COULIBALY Lassina
COULIBALY Lassina
COULIBALY Lassina
Abstract
Under the power of the Blakoros I-Treatises aesthetics a form of domination linked to the power of certain
state actors and crooked traders: it is the «blakoroya». Amadou Koné stigmatizes this phenomenon inherited
from colonization and accentuated by the independence he confronts with the «inadequacies» of traditional
African society. The singularity of the novel stems from this literary aesthetic. The purpose of this study is to
show that the discourse of Amadou Koné pursues an aesthetic challenge based on the satire of a system of
dictatorial management of political and economic power.
Résumé
Sous le pouvoir des Blakoros I-Traites esthétise une forme de domination liée au pouvoir de certains acteurs
étatiques et de commerçants véreux : c’est le « blakoroya ». Amadou Koné stigmatise ce phénomène hérité
de la colonisation et accentué par les indépendances qu’il confronte aux « inadéquations » de la société
traditionnelle africaine. La singularité du roman découle de cette esthétique littéraire. L’objet de cette étude
est de montrer que le discours d’Amadou Koné poursuit un enjeu esthétique fondé sur la satire d’un système
de gestion dictatoriale du pouvoir politique et économique.
Dans Sous le pouvoir des Blakoros I -Traites, il apparaît sous deux principales formes : politique et
économique. Le pouvoir se lit comme une puissance ou une force que détient un personnage ou encore
comme un ensemble de moyens d'action exercé par certains membres du personnel romanesque sur
d’autres. Dans ce cas, le pouvoir est alors la capacité et la possibilité matérielle d’un personnage d'exercer
dans l'exercice de ses fonctions et par extension de celui de son institution ou de sa corporation, une action
sur l’un de ses congénères fictifs ou de le contraindre à la faire. Bien qu'il faille distinguer ces deux types de
pouvoir, leur mode opératoire et leur pratique dans la société ne les différencient guère puisque leurs
différents acteurs ambitionnent de tirer le maximum de gains et de profits personnels des usagers des
services publics et des paysans ainsi que de certaines situations qu’ils exploitent avantageusement. Nous
les employons ici dans une perspective lexico-sémantique qui les inscrit dans l’isotopie de l’exploitation du
peuple à des fins d’enrichissement illicite. Par conséquent, le pouvoir politique et économique dans ce roman
est une force active qu'un personnage ou un groupe de personnages d’une corporation exerce dans la société
fictive à des fins personnelles par divers moyens de pression et de coercition. Cette « libido dominandi » (E.R
Ditche, 2005, p.287) fort répandue, est mise à nu et exploitée dans Sous le pouvoir des Blakoros I -Traites
qui la narrativise.
Les personnages qui exercent ces types de pouvoir les utilisent ainsi pour abuser, martyriser et même
violenter les populations. Ce sont des fonctionnaires et des agents étatiques indélicats ainsi que des paysans
et des commerçants véreux. Obsédés par « leur enrichissement personnel » (note de l’éditeur de Sous le
pouvoir des Blakoros I- Traites, 1980, p. 7) et sans retenu, ceux-ci ont, au fil du temps, instauré et institué
dans tous les secteurs d’activité privés et surtout publics, une nouvelle mentalité régie par la culture du « tout-
profit » (A. Koné, 1980, p. 6) au détriment du « mogoya » (A. Koné, 1980, p. 55), c’est-à-dire l’altruisme
caractérisé par la bienséance, le respect et la courtoisie à l’égard d’autrui: c’est le « blakoroya » (A. Koné,
1980, p. 6). Baptisée ainsi, cette attitude est non seulement un état d’esprit selon lequel tout doit se rapporter
à l’argent, mais aussi une pratique de corruption généralisée qui prospère grâce aux « Blakoros » (note de
l’éditeur de Sous le pouvoir des Blakoros I- Traites, 1980, p. 6). Sous la forme d’une esthétique1 qui lui est
propre, Amadou Koné décrit par le « pouvoir » de l’écriture, les dérives et les abus des tenants du pouvoir et
fait par la même occasion, leur réquisitoire et par ricochet, la satire des pouvoirs politiques africains.
