Valéry Oeuvres II Pléiade - L'idée Fixe Ou Deux Hommes À La Mer

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L'IDÉE FIXE

ou

DEUX HOMMES A LA MER

Au Professeur Henri Mondor


et à tous les amis que je compte
dans le corps médical.

AU LECTEUR
DE CETTE NOUVELLE ÉDITION

C EeStlivre: une
eSt enfant de la hâte. On le donne pour ce qu'il
œuvre de circonStance et tout improvisée.
�oiqu'elle fût deStinée à un public des plus attentifs -
le corps médical - il fallut faire vite, et donc assumer tout
ce qu'emporte de risques, d'imprudences et d'impuretés,
la précipitation dans le travail. �and le terme presse
l'esprit, cette contrainte extérieure l'empêche de soutenir
les siennes propres. Il néglige les beaux modèles qu'il
s'eSt formés ; il se relâche de sa rigueur ; il se décharge
par le plus court, selon ses moindres résiStances, et se
répond par ses hasards.
Mais c'eSt bien là ce qui s'observe conStamment dans les
entretiens familiers. Entre personnes qui se connaissent
assez pour qu'elles ne puissent se méprendre sur la pro­
portion du sérieux et du non-sérieux qui compose leur
dialogue, tout se réduit à la légèreté d'une partie sans
conséquence. Comme les rois qui sont peints sur les
cartes à j ouer, les plus graves sujets sont jetés sur le
tapis, repris, mêlés à tous les riens du monde et de
l'inStant . . .
I l e n e St ici tout d e même. O n n'y propose pas d u tout
à la réflexion du leél:eur les « idées » que nos hommes à
la mer s'envoient et se renvoient, mais cet échange même :
DIALOGUES

elles ne sont que les accessoires d'un jeu dont la vitesse


est l'essentiel. Ces messieurs perdent vivement leur
temps ; ce ne sont que les « premiers termes » de ce qu'ils
pourraient peut-être dire qu'ils disent, et l'on ne se flatte
pas que « l'Implexe » ni « l'Omnivalence » soie!].t pris
pour autre chose que des amusements sans conséquence.
Il est vrai que la plupart des notions dont on use en
Psychologie ne sont, en vérité, pas beaucoup plus
« commodes », ni plus précises que celles-ci .
Qgant à la forme, l'Auteur, sollicité de près (comme
on l'a dit) de mener rondement son ouvrage, a donc pris
le parti d'imputer le désordre de son esprit sous pression
de temps au· désordre et à la divagation naturelle d'une
conversation toute libre ; et il a dû se résoudre à « écrire
comme on parle » , - conseil qui peut-être était bon à
l'époque où l'on parlait bien.
En roccas de criHa/ serpiente breve.
DoN Lurs DE GoNGORA.

'ÉTAIS en proie à de grands tourments ; quelques


J le reste de l'esprit et du monde. Rien ne pouvait me
pensées très aétives et très aiguës me gâtaient tout

distraire de mon mal que je n'y revinsse plus éperdument.


Il s'y aj outait l'amertume et l'humiliation de me sentir
vaincu par des choses mentales, c'est-à-dire, faites pour
l'oubli. L'espèce de douleur qui a une pensée pour une
cause apparente entretient cette pensée même ; et par là,
s'engendre, s'éternise, se renforce elle-même. Davantage :
elle se perfeé!ionne en quelque manière ; se fait touj ours
plus subtile, plus habile, plus puissante, plus inventive,
plus inattaquable. Une pensée qui torture un homme
échappe aux conditions de la pensée ; devient un autre,
un parasite.
J'avais beau essayer de reprendre l'égalité de mon âme,
et de réduire enfin des idées à l'état de pures idées, ce
n'était qu'un instant d'effort suivi de peines plus pro­
fondes. Vainement, j 'observais que ni le chagrin, ni la
colère, ni ce poids énorme sur la poitrine, ni ce cœur
empoigné, n'étaient des conséquences nécessaires de
quelques images : Un autre, me disais-je, qui les verrait
en moi, n 'en serait point ému. . . Dans trois ans, me disais-j e
encore, ces mêmes fantômes n 'auront plus de force . . . Et je
trouvais en moi le désir insensé de faire par l'esprit en
quelques instants ce que trois ans de vie eussent peut-être
fait. Mais comment produire du temps ?
Et comment détruire l'absurde, - que nous choyons
et cultivons quand il nous est délicieux ?

Je ne sais ce qui me gardait des grands remèdes . . . Je


me bornai aux moindres : le travail et le mouvement. Je
DIALO GUES

me traitai l'intellea et l e corps en tyran, avec violence et


inconStance. Je leur donnai des exercices difficiles : c'était
faire en petit ce que fait l'humanité par ses recherches et
ses spéculations : elle approfondit pour ne pas voir. Mais
je me lassais promptement de mes problèmes volontaires.
Leur objet indirea ruinait tout à coup leur objet direa.
Je ne parvenais point à tromper mon appétit de chagrins
et d'angoisse : la subStitution ne se faisait pas.

Je me mis à errer presque tout le j our, à battre la ville


et le port. Mais la marche simple et plane ne fait qu'exciter
ce qui songe : il la presse, il la ralentit : il n'en eSt point
gêné. La loi des pas égaux se plie à tous les délires, et
porte également nos démons et nos dieux. Jadis, j 'avais
connu le mouvement de l'invention heureuse et le trans­
port d'un corps vivement mené par ce qui chante et
s'enfante divinement. Je fuyais à présent devant mes
pensées. Je portais çà et là de quoi mourir de dépit, de
fureur, de tendresse et d'impuissance. Mes mains rê­
vaient ; prenaient, tordaient ; créaient à mon insu des
formes et des aaes ; et je les retrouvais crispées et meur­
trières. Et j'étais à chaque inStant où je n'étais point ; et
je voyais, à la place de toute chose, tout ce qu'il fallait
pour gémir.
O!! oi de plus inventif qu'une idée incarnée et enve­
nimée dont l'aiguillon pousse la vie contre la vie hors de
la vie ? Elle retouche et ranime sans cesse toutes les scènes
et les fables inépuisables de l'espoir et du désespoir, avec
une précision touj ours croissante, et qui passe de loin la
précision finie de toute réalité.

Je marchais, je marchais ; et je sentais bien que cet


emportement par l' âme exaspérée n'in quiétait pas l'atroce
inseae qui entretenait dans la chair de mon esprit une
brûlure indivisible de mon exiStence. L'ardente pointe
abolissait toute valeur de chose visible. Le soleil ni le sol
éclatant ne m'éblouissaient. Les obj ets contrariaient, irri­
taient mes soucis ; et je percevais les passants un peu
moins que leurs ombres sur la route. Je ne pouvais fixer
que la terre ou le ciel. .
L'ID ÉE FIXE 1 99

Cette route allait à la mer. La lanterne d'un phare


étincelait au-dessus des feuillages .
Une immense et pure paroi, de la plus tendre couleur,
m'apparut nue et tendue à la hauteur de mes yeux, au­
delà des masses souples et dorées de beaux arbres que
berçait la brise de terre ; et quelqu'udans mon cœur me
traita de fou et de sot.
Je ressentis aussitôt le pouvoir, et la vanité du pouvoir,
qui m'empêchait de j ouir de cette magnificence du calme,
et de participer au moment même. Je m'arrêtai un p_eu ;
et comme . . . entre les apparences et les phantasmes, -
entre le vrai et le vivant.

Il me so uvint alors qu'il eSt bon de rompre le cercle


des maux imaginaires et le rythme des accès. Une angoisse
d'origine idéale, et que des conj onB:ures très nombreuses
avaient créée, se devait traiter par le recours à quelque
inStinB: puissant et simple.
C'eSt pourquoi, descendu furieusement vers la côte,
qui était de roches écroulées de toutes grosseurs et des
figures les plus diverses, je m'imposai le travail très
pénible d'avancer dans le désordre parfait de leurs formes
de rupture et de leurs bizarres équilibres. C'était contrain­
dre l'étonnante machine humaine à produire à chaque
inStant une aB:ion toute nouvelle et particulière, qui exi­
geait d'elle la présence entière de ses moyens de prévision,
d'adaptation, et de ses forces les plus différentes.

Tandis que je m'engageais aux bonds, aux escalades,


et à toutes les difficultés d'un terrain rigoureusement
irrégulier, tout hérissé d'obStacles et rompu de petits
abîmes touj ours imprévus, toutefois je me sentais sur­
veillant en moi le point noir d'où renaîtrait au moindre
répit la crise des convulsions intérieures, des hypothèses
et des réaB:ions insupportables. L'absurde me guettait.
Je cherchais dans les rocs les chemins les plus hasardeux.
Comme si le mal y pût perdre ma trace ! La raison,
200 DIALOGUES

l'attention prenaient ici leurs avantages naturels. I l impor­


tait à mon salut que je fusse obligé d'agir, sans faute, sans
retard, à peine de blessure. Dans ce chaos de pierre, nul
pas, nulle composition d'efforts, qui fût semblable à
quelque autre, et dont l'idée me pût servir deux fois.
La mer disparaissait, reparaissait à mes regards. Je
l'entendais, heureuse, battre très doucement ; et se
reprendre à battre ; et produire et produire un temps
infini.

Comme j'approchais d'elle, je trouvai au pied des


rochers les amas de blocs de béton qui défendent les
ouvrages avancés des ports de mer. Je me mis à sauter
de cube en cube. C'est ainsi que je découvris tout à coup,
entre deux de ces dés énormes, un homme.
Une ligne filait de lui jusque dans l'eau. Un panier, un
petit attirail de peintre étaient à l'ombre de son corps.
Je me sentais en état d'inhumanité. Tout homme eSt
odieux à qui se fuit et se consume à s'éloigner de soi­
même, car les autres nous font invinciblement penser à
nous.
Je maudis celui-ci. S'étant tourné vers moi avant que
j 'eusse pu remonter dans mes roches, il me sourit. Je
reconnus en lui un médecin que je rencontre assez
souvent chez tels amis, ou chez tels autres .
Il reconnut en moi ce qu'il en connaissait par ces
rencontres et par divers propos, et des miens et d'autrui.
«
T IENS-1 dit-il. Eh ! Bonj our !
C'eSt moi-même . . . Vous peignez, vous
pêchez ? Vous peignez et pêchez ?
- Rien du tout . . . J 'ai fà de quoi peindre. Et de quoi
pêcher. Mais le poisson ni le paysage n'ont pas grand'

!
chose à craindre. Ils me sont des prétextes . . . Je simule,
mon cher En vacances, tout le monde simule. Les uns
font les sauvages ; les autres font les explorateurs. Les
uns font semblant de se reposer ; les autres font semblant
de se dépenser. . .
- Les doél:eurs font semblant d e nous avoir tous
guéris.
- Et il y a du vrai. . .
- Et vous, vous faites semblant d e peindre et de
pêcher.
- Moi ? Je simule consciemment . . . En vérité, je
m'essaye à ne rien faire. Mais c'eSt dur. Comment faire
pour ne rien faire ? Je ne sais rien au monde. de plus
difficile. C'eSt un travail d'Hercule, un tracas de tous les
inStants . . . Tenez, quand vient la saison où la coutume,
la décence, le décorum, le mimétisme, et parfois la tem­
pérature, exigent que l'on s'absente . . .
- O n e St prié d e ne pas tomber malade à ce moment­
là.
- Évidemment !... Eh bien, je fais naturellement -
comme les confrères. Je ferme. J 'expédie mes clients aux
eaux, à la plage, à la montagne, au diable ; et je viens cuire
ici . . . Mais encore faut-il que je trompe mon mal. . .
Votre mal ? OE el mal ?
Le mal que j 'ai.
- Vous avez mal quelque part ?
- Je ne sais pas si c'eSt quelque part. Je le crois, mais
je n'en sais rien.
202 DIALOGUES

Vous ne pouvez le localiser ?


Mais, mon ami, c'eSt là le hic ! . . . Voulez-vous que
je vous dise ? . . . Eh bien, si je veux décrire exaB:ement ce
que j'ai, je suis obligé de dire : j 'ai mal à . . . mon temps ! ..
.

- Pas possible ! . . .
- Oui, Monsieur ! Je développe :j'ai le mal de l'atli-
vité ! Je ne puis, je ne sais ne rien faire . . . Demeurer deux
minutes sans idées, sans paroles, sans aB:es utiles !...
Alors, je transporte en un coin désert ces accessoires,
symboles évidents de la vacance de l'esprit. Ils ordonnent
l'immobilité, ils prescrivent les Stations de longue et
nulle durée.
- En somme, vous essayez de réaliser ce que les
préraphaélites appelaient : Une entière adhérence à la
simplicité de la nature ?
- Je regarde de temps à autre mon panier vide et ma
toile toute nue, et je m'exhorte le cerveau à se faire
semblable à eux . . . Et vous ?
- Moi ? . . . Laissons Moi. . Mais ce mal de l'aB:ivité
.

m'intéresse. En faites-vous sérieusement un mal ?


Ma foi, dit le DoB:eur, j 'en souffre.
Vous en souffrez ?
C'eSt-à-dire que je devrais en souffrir . . .
Mais je vais vous parler comme Bérénice à Titus :
Vous êtes médecin, doéfeur, et vous souffrez . . .
- Le médecin, mon cher, souffre plus que quiconque.
- Similia similibus . . . Vous me répondez par un vers
déteStable.
- Nous souffrons mieux que vous, et c'eSt là souffrir
plus. Il y a d'étroits rapports entre souffrir et savoir. .. Et
puis nous connaissons trop bien nos limites.
- Mais enfin, vous avez tout un arsenal, toute une
chimie mal famée . . .
- Merci, dit le DoB:eur, c'est le paB:e avec l e diable.
(Le Doéfeur me regarda. Je regardai la mer.)
·
-Enfin, lui dis-je, en quoi consiSte au juste votre
mal ?
- Je vous l'ai dit : Il faut conStamment que j 'agisse.
Il faut que je m'occupe, que je fonB:ionne . . . Je ne puis
reSter sans objet précis. Notez que ce n'eSt point le travail
qui me manque. J 'en suis comblé. Le soir, je suis fourbu . . .
Eh bien, je ne puis pas céder. . . I l faut encore que j e
L'ID ÉE FIXE

rumine quelque chose, e t i l y a tant d e choses auj our­


d'hui . . . Chaque j our développe, subdivise, ou ruine ce
que nous croyions de savoir . . . Je me demande parfois si
cet accroissement prodigieux de faits et d'hypothèses
n'eSl: pas tout simplement . . . une produétion réciproque
d'une irritation croissante des esprits ? Vous comprenez ?
- C'eSl: encore une hypothèse ?
- Bien entendu.
- Vous voulez dire que plus on trouve, plus on
cherche ; et que plus on cherche, plus on trouve ?
- C'eSl: cela. Il me semble parfois qu'entre la recher­
che et la découverte, il s'eSl: formé une relation compa­
rable à celle qui s'inSl:itue entre la drogue et l'intoxiqué.
- Très curieux. Et alors toute la transformation
moderne du monde . . .
- E n résulte ; e t e n eSl:, d'ailleurs, u n autre aspeét . . .
Vitesses, Abus sensoriels. - Lumières excessives. Besoin
de l'incohérence. Mobilité. Goût du plus en plus grand
Automatisme du plus en plus « avancé », qui se marque
en politique, en art, - et . . . dans les mœurs.
- Et vous sentez en vous cette intoxication ?
- Je sens trop qu'il n'eSl: rien qui ne tende à proliférer
et à se différencier dans mon esprit. Qge je le veuille ou
non, à chaque inSl:ant, une idée, une remarque, une ana­
logie, me devient une présence exigeante, - une sorte
d'épine mentale . . .

pour points d'interrogation !. ..


- Votre cervelle, doéteur, e Sl: u n bouillon de culture

- E t savez-vous comment j 'ai p u m e définir ce mal


bizarre ?
- Non.
- Je l'isole par cette observation très simple : que la
fatigue m 'excite. Plus je suis fatigué, plus je veux en faire.
Ceci eSl: caraétérisrique. Ici commence l'anormal. C'eSl:
clair.
- Mais je connais fort bien ce symptôme. Un ami que
j 'avais l'avait sans doute observé sur moi. Parfois, comme
nous causions, - et que je passais au monologue, - il
me prenait le bras, et me regardait ; et il me disait :
Mon bon, tu parles trop bien, ce soir. Tu dois être à bout
de forces . . .
E t i l n e s e trompait jamais.
- Il avait un sacré coup d'œil. . .
DIALOGUES

Oui . . . Et je m e sentais aussitôt très fatigué. Je n'en


avais pas conscience jusque-là
- Il n'eSt pas sûr du tout qu'un homme qui devrait se
sentir très fatigué, se sente tof!jours très fatigué.
- Et alors, vous ? Vous ne pouvez rien pour vous ?
Allez voir un confrère, un neurologiSte, un . . . psychiatre 1
- Vous plaisantez ! . . .
- Mon Dieu, pour désarmer l'ennemi intime, émous-
ser cette épine mentale . . . Après tout, c'eSt une espèce
d'obsession . . .
- Mais pas d u tout, pas du tout ! . . . Je n e suis pas
un obsédé . . . Je ne fais point de l'idée fixe ! . . .
- « Idée fixe » ! . . . Mais je n'ai point parlé d'idées
fixes . . . J'ai horreur de ce terme. Vous ne trouvez pas que
ce nom d'idée fixe eSt mal fait ?
- On pourrait dire : Monoïdéisme.
- Ce serait un malheur public.
- Bah ! . . . Un de plus, un de moins . . . En tout cas, la
chose exiSte.
Non.
- Comment, non ?
- Non. Il n'y a point d'idées fixes. C'eSt autre chose
qui exiSte, et qui mérite un autre nom. Je vous jure que
ce nom d'idée fixe eSt mal fait.
- Le nom importe peu. La chose exiSte. Et vous la
connaissez aussi bien que moi . . . Il y a une conStante et
une intensité pathologiques des idées. Voilà le fait. Rien
de plus positif, n'eSt-ce pas ? Et le nom me semble
excellent.
- Tout à fait impropre. Et je vous dis pourquoi.
- Allez ! Mais vous y êtes en plein, mon cher ami,
dans « l'idée fixe » !. . .
- Je vous dis que je vous dis pourquoi.
- Et pourquoi ?
- C'eSt qu'une idée ne peut pas être fixe. Voilà tout.
C'eSt tout.
- C'eSt peu. Qge faites-vous alors de tous ces
déments, quasi-déments, persécutés, inventeurs, fana­
tiques, que nous observons, classons et . . . isolons tous les
j ours ? . . . Et encore, ce sont là les cas énormes, dangereux,
définitifs . . . Mais les rues (et même les roches) sont pleines
d'idées fixes . . .
- Frufles e t ambulatoires ! ...
L'IDÉE FIXE zo�

- Ne vous moquez pas de moi. D'ailleurs - vous


avez raison : il n'y a rien de plus ambulatoire qu'une idée
fixe . . . Je voudrais bien savoir ce que vous faisiez dans les
rochers, à sauter, à monter, à descendre ? . . .
Je défaisais de l'idée fixe, peut-être ?
Vous m'en avez tout l'air.
Enfin, voulez-vous de mon obj eél:ion, ou non ?
Allez . . . Exhibez votre théorie.
Mais je ne fais pas de théorie ! Je n'invente rien. Je
conState ce que tout le monde peut conStater. C'eSt
qu'une idée ne peut pas être fixe. Peut être fixe (si quelque
chose peut l'être) ce qui n 'eff pas idée. Une idée eSt un chan­
gement, - ou plutôt, un mode de changement, - et
même le mode le plus discontinu du changement . . . Tenez.
Point de théorie ! Essayez un peu de fixer une idée . . . Je
vais chronométrer . . . Mais c'eSt inutile ! Une idée eSt un
moyen, ou un signal de . . . transformation, - qui agit plus
ou moins sur l'ensemble de l'être. Mais rien ne dure dans
l'esprit. Je vous défie d'y arrêter quoi que ce soit. Tout
y eSt transitif. . . Mais presque tout y eSt renouvelable.
Transformation ? Et de quoi s'il vous plaît ?
Ah . . . vous m'embarrassez . . . Attendez.
- J 'attends.
- Attendez que j 'aie trouvé. . . C'eSt-à-dire que j 'aie
atteint un certain point . . .
- Un « seuil » ? Vous aurez sonné à la porte, e t vous
attendez !
- Oui : un certain point de transformation. Mon
hésitation, à ce point, se changera en réponse, - en
lueur, - en événement. . . Une certaine. . . tension se
changera en aél:e. En parole, en phrase. . .
- Et vous dites que vous ne faites point de théories ! . .
- Voyons, doél:eur, je suppose que vous soyez forte-
ment préoccupé, - un ennui, une affaire grave, une
grosse décision à prendre, un souvenir cuisant, un
soupçon . . .
- Merci. Je vous e n prie . . . Inutile d'insiSter.
- Bon. O!! e se passe-t-il en vous ?
- En moi ? Il se passe que je cultive une idée fixe,
mon cher . . .
Mais pas d u tout . . . I l s e passe que cette idée qui
vous préoccupe prend une valeur singulière, - qui
nleSt pas fixité. Mais pas du tout ! . . . Je trouve au
206 DIALOGUES

contraire, qu'elle emprunte (notez c e mot) des propriétés


toutes nouvelles, toutes différentes. Elle acquiert, - ou
reçoit, - d'abord, la propriété de reparaître plus souvent
qu 'à son tour. . .
- C'eSt enfantin.
- C'eSt capital. En langage plus digne, on pourrait
dire que la probabilité de son retour à la conscience eill:
modifiée . . . Accrue, - jusqu'à devenir excessive. Votre
« idée fixe » n'eSt qu'une idée . . . favorisée, - pipée . . . Elle
gagne neuf fois sur dix à la roulette . . .
- Maintenant vous m e traitez d e roulette parce que
je suis préoccupé ! . . . Mon ami, je vais vous faire en­
fermer ! . . .
- Encore u n inStant, Monsieur l e bourreau . . . Je vous
disais que cette idée prend le tour des autres. Ceci veut
dire que tout en provoque le retour. Tout lui eSt bon pour
revenir en scène.
- C'eSt la vedette . . .
- Oui, et qui prend aussitôt l e premier rôle. Elle
offusque aussitôt tout le reSte. Tout incident la ramène ;
toute sensation lui eSt bonne pour reparaître avec tout
son cortège . . . Tout se passe comme si tous les autres événe­
ments, - sensations, idées, etc., étaient des écarts, -
des infraétions . . .
- A quoi ?
- A ce transitif, qui me semble caraB:ériSl:ique de
l'esprit . . .
- Vous voyez l'esprit comme une mouche qui vole
par-ci, par-là . . . se pose et repart . . .
- Oui. Pas tout à fait. Mais l'inStabilité, - - la dis­
continuité, - l'irrégularité de la mouche représentent
bien . . .
- L'esprit d'un idiot.
- L'état ordinaire du nôtre. Ordinaire n'eSt pas le
mot. L'état de . . non-attention, qui eSt évidemment le plus
.

