Alain Mabanckou - Verre Casse
Alain Mabanckou - Verre Casse
Alain Mabanckou - Verre Casse
Verre Cassé
roman
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Cet ouvrage a été publié sous la direction
d’Émilie Colombani
ISBN 2-02-068016-5
www.seuil.com
à Pauline Kengué, ma mère
premiers feuillets
disons que le patron du bar Le Crédit a voyagé m’a
remis un cahier que je dois remplir, et il croit dur comme fer
que moi, Verre Cassé, je peux pondre un livre parce que, en
plaisantant, je lui avais raconté un jour l’histoire d’un
écrivain célèbre qui buvait comme une éponge, un écrivain
qu’on allait même ramasser dans la rue quand il était ivre,
faut donc pas plaisanter avec le patron parce qu’il prend
tout au premier degré, et lorsqu’il m’avait remis ce cahier, il
avait tout de suite précisé que c’était pour lui, pour lui tout
seul, que personne d’autre ne le lirait, et alors, j’ai voulu
savoir pourquoi il tenait tant à ce cahier, il a répondu qu’il
ne voulait pas que Le Crédit a voyagé disparaisse un jour
comme ça, il a ajouté que les gens de ce pays n’avaient pas
le sens de la conservation de la mémoire, que l’époque des
histoires que racontait la grand-mère grabataire était finie,
que l’heure était désormais à l’écrit parce que c’est ce qui
reste, la parole c’est de la fumée noire, du pipi de chat
sauvage, le patron du Crédit a voyagé n’aime pas les
formules toutes faites du genre « en Afrique quand un
vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », et
lorsqu’il entend ce cliché bien développé, il est plus que
vexé et lance aussitôt « ça dépend de quel vieillard, arrêtez
donc vos conneries, je n’ai confiance qu’en ce qui est
écrit », ainsi c’est un peu pour lui faire plaisir que je
griffonne de temps à autre sans vraiment être sûr de ce que
je raconte ici, je ne cache pas que je commence à y prendre
goût depuis un certain temps, toutefois je me garde de le lui
avouer sinon il s’imaginerait des choses et me pousserait
encore plus à l’ouvrage, or je veux garder ma liberté
d’écrire quand je veux, quand je peux, il n’y a rien de pire
que le travail forcé, je ne suis pas son nègre, j’écris aussi
pour moi-même, c’est pour cette raison que je n’aimerais
pas être à sa place au moment où il parcourra ces pages
dans lesquelles je ne tiens à ménager personne, mais quand
il lira tout ça je ne serai plus un client de son bar, j’irai
traîner mon corps squelettique ailleurs, je lui aurai remis le
document à la dérobée en lui disant « mission terminée »
il faut que j’évoque d’abord la polémique qui a suivi la
naissance de ce bar, que je raconte un peu le calvaire que
notre patron a vécu, en effet on a voulu qu’il pousse son
dernier soupir, qu’il rédige son testament de Judas, ça a
commencé avec les gens d’Église, qui, s’apercevant que le
nombre de leurs fidèles diminuait les dimanches, ont mené
une véritable guerre sainte, ils ont jeté chacun leur Bible de
Jérusalem devant Le Crédit a voyagé, ils ont dit que si ça
continuait comme ça y aurait plus de messes dans le
quartier, y aurait plus de transes lors des chants, y aurait
plus de Saint-Esprit qui descendrait au quartier Trois-Cents,
y aurait plus d’hosties noires et croustillantes, y aurait plus
de vin sucré, le sang du Christ, y aurait plus de garçons de
chœur, y aurait plus de sœurs pieuses, y aurait plus de
bougies, y aurait plus d’aumône, y aurait plus de première
communion, y aurait plus de deuxième communion, y aurait
plus de catéchisme, y aurait plus de baptême, y aurait plus
rien du tout, et alors tout le monde irait droit en enfer, et
puis il y a eu le coup de force du syndicat des cocufiés du
week-end et des jours fériés, ils ont prétendu que si leurs
femmes ne préparaient plus de la bonne nourriture, si leurs
femmes ne les respectaient plus comme les dames du
temps jadis, c’était pour beaucoup à cause du Crédit a
voyagé, ils ont dit que le respect c’était important, qu’il n’y
avait pas mieux que les femmes pour respecter les maris
parce que ça a toujours été comme ça depuis Adam et Eve,
et ces bons pères de famille ne voyaient pas pourquoi on