La description réaliste qu’il fait de la corruption devenue un phénomène parce qu’elle est institutionnalisée,
participe de son expression. Dès lors, Sous le pouvoir des Blakoros I -Traites se lit comme l’autopsie d’une
société́ en dégénérescence et en décadence dans laquelle la gestion du pouvoir politique et économique
engendre des comportements inciviques et créé des frustrations parce qu’elle est irrationnelle. C’est bien ce
que le romancier Amadou Koné (dé)montre dans son roman. L’originalité de son œuvre réside tant dans sa
technique de création romanesque axée sur l’exploitation des populations que dans la mise en texte des
procédés descriptifs, discursifs et narratifs de la thématique du « blakoroya ». Celle-ci définit son identité à
travers un style d’écriture qui en plus de faire la satire du pouvoir politique et économique africain en
1 La notion de l’esthétique est tout à la fois une théorie de la sensation et de la représentation du Beau et une discipline rassemblant
les éléments de la gnoséologie du Beau. Nous nous intéressons ici non à la théorie du Beau mais plutôt à son objet dans lequel
elle s’incarne ; c’est-à-dire à l’art du romancier qui présente un idéal de beauté à travers sa production romanesque même s’il reste
subjectif.
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stigmatisant ce phénomène qui gangrène la société, prend le pari de « décoloniser l’écriture, d’innover [en
vue] de renouveler le genre romanesque » (P. N’da, 2010, p.84) par le langage.
L’objet de cette étude est par conséquent, de montrer qu’au-delà de l’exploitation du thème du pouvoir, le
discours romanesque d’Amadou Koné sur le « blakoroya » poursuit une esthétique littéraire et une
idéologique construites autour de la satire d’un système de gestion dictatoriale du pouvoir politique et
économique. Quelle est la place qu’occupe le pouvoir dans la fiction ? Quelles sont les stratégies
romanesques déployées par Amadou Koné pour d’écrire et fustiger le « blakoroya » ? En d’autres termes,
comment Amadou Koné écrit-il ce pouvoir et pourquoi ? Le problème à élucider dans cette étude est de
montrer comment le pouvoir se donne à lire dans le roman d’Amadou Koné.
Pour y parvenir, nous convoquons la méthode sociocritique afin de déterminer les relations entre le texte et
sa société de production à partir du fait que l’écrivain met en forme un matériau que la société lui communique
plutôt qu’il ne crée. C’est à juste titre que Daniel Bergez (1990) écrit que « la sociocritique vise le texte lui-
même comme lieu où se joue et s’effectue une certaine socialité » (p.23). Privilégiant l’univers social présent
dans une œuvre, cette méthode d’analyse permet de décrypter dans la peinture de la société de fiction, les
traces de la société réelle dont un auteur s’est fortement inspiré. À ce propos, Lucien Goldman (1977, p. 63)
fait observer que la structure de l’univers imaginaire que constitue le texte est homologique à celle du monde
de la société réelle. Le contenu de ces deux approches sociocritiques montrent que l’écrivain qui n’existe pas
ex nihilo, est influencé par des phénomènes sociaux qui déterminent sa créativité. Une fois investis dans son
œuvre, ceux-ci deviennent des composantes constitutives de sa production littéraire. C’est le cas par exemple
des adeptes du « blakoroya ».
Dans une démarche tripartite, nous identifierons dans ce travail, d’abord les figures du « blakoroya » dont la
mise en texte à partir de leur « Faire », détermine une esthétique romanesque lisible à travers ses marques.
Nous analyserons ensuite les traits de cette poétique romanesque afin de relever les enjeux et l’idéologie qui
la sous-tendent.
1. Les figures du «blakoroya»
La gestion du pouvoir politique et économique dans la fiction d’Amadou Koné, convoque plusieurs acteurs
qui l’exercent à des fins personnelles. Certains incarnent l’autorité de l’État. Ce sont par exemple, les forces
de l’ordre, les commis et les hauts fonctionnaires indélicats et malhonnêtes. D’autres, exerçant à leur propre
compte, sont au service des premiers. Il s’agit entre autres, de riches commerçants usuriers et de certains
paysans véreux. Dans Sous le pouvoir des Blakoros I -Traites, ces différents personnages gèrent le pouvoir
ou contribuent à en assurer la gestion de façon dictatoriale, pour avilir la population qui étouffe et plie l’échine
sous le poids des abus de tous genres. Le vieux Mamadou qui a connu des époques plus reluisantes avant
l’avènement « des Blakoros », (A. Koné, 1980, p. 32) décrit avec beaucoup d’amertume et de consternation
leur époque. Sans détour, il dénonce la souffrance des populations et exprime leur désespoir :
tout semblait déréglé. Impitoyablement, régnaient les fonctionnaires, les riches commerçants des villes
et les usuriers de villages, les prophètes de peu de poids. Et la vie des paysans était sans ordre, une
vie tendue vers un peu de bonheur mais une vie hérissée de complications naissant d’un rien. … Oui,
ces gens espéraient toujours des lendemains meilleurs mais qui toujours les décevaient. Ils vivaient
d’une traite de café à l’autre, aux deux pôles de l’année, avec beaucoup d’espoir et des risques de
désillusion certains (A. Koné, 1980, p. 11).
