Joseph Delaney LEpouventeur T4
Joseph Delaney LEpouventeur T4
Joseph Delaney LEpouventeur T4
L’aube se levait à peine quand j’arrivai sur les lieux ; l’Épouvanteur s’y
trouvait déjà.
— Eh bien, petit, me houspilla-t-il. Qu’est-ce qui t’a retardé ? C’est
donc si long de te frotter les yeux pour te réveiller ?
Je n’étais pas remis de ma folle course de la veille. Je fis cependant un
effort pour paraître frais et dispos. Puis, ma chaîne d’argent enroulée autour
de mon poignet gauche, je me mis en position.
Mon moral s’améliora vite. Pour la centième fois, je projetai la chaîne
d’un vif mouvement de poignet. Elle fila en sifflant, étincela dans les
premiers rayons du soleil, et vint s’enrouler autour du poteau en une spirale
parfaite.
Jusqu’à la semaine passée, mon meilleur score, à une distance de huit
pieds, était une moyenne de neuf sur dix. J’étais enfin récompensé de mes
longs mois d’entraînement : ce matin-là, je n’avais enregistré aucun échec.
Je réprimai mon sourire, mais les coins de ma bouche se relevaient tout
seuls. Remarquant ma mine béate, l’Épouvanteur eut une mimique
exaspérée.
— Ne te monte pas la tête, mon garçon, me rabroua-t-il.
Il me rejoignit, foulant l’herbe à grands pas :
— Pas de fatuité, s’il te plaît ! L’orgueil entraîne la chute, comme
beaucoup l’ont appris à leurs dépens. Je te l’ai dit et répété, une sorcière ne
restera pas immobile au moment où tu projetteras ta chaîne. D’après ce que
la fille m’a conté de tes récents exploits, tu as encore des progrès à faire.
Bien, essayons quelques lancers en mouvement !
Je passai l’heure suivante à viser le poteau sans cesser de courir : au
petit trot, à toute vitesse, en avançant, en reculant, de face, de côté, par-
dessus mon épaule. Je me donnai à fond, malgré la faim qui grondait dans
mon ventre. Si je ratai la cible un bon nombre de fois, j’obtins néanmoins
de beaux succès. L’Épouvanteur se déclara enfin satisfait, et nous
enchaînâmes avec un autre exercice, dont il avait commencé à m’enseigner
la pratique quelques semaines plus tôt.
Il me conduisit à l’arbre mort qui nous servait de mannequin et me
tendit son bâton. Je pressai sur le déclic qui libérait la lame rétractable et
répétai le geste de la ficher dans le tronc pourri comme si je visais le cœur
d’une créature menaçante, jusqu’à en avoir le bras engourdi. La dernière
feinte que l’Épouvanteur m’avait apprise consistait à tenir innocemment
l’arme de la main droite avant de la faire soudain passer dans la gauche –
ma meilleure main – pour en transpercer le ventre de « l’adversaire ».
C’était un coup à prendre. Le bâton devait littéralement voler d’une main à
l’autre.
Voyant que je montrais des signes d’épuisement, l’Épouvanteur fit
claquer sa langue :
— Encore un effort, mon garçon ! Un jour, ce petit tour pourrait te
sauver la vie.
Cette fois, je réussis le mouvement presque à la perfection. Mon maître
hocha la tête d’un air satisfait, et nous regagnâmes la maison pour un petit
déjeuner bien mérité.
Dix minutes plus tard, nous étions assis en compagnie d’Alice autour de
la large table de la cuisine, entamant avec appétit les œufs au jambon
préparés par le gobelin domestique. Ce gobelin, soumis à l’Épouvanteur,
assurait l’ensemble des tâches ménagères : cuisine, vaisselle, entretien des
feux… Il gardait également la maison et les jardins. Il n’était pas mauvais
cuisinier, mais son humeur variait au gré des événements, et si quelque
chose le fâchait ou le contrariait, la qualité des repas s’en ressentait. Ce
matin-là, il était certainement dans un bon jour, car je me souviens de ce
petit déjeuner comme un des meilleurs qu’il nous ait servis.
Nous mangeâmes en silence. Alors que je sauçais mon assiette avec un
gros morceau de pain beurré, l’Épouvanteur repoussa sa chaise et se leva. Il
se mit à marcher de long en large devant l’âtre. Enfin, il s’arrêta et planta
son regard dans le mien :
— J’attends un visiteur, aujourd’hui. Nous aurons à discuter, aussi,
lorsque je t’aurai présenté, je veux avoir le temps de parler avec lui en
privé. Tu en profiteras pour retourner chez toi, à la ferme de ton frère, et y
prendre tes malles. Mieux vaut les rapporter ici, à Chipenden, où tu pourras
en examiner le contenu en toute tranquillité. Nous y trouverons
probablement des objets qui se révéleront utiles à Pendle. Étant donné la
situation, rien n’est à négliger.
Mon père était mort l’hiver précédent, laissant la ferme à Jack, mon
frère aîné. Dans son testament, nous avions découvert une clause fort
inhabituelle.
Maman possédait, juste en dessous du grenier, une pièce à elle, qu’elle
gardait toujours fermée à clé. Cette pièce m’avait été léguée, ainsi que les
malles et les caisses qui s’y trouvaient entreposées. Le testament stipulait
que je pourrais venir là aussi souvent que je le désirais. La chose avait fort
troublé mon frère et sa femme, Ellie, comme les troublait le fait que je sois
apprenti épouvanteur. Ils craignaient que j’attire dans leur foyer des
créatures de l’obscur. Je n’aurais su les en blâmer : c’était exactement ce qui
s’était produit au printemps, mettant leurs vies en danger.
Tel était cependant le souhait de maman : j’héritais de la pièce et de son
contenu. Avant de partir, elle s’était assurée que Jack et Ellie acceptaient
cette clause. Elle était retournée en Grèce, son pays d’origine, pour
combattre l’obscur qui grandissait là-bas. L’idée de ne jamais plus la revoir
m’attristait profondément. Bien que curieux de découvrir ce que
renfermaient les malles, j’avais remis leur examen à plus tard ; je craignais
mon retour dans une maison désertée à la fois par papa et par maman.
— Je le ferai, dis-je. Mais qui est votre visiteur ?
— Un ami à moi. Il vit à Pendle depuis des années et son appui nous
sera précieux pour accomplir la tâche qui nous attend.
Cette information me stupéfia. Mon maître n’avait aucune relation
personnelle ; les gens préféraient se tenir à distance d’un homme qui
côtoyait fantômes, spectres, gobelins et sorcières. Je n’aurais pas imaginé
un seul instant qu’il considérait qui que ce fut comme un ami !
— Ferme la bouche, petit, ou tu vas avaler une mouche ! me lança-t-il.
Ah, j’oubliais : la jeune Alice t’accompagnera. Je ne veux pas vous avoir
dans les jambes tant qu’il sera là.
— Jack ne voudra pas d’Alice, objectai-je.
Partir avec elle ne me déplaisait pas, au contraire ! J’aimais sa
compagnie. Seulement le moins qu’on puisse dire, c’est que Jack et Alice
ne s’appréciaient guère. Sachant qu’elle était la nièce d’une sorcière, mon
frère ne voulait pas qu’elle s’approche de sa famille.
— Débrouille-toi, petit ! Lorsque tu auras loué une charrette et un
cheval, elle n’aura qu’à t’attendre à la lisière du domaine pendant que tu
chargeras les malles. Et reviens le plus vite possible. Bon, assez perdu de
temps ! Je ne peux consacrer qu’une demi-heure à tes leçons, aujourd’hui,
alors, au travail !
Je suivis l’Épouvanteur dans le jardin ouest. Assis sur notre banc
habituel, j’ouvris mon cahier et préparai ma plume. C’était une belle
matinée. On entendait bêler des moutons sur les pentes des collines,
baignées de soleil. Le vent poussait vers l’est des flocons de nuages, dont
les ombres semblaient se poursuivre dans l’herbe.
La première année de mon apprentissage avait été presque entièrement
consacrée à l’étude des gobelins. Le sujet principal, à présent, était les
sorcières.
— Comme tu le sais, petit, commença mon maître en marchant de long
en large, ces créatures sont incapables de flairer notre approche, car nous
sommes l’un et l’autre le septième fils d’un septième fils. Mais cela ne
s’applique qu’aux sorcières douées de ce qu’on appelle le « nez long ».
Écris ça ! Ce sera notre premier chapitre. Le « nez long » est la capacité de
sentir le danger de loin, comme Lizzie l’Osseuse lorsque les villageois de
Chipenden sont venus brûler sa maison. Nous, une sorcière ne peut nous
détecter, ce qui nous donne l’avantage de la surprise. C’est de celles qui
sont douées du « nez court » que nous devons nous méfier. Note ça
également, et souligne-le. Quand une sorcière est proche de nous, elle peut
mesurer en un instant nos forces comme nos faiblesses. Plus tu es près, plus
elle en sait. Aussi, garde toujours tes distances, petit ! Ne la laisse jamais
approcher à moins d’une longueur de bâton de toi ! Évite surtout qu’elle te
souffle au visage ! Cela saperait ton énergie et ta volonté. On a vu des
hommes vigoureux défaillir sur place.
— Je me souviens de l’haleine de Lizzie l’Osseuse, dis-je. On aurait cru
celle d’un fauve.
— Exact. C’est parce qu’elle utilisait la magie des ossements, buvait du
sang humain et se nourrissait parfois de chair humaine.
Lizzie l’Osseuse, la tante d’Alice, n’était pas morte. Elle était
emprisonnée au fond d’une fosse, dans le jardin est de l’Épouvanteur.
C’était cruel mais nécessaire. Mon maître n’approuvait pas qu’on brûlât les
sorcières. Il préférait les enfermer pour assurer la sécurité du Comté.
— Cependant, continua-t-il, toutes les sorcières n’ont pas cette haleine
immonde. Celles qui manient la magie ordinaire peuvent avoir un souffle
aussi frais qu’une rose de mai. Sois donc très prudent, car cette douceur
recèle un grand danger. Ce type de sorcière a le pouvoir de fascination.
Note ce mot, petit ! Comme un serpent immobilise un mulot par son seul
regard, certaines sorcières hypnotisent un homme et le manipulent à leur
guise. Inconscient du danger, il se sent heureux, comblé. Lorsqu’il sort de
cette illusion, il est trop tard. Note cela aussi : la fascination s’apparente à
un autre pouvoir, la séduction. Certaines sorcières projettent une « aura »,
une fausse image d’elles-mêmes, qui les fait apparaître jeunes et belles. Une
raison de plus d’être sur nos gardes. Car la séduction et la fascination
entraînent l’érosion progressive de la volonté. Avec ces artifices, une
sorcière lie un homme de telle sorte qu’il croit chacun de ses mensonges et
ne voit que ce qu’elle veut qu’il voie. Même pour nous, c’est une menace
sérieuse, car être le septième fils d’un septième fils ne nous protège pas.
Donc, sois vigilant ! Tu me trouves dur envers Alice, mais sache que je
crains toujours qu’à un moment ou un autre elle n’utilise ce genre de
pouvoirs contre toi.
— Vous êtes injuste, protestai-je. Si j’aime Alice, ce n’est pas parce
qu’elle m’a séduit ou fasciné ! C’est parce qu’elle a choisi le bien et s’est
comportée avec moi comme une amie. Et avec vous aussi ! Avant de partir,
maman m’a assuré qu’elle lui faisait confiance, et cela me suffit.
L’Épouvanteur hocha la tête, une expression de tristesse dans le regard :
— Ta mère a peut-être raison ; le temps nous le dira. Reste prudent,
c’est tout ce que je te demande. L’homme le plus aguerri est capable de
succomber aux ruses d’une jolie fille portant des souliers pointus. J’en ai
fait l’expérience. Maintenant, mets par écrit ce que je viens de te
transmettre, afin de ne pas l’oublier.
L’Épouvanteur s’assit près de moi, sur le banc, et resta silencieux tandis
que ma plume courait sur le papier. Lorsque j’eus fini, je l’interrogeai :
— Quand nous serons à Pendle, devrons-nous affronter des dangers
particuliers ? Y a-t-il des choses que j’ignore ?
Mon maître se leva et reprit ses allées et venues. La mine grave, il
déclara :
— Le district de Pendle est infesté de sorcières ; il se pourrait que nous
y rencontrions des maléfices contre lesquels je n’ai encore jamais eu moi-
même à lutter. Il faudra s’adapter aux circonstances. La principale difficulté
tient à leur nombre. La plupart du temps, les sorcières se chamaillent et se
tirent dans les pattes. Mais, si elles s’entendent autour d’un projet commun,
leur pouvoir en est grandement renforcé. Oui, voilà le pire qui puisse
arriver : que les clans ennemis s’unissent. Encore une chose à ajouter dans
ton cahier : la terminologie exacte ! On désigne par le mot « conventus »
une assemblée de treize sorcières réunies pour combiner leurs pouvoirs en
invoquant les forces de l’obscur. Une famille de sorcières est appelée
« clan ». Le clan comprend les hommes et les enfants, ainsi que d’autres
membres de la parenté, qui ne pratiquent pas eux-mêmes la magie noire.
L’Épouvanteur attendit que je termine de noter avant de poursuivre :
— Comme je te l’ai déjà dit, on compte à Pendle trois clans principaux :
les Malkin, les Deane et les Mouldheel. Le premier est le plus dangereux.
Tous trois ne cessent de se chercher des noises ; cependant, au fil des
années, un rapprochement s’est opéré entre les Malkin et les Deane. Il y a
eu des mariages. Ton amie Alice est le fruit d’une telle union. Sa mère était
une Malkin et son père un Deane. La bonne nouvelle, c’est que ni l’un ni
l’autre ne s’adonnait à la sorcellerie. La mauvaise, c’est que ses parents
étant morts très jeunes, Alice a été élevée par Lizzie l’Osseuse. Certes, la
fille a toujours combattu l’influence néfaste de sa tante. On peut toutefois
craindre qu’un retour à Pendle l’amène à rejoindre l’un des clans.
Je voulus objecter. Mon maître m’arrêta d’un geste de la main :
— Espérons que cela ne se produira pas. Si elle ne subit pas l’influence
de l’obscur, sa connaissance du terrain nous sera d’une aide précieuse.
Quant au troisième clan, celui des Mouldheel, c’est le plus mystérieux. Non
contents de pratiquer la magie des ossements et celle du sang, ils utilisent
les miroirs, qui leur servent – dit-on – à la « scrutation ».
— La scrutation ? C’est quoi ?
— La capacité d’espionner les gens à distance, et aussi de prédire
l’avenir. Jusqu’alors, les Mouldheel se tenaient à l’écart des deux autres
clans. Or, j’ai appris récemment que quelqu’un ou quelque chose les pousse
à mettre de côté leur ancienne inimitié. C’est ce qu’il nous faut empêcher.
Car, si les trois clans s’unissaient – et pire encore les trois conventus –, je
n’ose imaginer quels maléfices ils répandraient sur le Comté ! Cela s’est
produit il y a une trentaine d’années, tu le sais, quand ils m’ont lancé une
malédiction.
— Je croyais que vous n’y prêtiez pas foi.
— Non, en effet. J’aime à penser qu’il s’agit d’une absurdité.
Néanmoins, j’ai été ébranlé. Par chance, les conventus se sont dissous avant
de causer trop de dommages au Comté. Or, il semble qu’aujourd’hui
s’annoncent des lendemains encore plus sinistres ; mon visiteur doit me le
confirmer. Préparons-nous physiquement et mentalement à une bataille sans
merci !
Mon maître s’abrita les yeux de sa main et observa la course du soleil.
— Bien, petit, conclut-il. Cette leçon a assez duré ; rentrons ! Tu
étudieras seul le reste de la matinée.
J’allai tout droit chez les Wilkinson, dont les terres jouxtaient celles de
Jack. Papa avait toujours préféré diversifier son cheptel, alors que nos
voisins n’élevaient que des bovins. Or, la première chose que je vis en
arrivant, ce fut un pré plein de moutons. C’était probablement le troupeau
de mon frère.
Je trouvai M. Wilkinson occupé à réparer une clôture. Il avait la tête
bandée. Dès qu’il m’aperçut, il bondit sur ses pieds et courut vers moi :
— Heureux de te voir, Tom ! Quel malheur, mon garçon ! J’aurais voulu
t’envoyer un mot. Je savais que tu étais quelque part dans le Nord, mais je
n’avais pas ton adresse. J’ai écrit à ton frère James pour le prier de venir au
plus vite ; la lettre est partie hier.
James, le deuxième fils de la famille, travaillait comme forgeron à
Ormskirk, dans le sud-ouest du Comté, un pays de landes et de marécages.
Même s’il recevait la lettre le lendemain, le voyage lui prendrait bien un
jour ou deux.
— Vous avez été témoin de ce qui est arrivé ? demandai-je.
M. Wilkinson désigna son bandage :
— Oui, et voilà ce que j’ai récolté ! Ça s’est passé peu après la tombée
de la nuit. J’ai aperçu les flammes et je suis accouru. J’ai d’abord été
soulagé de voir que c’était la grange qui brûlait, pas la maison. Mais, en
m’approchant, j’ai flairé une embrouille, à cause du nombre de gens qui se
trouvaient là. Étant le voisin le plus proche, je ne comprenais pas comment
ils avaient pu arriver avant moi. J’ai vite saisi qu’ils ne faisaient rien pour
sauver la grange. Ils sortaient des caisses de la maison et les chargeaient sur
une carriole. Tout à coup, j’ai été alerté par un bruit de bottes, derrière moi.
Avant d’avoir eu le temps de me retourner, j’avais pris un bon coup sur le
crâne. J’ai été soufflé comme une chandelle. Quand j’ai repris connaissance,
ils étaient partis. J’ai fouillé la maison ; je n’ai pas vu trace de Jack ni de sa
famille. Je suis désolé, Tom.
— Merci d’être intervenu, monsieur Wilkinson, dis-je. Ça me navre que
vous ayez été blessé. Mais avez-vous observé certains visages ? Sauriez-
vous les reconnaître ?
Il secoua négativement la tête :
— Je n’ai pas pu m’approcher suffisamment. J’ai toutefois repéré une
femme montée sur un cheval noir. Une sacrée belle bête, un pur-sang
comme ceux qu’on fait courir à Topley, à la foire du printemps. La cavalière
avait fière allure, elle aussi. De forte carrure, mais bien faite, avec une
épaisse chevelure noire. Elle se tenait à distance, sans se mêler à l’agitation
générale. Je l’ai entendue lancer des ordres, d’une voix pleine d’autorité.
