Alain Mabanckou - Verre Casse

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ALAIN MABANCKOU

Verre Cassé
roman

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Cet ouvrage a été publié sous la direction
d’Émilie Colombani

ISBN 2-02-068016-5

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 2005

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à Pauline Kengué, ma mère
premiers feuillets
disons que le patron du bar Le Crédit a voyagé m’a
remis un cahier que je dois remplir, et il croit dur comme fer
que moi, Verre Cassé, je peux pondre un livre parce que, en
plaisantant, je lui avais raconté un jour l’histoire d’un
écrivain célèbre qui buvait comme une éponge, un écrivain
qu’on allait même ramasser dans la rue quand il était ivre,
faut donc pas plaisanter avec le patron parce qu’il prend
tout au premier degré, et lorsqu’il m’avait remis ce cahier, il
avait tout de suite précisé que c’était pour lui, pour lui tout
seul, que personne d’autre ne le lirait, et alors, j’ai voulu
savoir pourquoi il tenait tant à ce cahier, il a répondu qu’il
ne voulait pas que Le Crédit a voyagé disparaisse un jour
comme ça, il a ajouté que les gens de ce pays n’avaient pas
le sens de la conservation de la mémoire, que l’époque des
histoires que racontait la grand-mère grabataire était finie,
que l’heure était désormais à l’écrit parce que c’est ce qui
reste, la parole c’est de la fumée noire, du pipi de chat
sauvage, le patron du Crédit a voyagé n’aime pas les
formules toutes faites du genre « en Afrique quand un
vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », et
lorsqu’il entend ce cliché bien développé, il est plus que
vexé et lance aussitôt « ça dépend de quel vieillard, arrêtez
donc vos conneries, je n’ai confiance qu’en ce qui est
écrit », ainsi c’est un peu pour lui faire plaisir que je
griffonne de temps à autre sans vraiment être sûr de ce que
je raconte ici, je ne cache pas que je commence à y prendre
goût depuis un certain temps, toutefois je me garde de le lui
avouer sinon il s’imaginerait des choses et me pousserait
encore plus à l’ouvrage, or je veux garder ma liberté
d’écrire quand je veux, quand je peux, il n’y a rien de pire
que le travail forcé, je ne suis pas son nègre, j’écris aussi
pour moi-même, c’est pour cette raison que je n’aimerais
pas être à sa place au moment où il parcourra ces pages
dans lesquelles je ne tiens à ménager personne, mais quand
il lira tout ça je ne serai plus un client de son bar, j’irai
traîner mon corps squelettique ailleurs, je lui aurai remis le
document à la dérobée en lui disant « mission terminée »
il faut que j’évoque d’abord la polémique qui a suivi la
naissance de ce bar, que je raconte un peu le calvaire que
notre patron a vécu, en effet on a voulu qu’il pousse son
dernier soupir, qu’il rédige son testament de Judas, ça a
commencé avec les gens d’Église, qui, s’apercevant que le
nombre de leurs fidèles diminuait les dimanches, ont mené
une véritable guerre sainte, ils ont jeté chacun leur Bible de
Jérusalem devant Le Crédit a voyagé, ils ont dit que si ça
continuait comme ça y aurait plus de messes dans le
quartier, y aurait plus de transes lors des chants, y aurait
plus de Saint-Esprit qui descendrait au quartier Trois-Cents,
y aurait plus d’hosties noires et croustillantes, y aurait plus
de vin sucré, le sang du Christ, y aurait plus de garçons de
chœur, y aurait plus de sœurs pieuses, y aurait plus de
bougies, y aurait plus d’aumône, y aurait plus de première
communion, y aurait plus de deuxième communion, y aurait
plus de catéchisme, y aurait plus de baptême, y aurait plus
rien du tout, et alors tout le monde irait droit en enfer, et
puis il y a eu le coup de force du syndicat des cocufiés du
week-end et des jours fériés, ils ont prétendu que si leurs
femmes ne préparaient plus de la bonne nourriture, si leurs
femmes ne les respectaient plus comme les dames du
temps jadis, c’était pour beaucoup à cause du Crédit a
voyagé, ils ont dit que le respect c’était important, qu’il n’y
avait pas mieux que les femmes pour respecter les maris
parce que ça a toujours été comme ça depuis Adam et Eve,
et ces bons pères de famille ne voyaient pas pourquoi on
devait révolutionner les choses, fallait donc que leurs
femmes rampent, qu’elles suivent les consignes des
hommes, ils ont dit ça, mais en vain aussi, et puis il y a eu
les intimidations d’une vieille association d’anciens alcoolos
reconvertis en buveurs de flotte, de Fanta, de Pulp’Orange,
de grenadine, de bissap sénégalais, de jus de
pamplemousse ou de Coca-Cola light trafiqué au Nigeria
avec des feuilles de chanvre indien, ces gars intégristes ont
assiégé le bar pendant quarante jours et quarante nuits,
mais en vain aussi, et puis il y a eu une action mystique des
gardiens de la morale traditionnelle, des chefs de tribu avec
leurs gris-gris qu’ils jetaient à l’entrée de l’établissement,
avec leurs paroles de malédiction qu’ils adressaient au
patron du Crédit a voyagé, avec des âmes mortes qu’ils
faisaient parler, et ils prophétisaient que le commerçant
allait crever à petit feu, qu’ils allaient le pousser doucement
à prendre lui-même un ascenseur pour l’échafaud, mais en
vain aussi, et puis il y a eu enfin une action directe des
groupes de casseurs payés par quelques vieux cons du
quartier qui regrettaient la Case de Gaulle, la joie de mener
une vie de boy, une vie de vieux Nègre et la médaille, une
vie de l’époque de l’exposition coloniale et des bals nègres
de Joséphine Baker gesticulant avec des bananes autour de
la taille, et alors ces gens de bonne réputation ont tendu un
piège sans fin au patron avec leurs casseurs cagoulés qui
sont venus au milieu de la nuit, au cœur des ténèbres, ils
sont venus avec des barres de fer de Zanzibar, des massues
et des gourdins du Moyen Âge chrétien, des sagaies
empoisonnées de l’ère de Chaka Zulu, des faucilles et des
marteaux communistes, des catapultes de la guerre de Cent
Ans, des serpes gauloises, des houes pygmées, des
cocktails Molotov de Mai 68, des coupe-coupe hérités d’une
saison de machettes au Rwanda, des lance-pierres de la
fameuse bagarre de David contre Goliath, ils sont venus
avec tout cet arsenal impressionnant, mais en vain aussi, et
ils ont quand même démoli une partie de l’établissement, et
toute la ville en a parlé, et toute la presse en a parlé, La rue
meurt, La Semaine africaine, Mwinda, Mouyondzi Tribune, il
y a même eu des touristes qui venaient des pays voisins
pour voir ce lieu de très près comme des pèlerins visitant le
mur des Lamentations, et ces touristes prenaient des photos
en pagaille pour je ne sais quel but, mais ils prenaient
quand même des photos, il y en a même parmi les habitants
de cette ville qui n’avaient pas mis les pieds dans le quartier
Trois-Cents et qui le découvraient avec stupéfaction, ils se
demandaient alors comment les gens faisaient pour vivre en
parfaite cohabitation avec les immondices, les mares d’eau,
les carcasses d’animaux domestiques, les véhicules brûlés,
la vase, la bouse, les trous béants des artères et les
maisons qui étaient au bord de l’effondrement, et notre
barman a donné des interviews à gauche et à droite, et
notre barman est devenu du jour au lendemain un martyr,
et notre barman est passé du jour au lendemain dans toutes
les émissions, il a parlé en lingala du nord du pays, en
munukutuba de la forêt du Mayombe, en bembé des
habitants du pont de Moukoukoulou qui ont la manie de
régler leurs différends au couteau, et tout le monde le
connaissait maintenant, il devenait célèbre, il inspirait de la
pitié, on voulait l’aider, il y a même eu des lettres de
soutien, des pétitions pour ce brave type qu’on a alors
commencé à appeler « L’Escargot entêté », mais il fallait
surtout compter avec les soûlards qui sont toujours
solidaires jusqu’à la dernière goutte de vin et qui sont donc
passés à l’action, ils se sont retroussé les manches pour
réparer les dégâts matériels causés par les gens qui
regrettaient l’exposition coloniale, la Case de Gaulle, les
bals nègres de Joséphine Baker, et cette histoire banale
pour certains est devenue un fait national, on a parlé de
« l’Affaire Le Crédit a voyagé », le gouvernement en a
discuté au Conseil des ministres, et certains dirigeants du
pays ont réclamé la fermeture immédiate et sans condition
de l’établissement, mais d’autres s’y sont opposés avec des
arguments à peine plus convaincants, du coup le pays a été
divisé en deux pour cette petite querelle de lézards, et
alors, avec l’autorité et la sagesse qu’on lui connaissait
désormais, le ministre de l’Agriculture, du Commerce et des
Petites et Moyennes Entreprises, Albert Zou Loukia, a élevé
la voix, il a fait une intervention mémorable, une
intervention qui est restée ici comme un des plus beaux
discours politiques de tous les temps, le ministre Zou Loukia
a dit à plusieurs reprises « j’accuse », et tout le monde était
si médusé que dans la rue, pour un oui ou pour un non, pour
une petite dispute ou une injustice mineure, on disait
« j’accuse », et même le chef du gouvernement a dit à son
porte-parole que ce ministre de l’Agriculture parlait bien,
que sa formule très populaire de « j’accuse » resterait dans
la postérité, et le Premier ministre a promis qu’au prochain
remaniement du gouvernement on confierait au ministre de
l’Agriculture le portefeuille de la culture, il suffirait alors de
rayer les quatre premières lettres du mot « agriculture », et
jusqu’à ce jour on s’accorde à reconnaître que le ministre
avait fait un discours brillant, il récitait des pages entières
des livres de ces grands auteurs qu’on cite volontiers à
table, il suait comme chaque fois qu’il était fier d’avoir
séduit son auditoire par son érudition, et c’est ainsi qu’il
avait pris la défense du Crédit a voyagé, il avait d’abord
loué l’initiative de L’Escargot entêté qu’il connaissait bien
pour avoir été à l’école primaire avec lui, puis il avait conclu
en disant ces mots que je cite de mémoire : « Mesdames et
Messieurs du Conseil, j’accuse, je ne veux pas être le
complice d’un climat social aussi moribond que le nôtre, je
ne veux pas cautionner cette chasse à l’homme par mon
appartenance à ce gouvernement, j’accuse les
mesquineries qui s’abattent sur une personne qui n’a fait
qu’imprimer un itinéraire à son existence, j’accuse
l’insipidité des agissements rétrogrades de ces derniers
temps, j’accuse l’incivilité des actes barbares orchestrés par
des gens de mauvaise foi, j’accuse les outrages et les défis
qui sont devenus monnaie courante dans notre pays,
j’accuse la complicité sournoise de tous ceux qui prêtent le
bâton aux casseurs, aux fauteurs de troubles, j’accuse le
mépris de l’homme par l’homme, le manque de tolérance,
l’oubli de nos valeurs, la montée de la haine, l’inertie des
consciences, les crapauds-brousse d’ici et d’ailleurs, oui,
Mesdames et Messieurs du Conseil, voyez comment le
quartier Trois-Cents est devenu une cité sans sommeil, avec
un visage de pierre, or cet homme qu’on appelle désormais
L’Escargot entêté, en dehors du fait qu’il ait été un de mes
anciens camarades de classe, très intelligent par ailleurs,
cet homme qu’on traque aujourd’hui est victime d’une
cabale, Mesdames et Messieurs du Conseil, concentrons
plutôt nos efforts à traquer les vrais bandits, j’accuse donc
ceux qui paralysent impunément le fonctionnement de nos
institutions, ceux qui brisent ouvertement la chaîne de
solidarité que nous avons héritée de nos ancêtres les
Bantous, je vous avouerais que le tort de L’Escargot entêté a
été d’avoir montré aux autres compatriotes que chacun, à
sa manière, pouvait contribuer à la transformation de la
nature humaine ainsi que nous l’enseigne le grand Saint-
Exupéry dans Terre des hommes, c’est pour cela que
j’accuse, et j’accuserai toujours »

le lendemain de l’intervention du ministre Zou Loukia, le


président de la République en personne, Adrien Lokouta
Eleki Mingi, a piqué une colère en écrasant les raisins qu’il
aimait pourtant manger comme dessert tous les jours, et
nous avons appris par Radio-Trottoir FM que le président
Adrien Lokouta Eleki Mingi, qui était par ailleurs général des
armées, manifestait sa jalousie quant à la formule
« j’accuse » du ministre de l’Agriculture, en fait le président-
général des armées aurait voulu que cette formule populaire
sorte de sa bouche à lui, il ne comprenait pas que ses
conseillers n’aient pas imaginé une aussi courte formule
pourtant efficace sur le terrain alors qu’on lui faisait dire des
formules ampoulées du genre « Tout comme le Soleil se lève
à l’horizon et se couche le soir sur le majestueux fleuve
Congo », et alors, vexé, mortifié, diminué, rabaissé, frustré,
le président Adrien Lokouta Eleki Mingi a convoqué les
nègres de son cabinet qui lui vouaient un grand amour, il
leur a demandé de bosser comme ils n’avaient jamais
encore bossé jusque-là, il ne voulait plus de formules
ampoulées servies par une poésie faussement lyrique, et les
nègres de son cabinet se sont mis au garde-à-vous, en
ordre, du plus petit de taille au plus grand, comme les
Dalton que traque Lucky Luke dans les champs de cactus du
Far West, et ces nègres ont dit en chœur « oui, mon
commandant » alors que notre président adrien Lokouta
Eleki Mingi était un général des armées, il attendait
d’ailleurs avec impatience une guerre civile entre nordistes
et sudistes pour écrire ses mémoires de guerre qu’il
intitulerait en toute modestie Mémoires d’Adrien, et le
président-général des armées les a tous sommés de lui
trouver une formule qui pourrait rester dans la postérité
comme le « j’accuse » qu’avait prononcé le ministre Zou
Loukia, et les nègres du cabinet présidentiel ont travaillé la
nuit entière, à huis clos, ils ont ouvert et feuilleté pour la
première fois les encyclopédies qui prenaient de la
poussière dans les rayons de la bibliothèque présidentielle,
ils ont aussi cherché dans les grands livres écrits en tout
petit, ils ont remonté depuis l’origine du monde en passant
par l’époque d’un type nommé Gutenberg et celle des
hiéroglyphes égyptiens jusqu’aux écrits d’un certain Chinois
qui avait paraît-il disserté sur l’art de la guerre et qui avait
vécu prétendument à l’époque où on ne savait même pas
que le Christ allait naître par une opération du Saint-Esprit
et se sacrifier pour nous autres les pécheurs, mais les
nègres d’Adrien n’ont rien trouvé d’aussi fort que le
« j’accuse » du ministre Zou Loukia, alors le président-
général des armées a menacé de virer le cabinet entier s’il
n’avait pas son mot pour la postérité, il a dit « pourquoi je
vais continuer à payer un tas d’imbéciles incapables de me
trouver une formule qui frappe, qui reste, qui marque, je
vous préviens que si j’ai pas ma formule avant que le coq
n’annonce l’aube d’un autre jour, y aura des têtes qui vont
tomber comme des mangues pourries qui tombent d’un
arbre, oui pour moi vous n’êtes tous que des mangues
pourries, c’est moi qui vous le dis, commencez à faire vos
cartons et à chercher un pays catholique pour votre exil, ce
sera l’exil ou la tombe, je vous dis, personne ne sort de ce
palais à partir de cette minute, que je ne sente même pas
l’odeur du café depuis mon bureau, encore moins les
cigares Cohiba ou Montecristo, pas d’eau à boire, pas de
sandwiches non plus, rien, rien et rien, ce sera la diététique
tant que vous ne trouverez pas ma formule à moi, et alors
dites-moi donc comment ce petit ministre Zou Loukia a
trouvé son “j’accuse” dont tout le monde parle dans le pays,
hein, les Services de sécurité présidentielle m’ont dit que y
a même des bébés qui se prénomment “j’accuse”, et que
dire alors de toutes ces jeunes filles en chaleur qui se sont
fait tatouer cette formule sur leur paire de fesses, hein, et
d’ailleurs, ironie du sort, les clients des prostituées exigent
que celles-ci aient ce tatouage, vous voyez dans quelle
merde vous me foutez, hein, c’était pas quand même
sorcier à trouver, cette formule, voyons, est-ce que les
nègres du ministre de l’Agriculture sont meilleurs que vous,
hein, est-ce que vous êtes conscients que ses nègres à lui
n’ont même pas chacun une voiture de fonction, ils
prennent le bus du ministère, ils ont des salaires minables
pendant que vous vous la coulez douce ici au palais, vous
vous baignez dans ma piscine, vous buvez mon champagne,
vous regardez tranquillement les chaînes câblées
étrangères qui rapportent n’importe quoi sur moi, vous
mangez mes petits-fours, vous mangez mon saumon, mon
caviar, vous profitez de mon jardin et de ma neige
artificielle pour skier avec vos maîtresses, c’est tout juste si
vous ne couchez pas avec mes vingt femmes, hein,
finalement, dites-moi, vous me servez à quoi dans ce
cabinet, hein, est-ce que je vous paye pour venir vous
asseoir comme des fainéants ici, hein, autant embaucher
comme directeur de cabinet mon chien stupide, bande de
bons à rien », et le président Adrien Lokouta Eleki Mingi a
claqué la porte de son cabinet en criant de nouveau
« bande de Nègres, plus rien ne sera comme avant dans ce
palais, y en a marre d’engraisser des limaces de votre
espèce qui me bavent des conneries, vous serez jugés au
résultat, et dire que parmi vous y a des énarques et des
polytechniciens, mon cul, oui »

les nègres du cabinet présidentiel se sont mis au travail


forcé avec une sagaie de Chaka Zulu et une épée de
Damoclès qui pendaient au-dessus de leur tête pendant que
les échos des dernières paroles du président résonnaient
encore dans le palais et alors, vers minuit, comme les idées
leur faisaient défaut, parce que dans notre pays on a le
pétrole en pagaille mais pas les idées, ils ont songé
naturellement à téléphoner à une personnalité influente de
l’Académie française qui était paraît-il le seul Noir dans
l’histoire de cette auguste assemblée, et tout le monde a
applaudi cette idée de dernière minute, et tout le monde a
dit que l’académicien en question n’en serait que plus
honoré, et ils ont alors écrit une longue lettre avec des
subjonctifs imparfaits bien roulés, y avait même certains
passages émouvants qui étaient en alexandrins, avec des
rimes riches, ils ont vérifié la ponctuation de très près, ils ne
souhaitaient surtout pas être tournés en dérision par les
académiciens qui n’attendent que ça pour démontrer au
monde entier qu’ils servent à quelque chose et pas
seulement à remettre le Grand Prix du roman, et dire que
les nègres du président avaient failli en venir aux mains
parce que certains d’entre eux soutenaient qu’il fallait
mettre un point-virgule à la place d’une virgule, d’autres ne
partageaient pas cet avis et étaient pour le maintien de la
virgule afin de donner une cinquième vitesse à la phrase, et
ce dernier camp restait sur sa position malgré l’avis
contraire du Dictionnaire des difficultés de la langue
française d’un certain Adolphe Thomas qui donnait raison
au premier camp, et le second camp a maintenu sa position,
tout ça pour faire plaisir à l’académicien noir qui, rappelait-
on avec déférence, était un des premiers agrégés de
grammaire française du continent africain, disons que tout
se serait passé comme prévu si les nègres d’Adrien ne
s’étaient pas dit que l’académicien ne répondrait pas vite,
que la sagaie de Chaka Zulu et l’épée de Damoclès allaient
leur tomber dessus avant un petit signe venant de la
Coupole, le nom qu’on donne au bulbe dans lequel ces
sages immortels observent le bruissement de la langue et
décrètent sans voies de recours que tel texte, c’est le degré
zéro de l’écriture, mais y avait une autre raison plus
pratique qui avait poussé les nègres à battre en retraite,
c’est qu’un membre du cabinet, major de sa promotion à
l’ENA et qui possédait les œuvres complètes du négro-
académicien, a prétendu que celui-ci avait déjà lui-même
laissé une formule pour la postérité, « l’émotion est nègre
comme la raison est hellène », cet énarque a expliqué à ses
collègues que l’académicien en question ne pouvait plus
trouver une autre formule parce que la postérité c’est quand
même pas la cour du roi Pétaud pour qu’on puisse prendre
ses libertés plus de cinq fois, on n’a droit qu’à une formule,
sinon ça devient du bavardage creux, beaucoup de bruit
pour rien, et c’est pour ça que les formules qui entrent dans
l’Histoire sont courtes, brèves et incisives, et comme ces
formules traversent les légendes, les siècles et les
millénaires, les gens oublient malheureusement qui en ont
été les vrais auteurs et ne rendent plus à Césaire ce qui est
à Césaire
sans désespérer, les nègres du président-général des
armées ont trouvé un autre truc de dernière minute, ils ont
décidé de mettre leurs idées et leurs découvertes dans une
corbeille, ils ont dit que c’était ça qu’on appelait le
brainstorming dans les grandes écoles que certains d’entre
eux avaient fréquentées aux États-Unis, et ils ont écrit
chacun sur une feuille de papier plusieurs formules qui sont
entrées dans la postérité de ce monde de merde, et ils ont
commencé le dépouillage comme on le fait dans les pays où
on a le droit de voter, et ils ont commencé à tout lire d’une
voix monocorde sous l’autorité du chef des nègres, on a
débuté par Louis XIV qui a dit « L’État c’est moi », et le chef
des nègres du président-général des armées a dit « non,
c’est pas bon cette citation, on ne la garde pas, c’est trop
nombriliste, on nous prendrait pour des dictateurs, on
passe », Lénine a dit « Le communisme, c’est le pouvoir des
Soviets plus l’électrification du pays », et le chef des nègres
a dit « non, c’est pas bon, c’est prendre le peuple pour des
cons, surtout les populations qui n’arrivent pas à payer leur
facture d’électricité, on passe », Danton a dit « De l’audace,
encore de l’audace, toujours de l’audace », et le chef des
nègres a dit « non, c’est pas bon, trop répétitif, en plus on
risque de croire qu’il nous manque de l’audace, on passe »,
Georges Clemenceau a dit « La guerre, c’est une chose trop
grave pour la confier aux militaires », et le chef des nègres
a dit « non, c’est pas bon, les militaires risquent de se
fâcher, et c’est le coup d’État permanent, n’oublions pas
que le président lui-même est un général des armées, faut
savoir où on met les pieds, on passe », Mac-Mahon a dit
« J’y suis, j’y reste », et le chef des nègres a dit « non, c’est
pas bon, c’est comme si quelqu’un n’était pas sûr de son
charisme et se raccrochait au pouvoir, on passe »,
Bonaparte a dit lors de sa campagne en Égypte « Soldats,
songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous
contemplent », et le chef des nègres a dit « non, c’est pas
bon, c’est prendre les soldats pour des ignares, pour des
gens qui n’ont jamais lu les livres du grand historien Jean
Tulard, or nous avons pour mission de montrer au peuple
que les militaires ne sont pas des imbéciles, on passe »,
Talleyrand a dit « Voilà le commencement de la fin », et le
chef des nègres a dit « non, c’est pas bon, on croirait au
commencement de la fin de notre propre régime, or nous
sommes censés être au pouvoir à vie, donc on passe »,
Martin Luther King a dit « J’ai fait un rêve », et le chef des
nègres s’est énervé, il n’aime pas entendre parler de ce
type qu’il oppose toujours à Malcolm X son idole, et il a dit
« non, c’est pas bon, y en a marre des utopies, on attend
toujours que son rêve en question se réalise, et je vous dis
qu’on attendra encore un bon paquet de siècles, allez, on
passe », Shakespeare a dit « Être ou ne pas être, c’est la
question », et le chef des nègres a dit « non, c’est pas bon,
nous n’en sommes plus à nous demander si nous sommes
ou ne sommes pas, nous avons déjà résolu cette question
puisque nous sommes au pouvoir depuis vingt-trois ans,
allez, on passe », le président camerounais Paul Biya a dit
« Le Cameroun, c’est le Cameroun », et le chef des nègres a
dit « non, c’est pas bon, tout le monde sait que le Cameroun
restera toujours le Cameroun, et il ne viendrait à l’idée
d’aucun pays du monde de lui voler ses réalités et ses lions
qui sont de toute façon indomptables, allez, on passe »,
l’ancien président congolais Yombi Opangault a dit « Vivre
durement aujourd’hui pour mieux vivre demain », et le chef
des nègres a dit « non, c’est pas bon, faut jamais prendre
les gens de ce pays pour des naïfs, et pourquoi ne pas
mieux vivre dès aujourd’hui et se moquer du futur, hein,
d’ailleurs ce type qui a dit ça a vécu dans l’opulence la plus
choquante de notre histoire, allez, on passe », Karl Marx a
dit « La religion c’est l’opium du peuple », et le chef des
nègres a dit « non, c’est pas du tout bon, nous passons
notre temps à persuader le peuple que c’est Dieu qui a
voulu de notre président-général des armées, et on va
encore dire des conneries sur la religion, est-ce que vous
ignorez que toutes les églises de ce pays sont
subventionnées par le président lui-même, hein, allez, on
passe », le président François Mitterrand a dit « Il faut
laisser le temps au temps », et le chef des nègres s’est
énervé, il n’aime pas entendre parler de ce type, et il a dit
« non, c’est pas bon, ce président a pris tout le temps pour
lui-même, et il a presque laminé et ses adversaires et ses
amis avant de tirer sa révérence et aller s’installer à droite
de Dieu, allez, on passe », Frédéric Dard alias San-Antonio a
dit « Il faut battre le frère quand il est chauve », et le chef
des nègres a dit « non, c’est pas bon, y a trop de chauves
dans ce pays et surtout au gouvernement, faut pas les
froisser, moi-même je suis chauve, allez, on passe », Caton
l’Ancien a dit « Delenda Carthago », et le chef des nègres a
dit « non, c’est pas bon, les gens du sud du pays vont croire
que c’est une phrase en patois du Nord et les gens du nord
du pays vont croire que c’est une phrase en patois du Sud,
faut éviter ces quiproquos, allez, on passe », Ponce Pilate a
dit « Ecce homo », et le chef des nègres a dit « non, c’est
pas bon, je fais la même remarque que pour les
élucubrations de Caton l’Ancien, on passe », Jésus en
mourant sur la croix a dit « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’avez-vous abandonné », et le chef des nègres a dit « non,
c’est pas bon, c’est trop pessimiste comme paroles, c’est
trop pleurnichard pour un gars comme ce Jésus qui avait
pourtant tous les pouvoirs entre ses mains pour foutre la
merde ici-bas, on passe », Biaise Pascal a dit « Le nez de
Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre
aurait changé », et le chef des nègres a dit « non, c’est pas
bon, il s’agit aujourd’hui d’une question de politique et non
de chirurgie esthétique, allez, on passe », donc les nègres
du président ont passé en revue des milliers de citations et
bien d’autres paroles historiques sans vraiment trouver
quelque chose pour le premier citoyen du pays parce que le
chef des nègres disait chaque fois « c’est pas bon, allez, on
passe », et puis, à 5 heures du matin, avant le premier
chant du coq, un des conseillers qui visionnait des
documentaires en noir et blanc a fini par trouver une
formule historique

à midi pile, au moment où la population se mettait à


table pour savourer le poulet-bicyclette, le président-général
des armées a occupé les radios et la seule chaîne de
télévision du pays, l’heure était grave, le président était
tendu comme la peau d’un tambour bamiléké, c’était pas
facile de choisir le moment propice pour laisser une formule
à la postérité, et, en ce lundi mémorable, il était
endimanché, paré de ses lourdes médailles en or, il
ressemblait désormais à un patriarche à l’automne de son
règne, et tel qu’il était endimanché, ce lundi mémorable, on
aurait cru que c’était la Fête au bouc que nous célébrons
pour perpétuer la mémoire de sa grand-mère, et alors, se
raclant la gorge pour chasser le trac, il a commencé par
critiquer les pays européens qui nous avaient bien bernés
avec le soleil des indépendances alors que nous restons
toujours dépendants d’eux puisqu’il y a encore des avenues
du Général-de-Gaulle, du Général-Leclerc, du Président-Coti,
du Président-Pompidou, mais il n’y a toujours pas en Europe
des avenues Mobutu-Sese Seko, Idi-Amin-Dada, Jean-Bedel-
Bokassa et bien d’autres illustres hommes qu’il avait connus
et appréciés pour leur loyauté, leur humanisme et leur
respect des droits de l’homme, donc nous sommes toujours
dépendants d’eux parce qu’ils exploitent notre pétrole et
nous cachent leurs idées, parce qu’ils exploitent notre bois
pour bien passer l’hiver chez eux, parce qu’ils forment nos
cadres à l’ENA et à Polytechnique, ils les transforment en
petits Nègres blancs, et donc les Nègres Banania sont bien
de retour, on les croyait disparus dans la brousse, mais ils
sont là, prêts à tout, et c’était ainsi que notre président
s’exprimait, le souffle coupé, le poing fermé, et dans ce
discours sur le colonialisme, le président-général des
armées s’en est pris au capitalisme avec ses outrages et ses
défis, il a dit que tout ça c’était de l’utopie, il s’en est pris en
particulier aux valets locaux des colonialistes, ces types qui
habitent dans notre pays, qui mangent avec nous, qui
dansent avec nous dans les bars, qui prennent les
transports en commun avec nous, qui travaillent avec nous
aux champs, dans les bureaux, aux marchés, ces couteaux
à double lame qui font avec nos femmes des choses que la
mémoire de ma mère morte dans la Tchinouka m’interdit de
décrire ici, or ces types sont en réalité les taupes des forces
impérialistes, disons que la colère du président-général des
armées est montée de dix crans parce qu’il haïssait ces
valets de l’impérialisme et du colonialisme comme on
pouvait haïr les chiques, les punaises, les poux, les mites, et
le président-général des armées a dit qu’on devait traquer
ces félons, ces marionnettes, ces hypocrites, il les a
carrément traités de tartuffes, de malades imaginaires, de
misanthropes, de paysans parvenus, il a dit que la
Révolution prolétarienne triomphera, que l’ennemi sera
écrasé, qu’il sera repoussé d’où qu’il vienne, il a dit que
Dieu était avec nous, que notre pays était éternel comme
lui-même l’était, il a recommandé l’unité nationale, la fin
des guerres tribales, il a dit que nous descendions tous d’un
même ancêtre, et il a enfin abordé « L’Affaire Le Crédit a
voyagé » qui divisait le pays, il a vanté l’initiative de
L’Escargot entêté, il a promis de lui décerner la Légion
d’honneur, et il a terminé son discours par les mots qu’il
voulait à tout prix laisser à la postérité, on a su que
c’étaient ces mots-là parce qu’il les a répétés à plusieurs
reprises, ses bras ouverts comme s’il enlaçait un séquoia, et
il a répété « je vous ai compris », sa formule aussi est
devenue célèbre dans le pays, et c’est pour ça qu’ici, pour
plaisanter, nous autres de la plèbe disons souvent que « le
ministre accuse, le président comprend »
comme il me l’avait lui-même raconté il y a bien des
années, L’Escargot entêté avait eu l’idée d’ouvrir son
établissement après un séjour à Douala, dans le quartier
populaire de New-Bell où il avait vu La Cathédrale, ce bar
camerounais qui n’a jamais fermé depuis son ouverture, et
L’Escargot entêté, changé en statue de sel, s’y est installé, il
a commandé une bière Flag, un monsieur s’est présenté
comme étant le responsable des lieux depuis des lustres, il
a dit qu’on l’appelait « Le Loup des steppes », et d’après les
dires de L’Escargot entêté le type ressemblait à une espèce
en voie de disparition, une momie égyptienne, il n’y avait
que son commerce qui comptait, même se brosser les
chicots ou se raser les cactus clairsemés de son menton,
c’était pour lui une perte de temps, il mâchait de la noix de
cola, fumait du tabac moisi, on aurait dit qu’il se déplaçait à
l’aide d’un tapis volant comme dans certains contes, et
alors L’Escargot entêté lui a posé mille et une questions
auxquelles le commerçant a répondu sans hésitation, et
c’est comme ça que L’Escargot entêté a réalisé que, pour ne
pas fermer son bar depuis des années, ce Camerounais
comptait sur un personnel fidèle, une gestion rigoureuse et
sa propre implication, il arrivait tous les matins et tous les
soirs à La Cathédrale, et ses employés, le voyant surgir de
la sorte, concluaient que La Cathédrale était un vrai lieu de
culte avec une prière le matin, une autre le soir, et alors,
comme on pouvait s’en douter, Le Loup des steppes avait sa
grotte juste en face de l’établissement, si bien que lorsqu’on
parlait du loup on voyait forcément sa queue, et il dormait
d’un seul œil, il pouvait dire le nombre de clients qui
buvaient ou qui ne buvaient pas, il pouvait citer les noms de
ceux qui bavardaient inutilement au lieu d’acheter à boire, il
devinait le nombre de bouteilles de vin vendues rien qu’en
tendant l’oreille depuis son gîte, et au milieu de la nuit il se
réveillait, traversait la rue des Cacas pour chasser un
perturbateur, lui dire que son bar n’était pas un ring zaïrois
pour des fanatiques de Mohammed Ali, et il rappelait les
droits et les devoirs fondamentaux d’un client de La
Cathédrale, droits et devoirs qu’il avait gravés sur une
planche d’okoumé, de sorte qu’on ne pouvait pas entrer
dans le bar sans tomber sur cette table de lois, on notait,
entre autres droits, celui de choisir sa bouteille sans être
contredit par les serveurs, celui de faire garder la demi-
bouteille pour le lendemain, celui de recevoir une bouteille
gratuite après dix jours de présence assidue dans
l’établissement, il y avait aussi les devoirs, entre autres
celui de ne pas se bagarrer, celui de ne pas vomir à
l’intérieur de l’établissement mais plutôt dans la rue des
Cacas, celui de reconnaître que ce n’était pas Le Loup des
steppes qui incitait le client à venir dans son commerce,
celui de ne pas insulter les serveurs, celui de payer sa
consommation dès qu’on était servi

