Cours Travail Et Bonheur

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Travail, bonheur, joie, émancipation.

I. Bonheur d’avoir… et de donner

1. Le plaisir (ou le besoin) de posséder

Virgile

L’apport de la nature

Une nature est bienveillante. La terre est féconde et nourricière si tant est qu’on s’en occupe
un peu.

De manière générale, le poème de Virgile est un hymne à la nature et une


glorification des métiers de la terre. Glorification de la douceur de vivre pastorale.

Là tout rit aux pasteurs, la beauté du vallon,

La fraîcheur des ruisseaux, l’épaisseur du gazon ; (II)

La nature sait parfois être généreuse (sans avoir besoin de soins) : symbole de l’olivier.

Les oliviers, au contraire, ne demandent pas de culture; ils n’attendent rien de la serpe
recourbée ni des hoyaux tenaces, quand une fois ils ont pris au sol et affronté les brises.
La terre, entr’ouverte au crochet, fournit d’elle-même aux plantes une humidité
suffisante et, retournée par le soc, des fruits lourds. Nourris donc le gras olivier,
agréable à la Paix.

De même les arbres fruitiers, dès qu’ils ont senti leurs troncs vigoureux et qu’ils sont
maîtres de leurs forces, s’élancent rapidement vers les astres par leur propre vertu et
n’ont pas besoin de notre aide. D’ailleurs il n’est point de bocage qui ne se charge de
fruits, [2,430] et de fourrés incultes qui ne rougissent de baies sanglantes; les cytises sont
broutés; la haute forêt fournit des résineux, pâture des feux nocturnes qui répandent la
lumière. Et les hommes hésiteraient à planter des arbres et à y consacrer leurs soins !

Pourquoi chercherai-je plus haut mes exemples ? Les saules et les humbles genêts
offrent aux troupeaux leur feuillage, aux bergers leur ombrage, et des haies pour les
plantations, et la pâture de leur miel.

Et ses bœufs, compagnons de ses heureux travaux.

Ainsi que les saisons, sa fortune varie :

Ses agneaux au printemps peuplent sa bergerie ;

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L’été remplit sa grange, affaisse ses greniers ;

L’automne d’un doux poids fait gémir ses paniers ;

Et les derniers soleils, sur les côtes vineuses,

Achèvent de mûrir les grappes paresseuses.

L’hiver vient ; mais pour lui l’automne dure encor :


Les bois donnent leurs fruits, l’huile coule à flots d’or.

L’Italie est vantée pour la qualité de son climat et la qualité de ses terres fertiles :

Ici règne un printemps continuel, et l’été en des mois qui lui sont étrangers; deux fois les
brebis y sont pleines, deux fois l’arbre y produit des fruits. (II)

L’hiver : période heureuse

De manière générale, Virgile idéalise le travail agricole et édulcore tout certains points qui
pourraient ternir la beauté du travail paysan. Il n’évoque jamais les pbs d’argent alors que la
question des prix est centrale dans le monde agricole. Même s’il parle des maladies, il
n’évoque pas le fumier, la pourriture, les parasites. Parmi les animaux, il évite soigneusement
ceux qui peuvent paraître, pour des raisons diverses, impurs, donc indignes : la volaille, les
porcs.

Il prône la sagesse de la terre. Comme Hésiode, Lucrèce ou Homère avant lui, il chante la vie
paysanne et exalte les choses les plus simples.

Simone Weil

Peu de possession chez les ouvriers. Rien ne leur appartient, pas même leur temps ou leur
force. Difficile d’exploiter Weil sur ce sujet. Sauf à évoquer le moment où ils se réapproprient
les lieux durant les journées de mobilisation. (Mais si vous avez des idées, je suis preneuse !)

Vinaver

Le capitalisme repose sur le plaisir (besoin, envie…) de posséder. Le magasin de grossiste


que possède Mme Lépine illustre bien ce besoin frénétique de consommation. La boîte de
jazz, L’infirmerie, composée d’objets hétéroclites également. Le banquet final rappelle aussi
dans la symbolique une société dans la consommation à outrance et portée sur les excès.

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Les références au patrimoine (biens matériels notamment) des patrons de l’entreprise sont
également assez nombreuses. En témoigne la collection d’objets anciens de François Dehaze,
dont la fameuse tabatière que convoite Margerie. Les meubles ou l’entreprise sont objets de
convoitise et d’échange. Ils feront partie de la tractation, au moment où Olivier se verra
dépossédé de son rôle de directeur. Benoît est prêt à démanteler la collection d’objets précieux
de son père (p 121) comme il est prêt à trahir l’esprit et le personnel de l’entreprise familiale.
Sans scrupule, il est prêt à tout pour faire de l’argent.

PDB dresse le tableau d’un monde en train de basculer dans la société de consommation.
Tout y est décuplé. On évoque les stocks (qui manquent ou qui sont invendus). Le décor de la
pièce est encombré de nombreux objets. Dans l’un des interludes, les acteurs lancent des
rouleaux de papiers sur les spectateurs. Dans sa forme, la pièce illustre ce gigantesque
patchwork que devient l’entreprise où tout s’entremèle… une sorte de grand collage. Tout
invite à prendre, à s’emparer de…

Tout tourne surtout autour de l’avoir (et non de l’être… voir le cours sur « travail, être ou
avoir »). La jouissance passe par l’acte de posséder (biens matériels ou personnes physiques).

L’intervention d’Ausange, le banquier, rappelle l’importance de l’argent qu’on aurait parfois


tendance à minimiser au regard du produit vendu (le PQ). Choix du papier toilette met à nu
les ficelles du marketing et celles du capitalisme. Produit en apparence dérisoire mais de
« 1ere nécessité » (ou « bien essentiel » pour reprendre une formule plus récente) qui devient,
à travers le nom qu’on lui donne et la manière dont on le présente un produit poétique
(presque de luxe)… un produit qui peut faire rêver et susciter l’envie d’achat.

Lubin incarne le représentant de commerce à l’ancienne qui tente de mettre en valeur le


produit qu’il doit vendre. La marchandise qu’il propose est toujours « sensationnelle ». Le
« baratin » commercial est ponctué de superlatifs qui rendent le produit exceptionnel. Il y a
toujours une ristourne ou un cadeau en plus.

Lubin : Quelque chose aujourd’hui à vous présenter de sensationnel. (1er mvt)

Un évènement sans précédent.

Une offre incroyable que ma société a étudiée spécialement pour vous parce que vous
savez les temps sont difficiles

Le produit n’est pas seulement le produit / C’est à quoi il fait rêver (2e mvt)

Un produit ça ne se bricole pas / Ca se crée

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Par-dessus bord raconte un moment particulier de l’histoire du capitalisme : la découverte de
la manière dont on peut stimuler chez la population des désirs de possession illimités et créer
ainsi des besoins factices. (Dans la réalité, Diderot dénonçait déjà cela au 18 e siècle). Le
marché est donc beaucoup plus large que ce que l’on pensait. Naît alors le marketing – la
création de richesses par l’appel à l’imaginaire.

On est, bien évidemment, loin du plaisir du paysan de Virgile qui contemple le fruit de son
labeur.

2. Le plaisir de donner aux autres, de se sentir appartenir à une communauté

Virgile

Le travail est d’autant plus gratifiant qu’il permet de nourrir la communauté. Suivent trois
passages dressant de petits tableaux rupestres qui évoquent à la fois le plaisir de travailler
mais aussi celui de partager avec ses proches. Le paysan y est décrit entouré de sa famille ou
de ses amis.

Vient l’hiver : les pressoirs broient la baie de Sicyone; les cochons rentrent
engraissés de glandée; les forêts donnent leurs arbouses, et l’automne laisse tomber
ses fruits variés, et là-haut, sur les rochers exposés au soleil, mûrit la douce
vendange. Cependant ses enfants câlins suspendus à son cou se disputent ses
baisers; sa chaste demeure observe la pudicité; ses vaches laissent pendre leurs
mamelles pleines de lait, et ses gros chevreaux, cornes contre cornes, luttent entre
eux sur le riant gazon. Lui aussi a ses jours de fête, où, allongé sur l’herbe, tandis
qu’au milieu brûle un feu sacré et que ses compagnons couronnent les cratères, il
t’invoque, Lénéen, avec une libation, [2,530] puis invite les gardiens du troupeau à
lancer un rapide javelot sur la cible d’un orme et à dépouiller leurs corps rudes
pour la palestre champêtre. (II)

Beaucoup de travaux nous sont rendus plus faciles par la fraîcheur de la nuit ou lorsque
l'Étoile du matin, au lever du soleil, humecte les terres de rosée. La nuit, les chaumes
légers sont plus faciles à faucher, les prairies desséchées se fauchent mieux; [1,290] la
nuit, l'humidité qui assouplit les plantes ne fait jamais défaut. Tel veille aussi le soir aux
feux d'une lumière d'hiver, et, un fer pointu à la main, taille des torches en forme d'épis;
cependant, charmant par ses chansons l'ennui d'un long labeur, sa compagne fait courir
un peigne crissant sur les toiles, ou cuire la douce liqueur du moût aux flammes de
Vulcain, et écume avec des feuilles l'onde du chaudron qui bout.

(…) l'hiver, le cultivateur se repose. Pendant les froids, les laboureurs jouissent
d'ordinaire du fruit de leurs travaux, en donnant tour à tour de gais festins entre
eux. L'hiver aux bons génies les régale et chasse leurs soucis : ainsi quand les

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carènes chargées ont enfin touché le port, les matelots joyeux mettent sur les
poupes des couronnes. (I)

Certains moments de l’année sont plus durs que d’autres, mais chaque période a ses instants
heureux. Même l’hiver est doux pour le paysan. Il retrouve la douceur du foyer et partage
avec sa famille des instants près du foyer.

Alors que le petit monde pastoral des Bucoliques est clos sur lui-même, les bergers de
l'Arcadie vivant dans une sorte de bulle, protégés tant bien que mal, mais toujours menacés
d'être écrasés par la résistance du monde et voulant avant tout ignorer sa dure réalité, les
Géorgiques s'ouvrent à des préoccupations sociales, proposant de construire un nouvel
espace : l'espace social de la petite propriété à échelle humaine, en même temps qu'un espace
spirituel de relation aux autres et à la Nature, qui permettra de retrouver l'harmonie. Elles
mettent en scène la disparition du monde « édénique » des Bucoliques où le berger se
contentait de ce que la nature lui offrait, montrant, à travers le travail pénible, la mise en ordre
de la nature : le passage à une récolte et un élevage maîtrisés.

La fin du passage sur le vieillard de Coryce évoque les buveurs à l’ombre des platanes. Le
jardin offre de l’ombre à toute une communauté d’amis. (voir citation plus loin)

Dans le 4e chant, Virgile évoque les abeilles qui représentent le sommet de la hiérarchie des
êtres animés et font entrer dans le monde des hommes auxquels elles sont sans cesse
comparées mais aussi dans le monde des dieux (image idéale de l’inspiration).

Le symbolisme de l’abeille. Celle-ci fournit aux humains un modèle de dévouement et de


travail. On sait que depuis le Phèdre de Platon, l’abeille est une source d’inspiration pour les
poètes. Elle est aussi pourvoyeuse d’une image idéale de la cité, que l’on retrouve également
dans la République.

Simone Weil

Sous certaines conditions, le travail ouvrier pourrait être un lieu où l’on éprouve la « joie de
manger un pain qu’on a gagné », un lieu où l’on a le sentiment d’œuvrer pour la collectivité.
Il faudrait pour cela que les ouvriers puissent faire le tour de l’usine et comprendre son
organisation totale, afin de percevoir intimement qu’ils fabriquent « des objets qui sont
appelés par des besoins sociaux, et qu’ils ont un droit limité, mais réel, à en être fiers ».
Il faudrait qu’ils puissent faire visiter l’usine à leur famille, à leurs enfants, la présenter
comme un lieu qui soit symboliquement le leur.

Il conviendrait en effet que chaque ouvrier se sente « chez soi » à l’usine et puisse se sentir
appartenir à un collectif. Or on a vu que, chacun absorbé par sa tâche et angoissé par les

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cadences imposées, la solidarité et la camaraderie ne sont pas toujours faciles à établir au sein
de l’usine. En raison de la dureté objective du travail, « un sourire, une parole de bonté, un
instant de contact humain [y] ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi
les privilégiés grands ou petits ». Weil montre comment l’un des plus bouleversants aspects
des grèves de 1936 a résidé dans l’appropriation affective du lieu de travail par la musique, les
chants, les discussions, l’action de lutte collective : « Le meilleur de tout, c’est de se sentir
tellement des frères »:

Si le travail cessait d’être strictement parcellaire, si les ouvriers n’étaient plus tenus à distance
les uns des autres par des stratégies de la hiérarchie visant à décourager la fraternité, s’ils
pouvaient par moments éprouver leur appartenance commune par des pratiques les réunissant,
alors :

L’usine pourrait combler l’âme par le puissant sentiment de la vie collective – on


pourrait dire unanime – que donne la participation au travail d’une grande usine.
Tous les bruits ont [alors] un sens, tous sont rythmés, ils se fondent dans une espèce
de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part.
Le contraste entre le fait d’éprouver la réalité sonore même de l’usine comme un « vacarme »
ou au contraire comme une harmonie de bruits consonants dépend certainement de la place
qu’y occupe la voix humaine, voix tue et écrasée des travailleurs solitaires dans un cas, voix
des mélodies entonnées et des discussions fraternelles de l’autre.

