Valéry Oeuvres II Pléiade - L'idée Fixe Ou Deux Hommes À La Mer
Valéry Oeuvres II Pléiade - L'idée Fixe Ou Deux Hommes À La Mer
Valéry Oeuvres II Pléiade - L'idée Fixe Ou Deux Hommes À La Mer
ou
AU LECTEUR
DE CETTE NOUVELLE ÉDITION
C EeStlivre: une
eSt enfant de la hâte. On le donne pour ce qu'il
œuvre de circonStance et tout improvisée.
�oiqu'elle fût deStinée à un public des plus attentifs -
le corps médical - il fallut faire vite, et donc assumer tout
ce qu'emporte de risques, d'imprudences et d'impuretés,
la précipitation dans le travail. �and le terme presse
l'esprit, cette contrainte extérieure l'empêche de soutenir
les siennes propres. Il néglige les beaux modèles qu'il
s'eSt formés ; il se relâche de sa rigueur ; il se décharge
par le plus court, selon ses moindres résiStances, et se
répond par ses hasards.
Mais c'eSt bien là ce qui s'observe conStamment dans les
entretiens familiers. Entre personnes qui se connaissent
assez pour qu'elles ne puissent se méprendre sur la pro
portion du sérieux et du non-sérieux qui compose leur
dialogue, tout se réduit à la légèreté d'une partie sans
conséquence. Comme les rois qui sont peints sur les
cartes à j ouer, les plus graves sujets sont jetés sur le
tapis, repris, mêlés à tous les riens du monde et de
l'inStant . . .
I l e n e St ici tout d e même. O n n'y propose pas d u tout
à la réflexion du leél:eur les « idées » que nos hommes à
la mer s'envoient et se renvoient, mais cet échange même :
DIALOGUES
!
chose à craindre. Ils me sont des prétextes . . . Je simule,
mon cher En vacances, tout le monde simule. Les uns
font les sauvages ; les autres font les explorateurs. Les
uns font semblant de se reposer ; les autres font semblant
de se dépenser. . .
- Les doél:eurs font semblant d e nous avoir tous
guéris.
- Et il y a du vrai. . .
- Et vous, vous faites semblant d e peindre et de
pêcher.
- Moi ? Je simule consciemment . . . En vérité, je
m'essaye à ne rien faire. Mais c'eSt dur. Comment faire
pour ne rien faire ? Je ne sais rien au monde. de plus
difficile. C'eSt un travail d'Hercule, un tracas de tous les
inStants . . . Tenez, quand vient la saison où la coutume,
la décence, le décorum, le mimétisme, et parfois la tem
pérature, exigent que l'on s'absente . . .
- O n e St prié d e ne pas tomber malade à ce moment
là.
- Évidemment !... Eh bien, je fais naturellement -
comme les confrères. Je ferme. J 'expédie mes clients aux
eaux, à la plage, à la montagne, au diable ; et je viens cuire
ici . . . Mais encore faut-il que je trompe mon mal. . .
Votre mal ? OE el mal ?
Le mal que j 'ai.
- Vous avez mal quelque part ?
- Je ne sais pas si c'eSt quelque part. Je le crois, mais
je n'en sais rien.
202 DIALOGUES
- Pas possible ! . . .
- Oui, Monsieur ! Je développe :j'ai le mal de l'atli-
vité ! Je ne puis, je ne sais ne rien faire . . . Demeurer deux
minutes sans idées, sans paroles, sans aB:es utiles !...
Alors, je transporte en un coin désert ces accessoires,
symboles évidents de la vacance de l'esprit. Ils ordonnent
l'immobilité, ils prescrivent les Stations de longue et
nulle durée.
- En somme, vous essayez de réaliser ce que les
préraphaélites appelaient : Une entière adhérence à la
simplicité de la nature ?
- Je regarde de temps à autre mon panier vide et ma
toile toute nue, et je m'exhorte le cerveau à se faire
semblable à eux . . . Et vous ?
- Moi ? . . . Laissons Moi. . Mais ce mal de l'aB:ivité
.
fréquent.
- Cet état n'eSt pas très facile à définir.
- Ce n'eSt pas impossible. C'eSt un état dans lequel
tout peut se subStituer à tout. La suite de la vie psychique,
si on l'enregiStrait, montrerait un désordre, une incohé
rence. . parfaite. Si vous me permettiez de dépasser un peu
.
mes crédits . . .
- Je vous permets un petit chèque sans provision.
L'ID ÉE FIXE
Dites : ce choc.
Oui, cette cataStrophe enfin, eSt une limite, un
extrême . . .
- Vous exagérez.
- Il eSt impossible d'exagérer l'importance de l'idée
ou du souvenir de cet inStant suprême . . .
