Édouard Jourdain-Le Sauvage Et Le Politique-Jericho

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PERSPECTIVES CRITIQUES

Collection fondée par Roland Jaccard


et dirigée par Laurent de Sutter
Édouard Jourdain

LE SAUVAGE ET LE POLITIQUE
ISBN 978-2-13-084433-4
re
Dépôt légal — 1 édition : 2023, février
© Presses Universitaires de France / Humensis
170 bis, boulevard de Montparnasse, 75014 Paris
Ce travail a pris forme à la lumière d’une
naissance, celle de Galaad, et à l’ombre d’un décès,
celui de David Graeber. Ce livre leur est dédié.

Et pour Adeline qui sait tout ce que je lui dois.


Comme les sauvages réduits à merci par le
système industriel rationaliste, nous avons à prendre
possession imaginaire d’un monde qui devient réel
dans un après coup.

Pierre Legendre, Leçons II.

Il m’a paru injuste que l’humanité, en faisant


éternellement tomber l’échelle sur laquelle elle a
grimpé, s’emploie toujours à qualifier de mauvaises
les choses qui ont été assez bonnes pour en rendre
d’autres meilleures. Il m’est apparu que le progrès
devrait être autre chose qu’un sempiternel
parricide ; j’ai donc fouillé les tas d’ordures de
l’humanité et trouvé un trésor en chacun.

G. K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant. 59


essais.

Nous sommes bien abaissés, bien crétinisés par le


bourgeoisisme, que je serrerais volontiers en ce
moment, la main d’un chef de Peaux-rouges. Au
moins, celui-là me comprendrait.

Pierre-Joseph Proudhon, Lettre du 10 Juin 1861 à


M. Rolland.
Introduction

Troubles dans le politique

e
Chef de la tribu de Tiavéa au début du XX siècle sur l’île d’Oupolou dans
les Samoa, Touiavii souhaitait ardemment découvrir l’Europe et connaître la
vie des hommes blancs. Les « Papalaguis », comme on les appelait dans les
mers du Sud. Littéralement : les « pourfendeurs du ciel » – les Aborigènes
voyant dans les voiles de leur bateau un trou dans le ciel. Enrôlé dans une
troupe folklorique, il parcourut l’Europe de long en large, observa et prit
des notes. Lorsqu’il revint à Oupolou, Touiavii accorda son amitié à
l’Allemand Erich Scheurmann, né en 1878 à Hambourg, qui passa deux
années à Samoa, de 1914 à 1915, et rapporta les entretiens qu’il eut avec
lui. En 1920, il écrivait à la fin de la préface de son ouvrage consacré aux
propos du chef de la tribu :
La guerre mondiale nous a rendus sceptiques envers nous-mêmes, nous commençons aussi à voir
les vraies valeurs et à douter que nous puissions réaliser notre idéal profond dans cette culture-là.
Ne nous considérons donc pas comme trop cultivés, descendons un peu du haut de notre esprit
vers la façon simple de voir et de penser de cet insulaire des mers du Sud, qui n’est chargé
d’aucune formation européenne et, encore intact dans son ressenti et dans son regard, peut nous
aider à reconnaître comment nous nous sommes privés du sens du sacré, pour créer en échange
1
des idoles mortes .

La Première Guerre mondiale venait de faire vingt millions de morts, le


libéralisme était en crise, les totalitarismes commençaient à poindre. La
rencontre de Scheurmann avec Touiavii s’inscrit au cœur d’une crise de
civilisation qui n’occasionna pas tant un choc des cultures qu’un
décentrement réciproque : l’autre disait quelque chose sur soi. Plus : dans
un contexte d’enrégimentement généralisé, le sauvage apparaissait pour
Scheurmann comme une figure inspirante, portant en lui des valeurs et un
mode de vie permettant de conjurer la domestication de l’homme par
l’homme. Le terme de « sauvage » désigne en effet la sylve, autrement dit la
forêt, dont le propre est d’exister sans tutelle. En tendant un miroir à celui
qui se dit civilisé, il est susceptible de l’amener à remettre en question les
présupposés d’un ordre qui lui semble aller de soi et qui pourtant est le
produit d’une histoire singulière. Il peut le rappeler à des souvenirs qu’il a
oubliés et qui pourtant demeurent enfouis dans un coin de sa tête,
instruisant encore nombre de ses comportements devenus inconscients. Le
sauvage instille ainsi un trouble dans la condition politique. Si l’on s’en
tient dans un premier temps à la définition de Max Weber, la politique peut
être entendue comme « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de
participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les
2
États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État ». Il peut
bien exister des dominations d’ordre charismatique ou traditionnelles au
sein d’une communauté, mais sans État, elles demeureraient à l’état
prépolitique. Les sociétés des sauvages, en tant que sociétés sans État,
seraient alors des sociétés prépolitiques. Une telle analyse conduit à deux
présuppposés que nous remettrons en cause au cours de cet ouvrage : l’idée
que la politique se réduit à l’État et l’idée que l’État couronne un
développement historique naturel. C’est en croisant l’altérité radicale du
sauvage et son étrange proximité qu’il devient possible de mesurer sa
condition politique à l’aune de la nôtre. « Les sauvages n’ont pas
d’agriculture, et pourtant ils cultivent, pas d’architecture, mais ils bâtissent ;
pas d’art, mais ils tissent, ils gravent, ils décorent ; pas de sciences, mais ils
naviguent, ils calculent, ils guérissent. Surtout, et c’est là que va se jouer
l’essentiel, ils n’ont pas de loi, mais ils s’accordent ; pas de commerce, mais
3
ils échangent ; pas de police, mais ils se gouvernent . » Le sauvage offre
ainsi la possibilité de concevoir un ordre dans des conditions qui a priori ne
peuvent conduire qu’au chaos puisque dépourvu d’État et de classes
sociales. Un tel constat qui fit suite notamment à la découverte du Nouveau
Monde entraîna stupéfaction, terreur mais aussi réflexion sur l’émergence
de la domination politique comme en témoigne le célèbre Discours sur la
servitude volontaire d’Étienne de la Boétie qui, bien que paru en 1576,
demeure radicalement actuel.
Dès la découverte du Nouveau Monde en 1492, les Européens comprirent
la dimension politique du sauvage qu’on affubla vite d’un double visage :
soit bon, soit méchant. Le bon sauvage désignait une chose pour en
dénoncer une autre dans le contexte de l’époque : Thévet faisait l’apologie
des sauvages brésiliens pour pointer du doigt les mauvais protestants, Lery
les mauvais catholiques. Montaigne minimisait le cannibalisme en
comparaison avec les guerres de Religion. Le bon sauvage de la
Renaissance incarne alors un ethos aristocratique, avec ses logiques
d’honneur, ses mécanismes de conjuration du monde marchand et d’un État
centralisé, ce contre la modernité naissante allant de pair avec la monarchie
absolue. Le bon sauvage des Lumières incarne l’idée d’un nouveau monde
e
à inventer, tandis que celui des romantiques du XIX siècle illustre le retour
du sensible contre la froide raison des philosophes. Le mauvais sauvage,
quant à lui, incarne dans un premier temps une figure asociale, entre
l’homme et l’animal, encore à l’état de nature : il est celui qui chez Hobbes
e e
connaît une vie aussi courte que brutale. Au XIX et au début du XX siècle,
cette représentation légitime l’impérialisme européen : il est du devoir du
civilisé de lui apporter la raison, l’État et le capitalisme. Situé en bas de
l’échelle de l’évolution, il est considéré comme un enfant à faire grandir
grâce à un maître qui saura l’éduquer.
Dans le mythe du bon sauvage, l’Européen attribue à l’Autre toutes les perfections qu’il aimerait
avoir mais qu’il ne rencontre pas en lui-même. Dans le mythe du mauvais sauvage, il projette sur
l’Autre toutes les qualités indésirables qu’il ne peut accepter en lui-même. L’Autre est toujours
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déformé, soit en le rehaussant, soit en le rabaissant .

Les propos qui vont suivre entendent éviter cette double impasse morale
qui conduit à une double impasse politique : il ne s’agit ni de considérer le
sauvage comme une figure archaïque qui justifierait a contrario la nécessité
des institutions des sociétés industrielles, ni de le considérer comme une
référence idéalisée conduisant à rejeter les acquis de la modernité. Dans une
perspective de compréhension et d’évaluation, il s’agira davantage avec le
sauvage de reconcevoir la notion de politique, notamment au vu des
nouvelles données qui s’imposent à nous : crise écologique, crise de la
représentation, crise du capitalisme, crise de l’État. Le sauvage, en nous
faisant faire un pas de côté, nous permet alors de jeter un œil nouveau sur
nos institutions et nos mœurs. Il crée des brèches dans ce qui nous paraît
aller de soi et nous ouvre à de nouvelles altérités parfois insoupçonnées.
Comme le soutenait l’anthropologue Margaret Mead :
Si nous admettons qu’il n’y a rien de fatal, rien d’irrévocable dans nos conceptions, et qu’elles
sont le fruit d’une évolution longue et complexe, rien ne nous empêche d’examiner nos solutions
traditionnelles une à une et, à la lumière de celles qui ont été adoptées par les autres sociétés, d’en
5
éclairer tous les traits, d’en apprécier la valeur et, au besoin, de les trouver en défaut .

Paradoxalement, les sociétés qualifiées de « sans histoire » peuvent ainsi


élargir le champ des futurs des sociétés dont Fukuyama dit qu’elles sont
parvenues à leur terme avec la démocratie libérale.
Ce rapport à l’histoire est central et nous enjoint à nous tenir sur la ligne
de crête, en évitant à la fois un évolutionnisme de type linéaire et
inéluctable et un rejet total de l’évolutionnisme qui conduit à négliger les
effets de seuil. Le fait par exemple de parler de « société à pouvoir
embryonnaire » suppose que le pouvoir devrait inéluctablement grandir
pour devenir adulte. Or, comme le rappelle Pierre Clastres, affirmer que
certaines sociétés sont sans pouvoir n’est pas tant une proposition
scientifique qu’un aveu de pauvreté conceptuelle : ce n’est pas parce que le
6
pouvoir est non coercitif qu’il n’existe pas . Inversement, en négligeant
l’évolution, « l’anthropologie sociale […] en vint à concevoir les sociétés
de manière statique et à laisser dans l’ombre le changement social et
l’histoire. En outre, la question de l’origine des institutions fut abandonnée
7
sans avoir été résolue ». Afin d’éviter ces deux écueils, il s’agit alors
d’évaluer les degrés de synchronie et de diachronie, ainsi que les seuils qui
permettent d’apprécier les potentialités de tel ou tel moment historique.
Élisée Reclus affirmait que « la société actuelle contient en elle toutes les
8
sociétés antérieures ». La difficulté consiste alors à restituer le déploiement
de plans séquences en tension, les parts d’héritage et de naissances,
d’endogène et d’exogène. Gilles Deleuze, philosophe qui a développé une
pensée non négligeable en anthropologie politique, problématisait ainsi la
chose :
La mort du système primitif vient toujours du dehors, l’histoire est celle des contingences et des
rencontres. Comme un nuage venu du désert, les conquérants sont là : « Impossible de
comprendre comment ils ont pénétré » […]. Mais cette mort qui vient du dehors, c’est elle aussi
qui montait du dedans […]. Comment distinguer la façon dont la communauté primitive se méfie
de ses propres institutions de chefferies, conjure ou garrotte l’image du despote possible qu’elle
sécréterait dans son sein, et celle où elle ligote le symbole devenu dérisoire d’un ancien despote
qui s’imposa du dehors, il y a longtemps ? Il n’est pas toujours facile de savoir si c’est une
communauté primitive qui réprime une tendance endogène, ou qui se retrouve tant bien que mal
9
après une terrible aventure exogène
Il sera donc question ici de tenter de démêler les fils dans la mesure du
possible, de faire la part d’endogène et d’exogène, d’évaluer les rencontres,
de restituer des généalogies et d’établir des correspondances avec le
contemporain. Car l’anthropologie ne se réduit pas à l’étude de sociétés
closes sur elles-mêmes, enfermées dans un temps et un espace hermétique :
elle met en relation l’autre avec soi dans une dynamique
d’intercompréhension qui n’est pas unilatérale. En effet, si les sociétés
étudiées par les anthropologues contribuent à mieux comprendre les nôtres,
l’inverse n’est pas moins vrai. G. K. Chesterton formulait ainsi cette idée,
avec toute la malice dont il avait l’habitude : « Quand un homme aura
découvert pourquoi les hommes portent des chapeaux noirs à Bond Street, il
aura découvert en même temps pourquoi les hommes portent des plumes
10
rouges à Tombouctou . » Cette relation donne alors à voir et à penser :
entre descriptif et normatif, anthropologie et philosophie politique sans pour
autant verser dans l’anachronisme. Machiavel ne confondait pas les romains
de Tite-Live et les florentins de son époque, mais il trouvait dans les
premiers à la fois des éléments d’explication du politique et des ressources
pour répondre à des problèmes induits par ce politique. Il en est de même
ici avec les sauvages. Aussi, si ce livre traite d’anthropologie, il n’est pas un
livre d’anthropologie mais de théorie politique. Sans sous-estimer les
apports des écoles traditionnelles telles que le structuralisme, le
fonctionnalisme, le marxisme ou le postmodernisme, il se situe davantage
dans la lignée des travaux de Pierre Clastres, Marshall Sahlins, James Scott
ou David Graeber, qui ont su mettre en valeur la dimension politique de
l’anthropologie en interrogeant la légitimité de nos institutions. Les thèses
exposées dans cet ouvrage sont largement tributaires d’une dette à leur
égard, quand bien même les œuvres d’autres penseurs ont pu avoir une
importance non moindre.
Avant d’exposer les quelques jalons qui vont émailler notre propos,
quelques précisions terminologiques et méthodologiques s’imposent. Le
terme de « sauvage », comme le terme de « primitif » lui-même beaucoup
employé par les anthropologues, n’a évidemment ici rien de péjoratif et
n’est pas associé à une vision historique qui le considérerait comme
« arriéré ». Il a l’avantage de pouvoir renvoyer à au moins trois types de
sociétés qui ont toutes en commun d’être dépourvues d’État et de classes
sociales : les sociétés qui précèdent l’apparition des premiers États vers
3100 avant notre ère, entre le Tigre et l’Euphrate ; les communautés qui ont
vécu en marge de la « civilisation » en tentant de se soustraire à son
emprise, comme ce fut le cas des sorcières ou des pirates ; et les sociétés
autochtones dont la définition demeure sujette à controverses. L’Onu y a
renoncé dans sa Déclaration des droits des peuples autochtones du
o
13 septembre 2007, mais l’OIT s’y est essayé avec la Convention n 169
adoptée en 1989, où les peuples autochtones sont « considérés comme
indigènes du fait qu’ils descendent des populations qui habitaient le pays,
ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l’époque de la
conquête ou de la colonisation ou de l’établissement des frontières actuelles
de l’État, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs
institutions sociales, économiques, culturelles et politiques propres ou
certaines d’entre elles » (art. 1, § 1b). Il est certain que les sociétés
autochtones ne peuvent être assimilées aux chasseurs-cueilleurs du
Paléolithique, ne serait-ce que parce que nombre d’entre elles ont été en
contact avec des États modernes. Il n’empêche que des liens peuvent être
établis et des éléments des sociétés du Paléolithique restitués grâce aux
sociétés autochtones. Christophe Darmangeat donne l’exemple des
reconstitutions d’animaux préhistoriques. Certes, « elles ne s’appuient que
sur des indices très fragmentaires : le plus souvent un squelette même pas
complet. Or, il faut bien comprendre que les scientifiques n’auraient jamais
su procéder à ces reconstitutions s’ils n’avaient commencé par étudier les
relations entre le squelette et le reste du corps sur des animaux bien actuels.
Ce n’est qu’une fois certaines régularités établies, certaines possibilités
recensées et d’autres éliminées, qu’on a pu commencer à raisonner sur les
fossiles, et procéder par déduction avec des probabilités raisonnables
d’avoir raison ». De manière similaire, « bien des archéologues sont
convenus de tout ce que leur discipline pouvait apprendre de l’ethnologie ;
ils l’ont démontré dans leurs travaux, donnant à cette approche le nom
11
d’ethno-archéologie » . D’autre part, il arrivera dans les développements
qui suivront que la frontière qu’établit Michel Foucault entre le sauvage et
le barbare soit plus poreuse qu’il ne l’entend. Pour lui en effet, « le barbare,
c’est toujours l’homme qui piétine aux frontières des États, c’est celui qui
vient buter aux murailles des villes. Le barbare, à la différence du sauvage,
ne repose pas sur un fond de nature auquel il appartient. Il ne surgit que sur
12
un fond de civilisation, contre lequel il vient se heurter ». Il ne cultive pas
la terre, il se l’approprie, il ne se défend pas, il attaque. En somme, le
13
barbare est « l’homme de l’histoire ». En réalité, cette définition du
barbare est très proche de celle du nomade chez Deleuze avec laquelle on
peut établir des liens avec le sauvage qui est aussi un homme de l’histoire
(restera à établir laquelle). Au vu de notre démonstration, le sauvage est
ainsi entendu dans une acceptation assez large, y compris dans un sens
trivial comme irruption de ce qui trouble l’ordre en refusant toute espèce de
domestication (d’où par exemple la notion de « démocratie sauvage »
élaborée par Claude Lefort qui désigne la capacité pour les démocraties
modernes à intégrer les conflits). Comme le soulignait déjà Michel de
Certeau, la figure du sauvage, refoulée par la raison d’État, « apparaît – il
ne peut apparaître – qu’en vaincu. Mais ce vaincu parle de ce qui ne peut
14
s’oublier ».
Nous faisons l’hypothèse tout au long des développements de cet
ouvrage que la politique (comme gestion et auto-institution de la société)
est la conjuration de l’autodestruction par la mise en sens de l’équilibre des
forces. Cette conjuration peut prendre diverses formes selon les structures
de la société mais en dernière instance, il s’agit toujours de la préserver de
la guerre civile. Elle est rendue possible par un équilibre des forces dont les
modalités peuvent elles aussi varier selon les sociétés (par notamment la
guerre et le sacré chez les sauvages, par l’État et les classes sociales dans la
modernité libérale). Cet équilibre s’inscrit dans un ordre légitimé par une
conception du monde qui lui donne sens. Le politique est quant à lui le
mouvement qui, dans une dialectique de conflit et de coopération, conduit à
transformer les coordonnées de la politique. Il est ce moteur de l’histoire
qui, au gré des circonstances, des rencontres, des rapports de force et des
évolutions de l’imaginaire, conduit à de nouveaux agencements du social.
Aussi avançons-nous qu’une politique juste est celle qui permet au politique
de faire son œuvre en accordant l’autonomie pleine et entière aux forces
collectives, afin qu’elles puissent composer avec l’altérité dans un équilibre
propice à l’élargissement d’un monde commun. Cela suppose une mise à
distance et une domestication de l’absolu excluant (comme l’imperium de
l’État ou le dominium de la Propriété) grâce à la réappropriation par les
forces collectives de leurs moyens de concevoir de manière pluraliste ce
monde commun.
Notre démarche sera à la fois analytique, en nous focalisant sur des
thèmes ou des concepts nous permettant de mieux comprendre les sauvages
et les modernes au regard de leur organisation politique, et généalogique, en
établissant les conditions d’émergence et les seuils qui rendent compte du
mouvement social-historique. Toute méthode a cependant ses limites. Ici, il
a été privilégié une relation en miroir plutôt qu’une histoire complète, faute
de place et pour mettre en relief différents aspects de notre sujet (à la
manière de Benjamin Constant lorsqu’il traitait de la différence entre la
liberté des anciens et des modernes). Or, la modernité est héritière de tout
un passé qui n’a pu être traité de manière systématique, sauf de manière
synthétique ici ou là pour faciliter la compréhension. Par ailleurs, les
chapitres se présentent comme un kaléidoscope dont les faces
correspondent et se répondent dans un ensemble cohérent. Elles s’agrègent
néanmoins de façon relativement autonome, certaines interdépendances
n’étant pas toujours systématisées, soit parce qu’elles n’ont pas lieu d’être,
soit parce que certaines investigations mériteraient d’être davantage
poussées (ce qui n’est pas toujours possible au vu de l’état des
connaissances). Enfin, au vu de l’ampleur du sujet et de l’immense
littérature afférente, cet ouvrage ne se veut pas exhaustif : dans la mesure du
possible, il entend avant tout dégager des lignes de force qui demeureront à
ajuster voire à corriger et à compléter.
Dans un premier chapitre, il sera question de la figure du chef au regard
de la figure de l’État. Nous verrons comment le chef est en dette vis-à-vis
de la société des sauvages, encastré dans des relations sociales qui conjurent
toute velléité de coercition. Il sera notamment distingué le pouvoir sacré,
qui demeure soumis au social, et le pouvoir divin, qui préfigure la naissance
de l’État. Dans un deuxième chapitre, c’est le sacrifice qui fera l’objet de
notre enquête : nous verrons que du cannibalisme à l’exécution du bouc
émissaire, c’est tout un rapport à l’autre qui change les rapports sociaux. Ici
se joue un lien central entre violence et politique qu’il est nécessaire de bien
comprendre pour conjurer toute imposition sacrificielle. Dans un troisième
chapitre, nous montrerons en quoi la magie constitue un registre de
rationalité qui, en tant que technique visant à maîtriser le réel, s’inscrit dans
un champ de pouvoirs où l’imaginaire peut faire l’objet d’un certain
monopole. Il sera ainsi question de chamanes et de sorciers, mais aussi de
sorcières qui, à l’aube de la modernité, faisaient figure de menace pour
l’ordre naissant. Dans un quatrième chapitre, il sera question de l’économie
des sauvages en général et de la propriété en particulier : nous verrons
comment par un système complexe de tabous et de droits d’usages, ils
entendaient conjurer la naissance des inégalités ou tout du moins des classes
sociales afin de préserver la paix civile. Dans un cinquième chapitre, c’est
la gestion politique du stock qui fera l’objet de notre attention, notamment
avec la naissance de l’agriculture. Nous verrons que c’est la condition
politique qui détermine la condition monopolistique du stock plus que
l’inverse, avec toutes les conséquences que les naissances conjointes de
l’écriture, de la comptabilité et de l’impôt induisent. Dans un sixième
chapitre, il sera question du sens de la guerre qui est centrale dans la plupart
des sociétés sauvages. Nous verrons en quoi sa compréhension est
nécessaire pour démêler ce paradoxe qui veut que la guerre puisse à la fois
conjurer l’État et contribuer à lui donner naissance. Dans un septième
chapitre, notre attention portera sur la figure de l’esclave, dont l’existence
est liée à la guerre et à la notion de propriété. Déjà présent chez les
sauvages, l’esclave, en tant qu’altérité radicale incluse dans la société,
pourrait préfigurer en miroir l’extériorité de l’État. Dans un huitième
chapitre, il sera question de la dialectique du nomade et du sédentaire en
partant du rapport du sauvage au territoire. Nous verrons alors de quelle
manière l’État est issu d’une rencontre qui ne relève pas nécessairement du
contrat. Dans un neuvième chapitre, nous nous intéresserons au rapport des
sauvages avec leur environnement. Au vu de la crise écologique et des
débats concernant le dépassement de la division entre nature et culture,
nous verrons en quoi ils peuvent nous pousser à repenser les milieux et leur
représentation, ainsi que les conditions de préservation du monde. Enfin
dans un dixième chapitre, notre attention portera sur la démocratie et ses
différentes acceptions. Nous verrons en quoi les sauvages peuvent nous
interroger sur les conditions d’une démocratie réelle, y compris en
mobilisant le sauvage moderne qu’est le pirate, cela à l’aune d’une
conception du politique interrogeant notamment notre rapport à l’histoire.
Juste avant l’indépendance de la Birmanie, les représentants des tribus
furent invités à participer à une enquête. Questionné sur le type
d’administration qu’il préférerait, le chef des Mongmon répondit : « Nous
15
n’avons pas pensé à cela car nous sommes un peuple de sauvages . » C’est
dans le sillage de cette réponse que nous déploierons les questions qui vont
suivre.
I