Une analyse de cet extrait dévoile les trois principales figures du « blakoroya ». Il s’agit des fonctionnaires,
des riches commerçants et des usuriers de villages ainsi que leurs victimes : les paysans. Les premiers
règnent car ils s’enrichissent au détriment des seconds qui sont dans la tourmente, le désarroi et croupissent
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sous le poids de la pauvreté parce qu’ils vivent au jour le jour à cause de la corruption à laquelle ils sont
contraints. Sous fond de corruption et d’abus de pouvoirs de tous genres, le pouvoir des « Blakoros » (A.
Koné, 1980, p. 30) est manifeste au vu et au su de tous dans tous les secteurs d’activité notamment, dans
l’administration publique et privée. Il est si bien ancré dans les habitudes des populations que même dans
des endroits comme l’école et l’hôpital, la morale et l’éthique qui doivent être mises en avant sont ignorées
et foulées au pied. Les deux frères cadets de Lassinan, Issa et Abou, en ont fait les frais. En effet, lorsqu’il
s’est agi d’inscrire Abou à l’école, son père, le vieux Mamadou, sans s’y opposer, lui exprime son scepticisme
et son appréhension à travers cette indignation : « vraiment, l’école, ce n’est plus l’école. Seulement une
méthode de plus pour « traire » les pauvres » (A. Koné, 1980, p. 21). Par ses propos, il montre ainsi que
l’école a perdu sa valeur et sa vocation puisqu’elle est devenue un juteux fonds de commerce et de dessous-
de-table, initiés et perpétués par les différents directeurs de piètre renommée, qui se succèdent à la direction
de l’école. En effet, à chaque rentrée de classes, les parents d’élèves pour la plupart des paysans démunis,
devraient offrir des présents aux responsables de l’école afin d’avoir la chance d’inscrire leurs enfants. Pire,
cette pratique devra être entretenue toute l’année pour que ceux-ci soient satisfaits du travail de l’heureux
élève inscrit. Le septuagénaire exprime cette inquiétude à son fils aîné Lassinan :
pour la rentrée des classes, les mêmes acrobaties reprendraient de plus belle. Ceux qui avaient des
gosses à faire à inscrire déployaient déjà une activité fébrile. Ils sélectionnaient leurs meilleurs
tubercules d’igname, leurs régimes de bananes les mieux formés, les plus gros poissons de leur pêche,
le plus gros gibier de leur chasse. Et ils emmagasinaient tout cela pour l’offrir au directeur d’école et
entrer dans ses bonnes grâces (A. Koné, 1980, p. 31).
Ces propos montrent bien pourquoi, le fils du pauvre avait moins de chance d’aller à l’école, d’y réussir et de
devenir par la suite, une personne de renommée. Rebuté alors par cet abus d’autorité et de pouvoir, qui
contraint ses pauvres parents à « entretenir » ces travailleurs du public, Lassinan entreprend de mettre un
terme à cette pratique qui n’honore pas son pays et sa « capitale Blakorodougou » (A. Koné, 1980, p. 79), en
allant lui-même inscrire son frère. Son sens du civisme et du patriotisme que d’aucuns lui reconnaissent et
qui le particularise le recommande. Sa réplique à son père, parlant du nouveau directeur d’école, dévoile le
degré de son initiative : « Non, j’irai seul avec Abou. Dorénavant, tu ne lui donneras ni cabris, ni ignames, à
ce nouveau directeur » (A. Koné, 1980, p. 32). Fort heureusement, ce jeune lycéen bien connu du village,
réussit avec l’aide de la nouvelle « directrice d’école » (A. Koné, 1980, p. 33), qui partage ses idéaux et sa
vision de la société, à inscrire son frère à l’école sans contrepartie. On peut donc dire qu’elle est l’un des
rares fonctionnaires intègres du pays. Celle-ci, opposée en tous points à ses prédécesseurs, engage de ce
fait, le combat contre l’incivisme et la corruption après avoir constaté le manque de patriotisme de certains
fonctionnaires et agents de l’État qui ne travaillent pas avec une conscience professionnelle.
L’attitude de monsieur Paul, l’infirmier qui a laissé mourir Issa à cause de ses intérêts égoïstes, en est une
preuve probante. Conduit en urgence dans un hôpital de la capitale pour cause de maladie, Issa n’a reçu
aucun soin. Pourtant, « l’enfant était mal en point » (A. Koné, 1980, p. 129) à son arrivée. Il souffrait déjà
depuis deux jours d’un mystérieux mal que ses parents attribuaient au « djakouôdjo » (A. Koné, 1980, p.