fréquent.
- Cet état n'eSt pas très facile à définir.
- Ce n'eSt pas impossible. C'eSt un état dans lequel
tout peut se subStituer à tout. La suite de la vie psychique,
si on l'enregiStrait, montrerait un désordre, une incohé­
rence. . parfaite. Si vous me permettiez de dépasser un peu
.

mes crédits . . .
- Je vous permets un petit chèque sans provision.
L'ID ÉE FIXE

Je dirais que dans cet état les images o u formules


qui se succèdent n'ont entre elles qu'une liaison . . . pure­
ment . . . linéaire. . . Elles n'ont entre elles qu'une seule
relation, qui eSt de se succéder ou subStituer. Mais si une
connexion plus riche tend à se produire entre ces termes,
alors il faut changer d'état . . . et nous entrons dans le
monde de l'attention.
- Vous n'êtes pas trop clair.
- Voyons . . . penser à . . . quoi que ce soit, n'eSt-ce point
spécialiser quelque chose, - organe, fonél:ion ou syStème,
peu importe . . . - qui eSt capable de penser à . . . quoi que
ce soit ? N'eSt-ce pas reStreindre quelque chose qui eSt en
soi plus générale que tout objet possible de pensée, - qui
eSt libre entre deux engagements .. .
- Comme le ténor du Casino .. .
- Comme l'œil, - entre deux états d'accommo-
dation.
- Ah ! Ceci eSt plus clair.
- Eh bien, je crois, je sens, je prétends que ce syStème,
ou cette fonél:ion, a une tendance invincible à reprendre
sa liberté . . .
- Oh ! . . . Oh ! . . .
- S a liberté, - qui e St de produire, o u d e subir,
autre chose. Autre chose eSt la loi, la normale . . . Et cette
« autre chose », cette expression du changement exigé
par la vie de l'esprit, c'eSt . . . l'idée . . . La nature de l'idée
eSt d'intervenir. . .
- Fichtre ! . . .
- Oui. L'idée a u sens . . . fonél:ionnel, - l'idée-événe-
ment, - manifeStation de l'inStabilité essentielle et
organisée de notre. . . présence mentale. Voyons, -
observez-vous ! . . . Pouvez-vous fixer une idée ? - Vous
ne pouvez penser que par modifications. Si une idée
durait telle quelle, - ce ne serait plus une « idée ».
- Et qu'eSt-ce qu'elle serait ?
- Ma foi, je n'en sais rien. C'eSt inconcevable. Ce
serait un objet . . . Une douleur, peut-être ? . . . Et encore,
la douleur la plus conStante présente des variations d'in­
tensité, presse plus ou moins sur la conscience . . . Réci­
proquement, toute pensée qui dure un peu plus qu'il ne
faut, se fait sentir. . . Sentir, - comme un écart. Un écart
à quoi ? Elle se fait pénible, - sensation. On songe à une
résiStance introduite, et qui transformerait en un fait de
208 DIALO GUES

l'ordre sensible ce q ui eSt empêché de suivre son cours


dans rordre des . . . idées . . . Vous avez donc une sensation
de peine qui altère, brouille, absorbe bientôt votre
pensée, - comme la fixation par l'œil, la contemplation
continue d'un point, fait disparaître ce point, altère la
perception. Impossible de s'attarder.
- Alors, dit le Doaeur, c'eSt ici comme dans l'effort
musculaire Statique : tenir à bras tendu un poids même
assez faible ne dure qu'un inflant.
- Exaaement. Il eSt infiniment plus dur de maintenir
que de se dépenser en aaes de déplacement. La durée eSt
hors de prix. On pourrait dire que notre syStème vivant
répugne à la spécialisation prolongée. Il nous rappelle
énergiquement à l'état de libre disponibilité . . . Tenez,
doaeur, je souffre positivement quand je vois une dan­
seuse, sur son gros orteil montée . . .
- En voilà u n spécialiSte ! . . . Je m e figure toute la
musculature de cette dame, à partir de ce gros doigt qui
porte tout son corps.
- Cela doit faire une belle conStruaion anatomo­
physiologique. . . Léonard eût aimé imaginer et dessiner
cette ballerine écorchée, en équilibre triplement inStable ...
- Pourquoi triplement ?
- Dame . . . �ant aux muscles . . . , quant aux nerfs, -
quant à la mécanique. Trois motifs d'en finir.
Et elle vole faire l'amour .. .
Mais c'eSt la même chose . . . InStabilité . . .
- Le plaisir d'amour ?
- Ne dure qu'un inflant. . On en mourrait . . . �oi de
.

plus près d'une douleur . . .


- Exquise, dit l e Doaeur. Voilà un excellent exemple
de votre théorie des écarts et de la brièveté des spécia­
lisations.
- Merci . . . Je n'y avais point songé. C'eSt très impor­
tant. Mais ce phénomène a quelque chose de . . . d'éblouis­
sant, qui fait que l'on n'y songe jamais qu'en moraliSte . . .
o u en immoraliSte. C'eSt-à-dire. . . ou contre les autres, ou
en faveur de soi.
- Le fait eSt qu'il eSt difficile d'y penser froidement. . .
- Croyez-vous ? . . . I l paraît même que, chez bien des
gens, la raison s'en mêle . . . Tenez, j 'ai lu, il y a quelque
temps, cette remarque qui me semble assez vraie : « La
cause de la dépopulation efl claire : c 'efl la présence d'esprit.
L'IDÉE FIXE

Une somme d'époux prévrryants de l'avenir conflitue un peuple


insoucieux de l'avenir. Il faut perdre la tête ou perdre sa race. »
- C'eSt drôle . . . �i a écrit cela ?
- Un auteur peu lisible . . . Je ne sais plus son nom.
C'eSt un hermétique . . .
- Cette fois, je l e trouve assez clair. I l aura oublié
d'être obscur. En tout cas, la remarque eSt juSte. Les races
doivent périr (entre autres causes) par antagonisme entre
la conscience de soi et la procréation ; . . . entre la vie et
l'esprit, - entre le calcul et . . . l'inspiration.
- Il fallait un danseur à Madame ; ce fut un calcula­
teur qui l'obtint ! . . . Et dire que les juriStes prétendent :
Donner et retenir ne vaut. . .
- Mais c'eSt tout l'homme ! . . . A u fond, i l ne s e dé­
gage de l'animalité que par des pouvoirs d'inhibition
plus subtils, plus déliés que ceux des bêtes. Il retient, il
diStingue ; il j oue du pour et du contre.
- Singulier animal ! . . . A la fois capable de raisonne­
ments minutieux, de rigueur soutenue, de doutes et de
réserves, - et d'autre part, sujet aux impulsions, esclave
de ses détentes. . . A telle heure, il eSt une machine à
penser, à élucider, à suspendre son jugement, - une ma­
chine à n'être pas machine . . . Mais une heure plus tard . . .
- Une heure plus tard, l e court-circuit. . . cérébro­
spinal !. . .
- Exaétement. Les plombs sautent. Je me demande
si le gymnote, quand il foudroie son gibier, n'éprouve
pas une sensation de cette espèce ?
- Il ne m'a pas fait ses confidences.
- Ne trouvez-vous pas, doéteur, que cette sensa-
tion . . . caraétériStique, fulgurante, terminale. . .
E t illuStre, mon cher . . .
Cet inStant suraigu, cet acumen. ..

Dites : ce choc.
Oui, cette cataStrophe enfin, eSt une limite, un
extrême . . .
- Vous exagérez.
- Il eSt impossible d'exagérer l'importance de l'idée
ou du souvenir de cet inStant suprême . . .
- Suprême ? pourquoi Suprême ?
- Parce qu'il termine quelque chose nettement . . . Je
voulais dire .que cet inStantané j oue un rôle immense dans
l'aventu re de tout homme . . .
ZIO DIALO GUES

Ceci n'eSt pas positivement neuf, mon ami !


Mais je me moque du neuf ou vieux en fait
d'idées ! . . . Eh bien, n'êtes-vous pas surpris de conStater
que l'hiStoire, (qui eSt une vue d'ensemble de l'aventure
du genre humain), ne donne pas sa place à cette obses­
sion ? Bon souper, bon gîte, et ce refle dont nous parlons,
c'eSt à ces trois axes que je rapporterais toute l'hiStoire ...
- Mais, mon ami, l'hiStoire ne s'occupe pas des
hommes ! L'hiStoire des livres, l'hiStoire qu'on enseigne,
ne s'occupe guère que des événements officiels. Elle eSt
surtout un album d'images ; et parfois, une spéculation
sur les entités . . . Tenez : on s'eSt avisé depuis peu que
la grande navigation date du xme siècle. Pourquoi ?
Jusque-là, ni boussole, ni gouvernail. L'idée de fixer à la
poupe un vantail porté par un axe et mû par une barre,
vient tard. Elle permet de développer ou différencier la
voilure ; on peut manœuvrer, on s'enhardit ; on attaque
l'Océan ; on découvre l'Amérique, et . . . puisque nous
parlons de l'amour . . .
- L'amour a bien souffert d e l'invention d u gou­
vernail.
- Vous êtes bien intelligent, dit le Doaeur. L' Amé­
rique aussitôt nous expédie un petit personnage pâle ...
- De qui la descendance a fait merveille parmi nous.
Il paraît que nous en sommes tous un peu hantés, et que
bien des grandes choses sans lui n'auraient même été
rêvées . . .
- Vous avez cent fois raison, dit l e Doaeur. Croyez
bien que l'introduaion de la syphilis en Europe eSt un
fait un peu plus important que le Traité d'Utrecht.
- J 'en ai peur !
- Et ils n'en soufflent mot. . . Les tréponèmes débar-
qués en Europe ont eu plus de conséquences pour l'hu­
manité que tous les plénipotentiaires . . . Et savez-vous que
le stégomya a radicalement supprimé toute une civilisa­
tion au Mexique ?
- Tout dépend du critérium choisi pour l'impor­
tance . . . Pour en revenir à l'amour. . .
- L'amour, dit le Doaeur, c'eSt une drôle d e méca­
nique. On se donne un mal. . . de chien pour atteindre . . .
un seuil. . .
- U n ciel !.. . U n trait d e foudre . . . En somme, tout ce
qui vaut dans la vie eSt essentiellement bref.
L'IDÉE FIXE 2II

Essentiellement ?
Essentiellement. C'est là le point, le mot, le nœud.
On peut rêver sur cette brièveté essentielle. . . Intensité,
brièveté, rareté.
- Égalité, Fraternité, et cetera, dit le Doéteur. Je ne
vois pas du tout où vous voulez en venir.
- Moi non plus. Je tire un fil de l'écheveau que j 'ai
dans la tête. Tantôt c'est le sens, tantôt c'est le son qui . . .
· � Pauvre ami . . .
- C'est professionnel. Vous savez bien que je travaille
dans l'absurde. Ne vous étonnez pas de ces bonds que
je fais sous forme de questions bizarres . . . Ou de formules
un peu risquées . . . Tenez, j 'allais justement vous dire une
énormité.
Je tiens bon, dit le Doéteur.
· - Nous parlions amour - amour physiologique. . .
- C'est l e vrai, dit l e Doéteur.
- Vous avez dit que c'était un grand travail pour
atteindre un seuil. . .
Mais oui . . . A u fond, c'est comme . . . l'éternuement !
- Eh bien, qui sait si l' Univers. . .
- Oh ! Oh ! . . .
- En admettant, bien entendu, que ce mot ait un
sens . . . qui résiste à l'examen.
- Pourquoi pas ?
- Ou du moins, que nous pussions qualifier ce mot,
le faire entrer dans une proposition . . .
- Mais pourquoi pas ?
- Comment voulez-vous que le Tout soit représenté
par une image ou par une idée quelconque ? Le Tout ne
peut avoir de figure semblable.
- Croyez-vous ?
- Je le crois . . . D'ailleurs, ceci n'a aucune importance
pour. .. le moment.
- Pour moi, dit le Doéteur, l'Univers, c'est quelque
chose comme . . . une bombe d'artificier dans une Nuit de
�atorze Juillet. . . ou bien, un nuage, comme celui que
forme une teinture, un alcoolat, dont on verse une
cuillerée dans un verre d'eau.
- Peu importe, lui dis-je . . . Je voulais dire que l'on
peut, après tout, considérer aussi bien l'Univers comme . . .
un gigantesque travail, une gigantesque opération de
transformation . . .
212 DIALOGUES

Gigantesque e St faible, dit le Doél:eur . . . E t alors


vous croyez que . . Il veut arriver à quelque chose ?
.

- Un homme ne peut rien concevoir que de . . . dirigé,


de tendant à, ou tendant vers . . Le type général de nos
.

aél:es s'impose à notre pensée, pèse sur nos expressions . ..

- Exemple, dit l e Doél:eur, l'un d e nos plus grands


aétes, qui eSt l'aél:e de manger et de digérer. Nous
sommes un tube à sens unique. . . En général !. . .
- Et voilà une des sources de notre idée baroque du
tèmps . . . Le futur, - appétence, salivation, allumage des
glandes de proche en proche... Le présent, saveur,
broyage, coél:ion, acquisition . . .
- �ant au passé, dit l e Doél:eur, je vous e n tiens
quitte ; et revenons à l'Univers.
- Eh bien, cet Univers en travail n'a peut-être pour
jin, - pour aiguillon secret, - que la recherche de la
conscience, - et par là, -- d'une certaine pensée . Suprême
. .

pensée . . .
Son « idée fixe » ?
- Un seuil de l'exiStence du Tout.
- Je n'en sais rien, dit le Doél:eur. Ni vous non plus.
Il y a beaucou p d'anthropomorphisme, là-dedans.
- Et que diable voulez-vous qu'il y ait ? L' Anthrope
ne peut faire qu'anthropomorphisme. Et anthropo­
psychisme. On n'en sort pas.
- Voyons, dit le Doél:eur, il y a cependant des cas où
nous savons exclure l'anthropomorphisme, et sa séquelle :
finalisme, etc.
- Je ne demande qu'à le croire . . . Mais . . .
- Voyons, dit le Doél:eur . . . S i j e dis : ma main a cinq
doigts . . Où trouvez-vous, dans ce conStat, l'anthropo­
.

morphisme ?
- C'eSt immédiat . . . Il faut l'œil grossier d'un homme,
et sa grossière jugeote pour forger cet expédient : Un et
Un font Deux. Pour un être plus délié, il n'y aura it sans
doute ni unités concrètes, ni choses que l'on puisse assez
confondre ou assimiler entre elles pour en former des
colleél:ions . . . Tout « concept » (comme ils disent) eSt
expédient . . .
- O!:!el sophiSte ! . . . Enfin, anthropomorphisme ou
non, la tendance du monde vers la pensée me paraît une
hypothèse vaine et débile . . . Elle donne à la pensée une
sorte de prix ou de valeur absolus.
L'ID ÉE FIXE

Notez que j 'en suis fort loin.


Parbleu... Vous ne voulez même pas d'idées
fixes ! . . .
- Certes non . . . Je m'en suis déjà expliqué . . . j 'admets
des idées. . . anormalement. . . favorites. . . Des idées . . .
caraél:érisées par une fréquence anormale, des idées
douées d'une excitabilité telle que toutes les autres, que
les sensations et les événements, que tout ce qui n'eSt pas
Elle, deviennent, en quelque sorte, des erreurs, des
infraél:ions . . .
- A quoi ?
- A quoi . . . Attendez . . . Je n'ai pas encore trouvé .. .
- Nous avons tout le temps. L'air eSt pur, la mer eSt . . .
large. J'allume une cigarette. Je j ouis de la première
bouffée, pendant que votre écorce travaille. La parole eSt
d'argent et le silence eSt d'or . . .
- Voilà ! Non . . . Ce n'eSt pas tout à fait cela ! Enfin,
disons provisoirement que . . . cette idée . . . obsédante, -
et non fixe, - eSt, - comment dire ? . . . Excusez-moi...
ESt omnivalente . . . S'accroche à tout . . . Ou : eSt accrochée
par tout . . .
- OMNIVALENTE ! . . . Magnifique ! . . . Omniva­
lente. . . C'eSt sublime ! . . « Des idées Omnivalentes. » « De
.

I'Omnivalence des idées. » « De I'Onmivalence. . . excita­


dépressive. » Mais c'eSt une trouvaille ! . . . Je vois cela tout
imprimé . . . �el titre ! . . . �el apéritif pour le leél:eur !. . .
De I'Onmivalence e t du traitement des favorites anormales. . .
De l'kJperfavoritisme omnivalent logico-résif!ant. . . Mon cher,
je vous implore. Donnez-moi ce mot. . . �e je lui fasse
un sort . . . Cette fois, je renonce à la peinture virtuelle et
à la pêche négative, et je vais vous rédiger un de ces
articles pour l' « Encéphale » qui se portera bien ! Et qui
portera ! . . . Ce sera un morceau ! . . . Et avec ce titre ! . . ,
Mais, mon bon, vous verrez dans quelque temps votre
omnivalence figurer dans le Diél:ionnaire de l'Académie . . .
D e Médecine ?
Naturellement.
Mais sur quoi, l'article ?
Mais, sur vous . . .
Diable ! . . .
Continuez, je vous en supplie, Omnivalent e St une
de ces trouvailles . . .
- Tant pis. Je continue.
2!4 DIALOGUES

Vous êtes en verve. Omnivalent e St une perle.


Je vous remercie. Perle implique mollusque.
Eh bien, les mollusques ne passent point pour des
agités. Ce sont des animaux à idées fixes. Nous reStons
dans le sujet.
- Doél:eur, vous ne faites que vous moquer de moi.
- Mais pas du tout, mon ami . . . Je vais vous dire :
il fait superbe ; on cause ; et je ne sais rien de plus délicat
ni de plus déleél:able que de se j ouer, comme nous faisons,
à la surface de . . .
D e quoi ?
- De tout. De nos esprits. De nos problèmes . . .
- D e nos soucis, de nos peines . . . D e notre hiStoire.
- Nager, barboter dans ce qu'on ignore, au moyen
de ce que l'on sait ! C'eSt: divin.
- L'Homme eSt fait pour causer. Je le crois très
sérieusement.
- Alors, mon bon, les cafés furent prévus dans le
plan du Cosmos ?
- Je n'ai pas vu ce plan. Il ne m'a pas été commu­
niqué. Mais la Révolution a été faite dans les cafés.
- Encore une lacune dans l'HiStoire.
- En tout cas, une énorme lacune dans l'HiStoire
Littéraire. Toute la Littérature Française, du xvn• à nos
jours, a été façonnée, fomentée, contrôlée par les salons
et par les cafés. Mais ceci eSt fini...
- C'eSt dommage.
- O!:!e voulez-vous . . . Tout le monde eSt comme
vous. On a mal à son temps . . .
- O n ne cause plus ?
- Peu. Mal.
- En revanche, j 'espère qu'on devient plus . . . pro-
fond ?
- Je n'ai pas cette impression. D'ailleurs, - pro­
fond ?. . . J'ai grand'peur qu'il n'y ait de grandes illusions
dans les tentatives que nous faisons pour nous creuser . . .
Les uns croient pénétrer dans les couches primaires de
leur exiStence . . . Ils y cherchent généralement des fossiles
obscènes.
- Ils ne les chercheraient pas s'ils ne les avaient pas
déjà trouvés.
- Bien entendu. Les autres imaginent qu'ils appro­
chent ainsi de . . . ce qu'ils sont, au prix d'une contention et
L'ID ÉE FIXE ZI5

d'une sorte de. . . négation extérieure très pénible. . . Ils


ne voient pas qu'ils ne font que s'infliger une déforma­
tion particulière . . . Ils essaient d'accommoder la sensibi­
lité de leur conscience à je ne sais quelle vision retournée,
- à des choses en deçà . . . En somme, il y a peut-être des
profondeurs accessibles, (mais ce que l'on y trouve ne
vaut guère la peine d'y descendre), et des profondeurs
insondables . . . Si même on y pouvait se risquer et y aperce­
voir quelque chose, on ne comprendrait rien à ce qu'on
y trouverait.
- �ant à moi, je suis simpliSte. Si je m'observe, je
trouve ... qu'il y a des choses que l'on peut dire aux
autres ; et d'autres, qu'on ne peut dire qu'à soi-même . . .
Et d'autres, qu'on n e peut même pas s e dire à soi-même.
Il y a quelques saletés, évidentes, - et d'ailleurs univer­
selles . . . Cela n'a donc pas un immense intérêt. Et il y a
encore des choses . . . qui semblent puissantes, indiSl:inB:es . . .
- Tout à fait d'accord. Des choses qui n e ressemblent
à rien . . . J'entrevois ici la vie des viscères . . .
- Halte. Défense d'entrer. Danger de mort . . . ReStons
à la surface . . . A propos de surface, eSt-il exaét que vous
ayez dit ou écrit ceci : Ce qu'il y a de plus profond dans
l'homme, c 'efl la peau ?
- C'eSt vrai.
- �'entendiez-vous par là ?
- C'eSt simplicissime . . . Un j our, agacé que j 'étais
par ces mots de profond et de profondeur. . . ,
- �e nous venons d'employer à notre aise . . . Ecou­
tez : je conState que vous manifeStez une sensibilité
exagérée à l'endroit des mots. Vous vous cabrez à
chaque inStant. Ce sont des expédients, que diable . .
La vie n'a pas l e temps d'attendre l a rigueur. O n se
!.
débrouille. Napoléon disait qu'à la guerre, on s'engage

!
de partout, et puis l'on voit . . .
- O h sur l a guerre, il en a dit d e toutes les cou­
leurs . . . D'ailleurs, tous ceux qui ont pratiqué quelque
chose, quand ils veulent exprimer ou transmettre leur
expérience. . . Règle générale, ils émettent les préceptes
les plus contradiB:oires . . . Vous en trouverez jusque dans
l' Évangile . . .
- J 'avoue qu'en médecine même . . .
- Même dans Hippocrate. . . Essayez d e combiner
Principiis obfla, avec : flEieta non movere . . .
216 DIALOGUES

O n fait ce qu'on peut. Mais j 'en reviens à vous.