tout le long de son séjour à New-Bell, notre patron


s’asseyait dans ce bar, il observait de près le comportement
des clients et des serveurs, discutait avec Le Loup des
steppes qui était très vite devenu son ami, et c’est à cette
époque que L’Escargot entêté, séduit par ce commerce
original, est rentré dare-dare au pays, il ne rêvait plus que
de copier le modèle de New-Bell, mais il lui fallait de la
thune, on ne réalise pas un rêve avec des mots, L’Escargot
entêté avait de la volonté à revendre, et il a cassé sa
tirelire, et il a emprunté de l’argent à gauche et à droite, et
on a ri quand il a parlé de ce projet, les gens disaient que
c’était comme s’il cherchait comment voyager avec un
saumon sans se faire attraper par les services d’hygiène à
la douane, et il a quand même commencé son affaire petit à
petit avec quatre tables et un comptoir de moins de deux
mètres, puis huit tables parce que les gens venaient
beaucoup, puis vingt tables parce que les gens venaient de
plus en plus, puis quarante tables avec une terrasse parce
que les gens faisaient la queue et attendaient qu’on les
serve, et toute la ville en parlait, le bouche à oreille avait
bien fonctionné, d’autant plus que tout le monde savait que
L’Escargot entêté avait toujours été réglo avec
l’administration, il payait ses impôts à temps, sans en
discuter le montant, il payait sa patente, il payait sa licence
de ceci, il payait sa licence de cela, on lui avait réclamé tous
les papiers, y compris son certificat de baptême, son carnet
de vaccination contre la polio, contre la fièvre jaune, contre
le béribéri, contre la maladie du sommeil, contre la sclérose
en plaques, on lui avait demandé son permis de conduire
une brouette, une bicyclette, on lui avait fait subir des
contrôles acharnés qu’on ne fait pas subir aux bars qui
ferment à minuit, on lui avait fait subir ce qu’on ne fait pas
subir aux bars qui ferment les dimanches, qui ferment les
jours fériés, qui ferment le jour de l’enterrement d’un
proche, qui ferment pour un oui, qui ferment pour un non,
on lui avait promis qu’on le ferait couler, qu’on donnerait
alors à son défunt bar le nom approprié de Titanic, on lui
avait promis qu’il mangerait la pomme à l’eau, qu’il
deviendrait un clochard, un bout de bois de Dieu, un damné
de la terre, qu’il dormirait dans des tonneaux comme
certains philosophes du passé, et pourtant L’Escargot entêté
est toujours là, et pourtant il est toujours debout, résolu
comme un joueur d’échecs, et il a vu les années passer en
un combat douteux, et il a vu les jaloux se lasser de lui
chercher des poux dans la tonsure, et il a résisté à la
conjuration des imbéciles, et il a vu les autres commerçants
le traiter de sorcier, d’Oudini, d’Al Capone, d’Angoualima
l’assassin aux douze doigts, de Libanais du coin, de Juif
errant, et surtout de capitaliste, une injure grave quand on
sait qu’ici être traité de capitaliste c’est pire que si on
insultait le con de votre maman, le con de votre sœur, le
con de votre tante maternelle ou paternelle, et c’est grâce
au président-général des armées que nous détestons les
capitalistes, on peut être traité de tout dans notre pays,
sauf de capitaliste, ça peut justifier le devoir de violence, ça
peut justifier une bonne bagarre de classes sociales, un
mortel règlement de comptes, parce que le capitaliste, c’est
quand même le diable ici, il a un gros ventre, il fume des
cigares cubains, il roule en Mercedes, il est chauve, il est
égoïstement riche, il fait de la magouille et tout le bazar, il
fait l’exploitation de l’homme par l’homme, de la femme par
la femme, de la femme par l’homme, de l’homme par la
femme, parfois même il fait l’exploitation de l’homme par
l’animal car y a plein de gens ici qui sont payés juste pour
nourrir, garder et promener les animaux du capitaliste, et
donc on avait traité notre barman de capitaliste, il avait
laissé passer cette injure grave, L’Escargot entêté avait
résisté, il s’était réfugié dans sa bave de gastéropode
endurci, et les vents étaient passés, et les ouragans aussi,
et les tornades aussi, et les cyclones aussi, L’Escargot
entêté avait plié mais n’avait pas rompu, et c’est un peu
grâce à nous autres qui lui avions fait confiance dès le
début, sinon il fallait voir comment il somnolait au comptoir
les premiers mois de l’ouverture de son établissement, il
n’avait pas de personnel fiable à l’époque, il se faisait alors
aider par des cousins malhonnêtes qui lui piquaient ses
médiocres recettes au premier chant du coq, il se réveillait
le matin avec une caisse à moitié vide et une montagne de
bouteilles de vin pourtant liquidées par les clients, il avait
tout de suite compris qu’il ne fallait pas mélanger la famille
et les affaires, qu’il devait embaucher des gens sérieux, des
gens responsables, et il avait eu la chance de tomber sur
deux types incorruptibles, deux types qui ont la foi du
charbonnier, disons qu’un des deux types s’appelle
Mompéro, c’est un ancien croque-mort, il ne se déride que
par concours de circonstances, faut même pas essayer de
lui raconter une blague à ce type, pour lui le rire n’a jamais
été le propre de l’homme, faut même pas essayer de lui
demander crédit, « vous payez ici et maintenant ou vous
sortez avec mon coup de pied dans le cul », c’est ça qu’il
dira, Mompéro, je ne l’ai jamais vu discuter avec quelqu’un,
si je dis jamais c’est que c’est jamais, il a un visage de
pierre, les sourcils en accent circonflexe, les lèvres en
ventouse, les muscles de catcheur, et on raconte même
qu’un jour, piqué par la colère, il a carrément giflé un arbre
fruitier qui ne lui avait rien fait, et toutes les feuilles de cet
arbre innocent sont tombées d’un seul coup, et on raconte
aussi que lorsqu’il est fâché, mais vraiment fâché, faut lui
donner à boire deux litres d’huile de palme, un gobelet de
graisse de boa, faut lui donner aussi à brouter un kilo
d’oignons, on le sait ici, faut pas lui chercher querelle parce
que ça finirait mal, très mal avec lui, et quant au deuxième
serveur, il s’appelle Dengaki, c’est un ancien gardien de but
de l’équipe de football de l’ethnie bembé, il sait manier le
couteau mieux qu’un boucher serial killer, il est capable de
rattraper une bouteille avant qu’elle ne tombe par terre et
ne se casse, lui il est parfois sympa, mais faut pas exagérer
parce que son collègue Mompéro vient de temps à autre le
remettre à sa place et lui dire qu’il n’a pas intérêt à se
frotter aux clients, à se laisser aller aux familiarités, et
quand y a un problème, c’est Mompéro qui exhibe ses
muscles tandis que Dengaki joue le diplomate
plénipotentiaire avant de menacer de sortir son canif qu’il
cache dans la poche de sa culotte, donc les deux gars sont
là depuis l’ouverture du bar, ils aiment leur boulot, rien à
dire de ce côté-là, et quand l’un travaille de jour, l’autre
travaille de nuit, ils alternent ainsi, parfois Mompéro
travaille une semaine entière de jour et Dengaki une
semaine entière de nuit, y a jamais eu de couacs à ce
niveau, la machine est huilée depuis des années, et donc Le
Crédit a voyagé est ouvert en permanence, les gens sont
heureux ainsi, ils ne surveillent pas l’heure, ils ne craignent
pas l’ultimatum d’un serveur pressé de rentrer chez lui, un
serveur qui viendrait beugler que l’établissement va fermer
dans quelques minutes « videz vos verres, rentrez chez
vous, bandes d’ivrognes indécrottables, allez rejoindre vos
femmes et enfants et tâchez d’avaler un bon bouillon de
poissons de mer afin d’éliminer l’alcool qui est en vous »
comment pourrais-je oublier ce père de famille chassé
de chez lui comme un chien enragé et qui m’a bien fait rire
il y a plus de deux mois, disons que c’est un pauvre gars qui
en est réduit aujourd’hui à porter des couches Pampers
comme un nourrisson, je ne voudrais surtout pas rire de sa
condition, mais c’est la triste réalité, et je ne lui avais rien
demandé, moi, je n’avais fait que le regarder droit dans les
yeux, puis il m’a dit, d’un air de déclaration de guerre,
« pourquoi tu me regardes, Verre Cassé, tu veux ma photo
ou quoi, laisse-moi tranquille, regarde donc les autres-là qui
bavardent au coin là-bas », j’ai gardé mon calme, ma
sérénité, faut pas répondre du tac au tac aux gens de cette
espèce désespérée, mais j’ai quand même dit « mon gars,
je te regarde comme je regarde tout le monde, c’est tout »,
« oui mais tu me regardes d’une façon bizarre, c’est pas
comme ça qu’on regarde les gens », et je lui ai répondu,
toujours sans perdre ma quiétude, « comment tu sais que je
te regarde si toi-même tu ne me regardes pas, hein », alors
là, il semblait cloué, pris à son propre piège puisqu’il a
murmuré quelque chose du genre « je ne parlerai pas, je ne
te dirai rien de ma vie, ma vie n’est pas à vendre aux
enchères », donc voilà quelqu’un qui était perdu, est-ce que
je voulais l’entendre, moi, y a des gens comme ça, quand ils
veulent cracher quelque chose, il faut qu’ils vous taquinent,
vous bousculent afin d’avoir l’impression qu’ils ont parlé
sous la contrainte, moi qui analyse la psychologie des
clients du Crédit a voyagé depuis des années et des années,
je connais ce comportement, « je ne te demande pas de
parler, mon brave, tu ne me connais pas bien, renseigne-toi,
est-ce que moi, Verre Cassé, j’ai déjà demandé à quelqu’un
ici de me donner le mode d’emploi de sa vie, de me vendre
sa vie aux enchères, hein », et puis il a fini par dire « Verre
Cassé, la vie est vraiment compliquée, tout a débuté le jour
où je suis rentré chez moi à 5 heures du matin, je te jure, et
ce jour-là j’ai constaté que la serrure de la maison avait été
changée parce que j’arrivais pas à introduire la clé dedans,
et donc je pouvais pas pénétrer dans ma maison à moi, une
maison que je louais, oui, en plus c’est moi qui l’avais
trouvée, c’est moi en plus qui avais payé la caution, je le
jure au nom de mon père, de ma mère et de mes six
enfants, j’ai aussi déboursé douze mois de loyers et le mois
en cours avant même d’emménager la moindre fourchette,
d’ailleurs, y a que moi qui travaillais, je te dis, et quant à
mon épouse n’en parlons même pas sinon je vais m’énerver
ici et maintenant, c’est pas une vraie femme, c’est un pot
de fleurs fanées, c’est un arbre qui ne donne même plus de
fruits, c’est pas une femme, je te dis, c’est un sac à
problèmes, et je te dis qu’elle était là, peinarde comme une
patate de Bobo Dioulasso, comme une capitaliste, elle était
là à attendre que je ramène de l’argent frais à la maison,
elle était là à tourner et tourner en rond, à discuter matin,
midi et soir avec les grosses rombières divorcées, avec les
veuves du quartier Trois-Cents, ces sorcières aux pagnes qui
puent, ces vicieuses qui se blanchissent la peau, ces
médisantes qui se défrisent les cheveux pour ressembler
aux Blanches alors que certaines Blanches se font
maintenant des tresses pour ressembler aux Négresses, tu
vois le problème, Verre Cassé, ma femme était donc là à
vagabonder avec ces Marie-couche-toi-là qui prétendent
aller à l’église prier alors que c’est pour croiser leurs petits
amants de merde, parce que je te jure que ça fornique bien
sec dans les églises là-bas, on n’a même plus de respect
pour la maison de Dieu, et d’ailleurs Dieu dans tout ça, je
sais même plus où Il est, en tout cas pas dans ces églises-là,
en fait ces femmes vicieuses, ces mégères sont convaincues
que si Dieu existe Il pardonne tout, quel que soit le péché et
quelle que soit la personne qui fait des conneries interdites
par la Bible de Jérusalem, je te dis que ça fornique grave
dans ces églises du quartier, y a pas meilleur endroit pour
les orgies, les partouzes, y a pas meilleur endroit que dans
ces fausses maisons de Dieu qui pullulent ici et là, tout le
monde le sait, même les gens du gouvernement dont
certains membres financent ces maisons saintes de
fornication, mais c’est pas de vraies églises ça, c’est tenu
par des illuminés aux crânes rasés qui utilisent, dénaturent,
révisent, souillent, poissent, outragent, profanent la Bible de
Jérusalem et qui organisent de vraies parties de jambes en
l’air avec les fidèles, hommes ou femmes, oui, dans ces
églises y a aussi des pédés, des pédophiles, des zoophiles,
des lesbiennes, et ça fornique entre deux prières, entre
deux Ave Maria, et ils font ça lors de leur pèlerinage vers les
hautes montagnes de Loango, de Ndjili et de Diosso pour
soi-disant bien méditer à l’abri de nous autres les
mécréants, les hommes de peu de foi, les philistins, les
brebis égarées, les pharisiens, tu parles, ils vont là-bas pour
bien forniquer sec, et moi je dis haut et fort “descends,
Moïse”, ces gens sont devenus fous, ils font ça lors de leur
pèlerinage aux trois montagnes, et ma femme est entrée
dans ces conneries-là avec leur gourou qu’elle adule à mort,
je te dis que ce gourou-là a semé des enfants ici et là avec
des jeunes filles qui ne savent même pas encore se changer
de serviette hygiénique quand arrivent les vagues de la mer
Rouge, je te dis que ce gourou-là a de l’argent, beaucoup
d’argent, il peut même nourrir tout ce quartier pendant un
siècle d’embargo américain, et cet argent vient de toi, et cet
argent vient de moi, et cet argent vient de tout le monde
dans ce pays, je te dis qu’il est très très riche ce malfrat, et
il connaît tous les gars bien placés dans l’administration, il
paraît qu’il a une photo avec le Premier ministre, avec le
président-général des armées, avec les colonels de notre
armée, et il paraît aussi que c’est lui qui donne la moitié des
bêtes à distribuer aux pauvres lors de la Fête au bouc, il a
une émission de télévision tous les dimanches, et il prend
un air sérieux, et il parle comme les prédicateurs noirs
américains, et quand il parle à la télé, il menace les
mécréants, il leur promet les flammes de l’enfer, le
Jugement dernier et tout le bazar, c’est comme ça qu’il
recrute des fidèles, c’est comme ça qu’il collecte des
sommes astronomiques, y a un numéro de téléphone qui
passe à l’écran quand il parle, y a même des enfants autour
de lui, habillés en blanc et qui chantent ses louanges au lieu
de chanter les louanges du Seigneur, et les gens rivalisent
de dons pensant que plus on donne à cet escroc, plus on se
rapproche de la porte cochère du paradis, je n’aime pas la
tête de ce gars, il ressemble à une statuette d’un bouddha
gras et méchant, voire vicieux, et donc comment tu peux
t’attaquer à ce larron quand c’est l’armée régulière qui lui
fournit des militaires pour assurer sa sécurité, hein, même
pour le voir faut prendre un rendez-vous des semaines
avant, et ses secrétaires ne laissent pas n’importe qui
l’approcher, tu vois donc que cette histoire c’est pas une
simple histoire de Dieu le Père, c’est du business pur et
simple, disons les choses comme elles sont, c’est une affaire
qui marche bien, et tu comprends aussi que ce gourou a
tout un harem vers les montagnes de Loango, de Ndjili et de
Diosso, et c’est la grande vadrouille sexuelle, des parties de
Jambes en l’air, et c’est donc ma femme qui quittait le foyer
conjugal pendant une semaine, et c’est donc ma femme qui
allait là-bas, dans ces montagnes qui ne sont même pas
sacrées et qu’elle prenait pour des montagnes de l’âme »

le type aux Pampers semblait ce jour-là chercher ses


mots, puis il a soudain retrouvé sa verve, a continué son
récit sans s’assurer que je le suivais, « tu vois donc, Verre
Cassé, ma femme osait m’interdire de sortir, je te dis que
c’est pas elle qui pouvait me commander comme ça, c’est
moi en plus qui payais tout à la maison, et c’est elle qui se
permettait de faire la loi, tu as déjà vu ça où dans ce monde
qui s’effondre, hein, jamais vu, je te dis, et c’est elle qui
m’empêchait d’aller me faire quelques gâteries légitimes
chez les petites bien chaudes du quartier Rex, tu vois le
problème, et moi je devais faire quoi pendant que le gourou
travaillait ma femme dans les hautes montagnes de Loango,
de Djili et de Diosso là-bas, hein, je devais faire quoi
pendant ce temps, hein, me croiser les bras comme un
spectateur, hein, lire la Bible de Jérusalem, hein, pouponner
à la maison, hein, lui préparer à manger, hein, je veux bien
être un cocu, mais un cocu posthume, voyons, je veux bien
être un cocu, mais pas avec la complicité des religieux, pas
avec la complicité des gens qui devraient normalement
nous montrer le chemin du paradis, tu comprends qu’il y a
des jours où je me dis que certains de mes enfants, sauf la
fille qui me ressemble, sont en fait ceux de ce gourou, et
moi je devais faire quoi pendant ce temps, hein, c’est vrai
que j’aime les filles chaudes du quartier Rex, oui, j’aime le
goût des jeunes filles, surtout les jeunes filles du Rex, de
vraies belles du Seigneur, elles savent manier la chose en
soi, elles sont nées avec ça autour des reins, jamais un
homme ne vivra de telles stupeurs, de tels tremblements
sous son toit conjugal, et puis les petites-là sont terribles, je
te dis, Verre Cassé, c’est des volcans, ces petites, elles te
promettent le ciel et te l’offrent enroulé dans du papier
cadeau alors que nos femmes de la maison ne réalisent plus
aucune promesse, or les petites du quartier Rex, c’est tout
chaud, c’est à la fois du caoutchouc et de l’élastique, c’est
tout piquant, tout sucré, c’est fiévreux, elles te parlent à
l’oreille, elles accompagnent ton érection au millimètre près,
elles savent où te toucher pour réveiller l’alternateur
endormi, elles savent comment ne pas te faire caler devant
un rond-point, elles savent faire tourner la turbine, passer
les vitesses, accélérer, on est heureux, on a la vie devant
soi, et puis que veux-tu, Verre Cassé, c’était quand même
en plus mon argent à moi, et j’avais le droit de faire ce que
je voulais avec, non, qu’est-ce qu’elle avait à me casser les
burnes comme ça, ma femme, hein, en plus je t’avoue
qu’elle ne faisait pas bien la chose-là, sinon je serais resté à
la maison comme les autres connards du quartier, or ma
femme, elle était là à regarder les tôles, à m’obliger à me
curer les ongles, à penser aux silhouettes effilées des
petites du quartier Rex, elle pouvait au moins faire semblant
de prendre son pied de grue pendant que je galopais sur
elle comme un médiocre cycliste du Tour du quartier Trois-
Cents, et je vais te dire un secret de polichinelle pendant
que j’y pense, Verre Cassé, un jour elle m’a carrément forcé
de vite finir de me tortiller sur elle parce qu’elle ne voulait
surtout pas rater son dernier épisode du feuilleton Santa
Barbara, et je suis tombé en panne sèche, plus rien ne
démarrait, les batteries mortes, rien, mais plus rien ne
fonctionnait, je te dis, et, impuissant, j’ai vu mon instrument
de travail perdre de l’altitude et devenir un minable drapeau
en berne avant de retrouver les dimensions ridicules de la
chose d’un nourrisson prématuré, donc c’est pour te dire
que j’étais décontenancé, déconcerté, dérouté, désorienté,
je te jure, je me suis rhabillé en un quart de tour, j’ai gueulé
comme pas possible, j’ai dit merde, merde, merde, j’ai
promis que je ne paierai plus rien à la maison tant que ma
femme ne remuerait pas son derrière pendant nos
délassements, j’ai ajouté qu’il ne fallait plus compter sur
moi, que je n’étais pas un naïf, un con, un demeuré, que
j’avais mon orgueil à défendre contre vents et marées, donc
je l’ai presque froissée quand j’ai dit que c’était une vraie
planche que j’avais épousée, que d’ailleurs elle ne savait
pas ce que voulait dire donner du plaisir à un homme, j’ai
dit que le seul acte qu’elle accomplissait avec triomphe
c’était la procréation que n’importe quelle bête sauvage
pouvait assurer, oui, j’ai dit tout ça sous l’effet de la colère
pendant que je me rhabillais en un quart de tour, et je suis
sorti de la maison en claquant la porte, et une fois dehors je
courais à la manière d’un fou qui s’était échappé de l’asile
pendant que son surveillant pissait, et j’ai sauté dans un
taxi-brousse, le chauffeur voulait me parler, je l’ai envoyé
paître parce que je ne voyais pas de quoi lui et moi pouvions
discuter, et il m’a dit que j’avais un problème qui me
tracassait, que ça se voyait comme le nez au milieu de la
figure, je lui ai dit de me dispenser de ses supputations, de
la boucler et de me conduire dare-dare au quartier Rex,
mais il a continué à bavarder, à me travailler au corps afin
de savoir la raison de mon désespoir, je ne lui ai rien confié,
je lui ai dit que s’il ouvrait encore sa gueule de métèque,
j’allais descendre de sa vieille guimbarde, et il a soupiré en
murmurant que c’était encore une histoire de femmes, que
j’avais la tête de quelqu’un qui n’était pas comblé à la
maison, j’ai sursauté, “comment tu le sais, toi, hein”, il a
ricané et s’est retourné “tous les gars qui ont ta tête et qui
vont au quartier Rex sont en général des cocus ou des gars
dont les femmes sont des planches d’okoumé”, je lui ai redit
de clouer son bec de calao, “les petites du quartier Rex sont
chaudes, n’est-ce pas”, il a dit, j’étais vexé et je lui ai lancé
“fous-moi la paix et conduis, je te dis”, mais ce con n’a pas
arrêté puisqu’il a encore dit “mon gars, la vie est belle,
prends le temps de rire, tout à l’heure tu vas bien voltiger,
alors détends-toi, sois cool, respire un coup”, et comme je
ne lui parlais plus, il a enchaîné en rigolant “c’est comme tu
veux mon gars, je disais ça pour la conversation, c’est
quand même drôle que de nos jours les clients n’aient plus
le sens de l’humour, je t’emmène donc au quartier Rex,
mais pense à moi quand tu vas planer avec une petite tout
à l’heure”, et il n’a plus rajouté un mot, il exhibait un sourire
narquois tout au long du parcours, et nous sommes
finalement arrivés au quartier Rex, j’ai payé ce connard de
chauffeur, mais je lui ai jeté les billets par la fenêtre, il a
démarré en me montrant son majeur, j’ai crié “imbécile”, il
a répondu “cocu”, et puis je m’en foutais, j’étais au quartier
Rex, et là les petites étaient bien fraîches, disponibles,
ouvertes à toutes propositions principales et subordonnées,
donc je me trouvais dans mon milieu naturel, l’école de la
chair, le quartier Ero-shima, et les petites me connaissaient
toutes parce que je savais vénérer leur corps, leur beauté,
parce que je ne les prenais pas pour des putes, je faisais
tout ce que je pouvais faire avec une femme normale dotée
d’un potentiel érotique et pas congelée comme la mienne,
et une de ces petites m’a demandé ce soir-là si je souhaitais
un massage spécial qu’elles appellent la chair du maître, j’ai
dit illico oui pour la chair du maître parce qu’un de mes
amis haïtiens qui vit maintenant à Montréal m’en avait dit
du bien, et même si ça coûtait le double du prix normal, j’ai
dit oui et oui à la chair du maître, je t’assure que j’ai
vraiment plané, et quand je suis rentré à l’aube, je me suis
aperçu que ma femme avait changé la serrure de la maison,
oui, tu entends bien, Verre Cassé, après plus de quatorze
ans et demi de mariage, quatorze ans pendant lesquels je
m’ennuyais à mourir, quatorze ans de désert d’amour, de
comédie, de simulacre, de faux-semblant, quatorze ans de
calvaire et de position du missionnaire, elle avait changé la
serrure de la maison, donc tu comprends que je ne pouvais
pas dormir dehors à cause de la serrure qu’elle avait fait
changer avec la complicité de mon beau-frère qui est un
menuisier de renom, je ne pouvais pas dormir dehors
comme un clochard, jamais de la vie, j’ai alors frappé à la
porte sans résultat, j’ai crié le nom de ma femme au point
que ça a dérangé les voisins, elle n’a pas ouvert, j’ai
menacé que j’allais défoncer la porte et que j’allais compter
jusqu’à cinq, et j’ai compté doucement, elle n’est pas venue
m’ouvrir, alors tu comprends que j’ai appelé les pompiers
parce que je ne voulais pas casser la porte de la maison, et
quand les pompiers ont débarqué avec leur arsenal, croyant
s’attaquer à un vrai feu de brousse, j’ai expliqué qu’il n’y
avait pas de feu chez moi, mais il fallait que je trouve un
argument de taille parce que ces gens-là aussi s’ennuient
beaucoup quand y a pas le feu dans le quartier, ils en ont
souvent marre de faire des simulations, et certains d’entre
eux partent à la retraite sans même avoir éteint la flamme
d’une allumette, et j’ai menti en prétendant que mes
enfants étaient enfermés et que leur mère était tombée
dans les pommes, et, un peu déçus qu’il n’y ait pas de feu,
les pompiers m’ont demandé pourquoi je n’avais pas les
clés de mon propre domicile, j’ai dit qu’en partant travailler
la nuit je les avais oubliées à la maison, donc mes clés
étaient bien à l’intérieur et non avec moi, et puis un des
pompiers a souligné que j’étais vraiment un con de la
dernière espèce, j’ai rétorqué que je ne le lui faisais pas
dire, et les pompiers se sont acharnés à leur tour contre la
porte comme des fous qui voulaient tous entrer au même
moment dans le trou d’une aiguille, et ils ont défoncé cette
porte de merde qui leur en a quand même bien fait baver et
chier, et ma femme a surgi de la chambre en rugissant,
toutes griffes dehors, elle a bondi sur moi comme une
tigresse qui protège ses petits de deux jours, elle m’a
plaqué au sol parce qu’elle est plus balèze que moi et
même que toi, Verre Cassé, c’est une vraie furie, ma
femme, crois-moi, j’ai crié au secours, et les pompiers nous
ont séparés, ils ont demandé ce qui se passait dans notre
foyer, j’ai voulu parler en premier parce que c’est moi
l’homme, et ma femme m’a giflé, elle m’a dit de fermer ma
gueule de croqueur de jeunes filles de Rex, et elle a menti
en prétendant que je ne devais plus traîner dans les
parages du domicile conjugal parce que le juge aux affaires
matrimoniales du quartier Trois-Cents m’avait fait expulser
de la maison depuis des mois, et les pompiers m’ont traité
de pauvre menteur, de pauvre mythomane, de pauvre
fauteur de troubles, de pauvre type, et ils m’ont dit de
dégager illico du domicile conjugal, “la loi est dure mais
c’est la loi”, ils ont dit comme ça, et moi j’ai refusé de sortir
parce que je ne voyais pas où était la loi pour qu’elle soit
dure contre moi, donc j’ai dit que c’était en plus moi qui
payais la maison, c’était moi qui avais acheté la télé, les
assiettes Duralex, que c’était en plus moi qui payais la
nourriture, que c’était en plus moi qui payais les fournitures
scolaires des enfants, que c’était en plus moi qui payais
l’eau, que c’était en plus moi qui payais le courant et tout et
tout, et ils ont alors appelé la police parce que normalement
les pompiers n’ont pas de menottes avec eux, ils arrivent
toujours avec des tuyaux, des brancards, de gros camions
qui dérangent tout le monde pour une petite allumette
suédoise craquée ici ou là, et c’est pas à eux d’envoyer les
gens en prison, ils sont là pour éteindre les incendies et
pour ranimer les faibles d’esprit, les suicidaires, les
accidentés qui tombent dans les pommes, donc la police est
arrivée aussitôt puisqu’elle est à moins de deux cents
mètres de cette maison que je louais avec mon argent, et je
te dis que ma femme a expliqué aux policiers que j’étais un
dangereux, plus dangereux même que le célèbre assassin
Angoualima qui coupait les têtes des gens et les exposait
sur la Côte sauvage, et ma femme a dit que j’étais un repris
de justice, un récidiviste, que j’étais un voleur, que j’étais un
vendeur de chanvre indien, de cocaïne de Medellin, et elle a
aussi dit que je ne dormais plus à la maison, que je ne me
lavais plus, que je battais à mort nos enfants, que je ne
payais plus les loyers, qu’on allait l’expulser de la maison,
que je dormais chez les putes du quartier Rex, que je
couchais avec elles sans mettre les vrais préservatifs venus
d’Europe centrale parce que, d’après elle, les préservatifs
venus du Nigeria sont pas bons, ils ont un trou devant, et ce
trou permet à l’homme de tromper la femme, d’avoir du
plaisir comme si y avait pas de préservatif, et la pauvre
femme s’imagine que l’homme qui est sur elle a mis un
préservatif alors que c’est un truc troué devant, tu vois ce
que je veux dire, Verre Cassé, donc ma femme a dit que
peut-être que j’étais même très très séropositif sans le
savoir, que mon cas était grave parce que je maigrissais de
façon bizarre, que mon visage ressemblait à une sole, que
j’avais maintenant le crâne d’un Hotten-tot, que j’avais des
diarrhées tous les jours, que je gémissais quand je pissais,
que je vomissais, et elle a dit encore que mon salaire était
géré par les filles du quartier Rex, que j’avais deux
maîtresses qui pouvaient être mes petites-filles à moi ou les
petites-filles de ces pompiers et de ces policiers présents à
la maison, mon Dieu, et puis c’est comme ça que la
situation s’est dégradée, elle s’est surtout dégradée lorsque
ma femme a affirmé que je faisais des cochonneries à notre
fille Amélie, que j’étais plus qu’un sorcier, un barbare, un
homme des cavernes, elle a dit à ces gens qui étaient chez
nous que je me levais la nuit pour toucher ma fille, lui faire
ces cochonneries, ces malpropretés, et pour cela, elle a dit
que je faisais boire à Amélie un somnifère pour qu’elle se
rende pas compte de mes cochonneries, de mes
malpropretés, mais dis-moi, Verre Cassé, est-ce que tu me
vois faire ces choses-là, hein, est-ce que tu me vois, moi,
souiller le vestiaire de l’enfance, est-ce que tu me vois, moi,
arracher les bourgeons, est-ce que tu me vois, moi, tirer sur
les enfants, c’est impossible, c’est quand même ma fille,
Amélie, voyons, et j’étais tellement choqué que je n’ai rien
répondu devant ces fausses accusations, et donc y avait
parmi ces gens en uniforme un policier de nationalité
féminine avec des muscles de pêcheur et les cheveux
coupés court comme un policier normal, je veux dire comme
un policier homme, et c’est ce policier de nationalité
féminine qui m’a poussé contre le mur, elle m’a traité de
salaud, de pédophile, de sadique, elle a dit que même mort
elle me piétinerait, qu’elle irait cracher sur ma tombe, elle a
dit que je ressemblais à un marin rejeté par la mer, que je
devais savoir que chaque crime avait son châtiment, et ce
policier de nationalité féminine a donc juré de me coffrer,
elle a promis qu’elle ferait tout pour qu’il n’y ait pas de
procès car ce serait me rendre un grand honneur que de me
gratifier d’un procès, le procès c’est compliqué, et c’est elle
qui m’a mis les menottes, et ses collègues m’ont donné des
coups de pied de l’âne, des savates dans les couilles tandis
que j’agonisais devant ces intrus, et je peux même te
montrer les cicatrices, les traces qui ne sont plus parties
depuis ce temps, donc j’ai commencé à vomir des pétales
de sang, des pétales de sang gros comme des patates de
Bobo Dioulasso, des pétales de sang gros comme le caca
d’un dinosaure, et ces gens m’ont traîné jusqu’au
commissariat principal du quartier, quand on a dit là-bas
que j’étais pédophile, les autres policiers ont tous crié en
chœur qu’il fallait m’emmener directement à Makala où on
me ferait payer la moitié d’une vie, Makala c’est le lieu le
plus redouté par les malfrats de cette ville, et on m’a
emmené là-bas, je te jure, Verre Cassé, la situation était
grave, donc là où je suis là, tu ne me croiras pas, j’ai passé
plus de deux ans et demi à Makala, et deux ans et demi
dans cette prison c’est pas de la blague »

je l’écoutais sans broncher, il avait les larmes aux yeux,


il a bu un bon coup avant de reprendre son récit, « deux ans
et demi à Makala, c’est long comme l’éternité, surtout
lorsque les autres prisonniers sont informés que tu faisais
des cochonneries à ta fille alors que ce n’était même pas
vrai me concernant, simplement parce que je suis incapable
de souiller le vestiaire de l’enfance, d’arracher les
bourgeons, de tirer sur les enfants, je te jure, et j’ai
malheureusement subi un calvaire, ce que j’ai vécu là-bas
c’est plus que ce que vivent ceux qui vont en enfer, c’était
terrible, insupportable, Verre Cassé, je ne sais pas comment
j’ai fait pour tenir, imagine alors ces gardiens de prison qui
laissaient les caïds des autres cellules me bourrer le derrière
comme ça, me faire ce qu’ils appelaient la traversée du
milieu, je te dis que c’est ce qui se passait, je te jure, et
j’étais leur objet, leur jouet, leur poupée gonflable, je leur
abandonnais mon petit corps que tu vois là devant toi,
qu’est-ce que je pouvais faire, moi, je n’y pouvais rien, ils
étaient nombreux, se disputaient leur tour, et quand je
criais à cause de la fréquence de ces traversées du milieu
les gardiens de Makala ricanaient, ils me demandaient de
penser au mal que j’avais fait à Amélie alors que ce n’est
même pas vrai, parce que je suis incapable de souiller le
vestiaire de l’enfance, d’arracher les bourgeons, de tirer sur
les enfants, et tous les jours on me traversait le milieu
comme ça, on me prenait par derrière, je ne fermais plus
l’œil, y avait sans cesse quelqu’un derrière moi, à me
cravacher, à me traiter de sale pute, de chienne, d’ordure
ménagère non taxée, de légume du marché de Tipotipo, de
cancrelat, de méduse, de phalène, de fruit pourri de l’arbre
à pain, ils m’ont traité de tout ça, et parfois même un des
gardiens de Makala prenait en personne la direction de la
traversée du milieu, c’était un jeune nerveux qui m’avait dit
qu’il n’avait jamais fait ça à quelqu’un, à un homme, qu’il
n’était pas pédé, mais qu’il le faisait juste pour me faire
payer les saloperies que j’avais faites à Amélie alors même
que ce n’était pas vrai, et c’était lui qui me cravachait
pendant qu’il pilonnait mon arrière-pays par des coups de
reins de routier, je te dis qu’il était membré comme un King
Kong, et donc tu vois que ces gens de Makala ont tout
bousillé en moi, je te jure, je peux te montrer mon derrière,
même tes deux mains rassemblées peuvent entrer sans
problème, je ne te mens pas, je n’ai pas eu droit à un procès
dans ce pays de merde »

après qu’il a eu terminé de me raconter sa vie, le type


aux Pampers a soulevé son verre pour me dire « tchao », il a
bu d’un trait, il s’est resservi tout de suite, puis il a bu de
nouveau d’un trait et s’est enfin levé en disant « bien, bien,
bien », j’ai alors pu voir de près son derrière bombé par les
quatre couches épaisses de Pampers qui se superposaient,
un derrière humide, y avait des mouches qui bourdonnaient
autour, et il a cru bon de me préciser « ne t’en fais pas pour
les mouches, c’est toujours comme ça, Verre Cassé, les
mouches sont devenues mes amies les plus fidèles, je ne les
chasse même plus parce qu’elles finissent par me retrouver
où que je sois, j’ai l’impression que ce sont les mêmes
mouches qui me traquent », et il m’a redit pour de bon
« tchao » de la tête, et j’ai aussi dit pour de bon « tchao »
de la tête, et il est parti mendier dans les rues du quartier
tandis que je le regardais disparaître à l’horizon, je me suis
dit qu’un de ces jours il va finir par péter les plombs, qu’il
viendra me demander « dis-moi qui tuer », bien sûr que je
ne cautionnerai pas un tel projet, je ne serai jamais un
complice de meurtrier, moi, le meurtre c’est une autre
réalité, je ne sais pas comment les gens font pour tuer, la
vie est une chose essentielle, ma mère me l’avait souvent
répété, et même si elle est morte depuis, je ne m’écarterais
pas de cette ligne de conduite, alors si les idées d’un crime
traversent l’esprit du type aux Pampers, il n’a qu’à
commettre son coup lui-même
j’ai rencontré L’Imprimeur comme je rencontre souvent
la plupart des nouveaux personnages de ce bar, ils sortent
de je ne sais où, et les voilà devant moi, les larmes aux
yeux, la voix chevrotante, et ce type, je veux dire
L’Imprimeur, il me cherchait pour me parler depuis le
premier jour où il avait mis ses pieds plats au Crédit a
voyagé, il avait vraiment envie de parler, de me parler à
moi, pas à une autre personne, et il criait alors « je veux
parler, je veux te parler, c’est toi qu’on appelle Verre Cassé
ici, hein, je veux te parler, j’ai beaucoup de choses à te dire,
laisse-moi me mettre à ta table et commander une
bouteille », moi je jouais à celui qui semblait ne pas
s’intéresser à son histoire, les histoires j’en ai entendu, et ce
n’est pas d’un seul cahier dont j’aurais besoin pour les
rapporter, il me faudrait plusieurs tomes pour parler de ces
rois maudits, donc L’Imprimeur exprimait son impatience, je
continuais à fixer mon verre de rouge comme un philosophe
se demandant ce qu’un liquide pouvait tramer dans sa
profondeur mystérieuse, et s’il y a un secret que je pourrais
livrer ici c’est que, pour faire parler les gens, il faut jouer la
distance, l’indifférence, en un mot le désintérêt, y a pas
mieux que ce stratagème vieux comme le monde pour
déclencher les choses, et là ces gens en quête de
confession sont un peu froissés, eux qui étaient persuadés
que leur histoire était la plus extraordinaire de la terre, la
plus biscornue, la plus surprenante, la plus rebondissante,
ils veulent vous démontrer que celle qu’ils ont à vous
raconter est aussi grave et sérieuse que la peine capitale,
« pourquoi me parler à moi », j’ai fait semblant de
m’étonner alors que je voulais bien l’écouter, et il a répondu
« parce qu’on m’a dit que tu es un type bien », et j’ai ri, j’ai
ensuite soulevé mon verre de rouge et avalé une gorgée,
« et qu’est-ce qu’ils t’ont dit me concernant », j’ai demandé
à L’Imprimeur, « c’est toi le doyen de ces gens-là qui nous
entourent ici », et j’ai encore ri avant d’affirmer « si la
sagesse se mesurait par la longueur de la barbe, les boucs
seraient des philosophes », L’Imprimeur m’a regardé avec
de gros yeux, il s’est presque recroquevillé pour me dire
« Verre Cassé, c’est quoi cette façon de me parler, je
cherche quelqu’un qui puisse me comprendre, et qu’est-ce
que les histoires de boucs et de philosophes viennent foutre
ici, je m’en moque, moi », je lui ai dit de se calmer, que je
ne me moquais pas de lui, et j’ai ajouté « ils ont dû te dire
aussi autre chose, non, ces gens qui t’ont parlé de moi », il
a acquiescé de la tête « oui, on m’a dit que tu as vu la
première brique de ce bar, on m’a dit aussi que L’Escargot
entêté est ton ami personnel, qu’il t’écoute », j’ai souri,
flatté par ces bonnes paroles, c’est des paroles comme
celles-là que j’aime entendre, ce type devenait intéressant,
« et puis quoi encore, ce n’est pas tout ce qu’on t’a dit
quand même », il s’est mis a réfléchir, le regard vers le ciel,
« il paraît même que tu écris quelque chose sur les types
bien de ce bar, tu écris ça dans un cahier, ça doit être ce
cahier-là qui est à côté de toi, n’est-ce pas », je n’ai pas
répondu, j’ai posé une main sur la page du cahier parce que
le type tentait de lire mes gribouillis, j’aime pas ça, et je me
suis servi un autre verre de rouge après avoir bien secoué la
bouteille, j’ai bu d’un trait avant de lui demander « alors
qu’est-ce que tu veux, toi », il a soudain élevé la voix « je
veux aussi ma place dans ton cahier parce que tu vas
rendre certains cons célèbres alors que de tous les gens qui
sont ici, c’est moi le plus intéressant », quel prétentieux, ce
type, pour qui se prenait-il alors, « calme-toi, calme-toi mon
gars, et qu’est-ce qui dit que tu es le plus intéressant ici,
franchement c’est une affirmation gratuite, donne-moi une
seule, mais une seule raison de croire que tu es l’homme le
plus intéressant de tous ceux qui nous entourent ici », et il a
répondu, sans prendre le temps de la réflexion, « je suis le
plus important de ces gars parce que j’ai fait la France, et
c’est pas donné à tout le monde, crois-moi », et il a dit ça
avec un ton naturel qui ne laissait pas de place à la
contradiction, la France était pour lui l’unité de mesure, le
sommet de la reconnaissance, y mettre les pieds c’était
s’élever au rang de ceux qui ont toujours raison, qu’est-ce
que je pouvais lui objecter après de tels propos, j’ai eu beau
chercher un argument de contre-attaque, je n’ai rien trouvé,
j’ai donc capitulé « alors, assois-toi mon gars, on va voir ça
de près », et il s’est assis à ma table, et le voilà donc qui a
rempli le verre vide qu’il venait de prendre à la table
voisine, et le voilà donc qui a bu un coup, et le voilà donc
qui s’est raclé la gorge trois fois avant de me menacer « je
te dis, Verre Cassé, si tu ne me mets pas dans ton cahier, ça
vaudra rien ce truc, mais rien du tout, et je te dis qu’on peut
même faire un film avec ma vie », il s’est enfin calmé, y a
eu un long silence où l’on entendait les anges dissipés voler
au-dessus de nos têtes, moi je le fixais toujours, « bon, je
commence par où, hein, je commence par quoi » a-t-il
demandé d’un air de résignation, je n’ai rien dit, et il a
enchaîné « à vrai dire, je ne hais pas les Français et les
Françaises, mais je hais une Française et une seule, je te
jure », ça commençait bien avec ce genre de déclarations,
je suis resté plus que jamais silencieux, je voulais qu’il
accouche maintenant sous la pression de mes yeux posés
sur lui, et il a sorti sa grande artillerie « la France, ah la
France, ne m’en parle même plus Verre Cassé, j’ai envie de
vomir », il a craché par terre, ses traits du visage se sont
durcis comme un gorille qui aperçoit un braconnier traverser
son territoire, « bon, je vais commencer par le début, mais
écoute-moi bien parce que ce que je vais te raconter est
très important, prends note, prends bien note, je veux te
voir écrire quand je parle, et tu verras comment il ne faut
jamais faire confiance aux gens, c’est un conseil d’ami,
Verre Cassé », il avait vraiment l’art de faire durer les
choses, j’avais envie de lui dire d’aller droit au but au lieu
de tourner en rond dans la surface de réparation, et
pendant que je griffonnais quelques-uns de ses premiers
mots, il a dit « en fait je vais te parler d’une femme, tu vas
voir comment elle m’a tué, comment elle m’a ruiné,
comment elle m’a réduit en déchet non recyclable, je te
jure, Verre Cassé », je me suis rapproché de lui, il a reculé
de quelques centimètres comme pour garder une distance
dont je ne voyais pas l’intérêt, et il a dit « Verre Cassé, il ne
faut pas badiner avec la femme blanche, je te dis que si tu
croises une Blanche un jour, passe ton chemin, ne la
regarde pas, ne la regarde surtout pas, elle est capable de
tout, je ne sais même pas comment je me suis retrouvé du
jour au lendemain ici au pays alors que ma vraie place c’est
l’Europe, c’est la France, et voilà que je passe mon temps
entre ce bar et le sable de la Côte sauvage », il a avalé une
gorgée de rouge, s’est mouché à mains nues avant de
poursuivre, « en vérité, si aujourd’hui je bois comme je bois
maintenant, c’est bien à cause de cette sorcière blanche,
elle m’a vidé de tout mon sang, crois-moi, Verre Cassé,
j’étais un homme bien, je ne sais pas si tu sais ce que ça
veut dire être un homme bien en France, toi, mais j’étais un
homme qui gagnait sa vie, un homme qui payait à temps
ses impôts sur le revenu, un homme qui avait un compte
épargne à la Poste, un homme qui avait même des actions à
la Bourse de Paris, un homme qui voulait toucher sa retraite
en France parce que les retraites de notre pays là c’est la
merde totale, la débandade, la faillite, on n’a pas confiance,
ça tombe par hasard comme au Loto, et il faut avoir des
filons bien placés au ministère, y a même des fonctionnaires
de ce pays qui font le commerce sur les retraites des
pauvres gens qui ont travaillé toute leur vie, mais je te dis
que je n’étais pas n’importe qui dans la communauté black
là-bas en France, on me connaissait, je te dis, j’étais un
bosseur, un vrai bosseur, pas un fainéant comme certains
immigrés qui attendent dans le hall de leur immeuble que le
facteur vienne leur livrer le chèque de la Caisse des
allocations familiales, j’avais pas besoin de ces conneries,
moi qui te parle en ce moment, je travaillais dans une
grande imprimerie de la banlieue parisienne, et même que
je dirigeais une équipe, et même que c’est moi qui
embauchais les gens parce que je savais distinguer les
paresseux des vrais bosseurs, et même que j’embauchais
pas que les Nègres parce que, entre nous soit dit, Verre
Cassé, y a pas que les Nègres dans la vie, merde alors, y a
aussi les autres races, les Nègres n’ont pas le monopole de
la misère, du chômage, j’embauchais aussi des Blancs
misérables, chômeurs, des Jaunes et tout et tout, je les
mélangeais, c’est pour te dire que je n’étais pas n’importe
qui et que c’est pas n’importe quels Nègres qui pouvaient
embaucher comme ça les Blancs qui les ont quand même
colonisés, christianisés, foutus dans les cales des navires,
flagellés, piétinés, des Blancs qui ont brûlé leurs dieux, des
Blancs qui ont anéanti leurs rebelles, rasé leurs empires,
j’embauchais donc les Blancs, les Jaunes et tout et tout, et
je les mélangeais avec les autres damnés de la Terre, donc
des Nègres comme moi, on se comptait sur le bout des
doigts d’un gars victime de la fatwa, tu peux vérifier, on te
dira ça, et donc j’avais un bon travail, un travail bien
rémunéré, je te jure, on imprimait Paris-Match, VSD, Voici,
Le Figaro, Les Échos, j’étais un homme bien, je m’étais
marié avec Céline, une Vendéenne bien foutue du derrière
comme une vraie Négresse du pays, et Céline était
secrétaire de direction dans un laboratoire pharmaceutique
à Colombes », à ce stade de sa confession, je me
demandais si L’Imprimeur ne me bluffait pas, mais vu
l’assurance avec laquelle il me parlait, je ne pouvais que le
croire, et il a enchaîné « disons que j’avais croisé Céline au
Timis, c’est une boîte de nuit black très connue et qui se
situe vers Pigalle là-bas, dans le XVIIIe arrondissement de
Paris, je ne sais pas ce qu’elle foutait au milieu de cette
forêt de Nègres en rut et sans manières même si on
dénombrait quelques autres Blanches dedans, mais ces
autres Blanches se coltinaient des fesses si plates qu’on
pouvait repasser sa chemise dessus, or Céline m’avait
flashé avec son derrière, sa taille, ses deux énormes
pastèques greffées à la poitrine au point que les cavaliers
redoutaient de s’avancer vers elle, et moi je me suis avancé
droit comme un militaire fraîchement galonné, j’ai franchi le
Rubicon en me murmurant “alea jacta est”, et sans l’ombre
d’une hésitation j’ai foncé en priant que tout marche à
merveille car le plus dur pour un cavalier à la quête d’une
cavalière c’est d’être refoulé en plein milieu de la piste de
danse devant des concurrents qui se plient en quatre de
rire, or, Dieu merci, j’étais bien habillé, je portais une
chemise de cérémonie Christian Dior que j’avais achetée à
la rue du Faubourg-Saint-Honoré, un blazer Yves Saint
Laurent que j’avais acheté à la rue Matignon, des
chaussures Weston en lézard que j’avais achetées vers la
place de la Madeleine, et j’étais bien parfumé avec Le Mâle
de Jean-Paul Gautier que j’avais mélangé avec du Lolita
Lempicka pour homme, et je ne te dis pas comment était
ma coupe de cheveux, on aurait cru un acteur noir
américain dans ses beaux jours, du genre Sidney Poitier,
c’est dire que j’étais bien, que j’étais clean, et alors j’ai
tendu la main vers la cavalière assise sur un pouf en velours
et qui terminait une cigarette aussi fine et longue qu’une
brindille de balai, et la fille s’est levée aussitôt comme si
elle attendait cet instant, mon cœur a commencé à faire des
bonds, des cabrioles, je n’y croyais pas, et j’ai vu la
déception dans les regards des autres concurrents qui
avaient perdu tout d’un coup l’occasion de rigoler, ils ne
savaient pas ce que voulait dire le fair-play, je me suis dit
qu’il fallait que je me donne à fond, que je danse comme je
n’avais jamais dansé, que je laisse à cette fille une
impression inoubliable de sorte que ce soit elle qui puisse
me solliciter pour les morceaux à venir, et nous avons bien
dansé ce soir-là, et puis tu vas pas me croire, Verre Cassé, la
fille est venue chez moi, sans discussion, sans les
polémiques du genre “tu sais, on vient à peine de se
rencontrer, moi j’ai besoin de temps, il faut qu’on se
connaisse, je ne suis pas une des ces filles qui écartent les
jambes dès le premier soir, je voudrais qu’on discute, qu’on
boive un café, qu’on se fréquente d’abord, et puis on verra”,
non, elle n’a pas dit ça, elle a accepté de venir chez moi
sans me sortir le français de la Sorbonne, et moi j’étais dans
ma Renault 19 tandis qu’elle me suivait dans sa Toyota, et
donc arrivés chez moi, nous avons garé nos voitures devant
l’immeuble, nous nous embrassions dans le couloir, dans
l’ascenseur, sur le palier, devant ma porte que je n’arrivais
plus à ouvrir parce que j’étais quand même ivre mort, et je
ne suis pas allé par quatre chemins, nous nous sommes
écroulés sur ma moquette, et là j’ai assuré le boulot comme
tu peux pas imaginer, je l’ai travaillée dans tous les sens,
sous toutes les hautes coutures, l’aube nous a surpris
enlacés, nous étions un peu confus parce que les choses
étaient allées trop vite, mais que veux-tu, c’était tellement
bon que la confusion s’est dissipée d’elle-même, et Céline
est repartie en répétant qu’elle avait passé une belle soirée,
la plus belle soirée de sa vie, que j’étais un type bien, elle a
pris mon numéro de téléphone, j’ai pris le sien, et comme
les jours ne s’en vont pas longtemps, nous nous
téléphonions régulièrement pendant des heures et des
heures, nous nous donnions les dernières nouvelles de la
nuit, nous nous disions des tonnes de conneries, des choses
idiotes qui sortent de la bouche des amoureux lorsque
l’amour est encore à ses débuts, donc fallait que je lui dise
que je l’aimais, fallait que je ne cache pas mes sentiments,
fallait que je les exprime sans tabous, me disait-elle, et c’est
là que j’ai vraiment appris à dire pour la première fois à une
femme que je l’aimais, et tu sais bien qu’ici au pays c’est
pas des choses à dire au risque de passer pour un gars
faible, ici on tire son coup la nuit et on se dispense de cette
littérature à l’eau de rose, mais en France c’est une autre
histoire, il faut pas déconner avec les sentiments, on ne
badine pas avec l’amour, et très vite je lui ai fait cette
demande en mariage qu’elle attendait depuis le premier
jour de notre rencontre, elle prétendait que son instinct lui
avait soufflé que j’étais l’homme avec qui elle allait passer
le reste de ses jours, c’était comme si Dieu nous avait dit de
nous unir, et Céline a convaincu très vite ses parents qui ne
sont pas racistes parce qu’ils votaient toujours pour le Parti
communiste aux municipales et aux régionales, ou pour les
Verts lors des présidentielles, et alors nous sommes allés les
voir dans un coin de la Vendée appelé Noirmoutier, une île
avec un pont qui la relie au continent, et les parents de
Céline ont dit que j’étais un jeune homme distingué,
intelligent, fin, ambitieux, respectueux des valeurs
républicaines, moi j’étais content d’entendre la description
de mes nobles qualités, ils ont admiré mon habillement,
c’est normal parce que c’était quand même un costume
Francesco Smalto taillé sur mesure, et ils ont dit aussi qu’ils
aimaient l’Afrique profonde, l’Afrique authentique, l’Afrique
mystérieuse, la brousse, la terre rouge, les animaux
sauvages qui gambadent dans de vastes espaces, ils ont
ajouté que c’étaient les imbéciles qui croyaient que l’Afrique
noire était mal partie ou que l’Afrique refusait le
développement, et ils se sont excusés des erreurs de
l’Histoire, notamment de la traite négrière, de la
colonisation, des heurts des indépendances et toutes les
conneries de ce genre dont certains Nègres intégristes ont
fait leur principal fonds de commerce, moi j’avais pas voulu
me lancer dans ces débats poussiéreux, je leur ai fait
comprendre que les trucs du passé c’était pas mon affaire,
que moi j’étais un homme qui avait le regard rivé vers
l’horizon et que cet horizon n’était pas incendié, je leur ai
dit que je regardais vers l’avenir, j’ai alors commencé à leur
parler du Congo, et ils m’ont demandé de quel Congo j’étais
natif, le père a demandé si c’était le Congo belge, la mère a
demandé si c’était le Congo français, et j’ai dit que n’y avait
plus de Congo belge de nos jours, et j’ai dit que n’y avait
plus de Congo français de nos jours, j’ai expliqué que j’étais
natif de la République du Congo, c’est-à-dire le plus petit
des deux Congo, et le père s’est écrié “bien sûr qu’il est du
tout petit Congo, notre belle et prestigieuse ancienne
colonie, le général de Gaulle a même décrété Brazzaville
capitale de la France libre pendant l’Occupation, ah le
Congo, oui, une terre de rêve, de liberté, d’ailleurs c’est
dans ce pays qu’on parle le mieux notre langue, mieux
même qu’en France, je vous dis”, et la mère de Céline, un
peu gênée, a reproché à son époux d’avoir utilisé le mot
“colonie” pour parler de mon pays, elle a dit “voyons
Joseph, le mot colonie ne convient pas, tu le sais pourtant”,
et le père a dit que ce mot lui avait échappé et qu’il voulait
plutôt dire territoire, et la mère a dit que “colonie” et
“territoire” c’était bonnet blanc et blanc bonnet, et Céline
s’est emportée, elle a rappelé qu’on n’était pas là pour
discuter de la couleur des bonnets, de géographie ou
d’histoire, et le père Joseph a dit “bon, ça vaut bien une
bonne bouteille de bordeaux, n’est-ce pas”, et il a ouvert un
bordeaux, et nous avons bu, Céline et moi avions profité de
cette atmosphère détendue pour annoncer notre mariage
imminent, et le papa, pris de court, a failli avaler son vin de
travers, il a dit “vous les jeunes d’aujourd’hui, vous n’y allez
pas de main morte, hein, nous de notre temps on devait
longtemps languir, tourner autour de la famille, c’est un
mariage TGV que vous voulez ou quoi”, et la mère de Céline
a fait du pied à son mari avant de dire “quand on s’aime, on
s’aime, tu le sais pourtant, Joseph”, et ils ont malgré tout
donné leur bénédiction parce que, de toute façon, Céline ne
leur aurait pas laissé le choix de dire non, c’était à prendre
ou à laisser, et ses parents sont venus à Paris pour cet
événement, on était moins d’une cinquantaine dans une
petite salle des fêtes de Châtenay-Malabry, y avait des amis
de Céline, y avait mes collègues de travail et quelques-unes
de mes connaissances, la plupart étaient des Sapeurs, et
quand je dis « Sapeurs », mon cher Verre Cassé, il ne faut
pas les confondre avec les gars qui éteignent les incendies,
non, les Sapeurs c’est des gars du milieu black à Paris et qui
font partie de la SAPE, la Société des ambianceurs et des
personnes élégantes, et parmi ces Sapeurs y avait ce jour-là
des gars influents comme Djo Ballard, Le Docteur Limane,
Michel Macchabée, Moulé Moulé, Moki, Benos, Préfet et bien
d’autres types »