devait révolutionner les choses, fallait donc que leurs
femmes rampent, qu’elles suivent les consignes des
hommes, ils ont dit ça, mais en vain aussi, et puis il y a eu
les intimidations d’une vieille association d’anciens alcoolos
reconvertis en buveurs de flotte, de Fanta, de Pulp’Orange,
de grenadine, de bissap sénégalais, de jus de
pamplemousse ou de Coca-Cola light trafiqué au Nigeria
avec des feuilles de chanvre indien, ces gars intégristes ont
assiégé le bar pendant quarante jours et quarante nuits,
mais en vain aussi, et puis il y a eu une action mystique des
gardiens de la morale traditionnelle, des chefs de tribu avec
leurs gris-gris qu’ils jetaient à l’entrée de l’établissement,
avec leurs paroles de malédiction qu’ils adressaient au
patron du Crédit a voyagé, avec des âmes mortes qu’ils
faisaient parler, et ils prophétisaient que le commerçant
allait crever à petit feu, qu’ils allaient le pousser doucement
à prendre lui-même un ascenseur pour l’échafaud, mais en
vain aussi, et puis il y a eu enfin une action directe des
groupes de casseurs payés par quelques vieux cons du
quartier qui regrettaient la Case de Gaulle, la joie de mener
une vie de boy, une vie de vieux Nègre et la médaille, une
vie de l’époque de l’exposition coloniale et des bals nègres
de Joséphine Baker gesticulant avec des bananes autour de
la taille, et alors ces gens de bonne réputation ont tendu un
piège sans fin au patron avec leurs casseurs cagoulés qui
sont venus au milieu de la nuit, au cœur des ténèbres, ils
sont venus avec des barres de fer de Zanzibar, des massues
et des gourdins du Moyen Âge chrétien, des sagaies
empoisonnées de l’ère de Chaka Zulu, des faucilles et des
marteaux communistes, des catapultes de la guerre de Cent
Ans, des serpes gauloises, des houes pygmées, des
cocktails Molotov de Mai 68, des coupe-coupe hérités d’une
saison de machettes au Rwanda, des lance-pierres de la
fameuse bagarre de David contre Goliath, ils sont venus
avec tout cet arsenal impressionnant, mais en vain aussi, et
ils ont quand même démoli une partie de l’établissement, et
toute la ville en a parlé, et toute la presse en a parlé, La rue
meurt, La Semaine africaine, Mwinda, Mouyondzi Tribune, il
y a même eu des touristes qui venaient des pays voisins
pour voir ce lieu de très près comme des pèlerins visitant le
mur des Lamentations, et ces touristes prenaient des photos
en pagaille pour je ne sais quel but, mais ils prenaient
quand même des photos, il y en a même parmi les habitants
de cette ville qui n’avaient pas mis les pieds dans le quartier
Trois-Cents et qui le découvraient avec stupéfaction, ils se
demandaient alors comment les gens faisaient pour vivre en
parfaite cohabitation avec les immondices, les mares d’eau,
les carcasses d’animaux domestiques, les véhicules brûlés,
la vase, la bouse, les trous béants des artères et les
maisons qui étaient au bord de l’effondrement, et notre
barman a donné des interviews à gauche et à droite, et
notre barman est devenu du jour au lendemain un martyr,
et notre barman est passé du jour au lendemain dans toutes
les émissions, il a parlé en lingala du nord du pays, en
munukutuba de la forêt du Mayombe, en bembé des
habitants du pont de Moukoukoulou qui ont la manie de
régler leurs différends au couteau, et tout le monde le
connaissait maintenant, il devenait célèbre, il inspirait de la
pitié, on voulait l’aider, il y a même eu des lettres de
soutien, des pétitions pour ce brave type qu’on a alors
commencé à appeler « L’Escargot entêté », mais il fallait
surtout compter avec les soûlards qui sont toujours
solidaires jusqu’à la dernière goutte de vin et qui sont donc
passés à l’action, ils se sont retroussé les manches pour
réparer les dégâts matériels causés par les gens qui
regrettaient l’exposition coloniale, la Case de Gaulle, les
bals nègres de Joséphine Baker, et cette histoire banale
pour certains est devenue un fait national, on a parlé de
« l’Affaire Le Crédit a voyagé », le gouvernement en a
discuté au Conseil des ministres, et certains dirigeants du
pays ont réclamé la fermeture immédiate et sans condition