Vous butez à chaque mot . . . On ne peut pas parler tran­
quillement avec vous. On verse à chaque instant. Vous
arrivez à ne plus pouvoir causer avec vous-même. Com­
ment diable pouvez-vous parvenir à former la moindre
pensée, dans ces conditions ? Je me le demande
- Mon cher doél:eur, j 'aime mieux n'arriver à rien
!
consciemment, que de n'arriver à rien . . . sans m'en dou­
ter . . . Donc, j 'étais agacé. Profond et profondeur m'exas­
péraient.
- Je parie que vous aviez lu quelque article sur
Pascal.
- Je ne tiens pas ce pari . Pas plus que celui de
Pascal. . .
- E t alors ?
- Alors ? . . . Il m'est souvenu de ce q u'on trouve dans
les livres de médecine au suj et du développement de
l'embryon. Un beau j our, il se fait un repli, un sillon dans
l'enveloppe externe . . .
- L'eél:oderme. E t cela s e ferme . . .
- Hélas ! . . Tout notre malheur vient d e là . . . Chorda
.

dorsalis ! Et puis, moelle, cerveau, tout ce qu'il faut pour


senti r, pâtir, penser . . . , être profond : Tout vient de là . . .
- E t alors ?
- Eh bien, ce sont des inventions de la peau ! . . . Nous
avons beau creuser, doél:eur, nous sommes . . . eél:oderme.
- Oui, mais . . . il y a des prolongements.
- Nous poussons jusque dans les viscères. . . Mais,
de ce côté, nous n'avons pas d'appareils très perfeél:ion­
nés. Rien qui ressemble aux combinaisons de mécanismes,
à l'étalement de sensations qui se trouvent dans l'oreille
et dans l'œil. Tout est grossier. Brutal. Cela ne sait guère
dire que : Bon, ou mauvais.
- Généralement : mauvais.
- Mais rien de plus puissant, n'est-ce pas ? ... Il y a là
quelques gros tyrans qui agissent sans s'expliquer . . . La
vie serait supportable sans les viscères !
- Vous voulez me réduire à la mendicité !
- Bref, la poussée de la sensibilité est fort inégale,
ses moyens bien différents selon qu'elle s'épanouit vers . . .
l'extérieur, o u qu'elle plonge dans les masses . . .
- Laborieuses ! J e suis sûr que vous digérez capri­
cieusement, et que nous avons le foie un peu gros . . .
L'IDÉE FIXE

Je n'en doute pas. E t c'eSt pourquoi je complète


ma formule : Ce qu'il y a de plus profond dans l'homme,
c'eSt la peau, - en tant qu'il se connaît. Mais ce qu'il y a
de . . . vraiment profond dans l'homme, en tant qu'il
s 'ignore . . . c'eSt le foie . . . Et choses semblables . . . Vagues
ou . . . sympathiques !
- C'eSt une formule de vagotonie ! . . . Vous en inven­
tez des hiStoires ! . . .
- Tenez, voici une hiStoire de foie . . . nerveux ! Com­
ment expliquez-vous que recevant, un beau matin, une
lettre, une lettre . . . foudroyante, - mais qui demandait
cependant quelque attention pour en saisir toute la
portée, - à peine ouverte, et vue plutôt que lue, j'ai
ressenti l'affreuse sensation d'un coup de couteau dans
le foie ?
- Mais je n'explique pas. Ce n'eSt pas qu'on ne puisse
bâtir une phrase momentanément satisfaisante, -
palliative . . .
- Et comment expliquer qu'une idée, u n sujet de
préoccupation pénible, qui se trouve aél:uellement écarté,
absent, dissimulé entièrement à l'esprit par quelque autre
objet d'attention dont on se croit tout occupé, vous soit
brusquement, brutalement rappelé, non par une « asso­
ciation d'idées », - comme on dit, - mais par un
pincement subit dans la région du cœur ?
Profondeur, profondeur . . .
Attendez. Nous avons ergoté tantôt sur l'idée fixe.
Et nous n'avons pas fini. Je m'en doute.
J'ai chicané. . .
Je vous l e concède.
Mais permettez que je critique une autre expres­
sion, - encore plus répandue.
- Je vois que vous êtes en forme. Vous devez être
bien fatigué.
- Tant pis. Et vous ?
- Moi ? . . . Je vous écoute.
- Je chicane encore ? . . . On parle souvent d'idées
triffes, - plus souvent encore que d'idées fixes. On parle
d'idées noires . . .
- Vous allez démolir aussi les idées triStes ! Guéri­
son radicale des mélancoliques . . .
- Hélas ! non . . . Je dis seulement qu'une idée ne peut
pas être triffe. La même idée gui accable Pierre, laisse
218 DIA LOGUES

Jacques insensible. �ant à la triStesse dont Jacques eSt


capable, elle se trouvera en lui un prétexte, une « cause »,
un visage . . .
Tout ceci m e paraît aventuré . . .
C e n'eSt pourtant pas neuf. . .
C'eSt spécieux.
Les anciens avaient entrevu ces choses-là. Les
tempéraments . . .
- O h ! Les anciens ! . . .
- Les anciens tâtonnaient comme nous. Ils tâton-
naient dans l'expérience immédiate, comme nous faisons
dans le champ du microscope.
- C'eSt un champ bigrement fertile.
- Oui. Mais j 'ai l'impression qu'il nous produit énor-
mément plus de problèmes qu'il ne nous livre de solu­
tions. C'eSt là, d'ailleurs, le deStin des recherches dont le
moyen eSt le changement d'ordre de grandeur. On s'y
engage avec un espoir curieusement. . . contradiB:oire ...
ContradiB:oire ?
- Mais oui . . . On espère trouver du nouveau . . .
- Bien entendu.
- Et ceci arrive. Mais on espère que ce nouveau
ressemblera assez à ce que nous connaissons déjà pour
que nous puissions le comprendre. Et ceci n'arrive pas
touj ours . . . Au contraire. Plus on descend dans la peti­
tesse, moins on comprend. Il y a des physiciens qui ont
poussé si loin l'analyse fine des choses qu'ils se sont
perdus dans un monde où la vieille Causalité elle-même
ne les suivait plus . . . Et que faire, dans un ordre de
grandeur où il ne peut plus être queStion d'images ? . . .
S i les choses ont u nfond, c e fond des choses ne ressemble
à rien . . . La similitude s 'évanouit. . . La profondeur eSt insi­
gnifiante. Mais comme elle eSt curieuse, cette poursuite,
dans l'extrême division, de la clef des problèmes de notre
ordre ! . . .
- N'empêche que le microscope nous rend d'im­
menses services . . .
- Je parle en amateur.
- Il me semble que vous raffolez de tout ce qui ne
vous regarde pas ?
- �e faire ? - Je suis Homme. C'eSt-à-dire que je
fais des choses inutiles.
- Observez-vous quelquefois les animaux, doB:eur ?
L'IDÉE FIXE 2 19

Beaucoup moins que les individus de notre espèce.


Moi, je les regarde assez souvent. Et savez-vous ce
que j 'ai cru remarquer ?
- J 'ai cru remarquer. . . Et ceci, tout à coup, nous
ramène à votre mal. Au mal de l'al!ivité.
- J 'ai remarqué . . . D'ailleurs, j 'ai fait les mêmes
remarques sur les enfants. Ces êtres-là, mon cher
Doéteur, n'ont pas le mal de l'al!ivité.
!
- O!! 'eSl-ce que vous me contez là . . . Mais quels
enfants observez-vous donc ? Les petits qui se portent

! !
bien sont des agités, des diables. Allez donc les faire tenir
tranquilles . . . Ah les monSlres . . S'ils voient un robinet,
.

il faut qu'ils le tournent ; une sonnette, il faut qu'ils la


tirent. A défaut de sonnette ils tirent la langue ! Ils font
jouer, manœuvrer, fonéhonner à tort et à travers tout ce
q ui s'y prête. Ils font diantrement tout ce qu'ils peuvent
de tout ce qui eSl à leur portée ; et avant tout, de leurs
quatre membres, - sans compter les grimaces et les
hurlements. . . Et ils en font autant aux malheureux
animaux. . . Ils déchirent, brisent, conSl:ruisent ! Pleurent,
faute de mieux . . . On dirait vraiment que tous les objets
ne leur sont perceptibles que dans la mesure où ils
peuvent agir sur eux ou par eux, et de n'importe quelle
manière : bref, sans autre but que l'aéte même . . . Si ce
n'eSl pas là une forme aiguë du mal de l'aétivité ! . . .
- Mais non . . . I l n e s'agit que d e s'entendre. Cette
aétivité-là n'eSl un mal que pour les parents, les pendules,
les beaux livres illuSl:rés, - et le philosophe de l'étage
au-dessus. Elle eSl un bien pour eux. Et vous le savez
beaucoup mieux que moi. Et c'eSl: précisément pourquoi
je dis que ni les enfants ni les bêtes ne peuvent rien faire
d'inutile. Ils en sont tout à fait incapables . . .
- Mais tout dépend d e c e que vous appelez utile ou
inutile . . . Tout eSl là.
- Ici, doéteur, je vais un peu tricher.
- J 'ouvre l'œil.
- Je triche : j 'appelle inutile - (pour quelqu'un) -
l'aéte ou la chose dont il ne se sent pas le besoin immédiat.
Consentez à ceci. Si vous y consentez, vous concevez
tout de suite que l'enfant puisse prêter une attention
extrême à quelque jeu, et se défendre de la moindre
application quand on veut le mettre à l'étude. Il ne se sent
aucun besoin d'apprendre à lire . . .
220 DIALOGUES

Moi, si. J'ai pleuré pour qu'on m'y mette !


Il a le plus pressant besoin de faire connaissance
avec tous les mouvements possibles de son corps, avec
ses forces, avec les obj ets qui l'entourent . . . Il est à l'état
croissant. Il faut qu'il dépense pour croître . . .
- Eh bien, mon ami, quant à moi, j 'ai fort peu joué
dans mon enfance. Les jeux m'ennuyaient alors, comme
font auj ourd'hui les plaisirs. J 'entends les plaisirs ès
qualités, les amusements qui se prétendent tels.
Alors, le théâtre ?
Jamais. Je dors.
Le cinéma' ?
M'exaspère. C'est le faux par le vrai . . .
Bon. Les voyages ?
Me fatiguent. L'obligation de voir !... Oh, les
musées !
- La leéture ?
- Les romans me sont insupportables . . . Croyez-vous
qu'un homme qui fait depuis vingt ans le métier que
j 'exerce peut lire un roman . . . Je ne fais que traverser des
existences, et des intérieurs, et des histoires . . .
Et . . . la poésie ?
- Regardez-moi bien.
- Je vois. Je n'insiste pas. Vous êtes le plus courtois
des hommes.
- Et j 'ajoute : Je la trouve où on ne la trouve pas
et je ne la trouve pas où on la trouve.
Ceci est plus roide.
- Je vous dis tout carrément mon opinion.
- Il vous reste du moins la pêche et la peinture.
- Cela se voit. En résumé, dès que je me sens assigner
une heure, un lieu, une attitude de corps ou d'esprit, aux
fins de divertissement, - tout mon individu proteste :
il bâille, il fuit. . . Je me mets à penser à mes affaires, à mes
malades, à mon métier, à n'importe quoi . . .
- Ce qui est parfaitement inutile. A u lieu de vous
livrer à l'aéte utile de vous distraire, délasser, détendre. . .
etc., etc., vous sécrétez du lendemain, c e qui n e répond à
aucun besoin, et voilà notre mal de l'aétivité fort bien
décrit. Savez-vous, Doéteur, que Napoléon en a donné
une merveilleuse formule ?
- Encore Napoléon ?
- �elquefois. D'ailleurs, il est le modèle de l'homme
L'ID ÉE FIXE 221

moderne, - d e l'homme qui a perdu le temps. Faute de


savoir perdre le sien.
- Et qu'eSt-ce qu'il a dit, Napoléon ?
- Il a écrit, un j our, dans une lettre : Je ne vis jamais
que dans deux ans. Le présent n'exiStait pas pour cet
homme-là.
- Qgel être !
- Qgels neurones ! . . . Je me le résume ainsi : Il concevait
l'ensemble et le détail et il dormait quand il voulait.
- Oui, mais quel vilain eStomac ! . . . Et quant à
l'amour. . .
- Oui, mais quelle tête ! . . . Qg'eSl:-ce que vous choi­
siriez, doB:eur ?
C'eSt bien embarrassant.
- Certes . . .
- Après tout, i l s'agit d e savoir c e qui donne la sen-
sation de vivre davantage, - ou la présence extrême de . . .
l'inffant, o u la présence extrême . . . du possible ?
- Celle-ci eSt plus rare que celle-là. Et l'orgueil qui
l'accompagne n'eSt pas négligeable.
- Sans doute. Mais quand on a vu, dans les asiles,
suffisamment d'empereurs, de papes et de milliardaires,
on eSt assez refroidi quant aux grandeurs de ce monde . . .
même intelleB:uelles, - car i l y a aussi nombre de poètes,
de savants, d'inventeurs . . .
- Mais que ferait-on sans l'orgueil ?
- On ferait tranquillement son métier . . . D'ailleurs,
on peut concevoir qu'il y a un orgueil physiologique. Ce
serait l'espèce d'euphorie consécutive à un aB:e bien
accompli.
- Un applaudissement . . . viscéral à une belle comédie
jouée par les centres et réfléchie sur eux . . . Le fait eSt que,
dans ces cas-là, il arrive qu'au lieu de fatigué, on se sente
plus fort après l'achèvement . . . Parfois plus léger, plus
dispos. Un orateur me disait qu'après un discours, pas
trop long, et acclamé, il se trouvait excité à le recommen­
cer, certain de le faire bien meilleur encore . . .
- Et cette fois o n l'aurait sifflé ! . . . I l n'y a rien de
plus obscur que tous ces rapports de l'organisme et de
l'intelleB:. Le rôle de la physiologie, des conditions
conStantes de la vie, celui du hasard, celui des circon­
Stances, de l'adaptation, etc., etc., tous ces faB:eurs essen­
tiellement étrangers les uns aux autres et qui se corn-
222 DIALOGUES

posent comme ils peuvent . . . c'est u n maquis inextricable.


Notez que le domaine de l'esprit est un domaine de
« valeurs » ; c'est l'évaluation qui est la grande affaire du
système qui pense. Eh bien, le même événement mental,
qui, physiologiquement, est, ou devrait être, assimilable
à un déchet, qui est un produit de fatigue, d'épuisement
local, un hasard, une réponse locale comparable à un
lapsus linguce, peut d'autre part, prendre une valeur. ..
littéraire, par exemple . . .
- Merci !
- Oui. Cela peut donner un petit effet très heureux,
très neuf, que la conscience apprécie, accueille, recueille,
note . . . Et dans un milieu approprié, cette petite nota-
tion . . .
On dira : C'est du Shakespeare !
Au moins ! . . .
Doél:eur, je vois que la poésie . . . Décidément . . .
Pourquoi ne voulez-vous pas consentir à c e qui
est ?
Parce que ce serait cesser de consentir à être.
- Je n'ai rien dit que de raisonnable. Et rien que vous
ne sachiez aussi bien que moi . . . �e dis-j e !. .. Cent fois
mieux ! . . . Tout à l'heure, vous m'avez dit vous-même
que l'absurde était votre champ d'opérations . . .
Oui, mais . . .
- Ai-je rien dit de plus dur ?
- Vous ne tenez pas compte du travail. Il me semble
que l'esprit tend à passer du désordre à l'ordre . . . Ou, si
vous le préférez, d'un certain désordre-pour-soi, à un cer­
tain ordre-pour-soi. . . Il travaille, en quelque sorte, en sens
contraire de la transformation qui s'opère par les ma­
chines, lesquelles changent une énergie plus ordonnée
en énergie moins ordonnée . . .
- Hum . . .
- C e n'est qu'une image grossière . . . Je reviens à
l'esprit . . . Pour qu'il opère lui aussi, sa transformation
caraél:éristique, ilfaut bien lui fournir. . . du désordre ! . . .
C'est immense, c e que vous dites.
Dame . . .
- C e sont des énormités.
- Et il prend son désordre où il le trouve. En lui,
autour de lui, partout . . . Il lui faut une différence Ordre­
Désordre, pour fonél:ionner, comme il faut une différence
L'IDÉE FIXE 22 3

conque !...
thermique à une machine, à un phénomène quel­
Mais j e vous répète que la comparaison eSt . . .
Fausse.
- Non !...Oui . . . Soit!...
- Et alors ? . . . Voici, e n tout cas, la Poésie j uStifiée . . .
En u n tour d e main, o u tourne-main. I l faut parler à la
mode. Les j ournaux maintenant disent : tourne-main.
- Avez-vous réfléchi quelquefois sur les rêves,
doél:eur ?
- En voilà, des phénomènes à la mode
aurons bientôt une chaire d'Oneiromancie à la Faculté.
!...
Nous

Ce n'eSt pas moi qui la briguerai . . . Ah non, non . . .


- E t pourquoi ?
- Mon cher, j 'en ai tellement assez de ces hiStoires,

!.
de toutes ces cochonneries . . . On m'a assez abreuvé de
narcoses inceStueuses .. Savez-vous où j 'en viens, où
j'en suis ? . . . A ce point de saturation, que . . .
Achevez, Seigneur . . .
- Je finis par croire que l e rêve . . . N'exiSte pas
- Ciel ! ... Qge devient alors le songe d'Athalie ?
!. ..
- Je ne crains pas de m'avancer j usqu'à . . . être sur
le point de penser que le rêve. . . eSt un rêve.

!.
- Cependant, vous rêvez quelquefois ?
- Parbleu . . Mais je ne fais la conStatation . . . légale,
qu'au réveil. Ol!i me prouve que ce n'eSt pas une fabri­
cation du réveil, une fausse mémoire, - une explication
première et délirante de l'état de passage du zéro de
conscience au régime de veille ?
- Dans ce cas, il ne faudrait jamais dire : J 'ai rêvé,
mais : Je rêve. Ce verbe n'aurait de sens qu'au présent. . .
Cependant, o n s'éveille parfois, e n pleine aventure ou
angoisse, le cœur battant. . . Ol!oi de plus éloquent en
faveur du rêve, - sans parler d'autres . . .
- Tout ceci ne prouve rien. L e cœur battant nous
fait, peut-être, inventer de pseudo-raisons inStantanées
de tachycardie . . .
- Ol! e la raison n e connaît pas.
- Suivant l'usage . . . Mais, cette invention n'eSt peut-
être qu'une manière d'exprimer ce fait que le cœur vous
bat, dans le langage encore désordonné d'un organisme
en train de changer d'état.
- Eh bien, moi, je crois à l'exiStence des rêves. Des
rêves du type classique.
2 24 DIALOGUES

- C'eSt drôle. Jadis les philosophes disputaient de


l'exiStence de la réalité au nénéfice du rêve, - nous
faisons tout le contraire.
- Vous, du moins. - Moi, je tiens aux rêves ; et j'ai
un motif capital pour y tenir. C'eSt que j 'y ai naguère
beaucoup pensé. Je me suis bâti une . . .
- Et vous ne voulez pas que c e soit en pure perte ...
C'eSt humain.
- Oui, j'ai réfléchi longtemps sur ces bizarres compo­
sitions. C'eSt là que je vois toute la puissance de la pro­
fondeur . . . viscérale se jouer de la surface intelleétuelle ;
ces excitations profondes prendre pour exutoires, pour
relais jusqu'à la conscience, pour expressions de fortune,
tout ce qu'elles trouvent, touj ours, et à chaque inStant ...
Tenez, nous parlions d'idées triStes, eh bien, une idée
triSte eSt, à mon avis, une combinaison du genre rêve . . .
La triStesse a besoin d e quelque image qui l a présente et
qui « l'explique » . . . L'idée la plus siniStre se ferait regar­
der froidement et nous laisserait libres et insensibles, si,
d'autre part, - tout à fait : autre part, - il ne s'y attachait
des valeurs . . . viscérales . . . irrationnelles. . . Le cœur, les
glandes, les entrailles, - que sais-j e - tout peut servir
de . . . résonateur à telle image, - et parfois, ces effets se
produisent presque plus promptement que ne se produit
la conscience nette de cette image. On dirait même qu'ils
doivent, pour agir le plus énergiquement, précéder la vue
nette et limitée de l'objet, et attaquer !ouj ours avant elle
je ne sais quel point Stratégique . . . Ecoutez ceci : j 'ai
observé un petit enfant, un « infans » (il ne savait pas
encore parler) s 'évanouir à la vue d'un peu de sang qui
coulait d'une coupure insignifiante que je m'étais faite.
Comment expli quer cet effet ?
- On n'explique rien. A-t-on jamais expliqué la
simple contagion du rire, du bâillement ou de la nausée ?
- C'eSt de la radio. L'image transmise d'un aéte s'en
va reconStituer cet aéte dans un poSte approprié. La
rétine sert d'antenne, et je ne sais quoi transforme l'image
en réflexe.
- Heu . . . Il eSt certain que nous sommes tissus de
relations tout à fait bizarres, dont beaucoup sont indi­
viduelles . . .
C'eSt l à toute notre personnalité . . .
Les unes congénitales ; d'autres acquises,
L'ID ÉE FIXE

variables, d'ailleurs, avec l'âge, l'état intime d u corps,


etc. Mon ami, nous pataugeons. . .
- L e fait e St que notre connaissance de nous-mêmes

- Vaguement. C'eSt d e la météorologie


- Nous savons assez mal de quoi nous sommes
!
eSt misérable. Nous pouvons quelque peu nous prévoir . . .

capables. Voyez combien de criminels ne peuvent croire


à ce qu'ils ont fait, et à quoi, jusqu'à l'aébon même, ils
n'avaient jamais pensé . . .
- Croyez-vous ?
- Je le crois. Leur crime n'a été, pour certains,
qu'une manière de soulagement brusque, après lequel,
toutes puissances de l'oubli se mettant aussitôt à agir,
l'homme se trouve libéré . . .
Innocent e t plus pur . . .!
- Mais, plus pur, peut-être . . .
- E t s'il était venu vous consulter, vous lui auriez
conseillé l'assassinat ?
- Il ne s'agit pas de cela. Je ne vous fais pas une
théorie de la criminalité. Je m'efforce de me représenter
un aEte . . .
- Gare à la contagion, à la radio !...
- Un aEte issu d e notre imprévu personnel. . . Un
a Ete dans lequel. . . on ne se reconnaît pas . . .
- E t dont o n voudrait bien décliner la responsabilité.
- Cela dépend . . .
- Mais je conviens qu'il y a plus d'une personne en
nous. Il y en a une, par exemple, qui n'apparaît que dans
des intervalles d'un dixième de seconde, ou d'un ving­
tième. Et une autre qui ne peut produire ses effets que
moyennant un temps un peu plus long.
- Nous aurions donc plusieurs. . . présences. Et la
présence d'esprit ne serait que la promptitude avec
laquelle intervient le contrôle de tous ces éveils de
détails : les arrêts, les réserves, rétentions ou renforce­
ments . . . Je crois que la présence d'esprit consiSte . . . à
émettre une solution qui suppose la réflexion au bout
d'un temps beaucoup plus court que celui d'une réflexion.
- Alors, c'eSt une sorte de miracle ?
- En apparence.. . En réalité, nous ignorons dans
quelle mesure la conscience eSt indispensable à telle ou
telle opération. Elle doit l'être, certes, à partir .d'une
certaine. . . complexité . . . Elle a, d'ailleurs, ses limites . . . et
VALÉRY II 8
226 DIALOGUES

d e plusieurs espèces . . . Tenez, je fais u n trille avec ces


deux doigts. Doucement, d'abord. J 'ai conscience de
deux aB:es, quoique en vérité j 'ignore comment je les
prescris, et comment j 'excite respeB:ivement et alterna­
tivement chaque doigt. Mais si je presse le mouvement,
tout se passe comme si je pressais le bouton d'une
sonnerie à trembleur. Un seul aB:e , de mon côté ; une grêle
d'effets . . . dans le monde des effets ? . . . Remarquez ici,
(l'idée m'en vient), que nos sensations de vue et d'ouïe,
correspondent extérieurement à des fréquences.
- Je ne me porte pas garant de tout ceci, dit le Doc­
teur ; vous allez comme le vent, et ce sont des sujets . . .
- Oh, je n e fais que les effleurer, bien sûr . . . S'il
s'agissait d'écrire. . .
- Vous seriez plus prudent . . . Vous trouveriez autre
chose ?
- Je chercherais . . .
- A h a h ! . . . I l y a donc bien quelque chose e n vous,
- quelque région, - quelque . . . nuage, (ma foi, je ne
sais comment dire ?) - qui contient, ou enveloppe,
désigne, et pourtant réserve, ce que vous pourriez trouver -

en fait d'expression exaB:e de votre pensée, - si vous


aviez le désir, du temps . . .
- D u papier.
Du papier . . .
- E t l'excitation nécessaire . . .
- Naturellement . . . Et alors ? Vous voici devant le
papier . . .
- Et alors, i l s'agit d e procéder, à partir d e c e que j e
sais pouvoir trouver, exprimer, - préciser, - vers cette
expression exaB:e . . . ou intense - (ce n'eSt pas du tout
la même chose) . . . C'eSt résoudre une nébuleuse ! . . .
- Une nébuleuse ? . . .
- Oui. U n amas confus sur les confins d u moment. . .
Peut-être s e changera-t-il e n syStème d'idées nettes ?
Peut-être demeurera-t-il à l'état de nue et d'impression
informe, de pressentiment intelleB:uel inorganisé . . . Mais
je puis nommer ce nuage, cette vague luminosité. Il me
suffit d'un mot ou deux. Par exemple, il pourra me suffire,
demain ou dans six mois, d'entendre votre nom, doB:eur,
f.our me rappeler ce bel endroit où nous sommes, et
enveloppe externe de nos débats, le son de votre voix ...
Et les choses que nous disons, - les ombres d'idées qui
L'IDÉE FIXE

passent e n moi à la faveur d e nos propos, m e revien­


dront, et je pourrai m'appli q uer à les repenser, à les
forcer de se dessiner, d'évoluer, de se résoudre, en
formules précises . . .