« j’espère que tu notes bien ce que je te raconte depuis


un moment, hein, donc je disais qu’on s’était mariés, nous
avions maintenant devant nous la vie, nous devions la
tracer, lui donner une direction, et comme nous avions tous
les deux un bon boulot, nous avons tout de suite acheté à
crédit une grande maison, un pavillon bien comme il faut,
on était peinards dans une banlieue, à une demi-heure de
Paris, parce que nous voulions vivre heureux, nous voulions
surtout vivre loin des Nègres, je ne suis pas raciste, mais
sache quand même que le pire ennemi des couples mixtes
c’est pas toujours le Blanc du palier, c’est le plus souvent le
Nègre, je te répète que je ne suis pas raciste, Verre Cassé,
je dis les choses comme elles sont et tant pis pour les
jugements moraux de ceux qui ne sont pas d’accord avec
moi, je les emmerde, et c’est pas pour autant que j’écrirais
une lettre à la France nègre afin de blâmer qui que ce soit,
en fait les autres Nègres qui te voient avec une Blanche
pensent qu’ils peuvent aussi la culbuter parce que, se
disent-ils, si une Blanche normale et saine d’esprit s’est bien
tapée un gorille du Congo, elle pourrait aussi bien se taper
tout le parc zoologique, voire toute la réserve, tu comprends
ce que je veux dire, hein, bon passons, je suis pas là pour
enfoncer la race qui n’a pas fini de panser ses plaies, cette
race est ce qu’elle est, toujours est-il que Céline et moi
voulions vivre à l’écart de la clameur parisienne et de la
jalousie des Nègres et de leur comédie classique, nous nous
disions que pour vivre heureux il fallait vivre caché, je te dis
que c’était une belle vie, une vie en rose, avec nos deux
filles, des jumelles qui sont nées deux ans après notre
mariage, des métisses aux yeux clairs, je te dis, y avait pas
meilleure vie que la nôtre, un couple modèle alors que les
mauvaises langues black de Paris professaient souvent que
les couples en noir et blanc ça marche jamais longtemps,
qu’on n’a jamais vu le mari et la femme avoir des cheveux
blancs ensemble, que pour que ça marche, fallait que le
Noir ne soit plus noir, qu’il change, qu’il vire de bord, qu’il
fasse des concessions, qu’il renie les siens trois fois avant le
chant matinal du coq, qu’il fuie sa famille trop dépendante,
bref, qu’il ait la peau noire et porte un masque blanc, or,
Verre Cassé, notre mariage tenait le coup, je ne voyais pas
ce qui pouvait nous perturber, je n’avais pas besoin de
porter un masque blanc pour cacher ma peau noire, j’étais
moi-même fier d’être un Noir, je le suis toujours et je le
serai jusqu’à ma mort, je suis fier de ma culture nègre, tu
vois ce que je veux dire, hein, c’est pourquoi Céline me
respectait, tout allait bien, j’étais un bon père de famille,
c’est dire que le ciel était bleu avec des oiseaux aux plumes
multicolores qui venaient se poser sur les arbres bordant
notre maison que j’avais peinte en vert, une couleur que
j’aime beaucoup, c’est pour cela que les voisins l’appelaient
souvent “la maison verte”, tout baignait donc pour nous,
Verre Cassé, et quand un ciel est trop bleu comme ça, faut
te dire que quelque chose pourrait un jour venir le ternir,
trop de soleil tue l’amour, c’était ce que j’allais apprendre à
mes dépens »

« et puis un jour notre beau ciel bleu s’est assombri, les


petits oiseaux aux plumes multicolores sont partis sans
nous dire adieu, et ils ne sont plus revenus le lendemain
annoncer l’aube comme d’habitude, et les oiseaux de
malheur les ont remplacés avec des ailes lourdes, ils ont
croassé, ils ont piqué de leur bec racorni le tronc d’arbre de
notre union si bien enracinée, et c’est à cette époque-là
qu’a resurgi cette histoire avec mon premier fils que j’avais
eu avec une Antillaise quand j’étais arrivé en France et que
j’étais encore étudiant au Centre national des arts et
métiers, le CNAM, cette Antillaise me menaçait maintenant
de procès parce que je n’avais pas payé quatre années de
pension alimentaire et tout le bazar, j’ai contre-attaqué avec
la fougue d’un taureau qui veut écourter le spectacle
qu’attendent de lui les aficionados, j’ai pris une bonne
avocate qui a démontré que c’était cette Antillaise qui
m’empêchait d’assurer mes obligations de père, j’ai obtenu
que mon fils vienne vivre avec nous parce que je voulais
aussi assurer son éducation moi-même, lui donner un
avenir, y avait de la place dans notre maison verte, Céline
était d’accord avec moi, elle m’avait beaucoup encouragé,
elle a dit que mon sang était mon sang, que je ne devais
pas laisser traîner ma progéniture comme un père
inconscient, je suis allé dans ce sens, et mon fils est venu
habiter avec nous, mais malheureusement il a commencé à
s’accointer avec les jeunes voyous du quartier, j’ai tout fait
pour le remettre sur le droit chemin, impossible, il haussait
la voix, se moquait quant au riche avenir que je lui
promettais, il voulait lever sa main sur moi, tu te rends
compte, et moi je ne comprenais plus dans quel monde on
était, je me demandais depuis quand un enfant pouvait se
battre avec son père, mais je savais bien qu’il me méprisait,
je le ressentais parce qu’il n’avait jamais accepté que je me
sépare de sa mère, que j’épouse Céline, une Blanche en
plus, alors il me traitait de vendu, d’assimilé, de Nègre
Banania, de complexé, d’esclave de la chair blanche et des
pieds de cochon, c’était un peu l’enfer, mais c’était mon fils,
et puis ce qui m’énervait à mort c’est quand il venait
m’apprendre qu’il avait croisé Céline avec les Africains du
coin, qu’un d’eux qui s’appelait Ferdinand était l’amant de
ma femme, là je n’étais pas du tout content, mais vraiment
pas du tout, je prenais cela pour une simple provocation de
sa part parce que Céline ne pouvait pas oser me faire de
tels trucs, elle savait ce que je pensais des autres Nègres
tout en n’étant pas raciste, je tiens à te le préciser, et donc,
mon fils n’était qu’un menteur de la première espèce, me
disais-je, et je n’y accordais pas d’importance, je mettais
cela sur le compte des petites crises qu’il me faisait
d’habitude, et je ne cherchais pas à vérifier ce qui à mes
yeux n’était que des menteries, c’est vrai que je ne menais
pas la vie dure à Céline, et je la laissais donc vaquer à ses
occupations parce que la Blanche, faut pas toucher à sa
liberté d’aller et de venir, c’est très important pour elle, je
n’insistais plus comme dans les premiers temps de notre
mariage, je la laissais aller voir ses amies, et parfois c’est
moi qui gardais les enfants lorsque j’étais de repos, on
s’arrangeait comme ça, suis-moi bien, Verre Cassé, c’est là
que ça devient intéressant, et donc un jour mon sang n’a
fait qu’un tour quand j’ai découvert dans les toilettes de
notre maison verte une capote qui flottait, une grosse
capote d’au moins deux fois la taille de mon propre sexe qui
est quand même énorme, je peux te le montrer si tu veux,
donc je me suis dit que c’était mon fils qui avait emmené
une traînée blanche ou noire du quartier à la maison alors
que je l’avais mis en garde à ce sujet même s’il avait déjà
dix-huit ans, dis-moi comment la chose se serait passée s’il
avait engrossé une fille, hein, avec quel argent il aurait pu
s’occuper de ce pauvre enfant, hein, ce sont des questions
comme ça qui me venaient à l’esprit, je ne pouvais pas
m’imaginer mon fils en train de chevaucher une nana,
c’était pas possible, je ne l’avais jamais vu tourner autour
d’une fille, je me demandais même s’il n’était pas un
attardé côté sexe, mais faut jamais jurer de rien, faut jamais
penser qu’un enfant tranquille n’est pas capable du pire, et
puis je me disais aussi que c’était quand même me
manquer de respect que de venir concrétiser ses plus
basses conneries à la maison, tu vois le problème, Verre
Cassé, et, alors que je réfléchissais avec dans la tête
l’image de cette énorme capote, c’était comme une image
de peinture surréaliste, d’autres idées bizarres ont
commencé à me hanter, à m’empêcher de fermer l’œil la
nuit, je me suis dit que quelqu’un d’autre était peut-être
venu à la maison, pourquoi pas un amant de Céline,
pourquoi pas cet Africain du coin, le Ferdinand dont me
parlait mon fils, et la rage était en moi, et je voyais tout
tomber à mes pieds, le bonheur m’échapper, je ne
comprenais pas qu’un diable vienne foutre sa pagaille dans
mon jardin paradisiaque, j’étais capable de tout, et j’ai
pensé au meurtre avec un couteau, avec un tournevis, avec
une hache, avec un marteau, et je ne regardais plus Céline
de la même manière, elle me paraissait sale, avilie, impure,
félonne, je devais la tuer avec son amant, c’était sans doute
elle qui avait allumé le Ferdinand en question en agitant son
derrière de manière obscène, je devais les tuer au même
moment en leur tendant une embuscade, c’est facile
d’attraper une femme blanche qui vous trompe avec un
Nègre, il suffit de lui dire du mal de l’Afrique et des Nègres,
il suffit de lui dire que les Nègres crèvent de faim, sont des
paresseux, font des guerres ethniques, s’expliquent à coups
de machettes, vivent dans des huttes, et la femme blanche
se démasquera d’elle-même, mais je me suis dit que c’était
pas une bonne idée de discuter de ça avec elle, je passerais
pour un raciste quelle que soit ma justification, et d’ailleurs
je n’avais aucune preuve, et j’ai laissé passer l’incident, et
la vie a repris son cours, je m’en voulais d’avoir été si
parano, il n’y avait pas le feu à la maison, cependant je ne
m’expliquais toujours pas la présence d’une capote chez
moi, et comme Dieu ne dort jamais des deux yeux, quelques
semaines après cette fausse accalmie à la maison, j’ai
encore découvert une grosse capote Manix qui flottait dans
le bidet parce que le problème avec les capotes, c’est qu’on
croit les envoyer au fond des toilettes en tirant la chasse
d’eau, et qu’elles ressortent après, et donc je me suis dit
que je n’allais plus laisser passer ça cette fois-ci parce que
je ne suis pas un con quand même, je n’allais pas donner le
feu vert, je n’allais pas céder la priorité aux Africains pour
qu’ils viennent labourer ma femme sur mon propre
baisodrome, j’ai décidé de passer à l’action directe, quitte à
tout casser, et donc j’allais mener mon enquête comme un
vrai détective, c’était pas une capote Manix qui allait me
pourrir la vie entière, je devais enquêter, comprendre ce qui
se passait à la maison quand je n’étais pas là, c’est ce que
je m’étais dit, et un jour, c’était un lundi, un lundi de
grisaille, j’ai dit à Céline que j’allais au travail, que j’allais
rentrer très tard à cause d’un nouveau magazine qui devait
être lancé dans les vingt-quatre heures, elle a gobé mon
histoire parce que je ne lui ai jamais menti, au grand jamais,
j’ai toujours été franc avec elle, et je suis sorti, j’ai pris la
voiture, j’ai traîné pendant une heure au centre-ville à boire
du café amer, à fumer comme un pompier, j’ai appelé à
mon travail, j’ai prétexté que je prenais ma journée pour
une affaire familiale très grave, et je buvais du café comme
de l’eau, j’ai même pris une demi-bouteille de gin parce
qu’il fallait que je sois dans un autre monde au moment où
je surprendrais Céline avec ce Ferdinand si hardi qu’il venait
troubler mon breuvage, et dans ce petit bar, le film de notre
rencontre se déroulait dans mes pensées, je revoyais Céline
le soir de notre rencontre au Timis, je la revoyais en sueur,
m’embrasser, je nous revoyais faire l’amour dans
l’ascenseur, sur la moquette, je l’entendais hurler de plaisir,
et, soudain, de rage, j’ai frappé un coup de poing sur le
volant, le Klaxon s’est déclenché, je me suis dit en me
mordillant la lèvre inférieure “et si elle hurlait aussi de
plaisir avec Ferdinand pendant qu’ils faisaient l’amour,
hein”, je me suis dit encore “au fond, je ne suis qu’un
pauvre connard, jusqu’alors j’avais toujours cru qu’il n’y
avait que moi qui pouvais la catapulter vers le septième
ciel, qu’il n’y avait que moi qui pouvais la faire chialer de
cette manière, or y a un salaud de cousin nègre sur le coup,
et peut-être que ce salaud de cousin nègre est plus fort que
moi et la fait arriver au huitième, voire au neuvième ciel,
mais c’est ce qu’on va voir ce soir”, et je suis arrivé dans
notre quartier avec ces idées noires dans la tête, je me suis
garé à quelques blocs de maisons de chez moi, j’ai prié
quelques secondes, il était à peu près 18 heures, j’ai marché
pendant quelques minutes, la maison verte était désormais
à quelques pas, je suis passé par la cour du fond, et donc,
comme j’avais trop bu, je suis entré difficilement à pas de
chat pour parvenir devant notre chambre à coucher, j’étais
maladroit, mais peu importe, j’avançais, j’ai vu que la porte
était entrouverte, je l’ai poussée, n’y avait personne à
l’intérieur, alors j’ai longé le couloir principal qui traverse la
salle à manger, j’ai atteint la chambre de mon fils aîné, mon
cœur battait très fort, d’un côté je voulais savoir la vérité,
de l’autre j’avais peur de ce que j’allais découvrir, et j’ai
entendu un remue-ménage venant de l’intérieur de cette
chambre, des rires, puis des grincements de lit, puis des
gémissements, des coups de cravache, et donc j’ai pris de
l’élan, et la porte a cédé comme elle aurait cédé dans les
films de Columbo et Maigret, et là, Verre Cassé, tu ne vas
pas me croire, j’ai vu Céline et mon fils dans le lit, ils étaient
enlacés dans la position du pauvre Christ de Bomba, mais
c’est Céline qui était sur mon fils et elle tenait une
cravache, et ils suaient, les draps par terre, mais je te jure,
Verre Cassé, j’ai poussé sur-le-champ le cri des oiseaux fous,
yaaaaaaaaahhhhhhhhh, je ne savais plus que faire, je
tremblais debout, je voyais le monde tomber à mes pieds,
et puis j’ai bondi sur mon fils, et puis je l’ai plaqué au sol
afin de l’égorger, mais il m’a retourné, il m’a envoyé un
coup de poing dans l’abdomen, j’ai essayé de me relever,
Céline qui criait de l’autre côté de la chambre est venue lui
prêter main-forte, et puis les deux m’ont poussé contre le
mur, j’étais trop ivre pour mener une bataille rangée face à
deux adversaires unis par la complicité de la chair et du
péché originel, et mon fils s’est mis à bien me frapper avec
la cravache qu’ils utilisaient pour leurs cochonneries, et puis
y a eu des coups de poing dans le ventre, sur le crâne,
partout, je te dis, Verre Cassé, et là je suis tombé dans les
pommes, ils ont appelé la police, ils ont dit à la police que
j’étais devenu fou, et mes deux filles qui jouaient dans
l’arrière-cour pleuraient, Verre Cassé, je te jure que quand je
me suis réveillé le lendemain, je n’ai rien compris, j’étais
dans une maison de fous, un asile, oui un asile où le temps
passait lentement, où les gens habillés en blouse blanche
nous entouraient nuit et jour, on me promenait dans un
fauteuil roulant comme un australopithèque, et ils m’avaient
rasé la tête tandis que mes mains étaient liées parce qu’ils
craignaient que je casse tout au passage, et les autres fous
se payaient ma tête en disant “eh les gars, venez écouter
l’histoire du fou, venez voir ce type-là qui crie tous les jours
et qui croit que son gamin tire sa femme, ah, ah, ah, lui il
est vraiment fou”, et on m’avait mis dans le coin des fous
dangereux qui passent leur journée à crier, et j’ai aussi
commencé à crier parce que dans ce coin de fous
dangereux on doit crier sinon les autres fous vous
tabassent, j’ai expliqué que je n’étais pas fou, que mon fils
aîné labourait ma femme, qu’il fréquentait le même Pays-
Bas que moi, que j’ai surpris ma femme et mon fils nus, nus
comme des vers de terre, l’un sur l’autre, dans la position
du pauvre Christ de Bomba, j’ai dit qu’ils avaient même une
cravache et que c’est ma femme qui tenait la cravache
comme quelqu’un qui pratiquait la philosophie dans un
boudoir, j’ai entendu des rires venant de tous les coins, et
c’est à ce moment-là qu’une Négresse en blouse blanche
est venue me donner un verre d’eau que j’ai renversé par
un coup de tête qui a fait basculer mon fauteuil roulant
jusqu’à l’autre bout de la salle principale de l’établissement,
et le médecin chef est arrivé en courant, il était suivi d’une
bonne demi-douzaine d’infirmiers, et j’ai entendu le
médecin chef ordonner, du haut de son doctorat d’État en
psychiatrie, “serrez bien ses liens, je vous avais dit de ne
pas le lâcher d’une semelle, on doit doubler sa dose de
comprimés, faites-lui une piqûre et qu’il se calme une bonne
fois pour toutes, merde”, et ils m’ont piqué pour m’endormir
parce qu’ils estimaient que je délirais, que je répétais
toujours la même chose, que j’inventais cette histoire de
baise entre ma femme et mon fils, or Céline avait expliqué à
qui voulait l’entendre que j’avais perdu la tête depuis
longtemps, que j’étais un soûlard, que je tabassais mon fils
aîné, celui-ci avait d’ailleurs donné du crédit aux mensonges
de Céline, et donc on m’avait administré une piqûre après
mes délires, je crois que j’ai beaucoup dormi, et quand je
me suis réveillé, je ne me souvenais plus de rien, je croyais
vraiment que j’étais enfin arrivé au Ciel parce qu’il y avait
des nuages partout, des papillons aux mille couleurs qui
voltigeaient à basse altitude, et j’ai alors demandé à voir
Dieu en personne et non ses anges, j’ai dit que je ne
parlerais qu’en présence de Dieu le Père et que j’emmerdais
les anges et autres subalternes célestes, et on m’a regardé
avec de grands yeux, on m’a dit de me calmer, on m’a dit
que j’allais bientôt être reçu par Dieu le Père en personne,
que c’était prévu, que j’étais bien arrivé au paradis, et j’ai
vu devant moi un Nègre grand comme une sculpture
d’Ousmane Sow, il était un peu âgé, vêtu d’une blouse
blanche, il est arrivé de façon solennelle comme quelqu’un
qui allait dire la messe, et il s’est présenté comme étant
Dieu le Tout-Puissant, j’ai fait un bond de cabri, je me suis
énervé, j’ai dit que c’était une insulte grave, une hérésie
impardonnable, j’ai dit que ce type n’était pas Dieu, j’ai dit
que Dieu n’était pas noir, et ils m’ont tous encore regardé
avec de grands yeux, et on a fait venir un autre homme en
blouse blanche, il était aussi grand, avec des cheveux gris,
une barbe épaisse, les yeux bleus, la peau très blanche, j’ai
ressenti une vraie transe, de vrais frissons comme si j’étais
habité par l’Esprit saint, et j’ai commencé à parler comme si
je m’adressais à Dieu en personne, et après ma confession
ma voix s’est tout d’un coup éteinte, plus aucun mot ne
sortait, j’étais vraiment devenu fou, je te dis, je ne parlais
plus, je voyais les gens en double, j’avais l’impression qu’il y
avait sans cesse du bruit autour de moi et que les gens
parlaient trop fort, ma femme n’est pas venue me voir,
encore moins mon fils, et je ne reconnaissais même plus les
collègues de travail qui me rendaient visite avec des fleurs
et le dernier numéro de Paris-Match, je les insultais
tellement qu’au bout d’un mois plus personne n’est revenu
me voir dans cet asile, et ma femme a demandé le divorce
avec le conseil d’un avocat africain natif de notre pays, il n’y
avait pas mieux pour la défendre qu’un type de chez moi,
un type qui est né dans ce quartier, je te dis, et je suis sûr
que cet avocaillon de merde avait fait des cochonneries au
lit avec Céline parce que, elle, quand y a un Noir devant
elle, il faut qu’elle le croque, je te jure qu’elle sait comment
faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, et elle a
obtenu le divorce, il paraît que la loi était claire en la
matière, on n’allait pas lui imposer un timbré qualifié de
dangereux, un mari demeuré d’esprit, article et alinéa je ne
sais plus combien du Code civil de 1804, et donc la garde
des enfants lui a été aussi confiée, et elle a obtenu surtout
qu’on me rapatrie, d’autant qu’au pays mes propres parents
souhaitaient la même chose depuis qu’ils avaient été mis au
courant de mon aventure ambiguë, et je ne parlais toujours
pas les mois qui ont précédé mon retour ici, en fait j’ai
retrouvé mes esprits seulement le jour où l’avion a atterri,
quand j’ai vu tous mes parents au complet, leur regard de
tristesse, de honte aussi, ils avaient de la peine, crois-moi,
alors j’ai commencé à boire pour chasser les ombres qui me
couraient après, j’ai refusé de vivre chez mes parents, j’ai
refusé cette humiliation, j’ai marché nuit et jour, c’est
comme ça que tu me vois ici, le dos voûté comme un vieil
homme, je longe la mer, je discute avec les ombres qui me
pourchassent, et l’après-midi je viens ici, tu vois le
problème, mais dis-moi clairement Verre Cassé, est-ce que
toi aussi, dans ton for intérieur, tu crois que je suis un fou,
un demeuré, est-ce que quand je te parle là c’est comme un
fou qui parle avec la mauvaise foi des hommes, dis-moi la
vérité, hein, promets-moi que tu vas mettre ce que je viens
de te raconter dans ton cahier, que tu vas pas déchirer ce
que tu as noté, je te rappelle que si tu mets pas ça dans ce
cahier, il ne vaudra rien, rien du tout, est-ce que tu sais que
je suis le plus important des types qui viennent ici, hein, oui
je suis le plus important parce que j’ai fait la France, et c’est
pas n’importe quel imbécile qui peut faire la France »

chaque jour je surprends maintenant L’Imprimeur en


train de narrer à quelqu’un d’autre ce qu’il appelle son
aventure ambiguë, il m’avait pourtant fait croire que j’étais
le seul à qui il l’avait racontée, je pense sincèrement que
quelque chose ne fonctionne pas bien dans sa tête, il a des
périodes de lucidité, surtout les après-midi, je crois surtout
que cette histoire l’a rendu dingue
j’aime bien discuter avec le patron du Crédit a voyagé,
tout le monde sait qu’il n’est pas marié, qu’il n’a pas
d’enfants, qu’il pense que c’est une charge tout ça, que
c’est pas facile d’être un homme marié, trop de problèmes,
trop de tracasseries, c’est pour cette raison qu’il dit souvent
qu’il s’est marié à vie avec Le Crédit a voyagé, un mariage
qui dure depuis des années, c’est vrai que parfois on l’a vu
monter là-haut avec une femme, souvent des femmes bien
en chair, les femmes plates ne l’intéressent pas, donc on l’a
vu parfois s’enfermer là-haut, revenir dans le bar tout
essoufflé, avec le sourire aux lèvres, et on savait tous que
L’Escargot entêté venait de tirer son coup, et soudain il
exagérait sa générosité, payait à boire à qui le lui
demandait, j’ai aperçu quelquefois ses vieux parents qui
revenaient de Ngolobondo, son village natal, L’Escargot
entêté ressemble comme deux gouttes d’eau à son père,
mais il ne nous a jamais rien dit sur ses parents, ils sont
bien vivants, sûrement encore plus vieux et plus fatigués, ils
ont préféré se retirer au village juste après la polémique
suscitée par la création du bar de leur fils, ceux qui les ont
côtoyés pensent qu’ils aiment leur fils unique, qu’ils avaient
tout fait pour qu’il aille à l’école, qu’il travaille dans un
bureau ou devienne un fonctionnaire à temps plein, mais
c’est pas de cette façon que les choses se sont passées, le
destin en a décidé autrement, je ne veux pas dire que
L’Escargot entêté avait été un cancre à l’école, il avait eu
pour collègue notre actuel ministre de l’Agriculture, Albert
Zou Loukia, non, le patron du Crédit a voyagé n’était pas un
cancre à l’école, loin de là, on dit même qu’il avait été
brillant, très brillant, il aimait les dissertations, la
géographie, l’arithmétique et tout le bazar, il est encore
capable de réciter des poèmes entiers de mémoire, sans
hésiter sur un mot, et ça, ça me tue, j’ai souvent essayé,
mais je ne suis jamais allé au-delà de deux strophes, et
notre patron aime beaucoup La Mort du loup d’Alfred de
Vigny, il récite sans cesse ce poème, et j’ai les larmes aux
yeux quand j’entends les derniers vers, c’est comme si ces
paroles avaient été écrites d’avance pour lui par cet Alfred
de Vigny, et il faut écouter L’Escargot entêté quand il
murmure « gémir, pleurer, prier est également lâche, Fais
énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le
Sort a voulu t’appeler, Puis après, comme moi, souffre et
meurs sans parler », il est fier de rappeler qu’il a obtenu son
baccalauréat d’un seul coup, qu’il aurait pu aller plus loin,
mais hélas, sans avertir ses parents il avait abandonné ses
études, c’était la mode à l’époque, il fallait chercher sa
réussite hors du pays, c’était déjà la période des vaches
maigres en ce temps-là, les gens bien placés casaient leurs
parents même quand ceux-ci étaient incompétents, et
L’Escargot entêté a commencé à sillonner l’Angola, le
Gabon, le Tchad parce qu’il avait toujours voulu être un
homme d’affaires, n’avoir à rendre de comptes à personne,
c’est finalement le voyage au Cameroun qui l’avait incité à
ouvrir son affaire, avec toutes les répercussions que j’ai
soulignées au début de ce cahier, et je ne reviendrai pas là-
dessus parce que, même ivre, j’ai horreur des répétitions
inutiles ou du remplissage comme certains écrivains connus
pour être des bavards de première classe et qui vous
vendent la même sauce dans chacun de leurs livres en
faisant croire qu’ils créent un univers, mon œil
« et toi Verre Cassé, est-ce que ça va de ton côté »,
m’avait encore demandé l’Escargot entêté il y a quelques
jours, « oui, ça peut aller », avais-je répondu, et il a dit, sans
rigoler, « Verre Cassé, je crois qu’il te manque un peu
d’affection, tu devrais te trouver une bonne copine, tirer un
coup de temps en temps, ça fait du bien, mais vraiment du
bien », « je n’en vois pas l’intérêt à mon âge », avais-je
aussitôt répliqué, « je te dis que tu devrais recommencer ta
vie, l’âge n’a rien à voir », « non, qui va accepter une loque
comme moi, j’espère que tu rigoles, L’Escargot », « ah non,
je ne rigole pas du tout, je suis sérieux, que dis-tu de
Robinette, hein, c’est un bon morceau, n’est-ce pas », avait-
il poursuivi, « mon Dieu, surtout pas Robinette, c’est un
morceau trop gros pour moi, je pourrais pas l’avaler »,
avais-je dit, et je m’étais mis à rire, et nous avions ri tous
les deux, je m’étais alors souvenu de la dernière apparition
de Robinette au Crédit a voyagé, c’est une vraie femme de
fer que le patron voulait me coller comme copine, je croyais
qu’il plaisantait parce que Robinette boit plus que moi, elle
boit comme les tonneaux d’Adélaïde que les Libanais
vendent au Grand Marché, Robinette boit, boit encore sans
même se soûler, et quand elle boit comme ça elle va pisser
derrière le bar au lieu d’aller aux toilettes comme tout le
monde, et quand elle pisse derrière le bar elle met au moins
dix minutes à uriner sans s’arrêter, ça coule et coule encore
comme si on avait ouvert une fontaine publique, c’est pas
du bluff, c’est incroyable mais vrai, tous les gars qui ont
essayé de la concurrencer en matière de pisse à durée
indéterminée ont fait l’adieu aux armes, ils ont été vaincus,
écrasés, laminés, ridiculisés, roulés dans la poussière, dans
la farine de maïs