Métamorphoses du pouvoir sauvage

La soumission du chef

Qui dit sociétés sans État ne dit pas pour autant sociétés sans pouvoir.
Toute la question consiste à savoir ce que l’on entend par ce pouvoir, et
quelles sont les modalités qui organisent ses rapports avec ces sociétés. S’il
est tout à fait concevable de concevoir des chefs et même des rois sans État,
il convient alors de cerner les mécanismes qui conjurent l’émergence d’un
appareil administratif coercitif séparé de la société, mais aussi de détecter
les signes pouvant être conçus comme autant de potentialités expliquant
cette émergence.
Si les Occidentaux pouvaient à la fois s’émerveiller ou s’effrayer des
mœurs pour eux étranges des sauvages, il est un point sur lequel ces
derniers s’accordaient et qui leur paraissait tout à fait absurde au vu de leur
organisation. Comment était-il possible que les Blancs acceptent d’obéir à
la volonté d’un seul homme ? Cette soumission à l’arbitraire échappait
complètement à leur conception du bon ordre des choses. Non qu’ils ne
fussent pas soumis à des dieux, à des coutumes ou à la loi des ancêtres,
mais se soumettre à l’arbitraire d’un semblable était pour eux inconcevable.
Le chef dans les sociétés sans État ne se situe pas au sommet d’une
pyramide hiérarchique de laquelle découleraient ses ordres. Il ne conçoit
pas la société comme un tout organique semblable à un corps à qui il
commanderait. Il occupe davantage une fonction parmi d’autres. Comme le
souligne Maurice Leenhardt, « jamais on n’envisage que le chef est la
“tête”, selon l’étymologie du mot chez nous. Il n’est pas la tête d’un
gouvernement, mais ceux qu’il délègue sont la “face” d’une activité
particulière16 ». Pas de métaphore du corps dirigé par une tête donc, mais
un visage qui ne peut se substituer aux autres, renvoyant à une tâche
particulière. « Les coloniaux cherchaient la tête ; ils ne trouvèrent que des
17
visages », remarque Jean-Claude Monod. Mais alors à quoi bon la
nécessité d’un chef ? « Le chef est d’abord un porte-parole, au sens
18
propre . » Il parle au nom de la communauté, notamment en jouant le rôle
de diplomate dans les relations intertribales, mais surtout il dit la loi qui
tient lieu de fondement à la société. Cette loi lui préexiste et l’oblige : en
aucun cas il ne saurait la modifier ou se poser lui-même comme son
créateur, ce qui apparaîtrait aux yeux de tous comme une folie d’ordre
égocentrique et arbitraire. D’une certaine manière, la société des sauvages
consacre une certaine forme de légicentrisme, radicalement hétéronome, qui
doit prévaloir sur toute forme de décisionnisme. « Le législateur est aussi le
fondateur de la société, ce sont les ancêtres mythiques, les héros culturels,
les dieux. C’est de cette Loi que le chef est le porte-parole : la substance de
son discours, c’est toujours la référence à la Loi ancestrale que nul ne peut
transgresser, car elle est l’être même de la société : violer la Loi, ce serait
altérer, changer le corps social, introduire en lui l’innovation et le
changement qu’il repousse absolument19. » L’archê, c’est-à-dire le principe
premier de commandement, ne se trouve pas dans le chef mais dans la Loi.
Le chef n’en est que le relais, lui conférant un prestige qui n’est pas
accompagné pour autant d’un pouvoir coercitif. La contestation du chef est
donc tout à fait possible et légitime dans ces sociétés : en cela il existe bien
la notion d’altérité qui vient dégager un jeu à partir duquel est concevable la
créativité. Il n’en reste pas moins que loi des ancêtres vient fixer des limites
à ce jeu. La figure du chef comme singularité est donc toute relative.
Lorsqu’un chef est condamné à mort par la société, ce n’est pas le système
d’organisation sociale qui est remis en cause et remplacé par un autre, mais
bien un individu dont on estime qu’un autre sera plus à même de préserver
ledit système. C’est en ce sens que l’on peut comprendre ce propos de
Claude Lévi-Strauss : « Le chef apparaît comme la cause du désir du groupe
de se constituer comme groupe, et non comme l’effet du besoin d’une
20
autorité centrale ressenti par un groupe déjà constitué . » Il apparaît alors
comme une résultante faisant figure de clé de voûte d’un système de
croyances portant la communauté, « dépositaire jaloux d’un savoir honoré
jusqu’au vécu le plus humble, à demeurer le protecteur fidèle de ses dieux
21
et le gardien de leur loi ». Le pouvoir du chef est donc toujours pris à la
fois dans les mailles de la loi des ancêtres et dans celles de la communauté
dont il ne peut s’extraire en prenant une hauteur surplombante. En cela, il
n’est pas tant un juge prenant des décisions de justice tranchées qu’un
médiateur qui tente d’accorder des parties lorsqu’existent des litiges. S’il
peut délimiter des territoires de chasse ou donner des orientations de
déplacement, cela se fait toujours avec l’assentiment de la communauté. Il
existe bien le cas des guerres où le chef peut faire valoir son autorité, mais
s’il est tenté d’en abuser il est vite rappelé à l’ordre. Souvent le chef est un
guerrier, or tout le tragique de son statut consiste en ce qu’une société ne
désire pas toujours faire la guerre. Sans cette activité, son prestige peut
avoir tendance à diminuer mais s’il tente de mener sa communauté à la
22
guerre contre son gré, son destin se réduit toujours à une mort certaine .
La parole est liée au pouvoir. Dans tous les États, le chef de
gouvernement a un droit à la parole qui suppose sa capacité à donner des
ordres et à exiger l’obéissance. Dans les sociétés primitives, la parole du
chef n’est pas un droit mais un devoir, elle n’est pas commandement mais
palabre rappelant des coutumes à tel point intégrées par les individus qu’ils
n’y prêtent guère attention. La parole trace ainsi la démarcation entre le
pouvoir qui réside exclusivement dans la société et dans l’institution du
chef. « Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu’il
doit à la tribu, c’est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de
23
parole de devenir homme de pouvoir . » Cette dette en termes de pouvoir
l’est aussi en termes économiques. En effet si le chef peut se prévaloir d’un
certain prestige qui lui confère certains avantages (notamment en termes de
possession de femmes), il se paye d’une obligation de prodiguer des biens à
la communauté. Cette obligation rend compte d’une dette contractée par le
chef envers la société, dont il ne pourra jamais complètement s’acquitter. La
dette est ainsi au cœur de la relation qui unit le chef à la société. Détenir le
pouvoir suppose la possibilité d’imposer un tribut. Or, dans les sociétés
primitives, c’est la communauté qui détient ce pouvoir qui l’impose au chef
en le piégeant dans son désir de prestige. Le sens de la dette permet ainsi
d’évaluer la différence entre sociétés sans État et sociétés avec État : dans le
premier cas, la chefferie est endettée envers la société ; dans le second, c’est
la société qui l’est envers une institution qui a approprié le pouvoir. Dans
les îles Fidji, Marshall Sahlins rapporte cette anecdote : « En tant que chef
de clan, il ne pouvait lui-même ouvrir le coffre pour y prendre les dents de
cachalot. C’était là le rôle du héraut, le “visage de la terre” (matanivanua),
24
représentant la collectivité auprès du chef . » Un chef influent peut bien
recruter des individus pour contribuer à l’édification de certains biens
collectifs par exemple, mais en aucun cas ils ne sont dépendants de lui. Les
rétributions qu’ils peuvent recevoir en nature ne constituent jamais une
nécessité qu’ils avaient pour vivre convenablement puisque chacun a la
possibilité de subvenir à ses propres besoins. Par conséquent, les personnes
à l’initiative de tels travaux n’ont aucun pouvoir de contrainte et tout un
chacun peut refuser d’y prendre part.
Pourquoi si peu de marge de manœuvre laissée au chef ? Pourquoi tant de
dispositifs minorant son pouvoir de décision ? Parce que les sociétés
primitives « ont très tôt pressenti que la transcendance du pouvoir recèle
pour le groupe un risque mortel, que le principe d’une autorité extérieure et
créatrice de sa propre légalité est une contestation de la culture elle-
25
même ». En effet, la transcendance du pouvoir résulte toujours d’une
forme d’état de nature qui n’est soumis à aucune norme. Il s’agit alors de
trouver le moyen de le piéger, ou tout du moins de le circonscrire au mieux.
C’est en réservant au chef le lieu prédéterminé du pouvoir qu’il est possible
de le contrôler. Il faut que ce lieu soit défini afin que la société puisse dire :
« Voilà, le chef c’est lui, et c’est précisément lui qu’on empêchera d’être le
chef26. » Ce que les Indiens cherchent à éviter, c’est que n’importe qui
arrive en déclarant : « le siège du pouvoir est vide donc je peux m’en
emparer de manière à ce que ce soit moi qui commande. » Le schéma est ici
inverse à l’idée moderne développée par Claude Lefort selon laquelle le
propre du pouvoir en démocratie est de laisser symboliquement vide la
27
place du pouvoir . Cette vacuité serait alors révélatrice du fait que
personne ni quoique ce soit (y compris une idée) n’est naturellement
disposé à occuper le pouvoir. Autrement dit, le propre du lieu du pouvoir en
démocratie serait d’être radicalement indéterminé. C’est tout l’inverse dans
le cas des sociétés primitives : le lieu du pouvoir est prédéterminé pour
pouvoir être contrôlé par la société et par le religieux.
Peut-on pour autant parler de « société contre l’État » comme le soutenait
Pierre Clastres ? Il est en effet difficile d’imaginer qu’une société puisse
anticiper quelque chose qu’elle ne connaît pas. Et pourtant il est possible
d’avancer une hypothèse pour expliquer cette thèse forte. Ces sociétés
n’étaient pas exemptes de relations interindividuelles violentes ou de
coercition : qu’il s’agisse des pratiques de viol collectif ou des vendettas,
certaines éruptions permettaient aux sauvages d’entrevoir les faces sombres
de la condition humaine. Mais c’est précisément parce qu’il existait en leur
sein de telles relations que l’on peut supposer qu’ils craignaient de les voir
s’ériger en institutions. D’une certaine manière, le dialogue imaginé par
l’anarchiste Errico Malatesta dans sa brochure Au café de 1913 fait écho au
raisonnement des sauvages sur ce point :
Louis. – Mais quoi ! Les hommes sont mauvais par nature, et s’il n’y avait pas les lois, les juges et
les gendarmes pour nous tenir en respect, pires que les loups, nous nous dévorerions entre nous.

Georges. – S’il en était ainsi, ce serait une raison de plus de ne donner à personne le pouvoir de
28
commander et de disposer de la liberté des autres .

Autrement dit, ce qui doit être conjuré, c’est un pouvoir sans borne dont
le remède serait pire que le mal : parce que tout individu qui a du pouvoir
tend à en abuser, il est nécessaire de l’assigner à un lieu qui sera
drastiquement limité et contrôlé. Pour autant, il existe toujours la possibilité
que ce pouvoir déborde du corset qui lui est dédié. Car si le chef ne travaille
29
pas pour commander, mais bien « au sens propre, pour la gloire », son
prestige n’en est que plus important et peut avoir pour effet d’entériner des
dissymétries dans l’échange : « Un chef peut acheter un objet de grande
valeur pour cent paniers de tubercules alors qu’un homme du commun
30
devrait en offrir mille pour l’acquérir . » De plus, si son prestige lui enjoint
d’être généreux, cette générosité n’est pas exempte d’une dépendance lui
procurant un avantage. Poussé à son paroxysme en effet, « le don fait
l’esclave, disent les Esquimaux, comme le fouet fait le chien ». David
Graeber et David Wengrow, reprenant l’hypothèse de Franz Steiner,
estiment par exemple que le renforcement du pouvoir des chefs a pu se faire
via l’hospitalité et le droit d’asile : en recueillant et en prenant soin des plus
faibles (ce qui inclut aussi bien l’orphelin que le handicapé) dans sa
demeure, le chef s’adjoignait ainsi une cour susceptible de remplir le rôle
31
d’une police . Il existe d’autre part de multiples types de chefferies qui ont
plus ou moins de pouvoir, entre la figure du chef et celle du roi que nous
allons voir. C’est le cas par exemple des Big Men, que l’on retrouve chez
les Papous. S’ils ont des pouvoirs considérablement limités comme dans la
chefferie « classique », ils se détachent néanmoins des autres hommes non
par la qualité de leur être mais par la quantité de leurs pouvoirs : « Tel un
banian qui, bien qu’il soit le plus gros et le plus grand de la forêt, reste un
arbre comme les autres. Mais, simplement parce qu’il dépasse tous les
autres, le banian porte davantage de lianes et de racines, fournit davantage
32
de nourriture pour les oiseaux, et protège mieux du soleil et de la pluie . »
Les attributs du privilège et de la singularité demeurent toutefois à la
hauteur des obligations qu’ils supposent, confortant ainsi toujours un sens
de la dette propre aux sociétés sans État.

Lorsque le roi divin délivre le roi sacré

L’émergence du roi introduit-elle une rupture avec la chefferie des


sociétés primitives ? Rien n’est moins sûr, car dans un premier temps tout
du moins le roi ne désire pas commander. Comme l’a montré Arthur
Maurice Hocart dans Rois et courtisans, le roi est avant tout un médiateur
entre les dieux et les hommes, pris dans un réseau d’obligations faisant de
lui un obligé de la société davantage qu’un maître. Le roi est corseté par le
sacré, coincé entre les dieux et le peuple qui le tiennent en respect. Aussi la
royauté sacrée peut-elle se retrouver dans des sociétés acéphales, sans
pouvoir coercitif. La vie du roi n’a de valeur qu’en tant qu’il répond aux
besoins de ses sujets et se plie aux lois religieuses. Si tel n’est pas le cas, il
peut être tué sans forme de procédure. Une lourde charge incombe alors au
souverain : celle de veiller à la continuité de la société en s’assurant de
l’équilibre des forces visibles et invisibles, de la fertilité de la terre, de la
bonne répartition des biens, du respect des traditions. Tant que ses fonctions
sont correctement remplies, le roi est choyé par ses sujets, mais qu’il
manque à ses devoirs et c’est la chute assurée.
Un roi de ce genre vit emprisonné dans un protocole, un réseau d’interdictions et d’observances,
dont le but n’est pas de contribuer à sa dignité, encore moins à son bien-être, mais de l’empêcher
d’agir d’une façon qui, en dérangeant l’harmonie de la nature, pourrait l’entraîner, lui, son peuple
et l’univers, dans une commune catastrophe. Loin d’augmenter ses aises, ces règles, en
embarrassant chacun de ses actes, annihilent sa liberté ; et, tout en cherchant à préserver sa vie, lui
33
en font souvent une peine et un fardeau .