!.
- E t moi, je m e trouverai avoir baptisé une nébu­
leuse .. J'avoue que je ne m'attendais pas à cet hon­
neur . . . Le doB:eur ORION ! Saluez !. . .
- Je salue.
- Je vous salue aussi... Maître, vous me comblez ! . . .

Littérature Psychopathologique !...


Vous allez voir quel bel article ! . . . Ol!el début dans la
Pensez donc ! . ..
L ' Omnivalence, - La Nébuleuse Mentale, - Le Nettf(Yage
par le Crime . . . Et ce n'eSt pas fini ! . . .
- J amais fini. E n attendant, vous brouillez tout ce
que j 'ai la bêtise de vous raconter, et vous êtes bien
capable d'en fabriquer ce que vous appelez froidement
une observation . . .
- E t comment voulez-vous appeler cela ?
- Je n'ose vous le dire . . . Ce genre littéraire (quoique
spécial) eSt parfois délicieux à déguSter. . . Je vais être joli
dans l' « Encéphale » ! . . . Je vois cela. Edmond T. . .

JO ans. Pas d'antécédents connus. Inflrutlion : mf(Yenne. Age


mental ? Combien me donnez-vous ?
- Onze ans, trois mois.
- Merci . . . C'eSt bien l'âge que je me sens . . . Et après,
que mettrez-vous ?
Multipare.
Comment, Multipare ?. . .
N'avez-vous pas accouché plusieurs fois ?
Moi ?
De livres ?
Oui. Des enfants morts . . .
Morts d e quoi ?
D'être nés . . . Mais que disions-nous ?. . . Où en
étions-nous ?
- Partout et nulle part. . . Permettez-moi d e conSta­
ter qu'on se perd à chaque inStant en votre aimable
compagnie.
- Pardon, nous sommes ici indivisibles. Dites que
nous faisons indivisément de la confusion . . .
- Parfait. . . L a Confusion mentale seul o u à deux. . .
Encore u n fameux morceau ! . . . Ceci vous tire l'œil. . . J e
tiens mon article.
DIALOGUES

E h bien, n'oubliez pas d'insiSter sur ceci : que la


confusion mentale; - qui eSt plus ou moins pathologique
dans le seul, - eSt normale quand on eSt plusieurs . . . L'in­
cohérence, les quiproquos, le coq-à-l' âne, etc., sont de
règle, et même de rigueur, dans les conversations, débats,
discussions, et autres « échanges de vues », consultations,
controverses . . . , duos d'amour, etc., etc. Mais, doéteur,
on n'avancerait pas si on comprenait . . . J 'irai plus loin :
on ne se comprendrait pas soi-même si on comprenait
les autres . . . Et on cesse de comprendre les autres si on
se comprend tout à fait soi-même . . . C'eSt évident...
Tenez, nous nous rencontrons sur ce bloc par le plus grand

- L a divagation pure s e déclare !


des hasards ; nous causons . . . Et en quelques minutes . . .
- C'eSt là ce qu'on appelle causer, mon cher Doéteur ...
- C'eSt de la détente . . . Il fait bon et superbe, ici. Nos
propos font des ronds à la surface de nos ennuis.
- Le mal de l'aétivité s'y apaise.
- Oui. Si l'on se taisait un peu ?
!
- Une minute de silence ? . . . Gare . . . Si l'on se
taisait, ce qui parle à présent dans l'air, parlerait dans ...
l'homme . . . Dirait, peut-être, d'autres choses ...
Et vous n'y tenez pas ?
Peut-être pas.
Vous ne pouvez pas LE faire taire ?
Non.
Tenez-vous véritablement . . . à LE faire taire ?
N . . . ON.
!
Aïe, - Aïe, - Aïe Mauvais, mauvais . . .
Omnivalence.
Il fait rudement beau. V oyez-moi cette gross �
fumée là-bas, qui s'eS!: couchée sur l'horizon, et qut
demeure en panne dans l'air absolument calme, comme
un lange noirâtre. Et ce bateau. Il eSt là depuis ce matin.
Il a mis sur lui tout ce qu'il avait.
- C'eSt une tartane. Ils doivent porter des briques,
sans doute.
- Enfin, c'eSt un bateau !
- Non, ce n'eSt pas une tartane. Pardon. C'eSt une
vieille goélette ! . . . Un Italien, je pense ? . . . Il y a peut-être
soixante. . ans que ce bois navigue. Ils ont des voiles
reprisées cent mille fois . . . Des formes charmantes. Et ça
tient bien la mer.
L'IDÉE FIXE 229

� Et dire que Paris exiSte ! . . .


E t pourquoi pas ?
Dire qu'il y a quelque part. . . mon téléphone ! . . . Et
le vacarme, et les voitures, et la pluie, et la hâte, et les
gens, et les j ournaux ! . . . Et tout le tonnerre de Dieu de
tout ce qu'il y a à faire, et à penser . . .
- Q!! e voulez-vous, Doél:eur, o n n'eSt pas des Grecs
de la bonne époque . . .
- Ils avaient une chance, ceux-là . . . I l m e semble qu'ils
avaient trouvé le moyen de faire sans rien faire, et de
produire le plus beau travail du monde en fumant leur
pipe sur le sable.
- Ils étaient assez subtils pour cela. Toutefois, ils ne
fumaient pas, je crois.
- C'eSt j uSte. C'eSt une lacune ... J e ne peux pas les
concevoir sans pipe, tous ces philosophes.
- La pipe de Platon, - mais ç'eût été une pipe de
Tanagra ou de Myrina. Une merveille de pipe . . . Voyez­
vous ces pipes délicieuses dans les musées ?
- Pauvres de nous ! . . . C'eSt curieux . . . Ne trouvez­
vous pas que d'ici, notre vie habituelle eSt inconce­
vable ? . . . Je recule devant un cauchemar quand je pense
à ce que je fais tous les j ours . . .
- E t cependant vous n'en avez jamais assez . . .
- Mais d'ici, j e vois e n perspeél:ive . . . Je m e vois . . .
U n petit bonhomme qui court, va, vient, griffonne,
maStique, se déshabille, dort, se rhabille, court . . . Et ainsi
de suite ; - avec un agenda .. .
- Et quelques incidents .. .
- Et quelques incidents .
- Tout le monde en eSt là . . . Mais tout ceci n'eSt-il
pas ordonné, prévu, organisé par notre être même ?
ESt-ce que le cœur ne passe pas son temps à battre notre
temps . . .
- Avec quelques incidents.
- Et toute notre durée n'eSt-elle pas comme rythmée,
ou conStruite, par les temps propres des fonél:ions mono­
tones qui entretiennent la vie, - comme on expédie les
affaires courantes ? . . .
- Mais alors, - comment s e fait-il que nous ayons
l'idée d'autre chose que de ces affaires courantes ? . . .
Doél:eur, c'eSt morbide . . .
- Allons, ne faites pas d u verbalisme médical.
DIALOGUES

Excusez-moi. Rien n e déteint comme c e délicieux


et fécond dialeB:e. On le raille, on le singe, parfois ...
Mais, croyez-moi, - même chez Molière ou chez
Rabelais, - se devine la secrète et envieuse admiration
de l'homme de lettres pour un langage où la libre inven­
tion des mots eSt admise, où la fantaisie totale eSt, en
quelque sorte, basale et conStitutionnelle.
- Blagueur . . . Vous feriez mieux de répondre à rna
queStion.
- J'y cours. Je voulais dire simplement. . . Mais je
vous l'ai déjà dit. Je vous ai dit que l'animal me semblait
ne pouvoir absolument rien faire que d'utile. C'eSt-à-dire :
sous pression extérieure ou organique immédiate. La vache voit
les étoiles, et n'en tire ni une aStronomie comme la
Chaldée, ni une morale comme Kant, ni une métaphy­
sique comme tout le monde . . . Elle les égale à zéro. Elle

ce qui ne sert à rien !


les amortit. C'eSt très remarquable, au fond . . . Percevoir

- Vous avez la bosse de l'étonnement, mon cher.


- Oui... Je dois avoir une boîte de résiStances quel-
que part dans le cerveau . . . La vache, donc, n'absorbe que
les perceptions auxquelles correspond une réponse uni­
forme, un aB:e déterminé qui fasse partie du cycle de
quelque fonB:ion de son organisme. Tout le reSte eSt nul.
Si un objet nouveau l'effare, elle file, et elle n'aura jamais
la tentation de revenir vers lui, avec précaution et...
concupiscence intelleB:uelle, pour l'identifier et le classer
dans son syStème du monde. . . Elle ne définit cet objet
que par la fuite : chose devant être fuie.
- Mais il me semble que c'eSt là précisément notre
définition de la douleur . . .
- Et de la mort . . . Et c'eSt pourquoi nous ne savons
où les caser dans notre syStème du monde.
- Dame . . . C'eSt assez compliqué. Les gens ne veulent
pas mourir. C'eSt une idée rudement fixe. . . Et d'autre
part. . .
- D'autre part, i l y a u n syllogisme contre eux.
Socrate . . .
- S'il n'y avait qu'un syllogisme ! . . Mais comme il
.

!
eSt intéressant de conStater que l'intelleB: ne sait pas
penser à la mort Elle eSt pour lui un accident, même un
scandale.
- C'eSt qu'il ne sait pas davantage concevoir la vie,
L'IDÉE FIXE

dont l a mort e St une des propriétés caraétérisriques. La


vie eSt, en somme, quelque fourmillement bizarre entière­
ment confiné dans une pellicule de douze à quinze mille
mètres d'épaisseur. . .
- Eétoderme . . .
- Naturellement . . . Tout c e qui e St amusant e St su-
perficiel. Et accidentel. La vie a quelque chose d'un
accident . . . qui s'eSt fait des lois.
- Oui . . . Et dans cette couche mince, vie et mort. . .
Entrées e t sorties. L a loi fondamentale e St StatiStique.
Point de vie sans morts : c'eSt l'équilibre StatiStique . . .
E t c'eSt l à que vous intervenez, mon cher Doéteur.
- J 'essaye.
- L'intelligence ne comprend rien à la vie, et donc
à la mort. La sensibilité de chacun veut, d'autre part,
tirer son épingle individuelle du jeu. Résultat : l'individu
lutte contre la loi ; l'intelleét lutte pour la vie contre la
vie ; et vous autres, médecins, vous êtes les champions,
les Stratèges de la lutte de la vie individuelle contre la loi
de la vie . . . moyenne. . .
- Pendant ce temps, la vache a filé.
- �elle vache ?
- Celle qui se fiche des cieux . . . Du moins, vous le
dites. Et vous n'en savez pas plus que moi . . . Eh bien, et
les singes ? . . . Voilà au moins des curieux.
- Les singes ? . . . Sans doute, leur cycle. . . eSt un peu
plus étendu. . . Il englobe . . .
- Allons, allons . . . Vous n e savez pas l e moins du
monde ce que vous allez me raconter. Vous êtes pris en
flagrant délit d'insuffisance pithiatique . . .
- Pas d u tout. J e. . . crée. Je tire d e moi ce que je ne
savais pas contenir.
- Vous tirez de vous ce qui n'y eSt pas. C'eSt là créer ?
- Ex nihilo.
- C'eSt merveilleux. C'eSt toujours la Nébuleuse en
évolution . . .
- Mais oui, doéteur.
- C'eSt l'Ignorance Créatrice. C'eSt la Création par le
Vide . . .
- M a foi, avant l e Verbe, o n e St avant l e Commen­
cement. Avant . . . l'Avant !
- Le fait eSt qu'en toute matière, les commence­
ments sont durs . . .
DIALO GUES

Oui. Heureusement, l'homme n'eSt pas d'un seul


morceau. Une partie de lui devance l'autre. L'eau lui
vient à la bouche avant qu'il ait touché au plat. Il en e§t
ainsi un peu des idées.
- Précisons. Vous disiez cependant que vous ne
saviez pas du tout ce que vous alliez vous extraire de la
tête et me servir ?
ExaB:ement ? - Non. Je le sens. Je le pressens ...
Sous quelle forme ? - A quel état ?
A l'état de promesse, ou d'espoir ?
Eh oui ... Comme dans le voisinage . . . Comme ...
Comme au-dessous ? - Sub ?
Non. Pas Sub . . . A côté. Dans la pénombre de mon
esprit . . . du moment.
- Pénombre ? Esprit ? Moment ? Tout ceci n'e§t
pas trop clair . . .
- Mais c'eSt par déjinition1 que tout ceci n'eSt pas clair.
Je ne puis dire que je pressens1 sans dire que ce que je
pressens n' eSl: pas clair. ..
- Mais vous pouvez dire clairement ce que vous
sentez comme pressentiment.
- Alors, je suis obligé d'user de comparaisons.
- Parbleu !
- Eh bien, - je vous disais que je pressentais ma
pensée, - ou plutôt, ma parole prochaine, dans la
pénombre de mon esprit du moment, - comme un
objet que l'on appréhenderait et palperait au travers d'un
voile . . .
- Une j olie femme ?
- Taisez-vous, explorateur ! . .. Amateur patenté de
douces rénitences ! . . .
- Sans illusions, hélas . . . Les voiles ont d u bon.
- Franchement, mon cher DoB:eur, je ne sais pas
comment les médecins, et singulièrement les gynéco­
logues . . .
GynécologiStes . . .
- GynécologiStes, peuvent encore songer à . . .
- C'eSt une queStion . . . d'horaire.
- C'eSt merveilleux. Alors, ils ont un cycle pro-
fessionnel, et un cycle. . .
- FonB:ionnel.
- Il faut avouer que les mains sont des appareils
extraordinaires . . . Le matin, professionnelles . . .
L'ID ÉE FIXE

E t sur rendez-vous . . .
E t l e soir, fonétionnelles . . . C'eSt merveilleux. C'eSt
la pince universelle !
Tiens, - et l'esprit ?
- Commence et finit . . . au bout des doigts .
- Oui, mais en attendant, vous fuyez mes queStions.
Vous intercalez des propos équivoques . . . Et moi qui
vous écoute . . .
- Vous êtes bon.
- C'eSt une partie importante de mon métier. Ingrate,
d'ailleurs . . . Moi qui vous écoute, j 'attends toujours ce
que vous allez tirer de vous, et j e ne vois rien venir
- Il faut m'exciter un peu . . .
!
- Alors vous m e prenez pour u n provoquant ? Je
suis là pour vous faciliter l'expulsion ? . . .
- Oh, doél:eur ! . . . E t pourquoi pas ? . . . U n homme
n'eSt rien tant que rien ne tire de lui des effets ou des
p roduél:ions qui le surprennent . . . en bien, ou en mal. Un
homme, à l'état non sollicité eSt à l'état néant. . . Tenez,
un monsieur qui passe me fait souvent songer à toute la
jouissance, à toute la souffrance qu'il transporte avec soi,
à l'état virtuel. . .
- L a souffrance, surtout.
- Et exigible au moindre incident . . . Nous portons
invisiblement une sorte de dette inscrite dans notre
chair . . .
- E t les idées possibles, donc ! . . .
- E t les souvenirs ! . . . Tenez, doél:eur, ceci, jadis,
m'a tellement fait songer que j 'avais forgé un mot, un

!
nom, pour cette capacité de sensations et de produétions . . .
- A h A h ! Monsieur fabrique aussi s a petite ter­
minologie . . .
- Oui.
- J 'ai · eu l'honneur, tout à l'heure, d'assiSter à la
parturition d'Omnivalence et de Nébuleuse ; nous allons
faire connaissance de toute la petite famille.
- Non, non, non . . . Je fabrique ma petite termino­
logie, suivant les besoins ; - mais je la garde en général
pour mon usage personnel et privé . . . Ce sont mes outils
intimes. Je me fais mes uStensiles, et les fais pour moi
seul : aussi individuels et adaptés que possible à ma
manière de concevoir, et de combiner.
- Vous n'êtes pas dénué d'orgueil. . .
2 34 DIALOGUES

- En quoi ? ESt-ce que Robinson vous semble plus


orgueilleux que quiconque ? Je me considère comme un
Robinson intelleét:uel.
!.
- Si ce n'eSt pas là de l'orgueil .. C'eSt du sépara­
tisme aigu.
!.
- Mais pas du tout .. C'eSt du séparatisme de fait.
Je suis séparé des autres par ce qu'ils entendent et que je
n'entends pas ...
- Et par ce que vous entendez et qu'ils n'entendent
pas ?
- Voilà. Mais c'eSt être comme tout le monde . . . Mais
peut-être je le sens plus fort . . . et plus naïvement.
- Bien, monsieur Robinson. . . Et comme nous
sommes ici sur une sorte d'île, j e vous suis une sorte de
Vendredi. Bien. Et alors, le mot, le nom ? . . .
- J 'appelle tout c e virtuel dont nous parlions,
l'IMPLEXE.
!
- C'eSt un beau nom, ma foi Très suggeStif. Je ne

!
sais pas trop ce qu'il suggère ; mais il suggère énormé­
ment Tout eSt là. Il faut creuser l'Implexe. Mais, dites­
moi un peu : ESt-ce que votre Implexe ne se réduit pas
à ce que le vulgaire, le commun des mortels, le gros
public, les philosophes, les psychologues, les psycho­
pathes, - la foule enfin, - les Non-Robinsons, appellent
tout bonnement et simplement l'Inconscient ou le Sub­
conscient ?
- Voulez-vous que je vous j ette à la mer ? . . . Savez­
vous que je hais ces gros mots . . . Et d'ailleurs, ce n'est
pas du tout la même chose. Ils entendent par eux je ne
sais quels ressorts cachés, - et parfois, de petits per­
sonnages plus malins que nous, très grands artiStes, très
forts en devinettes, qui lisent l'avenir, voient à travers
les murs, travaillent à merveille dans nos caves . . . Je ne
veux à présent faire leur procès . . . Non, l'Implexe n'eSt pas
aéfivité. Tout le contraire.
Il eSt capacité. Notre capacité de sentir, de réagir, de
faire, de comprendre, - individuelle, variable, plus ou
moins perçue par nous, - et touj ours imparfaitement,
et sous des formes indireét:es, (comme la sensation de
fatigue), - et souvent trompeuses. Il faut y aj outer notre
capacité de résiStance . . . Et parmi ces variations possibles
du possible, il en eSt qui sont diurnes, d'autres annuelles ...
- Mensuelles pour les dames.
L'IDÉE FIXE

Je crois bien . . . Tenez. Exemple simple. Prenez un


verbe quelconque . . . Marcher.
Je marche . . .
- Mettez-le à tous les temps et à tous les modes.
- Je marche. Tu marches. . . J 'ai peur que ce ne soit un
« teSl: » . . .
- Non . . . Allez . . . Mais à la première personne.
- Je marche. Je marchais. Je marchai. ]'ai marché. Je
marcherai. . .
Voyez-vous ?