Puis j’ai reçu ce coup sur la tête. Le lendemain, j’étais encore complètement
vaseux. J’ai tout de même envoyé mon fils aîné à Topley, pour qu’il
prévienne Ben Hindle, l’officier de police. Il a recruté une troupe de
villageois. Ils ont suivi les traces ; au bout de deux heures, ils ont trouvé une
carriole abandonnée, avec une roue brisée. Ils avaient emmené des chiens,
qui ont flairé la piste à travers champs, jusqu’à ce qu’elle s’arrête
brusquement ; à croire que ces salopards s’étaient évaporés. Ben a dit qu’il
n’avait jamais vu ça. Ils n’avaient plus qu’à rappeler la meute et faire demi-
tour. Quoi qu’il en soit, Tom, viens donc manger un morceau à la maison !
Tu es le bienvenu. Reste quelques jours avec nous, le temps que ton frère
James arrive.
Je refusai d’un signe de tête :
— Merci, monsieur Wilkinson, mais je dois rentrer au plus vite à
Chipenden pour prévenir mon maître. Lui, il saura quoi décider.
— Ne serait-ce pas mieux d’attendre James ?
J’hésitai, me demandant quel message laisser à mon frère. Je ne voulais
pas le pousser à prendre des risques en lui apprenant que nous allions nous
rendre à Pendle. D’un autre côté, je savais qu’il voudrait nous aider à sauver
Jack et sa famille. Et nous étions déjà si peu nombreux… Sa présence nous
serait bien utile.
— Désolé, je ne peux pas perdre de temps. Quand James sera là,
voulez-vous lui faire savoir que je suis parti à Pendle avec mon maître ? Je
suis pratiquement sûr que les coupables viennent de là. Qu’il aille au
presbytère de Downham. C’est au nord de la colline. Le curé, le père
Stocks, lui indiquera où nous trouver.
— Tu peux compter sur moi, Tom. Je souhaite de tout cœur que tu
récupères les tiens sains et saufs. Et je jetterai un œil sur la ferme de Jack.
Ses troupeaux et ses chiens sont en sécurité avec moi. Dis-le-lui, quand tu le
verras.
Je remerciai notre voisin et repris la route de Chipenden. Je me faisais
beaucoup de souci pour Jack, Ellie et Mary. Pour Alice aussi. Elle avait su
me persuader de la laisser partir seule. Mais j’avais senti sa peur. Et j’étais
certain que, quoi qu’elle ait prétendu, elle allait au-devant de graves
dangers.
Nos sacs étaient bouclés ; nous n’avions plus qu’à sortir de la maison et
fermer la porte derrière nous. Or, à ma consternation, l’Épouvanteur s’assit
sur un tabouret, tira de son sac la pierre à aiguiser et empoigna son bâton.
Lorsque la lame rétractable jaillit, il y eut un claquement sec, suivi d’un
exaspérant bruit de frottement : mon maître affûtait son arme.
Il me jeta un coup d’œil et soupira : il avait lu sur mon visage ma
nervosité et mon impatience.
— Je sais que tu brûles de te mettre en route, et je le comprends, dit-il.
Mais il faut se tenir prêt à toute éventualité. J’ai un mauvais pressentiment.
Si à n’importe quel moment je t’ordonne de partir en courant et d’aller
t’enfermer dans la chambre de ta mère, m’obéiras-tu ?
— Quoi ? Et je vous laisserai seul ?
— Exactement. Quelqu’un devra poursuivre notre tâche dans le Comté.
Je n’ai pas pour habitude de trop complimenter mes apprentis. Les louanges
leur montent à la tête, leur donnent un sentiment exagéré de leur valeur et
les incitent à se reposer sur leurs lauriers. Je dois pourtant te dire ceci : tu as
accompli les vœux de ta mère. Tu es le meilleur apprenti que j’aie jamais
eu. Je ne pourrai continuer ainsi très longtemps, tu seras donc mon dernier
apprenti. Encore une fois, si je te l’ordonne, tu quitteras Pendle sans une
question, sans un regard en arrière, et tu iras te réfugier dans cette pièce.
Est-ce clair ?
J’opinai de la tête en silence.
— Tu le feras ?
— Oui, dis-je. Je le ferai.
L’Épouvanteur parut enfin satisfait. La lame disparut dans le manche de
bois avec un cliquetis. Chargé de nos deux sacs et de mon propre bâton, je
suivis mon maître à l’extérieur et attendis qu’il ait verrouillé la porte
derrière nous. Il contempla un instant sa maison. Puis, se tournant vers moi,
il me sourit tristement :
— En route ! Nous avons assez tardé.
4
À l’est de Pendle
Une heure plus tard, nous nous dirigions vers la tour Malkin.
Le magistrat marchait en tête, chevauchant une grande jument rouanne.
Deux pas en arrière venait le prévôt, un individu à la mine sévère du nom de
Barnes, vêtu de noir, et monté sur un petit cheval gris. Tous deux étaient
armés. Le fourreau d’une épée battait le flanc de Roger Nowell, et le
policier portait un gourdin à la ceinture. Un fouet était accroché à sa selle.
Le père Stocks et moi partagions les sièges d’une charrette avec deux
baillis. Ils étaient assis en face de nous, muets, caressant leur matraque et
évitant notre regard. Il était clair qu’ils auraient préféré être ailleurs. Le
cocher était un des domestiques du juge Nowell, un certain Cobden. Il avait
salué le prêtre d’un vague grognement et m’avait complètement ignoré.
La chaussée était défoncée, cahoteuse, et j’avais hâte de voir le bout du
chemin. On aurait mieux fait de voyager à pied en coupant à travers
champs, me disais-je, plutôt que de suivre ces mauvaises routes. Mais,
personne ne m’ayant demandé mon avis, je gardai mes réflexions pour moi.
D’autant que l’inconfort de notre véhicule n’était que le cadet de mes
soucis.
Mon anxiété grandissait. Jack, Ellie et Mary avaient peut-être été
transférés dans une autre prison. Des idées plus noires encore me
harcelaient : et s’ils avaient été tués ? Leurs corps enterrés là où nous ne
pourrions jamais les retrouver ? Qu’avaient-ils fait de mal pour mériter ça ?
Une boule dans la gorge, je pensais à la petite Mary, qui n’était qu’une
enfant ; et au bébé qu’Ellie portait, le fils que Jack avait tant désiré. C’était
ma faute. Si je n’étais pas devenu l’apprenti de l’Épouvanteur, rien de tout
ça ne serait arrivé. Les Malkin et les Deane voulaient ma mort : cela avait
forcément à voir avec le métier qui allait être le mien.
Malgré la présence du juge Nowell et du prévôt, je doutais fort de nos
chances d’entrer dans la tour. Les Malkin pouvaient simplement refuser de
nous ouvrir. La porte était celle d’une forteresse, épaisse, bardée de fer. Je
me demandai si cela posait un problème aux sorcières – qui ne supportent
pas le contact du fer. Je me rappelai alors que les hommes du clan étaient là
pour la manœuvrer. Il y avait aussi des douves. Nowell paraissait compter
sur la peur de la loi et des conséquences qu’entraînerait une résistance. Mais
il ignorait qu’il s’attaquait à des sorcières ; il s’imaginait que la menace
d’une épée et de quelques matraques résoudrait la question.
Et puis, il y avait Mme Wurmalde. Tout en moi me criait : sorcière ! Or,
elle était la gouvernante du juge Nowell, le principal représentant de la loi à
Pendle, un homme qui, en dépit de tout ce qui se passait dans le pays, restait
convaincu que la sorcellerie n’existait pas ! Était-il lui-même ensorcelé ?
Cette femme usait-elle sur lui des pouvoirs de fascination et de séduction
que mon maître m’avait décrits ?
Il n’était pas question que j’en parle à Nowell, mais il fallait que je
mette le père Stocks et l’Épouvanteur au courant le plus tôt possible.
J’aurais voulu prévenir le prêtre avant notre départ pour la tour ;
malheureusement, je n’en avais pas eu l’opportunité.
Tandis que je tournais ces réflexions dans ma tête, nous entamions la
traversée du village de Goldshaw Booth. La rue principale était déserte,
mais des rideaux s’écartaient à notre passage. La nouvelle de notre arrivée
était déjà parvenue à la tour Malkin, j’en étais sûr. Nous étions attendus.
Nous entrâmes dans le bois des Corbeaux, et j’aperçus la tour, au loin.
Bâtie dans une clairière, sur une légère élévation de terrain, elle dominait le
bois, sombre et formidable. C’était une construction ovale, conçue pour
résister à l’assaut d’une armée. Sa base occupait au moins deux fois la
surface de la maison de Chipenden. Elle était trois fois plus haute que les
arbres alentour, garnie de créneaux à son sommet. Cela signifiait qu’un
escalier intérieur menait jusque-là. D’étroites meurtrières s’ouvraient dans
la muraille, où des archers pouvaient s’embusquer.
Quand nous arrivâmes dans la clairière, je vis que le pont-levis était
relevé et que les douves étaient larges et profondes. Dès que la charrette se
fut arrêtée, je sautai à terre, content de me dégourdir les jambes. Le père
Stocks et les deux baillis m’imitèrent.
Nous restions là, alignés, regardant la tour. Rien ne se passa.
Au bout d’une minute, Nowell lâcha un soupir d’impatience. Il poussa
sa jument jusqu’au bord des douves et lança d’une voix forte :
— Au nom de la loi, ouvrez !
Dans le silence qui suivit, on n’entendait que le souffle des chevaux.
Puis une voix de femme nous parvint, depuis l’une des meurtrières :
— Patientez, le temps que nous abaissions le pont-levis !
Il y eut aussitôt un grincement accompagné d’un bruit de métal ;
lentement, le pont s’ébranla. J’observai sa descente. Des chaînes, attachées
à l’extrémité de la lourde passerelle de bois, glissaient à travers des
encoches, dans la pierre. Je supposai qu’elles s’enroulaient à l’intérieur sur
une poulie, qui devait être manœuvrée par plusieurs personnes. À mesure
que le pont s’abaissait, je découvrais la formidable porte qu’il cachait
auparavant. Elle était sûrement aussi solide que les épaisses murailles.
Abattre ces redoutables défenses paraissait impossible.
Enfin, le pont fut en place, et nous attendîmes. Je me sentais de plus en
plus nerveux. Combien la forteresse abritait-elle de sorcières, avec leurs
hommes et leurs alliés ? Nous n’étions que sept. Si nous pénétrions à
l’intérieur, il leur serait facile de refermer le battant derrière nous ; nous
resterions prisonniers, coupés du monde.
Mais rien ne se passait, aucun bruit ne nous parvenait de la tour. Nowell
fit signe à Barnes de le rejoindre au bord des douves et lui donna des
instructions. Le prévôt mit pied à terre et franchit le pont. Arrivé devant la
porte, il frappa du poing sur le métal, qui résonna sourdement. Une nuée de
corbeaux s’envola avec des croassements affolés.
Personne ne réagissant, le policier frappa de nouveau. Je distinguai
alors, derrière les créneaux, une silhouette en noir qui se penchait. Un flot
de liquide brunâtre tomba sur la tête de l’infortuné Barnes, qui bondit en
arrière en poussant un juron. Un gloussement retentit en haut de la tour,
assorti de huées et de ricanements.
Le policier revint vers son cheval en s’essuyant le visage. Il avait les
cheveux trempés, et sa veste de cuir était constellée de taches sombres. Il se
remit en selle et revint vers nous en compagnie du juge. Ils discutaient avec
animation, mais je ne saisissais pas le moindre mot. Ils s’arrêtèrent face à
nous, et une bouffée d’air m’apprit ce que le policier avait reçu sur la tête :
le contenu d’un pot de chambre. Ça empestait !
Nowell, rouge de fureur, annonça au prêtre :
— Je me rends à Colne immédiatement, mon père. Ceux qui défient la
loi et insultent ses représentants méritent de sévères représailles. Je connais
le commandant de la garnison, là-bas. C’est à présent aux soldats
d’intervenir.
Il talonna son cheval, puis fit volte-face et nous lança :
— Je serai de retour aussitôt que possible avec la troupe. En attendant,
mon père, veuillez dire à Mme Wurmalde que vous êtes mes hôtes, ce soir.
Vous et le garçon.
Il s’éloigna au grand galop, tandis que nous remontions dans la
charrette. Je n’avais aucune envie de dormir à Read Hall, sachant qu’une
sorcière hantait la maison.
J’avais le cœur lourd à l’idée de laisser Jack et les siens passer une nuit
de plus en captivité dans cet endroit sinistre. Et je n’espérais pas que
l’arrivée d’une armée de soldats résolve le problème. Ça ne rendrait pas les
murailles et la porte moins épaisses…
Nous reprîmes le chemin du manoir. Le prévôt chevauchait un peu en
avant de nous ; seuls les deux hommes qui partageaient notre charrette
échangèrent quelques mots.
— Barnes tire une drôle de tête, fit remarquer l’un avec un sourire
moqueur.
— Tant qu’il reste dans le bon sens du vent, grommela l’autre, il peut
bien tirer la tête qu’il veut…
Lorsque nous traversâmes de nouveau Goldshaw Booth, la rue
principale était un peu plus animée. Des gens allaient à leurs affaires,
d’autres flânaient. Certains nous regardaient passer depuis le seuil de leur
porte. Quelques cris d’oiseaux et dès sifflets s’élevèrent ; une pomme
pourrie, lancée d’on ne savait où, manqua de peu la tête du prévôt. Il fit
virer brutalement son cheval en décrochant son fouet, mais le coupable
demeura invisible. Nous continuâmes sous les huées, et retrouvâmes la
route de campagne avec soulagement.
En arrivant devant le portail de Read Hall, Barnes lâcha ses premières
paroles depuis que nous avions quitté la tour :
— Eh bien, père, je vous souhaite une bonne nuit. Nous vous
retrouverons demain à l’aube, ici même pour retourner à la tour.
Le père Stocks et moi descendîmes de la charrette. Nous franchîmes la
grille en prenant soin de la refermer derrière nous et nous suivîmes l’allée,
tandis que le prévôt s’éloignait.
Cobden continua dans la même direction, ramenant probablement les
deux baillis à la ville avant de rentrer au manoir. C’était le moment ou
jamais.
— Père, dis-je, il faut que je vous parle de Mme Wurmalde.
— Oh, ne te laisse pas influencer par les apparences, Tom ! Son
arrogance n’est due qu’à une conscience exacerbée de sa position. Si elle t’a
regardé de haut, c’est son problème, pas le tien. Au fond, c’est une brave
femme. Personne n’est parfait.
— Non ! m’exclamai-je. C’est bien pire que ça ! Elle appartient à
l’obscur ! C’est une sorcière, une pernicieuse !
Le prêtre s’arrêta et me fixa d’un air sévère :
— Tu es sûr de ce que tu dis, Tom ? Une pernicieuse ou une faussement
accusée ?
— Quand elle m’a observé, il y a eu ce froid… C’est ce que je ressens
parfois, à l’approche d’une créature de l’obscur.
— Parfois, ou chaque fois, Tom ? L’as-tu senti en présence de la jeune
Mab Mouldheel ? Et si oui, pourquoi l’as-tu suivie ?
— La plupart du temps, le froid accompagne l’apparition des morts ou
les manifestations de l’obscur, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Mais,
lorsque c’est aussi fort, comme avec Mme Wurmalde, il n’y a aucun doute.
Ce n’est pas un effet de mon imagination. Elle m’a reniflé, elle sait qui je
suis.
— Peut-être est-elle seulement un peu enrhumée, reprit le père Stocks.
N’oublie pas que je suis, comme toi, le septième fils d’un septième fils. Je
connais cette sensation de froid. Or, je ne l’ai jamais éprouvée devant Mme
Wurmalde.
Je ne sus que répliquer. Pourtant, ce froid avertisseur, je ne l’avais pas
imaginé ; ni le reniflement.
Le père Stocks poursuivit :
— Tout cela ne constitue pas une preuve, Tom, nous sommes bien
d’accord ? Cependant, nous serons prudents.
— Mme Wurmalde sait que je sais qu’elle est une sorcière, repris-je. La
nuit est douce. J’aimerais mieux dormir à la belle étoile. Je me sentirai
beaucoup plus en sécurité.
— Non, Tom. Nous dormirons au manoir. Ce sera plus sage. En
supposant que tu aies raison, Mme Wurmalde vit ici depuis des années,
dans le confort et l’honorabilité. Elle ne trouverait pas une meilleure place
ailleurs. Elle ne prendra pas le risque de la perdre. Je suis persuadé que nous
ne risquons rien. Qu’en penses-tu ?
J’acquiesçai sans conviction, et le prêtre me tapota l’épaule d’un geste
encourageant. Nous allâmes frapper, pour la seconde fois ce jour-là, à la
porte latérale. La même servante vint nous ouvrir. À mon grand
soulagement, nous n’eûmes pas à rencontrer de nouveau Mme Wurmalde.
La servante, ayant appris que nous étions envoyés par le juge Nowell, alla
en informer la gouvernante. Elle revint bientôt et nous conduisit à la
cuisine, où on nous servit un souper léger, composé – pour changer ! – de
mouton froid. Dès que nous fûmes seuls, le père Stocks récita un rapide
bénédicité et attaqua son assiette avec appétit. Je jetai un coup d’œil à la
mienne et la repoussai ; mais ce n’était pas par dégoût.
Le père Stocks me sourit par-dessus la table. Il avait compris que je
jeûnais pour mieux résister à l’obscur.
— Mange donc, Tom ! me lança-t-il. Il ne se passera rien cette nuit, je te
le promets. Nous affronterons l’obscur bien assez tôt ! Mais pas dans la
maison du juge Nowell. Sorcière ou pas, Mme Wurmalde sera obligée de
garder ses distances.
— Je préfère prendre mes précautions, mon père, dis-je.
— Fais comme tu veux. Mais nous aurons besoin de toutes nos forces,
demain matin. Ce sera une dure journée…
Il n’était pas utile de me le rappeler. Néanmoins, je refusai de manger.
Quand la servante revint, elle jeta un regard offusqué à mon assiette
intacte, puis, sans prendre le temps de débarrasser la table, nous invita à
monter dans nos chambres.
Elles étaient contiguës, situées dans l’aile est de la maison, au dernier
étage, et donnaient sur le grand portail. Dans la mienne, un miroir était
accroché au-dessus du lit. Je m’empressai de le retourner contre le mur. Au
moins, aucune sorcière ne pourrait m’espionner. Après quoi, je soulevai la
fenêtre à guillotine et passai la tête au-dehors, inspirant à grandes bouffées
l’air frais de la nuit. J’étais fermement déterminé à ne pas dormir.
L’obscurité fut bientôt totale. Une chouette hulula au loin. La journée
avait été longue, et il m’était de plus en plus difficile de rester éveillé. C’est
alors que je perçus des bruits : le claquement d’un fouet, des sabots
martelant les pavés. Cela venait de l’arrière de la maison. À ma totale
surprise, un carrosse tiré par quatre chevaux surgit au coin et descendit
l’allée menant au portail. Et quel carrosse ! De ma vie je n’en avais vu de
semblable !
Il était noir comme l’ébène, et si luisant que la lune et les étoiles s’y
reflétaient. Les chevaux aussi étaient noirs, la tête ornée de plumets noirs.