Sa personne est entourée de tabous à tel point qu’à la moindre


déconvenue ou au moindre mécontentement, ses sujets sont susceptibles de
lui reprocher d’avoir brisé l’un d’eux. Or briser un tabou renvoie à un
double reniement : le roi a renié les dieux, et les dieux ont renié le roi. C’en
est fait de sa légitimité. « Le caractère sacré de la personne du roi servait, en
fait, de frein à son pouvoir. Personne ne pouvait l’approcher directement.
Quiconque voulait lui adresser une plainte ou était en mesure d’adopter une
information de première main devait passer par toute une chaîne de
34
fonctionnaires avant d’avoir accès à lui . » La sacralité du roi a ainsi une
double fonction : d’une part elle limite son pouvoir ; et d’autre part elle
pose une distance entre le roi et ses sujets, comme si une trop grande
proximité représentait un danger à proscrire et donc à circonscrire, qui n’est
pas sans rappeler l’assignation du pouvoir à un lieu prédéterminé que l’on
retrouve dans les sociétés à chefferie. Dans cette perspective, « le roi n’est
35
pas maître mais captif de l’institution », ce qui fait dire à Hocart que « la
Constitution n’est pas une invention récente : c’est l’essence même de la
36
royauté ». Avec les rituels d’inversion, où les dominants sont humiliés et
les dominés prennent les atours des puissants (que l’on retrouve jusque dans
les carnavals), on observe alors comme un rappel de la fragilité des assises
du pouvoir. « On ne règne jamais impunément » semble être la maxime
sous-jacente des sociétés sans État dotées de rois : tout peut basculer d’un
moment à un autre, sorte d’avertissement afin que tout continue à durer
comme avant.
À l’instar des chefferies, les rois sacrés ne détiennent pas les moyens de
production : ils sont avant tout les intermédiaires qui permettent aux agents
non humains (divinités, esprits ou ancêtres) de faire en sorte que les récoltes
soient bonnes et protégées des intempéries. Par ailleurs, le roi sacré ne peut
être enterré car sa dépouille stériliserait la terre : son domaine est celui du
37
ciel . Le corps du roi est garant de la fécondité et de la prospérité du
peuple. On le tue avant qu’il ne meure de mort naturelle comme pour
signifier que la société est capable de prendre la main sur son corps qui
constitue une intermédiation avec les forces cosmiques. Aussi, dans ce
monde où le visible doit composer avec l’invisible, les morts doivent aussi
être sacralisés afin de limiter leur pouvoir, car lorsqu’ils demeurent à l’état
divin, leurs prétentions deviennent de plus en plus envahissantes (en cela la
distinction entre le sacré et le divin est fondamentale). Le cas des momies
royales incas est ici exemplaire dans la mesure où elles continuaient à
posséder des palais et des terres au même titre que de leur vivant, ce qui
amenait leurs descendants à conquérir d’autres territoires. Il va alors
devenir nécessaire pour les souverains de circonscrire le pouvoir des
ancêtres en établissant un équilibre précaire : à la fois en leur laissant une
place qui permette d’assurer la légitimité de leur lignée, et en limitant leur
champ d’action pour pouvoir déployer le leur.
Le propre de la royauté sacrée, cependant, à la différence des chefferies,
consiste en ce que le roi tient figure d’extra-ordinaire. C’est pourquoi il
pouvait être associé à des monstres et qu’il serait possible via la royauté
sacrée de développer une véritable tératologie du pouvoir. Le roi Vili de
Loango, dans l’actuel Congo-Brazzaville, était par exemple doté d’un trône
entouré de nains et d’albinos. Le roi lui-même se situait à l’intersection du
monde divin et sauvage dans la mesure où sa mère était une femme pygmée
venue de la mer, appartenant au domaine de la forêt. Ce n’était pas lui qui
possédait la terre, mais les esprits des clans autochtones dont les nains et les
albinos étaient les émissaires. Ce caractère extraordinaire se retrouve
particulièrement dans un attribut qui fonde la souveraineté avant de fonder
l’État : la transgression. Le roi sacré, et son union incestueuse l’atteste,
incarne la figure « du transgresseur par excellence, de l’être qui ne respecte
rien, qui fait sienne toutes les formes, même les plus atroces, de
38
l’hubris ». En concentrant en lui toutes les forces maléfiques, sa fonction
consiste aussi paradoxalement à les convertir en forces positives de manière
à éviter la contagion de la violence. C’est pour l’éloigner de la communauté
que l’on lui fait commettre l’inceste : il faut toujours tenir à distance le
sacré. L’inceste du roi sacré le met au ban de la parenté (ce qui est aussi,
nous le verrons, une caractéristique de l’esclave). Les rois sacrés se
présentent toujours comme dotés d’une nature exceptionnelle et
transgressive comparée à la nature commune des individus : ils se
distinguent par leurs hauts faits d’armes mais aussi par leurs mœurs qui font
l’objet général d’un tabou : inceste, fratricide, etc., ainsi que par leur
pouvoir lié aux forces cosmiques dont ils sont le garant. Le roi des
Kikouyou africain, par exemple, passe sa vie attaché sur une chaise dans
une forêt. On ne peut approcher de lui qu’à genoux. Il ne peut se coucher,
car alors le vent ferait de même, ce qui rendrait toute navigation impossible.
Xénophon, dans l’Anabase, parle d’un roi enfermé dans une tour. « Bref, il
39
faut sauvegarder la puissance concentrée dans le roi . » Cette dimension
exceptionnelle que l’on retrouve incarnée dans la praxis du roi se redouble
alors dans son rapport au territoire. Descola affirme ainsi que l’émergence
d’une transcendance isolant le roi sacré est dû à un rapport au territoire, au
lieu d’où il vient et qu’il occupe : « tandis que les spécialistes rituels nuer et
dinka vivent parmi leurs concitoyens, le roi shilluk occupe une capitale
possédant un statut d’extraterritorialité, non au sens juridique, mais parce
que la vie menée en ce lieu est totalement différente de celle du reste du
40
territoire . » La royauté sacrée du roi est ainsi marquée d’une double
extériorité : ontologique et territoriale, tout en demeurant soumis à la
double volonté des dieux et de ses sujets.
Cette dimension exceptionnelle, si elle ne consacre pas pour autant le
pouvoir absolu de décider, attribue au roi la responsabilité de la guerre et de
la paix sans pour autant qu’il ait le droit de porter les armes. Le roi des
Mossi au Burkina Faso, par exemple, n’a pas le droit de voir couler le sang.
Lors des combats il est toujours doublé par un chef de guerre qui est le seul
41
à pouvoir le saluer . Il en est de même avec le roi tio, en République
démocratique du Congo, qui n’a pas à proprement parler de pouvoir
politique mais qui se rapproche du sorcier de par sa retraite initiatique où il
est tenu de manger de la chair humaine. Ses pouvoirs sont craints et
respectés : il peut aussi bien détruire les moissons que favoriser la vie, mais
il ne prend pas part directement à la guerre. Il est parfois avancé que
l’émergence du roi sacré est concomitante à une hausse de la démographie
qui aurait nécessité des formes de centralisation pour mener à bien la
direction de la société. En réalité, rien n’est moins sûr. Comme le souligne
Descola, un tel présupposé « est douteux. Car les systèmes segmentaires
typiques des collectifs analogistes, c’est-à-dire fondés sur l’opposition
complémentaire d’unités de filiation et de communautés autonomes,
peuvent fonctionner sans autorité centralisée avec des effectifs
considérables de population. Le meilleur exemple en est les sociétés du sud
du Soudan, puisque c’est la moins populeuse, celle des Shilluk (environ
300 000 individus), qui est coiffée par un roi sacré, tandis que les plus
populeuses, les Nuer (environ 2 millions) et surtout les Dinka (environ
4 millions), s’en dispensent42 ». Si les conditions d’émergence des
différentes figures du pouvoir demeurent à éclaircir, il est d’ores et déjà
possible d’établir que le pouvoir politique émerge paradoxalement lorsqu’il
n’est plus concentré dans une personne, ou tout du moins quand la
concentration du pouvoir permet son dédoublement afin de déployer un
pouvoir effectif d’ordre coercitif : les charges sont alors divisées et
déléguées à des fonctionnaires. « Tout se passe donc comme si le pouvoir
politique émergeait à la faveur ou sous l’effet d’une dynamique interne du
système royal conduisant celui-ci vers un état plus stable par dissociation et
43
déploiement équilibré de ses composantes . » La figure du ministre devient
alors centrale, de même que la distinction entre armée et police : commence
alors à poindre la figure de l’État. Mais avant cela, il est nécessaire de faire
un dernier détour par ce qu’on appelle le roi divin.
Il est nécessaire de distinguer les rois sacrés des rois divins : Le roi sacré
est soumis aux coutumes de la société tandis que les rois divins sont comme
des dieux, et peuvent ainsi agir comme tels, de manière totalement
arbitraire. Souvent les deux peuvent coexister et font l’objet de tensions
contradictoires : les rois auront tendance à vouloir diviniser leur fonction
tandis que leurs sujets auront tendance à vouloir les sacraliser de manière à
44
mieux les contrôler (comme c’est le cas du roi d’Angleterre aujourd’hui) .
À la différence des rois sacrés qui sont responsables de la guerre et de la
paix mais qui ne peuvent s’engager dans la bataille, les rois divins se
présentent volontiers comme des guerriers. C’est le cas des rois
mésopotamiens et égyptiens, par exemple. Les rois perses sont aussi des
guerriers, élus par les dieux bien qu’ils ne se prennent pas pour eux. Les
empereurs chinois, cumulant les fonctions civiles, militaires et religieuses,
sont les représentants du Ciel sur la Terre et les garants de l’équilibre de
l’univers, reflets du dao, principe qui engendre tout ce qui existe. « On
pourrait donc dire que cette royauté, assurément originale, était de nature
45
divine. Le roi incarne en quelque sorte le dao céleste . » Certains peuvent
alors se présenter comme l’origine et le commencement de tout : à
Babylone, comme en Égypte, le calendrier redémarre à chaque début de
46
règne d’un roi . Cette dimension divine et absolue des rois a pu être un
facteur permettant aux sujets de se les représenter comme ceux pouvant
exercer la justice car elle suppose un pouvoir incommensurable qui pose le
souverain au-dessus de la mêlée et lui confère une aura d’impartialité. Du
point de vue du roi, ses sujets ont des intérêts également identiques et son
pouvoir arbitraire lui permet de changer les rapports sociaux en fonction de
telle ou telle situation (par exemple en effaçant les dettes). En cela, la
position radicalement étrangère du roi divinisé augure une nouvelle
configuration du rapport entre politique, égalité et justice. Ce n’est plus la
loi ancestrale qui vient fixer l’ordre naturel des choses mais une volonté
incarnée, ouvrant à l’arbitraire parfois le plus violent, mais aussi au
changement de l’ordre des choses, y compris en termes d’égalisation
progressive d’attributs jusque-là réservés à quelques-uns. Cela est
particulièrement significatif en ce qui concerne l’immortalité. En Égypte,
par exemple, seuls quelques membres de l’élite pouvaient se prévaloir
immortels (les pharaons et les prêtres notamment). Mais vers deux mille ans
avant notre ère, peut-être à la suite de luttes sociales, chacun a pu accéder à
l’immortalité.
Il s’agit donc bien au début, d’un emblème du pouvoir et de transcendance sociale. Là où, dans les
groupes primitifs, il n’y a pas de structures de pouvoir politique, il n’y a pas non plus
d’immortalité personnelle. Une âme « relative », une immortalité « restreinte » correspondent
ensuite, dans les sociétés moins segmentaires, à une transcendance elle-même relative des
47
structures de pouvoir

L’institution de la mort naît dès lors qu’il existe une discrimination


sociale des morts qui sont plus ou moins privilégiés en fonction de leur
statut. Elle est d’abord assumée par un pouvoir théologico-politique pour
ensuite être confiée plus spécifiquement à des prêtres et des Églises. Ce
n’est que progressivement que l’État va venir compléter une telle tâche :
« Plus fort que l’Église : ce n’est pas sur l’imaginaire de l’au-delà, mais sur
l’imaginaire de cette vie même que grandit l’État et son pouvoir abstrait.
C’est sur la mort sécularisée, la transcendance du social, qu’il s’appuie, et
48
sa force lui vient de cette abstraction mortelle qu’il incarne . »

La résonance de l’État

Avec ou sans État, les sociétés sont dotées de centres de pouvoir, mais
tandis que les sociétés sans État organisent leur inhibition, l’État organise
leur résonance. « On n’a plus n yeux dans le ciel, ou dans des devenirs
végétaux ou animaux, mais un œil central ordinateur qui balaie tous les
49
rayons . » Dans les sociétés sans État par exemple, on retrouve
régulièrement la distinction entre les « gardiens de la terre » et les chefs de
telle sorte que soient conjurées l’émergence de la propriété foncière et sa
50
concentration dans les mains d’une autorité . Au contraire, avec l’État, les
centres de pouvoir ne sont pas distingués pour être inhibés mais ils sont à la
fois mis en relation (comme la ville et la campagne) et séparés d’un
extérieur (par des frontières), de manière à constituer progressivement la
chair de l’Un.
Aussi le pouvoir central d’État est-il hiérarchique, et constitue un fonctionnariat ; le centre n’est
pas au milieu, mais en haut, puisqu’il ne peut réunir ce qu’il isole que par subordination. Certes, il
y a une multiplicité d’États non moins que de villes, mais ce n’est pas le même type de
multiplicité : il y a autant d’États que de coupes verticales en profondeur, chacune séparée des
autres, tandis que la ville est inséparable du réseau horizontal des villes. Chaque État est une
intégration globale (et non locale), une redondance de résonance (et non de fréquence), une
51
opération de stratification du territoire (et non de polarisation du milieu) .

Certes, tout centre de pouvoir a une zone de puissance et d’impuissance :


la zone de puissance constitue le champ sur lequel son contrôle est exercé,
tandis que la zone d’impuissance relève de ce qui lui échappe malgré lui. Et
c’est précisément ces interstices d’impuissance que l’État entend combler
en organisant le phénomène de résonance entre les centres. C’est en cela
que l’on peut distinguer l’État de la cité-État. Si l’on prend comme exemple
l’émergence de l’État en Mésopotamie, Jean-Daniel Forest explique ainsi
qu’il est nécessaire de « distinguer la cité-État de l’État proprement dit, et
ne faire coïncider l’apparition de celui-ci qu’avec l’unification du pays par
Sargon. Ce n’est pas tellement parce qu’il y a alors un changement
d’échelle radical, mais surtout parce que le ressort du changement est
totalement nouveau. Jusque-là, en effet, l’accession à des niveaux
d’intégration supérieurs reposait sur des mécanismes internes, lents, et
pratiquement invisibles ; le changement était assumé collectivement, à
travers des initiatives qui, trouvant leur source dans l’opacité de l’habitus,
reposaient sur un consensus. À l’inverse, Sargon impose une solution
nouvelle par la force, et son entreprise, brutale et douloureuse, repose sur
une initiative individuelle et une visée hégémonique assumée. La cité-État
apparaît ainsi comme l’aboutissement du processus évolutif normal :
chaque principauté est devenue trop structurée pour qu’un niveau
d’intégration supérieur se développe encore spontanément, et l’État devient
alors l’ultime moyen, de type transgressif, de surmonter une situation
52
bloquée ». Pourquoi de type transgressif ? Nous avons vu que le propre
des rois était de pouvoir s’affranchir des lois de la nature (par exemple en
pratiquant l’inceste), mais avec la constitution de l’État se surajoute deux
formes de transgression supplémentaire : tout d’abord le souverain qui le
porte vient bouleverser l’ordre naturel dynastique si tant est qu’il en existe
un (conquête, usurpation du pouvoir, etc.). En cela il est à l’origine
radicalement extérieur au pouvoir déjà en place. C’est le cas de Sargon, par
exemple, dont la légende dit qu’il a été recueilli dans une corbeille de
roseaux par un puiseur d’eau sur un fleuve, déposé par une grande prêtresse
qui l’avait enfanté en secret. Vers 2270 av. J.-C, il détrôna alors Ur-Zababa
pour ensuite fonder l’empire d’Akkad. Ensuite, la deuxième phase
transgressive va consister à de nouveau bouleverser l’ordre des choses en
déniant aux centres de pouvoir leur autonomie, afin que leur résonance soit
organisée au profit d’un sommet capable de se prendre pour le Tout. C’est
pourquoi l’État se veut le point de vue des points de vue, au-dessus de la
mêlée des perspectives. « Et pour cela, il doit faire croire que lui-même
n’est pas un point de vue. Pour cela, il est capital qu’il fasse croire qu’il est
53
le point de vue sans point de vue . » En d’autres termes, le propre de l’État
va consister à transformer un point de vue particulier en un universel et à le
faire accepter comme tel. La prosopopée est alors la figure rhétorique par
excellence du discours d’État dans la mesure où elle permet de faire parler
un mort, un animal, une chose personnifiée, une abstraction : « La
République a besoin de vous », quand bien même il s’agirait en réalité d’un
discours émit par un gouvernement composé de quelques personnes.
Une autre fonction de l’État consiste à créer un corps de fonctionnaires
capable de mettre en résonance les différents centres de pouvoir. Pour cela
le roi doit s’adjoindre des fidèles. Comme disait William Blackstone : « Le
roi est la fontaine des honneurs ». Mais ces honneurs se payent
paradoxalement d’une dépersonnalisation du pouvoir qui signe la naissance
de l’État. Le roi ne pouvant physiquement pas tout contrôler il doit
nécessairement déléguer. Cette délégation va constituer la bureaucratie et
tout un corps de fonctionnaires qui va multiplier les bras et les yeux du roi,
mais aussi les entraver : par la rétention d’information, les changements
imperceptibles des ordres, la corruption. « Plus le roi étend son pouvoir et
plus il étend sa dépendance à l’égard de ceux qui dépendent de son
54
pouvoir . » Le roi n’est plus tout à fait maître en son royaume. Il doit
composer avec la machine d’État marqué par une corruption structurelle
toujours susceptible de miner ses fondements : le gouvernement, au vu de
l’extension de son pouvoir, est incapable de superviser seul le prélèvement
des impôts ou la levée des armées. Il est bien obligé de déléguer ces
missions à des intermédiaires qui vont pouvoir se trouver dans une position
privilégiée en termes de rapports de force puisque grâce à leur capacité de
rétention des informations, ils peuvent les cacher à leurs supérieurs et
55
menacer si besoin leurs subordonnés . Il est vital pour l’État de transcender
ces champs de tension. Pour cela, il doit imposer un ordre et se poser ainsi
comme la résultante de cet ordre. Or, « imposer un ordre, fut-ce au nom de
son intangible légitimité, c’est en fait si sourdement, si subrepticement que
ce soit, le changer […]. Avec l’État, autrement dit, advient la perspective
impériale de maîtrise conquérante du monde. On devine ce que cela
emporte de bouleversements quant à la représentation, précisément, de la
56
place des hommes dans le monde . » La division de la société entre ceux
qui commandent et ceux qui obéissent a jusqu’à la modernité été naturalisée
au sens où des individus sont naturellement aptes à diriger et d’autres obéir.
Tout consistait à déterminer quelles étaient ces catégories d’individus. Dans
l’ère démocratique moderne, ce n’est plus tant la catégorie d’individus qui
est naturalisée pour justifier la division que les fonctions propres à la
division. Tout le monde peut diriger et obéir. En cela il n’existe pas de
détermination naturaliste des individus, mais il est toujours nécessaire que
les fonctions et les institutions de subordination persévèrent dans leur être
dans la mesure où elles se posent comme les causes de l’ordre. La
modernité politique jetterait alors un voile sur une certaine persistance de
l’hétéronomie qui ne transparaîtrait plus dans la loi ancestrale des sauvages
mais dans la transcendance de l’État.
II