!
- Non . . . Je ne marche pas.
- Comment Vous ne voyez pas la variation d'Im-
plexe ? . Je marche. Je marcherai. Vous ne sentez pas le
..

changement d'état ? . . .
- Réaél:ion négative.
- Et encore, le verbe officiellement conjugué eSl: loin
d'être complet.
- Vous trouvez que le compte n'y eSl: pas ?
- Voyons . . . L'opinion publique discerne trois états
du temps : Passé, Présent, Futur.
- Jusqu'ici, rien de nouveau.
- Vous pouvez piquer ce. . . trident n'importe où
dans la chronologie. Le point choisi pour présent possède
touj ours un passé et un futur relatifs. Ce qui fait une
infinité de . . .
- Merci. E t puis ?
- On pourrait raffiner . . . J 'abrège. Le verbe ne nous
offre qu'un nombre fort petit d'expressions. Il n'a que
cinq ou six couleurs, et qui ne se mélangent pas, pour
une infinité de nuances ; et c'eSl: pourquoi on y aj oute des
locutions qui nous font un peu plus riches. . . Ainsi,
piquez la pointe du Présent sur l'inSl:ant aé.tuel. . .
- Je pique. Mais je veux être pendu s i. . .
- Mais c'eSl: enfantin, doé.teur . . . Vous piquez, et
vous engendrez ainsi . . .
- Je n e m e sens rien engendrer d u tout . . .
- Vous engendrez l e Présent du Présent, que vous
exprimez ainsi : Je suis en train de . . .
De quoi ? . . . C'eSl: d u Molière . . .
- E t vous engendrez d u même coup . . .
- D e trident . . . �el trident ! . . .
- Vous engendrez l e Futur du Présent : Je suis sur le
point de . . .
DIALOGUES

D'éclater !
Et ainsi de suite . . . Le Présent dtt Présent du Présent,
Le Présent du Futur du Passé du Passé . . . Et c:etera . . . On
pourrait raffiner . . . Un mathématicien pourrait . . .

!
- Nom d e nom d e nom d e. . .
- Vous voyez Vous y venez. Vous exponentiez déjà
tout seul...
- Je m'en moque !...
- En résumé, j 'entends par l'Implexe, c e e n quoi et
par quoi nous sommes éventuels ... Nous, en gros ; et
Nous, en détail. . .
- Attendez que je retire l e trident pour vous suivre ...
Vous m'essoufflez ...
- Ainsi, - songez à un muscle . . .
- Un muscle ! Je respire. Ici je suis u n peu plus chez
moi . . . V oyons ce muscle.
- Ce muscle ne sait faire que se raccourcir et se
rallonger.
- Je ne vois pas ce qu'il pourrait souhaiter de plus.
- Son implexe eSt très limité.
- Le fait eSt que son horizon n'eSt pas immense.
- �oi qu'il lui arrive, il ne sait dire que : Court,
Long ; Long, Court.
- La force n'a jamais besoin de raffiner.
- On a beau le piquer, l'éleél:riser, l'irriter de toute
manière... N'eSt-ce pas ?
- Oui. Il se renferme dans son petit cycle à lui.
- Et la rétine . . . Elle n'a pour implexe qu'un certain
groupe fermé de lueurs et couleurs . . . Tout ce qui lui
advient n'en tire que lumière. On lui ferait aisément une
jolie devise en latin . . .
- Attendez. . . E t l a mémoire ? Voilà u n fameux
implexe, il me semble ?
C'eSt le morceau de choix . . . Mais, hélas ...
- Eh bien ?
- Celle-là n'eSt pas commode . . . Dire que nous ne
savons rien de rien sur cette illuStre et inconcevable
propriété . . .
- Rien ... C'eSt beaucoup dire. On voit que vous ne
lisez pas beaucoup. . . Il y a des bibliothèques sur la
queStion.
- C'eSt bien ce que je veux dire en disant que nous
ne savons rien. D'ailleurs, il eSt illusoire, peut-être, d'y
L'IDÉE FIXE 237

penser... La définir au moyen de la notion du passé,


c'est-à-dire par elle-même, est chose vaine. . .
- Mais quel besoin d e la définir ? Chacun sait ce ·

qu'elle est . . .
- Oui. . . Q!!and o n e n parle . . . accessoirement. Q!!and
on emprunte ce mot sans s'y arrêter . . . On passe un fossé
sur une planche, et cela va. Mais il ne faudrait pas
s'amuser à stationner ni se mettre à danser sur elle.
�and on veut s'arrêter un peu sur la mémoire, la consi­
dérer au foyer . . . de la conscience, à la « tache jaune », ­
au point d'intensité et de durée où les idées et les ques­
tions trouvent, - ou demandent, - ou reçoivent, -
le maximum de présence, et le maximum d'aébon sur . . .
Sur quoi, s'il vous plaît ?
- Sur l'implexe intelleétuel, Monsieur . . .
- Bravo !
- C'est-à-dire sur le plus grand nombre de con-
nexions, d'associations possibles . . .
- C'est là que rien de bon ne se produit quand nous
y plaçons et que nous y entretenons le problème de la
mémoire ? . . .
- Parfaitement. C'est là, doéteur, - c'est a u point où,
normalement, nous comprenons le mieux, que nous
constatons que nous n'y comprenons rien.
- Très étonnant. Vous parlez de ces choses, - de ce
foyer, de ce point le plus sensible de durée et d'intensité,
comme si vous y étiez . . . Vous êtes un imaginatif, . mon
cher . . .
- Je n'y puis rien, mon bon Doéteur. Je vous parle
en toute naïveté. Je vous répète que ma vie mentale eSt
celle d'un Robinson.
- Et si je vous disais que c'est là une forme à peine
aberrante de schizophrénie ?
- Eh bien, j 'amènerais Schizophrénie en personne à la
« fovea centralis » de rrio11 esprit, et j e verrais ce qu'il
faut en penser . . . D'ailleurs, je ne m'en défends pas. Je suis
un insulaire psychique ! Je vous l'ai dit et redit. Je fais le
Robinson. Je fabrique mon arc et mes flèches, et je
descends mes oiseaux, - quand il y en a.
- Et il y en a assez souvent, j e crois ?
- Le ciel de l'esprit eSt surtout plein de perroquets.
Il faut d'abord tuer ceux-là. . . Et puis, apprivoiser les
autres.
DIALOGUES

Ah . . . vous tuez les perroquets ? . . . Mais vous êtes


en chasse toute la j ournée, alors ?
- Assez souvent, doB:eur . . . Vous m'en rabattez
énormément.
- Moi ? . . . Ah çà, qu'eSt-ce que vous entendez par
perroquets ?
- Mon Dieu . . . Trois mots sur six. Environ. Tous les
mots qui ne supportent pas le regard. . . central, sans
dommage.
- C'eSt-à-dire ?
- Voyons... Supposez que vous placiez sous votre
microscope une préparation, un petit objet . . . peu importe.
- Bien.
- Vous mettez au point. Vous voyez . . . ce que vous
voyez. Peu importe.
- Bien.
- Vous passez à un grossissement plus fort, et puis
à un autre . . .
- Oui.
- Et vous conStatez que vous obtenez une image de
moins en moins nette. Et plus vous faites ce qu'il faut
pour mettre au point, plus vague elle se fait . . . Voilà. La
nébuleuse . . . s'obnubile !
Et je vois un perroquet dans mon microscope ?
- Eh oui . . .
- E t c'eSt ainsi que vous traitez les malheureux
mots ?
- C'eSt l'art de traiter les mots comme ils le méritent.
C'eSt-à-dire de reconnaître leur valeur d'emploi dans un
travail serré de l'esprit. Beaucoup sont contre-indiqués.
Nous les avons appris ; nous les répétons, nous croyons
qu'ils ont un sens . . . utilisable ; mais ce sont des créations
StatiStiques ; et par conséquent, des éléments qui ne ·

peuvent entrer sans contrôle dans une conSl:ruB:ion ou


opération exaB:e de l'esprit, qu'ils ne la rendent vaine ou
·

illusoire.
- Vous employez pourtant le mot Esprit ?
- C'eSt un énorme perroquet. Mais observez, -
primo : que je parle avec vous . . .
- Je vous prie d e m e croire vraiment touché.
- Il n'y a pas de quoi. Il faut bien diStinguer l'usage
courant de l'usage délicat où la rigueur . . .
- E St d e rigueur. E t ensuite ?
L'IDÉE FIXE

Secundo : Les termes d e l'espèce dont i l s'agit. . .


Les mots pour l'usage externe ! . . .
- C'eSt cela . . . Sont affeétés pour moi d'un petit signe
ou indice qui les note de provisoires.
- Qgel type ! . . . Mon ami, j e vous trouve les cordes
bien tendues. Vous devriez vous diStraire un peu de
toutes ces précisions . . . ESt-ce que vous ne vous sentez pas
une certaine fatigue ? Je parle sérieusement . . .
Je suis u n peu . . . fatigué.
ESt-ce que vous dormez ?
- Cinq heures en moyenne.
- Ce n'eSt pas énorme.
- Mais profondément. Je pense qu'il y a une compen-
sation. Un sommeil court et profond doit valoir au moins
autant qu'un sommeil long et plus superficiel.
C'eSt possible. ESt-ce que vous mangez ?
Oui . . . Qgand la cuisine me plaît.
Et. . . le reSte ?
Vous êtes bien curieux.
Le reSte eSt silence ?
Je vous répète que vous êtes trop curieux.
Laissons l'art d'accommoder le reSte, puisque vous
ne voulez pas en entendre parler. . . Mais écoutez-moi. Je
vous trouve, - je vous le répète, - les cordes trop
tendues. Il faut détendre cet arc de Robinson, et ménager
les perroquets. . . La précision eSt une belle chose, mais
elle implique des corps solides. Des règles rigides de
métal, des engrenages bien découpés, des contaéts et des
coïncidences exaétes, - voilà des moyens de précision.
Mais, croyez-moi, il ne faut pas en demander autant à
un citoyen de chair et d'os. Notre matériel de neurones,
d'artérioles, etc., se fatigue à essayer d'imiter les choses
qui durent par elles-mêmes, et les liaisons des corps
indéformables.
- Vous êtes un bon ami, doéteur. . . Mais je vis de
ceci. C'eSt d'autre chose que je meurs . . .
- Vous n'avez pas l'air excessivement mort. Vous
gambadez dans les rochers comme une chèvre ; vous
ferraillez pour et contre les idées, comme un beau diable,
et exterminez le cacatoès . . . Tout cela n'eSt pas inquiétant.
Mais vous exagérez. Croyez-moi . . . Détendez, détendez ...
J'ai besoin de brûler quelque chose . . .
- Voyons... ESt-ce que vous n'avez pas quelques
DIALOGUES

embêtements . . . que vous combattez e t suralimentez à la


fois ... in in timo corde ?
- Tout le monde en a . . .
Allons, vous êtes rongé, mon ami . . .
� I l y a d u vrai.
- Vous êtes . . . mordu. C'eSt évident.
- Mais l'acuité et l'agilité de l'esprit, ce sont mes
remèdes.
- Je ne connais pas exaélement le mal ; mais j 'ai peur
qu'ils ne soient pires que lui.
- Je ne crois pas. Chaque organisme a ses méthodes
de défense.
- Quel chicaneur. .. Il y en a qui prennent du bro­
mure. D'autres vont à l'alcool. D'autres fréquentent
l'opium et son auguSte famille. Et d'autres font la noce.
Je ne parle que pour mémoire de ceux qui envisagent le
piStolet, la rivière, le cordon de sonnette, et autres séda­
tifs héroïques. . . Mais je n'ai jamais vu jusqu'ici un
anxieux prendre pour moyen thérapeutique, cette espèce
d'analyse quasi géométrique, perpétuelle et généralisée ...
D'ailleurs, la Logique n'eSt pas médicalement très bien
notée . . . Il y a beaucoup d'esprits trop conséquents parmi
les anxieux et les para ...
Mais sapriSti, je ne suis pas un anxielLx ! . .
.

- Ta ta ta ...
- Mais pas du tout . . . Je suis anxieux . . . peut-être ...
Mais pas un « anxieux » . . .
- Diflinguo . . . J'aurais parié que vous couperiez en
quatre . . .
- Oui, je diStingue . . . C'eSt l e propre d e. . . moi !
- Vous tirez encore sur un perroquet.
- Je diStingue. Je dis qu'il existe une anxiété « en
soi », qui eSl: illimitée, et qui n'a point de cause dans les
événements et circonStances extérieures. On l'observe
nettement chez des gens qui ont, comme on dit, tout ce
qu 'ilfaut pour être heureux.
- C'eSt assez j uSte. Je le regrette ; mais c'eSt assez
juSte.
- Mais ce n'eSt point mon cas. Je suis anxieux . . . dans
la mesure où un homme auquel on serre la gorge eSl: . . .
aSthmatique. Lâchez-le : i l est guéri.
- C'eSt parfait . . . Mais attendez ... Il y a des gens aux­
quels on n'eSt pas obligé de serrer bien fort la gorge. A
L'IDÉE FIXE

peine l'on fait mine d'y mettre la main, ils s e sentent


étouffer. Ce sont des exagérants. Leur système va plus
vite que les violons. Vous m'avez tout l'air ...
- �e le Ciel vous entende... Je voudrais bien
m'exagérer. . .
- E t ensuite : je n e suis pas bien sûr que - d e votre
anxiété . . .
Relative ! . . .
Relative, soit . . .
Relative, naturelle, explicable ! . . .
Soit, soit . . . Je n e suis pas sûr que d e votre :anxiété
relative, naturelle, explicable, et cetera, et cetera - à
l'anxiété . . .
- Essentielle.
- Soit. Essentielle, - il n'y ait pas . . . un glissement
possible . . . C'est contre quoi je veux vous mettre en garde.
- Tout est possible, doél:eur. Il y a sans doute en
moi de quoi faire un anxieux essentiel. . .
- Bon . . . Nous e n revoici à l'Implexe . . .
- E t e n vous-même, i l y a d e quoi. . . Ol!and o n songe
à la quantité probable d'éléments d'idées et d'éléments
d'aél:es qui sont « en nous » (à l'état latent, - c'est-à­
dire. . . inconcevable), - et dont les combinaisons succes­
sives, le passage incessant à l'aél:uel, - nous constituent !
Parmi el1es, il en est sans doute de plus fréquentes, de
plus aisément renouvelables, - qui nous accoutument à
elles, nous font notre « personnalité », et nous la défi­
nissent, et nous y font croire, et nous la font concevoir
comme une entité... isolable, et même indestruél:ible,
invariante, éternelle, indépendante au suprême degré . . .
Mais ces liens profonds, cette reconnaissance d e « nous­
mêmes » , me semblent se réduire ou se résoudre en sen­
sations organiques, en appétences, ou répugnances, dont
on pourrait, pour chacun de nous, former une table qui
le caraél:ériserait . . .
- I l y a des albums pour jeunes filles o ù l'on trouve
des questionnaires. . . QEelle eff votre couleur préférée ?
- Votre parfum ?. . .
- C'est cela . . . Mais ces liaisons s e transforment . . .
Avez-vous remarqué combien les goûts changent avec
l'âge ?
Les enfants n'aiment les huîtres ni les truffes.
- Et cependant quoi de plus personnel que nos goûts ?
DIALOGUES

Nos dégoûts !
- Encore plus ... A chaque instant, je coïncide avec ce
que je tends à percevoir. Chacun, à telle heure de sa vie,
est, en somme, un système . . . virtuel d'attraétions et de
répulsions, et aussi de ... pressentiments de puissance et
de résistance. Mais cette distribution est variable avec le
temps . . .
- C'est-à-dire, avec n'importe quoi ?
- Et cependant, - elle est . . . ce qu'il y a de plus
'
...
A
nous-memes .1 . . .
Est-ce que vous aimez les tripes ?
Ah ! . . . Pouah ! . . . �elle horreur ! . . .
Bien. E t l e café ?
J'en vis.
Bien... Et cependant vous concevez que . . . dans ...
trois ans (mettons), vous vous preniez insensiblement
de tendresse pour les tripes et d'aversion pour le café ?
- Ce n'est malheureusement pas impossible ...
- Et alors, votre personnalité ?
- Se réduira (sur ce point) à un souvenir . . . d'ancien
amour pour le café et d'ancienne haine des tripes.
- Vous voyez qu'il vous restera quelque chose.
- Peuh ... Un souvenir isolé, et que rien ne renforce
plus, est à la merci . . .
- Mais supposez qu'au lieu de tripes et de café, je
vous aie parlé d'autre chose . . . �e, par exemple, je vous
aie demandé si un . . . goût plus vif, plus violent, - qui
puisse occuper l'esprit, non seulement à l'heure des
repas, mais j our et nuit, pendant des mois, - peut-être,
des années, - un goût . . . passionné, un goût. . .
- Amer . . .
- Amer, et. . . tout-puissant enfin, vous paraissait
aussi être suj et à cette oblitération, à ce p âlissement
progressif. . .
- Ceci m e semble impossible ; e t toutefois, i l n'y a
point de doute.
- Ah ! . . . Ah ! . . .
- E t ici, doaeur, je vous pose une question ? A quoi,
vous, médecin, attribuez-vous la différence des goûts ?
Pourquoi je n'aime pas la tripe ; et comment pourrais-je
changer d'avis ?
- On n'en sait rien . . . C'est ce qui me permet de vous
répondre ! C'est une affaire de métabolisme !. . . Vous
L'ID ÉE FIXE 243

comprenez ? Biochimie. Sécrétions internes. Aétion de


déséquilibres chimiques sur la cellule nerveuse ... Aj ou­
tons quelques réflexes, et associations d'idées . . .
E t servez chaud.
- Voilà.
- Et nous nous réfugions, comme il sied, dans le
maquis de la petitesse. Tout commence à s'expliquer vers
le millionième de millimètre. . . Il y a de la place dans ce
pays-là. Il paraît que si l'on supprime les vides inter et
intra atomiques, toute la subStance d'un homme tient
dans une boîte d'allumettes.
- Enfin, je vous ai résumé . . .
- L'état d e l a science . . . Elle tient sur c e point dans
une boîte d'allumettes.
- �e voulez-vous, pauvre ami, nous pataugeons ! . . .
C'eSt terriblement difficile. Après tout, i l n'y a pas de
raison pour qu'un être vivant puisse parvenir à se repré­
senter la vie . . . Tout à l'heure, en j ouissant de ce beau
regard que l'on a ici, en y mêlant l'ennui du souci proche
et lointain de cette sacrée exiStence que nous menons à
Paris, de tout ce carnaval de choses, d'êtres et d'idées,
tout cela en perspeél:ive . . . Vous avez parlé des Grecs . . .
- Oui. C'eSt une expression commode. C'eSt d e la
mythologie . . . C'eSt évoquer par un seul mot un modèle
de vie . . . physiquement douce, ou magnifiquement inStinc­
tive, et un idéal combiné de liberté et de rigueur pour
l'esprit. Mais, nous y mettons beaucoup du nôtre. . .
- E h bien, j 'ai ressenti une sensation désagréable ...
Tout ce que j 'ai pu apprendre, m'a paru . . . presque misé­
rable. Même le vocabulaire de la science m'a semblé tout
à coup bizarre, comique, daté, suranné . . .
- Et moi, j e suis frappé d'une chose . . . Pour ne parler
que des sciences de la vie . . . On avait de grands espoirs,
il y a quarante ou cinquante ans . . . On avait entre 1 8 5 0
et 8o, acquis l'évolution, les microbes, les synthèses
organiques, l'hiStologie . . . Tout semblait converger vers
une idée assez nette . . . On espérait parfois obtenir un peu
plus qu'une idée. Plus d'un s'attendait à voir une gelée
vivante se séparer un j our de quelque mélange de liquides
rigoureusement morts . . .
- Mais tout ceci tient encore... E t même o n entre­
voit que des effets de rayonnement, qui étaient alors
absolument inconnus . . .
DIALO GUES

Oui. Mais je parle des espoirs. O n s e croyait à cent


mètres du but, et il apparaît à présent à . . . cent kilomè­
tres . . . Je ne parle, bien entendu, que de ceux qui le
voient à diStance finie.
L'espoir, dit le Doél:eur, eSt fait pour varier.
L'espoir . . .
Feu ! . . . dit l e Doél:eur. Descendez-moi ça.
L'espoir, lui dis-je, l'espoir . . .
Il efl vrai nous soulage . . .
Oui. Mais voilà encore u n illuStre inconnu. Voilà
qui eSt encore moins connu que l'idée fixe. Dans tous
vos livres de psychologie ou de psychopathie, il ne me
semble pas qu'il en soit queStion . . . D'ailleurs, j 'ai si peu
de leél:ure de cette espèce que je dois me tromper . . .
- Je n e saurais vous répondre. C e n'eSt pas m a partie.
Mais je serais bien étonné que . . . Il eSt fort possible qu'ils
en parlent, mais sous un nom savant qu'ils lui auront
donné . . .
- J 'ai bien peur . . .
- Vous désespérez de l'espoir ?
- Je crains. Je crains, - parce que j 'ai remarqué (ou
cru remarquer), que les faits les plus simples, les plus
fréquents, les plus anciennement observés et dénommés,
sont aussi les plus négligés par les auteurs. Ne croyez­
vous pas que la préoccupation pathologique, qui domine
presque nécessairement les recherches, ne soit une
cause . . .
- De déformation ?
- Je n'osais le dire . . . Et de lacunes . . . Et même de
travail inutile . . . mal orienté . . .
- Mais, mon cher, c'eSt possible. Mais remarquez
qu'il n'y aurait guère de recherches sans cette préoccupa­
tion. Et puis, que de clartés donne la pathologie ! . . . La
vie, encore possible dans une condition plus ou moins
altérée, diminuée, précaire ; la lutte ; les suppléances, les
réaél:ions . . . tout cela eSt aussi suggeStif que - mettons -
les déplacements de l'équilibre dans un syStème physico­
chimique . . . Et je ne parle pas des vérifications de dia­
gnoStic, les nécropsies . . .
- Oui. Oportet hcereses esse. I l faut qu'il y ait des
anormaux, et des malades. Mais je vous avoue ne pouvoir
me défaire de l'impression que je von·s disais.
- Allez-y.
L'IDÉE FIXE