128), c’est-à-dire le paludisme. Son état de santé exigeait donc, dès son admission, les premiers soins de
toute urgence qui ne pouvaient se faire qu’après l’achat de remèdes prescrits par le médecin blanc qui l’a
examiné. L’infirmier du jour, monsieur Paul, propose alors aux parents démunis du malade ses
services moyennant de l’argent en ces termes : « je pourrais vous les les remèdes donner à bon prix. Et
Dieu sait si ça coûte cher. À la pharmacie, vous en aurez pour quatre mille francs » (A. Koné, 1980, p. 130).
N’étant pas en mesure de satisfaire les exigences de cet homme pourtant habilité et mandaté pour prodiguer
des soins aux malades et leur porter secours, les deux parents d’Issa, Soulé et Bakary, le supplient en vain
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de leur venir en aide parce qu’ils sont pauvres. En guise de réponse rapporte le narrateur, « l’homme ne
répondit rien mais son regard se promena sur les deux hommes, inflexible » (A. Koné, 1980, p. 131).
Ce comportement de l’infirmier témoigne de sa cruauté qui ne surprend guère, mais aussi de son
irresponsabilité puisqu’il est même resté insensible aux supplications du vieux Bakary. Issa meurt par la suite,
faute de soins, car les médicaments tant attendus, ne sont jamais livrés pour le sauver. Il donne, de ce fait,
raison au vieux Mamadou qui s’adressant à Tièfi le prévenait de telles pratiques : « à l’hôpital ou à la
maternité, les infirmiers et les infirmières ne se cachent pas pour dire : la médecine gratuite n’existe plus. Il y
a les ordonnances et la pharmacie mais il y a surtout l’achat du remède chez l’infirmier en cachette » (A.
Koné, 1980, p. 107). De ces propos, il ressort que la corruption est un phénomène et une gangrène sociale
qui se pratique même en milieu hospitalier où le personnel assermenté a le devoir de sauver des vies. Mais
force est de constater, avec cet exemple, qu’il fait au contraire des victimes au regard des moyens de pression
et de coercition utilisés pour parvenir à ses fins.
Comme on peut le remarquer, par le pouvoir qu’ils ont à réclamer des pourboires obligatoires aux populations,
les « Blakoros » (A. Koné, 1980, p. 32) placent la société sous une forme de goulag. Avec eux, rien n’est
gratuit et honnête, car pour leurs intérêts personnels ils sont prêts à tout. Amadou Koné révèle ce fait en
donnant à sa fiction empreinte de réalisme2, l’image d’une vraie farce caractérisée par un romanesque
plurilingue, pluristylistique, polymorphe et protéiforme autour d’un jeu de dérision de la corruption qui est la
clé de voûte de son esthétique littéraire.
2. Les marques de l’esthétique du «blakoroya»
Selon Jean Fréville (1953), « la langue, le style, la composition, le caractère esthétique d’une œuvre sont
déterminés par son contenu (…) par l’expérience qu’il possède, par l’idéologie qu’il exprime » (p. 73). Pour
cet auteur, l’esthétique littéraire se résume en la présence dans une œuvre de ces composantes qu’il cite.
Ce constat est perceptible dans Sous le pouvoir des Blakoros I -Traites à travers son contenu, sa langue et
le style d’écriture adoptés par le romancier.
Le langage étant un moyen d’expression de la pensée et des émotions par la parole et l'écriture, il permet à
un auteur d’exprimer ses idées et de « transposer » dans son œuvre, des faits sociaux ou historiques qui
l’ont marqué. Pour ce faire celui-ci utilise une langue d’écriture « personnalisée ». Cette
manière particulière de s'exprimer et de traduire par la langue des faits de société, détermine non seulement
sa créativité mais aussi son style d’écriture qui le singularise et le démarque de ses congénères. Cela traduit
le fait que la subjectivité créatrice du romancier est un moyen et un outil essentiel dans la production de son
œuvre qui trouve son autonomie et son identité à partir d’elle. Georges Lukcas (1971) apporte un éclairage
sur cette subjectivité dans la création littéraire d’un auteur lorsqu’il écrit que « toute forme artistique se définit
par la dissonance métaphysique située au cœur de la vie, qu’elle accepte et structure comme base d’une
totalité achevée en soi » (p.65). De ces propos, il ressort que dans le processus de production littéraire,
l’écrivain identifie dans les faits sociaux et historiques, des aspects qu’il trie et choisit, rassemble et unifie
pour leur donner une forme romanesque. Par ce procédé, la globalité du réel à transposer est ainsi amputée
2 Le réalisme est un mouvement littéraire et apparu en France vers 1850. Né du besoin de réagir contre le sentimentalisme
romantique, il est caractérisé par une attitude de l’artiste face au réel, qui vise à représenter le plus fidèlement possible la réalité,
avec des sujets et des personnages choisis dans les classes moyennes ou populaires.