la dernière fois que Robinette est passée ici, elle a


chauffé un type qu’on n’avait pas encore vu au Crédit a
voyagé, ça a commencé par une attaque directe de
Robinette, le genre de coup invisible que Mohammed Ali
avait assené à Sonny Liston dans les années soixante pour
préserver son titre de champion du monde, « toi-là qui
t’agites comme un coq de basse-cour, si tu pisses plus
longtemps que moi, alors je t’autoriserai à me sauter quand
tu voudras et où tu voudras, sans rien payer, tu as ma
parole », elle a dit, et le type a répondu « prétentieuse, tu
ne sais pas à qui tu as affaire, j’accepte ton défi, Robinette,
mais je vais bien te sauter après, j’aime les gros derrières et
les gros nichons, moi », et on a ri parce que le type était
vraiment un prétentieux de première classe, il ne savait pas
où il mettait ses pieds, s’il avait entendu parler de cette
femme il n’aurait pas osé prononcer de telles paroles
irresponsables, et nous on était là, plus qu’amusés, voyant
déjà le cadavre de ce quidam par terre, disons que
Robinette a été très vexée par les propos de cet intrus, elle
l’invaincue, elle la reine de la pisse de cette ville, de ce
quartier, et elle a alors répondu au type « tu es fou ou quoi,
mon gars, avant de me traiter de grosse, gagne d’abord ton
combat, tu dis presque rien sur presque tout, tu peux pas
me battre, toi-là que je vois-là », « si, je peux te battre, ma
grosse », a répondu l’autre, « non, pauvre petit prétentieux,
il faut être fou pour se mesurer à moi, demande donc à tous
ces gars qui nous entourent, ils te diront qui je suis, moi » a
répliqué Robinette, « je ne suis pas un prétentieux, ma
cocotte, en général je fais toujours ce que je dis » a lancé
l’autre, « tu es vraiment vantard, toi, est-ce que c’est parce
que tu parles bien comme ça que tu crois que tu es capable
de quoi que ce soit, je dis que tu es pas capable, toi » a dit
Robinette, et moi qui regardais tout de loin, je croyais que
c’était une blague, que les deux-là se connaissaient ailleurs
et nous jouaient un petit passage de Trois Prétendants, un
mari, en tout cas de la bonne comédie, je me disais
vraiment qu’ils se connaissaient comme les larrons de cette
ville, ces drôles de gens, or ce n’était pas de la comédie, et
le type prétentieux se la jouait courageux, se présentant
comme un invaincu, ne sachant pas ce qui l’attendait à la
courbe du fleuve, il était habillé comme un homme
important, avec une veste noire, avec une chemise blanche,
avec une cravate rouge, avec des souliers vernissés, et il
devait nous prendre pour des gueux, pour des culs-terreux,
bref pour des prolétaires de tous les pays qui ne
comprenaient pas qu’il fallait s’unir, on ne savait pas
comment ses cheveux défrisés et tirés derrière brillaient en
cette saison blanche et sèche où la lumière d’août traversait
à peine les nuages, mais les coquets n’ont pas de période
de coquetterie, ils demeurent coquets même pendant une
saison blanche et sèche, c’est dire qu’au plus noir de la nuit
les cheveux de ce type brilleraient comme ils brillaient ce
jour-là, il devait passer des heures entières devant son
miroir, le peigne chaud était son objet fétiche, les cheveux
défrisés le rapprochaient un peu plus de la race blanche
dans ce pays où avoir des cheveux très crépus est la plus
grande des malédictions, et puis il fumait beaucoup, avec
les gestes des gens bien, et il a voulu se présenter, il a dit
« mon prénom c’est Casimir, pour ceux qui ne le savent pas,
rien ne peut m’arrêter, je suis connu ici et là, je mène la
grande vie, sachez-le, si je me suis arrêté ici c’est pour
prendre mon pot, c’est tout, je suis pas un soûlard comme
vous autres, moi c’est la grande vie que je cherche », et je
me suis dis « merde alors, c’est qui ce gars qui cause de
cette manière-là, est-ce qu’il réalise quand même dans quel
Vietnam il est en train de s’enliser », et nous avons alors
ressenti de l’antipathie pour ce Casimir qui prétendait
mener la grande vie, lui qui nous traitait tous de soûlards, et
pourquoi n’était-il pas allé prendre son pot ailleurs, chez les
autres gars qui mènent la grande vie comme lui, hein,
pourquoi était-il venu nous rappeler que nous n’étions que
des misérables, des rastaquouères, donc Robinette avait
raison de dire que ce type disait presque rien sur presque
tout, et je me suis aussi dit que ce gars méritait une bonne
leçon, un bon châtiment, je me suis dit encore « de toute
façon, ainsi soit-il, les jeux sont faits », sinon qu’est-ce qu’il
venait chercher ici avec son accoutrement de notaire, de
croque-mort, de maestro d’opéra, cette musique chiante
que les gens qui mènent la grande vie comme Casimir
écoutent, applaudissent alors qu’ils n’en comprennent
même pas les paroles, or c’est quoi une musique si on n’est
même pas foutu de bouger son postérieur, si on ne peut
même pas dire aux autres « voyez comme on danse », c’est
quoi cette musique si on ne peut pas transpirer, frotter le
mont de Vénus de la femme pour l’emmener à penser à
l’acte fatal, moi quand je dansais, je veux dire quand j’étais
encore un homme pareil aux autres, j’aimais me mettre
dans un état tel que j’avais l’impression d’effectuer la
descente au paradis, de revoir les anges dissipés me porter
sur leurs ailes, j’étais un bon danseur, je savais faire voltiger
une cavalière au point qu’elle se jetait dans mes bras et me
laissait le soin de décider de l’issue de la soirée, mais pour
l’instant je ne veux pas parler de moi au risque de passer
pour un mégalo, pour quelqu’un qui ne pense qu’à son
nombril, donc Robinette et ce type se sont rendus derrière
Le Crédit a voyagé pour faire la guerre de la fin du monde,
et derrière Le Crédit a voyagé y a une espèce de cul-de-sac
propice à tous les coups fourrés, les gens viennent là pour
traiter leurs affaires nébuleuses, et c’est donc là que nos
deux concurrents se sont retirés, suivis de nous autres
témoins oculaires, nous étions de simples voyeurs, nous
attendions avec impatience que Casimir qui mène la grande
vie tombe, qu’il apprenne enfin l’humilité, qu’il sache se
taire devant les gens, nous étions tous des fans de
Robinette, nous l’encouragions, nous l’applaudissions, donc
derrière Le Crédit a voyagé, à cet endroit crasseux qui puait
la pisse de chat sauvage et la bouse de vache folle, Casimir
qui mène la grande vie a tombé sa veste de Vieux Nègre et
la médaille, il a ôté sa cravate gondolée, il a plié
soigneusement ses affaires, a mis tout ça par terre, dans un
coin, puis il s’est miré à l’aide de ses souliers vernissés,
cette ultime coquetterie nous a encore irrités, il se prenait
pour qui ce con, hein, pourquoi se mirait-il alors que son
visage de figue écrasée allait encore prendre un bon coup
lorsque Robinette l’aurait ridiculisé, mais le type se mirait,
passait une main sur sa chevelure défrisée au peigne chaud
et qui brillait même avec la faible lumière d’août, jamais on
n’avait vu un type aussi vantard que lui, et donc Robinette a
d’abord ôté sa chemisette en pagne, il faut dire
honnêtement que ce spectacle était loin de celui d’une
Margot qui dégrafait son corsage, elle a ensuite soulevé son
pagne jusqu’à la naissance de ses reins, et on a vu son
derrière de mammifère périssodactyle, ses grosses cuisses
potelées de personnage féminin de peinture naïve
haïtienne, on a vu ses mollets de bouteille de bière Primus,
elle ne portait pas de slip, la garce, c’est peut-être parce
qu’il n’existe pas de slip qui puisse domestiquer sa
montagne de fesses, et donc elle a poussé un long rot qui
nous a tous rebutés, et elle a dit à haute voix « au plaisir de
Dieu, la vérité va se voir à la lueur de l’aube, en avoir ou
pas, c’est ce que nous allons vérifier, mes amis », et puis on
a vu son sexe lorsqu’elle a écarté les tours jumelles qui lui
servent de fesses, tout le monde a applaudi, et
curieusement j’ai même bandé à mort comme les autres
témoins, faut être honnête et ne pas cacher la vérité, oui j’ai
bandé parce qu’un derrière de femme c’est toujours un
derrière de femme, qu’il soit petit, gros, plat, potelé, avec
des zébrures, avec des pigments qui vous causent des
névralgies, avec des taches de vin de palme, avec des
taches de variole, un derrière de femme c’est un derrière de
femme, on bande d’abord et on décide ensuite si on y va ou
si on n’y va pas, et donc on a aussi vu Casimir qui mène la
grande vie enlever son pantalon, dévoiler ses jambes
maigrelettes d’échassier et ses genoux qui ressemblent à
un enchevêtrement de nœuds gordiens, il portait un vieux
slip rouge tomate qu’il a baissé jusqu’aux chevilles, et on a
découvert son sexe, une particule élémentaire qui nous a
fait éclater de rire au point qu’on s’est demandé par où
passeraient ses pauvres urines, et il a quand même exhibé
ce truc insignifiant devant nous avec des boules poilues qui
pendillaient comme des fruits d’un arbre à pain effeuillé par
une saison blanche et sèche, et donc il s’est appliqué à
pétrir sa particule élémentaire, à la traiter comme son mât
de cocagne, à lui parler à voix basse comme un charmeur
de najas entouré de touristes dans un marché, il s’est attelé
à donner à sa chose-là une forme catholique, ce n’était pas
si facile avec tous ces témoins qui n’arrêtaient pas de
ricaner et qui étaient acquis à la cause de Robinette, ce
n’était pas si facile avec ces témoins qui le déboussolaient
par tous les moyens à cause de son membre dérisoire, mais
lui se concentrait, faisait comme si nous n’existions pas, il
était conscient qu’il était seul dans son camp et que tous les
autres étaient des adeptes de Robinette, cela ne l’ébranlait
pas, loin de là, le type affichait vraiment une assurance, il
ignorait son adversaire, procédait à ses préparatifs avec la
sérénité d’un professionnel de ce genre de défi, et il
secouait sa particule élémentaire, il la tirait, il la tournoyait
afin de convoquer les urines, et donc c’était parti, oui c’était
vraiment parti, le défi avait commencé, Robinette a écarté
ses jambes de pachyderme, tout son Pays-Bas était
maintenant à zéro mètre de nous, on a vu soudain son petit
pois prendre de l’excroissance, et nous nous sommes
aussitôt rapprochés au moment où elle poussait un long
couinement d’une hyène qui met bas, nous avons failli être
arrosés par son liquide jaunâtre et fumant qui giclait comme
un sachet d’eau qu’on venait de perforer, nous avons reculé
juste à temps pendant que, de l’autre côté, Casimir qui
mène la grande vie libérait ce qu’il avait dans la vessie,
mais les urines de Robinette étaient plus lourdes, plus
chaudes, plus impériales dans leur jet, et surtout elles
tombaient plus loin alors que celles de son prétentieux
concurrent sortaient par petits bonds de bébé kangourou,
de grenouille qui veut devenir aussi grosse qu’un bœuf, de
corbeau qui veut imiter l’aigle, elles tergiversaient,
titubaient, zigzaguaient, traçaient au sol des hiéroglyphes à
agacer un type qu’on appelait Champollion et qui, paraît-il,
aimait se triturer les méninges pour ces dessins d’école
maternelle du temps des pharaons et autres momies, et les
urines désordonnées de ce type échouaient à quelques
centimètres seulement de ses pieds, cela amusait Robinette
qui ne put s’empêcher de lui lancer « pisse, pisse donc,
nullard, c’est comme ça que tu vas me sauter, hein, pisse,
nullard », et les deux adversaires pissaient, chacun avec sa
méthode, deux minutes à uriner c’est beaucoup, mais les
deux adversaires étaient résolus, et malgré ses jets
urinaires orthodoxes, Casimir qui mène la grande vie tenait
quand même le cap alors que moi, à sa place, j’aurais déjà
fini d’uriner et de ranger ma particule élémentaire dans sa
loge, mais ce type obstiné battait pavillon depuis plus de
cinq minutes et, les yeux clos, la tête levée vers le ciel
comme un gars qui fredonnait avec bonheur un requiem
pour une nonne, il était imperturbable, les oreilles bouchées
aux intimidations, aux multiples provocations de Robinette
qui accélérait le débit de ses urines au fur et à mesure, et,
dans un élan de provocation, elle lui a dit au passage
« craque, nullard, craque, tu vas craquer, tu sais même pas
pisser, craque, moi j’ai encore des litres dans mon réservoir,
je te préviens, fais attention, arrête de pisser si tu veux pas
être ridicule devant les gens, arrête maintenant, dis au
revoir et merci », Robinette criait comme ça, le type a
répondu « tais-toi et pisse, grosse poule, les vrais maîtres ne
parlent pas, pourquoi je vais dire au revoir et merci, jamais,
jamais de la vie, c’est toi qui vas craquer Robinette, et je
vais te baiser », et il a pressé ses deux boules poilues, le
débit de ses urines a augmenté de plusieurs crans, et nous
avons écarquillé les yeux parce que ce type prétentieux
pissait maintenant avec plus de conviction, et nous avons
constaté que sa particule élémentaire avait doublé, voire
triplé de dimension au point que nous nous sommes frotté
les yeux en signe d’incrédulité, et ses bourses tout d’un
coup gonflées pendouillaient comme deux vieilles gourdes
pleines de vin de palme, et il pissait avec jubilation, et il
sifflotait au passage un cantique de la racaille du quartier
Trois-Cents, puis un concert baroque, puis un air de Zao afin
d’attirer les regards vers lui, pendant ce temps Robinette
avait le cœur à l’ouvrage, elle pétait à plusieurs reprises au
point que nous avons été contraints de nous boucher le nez
et les oreilles parce que ça sentait très fort et résonnait
comme des feux d’artifice que nous entendons lors de la
Fête au bouc, ses pets sentaient la naphtaline trafiquée au
Nigeria, et ça faisait à certains moments des bruits de
trompette d’occasion de la New Orléans, et alors que nous
étions concentrés à scruter le derrière éléphantesque de
Robinette, un témoin nous a informés que, de l’autre côté,
Casimir qui mène la grande vie opérait un tournant décisif,
un miracle qui méritait une béatification papale, nous nous
sommes tous rués pour voir ça de très près, faut jamais
rater les miracles même si ça ne se passe pas à Lourdes,
faut être le témoin de ce qui se racontera quelques siècles
plus tard, mieux vaut en être le témoin que d’écouter des
perroquets vous réciter une histoire d’amour au temps du
choléra, et nous nous sommes donc empressés vers Casimir
qui mène la grande vie pour voir son miracle historique, et
nous sommes tombés des nues, c’était pas croyable ce qui
se déroulait sous nos yeux, il fallait y être pour le croire, et
nous avons observé que, dans ses zigzags urinaires, Casimir
qui mène la grande vie avait dessiné avec talent la carte de
France, ses urines orthodoxes tombaient en plein cœur de la
ville de Paris, « vous n’avez encore rien vu, je peux aussi
dessiner la carte de la Chine et pisser dans une rue précise
de la ville de Pékin », et Robinette ne comprenait plus rien,
elle s’est retournée, a jeté un coup d’œil avant de nous
lancer « revenez vers moi, je vous dis, revenez vers moi,
qu’est-ce que vous regardez donc là-bas, vous êtes tous des
pédés ou quoi », mais nous étions plutôt captivés par le
mystérieux concurrent prétentieux qu’on applaudissait
désormais et qu’on avait du coup surnommé Casimir le
Géographe, ce type prenait goût à ce défi, « moi je fais le
marathon et pas le sprint, je vais la sauter, je vais l’épuiser,
faites-moi confiance » a-t-il dit en sifflotant son cantique de
la racaille du quartier Trois-Cents, puis son concert baroque
et son air de Zao, et on applaudissait de plus en plus
pendant que la carte de France s’agrandissait de toutes ses
régions, y avait un autre petit dessin à côté de cette œuvre
magnifique, « mais dis donc, c’est quoi ça ce truc qu’il a
dessiné à côté de la carte de France, c’est quoi ça, hein » a
demandé un témoin égaré par l’art de Casimir qui mène la
grande vie, « c’est la Corse, imbécile » a répondu l’artiste
sans cesser de pisser, et on a applaudi pour la Corse, et
certains venaient même de découvrir pour la première fois
ce nom de Corse, ça murmurait, ça polémiquait, et puis un
gars plus qu’égaré a demandé qui était le président de la
Corse, quel type d’État c’était, quelle était la capitale de ce
pays, leur président était-il noir ou blanc, et on l’a envoyé
paître en lui criant en chœur « idiot, imbécile », et donc déjà
plus de dix minutes que les deux-là rivalisaient de jets
urinaires, ça me donnait aussi envie de pisser un coup à
mon tour parce que, normalement quand quelqu’un pisse,
ça donne aussi envie de faire la même chose, c’est pour
cela qu’à l’hôpital le médecin demande de laisser couler le
robinet d’eau pour provoquer l’envie de faire pipi, donc le
combat de ces deux-là continuait, mais entre-temps un des
témoins qui ne quittait pas des yeux la croupe de Robinette
a commencé à sortir sa chose à lui de son pantalon, à la
toucher avec nervosité, et on l’a entendu ensuite beugler sa
jouissance derrière nous comme un cochon dont on venait
de couper la tête pendant la Fête au bouc, et les
concurrents, très concentrés, très appliqués et très
imperturbables pissaient toujours, « si c’est comme ça, alors
je m’arrête, je vous dis que je m’arrête, je ne peux pas
travailler dans des conditions pareilles, pour qui donc me
prenez-vous, hein, est-ce que moi je dérange les gens
quand ils travaillent, hein, je vous dis que j’arrête, le
spectacle est terminé », tout le monde s’est retourné, c’est
Robinette qui avait parlé comme ça, elle s’était en effet
arrêtée de pisser et prétendait que nous la déconcentrions
avec notre comportement de gamins de l’école maternelle,
mais elle a eu l’élégance et le fair-play de venir vers Casimir
qui mène la grande vie pour toucher sa chose d’un geste
affectueux, elle a ensuite dit « c’était bien, mon gars, tu as
gagné aujourd’hui, tu es un vrai pisseur, maintenant on va
voir si tu éjacules aussi longtemps que tu pisses, dis-moi
quand et où, je serai à toi », et nous avons applaudi parce
que c’était la première fois qu’on la voyait capituler de la
sorte et solliciter indirectement un cessez-le-feu, alors
Robinette et Casimir qui mène la grande vie se sont fixé
rendez-vous dans une chambre de passage, vers la place
des Fêtes du quartier Trois-Cents, nous avons boudé ce
rendez-vous sans témoins parce que nous aurions voulu
qu’ils fassent ça ici devant nous, et nous sommes retournés
dans le bar un peu déçus pendant que Robinette et
l’invaincu Casimir qui mène la grande vie s’engouffraient
dans un taxi en direction de leur chambre de passage, et
personne ne sait ce qui s’est passé entre ces deux-là, nous
n’avons plus revu Casimir qui mène la grande vie après ce
défi, Robinette vient ici de temps en temps, mais elle a dit
qu’on n’apprendrait rien de plus sur cette histoire, à mon
avis elle avait dû prendre une bonne raclée au lit avec
Casimir et n’avait pas été à la hauteur, sinon elle nous
aurait soûlés et nous aurait raconté en détail comment elle
avait vaincu le prétentieux Casimir qui mène la grande vie

en fait, l’idée de sauter Robinette ne me déplairait pas


quand même, ça fait longtemps que j’ai pas tiré un coup et,
faute de grives, je pourrais me contenter de merles, je ne
sais même pas si j’irais jusqu’au bout devant elle, des
femmes comme Robinette, ça doit couver des orgasmes
sismiques, il faut longtemps galoper, cravacher avant de les
faire couiner, et si j’ai dit non à la proposition indécente de
L’Escargot entêté, c’était bien malgré moi, et peut-être
aussi parce que ça me gênait de marcher sur les plates-
bandes du patron, ça me gênait d’être sur cette femme et
de m’imaginer que L’Escargot entêté lui-même gigotait
dessus comme un lapin épileptique, et d’ailleurs qui me dit
que le patron ne serait pas un peu jaloux, je ne voudrais pas
que les embrouilles ennuagent mes rapports avec
L’Escargot entêté, je ne veux pas me brouiller avec celui qui
est comme mon frère, mais est-ce que d’ailleurs Robinette
accepterait de me laisser la chevaucher, une serpillière
comme moi, hein, et puis y a un grand problème technique,
je crois que je ne suis pas bien membré, faut être réaliste, et
vu les fesses à là balance excédentaire de Robinette, je suis
sûr que je passerais la journée à chercher le point G de son
Pays-Bas, j’arriverais à peine au point B, et il resterait les
points C, D, E, et F, donc elle ne serait jamais satisfaite
comme il faut, j’arrête d’y penser, disons qu’à ce stade de
mon cahier j’ai plutôt besoin d’un bon repos, je ne veux plus
écrire un seul mot de plus pendant un certain temps, je
veux boire, ne faire que boire, avaler des gorgées qui seront
mes dernières, et si je fais bien le calcul mental, je vois qu’il
y a maintenant plusieurs semaines que j’écris à perdre
haleine, et y a des gens qui se moquent de ce qu’ils
prennent pour ma nouvelle occupation, y en a même qui ont
fait courir le bruit que je préparais un examen pour intégrer
de nouveau l’enseignement, ils disent que c’est pour cette
raison que je veux arrêter de boire et ne plus venir ici, mais
c’est de la rigolade, je ne vais quand même pas redevenir
un enseignant à soixante-quatre ans, voyons, en tout cas je
dois me reposer, ne plus écrire une seule ligne, ne rien
relire, je continuerai alors plus tard, je ne sais pas quand,
mais je continuerai, je ne tiens pas à consacrer toute mon
énergie à ça, et quand j’aurai terminé la deuxième partie, je
m’en irai, je m’en irai loin, je ne sais pas où, mais je m’en
irai, je m’en fous de ce que pensera L’Escargot entêté, mais
je serai loin, loin du Crédit a voyagé
derniers feuillets
aujourd’hui est un autre jour, un jour gris, j’essaie de ne
pas être triste, et ma pauvre mère dont l’esprit plane
toujours sur les eaux grises de la Tchinouka disait toujours
que c’est pas bon de se laisser aller à la grisaille, y a peut-
être quelque part la vie qui m’attend, et moi aussi je
voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, et je suis
assis dans mon coin depuis 5 heures du matin, j’observe
avec un peu plus de distance les faits, ce n’est qu’ainsi que
je pourrai mieux les relater, et voilà donc plus de quatre ou
cinq jours que j’ai terminé la première partie de ce cahier, je
souris après la lecture de certaines pages, elles datent d’un
bon bout de temps, je me demande au fond si je peux en
être fier, je relis quelques lignes, mais je ressens plutôt une
grande frustration, rien ne m’enflamme, en fait tout
m’énerve, or je ne peux en vouloir à personne, je me sens
un peu faible, j’ai la langue pâteuse comme si la veille
j’avais mangé un plat de porc aux bananes vertes, pourtant
je n’ai rien mangé depuis hier et me suis laissé habiter par
une marée noire de pensées, je me demande même si je ne
suis pas en train d’écrire mon testament, or je ne peux
parler de testament parce que je n’aurai rien à léguer le jour
où je casserai ma pipe, tout cela c’est que du rêve, mais le
rêve nous permet de nous raccrocher à cette vie scélérate,
moi je rêve encore la vie même si je la vis désormais en
rêve, je n’ai jamais été aussi lucide dans mon existence

les jours passent vite alors qu’on aurait pu croire le


contraire lorsqu’on est là, assis, à attendre je ne sais quoi, à
boire et à boire encore jusqu’à devenir le prisonnier des
vertiges, à voir la Terre tourner autour d’elle-même et du
Soleil même si je n’ai jamais cru à ces théories de merde
que je répétais à mes élèves lorsque j’étais encore un
homme pareil aux autres, faut vraiment être un illuminé
pour débiter des énormités de ce genre parce que moi, à
vrai dire, quand je bois mon pot, quand je suis assis peinard
à l’entrée du Crédit a voyagé, je ne réalise pas que la Terre
que je vois là puisse être ronde, qu’elle puisse s’amuser à
tourner autour d’elle-même et autour du Soleil comme si
elle n’avait rien d’autre à foutre que de se causer des
vertiges d’avion en papier, qu’on me démontre donc à quel
moment elle tourne autour d’elle-même, à quel moment elle
arrive à tourner autour du Soleil, faut être réaliste, voyons,
ne nous laissons pas embobiner par ces penseurs qui
devaient se raser à l’aide d’un vulgaire silex ou d’une pierre
maladroitement taillée pendant que les plus modernes
d’entre eux utilisaient de la pierre polie, en fait, grosso
modo, si je devais analyser tout ça de très près, je dirais
qu’on distinguait jadis deux grandes catégories de
penseurs, d’un côté y avait ceux qui pétaient dans les
baignoires pour crier à plusieurs reprises « j’ai trouvé, j’ai
trouvé », mais qu’est-ce qu’on en a à foutre qu’ils aient
trouvé, ils n’avaient qu’à garder leur découverte pour eux,
moi j’ai eu à m’immerger quelquefois dans la rivière
Tchinouka qui a emporté ma pauvre mère, je n’ai rien trouvé
de spectaculaire dans ces eaux grises où tout corps qu’on y
plonge ne subit même pas la fameuse poussée verticale de
bas en haut, c’est d’ailleurs pour cela que toute la merde de
notre quartier Trois-Cents est tapie au fond des eaux, qu’on
me dise alors comment cette merde arrive à échapper à la
poussée d’Archimerde, et puis y avait la deuxième grande
catégorie d’illuminés qui n’étaient que des oisifs, de vrais
fainéants, ils étaient toujours assis sous un pommier du coin
et attendaient de recevoir des pommes sur la tête pour une
histoire d’attraction ou de pesanteur, moi je suis contre ces
idées reçues, et je dis que la Terre est plate comme l’avenue
de l’Indépendance qui passe devant Le Crédit a voyagé, y a
rien à rajouter, je proclame que la Terre est tristement
immobile, que c’est le Soleil qui s’excite autour de nous
parce que je le vois moi-même parader au-dessus de la
toiture de mon bar préféré, qu’on ne me raconte pas
d’histoires à dormir debout, et le premier qui vient encore
m’expliquer que la Terre est ronde, qu’elle tourne autour
d’elle-même et autour du Soleil, celui-là je le décapite sur-
le-champ même s’il s’écrie « et pourtant elle tourne »
voyons donc, je ne sais pas par exemple pourquoi je n’ai
pas encore évoqué la petite histoire de Mouyeké, un gars
qui fréquentait ce bar et qui ne vient plus pour des raisons
qu’on pourrait aisément comprendre, je ne pouvais pas ne
pas parler de ce type, je ne pouvais pas l’écater de ce
cahier même s’il est une espèce d’éclair qui a traversé Le
Crédit a voyagé, or j’aime bien les personnages de cette
envergure, on les voit à peine passer, ils sont comme des
comparses, des silhouettes, des ombres de passage, un peu
comme ce type qu’on appelait Hitchcock et qui apparaissait
furtivement dans ses propres films sans même que le
spectateur lambda ne s’en rende compte, sauf si son voisin
connaisseur lui soufflait à l’oreille « connard, regarde bien
au coin de l’écran, tout à gauche, eh bien, ce gars un peu
enveloppé, ce gars avec un double menton et qui traverse
la scène derrière d’autres personnages, c’est Hitchcock en
personne », mais disons que ce Mouyeké n’est pas de la
trempe et de la carrure du génial Hitchcock, faut pas
exagérer quand même dans les comparaisons, Hitchcock
était un personnage grandeur nature, c’était un type doué,
un gars capable de vous faire frémir rien qu’avec les
oiseaux ou une fenêtre sur cour, il était capable de vous
plonger dans une psychose rien qu’avec des trucs de rien
du tout et bien à lui, or l’histoire de Mouyeké me fait plutôt
rire que frémir, et là je n’éprouve pas de la pitié pour lui
parce que je ne supporte pas les escrocs sans génie, les
gens sans caractère, donc ce Mouyeké avait été lâché soi-
disant par son fétiche, son gri-gri, et si je parle de fétiche
c’est parce que Mouyeké est un type qui se prétend
descendant des grands sorciers capables d’arrêter la pluie,
de régler la chaleur du soleil, d’anticiper la saison des
récoltes, de lire les pensées dans la tête des autres, de
réveiller les âmes mortes comme le Christ qui avait dit
solennellement à un malheureux cadavre déjà refroidi
« Lazare, réveille-toi et marche », et, au sujet de cette
résurrection, faut dire aussi que ce malheureux cadavre de
Lazare avait vraiment une peur bleue du Christ et surtout de
Dieu qui est planqué depuis la nuit des temps entre deux
cumulo-nimbus pour nous regarder accumuler les péchés
alors qu’il pourrait bien nous aider à les éviter grâce à une
petite opération du Saint-Esprit, mais notre Dieu s’est
planqué là-haut afin de bénéficier d’une vue panoramique
sur les choses les plus basses de ce monde et de les noter
scrupuleusement dans son carnet pour le Jugement dernier,
et quand Jésus a parlé au nom de Son Père planqué là-haut,
le pauvre cadavre de Lazare s’est réveillé en sursaut, et, en
un quart de tour, le macchabée tremblotait de crainte
devant les voies du Seigneur qui sont normalement
impénétrables mais qu’il avait essayé de pénétrer durant
son bref séjour chez les morts, et il a marché comme une
marionnette, et c’est un peu ce que Mouyeké disait ici et là,
il professait que les miracles du Christ n’étaient rien par
rapport à ce que lui-même pouvait réaliser l’espace d’un
cillement, donc il pouvait transformer le pipi de chat en vin
rouge de la Sovinco, il le ferait, il pouvait redonner des
jambes aux gars amputés, il le ferait, en plus il ajoutait que
les trucs du Christ qui nous épatent n’étaient même pas
vérifiables, qu’on nous a bourré le crâne depuis des siècles,
qu’on nous en a mis plein la vue comme des gosses de la
maternelle, il paraît que les miracles du Christ se discutent
encore de nos jours et que ça n’a jamais fait l’unanimité
même entre les croyants, et, toujours d’après Mouyeké, on
devrait prendre ces miracles avec des pincettes alors que
ses miracles à lui étaient vérifiables sans remonter à cette
époque biblique où les gars n’avaient que des pierres
rudimentaires pour recevoir les dix commandements que
Dieu leur avait à peine murmurés en prenant soin de bien se
cacher entre deux strates de cumulo-nimbus comme
d’habitude, et d’ailleurs sur cette dizaine de
commandements de Dieu, aucun n’est respecté de nos
jours, les gens trouvent plus d’excitation à fouler ces règles
qu’à passer leur vie à les observer dans un monde où y a le
cul partout et à la portée de toutes les bourses, dans un
monde où la fidélité ne veut plus rien dire, dans un monde
où même les moines et les cénobites jalousent la lubricité
aux mécréants, dans un monde où y a que l’envie et la
jalousie qui comptent, dans un monde où on tue les gens en
utilisant la chaise électrique alors qu’il est bien écrit dans le
Livre saint « Tu ne tueras point », et c’est ainsi que
s’exprime ce Mouyeké, il est toujours en train de critiquer la
Bible de Jérusalem en des termes virulents, il ne fait pas de
cadeau de Noël à Dieu et à Ses lieutenants-colonels, et
Mouyeké a dit un jour « mes chers amis, mes frères nègres,
comment se fait-il que dans la Bible tous les anges sont des
Blancs ou quelque chose de ce genre, on aurait quand
même pu mettre un ou deux anges nègres, histoire de
caresser dans le sens du poil tous ces Nègres de la Terre qui
refusent de changer leur condition au motif que dès le
départ les jeux étaient faits, au motif que leur peau avait
été mal calculée par le Tout-Puissant, or y a pas d’anges
noirs dans le Livre saint, et quand y a quelques Noirs qui
déambulent dans ce bouquin, c’est toujours entre deux
versets sataniques, c’est souvent des diables, des
personnages obscurs, et n’y a pas non plus de Noirs parmi
les apôtres de Jésus, c’est quand même étonnant, on ne va
pas nous faire croire que pendant que se déroulaient les
épisodes de la Bible y avait pas d’acteurs noirs qui
pouvaient jouer un rôle de premier plan, non, hein, donc je
comprends et pardonne les pauvres Blancs, ils n’ont pas eu
tort de coller aux Nègres des rôles de cireurs de pompe
dans la vie quotidienne d’ici-bas, puisque là-haut tout laisse
à penser que le Nègre n’existait même pas », et c’est
comme ça que Mouyeké nous avait parlé ici, j’ai même
trouvé que, pour un féticheur, il était trop au fait de
certaines choses qui, à mon avis, relevaient de la modernité
et des discussions d’intellectuels en cravate et lunettes
rondes, mais c’est pas à cause de ses idées qu’il a passé un
long séjour en prison, c’est à cause de ses multiples
escroqueries, disons qu’après son séjour à la prison il est
venu roucouler son amertume devant les bouteilles de vin
du Crédit a voyagé, c’est un type minable, le physique
ingrat, la musculature saillante, l’œil sanguin, et à le voir si
crasseux on se dit que les cordonniers sont vraiment les
plus mal chaussés des bipèdes parce que, en tant que
féticheur, il aurait pu exiger de ses gris-gris un costume sur
mesure même si c’est pas un costume Yves Saint Laurent
comme pour L’Imprimeur, il aurait pu demander à ses gris-
gris des pompes vernissées comme celles de Casimir qui
mène la grande vie, mais en réalité Mouyeké escroquait les
honnêtes gens, les naïfs qui lui remettaient des sommes
faramineuses, et donc, le jour de son procès, le vieux juge
de la correctionnelle qui dirigeait l’audience a voulu le
coincer en lui demandant « bon, on ne va pas tourner en
rond sur une affaire qui me semble claire comme de l’eau
de roche, dites-nous combien d’argent les victimes vous
remettaient, Mouyeké », et le prévenu a répondu « je ne
suis pas un petit féticheur du coin, on me remettait
beaucoup d’argent, mais vraiment beaucoup d’argent,
Monsieur le juge, donc je méritais cette récompense, c’est
pas donné à n’importe quel féticheur d’être payé comme je
l’étais », et le juge a répliqué « ça veut dire quoi beaucoup
d’argent, soyez plus précis dans les chiffres, ici c’est pas un
lieu pour se foutre de la gueule des gens, est-ce que vous
savez que je peux vous coffrer immédiatement si vous jouez
à ce petit jeu avec moi, est-ce que vous le savez, hein »,
« oui, Monsieur le juge, je le sais », « alors répondez sans
ambages à ma question, combien d’argent ces honnêtes
gens vous donnaient-ils », et le prévenu a marmonné « plus
de 1 000 000 de francs CFA par consultation, Monsieur le
juge », le magistrat est resté sans voix comme s’il comptait
mentalement ce que représentait cette grosse somme et,
incrédule, il a poursuivi d’un ton de menace de tempête
« mais vous, qu’est-ce que vous deviez faire concrètement
pour eux, parce que 1 000 000 de francs CFA c’est pas
quand même donné à tout le monde », « Monsieur le juge,
moi je devais les aider, je devais fabriquer des fétiches pour
que leur commerce marche bien, je rendais leur vie
meilleure, y a combien de gars dans ce pays qui rendent la
vie des gens heureuse, hein, je suis le seul, hélas », et le
juge a failli ricaner, il a dit « donc vous aidiez les autres, et
vous me prenez pour qui, et pourquoi ne faites-vous pas des
fétiches pour vous-même afin de devenir riche, hein,
regardez comment vous êtes, on dirait quelqu’un qui vit
dans les poubelles du quartier Trois-Cents avec les chiens »,
et Mouyeké a dit, sans perdre l’air sérieux que seuls savent
s’affecter les escrocs, « Monsieur le juge, les fétiches c’est
pour aider les autres, c’est ce que mes ancêtres faisaient, et
c’est ce qu’ils m’ont laissé comme héritage », « oui, mais
charité bien ordonnée commence par soi-même, moi si
j’étais vous je commencerais par rendre ma propre vie
meilleure, or on ne peut pas dire que la vôtre soit une
réussite », et Mouyeké, pensif, a répondu « est-ce que vous
avez déjà vu un médecin se faire lui-même une opération,
Monsieur le juge, donc les féticheurs aussi c’est la même
chose, ils ne peuvent pas faire des fétiches pour eux-
mêmes, ça ne marcherait pas bien », « et alors, faites-les
pour les membres de votre famille, comme ça vous
profiterez au moins de leurs richesses », la salle s’est mise à
rire, et le juge a enchaîné « alors vous prétendez rendre
quiconque riche, n’est-ce pas, monsieur Mouyeké », « oui,
c’est bien ça, Monsieur le juge, et si vous venez chez moi en
consultation, je peux aussi vous rendre très très riche, et
vous allez être le chef de tous les juges de ce pays en moins
de cinq minutes et trente secondes, je vous jure, vous
n’aurez plus à lire les dossiers, vous verrez la vérité à la
lueur de l’aube, et vous condamnerez les gens avec plus de
justesse au lieu de condamner des innocents comme moi »,
« à chacun son boulot, monsieur, je n’ai pas besoin de vos
services pour être un juge équitable et impartial, et
d’ailleurs je vais vous le démontrer à l’instant parce que,
moi, les escrocs de votre engeance, je les envoie au trou
pour discuter philosophie de l’Antiquité avec les rats, je ne
demande même pas à délibérer sur votre cas, je m’en
charge personnellement parce que la loi c’est moi », la salle
a tellement ri que le juge a failli l’évacuer, et le vieil homme
à la robe s’est épongé le front avant de lire d’une voix
monocorde sa décision expéditive, et Mouyeké a été
condamné à six mois de prison ferme, 4 000 000 de francs
CFA d’amende, cinq ans de privation des droits civiques, la
salle a applaudi, le juge s’est levé, a dit aux policiers
« envoyez cet escroc chez ses amis les rats qui
l’attendent », et donc, après son séjour de six mois en
prison, on a commencé à le voir venir ici, il ne parlait pas
trop, ne discutait avec personne, mais nous savions tous
que c’était lui le fameux sorcier-escroc qui voulait rendre
son juge riche en cinq minutes trente secondes, disons que
si j’ai tenu à parler de Mouyeké, c’est aussi parce que moi-
même j’ai eu à me confronter à un sorcier au cours de ma
vie, ce sorcier s’appelle Zéro Faute, mais bon, je ne crois
pas que c’est le moment de rapporter ça, j’y reviendrai
quand il le faudra, j’ai encore des choses à écrire et dont j’ai
peur qu’elles ne me reviennent plus à l’esprit ce matin
y a quelques jours, quand j’ai quitté Le Crédit a voyagé
avec la résolution de souffler un peu, de ne pas écrire, de ne
pas relire ce cahier pendant un bon moment, je suis allé
errer vers le quartier Rex, à l’ombre des jeunes filles en
fleurs comme les aimait le type aux Pampers du temps où il
n’était pas encore une loque qui suinte du fessier, donc je
voulais me faire plaisir pour une fois depuis des années
bissextiles, sans doute me disais-je que prendre mon pied
avec ces filles me décongèlerait un tout petit peu, et il n’y a
eu aucune jeune fille en fleurs qui a voulu de moi, il n’y a eu
aucune jeune fille en fleurs qui a voulu que je tire un petit
coup vite fait, un petit coup de rien du tout, elles m’ont
toutes dit « tu es trop vieux, tu peux plus bander, tu vas me
faire perdre mon temps, va te faire voir ailleurs, va regarder
les films de cul, va dans une maison de retraite, tu es un
bateau ivre, tu pues, tu parles seul dans la rue, tu te rases
pas, tu prends pas de douche, tu tiens pas debout », et moi
j’ai répondu « je m’en fous », pourtant à soixante-quatre ans
je peux au moins bander comme un étalon jadis glorieux
mais désormais retiré des courses du PMU pour cause de
vieillesse, c’est effrayant de voir que les gens ignorent qu’il
ne faut jamais sous-estimer les vieux dinosaures, qu’il ne
faut jamais les renvoyer à Jurassic Park, qu’il ne faut jamais
donner un coup de pied de l’âne à un lion âgé, je sais pas
qui a dit ça, mais les filles m’ont fait comprendre que j’étais
dépassé, que j’avais fait mon temps alors que je confirme
que le temps ne fait rien à l’affaire, et je me suis senti
diminué, je me suis senti comme une épave ballottée par la
mer, et pourtant j’avais dans mes poches de l’argent frais
qu’on m’avait donné dans la rue, et pourtant je pouvais
payer ma passe comptant, finalement je me demande si ces
filles cherchent de l’argent ou bien des jeunes premiers,
faudrait qu’elles le sachent, sinon on ne s’en sortira plus
dans ce monde pourri, et voilà que la prostitution n’est plus
ce qu’elle était, maintenant les filles se permettent de
sélectionner leurs clients, bientôt elles exigeront d’être
payées en livres sterling ou en francs suisses, or jadis, pour
s’amuser, on pouvait passer une bonne soirée en
contrepartie d’une boîte de sardines sans tête fabriquée au
Maroc, voilà qu’est finie cette époque de l’État providence,
et tout se joue maintenant avec l’apparence, l’habit fait
désormais le moine, et donc pour venir chez les putes il faut
à présent s’asperger de parfum Lazzaro, porter un costume
Francesco Smalto avec une chemise de cérémonie de chez
Figaret, c’était vraiment la fin d’une époque, et comme
c’était ainsi le jour de mon pèlerinage vers le Rex, et
puisque j’avais été évincé comme un vendeur de tapis, j’ai
ravalé d’un coup sec mon orgueil et j’ai fait l’adieu aux
armes en me disant « je m’en fous », et j’ai continué à
vadrouiller dans le quartier, et comme y avait une panne
d’électricité dans la ville entière, je ne voyais donc rien
devant moi, y avait même pas de voitures qui me
dépassaient, et alors, par coup de chance, toujours dans
une de ces ruelles poisseuses de notre quartier, à la hauteur
de la rue Papa-Bonheur, j’ai aperçu la lumière vacillante
d’une torche, on me faisait signe de l’autre côté de l’artère,
et quand je me suis rapproché, j’ai constaté que c’était une
prostituée au seuil de la retraite, peut-être même avec un
pied dans le cercueil et compagnie, donc j’ai quand même
hésité parce que je me demandais si le jeu en valait la
chandelle ou bien le candélabre, mais je me suis tout de
même arrêté, un peu intéressé, et j’ai dit sans transition
« c’est combien la passe », cette vieille bique au visage
mitraillé de rides m’a toisé avec pitié et m’a répondu « tu
sors d’où pour ne pas savoir combien coûte une passe dans
ce quartier, hein, la passe ici c’est comme d’habitude, rien
n’a encore changé parce que les temps sont durs pour tout
le monde », et moi j’étais embarrassé parce que je ne
connaissais vraiment pas le taux de change de la passe, j’ai
donc bégayé et proféré « en fait, que je vous avoue, j’ai pas
l’habitude de venir ici, si je suis là c’est pour passer du
temps, je veux dire, c’est pour de la compagnie, y a plus de
cent sept ans que j’ai pas vu la lune », elle m’a encore
regardé avec pitié des pieds à la tête, « pauvre petit vieux,
j’espère que tu vas pas tomber demi-mort sur moi », a-t-elle
dit avant de me faire signe de la suivre, et elle a descendu
une ruelle sinueuse et pestilentielle qui se perd vers les
dernières habitations du quartier, et je l’ai suivie comme
une ombre désespérée puisqu’elle n’avait pas dit non, donc
elle était d’accord, donc je pouvais payer selon mon
humeur, ma satisfaction et mon propre taux de change, et
nous avons marché pendant une dizaine de minutes dans
cette absence aveuglante de lumière, j’ai un moment cru
qu’elle allait me tendre un guet-apens avec ses maquereaux
et autres complices, on ne sait jamais avec les marchandes
de joie, mais nous sommes arrivés devant une parcelle
entourée d’herbes, elle a dit « c’est ici qu’on doit faire ça »,
et moi j’ai demandé « c’est chez vous ici, hein », elle a dit
« de quoi je me mêle, tu es venu pour tirer ton coup ou pour
connaître ma vie », et elle a poussé la porte d’une cabane
préhistorique construite dans un coin de la parcelle, une
famille soudée de chats noirs a décampé à toute vitesse en
nous miaulant des insultes en verlan, et je me suis dit
« dans un coin perdu comme celui-là, si on est en train de
t’égorger, le cri que tu pousses ne réveillera personne, y a
même pas de voisins dans les parages, bigre, dans quel
bourbier je me suis foutu, hein », puis la vieille bique a
disparu à l’intérieur de la cabane préhistorique, elle a
allumé une lampe tempête et m’a appelé « tu viens ou tu
viens pas, merde, j’ai pas que ça à faire », elle a dit comme
ça, et je suis entré à mon tour dans la cabane préhistorique,
non sans cacher mes tergiversations, disons plutôt mon
appréhension grandissante, et la vieille bique a balancé son
sac à main de l’autre côté de la pièce, elle a toussé, elle
s’est raclé la gorge avant de s’étendre sur un matelas qui
sentait à la fois la transpiration des aisselles d’un pousse-
pousseur et l’odeur de champignons pourris, elle a soulevé
sa jupe des années de l’Occupation allemande et a dit en
faisant grincer son dentier « on m’appelle Alice parce que
pour les merveilles c’est à moi qu’il faut s’adresser, pas à
ces petites jeunettes qui tètent encore leur maman, allez,
viens près de moi, mon chéri », or je ne ressentais plus
aucun désir, je voulais sortir en courant, je voulais vraiment
me barrer, et puis je me suis dit que mon attitude la
froisserait, peut-être que ma passe était pour elle la seule
chance de la journée, et vu ses traits de fée Carabosse, les
clients ne devaient pas se bousculer sur le trottoir, au
contraire ils devaient changer de trottoir en l’apercevant
avec sa perruque qui ne couvrait que le tiers de son crâne,
son maquillage exagéré, son odeur de grand-mère, son
dentier qui tenait à peine dans sa bouche comme un
vampire, et moi je voulais sortir de cette cabane
préhistorique, je n’étais plus du tout inspiré à cause de ces
odeurs nauséabondes, mais faut jamais humilier les putes,
vieilles ou pas vieilles, ça finit par vous retomber un jour sur
la tête, et faut se dire que les putes sont d’abord et avant
tout des êtres humains comme nous, elles ont leur orgueil,
leur dignité, et quand elles sont humiliées elles sont
capables de tout, elles deviennent alors des furies, et dire
qu’il y a encore des gens qui pensent que ces femmes n’ont
pas de cervelle et qu’elles réfléchissent avec leur
instrument de travail, c’est faux, n’y a pas plus maligne
qu’une péripatéticienne, je n’ai donc pas quitté la cabane
préhistorique, je me suis étalé aux côtés de la vieille Alice,
elle sentait la poudre qu’on utilise lors des veillées
mortuaires pour repousser la putréfaction d’un cadavre, et
les veines de son cou ressemblaient à des nervures d’un
arbre séculaire sous lequel pissaient des hyènes, et j’ai vu
les jambes d’Alice, maigres, arquées, « comment vas-tu
mon chéri » a-t-elle dit, je ne lui ai pas répondu, elle devait
le dire à tous ses clients, et encore si elle en avait vraiment
de temps à autre, donc Alice aux jambes maigres et arquées
a ôté la ficelle qui me servait de ceinture, elle a déboutonné
mon pantalon décati, elle a plongé dedans sa main aux
doigts distordus, elle a trouvé mon truc plus que contracté,
« je vais m’en occuper, chéri, ton machin va être debout
comme si tu avais encore vingt ans, j’ai l’habitude, crois-
moi », et elle a commencé à convoquer ses souvenirs de
jeune prostituée lorsque ses mains pouvaient encore faire
perdre la tête à un traîne-misère au bord du suicide, mais
ses gestes étaient veules comme ceux d’un albatros capturé
en haute mer par des hommes d’équipage qui souhaitent
s’amuser, et donc la vieille bique pétrissait plus qu’elle ne
caressait, et comme elle n’est pas parvenue à grand-chose
de concret, elle est devenue nerveuse comme un moustique
d’étang, et cela m’a mis de plus en plus mal à l’aise,
j’essayais d’imaginer la dernière fois que j’avais fait un peu
d’alpinisme sur un mont de Vénus, mais les souvenirs
étaient si brouillés que ne me parvenaient juste que
quelques éclaircies, et ce n’est pas avec des éclaircies qu’on
peut redonner du courage à un engin en panne sèche, alors
la vieille bique s’est levée, très vexée, elle a remis sa
perruque qui sentait l’huile de palme, sa jupe de l’époque
de l’Occupation, elle a repris son sac, elle a dit « tu me fais
perdre mon temps, tu n’es qu’un imbécile, un pauvre
vieillard », et je me suis mis debout à mon tour, je lui ai
tendu deux billets de 10 000 francs CFA, elle a dit « garde
ton pognon, crétin, l’humiliation que je viens de subir ne
coûte pas 20 000 francs CFA », et Alice m’a presque poussé
dehors
c’est hier, à 4 heures du matin, que j’ai longé la rivière
Tchinouka, les eaux étaient grises et silencieuses, j’ai
dénombré quelques carcasses d’animaux domestiques
jetées ici ou là par les riverains, j’ai parlé seul pendant
longtemps, on m’a sans doute pris pour un fou, pour
quelqu’un de perdu qui voyait des moulins à vent partout et
qui les combattait dans une confrontation très épique, « je
m’en fous », j’ai pensé comme ça, et j’ai continué à me
parler, et alors quelques souvenirs me revenaient comme
dans une remontée des cendres, je me suis dit que j’en
veux beaucoup à cette rivière, que cette rivière est comme
une lagune de la mort, que c’est elle la cause de mon
malheur, la raison de ma colère, de mes irritations,
j’aimerais tant me venger d’elle, lui dire de me rendre l’âme
de ma mère qu’elle a avalée un jour de grand silence, mais
je ne veux pas parler de ce chapitre dès à présent, je verrai
ça un peu plus loin parce que j’ai pas envie de verser des
larmes, et comme c’était le temps des chiens, comme
c’était leur saison, j’ai donc vu des chiens qui
s’accouplaient, j’ai ramassé une pierre que j’ai lancée vers
eux, les chiens ont aboyé haut et fort leur mécontentement,
ils ont décampé en me traitant de tous les noms d’oiseaux,
de pauvre type, de minable, de gredin, de pauvre animal à
deux pattes, j’ai dit « je m’en fous, je ne comprends pas
votre patois de canidés, vous n’avez qu’à aboyer votre
colère, je m’en bats l’œil », et j’ai poursuivi ma route de la
faim, je voulais m’asseoir un moment, et puis j’ai plié les
jambes comme une gazelle qui s’agenouille pour pleurer, en
fait j’avais des vertiges à cause de la faim, j’ai ressenti une
boule qui remuait dans mon ventre, je me suis mis à vomir
des caillots de vin, je me suis dit « je m’en fous », et j’en ai
profité pour chier au pied d’un manguier qui ne m’avait
pourtant rien fait, c’est à ce moment qu’un riverain qui
passait par là m’a dit « pauvre connard, vieux con des
neiges d’antan, pollueur des espaces publics, à ton âge tu
chies encore au pied des arbres, tu n’as pas honte », moi
j’ai dit tout haut « je m’en fous, le con des neiges d’antan
t’emmerde », et le riverain, furieux, a ajouté « c’est à moi
que tu parles comme ça, espèce de soûlard, crève donc,
imbécile », et j’ai encore dit tout haut « je m’en fous, tu
crèveras avant moi, les cimetières de ce quartier sont
bourrés de jeunes cons de ton espèce », et le riverain m’a
menacé « ramasse ta merde ou je te balance dans la
rivière », il était décidé à faire ce qu’il avait dit, et moi je ne
voulais pas me noyer idiotement à cause d’une histoire de
merde au pied d’un manguier, et comme c’était ma propre
merde, je me suis mis à la ramasser, et le riverain a dit
« qu’est-ce que tu fais, vieux, tu ne vas pas quand même
ramasser ton caca à mains nues, tu peux le faire à l’aide
d’un bout de bois, bordel de dieu », je ne l’ai pas écouté
parce que y a jamais de l’écœurement lorsqu’on ramasse sa
propre merde, c’est la merde des autres qui nous est
insupportable, donc j’ai plongé mes mains dans mes
excréments, le riverain a vomi, il s’est barré parce qu’il ne
pouvait plus supporter cette scène scatologique, moi je me
suis mis à rire et à rire sans m’arrêter