Le travail collectif peut être enivrant : Impression d’appartenir à un grand ensemble. En


témoigne ce passage un peu paradoxal mais très poétique de LCO.

L'usine pourrait combler l'âme par le puissant sentiment de vie collective – on pourrait
dire unanime – que donne la participation au travail d'une grande usine. Tous les bruits
ont un sens, tous sont rythmés, ils se fondent dans une espèce de grande respiration du
travail en commun à laquelle il est enivrant d'avoir part. C'est d'autant plus enivrant
que le sentiment de solitude n'en est pas altéré. Il n'y a que des bruits métalliques, des
roues qui tournent, des morsures sur le métal ; des bruits qui ne parlent pas de nature ni
de vie, mais de l'activité sérieuse, soutenue, ininterrompue de l'homme sur les choses.
On est perdu dans cette grande rumeur, mais en même temps on la domine, parce que
sur cette basse soutenue, permanente et toujours changeante, ce qui ressort, tout en s'y
fondant, c'est le bruit de la machine qu'on manie soi-même. On ne se sent pas petit
comme dans une foule, on se sent indispensable. Les courroies de transmission, là où il y
en a, permettent de boire par les yeux cette unité de rythme que tout le corps ressent par
les bruits et par la légère vibration de toutes choses. Aux heures sombres des matinées et
des soirées d'hiver, quand ne brille que la lumière électrique, tous les sens participent à
un univers où rien ne rappelle la nature, où rien n'est gratuit, où tout est heurt, heurt
dur et en même temps conquérant, de l'homme avec la matière. Les lampes, les
courroies, les bruits, la dure et froide ferraille, tout concourt à la transmutation de
l'homme en ouvrier. (Expérience de la vie d’usine)
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Vinaver

Le travail chez Vinaver est, avant tout, présenté comme un échange. De la discussion
commerciale entre Lubin et Madame Lépine aux propos plus ou moins houleux entre les
différents cadres de l’entreprise, le travail tertiaire repose sur l’échange d’idées.

L’entreprise de Dehaze et Ravoire est une entreprise paternaliste à l’ancienne, présentée


comme une famille :

notre petite et sympathique réunion que je me permettrai d’appeler une réunion de


famille tant il est vrai que ceux qui travaillent 40 heures par semaine ensemble forment
une authentique communauté (32).

L’entreprise possède ses moments de convivialité : happenings / fêtes de la société : moments


conviviaux et heureux où les salariés s’approprient leur lieu de travail. On danse, on boit, on
partage… on échange des propos superficiels (ou graves).

L’entreprise est souvent conçue comme une seconde famille dans laquelle règne l’entraide et
la solidarité. Si c’est sans doute le cas pour les petites entreprises (familiales ou pas), c’est
beaucoup plus discutable dès lors que le groupe s’élargit.

Dans la seconde partie de la pièce, à partir du quatrième mouvement, la salle de réunion


supplante le bureau, ce qui correspond à une mutation profonde des rapports humains. Cette
évolution correspond aux nouveaux modes de fonctionnement de l’entreprise. La salle de
réunion supplante le bureau, parce que la concertation et la réflexion collectives priment sur
l’initiative individuelle et sur une conception compartimentée des tâches. (Le travail qui est
alors représenté est celui des conseillers marketing qui réunissent les employés de Ravoire et
Dehaze pour qu’ils prennent conscience de l’obsolescence de leurs pratiques.)

Si, jusqu’alors, l’entreprise « tournait » toute seule et n’avait pas besoin de s’adjoindre des
conseillers, la nouvelle loi du marché soumise à la concurrence oblige désormais à réfléchir à
des stratégies, dans lesquelles tous les employés sont impliqués. Par-dessus bord met ainsi en
scène deux nouvelles formes de travail, vouées à se développer considérablement et à
remplacer les anciennes structures : le marketing et le management du personnel, autrement
dit des employés formés aux techniques de vente et à ce qu’on appelle aujourd’hui les
ressources humaines.

Après la reconfiguration de l’entreprise, au début du cinquième mouvement, Cohen constate


même l’amélioration des relations entre Mmes Bachevski et Alvarez, conséquence immédiate
des nouveaux managements appliqués à l’entreprise : « Je vous dirai que je suis plus
heureux maintenant le travail est plus intéressant », affirme même Cohen (V, p. 188).

La notion de progrès, glosée dans le cinquième et le sixième mouvement de la pièce, est liée
au bonheur et à l’épanouissement personnel. En témoigne l’invitation que formulent Jenny et
Benoît à Alex de rejoindre l’entreprise dans le secteur du « merchandising » (VI, p. 237), où

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ses qualités artistiques pourront servir à la conception de nouveaux produits et de nouvelles
stratégies de vente.

La représentation du travail dans Par-dessus bord suscite toutefois un questionnement sur


l’opposition entre les générations. L’arrivée des uns suppose le départ des autres. Ce n’est
toutefois pas présenté comme un drame mais plutôt comme un nécessaire renouvellement.
Tous les anciens sont certes plus ou moins condamnés. Ce sont les jeunes loups embauchés
par Benoît qui tirent profit de la situation. Et cependant la vieille garde de l’entreprise ne
considère pas nécessairement d’un mauvais œil l’arrivée de ces nouveaux conquérants du
marché ; ils sont perçus comme de potentiels sauveurs de l’entreprise : « il y a une équipe de
jeunes loups chez nous ils préparent un grand coup »(IV, p. 183).

Le travail permet aussi l’échange et la paix.

PDB évoque la guerre féroce que se livrent les deux entreprises, mais la fin donne lieu à une
réconciliation surprenante. Sur le plan symbolique, le monde de l’entreprise rejoue ainsi la
guerre scandinave des Ases et des Vanes : « Et comme si soudain ils en avaient assez de
cette alternance épuisante d’échecs et de succès sans suite de part et d’autre les Ases et
les Vanes font la paix une paix surprenante aussi harmonieuse que la guerre a été
implacable », déclare, à la fin de la pièce, le professeur Onde (VI, p. 254). L’avant dernier
propos de Monsieur Onde apparaît comme le miroir exact du sort annoncé de l’entreprise
française. Les américains sont les Ases qui ont débarqué en force ; les français sont les Vanes
qui commencent par s’enfuir. Mais « alors que l’effondrement paraissait imminent il y a
eu une petite révolution de palais ». La prise de pouvoir de Benoît renverse la vapeur et met
en difficulté le colosse d’outre-Atlantique. Le dénouement inattendu est, dans les deux cas,
celui d’une réconciliation Benoît : Un rapprochement s’est produit notre adversaire
d’hier (…) est notre associé d’aujourd’hui (…) nous allons nous allier (…) à la plus
puissante entreprise du monde dans notre domaine (p 249, IV) Le conflit des dieux
renvoie donc à un monde dévasté mais aussi à l’émergence d’un monde nouveau.

De même, Passemar trouve un compromis avec ses acteurs et la pièce peut ainsi continuer.

Vinaver met les Français et les Américains à distance, en ironisant sur les pratiques des uns et
des autres, pour finalement les réunir autour d’une fête joyeuse et de plusieurs unions. La
pièce ne se termine pas sur la victoire d’une conception tout uniment américaine du travail.
Non sans une certaine ironie, le dramaturge exporte aussi la France outre-Atlantique. Olivier
et Margerie, en choisissant d’aller s’installer à San Francisco, projettent d’apporter avec eux
la culture française : les petits Frenchies vont y exporter les valeurs françaises. Contre la
distribution de masse qu’incarne la United Papers, les Français proposent d’exporter des

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produits raffinés et rares, ce qui suppose un tout autre rapport au travail et à la vente du
produit :

Margerie : Demain à l’aube Olivier et moi on s’embarque sur le France pour les États-
Unis mes amis c’est un quartier de chair vive que nous emportons à la semelle de nos
souliers pour le greffer là-bas parce que moi je suis amoureuse de votre culture avec
mon Olivier on va monter dans le cœur de San Francisco sous le signe de la Pompadour
un institut de beauté comme un défi français à toutes ces usines sans âme où la beauté
est débitée à la chaîne (VI, p. 240-241)

Ces propos, tenus par une Américaine, renversent le paradigme de l’invasion américaine. La
France, dont les valeurs sont ici incarnées par la Pompadour, favorite de Louis XV, possède
aussi des atouts pour conquérir le monde.

Le thème de la réconciliation finale et de l’équilibre retrouvé de la cité est présent dans nos
trois œuvres. Le travail qui pose les assises d’une paix durable chez Virgile, la possible
entente et le dialogue entre ouvriers et patrons souhaités par SW, la fusion des deux
entreprises chez Vinaver (même si, ne soyons pas naïfs, l’une absorbe l’autre).

II. Le bonheur de créer, de se dépasser, de s’élever, de se construire

(Voir aussi le cour sur « travail et construction de soi »… plus tard dans l’année)

1. Le plaisir de la création et la fierté du devoir accompli

Virgile

Les Géorgiques montrent le travail à l’œuvre. la mise en ordre de la nature : le passage à une
récolte et un élevage maîtrisés. Sans doute le programme des Géorgiques reste-t-il largement
utopique, mais on y voit les hommes se confronter, avec courage et détermination, à
l'expérience de la résistance des contingences naturelles. Virgile, sans dénier la dureté et les
risques de la vie du paysan, admire ce qu'elle requiert d'inventivité et d'ingéniosité.

Ainsi, par la contrainte d'un travail lent, dur, opiniâtre, répétitif, la nature passe de l'état
sauvage à un ordre harmonieux, un équilibre : une culture, une civilisation. Cette contrainte
est ferme mais jamais brutale : le paysan assume un rôle paternel aussi bien vis-à-vis des
animaux domestiques, que de la nature ambiante en général.
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En dépit de sa difficulté, le travail de la terre n’est donc pas une punition : c’est la maîtrise du
monde par le biais de la création permanente.

Non seulement le travail est nécessaire, mais il est créateur de beauté parce qu’il a le pouvoir
de métamorphoser la nature.

(…) d’un bois sec, que le fer a dépouillé de ses branches, l’olivier - étonnant prodige ! -
pousse des racines. Souvent même nous voyons les rameaux d’un arbre se changer
impunément en ceux d’un autre arbre, et le poirier métamorphosé porter des pommes
dues à la greffe et les cornouilles pierreuses rougir sur les pruniers. (livre II)

(…) en peu de temps un grand arbre aux rameaux fertiles s’élève vers le ciel et s’étonne
de voir son nouveau feuillage et ses fruits qui ne sont pas les siens. (Livre II)

La satisfaction du travail accompli :

Le passage qui suit peut être mis en opposition du travail de l’ouvrier qui ne peut jamais
contempler son œuvre achevée puisqu’il ne contribue qu’à une infime partie de la confection
de l’objet. A l’inverse, le paysan a la joie de voir le fruit de son travail. Source de satisfaction.

Enfin au dernier rang tu parviens avec joie :

Tout ton plant façonné sous tes yeux se déploie,

Et je t’entends chanter la fin de tes travaux.

L’agriculteur est nécessaire à la nature car par son effort il lui permet de s’accomplir :

J'ai vu des semences, choisies à loisir et examinées avec beaucoup de soin, dégénérer
pourtant, si chaque année on n'en triait à la main les plus belles : [1,200] c'est une loi du
destin que tout périclite et aille rétrogradant. Tout de même que celui qui, à force de
rames, pousse sa barque contre le courant, si par hasard ses bras se relâchent, l'esquif
saisi par le courant l'entraîne à la dérive. (I)

Sans l’intervention humaine, les graines dégénèrent. Le paysan est tel un rameur qui remonte
le courant.

De même, les arbres peuvent grandir mais risquent de rester improductifs si l’homme n’opère
pas les gestes de les transplanter et de les greffer :

Les arbres qui s’élèvent d’eux-mêmes aux bords de la lumière sont inféconds, il est vrai,
mais ils croissent, épanouis et forts, parce que leur vertu naturelle tient au sol. [2,50]
Cependant, si eux-mêmes on les greffe et qu’on les confie, en les transplantant, à des
fosses bien ameublées, ils dépouilleront bientôt leur naturel sauvage et, cultivés avec

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soin, se plieront sans tarder à tous les artifices que l’on voudra. Il n’est jusqu’au rejeton
stérile sorti du bas des racines qui ne fasse de même, si on le plante en ligne dans des
champs où il ait de l’espace. (II)

Face au risque d’une fécondité naturelle anarchique et désordonnée, le rôle du paysan est
d’organiser la fertilité qui, sans son intervention, risquerait de mener à la stérilité.