Du sacrifice en clair-obscur

Conjurations cannibales

La généalogie de l’autorité politique est étroitement liée au rapport


qu’elle entretient avec la violence, notamment dans la constitution de son
monopole. En cela le sacrifice révèle une praxis instituante du pouvoir tel
qu’il entend ordonner la société. Le sacrifice est une pratique courante dans
les sociétés sans État, mais sa fonction demeure sujette à controverse. Se
réduit-elle à une interface entre le monde profane et le monde sacré ?
Pourquoi le besoin de sacrifier des hommes ou des animaux ? Est-ce une
violence destinée à conjurer celle de l’État ou au contraire en est-elle
l’embryon ? Pourquoi nous répugne-t-elle tant aujourd’hui et a-t-elle
vraiment disparu ? Élucider le rapport qu’entretient le sacrifice au politique
requiert une archéologie du savoir dont les sauvages étaient porteurs.
Théophraste (371-287 av. J.-C.), dans son ouvrage Sur la piété, soutenait
en se fondant sur sa connaissance des sociétés grecques et phéniciennes que
le sacrifice s’était développé à partir de l’anthropophagie, autrement dit du
cannibalisme. Le terme de « cannibale » trouve son origine dans une
rencontre entre les expéditions de Christophe Colomb et les peuples
d’Amérique. Il dérive du terme « carib » qui désigne un peuple des
Caraïbes considéré par les Indiens arawak comme anthropophage. Perçus
comme individus n’ayant, comme le mentionne Colomb dans son journal,
« qu’un seul œil et une face de chien57 », ils furent qualifiés de « caniba »,
dérivant du terme « canis » (« chien » en latin) et de « carib », qui donna le
qualificatif de « cannibale ». Lors de la découverte du Nouveau Monde, la
guerre aux tribus était considérée comme illégale, excepté si elles étaient
composées d’anthropophages. Pour légitimer leurs conquêtes, les
Européens allongèrent ainsi considérablement la liste des tribus cannibales
e e 58
aux XVI et XVII siècles . Le cannibalisme faisait en effet l’objet de la
condamnation la plus radicale qui soit, étant considéré comme une pratique
inhumaine. Au contact des Occidentaux, nombreuses furent les tribus qui
stoppèrent ou dissimulèrent de telles pratiques, au point que les
anthropologues n’ont pu en attester la véracité souvent que de manière
détournée mais rarement en tant que témoins directs. À titre exceptionnel,
Hocart rapporte par exemple les excuses d’un chef fidjien au constructeur
d’un canoë sacré auquel il regrettait de ne pouvoir offrir en
dédommagement « un homme cuit », vitupérant alors que le christianisme
59
vînt « gâcher » leurs fêtes . La suspicion de cannibalisme n’était pas
unilatérale : il arrivait que les Européens soient aussi l’objet de telles
rumeurs de la part des sauvages60. Leur perception est néanmoins
différente. Alors que les Européens voient dans l’acte de cannibalisme une
abomination, les sauvages voient dans les supposés cannibales européens le
retour probable de parents morts. L’autre a ainsi un lien commun, mais il
revient d’un autre monde et charrie la malédiction.
Il semble en règle générale que ce rituel ne concernât pas les sociétés
étatiques et urbaines. Nous en retrouvons souvent des traces dans les grottes
(os humains brisés et mâchés mélangés avec des os d’animaux) alors que
les villages, que ce soit au Néolithique ou au Paléolithique, étaient des lieux
ouverts, ce qui laisse à penser que le cannibalisme ne relevait pas d’un
simple repas, au vu du lieu particulier où il se déroulait, et amène à
supposer qu’il pouvait être lié à une forme de culte. Comme pour
l’esclavage, il existe un cannibalisme externe et un cannibalisme interne,
selon que l’on dévore un ennemi étranger ou un membre du groupe. De là
toute une gamme de choix que l’on retrouve dans la manière de préparer
celui qui va être ingéré : chez les Yanomami par exemple, les proches sont
incinérés et mélangés à des aliments tandis que le corps des ennemis est
mangé lorsqu’il est en putréfaction. Chez les Tupi-Guarani, on préférera le
61
sort du rôtissage pour dévorer l’étranger . Il existe ainsi toute une variante
de rituels culinaires qui témoignent du statut de l’autre. Dans le cas des
Guayaki, soit ils mangent des individus de leur communauté (il s’agit alors
la plupart du temps de manger leurs morts, leur estomac devenant une
sépulture), soit ils mangent les captifs d’autres tribus. Dans les deux cas, on
dénote une dimension sacrée qui va de pair avec une certaine jouissance
d’ordre culinaire, car la raison ultime du cannibalisme demeure la
conjuration de la violence des âmes échappées des corps. En cela « ne pas
62
être cannibale, c’est se condamner à mort ». En effet, pour les Guayaki,
lorsque la mort libère l’âme, celle-ci vient hanter les vivants et est
susceptible de s’introduire dans le corps de l’un d’eux pour le tuer. Pour
conjurer ce danger, la solution consiste à manger collectivement le corps du
défunt afin que son âme, alors incapable de trouver un hôte en particulier,
remonte vers le monde des morts. Le cannibalisme relève ainsi de l’acte
d’amour ultime pour les Guayaki dans la mesure où il permet la délivrance.
Il demeure largement codifié et suit les tabous que l’on retrouve dans
l’inceste : les parents, enfants et frères et sœurs ne peuvent se manger entre
63
eux .
Quant au cannibalisme exogène, Hélène Clastres a montré qu’il doit
reproduire les conditions de la bataille afin que le prisonnier capturé soit
64
considéré comme un ennemi tué à la loyale . Il connaît alors un rituel où le
captif doit se défendre, notamment en pouvant jeter des projectiles sur
l’assemblée. Tout l’enjeu consiste à « faire passer le meurtre pour un acte de
guerre et également de protéger le meurtrier contre la vengeance de l’esprit
65
du mort ». Ce rituel est rendu possible parce que les ennemis en question
partagent une même culture, un même langage, qui leur permet de remplir
leurs rôles respectifs. L’apparition des Européens ne pouvait que perturber
le rituel anthropophage dans la mesure où ils ne pouvaient en comprendre
les règles. Ce point est fondamental pour comprendre le rapport à l’altérité
qui se joue dans le cannibalisme. Il faut être assez proche sans l’être trop,
comme si l’étrangeté radicale ou l’indifférencié rendaient inefficients cette
communion. Pour Mondher Kilani, les cannibales mangent leurs ennemis
car ils ont conscience de partager avec eux une commune humanité. Ils
66
seraient soucieux « d’intégrer le point de vue de l’autre sur soi » alors que
les civilisés refuseraient de manger leur ennemi car ils les considéreraient
67
comme « des inférieurs ». En réalité, le cannibale exogame voit dans celui
qu’il va sacrifier à la fois un individu qui partage des mœurs communes et
un ennemi radicalement extérieur à sa communauté. C’est pourquoi il doit
dans un premier temps l’adopter dans sa famille et l’intégrer dans le groupe
afin qu’il devienne similaire à un semblable. Ce n’est que dans un second
temps, une fois réalisé ce rapprochement, que le sacrifice est opérant et que
le captif devient comestible. Les Européens, ne partageant pas de fonds
commun et n’étant perçus qu’à travers une altérité radicale, ne pouvaient
pas faire l’objet de cannibalisme. Impossible dans ces conditions pour le
cannibale d’intégrer le point de vue de l’autre. Quant au « civilisé » qui
refuse de manger son ennemi, c’est non parce qu’il le considère comme un
« inférieur » mais au contraire parce que l’autre est considéré comme
membre d’une même espèce qu’il n’est pas envisageable de l’ingérer.
Manger le semblable renvoie à ne plus différencier l’espèce humaine de la
nature, et potentiellement œuvrer à sa destruction. À ce titre le rejet du
cannibalisme constitue une extension du rejet de l’inceste : ce n’est plus la
famille qui fait l’objet du tabou de l’indifférenciation mais l’espèce. Les
raisons de l’interdit de l’inceste et du cannibalisme renvoient de la même
manière à la conjuration de l’indifférencié qui peut déboucher sur la
destruction. Les cannibales font une première expérience de l’altérité en
mangeant l’autre, mais ce processus d’hominisation ne peut en rester là, car
dans l’acte de manducation guette toujours le danger de cet indifférencié
chaotique dont Jean-Pierre Vernant dit concernant les Grecs qu’il est
semblable à « l’ouverture d’une gueule immense où tout serait englouti
68
dans une même nuit indistincte ». Il est intéressant à cet égard de
constater que la mythologie grecque relate une lutte contre ce fond
indifférencié teinté de cannibalisme : Cronos sépare le ciel et la terre, et
transforme le temps de manière que les générations puissent sortir du ventre
de leur mère. Mais cela ne suffit pas : lui-même dévore ses enfants. Ce n’est
qu’avec Zeus, l’un de ses fils qui lui-même a failli être la victime de ce
cannibalisme, que l’univers trouve un réel équilibre différencié via
notamment un régime alimentaire où une nourriture d’immortalité permet
de conjurer cet acte de manducation. La figure védique du Prajapati,
créateur du monde, montre ce pouvoir cannibale du démiurge à la fois
créateur et destructeur : « C’est pourquoi celui qui connaît l’essence de
69
l’infini devient le mangeur du monde ; tout lui est nourriture . » De
manière similaire, dans Les Chants de Maldoror, Lautréamont évoque ainsi
le Dieu créateur et son désir de toute puissance qui l’amène à dévorer les
créatures qu’il fait naître : « Il tenait à la main le tronc pourri d’un homme
mort et le portait, alternativement, des yeux au nez, et du nez à la bouche ;
une fois à la bouche, on devine ce qu’il en faisait70. » Cette peur du
cannibalisme se retrouve par ailleurs dans le livre du Deutéronome, où Dieu
menace son peuple de lui envoyer des ennemis en cas de non-respect de ses
commandements, les contraignant par les désastres qui s’ensuivraient à se
71
livrer à l’anthropophagie . Est-ce que ces démiurges ne sont pas la figure
de l’État souverain conçu comme l’Un mangeant ses enfants ? On
retrouverait chez les primitifs la conjuration de ce souverain qui mange ses
sujets sous fond d’indifférenciation. L’anthropophagie des sauvages
permettrait ainsi de faire d’une pierre deux coups : d’une part elle
permettrait de soustraire les victimes à un potentiel souverain. Comme dit
Deleuze : « Et chaque fois qu’on mange un mort, on peut dire : encore un
72
que l’État n’aura pas . » D’autre part, elle ferait l’objet d’un
commencement de différenciation (par le tabou de l’ennemi lointain ou des
membres de la famille) qui n’existerait pas avec l’Un. Pour autant, un tel
dispositif est-il suffisant pour conjurer une dévoration mutuelle et donc une
autodestruction de la société ? Une hypothèse expliquant l’emballement de
la guerre dans les sociétés sans État serait l’absorption au sens littéral du
terme, qui aurait amené à la fusion des tribus par la manducation de l’alter
ego. Marx voyait par ailleurs dans le capitalisme des traces de cette
dévoration mutuelle qui n’avait pour lui rien de naturel : « On peut donc
parler d’une base naturelle de la survaleur, mais seulement en ce sens tout à
fait général qu’il n’y a pas d’obstacle naturel absolu qui retienne quelqu’un
de se défaire du travail nécessaire à sa propre existence et de le coller à un
autre, de même qu’il n’existe pas d’obstacles naturels absolus à ce que tout
73
un chacun utilise la chair des autres pour se nourrir . » La grande
différence du capitalisme d’avec le cannibalisme réside dans le fait que le
capitalisme a besoin du travailleur et ne peut se permettre de l’ingérer
jusqu’à la mort. La nécessité de l’accumulation passe par une exploitation
qui suppose de renouveler la force de travail. Il ne s’agit donc avec le
capitalisme que d’un semi-cannibalisme de jour qui permet au prolétaire de
se régénérer la nuit. Le cannibalisme comme forme de sacrifice prend
plusieurs formes dans les sociétés sans État, et sans doute que la
transmutation du cannibalisme horizontal en cannibalisme vertical,
instaurant un rapport avec une forme de souveraineté, a changé l’économie
politique de la manducation. Lorsque Thomas Cook est sacrifié et mangé,
transformé alors en un dieu et une puissance renforçant la royauté
74
hawaïenne , nous sommes en présence d’un exemple parmi d’autres de
cette mutation.
Manger les dieux ou être mangé par eux

Joseph de Maistre ouvrait son Éclaircissement sur les sacrifices sur le


constat suivant : « L’histoire nous montre l’homme persuadé dans tous les
temps de cette effrayante vérité : Qu’il vivait sous la main d’une puissance
irritée, et que cette puissance ne pouvait être apaisée que par des
75
sacrifices . » Cette affirmation laisse à croire que la pratique du sacrifice
n’est le fait que des dieux ou des souverains avides de victimes. Une telle
idée ne couvrirait qu’une partie du phénomène sacrificiel. En réalité, et le
contemporain nous rappelle parfois cette pratique archaïque, le bouc
émissaire se retrouve aussi dans la figure du roi sacré (et non du roi divin).
Un certain nombre de cas viennent attester une telle pratique qui émaille
une grande partie de l’histoire de l’humanité. Le chef suprême de l’empire
aztèque, par exemple, comparé au soleil, était le garant à la fois de la
prospérité et de l’infortune. Son rituel d’intronisation avait tout de sa
constitution en bouc émissaire : jeté en prison, il était torturé par des
militaires et des prêtres le peignaient en noir pour symboliser sa mort. Il
fallait qu’il passe d’abord pour un astre maudit pour renaître comme un
e
soleil. Le roi de Calicut, au Kerala en Inde, était jusqu’au XVIII siècle mis à
mort par un homme valeureux à l’occasion de grandes festivités clôturant
douze années de règne. Le chant d’investiture du roi chez les Mossi
(Ouagadougou), rend compte de toute l’ambivalence de la figure du roi :
« Tu es un excrément, Tu es un tas d’ordures, Tu viens pour nous tuer, Tu
76
viens pour nous sauver . » Le roi est à la fois considéré comme un sous-
homme qui représente un danger mortel pour sa communauté et comme un
dieu qui amène la protection. Cette ambivalence peut être conçue de
manière diachronique ou synchronique. René Girard insiste sur la
dimension diachronique : le roi est d’abord considéré comme la source des
malédictions et des conflits qui traversent la société, désigné alors comme
bouc émissaire. Or, par sa fonction de bouc émissaire qui vient cristalliser
toutes les rancœurs, il devient par là même la solution aux problèmes : de
fauteur de troubles il devient le grand conciliateur. Pour que l’institution
souveraine puisse réellement prendre corps, « il suffit que la victime mette à
profit le sursis d’immolation qui lui est imparti pour transformer en pouvoir
effectif la vénération terrifiée que lui portent ses infidèles. On peut alors
s’attendre à ce que l’intervalle entre la sélection de la victime et le sacrifice
tende très vite à s’allonger. Et cet allongement, en retour, permettra à la
future victime de s’assurer une emprise toujours plus réelle sur la
communauté. Le moment doit arriver où cette emprise est si effective, la
soumission de la communauté si servile que le sacrifice réel du monarque
devient concrètement impossible sinon encore impensable. Le rapport entre
le sacrifice et la monarchie est trop étroit pour se dissoudre d’un seul coup
mais il se modifie. Puisque le sacrifice est toujours substitutif, il est toujours
possible d’opérer une nouvelle substitution, de ne plus sacrifier qu’un
substitut de substitut. […] Le sacrifice, de toute façon, est de plus en plus
77
repoussé sur les marges de l’institution. Finalement, il disparaît . » Aussi,
dans les sociétés qui voient poindre l’État, les prêtres vont avoir la fonction
de doubler le roi, au sens d’une doublure pour le remplacer de manière à le
protéger. C’est à partir de ce dédoublement que le prêtre va dans certaines
circonstances pouvoir prendre le pas sur le pouvoir du roi, d’où la réflexion
de Dumézil : « Quel intérêt précis le roi pouvait-il avoir à entretenir chez lui
un personnage à qui il cédait le pas : des faits rituels et légendaires
concordants nous ont conduit à penser que ce brahman “joint” au roi avait
été d’abord son substitut dans les sacrifices humains que constitue encore la
cérémonie purificatoire des Argées et le rôle éminent qu’y joue la flaminica
dans l’appareil du deuil et de la désolation nous ont paru confirmer cette
78
interprétation des faits indiens . » Cette question du substitut de la victime
sacrificielle à celle du roi est fondamentale : elle explique en partie
l’émergence de l’État dans la mesure où substitution vaut délégation et par
là constitution d’un appareil administratif où aux termes de l’évolution de
sa formation le substitut sacrificiel vient se dissoudre par effet de capillarité
dans toutes les strates de la bureaucratie. La victime sacrificielle devient
alors selon le terme moderne consacré un « fusible » susceptible de
« sauter ». Cette analyse diachronique ne saurait toutefois se passer de la
synchronique pour être complète : la succession du statut de roi maudit à
celui de roi sauveur n’est pas si nette que cela. En réalité, il demeure
toujours une part sombre liée à la souveraineté du roi dont ses sujets doivent
toujours se protéger, y compris en le mettant à mort lorsqu’il est en
fonction. Extérieur à la société, il conserve une nature sauvage éminemment
violente qu’il est nécessaire de maîtriser. D’autre part, la figure de l’Un qui
commence à se dessiner, et qui ne prendra toute sa forme que dans la figure
du roi divin, est marquée par l’indifférenciation que toute société entend
conjurer : « la violence souveraine ouvre une zone d’indifférence entre loi
et nature, extérieur et intérieur, violence et droit ; pourtant, le souverain est
précisément celui qui garde la possibilité de les séparer dans la mesure
79
même où il les confond . » Toute la tension consiste en ce que cette
violence indifférenciée souveraine participe à la constitution d’une
différenciation sociale, nous y reviendrons. Lorsque le roi est tué, c’est
parce que cet Un est devenu trop envahissant, trop dangereux. Y compris en
termes d’accumulation. C’est la thèse notamment de Baudrillard :
« Derrière l’obligation d’expier par la mort le privilège que détient le roi,
son meurtre vise là aussi à maintenir dans le flux des échanges, dans la
mouvance de la réciprocité du groupe ce qui risquait de s’amonceler et de
se fixer sur la personne du roi (statuts, richesses, femmes, pouvoir). Sa mort
prévient cet accident. C’est là l’essence et la fonction du sacrifice :
volatiliser ce qui risque de tomber hors du contrôle symbolique du groupe
80
et de peser sur lui de tout le poids du mort . » Ce paradigme sacrificiel du
roi bouc émissaire qui serait en partie lié à l’origine de l’autorité politique
supposant une allégeance d’ordre personnelle peut-il être comparé aux
morts d’accompagnement ? Celles-ci consistaient à tuer un certain nombre
de dépendants d’une personne au statut élevé afin qu’ils puissent continuer
à l’accompagner dans l’au-delà. Les individus étaient alors souvent enterrés
dans la tombe de leur maître, ce rite consistant ainsi à proroger une situation
dans la mort qui existait dans la vie. Alain Testart y voit ici non pas un
sacrifice, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une offrande aux dieux, mais
bien l’attestation d’une relation sociale conférant un pouvoir particulier à
une personne de haut rang. Cependant, l’identité entre cette conception de
la mort d’accompagnement et le sacrifice n’est pas impossible car qu’est-ce
qui donne tant d’aura à cette personne sinon une dimension sacrée dont se
revêt l’autorité ? C’est que l’objet du sacrifice comme matrice de l’autorité
politique peut bien changer en fonction des sociétés, fussent-elles sans État
à proprement parler. Ainsi des sociétés à chefferie du type de celle dont
parle Pierre Clastres. Camille Tarot estime ainsi que ce dernier s’est focalisé
à tort sur la conjuration de l’État alors qu’il s’agit pour ces sociétés de
conjurer la violence grâce au rituel : « un très petit chef peut avoir une
étrange relation de bouc émissaire “sauvé” avec les hommes armés de la
tribu, qui en ont tout de même tout le potentiel guerrier.81 » Mais en réalité
la conjuration de la violence dans ces sociétés acéphales n’exclut pas la
conjuration de l’État : il s’agit avant tout d’un autre mode de régulation de
la violence où le rituel est central sans pour autant inclure le chef comme
bouc émissaire. Si les sacrifices existent dans de telles sociétés, il s’agit
avant tout de sacrifices correspondant à la Loi rappelée par le chef qui n’en
est que le relais. Sa sacralisation en bouc émissaire irait à l’encontre de
cette Loi dans la mesure où elle personnaliserait le pouvoir, lui octroyant un
surcroît de prestige inacceptable.
Si la figure du roi sacré induit la possibilité qu’il soit l’objet du sacrifice,
inversement il peut aussi être l’auteur du sacrifice, augurant ainsi une
tradition liée à la naissance de la souveraineté. D’où cette perpétuelle
méfiance de la société voyant dans le souverain à la fois une source de
sécurité et de danger. Donoso Cortés ne s’y était pas trompé, inscrivant la
peine de mort dans l’histoire du sacrifice. La peine de mort a toujours été
fondée sur un discours théologico-politique, où une accusation religieuse
est relayée par l’État qui met à mort : en décidant de la vie et de la mort de
ses sujets, l’État transgresse ainsi le droit qu’il est censé protéger (si l’on
considère que l’État, comme l’avançait Hobbes, se doit de garantir la
sécurité des individus). C’est ainsi logiquement que le bourreau figure
comme le double obscur du roi. À l’instar de ce dernier, il peut en effet se
voir attribuer des fonctions sacrées, comme le fait de consacrer les débuts
de la récolte ou d’unir par les liens du mariage sur une épée un couple
auquel l’Église refuse le sacrement. On lui attribue des pouvoirs surnaturels
en l’assimilant à un sorcier : il est capable d’influer sur les phénomènes
météorologiques et de guérir les verrues, ses élixirs provenant des cadavres
ont des vertus curatives magiques. Indispensable au pouvoir souverain, il
demeure dans ses marges : sa maison se situe dans les faubourgs, avec les
criminels et les prostituées, il ne peut communier qu’avec des gants, et ne
peut porter les armes pour faire la guerre. Nommé par la Grande
Chancellerie, il doit ramasser en rampant la lettre signée par le roi qu’on lui
a jeté sous la table. « Ainsi le bourreau et le souverain forment couple. Ils
assurent de concert la cohésion de la société. L’un, portant le sceptre et la
couronne, attire sur sa personne tous les honneurs dus au pouvoir suprême,
l’autre supporte le poids des péchés qu’entraîne nécessairement l’exercice
de l’autorité, pour juste et modérée qu’elle soit. L’horreur qu’il inspire est la
contrepartie de la splendeur qui entoure le monarque, dont le droit de grâce
82
suppose à l’inverse le geste meurtrier de l’exécuteur. » Agamben souligne
ainsi cette proximité entre le bourreau et le souverain en relatant cet
événement « qui, le 14 juillet 1418, fait rencontrer dans une rue de Paris le
duc de Bourgogne, qui vient de pénétrer dans la ville en conquérant à la tête
de ses troupes, et le bourreau Coqueluche, qui ces jours-là a travaillé
infatigablement pour lui : le bourreau couvert de sang s’approche du
83
souverain et lui tend la main en criant “Mon beau-frère !.…” »
Le propre des victimes de sacrifices consiste en ce qu’elles sont en
périphérie de la société, que ce soit par le haut avec le roi, ou par le bas
avec le pharmakos. Le pharmakos est celui « qu’on immole en expiation
84
des fautes d’un autre » (selon la traduction du grec ancien : φαρμακός) .
Le rituel du pharmakos avait lieu lors des fêtes des Thargélies, marquant le
renouveau et la fécondité : avant les festivités, deux hommes considérés
comme des rebuts de la société étaient promenés et molestés dans la cité
avant d’être chassés pour laver la communauté de ses anciens crimes. Le
pharmakos n’est pas radicalement extérieur à la communauté : si tel était le
cas sa fonction de « cohésion » serait inopérante. « La cérémonie du
pharmakos se joue donc à la limite du dedans et du dehors qu’elle a pour
fonction de tracer et retracer sans cesse. Intra muros/extra muros. Origine
de la différence et du partage, le pharmakos représente le mal introjeté et
projeté. Bienfaisant en tant qu’il guérit – et par là vénéré, entouré de soins –
malfaisant en tant qu’il incarne les puissances du mal – et par là redouté,
entouré de précautions. Angoissant et apaisant. Sacré et maudit. La
conjonction, la coincidentia oppositorum se défait sans cesse par le passage,
la décision, la crise. L’expulsion du mal et de la folie restaure la
85
sophrosunè . » Un tel rituel avait lieu lors de fêtes religieuses bien
précises, brisant ainsi le rythme des normes quotidiennes. « L’exclusion
avait lieu dans les moments critiques (sécheresse, peste, famine). La
décision était alors répétée. Mais la maîtrise de l’instance critique requiert
que la surprise soit prévenue : par la règle, la loi, la régularité de la
répétition, la date fixe. La pratique rituelle, qui avait lieu à Abdère, en
86
Thrace, à Marseille, etc., se reproduisait tous les ans à Athènes . » Comme
la figure du roi sacré, le propre du pharmakos est de reposer sur une
ambivalence : il est à la fois remède et poison, et doit faire en cela l’objet
d’une certaine parcimonie. Il est remède dans la mesure où il permet la
cohésion de la communauté en catalysant l’expiation collective, mais il
demeure poison dans la mesure où il ne résout pas les problèmes et les
conflits de fond auxquels la Cité continue d’être confrontée. Le pharmakos
n’est pas nécessairement mis à mort, mais il est toujours expulsé de la
communauté. En cela il s’inscrit bien dans un rituel de purification
sacrificiel similaire à celui que l’on retrouve dans la Bible au seizième
chapitre du Lévitique où deux boucs sont sacrifiés par le prêtre Aaron. L’un
est mis à mort et offert à Yahvé, l’autre prend sur lui les péchés de la
communauté juive et devient ainsi « émissaire », emissarius dans la
Vulgate, envoyé au loin dans un endroit inaccessible, à l’instar du
pharmakos.
Une autre figure vient doubler le bouc émissaire dans le rapport à la
violence souveraine : l’homo sacer. Festus, dans l’article « Sacer Mons » de
son traité Sur la signification des mots, évoque ainsi ce statut du droit
romain archaïque dont la vie est pour la première fois considérée comme
sacrée : « L’homme sacré est, toutefois, celui que le peuple a jugé pour un
crime ; il n’est pas permis de la sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas
condamné pour homicide ; la première loi du tribunat affirme en effet que
“si quelqu’un tue un homme qui a été déclaré sacré par plébiscite, il ne sera
pas considéré comme homicide”. De là l’habitude de qualifier de sacré un
87
homme mauvais ou impur . » C’est cette notion de vie sacrée, exclue à la
fois de l’ordre humain et de l’ordre divin, qui empêche de pouvoir
explicitement parler de sacrifice concernant l’homo sacer puisque celui-ci
est insacrifiable. Pour Agamben, c’est cette vie qui est l’objet de la violence
souveraine : « On dira souveraine la sphère dans laquelle on peut tuer sans
commettre d’homicide sans célébrer un sacrifice ; et sacrée, c’est-à-dire
exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette
88
sphère . » C’est dans sa position de ban par rapport au pouvoir, à la fois
exclue et inclue, que la vie sacrée serait prise dans l’état d’exception. Dans
la perspective d’Agamben, le ban constitue le nomos qui conditionne toutes
les autres normes et « marque une relation politique originaire qui est plus
originelle que l’opposition schmittienne entre ami et ennemi, entre citoyen
89
et étranger » (dans le sens où l’extrariété de celui qui se trouve dans le
90
ban souverain précède l’extranéité de l’étranger ). Ainsi, en constituant le
lieu vide et d’exception qui met en rapport ce qui est séparé, le ban devient
l’objet chez Agamben d’une critique radicale du droit en tant que tel :
« Une critique du ban devra donc nécessairement remettre en cause la
forme même de la relation et se demander si le fait politique ne serait pas
pensable au-delà de la relation, c’est-à-dire en dehors de toute forme de
91
rapport . » Mais le ban n’est qu’une composante du rapport de la
souveraineté à la violence. Précisément parce qu’il est en périphérie du
droit, qui présuppose une relation en termes d’entente ou de force donnant
lieu à une règle, ce n’est pas tant l’homo sacer qui est au centre de l’état
d’exception que le bouc émissaire. La victime sacrificielle s’inscrit dans un
système juridique alors que l’homo sacer n’existe pas aux yeux du droit.
C’est toute la différence entre le condamné à mort dont l’État a décidé
juridiquement de suspendre un certain nombre de droits et l’individu qui
meurt des suites de tortures dans des geôles secrètes. Aussi l’homo sacer
n’est-il pas tant la figure sacrificielle qui permet de légitimer l’ordre que la
figure qui permet de le soutenir mais qu’on ne saurait voir. Hormis sa
propre dimension sacrificielle, la souveraineté entretient ainsi un double
rapport au sacré : un rapport à l’homo sacer qui est cette vie insacrifiable
que l’on peut tuer impunément – en cela le sacré est déliaison et son topos
est celui du ban –, mais aussi un rapport au bouc émissaire, vie sacrifiable
qui lie l’ensemble de la communauté à travers une cosmogonie conçue
comme le juste ordre des choses. C’est à l’aune de ce double rapport qu’il
est possible de concevoir la politique et le droit comme relations
constitutives d’un ordre qui nécessite toujours une zone de vide pour le
soutenir.