après cette errance, je suis arrivé vers le coup de


5 heures du matin au Crédit a voyagé, j’avais toujours en
tête l’image des jambes d’Alice, maigres et arquées, je
revoyais sa cabane préhistorique, puis me revenait à l’esprit
cette scène de la merde que je ramassais à mains nues au
lieu d’utiliser un bout de bois, ce qui fait que, vers 5 heures
du matin, quand je suis arrivé ici, je puais encore la merde,
j’ai somnolé sur un tabouret et me suis réveillé à cause de
l’odeur du café que me proposait Dengaki, il a dit que c’était
de la part du patron, j’ai jeté un coup d’œil vers l’étage, y
avait encore de la lumière chez L’Escargot entêté, j’ai pris le
café, on ne sert pourtant pas ce truc ici, le patron avait dû le
préparer lui-même depuis là-haut, j’ai entamé une bouteille
de rouge, une autre journée allait commencer, mais une
journée pas comme les autres, me suis-je dit
il est 1 heure ou 2 heures de l’après-midi et je vois que
ce casse-pieds de toujours, L’Imprimeur, est arrivé au Crédit
a voyagé, je ne sais pas pourquoi je l’appelle casse-pieds
alors que j’avais jusqu’à présent une bonne impression de
lui, mais n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis,
donc L’Imprimeur a terminé sa promenade vers la Côte
sauvage, et il est tout heureux, tout excité comme un type
qui vient de recevoir un mandat du Sénégal, je ne l’ai jamais
vu aussi en forme, qu’est-ce qui se passe donc, ah, je vois,
c’était bien ça, je comprends maintenant pourquoi il est
dans cet état, oui, je comprends maintenant, c’est parce
qu’il tient entre les mains un exemplaire de Paris-Match, il
en est fier, il frime, ses pieds ne tiennent plus au sol, et le
voilà qui essaie d’expliquer aux autres gars les ennuis qui
sont arrivés à un couple d’artistes français, un couple paraît-
il célèbre, et il dit que c’est écrit noir sur blanc dans le
magazine, il raconte que ces artistes sont harcelés par ceux
qui se cachent dans les bosquets avec des appareils photo
afin de surprendre les tétons ou la paire de fesses des divas,
et y a des gens qui écoutent L’Imprimeur, y a des gens qui
l’écoutent comme on écouterait le gourou qui fornique avec
la femme du type aux couches Pampers, et comme il faut
qu’il parle longtemps, L’Imprimeur raconte de nouveau son
histoire de France, il dit qu’il a fait la France, que c’est
Céline la Blanche qui est l’auteur de sa décadence, de son
empire des ténèbres, il précise qu’il n’est pas fou, loin de là,
que c’est Céline qui a couché avec son fils antillais, il
raconte tout ça et les gens le regardent avec pitié, et alors y
a un gars qui lui dit carrément qu’il aurait dû épouser une
Africaine en France au lieu d’épouser une Blanche, les
choses auraient été moins compliquées et se seraient
arrangées à coups de machette rwandaise ici au pays, mais
L’Imprimeur répond que les Africaines de France sont des
coincées du derrière, des filles pleines de manières, il ne
supporte pas leurs caprices, elles ne se prennent pas pour
de la merde, ces filles, elles veulent qu’on soit à leurs pieds,
L’Imprimeur ajoute que ces filles sont des matérialistes,
elles regardent de près la voiture des mecs, leur maison,
leur compte en banque, leurs actions à la Bourse de Paris,
faut payer leur coiffure ridicule qui coûte la peau des fesses,
faut payer leur loyer dans une chambre de bonne du
XVIe arrondissement parce que ces capricieuses, c’est le
XVIe arrondissement de Paris qui les intéresse même si elles
doivent crécher dans des caveaux, faut payer ça, faut payer
ci, c’est pour ça qu’elles traînent, c’est pour ça qu’elles
chôment, c’est pour ça qu’elles vieillissent au pied de leur
vanité, c’est pour ça qu’elles couchent avec des vieux
Blancs qui ont le triple de leur âge, c’est pour ça qu’elles
tombent parfois dans la prostitution parce que c’est plus
facile de transformer son corps en marchandise que son
cerveau en instrument de réflexion, et les gens se mettent à
rigoler, L’Imprimeur est heureux de l’effet de masse qu’il
suscite, « je suis pas du tout raciste, je vous dis », rappelle-
t-il, et alors, alignant les préjugés les plus discutables, il
enfonce encore les filles black de Paris, il les traite de tous
les maux de la terre, il dit au passage que les Congolaises,
faut même pas en parler, elles sont dépendantes à mort,
elles jouent aux intellectuelles, il dit que les Camerounaises,
y a pas pire qu’elles, elles sont tellement matérialistes et
intéressées qu’on les appelle les Cameruineuses, il dit que
les Nigérianes, mon Dieu, elles passent leur temps à se
battre pour avoir une place sur le trottoir de la rue Saint-
Denis, il dit que les Gabonaises, c’est encore une autre paire
de manches, elles sont laides comme des morpions, il dit
que les Ivoiriennes, c’est incroyable, elles sont des cuisses
légères qui passent leur temps à remuer leur derrière, et les
gens du Crédit a voyagé rigolent et rigolent encore,
L’Imprimeur souligne quand même que sa place à lui n’est
pas dans ce bar avec nous, et les autres l’écoutent avec
plus d’intérêt, ils acquiescent, et ils se passent le Paris-
Match, et L’Imprimeur rappelle qu’il dirigeait une équipe,
avec de vrais Blancs, pas des Blancs qu’on voit chez nous et
qui mangent du manioc et boivent de la bouillie béninoise,
mais de vrais Blancs de France, et il précise que c’est eux
qui imprimaient Paris-Match, je me dis qu’il est vraiment
taré celui-là, je me dis qu’il faut qu’il change de disque

et voilà qu’après avoir amusé la galerie L’Imprimeur


vient vers moi et me dit « je sais pas si on te l’a déjà dit,
mon vieux, mais tu pues la merde, ça se sent de loin, tu as
fait caca sur toi ou quoi, tu devrais prendre une douche, y a
même les mouches qui te courent après », je ne réponds
pas, je vais pas quand même lui dire que quelqu’un m’avait
dit de ramasser la merde que j’avais déposée au pied d’un
manguier, non, et L’Imprimeur ajoute « bon, ta merde c’est
pas mon affaire, je voulais plutôt te dire que j’ai avec moi,
ici même, le dernier numéro de Paris-Match, j’ai acheté ça
ce matin quand je faisais mes cent pas vers la Côte
sauvage, vas-y, jette donc un œil, y a de la fesse dedans, et
c’est gratuit », je prends le magazine par politesse, je le
feuillette, je tombe sur un gars qui s’appelle Joseph, un
peintre nègre amaigri par la maladie, les yeux clos, la
chemise moutarde, la photo dans le journal le montre assis
dans une chambre d’hôpital avec ses toiles et ses
instruments de travail à côté, il paraît vraiment très rongé
par la maladie, y a même à son chevet un livre consacré au
peintre Picasso, livre sur lequel le malade a posé ses
pinceaux, j’apprends que personne ne connaît le vrai nom
de ce peintre nègre, pas même son identité, j’apprends
aussi que c’est un peintre des rues de Paris, un peintre d’un
quartier de là-bas qu’on appelle Le Marais, mais j’apprends
surtout avec émotion, quelques lignes plus loin, qu’il vient
de mourir à la suite d’un cancer, on rapporte avec détails
qu’il était hospitalisé depuis deux mois dans un service de
pneumologie de l’hôpital Saint-Antoine, il vivait au rythme
des séances de chimiothérapie, il était un sans domicile fixe,
il créchait donc dans la rue, buvait des bouteilles et des
bouteilles de whisky, fumait des paquets et des paquets de
cigarettes, j’ai comme de l’affection pour ce personnage qui
me ressemble un peu physiquement, et la journaliste de
Paris-Match, une certaine Pépita Dupont, a interviewé ce
Van Gogh nègre huit jours avant sa mort, et je constate que
le Nègre en question était une vraie bibliothèque
ambulante, il a lu les Arthur Rimbaud, les Benjamin
Constant, les Baudelaire et surtout Chateaubriand et ses
Mémoires d’outre-tombe, il parle comme un livre, il trouve la
formule qu’il faut, il épate la journaliste, il parle aussi de
peintres illustres dont je lis pour la première fois les noms
parce que je ne m’y connais pas en matière de peinture, il
cite donc des peintres qui s’appellent William Blake, Francis
Bacon, Robert Rauschenberg, James Ensor et bien d’autres
encore, et la journaliste dit que ce peintre nègre aurait pu
disparaître dans l’anonymat total, c’est quelqu’un qui l’a
découvert par hasard et s’est lié d’amitié avec lui, et ce
sauveur est un avocat, il a trouvé Joseph couché sur le
trottoir avec ses toiles, l’avocat emménageait en fait dans
l’immeuble devant lequel le Van Gogh nègre s’était étendu
pour passer la nuit, et l’avocat avait failli buter contre ce
type endormi sur ses chefs-d’œuvre, et ils ont discuté,
l’avocat est tombé amoureux de cet art original, il a regardé
de près les toiles, il en a acheté quelques-unes, et il est
devenu un grand ami du Van Gogh nègre, ils discutaient
tous les jours, l’avocat n’en revenait pas que cet art original
soit passé inaperçu, mais il savait que l’art, le vrai, subit
toujours l’indifférence, le génie est souvent victime de la
cécité des contemporains, de la conjuration des imbéciles,
et l’avocat était en face de ce qu’on appelle un artiste
maudit, et il voulait à présent l’aider, le propulser au-devant
de la scène, le faire connaître dans le Tout-Paris, dans le
milieu très fermé et ringard de l’art, et il l’a présenté à un
type bien qui s’occupe de la fondation Dubuffet, là encore
c’était le coup de foudre, le type de la fondation Dubuffet a
dit que ce Van Gogh nègre avait du génie, n’y avait pas de
doute, donc l’avocat et ce type bien de la fondation
Dubuffet voulaient transformer la vie de Joseph en un
véritable conte de fées, malheureusement Joseph a quitté
cette terre très vite, il a préféré aller exercer son art à côté
de ses illustres maîtres, les Picasso, les Rauschenberg et les
autres, et on sait que pour les grands artistes la gloire ne
vient qu’après la mort, les vivants ont beau s’agiter,
recevoir des lauriers, ce n’est que du succès mais pas la
gloire, le succès est une étoile filante, la gloire est un soleil,
et si celui-ci se couche dans cette région, c’est pour se lever
ailleurs, c’est pour éclairer d’autres contrées, c’est pour
répandre les rayons de la gloire, et il paraît même que le
vrai Van Gogh n’avait vendu qu’une seule toile de son
vivant, et depuis que Joseph est mort, d’après Paris-Match,
sa cote augmente tous les jours, les collectionneurs
appellent du monde entier pour s’arracher ses peintures
qu’il exécutait sur des cartons en papier en inscrivant
toujours des phrases tirées du Comte de Monte-Cristo, et il
semble que ce Van Gogh nègre connaissait par cœur des
passages et des passages entiers de ce livre d’Alexandre
Dumas, et puis quand il parle de Chateaubriand, Joseph dit
que c’est grandiose et ajoute « il écrit avec un fouet, il vous
apostrophe, j’ai dévoré Atala, et j’ai pleuré quand j’ai
découvert après coup que le père de Chateaubriand avait
été un marchand d’esclaves, et il n’en a jamais parlé dans
ses Mémoires », et moi, en lisant ça dans Paris-Match, ce
qui me touche le plus c’est surtout son courage face à la
maladie qui allait l’emporter, il dit en effet « la maladie me
bouffe mon temps, et c’est grâce à la peinture que je m’en
sors, je chasse cette saloperie de cancer à coups de
pinceau », et pendant que je tente de finir la lecture de cet
article émouvant sur Joseph le Van Gogh nègre, L’Imprimeur
me secoue, me menace et tente même de m’arracher le
magazine « merde, Verre Cassé, magne-toi, qu’est-ce que tu
as à t’attarder sur les morts, ce type ne vaut rien, je veux
même pas regarder sa photo, c’est un paumé, c’est un
déchet, allez, tourne la page », et je saute quelques pages,
il s’écrie « vas-y mollo, tu viens de sauter la page où y a les
fesses, c’est la page 13 », et je reviens à la page 13, y a en
effet de la fesse exposée, mais franchement c’est un peu
flou de tous les côtés, et je boude, et je boude encore, je lui
dis « qui me prouve que la photo n’est pas truquée, hein, je
vois pas bien clair, on peut mettre les fesses de n’importe
qui », L’Imprimeur pousse un cri de colère, il n’aime pas
qu’on doute de Paris-Match, il ne supporte pas la
contradiction à ce sujet, et il s’emporte donc « qu’est-ce que
tu me racontes-là, Verre Cassé, hein, qu’est-ce que tu me
racontes-là, tu es fou ou quoi, comment un type de plus de
soixante balais comme toi, comment un sage de ton niveau
peut dire des conneries comme ça, hein, tu veux donc
insinuer que cette photo c’est pas vrai, c’est ce que tu veux
dire, hein, donc tu crois qu’un magazine comme Paris-Match
va mettre des photos qui ne sont même pas vraies, tu vois
pas que c’est en couleurs, tu vois pas que c’est des
photographes professionnels qui risquent leur vie, tu vois
pas que c’est des journalistes sérieux qui écrivent dedans,
tu vois pas que ces fesses-là c’est des vraies fesses qui font
rêver le Français moyen avec son béret basque et sa
baguette, merde alors, faut croire que tu es vraiment
aveugle », et moi je dis entre les lèvres comme si je
craignais sa réaction « oui, mais quand même faut pas
croire tout ce qu’on voit dans les canards, ces gens-là
peuvent vous vendre n’importe quoi tant qu’il y a ceux qui
achètent », alors il s’énerve de plus en plus « écoute Verre
Cassé, d’abord ce magazine, c’est pas un canard, ça c’est
quelque chose de sérieux, c’est du béton armé, et je peux
te le jurer puisque c’est nous-mêmes qui l’imprimions en
France, je te dis que tout ce qui est dedans est vrai, et c’est
pour ça que tout le monde l’achète, les hommes politiques,
les grandes vedettes, les chefs d’entreprise, les acteurs
célèbres se battent pour être dedans avec leur famille,
devant leur maison, avec leur chien, avec leur chat, avec
leur cheval, et même, je vais te dire, quand ces hommes
politiques de là-bas sont condamnés ou mis en examen
dans de sales affaires de corruption, de fausses factures,
d’attribution de marchés publics, de trafic d’influence et
tout le bazar, ces hommes politiques veulent poser avec
leur famille dans Paris-Match pour montrer qu’ils sont des
types bien et que ce sont les jaloux et les adversaires
politiques qui leur cherchent noise pour qu’ils ne se
présentent pas aux prochaines élections, est-ce que tu vois
le problème, hein, regarde donc à la page 27 et tu verras
cet homme politique-là, il est pourri, avec beaucoup de
casseroles au cul, il est impliqué dans les affaires les plus
louches de France, mais il est dans Paris-Match, et ça fait
bien, c’est moi qui te le dis », et moi je me concentre plutôt
sur la page 13 où y a des fesses floues, « je m’excuse, mais
je persiste à croire que c’est pas une vraie photo, ça se voit
à l’œil nu », et il m’arrache violemment le magazine des
mains, vexé, diminué dans son orgueil, il s’éloigne de moi
en maugréant des paroles méchantes « tu es vraiment un
vieux con des neiges d’antan, jusqu’alors je pensais que tu
étais un type bien, mais faut croire que la vieillesse te ronge
maintenant la cervelle, et puis tu pues le caca, va donc te
laver », et il crache par terre avant de rajouter « on n’a pas
les mêmes valeurs, toi tu es d’une autre époque, tu es un
homme du passé, je ne sais pas ce que tu fous ici, je veux
plus te parler, c’est fini, je m’éloigne de toi, merde, tu
oublies donc que moi j’ai fait la France, hein, personne ici
n’a vu la neige tomber, personne ici n’a vu les Champs-
Élysées, l’Arc de Triomphe », et sur ce il s’éloigne, furieux,
décontenancé, et je me dis au fond de moi-même « je m’en
fous, le vieux con des neiges d’antan te dit merde trois
fois », le voilà maintenant qui s’est assis au milieu de
quelques cons ivres morts, ceux-ci discutent du match qui a
opposé les redoutables Requins du Sud aux tenaces
Caïmans du Nord, il paraît que ce sont les Caïmans du Nord
qui ont gagné avec un score indiscutable de 2-0, mais il
paraît aussi qu’au match aller les Requins du Sud avaient
gagné avec le même score indiscutable, donc y aura
logiquement un autre match dans quinze jours d’après ce
que disent les cons qui en discutent à bâtons rompus
comme des impotents qui s’ennuient, et L’Imprimeur coupe
leur bavardage sportif « hé, les gars, qu’est-ce qui se passe
ici, hein, où suis-je donc, vous avez perdu la tête ou quoi,
soyons sérieux, putain, y a beaucoup de choses plus
importantes que ces petits matches de barbares », et il fait
circuler son magazine qui fait le bonheur de quelques-uns et
le malheur de ceux qui adulent le football

je me lève pour me dégourdir un peu les jambes et


grignoter quelque chose, je me dis que cette journée est
étrange, elle avait commencé vers les 5 heures du matin
avec de la merde que j’avais ramassée, c’est pas un bon
signe, maintenant tout le monde est sur les nerfs, je crois
que c’est ma dernière journée dans cet établissement
même si je n’en suis pas convaincu moi-même, mais je suis
persuadé que c’est la dernière journée, il faut apprendre à
finir, je me dis ça pendant que je sors du bar avec mes
illusions perdues, et je traverse l’avenue de l’Indépendance,
y a Mama Mfoa qui vend des brochettes de viande juste en
face du Crédit a voyagé, elle est chauve et chante de temps
à autre pour nous amuser, c’est pour cela qu’on l’appelle
affectueusement La Cantatrice chauve, elle vend des soles
grillées, du poulet-télévision et du poulet-bicyclette, j’aime
pas le poulet-télévision parce que ça se prépare au four à
micro-ondes, donc moi c’est plutôt le poulet-bicyclette
préparé à l’air libre avec des braises ardentes, et les
mauvaises langues prétendent que notre Cantatrice chauve
met des fétiches dans sa nourriture, que c’est pour ça
qu’elle a toujours des clients même quand les temps sont
durs, ces mauvaises langues disent aussi que ses
brochettes délicieuses ne sont que des morceaux de chien
ou de chat du quartier, mais c’est pas ça qui me ferait
régurgiter, je ne crois pas à ces balivernes, et si vraiment
cette viande c’est la viande de chien ou de chat du quartier,
il faut alors en conclure que le chien ou le chat du quartier
c’est bon à manger, donc nous tous-là, on a déjà goûté au
chien ou au chat du quartier, c’est vrai qu’il y a beaucoup
de monde autour de son petit commerce, je pense que c’est
parce que La Cantatrice chauve est gentille, c’est parce que
c’est une vraie mère poule, elle a toujours un mot doux pour
chacun de nous, c’est à peine si elle exige d’être payée, on
doit la supplier pour qu’elle prenne de l’argent, elle dit
toujours « c’est pas grave, papa, tu payeras quand tu auras
l’argent », et nous, on ne peut pas accepter cette largesse
parce qu’il faut bien qu’elle paye son loyer, qu’elle fasse
manger sa famille, et quand on paye elle remplit l’assiette
plus que toutes les autres vendeuses du quartier, y en a
même qui choisissent leurs boulettes de viande dans la
marmite, et elle nous donne des morceaux de manioc
gratuits, c’est sa façon à elle d’attirer les clients du quartier
Trois-Cents, c’est pour ça qu’on l’aime bien, tout le reste
c’est de la mauvaise littérature négro-africaine des rives de
la Seine, c’est du brouhaha, les gens parlent mais mangent
quand même des brochettes de chien ou de chat du
quartier, c’est incroyable ça, et ils disent même que son
huile-là qu’elle utilise pour frire est un mélange bizarre de
ses crachats et de ses propres urines et que c’est pour ça
que les brochettes ont le goût des boulettes de la cuisine
japonaise, c’est du pipeau, je n’y crois pas, Mama Mfoa est
une citoyenne honnête, comme d’ailleurs L’Escargot entêté,
ce sont des gens qui n’auront rien à se reprocher le jour du
Jugement dernier, ils ont leur place déjà réservée et
numérotée au paradis

notre gentille Cantatrice chauve me voit donc arriver


devant son petit commerce, elle sourit et me dit « alors on
mange quoi aujourd’hui, papa Verre Cassé, hein, tu as l’air
d’avoir mauvaise mine », elle appelle tous les clients du
Crédit a voyagé « papa », c’est une manière à elle de nous
montrer son affection, je lui dis alors de me servir un bon
poulet-bicyclette avec beaucoup de piment, je lui dis de me
donner aussi du manioc, je prends le tout, je paye, elle me
dit « tu devrais arrêter quand même de boire, papa, c’est
pas bon, ce vin rouge de la Sovinco », et moi je lui réponds
« j’arrête aujourd’hui, c’est mon dernier jour et mes derniers
verres de vin, je te jure », elle sourit et ajoute « je suis
sérieuse Verre Cassé, boire c’est pas bon, regarde comment
tu es maigre comme ça, toi qui étais un bel homme, tu
meurs tous les jours, laisse donc tomber la bouteille », et je
lui promets de nouveau que j’arrêterai le culte de la
bouteille de vin rouge aujourd’hui à minuit, « je ne te crois
pas, et qu’est-ce que tu vas boire si tu arrêtes, hein », elle
me demande comme ça, je lui dis que je vais boire de l’eau
plate, beaucoup d’eau plate, elle remue la tête, très
incrédule, et me dit « je ne demande qu’à voir et puis, papa,
pense à prendre quand même une douche, je sais pas si tu
t’es assis sur de la merde, mais ça sent très fort », je me dis
que c’est encore cette odeur de merde qui est restée, je la
regarde retourner le poulet-télévision dans le four à micro-
ondes, plonger des carpes dans de l’huile bouillante,
s’éponger le visage avec le revers de sa main droite, y a
même sa transpiration qui retombe dans la marmite, mais
on s’en fout, c’est tout ça qui donne du goût à ses plats, et
je me dis que cette femme est tout de même un
personnage extraordinaire, elle est assise au milieu de ses
ustensiles de cuisine, le cœur à l’ouvrage, et je me
demande si vraiment c’est pour gagner son pain de chaque
nuit qu’elle fait ça, c’est peut-être pour l’amour de son
prochain, et pendant que je pense à ça, elle me répète
« boire c’est pas bien, papa, un jour il faut t’arrêter, je
connais des gens qui sont allés tout droit au cimetière
Etatolo à cause de la bouteille, je te dis que le cadavre d’un
soûlard est effrayant à voir, la peau est bizarre, rouge
comme le vin, c’est affreux, et je veux pas que ton cadavre
soit comme ça le jour de ta mort, tu vois ce que je veux
dire, hein », et elle me parle du gars qui s’appelait
Demoukoussé, un soûlard devant l’Éternel, sa peau avait
rougi, y avait de gros champignons qui poussaient dessus,
Demoukoussé n’avait jamais bu de l’eau d’après Mama
Mfoa, et il est mort un jour dans un buisson du quartier
Fouks avec sa bouteille de verre entre les mains, on l’a
enterré avec un casier de vin comme il l’avait précisé dans
son testament qu’on n’avait pas trahi, mais j’ai pas connu
ce type, il n’est jamais venu au Crédit a voyagé, c’est pour
ça que ça ne sert à rien que je m’attarde sur lui, ce serait de
la compilation inutile, et donc Mama Mfoa constate qu’après
son histoire de Demoukoussé qu’elle m’a racontée je ne lui
réponds pas, elle me dit alors « papa, je m’excuse, mais
j’espère que tu n’es pas fâché, hein, je disais ça parce que
je t’aime bien, je ne l’aurais pas dit si je ne t’aimais pas,
crois-moi, papa, je ne veux pas que tu meures comme
Demoukoussé, tu mérites mieux que ça », et elle me sert
enfin, et je prends mon poulet-bicyclette, je le hume, il est
bien cuit, l’oignon me fait éternuer, elle me regarde et
murmure d’une voix douce « bon appétit mon petit papa »,
et je retraverse l’avenue de l’Indépendance pour aller
manger dans mon coin habituel
en fait quand le patron du Crédit a voyagé me demande
« et toi Verre Cassé, est-ce que ça se passe bien de ton
côté », je ne vois vraiment pas ce que je peux lui répondre,
il sait tout de moi, il sait pourquoi je passe ma vie ici, il sait
bien que c’est à cause d’Angélique, il avait bien vu
Angélique venir me chasser de ce bar il y a plusieurs années
alors qu’il n’avait même pas terminé la toiture de son
établissement, et que puis-je donc lui dire de plus, moi je
n’ai rien à ajouter, mais il est vrai que j’écris dans un cahier,
j’ignore qui d’autre pourrait le lire, et ce lecteur indiscret ne
saura rien de tout ça s’il n’est pas de notre sérail, et il se
demandera bien ce qui m’était arrivé à moi, il se dira « c’est
bien de parler des autres, c’est bien de manger son poulet-
bicyclette assis dans un coin, c’est bien tout ça, mais que
t’est-il arrivé à toi, Verre Cassé, parle-moi de toi, dis-moi
tout, ne tourne pas en rond, confesse-toi », donc il faut bien
que je parle de moi aussi, il faut que le lecteur indiscret
sache un peu pourquoi je suis tombé si bas sans parachute,
il faut qu’il sache pourquoi je passe maintenant mon temps
ici, que ça ne soit plus un vide dans son esprit, lui à qui je
ne cesse de répéter que je suis un fossile de ces lieux, et
alors, pour commencer, je dois préciser qu’Angélique c’est
le prénom de mon ex-femme, mais quand je parle d’elle, je
l’appelle Diabolique, et tout au long de mon cahier je vais
l’appeler Diabolique, oui je l’appellerai comme ça, elle n’a
rien d’un ange, elle est tout le contraire, c’est pas comme
ça que les anges, mêmes dissipés, agissent, car Diabolique,
elle a passé plus de quinze années à mes côtés, et pendant
toutes ces années elle a caressé l’espoir de me démontrer
que sa cambrure était plus excitante que celle d’une
bouteille de vin rouge, et moi j’ai passé plus de quinze
années à lui démontrer le contraire parce que avec une
bouteille je peux la boire n’importe quand, n’importe
comment, n’importe où, ça dépend de moi, de ma volonté,
de l’heure à laquelle j’arrive au Crédit a voyagé, mais avec
Diabolique, c’était comme si j’étais pas en présence d’une
femme

je sais que mon poulet risque de refroidir, je sais qu’il


faut que je mange, mais je dois dire quelques mots
concernant ma vie, concernant Diabolique, et donc, au
début, cette femme venait me tirer de ce bar pour me
ramener à la maison, mais je revenais aussitôt qu’elle
s’était couchée, et le lendemain elle pleurnichait, elle disait
qu’on ne se voyait plus, que notre cohabitation devenait
infernale, moi je rentrais toujours au premier chant du coq
qui se perchait au faîte du manguier de notre concession, et
certaines fois je dormais carrément au pied du manguier,
j’étais réveillé par les fientes chaudes et diarrhéiques de ce
coq qui se perchait au faîte pour annoncer l’aube d’un autre
jour, et alors, quand Diabolique ouvrait la porte le matin,
elle me trouvait dehors au milieu de mes urines, de mes
défécations liquides et noirâtres, elle fondait en larmes,
appelait les voisins dans l’espoir que la honte me ferait
changer mes mœurs, et je disais merde aux voisins que je
ne voulais pas connaître, je réclamais le respect de ma vie
privée, et un de ces voisins, celui que je détestais le plus,
disait « il n’y a plus de vie privée quand on dérange son
entourage comme ça, la liberté des uns s’arrête là où
commence celle des autres », ce type se la jouait
philosophe des Lumières, nous avions même failli en venir
aux mains parce qu’il voulait sans cesse me prouver qu’il
avait plus de culture générale que moi, bon, toujours est-il
qu’un jour, au bout du petit matin, Diabolique a dit haut et
fort que trop c’était trop, que sa patience avait des limites,
qu’elle n’allait pas passer sa vie à veiller sur un cadavre
ambulant comme moi, que je lui causais des misères
chroniques, elle a dit aussi que je n’étais qu’un marchand
de larmes, que je marchais sur la tapisserie de son temps
présent, et donc les choses étaient claires, je devais faire
mon choix une bonne fois pour toutes, je devais choisir
entre elle ou l’alcool, c’était un choix très cornélien, alors
j’ai dit oui à l’alcool, et elle a commencé à pleurnicher les
soirs quand je ne rentrais pas ou me couchais au pied du
manguier de notre concession, elle en parlait avec notre
voisin philosophe des Lumières qui disait alors que c’était
comme si j’étais mort, comme si j’étais un fantôme de
l’Opéra, comme si j’étais l’homme au bâton, et Diabolique
approuvait ces envolées philosophiques au rabais, elle
ajoutait qu’elle aurait souhaité ma mort rapide et soudaine
à la place de cette mort à crédit qui la faisait bien plus
souffrir, elle aurait souhaité ma mort afin de recouvrer un
peu de liberté dans sa vie, elle disait qu’elle n’arrivait plus à
soutenir le regard des gens du quartier, qu’on se moquait
d’elle, que même les chiens aboyaient en la voyant passer
alors que ce n’était pas elle qui buvait, elle jurait que si ça
continuait comme ça elle irait se jeter dans la rivière
Tchinouka, et moi je la consolais, je trouvais des arguments
en béton, je disais par exemple, d’un air grave et sérieux,
que boire c’était mieux que fumer, mais elle m’objectait
tout de suite que boire ou fumer c’était le tabac de la même
pipe ou l’eau du même robinet, donc il ne fallait pas boire,
donc il ne fallait pas fumer sinon c’était le départ pour
l’autre monde à tombeau ouvert, et moi je riais encore, je
ne voyais pas ce que je faisais de mal en buvant, en plus je
n’ai jamais frappé Diabolique, c’est plutôt elle qui me
poussait, m’engueulait quand elle était fâchée, c’est bien ce
qui se passait, pourtant j’étais et suis resté un buveur passif
et non agressif, elle n’ignorait pas que je savais ce que
voulait dire la non-violence, que mon poster préféré c’était
celui où l’on voyait Luther King regarder l’image de Gandhi,
il n’y a pas mieux que ça pour montrer que j’étais un
partisan de la non-violence, c’est pas moi qui m’attaquerais
au deuxième sexe, pourquoi le ferais-je, hein, et alors je lui
demandais « est-ce que moi je t’ai battue un jour, est-ce
que moi j’ai même agressé quelqu’un dans la rue, est-ce
qu’on est venu ici se plaindre de moi, jamais, c’est pas
demain que je lèverai la main sur quelqu’un, tu as beau me
traiter de tous les noms d’oiseaux migrateurs ou
sédentaires, tu as beau me prendre pour un homme
approximatif, tu as beau me rabaisser devant les gens, je
m’en bats l’œil, nous sommes venus sur terre chacun avec
son fardeau, donc tu ne me pousseras pas plus bas que ça,
je sais ce que je fais même si je bois, donc je me moque de
ton cinéma en noir et blanc », c’est ce que je n’arrêtais pas
de lui dire, je le jure sur la tombe de ma mère noyée dans
les eaux grises de la Tchinouka

et Diabolique expliquait à qui voulait l’entendre que le


diable m’habitait, m’envoûtait, que j’étais le captif d’une
créature tenace qui portait une longue queue pointue, une
créature qui me charmait avec ses yeux de volcan, et elle
expliquait que je faisais le jeu de ce démon, que lorsque je
parlais c’était en réalité Satan qui expliquait la terre au bon
Dieu, et comme je ne comprenais pas toutes ces histoires,
je ne demandais qu’à voir, c’est pourquoi un jour elle a
annoncé urbi et orbi qu’elle allait me donner une dernière
chance, que je devais la saisir, qu’il n’y aurait plus de sursis,
de période de probation, elle a dit « c’est bien de boire mais
faut pas polluer l’existence de ceux qui ne boivent pas, c’est
quoi cette histoire, tu crois que je vais passer ma vie comme
ça, hein », en fait, disait-elle encore, l’alcool fait plus de mal
à ceux qui ne boivent pas qu’à ceux qui le consomment, et
quand je consommais c’était comme si c’était elle qui
consommait, et donc elle se soûlait deux fois plus que moi,
c’est en fait notre voisin philosophe qui l’avait bassiné avec
ces théories hasardeuses qu’elle avait prises au sérieux, et
ce voisin disait que Diabolique était une « victime par
ricochet », ce voisin me cassait vraiment les pieds, et moi je
riais de ce genre d’extrapolations venant d’une personne
qui n’avait même pas fait des études de médecine à Paris,
d’ailleurs y a certains docteurs qui fument comme des
pompiers stagiaires, faut tout de même pas exagérer,
comment donc ce que je bois, moi, peut se retrouver dans
son ventre à elle et la soûler comme si c’était elle qui avait
bu, Dieu n’est pas n’importe qui, voyons, nous avons été
conçus en détail, y a pas de liens invisibles entre deux
estomacs différents, à chacun sa pinte, à chacun son
intestin grêle et son pancréas, ma bile c’est ma bile, sa bile
c’est la sienne, c’est tout, et c’est ce que j’avais répondu à
Diabolique et à notre voisin philosophe des Lumières, mais
c’était la dernière chance que ma femme allait me donner,
j’attendais de voir sa stratégie après que j’aurais refusé de
me plier à ses injonctions, et elle a dit « je rigole pas quand
je te dis que c’est la dernière chance que je te donne, ça va
mal finir cette histoire, c’est moi qui te le rappelle », et je
riais en disant « paroles, paroles », je continuais à cuver, à
avaler des gorgées de rouge, à décapiter, à éventrer les
pauvres bouteilles innocentes de la Sovinco, j’oubliais
même que j’étais marié, que Diabolique était ma femme et,
un jour, des voisins convertis à la religion musulmane
étaient venus me tirer du Crédit a voyagé pour me dire que
mon épouse avait été mordue par un serpent, j’ai dit que
j’étais pas marié et que les histoires de serpent n’amusaient
plus aucun enfant noir, et j’ai entendu ces voisins
musulmans murmurer qu’Allah aurait mieux fait de me
retirer cette vie que je ne méritais plus, ils ont dit que je
n’étais plus qu’une silhouette, un fantôme sans sépulture,
or ces voisins musulmans avaient raison, ma femme avait
bien été mordue par un de ces serpents noirs qui pullulent
dans le quartier Trois-Cents comme s’il n’y avait plus
d’espace vital pour eux dans les savanes boisées, même les
serpents s’étaient mis à l’heure de l’exode rural, et ils
n’avaient pas trouvé d’autre cible que Diabolique, mais moi
j’en avais rien à foutre, j’avais mes pensées ailleurs, et c’est
peut-être cette histoire de serpent noir qui avait tout foutu
en l’air au point de pousser Diabolique à précipiter les
choses