Une terre humide nourrit des herbes assez hautes, et d’elle-même elle est plus féconde
que de juste. Ah ! puissent vos champs ne pas connaître cette fertilité-là et ne pas révéler
leur force aux premiers épis ! (II)

Virgile pense le paysan moins comme le propriétaire d’un domaine que comme l’homme qui
organise et maîtrise les forces de la nature, qui achève et perfectionne cette nature. Il est
l’artisan de la transformation.

Le bénéfice et l’utilité du travail est illustré dans l’éloge de l’Italie au livre II. Le pays est
peint comme l’objet d’un travail, dans lequel la main de l’homme organise la nature en tirant
parti de sa diversité. Travaux d’architecture et d’ingénierie magnifiés :

Ajoutez tant de villes incomparables, tant de travaux de construction, tant de places


bâties par la main des hommes sur des rochers à pic, et ces fleuves baignant le pied
d’antiques murailles.

L’Orient est peint, à l’inverse, comme le pays d’une spontanéité non maîtrisée, des
ensemencements monstrueux et des naissances mythiques. « taureaux soufflant du feu par
leurs naseaux », « hydre monstrueuse », etc

Nouvel ordre du monde reconstruit autour de l’ordonnancement de la nature et du travail et de


l’effort des paysans. Les abeilles sont, en cela, l’exemple d’une société idéale.

La joie d’une création aboutie. Eloge optimiste du travail humain qui postule que l’action et
l’ingéniosité des hommes, redoublées par les difficultés peuvent pallier l’hostilité de la nature.
« tous les obstacles furent vaincus par un travail acharné » (I)

Portrait d’un vieux paysan de Coryce plein d’ardeur à la tâche, qui réussit à domestiquer une
nature hostile et est grandement récompensé. (Chant IV)

Je me souviens ainsi d'avoir vu au pied des hautes tours de la ville d'Oebalus, aux lieux
où le noir Galèse arrose de blondissantes cultures, un vieillard de Coryce, qui possédait
quelques arpents d'un terrain abandonné et dont le sol n'était ni docile aux boeufs de
labour, ni favorable au bétail, ni propice à Bacchus. [4,130] Là pourtant, au milieu de
broussailles, il avait planté des légumes espacés, que bordaient des lis blancs, des

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verveines et le comestible pavot; avec ces richesses, il s'égalait, dans son âme, aux rois; et
quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu'il n'avait
point achetés. Il était le premier à cueillir la rose au printemps et les fruits en automne;
et, quand le triste hiver fendait encore les pierres de gel, et enchaînait de sa glace les
cours d'eaux, lui commençait déjà à tondre la chevelure de la souple hyacinthe, raillant
l'été trop lent et les zéphyrs en retard.

[4,140] Aussi était-il le premier à voir abonder ses abeilles fécondes et ses essaims
nombreux, à presser ses rayons pleins d'un miel écumant; les tilleuls et lauriers-tins
étaient pour lui extrêmement féconds; et autant l'arbre fertile, sous sa nouvelle parure
de fleurs, s'était couvert de fruits, autant il cueillait de fruits mûrs à l'automne. Il
transplanta aussi et disposa par rangées des ormes déjà grands, et le poirier déjà très
dur, et d'épineux pruniers portant déjà des prunes, et le platane prêtant déjà ses ombres
aux buveurs.

Le jardinier apparaît comme une figure héroïque et solitaire, luttant contre les éléments. Il
semble une sorte de démiurge. Il réorganise le paysage autour de lui en déplaçant les arbres
par ses seules forces. Le lieu est clos par des haies de ronces. Les cultures y sont bien
ordonnées. Ce lieu est le miroir d’un repli sur l’intériorité et d’un monde ordonné avec
simplicité, d’un idéal d’autarcie heureuse qui fait naître la richesse à partir de rien, qui a la
capacité comme le poète d’embellir une réalité modeste.

Simone Weil

La fierté est rare chez l’ouvrier, SW va donc mener une réflexion sur la manière dont on
pourrait rendre sa fierté au travailleur. Elle-même a éprouvé la fierté, à sa première entrée à
l’usine, de se savoir contribuer à la fabrication d’un bien collectif (le métro).

Joie du travail bien fait ou fierté de gagner sa vie :

Ces soirs-là, je sentais la joie de manger un pain qu'on a gagné.

Fierté de dépasser les difficultés :

Certains incidents, au cours du travail, procurent, il est vrai, de la joie, même s'ils
diminuent le salaire. D’abord les cas, qui sont rares, où on reçoit d'un autre à cette
occasion un précieux témoignage de camaraderie ; puis tous ceux où l'on peut se tirer
d'affaire soi-même. Pendant qu'on s'ingénie, qu'on fait effort, qu'on ruse avec l'obstacle,
l'âme est occupée d'un avenir qui ne dépend que de soi-même.

Plus un travail est susceptible d'amener de pareilles difficultés, plus il élève le cœur.
(Expérience de la vie d’usine)

12
A l’instar de tout être humain, les ouvriers éprouvent le besoin d’être reconnus pour leur
travail, le besoin d’éprouver une satisfaction pour leur œuvre laborieuse.

(Voir à la fin du cours les propositions de Simone Weil pour rendre la fierté aux
travailleurs.)

Vinaver : L’euphorie d’un monde en pleine expansion

PDB dresse le portrait d’un monde en pleine mutation dans le domaine de l’entreprise.
Chaque entreprise est amenée à s’accroître ou à disparaître. Ce monde de l’entreprenariat en
plein développement marque le début de la mondialisation et n’est pas dépourvu d’un certain
enthousiasme. Les employés de Dehaze et Ravoire assistent à l’arrivée de nouvelles formes de
management : psychosociologues, brainstormings, slogans publicitaires, termes américains en
pagaille, informatique qui prend de l’ampleur (software, hardware, cobolt, etc). Si la réticence
est visible chez certains, la plupart jouent le jeu et y prennent du plaisir.

Avec enivrement, le système capitaliste découvre sa capacité à progresser, à faire émerger les
désirs comme force économique. Vinaver associe cet enivrement à l’épopée homérique.
L’Iliade chante l’absence de limites à la fureur et au plaisir de la guerre. C’est un peu pareil
dans Par-dessus bord. Il y a une espèce de jouissance de l’action.

(Par la suite le capitalisme sera « désenchanté ». Ce qui est clair, c’est que Vinaver est loin de
condamner le capitalisme en bloc. La pièce ne serait pas tant une dénonciation qu’une
« description fine et amusée d’un phénomène à la puissance aussi séduisante
qu’inéluctable ».)

Exemples de passages euphoriques :

MME BACHEVSKI Cette fois je sens

MME ALVAREZ Quoi ?

MME BACHEVSKI Le triomphe (V, p. 199)

(…) c’est même assez passionnant d’assister à cette transformation (mais je crains que
cela ne se fasse en dehors et au détriment des cadres de l’ancienne génération sont on
suppose a priori qu’ils ne sont pas à même de suivre le mouvement)

Passemar-Vinaver exprime à la fois sa fascination pour ces grands changements qui affectent
le monde de l’entreprise mais (j’ai laissé volontairement la fin de la citation), il dit aussi son
inquiétude quant aux conséquences sur les hommes. Le renouveau de l’entreprise se fait au

13
détriment de l’humain. Les gens qui ont du mal à s’adapter seront jetés par-dessus bord sans
aucun scrupule.

2. Un dépassement de soi

Virgile

Le travail pénible, facteur même et condition de l'évolution de l'homme.

A plusieurs reprises Virgile se réfère à un paradis perdu, à un âge d’or. Avant l’ère de Jupiter,
nul besoin de travailler : c’était le règne de l’otium. Mais la peine est apparue nécessaire selon
Jupiter pour stimuler l’esprit humain. C’est pourquoi il a eu l’idée de mettre en place le travail
et d’instiller le mal dans la nature. Le travail sert donc à faire progresser l’homme. Dans
l’Eden, l’homme stagne.

Le travail est, par ailleurs, un chemin qui conduit à la connaissance car, par l’effort et
l’expérience forgée dans la durée, l’homme acquiert un savoir, la civilisation progresse. En
effet, le résultat du labeur mène à l’invention et à la découverte des techniques : navigation,
chasse, pêche, agriculture.

Le Père des dieux lui-même a voulu rendre la culture des champs difficile, et c'est lui qui
le premier a fait un art de remuer la terre, en aiguisant par les soucis les coeurs des
mortels et en ne souffrant pas que son empire s'engourdît dans une triste indolence.

Le travail est également ce qui permet d’endurcir la jeunesse. C’est dans les champs qu’on
trouve la virtus (à la fois la vigueur masculine et la vertu). La piété, le respect de la vieillesse,
la justice ne peuvent se pratiquer que loin des lieux de corruption et des combats.

Là où ils vivent sont les fourrés et les repaires des bêtes sauvages, une jeunesse dure aux
travaux et habituée à peu, le culte des dieux et le respect des pères; c’est chez eux qu’en
quittant les terres la Justice laissa la trace de ses derniers pas. (II)

Simone Weil

14
SW n’aura de cesse de se dépasser dans son expérience à l’usine (tout comme dans sa vie).
On peut même dire qu’elle sera allée au bout d’elle-même jusqu’à en mourir sans doute. Mais
à part cela, je n’ai pas grand-chose à dire.

Vinaver

Dans PDB, le dépassement de soi est une injonction. Chacun est invité à s’adapter et à
se dépasser, Passemar le premier.

Vinaver pose ainsi la question de la flexibilité et de l’adaptabilité. Même si certains passages


sont clairement critiques, Par-dessus bord n’est pas un brûlot contre les méthodes
américaines. La pièce montre en effet des employés capables d’accepter la nouveauté et de
s’adapter à de nouveaux dispositifs professionnels.

Un minimum de flexibilité cela aiderait

Un bon service administratif est un service qui suit le mouvement madame Alvarez et
qui se laisse oublier (21) : l’efficacité consiste à « suivre le mouvement », voire l’anticiper,
sans se faire remarquer.

La nouvelle direction demandera sans ambages aux employés de se surpasser. L’atteste


l’échange entre Passemar et Benoît : (je fais un copié-collé de mon « pas à page »)

Benoît : Ca sent un peu son fonctionnaire ça Passemar dans une entreprise dynamique
quand on s’arrête de grimper on dégringole (p.149)

Le terme « fonctionnaire » est ici très dévalorisant. Il connote un état d’esprit conservateur,
voire une certaine fainéantise. La fin de la phrase en dit long sur la dynamique impitoyable de
l’entreprise. Soit on progresse, soit on « dégage ». Benoît confirme cette menace dans la
réplique qui suit.

Je vous tiens pour un homme sûr méthodique mais un peu terne est-ce le fond de votre
caractère ? Pour voir je suis tenté de procéder sur votre personne à un dépoussiérage
Passemar (p.149)

Passemar est donc comparé à une vieille chose qu’il faudrait dépoussiérer. C’est par
métonymie l’entreprise tout entière qui est « dépoussiérée » de ses vieux cadres.

Passemar : Je ferai de mon mieux je vous remercie (Benoît s’efface) j’ai regretté cette
dernière phrase qui rend un son vieux jeu et justement pas du tout marketing (…) un
homme du marketing aurait dit OK je vais vous la casser votre baraque et pour
commencer vous feriez mieux de vous ranger (p.150)

Passemar, lui-même, regrette de ne pas être plus adapté à la nouvelle politique de l’entreprise.
Sa réponse à Benoît est trop polie. Elle n’utilise pas les codes de langage jeunes (portés par
Jenny et Jack) et témoigne de son manque d’agressivité.

15
Les modifications profondes que subissent la société et les hommes introduisent dans la pièce
des questions plus philosophiques, relatives à l’équilibre que chacun doit trouver entre vie
professionnelle et vie privée. Comment concilier le progrès inéluctable avec le bonheur dans
le travail ?

3. Le travail émancipateur et gage de liberté

Loin d’être une contrainte, le travail permet de s’émanciper des contraintes de la nature
et du joug de la société. Il est la condition de la liberté.

Virgile

Le jardin du vieux paysan est une sorte de jardin d’Eden qui permet de jouir d’un bonheur en
autarcie.

Simone Weil

Voir à la fin du poly, les propositions de Simone Weil pour un travail non servile. C’était trop
long pour que je le mette là.

Vinaver

« Il est interdit d’interdire » (Slogan de Mai 68)

Lors de nombreux entretiens, Michel Vinaver a établi un lien entre Mai 68 et l’irruption du
marketing dans l’entreprise. L’arrivée de Jack et Jenny est marquée par des injonctions de se
laisser aller et de cesser de se contrôler, ce qui étaient aussi des slogans de manifestants.
Comme le dit Jack, « on pourrait se mettre un peu en roue libre » (IV, p. 135), et plus tard
« Je vous rappelle la règle du jeu chacun dit ce qui lui passe par la tête pas de censure
personne n’ironise » (IV, p. 153). Mais l’esprit de 68 pénètre très paradoxalement, par le
marketing, le monde du travail en le transformant en un espace de déculpabilisation, de levée
des barrières et d’accès aux jouissances.