Le cocher fit de nouveau claquer son fouet. Je n’en étais pas certain, mais je
crus reconnaître Cobden, l’homme qui avait conduit notre charrette jusqu’à
la tour Malkin. Il me sembla aussi que le portail s’ouvrait de lui-même et se
refermait après le passage du véhicule. Mais, encore une fois, à cette
distance, je ne pouvais en être certain.
Qui ce carrosse transportait-il ? Des rideaux noirs étant tirés derrière les
vitres, il était impossible d’en juger. Mais cet équipage était digne d’un
personnage royal. Mme Wurmalde était-elle à l’intérieur ? Si c’était le cas,
où allait-elle ? Et pour quoi faire ? J’étais maintenant tout à fait réveillé.
J’étais sûr qu’elle rentrerait avant l’aube.
9
Des traces de pas
Je restai à mon poste une demi-heure sans qu’il se passât rien. La lune
descendait lentement vers l’ouest. Il y eut une brève mais violente averse,
qui laissa de larges flaques dans l’allée. Puis les nuages s’éloignèrent, et le
clair de lune baigna de nouveau toutes choses de sa lumière blafarde.
Quinze autres minutes s’écoulèrent. Je devais lutter pour ne pas
m’assoupir ; mes paupières se fermaient toutes seules, ma tête ballottait.
Soudain, le cri d’une chouette me fit sursauter. J’entendis alors, au loin, une
galopade et un roulement de voiture.
Le carrosse se dirigea droit vers le portail. À l’instant où les chevaux
semblaient sur le point de s’y écraser, il tourna de lui-même. Je le vis
clairement, cette fois. L’attelage fonça vers la maison. Le cocher fit claquer
son fouet comme si sa vie en dépendait. Il ne retint ses bêtes qu’à
l’embranchement qui les amènerait derrière le manoir.
C’était le moment de savoir si Mme Wurmalde était la passagère.
J’avais la certitude que j’allais découvrir quelque chose d’essentiel. L’une
des chambres donnant sur l’arrière m’offrirait un excellent poste
d’observation. À part le prêtre et moi, il n’y avait personne d’autre à l’étage.
Du moins, je l’espérais.
Je sortis cependant avec mille précautions. Je tendis l’oreille. Seuls les
puissants ronflements du père Stocks s’élevaient dans la chambre voisine.
Traversant le corridor, j’ouvris la première porte et me glissai dans la pièce,
le plus silencieusement possible. Elle était vide, et un mince rayon de lune
passait entre les rideaux. Je me dirigeai vers la croisée et, dissimulé dans
l’ombre du rideau, je jetai un regard à l’extérieur. J’arrivais juste à temps.
La fenêtre donnait sur une cour au sol couvert de gravier, où scintillaient
des flaques d’eau. Le carrosse s’était arrêté le long d’un chemin pavé, qui
conduisait à une entrée, à ma droite. Le cocher sauta de son siège. C’était
bien Cobden. Il ouvrit la portière du véhicule, puis recula en s’inclinant.
Mme Wurmalde descendit avec précaution comme si elle craignait de
manquer une marche. Puis elle traversa la cour à pas lents, avant de
rejoindre l’allée pavée. L’ourlet de son énorme jupe en forme de cloche
balayait le sol. Elle tenait la tête droite, l’air toujours aussi impérial. Cobden
se précipita pour pousser la porte devant elle, avec une profonde courbette.
Une servante attendait ; elle accueillit la gouvernante d’une révérence.
Cobden retourna au carrosse et l’emmena hors de ma vue, vers les écuries.
J’allais quitter mon poste d’observation quand je remarquai un détail
qui me glaça les sangs. Malgré la récente averse, le passage pavé, abrité,
était resté sec. Les pas de Mme Wurmalde y avaient imprimé leurs
empreintes, à côté de celles du cocher.
Je les fixais, osant à peine en croire mes yeux. Les traces de souliers
pointus allaient jusqu’à la porte. Et, entre elles, il y en avait d’autres : des
pattes à trois orteils, comme celles d’une bête qui marcherait sur deux
pieds… Et, dans un sursaut d’horreur, je compris.
Où la gouvernante était allée, je l’ignorais. En tout cas, elle n’était pas
revenue seule. Voilà à quoi lui servait une jupe aussi volumineuse ! Tibb
était dissimulé dessous. Maintenant, il était au manoir.
Pris de panique, me rappelant l’horrible visage qui m’était apparu dans
un des miroirs de la cave, je courus vers ma chambre. Pourquoi l’avait-elle
amené ici avec tant de hâte ? Était-ce à cause de ma présence ?
Je devinai alors la raison de tout cela. Tibb était un voyant. Qu’il puisse
ou non prédire le futur, il voyait certainement à distance mieux que
n’importe quelle sorcière. Et il savait où se trouvaient les clés des malles :
autour de mon cou ! Mme Wurmalde ne pouvait s’attaquer à moi tant que
j’étais l’hôte du juge Nowell. Tibb, si !
Je devais ficher le camp d’ici, et vite ! Mais pas question de partir sans
réveiller le père Stocks et l’avertir du danger. J’allai directement à sa
chambre et toquai doucement. Il ronflait toujours. J’entrai. Les rideaux
étaient tirés, mais la chandelle brûlait encore.
Le père Stocks était allongé sur le dos ; il n’avait pas pris la peine de se
déshabiller, ni de se glisser sous le drap. Je m’approchai du lit. Il dormait,
bouche ouverte, ses lèvres vibrant à chaque ronflement. Je le pris par
l’épaule et le secouai. Il ne réagit pas. Je le secouai un peu plus fort, puis
me penchai et lui chuchotai à l’oreille :
— Père Stocks !
Je l’appelai une seconde fois, en élevant la voix.
Il ne répondit pas. Son visage me parut rouge. Je posai la main sur son
front et le trouvai très chaud. Était-il malade ?
L’explication me frappa soudain, comme un coup de poing dans
l’estomac. Je n’avais rien mangé, le soir ; le père Stocks, lui, avait dévoré le
contenu de son assiette ! Les sorcières de Pendle étaient expertes dans l’art
des poisons. Une pincée de champignon vénéneux avait pu être répandue
sur la viande.
Mais Mme Wurmalde n’aurait pas pris le risque de tuer le prêtre sous
son toit ! Elle l’avait juste plongé dans un profond sommeil pour laisser à
Tibb le temps de s’emparer de mes clés.
Pourtant… N’aurait-elle pu le faire elle-même sans grande difficulté ?
Puis je compris : la servante avait dû lui dire que je n’avais pas touché à
mon dîner. Elle avait donc eu recours à son affreux aide. Lui, il saurait me
prendre les clés, que je dorme ou pas !
La pièce tourna autour de moi. Le cœur battant à tout rompre, je bondis
vers la porte et m’élançai vers l’escalier. Je n’avais plus qu’une idée en
tête : quitter le manoir et retourner à Downham pour prévenir
l’Épouvanteur. Quel pouvait bien être le rôle de Mme Wurmalde dans les
conventus de Pendle ? Quelle part prenait-elle à leurs sinistres activités ?
Je me retrouvai dans le sombre vestibule de l’entrée principale. Par où
sortir ? La grande porte ouvrait sur la cour, devant la maison. Traverser cet
espace découvert était trop risqué. Le salon ? Le bureau ? Ils avaient des
fenêtres donnant sur le côté. Mais Tibb pouvait être n’importe où, et je
n’avais pas davantage envie de croiser la gouvernante. Restait la cuisine ;
personne ne serait aux fourneaux à cette heure de la nuit. De là, je pourrais
sortir par l’allée latérale, me dissimuler dans les buissons et filer.
Je suivis l’étroit couloir menant à la cuisine, poussai la porte et entrai. Je
compris aussitôt mon erreur. Éclairée par un rayon de lune, Mme Wurmalde
était debout près de la table. À croire qu’elle m’attendait, prévoyant par où
j’allais m’échapper. Tibb l’en avait-il informée ?
Détournant les yeux, je balayai la pièce du regard. Elle était sombre,
remplie de coins obscurs. Je ne vis pas trace de Tibb, mais sa petite taille lui
permettait de se cacher n’importe où, sous la table, dans un placard, sous les
jupes de la gouvernante…
D’un ton aussi tranchant qu’un rasoir, elle me lança :
— Si tu avais mangé, tu n’aurais pas faim maintenant.
Je la dévisageai sans répondre. J’étais tendu, prêt à bondir. Mais je
sentais que Tibb n’était pas loin.
— C’est pour cela que tu viens fouiner dans ma cuisine à cette heure de
la nuit, n’est-ce pas ? reprit-elle. Ou comptais-tu t’en aller sans même un
mot de remerciement pour l’hospitalité reçue ?
Je perçus alors dans sa voix quelque chose que je n’avais pas encore
remarqué : une légère trace d’accent étranger. Cette découverte me causa un
choc : maman avait le même.
— Si j’avais mangé, rétorquai-je, je serais dans le même état que le père
Stocks. Je me passe de ce genre d’hospitalité.
— Eh bien, petit, tu ne mâches pas tes mots. Je vais donc être aussi
directe que toi. Nous avons les malles, et nous avons besoin des clés.
Pourquoi ne pas me les remettre tout de suite ? Tu t’éviteras bon nombre de
douleurs et de tracas.
— Les clés m’appartiennent, ainsi que les malles.
— Bien sûr. C’est pourquoi nous sommes prêts à te les acheter.
— Elles ne sont pas à vendre.
— Oh que si, elles le sont ! Surtout quand tu connaîtras le prix que nous
en offrons ! En échange des malles et des clés, nous t’accordons la vie de ta
famille. Sinon…
J’ouvris la bouche pour parler, mais aucun mot n’en sortit. J’étais
estomaqué.
— Voilà qui te donne à réfléchir, fit-elle, une expression de triomphe sur
le visage.
Comment pouvais-je résister plus longtemps, si mon refus signait la
condamnation à mort de Jack, d’Ellie et de Mary ? Pourtant, malgré la peine
qui me déchirait le cœur, j’avais une bonne raison de rejeter cette
proposition. Ces malles devaient avoir une grande importance pour les
sorcières. Sans doute ce qu’elles contenaient – un savoir d’un genre
particulier, peut-être – augmenterait la puissance de l’obscur. Comme me
l’avait répété M. Gregory, il y avait en jeu ici bien plus que la vie des
miens. Il me fallait gagner du temps. Du temps pour parler à mon maître.
D’autant que quelque chose m’étonnait. Les sorcières sont vigoureuses.
Pourquoi Wurmalde ne me prenait-elle donc pas les clés de force ?
— J’exige un délai, dis-je. Je ne peux pas me décider comme ça.
— Je t’accorde une heure, pas une minute de plus. Retourne dans ta
chambre et réfléchis. Puis reviens ici avec la réponse.
— Ce n’est pas assez, protestai-je. Il me faut une journée. Un jour et
une nuit.
Mme Wurmalde fronça les sourcils, et une lueur de colère flamba dans
ses yeux. Elle avança vers moi, faisant bruire sa robe de soie, tandis que ses
souliers pointus claquaient sur le carrelage :
— Le temps est un luxe que tu ne peux te permettre, siffla-t-elle. N’as-
tu donc pas une once d’imagination, petit ?
Je déglutis, la bouche sèche.
— Laisse-moi te décrire le tableau : imagine un cachot noir, lugubre,
grouillant de vermine et infesté de rats. Imagine un puits empli
d’ossements, restes de captifs morts sous la torture, dont la pestilence est
une injure au ciel. La lumière du dehors n’y pénètre jamais ; une seule
chandelle est autorisée chaque jour, quelques heures de clarté tremblotante
pour illuminer l’horreur. Ton frère Jack est lié à un pilier. Il divague et
délire, le regard fou, le visage émacié, l’esprit en enfer. C’est nous qui
l’avons mis là, mais c’est toi qui es à blâmer. Oui, c’est ta faute, s’il souffre
ainsi.
— Comment cela peut-il être ma faute ? m’insurgeai-je.
— Parce que tu es le fils de ta mère, son héritier, et que tu dois
continuer sa tâche.
Ces mots me piquèrent au vif :
— Qu’est-ce que vous savez de ma mère ?
— Nous sommes de vieilles ennemies, cracha-t-elle. Nous venons du
même pays – elle, des régions barbares du Nord, moi du climat raffiné du
Sud. Nous nous connaissons bien. Nous avons lutté l’une contre l’autre à
maintes reprises, autrefois. Mais je tiens ma revanche ; je vais la vaincre,
malgré tout son pouvoir. Même repartie chez elle, elle exerce encore sa
force contre nous. Nous ne pouvions pas pénétrer dans la chambre où les
malles étaient enfermées. Elle nous était interdite. Nous avons battu ton
frère au sang. Le bougre est têtu, il a résisté. Nous avons alors menacé de
frapper sa femme et son enfant. Il a enfin cédé, et il est entré. Il avait fait
forger en secret une copie de ta clé, à l’époque où il en avait la garde. La
pièce n’a pas été tendre avec lui. Peut-être parce qu’il t’a trahi. Il était
jaloux de ton héritage, figure-toi. Dès que les malles ont été en notre
possession, il s’est mis à rouler des yeux de dément et à déraisonner.
Depuis, son corps gît, enchaîné, mais son esprit doit errer dans quelque lieu
effroyable. Vois-tu la scène à présent ? Les choses sont-elles claires ?
Avant que j’aie pu réagir, Mme Wurmalde poursuivit :
— Son épouse fait ce qu’elle peut, lui baignant le front, tentant
d’apaiser son délire avec de douces paroles. C’est bien dur pour elle, car
elle a sa lourde part de chagrin. Il lui est déjà assez pénible de voir sa petite
fille dépérir sous ses yeux, de l’entendre hurler de terreur quand la
chandelle s’éteint. Le pire, c’est qu’elle a perdu son bébé, le fils et l’héritier
que ton frère désirait tant. Je doute que la pauvre femme puisse en supporter
davantage. Et, s’il est encore nécessaire de t’émouvoir, j’ajouterai ceci : il y
a une sorcière appelée Grimalkin, une meurtrière, une créature cruelle, que
les Malkin envoient parfois contre leurs ennemis. Elle est habile au
maniement des armes, en particulier les longues épées. Elle aime tuer,
mutiler. Et elle a un autre talent, qui satisfait son esprit sadique : elle prend
plaisir à torturer. Elle raffole du clic, clic de ses ciseaux. Dois-je placer ta
famille entre ses mains ? Il suffit d’un mot ! Alors, réfléchis bien, petit !
Laisseras-tu les tiens endurer de tels tourments ne serait-ce qu’une heure de
plus – sans parler de la journée et de la nuit que tu as exigées ?
Mon cerveau bouillonnait. Je me rappelai le dessin de ciseaux gravé
dans le tronc du chêne, tel un sinistre avertissement. Ce que Wurmalde
décrivait était épouvantable, et il me fallut faire appel à toute mon énergie
pour ne pas arracher les clés de mon cou, les lui remettre, et que tout soit
fini. Au lieu de cela, j’inspirai profondément et m’efforçai d’effacer de mon
esprit les images qu’elle venait d’évoquer. J’avais beaucoup changé, depuis
les premiers temps de mon apprentissage. À Priestown, j’avais affronté une
créature maléfique, le Fléau, et rejeté sa demande de liberté. À Anglezarke,
j’avais tenu tête à Golgoth, un des Anciens Dieux, et, bien que persuadé d’y
sacrifier ma vie et le salut de mon âme, j’avais refusé de le faire sortir du
pentacle où il était enfermé. Cette fois, cependant, c’était différent. Ma
propre famille était menacée, et la description de ce qu’elle endurait me
serrait la gorge et me mettait les larmes aux yeux.
Malgré cela, je résistai. Mon maître m’avait enseigné que j’étais au
service du Comté et je me devais d’abord à ses habitants. À tous ses
habitants, pas seulement à ceux qui m’étaient chers.
— Une journée et une nuit ! insistai-je d’une voix aussi ferme que
possible. Accordez-moi ce délai ou la réponse est non.
Mme Wurmalde siffla comme un chat en colère :
— Tu cherches à gagner du temps, hein ? Ne te mens pas à toi-même !
Les murs de la tour Malkin sont solides. Tu te fais des illusions si tu
comptes sur une poignée de soldats. Leur sang tournera en eau et leurs
genoux flageoleront de terreur. Pendle les avalera vivants, et on oubliera
jusqu’à leur existence.
Elle me toisait, tête haute, arrogante, irradiant la mauvaiseté par tous les
pores, et sûre de son pouvoir. Je n’avais aucune arme sous la main ; mais
j’en trouverais à Downham, à quelques milles au nord. Que ressentirait
Mme Wurmalde avec une chaîne d’argent bien serrée autour du corps et lui
écrasant les lèvres sur les dents ? Si je m’échappais d’ici, c’est ce qu’elle
subirait bientôt. Pour l’instant, hélas, j’étais à sa merci. Les sorcières sont
robustes, et celle-ci me paraissait capable de se saisir de moi et de
m’arracher les clés. Une fois de plus, je m’étonnai qu’elle ne le fasse pas.
Préférait-elle laisser le sale boulot à Tibb ? Craignait-elle de nuire à sa
position sociale et à sa réputation, comme l’avait suggéré le père Stocks ?
Possible. Mais s’il y avait une autre explication ? Si elle ne pouvait pas
m’enlever les clés de force ? Peut-être devais-je les lui donner de mon plein
gré, ou en échange de quelque chose d’autre ? Peut-être maman le lui
interdisait-elle, créant une barrière de pouvoir à distance ? C’était un espoir
bien mince ; je m’y accrochai cependant avec la dernière énergie.
— Une journée et une nuit, répétai-je.
— Eh bien, soit ! aboya-t-elle. Pendant que tu tergiverses, pense aux
souffrances des tiens ! Mais tu ne quitteras pas cette maison. Retourne dans
ta chambre. Tu y resteras jusqu’au moment où tu devras me remettre les
clés.
— Si je ne vais pas à la tour Malkin, le juge Nowell se demandera ce
qui m’est arrivé…
Elle eut un sourire venimeux :
— Je lui ferai porter un mot, disant que le père Stocks et toi êtes
fiévreux. Maître Nowell sera trop occupé, demain, pour s’inquiéter de votre
absence. Vous serez le cadet de ses soucis. Non, tu demeureras ici. Tenter de
t’en aller sans permission serait fort imprudent : cette maison est gardée par
une créature que tu ne souhaites certainement pas rencontrer. Tu n’en
sortirais pas vivant.
Un son monta alors du fond de la maison. Le carillon d’une horloge, qui
résonna longuement. Douze coups. Il était minuit.
— Avant cette heure, la nuit prochaine, tu devras t’être décidé, m’avertit
Mme Wurmalde. Si tu ne me donnes pas de réponse ou si tu prends le
mauvais parti, ta famille mourra. À toi de choisir !
10
Tibb
À vol d’oiseau, il n’y a guère que cinq ou six milles entre Read Hall et
Downham, mais le terrain accidenté m’obligeait à des détours. Je devais
pourtant faire l’aller et retour avant la nuit et ne pouvais ralentir ma course.