- Suprême ? pourquoi Suprême ?
- Parce qu'il termine quelque chose nettement . . . Je
voulais dire .que cet inStantané j oue un rôle immense dans
l'aventu re de tout homme . . .
ZIO DIALO GUES
Essentiellement ?
Essentiellement. C'est là le point, le mot, le nœud.
On peut rêver sur cette brièveté essentielle. . . Intensité,
brièveté, rareté.
- Égalité, Fraternité, et cetera, dit le Doéteur. Je ne
vois pas du tout où vous voulez en venir.
- Moi non plus. Je tire un fil de l'écheveau que j 'ai
dans la tête. Tantôt c'est le sens, tantôt c'est le son qui . . .
· � Pauvre ami . . .
- C'est professionnel. Vous savez bien que je travaille
dans l'absurde. Ne vous étonnez pas de ces bonds que
je fais sous forme de questions bizarres . . . Ou de formules
un peu risquées . . . Tenez, j 'allais justement vous dire une
énormité.
Je tiens bon, dit le Doéteur.
· - Nous parlions amour - amour physiologique. . .
- C'est l e vrai, dit l e Doéteur.
- Vous avez dit que c'était un grand travail pour
atteindre un seuil. . .
Mais oui . . . A u fond, c'est comme . . . l'éternuement !
- Eh bien, qui sait si l' Univers. . .
- Oh ! Oh ! . . .
- En admettant, bien entendu, que ce mot ait un
sens . . . qui résiste à l'examen.
- Pourquoi pas ?
- Ou du moins, que nous pussions qualifier ce mot,
le faire entrer dans une proposition . . .
- Mais pourquoi pas ?
- Comment voulez-vous que le Tout soit représenté
par une image ou par une idée quelconque ? Le Tout ne
peut avoir de figure semblable.
- Croyez-vous ?
- Je le crois . . . D'ailleurs, ceci n'a aucune importance
pour. .. le moment.
- Pour moi, dit le Doéteur, l'Univers, c'est quelque
chose comme . . . une bombe d'artificier dans une Nuit de
�atorze Juillet. . . ou bien, un nuage, comme celui que
forme une teinture, un alcoolat, dont on verse une
cuillerée dans un verre d'eau.
- Peu importe, lui dis-je . . . Je voulais dire que l'on
peut, après tout, considérer aussi bien l'Univers comme . . .
un gigantesque travail, une gigantesque opération de
transformation . . .
212 DIALOGUES
pensée . . .
Son « idée fixe » ?
- Un seuil de l'exiStence du Tout.
- Je n'en sais rien, dit le Doél:eur. Ni vous non plus.
Il y a beaucou p d'anthropomorphisme, là-dedans.
- Et que diable voulez-vous qu'il y ait ? L' Anthrope
ne peut faire qu'anthropomorphisme. Et anthropo
psychisme. On n'en sort pas.
- Voyons, dit le Doél:eur, il y a cependant des cas où
nous savons exclure l'anthropomorphisme, et sa séquelle :
finalisme, etc.
- Je ne demande qu'à le croire . . . Mais . . .
- Voyons, dit le Doél:eur . . . S i j e dis : ma main a cinq
doigts . . Où trouvez-vous, dans ce conStat, l'anthropo
.
morphisme ?
- C'eSt immédiat . . . Il faut l'œil grossier d'un homme,
et sa grossière jugeote pour forger cet expédient : Un et
Un font Deux. Pour un être plus délié, il n'y aura it sans
doute ni unités concrètes, ni choses que l'on puisse assez
confondre ou assimiler entre elles pour en former des
colleél:ions . . . Tout « concept » (comme ils disent) eSt
expédient . . .
- O!:!el sophiSte ! . . . Enfin, anthropomorphisme ou
non, la tendance du monde vers la pensée me paraît une
hypothèse vaine et débile . . . Elle donne à la pensée une
sorte de prix ou de valeur absolus.
L'ID ÉE FIXE
!
de partout, et puis l'on voit . . .
- O h sur l a guerre, il en a dit d e toutes les cou
leurs . . . D'ailleurs, tous ceux qui ont pratiqué quelque
chose, quand ils veulent exprimer ou transmettre leur
expérience. . . Règle générale, ils émettent les préceptes
les plus contradiB:oires . . . Vous en trouverez jusque dans
l' Évangile . . .
- J 'avoue qu'en médecine même . . .
- Même dans Hippocrate. . . Essayez d e combiner
Principiis obfla, avec : flEieta non movere . . .