Le bureau laisse place à la salle de réunion, aux brainstormings qui impliquent un autre
rapport du corps à l’espace. L’attitude décontractée de Jenny (qui refuse de s’asseoir sur le
fauteuil, ni même sur une chaise) offre un nouveau modèle de « corps dans l’entreprise ». De
même, les épisodes dansés ou la présence d’un modèle de peinture introduisent une réflexion

16
sur les rapports entre le corps et le travail. Si l’on prend l’exemple du modèle nu que peint
Dehaze dans son atelier salon, on voit combien le corps retrouve sa place dans ce monde de
l’entreprise.

III. Une mystique du travail

1. Une manière d’être au monde : Les joies d’une vie simple

Virgile

« Le bonheur est dans le pré ».

Le chant II se termine sur la glorification de la vie simple et paisible du paysan, qu’il met en
opposition à la vie luxueuse mais aliénante du riche citadin ou à la vie tumultueuse du
soldat.

(…) Ah ! Loin des fiers combats, loin d’un luxe imposteur,

Heureux l’homme des champs, s’il connaît son bonheur !

Fidèle à ses besoins, à ses travaux docile,

La terre lui fournit un aliment facile.

Sans doute, il ne voit pas, au retour du soleil,

De leur patron superbe adorant le réveil,

Sous les lambris pompeux de ses toits magnifiques,

Des flots d’adulateurs inonder ses portiques ;

Il ne voit pas le peuple y dévorer des yeux

De riches tapis d’or, des vases précieux ;

D’agréables poisons ne brûlent point ses veines ;

Tyr n’altéra jamais la blancheur de ses laines ;

Il n’a point tous ces arts qui trompent notre ennui ; Mais que lui manque-t-il ?
La nature est à lui :

Des grottes, des étangs, une claire fontaine

Dont l’onde, en murmurant, l’endort sous un vieux chêne ;

17
Un troupeau qui mugit, des vallons, des forêts :

Ce sont là ses trésors, ce sont là ses palais.

O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ! Eux qui, loin des
discordes armées, [2,460] voient la très juste terre leur verser de son sol une
nourriture facile. S’ils n’ont pas une haute demeure dont les superbes portes
vomissent tous les matins un énorme flot de clients venus pour les saluer; s’ils ne
sont pas ébahis par des battants incrustés d’une belle écaille, ni par des étoffes où
l’or se joue, ni par des bronzes d’Éphyré; si leur laine blanche n’est teinte du
poison d’Assyrie, ni corrompue de cannelle l’huile limpide qu’ils emploient; du
moins un repos assuré, une vie qui ne sait point les tromper, riche en ressources
variées, du moins les loisirs en de vastes domaines, les grottes, les lacs d’eau vive,
du moins les frais Tempé, [2,470] les mugissements des boeufs et les doux
sommes sous l’arbre ne leur sont pas étrangers.

Tableau d’une vie simple et heureuse : la famille, le bétail, les fêtes… (voir la citation
du concours déjà mise en I 2 dans « le plaisir de donner aux autres)

Cependant ses enfants, ses premières richesses,

À son cou suspendus disputent ses caresses :

Chez lui de la pudeur tout respecte les lois ;

Le lait de ses troupeaux écume entre ses doigts ;

Et ses chevreaux, tout fiers de leur corne naissante,

Se font en bondissant une guerre innocente.

Les fêtes, je le vois partager ses loisirs

Entre un culte pieux et d’utiles plaisirs :

Il propose des prix à la force, à l’adresse ;

L’un déploie en luttant sa nerveuse souplesse ;

L’autre frappe le but d’un trait victorieux,

Et d’un cri triomphant fait retentir les cieux.

Ainsi les vieux Sabins vivaient dans l’innocence ;

Ainsi des fiers Toscans s’agrandit la puissance ;

18
Ainsi Rome, aujourd’hui reine des nations,

Seule en sa vaste enceinte a renfermé sept monts.

Même avant Jupiter, avant que l’homme impie

Du sang des animaux osât souiller sa vie,

Ainsi vivait Saturne :

Célébrer le travail paraît rapprocher d’abord les Géorgiques de la philosophie stoïcienne


(célébration de l’endurance). Pourtant Virgile est plus proche de l’épicurisme qui prône une
vie frugale et modérée. Il faut quitter la ville et ses illusoires agréments pour se réfugier au
plus près de la nature, seule bonne conseillère.

Virgile s’inscrit donc dans la tradition d’une pensée épicurienne. Pour ce courant de la
philosophie antique, le sage doit atteindre l’ataraxie, un équilibre idéal entre désirs et besoins
fondé sur une connaissance physique des lois de la nature doublée d’une connaissance
introspective.

Epictète : Ne désire que ce qui dépend de toi (ou tu peux avoir)

Le travail est un moyen de parvenir à cette absence de troubles qui définit l’ataraxie. Ainsi, en
bon épicurien, Virgile fait-il l’éloge de l’homme qui, vivant du travail des champs, ne se
soucie pas des troubles et des inquiétudes de la guerre, lui « qui a pu connaître les causes
des choses et qui a mis sous ses pieds toutes les craintes, et l’inexorable destin, et le bruit
de l’avare Achéron ! » (II, p. 102). Loin du tumulte des guerres, l’agriculteur éprouve par
son travail le sentiment de l’ataraxie, car il « ne voit autour de lui ni indigents à plaindre
miséricordieusement ni riches à envier. Les fruits que donnent les rameaux, ceux que
donnent d’elles-mêmes les bienveillantes campagnes, il les cueille sans connaître ni les
lois d’airain ni le forum insensé ni les archives du peuple » (II, p. 102-103). Le travail des
champs permet ainsi de connaître ce sentiment suprême, celui du sage, qui a réussi à chasser
le déséquilibre des passions (argent, ambition, guerre…) grâce à un équilibre trouvé avec le
monde.

Virgile se réfère, dans LG, au plus grand représentant de l’épicurisme à Rome : Lucrèce (De
natura rerum) Virgile semble dialoguer avec le texte de Lucrèce. Ainsi au chant I, la
description de la tempête est facile à rapprocher de celle de Lucrèce. A un détail près : Virgile
introduit Jupiter brandissant sa foudre. L’épizootie entre en résonance directement avec le
livre VI du De natura rerum. Mais pour Virgile, il n’est pas question de se réfugier dans une
contemplation inactive de la nature. Il faut, au contraire, chercher l’harmonie grâce au labor
mais aussi à la pietas.

19
(rappeler la différence entre épicurisme et hédonisme.)

Dès l’époque de Virgile, l’accumulation de richesses et de capitaux est jugée avec sévérité par
les philosophes, et Les Géorgiques s’en font l’écho. Il faut rappeler d’abord que les domaines
agricoles d’Italie sont les propriétés de riches citoyens, habitant généralement à Rome et
faisant exploiter et fructifier leurs terres par une main-d’œuvre locale ; rappelons ensuite que
chercher à accroître ses richesses est considéré comme un défaut des Orientaux auquel les
Italiens ne doivent pas céder. Aussi Virgile veut-il inciter ses concitoyens à ne pas penser le
travail dans la seule perspective d’un appât du gain. C’est pourquoi il défend, dès le livre II,
une agriculture qui ne doit pas devenir une industrie : « Fais l’éloge des vastes domaines,
cultives-en un petit » (II, p. 97).

Il s’emploie lui-même, au livre IV, à louer le vieillard de Tarente qui, ne possédant que «
quelques arpents d’un terrain abandonné et dont le sol n’était ni docile aux bœufs de
labour, ni favorable au bétail, ni propice à Bacchus », avait cependant planté légumes,
fleurs, verveines et pavot : « avec ces richesses, il s’égalait, dans son âme, aux rois ; et
quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait
point achetés » (IV, p. 152).

Les vertus de frugalité et d’autosuffisance viennent ainsi légitimer le travail et permettent des
satisfactions que l’argent ne saurait apporter.

Virgile cherche à renouer avec l’idéal du petit paysan, cultivateur et soldat qui a fondé Rome.
Le paysan romain incarne le rêve de l’autosuffisance et de l’autarcie, en marge de l’économie
marchande.

Le but de la 2e Géorgique est donc de chanter la vie simple du paysan, marqué par l’amour de
la nature, de la patrie, du reste des hommes. Le paysan est relié à la nature et proche des
Dieux. Il se tient loin de la politique et des folies de la guerre.

Le passage suivant évoque l’apaisement de la vie rurale (loin des conflits).

(…) alors d’affreux soldats

Au bruit des fiers clairons ne s’entr’égorgeaient pas ;


Et le marteau pesant, sur l’enclume bruyante,
Ne forgeait point encor l’épée étincelante.

Mais fortuné aussi celui qui connaît les dieux champêtres, et Pan, et le vieux Silvain, et
les Nymphes soeurs ! Celui-là, ni les faisceaux du peuple, ni la pourpre des rois ne l’ont
fléchi, ni la discorde poussant des frères sans foi, ni le Dace descendant de l’Ister
conjuré, ni les affaires de Rome, ni les royaumes destinés à périr; celui-là ne voit autour
de lui ni indigents à plaindre avec compassion, ni riches à envier. Les fruits que donnent

20
les rameaux, ceux que donnent d’elles-mêmes les bienveillantes campagnes, il les cueille
sans connaître ni les lois d’airain ni le forum insensé ni les archives du peuple. (II)

Virgile se dit, lui-même, prêt à renoncer aux plaisirs de la gloire pour se consacrer aux
tâches de la terre.

Mais si mon sang trop froid m’interdit ces travaux,

Eh bien ! Vertes forêts, prés fleuris, clairs ruisseaux,

J’irai, je goûterai votre douceur secrète :

Adieu, gloire, projets. ô coteaux du Taygète,

Par les vierges de Sparte en cadence foulés,

Oh ! Qui me portera dans vos bois reculés ?

Où sont, ô Sperchius, tes fortunés rivages ?

Laissez-moi de Tempé parcourir les bocages ;

Et vous, vallons d’Hémus, vallons sombres et frais,

Couvrez-moi tout entier de vos rameaux épais.

Mais si, pour m’empêcher d’aborder ces mystères de la nature, un sang froid coule
autour de mon coeur, puissent du moins me plaire les campagnes et les ruisseaux qui
coulent dans les vallées et puissé-je aimer sans gloire les fleuves et les forêts ! Oh ! où
sont les plaines, et le Sperchéus, et le Taygète où mènent leurs bacchanales les vierges de
Laconie ! Oh ! qui me pourrait mettre dans les vallées glacées de l’Hémus, et me couvrir
de l’ombre épaisse des rameaux !

Virgile finit en mettant en parallèle son chant sur la nature et les évènements politiques de
l’époque. Il oppose le bruit de la vie politique à sa retraite tranquille dans un univers
bucolique. Le dernier vers rappelle la fin de son œuvre Les Bucoliques.

Ma muse ainsi chantait les rustiques travaux,

Les vignes, les essaims, les moissons, les troupeaux,

Lorsque César, l’amour et l’effroi de la terre,

21
Faisait trembler l’Euphrate au bruit de son tonnerre,

Rendait son joug aimable à l’univers dompté,

Et marchait à grands pas vers l’immortalité.

Et moi je jouissais d’une retraite obscure ;

Je m’essayais dans Naples à peindre la nature,

Moi qui, dans ma jeunesse, à l’ombre des vergers,

Célébrais les amours et les jeux des bergers.

Épilogue [4,559-566]

Voilà ce que je chantais sur les soins à donner aux guérets et aux troupeaux, ainsi que
sur les arbres, [4,560] pendant que le grand César lançait ses foudres guerrières contre
l'Euphrate profond, et, vainqueur, donnait des lois aux peuples soumis, et se frayait un
chemin vers l'Olympe. En ce temps-là, la douce Parthénope me nourrissait, moi, Virgile,
florissant aux soins d'un obscur loisir, moi qui ai dit par jeu les chansons des bergers, et
qui, audacieux comme la jeunesse, t'ai chanté, ô Tityre, sous le dôme d'un vaste hêtre.

Car si l’homme instruit a des satisfactions, plus heureux est celui qui se contente des simples
plaisirs de la nature. Le passage qui suit oppose la fureur des conquérants à la quiétude des
paysans qui n’envient personne et vivent dans un espace protégé où ils n’ont pas à compatir
pour le sort des malheureux autour d’eux.

Heureux le sage, instruit des lois de la nature,

Qui du vaste univers embrasse la structure,

Qui dompte et foule aux pieds d’importunes erreurs,

Le sort inexorable et les fausses terreurs ;

Qui regarde en pitié les fables du Ténare,

Et s’endort au vain bruit de l’Achéron avare !

Mais trop heureux aussi qui suit les douces lois

Et du dieu des troupeaux et des nymphes des bois !