Mieux valait couvrir la première moitié du chemin aussi vite que possible
pour revenir à une allure plus modérée, compte tenu de la fatigue qui me
plomberait les jambes.
Au bout de deux milles environ, je pris un pas de marche rapide. Puis,
estimant que j’avais parcouru la moitié du trajet, je m’accordai cinq minutes
de pause et j’étanchai ma soif à l’eau vive d’un ruisseau. Après cela, j’eus
du mal à garder le rythme. Si le jeûne permet sans nul doute d’affronter
l’obscur, ce n’est pas l’idéal pour la forme physique, et je n’avais rien avalé
depuis le précédent petit déjeuner. Je me sentais faible, la tête me tournait.
Serrant les dents, fixant ma pensée sur le malheureux père Stocks, je
m’obligeai à courir encore un mille avant de reprendre la marche. Je
remerciai le ciel de s’être couvert de nuages, qui me protégeaient de
l’ardeur du soleil.
J’espérais toujours rencontrer Alice et l’Épouvanteur, mais ne voyais
personne. Malgré tous mes efforts, je n’atteignis les faubourgs de Downham
qu’au milieu de l’après-midi, et la perspective de devoir refaire le chemin
en sens inverse me décourageait d’avance.
À ma grande déception, quand j’arrivai au presbytère, mon maître n’y
était pas.
11
Voleur et assassin
Lorsque nous arrivâmes près de la tour, Nowell n’était pas seul. Cinq
soldats à cheval l’entouraient, vêtus de l’uniforme rouge du Comté, qui les
rendait visibles bien avant qu’on ait atteint la clairière. Tandis que la
charrette approchait en cahotant, l’un d’eux mit pied à terre et contourna le
bâtiment. Il examinait les murs de pierre avec une curieuse fascination.
Cobden tira sur les rênes, et la voiture s’arrêta.
Nowell désigna à Barnes un homme corpulent, à la figure cramoisie
barrée d’une moustache noire :
— Voici le capitaine Horrocks.
— Bonjour, monsieur le prévôt, dit le capitaine.
Puis, me dévisageant, il demanda :
— Alors, voilà le garçon dont Maître Nowell m’a parlé ?
— C’est lui, répondit Barnes. Et il y en a d’autres dans son genre, à
l’intérieur de cette tour.
— Pas de souci ! répliqua le capitaine. Nous aurons bientôt ouvert une
brèche dans ce mur. Le canon va arriver d’un moment à l’autre. C’est le
plus gros du Comté, le travail sera vite fait. Ces canailles paieront pour
leurs crimes.
Sur ce, il fit volter son cheval et entama, à la tête de ses hommes, un
parcours de reconnaissance autour du repaire des Malkin. Barnes et le juge
les suivirent.
Les heures suivantes s’écoulèrent avec lenteur. Je me sentais nauséeux
et bien près de sombrer dans le désespoir. J’avais échoué ; je ne délivrerais
pas les miens ; s’ils n’étaient pas déjà morts dans un cul-de-basse-fosse, ils
allaient être torturés par ma faute. Je n’attendais plus qu’Alice vienne me
secourir, à présent. Je serais emmené à Caster avec les habitants de la tour
qui auraient survécu au bombardement. Et je ne pouvais compter sur un
procès équitable.
En fin de matinée, le lourd canon apparut, tiré par six puissants chevaux
de trait. C’était un long cylindre, sur un affût équipé de deux grosses roues
cerclées de fer.
La bouche à feu fut mise en position, non loin de notre charrette. Les
soldats dételèrent les chevaux pour les conduire à l’abri d’un bouquet
d’arbres. Puis ils s’employèrent à régler la hauteur de la gueule du canon,
grâce à un système de leviers et de roues dentelées, jusqu’à ce qu’elle
pointe directement sur la tour.
Barnes nous rejoignit au petit trot et ordonna à Cobden :
— Fais descendre le gamin et éloigne les chevaux. Le capitaine dit que
le bruit du canon les rendrait fous de terreur.
Les deux baillis m’extirpèrent de la charrette et me déposèrent sur
l’herbe, tandis que Cobden, tirant les bêtes par la bride, conduisait l’attelage
vers le petit bois.
Un autre véhicule se présenta alors, chargé de boulets, de deux grands
tonneaux d’eau et de sacs de toile emplis de poudre. Les canonniers, à
l’exception de leur sergent, tombèrent leurs vestes rouges, roulèrent leurs
manches et se mirent à décharger la charrette, empilant les munitions en
pyramides de chaque côté du canon. Quand le premier tonneau d’eau fut
descendu, l’un des baillis lâcha en riant :
— On aura de quoi boire, hein, petit !
Un canonnier le toisa d’un air méprisant :
— Ça sert à refroidir le canon. C’est une pièce de dix-huit, et, sans eau,
la chaleur la ferait exploser. Vaudrait mieux pas que ça arrive, hein, surtout
si vous restez à côté !
Le bailli échangea un regard inquiet avec son compère.
Le déchargement effectué, cette charrette-là fut emmenée elle aussi sous
le couvert des arbres. Peu après, le capitaine Horrocks et Nowell revinrent
de leur inspection. Lançant son cheval au petit galop, Horrocks vociféra ses
ordres :
— Sergent, tenez-vous prêt ! Feu à volonté ! Et que chaque coup porte !
Nous aurons bientôt affaire à un ennemi autrement redoutable…
Le juge et le capitaine s’éloignèrent. Le bailli, que la précédente mise en
garde du canonnier avait échaudé, ne put s’empêcher de s’enquérir :
— Un ennemi redoutable ? Qu’est-ce qu’il veut dire par là ?
— Ce n’est pas votre problème, fanfaronna le sergent. Mais, si vous
voulez le savoir, il y a des rumeurs d’invasion, au sud du Comté. Ce siège
gagné d’avance n’est rien à côté des batailles qui nous attendent. Mais pas
un mot à qui que ce soit, sinon, je vous coupe la langue et la jette en pâture
aux corbeaux !
Se tournant vers ses hommes, le sergent cria :
— On y va, les gars ! Montrez au capitaine ce que vous savez faire !
L’un des hommes se saisit d’un des sacs de toile et le fourra dans la
bouche du canon ; un autre le poussa au fond du tube à l’aide d’une longue
perche. Un troisième introduisit un boulet. C’était prêt.
Le sergent s’adressa à celui des baillis qui était resté silencieux :
— Vous avez déjà entendu tirer un engin comme celui-là ?
L’homme fit non de la tête.
— Eh bien, ça produit un fracas à vous exploser les tympans ! Si j’étais
vous, je m’éloignerais d’une bonne centaine de pas. Et je vous conseille de
plaquer les mains sur vos oreilles.
Il regarda mes poignets, toujours emprisonnés dans le carcan de bois.
— Le gamin ne pourra pas en faire autant, fit-il remarquer.
Le bailli grommela :
— Là où on l’emmène, il n’aura plus besoin de ses oreilles. Il a
assassiné un prêtre ; il sera pendu avant la fin du mois.
— En ce cas, un petit aperçu de l’enfer ne lui fera pas de mal, ironisa le
sergent en me lançant un regard empli de répulsion.
Il se dirigea vers le canon d’un air bravache et ordonna la mise à feu.
L’un des soldats alluma une mèche qui dépassait du tube et recula vivement
au milieu de ses compagnons. Tous couvrirent leurs oreilles de leurs mains,
ainsi que les baillis.
Le coup partit. Je crus que la foudre était tombée à côté de moi. L’affût
bondit en arrière, le boulet fila vers la tour en hurlant telle une horde de
banshies, ces créatures qui annoncent la mort. Il atterrit dans les douves en
soulevant de grandes éclaboussures, tandis qu’un vol de corbeaux affolés
s’enfuyait en croassant. Un nuage de fumée s’éleva de la bouche à feu, et
les soldats qui s’étaient approchés pour le recharger semblaient se mouvoir
dans le brouillard d’automne.
Ils rectifièrent la hauteur, nettoyèrent l’intérieur du tube avec des
éponges fixées au bout d’une perche, qu’ils trempaient dans le tonneau.
Enfin, ils firent feu une deuxième fois. L’explosion fut encore plus violente,
mais, curieusement, je n’entendis pas le boulet siffler à travers les airs. Je
n’entendis pas non plus le bruit de l’impact contre la tour. Pourtant je vis
clairement les éclats de pierre pleuvoir dans les douves.
Combien de temps cela dura, je ne saurais le dire. À un moment donné,
les baillis eurent une conversation. Je voyais leurs lèvres bouger, mais pas
un mot ne me parvenait. J’étais devenu sourd. J’espérais seulement que
c’était provisoire. La fumée stagnait tout autour, à présent, et un goût acide
me brûlait la gorge. La pause était chaque fois plus longue entre les coups,
car les canonniers plongeaient de plus en plus souvent leurs éponges dans le
tonneau avant de les introduire dans le tube surchauffé.
Les baillis, sans doute fatigués de rester aussi près du canon,
m’attrapèrent par les bras et me traînèrent à une centaine de pas, comme le
sergent le leur avait recommandé. Le bruit était nettement moins fort, et
pendant les arrêts entre chaque tir, je constatai que l’ouïe me revenait petit à
petit. J’entendais de nouveau le sifflement du projectile et le fracas de la
boule de fer contre la pierre. Les canonniers connaissaient leur travail :
chaque impact frappait le mur à peu près au même endroit. Pourtant, rien ne
laissait présager qu’une brèche allait s’ouvrir. Puis il y eut un nouvel arrêt :
la réserve de boulets était épuisée, et la charrette chargée de nouvelles
munitions n’arriva qu’en fin d’après-midi. Comme je mourais de soif, je
priai un des baillis de me donner un peu de l’eau qu’un des soldats leur
avait apportée dans une cruche.
— Vas-y, petit, sers-toi ! rigola-t-il.
Évidemment, avec mes mains entravées, j’étais incapable de soulever le
récipient. Je m’agenouillai devant, dans l’intention d’aspirer le liquide.
Mais l’homme le mit hors de portée et m’ordonna de rester assis si je ne
voulais pas qu’on m’y oblige à coups de pied.
Au coucher du soleil, j’avais la bouche aussi desséchée qu’un vieux
parchemin. Nowell était déjà retourné à Read Hall. La canonnade était finie
pour la journée, et seul un jeune soldat montait la garde à côté du canon.
Les autres, ayant allumé un feu dans un coin dégagé du bois, se mirent à
cuisiner. Le capitaine Horrocks était parti à cheval, ayant sans doute trouvé
un lit pour la nuit au village. Les conducteurs de charrettes restèrent sur
place.
Les baillis me tirèrent sous les arbres, et nous nous assîmes à quelque
distance des soldats avec Barnes et Cobden. Ils allumèrent leur propre feu,
bien qu’ils n’aient rien à faire cuire. Un des soldats finit par s’approcher et
leur demanda s’ils avaient faim.
— Un petit morceau, ce ne serait pas de refus, dit Barnes. Cependant, à
cette heure, tout aurait dû être terminé ; je devrais être de retour à Read
Hall, devant une bonne soupe.
— Cette tour résiste mieux qu’on n’aurait cru, admit le soldat. Ne vous
faites pas de bile, on l’aura. De près, on voit les fissures. Ça craquera avant
demain midi, et là, on rigolera !
Bientôt, Barnes, Cobden et les baillis se régalaient d’un ragoût de lapin.
Avec des clins d’œil complices, ils en placèrent une assiettée sur l’herbe,
devant moi.
— Mange, petit ! m’invita Cobden.
Évidemment, quand je voulus m’agenouiller pour approcher ma bouche
du plat, il l’envoya valser d’un coup de pied dans le feu avec son contenu.
Ils s’esclaffèrent, enchantés de leur mauvaise blague, et me laissèrent
assis là, affamé, assoiffé, à les regarder s’empiffrer.
La nuit était tombée, et les nuages s’étaient épaissis à l’ouest. Je n’avais
guère d’espoir de m’échapper, car ils avaient organisé un tour de garde pour
me surveiller, et les soldats auraient leur propre sentinelle postée non loin
de là.
Cobden avait pris le premier tour. Au bout d’une demi-heure, Barnes
ronflait bruyamment, la bouche ouverte. Les deux baillis avaient dodeliné
de la tête un moment avant de s’allonger dans l’herbe.
Je ne tentai même pas de dormir. La planche qui m’emprisonnait les
poignets me faisait mal, et de sombres pensées roulaient dans ma tête. Je me
rappelai mon affrontement avec Wurmalde ; ma conversation avec Tibb ; la
mort du pauvre père Stocks, que je n’avais su empêcher. De toute façon,
Cobden était bien décidé à me tourmenter.
— Si je dois rester éveillé, alors, toi aussi, gamin ! ricana-t-il en me
lançant des coups de botte dans les tibias.
Il paraissait toutefois garder difficilement les yeux ouverts. Il se leva en
bâillant et se mit à marcher de long en large, m’envoyant des coups de pied
au passage. La nuit promettait d’être longue. Il finit par s’asseoir dans
l’herbe, l’œil hagard. De temps en temps, il me jetait un regard furieux,
comme si c’était ma faute. Finalement, il appuya son menton contre sa
poitrine et commença à ronfler doucement.
J’observai le campement des soldats. Ils étaient à une certaine distance,
mais je ne discernai aucun mouvement. C’était peut-être l’occasion de
m’échapper. Je patientai cependant quelques minutes, pour être sûr que
Cobden dormait.
Enfin, avec mille précautions, je me relevai. À peine sur mes pieds, je
crus voir quelque chose bouger derrière les arbres, quelque chose de gris ou
de brun qui tremblotait. Puis je surpris un autre mouvement sur ma gauche.
Cette fois, pas de doute. Je m’accroupis vivement. J’avais bien fait. Des
silhouettes venaient vers moi à travers le bois. D’autres soldats ? Je n’avais
pas entendu parler de renforts. D’ailleurs, ils ne se déplaçaient pas comme
des soldats. Ils glissaient, silencieux, tels des fantômes.
Il me fallait fuir avant leur arrivée. La planche qui entravait mes
poignets rendrait ma course difficile mais pas impossible. J’allais m’élancer
quand je perçus une ombre du coin de l’œil. Je me retournai. Des formes
sombres convergeaient vers nous de tous les côtés du bois. À mesure
qu’elles se rapprochaient, je distinguai des femmes, vêtues de longues robes
grises, brunes ou noires, aux yeux brillants, aux chevelures hirsutes.
Des sorcières, mais de quel clan ? Les Malkin étaient enfermés dans la
tour. Des Deane ? S’il y avait eu clair de lune, j’aurais remarqué leurs armes
plus tôt. Il fallut qu’elles approchent du feu pour que je remarque la longue
épée qu’elles tenaient à la main gauche. Dans la droite, elles portaient un
objet que je n’arrivais pas à identifier. Avaient-elles l’intention de nous tuer
pendant notre sommeil ? Cette sinistre pensée m’arrêta dans mon projet
d’évasion. Je ne pouvais abandonner mes gardiens à leur destin. Même s’ils
m’avaient rudement traité, ils ne méritaient pas de mourir ainsi. Le prévôt
Barnes n’était pas à la solde de Wurmalde, et il estimait faire son devoir. Et,
si je les réveillais, j’avais encore une chance de fuir en profitant de la
confusion.
Je secouai donc Cobden du bout du pied. Comme il ne réagissait pas, je
cognai plus fort, sans résultat. Je m’agenouillai et lui criai à l’oreille ; il
continua de ronfler. J’essayai de réveiller Barnes, sans succès. Alors, je
compris…
Ils avaient été drogués, comme le pauvre père Stocks à Read Hall !
N’ayant rien mangé, j’avais été épargné. J’ignorais comment le produit
avait été mis dans le civet de lapin, mais je n’avais plus le temps de
m’interroger : les sorcières n’étaient plus qu’à une quinzaine de pas.
Je m’apprêtai à m’élancer, ayant repéré une brèche entre les arbres.
C’est alors qu’une voix m’appela. Je la reconnus aussitôt : c’était celle de
Mab Mouldheel.
— N’aie pas peur, Tom ! Ne t’enfuis pas ! On est là pour t’aider. On a
un marché à te proposer…
Elle marcha vers Cobden, s’agenouilla et leva sa lame.
— Non ! protestai-je, horrifié.
Je venais de découvrir ce qu’elle élevait dans sa main droite : une coupe
de métal montée sur un long pied, une sorte de calice. Les sorcières du clan
Mouldheel pratiquaient la magie du sang. Elles étaient là pour se servir…
Mab m’adressa un sourire sinistre :
— Ne t’affole pas, Tom. On ne va pas les tuer. Tout ce qu’on veut, c’est
un peu de leur sang.
— Non, Mab ! Une seule goutte répandue, et il n’y aura pas de marché
qui tienne entre nous !
Elle me dévisagea, stupéfaite :
— Que sont ces hommes, pour toi ? Ils t’ont maltraité ! Ils t’enverraient
à Caster pour y être pendu sans l’ombre d’un remords.
Elle cracha sur Cobden avant d’ajouter :
— Et celui-ci appartient à Wurmalde !
— Je ne parle pas en l’air, Mab, menaçai-je.
Un petit groupe de sorcières nous entoura pour écouter. D’autres se
dirigeaient vers le camp des soldats, l’épée pointée.
— Je veux bien discuter avec toi, repris-je, mais si je vois couler une
seule goutte de sang, je n’accepterai rien. Rappelle ces femmes ! Ordonne-
leur d’arrêter !
Mab se releva, l’air renfrogné. Finalement, elle grommela :
— D’accord, Tom. Je le fais pour toi.
Sur son ordre, les sorcières laissèrent les soldats et revinrent vers nous.
Je pensai soudain que ces hommes endormis risquaient de mourir des effets
de la drogue. Les sorcières sont expertes en poisons et contrepoisons ; il
était peut-être encore temps de les sauver.
— Il y a autre chose, Mab. Vous avez empoisonné le civet. Donnez à
ces hommes un antidote avant qu’il soit trop tard !
Elle secoua la tête :
— La drogue était dans l’eau, pas dans la viande ; et elle ne va pas les
tuer. Nous voulions juste les endormir pour leur prendre un peu de sang. Ils
se réveilleront au matin avec un bon mal de crâne, c’est tout. J’ai besoin
qu’ils soient en forme, pour qu’ils achèvent la tâche commencée et ouvrent
une bonne brèche dans la tour. Maintenant, Tom, suis-moi ! Alice est là, un
peu plus loin.
— Elle est avec toi ? m’écriai-je, surpris.
Mab avait employé le même argument pour m’attirer dans les bois deux
jours plus tôt. Elle avait alors prévu de tuer mon amie.
— Bien sûr ! On a négocié, toutes les deux. On a beaucoup à faire avant
l’aube, si tu veux tenter de sauver ta famille.
À ces mots, je sentis les larmes me monter aux yeux :
— Trop tard, Mab. Ils sont morts.