Du chaos au rite

À l’origine le chaos. L’indifférencié. La crise sacrificielle est caractérisée


par une crise des différences : l’indifférenciation (par exemple entre le pur
et l’impur) entraîne le déchaînement de la violence réciproque. L’identité
des uns par rapport aux autres est chamboulée, personne n’est plus « à sa
place », et la confusion finit par prendre la forme de l’Un. Cet Un se
retrouve dans les fratries ou chez les jumeaux dont la solidarité voire la
fusion sont à la hauteur de la potentielle violence qui peut en découler. Les
crimes les plus atroces ont souvent lieu entre semblables – au sein de la
famille ou de la même communauté. Ce danger de l’indifférencié se
retrouve dans l’amour fusionnel qui s’apparente à « une chambre où se
92
seraient enfermés deux amants, et qu’on retrouverait vide. » Le désordre
propre à l’indifférenciation n’est pas un simple accident ou un simple
dysfonctionnement qui se trouverait à la limite de l’organisation sociale
comme on le retrouve dans le structuralisme. Il est tapi dans l’ordre culturel
et est toujours capable de resurgir pour le changer. Si la différenciation est
indispensable à toute compréhension du social, sa dialectique avec
l’indifférenciation est nécessaire pour appréhender l’histoire. René Girard
93
souligne que dans le plus célèbre fragment d’Anaximandre, toutes choses
émergent d’abord du chaos puis se différencient pour finalement retomber
dans l’abîme d’où elles sont sorties, « en se punissant les unes les autres
pour leur scélératesse selon l’ordre des temps ». Autrement dit ici l’écart
entre la différence et l’indifférenciation s’effacerait devant la réciprocité de
la violence mimétique. Pour Girard la violence peut ainsi surgir sur fond
d’un chaos qui n’est pas conditionné, occultant ainsi les conditions
historiques qui permettent pourtant de différencier les déterminants et les
résolutions de telles crises. D’une certaine manière, le schéma girardien est
encore trop tributaire de la logique hobbesienne qui postule a priori et à tort
une origine marquée par des individus isolés dont les motivations ne
peuvent déboucher que sur la guerre de tous contre tous dans une violence
indifférenciée, projetant alors chez les sauvages une anthropologie
moderne. En postulant l’hypothèse du mimétisme à l’origine de
l’indifférenciation, qui consiste à avancer que chacun désire ce que l’autre
désire, il est impossible de déterminer le mobile du premier désir qui sera
ensuite imité. La résolution de l’indifférenciation par le bouc émissaire ne
peut être qu’arbitraire car aucune base rationnelle ne permet de différencier.
Proudhon soulignait déjà l’importance de cette dialectique entre
indifférenciation et différenciation : « Concevons un moment où l’Univers
ne soit qu’un tout homogène, identique, indifférencié, un chaos pour tout
dire : la Création nous apparaîtra sous l’idée de séparation, distinction,
circonscription, différence ; l’Ordre sera la série, c’est-à-dire la figure, les
lois et les rapports, selon lesquels chaque être créé se séparera de tout
94
indivis . » La série est ainsi définie : c’est « l’intuition synthétique dans la
diversité, la totalisation dans la division. La loi sérielle exclut toute idée de
substance et de cause, bien qu’elle en reconnaisse la réalité objective : elle
indique un rapport d’égalité, de progression ou de similitude ; non
95
d’influence ou de continuité ». Or l’organisation de la différenciation ne
se fait pas exclusivement sur le fond d’un indéterminisme pur ou d’un
chaos comme pure négativité : elle suppose toujours des réalités sociales
déjà présentes que les hommes vont transformer. Dès lors, donc, que les
hommes conçoivent la possibilité de différencier et de séparer ce qu’ils
prenaient pour l’Un, ils se rapprochent de l’ordre. Il peut exister un premier
mouvement de différenciation où une autorité, telle celle du roi sacré bouc
émissaire, va organiser l’ordre. Mais cette autorité, en se prenant pour l’Un
et en déniant à la pluralité des forces sociales leur autonomie, risque de
reconduire à une crise de l’indifférenciation. En réalité, il existe toujours
une tension entre le mouvement immanent des forces qui organisent elles-
mêmes la différenciation (notamment par un équilibre des pouvoirs
prévenant la contamination de la violence) et le mouvement transcendant du
souverain qui organise de son propre point de vue ce qu’il conçoit comme
différenciation. En cela ce que l’on appelle « unité et centralisation n’est
autre chose que le chaos éternel, servant de base à un arbitraire sans fin ;
c’est l’anarchie des forces sociales prise pour argument du despotisme, qui
96
sans cette anarchie n’existerait pas ». D’une certaine manière, Girard ne
dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « la légitimité du dieu se reconnaît
non pas au fait qu’il trouble la paix mais qu’il restaure lui-même la paix
qu’il a troublée, ce qui le justifie a posteriori de l’avoir troublée, l’action
divine se muant en colère légitime contre une hubris blasphématoire dont
97
rien, jusqu’à l’unanimité fondatrice, ne le différencie ».
Le sacrifice constitue une opération originaire de la différentiation. Il n’a
pas d’abord une fonction de conjonction mais de disjonction : il sert à tenir
à distance les dieux, à séparer. Marcel Mauss, déjà, s’il reconnaissait
comme beaucoup que le sacrifice était cette opération qui permettait la
communication entre le monde sacré et le monde profane, remarquait aussi
qu’il consistait à « congédier les dieux qui, sans le sacrifice, pèseraient
98
indéfiniment sur les sacrifiants ; de détourner les dieux. » En cela il en est
du sacrifice comme du langage : le langage sert d’abord à tenir à distance
les choses et les individus de manière à conjurer un rapport immédiat
caractérisé par l’indifférencié et donc le chaos et la violence. Ce n’est
qu’une fois que le langage met à distance qu’il permet la communication.
Aussi le sacrifice se distingue-t-il du simple don : il peut bien comprendre
une offrande aux dieux, mais au préalable il est nécessaire de tuer, de mettre
à distance, de briser ou de couper en deux, ce qui est littéralement le propre
du symbole (de syn-, avec, et -ballein, jeter) qui était chez les Grecs un
tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux
contractants. La distinction entre le sacrifice et le don a été clairement
soulignée par Joseph de Maistre : « Il ne s’agit point en effet uniquement de
présent, d’offrande, de prémices, en un mot, d’un acte simple d’hommage
et de reconnaissance, rendu, s’il est permis de s’exprimer ainsi, à la
suzeraineté divine ; car les hommes, dans cette supposition, auraient envoyé
chercher à la boucherie les chairs qui devraient être offertes sur les autels :
ils se seraient bornés à répéter en public, et avec la pompe convenable, cette
même cérémonie qui ouvrait leurs repas domestiques. Il s’agit de sang ; il
s’agit de l’immolation proprement dite ; il s’agit d’expliquer comment les
hommes de tous les temps et de tous les lieux avaient pu s’accorder à croire
qu’il y avait, non pas dans l’offrande des chairs (il faut bien observer ceci)
mais dans l’effusion du sang, une vertu expiatrice utile à l’homme : voilà le
99
problème, et il ne cède pas au premier coup d’œil. » Pour faire en sorte
que cette effusion de sang ne se reproduise pas dans la société par une
réaction en chaîne de violences, il est nécessaire de la canaliser par des
rituels.
Le rituel est un processus de différenciation consistant à maîtriser le
chaos et les puissances que renferme le réel par la répétition du même.
Nous retrouvons à l’origine de la musique cette même idée de répétition qui
rassure l’individu assailli par les sons désordonnés du monde (c’est
pourquoi la berceuse, basée sur la répétition, permet de faire dormir un
bébé). Saint Exupéry, dans Le Petit Prince, est de ceux qui en a le mieux
saisit la teneur :
« – Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince. – C’est aussi quelque chose de trop oublié, dit le
renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y
a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le
jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’à la vigne. Si les chasseurs dansaient
100
n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances . »

Le rite permet alors d’accueillir l’altérité du monde en le stabilisant et en


domestiquant sa part sauvage (en cela il est à distinguer des TOC qui sont
une fermeture sur soi pour se protéger de toute altérité).
Dans sa dimension sacrificielle, le rituel peut se retrouver jusque dans le
plus anodin des repas, comme celui qu’évoque Babès avec les sociétés
berbères, où l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger suppose d’abord la maîtrise
du danger que représente l’inconnu puis l’offre à l’hôte l’animal cuisiné
après qu’il ait été tué : « Les puissances redoutables que l’étranger véhicule
avec lui appellent à la fois un sacrifice, c’est-à-dire la mise à mort d’une
bête par écoulement du sang, et un acte d’hospitalité par lequel celui-ci
participe à un phénomène de communion par le partage de la
101
nourriture . » Dans le cas du sacrifice du bouc émissaire, le rituel est
toujours d’ordre collectif. Mieux : il doit toujours être unanime. Chez les
Ngadju-Dayak de Bornéo par exemple, les esclaves sacrifiés sont enterrés
rituellement afin que tous les participants de la communauté piétinent la
tombe. La victime émissaire, en impliquant ainsi tous les membres de la
société, les protège par la même occasion. Est-ce pour autant que
l’unanimité est exercée de façon concrète par l’ensemble de la
communauté ? Bien souvent il ne s’agit que d’une partie de la population
qui a un intérêt direct à perpétrer cette violence, mais elle est souvent
soutenue implicitement par la passivité de l’ensemble de la communauté.
Une telle logique connaît néanmoins des variantes qui ont pu déboucher sur
des bouleversements historiques majeurs dans le rapport de l’humanité au
sacrifice. Ainsi, dans les communautés judaïques ou chrétiennes, la
persécution du bouc émissaire n’est pas unanime mais majoritaire, de
petites minorités résistant au phénomène de soumission au mimétisme
violent. La réaction de ces minorités aboutira, comme l’attestent les
Écritures, à des désunions et non à une unité harmonieuse comme c’est le
cas dans la conclusion des mythes. C’est en ce sens qu’il faut comprendre
pourquoi les synoptiques font dire à Jésus qu’il apporte la guerre et non la
paix : l’irruption de la vérité, à savoir l’innocence du bouc émissaire,
« détruit l’harmonie sociale fondée sur le mensonge des unanimités
102
violentes ».
Le sacrifice est un stratagème qui permet de détourner la violence de
manière à éviter la vengeance qui, bien que faisant l’objet de rituels
régulatoires dans les sociétés sans bouc émissaire, demeure un profond
danger. Le système judiciaire prend le relais, par exemple à Rome ou en
Grèce, là où le sacrifice s’atténue. Le système judiciaire et le sacrifice ont la
même fonction qui est celle de conjurer la vengeance, mais alors que le
premier la rationalise en se focalisant sur le coupable et en individualisant
la peine, le second se focalise sur la victime sans se soucier de la culpabilité
du bouc émissaire : ce qui compte est de stopper le cycle de la vengeance.
Dans les sociétés primitives, il s’agit de briser la symétrie de la vengeance
entre la victime initiale et le coupable ; c’est pourquoi elles brouillent les
pistes en désignant une autre personne, innocente mais pouvant être proche
de la victime. Chez les Chuchki par exemple, « faire du coupable une
victime serait accomplir l’acte même que réclame la vengeance, ce serait
obéir strictement aux exigences de l’esprit violent. En immolant non le
coupable mais l’un de ses proches, on s’écarte d’une réciprocité parfaite
103
dont on ne veut pas parce qu’elle est trop ouvertement vengeresse ». Le
point de rupture intervient lorsque le système judiciaire devient
contraignant et permanent, se focalisant davantage sur le coupable que sur
la victime. La violence émane alors d’une telle autorité et avec une telle
force que toute vengeance devient inconcevable.
De même que les victimes sacrificielles sont, en principe, offertes à la divinité et agréées par elle,
le système judiciaire se réfère à une théologie qui garantit la vérité de sa justice. […] Si nous ne
comprenons toujours pas le religieux ce n’est donc pas parce que nous sommes à l’extérieur, c’est
104
parce que nous sommes encore à l’intérieur, au moins pour l’essentiel .

Cependant, si Girard insiste sur la justification du bouc émissaire par la


nécessité de la conjuration de la violence (dont nous avons vu par ailleurs
qu’elle était toute relative dans la mesure où le souverain en gardait le
monopole), le sacrifice ne se réduit pas à cette conjuration. Il sert aussi à
ordonner les forces selon un ordre qui traduit une juste conception du
monde, différenciant les coupables des innocents par la loi. En cela le
propos de Joseph de Maistre est éclairant lorsqu’il avance qu’il « y a grande
apparence que les premières victimes humaines furent des coupables
105
condamnés par les lois ». Le sacrifice s’inscrirait alors dans les sociétés
comme instrument d’ordonnancement du monde. En cela la violence
sacrificielle consiste à créer, rétablir ou reproduire un certain ordre
correspondant à une certaine conception du monde où le bouc émissaire est
celui qui apparaît d’emblée comme coupable aux yeux de la loi.

Sacrifier ce qui compte

Une fois le rituel sacrificiel posé, se pose la question de l’objet du


sacrifice, dans la mesure où il permet de mieux appréhender les rapports de
pouvoir, ainsi que la dimension cosmologico-politique qui s’y jouent dans
chaque société. Quelle que soit la victime, homme ou animal, et quels que
soient sa nature et son statut, ce qui frappe au premier abord est la proximité
qu’elle doit entretenir avec la communauté sacrifiante. Pourquoi sacrifier le
proche ? Parce qu’il s’agit de sacrifier ce qui compte. Le lointain n’a
aucune véritable valeur aux yeux de groupe. Ce principe se retrouve dans
l’idée que l’ennemi doit devenir coupable lorsqu’il est question de sacrifier
un membre extérieur à la communauté. La guerre se transforme alors en une
razzia qui consiste non plus à affronter des ennemis mais à capturer des
victimes. « Les hommes étant pénétrés du principe de l’efficacité des
sacrifices proportionnée à l’importance des victimes, du coupable à
l’ennemi, il n’y eut qu’un pas : tout ennemi fut coupable ; et
malheureusement encore tout étranger fut ennemi lorsqu’on eut besoin de
106
victimes . » Un tel phénomène s’est retrouvé de manière particulièrement
e
prégnante lors des guerres fleuries au Mexique, au début du XV siècle, qui
avaient pour objectif explicite de faire des prisonniers à sacrifier. Le
discours que tient Tlacaelel à l’empereur Moctezuma Ier, qui hésitait à
sacrifier des prisonniers de peur d’en manquer est sans équivoque :
La guerre que nous mènerons contre ces cités devra être faite de telle sorte qu’on ne les anéantisse
pas et qu’elles restent toujours sur pied. Car il faut que, chaque fois que nous le souhaiterons et
que notre dieu voudra manger et se réjouir, nous puissions nous rendre au marché pour lui
107
chercher sa nourriture .