La pompe des faisceaux, l’orgueil du diadème,

22
L’intérêt, dont la voix fait taire le sang même,

De l’Ister conjuré les bataillons épais,

Rome, les rois vaincus, ne troublent point sa paix :

Auprès de ses égaux passant sa douce vie,

Son cœur n’est attristé de pitié ni d’envie :

Jamais aux tribunaux, disputant de vains droits,

La chicane pour lui ne fit mugir sa voix :

Sa richesse, c’est l’or des moissons qu’il fait naître ;

Et l’arbre qu’il planta chauffe et nourrit son maître.

D’autres, la rame en main, tourmenteront la mer,

Ramperont dans les cours, aiguiseront le fer :

L’avide conquérant, la terreur des familles,

Egorge les vieillards, les mères et les filles,

Pour dormir sur la pourpre et pour boire dans l’or ;

L’avare ensevelit et couve son trésor ;

L’orateur au barreau, le poète au théâtre,

S’enivrent de l’encens d’une foule idolâtre ;

Le frère égorge un frère, et va sous d’autres cieux

Mourir loin des lieux chers qu’habitaient ses aïeux.

Heureux qui a pu connaître les causes des choses et qui a mis sous ses pieds toutes les
craintes, et l’inexorable destin, et le bruit de l’avare Achéron ! Mais fortuné aussi celui
qui connaît les dieux champêtres, et Pan, et le vieux Silvain, et les Nymphes soeurs !
Celui-là, ni les faisceaux du peuple, ni la pourpre des rois ne l’ont fléchi, ni la discorde
poussant des frères sans foi, ni le Dace descendant de l’Ister conjuré, ni les affaires de
Rome, ni les royaumes destinés à périr; celui-là ne voit autour de lui ni indigents à
plaindre avec compassion, ni riches à envier. [2,500] Les fruits que donnent les rameaux,
ceux que donnent d’elles-mêmes les bienveillantes campagnes, il les cueille sans
connaître ni les lois d’airain ni le forum insensé ni les archives du peuple.

D’autres, avec des rames, tourmentent les flots aveugles, se ruent contre le fer et
pénètrent dans les cours et les palais des rois; l’un conspire la destruction d’une ville et

23
de malheureux pénates, pour boire dans une gemme et dormir sur la pourpre de Sarra;
l’autre enfouit ses richesses et couve l’or qu’il a enterré; celui-ci reste en extase devant
les rostres; celui-là demeure bouche bée devant les applaudissements qui parcourent
redoublés les gradins de la plèbe et ceux des sénateurs; [2,510] d’autres se plaisent à se
baigner dans le sang de leurs frères, échangent contre l’exil leurs demeures et leurs
seuils si doux, et recherchent une patrie située sous d’autres cieux.

A la fin des Géorgiques, Aristée réussit dans sa lutte contre les forces mortifères de la nature,
là où Orphée échoue car il incarne un mode de vie simple, humble. Il réunit les qualités
chantées durant tout le poème : travail tenace, respect des dieux, piété. Alors qu’Orphée
désobéit aux Dieux en ne respectant pas l’interdit posé par Proserpine. A travers ce mythe,
Virgile adresse un message à ses lecteurs : Rome peut se relever des malheurs liés aux guerres
civiles en se mettant au travail et en respectant les dieux.

Simone Weil

Rêves de SW pour retrouver le bonheur simple de la vie champêtre et agricole :

On coucherait des fois dans les granges. Des fois on donnerait un coup de main pour la
moisson, en échange de la nourriture (Lettre à Albertine)

Weil a appris des travaux agricoles la possibilité que la douleur de l’effort soit récompensée
par la joie :

Longtemps avant de travailler en usine, j'avais appris à connaître le travail des champs :
foins – moisson – battage – arrachage des pommes de terre (de 7 h du matin à 10 h du
soir...), et malgré des fatigues accablantes j'y avais trouvé des joies pures et profondes.
Croyez bien aussi que je suis capable de me soumettre avec joie et avec le maximum de
bonne volonté à toute discipline nécessaire à l'efficacité du travail, pourvu que ce soit
une discipline humaine. (Lettre à Auguste Detoeuf)

Vinaver

2. La contemplation. L’harmonie de l’homme avec la nature

Virgile

24
Eloge de la contemplation. Attention au plus infime détail de la nature.

Dans cette poésie de la nature que sont Les Géorgiques, le lyrisme côtoie l’épique (par
exemple, spectacles terrifiants des orages et des tempêtes). Chez Virgile le sublime se joint à
la plus grande simplicité. L'expression qu'il utilise au début du livre IV : « mince est la
matière, mais pas mince la gloire » (« In tenui labor ; ad tenuis non gloria ») pourrait
qualifier tout le poème : comme il a glorifié le travail de l'humble paysan, Virgile contemple
celui de l'insecte minuscule et fait l'expérience de la grandeur, qui se trouve autant dans
l'humilité du travail agricole et la petitesse de l'insecte que dans l'infini cosmique. Les
Géorgiques prône le « souci des choses, des temps, des êtres, des territoires ». Chez Virgile,
tout reste humble, petit, à taille humaine, comme l’exploitation du vieillard de Tarente.
Virgile prône les petits domaines. L’agriculture doit rester individuelle et certainement pas
« industrielle ».

Le bonheur du paysan est un bonheur simple : bonheur du printemps car temps de la


fécondation universelle (arbres qui s’élèvent vers le ciel) / bonheur de la patrie (l’Italie bien
sûr, mais aussi le terroir, le lieu où on naît et où on habite). Après l’éloge des arbres, l’éloge
des racines.

La nature sert souvent de guide. Voir l’observation de l’alignement des planètes. Voir dans le
Chant I, le passage qui évoque l’importance de regarder les constellations et le ciel avant de
faire les travaux des champs.

En outre, nous devons observer la constellation de l'Arcture, le temps des Chevreaux et


le Serpent lumineux avec le même soin que les voyageurs qui, regagnant leur patrie à
travers des mers orageuses, affrontent le Pont et les passes ostréifères d'Abydos.

Le paysan suit de manière obligatoire l’organisation du temps cyclique, le temps des astres
(qui, selon les anciens, provenait des dieux).

Il faut être en symbiose avec la nature pour parvenir dans son travail. Car il existe une
complémentarité entre l’homme et la nature : l’homme s’adapte à la nature et celle-ci se laisse
faire.

Le travail des paysans suppose donc de se conformer le mieux possible aux exigences de la
nature, d’épouser ses mouvements, et en même temps d’arriver à ce que la nature produise
bien au-delà de ce qu’elle serait capable de faire naturellement : la nature a besoin de la
culture pour être véritablement efficace. Le travail ne vise pas à changer la nature mais à lui
permettre de s’accomplir.

Le paysan doit aimer la terre pour la travailler, cad la forcer, et en retour la terre devient
féconde. Exactement comme en poésie il faut travailler la langue pour créer l’harmonie. Mais
il n’y a rien à inventer ni à ajouter : tout se trouve dans la nature ; c’est la source du sublime.

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Devant la force de la nature, le paysan développe une forme d’humilité (dont l’étymologie est
humus : la terre).

Simone Weil

Pas d’harmonie entre l’ouvrier et le monde qui l’entoure : il est une sorte d’exilé dans son
propre pays. Il se sent étranger dans le lieu où il doit se rendre tous les jours.

Vinaver

Rien à dire sur ce point. A vous de jouer !

3. Elévation vers l’absolu

Virgile

La structure des Géorgiques ; une élévation vers l’absolu. L’œuvre commence sur le végétal
puis se poursuit sur l’animal pour s’élever avec les abeilles. Le plan général des Géorgiques
va donc de la terre à l’idéal.

Le rôle des dieux

Chez Virgile, le sacré et le divin sont omniprésents (contrairement à l’œuvre de Lucrèce dans
laquelle les dieux n’ont aucun rôle). Jupiter, Bacchus, Cérès sont tour à tour invoqués. Jupiter
= ciel / Céres = terre : dimension cosmique harmonieuse.

O vous, pleins de clarté, flambeaux du monde, qui guidez dans le ciel le cours de l'année;

Dieux omniprésents et respectés dans LG. Auguste a interdit les cultes orientaux et tente de
remettre l’ancienne religion en avant, quitte à créer une sorte de religion d’Etat, permettant
d’assurer l’unité politique. Le culte de Rome divinisée se mêle à celui de Jupiter, Junon ou
Minerve (créatrice de l’olivier) et bien sûr Cérès (1 e divinité à avoir appris aux humains à se
servir d’une charrue). Bacchus est aussi célébré.

Même Auguste est encensé tel un dieu : Et toi enfin, qui dois un jour prendre place dans
les conseils des dieux à un titre qu'on ignore, veux-tu, César, visiter les villes ou prendre
soin des terres et voir le vaste univers t'accueillir comme l'auteur des moissons et le
maître des saisons, en te ceignant les tempes du myrte maternel ? (I)

26
Voilà ce que je chantais sur les soins à donner aux guérets et aux troupeaux, ainsi que
sur les arbres, [4,560] pendant que le grand César lançait ses foudres guerrières contre
l'Euphrate profond, et, vainqueur, donnait des lois aux peuples soumis, et se frayait un
chemin vers l'Olympe. (IV)

Pour enrayer la malédiction, observer le ciel et honorer les Dieux. Le passage qui suit évoque
les rituels religieux.

Pour prévenir ces maux, lis aux voûtes des cieux ; Suis dans son cours errant le
messager des dieux ; Observe si Saturne est d’un heureux présage :

Surtout aux dieux des champs présente un pur hommage.

Quand l’ombrage au printemps invite au doux sommeil,

Lorsque l’air est plus doux, l’horizon plus vermeil,

Les vins plus délicats, les victimes plus belles,

Offre des vœux nouveaux pour des moissons nouvelles ;

Choisis pour temple un bois, un gazon pour autel, Pour offrande du vin, et du
lait, et du miel :

Trois fois autour des blés on conduit la victime :

Et trois fois, enivré d’une joie unanime,

Un chœur nombreux la suit en invoquant Cérès :

Même, avant que le fer dépouille les guérets,

Tous entonnent un hymne ; et, couronné de chêne,

Chacun d’un pied pesant frappe gaîment la plaine. Si ce culte pieux


n’obtient pas de beaux jours, La lune de l’orage annonce au moins le cours :
Et le berger connaît par d’assurés présages Quand il doit éviter les lointains
pâturages.

Virgile est un poète pieux. Il n’hésite pourtant pas à évoquer le problème du mal sur terre. Il
décrit différentes maladies qui aboutissent toutes à la mort, dont les causes sont inconnues
autant que les remèdes. Le scandale vient donc du caractère inexplicable de ce mal généralisé,
dont il peine à trouver une origine morale. Les dieux semblent responsables de la souffrance
des animaux.

27
La nature bienfaisante laisse apparaître sa dimension obscure. La fin du chant III est
profondément interrogative. Le chant IV y répond d’un point de vue allégorique et spirituel.

La nature : une éternelle résurrection

En utilisant le symbole des abeilles, le but de Virgile est de montrer que, loin d’être le modèle
de la civilisation humaine comme chez Platon ou Aristote, les abeilles apparaissent dotées
d’une sorte d’intelligence divine. Elles possèdent une force particulière qui leur permet de
dépasser la mort et d’envisager la renaissance, la résurrection. Elles sont la marque de la
nature cyclique du monde.

Une élévation vers la vertu :

Vivre du travail des champs, c’est aussi se tenir loin des problèmes du monde : du faste des
ville et de la fureur des combats. Confronté au problème du Mal et de la souffrance à l'œuvre
dans le monde et dans l'histoire, Virgile se plaint dans le livre premier que « la charrue n'[ait]
plus les honneurs qu'elle mérite » et que « les faux recourbées [soient] fondues pour devenir
épées rigides ». Il oppose dans le livre II les « vraies valeurs » de la campagne, en harmonie
avec la nature, aux fausses valeurs de la vie urbaine.

Le livre II, plus optimiste que le précédent, se termine sur l’éloge de l’Italie, de la vie
champêtre et du bonheur des paysans : (citation déjà mise plus haut)

O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ! Eux qui, loin des
discordes armées, [2,460] voient la très juste terre leur verser de son sol une nourriture
facile. S’ils n’ont pas une haute demeure dont les superbes portes vomissent tous les
matins un énorme flot de clients venus pour les saluer; s’ils ne sont pas ébahis par des
battants incrustés d’une belle écaille, ni par des étoffes où l’or se joue, ni par des bronzes
d’Éphyré; si leur laine blanche n’est teinte du poison d’Assyrie, ni corrompue de
cannelle l’huile limpide qu’ils emploient; du moins un repos assuré, une vie qui ne sait
point les tromper, riche en ressources variées, du moins les loisirs en de vastes domaines,
les grottes, les lacs d’eau vive, du moins les frais Tempé, [2,470] les mugissements des
boeufs et les doux sommes sous l’arbre ne leur sont pas étrangers. Là où ils vivent sont
les fourrés et les repaires des bêtes sauvages, une jeunesse dure aux travaux et habituée
à peu, le culte des dieux et le respect des pères; c’est chez eux qu’en quittant les terres la
Justice laissa la trace de ses derniers pas.