216 DIALOGUES
! !
bien sont des agités, des diables. Allez donc les faire tenir
tranquilles . . . Ah les monSlres . . S'ils voient un robinet,
.
conque !...
thermique à une machine, à un phénomène quel
Mais j e vous répète que la comparaison eSt . . .
Fausse.
- Non !...Oui . . . Soit!...
- Et alors ? . . . Voici, e n tout cas, la Poésie j uStifiée . . .
En u n tour d e main, o u tourne-main. I l faut parler à la
mode. Les j ournaux maintenant disent : tourne-main.
- Avez-vous réfléchi quelquefois sur les rêves,
doél:eur ?
- En voilà, des phénomènes à la mode
aurons bientôt une chaire d'Oneiromancie à la Faculté.
!...
Nous
!.
de toutes ces cochonneries . . . On m'a assez abreuvé de
narcoses inceStueuses .. Savez-vous où j 'en viens, où
j'en suis ? . . . A ce point de saturation, que . . .
Achevez, Seigneur . . .
- Je finis par croire que l e rêve . . . N'exiSte pas
- Ciel ! ... Qge devient alors le songe d'Athalie ?
!. ..
- Je ne crains pas de m'avancer j usqu'à . . . être sur
le point de penser que le rêve. . . eSt un rêve.
!.
- Cependant, vous rêvez quelquefois ?
- Parbleu . . Mais je ne fais la conStatation . . . légale,
qu'au réveil. Ol!i me prouve que ce n'eSt pas une fabri
cation du réveil, une fausse mémoire, - une explication
première et délirante de l'état de passage du zéro de
conscience au régime de veille ?
- Dans ce cas, il ne faudrait jamais dire : J 'ai rêvé,
mais : Je rêve. Ce verbe n'aurait de sens qu'au présent. . .
Cependant, o n s'éveille parfois, e n pleine aventure ou
angoisse, le cœur battant. . . Ol!oi de plus éloquent en
faveur du rêve, - sans parler d'autres . . .
- Tout ceci ne prouve rien. L e cœur battant nous
fait, peut-être, inventer de pseudo-raisons inStantanées
de tachycardie . . .
- Ol! e la raison n e connaît pas.
- Suivant l'usage . . . Mais, cette invention n'eSt peut-
être qu'une manière d'exprimer ce fait que le cœur vous
bat, dans le langage encore désordonné d'un organisme
en train de changer d'état.
- Eh bien, moi, je crois à l'exiStence des rêves. Des
rêves du type classique.
2 24 DIALOGUES
!.
- E t moi, je m e trouverai avoir baptisé une nébu
leuse .. J'avoue que je ne m'attendais pas à cet hon
neur . . . Le doB:eur ORION ! Saluez !. . .
- Je salue.
- Je vous salue aussi... Maître, vous me comblez ! . . .
!
eSt intéressant de conStater que l'intelleB: ne sait pas
penser à la mort Elle eSt pour lui un accident, même un
scandale.
- C'eSt qu'il ne sait pas davantage concevoir la vie,
L'IDÉE FIXE
E t sur rendez-vous . . .
E t l e soir, fonétionnelles . . . C'eSt merveilleux. C'eSt
la pince universelle !
Tiens, - et l'esprit ?
- Commence et finit . . . au bout des doigts .
- Oui, mais en attendant, vous fuyez mes queStions.
Vous intercalez des propos équivoques . . . Et moi qui
vous écoute . . .
- Vous êtes bon.
- C'eSt une partie importante de mon métier. Ingrate,
d'ailleurs . . . Moi qui vous écoute, j 'attends toujours ce
que vous allez tirer de vous, et j e ne vois rien venir
- Il faut m'exciter un peu . . .
!
- Alors vous m e prenez pour u n provoquant ? Je
suis là pour vous faciliter l'expulsion ? . . .
- Oh, doél:eur ! . . . E t pourquoi pas ? . . . U n homme
n'eSt rien tant que rien ne tire de lui des effets ou des
p roduél:ions qui le surprennent . . . en bien, ou en mal. Un
homme, à l'état non sollicité eSt à l'état néant. . . Tenez,
un monsieur qui passe me fait souvent songer à toute la
jouissance, à toute la souffrance qu'il transporte avec soi,
à l'état virtuel. . .
- L a souffrance, surtout.
- Et exigible au moindre incident . . . Nous portons
invisiblement une sorte de dette inscrite dans notre
chair . . .
- E t les idées possibles, donc ! . . .
- E t les souvenirs ! . . . Tenez, doél:eur, ceci, jadis,
m'a tellement fait songer que j 'avais forgé un mot, un
!
nom, pour cette capacité de sensations et de produétions . . .
- A h A h ! Monsieur fabrique aussi s a petite ter
minologie . . .
- Oui.