Le guerrier capture alors un vaincu et lui dit : « Il est comme mon fils »,
108
ce dernier répondant : « Il est mon père chéri ». La victime doit devenir
un membre de la Cité. Les victimes les plus appréciées faisaient partie des
populations les moins éloignées, considérées comme intégrées dans une
même famille. Les autres, comme les Yopi ou les Tarasques, ne sont pas
dignes d’être sacrifiés : « Ces pays sont très lointains et en outre notre dieu
n’aime pas la chair de ces gens barbares. Il la tient pour du pain blanc et
dur, du pain sans saveur, car, je le répète, ce sont des gens barbares qui
109
parlent des langues étranges . » Dans la guerre, on a affaire à un ennemi.
Dans le sacrifice à une victime. Pour que l’ennemi devienne une victime, il
est nécessaire qu’il soit proche et le devienne plus encore en étant intégré
un moment dans la communauté. Plus la victime est proche, plus le
sacrifice aura de la valeur et des effets, comme en témoigne le sacrifice par
Agamemnon de sa fille Iphigénie pour que les vents soient favorables à sa
flotte prête à débarquer à Troie. Si l’être humain est au plus proche,
l’animal peut aussi jouer son rôle dans le sacrifice, à condition bien souvent
d’être domestiqué. Or à l’origine de toute domestication, il est au préalable
nécessaire de maîtriser un élément fondamental du sacrifice : le feu. D’où
l’origine du terme « holocauste », de « holos », tout, et « kaulein », brûler.
Domestiqué environ 350 000 ans avant notre ère, le feu est ambivalent,
venant du ciel (le soleil et la foudre) mais aussi des profondeurs de la terre
(éruptions volcaniques), pouvant réchauffer, éclairer et cuire mais aussi
110
détruire . Dans les mythes, le feu n’est jamais simplement découvert : il
est souvent volé et l’humanité doit payer le prix de ce vol, d’où notamment
les sacrifices. On comprend dès lors la place importante que devaient
occuper les responsables de l’entretien du feu dont l’une des fonctions est
l’immolation. Or « il faut remarquer que, dans les sacrifices proprement
dits, les animaux carnassiers, ou stupides, ou étrangers à l’homme, comme
les bêtes fauves, les serpents, les poissons, les oiseaux de proie, etc.,
n’étaient point immolés. On choisissait toujours, parmi les animaux, les
plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus en
rapport avec l’homme par leur instinct et leurs habitudes. Ne pouvant enfin
immoler l’homme pour sauver l’homme, on choisissait dans l’espèce
animale les victimes les plus humaines, s’il est permis de s’exprimer ainsi,
et toujours la victime était brûlée en tout ou en partie, pour attester que la
peine naturelle du crime est le feu, et que la chair substituée était brûlée à la
111
place de la chair coupable ». L’animal bouc émissaire n’est pas coupable
en tant que tel, mais il endosse symboliquement la culpabilité des hommes.
Pourquoi la question de la domestication est-elle cruciale ? Parce qu’elle
renvoie aux rapports de domination entre la nature et les hommes, ainsi
qu’entre les hommes. Dans les sociétés des chasseurs-cueilleurs, la nature
offre la vie aux individus en leur procurant ce dont ils ont besoin. Avec la
domestication, c’est la reproduction de la vie qui devient centrale. Ce
pouvoir sur le feu, puis sur les plantes et les animaux, se paye d’un nouveau
rapport aux dieux : parce que les hommes ont pris, ils doivent rendre,
préservant ainsi l’ordre cosmique. En cela il existe un lien entre domesticité
et sacrifice du bouc émissaire, lié à une transcendance, que l’on ne retrouve
pas dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs où le sacrifice s’effectue
davantage sur le monde de l’horizontalité, via notamment le cannibalisme,
pour s’assurer de l’équilibre des forces entre le monde visible et invisible
(conjurant notamment la violence des morts sur les vivants).
Vers 12 000 avant notre ère, le climat se réchauffe, ouvrant l’ère
mésolithique propice à la domestication. Certaines domestications ont
avorté, comme celles des antilopes ou des élans. D’autres appelés
« parasites » profitent de la présence humaine sans que ce soit réciproque,
c’est le cas des souris, des pigeons, des puces, etc. Le plus ancien animal
domestiqué ne l’est pas pour sa viande : il s’agit du loup qui va devenir le
chien. En formant une meute avec l’homme, ils forment un tandem de
coopération : le chien lui offre une protection tandis que l’homme lui
fournit chaleur et nourriture. La domestication peut donc être l’objet de
deux possibilités : l’assistance mutuelle ou le sacrifice. Dans ce dernier cas,
la domestication de l’animal consiste à inclure l’animal d’abord sauvage au
sein de la communauté humaine pour en faire un proche, procédant d’une
humanisation qui lui donnera de la valeur aux yeux des dieux. Aussi ne
peut-elle se réduire à un motif d’ordre strictement économique. Edward
112
Evans-Pritchard montre par exemple dans son étude sur les Nuer que
l’élevage ne consiste pas tant à produire du bétail consommable qu’à se
procurer des bêtes à sacrifier. Le sacrifice de l’animal permet de s’assurer
de la bienveillance des forces invisibles pour assurer la fécondité de la terre,
mais aussi de racheter les péchés ou le pouvoir qui a été volé aux dieux. En
cela les animaux sacrifiés constituent une forme de monnaie permettant
d’obtenir la paix. Ainsi du bœuf qui dans l’antiquité était l’animal le plus
sacrifié et en même temps une monnaie de référence entendue comme unité
de compte (et non monnaie d’échange). Un autre rapport au temps vient
alors s’introduire avec le sacrifice dans la mesure où il va concerner la
gestion d’un « stock » d’animaux domestiqués : « Pour quiconque se livre à
la domestication, tuer est un acte précis de discernement qu’on effectue
avec un œil tourné vers l’avenir. Cet acte est tributaire de l’acceptation
collective d’un gain “différé”, et dépend aussi de l’acquisition par le groupe
de techniques complexes de reproduction et de la présence concomitante
113
d’un habitat fixe . » En cela le sacrifice de l’animal domestique
accompagne ou renforce l’institution de formes d’accumulation
économique (le cheptel) et symbolique (concentrée entre les mains de celui
chargé de l’office).
Le sacrifice dans les sociétés sans État peut donc prendre plusieurs
formes qui consistent toutes à concevoir par un processus de différenciation
un ordre où les forces sont équilibrées selon une certaine idée du cosmos.
Dans cette perspective, la violence est régulée de telle sorte que l’objet du
rituel sacrificiel peut différer, montrant à chaque fois une ambivalence en
termes de protection et de menace. Chez les chasseurs-cueilleurs, ce n’est
pas le monopole de la violence légitime qui prévaut mais la guerre et la loi
qui vont permettre le sacrifice des victimes via notamment le cannibalisme.
Dans les sociétés sans État où la figure du roi prédomine, c’est davantage le
roi et la figure du bouc émissaire qui vont conjurer le chaos. Chaque fois
cependant le risque d’emballement de la violence guette, par la vengeance
chez les chasseurs-cueilleurs, par l’élimination des boucs émissaires dans
les sociétés monarchiques. La fonction pharmacologique du sacrifice réside
alors en ceci qu’elle protège de la violence mais ne l’élimine pas : elle joue
sur des vases communicants (entre les violences des morts et des vivants) et
parfois en crée (le bouc émissaire) avec plus ou moins d’efficacité.
L’équilibre est toujours fragile et il en faut peu pour basculer dans la terreur
du tous contre un ou de l’Un contre tous, comme en témoignent les
e
tragédies du XX siècle où l’État représenta la menace principale et non la
protection. Comment une telle tragédie est-elle possible ? Parce que plus le
sacrifice est important, plus l’adhésion est profonde. Il en est ainsi des
dieux comme des rois et des nations. Telle est l’une des terribles leçons des
sauvages. Il en est une autre aussi : comme le notait l’anthropologue Mary
Douglas, « la solidarité est un vain mot si elle n’implique pas de
114
sacrifice ». Le sacrifice porte vis-à-vis du lien social la même
ambivalence que l’on retrouve avec la dette. En effet, on peut distinguer la
dette verticale, imposée par une institution ou une communauté à des
individus, et la dette horizontale, signe d’une interdépendance morale où
chacun est le débiteur spontané de l’autre. Il en est de même avec le
sacrifice, que l’on peut dissocier entre le vertical, qui est l’œuvre autoritaire
d’une institution ou d’une communauté qui veut faire croire que le sacrifice
de certains est la condition du lien social, et l’horizontal, qui lorsque la
situation l’exige résulte de la libre manifestation réciproque du don de soi.
III

De la magie comme praxis

Le chamane et le prophète

Pour Aristote, contrairement à Homère, les rêves ne sont pas envoyés par
les dieux. Ils ne sont tout au plus qu’une pâle copie déformée de la réalité.
Celui qui dort rejoint un monde qui est tout personnel. Mais comme le
souligne Charles Stépanoff, « cette idée est pourtant très singulière : dans la
plupart des autres sociétés, les rêves […] ont pour rôle d’ouvrir l’individu à
une vie sociale avec les morts, les esprits et les dieux. Avec les philosophes,
le rêve se replie sur lui-même, une porte de communication entre les
hommes et le monde se referme. L’anti-onirisme grec est une exception et
nous sommes les héritiers de cette exception115 ». Dans les sociétés sans
État, les rapports avec l’invisible occupent une place centrale. Cette
médiation est assurée par les chamanes, dont on peut se demander, en
fonction des modalités de leur capture de l’imaginaire, s’ils ne préfigurent
pas la naissance de l’État ou tout du moins une de ses premières conditions
d’émergence. « Un chamane est un individu à qui un groupe confie
certaines interactions avec les existences non humaines du milieu du fait de
116
ses capacités personnelles, à la fois sensorielles et corporelles . » En cela,
il se distingue du prêtre qui tient sa légitimité non pas de ses capacités mais
de l’investiture d’une organisation religieuse. Par ailleurs, Dieu est présent
partout alors que les esprits sont localisés dans les sociétés animistes. Il faut
venir vers eux ou les faire venir à soi. C’est pour mener à bien une telle
opération que le chamane est une figure indispensable, constituant
l’interface entre le monde visible et le monde invisible. Le chamane n’a
toutefois pas les mêmes fonctions et les mêmes statuts selon les différentes
sociétés sans État. En étudiant les cas des chamanes en Sibérie, Charles
Stépanoff distingue ainsi deux types de société auxquelles sont associés
deux types de chamanes : les sociétés hétérarchiques et les sociétés
hiérarchiques. Dans les sociétés hétérarchiques, la fonction de chamane est
accessible à tous et est considérée à égalité avec les autres fonctions de la
société. Le chamane ne détient pas le monopole des rituels de la vie
religieuse (bien souvent ce sont les chefs de famille qui en prennent la
charge) : il se contente de soigner et d’être consulté pour ses dons de
voyant. Dans les sociétés hiérarchiques, le chamane détient le monopole de
la vie religieuse et des relations entre humains et non-humains, couvrant
une grande partie des relations de la vie quotidienne (protéger des
accidents, assurer le succès, conduire les âmes des morts, garantir à la
communauté l’accès à ses besoins fondamentaux, etc.). Il devient alors un
être indispensable en permettant aux individus de se sentir protégés. Son
prestige lui confère une position de surplomb propre à celle du diplomate
alors que le chamane des sociétés hétérarchiques occupe la place plus
modeste de traducteur. Or, « comprendre la confiscation de l’exploration
des mondes par la diplomatie hiérarchique est une question anthropologique
117
majeure ». Il se joue en effet déjà là quelque chose qui relève d’une
appropriation de l’imaginaire et de la constitution d’un monopole
symbolique qui constituent un réquisit à la formation de l’État. Quels sont
les caractéristiques et les dispositifs qui permettent de différencier ces deux
modalités de relation à l’invisible ? Dans les sociétés hétérarchiques, la
simple capacité personnelle permet de légitimer l’activité de chamane qui
se limite à des cures et à de la divination, bien souvent prodiguées aux
membres de la communauté à titre gracieux. Dans les sociétés hiérarchiques
au contraire, le chamane est investi lors d’un rituel collectif. Souvent
rétribué pour ses services, entretenant ainsi des relations d’obligation et de
dettes, le chamane par son activité dirige des rituels communautaires
118
comme des sacrifices collectifs , et se porte le garant des bonnes relations
entre le monde visible et le monde invisible, entre les humains et les non-
humains. Ce n’est pas pour autant que le chamane peut faire ce que bon lui
semble : « Si les profanes délèguent au chamane leur relation à l’invisible,
ils lui imposent un invisible collectivement défini qui rendra possible la
119
coordination des imaginaires dans le rituel . » Dans le chamanisme
hétérarchique, le chamanisme ne relève pas tant du statut que de
l’expérience et de la pratique. « Le chamanisme hétérarchique est un monde
où il existe un continuum de compétences entre spécialistes et non-
120
spécialistes et où les positions sont réversibles . » Dans le chamanisme
hiérarchique, au contraire, les profanes sont fermés au monde invisible,
alors que le chamane est ouvert à ce monde. Cette répartition des
compétences est renforcée par le fait que la fonction de chamane s’hérite,
contribuant ainsi à essentialiser la répartition des places au sein d’un ordre
qui se veut naturel. Cette configuration sociale est illustrée notamment par
le fait que les mythes du chamane se distinguent des mythes des gens
ordinaires : alors que les premiers font appel aux ancêtres chamanes pour
justifier leur position, les seconds font appel aux « Mères » démiurges qui
121
ne doivent pas être approchées par les premiers . Ces différences de statut
et de fonction se traduisent particulièrement dans le dispositif employé par
le chamane, en l’occurrence celui de la tente sombre ou de la tente claire.
Dans le chamanisme hétérarchique prévaut le dispositif de la tente
sombre : dans l’obscurité, tout le monde est convié à dialoguer avec le
monde invisible. Dans le chamanisme hiérarchique prévaut le dispositif de
la tente claire : seul le chamane a les yeux fermés, et donne à voir aux
individus, qui se sont pressés autour de lui les yeux ouverts, les images qui
lui viennent de l’au-delà. Stépanoff résume cette différence de relation qui
préside dans ces deux types de société comme suit :
La tente sombre est un espace métamorphique acentré où l’officiant s’efface pour permettre aux
participants de communiquer avec les non-humains ; la tente claire, elle, donne à voir la
communication du chamane avec des non-humains. Quand le chamane appelle les esprits dans la
tente sombre, le schéma relationnel stipulé est dyadique connectant directement participants et
esprits. Au contraire, la tente claire exalte une relation triadique où l’intermédiaire, le chamane,
est le nœud indispensable où s’établissent les relations entre les hommes et leur
122
environnement .

En Asie du Nord, la tente claire a été introduite par l’expansion des


Altaïques qui ont peu à peu dévalorisé la tente sombre, considérant qu’elle
était trop « primaire », aidés notamment par un arsenal d’objets et un
apparat qui leur attribuait un certain prestige. Mais surtout, le chamane
promouvant la tente claire refusait l’idée qu’il puisse être ligoté comme
dans la tente sombre : ce ligotage avait en effet pour objectif « de
contraindre, réduire, voire neutraliser sa puissance d’agir individuelle pour
permettre l’expression de la puissance des visiteurs non humains et assurer
leur interaction directe, sans intermédiaire, avec les participants
123
humains ». Ce ligotage avait en effet une fonction de conjuration de la
capture de l’imaginaire par un seul individu et cela n’était pas acceptable
pour le chamane partisan de la tente claire. Pourquoi donc la communauté
accepterait celle-ci ? Parce que l’externalisation de l’imagination à un
délégué est « libération, car elle soulage chacun d’une charge », mais
parallèlement « elle appauvrit leur rapport au monde en l’amputant de ses
dimensions invisibles et en leur retirant une partie en partie leur
124
responsabilité » . Ce dilemme coût-avantage de la délégation se retrouve
dans toute l’histoire de l’humanité, avec des objets plus ou moins
différenciés (la magie, la guerre, la décision politique, etc.). Aussi le cours
de l’histoire ne suit-il pas une évidence, comme si les bénéfices du
chamanisme hiérarchique l’emportaient inéluctablement sur ses
inconvénients.
Les systèmes hétérarchiques ne sont pas une forme primitive enlisée dans un stade moins évolué
que la hiérarchie sur une progression évolutive inéluctable. Ils ont institué des freins délibérés aux
compétences et aux pouvoirs du chamane en interdisant par exemple sa participation aux fêtes de
l’ours, chez les Ougriens de Sibérie occidentale ou chez les Nivkh du Pacifique. Ces freins
constituent une forme de résistance consciente, mais pas toujours efficace, à la tentation du
125
modèle hiérarchique des populations voisines .

Certaines sociétés, comme en Amazonie celle des Parakana, refusent


d’ailleurs purement et simplement l’institution chamanique dans la mesure
où pour elles tout un chacun est apte à communiquer avec l’invisible. Pierre
Clastres, en étudiant les sociétés amérindiennes, tenait le chamane pour
l’équivalent d’un simple médecin dont la fonction s’inscrivait dans une
division égalitaire du travail. En cela, sa conception du chamane était
proche de celle que l’on retrouve dans les sociétés hétérarchiques de Sibérie
décrites par Stépanoff. Nous avons vu que cette dimension égalitaire ne
tenait plus entièrement dès lors qu’il s’agissait du chamanisme
hiérarchique, quand bien même ce dernier demeurerait l’objet du contrôle
de la société. En revanche, Pierre Clastres attribuait à l’émergence de la
figure du prophète l’une des causes possibles du surgissement de l’État.
e
Dans les dernières décennies du XV siècle, quelques individus de la tribu
Guayaki commencèrent en effet à prêcher une autre parole que celle du
chef : convaincus que la société des Indiens vacillait sur ses assises
métaphysiques, il était devenu nécessaire de partir. Laisser les anciennes
fondations de la société associées au malheur et prendre le chemin en quête
de ce qu’ils appelaient la Terre sans Mal, équivalent du Paradis. Les
prophètes mobilisèrent ainsi nombre d’Indiens qui migrèrent pour
finalement mourir dans la forêt, rassemblant pour la première fois un
certain nombre de tribus jusque-là toujours divisées. Le verbe des prophètes
trouve des oreilles car il suscite l’espoir : « Une autre vie, un autre monde
vous tendent les bras ! » Le rôle du prophète, comme le souligne Pierre
Bourdieu, est de « révéler au groupe quelque chose dans lequel le groupe se
reconnaît profondément : c’est le “Tu ne me chercherais pas si tu ne
m’avais pas trouvé”, le paradoxe de la prophétie qui à la fois ne peut réussir
que parce qu’elle dit ce que les gens savaient mais qui pourtant réussit parce
126
que les gens ne pouvaient pas le dire ». Dans son discours, le prophète
transgresse l’ordre des mots en leur faisant subir une légère altération qui
pourtant va tout changer. Cette transgression vaut promesse mais cette
promesse est une illusion qui ouvre en réalité une brèche dans la conception
sauvage du politique en y faisant entrer la personnalisation du pouvoir.
« Dans le discours des prophètes gît peut-être en germe le discours du
pouvoir et, sous les traits exaltés du meneur d’hommes qui dit le désir des
127
hommes se dissimule peut-être la figure silencieuse du Despote . » Il est
significatif notamment que les prophètes, les karai, émergent dans les
128
sociétés Tupi-Guarani en prônant l’abolition du tabou de l’inceste ,
marque s’il en est de la figure du roi. L’une des explications de Pritchard
concernant l’apparition des prophètes est la nécessité d’une coalition des
tribus pour affronter un ennemi supérieur qui est étranger à leur
écosystème :
Entre les Nuer et leurs voisins, l’opposition avait toujours été régionale. La menace arabo-
européenne les plaçait désormais face à un ennemi commun et autrement formidable. En écrasant
les prophètes, le gouvernement fit échec à cette tendance. Si je comprends bien la situation, les
prophètes ne pouvaient éviter d’affronter le gouvernement, parce qu’ils incarnaient justement
129
cette résistance populaire qui les avait suscités .