— Qui t’a dit ça ?
— Wurmalde devait s’en occuper si je ne lui donnais pas mes clés avant
minuit.
— Ne crois jamais ce qu’elle dit, Tom, fit Mab avec dédain. Ils sont en
mauvais état, je dois le reconnaître. Mais ils sont toujours en vie ; je les ai
vus, avec mon miroir. Aussi, il n’y a pas de temps à perdre. Je suis là pour
t’aider, Tom. Je t’offre une seconde chance.
Elle vira sur ses talons en me faisant signe de la suivre.
Toute cette journée, mon moral avait été au plus bas. J’avais douté de
sauver ma vie, et cru celle des miens perdue. À présent, j’étais libre et
j’avais repris confiance. Je pouvais espérer revoir Jack, Ellie et Mary. Peut-
être réussirais-je à m’entendre avec Mab. Alors, elle nous montrerait
l’entrée du tunnel menant aux cachots de la tour Malkin.
13
Le sépulcre
Alice nous attendait à l’orée du bois des Corbeaux. Dans la lueur grise
d’avant l’aube, elle était assise sur un tronc abattu, mon bâton à ses pieds.
Devant elle, la surveillant d’un œil suspicieux, se tenaient les jumelles, Beth
et Jennet.
Alice se leva en me voyant approcher :
— Ça va, Tom ? me demanda-t-elle, inquiète. Laisse-moi ôter cet
affreux engin !
Elle tira mon passe-partout de la poche de sa jupe et eut vite fait de
déverrouiller la planche qui m’entravait les mains. Les deux parties
s’ouvrirent et tombèrent à terre. Je frictionnai mes poignets endoloris avec
soulagement.
Je mis vite Alice au courant des derniers événements :
— Wurmalde a assassiné le pauvre père Stocks, et m’a accusé de ce
meurtre. On allait m’emmener à Caster pour que j’y sois jugé, et pendu.
— On ne t’emmènera nulle part, Tom, dit-elle. Tu es libre.
— Grâce à moi ! intervint vivement Mab.
Elle m’adressa un sourire matois :
— C’est moi qui t’ai délivré, pas Alice. Ne l’oublie pas !
— Merci ! J’apprécie ton intervention.
— Tu es libre, nous pouvons donc discuter, reprit-elle.
Alice fit claquer sa langue :
— Je lui ai exposé notre marché, Tom. Mais elle refuse de me rendre ma
mèche de cheveux. De plus, une seule malle ne lui suffit pas.
— Je ne te fais pas confiance, Alice Deane, grinça Mab avec un rictus.
Vous êtes deux, et je suis seule, aussi, je garde cette mèche jusqu’à ce que
j’aie obtenu ce que je veux : les trois malles, et les clés. C’est à prendre ou à
laisser. En contrepartie, je vous conduirai jusqu’aux cachots, là-bas, sous la
tour. Avec mon aide, vous sauverez la vie des prisonniers. Si je ne viens pas
avec vous, ils mourront, c’est sûr.
Je sentis sa détermination. Elle ne rendrait pas la mèche de cheveux tant
qu’elle n’aurait pas les clés. Ce qui signifiait que, dans le tunnel, Alice
serait en son pouvoir. Je devrais me débrouiller seul.
Mon père m’avait appris qu’un marché était un marché, qu’on n’avait
pas à revenir sur sa parole. Or, c’était ce que je m’apprêtais à faire, et la
chose me semblait bien amère. D’autant que, même si Mab avait agi pour
son propre compte, elle m’avait libéré. Je n’étais plus ce prisonnier qu’on
menait au gibet ; j’étais son débiteur. Et j’allais la trahir. D’une façon ou
d’une autre, je me sentirais coupable, mais il me fallait prendre un parti.
J’allais berner Mab parce que des vies étaient en jeu. Je n’avais pas
l’intention de lui céder quoi que ce fut appartenant à ma mère, et j’allais
devoir me montrer habile :
— Je t’accorde deux malles, Mab. Deux, c’est mon dernier mot.
Elle secoua la tête d’un air buté.
Je soupirai et, fixant mes pieds, fis mine de me plonger dans une
profonde réflexion. Au bout d’une longue minute, je relevai les yeux :
— La vie des miens est en jeu, je n’ai donc pas le choix. D’accord, tu
auras les trois.
Son sourire lui étira la bouche d’une oreille à l’autre. Elle tendit la main,
paume ouverte :
— Marché conclu ! Donne-moi les clés !
Ce fut à mon tour de secouer la tête.
— Si je te les donne maintenant, qu’est-ce qui m’assure que tu
rempliras ton engagement ? Tu serais la plus forte, non ? dis-je en désignant
les jumelles qui nous observaient, ne perdant pas un mot de la discussion.
Dès que ma famille sera hors de danger, tu auras les clés. Pas avant.
Mab me tourna le dos, peut-être pour que je ne puisse rien lire sur son
visage. Elle chercherait à me duper de son côté, j’en étais sûr.
Finalement, elle me regarda de nouveau :
— Soit, j’accepte. Mais ça ne va pas être facile. Pour entrer dans cette
tour et en sortir vivants, il faudra opérer au coude à coude.
Comme nous nous mettions en route, je ramassai mon bâton. Mab
fronça les sourcils :
— Tu n’as pas besoin de ce sale truc. Laisse-le ici ! Le bois de sorbier la
mettait mal à l’aise, je le savais. Je refusai avec fermeté :
— Si je n’emporte pas mon bâton, notre pacte est rompu.
Alice et moi emboîtâmes le pas à Mab, qui nous entraîna dans une
longue boucle à travers les arbres. Bientôt, nous sortîmes du bois des
Corbeaux. Sur notre gauche, la silhouette noire de la tour Malkin se
découpait contre le ciel clair. Sur notre droite, à quelque distance de là, la
colline de Pendle nous dominait de sa masse imposante. Il me sembla
soudain apercevoir une lueur à son sommet. Je m’arrêtai pour mieux voir.
La lumière vacilla, puis se mit à brûler, haute et vive, sûrement visible à des
lieues à la ronde.
— On dirait que quelqu’un a allumé un feu, là-haut, dis-je.
Il y avait ici et là dans le Comté des hauteurs d’où l’on envoyait des
signaux lumineux, qui voyageaient de colline en colline plus vite qu’un
homme à cheval. À l’ouest de Chipenden, l’une d’elles était même appelée
la colline du Phare. Était-ce un message destiné à l’un ou à l’autre des clans
de sorcières ?
Mab m’adressa un sourire énigmatique avant de reprendre sa marche.
Alice et moi échangeâmes un coup d’œil. Je haussai les épaules et suivis
notre guide.
Une quinzaine de minutes plus tard, Mab pointa le doigt :
— Voilà l’entrée !
Nous approchions de ce que mon père aurait appelé une brousse. Les
bois sont généralement éclaircis chaque année ; des arbres sont abattus et
débités pour en faire du bois de chauffage. Cela donne de l’espace et de la
lumière aux autres, qui peuvent se développer, de sorte que les humains en
profitent autant qu’eux. Ici, un fouillis d’arbustes et de buissons étouffait les
troncs des vieux chênes, des ifs et des frênes. Ce bois n’était pas entretenu
depuis des lustres ; je me demandai pourquoi.
Puis, comme nous atteignions la lisière, je vis que des pierres tombales
émergeaient du sol et je compris que cet enchevêtrement de végétation
dissimulait un ancien cimetière.
L’endroit paraissait impénétrable. Mais Mab, sans même un regard vers
nous, s’engagea sur une sente étroite. Cela me surprit ; elle ne pouvait poser
le pied sur une terre bénie. Ce lieu avait dû être désacralisé, probablement
par un évêque.
Je suivis Mab, Alice sur mes talons. J’aperçus bientôt une ruine,
couverte de mousses et de lichens. Seuls deux murs étaient encore debout,
le plus haut m’arrivant à l’épaule.
— C’est tout ce qui reste de l’ancienne église, expliqua Mab. La plupart
des tombes sont vides ; les ossements ont été emportés et enterrés ailleurs.
Du moins, ceux qui ont été retrouvés…
Au milieu de ce fourré s’ouvrait une clairière parsemée de stèles.
Certaines s’étaient couchées, d’autres dessinaient avec le sol un angle
bizarre. Des trous marquaient les endroits d’où les cercueils avaient été
retirés. On n’avait pas pris soin de reboucher les fosses, où croissaient les
orties et les herbes folles. Au centre s’élevait une petite construction. Un
jeune sycomore avait poussé à travers le toit, écartant les pierres, abritant le
bâtiment sous ses branches ; le lierre avait envahi les murs. Le bâtiment
n’avait pas de fenêtre. La seule ouverture était fermée par une porte de bois
vermoulue. Je m’enquis :
— Qu’est-ce que c’est ?
C’était trop petit pour être une chapelle.
— C’est un sépul…, commença Alice.
Mab lui coupa la parole :
— C’est moi qu’il a questionnée ! C’est un sépulcre, Tom. Un
monument funéraire élevé autrefois par une famille plus riche d’argent que
de bon sens. À l’intérieur, il y a six alcôves. Dans chacune reposent encore
des défunts.
— Leurs ossements sont restés là ? m’étonnai-je. Pourquoi n’ont-ils pas
été transférés avec les autres ?
— La famille n’a pas voulu troubler la paix de ses morts, dit Mab en
marchant vers la porte du sépulcre. Mais ils ont été dérangés malgré tout, et
vont l’être de nouveau.
Elle saisit la poignée et poussa lentement le battant. Il faisait déjà
sombre dans l’ombre du sycomore, et, à l’intérieur du caveau, l’obscurité
était complète. Je n’avais pas apporté mon briquet à amadou, mais Mab
fouilla dans la poche de sa robe et en sortit un bout de chandelle en cire
noire. Sous mes yeux, la mèche s’alluma d’elle-même.
— Comme ça, on verra où on met les pieds, fit Mab avec un sourire
ambigu.
Elle nous précéda dans le sépulcre en levant sa chandelle, éclairant les
tablettes de pierre sur lesquelles étaient étendus les morts. Je compris ce que
Mab avait voulu dire : ils avaient été « dérangés », en effet ; beaucoup
d’ossements étaient éparpillés sur le sol.
La jeune sorcière tira la porte derrière nous. La flamme vacilla dans le
courant d’air, et les crânes aux orbites vides s’animèrent d’un semblant de
vie.
À peine la porte refermée, je fus saisi d’un frisson soudain. Un vague
grognement s’éleva dans un coin. Un spectre ? Un fantôme ?
— Inutile d’avoir peur, dit Mab en s’avançant vers l’endroit d’où
montait ce bruit inquiétant. Ce n’est que la vieille Maggie, et elle n’ira plus
nulle part, maintenant…
La sorcière morte était appuyée contre le mur suintant. Les bracelets qui
lui entravaient les chevilles étaient fixés par une chaîne à un anneau,
encastré dans les dalles du sol. Ces bracelets étaient en fer, et la faisaient
souffrir. Maggie était bel et bien prisonnière.
— Est-ce une Deane, que je sens ? gémit-elle.
Alice fit un pas vers elle :
— Je suis désolée de vous voir ici, Maggie, dit Alice. C’est moi, Alice
Deane.
— Oh, mon enfant, aide-moi ! supplia la sorcière. J’ai la bouche sèche
et mes os me font mal. Je ne supporte pas ces entraves ! Délivre-moi de ce
tourment !
— Je ne peux pas vous aider, répondit Alice en s’approchant encore. Je
le voudrais bien, mais il y a une Mouldheel, ici. Elle m’a pris une mèche de
cheveux ; je suis en son pouvoir.
— Viens plus près, mon enfant, croassa Maggie.
Alice obéit, et la sorcière lui parla à l’oreille.
— On ne chuchote pas ! On ne se dit pas de secrets ! gronda Mab.
Recule-toi !
Alice obtempéra aussitôt, mais je la connaissais assez pour saisir un
subtil changement dans son expression. Maggie lui avait confié quelque
chose d’important, qui pourrait nous servir contre Mab.
— On continue ! décida celle-ci. Suivez-moi ! Le passage est étroit…
Elle s’accroupit et rampa dans l’alcôve la plus basse, à sa gauche,
dispersant les restes d’ossements. Bientôt, je ne vis plus que la plante de ses
pieds nus avant qu’elle disparaisse complètement. Elle avait gardé la
chandelle, si bien que le caveau fut plongé dans le noir total.
Serrant mon bâton, je rampai à mon tour dans l’étroite fissure qui
s’ouvrait au fond de l’alcôve. Je sentis de la terre molle sous mes doigts ;
devant moi vacillait la flamme de la chandelle. Mab nous attendait dans un
tunnel au plafond si bas qu’il fallait rester à quatre pattes.
Alice m’avait déjà dit que la seule issue pour sortir mes malles de la
tour était la grande porte bardée de fer – par où on les avait fait entrer. Un
coup d’œil à cet espace confiné me le confirma. Comment Mab imaginait-
elle s’y prendre ? Même si elle s’en emparait, jamais elle ne les ferait passer
par là !
Le problème était identique pour moi ; du moins avais-je l’espoir de
délivrer ma famille. Et, tant que je n’abandonnerais pas les clés, aucune
sorcière n’ouvrirait les malles.
Dès qu’Alice nous eut rejoints, Mab s’élança, et nous la suivîmes de
notre mieux. J’avais déjà dû emprunter pas mal de galeries, depuis mes
débuts d’apprenti, mais jamais d’aussi resserrées, d’aussi étouffantes.
Aucune poutre ne soutenait la voûte, et je m’efforçais de ne pas penser aux
tonnes de terre qui nous surplombaient. S’il se produisait un éboulement,
nous serions enterrés vivants dans ce conduit obscur, condamnés à mourir
de suffocation, dans une longue et lente agonie.
J’avais perdu toute notion du temps. Nous rampions, me semblait-il,
depuis une éternité quand nous émergeâmes enfin dans une salle où il était
possible de se redresser. Je crus un instant que nous étions parvenus au-
dessous de la tour, puis je distinguai, juste devant moi, le trou d’ombre d’un
autre tunnel. Celui-là était étayé, et on pouvait s’y tenir debout.
— Je ne suis encore jamais allée plus loin, dit Mab. Ça ne sent pas bon,
par ici…
Elle avança la tête dans l’ouverture, renifla bruyamment à plusieurs
reprises, et je me demandai si elle possédait « le nez long ». Elle recula
alors avec un frisson de dégoût :
— Il y a quelque chose de mort et de mouillé, là-dedans. Ce chemin ne
me dit rien qui vaille…
— Ne fais pas ta mijaurée ! se moqua Alice. Et laisse-moi sentir. Deux
nez valent mieux qu’un, non ?
— D’accord, fit Mab avec nervosité. Dépêche-toi !
Alice flaira rapidement l’entrée et se retourna vers nous avec un
sourire :
— Rien à craindre ! C’est mort et c’est mouillé, mais on en viendra à
bout. Tom a son bâton en bois de sorbier ; ça devrait suffire pour tenir la
chose à distance. En route, Mab ! Passe devant ! Du moins, si tu n’as pas
trop peur… Je pensais que les Mouldheel en avaient davantage dans le
ventre !
Mab lui lança un regard furieux et s’engagea dans la galerie. Je serrai
plus fort mon bâton, avec le pressentiment d’avoir bientôt à m’en servir.
14
L’antrige
— Tom ! C’est toi ? s’écria Ellie, des larmes roulant sur ses joues.
— Tu n’as plus rien à craindre, lui assurai-je. Je vais vous sortir d’ici, et
vous serez bientôt de retour chez vous.
— Oh, Tom, je voudrais que ce soit aussi simple que tu le dis ! gémit-
elle, secouée de sanglots.
J’avais déjà fait signe à Alice de me rejoindre. Elle escalada les marches
en vitesse, poussant Mab devant elle. En un rien de temps, elle avait ouvert
la porte avec mon passe-partout.
J’entrai, levant ma chandelle. Sa lumière vacillante éclaira le cachot.
Mary courut vers sa mère qui la serra dans ses bras. Ellie me lança un
regard empli d’attente et d’espoir, avant de reculer, indécise, à l’entrée
d’Alice et de Mab.
C’est alors que je vis Jack. Il gisait sur un tas de paille sale, dans un
coin. Les yeux grands ouverts, il fixait le plafond, sans un battement de
paupières.
Je m’élançai vers lui :
— Jack ! Jack ! Ça va ?
Non, bien sûr que ça n’allait pas. Il n’eut aucune réaction. Son corps
était là, mais son esprit errait dans quelque ailleurs inatteignable.
— Il ne parle plus, m’apprit Ellie. Il ne nous reconnaît pas, ni moi, ni
Mary. Il a du mal à avaler, et je ne peux que lui humecter les lèvres. Il est
dans cet état depuis notre enlèvement…
La voix lui manqua et elle se tut, brisée par le chagrin. Je la regardai,
impuissant. J’aurais voulu trouver un geste de réconfort. Mais c’était la
femme de mon frère, et je ne l’avais embrassée que deux fois : le jour de
leur mariage, et quand j’avais quitté la maison après la visite de cette
horrible sorcière, mère Malkin. Depuis lors, il y avait une gêne entre nous.
Je me souvenais de ses paroles, au moment de mon départ : Tu ne devras
jamais rester chez nous après la tombée de la nuit, car tu pourrais attirer
on ne sait quoi. Nous avons peur, Tom, tu comprends ? Nous craignons que
tu amènes avec toi des êtres malfaisants…
Et c’était arrivé ; leurs pires craintes s’étaient réalisées. Les sorcières de
Pendle avaient ravagé leur ferme à cause des malles que maman y avait
laissées pour moi.
Ce fut Alice qui trouva le bon geste. Sans lâcher Mab, elle s’approcha
de Ellie et lui tapota gentiment l’épaule :
— Tout va s’arranger, à présent. Vous pouvez croire Tom. N’ayez plus
peur, nous savons comment sortir d’ici.
Mais Ellie s’écarta vivement :
— Éloigne-toi de moi et de ma fille ! siffla-t-elle, le visage tordu de
fureur. Tout est de ta faute. Fiche le camp, espèce de sale petite sorcière !
Crois-tu que je pourrais retourner chez moi ? Nous n’y serons plus jamais
en sécurité. Comment pourrai-je protéger mon enfant ? Ces créatures savent
où nous sommes, à présent ! Elles nous tomberont dessus chaque fois
qu’elles le voudront !
Une ombre de tristesse passa sur le visage d’Alice. Elle recula d’un pas
sans répondre, puis vint se placer près de moi :
— Descendre Jack par cet escalier ne va pas être facile, Tom. Allez ! Ne
perdons pas de temps.
Je parcourus le cachot du regard. L’endroit était froid, humide ; un
liquide gluant poissait les murs. Même si cela n’atteignait pas en horreur le
tableau dépeint par Wurmalde, c’était un spectacle affligeant. Mais ce qui
avait détruit l’esprit de mon frère était pire encore.