de l’établissement, mais d’autres s’y sont opposés avec des
arguments à peine plus convaincants, du coup le pays a été
divisé en deux pour cette petite querelle de lézards, et
alors, avec l’autorité et la sagesse qu’on lui connaissait
désormais, le ministre de l’Agriculture, du Commerce et des
Petites et Moyennes Entreprises, Albert Zou Loukia, a élevé
la voix, il a fait une intervention mémorable, une
intervention qui est restée ici comme un des plus beaux
discours politiques de tous les temps, le ministre Zou Loukia
a dit à plusieurs reprises « j’accuse », et tout le monde était
si médusé que dans la rue, pour un oui ou pour un non, pour
une petite dispute ou une injustice mineure, on disait
« j’accuse », et même le chef du gouvernement a dit à son
porte-parole que ce ministre de l’Agriculture parlait bien,
que sa formule très populaire de « j’accuse » resterait dans
la postérité, et le Premier ministre a promis qu’au prochain
remaniement du gouvernement on confierait au ministre de
l’Agriculture le portefeuille de la culture, il suffirait alors de
rayer les quatre premières lettres du mot « agriculture », et
jusqu’à ce jour on s’accorde à reconnaître que le ministre
avait fait un discours brillant, il récitait des pages entières
des livres de ces grands auteurs qu’on cite volontiers à
table, il suait comme chaque fois qu’il était fier d’avoir
séduit son auditoire par son érudition, et c’est ainsi qu’il
avait pris la défense du Crédit a voyagé, il avait d’abord
loué l’initiative de L’Escargot entêté qu’il connaissait bien
pour avoir été à l’école primaire avec lui, puis il avait conclu
en disant ces mots que je cite de mémoire : « Mesdames et
Messieurs du Conseil, j’accuse, je ne veux pas être le
complice d’un climat social aussi moribond que le nôtre, je
ne veux pas cautionner cette chasse à l’homme par mon
appartenance à ce gouvernement, j’accuse les
mesquineries qui s’abattent sur une personne qui n’a fait
qu’imprimer un itinéraire à son existence, j’accuse
l’insipidité des agissements rétrogrades de ces derniers
temps, j’accuse l’incivilité des actes barbares orchestrés par
des gens de mauvaise foi, j’accuse les outrages et les défis
qui sont devenus monnaie courante dans notre pays,
j’accuse la complicité sournoise de tous ceux qui prêtent le
bâton aux casseurs, aux fauteurs de troubles, j’accuse le
mépris de l’homme par l’homme, le manque de tolérance,
l’oubli de nos valeurs, la montée de la haine, l’inertie des
consciences, les crapauds-brousse d’ici et d’ailleurs, oui,
Mesdames et Messieurs du Conseil, voyez comment le
quartier Trois-Cents est devenu une cité sans sommeil, avec
un visage de pierre, or cet homme qu’on appelle désormais
L’Escargot entêté, en dehors du fait qu’il ait été un de mes
anciens camarades de classe, très intelligent par ailleurs,
cet homme qu’on traque aujourd’hui est victime d’une
cabale, Mesdames et Messieurs du Conseil, concentrons
plutôt nos efforts à traquer les vrais bandits, j’accuse donc
ceux qui paralysent impunément le fonctionnement de nos
institutions, ceux qui brisent ouvertement la chaîne de
solidarité que nous avons héritée de nos ancêtres les
Bantous, je vous avouerais que le tort de L’Escargot entêté a
été d’avoir montré aux autres compatriotes que chacun, à
sa manière, pouvait contribuer à la transformation de la
nature humaine ainsi que nous l’enseigne le grand Saint-
Exupéry dans Terre des hommes, c’est pour cela que
j’accuse, et j’accuserai toujours »
Bleu-blanc-rouge
roman
Présence africaine, 1998
Grand Prix littéraire de l’Afrique noire
L’Enterrement de ma mère
récit
Éditions Kaléidoscope (Danemark), 2000
African Psycho
roman
Le Serpent à plumes, 2003
Au jour le jour
poésie
Maison rhodanienne de poésie, 1993
La Légende de l’errance
poésie
L’Harmattan, 1995
Contre-offensive
ouvrage collectif de pamphlets
Pauvert, 2002
Nouvelles d’Afrique
ouvrage collectif de nouvelles accompagnées de
photographies
Gallimard, 2003
RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION : CORLET À CONDÉ-SUR-NOIREAU (14110)
DÉPÔT LÉGAL : MAI 2005. N° 68016 (84861)
IMPRIMÉ EN FRANCE