J 'ose avoir l'impression que l a physiologie n e tient


pas la place qu'elle devrait tenir.
- Comment ? Mais l'on fait des travaux magnifiques . . .
- Dans les études . . .
- Je concède que l'on n'en fait peut-être pas assez . . .
Mais où prendre l e temps ? Nous vivons dans une époque
dure. Il faut acquérir au plus tôt les connaissances utili­
sables, convertibles en deniers . . .
- Je ne parle pas seulement des praticiens. Et
d'ailleurs, je parle en profane . . . D'où vient mon impres­
sion ? . . . C'eSl que je n'ai trouvé nulle part, - je veux dire
dans aucun livre qui me soit tombé sous les yeux, -
trace d'une . . . tendance, d'une intention de se faire de
l'être vivant une représentation d'ensemble . . . En somme,
une idée du fonB:ionnement d'ensemble . . . Je trouve de
grandes fonB:ions merveilleusement décrites, mais point
de tentatives de synthèse . . . C'eS1: un peu comme si les
physiciens s'en étaient tenus à étudier séparément opti­
que, mécanique, chaleur, chimie . . . Ils ont cherché des
relations. Croyez-vous qu'un organisme soit moins . . .
unifié qu'un univers ?
- Mon cher, vous demandez la lune . . .
- Je sais ! C'eSl ma fonB:ion . . . Je vais u n peu loin.
J'ai idée, peut-être fausse, que la physiologie du xvm• siè-
cle était moins . . . particulariSle que la nôtre .. .
Mais ils faisaient de la métaphysique . . .
- Plutôt de la « Méchanique » . . . Barthez . . .
- Métaphysique, métaphysique . . .
- Attendez. Je demande la parole pour un fait per-
sonnel. Ce fait illuSlrera ma modeSle thèse beaucoup
mieux que tous les arguments. J 'ai demandé dix fois,
vingt fois, . . . à dix, vingt médecins, - des neurologiSles,
s'il vous plaît, - s'il exiS1:ait une table syS1:ématique des
réflexes connus.
Je n'en connais pas.
- Ah !
- Mais on trouve tout cela dans les traités de phy-
siologie et de pathologie, dans les mémoires. . . etc.
Voyez Babinski, Foix, Froment . . .
- Trouvez-vous « scientifique » , cette lacune ? . . . Je
vous pose la queSlion en toute ingénuité, - ce qui veut
dire, que pensant. . . ingénument, - à un être vivant
fonB:ionnant ; - observant que ce fonB:ionnement se
DIALOGUES

décompose e n modifications, dont les plus apparentes


sont du type réflexe, je me suis dit bien des fois que si je
faisais mon étude, ma spécialité, de l'étude des vivants,
je voudrais posséder cette table, la méditer, essayer de
suivre sur mes sujets les effets de combinaisons, de
conflits, etc., de ces aél:es élémentaires si remarquables ...
C'eSt une mécanique toute particulière où les queStions
de temps jouent un rôle essentiel. .. Où voyez-vous de la
métaphysique là-dedans ?
- Dans vos yeux, Monsieur l'Amateur de Réflexes !...
Vous lancez des éclairs de sainte fureur . . . Vous réagissez
violemment à l'idée de l'absence de la Table . . . dont je ne
vois pas que l'extrême urgence s'impose.
- Attendez. Maintenant je vous prends à partie. En
personne. Autre idée.
Gare dessous ! . . .
La Thérapeutique passe pour changeante.
- Je l'ai entendu dire.
- Ce qui guérit en 1 8 8o nuit en 1 89o.
- Oui. Il y a une période de dix ans, environ.
�eStion de mode, je le veux bien. �eStion de progrès,
surtout.
Mais s'il y avait aussi autre chose ?
Et quoi donc ?
Un changement intime . . .
D e quoi ?
De l'homme ? - Un changement des . . . goûts de
nos cellules, et donc de leurs réaél:ions ?
- Mon bon Robinson, vous ne vous refusez rien.
- C'eSt l'immense et inexpugnable privilège de
l'ignorance . . . Je me permets tous les essais.
- Et je vous sers de cobaye.
- Ma foi, chacun son tour . . . Eh bien, doél:eur,
savez-vous ce qu'il faut que vous fassiez ? . . . Je vous
garantis la gloire.
�'eSt-ce que vous voulez que je fasse de la gloire ?
- De l'euphorie !
- On voit que vous ne savez pas ce que c'eSt. Moi,
j 'ai soigné quelques glorieux. . . Il faut toujours les
« remonter » ! . . .
- Écoutez, écoutez . . . ExiSte-t-il une HiStoire d e la
Thérapeutique ?
- Vous réclamez encore un livre ? . . . Je ne crois pas.
L'IDÉE FIXE 2 47

Faites-la.
Moi ? . . . Ah non ! par exemple !
- Vous pourriez la borner au xrxe et à ce que nous
avons vécu du xxe siècle . . .
- Mais vous n'avez aucune idée d u travail que ...
- Je vous j ure qu'il en sortira quelque chose . . .
- Non, Monsieur, non e t non. Pourquoi voulez-
vous que je fasse ce à quoi je n'ai j amais songé ? Je suis
médecin. Médecine générale. J 'exerce, et voilà tout ! . . .
Pas d e théorie. Pas d'écritures. J'ai bien assez d e mes
malades.
- Et le mal de l'aétivité ? Et l'article de l' « En­
céphale » ?
- C'eSt moins vaSte. D'ailleurs, j e vous le redis : je
n'ai jamais songé à faire des livres . . .
- Moi non plus . . . Et pourtant .. .
- Ce n'eSt pas mon affaire, pas dans ma ligne. . .
- C'eSt dans votre implexe, doéteur . . . Prétendez-
vous vous prévoir j usqu'à l'an prochain ? Ce que je vous
dis là va travailler en vous . . .
- Dans l e Sub . . . ? Je suis bien tranquille.
- Moi aussi. Je sais trop que nous ignorons le sort
des choses que nous entendons ? Il n'eSt pas impossible . . .
I l e St probable que tout nous modifie et qu'il n'eSt pas
d'incident même inaperçu qui ne puisse germer, et pro­
duire un beau j our dans notre cervelle un effet qui nous
surprenne et dont nous ne puissions concevoir ni iden­
tifier l'origine.
- C'eSt l'ex-théorie de l'imprégnation. Une blanche
épouse un nègre ; l'enterre ; se remarie à un blanc, qui la
rend mère d'une ribambelle de négrillons. . . Stupeur ! . . .
Voilà une excellente image d u « spontané » . . . Donc,
prenez garde . . . Vous allez couver sans le savoir .. .
- Oh ! Oh ! . . . C'eSt un peu fort ! . . . Voilà que vous
essayez de me suggeStionner . . .
- A moi l a pose ! . . . C'eSt l e combat d e l'amateur
contre le professionnel. C'eSt une vieille hiStoire . . . C'eSt
le grand combat des magiciens . . .
- Ol!el combat ? Ol!'eSl:-ce encore que cette hiStoire
de magiciens ?
Il ne vous souvient pas ? . . . Ce conte arabe ...
Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
C'eSt un conte fort beau . . . Mais j 'y songe . . . Il me
DIALOGUES

semble bien qu'il y a u n analogue dans l a Bible. C'eSt


peut-être une variante ou une dégénérescence du thème ?
- La Bible . . . Ma foi, je n'y suis pas . . . D'ailleurs,
entre nous, je ne l'ai peut-être jamais lue . . .
- C'eSt assez curieux. L'ensemble e St bizarre . . . Mais
1 y a de beaux endroits .
- Et alors ?
- Il y avait un Pharaon. Il avait un collège de
magiciens attachés à sa personne.
Pauvre homme . . .
- Survient Moïse.
- Je l'admets. Si rien ne survenait, il n'y aurait pas
d'hiStoire.
- Très juSte. On pourrait en faire une théorie du
roman . . .
- Parfaitement inutile. Voyons Moïse.
- Moïse survenu émerveille le Roi par divers pro-
diges . . . Il change l'eau en sang, tu e les poissons à
diStance . . .
- C e n'eSt pas mal. . . C'eSt l a guerre d e demain l
- Les sorciers sont piqués au jeu . . .
- Ils sont jaloux, parbleu ! . . . C'eSt régulier. C e sont
les officiels, en somme ?
C'eSt cela . . .
L'hiStoire doit être vraie.
Alors le Pharaon ouvre un concours . . .
I l a osé ? . . . Contre ces gros messieurs ?
Il paraît . . . C'était un concours de parasites.
C'eSt bien ce que je pensais. C'était à qui vivrait
aux dépens du brave Pharaon.
- Mais non . . . Il s'agit de parasites ès qualités . . . Des
parasites . . . au propre, si j 'ose dire. Des grenouilles, des
sauterelles . . .
- Mais ce ne sont pas des parasites . . .
- Des mouStiques . . .
- Fichtre ! . . . Anophèles ! . . . Pharaon était paralytique
·
général. . . C'eSt clair.
- Moïse, de son côté, faisait de son mieux. Il pro­
diguait les maux et les cataStrophes.
- C'était un vrai homme d ' État . . . Et il a gagné ? ...
- Mais ce n'eSt pas cette hiStoire-là que j e voulais
vous raconter. C'était le conte arabe, que je trouve plus
approprié . . .
L'IDÉE FIXE 2 49

Vous en savez, des choses cocasses !. . .


C'est professionnel... Dans le conte arabe, c'est d'un
duel de magiciens qu'il est aussi question. C'est à qui
dévorera l'autre.
- Je vois cela. C'est de la concurrence vitale. La
Biologie en raccourci.
Et la Littérature ! . . .
- E t tout !
- Bref, l'un se fait chat pour dévorer l'autre qui
s'était fait rat. . .
Dératisation.
Oui, mais le rat se fait tigre. . .
E t l e chat s e fait lion !
Naturellement. Mais le tigre se fait puce . . .
Bravo ! Mais l e lion s e fait microbe . . . Savez-vous
ce que ceci me rappelle ?
- Toute la vie, mon cher doél:eur.
- Figurez-vous que je me suis laissé porter, il y a
quelques années, sur une liste éleél:orale. Les médecins
sont très exposés . . . Bon. J'ai été candidat au Conseil
Municipal, dans le XXe . . . Mon cher, il fallait monter en
couleur à chaque instant.
- Vous aviez un magicien très aél:if comme concur­
rent ?
- Un pharmacien . . . formidable ! D'affiche en affiche,
de réunion en réunion, la température et la couleur mon­
taient, montaient. . . On jetait des flammes, on jetait du
lest. . . Et on se flétrissait, c'était un plaisir ! . . . Et les
épithètes ! . . .
E t i l vous a dévoré ?
Non. Il m'a écrasé.
- Le vilain . . .
- O h ! C'est un très brave homme. L'année d'après,
il voulait à toute force me faire décorer. . .
- Q!! e diable alliez-vous faire dans l a politique ?
- Mais . . . Je me le demande ?
- Vous voyez bien que vous ne pouvez pas répondre
de ne pas faire mon Histoire de la Thérapeutique.
- C'est tout différent.
- Auriez-vous deviné il y a trois minutes que nous
allions parler Pharaon et politique intensive ?
- Le fait est que notre prévision de nous-mêmes est
fort incertaine . . .
DIALOGUES

C'est peut-être qu'il n'y a pas d e « Nous-Mêmes »

- 6 Métaphysique !...
hors de . . . l'instant . . .

- Voyons, doél:eur, est-ce que le pharmacien n'a pas


tiré de vous des expressions plus . . . vives que nature ? Et
des programmes ou des articles que vous ne pouvez pas
relire sans . . .
- Si vous croyez que j e les relis ! . . .
- Enfin vous avez extrait d e vous c e que vous ne
saviez pas contenir. Et vous ne pouvez pas renier votre ...
Implexe.
- Il faut croire que j 'avais l'Implexe un peu chargé ...
�and cela a été fini, que j 'ai eu liquidé des comités,
payé les frais et noblement remercié les cent treize
fidèles . . .
- �oi ! . . . Pour cent treize voix . . .
Contre Deux Mille �arante-Cinq . . . A u premier
tour.
Vous avez traité un homme de vendu, de traître.. .
Il a bien fait allusion à des goûts que j e n'ai pas .. .
Vous ne savez pas si après-demain . . .
- J'en réponds. Sur c e chapitre, j e suis maître de
moi . . .
Comme d e l'Univers . . . Mais pas davantage . . .
- Je m e moque d e l'Univers . . .
Je vous e n sais u n gré . . . infini, doél:eur . . .
Pourquoi ?
- C'est que l'Univers . . .

perroquet !...
- Malheur à nous... I l v a s e payer encore un

- Celui-ci est le Perroquet des perroquets . . . Psittacus


Psittacorum.
Et vieux, en outre ! Il a un certain âge.
Et il est marié.
Pas possible . . .
- Avec la perruche Nature . . . Ces oiseaux magnifi­
ques . . . majuscules, éblouissent le ciel de l'esprit. Ce sont
deux puissants Mots.
- Et vous les mettez sous le microscope . . .
- Il le faut bien. Je causais d e l'Univers, i l y a quelque
temps, avec un savant Savant . . . É toiles, atomes, espaces,
ondes, transmutations, etc., etc . . . Vous entendez cela ...
Tout le matériel aél:uel...
L'IDÉE FIXE 251

Très compliqué.
Oui. Il y a un peu de tout. Des images, des entités
inimaginables ; le hasard et la nécessité qui s'accouplent
plus ou moins monStrueusement ; des nombres entiers
qui assassinent les décimales ; vos tables de mortalité
qui prennent un intérêt aStronomique .. .
- Il y a trop de faits, voyez-vous . . . On ne sait plus
comment ramasser tout ce que l'on gagne à la loterie de
l'expérience. Tous les résultats parlent à la fois . . .
- E t c'eSt l a confusion mentale . . .
- Q!!i s e confond avec l a confusion d e l a réalité.
- En somme, je parlais de l'Univers avec mon savant ;
et je lui dis tout à coup : qu'entendez-vous, au juffe, par
ce mot ?
- Je vous entends d'ici !
- Eh bien, il y a longuement hésité. . . Son visage a
pris une expression . . . indéfinissable . . .
C'était l e cas . . .
- Son regard m'a abandonné . . . Supprimé, dirais-je . . .
- Voilà une bonne idée. C'était l e traitement de
choix.
Et puis il eSt redescendu du monde . . .
Où l'on n e trouve rien.
Et il m'a dit : une sphère . . .
Dont l e centre e St partout e t. . .
Non. Une sphère . . . telle . . . que rien n'exiSte hors
d'elle.
- Je parie cent mille dollars que vous n'avez pas été
satisfait.
Votre fortune e St faite.
Vous voyez ?
Q!! o i, doél:eur ?
Q!! e vous avez une idée fixe, que je l'ai reperee,
et que je vous prévois à tout coup, comme je veux ! . . . Je
vous manœuvre ad libitum !
- Mais pas du tout ! . . . Ce n'eSt qu'une omnivalente . . .
Q!!e diable !
- Encore . . .
- E t sur c e roc artificiel, nous nous livrons a u combat
des magiciens !
Je me change en psychopathe ! . . .
Je m e change e n logicien . . .
- Je vous enferme . . .
DIALOGUES

Je vous . . .
A moi, mes fidèles, mes Deux cent treize . . .
Vous trichez . . . Vous avez dit : Cent treize, tout
à l'heure . . .
- Malheur de malheur. . . C'eSt l a lutte éleétorale qui
recommence . . .
- Non ! Ah ! Non . . . Lutte éleétorale, polémiques,
épithètes . . . Mais tout cela, mon cher Doéteur, c'eSt le
hideux Univers de l'Automatisme.
- C'eSt assez vrai. . . Je vous disais, il y a un inStant, ­
ou plutôt, j'allais vous dire que, quand cette hiStoire a
été finie . . .
- Tout payé, e t les fidèles remerciés, l e comité
liquidé . . .
- Oui. . . J'ai e u l'impression d e sortir d'un rêve, de
redevenir « moi-même » .
Le rêve donc exiSte ?
Exaétement comme l'Univers ...
Gare à l'automatisme ! . . .
I l n'y a pas moyen d e s'en passer.
D'accord . . . Mais je crains ses progrès . . .
E n quoi voyez-vous qu'il soit e n progrès ?
L'imitation eSt la loi du monde aétuel. Ses
connexions deviennent d'une richesse excessive. Tous
les peuples s'imitent. Les capitales ne diffèrent les unes
des autres que par les reStes du passé . . . Et il y a d'ailleurs
une puissance invincible qui agit, et agira de plus en plus
dans ce même sens ?
- Et quoi ?
- La discipline mentale positive, imprimée aux
esprits par l'usage ou l'abus des applications des sciences.
- Il y a toujours eu une discipline mentale appliquée
à l'énorme maj orité des esprits.
- Oui. Il y a eu une discipline . . . myStique ou méta­
physique, - mais inculquée. Je crains que la nôtre, la
positive, la juStifiée, ne vienne à diminuer dans les têtes
la quantité de . . . Souverain Bien . . .
- O!:!'eSt:-ce que vous dites ?
- Oui. La quantité . . . ou plutôt le degré de liberté de
l'esprit, - qui eSt le Souverain Bien.
- J'avoue que je ne vous suis plus. J'aurais cru, au
contraire . . .
- Si . . . O n peut s e défaire d'une autorité d'origine
L'IDÉE FIXE

externe, - dénouer tous les nœuds, cisailler tous les fils


étrangers. La défense eSt possible... Mais il eSt presque
impossible de se défaire d'habitudes d'esprit qui sont
renforcées par l'expérience autant que la pensée peut
l'être, et que juStifie la critique aussi souvent qu'elle
s'applique à les contrôler. La puissance du moderne eSt
fondée sur « l'objeétivité ». Mais à y regarder de plus
près, on trouve que c'eSt . . . l'objeétivité même qui eSt
puissante, - et non l'homme même. Il devient inStru­
ment, - esclave, - de ce qu'il a trouvé ou forgé : une
manière de voir.
- Une méthode . . . Mais si cette manière eSt la bonne ?
Si elle eSt comme le seuil, la limite, où des siècles de
tâtonnements ont abouti, et devaient aboutir ?
- Assurément . . . Mais gare à l'automatisme 1
- Comment !. .. Vous faites la chasse aux perroquets,
vous poussez à la précision et puis, vous tournez casaque 1
- Non. D'ailleurs, il n'exiSte pas d'esprit qui soit
d'accord avec soi-même. Ce ne serait plus un esprit.
Mais écoutez un peu. Permettez-moi de m'égarer un peu

!
dans la brousse de la morale.
Allez Monsieur ...
- Supposez que, par une autorité quelconque . . .
- Comme toutes les autorités.
- Un code de morale, une table des valeurs morales
ait été établie ; le bien, le mal, nettement définis ; tous les
aétes imaginables affeétés de coefficients éthiques, positifs
ou négatifs . . .
- O u nuls . . . Mais tout ceci exiSte . . .
- A peu près. Supposez maintenant que par un
procédé également quelconque, suggeStion toute-puis­
sante, pédiatrie, pédagogie, aussi efficace que la nôtre
l'eSt peu, et qui soit à la nôtre ce que nos moyens maté­
riels sont à ceux des peuplades les plus barbares, - on
soit parvenu à rendre /'af!e bon tout à fait réflexe, et
presque irrésiStible ; l' atfe mauvais, excessivement pénible,
douloureux, même à imaginer . . .
- E t alors ?
- Alors ? . . . D'abord, plus de mérite, n'eSt-ce pas ? ...
Le bien ne coûterait rien. Au contraire, le mal serait hors
de prix...
Tout marcherait des mieux.
- Mais les moraliStes seraient désespérés ...
254 DIALOGUES

J e n'y vois pas d'inconvénient . . . E t pourquoi ? ...


Ils seraient au comble de la j ouissance ... Plus de péché,
plus de fautes, plus de crimes . . .
- Mais pas d u tout . . . C e n'eSt pas le bien qu'ils
aiment . . . C 'efl la peine que l'on s 'inflige pour faire le bien.
- Mais ce sont des sadiques !
- Ce sont des « sportifs ». Ils goûtent l'effort pour
l'effort. Vertu c'eSt force. Toute force contrarie quelque
force. Si je fuis le mal... comme ma main fuit une chose
brûlante, - si l'occasion de faire le bien agit sur moi
comme agit sur les glandes salivaires . . .
- Les tripes . . .
- Horreur . . . Non, quelque beau fruit ! . .. Alors, la
conduite humaine . . .
L e comportement.
Ce mot m'agace. . . Inutile et récent.
Phobie ! . . . Il eSt excellent.
Bref, je dis que la conduite humaine, ainsi réduite
à un automatisme . . . vertueux, n'offre plus rien d'inté­
ressant.
- Ceci va loin . . . Va jusqu'en Cour d'Assises.
- Vous ne voyez donc pas que cet automatisme
éthique ruinerait tout le monde moral ? . . .
- C'eSt plutôt u n demi-monde . . .
- Tarirait la source inconnue d e cette « énergie de
première qualité », qui . . .
- Q!!.i quoi ?
- Q!!i ... Enfin, qui anime les aél:es dont tout l'attrait
eSt idéal. . . Il exterminerait aussi toute cette subtilité que
développent les conflits inteStins . . .
- Oh ! Oh !
- La casuiStique de chacun, les ingénieuses inventions
qui nous permettent de mentir à nous-mêmes . . .
- Puisque nous nous parlons, nous pouvons bien
nous mentir . . .
- Oui . . . nous mentir, nous contredire, nous cacher
ce que nous savons et savoir ce que nous nous cachons ...
En somme, - être plusieurs. . . Et vivre... à plusieurs
dimensions . . .
- Avoir trois o u quatre ménages, e t une douzaine de
« paroles d'honneur » . . .
- Parfois . . . Mais revenons. Transportez dans l'ordre
de l'intelleél: une semblable simplification, une organisa-
L'ID ÉE FIXE 2. 5 5

tion toute nette, une « méthode » parfaite, impérieuse et


uniforme, - et alors ! . . . V oyez déjà quel carnage de
fantaisie dans notre temps . . .
- Vous trouvez ? . . . Q:!!e vous fait-il d e plus ? ... Allez
tout à l'heure à la plage, mon bon . . . Des hydravions dans
l'air ; le sable . . . noir de cuisses. Des vieillardes coStumées
en Pierrots, des Vénus ou des Adonis au volant . . .
- Pardon. C e n'eSt l à que d e l'imitation. C'eSt du
cocasse en série. Tous ces fantaisiStes prennent le mot
d'ordre.
Un pantalon pour dame en fait paraître mille. . .
Vous avez des dispositions pour la poésie, doél:eur.
Ma foi, vous vous risquez bien dans la médecine !
Tout le monde s'y risque. C'eSt un phénomène
spontané, - conséquence immédiate de ce fait qu'on eSt
mortel. En somme, on s'imite sur la plage comme
ailleurs. Tous ces gens-là cultivent l'eschare ... automa­
tiquement. Ils obéissent . . . Mais je parlais de l'intelleél:. . .
- E t vous trouviez qu'il s e mécanise. . . Mais, mon
cher, on n'a jamais élucubré de conceptions plus ahuris­
santes.
- Où cela ?
- Mais, partout . . . En Littérature, d'abord, - comme
il sied. . . Et en Peinture, donc . . .
- Ils nous e n offrent des horreurs . . . avec théories . . .
- Dame . . . L a manière d e s'en servir doit bien accom-
pagner le produit.
- Excusez-moi de vous dire tout ceci. Vous êtes de
la partie. Mais enfin, c'eSt abracadabrant . . . Je m'excuse ...
- Faites, doél:eur. Ne vous gênez pas. Il n'y a pas
d'offense . . . J'aurais pu être choqué de l'opinion contraire.
Mais observez : plus on . . . abracadabre, (comme vous
dites), - et plus l'automatisme domine, plus il eSt
visible, exigeant, immédiat.
Ah, par exemple ! . . .
- Mais oui. Comme e n politique.
- Le Pharmacien ?
- Mais oui. Le Pharmacien d'en face. S'il vous hurle :
Voleur ! Vous rugissez : Vendu ! . . .
- E t e n avant ! . . . C'eSt l e combat des magiciens ... Le
rat se fait tigre . . .
L e chat s e fait lion . . .
- L e tigre, puce . . .
DIALOGUES

Et le lion, microbe . . . automatiquement . . .