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d’une de ses parties qui recouvre par la suite, toute sa plénitude par l’immanence d’un sens qui en découle
et d’une forme émergeant de son incorporation à cette totalité.
À ce stade, il importe de préciser que ces aspects du processus de production d’une œuvre naissent d’abord
à l’extérieur de ce dynamisme – car ils y sont en amont et relèvent du social – puis ils s’y greffent au fil de la
conception de l’œuvre à laquelle ils introduisent, à leur tour, une valeur ajoutée et une plus-value dont
l’ensemble conçu dévoile une esthétique. Le processus de l’esthétisation du « blakoroya » et de son écriture
relèvent justement de cette praxis et s’inscrivent dans cette dynamique.
Les formes d’expression et les marques de cette esthétique sont identifiables dans le texte à partir de
procédés scripturaux, narratifs et discursifs pratiques utilisés par Amadou Koné pour subjuguer ce fait social
qui l’a marqué et qui définit, par ailleurs, le contenu de son roman. La mise en texte de cette forme de
corruption généralisée qu’est le « blakoroya » s’opère dans le texte par une stratégie discursive portant sur
deux axes. Ce sont l’indépendance linguistique faite d’un métissage de langues (le français et le makinké) et
le réalisme qui jalonne tout le roman.
S’agissant du métissage linguistique, deux langues cohabitent dans le récit : le malinké translittéré et le
français. Le roman comporte de nombreuses expressions en langue malinké qui sont mises en évidence
grâce à des italiques. L’auteur se charge également de donner dans un métadiscours, la traduction de
certaines d’entre elles dans le corps du texte. Néanmoins, chaque langue conserve tout de même son
authenticité. En témoigne, cet exemple formulé d’abord en langue malinké puis traduit en français : « Allah yi
sini di en ma, Allah yi en de mbè, Allah ka nan en malo ! Dieu nous donne demain, Dieu nous aide, Dieu nous
protège » (A. Koné, 1980, p. 10). On remarque aussi, que des termes ont leur traduction en note de bas de
page. Ce sont entre autres, « baba » (Papa) (A. Koné, 1980, p. 19), « tèrèti » (La traite, la vente du café) (A.
Koné, 1980, p. 23), « naforo, la richesse » (A. Koné, 1980, p. 52), « karamoko dé », débutants ou apprentis
marabouts » (A. Koné, 1980, p. 60), « hèkè to » (pardon) (A. Koné, 1980, p. 49), le « soulamaya, la solidarité
entre les croyants » (A. Koné, 1980, p. 69). La plupart de ces mots qui sont issus du malinké, la langue
d’origine d’Amadou Koné, sont l’expression de sa culture parce qu’ils réfèrent à la sphère culturelle et à des
faits de son terroir.
Cependant, on relève, dans le roman, des emprunts de certains mots à d’autres langues. C’est le cas de
« bangui » qui signifie « vin de palme » (A. Koné, 1980, p.29) comme indiqué en note de bas de page ou de
« abokis » qui désigne dans le parler populaire une personne d’origine nigérienne s’occupant de la
restauration ou vendant des légumes. La langue arabe est aussi mentionnée avec l’expression : « Allaho
akbar » (A. Koné, 1980, p. 9) signifiant Dieu est le plus grand. L’usage de telles expressions justifie un
contexte relatif à une situation évoquée ou vécue par un personnage. En effet, dans l’exemple ci-dessus, la
scène décrite se situe à la fin de la prière de l’aube au moment où l’imam formule avec ses fidèles leurs vœux
à Dieu. Il en est de même des termes suivants employés çà et là qui font allusion à diverses
situations évoquées par le narrateur. Ainsi, le mot « béléké » renvoie à la consommation de la « banane
plantin » (A. Koné, 1980, p. 15), le « djoussoukassi » qui évoque le référent du « désespoir », (A. Koné, 1980,
p. 71) s’oppose au « gnansouman » signifiant la « tranquillité » (A. Koné, 1980, p. 43). Quant au mot
« djakouôdjo », il fait allusion au « paludisme » (A. Koné, 1980, p. 128).
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L’emploi de ces différents termes qui évoquent la « tourmente » dans laquelle se trouvent les populations
avec les exigences de plus en plus croissantes « des Blakoros » (A. Koné, 1980, p. 31) montre que le
romancier ivoirien manie le français et « sa » langue : le malinké. Une telle cohabitation de différentes langues
s’apparente au concept de créolisation d’Édouard Glissant (1996) qui fait remarquer dans son Introduction à
une poétique du divers, que :
la créolisation suppose [que] des éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être
"équivalents en valeurs" pour que cette créolisation s’effectue réellement. C’est-à-dire que si dans des
éléments culturels mis en relation certains sont infériorisés par rapport à d’autres, la créolisation ne se
fait pas vraiment. Elle se fait mais sur un mode bâtard et sur un mode injuste (p. 17).
