon, 2010 : 48). Pour Spinoza, ces énergies sont les
« affects ». Ceux-ci dirigent les désirs dans un sens où un autre selon qu’ils sont positifs
ou négatifs.
Une fleuriste : « Grâce à ce nouveau job, les jeunes apprenaient à parler, à
s’exprimer, à s’habiller, ce que la société ne leur offre pas. Ça les obligeait à acquérir
certaines valeurs sans lesquelles ce système ne marche pas. Peut-être que beaucoup
n’ont pas gagné grand-chose sur le plan financier, mais ils se battaient pour
quelque chose puisqu’ils n’ont rien ! Ils se levaient le matin avec une lueur que rien
d’autre ne leur avait donnée. C’est pas rien, ça ! »
16 On peut se demander pourquoi le gouvernement en place a arrêté cet élan
entrepreneurial avec des lois régulant et limitant la circulation des biens. Les
distributeurs pensaient qu’il s’était sciemment opposé au développement d’une
entreprise façonnée par l’esprit néolibéral américain si défavorable à toute forme de
régulation étatique. Il est possible de voir là, en effet, une modalité d’existence et de
résistance de l’État haïtien face au néolibéralisme américain alors même que son
impuissance politique le soumet déjà aux ONG, que la sécurité est très largement prise
en charge par l’ONU à travers la MINUSTAH7 (au grand dam de la population), et qu’il
est incapable d’assurer la prospérité de la nation.
Que ce soit sur le plan de la santé, de l’éducation, de l’environnement, ou sur celui
des associations féminines, ou encore de l’organisation des jeunes, les ONG donnent
l’impression d’être des substituts de l’État. Comme si les rapports Église-État se
déplaçaient et se transformaient en rapport État-ONG, sans pour autant que s’opère
un changement véritable de la nature de l’État. Désormais, dans ce vide, tout peut
prendre place. Les repères symboliques venant à défaillir, la société tout entière
s’enfonce peu à peu dans l’anomie (L. Hurbon, 2004 : 259).
17 Le refus de la diffusion de l’idéologie capitaliste semble être une des valeurs les mieux
partagées par les Haïtiens, par-delà les clivages entre pratiquants du vaudou,
pentecôtistes et catholiques. C’est d’ailleurs là le regret de bien des chefs d’entreprise
haïtiens :
Jerry Tardieu8, actionnaire de l’hôtel Oasis : « Il y a trente ans, nous avions une
usine qui exportait le jus de mangue. Tout s’est effondré. Nous vivons dans un pays
où les gens de la bourgeoisie sont perçus comme des rapaces. Il faut, pour
reconstruire Haïti, que la mentalité change de part et d’autre » (P. Woods et
A. Robert, 2013 : XX).
18 Pour F. Lordon, cette résistance représenterait sans doute ici le souci des dominés (« les
enrôlés » dans son vocabulaire), dont l’État haïtien, de se décaler du « désir-maître », en
l’occurrence ici, le désir de propagation du néolibéralisme de la plus grande puissance
du monde, et certainement la plus envahissante en Haïti. Le néopentecôtisme associé à
une entreprise américaine comme AMWAY qui fonctionnait de concert avec la
fois par mois pour prier avec nous. J’étais toujours lié à l’Église de Port-au-Prince,
donc je ne pensais pas que ça allait être possible ».
29 En rentrant, il en parla avec sa femme, qui le soutint, puis avec le pasteur responsable
de l’Église de Port-au-Prince. Celui-ci le découragea :
Il m’a dit : « Si vous faites une église ici, il n’y aura pas assez de personnes pour la
remplir. Qui viendra ici ? Qui marchera jusqu’ici ? Vous feriez mieux de changer
d’idée ! » Je ne l’ai pas écouté parce que je sais qu’il n’y a pas de vent contraire pour
celui qui sait où il va. Quand vous avez la conviction de ce que vous faites, personne,
absolument personne ne peut vous retenir.
30 Le pasteur Valentin prit donc le risque. Il mit sa famille en danger. Il vida son compte
en banque, avec l’accord de sa femme, pour acheter un terrain. Il reçut des dons de la
diaspora ; il reçut l’aide de professionnels, d’un architecte notamment. Il n’attendit pas
après ses fidèles pour vivre. C’est un entrepreneur, c’est-à-dire un homme d’action ; un
homme engagé ; un homme de conviction. Quand je le rencontrai, il dirigeait toujours
son école de langues, présidait la session haïtienne de la Fondation pour la paix et avait
un projet très clair pour son église. J’en vis les fondations. Pour le reste, il m’expliqua :
là le terrain de basket, là l’école, pour laquelle des professeurs étaient actuellement en
formation parce qu’il voulait qu’ils viennent de Ganthier.
Nous avons des jeunes à l’église qui se portent volontaires pour enseigner. Ils
travaillent par équipe parce qu’ils comprennent le projet et ils sont prêts à mettre à
la disposition de l’église tout ce qu’ils ont comme talent et comme capacité.
31 Avec l’aide de la Fondation pour la paix, le pasteur Valentin réalisa également des
travaux pour améliorer la vie dans la commune et restaurer ce que le séisme avait
détruit : canalisation des jardins, réparation de toits, et en attendant que son école soit
prête à accueillir les enfants, il participa au financement de la scolarisation de dix-sept
élèves, grâce aux aides qu’il avait su mobiliser, y compris auprès de l’État. Enfin, il
comptait construire une école professionnelle pour permettre aux jeunes d’apprendre
un métier et rendre simplement possible leur accès au travail. Il voulait ainsi les aider à
devenir des acteurs économiques. Cela nécessitait d’augmenter leur capital humain, ce
qui passait par le renforcement de leurs « facteurs physiques [et] psychologiques » ainsi
que de leur « aptitude à travailler, leur compétence, leur pouvoir-faire quelque chose »
pour que chacun soit en mesure de gagner un salaire (M. Foucault, 2004 : 230). Ce
faisant, il introduisait le fidèle dans la logique néolibérale dans une perspective
semblable à celle des Églises néo-pentecôtistes éthiopiennes décrites par E. Fantini, qui
refusent également la théologie de la prospérité sans pour autant tourner le dos au
succès économique.
Le pasteur Valentin : « Une école professionnelle, c’est une école où l’on apprend les
métiers. Par exemple, l’électricité, la plomberie, la maçonnerie, l’informatique, les
langues. Il n’y en a aucune dans la commune. Tout est concentré à Port-au-Prince
[...] Parce qu’il y a une chose que je veux enseigner aux jeunes. Je veux les motiver à
comprendre ça. C’est pendant que vous êtes jeunes que vous devez travailler. Vous
avez toute votre vigueur. Il y a une chose que je veux enseigner à l’église et surtout
aux jeunes de ne pas se croiser les bras à attendre que Dieu intervienne. Je n’aime
pas cette idée-là d’attendre toujours que les Français viennent faire quelque chose,
que les Américains viennent faire quelque chose, que les Anglais, les Dominicains...
C’est à nous de faire des choses. Et surtout, il ne faut pas avoir peur ! Celui qui
échoue et celui qui n’a pas essayé [...] Moi, j’ai appris à entreprendre beaucoup
d’activités ».
32 C’était le dimanche 11 mai 2014. J’étais en voiture et nous suivions le bus de l’église. Le
pasteur vint nous saluer, me prévint que cela allait être un peu long car il devait
les mépris croisés qui, au cours de l’histoire d’Haïti, avaient entaché le partage de
l’« haïtianité » : d’abord celui des élites catholiques face au vaudou ; ensuite celui des
élites intellectuelles nombreuses à considérer aujourd’hui le vaudou comme le
« ciment réel de la société haïtienne » (Hurbon, 2004 : 260 et 262) face aux Églises
évangéliques et pentecôtistes ; enfin la diabolisation du vaudou par les protestants,
conduisant à un refus des vaudouisants de considérer ces derniers comme des Haïtiens
et cela malgré leur croissance continue depuis le début des années 1980 (A. Corten,
2014). En réponse à ces différents niveaux d’essentialisation de l’appartenance
identitaire, le pasteur Valentin proposait de remettre la société en mouvement : il
confirmait la résistance face à l’Occident en refusant tout autant la centralité de
l’argent et la victimisation dans laquelle les ONG maintenaient les Haïtiens. Il trouvait
ainsi un point d’entente possible avec les pratiquants du vaudou. Il tentait par ailleurs
de faire bouger la société par le bas et militait pour un projet politique alternatif dans
lequel l’État tout comme les ONG jouaient un rôle secondaire. Bref s’il était proche du
néo-pentecôtisme, il s’en distinguait en mettant à distance la réussite matérielle et en
acceptant la pluralité des croyances. Le pasteur Valentin était un entrepreneur doublé
d’un homme politique.
est à la fois employé et chef de l’entreprise communautaire. S’il ne va pas dans leur
sens, ils s’en iront. Il n’y a pas de patronat ; il n’y a pas d’argent non plus. Non pas que
l’argent ne soit pas souhaité, mais que les fidèles n’en disposent pas ou si peu qu’il cesse
d’être une valeur d’échange. L’argent vient d’ailleurs. Il sert les besoins de la
collectivité, mais c’est par son énergie que l’individu est appelé à sortir de la misère. Le
pasteur oblige le fidèle à se demander ce qu’il possède en lui-même qu’il pourrait
mettre au service de la communauté et de sa propre transformation c’est-à-dire, au
service d’une augmentation de sa propre valeur. La mobilisation des fidèles à laquelle il
semble parvenir est « une affaire de colinéarité » (F. Lordon, 2010 : 54). Il s’agit
d’aligner le désir des fidèles sur une volonté politique au centre de laquelle se trouvent
l’éducation des jeunes, la formation des adultes et le respect de la pluralité religieuse.
Tout est fait pour développer « le désir intrinsèque de l’activité pour elle-même » et la
possibilité de « la réalisation de soi dans et par le travail » (Lordon : 76). Finalement, la
croissance et la réussite de l’entreprise paroissiale dépendent de la montée en valeur de
ses fidèles. Si, comme l’affirme Spinoza, « pouvoir et faire sont une seule et même
chose » (F. Lordon : 183) alors il s’agit assurément pour le pasteur de renforcer la
croyance des paroissiens en leur pouvoir.
37 Le projet du pasteur-entrepreneur-homme politique Valentin est de participer à la
création d’une communauté partageant un « destin réalisateur commun ». Dans ce cas,
selon F. Lordon, « on peut donner à l’entreprise générale le nom de “récommune”, res
communa décalquée de la res publica, chose simplement commune puisqu’elle est plus
étroite en nombre et en finalités que la chose publique, mais enclave de vie partagée
susceptible comme telle d’être organisée selon le même principe que la république
idéale : la démocratie radicale » (169). Les paroisses néo-pentecôtistes visitées
remettent en cause la présence et les actions des ONG, parce qu’il leur semble
indispensable pour la reconstruction de l’individu, de sa famille, du village et
finalement du pays, que les fidèles partagent « l’entière maîtrise des conditions de la
poursuite collective de l’objet, et [affirment] le droit irréfragable d’être pleinement
associés à ce qui les concerne [...] Le simplissime principe récommuniste est donc que
ce qui affecte tous doit être l’objet de tous [...], c’est-à-dire constitutionnellement et
égalitairement débattu par tous » (170). On veut croire avec F. Lordon que l’éruption
d’indignation provoquée par la façon dont les ONG et la MINUSTAH ont pris possession
de la nation haïtienne « rencontrera une cristallisation affective sur laquelle, si petite
soit-elle à l’origine, elle produira des effets de précipitation catalytique » (179). En
même temps, et pour aller dans l’autre direction, il apparaît que l’entreprise
économico-politico-religieuse de Valentin n’est pas sans rapport avec la définition
même de l’entreprise que Foucault repère dans le néolibéralisme. Il ne s’agit pas en
effet de créer des multinationales mais au contraire de faire en sorte que chaque
« unité de base » (l’individu lui-même, sa famille, etc.) se développe sous la forme d’une
entreprise de telle sorte que celle-ci devienne « la puissance informant la société »
(M. Foucault, 2004 : 154). Or cela n’est possible que si les activités économiques ainsi
mises en place sont réglées. « Ces règles, précise Foucault dans sa leçon du 21 février
1979, ça peut être un habitus social, une prescription religieuse, ça peut être une
éthique, ça peut être un règlement corporatif, ça peut être une loi. » En l’absence de
lois solidement posées par l’État, c’est l’habitus social que les pasteurs néo-pentecôtistes
présentés dans cet article essaient de transformer, à travers la prescription religieuse.
Et en cela, ils jouent le jeu du néolibéralisme.
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NOTES
2. Notons, avec L. Hurbon, que le « clergé n’était pas tout entier dévoué à la cause esclavagiste ».
On sait notamment que les jésuites ont été expulsés de Saint Domingue en 1763, pour encourager
un esprit de révolte. Par ailleurs, explique l’auteur, bien des prêtres ont pris « au moment des
troubles [...] le camp des esclaves insurgés » (2004 : 106).
3. Le projet d’une Église nationale adossée au pouvoir politique a été formulé par Soulouque (l’un
des dictateurs haïtiens les plus redoutés) dès 1849. Un concordat est signé après la chute de
Soulouque en 1859, avec le président Geffrard. « Désormais, une Église toute faite, c’est-à-dire, la
chrétienté, peut s’installer dans le pays, avec le maximum de privilèges, mais adossée au pouvoir
politique. Aux congrégations religieuses [...] seront confiées éducation et instruction. Elles
devront mettre en œuvre et fournir au pays une élite formée à l’occidentale » (L. Hurbon, 2004 :
142).
4. Le protestantisme est arrivé en Haïti « dans le cadre du mouvement pour l’abolition de
l’esclavage dans les colonies (abolition proclamée en 1838) [...] Des pasteurs baptistes anglais et
jamaïquains ainsi que des pasteurs noirs américains débarquent en Haïti » (A. Corten, 2001 : 77).
5. Louis-Joseph Janvier, Les Constitutions d’Haïti (1801-1885), C. Marpon et E. Flammarion Libraires
Éditeurs, Paris, 1886, p. 286 et 614, cité par L. A. Clorméus (2012 : 174).
6. Ce constat n’est pas généralisable. Certaines Églises pentecôtistes s’adressent à un public
socialement mieux inséré et s’adaptent à des demandes plus pragmatiques et dirigées vers ce
monde-ci.
7. Mission des Nations Unies pour la stabilisation d’Haïti, inaugurée en 2004 après le départ
précipité du président Jean-Bertrand Aristide et composée en 2016 de 2 366 militaires et 2 374
policiers de l’ONU (pour une population globale en Haïti de 10 millions d’habitants).
8. J. Tardieu représente la commune de Pétion-Ville à la chambre des Députés.
9. Dans Le Courrier du mercredi 8 mai 2013 est reproduit un article du Monde diplomatique de mai
2013, intitulé « Haïti dépecé par ses bienfaiteurs », par Céline Raffali.
10. Chef spirituel vaudou.
RÉSUMÉS
Le séisme du 10 janvier 2010 à Port-au-Prince a modifié le paysage religieux haïtien qui a vu
nettement progresser les églises néopentecôtistes. Celles-ci ne sont certes pas animées par une
théologie unifiée et au-delà de quelques pratiques communes, les attentes des fidèles et les
prêches des pasteurs sont très variés. On peut observer le développement d’une théologie sociale
dont la portée, à la fois politique et économique, tente de combler, au petit niveau de la
communauté religieuse, l’absence de l’État. Cette théologie participe de ce souffle nouveau qui
pousse à la création d’une « Haïti nouvelle » et cherche à remettre les Haïtiens sur la voie du
travail, de l’enrichissement et de l’indépendance, en particulier vis-à-vis des ONG.
The earthquake of January 10th, 2010 in Port-au-Prince modified the Haitian religious landscape
with a clear progress of the neoPentecostal churches. These are not led by a unified theology and,
beyond some common practices, the expectations of the believers and the sermons of the
ministers are highly varied. We can observe the development of a social theology which impact,
at the same time political and economic, tries to fill the absence of the State at the religious
community’s level. This theology belongs with this new breath which pushes to the creation of a
“new Haiti” and tries to put the Haitians back on the way to work, enrichment and
independence, in particular regarding non-governmental organizations.
El sismo del 10 de enero de 2010 en Port-au-Prince modificó el paisaje religioso haitiano, que vió
progresar claramente las iglesias neo-pentecostales. Éstas no comparten por cierto una teología
unificada, y más allá de algunas prácticas comunes, las expectativas de los fieles y las prédicas de
los pastores son muy variadas. Se puede observar el desarrollo de una teología social cuyo
alcance, a la vez político y económico, trata de subsanar, al nivel reducido de la comunidad
religiosa, la ausencia del Estado. Esta teología participa del aire nuevo que busca la creación de
un “nuevo Haití” y devolver a los haitianos al camino del trabajo, del enriquecimiento y de la
independencia, en particular frente a las ONG.
INDEX
Mots-clés : Haïti, églises néopentecôtistes, théologie sociale, conatus et désir, Frédéric Lordon
Keywords : Haiti, neoPentecostal churches, social theology, conatus and desire, Frédéric Lordon
Palabras claves : Haití, iglesias neo-pentecostales, teología social, conato y deseo, Federico
Lordon
AUTEUR
NATHALIE LUCA
Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor), UMR 8216, CNRS-EHESS,
[email protected]
Rémy Madinier
1 Premier pays musulman du monde avec près de 220 millions de pratiquants déclarés,
l’Indonésie est, depuis plusieurs décennies, au cœur d’une zone de croissance dont elle
a largement profité. Bien que fort mal répartis, les fruits de ce développement
économique ont consacré l’émergence d’une classe moyenne supérieure dont
l’appétence à la consommation a, à son tour, stimulé la croissance (Tanter, Youngs,
1990)1. C’est essentiellement au sein de cette classe moyenne qu’a pris corps, depuis la
fin des années 1970, un puissant mouvement de renouveau islamique marqué par une
affirmation et une extériorisation croissante des signes de piété (Hefner, 2000). À
l’instar de la Malaisie voisine cette évolution a combiné revendications politiques et
développement d’une économie à base confessionnelle. Cette dernière a d’abord
procédé d’une extension et d’une monétisation de la dakwah (prédication), portées par
des acteurs dont la principale activité et donc la légitimité (souvent récente) étaient
liées à la diffusion de l’islam. Elle s’est ensuite peu à peu étendue à des produits sans
identité confessionnelle particulière mais vendus au sein de réseaux se réclamant des
« valeurs de musulmanes » et affirmant vouloir avant tout contribuer au
développement économique de la communauté des croyants (voir l’article de Gwenaël
Njoto-Feillard dans ce volume).
2 Reprenant une tradition ancienne d’isolat religieux, transformée sous la double
influence de la professionnalisation des promoteurs et de l’embourgeoisement des
acheteurs, le développement d’un marché immobilier islamique dans la plupart des
grandes villes indonésiennes a constitué une nouvelle étape dans ce processus.
8 Près de trois cents maisons furent bâties sur les terrains acquis par la yayasan. De taille
et de style fort divers, elles ne présentent aucune caractéristique permettant de les
identifier comme « islamiques ». En dehors des salles de prières, dont la présence
rythme l’urbanisme du lotissement, et d’une importante mosquée à l’entrée du
complexe, la dimension religieuse du projet se lit avant tout au travers de sa politique
éducative et sociale. Le règlement de l’association ne prévoit aucune obligation
Le lotissement Villa Ilhami, construit sur un terrain attenant à l’Islamic Village, Tangerang
ayant fait irruption sur la scène médiatique indonésienne au début des années 2000.
Sans formation religieuse particulière mais doué d’un charisme certain, il incarne cet
islam de « born-again muslims » qui a profondément marqué la spiritualité du pays ces
deux dernières décennies. Puisant dans la tradition soufie du zikr, il organisa, d’abord
dans son quartier puis dans de nombreuses villes d’Indonésie et à la télévision
d’importantes sessions de prières et de litanies communes auxquelles il donnait un tour
très émotionnel (Howell, 2008). Suivant une démarche habituelle au sein du marché de
la prédication, Arifin Ihlam fonda d’abord une modeste association : le Majelis Zikir Az-
zikra, Conseil du zikr ; puis une entreprise : la P.T. Andiarta Wisata, spécialisée dans le
tourisme religieux (Njoto-Feillard, 2012 : 267). Sa rencontre avec le colonel Kadhafi lui
assura le soutien de la World Islamic Call Society (WICS), une puissante fondation
libyenne destinée à contrer l’influence wahhabite, et lui permit de développer
l’ambitieux projet de Bukit Az-Zikra. Une imposante mosquée pouvant accueillir
plusieurs milliers de personnes fut édifiée sur la colline de Sentul et inaugurée en 2009.
Portant d’abord le nom du dictateur, de même que le centre culturel islamique qui lui
est accolé, l’édifice a été renommé Mosquée Az-Zikra en 2011, à la demande des
nouvelles autorités libyennes. L’identité islamique du lieu – et donc celle des logements
proposés à la vente – tenait à l’origine tout à la fois à la présence de cet édifice
dominant les logements en contrebas, à la promesse d’une guidée spirituelle de l’Ustaz
Arifin Ihlam, et au projet d’une vie communautaire un peu à l’écart du monde (un
« hégire » selon les documents promotionnels) marqué par une piété fortement teintée
de rigorisme.
13 L’idéal de départ a grandement souffert de la disparition de son généreux mécène :
selon les informations recueillies en 2008 par Gwenaël Njoto-Feillard, 2 000 maisons
étaient prévues dans le lotissement (2012 : 270) ; mais en 2013, lors de ma visite, seules
350 d’entre elles avaient été construites et une cinquantaine étaient habitées en
permanence. Hormis le centre culturel islamique, aucun des équipements collectifs
évoqués dans le projet n’a vu le jour : le complexe ne dispose ni d’école, ni d’hôpital, ni
de centre sportif. L’éloignement de la capitale et le déficit d’infrastructures expliquent
sans doute l’échec relatif du projet. Mais sa tonalité puritaine a sans doute également
découragé les occupants potentiels : prière commune obligatoire, voile pour les
femmes, interdiction de fumer, font en effet de cet ensemble le lotissement islamique le
plus strict de l’agglomération.
14 Ce rapide aperçu des différents types de lotissements islamiques de Jakarta montre que
l’appellation commune de perumahan islam a pu abriter une grande variété de projets.
Mais il met également en lumière une uniformisation croissante de ce marché qui
interroge le rôle traditionnellement dévolu aux différents acteurs du lien entre religion
et économie.
Des pancartes rappellent aux habitantes du lotissement Bukit Az-Zikra les règles islamiques de
bienséance vestimentaire
18 Fondateur de l’Islamic Village, Yunan Helmy Nasution, désirait à travers son projet
« donner corps à une société prospère spirituellement et matériellement sous les
auspices d’Allah14 ». Personnage charismatique, il sut mobiliser ses réseaux au sein de
l’armée mais également parmi les milieux religieux et artistiques – il présidait aux
destinées de l’Association pour les arts et la culture de l’islam, Himpunan Seniman
Budayawan Islam, HSBI – pour mettre en œuvre son dessein. Il parvint ainsi à convaincre
une petite communauté de rejoindre un lieu de vie isolé permettant à chacun de
s’épanouir dans sa foi, « de la naissance à la tombe », et ce autour d’un engagement
commun, l’assistance aux enfants abandonnés. L’habitat était ici considéré comme la
pierre angulaire d’un idéal de société islamique tourné vers la solidarité au sein de la
communauté et au-delà. L’homme était un religieux de profession, animé d’une
vocation faisant écho au Beruf wébérien et à l’ascèse intra-mondaine des puritains du
XVIIIe siècle. Le recours au marché, la propriété privée et l’argent n’étaient valorisés
qu’en tant que moyens de contribuer à une œuvre collective de salut. Galvanisés par le
charisme de Nasution, convaincus par sa vision d’une société plus juste parce que plus
religieuse, les premiers habitants investirent leurs économies dans quelques hectares
de mauvaises rizières. L’identité islamique du projet s’inscrivait avant tout dans cette
ambition collective et solidaire qui avait guidé les plans dessinés par Ahmad Noe’man,
un célèbre architecte indonésien, très investi dans la construction d’édifices religieux 15.
Les références visuelles à l’islam étaient alors discrètes : celles des bâtiments
communautaires (mosquée, école, hôpital, orphelinat, etc.) puisaient dans un corpus
plus volontiers javanais qu’arabe et l’architecture des maisons individuelles fut laissée
à l’appréciation des propriétaires qui, on l’a dit, ne retinrent dans leur immense
majorité aucun signe extérieur de leur appartenance religieuse. Le relatif isolement du
complexe mit celui-ci à l’abri, durant toute sa phase de développement, des dérives
inhérentes à la spéculation foncière. Sa structure associative et son objet solidaire le
situaient aux marges de l’économie de marché et, partant, des prérequis d’une
consommation islamique.
19 Plus de trente années après, Bukit Az-Zikra a constitué une tentative comparable de
projet immobilier mêlant investissement individuel et vie communautaire. Produit
d’une évolution religieuse caractérisée à la fois par un désir de plus grande visibilité et
un éclatement de ses modes d’expression16, ce néo-soufisme urbain était au départ un
idéal confrérique rassemblant les fidèles de l’Ustaz Arifin Ihlam. Beaucoup plus
ambitieux que l’Islamic Village, le projet dépendait étroitement des financements
lybiens qui se tarirent brutalement à la chute de Mouammar Kadhafy en 2011. En
l’absence d’une structure associative et d’un élan collectif comparable à celui ayant
présidé à la fondation de l’Islamic Village, la pérennité du projet initial ne fut pas assurée
et le promoteur, distinct de l’entrepreneur religieux, opéra un retour rapide au marché
immobilier classique pour écouler les terrains restants. Au sein de l’agence de
commercialisation de Bukit Az-Zikra, située à l’entrée du complexe, la société Cigede
Griya Permai propose désormais à la vente The Grand Sentul, un lotissement attenant
d’environ cinq cents maisons. Puisant largement dans un registre anglo-saxon (« konsep
hotel best view ») la communication commerciale de ce projet insiste sur la notion
« d’espace de vie intégré » (integrated living area) et met en avant la situation du lieu,
supposée protéger ses habitants des trois plaies de l’agglomération jakartanaise : les
inondations, la pollution et les embouteillages (ce qui est, pour ce dernier argument,
parfaitement mensonger si l’on doit se rendre au centre de l’agglomération pour
travailler). Lorsqu’il pénètre dans les locaux de Cigede Griya Permai, l’éventuel
profanes qui ne sont islamisées qu’en surface, que réside désormais la véritable
caractéristique de cette niche immobilière.
23 À l’instar de Cigede Griya Permai, les principaux promoteurs de ce segment que sont
Mustika Hadiasri, Bumi Darussalam et Orchid Realty sont avant tout soucieux d’investir
ce marché comme ils en occupent d’autres18. Les décisions d’investissement sont
envisagées uniquement en terme de rentabilité et donc étroitement conditionnées par
la localisation des terrains dans une périphérie facilement accessible des grande villes,
ce qui n’était pas le cas de Bukit-Az-Zikr ou de l’ Islamic Village à sa fondation.
Minimaliste, voire inexistant, le projet religieux n’est pour l’essentiel que le reflet des
aspirations identitaires des consommateurs, les promoteurs se contentant d’un habile
marketing fondé sur de maigres éléments : quelques discrets panneaux de calligraphie
islamique, des toilettes perpendiculaires à la kiblat19, des noms d’inspiration arabe, une
salle de prière – mais elle n’est pas systématique, les habitants de Permata Darussalam
vont ainsi prier à la mosquée voisine – constituent généralement les seules
particularités permettant de distinguer ces ensembles des lotissements voisins. Le
discours promotionnel est d’autant plus emphatique que les réalisations sont minces.
Bumi Darussalam affirme ainsi vouloir créer le « paradis sur terre » alors qu’un
responsable d’Orchid Reality explique considérer son business comme une forme de
« djihad économique » (Hew, 2014). Le département communication de Cigede Griya
Permai insiste quant à lui sur les vertus thaumaturgiques de Bukit-Az-Zikr pour guérir
des maux de la société moderne que sont la routine et l’indifférence 20. Ces mêmes
promoteurs utilisent d’ailleurs des techniques commerciales comparables pour vendre
des « cyber-lotissements » (Orchid Reality) ou des complexes écologiques (Bumi
Darussalam) avec la même conviction. Yon Haryono est le PDG de Bumi, entreprise qui
se targue de construire des maisons en accord avec les idéaux de l’acquéreur et défend
également avec passion ses lotissements « éco-friendly » comme la Villa Hijau (« Villa
verte ») ou la D-Daunan Residence (de daun : feuille). Les slogans publicitaires mettent
en avant « une vie en vert et du vert dans la vie » et promettent au futur acquéreur
« des vacances au centre de Depok »21.
24 Pour ces entrepreneurs, l’islam ne semble être donc qu’une niche parmi d’autres, qu’ils
seront sans doute prompts à abandonner si la demande faiblit, à l’image de Cigede
Griya Permai à Sentul lorsque Bukit Az-Zikra ne trouva pas sa dynamique. Il s’agit pour
eux avant tout de capter et d’exacerber le désir de singularité des acheteurs issus des
nouvelles classes moyennes qui, mutadis mutandis, habitent tous la même maison.
Devenu consommateur, le croyant ne s’engage à rien ou presque, pas même à souscrire
son prêt auprès d’une banque islamique. La dimension religieuse de son achat lui est, de
fait, entièrement déléguée. Les règlements communs sont adoptés une fois les
opérations immobilières achevées et ne conditionnent pas l’acte de vente. La
communauté s’organise à sa guise – ou ne s’organise pas – pour pratiquer sa foi. Les
habitants rencontrés à Permata Darussalam évoquent d’ailleurs leurs choix en terme de
sensibilité et d’émulation bien plus que d’engagement. Tous insistent sur l’absence de
contrainte religieuse22. Ce qu’achètent ces consommateurs relève donc à la fois de
l’affirmation identitaire et de l’opportunité de vivre selon des idéaux dont ils
déterminent eux-mêmes la hiérarchie. Rien de fondamentalement différent, en somme,
de la démarche des habitants des complexes dits écologiques. L’entrepreneur de
lotissements islamiques n’a dès lors plus de spécificité religieuse. C’est un professionnel
Publicités pour les lotissements islamiques de Cigede Griya Permai et de Mustika Hadiasri
reformatage de l’offre religieuse à leurs attentes (Haenni, 2005 : 9). Dans les pays du
Proche et du Moyen-Orient, ce découplage eut toutefois des effets contrastés dans le
champ politique. Face aux régimes autoritaires et laïcisants en place en Turquie, en
Égypte, en Tunisie, au Maroc ou en Iran, les nouvelles bourgeoisies pieuses
s’engagèrent au sein de partis proches des Frères musulmans (Kepel, 2000 ; Kuran,
2004)30. Commerçants, patrons de petites industries, ces nouveaux entrepreneurs ne
travaillaient pas dans des secteurs en lien direct avec la religion, mais inscrivaient leur
démarche dans un soutien à la cause islamiste qu’ils contribuèrent largement à
financer. Leur ennemi n’était plus le capitalisme – qui avait assis leur prospérité – mais
sa déclinaison étatique, corrompue et porteuse d’une libéralisation des mœurs qu’ils
jugeaient inacceptable.
33 En Indonésie, par contre, l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie musulmane active
politiquement se fit avec la bénédiction du pouvoir. S’étant, dès la fin des années 1960,
largement appuyé sur la minorité sino-indonésienne pour mettre en œuvre sa politique
de développement volontariste et prébendière, l’Ordre nouveau voulut, à partir du
milieux des années 1980, s’assurer du soutien d’un islam militant en plein renouveau.
En insistant sur la nécessaire « indigénisation » de l’économie, cette habile
instrumentalisation priva l’islamisme indonésien de l’effet mobilisateur qu’avaient eu,
ailleurs, les violentes confrontations avec les pouvoirs en place (Hefner, 1993 ; Hadiz,
Robison, 2012)31. La chute de Suharto en 1998 et la démocratisation qui accompagna la
période dite de Reformasi, ne mirent pas fin à cette faiblesse relative de l’engagement
politique : malgré l’attachement massif exprimé dans les enquêtes d’opinion aux
thèmes portés par l’islamisme (création d’un État islamique, application de la charia,
etc.), aucun des partis représentant ce courant n’est parvenu – que ce soit au pouvoir
ou dans l’opposition – à exercer d’influence majeure sur la conduite des affaires du pays
(Hadiz, 2011 ; Kikue, 2011). Le comportement adopté par le croyant dans un marché
religieux désormais beaucoup plus ouvert, celui d’un « consommateur » guidé par des
postures identitaires bien plus que par les cadres traditionnels de la société
musulmane, s’étendit alors à la scène politique. L’islam devint un produit d’appel
incontournable pour l’ensemble des partis, y compris les plus séculiers, dans une
surenchère qui en galvauda le message. Malgré quelques dérisoires effets de manche, la
représentation politique de l’islam demeura éclatée : lors des élections nationales de
2009 et de 2014, pas moins de cinq partis se partagèrent les suffrages de leurs
compatriotes. Bien que représentant, ensemble, près de 30 % de l’électorat, ils
demeurèrent, pour l’essentiel, cantonnés au rang de caution religieuse des autres
formations. À l’instar du promoteur de lotissement islamique, le politicien indonésien,
usant habilement d’une pseudo-éthique identitaire pour tenter de capter à son profit
individualisation du croire et fluidité des appartenances, contribua ainsi a amoindrir
considérablement la capacité de mobilisation et de transformation sociale de l’islam.
34 Qu’il soit consumériste ou politique, ce mieux-disant islamique n’est certes pas sans
conséquence sur les relations intercommunautaires en Indonésie. L’intellectuelle
musulmane Musdah Mulia dénonçait il y a quelques années, le caractère « malsain » des
lotissements islamiques, menaces, selon elle, pour la transmission aux jeunes
générations de cette capacité de vivre ensemble qui a longtemps caractérisé
l’Indonésie32. Le consensus religieux sur lequel repose le pays depuis son indépendance
– une reconnaissance à part égales de six religions malgré l’écrasante domination
démographique de l’islam – est certes écorné mais pas fondamentalement menacé par
cette « intolérance productive » (Menchik, 2014). Car, à moyen terme au moins, cet
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NOTES
1. En octobre 2010, une enquête du Crédit Suisse révélait que l’enrichissement continu des
Indonésiens durant la dernière décennie représentait la quatrième progression la plus élevée au
monde et que désormais 20 % d’Indonésiens avaient un patrimoine compris entre 10 000 et
100 000 dollars. Mais sur la même période, le magazine Forbes, soulignait que la concentration des
richesses en Indonésie était trois fois supérieure à celle de la Thaïlande, quatre fois supérieure à
celle de la Malaisie, et vingt-cinq fois supérieure à celle de Singapour, Kompas, 14 octobre2010.
2. Plusieurs dizaines d’articles consacrés à ce phénomène sont parus dans la presse indonésienne,
essentiellement entre 2005 et 2011. La recherche tarde cependant à s’emparer de ce sujet et je
n’ai identifié qu’un modeste dossier d’une quinzaine de pages rédigé par une étudiante de licence
de l’Universitas Indonesia de Jakarta (Lasma, 2007). Un chercheur de Singapour, Hew Wai Weng,
actuellement en poste au Zentrum Moderner Orient de Berlin prépare un projet sur les villes
estampillées halal et les lotissements islamiques en Malaisie et en Indonésie mais il n’a, à ce jour
encore, rien publié sur le sujet. Pour une présentation sommaire de ce projet, voir (Hew, 2014).
3. Acronyme de Jakarta-Bogor-Tangerang-Bekasi désignant l’agglomération de la capitale.
4. Cet article se fonde sur une enquête menée dans cinq lotissements islamiques des banlieues de
Jakarta en mars 2013 et juin 2014.
5. On rappellera ainsi pour mémoire que la première banque islamique, fondée en Égypte, en
1963, s’inspirait du modèle des caisses d’épargne allemandes nées au lendemain de la seconde
guerre mondiale.
6. Entretien avec Akbar Nasution, fils de Yunan Helmi Nasution, et actuel président de
l’association Islamic Village, mars 2013.
7. L’islam indonésien a longtemps connu un clivage important entre réformistes et
traditionnalistes. Ces deux courants s’associèrent au lendemain de l’indépendance, en 1945, pour
former un grand parti musulman le Masjumi mais l’entente fut de courte durée et, en 1952, les
traditionnalistes de l’organisation Nahdlatul Ulama fondèrent leur propre parti. Interdit en 1960
pour s’être opposé à la dérive autoritaire du président Soekarno et pour avoir participé à une
rébellion régionale, le Masjumi ne profita pas pour autant de l’avènement du régime Suharto en
1965. Les militaires de l’Ordre nouveau le considéraient en effet comme un dangereux concurrent
et préférèrent rechercher auprès du Nahdlatul Ulama beaucoup plus docile une caution
religieuse (Boland, 1982 ; Madinier, 2012). Privé de toute participation à la vie politique, le
courant réformiste se replia alors sur la dakwah (prédication) et fut l’un des principaux artisans
d’un puissant mouvement de renouveau islamique qui toucha l’Indonésie à partir des années
1970 (Feillard, Madinier, 2011).
8. Entretien avec Akbar Nasution, mars 2013.
9. Bien qu’issus du courant réformiste, les responsables du projet l’ont ouvert à l’ensemble des
sensibilités de l’islam indonésien, à l’exception des plus militantes. La tonalité d’ensemble est très
modérée et les signes d’appartenance religieuse sont discrets. De nombreuses femmes ne sont pas
voilées, les hommes ne portent pas la barbe et les vêtements sont neutres.
10. Ce mode d’habitat se distingue en particulier du modèle de la pesantren (école coranique) au
fonctionnement beaucoup plus collectif, très répandu en Indonésie.
11. « Ekspansi Darussalam, Bukti Perumahan Islami Menggiurkan ? », Kompas, 15 août 2011.
12. Entretien, mars 2013.
13. Sur ces évolutions, en particulier dans les pays du Proche et Moyen-Orient, on renverra le
lecteur aux travaux de François Burgat, Patrick Haenni, Vali Nasr, Gilles Kepel et Olivier Roy cités
en bibliographie.
14. « Sejarah YIV » https://yayasanislamicvillage.wordpress.com
15. Ahmad Noe’man a bâti plusieurs mosquées emblématiques comme celle de l’Institut de
technologie de Bandung ITB), celle du parc d’attraction Taman Mini ou encore celle de Sarajevo,
financée par le gouvernement Suharto. Il a également dirigé la rénovation de la chaire de la
Mosquée Al-Aqsa de Jérusalem.
16. Cette évolution fut marquée par un recul de l’influence des deux grandes organisations qui
structuraient traditionnellement l’islam indonésien, la Muhammadiyah (réformiste) et le
Nahdlatul Uama (traditionnaliste), et par la naissance, dans les années qui entourèrent la chute
de Suharto en 1998, de très nombreuses associations islamiques, des plus modérées aux plus
radicales (Feillard, Madinier, 2011 : 237-269).
17. Entretien mars 2013.
18. « Ekspansi Darussalam, Bukti Perumahan Islami Menggiurkan ? », Kompas, 15 août 2011.
19. Interview de Filani Dzikri, marketing manager de Permata Darussalam Group, « Depok’s
majority enjoys living in exclusive Islamic residences », Jakarta Post, 26 juin 2009. Au sein de la PT
Mustika Hadiasri, promoteur Villa Ilhami, on explique que les maisons sont orientées vers La
Mecque afin que leurs habitants « n’aient pas à se tourner à gauche et à droite pour accomplir
leurs prières », « Perumahan Islami : Dari Kaligrafi sampai Kolam Renang Muslim », Kompas, 15
août 2009.
20. http://muslimhousing.blogspot.fr/2012/12/perumahan-bukit-az-zikra-sentul.html
21. http://bangjaelani.blogspot.com/2010/08/ptbumi-darussalam.html
22. Entretiens, mars 2013.
23. Avec plus de 160 centres commerciaux, Jakarta détient le record mondial. Ces malls, comme
on les appelle, concentrent la quasi-totalité des commerces à destination des classes moyennes et
supérieures. Leur fortune s’explique en partie par l’impossibilité de se déplacer à pied dans les
rues de la capitale du fait de l’absence d’entretien des trottoirs.
24. Les analyses de Jean Baudrillard demeurent en Indonésie d’une acuité et d’une actualité
étonnantes, voir La société de consommation, Gallimard, 1974.
25. Selon l’heureuse expression de Gilles Kepel (2012 : 64).
26. Le terme de référence pour désigner les clients potentiels dans ces publicités est d’ailleurs
celui d’orang Eksekutif (cadre supérieur).
27. « Malaysia firm’s “Muslim car” plan », BBC News, Kuala Lumpur, 11 novembre 2007.
28. Ainsi de la classe moyenne des banlieues anglaises qui évoque la maison en terme religieux
(autel, sanctuaire).
29. En témoigne également le terme de Sakinah, le plus utilisé parmis les noms de lotissements
islamiques à Jakarta : employé au sens d’habiter dans le Coran, il désigne par extension la
quiétude, la paix profonde promises aux futurs acheteurs (Lasman, 2007).
30. Par bien des aspects, l’Iran chiite connut une mobilisation semblable avant la révolution
(Gabriel, 2001).
31. C’est une situation comparable à celle de la Malaisie où le parti au pouvoir fit de
l’émancipation économique des Malais musulmans une priorité (Delfolie, 2013).
32. « Depok’s majority enjoys living in exclusive Islamic residences », Jakarta Post, 26 juin2009.
33. Né en 1998 dans la mouvance des Frères musulmans, le PKS a longtemps porté les espoirs de
l’islam militant indonésien. Mais pour les raisons évoquées plus haut il n’est pas parvenu à
représenter une véritable alternative au système politique en place dont il a fini par prendre les
atouts (une indiscutable ouverture démocratique) et les travers (un penchant encore très marqué
pour la corruption) (Tomsa, 2012).
RÉSUMÉS
Le renouveau religieux que connaît le plus grand pays musulman du monde depuis la fin des
années 1970 a vu émerger une nouvelle figure de l’entrepreneuriat local : le promoteur de
lotissements islamiques. Espace de transition et de transaction avec le monde profane, lieu de
réassurance spirituelle et d’exercice d’une piété démonstrative, ces enclos sont présentés par
leurs promoteurs comme incitant à une vie plus conforme aux principes de l’islam. Mais au-delà
de l’uniformité des plans de communication, la diversité urbanistique de ces lotissements et celle
des règlements qui les régissent renvoient à la grande variété des motivations religieuses mais
aussi économiques, culturelles et sociales des initiateurs de ces projets. En saisir les ressorts
nécessite d’en analyser les différentes générations à la lumière d’une histoire plus longue, celle
de l’habitat ségrégé et des clôtures communautaires caractéristiques de la ville indonésienne.
The religious revival at work since the end of the 1970s in the country with largest Muslim
population in the world gave birth to a new figure of local entrepreneurship: the developer of
Muslim gated communities. Places of transition and transaction with the profane world, also
places of spiritual reinsurance and of demonstrative devotion, these Islamic housing complexes
are presented by their developers as stimulant for a life more in compliance with the principles
of Islam. But beyond marketing campaigns uniformity, the urbanistic diversity of these lots and
the diversity of their regulations show the large variety of the religious, economic, cultural and
social motivations of their project managers. In order to understand the processes at work, the
author analyzes different generations of Muslim gated communities in the light of political and
cultural history of Indonesian Islam.
La renovación religiosa que conoce el mayor país musulmán del mundo desde fines de los años
1970 vió emerger una nueva figura del empresariado local: el promotor del loteo islámico.
Espacio de transición y de transacción con el mundo profano, lugar de reaseguro espiritual y de
ejercicio de una piedad demostrativa, estos lugares cerrados son presentados por sus promotores
incitando a una vida más adecuada a los principios del Islam. Pero más allá de la uniformidad de
los planes de comunicación, la diversidad urbanística de estos loteos y la de los reglamentos que
los rigen remiten a la gran variedad de motivaciones religiosas pero también económicas,
culturales y sociales de los iniciadores de estos proyectos. Comprender los motivos requiere
analizar las distintas generaciones a la luz de una historia más larga, la del hábitat segregado y de
los cerramientos comunitarios característicos de la ciudad indonesia.
INDEX
Keywords : Indonesia, Indonesian Islam, gated communities, Muslim housing cluster, Islamic
entrepreneurship
Mots-clés : immobilier islamique indonésien, promoteur de lotissements, renouveau religieux,
habitat ségrégé, clôtures communautaires
Palabras claves : inmobiliaria islámica indonesio, promotor de loteos, renovación religiosa,
hábitat segregado, cerramientos comunitarios
AUTEUR
RÉMY MADINIER
Centre Asie du Sud-Est, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]
Le marketing relationnel de
multiniveaux islamique en
Indonésie
Islamic Multi-Level Marketing in Indonesia
El marketing relacional de multiniveles islámico en Indonesia
Gwenaël Njoto-Feillard
considérée comme une activité illégitime et source d’abus. La vente pyramidale est
caractérisée par trois points : une opacité des règles de rémunération et d’agencement ;
des prix excessifs ; une rémunération en fonction surtout du recrutement de nouveaux
membres et non de la vente des produits (impliquant notamment la possibilité pour
une personne d’être membre plus d’une fois).
18 D’un point de vue religieux, c’est le Conseil des Oulémas d’Indonésie (MUI) qui s’est
attribué la charge d’émettre des certificats de conformité à l’éthique islamique pour ce
type d’entreprise à partir de 2009. Le Conseil a ainsi publié un avis juridique (fatwa) qui
énumère 12 points que chaque MLM islamique doit respecter10 :
1. Avoir un objet de transaction sous la forme d’un produit ou d’un service.
2. Ce produit/service ne doit pas être illicite (haram) ou encore être utilisé pour
quelque chose d’illicite.
3. La relation commerciale ne doit pas être liée à : la vente mal définie d’un bien
(gharar) ; les jeux de hasard (maysir) ; l’usure/l’intérêt (riba) ; le détriment d’autrui
(dharar) ; l’usage de la force (dzulm) ; le vice (maksiat).
4. Il ne doit pas y avoir de bénéfice excessif (excessive mark-up) portant atteinte au
consommateur ; la qualité des produits doit correspondre à la qualité annoncée ; les
commissions attribuées aux membres, que ces derniers soient élevés ou non dans la
structure, doivent correspondre à un effort dans leurs résultats de vente de
produits/services et ceci doit être le revenu principal des membres.
6. Les bonus attribués aux membres doivent être définis clairement au moment de
la transaction des produits/services de la compagnie.
7. Il ne peut y avoir de commissions ou de bonus de façon passive et régulière, sans
vente de produits ou services.
8. L’attribution de commissions/bonus par la compagnie aux membres ne doit pas
impliquer des promesses excessives et irréalisables (ighra’).
9. Il ne doit pas y avoir d’exploitation et d’injustice dans la répartition des bonus
entre membres des plus anciens aux plus récents.
10. Le système de recrutement des membres, les cérémonies de récompense ne
doivent pas contenir de principes qui seraient opposés au dogme musulman
(aqidah), à la charia et à un caractère spirituel noble (akhlak mulia), comme les
pratiques d’associationnisme (syirik), les cultes mystiques, le vice et autres.
11. Chaque membre qui recrute d’autres membres a la responsabilité de les former
et de veiller sur eux.
12. Les membres ne doivent pas user de mécanismes de manipulation des prix de
vente de produits/services (vers le bas) pour augmenter leurs propres bonus et
récompenses (money game).
19 Notons qu’à la suite de l’étude d’un dossier et de l’attribution éventuelle du certificat en
accord avec le respect de ces 12 règles, l’entreprise est dans l’obligation d’inclure dans
ses rangs un membre du MUI qui a pour charge de vérifier régulièrement le respect de
la charte et dont le salaire est pris en charge par la compagnie 11. Le secteur des MLM
islamiques, et plus largement celui de l’économie islamique (en particulier la
certification halal), est devenu en effet une importante manne financière pour le
Conseil des Oulémas.
20 Le MUI n’avait pourtant pas cette légitimité (ni évidemment ce poids financier) à sa
création. Considéré comme une institution « semi-officielle », il avait été formé en 1975
avec le soutien du président Suharto qui entendait y puiser une légitimité religieuse
pour son régime, ainsi qu’un soutien pour sa politique de développement économique.
Depuis la Reformasi, le MUI n’a eu de cesse de vouloir renforcer son autorité par un
statut autoproclamé de garant de l’orthodoxie en adoptant des positions souvent
conservatrices (notamment sur les relations entre religions ou encore sur le droit des
compagnie reçut la certification de MLM islamique autorisée par le MUI. Selon l’un de
ses dirigeants, Ahad Net avait, dès ses origines, pour mission de proposer des produits
halal et « éthiques » (thoyyib)15.
23 Comme il a été relevé précédemment, l’image des MLM a été entachée par un système
qui ne bénéficierait qu’aux personnes les plus élevées dans la structure, et non à la
masse des membres. Dans le cas indonésien, des scandales impliquant ce type
d’entreprise ont éclaté dans les années 1990. Ce fut le cas de la société Gold Quest
International Limited, basée à Hong Kong, qui proposait des collections de pièces de
monnaie en or. En réaction, l’activité de l’entreprise fut jugée illicite par les
commissions de jurisprudence de trois grandes organisations musulmanes, Nahdlatul
Ulama, Muhammadiyah et Hidayatullah16. C’est ici l’un des points les plus sensibles
auquel est confrontée toute MLM islamique : comment démontrer au public que ses
pratiques commerciales ne relèvent pas de la simple exploitation et sont, de surcroît,
en accord avec les préceptes de l’islam ? Pour Ahad Net, l’argumentation est double :
d’une part ses produits sont vendus à un prix « compétitif », donc accessible au plus
grand nombre ; et, d’autre part, la configuration pyramidale de son réseau n’impose pas
une hiérarchie basée sur l’ancienneté, car chaque membre possède les mêmes chances
de récolter le fruit de ses efforts, selon un système défini par le terme arabe Ukhuwah
(fraternité). De plus, le système Ahad Net veut que, même si une lignée A comporte
davantage de membres qu’une lignée B, les rétributions ne soient pas forcément
disproportionnées, mais dépendent des efforts investis par chacun. En ce sens, l’une des
particularités revendiquées par Ahad Net réside dans l’absence de « revenus passifs »
(passive income) : le membre-cadre sera récompensé par son implication personnelle
dans la formation (pembinaan) de membres de sa lignée, un développement des
ressources humaines qui comprend à la fois une dimension commerciale et spirituelle
par l’« amélioration de la morale » de chacun (perbaikan akhlak). Enfin, selon
l’entreprise, les récompenses ne seront pas déterminées par la quantité de membres
recrutés dans les lignées, mais par les transactions sur les produits proposés par Ahad
Net, ceci pour éviter les abus usuels dans les MLM.
24 Il est à noter également que le réseau se veut être une plateforme de vente de produits
locaux (halal et éthiques à l’évidence) qui peuvent difficilement trouver un accès aux
grandes surfaces. D’un point de vue opérationnel, l’entreprise déclare être « éthique »
car elle respecte la ségrégation des sexes, ainsi que l’obligation des cinq prières
quotidiennes. Le processus de recrutement se fait par paliers : classiquement, la
personne intéressée participe à une réunion d’introduction où sont présentés les
objectifs et idéaux de l’entreprise, ainsi que ses produits et son schéma de
rémunération. On propose alors non seulement au candidat une nouvelle carrière, mais
aussi une « éducation islamique ». Une fois devenu membre, il a droit à des formations
progressives de « réalisation de soi » qui culminent dans un programme nommé «
Spiritual Leadership to Achieve Success and Happiness » (SLASH).
25 Si l’on compare le discours d’Ahad Net durant la deuxième moitié des années 1990 (au
moment où les tensions ethniques et religieuses étaient à leur comble) à celui des
années 2010, on constate que ce dernier est bien moins concentré sur la défense de
l’économie indigène contre celle des Sino-Indonésiens, et davantage sur l’exigence de
mener sa vie en strict accord avec la religion musulmane. L’objectif d’Ahad Net est de
ce fait double : développer l’économie de l’Oumma et participer à la réalisation du
paradigme d’un « islam pur » (islam kaffah).
26 Cette évolution sensible du discours au sein des MLM islamiques, où est perceptible une
forme de diminution du sectarisme, se retrouve dans une autre entreprise nommée MQ
Net, créée cette fois durant la période formative de l’Islam de marché, c’est-à-dire dans
la première moitié des années 2000. À l’origine de sa création, on trouve le prédicateur-
star de cette période, Abdullah Gymnastiar (couramment appelé Aa Gym), qui fut le
premier entrepreneur à parvenir véritablement à mettre en œuvre une structure
lucrative en tirant parti de sa popularité auprès du grand public. Gymnastiar avait créé
un complexe de « tourisme religieux » dans un quartier de la ville de Bandung à Java-
Ouest, où des milliers de fidèles se rendaient régulièrement pour y écouter ses prêches,
acheter ses livres, DVD et autres souvenirs dans ses multiples boutiques. Ce complexe
abritait également les bureaux d’une holding, la Management Qolbu 17 Corporation (MQ
Corp.), aux activités multiples, de la production télévisuelle aux voyages organisés à La
Mecque (Feillard, 2004). Néanmoins, ses affaires déclinèrent considérablement au
milieu des années 2000. Le prédicateur avait à cette époque pris une seconde épouse,
réputée jeune et jolie, ce qui discrédita son message de contrôle des « passions » auprès
de son public, surtout féminin (Hoesterey, 2008).
27 Mais il apparaît que l’entreprise souffrait également de sérieux problèmes de gestion.
Le fonctionnement de son MLM en est l’illustration18. Notons tout d’abord que MQ Net
se voulait ouverte à toutes les confessions, en accord avec le message de tolérance
religieuse qui était la marque de fabrique du prédicateur durant cette période de
montée des radicalismes. Il en coûtait 150 000 Rp (15 euros) pour se joindre au réseau,
une somme qui ciblait plutôt les membres de la classe moyenne. En échange, la
personne recevait un kit d’entreprise (brochures, manuels, échantillons et autres)
évalué à 75 000 Rp et un kit de produits au choix pour une valeur de 75 000 Rp. De
« Emqi Nut » à « Emqi Soap », en passant par « Qolbu Mie » (Nouilles du Cœur) jusqu’au
« Qolbu Cola » (Coca du Cœur), la gamme de l’entreprise était variée et n’avait rien à
envier à celle des réseaux de vente existants. En réalité, ces produits n’étaient pas
fabriqués par MQ Net, mais provenaient des usines de grands groupes industriels déjà
établis. L’argument marketing d’Abdullah Gymnastiar reposait sur le fait que ce
système permettait à chacun de cultiver l’esprit d’entreprise et de leadership. Pour le
prédicateur, l’objectif déclaré était alors de « donner du travail à six millions de
personnes d’ici 2009 », en espérant que « toute personne qui se joint à MQ Net ne
mesure pas son succès seulement à l’aune de ses revenus, le plus important étant le
développement de soi19 ».
28 Ceci n’a pourtant pas empêché MQ Net de rencontrer de grandes difficultés. La
direction n’avait pas respecté l’un des principes fondamentaux du MLM : parce que sa
réussite dépendait de la cohésion des membres, il était indispensable pour ce type
d’entreprise d’instituer un mécanisme empêchant toute compétition interne,
notamment entre les différentes lignées. Un membre avait ainsi porté plainte auprès du
Conseil des Oulémas (MUI) contre Abdullah Gymnastiar : ce distributeur des produits de
MQ Net avait vu s’installer une centrale de distribution de l’entreprise à quelques
mètres de son lieu d’activité, proposant des prix bien inférieurs aux siens. Ce n’était pas
la première fois que l’entreprise de Gymnastiar se trouvait en porte-à-faux par rapport
à ses adhérents. Certains d’entre eux s’étaient plaints que les cadeaux-bonus promis en
récompense des ventes n’étaient pas disponibles, ou encore que les produits étaient
rarement en stock20.
halal. De fait, [notre démarche] ne se limite pas uniquement à une seule religion
[l’islam] ».
34 Tiens Syariah définit trois principaux types de marchés au sein de la population :
1. Le « charia-loyaliste » : ce marché est composé uniquement de ceux qui veulent
faire des affaires exclusivement selon les principes de la charia/de la morale ; il doit
être approché par une méthode religieuse-émotionnelle, par exemple, sur la nature
halal du produit. Exemple : les écoles/pensionnats islamiques (pesantren) ou encore
les « musulmans traditionnels-religieux ».
2. Le « loyaliste-conventionnel » : ceux qui font des affaires de manière
conventionnelle, où les principes issus de la charia/de la morale peuvent entrer –
ou non – en ligne de compte. Exemple : les cadres musulmans.
3. Le « charia-rationnel » : ceux qui utiliseront le commerce islamique s’il y a la
possibilité de faire un profit plus important. Exemple : un « profane » (orang
awam)28.
35 L’entreprise en conclut que ce sont les deux premiers types de marchés qui doivent être
la cible de ses efforts, pariant, à l’évidence, sur le renforcement de ce « matérialisme
pieux » au sein de la société indonésienne dans les années à venir. Le certificat
permettant à Tiens de se rebaptiser Tiens Syariah a été attribué en 2012 par le Conseil
des Oulémas (MUI). Cette certification du MUI n’étant valable que trois ans dans le cas
présent, l’entreprise devra débourser régulièrement des fonds pour s’assurer cette
légitimité islamique.
36 Le marché des MLM islamiques, comme en général celui de la prédication, est fluctuant
et une certaine forme d’hybridité n’est pas rare. Ainsi, les réunions de motivation des
membres de Tiens Syariah sont un étonnant mélange de Sino-Indonésiens et de Pribumi
issus de la classe moyenne, tous unis dans le même rêve de cadeaux-bonus, voitures,
maisons et voyages. Une autre MLM, symbole de ce mélange des genres, est la
compagnie BKB UFO Syariah. À la suite des émeutes antichinoises de 1998, un Sino-
Indonésien bouddhiste spécialisé dans la médecine par les plantes décida de créer une
association d’entraide dont l’objectif annoncé était de promouvoir la tolérance entre
communautés, ainsi que d’aider les plus pauvres. Pour financer les activités de cette
association, il décida de créer en 2000 cette MLM, qui prit une forme islamique à partir
de 2006 avec, ici aussi, une certification du MUI.
37 La compagnie se veut différente des autres par le caractère ouvert de son
fonctionnement : chaque membre a ainsi entière connaissance de la répartition des
frais : 40 % pour la production, 20 % de frais opérationnels, les 40 % restants étant
destinés aux profits. La dimension éthique islamique se traduit également par le fait
que, dans cette dernière catégorie, l’attribution des bonus est basée sur un partage (du
moins partiellement puisque l’activité de chaque membre compte également). D’un
point de vue social, 20 % des frais opérationnels sont attribués à des œuvres
caritatives29. Le mélange entre caritatif et lucratif est patent dans le cas présent, la
compagnie n’hésitant pas à annoncer qu’elle a attribué plus de 100 000 euros en
produits aux nécessiteux et engagé des programmes humanitaires dans différentes
régions de l’archipel, tout en rappelant qu’ont été attribué à ses membres « 40 Jaguar S-
type et X-type, 20 Mercedes, C-class, A-class, SLK, E-class, SL 500, et Porsche Boxer 30 ».
40 Le deuxième cas est celui d’une MLM spécialisée dans la commercialisation des
pèlerinages « mineurs » (Umroh) en Arabie Saoudite. La Umroh n’est pas limitée à une
certaine période de l’année, comme dans le cas du Hajj, et nombreux sont ceux parmi la
classe moyenne émergente qui utilisent les services d’agences de voyages spécialisées
pour l’effectuer. En 2015, on estime qu’environ 300 000 personnes avaient effectué ce
type de pèlerinage34. Par ailleurs, les agences proposent aux plus fortunés des formules
« Hajji Plus » qui permettent aux familles de voyager dans des conditions confortables
et de résider dans les hôtels quatre ou cinq étoiles à proximité des lieux saints de La
Mecque ou Médine. Pour certains, ce voyage est d’ailleurs souvent l’occasion d’insérer
une étape dans les grandes capitales européennes pour faire du tourisme et du
shopping de produits de luxe (moins onéreux qu’en Indonésie). En réaction à la
multiplication d’abus, le Conseil des Oulémas a émis une autre fatwa en 2012 pour
encadrer la pratique. Les principaux points portaient sur : la nécessité d’une
reconnaissance officielle de la compagnie par le Ministère des Affaires religieuses,
l’obligation d’être musulman et d’avoir pour objectif de faire le pèlerinage (pour éviter
que des non-musulmans y participent pour des raisons purement lucratives) ; le fait de
ne pouvoir retirer son argent, sauf en cas de force majeure.