Était-ce parce qu’il était entré dans la chambre de maman ? Elle m’avait
dit à quel point c’était dangereux. L’Épouvanteur en personne n’aurait pu y
pénétrer impunément. De plus, Jack avait fait une copie de ma clé, sinon, il
n’aurait pu ouvrir la porte à la demande des sorcières. En payait-il aussi le
prix ? Pourtant, maman n’aurait jamais voulu infliger de telles souffrances à
son fils.
Je m’adressai à Alice :
— Peux-tu quelque chose pour Jack ?
Elle s’y connaissait en potions, et avait toujours sur elle une bourse
contenant des herbes.
Elle leva sur moi un regard incertain :
— J’ai des ingrédients. Seulement, sans eau chaude, leur efficacité sera
diminuée de moitié. Et si c’est son intrusion dans la chambre de ta mère qui
l’a mis dans cet état, je ne suis même pas sûre que ça lui fasse du bien.
Ellie considéra Alice avec dégoût :
— Je ne veux pas qu’elle touche Jack. Ne la laisse pas s’approcher de
lui, Tom ! C’est le moins que tu puisses faire.
— Elle peut le soulager, Ellie ! Je sais qu’elle le peut. Maman lui faisait
confiance…
Mab fit claquer sa langue, l’air de douter des talents d’Alice. Celle-ci lui
jeta un bref coup d’œil, puis sortit de sa poche le petit sac de cuir.
— Vous avez de l’eau ? demanda-t-elle à Ellie.
Je crus qu’elle refuserait de répondre ; puis elle parut se ressaisir :
— Il y a un petit bol sur le sol, près de lui, mais il n’en reste que très
peu.
Alice me désigna Mab :
— Surveille-la !
La jeune Mouldheel se contenta de hausser les épaules. Où serait-elle
allée, de toute façon ? À l’étage, pour tomber entre les mains des Malkin,
ou dans les souterrains, où veillait l’antrige ? Seule dans le noir, elle n’avait
aucune chance, elle le savait.
Alice dénoua le cordon de sa bourse, y préleva un fragment de feuille
qu’elle trempa dans l’eau. Dehors, le canon tonnait toujours, et un boulet
s’écrasait de temps à autre contre la tour. Alice se pencha sur Jack, le força
à ouvrir la bouche et y introduisit le bout de feuille.
— Il va s’étrangler ! protesta Ellie.
Alice secoua la tête :
— C’est très petit, et c’est mou. Ça va se dissoudre sur sa langue. Je
doute de l’effet, mais c’est tout ce que je peux faire. Si la chandelle s’éteint,
on sera dans de sales draps.
Je mesurai du regard le bout de cire noire : il durerait quelques minutes
tout au plus.
— Essayons de transporter Jack, dis-je en le soulevant sous les bras.
Prends-le par les jambes.
Or, j’avais été trop optimiste à propos de la chandelle. Au même instant,
elle s’éteignit.
Elle l’ouvrit et la jeta après en avoir tiré une lettre, qu’elle déplia.
Fronçant les sourcils, elle me la tendit avec un ricanement :
— Ce n’est pas bien, Tom. Tu ne joues pas franc-jeu. D’abord, tu
refuses de tenir parole. Et maintenant, tu mens. J’avais meilleure opinion de
toi. Cette lettre est rédigée dans la même langue que le livre. Pourquoi une
mère écrirait-elle à son fils dans une langue qu’il ne connaît pas ? Tu ferais
mieux de me dire ce que ça raconte, sinon, les autres iront droit dans leur
tombe.
Je pris la lettre et commençai à lire pour moi-même :
Cher Tom,
Cette malle est conçue pour être la première à s’ouvrir. Les autres ne
peuvent être déverrouillées qu’à la lumière lunaire, et par ta propre main.
Mes sœurs dorment à l’intérieur, et seul le baiser de la lune les éveillera.
N’aie pas peur d’elles. Elles sauront que tu es de mon sang ; elles veilleront
sur toi, et donneront leur vie, s’il le faut, pour sauver la tienne.
Bientôt, l’obscur fait chair parcourra de nouveau la Terre. Mais toi, tu es
mon espérance et, tu trouveras en toi la force et la volonté qui, à la fin, te
feront triompher.
Sois simplement fidèle à ta conscience et suis ton instinct. J’espère
qu’un jour, nous nous retrouverons. Cependant, quoi qu’il arrive, souviens-
toi que je serai toujours fière de toi.
Maman
17
Clair de lune
Je n’étais pas fier d’avoir trahi Mab, même pour le bien du Comté. Et si
Mab avait dit vrai ? Si, par rancune envers moi, elle s’alliait aux autres
clans ? En ce cas, ne me serais-je pas fourré dans une situation pire encore,
y entraînant ma famille et le pays tout entier ?
Je laissai retomber la trappe malade d’inquiétude. Je l’aurais bien
fermée à clé, mais Alice détenait encore mon passe-partout. Et puis, si j’en
croyais maman, je n’avais rien à craindre des lamias. Nous étions parents,
leur sang coulait dans mes veines. Néanmoins, je n’étais pas encore prêt à
supporter leur présence, ni surtout à regarder en face ce que j’étais
réellement.
18
James, le forgeron
Hier, j’ai mis au monde notre deuxième fils, un beau bébé vigoureux.
Selon le souhait de son père, il s’appellera James, un vrai nom du Comté.
Mais moi, en secret, je le nomme Héphaïstos, comme le dieu des forgerons.
Car je vois la lumière du feu dans ses yeux et le marteau dans sa main. Je
n’ai jamais été plus heureuse. Comme je voudrais être pour toujours une
mère entourée de jeunes enfants ! Qu’il est triste de penser qu’ils devront
grandir et accomplir ce qui doit être accompli !
Le petit déjeuner avalé, je tirai une chemise propre de mon sac et ôtai
celle que je portais depuis plusieurs jours, sale, tachée de sang, imprégnée
de l’affreux souvenir de la mort du père Stocks. J’étais soulagé de m’en
débarrasser. Nous fûmes bientôt en route. Personne ne pouvant relever le
pont-levis après notre départ, il nous fallait passer par le tunnel.
L’Épouvanteur allait en tête, une lanterne à la main, éclairant l’escalier.
Alice fermait la marche avec une autre lanterne. À mesure que nous
descendions, nous traversions des espaces déserts et silencieux. Je
remarquai que les cadavres de l’homme et de la sorcière avaient été enlevés.
Cependant, après avoir franchi la dernière trappe, je devinai une
présence. La lumière de nos lampes ne révélait rien, et je n’entendais que
l’écho de nos pas. Mais la salle circulaire, en dessous, était vaste ; les piliers
ménageaient de nombreux coins d’ombre. Arrivé au bas des marches, je
sentis les cheveux de ma nuque se hérisser.
— Qu’est-ce que nous avons là ? fit l’Épouvanteur en désignant le pilier
le plus éloigné.
Il s’approcha, le bâton prêt à frapper, la lanterne levée. J’avançai à ses
côtés, serrant mon propre bâton, Alice et James sur mes talons.
Au pied du pilier, il y avait un seau en bois, et quelque chose tombait
dedans, goutte à goutte, avec régularité. Un pas de plus m’apprit qu’il
contenait du sang, et qu’il était presque plein.
Je levai les yeux. Des chaînes pendaient juste au-dessus, dans la
pénombre de la voûte. Ces chaînes avaient dû servir à attacher des
prisonniers. À présent, des petits animaux y étaient accrochés par la queue,
d’autres par les pattes : des rats, des belettes, des lapins, des hermines et
quelques écureuils. Tous pendaient la tête en bas. Ils avaient été égorgés, et
leur sang dégouttait dans le seau. Cela m’évoquait l’enseigne d’un garde-
chasse : des animaux morts cloués à une clôture, servant à la fois
d’avertissement et d’exposition.
L’Épouvanteur grimaça :
— Vilain spectacle ! Enfin, ce ne sont pas des êtres humains…
— Pourquoi les lamias ont-elles fait ça ? m’exclamai-je.
— Quand j’aurai l’explication, petit, grommela mon maître, je la noterai
dans mes cahiers. Tout cela est nouveau pour moi. Je n’ai jamais eu affaire,
jusqu’alors, à des lamias ailées. Est-ce une façon de collecter différentes
sortes de sangs en vue d’un repas plus succulent ? À moins que ce rituel
n’ait de signification que pour une lamia sauvage. Nos connaissances ne
cessent de s’enrichir, même s’il faut parfois du temps pour trouver les
bonnes réponses à nos interrogations. Un jour, tu auras la chance de lire les
notes de ta mère et tu trouveras peut-être une indication. Repartons ! Nous
n’avons pas de temps à perdre.
Il avait à peine fini de parler qu’un grattement retentit, quelque part au-
dessus de nos têtes. Nerveux, je levai les yeux. Je perçus au même instant
un clic caractéristique : l’Épouvanteur avait libéré la lame rétractable
cachée dans son bâton. Une forme noire déboula le long d’un pilier et surgit
dans le rond de lumière des lanternes. C’était une des lamias.
La créature était descendue la tête la première ; ses ailes repliées dans
son dos et son corps demeuraient dans l’ombre, seule sa face était éclairée.
L’Épouvanteur pointa son arme vers elle ; James brandit son marteau, prêt à
frapper. La lamia ouvrit largement la bouche et siffla, révélant une rangée
de dents aussi tranchantes que des rasoirs.
Posant mon bâton, je retins mon maître et mon frère par l’épaule :
— Ne craignez rien. Elle ne s’attaquera pas à moi.
Passant entre eux, je m’avançai.
Maman avait écrit que ces créatures me protégeraient, quitte à y laisser
la vie. C’était pour Alice et mon maître que je m’inquiétais. Et je ne voulais
pas que la créature soit tuée, même par légitime défense !
— Sois prudent, Tom, me supplia Alice. Je n’aime pas son allure. Elle
est laide et dangereuse. Méfie-toi…
— La fille a raison, enchérit l’Épouvanteur. Reste sur tes gardes, petit !
Ne t’approche pas trop !
En dépit de leurs avertissements, je fis un autre pas. Des griffes acérées
avaient creusé des sillons dans la pierre du pilier. Deux yeux luisants
plongeaient droit dans les miens.
D’une voix calme, je m’adressai à la lamia :
— Tout va bien. Ces gens sont mes amis. Je t’en prie, ne leur fais pas de
mal. Protège-les comme tu me protégerais ; laisse-les aller librement.
Et je me forçai à sourire.
Pendant un instant, la créature se tint immobile. Puis une brève lueur
s’alluma dans ses petits yeux cruels, tandis que ses lèvres s’étiraient
imperceptiblement en une grimace qui devait être un sourire. Une des pattes
avant se tendit vers moi ; les longs ongles n’étaient qu’à une largeur de
main de mon visage. Je crus qu’ils allaient me toucher. Mais la lamia hocha
seulement la tête en signe d’assentiment. Ses yeux toujours fixés sur les
miens, elle escalada de nouveau le pilier et disparut dans les ténèbres.
— Pour rien au monde je ne voudrais faire ce boulot ! s’exclama mon
frère avec un long soupir de soulagement.
— Je ne saurais te le reprocher, James, dit l’Épouvanteur. Mais il faut
bien que quelqu’un le fasse. Allons, dépêchons-nous… !
Nous suivîmes le long corridor où donnaient les portes des cachots. Ils
étaient encore hantés par des morts qui n’avaient pas trouvé le repos. Je
percevais leur angoisse, j’entendais leurs voix plaintives. James, n’étant pas
le septième fils d’un septième fils, échappait à ça, mais moi, j’avais hâte de
laisser toute cette souffrance derrière moi. Or, avant que nous ayons atteint
la porte de bois menant au tunnel, l’Épouvanteur me saisit par l’épaule, me
forçant à m’arrêter.
— C’est terrible, petit, dit-il doucement. Il y a des âmes tourmentées,
ici. Bien plus que je n’en ai jamais rencontré enfermées dans un même lieu.
Je ne peux les abandonner ainsi…
— Des âmes ? Quelles âmes ? demanda James en jetant autour de lui
des regards effrayés.
— Ce ne sont que les esprits de ceux qui sont morts dans ces cachots,
dis-je. Rien qui puisse nous faire du mal. Mais ils sont en grande détresse et
attendent leur délivrance.
— Mon devoir est de m’occuper d’eux dès maintenant, confirma
l’Épouvanteur. Ça risque de prendre un peu de temps. Écoute, James, rends-
toi à Downham. Tu n’as pas besoin de moi. Tu auras même plus de chances
de rallier les villageois si je ne suis pas là. Passe la nuit là-bas, et rassemble
autant d’hommes que tu pourras demain. N’essaie pas d’emprunter le
tunnel ; la vue des cachots, c’en serait trop pour ces braves gens. Va
directement à la tour, nous abaisserons le pont-levis. Ah, autre chose ! Ne
mentionne pas la mort du pauvre père Stocks pour le moment. Tout le
village serait sous le choc, leur moral en prendrait un coup.
S’adressant à Alice et à moi, il ajouta :
— Quant à vous deux, allez à Roughlee et ramenez Jack, Ellie et la
petite ici, où ils seront en sécurité. Je vous rejoindrai dans quelques heures.
Nous laissâmes donc mon maître seul avec une lanterne. Une longue
tâche l’attendait : envoyer vers la lumière les âmes des morts de la tour
Malkin. Nous nous engageâmes dans le tunnel, Alice en tête et James sur
mes talons.
Le lac fut bientôt en vue. Alice avança avec précaution, levant haut la
lanterne. Une soudaine puanteur envahit mes narines. Néanmoins, ce n’était
pas cela qui me troublait. Lors de notre précédent passage, le lac était ridé
de vaguelettes. À présent, sa surface était parfaitement lisse, reflétant tel un
miroir la silhouette d’Alice et la lumière de la lanterne. Puis je compris
pourquoi.
L’antrige ne gardait plus le passage. Des morceaux de la créature étaient
dispersés ici et là. La tête était contre la paroi du fond. Un bras énorme
flottait près de la rive, les doigts épais, exsangues, enfoncés dans la boue
comme dans une ultime tentative pour sortir du lac.
Alice désigna quelque chose sur le sentier, des traces de pas. Elles
n’étaient pas humaines, c’était celles d’une lamia.
— Elle nous a dégagé la voie, Tom, dit Alice. Et je ne crois pas me
tromper en affirmant que nous n’avons plus rien à craindre d’aucune
sorcière…
Elle avait certainement raison. Pourtant, tandis que nous longions le lac,
mon malaise s’accentua. Bien que l’antrige soit détruit, j’avais l’impression
que des yeux me surveillaient.
Nous continuâmes jusqu’à atteindre la chambre souterraine. Après avoir
patienté là un instant, à l’affût du danger, nous parcourûmes la dernière
section du tunnel, où le plafond bas nous obligeait à ramper sur les coudes
et les genoux. Nous émergeâmes enfin, par le trou du mur, à l’intérieur du
sépulcre. Alice se releva et s’épousseta. Puis elle éclaira les lieux. Les
chaînes, dans le coin, ne retenaient plus personne. La vieille Maggie était
partie, sans doute libérée par sa famille au moment de leur fuite.
Nous soufflâmes la flamme de la lanterne et Alice la posa derrière la
porte ; elle pourrait servir plus tard. Dehors, nous saluâmes James, qui
remonta aussitôt vers le nord pour se rendre à Downham. Alice et moi
prîmes la direction de Roughlee. Un vent violent secouait les arbres, l’odeur
de la pluie flottait dans l’air. L’orage menaçait.
Nous marchâmes quelque temps en silence. Le ciel s’assombrissait et
les premières gouttes de pluie se mirent à tomber. Une sourde inquiétude
me taraudait. Habituellement, j’avais confiance dans le jugement d’Alice.
Or, plus j’y pensais, plus cela me semblait de la folie d’avoir laissé les
miens à la garde d’une Deane.
— Ta tante, dis-je, tu es sûre qu’on peut compter sur elle ? Ça fait des
années que tu ne l’as pas vue. Le fait de vivre à Pendle a pu la transformer.
Et si elle était sous l’influence du reste de la famille ?
— Tu n’as aucun souci à te faire, Tom, je te le promets. Agnès
Sowerbutts n’a jamais exercé ses talents de sorcière jusqu’à la mort de son
mari. Depuis, elle vient en aide aux gens et garde ses distances avec les
autres membres du clan Deane.
Ces paroles me rassérénaient un peu. Cette Agnès était probablement ce
que l’Épouvanteur appelait une bénévolente. Je fus tout à fait rassuré en
découvrant la maison. C’était un cottage isolé, bâti au bas d’une colline, au
bord d’un étroit sentier. À un bon mille de là, les fumées montant des
cheminées du village s’effilochaient au-dessus des arbres.
— Attends-moi ici, dit Alice. Je m’assure que tout va bien.
Je la regardai descendre la pente. La pluie tombait plus fort, et je relevai
mon capuchon. La porte du cottage s’ouvrit avant qu’Alice ait frappé. Je
devinai qu’elle parlait à quelqu’un qui restait dans l’ombre du porche. Puis
elle se retourna et me fit signe de la rejoindre. Lorsque j’arrivai, elle avait
déjà disparu à l’intérieur de la maison. Une voix féminine, bourrue mais
bienveillante, me lança :
— Rentre vite à l’abri, et ferme la porte !
J’obtempérai. Quelques pas m’amenèrent au centre d’une petite pièce.
Un bon feu brûlait dans l’âtre, et une bouilloire chantonnait sur un fourneau.
Il y avait aussi un rocking-chair et une table où était posé un chandelier.
Avec un certain soulagement, je notai que la bougie n’était pas noire comme
celles qu’utilisent de préférence les sorcières, mais en bonne cire d’abeille.
L’endroit était accueillant, mieux éclairé que l’étroitesse de la fenêtre le
laissait supposer. Les murs étaient couverts d’étagères où s’alignaient des
flacons et des pots de toutes sortes. Chacun portait une étiquette écrite en
latin. Pas de doute, la propriétaire des lieux faisait office de guérisseuse.
Alice se frottait les cheveux avec une serviette. Agnès Sowerbutts, qui
se tenait près d’elle, lui arrivait à peine à l’épaule. La petite femme, aussi
large que haute, m’accueillit avec un bon sourire :
— Sèche-toi vite, Tommy, me dit-elle en me tendant une autre serviette.
Inutile d’attraper un rhume ! Je suis contente de te connaître, Alice m’a
beaucoup parlé de toi.
Je la remerciai d’un sourire poli. Je n’aime guère qu’on m’appelle
Tommy, mais j’aurais eu mauvaise grâce de protester. Je m’essuyai le
visage, inquiet de constater que la pièce ne révélait la présence de personne
d’autre.
— Où sont Jack, Ellie et Mary ? demandai-je. Est-ce qu’ils vont bien ?
Agnès me tapota le bras :
— Ils sont dans la pièce à côté, Tommy. Ils dorment tranquillement. Tu
veux les voir ?