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Virgile oppose ici les vanités humaines et le monde paysan qui les méconnaît, au sein d’une
douce tranquillité. Le paysan, comme le soldat, actualise la virtus, cad le courage, la qualité
de l’homme capable de sacrifier son bien-être biologique pour une cause plus haute, la vie des
autres.

Dans sa structure, LG propose une gradation du matériel vers le divin.

Simone Weil

Caractères spirituels du travail non servile


Simone Weil rencontre le christianisme dans le contexte d’une sensibilité au malheur et à
l’esclavage, qu’elle a vécus à l’usine. A partir des années 1930, sa réflexion sur le travail
insiste sur le fait qu’un travail non servile doit comporter une composante spirituelle.

« cet univers peut être tout entier suspendu à la seule fin qui soit vraie. Il peut être
accroché à Dieu. La condition des travailleurs est celle où la faim de finalité qui constitue
l’être même de tout homme ne peut pas être rassasiée, sinon par Dieu »

On assiste ici à une inflexion, sinon à un tournant de la pensée de Simone Weil. En effet, elle
estime que les travailleurs, par leur exposition à la peine et aux contraintes du travail, ont un
rapport privilégié à Dieu et « n’ont qu’à lever la tête » pour comprendre l’esprit du
christianisme et accéder à l’absolu. Elle redéfinit alors ses conceptions pédagogiques, estimant
que les usines devraient être remplies de « symboles » servant d’intermédiaires entre les
ouvriers et Dieu, ou jugeant qu’il importe de représenter « la destination surnaturelle de
chaque fonction sociale », voire que l’éducation de l’attention aux choses doit préparer la
saisie intuitive du divin. Désormais, l’idée selon laquelle le travail pourrait être moins servile
en étant transfiguré par une spiritualité collective coexiste certes encore avec une critique des
humiliations imposées aux ouvriers, mais elle renforce insidieusement le sentiment selon
lequel on se trompe en partie « en regardant comme des injustices des souffrances inscrites
dans la nature des choses ». (Dans une perspective chrétienne, l’humiliation, subie par le
Christ et par les martyres, rapproche du divin).

Voir dans la dureté du travail un exemple de la souffrance du Christ qui nous rapproche de
Dieu :

Cela est trop lourd, et souvent l'univers fait plier le corps et l'âme sous la lassitude. Mais
celui qui s'accroche au ciel fera facilement contrepoids. Celui qui a une fois aperçu cette
pensée ne peut pas en être distrait par la fatigue, l'ennui et le dégoût. Il ne peut qu'y être
ramené.

29
L’espérance de l’ouvrier peut alors reposer dans la foi et la beauté. Il s’agit même là, selon
elle, de la seule espérance (du moins à la fin de l’œuvre).

Il n'y a pas le choix des remèdes. Il n'y en a qu'un seul. Une seule chose rend supportable
la monotonie, c'est une lumière d'éternité ; c'est la beauté.

Il y a un seul cas où la nature humaine supporte que le désir de l'âme se porte non pas
vers ce qui pourrait être ou ce qui sera, mais vers ce qui existe. Ce cas, c'est la beauté.
Tout ce qui est beau est objet de désir, mais on ne désire pas que cela soit autre, on ne
désire rien y changer, on désire cela même qui est. On regarde avec désir le ciel étoilé
d'une nuit claire, et ce qu'on désire, c'est uniquement le spectacle qu'on possède.

Puisque le peuple est contraint de porter tout son désir sur ce qu'il possède déjà, la
beauté est faite pour lui et il est fait pour la beauté. La poésie est un luxe pour les autres
conditions sociales. Le peuple a besoin de poésie comme de pain. Non pas la poésie
enfermée dans les mots ; celle-là, par elle-même, ne peut lui être d'aucun usage. Il a
besoin que la substance quotidienne de sa vie soit elle-même poésie.

Faire en sorte que la vie soit poésie (même dans le pire des quotidiens). Cela fait bien sur le
papier mais dans la réalité !

Il ne suffit pas de vouloir leur éviter des souffrances, il faudrait vouloir leur joie. Non
pas des plaisirs qui se paient, mais des joies gratuites qui ne portent pas atteinte à
l'esprit de pauvreté. La poésie surnaturelle qui devrait baigner toute leur vie devrait
aussi être concentrée à l'état pur, de temps à autre, dans des fêtes éclatantes. Les fêtes
sont aussi indispensables à cette existence que les bornes kilométriques au réconfort du
marcheur. Des voyages gratuits et laborieux, semblables au Tour de France d'autrefois,
devraient dans leur jeunesse rassasier leur faim de voir et d'apprendre. Tout devrait
être disposé pour que rien d'essentiel ne leur manque. Les meilleurs d'entre eux doivent
pouvoir posséder dans leur vie elle-même la plénitude que les artistes cherchent
indirectement par l'intermédiaire de leur art. Si la vocation de l'homme est d'atteindre
la joie pure à travers la souffrance, ils sont placés mieux que tous les autres pour
l'accomplir de la manière la plus réelle.

Réhabilitation de l’ouvrier… le plus petit est le plus proche de Dieu.

La seule chose qui puisse rendre supportable notre soumission à la nécessité des choses est
« une lumière d’éternité ; c’est la beauté. » La seule chose qui peut embellir cette existence est
Dieu.

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Pour les travailleurs il n'y a pas d'écran. Rien ne les sépare de Dieu. Ils n'ont qu'à lever
la tête.

On notera ce motif de lever ou relever la tête qui revient à plusieurs reprises.

Le malheur, la souffrance, le mal, lorsqu’ils sont un effet de la nécessité inéluctable peuvent


être spiritualisés. Ces souffrances ne dégradent pas et elles permettent de transfigurer le
travail en une activité qui soit source de spiritualité.

Mais le peuple a besoin d’aide pour voir la beauté de Dieu. Il a besoin d’intermédiaires.

Le difficile pour eux est de lever la tête. Ils n'ont pas, comme c'est le cas de tous les
autres hommes, quelque chose en trop dont il leur faille se débarrasser avec effort.

Ils ont quelque chose en trop peu. Il leur manque des intermédiaires.

Il leur faudrait ces intermédiaires (paroles, images, lieux…) non seulement dans les églises
mais sur leur lieu de travail. Or le seul intermédiaire possible est la matière sur laquelle ils
travaillent :

Mais par bonheur pour nous il y a une propriété réfléchissante dans la matière. Elle est
un miroir terni par notre haleine. Il faut seulement nettoyer le miroir et lire les symboles
qui sont écrits dans la matière de toute éternité.

Cela semble plus facile avec la terre pour le paysan.

Dans une chambre, on a besoin pour penser à la nécessité de la mort morale en vue
d'une nouvelle et véritable naissance, de lire ou de se répéter les mots qui concernent le
grain que la mort seule rend fécond. Mais celui qui est en train de semer peut s'il le veut
porter son attention sur cette vérité sans l'aide d'aucun mot, à travers son propre geste
et le spectacle du grain qui s'enfouit. S'il ne raisonne pas autour d'elle, s'il la regarde
seulement, l'attention qu'il porte à l'accomplissement de sa tâche n'en est pas entravée,
mais portée au degré le plus haut d'intensité. Ce n'est pas vainement qu'on nomme
attention religieuse la plénitude de l'attention. La plénitude de l'attention n'est pas autre
chose que la prière.

Le soleil et la sève végétale parlent continuellement, dans les champs, de ce qu'il y a de


plus grand au monde. Nous ne vivons pas d'autre chose que d'énergie solaire ; nous, la
mangeons, et c'est elle qui nous maintient debout, qui fait mouvoir nos muscles, qui
corporellement opère en nous tous nos actes.

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La nature évoque la beauté de la création divine. (Mettre en relation cela avec Virgile et la
piété du paysan.)

Or dans les lois de la physique, Dieu est aussi présent :

Les lois de la mécanique, qui dérivent de la géométrie et qui commandent à nos


machines, contiennent des vérités surnaturelles. L'oscillation du mouvement alternatif
est l'image de la condition terrestre.

Ces vérités et beaucoup d'autres sont écrites dans le simple spectacle d'une poulie qui
détermine un mouvement oscillant

Il y a aussi des symboles à trouver pour ceux qui ont des besognes d'exécution autres
que le travail physique. On peut en trouver pour les comptables dans les opérations
élémentaires de l'arithmétique, pour les caissiers dans l'institution de la monnaie, et
ainsi de suite. Le réservoir est inépuisable.

Spiritualiser la vie de l’usine comme on le fait dans la vie des champs par des rites de
passages, des fêtes saisonnières, etc.

Les exercices scolaires n'ont pas d'autre destination sérieuse que la formation de
l'attention. L'attention est la seule faculté de l'âme qui donne accès à Dieu. La
gymnastique scolaire exerce une attention inférieure discursive, celle qui raisonne ;
mais, menée avec une méthode convenable, elle peut préparer l'apparition dans l'âme
d'une autre attention, celle qui est la plus haute, l'attention intuitive. L'attention
intuitive dans sa pureté est l'unique source de l'art parfaitement beau, des découvertes
scientifiques vraiment lumineuses et neuves, de la philosophie qui va vraiment vers la
sagesse, de l'amour du prochain vraiment secourable ; et c'est elle qui, tournée
directement vers Dieu, constitue la vraie prière.

Même le travail intellectuel peut devenir servile s’il n’est animé d’une forme de
contemplation divine

De même qu'une symbolique permettrait de bêcher et de faucher en pensant à Dieu, de


même une méthode transformant les exercices scolaires en préparation pour cette espèce
supérieure d'attention permettrait seule à un adolescent de penser à Dieu pendant qu'il
s'applique à un problème de géométrie ou à une version latine. Faute de quoi le travail
intellectuel, sous un masque de liberté, est lui aussi un travail servile.

Le travail manuel peut se hisser à la hauteur du travail intellectuel s’il atteint cette attitude
contemplative :

Dans notre société la différence d'instruction produit, plus que la différence de richesse,
l'illusion de l'inégalité sociale. Marx, qui est presque toujours très fort quand il décrit

32
simplement le mal, a légitimement flétri comme une dégradation la séparation du travail
manuel et du travail intellectuel. Mais il ne savait pas qu'en tout domaine les contraires
ont leur unité dans un plan transcendant par rapport à l'un et à l'autre. Le point d'unité
du travail intellectuel et du travail manuel, c'est la contemplation, qui n'est pas un
travail. Dans aucune société celui qui manie une machine ne peut exercer la même
espèce d'attention que celui qui résout un problème. Mais l'un et l'autre peuvent,
également s'ils le désirent et s'ils ont une méthode, en exerçant chacun l'espèce
d'attention qui constitue son lot propre dans la société, favoriser l'apparition et le
développement d'une autre attention située au-dessus de toute obligation sociale, et qui
constitue un lien direct avec Dieu.

Quête du sens collectif et de l’absolu. Contre la pesanteur terrestre, il faut en appeler à la


grâce, au don de Dieu. Le travailleur est proche de Dieu. Pour s’attacher au divin, il faut en
effet se débarrasser du superflu dont le travailleur n’est pas alourdi. L’humain doit alors être
marqué, non plus par la verticalité, mais par l’horizontalité : la charité et l’amour.

Vinaver

Mythe des Ases et des Vanes qui rejoue en épopée le combat de l’entreprise française et de la
multinationale américaine. 1ere guerre de l’univers dans la mythologie nordique. Attention
toutefois, le mythe n’a comme fonction que celui d’une métaphore.

L’idée que la mystique de l’argent et du pouvoir a remplacé les anciens dieux me semble plus
importante.

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IV Proposition de Simone Weil pour rendre le travail à l’usine plus
agréable.

Conditions qu’il faudrait mettre en place pour un « travail non servile », un travail qui
permettraient de rendre leur fierté aux ouvriers et de restaurer de la joie à l’usine.

Les textes rassemblés dans le présent ouvrage partent d’un constat affligeant : l’usine est un
endroit où les gens sont malheureux. Aussi SW essaie-t-elle de réfléchir sur ce qui pourrait
être mis en place immédiatement pour créer de meilleures conditions de travail pour les
ouvriers (sans attendre le grand soir). Voici les pistes qu’elle propose pour un travail plus
épanouissant au sein de l’usine.

La solution aura lieu sur les lieux mêmes de l’oppression, pas dans la refonte globale de la
société. (du moins selon SW) : « Il est venu beaucoup de mal des usines, il faut corriger ce
mal dans les usines. »

1. Prise en compte de la souffrance ouvrière et possibilité pour les ouvriers de


l’exprimer

Autre point essentiel : reconnaître leur souffrance et leur en expliquer les raisons. (Pour cela,
il faut que la souffrance ait de bonnes raisons d’être)

Il me semble que n'importe quelle souffrance est moins accablante, risque moins de
dégrader, quand on conçoit le mécanisme des nécessités qui la causent ; et que c'est une
consolation de la sentir comprise et dans une certaine mesure partagée par ceux qui ne
la subissent pas.