41 C’est ce marché très lucratif du pèlerinage que la compagnie Arminareka Perdana a
entrepris de conquérir en proposant un agencement multi-niveaux, dont le principe est
le suivant : l’entreprise estime qu’une personne peut faire l’Umroh à partir de
25 millions Rp (1 700 euros). Ainsi, chaque nouveau membre paie un droit d’entrée et de
commercialisation des produits de l’agence (3,5 millions Rp-230 euros), qui constitue un
dépôt pour le voyage futur. Pour le recrutement de toute nouvelle personne, le membre
reçoit 1,5 million Rp, puis 500 000 Rp pour le second ; et au bout de 11 personnes
recrutées, le membre atteint les 25 millions Rp requis pour partir. En 2013, l’entreprise
avait fait partir 24 700 personnes, pour un chiffre d’affaires de 550-600 milliards Rp
(37-41 millions d’euros)35. En raison de ce fonctionnement douteux, le MUI a décidé en
2014 de retirer son certificat à la compagnie, ainsi qu’à une autre entreprise au
fonctionnement similaire (Mitra Permata Mandiri)36. Toutefois, et comme le font
justement remarquer leurs dirigeants, cette certification du MUI n’est en rien
indispensable et seuls les tribunaux administratifs seraient en mesure de les forcer à
mettre fin à leurs activités37.
marchande39 » a souvent joué une fonction de légitimation (Murray Li, 1998). Ce rôle est
aujourd’hui plus que jamais d’actualité.
43 Il convient aussi de rappeler que l’entreprise pribumi a été confrontée historiquement à
un problème de confiance dans les affaires, en particulier à Java (Geertz, 1963 : 126 ;
Dewey, 1962 : 37). Le fait que le commerce n’était pas une activité socialement valorisée
y a probablement joué un rôle, mais il apparaît également que la structure sociale
spécifique javanaise n’était pas favorable au développement d’entreprises au-delà du
noyau familial. Alors que les Sino-Indonésiens ont pu développer un « capitalisme en
réseau » (network capitalism) basé sur une forte intégration verticale de la structure
familiale (patrilinéaire, patrilocale et patriarcale), ainsi que des groupes de solidarité
étendus (guanxi), la société javanaise était marquée par une atomisation structurelle
autour d’unités familiales formées par des couples isolés (Mackie, 1998).
44 On comprend donc mieux l’avantage que peut représenter le système MLM dans ce
contexte. D’une part, chaque personne est à la fois vendeur et acheteur des produits, ce
qui peut réduire les tensions émanant des résistances sociales à l’activité commerciale.
D’autre part, parce que l’entreprise pyramidale se définit par l’absence d’une structure
bureaucratique hiérarchisée et donc par une grande autonomie des acteurs, chacun
étant son propre « chef », les problèmes de coordination dus à un éventuel déficit de
confiance sont plus aisément résolus. Ceci n’est pas sans rappeler les modalités
d’adaptation du petit entrepreneuriat des années 1950 au contexte atomisé de la société
javanaise. Comme le notait Alice Dewey à l’époque, le fait que « chaque personne opère
en tant qu’entrepreneur indépendant supprime le besoin de supervision du personnel
et garantit l’honnêteté, la diligence et la loyauté envers la compagnie » (1962 : 27). Dans
la volonté de développer le statut économique de l’Oumma, ce sont aussi ces
agencements spécifiques des MLM islamiques qui peuvent se révéler attractifs pour
ceux voulant se lancer dans les affaires.
45 On retrouve également cette problématique, sous un autre angle néanmoins, chez
l’économiste américain Timur Kuran (2004 : 51) : l’une des raisons de l’islamisation
croissante des économies des pays musulmans réside dans le fait que celle-ci permet
une efficacité économique accrue basé sur des mécanismes de confiance. Le tissage de
relations de confiance induites par cette communauté morale permet en effet de
minimiser les coûts d’une activité marchande. Les nouveaux arrivants qui tentent de
s’intégrer dans un environnement urbain des grandes capitales du monde musulman
ne bénéficient plus de leurs réseaux de solidarité régionaux ou ethniques, et se
tournent de fait vers ces réseaux de l’« Islamic subeconomy », où l’information sur la
malhonnêteté d’une personne a tendance à se répandre rapidement.
46 Cette islamisation par le champ économique équivaut-elle pour autant à un repli sur soi
communautariste ? La question ne peut être résolue aisément à l’évidence. Pour Greg
Fealy (2008), l’évolution de l’Islam indonésien dépend d’une diversité de facteurs,
notamment ceux reliés aux conditions socio-politiques à un niveau national, ainsi
qu’aux relations entre les pays occidentaux et musulmans, mais, « toutes choses étant
égales par ailleurs », le processus de commercialisation que connaît actuellement
l’Islam indonésien ne risque pas de changer véritablement son caractère modéré.
S’appuyant sur les écrits de Peter Berger et Wade Roof40, G. Fealy ajoute que le
phénomène pourrait même favoriser une certaine forme de pluralisme religieux. Dans
ce schéma, le renforcement de la pluralité et de la tolérance est favorisé par la
conjonction de deux phénomènes : d’une part, la grande liberté de choix produite par
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NOTES
1. Le pays connaît une croissance de 5 % par an depuis le milieu des années 2000.
2. Ce retour du religieux avait débuté au tournant des années 1980-1990, puis s’est intensifié avec
la démocratisation ayant suivi la chute du président Suharto en 1998.
3. Le système MLM est en réalité une déclinaison des « sociétés de vente directe » (SVD),
apparues aux États-Unis au XIXe siècle. Les SVD poursuivaient en quelque sorte la tradition des
vendeurs itinérants, qui avaient longtemps constitué l’un des principaux maillons de l’économie
du Nouveau Continent. Si ces sociétés ont pris leur forme moderne dans les années 1930, c’est
surtout dans les années 1960 et 1970 qu’elles ont connu un développement rapide, à la faveur des
32. http://kabarsumatera.com/2014/03/bisnis-haram-berkedok-syariah/
33. http://bisnis.tempo.co/read/news/2013/09/05/092510519/bisnis-baru-yusuf-mansur-
membeli-ulang-indonesia
34. http://www.republika.co.id/berita/nasional/umum/12/07/24/m7nsnf-mlm-haji-rugikan-
umat
35. http://nasional.tempo.co/read/news/2014/03/28/173565992/Begini-Modus-MLM-di-Bisnis-
Umrah
36. http://www.republika.co.id/berita/nasional/umum/12/08/30/m9jy7u-inilah-fatwa-mui-
soal-mlm-umrah
37. http://www.suara-islam.com/read/index/6164/Kemenag-Tidak-Berhak-Mencabut-Ijin-
Operasional-PT-MPM
38. On notera qu’AMWAY, l’un des plus importants MLM américains, a choisi de recruter des
Indonésiens diplômés en psychologie avec pour objectif de reformuler l’imaginaire marketing de
l’entreprise en l’adaptant au contexte indonésien, où le domaine de la « vente » (jualan) est
considéré comme peu valorisé socialement dans certaines couches de la population. Entretien
avec une ancienne employée indonésienne d’AMWAY en charge de cette stratégie, 19 juin
2015,Lyon.
39. Le Coran contient de nombreux passages favorables à l’activité marchande, tout en régulant
les échanges commerciaux (voir Rodinson, 1966). Dans le cas indonésien, cet argument a été
d’autant plus utilisé que l’islamisation de l’archipel fut en grande partie favorisée par les réseaux
maritimes marchands musulmans (voir Lombard, 1990).
40. Roof W. C., 1999, Spiritual marketplace: Baby boomers and the remaking of American religion,
Princeton, N. J., Princeton University Press ; Berger P. L., 1969, The social reality of religion, London,
Faber.
41. Au sens où le choix d’une pratique spirituelle dépend aujourd’hui davantage de l’individu que
d’une institution religieuse socialement dominante ou du milieu d’origine de la personne.
RÉSUMÉS
Depuis le début des années 2000, l’Indonésie a vu se multiplier des sociétés de vente directe (SVD)
et de vente multi-niveaux (MLM). Certaines sont étrangères, américaines pour la plupart, à
l’exemple d’Amway ou Herbalife ; d’autres sont des sociétés locales souvent impliquées dans la
vente de produits de santé et de beauté « naturels », ayant un fort ancrage islamique. Le
développement de ces dernières a suivi en réalité les grandes lignes de différenciation ethnique
et religieuse de l’Indonésie contemporaine. En effet, face à la domination économique de la
minorité sino-indonésienne (qui comporte de nombreux chrétiens), ces nouvelles techniques de
vente ont été perçues comme un moyen de renforcer l’économie communautaire, celle de
l’oumma (la communauté des musulmans). Ce processus d’adoption a produit nombre de tensions
entre certains principes éthico-religieux et le caractère parfois polémique des pratiques
commerciales des SVD/MLM, entraînant des débats de jurisprudence islamique (fiqh). Au-delà, les
MLM islamiques renvoient aux causes possibles d’une islamisation croissante des économies des
pays musulmans : d’une part l’économie islamique et la para-économie islamique permettent de
penser et de se réapproprier l’ordre capitaliste mondialisé ; d’autre part, elles produiraient une
efficacité économique accrue en générant de la confiance au sein de « communautés morales »
islamiques.
From the beginning of the 2000s, direct selling companies and multi-level marketing are
multiplying in Indonesia. Some are foreign, American for the most part, like Amway or Herbalife;
others are local companies often involved in the sale of health and beauty “natural” products
with a strong Islamic anchoring. The development of the latter followed in reality the main lines
of ethnic and religious divide in contemporary Indonesia. Indeed, in the context of the Chinese-
Indonesian minority’s economic domination (among which many are Christians), these new sales
techniques were perceived as a way to reinforce the communautarian economy of the Muslim
Umma. Moreover, this process produced a number of tensions between ethico-religious
principles and the sometimes polemical character of MLM commercial practices – an issue that
has in turn generated Islamic jurisprudential debates (fiqh). Beyond this, Islamic MLMs relate to
the possible causes of the growing Islamization of Muslim countries’ economies : first, Islamic
economics and the Islamic sub-economy allow the re-appropriation of the modern globalized
capitalistic order; second, they potentially produce an increased economic efficiency by
generating trust within Islamic “moral communities”.
Desde principios de los años 2000 Indonesia vió multiplicarse las sociedades de venta directa
(SVD) y de venta multinivel (MLV). Algunas son extranjeras, la mayoría americanas, por ejemplo
Amway o Herbalife; otras son sociedades locales a menudo implicadas en la venta de productos
de salud y de belleza “naturales”, de fuerte raigambre islámica. El desarrollo de estas últimas
siguió en realidad las grandes líneas de diferenciación étnica y religiosa de la Indonesia
contemporánea. Frente a la dominación económica de la minoría sino-indonesia, estas nuevas
técnicas de venta fueron percibidas en efecto como un medio de reforzar la economía
comunitaria, la de la Umma musulmana. Este proceso de adopción ha producido también
tensiones entre ciertos principios étnico-religiosos y el carácter a veces polémico de las prácticas
comerciales de las SVD/ MLM. Esta problemática ha sido objeto de debates de jurisprudencia
(fiqh) dentro de las instancias islámicas. Más allá de esto, las MLM islámicas sostienen la hipótesis
de una islamización creciente de las economías de los países musulmanes que permitirá una
eficacia económica creciente basada en mecanismos de confianza.
INDEX
Mots-clés : Indonésie, Islam de marché, marketing relationnel de multiniveaux islamique,
sociétés de vente directe (SVD), vente multi-niveaux (Multi-Level Marketing, MLM)
Palabras claves : Indonesia, Islam de mercado, marketing relacional de multinivel islámico,
sociedades de venta directa (SVD), venta multinivel (Multi-Level Marketing, MLV)
Keywords : Indonesia, Market Islam, Islamic multi-level marketing, direct selling companies,
Multi-Level Marketing
AUTEUR
GWENAËL NJOTO-FEILLARD
Centre Asie du Sud-Est (Case), UMR 8170, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]
Marie-Liesse de Luxembourg
1 Finance islamique. Chacun de ces termes paraît si grevé de préjugés qu’il faut
l’innocence de la jeunesse pour trouver quelque enthousiasme à cette rencontre. Dans
les mois qui ont suivi la débâcle de la bulle immobilière transatlantique et des banques
impliquées, il semblait pourtant nécessaire de changer les principes de fonctionnement
du système financier, de rompre avec la spéculation, avec l’incertitude des contrats
aléatoires qui avaient transformé l’économie en « casino », avec l’intérêt signe de
rapacité. C’est tout ce que proposait la finance islamique, qui intéressait alors la
ministre de l’Économie et les banquiers parisiens d’Europlace, tentait certains des
promoteurs de l’économie sociale et solidaire, suscitait le débat dans les media et à
l’Assemblée Nationale tandis que la DST enquêtait sur le financement de réseaux
terroristes et les juristes sur les montages, comme celui qui avait permis à une filiale de
l’Union des Banques Suisses d’acquérir le 1, Trafalgar Square, avec le conseil d’avocats
londoniens et caïmaniens, pour le compte de fonds d’investissements du Golfe. Bref, la
finance islamique perturbait les figures, les méthodes et les circuits de la finance dite
conventionnelle, en affichant fièrement un taux de croissance inexorable, des principes
responsables et des pratiques ésotériques.
2 Avec le recul, qu’est devenue cette finance islamique ? Correctement régulée, en accord
avec les recommandations du G20 contre le blanchiment et pour la stabilité financière,
elle a fait disparaître les soupçons de financement du terrorisme et les malversations
qui avaient conduit à la faillite de la BCCI en 1991, laquelle n’était d’ailleurs pas
conforme aux principes définis par la charia. Les spécialistes semblent indiquer que la
différence avec la finance conventionnelle serait avant tout cosmétique (Khan, 2010),
même si certains remarquent un style de gestion différent (Beck et al., 2013). D’autres
jugent qu’elle ne répond pas aux besoins de financement de la plupart des pays
musulmans mais plutôt aux préoccupations de gestion de fortune des plus riches
(Allard, Benchabane, 2010). Mais on ne parle ici que de l’activité des banques, et non
plus du modèle de développement qu’elles devraient promouvoir, ni des fonds
d’investissements, ni de l’intérêt des jeunes français qui rêvent de participer au
développement de « la communauté » grâce au crowdfunding islamique. Manifestement
la finance islamique est un peu plus que la réunion des banques islamiques : certains
colorent leurs représentations d’espérances, en font le support de leur sociabilité
militante ou mondaine, de leurs projets éducatifs ou professionnels. Comment
retrouver l’unité d’un phénomène global diffracté par tant de prismes locaux ?
3 La forme de la finance islamique n’est évidemment pas la même dans les pays où l’islam
est une référence constitutionnelle et dans les pays où les musulmans sont
minoritaires. Avant d’essayer de comprendre comment ces derniers perçoivent un
phénomène lointain, nous présenterons rapidement le développement contemporain
dans les pays où l’islam est une référence constitutionnelle (1) puis nous constaterons
les événements et les trajectoires des dernières années en France (2) et tenterons une
interprétation extra-financière (3) de ces phénomènes.
Des principes
5 Dans la finance islamique, le prêt à intérêt (riba), la contribution à des activités illicites
(haram), l’incertitude contractuelle ou spéculative (gharar et maysir) sont prohibés ; il
faut aussi adosser toute transaction à un bien ou un actif réel (c’est-à-dire non
purement financier) et partager les profits comme les pertes. Ces dispositions semblent
faire l’objet d’une adhésion universelle car elles condamnent les excès de la finance qui
ont conduit à la crise : spéculation, enrichissement sans cause et sans travail, recel du
produit d’activités immorales ou dégradantes (armes, drogue, prostitution,
pornographie), etc. Les exposés pour le grand public laissent généralement de côté les
dispositions plus techniques et moins consensuelles comme l’obligation de prendre le
conseil de trois jurisconsultes spécialistes de la charia (ulama ou shariah scholars),
l’adhésion à l’étalon or (sous le nom de dinar islamique) et la limitation de l’impôt à la
zakat coranique. La mise en œuvre de ces principes invalide les activités financières
habituelles.
6 Considérons par exemple la relation emblématique du secteur financier : le crédit n’est
plus possible sans prêt à intérêt puisque la banque ne peut rémunérer son personnel,
sauf à modifier de manière substantielle la relation avec son client. En revanche, elle
pourrait acquérir le bien et le céder sous forme de crédit-bail : c’est l’objet du contrat
dit ijara. Pour le crédit aux PME, on proposera le partage non seulement des profits mais
aussi des pertes découlant d’un investissement dans une mudaraba (qui évoque le contrat
de métayage). Le développement de la finance islamique s’appuie donc sur des contrats
spécifiques, qu’on désigne couramment par leurs noms arabes. Les normes de l’AAOIFI
(2013) recensent l’ensemble des contrats canoniques, et c’est le rôle des comités pour la
9 Tous les ouvrages de vulgarisation se réfèrent à Ariff (1988) qui offre l’archétype du
récit de fondation : il présente la rupture avec les puissances coloniales et le socialisme
arabe, puis le développement spontané des banques et des organisations financières
internationales. Toutefois, les pays du Golfe n’ont, au début des années 1970, ni système
financier, ni droit bancaire : les revenus sont distribués à travers les réseaux tribaux et
clientélaires. Après le choc pétrolier, les États s’emploient à centraliser la distribution
des revenus pour éviter que les réseaux clientélaires ne puissent être mobilisés à des
fins politiques. Un des moyens de cette centralisation est la constitution d’une
administration fiscale de la zakat.
10 C’est dans ce contexte que Kahf (2001) situe le compromis politique fondateur de la
finance islamique : les États producteurs, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite,
désirent construire un secteur financier pour développer leur économie, mais ils
doivent composer avec la part conservatrice de leur opinion opposée à la perception
d’intérêt par les banques comme des impôts par l’État. On (Kahf ne caractérise pas) se
propose alors d’associer les ulama à ce processus au terme d’un compromis historique.
Quels en sont les termes ? On concède aux ulama un rôle dans la gouvernance des
institutions financières, chacune dotée d’un comité pour la charia 2, on met sur pied une
série d’institutions internationales pour assurer la propagande de la foi et de sa
traduction financière3, enfin on rémunère très correctement les volontaires. Que veut-
on obtenir ? Une bienveillance universelle à l’égard des banques, un peu d’ordre dans
l’émission des fatawa et la paix en matière fiscale. Kahf montre que le compromis
politique fonctionne en ce qu’il conduit à une « islamisation de la finance », mais aussi à
la financiarisation des ulama : leur image de sages ascétiques et pauvres évolue au fur et
à mesure qu’ils gagnent une aisance manifeste. Cette période fondatrice (1975-1995)
débouche sur la création d’un système financier effectif.
11 Ce modèle répandu dans le Golfe, où les ulama constituent un groupe social
incontournable, diffère de la voie malaisienne. Delfolie (2013) a décrit la politique
d’islamisation de l’économie menée afin de signifier aux Malais musulmans qu’ils
tiraient le meilleur parti de la croissance de leur pays multiethnique. Cette orientation
décidée par le Premier ministre Mahatir à la fin des années 1970 se traduit par la
création d’une banque islamique publique en 1983, dont le capital est ouvert au public
en 1992 en même temps que des concurrents privés sont agréés ; les assurances suivent
avec un décalage de deux ans. Contrairement aux citoyens des États du Golfe, les
Malaisiens ne bénéficient pas du reversement direct de la rente pétrolière, ni d’une
forme de sécurité sociale résultant de l’évergétisme des élites : ils doivent donc, à
l’image de leurs voisins singapouriens, prévoir une assurance santé et une retraite que
les institutions islamiques vont leur proposer dans des conditions d’autant plus
rentables qu’elles bénéficient d’incitations fiscales (par rapport à la finance
conventionnelle). Si on mentionne encore le financement du pèlerinage à la Mecque,
assuré par Tabung Hajji depuis les années soixante, et les formes spécifiquement
islamiques d’acquisition immobilière, il apparaît que la Malaisie invente une finance
islamique pour les classes moyennes qui permet de compenser la faiblesse de la rente
pétrolière par l’adhésion. La finance islamique est, dans le monde malais, une
dimension d’une marchandisation du religieux presque universelle : Pepinsky (2010)
l’analyse comme une « prise de position dans la mondialisation ». Dans un contexte
social marqué par l’émergence d’une classe moyenne, cette consommation
ostensiblement islamique ressemble à la consommation ostentatoire identifiée par
Thorstein Veblen. Une telle configuration paraît difficilement transposable dans le
Golfe, où les « flambeurs » sont perçus comme corrompus par l’Occident, dont les
musulmans pieux s’abstiennent de consommer les productions douteuses.
12 Il convient ici de constater que pour être islamiques, ces institutions financières n’en
sont pas moins capitalistes : ce sont des sociétés anonymes cotées et dotées d’un comité
pour la charia. On aurait pu imaginer des formes plus disruptives, comme des
coopératives, dont Mit Ghamr en Égypte constitue l’unique et éphémère exemple, des
fondations qu’on nomme waqf en arabe (Deguilhem, 1995) et qui ont une longue
histoire, ou pourquoi pas des formes originales de microcrédit, dont on se souvient
qu’il a été développé par Muhammad Yunus au Bangladesh... à l’écart du courant de la
finance islamique. Au-delà du projet, pour comprendre ce qui marche, il convient de
prêter attention à qui le met en œuvre.
13 Feillard et Madinier (voir l’article du second dans ce volume) ont donné de nombreux
exemples d’entrepreneurs islamiques dans le monde malais, souvent des prédicateurs
qui utilisent leur image pour vendre des biens et services les plus divers. Les activités
financières étant fermement encadrées, ce genre d’opportunisme n’y est pas
directement possible : aussi pour développer les activités de finance islamique, il faut
du capital et du savoir-faire en plus du projet. Le projet a connu de nombreux avatars :
Belabes (2013a) présente l’échec d’une création de banque islamique dans l’Algérie des
années 1920, Schönenbach (2014) décrit l’aventure de la première caisse d’épargne
islamique dans les années 1960 en Égypte, et on a déjà évoqué la création de
nombreuses « banques » dans le Golfe après le choc pétrolier. Mais tous ces exemples,
bien que chargés des espérances des ulama comme des militants, restent à l’état
végétatif. C’est la rencontre avec le capital et l’expertise qui permet le développement,
en particulier quand le Prince Al-Walid ben Talal convainc John Reed, le patron de
Citibank, de lancer une filiale islamique.
14 Trois variétés d’entrepreneurs participent donc au développement de la finance
islamique dans le Golfe, comme en Malaisie :
15 – les apporteurs de capitaux,
16 – les experts,
17 – les donneurs de légitimité.
18 Parmi les premiers, on a cité le prince ben Talal, figure de la famille royale saoudienne,
premier actionnaire individuel de Citigroup, mais aussi mécène pour de nombreux
centres universitaires de recherche sur l’islam, notamment l’Islamic Finance Project à
Harvard (mais aussi à Édimbourg et Georgetown en particulier). Les musulmans
préfèrent généralement citer en exemple Saleh Abdullah Kamel, pieux entrepreneur
saoudien dont l’entreprise Dallah, fondée en 1969, s’est diversifiée dans les services
financiers à partir de 1984 sous le nom d’Al Baraka. À cette époque toutefois, moins de
dix pour cent des ménages dans le Golfe ont accès à des institutions financières
formelles. Jusqu’aux années 2000, Saleh Abdullah Kamel n’est donc pas tant un
banquier qu’un mécène, qui consent des dons importants pour encourager la recherche
sur la finance islamique (dotation d’universités) et impose un financement islamique
pour les projets caritatifs qu’il finance. Il est suivi par de riches personnalités comme
Mohammed Al Amoudi et Abdullah Buqshan. Cet afflux de capitaux permet de
s’affranchir temporairement de la question des modèles économiques.
19 Restait à trouver des experts : en 1996, Citibank a détaché rien moins que son Global
Research Group Head, Joseph Connolly, pour développer sa filiale bahrainie. Fort de vingt
ans d’expérience, c’est un catholique américain d’origine irlandaise. Après lui, de
nombreux financiers occidentaux viennent travailler dans le Golfe ou en Malaisie.
Certains se convertissent, comme Daud Vicary qui après vingt-cinq années comme
banquier et consultant dirige à partir de 2009 le Global Islamic Finance Group de Deloitte,
puis l’institut de formation de la banque centrale malaisienne (INCEIF). Ou Lilian Le
Falher, plus opérationnel, qui après une Sup’ de Co sans éclat, passe six ans chez BNP
Paribas où il dirige finalement les produits d’investissement pour le Moyen Orient :
recruté par Kuwait Finance House en 2005 comme directeur pour les marchés de
capitaux, il siège au comité de direction. Si la piété des précédents ne fait aucun doute,
l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité dans la finance islamique depuis les années
2000 a multiplié, à Dubai comme à Londres ou Singapour, les Muhammad Smith et les
Omar Jones, dont la conversion ne s’accompagne pas toujours d’une dévotion ascétique.
Même si la création de formations universitaires appropriées dans les pays où l’islam
est une référence constitutionnelle devrait permettre de former une main-d’œuvre
locale, les financiers islamiques actuels sont avant tout des financiers : c’est pour cela
qu’il est nécessaire de conférer une légitimité à leurs entreprises.
20 Tel est donc le rôle des ulama rebaptisés pour l’occasion shariah scholars et groupés en
shariah boards (ou comités charia) de légitimer l’activité des financiers islamiques
opérant avec les capitaux des musulmans ou non. Signalons que les plus éminents
affichent invariablement un diplôme d’une université occidentale : Nizan Yaqubi aurait
un PhD de l’University of Wales, Mohamed Elgari de l’University of California (sans
précision du lieu dans un cas ni dans l’autre) et Mohd Daud Bakar de Saint Andrews
(PhD en droit islamique). Au-delà de ce premier cercle qui approuve directement les
décisions de gestion, la population des universitaires spécialistes de la question va
grandissant grâce aux financements en provenance du Golfe (ainsi par exemple Rodney
Wilson a vu son programme de recherche devenir le Durham Centre for Islamic Economics
and Finance, et même l’université de Kyoto possède une chaire de finance islamique
occupée par Shinsuke Nagaoka). En Malaisie, la banque centrale finance l’INCEIF qui a
offert des postes à de nombreuses personnalités, comme Abbas Mirakhor, qui a été
professeur d’université aux États-Unis puis directeur exécutif au FMI (rôle dans lequel il
était mandaté par l’Iran).
21 Si les rôles sont ingénieusement répartis pour permettre le succès de la finance
islamique, beaucoup de musulmans traditionnels estiment que celle-ci « a échoué à
satisfaire les aspirations institutionnelles et politiques du système économique
islamique » (Zaman, Asutay, 2009 : 73) qui avait pourtant nourri l’élaboration
intellectuelle des années 1975-1995. Certains ne se satisfont donc pas des conséquences
du compromis historique, tandis que les banques et les compagnies d’assurances ne
trouvent un modèle économique qu’à l’abri de barrières non tarifaires où l’islam sert de
caution.
22 Fort d’une vision nuancée de la finance islamique, on peut s’intéresser à son accueil en
France.
Des réseaux
Les courtiers
financement participatif solidaire qui sélectionnent les projets pour leur impact social
et ne prennent des commissions que lorsque le financement est effectivement bouclé.
46 Début 2016, il semble qu’Anass Patel ait su trouver dans le courtage en financement un
modèle économique qui réunit des apporteurs de capitaux et que légitime un comité
charia (ACERFI) plutôt divers : Zakaria Seddiki est originaire d’Algérie (malékite),
Mohammad Patel de la Réunion (hanafite), Mohammed Bechir Ould Sass de Mauritanie
(malékite). Le modèle du courtage en relation avec une activité associative semble aussi
être celui que suivent quelques courtiers en assurance, notamment Abdelouahed
Moummad et Ezzedine Ghlamallah. Ceux-ci se sont rencontrés pendant leur scolarité au
MBA de finance islamique de l’université de Strasbourg, dont ils ont animé l’association
(IFSO) avant de diffuser des produits d’assurance-vie similaires. Ghlamallah est très
présent dans la presse professionnelle et a été élu meilleur jeune courtier à l’occasion du
salon du courtage 2015.
47 Malgré une ressemblance formelle avec l’activité de Patel, qui juxtapose militantisme
associatif, diffusion par la publication, conférences et enfin courtage, les assureurs sont
moins innovants que Patel. Même si Ghlamallah réalise des enquêtes remarquables sur
les attentes des consommateurs, il diffuse pour l’instant des produits conçus par
d’autres – la SICAV Salam Pax dont on a déjà parlé, mais aussi un contrat mixte vendu
par FWU, un assureur allemand. Sur ce dernier produit, une polémique a éclaté avec le
site lafinanceislamique.com18, enregistré par le couple Pedro/Mariji, qui écrivaient en
juin 2015 : « avec le contrat Ethra’a, la totalité des sommes que vous épargnez les 15
premières années, vous ne les reverrez jamais ! Ils vont directement dans la poche de
l’assureur ». Ce ton polémique tranche avec le style plein d’onction dévote qui sied aux
vendeurs de produits financiers conformes aux prescriptions religieuses : est-ce
l’annonce d’une guerre commerciale maintenant que le client semble mordre à
l’hameçon ? Ou la sainte colère d’un croyant épris de vérité qui fustige les Tartuffe ?
Tentons une analyse de ces faits récents.
inventent une pratique localisée, là où leurs aînés cherchaient à maintenir les liens
avec un pays d’origine. Hassoune a certes joué la fidélité marocaine en faisant travailler
le CIFIE, mais c’est le comité charia le moins identifiable à un pays ou une école qui est
de loin le plus actif (en tous cas en termes de classement par Alexa des sites web, à
défaut d’une autre mesure objective). L’échec des aînés est aussi l’échec des figures
traditionnelles de la respectabilité islamique : en particulier l’imam et le jurisconsulte.
À ces « figures contemporaines du champ religieux islamique en France », Frégosi
(2004) oppose le conférencier : c’est justement le statut le plus visible des entrepreneurs
que nous avons repérés.
50 Bien sûr Hassoune, Patel et Ghlamallah sont des experts, mais ce n’est pas leur
expertise qui leur a valu d’obtenir l’oreille de la communauté et de la presse grand
public : à les entendre, leur activité ne serait qu’un programme ; un programme qu’ils
exposent avec un art oratoire et un charisme indéniables. À chacun le sien : une
rhétorique flamboyante et des perspectives globales pour Hassoune, la proximité avec
l’auditoire pour Patel, le pragmatisme inspiré pour Ghlamallah. Comme le fait
remarquer Frégosi, la caractéristique du conférencier est de toucher son public en lui
parlant de sa vie quotidienne, qu’il met en perspective dans sa relation à l’universel via
la finance islamique. C’est dire que le public vient chercher bien plus que des produits
financiers auprès de lui.
51 Dans les conférences dispensées par les universités offrant des formations ou des
programmes de recherche spécialisés (c’est le cas de Dauphine 19, Paris 1 Panthéon-
Sorbonne20 ou Strasbourg21) comme par celles que les associations donnent, l’assistance
est constituée pour un tiers environ de jeunes femmes musulmanes, voilées ou non,
avec des attaches familiales au Maghreb dans 95 % des cas ; les deux tiers restants sont
des hommes, avec une plus grande amplitude dans les âges et les origines
géographiques pour ces derniers. La moyenne d’âge est d’à peine trente ans, le public
est donc étudiant ou en premier emploi. Il est aussi intéressé aux études doctorales :
dans les cinq dernières années, une douzaine de thèses ont été soutenues sur la finance
islamique, plusieurs dizaines sont en cours, et presque tous et toutes ont un projet dans
ce domaine. C’est dire qu’ils souhaitent chercher un chemin vers la finance islamique
dans les disciplines académiques reconnues en France plutôt que dans l’enseignement
des ulama. Même s’ils aspirent souvent eux-mêmes à devenir jurisconsultes, leurs
modèles sont les scholars du Golfe qui siègent dans des dizaines de comités charia
(Gintzburger 2012) et bénéficient de revenus considérables.
52 En dépit d’un matérialisme provocant, on trouve des éléments ascétiques indéniables
chez ces jeunes qui se lèvent la nuit pour faire leurs prières, et travaillent même
pendant tout le mois de ramadan : les jours sont bien plus longs en Europe que sous les
tropiques où vit une grande partie de la population musulmane. Toutefois, les
discussions récurrentes et presque badines sur la dispense de la prière et du jeûne pour
les voyageurs laissent entendre que la damnation éternelle ne fait pas partie des
préoccupations : alors que les protestants de Max Weber vivent dans une tension que
justifie l’enjeu du salut, dont la réussite matérielle constitue un signe rassurant, les
jeunes musulmans intéressés à la finance islamique n’envisagent pas sérieusement la
vie après la mort. L’ascèse fait partie d’un système de signes visibles, comme la
revendication du non-travail des femmes, les diplômes et les biens de luxe griffés : on
parle bien de financiers qui en possèdent les signes extérieurs et préfèrent que leurs
femmes ne travaillent pas (même s’ils disent parfois « vouloir seulement leur laisser le
choix »), comme ils préfèrent se dire inscrits en thèse à Normale Sup’ plutôt que
diplômés d’une école de commerce, ou préfère qu’on les voie avec une montre suisse de
marque plutôt qu’avec une montre bon marché. On croirait reconnaître les signes de la
classe de loisir décrite par Veblen, et l’on serait tenté de s’interroger sur l’intégration
par ces nouveaux riches de caractères culturels secondaires de l’Occident. Mais la
participation à la consommation n’est pas entière, puisqu’elle voisine avec une critique
apparemment paradoxale du matérialisme.
53 La tension palpable autour de la finance islamique, qu’on voudrait voir s’affranchir des
jeux de pouvoir et d’intérêt, est compensée par un apaisement dans la vie personnelle.
L’affirmation de la confiance dans la finance islamique permet à beaucoup de jeunes
musulmans qui ont choisi de faire des études de finance pour gagner de l’argent de se
justifier vis-à-vis de leur entourage familial et amical, et vis-à-vis d’eux-mêmes. Cette
forme de réconciliation des choix professionnels avec l’injonction religieuse présente
donc les caractéristiques qu’Amghar (2008 : 112) conférait au salafisme : « [fasciné] par
l’image de réussite économique à l’américaine qu’est le self-made man. Fondé sur le
refus de l’engagement politique et du militantisme collectif, ce salafisme prône la
réussite matérielle comme moyen de réalisation individuelle ». La dimension
conflictuelle est émoussée puisqu’au lieu d’une attitude « protestataire et revancharde
à l’égard de la société française : “Mon niveau de vie et ma réussite sont ma manière de
dire à la France que malgré ses bâtons dans les roues, j’ai réussi” » (id. : 111), les adeptes
de la finance islamique cherchent à convaincre de son bénéfice pour la société française,
non-musulmans compris. Ils exaltent une contribution positive de l’islam à la société
française : la finance islamique est le prétexte pour une manifestation de fierté
islamique.
54 Cette fierté islamique permet de dépasser l’opposition entre spiritualité et ostentation
puisque les croyants, lorsqu’ils expriment les bienfaits de la finance islamique, ont le
sentiment de la représenter. En plus de ses acceptions politique et théâtrale, le verbe
représenter doit être entendu avec ce qu’il connote dans la culture rap de part et d’autre
de l’Atlantique (Hammou, 2011), que ces financiers islamiques on beaucoup écouté
avant d’entendre l’appel de la vocation. Dans cette tradition, représenter c’est paraître
avec fierté pour exprimer le meilleur (de ce qu’on représente). Ainsi nos financiers
islamiques français sont-ils en représentation devant les adultes, les chefs, les profs, les
journalistes mais aussi leurs femmes, leurs pairs... Bien loin d’opposer l’apparence à
l’essence, cette éthique de la représentation se déroule sous le regard de Dieu lui-
même, pour soi et pour la communauté. Représenter c’est avant tout être l’entrepreneur
de sa vie comme un artiste improvisateur, non pas dans un monologue solipsiste, mais
avec les membres de la communauté qu’on représente, en construisant une
communauté de destin.
55 Mais que représentent précisément ces entrepreneurs de la finance islamique à la
française ? En examinant leurs œuvres, on constate qu’elles tiennent compte des
possibilités offertes par le droit français, et elles sont nombreuses : société en
participation pour structurer le sukuk Orasis, mutuelle d’assurance pour loger du
takaful... Ce shopping dans les formes juridiques s’accompagne d’un éclectisme
idéologique : Anass Patel, par exemple, revendique l’héritage de la mutualité, du
coopératisme de Charles Gide, mais aussi du libertarisme dans l’exaltation des réseaux
sociaux et du bitcoin. L’impossibilité de modifier le droit français a fait dérailler le
projet de naturalisation des formes contractuelles de l’AAOIFI aux noms arabes et
suscité un syncrétisme tout à fait inédit. Comme l’écrivait Amghar (2005 : 34) :
« L’international détermine en partie le discours qui sera repris à un niveau local, mais
il faut examiner les comportements des musulmans de France à l’aune de
l’individualisation du religieux et du “bricolage” qui s’ensuit. La réappropriation des
modèles importés par les acteurs musulmans nationaux remodèle l’héritage islamique
auquel ils se réfèrent. » Un aspect évident du bricolage est l’absence de cohérence des
références convoquées par les entrepreneurs-conférenciers et par leur public.
56 Amel Boubekeur (2005) montrait que le bricolage n’est pas le privilège des garçons : elle
présentait déjà la diffusion du voile chez les jeunes filles dans les années 1990 « entre
bricolages religieux sur la question de l’amour et invention d’une nouvelle identité
féminine détachée de la Tradition ». Ici, les filles participent aussi, mais avec des
handicaps dus autant aux contraintes qu’elles rencontrent qu’aux objectifs qu’elles
s’assignent. Parmi les contraintes, le soin des enfants s’avère paradoxal : le congé
parental conduit beaucoup de jeunes mères à former le projet d’une thèse sur la finance
islamique, qui s’avère par la suite incompatible avec la charge de famille. Les objectifs
ne sont pas toujours plus gérables : certaines expliquent fièrement vouloir devenir
shariah scholar pour faire évoluer « les représentations ici et la société là-bas »,
ambitieux projet qui n’est pas dépourvu de contradictions car ici comme là-bas, le fait
d’être perçu comme étranger prive des moyens d’agir sur les représentations. Ces
exemples montrent que l’objectif de la finance islamique peut se situer hors de la
finance elle-même : le projet d’aplanissement des difficultés de ce monde dans un islam
rêvé qui en serait la perfection constitue l’islam comme lieu du désir. La finance islamique
est bien la continuation de la foi émotionnelle de l’adolescence qui s’exprimait dans le
voile et la conception de l’amour (Boubekeur, 2005), mais elle offre des problématiques
intellectuelles, des perspectives professionnelles et économiques adaptées en
apparence à l’âge adulte.
57 Finalement, la finance islamique nous révèle un aspect de l’« islam des jeunes » : il est
conçu d’abord comme une communauté de destin plutôt que comme la réalité des pays à
majorité musulmane, lesquels sont loin de constituer des modèles, même si le
développement de la finance islamique y est perçu comme un signe favorable. Il existe
manifestement une dimension millénariste dans la croyance selon laquelle la finance
islamique peut non seulement transformer les sociétés mais surtout réconcilier les
parents, les cousins du bled, la perspective d’un emploi rémunérateur et la
reconnaissance d’un supérieur bien français. Cette croyance est opérante aussi bien au
niveau individuel, dans la psychologie, qu’au niveau collectif dans le projet.
58 Nous avons donc cherché à comprendre la finance islamique au-delà des principes
consensualistes qu’affichent ses partisans et de l’inventaire des formes contractuelles
qu’ils proposent. La finance islamique naît dans le Golfe des années 1970 de la
rencontre fortuite entre la réflexion théorique portée par les penseurs de l’économie
islamique et le désir modernisateur des souverains, qui dépensent une partie de la
rente pétrolière pour développer l’activité des ulama. Un élément important de ces
années de formation est l’absence de système bancaire effectif dans les pays concernés,
si bien que la finance islamique constitue alors une fiction juridique. La recherche du
plus grand dénominateur commun conduit à définir une approche parente de la
doctrine hanbali, négatrice des trajectoires historiques et des contributions modernistes
ou chiites qu’on peut observer par ailleurs. Enfin, le développement du modèle s’appuie
sur un capitalisme de marché et sur des institutions internationales islamiques fondées,
dirigées et financées en premier lieu par l’Arabie Saoudite. Dans ce pays, l’élaboration
intellectuelle de la finance a fait diversion par rapport à la constitution d’un État
centralisateur et absolu. Au-delà des souverains, les artisans de cette diversion sont des
mécènes, des financiers experts venus d’Occident et des ulama non seulement
complaisants mais impliqués.
59 Ces trois catégories de figures ont diffusé le modèle des banques islamiques dans un
nombre limité de pays en dehors du Golfe et de la Malaisie. Toutefois, la crise financière
et les printemps arabes n’ont entamé ni le taux de croissance des actifs ni la
propagation des institutions. Cette dernière s’accompagne de changements législatifs
perceptibles au Maghreb et en Afrique Occidentale. Le modèle économique ne semble
pas pour autant universellement soutenable : en Malaisie, la finance islamique opère
grâce à des incitations fiscales ; dans le Golfe la banque de détail ne paraît pas très
rentable (contrairement à la banque privée haut de gamme) ; en Afrique la finance
islamique progresse uniquement grâce aux subsides des organisations internationales
islamiques. Le développement de la finance islamique doit donc être soutenu, soit par la
rente pétrolière (qui achète les concessions politiques des États destinataires comme
les conversions individuelles des banquiers), soit par l’enthousiasme de militants qui
soutiennent par leur consommation ostentatoire et/ou par leur esprit d’entreprise
souvent plus démonstratif qu’ascétique.
60 En France, le coût symbolique des réformes légales potentielles a fait oublier l’objectif
du rapport Jouini-Pastré (2008), qui était d’attirer 100 milliards d’investissements : ce
n’est pas l’argent du pétrole qui paiera. Il faut que les militants paient de leur travail, et
la finance islamique n’existe donc que grâce à eux ; elle vit dans les cœurs des jeunes
musulmans et surtout des jeunes musulmanes. Elle constitue un des outils du bricolage
idéologique de « l’islam des jeunes », lequel emprunte au salafisme, au coopératisme de
la Troisième République comme à la geek culture, sans souci de cohérence théorique. En
revanche, l’intérêt pour la finance islamique correspond à une recherche de cohérence
personnelle : elle fournit un discours technique pour justifier le port du voile, comme
l’exercice d’une profession condamnée par l’islam, plus généralement elle rend la
chrématistique et le matérialisme consommateur compatibles avec l’islam qu’on
affiche. En effet, la finance islamique a aussi une valeur collective : par la sociabilité
qu’elle organise, par le projet qu’elle propose, elle constitue l’islam au-delà des réalités
médiocres, comme désir de perfection individuelle et collective, comme communauté
de destin ouverte et bénéfique y compris pour les non-croyants. Pour l’heure, la finance
islamique n’est qu’une niche du marché des services financiers : c’est assez pour que
des conférenciers-conseils élaborent des produits qui sont autant de formes de
distinction tolérables dans la sphère de l’islam universaliste comme dans celle de la
République française, tout en étant économiquement durables. Autant dire que la
finance islamique est une manière pour l’islam d’être français, et de répondre en
paroles et en actes à la question de John Bowen (2008) : can Islam be French ?
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NOTES
1. Premier problème : les économistes distinguent depuis longtemps le taux d’intérêt « réel », qui
tient compte de la dépréciation de la monnaie, du taux d’intérêt nominal : ainsi, il est profitable
de prêter sans intérêt quand les prix baissent alors qu’il ne l’est pas quand les prix augmentent.
En ne tenant pas compte de l’inflation, « la finance islamique » condamne l’intérêt non comme
gain illicite mais comme forme ; ce qui conduit donc à plaire à Dieu plutôt que de faire le bien
parmi les hommes. Un second problème un peu différent est qu’on peut calculer pour tout
contrat islamique comportant des remboursements un taux « actuariel » dont la distinction avec
un taux d’intérêt est purement verbale.
2. Mentionnons en particulier les banques islamiques des émirats (Dubai et Bahrein dès 1975,
Sharjah en 1976) et les finance houses qui sont des banques d’affaires (Kuwait FH crée en 1977 et
Gulf FH). Tous les états du Golfe se dotent de telles institutions sous des régimes juridiques
divers.
3. Sous l’égide de l’organisation de la coopération islamique (OCI), créée en 1969 à Jeddah, sont
créés une banque islamique de développement (1974), une association internationale des banques
islamiques (1977), un centre de recherches sur l’économie islamique (universitaire, 1978), un
institut pour la recherche et la formation islamique (auprès de la BID, 1979), une académie de
jurisprudence (fiqh, 1981) et enfin l’AAOIFI en 1990 qui clôt ce premier cycle. Le rôle de cette
organisation est d’éditer des normes comptables, sur le modèle des normes comptables
internationales conventionnelles de l’IASC.
4. Le secrétaire général d’Europlace parle de « coup d’arrêt politique » (cf. « Se financer avec des
obligations islamiques », L’indépendant, 16 novembre 2014).
5. AAOIFI 2013, p. x et suivantes, donne une liste qui montre l’implication des firmes juridiques,
notamment anglo-saxonnes : Allen & Overy, Baker & Smith, Clifford Chance, Gide-Loyrette-
Nouelle, Herbert Smith, Landwell & associés, Linklaters, Orrick-Rambaud-Martel, Weil Gotshal &
Manges.
6. Voir notamment Martin-Sisteron (2013), Nehmé (2015), Makhlouf (2015), Matri (2016). Voir
aussi Baudoin (2015) et Ghueldre et al. (2014).
7. L’IFSO témoigne d’une progression rapide de ses membres puisqu’elle a d’abord désigné l’
Islamic Finance Students Organisation avant d’évoluer en Islamic Finance Specialists Organisation.
8. En particulier Dauphine a lancé en 2009 un programme de niveau master et organise
régulièrement des conférences associant des professionnels travaillant en France, des
représentants d’institutions publiques ou privées de pays à majorité musulmane (notamment le 7
juin 2012, « Que manque t-il donc à la banque islamique de détail pour se fondre dans le paysage
Français ? », « Developments and Challenges in Islamic Finance Today » le 18 septembre 2013,
etc.), de même que l’École nationale d’assurances (par exemple une « conférence takaful » les 20
novembre 2009, 9 juin 2011 et 10 octobre 2012).
9. Hassoune Conseil, créée en 2011, et Andalus Global Advisory France, créée en 2012 ont été
radiées du registre du commerce en mars 2014 (AAGF) et juin 2015 (HC).
10. Communiqué de presse « Dans le cadre de sa filiale NEXT Advisor, La Française prend une
participation dans la société Parisian Real Estate Advisor », 17 septembre 2013.
11. http://www.cfci-associes.com/epargne-assurance-finance-islamique.php, page encore active
en février 2016.
12. BODACC 68B du 6 avril 2014.
13. BODACC 186B du 26 septembre 2012.
14. Portrait, Rodolphe Pedro, Le Monde 2, 18 juillet 2009, p. 22 : http://www.cfci-associes.com/
images/presse/lemonde2009-06.pdf
15. Voir notamment Le financier des banlieues Rodolphe Pedro blanchi par la justice, Le Parisien du 26
juin 2014, Le Nouvel Observateur.
16. Si certains comparent les sukuk à des obligations, il serait plus correct d’évoquer un titre
transférant la propriété réelle d’un immeuble en contrepartie d’un financement.
17. Voir notamment http://www.islamicfinancialtimes.net/article-finance-islamique-interview-
exclusive-avec-anouar-hassoune-en-partenariat-avec-l-islamic-financial-110736273.html
18. Voir http://lafinanceislamique.com/infos-finance-halal/etude-ethraa-takaful-famille/
19. Voir note 8.
20. Paris 1 tient un séminaire mensuel avec l’université du Roi Abdulaziz à Jeddah (voir
cenf.univ-paris1.fr).
21. Strasbourg dispose d’un programme de MBA créé en 2009. Trois de ses professeurs (Jérôme
Lasserre-Capdeville, Michel Storck et Laurent Weill) publient régulièrement dans des revues à
comité des lectures sur le sujet. L’IFSO, association des anciens du diplôme organise un grand
nombre d’événements, comme les universités de la finance islamique (cf. http://www.ifso-
asso.com/ufi/).
RÉSUMÉS
La « finance islamique » recueille la sympathie de bien des jeunes musulmans en France : ils
appellent de leur souhait le développement d’un ensemble de techniques qui permettrait à la fois
un développement équitable des pays émergents, l’harmonie sociale et la reconnaissance des
hautes exigences morales de l’Islam, ainsi que l’exercice d’un métier aussi gratifiant
matériellement que symboliquement. L’enquête dans divers lieux d’expression de ce savoir
The “Islamic finance” has the sympathy of many young Muslims in France: they look forward to
the development of a set of techniques which would allow, at the same time, a fair development
of emerging countries, social harmony and the fulfillment of the high moral requirements of
Islam, as well as the experience of a job gratifying both materially and symbolically. The
investigation, in different places of expression of this economic knowledge from London to
Strasbourg via Kuala Lumpur, shows the perception of this reality by the “community of the
believers of Islamic finance”. But a tension appears between the economic logics and the spiritual
ambitions not always profitable for investors... It is probably in France that the contradiction
between the obvious absence of economic reality and the strength of the faith expresses itself
most strongly.
INDEX
Palabras claves : finanza islámica, liderazgo “espiritual”, lógicas económicas, musulmán
moderno, fe misionera
Keywords : Islamic finance, “spiritual” leadership, economic logics, modern Muslim, faith
missionary
Mots-clés : finance islamique, leadership « spirituel », logiques économiques, musulman
moderne, foi missionnaire
Bernard Senécal
NOTE DE L'AUTEUR
Cet article a été écrit avec le soutien de the Sogang University Research Grant of
2014 (201410051.01). Hormis quelques exceptions, il utilise le système de romanisation
McCune-Reischauer. Je remercie Mme Kim Sŏllae 金善來, du Han’guk Sŏn munhwa
yŏn’guso 韓國禪文化硏究所, dont l’aide a considérablement facilité le rassemblement et
la maîtrise des informations nécessaires à sa rédaction.
1 Au début des années quatre-vingt lorsqu’il a fondé à Séoul, sur la rive sud du fleuve
Han, le Centre de Méditation Nŭngin (Nungin Sunwon ou Nŭngin Sŏnwŏn 2), le Vénérable
Jigwang3 (né en 1950), n’avait rien en commun avec la figure d’un entrepreneur. Bien
qu’il se soit alors lancé avec des moyens financiers fort limités, Jigwang est aujourd’hui
à la tête de ce que d’aucuns appellent le Nŭngin Sŏnwŏn Group, l’une des plus puissantes
organisations bouddhistes de la Corée du Sud. Sa réussite évoque sur bien des points
autant celle d’autres bouddhismes alternatifs4 de l’Asie de l’Est, comme celui du
Hanmaŭm Sŏnwŏn fondé à Anhyang en 1972 par la Bonzesse Taehaeng, que les success
stories des nouveaux prédicateurs du protestantisme évangélique, tel que le Pasteur Cho
Yonggi fondateur, en 1973, dans l’île séoulienne de Yŏŭi (Yŏŭi-do), de l’Église du Plein
Évangile. En plus d’une riche gamme d’activités religieuses classiques, les filiales du
« conglomérat » de Jigwang offrent des services dans les domaines alimentaire,
bancaire, éducatif, hospitalier, immobilier, psychosocial, etc. Si l’on ajoute à cette liste
une agence matrimoniale, des salles de noces et un service de pompes funèbres,
l’expansion du Centre de Méditation Nŭngin semble devenue telle qu’il paraît
désormais possible d’y accomplir – en plus, bien sûr, de la pratique de la méditation –
d’exception », pouvant être aussi profane que religieuse, est l’objet d’un choix laissé à la
discrétion de chaque fidèle. Ce choix est d’autant plus ouvert qu’en émaillant sa
prédication de conseils commençant par « qui veut devenir un leader, qui veut devenir
un Buddha, qui veut réussir ... » (Chihye’ ŭi kil, III, 20), Jigwang entretient dans
l’imaginaire de ses auditeurs la possibilité d’une nouvelle définition de cet « homme
d’exception ». Buddha apparaît dès lors comme un maître heureux, fécond et prospère,
parce qu’ayant su méditer et réussir en affaire. Jigwang parle ainsi, non seulement de
Buddha, mais encore de Jésus, de Muhammad et de tous les autres grands fondateurs de
religion. Le glissement de sens induit par de tels propos permet un jeu d’identification
des figures de l’entrepreneur de génie, de Buddha, de Jigwang et de l’auditeur lui-
même. La première condition pour entrer dans le jeu de cette réussite consiste à faire
de généreuses offrandes à Buddha. Cette logique d’investissement n’est pas neuve au
sein du bouddhisme, loin s’en faut, mais Jigwang l’a renforcée en s’inspirant de la
théologie de la prospérité de l’Église du Plein Évangile.
9 La rive sud du Han, majestueux fleuve traversant Séoul d’est en ouest, sur laquelle se
trouve situé le Centre de Méditation Nŭngin, est devenue célèbre grâce au Kangnam
Style : le titre, quasi magique, de la vidéo du rappeur sud-coréen Pak Chesang
surnommé « Psy ». Au 18 mai 2016, celle-ci avait été visionnée par deux milliards cinq
cent soixante-quinze millions neuf mille quatre cent quarante-six personnes à travers
le monde. Kangnam est la contraction de Kangnam-gu : un arrondissement de la capitale
coréenne situé sur la rive sud du Han. En raison de son étendue, des activités qui s’y
tiennent, du coût exorbitant de ses biens fonciers et immobiliers ainsi que de la
richesse de sa population, le Kangnam peut être qualifié de « Manhattan de Séoul 10 ». À
l’origine, le Kangnam Style se veut une parodie du mode de vie – censé être caractérisé
par le luxe, l’extravagance et la dissolution des mœurs – des élites séouliennes vivant
dans cet arrondissement. En réalité, le Kangnam-gu abrite non seulement des gens plus
pauvres mais encore des poches de misère. Le village de Ku’ryong (neuf dragons) en est
un criant exemple ; situé au pied du mont du même nom, à proximité du Centre de
Méditation Nŭngin, il est habité par des familles expropriées dans les années 1980, afin
de permettre la construction d’installations devant servir pour les Jeux Olympiques de
Séoul (1988). Compris dans un sens large, le Kangnam englobe, en plus de
l’arrondissement du même nom, non seulement les quelques autres qui lui sont
adjacents, mais encore tout l’espace séoulien, voire même coréen, situé sur la rive sud
du fleuve Han.
10 Bien que le Kangnam Style l’ait fait connaître au monde entier, lorsque Jigwang s’y est
installé en 1985 cet arrondissement demeurait encore relativement peu développé. Ce
dernier assure ne pas avoir anticipé la spectaculaire hausse de la valeur des marchés
fonciers et immobiliers locaux11. En fait, le développement du Kangnam n’a strictement
rien d’un hasard. Il est, bien au contraire, le résultat d’une politique clairement définie,
largement publiée et systématiquement appliquée par la dictature coréenne à partir
des années 1970 (Chŏn, 201412). Quoiqu’il en dise, Jigwang et son entourage n’avaient
aucune raison d’ignorer cette politique. Ce choix judicieux évoque celui du Pasteur Cho
lorsqu’il a fondé son église dans l’île de Yŏŭi, « le cœur stratégique, économique et
politique de Séoul, en face et dans le style de l’Assemblée nationale sud-coréenne »
(Luca, 2012 : 76-77).
anglais, ce qui permet aux Coréens avides d’apprendre cette langue de faire d’une
pierre deux coups18. Inspirée par son expérience du journalisme et son histoire
personnelle, sa prédication séduit parce qu’elle met en relation le bouddhisme avec la
vie quotidienne et la culture contemporaine : astrophysique, crise de l’environnement,
génie génétique, etc. Phénomène rare au sein du bouddhisme coréen, ce bonze censé
avoir fréquenté l’université Nationale de Séoul réussit à attirer autant d’hommes que
de femmes. Pour se faire connaître davantage, il invite des bonzes célèbres à venir
prêcher le Dharma trois fois par mois. À grand renfort de publicité, il attire à ces
prédications non seulement les bouddhistes fréquentant les temples du voisinage mais
encore les populations protestante et catholique des églises des alentours. En moins de
trois mois, l’espace ne suffit plus, au point qu’une partie des auditeurs doivent écouter
ces prêches assis dans l’escalier ou sur le trottoir. Le phénomène dit du « trou noir »,
caractéristique des mega-churches protestantes, commence à se manifester. Jigwang
déménage donc vers un espace plus important et fonde, en 1985, le Centre de
Méditation Nŭngin. De là, et à la faveur de rêves prémonitoires dans lesquels lui
apparaît une montagne ayant la forme de neuf dragons d’or19 (Chihye’ ŭi kil, III, 2),
il prend conscience en 1988 qu’il doit acquérir un terrain situé sur le mont Ku’ryong.
N’ayant pas d’argent il promet à Buddha, en échange de son aide pour en trouver, de
construire sur ce mont un temple à partir duquel le bouddhisme rayonnera sur le
monde entier. Buddha lui serait alors apparu en rétorquant qu’il fallait un terrain
beaucoup plus grand, d’une surface de 3 000 m2. Afin de trouver les 7 000 000 de dollars
nécessaires à l’achat, Jigwang sollicite personnellement l’aide de quelques dizaines de
bienfaiteurs. Par la suite, Jigwang dira : « J’ai eu beaucoup de chance ». Mais il va sans
dire que ce dernier a toujours mis en avant une même logique : accepter de l’aider
matériellement équivalait à participer à l’accomplissement de la volonté de Buddha, et
donc à pouvoir bénéficier en retour d’une prospérité matérielle proportionnelle à la
générosité des dons effectués.
exemple, ce dernier dit : « Ces fragiles êtres que nous sommes vous et moi, ... Buddha
n’a-t-il pas dit qu’ils étaient tous comme son fils unique ? », on croirait entendre un
prédicateur chrétien proclamer : « Nous pauvres pécheurs égarés dans cette vallée de
larmes, Dieu ne nous aime-t-il pas tous comme son fils unique ? » (Chihye’ ŭi kil, II, 2). En
parlant fréquemment de la sorte, Jigwang se met radicalement du côté de ses auditeurs,
et non de celui des « éveillés » – ou plutôt des « soi-disant éveillés » – du bouddhisme
traditionnel habitués à toujours regarder leur public avec condescendance. De même,
lorsque Jigwang dit : « Buddha est toujours avec nous, qu’avons-nous à craindre ? »
(Chihye’ ŭi kil, II, 3) ; ou bien : « Ce que vous demandez à Buddha vous a déjà été
accordé. », son discours est infiniment plus proche des fréquents « Demandez et vous
recevrez » de l’Évangile ou de la théologie eschatologique du « déjà là et du pas
encore » que de celui du bouddhisme Mahāyāna (Chihye’ ŭi kil, II, 1). Toute la
prédication de Jigwang regorge littéralement d’exemples semblables. Mais ces
multiples emprunts passent d’autant plus aisément inaperçus que Jigwang n’hésite pas
à faire, par ailleurs, de fréquentes critiques de la tradition chrétienne, quand il ne la
présente pas comme une redoutable concurrente (Chihye’ ŭi kil, II, 10). Ce rituel bien
rodé lui permet d’exhorter ses fidèles à faire preuve d’une ferveur et d’une générosité
plus grandes à l’égard de Buddha, en lui offrant non seulement leur temps et leurs
biens matériels, mais encore leurs fils et leurs filles, avec joie, afin que ces derniers
entrent dans la vie monastique au service du Centre de Méditation Nŭngin. Tout
comme, ajoute-t-il, les parents catholiques sont heureux de donner leurs fils et leurs
filles au sacerdoce ou à la vie religieuse (Chihye’ ŭi kil, II, 7).
d’un grand médecin ; pour marier son fils ou sa fille ; pour écouter de bons conseils afin
d’investir dans l’immobilier ou la bourse ; pour rencontrer le fonctionnaire ou l’homme
politique dont la signature est indispensable ; ou bien encore pour la vente de
particulier à particulier de différents produits (Luca, 2012 : 79), etc. En bref, les home
cells sont un espace à la fois entièrement ouvert sur la société et centré sur le Centre de
Méditation Nŭngin, lequel leur confère par ailleurs la légitimité associée à une religion
traditionnelle comme le bouddhisme. Tel est, déjà évoqué en introduction, le saenghwal
pulgyo de Jigwang. Ces cellules sont aussi bien le lieu où s’organisent d’agressives
campagnes de recrutement, dans la rue, de nouveaux fidèles, que celui où l’on pratique
la prière d’intercession en vue de la conversion de ces derniers au bouddhisme du
Centre de Méditation Nŭngin.