- J 'ai · eu l'honneur, tout à l'heure, d'assiSter à la
parturition d'Omnivalence et de Nébuleuse ; nous allons
faire connaissance de toute la petite famille.
- Non, non, non . . . Je fabrique ma petite termino
logie, suivant les besoins ; - mais je la garde en général
pour mon usage personnel et privé . . . Ce sont mes outils
intimes. Je me fais mes uStensiles, et les fais pour moi
seul : aussi individuels et adaptés que possible à ma
manière de concevoir, et de combiner.
- Vous n'êtes pas dénué d'orgueil. . .
2 34 DIALOGUES
!
sais pas trop ce qu'il suggère ; mais il suggère énormé
ment Tout eSt là. Il faut creuser l'Implexe. Mais, dites
moi un peu : ESt-ce que votre Implexe ne se réduit pas
à ce que le vulgaire, le commun des mortels, le gros
public, les philosophes, les psychologues, les psycho
pathes, - la foule enfin, - les Non-Robinsons, appellent
tout bonnement et simplement l'Inconscient ou le Sub
conscient ?
- Voulez-vous que je vous j ette à la mer ? . . . Savez
vous que je hais ces gros mots . . . Et d'ailleurs, ce n'est
pas du tout la même chose. Ils entendent par eux je ne
sais quels ressorts cachés, - et parfois, de petits per
sonnages plus malins que nous, très grands artiStes, très
forts en devinettes, qui lisent l'avenir, voient à travers
les murs, travaillent à merveille dans nos caves . . . Je ne
veux à présent faire leur procès . . . Non, l'Implexe n'eSt pas
aéfivité. Tout le contraire.
Il eSt capacité. Notre capacité de sentir, de réagir, de
faire, de comprendre, - individuelle, variable, plus ou
moins perçue par nous, - et touj ours imparfaitement,
et sous des formes indireét:es, (comme la sensation de
fatigue), - et souvent trompeuses. Il faut y aj outer notre
capacité de résiStance . . . Et parmi ces variations possibles
du possible, il en eSt qui sont diurnes, d'autres annuelles ...
- Mensuelles pour les dames.
L'IDÉE FIXE
!
- Non . . . Je ne marche pas.
- Comment Vous ne voyez pas la variation d'Im-
plexe ? . Je marche. Je marcherai. Vous ne sentez pas le
..
changement d'état ? . . .
- Réaél:ion négative.
- Et encore, le verbe officiellement conjugué eSl: loin
d'être complet.
- Vous trouvez que le compte n'y eSl: pas ?
- Voyons . . . L'opinion publique discerne trois états
du temps : Passé, Présent, Futur.
- Jusqu'ici, rien de nouveau.
- Vous pouvez piquer ce. . . trident n'importe où
dans la chronologie. Le point choisi pour présent possède
touj ours un passé et un futur relatifs. Ce qui fait une
infinité de . . .
- Merci. E t puis ?
- On pourrait raffiner . . . J 'abrège. Le verbe ne nous
offre qu'un nombre fort petit d'expressions. Il n'a que
cinq ou six couleurs, et qui ne se mélangent pas, pour
une infinité de nuances ; et c'eSl: pourquoi on y aj oute des
locutions qui nous font un peu plus riches. . . Ainsi,
piquez la pointe du Présent sur l'inSl:ant aé.tuel. . .
- Je pique. Mais je veux être pendu s i. . .
- Mais c'eSl: enfantin, doé.teur . . . Vous piquez, et
vous engendrez ainsi . . .
- Je n e m e sens rien engendrer d u tout . . .
- Vous engendrez l e Présent du Présent, que vous
exprimez ainsi : Je suis en train de . . .
De quoi ? . . . C'eSl: d u Molière . . .
- E t vous engendrez d u même coup . . .
- D e trident . . . �el trident ! . . .
- Vous engendrez l e Futur du Présent : Je suis sur le
point de . . .
DIALOGUES
D'éclater !
Et ainsi de suite . . . Le Présent dtt Présent du Présent,
Le Présent du Futur du Passé du Passé . . . Et c:etera . . . On
pourrait raffiner . . . Un mathématicien pourrait . . .
!
- Nom d e nom d e nom d e. . .
- Vous voyez Vous y venez. Vous exponentiez déjà
tout seul...
- Je m'en moque !...
- En résumé, j 'entends par l'Implexe, c e e n quoi et
par quoi nous sommes éventuels ... Nous, en gros ; et
Nous, en détail. . .
- Attendez que je retire l e trident pour vous suivre ...
Vous m'essoufflez ...
- Ainsi, - songez à un muscle . . .
- Un muscle ! Je respire. Ici je suis u n peu plus chez
moi . . . V oyons ce muscle.