Comme j’acquiesçai, elle m’introduisit dans une chambre meublée d’un
grand lit. Jack et Ellie y reposaient, la petite allongée entre eux. Tous trois
avaient les yeux clos, et, l’espace d’un instant, je craignis le pire : je
n’entendais aucun bruit de respiration.
— Ne t’inquiète pas, Tom, me dit Alice en entrant derrière moi. Agnès
leur a donné une potion qui les a plongés dans un sommeil profond et
réparateur.
— Je n’ai pas réussi à soigner l’état mental de ton frère, je regrette de le
dire, fit la petite femme en secouant tristement la tête. Il a repris des forces ;
il sera capable de marcher quand il se réveillera. Mais son esprit continuera
de battre la campagne, pauvre garçon !
Alice me pressa la main d’un geste rassurant :
— Dès que nous serons dans la tour, je fouillerai dans la malle de ta
mère ; je trouverai un remède.
Elle semblait sûre d’elle ; je ne me sentis pas mieux pour autant. Je
commençais à douter que mon frère se rétablisse jamais pleinement. De
retour dans la première pièce, Agnès nous prépara une boisson d’herbes
fortifiantes au goût amer, censée soutenir notre énergie dans la dure tâche
qui nous attendait encore. Elle m’assura que les dormeurs s’éveilleraient
d’eux-mêmes dans quelques heures, et qu’ils seraient alors en état de
rejoindre la tour Malkin à pied.
— Sinon, rien de nouveau, ma tante ? s’enquit Alice.
— Les gens de la famille ne me confient pas grand-chose, répondit
Agnès. Ils ne s’occupent pas plus de moi que je ne m’occupe d’eux.
Heureusement, je n’ai pas les yeux dans ma poche. On s’agite beaucoup,
ces derniers temps ; on s’apprête pour Lammas. Il est venu hier plus de
Malkin au village que je n’en ai vu en un mois. Quelques Mouldheel aussi,
et c’est bien la première fois !
Alice eut un rire taquin :
— Ils ne sont pas tous passés devant chez toi, je suppose ! Comment as-
tu appris tout ça, tante Agnès ?
La petite femme s’empourpra. Je crus qu’elle était fâchée. Elle était
seulement embarrassée.
— Une vieille solitaire comme moi a besoin d’un peu de distraction, tu
sais. De ma fenêtre, il n’y a pas grand-chose à regarder, à part des champs
pleins de troupeaux bêlants et des arbres agités par le vent. Il faut bien
rompre la monotonie des jours.
Alice me lança un clin d’œil :
— Ma petite tante se sert volontiers d’un miroir, pour se tenir au courant
des événements.
Souriant à la vieille dame, elle demanda :
— Tu pourrais le faire pour nous, tante Agnès ? On voudrait bien
découvrir ce que trafiquent les Mouldheel et surtout Mab Mouldheel. Tu
saurais la trouver ?
Agnès resta un instant interdite. Enfin, elle fit un bref signe
d’assentiment et alla fourrager dans le tiroir d’un buffet. Elle en tira un
miroir, d’environ trente centimètres sur vingt, cerclé de cuivre et muni d’un
socle. Elle le posa sur la table, en approcha le chandelier et s’assit en face.
— Ferme les rideaux, Alice ! ordonna-t-elle.
Lorsque les épais rideaux eurent plongé la pièce dans l’obscurité, Agnès
passa la main au-dessus de la chandelle, dont la mèche s’enflamma. Je
soupçonnai soudain que cette femme était bien plus que ce qu’elle
prétendait être. Une simple guérisseuse n’utilise pas de miroirs et n’allume
pas les chandelles d’un claquement de doigts ! L’Épouvanteur n’aurait pas
aimé ça. Je n’avais plus qu’à espérer que, comme mon amie, Agnès mettait
ses pouvoirs au service du bien plutôt qu’à celui de l’obscur…
Dans le silence qui tomba sur la pièce, on n’entendit plus que le
tapotement de la pluie contre la vitre. Debout derrière Agnès, nous
regardions par-dessus ses épaules. Elle commença à marmonner entre ses
dents ; presque aussitôt, la surface de verre s’embruma.
La main d’Alice se referma sur mon bras.
— Tante Agnès est très douée, me glissa-t-elle à l’oreille. Les
Mouldheel n’ont qu’à bien se tenir !
Des images se succédèrent alors : l’intérieur d’un cottage ; une vieille
prostrée sur une chaise, un chat noir sur les genoux ; l’autel d’une chapelle
en ruine. Puis le miroir s’obscurcit. Agnès se mit à se balancer d’avant en
arrière ; son front se couvrit de sueur. Des mots tombaient de ses lèvres en
une litanie ininterrompue.
À présent, nous ne distinguions plus que des nuages filant dans le ciel et
des branches sauvagement agitées par le vent, comme si nous étions
couchés sur le sol. C’était bizarre. Comment faisait-elle apparaître ça ? Où
était l’autre miroir ? Puis deux silhouettes entrèrent dans notre champ de
vision, immenses, distordues. J’eus l’impression d’être une fourmi
observant des géants. L’une de ces personnes était pieds nus ; l’autre portait
une longue robe. Avant même que l’image se précise et que je reconnaisse
les visages, je sus de qui il s’agissait.
Mab discutait avec animation avec Wurmalde, qui posait familièrement
une main sur son épaule. En souriant, elles échangèrent un signe
d’assentiment. Soudain, un pan de tissu noir balaya le sol ; j’eus un bref
aperçu de souliers pointus et, entre eux, d’un pied nu à trois orteils terminés
par des ongles aussi durs et pointus que des griffes. Tibb était caché sous les
jupes de sa maîtresse !
L’image s’effaça, mais nous en avions vu assez. Ainsi, les Mouldheel
s’apprêtaient à rejoindre les deux autres clans ! Agnès souffla la chandelle
et alla ouvrir les rideaux. Se tournant vers nous, elle secoua la tête d’un air
inquiet :
— Cette saleté me flanque la chair de poule. La Terre se porterait mieux
sans lui.
— Et sans Wurmalde, ajouta Alice.
— Comment vous y prenez-vous ? voulus-je savoir. Je croyais qu’il
fallait deux miroirs…
Alice répondit à la place de sa tante :
— Pour une sorcière vraiment douée, une bassine d’eau suffit, ou une
mare, si sa surface est tranquille. Tante Agnès a toujours été très habile.
Wurmalde et Mab se tenaient près d’une grosse flaque, elle s’en est servie.
À ces mots, un frisson me courut le long du dos. Je revis le lac
souterrain, les lambeaux de l’antrige flottant à sa surface, aussi lisse qu’une
plaque de verre. Je me rappelai mon curieux malaise.
— Quand nous avons longé le lac, dis-je, j’ai eu l’impression d’être
surveillé. Quelqu’un l’aurait-il utilisé comme un miroir, au moment où nous
passions ?
— C’est possible, Tommy, fit Agnès, soucieuse. En ce cas, ils savent
que tu as quitté l’abri de la tour. Ils pourraient bien te guetter au retour.
— Alors, nous prendrons par le bois des Corbeaux. Ils ne s’attendent
pas à ça. L’Épouvanteur est dans la tour ; il abaissera le pont-levis à notre
arrivée.
Alice me lança un regard dubitatif :
— Ils peuvent aussi bien être embusqués dans le bois et, si nous devons
crier pour appeler le vieux Gregory, ils nous entendront. C’est tout de même
un coup à tenter, surtout si on fait un détour et qu’on approche par le nord…
— Sauf que l’Épouvanteur va en avoir pour des heures à délivrer les
âmes en peine retenues dans les cachots. Il risque de ne pas nous entendre.
Autant ne partir qu’à la nuit tombée.
— Restez ici aussi longtemps que vous voudrez ! dit Agnès. Vous êtes
les bienvenus. Que diriez-vous d’une bonne soupe ? Les dormeurs seront
affamés, à leur réveil. Je vais en préparer pour tout le monde.
Tandis qu’Agnès s’affairait devant son fourneau, un faible cri s’éleva
dans la chambre à côté. La petite Mary venait de se réveiller. Presque
aussitôt j’entendis Ellie la réconforter. Je frappai trois petits coups à la porte
et entrai. Ellie tenait sa fille dans ses bras ; Jack était assis au bord du lit, la
tête dans les mains. Il ne leva même pas les yeux.
— Te sens-tu mieux, Ellie ? demandai-je. Et comment va Jack ?
Elle m’adressa un sourire :
— Je vais beaucoup mieux, merci ! Et Jack semble retrouver ses forces.
Il n’a pas encore prononcé un mot, mais, regarde-le : il a réussi à s’asseoir.
C’est un gros progrès.
Mon frère n’avait pas bougé et ne m’avait pas reconnu. Je fis cependant
mine de me réjouir, pour ne pas alarmer Ellie :
— Magnifique ! Nous allons vous ramener à la tour Malkin, vous y
serez plus en sûreté qu’ici.
Je vis une lueur d’effroi passer dans son regard.
— N’aie aucune crainte ! repris-je. Les lieux sont à nous, maintenant ; il
n’y a plus de danger.
— J’espérais ne jamais revoir cet horrible endroit, murmura-t-elle.
— Cela vaudra mieux, Ellie. Bientôt, vous retournerez à la ferme, et
tout redeviendra comme avant.
— Je le voudrais bien, Tom. Mais, en vérité, je n’y crois plus. J’ai
toujours désiré être une bonne épouse pour Jack et avoir une famille à
aimer. À présent, tous mes espoirs sont anéantis ; je ne vois pas comment
les choses pourraient redevenir comme avant. Je devrais seulement
m’efforcer de faire bonne figure, pour le bien de notre petite Mary.
À cet instant, mon frère se leva et s’avança vers moi, une expression
bizarre sur le visage.
— Content de te voir sur pied, Jack, m’écriai-je en lui tendant les bras.
L’ancien Jack m’aurait gratifié d’une embrassade digne d’un ours,
m’écrasant à moitié les côtes dans son enthousiasme. Au lieu de ça, il
s’arrêta au bout de trois pas. Sa bouche s’ouvrit et se referma à plusieurs
reprises. Puis il secoua la tête, l’air décontenancé. Bien que ferme sur ses
jambes, il avait l’esprit vide. Je souhaitai de tout cœur qu’Alice trouve, dans
la malle de maman, un remède qui le sorte de ce triste état.
Une heure plus tard, Read Hall était en vue. Je répugnais à pénétrer pour
la troisième fois dans cette maison où Tibb m’avait terrorisé et où
Wurmalde m’avait accusé de meurtre – et où, probablement, le pauvre père
Stocks gisait encore sur le lit, un couteau dans la poitrine. Seulement, il le
fallait bien.
Nous allions au-devant du danger, c’était clair. Tibb et sa redoutable
maîtresse devaient nous guetter, sans compter les domestiques et peut-être
d’autres sorcières des différents clans. Or, comme nous approchions, il
apparut que quelque chose n’allait pas. La porte de l’entrée principale
battait au vent.
— Ma foi, petit, fit l’Épouvanteur, puisqu’on nous a ouvert cette porte,
autant entrer par là.
Nous pénétrâmes dans le vestibule. Je m’apprêtais à refermer le battant
derrière moi quand mon maître m’en dissuada d’un geste. Nous nous
figeâmes, attentifs au moindre bruit. À part le grincement des gonds et la
plainte du vent, au-dehors, la maison était silencieuse. L’Épouvanteur
observa la cage d’escalier, puis me souffla à l’oreille :
— On va laisser la porte battre. Le plus petit changement pourrait
alerter quelqu’un. L’endroit est trop calme, je suppose que les domestiques
ont fui. Commençons par le rez-de-chaussée.
Le salon et la salle à manger étaient vides. La cuisine semblait à
l’abandon depuis des jours. De la vaisselle sale s’empilait dans l’évier, et il
y flottait des relents de pourriture. Bien qu’il fît jour, Read Hall était
sombre, et n’importe quoi pouvait se terrer dans les recoins obscurs. Je ne
cessais de penser à Tibb. La créature était-elle tapie quelque part ?
Nous explorâmes le bureau en dernier. Dès le seuil, je sentis l’odeur de
la mort. Un corps était étendu, face contre terre, devant la bibliothèque.
— Allume la lanterne, m’ordonna l’Épouvanteur. Voyons ça de plus
près…
Le cadavre était celui de Nowell. Sa chemise en lambeaux était maculée
de sang séché. Des traces sanglantes allaient du corps jusqu’à la porte du
fond, entrouverte. Des livres dégringolés des étagères étaient éparpillés sur
le sol. L’Épouvanteur s’agenouilla pour retourner le corps sur le dos. Deux
yeux sans regard nous fixèrent, agrandis par une expression de terreur.
— C’est l’œuvre de Tibb, pas de doute, dit mon maître. Il a dû lui sauter
dessus depuis le haut de la bibliothèque.
Désignant la traînée de sang, il ajouta :
— La créature pourrait bien être encore dans la maison…
Il marcha vers la porte et la poussa, révélant un escalier aux marches de
pierre. Les traces descendaient dans l’ombre. Mon maître les suivit, le bâton
prêt à frapper, et je lui emboîtai le pas en levant la lanterne. Nous
atteignîmes l’entrée d’une petite cave à vin. Le long d’une paroi s’alignaient
des casiers à bouteilles. La trace sanglante traversait le sol dallé et s’arrêtait
au fond. Là, dans un coin, gisait Tibb, recroquevillé sur lui-même.
Il me parut plus petit que dans mon souvenir, quand il m’avait parlé
accroché au plafond. Avec ses membres repliés sous son corps velu, tout
poissé de sang, il avait l’air d’un gros chien. Malgré sa taille courtaude, je
savais qu’il était d’une force surhumaine. Il avait tenu le père Stocks à sa
merci et avait tué Nowell, deux hommes dans la force de l’âge.
L’Épouvanteur s’approcha avec précaution. J’entendis le clic de la lame
jaillissant de son bâton. À ce bruit, Tibb allongea les bras, sortit ses griffes
et tourna la tête de côté pour nous regarder. La vision de ce crâne chauve,
de ce regard de poisson mort, de cette bouche garnie de dents pointues me
fit frissonner d’horreur. Je crus qu’il allait bondir sur mon maître ; il se
contenta d’émettre un grognement plaintif :
— Vous arrivez trop tard. Ma maîtresse m’a abandonné, elle me laisse
crever. J’ai vu tant de choses, tant de choses ! Mais pas ma propre mort.
C’est la dernière chose qu’on voit…
— Oui, dit l’Épouvanteur, pointant sa lame vers lui. Je tiens ta mort
entre mes mains.
Tibb lâcha un rire amer :
— Non. Je suis déjà en train de mourir. Ma maîtresse ne m’avait pas dit
que ma vie serait si brève. Neuf courtes semaines, c’est tout. Est-ce que
c’est juste ? Neuf semaines de la naissance à la mort ? Je n’ai même plus la
force de me lever de ces pavés froids. Alors, ne gaspille pas la tienne, vieil
homme ! Tu vas en avoir besoin. Il ne te reste qu’un peu de ton précieux
temps. Le garçon qui se tient à côté de toi poursuivra ton travail, c’est son
destin.
— Où est Wurmalde ? l’interrogea l’Épouvanteur.
— Partie ! Partie ! Là où vous ne la trouverez pas ! Pas avant qu’il soit
trop tard ! Bientôt, ma maîtresse va évoquer le Diable. Il franchira le
portail noir pour entrer dans ce monde. Pendant deux jours, il se pliera à
ses exigences. Après, il sera libre. Savez-vous ce qu’elle attend de lui ? Ce
que le Démon devra payer pour sa liberté ?
L’Épouvanteur poussa un soupir angoissé mais n’osa répondre à la
question. Je vis ses mains se crisper sur son bâton. Il s’apprêtait à achever la
créature.
— La mort de ce garçon, voilà ce qu’elle lui demande. Il doit mourir
parce qu’il est le fils de sa mère. Le fils de son ennemie. Autrefois, dans un
lointain pays, celle-ci fut une immortelle, comme ma maîtresse, et usait de
magie noire. Or, elle y renonça. En dépit de nombreux avertissements, elle
se tourna vers le bien. Elle fut liée à un rocher et condamnée à être détruite
par les rayons du soleil, symbole de cette lumière qu’elle désirait servir.
Par malchance, un humain la sauva. Un fou la libéra de ses chaînes…
— Mon père n’était pas un fou ! protestai-je. C’était un homme bon, qui
n’a pu supporter de la voir souffrir. Il n’aurait laissé personne dans de tels
tourments !
— Il eût mieux valu pour toi, petit, qu’il passât son chemin ! Car tu ne
serais pas né. Tu n’aurais pas vécu une courte et inutile vie ! Tu t’imagines
peut-être que, pour avoir été sauvée, elle a été changée pour toujours ?
Loin de là ! Un temps, elle fut en grand tourment, ne sachant quel parti
choisir, oscillant entre la lumière et les ténèbres. Les vieilles habitudes sont
longues à mourir ; peu à peu, l’obscur l’a reprise. Il lui a été accordé une
seconde chance, à condition qu’elle tue son sauveur. Elle a refusé et s’est
tournée de nouveau vers la lumière. Ceux qui servent la lumière sont durs
envers eux-mêmes. Elle s’est imposé une cruelle pénitence, elle a renoncé à
l’immortalité. Mais ce n’est pas tout. Elle a choisi d’offrir sa jeunesse, la
meilleure part de sa triste vie, à son sauveur. Elle s’est liée à un mortel, un
simple marin, et lui a donné sept fils.
— Sept fils qui l’ont aimée ! m’écriai-je. Elle était heureuse.
— Heureuse ? Heureuse ? Crois-tu qu’il soit si facile d’être heureux ?
Imagine ce qu’a pu être la vie d’une femme qui avait eu tant de pouvoirs,
contrainte de servir un humain, de partager son lit, d’élever sa
descendance, ayant sans cesse dans les narines la puanteur de la ferme ! Et
l’ennui des tâches quotidiennes ! Elle a regretté son choix. La mort de cet
homme l’a délivrée, mettant fin à cette pénitence qu’elle s’était infligée. À
présent elle est repartie dans son pays.
— Non, dis-je. Ça ne s’est pas passé ainsi. Elle aimait mon père…
— L’amour ! railla Tibb. L’amour est une illusion bonne à aveugler les
mortels pour qu’ils acceptent leur destin. Et maintenant, ta mère a tout misé
pour détruire ce que ma maîtresse a de plus cher. Elle veut anéantir
l’obscur, et elle t’a façonné pour que tu sois son arme. C’est pourquoi tu ne
dois pas devenir un homme. Nous mettrons un terme à ta vie.
— Nous mettrons d’abord un terme à la tienne ! rugit l’Épouvanteur en
levant son bâton.
— Pitié ! supplia Tibb. Accordez-moi un répit ! Laissez-moi mourir en
paix !
— As-tu montré de la pitié envers maître Nowell ? demanda
l’Épouvanteur. Ce que tu lui as donné, je te le donne…
Je détournai la tête quand il frappa. Tibb poussa un cri aigu, qui se
transforma en couinement de cochon. Il y eut un bref reniflement, puis le
silence retomba. Sans un regard en arrière, je suivis mon maître dans
l’escalier.