Graphocoque.
DoB:eur, c'eSt: toute l'hiStoire des temps modernes.
Le poker universel, le poker des promesses, de menaces,
d'injures, d'inventions et de dimensions, - le poker
politique, économique, technique, littéraire, militaire ...
La course aux armements, aux perfeB:ionnements, aux
éblouissements . . .
- Mais c e fut toujours ainsi . . .
- Pas avec cette haute fréquence. Et c'eSt l à l e trait
capital. Les « temps de réaB:ion » sont devenus beaucoup,
beaucoup plus courts . . . De plus en plus fort, de plus en plus
grand, de plus en plus vite, de plus en plus inhumain, - ce
sont des formules d'automatisme . . .
- Alors, nous vivons sous l e régime d e l'abraca­
dabra automatique ?
- Mais oui . . . Si l'on fait dépendre la valeur d'une
chose de l'effet de surprise qu'elle produit, vous arrivez
à définir cette chose par cette seule valeur de choc...
Savez-vous que ce n'eSt que depuis ... un peu plus d'un
siècle que la nouveauté d'une chose a été considérée
comme une quantité positive de cette chose ?
- Parfait. . . Voilà qui eSt parfait pour la fameuse
HiStoire de la Thérapeutique . . . Vous avez insinué tout à
l'heure que l'organisme lui-même appréciait le neuf, se
dégoûtait en quelques années de la médication régnante,
refusait de guérir si on ne l'intéressait pas par des irrita­
tions inédites.
- C'eSt un fait ! La Thériaque a régné et guéri pen­
dant cinq ou six siècles. Mais, en trente ans, nous avons
vu séro, auto, photo, éleB:ro, opo, thérapies, et il n'eilt
pas de métalloïde, de métal, d'alcaloïde, de ferment,
d'édifice moléculaire bizarre, de rayon, de légume, de
pelure de fruit ou de germe de céréale, sans compter les
mouStiques, le foie de veau, le muscle palpitant de
colombe, l'eau marine et les choses interStitielles, ova­
riennes, thyroïdiques, surrénales, - et même les invi­
sibles et insaisissables, les vitamines, de A j usqu'à Z,
qui ne soient venus étonner les cellules humaines ...
On n'a rien fait de plus varié, de plus extravagant en
Littérature . . .
- Mais, mon cher, c'eSt bien simple. C'eSt l a même
nécessité. Le corps moderne, comme l'esprit moderne, a
L'IDÉE FIXE

besoin du choc Ils sont philoclassiques. Et je ne parle


..•

pas des événements ! . . .


- L' âge d u Swing.
- Mais il y a plus fort. . . Dans les sciences les plus
abStraites . . .
- Dans les sciences ? . . . Peut-être . . .
- Vous n'avez que l'embarras d u choix . . . Voyons 1
Q!! 'eSt-ce qu'il vous faut de plus que l'atome du temps ?
- Le « chronon » ? Il n'eSt pas encore officiellement
exiStant.
- On y a pensé . . . Et il y a bien d'autres innovations
dont j 'ai ouï parler . . . D'ailleurs, sans y comprendre
goutte. . . �and je vous dis que nous vivons le plus
fantaisiSte des siècles . . .
- Mais l e moins individuel.
- On n'a jamais subi tant d'idées éloignées du sens
commun, et d'ailleurs mieux soutenues, plus contrôlées,
et plus inStables, plus promptement démodées, détrô-
nées, remplacées . . .
- Peut-être . . .
- Voyez-vous là une diminution de l'audace men-
tale ? Un progrès inquiétant de l'automatisme ?
- Mais donnons-nous à ce mot la même significa­
tion ? Automatisme, c'eSt pour moi, un développement
entièrement déterminé par un événement initial quel­
conque. La contraB:ion du muscle répond automatique­
ment à n'importe quel . . .
- Stimulus . . . Omnivalence ! . . .
U n ovule entre e n évolution . . .
- Omnivalence ! . . .
- E t l'esprit . . . N'en parlons pas . . . Nous sommes à la
merci de tout ; et comme les porteurs d'une infinité de
développements possibles, - plus ou moins probables . . .
Parfois. .. infeB:ieux. L e terrain e St plus o u moins favo­
rable aux ensemencements . . .
- Crac . . . Encore l'Implexe. C'eSt automatique . . .
- Je l'espère bien . . . S i u n esprit n e repassait jamais
par les mêmes points . . .
- Eh. . . Ce serait un j oli cas. Voyez-vous cela . . . Un
sujet qui ne pourrait penser deux fois la même chose . . .
Q!!el régal pour les psychiatres ! . . .
- Des troubles de la probabilité. Grand In-OB:avo.
Avec planches . . .
VALÉRY Il 9
DIALOGUES

C'eSt u n beau titre. I l y a peut-être là tout un


avenir pour la psychiatrie.
- Pauvre et triSte parente éloignée de la Pathologie !
Elle fait de la Schizophrénie . . .
- Mais que voulez-vous qu'on fasse ? . . . Tout e�
difficile. Mais rien de plus embrouillé, de plus fuyant, de
plus indéfinissable que . . . le mental.
- Savez-vous ce qui m'a frappé dans la démence, -
au sens vulgaire du terme ? Observer les fous, c'eSt, en
somme, comparer son . . . propre esprit, supposé normal,
à d'autres esprits . . . C'eSt observer les planètes . . .
- Les comètes !
- En se croyant sur un poSte fixe. J'ai fait cela pen-
dant quelques mois.
Comment cela ?
Dans un asile. Il y a quelque trente ans . . .
Ah ! diable ! . . .
Comme simple amateur.
On vous le disait !
Je suivais la clinique, les visites dans les salles.
Et alors ?
Alors, ce qui m'a frappé, c'eSt que tous les troubles
qu'on voit là, colletl:ionnés, condensés, séletl:ionnés, les
manies, délires, phobies, etc . . . exiStent tous chez l'homme
dit normal, - mais à l'état diffus, limité, bref, maniable,
disséminé, larvaire, dissimulable ! Nous avons la dé­
mence infuse . . . la démence en suspension. Nous autres,
normaux, nous sommes en équilibre mobile, mais assez
Stable. Mais tel événement, d'ordre cellulaire ou énergé­
tique, peut intervenir . . . Tous ces petits dérangements
isolés qui passaient inaperçus, inoffensifs, escamotés . . .

- Se coagulent . . . Nous floculons. . . mentalement . . .


- En gros, très gros symptômes. L'euphorique de-
vient Président de la République. Le diStrait oublie la
faim et la soif. Il arrive aussi que des inversions extrêmes
de caratl:ère se déclarent . . . mais je suis persuadé que leur
chance préexiSta�t. n. y avait un germe . . .
- Il a un gram, da-on . . .
- U n grain, c'eSt déjà gros . . . Mais combien d e gens,
qui ne sont, ni ne seront, jamais fous, sont excessivement,
étrangement différents, selon qu'ils sont seuls ou qu'ils
sont en compagnie.
- Je ne vous lâche plus . . .
L'IDÉE FIXE 259

- Plus cette différence e St grande, plus. . . O n dirait


que la présence étrangère exerce une contrainte qui
complète l'équilibre . . . A peine seuls ...
- La souris danse sur la table . . . C'est la détente.
- Contrainte, détente. .. Simulation, échappement ...
Comme c'eSt drôle 1 . .. Voici que la simulation, la faculté
de se montrer autre, nous apparaît tout à coup une pro­
priété de l'homme sain, de l'être normal, - presque un
critérium, presque une nécessité . . .
- Passez, muscade . . . Vous faites des tours d e passe­
passe, mon ami . . . A mon tour, à présent . . . Vous dites
que tous les délires préexiStent, ou exiStent à l'état . . .
- Infiniment petit1 car ils décroissent, s'évanouissent
au moindre signal. . . La souris rentre dans son trou ; le
petit délire de poche s'escamote. La face grimaçante ou
furieuse ou jubilante redevient . . . façade ; le fou plonge, et
l'esprit devient le montreur d'un monsieur parfaitement
réglé.
- Bon . . . Mais que dites-vous de ce genre particulier
de délire, qui, loin de se dérober, se développe, lui, . . .
glorieusement ? . . . Face à . . . l'Univers . . . L e délire qui
éblouit . . .
- Napoléon ? . . . Lui, touj ours lui . . .
- Oui. Mais aussi tous les grands individus, poètes,
artiStes . . .
- Tous ceux qui. .. floculent e n chefs-d'œuvre ?
- Oui. Q!! ' en faites-vous ?
- Je n'ai rien à changer à ce que j 'ai dit. Ou presque
rien. . . Ce qui les diStingue, peut-être, c'eSt qu'ils agissent
sur la moyenne dont ils s'écartent. La moyenne tend à se
déplacer vers eux . . . Elle en eSt curieuse. Mais ici, puisque
vous faites intervenir les exceptions d'ordre . . . supérieur,
je vais, moi aussi, introduire quelque autre chose.
- Vous avez de petits oiseaux dans la manche, ou un
bocal de poissons rouges.
- Non. Un souvenir. Et qui vient à point.
- V oyez-vous ce petit malin de souvenir qui guettait
le moment exaB: de faire son effet. . . Il ne veut pas rater
son entrée.
- L 1 A-propos eSt l'intelligence de l'Implexe ... Ou, si
vous préférez une formule plus . . . aseptique : L 1 A-propos
eSt le tropisme de l'Implexe.
- L'honneur eSt satisfait.
z6o DIALOGUES

Ceci revient à dire qu'il semble que ce qu'ilfaut1 dans


telle circonStance, soit attiré, appelé par la circonStance
même.
- Q!!e peut-on demander de plus ? . . . Ah ! Vous
m'en faites voir de toutes les couleurs ? . . . Et après ?
- Eh bien, je crois qu'il faut envisager, à côté des
développements psychiques « morbides », ou crus tels,
- des développements d'une autre espèce, peut-être
encore plus rares . . . D'ailleurs, il n'eSt pas toujours facile
de discriminer . . .
- J'adore c e mot. I l fait toujours très bien . . . Discri­
minons, discriminons . . .
- �n pourrait appeler ceux-ci : des écarts1 ou des
excurstons harmomques . .. .
- Oh 1 là . . . là . . . là . . . là . . . !
- Si vous croyez qu'il eSt facile de décrire et de
dénommer ces choses-là ! . . .
- Discriminons : c e qui n'existe pas e St toujours
facile à nommer, mais très difficile à décrire. Et vous vous
y prenez fort galamment.
- Doél:eur, doél:eur . . . Prenez garde . . . Voyons, vous
ne concevez donc pas qu'il y a un travail mental qui
s'éloigne de l'état de liberté ou de disponibilité ordinaire
de l'esprit, qui s'oppose à la fois à la divagation et à l'ob­
session, et qui tend à ne s'achever (quand la fatigue ne le
force pas à s'interrompre) que par la possession d'une
sorte d'objet . . . mental, dans lequel l'esprit reconnaît ce
qu'il désirait ? . . . Et cependant, - riez si vous l'osez, -
il ne connaissait pas ce qu'il reconnaît . . . Mais il ne pou­
vait s'y tromper.
- La voix du sang. . .
- C'eSt cela . . . Bien mieux . . . Vous avez beau pouffer,
vous avez mis dans le mille, ou fort près . . . C'eSt bien
mieux que la voix du sang . . . Tenez, je ne veux pas vous
dire ce que c'eSt . . .
- Ce n'eSt pas gentil.
- Non. Concédez-vous qu'il y a un travail mental qui
tend à former ou à conStruire... ou plutôt, à laisser se
former tout un ordre, tout un syStème dont une partie,
ou bien quelques conditions sont données ?
- Comme Cuvier ?
- Grosso modo. . . Ou encore, concédez-vous que les
mots Ordre et Désordre correspondent à quelque chose ?
L'IDÉE FIXE

A quelque chose d e tout à fait relatif.


Entendu. Eh bien, dans ce relatif, la plupart des
gens, l'immense plupart n'opèrent que . . . timidement, ne
perçoivent dans leur esprit, à partir de ce qui le sollicite,
que des... commencements. Ils poursuivent à peine,
coordonnent vaguement. La plupart des pensées de la
plupart demeure à jamais à l'état naissant . . . Ils ne savent
ou ne peuvent . . . apprivoiser leur Implexe.
- Croyez-vous ?
- En tout cas, je suis sûr d'une chose : rien de plus
rare que la faculté de coordonner, d'harmoniser, d'or­
cheStrer un grand nombre de parties. Ce travail-là, cette
produB:ion d'ordre, demande, à mon avis, deux condi­
tions antagoniStes . . . Il faut maintenir, soutenir hors du ...
moment, hors du temps . . . ordinaire . . .
- I l y aurait donc u n temps extraordinaire . . . C'eSt cela
qui l'eSt, extraordinaire ! . . . On vole de surprise en sur­
prise, avec vous . . . On n'a pas un inStant de sécurité . . .
- Mais oui. Pourquoi pas u n temps extraordinaire ? . . .
Vous admettez bien qu'un espace où l'on produit un
champ magnétique a des propriétés qui ne sont plus d'un
espace... banal ?
- Soit. Je me résigne à tout.
- Vous maintenez donc à l'état présent et indépen-
dant ces faB:eurs diStinB:s.
- Et puis ? . . . Ma tête s'égare . . .
- E t alors, comme dans un milieu liquide calme et
favorable, et saturé . . .
- C'eSt tout à fait mon cas.
- Se forme, se conStruit une certaine figure, - qui
ne dépend plus de vous.
- Et de qui, Bon Dieu ?
- Des Dieux ! . . . Pardieu ! . . . Il faut, en somme, se
soumettre à une certaine contrainte ; pouvoir la suppor­
ter ; durer dans une attitude forcée, pour donner aux
éléments de . . . pensée qui sont en présence, ou en charge,
la liberté d'obéir à leurs affinités, le temps de se j oindre et
de conStruire, et de s'imposer à la conscience ; ou de lui
imposer je ne sais quelle certitude . . . Tenez, supposez que
nous ayons conscience de tout le travail effeB:ué par
notre œil quand il s'accommode. Il s'agit d'arriver à la
vision nette. Vous disposez de plusieurs organes varia­
bles. Une lentille déformable ; un diaphragme contraB:ile ;
DIALOGUES

des appareils de direéHon e t de convergence. Chacun de


ces organes peut prendre des configurations indépen­
dantes. Imaginez à présent que pour composer le système
de valeur unique auquel correspondra la vision nette de
tel objet, vous soyez contraint à un effort très sensible, -
si sensible que peu d'individus puissent le soutenir ; et si
limité par le temps, ou la peine, que la vision nette
prenne le caraétère exceptionnel, - très précieux, -
génial, que nous attribuons à la vision mentale de qualité
suprême . . .
- Je comprends, je comprends . . . Je consens qu'il y
a quelque apparence . . .

- Ah . . . Enfin !. ..
Doéteur, vous avez mérité une petite histoire.

- J e m e trompe ; c'est une grande histoire, - fort


courte. Je vous ai dit tout à l'heure qu'il me venait un
souvenir . . .
- Oui. . .
- J e vous l'offre. I l est beau, et i l a quelque rapport
avec ce que nous disons.
- Et si d'ailleurs il n'en a aucun, nous y pourvoirons.
- Oyez. Il y a deux ans, Einstein est venu à Paris
donner deux conférences sur ses travaux les plus récents ...
- Je vous avoue que je n'ai pas saisi grand'chose de
ce que j 'ai lu ou entendu dire de ses théories.
- Ceci importe peu ... D'ailleurs, rassurez-vous ... Le
plus grand nombre des auditeurs ne suivait qu'à grand'
peine ... Et c'étaient, tous moins un, des savants. En deux
mots, il s'agit de dégager ce qui subsisterait de notre
Physique si l'on voulait en recommencer les observations
et en refaire les expériences et les mesures dans un labo­
ratoire . . . pas trop grand, (mais plus grand qu'un atome)
qui se déplacerait ad libitum dans l'Univers. On suppose
que quelque chose, quelque résidu de nos lois, - lesquelles
ont été découvertes et formulées dans des conditions
locales, - doit se conserver, en dépit du déplacement de
l'observateur, des vitesses, et même des variations de
vitesse, - du laboratoire ... Un immense progrès avait
été fait, du jour où l'on avait transporté sur le Soleil
l'observateur du système du monde. Mais la Théorie de
la Relativité veut le libérer complètement de toutes les
apparences dues aux déterminations locales de ses
mesures et à son état de mouvement. Cette Physique des
L'IDÉE FIXE

Physiques a été conçue e t conStruite par EinStein sous


forme d'une Géométrie . . .
- Je n'y vois plus . . .
- Mais si. . . tenez : image grossière. Imaginez une
feuille plane de caoutchouc.
- Je m'y résigne. . .
- Tracez une figure sur cette feuille.
- Je trace. Je fais un triangle.
- Bon. Votre triangle a des propriétés . . .
- Des tas d e propriétés . . .
- Maintenant ployez, tordez, tirez comme vous vou-
drez votre feuille élaStique. Q!! 'eSt-ce qui subsiSte de ces
propriétés ?
- Je n'en sais fichtre rien.
- Q!! elque chose en subsiSte . . . Si vous aviez bâti une
géométrie du triangle plan que vous aviez tracé et si vous
en faites une qui convienne à une déformation du
caoutchouc, et une autre à une autre . . .
- Q!! e d e géométries ! . . .
- I l n'eSt pas absurde d e rechercher les axiomes ou
les propositions . . .
- Q!!i n e s e déformeront pas.
C'eSt cela. . .
- E t c'eSt cela, EinStein ?
- En plus riche. Songez qu'il faut. . . tordre, ployer,
étirer. . . toute la Physique, et le Temps ..
.

- Q!! el gaillard ! . . . Mais l'anecdote, car tous ces pro­


légomènes sont un peu trop abStraits.
- Voici. . . Mais observez primo : qu'il ne s'agit de
rien de moins que de poursuivre et de définir l'Unité de
la Nature . . .
- Mais qu'eSt-ce qui m e prouve qu'il y a d e l'unité
dans la nature ?
- C'eSt précisément la queStion que j 'ai posée à
EinStein. Il m'a répondu : C 'efl un atle de foi.
- Aïe ! . . .
- Oui. I l semble qu'il espère isoler des résultats d e la
physique, une certaine expression qui représente ce que
l'homme peut atteindre de plus . . . objetlif. .. Remarquez
que la connaissance se déplace du plus subjetlif au moins
subjetlif.
- Q!! i me prouve que cette modification du ...
consentement des esprits ne changera pas de sens ?
DIALO GUES

Ici, je n'ai rien à dire . . .


A l'hiStoire, au fait ! . . .
- Vous concevez que pour suivre son dessein, il a dû
faire des hypothèses. C'eSt: là que je voulais en venir, -
et c'eSt: à quoi s'adapte le mot que je vais vous répéter ...
- Et qui vous a ravi.
- Rien ne pouvait m'atteindre, me toucher davan-
tage . . . A la fin de sa deuxième leçon, comme il venait
d'écrire la suprême formule, EinStein se tourna vers l'au­
ditoire . . . Il eSt plein de charme. Le corps assez alourdi.
Le visage pâle et plein, aux yeux orientaux, noirs et très
lumineux. Il a du virtuose. L'air d'un musicien. Je ne sais
quoi de musical dans l'allure et la physionomie. D'ail­
leurs, l'homme le plus simple . . . Il sourit aisément et rit
très volontiers . . . En terminant, il a insiSté sur le caraétère
purement spéculatif des résultats qu'il venait d'exposer.
(Il s'était particulièrement occupé de décrire un milieu
continu tel que l'orientation d'un n - upie P étant
donnée . . . )
- Qg'eSt:-ce que vous me chantez là ? . . .
- C'eSt: juSte . . . Il a dit enfin qu'il n e fallait pas, de
longtemps, songer à la moindre vérification expérimen­
tale de ses travaux. Il semblait s'excuser de ses hardiesses.
Il a mis en évidence, avec une sorte de coquetterie et
beaucoup d'humour, tous les points hasardeux de sa
conSt:ruB:ion . . . Et c'eSt: alors qu'il a conclu par ce propos
qui m'a ravi, vous l'avez dit, - ravi au sens le plus fort
de ce terme, au sens . . . aquiléen, ou aquilin !
- Bigre ! . . .
- La diffance, a-t-il dit, entre la théorie e t l'expérience efi
telle, - qu'ilfaut bien trouver des points de vue d'architeélure.
- Bizarre . . . Qg'entendait-il au juSte par là ?
- Qg'il se fiait, - en toute conscience, - sachant
nettement ce qu'il faisait, - et à quoi il s'exposait . . . à la
produétion par son esprit . . .
- Dans u n d e ces fameux écarts d e votre invention ...
- A la produétion, - à la ... libération de certaines
harmonies, sympathies. A l'aétion ou à l'apparition de
certaines préférences, à la suggeStion ou perception
de certaines symétries, de certaines réponses d'ori­
gine obscure, mais assez impérieuses . . . C'eSt un flair
supérieur . . .
- Mais, alors, ce n'eSt: qu'une espèce d'artiSte . . .
L'IDÉE FIXE

D e première grandeur.
Je vous avoue que je ne saisis pas très bien com­
ment la physique s'accommode de cette . . . Et puis, je me
demande comment la logique tolère toutes ces inspira­
tions et hypothèses ?
- Q!! ant à la logique, soyez tranquille ... D'ailleurs, la
logique peut assurer notre marche dans une certaine
direél:ion, - mais elle ne donne pas la direél:ion.
- Q!! oi qu'il en soit, je vois beaucoup de mySticisme
là-dedans.
- Il y a du mySticisme (pour parler comme vous)
toutes les fois que nous faisons autre chose que . . . nous
répéter !. . Et encore ! . . . Mais il s'agit ici d'un mySticisme
.