Ce constat est bien perceptible dans le roman au regard des différentes traductions des expressions données
en langue malinké ou de leurs équivalences en langue française. Tout cela témoigne également l’expression
d’une marque identitaire et du dialogue des cultures. Tout compte fait, en rédigeant son roman en français
alterné de locutions en langue malinké, Amadou Koné se donne une certaine liberté dans l’écriture de son
roman. C’est sans doute pour cette raison qu’on y relève la présence de la dérision autour du réalisme qui le
parsème.
La dérision est la seconde marque de l’esthétique romanesque du « blakoroya ». Dans sa technique narrative
pour dévoiler et fustiger ce phénomène, le romancier a recours à la raillerie. Celle-ci est très perceptible dans
les multiples dialogues en alternance avec la narration de chacune des histoires qui s’y rattachent. Ces
dialogues qui occupent la quasi-totalité du texte le rendent très « vivant » comme s’il s’agissait de conjurer la
douleur des populations.
Face aux mauvaises habitudes « des Blakoros », Amadou Koné qui a la capacité de mettre en mots ce que
les rapports humains ont de plus absurde, se tourne vers la fiction. De son travail d’écriture, se construisent
des histoires où il place cette affabulation dans une perspective de dérision afin de donner forme à ce qu’il
décrit et dénonce. Ainsi, relatant la scène de l’altercation qui oppose Tièfi au policier, le narrateur a recours
à des expressions ironiques identifiables : « La matraque du policier s’abattit sur l’épaule de Tièfi, puis un
autre coup l’atteignit sur les côtes. Alors Tièfi riposta. Son coup de tête projeta net le policier dans le fossé
d’écoulement et l’eau sale le barbouilla » (A. Koné, 1980, p. 90). Dans cet extrait du roman, la raillerie se lit
et découle du sens de certains mots employés à dessein. C’est le cas des verbes « projeta » et « barbouilla »
ainsi que du substantif « fossé ».
Les marques de la dérision qui foisonnent dans le texte sont aussi réparables dans cet autre récit qui met à
nu les déboires de Mori Ba. À l’instar de ce policier humilié par Tièfi, le marabout Mori Ba a connu un sort
encore plus honteux. En effet, s’étant proclamé « waldjou » (A. Koné, 1980, p. 110), c’est-à-dire un saint-
homme, ce soi-disant serviteur de Dieu est plus connu pour sa mauvaise réputation que pour sa « sainteté ».
Pour preuve, lorsqu’il est pris en flagrant délit de fornication avec Aya, sa bienfaitrice qui, auparavant, lui a
offert l’hospitalité, il est déshonoré et humilié par l’époux de celle-ci :
en vérité, Assamoi n’eut aucun égard pour sa sainteté. Il l’a sorti du poulailler comme un bouc moribond
et il le roua de coups de bâton. L’homme mit bas la dignité et se mit à hurler. C’est à ce moment que
quelques personnes étaient intervenues et avaient soustrait Mori Ba des griffes d’Assamoi. Le waldjou
n’avait pas demandé son reste et avait filé dans la nuit comme une anguille (A. Koné, 1980, p. 111).
Ce comportement peu honorable de ce personnage qui se sert de Dieu pour commettre des méfaits et des
actes répréhensibles est fort décrit dans ce relevé textuel. La comparaison faite au « bouc moribond », les
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verbes « hurler », « avait filé » et le vocable « des griffes » qui relèvent du champ lexical de la dérision et de
l’humour témoignent certes du degré de la gravité de l’acte commis, mais aussi, de l’intensité de la correction
infligée au « malfrat » et la voie à suivre pour éviter pareil cas telle que préconisée par le berné Assamoi.
Au regard de ce qui précède, il ressort qu’à travers ce type de procédé narratif qu’est la dérision, le romancier
donne libre cours à ses « fantasmes » dans le dévoilement progressif du profond malaise sournois qui
« broie » les populations que dans la production d’une esthétique nouvelle et des langages. Celle-ci devient
alors, à l’instar du métissage linguistique, un outil pour dénoncer et critiquer les dérives en cours dans certains
États africains dévoilant, de ce fait, les véritables enjeux de l’esthétisation du « blakoroya ».
3. Le «blakoroya»: une satire du pouvoir politique et économique africain
Cette partie de l’étude s’emploie à dévoiler les significations de l’écriture du « blakoroya » (A. Koné, 1980, p.