et alors, un jour de grand soleil, ma belle-famille a


débarqué à la maison, elle a tenu un petit conseil de guerre
ethnique, et j’étais l’objet de leur discussion byzantine, moi
Verre Cassé, ils ont parlé de moi en long et en large, ils ont
pris un décret me concernant, et ils m’ont condamné par
contumace parce que je ne m’étais pas présenté devant
leur tribunal, c’était comme si j’avais pressenti le
traquenard que ces gens me tendaient, en fait mon instinct
avait parlé, j’avais déserté la maison depuis la veille, et
c’est ainsi que j’avais échappé de justesse aux griffes de
ces intolérants, de ces pourfendeurs des droits de l’homme,
de ces trouble-fête, de ces fils du chaos, de ces fils de la
haine, or c’était sans compter avec la vigilance et la
rancœur de Diabolique qui savait où me trouver, et elle a
traîné ce comité d’accueil familial dans la rue, le long de
l’avenue de l’Indépendance, même les passants croyaient
que c’était la grève des battù, ces pauvres gens du quartier
Trois-Cents, parce que, il faut le dire, mes ex-beaux-parents
sont vraiment des gueux, des chemineaux, des ploucs avec
des vêtements à la fois crasseux et usés, c’est normal c’est
des pauvres moujiks de l’arrière-pays, ils ne pensent qu’à
cultiver la terre, à épier l’arrivée de la saison des pluies, et,
cupides comme ils sont, ces gars sont capables de vendre
des âmes mortes au premier demandeur, ils n’ont pas de
manières, ils n’ont jamais appris à manger à table, à utiliser
une fourchette, une cuillère ou un couteau de table, c’est
des gars qui ont passé leur existence de ploucs à traquer les
rats palmistes et les écureuils, à pêcher les poissons-chats,
et on ne peut même pas discuter culture avec eux parce
que, comme dit le chanteur à moustache, ils n’ont vraiment
pas l’esprit beaucoup plus grand qu’un dé à coudre, et donc
ces hommes des cavernes sont venus me tirer de mes
nobles préoccupations au Crédit a voyagé, ils m’ont lu la
condamnation par contumace, ils avaient décidé de
m’emmener chez un guérisseur, un féticheur, ou plutôt chez
un sorcier nommé Zéro Faute pour que celui-ci chasse le
diable tenace qui habitait en moi, pour qu’il m’ôte l’habitude
de me dorer sous le soleil de Satan, et nous devions aller là-
bas, chez cet imbécile qu’on appelait Zéro Faute, moi je
n’avais pas peur, je voulais les emmerder, et j’ai dit
« laissez-moi tranquille, est-ce que quand je bois mon pot je
provoque quelqu’un, pourquoi tout le monde est contre moi,
je veux pas aller chez Zéro Faute », et tous ces braves gens
de ma belle-famille ont dit en chœur « tu dois venir avec
nous, Verre Cassé, tu n’as pas le choix, on t’emmènera là-
bas, même dans une brouette s’il le faut », j’ai répondu en
hurlant comme une hyène prise dans un piège à loups
« non, non et non, plutôt crever que de vous suivre chez
Zéro Faute », et comme ils étaient nombreux ils m’ont
attrapé, ils m’ont bousculé, ils m’ont menacé, ils m’ont
immobilisé, et moi je criais « honte à vous gens de peu de
foi, vous ne pouvez rien contre moi, a-t-on jamais vu un
verre cassé être réparé », et ils m’ont installé de force dans
une brouette ridicule, et tout le quartier riait devant cette
scène inédite parce qu’on me traînait comme un sac de
ciment, et moi j’insultais Zéro Faute tout au long de mon
chemin de croix pendant que ma femme parlait toujours du
serpent noir qui l’avait mordue, et je demandais de quel
serpent noir il s’agissait, « c’est le serpent de Satan, c’est
toi qui l’as fait venir, jamais de ma vie je n’avais été mordue
par un serpent noir » criait-elle, et moi je continuais à dire
« serpent noir, vraiment noir, et comment tu l’as vu dans la
nuit puisqu’il était noir », elle a failli renverser la brouette
avant que sa tante ne la tranquillise et lui dise « calme-toi
ma nièce, Zéro Faute va s’occuper de lui dans peu de
temps, on verra bien tout à l’heure si le diable et le bon
Dieu peuvent manger ensemble sans que l’un d’eux n’utilise
une cuillère à long manche »

et ils m’ont embarqué de force chez Zéro Faute, je


fredonnais je ne sais plus quel air, mais qui donc peut savoir
pourquoi chante l’oiseau en cage, hein, et je fredonnais sans
doute le chant de Salomon, la brouette cahotait, manquait
de se renverser, je ne sais pas par quel miracle je tenais
dedans, et ces gens se relayaient pour la pousser, je les
faisais vraiment chier parce que je rotais et menaçais même
de faire pipi ou caca, et nous sommes finalement arrivés au
faîte d’une colline, devant la vieille cabane de Zéro Faute,
de l’autre côté de la rivière Tchinouka, et le sorcier qui nous
avait vus venir de loin a dit « mécréants, enlevez vos
chaussures de merde, chassez vos mauvaises pensées,
vous êtes ici chez moi, vous êtes dans le royaume des
ancêtres », et tout le cortège s’est exécuté comme si ces
paroles venaient de l’Esprit saint en chair et en os, ma
femme a enlevé mes petits souliers manu militari, et ils ont
jeté mes petits souliers dans un coin, j’ai dit à ma femme
« n’oublie pas mes petits souliers », et ils ont donné des
cadeaux à Zéro Faute qui roucoulait des mercis en do
majeur mais qui ressortaient en dièse tellement ce type
était louche, et donc j’ai vu tout de suite que ce Zéro Faute
était tout sauf un vrai guérisseur, il ressemblait au type qui
avait voulu rendre un juge riche, ce type dont j’ai parlé au
début de ces derniers feuillets et qui s’appelle Mouyeké, et
Zéro Faute aussi était tout sauf un vrai sorcier parce que,
mine de rien, je sais quand même reconnaître les sorciers
authentiques, et il n’était même pas un gentleman escroc, il
était le Grand Escroc, et moi je l’ai défié, j’ai dit à ce Grand
Escroc « si toi-là tu es un vrai guérisseur, si toi-là tu es un
sorcier comme il faut, alors devine ma date et mon lieu de
naissance devant tous ces témoins, parle de mon arbre
généalogique, donne-nous une preuve de ta science
occulte », et mes beaux-parents, ces moujiks capables de
vendre des âmes mortes, ces battù, ces croquants et ces
croquantes m’ont regardé avec de gros yeux, ils m’ont crié
dessus, ils ont crié haro sur le baudet et m’ont dit d’arrêter
ma comédie au risque d’attirer la divine colère pendant que
s’opérait la transmission entre les ancêtres et Zéro Faute, ils
m’ont poussé contre le mur, et moi, sans perdre mon
insolence, j’ai rajouté « oui, parce que les vrais sorciers de
Louboulou, mon village natal, eux ils sont capables de vous
dire la date et le lieu de naissance, toi tu n’en es pas
capable, je le sais, tu le sais aussi toi-même », l’atmosphère
était désormais tendue, et ma femme m’a dit « Verre Cassé,
est-ce que tu peux un moment fermer à clé ta gueule et
laisser travailler le grand Zéro Faute », et moi je ne me suis
pas arrêté, j’ai encore enfoncé le clou de mon propre
cercueil en disant à l’assistance « ce type-là est un
imposteur de première classe, ce n’est pas un vrai sorcier,
ce n’est pas un vrai guérisseur, il veut manger notre argent,
oui il veut le manger comme tous les grands escrocs de ce
pays mangent l’argent des honnêtes citoyens, c’est lui le
diable, c’est pas moi, je vous dis, vade rétro Satana », la
belle-famille m’a insulté en chœur pendant que je réitérais
mes hérésies, et ma femme a crié « tais-toi maintenant,
Verre Cassé, pourquoi tu parles comme ça à un homme
aussi craint dans tout le quartier, tu es fou ou quoi », j’ai
rigolé, j’ai fait un bras d’honneur à cet escroc, j’ai craché
par terre, et le beau-père a dit « vraiment ton mari-là n’est
plus ton mari que j’ai connu », et la belle-mère a dit à son
tour « Dieu fasse que nos ancêtres nous pardonnent les
délires de mon beau-fils, je ne savais pas que Satan pouvait
mettre de tels blasphèmes dans la bouche d’une créature
de Dieu », et le beau-frère a dit « il n’est pas une créature
de Dieu, lui c’est l’Antéchrist en personne », et les autres
moujiks, et les autres croquants, et les autres croquantes, et
les autres ostrogoths ont parlé dans le même sens, et ma
femme a repris la parole parce qu’elle voulait remettre les
pendules à l’heure, et elle a donc dit « Verre Cassé, je te
demande de présenter immédiatement tes excuses à Zéro
Faute ainsi qu’aux ancêtres qui nous regardent en ce net
moment, c’est à cause de toi qu’il n’y a pas la
transmission », et Zéro Faute qui faisait semblant de
méditer a enfin parlé, il a soupiré en ces termes « madame,
je vous remercie d’avoir ces paroles de sagesse, mais
comprenez bien que c’est le diable qui habite le corps de
votre époux, c’est ce démon qui parle comme ça, je vous
promets que nous allons sortir ce diable de son corps,
croyez-moi, je ne m’appelle pas Zéro Faute par hasard, et
comme vous le savez tous, j’ai lutté contre des esprits bien
plus rebelles que ça », moi j’ai repris ma rage en criant
« arrête tes conneries, pauvre menteur, pauvre grand
escroc, pauvre vendeur de chimères, pauvre homme aux
sept noms et des poussières, pauvre matamore, pauvre
charlatan, pauvre prestidigitateur sans talent, pauvre
profiteur, pauvre capitaliste, vade retro Satana », j’ai dit
tout ça, et Zéro Faute s’est énervé tout à coup, et il a perdu
son contrôle, et il a exhibé son sourire le plus jaunâtre, et il
a fait grincer ses chicots calcinés, et c’est ce que je
recherchais, je voulais qu’il soit hors de lui, et il a dit « tu
me traites de capitaliste, moi, hein, c’est moi que tu traites
de capitaliste, est-ce que je suis un capitaliste, moi, répète
encore tes blasphèmes devant les masques des ancêtres et
tu verras si je ne transforme pas ta bouche-là en groin », il a
crié comme ça, et j’ai insisté « oui, tu es un pauvre
capitaliste, un vrai pauvre capitaliste, tu fais l’exploitation
de l’homme par l’homme, vade retro Satana », et il s’est
encore énervé, et il a parlé à ma femme « écoutez,
madame, je ne peux pas travailler comme ça, votre mari ne
me respecte pas, il ne respecte pas les ancêtres, il ose me
traiter de capitaliste, je pouvais encore tout accepter d’un
diable qui me dit vade retro Satana, mais pas être traité de
capitaliste, est-ce que moi j’exploite les pauvres, moi, est-ce
que moi j’aime le profit, moi, est-ce que moi je fais
l’exploitation de l’homme par l’homme, moi, je suis quand
même Zéro Faute, demandez à n’importe qui et on vous dira
que moi j’ai fait recouvrer la vue aux aveugles, les jambes
aux paralytiques, la voix aux muets, les ovules aux femmes
stériles, l’érection aux hommes qui ne bandaient plus même
le matin quand le pipi gonfle normalement la chose de tous
les mâles, est-ce que vous savez au passage que j’ai aidé le
maire de cette ville à se faire réélire à vie, et je ne parle
même pas du succès des étudiants aux examens, des
postes dans l’administration que j’ai fait obtenir à des gens
qui n’étaient même pas allés à l’école, je ne parle pas non
plus du retour au foyer conjugal de la femme du préfet de
cette région, ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle Zéro
Faute, est-ce que vous savez que lorsque l’hôpital Adolphe-
Cissé baisse les bras, c’est moi-là que vous voyez en chair
et en os qui aide les pauvres malades désemparés, hein,
alors quand je vois des imbéciles de cet acabit, des
imbéciles comme votre mari venir ternir ma réputation
légendaire, venir profaner la pureté des masques des
ancêtres qui sont accrochés au mur, je me dis que ce
monde est vraiment foutu, que l’Antéchrist est arrivé ici-bas
par son intermédiaire, je vous dis que la place de ce
monsieur c’est l’asile, je vous demande par conséquent de
ramener votre déchet-là chez vous, merde, c’est quoi cette
histoire, dehors, j’ai dit, je refuse de soigner ce type qui me
manque de respect, sortez de mon lieu saint avant que je
ne vous jette à tous un mauvais sort », et moi je me suis
mis encore à rire comme un coyote hurlant un gospel du
Mississippi, comme un loup de montagne qui s’essayerait à
un concert baroque, et j’ai dit à ma femme « n’oublie pas
mes petits souliers, j’y tiens », et ma belle-famille m’a remis
dans la brouette parce qu’elle avait peur que Zéro Faute lui
jette un mauvais sort, parce qu’elle avait peur qu’avec ce
mauvais sort elle compte parmi sa descendance des enfants
avec des groins ou des pieds et des queues de cochon, et
voilà comment on m’a ramené à la maison, et voilà
comment je suis devenu stupide à leurs yeux, mais j’ai
heureusement échappé aux griffes de ce grand escroc de
Zéro Faute, vade retro Satana

or mon calvaire n’était pas pour autant terminé parce


que Diabolique se plaignait toujours, donc j’étais sevré, pas
de partie de jambes en l’air avec elle les jours, les semaines
et les mois suivants alors que j’aimais bien faire ça une fois
que j’avais bu, c’est bon de faire ça quand on a bu, on a
l’impression de planer, de prendre de l’altitude, mais
Diabolique ne voulait plus de moi, il paraît que je puais, il
paraît que je n’étais plus le même type, que je ressemblais
parfois à Satan, et je ne pouvais pas quand même la violer,
voyons, cela ne m’aurait pas ressemblé, donc c’est depuis
cette époque que je n’ai plus tiré un coup, et, un peu plus
tard, alors que les choses se dégradaient de jour en jour,
Diabolique m’a fait asseoir au pied du manguier de notre
concession, elle avait quelque chose d’important à me dire,
j’ai pas voulu l’entendre, j’ai dit « laisse-moi tranquille, j’ai
pas tiré mon coup depuis belle lurette, je ne parlerai que si
je tire mon coup », et elle m’a regardé avec commisération,
elle a commencé à parlé d’une voix triste, elle a failli me
faire pleurer en me rappelant que tout le monde me
connaissait maintenant dans le quartier comme un soûlard
alors que j’avais été un excellent instituteur à l’école
primaire des Trois-Martyrs, elle a dit que je ne lisais plus
mes romans de Frédéric Dard alias San-Antonio, mes Fables
de la Fontaine, mes Lettres de mon moulin, mon Journal
d’un curé de campagne, elle a dit que certains de mes
anciens élèves gardaient de bons souvenirs de moi, que
d’autres étaient devenus des responsables de ce pays, ils
étaient devenus des quelqu’un bien placés à gauche et à
droite dans l’administration, que j’étais pourtant le seul
instituteur de cette école qui ne cravachait pas ses élèves,
que j’étais un homme exemplaire, et puis elle a aussi
rappelé comment on m’avait viré sèchement de mon poste
d’instituteur, c’est vrai que c’est un chapitre sombre de mon
existence, mais c’est la vie, est-ce que c’était ma faute, est-
ce que j’étais vraiment devenu incapable d’assurer mes
cours, hein, c’est eux qui l’ont dit, ces gens de mauvaise foi,
je pense qu’à présent il va falloir que j’en parle un peu, que
je dise deux ou trois mots dessus même si mon poulet-
bicyclette, que je n’ai plus touché jusqu’à maintenant, est
en train de refroidir à cause de toutes ces pensées

quand j’étais encore instituteur, il paraît même que


j’arrivais toujours en retard en classe chaque fois que j’avais
bu, il paraît même que je montrais alors mes fesses aux
enfants pendant le cours d’anatomie, il paraît même que je
dessinais des sexes géants au tableau, il paraît même que
je pissais dans un coin de la classe, il paraît même que je
pinçais les fesses de mes collègues hommes ou femmes, il
paraît même que j’avais fait goûter du vin de palme aux
élèves, et comme il n’y a pas de petite querelle dans ce
monde qui s’effondre, l’inspecteur régional a été mis au
courant de mes mœurs de primitif, le préfet de région aussi
a été mis au courant de ma chronique de la dérive douce, et
ce préfet de l’époque n’était pas homme à laisser pourrir
une affaire, il crevait toujours l’abcès dès les premiers
symptômes, et donc ce préfet de malheur a été très
catégorique, très intraitable, très intransigeant, et il a
demandé ma mutation pure et simple, il a dit, de sa voix
grave de prophète lisant les commandements de Dieu
gravés sur une pierre, « envoyez-moi cet ivrogne dans la
brousse, je ne veux plus de lui dans ma circonscription, il
gêne ma campagne contre l’alcoolisme, je ne veux pas
perdre les prochaines nominations », et donc il voulait à tout
prix me muter en brousse, et j’ai dit non de manière ferme
et irrévocable, je ne me voyais pas dans la brousse à scruter
les derrières des pintades, et c’est à ce moment que le
commissaire du district a été mis au courant à son tour, on
ne joue pas avec ce gars qui mesure plus de deux mètres,
on exécute ce qu’il dit, un point c’est tout, et il a confirmé
l’idée du préfet de me parquer dans la brousse profonde au
milieu des pintades, j’ai dit non, non et non, et c’est à ce
moment que le commissaire du gouvernement a été mis au
courant à son tour, c’était pourtant un type sympa, on
aurait dit un pédé parce qu’il remuait son derrière comme
une femme quand il marchait, le commissaire du
gouvernement qui était pourtant sympa a dit que la brousse
était la seule solution pour des gens de mon acabit, comme
ça je ne boirais que du vin de palme qui, d’après lui,
semblait moins nocif que le vin rouge de la Sovinco, j’ai dit
non, non et non, et c’est à ce moment que le ministre de
l’Éducation a été enfin mis au courant à son tour, et il a dit
« c’est quoi cette pagaille qui se passe au quartier Trois-
Cents, hein, l’ivresse n’excuse pas l’imbécillité et vice versa,
mutez donc cet ivrogne dans la brousse et qu’on n’en parle
plus », et il y a eu l’effet boule de neige, la petite querelle
est devenue une affaire de tout le monde, la brousse ou pas
la brousse, telle était la question, du coup les parents
d’élèves ont commencé à retirer leurs enfants de ma classe,
et puis on ne m’a plus fourni de craies parce qu’il paraît
même que je les mangeais ou les écrasais en marchant
dessus, et puis on ne m’a plus fourni de stylos parce que
paraît-il je les confondais avec un thermomètre durant la
classe et les enfonçais là où on peut l’imaginer, et puis on
ne m’a plus fourni de stylos ou de feutres de différentes
couleurs parce que je ne distinguais plus bien les couleurs
et que je ne reconnaissais que le rouge et le noir, et puis on
ne m’a plus fourni le matériel de géométrie parce que
paraît-il je ne pouvais plus tracer une ligne droite qui est le
plus court chemin qui mène d’un point à un autre, et puis on
ne m’a plus fourni de carte de notre pays parce que paraît-il
je l’appelais encore du nom qui était le sien à l’époque de la
royauté, et j’ai dit haut et fort « je m’en fous, j’ai pas besoin
de tout ça pour enseigner, je ferai avec les moyens du bord,
je m’en fous des stylos, je m’en fous des craies, je m’en
fous des règles et je m’en fous aussi de la carte de notre
pays parce que ce pays c’est de la merde, c’est des
frontières qu’on a héritées quand les Blancs se partageaient
leur gâteau colonial à Berlin, donc ce pays n’existe même
pas, c’est une réserve avec du bétail qui meurt de disette »

et voilà qu’un jour, très éméché, je suis arrivé en classe,


j’ai constaté qu’il n’y avait qu’un seul élève assis au fond de
la salle, heureusement que c’était l’un de mes meilleurs
élèves, et je lui ai dit d’avancer, d’occuper le premier table-
banc, d’être fier de la soif de connaissances qui auréolait sa
tête d’ange, donc j’ai quand même fait mon cours avec ce
petit ange qui me regardait avec pitié parce que c’était un
vrai ange, avec ses yeux innocents et son regard tolérant,
et il est resté dans la classe même si ses camarades ne
s’étaient pas pointés, il s’est mis au premier rang, il a posé
ses affaires sur la table, son cahier de leçons, son petit
dictionnaire de poche, son taille-crayon, son crayon, sa
gomme, son Bic et sa bouteille d’eau Mayo, et je lui ai alors
parlé du pluriel des noms, c’est vrai que j’étais bourré, mais
je me souviens vaille que vaille de ce que j’avais dit, « mon
petit, merci d’être venu, c’est peut-être la dernière fois que
j’enseigne dans cette école, c’est Dieu qui t’envoie, et tu
seras un homme important, un vrai, je le pressens, c’est
pour cette raison que je vais te donner les bases de
l’expression écrite, et je vais te parler du pluriel des noms,
c’est important dans la vie, mon petit, tout le reste viendra
après parce que la vie est une banale histoire de singulier et
de pluriel qui se battent tous les jours, qui s’aiment, qui se
détestent, mais qui sont condamnés à vivre ensemble,
prends donc ton cahier de leçons et copie bien ce que je dis,
retiens qu’en général le pluriel des noms communs se
forment en ajoutant un s à la fin, mais attention, le pluriel et
le singulier sont semblables dans les noms terminés par s,
x, z, comme dans bois, noix ou nez, et tout à l’heure on va
voir le pluriel des noms composés comme coffre-fort, basse-
cour ou tire-bouchon, on verra aussi le pluriel des noms
communs étrangers comme pizza ou match », et c’est à ce
moment-là que j’ai entendu du bruit et de la fureur dehors,
il y avait des intrus en grand nombre, je me suis retourné,
j’ai vu plus de dix miliciens qui sont entrés dans ma salle de
classe en me criant dessus, ils étaient accompagnés des
parents de mon dernier élève qui pleurait parce qu’il ne
voulait pas sortir de la classe, parce qu’il voulait apprendre
sa leçon jusqu’au bout, suivre son chemin d’école, ne pas
regretter plus tard l’antan d’enfance, et les miliciens m’ont
envoyé des coups de pied au cul, je me suis débattu comme
un diable, mon élève pleurait et voulait se battre pour me
défendre, et je me suis rendu sans combattre, j’ai dit au
petit ange « merci mon ange, tu es le plus grand de tous
ces gens qui me jettent la pierre, tu es le plus grand parce
que tu es le seul à me comprendre, ma croix est bien
lourde, mais je la porterai jusqu’au bout sans geindre, ne
pleure pas, on se retrouvera au paradis », et le petit ange
m’a fait un signe affectueux avant d’essuyer ses larmes, et
c’est comme ça que j’ai été mis en quarantaine, avec
interdiction de mettre les pieds dans les parages de l’école,
alors j’ai dit haut et fort « je m’en fous, ça ne me fait ni
chaud ni froid », et ils m’ont collé une mise à pied, j’ai
attendu deux semaines, un mois, deux mois à la maison
sans aucune nouvelle, une vieille dame a repris ma classe,
et trois ou quatre mois après j’ai reçu de l’administration
une longue lettre si mal écrite que j’ai gâché ma journée
entière à en corriger les fautes grammaticales et
syntaxiques, j’ai ricané en me foutant du contenu, mais en
fait, dans cette si longue lettre, on me proposait encore un
poste dans un coin perdu de l’arrière-pays où il n’y avait
même pas d’électricité alors que, comme allaient le
rappeler les nègres de notre président-général des armées,
Lénine avait bien dit « le communisme c’est le pouvoir des
Soviets plus l’électrification du pays »

c’est à cette époque tourmentée que Diabolique m’a


supplié d’accepter la solution de la dernière chance, elle a
dit que la brousse c’était pas la fin du monde, la vie était
moins chère là-bas, le gibier était frais et se chassait
derrière la case, les poissons se laissaient prendre eux-
mêmes dans les filets, là-bas les branches des arbres
fruitiers étaient si basses que mêmes les nains de jardin se
plaignaient de toujours se courber pour marcher, et elle m’a
démontré que la brousse c’était bien, que là-bas les morts
ne faisaient pas la queue parce qu’au cimetière du village il
y avait toujours de la place pour tout le monde, parce que
là-bas les habitants étaient sympas, et d’un air ingénu j’ai
donc dit « ah bon, donc la brousse c’est bien alors », et
Diabolique qui avait senti que je révisais peu à peu ma
position, a répondu « Verre Cassé, c’est ce que je me crève
à te dire depuis plusieurs jours, tu ne veux pas m’écouter,
tu tiens toujours à la ville comme un bébé kangourou qui ne
veut pas sortir de la poche de sa mère », et j’ai demandé
dans la foulée « mais pourquoi donc les gens ne se ruent
pas là-bas puisque c’est mieux que la ville, hein », elle a dit
« parce qu’ils sont cons, c’est tout, or toi tu es intelligent, tu
peux comprendre que la brousse c’est la vie », et j’ai
demandé cette fois-ci avec un air inquiet « tu es vraiment
sûre que la brousse c’est pas un peu pour me punir qu’ils
m’envoient là-bas, hein », elle a répondu qu’on n’allait tout
de même pas passer la journée à discutailler de ça, cette
solution était la meilleure, la bonne pour nous deux, elle
m’aimera, je l’aimerai, nous vivrons heureux, sans les
médisants, sans les jaloux, et pour clore la discussion
Diabolique a ajouté que si j’acceptais cette proposition, elle
me laisserait boire comme je voudrais, elle m’a aussi promis
qu’elle trouverait même un type qui serait chargé de me
ramener du vin de palme, du bon vin de palme tous les
matins, alors je me sentais tout à coup plus que soulagé,
Diabolique ne voulait que notre bien, j’imaginais cette vie
de rêve, ma bouteille de vin de palme à côté, et c’est pour
cela que, deux jours après notre petite discussion
enrichissante, j’avais une partie du cœur qui disait oui à la
brousse tandis que l’autre ne voulait pas du tout quitter la
ville et me soufflait qu’on me tendait un piège sans fin, mon
cœur balançait vraiment, la brousse ou pas la brousse, telle
était la question, pendant ce temps j’avais plus que jamais
soif, soif de vin rouge de la Sovinco, et un jour, n’en pouvant
plus, je suis allé boire un bon coup, et je suis rentré ivre
mort à la maison comme d’habitude, je fredonnais à haute
voix ma chanson préférée, Mourir pour des idées, et
j’entendais ce chanteur à moustache qui fume une pipe
chanter comme s’il chantait pour moi, rien que pour moi, et
il disait de sa voix grave « ils ont su me convaincre, et ma
muse insolente, abjurant ses erreurs, se rallie à leur foi,
avec un soupçon de réserves toutefois », le même chanteur
me disait encore très clairement, en guise d’avertissement,
« or s’il est une chose amère, désolante en rendant l’âme à
Dieu, c’est bien de constater qu’on a fait fausse route », et
moi qui connaissais cette chanson par cœur je ne voulais
pas faire fausse route, je ne voulais pas me tromper d’idées,
épouser des idées qui n’auraient plus cours un jour ou
l’autre, ce chanteur m’apprenait que les gens qui
demandaient aux autres de mourir pour les idées étaient les
derniers à donner l’exemple, et pourquoi ces moralisateurs
n’allaient pas eux-mêmes vivre en brousse, hein, j’ai donc
refusé d’aller en exil là-bas, dans l’arrière-pays, parce que je
ne voulais pas être un ivrogne dans la brousse, et comme
j’avais catégoriquement refusé ce repêchage,
l’administration a saisi l’occasion pour me radier de la
fonction publique, ils ont écrit des trucs du genre « cher
Monsieur, malgré notre volonté de trouver un consensus
quant à la situation actuelle vous concernant, nous
constatons avec regret que vous demeurez résolument
inflexible et campez sur vos positions avec une obstination
qui nous conduit à prendre à votre encontre une décision
prévue par les dispositions qui régissent l’Éducation
nationale, cette décision est lourde de conséquences car
elle nous oblige à mettre un terme à vos fonctions sans
voies de recours, toutefois nous vous laissons une semaine
de réflexion et, sans suite de votre part, la décision sera
alors effective le 27 mai à minuit, et vous ne pourrez plus,
après cette date, vous prévaloir des dispositions de
l’article 7 bis alinéa e, de même que des dispositions de
l’article 34 alinéa f modifié par la loi du 18 mars 1977 », je
me suis dis « je m’en fous, j’en ai rien à foutre, moi, et puis
je ne comprends que dalle à cette prose », et je suis parti
raconter tout ça à mon nouvel ami L’Escargot entêté, c’était
à l’époque où lui aussi avait des problèmes avec la
population à cause de l’établissement qu’il venait d’ouvrir,
et il m’a un peu engueulé, et puis il a dit que c’était la vie,
un jour ça va, un jour ça ne va pas, l’essentiel c’est de
rester debout, les cheveux dans le vent, l’essentiel c’est de
m’accommoder de mon mieux de cet avatar d’une version
du paradis ratée, je ne sais plus quel poète négro-africain a
dit des choses comme ça, sans doute un type dont
beaucoup de nouveaux poètes sans talent s’ingénient à
recopier les vers, pauvres épigones désemparés

il faut dire que Diabolique ne comprenait pas mon


penchant pour l’alcool, elle justifiait ça comme elle pouvait,
elle parlait de la mort de ma mère pour l’expliquer, mais
qu’est-ce qu’elle savait vraiment de cette mort, hein,
qu’est-ce qu’elle pouvait dire de plus que les ragots du
quartier Trois-Cents, j’aimais pas quand elle évoquait la
mort de ma mère, c’est là que je m’emportais, c’est là que
je pouvais devenir agressif, or j’ai toujours dominé mes
pulsions, je ne me suis jamais laissé aller à la colère, est-ce
que moi j’ai déjà critiqué sa mère qui a un œil plus petit que
l’autre, hein, est-ce que moi j’ai déjà critiqué son père qui a
un pied bot et une hernie entre les deux jambes, hein, mais
Diabolique prenait ses aises, elle insistait sur le sujet, elle
réveillait le cadavre de ma mère, elle la troublait dans sa
quête du repos éternel, on ne joue pas de cette façon avec
la mort, il faut vraiment replacer les choses dans leur
contexte, j’ai pas attendu que ma mère casse sa pipe pour
commencer à boire, même si, je le reconnais, sa disparition
avait un peu accéléré les choses, c’est dire que j’étais triste
quand Diabolique associait mon culte immodéré pour
l’alcool à la mort de ma pauvre mère, et c’était clair que je
ne pouvais pas la laisser faire une telle déduction, je dirais
plutôt que j’avais un peu ralenti le nombre des bouteilles les
semaines qui avaient suivi la disparition de ma mère, c’était
pour moi une espèce de deuil, un respect que je lui devais,
et je n’ai repris ma pleine activité que lorsque j’étais sûr que
le corps de ma mère avait pourri et que son âme était enfin
arrivée au jardin d’Éden

disons que si ma mère est morte de noyade dans les


eaux grises de la rivière Tchinouka, ce n’était pas sa faute,
c’est une histoire mystérieuse, et je vais quand même en
toucher deux ou trois mots pour que les choses soient plus
limpides que les eaux de la Tchinouka parce qu’il ne faut pas
mélanger les défunts même si les morts ont tous la même
peau, je veux dire deux mots quitte à ce que mon plat de
poulet-bicyclette refroidisse entièrement, mais je le
mangerai quand même tout à l’heure, et donc la nuit de son
départ pour l’autre monde ma mère avait fait un cauchemar
pas possible, alors elle s’est levée, les yeux fermés, la
bouche ouverte, les bras devant comme poussée par des
forces invisibles, des ombres de la nuit, elle a ouvert la
porte de sa cabane pour se rendre à la rivière dans l’espoir
de retrouver mon père que je n’ai pas connu, il paraît même
que celui-ci était un tireur de vin de palme réputé à
Louboulou, il paraît même qu’il avait deux passions, le jazz
et le vin de palme, donc les gars comme Coltrane,
Armstrong, Davis, Monk, Parker, Bechet et autres Nègres à
trompette et clarinette, il connaissait ces airs que les
Nègres, paraît-il, auraient inventés dans les champs de
coton ou de café pour dompter le spleen de leur terre
ancestrale et surtout aussi à cause des coups de fouet de
leurs maîtres esclavagistes qui ne comprenaient pas
pourquoi chantait l’oiseau en cage, et c’est dire que mon
père était un accro de ces airs inventés par des mains
noires, on racontait même qu’il collectionnait les 33 et les
45 tours de ces types à trompette et clarinette, il paraît
aussi qu’il est mort pour une histoire de sorcellerie à bout
portant, on lui aurait tiré une balle que seuls ceux qui ont
quatre yeux peuvent éviter, on lui aurait tiré ça dans le dos
pendant son sommeil parce qu’il dormait toujours sur le
ventre malgré les avertissements de plusieurs sorciers de
Louboulou, et c’est son oncle à lui qui aurait fait le coup
pour hériter de ses instruments de travail de tireur de vin de
palme, voire de ses 33 et 45 tours des Nègres à trompette
et clarinette, mais cette histoire que ma mère essayait de
me narrer est trop compliquée, elle voulait justifier pourquoi
on avait fui le village Louboulou pour la ville, et ma mère
avait décidé de quitter ce village de braves gens, c’était
surtout pour me protéger de la sorcellerie à bout portant et
de ceux qui en voulaient encore à mon père même après sa
mort, et quand elle me racontait ce coup de feu nocturne et
mystique elle voyait bien que je restais dubitatif, je n’avais
même pas deux ans, et je ne peux pas dire si je ressemble à
mon père, mais on dit plutôt que j’ai les traits du type
méprisable qui aurait tué lâchement et froidement mon
géniteur et qui aurait hérité des instruments de travail de
mon père et de sa collection de 33 et 45 tours des Nègres à
trompette et clarinette, donc la mort de ma mère ne pouvait
que me paraître aussi mystérieuse que celle de mon père,
et à l’époque de la mort de cette brave femme les journaux
avaient dit que c’était un petit fait divers, du genre accident
nocturne, et ils avaient titré sur le corps d’une vieille femme
retrouvé sur les bords de la Tchinouka, c’est pour cela que
lorsque je passe devant cette rivière j’insulte les eaux, je
crache par terre, je jette des pierres très loin, vers les
profondeurs de ce cours d’eau maléfique, je crie à l’injustice

j’étais parti pour parler de ma mère, et puis c’est


l’ombre fugitive de mon père qui est apparue, je vais revenir
à mes moutons, donc je disais que la mort de ma mère a
été aussi un mystère, elle s’était levée la nuit sous l’emprise
d’un cauchemar, elle avait marché jusqu’à la rivière
Tchinouka, et là, elle avait rejoué au détail près une scène
biblique, elle avait marché sur les eaux grises de la
Tchinouka comme pour aller rejoindre mon père dans l’autre
monde, et puis les eaux grises de la Tchinouka l’avaient
engloutie dans leur ventre avant de la rejeter comme une
épave sur la rive, de lui dire qu’on ne voulait pas de son
corps squelettique dans le ventre de ces eaux, et ce sont les
agents de nettoyage du quartier qui avaient retrouvé ce
corps défiguré, grignoté ici et là par les méchants fretins et
autres poissons de mauvais aloi qui s’ennuyaient dans le
courant de cette onde impure, et la veillée mortuaire s’était
passée chez nous, dans notre parcelle, le corps de ma mère
était exposé dehors comme l’exigent nos coutumes de
Louboulou, et sur ce point je peux dire merci à Diabolique,
elle s’était bien occupée de ma mère, c’est d’ailleurs elle qui
avait fait circuler le cahier de cotisations dans le quartier
afin que les habitants nous épaulent dans ce malheur, c’est
elle qui s’était rendue à la morgue pour identifier le corps
parce que je n’aime pas voir les cadavres, c’est elle qui
dirigeait le chœur des femmes sous le hangar en feuilles de
palmier, et tandis que ces pleureuses se concurrençaient en
mélopées funèbres Diabolique chassait les vilaines mouches
aux pattes vermoulues qui cherchaient aventure autour de
la dépouille de ma mère, c’est elle aussi qui avait supervisé
le lavage du corps parce que c’est pas donné au premier
venu de laver un macchabée, c’est elle encore qui avait
envoyé un communiqué nécrologique à la radio pour
annoncer la mort de ma mère, c’est elle encore qui avait
envoyé un deuxième communiqué pour remercier tous ceux
qui nous avaient assistés durant cette épreuve, et pendant
ces jours de tristesse Diabolique portait des habits noirs, le
visage badigeonné de kaolin, elle avait tenu à observer le
jeûne tout au long des funérailles, elle marchait pieds nus,
ne se peignait plus les cheveux, ne regardait pas les
hommes, ne leur parlait pas, ne leur disait pas bonjour,
c’était la coutume, et je peux en conclure, honnêtement,
qu’elle était, de ce point de vue, une femme à qui je ne
peux rien reprocher aujourd’hui

mais il se trouve que Diabolique avait toujours pensé


qu’étant fils unique, déjà orphelin de père, je m’étais réfugié
dans l’alcool et espérais ainsi me venger avec le vin rouge
puisque je ne pouvais boire toutes les eaux grises de la
rivière Tchinouka pour sauver la mémoire de ma mère, je
jure que j’avais voulu reconstruire ma vie, en rapiécer les
pans, en raccommoder les trous, arrêter de côtoyer les
bouteilles de la Sovinco, mais était-ce ma faute si on
m’avait viré comme instituteur, je jure aussi que j’aimais
enseigner, je jure aussi que j’aimais être entouré de mes
petits élèves, je jure aussi que j’aimais leur apprendre la
table de multiplication, je jure aussi que j’aimais leur
apprendre les participes passés conjugués avec l’auxiliaire
avoir et qui s’accordent ou ne s’accordent pas selon qu’il
fait jour ou nuit, selon qu’il pleut ou ne pleut pas, et les
pauvres petits, hébétés, désemparés, parfois révoltés, me
demandaient pourquoi ce participe passé s’accorde
aujourd’hui à 16 heures alors qu’il ne s’accordait pas hier à
midi avant la pause déjeuner, et moi je leur disais que ce
qui était important dans la langue française, c’était pas les
règles mais les exceptions, je leur disais que lorsqu’ils
auraient compris et retenu toutes les exceptions de cette
langue aux humeurs météorologiques les règles viendraient
d’elles-mêmes, les règles couleraient de source et qu’ils
pourraient même se moquer de ces règles, de la structure
de la phrase une fois qu’ils auraient grandi et saisi que la
langue française n’est pas un long fleuve tranquille, que
c’est plutôt un fleuve à détourner