De retour dans le bureau, il déclara :
— Le corps de Nowell restera quelques jours sans sépulture, ainsi que
celui du malheureux père Stocks, qui doit encore être en haut. Et on ne
saura peut-être jamais ce qu’il est advenu du prévôt Barnes. Quant à
Wurmalde, si on en croit les dires de la créature, elle peut se trouver
n’importe où, et nous n’avons pas le temps de chercher au hasard. James
reviendra bientôt à la tour avec les hommes de Downham. Rejoignons-le. Il
nous faut nous occuper en priorité des clans de sorcières. Pour ça, notre
petite armée doit être organisée.
L’Épouvanteur s’approcha du bureau de Nowell. Les tiroirs n’étaient
pas fermés à clé, et il se mit à fouiller dedans. Un instant plus tard, il en
sortait ma chaîne d’argent.
— Tiens, petit ! fit-il en me la lançant. Elle te servira sûrement avant
longtemps.
Nous quittâmes Read Hall sous des trombes d’eau pour reprendre la
route de la tour. Les paroles de Tibb résonnaient indéfiniment dans ma tête.
Nous atteignîmes l’entrée du sépulcre trempés comme des soupes. La
traversée du tunnel se passa sans encombre. Au moment d’emprunter les
marches montant à l’intérieur de la tour, je retins l’Épouvanteur. J’avais
besoin de vider mon sac.
— Pensez-vous que Tibb disait vrai ? demandai-je.
— À quoi fais-tu allusion, petit ? me lança-t-il d’un ton bourru. Cette
créature appartenait à l’obscur, cela rend chacune de ses paroles pour le
moins suspecte. Tu le sais, l’obscur tente toujours de tourner la situation à
son avantage. Il prétendait agoniser, mais était-ce vrai ? Voilà pourquoi je
l’ai tué ; tel était mon devoir, même si cela t’a paru cruel.
— Je veux parler de ce qui concerne maman, qu’elle aurait été une
immortelle, comme Wurmalde. Ses sœurs étant des lamias, je pensais
qu’elle en était une aussi. Et les lamias ne sont pas immortelles.
— Qu’est-ce que l’immortalité ? Ce monde aura une fin, et les étoiles
elles-mêmes s’éteindront un jour. Non, je ne crois pas qu’aucune créature
puisse vivre à jamais, et personne possédant un grain de bon sens ne peut le
désirer. Cependant, les lamias ont une vie très longue. Lorsqu’elles prennent
une apparence humaine, elles semblent vieillir, mais une fois redevenues
sauvages, elles retrouvent leur jeunesse. Elles peuvent connaître ainsi
plusieurs existences sous forme humaine, réapparaissant chaque fois sous
les traits d’une jeune femme. Un jour, nous comprendrons ce que Tibb avait
en tête. Peut-être a-t-il menti, peut-être pas. Comme le disait ta mère, la
réponse est dans ces malles. Un jour, si tout va bien, tu trouveras le temps
d’en examiner tranquillement le contenu.
— Mais cette histoire de Démon sortant par un portail ? Quel portail ?
— Il s’agit d’une porte invisible, d’une faille entre notre monde et le
lieu où réside ce genre de créatures. En usant de magie noire, les sorcières
vont tenter de l’ouvrir. Nous mettrons toutes nos forces à les en empêcher.
Sa voix résonna longuement entre les parois de pierre.
— Nous devrons interrompre le sabbat de Lammas, reprit-il. C’est plus
facile à dire qu’à faire, j’en conviens. Mais, si nous échouons, ta mère a
prévu une solution de repli. Elle t’a laissé cette chambre en héritage…
— Aurai-je le temps de m’y réfugier si le Démon me donne la chasse
pour me tuer ? La ferme est loin d’ici…
— Il faut un moment aux créatures de l’obscur, lorsqu’elles surgissent
dans notre monde, pour rassembler leurs esprits et reprendre des forces.
Souviens-toi comment le Fléau de Priestown s’est montré désorienté ! Il
était affaibli, et n’a regagné ses pouvoirs que progressivement. Je
soupçonne ce soi-disant Démon d’avoir le même problème. Tu auras du
temps devant toi – combien, je ne saurais l’estimer. En tout cas, si je t’en
donne l’ordre, tu fileras chez toi aussi vite que tu pourras et tu t’enfermeras
dans cette pièce.
— Il y a une autre parole de Tibb qui m’inquiète, avouai-je. Quand je
l’ai vu la première fois, il a dit que maman chantait « le chant du bouc » et
me plaçait au milieu. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Tu aurais pu comprendre tout seul, petit ! En grec, bouc se dit tragos.
Le chant du bouc, c’est une tragédie. Et si tu es au centre, cela veut dire que
ta vie sera tragique, ton destin fatal. Mais ne prends pas ses déclarations au
pied de la lettre. Nos décisions personnelles modifient jour après jour le
cours de notre vie. Je n’accepte pas l’idée que tout soit déterminé d’avance.
Aussi puissant que soit l’obscur, nous devons continuer à croire que nous le
vaincrons. Lève les yeux, petit ! Que vois-tu ?
— Des marches menant en haut de la tour…
— Oui, mon garçon, des marches ! Beaucoup de marches ! Et nous
allons en venir à bout, n’est-ce pas ? Malgré mes vieilles articulations, je
vais grimper, degré après degré, jusqu’à atteindre l’étage supérieur et
retrouver l’éclat du jour. Voilà une belle image de la vie. Viens ! On y va !
Cela dit, l’Épouvanteur me devança dans l’étroit escalier et je le suivis,
montant vers la lumière.
21
Retour à Downham
— Rien à faire, raconta mon frère d’un ton las. Ils ont perdu tout
courage. Même Matt Finley, le forgeron, refuse de mettre un pied hors du
village !
L’Épouvanteur secoua la tête, dépité :
— Eh bien, s’ils ne viennent pas à nous, c’est nous qui irons les
chercher ! Certes, je ne suis guère optimiste. Tu as réussi à les convaincre la
dernière fois, James, et j’étais sûr que tu y réussirais de nouveau. Il faut
essayer encore. Le sabbat de Lammas commencera demain soir, et nous
devons à tout prix l’empêcher. Wurmalde sera là avec les autres sorcières,
sans aucun doute. Je n’aurai pas de meilleure occasion de la capturer.
Dès la nuit tombée, nous nous préparâmes donc à retourner à
Downham. Nous laissions Ellie, Jack et Mary dans la tour, où ils étaient en
sécurité.
L’Épouvanteur nous dévisagea l’un après l’autre, James, Alice et moi :
— Ce sera plus difficile que je ne le pensais, mais il nous faut achever
ce travail. J’espère simplement que nous en sortirons tous vivants. Quoi
qu’il en soit, un élément joue en notre faveur : la tour est à nous, les malles
et leur contenu sont à l’abri. Nous avons au moins réussi cela.
Nous quittâmes la tour en empruntant le tunnel. Nous marchâmes vers
le nord, un fort vent d’ouest nous sifflant aux oreilles. À Downham, nous
passâmes le reste de la nuit dans le cottage du père Stocks, nous octroyant
quelques heures de sommeil tant que la chose nous était encore permise.
Nous fûmes debout dès l’aube pour intercepter les hommes avant leur
départ pour les champs, décidés à frapper à chaque porte dans l’espoir de
lever une petite troupe. Alice et moi devions visiter les habitations de la
périphérie et les fermes environnantes, tandis que James et l’Épouvanteur se
concentreraient sur le centre du village.
Nous arrivâmes devant le premier cottage au moment où le maître de
maison apparaissait sur le seuil, se frottant les yeux de ses poings, dans la
lumière grise du petit matin. C’était un paysan noueux et bougon, qui
s’apprêtait à entamer une dure journée de travail. Avant même de lui
adresser la parole, je savais qu’il allait nous envoyer promener.
— Il y aura une assemblée à l’église, ce soir, lui dis-je. Tous les
hommes du village y sont conviés. On y discutera d’un plan pour contrer les
agissements des sorcières. Il faut régler ça cette nuit…
Il m’écouta d’un air soupçonneux, son regard passant des souliers
pointus d’Alice à mon capuchon et mon bâton. Visiblement, notre
apparence ne lui plaisait guère.
— Qui a décidé de cette réunion ? demanda-t-il.
Que répondre ? J’aurais pu citer le nom de James. Il était connu dans le
coin, à présent. Mais personne n’avait répondu à son dernier appel. Si je
mentionnais l’Épouvanteur, je risquais d’effrayer mon interlocuteur – il
semblait déjà suffisamment nerveux ! Le mensonge me sortit de la bouche
avant que je puisse le retenir :
— Le père Stocks.
À ce nom, l’homme hocha la tête :
— Je ferai mon possible. Je ne peux rien vous promettre, j’ai du pain
sur la planche, aujourd’hui…
Sur ce, il claqua sa porte, pivota sur ses talons et se dirigea vers la
colline.
Je jetai à Alice un regard contrit :
— Je ne suis pas fier de moi…
— Pourquoi ? Tu as choisi le meilleur moyen. Si le prêtre était encore
en vie, c’est lui qui aurait organisé cette réunion. Tu l’as fait en son nom,
voilà tout.
J’acquiesçai sans conviction. Cependant, j’usai encore de ce subterfuge
chaque fois que la nécessité l’imposait. Malgré cela, je n’étais guère
optimiste sur le nombre de personnes qui se rendraient au rendez-vous. La
plupart des gens ne se donnaient même pas la peine d’ouvrir leur porte,
d’autres marmonnaient de vagues excuses. Un vieil homme piqua même
une colère :
— Qu’est-ce que vous trafiquez dans notre village ? Je voudrais bien le
savoir !
Il cracha vers les souliers pointus d’Alice :
— On a été assez tourmentés par les créatures dans ton genre, autrefois,
mais ça ne se produira plus ! Ôte-toi de ma vue, sale petite sorcière !
Alice ne répliqua rien. Nous lui tournâmes simplement le dos pour
reprendre notre route.
James et l’Épouvanteur avaient eu un peu plus de succès que nous.
D’après mon frère, tout reposait sur l’attitude du forgeron. Il se montrait
partagé, mais s’il optait pour l’action, il en entraînerait beaucoup d’autres.
Quand j’avouai le mensonge dont je m’étais servi à mon maître, il se
contenta de hocher la tête sans faire de commentaire.
Nous passâmes les dernières heures de la journée dans une attente
anxieuse. Le moment décisif approchait. Les villageois se rassembleraient-
ils en nombre suffisant ? Si oui, saurions-nous les persuader d’agir ? Et,
dans ce cas, aurions-nous encore le temps de courir jusqu’à la colline de
Pendle avant que les rituels soient entamés ?
Tandis que je tournais ces questions dans ma tête, une chose me frappa
soudain : le 3 août, deux jours après Lammas, ce serait mon anniversaire. Je
me rappelai comment nous le fêtions à la ferme. À ces occasions, maman
préparait un gâteau. Que ces temps bénis me paraissaient loin ! Je n’arrivais
même pas à m’imaginer un avenir au-delà de la tombée de la nuit. De tels
bonheurs appartenaient aux courtes années de mon enfance ; tout cela était
bien fini.
Et c’est ce que nous fîmes. Nous nous mîmes tous les trois à l’ouvrage
sans ménager notre peine, ramassant les débris, rafistolant ce qui pouvait
l’être. Nous fîmes venir un vitrier du village pour remplacer les carreaux. Je
grimpai sur le toit et redressai le conduit de cheminée de sorte que la fumée
puisse sortir, en attendant qu’un maçon effectue la réparation. Quelques
heures plus tard, la maison était propre et rangée. Le soir venu, un bon feu
flambait dans l’âtre, et Alice nous avait préparé un repas.
Certes, rien n’était tout à fait comme avant. Je me demandais si Ellie
trouverait le courage de vivre de nouveau ici. Elle déciderait peut-être
d’emmener sa fille dans un endroit plus sûr. Les sorcières connaissaient la
ferme, désormais ; un jour ou l’autre, elles pourraient revenir se venger.
Cela reposait en grande partie sur la façon dont Jack se remettrait. Et si
James restait travailler avec lui, cela rassurerait sûrement ma belle-sœur.
Laissant l’Épouvanteur s’assoupir devant la cheminée, Alice et moi
allâmes nous asseoir dehors, sur les marches, pour contempler les étoiles.
Au bout d’un moment, je rompis le silence :
— C’est mon anniversaire, aujourd’hui. J’ai quatorze ans.
Elle me jeta un regard moqueur :
— Te voilà presque un homme, alors ! Quoiqu’un peu efflanqué… Il
faudrait te nourrir mieux que ça. Ce régime de vieux fromage ne te convient
guère.
Sa réflexion me fit sourire. Puis je me souvins des paroles de Tibb,
tandis que sa bave rougie par le sang du père Stocks gouttait sur ma
chemise : J’ai vu une fille qui sera bientôt femme. Celle qui partagera ta
vie. Elle t’aimera, elle te trahira, puis elle mourra pour toi.
S’agissait-il de Mab ? Sa déclaration d’amour m’avait choqué. Je l’avais
trahie, puis elle aussi m’avait trahi en lançant le Démon à mes trousses.
Parlait-il d’Alice ? Si oui, cette prophétie était terrible. Se réaliserait-elle ?
Je n’aimais pas cette idée, et je n’avais pas l’intention d’en discuter avec
Alice, qui croyait aux prédictions. Cela la rendrait malheureuse. Mieux
valait garder le silence.
Cependant, une autre pensée me tourmentait. Je voulus l’écarter de mon
esprit, mais la question finit par sortir d’elle-même :
— Quand j’étais avec Mab et ses sœurs, il est arrivé une chose bizarre.
Mab semblait croire que je pourrais lui appartenir. Et j’ai ressenti une vive
douleur au bras, là où tu as un jour enfoncé tes ongles. Tu avais dit alors
que tu mettais ta marque sur moi. Cela m’inquiète, Alice. On marque les
vaches et les moutons pour que leur propriétaire les reconnaisse. Est-ce cela
que tu m’as fait ? As-tu usé de magie noire pour me tenir en ton pouvoir ?
Elle garda le silence un moment. Quand elle reprit la parole, ce fut pour
me poser à son tour une question :
— Que faisait Mab juste avant que tu aies mal ?
— Elle m’embrassait.
— Pourquoi l’as-tu laissée faire ? reprit-elle sèchement.
— Je n’avais pas le choix. Mon bâton avait roulé à terre, et je ne
pouvais pas bouger.
— Eh bien, heureusement que je t’ai marqué ! Sinon, tu lui aurais
appartenu complètement. Tu lui aurais donné tes clés sans sourciller.
— Donc, elle ne pouvait pas me posséder parce que je t’appartiens
déjà ?
Elle acquiesça d’un hochement de menton :
— Ce n’est pas aussi terrible que tu l’imagines. Tu devrais m’être
reconnaissant. Grâce à ça, aucune sorcière ne te tiendra jamais en son
pouvoir. Tu portes ma marque ; cela les repousse, rien de plus. Tu es libre.
Tu n’es pas obligé de rester assis près de moi. Va-t’en, si tu veux ! Tu le
veux ?
Je secouai la tête :
— Non. Je suis content d’être là, près de toi.
— Moi aussi. Nous sommes contents tous les deux. Qu’est-ce qu’il y a
de mal à ça ?
— Rien. Mais n’en parle jamais à l’Épouvanteur. Il nous séparerait
aussitôt.
De nouveau, le silence retomba. Je sentis alors la main d’Alice prendre
la mienne. Je réalisais à quel point c’était bon d’être assis à côté d’elle, à lui
tenir la main. C’était meilleur encore que la première fois, quand nous nous
rendions chez sa tante à Staumin.
— Qu’utilises-tu ? demandai-je. La séduction ou la fascination ?
Elle me lança un coup d’œil malicieux :
— Les deux.
Comme à mon habitude, j’ai écrit ce récit de mémoire, me servant au
besoin de mon cahier de notes. Je suis de retour à Chipenden, avec Alice et
l’Épouvanteur, et l’automne est revenu.
Les nuits rallongent, les feuilles commencent à tomber.
À la ferme, les choses vont pour le mieux. Jack a retrouvé l’usage de la
parole et, bien qu’il ne soit pas encore tout à fait lui-même, son état
s’améliore de jour en jour, laissant espérer un complet rétablissement.
James a tenu sa promesse ; il s’est installé à la ferme. Il s’est bâti une forge
près de la nouvelle grange ; il a déjà quelques clients. Il a toujours
l’intention de se lancer dans la fabrication et la vente de bière, ainsi notre
domaine reprendra son nom d’autrefois, la Brasserie.
Je sais que Ellie n’est pas parfaitement heureuse. Elle craint toujours
une nouvelle incursion des sorcières, même si la présence de Jack et de
James la rassure un peu.
Le surgissement du Démon dans notre monde met le pays en danger.
Quand nous en parlons avec l’Épouvanteur, j’ai perçu à plusieurs reprises
une lueur apeurée dans son regard. Plus que jamais, l’obscur menace.
Les nouvelles du Sud ne sont pas bonnes. La guerre fait rage, et il faut
remplacer régulièrement les soldats tombés au combat. Des recruteurs
parcourent le Comté, enrôlant de force les jeunes gens dans l’armée. Mon
maître craint que je ne sois un jour concerné. Il a l’habitude d’envoyer
chacun de ses apprentis chez un autre maître pendant six mois, pour qu’ils
s’initient à de nouvelles façons de travailler et enrichissent leur expérience.
Au premier signe d’inquiétude, il envisage de me placer chez M. Arkwrigth,
de l’autre côté de Caster. Il pense que les recruteurs ne monteront pas
jusque-là.
Ce qui m’ennuie, c’est qu’Alice ne viendra pas avec moi. Néanmoins, je
devrai obéir. Il est l’Épouvanteur, je ne suis que son apprenti. Et je sais qu’il
agit toujours pour le mieux.
Thomas J. Ward
Fin du tome 4
[1]
Fête païenne des moissons célébrée dans les pays anglo-saxons d'Europe du Nord le 1er
août.
[2]
Lire La malédiction de l’Épouvanteur.
[3]
Lire Le secret de l'Épouvanteur.
Table of Contents
1 Un visiteur de Pendle
2 Vol et enlèvement
3 Priorités
4 À l’est de Pendle
5 Les trois sœurs
6 La cave aux miroirs
7 Le récit d’Alice
8 Madame Wurmalde
9 Des traces de pas
10 Tibb
11 Voleur et assassin
12 L’arrivée de la troupe
13 Le sépulcre
14 L’antrige
15 Comme des chats
16 Les malles de ma mère
17 Clair de lune
18 James, le forgeron
19 Agnès Sowerbutts
20 La fin d’un ennemi
21 Retour à Downham
22 La bataille de Pendle
23 Lune de sang
24 Désespoir
25 Un nouvel ordre du monde