27) initiée par Amadou Koné. Cela revient à (dé)montrer comment ce pouvoir se donne à lire dans le roman.
Dans son roman, Sous le pouvoir des Blakoros I -Traites, l’auteur qui s’est fortement inspiré de la société
réelle qu’il projette dans la peinture de la société de fiction, décrit la mauvaise gouvernance et les dérives des
tenants du pouvoir politique et économique dans de nombreux États africains. Il présente en effet, un tableau
sombre et décapant d’une Afrique en déchéance morale dont la conséquence est inéluctablement
l’effondrement de la société elle-même. À grands traits, Amadou Koné stigmatise et fustige les différents
comportements et les agissements de certains fonctionnaires et agents corrompus de l’État : « le policier »
(A. Koné, 1980, p. 89), « les directeurs d’école » (A. Koné, 1980, p. 29), « le commis de la poste » (A. Koné,
1980, p. 76-77) et celui « d’agriculture », (A. Koné, 1980, p. 27), « les infirmiers et les sages-femmes », (A.
Koné, 1980, p. 107) et « les faux-hommes et serviteurs de Dieu » (A. Koné, 1980, p. 110-111). À cette liste,
s’ajoute celle des commerçants usuriers et des paysans véreux qui sont sans scrupules. Tous sont à la
recherche du gain facile : l’argent qu’ils soutirent aux pauvres paysans qui ne vivent que « de la traite du
café » (A. Koné, 1980, p. 39) et à la population – souvent de force – pour construire leur richesse.
Cette forme d’escroquerie est pratiquée par certains responsables et des leaders censés servir de modèles
et d’exemples aux populations. Or, si cette catégorie d’intellectuels destinés à être des sources productrices
de progrès ne sont obsédés que par leur enrichissement personnel et leurs propres intérêts, très vite, ils
feront école. Force est donc de constater qu’« au fil des temps, les comportements promus par ces blakoros
ont pris un caractère normal et sont passés insidieusement dans les habitudes » (A. Koné, 1980, p. 7). On
comprend bien pourquoi très vite aussi, sous le règne et l’ère des « blakoros », l’immoral s’est substitué à la
moral, l’inhospitalité à l’hospitalité, la discourtoisie à la courtoisie permettant ainsi au vice d’étendre sa toile
dans toute la société au détriment de la bienséance, le respect et la culture des relations humaines que le
romancier appelle le « mogoya » (A. Koné, 1980, p. 55). De mal en pire, le vol qui jadis « était le stade le plus
bas de la déchéance humaine » (A. Koné, 1980, p. 106) est « devenu une profession » comme le fait
remarquer le vieux Mamadou (A. Koné, 1980, p. 106). Le mal est si profond que même les « hommes-de-
Dieu » comme le marabout et le charlatan n’ont même plus d’éthique encore moins, la crainte de Dieu lui-
même qu’ils prétendent pourtant servir. Les propos du narrateur résument fort bien ce constat : « vraiment,
par les temps qui courent, les marabouts font honte à Allah » (A. Koné, 1980, p. 111).
Cet état de fait dépeint sur certains personnages comme une contagion. Le commerçant et usurier Doulaye
s’inscrit dans ce registre. Bien qu’il ait effectué le voyage en terre sainte : « Makan » (A. Koné, 1980, p. 108),
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pour s’acquitter du cinquième pilier de l’Islam, il n’a pas de sentiment de générosité et d’humilité. Bien au
contraire, « il déploie son faste aux yeux des pauvres et il s’appuie sur eux pour construire une richesse
immense » (A. Koné, 1980, p.108). Pourtant, fait remarquer Tièfi, « un El Hadj devrait être plus humain et se
détacher plus des biens matériels » (A. Koné, 1980, p. 107). Il ne peut en être autrement puisque, sous
l’emprise de la société dominée par le pouvoir des « tout-puissants », Doulaye est resté cynique et seulement
animé par la course effrénée à l’argent : le pouvoir économique. C’est la raison pour laquelle, conscient de la
force de ce pouvoir, Lassinan veut organiser les villageois en coopérative agricole afin qu’ils acquièrent une
puissance économique pour lutter plus efficacement contre les fonctionnaires malhonnêtes et les
commerçants véreux. Mais ces derniers, voulant maintenir les paysans dans l’ignorance afin de continuer de
les exploiter, ont fait échouer le projet. Il n’aura donc pas les résultats escomptés parce que la coopérative
agricole est restée au stade de projet : « la coopérative mourut « en herbe ». On ne parla même pas du reste
des fonds ou de l’argent que certaines personnes devaient rembourser » (A. Koné, 1980, p. 119).