- Ce muscle ne sait faire que se raccourcir et se
rallonger.
- Je ne vois pas ce qu'il pourrait souhaiter de plus.
- Son implexe eSt très limité.
- Le fait eSt que son horizon n'eSt pas immense.
- �oi qu'il lui arrive, il ne sait dire que : Court,
Long ; Long, Court.
- La force n'a jamais besoin de raffiner.
- On a beau le piquer, l'éleél:riser, l'irriter de toute
manière... N'eSt-ce pas ?
- Oui. Il se renferme dans son petit cycle à lui.
- Et la rétine . . . Elle n'a pour implexe qu'un certain
groupe fermé de lueurs et couleurs . . . Tout ce qui lui
advient n'en tire que lumière. On lui ferait aisément une
jolie devise en latin . . .
- Attendez. . . E t l a mémoire ? Voilà u n fameux
implexe, il me semble ?
C'eSt le morceau de choix . . . Mais, hélas ...
- Eh bien ?
- Celle-là n'eSt pas commode . . . Dire que nous ne
savons rien de rien sur cette illuStre et inconcevable
propriété . . .
- Rien ... C'eSt beaucoup dire. On voit que vous ne
lisez pas beaucoup. . . Il y a des bibliothèques sur la
queStion.
- C'eSt bien ce que je veux dire en disant que nous
ne savons rien. D'ailleurs, il eSt illusoire, peut-être, d'y
L'IDÉE FIXE 237
qu'elle est . . .
- Oui. . . Q!!and o n e n parle . . . accessoirement. Q!!and
on emprunte ce mot sans s'y arrêter . . . On passe un fossé
sur une planche, et cela va. Mais il ne faudrait pas
s'amuser à stationner ni se mettre à danser sur elle.
�and on veut s'arrêter un peu sur la mémoire, la consi
dérer au foyer . . . de la conscience, à la « tache jaune »,
au point d'intensité et de durée où les idées et les ques
tions trouvent, - ou demandent, - ou reçoivent, -
le maximum de présence, et le maximum d'aébon sur . . .
Sur quoi, s'il vous plaît ?
- Sur l'implexe intelleétuel, Monsieur . . .
- Bravo !
- C'est-à-dire sur le plus grand nombre de con-
nexions, d'associations possibles . . .
- C'est là que rien de bon ne se produit quand nous
y plaçons et que nous y entretenons le problème de la
mémoire ? . . .
- Parfaitement. C'est là, doéteur, - c'est a u point où,
normalement, nous comprenons le mieux, que nous
constatons que nous n'y comprenons rien.
- Très étonnant. Vous parlez de ces choses, - de ce
foyer, de ce point le plus sensible de durée et d'intensité,
comme si vous y étiez . . . Vous êtes un imaginatif, . mon
cher . . .
- Je n'y puis rien, mon bon Doéteur. Je vous parle
en toute naïveté. Je vous répète que ma vie mentale eSt
celle d'un Robinson.
- Et si je vous disais que c'est là une forme à peine
aberrante de schizophrénie ?
- Eh bien, j 'amènerais Schizophrénie en personne à la
« fovea centralis » de rrio11 esprit, et j e verrais ce qu'il
faut en penser . . . D'ailleurs, je ne m'en défends pas. Je suis
un insulaire psychique ! Je vous l'ai dit et redit. Je fais le
Robinson. Je fabrique mon arc et mes flèches, et je
descends mes oiseaux, - quand il y en a.
- Et il y en a assez souvent, j e crois ?
- Le ciel de l'esprit eSt surtout plein de perroquets.
Il faut d'abord tuer ceux-là. . . Et puis, apprivoiser les
autres.
DIALOGUES
illusoire.
- Vous employez pourtant le mot Esprit ?
- C'eSt un énorme perroquet. Mais observez, -
primo : que je parle avec vous . . .
- Je vous prie d e m e croire vraiment touché.
- Il n'y a pas de quoi. Il faut bien diStinguer l'usage
courant de l'usage délicat où la rigueur . . .
- E St d e rigueur. E t ensuite ?
L'IDÉE FIXE
- Ta ta ta ...
- Mais pas du tout . . . Je suis anxieux . . . peut-être ...
Mais pas un « anxieux » . . .
- Diflinguo . . . J'aurais parié que vous couperiez en
quatre . . .
- Oui, je diStingue . . . C'eSt l e propre d e. . . moi !
- Vous tirez encore sur un perroquet.
- Je diStingue. Je dis qu'il existe une anxiété « en
soi », qui eSl: illimitée, et qui n'a point de cause dans les
événements et circonStances extérieures. On l'observe
nettement chez des gens qui ont, comme on dit, tout ce
qu 'ilfaut pour être heureux.