19 Les home cells sont également les lieux où l’on s’encourage mutuellement à participer
généreusement au financement des activités du Centre de Méditation Nŭngin. Au plan
financier, en effet, c’est aussi la dîme que Jigwang a empruntée au Pasteur Cho,
exhortant ses fidèles à verser au minimum 10 % de leur salaire au Centre de Méditation
Nŭngin. Pour garantir un maximum d’efficacité, les home cells sont mises en
concurrence les unes avec les autres, et la performance de chacune est affichée – bien
en vue – toutes les semaines au Centre de Méditation Nŭngin ainsi que sur son site
internet. Avec à la clef, bien sûr, différents objectifs financiers à atteindre pour chaque
cellule et l’ensemble d’entre elles. En conformité avec la doctrine du kharma, Jigwang
précise que la rétribution accordée par Buddha est proportionnelle à la générosité du
donateur. L’espérance d’une large récompense de la part de Buddha est donc, sinon la
force motrice, l’un des principaux ressorts activant ce système de financement. Un tel
mode de fonctionnement évoque singulièrement la théologie de la prospérité. Selon
celle-ci, la Bible enseignerait que Dieu veut la prospérité matérielle de ses fidèles. Il
accroît donc leur aisance financière à proportion de leur foi, de la proclamation qu’ils
font de celle-ci, et de leurs contributions en espèces à la propagation de l’Évangile. C’est
ce qui permet au Pasteur Cho de déclarer : « Si d’ici cinq ans vous n’avez pas les moyens
de vous acheter un appartement, vous êtes de mauvais fidèles ». C’est aussi en raison de
cette logique qu’on entend souvent ses fidèles répéter, à son instar, qu’« aucun pays
bouddhiste ne s’est jamais vraiment sorti de la misère. Parce que pour connaître la
prospérité, il faut croire en Dieu seul et lui donner beaucoup (d’argent) ». N’en déplaise
au Pasteur Cho et à ses fidèles, le succès personnel de Jigwang et celui du Centre de
Méditation Nŭngin démontrent concrètement que la foi en Buddha est, non seulement
compatible avec la prospérité matérielle, mais qu’elle peut aussi très bien en être la
source.
20 Mais le financement du centre ne se limite en rien à la dîme. À l’instar de nombre
d’Églises protestantes, le Centre de Méditation Nŭngin offre aux intéressés une gamme
étendue de services payants et accessibles en ligne. Le site internet du centre ne
propose pas moins de 32 sortes de prières, 7 types de cultes aux ancêtres et 9 catégories
de rituels en l’honneur de Buddha. Par exemple, en échange d’une offrande d’une
centaine de dollars, un fidèle obtient le droit de participer à une prière dite « de 1 000
jours » récitée quotidiennement au centre, à heure fixe, pendant toute cette durée. Les
fidèles voulant contribuer à l’embellissement du temple ont la possibilité de participer
à l’achat de 11 genres d’ornements décoratifs tels que peintures, statues, stupas etc. En
vue de la célébration de l’anniversaire de Buddha, le centre offre à longueur d’année
8 types de lanterne en papier. À tous les choix qui viennent d’être énumérés
correspondent presque toujours diverses options avec un ajustement du tarif en
conséquence. Les prix de ces services et contributions oscillent entre 10 et 100 000
dollars. Les fidèles passent leurs commandes en ligne en réglant par carte de crédit. Les
dons peuvent être l’objet d’une déduction d’impôt au terme de l’année fiscale. Tous les
donateurs entrent dans une catégorie correspondant au montant de leur contribution :
le diamant, par exemple, pour les plus généreux.
21 Le Centre de Méditation Nŭngin se finance aussi à partir de ses services bancaires 21,
éducatifs, funéraires22, immobiliers, de ses salles de noce, de son supermarché, etc.
Cette gamme de services permet aux fidèles de mener une existence dont pratiquement
toutes les dimensions peuvent s’intégrer dans la foi en Jigwang et/ou en Buddha, c’est-
à-dire dans le saenghwal pulgyo.
22 La richesse générée par ces activités permet au Centre de Méditation Nŭngin de
soutenir, avec un budget de quelque quinze millions de dollars pour 2015, une trentaine
de services sociaux divers. Elle lui a aussi permis de fonder à Hwasŏng en septembre
2014 l’université Nŭngin, d’une capacité de 3 000 étudiants, dans le but de propager
l’enseignement de Buddha à travers le monde23. Cette prospérité est aussi à la source de
la décision, annoncée le 10 février 2015, de construire un temple à Sejong-si, la nouvelle
capitale administrative de la Corée du Sud.
préparation de la réunification. [...] D’ici dix ans, nous allons devoir nourrir les Nord-
Coréens. Par conséquent, il nous faut accroître notre puissance financière » (Chihye’ ŭi
kil, III, 14). Adressés aux fidèles du Centre de Méditation Nŭngin, ces propos sont une
claire invitation à accorder de plus importantes offrandes à Buddha.
26 En réalité, la doctrine d’une première unification de la péninsule fondée sur le
bouddhisme ne résiste en rien à un examen critique de l’histoire. De plus, si l’on en juge
par l’état de santé du bouddhisme en Corée du Nord, l’évocation d’une fédération des
bouddhistes du Sud avec ceux du Nord en vue d’amorcer un processus de réunification
est très improbable ; elle permet cependant de fonder efficacement une communauté
imaginaire (Senécal, 2013 : 39) et donne à la fois un sens à la division des deux Corées et
une vision de la réunification dans laquelle les fidèles peuvent s’investir.
27 Mais Jigwang situe également son action comme participant d’une revanche face à la
situation de déclin du bouddhisme coréen durant la dynastie Chosŏn (1392-1910) :
pendant cette période il perdit soudainement et complètement le soutien politique sans
partage dont il avait joui, à titre de religion d’État, pendant les siècles précédents. La
nouvelle dynastie mit presque aussitôt en place l’ŏkpul sungyu chŏngch’aek : politique
systématique d’oppression du bouddhisme et de promotion du néo-confucianisme du
Chinois Zhuxi (1130-1200) (Bruneton, 2011 : 73-74). Celle-ci imposa non seulement la
fusion de toutes les écoles existantes, mais encore la suppression intégrale du droit de
cité des bonzes. Cette politique eut très vite pour conséquence la disparition du
bouddhisme urbain et la naissance d’un bouddhisme qui, ayant trouvé refuge au cœur
des montagnes, chercha à survivre en se centrant sur ce qui lui demeurait possible : la
pratique de la méditation, c’est-à-dire le Sŏn, qui n’exige ni bibliothèque ni institution.
28 Dans la Corée du Sud contemporaine, la répartition géographique des temples et
monastères demeure toujours dominée par les conséquences de cette politique. De plus,
le bouddhisme traditionnel coréen, tout particulièrement l’ordre Jogye, définit
clairement son identité en mettant fièrement en avant sa longue pratique du Sŏn. La
fondation du Centre de Méditation Nŭngin, non pas dans les montagnes mais en plein
cœur de l’un des quartiers les plus trépidants de la mégapole coréenne, procède
clairement d’une volonté de réinvestir le territoire interdit tout en y introduisant la
pratique du Sŏn telle qu’elle a été héritée de cette période d’isolement forcé. Aussi
novateur soit-il, en mettant lui aussi en avant la pratique du Sŏn, mais sans pour autant
s’y enfermer, bien au contraire, Jigwang se montre également fidèle à ce qui est
considéré comme le meilleur héritage du bouddhisme de l’époque Chosŏn.
29 Il fallut attendre les années 1960 pour que le bouddhisme coréen commence à renaître
de ses cendres. Avant, la colonisation japonaise (1910-1945) ne fut pas plus favorable au
bouddhisme, qu’elle réduisit à un rôle de collaboration. Pour survivre face à l’occupant,
plus de 95 % des bonzes furent contraints de se marier. Le bouddhisme paya très cher
cette collaboration après la seconde guerre mondiale et la séparation des deux Corées.
La Corée du Sud fut en effet présidée par le dictateur Sungman Rhee (1948-1960), un
méthodiste convaincu, enfant de la résistance qui, selon toute vraisemblance, abhorrait
le bouddhisme, qu’il percevait comme un agent de la colonisation japonaise et dont il
décréta que tous les bonzes mariés devaient être purgés. La purge sanglante qui
s’ensuivit dura environ une décennie et aurait fait quelque mille morts. Pendant que
bonzes mariés et célibataires s’entretuaient, ces derniers avec son soutien, Rhee
favorisa la propagation massive du protestantisme. À la différence du bouddhisme
traditionnel, représenté par l’ordre Jogye, qui continue à avoir du mal à se situer face à
33 Jigwang a généralement bénéficié de la faveur des médias coréens qui ont présenté son
enseignement comme une réponse aux exigences des élites urbaines de la Corée.
Lorsqu’il prêche, Jigwang sait faire preuve des qualités d’un bon journaliste – son
métier avant de devenir bonze – écrivant pour un quotidien grand public. Peu soucieux
de préciser ses sources, mais toujours amusant et captivant, il associe librement toutes
les idées en vogue, tant à Séoul qu’ailleurs dans le monde, sans chercher à faire preuve
d’une quelconque rigueur logique. Prenons pour exemple ses propos sur Steve Jobs
(1955-2011), quand ce dernier était au sommet de sa popularité, et la pratique de la
méditation : « Il a réussi parce qu’il a pratiqué le Zen [...] Parce qu’il a médité, il a
profondément aimé sa clientèle et lui a donné des produits de grande qualité [...] En
retour sa clientèle l’a aimé et lui a donné beaucoup d’argent [...] Pour réussir, il faut
méditer, aimer et donner [...] Ceux qui méditent ne tombent pas malade [...] En nous
reliant à Buddha, la méditation favorise la circulation du sang et donc la prévention des
maladies circulatoires [...] Méditez et vous serez toujours en pleine santé [...] Aimez,
donnez, et vous recevrez beaucoup en retour » (Chihye ŭi kil, II, 1). Que la logique de ces
propos ait été battue en brèche par le cancer du pancréas de Jobs et, à l’automne 2014,
par l’accident vasculaire cérébral de Thich Nhat Hanh (né en 1926), ne semble pas
troubler les fidèles du Centre de Méditation Nŭngin. C’est parce que Jigwang maîtrise
remarquablement bien l’art d’intégrer à son discours un ensemble de thèmes
extrêmement chers au cœur des habitants du Kangnam : pratique de la méditation ;
réussite financière, sociale et internationale ; altruisme ; technologie de pointe dans les
télécommunications et production industrielle ; être non pas détesté et haï par les
autres, mais reconnu et aimé, tout en jouissant d’une prospérité hors du commun ;
santé et prévention des maladies cardiovasculaires, et donc longévité, et ceci tout en
travaillant aussi durement que Jobs. Si ce discours est perçu par les habitants aisés du
Kangnam comme un tout cohérent, c’est qu’il permet la cristallisation dans leurs cœurs
d’un ensemble de préoccupations existentielles qui, sinon, demeureraient génératrices
d’angoisse et de culpabilité parce qu’en tensions négatives dans leurs esprits. Cette
cristallisation est source de grand réconfort existentiel pour les auditeurs de Jigwang.
Autrement dit, ce dernier leur déclare qu’ils peuvent être à la fois profondément
spirituels, à la fine pointe du progrès, prospères, aimables, altruistes et, tout en
travaillant aussi dur que Steve Jobs, vivre longtemps et en bonne santé. À la différence
du bouddhisme coréen traditionnel dont les tendances excessivement méditatives et le
discours d’ensemble invitent souvent plus à échapper au monde qu’à s’y investir, celui
de Jigwang est au contraire une invitation à s’y engager pleinement, mais tout en
méditant. Et c’est la foi en Jigwang, le Nŭngin24, parce que toute sa vie est censée
incarner ce dont il parle, c’est-à-dire le saenghwal pulgyo, qui valide ce discours et lui
permet de fonctionner dans la conscience de ses auditeurs.
34 Il semblerait néanmoins que nombre d’auditeurs ne restent guère plus d’un an au
centre. La conscience de cette difficulté peut expliquer la quête incessante de légitimité
et la volonté d’expansion caractérisant la carrière de Jigwang. En dépit de son
indéniable charisme, aux yeux des bonzes de l’ordre Jogye, Jigwang n’est qu’un
autodidacte qui n’a pas reçu de véritable formation à la vie monastique et qui n’a donc
jamais été ordonné bonze25. C’est pour compenser ce manque de légitimité qu’il a
obtenu en 2005, après avoir fait une « offrande à Buddha », la transmission des
préceptes du Vénérable Posŏng (né en 1928), le maître de méditation du monastère
Songgwang. Pour autant, Jigwang n’a pas obtenu de ce dernier – chose difficile mais
infiniment plus valorisante – la transmission du Dharma qui ferait de lui un maître de
méditation26. Cela signifie que Jigwang est reconnu comme versé dans la théorie et la
pratique des préceptes du bouddhisme, mais pas dans celle de la méditation. C’est la
raison pour laquelle il embauche, pour faire enseigner cette méditation, plusieurs
bonzes et bonzesses de l’ordre Jogye. C’est également pour compenser son manque de
légitimité que Jigwang a obtenu un diplôme de docteur, en rédigeant une thèse sur la
pratique de la méditation : telle qu’elle est enseignée et propagée à travers le monde
par l’ordre Jogye27. Paradoxalement, tout en se démarquant du bouddhisme
traditionnel de cet ordre, Jigwang ne cherche pas moins à en recevoir une
reconnaissance officielle. Tout comme si le Centre de Méditation Nŭngin, en dépit de sa
notoriété, demeurait en marge de l’ordre social prédominant défini par le bouddhisme
traditionnel de l’ordre Jogye. Néanmoins, tout en cherchant à se réclamer de l’autorité
de ce dernier, Jigwang ne s’y est pas enregistré officiellement afin de ne pas avoir à lui
payer d’impôts28.
35 En plus de l’autorité d’un professeur, le diplôme de docteur confère à Jigwang la
compétence requise pour devenir le premier président de l’Université bouddhique de
Hwasŏng (voir la note 27). Cette université dont il est le fondateur, et dont la création
s’inspire de l’université Hanse de l’Église du Plein Évangile, illustre la volonté
d’expansion de Jigwang. Bien qu’il soit trop tôt pour conclure, à la vue de la
cinquantaine de recrues inscrites au printemps 2016, bénéficiant tous d’une bourse
d’étude défrayant 70 % de leurs frais de scolarité, on peut se demander si ce dernier n’a
pas vu trop grand en construisant en pleine campagne un établissement capable
d’accueillir 3 000 étudiants. Question d’autant plus sensible qu’une partie des fonds
ayant servi à la fondation de cette institution provient d’un investissement dans
l’immobilier qui a entaché la réputation du Centre de Méditation Nŭngin et de son
fondateur. En effet, après avoir obtenu de la banque Kyŏngnam un prêt de trois cent
vingt millions de dollars, Jigwang a racheté en 2007 d’un entrepreneur en faillite le
centre d’achat Cerestar situé au centre-ville de Séoul. Ce faisant, il s’engageait
moralement à dédommager les 2 661 investisseurs lésés par cette faillite. Cependant, en
2010, Jigwang n’arrivant plus à payer les intérêts de cet emprunt, la banque prêteuse
devint propriétaire de l’immeuble et le mit aux enchères, au grand dam des
investisseurs qui, depuis, estiment avoir été roulés pour la seconde fois. L’un des
principaux associés de Jigwang, Pae Kwansŏng, est toujours emprisonné pour avoir
détourné plus de vingt millions de dollars dans cette affaire 29.
36 À cette volonté d’expansion, s’ajoute la volonté d’être le plus grand. En effet, parmi les
multiples possibilités de contribuer financièrement à la prospérité du Centre de
Méditation Nŭngin, la participation à la construction d’un Buddha assis de 16 mètres de
hauteur, censé être le plus grand au monde, attire plus particulièrement l’attention.
Étonnamment, bien qu’il ait été fait appel à des contributions s’élevant jusqu’à 100 000
dollars, le budget nécessaire pour achever cette statue, pratiquement terminée, n’a pas
été précisé. De plus, le 2 novembre 2015, Jigwang a lancé une nouvelle campagne
d’appel à l’aide pour, cette fois, revêtir cette statue d’une couche d’or. Cependant, dans
la mesure où une simple recherche sur l’internet révèle l’existence à travers le monde
de nombreuses statues de Buddha bien plus hautes, on peut se demander en quoi ce
Buddha peut être le plus grand de tous. Examen fait, il ne s’agit que de la statue de
Yaksa Yŏrae (le Buddha Apothicaire) la plus élevée de la planète. Mais en érigeant cette
statue, Jigwang entend non seulement compléter la gamme de services de santé offerte
à ses fidèles par sa clinique de médecine chinoise, mais encore attirer tous ceux qui à
travers le monde sont frappés d’une maladie incurable. Car Yaksa Yŏrae fait bénéficier
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NOTES
2. [nɯŋin sʌnwʌn].
3. Chigwang [tɕikwaŋ] en McCune-Reischauer.
4. À la différence du bouddhisme traditionnel de l’ordre Jogye, qui tend à demeurer lié à l’esprit
de la dictature militaire qui a gouverné la Corée du Sud de 1960 à 1987 (B. Senécal, 2012 : 89 ;
2016 : 93), ces nouveaux bouddhismes sont plutôt portés par l’esprit de la démocratie sud-
coréenne.
5. Voir http://www.urbandharma.org/index6.html
6. Deux de ces rencontres ont eu lieu en tête à tête avec lui (printemps 2009), deux autres à la
faveur d’une participation au jury de la soutenance de sa thèse de doctorat (été 2009), etune
autre avec un groupe de neuf personnes à la fin d’un service bouddhiste dominical (janvier 2015).
7. Les sermons durent en moyenne six minutes. Ce sont les prédications faites par Jigwang, entre
le 30 juin 2012 et le 31 juillet 2013, dans le cadre de l’émission radiodiffusée Chihye’ ŭi kil (La voie
de la sagesse) produite par la station coréenne Buddhist Broadcasting System. Ces sermons ont été
gravés sur quarante CD regroupés dans un ensemble portant le même nom que cette émission,
mais sous-titré Jigwang senghoal pŏbmun (Les prédications du Vénérable Jigwang pour la vie
quotidienne). Cet ensemble est divisé en trois groupes de vingt CD, sur chacun desquels neuf
sermons sont gravés. L’article cite ces sermons en donnant d’abord le titre du programme de
radio, suivi d’un chiffre romain correspondant au groupe auquel il appartient, puis d’un chiffre
arabe indiquant le numéro du CD au sein du groupe auquel il se rattache (ex. Chihye’ ŭi kil, III, 16).
8. Six articles, trente et un quotidiens et mensuels, trois blogs.
9. La thèse de Cho sur le sujet de l’influence du leadership des dirigeants bouddhistes sur la
croissance des nouveaux temples urbains a étudié six nouvelles fondations, dont le Centre de
Méditation Nŭngin et le Hanmaŭm Sŏnwŏn (K. Cho, 2005).
10. Il est d’une superficie de 39,5 km 2 et comptait 573 000 habitants au recensement de 2011.
Dans un sens plus restreint, ce surnom correspond au T’eheran-no.
11. Entre les années 1980 et aujourd’hui, le prix moyen du m 2 y est passé de 25 à 1 200 dollars.
12. http://radio.ytn.co.kr/program/index.php?f=2&id=32978&s_mcd=0263&s_hcd=01
13. Jigwang dit simplement : « J’ai vécu trente ans dans une autre religion » (Chihye ŭi kil,II, 5–6).
14. Après la fondation du Centre de Méditation Nŭngin, Jigwang aurait obtenu un diplôme
d’anglais de l’université Pangsong T’ongsin (1998-2002) et une maîtrise en Sŏn de l’université
Tongguk (2002-2005).
15. Sentant le vent tourner, Jigwang l’a avoué publiquement en 2007 (S. Paek, 2007 : 1, 11).
16. Le fait que le futur Jigwang n’ait pas collaboré avec la dictature, mais qu’au contraire il ait été
persécuté par elle, contribue toujours au maintien de sa cote de popularité. En 2005,
l’administration présidentielle l’a d’ailleurs officiellement reconnu comme étant l’un des
combattants de la lutte pour la démocratisation.
17. Jigwang est considéré comme ayant définitivement perdu la trace de sa femme et de son fils
vers 1980, alors qu’il était en fuite pour échapper à la dictature, et avant de devenir bonze. Mais
ce récit ne va pas sans susciter quelques interrogations et la question du statut marital de
Jigwang demeure l’un de ses tendons d’Achille. Ledit récit lui offre cependant un double
avantage : il le fait passer du statut d’homme marié à celui de bonze célibataire refusant de se
compromettre avec un héritage de la colonisation japonaise, i.e. le mariage des bonzes ; il le
présente comme l’un des hérauts de la lutte pour la démocratie.
18. Il l’aurait appris en séjournant aux États-Unis dans son enfance ou son adolescence.
19. Voir la note 13.
20. L’authenticité de ce chiffre est d’autant plus invérifiable que les nombres donnés par Jigwang
varient fort sensiblement d’un auditoire à l’autre.
21. Afin d’accommoder les fidèles, la banque du Centre de Méditation Nŭngin est ouverte 365
jours par année.
22. « J’ai incinéré plus de mille cadavres » a dit Jigwang en 2013 (Chihye’ ŭi kil, III, 8).
23. Des branches du Centre de Méditation Nŭngin existent au Canada, en Chine, aux États-Unis et
en Thaïlande.
24. Voir la partie intitulée « La magie des noms propres ».
25. L’ordination exige dix ans de formation.
26. Cette transmission de maître à disciple prétend remonter jusqu’au Buddha Śākyamuni
en personne ; l’intégrité de cette lignée est essentielle au maintien de l’identité des écoles
méditatives.
27. J’étais le seul membre du jury externe au moment de la soutenance de Jigwang à l’Université
nationale de Séoul. À mon avis, la nécessité de lui conférer un diplôme de docteur, afin qu’il
puisse fonder une université, l’a emporté auprès des autres membres du jury sur celle de
produire une thèse digne de ce nom. En conséquence, je ne lui ai pas octroyé la mention
minimum requise pour qu’il puisse obtenir ledit diplôme. Voir la note 6.
28. De son aveu même, Jigwang a fait des dons personnels et réguliers aux administrateurs en
chef de l’ordre Jogye (Hyŏnsŏng Cho, 2014).
29. http://www.ilyosisa.co.kr/news/articleView.html?idxno=8363
30. Soupçonnés d’avoir détourné quelque cinq cent millions de dollars, lui et sa famille sont
poursuivis par la justice coréenne (Ollain nyusŭt’im, 2015).
RÉSUMÉS
Leader charismatique et entrepreneur de génie, le Vénérable Jigwang a fondé le plus puissant
temple urbain de Corée : le Centre de Méditation Nŭngin (Nungin Sunwon, Nŭngin Sŏnwŏn). Il
propose aux élites du monde entier un bouddhisme alternatif, fortement inspiré des techniques
de gestion, prédication et prosélytisme de l’Église du Plein Évangile de Yŏŭi-do. Par son caractère
urbain, démocratique et interreligieux, ce bouddhisme se démarque des tendances montagnarde
et méditative du bouddhisme traditionnel de l’ordre Jogye. Tout en prêchant sans cesse sur le
thème de « la réussite », Jigwang n’en confie pas moins à ses auditeurs le soin d’en définir la
signification. Cette ambiguïté délibérée, entre les réussites profane et religieuse, va de pair avec
l’existence d’une concurrence entre le charisme spirituel de Jigwang et son génie d’entrepreneur.
Cette tension aide à comprendre tant les raisons de la réussite du Centre de Méditation Nŭngin
que celles du plafonnement actuel de son succès.
A charismatic leader and entrepreneur of genius, Venerable Jigwang has founded the most
powerful urban temple in Korea: the Nŭngin Meditation Center (Nungin Sunwon, Nŭngin
Sŏnwŏn). He offers to the elites of the world an alternative kind of Buddhism, strongly inspired
by the management, preaching and proselytizing techniques of Yŏŭi-do Full Gospel Church. By
its urban, democratic, and interreligious nature, this form of Buddhism distances itself from the
mountain and meditative tendencies of the Jogye Order’s more traditional Buddhism. Although
the theme of “success” pervades his predication, Jigwang leaves to his audience the definition of
its meaning. This intentional ambiguity, between secular and religious success, goes hand in
hand with the competition between Jigwang’s spiritual charism and his entrepreneurial genius.
This tension helps us to understand both the reasons why the Nŭngin Meditation Center has
become so successful, and why that success now seems to have reached a ceiling.
Líder carismático y empresario de genio, el Venerable de Jigwang fundó el templo urbano más
importante de Corea: el Centro de Meditación Nungin (Nungin Sunwon, Nŭngin Sŏnwŏn).
Propone a las élites del mundo entero un budismo alternativo, fuertemente inspirado en las
técnicas de gestión, predicación y proselitismo de la Iglesia del Evangelio Pleno de Yŏŭi-do. Por
su carácter urbano, democrático e interreligioso, este budismo se separa de las tendencias
montañesa y meditativa del budismo tradicional de la orden Jogye. Sin dejar de predicar sobre el
tema del “éxito”, Jigwang confía a sus auditores el trabajo de definir su significado. Esta
ambigüedad deliberada, entre los éxitos profanos y religiosos, es paralela a la existencia de una
competencia entre el carisma espiritual de Jigwang y su genio de empresario. Esta tensión ayuda
a comprender tanto las razones del éxito del Centro de Meditación Nungin como las del límite
actual de su éxito.
INDEX
Mots-clés : Corée, Nungin Sunwon, Vénérable Jigwang, temple urbain, bouddhisme alternatif
Keywords : Korea, Nungin Sunwon, Venerable Jigwang, urban temple, alternative kind of
Buddhism
Palabras claves : Corea, Nungin Sunwon, Venerable Jigwang, templo urbano, budismo
alternativo
AUTEUR
BERNARD SENÉCAL
Religious Studies Department, Sogang University, [email protected]
Funding from the ANR Labex Institute for Advanced Study in Toulouse is gratefully
acknowledged.
1 There is a very old question in social science about whether religion is favorable or
antithetical to economic activity. There have of course been ascetic currents within all
of the world’s major religions. Right up to the present day, denunciations of the
commercial spirit, and more generally of the excesses associated with economic
development, can be heard from within virtually all religious traditions. Conversely,
there have been prosperous adherents of all the major religions who have argued
fervently that their religion was an essential ingredient in their economic success.
However, the interesting question is not whether religion can be used to support either
a favorable or an unfavorable attitude to economic activity – of course it can do either.
It is whether there is something intrinsic either to the religious attitude, or to the
cultural presuppositions embedded in some or all of the major religious traditions,
which tends on average to favor or to discourage the attitudes appropriate to economic
activity. These are attitudes such as saving and investment, desire for consumption of
material goods and services, and esteem for those who have achieved material success.
2 Max Weber’s argument that Calvinist Protestantism had induced its adherents to focus
on the performance of religious works as a sign of divine election remains a classic and
influential example of the claim that religion may encourage economic development
(Weber, 1905). Weber’s argument now looks much less convincing than it once did:
Becker & Woessmann (2009) have provided strong geographical evidence that the
influence of protestantism on economic growth operated mainly through the
incentives it created for investments in human capital, since literate individuals could
read the Bible once it had been translated from Latin (a similar argument is made for
China in the 1920s by Chen et al., 2014). But in any case the link was never simple, even
in Weber’s writings. Weber himself also believed that a parallel set of rational,
systematizing and bureaucratic attitudes encouraged by modern economic activity
would gradually displace the religious mind-set in the long run. So religion might
have been necessary to give an initial impetus to economic growth, but economic
development would eventually outgrow its religious origins.
3 It is only in recent years that scholars trained in economics have begun to pay
attention to this fascinating and increasingly important question using the tools of
modern statistics and benefiting from the availability of systematic large-scale data.
This is not because an interest in religion is foreign to the history of economic thought.
Many economists in the 18th century and before had been extremely interested in
religion. However, for a variety of reasons, religion more or less dropped off the map of
economists in the 19th and 20 th centuries. For instance, the subject is not mentioned
except very indirectly in Marshall’s Principles of Economic (1890). Instead, religion
became the exclusive domain of sociologists (such as Weber and Émile Durkheim),
anthropologists (such as James Frazer) and historians (such R. H. Tawney) 1. Even when
these scholars discussed the economic impact of religious belief and practice they
rarely aroused the interest of scholars working within the discipline of economics.
4 Though these authors differed in many ways, they broadly agreed on a “secularization”
hypothesis: religion represented a mid-point between primitive magic and modern
science, and was destined to disappear as societies modernized. And for a long time in
the 20th century the decline of religion in European societies seemed to bear out the
secularization hypothesis. The United States apparently constituted an exception,
though many proponents of secularization argued that this exception applied only to
the second half of the twentieth century and constituted a local and no doubt
temporary reversal of an overall secularizing trend.
5 That hypothesis now seems clearly mistaken, both in the sense that secularization does
not appear to be the general consequence of modernization and prosperity in the world
as a whole, and in the sense that the United States has never really conformed to the
secularization hypothesis at any period in its history. Roger Finke and Rodney Stark, in
an influential book called The Churching of America, showed that religious belief and
practice have been growing in importance more or less continuously in the United
States since the founding of the republic (Finke & Stark, 2005). And the United States
seems less of an exception than it once did, as shown by the experience of other major
countries where religion has been growing in importance along with economic
development more generally – Brazil being one clear example 2.
6 Economists have increasingly begun studying two main roles for religion in the modern
world (distinct, that is, from whatever direct spiritual benefits it may provide for its
adherents):
7 – To create and reinforce social trust;
8 – To be a vehicle of identity for people in face of the disruptions due to economic
growth.
9 These two rôles are not entirely distinct: a vehicle of identity may also reinforce social
trust, because individuals may be more trusting or more trustworthy towards those
who share their identity (the empirical evidence on this is somewhat mixed).
10 Trust is an essential ingredient of social interaction at all levels of modernization (see
Norenzayan, 2013), and in principle religion can play a part in creating social trust in
many kinds of context, in rich societies as well as in poor ones. There is some evidence
of secularization in certain countries characterized by high levels of generalized trust
and a developed welfare state (such as Sweden); in such contexts one might speak of
religion’s being a substitute for other trust-creating institutions. But it is increasingly
recognized that these countries are rather unusual in the modern world, and that there
is no reason to expect other poor and middle-income countries to follow their example.
Evidence from China, where there has been rapid growth in the number of adherents to
both Buddhism and Christianity in recent years at a period of very high economic
growth, also reinforces the view that religion and economic development may very
much go hand in hand (Vermander, 2009; Seabright, Wang & Zhou, 2016). It may also be
that religious belief and practice, when it does not reinforce economic growth directly,
may satisfy needs that are felt more keenly when economic growth is strong (some
suggestive evidence for this is presented in Campante & Yanagaziwa-Drott, 2015).
11 The main channels of influence by which religious belief and practice influence
economic outcomes, and that have been studied in this growing comparative literature,
are as follows (see Norenzayan et al., 2015, for a recent overview). There is historical
and ethnographic evidence of the association of religion with attitudes conducive to
economic growth and development (Guiso et al., 2003; Barro & McCleary, 2003;
McCleary & Barro, 2006; Putnam & Campbell, 2010; Chen et al., 2014), with pro-social
behavior more generally (Henrich et al., 2010; Ahmed, 2009), and with the evolution of
social and political complexity (Watts et al., 2015). However, this evidence varies by
religion and by the type of behavior considered (Benjamin et al., 2010). It is also far
from clear what might be the causal mechanisms involved – whether religion favors the
development of the appropriate attitudes, or whether the independent presence of
these attitudes predisposes people to accept the teachings of various religions.
12 The literature also reports evidence of the role of religion in building social and
economic trust, either by inducing more trustworthy behavior (Norenzayan, 2014;
Randolph-Seng & Nielsen, 2007) or by enabling adherents to signal trustworthiness to
others (Iannacone, 1994; Irons, 2001; Bulbulia, 2009; Auriol et al., 2016). It may facilitate
the cultural transmission of behavioral practices by enhancing the credibility of the
utterances of cultural role models in the eyes of those who copy their behavior
(Henrich, 2009). I consider these mechanisms in more detail below.
13 Overall, therefore, there is a growing consensus that religion need not be antithetical to
economic development but may even favor it, and also that it does so by contribution
to the creation and reinforcement of social trust. But how, exactly, is this contribution
to social trust supposed to work?
violent. Trusting complete strangers enough to trade with them was frequently a
suicidal thing to do – and this was only a short while ago in evolutionary terms, long
after our brains and bodies evolved into something very close to their modern forms.
How have such encounters now become so common a feature of daily life that we no
longer think of them as in the slightest way problematic?
15 The answer (as I summarize and develop in Seabright, 2010) consists in a subtle mix of
our evolved psychology (both cognitive and emotional) and our modern institutions.
Although our prehistoric environment offered relatively few opportunities for
interaction with strangers3, the psychology that evolved in this environment has
created predispositions for us to trust other unknown individuals and to behave in a
trustworthy way towards them, under the right circumstances. Furthermore, our
institutions reinforce our cooperative predispositions so that a little cooperative
psychology goes a long way. Modern social psychology and behavioural economics have
extensively documented that the austere egoism of traditional homo economicus is a
very poor description of how real human beings think, feel and behave. This is
fortunate, because a purely rational egoist approach to human interaction would be
incapable of founding cooperation as we know it.
16 These facts were already well known to Adam Smith, professor of moral philosophy and
author not only of The Wealth of Nations but also of The Theory of Moral Sentiments. Smith
understood that human beings have values and emotions as well as wants and beliefs,
and these values and emotions are just as central to our economic life a our capacity to
reason. However, as Smith’s work preceded Darwin’s by nearly a century he did not ask
the questions that would naturally occur to us about how this is possible. The work of
modern biologists and social scientists has now helped us to understand better how
natural selection made us that way. As Bowles and Gintis put it in their book A
Cooperative Species, the challenge for science in explaining human cooperation with
strangers on a vastly greater scale than in other species is “not that typically addressed
by biologists and economists, namely to explain why people cooperate despite being
selfish. [it is]..to explain why we are not purely selfish – why the social preferences that
sustain cooperation are so common” (2013, p. 3). Though there is still disagreement in
the literature about this, it seems likely that the answer involves three mechanisms.
The first is multi-level selection: groups composed of altruists willing to sacrifice
themselves for the rest of the group would have out-competed groups composed of
selfish individuals (particularly in the group warfare that was common in prehistory),
even if egoists had out-competed altruists within groups. The second mechanism is
sexual selection: cooperative individuals might have made more attractive partners
than selfish ones. The third mechanism is mimicry by strangers of the behavior that
tends to distinguish friends4. Together these make it much more comprehensible how
the rich array of values, emotions and pro-social preferences that distinguish real
human beings might have been favored by natural selection in the conditions of
prehistory.
17 Still, explaining how human beings have come to have values and emotions is a long
way from explaining how they have come to have religion. Many religions in fact hold a
privileged place among the institutions that transmit and reinforce our values and
emotions, but they are not the only institutions to do this, and they do not just do this.
They also (at least most of them) also speak to us about invisible spirits they claim to
occupy our world, spirits who are like us in many ways, but also not like us in being
free of many of material constraints of our daily lives. These are typically spirits who
can influence our lives for better or for worse, with whom we are well advised to
communicate, and whom we often seek to placate. Belief in the existence of such spirits
– I shall call this phenomenon “enchantment” in the remainder of this article – runs
radically counter not only to the ordinary evidence of the senses, but also to the
conclusions of modern science. This observation raises two questions: first, how have
so many human beings come to accept such beliefs, and secondly, what connection do
such beliefs have to social trust?
18 The first question is particularly challenging, and explanations for the evolution of
values and emotions via natural selection are not sufficient to explain the evolution of
religion. Although a great many of the values and emotions that distinguish our
behavior from the egoism of Homo economics appear to have analogues in other primate
species, human beings are the only species in nature as far as we can tell who hold
widespread beliefs about the existence of invisible spirits with whom we interact. We
are also the only species to have developed a sophisticated scientific world-view in
which such spirits seem to have no place. How could these two developments co-occur?
19 It is not enough to argue (like, for example, Lightman, 2015), that science does not cater
adequately for our quest for meaning and thereby leaves a gap for religion to fill. This
may be true, but even so it does not constitute an explanation of the kind required, for
it still needs to be explained why human beings should have evolved to have a need for
meaning. Similarly, it has been said that human beings are afraid of death 5, and so we
comfort ourselves with the notion that life goes on in the spirit world. This is not
always true – not all religions claim that individuals will join the spirit world when they
die. But even when it is true, as it often is, it leaves the central mystery unexplained. All
animals are afraid of death in the simple sense that they flee predators, but only human
beings appear to brood on the fact that death will always catch up with them in the
end. How can it have helped us thrive on the African woodland savanna to develop such
a melancholy temperament? And once we suffered such an affliction, how can it have
helped us to seek comfort in beliefs about invisible spirits? The theory of natural
selection has difficulty accounting for the evolution of placebo remedies for any self-
inflicted ailments, whether physical or psychological.
20 Human beings, like all mammals, have developed sense organs of extraordinary
sophistication that can detect the presence of predators and prey in the environment
around them. So it is all the more puzzling that many human beings, uniquely in the
animal kingdom, credit to the world around them the existence of invisible spirits, who
are like us in having perceptions and intentions, while being free of some of our
physical constraints, and whom we are well advised to charm and placate even at
considerable material cost to ourselves. Perceiving creatures where none exist is hardly
as dangerous as failing to perceive creatures that do exist, but it is still a surprising
waste of energy and resources for animals on the margins of survival. Trusting only the
evidence of their immediate senses and refusing to multiply ontologies is not just an
application of the principle of Occam’s razor, but is clearly the most adaptive strategy
for almost all animals in almost all circumstances. The only exceptions are where they
follow the signals of other individuals about the presence of food or predators – like the
honey-bees that set out for nectar after observing the dance of returning workers, or
the chimpanzees that follow the hunting-calls of other members of their troop. And
even in such cases, these signals of their fellows do not demand great sacrifices – they
allow individuals to coordinate their efforts, rather than sacrificing other more
immediate food sources in favour of a distant and invisible alternative.
21 One theory that has received widespread support among researchers is the idea that
enchantment involved an optimal trade-off among type-1 and type-2 perceptual errors
in the prehistoric human environment. This is sometimes known as the “seeing faces in
the clouds” theory, and asserts that natural selection produces a tendency to err in the
direction of seeing too much evidence of intention in nature (it’s less dangerous to see
predators when none exist, than to see none when they do exist) 6. It is certainly true
that such phenomena (which even have their own scientific name – pareidolia – and an
associated Wikipedia page) can be claimed as inspiration by various religious traditions.
However, like a number of other “meme” theories which imply that religious ideas
have evolved by imitation, in brains that were not specifically adapted to host them,
the “faces in the clouds” theory has a major gap: it doesn’t explain why the perception
of enchantment survives reflective criticism. We don’t think that faces in the clouds are
real faces – once we start to reflect on what we see, we quickly and easily correct the
errors in our first impressions. But believers think spirits are real beings, and the belief
that they are seems to be reinforced, not undermined, by introspection, reflection and
discussion. This suggests we need to see the processes of introspection, reflection and
discussion as an intrinsic part of how religions develop, not as a hostile environment
which ought to extinguish our religious sympathies but to which many religions
remain unaccountably immune.
22 Indeed, introspection and reflection are the key to human beings’ capacity to cooperate
by representing future rewards and dangers to themselves and to others. This suggests
that an answer to our puzzle may lie in the basic trust mechanisms that have helped
humans build complex societies. In particular, those trust mechanisms, once
established, also encourage the tendency to believe in, or at least to suspend judgment
about the initial implausibility of, absent or invisible beings and the promises they
make. The notions of trustworthiness, honour and credibility help us to decide with
whom we can afford to cooperate.
23 In Seabright (2017) I develop the hypothesis that the explosive growth in our brains
during our evolution from the apes did more than just give us the capacity to solve
increasingly complex social and environmental problems. It also turned our brains into
a marketplace for competing ideas about ourselves and our place in the world. In that
marketplace, just as in the real marketplace where human beings had begun to develop
complex systems of trade and cooperation, the key to success lay in the creative
suspension of disbelief about the everyday evidence of our senses. What sets human
beings apart from other animals is that we have established elaborate networks of
cooperation with other individuals, many or most of whom are genetically unrelated to
us. This has required the ability to override the evidence of our immediate senses on a
daily basis in the interests of distant and invisible objectives. We have to work out
when we can afford to trust someone who has no intrinsic reason to help us, and who
offers us nothing we can immediately use.
24 It is worth emphasizing that this capacity is much more sophisticated than just the
ability to exchange items of value. Monkeys and apes trade with each other on the basis
of immediate advantages – but human beings are prepared to exchange on the basis of
promises of future rewards they cannot see, taste or touch. This ability to suspend
ordinary disbelief – in a structured rather than a purely whimsical fashion – is what
enabled Homo sapiens sapiens to survive in the harsh conditions of the Upper
Palaeolithic, spreading out from Africa to colonize a range of habitats quite different
from those in which he first evolved. It then enabled him to adopt agriculture, settled
in towns and cities, and found large and complex civilizations. It also meant he would
be forever solicited by entrepreneurs with projects, secular or spiritual, that appeal to
rewards beyond the perceptible horizon. This ability to override ordinary sensual
evidence is an intrinsic function of the healthy human brain, but it is also one that
other human beings have learned to influence and manipulate, for good ends and bad.
25 This answer to the first question (“how did human beings come to believe in the
existence of invisible spirits?”) also provides the ingredients for an answer to the
second (“how did this contribute to social trust?”), since social trust involves a very
similar process of suspending disbelief in the evidence of the senses. The point about a
facility for suspending disbelief is that it cannot be calibrated in advance to ensure it
operates only in instances that deserve it. It will operate in response to cues, cues that
can in principle be imitated and manipulated by others. Thus a willing suspender of
disbelief will be both a readier collaborator in various economic projects, and a more
frequent subscriber to extravagant cosmologies, if there are others around to propose
them. A skeptic who wields Occam’s razor at every opportunity will rarely trust
anybody, since the hypothesis that the world is full of thieves and charlatans is so much
simpler and more elegant than the alternative that someone who has nothing to show
you may nevertheless be someone you should trust.
26 Many details remain to be sketched out in this account of how human beings, the most
sophisticated thinkers in the natural world, came to people their universe with so
many invisible spirits, as part of the same process that led them to become more
trusting of others. I focus below on three questions that would naturally occur to many
readers on the basis of the argument so far. First, is an evolutionary explanation really
necessary at all? Secondly, what kinds of psychological mechanisms might have been
involved in the process? Thirdly, why did the evolution of a greater willingness to
suspend disbelief not automatically lead to exploitation by others?
listen to guidance from the spirit world, and we are prepared to sacrifice and
sometimes to die in response to its commands. If such devotion were merely a matter
of throwing scarce resources away for nothing in return, those among our ancestors
who were unfortunate enough to develop such a predilection would very probably have
been ruined by it, and in the harsh environment of the Palaeolithic would have failed to
leave descendants, let alone to spread their predilection among all the societies of the
modern world. Enchantment must have had some kind of adaptive benefit, if only
because its adaptive costs are so obvious and so large.
28 What kinds of psychological mechanisms might have been responsible for our
willingness to suspend disbelief? Our sense of enchantment bears a family resemblance
to two other psychological capacities that have come a long way in the human species
from their rudimentary equivalents in other apes. The first is language. Language
allows us to refer to absent objects and people, to past and future events, and thereby
to conceive shared hopes and fears, including the very human preoccupation with our
own future death. At first sight the world’s languages look so diverse that there is
nothing they could possibly be said to have in common. But the work of Noam
Chomsky, confirmed by a great detail of subsequent research7, has shown beyond
reasonable doubt that existing languages share many structural features, and that the
ability to understand and use this features is hard-wired into the human brain. Varied
as they are, human languages are nothing like as varied as they logically could be.
Though questions of language origin remain controversial8, it makes sense to suppose
that the brain contains something like a “language module” – which evolved because it
spectacularly enhanced our ancestors’ capacity for social coordination, enabling them
to hunt better, forage better, and defend themselves more effectively. It would have
evolved in spite of its significant costs – the costs of the protein to build and the energy
to maintain a much larger brain, and the dangers of choking caused by the
repositioning of the larynx that equipped us to articulate the sounds of a complex
language.
29 Our sense of enchantment has something in common with our capacity for language,
though the differences are as instructive as the similarities. The world’s systems of
religious belief look at first sight much too diverse to have anything important in
common. But some anthropologists, notably Pascal Boyer (2001) and Scott Atran (2002),
have brought together the ethnographic evidence from hundreds of earlier studies, as
well as from their own fieldwork, to show that systems of religious belief have a
structure. They are supernatural but not randomly or extravagantly so – they depart
from everyday common sense in predictable directions and to a limited extent. For
instance, spirits may be invisible but they have a continuous existence in time – they
may transform themselves from one shape into another but they do not stop existing in
between. Spirits may know things about human social interactions that are hidden
from others, but they are not literally omniscient. Their knowledge is of social
information – unlike us, they know the full plot of the soap opera. Spirits may be able
to see through walls but normally not through women’s clothes, except when medically
necessary. They may answer people’s prayers but only after the prayers have been
uttered – they do not act in anticipation of prayers that will be uttered in the future.
They do not undertake difficult but pointless miracles, such as making rivers flow
upstream. And so on. In short, beliefs about spirits have a structure. This structure is
built on the assumption that spirits are intentional agents just as we are, except that
they are freed from a limited number of our physical constraints. Not all implausible
beliefs could ever make sense as components of a religious creed.
30 This evidence of “deep structure” suggests that religious beliefs take the shape they do
in part because human brains have a certain structure. So learning more about this
structure may help us to understand how those brains evolved to be that way. But this
doesn’t mean that the brain structure we are seeking is like the structure involved in
language, let alone that human brains have evolved an “enchantment module” just as
they evolved a language module. For one thing, all human beings except those who are
brain damaged or traumatised can use language. But not all human beings perceive
spirits in the world around them, and many people can live and function quite happily
with no sense of the supernatural at all. People are also very different in how they
respond to the enchanted world – for some it is an immediate sensation, for others a
vague background presence; for some it can induce trances and violent episodes of
possession, while the behaviour of others barely changes at all. Religious sensibility
appears at very different ages in different people. Unlike language, which uses certain
dedicated areas of the brain (notably Broca’s area), the perception of enchantment
appears to draw on elements across the range of “normal” brain functions. The sense of
enchantment emerges from the coordination of a number of psychological capacities
that almost certainly evolved to perform quite different functions. Religion, like the
fear of death that it so often accompanies and to which it ministers, seems to have
hitched a ride on the very secular evolutionary journey of the human brain.
31 Finally, why did the greater trustingness implied by human beings’ sophisticated
capacity for suspending disbelief not automatically lead to exploitation by others, and
therefore to more trusting individuals being selected against in favor of less trusting
ones? The literature has explored in considerable detail two main mechanisms by
which such exploitation could have been avoided, both based on the idea that religious
belief and practice have come to be associated, on average, with greater
trustworthiness as well as with greater willingness to trust at least some others. This
greater trustworthiness on the part of the religious would lead, on average, to their
associating in turn with more trustworthy individuals, and therefore to higher levels of
cooperation experienced by the religious even if they still tended to be exploited in
their interactions with the irreligious. The two mechanisms are monitoring, whereby
religious belief and practice change the behavior of the individuals concerned so that
they become more trustworthy, and selection, whereby individuals who are intrinsically
more trustworthy tend to be attracted by religious belief and practice, even if that
practice does nothing to modify their behavior.
32 It’s important to emphasize that these mechanisms are in principle quite distinct even
though much of the existing evidence of the association of religious behavior with
trustworthiness does not make it possible to distinguish between the two. There is
rather little evidence as to what extent religious membership primarily signals the
reliable character of adherents, as opposed to a reliable situation in which to interact
with adherents. In addition, there is little evidence as to whom such a signal is
demonstrate such willingness (even though their trustworthiness was tested before
religion was even mentioned to the subjects).
40 The idea that religious commitment involves a degree of mutual sorting by certain
kinds of particularly pro-social individual is no less central to many religious traditions
than is the idea that individuals become more trustworthy as a result of their religious
commitment. Indeed, the two may reinforce each other – if you want to become more
trustworthy and are afraid of not being able to maintain such high standards,
surrounding yourself with trustworthy people may be a good way to reinforce your
determination to do so. Still, it is clear that different religious traditions emphasize
these mechanisms to different degrees.
41 What does all this mean for the particular question whether religion contributes to
entrepreneurship? What are religious entrepreneurs, and what do they teach us about
the place of religion in a rational modern economy characterized by exchange among
strangers?
judgmental about the reasons why worshippers might prefer one religious approach
rather than another – in just the same way as a management consultant might not
presume to judge why consumers have the tastes they do, but comment simply on the
different ways in which one firm differs from another in its capacity to ascertain and
respond to those tastes. For Smith, the nonconformist churches have found a more
winning formula because their managers (priests and ministers) are more efficiently
motivated to do so.
44 The second, broadly Weberian approach is to consider religious beliefs and values as
contributing to the way in which ordinary entrepreneurs carry out their business,
without their necessarily being anything specifically religious about the goods or
services they sell. In this view the link between religion and secular entrepreneurship
is one of complementarity rather than analogy. That entrepreneurs might be able to
signal, through their (actual or claimed) religious convictions, a greater
trustworthiness to customers, business partners and others, has been central to the
research cited above on signaling, and there is now a substantial body of evidence in
favor of this channel of influence between religion and economic development.
45 In principle these two approaches seem fairly distinct, but in practice the distinction
between them has been eroded from both directions. On the Weberian side, there exist
many firms that sell religious services as a part of a portfolio of other goods and
services, and on the Smithian side, churches and other religious institutions often
package other services alongside the more traditional activities of prayer and
celebratory worship. The former case includes firms that offer charia-compliant or
otherwise religiously-approved versions of ordinary goods and services, while the
latter has become a feature of some of the mega-churches that operate in growing
cities in many parts of the developed and developing world. This is well illustrated by
the following quotation attributed to the Reverend Jerry Falwell, explaining the choice
of his church to offer a large package of social and leisure services to its worshippers:
Business is usually on the cutting edge of innovation and change because of its
quest for finances. Therefore the church would be wise to look at business for a
prediction of future innovation. The greatest innovation in the last twenty years is
the development of the giant shopping centers. Here is the synergetic principle of
placing at least two or more services at one location to attract the customers. A
combination of services of two large customers with small supporting stores has
been the secret of the success of shopping centers (cited in Harding, 2000: 16).
46 Other evidence from the United States reinforces the idea that, where competition
between religious organizations to attract members is reasonably vigorous, the
strategic considerations underlying the management of religious organizations has
much in common with that of other businesses. For instance, Venkatesh (2009) shows
how many pastors on the south side of Chicago have a prior history of undertaking
business ventures in other, secular fields.
47 Outside the United States, the papers in this volume illustrate well the broad spectrum
of cases lying between the purely Smithian and the purely Weberian types. At the
Smithian and of the spectrum is the study by Bernard Sénécal on the Venerable
Chigwang, the founder of a highly successful Buddhist centre in Seoul. Here we see a
fascinating analysis of the factors that have made Chigwang successful in a domain left
open to innovation by the previous banishment of Buddhist temples to the countryside.
Sénécal points out the flexibility and adaptability of Chigwang’s message – for instance
his willingness to mix Buddhist and Christian language to meet the expectations of an
audience used to Christian language – as well as his use of modern marketing methods
such as websites and audiovisual recordings. Chigwang has developed a business that
happens to sell religious services (and only religious services), and Sénécal analyzes its
business model in a perceptive and persuasive way.
48 In a similar vein the studies by Nathalie Luca and by Emmanuele Fantini show how
pentecostalism – often caricatured as offering a standard “prosperity gospel” in places
as different as Ghana and the United States – has in fact adapted its message to the very
different circumstances of Haiti and Ethiopia. In Haiti the adaptation was made
necessary by the desperate economic conditions of the country, particularly after the
2010 earthquake, which would have undermined the credibility of a simple prosperity
gospel. In Ethiopia it was due more to the particular ideology of the developmental
state with which a simple free-markets message would have been in some conflict. Both
of these intriguing cases show how flexibly pentecostalism has adapted to its market
while still maintaining an essentially religious focus.
49 The paper by Emir Mahieddin illustrates very well this adaptative capacity of
Pentecostalism, in this case to the more sober ethic (and aesthetic) of Swedish
protestantism. Here there is no question of a prosperity gospel in the simple form in
which it has flourished in parts of the United States and in sub-Saharan Africa. People –
at least those whom Mahieddin has interviewed – do not do the Lord’s work in order to
prosper in their own business affairs. Rather, they conceive a continuity between their
work in business and in other activities as a form of “producing God’s Capital” – one of
Mahieddin’s subjects is a builder who constructs both churches and centres for
orphaned children, so it would be hard to drive a wedge between his life as a
businessman and his work as a member of his church. Success in this context appears
to be measured by the coherence of the overall project with a vision of the duty of a
committed Christian in a fallen world, and certainly by nothing so simple as a purely
financial criterion of revenues or profits.
50 At the other, Weberian end of the spectrum is the study by Nicolas Lyon-Caen on the
way in which eighteenth century French merchants navigated the difficult waters of
the conflict between Jansenists and Jesuits. Here the issue is to what extent a religious
affiliation is important to those who are ordinary entrepreneurs in secular society. In
eighteenth century France this was a question of great delicacy and even danger –
given the bloody nature of religious conflicts one might have expected merchants and
traders to steer clear of religious affiliations altogether, but although Lyon-Caen shows
that many traders could change their affiliations in quite opportunistic ways, some
affiliation was usually better than none, for reasons of trust among the communities
with which they traded.
51 The three remaining studies in this volume show how difficult it is nevertheless to
maintain the separation between the Smithian and the Weberian perspectives. The
papers by Rémy Madinier on the growth of Islamic property development in Indonesia
and by Marie-Liesse De Luxembourg on Islamic finance document classic instances of
business that sell ordinary goods and services, but seek to do so with a religious twist.
In the case of property development, the twist is to sell apartments that are in religious
communities – complete with mosques and restrictions on behavior by residents. As
Madinier shows, such restrictions can backfire if they are too strict since they may
over-estimate the size of the market for the most demanding behavioral restrictions.
This is reminiscent of the work of Iannacone (1994), which showed that strict lifestyles
could be an important selling point for a religious organization but that this would
necessarily limit the number of adepts it could reasonably hope to attract. De
Luxembourg’s work on Islamic finance makes a similar point – Islamic finance may
have its own economic rationale, but if the restrictions on the financial options
available are too tight, Islamic finance will only appeal to those who wish to adopt an
Islamic lifestyle considered as a whole and are prepared to pay the sometimes
considerable social costs.
52 Finally, Gwenaël Njoto-Feillard’s study of multi-level marketing, also in Indonesia
(which recalls Nathalie Luca’s own earlier work on multi-level marketing in Korea),
shows just how difficult it is to know whether to categorize the entrepreneurs
concerned as religious or secular. In fact they are both – they sell secular products by
creating religious fervor, and religious products by creating a very secular enthusiasm
for business success. In a sense, therefore, this reminds us that in a world where the
desire for consumption and business success tap into a very real hunger for meaning
and purpose on the part of populations whose lives are undergoing transformations
unimaginable to their parents and grandparents, the secularization hypothesis, at least
in its mainstream version, has lost all plausibility. Religion – or something very like it
whatever it happens to be called – will continue to be a vivid presence in the world for
the foreseeable future.
53 In conclusion, comparing religion and entrepreneurship is a very natural thing to do.
Religious leadership is a form of entrepreneurship, and successful entrepreneurship in
many secular fields typically involves qualities that are very important in religious
communities – qualities such as passion, commitment, and often a degree of
unreasonable optimism that things will turn out well. Both secular and religious
entrepreneurship take a variety of different forms, and exploring the links between
them will be of great importance in understanding the way in which religion will
continue to shape the world in the 21st century.
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NOTES
1. Weber (1905); Durkheim (1912); Frazer (1890); Tawney (1926).
2. See “Religion defies recession in Brazil”, Financial Times, 25 June 2015.
3. There is still considerable uncertainty about how rare such encounters were at different stages
of prehistory – see Seabright (2012).
4. See Centorrino et al. (2015) for one such form of mimicry.
5. The classic statement of this point of view is Becker (1973).
6. This theory is central to Boyer (2001) but was earlier developed by Guthrie (1993).
7. Pinker (1994) summarizes this research.
8. See Ian Tattersall’s review in the New York Review of Books, August 18 th 2016, of Berwick &
Chomsky (2016).
AUTHOR
PAUL SEABRIGHT
Toulouse School of Economics, Institute for Advanced Study in Toulouse, [email protected]
1 « Il est impossible qu’une dispute sur l’Incarnation, sur la Grâce ou même sur la nature
de l’Église entraîne des phénomènes sociaux de séparation historiquement visible,
agissant sur le cours général des événements politiques », écrivait en 1963 le
philosophe Jean Guitton, au lendemain de la première session du concile Vatican II 1. Un
demi-siècle plus tard pourtant, l’historien Pierre Nora ne craint pas d’affirmer : « La
France a été pendant des siècles un pays profondément paysan et chrétien [...] Vatican
II a signalé et accéléré une déchristianisation évidente2 ». Le concile aurait donc
marqué un premier seuil d’éloignement des pratiques et des croyances parmi les élites,
celles-là même qui venaient de contribuer à leur aggiornamento, avant qu’un second
seuil de détachement ne touche de larges pans des populations occidentales, sans bruit
celui-là, dans les années 1990. Dans une telle optique, le dernier concile ne serait donc
pas seulement un événement majeur pour l’histoire de l’Église catholique, mais aussi un
événement signifiant pour l’histoire du monde sortant de la guerre froide, de la
colonisation et des « Trente Glorieuses ». Par plusieurs aspects, les évolutions
enregistrées au concile ne participeraient-elles pas de cette histoire ? Convoqué comme
événement interne au catholicisme, Vatican II ne serait-il pas devenu, chemin faisant,
un événement à retombées universelles ? Telle est la perspective dans laquelle a été
conçu ce dossier, quelque peu différente de la pente dominante de l’historiographie 3.
celles de 1964 et de 1965. Mais leur présence limitée signifie-t-elle que le rôle des
femmes, dans l’Église et dans le monde, a été pleinement reconnu par le concile ?
4 L’objectif était d’autre part de s’interroger sur l’écho des travaux conciliaires en dehors
de la sphère catholique occidentale et même de la sphère chrétienne, dans des espaces
géographiques et idéologiques pour lesquels Vatican II n’a certainement pas eu la
même résonance, ni donc la même signification, qu’en terre catholique. Qu’en a-t-il été,
par exemple, de l’écho du concile au sein de l’islam, par delà l’opposition notoire des
pays arabes à la rédaction d’une déclaration sur les juifs ? Un sondage de ce côté a
donné des résultats décevants : les responsables musulmans ne semblent guère avoir
accordé d’intérêt aux débats romains. Qu’en a-t-il été aussi de l’écho du concile dans un
monde communiste auquel le rapport Khrouchtchev de 1956 posait de façon aiguë la
question de son propre aggiornamento ? Mais trop rares sont les historiens du
communisme qui s’intéressent aux questions religieuses, et vice versa. Il a donc fallu
restreindre nos ambitions. Si nous n’avons pas trouvé de biais pour pallier la seconde
carence, deux articles sur l’écho du concile dans les Églises des pays à écrasante
majorité musulmane, l’Égypte et l’Indonésie, permettent de pallier quelque peu la
première.