à bien voir, je n’aurais jamais été un enseignant, je n’ai


pas un diplôme d’enseignement supérieur, je ne suis pas
sorti de l’école de formation des instituteurs, mais le
diplôme fausse souvent les choses de la vie, les vraies
vocations arrivent souvent par un concours de
circonstances, c’est pas souvent les gars qui usent leurs
culottes à l’école qui deviennent de bons enseignants, et
moi, en ce qui me concerne, on m’avait forcé d’entrer dans
cette profession, j’avais à peine terminé ma deuxième
année d’études au collège Kengué-Pauline, et le
gouvernement avait décrété que, comme il manquait
d’enseignants dans le pays, tous les pauvres types qui
avaient leur certificat d’études primaires devaient aller
enseigner, et c’est comme ça que j’ai mis mon nez de clown
dans l’enseignement, et c’est comme ça que j’ai appris le
métier sur le tas, mais en réalité je me suis plutôt formé par
moi-même bien qu’un crâne d’œuf venu de la capitale
politique nous ait dispensé des cours intensifs de
pédagogie, ce type à lunettes se la jouait intellectuel, il
disait que j’étais pas doué, que je parlais et prononçais mal
le français, que le gouvernement avait commis une bévue
en laissant aux ignares de mon espèce le soin de montrer
aux enfants le chemin de la vie, c’est depuis cette époque
que j’ai commencé à haïr les intellectuels de tout bord parce
que, avec les intellectuels, c’est toujours ainsi, ça discute et
ça ne propose rien de concret à la fin, ou alors ça propose
des discussions sur des discussions à n’en pas finir, et puis
ça cite d’autres intellectuels qui ont dit ceci ou cela et qui
ont tout prévu, et puis ça se frotte le nombril, et ça traite les
autres de cons, d’aveugles, comme si on ne pouvait pas
vivre sans philosopher, le problème c’est que ces pseudo-
intellectuels philosophent sans vivre, ils ne connaissent pas
la vie, et celle-ci suit son cours en déjouant leurs prédictions
de piètres Nostradamus, et ça se congratule entre eux, mais
ce qui est curieux c’est que ces faux intellectuels aiment les
costumes, les lunettes rondes et les cravates parce qu’un
intellectuel sans cravate est un gars nu, incapable de
penser avec assurance, mais moi je suis fier de mon
itinéraire, je ne le dois à personne, je me suis fait moi-
même, je ne sais même pas nouer une cravate, pourtant j’ai
lu ce que je pouvais trouver ici ou là, et puis j’ai compris que
personne sur cette terre ne pourra tout lire, on n’a pas
assez de vie pour tout lire, et puis j’ai aussi remarqué qu’on
dénombre plus de gens qui parlent de mauvais livres que
des gens qui lisent et parlent de vrais livres, et ceux qui
parlent de mauvais livres sont impitoyables avec les autres,
qu’ils aillent se faire voir ailleurs, y a pas que leur nombril
sur cette terre, c’est pas mon problème, ce cahier c’est pas
pour donner des leçons, chacun cultive son jardin comme il
peut

je voyais bien qu’on voulait me virer de mon poste


d’enseignant, l’alcool avait été le mobile, et donc, juste
deux mois après que j’avais été viré, alors que le cadavre de
ma mère avait à peine pourri, Diabolique a commencé à
aller dormir chez ses parents, laissant la maison sans une
présence puisque nous n’avions pas eu d’enfants, alors les
voleurs et les bandits du quartier sont passés par là, ils ont
tout pillé, ma télé, ma radio, ma table à manger, mon lit et
mes livres, et surtout mes romans de San-Antonio auxquels
je tenais beaucoup plus que ces bouquins que les gens
coupés de la vie nous ont imposés comme unité de mesure
intellectuelle, et ces voleurs ont tout pillé, ils ont même
emporté le dernier roman que je lisais alors, Journal du
voleur, et je suis sûr qu’ils croyaient qu’il y avait dedans des
trucs pour apprendre à bien voler sans se faire attraper par
la police, et Diabolique a mis tout ça sur mon dos, elle a dit
que c’étaient mes amis soûlards qui volaient nos affaires,
j’ai dit que mes amis étaient des soûlards mais pas des
voleurs, elle a dit que je les couvrais, que j’étais leur
complice, et puis elle est partie définitivement en me
laissant un bout de papier sur lequel elle avait écrit, peut-
être à minuit, « je m’en vais », et quand j’ai retourné le bout
de papier j’ai vu qu’elle avait ajouté, toujours à minuit peut-
être, « apprendre à finir », moi je n’ai rien compris à ces
télégrammes, et je l’ai cherchée partout, dans les ruelles du
quartier Trois-Cents, au centre-ville, dans les veillées
mortuaires, et puis je l’ai vue un jour passer devant Le
Crédit a voyagé, je croyais rêver, et j’ai couru après elle, je
l’ai suppliée, je lui ai dit « c’était bien », et j’ai ajouté « je ne
peux pas vivre sans toi, si tu me quittes, je suis foutu,
reviens à la maison », mais elle est restée sur sa position,
elle m’a regardé des pieds à la tête et a dit « tu es déjà
foutu, tu ne changeras plus, fous-moi la paix, pauvre
vagabond »

j’ai commencé à être l’un des clients les plus fidèles du


Crédit a voyagé l’année où on m’a radié de l’enseignement,
je consolidais mes relations avec L’Escargot entêté, j’étais
devenu un meuble de la maison au point que le patron
m’avait dit « tu sais Verre Cassé, si tu voyais un peu plus
clair, je t’aurais pris comme serveur ici », et moi j’ai répondu
que je voyais clair et que s’il doutait de ma lucidité il n’avait
qu’à me demander la table de multiplication, et il a dit
« non, Verre Cassé, les affaires c’est pas une question de
table de multiplication, c’est une question de lucidité », et
j’ai dit que j’étais lucide, et il a ri, et nous avons bu
ensemble, et nous avons encore ri, je fréquentais toujours
mon arbre sous lequel je pissais en lui racontant ma
légende de l’errance, et l’arbre pleurait en m’écoutant parce
que, quoi qu’on dise, les arbres aussi versent des larmes, et
il m’arrivait maintenant d’insulter Diabolique devant cet
arbre, d’insulter aussi sa mère qui a un œil plus petit que
l’autre, d’insulter aussi son père qui a un pied bot et une
hernie entre les jambes, et dans ces moments difficiles seul
cet arbre me comprenait, il remuait alors ses branches en
signe d’acquiescement et me disait tout bas que j’étais un
pauvre type gentil, que c’était la société qui ne me
comprenait pas, et alors, entre cet arbre et moi
s’établissaient de longs causers comme dirait un Nègre à
son amiral à qui il apporte de l’eau de café, je promettais à
mon ami feuillu de me réincarner en arbre quand Dieu me
rappellerait

en vrai habitué, je ne quittais plus Le Crédit a voyagé, j’y


veillais, qu’il pleuve ou qu’il vente, je ne quittais pas ce lieu
d’adoption, je ne m’imaginais pas ailleurs que là, et alors,
au milieu de la nuit, je somnolais sur le tabouret après avoir
mangé des brochettes qu’une vieille Béninoise vendait à
l’entrée du bar bien avant le règne de notre Cantatrice
chauve, Mama Mfoa, c’était la belle vie, il faut surtout que je
note lisiblement ici que je suis fier de ces moments d’antan,
qu’on ne vienne pas dire que je galérais, que je m’ennuyais,
que je regrettais le départ de Diabolique, que je couvais de
l’aigreur, que j’allais écrire une lettre à l’ami qui ne m’a pas
sauvé la vie, que j’allais réclamer pour mon mal un
protocole compassionnel

j’ai ouï dire, il n’y a pas très longtemps, que Diabolique


vivait avec un bon mari et qu’ils avaient des enfants, je
m’en fous, les bons maris n’existent pas, j’étais l’homme
qu’il lui fallait, les autres ne sont que de pauvres profiteurs,
de pauvres menteurs qui vont abuser d’elle jusqu’à la
fatiguer, je ne suis pas jaloux même si je n’ai plus tiré un
coup depuis, je suis conscient que ma vie sexuelle, c’est un
peu le désert des Tartares, y a rien devant, y a rien derrière,
y a que des ombres de femmes qui me parlent, en fait je
suis un homme au désir d’amour lointain, faut pas compter
sur moi pour vous parler de l’amour et autres démons,
heureusement qu’à cette époque de malheur il me restait
l’amour que je portais aux bouteilles, et seules les bouteilles
me comprenaient, me tendaient leurs bras, et quand je me
retrouvais dans ce bar que j’aime encore et que j’a’imerai
toujours, je regardais, j’observais, j’emmagasinais les faits
et gestes de tout le monde, c’est pour ça qu’il faut que
j’explique avec plus de précisions le pourquoi de ce cahier,
oui, que je précise dans quelles circonstances et comment
L’Escargot entêté m’a forcé la main en me proposant
d’écrire, de témoigner, de perpétuer la mémoire de ces
lieux

en fait L’Escargot entêté m’avait pris un jour à part et


m’avait dit d’un air de confidence « Verre Cassé, je vais
t’avouer un truc qui me tracasse, en réalité je pense depuis
longtemps à une chose importante, tu devrais écrire, je
veux dire, écrire un livre », et moi, un peu étonné, j’ai dit
« un livre sur quoi », et il a répondu en montrant du doigt la
terrasse du Crédit a voyagé avant de murmurer « un livre
qui parlerait de nous ici, un livre qui parlerait de cet endroit
unique au monde si on ne tient pas compte de La
Cathédrale de New-Bell, au Cameroun », et j’ai ri, j’ai pensé
qu’il avait quelque chose derrière la tête, qu’il me tendait un
piège sans fin, il a dit « ne ris pas, je suis sérieux quand je le
dis, tu dois écrire, je sais que tu le peux », et alors, vu son
regard sérieux, j’ai compris que ce n’était pas une blague à
deux francs CFA, et j’ai répliqué « mais c’est toi le patron, tu
es mieux placé pour rapporter les choses qui se passent ici,
je sais pas par quoi commencer, moi », et il m’a servi un
verre avant de rebondir « crois-moi, j’ai essayé plusieurs fois
moi-même, mais rien ne tient parce que j’ai pas le petit ver
solitaire qui ronge ceux qui écrivent, toi ce ver est en toi, ça
se voit quand on discute littérature, tu as soudain l’œil qui
brille et les regrets qui remontent à la surface de tes
pensées, mais c’est pas pour autant de la frustration, c’est
pas non plus de l’aigreur, parce que je sais que tu es tout
sauf un gars frustré, sauf un gars aigre, tu n’as rien à
regretter, mon vieux », j’ai gardé le silence, et il a poursuivi
ses propos « tu sais, je me souviens d’une de nos
conversations où tu me parlais d’un écrivain célèbre qui
buvait comme une éponge, c’est quoi déjà son nom », je
n’ai pas répondu, et il a enchaîné « eh bien, depuis notre
discussion, je me dis que peut-être que si tu t’es mis à boire
c’était pour suivre l’exemple de cet écrivain dont le nom
m’échappe, et quand je te vois aujourd’hui, je me dis que tu
as quand même une gueule pour ça, en plus tu te moques
de la vie parce que tu estimes que tu peux en inventer
plusieurs et que toi-même tu n’es qu’un personnage dans le
grand livre de cette existence de merde, tu es un écrivain,
je le sais, je le sens, tu bois pour cela, tu n’es pas de notre
monde, y a des jours où j’ai l’impression que tu dialogues
avec des gars comme Proust ou Hemingway, des gars
comme Labou Tansi ou Mongo Beti, je le sais, alors libère-
toi, on n’est jamais vieux pour écrire », et je l’ai vu pour la
première fois boire d’un trait son verre alors que d’habitude
il boit juste un demi-verre, il a dit d’un air martial « Verre
Cassé, sors-moi cette rage qui est en toi, explose, vomis,
crache, toussote ou éjacule, je m’en fous, mais ponds-moi
quelque chose sur ce bar, sur quelques gars d’ici, et surtout
sur toi-même », ces paroles m’avaient cloué un moment le
bec, j’avais failli verser des larmes, je ne me souvenais plus
de quel écrivain ivrogne nous avions discuté, de toutes les
façons y en avait plusieurs qui buvaient, et y en a qui
boivent à mort parmi les contemporains, c’est quoi cette
manière que L’Escargot entêté avait de pénétrer dans mon
for intérieur ce jour-là, hein, et donc, pour me défendre, j’ai
dit et redit « je suis pas écrivain, moi, et puis ça
intéresserait qui, la vie des gens ou la mienne, c’est pas
intéressant, y a pas de quoi remplir un cahier », il a tout de
suite rétorqué « on s’en fout, Verre Cassé, tu dois écrire, moi
ça m’intéresse, c’est déjà ça », et j’ai été fier qu’il me le
demande à moi, au fond l’idée a commencé à me trotter
dans la tête à partir de ce moment-là et, sous l’effet des
verres de rouge que j’avais avalés sans m’arrêter, j’ai
expliqué à L’Escargot entêté ce qu’était ma vraie vision de
l’écriture, c’était simple pour moi de m’exprimer parce que
c’est facile de parler de l’écriture quand on n’a rien écrit
comme moi, et je lui ai dit que dans ce pays de merde tous
s’improvisent maintenant écrivains alors qu’il n’y a même
pas de vie derrière les mots qu’ils écrivent, je lui ai aussi dit
qu’il m’est arrivé de voir à la télé d’un bar de l’avenue de
l’Indépendance quelques-uns de ces écrivains qui portent
des cravates, des vestes, des écharpes rouge électrique,
parfois des lunettes rondes, qui fument aussi des pipes ou
des cigares pour faire bien, bon chic bon genre, ces
écrivains qui prennent des photos avec un air de ceux qui
ont leur œuvre derrière eux, et ils veulent qu’on ne parle
que de leur nombril gros comme une orange mécanique, y
en a même parmi eux qui jouent les écrivains mal aimés,
convaincus eux-mêmes de leur génie alors qu’ils n’ont
pondu que des crottes de moineau, ils sont paranoïaques,
aigres, jaloux, envieux, ils prétendent qu’il y a un coup
d’État permanent contre eux, et ils menacent même que si
on leur attribue un jour le prix Nobel de littérature ils vont
catégoriquement le refuser parce qu’ils n’ont pas les mains
sales, parce que le Nobel de littérature c’est l’engrenage,
c’est le mur, c’est la mort dans l’âme, les jeux sont toujours
faits au point qu’on se demande même qu’est-ce que la
littérature, et donc ces écrivaillons de merde refuseraient le
Nobel pour garder le chemin de la liberté, moi j’attends de
voir ça de mes propres yeux, et j’ai aussi dit à L’Escargot
entêté que si j’étais écrivain je demanderais à Dieu de me
couvrir d’humilité, de me donner la force de relativiser ce
que j’écris par rapport à ce que les géants de ce monde ont
couché sur le papier, et alors que j’applaudirais le génie, je
n’ouvrirais pas ma gueule devant la médiocrité ambiante,
ce n’est qu’à ce prix que j’écrirais des choses qui
ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à
moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans
queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je
commencerais maladroitement et je finirais maladroitement
comme j’avais commencé, je m’en foutrais de la raison
pure, de la méthode, de la phonétique, de la prose, et dans
ma langue de merde ce qui se concevrait bien ne
s’énoncerait pas clairement, et les mots pour le dire ne
viendraient pas aisément, ce serait alors l’écriture ou la vie,
c’est ça, et je voudrais surtout qu’en me lisant on dise
« c’est quoi ce bazar, ce souk, ce cafouillis, ce conglomérat
de barbarismes, cet empire des signes, ce bavardage, cette
chute vers les bas-fonds des belles-lettres, c’est quoi ces
caquètements de basse-cour, est-ce que c’est du sérieux ce
truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où,
bordel », et je répondrais avec malice « ce bazar c’est la vie,
entrez donc dans ma caverne, y a de la pourriture, y a des
déchets, c’est comme ça que je conçois la vie, votre fiction
c’est des projets de ringards pour contenter d’autres
ringards, et tant que les personnages de vos livres ne
comprendront pas comment nous autres-là gagnons notre
pain de chaque nuit, y aura pas de littérature mais de la
masturbation intellectuelle, vous vous comprendrez entre
vous à la manière des ânes qui se frottent entre eux », j’ai
dit à L’Escargot entêté en guise de conclusion que
malheureusement j’étais pas écrivain, que je ne pouvais pas
l’être, que moi je ne faisais qu’observer et parler aux
bouteilles, à mon arbre au pied duquel j’aimais pisser et à
qui j’avais promis de me réincarner en végétal pour vivre à
ses côtés, et par conséquent je préférais laisser l’écriture
aux doués et aux surdoués, à ceux que j’aimais lire quand je
lisais encore simplement pour me former, je lui ai dit que je
laissais l’écriture à ceux qui chantent la joie de vivre, à ceux
qui luttent, rêvent sans cesse à l’extension du domaine de
la lutte, à ceux qui fabriquent des cérémonies pour danser
la polka, à ceux qui peuvent étonner les dieux, à ceux qui
pataugent dans la disgrâce, à ceux qui vont avec assurance
vers l’âge d’homme, à ceux qui inventent un rêve utile, à
ceux qui chantent le pays sans ombre, à ceux qui vivent en
transit dans un coin de la terre, à ceux qui regardent le
monde à travers une lucarne, à ceux qui, comme mon
défunt père, écoutent du jazz en buvant du vin de palme, à
ceux qui savent décrire un été africain, à ceux qui relatent
des noces barbares, à ceux qui méditent loin là-bas, au
sommet du magique rocher de Tanios, je lui ai dit que je
laissais l’écriture à ceux qui rappellent que trop de soleil tue
l’amour, à ceux qui prophétisent le sanglot de l’homme
blanc, l’Afrique fantôme, l’innocence de l’enfant noir, je lui
ai dit que je laissais l’écriture à ceux qui peuvent bâtir une
ville avec des chiens, à ceux qui édifient une maison verte
comme celle de L’Imprimeur ou une maison au bord des
larmes pour y héberger des personnages humbles, sans
domicile fixe, des personnages qui ressentent la compassion
des pierres, et donc je lui ai dit que je leur laissais l’écriture,
tant pis pour les agités du bocal, les poètes du dimanche
après-midi avec leurs vers à deux sous le quatrain, tant pis
pour les nostalgiques tirailleurs sénégalais qui tirent à hue
et à dia la fibre du militantisme, et ces gars ne veulent pas
qu’un Nègre parle des bouleaux, de la pierre, de la
poussière, de l’hiver, de la neige, de la rose ou simplement
de la beauté pour la beauté, tant pis pour ces épigones
intégristes qui poussent comme des champignons, et ils
sont nombreux, ceux-là qui embouteillent les autoroutes des
lettres, ceux-là qui profanent la pureté des univers, et ce
sont ceux-là qui polluent la vraie littérature de nos jours

quand j’ai expliqué tout ça à L’Escargot entêté, il est


resté sans voix, il a cru que j’étais fâché contre des gens en
particulier ou que je délirais, et il m’a demandé de qui je
parlais comme ça, il a voulu que je cite des noms, mais je
n’ai pas répondu, j’ai seulement souri en regardant le ciel,
et il a vraiment insisté pour savoir si j’étais en colère, j’ai dit
non, pourquoi serais-je en colère, je n’avais pas de raison
d’être en colère, je ne faisais que remettre les choses à leur
place, je ne faisais que séparer ce que je considérais comme
de la merde de ce qui me paraissait applaudissable, et c’est
ce jour-là qu’il m’a offert un cahier de notes et un crayon en
me disant « si tu changes d’avis, tu peux toujours écrire
dedans, c’est ton cahier, je te l’offre, je sais que tu écriras,
écris comme les choses te viennent, du genre ce que tu
viens de me dire tout à l’heure sur les vrais et les faux
écrivains qui embouteillent les autoroutes de la littérature,
mais aussi sur ceux qui refuseront le Nobel, sur les
intégristes et les poètes du dimanche, sur les nostalgiques
tirailleurs sénégalais, sur les écrivains en costume que tu as
vus à la télé dans un bar de l’avenue de l’Indépendance,
c’est bien tout ça, tu peux broder quelque chose autour,
chercher comment m’emballer quand je te lirai, oui je veux
lire ça dedans, je n’ai pas bien compris où tu voulais en
venir, mais je pense quand même qu’il faut mettre dedans
tout ce que tu viens de dire », et depuis, pour lui faire
plaisir, je note dedans mes histoires, mes impressions en
vrac, et parfois aussi je le fais pour mon propre plaisir, et
c’est quand je m’abandonne, quand j’oublie qu’une mission
m’avait été confiée que je me sens vraiment dans mon
assiette puisque je peux sauter, cabrioler, parler à un
lecteur autre que L’Escargot entêté, un lecteur que je ne
connais pas, faut s’attendre à tout, et L’Escargot entêté m’a
encore dit une fois « je promets de ne pas lire ce que tu
écris tant que tu n’auras pas mis le point final », ce cahier
est à ma disposition à tout moment, y a des jours où je
demande à Mompéro ou à Dengaki « apporte-moi deux
bouteilles de rouge et mon cahier », et on m’apporte mes
deux bouteilles et mon cahier, je bois, je griffonne un peu,
j’observe, disons que jusqu’alors j’ai été un homme heureux
comme ça, un homme libre, mais j’ai un peu le cœur serré
en me disant que je ne vais plus griffonner dans ce cahier,
que je ne mettrai plus les pieds ici les prochains jours, donc
il faut que je regarde un peu ce que j’ai déjà écrit jusqu’à
présent et que je n’oublie pas de terminer mon poulet-
bicyclette qui a fini par refroidir parce que j’ai vraiment pris
du temps à remonter ma propre existence au lieu de
manger, mais je crois que c’était nécessaire, je vais donc
prendre un moment pour casser la croûte, j’ai un grand
creux dans le ventre, mine de rien
j’ai enfin pu finir de manger mon poulet-bicyclette, et il
va falloir à présent que j’aille rendre l’assiette à La
Cantatrice chauve de l’autre côté de l’avenue de
l’Indépendance, mais je vais d’abord vider ce verre de
rouge, cela va me prendre quelques secondes seulement, le
temps ne compte plus de toute façon, je vois que
L’Imprimeur est toujours là, je vois aussi qu’il est entouré de
gens qui feuillettent le dernier Paris-Match, je m’en bats
l’œil, c’est pas mon affaire, j’ai autre chose à faire, et je me
lève donc, je m’apprête à traverser l’avenue de
l’Indépendance, je vais y arriver, y a pas de voitures qui
passent des deux côtés, à moins que je ne sois devenu
aveugle, y a pas non plus de mobylettes qui passent, y a
pas non plus de pousse-pousse à vue d’œil, et voilà, c’est
fait, je viens d’y arriver, je peux crier victoire, c’était pas
gagné d’avance, j’ai donc traversé cette avenue et
j’aperçois La Cantatrice chauve, elle me voit venir vers elle,
elle sourit, elle sourit toujours, je suis devant elle, elle sourit
encore et me lance « dis donc Verre Cassé, tu as mis du
temps à manger aujourd’hui, tu n’avais pas faim ou quoi,
hein, en plus tu vas tomber par terre comme je te vois là,
waiiihh, combien de litres tu comptes dans ton ventre
comme ça, papa », et moi je dis que j’ai pas encore bu, que
depuis ce matin j’ai pas bu une seule goutte d’alcool, et je
ris en débitant ce mensonge gros comme une résidence
secondaire d’un dictateur africain, mais je sais qu’elle ne me
croit pas puisqu’elle me dit « est-ce que tu as déjà vu un
soûlard dire qu’il a bu, hein, jamais de la vie, papa, y a
d’ailleurs une chanson qui dit “momeli ya massanga
andimaka kuiti té mama” », je n’ai jamais écouté cette
chanson, elle me dit que c’est une chanson de l’orchestre
Tout-Puissant OK Jazz, un groupe mythique du pays d’en
face, je connais pas trop la musique de ce pays-là, peut-être
quelques airs des groupes Zaiko Langa Langa et Afrisa
International, c’est tout, et je passe aux aveux « bon, Mama
Mfoa, vraiment j’ai juste bu un petit verre, un tout petit
verre, c’est tout, je jure », La Cantatrice chauve me regarde
tout d’un coup avec compassion, je ne l’ai jamais vue
afficher cet air sérieux depuis que je la connais, elle remue
la tête et murmure « je t’ai dit d’arrêter de boire, Verre
Cassé, tu vas mourir avec une bouteille à la main, papa,
nous on t’aime bien dans le quartier », et je ne sais pas quoi
lui répondre dans l’immédiat, alors je dis sans réfléchir « je
te fais une confidence, j’arrête aujourd’hui à minuit, c’est
juré, c’est promis, Mama Mfoa, et je ne remettrai plus les
pieds ici », je voudrais bien aussi lui dévoiler que si je vais
arrêter de boire c’est pas par peur de la mort, j’ai pas peur
de mourir avec une bouteille à la main, au fond c’est une
belle mort, c’est ce qu’on appelle mourir l’arme à la main,
parce que faut s’attendre à tout quand on migrera en enfer
ou au paradis, et là-bas tout dépendra de la porte étroite
que chacun de nous empruntera, certains se tromperont
sans doute de porte d’entrée, au paradis c’est du sérieux,
là-bas il y a paraît-il des nuages tout blancs, des anges à la
mémoire d’éléphant et qui veulent que vous confirmiez
combien de fois vous avez lu la Bible de Jérusalem, combien
de vieilles femmes vous avez aidées à traverser l’avenue de
l’Indépendance, quelles églises vous avez fréquentées sur
terre, donc pas moyen de boire là-bas parce que c’est le
grand examen oral, donc interdiction de boire au paradis,
disons que c’est un peu la même chose en enfer où il sera
aussi difficile d’avaler une petite gorgée de vin car, entre
deux feux, le diable nous attendra avec une fourche
tranchante, et si on lui demande une goutte de vin il
s’énervera, s’écriera « quoi, qu’est-ce que tu me demandes
là, imbécile, tu n’as pas assez bu sur terre comme ça pour
venir nous casser les couilles jusqu’au purgatoire, hein, il
fallait t’orienter vers le paradis, un peu plus loin, en passant
par ces montagnes de nuages sombres, tant pis pour toi,
fallait bien boire en bas lorsque nous t’en avons donné
l’occasion, ici c’est le verdict sans voies de recours, ici ce
sont les flammes qui gouvernent dans leur crépitement
apocalyptique, c’est l’incinération un point c’est tout, on ne
boit pas d’alcool ici, on s’en sert pour allumer et attiser les
flammes, allez viens c’est ton tour de cramer, pauvre
imbécile qui croyais que l’enfer c’était les autres »
que je le rappelle quand même, je ne suis pas un
méchant, je ne suis pas un hystérique ou quelque chose de
ce genre non plus, ah non, jamais je ne permettrai à
quiconque de me traiter ainsi même si je vais déposer mes
gants à minuit pile, je suis un homme sensé, sinon pourquoi
ceux qui prétendent ne pas être des soûlards sont
incapables de maîtriser la table de multiplication, hein,
multiplier les nombres par 2 ça va encore, mais là où ça se
corse c’est quand on arrive à la multiplication par 9, puis
avec les décimales et tout le bazar, moi je suis celui qui
résiste à la tentation de compter avec les doigts ou les
bâtonnets, c’est vous dire que je n’ai jamais vu une machine
à calculer, donc les mathématiques modernes je m’en fous
comme de l’an quarante, la vie pour moi c’est la bouteille et
la table de multiplication, de même que la vie pour mon
père était le jazz et le vin de palme, les Coltrane, les Monk,
les Davis, les Bechet et autres Nègres à trompette et
clarinette, Dieu Lui-même nous a dit de nous multiplier, par
contre Il n’a pas précisé par combien nous devrions nous
multiplier, mais Il nous a rappelé que nous devrions nous
multiplier, j’aime bien la multiplication même si j’ai toujours
préféré la géographie ou la littérature, il est vrai que je
n’aurais pas pu aller loin avec la littérature si j’avais fait de
longues études, ça mène nulle part la littérature, la
géographie encore ça pouvait passer puisqu’elle aurait pu
me permettre de voyager dans le monde, j’aurais étudié en
long et en large les grands fleuves, le fleuve Congo, le
fleuve Amour, le Yang-Tsé-Kiang ou l’Amazone, mais je n’ai
jamais vu ces fleuves de mes propres yeux, le seul fleuve
que je connais est tout rouge et tient dans une bouteille, ce
fleuve couleur pourpre est aussi intarissable que ceux que
je viens de nommer, et quand je pense aux litres de vin que
j’ai bus depuis ces vingt dernières années, si c’est pas un
long fleuve tranquille ça, alors je ne sais plus où va le
monde, bon je vais pas me mettre à ressasser des choses
hydrographiques à présent, l’eau est un élément dangereux,
et j’ai encore la rage quand je réalise que ma mère a dû
gober des gorgées d’eau avant de rendre l’âme, sans avoir
le temps de dire « notre Père qui êtes aux cieux »

je peux toutefois noter sur cette page que, sans me


vanter, d’une manière ou d’une autre, j’ai voyagé à travers
le monde, je ne voudrais pas qu’on me prenne pour un gars
qui ignore les choses qui se passent hors de sa terre natale,
je n’accepterais pas un tel raccourci, c’est pas ce vin que je
cuve qui me ferait oublier ce que j’ai entrepris tout au long
de ma jeunesse, disons que j’ai plutôt voyagé sans bouger
de mon petit coin natal, j’ai fait ce que je pourrais appeler le
voyage en littérature, chaque page d’un livre que j’ouvrais
retentissait comme un coup de pagaie au milieu d’un fleuve,
je ne rencontrais alors aucune frontière au cours de mes
odyssées, je n’avais donc pas besoin de présenter un
passeport, je choisissais une destination au pif, reculant au
plus loin mes préjugés, et on me recevait à bras ouverts
dans un lieu grouillant de personnages, les uns plus
étranges que les autres, était-ce un hasard si ce voyage
avait commencé par la bande dessinée, hein, je n’en suis
pas certain, en effet je m’étais retrouvé un jour dans un
village gaulois avec Astérix et Obélix, puis dans le Far West
avec Lucky Luke qui tirait plus vite que son ombre, et
quelque temps après, je m’étonnai même des aventures de
Tintin, de son habileté à déjouer les traquenards, de son
petit chien Milou, un canidé intelligent et toujours prêt à
aider son maître en cas de force majeure, et des chiens
comme lui on n’en voit pas ici au quartier Trois-Cents, les
chiens de chez nous ne se préoccupent que des osselets
qu’ils peuvent croquer au milieu des décharges publiques,
ils sont incapables de cogiter, et puis y avait ce personnage
de Zembla qui me replongeait dans la jungle, de même que
ce musclé de Tarzan qui cabriolait de liane en liane, y avait
aussi l’ami Zorro qui maniait avec dextérité son épée tandis
que l’envieux Iznogoud voulait être calife à la place du
calife, je me souviendrai toujours de ma première traversée
d’un pays d’Afrique, c’était la Guinée, j’étais l’enfant noir,
j’étais fasciné par le labeur des forgerons, j’étais intrigué
par la reptation d’un serpent mystique qui avalait un roseau
que je croyais tenir réellement entre les mains, et très vite
je retournais au pays natal, je goûtais aux fruits si doux de
l’arbre à pain, j’habitais dans une chambre de l’hôtel La Vie
et demie qui n’existe plus de nos jours et où, chaque soir,
entre jazz et vin de palme, mon père aurait exulté de joie, et
je me réchauffais au feu des origines, pourtant il fallait
aussitôt repartir, ne pas s’enfermer dans la chaleur de la
terre natale, sillonner le reste du continent pour écouter les
élégies majeures, les chants d’ombres, il fallait traverser
des villes cruelles dans l’espoir de rencontrer un dernier
survivant de la caravane, il fallait vraiment partir, remonter
vers le nord du continent, vivre la plus haute des solitudes,
voir le fleuve détourné, résider dans la grande maison
illuminée par un été africain, quitter donc le continent,
découvrir d’autres contrées chaudes, pénétrer dans le
village de Macondo, y vivre cent ans de solitude,
d’aventures, de découvertes, et là-bas se laisser enchanter
par la magie d’un personnage du nom de Melquiadès, se
laisser fasciner par les contes d’amour, de folie et de mort,
passer en toute discrétion par le tunnel qui mène vers la
connaissance des sentiments humains, il fallait d’abord que
j’ouvre la maison verte, que j’aille ensuite même en Inde
écouter le sage Tagore psalmodier son Gora, il fallait que je
ratisse le continent européen si cher à notre ami
L’Imprimeur, moi l’étranger, moi le révolté, moi l’homme
approximatif, j’étais juste derrière un type qu’on appelait le
docteur Jivago et qui marchait dans la neige, c’était la
première fois que je voyais à quoi ressemblait la neige, et il
y avait cet autre vieillard en exil à Guernesey, cet ancêtre
au visage zébré de rides me faisait pitié, il était sans cesse
en train d’écrire, de dessiner des trucs à l’encre de Chine, il
était infatigable, les yeux avec des poches de chair, il ne
m’avait même pas entendu venir, je lisais par-dessus son
épaule les châtiments qu’il notait dans son cahier et
promettait de faire subir au monarque qui le traquait,
l’empêchait de fermer l’œil et qu’il avait surnommé
Napoléon le Petit, j’enviais les cheveux gris de ce type qui
n’était pas n’importe qui, j’enviais la barbe abondante de
patriarche de cet homme qui avait traversé le siècle, il
paraît même que depuis son enfance il avait dit « je serai
Chateaubriand ou rien », et moi j’admirais son regard
immobile que j’avais déjà remarqué dans un vieux Lagarde
et Michard qui me servait de manuel scolaire du temps où
j’étais encore un homme pareil aux autres, et je m’étais
retrouvé dans sa demeure à lui, aux Feuillantines, j’avais
franchi le jardin et m’étais caché dans une roseraie, c’est de
là que j’épiais ce grand-père rebelle et coureur de jupons, il
avait le dos courbé, le nez plongé dans ses feuillets
éparpillés qu’il raturait nerveusement, parfois il arrêtait
d’écrire des poèmes et se mettait à dessiner des pendus,
j’étais à quelques pas de sa demeure, et je l’aperçus se
lever avec difficulté, exténué par le travail, il voulait sortir,
marcher un peu, histoire de se dégourdir les jambes, je
m’éclipsai, de peur de croiser son regard, je quittai ce lieu,
et, de retour au quartier Trois-Cents, j’allais souvent vers
l’océan Atlantique pour quémander quelques sardines aux
pêcheurs béninois jusqu’au jour où je crus apercevoir un
albatros, cet oiseau maladroit portait des ailes alourdies par
l’errance perpétuelle au-dessus de la rage des vagues, son
envol dessinait les contours des territoires qu’il avait visités
ou des navires qu’il avait suivis, et soudain, vers les
cabanes des pêcheurs, je vis un vieil homme maigre et sec
qui me dit d’une voix éraillée « jeune homme, je me
présente, je m’appelle Santiago, je suis un pêcheur, ma
barque est toujours vide, mais j’aime la pêche », et ce
Santiago était accompagné d’un gamin triste de le voir
chaque soir rentrer chez lui avec une barque vide, mais il
fallait partir, il fallait s’éloigner, et j’ai toujours voyagé
comme ça, toujours à la quête de je ne sais quoi,
aujourd’hui je n’ai plus l’endurance d’antan, la volonté s’est
émoussée au fil des ans, et je me laisse aller comme une
immondice qui suit le courant d’un fleuve détourné
la dernière fois, je crois que c’était le jour où j’avais dit
que je me reposais un peu, que j’arrêtais d’écrire un
moment, et avant de quitter notre bar j’ai vu arriver le
camion Saviem qui livre le vin rouge, j’ai vu les casiers de
vin rouge qui formaient une montagne pas possible, en
même temps y avait des enfants terribles qui tournaient
autour, et je me suis dit que ce pays est vraiment dans la
merde totale, voilà que les enfants terribles tournent
maintenant autour des casiers de vin, et puis un gars les a
chassés de ce butin précieux, il leur a dit que le vin c’était
pas pour les enfants terribles, qu’ils devaient patienter
jusqu’à leur majorité et que, pour l’heure, ils devaient se
contenter de jus de pamplemousse, de lait Guigoz ou Bébé
Hollandais ou Blédilac et des jouets appropriés à leur âge de
fretin, et les enfants terribles sont partis très furieux, alors
je me suis mis à rêver, à me demander laquelle de ces
milliers de bouteilles emprunterait en premier le chemin
tortueux de mon gosier pendant que le manutentionnaire
déchargeait tout ça avec un détachement qui m’horripilait,
le type montrait en effet peu de respect pour ces bouteilles
à qui il doit son pain de chaque jour et de chaque nuit, je
plaignais les pauvres bouteilles, elles se cognaient les unes
contre les autres, elles se bousculaient, se donnaient des
coups bas mais se tenaient bien droites dans les casiers, et
le manutentionnaire entassait tout ça à côté de moi, j’ai pris
une bouteille au hasard en faisant signe à L’Escargot entêté
que je paierai tout à l’heure et non demain, il a dit « y a pas
de problème, Verre Cassé, si c’est toi je n’ai pas à
m’inquiéter, si c’est les autres, je leur réponds que le crédit
est mort, il a voyagé depuis longtemps », et c’est ça
l’amitié, la grande amitié entre L’Escargot entêté et moi