- C'eSt assez j uSte. Je le regrette ; mais c'eSt assez
juSte.
- Mais ce n'eSt point mon cas. Je suis anxieux . . . dans
la mesure où un homme auquel on serre la gorge eSl: . . .
aSthmatique. Lâchez-le : i l est guéri.
- C'eSt parfait . . . Mais attendez ... Il y a des gens aux
quels on n'eSt pas obligé de serrer bien fort la gorge. A
L'IDÉE FIXE
Nos dégoûts !
- Encore plus ... A chaque instant, je coïncide avec ce
que je tends à percevoir. Chacun, à telle heure de sa vie,
est, en somme, un système . . . virtuel d'attraétions et de
répulsions, et aussi de ... pressentiments de puissance et
de résistance. Mais cette distribution est variable avec le
temps . . .
- C'est-à-dire, avec n'importe quoi ?
- Et cependant, - elle est . . . ce qu'il y a de plus
'
...
A
nous-memes .1 . . .
Est-ce que vous aimez les tripes ?
Ah ! . . . Pouah ! . . . �elle horreur ! . . .
Bien. E t l e café ?
J'en vis.
Bien... Et cependant vous concevez que . . . dans ...
trois ans (mettons), vous vous preniez insensiblement
de tendresse pour les tripes et d'aversion pour le café ?
- Ce n'est malheureusement pas impossible ...
- Et alors, votre personnalité ?
- Se réduira (sur ce point) à un souvenir . . . d'ancien
amour pour le café et d'ancienne haine des tripes.
- Vous voyez qu'il vous restera quelque chose.
- Peuh ... Un souvenir isolé, et que rien ne renforce
plus, est à la merci . . .
- Mais supposez qu'au lieu de tripes et de café, je
vous aie parlé d'autre chose . . . �e, par exemple, je vous
aie demandé si un . . . goût plus vif, plus violent, - qui
puisse occuper l'esprit, non seulement à l'heure des
repas, mais j our et nuit, pendant des mois, - peut-être,
des années, - un goût . . . passionné, un goût. . .
- Amer . . .
- Amer, et. . . tout-puissant enfin, vous paraissait
aussi être suj et à cette oblitération, à ce p âlissement
progressif. . .
- Ceci m e semble impossible ; e t toutefois, i l n'y a
point de doute.
- Ah ! . . . Ah ! . . .
- E t ici, doaeur, je vous pose une question ? A quoi,
vous, médecin, attribuez-vous la différence des goûts ?
Pourquoi je n'aime pas la tripe ; et comment pourrais-je
changer d'avis ?
- On n'en sait rien . . . C'est ce qui me permet de vous
répondre ! C'est une affaire de métabolisme !. . . Vous
L'ID ÉE FIXE 243
Faites-la.
Moi ? . . . Ah non ! par exemple !
- Vous pourriez la borner au xrxe et à ce que nous
avons vécu du xxe siècle . . .
- Mais vous n'avez aucune idée d u travail que ...
- Je vous j ure qu'il en sortira quelque chose . . .
- Non, Monsieur, non e t non. Pourquoi voulez-
vous que je fasse ce à quoi je n'ai j amais songé ? Je suis
médecin. Médecine générale. J 'exerce, et voilà tout ! . . .
Pas d e théorie. Pas d'écritures. J'ai bien assez d e mes
malades.
- Et le mal de l'aétivité ? Et l'article de l' « En
céphale » ?
- C'eSt moins vaSte. D'ailleurs, j e vous le redis : je
n'ai jamais songé à faire des livres . . .
- Moi non plus . . . Et pourtant .. .
- Ce n'eSt pas mon affaire, pas dans ma ligne. . .
- C'eSt dans votre implexe, doéteur . . . Prétendez-
vous vous prévoir j usqu'à l'an prochain ? Ce que je vous
dis là va travailler en vous . . .
- Dans l e Sub . . . ? Je suis bien tranquille.
- Moi aussi. Je sais trop que nous ignorons le sort
des choses que nous entendons ? Il n'eSt pas impossible . . .
I l e St probable que tout nous modifie et qu'il n'eSt pas
d'incident même inaperçu qui ne puisse germer, et pro
duire un beau j our dans notre cervelle un effet qui nous
surprenne et dont nous ne puissions concevoir ni iden
tifier l'origine.
- C'eSt l'ex-théorie de l'imprégnation. Une blanche
épouse un nègre ; l'enterre ; se remarie à un blanc, qui la
rend mère d'une ribambelle de négrillons. . . Stupeur ! . . .
Voilà une excellente image d u « spontané » . . . Donc,
prenez garde . . . Vous allez couver sans le savoir .. .