à terme. . . Celui-ci eSt: surveillé, limité ; utilisé comme tel...


la nature de l'esprit fournit ce que refuse la nature des
choses. Puis, la virtuosité mathématique tire, de ce que
l'une et l'autre natures ont donné, toutes les conséquences
les plus surprenantes, les plus déliées. Elle permet surtout
des jeux étonnants d'écritures, une condensation extra­
ordinaire de relations . . .
- Tout cela e St: très joli, dit l e doél:eur, - mais si
ce gros travail n'eSt: pas véritable, mais si l'expérience, un
beau j our, le dément ? . . . Ce n'eSt qu'une curiosité pour
spécialiStes.
- Si cette œuvre admirable pâlit, elle n'aura pas moins
transformé radicalement toutes nos idées sur la nature
physique. De plus, - la matière se perd et la forme
demeure . . . On peut apprécier en géomètre ce qu'on
délaisse en tant que physicien.
- Enfin, quoi qu'il en soit, vos physiciens ont de la
chance . . . Nous sommes fort loin de toutes ces audaces,
acrobaties et « points de vue d'architeél:ure » dans les
sciences de la vie . . .
- Les physiciens sont plus allants q u e vous . . .
- Oui. Mais quelle différence dans les problèmes ! . ..
Plus on va, moins on comprend quelque chose à cette
sacrée vie. . . L'origine, les développements, les condi­
tions . . . Il eSt étrange que de toutes choses, ce sont les
choses tJivantes qui déconcertent le plus l'e'tre vivant. . .
- E n voici une manière de corollaire à votre remar­
que : ce sont les propriétés physiques qui ressemblent le
plus à des propriétés de la subStance vivante que nous
concevons Ie moins, il me semble ?
z66 DIALOGUES

Exemple ?
ÉlaSticité. Catalyse. Dissymétrie moléculaire . . .
C'eSt assez juSte . . . C e qui e St plus déconcertant
encore, c'eSt . . . Comment dire ? . . . Le caprice, la variété,
le changement brusque des moyens de la vie. Elle se joue
des forces de toute échelle . . .
- Elle j oue sur tous les tableaux. E t elle s e moque
de perdre ou de gagner, change d'individu, et au besoin,
d'espèce, comme de chemise . . .
- En voilà une démente . . . Persécutée persécutrice ...
Elle eSt maniaque ; mégalomane ; délirante ... j usqu'à
inventer les inseB:es . . . Grossissez la mouche . . .
- Qgel cauchemar ! . . . E t l'Homme, donc ! . . .
- Et l a Femme, donc ! . ..
- Et ces redites, cette écholalie qu'eSt la reproduc-
tion ! . . . les bancs de harengs ! . . .
- E t cent millions d e spermatozoïdes pour u n qui
décroche la timbale ! . . .
- L e pauvre ! . . . Pauvre petit fléau. .. qui, d'un bord
à l'autre du temps, transporte une essence d'ancêtres,
passe le Styx . . . de la Vie ! . . .
Avec une charge d e tares ...
- Nous sommes tous des parvenus . . .
- A quoi ?
- A ce Tout-et-Rien : Vous ou Moi. . .
- Nous permettons à l a folle d e poursuivre son
délire . . .
- C'eSt vraiment une folle . . . Elle s e dévore pour se
conserver ...
- Elle perd sur tous les articles et se rattrape sur
l'ensemble . . .
- Elle s e mutile, s e contredit, s'embrouille . . .
- C'eSt clair ! La vie e St paranoïaque ! . . . Sans le
moindre doute.
DoB:eur, il faut aviser au plus tôt . . .
- L a loi d e 1 8 3 8 e St parfaitement applicable.
- Il faut avouer que cette fichue vie ne cadre pas du
tout avec tout ce que nous savons et pouvons penser ...
Rien de plus bête, de plus subtil, de plus étourdi, de plus
obStiné . . . On dirait que les contradiB:ions la surexcitent
et l'enivrent. Il lui faut la mort et l'inSl:inB: de conserva­
tion ; le mimétisme et l'égotisme ; l'économie et le
gaspillage coopérant . . .
L'ID ÉE FIXE

- Croyez-vous qu'un homme d u genre d e votre


EinStein se tirerait de cette affaire-là ?
Veuillez prendre la peine de vous asseoir . . .
U n siècle o u deux ?
Vous êtes bien pressé.
Tenez, voici mon bras.
Pour quoi faire, doél:eur ? Il faut vous tâter le
pouls ?
- Non. Pour rien. Pour vous dire . . . Voici mon bras.
Ma main.
- Elle eSt forte, carrée . . .
- Voici m a main. Je l'ouvre, l a ferme, la tourne.
Q!! ' eSI:-ce qu'il y a là-dedans ?... Un assemblage de
solides. Des os, des leviers, des bielles, des surfaces
articulaires . . . Un agencement . . .
- Oui. U n syStème d e machines « simples » . Ce
qu'on nomme un « mécanisme ».
- Ce mécanisme eSt assemblé ou clôturé par des
ligaments . . . Jusqu'ici, tout va bien. Tout eSt assez
clair.
- Oui. . . C'eSt-à-dire que nous pouvons conStruire
quelque chose d'analogue . . .
- Bon.
- Et que nous pouvons donc, - en quelque sorte, -
nous mettre à la place de l'Ingénieur Nature . . . E. C. P.
Le critiquer. Et même, faire mieux que lui, parfois.
- Oui. Mais attendez ... Et les forces ! Saluez, Mon­
sieur. Je vous présente le Muscle. Nous n'avons rien
inventé de pareil, jusqu'ici . . .
- Je salue. Je salue tout particulièrement l e muscle
du mouStique. Huit mille battements d'aile par minute ...
- On l'entend d'ici . . . Et la coopération de ces
muscles, les insertions géniales, le calcul des antago­
nismes . . . Et loger ces moteurs comme ils le sont . . .
Oui. L e moteur souple, l e moteur revêtement . . .
E t même l e moteur séduisant, langoureux . . .
Comment ?
Eh oui... L'iris. L'œil bleu, l'œil noir . . .
Coquin d e doél:eur ! . . . D'ailleurs, i l y a d'autres
muscles qui font le même j oli métier . . . Hélas ! . . .
- E t n'oublions pas que nos moteurs permettent de
produire tantôt le choc, - l'effet quasi explosif; -
tantôt le déplacement quasi réversible, le mouvement
268 DIALOGUES

presque sans vitesse ; - tantôt . . . u n peu d'immobilité,


de solidité feinte.
- Nous voilà bien embarrassés devant ce chef­
d'œuvre . . . Mais, enfin, nous ne désespérons pas encore ...
- On a essayé un peu de tout ... Les sciences biolo­
giques ne font pas trop les difficiles. A peine la physique
et la chimie ont entrevu quelque chose, médecine et bio­
logie se ruent, ivres d'espoir. .. Thermodynamique, piles,
piézo-éleél:ricité . . . Mais irritabilité, contraél:ilité, tonus -
myStère, myStère, myStère !
- Et nous en sommes encore à chercher le secret du
modeSte caoutchouc ? . . .
- E t tout ceci obéit à la cellule nerveuse . . . Le Neurone
entre en scène.
- Oui. Et la nuit se fait sur le théâtre . . . Et le rideau
se relève sur un décor tout différent. L'Esprit, la
Volonté . . .
Le Passé, l'Avenir, l e Présent . . .
- L'Implexe . . .
- Et l'Omnivalence, e t les lnStinél:s, e t l e Langage, et
la Raison . . .
- Et la Déraison. . . E t tout ceci manœuvre vos
leviers. L'inconcevable eSt au bout du fil qui commande
ces machines simples. Le clair mène à l'obscur.
L'obscurité mène le clair.
- Voilà, dit le Doél:eur, le mécanique et le psychique
en relation. On n'y comprend rien ! Enfin, cela marche ...
à peu près.
- Sauf erreur ou . . . rhumatisme.
- Résignons-nous. Au rhumatisme, - et à ignorer
ce qu'il eSt . . . On le saura plus tard. Peut-être, demain ?...
Moi j 'ai confiance.
- Moi, lui dis-je, - je fluél:ue ? Q!and je fais le bilan
d'une certaine façon, je suis content de nous, et même
de notre époque. Q!and je compte autrement, je déclare
la déconfiture. . . Si je me mets à eStimer ce que nous
savons, je trouve les bénéfices creux. Il y a beaucoup de
papier douteux dans nos caisses ; et l'on diStribue des
dividendes fiél:ifs assez aisément . . .
- Vous êtes sévère.
- Attendez. . . Mais si je considère ce que nous
pouvons, - ou plutôt l'accroissement de pouvoir réel des
hommes depuis trois demi-siècles, alors . . .
L'IDÉE FIXE

- Mais comment pouvez-vous séparer c e savoir si


fallacieux et ce pouvoir subStantiel, l'un de l'autre ?
- Très simplement, mon cher Doél:eur. Au fond,
toutes nos explications se réduisent à trouver ce qu'il
faudrait Jaire pour reproduire un effet donné. Ce faire efl
tout nôtre. Il eSt borné. Nous avons S sens et M muscles ...
Notre monde eSt cantonné dans l'ensemble combiné de
nos perceptions et de nos aél:es. Nous avons essayé de
rapporter cet ensemble à un syStème de mesures, c'eSt-à­
dire de moyens de retrouver . . . c'eSt-à-dire de formules
ou de recettes numériques . . . Une formule n'eSt qu'une
prescription . . . mathématique.
Une ordonnance ?
Oui. Une ordonnance d'aél:es . . . D'aél:es de mesure.
- Fac semndum artem.
- Oui. .. Nous avons donc résumé en quelques
formules tout ce qu'il fallait pour reproduire ou prévoir
les phénomènes qui s'observaient dans l'Univers modèle
1 64o- 1 8 5 o ... Mais les recherches nous ont conduits assez
promptement hors du domaine primitif de nos percep­
tions. Nous avons trouvé des moyens nouveaux de voir
et d'agir. Mais ces moyens sont indireél:s. Ce sont des
relais. Ce sont des sens, des palpes, - mais qui trans­
posent . . . Il faut interpréter ou illuStrer leurs indications
par des images ou des idées, - nécessairement emprun­
tées à notre Stock fondamental et invariable . . .
- A moins que l'espèce n'évolue . . .
- C e sera long. . . E n attendant, nous voici dans les
embarras que vous savez. Nous en sommes à la faillite
de l'imagerie. Comment imaginer un monde où il ne peut
être queStion de voir, ni de toucher, où il n'y a ni figures
ni catégories, où même les notions de position et de
mouvement sont comme incompatibles ? . . . Les physi­
ciens essaient de s'en tirer par des subtilités incroyables ...
- On a été bien loin ... Je me suis laissé dire que le
déterminisme était menacé .. .
- Tout eSt menacé. Toute idée, désormais, vit dange­
reusement.
C'eSt de la régression.
- Non . . . Faites à présent le bilan-or de la Science.
- O!! 'entendez-vous par là ?
- Je veux dire : considérez l'accroissement de pouvoir.
Le reSte, théories, hypothèses, analogies, mathématiques
DIALO GUES

o u non, - e St à la fois indispensable e t provisoire. Ce


qui demeure et se capitalise, ce n'eSt que le pouvoir
d'aél:ion sur les choses, les faits nouveaux, - les recettes...
- Vous ravalez la Science à la cuisine ...
- Mon cher doél:eur, Volta, un j our, met en contaét
deux métaux et un liquide acidulé. Il obtient des effets
tout inédits. Il les baptise et les « explique » de son mieux.
On en parle autrement auj ourd'hui. On en parlera dans
trente ans d'une autre façon . . . Mais dans trente ans ou
dans trois cents ans, la recette sera bonne. La théorie aura
changé cent fois, la puissance de l'homme demeurera
accrue ; et il saura produire, avec deux métaux et un acide,
définis par ses sens, de quoi décomposer de l'eau et
exciter un éleél:ro-aimant. QEant à la cuisinière, elle sait
à merveille coaguler l'albumine, et faire sous le nom de
m'!)'onnaise, des acrobaties colloïdales ...
- Vous rabaissez la Science, vous avez beau dire ...
- Mais pas du tout... En vérité, je m'intéresse per-
sonnellement bien plus à cette partie théorique et variable,
pour inStable qu'elle soit, qu'à l'accroissement des recettes
et pouvoirs de l'espèce.
- Oui. Mais les malades ? Croyez-vous que l'ac­
croissement des movens ' leur soit indifférent ?
- Je refuse de vous répondre, tant que . . . vous
n'aurez pas mis en train l'HiStoire de la Thérapeutique.
- Assez ! . . .
- HiStoire Générale d e la Thérapeutique . . . Non !...
HiStoire critique et comparée de ...
Assez ! . ..
Par le doél:eur ...
Assez ! . ..
Médecin des Hôpitaux . . .
D e Paris. N'oubliez pas d e Paris.
C'eSt trop j uSte . . . ESt-ce que l'on vous fait touj ours
réciter des leçons devant une pendule ?
Une pendule ? ... Vous voulez dire un compteur ?
Oui, une sorte de taximètre.
C'eSt à l'internat. Et à l'externat.
Alors, on compte la quantité de souvenirs par
unité de temps ?
- De souvenirs ... exaél:s et congrus.
- Rien que mémoire ? . . . Et le jugement ? La faculté
d'observation ?
L'IDÉE FIXE

A c e Sl:ade des études, o n n'en a pas besoin.


C'eSl: j uSl:e.
D'ailleurs... ces qualités, quoique non officielle­
ment évoquées devant le j ury, ne trouvent pas moins,
tout autour de lui, un vaSl:e champ d'application.
- En somme, c'eSl: comme à Longchamp. Tuyaux,
entraîneurs, doping . . .
- Mais naturellement ! . .. E t les résultats, e n moyenne,
ne sont pas du tout mauvais.
- Je l'espère bien l Mais vous comprenez que l'ob­
servateur superficiel soit un peu surpris ...
- La surprise, mon cher, revient touj ours à opposer
ce qui n'eSl: pas à ce qui eSl:.
- Eh bien, mais . . . Nous voici presque surpris par la
nuit, nous autres . . .
- L e fait e Sl: exaét. Voyez-moi c e ciel. . . C'eSl: admi­
rable. Pas un nuage.
- Le soleil bas a l'air placé sur une colonne de feu,
et le reSle de la mer eSl: perle . . .
- I l v a falloir songer à s'en aller. Si l'on e Sl: pris ici
par la nuit, on peut se casser une jambe dans ces rochers.
- J'ai les yeux tout éblouis par ce feu, et hantés d'un
bleu-vert superbe.
C' eSl: une bonne réponse rétinienne.

Vous voyez bien !...


C' eSl: un peu comme... une idée fixe.

Je vois vert, en attendant.


Fermez-les.
Plus je les ferme, plus je vois... Vert, cramoisi ;
bleu tendre, rose . . .
- Toute l a lyre ...
- Mon implexe rétinien... Il dit tout ce qu'il sait
avant de revenir à l'état libre ...
Entre nous, mon ami, vous faites un peu comme
lui ...
Mon bon doéteur, je vous ai dit bien des bêtises . . .
Bah . . .
C'eSl: que j 'en a i l e plus grand besoin.
Consultation ?
Non. Cure.
A mes dépens ?
O!!e voulez-vous l
- Oh l Je vois bien qu'il y a quelque chose qui ne va
DIALOGUES

pas. Mais je n e vous demande rien. E n dépit des théories


en vogue, je persiSte à croire qu'il eSt des glomérules de
rancœur, des pelotons de soucis, dont il vaut mieux ne
pas solliciter le fil.
- Oui. . . Inquieta non mollere.
- Tout dépend du sujet. Et vous êtes un de ces
sujets que l'on ne sait par quel bout prendre... Vous
êtes plein de défenses . . . virtuelles. Je parie qu'au moindre
contaéL .
- Avant tout contaét, à la seule feinte de contaét, je
hurle. . . J'entre en transe.
- C'eSt bien cela. C'eSt commode ! Ah . . . Le physique
et le moral, chez vous, se tiennent... On peut le dire. Il
n'y a qu'à vous voir.
- Et qu'eSt-ce que l'on voit ?
- Un visage nerveux, ravagé . . . inflant, dirais-je, où
il y a du jeune et du vieux étrangement composés . . . On y
lit tous les temps du verbe P.tre simultanément ... excités.
Vous avez le facies très accidenté ; et l'œil, tantôt plus
présent, tantôt plus absent qu'il ne faut . . . Savez-vous à
quoi vous me faites songer ? ... Excusez-moi de la com­
paraison, elle s'impose à mon esprit. D'ailleurs vous ne
m'avez pas ménagé . . .
- N e vous gênez pas ... Mais n e m e dites pas d e ces
choses qui se ruminent ensuite, qui reviennent dans la
tête, travaillent . . . Je n'ai pas besoin de pensers . . . urti­
cants, - je vous le jure.
Avez-vous lu Notre-Dame de Paris ?
- De Hugo ? . . . Il y a . . . cent ans.
- Moi aussi. J'ai gardé un souvenir . . . Vous rappelez-
vous l'étrange exercice de vol à la tire auquel se livrent
les truands et filous dans la Cour des Miracles ?
- Je ne vois pas le rapport ...
- Ces messieurs s'entraînent à subtiliser la bourse
d'un mannequin pendu, et tout cousu de sonnettes et de
grelots. C'eSt très difficile. Au moindre mouvement, le
pendu réagit ; en avant la musique ! Le coup eSt manqué.
- Mais la même hiStoire eSt dans Dickens, dans
Olivier Twifl.. Dickens l'aura volée à Hugo ...
.

Sans faire le moindre bruit.


A moins que l'un et l'autre . . .
Ces choses-là arrivent.
Mais qu'eSt-ce que je viens faire là-dedans ? Je n'ai
L'ID ÉE FIXE 273

dévalisé personne : et si quelques-uns m'ont exploré les


poches, je n'ai pas fait le moindre bruit.
- Cependant (et c'eSt pourquoi je vous ai rappelé
cette hiStoire) - je vous vois tout garni de clochettes . . .
nerveuses. U n souffle, u n rien, vous fait sonner toute une
musique de réaB:ions et d'idées.
- Hélas . . .
- Attendez ! Et vous réagissez contre ces réaB:ions
par une méthode tout à fait singulière .. .
- Achève, et prends ma vie après . . .
- Vou s réagissez, vous vous défendez par un
recours aux abSl:raB:ions, vous abusez de précisions et de
définitions. L'attention intelleB:uelle vous sert d'isoloir ...
- L'île du Robinson . . .
- L'île d u Robinson. Je l'ai bien compris . . . Vous
comprenez, mon ami, que quand vous me tenez des
propos qui ne tendent à rien de moins qu'à ruiner la
notion d'idée fixe, par exemple, -- et en général, à
déprécier par des considérations visiblement intéressées,
personnelles, d'origine nettement affeB:ive, le monument
déjà très respeB:able de nos connaissances en matière
mentale, - je me dis, dans mon petit coin de cerveau,
�ue vous travaillez pro domo. Il y a des théories qui ont
l air abStraites et qui vous projettent tout vif un monsieur
sur l'écran.
- Vous êtes extra-lucide, doB:eur.
- Oh, ce n'eSt pas malin . . . En matière psychique,
règle absolue : il ne faut pas être malin.
- Pas possible . . .
- C'eSt évident. I l n e faut pas entrer dans les syStèmes
des malades . . .
O n n'en sortirait plus.
La malice de ces b ... là eSt . . .
Insensée.
Inconcevable. Ne me soufflez pas de sottises. Il ne
faut pas les suivre dans leurs processus labyrinthiques . . .
Donc, quant à vous, il me suffit de vous voir parler,
d'entendre votre timbre et vos attaques de voix. La
façon de parler en dit plus que ce que l'on dit . . . Le fond
n'a aucune importance . . . essentielle.
- C'eSt curieux. C'eSt une théorie de la poésie, - et
même . . .
- Et même quoi ?
274 DIALOGUES

J'ai été plus loin, u n j our. Mais je n'ose même pas


vous répéter . . . tant pis.
- Avouez.
- J'ai dit un j our devant des philosophes : La philo·
.rophie efl une affa;re de forme.
- C'était une méchanceté . . . Prenez garde à votre
réponse.
- Mais pas du tout. . . Cela m'eSt: venu à l'esprit
comme une évidence.
- Et ils ont réagi ? ProteSté ?
- Mais pas du tout. Ils y ont réfléchi, ou paru y
réfléchir.
- A leur place... Mais je reviens à ce que je vous
disais. Le fond de ce que l'on dit eSt:, neuf fois sur dix,
ce que j 'appelle de l'invention automatique banale.
- On crée : mais ce que l'on crée a précisément la
même propension à périr qu'il eut de propension à naître.
- Soit. Mais cette invention presque continue,
devient de moins en moins automatique à mesure que
les circonStances exigent plus d'adaptation spéciale. Un
tireur, qui se borne à décharger son arme devant soi, ne
fait que de l'émission automatique. Mais s'il doit attein­
dre un but déterminé, et si le but se déplace, ou se
renouvelle . . .
- C'eSt: pourquoi je suis venu dans ces rochers.
- Comment cela ?
- Pour faire des exercices d'adaptation spéciale à
chaque pas.
- A quoi bon ?
- Pour rompre un cycle. Pour me contraindre à
inventer à chaque inStant un aae... original, - assez
difficile, - touj ours imprévu.
- Ce n'eSt: pas mal rai sonné.
- N'eSt-ce pas ? J'ai remarqué que la marche sur un
sol égal ne fait qu'exciter . . . ce qui m'excite. On marche
comme si le corps n'exiStait pas. On dévore l'espace, on
s'arrête. On eSt entièrement possédé, rythmé par la
pensée, qui entraîne, fouette, paralyse . . . C'eSt: le vaisseau
désemparé, à la merci . . .
- La boussole affolée, e t pas d e gouvernail. . . ESt:-ce
que vous dormez ?
Pas depuis vingt j ours.
- SapriSti. Il faut absolument prendre quelque chose.
L'IDÉE FIXE

- Doél:eur, filons . . . O n n'y voit presque plus. I l y a


un quart d'heure que les phares balayent le seél:eur.
- En route !
- Vous êtes bien aimable de m'avoir supporté si
longtemps. Cet après-midi me paraissait. . . difficile. . . à
vivre. Grâce à vous . . .
Voulez-vous que nous dînions ensemble ?
Mon Dieu . . .
On ira a u cinéma . . .
Vous le déteStez . . .
Oui. Mais on fume.
Mais je ne veux pas . . .
Tenez . . . Attrapez l e panier, je prends l'attirail de
peinture . . . Voyez-vous, je suis un être moral. Je ne vous
lâche pas, avec toutes vos complications. Et puis, j'ai
le mal de l'aél:ivité . . . Allons, montez par ici . . .
- Merci, mais vraiment . . .
- Je vous dis que je n e vous lâche pas . . . U n homme
seul est toujours en mauvaise compagnie. »

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