Outsiders
5 Deux textes abordent le monde des experts. Celui de François Weiser fournit une
première vue d’ensemble sur les periti officiels. L’étude de leurs trajectoires montre les
changements qui interviennent dans le champ des positions ecclésiales au tournant des
années conciliaires. Ces hommes, largement issus des chrétientés occidentales (Europe
et Amérique du Nord), sont dans leur grosse majorité des défenseurs de la romanité,
face aux autres Églises comme dans la guerre froide. Les vœux produits par les
Universités romaines et les schémas préparatoires témoignent de leur volonté de
restaurer l’ordre ancien, de poursuivre l’œuvre de Trente et de Vatican I. Ces
professeurs, et les élèves qu’ils ont formés, espèrent que le nouveau concile élaborera
une synthèse des condamnations prononcées par les pontifes romains, du Syllabus de
1864 à l’encyclique Humani generis de 1950. Ils dénoncent pêle-mêle toutes les idéologies
de la modernité : positivisme, libéralisme, marxisme, existentialisme, laïcisme. Bien
intégrés dans l’institution, ils sont d’ardents défenseurs d’une orthodoxie figée. Or la
majorité conciliaire adopte, sur la structure de l’Église ou sur ses rapports avec le
monde ambiant, des textes passablement différents, en partie rédigés par d’autres
experts qui étaient en 1962 des outsiders plus ou moins suspects. Avec ce changement
d’équipe, le concile marque une étape importante vers la reconnaissance d’une plus
grande liberté et d’une certaine pluralité dans le débat théologique. Il facilite ensuite
l’apparition de théologies autonomes dans le tiers monde, Amérique latine et Afrique
subsaharienne notamment. Si la division sur le rapport à l’histoire fut au cœur des
débats conciliaires, leur issue prouve que ce n’est plus « la tension introduite vis-à-vis
du dogme, ou de l’institution, par l’histoire et l’historicité, mais proprement la question
de l’épistémologie au cœur de la théologie, la tension qui lie et qui sépare réalisme et
idéalisme » qui désormais domine (François Weiser). Les débats au sein du concile
s’adossent à un conflit intérieur au champ théologique qui conduit à un ajustement par
la promotion de nouveaux experts.
6 Une telle promotion est au cœur de la plongée de David Douyère dans le journal rédigé
au jour le jour par l’un de ses plus éminents bénéficiaires, le dominicain français Yves
Congar. Sa nomination comme expert officiel, et quelques autres, sont la
reconnaissance par les instances vaticanes de l’émergence d’un nouvel horizon
intellectuel, porté par un nouveau personnel. Si les rédacteurs des textes finalement
votés peuvent organiser leur réception en accédant à des positions de pouvoir au sein
des congrégations romaines, les opposants y conservent assez d’influence pour
entraver leur application. Le concile apparaît ainsi comme un moment de rapide
évolution des processus de légitimation de l’autorité. Le changement de paradigme
dans le monde intellectuel catholique des années 1960 se manifeste par cette variété de
postures, héritée des débats conciliaires et assumée par la hiérarchie.
7 La vie du concile a ses logiques propres riches de tensions internes et de tensions avec
l’extérieur. Mais sur quelle légitimité se fondent les décisions qu’il prend ? Quelle
logique de production de sens parcourt la rédaction des textes conciliaires ? Chez les
traditionalistes comme chez Yves Congar, se construit une image de l’événement
tâtonnante, en recomposition permanente, qui tient plus au « style » de Vatican II qu’à
la lettre des textes adoptés. Les témoins nous donnent à voir un concile en train de se
faire. Ces tensions et ces dynamismes sont aussi des « processus communicationnels »
(David Douyère), une production de sens auquel Congar participe par l’écriture de son
journal. L’écriture est pour lui quête émerveillée de l’action de l’Esprit dans les
développements du concile. Elle est aussi le lieu d’un combat contre ceux qui rejettent
le processus conciliaire. Elle est enfin un témoignage rédigé à l’intention des historiens
dans la filiation des journaux de protagonistes des conciles antérieurs 10.
8 Commencé comme un concile catholique et romain, Vatican II ne tarde pas à prendre
une dimension mondiale. La place croissante occupée par les observateurs des Églises
anglo-protestantes et orthodoxes symbolise une telle évolution. Mais pourquoi l’arrêter
au monde chrétien ? Claire Maligot retrace les velléités d’invitation d’observateurs
issus du judaïsme. Elles échouent, non sans avoir suscité des échanges prometteurs. Les
différences de structure et le poids de l’histoire empêchent tant l’Église que le monde
juif de faire émerger des médiateurs. Entre interlocuteurs autoproclamés et contacts
défaillants, les obstacles sont nombreux de 1960 à 1962, malgré la diplomatie parallèle
mise en œuvre par le Secrétariat pour l’unité des chrétiens, chargé du dossier.
L’invitation d’observateurs juifs relève d’une mission presque impossible, d’autant
qu’ils risqueraient de devenir de facto des acteurs du concile en train de se faire, alors
que les enjeux théologiques et politiques des relations avec le judaïsme ne sont pas
éclaircis. Les réticences et résistances demeurent fortes d’un côté comme de l’autre. Les
rabbins excluent toute présence, alors que les associations laïques de la diaspora
apparaissent plus intéressées. Au sein du concile, une présence juive vaudrait
reconnaissance, ce qui théologiquement et politiquement ne va pas de soi. Les
interrogations sur la légitimité et sur l’autorité des intervenants potentiels empêchent
toute participation.
9 Autre rendez-vous conciliaire manqué : celui avec les femmes et avec leurs
revendications. Agnès Desmazières s’est plongée dans les archives romaines du concile
pour tenter d’expliquer son « silence » ou quasi-silence sur la question du genre. Celle-
ci est pourtant posée clairement par les organisations catholiques féminines à la veille
du concile. Une reconstitution minutieuse de l’élaboration du décret sur l’apostolat des
laïcs prouve que leurs desiderata n’ont pas été pris au sérieux par l’assemblée, même
Échos et résistances
10 Dès que Vatican II s’écarte de la voie qu’elles prônaient, les forces traditionalistes,
minoritaires dans l’assemblée mais conscientes de mener une lutte désespérée pour
leur conception du christianisme, se dotent de moyens aptes à atténuer les dommages
imputés par elles au concile. Le Coetus internationalis Patrum, dont Philippe Roy-
Lysencourt s’est fait l’historien, a été fondé à Rome pour peser sur les discussions, mais
il poursuit après la clôture des débats son action contre les interprétations
« progressistes » de Vatican II. Les traditionalistes rejettent la présentation du concile
en termes de rupture de la tradition, voire de révolution. Certes, en première
réception, ils acceptent sans enthousiasme les décisions prises, mais en opérant une
sélection, dans les textes comme dans leurs commentaires autorisés : ils les replacent
dans une tradition longue opposant l’Église des conciles, de tous les conciles, à l’Église
du seul Vatican II. Leur rejet de « l’esprit du concile » s’inscrit dans cette perspective.
11 Vatican II ne fut pas seulement un événement romain, ni même européen, bien que les
questions posées, et pour partie résolues, soient celles de la catholicité occidentale. Il
n’y aurait pas eu de majorité conciliaire sans le ralliement massif aux vues des évêques
et experts du « Marché commun » de certains épiscopats d’Afrique et d’Amérique
latine, au grand dam de la Congrégation romaine de la Propagande. Mais le concile, en
retour, a bouleversé la donne ecclésiale dans ces continents, comme le montre Silvia
Scatena pour le continent sud-américain. Certes un terreau réformiste préexistait en
Amérique latine depuis les années 1940, mais le concile autorise la diffusion d’un tel
réformisme jusqu’au sommet de la hiérarchie ainsi que le prouve l’autorité croissante
du Conseil épiscopal latino-américain, le CELAM. Une prise de conscience locale
accompagne ce processus, tant au niveau du bilan que des solutions, entraînant la
« latino-américanisation » (Silvia Scatena) d’une Église désormais plus autonome et
plus autochtone, exemple majeur du déploiement spatial de Vatican II. Ce réformisme
est toutefois contesté par des réseaux militants en voie de radicalisation contre
l’emprise des dictatures militaires, qui opposent une « Église du peuple » à l’Église
hiérarchique. L’exemple sud-américain est donc représentatif des avancées et des
limites de l’aggiornamento conciliaire. Les silences de Vatican II, sur la pauvreté du tiers
monde notamment, ne tardent pas à produire une critique de gauche de l’aggiornamento
et une politisation des enjeux religieux. « L’option préférentielle pour les pauvres » est
autant un fruit de la violence sociale ambiante qu’un fruit de Vatican II.
12 En passant de l’Amérique latine à l’Égypte ou à l’Indonésie, on passe d’un catholicisme
longtemps hégémonique à un catholicisme très minoritaire dans un environnement à
forte majorité musulmane. En Indonésie, où les catholiques représentent seulement 1 %
de la population, Rémy Madinier décrit une réception de Vatican II fort originale, parce
que très politique. Dans un premier temps, l’œuvre conciliaire est occultée par les
coups d’état d’octobre 1965, qui instaurent le régime autoritaire de l’Ordre nouveau. La
minorité catholique ne pâtit pas de ces soubresauts, bien au contraire, car elle est
impliquée de longue date dans le nationalisme indonésien : plusieurs catholiques
notoires sont proches du nouveau pouvoir et l’Église bénéficie de conversions dans les
milieux victimes de la répression qui inquiètent les autorités musulmanes. Alors que la
majorité de ses cadres demeure de souche européenne (seuls trois des vingt-cinq
évêques présents à Vatican II sont indonésiens), elle joue la carte de l’indigénisation,
non seulement dans le domaine liturgique, mais aussi en soulignant les convergences
entre la doctrine chrétienne et l’idéologie du régime, le Pancasila. Sa bonne lecture du
contexte politique comme du contexte religieux permet ainsi au catholicisme
indonésien d’occuper une place sans commune mesure avec son importance
numérique.
13 Catherine Mayeur-Jaouen confirme que les musulmans d’Égypte s’intéressent peu au
concile, sauf pour en regretter le texte sur les juifs. Quant aux minorités catholiques de
divers rites, elles doivent faire face à la politique d’arabisation et de nationalisations
(des écoles notamment) du pouvoir nassérien. Le rôle avant-gardiste joué à Vatican II
par l’évêque melkite Mgr Zoghby ne saurait faire illusion : un regain d’émigration
touche sa communauté, la plus désireuse d’aggiornamento. Parce que plus pauvres,
matériellement et culturellement, les coptes catholiques de Haute Égypte partent
moins, mais ils sont affrontés à la montée en puissance de l’islam et au renouveau copte
orthodoxe, ce qui ne les incline guère à l’œcuménisme. Leurs cadres laïcs tentent
cependant de s’appuyer sur l’ecclésiologie du concile pour contenir un regain de
cléricalisme aussi sensible dans leur communauté que dans les communautés sœurs.
14 Ces quelques coups de sonde, opérés dans des directions variées, témoignent du fait que
le concile Vatican II a bien été un événement, pas seulement un corpus de textes ; et
qu’il a été un événement planétaire mobilisant bien au-delà des frontières de la
catholicité occidentale. Approcher le concile depuis des lieux géographiques et
idéologiques multiples permet en outre de dérouler des espaces de signification et
d’interprétation qui dépassent sensiblement les querelles internes de la
« cathosphère ». Vatican II n’a pas le même sens ni la même portée pour un militant
latino-américain et pour un intellectuel juif ; pour le théologien d’ouverture Yves
Congar et pour les théologiens traditionalistes autour de Mgr Lefebvre. Cela semble une
évidence. Encore faut-il en tenir compte pour éviter de réduire l’événement conciliaire
à des chamailleries cléricales. S’il existe un « esprit du concile », il doit inclure toutes
ces perceptions différentes, plurielles et contradictoires. Il ne semble pas s’être
pérennisé en « esprit postconciliaire », tant le jeu des interprétations a fait éclater la
réception de l’événement en directions incompatibles. Mais n’en a-t-il pas été de même
pour les précédents conciles ? L’événement s’est d’abord imposé avec sa propre
dynamique et ses propres effets. Puis ses acquis, d’abord accueillis dans une sorte
d’euphorie, ont été rapidement disputés entre des camps opposés. Il convient donc de
distinguer cet « esprit du concile », perceptible à Rome entre 1962 et 1965, d’un « esprit
de Vatican II » qui n’en est que la version « progressiste », inspirée autant par les
mouvements sociaux et culturels de 1968 que par le concile lui-même : il a pris son
autonomie par rapport à l’événement qui l’a fait naître11.
NOTES
1. « L’Église rajeunie », La Revue de Paris, février 1963, p. 13.
2. Le Figaro, 26 mai 2015.
3. Nous remercions Pierre Antoine Fabre et Denis Pelletier pour l’aide apportée à sa conception.
4. Sur l’histoire de la rédaction de cette Histoire, voir la préface d’Alberto Melloni à sa réédition
italienne, 2012, Storia del concilio Vaticano II, vol. I, Leuven, Bologne, Peeters, Il Mulino, p. IX-LVI et
Alberto Melloni, 2016, Il concilio e la grazia, Milano, Jaca Book, surtout le chapitre V « Studiare il
concilio ».
5. Massimo Faggioli, 2013, « Council Vatican II: Bibliographical Survey 2010-2013 », Cristianesimo
nella storia, 34, 3, p. 927-955.
6. Parmi lesquels celui de Mgr Felici, secrétaire général du concile, Vincenzo Carbone, 2015, Il
« Diario » conciliare di Monsignor Pericle Felici, a cura di Agostino Marchetto, Citta del Vaticano.
7. À titre d’exemples et sans en faire un palmarès, signalons dans le premier cas les actes du
colloque de Modène, 2013, « 1962-2012 : la storia dopo la Storia ? Contributi e prospettive degli
studi sul Vaticano II dieci anni dopo la Storia del concilio », Cristianesimo nella storia, 34, 1 ; dans le
second, Michael Quisinsky et Peter Walter (éd.), 2012, Personenlexikon zum Zweiten Vatikanischen
Konzil, Freiburg im Brisgau, Herder.
8. Le livre de John O’Malley, 2011, L’événement Vatican II, Bruxelles, Lessius, original pour son
interprétation du concile comme « style », suit l’Histoire du concile Vatican II pour le déroulement
chronologique ; l’essai de Philippe Chenaux, 2012, Le temps de Vatican II. Une introduction à l’histoire
du concile, s’en distingue au contraire sur plus d’un point, Paris, Desclée de Brouwer.
9. Sur lesquels on dispose désormais du livre majeur de Mauro Velati, 2014, Separati ma fratelli. Gli
osservatori non cattolici al Vaticano II (1962-1965), Bologne, Il Mulino.
10. De même Léon Joseph Suenens jette-t-il sur le papier, peu après la fin du concile, des
souvenirs à destination de celui qui voudrait « savoir exactement, plus tard, ce qui s’est passé, vu
sous l’angle du cardinal archevêque de Malines » (2014, Mémoire sur le concile Vatican II, Peeters,
Leuven, p. 1).
11. Gerd Rainer Horn, 2015, The Spirit of Vatican II. Western Europe Progressive Catholicism in the Long
Sixties, Oxford University Press.
AUTEURS
ÉTIENNE FOUILLOUX
Laboratoire historique Rhône-Alpes (LARHRA), Université Lumière Lyon 2,
[email protected]
FRÉDÉRIC GUGELOT
Centre d’études et de recherche en histoire culturelle (CERHIC), Université de Reims Champagne-
Ardennes, [email protected]
François Weiser
1 En octobre 1962, à son ouverture, le concile réunit environ 2 500 évêques du monde
entier dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Seuls intervenants officiels, habilités à ce
titre à prendre la parole dans l’aula conciliaire, et disposant d’un droit de vote, ces
évêques ne sont néanmoins pas seuls à produire les textes conciliaires et à construire
les débats. Ils sont aidés dans leur tâche par deux groupes d’experts : d’une part, les
experts officiels, ou experts du concile, d’autres part les experts privés, au service
particulier d’un évêque ou d’un groupe d’évêques.
2 Les experts officiels, ou periti, constituent un groupe délimité dont les archives
officielles du concile gardent une trace : l’index peritorum, présent dans les actes du
concile (1980 : 937-949). Aux 201 nominations initiales 1 s’ajoutent 279 nominations
jusqu’en 1965, dues à la fois à la demande accrue des évêques et au besoin de
remplacement de quelques-uns d’entre eux. Vingt-et-un sont promus à l’épiscopat et
neuf décèdent pendant le concile. Le règlement conciliaire2, précise le champ
d’intervention de ces 4803 experts mais, dans les faits, une latitude est laissée à leur
initiative.
3 L’essentiel du service institutionnel attendu d’eux est de préparer les interventions des
évêques, soit lorsque ceux-ci sont membres des commissions conciliaires, soit pour les
congrégations générales : interventions orales, mais également écrites, centrées autour
pays dans lequel ils exercent leur ministère. 11 % proviennent du reste du monde : 4 %
d’Europe orientale (21 experts), 3 % d’Amérique latine (16), 2 % d’Afrique et du Moyen-
Orient (9), et 2 % d’Asie-Océanie (9). Parmi ces derniers, la moitié de ceux qui
proviennent d’Asie ou d’Europe orientale sont affectés à des postes à Rome. 92 % de ce
groupe vivent donc en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord.
7 Cette cartographie des experts reflète l’histoire du catholicisme, c’est-à-dire du
christianisme romain, et de ses relations avec les Églises orthodoxes et protestantes,
mais également, dans une certaine mesure, l’état des relations internationales au début
des années soixante. On voit dans ce groupe un reflet de la guerre froide, avec les
tensions diplomatiques entre le Saint-Siège et les pays d’Europe de l’Est : comme
indiqué précédemment, la moitié des experts d’Europe orientale sont en fait
« romains », et ne circulent pas entre Rome et leur pays. L’autre moitié compense en
quelque sorte l’absence de certains évêques d’Europe de l’Est17 au concile. On perçoit
également dans cette cartographie un reflet de la situation coloniale, et de ses
évolutions récentes, puisque sur le plan ecclésial prédominent encore des élites issues
des anciennes puissances coloniales. Cela vaut au niveau des épiscopats bien sûr, mais
également au niveau des experts18. Ainsi, seuls trois experts sont issus d’Afrique
subsaharienne sur l’ensemble des 480 personnes nommées.
8 Le monde tel qu’il apparaît dans ce groupe est aussi largement dominé par Rome, à la
fois tête de l’Église italienne, et siège de l’Église catholique. On trouve en effet au
premier rang des experts, en nombre, les Italiens (22 % du total), et, au-delà d’un
classement par nationalité, un groupe encore plus vaste relevant du Vatican, de ses
instances administratives et de ses institutions : personnels liés à la curie en 1962 (un
tiers des experts appartient à un ou plusieurs dicastères19), experts qui exercent une
responsabilité à Rome (13 % qui relèvent exclusivement de l’enseignement, d’une
procure ou d’un rôle de définiteur dans leur congrégation). Au total, près d’un expert
sur deux (46 %) a donc un habitus romain marqué, et davantage encore si l’on envisage
Rome comme le lieu principal de leur socialisation secondaire : plus d’un sur deux
(55 %) parmi les 480 a reçu une formation dans une université romaine (soit au niveau
de la licence20, soit au niveau du doctorat, soit les deux). Si l’on croise les données sur
les études et les postes occupés à Rome à la veille du concile, on obtient un groupe dont
la majorité a acquis un habitus ecclésial romain : 319 experts sont dans ce cas, soit 66 %.
9 Sans surprise, les experts sont représentatifs du monde universitaire catholique, où
dominent des personnes ayant obtenu un doctorat au moins dans une université
pontificale21. C’est le cas des trois quarts, soit 358 d’entre eux. Parmi les diplômes, deux
disciplines arrivent en tête, numériquement : la théologie d’une part (43 % des
doctorats dans cette discipline), puis le droit canonique (27 %). 11 % des experts enfin
ont soutenu une thèse de philosophie. 35 % ont un double diplôme incluant un diplôme
en droit canonique. Les deux tiers de ces experts exercent à leur tour des fonctions
enseignantes, soit dans des universités pontificales (à Rome ou ailleurs), soit dans des
séminaires. 21 % exercent des responsabilités dans leur diocèse (vicaires généraux,
chanceliers, juges à l’officialité diocésaine), et 14 % dans leur congrégation (procureurs,
définiteurs, provinciaux), et d’autres encore sont responsables de services diocésains
ou rattachés aux conférences épiscopales de leurs pays avec des responsabilités
nationales.
10 Ce groupe représente donc massivement ce que l’on pourrait appeler des cadres
intermédiaires dans la hiérarchie catholique, où prédominent, par ordre décroissant,
des fonctions liées au pouvoir universitaire (66 %), puis des fonctions relevant du
pouvoir administratif (49 %), et enfin des fonctions se rattachant au pouvoir
scientifique22.
les ont produites, ces experts, de par leurs multi-appartenances, espèrent répéter dans
le concile ce que leurs dicastères respectifs ont déjà jugé. Ces exposés se terminent par
des textes brefs, sous la forme de souhaits pour le concile, contenant une reprise de ces
condamnations antérieures, voire une formule d’anathème.
15 Parmi les textes pontificaux mobilisés, Humani generis est cité quarante-trois fois. Dans
ce texte, inquiet du recours de plus en plus fréquent par des théologiens à des doctrines
philosophiques autres que celle héritée de Thomas d’Aquin, le pape Pie XII condamne
l’expression du dogme « au moyen des notions de la philosophie moderne, de
l’immanentisme, par exemple, de l’idéalisme, de l’existentialisme ou de tout autre
système à venir ». L’encyclique insiste en particulier sur le devoir de soumission des
théologiens et enseignants catholiques aux normes édictées par le magistère romain.
En cela, elle s’adresse d’abord au groupe des universitaires, et elle vise à une
uniformisation de la pratique théologique, sous la pression d’un centre romain, le
magistère. Celui-ci est promu constamment, depuis le XIXe siècle, au rôle d’instance
normative ; les universités romaines lui sont associées, dans une interprétation inédite
de leur rôle.
16 Les deux tiers des citations d’Humani generis sont le fait d’universités romaines, avec en
tête les théologiens du Latran (P. Dezza sj, C. Fabro cps, U. Lattanzi, F. Lambruschini, M.
Maccarrone, A. Piolanti, R. Masi, F. Spadafora, G. d’Ercole, C. Zedda, S. Goyeneche cmf,
A. Guttierez cmf, P. Tocanel ofm conv., E. Lio ofm), suivis par ceux de Saint Anselme (C.
Vagaggini osb, qui signe un votum écrit par lui-même et d’autres) et de l’Antonianum
(D. Van den Eynde, C. Balic, F. Antonelli, H. Betti y étant alors les théologiens les plus
influents). Mais la Grégorienne n’est pas de reste, avec trois références à ce texte dans
ses vota, de même que l’Angelicum (une référence). Le tiers restant des références à
l’encyclique provient d’universités pontificales extra-romaines, de la part de
personnels ecclésiastiques souvent formés eux-mêmes à Rome. Relèvent ainsi de cette
catégorie l’université Comillas de Madrid (J. Salaverri, E. Regatillo) (Acta ... : Pars II,
51-159), celle de Salamanque (L. Turrado, G. Martil, M. Garcia, L. Sala Balust) (ibid. :
539-554), et celle de Washington DC (W. McDonald, J. Fenton, F. Connell cssr, F.
McManus – ce dernier étant rattaché à la commission liturgique préparatoire, quand
les deux précédents ont des liens avec la congrégation des séminaires 28 et le premier
avec la commission préparatoire pour les séminaires) (ibid. : 615-631).
17 C’est du côté des vota rassemblés par la faculté de théologie du Latran (Acta ... : Pars I,
vol. I, p. 169-442), dans l’une des contributions de F. Lambruschini, que se trouve la
dénonciation la plus organisée des travers attribués au temps présent, sous la forme
d’une liste des « -ismes » habituels : rationalisme, positivisme, libéralisme, marxisme,
existentialisme, situationnisme, laïcisme. Tous sont présentés comme attaquant
ensemble le christianisme tout entier, et menaçant les chrétiens, à cause de la diffusion
d’un « venin subtil », corrompu, qui se propage et mine les esprits des chrétiens mal
formés, par le biais des livres, des journaux, des moyens de communication modernes.
Plus encore :
il ne manque pas de catholiques qui s’efforcent de concilier de telles aberrations
avec la tradition du catholicisme. En réalité, de même que les modernistes
cherchaient à accorder le rationalisme avec le christianisme, de même les
progressistes qui s’appellent catholiques voudraient maintenant accorder les
dogmes et le marxisme. (...) il sera meilleur de dénoncer leur fausse mentalité
principalement en conformité avec l’encyclique Humani generis 29.
18 Dans tous les vota que nous rassemblons ici, d’autres textes importants dans
l’affrontement avec la modernité sont utilisés : Pascendi (onze citations), le Syllabus, le
serment anti-moderniste (sept références chacun), ou bien Quanta Cura (cinq
occurrences) ou encore des monitions ou simples courriers du Saint-Office (dix-neuf
références). Dans tous les cas, l’objectif est d’encadrer, voire de limiter, la liberté de
recherche des théologiens, et de faire prévaloir que la théologie relève d’abord et
principalement des prérogatives du magistère, c’est-à-dire du pape et de son
administration, la curie. L’articulation avec le magistère des évêques et la
responsabilité des théologiens n’est pas abordée.
19 Les vœux de nombre d’universités visent aussi, positivement si l’on peut dire, à la
restauration d’un ordre ancien. Ainsi, l’autre usage des textes pontificaux, y compris et
d’abord Humani generis, fait par une partie des théologiens des universités pontificales,
concerne directement le rapport de la philosophie à la théologie, et très précisément la
nécessité exprimée par de nombreux experts d’une « restauration » du thomisme. Cette
restauration n’est évidemment pas sans lien avec la dénonciation des « erreurs » de la
pensée moderne vue précédemment. S’il faut en effet se prémunir de toute nouveauté,
philosophique et dogmatique, il faut a contrario et pour cela même se tenir dans la plus
stricte fidélité à l’œuvre de l’Aquinate et à la méthode scolastique. Une majorité de vota
reprend cette thématique ; à Rome, les plus ardents partisans de cette restauration sont
le Latran et l’Angelicum, mais, là encore, la Grégorienne et d’autres institutions ne sont
pas en reste. Charles Boyer sj, professeur à la Grégorienne, est depuis la seconde guerre
mondiale le secrétaire de l’Académie Saint-Thomas à Rome (fondée par Léon XIII) ; la
théologie scolastique des manuels est, aussi dans cette université, la méthode
dominante jusqu’au concile.
20 Un dernier thème porté par les tenants de la condamnation est celui du renforcement
des positions défendues par les deux conciles immédiatement antérieurs, du Vatican et
de Trente : réaffirmation de la primauté pontificale en montrant comment la mission
des évêques découle de celle du pape, infaillibilité dans une interprétation extensive, y
compris pour ce qui ne relève pas de la foi, affirmation d’un œcuménisme entendu
comme un unionisme autour de l’Église catholique. Les vota des experts du Latran :
Lattanzi (ibid. : 195-209), Piolanti (ibid. : 248-263), Maccarrone (ibid. : 231-237) et certains
portés par des professeurs de la Grégorienne, comme Boyer, rédacteur en chef d’Unitas,
ou Dhanis30, sont, à la veille du concile, un contrepoint parfait des thèses qui sont
finalement adoptées par la majorité conciliaire.
21 Dans une deuxième catégorie, minoritaire, se rangent des vota soucieux de marquer un
accueil, même relatif, à une épistémologie contemporaine, et de compléter les textes de
Vatican I, plutôt que de seulement les réaffirmer. Que ce soit le langage pour dire
l’Église (Louvain-Léopoldville31, Trêves32), l’approfondissement de la collégialité
(Grégorienne33, Louvain34, Louvain-Léopoldville35, Lille36, Lyon37), la mission du laïcat
(Louvain38, Louvain-Léopoldville39, Lille40, Lyon, Trèves41), toute une ecclésiologie est
proposée, qui vise à un aggiornamento réel. Du côté de ces vota, on trouve, au-delà de
quelques romains, un grand nombre d’experts allemands (Hoffman et Wagner en
particulier sont enseignants à Trèves, Tilmann est associé à la commission liturgique
préparatoire), belges (Bernard Olivier op est à Louvain-Léopoldville, associé à des
missionnaires scheutistes ; Cerfaux, Onclin, Philips, Rigaux, Thils, Wagnon sont parmi
les personnalités de Louvain présentes au concile), ou français (Henri Denis et Antoine
28 Les trois quarts des experts intégrés à l’appareil curial dans les années qui suivent le
concile proviennent d’Europe occidentale ou d’Amérique du nord, hors Italie. Sur la
période postconciliaire, ce sont au total 266 experts qui occupent des fonctions très
différentes à la curie. D’un côté, 159 experts sont membres d’une commission
postconciliaire58, les plus directement associées à la mise en œuvre des textes
conciliaires, que le sens de cette mise en œuvre soit restrictif ou pas. 204 sont rattachés
aux dicastères plus traditionnels, réformés après le concile. À l’intersection de ces deux
groupes, 94 experts jouent un rôle-clé. Au cœur de ce dernier groupe 59, les « nouveaux
entrants » et les moins âgés remplacent, par le jeu des générations et des promotions,
les anciens membres de la curie.
29 Faut-il voir dans ces nominations la reconnaissance d’un nouvel horizon intellectuel,
autrement dit assimiler la carrière des honneurs à celle de la pensée ? Cela mériterait
pour le moins d’être discuté, et singularisé en fonction de chaque individu. D’un côté, il
semble logique que les artisans des textes conciliaires soient mis en situation
d’organiser leur réception par l’Église, en occupant les positions institutionnelles
idoines60. D’un autre côté, l’hypothèse contraire peut être faite, que ceux qui se sont
opposés à ces textes font également leur possible pour assurer la promotion de ceux qui
pourront faire barrage, autant que possible, à la consécration des textes qu’ils n’ont pas
souhaités pour l’Église61. Enfin, il resterait à être attentif aux évolutions intellectuelles
de chaque expert : d’une part, pour paraphraser une formule d’Hans Küng 62, « la mitre
[peut servir] d’éteignoir de la science théologique » (Küng, 2006 : 285), d’autre part,
l’évolution ultérieure des positions théologiques de nombre d’experts pose la question
des interactions entre positions structurelles et positions intellectuelles 63.
30 Avec la création de la commission théologique internationale, certains experts des
« périphéries »64 sont promus dans un cadre curial 65, et intégrés au « centre »66. La
création de la commission elle-même était une façon d’honorer la requête d’une plus
grande liberté de débat dans le champ intellectuel67. Dans un ouvrage paru aux États-
Unis en 1966, Les apports théologiques principaux de Vatican II 68, le théologien et expert
conciliaire Joseph Ratzinger estime que l’affrontement intellectuel au concile (en tout
cas largement pendant les trois premières sessions) se cristallise sur des manières de
faire de la recherche théologique :
31 Il y a une mentalité qui est purement formelle dans son approche et considère le statut
légal actuel de l’Église comme la seule mesure de toute prise de position. Elle considère
en conséquence tout changement au-delà de ces limites comme un écart extrêmement
dangereux. Le conservatisme de cette approche est fondé sur une distance avec
l’histoire, et il souffre radicalement d’un manque de rapport à la tradition – c’est-à-dire
d’une ouverture à la totalité de l’histoire chrétienne. C’est important que nous voyions
cela parce que cela nous donne une intelligence du schéma interne des positions
intellectuelles opposées au concile, souvent décrites de façon erronée comme une
opposition entre progressifs et conservateurs. Il serait plus approprié de parler d’un
contraste entre une pensée historique et une pensée juridique formelle (Ratzinger, op.
cit. : 115-116, traduction de l’auteur).
32 Quels experts se font les animateurs de cet affrontement ? La liste des contributions
n’existe pas, d’autant que la modalité dominante du travail conciliaire a été de
privilégier la fabrique du consensus69. Néanmoins, à la lecture des journaux
conciliaires, et au croisement des index d’ouvrages consacrés au concile 70, une
généalogie des textes peut être esquissée : elle recoupe la liste des nouveaux entrants
évoqués précédemment ou, et c’est équivalent, la liste de ceux dont la légitimité
scientifique, acquise largement en dehors des structures romaines, leur a valu d’être
nommés au concile. Parmi les noms qui apparaissent le plus souvent se distinguent,
entre autres : Jan Willebrands, Thils, Congar, Dumont, de Clercq, Groot (œcuménisme) ;
Jérôme Hamer, Joseph Lécuyer, Albert Prignon, Yves Congar, Hubert Jedin, Karl Rahner,
Joseph Ratzinger (collégialité) ; Bugnini, Martimort, Jungmann, Vaggagini (liturgie) ;
Ahern, Benoit, Cerfaux, Maly, Rigaux, Steinmueller, Turrado (Bible) ; Hurley, Courtney
Murray, Muñoz-Vega, Medina (relations Église-État) ; Philips, Klostermann, Delhaye,
Rodhain, Haubtmann, Tucci, (laïcat) ; Delhaye, Häring (morale) ; Tshibangu, Gagnebet,
Fabro, Willebrands, Naud, Tavard (épistémologie et dialogue avec la philosophie
contemporaine)71.
33 Loin de conduire à une pensée qui essentialiserait les positions d’écoles figées, par
exemple entre thomistes et antithomistes (cf. Fourcade, 2008 : 301-324), cette division
autour du rapport à l’histoire travaille chaque école. Ainsi le champ de la réflexion
thomiste lui-même est-il partagé par le conflit de légitimité entre orthodoxes
proclamés et hétérodoxes72 : au sein des experts se dégagent des figures marquantes
d’un thomisme renouvelé, dont Congar, Lonergan, Naud, Tillard, et, pour des experts
privés (parfois de premier plan) Schillebeeckx, ou même Chenu.
34 L’exemple de Lonergan est intéressant, dans la mesure où il essaye de rendre compte
lui-même de sa démarche intellectuelle dans un de ses articles (« Philosophy and
Theology », 1972 : 18-23) :
35 On veut quelque chose de plus [que la méthode transcendantale]. Quelque chose que ni
l’interprétation de l’Écriture dans des termes aristotéliciens par l’Aquinate ni
l’interprétation du Nouveau Testament par Bultmann dans les termes du premier
Heidegger ne nous fournissent. Ce qu’il nous faut plutôt, c’est la mise en commun des
fruits de l’expertise historique et de modèles dérivés des appréhensions de la
conscience, depuis les types variés de sa différenciation et de sa spécialisation
(« Philosophy and Theology », 1974).
36 Les titres des articles de ce thomiste de formation, repris et publiés ensemble dans un
ouvrage, témoignent du parcours réalisé : « La déshellénisation du dogme », « Le futur
du thomisme », « Philosophie et théologie », ou bien encore « Révolution dans la
théologie catholique » (Lonergan, 1974 : respectivement p. 11-32, 43-53, 193-208,
231-238).
37 On retrouve une tension analogue dans les écarts qui se font jour au sein d’autres
courants. Parmi les patristiciens ou historiens de la théologie du Moyen Âge, Daniélou,
Lubac et Ratzinger ont rejeté dans leurs premiers écrits73 l’extrinsécisme 74 d’une
certaine théologie de la grâce figée dans une philosophie de la surnature étrangère à
l’homme. Ils se sont efforcés de renouer avec la veine d’une spiritualité mystique,
nourrie à la source des textes des Pères de l’Église, et de promouvoir une christologie
renouvelée. Pourtant, après le concile, c’est davantage dans les travaux d’autres
auteurs comme Lécuyer (1976 : 137-154), Murphy (1968) ou Tavard (1968, 1975) que
semble se prolonger une réflexion sur la subjectivité. Ceux-ci s’efforcent de donner au
« personnalisme augustinien » une traduction contemporaine qui assume la dialectique
sujet/objet, dans des domaines d’application aussi variées que la liturgie, la
sacramentelle, la morale ou la philosophie elle-même. En somme, dans le débat entre
l’idéalisme et le réalisme, les premiers rejoignent par exigence méthodologique, ou par
absorption du naturel dans le surnaturel, les aristotéliciens, dont pourtant ils
dénonçaient précédemment à la fois l’absence de prise en compte de l’histoire et la
construction d’une théologie catholique dans les catégories d’une pure abstraction.
38 C’est, au-delà du débat entre une théologie ancrée dans la métaphysique et une autre
théologie davantage soucieuse d’histoire, cet autre débat qu’évoque aussi Ratzinger,
dans son compte-rendu de la quatrième session et du débat sur le texte du schéma 13 75,
où il identifie une tension, voire un divorce entre les alliées des trois premières
sessions, la théologie biblique et la théologie « moderne » – qu’il se garde bien de
définir. Cette tension délimite un nouveau terrain d’affrontement, autour du langage
théologique :
Il doit être clair maintenant que la dichotomie entre la théologie biblique et la
théologie moderne a une influence directe sur la question du langage théologique.
Les théologiens français qui avaient rédigé la version préparatoire du schéma [13]
défendaient leurs idées en ces termes : nous voulons nous adresser à l’homme
contemporain (Ratzinger, op. cit., p. 153).
39 En procédant ainsi, poursuit Ratzinger, ces théologiens semblaient finalement séparer
les énoncés de la foi des énoncés concernant la vie des hommes. Or :
Ou bien la foi en Christ concerne réellement le centre de l’existence humaine, ou
bien la foi est quelque chose d’absolument réaliste qui plonge ses racines dans le
cœur de l’homme, de telle façon que la personne qui accepte la foi peut alors
commencer à décrire l’homme de façon réaliste, ou alors le monde de la foi est un
monde séparé du monde ordinaire de l’expérience (Ratzinger, op. cit., p. 154).
40 Après avoir invité à déplacer les frontières culturelles qui enferment la théologie, cet
expert du concile, réputé alors comme un des tenants de l’aggiornamento mené à bien
par la majorité conciliaire, situe l’espace théologique entre deux marqueurs nouveaux
du débat intellectuel : non plus seulement la tension introduite vis-à-vis du dogme, ou
du texte biblique, ou de l’institution, par l’histoire et l’historicité, mais proprement la
question de l’épistémologie au cœur de la théologie.
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NOTES
1. Liste publiée dans l’Osservatore Romano du 28/09/1962, reprise dans Documentation Catholique, 4
nov. 1962 – no 1, 387, colonnes 1406 à 1408.
2. « Motu Proprio » Appropinquante Concilio, 6 août 1962 – Règlement conciliaire, I re partie, ch. V –
Les théologiens, canonistes et autres experts, articles 9 à 11 (cf. Documentation Catholique, 7
octobre 1962 – no 1, 385 (44e année, T. LIX), colonnes 1227-1228 ; article 9 modifié du nouveau
règlement de 1963, cf. Documentation Catholique, 20 oct. 1963 – n o 1, 410, colonne 1365.
3. Nous n’évoquerons dans ces lignes que ces experts officiels.
4. Cf. à ce sujet notamment Levillain (1975 : 149-150).
5. Yzermans (1967) ; Soetens (1996) ; Wittstadt, Verschooten (1996) ; Pullikan (2001) ; Beozzo
(2005) ; Kitambala (2010) ; Barbiche, Sorrel (2013).
6. Schmidt (1966) ; Scatena (2003) ; Schelkens (2010).
7. Prignon (1989 : 297-305) ; Messina (2000) ; Le Moigne (2012 : 185-205).
8. Melloni, Ruggieri (2010) ; Venuto (2011) ; Faggioli (2012).
9. Loussouarn (2011) ; Pfister (2012) ; Sollogoub (2012 : 11-13) ; Sorrel (ibid. : 14-16) ; Moulinet
(ibid. : 27-29).
10. Souvent des cardinaux, si l’on pense aux figures de Congar, de Lubac, Hamer, Willebrands, et
à un pape, Ratzinger.
11. Voir à ce sujet le décompte bibliographique intéressant fait par É. Fouilloux sur « Les experts
français au concile Vatican II », dans Les théologiens français et le concile Vatican II, Paris, 2015,
p. 9-31.
12. Les sources utilisées ici sont principalement des notices individuelles collectées auprès des
archives (diocèses, congrégations), ou disponibles dans des dictionnaires biographiques. Ces
données sont présentées plus amplement dans une recherche doctorale que nous préparons à
l’École pratique des hautes études sous la direction de Denis Pelletier : « Les experts au concile
Vatican II : socio-histoire d’un affrontement culturel à l’intérieur du champ religieux
catholique ».
13. Au civil Pierre Loubet, Frère Nicet-Joseph fut Supérieur Général des Frères des Écoles
Chrétiennes de 1956 à 1966.
14. Nous incluons ici les prêtres missionnaires – qui sont toujours rattachés à des ordres religieux
et à des provinces de leur pays d’origine. Ils sont douze au total : un capucin, trois dominicains,
un eudiste, trois jésuites, deux missionnaires d’Afrique, et deux scheutistes.
15. Europe occidentale (302) : Italie (108), France (43), RFA (43), Espagne (32), Belgique (23), Pays-
Bas (16), Irlande (11), Royaume-Uni (10), Suisse (8), Autriche (6), Luxembourg (3), Portugal (1).
16. Amérique du nord (121) : États-Unis (89), Canada (32).
17. « D’autres nominations ont suscité un plus vif intérêt. En appelant à Rome Mgr Arthur
Schwarz-Eggenhofer, Administrateur Apostolique d’Esztergom, Mgr Brezanoczy, Administrateur
Apostolique d’Eger, Mgr Sandor Klempa, Administrateur Apostolique de Weszprem, Mgr Joseph
Stankevicius, de Kaunas, le Saint-Siège fournit à des diocèses d’au-delà du rideau de fer, et privés
de titulaires par la persécution, une occasion d’être présents au concile » – Lettre de Guy de la
Tournelle, ambassadeur de France près le Saint-Siège, à Maurice Couve de Murville (1962).
18. Si les premiers évêques africains sont consacrés en 1939, il y a seulement 75 évêques africains
en 1962 pour 250 Pères représentant l’Afrique au concile – cf. Tshibangu (2012 : 43). Du côté des
experts, seuls T. Tshibangu (Congo-Kinshasa), Gabriel Barakana (Rwanda), et W. Vogt (Afrique du
sud) sont originaires du continent africain.
19. 145 experts exactement, soit 30 %.
20. En théologie, philosophie, droit canonique, études bibliques ou archéologiques.
21. À Rome ou hors de Rome, mais soumis à l’approbation du siège apostolique romain.
22. Beaucoup moins nombreux, ces experts, souvent fondateurs de collections prestigieuses, se
révèlent être au cœur de la construction de réseaux d’affinités en amont du concile et pendant ce
dernier. On peut compter parmi ces experts Congar, avec la collection Unam Sanctam, Le Cerf, ou
bien Karl Rahner, éditeur depuis 1957 du Lexikon für Theologie und Kirche.
23. Pierre Bourdieu (1984/2002 : 113 et suiv. ; 1984).
24. Acta et Documenta Concilio Ecumenico Vaticano II Apparando (1961).
25. Lettre adressée à tous les établissements pontificaux par le cardinal Tardini, de la
secrétairerie d’État, président de la commission antépréparatoire (pour la date du 8 juillet, on
trouve par exemple la référence à la lettre de la commission antépréparatoire Prot. N.2 C/59-11
dans la réponse d’Ernst Vogt pour le Biblicum, Pars I-1, p. 123).
26. Beaucoup de ces vœux sont nominatifs.
27. Même si l’Urbanienne reçoit ce titre d’« université pontificale » seulement le 1 er octobre 1962,
par le motu proprio Fidei Propagandae, 1962, cf. AAS 54, p. 755.
28. Fenton est en outre membre de la commission théologique préparatoire. Ses carnets
personnels montrent sa proximité avec le cardinal Ottaviani, secrétaire du Saint-Office.
29. Volumen IV, Votum « Suggestiones circa methodum sequendam », Pars I-1, p. 209-217.
30. Cf. Henri de Lubac (2007 : 21-19), novembre 1960 : « Après la récréation, le P. Henri Vignon me
montre, avec force explications, les Vota de la Grégorienne pour le Concile. C’est insensé. Ces
bons Pères voudraient chacun faire canoniser solennellement leurs petites manies. Sectarisme et
puérilité. Le P. Édouard Dhanis a rédigé notamment un votum sur la révélation et les formules du
dogme. Aucun sentiment de la grandeur simple de la foi de l’Église à proclamer. Diminution
étrange (pour ne rien dire de plus) de la foi au Christ ». Et, p. 34 : « Par son Votum personnel (dit
abusivement, malgré la protestation de plus d’un professeur, vœu de la Grégorienne), par la
rédaction qui lui a été confié de plusieurs passages des schémas pré-conciliaires, par ses
interventions orales multiples à la commission, le P. Dhanis cherche à faire prévaloir ce
système ».
31. Acta ..., pars II, p. 161-177.
32. Ibid., p. 735-770.
33. Acta ..., pars I, p. 3-167.
chargée en 1964 de la mise en œuvre du décret Inter Mirifica. Pour les cinq commissions créées
par le Motu Proprio Finis Concilio du 3 janvier 1966, nous n’avons pu retrouver que la liste des
experts pour la commission des évêques.
59. Abellán, Ahern, Baum, Bonet i Muixí, Caloyeras, Carbone, Casaroli, Casoria, Che Chen-Tao,
Civardi, Clercq (de), Colombo, Cottier, Crovella, Daniélou, Del Portillo, Delhaye, D’Ercole, Deskur,
Dumont, Eid, Etchegaray, Fagiolo, Faltin, Ferrari-Toniolo, Filipiak, Gagnon, Glorieux, Governatori,
Guerri, Guttiérrez, Hacault, Hafouri, Hamer, Kloppenburg, Lécuyer, Lubac, Mansourati,
Martimort, Mattioli, Mauro, Mayer, Medina, Mejía, Miano, Moeller, Mörsdorf, Moss Tapajós,
Onclin, Paventi, Pironio, Pujol, Ratzinger, Righetti, Romita, Sabattani, Sessolo, Spence, Stano,
Stickler, Tocanel, Vaggagini, Violardo, Willebrands. Certains dans cette liste meurent
prématurément, comme Bonet i Muixí et Daniélou. Les autres connaissent des cursus honorum
très variés, mais exercent un rôle important après le concile à divers titres.
60. C’est certainement le cas pour des experts comme Willebrands, Moeller, Onclin.
61. Ainsi Ugo Lattanzi, farouchement opposé à la collégialité, est-il encore en 1968 membre du
Saint-Office et de la congrégation pour le clergé. Son texte « Ce qu’il faut penser de la
“collégialité” des Évêques d’après le Nouveau Testament » (1964 : 17-27), paraît dans La Pensée
catholique. Il est la traduction et l’adaptation par Raymond Dulac de l’original qui parut la même
année dans Divinitas. Lattanzi n’est certes pas un des « promus », mais il reste en poste, jusqu’à sa
mort, après avoir été un des plus farouches opposants au concile. De même une personnalité
comme Luigi Ciappi est promue en 1977 au cardinalat ; il connaît comme quelques autres un
cursus honorum qui le met en position de désigner les cadres de l’Église postconciliaire. D’autres,
comme Alfons Stickler, militent pour une lecture du concile comme simple affirmation de la
continuité de l’Église, et sont promus après 1985 à un nombre remarquable de positions de
pouvoir. Son texte sur la réforme liturgique, « Erinnerungen und Erfahrungen eines
Konzilsperitus » (1997 : 166 et suiv.) est abondamment repris dans des revues revendiquant un
catholicisme tridentin.
62. Expert du concile, ce dernier a refusé toute participation aux instances officielles de
production des textes ; mais ses mémoires comme un certain nombre de témoignages attestent
de son travail de formation des évêques au moment du concile.
63. Ce qui, sans se confondre avec elle, rejoint par certains aspects la question de l’évolution des
positions individuelles, abordée par exemple par D. Menozzi, « L’opposition au Concile » (1985),
qui évoque un courant de réformateurs devenus craintifs et rappelle l’idée de René Laurentin des
prophètes repentis (les Lubac, Hamer, Delhaye, Daniélou – des « promus » passés des marges au
centre du dispositif institutionnel au bénéfice du concile, et qui utilisent leurs nouvelles positions
institutionnelles pour contenir les effets supposés déstabilisants des textes qu’ils ont contribués à
écrire, et se faire les avocats de l’orthodoxie).
64. Parmi ceux dont l’indice de romanité est faible.
65. La commission est directement contrôlée par la Congrégation pour la doctrine de la foi. Le
secrétaire de la commission théologique est rattaché organiquement à cette Congrégation, en en
étant systématiquement nommé consulteur (Delhaye est nommé secrétaire de la commission le
20 mars 1972, consulteur de la Congrégation pour la doctrine de la foi le 26 mars 1973 ; Cottier
respectivement le 1er mars et le 24 avril 1989).
66. La liste des membres de la commission théologique internationale s’établit ainsi : P. B. Ahern,
C.P. ; Rév. H. Urs von Balthasar ; P. L. Bouyer, dO ; P. W. Burghardt, S.I. ; S.E. Mgr C. Colombo ; P.
Y. Congar, O.P. ; Mgr Philippe Delhaye ; Rév. Johannes Feiner ; P. André Feuillet, P.S.S. ; Rév. Lucio
Gera ; Rév. Olegario Gonzalez de Cardedal ; P. I. Abdo Khalifé, S.I. ; P. F. Lakner, S.I. ; P. M.-J. Le
Guillou, O.P. ; P. J. Lescrauwaet, M.S.C. ; P. B. Lonergan, S.I. ; P. H. de Lubac, S.I. ; P. A. H. Maltha, O.P. ;
Mgr J. Medina Estevez ; P. P. Nemehegyi, S.I. ; Mgr S. Olejnik ; Mgr G. Philips ; P. K. Rahner, S.I. ; Rév.
J. Ratzinger ; Mgr R. Mascarenhas Roxo ; P. T. Sagi-Bunic, O. F. M. Cap ; Mgr R. Schnakenburg ; Rév.
H. Schürmann ; S.E. Mgr T. Tshimbangu ; P. C. Vagaggini, O.S.B. – Nominations du 1 er mai 1969 ; cf.
L’Osservatore Romano, 1er mai 1969. 16 membres (en italique ici) sur 30 de cette commission étaient
experts au concile – J. Feiner était membre du Secrétariat pour l’unité des chrétiens. D’autres
étaient experts privés au concile, comme L. Bouyer, M.-J. Le Guillou, T. Sagi-Bunic. Quatre autres
experts sont nommés pour le deuxième quinquennat, le 1er août 1974 : E. Dhanis, S.I., B.
Kloppenburg O.F.M., O. Semmelroth, J. M. Tillard O. P.
67. Cf. « La liberté de la recherche théologique », discours de Paul VI (1969).
68. Ratzinger (1966, version utilisée ici). Il s’agit de la reprise en un volume de quatre livrets
écrits en allemand par le théologien après chacune des quatre sessions du concile. Ce texte n’est
donc pas un agenda conciliaire, mais il reste un marqueur important de la pensée d’un expert
impliqué auprès des cardinaux Frings et Döpfner. L’ouvrage est publié en français en 2011
seulement, sous le titre Mon concile Vatican II, aux Éditions Artège (avec une préface dont
G. Routhier, dans la revue Laval théologique et philosophique de Québec, octobre 2013, montre qu’elle
semble prendre quelque liberté avec les textes de Ratzinger lui-même).
69. Cette expression nous a été inspirée par une remarque d’Alberto Melloni (1995) à propos de
Chenu : « C’est une méthode efficace parce qu’elle sait recueillir le consensus, le nouer et le faire
croître de manière créative, au point que, au fur et à mesure que les heures et les jours
s’écoulent, plus d’un reconnaît dans ce qui s’est passé sa main et sa paternité ».
70. Ainsi de l’index général du tome 5 de la Storia del Concilio Vaticano II, publiée sous la direction
de G. Alberigo entre 1995 et 2001. Ce travail de repérage via les index est illustré avec clarté par
É. Fouilloux (2015).
71. Ces catégories sont inspirées d’une analyse des écrits de ces auteurs (depuis les thèses
jusqu’aux articles écrits dans les années du concile).
72. Cf. Michel (2010 : notamment 225-267) pour la guerre du « vrai thomisme », opposant
Lallement, de Monléon, Garrigou-Lagrange, Koninck, Clément (Marcel et André), Madiran,
Meinvielle d’un côté, à Maritain, Gilson, Chenu. À ces derniers noms, il conviendrait d’ajouter
ceux de Lebreton, Montcheuil, qui élaborent des théologies sur la base d’une réhabilitation de la
conscience.
73. C’est le cœur du projet d’Henri de Lubac (1946). Cf. une synthèse du débat dans Sesboüé(1992 :
373-412).
74. « On peut dire sans excès que le concile a rompu avec l’extrinsécisme qui [était] la maladie du
catholicisme moderne », H. de Lubac (1985 : 28).
75. À l’origine de la constitution Gaudium et Spes.
76. Les vota des évêques témoignent d’un conformisme majoritaire, selon l’étude qu’É. Fouilloux
en a fait (1997 : tome 1, ch. II, p. 113 à 150 principalement). Mais on y retrouve une distribution
analogue des positions théologiques.
77. Si l’on appliquait aux carrières ecclésiales postconciliaires le calcul de l’indice de romanité,
on trouverait pour un individu comme Ratzinger un indice de 17, pour William Baum un indice
de 13 – soit une romanité beaucoup plus marquée que les plus romains des experts au moment où
le concile commençait.
78. Qui concerne plus de 90 individus dans le groupe étudié, dont les multi-appartenances après
le concile confirment l’ancrage romain.
79. P. Levillain, op.cit., p. 76, intitule le troisième chapitre de son ouvrage « Le rempart ». Il
traduit ainsi Ottaviani, Il Baluardo, Rome, 1963.
80. Cf. à ce sujet Fouilloux (1992 : 515-538).
RÉSUMÉS
Une enquête prosopographique sur les 480 experts conciliaires permet de montrer l’évolution
des positions des experts à la faveur du concile, au sein du monde de la théologie catholique
considéré comme un champ. Le concile, mise entre parenthèse des mécanismes institutionnels
ordinaires de légitimation des discours de vérités, soumet l’argument d’autorité à l’argument
scientifique apporté par les entrants dans la sphère institutionnelle romaine. Les carrières
postérieures de nombre d’entre eux confirment un réajustement relatif des prises de position de
l’institution, tout en consacrant les positions de pouvoir d’une nouvelle génération. Cette étude
du groupe documente aussi les débats théologiques qui traversent le catholicisme : répercutés
dans, et modifiés par la logique conciliaire, ils inscrivent le concile dans une histoire
intellectuelle longue.
A prosopographic survey on 480 conciliar experts illustrates the evolution of the intellectual
mindset of the experts at the time of the council, within the world of the Catholic theology
considered as a “field”. The council, while interfering with the ordinary institutional
mechanisms of legitimation of truth speeches, imposes a shift from the authoritative argument
to the scientific justification, as newcomers gathers in Rome and gradually step into the Roman
institutional sphere. The later careers of many of them confirm a relative adjustment of the
institution’s stand, as well as they sanction the positions of power of a new generation. This
study of the group also highlights the theological debates inside Catholicism: echoed in, and
modified by the conciliar logic, they help us to inscribe the council in a long intellectual history.
Una investigación prosopográfica sobre los 480 expertos conciliares permite mostrar la evolución
de las posiciones de los expertos a favor del Concilio, en el seno del mundo de la teología católica
considerada como un campo. El Concilio, más allá de los concebidos mecanismos institucionales
ordinarios de legitimación de los discursos de verdades, somete el argumento de autoridad al
argumento científico aportado por los nuevos ingresantes en la esfera institucional romana. Las
carreras posteriores de varios de entre ellos confirman un reajuste relativo de las tomas de
posición de la institución, así como la consagración de las posiciones de poder de una nueva
generación. Este estudio del grupo documenta también los debates teológicos que atraviesan el
catolicismo: con repercusión en, y modificados por la lógica conciliar, inscriben el Concilio en
una larga historia intelectual.
INDEX
Palabras claves : expertos conciliares, teología, historia cultural, campo religioso, prosopografía
Keywords : conciliar experts, theology, cultural History, religious field, prosopography
Mots-clés : experts conciliaires, théologie, histoire culturelle, champ religieux, prosopographie
AUTEUR
FRANÇOIS WEISER
Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]
David Douyère
périphériques entre les pères, leurs experts, et les participants du concile. C’est un
document personnel, portant un regard singulier et exigeant sur le concile. Une
personne écrit, juge et voit. L’écriture de ce journal est très sobre, souvent laconique, et
tient fréquemment de la note de transcription, indiquant et résumant des positions
discursives. Il se fait écho également de rumeurs et d’allégations, reproduisant des
chaînes de propos à la vérité incertaine. « C’est un peu la guerre vue des tranchées, ou
le navire vu de la soute des machines. » écrit à propos du Journal du concile le père
Bernard Sesboüé (2003 : 259). Ce document a l’intérêt d’être rédigé par un théologien à
l’origine de pistes ecclésiologiques et théologiques qui seront en partie adoptées par le
concile et qui, surtout, en qualité d’expert au concile Vatican II, participa à la rédaction
de plusieurs schémas et textes conciliaires3, comme il l’évoque lui-même4.
3 Le frère dominicain Yves-Marie Congar (1904-1995), théologien autrefois suspecté et
surveillé par le Vatican (Congar, 2000 ; Famerée, Routhier, 2008), devient cependant, à
sa grande surprise, « consulteur pour la commission théologique préparatoire » pour le
second concile œcuménique du Vatican (1962-1965), fin juillet 1960, puis expert
(peritus) théologique (Fouilloux, 1989) auprès de Mgr Jean-Julien Weber et de Mgr Léon-
Arthur Elchinger, évêque coadjuteur de Strasbourg, au concile. Théologien de
l’œcuménisme (Legrand, 2004), du laïcat (Congar, 1953) et de la tradition chrétienne
(Fouilloux, 2015), il se bat, mobilisant ses ressources de travail et son réseau, pour,
suivant ses termes, « chanter son antienne5 » auprès des évêques, pères conciliaires,
auprès d’experts et des médias, et « faire avancer l’Église », la faire évoluer dans son
ecclésiologie, ses formes langagières, sa théologie, dans une perspective de
« ressourcement », face à une tradition qu’il perçoit comme recouverte par le
« juridisme romain » et une théologie « baroque ».
4 Le journal du théologien Yves Congar conduit son lecteur en plusieurs lieux du concile :
la commission théologique, les congrégations générales, où se tiennent les sessions
proprement dites (« in aula », en réunion), les commissions et sous-commissions qui
travaillent sur les textes du concile (Église catholique, 1967) concernant l’Église (qui
deviendra Lumen Gentium), la Révélation (Dei Verbum), le schéma XVII puis XIII 6,
« l’Église dans le monde de ce temps » (Gaudium et Spes), les religions non-chrétiennes
(Nostra Aetate), la liturgie (Sacrosanctum Concilium), les prêtres (Presbyterorum ordinis), les
laïcs (Apostolicam actuositatem), les missions (Ad Gentes), l’œcuménisme (Unitatis
redintegratio), la liberté religieuse (Dignitatis humanae), la Vierge Marie, les évêques,
notamment, mais aussi les rencontres organisées par la conférence épiscopale
française, les réunions des groupes de travail (franco-allemand, principalement).
5 Les rencontres, formelles ou informelles, avec des pères, permettent d’avoir une vue
sur d’autres lieux, d’autres réunions et commissions, par la diffusion de la parole, de
l’information, et par la rumeur. Le journal du père Congar n’a donc pas pour espace
d’élocution et d’interlocution un lieu unique, mais plutôt différents lieux qui travaillent
pour ce lieu, à le seconder, le contrer, le relayer, et qui parlent de ce lieu ;
progressivement, ou peut-être d’emblée, le concile devient une question catholique
mondiale : on en parle en tous pays du monde (et on dit qu’on en parle) 7. Une
« attente » mondiale se crée.
6 L’écriture du journal ne s’effectue pas seulement dans la chambre de Congar, ou en
assemblée, mais également en voyage. Le journal de Congar n’est pas rédigé
uniquement à Rome : Yves Congar entre deux sessions rentre à son couvent dominicain
de Strasbourg, voyage en Suisse ou en Italie, pour des rencontres œcuméniques ou liées
à son Ordre, est appelé ici ou là pour une conférence ; il voyage, et les enjeux du concile
et de la théologie ont une géographie internationale. Le journal se trouve ainsi parsemé
d’observations sur les avions, les nuages aperçus d’un hublot, et le retard – qui, du fait
qu’Yves Congar est très impatient, l’agace farouchement (« Je viens, pendant six
semaines, de travailler comme un forcené, sans perdre une seconde et Swissair me fait
perdre cinq heures bêtement. », 11.1.65, II 296)8.
discours et de son argumentation, suivant son intérêt. Les autres sections (a) – réunions
entre groupes, commissions et sous-commissions, échanges divers, conférences et
réunions ailleurs qu’à Rome, déplacements... – sont davantage « écrites », c’est-à-dire
prennent moins la forme de notes, tout en étant rédigées de façon très simple, sans
recherche de style apparente. Parfois s’y mêlent des textes réflexifs, ou de synthèse,
parfois même personnels. Les textes les plus « écrits » (composés) (a) sont sans doute
les plus intéressants pour le lecteur : ils comportent des récits, anecdotes, récits de
complots et tensions, rumeurs, points de vue, actions, tandis que les notes de discours
(b) tenus en assemblée sont très répétitives, fragmentées, nombreuses et par
conséquent fastidieuses à lire pour qui ne travaille pas sur l’histoire de la production
théologique du document conciliaire concerné, d’autant que l’état du texte discuté en
séance manque au lecteur (de même qu’une partie des enjeux théologiques, s’il n’en est
spécialiste).
chronique, pas celle de la mère de Congar, inscrite rapidement (26.11.63, I 573), tandis
qu’il indique qu’il corrige les épreuves d’un ouvrage auprès de son corps défunt.