- Oh ! Oh ! . . . C'eSt un peu fort ! . . . Voilà que vous
essayez de me suggeStionner . . .
- A moi l a pose ! . . . C'eSt l e combat d e l'amateur
contre le professionnel. C'eSt une vieille hiStoire . . . C'eSt
le grand combat des magiciens . . .
- Ol!el combat ? Ol!'eSl:-ce encore que cette hiStoire
de magiciens ?
Il ne vous souvient pas ? . . . Ce conte arabe ...
Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
C'eSt un conte fort beau . . . Mais j 'y songe . . . Il me
DIALOGUES
- 6 Métaphysique !...
hors de . . . l'instant . . .
perroquet !...
- Malheur à nous... I l v a s e payer encore un
Très compliqué.
Oui. Il y a un peu de tout. Des images, des entités
inimaginables ; le hasard et la nécessité qui s'accouplent
plus ou moins monStrueusement ; des nombres entiers
qui assassinent les décimales ; vos tables de mortalité
qui prennent un intérêt aStronomique .. .
- Il y a trop de faits, voyez-vous . . . On ne sait plus
comment ramasser tout ce que l'on gagne à la loterie de
l'expérience. Tous les résultats parlent à la fois . . .
- E t c'eSt l a confusion mentale . . .
- Q!!i s e confond avec l a confusion d e l a réalité.
- En somme, je parlais de l'Univers avec mon savant ;
et je lui dis tout à coup : qu'entendez-vous, au juffe, par
ce mot ?
- Je vous entends d'ici !
- Eh bien, il y a longuement hésité. . . Son visage a
pris une expression . . . indéfinissable . . .
C'était l e cas . . .
- Son regard m'a abandonné . . . Supprimé, dirais-je . . .
- Voilà une bonne idée. C'était l e traitement de
choix.
Et puis il eSt redescendu du monde . . .
Où l'on n e trouve rien.
Et il m'a dit : une sphère . . .
Dont l e centre e St partout e t. . .
Non. Une sphère . . . telle . . . que rien n'exiSte hors
d'elle.
- Je parie cent mille dollars que vous n'avez pas été
satisfait.
Votre fortune e St faite.
Vous voyez ?
Q!! o i, doél:eur ?
Q!! e vous avez une idée fixe, que je l'ai reperee,
et que je vous prévois à tout coup, comme je veux ! . . . Je
vous manœuvre ad libitum !
- Mais pas du tout ! . . . Ce n'eSt qu'une omnivalente . . .
Q!!e diable !
- Encore . . .
- E t sur c e roc artificiel, nous nous livrons a u combat
des magiciens !
Je me change en psychopathe ! . . .
Je m e change e n logicien . . .
- Je vous enferme . . .
DIALOGUES
Je vous . . .
A moi, mes fidèles, mes Deux cent treize . . .
Vous trichez . . . Vous avez dit : Cent treize, tout
à l'heure . . .
- Malheur de malheur. . . C'eSt l a lutte éleétorale qui
recommence . . .
- Non ! Ah ! Non . . . Lutte éleétorale, polémiques,
épithètes . . . Mais tout cela, mon cher Doéteur, c'eSt le
hideux Univers de l'Automatisme.
- C'eSt assez vrai. . . Je vous disais, il y a un inStant,
ou plutôt, j'allais vous dire que, quand cette hiStoire a
été finie . . .
- Tout payé, e t les fidèles remerciés, l e comité
liquidé . . .
- Oui. . . J'ai e u l'impression d e sortir d'un rêve, de
redevenir « moi-même » .
Le rêve donc exiSte ?
Exaétement comme l'Univers ...
Gare à l'automatisme ! . . .
I l n'y a pas moyen d e s'en passer.
D'accord . . . Mais je crains ses progrès . . .
E n quoi voyez-vous qu'il soit e n progrès ?
L'imitation eSt la loi du monde aétuel. Ses
connexions deviennent d'une richesse excessive. Tous
les peuples s'imitent. Les capitales ne diffèrent les unes
des autres que par les reStes du passé . . . Et il y a d'ailleurs
une puissance invincible qui agit, et agira de plus en plus
dans ce même sens ?
- Et quoi ?
- La discipline mentale positive, imprimée aux
esprits par l'usage ou l'abus des applications des sciences.
- Il y a toujours eu une discipline mentale appliquée
à l'énorme maj orité des esprits.
- Oui. Il y a eu une discipline . . . myStique ou méta
physique, - mais inculquée. Je crains que la nôtre, la
positive, la juStifiée, ne vienne à diminuer dans les têtes
la quantité de . . . Souverain Bien . . .
- O!:!'eSt:-ce que vous dites ?