et alors que j’étais assis paisiblement le jour de cette


livraison au Crédit a voyagé, tout d’un coup le type qui
porte quatre couches épaisses de Pampers au cul avait
pointé son nez rouge un peu comme celui du clown Zapatta,
il était sorti de je ne sais où, de la boîte de Pandore sans
doute, mais il était là devant moi, il avait le souffle un peu
coupé, les cheveux ébouriffés, la peau couverte de
poussière comme un candidat à une séance de vaudou, il
n’était chaussé que d’un pied, de la bave coulait de sa
bouche comme s’il avait trop parlé durant la journée, il
n’était pas celui que je connaissais, c’était un autre homme,
j’ai pas tout de suite voulu le regarder avec son air de petit
malheureux à qui l’on vient de ravir une clémentine des
mains, non, j’ai pas voulu le regarder parce qu’il me donnait
l’impression d’un homme hanté par le songe d’une photo
d’enfance, en plus y avait toutes ces mouches qui couraient
après son derrière, et il s’est alors rué vers moi comme s’il
avait rêvé de moi, comme si c’était moi qu’il était venu voir
particulièrement, et il s’est planté en face de moi, figé
comme une statue de sel, et j’ai posé enfin mes yeux sur
lui, je le trouvais bizarre, vraiment très bizarre cette fois-ci,
on aurait dit qu’il devait résoudre la quadrature du cercle et
qu’il venait solliciter mon aide, c’est un peu tout ça qui m’a
sans doute poussé à hâter ma retraite le plus tôt possible,
et donc le type aux Pampers s’est assis à côté de moi sans
un mot, il s’est assis comme un zombie venu du pays sans
chapeau, et je n’ai rien dit, « tu en es où avec ton cahier,
est-ce que tu as bien raconté mon histoire à moi » m’a-t-il
demandé, j’ai fait oui de la tête, mais il est resté incrédule,
posant ses yeux sur mon cahier que j’ai aussitôt refermé, et
il a commencé à me raconter de nouveau son histoire avec
sa femme, cette histoire de changement de serrure, de
pompiers, de policiers, surtout du policier de nationalité
féminine qui l’avait menotté, je l’écoutais d’une oreille parce
que j’avais déjà tout raconté à son sujet, parce que les
vieux disques me soûlent quand même, il m’a dit « tu
m’écoutes ou pas, Verre Cassé, je te parle, merde », j’ai
répondu « bien sûr que je t’écoute, mon brave, c’est triste
ton histoire, tu es un battant, j’admire ton courage, c’est
pas tout le monde qui a ton courage », il a dit « mais
pourquoi tu ne notes donc pas ce que je te livre maintenant,
hein, tu me dis de bonnes paroles, tu fais ça pour me
consoler, je le sais, tu fais ça pour me consoler, en réalité tu
en as rien à cirer de mon histoire, tu en as rien à cirer de la
ruine presque cocasse d’un polichinelle, je te dis qu’à la
maison c’est moi qui payais tout, le courant, l’eau, le loyer,
et tu ne me crois pas, hein, dis-moi quand même que tu me
crois, merde, dis-moi quelque chose au moins, Verre
Cassé », j’ai répondu « mon brave, ton histoire m’intéresse,
jamais je ne me payerais ta tête, crois-moi », et il a dit
« alors qu’est-ce que tu penses de ça, que dis-tu de mon
histoire de fou, hein, qu’est-ce que tu en penses, dis-le
franchement, est-ce que je suis un con tel qu’on me voit en
ce net moment, est-ce que j’ai réellement la tête d’un
polichinelle », j’ai répondu « on a la vie devant soi, tu sais,
même si ta femme a été méchante et même si elle fornique
encore avec le gourou de cette secte maudite, on a la vie
devant soi », et il a sursauté comme si je venais de le
froisser, de l’insulter « qu’est-ce que tu me racontes là,
Verre Cassé, hein », j’ai cru qu’il allait me sauter dessus, et
donc j’ai dit doucement « je voulais simplement rappeler
que ta femme est une sorcière, oublie-la, c’est un dossier
classé, tu n’es pas un con, tu n’as pas la tête d’un
polichinelle, tu es un gars sensible, généreux, ouvert, les
mots me manquent même pour dire qui tu es, mais tu es un
homme bon », mais c’était comme si j’avais jeté de l’huile
sur le feu, le type a dit en élevant soudain la voix « ah non.
Verre Cassé, ah non, je ne te permettrai jamais d’insulter
mon ex-femme comme ça, pourquoi tu dis qu’elle est
sorcière, pourquoi tu dis qu’elle baise avec le gourou-là qui
passe à la télé, pourquoi tu dis qu’elle est méchante, si tu
dis ça, c’est donc que tu n’as pas bien compris ce que je t’ai
raconté l’autre fois, je veux lire ton cahier maintenant, je
m’en doutais, tu me déçois Verre Cassé, tu me déçois
vraiment », et moi je ne comprenais plus rien, ce type me
soûlait à présent, le voilà qui défendait une femme qui
l’avait mis dehors, une femme qui l’avait envoyé en prison,
une femme qui avait fait que son derrière se mette à suinter
pour l’éternité, je lui ai dit alors d’une voix conciliante « je
croyais que tu en voulais à ta femme, donc tu l’aimes
alors », et il a renchéri « bien sûr que je l’aime, qu’est-ce
que tu crois, pourquoi tu dis que c’est un dossier classé,
hein, je l’aime toujours, même que d’ici là je redeviendrai un
homme pareil aux autres, mon derrière va sécher, je ne
porterai plus de couches, et j’irai reconquérir ma femme,
nous vivrons une nouvelle romance sans tam-tam, je lui
écrirai des poèmes qui parlent du lys et du flamboyant, je
l’emmènerai visiter Kinshasa, sur l’autre rive, on a quand
même six enfants ensemble, voyons, c’est pas une histoire
à prendre à la légère, je t’ai fait confiance, je t’ai parlé de
ma vie, et toi tu te moques de moi, tu parles de dossier
classé, je sais qu’au fond tu te payes ma tête, donne-moi ce
cahier, je vais le lire, si tu ne me le donnes pas ça va mal
tourner entre toi et moi, d’ailleurs il faut que tu effaces tout
ce que tu as écrit sur moi, je veux pas que les gens
apprennent mon histoire », et moi je ne savais plus quoi lui
raconter, fallait que je trouve quelque chose, que je détende
l’atmosphère, et j’ai bredouillé « mon brave, je suis heureux
de t’entendre parler comme ça, en tout cas je te soutiens
entièrement, crois-moi, c’est pas moi qui me payerais ta
tête », il ne l’a pas entendu de cette oreille, il a attaqué de
nouveau « ah non, Verre Cassé, tu n’es pas sincère quand tu
dis ça, tu n’es pas sincère, pas du tout, je le sens, ne fais
pas ça avec moi, ne fais pas semblant, tu vas m’énerver, ça
va finir mal entre toi et moi, crois-moi, donne-moi ce
cahier », je me suis levé, j’ai mis le cahier sur le tabouret et
me suis assis dessus, comme ça il ne pouvait pas me
l’arracher de force, j’étais surpris, choqué, je n’arrivais pas à
m’imaginer que c’était ce type qui me parlait de cette
manière, et je lui ai dit « qu’est-ce qui se passe, mon gars,
est-ce que y a un problème entre nous deux, hein », et
alors, comme il a commencé vraiment à plus que me soûler,
j’ai sorti la grande artillerie, l’artillerie lourde « tu veux
vraiment que je te dise, connard, j’aurais voulu que les gars
de la prison de Makala te bousillent encore et encore le
derrière, qu’ils t’enculent même jusqu’à la gorge », j’ai
lancé comme ça par nervosité, il a répondu aussitôt « et toi,
tu crois donc que je ne connais pas ton histoire à toi, hein,
oui je sais tout, j’espère que tu auras le courage de la noter
dans ton cahier parce que c’est trop facile de parler des
autres et de ne pas parler de soi-même, moi je sais qui tu
es, tu es un hypocrite, tu es un vrai hypocrite, tu n’es qu’un
minable, un gars perdu qui se la joue sage ici, en fait tu n’es
rien, rien du tout », il a dit ça, là il poussait petit à petit le
bouchon à la limite du seuil de tolérance, j’ai voulu calmer
le jeu « mon brave, qu’est-ce qui te prend donc aujourd’hui,
je ne veux que ton bien, discutons en adultes », il m’a fait
un bras d’honneur et a lancé « va te faire foutre, vieille
canaille, espèce de crapaud-brousse », donc n’y avait plus
rien à faire, rien du tout, et j’ai dit « mon gars, je peux te
faire virer d’ici, est-ce que tu sais que L’Escargot entêté est
mon ami personnel, hein », « il est aussi mon ami
personnel, il est l’ami personnel de tout le monde », il a
répondu comme ça, avant d’ajouter d’un air de dédain « je
connais ton histoire, Verre Cassé, je la connais de A à Z,
c’est pas moi que tu peux berner, n’est-ce pas toi qui
montrais tes fesses aux enfants quand tu enseignais, hein,
et d’ailleurs ta mère, parlons-en, oui ta mère, elle n’était
qu’une ivrogne du quartier, une loque qui s’était noyée dans
la Tchinouka, c’est ça, c’est toi le pédophile, pas moi, c’est
pour ça qu’on t’a viré de l’école des Trois-Martyrs, c’est
parce que tu souillais le vestiaire de l’enfance, c’est parce
que tu arrachais les bourgeons, c’est parce que tu tirais sur
les enfants », ce type me cherchait, il voulait me voir hors
de moi, comment pouvait-il me traiter de pédophile, moi,
hein, comment pouvait-il oser salir la mémoire de ma mère,
comment pouvait-il oser la traiter d’ivrogne alors qu’elle ne
buvait pas, connaissait-il ma mère, hein, l’avait-il vue au
moins une seule fois, hein, ma mère c’est ma mère, or pour
moi elle n’est pas morte, elle est en moi, elle me parle, elle
me guide, elle me protège, je ne pouvais pas laisser passer
cet outrage, ce défi, pour qui se prenait-il, et moi, le cœur
gonflé, je tremblais, j’ai ressenti une vipère au poing, je me
suis murmuré des paroles acides du genre « Ô rage, ô
désespoir, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie »,
mais peu importe, j’étais dans un état de colère pas
possible, et je lui ai dit « dégage donc de ce bar, espèce de
macchabée ambulant, espèce de naufragé de la
presqu’île », et il a répliqué « je ne bougerai pas d’ici, c’est
pas toi le patron, espèce de vieux con, prends ta retraite,
ton heure a sonné, place aux jeunes », et alors je me suis
levé en deux temps trois mouvements comme un couple qui
danse un tango de la haine, j’ai pivoté autour de moi-même,
j’ai attrapé le type par le col de sa chemise en lambeaux,
les forces me revenaient, les forces étaient en moi, j’allais
rugir, aboyer, gronder comme le tonnerre, je l’ai secoué
comme une vulgaire bouteille d’Orangina, je lui ai envoyé
ma vipère au poing dans la figure, il n’a pas vu venir cette
vipère au poing, et les gens ont commencé à crier, certains
à me dire de bien lui casser la figure à ce type au cul
mouillé à perpétuité, et le type a chié dans ses couches
parce que, lorsque j’ai la vipère au poing comme ça, je
deviens très dangereux, c’est ma mère qui m’avait fait ces
gris-gris quand j’étais tout petit, elle voulait que je sois fort
parce que j’étais fils unique, elle ne voulait pas que les gens
me tabassent à l’école, donc tous les gars qui ont reçu ma
vipère au poing savent combien ça fait mal, combien ça
terrasse, et j’ai fauché le type aux Pampers, nous sommes
tombés par terre, nous avons roulé dans la poussière
jusqu’au bord de l’avenue de l’Indépendance, non loin de La
Cantatrice chauve, et je crois que tout le quartier était
dehors, les spectateurs criaient « Ali borna yé, Ali borna yé,
Ali borna yé » parce que c’était moi Mohammed Ali, et lui
George Foreman, moi je volais comme un papillon, moi je
piquais comme une abeille, et lui était un légume, avec des
pieds plats, des coups que je voyais venir et que j’esquivais
avec adresse, et quand on se tapait dessus c’est bien moi
qui prenais le dessus parce que l’autre, c’était vraiment un
légume du marché noir, je lui donnais des coups de pied,
des coups de tête, parfois je me faisais mal, mais il
encaissait, il subissait une pluie de coups, je n’arrêtais plus,
et le type pensait même qu’il était cerné, qu’il combattait
contre cinq ou six gars, et il saignait du nez, et il appelait sa
maman au secours, il voulait détaler, et moi je le retenais, le
balançais, le retournais, l’envoyais mordre la poussière, et
L’Escargot entêté est sorti du bar avec un torchon sur
l’épaule gauche, il a couru vers nous, il a écarté les gens
« laissez-moi passer, y a rien eu, dégagez tous, je vous
dis », et la foule a manifesté sa réprobation parce que le
spectacle de notre infortune semblait lui plaire, L’Escargot
entêté nous a séparés, ils nous a fait asseoir autour d’une
table et nous a dit « c’est quoi cette histoire de fous, vous
deux-là, je ne veux pas de ça dans mon établissement,
pourquoi donc vous battez-vous comme des diables, vous
voulez me causer encore des problèmes ou quoi, vous
voulez qu’on retire ma licence ou quoi, hein, merde, vous
êtes des adultes et vous vous comportez comme des
gamins, y a jamais eu de bagarre au Crédit a voyagé, et
puis les autorités vont venir dire que c’est la pagaille ici, et
elles vont me fermer mon établissement, je veux pas ces
conneries chez moi, est-ce que c’est clair, hein », et j’ai dit
« je jure que c’est lui qui m’a cherché, je voulais pas la
bagarre, moi », et il a dit « non, c’est pas vrai, je jure que
c’est lui qui m’a cherché, c’est ce vieux de Verre Cassé, je
voulais pas faire la boxe, je voulais seulement qu’il n’écrive
rien sur ma vie », et j’ai dit « tu n’as pas honte de mentir
comme ça, hein », et il a dit « c’est toi le menteur, tu écris
n’importe quoi sur les gens, tu te prends pour un écrivain ou
quoi, hein », et on a encore voulu en venir aux mains, c’est
là que le patron a crié « arrêtez, je vous dis, merde, ça suffit
comme ça, je ne veux rien savoir de tout ça, prenez ces
deux bouteilles et réconciliez-vous, serrez-vous la main,
vite », et nous nous sommes serré les pinces, et on nous a
applaudis même du dehors où les gens attendaient pourtant
que la bataille se poursuive, et nous avons bu avec le type
aux Pampers, et nous avons oublié cet incident, et j’ai
ramassé mon cahier qui traînait par terre pour aller faire un
tour dans le quartier

à chacun ses soucis, mais le type aux Pampers c’est


vraiment de gros soucis qu’il se coltine depuis la nuit des
temps, je ne provoque jamais personne, je l’ai dit à
plusieurs reprises, et c’était d’ailleurs ma première dispute
ici, c’est pour ça que je m’étais dit que l’heure de ma
retraite avait sonné, j’étais capable d’aller loin dans cette
bataille, j’ai encore des forces, c’est pas des connards de
son espèce qui peuvent troubler le cours de mon existence,
l’empire de mes nuages, je resterai digne sur la scène
comme au ciel, moi le gardien des ruines de ces lieux, à
chacun sa merde, ce type doit avoir un quotient intellectuel
litigieux, il pensait que je ne pouvais plus botter le cul à
quelqu’un parce que je suis devenu un objet d’antiquité, et
il a compris qu’un dinosaure reste un dinosaure et que le
temps ne fait rien à l’affaire, donc depuis cette bagarre j’ai
pris la résolution de ne plus écouter son histoire de merde,
j’étais à deux doigts de la retirer de ce cahier, de brûler les
pages consacrées à sa mort à crédit, mais je me suis dit
qu’il serait intéressant de la laisser et de rapporter notre
petite bagarre parce qu’il faut toujours pimenter les choses
pour ne pas endormir celui qui pourrait lire, mais ce type
aux Pampers, je ne lui parle plus, j’ai adopté une nouvelle
philosophie de vie, elle est simple, efficace, j’ai en effet
décidé de dire à tous les peintres qu’ils ont du génie, sans
ça ils vous mordent, mais je ne sais plus qui a déjà dit ces
belles paroles de sagesse, sans doute un type bien, un type
très sérieux qui vénérait sa défunte mère et la prenait pour
une belle du Seigneur, donc les couches Pampers, la serrure
changée, le policier de nationalité féminine, les pompiers
pyromanes, tout ça je m’en bats l’œil, au diable ces blabla,
c’est plus mon affaire, je n’en entendrai plus parler
désormais
je viens de demander l’heure à un type bizarre qui boit à
deux tables de moi, je ne l’ai jamais vu ici, le gars tient un
livre à la main, et le titre est en anglais, moi je ne parle pas
cette langue, mais je peux voir sur la couverture du livre un
dessin de cheval déchaîné, je ne peux pas lire d’ici tout le
titre du livre, y a que les mots in the rye que je lis, le reste
est caché par les grosses mains du type, mais je lui
demande tout de même l’heure, le type me dévisage, sourit
comme s’il me connaissait, il me dit qu’il est entre
18 heures et 18 heures 30, et comme je n’aime pas ce
genre de réponses vague à l’âme, je lui dis « c’est quoi
cette façon de donner l’heure, soit c’est 18 heures, soit c’est
18 heures 30 », et il me toise, me dit à haute voix « va donc
te faire foutre, vieille éponge, tes cheveux ont blanchi dans
ce bar, tu pues la merde, qu’est-ce que tu fous encore ici, tu
devrais aller lire les contes d’Amadou Koumba ou de Mondo
et autres histoires à tes petits-fils au lieu de passer tes jours
à regarder les gens, à noter je ne sais quoi dans ce cahier
de merde », je n’ai pas pu répondre sur-le-champ parce que
visiblement ce type me cherchait une querelle de Brest, et
je me suis dit « autres temps, autres mœurs, voilà que des
margouillats viennent hocher leur tête devant un lion âgé
qui ne demande que respect et considération, voilà que ce
même lion âgé subit des coups de pied d’un Aliboron
galeux », l’idée de clouer le bec à ce vaniteux m’est venue,
j’ai ressenti de nouveau une vipère au poing comme le jour
où je m’étais opposé au type aux Pampers, mais à quoi bon,
n’y a-t-il rien d’autre de plus important dans la vie, pourquoi
perdre son temps avec des gens qui lisent des livres en
anglais, hein, mais la rage me pousse à lui dire deux mots,
et je lui demande « jeune homme, qui es-tu pour me parler
comme ça », il met un temps à me considérer avant de dire
« je suis un nouveau ici, je m’appelle Holden », et je secoue
la tête, je me dis qu’autrefois je me serais intéressé à ce
type, il allait se livrer, il allait me raconter le mode d’emploi
de sa vie de merde, de ses déboires avec son monde à lui,
parce qu’il vit dans une autre époque, ce type, il doit encore
se croire dans l’époque de l’après-guerre, mais j’ai plus
envie qu’on m’attrape le cœur par ce genre d’histoires
bouleversantes, et ce type qui se fait appeler Holden, il est
bizarre, il a l’air d’être un adolescent en crise alors qu’il doit
couver au moins la trentaine ou quelque chose comme ça, il
est tout rond, le visage bouffi, les chaussures trouées, il a
déjà su comment la lame du destin a blessé le cours de la
vie des clients de ce bar, et puis je m’en fous maintenant, je
n’ai plus besoin d’écouter qui que ce soit, et je détourne
mon regard, mais le type ne me lâche pas, il me dit « je vais
te poser une question, à toi le sage, à toi le plus vieux », le
type sait en plus comment piquer ma curiosité, je me
demande alors quel genre de question il peut me poser, je
m’attends au pire, et il pose sa question « est-ce que tu
peux me dire ce qu’il advient aux pauvres canards des pays
froids lorsque tombe l’hiver, hein, est-ce qu’on les enferme
dans un parc zoologique, est-ce qu’ils migrent vers d’autres
contrées ou bien les pauvres canards se retrouvent coincés
dans la neige, hein, je veux ta réponse à toi », je le regarde
avec de gros yeux, il doit se payer ma tête, il est vraiment
le plus timbré de tous, et il a fallu que je le croise
maintenant, et moi je lui lance « je ne veux pas t’écouter, je
ne veux plus écouter personne dans ce bar, y en a marre, je
m’en fous des canards, je m’en fous qu’on les encage, qu’ils
crèvent dans la neige ou qu’ils migrent vers d’autres
contrées », et je lui tourne le dos, il m’attaque de nouveau
« tu vas m’écouter, Verre Cassé, c’est un ordre, je veux
aussi ma place dans ce cahier, c’est pas juste que tu ne
parles pas de moi, j’ai des choses intéressantes dans ma
saloperie de vie, et je te dis que je suis le plus important de
tous les gars qui viennent ici, j’ai fait l’Amérique », et je lui
dis « ne te fatigue pas mon gars, tu n’attraperas pas mon
cœur à ce jeu-là, j’ai déjà entendu quelqu’un me dire ici
qu’il était le plus important parce qu’il avait fait la France »,
et il a dit « oui, mais moi je viens de loin, de très loin, c’est
pas la même chose », « je m’en moque mon gars, tu ne
peux pas venir de plus loin que moi Verre Cassé », et il
s’écrie « quoi, hein, tu prétends que toi-là qui n’as jamais
pris l’avion tu viens de loin, hein, laisse-moi rire, s’il y a
quelqu’un qui est resté immobile comme une montagne,
c’est bien toi », je ne lui réponds pas, je m’éloigne de
quelques pas, « dis donc, tu veux que je te raconte mon
histoire ou pas », « non, merci, la coupe est pleine », et,
alors que j’étais à deux mètres plus loin, il crie « je viens de
loin, de très loin, j’ai passé une partie de ma jeunesse en
Amérique », et moi je lui réponds « l’Amérique ne me fera
jamais changer d’avis », et je lui tourne définitivement le
dos pendant qu’il bredouille « merde, c’est quand même
l’Amérique, la première puissance du monde, je vais tout
faire, tu finiras par m’écouter, tu écriras mon histoire
d’Amérique, sinon ton cahier ne vaudra rien, rien, que du
papier cul », je l’entends toujours crier après moi « hé Verre
Cassé, je ne rigole pas, je veux vraiment que tu me
répondes, est-ce que tu peux me dire ce qu’il advient aux
pauvres canards des pays froids lorsque tombe l’hiver, hein,
est-ce qu’on les enferme dans un parc zoologique, est-ce
qu’ils migrent vers d’autres contrées ou bien les pauvres
canards se retrouvent coincés dans la neige, hein »
je quitte des yeux mon cahier et jette un coup d’œil vers
l’entrée, je n’y crois pas, c’est Robinette qui se pointe, elle a
tressé ses cheveux souvent hérissés, elle porte des pagnes
neufs, son derrière est embastillé dans un super wax
hollandais, L’Escargot entêté affiche un sourire qui me
contrarie, il a l’air de m’inciter à y aller, à avouer à
Robinette ce que j’ai dans le cœur, mais non, pas ça, c’est
pas jouable, ça ne vaut plus la peine, mais la voici qui passe
devant moi, je la regarde un moment, elle s’en rend compte
et me dit « pourquoi tu me mates comme ça, tu veux ma
photo ou quoi », et moi je dis « je ne sais pas de quoi tu
parles, Robinette, je n’avais même pas remarqué que tu
étais là », elle me pointe du doigt et s’écrie « menteur, tu
me cherches ou quoi, donc comme je suis habillée comme
ça, tu prétends que les hommes ne peuvent pas me voir,
hein, tu me cherches, tu me cherches, Verre Cassé », « je
jure que je ne t’ai pas vue, mais ça veut pas dire que les
autres hommes ici ne t’ont pas vue, moi c’est moi », elle
s’écrie de nouveau « merde, tu me vexes, là tu me vexes
encore plus, et pourquoi que toi tu ne m’as pas vue, hein,
pourquoi que tu ne m’as pas vue, toi, je m’en fous des
autres hommes, pourquoi que tu ne m’as pas vue, toi »,
« disons, en vérité, que je t’ai vue, mais j’ai fait semblant de
ne pas t’avoir vue pour pas que tu saches que je t’ai vue,
voilà », elle me répond « tu veux dire par là que je suis
grosse, hein, c’est pour ça que tu as fait semblant de pas
me voir, je suis grosse, c’est ça, dis la vérité », mais qu’est-
ce qu’ils ont tous ces derniers temps à se liguer contre moi,
est-ce qu’ils ont compris que moi, le patriarche de ces lieux,
je m’oriente vers l’automne de mon règne, hein, et
maintenant tout le monde a son mot à dire sur moi, tout le
monde ne me craint plus, on pense que je suis fini, que je
ne vaux plus un kopeck, un franc CFA, et j’ai comme le
sentiment que j’ai bien vieilli, que les années pèsent sur
mes épaules, que je n’ai plus d’attentes, que tout m’énerve,
que je perds le cours des événements, que je deviens
vulnérable, que je ne peux plus répondre aux ânes qui me
donnent des coups bas, d’abord y avait le gars aux
Pampers, il m’avait pris la tête avec l’éternelle histoire de sa
femme qui avait changé la serrure à 5 heures du matin, et
pendant que moi je compatissais en bonne foi du
charbonnier ou même du sympathique chien d’Ulysse, il
avait osé s’attaquer à la mémoire de ma mère au point
qu’on s’était bagarrés, au point que j’avais ressenti une
vipère au poing, et puis y a eu aussi L’Imprimeur même si
les choses ne s’étaient pas gâtées comme avec le type aux
Pampers, mais L’Imprimeur était quand même provocateur
avec son Paris-Match, et voilà qu’aujourd’hui, comme un
enchaînement de petits malheurs, y a ce type au visage
bouffi qui vient paraît-il d’Amérique, qui prétend se
prénommer Holden, qui se préoccupe du sort des canards
en hiver, qui me traite de dépassé, de vieillard et qui me
demande de consacrer mon dernier automne de patriarche
à lire à mes petits-fils les aventures de Mondo, les contes
d’Amadou Koumba, sait-il que je n’ai pas de petits-fils, le
sait-il vraiment, donc les gens sont sur les nerfs comme si je
leur avais fait du mal, et voilà à présent Robinette qui s’y
met à son tour, c’est quoi cette malédiction, je lui dis avec
tact « j’ai pas envie de me disputer avec toi, Robinette, je
t’apprécie beaucoup, je te jure », elle me dit « c’est faux, tu
m’apprécies pas, d’ailleurs tu n’as jamais apprécié personne
ici, sauf L’Escargot entêté », et moi je rétorque « qu’est-ce
qui te fait dire que je ne t’apprécie pas, hein », « parce que
tu n’es qu’un menteur de première classe, tu mens comme
tu respires, tu ne respectes même pas tes cheveux gris, tu
mens, tu mens et tu mens toujours », je suis sans voix, mais
je murmure quand même « je crois que tu te trompes,
Robinette », elle reprend sa chanson « oui, tu es un
menteur, un vrai menteur », et là je ne peux pas laisser
passer ça, je la mets donc au défi « donne-moi un exemple,
dis-moi quand et comment je t’ai menti », elle regarde le
ciel, réfléchit un moment et me dit « est-ce que tu m’as déjà
offert même une bouteille, une petite bouteille de vin, hein,
non, jamais, tu n’es qu’un pingre, un égoïste, un branleur,
tu m’as jamais d’ailleurs regardée, tu me détestes comme la
peste, c’est ça, mais est-ce que tu connais le nombre de
gens qui courent après mon cul, hein », les bras m’en
tombent, je la regarde dans les yeux et je dis « prends une
bouteille, je vais payer, ce jour est important pour moi », et,
à ma grande surprise, elle refuse « non, non et non, tu me
prends pour qui, pour une mendiante, pour une pauvre, tu
es qui pour me dire ça, est-ce que je t’ai même demandé
quelque chose moi, hein, tu veux me soûler pour me faire
des cochonneries, c’est ça, connard », et comme elle parle
très fort, sa voix domine le brouhaha général, les gens se
retournent, j’entends des éclats de rires au loin, tout le
monde suit à présent la scène, et je suis plus que gêné, il va
falloir que je trouve un moyen de me tirer de cette situation,
mais que faire, je ne vois pas, et je veux m’éloigner d’elle le
plus vite possible, je guette donc l’heure sur la montre de ce
rebelle d’Holden qui m’a engueulé il y a quelque temps, il
est toujours assis à deux tables de moi et demande aux
autres gars « est-ce que vous pouvez me dire ce qu’il
advient aux pauvres canards des pays froids lorsque tombe
l’hiver, hein, est-ce qu’on les enferme dans un parc
zoologique, est-ce qu’ils émigrent vers d’autres contrées ou
bien les pauvres canards se retrouvent coincés dans la
neige, hein », et d’ici je peux apercevoir sa grosse montre
accrochée à son cou, c’est une drôle de façon de porter une
montre, on dirait même que c’est un réveil, et c’est peut-
être comme ça que les Américains portent les montres, ces
gars doivent aimer la démesure, et je réussis à lire l’heure,
je m’écrie « mon Dieu, il est déjà 9 heures du soir »

je me lève pour sortir du bar, « ne bouge pas de là Verre


Cassé, tu m’as promis une bouteille, ne bouge pas de là
sinon ça va mal se passer entre toi et moi, paye ma
bouteille », me dit Robinette, « putain, j’en ai marre, faut
savoir ce que tu veux », je m’énerve à la fin, « pourquoi tu
t’énerves mon chouchou, c’est pas bon, ça donne des rides,
tu en as déjà trop sur le front », elle dit comme ça pendant
que je me dirige vers le comptoir, L’Escargot entêté sourit,
me tend une bouteille de rouge et me souffle à l’oreille
« alors, tu l’embarques ou pas, la Robinette », je fais non de
la tête et lui réponds « je crois qu’elle est folle, elle
m’accuse de tout, je ne veux pas partir de ce bar avec des
regrets dans la conscience, je vais lui payer ce verre qu’elle
ne cesse de me demander », et le patron me dit « non,
Verre Cassé, tu ne partiras nulle part, tu es un membre de la
famille, donc arrête tes pleurnicheries, va voir cette fille, elle
te changera les idées, c’est moi qui te le dis », et il se met à
ricaner avant d’ajouter « elle a envie de toi, c’est gros
comme le nez au milieu de la figure, oui elle veut de toi, elle
te travaille au corps, insiste un peu, elle va t’emmener dans
une chambre de passage ou alors va dans une de mes
chambres, je te donne le feu vert », moi je n’y crois pas
trop, et puis j’ai pas envie de me frotter à Robinette, je veux
plutôt oublier son image désormais, elle me fatigue avec
ses attaques gratuites, j’ai toutes les batteries à plat, je ne
me vois pas la grimper, c’est plus mon truc, moi l’homme au
désir d’amour lointain, et donc je tourne en rond, je veux
aller prendre l’air le long de l’avenue de l’Indépendance
avant de me barrer à minuit
mais voilà qu’au moment où je me mets debout et fais
un pas décisif je me retrouve en face de L’Escargot entêté,
« où vas-tu, mon gars » me dit-il, je ne réponds pas, il me
retient par la main droite, il me demande comment les
choses se passent avec Robinette, je reste silencieux, je lui
tends le cahier, il le prend, je veux l’arracher aussitôt de ses
mains, je ne veux plus le lui donner maintenant, je ne sais
pas pourquoi je le reprends, mais je tente de le lui ravir, je
n’y parviens pas, je le supplie de me redonner mon cahier, il
me dit « pourquoi donc tu veux reprendre ce cahier
maintenant, il est un peu tard pour écrire dedans, tu écris
rarement après dix heures du soir, je sens que tu veux le
déchirer, je ne te le donne pas, tu le reprendras demain
matin si tu veux », « redonne-le-moi maintenant, je dois
vérifier quelque chose dedans, je te jure que je vais te le
rendre, j’en ai rien à foutre de ça, moi, je vais pas le
déchirer, crois-moi », le patron feuillette rapidement le
cahier et s’écrie « mais il est presque rempli, il reste juste
quelques pages vierges, à quel moment tu as griffonné tout
ça », je ne réponds pas, je souris à peine, L’Escargot entêté
se rapproche de moi et me confie « ma proposition tient
toujours, monte dormir chez moi, tiens les clés, tu peux
même monter avec Robinette, je lui ai déjà parlé, elle est
d’accord », je repousse les clés et arrive à reprendre le
cahier, je le brasse à mon tour et je dis à L’Escargot entêté
« tiens, tu peux le garder à présent, mission terminée », il
s’étonne « comment ça mission terminée, il reste quelques
pages vierges », et il feuillette cette fois-ci les pages avec
plus de concentration avant de soupirer « j’avais pas bien
vu, mais c’est vraiment le désordre dans ce cahier, y a pas
de points, y a que des virgules et des virgules, parfois des
guillemets quand les gens parlent, c’est pas normal, tu dois
mettre ça un peu au propre, tu crois pas, hein, et comment
moi je peux lire tout ça si c’est collé comme ça, faut laisser
encore quelques espaces, quelques respirations, quelques
moments de pause, tu vois, j’attendais quand même mieux
de toi, je suis un peu déçu, excuse-moi, ta mission n’est pas
encore terminée, tu dois recommencer », et moi je répète
« mission terminée », je lui tourne le dos, il hurle presque
« où vas-tu, Verre Cassé », je lui réponds que je vais prendre
l’air loin du bar, « tu vas aller où, Verre Cassé, ta maison
c’est ici, reviens », je lui dis « je reviens tout à l’heure », et
je le vois qui feuillette une fois de plus le cahier de notes,
puis je l’entends lire à haute voix les premières divagations
que j’avais notées au tout début du cahier « disons que le
patron du bar Le Crédit a voyagé m’a remis un cahier que je
dois remplir, et il croit dur comme fer que moi, Verre Cassé,
je peux pondre un livre parce que, en plaisantant, je lui
avais raconté un jour l’histoire d’un écrivain célèbre qui
buvait comme une éponge, un écrivain qu’on allait même
ramasser dans la rue quand il était ivre, faut donc pas
plaisanter avec le patron parce qu’il prend tout au premier
degré »
j’essaye vainement de me frayer un passage au milieu
de la foule, Mompéro et Dengaki m’appellent en chœur, me
rattrapent, « Verre Cassé, viens ici, viens s’il te plaît,
reprends ton cahier », je reprends mon cahier et mon
crayon, je suis déjà hors de l’établissement, mais je
rapporte mon dialogue de tout à l’heure avec L’Escargot
entêté, comme s’il se déroulait en direct, au présent, et je
souris déjà à l’idée que ce soir personne ne sait que je vais
voyager avec un saumon, que je vais marcher le long de la
rivière Tchinouka, que j’irai rejoindre ma mère afin de boire,
de boire encore ces eaux qui ont emporté la seule femme
de ma vie qui pouvait me dire « mon fils Verre Cassé, je
t’aime et je t’aimerai même si tu es devenu aujourd’hui un
déchet », elle était ma mère, elle était la femme la plus
belle de la terre, et si j’avais du talent comme il faut,
j’aurais écrit un livre intitulé Le Livre de ma mère, je sais
que quelqu’un l’a déjà fait, mais abondance de biens ne nuit
pas, ce serait à la fois le roman inachevé, le livre du
bonheur, le livre d’un homme seul, du premier homme, le
livre des merveilles, et j’écrirais sur chaque page mes
sentiments, mon amour, mes regrets, j’inventerais à ma
mère une maison au bord des larmes, des ailes pour qu’elle
soit la reine des anges au Ciel, pour qu’elle me protège
toujours et toujours, et je lui dirais de me pardonner cette
vie de merde, cette vie et demie qui m’a sans cesse mis en
conflit avec le liquide rouge de la Sovinco, je lui dirais de me
pardonner le bonheur que j’ai éprouvé en inspectant sans
relâche la croupe des bouteilles de rouge, et je sais qu’elle
me pardonnerait, qu’elle me dirait « mon fils, c’est ton
choix, je n’y peux rien », et alors elle me raconterait mon
enfance, l’antan d’enfance, elle me dirait comment elle
m’avait élevé toute seule, comment elle avait fui le village
de Louboulou après la mort de mon père, elle me
raconterait comment j’allais à l’École populaire de Kouikou,
comment j’empruntais seul le chemin de l’école, comment
je marchais pendant deux heures, et je reverrais comme
dans un miroir mes aventures d’enfance quand je courais le
long de la Côte sauvage, en ce temps-là je ne voulais pas
grandir parce que, après douze ans, la vie n’est qu’une
merde, l’enfance est notre bien le plus précieux, tout le
reste c’est de la compilation de gaffes et de conneries,
disons que durant ma jeunesse je regardais chaque chose
avec curiosité, je ne redoutais pas ces légendes selon
lesquelles notre étendue marine était habitée par des
créatures mi-femme mi-poisson qu’on appelle ici les mami-
watta, et, toujours à cette époque, la mer s’élançait à perte
de vue tandis que les cormorans venaient se poser sur la
grève, les ailes alourdies par l’errance, mais combien de
fois, intrigué, ne m’étais-je pas demandé ce qui se tramait
dans les profondeurs abyssales, et je croyais donc que la
mer était le sarcophage de nos ancêtres, que le goût salé de
l’eau venait de leur transpiration, cette croyance faisait de
moi un véritable enfant de la Côte, je ne pouvais demeurer
un seul jour sans me rendre au port, ma mère ne disait rien,
il n’y avait pas de voix paternelle, donc je pouvais
m’envoler, ramener un thon le soir, un thon qu’elle
dépeçait, et je la regardais le réduire en petits morceaux
jetés l’un après l’autre dans une grosse marmite en
aluminium, nous mangions en silence, et, d’une voix à la
fois douce et triste, elle me disait « ne va plus à la Côte
sauvage, les gens meurent là-bas, y a des mauvais esprits,
hier on a retrouvé deux enfants sur la plage, ils avaient le
ventre ballonné, les yeux révulsés, je veux pas te voir
comme ça un jour, sinon je te suivrai aussi, je ne peux pas
vivre sans toi, c’est pour toi que je vis encore », hélas, le
lendemain je me levais de bonne heure, je séchais les cours
et empruntais discrètement le camion de la Compagnie
maritime, un véhicule aux freins usés et qui ramenait à leur
lieu de travail les salariés du port, ceux-ci ne pouvaient pas
m’expulser du camion, ils étaient accoutumés à ces gamins
qui parfois les aidaient dans leur dur labeur, ils se
poussaient un petit peu, ils laissaient monter les enfants de
la Côte, et lorsque j’arrivais devant le port je soufflais un
bon coup, je retrouvais mon univers, je voyais ces hordes de
chiens rachitiques bavant de la gueule qui vagabondaient,
eux aussi, j’observais leur queue en spirale tandis qu’ils se
disputaient les restes des poissons avec les cormorans et
les albatros, mais y avait surtout ces mouches venues d’on
ne sait où, elles bourdonnaient telles des abeilles autour
d’une ruche, moi je fixais l’horizon et me demandais
comment j’allais entamer la journée et si j’allais rentrer avec
un thon à la maison parce qu’il m’était souvent arrivé de
revenir bredouille à cause de la concurrence que me
livraient les autres enfants de la Côte plus musclés que moi
et rompus au travail de la mer, et certains jours nous étions
plus nombreux que d’habitude alors que les pêcheurs
étaient moins généreux et nous chassaient de leur barque
en nous traitant de tous les noms d’oiseaux marins, donc il
fallait se battre pour un fretin, il fallait être le plus rapide, et
lorsque nous apercevions une embarcation à l’horizon, nous
poussions des cris de joie, nous nous bousculions, nous nous
ruions enfin dans l’eau, nous devions montrer aux
travailleurs de la mer que nous avions au moins touché
leurs filets, que nous les avions aidés à venir accoster sur la
grève, et nous ne les quittions plus d’une semelle jusqu’à ce
qu’ils nous aient gratifiés de poissons, mais nous rêvions
surtout de ramener un thon à la maison, oui, c’était cela
mon enfance, je reverrais ces instants lointains où je lisais à
la lueur d’une lampe tempête, ces instants où ma mère me
disait que lire gaspillait les yeux et ne servait à rien du tout,
lire rendait aveugle, et moi je lisais quand même, j’avais
sans cesse le dos courbé, le front en sueur, je découvrais le
secret des mots, je pénétrais en eux jusqu’à la moelle, je
voulais gaspiller mes yeux parce que j’avais toujours cru
que les myopes étaient des gars intelligents qui avaient tout
lu et qui s’ennuyaient devant les incultes de la terre, donc je
voulais être myope pour embêter les incultes de la terre, je
voulais lire des livres écrits en petits caractères parce qu’on
me disait que ce sont ces livres-là qui rendaient myopes, la
preuve était que la plupart des prêtres européens qui
sillonnaient le quartier Trois-Cents étaient tous des myopes
avec de grosses lunettes, et c’était sans doute parce qu’ils
avaient lu la Bible de Jérusalem mille et une fois sans
s’arrêter, et je grandissais comme ça, les yeux rivés sur les
pages des livres en attendant le jour où j’allais, moi aussi,
porter de grosses lunettes comme les prêtres européens, en
attendant le jour où j’ai-lais dire et montrer à la terre entière
que j’étais un homme intelligent, un homme accompli, un
homme qui avait beaucoup lu, et j’ai attendu ce jour qui
n’est jamais venu, et je n’ai jamais perdu la vue, Dieu seul
sait pourquoi, et ma vue est sans doute ce qui est resté de
plus jeune en moi, c’est injuste, c’est la vie, je n’y peux rien,
mais dans quelques instants je vais enfin être seul en face
de ma mère, c’est dans moins de deux heures maintenant,
nous nous parlerons pendant longtemps, et, à minuit pile, je
vais plonger dans les profondeurs de ces eaux étroites, il me
suffira de passer le pont, ce sera tout de suite l’aventure, je
serai heureux parce que j’aurai rejoint ma mère, et le
lendemain, il n’y aura plus de Verre Cassé au Crédit a
voyagé, et pour la première fois, un verre cassé aura été
réparé par le bon Dieu, et alors, depuis l’autre monde, le
sourire aux lèvres, je pourrai enfin murmurer « mission
terminée »
je dois partir, je n’ai plus rien à foutre ici, je dois me
débarrasser de ce cahier, mais où donc dois-je le jeter, je ne
sais pas, je fais demi-tour vers le Crédit à voyagé sans
savoir pourquoi, on me prend pour un timbré parce que
j’écris en fendant la foule, je croise ce type qui se fait
appeler Holden, je l’entends encore me sortir ses niaiseries
d’adolescent rebelle et me demander « hé, Verre Cassé, est-
ce que tu peux me dire ce qu’il advient aux pauvres canards
des pays froids lorsque tombe l’hiver, hein, est-ce qu’on les
enferme dans un parc zoologique, est-ce qu’ils migrent vers
d’autres contrées ou bien les pauvres canards se retrouvent
coincés dans la neige, hein, je veux le savoir », il a bien
appris sa récitation, il ne change même pas l’ordre de ses
mots chaque fois qu’il me pose cette question, et je lui dis
« Holden, tu trouves pas que tu aurais mieux fait de
demander ça aux canards des pays froids quand tu étais là-
bas, hein, ça doit être encore un truc qui est dans ce
bouquin que tu as entre les mains, j’en suis sûr », il me
regarde, très déçu, et murmure « t’es pas sympa, tu
n’aimes pas les canards, c’est ça, je vois, en fait je veux
vraiment le savoir, parce que tu ne peux t’imaginer le sort
qui est réservé à ces pauvres bêtes », et il se met à
sangloter, je lui demande quand même une fois de plus
l’heure même s’il a un réveil accroché au cou, c’est une
question de respect, et il refuse de me renseigner, « je ne te
donne pas l’heure si tu ne me dis pas ce qu’il advient aux
pauvres canards des pays froids lorsque tombe l’hiver », et
puis il s’avance de très près, me mate un moment, me dit
qu’il sera bientôt minuit, je lui tends alors ce cahier en lui
confiant « mon gars, donne-le à L’Escargot entêté, ne
l’ouvre surtout pas même si toi aussi tu es dedans, mais je
n’ai pas voulu parler de ta vie, je n’ai pas assez de temps,
du reste, allais-tu me dire que tu étais un étudiant étranger,
hein, allais-tu me dire qu’un de tes amis t’a cassé la figure
dans le dortoir, que tu vagabondais ici et là dans le
Manhattan, que tu as été à New York, que tu as vu des
canards en hiver au Central Park et tout le bazar, hein, ne
me regarde pas avec ces grands yeux, je n’ai jamais mis les
pieds là-bas, personne ne m’a raconté ton histoire, Holden,
mais d’une certaine manière tu m’as presque insulté, c’est
pas grave, donc savoure ton vin, vis, on se reverra dans
l’autre monde, Holden, nous prendrons un coup ensemble,
et tu pourras me raconter ta vie en long et en large, je
répondrai à ta question, je te dirai alors le sort qu’on
réserve aux pauvres canards des pays froids pendant
l’hiver, tchao mon bonhomme, je dois me barrer, ma place
est au paradis, et si quelques anges de mauvaise foi me
racontent des salades là-haut pour m’empêcher d’y accéder
par la grande porte, eh bien, crois-moi, j’y entrerai quand
même par la fenêtre »
Du même auteur

Bleu-blanc-rouge
roman
Présence africaine, 1998
Grand Prix littéraire de l’Afrique noire

L’Enterrement de ma mère
récit
Éditions Kaléidoscope (Danemark), 2000

Et Dieu seul sait comment je dors


roman
Présence africaine, 2001

Les Petits-Fils nègres de Vercingétorix


roman
Le Serpent à plumes, 2002

African Psycho
roman
Le Serpent à plumes, 2003

Au jour le jour
poésie
Maison rhodanienne de poésie, 1993

La Légende de l’errance
poésie
L’Harmattan, 1995

L’Usure des lendemains


poésie
Nouvelles du Sud, 1995 et Éditions Menaibuc, 2000
Prix Jean-Christophe de la Société des poètes français

Les arbres aussi versent des larmes


poésie
L’Harmattan, 1997

Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour


poésie
L’Harmattan, 1999

Tant que les arbres s’enracineront dans la terre


poésie
Mémoire d’encrier (Canada), 2004

Contre-offensive
ouvrage collectif de pamphlets
Pauvert, 2002

Nouvelles Voix d’Afrique


ouvrage collectif de nouvelles
Éditions Hoëbeke, 2002

Nouvelles d’Afrique
ouvrage collectif de nouvelles accompagnées de
photographies
Gallimard, 2003
RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION : CORLET À CONDÉ-SUR-NOIREAU (14110)
DÉPÔT LÉGAL : MAI 2005. N° 68016 (84861)
IMPRIMÉ EN FRANCE

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