17 Yves Congar note également la circulation du journal au cours de ses pérégrinations
mondiales et les ruptures que le voyage impose. Le 24 août 1961 (I 59-60), il indique
qu’il « ne veu[t] pas emporter ce cahier en voyage » lors d’un séjour prochain à Rome :
« J’en emporte un autre, dont j’enlève les feuillets au retour et les insère dans ce
cahier ». Est-ce la peur de le perdre (est-il conscient de son importance, déjà ?), ou la
peur qu’on le consulte (le début est très critique) ou qu’on le trouve (du fait de son état
de santé) ? Le journal ne nous apprend rien à ce sujet. Seulement que le journal est un
composite : de feuilles adjointes et déplacées, insérées dans le journal-maître. Parfois,
le voyage impose d’écrire avant de partir, le cahier qui le recueille ayant tendance à
voyager dans une malle, et Congar non : « Ma malle part pour le secours catholique. J’y
mets ce cahier que je ne retrouverai qu’à Rome, le concile recommençant. Grande
affaire ! ! ! Dominus qui incipit, ipse perficiat ! [Que le Seigneur, qui commence, achève lui-
même !] » (4.09.65, II 386). La grande affaire ici est la reprise du concile, non le départ
du journal. Le journal a donc ses occultations itératives, mais Congar le retrouve, et
écrit, consigne ce qu’il entend et voit, ce dont il se souvient, partout.
18 La peine à écrire le journal se trouve également consignée dans le journal (Scarisbrick
2007 : 239-240). Si Congar a souhaité écarter l’émotion, il la suscite souvent chez son
lecteur par le récit qu’il fait de la difficulté de son corps, malade, à opérer certains
mouvements et déplacements, qu’il nomme assez précisément. On voit alors ce
qu’écrire lui coûte, ce que parler lui demande d’effort, combien se rendre à une
congrégation générale l’accable. Une figure quasi héroïque de l’homme qui traverse,
affronte et surmonte provisoirement sa maladie (qui le conduira à se déplacer en
fauteuil roulant puis à une hospitalisation permanente au Val-de-Grâce à Paris des
années plus tard ; Congar, Puyo, 1975) se forme donc à la lecture, qui incarne
douloureusement son combat pour la théologie. Congar souffre donc, et écrit quand
même. Ainsi en 1962 (il a cinquante-huit ans), Yves Congar indique qu’il « rédige ces
notes » dès son retour « passée la demi-heure pendant laquelle [sa] main ne saurait
manier une plume [....]. » (11.10.62, I 108). « Vais-je avoir la force de faire ce journal ? »,
s’interroge-t-il encore à Rome (29.09.63, 18h, I 400). L’écriture est pour lui une épreuve
physique.
les experts ; il ne s’y soumet toutefois pas dans son journal (mais évoque
ponctuellement quelques déboires et frayeurs éprouvés à ce propos).
20 Le Journal du concile ne porte que peu de traces de la vie personnelle du père Congar :
« Je tiens ce petit journal comme un témoignage. Je n’y mêle pas l’expression de mes
sentiments intimes » (26.11.63, I 573). Seule la mort de sa mère s’y trouve consignée 14,
et elle revêt pour le dominicain un sens spirituel sinon ecclésiologique (car « Tere » ne
cessera de prier pour le concile). Ce journal n’est donc pas une auto-biographie, un
journal de l’ego formulé à la première personne qui fonctionnerait en miroir (Lejeune,
1996) mais plutôt une « hétéro-graphie », une inscription d’événements presque tous
extérieurs, survenus ou rapportés dans le concile, un diaire ou une chronique formée
d’une inscription régulière, le cahier portant trace et mémoire de ce qui s’est passé, de
ce que l’acteur-témoin a vu et entendu. « Le caractère distinctif du témoin Congar »,
estime Étienne Fouilloux, réside dans « sa volonté de ne rien cacher, de ne rien
édulcorer » (Fouilloux, 1999 : 73). Tout se passe souvent comme si ce journal n’avait pas
d’auteur (parties b), mais seulement un scripteur obéissant, écoutant ce qui vient et se
dit du monde, et dans le concile – non sans toutefois omettre de porter un jugement,
souvent critique. Il y a un affaissement et un effacement du moi au service de la cause
(l’Église, le « ressourcement » de celle-ci dans la tradition, le dépassement du juridisme
romain, etc.) apparent dans ce journal. Dans un second temps cependant, le jugement
restaure ce moi.
21 Le style du journal du père Congar se veut en effet essentiellement « neutre », factuel :
il pose les faits dont il se voit le témoin, même s’il commente les prises de parole, ou la
position ecclésiale des pères conciliaires. Malgré les multiples soulignements
impétueux sinon rageurs, que consigne et traduit l’éditeur du journal, il y a une
certaine froideur de la consignation dans cette écriture ; pas ou peu de commentaires
(hormis sur le ton des prises de parole), pas d’affect. La lecture du journal est d’ailleurs,
pour le non ecclésiologue ou pour qui n’est pas historien du concile, ou ne se meut pas
dans une culture ecclésiastique (avec l’humour acerbe et le goût de l’anecdote et du
dénigrement qu’elle peut comporter), assez fastidieuse, hormis quelques passages
comme l’ouverture ou la clôture du concile, la lutte contre les excès de la mariologie
(qualifiée de « galopante »), la levée des excommunications de 1054 entre l’Église
orthodoxe et l’Église catholique, etc. Mais ce texte n’est pas fait pour être lu en tant que
tel – si ce n’est par le futur historien du concile – mais pour en préparer d’autres,
immédiats et ultérieurs, à l’issue d’un travail. Il forme un laboratoire d’écriture autant
que de pensée, d’élaboration d’une connaissance du concile.
23 Le journal que le père Congar tient le soir péniblement dans sa chambre, durant les
sessions ou entre elles, les notes qu’il prend dans ses cahiers durant les congrégations
générales ne sont en effet que la partie immergée et secrète, personnelle,
ultérieurement destinée, de sa production. Comme le Journal le manifeste, la production
du père Congar a été importante durant le concile Vatican II : publication d’ouvrages
(Congar, 1964), préparés avant ou pendant le concile, rédactions de chroniques,
rassemblées pour une part en volumes (Chroniques du concile, 1963-1966), articles,
conférences, interviews... En un sens, ce journal est une « fabrique » et un « atelier ». En
effet, la lecture des chroniques rédigées par Yves Congar durant le concile Vatican II,
pour les Informations catholiques internationales (ICI), ou pour Le Monde, ponctuellement,
publiées alors en trois volumes (Vatican II, Le concile au jour le jour, Le Cerf, Plon,
1963-1966, collection « L’Église aux cent visages ») laisse voir que le journal de Congar a
pu servir de matériau et d’écriture préparatoire, de consignation constituant un pont
vers l’écriture de la chronique qui allait suivre. En effet, certaines descriptions
(ouverture du concile), certains jugements, se retrouvent dans ces chroniques, comme
si elles écrivaient certaines parties du journal, comme si elles en développaient les
notes, qui apparaissent alors comme ayant formé un simple support mémoriel et
matériel transitoire, un prélude à la narration et à l’explication publique, pédagogique
en quoi consistent les chroniques. Le journal constitue alors pour le père Congar une
étape personnelle de la publicisation de sa connaissance et de son analyse du concile.
24 Il se peut également que le simple fait de rédiger des observations dans le journal ait pu
servir à figer dans la mémoire de Congar des éléments qui lui reviennent lorsqu’il écrit
les chroniques, sans que le journal ait réellement constitué un matériau direct repris en
tant que tel. Sa rédaction, la consignation par écrit auraient alors constitué une étape
cognitive dans l’élaboration mentale et ultérieure du texte, non une source pour copie.
On peut conclure de cette observation que le journal constitue un texte carrefour entre
plusieurs textes, parmi lesquels se trouvent ses chroniques, contemporaines. Le journal
porte d’ailleurs plusieurs mentions de rédaction des chroniques en cours et l’on
comprend à sa lecture que ce travail est régulier et s’entrecroise avec la rédaction de
schémas conciliaires, la relecture d’articles ou l’écriture pour des ouvrages, et celle du
journal.
25 Si le journal du concile est donc construit comme un mémorial pour l’Histoire, et pour
une lecture pneumatologique de l’Église (afin d’y voir le passage de l’Esprit saint), il
permet sans doute également à Congar de penser, de formuler sa pensée à propos des
enjeux théologiques et ecclésiologiques présents dans le concile ; il lui permet de
rassembler des propos, des rumeurs, des interprétations, et constitue alors un point de
convergence et d’assemblement de positions différentes (une reliure), que le journal lui
offre l’occasion d’interpréter, plus qu’il ne « prépare » un écrit journalistique, qui en
est plutôt un effet annexe, et devient un instrument de la transformation de l’Église.
26 Espace et temps d’application à l’événement, le journal apparaît surtout comme un espace
de vérité, pour reprendre le mot de Congar, et la devise de son Ordre, comme un lieu où
se fait le travail de vérité sur ce qui se passe, dans le concile, une zone de décantation
psychique et observatrice, ou le regard délègue aux mots quelques éléments vus pour
que la pensée et la notation, l’acte de consignation les retravaille. Le journal apparaît
en ce sens comme un filtre ou un tamis qui « pose à plat » les informations, ce qui en
permet l’identification, et favorise donc la discrimination du jugement. La séquence du
13.1.65 (II 300) est à cet égard significative : Congar y pose la rumeur de la conversion
non pris en compte ou presque truqués (« ces gens sont des bandits »), les jeux
d’influence, l’intimidation, le règlement conciliaire rédigé de façon problématique, la
circulation des consignes de vote ou de pamphlets, la non prise en compte de
modifications (modi) apportées au texte, l’instrumentalisation des médias, etc. La
description est ici un acte politique qui vise à faire paraître, à montrer l’emprise et
l’exercice du pouvoir romain contre « le ressourcement » (nom qu’il donne à son
approche, et à ce qu’il souhaite voir advenir) dans la tradition ecclésiale ancienne, et
que ses adversaires appellent peut-être encore « le modernisme » du « prêtre rouge ».
29 Repérer les jeux d’influence, les pressions auprès du pape (17.09.64, II 143), les
manœuvres, est une invitation à dénoncer, un travail préparatoire réalisé pour faciliter
celui de l’historien futur (« après l’an 2000 ») du concile. Celui-ci verra et comprendra,
grâce aux éléments fournis dans le journal, qui établit les faits. Le travail du père Congar
dans et avec ce journal est donc une minutieuse dénonciation par la description,
extrêmement précise, visant à permettre la condamnation de « Rome », de la Réaction
et du Saint-Office. Cette écriture participe donc d’un combat politique, au regard de la
postérité, pour laquelle il aurait tracé les figures et la combativité incessante,
ingénieuse et renouvelée de l’ennemi, paraissant un héros persistant et accablé,
sacrifiant son corps et sa vie à ce combat, pour la vérité. Tel est l’engagement
vraisemblable d’Yves Congar dans ce journal ; produire des traces, produire des actes
du combat, tracer les contours de la Réaction dans ses subtilités agissantes, montrer ce
qui ne se dit pas, consigner l’ordinaire perfidie et l’orientation constante de tout « dans
le sens de leur pouvoir », comme il dit à plusieurs reprises ; tout écrire pour que
d’autres aient les moyens de faire une histoire complète du concile Vatican II.
30 En ce sens, ce journal, comme le travail ecclésiologique et théologique de Congar,
participe d’une « libération de l’Église » qu’il veut voir advenir, et faire opérer, une
libération à l’égard de la Rome Renaissante puis baroque, toute impériale, dominatrice
et puissante, riche et contrôlant tout. Le journal est une pièce, à retardement, de ce
dispositif d’action, dont les autres pièces sont les ouvrages théologiques, la collection
« Unam Sanctam », qu’il dirige aux éditions du Cerf, le réseau de théologiens et
d’ecclésiologues qu’il fréquente, les « thésards » qu’il conseille ou forme, les
conférences, les articles et interviews dans les médias, la prière (parce qu’il prie pour
que ce changement advienne dans l’Église catholique : il le demande au Dieu chrétien).
Volonté de constituer une archive pour l’Histoire, qui inclut cette « tenue des
comptes » de la Réaction et du Saint-Office, inventaire des manœuvres, tactiques et
stratégies, ce journal tient donc un rôle particulier dans la stratégie théologique et
ecclésiologique du père Congar, tandis que le travail qu’il mène pour ses idées et pour
« faire avancer l’Église » épuise le corps (écriture, diffusion de documents dans Rome :
par ex. 16.09.64, II 140), son corps.
31 La citation donnée en exergue du Journal du concile, « Je marche pour que l’Église
avance. », vient précisément « donner sens » au journal. Elle fait référence au « Je
marche pour un missionnaire » de Thérèse de Lisieux (Histoire d’une âme, chap. 12) qui
indiquait comment, épuisée par une tuberculose galopante, crachant le sang, fiévreuse,
la future sainte carmélite marchait dans le jardin du Carmel « pour un missionnaire ».
Cette citation évoque, dans le journal (29.09.65, II 412), l’ensemble des actions et du
travail de Congar. Elle dénote une spiritualité sacrificielle marquée par un certain
dolorisme catholique d’un orant qui, se projetant dans la croix du Christ, considère la
souffrance comme une oblation rédemptrice : « offerte » (dédiée au dieu chrétien ou à
une cause) dans et par la prière, cette souffrance vécue permet d’obtenir que des grâces
soient accordées à un tiers, en l’occurrence au concile. Cette déclaration de la « petite
Thérèse », ainsi modifiée par Yves Congar, indique le motif même de son action : sa
perspective est le progrès de l’Église en son concile. Or, le journal de Congar raconte
précisément, entre les lignes, l’histoire de sa propre maladie, la peine éprouvée aux
déplacements, à l’écriture même. Le corps souffrant de la maladie est donc ici poussé à
la limite et en quelque sorte combattu pour le progrès de l’Église. Congar évoque de
nouveau cette phrase et cette spiritualité dans un livre d’entretiens avec Jean Puyo, Une
Vie pour la vérité (1975 : 154). Le maigre destin personnel du religieux se lie à celui de
l’Église, pour l’Histoire.
32 Si Mon journal du concile est bien un espace de consignation, de pré-production
intellectuelle, de mise à plat des positions et situations (d’analyse, donc) du concile
Vatican II, c’est également un journal de combat (et d’oblation) : contre le corps malade,
bien sûr, et contre la maladie, mais aussi et surtout contre la Réaction dans l’Église, la
Curie, les perspectives traditionalistes qui verrouillent tout, y compris le retour à la
Tradition (Sesbouë, 2003). Congar gagnera ce combat15, dont il fabrique et restitue une
trace pour l’historien du concile, et il se donne à l’Église par celui-ci. Le journal dès lors
atteste d’un double don du théologien-historien : à l’Église et à l’Histoire.
34 Le journal a été utilisé, avant même d’ailleurs sa publication, par un certain nombre
d’historiens de l’Église catholique pour faire l’histoire du concile Vatican II (notamment
Alberigo, 1997-2005 ; Melloni, 1999 ; Fouilloux, 1999), en éclairer tel moment, ou
comprendre l’engagement et la participation d’Yves Congar (Fouilloux, 1989 ; Melloni,
1999 ; Jossua, 2003 ; Famerée, Routhier, 2008 ; Legrand, 2012). Aujourd’hui, le journal
concourt au renouvellement de l’herméneutique du concile Vatican II (Theobald, 2009 ;
Routhier, 2012). Il permet ponctuellement, notamment, d’invalider la thèse pontificale
(Benoît XVI, intervention du 14.02.1318) du « concile des médias », qui attribue
38 Le Journal du concile Vatican II établi et laissé par le père Congar, en tant que chronique,
rend visible l’événement dans ses « dessous ». D’un même mouvement, il l’incarne et le
matérialise. Il le « rend vrai », également, subjectivement, pour son acteur et témoin
qui veut en constituer une trace, comme le carnet de voyage rend visible et « fait
exister » un voyage qui n’existe que dans le temps de la traversée corporelle. Le
voyageur constitue et emporte une trace qui sera et fera la mémoire du voyage, rend
visible et rend vrai, tout comme le journal de la guerre de 1914-1918 rédigé à la
demande de sa mère par le jeune Yves Congar, alors âgé de dix ans, rendait visible
l’occupation allemande à Sedan25. En ce sens, le journal constitue à la fois une prothèse
de l’expérience, qui aide à la vivre et à la penser, et permet d’en articuler les éléments
(il forme un outil heuristique, un espace de décantation psychique), mais aussi il la
prolonge et lui donne un autre sens, témoigne. Il relève dès lors d’un rapport à soi et au
monde médié par l’écriture (Lejeune, 1996), figurant le corps vécu, dans le temps. Peut-
être le texte s’y substitue-t-il au corps, avec lequel il lutte pour sa propre constitution.
39 Le journal, pour détourner un mot de Byung-Chul Han26, constitue une chrono-technique
narrative : il procède à une sorte d’arrêt temporel et archive le recueilli pour une
temporalité prolongée. Constituant une page du livre du temps, comme technique de
notation et de représentation, il fige le mobile et le fugace : c’est ainsi un recueil, une
consignation de la parole orale qui circule entre les Pères27, qui se forme et devient une
production écrite, conversion d’un matériau issu de l’oralité (souvent qualifiée dans le
journal) – conversations, échanges, rumeurs, etc. Il opère un figement conservateur. Il
procède d’une technique de conservation. Le journal est cependant aussi le lieu
physique de cette surprise de Congar d’être au concile, le lieu où se produit
l’événement, qui changera Congar, et l’Église catholique, ce dont il a pleinement
conscience, comme il a conscience de l’importance du concile, et de la sienne propre,
notamment en cette enceinte.
40 Mon Journal du concile est aussi la marque d’une volonté perceptive, d’une volonté
d’entendre et de prendre note, d’enregistrer ce qui se dira, ce qui sera dit (en ce sens, le
texte est un appareil perceptif, un récepteur). Pour le faire voir, et le faire entendre. À
qui ? À un chercheur historien du concile Vatican II, son frère éloigné, « après l’an
2000 », quand les acteurs évoqués seront désormais supposés disparus 28. Là, ce journal
entend être utile à la connaissance des faits historiques dont Congar devient l’acteur et
le témoin, mêlant son être à la théologie. Non seulement le théologien fait le concile, en
partie, par son influence, et la vigueur de ses thèses, mais il le recueille dans sa
processualité, en constitue la trace (Galinon-Mélénec, 2011) pour le pérenniser et le faire
comprendre « de l’intérieur », par son écriture diariste.
41 Partage d’un combat (Sesboüé, 2003 ; Flynn, 2003) contre le système de la Curie romaine
(Melloni, 2007), élan d’une conviction ferme, espace de préparation intellectuelle,
documentarisation, hommage à l’événement sous la forme de la chronique, témoignage,
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NOTES
1. Julien Gracq, Les Terres du couchant [1956], 2014, Paris, José Corti, p. 131.
2. Une version officielle des actes, discours et documents du concile Vatican II existe par ailleurs :
voir Église catholique 1970-1980 et 1962-1954 en bibliographie.
3. Voir É. Maheu, 2002 : XXX et 561-571, in Congar Y., 2002 (listes des contributions de Congar) ;
G. Flynn, 2003 ; H. Legrand, 2012.
4. « Sont de moi : [...] » : le théologien donne ensuite les titres des huit textes conciliaires
auxquels il a fortement contribué. « En sorte que, ce matin, ce qui a été lu venait très largement
de moi. » (7.12.65, II 511 ; les références font apparaître en premier lieu la date de l’entrée du
journal, puis la tomaison et enfin la page).
5. Journal, 9.10.62, I 104 ; 21.09.64, II 148, notamment.
6. Les « schémas » sont les synopsis préparatoires aux décrets conciliaires proprement dits
(NdlR).
7. Voir sur cet aspect complexe les dernières contributions de ce dossier (NdlR).
8. Les références au journal du concile font apparaître la date de l’entrée, puis la tomaison et la
page.
9. Ces cahiers sont conservés aux Archives de la Province dominicaine de France, à la
Bibliothèque du Saulchoir, à Paris. Deux copies ont également été déposées au centre Lumen
Gentium de Louvain-La-Neuve, ainsi qu’à l’Institut pour les sciences religieuses de Bologne
(Melloni, 1999 : 119-120, note 4).
10. Il a également servi de matière à un ouvrage de vie spirituelle chrétienne (Blaj, 2012).
11. Nous soulignons.
12. Congar semble ici avoir conscience de ce que d’aucuns ont nommé sa tendance à la retractatio
: à revenir ensuite, réflexivement, sur ce qu’il a écrit, à le formuler voire à le penser autrement
(Cheno, 2007 ; Jossua, 1999 : 93).
13. Nous soulignons.
14. Il note ensuite seulement : « Rentré de Sedan hier soir : à l’Angélique à 22 h 15. De nouveau, je
laisse hors de ce journal ce qui touche ma famille et ma mère. Je note ici ce qui touche le concile »
(30.11.63, I 574).
15. Il reconnaît, dans certains textes autobiographiques, ses succès, du moins l’aboutissement de
son travail : « J’avais, tantôt peu tantôt davantage, travaillé à l’élaboration de tous ces documents
[...]. Il n’est pas question de me vanter, les faits sont tels. Mais, dans la lignée augustinienne des
“Confessions”, je veux en louer Dieu. J’ai été comblé. Les grandes causes que j’avais essayé de
servir ont abouti au Concile : renouveau de l’ecclésiologie, Tradition, réformisme, œcuménisme,
laïcat, mission, ministères... » (Congar, 1974 : 90).
16. « Affirmation tout à la fois vraie et fausse », note É. Fouilloux (1999 : 75).
17. Nous soulignons.
18. http://benedictxvi.tv/site/2013/02/14/benedict-xvi-meets-with-priests-from-rome-
improvisation-super/
19. Nous soulignons.
20. Nous soulignons.
21. À propos du De Revelatione, mais surtout de la question Écriture / Tradition.
22. Dont Congar fera apparaître qu’il a joué un rôle fort, par son humanité, dans le travail
théologique du groupe belge.
RÉSUMÉS
Le journal rédigé par le théologien dominicain Yves Congar (1904-1995) au cours du concile
Vatican II s’offre comme un espace de consignation, de mise à distance et d’objectivation des faits
et discours. Temps de préparation du travail intellectuel mené parallèlement par l’ecclésiologue
et historien français, ce Journal du concile est également le lieu où se donne à lire et à
reconnaître un combat ecclésial, en vue du « ressourcement » de l’Église catholique, face à une
frange du concile adoptant à ses yeux des positions réactionnaires. Le témoignage laissé pour
l’Histoire, mobilisé par plusieurs historiens du concile Vatican II, se situe donc au croisement de
plusieurs dynamiques : testimoniale, mémorielle, intellectuelle, agonistique, mystique et
politique.
The Diary drafted by the Dominican theologian Yves Congar (1904-1995) during the Second
Vatican Council is a space for his chronicle, distanciation and objectivation of the facts and
discussions. In it, the French ecclesiologue and historian prepares the intellectual work he was
doing at the same time, and in it we can read about and recognise the struggle within the
Council, as some participants attempted to orient the Roman Catholic church toward its origins,
while others maintained what in Congar’s eyes were reactionary positions. This testimony left for
history, deployed already by several historians of the Second Vatican Council, takes place at the
intersection of several dynamics: testimonial, memorial, intellectual, agonistic, mystical and
political.
El diario redactado por el teólogo dominicano Yves Congar (1904-1995) durante el Concilio
Vaticano II se ofrece como un espacio de reserva, de puesta de distancia y de objetivación de los
hechos y discursos. Tiempo de preparación del trabajo intelectual llevado paralelamente por el
eclesiólogo e historiador francés, este Diario del Concilio es igualmente el lugar donde Congar se
dedica a leer y reconocer un combate eclesial para la “revitalización” de la iglesia Católica frente
a un sector del Concilio que ha adoptado a sus ojos posiciones reaccionarias. El testimonio dejado
por la Historia, mobilizado por varios historiadores del Concilio Vaticano II, se sitúa entonces en
el cruce de varias dinámicas: testimonial, memorial, intelectual, agonística, mística y política.
INDEX
Palabras claves : diario, escritura, Concilio Vaticano II, testimonio, catolicismo
Keywords : diary, writing, Second Vatican Council, testimony, Catholicism
Mots-clés : journal, écriture, concile Vatican II, témoignage, catholicisme
AUTEUR
DAVID DOUYÈRE
Pratiques et ressources de l’information et des médiations, Université François-Rabelais de Tours,
[email protected]
Claire Maligot
4 Le développement relatif des échanges dans les années qui suivent l’annonce du 25
janvier 1959 n’est pas directement lié à la perspective conciliaire : en dehors de
quelques réactions épisodiques4, celle-ci a eu peu d’écho immédiat dans les milieux
juifs. Les interactions des juifs avec les catholiques sont avant tout tournées vers le
pape, dont l’aura va croissant après la réforme de la prière du Vendredi Saint, en avril
19595 : le 17 octobre 1960, une délégation de l’United Jewish Appeal remercie Jean XXIII
pour la modification du Pro Judaeis. Le pape jouit d’une bonne image dans l’opinion
juive qui, tout en reprenant les traits de la figure roncallienne 6 – la bonté du pape,
insiste sur deux éléments moins mobilisés par les catholiques, la réforme liturgique et
son action de sauvetage pendant la guerre, en tant que délégué apostolique en Turquie.
5 L’audience sollicitée par Jules Isaac pour le 13 juin 1960 s’inscrit dans la même logique
de démarche pontificale. L’historien juif, dix ans après une audience avec Pie XII jugée
décevante, sollicite de son successeur une condamnation ferme de l’« enseignement du
mépris ». C’est une fois à Rome qu’il prend réellement conscience de l’ampleur de la
dynamique conciliaire. Il est éclairé sur son fonctionnement par ses contacts
catholiques, dont le recteur de Saint-Louis des Français, André Baron, et par ses
entrevues à l’ambassade israélienne auprès du Quirinal. Jean XXIII le réoriente vers le
cardinal Bea, président du jeune Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens, qui le reçoit le
15 juin 1960.
6 Cette place centrale accordée au pape ne tient pas qu’à la personnalité roncallienne.
Dans les milieux juifs prédomine une conception pyramidale et hiérarchisée de l’Église,
qui surévalue le magistère pontifical. Représentants laïcs de la diaspora, rabbins, presse
juive et diplomates israéliens ont du mal à saisir le fonctionnement du concile 7, sa
collégialité et son degré d’autorité magistérielle – et ce d’autant plus que le processus
conciliaire est placé sub secreto. Jean XXIII entend corriger cette vision de la toute-
puissance du pape lorsqu’il rappelle à J. Isaac la pluralité des acteurs ecclésiaux : « Je
suis le chef, mais il me faut aussi consulter, faire étudier par les bureaux les questions
soulevées, ce n’est pas ici une monarchie absolue8 ».
7 L’initiative de J. Isaac est originale, car les rapports entre Église et judaïsme occupent à
l’époque une place mineure dans la réflexion de l’Église. Ils n’accèdent au rang de
réflexion conciliaire qu’à la mi-septembre 1960, sous l’effet de l’implication personnelle
d’Augustin Bea.
8 Quelques jours après sa nomination à la tête du Secrétariat pour l’Unité, chargé des
relations œcuméniques, le cardinal rencontre le 9 juin 1960, à New York John
Oesterreicher, directeur de l’Institute of Judaeo-Christian Studies de Seton Hall 9. Ce dernier
corédige un mémorandum sur les juifs, envoyé à Rome le 24 juin 1960 10. Il s’ajoute au
votum de l’Institut Biblique Pontifical, également en faveur d’une réévaluation de
l’enseignement de l’Église sur les juifs. Par ailleurs, A. Bea rencontre à plusieurs
reprises courant août et septembre Gertrud Luckner, puis en octobre Karl Thieme, les
deux principaux représentants de la Gesellschaft für jüdisch-christliche
Zusammenarbeit et fondateurs du Freiburger Rundbrief. Ils sont présents à la conférence
d’Apeldoorn (28-31 août 1960), aux côtés de John Oesterreicher et de Léo Rudloff, osb,
abbé de la Dormition, à Jérusalem, futurs consulteur et membre de la sous-commission
sur les juifs. Outre le compte-rendu oral de la conférence fait par J. Oesterreicher et
G. Luckner au cardinal11, les propositions d’Apeldoorn sont envoyées par Anton
Ramselaar, organisateur de la conférence, à Johannes Willebrands, secrétaire du
Secrétariat pour l’Unité, le 28 septembre 196012. Centralisant des initiatives éparses
dont il n’est pas à l’origine, mais dont il se fait le porte-parole, A. Bea obtient du pape le
18 septembre13 l’extension du champ de compétences du Secrétariat pour l’Unité des
Chrétiens à la question De Judaeis.
9 En dehors de J. Isaac, les projets envoyés à Rome émanent des milieux catholiques. Dès
les premiers mois d’existence du Secrétariat, ces initiatives sont rapidement
hiérarchisées. Le mémorandum de Seton Hall sert de base à la réflexion 14, tandis que le
dossier de Jules Isaac fait figure de documentation indicative, reçue de manière
critique, tant par A. Bea15 que par Grégory Baum16. La démarche du Secrétariat s’élabore
de fait dans un cadre intra-confessionnel et ecclésiocentré. Le 27 octobre 1960, dans
l’ébauche de programme du Secrétariat, quatre pistes sont proposées au sujet de la
question juive :
1. A more explicit declaration by the Council on the relation between the Old and
New Testaments,
2. A reform in Christian education concerning the Jews : misunderstandings,
« reprobation » of the Jewish people,
3. The change of some liturgical texts (anti-Jewish patristic lessons),
4. A feast of « The Just of the Old Testament » or even a Votive Mass 17.
10 Abordant la question sous l’angle théologique et spirituel, les points 1 et 4 ne rompent
pas avec la représentation traditionnelle des rapports entre les deux Testaments. Une
messe votive, sous le nom de litanie des Saints d’Israël, était déjà autorisée dans le
patriarcat de Jérusalem depuis septembre 195618 et entendait favoriser la
« réconciliation » d’Israël avec l’Église. Les points 2 et 3 se placent dans la continuité de
diverses enquêtes19 sur les préjugés antisémites ou anti-judaïques dans la catéchèse et
dans la liturgie catholique, dans la lignée de la réflexion après-guerre.
11 Ce programme n’envisage pas spécifiquement l’élaboration de rapports particuliers
avec des juifs, alors que la réflexion œcuménique avait rapidement incorporé une
approche relationnelle. Dès le 30 octobre 1959, le Secrétaire d’État Domenico Tardini
avait annoncé que la présence d’observateurs œcuméniques était à l’étude ; le
Secrétariat avait été érigé comme « secrétariat de liaison » le 5 juin 1960 et nombreux
sont les membres et consulteurs qui suggèrent l’invitation d’interlocuteurs non-
catholiques en octobre-novembre 1960.
12 Dans ces conditions, quelle place donner, du point de vue catholique, aux échanges bi-
confessionnels au sein de cette réflexion intra-chrétienne ?
14 L’entrevue opère un changement de régime par rapport aux contacts précédents : elle
marque véritablement le début des contacts bilatéraux entre les représentants des deux
groupes religieux. Alors que les entrevues de juin impliquaient un individu privé, J.
Isaac, le Secrétariat est désormais amené à traiter avec des représentants d’associations
juives.
15 Il est difficile de déterminer à qui revient l’initiative de l’entrevue. Selon G. Riegner 20,
qui suit N. Goldmann21, A. Bea aurait fait appel à des jésuites romains22 pour savoir à qui
s’adresser dans le monde juif à propos du concile ; ceux-ci l’auraient orienté vers le
WJC. Les agendas du cardinal23 portent par ailleurs la trace d’un contact préparatoire, le
30 septembre 1960, entre A. Bea et Joseph Golan, intermédiaire personnel de
N. Goldmann. La chaîne des intermédiaires est longue et son ordre incertain. Côté
catholique, on tend à mettre ces démarches au crédit des juifs. Le 14 novembre 1960, le
cardinal s’appuie sur ces initiatives juives extérieures pour justifier l’inclusion de cette
question à l’agenda établi du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens. Énumérant ses
compétences, il cite les juifs, après les chrétiens non-catholiques et avant les
Orientaux :
De nombreux juifs ont adressé des suppliques (preces) au Souverain Pontife, les uns
demandent la possibilité d’être informés du concile sous une forme ou une autre et
de pouvoir lui présenter ses revendications (petitiones), les autres vont jusqu’à
demander la création d’une commission autonome24.
16 En juin, les intentions de J. Isaac étaient restées plus modestes – et étaient jusqu’alors
les seules demandes juives adressées aux instances catholiques 25. Quel fut, par
conséquent, l’impact de l’entrevue du 26 octobre 1960 sur cette chronologie, du côté
juif comme du côté catholique ?
17 Dans la diaspora, l’entrevue accordée à N. Goldmann fait débat. Elle entraîne un
premier décalage entre associations laïques – à l’image du WJC – et associations
rabbiniques, consultées par un WJC avide d’une caution religieuse avant de s’engager
dans des discussions bilatérales avec l’Église. Début octobre, N. Goldmann sonde l’Union
of Orthodox Jewish Congregations of America, l’une des principales associations rabbiniques
représentant la branche orthodoxe du judaïsme américain, au sujet d’une invitation au
concile. Bien qu’il essuie un refus, il passe outre et se sert de l’entretien pour arguer de
la caution de Moses Feuerstein, président de l’UOJCA. Le 18 octobre 1960, M. Feuerstein,
indigné, dément auprès des rabbins de l’UOJCA, et par répercussion, de certains rabbins
européens26. Contre le projet de N. Goldmann, il se rallie, personnellement et au nom de
l’UOJCA, au refus catégorique exprimé par Joseph Soloveitchik, rabbin orthodoxe très
influent. Les positions de l’UOJCA restent officiellement les mêmes durant tout le
concile27, tandis que la Conférence des rabbins européens adopte, un an plus tard, une
disposition semblable de non-participation au concile, le 16 novembre 1961. À
l’automne 1960, seuls des représentants laïcs, appartenant aux defense agencies de la
diaspora, se saisissent donc de la question d’une invitation conciliaire. Leur marge de
manœuvre est restreinte par la désapprobation rabbinique. Le WJC prend l’initiative de
réunir pour le 9 novembre 1960 quelques rabbins, issus des différentes tendances du
judaïsme (libéraux, conservative et orthodoxes), pour discuter de la situation 28. Selon
Tullia Zevi, le cardinal Bea encouragerait de son côté la création d’une interface unique,
à qui le Secrétariat pourrait s’adresser :
Card Bea express[ed] his knowledge and approval of the NY meeting [...] He
expressed hope that the meeting would produce a committee or group truly
representative of the entire Jewish people with whom the Ecumenical Council can
deal and which should draft requests and suggestions immediately, possibly within
one month29.
18 Pour ces associations, l’hypothèse d’un statut formel octroyé par les catholiques,
permet de légitimer une stratégie de contacts qui reste contestée au sein du judaïsme.
catholique dans lequel ils formuleraient leur point de vue sur les problèmes
touchant les deux communautés34.
21 Il est difficile d’évaluer ce qui relève de la reconstruction a posteriori ou partisane, chez
le représentant d’une association qui a toujours revendiqué une hypothèse maximaliste
à propos du statut d’observateur et qui, à plusieurs reprises, est allée plus loin que ce
que voulaient accorder les catholiques. Toujours est-il que de part et d’autre, la
question des voies d’accès semble bien à l’étude. Aux dires de T. Zevi et de G. Riegner,
elle est abordée lors des deux fois en entretien, le 26 octobre et le 7 novembre, et
trouve un écho positif chez les deux représentants, mandaté ou informel, du WJC.
Néanmoins, A. Bea n’est alors que dans une attitude de prise de renseignements et
d’ébauche de relations – et non dans une logique d’institutionnalisation immédiate de
ces relations. L’enthousiasme de T. Zevi lui fait passer (trop) rapidement sur la lenteur
du processus conciliaire :
I asked whether the presence of Jewish observers at the Council is possible. Card.
Bea replied « the observers » problem is yet unclarified, even for the Orthodox and
Protestants. This problem shall be discussed within the coming months. Moslems so
far haven’t submitted any requests. The Jews should submit a proposal for sending
Jewish observers, without mentioning names or number at first ; when the general
issue of all observers is decided, then the Jews should deal directly with me on
detail. All I want is to be informed on what is desired. I am grateful for all
suggestions: we don’t want to decide alone and a priori. The Holy Father appointed
me precisely in order to have somebody to whom the Jews might address
themselves35.
22 De fait, côté catholique, l’enjeu d’accueillir des observateurs juifs occupe un rang très
secondaire par rapport aux relations œcuméniques, où la question des observateurs
n’est pas tranchée. Le décalage entre ces deux visions apparaît net dès le lendemain de
l’entrevue avec T. Zevi, lors de la parution d’un entrefilet dans la presse.
l’Unité ou corps rabbinique, devant le fait accompli. Sur le fond, cette stratégie
communicative, à laquelle le WJC reste fidèle durant toute la phase préparatoire au
moins, alors qu’elle est perçue par les catholiques comme autant de fautes de tact ou de
faux-pas dans l’établissement de contacts, n’est pas spécifique aux relations avec le
Vatican. Elle s’inscrit dans un cadre plus large de représentation de la diaspora sur la
scène internationale, des institutions internationales (UNESCO) aux relations judéo-
catholiques. Elle relève de l’opportunisme politique d’une organisation non-
gouvernementale spécialisée dans le lobbying36, qui assoit son influence sur sa visibilité
médiatique et sur ses liens avec des instances extérieures au monde juif. Dans un cercle
vertueux de transactions de la reconnaissance, l’association tire crédit des contacts
noués qu’elle avance comme la preuve de sa capacité et de son efficacité à représenter
une large partie de l’opinion juive. Entre coup médiatique et recherche d’un
adoubement réciproque, le WJC entend ainsi se positionner comme interlocuteur
accrédité et légitime auprès du Secrétariat – et ce d’autant plus qu’il est d’une part
concurrencé dans ses prétentions par d’autres acteurs juifs entrant en contact avec
Rome, de la diplomatie israélienne aux autres defense agencies de la diaspora, et que
d’autre part, ses prises de position sont contestées par les principales associations
rabbiniques37.
25 Le conflit fait bien apparaître un hiatus dans les représentations juive et catholique des
contacts bilatéraux et leur médiatisation, mais surtout, il montre l’autonomie de la
ligne menée des associations de la diaspora, tant vis-à-vis des cadres catholiques prévus
pour ces échanges, que vis-à-vis des positions rabbiniques. Précocement, celles-ci ne se
cantonnent pas à répondre aux approches catholiques mais développent une stratégie
d’action (agency) qui leur est propre.
26 Cette fuite, la première d’une longue série dans l’histoire du schéma 38 sur les juifs, est
perçue comme une crise côté catholique. À l’ouverture et à l’indécision des premiers
contacts succède une ferme reprise en main.
27 Si A. Bea affirme le 14 novembre 1960 que la question juive dépend du Secrétariat, rien
n’est dit sur d’hypothétiques invitations juives dans le rapport sur les observateurs
rédigé par J. Willebrands : présenté le 15 décembre 1960, il est centré sur les relations
œcuméniques. Le cas des juifs n’est ajouté que pour les besoins de la circonstance au
terme des quatre points de l’ordre du jour39. La méfiance domine :
Le professeur J. Isaac a demandé au cardinal que les Juifs soient invités 40. Mgr
Willebrands fait remarquer : « quand on traite avec les Juifs il y a toujours le danger
de voir la politique se mêler au domaine strictement religieux. D’ailleurs en
Amérique, il y a deux groupes antagonistes. La chose est très délicate, d’autant plus
que les Arabes ayant su que les Juifs demandaient à venir au concile, ont fait
demander à Son Eminence s’ils ne pourraient pas y assister eux-mêmes 41 ».
28 Le procès-verbal ne permet pas de dire si les réserves émises par le Secrétaire sont
strictement personnelles ou si elles reflètent la ligne générale. Mais en février 1961,
questionné sur le degré d’avancement des travaux, J. Willebrands est toujours partisan
de la prudence et fait état de mesures dilatoires qui ne sont pas de son fait. À
J. Oesterreicher, qui attendait depuis deux mois sa nomination officielle auprès du
Secrétariat, il répond :
I delayed in answering you [as] I have expected every day to receive the official
news of your appointment. Although I was concerned about the long time we in fact
had to wait for that, I remained always confident that sooner or later it would come
[...]. [In] April, we are going to discuss all the questions relating to the Jews. A
special sub-commission on the whole Jewish Problem has not been created and I
think it better that we not establish one. The Jewish Press is only too eager to build
up much publicity by such a move. But we do have several competent consultors in
the Secretariat on the Jewish question and we can achieve something positive
without creating a sub-commission42.
29 La crise de novembre 1960 a donc non seulement temporairement compromis les
échanges, mais aussi durablement pesé sur les cadres de réflexion. Elle a nettement
réduit l’ampleur des projets, qui se développent désormais en mode mineur.
Contemporaine du démenti officiel, une note du Secrétariat du 21 novembre faisait dès
l’abord état de cette réduction drastique par rapport aux vues exprimées par T. Zevi le
8 novembre. Il n’est plus question d’envisager de consulter les interlocuteurs juifs sur
les experts catholiques à nommer dans la sous-commission chargée des juifs ; quant à la
transmission des desiderata juifs en vue du concile, elle est subordonnée à l’existence
d’un statut et donc remise à plus tard :
La question des observateurs n’est pas encore décidée, pas plus que pour les
chrétiens orthodoxes et protestants. Une fois seulement la question résolue, les
juifs pourront alors présenter leurs propositions au cardinal43.
30 Trois mois plus tard, on l’a vu, un Willebrands timide est toujours peu favorable à
l’érection d’une sous-commission sur les juifs. Même une fois la sous-commission
établie, on ne souhaite plus au Secrétariat un groupe de représentants juifs qui pourrait
servir d’interface unique des négociations44 : le 16 mai 1961, alors que les contacts ont
repris et se détournent de la question des observateurs pour envisager la transmission
de mémorandums, c’est au tour de Stjepan Schmidt, secrétaire particulier du cardinal
Bea, d’écrire à Fritz Becker, représentant du WJC : il craint qu’un mémorandum cosigné
par les associations regroupées dans la Conference of Jewish Organizations,
manifestant de la sorte un large front d’union juif face au concile, ne pèse sur la liberté
de mouvement conciliaire par sa force symbolique. Durant tout le reste de la phase
préparatoire, la conception des contacts entre juifs et catholiques n’atteint plus les
ambitions de l’automne 1960, même si les contacts s’intensifient. Médiatisation et
risque de politisation cantonnent la discussion dans un espace plus modeste. Le
principe exposé dans le programme du 27 octobre 1960, « the decision of the Holy
Father : no publicity45 », est appliqué avec un surcroit de rigueur. Il contraste avec la
médiatisation de la question œcuménique et il est assez respecté pour qu’à la session
d’août 1961, Jean Jérôme Hamer, o.p., demande si l’attribution d’une compétence sur les
juifs au Secrétariat est publique. J. Willebrands répond par l’affirmative, tout en
précisant que la direction a dû à nouveau tempérer la situation face aux annonces
médiatiques indésirées46. Il nous faut donc examiner à nouveaux frais les pratiques de
contacts mis en place. Ils s’accompagnent d’un souci de leur réglementation des
échanges.
fonctions directives au sein des deux communautés. La crainte des fuites pouvant
fragiliser ces échanges informels tend à renforcer cette tendance et à limiter le nombre
d’intermédiaires.
32 Côté catholique, les contacts sont de facto polarisés par la direction du Secrétariat. Alors
que les relations œcuméniques étaient mieux réparties entre membres et consulteurs,
un petit nombre d’acteurs, A. Bea, J. Willebrands, T. Stransky, et dans une moindre
mesure, S. Schmidt, concentrent l’essentiel des relations judéo-catholiques. Les
membres et consulteurs de la sous-commission, nommés entre novembre 1960 et
février 1961, ont ainsi un moindre rôle. L. Rudloff, o.s.b. correspond avec des
théologiens catholiques spécialisés dans les relations avec les juifs en Israël, tels Jean-
Roger Henné, o.s.a, et Bruno Hussar, o.p., mais semble avoir peu de contacts avec des
juifs. J. Oesterreicher dispose d’un réseau préconciliaire plus transnational, incluant
des échanges soutenus avec K. Thieme et P. Démann, mais là encore, les catholiques
sont surreprésentés. Enfin, G. Baum, o.s.a, entend se distancier de l’action des defense
agencies, aussi bien par obéissance aux règles du Secrétariat 47 que par choix personnel.
En 1964, il justifie sa position de retrait vis-à-vis de l’American Jewish Committee :
I am, of course, deeply concerned about the matter [...]. [But] it is my personal
conviction that a Christian of a Jewish family can have real influence on Christian-
Jewish relations, among Jews and among Christians, only through a certain kind of
discretion48.
33 Plus spécifiquement, comment expliquer la prépondérance d’A. Bea ? Elle tient à sa
position institutionnelle, consolidée ensuite par son aura personnelle. Si le cardinal
peut, fait rare à Rome, s’appuyer par un petit réseau personnel de contacts antérieurs
avec des intermédiaires du rapprochement judéo-chrétien, encore faut-il ne pas en
surévaluer l’importance. Ses bonnes relations avec G. Luckner ne débouchent pas sur
une mise en relation directe avec des représentants associatifs juifs ; ceux-ci se
contentent de lui transmettre une lettre de Martin Buber, vieille de neuf mois, fin
juillet 196049, qui n’a pas de suite. A. Bea jouit aussi de la confiance personnelle et des
espoirs dont les interlocuteurs juifs font preuve à son égard50. Faut-il supposer que le
Président du Secrétariat se soit, sur le modèle des relations avec le Conseil Œcuménique
des Églises, formellement réservé les contacts directs les plus importants, en raison de
la technicité du problème et de sa délicatesse diplomatique ? Si tel est bien le cas pour
le COE51, rien ne l’indique pour les juifs dans les consignes du Secrétariat à ses
membres ; cependant, une tendance de fond réserve de fait les échanges avec les juifs
au noyau resserré de la direction du Secrétariat, au point que les autres membres du
Secrétariat, voire de la sous-commission, n’en n’ont pas toujours connaissance.
34 Informels, ces premiers contacts sont corrélativement interpersonnels, dépendant de
l’engagement individuel d’un petit nombre d’acteurs. En parallèle, la direction
politique des principales associations laïques de la diaspora juive, souvent en binôme
avec un rabbin, sollicite ainsi une audience avec la direction du Secrétariat.
39 Même sans statut officiel d’observateur, la mise en place de contacts pendant la phase
préparatoire s’accompagne progressivement de règles protocolaires minutieuses, afin
d’éviter toute fuite, récupération ou débordement en dehors des cadres prévus.
40 Le 7 avril 1961, S. Schmidt s’en fait l’intermédiaire auprès de J. Golan, au sujet d’une
nouvelle entrevue prévue avec Goldmann :
1/ Son Éminence donne son accord pour la rencontre mais insiste sur sa nature « de
caractère strictement privé ». 2/ Son Éminence désire également souligner que la
rencontre « ne recevra aucune publicité », c’est-à-dire qu’elle sera connue des seuls
participants, et évidemment de leurs supérieurs – ce que du reste vous m’avez déjà
assuré lors de notre dernière conversation61.
41 La retranscription écrite d’un engagement oral comme la glose des termes de
l’audience, définis dans deux langues pour couper court à toute ambiguïté, soulignent
le soin apporté à la définition des cadres de l’échange. Dans un contexte politique et
diplomatique tendu, la priorité du Secrétariat est la confidentialité. De fait, le souhait
de formaliser les contacts répondait avant tout, pour le Secrétariat, à un besoin de
canalisation des échanges, en déterminant des garanties pratiques associées à un type
d’interlocuteur, nommément identifié et statutairement défini – alors que c’est la
dimension honorifique qui prime du côté juif. Avec la reprise des échanges et leur
densification au second semestre de l’année 1961, et la pluralisation des acteurs juifs,
notamment avec l’implication de l’American Jewish Committee, un avis anonyme émanant
des milieux du Secrétariat, la fin 196162, relance l’idée d’un statut pour les observateurs.
Définissant des règles de bonne conduite, le projet est très ambitieux dans ces
propositions et entend être avantageux pour les deux parties. La reconnaissance
officielle des échanges est assortie d’obligations mutuelles, droits (accès à
l’information) et devoirs (respect du secret) :
Cette position leur donnerait le droit :
1. d’obtenir des informations confidentielles sur les questions qui les intéressent
(et qui ne sont pas divulguées au grand public) ;
2. de présenter les desiderata de leurs communautés respectives.
Pour leur part, ils s’engageraient à donner des garanties sur l’usage de telles
informations : ne pas les communiquer à la presse, en conserver l’usage
confidentiel, etc.
42 S’appuyant sur l’expérience des ratés de l’année précédente, on cherche ainsi à
réglementer les échanges au fur et à mesure de leur développement, car le vide formel
dans lequel ils s’étaient d’abord déroulés est désormais ressenti comme un manque. En
effet, si l’intégralité des travaux des commissions préparatoires est placée sub secreto, le
rappel des règles de confidentialité est surreprésenté dans les relations avec les juifs.
Cela tient à la nature de ces échanges, politiques malgré les intentions affichées par le
Secrétariat. Les négociations inter-religieuses ne disposent pas d’une sphère de
discussion autonome, doté de cadres institutionnels spécifiques. Par conséquent,
recevoir un représentant juif est perçu de l’extérieur comme un geste diplomatique ; de
tels échanges empruntent d’ailleurs leurs modalités et leur protocole aux échanges
informels déjà noués, entre juifs et catholiques, via la Secrétairerie d’État. Ils croisent
dimension politique et dimension spirituelle, puisqu’ils impliquent une prise de
position du Secrétariat dans un champ de la réflexion théologique neuf et mal balisé,
alors que s’y superposent, dans la presse, dans une partie de l’opinion juive, voire dans
l’agenda du WJC, les attentes au sujet d’une formalisation des échanges avec Israël – ce
que les catholiques refusent de considérer.
43 Pour l’ensemble de ces raisons, le développement des contacts suscitent méfiance et
réprobation dans certains cercles au Vatican : à cet égard, l’affaire Wardi est un
prétexte qui cristallise des oppositions plus profondes, lors de la suppression de la
question de l’ordre du jour conciliaire, par la Commission Centrale, le 20 juin 1962, sur
décision d’Amleto Cicognagni. Elle montre aussi la dimension politique de cette
diplomatie du spirituel.
La diplomatie du spirituel
44 Enfin, juifs et catholiques n’attribuent pas la même signification symbolique à une
hypothétique reconnaissance statutaire.
45 Au Secrétariat, les relations avec les juifs se construisent sur un autre modèle que
l’œcuménisme. La réflexion, moins avancée, est fréquemment abordée sur le mode
d’une analogie incomplète avec les relations intra-chrétiennes. Il en va ainsi de la
recension en session plénière des échos trouvés à l’extérieur par le travail du
Secrétariat :
Nous avons reçu en outre beaucoup de suggestions et de rapports des personnes qui
ne sont pas membres ni consulteurs et parmi eux des chrétiens séparés anglicans,
luthérien, réformés, et même des israélites63.
46 Capital d’expérience, répertoire de solutions pratiques ou de méthodes, les relations
œcuméniques servent de modèle au Secrétariat pour envisager les relations avec les
juifs mais un décalage persiste dans les intentions motivant ces relations et l’ampleur à
leur donner. Le transfert de statut d’un champ à un autre est toujours incomplet, y
compris dans les projets les plus maximalistes. L’avis anonyme de la fin 1961 distingue
nettement interlocuteurs juifs et observateurs œcuméniques :
Certains désirs ont été exprimés. Le Saint Père a mentionné à plusieurs reprises
leur intérêt pour le concile. D’autre part, ils ne peuvent être placés sur le même
plan que les représentants des communautés chrétiennes, pour des raisons
évidentes. [...] On propose donc de les admettre comme représentants accrédités
auprès du Concile – ou mieux auprès du Secrétariat, qui servira d’intermédiaire.
47 La fonction, la titulature et l’interlocuteur (le Secrétariat plutôt que le concile) dévolus
sont plus modestes que ceux qui sont envisagés pour les observateurs œcuméniques.
Mieux, alors qu’en novembre 1960, la question des observateurs juifs était encore
placée dans le prolongement de celles des observateurs œcuméniques, les deux
questions sont désormais disjointes en novembre 1961, où les modèles de relations
convoqués pour aider à traiter la question des juifs sont aussi médiatiques et
diplomatiques. De fait, le statut envisagé est un statut pratique et honorifique, sans la
dimension spirituelle attribuée à la présence des observateurs œcuméniques et
présentant comme un acte de témoignage réciproque64, dans une démarche commune
vers l’unité chrétienne.
48 Le statut à accorder aux juifs se situe donc dans un entre-deux, du point de vue
relationnel et théologique. L’avis anonyme de la fin 1961 ne le définit que par la
négative. Il est pensé à la fois en miroir et par opposition avec les droits donnés aux
non-catholiques, aux journalistes et aux diplomates, tout en affirmant une dimension
honorifique spécifique : « il va de soi qu’ils pourront non seulement assister aux
sessions solennelles publiques du Concile, mais qui plus est à des places d’honneur
réservées ». Par ailleurs, le Secrétariat est divisé sur la façon d’envisager
théologiquement le lien entre Église et Synagogue et de définir ce « peuple d’Israël ».
Pour les uns, le rattachement de la question juive aux relations œcuméniques est un
motif circonstanciel, fruit de l’histoire du rattachement de la question juive au
Secrétariat ; d’autres, au contraire, l’investissent d’un sens théologique et voient dans
la séparation entre Église et Synagogue la première rupture œcuménique.
49 Fin 1961, A. Bea fait le choix de privilégier la viabilité du projet sur les juifs à son
ampleur, et adopte la même attitude au sujet des observateurs juifs. Considérant, d’une
part, le rapport de force engagé avec les autres commissions préparatoires, dont la
Commission Théologique, et, d’autre part, l’état controversé de la discussion, y compris
au Secrétariat, la décision est prise, sur proposition d’A. Bea, à la session du 28
novembre 1961, de rédiger un court texte d’une page, afin d’être sûr de le voir passer à
la Commission Centrale65. De la même manière, par prudence, dans son rapport sur les
observateurs, examiné par la Commission Centrale le 7 novembre 1961, le cardinal ne
dit mot de la possibilité d’observateurs juifs au concile – un fait qui lui est reproché par
quatre des cinquante-neuf votants, souhaitant, à titre individuel, l’élargissement du
statut d’observateurs œcuméniques à des interlocuteurs juifs et musulmans, voire à des
représentants des religions asiatiques66.
50 Toute interprétation spirituelle d’un œcuménisme élargi est absolument refusée,
autant par J. Soloveitchik que par le Synagogue Council of America ou la deuxième
Conférence des Rabbins Européens. Le refus de participation de la part des rabbins
achève de délier les deux questions, statut honorifique et participation officieuse. Mais
pour ceux qui s’engagent dans les contacts, la reconnaissance statutaire devient un
enjeu tant symbolique que politique. Elle renaît sporadiquement au cours des sessions
conciliaires, à travers des candidatures individuelles spontanées, tel William
F. Rosenblum, rabbin libéral à la tête du Temple Israel, à New York, en septembre
196367, ou des recommandations catholiques, de Emil C. Oestreich 68, recteur auxiliaire
de St. Mary of the Assumption à Philadelphie, à Ludwig Semkowski, s.j., à Jérusalem, qui
transmet à la demande à Pierre Duprey69, avant le Secrétariat. Mais ces tentatives ne
trouvent plus d’écho auprès du Secrétariat échaudé par les fuites médiatiques
récurrentes.
51 Les velléités d’invitation d’observateurs issus du judaïsme échouent. On ne saurait
mettre cet échec seulement sur le compte de coups médiatiques, de la fuite Zevi à
l’affaire Wardi. Il atteste plutôt l’état d’une question très controversée
théologiquement, n’ayant ni la même ampleur, ni les mêmes objectifs conciliaires que
les relations œcuméniques. Ces suggestions, portées par une fraction minoritaire,
répondent aussi à des considérations tactiques. Derrière la recherche d’une
normalisation des rapports, il y a chez les catholiques le souci pratique de canaliser les
échanges. Après la première crise médiatique, le maintien de ces contacts dans une
sphère informelle et officieuse, sans publicité, apparaît la meilleure des garanties. Pour
les associations juives, la question du statut s’inscrit au contraire dans une politique de
visibilité et une stratégie d’accès à la reconnaissance.
52 Points de rupture temporaire dans la négociation, les crises de novembre 1960 et juin
1962 montrent aussi l’autonomie des associations juives laïques. Elles ne sont pas les
destinataires passifs d’un projet d’origine catholique mais entendent faire valoir leur
propre ligne d’action, distincte des avis des associations rabbiniques, des normes
conciliaires et des projets du Secrétariat, qui n’envisage à aucun moment le projet de
texte sur les juifs comme une co-élaboration.
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NOTES
1. (M. Velati, 2014, 2011 ; É. Fouilloux, 1993).
2. (M. Velati, 1996 : 283).
3. (É. Fouilloux, 2002 ; J. Oesterreicher, 1967).
4. Telle celle du rabbin M. Eisendrath, dans le New-York Times du 20 février 1960.
5. (M. Paiano, 2000).
6. (C. Maligot, 2013).
7. Pour la réaction de la diplomatie israélienne, voir le rapport de Raja Kagan du 14 août 1960
(cité par A. Melloni, 2000 : 89).
8. J. Isaac, « Notes sur huit jours à Rome », archives de la Congrégation féminine Notre-Dame de
Sion, Paris, Fond Vatican II, 30 juin 1960.
9. Archiv der deutschen Provinz der Jesuiten (ADPJ), Munich, Fond Bea, Lg, 3.
10. Archivio Secreto Vaticano (ASV), Cité du Vatican, Conc. Vat. II, 1452.
11. Ils sont reçus par Bea respectivement le 9 et le 23 septembre 1960. ADPJ, Bea, Lg, 3.
12. Lettre d’A. Ramselaar à J. Willebrands, 28 septembre 1960, ASV, Conc. Vat. II, 1452.
13. (S. Schmidt, 1989 : 421).
14. Lettre de J. Willebrands à J. Oesterreicher, 18 février 1961, ASV, Conc. Vat. II, 1452 : « I think
that the proposals you submitted last summer remain the best ones we have; they will be treated
in April together with a report by G. Baum ».
15. Procès-verbal de la session plénière du Secrétariat, 20 avril 1961.
16. G. Baum conteste à J. Isaac la thèse d’un antisémitisme chrétien, enraciné dans les Évangiles.
Il s’y emploie dans The Jews and the Gospel, a re-examination of the New Testament, publié en 1961, en
réaction à la Jésus et Israël, paru en 1948.
17. « Bozza di programma », sans auteur, 27 octobre 1960 (publié par M. Velati, 2011 : 122).
18. Lettre d’A. Gori, patriarche latin de Jérusalem, à B. Hussar, o.p., 6 septembre 1956, Archives de
la Province dominicaine de France (APDF), Paris, Fond Hussar, 6.
19. En France, l’enquête de Paul Démann, nds, et Renée Bloch avait paru dans les Cahiers
Sioniens, « La catéchèse chrétienne et le peuple de la Bible. Constatations et perspectives » dès
1952. Les sœurs de Sion avaient mené des enquêtes de ce type en Angleterre et aux États-Unis ; le
monastère belge d’Hurtebise transmet au Secrétariat une « Supplique concernant nos rapports
de Chrétiens vis-à-vis d’Israël », le 9 janvier 1961 ; ASV, Conc. Vat. II, 1452.
20. (G. Riegner, 1998).
21. (N. Goldmann, 1970).