Le prophète constituerait ainsi une sorte de figure intermédiaire entre le


chamane et le prêtre conçu comme fonctionnaire de l’État. Ces personnages
s’inscrivent tous dans la constitution d’un ordre donné ou en train de se
créer. Il en est autrement de la figure de la sorcière, qui si elle partage avec
eux le privilège de communiquer avec le monde invisible, représente d’une
certaine manière leur double maléfique en ce qu’elle s’inscrit dans les
marges de l’ordre institué, qui plus est de l’État.
Mort de la sorcière, naissance de l’État moderne

La chasse aux sorcières coïncide avec la découverte du Nouveau Monde


et de ses sauvages. Celle-ci répond au besoin de construction d’une figure
négative de l’altérité pour mieux opérer un processus de domination et
expropriation. Expropriation des terres des autochtones par les Empires,
allant de pair avec l’extension du colonialisme, expropriation du pouvoir
des sorcières, c’est-à-dire pouvoir magique et pouvoir de régulation des
naissances, accompagnant l’affirmation du pouvoir d’État et l’émergence du
capitalisme. Pendant longtemps, les chasses aux sorcières ont été soit
reléguées au rang de phénomène marginal, notamment chez les marxistes
qui n’y voyaient pas de lien avec la lutte des classes, soit au rang de
curiosité où la sorcière était souvent représentée du point de vue du
bourreau, comme une hystérique confessant volontiers sa dépravation
sexuelle et sa possession démoniaque. La figure sauvage de la sorcière
émerge pourtant à un moment significatif : contrairement aux idées reçues,
elle ne naît pas au Moyen Âge, mais bien à l’aube de la modernité qui voit
l’avènement du capitalisme et de l’État absolu. C’est à la moitié du
e
XV siècle qu’apparaissent les premiers procès de sorcières. En 1486 est
rédigé le Malleus Maleficarum (« Marteau des sorcières »). Rédigé par
deux inquisiteurs, Jacques Sprenger et Henry Institoris, ce traité développe
les aspects de la sorcellerie dans une première partie et les moyens de la
combattre dans une seconde. Bien que cet ouvrage fût condamné par
l’Église et mis à l’index, notamment en raison de discordances sur la
130
démonologie , son succès fut indéniable auprès des catholiques et des
protestants comme l’attestent ses 34 rééditions entre 1487 et 1669, période
de la chasse aux sorcières. La sorcière apparaît alors comme une figure qui
agit dans l’ombre avec des forces obscures, complotant pour défaire le
monde. C’est à l’occasion du Sabbat qu’un tel complot prend toute sa
dimension. Vivement dénoncée à la fin du XVe siècle, cette cérémonie
consiste pour ses détracteurs à renverser l’ordre des valeurs, et par là l’ordre
social : Dieu, le Noble et le Prêtre deviennent des ennemis. Dans
l’imaginaire, il se déroule dans la nature, la nuit, souvent dans la forêt, loin
de la civilisation. Une telle pratique remonte loin dans l’histoire et est liée
aux crises politiques : les Romains accusaient déjà les chrétiens de
s’adonner à des conjurations similaires, et les chrétiens par la suite
accusèrent les hérétiques. À une époque où le dualisme cartésien se
développe, la nature se conçoit en opposition avec l’esprit, contribuant ainsi
à rejeter l’animal aux confins du monde sensible. La sauvagerie est ainsi
associée à la sorcière qui est représentée donnant le sein à des grenouilles
ou à des chats, s’entourant de juments ou de chèvres pour commettre ses
méfaits.
Comme le souligne Silvia Federici, « le concept même de “sorcellerie”
ne fut pas formulé avant la fin du Moyen Âge, et il n’y eut jamais, au cours
de l’“Âge sombre”, de procès collectifs et d’exécutions, alors que la magie
imprégnait la vie quotidienne et qu’elle représentait un outil
d’insubordination pour les esclaves, redouté par les classes dirigeantes
131
depuis la fin de l’Empire romain ». Lorsque le diable et la sorcière
forment un pacte, on parle d’ailleurs de conjuration, terme similaire pour
désigner l’association de travailleurs ou d’esclaves cherchant à s’émanciper.
La magie devient l’objet de persécutions dans la mesure où elle constitue
une rationalité de maîtrise du réel qui va à l’encontre d’une autre rationalité
naissante : celle du capitalisme et de l’État moderne. Elle est alors
considérée comme une technique de pouvoir des subalternes échappant à la
cartographie cognitive de l’État en formation, constituant un frein
considérable à la centralisation. Après le concile de Trente, la Contre-
Réforme prend ouvertement position contre les guérisseurs et guérisseuses.
er
Jacques I promulgue en 1604 une loi qui condamne à la peine de mort
quiconque pratique la magie. On aurait pu s’attendre à ce que les défenseurs
de la nouvelle rationalité scientifique naissante prennent le parti des
sorcières, arguant du fait que la magie étant une superstition il n’y avait pas
lieu de prendre le diable et leurs supposées servantes au sérieux, mais ce ne
fut pas le cas. En réalité, il était nécessaire d’utiliser tous les moyens, y
compris le diable, pour purger le social de toute croyance autre que celle
d’un Dieu qui allait désormais s’incarner dans le souverain. Les autorités
politiques reçoivent d’ailleurs le soutien des premiers théoriciens de la
souveraineté moderne et du contrat social : ainsi de Hobbes ou de Jean
Bodin qui écrivit De la démonomanie des sorcières en 1580. Loin d’être le
reliquat d’un âge marqué par un obscurantisme religieux, la chasse aux
sorcières a lieu au moment où la rationalité moderne s’affirme en même
temps qu’un pouvoir politique centralisé. Comme le souligne Silvia
Federici, « les cours de justice laïques menèrent la plupart des procès, alors
que dans les régions où l’Inquisition opérait (Italie et Espagne), le nombre
132
d’exécutions resta comparativement bas ». La chasse aux sorcières
coïncide donc avec l’avènement de la monarchie absolue et prendra fin avec
son établissement définitif. La nouvelle rationalité pénale s’élargit alors à
de nouveaux crimes, notamment concernant l’atteinte à la propriété, et n’eut
plus besoin de faire appel au surnaturel en général et à la sorcellerie en
particulier pour condamner leurs auteurs.
Il n’est pas anodin que la chasse aux sorcières ait eu lieu à l’aune de la
naissance de la modernité et du capitalisme. Michael Taussig, dans son
133
ouvrage The Devil and Commodity Fetishism in South America ,
remarquait que les accusations de satanisme ou de sorcellerie survenaient
dans des périodes bouleversant les rapports sociaux et métaphysiques. Il
avait ainsi pu constater ce phénomène en étudiant les paysans colombiens et
les mineurs boliviens qui virent dans l’introduction des rapports marchands
capitalistes dans leur pays une manifestation du diable. La chasse aux
sorcières a ainsi connu une recrudescence en Afrique dans les années 1980-
1990, souvent dans des pays où perdure l’esclavage, dans un contexte de
restructuration financière par le FMI et la Banque mondiale qui alla de pair
avec une augmentation de la pauvreté. Certains Africains, comme le
rapporte Charles Piot, voient par ailleurs pour ces raisons les Blancs comme
des sorciers qui « volent par avion et s’assemblent sur les marchés dans de
134
vastes espaces urbains coloniaux pour y consommer leurs victimes ». En
Europe, les changements liés à la naissance de la modernité, qu’ils soient
d’ordre politique, économique ou métaphysique, sont aussi radicaux :
extension du capitalisme rural, suppression des droits coutumiers, enclosure
des communaux. Il est notable que les procès de sorcière sont d’autant plus
nombreux que les terres sont privatisées, comme dans l’Essex en
Angleterre. En Irlande et dans l’ouest de l’Écosse où demeurent des liens
communautaires forts et un droit coutumier préservant l’accès aux
communs et une certaine autonomie vis-à-vis de l’État, on ne dénombre
aucune persécution. Le cas des accusations envers Margaret Harkett, veuve
de 65 ans pendue à Tyburn en 1585, témoigne du nouveau rapport à la
propriété sur fond d’une misère sociale grandissante : « Elle avait cueilli un
panier de poires dans le champ du voisin sans permission. Quand on lui
demanda de les retourner, de rage, elle les jeta par terre ; à partir de ce jour
plus une poire ne poussa dans le champ. Plus tard le serviteur de William
Goodwin lui refusa de la levure, après quoi sa brasserie s’assécha. Elle fut
frappée par un bailli qui l’avait prise en train de voler du bois des terres du
135
maître ; le bailli devint fou . » Le non-paiement de loyer, la mendicité, le
fait de faire paître ses animaux sur des territoires qui ne sont plus ouverts
sont autant de prétextes à l’accusation de sorcellerie. La chasse aux
sorcières coïncide alors avec un large mouvement de révoltes paysannes
contre le mouvement des enclosures, la hausse du prix du pain et des impôts
qui s’accompagnent de famines. Souvent ce sont des femmes qui mènent
ces révoltes. Elles sont alors la première cible du pouvoir. Un autre élément
social permettant de comprendre la persécution des sorcières est le besoin
de main-d’œuvre de la nouvelle classe capitaliste : dans le contexte d’une
démographie faible, le courant mercantiliste qui va accompagner le
développement économique insistait sur la nécessité d’une démographie
forte pour augmenter la taille de la population, donc la main-d’œuvre et
ainsi la richesse nationale. Or, beaucoup de femmes assimilées aux
sorcières étaient aussi des sages-femmes équivalentes de médecins ayant un
fort pouvoir de contrôle sur les naissances. La chasse aux sorcières aurait
ainsi été un moyen pour retirer ce pouvoir à ces femmes et encourager les
136
naissances . Il n’est d’ailleurs pas anodin que la sorcière soit assimilée à
une femme âgée : autrefois gardienne des connaissances traditionnelles et
garante des liens de la communauté, elle devient le symbole de la stérilité et
de la mort. La chasse aux sorcières coïncide alors avec une dégradation de
la condition féminine. En effet, jusqu’à la fin du XVe siècle, les femmes
pouvaient être propriétaires de biens, avaient le droit de vote (on votait
davantage dans les assemblées du Moyen Âge que dans les démocraties
137
modernes ), pouvaient intervenir dans les procès, ouvrir une boutique
sans l’accord de leur mari, conserver leur nom de jeune fille, occuper un
métier, etc. « Aussi longtemps que la famille est restée l’unité de base de la
production économique, les femmes avaient leur place dans maintes
activités. Mais au fur et à mesure que l’industrie s’est déplacée de la maison
ou de l’atelier vers les usines et les entreprises de grande taille, les femmes
ont été exclues. L’unité productive s’est réduite au travailleur individuel,
qui était plus facilement manipulé, plus aisément mobilisé et plus
complètement exploitable, quand le travail (et non la famille, le plaisir
personnel ou les obligations communes) a été défini comme le véritable
138
objectif de cette vie . » Dès lors que les communautés de base étaient
préservées (la famille, les autonomies locales, etc.), la sorcière était intégrée
à la société dans toute l’ambivalence qui tenait à son statut : on avait besoin
d’elle pour ses pouvoirs notamment de guérisseuse, mais elle était aussi
crainte dans la mesure où elle était liée à des forces surnaturelles, et donc
potentiellement dangereuses, que personne excepté elle ne maîtrisait. Il n’en
reste pas moins que le Moyen Âge est une période où les superstitions
conduisant à faire de la sorcière un bouc émissaire sont fermement
condamnées. Ainsi, promulgué entre l’an 775 et l’an 790, le capitulaire de
Charlemagne punit de la peine de mort la croyance païenne aux sorcières
cannibales : « Si quelqu’un, trompé par le diable, croyait, d’après une
coutume païenne, qu’un homme ou une femme était un sorcier ou une
sorcière, et qu’il ou elle mangeait des hommes, et pour cette raison, la
faisait brûler ou faisait manger sa chair à quelqu’un ou la mangeait lui-
139 e
même, il était puni de la peine capitale . » Ce n’est qu’au XV siècle que
cette croyance va de nouveau se répandre, y compris de la part d’esprits
éclairés, justifiant ainsi le sacrifice de celle qui constituera le bouc
émissaire inaugurant la naissance de la modernité : la sorcière. Le terme
populaire de « bouc émissaire » n’apparaîtra d’ailleurs qu’une fois la chasse
aux sorcières terminée, comme si, une fois l’ordre sécurisé, les nouvelles
institutions établies laissaient enfin la place à la possibilité de prendre
conscience de l’innocence de leur victime.

La magie entre réel et rationnel

Du chamane à la sorcière en passant par le prophète, ce sont autant de


figures qui ont pu avoir un rapport fondamental au sacré dans des sociétés
sans État et dont on a pu voir l’ambivalence, celles-ci tantôt conjurant tantôt
préfigurant l’émergence d’un pouvoir séparé. La place qu’elles ont pu
occuper est à la mesure de la constitution de ce dernier : le chamane a une
place centrale dans la société sans État tandis que la sorcière est mise au
ban dans la société qui se dote d’un État. Comprendre ce phénomène
nécessite de saisir un peu plus en détail la raison d’être de la magie dans son
rapport au religieux et au politique, ce qui nous conduira à évoquer une
dernière figure clé pour saisir l’émergence de l’État : celle du prêtre.
Marcel Mauss remarquait dans son Esquisse d’une théorie générale de la
magie que le mana dans les sociétés polynésiennes était un pouvoir
magique semblable en de nombreux points aux notions grecques de phusis
ou de dunamis que l’on peut traduire par « puissance ». Autrement dit
quelque chose d’autre que la raison positiviste. Une telle position est
intenable pour Lévi-Strauss : Mauss s’est fait duper par les sauvages. Il
explique le mana par le mana, le mystère par le mystère, ce qui n’a rien de
scientifique. Ce mana ou tout ce que l’on peut concevoir comme pouvoir
magique n’est en réalité pour Lévi-Strauss que l’expression d’une
inadéquation entre le signifiant et le signifié, entre ce que l’on peut dire et
l’objet d’un indicible. La magie (comme la religion ou le mythe) est donc
liée à la langue : il n’est possible de mettre un mot sur tout que lorsqu’on
sait tout, mais notre savoir étant limité, la magie comble ce qui dépasse
cette limite du langage. De cette manière, Lévi-Strauss évacue de manière
expéditive le phénomène magie : hors langage, il est hors science et hors
rationalité. Vincent Descombes souligne ainsi l’incongruité d’une telle
position : « On se figure que le positiviste est un homme qui ne croit qu’au
fait et à l’observable. Il n’en est rien : le positivisme est plutôt la
métaphysique qui pose à l’avance ce qui sera tenu pour un fait ou une
observation, et qui par là même exclut les faits incongrus qui ne satisfont
140
pas cette prédétermination . » Et si l’on prend l’exemple de la cure
chamanique (où se rencontrent une femme et un chamane), on trouve dans
l’analyse de Claude Lévi-Strauss le postulat d’un primat du signifiant sur le
signifié qui en vient à déréaliser à la fois la figure de la femme et celle du
chamane :
Ces deux êtres ne sont que deux figures anonymes qui, à travers leur rencontre, actualisent les
mécanismes inconscients de l’efficacité symbolique. À force de nier toute importance à ce qui se
dit entre deux êtres, à force de ne regarder que la forme du message échangé et sa possible
codification en un langage formel homologiquement congruent avec d’autres langages sans se
préoccuper par là même du contenu du message lui-même, l’anthropologie structuraliste s’est
enfermée dans une sorte de scolastique pesante. Cette scolastique a barré l’accès à une évidence :
141
il n’y a de vie sociale que parce qu’il y a des acteurs sociaux qui échangent et interagissent .

Or cette interaction entre acteurs que l’on retrouve dans les pratiques
magiques ne vise pas à combler ce qui ne peut se dire mais à mobiliser des
puissances pour dominer l’univers ou préserver l’équilibre des forces en son
sein. Les pouvoirs magiques sont bien réels précisément parce qu’ils
permettent de façonner la réalité et par là contribuent à constituer les
individus en sujets. D’où le paradoxe du fétiche que l’on peut considérer
« comme ce qui donne l’autonomie que nous ne possédons pas à des êtres
142
qui ne l’ont pas non plus mais qui, de ce fait, nous la donnent ». Le
processus de création se paye ainsi d’un double processus d’autonomie :
celle du créateur et celle de la créature, qui peut amener à une double
illusion : celle du créateur absolument maître de sa créature, ou celle de la
créature absolument séparée du créateur. En réalité les puissances
catalysées et manipulées par l’homme lui échappent toujours en partie,
vivant leur vie propre, mais elles demeurent le produit d’un faire qu’il peut
défaire et refaire. Il en est ainsi des idoles, de la monnaie, des nations, des
marques d’entreprise, etc. Entre les deux illusions, l’équilibre est précaire et
sur la corde raide l’homme, comme un funambule, peut basculer vers l’un
ou l’autre absolu (la maîtrise totale rationaliste où la magie n’existe pas, ou
la maîtrise du réel par un grand Autre monopolisant les pouvoirs magiques).
Comme le souligne Chesterton :
La folie consiste en une préférence pour le symbole plutôt que pour ce qu’il représente. […]
L’argent, par exemple, est un symbole : il symbolise le vin, les chevaux, les beaux vêtements et
les hautes maisons, les grandes villes du monde et la tente silencieuse au bord de la rivière.
L’avare est un fou, parce qu’il préfère l’argent à tout cela ; parce qu’il préfère le symbole à la
réalité. Mais les livres aussi sont un symbole ; ils symbolisent le sentiment qu’a l’homme de
l’existence, et l’on pourrait du moins soutenir que l’homme qui en est venu à préférer les livres à
la vie est un fou du même genre que l’avare. Un livre est évidemment un objet sacré. Dans un
livre, il ne fait aucun doute que les plus gros bijoux sont enfermés dans le plus petit des coffrets ;
mais il n’empêche que la superstition commence quand on donne au coffret une valeur plus
143
grande qu’aux bijoux .

Ainsi la critique de l’idolâtrie rate-t-elle sa cible lorsqu’elle ne s’en prend


qu’à l’illusion à laquelle renverrait cette pratique : il est nécessaire de
d’abord comprendre qu’« on n’adore dans l’idole que le pouvoir qui y est
144
contenu ». Or ce pouvoir ne se réduit pas à un rapport de pure force ou
de pure domination :
Un point de vue religieux tend à devenir dominant, et par conséquent à marginaliser les autres
points de vue, lorsqu’il s’avère plus apte à coordonner et relier des informations ou des
hypothèses entre elles, à insérer l’homme dans un univers dans lequel sa place et sa destinée font
sens. C’est cet aspect du problème de la lutte pour le monopole de la croyance légitime qui a
échappé précisément à Bourdieu pour qui la violence légitime n’a d’autre justification que la force
145
sociale dont disposent les dominants .

À ce stade où il est question de pratiques liées à des croyances, il est


difficile de rendre compte de la distinction entre magie et religion. Le
moderne croit que les sauvages croient au sens où ils seraient dupes. En
réalité, le sauvage est sans doute plus apte à croire dans la mesure où sa
grille de lecture du réel a pris des distances avec l’empirique pour pouvoir
mieux l’expliquer. Le sauvage ne croit pas, il vit une expérience. Jean
Pouillon remarque ainsi que la notion de « croyance » telle que nous
146
l’entendons est difficilement transposable dans les sociétés indigènes .
Evans-Pritchard déjà avait fait le constat de l’absence de l’expression « je
crois » chez les Nuer. Si un croyant est convaincu dans notre civilisation en
la croyance en Dieu, il peut avoir des doutes sur ses attributs par exemple.
Par ailleurs, le chrétien conçoit une distinction entre l’ici-bas et l’au-delà,
de sorte que l’espérance en un autre monde n’est pas identique à celle du
monde profane. Rien de semblable dans la culture des Dangaleat qui ne
croient pas en cette coupure. L’existence des margaï est par exemple pour
eux un fait d’expérience : « On n’a pas plus à croire aux margaï qu’à la
chute de la pierre qu’on lance. On les redoute et/ou leur fait confiance, on
apprend à les connaître, on s’habitue à elles, on accomplit pour chacune le
sacrifice spécial qui lui agrée et on veille à ne pas se tromper de peur de se
147
retrouver malade ou frappé de quelque désagréable manière . » Si cette
expérience est constitutive de la magie, elle peut toutefois être liée à la
religion comme le suggère Pascal Sanchez en prenant l’exemple de la
prière : « La prière est une bonne illustration de l’interpénétration de la
magie et de la religion. Elle peut être dite religieuse si celui qui prie se
contente d’adopter une forme rituelle de communication avec son Dieu et
tend à devenir magique si elle vise à exaucer ses désirs148. » Selon que l’un
des aspects est davantage valorisé que l’autre, l’organisation sociale peut
alors différer. Dans leur description des systèmes politiques africains, Fortes
et Evan-Pritchard remarquent ainsi que dans les systèmes centralisés par le
roi, il existe toute une série de contre-pouvoirs comme des chefs locaux ou
des membres du clergé. Dans cette configuration, la religion a trait
essentiellement aux besoins essentiels de la communauté comme la fertilité
de la terre, la santé ou la famille. Dans les systèmes où il n’existe pas
d’autorité centrale mais une myriade de systèmes de parentés qui
s’équilibrent avant tout en fonction de leur résidence, les mythes, la magie
et les dogmes sont beaucoup plus nombreux pour maintenir les relations
149
sociales . La dispersion des idoles locales garantit ainsi la dispersion des
centres de pouvoir. C’est pourquoi l’iconoclasme et la centralisation vont
toujours de pair, ce que l’on retrouve jusque dans la modernité avec par
exemple les athées de la Révolution française qui prenaient ce qu’ils
considéraient être des idoles pour cible, accélérant en même temps la
centralisation du pays. Phénomène qui amenait Hocart à affirmer de
manière quelque peu provocatrice : « L’athéisme n’est que l’aile gauche du
150
monothéisme . »
Si la magie est réelle, en quoi est-elle rationnelle ? Prenons un exemple :
pour choisir la direction qu’ils prendraient pour aller chasser, les chasseurs-
cueilleurs naskapi, au Canada, utilisaient une omoplate de caribou qu’ils
faisaient chauffer pour faire apparaître ce qu’ils concevaient comme étant
une carte. Ce processus de divinisation, loin d’être absurde, constituait en
réalité une randomisation qui leur permettait d’échapper à des biais
cognitifs, notamment en retournant sur des lieux où la chasse avait été
bonne mais qui devaient désormais être désertés par les caribous soucieux
151
de leur survie . Les sociétés sans État conçoivent une causalité
matérialiste lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qui relève de l’ordinaire : une
maison mal construite qui s’écroule, un individu qui meurt de ses blessures
de guerre. La magie intervient dans la chaîne de causalité lorsqu’il s’agit de
rendre compte d’une situation extraordinaire ou exceptionnelle : la maison
neuve qui s’écroule ou l’individu qui meurt soudainement alors que rien ne
l’y prédisposait. Comme l’a montré l’anthropologue Malinowski, la magie
est un réducteur d’incertitude qui traque « des événements pouvant violer
152
l’ordre naturel des choses ». Il peut s’agir par exemple de quelqu’un qui
tombe malade seul à la suite d’un repas pris en commun. Son cas est alors
certainement l’œuvre d’un sort qu’il est nécessaire de contrer. Dans le cas
des sociétés de chasseurs-cueilleur, il n’existe pas de mort naturelle dans la
mesure où il existe toujours une cause humaine qui est souvent l’œuvre de
chamanes mal intentionnées, ce qui peut entraîner un cycle de vengeances.
C’est pourquoi l’anthropologue Lucas Bridges, lors de son séjour avec le
peuple ona de Patagonie, avait refusé d’être intronisé sorcier par peur d’être
un jour accusé de la responsabilité de la mort d’un homme situé à plusieurs
153
dizaines de kilomètres . Le magicien détient des pouvoirs qui peuvent
bien sûr être défaillants : il peut ne pas réussir à guérir ou à faire tomber la
pluie par exemple. C’est qu’il a pu se tromper sans son rituel ou que son
action a été contrecarrée par un sorcier. « Dans l’île Isabelle (Mélanésie), un
magicien avait annoncé le beau temps. Par malheur, le jour même, une
tempête renversa sa propre hutte. Personne ne douta pour autant de l’art
qu’il exerçait. On savait seulement désormais que, dans une autre île, un
154
autre magicien possédait plus de mana que lui . » Dans tous les cas, il
trouvera des causes rationnelles à son échec en fonction des éléments qui
constituent sa cartographie de l’univers. Son pouvoir découle avant tout de
son aura qui lui accorde le bénéfice du doute. Il est comme le chef
d’orchestre qui gouverne ses musiciens. Certains peuvent croire que c’est
lui qui produit la musique. Lui-même peut le croire. Dans tous les cas, le
son est produit, comme manifestation de sa puissance. Tout du moins tout le
monde pense entendre ce son. Cette aura toutefois ne suffit pas à garantir
l’efficacité des pouvoirs magiques. Encore faut-il qu’elle s’inscrive dans un
ensemble qui la valide et la soutienne. En ce sens, le pouvoir du magicien
qui consiste à transformer le réel en un produit validé socialement se
retrouve de la même manière dans le pouvoir d’État. Bourdieu souligne
ainsi cette homologie :
L’efficacité magique du magicien est l’ensemble de l’univers à l’intérieur duquel se trouve le
magicien, les autres magiciens, les instruments magiques et les croyants qui accordent au
magicien le pouvoir et qui, de ce fait, contribuent à le faire exister… C’est pareil avec l’acte
d’État : qu’est-ce qui fait que le sceau, sigillum authenticum, a ce pouvoir magique de transformer
en une personne quelconque en professeur, par exemple, par acte de nomination ? C’est
précisément ce réseau extrêmement complexe qui va s’incarner dans le sigillum, dont le sceau va
155
être la manifestation .