La souffrance dans le W à l’usine est parfois sans nécessité. Dans ce cas elle est toxique. Si,
en revanche, elle est naturelle et légitime, si on en comprend l’intérêt, on peut davantage
l’accepter. (Ex : la souffrance liée aux prépas est supportable car elle est liée à
l’apprentissage. Idem pour une souffrance physique dans le cadre d’un entraînement sportif).
La souffrance du paysan a du sens alors que celle de l’ouvrier semble souvent inutile.

2. Réguler les cadences. Le rapport au temps.

Il est indispensable de limiter les cadences imposées aux ouvriers pour leur permettre de
travailler selon un rythme authentiquement personnel ; à cet égard, la philosophe estime que
l’on peut opposer radicalement le rythme et la cadence, qui est exactement « le contraire d’un
rythme ». Ce changement, s’il était combiné avec la « transformation des machines », pourrait
rendre aux ouvriers le sentiment de la propriété du temps, « ce sentiment de propriété dont le
cœur de l’homme a soif ». « La transformation des machines peut seule empêcher le
temps des ouvriers de ressembler à celui des horloges »

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Pour la question du temps et la manière de lutter contre la monotonie et l’ennui, voir le
cours sur « travail, espace, temps » (plus tard dans l’année)

SW note des changements après les grèves du Front Populaire :

(…) la cadence du travail a perdu son caractère obsédant, les ouvriers ont tendance à
revenir au rythme naturel du travail. (Question de la discipline)

3. La question des machines

Contre l’organisation scientifique du travail (rationalisation taylorienne), SW appelle à


développer une nouvelle science des machines qui les rendraient plus automatiques et
flexibles, s’adaptant ainsi aux hommes. La proposition de « machines automatiques et
souples » impliquerait que les machines soient équipées de dispositifs les rendant maniables
de façon variée, qu’elles soient nettement sensibles aux gestes et au savoir-faire des ouvriers
qui les emploieraient, à la manière dont certaines machines dirigées par des chirurgiens
réagissent très finement aux commandes qui leurs sont impulsées. Des machines qui
permettraient aux ouvriers de passer «le meilleur de leur temps au réglage » plutôt qu’à
l’emploi de leurs forces physiques. Elles permettraient que l’on cesse « d’opposer stérilement
le machinisme à l’artisanat », en donnant par exemple aux ouvriers le plaisir d’acquérir le
fameux « tour de main » qui fait la fierté des artisans.

Par ailleurs, selon SW, il faudrait confier les suites aux hommes et les séries aux machines.
Les suites sont les enchaînements d’opérations conçus par des ingénieurs ; et ce sont ensuite
les ouvriers qui répètent les opérations (actes) en séries. Dans un travail en série, il existe des
suites : placer la pièce, serrer un étau, mouvoir un levier, retirer la pièce , etc.

L’ensemble (suite et série) extrêmement simple à faire devient vite aliénant à cause de la
cadence. Il devient machinal car répétitif et se cristallise en un automatisme physiologique. Il
convient donc de rectifier le tir et de faire en sorte que l’ouvrier ne soit plus un simple rouage.
Il convient également d’élaborer une méthode de travail dans laquelle il faille toujours penser
et repenser, en écartant toute domination de l’automatisme inconscient, du geste irréfléchi.

Il faut donc remplacer l’homme par la machine pour tout ce qui est tâche automatique :

Toutes les fois qu'une fabrication exige la répétition d'une combinaison d'un petit
nombre de mouvements simples, ces mouvements peuvent être accomplis par une
machine automatique, et cela sans aucune exception. On emploie de préférence un
homme parce que l'homme est une machine qui obéit à la voix et qu'il suffit à un homme
de recevoir un ordre pour substituer en un moment telle combinaison de mouvements à
telle autre. Mais il existe des machines automatiques à usages multiples qu'on peut
également faire passer d'une fabrication à une autre en remplaçant une came par une

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autre. Cette espèce de machines est encore récente et peu développée (…) (Expérience de
la vie d’usine)

Finalement SW était assez visionnaire. C’est pour l’une des raisons pour lesquelles elle
cherche de nouveaux interlocuteurs chez les ingénieurs et les directeurs d’usines.

4. La question des salaires et les conditions de vie

Enfin, le travail ne peut cesser d’être servile que s’il est convenablement rémunéré : « On
aura, pour chaque catégorie, un salaire minimum » (p. 170), et il importera de réduire les
écarts entre les catégories de salaires. La suppression du salaire aux pièces constitue ici un
enjeu majeur. En effet, établir des salaires minimum et maintenir le salaire aux pièces
reviendrait à conserver des possibilités de réduction de salaire pour le moindre défaut de
productivité, défaut généralement lié à des déficiences fonctionnelles des machines ou à une
maladie de l’ouvrier.

Il faut toutefois relever que Simone Weil demeure mesurée sur la question des salaires : lors
des grèves de mai-juin 1936, elle envisage que « les salaires réclamés dépassent les
possibilités des entreprises » et juge que « la question des salaires fait souvent oublier d’autres
revendications vitales ». À ses yeux, il n’est pas sûr que les salaires puissent être
substantiellement relevés ; et quand ils le seraient, on ne peut se contenter d’augmenter les
salaires. En effet, même s’il était mieux payé, faute d’une transformation à de multiples autres
niveaux, le travail ouvrier demeurerait inacceptable.

L’industrie ne pourra cesser d’être un lieu d’oppression qu’à condition de définir les
conditions de la vie matérielle universellement exigibles pour tout travailleur. À cet égard, «
[l]a nourriture, le logement, le repos et le loisir doivent être tels qu’une journée de
travail prise en elle-même soit normalement vide de souffrance physique ». Le travail
devrait être organisé de façon à ne pas générer régulièrement les blessures, l’épuisement, la
faim et l’hébétude. Simone Weil estime d’ailleurs qu’une partie de ces réquisits ont
commencé d’être satisfaits avec les accords Matignon signés en France en juin 1936, qui
accordent pour la première fois aux travailleurs une augmentation des faibles salaires,
l’établissement de la semaine de quarante heures de travail maximum et des congés payés.

5. Un code du travail clair. Une réflexion menée avec les ouvriers. Un contrôle par
les ouvriers des décisions patronales.

Sans des garanties institutionnelles, il est à craindre que ce résultat ne puisse être réalisé. La
philosophe propose en conséquence de définir des règles procédurales stables concernant les
renvois et la définition des grilles de salaire. Pour le premier point, peu importe à ses yeux que
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le choix des travailleurs à licencier ou à conserver soit fondé sur des critères tels que « charges
de famille, ancienneté, tirage au sort, ou combinaison des trois »; l’important est que
l’établissement de critères permettrait de briser la toute-puissance des chefs et ses «
conséquences moralement intolérables »: « Ce que je trouve incompatible avec la dignité
humaine, c’est la crainte de déplaire engendrée chez les subordonnés par la croyance en
un choix susceptible d’être arbitraire ».

Au sujet des salaires, déjà évoqués plus haut, il ne suffit pas qu’ils soient augmentés. Pour le
second point, il convient que la détermination du niveau des plus bas salaires puisse être
discutée et établie en dialogue avec les ouvriers, voire dans le cadre d’un « contrôle ouvrier »
des choix patronaux. Dans la foulée des grèves de mai-juin 1936, ce thème revient de façon
insistante sous la plume de Simone Weil. Les accords Matignon viennent en effet d’instaurer
la désignation de délégués du personnel et ont confirmé les libertés syndicales. Weil salue
cette évolution, estimant que les ouvriers, s’ils se voient accorder une faculté de prendre part
aux réflexions et aux décisions concernant l’entreprise, « pourraient ainsi contrôler et
apprécier la bonne volonté des chefs. Ils perdraient le sentiment d’être soumis à des
ordres arbitraires ».

Les ouvriers doivent avoir des responsabilités au sein de l’usine et prendre leur vie en charge
(sans attendre qu’on l’organise pour eux). Il faut ainsi que les ouvriers se sentent responsables
de leur usine, que cela devienne leur lieu, qu’ils sortent de leur passivité et puissent devenir
responsables.

Les travailleurs ne doivent donc pas avoir confiance dans les savants, les intellectuels ou
les techniciens pour régler ce qui est pour eux d'une importance vitale. Ils peuvent bien
entendu prendre leurs conseils, mais ils ne doivent compter que sur eux-mêmes, et s'ils
s'aident de la science ça devra être en l'assimilant eux-mêmes.

6. Rendre leur dignité aux ouvriers :

(Sur cette question, voir également le cours sur « travail et lien social »)

La première chose à faire pour eux, c'est de les aider à retrouver ou à conserver, selon le
cas, le sentiment de leur dignité.

(…) il faut bien, il me semble, commencer par leur faire relever la tête. (Lettre à Victor
Bernard)

D’abord en remplaçant les stimulants peu louables que sont la peur et l’appât du gain par le
sens de l’effort:

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D'autres stimulants doivent être au premier plan. Un des plus puissants, dans tout
travail, est le sentiment qu'il y a quelque chose à faire et qu'un effort doit être accompli.
(Expérience de la vie d’usine)

Et pour ce faire, leur montrer qu’ils comptent pour quelque chose, que leur travail est
essentiel. Il s’agit de donner du sens et une place à l’ouvrier :

La question, pour l'instant, est de savoir si, dans les conditions actuelles, on peut arriver
dans le cadre d'une usine à ce que les ouvriers comptent et aient conscience de compter
pour quelque chose. (Grève des ouvrières métallos)

Il en serait autrement si l'ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle
part ce qu'il est en train de faire a dans la fabrication de l'usine, et quelle place l'usine
où il se trouve tient dans la vie sociale. (Expérience de la vie d’usine)

Pour donner du sens au travail des ouvriers…

faire parcourir de temps à autre l'usine par chaque équipe d'ouvriers à tour de rôle,
pendant quelques heures qui seraient payées au tarif ordinaire, et en accompagnant la
visite d'explications techniques. Permettre aux ouvriers d'amener leurs familles pour ces
visites serait mieux encore (ibid)

Il serait bon aussi que chaque ouvrier voie de temps à autre, achevée, la chose à la
fabrication de laquelle il a eu une part, si minime soit-elle, et qu'on lui fasse saisir quelle
part exactement il y a prise. (ibid)

Il faut leur faire comprendre, non pas avec cette partie superficielle de l'intelligence que
nous appliquons aux vérités évidentes – car de cette manière ils le comprennent déjà –
mais avec toute l'âme et pour ainsi dire avec le corps lui-même, dans tous les moments
de leur peine, qu'ils fabriquent des objets qui sont appelés par des besoins sociaux, et
qu'ils ont un droit limité, mais réel, à en être fiers. (ibid)

Il faut également une reconnaissance de la part des supérieurs hiérarchiques (mais aussi de la
part des pairs) de la valeur du travail. Car un travail difficile peut générer une fierté légitime
(plus un travail est susceptible d'amener de pareilles difficultés, plus il élève le cœur.)…
à condition qu’il soit reconnu comme tel. Car encore faut-il que l’effort et la qualité du travail
soit reconnus par autrui.

Mais cette joie est incomplète par le défaut d'hommes, de camarades ou chefs, qui jugent
et apprécient la valeur de ce qu'on a réussi. Presque toujours aussi bien les chefs que les
camarades chargés d'autres opérations sur les mêmes pièces se préoccupent
exclusivement des pièces et non des difficultés vaincues. Cette indifférence prive de la

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chaleur humaine dont on a toujours un peu besoin. Même l'homme le moins désireux de
satisfactions d'amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu'on
s'intéresse exclusivement à ce qu'il a fait, jamais à la manière dont il s'y est pris pour le
faire ; par-là les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions
informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées ; la camaraderie des travailleurs, ne
parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes
qui guident et surveillent d'autres hommes, mais les organes d'une subordination
impersonnelle, brutale et froide comme le fer. Il est vrai, dans ce rapport de
subordination, la personne du chef intervient, mais c'est par le caprice ; la brutalité
impersonnelle et le caprice, loin de se tempérer, s'aggravent réciproquement, comme la
monotonie et le hasard.

Il faut aussi donner aux ouvriers le pouvoir de s’exprimer :

Comme nous l’avons noté, pour Simone Weil, la condition morale des ouvriers est avant tout
oppressive du fait qu’elle est une subordination systématique aux contremaîtres, aux chefs de
service et aux directeurs d’usine. Cette subordination ne tient pas uniquement aux formes de
la rémunération, à la durée et à l’intensité du travail ou aux machines employées. Elle provient
du manque de pouvoir effectif des ouvriers dans l’interaction sociale, qui les expose à
l’arbitraire des réprimandes, aux renvois injustifiés, et qui détermine chez eux la crainte
permanente d’être sanctionnés pour des motifs non-dits. Le travail ne peut donc cesser d’être
servile que si les ouvriers obtiennent la possibilité de s’exprimer, notamment pour nommer les
souffrances et les problèmes variés qu’ils peuvent rencontrer sur leur lieu de travail, en étant
protégés des conséquences. Au moment de s’adresser à leurs supérieurs hiérarchiques dans
l’entreprise, « la règle [des] échanges de vues devrait être une égalité totale entre les
interlocuteurs, une franchise et une clarté complètes de part et d’autre ». Pour Weil, un
tel résultat suppose en grande partie une attitude de bonne volonté de la part de ceux qui
disposent du pouvoir de commander.