22. Les sources catholiques n’en disent rien, qu’il s’agisse des papiers personnels de Bea ou des
archives du Secrétariat. S. Schmidt, absent lors de la rencontre, reprend le récit de N. Goldmann ;
(Schmidt, 1989 : 421).
23. ADPJ, Bea, Lg, 3.
24. (M. Velati, 2011 : 154-155, latin).
25. J. Isaac se rallie, après réflexion, à un projet de sous-commission qui lui est suggéré par
A. Baron, recteur de Saint-Louis des Français ; J.-F. Arrighi, futur minutante du Secrétariat abonde
en ce sens. Cette solution est présentée tactiquement comme une alternative à un pape empêché
dans sa liberté d’action, aux dires des deux ecclésiastiques, face aux réticences d’A. Ottaviani et
de D. Tardini ; au contraire de la sollicitation d’une déclaration pontificale, elle présente
l’avantage, en « ne proposant pas de solution », de conserver un libre examen catholique de la
question. L’historien est d’abord réticent face au recours à une commission technique
intermédiaire et souhaite avant tout obtenir une déclaration pontificale, mais il inclut finalement
ce projet dans la « Note conclusive et complémentaire » qu’il présente au pape quelques jours
plus tard. J. Isaac, « Note sur les Huit Jours à Rome », 30 juin 1960, op. cit.
26. Lettres de M. Feuerstein, à N. Goldman, 14 et 18 octobre 1960 ; copie envoyée au grand rabbin
de France, Jacob Kaplan ; Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), Paris, Fond
Kaplan.
27. Elle maintient cette ligne de non-contact auprès du Synagogue Council of America (SCA),
regroupant les six plus importantes associations rabbiniques du judaïsme libéral, conservative et
orthodoxe aux États-Unis, American Jewish Historical Society (AJHS), New York, SCA, I-68.
Officieusement cependant, M. Feuerstein approche l’archevêque de Boston, R. Cushing, en février
1962. Archives du diocèse de Boston, fond Cushing, M2443, échange de télégrammes des 1-2
février 1962.
28. T. Stransky place quant à lui cette réunion le 8 décembre 1960, en présence de
J. Soloveitchick ; (T. Stransky, 2007 : 39).
29. Copie du télégramme de T. Zevi au Secrétariat (télégramme Zevi), 8 novembre 1960, ASV,
Conc. Vat. II., 1452.
30. M. Velati a montré le réinvestissement des contacts de la CCQO par le Secrétariat pour l’Unité
(M. Velati, 2011 : 18-40 ; id., 1995 : 75-118).
31. AAS, vol. XL, 1948, p. 257. Le monitum mettait à l’index la participation des clercs catholiques
aux mouvements de rapprochement judéo-chrétien et mettait les laïcs en garde contre les
risques d’indifférentisme de ces discussions. Une copie est transmise par A. Roncalli, alors
délégué apostolique à Paris, à l’archevêque de Lyon, P.-M. Gerlier, le 29 novembre 1950. Un
rappel demandant l’application des mesures est envoyé en juin 1954 à l’archevêque de Londres,
B. Griffin.
32. Lettre de G. Luckner à A. Bea, 22 juillet 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.
33. La copie du télégramme envoyé le lendemain de l’entrevue avec Bea, est archivée au
Secrétariat, sous le titre : « From miss Zevi, a representative of Jewish Congress in America » ; en
réalité, elle n’a pas de mandat du WJC, télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II.,
1452.
34. (G. Riegner, 1998).
35. Télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.
36. Elle échappe totalement aux représentants catholiques, du Secrétariat aux évêques européens
(G. Riegner, 1998).
37. Sur les divergences de position, au sein du monde juif, face au concile, voir C. Maligot, 2015.
38. Voir ci-dessus, p. 250.
39. J. Willebrands les avaient fixé en introduction : la mission des observateurs, leur statut, leur
choix et leur nombre.
40. Nulle trace de cette demande dans la « Note sur les Huit Jours à Rome », op. cit.
41. (M. Velati, 2011 : 186).
42. Lettre de J. Willebrands à J. Oesterreicher, 18 février 1961, ASV, Conc. Vat. II., 1452.
43. Note du Secrétariat, sans auteur, 21 novembre 1960, allemand, ADPJ, Bea, Lf, 7, 2.
44. Lettre de S. Schmidt à J. Golan, 26 mai 1961, ADPJ, fond Bea, Lf, 5.
45. (M. Velati, 2011 : 124).
65. Sur les hésitations de Bea, et sa crainte de voir le projet de texte bloqué par la Commission
Centrale, voir le procès-verbal de la session du 28 novembre 1961 (M. Velati, 2011 : 739-744).
66. Il s’agit de Fernando Cento, Josip Antun Ujcic, Pierre Martin, Ngô Ðình Thục, et Peter
McKeefry.
67. Lettre de W. Rosenblum à A. Bea, 29 septembre 1963, transmise par E. Tisserant, ASV, Conc.
Vat. II, 1454, IV et VII. Son audience avec le pape lui attire par ailleurs les violentes critiques de
Balfour Brickner, à la tête de l’Interreligious affairs committee du SCA (lettre de W. Rosenblum à
B. Brickner, 7 avril 1964, AJHS, SCA, I-68, 9).
68. Lettre d’E. Oestreich à A. Bea, 5 août 1962, ASV, Conc. Vat. II, 1454, VI.
69. Lettre de P. Duprey à A. Bea, 20 mai 1963, qui retransmet la demande faite à L. Semkowski,
ASV, Conc. Vat. II, 1453, II.
RÉSUMÉS
Durant la phase préparatoire du concile, le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens envisage
brièvement d’élaborer un statut spécifique d’observateurs pour les représentants juifs, issus
principalement d’associations séculières, qui entrent en contact avec lui. Le projet est
abandonné, après deux effets d’annonce qui relayaient dans la presse ces vélléités de statut et
provoquèrent deux crises médiatiques et diplomatiques. Faire l’histoire de ce statut avorté
permet de retracer les débuts d’une institutionnalisation des rapports entre instances
conciliaires et représentants juifs, en insistant sur les enjeux politiques et symboliques inhérents
à cette diplomatie du spirituel.
During the preparatory phase of Vatican II, the Secretary for the Promotion of Christian Unity
briefly thought of drafting a special status for Jewish representatives that were developing
contacts with the council. Most of the latter were representatives of Jewish secular organizations;
the question was whether to invite them as observers or not. The project was soon abandoned,
after being improperly issued in the press and creating two diplomatic crisis. Still, the history of
this aborted status shows the new need, for the time, to institutionalize Jewish-Catholic
relationships at a top level. Focusing on the crafting of this new spiritual diplomacy, the article
insists on its political and symbolical aspects.
Durante la fase preparatoria del Concilio, la Secretaría para la Unidad de los Cristianos considera
brevemente la posibilidad de elaborar un estatuto específico de observadores para los
representantes judíos, surgidos principalmente de asociaciones seculares que entran en contacto
con él. El proyecto fue abandonado, luego de que se filtrara a la prensa la cuestión del estatuto de
dichos observadores, y de las dos crisis diplomáticas que se sucedieron. La historia de este
estatuto que no fue permite retrazar los inicios de una institucionalización de las relaciones entre
instancias conciliares y representantes judíos, insistiendo en las apuestas políticas y simbólicas
inherentes a esta diplomacia de lo espiritual.
INDEX
Mots-clés : Vatican II, Nostra Aetate, Secrétariat pour l’Unité, observateurs, relations judéo-
chrétiennes
Palabras claves : Vaticano II, Nostra Aetate, Secretaría para la Unidad, observadores, relaciones
judeo-cristianas
Keywords : Vatican II, observers, Secretary for the Promotion of Christian Unity, Nostra Aetate,
Jewish-christian relationships
AUTEUR
CLAIRE MALIGOT
Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]
Agnès Desmazières
concile Vatican II sur le sujet n’ont guère été sollicitées, à l’exception du fonds consacré
aux auditrices2.
3 Le présent article voudrait s’attacher à interroger ce « silence » du concile à partir du
cas du décret sur l’apostolat des laïcs, Apostolicam actuositatem, où la question de la place
des femmes dans l’Église et dans la société a été abordée de manière précoce, dès la
phase préparatoire de sa rédaction3. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la Commission
pour l’apostolat des laïcs, en charge de la préparation du décret, ait été, pendant le
concile, « le lieu privilégié » de la « collaboration » entre clercs et laïcs (G. Turbanti,
1994 : 187). Il s’agira ainsi de mettre en regard la collaboration croissante des laïcs aux
travaux de la Commission – de manière d’abord officieuse, puis officielle avec la
nomination d’auditeurs, puis d’auditrices – avec l’évolution des discussions qui s’y
tiennent sur les thématiques féminines. Dans quelle mesure les laïcs et, en particulier,
les femmes n’ont-ils pas été eux-mêmes les artisans d’un tel « silence » ? Comment ont-
ils contribué à faire évoluer le débat conciliaire ? Quelle interprétation peut-on dès lors
donner à ce « silence » ?
12 La question féminine ne figurait pas au départ dans la liste des questions soumises par
Jean XXIII à l’étude de la Commission préparatoire pour l’apostolat des laïcs 7. Grâce à la
latitude donnée par le pape dans la définition des matières à traiter, celle-ci prend
l’initiative d’inclure dans son champ d’études les thématiques féminines.
13 La première initiative revient à trois assistants ecclésiastiques d’organisations
féminines italiennes, Luigi Piovesana (Unione delle donne dell’Azione cattolica italiana),
Carlo Cavalla (Gioventù femminile di Azione cattolica) et Leone Bentivoglio (Centro italiano
femminile), qui, dans un « Pro-memoria » de juillet 1960, demandent tout à la fois que
« la femme et la jeune chrétienne » soient considérées comme « objet et sujet
d’apostolat » et que des dirigeantes d’organisations féminines catholiques soient
consultées sur ces thèmes8.
14 À l’appui de leur requête, ils joignent les « Suggestions et vœux » de l’UMOFC à laquelle
leurs propres mouvements sont rattachés9. Les exigences de l’organisation concernent
tant la définition de la vocation de la femme que celle de son action pastorale.
Particulièrement centrale est sa demande de « définir la valeur personnelle et non
seulement sexuelle de la femme » (ibid.). Dans une note contemporaine sur « La famille
et la fécondité », l’organisation catholique indique que « les femmes catholiques, fidèles
au Christ et au monde ressentent profondément en elles le conflit suscité aujourd’hui
entre “valeur de maternité” d’une part et “valeur de personnalité” de l’autre » et
appelle l’Église à « l’aide pour sauver et promouvoir toutes les valeurs également 10 ». Il
ne s’agit pas seulement définir le rôle des femmes dans la famille, mais encore au
travail, dans la société et dans l’Église. L’UMOFC attire également l’attention sur la
nécessité d’une formation adéquate du clergé à la pastorale en faveur des femmes, en
renonçant à toute forme de « misogynie11 », en prenant davantage en compte la
psychologie féminine et en promouvant l’action apostolique des femmes elles-mêmes.
15 L’intervention décisive émane d’Antoon Ramselaar, assistant ecclésiastique tant de la
Fédération mondiale de la jeunesse féminine catholique que de la Conférence des OIC.
Présidée par Maria H. Vendrik, compatriote et amie de longue date de Ramselaar
(Derks, op. cit. : 90-92 ; Donders, 2011 : 5-14), la Conférence des OIC, avait décidé, lors de
son Assemblée générale à Munich de juillet 1960, la création, en vue du concile, d’un
groupe de travail sur « La place de la femme dans la société et dans l’Église ». Dans ce
contexte, Ramselaar demande dans un rapport, rédigé en prévision de la première
session plénière de la Commission, que soit abordée la question de « la place de la
femme dans l’apostolat des laïques12 ».
16 Les thématiques féminines sont effectivement intégrées, en décembre 1960, au
programme de travail de la Commission sous l’angle de « l’évolution de la mission de la
femme dans la société13 ». Cette orientation nouvelle tient au fait que leur étude fut
22 Les initiatives des laïcs restent à ce stade purement officieuses. Dans une lettre à
Achille Glorieux de février 1961, Michel de Habicht, secrétaire permanent de la
Conférence des OIC, insiste sur la « nécessité d’un organe officiel 21 ». Le cardinal Cento
lui-même demande à Jean XXIII que quelques laïcs puissent être nommés à titre d’
« experts » dans la Commission22. Le pape s’y refuse, ouvrant toutefois la voie à la
consultation de certains d’entre eux sub secreto (ibid.). Ainsi débute une collaboration
entre Ramselaar et l’Australienne Rosemary Goldie, secrétaire exécutive du COPECIAL,
autour de la question de l’apostolat des laïcs au niveau international, thème que
l’aumônier de la Conférence des OIC a reçu la charge d’examiner.
23 Dans les premiers mois de la phase préparatoire, les activités de la deuxième sous-
commission apparaissent dominées par la réflexion d’un petit cercle ecclésiastique
romain autour de Pavan (Turbanti, 1993 : 239). Mgr Santo Quadri, assistant national des
Associazioni cristiane dei lavoratori italiani (ACLI), reçoit la charge d’étudier les
thématiques féminines.
24 L’approche de Quadri n’est pas sans similitude avec celle adoptée par la Conférence des
OIC : rappel du caractère évolutif du statut des femmes, insistance sur leur dignité et
leur égalité avec les hommes, reconnaissance de leur droit au travail. Sa conception
apparaît toutefois davantage dominée par ce qu’il considère comme la « fonction
première de la maternité23 ». La question du travail féminin est ainsi conditionnée par
la primauté accordée à la vocation maternelle. Quadri reprend à son compte la requête
traditionnelle d’un « salaire familial », susceptible d’éviter à la mère d’exercer une
profession (ibid.). Plus, il invite à une éducation des femmes « à la compréhension de la
grandeur spirituelle et sociale de la mission maternelle pour qu’il ne soit pas si facile de
justifier le travail hors de la maison » (ibid.).
25 Le texte de Quadri n’est pas retenu lors de la quatrième session de la Commission
plénière de juillet 1961. Celle-ci est en effet l’occasion d’une reprise en main des
activités par Mgr Hengsbach, président de la sous-commission, qui, avait, de son côté,
fait travailler en Allemagne « un groupe d’experts ecclésiastiques et laïcs 24 ». L’évêque
d’Essen propose un nouveau plan du schéma où un chapitre entier serait consacré à la
condition des femmes.
26 Composé de sept numéros25, le chapitre débute par une reconnaissance de l’évolution
contemporaine de la condition féminine, encourageant les associations catholiques à
une éducation adéquate des femmes en fonction de cette nouvelle situation 26. Les cinq
numéros suivants, qui concentrent leur attention sur le travail féminin, insistent sur
l’importance de la contribution des femmes à la vie familiale et les dangers que
représente une occupation professionnelle hors du domicile. La nécessité d’une égale
rétribution pour l’homme et pour la femme est reconnue.
27 Cette première version du chapitre suscite une vive réaction de la part de Mgr Fulton
Sheen, évêque auxiliaire de New York, soutenu par Mgr Gabriel-Marie Garrone,
archevêque de Toulouse, et par Ramselaar. Le ton du chapitre est jugé trop « négatif 27 ».
Dans une note, l’abbé Albert Bonet i Marrugat, éminente figure de l’Action catholique
espagnole et qui est en relation avec Marie du Rostu, reproche quant à lui dans ce
chapitre une « conception de la femme déjà dépassée et rejetée comme vexante dans
leur personnalité et dans leur dignité par des femmes remarquables qui excellent dans
l’apostolat28 ».
37 Au contraire d’autres schémas préparatoires, celui sur l’apostolat des laïcs n’avait
guère provoqué de réactions négatives38. La composition particulière de la Commission
préparatoire, dominée par des hommes de terrain, en phase avec les évolutions de la
société, la participation, certes embryonnaire, mais non moins importante de laïcs, et
l’orientation pastorale du document n’y sont pas étrangers. Significativement, les
personnalités-clés de la phase préparatoire sont confirmées dans leur fonction, à
l’exemple du cardinal Cento (président), d’Achille Glorieux (secrétaire), de Mgr
Hengsbach (membre élu) et d’Antoon Ramselaar ou Johannes Baptist Hirschmann
(experts).
38 Resté indiscuté lors de la première session conciliaire (octobre-décembre 1962), le
schéma se voit soumis à une révision imposée par des directives émanant du
Secrétariat général du Concile : réduction de la longueur du schéma et fusion des
parties concernant l’action caritative et l’action sociale. Ces directives, qui suscitent de
fortes objections au sein de la Commission pour l’apostolat des fidèles, ne sont pas sans
incidences sur le traitement de la question féminine. Plus, l’adoption du principe d’un
nouveau schéma sur « Les principes et l’action de l’Église en vue de promouvoir le bien
de la société » (la future constitution pastorale Gaudium et spes) a pour corollaire le
transfert d’une partie de la matière sur l’action sociale, dont le chapitre sur les femmes,
du schéma pour l’apostolat des laïcs vers ce nouveau schéma 39.
39 Dès la session restreinte de janvier 1963, des critiques sont émises contre la manière
dont la question féminine est traitée. Dans la perspective d’une réduction du schéma,
ne faudrait-il pas renoncer à son évocation ? L’instigateur de l’attaque est l’Italien Luigi
Civardi, représentant de l’aile conservatrice de l’Action catholique italienne (Fattori,
1999a, op. cit. : 450), particulièrement hostile à l’affirmation d’une égale dignité entre
l’homme et la femme. En réaction, Mgr Herrera y Oria, évêque de Malaga, et Gino
Piovesana, réclament au contraire que ce thème soit abordé de manière plus ample. Le
second argue de l’attente pressante des femmes à cet égard et de la possibilité de
contribuer ainsi à une « certaine réparation40 ».
40 La proposition de Piovesana, si elle reçoit l’assentiment notable du cardinal Cento,
rencontre des réticences y compris chez les principaux acteurs de la phase
préparatoire. Ramselaar invite à la prudence par crainte d’une instrumentalisation par
des courants communistes ou libéraux. Soucieux d’éviter une masculinisation de la
femme, il fait de la complémentarité entre l’homme et la femme un élément central de
la doctrine catholique. De son côté, Quadri souhaite en rester à l’approche strictement
sociale du schéma préparatoire. Au terme de la discussion, est finalement maintenu le
principe d’un numéro sur les femmes.
41 Dans le nouveau plan du schéma, qui est soumis à la Commission de coordination
quelques jours plus tard, les thématiques féminines ne sont plus abordées dans la
quatrième et dernière partie sur l’action sociale, mais dans la première, consacrée à des
« notions générales » sur l’apostolat des laïcs et où quelques catégories de personnes –
les femmes, les hommes, les jeunes et les familles – sont particulièrement mises en
évidence comme « sujet et objet de l’apostolat41 ».
42 Rédigé par Piovesana, le paragraphe sur les femmes est d’une teneur plus positive. Il est
centré moins sur la question sociale que sur les enjeux apostoliques des profondes
mutations de la condition féminine. L’expert italien insiste sur la valeur particulière de
l’apostolat féminin, dont « l’importance » n’a « cependant pas rarement été négligée 42
». Piovesana invite, dans ce contexte, à « diffuser la doctrine de l’Église sur la femme,
principalement en ce qui concerne sa dignité et sa responsabilité personnelle et sociale,
ses droits et devoirs à l’égard de l’homme et de la société domestique, religieuse et
civile », ainsi qu’à « favoriser des conditions de vie permettant une évolution plénière
de sa personnalité naturelle et surnaturelle » et lui permettant de combiner « l’exercice
de l’apostolat avec des charges principalement familiales » (ibid.).
43 Dans la ligne des contacts établis dès la phase préparatoire, mais de manière plus
officielle cette fois, la Commission pour l’apostolat des fidèles entreprend de consulter
des laïcs, une fois achevée la première mouture du schéma, début février 1963. Lors de
sa session restreinte de janvier, la Commission avait émis à l’unanimité le vœu que les
évêques membres de la Commission puissent recueillir les avis de laïcs de leur diocèse
et que les dirigeants des principales OIC puissent être sollicités par l’intermédiaire de
leurs assistants ecclésiastiques43. Le principe d’une telle consultation semble avoir été
approuvé par la Commission de coordination (A. Glorieux, 1970 : 113 ; 1966 : 21). Le
cardinal Cento sollicite personnellement l’avis de Rosemary Goldie 44. Le schéma est
encore discuté à l’occasion d’une réunion du COPECIAL qui se tient à Rome fin février
196345.
44 Les laïcs et les assistants ecclésiastiques des OIC consultés insistent tous sur la nécessité
de mettre davantage l’accent sur les traits communs à l’apostolat masculin et féminin,
au point de proposer que ne figure qu’un seul paragraphe sur les « adultes 46 ». Comme
l’indique le COPECIAL, il s’agit de répondre à la tendance à ne considérer l’apostolat que
« comme une affaire des jeunes, tandis qu’on ne s’adresse aux adultes que pour des
œuvres de dévotion (les femmes) ou pour le soutien matériel de l’Église (les hommes) 47
». Ce souci correspond également à une volonté de situer sur le même plan apostolat
des hommes et apostolat des femmes. Ainsi, Joseph Folliet pointe les « négligences », en
matière de formation intellectuelle et spirituelle, « dont a parfois fait l’objet l’apostolat
des femmes48 ». De son côté, Goldie suggère « d’inviter les laïcs (hommes et femmes) à
participer non seulement à cette tâche de diffusion, mais aussi à l’approfondissement
de cette doctrine [sur la femme], qui a besoin d’être progressivement élaborée – dans
ses applications sinon dans ses bases théologiques – au fur et à mesure de l’évolution de
la condition de la femme49 ».
45 Lors de la session plénière de la Commission de mars 1963, les avis sont partagés quant
à l’élaboration d’un numéro unique sur les hommes et les femmes. Certains craignent, à
l’exemple de Glorieux, qu’un tel numéro ne se distingue pas du numéro suivant sur la
famille. Hirschmann, de son côté, juge nécessaire que l’on dise quelque chose de
particulier sur les hommes. Jacques Ménager, évêque de Meaux, voit dans ces réactions
un symptôme du problème fondamental du schéma, à savoir l’absence de définition
générale de l’apostolat. Un consensus est finalement trouvé autour du maintien du
paragraphe sur les femmes avec une mention introductive qui précise que « tout ce qui
est dit de l’homme, vaut également à sa manière pour les femmes 50 ».
46 Le schéma est discuté, fin mars, en commission de coordination et approuvé par le pape
Jean XXIII. Le pape Paul VI, qui succède à Jean XXIII en juin, prend la décision majeure
d’inviter des auditeurs laïcs hommes à la deuxième session du Concile, qui débute le
29 septembre 1963. Ceux-ci sont rapidement associés aux travaux de la Commission
pour l’apostolat des fidèles. Au cours des rencontres que celle-ci tient durant la
deuxième session, une insatisfaction croissante, instillée notamment – mais non
exclusivement – par les auditeurs laïcs, se fait jour (cf. M. T. Fattori, 1999b : 299-311).
Un discret retour
deux dernières sessions. Parmi elles, figurent Rosemary Goldie, Maria Vendrik – qui
devient l’adjointe du secrétaire des auditeurs – ou encore Marie du Rostu, toutes déjà
très actives dans la période précédente. Les auditrices participent aux rencontres
organisées par les auditeurs masculins. Elles tiennent également entre elles leurs
propres réunions. Quelques-unes s’associent aux travaux de la Commission pour
l’apostolat des fidèles. Goldie, investie depuis le début dans la rédaction du schéma,
joue un rôle majeur de relais et d’animation.
53 Cette nouvelle présence féminine au Concile contribue à faire germer, parmi les
auditeurs, l’idée d’une intervention d’une auditrice dans l’aula conciliaire en vue de
donner une « image complète de l’engagement du laïcat » et un « témoignage éloquent
et pratique de [l’]enseignement » de l’Église concernant les femmes 56. Déjà, trois
auditeurs hommes avaient pu s’exprimer devant les Pères en congrégation générale. Le
choix se porte sur l’espagnole Pilar Bellosillo, présidente de l’UMOFC, mais se heurte à
un refus57. Le laïc argentin Juan Vasquez, finalement chargé d’intervenir en novembre
1964, ne manque toutefois pas de souligner la contribution décisive des femmes à la
société et à l’Église, tout en notant un manque de « reconnaissance effective » dans
« l’ordre pratique », par-delà les nombreuses et éloquentes déclarations d’intention (AS
III, 7, p. 80).
54 Sa prise de position s’inscrit dans une série de discours consacrés à la dignité des
femmes dans le cadre de la discussion du schéma sur l’Église. La première et la plus
décisive intervention est celle de Gérard-Marie Coderre, évêque de Saint-Jean de
Québec, réalisée au nom d’une soixantaine d’évêques canadiens 58. Le texte de Coderre
devient pour les auditrices, ainsi que pour les organisations féminines catholiques, le
texte de référence pour penser leur vocation59. Goldie y trouve en particulier les
fondements théologiques qui faisaient défaut jusqu’alors60.
55 Dans ce contexte, la question féminine fait son retour dans l’agenda des travaux de la
Commission pour l’apostolat des fidèles. Suite aux reproches émis par des Pères, lors de
la troisième session, contre l’insuffisant approfondissement du thème de la formation
des laïcs dans le schéma (Glorieux, 1966 : 25), la Commission décide de consacrer un
chapitre entier au sujet. À cette occasion, le problème de la formation des femmes, déjà
pointé par Joseph Folliet, est abordé indirectement. Il est ainsi indiqué que le Concile
« préconise la création de centres de documentation et d’étude non seulement en
matière théologique mais aussi pour les sciences humaines : anthropologie,
psychologie, sociologie, méthodologie, afin de développer les aptitudes des laïcs,
hommes, femmes, jeunes et adultes, pour tous les secteurs d’apostolat » (Apostolicam
actuositatem, no 32).
56 Une telle formulation n’est pas sans ressemblance avec une proposition d’insertion,
exprimée par Goldie dès octobre 1964, suite à une sollicitation d’évêques africains :
Les formes d’apostolat doivent développer et utiliser au mieux les capacités
spécifiques des hommes et des femmes, des jeunes et des adultes ; elles doivent
également s’adapter aux conditions changeantes de la vie moderne, à la mobilité
qui affecte milieux de vie, structures sociales, etc. Pour assurer cette adaptation, il
faudrait entreprendre et poursuivre des études anthropologiques, psychologiques,
sociologiques... en profitant de toutes les découvertes de la science contemporaine
et en tenant compte des expériences concrètes déjà faites61.
57 Commentant par la suite le no 32 d’ Apostolicam actuositatem, l’auditrice australienne
précise que la « recommandation » qui y est faite « reflète la préoccupation des
Mulieris dignitatem (1988) de Jean-Paul II, dialogue qui, à ses yeux, ne peut prendre un
« sens plénier » que si les interlocuteurs se trouvent « plus ou moins, sur un plan de
parité » (Goldie, 2000 : 202).
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ROSSI Joseph S., 2007, « “The Status of Women”: Two American Catholic Women at the UN »,
Catholic Historical Review, 93, no 2, p. 300-324.
RUPP Leila J., 1997, Worlds of Women: The Making of an International Women’s Movement, Princeton,
Princeton University Press.
SHEEN Fulton, 1961, « Les trois maternités de la femme », Travaillons, Revue des cadres ACGF, n o 1,
p. 7-14.
TURBANTI Giovanni, 1993, « I laici nella chiesa e nel mondo », Alberigo G., Melloni A. (dirs.), Verso il
concilio Vaticano II (1960-1962): Passaggi e problemi della preparazione conciliaire, Gênes, Marietti,
p. 207-271.
–, 1994, « La presenza e il contributo dei laici al Concilio Vaticano II », in Vittorio Veronese dal
dopoguerra al Concilio: Un laico nella chiesa e nel mondo. Atti del Convegno di studi promosso da l’Istituto
Internazionale J. Maritain, l’Istituto Luigi Sturzo e l’Istituto Paolo Vi di Roma, Roma, 7-8 maggio 1993,
Roma, AVE, p. 179-196.
–, 2000, Un Concilio per il mondo moderno: La redazione della costituzione pastorale « Gaudium et spes »
del Vaticano II, Bologne, Il mulino.
VALERIO Adriana, 2014, Madri del Concilio: Ventitré donne al Vaticano II, Rome, Carocci.
NOTES
1. Voir M. Derks (2013 : 84), qui vise en particulier le travail pionnier de C. McEnroy (1996).
N’échappent pas complètement à ce travers certaines contributions plus récentes : M. Perroni,
A. Melloni, S. Noceti (éds), (2012) ; A. Valerio (2014). Mon étude s’attache à mettre en évidence la
diversité des discours en présence : ceux des ecclésiastiques, chevilles-ouvrières de la rédaction,
ceux des organisations catholiques laïques, féminines comme masculines, et de leurs
représentants, et, enfin, celui d’une auditrice, particulièrement investie dans le dossier,
l’Australienne R. Goldie. Elle montrera comment ceux-ci tantôt s’affrontent, sont en dialogue ou
encore se conjuguent. Elle signalera encore des lignes de partage entre la vision essentialiste
traditionnelle de la femme et de nouvelles demandes de prise en compte de la variété des
situations féminines.
2. Voir la très utile présentation de ces archives par Piero Doria : « Le Uditrici del Vaticano II
nell’Archivio e negli Acta », in M. Perroni, A. Melloni, S. Noceti (éds) ( op. cit. : 33-65). À cette
occasion, je le remercie très vivement pour l’aide précieuse apportée.
29. « Pars II : de actione sociali in specie (Pr 50 bis-SC II) », 4 juillet 1961 (ASV, Fonds Concile
Vatican II, b. 1174).
30. F. Sheen (1961 : 11). Dans une note non datée adressée à la Commission, Sheen reprend
l’essentiel de cette l’argumentation : Fulton Sheen, « Varia de mulieribus » (ASV, Fonds Concile
Vatican II, b. 1173).
31. « Acta Pontificia Commissionis de apostolatu laicorum praeparatoriae concilii Vaticani II »,
p. 14 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1179).
32. « De famularum domesticarum morali defensione (cura et studio Rmi Dni Prosperini) » (ASV,
Fonds Concile Vatican II, b. 1173).
33. Santo Quadri (et le P. Erminio Crippa scj), « De famularum domesticarum humana et
christiana dignitate earumque fide et moribus tuendis » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1173).
34. Gabriel-Marie Garrone, « Remarques sur le nouveau texte de II S.C. », 24 janvier 1962 (ASV,
Fonds Concile Vatican II, b. 1178).
35. Dragutin Nezic, « Animadversiones ad TC1/SCII », 27 janvier 1962 (ASV, Fonds Concile
Vatican II, b. 1178).
36. Pontificia commissio centralis praeparatoria concilii vaticani II (sub secreto), « Quaestiones
de apostolatu laicorum – schema constitutionis de apostolatu laicorum propositum a competenti
Commissione, pars III de apostolatu laicorum in actione sociali, em.mo ac rev.mo domino
cardinali Fernando Cento relatore », typis polyglottis Vaticanis, 1962, n o 41-47 (ASV, Fonds
Concile Vatican II, b. 1179).
37. Pontificia subcommissio centralis de schematibus emendandis praeparatoria Concilii
Vaticani II (sub secreto), « De emendatione schematis constitutionis De apostolatu laicorum »,
Typis, polyglottis Vaticanis, 1962, p. 48 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1179).
38. À l’exception notable de celle du cardinal Suenens, concernant l’usage du terme d’Action
catholique, enjeu majeur du schéma, mais périphérique pour le traitement de la question
féminine.
39. Le projet a été directement suscité par le célèbre discours du cardinal Léon-Joseph Suenens,
archevêque de Malines-Bruxelles, du 4 décembre 1962, sur l’Église ad intra et ad extra. Il semble
qu’il avait également commencé de mûrir, dès avant cette intervention, au sein de la Commission
pour l’apostolat des fidèles, sous l’impulsion de Mgr Hengsbach et de Mgr Gérard de Vet, évêque
de Breda (A. Glorieux, 1986 : 390 ; G. Turbanti, 2000 : 172-73).
40. « Acta commissionis conciliaris “de fidelium apostolatu”, I. Prima Periodus Concilii », p. 9
(ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1187).
41. Acta Synodalia Sacrosancti Concilii oecumenici Vaticani II [AS] V, 1, p. 195.
42. « Schema de apostolatu laicorum », 5 février 1963 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1180).
43. Copie d’un rapport d’A. Glorieux au cardinal Giovanni Urbani du 20 janvier 1963 (ASV, Fonds
Concile Vatican II, b. 1180).
44. Copie de la lettre de Rosemary Goldie à Fernando Cento du 23 février 1963 (ASV, Fonds
Concile Vatican II, b. 671).
45. Trois femmes y participent : Maria Vendrik, Rosemary Goldie et la Belge Marguerite Fiévez,
proche collaboratrice de Jozef Cardijn.
46. « Concile Vatican II Schéma de l’Apostolat des Laïcs Proemium generale, notes de l’ACI de
France le 22 février 1963 », p. 9 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 671).
47. « Résumé des débats au sujet du Schéma Constitutionis de apostolatu laicorum qui ont eu lieu
à Rome, du 26 au 28 février 1963, dans le cadre de la VI e réunion du Conseil directeur du
COPECIAL » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1180).
48. Lettre de Joseph Folliet à Fernando Cento du 1 er mars 1963 (ASV, Fonds Concile Vatican II,
b. 1180).
49. Pars I, Titulus, Caput V, Point 33 C, « De mulieribus » (ASV, Fonds Concile Vatican II,b. 671).
50. « Acta commissionis conciliaris “de fidelium apostolatu”, I. Prima Periodus Concilii », p. 37
(ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1183).
51. Lettre d’Achille Glorieux à Jean Strieff du 19 février 1964, citée par M.-T. Fattori (ibid. : 316).
52. Outre le cardinal Suenens, Mgr Georges Hakim, évêque melkite d’Acre, et Mgr Antoni
Baraniak, archevêque de Potsdam, s’étaient exprimés en faveur de la nomination d’auditrices
dans le contexte de la discussion du schéma sur l’Église (AS II, 3, p. 177, 296 et 356).
53. Lettre de Vittorio Veronese à Pericle Felici du 21 janvier 1964 (ASV, Fonds Concile Vatican II,
b. 670).
54. « Propositions de l’Union mondiale des organisations féminines catholiques si des femmes
sont admises au concile » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670).
55. Xavier Geeraerts, « Schema decreti “de apostolatu laicorum” », 21 janvier 1964. Voir
également : « P. Claudi Leetham I.C., periti, observationes quadam in schema de apostolatu
laicorum (25-I-1964) » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1182).
56. « Compte rendu n o 12 : réunion du 26 octobre 1964, auditeurs, 3e session du Concile,
document interne » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670).
57. Au début de la 4 e session, les auditeurs tentent une nouvelle démarche, sans plus de succès.
Celle-ci ne consiste plus tant dans une « revendication de demander la parole des femmes comme
telles », mais se justifie plutôt par « la nécessité de présenter certains problèmes que seules les
femmes peuvent présenter » (« Compte-rendu no 3 : réunion du 27 septembre 1965, auditeurs, 4e
session du Concile, document interne » [ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670]) ; cf. R. Goldie
(2000 : 73).
58. AS III, 5, p. 728-730. Voir également celles de Joseph Malula, archevêque de Léopoldville (AS
III, 5, p. 737-739), d’Augustin Frotz, évêque auxiliaire de Cologne (AS III, 6, p. 42-44) et de Bernard
Yago, archevêque d’Abidjan (AS III, 6, p. 220-222).
59. UMOFC, « La promotion de la femme », janvier 1965 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 671).
60. Rosemary Goldie, « La missione della donna alla luce del Concilio », mars 1966 (ASV, Fonds
Concile Vatican II, b. 671).
61. Goldie, 1964, « Quelques observations au sujet du Schéma “De apostolatu laicorum” » (ASV,
Fonds Concile Vatican II, b. 671). Cf. Goldie (2000 : 78-79).
62. « Acta commissionis conciliaris “De fidelium apostolatu” IV » (ASV, Fonds Concile Vatican II,
b. 1187, p. 197).
RÉSUMÉS
Cet article explore l’un des « silences » du concile Vatican II, relatif aux femmes. Si
l’historiographie a fréquemment souligné l’importance de la nomination de femmes auditrices au
concile, elle s’est moins souvent interrogée sur ce relatif « silence » dans les documents
conciliaires. L’examen du cas du décret sur l’apostolat des laïcs, où la question féminine a été
abordée de manière précoce, contribue à éclairer tout à la fois les modalités de la participation
des femmes au débat conciliaire, au-delà de leur seule participation comme auditrices, et les
motifs de ce silence. Celui-ci a été pour partie recherché par les laïcs, hommes et femmes,
investis dans la préparation du document dans le souci d’éviter un discours genré, en
contradiction avec l’égalité fondamentale des femmes et des hommes.
This article explores one of the Second Vatican Council “silences”, regarding women. If
historiography has frequently underscored the important of the nomination of women as
auditors at the Council, it has less often questioned this relative “silence” on women’s issue in
the documents of Vatican II. The study of the case of the decree on lay apostolate, where it has
been early examined, contributes altogether to highlight women’s modes of participation to the
conciliar debate, beyond their contribution as auditors alone, and the motives of this silence.
This one has been partly wished by male and female laypeople invested in the preparation of the
document in order to avoid gendered discourses, in contradiction with the fondamental equality
between women and men.
Este artículo explora uno de los “silencios” del Concilio Vaticano II, el que se refiere a las
mujeres. Si la historiografía ha destacado a menudo la importancia de la nominación de mujeres
auditoras en el Concilio, se preguntó menos sobre el relativo “silencio” sobre las mujeres en los
documentos conciliares. El examen del caso del decreto sobre el apostolado de los laicos, en el
cual la cuestión femenina se aborda de manera precoz, contribuye a aclarar a la vez las
modalidades de la participación de las mujeres en el debate conciliar, más allá de su única
participación como auditoras, y los motivos de este silencio. Éste fue en parte buscado por los
laicos, hombres y mujeres encargados de la preparación del documento, preocupados por evitar
un discurso generizado, en contradicción con la igualdad fundamental de las mujeres y los
hombres.
INDEX
Mots-clés : Vatican II, question féminine, apostolat des laïcs, auditeurs au concile, égalité des
femmes et des hommes
Keywords : Vatican II, women’s issue, lay apostolate, auditors at the Council, equality between
women and men
Palabras claves : Vaticano II, cuestión femenina, apostolado de los laicos, auditores al Concilio,
igualdad de las mujeres y los varones
AUTEUR
AGNÈS DESMAZIÈRES
Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]
Philippe Roy-Lysencourt
1 La réception du concile Vatican II est un objet d’étude extrêmement vaste qui intéresse
un nombre croissant de théologiens et d’historiens de l’Église. Les premiers à réfléchir
sur ce concept, pour cet événement, furent des théologiens comme Alois Grillmeier et
Yves Congar au début des années soixante-dix, mais il fallut attendre les années quatre-
vingts pour que les travaux sur la réception débutent vraiment sous l’impulsion des
historiens de l’Église. À partir de cette date, les recherches sur la réception de Vatican
II démarrèrent véritablement et s’engagèrent dans plusieurs directions. Les travaux les
plus nombreux furent réalisés sur des aires géographiques particulières, mais certains
chercheurs travaillèrent, par exemple, sur la réception du concile dans les médias, dans
les communautés religieuses, dans le Code de droit canonique, dans la théologie, dans
les Églises non-catholiques, dans la Curie romaine. À ces travaux sur des sujets précis, il
faut ajouter les synthèses et les travaux de réflexion générale, en particulier ceux de
Gilles Routhier et de Christoph Theobald1.
2 Malgré toutes ces publications, de nombreux travaux restent à entreprendre sur la
réception de Vatican II. Il n’est certainement pas excessif d’affirmer que les recherches
n’en sont qu’à leurs balbutiements, car toutes les aires géographiques ne sont pas
couvertes, loin de là, et de nombreux aspects restent à explorer. Parmi eux se trouve la
réception du concile par les catholiques traditionalistes. Si un chapitre d’ouvrage
collectif et un article existent sur le sujet2, ils sont loin de faire le tour de la question et
d’analyser les choses avec la justesse et la précision qui conviennent ; ils invitent plutôt
à engager une recherche sérieuse et approfondie.
3 Dans cet article, quelques éléments relatifs à la première réception du concile Vatican II
par les catholiques traditionalistes sont présentés. Cette étude s’inscrit dans une
période qui va du 8 décembre 1965 au 30 novembre 1969, c’est-à-dire de la clôture du
concile à l’entrée en vigueur des prescriptions de la Constitution Apostolique Missale
romanum3 (3 avril 1969), date à partir de laquelle la réception de Vatican II par les
opposants au concile entra dans une nouvelle phase. Bien que la période soit restreinte,
le présent texte est loin d’être exhaustif et de faire le tour du sujet. Les individus, les
mouvements et les réseaux à considérer sont beaucoup trop nombreux pour qu’il soit
possible de tout aborder en l’espace de quelques pages. Il ne s’agit donc que d’une
exposition des premiers résultats d’une enquête historique qui mériterait d’être
considérablement approfondie. Dans la première partie est présentée l’histoire d’un
éphémère bulletin fondé par d’anciens membres du Cœtus Internationalis Patrum (CIP),
qui fut le principal groupe d’opposants au sein du concile Vatican II (Roy-Lysencourt,
2011 et 2014). Elle est suivie d’une étude sur la réception du concile par les anciens
dirigeants de ce groupe avant l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, puis d’une
présentation de la réception du concile par quelques clercs et laïcs influents durant la
même période.
l’administration était Mgr Laureano Castan Lacoma, ancien membre du Cœtus et évêque
de Sigüenza-Guadalajara en Espagne. Le bulletin devait être diffusé en latin, espagnol,
français, italien et portugais. Les rapports de chaque pays latin devaient être publiés
dans leur langue originale. Quant aux rapports venant des pays de langue non latine, ils
devaient être publiés en latin ecclésiastique. Il était par ailleurs spécifié qu’une édition
spéciale était à l’étude pour les pays de langue allemande et anglaise. Quant à la fin du
bulletin, elle était triple : informer, défendre, encourager :
A/ Information :
1 – Informer sur les discours et actes du Saint-Père, relatifs au concile et à ses
Décrets.
2 – Informer sur les travaux des Commissions Post-Conciliaires.
3 – Informer sur les publications de bonne doctrine relatives au concile, faites par
des Évêques ou des théologiens.
4 – Faire connaître les articles d’orientation sûre, parus dans les revues catholiques,
au sujet du concile et des Décrets, les déterminations de la Curie Romaine ou des
Commissions Post-Conciliaires.
5 – Faire une chronique des Semaines, Congrès, Rencontres, traitant du concile, et
selon une orientation traditionnelle.
6 – Donner connaissance de mesures pratiques d’orientation traditionnelle, prises
par des Évêques, etc.
7 – Éventuellement demander à des théologiens des articles sur certains sujets
importants et les envoyer aux Évêques.
B/ Défense :
1 – Faire la critique des articles publiés dans les principales revues traitant du
concile, dans une interprétation ou une ligne non-traditionnelle.
2 – Rectifier les positions tendancieuses répandues dans les revues au sujet du
concile.
3 – Alerter les Évêques sur les tendances fausses, prises par des théologiens,
relatives au concile.
C/ Encouragement :
1 – Encourager les Évêques traditionalistes dans leur apostolat.
2 – Créer une conscience du nombre pour les Évêques qui pensent comme nous.
3 – Amener les Évêques à prendre des mesures pratiques contre le progressisme et
en faveur d’une saine interprétation du concile.
4 – Faire passer dans la pratique les enseignements venus de Rome.
5 – Par là même, faciliter à Rome sa tâche de défense et de promotion de la vérité.
6 – Faciliter au moment opportun une action commune à l’échelle mondiale (ibid.).
8 Le but poursuivi à travers ce bulletin de liaison était donc d’œuvrer à une
interprétation traditionnelle des textes du concile. Les fondateurs estimaient que cette
interprétation devait se baser sur le Magistère de l’Église puisqu’ils voulaient faire
passer les enseignements de Rome. En outre, ils voulaient préparer les fondements d’un
mouvement international capable de s’opposer un jour à l’esprit du concile.
9 La revue devait être subdivisée en deux grandes parties : le bulletin lui-même et des
appendices. Ces derniers devaient contenir des textes intégraux d’articles parus dans
des revues « d’une orientation saine et d’une importance exceptionnelle », ainsi que des
travaux « demandés à nos théologiens sur des questions importantes regardant le
concile, son interprétation et son application ».
10 Au niveau de l’organisation pratique, il était prévu une « Direction Centrale », laquelle
aurait notamment pour mission de désigner, dans chaque pays, un « Correspondant
Central ». Ce dernier devrait chercher des « Correspondants Spéciaux » qui auraient à
s’occuper d’une ou plusieurs branches de la vie post-conciliaire, lesquelles
langue et, si possible, dans une des trois langues citées ci-dessous », et d’indiquer « sur
ces documents la mesure de la diffusion souhaitée ». Ces documents pouvaient
consister en « des informations rédigées personnellement ou par des personnes
qualifiées sur la situation religieuse du pays, sur des événements particuliers, que la
presse libérale mondiale présente d’une manière tendancieuse ». Par ailleurs, les
correspondants devaient recevoir la documentation envoyée par le centre et la diffuser
« sous [sic] leur propre responsabilité aux Évêques, aux clercs et aux Agences de presse,
en se conformant toutefois aux indications données par les Correspondants au sujet de
la diffusion10 ».
17 Selon les renseignements qui se trouvent dans le livre de Mgr Bernard Tissier de
Mallerais sur Mgr Lefebvre, la formule ne fut pas viable (Tissier de Mallerais, op. cit. :
406). Une lettre de Mgr de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, le 27 février 1968, laissait
entrevoir les difficultés rencontrées : « [...] si nous voulions attendre des documents des
évèques [sic] traditionnaux [sic], nous finirions par supprimer la revue. Hélas 11 ! » En
mars 1969, Mgr Lefebvre transforma ce lien inter-épiscopal en un service de
documentation international de la presse traditionaliste. Fortes in fide devint un simple
envoi hebdomadaire de photocopies de documents transmis à une quarantaine de
revues (Tissier de Mallerais, op. cit. : 406-407). Mgr Lefebvre avait alors décidé de
fédérer la presse traditionaliste. Dans ce but, il avait réuni à Rome, le 8 mars 1969,
plusieurs directeurs de revues « traditionnelles » (ibid. : 407-408). Quant à Fortes in fide,
les archives consultées ne permettent pas de connaître la date à laquelle cette
publication cessa de paraître.
18 L’étude détaillée de cette « revue » – non seulement de son contenu, mais aussi de ses
auteurs, de ses collaborateurs, de ses correspondants, de ses abonnés – permettrait
probablement de connaître d’une façon assez précise la première réception du concile
par les traditionalistes. Cependant, il faudrait trouver le « périodique » dans les
archives. Une collection doit certainement exister quelque part, mais nos recherches
demeurent infructueuses pour le moment.
20 Mgr de Proença Sigaud apportait cependant une nuance qui manifeste son
herméneutique du concile et sa réception de l’événement à cette époque :
Je ne dis pas tous les textes, mais la plupart d’entre eux. Je m’explique. Quelques
textes conciliaires ont suivi un chemin laborieux, ont fait l’objet de discussions
enflammées, de votes contraires significatifs. À plusieurs reprises, ces votes
provenaient de groupes de Pères Conciliaires traditionnels. [...]
[...] de nombreux Pères d’orientation traditionnelle ont voté, au cours des sessions
publiques respectives, contre la « Déclaration sur l’Œcuménisme », la « Constitution
Dogmatique de la Révélation », la « Déclaration sur les Religions non Chrétiennes »,
la « Déclaration sur la Liberté Religieuse » et la « Constitution Pastorale sur l’Église
dans le monde actuel ».
Les raisons de ces voix négatives différaient naturellement dans chaque cas, mais
l’on peut dire qu’elles se référaient à quelque point faible, à quelque partie du
document, et non pas au document dans sa totalité. Ces mêmes points faibles sont
susceptibles d’interprétation correcte, et la mission de la Commission Centrale
Post-Conciliaire sera justement d’obtenir les interprétations exactes pour tels
passages pouvant donner lieu à une interprétation moins heureuse (ibid., p. 18-19).
21 Après avoir présenté la position du prêtre traditionnel, Mgr de Proença Sigaud
s’attardait sur l’attitude pratique qu’il devait avoir. Tout d’abord, il spécifiait qu’il ne
devait pas ignorer le concile et ne pas s’opposer à lui, mais « collaborer avec la
Hiérarchie, et à sa tête le Pape, pour l’application à bon escient, généreuse, surnaturelle
du concile, toujours fidèle à la légitime tradition de l’Église » (ibid., p. 19). Selon
l’archevêque de Diamantina :
[...] s’opposer au concile serait, pour le prêtre traditionnel, une trahison de son
passé et un suicide, parce que l’Esprit Saint continuera son œuvre, et vaincra toutes
les résistances. S’opposer au concile, ce serait faire le jeu des ennemis de l’Église qui
seraient heureux de voir les catholiques traditionnels prendre cette voie du suicide,
car ces ennemis de l’Église auraient ainsi le triple avantage de : rendre plus difficile
l’action de l’Église, la priver de ses meilleurs ouvriers, et écraser ceux qu’ils
redoutent le plus. S’opposer au concile serait s’opposer à la voix de l’Esprit Saint, au
souffle de son action, être un obstacle à l’action de Dieu dans son Église (ibid.,
p. 19-20).
22 S’appuyant sur des paroles prononcées le 12 janvier précédent par Paul VI, Mgr de
Proença Sigaud concluait son article en spécifiant que le concile n’avait pas été une
Révolution, mais qu’il avait été et « voulu être un Renouvellement, un printemps
nouveau qui renaît des rameaux du vieux et toujours jeune arbre de la Tradition » (ibid.,
p. 23).
23 La même année, La Pensée catholique publia un article de Mgr Luigi Maria Carli intitulé
« L’obéissance du prêtre à la lumière de Vatican II14 ». L’évêque de Segni recherchait
dans les documents du concile « la réponse solennelle de l’Église aux doutes, aux
inquiétudes que soulève la question de l’obéissance sacerdotale » (ibid., p. 9). Dans le
même numéro, la revue publia, sous le titre « Le concile Vatican II, appel à la sainteté 15
», une homélie prononcée par Mgr Lefebvre le 7 mai 1966, à l’occasion du pèlerinage
annuel des Croisés de la Médaille Miraculeuse. Le Supérieur général des Pères du Saint-
Esprit appelait à la rénovation intérieure au nom du concile :
Ils ont dit et redit [Jean XXIII et Paul VI] : la rénovation après le concile doit être
avant tout une rénovation intérieure. S’il y a des changements qui doivent se faire
dans la discipline, s’il y a des changements qui se feront dans le Droit Canon, s’il y a
des changements qui se feront dans certaines attitudes de l’Église, il y en a une
avant tout qui doit être le fruit du concile, c’est la rénovation de nos âmes (ibid.,
p. 38).
24 Comme le montrent ces quelques citations, dans un premier temps les anciens
dirigeants du Cœtus Internationalis Patrum acceptèrent (du moins officiellement ou
publiquement) le concile Vatican II, et tous les documents promulgués lors de sa tenue,
en appelant à une interprétation traditionnelle des textes qui posaient problème. Pour
cela, ils s’appuyaient sur Paul VI.
25 En 1966, le cardinal Ottaviani, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi,
adressa une lettre datée du 24 juillet aux présidents des Conférences épiscopales et aux
Supérieurs des Congrégations religieuses. Huit mois après la clôture de Vatican II, il
regrettait « des nouvelles alarmantes au sujet d’abus grandissants dans l’interprétation
de la doctrine du concile » et déplorait l’apparition « d’opinions étranges et
audacieuses qui [...] troublent grandement les esprits chez de nombreux fidèles ». Le
cardinal spécifiait qu’il s’agissait « de nombreuses affirmations qui, dépassant
facilement les limites de la simple opinion ou de l’hypothèse, semblent porter atteinte
en quelque manière au dogme lui-même et aux fondements de la foi ». Il donnait dix
exemples de ces opinions et de ces erreurs, et demandait aux Ordinaires de s’efforcer
de les enrayer ou de les prévenir, et d’en traiter et d’en faire rapport au Saint-Siège
avant Noël16.
26 Mgr Lefebvre, en tant que supérieur général des spiritains, répondit à la lettre du
cardinal Ottaviani le 20 décembre 196617. Sa réponse est précieuse pour connaître son
appréciation intime du concile un an après sa clôture :
[...] on peut et on doit malheureusement affirmer :
Que, d’une manière à peu près générale, lorsque le concile a innové, il a ébranlé la
certitude des vérités enseignées par le Magistère authentique de l’Église comme
appartenant définitivement au trésor de la Tradition.
Qu’il s’agisse de la transmission de la juridiction des évêques, des deux sources de la
Révélation, de l’inspiration scripturaire, de la nécessité de la grâce pour la
justification, de la nécessité du baptême catholique, de la vie de la grâce chez les
hérétiques, schismatiques et païens, des fins du mariage, de la liberté religieuse, des
fins dernières, etc. Sur ces points fondamentaux, la doctrine traditionnelle était
claire et enseignée unanimement dans les universités catholiques. Or, de nombreux
textes du concile sur ces vérités permettent désormais d’en douter (ibid., p. 109).
27 Après avoir présenté les conséquences qui en avaient été tirées et appliquées dans la
vie de l’Église, Mgr Lefebvre en concluait « que le concile a favorisé d’une manière
inconcevable la diffusion des erreurs libérales ». Il ajoutait : « La foi, la morale, la
discipline ecclésiastique sont ébranlées dans leurs fondements, selon les prédictions de
tous les Papes » (ibid., p. 110). Il affirmait en outre que, face à cette situation, seul le
pape pouvait sauver l’Église : « Que le Saint Père s’entoure de vigoureux défenseurs de
la foi, qu’il les désigne dans les diocèses importants. Qu’il daigne par des documents
importants proclamer la vérité, poursuivre l’erreur, sans crainte des contradictions,
sans crainte des schismes, sans crainte de remettre en cause les dispositions pastorales
du concile » (ibid., p. 111).
28 Cette lettre, privée, est d’une autre teneur que l’intervention publique de Mgr Lefebvre
dans son homélie du 7 mai précédent. Lorsqu’il s’adresse au cardinal Ottaviani, le
supérieur général des spiritains n’hésite pas à s’en prendre à Vatican II d’une façon très
catégorique. D’autres écrits privés vont dans ce sens. Ainsi, par exemple, le 19 mars
1967 il écrivait à l’abbé Berto, qui avait été son théologien privé à Vatican II, que le
concile avait été faussé et corrompu par de « faux théologiens » et que ceux qui avaient
composé les schémas voulaient y introduire des doctrines contraires au magistère
ecclésiastique : « Quand on sait ce que furent les schémas qui ont précédé les définitifs,
on ne peut douter de l’intention de leurs auteurs de contredire la tradition et d’adopter
les thèses modernistes. Malgré tous nos efforts nous n’avons pu changer totalement ces
schémas pétris de l’esprit moderniste18 ». L’année suivante, il écrivit les mots suivants à
l’abbé Berto : « Tant que l’Église s’enfermera dans les textes conciliaires, elle se
minera » (ibid., Rome, 29 octobre 1968). Dans cette même lettre, il affirmait que l’Église
issue du concile était une nouvelle religion : « Le Pape parle, mais craint d’agir et de
nommer autour de lui des hommes sûrs. Tant qu’il continuera à être entouré et à
s’entourer de theillardistes [sic], rien ne changera. Les nominations d’évêques sont
toujours orientées vers la nouvelle religion, car c’est vraiment une nouvelle religion »
(ibid.). Mgr Lefebvre faisait donc une distinction entre les paroles du pape, auxquelles il
souscrivait tout à fait, et ses actes, qui allaient à l’encontre de ses paroles.
29 Il semble que Mgr Lefebvre ait commencé à prendre publiquement position contre le
concile après sa démission comme supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit (8
septembre), et après avoir été écarté de la commission centrale du chapitre général de
son ordre (11 septembre 1968)19. Avant cette date, dans aucune de ses interventions
publiques il ne se prononça explicitement contre le concile. Mais à partir de ce moment
il remit ostensiblement Vatican II en cause. Ainsi, par exemple, le 12 septembre 1968, il
affirma que la rénovation de l’Église « qu’on attendait du concile fut viciée par
l’introduction de l’esprit moderne et de son orgueil antichrétien au concile même et
depuis surtout20 ».
30 La même année, dans une conférence donnée lors d’un dîner de l’Union des
Intellectuels indépendants, il disait :
Le concile, dès les premiers jours, a été investi par les forces progressistes. [...]
La manière dont ceux qui ont voulu détourner le concile de sa fin en attaquant la
Curie romaine et, par elle, Rome et le successeur de Pierre, fut scandaleuse.
[...] on nous parle sans cesse de « l’esprit post-conciliaire », cause de tous nos maux,
qui provoque ces rébellions de clercs, qui soulève ces contestations, qui est à
l’origine de ces occupations de cathédrales, de paroisses et de toutes les
extravagances de la liturgie et de la nouvelle théologie. Cet « esprit post-
conciliaire » n’aurait-il vraiment rien à voir avec le concile ? Ce serait un
phénomène totalement étranger au concile ? On juge l’arbre à ses fruits 21...
31 La même année, suite à la publication de l’encyclique Humanae vitae, Mgr Lefebvre
affirma : « Cet engouement pour l’ouverture au monde et pour un œcuménisme qui
couvre aimablement une ouverture à l’hérésie, engouement qui s’est manifesté tout au
long du concile, ne venait pas de l’Esprit-Saint. Il faut bien que tôt ou tard les désordres
qui s’ensuivirent amènent le Saint-Père à fermer ces ouvertures comme il vient de le
faire courageusement par sa Profession de foi et par l’Encyclique “Humanae vitae” 22 ».
32 Pourtant, Mgr Lefebvre ne rejetait pas encore le concile : « Les textes du concile [...] ont
été signés par le Pape et par les évêques, donc nous ne pouvons pas douter de leur
contenu. » Mais il s’interrogeait : « Et pourtant, comment interpréter, par exemple, le
texte sur la liberté religieuse qui porte en lui une certaine contradiction interne ? [...]
Que devons-nous faire en définitive ? [...] Laissons à la Providence et à l’Église le soin de
se prononcer un jour sur la valeur des textes de Vatican II » (ibid., p. 105). Ses confrères
et amis brésiliens Geraldo de Proença Sigaud et Antonio de Castro Mayer
s’interrogeaient également. Dans une lettre à Mgr Lefebvre, datée du 29 juin 1968, Mgr
de Castro Mayer, qui écrivait aussi pour Mgr de Proença Sigaud, lui demandait de les
éclairer sur le point suivant : « si et jusqu’où doivent les fidèles adhérer internement et
« Recevoir les décisions du concile », on peut lire : « [...] nous recevons toutes les
décisions conciliaires et [...], dans la mesure où cela dépendrait de nous, nous invitons
nos lecteurs à les recevoir » (ibid., p. 21). Les précisions suivantes étaient apportées :
Nous recevons les décisions du concile en conformité avec les décisions des conciles
antérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître, comme il peut arriver à toute
parole humaine, susceptibles de plusieurs interprétations, nous pensons que
l’interprétation juste est fixée précisément par et dans la conformité avec les
précédents conciles et avec l’ensemble de l’enseignement du Magistère. [...] S’il
fallait – comme certains osent le suggérer – interpréter les décisions du concile
dans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l’Église, nous n’aurions
alors aucun motif de recevoir ces décisions et personne n’aurait le pouvoir de nous
les imposer. [...]
Nous recevons les décisions du concile en nous préoccupant de connaître la note
théologique qui convient à chacune d’elles. Ne pas avoir cette préoccupation
nécessaire des « diverses notes théologiques » serait tomber dans l’« intégrisme »
(ibid., p. 21-23).