- Oui. La quantité . . . ou plutôt le degré de liberté de
l'esprit, - qui eSt le Souverain Bien.
- J'avoue que je ne vous suis plus. J'aurais cru, au
contraire . . .
- Si . . . O n peut s e défaire d'une autorité d'origine
L'IDÉE FIXE
!
dans la brousse de la morale.
Allez Monsieur ...
- Supposez que, par une autorité quelconque . . .
- Comme toutes les autorités.
- Un code de morale, une table des valeurs morales
ait été établie ; le bien, le mal, nettement définis ; tous les
aétes imaginables affeétés de coefficients éthiques, positifs
ou négatifs . . .
- O u nuls . . . Mais tout ceci exiSte . . .
- A peu près. Supposez maintenant que par un
procédé également quelconque, suggeStion toute-puis
sante, pédiatrie, pédagogie, aussi efficace que la nôtre
l'eSt peu, et qui soit à la nôtre ce que nos moyens maté
riels sont à ceux des peuplades les plus barbares, - on
soit parvenu à rendre /'af!e bon tout à fait réflexe, et
presque irrésiStible ; l' atfe mauvais, excessivement pénible,
douloureux, même à imaginer . . .
- E t alors ?
- Alors ? . . . D'abord, plus de mérite, n'eSt-ce pas ? ...
Le bien ne coûterait rien. Au contraire, le mal serait hors
de prix...
Tout marcherait des mieux.
- Mais les moraliStes seraient désespérés ...
254 DIALOGUES
- Ah . . . Enfin !. ..
Doéteur, vous avez mérité une petite histoire.
D e première grandeur.
Je vous avoue que je ne saisis pas très bien com
ment la physique s'accommode de cette . . . Et puis, je me
demande comment la logique tolère toutes ces inspira
tions et hypothèses ?
- Q!! ant à la logique, soyez tranquille ... D'ailleurs, la
logique peut assurer notre marche dans une certaine
direél:ion, - mais elle ne donne pas la direél:ion.
- Q!! oi qu'il en soit, je vois beaucoup de mySticisme
là-dedans.
- Il y a du mySticisme (pour parler comme vous)
toutes les fois que nous faisons autre chose que . . . nous
répéter !. . Et encore ! . . . Mais il s'agit ici d'un mySticisme
.
Exemple ?
ÉlaSticité. Catalyse. Dissymétrie moléculaire . . .
C'eSt assez juSte . . . C e qui e St plus déconcertant
encore, c'eSt . . . Comment dire ? . . . Le caprice, la variété,
le changement brusque des moyens de la vie. Elle se joue
des forces de toute échelle . . .
- Elle j oue sur tous les tableaux. E t elle s e moque
de perdre ou de gagner, change d'individu, et au besoin,
d'espèce, comme de chemise . . .
- En voilà une démente . . . Persécutée persécutrice ...
Elle eSt maniaque ; mégalomane ; délirante ... j usqu'à
inventer les inseB:es . . . Grossissez la mouche . . .
- Qgel cauchemar ! . . . E t l'Homme, donc ! . . .
- Et l a Femme, donc ! . ..
- Et ces redites, cette écholalie qu'eSt la reproduc-
tion ! . . . les bancs de harengs ! . . .
- E t cent millions d e spermatozoïdes pour u n qui
décroche la timbale ! . . .
- L e pauvre ! . . . Pauvre petit fléau. .. qui, d'un bord
à l'autre du temps, transporte une essence d'ancêtres,
passe le Styx . . . de la Vie ! . . .
Avec une charge d e tares ...
- Nous sommes tous des parvenus . . .
- A quoi ?
- A ce Tout-et-Rien : Vous ou Moi. . .
- Nous permettons à l a folle d e poursuivre son
délire . . .
- C'eSt vraiment une folle . . . Elle s e dévore pour se
conserver ...
- Elle perd sur tous les articles et se rattrape sur
l'ensemble . . .
- Elle s e mutile, s e contredit, s'embrouille . . .
- C'eSt clair ! La vie e St paranoïaque ! . . . Sans le
moindre doute.
DoB:eur, il faut aviser au plus tôt . . .
- L a loi d e 1 8 3 8 e St parfaitement applicable.
- Il faut avouer que cette fichue vie ne cadre pas du
tout avec tout ce que nous savons et pouvons penser ...
Rien de plus bête, de plus subtil, de plus étourdi, de plus
obStiné . . . On dirait que les contradiB:ions la surexcitent
et l'enivrent. Il lui faut la mort et l'inSl:inB: de conserva
tion ; le mimétisme et l'égotisme ; l'économie et le
gaspillage coopérant . . .
L'ID ÉE FIXE