Le rôle de l’enseignement :

Ces études à l’usine doivent alors être précédées, à ses yeux, d’une réforme de l’école
publique, celle-ci devant être organisée « afin de former des hommes capables de comprendre
l’ensemble du travail auquel ils ont part ».

Au reste l'effort à accomplir n'incombe pas seulement aux patrons et aux ouvriers, mais
à toute la société ; notamment l'école devrait être conçue d'une manière toute nouvelle,
afin de former des hommes capables de comprendre l'ensemble du travail auquel ils ont
part. Non que le niveau des études théoriques doive être abaissé ; c'est plutôt le contraire
; on devrait faire bien plus pour provoquer l'éveil de l'intelligence ; mais en même temps
l'enseignement devrait devenir beaucoup plus concret. (Expérience de la vie d’usine)

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La fierté retrouvée pendant les grèves :

A la suite de la grève de Rosière, formule qui résume assez bien la dignité retrouvée : « On a
relevé la tête. Un point c’est tout. ». Il s’agit en effet pour les ouvriers de « se redresser », de
« prendre la parole ».

SW ressent une joie certaine au moment des grèves du printemps 1936 : « Vous ne doutez
pas, je pense, des sentiments de joie et de délivrance indicible que m’a apportés ce beau
mouvement gréviste. Les suites seront ce qu’elles pourront être. Mais elles ne peuvent
effacer la valeur de ces belles journées joyeuses et fraternelles » (« Lettres à V. Bernard
», p. 132).

SW témoigne de ce bonheur qui inonde l’usine : joie également d’échapper à la ponctualité


martiale qui rétracte le corps et la conscience. En un mot, joie de vivre dans un espace et un
temps habitables.

Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des
groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au milieu du fracas impitoyable
des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la
musique, des chants et des rires. […] Joie de passer devant les chefs la tête haute. […]
Joie de vivre, parmi des machines muettes, au rythme de la vie humaine […]

7. Créer des perspectives d’avenir pour les ouvriers

A court terme, des avancements et des promotions possibles. A long terme, des projets
d’élévation sociale pour leur descendance.

Sinon, l’ouvrier n’a d’autre avenir que les plaisirs « faciles et violents » du dimanche, la
dépense compulsive inutile… ou alors la révolution comme autre leurre

Autrement il faut des compensations. L'ambition d'une autre condition sociale pour soi-
même ou pour ses enfants en est une. Les plaisirs faciles et violents en sont une autre,
qui est de même nature ; c'est le rêve au lieu de l'ambition. Le dimanche est le jour où
l'on veut oublier qu'il existe une nécessité du travail. Pour cela il faut dépenser. Il faut
être habillé comme si on ne travaillait pas. Il faut des satisfactions de vanité et des
illusions de puissance que la licence procure très facilement. La débauche a exactement
la fonction d'un stupéfiant, et l'usage des stupéfiants est toujours une tentation pour
ceux qui souffrent. Enfin la révolution est encore une compensation de même nature ;
c'est l'ambition transportée dans le collectif, la folle ambition d'une ascension de tous les

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travailleurs hors de la condition de travailleurs. (Condition première du travail non
servile)

(La consommation : autre opium du peuple !)

(…) Il en est de même pour la conception de la vie privée, et notamment de la famille et


des rapports entre sexes ; le morne épuisement du travail d'usine laisse un vide qui
demande à être comblé et ne peut l'être que par des jouissances rapides et brutales, et la
corruption qui en résulte est contagieuse pour toutes les classes de la société. La
corrélation n'est pas évidente à première vue, mais pourtant il y a corrélation ; la famille
ne sera véritablement respectée chez le peuple de ce pays tant qu'une partie de ce peuple
travaillera continuellement avec dégoût.

Cette citation est à mettre en relation avec le propos sur les « plaisirs faciles et violents » du
dimanche : bal et baston, mais aussi tripot où on peut gagner de l’argent rapidement (ou en
perdre), ou encore jouissance sexuelle brutale (voir certaines scènes de Germinal ou de
L’Assommoir de Zola).

L’absence d’avenir pour les générations futures pèse lourd sur la condition ouvrière (j’aurais
dû mettre cela dans la partie sur le malheur. Vous rectifierez le tir)

La famille procure des fins sous forme d'enfants à élever. Mais à moins qu'on n'espère
pour eux une autre condition – et par la nature des choses de telles ascensions sociales
sont nécessairement exceptionnelles – le spectacle d'enfants condamnés à la même
existence n'empêche pas de sentir douloureusement le vide et le poids de cette existence.
(Condition première d’un travail non servile)

8. Et pourquoi pas un monde plus « écolo » et décroissant ?

SW prône la réduction de la production et un moindre attachement des États à la croissance


économique :

Imaginons à présent la semaine de trente heures établie dans toutes les usines
d'automobiles du monde, ainsi qu'une cadence du travail moins rapide. Quelles
catastrophes en résultera-t-il ? Pas un enfant n'aura moins de lait, pas une famille
n'aura plus froid, et même, vraisemblablement, pas un patron d'usine d'automobiles
n'aura une vie moins large. Les villes deviendront moins bruyantes, les routes
retrouveront quelquefois le bienfait du silence. À vrai dire, dans de telles conditions,
beaucoup de gens seraient privés du plaisir de voir défiler les paysages à une cadence de

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cent kilomètres à l'heure ; en revanche, des milliers, des milliers et des milliers
d'ouvriers pourraient enfin respirer, jouir du soleil, se mouvoir au rythme de la
respiration, faire d'autres gestes que ceux imposés par des ordres ; tous ces hommes, qui
mourront, connaîtraient de la vie, avant de mourir, autre chose que la hâte vertigineuse
et monotone des heures de travail, l'accablement des repos trop brefs, la misère
insondable des jours de chômage et des années de vieillesse. Il est vrai que les
statisticiens, en comptant les autos, trouveraient qu'on a reculé dans la voie du progrès.
(Expérience de la vie d’usine)

9. Et la Révolution prolétarienne ?

SW refuse la propagande communiste et la révolution que celle-ci prône. La philosophe opte


plutôt pour des réformes.

Les uns, qui méprisent les réformes comme une forme d'action lâche et peu efficace,
réfléchiraient qu'il vaut mieux changer les choses que les mots, et que les grands
bouleversements changent surtout les mots. Les autres, qui haïssent les réformes comme
utopiques et dangereuses, s'apercevraient qu'ils croient à des fatalités illusoires, et que
les larmes, l'épuisement, le désespoir ne sont peut-être pas aussi indispensables à l'ordre
social qu'ils se l'imaginent. (Expérience de la vie d’usine)

La révolution est, pour SW, une sorte de « compensation » qui ne résoudrait rien, ou pire un
opium qui occulterait le véritable mal. L’impérialisme ouvrier serait une autre forme de
domination, tout aussi néfaste. (SW avait pris bcq de distance avec le stalinisme)

Le mal qu'il s'agit de guérir intéresse aussi toute la société. Nulle société ne peut être
stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée,
avec dégoût. Ce dégoût dans le travail altère chez les ouvriers toute la conception de la
vie, toute la vie. L'humiliation dégradante qui accompagne chacun de leurs efforts
cherche une compensation dans une sorte d'impérialisme ouvrier entretenu par les
propagandes issues du marxisme ; si un homme qui fabrique des boulons éprouvait, à
fabriquer des boulons, une fierté légitime et limitée, il ne provoquerait pas
artificiellement en lui-même un orgueil illimité par la pensée que sa classe est destinée à
faire l'histoire et à dominer tout.

La révolution ne saurait donc mener le peuple au bonheur. La seule manière de le rendre


heureux est de lui redonner de la fierté.

(Une société de travailleurs opprimés crée les conditions du fascisme qui flatte
l’anticapitalisme des masses, comme l’a bien perçu Simone Weil lors de son séjour en

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Allemagne en 1932. Mvt nazi = expression pure et simple de révolutionnaires inconscients et
irresponsables.)

SW opte pour un juste milieu qui ne serait ni anarchiste (car cette position nie les nécessités
de la production), ni capitaliste (car cette option nie les hommes).

Concilier les exigences de la fabrication et les aspirations des hommes qui fabriquent est
un problème que les capitalistes résolvent facilement en supprimant l'un de ses termes :
ils font comme si ces hommes n'existaient pas. À l'inverse, certaines conceptions
anarchistes suppriment l'autre terme : les nécessités de la fabrication. Mais comme on
peut les oublier sur le papier, non les éliminer en fait, ce n'est pas là une solution. La
solution idéale, ce serait une organisation du travail telle qu'il sorte chaque soir des
usines à la fois le plus grand nombre possible de produits bien faits et des travailleurs
heureux. (La rationalisation)

Une usine doit être organisée de manière que la matière première qu'elle utilise ressorte
en produits qui ne soient ni trop rares, ni trop coûteux, ni défectueux, et qu'en même
temps les hommes qui y entrent un matin n'en sortent pas diminués physiquement ni
moralement le soir, au bout d'un jour, d'un an ou de vingt ans. (ibid)

La question de la lutte des classes semble donc loin des projets de SW, tout comme la
révolution. SW opte pour la modification, la transformation plus que pour la destruction et la
reconstruction.

Elle est donc dans le souci de l’échange, du dialogue et du questionnement (ce qui relève du
legs platonicien) : lettres à des correspondants de l’autre bord, en qui SW ne voit pas des
ennemis de classe mais des interlocuteurs susceptibles, par leurs compétences, de l’aider sans
son analyse : Auguste Detoeuf, fondateur et administrateur d’Alsthom, patron moderne ;
Victor Bernard, directeur technique des usines Rosières, ou Jacques Lafitte, penseur des
machines. SW ouvre un dialogue.

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Résumé Wikipedia :

Quelle nouvelle organisation du travail et du temps faut-il instaurer à l’usine ?


Il faut repenser l’organisation du travail à l’intérieur de l’usine, et le rapport entretenu avec le
temps au travail. Avant tout, le travailleur ne peut plus être soumis à la répétition harassante
des mêmes tâches. Ces tâches répétitives doivent être confiées, dans la mesure du possible,
aux machines, éventuellement en développant de nouvelles machines. Pourtant, toute
monotonie ne doit pas être bannie du travail : SW pense qu’il y a une part d’uniformité dont
on ne peut se passer dans le travail. Cette uniformité ne doit pas être celle de l’horloge mais
celle du rythme du monde, comme dans le travail du paysan.

De plus, il faut que l’ouvrier puisse prévoir. À l’usine, l’ouvrier ne peut rien prévoir : il ne sait
pas quelle tâche il devra effectuer dans plusieurs heures, a fortiori le lendemain, donc il subit
l’avenir. Il faudrait alors accorder à l’ouvrier suffisamment d’autonomie pour qu’il puisse
organiser par lui-même le travail qu’il doit faire, qu’il puisse choisir l’ordre de succession des
tâches, selon un rythme décidé par lui-même. L’ouvrier doit s’approprier le travail, afin qu’il
devienne sien. Cette exigence ne doit pas seulement reposer sur un effort de la part du patron,
mais la transformation de l’usine est une question politique et sociale qui intéresse toute la
société, et l’École notamment.

Que faudrait-il changer pour que l’usine devienne, non un lieu d’esclavage des hommes,
mais un lieu de joie ?
Après avoir fait le constat de la déshumanisation à l’œuvre, Simone Weil dresse un certain
nombre de propositions pour transformer les conditions de travail des ouvriers. Il ne s’agit
pas, d’abord, d’une simple question de temps de travail. S’attaquer seulement à cette question,
c’est renoncer à interroger la nature du travail ouvrier en tant que tel. Réduire le temps de
travail serait certes retrancher du temps de travail aliéné, mais du même coup maintenir ce
travail aliéné pour le temps qui reste travaillé.

Pour l’auteure, l’important est de modifier en profondeur les stimulants du travail. Les
stimulants principaux de l’ouvrier pour aller travailler sont en effet la « peur du renvoi » et la
« convoitise des sous » : trop souvent, les ouvriers ont accepté de mauvaises conditions de
travail contre un salaire plus élevé. Il faut alors « déchirer le voile que met l’argent entre le
travailleur et le travail ». Pour cela, l’ouvrier doit prendre conscience de l’utilité de son travail
au sein de l’usine et de la société. Comprendre le sens de ce qu’il produit est donc une
condition préalable à toute émancipation.

Ainsi, il faut qu’il puisse voir la production achevée, qu’il en soit fier et qu’il ressente le
sentiment du devoir accompli. Il faut aussi qu’il saisisse la place qu’il occupe au sein de
l’usine, en comprenant son organisation, en la visitant ou en la faisant visiter à sa famille.

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