38 Il faut relever l’utilisation du terme « réception » par la revue Itinéraires. Il s’agit
probablement de l’une des premières utilisations de ce concept – occulté pendant
longtemps par la théologie catholique30 – appliquée au concile Vatican II. Au-delà de
cette considération, ce que l’historien constate dans la citation qui précède, c’est une
réception sans enthousiasme des textes conciliaires, qui ne peuvent être reçus qu’à la
condition d’être interprétés à la lumière du magistère antérieur. Par ailleurs, Itinéraires
rejetait « l’esprit du concile ». Dans un éditorial du dernier numéro de l’année 1966, on
peut lire :
Ceux qui n’acceptent pas l’arbitraire intellectuel et pratique du conformisme
régnant sont dénoncés comme « rebelles à l’esprit du concile ». Mais ce
conformisme lui-même ne doit rien au concile, il existait avant, il jouissait déjà –
malgré l’action du Saint-Siège – d’une prépotence de fait. [...] Et ce que l’on applique
en fait aujourd’hui trop souvent, ce n’est pas ce que le concile a promulgué mais, en
se réclamant verbalement de ses décisions, c’est en réalité le programme de ce
conformisme tyrannique qui préexistait au concile. [...] Faire ostensiblement du
« concile » ou de l’« esprit du concile », comme on le fait quotidiennement sous nos
yeux, une revanche contre Pie XII, une revanche contre saint Pie X, une revanche
contre un siècle d’enseignements pontificaux, c’est une atroce impiété et c’est
installer partout les conditions psychologiques et morales de l’anarchie religieuse 31.
39 La revue La Pensée catholique, fondée en 1946, ne reçut pas autrement le concile. Les
articles qu’elle diffusa ne furent pas aussi explicites que certains publiés dans Itinéraires
, mais l’esprit est fondamentalement le même. Ainsi, contre ceux qui interprétaient
Vatican II selon sa « logique » ou son « esprit », l’abbé Luc J. Lefèvre, directeur de la
revue, insistait sur le fait qu’il n’en fallait garder que les textes. En 1969, il écrivait :
« Les textes, rien que les textes, tels qu’ils nous sont donnés et tels qu’ils ont pu être déjà
présentés et commentés par la “Commission pontificale pour l’interprétation des
décrets du concile”. Nous n’en démordrons pas, même si nous courrons le risque d’être
accusés d’être trop attachés à ce qui est écrit. Quod scripsi, scripsi... 32 ». En outre, l’abbé
Lefèvre analysait l’enseignement de Vatican II en extrayant du concile ce qui
correspondait à son orientation théologique, ce qui pouvait donner lieu à une
interprétation un peu forcée, comme cela est visible dans les phrases suivantes :
Formation philosophique et théologique, selon saint Thomas d’Aquin, comme
l’exige Vatican II, éloignement des auteurs suspects qui ébranlent et détruisent les
fondements du savoir rationnel et les bases mêmes des motifs de crédibilité, ascèse
évangélique qui seule permet la fuite des occasions dangereuses, prière liturgique,
oraison mentale, mortifications et mise en garde contre l’« esprit du monde » : voilà
les sources de la meilleure école d’éducation surnaturelle, inséparables et
irremplaçables, que des millions de prêtres et de religieux fidèles ont adoptées dans
les siècles passés. Voilà les sources surnaturelles vraies auxquelles le concile a
prescrit de puiser33.
40 Durant cette période, l’un des plus virulents opposants au concile fut l’abbé Georges de
Nantes. Il fut parmi les premiers prêtres – probablement le premier – à résister
publiquement à Vatican II. Fils d’un officier de marine, il fut ordonné prêtre le 27 mars
1948. Maurrassien et pétainiste, il tint la chronique de politique religieuse dans
l’hebdomadaire Aspects de la France sous le pseudonyme d’Amicus (1948-1952). Nommé
curé de Villemaur-sur-Vanne en 1958, il décida d’y créer une congrégation de moines
missionnaires qu’il appela les Petits Frères du Sacré-Cœur de Jésus. Le 15 septembre 1963, il
se fit renvoyer de sa paroisse et du diocèse de Troyes pour des raisons politico-
religieuses qu’il serait trop long de rapporter ici. Il refusa de quitter le diocèse et
s’établit avec sa communauté à Saint-Parres-lès-Vaudes34.
41 L’abbé de Nantes manifestait ses opinions dans ses Lettres à mes amis. Après le concile,
celles-ci étant « devenues l’objet de douloureuses contestations », il voulut les
soumettre au Saint-Office pour « qu’il en examine la doctrine 35 ». Il essaya de
transmettre le dossier par l’intermédiaire de son évêque, Mgr Le Couëdic, mais celui-ci
refusa. L’abbé de Nantes l’envoya donc par la poste et publia la lettre qu’il avait écrite
pour le cardinal Ottaviani, datée du 16 juillet 1966, dans sa Lettre à mes Amis du même
mois (ibid.). Cela lui valut une suspense a divinis par Mgr Le Couëdic 36.
42 La lettre au cardinal Ottaviani de l’abbé de Nantes est très utile pour appréhender sa
réception du concile. Dans ce document, il dénonçait le chemin pris par l’Église depuis
le pontificat de Jean XXIII. Voici ce qu’il écrivait à ce propos : « Depuis 1960, la réforme
et le renouveau ont pris une telle ampleur dans l’Église qu’on en vient à ne plus tolérer
dans la société ecclésiastique les gens de tradition. Bien plus, l’autorité hiérarchique s’y
est engagée, apparemment, avec une telle puissance qu’il est devenu impossible de
rester fidèle à Jésus-Christ dans l’Église de Jean XXIII, de Paul VI et de Vatican II sans
être accusé d’hérésie et de schisme ». L’abbé de Nantes affirmait également qu’un
complot visant à subvertir l’Église s’était ourdi lors du concile et que les conjurés
avaient été victorieux : « Il parut enfin, les 7 et 8 décembre 1965, jours de clôture, qu’un
parti d’hommes d’Église l’avait emporté au concile, qui entendait nous lancer dans
l’œuvre babélique d’un monde sans Christ, sans Grâce et sans Croix, mais laïque et
libertaire, démocratique et socialiste, sur les bases nouvelles d’une foi “en l’Homme, en la
Liberté, en la Paix” » (ibid.). Il soutenait qu’un « concile assemblé pour réconcilier l’Église
avec le Monde moderne, cela paraît une contradiction dans les termes », que les Pères
conciliaires avaient trahi leur mission et qu’ils étaient tombés dans le modernisme
(« Lettre de l’abbé de Nantes au cardinal Ottaviani », op. cit.).
43 L’abbé Georges de Nantes déplorait également que le concile ait « renoncé à exercer son
Autorité divine, en refusant de faire œuvre doctrinale », et qu’il ait « réclamé, en
revanche, l’obéissance de tous dans le domaine de la pastorale, non pas pour y
maintenir les traditions, mais pour entrer dans le mouvement de réforme » (ibid.). Il
faisait de Vatican II un bilan sans ambages :
Six mois après Vatican II, les fumées des louanges mondaines se dissipent et le bilan
se laisse deviner. La vérité de la Révélation en sort affaiblie et les erreurs de notre
temps fortifiées. L’unité de la foi s’est relâchée en même temps que se dessinent les
liens d’une fausse charité avec les ennemis de Dieu. Mais une étrange contrainte
pèse désormais sur les fidèles et trouble la paix de leur pratique et de leur vie
chrétienne. Plus de liberté, plus de spontanéité. Il faut entrer coûte que coûte dans
le collectivisme de la nouvelle pastorale. La réconciliation de l’Église avec le Monde
en dépend, paraît-il, et cela seul importe désormais. C’est une nouvelle religion où
l’engagement social importe plus que la foi, et l’obéissance aux hommes plus que le
culte de Dieu. C’est exactement le modernisme (ibid.).
44 Comme les rédacteurs des revues considérées dans les lignes précédentes, l’abbé
Georges de Nantes dénonçait l’esprit du concile qui, écrivait-il, « dépassera
irrésistiblement les volontés des Pères conciliaires et les projets qu’ils ont arrêtés ».
Selon lui, le seul remède serait de « rétracter les postulats fondamentaux de ce
renouveau conciliaire », mais puisque le Magistère ne se résolvait pas à le faire il se
trouvait être « l’otage et le complice de cette dégradation » (ibid.).
45 Une autre figure qu’il faut absolument considérer dans la réception du concile par les
traditionalistes, c’est celle du dominicain Roger-Thomas Calmel, 1914-1975 (Fabre,
2012 : 670), auteur de plusieurs livres et articles, essentiellement dans la Revue Thomiste,
la Vie dominicaine, l’École et Itinéraires, revue à laquelle il donna plus de cent-cinquante
contributions à partir de 1958. Dans ses écrits publics, ses critiques du concile furent
rarement frontales, mais plutôt indirectes. Ainsi, par exemple, dans un article paru en
1965 dans Itinéraires, il dénonça le processus révolutionnaire qu’il voyait à l’œuvre dans
l’Église :
Que, par exemple, à un moment de l’histoire de l’Église le besoin se fasse sentir d’un
renouveau biblique, ou liturgique, ou missionnaire, ou « laïque », que ce renouveau
soit dans l’air, voyez comment la Révolution va s’y prendre pour le circonvenir, le
capter, le falsifier. On commence par écarter les chrétiens traditionnels et vivants
qui allaient faire fleurir le renouveau dans la fidélité à la tradition de l’Église ; on
met en place des révolutionnaires qui veulent le ressourcement contre la tradition et
l’Évangile contre l’Église ; petit à petit on enseigne au peuple chrétien, affreusement
dupé, à lire l’Écriture contre la théologie traditionnelle, à célébrer la Liturgie contre
l’adoration et le recueillement, à magnifier le mariage contre la virginité consacrée,
à exalter la pauvreté évangélique contre la propriété privée, à devenir apôtre des
incroyants en faisant abstraction de la foi et du baptême. Ce détournement
incroyable, cet art de confisquer pour fausser est tout à fait essentiel à la
Révolution37.
46 Dans ce même article, il écrivait que, d’après l’Écriture Sainte, « la dernière étape de
l’humanité sur notre planète sera l’étape de la grande apostasie », qu’il voyait alors à
l’œuvre (ibid., p. 162-163). Plus tard, dans une lettre à l’abbé Raymond Dulac 38, ancien
théologien du Cœtus Internationalis Patrum et fondateur de la revue Le Courrier de Rome, il
demandait : « Serait-il imprudent, dès maintenant, de commencer à lever le voile ? à
mettre en évidence les preuves du brigandage39 ? ». Auparavant, il avait écrit à l’une de
ses dirigées : « De plus en plus une église “apparente”, alignée sur le communisme (sans
vouloir le voir) et sur l’humanitarisme maçonnique travaille à s’imposer à l’Église
réelle, celle des conciles, et non celle que l’on dit du concile, comme si l’Église
commençait en 196240 ». Il estimait par ailleurs que Vatican II pouvait être ignoré :
« Quant à l’autorité du concile... il n’a rien défini ; alors nous ne sommes pas obligés –
en vertu de la foi – de prendre au sérieux ce qu’ils nous racontent. Pour l’amour de
Jésus, nous ne tournerons pas avec le vent. Mais nous savons que nous serons de plus
en plus isolés41 ».
47 Avant même la fin du concile, et après, le père Calmel soutint ceux qui refusèrent
l’esprit de Vatican II. Il encouragea toutes les formes de résistance à l’esprit nouveau et
tâcha de rallier ceux qui voulaient résister. Il multiplia les conférences et les
prédications auprès de laïcs catholiques de plus en plus nombreux à lui demander
d’intervenir. Jusqu’à sa mort, en 1975, il écrivit des articles de théologie et de
spiritualité dans Itinéraires. En outre, il était en relation avec plusieurs prêtres, tels
l’abbé Victor-Alain Berto, l’abbé Raymond Dulac, l’abbé Georges de Nantes, dom Gérard
Calvet. Il était aussi proche des bénédictins de Fontgombault, des Olivétains de Maylis,
des dominicaines du Saint-Esprit, et des dominicaines enseignantes du Saint-Nom-de-
Jésus. Il entra également en relation avec Mgr Lefebvre, en qui il mettait beaucoup
d’espoir42. Quant à ce dernier, il avait lui-même de l’estime envers le dominicain,
puisqu’il lui offrit de devenir le directeur de la maison de formation qu’il était sur le
point de fonder Fribourg en 1969. Le père Calmel déclina cette offre, estimant que ce
n’était pas son charisme (ibid., p. 405-407).
48 Durant la période qui fait l’objet de la présente étude, il faut également évoquer les
combats de l’abbé Louis Coache, ancien du Séminaire Français de Rome, docteur en
droit canonique et auteur, entre autres, des fameuses Lettre d’un curé de campagne à ses
confrères (1964), Nouvelle lettre d’un curé de campagne (1965), Dernière lettre d’un curé de
campagne (1967). En février 1968, il fonda le mensuel Le Combat de la Foi pour relayer ses
combats contre « l’hérésie moderniste ». Cette année-là, il fit paraître son fameux Vade
Mecum du catholique fidèle43, signé par cent soixante-dix prêtres provenant
essentiellement de France, mais aussi d’Algérie, d’Angleterre, d’Argentine, de Belgique,
du Brésil, du Canada, du Dahomey, de l’Espagne, de l’Italie, du Luxembourg, des Pays-
Bas, de Suisse et de Yougoslavie. Les signataires de cette brochure voulaient « rappeler
un certain nombre de principes qui permettent de plaire à Dieu et d’assurer son salut »
(ibid., p. 2). Ces prêtres ne se prononçaient pas contre le concile, mais contestaient
l’« “esprit post-conciliaire” dénoncé par Paul VI, qui tend à supprimer toute adoration
extérieure » (ibid., p. 5). En matière de liturgie, ils rappelaient aux prêtres « que les
règles antérieures au 2e concile du Vatican restent en vigueur sauf dérogation expresse
par les lois postérieures » (ibid., p. 6). Ils insistaient sur l’usage du latin dans la liturgie :
« L’esprit authentique du concile Vatican II, exprimé par les textes officiels publiés par
le Pape, est nettement en faveur du latin et contre son abandon total. Les prêtres qui
conservent le latin pour la célébration de la Messe ne sont donc pas contre le concile ;
ceux qui prétendent le contraire abusent les simples fidèles » (ibid., p. 6-7).
vis-à-vis du concile. D’une manière générale, avant la promulgation du Novus Ordo Missæ
, ils s’élevèrent contre l’interprétation des documents conciliaires qu’ils jugeaient non
traditionnelle, ainsi que contre l’« esprit du concile » au nom duquel certains
appelaient à dépasser Vatican II. Cependant, malgré des positions relativement
convergentes, il faut relever l’absence d’un mouvement d’opposition organisé et
l’impossibilité de sa mise en place. Ainsi, la tentative de Mgr Lefebvre et de quelques-
uns de ses amis de publier immédiatement après le concile un bulletin de liaison entre
les évêques traditionalistes se solda par un échec. La période 1965-1969 peut donc être
considérée comme un temps de flottement durant lequel les convictions des uns et des
autres s’affirmèrent progressivement, sans que la résistance soit élaborée et
coordonnée.
50 Après la promulgation et la mise en application des prescriptions de la Constitution
Apostolique Missale romanum, la réception du concile Vatican II par les traditionalistes
entra dans une nouvelle phase. Les questions doctrinales ne furent pas occultées, loin
de là, mais la nouvelle messe et les abus liturgiques devinrent l’un des grands points de
contestation, même si déjà avant 1969 les traditionalistes avaient critiqué la réforme
liturgique conciliaire. En effet, plusieurs d’entre eux émirent des réserves sur celle-ci et
sur la manière dont elle était appliquée dans les diocèses et les paroisses. Dès 1964, à
l’appel de Borghild Krane, psychologue norvégienne, plusieurs catholiques se
regroupèrent en associations nationales pour défendre la liturgie traditionnelle. Après
une première réunion des délégués de six d’entre elles à Rome en 1965, une Foederatio
Internationalis Una Voce fut créée à Zurich le 8 janvier 1967 44. C’est dans les locaux de
cette association, soutenue par Mgr Lefebvre, que le fameux Bref examen critique du
Nouvel Ordo Missæ, co-signé par les cardinaux Ottaviani et Bacci, fut rédigé. Dans ce
document, il est écrit que le nouveau rite « s’éloigne de façon impressionnante, dans
l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe telle
qu’elle a été formulée à la vingt-deuxième session du concile de Trente 45 ». Après
l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, le 30 novembre 1969, les traditionalistes
défendirent unanimement le rite dit tridentin de la messe et s’opposèrent au nouveau
missel qu’ils accusèrent, entre autres, de mener au protestantisme et de conduire à
l’hérésie. La réception du concile par les traditionalistes entra alors dans une nouvelle
étape de son histoire.
BIBLIOGRAPHIE
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TISSIER DE MALLERAIS Bernard, 2002, Marcel Lefebvre, une vie, Étampes, Clovis, p. 390-397 et 404.
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91, no 1, p. 91-123.
NOTES
1. Pour des indications bibliographiques précises, voir Roy-Lysencourt, 2012, Bibliographie du
concile Vatican II, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, p. 365-434.
2. Voir Menozzi (1985 : 429-457), Faggioli (2009 : 111-123). Nous ne considérons ici que les travaux
qui traitent du traditionalisme sous l’angle de la réception du concile Vatican II et non pas tous
ceux qui abordent le traditionalisme post-conciliaire à partir d’autres problématiques.
3. Paul VI, 1969, « Constitutio Apostolica Missale Romanum ex decreto Concilii Oecumenici
Vaticani II instauratum promulgatur », 3 avril, Acta Apostolicae Sedis LXI, 30 avril, n o 4, p. 217-222.
4. Entretien avec André Cagnon pour la revue Fideliter n o 59, p. 64 ; cité par Tissier de Mallerais
(2002 : 404).
5. Agenda de dom Prou, mardi 1 er février 1966, archives de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes
(AASPS).
6. Agenda de dom Prou, mercredi 2 février 1966, AASPS.
7. Lettre circulaire du 20 février 1966 de Mgr Lefebvre et de Mgr Geraldo de Proença Sigaud, et
« Quelques précisions pour nos correspondants sur notre bulletin » jointes à la lettre, archives du
séminaire d’Écône (ASE), E03-10, archives de l’archidiocèse de Diamantina (AAD) ; également
fonds Sigaud.
8. AAD, fonds Sigaud ; également service des archives de l’archidiocèse de Sherbrooke (SAAS),
fonds Cabana, dossier P.26/262,6.
9. « Note concernant le bulletin “Fortes in Fide” », SAAS, fonds Cabana, dossier P. 26/262,6.
10. « Note concernant le bulletin “Fortes in Fide” », id.
11. Lettre du 27 février 1968 de Mgr Antonio de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, Campos, ASE,
E05-01.
12. Sur cette revue, voir Baudry (1985 : 1193-1194) ; Camus, Monzat (1992) ; Airiau (1995 et 1998 :
59-74).
13. Mgr de Proença Sigaud, 1966, « Le concile et le prêtre traditionnel », La Pensée catholique, n o
100, 2e trim., p. 13-23.
14. Luigi Maria Carli, 1966, « L’obéissance du prêtre à la lumière de Vatican II », La Pensée
catholique, no 102, 3e trim., p. 7-21.
15. Mgr Lefebvre, 1966, « Le concile Vatican II, appel à la sainteté », La Pensée catholique, n o 102, 3e
trim., p. 38-43.
16. Acta Apostolicae Sedis LVIII (1966 : 659-661).
17. Lettre du 20 décembre 1966 de Mgr Lefebvre au cardinal Alfredo Ottaviani, Rome, ASE,
E02-19, 001, reproduite dans Lefebvre (1976 : 107-111).
18. Lettre du 19 mars de Mgr Lefebvre à l’abbé Victor-Alain Berto, archives des dominicaines du
Saint-Esprit (ADSE), fonds V.-A. Berto, dossier « Le deuxième concile du Vatican ».
19. Mgr Lefebvre annonça sa démission le 8 septembre 1968. Il demeura en fonction jusqu’au 28
octobre suivant, lorsque le père Joseph Lécuyer fut élu supérieur général. Au sujet de la
démission de Mgr Lefebvre, voir Tissier de Mallerais (op. cit. : 390-397) ; Perrin (2009 : 139-172).
20. Mgr Lefebvre, 1968, « Pour une vraie rénovation de l’Église », dans Lefebvre (1974 :81).
21. « Après le concile : l’Église devant la crise morale contemporaine » (id. : 98-108).
22. Mgr Lefebvre, 1968, « Lueurs d’espérance », Itinéraires. Chroniques et documents, n o 127,
novembre, p. 226.
23. Lettre du 29 juin 1968 de Mgr Antonio de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, Campos, ASE, E05-01.
24. Témoignage fait à l’auteur par une religieuse de la communauté.
25. Voir sa correspondance conciliaire et post-conciliaire dans les ADSE.
26. Voir le projet de lettre du 3 juillet 1968 (non envoyée) de Victor-Alain Berto à l’abbé Harang,
ADSE, fonds Berto, dossier « Le deuxième concile du Vatican ».
27. AASPS, dossier « Dom Prou, Sur le concile. Le regard de la foi sur le concile Vatican II ». Voir
également AASPS, fonds Frénaud.
28. Lettre du 29 mars 1967 de Mgr Antonino Romeo à Mgr Georges Cabana, SAAS,
P43/7.1 1937-1969 60.
29. Éditorial II, 1966, Itinéraires, no 99, janvier, p. 21-26.
30. Au sujet de l’histoire et de l’usage du concept de « réception », voir Routhier (1993).
31. Éditorial III, 1966, « Autre chose que le concile », Itinéraires, n o 108, décembre, p. 11-12 et 23.
32. Luc J. Lefèvre, 1969, « Y a-t-il un concile Vatican II ? oui ou non... », La Pensée catholique, n o
121, 3e trim., p. 7.
33. Id., 1969, « Basta ! Basta ! », La Pensée catholique, n o 123, 4e trim., p. 6-7.
34. Voir : « L’abbé Georges de Nantes, fondateur de la CRC », <http://crc-resurrection.org/notre-pere-
fondateur/labbe-de-nantes-fondateur-de-la-crc/>, page consultée le 30 avril 2015 ; Mac-Cready,
Perrin (2001 : 183-184) ; Perrin (2008 : 483-496).
35. Voir : « Lettre de l’abbé de Nantes au cardinal Ottaviani », <http://crc-resurrection.org/notre-
pere-fondateur/la-situation-canonique-de-labbe-de-nantes/lettre-de-labbe-de-nantes-au-
cardinal-ottaviani/>, page consultée le 30 avril 2015.
36. Voir : « I. Enseignant, curé, fondateur », de Frère Bruno de Jésus-Marie, <http://crc-
resurrection.org/notre-pere-fondateur/fils-de-leglise/i-enseignant-cure-fondateur/>, page
consultée le 1er mai 2015.
37. Roger-Thomas Calmel, 1965, « Évangélisme ambigu », Itinéraires, n o 92, avril, p. 159-160.
38. Voir : Roy-Lysencourt (2014 : 466-467) ; James (1981 : 110-111) ; Le Cerf M. A., 1987, « L’abbé
Raymond Dulac (4 octobre 1903-18 janvier 1987) », La Pensée catholique, n o 228, mai-juin, p. 39-42.
39. Lettre du 2 décembre 1967 de Calmel à Raymond Dulac, in Fabre (2012 : 313).
40. Lettre du 22 août 1966 de Calmel à l’une de ses dirigées, in Fabre (2012 : 309-310).
41. Lettre du 10 février 1966 de Calmel, in Fabre (2012 : 318).
42. Lettre du 15 juin 1967 de Calmel à l’abbé Dulac, in Fabre (2012 : 405).
43. Vade Mecum du catholique fidèle. Face à la destruction concertée de l’Église 170 prêtres rappellent les
principes essentiels de la vie chrétienne, 1968, Paris, Imp. Ferrey, 4 e trim.
44. Foederatio Internationalis Una Voce, « Bref historique », <http://www.fiuv.org/p/fr-who-we-
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45. « Bref Examen critique de la nouvelle messe », 1970, Itinéraires, n o 141, mars p. 216.
RÉSUMÉS
La réception du concile Vatican II est un objet d’étude extrêmement vaste. Malgré toutes les
publications faites sur le sujet, de nombreux travaux restent à entreprendre. Parmi eux se trouve
la réception du concile par les catholiques traditionalistes. Il en est question dans cet article pour
la période qui va de la clôture de l’événement (8 décembre 1965) à l’entrée en vigueur des
prescriptions de la Constitution Apostolique Missale romanum (3 avril 1969). L’histoire d’un
éphémère bulletin fondé par d’anciens membres du Cœtus Internationalis Patrum (CIP), qui fut le
principal groupe d’opposants au sein du concile, est présentée dans une première partie. Elle est
suivie d’une étude sur la réception du concile par les anciens dirigeants de ce groupe avant
l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, et enfin d’une présentation de la réception du concile
par quelques clercs et laïcs influents durant la même période.
The reception of the Second Vatican Council has been a huge subject of study. However, in spite
of all the publications on the issue, hard work remains to be done. Among other researchs, there
is the reception of the Council by traditionalist Catholics. This article tackles this issue in the
period going from the closing of the event (December 8, 1965) to the implementation of the
prescriptions of the Apostolic Constitution Missale romanum (April 3, 1969). The history of a short-
lived bulletin founded by some former members of Cœtus Internationalis Patrum (CIP), the main
opposition group within the Council, will be presented first. This part will be followed by a study
of how the Council was received before the Novus Ordo Missæ’ implementation in the one hand by
the former leaders of this group, and on the other by some influential clerics and lay people.
La recepción del Concilio Vaticano II es un objeto de estudio muy vasto. A pesar de las
publicaciones sobre el tema, numerosos trabajos quedan por emprender. Entre ellos se encuentra
la recepción del Concilio por parte de los católicos tradicionalistas. Este artículo se ocupará de
este tema en el período que va desde el cierre del Concilio (8 de diciembre de 1965) hasta la
entrada en vigor de las prescripciones de la Constitución Apostólica Missale Romanum (3 de abril
de 1969). La historia de un boletín efímero fundado por antiguos miembros del Cœtus
Internationalis Patrum (CIP), que fue el principal grupo de opositores en el seno del Concilio, es
presentada en la primera parte. Luego, sigue un estudio sobre la recepción del Concilio por los
antiguos dirigentes de este grupo ante la entrada en vigor del Novus Ordo Missæ, y finalmente
una presentación de la recepción del Concilio por parte de algunos clérigos y laicos influyentes
durante el mismo período.
INDEX
Palabras claves : Concilio Vaticano II, recepción, Cœtus Internationalis Patrum,
tradicionalismo, Novus Ordo Missæ
Mots-clés : concile Vatican II, réception, Cœtus Internationalis Patrum, Traditionalisme, Novus
Ordo Missæ
Keywords : Second Vatican Council, reception, Cœtus Internationalis Patrum, traditionalist
Catholics, Novus Ordo Missæ
AUTEUR
PHILIPPE ROY-LYSENCOURT
Université Laval, Canada, Fonds National de la Recherche Scientifique Belge (FNRS), philippe.roy-
[email protected]
Silvia Scatena
NOTE DE L'AUTEUR
traduit de l’italien par Pierre Antoine Fabre
laquelle elle devient le levier institutionnel d’une assimilation sélective et créative des
orientations conciliaires. L’expérience inédite d’une véritable convivialité pendant les
années du concile et l’image d’un « groupe latino-américain » que le CELAM avait
gagnée à l’extérieur du continent représentent également un élément important pour
la maturation, chez les évêques, d’une nouvelle conscience de soi continentale ; enfin,
le fait que, sur le sujet de la collégialité, l’expérience du CELAM apparaisse souvent
comme une nouveauté précieuse digne d’être imitée contribue elle aussi alors à une
« latinoaméricanisation » des consciences qui va bien au-delà du réseau de contacts
établi par le jeune organisme colombien dans la seconde moitié des années 1950 12.
Parler de l’impact du concile en Amérique latine revient souvent, sous de nombreux
aspects, à parler du processus de réception précoce du concile conduit par le CELAM
sous la présidence de l’évêque chilien Manuel Larraín, second puis premier vice-
président de l’organisme de 1956 à 1962, puis président de novembre 1963 à sa mort
accidentelle en juin 1966.
9 Figure cruciale de capitaine de l’Église continentale dans sa navigation du concile à
l’après-concile par sa capacité à traduire ampleur de pensée et longueur de vue dans la
pratique d’une organisation et d’une structure concrètes (cf. F. Erríos, 2009 : 1-2 et
13-40), Manuel Larraín Errazuriz avait été le disciple du jésuite Alberto Hurtado,
référence centrale de ce catholicisme social chilien qui, dès les années 1920-1930, avait
su trouver des représentants de poids dans l’épiscopat national ; responsable de
l’Action catholique chilienne depuis 1952, l’expérience de l’accompagnement de la JOC
avait été fondamentale pour le conduire à une plus grande attention aux problèmes
sociaux et à une certaine familiarité avec les analyses de la nouvelle sociologie
religieuse d’origine francophone13. L’itinéraire d’Errazuriz est proche de ce point de vue
de celui de l’évêque brésilien Helder Pessoa Camara, « père » et vice-président du
CELAM jusqu’à son remplacement en novembre 1965, conséquence des nouveaux
équilibres internes de la Conférence épiscopale du Brésil (CNBB) après le coup d’État
militaire de l’année précédente14. Auxiliaire de l’évêque de Rio de Janeiro avant d’être
promu à Récife en avril 1964, l’évêque du nord-est brésilien avait lui aussi été membre
de la direction nationale de l’Action catholique de 1952 à 1962 15. L’expérience jociste
compte aussi chez d’autres évêques du groupe réuni par le tandem Camara-Larraín, qui
avaient déjà été promoteurs dans leurs diocèses respectifs de pratiques pastorales
novatrices et originales. Citons, pour ne retenir que quelques-uns d’entre eux : le
paraguayen Ramón Bogarín Argaña, ancien coadjuteur d’Asunción et depuis 1957
évêque de San Juan Bautista de las Misiones, employé à la promotion du diaconat et à la
formation pastorale des laïques, autant qu’au soutien aux premières « Ligues agraires »
dans le territoire des anciennes réductions jésuites16 ; le péruvien Dammert Bellido,
évêque du diocèse paysan de Cajamarca, ancien auxiliaire de Lima, organisateur, avec le
français Fernand Boulard, des premières Semaines sociales péruviennes, et pionnier
d’une tentative originale d’adaptation du droit canonique aux habitants de la Sierra 17 ;
enfin, last but not least, l’évêque équatorien de Riobamba, Leonidas Proaño, qui avait
constitué avec quelques amis dès la fin des années 30 un groupe de prêtres voués à la
promotion d’un mouvement d’organisations ouvrières et d’un groupe JOC dans les
provinces andines d’Imbabura et Carchi, dans le diocèse d’Ibarra 18.
10 Expression d’une minorité au sein des diverses hiérarchies ecclésiastiques nationales,
mais dans le même temps interprète des secteurs les plus dynamiques et les plus larges
du catholicisme continental, pour lesquels le message conciliaire représentait une
sollicitation nouvelle et un rendez-vous décisif, le CELAM de Manuel Larraín devient
manque cependant jamais d’être représenté dans toutes les commissions de la période.
Je me limiterai ici à rappeler le nom de l’auxiliaire de Panama, puis ordinaire de
Veraguas, Marcos McGrath, membre de la commission théologique et donc président de
la sous-commission sur les « signes de temps », qui devait préparer la trame d’un
rapport sur l’Église dans le monde moderne. Ancien professeur et doyen de la faculté de
théologie de l’Université catholique de Santiago, et assistant de l’Action catholique
chilienne avant de partir compléter le cours de ses études à l’Université Notre Dame
nell’Indiana, à Paris et à l’Angelicum de Rome, le jeune évêque est considéré comme le
véritable héritier spirituel de Manuel Larraín par sa capacité à créer le consensus dans
l’épiscopat pourtant très composite du continent latino-américain, en parvenant à se
présenter comme un « progressiste » respecté autant par les conservateurs que par
l’aile la plus avancée (cf. AA.VV., 1987).
12 J’ajoute encore aux noms de Camara, Larraín et Bogarín Argaña, en fonction de leurs
compétences dans les divers champs de l’apostolat, de leur habitus collégial et, pour la
plupart des cas, de leurs liens avec Larraín, ceux de l’urugayen Baccino, fondateur de la
JAC et pionnier d’une nouvelle pastorale, du bolivien Gutiérrez Granier et du colombien
Botero Salazar, président du comité économique du CELAM, qui secondait sur le plan
économique et organisationnel les choix et les orientations de l’évêque de Talca. Ce
sont tous ceux-là qui, en substance, conduisent dans le contexte régional sud-américain
une sorte de « concile parallèle », refondation conciliaire de l’organisme de Bogotá sur
la base d’une conscience nouvelle du fondement de cet organisme dans le principe de la
collégialité épiscopale. Une « refondation » dont le moteur sera l’affranchissement de la
tutelle romaine de la Commission pontificale pour l’Amérique latine (CAL) et un
enracinement plus décidé encore dans les exigences et les besoins du continent ; et
celui-ci passait d’abord, très concrètement, par une réorganisation du secrétariat
général du CELAM, c’est-à-dire par la constitution de dix départements « de service »,
spécialisés et décentrés, capables de capitaliser les expériences qui avaient mûri sur le
terrain dans les divers secteurs de l’action pastorale des deux côtés de l’Atlantique, et
de coordonner les forces de changement dans ces secteurs.
13 Pour l’essentiel bien acceptée à Rome, cette nouvelle structure du CELAM trouve son
vrai centre de ralliement dans le département de pastorale qui, sous la direction de
Proaño, du péruvien Dammert Bellido et de l’argentin Devoto, porte-parole de la
minorité rénovatrice dans son épiscopat et interlocuteur régulier, pendant le concile
Vatican II, du groupe réuni autour de Gauthier, devient rapidement le carrefour
institutionnalisé d’une pluralité de réflexions, d’expériences et de nouvelles pratiques
pastorales. L’essor du nouveau département pour l’action sociale est lui aussi
déterminant, sur un terrain névralgique – et chaque jour un peu plus – pour l’ensemble
de l’Église latino-américaine ; la direction en est confiée au brésilien Eugenio de Araújo
Sales, administrateur apostolique à Salvador de Bahia depuis 1964 et l’un des
représentants les plus éminents de l’Église du nord-est brésilien, très lié lui-même à
l’archevêque de Recife, comme cela est bien connu22. Bien que la perspective reste
marquée par une vieille confiance dans les ressources de la « doctrine sociale » de
l’Église, les développements politiques et la radicalité des transformations en acte sur le
continent entraînaient chez plusieurs évêques du CELAM des écarts toujours plus
proches du grand écart par rapport à cette tradition, face à leur « problème n o 1 » :
celui de la faim et de la justice sociale23. Cette divergence critique par rapport à la ligne
progressiste-développementaliste qui dominait le débat conciliaire lui-même, sur le
Gaudium et Spes, était surtout manifeste dans l’évolution d’Helder Camara, mais le
président du CELAM, Manuel Larraín, avait lui-même publié au début du mois d’août
1965, c’est-à-dire avant même d’intervenir au concile sur le thème du développement,
une lettre pastorale – Desarrollo : Exito o fracaso en America Latina – dans laquelle il
anticipait de près de deux ans sur certains des accents et des contenus de Populorum
progressio ( cf. M. Larraín, 1965). Larraín stigmatisait sans détours dans le sous-
développement matériel et spirituel du peuple latino-américain, et plus généralement
dans le Tiers Monde, une violation systématique de la dignité de l’homme et de ses
droits fondamentaux, ainsi qu’une « rupture effective » de la paix, pour souligner
davantage l’urgence d’un développement intégral de l’homme, matériel et spirituel.
Dans un style souvent accusateur, la pastorale du président du CELAM se plaçait
évidemment dans le sillage du débat conciliaire sur le schéma XIII 24 (sur la place de
l’Église « dans le monde de notre temps ») ; par ailleurs, en se faisant l’interprète d’un
sentiment ecclésial très large, elle semblait aussi souligner combien la dimension
proprement temporelle de la mission évangélisatrice de l’Église conciliaire trouvait une
forme spécifique dans la réalité sociale et ecclésiale du continent et que, par
conséquent, c’est à partir de cette réalité-là que ces problèmes devaient être affrontés
dans un effort commun des Églises latino-américaines. C’est surtout à ce niveau que les
problèmes du développement et de la paix se conjuguèrent alors étroitement aux
dynamiques d’intégration d’un continent pour lequel l’Église pouvait redevenir ce
facteur d’unité qu’elle avait été au début de son histoire.
14 La conscience nouvelle que prenait le CELAM de sa signification proprement ecclésiale
dans le contexte du concile se conjuguait elle aussi, en proportion, comme le notait
Larraín à la veille de la dernière période conciliaire, avec une perception toujours plus
aiguë de la « situation absurde » dans laquelle se trouvaient le continent et les deux
tiers de l’humanité et donc de la nécessité impérieuse, urgente, de promouvoir un
« développement harmonieux et intégral25 ». « Véhicule très spécial » de l’esprit du
concile et, dans le même temps, instrument de promotion et d’impulsion de « tous les
changements de structure d’ordre socio-économique dont le continent avait besoin »,
le CELAM se retrouve à Rome pour l’ultime session de Vatican II déjà projeté vers les
responsabilités qui l’attendaient à la fin du concile.
force d’appui aux groupes guerrilleros (guérilleros) actifs dans les divers pays du
continent30.
22 Voilà donc la toile de fond sur laquelle viennent se situer les travaux de l’assemblée
extraordinaire convoquée par le CELAM au mois d’octobre 1966 à Mar del Plata, en
Argentine, avec pour ordre du jour les problèmes du sous-développement en Amérique
latine31. Première épreuve pour la nouvelle présidence orpheline de son guide, la
rencontre argentine, organisée non sans difficulté dans une conjoncture économique
difficile, au lendemain du coup d’État du général Onganía, sera un moment essentiel de
synthèse de toutes les réflexions qui avaient germé depuis les années 1950 sur le thème
du développement. Elle sera aussi l’occasion d’affirmer une vision globale de la
situation latino-américaine et représente certainement, par les thèmes qu’elle aborde
et par le nombre de ses participants, le précédent le plus immédiat de la célèbre
conférence de Medellín ; un précédent dont les orientations et les analyses trouveront
une confirmation suprême à la fin du mois de mars 1967 avec l’encyclique papale sur le
développement, Populorum progressio, qui fait l’effet d’un « coup de cymbale » dans tout
le continent et s’engouffre dans la brèche ouverte par les évêques latino-américains à
Mar del Plata (cf. G. Gutiérrez, op. cit. : 231-260). Référence fondamentale pour les
hiérarchies nationales, qui trouvaient en elle, soit la confirmation des processus de
réforme engagés, soit l’input nécessaire pour la recherche d’un nouveau
positionnement des Églises nationales dans une société latino-américaine globalement
inquiète de son avenir, cette encyclique donne également une autorité nouvelle aux
conclusions de l’assemblée du CELAM, en particulier auprès de certains épiscopats,
comme en Colombie, qui étaient restés jusqu’ici extérieurs à la dynamique dont les
propositions de Mar del Plata étaient le fruit.
23 Jointe à l’Assemblée d’octobre 1966 et à l’écho considérable de Populorum progressio, une
autre étape essentielle de la « gestation » de Medellín sera la rencontre épiscopale
d’Itapoã, dans les environs de Salvador de Bahia, en mai 1968 32. Organisée pour vérifier
l’application et les développements des orientations de Mar del Plata à la lumière de
l’encyclique pontificale, cette rencontre signifiera aussi l’entrée dans le corps de
réflexion officiel du CELAM de la « théorie de la dépendance », selon laquelle le sous-
développement structurel de l’Amérique latine ne pouvait pas être compris hors de sa
relation de dépendance, elle aussi structurelle, à l’égard du monde développé (cf. J. G.
Palma, 1995 : 529-541). Le document final confirmera les perspectives d’analyse de Mar
del Plata, mais marquera aussi une certaine forme d’évolution dans le diagnostic de la
réalité latino-américaine et apportera une tonalité plus dramatique au document
antérieur. Celui d’Itapoã, sous l’influence des sollicitations d’Helder Camara, ne manque
pas d’aborder aussi l’épineuse question de la violence33 : un an après l’encyclique
Populorum progressio, de plus en plus de catholiques appliquaient au contexte socio-
politique latino-américain la « petite phrase » du texte pontifical sur l’exception au
refus de l’engagement révolutionnaire. Les évêques réunis à Salvador affirmaient
résolument le choix d’une « action non-violente », comme non-violence active, qu’il ne
fallait pas confondre avec une attitude de passivité, car c’était tout au contraire la
volonté d’une réaction non conformiste par rapport aux injustices, sous leurs multiples
prétextes et modalités. Cette action non-violente renonçait par ailleurs à condamner
toute forme de violence et devait donc se traduire le plus rapidement possible dans
« une action courageuse et constante pour obtenir de profondes, urgentes et
audacieuses réformes de structure », sans lesquelles la violence deviendrait inéluctable
– et elle était déjà, de fait, « une tentation du moment présent ». Ce discours sur la
violence, au sujet de laquelle de très fortes polarisations n’allaient plus tarder à se faire
jour dans le catholicisme à l’échelle continentale, fait d’Itapúa le vrai grand dernier
seuil du sommet de Medellín et des « années 70 » de l’Église latino-américaine.
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NOTES
1. Voir en particulier de ce point de vue S. Galilea (1985).
2. Cf. É. Poulat (1990) et D. H. Levine (1990 : 3-24 et 25-48).
3. Pour un tableau d’ensemble, cf. L. Zanatta (2010).
4. D’après le nom de Eugenio Maria Giuseppe Giovanni Pacelli, pape Pie XII (1878-1958) (NdT).
RÉSUMÉS
Continent très largement dominé par le catholicisme, tout au moins culturellement et
sociologiquement, l’Amérique latine des années 1960 à offert une caisse de résonance très
singulière aux instances de l’aggiornamento conciliaire par la convergence entre le processus de
rénovation théologique porté par Vatican II et les profondes transformations sociales en cours
sur ce continent. L’équipe d’évêques qui dirigeaient l’organisme de l’épiscopat latinoaméricain à
l’échelle continentale (CELAM) a été le foyer catalysateur d’une réception créative et sélective du
concile. Composé pour l’essentiel d’ecclésiastiques formés à l’école de la JOC et rapidement
enrichi par la collaboration de nombreux religieux, prêtres, laïcs, théologiens et sociologues, ce
leadership épiscopal, qui était en général l’expression d’une minorité au sein des hiérarchies des
églises nationales, a joué un rôle déterminant pour l’expression des ferments qui traversaient un
catholicisme latino-américain inquiet et pour l’essor d’une nouvelle pastorale libératrice.
A continent with an overwhelming Catholic majority, at least culturally and sociologically, in the
60s Latin America offered a special sounding board to the requests for councilor aggiornamento
because of the singular convergence of the process of theological renewal initiated by Vatican II
and the deep social transformations underway. Catalyst for a creative and selective reception of
the Council was, particularly, the team of bishops leading in those years the Latin American
Episcopal Council (CELAM). Mostly composed of bishops formed at the decisive “school” of the
JOC and soon enlarged by the permanent collaboration of many religious, priests, theologians
and sociologists, it was above all this episcopal leadership of CELAM, generally expression of a
minority within their national hierarchies, to try to give voice to the ferments crossing the
restless Latin American Catholicism and to stimulate the take-off of a new liberating pastoral
praxis.
INDEX
Palabras claves : Concilio Vaticano II, conferencia de Medellín, CELAM, catolicismo de América
Latina, teología de la liberación
Mots-clés : concile Vatican II, conférence de Medellín, CELAM, catholicisme d’Amérique latine,
théologie de la libération
Keywords : second Vatican Council, Medellín conference, CELAM, Latin American Catholicism,
liberation Theology
AUTEUR
SILVIA SCATENA
Université de Modena et Reggio Emilia, Fondation pour les sciences religieuses de Bologne,
[email protected]
Catherine Mayeur-Jaouen
1 « Vatican II n’a pas été pour l’Orient1 », dit fermement le père Jacques Masson. Né en
1925 et arrivé en Égypte en 1963, aujourd’hui dernier jésuite français d’Égypte, le père
Masson récapitule les deux points centraux qui constituent, à ses yeux, le cœur de
Vatican II : la réforme liturgique n’a guère concerné que la liturgie latine puisque,
parmi les Orientaux, seuls les maronites menèrent une vraie réforme liturgique. Ne
parlons pas du droit canon, pour la révision duquel le père Masson fut nommé expert
au début du concile : il démissionna dès la première séance – considérant que la
révision du droit canon latin ne tenait aucun compte des rites orientaux. Quant au
second thème, « l’Église dans le monde moderne », il n’a guère concerné les chrétiens
d’Orient : pour eux, au quotidien, c’est « l’Église dans le monde musulman » qui
importait, à l’époque comme aujourd’hui. Quant aux combats qui importaient aux
prélats orientaux lors du concile, ce furent des échecs : ils n’obtinrent ni la juridiction
en diaspora, ni l’unité de juridiction en Égypte même. L’Orient qui passe pour avoir
brillé à Vatican II d’un vif éclat fut en réalité celui des grecs-catholiques et du
patriarche Maximos IV2.
2 Le catholicisme égyptien d’alors connut pourtant des élans qui « font époque » et
traduisent, dans le contexte nouveau du régime nassérien, l’espoir d’un monde meilleur
pour une jeunesse enthousiaste. C’est de cet espoir que parle encore le docteur Safwat
Sebeh (né en 1950), copte-catholique habitant au Caire : « On parlait surtout du schéma
XIII3, devenu ensuite Gaudium et Spes » ; les aspects œcuméniques, « ça nous tarabustait
parce que nous avions beaucoup d’amis coptes-orthodoxes » ; « La rencontre entre Paul
VI et Athénagoras, c’était la vraie application de la vision du concile ». Pour Safwat, un
médecin qui voua l’essentiel de sa vie à servir l’Église dans des associations, Vatican II
consacre aussi la place des laïcs dans l’Église. La principale conséquence de Vatican II,
pour ces catholiques égyptiens francophones qui eurent 20 ans à la fin des années 1960
ou au début des années 1970, fut de donner une place inédite aux laïcs, jusque-là
étroitement soumis à une hiérarchie fortement cléricale, qu’elle soit latine ou orientale.
Trois mouvements catholiques de mobilisation des laïcs et de travail social naquirent
ou se développèrent dans la suite du concile : l’Association de Haute-Égypte, Caritas-
Égypte, le mouvement Justice et Paix.
3 Les catholiques, moins nombreux qu’aujourd’hui, comptaient bien davantage en
proportion et en influence dans la société égyptienne. En 1945, on estimait les
catholiques d’Égypte à 250 000, soit 1,3 % de la population égyptienne, pour un million
de coptes et 18 millions de musulmans4. Les impulsions données par le concile auront
plutôt accompagné qu’initié des évolutions que l’histoire mouvementée du pays – coup
d’État des Officiers libres de 1952, réforme agraire, crise de Suez en 1956,
nationalisations de la République Arabe Unie en 1961 – contribua à accélérer. La
période vit le remplacement partiel des missionnaires latins par des religieux orientaux
et le déclin des Syriens d’Égypte au profit de la petite Église copte-catholique devenue
l’Église catholique nationale, arabisée et égyptianisée. Les expériences de
développement social à la campagne, lancées sur l’impulsion des jésuites dans les
années 1940, s’accordaient avec les préoccupations socialistes de l’époque nassérienne.
De même l’espoir d’un vrai rôle des laïcs, c’est-à-dire des jeunes dans un pays en pleine
explosion démographique, correspondait-il aux aspirations d’une jeunesse urbaine et
alphabétisée. Le mouvement œcuménique prôné par Vatican II souleva dans les années
1970 des espoirs bientôt déçus dans les rapports avec les coptes-orthodoxes alors en
plein Renouveau. Quant au dialogue avec l’islam dont Vatican II fut une importante
étape, il ne s’incarna que dans des initiatives d’intellectuels latins ou grecs-catholiques,
peu en lien avec la base copte-catholique de Haute-Égypte, tandis que le régime
nassérien marquait le début d’une islamisation de l’espace public. Ces années 1960, qui
furent les belles années de la gauche égyptienne et arabe, correspondirent pourtant à
bien des espoirs des chrétiens dans l’irréversible mouvement d’arabisation et
d’égyptianisation de l’Église catholique.
départ des Européens en 1956 lors de la crise de Suez avaient déjà atteint les
catholiques d’Égypte. Le Collège de la Sainte-Famille, fleuron de l’enseignement jésuite
français, fut mis sous séquestre pendant six mois en 1959. La vague de nationalisations
de 1960-1961 lança une deuxième vague de départs, celle des Syriens d’Égypte perçus
comme allogènes. Cette vague fut déclenchée en février 1960, avec la prise de contrôle
par l’État de la banque Misr et de la Banque Nationale, puis de la presse (mai 1960) et du
commerce du coton (juin-juillet 1961), et se poursuivit par la nationalisation de sociétés
privées. Le socialisme d’État frappait des intérêts dans lesquels les « Syriens » avaient
une part active. « Le déchaînement de la presse nationaliste, qui publiait des listes “de
millionnaires” et de “féodaux” provoqua une vague considérable de départs qui
affectèrent au premier chef la communauté grecque-catholique » (Frédéric Abécassis,
op. cit.). Perçus comme des allogènes qui n’avaient pas leur place dans le pays, les
Syriens d’Égypte partirent pour le Liban, la France et le Canada. La vague migratoire de
ces catholiques de rite grec ou maronite affaiblit leur voix, au moment où la première
phase de la transition démographique donnait aux coptes-catholiques de Haute-Égypte
un poids plus considérable : les familles de Haute-Égypte comptaient couramment huit
ou dix enfants, alors que les familles urbaines du Caire ou d’Alexandrie étaient deux ou
trois fois moins nombreuses. En octobre 1964, l’évêque copte-catholique de Louxor
Ishaq Ghattas évoque publiquement lors du concile ce mouvement migratoire des
Syriens qui faisait désormais des coptes-catholiques la communauté dominante du
catholicisme égyptien et insiste : « Les Coptes, au contraire, émigrent peu » (Le
Messager, 25 octobre 1964). C’est ainsi, au moment même du concile, que l’Église copte-
catholique devint « l’Église catholique nationale », comme le dit aujourd’hui Salah : on
espérait alors que l’union avec les coptes-orthodoxes était proche...
12 C’est en Haute-Égypte que se trouvait l’essentiel des coptes-catholiques. Fondées par les
jésuites, l’Association de Haute-Égypte et ses écoles devenaient un enjeu majeur. Après
les nationalisations, les principaux donateurs de l’Association avaient quitté le pays. Le
père jésuite Glaser tenta de dissoudre l’Association lors d’une Assemblée générale en
1964, maintenant que les « richards levantins » (comme dit André Azzam) qui la
soutenaient financièrement avaient quitté le pays. Fallait-il céder les écoles à la
hiérarchie copte-catholique ? Des laïcs, menés par Amin Fahim, s’organisèrent pour
maintenir l’Association : « c’est là que Vatican II eut un effet », commente André ;
« l’Association deuxième vague s’est inspirée de Vatican II comme un mouvement laïc
qui s’est opposé fortement aux évêques ». L’AHE se développa en quatre programmes :
alphabétisation, formation professionnelle, promotion de la femme, santé et activités
économiques et, en 1967, elle fut enregistrée au Ministère des Affaires sociales comme
association d’intérêt public.
13 Le poids de l’État égyptien, un État nettement musulman, se faisait de plus en plus
sentir : la suppression des tribunaux ecclésiastiques par la jeune révolution égyptienne
avait été suivie par une loi de statut personnel pour les non-musulmans, en 1955, qui se
révéla « peu satisfaisante pour les minorités chrétiennes » (Elias Zoghby, Le Messager, 14
novembre 1965). Litote. En mars 1964, une déclaration commune des chefs des
communautés catholiques d’Égypte indiquait une inquiétude partagée face à
l’islamisation de l’espace public imposée par l’État nassérien (Haqlunâ, n o 170, mars
1964).
un concile romain sa petite Église, dernière venue des sept Églises uniates d’Égypte
(Haqlunâ, no 128, mai 1960, p. 4-5). Vers la fin du concile, en février 1965, Stephanos fut
fait cardinal avec le patriarche grec-catholique Maximos IV et le patriarche maronite
Pierre Méouchy.
16 Maximos IV et Stephanos Ier partirent au concile en avion, accompagné de dix évêques :
d’abord les deux évêques latins d’Égypte, Mgr Jean de Capistran Cayer, un franciscain
vicaire apostolique d’Alexandrie depuis 1950, et Mgr Armand Hubert, père des Missions
africaines et vicaire patriarcal d’Héliopolis. Trois évêques représentaient des
communautés très réduites, exclusivement urbaines et d’origine non-égyptienne : Mgr
Boutros Dib (1881-1965), l’évêque maronite du Caire ; Mgr Joseph Bakkhache, le vicaire
patriarcal syrien-catholique ; et finalement Mgr Raphaël Bayan (1914-1999), évêque
d’Alexandrie et vicaire patriarcal arménien-catholique. Les quatre évêques coptes-
catholiques représentaient les éparchies (diocèses) de Haute-Égypte : Mgr Paul Nosseir
(1896-1967) était l’évêque de Minya et Mgr Alexander Iskandar (1895-1964) l’évêque
d’Assiout. Mgr Ishaq Ghattas (1909-1977) était l’évêque de Thèbes-Louxor depuis 1949.
Si, comme me le dit en souriant Salah Sebeh, Stephanos I er « était un homme d’une
famille aristocratique et d’une politesse extrême, mais pas très ferme, il y avait des
évêques beaucoup plus forts que lui, surtout celui de Louxor, Ishaq Ghattas ». Comme
Salah, le père Hervé Legrand, alors jeune dominicain habitant en Égypte, se souvient de
Mgr Ghattas comme du vrai leader de la petite délégation copte-catholique au concile
où il fut l’une des grandes voix orientales. Mgr Ghattas était accompagné de son
théologien personnel, le dominicain français Dominique Boilot (1912-1989) qui fut le
supérieur puis le prieur du couvent dominicain du Caire de 1953 à 1965, et qui plaidait
pour une ouverture au dialogue avec l’islam. Quatrième évêque copte-catholique,
l’évêque-auxiliaire de Louxor depuis 1956, Yuhanna Nuwayr (1914-1995) était un
franciscain qui devait succéder en 1964 à Mgr Iskandar sur le siège épiscopal d’Assiout.
Lors des trois dernières sessions, un cinquième évêque copte-catholique se joignit à la
petite délégation, l’évêque auxiliaire d’Alexandrie, Yuhanna Kabès (1919-1985).
17 La représentation copte-catholique – exclusivement égyptienne, par définition – était
fort modeste à côté des seize évêques de rite grec-catholique qui, venus d’Égypte, de
Syrie et du Liban, accompagnaient Mgr Maximos IV10. Certains des évêques melkites
étaient Égyptiens comme Mgr Elias Zoghby (1912-2008), le vicaire patriarcal grec-
catholique, qui fut une figure majeure du dialogue œcuménique avec les grecs-
orthodoxes et les coptes-orthodoxes11. En tant que Secrétaire de la réunion des évêques
catholiques d’Égypte, Mgr Zoghby joua aussi une sorte de rôle diplomatique face à la
censure de la République arabe unie d’Égypte (Le Messager, 14 novembre 1965). Un autre
Égyptien de naissance participait au concile parmi les évêques melkites : Georges Salim
Hakim (le futur Maximos V, patriarche melkite en 1967). D’autres enfin, nés en Syrie,
avaient passé une grande partie de leur vie en Égypte, comme Mgr Joseph Tawil (Yûsuf
al-Tawîl 1913-1989). Comme l’on sait, les évêques melkites manifestèrent lors du
concile une ouverture œcuménique particulière à l’égard des grecs-orthodoxes et de
leurs communes racines orientales.
18 Pour leur part, écrasés par le poids d’un islam que le nassérisme rendait de plus présent
et de la puissante Église copte-orthodoxe qui amorçait alors un Renouveau
spectaculaire (Legrand, 1962), les quatre évêques coptes-catholiques n’étaient pas prêts
à signifier une telle ouverture, mais plutôt décidés à lutter pour défendre leur toute
petite Église, créée ou agrandie par des conversions de coptes-orthodoxes de la fin du
XIXe siècle jusqu’aux années 1940. Moins nombreux et peut-être moins brillants que
leurs homologues grecs-catholiques, les quatre évêques coptes-catholiques de Haute-
Égypte présents au concile représentaient ce monde du Sud égyptien dont les stigmates
– sous-développement, analphabétisme, forte mortalité infantile, statut des femmes –
et les mots d’ordre – nationalisme, refus de la discrimination raciale, lutte contre le
colonialisme – étaient ceux du nassérisme de la Conférence de Bandoeng et du
Mouvement des non-alignés. Ils étaient aussi ceux de Vatican II. On souligna que
chrétiens et non-chrétiens partageaient des luttes communes : lutte contre la pauvreté,
contre l’analphabétisme, contre le matérialisme et l’athéisme, contre le communisme
aussi. Le discours du socialisme arabe contribuait à guider les préoccupations sociales
manifestes dans la littérature catholique arabe du temps. L’attention au Tiers-Monde,
particulièrement à l’Afrique en lutte contre le colonialisme, s’exprimait aussi dans les
revues des catholiques égyptiens. Haqlunâ soulignait que l’Église combattait aussi bien
le racisme dénoncé à Vatican II que le fanatisme. Mgr Zoghby soulignait que la liberté
des peuples n’était pas conciliable avec la faim, ni la paix dans le monde avec le racisme
(Haqlunâ, no 136, janvier 1961, p. 5-6). S’il s’agissait de discours obligés dans l’Égypte
nassérienne, il est manifeste que la plupart des évêques et des laïcs adhéraient à ces
idées, et c’est sur un ton vigoureusement nationaliste que Mgr Ghattas s’exprima
vigoureusement lors du concile pour réclamer la pleine reconnaissance de la dignité
des Orientaux. Ainsi à propos du schéma XIII sur l’Église dans le monde contemporain :
« le Schéma doit montrer qu’en dehors de la famille, la nation est la seule communauté
ayant une dimension spirituelle. Il doit dire que lorsque les évêques ou les papes
saluent l’indépendance des jeunes nations, ce n’est pas par opportunisme, mais par la
reconnaissance d’une réalité chrétienne. Il faut montrer la dignité des nations, et leurs
devoirs, en insistant sur la coopération mutuelle et la liberté des minorités. Il faut
parler de l’amour de la patrie et des devoirs des citoyens » (Le Messager, 8 novembre
1964).
Mgr Ishaq Ghattas, évêque copte-catholique de Thèbes-Louxor, se prépare au concile (d’après une
brochure citée par Le Messager, juillet 1962)
gagner les coptes à l’unité. Il est devenu plus copte que les coptes, si bien que c’est chez
lui que beaucoup d’entre eux et même les membres du Patriarcat orthodoxe, venaient
finalement s’instruire de leurs propres traditions. Son idéal était de vivre tout à fait à la
copte : usages, coutumes et nourritures13 ». Il souhaitait que l’architecture copte
remplaçât faux roman et faux gothique, que les icônes coptes fussent installées à la
place des statues en plâtre saint-Sulpiciennes : tout cela lui paraissait indispensable
pour lutter contre le caractère d’importation européenne du catholicisme et la
suprématie romaine, afin de convaincre les coptes-orthodoxes de la possibilité d’une
union.
21 L’émancipation ambiguë de l’Église copte-catholique avait été accentuée, après la
révolution des Officiers libres de 1952, par l’évolution politique. En 1953, le séminaire
copte-catholique, fondé par les jésuites près d’un siècle plus tôt, en 1879, fut installé au
Caire dans les vastes bâtiments flambant neuf du Séminaire pontifical de Maadi dont la
bénédiction fut donnée par le cardinal Tisserant lui-même. Le Séminaire passa
définitivement sous la houlette de la hiérarchie copte-catholique en 1969. Avec
l’avènement de la République nassérienne et du nationalisme arabe triomphant, le
modèle français et libanais qui avait longtemps prévalu au séminaire s’estompait au
profit d’un ultramontanisme poussé et d’un nationalisme égyptien vigoureux centré
sur la revivification du rite copte. Ce sont ces orientations qu’exprimait déjà, à partir
du printemps 1949, une revue patriarcale en arabe destinée aux prêtres coptes-
catholiques, Sadîq al-Kâhin (L’Ami du Prêtre) où écrivait le qommos Muyser pour mieux
expliquer le rite copte. C’est dire si, en Égypte comme ailleurs, bien des orientations du
concile étaient déjà esquissées ou amorcées à partir de la fin des années 1940 et durant
les années 1950.
22 La mise à l’honneur du rite copte devait, dans l’esprit de ses promoteurs, permettre une
union que l’on pensait alors imminente. Il ne s’agissait donc pas de se lancer dans une
réforme liturgique qui eût menacé cette union, mais d’éviter au contraire tout ce qui
aurait pu différencier dans le rite les coptes-catholiques de leurs frères orthodoxes.