La vision novatrice du jeune Lassinan qui n’a pas eu l’assentiment des pouvoirs politiques atteste que ceux-
ci entretiennent l’ignorance et font régner la crainte au sein de la population pour mieux l’assujettir, comme
le font les fonctionnaires et les riches commerçants aux paysans dans Sous le pouvoir des Blakoros 1 –
Traites. Cela se comprend dans la mesure où, les pouvoirs politiques africains – pour la plupart, dictatoriaux
ou néo-démocratiques – tirent en général leur légitimité, leur longévité et leur puissance de l’ignorance et du
sentiment de satisfaction mêlé de crainte qu’ils font régner au sein des populations. Ils entretiennent par
conséquent, cette ignorance et tentent avec vigilance et subtilité, d’empêcher qu’un esprit indépendant,
instruit et frondeur ne se répande au sein de la population pour l’éclairer. Dans un tel contexte, la mission de
l’écrivain étant entre autres, de contribuer à sortir le peuple de l’ignorance, il n’a que sa plume pour l’accomplir.
De ce qui précède, on peut affirmer que sous « le pouvoir des Blakoros » (A. Koné, 1980, p. 32), l’État de
droit n’existe même plus, pour la simple raison que le racket et les arrestations arbitraires se font aussi au
grand jour. Le jeune Tièfi en est une victime. En effet, pour avoir égaré sa carte d’identité, il est tenu de
donner de l’argent au policier qui le lui demande sous peine d’emprisonnement : « si tu n’as pas les deux
mille francs, tu dormiras en prison ce soir » (A. Koné, 1980, p. 89). Il en sortira deux jours après, grâce à
l’intervention de Shia : une femme qui, tout comme Lassinan, s’oppose à l’exploitation des pauvres. Face à
toutes ces formes d’exactions, d’abus de pouvoirs et surtout d’exploitations perpétrées sur les populations,
le romancier ivoirien préconise par la voix de son principal personnage, la lutte comme solution. L’adresse
de Lassinan aux villageois victimes du pouvoir des « blakoros » en est la preuve : « Je ne viens pas
seulement pour enseigner les enfants. Je viens aussi pour lutter contre la traite perpétuelle du peuple …
Oui. Et nous lutterons ensemble. Contre les fonctionnaires corrompus et sans conscience professionnelle,
contre les riches du village qui vous exploitent » (A. Koné, 1980, p. 142). Ces propos qui marquent la fin du
récit, augurent des lendemains meilleurs et heureux pour les populations puisqu’ils montrent que le pouvoir
et sa gestion ne doivent pas être exercés par une frange de la population, mais par tous les acteurs de la vie
sociale. Ce pari on peut le dire, est l’un des messages qui transparaît dans l’écriture et le discours d’Amadou
Koné dans Sous le pouvoir des Blakoros I –Traites.
Conclusion
Sous le pouvoir des Blakoros I –Traites, est un roman de la révélation et de la mise en fiction d’un pernicieux
système politique et économique dont les victimes sont des paysans. Il est également, « l’autopsie » d’une
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société en dégénérescence dans laquelle la corruption a été érigée en institution car elle est devenue un
mode de fonctionnement dans bon nombre de sociétés africaines. C’est, en substance, ce qu’Amadou Koné
met en évidence à travers les diverses figures ou les acteurs de ce système pernicieux qu’est le « blakoroya »
dont le dévoilement laisse transparaître une esthétique nouvelle et scripturaire de langages axée sur le
métissage linguistique. Ce mélange de langues qui donne le jour à une entité linguistique hybride, rend
compte des souffrances des populations comme objet de dérision aux fins de réduire la frontière entre la
douleur et le rire qu’il juxtapose sans complexe. Amadou Koné cherche, par ce procédé scriptural, à lier
intimement langues et écriture. C’est bien pourquoi, il emploie des termes locaux à l’intérieur d’un français
très fluide. En s’engageant sur ce dynamisme il exalte aussi l’invention scripturale. De cette écriture, se
dégage en filigrane, la satire des pouvoirs politiques africains. À travers elle, le romancier affronte et confronte
les maux sociaux, hérités de la colonisation ou engendrés par les « inadéquations » des traditions africaines.
De ce qui précède, la fiction de la thématique du pouvoir permet d’analyser la place qu’il occupe dans les
sociétés africaines. De là, réside justement, toute la singularité de Sous le pouvoir des Blakoros I –Traites,
dans cette manière propre à Amadou Koné de stigmatiser les dérives des tenants du pouvoir qu’il soit
politique ou économique.
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Bibliographie
I. Texte d’étude
KONÉ Amadou, 1980, Sous le pouvoir des Blakoros I -Traites, Abidjan, NEA.