C’est sans doute pourquoi la réforme liturgique n’eut que des effets mineurs sur les
coptes-catholiques. L’arabisation était déjà faite depuis longtemps par le premier
patriarche Cyrille Macaire. On acheva de traduire en arabe la partie de la consécration
naguère dite en copte. L’atmosphère de la messe copte-catholique, plus courte, resta
davantage latine, juge le père Masson, puisque la messe est vue comme une action.
L’épouse de Safwat, Siham, qui fréquentait la Légion de Marie, la Société de Saint-
Vincent de Paul et les écoles du dimanche, reconnaît une grande proximité avec l’église
latine, celle des prêtres italiens ou français : après Vatican II, elle ne vit guère de
différences, sinon un certain rallongement de la messe. Pour se distinguer des autres
rites orientaux, les prêtres coptes-catholiques revinrent à des ornements blanc et or,
maintinrent le baptême par immersion totale et soutinrent lors du concile la validité du
mariage mixte (entre un catholique et une orthodoxe) célébré par un prêtre orthodoxe,
tandis que les coptes-orthodoxes allaient bientôt exiger sous Shenouda III (patriarche
copte-orthodoxe en 1971) le re-baptême du fidèle catholique, homme ou femme, qui
voudrait épouser un ou une copte-orthodoxe (Haqlunâ, no 169, février 1964, p. 4).
islamo-chrétiennes (Haqlunâ, no 176, octobre 1964, p. 6-7 sq.). C’est sans doute parce
qu’il était animé par un intellectuel grec-catholique lié lui-même à l’islamologue Louis
Massignon, Boutros Kassab, que Haqlunâ souligne avec force l’importance d’une
déclaration sur les musulmans qui croient en Dieu unique, sont liés à Abraham, ont
combattu le paganisme et dont la religion contient bien des croyances chrétiennes. En
ce domaine, tout particulièrement, Haqlunâ reflétait les idées du petit cercle de Dâr al-
Salâm, près de Sainte-Marie de la Paix fondée en 1940, où brillait le père Anawati : à la
mort de Louis Massignon, autre acteur important de ce cercle, le 31 octobre 1962,
Boutros Kassab lui avait consacré un long article (Haqlunâ, n o 156, novembre 1962,
p. 14-15, p. 19).
31 L’insistance sur la liberté religieuse, présentée par Haqlunâ comme base du mouvement
conciliaire, concernait les Églises du silence, persécutées dans les pays de l’Est, car la
censure ne permettait sans doute pas d’écrire ouvertement que cette liberté religieuse
était aussi menacée par l’islam politique ou les dictatures arabes. Mais le comptage
proposé dans le numéro de Haqlunâ d’octobre 1963 (95 évêques venus de pays arabes et
174 venus de pays communistes) suppose implicitement ces difficultés. Il est certain
que la liberté religieuse, pour des chrétiens en Haute-Égypte, avait un tout autre sens
qu’au Caire ou à Alexandrie, même si les tensions interconfessionnelles n’y avaient pas
le caractère aigu qu’elles prirent à partir des années 1980.
évêchés et évêques en diaspora, à partir des années 1970-1980 : pourquoi les coptes-
catholiques n’avaient-ils pas le droit de faire de même ?
33 Les avancées de Vatican II sur le rôle des laïcs rencontrèrent certainement des
aspirations de la part de jeunes militants membres de la Société de Saint-Vincent de
Paul, très active en Égypte depuis le début du XXe siècle (Haqlunâ, no 137, février 1961,
p. 12), et chez les catéchistes des écoles du dimanche, en pleine restructuration sous
l’impulsion des jésuites du Caire : en septembre 1961 par exemple, une délégation du
Comité pour l’organisation de conférences internationales pour l’organisation des laïcs
avait visité les capitales du Proche-Orient, notamment Alexandrie et Le Caire (Haqlunâ,
no 145, octobre 1961, p. 10). C’est donc pleine d’espoir que l’Association de la Jeunesse
catholique d’Égypte envoya en janvier 1964 un mémorandum au concile pour proposer
de favoriser la participation des laïcs à la messe ; de rapprocher l’enseignement de
l’Église des laïcs, enfin de permettre aux laïcs de participer aux affaires financières de
leur église locale. L’Église copte-catholique qui cumulait les habitudes patriarcales
égyptiennes, les traditions du catholicisme latin du XIXe siècle et le prestige du rite,
était profondément cléricale. Elle l’était d’autant plus que le pouvoir étatique égyptien
n’admettait comme interlocuteur, du côté des coptes, que la hiérarchie patriarcale et
épiscopale, et répugnait à donner aux laïcs un rôle éminent.
34 Contraints en principe à la suite de Vatican II d’organiser des conseils pastoraux
diocésains, composés de laïcs, Stéphanos II et les évêques renâclèrent. L’Association de
Haute-Égypte organisa alors une grande consultation sur « Le rôle de l’Église catholique
aujourd’hui en Égypte » qui rassembla les réponses de milliers de destinataires. La
synthèse de cette consultation fut rédigée par le jésuite Christiaan Van Nispen
(1938-2016), par l’aspirant jésuite Saroute Qayçar et par André Azzam : elle aboutit à la
création, en 1979, d’un « Conseil pastoral d’ensemble » – et non un Conseil pastoral par
diocèse – pour gérer les affaires communes à toute l’Église. Ce Conseil réunissait tous
les évêques ainsi que les représentants des différentes congrégations et des
associations, par diocèse. C’est dans la grande salle des jésuites au Caire qu’eut lieu la
première rencontre qui réunissait 500 personnes, avec un Conseil de 70 personnes (un
représentant de chaque association laïque ; et par diocèse : un prêtre, un religieux, un
laïc, une laïque ; des membres des sept Églises catholiques d’Égypte ; huit religieuses ;
quatre religieux). Ce Conseil se dota d’un Secrétariat général élu. André Azzam en fut
membre durant une session de deux ans avant de se retirer « devant l’emprise des
évêques qui voulaient maîtriser, dominer et s’approprier ce conseil ». Safwat fut
membre également un certain temps de ce Secrétariat général qui répondait aux
questions envoyées par Rome. Le secrétaire général fut d’abord un prêtre, Mounir
Kassis, proche d’Amin Fahim et de l’Association de Haute-Égypte. Mais les évêques
exigèrent bientôt que ce fût un évêque qui le présidât... L’entreprise finit par se vider
de son sens et disparaître.
35 C’est donc sur le front des associations que les laïcs trouvèrent un rôle à jouer, souvent
en lutte contre les évêques coptes-catholiques. Des tensions opposèrent l’AHÉ présidée
par Amin Fahim et la hiérarchie copte-catholique20 : comme beaucoup des écoles de
l’AHÉ étaient devenues coptes-catholiques ou annexées à une église copte-catholique,
on hésitait à savoir qui devait gérer l’école, les électeurs de l’association ou les curés,
généralement soutenus par l’autorité hiérarchique. La plupart des laïcs étaient
bénévoles, mais de nouveaux statuts permettaient de petites rémunérations, afin de
développer de nouveaux services, notamment dans la santé. La Sacrée Congrégation
pour les Églises orientales soutenait l’Association en donnant chaque année, via le
patriarche Sidarouss, 1 000 livres au président de l’Association Amin Fahim : les
évêques de Haute-Égypte accusèrent alors les laïcs d’être des mercenaires. Les
affrontements furent violents : selon André Azzam, très jeune administrateur bénévole
de l’AHÉ vers 1967-1968, seule une menace collective de démission des laïcs à la tête des
Directions fit reculer les puissants évêques de Sohag et de Minya, et finalement le
Synode.
36 Autre effet partiellement dû à Vatican II, la promotion de la femme fut un grand thème
des années 1970, ce qui permit aux religieuses d’Égypte de se réunir : Paula de
Montvalon, laïque consacrée appartenant aux Sœurs de Jésus Réparateur, puis aux
Sœurs de Jésus-Christ, était liée à l’Association de Haute-Égypte où elle dirigeait le pôle
Santé, puis s’engagea dans Caritas dont elle avait accueilli les bureaux dans son propre
logement au centre-ville21. L’Association organisa la Fédération des religieuses d’Égypte
qui se réunirent pour la première fois en 1971 : la lutte contre l’excision, à côté de la
lutte contre l’analphabétisme, devint un thème majeur des combats des religieuses de
Haute-Égypte.
37 Chez les religieuses, comme ailleurs, il semble qu’invoquer les orientations de Vatican
II servit à alimenter bien des conflits ou des règlements de compte dont la petite Église
copte-catholique, faite de familles liées par la « force des origines » (Maurice Martin),
semble avoir eu le secret. L’histoire des Sœurs égyptiennes du Sacré-Cœur l’illustre.
C’était la première Congrégation féminine catholique autochtone en Égypte, fondée en
1913 comme une scission des Mariamettes, elles-mêmes fondées dans l’orbite des
jésuites, sous le nom de la Congrégation des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie au Liban.
La Congrégation avait fondé plusieurs écoles tout en se consacrant à diverses activités
apostoliques d’ordre spirituel et social : catéchèse, dispensaires, service social, foyers
d’accueil, promotion de la femme dans les villages de Haute-Égypte. Une scission se
produisit en 1967, officiellement à la lumière et à la suite de Vatican II : elle recouvrait
plutôt un conflit social entre deux groupes de religieuses. Trois sœurs appartenant à
une branche modeste de la famille Khouzam (une grande famille copte-catholique de
Haute-Égypte) s’élevèrent contre trois autres religieuses (elles aussi trois sœurs) issues
d’une branche huppée de la même famille Khouzam, qui furent taxées de sclérose et
dénoncées au Vatican. Les frondeuses firent scission pour fonder les « Sœurs
égyptiennes de Jésus et de Marie ». La Congrégation initiale connut pourtant un
véritable renouveau et « leur Supérieure fut comme un Jean XXIII pour les sœurs
égyptiennes », me dit André Azzam.
Et « c’est avec Justice et Paix en Égypte dans les années 70 et 80 que les
recommandations de Vatican II ont pris corps dans tous les domaines de
développement à cette époque ».
42 Hoda fut une des secrétaires de Justice et Paix, depuis la création jusqu’à 1982. En
Égypte, ce fut, raconte-t-elle, un engagement courageux de laïcs, inspiré par le thème
du développement global et par l’exemple latino-américain. Elle me cite Mgr Romero,
assassiné en 1980. « Justice et Paix », aux orientations nettement œcuméniques, voulait
mener une politique de « conscientisation » : taw’iyya, un mot très répandu dans la
propagande nassérienne du début des années 1960 et qui rime avec tanmiya,
développement. On organisait des stages et des rencontres ouverts à tous, aider la
création de coopératives, apprendre aux pauvres à compter sur soi. Dans les grandes
paroisses coptes-catholiques de Haute-Égypte, on organisait des conférences et des
buffets, ce qui faisait surnommer avec humour la Commission Justice et Paix (en arabe :
Lajnat al-’adâla wa l-salâm) le Comité de la Nourriture et de la Parole (Lajnat al-akl wa l-
kalâm). Les gens qui venaient aux réunions demandaient souvent des choses concrètes :
un nouvel ouvroir, une nouvelle école. D’autres ne venaient que pour les repas...
43 « Justice et Paix », soutenu par des prêtres latins et des jésuites, animé par des
intellectuels laïcs désireux d’ouverture œcuménique, rencontra l’opposition sourde de
la hiérarchie copte-catholique. Hoda s’affronta aux évêques de Haute-Égypte, et
notamment à Mgr Ishaq Ghattas. D’après Hoda, les plus jeunes curés de paroisse étaient
pourtant sensibilisés aux thèmes du statut des femmes et de la création de
coopératives. Mais la plupart appliquaient les idées de Vatican II sans comprendre :
selon elle, formés comme des latins, issus de familles pauvres, ces prêtres restaient des
« hommes du Sa’îd » (Sa’âida, hommes de Haute-Égypte) à la tête dure, et, malgré leur
obéissance extérieure, refusaient les perspectives de Vatican II dans l’ouverture
œcuménique envers les coptes-orthodoxes, sans parler de dialogue avec l’islam : sur
place, le combat était de durer, éventuellement de résister. Pour sa part, André Azzam
évoque plutôt des curés indolents, formés à l’ancienne, qui laissent les religieuses tout
faire... L’idée de former les séminaristes au ménage, à la cuisine et à la plomberie fut
l’occasion de stages d’été dans les années 1970-1980 : mais trois ou quatre séminaristes
abandonnèrent, dégoûtés par ces tâches ancillaires.
44 Le jésuite égyptien Mounir Khouzam, « l’apôtre de la Haute-Égypte en milieu pauvre »
(Masson), est bien le fruit de Vatican II. Né en 1932, fils d’une très bonne famille
catholique originaire d’Akhmim, frère d’une sœur carmélite et d’un père salésien,
Mounir, souligne le père Masson, avait une culture européenne : fils de bey, il parlait
français à la maison. Ayant découvert la Haute-Égypte et notamment Garagos,
expérience jésuite de village-pilote, durant ses années de collège, Mounir décida très
tôt de devenir prêtre et jésuite, pour servir les pauvres « dans les villages » (Meshwar,
youtube). Il fut ordonné en juin 1964 en plein concile (Haqlunâ, no 173, août 1964,
p. 16-17). Mounir était convaincu que l’Église catholique devait se dépouiller de tous ses
trésors vaticanesques, en les vendant au profit des pauvres, et installer son centre dans
la ville où le Christ était mort pour le salut du monde. Il avait alors adressé des missives
écrites en ce sens à Paul VI, expliquant que la mission du Pape se devait d’être
uniquement spirituelle et non pas temporelle ni politique. D’après André Azzam qui me
rapporte cette anecdote, « Mounir avait une foi ferme qu’une telle attitude allait
révolutionner l’Église catholique et aussi internationaliser la ville de Jérusalem
qu’Israël ne cessait de convoiter, avant de l’occuper en juin 1967 ».
45 Alors jeune prêtre fraîchement arrivé de sa théologie à Beyrouth, Mounir Khouzam fut
envoyé à Garagos en 1965 (Charles Libois, Garagos, p. 16). Au début des années 1980, il
s’installa à Armant al-Wabûrât (la Sucrerie) au sud de Louxor : il s’agissait là de
raffineries de canne à sucre, grande entreprise belge où étaient célébrés chaque année,
dans l’entre-deux-guerres et encore après la Deuxième Guerre, 20 à 25 baptêmes
catholiques, par conversion de coptes-orthodoxes. Nationalisées sous Nasser, les
Sucreries avaient vu partir tous les étrangers, et les coptes du lieu étaient paisiblement
retournés dans le sein de l’Église copte-orthodoxe. Mounir restaura l’église franciscaine
et tenta le développement social de trois villages pauvres, avec la collaboration de
jeunes laïcs « consacrés » venus de Minya d’où Mounir Khouzam avait longtemps
œuvré pour le développement. Le Supérieur général des jésuites lui-même, le père
Kolvenbach, arabisant de rite arménien, formé au Liban, vint l’encourager en donnant
une conférence pour le centenaire de la fondation de la mission jésuite de Minya
(1987)23. Mais l’évêque copte-catholique ne soutint guère Mounir, soit qu’il ait vu dans
son action l’ultime empiètement des jésuites, soit, comme le pense le père Masson, qu’il
ait préféré une action pastorale plus classique. Malgré l’ouverture œcuménique de
Mounir Khouzam envers les coptes-orthodoxes, ou à cause de celle-ci, il était détesté
par Shenouda pour son action missionnaire. Il était aussi « très brouillon », de l’aveu
d’un témoin, se lançant à la fois dans la menuiserie, la plomberie, l’électricité,
s’occupant de jeunes handicapés. Il fallait lutter sur tous les fronts.
46 Plus de cinquante ans après, le père Masson en parle encore avec indignation : Rome
s’est-elle vraiment souciée des Orientaux ? Auteur d’une thèse en droit canon sur « Les
causes du divorce dans la tradition canonique copte » soutenue à la Grégorienne le 7
décembre 1963, il avait été nommé expert parmi la centaine d’experts du Comité de
révision du droit canonique romain, à côté des patriarches orientaux « qui s’en
fichaient ». Comme je l’ai rappelé, il démissionna dès la première séance, lorsque l’on
apprit que la révision se ferait sur le Motu Proprio publié par Paul VI, alors que Jean
XXIII l’avait jugé inapplicable aux Églises orientales. « On ne démissionne pas d’un
comité où on est nommé par le pape », fut-il répondu au père Masson, et les
organisateurs continuèrent à lui envoyer ponctuellement les billets d’avion, sans que le
père Masson revienne jamais sur sa décision. Mgr Ishaq Ghattas, comme d’autres
évêques orientaux, avait sans doute eu raison de dénoncer la marginalisation qui, sous
couleur d’honneurs, allait de pair avec le Décret sur les Églises orientales. Son combat
et celui des évêques de Haute-Égypte pour la promotion de l’Église copte-catholique
auront pourtant porté des fruits, et la petite Église dont il était le héraut, quasi-ignorée
en 1965, aura finalement pris une place à Rome : Yu’annes Lahzi Gaid, prêtre copte-
catholique né au Caire en 1975 et dont les parents viennent du village de Nazlet Khater
en Haute-Égypte, est devenu en avril 2014 le second secrétaire du pape François. C’est
la première fois qu’une telle position est tenue par un prêtre de rite oriental, et un
arabophone.
47 Vatican II et la politique nassérienne auront coïncidé en mettant l’accent sur le
développement, l’arabisation, la promotion de l’Église copte-catholique comme Église
catholique nationale. Les coups successifs portés par le régime nassérien aux
communautés allogènes, l’islamisation de l’État sous Sadate et Moubarak, les crises
BIBLIOGRAPHIE
Haqlunâ, collection incomplète à la Bibliothèque du Collège de la Sainte-Famille, Le Caire.
Le Messager (Hâmil al-risâla), collection complète aux Archives du Centre d’études franciscain, Le
Caire.
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Francophonie et identités nationales, thèse sous la direction de Robert Ilbert, université de Provence,
non publiée, 2000, p. 741-742, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00331877/
document
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octobre 1962-8 décembre 1965), Raboueh, Patriarchat grec melkite catholique, 2003 et des Mélanges
en l’honneur de Mgr Neophytos Edelby (1920-1995), Beyrouth, CEDRAS, 2005, dans Archives de sciences
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MAYEUR-JAOUEN Catherine, 2016, Prêtres, coptes et catholiques : voyage dans la campagne égyptienne,
manuscrit non publié, à paraître.
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PÉRENNÈS Jean-Jacques, 2008, Georges Anawati (1905-1994). Un chrétien égyptien devant le mystère de
l’islam, Paris, Le Cerf.
VIAUD Gérard, 1972, Le qommos Jacob Muyser, apôtre de l’Unité en Égypte, Facous, exemplaire
dactylographié, Le Caire, Archives du Collège de la Sainte-Famille.
NOTES
1. Entretiens donnés par le père Jacques Masson s.j. le lundi octobre 2015 et les 3 et 4 février
2016. Je remercie les bibliothèques du Centre d’études orientales des franciscains et du Collège de
la Sainte-Famille des jésuites au Caire pour leur accueil. Je remercie chaleureusement pour leurs
témoignages, outre le père Masson, Mme Hoda Khouzam (Le Caire, Héliopolis, 11/10/2015) ; le
docteur Safwat Sabri Sebeh (Subay’) et son frère Salah Sabri Sebeh (Le Caire, Zeitun,
29/01/2016) ; M. André Azzam (Le Caire, Héliopolis, 10 octobre 2015), et enfin Séverine Gabry
pour son aide précieuse et joyeuse.
2. L’église grecque melkite au Concile : discours et notes du patriarche Maximos IV et des prélats de son
Église au Concile œcuménique Vatican II, 1967, 533 p. Le père Masson rejoint les remarques amères
de Mgr Zoghby sur le désir de gloire de Maximos IV.
3. Voir ci-dessus, p. 250.
4. Estimations avancées par Jean de Menasce, cité par Dominique Avon : voir « Boilot
Dominique » dans le Dictionnaire biographique des Frères prêcheurs.
5. En février 1960, elle prit le nom de Association de la Jeunesse chrétienne d’Égypte. Des non-
catholiques participèrent effectivement à ses réunions et actions, mais elle resta
fondamentalement dirigée et animée par des catholiques. Haqlunâ, n o 126, mars 1960.
6. Ignorant où pourrait se trouver une collection complète de la revue (peut-être au siège de
l’Association où je n’ai pu me rendre), j’en ai consulté une collection incomplète, mais déjà assez
cohérente à la Bibliothèque du Collège de la Sainte-Famille du Caire.
7. Nous n’avons pu dépouiller pour la période du concile trois revues des catholiques d’Égypte
qui pourraient apporter d’autres éclairages : la revue du patriarcat al-Salâh, Eux et nous, revue de
l’Association de Haute-Égypte, et enfin Risâlat al-kanîsa, revue créée par Mgr Ishâq Ghattâs.
Notons également que la revue catholique francophone Le Rayon d’Égypte (1937-1957) pourrait
donner des éléments intéressants pour la période pré-conciliaire.
8. Haqlunâ, no 174, septembre 1964, p. 14. La visite de Stéphanos Ier en mars 1960 compte treize
séminaristes arabes à la Propagande, dont onze coptes-catholiques, un chaldéen et un latin. Il y
avait également deux prêtres franciscains, un copte-catholique et un maronite, qui préparaient
leur thèse.
9. Né Polonais, éduqué en France et tôt venu en Égypte pour enseigner le français, le père Joseph-
Marie avait étudié l’arabe à l’Université égyptienne. Lorsqu’il s’installa en 1965 à Assiout où il fut
pendant de très longues années responsable de la catéchèse, le régime nassérien lui donna la
nationalité égyptienne – un fait exceptionnel. Le père Joseph-Marie contribua à diffuser bien des
orientations de Vatican II dans son enseignement catéchétique.
10. Le manque de solidarité entre Orientaux fut l’une des grandes déceptions du melkite alépin
Mgr Edelby, Neophytos Edelby, Souvenirs du concile Vatican II (11 octobre 1962-8 décembre 1965),
Raboueh, Patriarchat grec melkite catholique, 2003. Cf. le compte rendu d’Aurélien Girard,
Archives de sciences sociales des religions, no 148, octobre-décembre 2009.
11. Il laissa des souvenirs qui portent surtout sur son rôle au concile, Mgr Elias Zoghby, Mémoires,
Beyrouth, 1992.
12. Étienne Fouilloux, Eugène, cardinal Tisserant 1884-1972. Une biographie, Desclée de Brouwer,
2011, p. 392-393.
13. Témoignage de Mgr Iskandar, évêque d’Assiout, rapporté dans Noël Douau, Missions en Afrique.
Biographies, SMA, 1963, I, p. 157. Cité par D. Avon, p. 488. Gérard Viaud, Le qommos Jacob Muyser,
apôtre de l’Unité en Égypte, Facous, déc. 1972, dactylographié.
14. Concile œcuménique Vatican II, Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non-
chrétiennes « Nostra Ætate », Documents conciliaires 2-Les évêques, la vie religieuse, la formation des
prêtres, l’éducation chrétienne, les religions non-chrétiennes, Éditions du Centurion, Paris, 1965,
p. 197-219.
15. Neophytos Edelby, Souvenirs du concile Vatican II, p. 238. Yves Congar notait dans son Journal du
Concile (t. II, p. 425-426) que Maximos IV Sayegh avait des réactions antisémites.
16. Diaire Anawati 30 octobre 1963, cité par Dominique Avon, Les Frères prêcheurs, p. 785. Le père
Anawati traduisait les textes préparatoires du Concile aux diplomates de la République arabe
d’Égypte présents à Rome : ceux-ci apparaissent en photographie dans les revues catholiques
égyptiennes.
17. Sur ces questions, l’ouvrage de référence est celui de Dominique Avon, Frères prêcheurs en
islam, et notamment le chapitre 21 « L’islam, invité de la dernière heure au concile », p. 777-808.
Cf. chapitre 7 « L’islam à l’heure du Concile : le temps de la moisson » dans Jean-Jacques Pérennès,
Georges Anawati (1905-1994). Un chrétien égyptien devant le mystère de l’islam, Éditions du Cerf, Paris,
2008, p. 209-242.
18. Présentation par Mgr Dumont dans Concile œcuménique Vatican II, Documents conciliaires 1-
l’Église, l’œcuménisme, les Églises orientales, Éditions du Centurion, Paris, 1966, p. 225.
19. Détails dans le livre alerte d’un excellent témoin, René Laurentin, Bilan du concile Vatican II,
Seuil, 1967, p. 128-132.
20. Le terme « tensions » est une litote : « Ishaq Ghattas fit la guerre à l’Association de la Haute-
Égypte et à Amin Fahim », déclare André Azzam.
21. Ces renseignements sont dus à André Azzam.
22. Haqlunâ, no 161, avril 1963. Il semble que la première conférence de ce type s’était tenue en
1948.
23. Témoignage d’André Azzam qui assura la traduction de la conférence du père Kolvenbach.
RÉSUMÉS
Dans une Égypte peuplée à 90 % de musulmans et où les chrétiens sont essentiellement des
coptes-orthodoxes, les catholiques sont la minorité de la minorité. Vatican II coïncida avec les
années du « socialisme arabe » et du régime nassérien. Les nationalisations de 1960-1961
entraînèrent le départ des élites grecques-catholiques. Les coptes-catholiques incarnèrent
désormais l’Église catholique nationale représentée par ses évêques de Haute-Égypte : les années
1960-1970 correspondirent au mouvement d’arabisation et d’égyptianisation de l’Église
catholique. Le mouvement œcuménique souleva des espoirs bientôt déçus dans les rapports avec
les coptes-orthodoxes. Le dialogue avec l’islam s’incarna dans des initiatives d’intellectuels latins
ou grecs-catholiques, tandis que s’accélérait l’islamisation de l’espace public. Mais les laïcs – dont
quelques femmes – jouèrent un rôle important dans la politique de développement dans la
Haute-Égypte rurale.
In Egypt, 90% of the inhabitants are Muslims and Christians are mostly Coptic Orthodox.
Catholics are the minority of the minority. Vatican II coincided with the years of “Arab
socialism” and Nasser’s regime. Nationalizations of 1960-1961 led to the departure of the Greek-
Catholic elites. Henceforth, Coptic Catholic Church embodied the National Catholic Church which
was represented by its bishops of Upper Egypt: the decades 1960-1970 corresponded to the
movement of Arabization and Egyptianization of the Catholic Church. The ecumenical movement
raised great hope, soon disappointed by the Coptic Orthodox Church. The dialogue with Islam
was achieved through the initiatives of some Latin or Greek Catholic intellectuals, while the
Islamization of the public sphere went on. Simultaneously, young lay people and among them
women played an important role in development policy in rural Upper Egypt.
En un Egipto poblado en un 90% por musulmanes y donde los cristianos son esencialmente
coptos-ortodoxos, los católicos son la minoría de la minoría. Vaticano II coincidió con los años del
“socialismo árabe” y del régimen naserista. Las nacionalizaciones de 1960-1961 tienen como
consecuencia la partida de las élites griegas-católicas. Los coptos-católicos encararon, ya
definitivamente, la Iglesia católica nacional representada por sus obispos del Alto Egipto: los años
1960-1970 correspondieron al movimiento de arabización y de egipcianización de la Iglesia
católica. El movimiento ecuménico generó esperanzas pronto decepcionadas en las relaciones
con los coptos-ortodoxos. El diálogo con el Islam se encarnó en iniciativas de intelectuales latinos
o griego-católicos, mientras que se aceleraba la islamización del espacio público. Pero los laicos –
entre ellos las mujeres– jugaron un rol importante en la política de desarrollo en el Alto Egipto
rural.
INDEX
Keywords : Coptic Catholic, Egypt, Greek-Catholic, Muslims, Vatican II
Mots-clés : copte-catholique, Égypte, grec-catholique, musulmans, Vatican II
Palabras claves : copto-católico, Egipto, griego-católico, musulmanes, Vaticano II
AUTEUR
CATHERINE MAYEUR-JAOUEN
Institut national des langues et civilisations orientales, [email protected]
Rémy Madinier
NOTE DE L'AUTEUR
Je tiens ici à exprimer ma gratitude envers le Père Setyo Wibowo (s.j.), pour son aide et
ses précieux conseils, ainsi qu’au personnel de la bibliothèque du Kolese Santo Ignatius
(Kolsani) de Yogyakarta.
1 Dans les premiers jours d’octobre 1965, les évêques indonésiens présents au concile se
réunirent pour évoquer la situation politique de leur pays. À la suite de l’assassinat de
sept généraux de l’État-major par des officiers putschistes, le général Suharto venait de
s’emparer du pouvoir afin de restaurer l’ordre2. Marginalisé, le président Soekarno
semblait avoir perdu le contrôle de la situation. Dans plusieurs régions du pays une
répression féroce s’abattit sur les sympathisants du parti communiste que l’on
soupçonnait d’avoir inspiré le « coup du 30 septembre ». Plusieurs prélats décidèrent de
regagner au plus vite leur patrie, sans même attendre la fin du concile, afin de tenter de
maintenir la communauté catholique à l’écart du drame qui se nouait. Au milieu de ce
maelström, les décisions de ce dernier passèrent presque inaperçues. En dehors de
quelques périodiques catholiques à l’audience très limitée (Penabur, Basis, Praba), la
presse ne publia que quelques articles circonstanciels. Comme le reconnut plus tard
l’un des participants au concile, le Cardinal Darmoyuwana (1914-1994), président de la
Conférence épiscopale d’Indonésie, les constitutions et décrets adoptés à Rome ne
purent être officiellement mis en œuvre avant plusieurs années (Darmojuwono, 1981 :
3). Présent à partir de 1963 à Java, le père jésuite Bernhard Kieser se souvient de
l’atmosphère bien particulière qui précéda les événements de 1965, rendant presque
impossible tout travail pastoral : une situation politique très tendue, d’incessantes
plusieurs voix venues d’Indonésie marquèrent plus particulièrement les débats : Mgr
Van Bekkum, fort de son expérience missionnaire, de sa participation au Congrès
international de liturgie pastorale d’Assise en 1956, ainsi que du soutien de plusieurs
évêques de Hollande siégeant à ses côtés au sein de la Commission liturgique, joua un
rôle majeur dans la rédaction de la Constitution Sacrosanctum Consilium, adoptée en
décembre 1963 (Alberigo, 2000 : vol. III, p. 485). Lors des discussions préparatoires à la
Constitution dogmatique Lumen Gentium, Mgr Darmojuwono (1914-1994) fit une
intervention remarquée sur le célibat des clercs et Mgr Djajasepoetra intervint sur
l’aspect contractuel du mariage. L’importance de l’inculturation dans la formation des
prêtres indigènes fut défendue avec vigueur par Mgr Sani Kleden (1924-1972) évêque
(svd) de Denpasar, Bali (Alberigo, 2006 : vol. IV, p. 362, 381, 569). Même si, nous y
reviendrons, des différences de sensibilité politique existaient entre les prélats,
Vatican II fit beaucoup pour l’unité de l’Église indonésienne : tous se situaient dans le
camp progressiste et aucun désaccord majeur ne séparait les évêques natifs de leurs
confrères d’origine hollandaise. D’ailleurs, lors des débats en Assemblée conciliaire, les
Européens faisaient généralement de l’un des trois évêques natifs leur porte-parole, se
contentant de figurer comme subsignati de l’intervention 14. Les réunions qu’ils tinrent
régulièrement à Rome pour débattre à la fois des enjeux du concile et de l’évolution de
leur pays, leur donnèrent une conscience aiguë de la dimension nationale de leur
apostolat15.
6 Deux événements survenus durant le concile vinrent souligner le caractère très
politique de l’engagement catholique en Indonésie. Le premier fut la mort de Mgr
Soegijapranata, aux Pays-Bas en juillet 1963, alors qu’il se préparait à se rendre à la
deuxième session du concile. À la demande du président Soekarno, sa dépouille fut
immédiatement rapatriée et sa mémoire fut honorée lors d’obsèques nationales
(Subanar, op. cit. : 235). Un an plus tard, il fut élevé à la dignité de héros national et au
grade de général à titre posthume pour son engagement durant la période
révolutionnaire. Ces honneurs disaient bien les liens très forts qui unissaient son
engagement religieux et son combat pour la patrie qu’il résuma en une formule,
souvent reprise par la suite : « 100 % catholique, 100 % indonésien ».
7 Autre écho de l’actualité nationale, en septembre 1964, à l’ouverture de la troisième
session du concile, les trois évêques de Papouasie Occidentale se joignirent à ceux
d’Indonésie. Le sort de cette province, à majorité animiste et chrétienne, sur laquelle
les Hollandais avaient conservé leur souveraineté lors de leur reconnaissance de
l’indépendance de l’Indonésie, en 1949, était depuis l’un des grand thèmes
mobilisateurs du nationalisme indonésien. En 1960, le président Soekarno avait lancé
une vaste campagne populaire, destinée à donner un objectif commun au mouvement
communiste et à l’armée qui s’affrontaient de plus en plus ouvertement. Intégrée à
l’Indonésie sous le nom d’Irian Jaya, la nouvelle province rejoignait ainsi le giron d’une
Église catholique nationale dont les divers diocèses couvraient désormais l’espace
s’étendant « de Sabang (au nord de Sumatra) à Merauke (à la frontière entre les deux
Papouasies) », selon la formule qui avait nourri l’imaginaire nationaliste depuis la
Révolution.
communautés catholiques javanaises fondées par des catéchistes qui baptisaient eux-
mêmes leur entourage (ibid.).
12 La reconnaissance officielle par le concile du rôle des laïcs eut d’autant plus
d’importance qu’elle coïncida, en Indonésie, avec une forte augmentation de leur
nombre. Dans les mois qui suivirent la crise de 1965, une nouvelle réglementation qui
obligeait chaque citoyen à déclarer l’une des cinq religions reconnues – afin de
combattre l’athéisme – entraîna une vague de conversions. Dans les anciens bastions
communistes, nombre de musulmans nominaux choisirent d’embrasser l’une des deux
religions chrétiennes dont les organisations avaient été moins impliquées dans les
massacres que les milices musulmanes20. À l’échelle nationale, ces conversions ne
jouèrent que marginalement dans la progression du nombre de chrétiens, mais dans
certaines régions, en particulier dans certaines villes de Java central, la proportion de
chrétiens passa de 2 % à 10 % en quelques années (Hefner, 1993 : 99-128). Le diocèse de
Semarang, du Cardinal Darmojuwono, vit ainsi sa population catholique doubler de
1964 à 1971 (de 103 000 à 213 000) et on célébrait près de 15 000 baptêmes d’adultes par
an dans les années qui suivirent l’adoption de la réglementation de 1966 (Subanar,
op. cit. : 280).
ordres missionnaires et les prêtres étrangers. Il se lança dans une vigoureuse politique
d’indonésianisation du personnel clérical qui se heurta à de vives résistances et
finalement entraîna sa démission en 1968 (ibid.).
14 Les ressentiments existant dans les îles extérieures à l’égard de Java expliquent, sans
doute, que les relations entre Mgr Manek et Mgr Soegiyopranata ne furent jamais très
chaleureuses23. Mais leurs différences de vues avaient aussi des raisons plus politiques
liées à la polarisation croissante de la société indonésienne dans les années qui
précédèrent l’explosion de 1965. Ces crispations remontaient à la fin des années 1950,
lorsque le président Soekarno avait fait évoluer progressivement une démocratie
parlementaire au fonctionnement quelque peu chaotique vers un régime autoritaire,
qualifié de « Démocratie dirigée » et qu’il jugeait plus conforme à la « tradition
asiatique24 ». Mgr Soegijapranata avait alors milité pour que les catholiques soutiennent
cette nouvelle politique, mais il s’était heurté à une partie du clergé et surtout au parti
catholique de Kasimo (Muskens, op. cit. : p. 265 et suiv). La dissolution du parlement, en
1960, puis celle, quelques mois plus tard, de la Ligue démocratique (un regroupement
d’organisations politiques, dont le parti catholique, qui refusaient la dérive
autocratique du Président) accrut encore les divisions. Du fait de son prestige, Kasimo
ne fut pas arrêté mais il dut céder la direction du parti sous la pression du pouvoir. La
conférence épiscopale que présidait Mgr Soegijapranata refusa de condamner les
actions du Président, arguant du fait que l’Église pouvait coopérer avec toute forme de
gouvernement, pourvu que la liberté de croyance fut respectée. L’archevêque de
Semarang voyait en Soekarno le seul dirigeant capable de maintenir le fragile équilibre
entre l’armée et le communisme. Le discours populiste et révolutionnaire du président
ne le laissait pas non plus indifférent. D’autres personnalités catholiques, au premier
rang desquelles Mgr Djojosepoetra, l’archevêque de Jakarta, s’inquiétèrent, par contre,
de l’influence grandissante des organisations marxistes. Certaines de ces personnalités
adhérèrent au Manifeste pour la culture (Manifes Kebudayan) qui rassembla, en août
1963, les artistes et intellectuels indonésiens opposés au communisme 25. Elles
devinrent, dès lors, des cibles privilégiées du Lekra (Lembaga Kebudayaan Rakyat,
L’Institut pour la culture populaire, proche du parti communiste).
15 Ces tensions internes à l’épiscopat ne dégénérèrent jamais en un conflit ouvert et la
solidarité au sein de la petite minorité catholique l’emporta. Cependant, au lendemain
de la crise d’octobre 1965, elles conduisirent à des interprétations divergentes des
avancées du concile. Mgr Darmojuwono, successeur de Soegijapranata, avait une
sensibilité politique proche de celle de ce dernier. Après l’adoption de la constitution
Lumen Gentium, il insista sur le fait que l’expression « Église peuple de Dieu » ne devait
pas être traduite en indonésien par « Gereja ummat Allah » (Église communauté des
croyants), comme c’était alors souvent le cas, mais par « Gereja sebagai rakyat tuan ».
Cette traduction plus littérale donnait en effet une dimension plus démocratique, voire
plus révolutionnaire (avec l’emploi du substantif rakyat, peuple) aux enseignements du
concile26. Après l’annonce de l’échec du coup du 30 septembre et des premiers
massacres de communistes qui suivirent, Mgr Darmojuwono exhorta, depuis Rome et
en sa qualité de président de la Conférence épiscopale (Mawi), les catholiques
indonésiens à se tenir à l’écart des violences. Dès son retour en Indonésie, il organisa
une conférence sur la doctrine sociale de l’Église au cours de laquelle il insista sur le fait
qu’à la lumière des enseignements du concile, le petit peuple (rakyat kecil) devait
bénéficier d’une plus grande attention. Peu de temps après, il inaugura le Programme
social du Cardinal, destiné à venir en aide aux prisonniers politiques et à leurs familles
en se référant à Gaudium et spes (Grange, 1970). Mobilisant, dans un premier temps, les
ressources de son diocèse, le programme fut ensuite étendu à plusieurs autres régions
d’Indonésie. Il impliquait des jésuites et plusieurs ordres féminins, et assista plus de
cent mille personnes dans les années 1970. Dans l’atmosphère d’hystérie anti-
communiste de l’époque, l’action était courageuse voire risquée27. Mgr Darmojuwono la
justifia en expliquant que sans ce type d’engagement, l’apostolat se dégradait
facilement en une sorte de pharisaïsme (Darmojuwono, 1969).
16 À notre connaissance, l’aide aux prisonniers communistes ne fut jamais ouvertement
critiquée au sein de l’Église. Pourtant, une partie des cadres catholiques se réjouirent
de l’avènement de l’Ordre nouveau du général Suharto et y virent l’espoir d’un nouveau
développement pour leur religion. Dans les semaines qui suivirent le coup manqué du
30 septembre, l’Union des étudiants catholiques d’Indonésie (PMKRI) se joignit aux
manifestations réclamant l’interdiction du communisme, puis la démission de
Soekarno. Le président de cette association, Kosmas Batubara fut même élu à la tête de
l’Union des étudiants indonésiens (KAMI) qui joua un rôle de premier plan dans le
changement de régime (Raillon, 1984 : 19). L’anticommunisme viscéral d’une partie du
clergé poussa même certains de ses membres à s’impliquer dans les affrontements.
Demeuré à Rome, Mgr Manek se félicita de l’échec du putsch des officiers progressistes
et, le 6 décembre, appela les organisations catholiques « à apporter toute l’assistance
possible au gouvernement, ..., afin de purifier le pays des ennemis de la révolution 28 ».
Son diocèse de Flores fut d’ailleurs l’un des rares où des milices catholiques
participèrent ouvertement aux massacres (malgré quelques tentatives de prêtres
locaux pour les empêcher). En mars 1966, face au déchaînement de violences, Mgr
Manek réagit de manière ambiguë : il rappela que « le premier des principes du
catholicisme était l’amour de son prochain » mais reconnut, dans le même temps que
l’extermination des communistes « n’était rien de plus qu’une obligation pour assurer
la sécurité » (ibid.).
17 Deux traditions, en fait, s’opposaient dans l’Église indonésienne. La première,
progressiste, eut pour chef de file Mgr Soegijapranata, puis son successeur
Mgr Darmojuwono. La seconde, très minoritaire, puisait ses références dans une
interprétation ultra-conservatrice de la Doctrine sociale de l’Église et dans un courant
de pensée familiariste, propre à l’univers javanais, qui servit de fondement idéologique
à l’Ordre nouveau. L’homme qui incarna le plus nettement cette tendance fut le jésuite
Joop Beek (1917-1983). Né dans une famille catholique hollandaise rigoriste, devenu
citoyen indonésien en 1955, il exerça une influence considérable au sein de la jeunesse
catholique militante de son pays d’adoption. Au cours de ses différentes affectations (le
pensionnat catholique Realino dans les années 1950, puis la Congrégation mariale au
début des années 1960), il développa une méthode d’éducation très exigeante, mêlant
formation idéologique et entraînement physique, destinée à former une élite
catholique pour résister à la progression du communisme. Dans les dernières années du
régime Soekarno, il prit la direction du Bureau de documentation de l’épiscopat, chargé
de suppléer à la fermeture de plusieurs agences d’information et de fournir à sa
hiérarchie des analyses socio-politiques. Il fut également aumônier de l’Union des
étudiants catholiques d’Indonésie (PMKRI). Grâce à ces diverses fonctions, il rassembla
autour de lui un petit groupe de jeunes catholiques ambitieux qui jouèrent un rôle de
premier plan dans l’organisation d’un puissant front anti-communiste, associant civils
et militaires, durant la crise de 196529. Très proche des deux principaux conseillers du
général Suharto, les généraux Ali Moertopo et Soedjono Hoemardani, dont ses protégés
devinrent les assistants, Beek joua un rôle essentiel (mais secret) dans l’élaboration de
la doctrine de l’Ordre nouveau. Le caractère clandestin de son influence fut propice à
un certain nombre de rumeurs : l’un de ses confrères jésuites Dick Hartoko (1922-2001),
affirma plus tard qu’il avait été à l’origine de la fondation du Golkar, le parti
présidentiel. On lui attribua souvent un rôle de conseiller occulte auprès du général
Suharto, voire une responsabilité de premier plan dans le contrecoup qui avait conduit
à la chute de Soekarno30. Si ces allégations semblent quelque peu exagérées, il n’en
demeure pas moins que les pupilles de Beek exercèrent une influence considérable par
la suite. Plusieurs d’entre eux devinrent ministres et les frères Wanandi fondèrent, en
1971, le Center for International Studies (CSIS) qui fit office de think-tank officieux du
régime jusqu’au milieux des années 198031.
18 Sans doute faut-il voir dans le parcours de Joop Beek le surgeon un peu tardif d’un
catholicisme intégral, marqué par l’idée d’un État organique et le rejet viscéral de tout
conflit de classe tels qu’exprimés dans l’encyclique Rerum novarum de 1891. Son
indéniable succès, au mitan de la crise profonde que traversa l’Indonésie en 1965, tint à
sa rencontre avec le renouveau d’un courant politique dit « familiariste » (kekeluargaan)
développé par Ki Hadjar Dewantara (1889-1959) dans les années 1920, puis par le Dr
Soepomo (1903-1958) lors des débats préparatoires à l’indépendance. Ce courant
suggérait que l’État prenne pour modèle la famille pour mettre en œuvre un ordre
paternaliste et bienveillant. Reléguée au second plan durant la période de démocratie
parlementaire, cette conception du pouvoir sous-tendait déjà la Démocratie dirigée de
Soekarno. Elle fut reprise par l’Ordre nouveau qui lui donna une orientation
farouchement anti-communiste et pro-occidentale.
19 Les espoirs de Beek reposaient toutefois sur un malentendu : persuadé de pouvoir
transformer l’Indonésie en un pays à majorité catholique, à l’image de ce que les
Espagnols avaient réalisé aux Philippines quatre siècles plus tôt, il versa bientôt, une
fois le communisme terrassé, dans une opposition affirmée à l’islam, bien loin de
l’ouverture prônée par le concile. Or, pour les militaires javanais qui s’étaient emparés
du pouvoir, l’essentiel était de maintenir un équilibre entre les différentes confessions
en neutralisant les ambitions, en particulier politiques, de chacune d’elles. La plupart
des membres du clergé indonésien, y compris au sein de la Compagnie de Jésus,
comprirent rapidement les dangers des agissements de Beek. De fait, son action fut à
l’origine d’une « théorie du complot jésuite » développée dans les milieux islamistes à
partir des années 1980. Objet de plusieurs enquêtes internes, le bouillant jésuite fut
progressivement marginalisé à partir du milieu des années 1970. Entre-temps, le
renouveau théologique de Vatican II conféra une orientation ouvertement
démocratique à la Doctrine sociale en condamnant toutes les formes de despotisme.
Cette évolution encouragea, au sein de l’Église indonésienne, une analyse plus mesurée
du changement de régime qui s’exprima à travers de nouvelles analyses du Pancasila.
les deux corps de doctrine. En 1954 par exemple, Mgr Soegijapranata avait déclaré que
les catholiques devaient soutenir le Pancasila, en accord avec les dix commandements
(Muskens, op. cit. : 210). La concomitance de la naissance de l’Ordre nouveau et de la fin
du concile entraîna un renouveau des analyses proposées dans les années précédentes,
avec pour objectifs de convaincre la communauté catholique de la légitimité du
nouveau régime, tout en persuadant ce dernier de la bonne volonté de l’Église à son
endroit. Cette appropriation réactualisée du Pancasila situait le catholicisme dans le
temps long de la nation et signalait, au-delà de la crise, la permanence de son message
et de son action. S’agissant de l’engagement social par exemple, il faut mentionner
l’étonnante réussite des « syndicats Pancasila » fondés par le père John Dijkstra –
1911-2003 (Ismawan, 1992). En 1954, ce jésuite (d’origine hollandaise) contribua à créer
plusieurs organisations professionnelles se réclamant du Pancasila ( Ikatan Petani
Pancasila, Ikatan Buruh Pancasila, Ikatan Para Medis Pancasila consacrées aux paysans, aux
ouvriers et aux personnels médicaux). Largement ouvertes au-delà de la communauté
catholique, ces organisations avaient pour but de contrer l’influence communiste dans
le monde du travail car Dijkstra était persuadé que cette bataille se gagnerait en
apportant une aide concrète aux travailleurs les plus démunis 32. L’attention croissante
de l’Église à la question sociale – durant le concile puis avec la publication de Populorum
Progressio, en 1967 – et le changement de régime en Indonésie apportèrent un nouvel
élan à l’entreprise. Reconnus par le gouvernement, ces syndicats d’inspiration
catholique bénéficièrent de l’interdiction de l’ensemble des organisations liées au parti
communiste. Elles prospérèrent, jusqu’à la complète réorganisation du champ syndical,
en 1973, qui les obligea à rejoindre les grandes fédérations professionnelles créées par
le pouvoir.
21 Sur le plan intellectuel, l’un des exemples les plus saillants de la permanence de
l’influence catholique sur l’interprétation du Pancasila se trouve dans l’œuvre prolifique
du philosophe et théologien Nicolaus Driyarka (1913-1957). Ce jésuite javanais, éminent
représentant de la théologie contextuelle, eut en effet l’honneur de s’exprimer lors de
deux importants séminaires gouvernementaux, tenus respectivement aux débuts de la
Démocratie dirigée, puis à l’aube de l’Ordre nouveau. L’analyse qu’il proposa, en février
1959 à Yogyakarta, en présence du président Soekarno, insistait sur les liens entre
religion et Pancasila, leur assignant comme but commun une humanité socialement
active dont l’union fraternelle devait être l’horizon ultime. Cette exégèse de l’idéologie
d’État fut interprétée comme un hommage au gotong-royong, la solidarité villageoise
traditionnelle, que Soekarno avait mise en avant pour proposer sa Démocratie dirigée.
Elle fut d’ailleurs immédiatement récupérée par le pouvoir : au lendemain du
séminaire, à l’issue duquel le président avait annoncé la dissolution de l’Assemblée
constituante, le ministère de l’Information diffusa largement le texte de Driyarkara
(1959). Quelques années plus tard, en mai 1966, invité d’un forum consacré à
« l’émergence de la génération 66 », l’une de ces rencontres entre civils et militaires où
s’élabora la doctrine de l’Ordre nouveau, Driyarkara plaida pour un « retour au
Pancasila ». Selon lui, l’esprit en avait été détourné, corrompu par la pensée
communiste dont la logique était opposée à l’essence de l’idéologie nationale. Son
intervention reflétait le soulagement des milieux intellectuels catholiques, après
l’effondrement de la Démocratie dirigée, durant laquelle les anathèmes des
organisations marxistes, voire les intimidations physiques avaient rendu tout débat
impossible. Comme l’avait déjà rappelé Driyakara dans son intervention de 1959, mais
sans être entendu, « toute vérité, aussi sacrée fût-elle, devait pouvoir être discutée pour
de van Lith offrit donc une utile caution chrétienne à la synthèse mystique javanaise
que le futur président proposa, en 1945, d’étendre à toute l’Indonésie à travers le
Pancasila.
24 On comprend, dès lors, à quel point l’attention aux cultures locales, consacrée dans
Gaudium et spes et Ad Gentes trouvèrent un écho particulier en Indonésie. L’enjeu
dépassait largement les questions relatives à l’emploi des langues et traditions locales
dans le culte catholique que diverses initiatives, y compris en dehors de Java, avaient
déjà promues depuis plusieurs décennies. Le père John Mansford (SVD) se souvient
ainsi du contraste, au début des années 1950, entre les messes auxquelles il assistait
dans la paroisse Saint-Pancras à Ipswich, en Angleterre, « lues à toute allure » par le
célébrant et celles qu’il découvrit, quelques mois plus tard, à son arrivée à Flores. Les
premières étaient vécues « comme une obligation, un rite formel » dans une langue que
l’assistance ne comprenait pas. La recherche du sacré se faisait ailleurs, dans les
processions, les cérémonies d’adoration lors desquelles les chants étaient en anglais. À
Flores, au contraire, la messe, encore en latin, était dite doucement par le célébrant
pendant que l’assistance chantait des cantiques en langue locale 34.
25 Toutefois les adaptations se heurtèrent dans certaines régions à des résistances. Le plus
souvent portées par des prêtres européens, elles froissèrent parfois une partie du
clergé local qui, pour reprendre la belle expression de Gerry van Klinken à propos des
protestants du nord de Sulawesi, « entendaient faire des Hollandais leurs ancêtres ».
Lorsque Mgr van Bekkum, fut ordonné évêque de Ruteng (Florès) en 1951, il eut
beaucoup de mal à convaincre le jeune clergé natif, éloigné de la culture villageoise
depuis l’adolescence, d’adopter les innovations liturgiques qu’il leur proposait.
L’introduction de danses traditionnelles durant l’offertoire et le sacrifice de buffles
durant les grandes cérémonies suscitèrent de nombreuses protestations (Hoekema,
Prior, 2008 : 771).
26 L’autorité du concile permit toutefois de vaincre les rares réticences aux adaptations
liturgiques et il contribua aussi, en ce sens, à l’unité de l’Église nationale : même si les
efforts d’adaptation relevaient encore souvent d’initiatives locales, elles furent
encouragées au plan national comme en témoignent les « principes de la célébration de
l’Eucharistie » (Tata Perayaan Eukaristie) adoptés en 1970, puis renouvelés en 2005
(Martasudjita, 2013 : 659-688). La célébration de l’eucharistie en indonésien ou dans les
langues régionales fut presque unanimement considérée comme une avancée majeure.
Aujourd’hui encore, comme le remarque le père Martasudjita « les voix réclamant un
langage sacré, spécifique au christianisme sont quasi inexistantes dans l’Archipel et il
n’y a pas vraiment de demandes pour des messes en latin 35 ».
27 Dans un pays aussi varié que l’Indonésie (250 millions d’habitants, 13 000 îles s’étendant
sur près de 5 000 km, plus de 400 langues régionales...) l’adaptation liturgique pose
aussi des problèmes d’unité. Comme le soulignait, à la fin des années 1970, un rapport
des Missions étrangères de Paris « parler d’indonésianisation c’est en fait parler de
culture Toraja, Javanaise, Minang, Batak, Balinaise, Papoue et de dizaines d’autres
encore » et « devenir indonésienne signifie donc pour l’Église, s’implanter dans la terre
indonésienne une et multiple, et tenir l’équilibre entre ces deux tensions » (Rapport
annuel MEP, 1979, op. cit.). La nécessité de prendre en compte, sur le plan théologique,
l’impératif de cette « unité dans la diversité » a d’ailleurs conduit le père Y. B.
Mangunwijaya (1929-1999), un architecte très impliqué dans l’adaptation des bâtiments
religieux aux cultures locales, à proposer le concept « d’Église en diaspora ». Ce
théologien reconnu désignait ainsi une Église minoritaire, présente dans des régions
éloignées les unes des autres et pourtant capable de se faire entendre au sein d’une
grande diversité de croyances et de cultures (Mangunwijaya, 1999).
regard au-delà des frontières nationales, les solidarités se nouaient plus volontiers avec
les représentants des autres pays asiatiques. Dans les années qui suivirent le concile, les
responsables de l’Église continuèrent à s’appuyer sur l’État indonésien dans leurs
relations avec la communauté musulmane. En 1969, face aux rancœurs exprimées par
les représentants de cette dernière devant les conversions qui se multipliaient dans les
anciens milieux communistes, le ministère des Religions organisa une conférence
rassemblant l’ensemble des confessions. Signe de leur confiance – quelque peu
excessive comme l’avenir le montra – dans la protection des pouvoirs publics, les
représentants catholiques et protestants refusèrent de signer une charte que leur
proposaient les délégués musulmans, stipulant que chacune des confessions devait
renoncer à convertir ceux des Indonésiens pratiquant l’une des religions reconnues. Ce
refus suscita la colère des organisations musulmanes et toute une littérature anti-
chrétienne se développa dans les années qui suivirent. En 1978, la grande organisation
réformiste Muhammadiyah publia un pamphlet sur le « renouveau de la pensée sur
l’islam à Vatican II », inscrivant le concile dans une longue tradition de duperie
catholique à l’égard de la communauté musulmane (Sudibyo, 1978 : 27-32). Ce n’est
qu’après le tournant islamiste du régime Suharto, vers le milieu des années 1980, que se
développa, au sein de l’Église, une véritable politique d’ouverture à l’égard de l’islam 40.
Elle consista à rechercher l’appui, au sein de la communauté musulmane, de ceux qui
voyaient dans le Pancasila l’essence d’une identité indonésienne qu’aucune influence
extérieure ne devait corrompre. Cette volonté de rechercher parmi les tenants d’un
islam nousantarien (islam nusantara) les interlocuteurs indispensables au maintien
d’une concorde interconfessionnelle a contribué au renforcement du caractère local de
l’Église indonésienne. Afin de se prémunir contre les attaques des organisations
musulmanes radicales qui exagèrent jusqu’au grotesque l’influence de Rome, le champ
des références mobilisées pour faire vivre le dialogue interreligieux s’orienta plus
volontiers vers le Pancasila que vers Nostra Aetate.
30 Sans doute faut-il voir dans les dramatiques événements que traversa l’Indonésie, au
moment de Vatican II, l’explication du peu d’écho qu’il y rencontra. Dans nul autre
pays, les « signes des temps » évoqués par Jean XXIII ne furent aussi difficilement
lisibles. Plongée depuis plusieurs années dans une crise sociale et politique majeure
dont l’acmé coïncida avec la fin du concile, l’Indonésie ne prêta qu’une attention
distraite à l’aggiornamento de l’Église catholique romaine. Dénouement dramatique de
sept années de tensions, la crise de 1965-66 écrasa littéralement la réception du concile
et en orienta la lecture dans un sens très politique. À certains égards pourtant, peu de
communautés catholiques dans le monde semblent avoir été autant en phase avec
l’esprit du concile. Tant sa phase préparatoire que le renouveau de l’ecclésiologie qu’il
initia, confortèrent l’inscription de la communauté catholique dans la nation
indonésienne en accélérant le processus d’indigénisation et en valorisant l’important
effort d’inculturation à l’œuvre dans l’Archipel depuis plusieurs décennies. Cette
rencontre eut cependant ses limites, inscrites dans ce nationalisme catholique que le
concile venait, à point nommé, de consacrer. Aujourd’hui encore, c’est bien plus vers
l’État que vers Rome que se tourne la minorité catholique d’Indonésie dans ses relations
avec les autres communautés religieuses.
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NOTES
2. Sur la crise de 1965, on se permettra de renvoyer le lecteur à Madinier (2014 : 189-211).
3. Son supérieur avait fini par lui interdire toute visite dans les villages alentours où son habit
blanc de novice le désignait trop facilement à la vindicte communiste. Entretien avec le père
Bernhard Kieser, 4 mai 2016, Yogyakarta.
4. Bien que n’ayant été employée qu’une seule fois dans les documents du concile, l’expression a
connu une fortune remarquable (Chenu, 1967 : 97). L’Indonésie ne fait pas exception à cet égard.
RÉSUMÉS
Dans nul autre pays les « signes des temps » ne furent sans doute aussi difficilement lisibles qu’en
Indonésie. Plongé depuis plusieurs années dans une crise majeure dont l’acmé coïncida avec la fin
du concile, l’Archipel ne prêta qu’une attention distraite à l’aggiornamento de l’Église catholique
romaine. Dénouement dramatique de sept années de tensions, la crise de 1965-66 écrasa
littéralement la réception du concile et en orienta la lecture dans un sens très politique. Pourtant
avec le recul, peu de communautés catholiques dans le monde semblent avoir été autant en phase
avec l’esprit de Vatican II. Le concile conforta l’inscription de la communauté catholique dans la
nation indonésienne en accélérant le processus d’indigénisation, en reconnaissant le rôle des
laïcs et en valorisant l’important effort d’inculturation à l’œuvre dans l’Archipel depuis plusieurs
décennies.
The “signs of the times” were probably not more difficult to read in any other country than in
Indonesia. Plunged for several years into a major crisis, the climax of which coincided with the
end of the Council, the Archipelago paid only distracted attention to the aggiornamento of the
Roman Catholic Church. The crisis of 1965-66, dramatic outcome of seven years of tension,
literally crushed the reception of the Council and led to it being read in a very political sense.
Nevertheless, with hindsight, few catholic communities in the world seem to have been so much
in tune with Vatican II. The Council consolidated the position of the Catholic community in the
Indonesian nation, by accelerating the process of indigenisation, by recognizing the role of the
laymen and by valuing the important effort of inculturation that had been at work in the
Archipelago for several decades.
En ningún otro país los “signos de los tiempos” fueron sin duda tan difícilmente legibles como en
Indonesia. Sumergida durante varios años antes del Concilio en una crisis mayor cuya
culminación coincidió con el fin del Concilio, el archipiélago solo prestó una atención distraída al
aggiornamento de la Iglesia católica romana. Desenlace dramático de siete años de tensiones, la
crisis de 1965-66 aplastó literalmente la recepción del Concilio y orientó su lectura en un sentido
muy político. Sin embargo, con la distancia, pocas comunidades católicas en el mundo parecen
haber estado tan alineadas con el espíritu de Vaticano II. El Concilio sostuvo la inscripción de la
comunidad católica en la nación Indonesia acelerando el proceso de indigenización,
reconociendo el rol de los laicos y valorando el importante esfuerzo de inculturación en obra en
el Archipiélago desde hace varios decenios.
INDEX
Mots-clés : Indonésie, Vatican II, indigénisation, rôle des laïcs, inculturation
Keywords : Indonesia, Vatican II, indigenisation, role of the laymen, inculturation
Palabras claves : Indonesia, Vaticano II, indigenización, rol de los laicos, inculturación
AUTEUR
RÉMY MADINIER
Centre Asie du Sud-Est (Case), UMR 8170, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]