Si Bourdieu se cantonne prudemment à la constatation d’une simple


homologie, il n’est pas inenvisageable d’avancer qu’un lien existe entre le
pouvoir du magicien ou du sorcier et la raison d’État. Soit le mythe du
djambe que l’on retrouve chez les Maka du Cameroun. Le djambe a
plusieurs représentations possibles : cela peut être une petite bête (une
souris ou un crabe) qui réside souvent dans le ventre de son détenteur. Le
mythe provient d’un chasseur qui rencontra le djambe dans la forêt,
recevant de lui des dons importants. Sa femme, jalouse, s’unit alors au
djambe qui exigea d’elle d’être nourri toujours plus, ce qui amena la femme
à tuer toute sa famille. Le djambe est à la fois pouvoir magique et être en
possession de ces pouvoirs. Il est invoqué par les élites dirigeantes pour
pouvoir continuer à accumuler richesses et puissance avec tous les dangers
156
que cela que cela induit . Car le djambe rompt l’ordre normal du temps et
des choses. À tout moment, il peut rompre l’équilibre des forces,
transformant le bien en mal et entraînant son bénéficiaire dans l’abîme de
l’hybris. Il peut en effet entraîner jalousie et vengeance au sein même de la
famille ou des cercles de pouvoir. Dans Sorcellerie, oracles et magie chez
les Azandé, Evans-Pritchard remarque en effet que plus les individus sont
157
proches, plus ils sont susceptibles d’être accusés de sorcellerie . C’est
l’identité plus que la différence qui entraîne une telle accusation. J. Favret-
Saada observe par ailleurs que bien souvent la haine de celui qui consulte
est redirigée par les sorciers vers des voisins pour éviter qu’une violence
intrafamiliale ne se déchaîne (les véritables causes du malheur étant souvent
158
liées à un contexte d’ordre parental) . Le sorcier comme le désenvouteur
constituent potentiellement des dangers pour l’État car ils représentent des
forces excédentaires à tout territoire, leur pouvoir ne connaît pas de borne :
en cela ils se rattachent à une certaine figure du nomade. Mais le pouvoir
politique cherche progressivement à capturer leur puissance. Nous
retrouvons ainsi au sein de l’appareil d’État, qu’il soit archaïque ou
moderne, cette même prétention à rompre l’ordre naturel des choses – y
compris lorsqu’il prend la forme de la loi – en catalysant des puissances de
manière à purger le corps politique de toute menace. Cette menace est
souvent au plus proche, notamment au sein de la même famille politique,
mais peut aussi faire l’objet d’une déviation vers un ennemi extérieur pour
souder à nouveau les sujets derrière leur souverain et ainsi garantir sa
dimension symbolique. En cela la raison d’État comme la magie constituent
des rationalités faites pour la guerre. Jeanne Favret-Saada nous le rappelle :
« en sorcellerie, la parole, c’est la guerre. Quiconque en parle est un
belligérant et l’ethnographe comme tout le monde. Il n’y a pas de place
pour un observateur non engagé159. » Même dans une société qui semble à
première vue pacifique, comme celle des Hautes Terres de Madagascar, la
sorcellerie « était entourée de guerres invisibles ; à peu près tout le monde
avait accès à des philtres ou à des esprits dangereux, ou bien était prêt à le
prétendre ; la nuit était hantée par des sorciers qui dansaient nus sur les
tombes ; et à peu près toutes les maladies étaient attribuables à la jalousie, à
160
la haine et à la magie ». La guerre par magie interposée s’immisce ainsi
dans tous les domaines de la vie, y compris jusque dans la mort puisque
l’agressivité des âmes des défunts est rendue responsable de la plupart des
décès. Là encore il devient donc nécessaire de faire appel aux pouvoirs de
la sorcellerie. Nous retrouvons par ailleurs la même rationalité
instrumentale stratégique chez les chamanes. Ainsi, par exemple chez les
Yamomami, les xapiri sont des esprits animaux que seuls les chamanes
peuvent voir et mobiliser notamment à des fins de guerre ou de vengeance.
« Comparé à eux, nous sommes tous des poltrons ! Nous nous lançons des
invectives et nous nous menaçons souvent, mais il est rare que nous nous
fléchions vraiment ! Les xapiri, eux, ne se contentent jamais de paroles ! Ils
161
guerroient avec férocité et vraiment pour s’anéantir ! » Il peut alors se
déclencher de violentes guerres par chamanes interposés qui envoient des
esprits maléfiques se venger en mangeant par exemple les enfants d’une
162
tribu ennemie . Pour ce faire, l’esprit doit s’emparer de l’image de
l’enfant en question qui doit être dévorée avant qu’un esprit de la tribu
adverse ne la récupère163.
Pour autant, sur le champ de bataille, les forces en présence ne se
réduisent pas à celles des sorciers : il faut aussi compter sur les contre-
sorciers. Ainsi par exemple des nganga évoqués par Éric de Rosny à
Douala, au Cameroun : ce sont des personnes chargées de repousser le mal
lancé par les sorciers. S’ils sont guérisseurs, ils doivent aussi trouver la
source du mal, le sorcier, et l’accuser. Lutte des sorciers contre les nganga,
donc, toujours dans un précaire équilibre des forces. « Il m’a fallu du temps
pour accepter ce paradoxe : la sorcellerie, qui passe pour déchaîner les pires
fureurs, peut être la complice de l’ordre établi et de la paix sociale ! Je ne
suis pourtant pas le seul à l’avoir constaté : là où elle règne les mœurs sont
apparemment plus pacifiques, les enfants plus calmes, les bagarres à main
armée, les suicides, les assassinats statistiquement moins nombreux. Ce
n’est pas un hasard. La sorcellerie porte en elle-même ses propres
164
antidotes : les antisorciers – devins, exorcistes et nganga . » La sorcellerie
est donc aussi un instrument qui met en scène les rapports sociaux,
médiatisant les conflits et contribuant alors à une économie de la violence :
en cela elle contribue à la régulation d’un fragile équilibre des forces entre
le sorcier et le désensorceleur. C’est que, comme le souligne Balandier, les
sociétés sans État sont traversées par des contradictions complémentaires,
où les différences doivent s’équilibrer. Cet équilibre est toujours instable et
vulnérable. C’est pourquoi la magie doit parfois intervenir pour le
165
rétablir . Son domaine ne se limite donc pas à la régulation de la violence
mais peut embrasser les rapports sociaux dans leur ensemble dans la mesure
où ils sont constitués d’antagonismes. Il est notable par ailleurs que le social
a toujours été marqué par les contradictions et n’est pas exclusivement
l’apanage des sociétés sans État comme le remarquait déjà Proudhon : « Les
termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d’une
pile électrique ne se détruisent. Le problème consiste non à trouver leur
fusion qui serait leur mort, mais leur équilibre, sans cesse instable, variable
166
selon le développement de la société . » La différence avec les sociétés
modernes consiste en ce qu’ici c’est la magie en tant que pratique explicite
qui régule en grande partie ces antagonismes de manière à assurer leur
équilibre. Malinowski, dans Les Jardins de corail, montre par exemple
qu’elle peut être un formidable régulateur de l’économie. C’est ainsi que les
habitants des îles de Tobriand voient la culture de leurs jardins rythmée par
les formules du magicien qui « inaugure non seulement le premier acte de la
campagne, le débroussement, mais la campagne elle-même tout entière, par
167
le sacrifice aux esprits, l’acte de frapper et celui de frotter la terre ». Les
rites magiques accompagnent alors les jardiniers jusqu’au nettoyage comme
régulateurs de l’activité productive. Le magicien permet ainsi la cohésion
du groupe de manière notamment à prévenir des conflits qui pourraient le
fragiliser. Il doit ainsi veiller à ce que deux règles sociales ne soient pas
transgressées : la fainéantise ou la désertion du jardin, et l’excès de zèle qui
verrait un jardinier avoir un jardin magnifique suscitant jalousies et
convoitises. D’autre part, dans le cadre du système d’échange où les
hommes doivent travailler pour moitié environ de leur consommation
annuelle en faveur de la maison de leur sœur (et donc recevoir en retour du
frère de son épouse), la magie assure sous formes de potentielles
représailles que les échanges ne soient pas trop inégaux. C’est ainsi qu’en
constituant un pouvoir de régulation des rapports sociaux, la magie a pu
contribuer à l’élaboration du droit. Paul Huvelin, dans deux articles, « Les
tablettes magiques et le droit romain » (1900), ainsi que « La magie et le
droit individuel » (1906), établissait un rapport entre le droit romain
archaïque et la magie, montrant alors que « la magie était un moyen
technique permettant de garantir un droit, à l’époque où le fait de contracter
n’impliquait pas encore une obligation au sens strict, mais se limitait à
prendre la forme d’un engagement, d’une mise en gage, du corps d’un
individu au profit éventuel d’un autre168 ». Il en est question par exemple
avec l’institution du nexum, qui consistait dans le droit romain archaïque
pour un créancier à prononcer des paroles rituelles garantissant le
remboursement d’un emprunt. Ces paroles prenaient alors la forme d’une
damnatio : si le débiteur ne s’acquittait pas de sa dette, une malédiction
s’abattait alors sur lui qui consistait à travailler pour son créancier jusqu’à
l’acquittement de la somme due. Droit et magie s’interpénètrent alors car ils
doivent tous deux établir des liens entre les mondes et les personnes.
Même dans les sociétés primitives où la Loi est garante d’un ordre qui
doit sans cesse se rapporter à des fondements mythiques, il existe avec la
magie une pratique première du droit qui ouvre des interstices changeant
imperceptiblement les coordonnées du réel. Le droit constituerait alors un
dispositif de profanation de la Loi sacrée et ouvrirait la voie, en tant que
moteur de l’histoire, vers la rédemption. Une telle téléologie peut-elle tenir
ses promesses ? Dans une société dominée par un méta-récit qui dépasse
l’individu (des sociétés primitives aux sociétés totalitaires), la Loi donne un
sens collectif unique à l’existence et est accompagnée d’interdits donnant
des individus névrosés. Au contraire, dans la société consumériste
capitaliste, le sujet est cantonné à la recherche individualiste du plaisir (que
par ailleurs il est incapable de satisfaire pleinement) et est incapable de se
fixer, ce qui donne des sujets psychotiques dopés aux antidépresseurs. À
défaut de méta-récit, c’est l’autre qui va devenir l’objet d’une
instrumentalisation pour arriver à des fins personnelles. Cette logique
perverse est précisément liée à la désacralisation et à la profanation
entendue, peut-être à tort, comme transgression. C’est d’ailleurs sans doute
Sade qui annonce le mieux le moment où, avec l’avènement de l’ère
bourgeoise des Lumières, le plaisir perd sa dimension sacrée pour devenir
instrumental et rationalisé. Le héros sadien, fondamentalement apathique,
réduit sa sexualité à une procédure méticuleusement planifiée. Ainsi, avec
la modernité, le salut advient grâce à la profanation du sacré. C’est sans
doute Agamben qui a le mieux formulé cette tendance : « La rédemption
n’est pas un événement où ce qui était profane devient sacré et ce qui avait
été perdu est retrouvé. La rédemption, au contraire, est la perte irréparable
169
du perdu, la profanation définitive du profane . » Pour autant, il est
possible de faire une double lecture de cette affirmation. Pour Agamben, le
profane, en tant que profanation, doit aller jusqu’au bout de son mouvement
afin de dévoiler le royaume messianique. La rédemption adviendrait par là
même au terme d’un processus de sécularisation radicale. Mais il est aussi
possible de lire aussi « profanation définitive du profane » comme une
rédemption n’arrivant que lorsque le profane lui-même est profané.
Autrement dit, la profanation agit toujours sur ce qui est, car ce qui est
demeure ou tend toujours au sacré, même et peut-être surtout le profane
(c’est ainsi que le mouvement de profanation du sacré peut lui-même
devenir sacré, reconstituant une théologie de l’histoire permettant de tout
justifier). Comme le remarque Camille Tarot, « la tendance à effacer le
sacré, à l’éliminer entièrement, prépare le retour subreptice du sacré, sous
une forme non pas transcendante mais immanente, sous la forme de la
170
violence et du savoir de la violence ». Même le sacré peut profaner. La
profanation n’est donc jamais définitive, et le profane ne peut jamais venir à
bout du sacré. Aussi la rédemption ne peut être atteinte en tant
qu’aboutissement, tout au plus peut-elle être approchée par l’équilibre sans
cesse précaire et en mouvement de la profanation du sacré par le profane et
du profane par le sacré. « Il en est de l’absolu comme du feu ; il brûle si on
est trop près, il n’a plus aucun effet si on est trop loin. Entre ces deux
171
extrêmes, il y a le feu qui réchauffe et qui éclaire . » Or le sacré et le
profane sont autant d’absolus susceptibles de se tenir en respect pour à la
fois se renforcer mutuellement et conjurer l’imperium de l’un sur l’autre.
Dialectique des absolus sur la ligne de crête : c’est en ce sens qu’il est
possible de penser le profane et le sacré, le mouvement du droit et la
stabilité de la loi. C’est grâce à cet équilibre, synonyme de justice et
compatible avec une pensée des limites et de la transmission, que la
transgression peut retrouver sa fonction réellement subversive.

Le sacré entre magie et miracle

Les figures du chamane, de la sorcière ou du prophète, en détenant un


pouvoir magique, doivent composer avec le sacré un lien qui requiert toutes
les précautions d’usage. Sans doute la légitimité de la spécialisation – le fait
qu’il faille être initié – s’explique en partie en raison du danger que
représente le rapport avec le sacré. Le sacré ne constitue en effet pas tant un
stock similaire au capital qu’il suffirait d’accumuler indéfiniment pour
accroître son pouvoir. En tant que tel le sacré est davantage similaire à un
produit radioactif : la puissance qu’il renferme est proportionnelle aux
dommages qu’il peut causer. Comme le souligne Camille Tarot, « Bourdieu
compare le sacré au trésor de la Banque de France alors qu’il serait plus
exact de le comparer à une centrale nucléaire, puissante en effet, et comme
telle désirable, mais qui peut le faire payer cher et près de laquelle tout le
172
monde ne désire pas habiter ». À mesure que le sacré se concentre, il faut
donc s’assurer qu’il n’explose pas. Si dans les sociétés de chasseurs-
cueilleurs le sacré est assez dilué de manière que chacun puisse plus ou
moins en prendre la charge, le nombre de personnes capables de nouer un
lien privilégié avec lui rétrécit avec sa constitution en monopole.
L’émergence de spécialistes s’affirme alors d’autant plus que la distance est
prise à la fois avec le sacré de plus en plus concentré et avec le commun des
mortels comme s’il devait se garder une marge de sécurité assurée par
lesdits spécialistes. Ainsi de la différence entre les esprits éparpillés dans le
monde des chasseurs-cueilleurs, où les chamanes occupent une fonction
relativement égale à celles des autres, et des religions où les dieux voire un
seul Dieu concentrent à eux seuls le sacré, secondés alors par des prêtres
qui sont à la fois intégrés et séparés de la société. Seuls les prêtres sont alors
chargés d’administrer le sacré, ce par le biais d’institutions qui conjurent le
danger de son explosion. Un lien direct avec celui-ci peut en effet
potentiellement mettre en danger le lien et l’ordre social : c’est pour cette
raison que les mystiques ont toujours fait l’objet de méfiances voire de
persécutions par le pouvoir théologico-politique. Le triomphe de la prêtrise
e
est particulièrement prégnant en Inde dès le VIII siècle avant J.-C. Le terme
qui le désigne, « brahmane », provient du terme brahaman qui signifie
« prière ». Sa parole est divine et il a le pouvoir de sacrer les rois. Certains
d’entre eux peuvent alors prendre part au pouvoir politique dans une tension
qui demeure en raison de leur relative autonomie. Comme le souligne
Hocart :
Il ne faut pas confondre, comme on le fait si souvent, le Premier ministre avec le roi investi du
pouvoir exécutif, car il n’appartient pas à la caste royale mais à celle des prêtres. Il est la bouche,
non le bras. Ou, plutôt, il prend la place laissée vide par le roi législateur (roi-loi). Maître du
verbe, il est dépositaire de la tradition et des coutumes […]. La position du Premier ministre
diffère cependant de celle du roi législateur : en tant que subordonné, il est inférieur à son
souverain ; en tant que dieu, il lui est supérieur. Dans le théâtre indien, il est assis au-dessous du
trône altier d’où le roi, richement vêtu, domine la scène. Mais le roi lui doit obéissance, car le
173
chapelain est le pouvoir sous le trône .

D’une certaine manière, nous retrouvons cette complémentarité et cette


tension dans les monothéismes et plus particulièrement dans le
christianisme où la distinction des pouvoirs temporels et spirituels aboutira
à leur séparation définitive. Mais l’innovation fondamentale des
monothéismes qui nous intéresse ici, et qui se distingue des autres systèmes
religieux, y compris celui que l’on retrouve en Inde, concerne leur
conception du miracle. En effet, avec l’apparition du monothéisme, le
miracle s’oppose à la magie car le miracle est le signe qui atteste de la
distance entre Dieu et les hommes. Lorsque les prophètes opèrent des
miracles, ce n’est jamais grâce à eux mais en vertu de l’intercession divine.
Ils opèrent en tant qu’instruments de Dieu et sont donc passifs alors que la
magie atteste du pouvoir actif d’un individu, le magicien. L’élaboration
rationnelle d’une théologie rendant compte des différences de nature entre
Dieu et l’homme a considérablement joué dans la marginalisation de la
magie, quand bien même nous pouvons la retrouver dans des traditions
réservées à des élites comme la kabbale. C’est alors une tout autre
rationalité que celle de la magie qui s’élabore avec le miracle en se fondant
notamment sur la notion de cause première qui va venir appuyer
l’élaboration des concepts de création ex nihilo et de souveraineté dont la
notion politique moderne demeure redevable. Thomas d’Aquin s’en
explique ainsi dans sa Somme théologique :
Parce qu’il existe une Cause du monde – un Dieu qui possède la dignité de cause première –, les
causes qui président au bon ordre du monde ne sont elles-mêmes que des causes secondes […].
La cause première, qui ne fait pas nombre avec les causes secondes, exerce son gouvernement par
leur médiation. Elle n’est pourtant pas contrainte à ne se manifester que médiatement, et c’est
précisément à sa manifestation immédiate que le miracle nous confronte – le miracle révèle donc
la souveraineté de la cause première en tant qu’elle met entre parenthèses l’ordre causal dont elle
174
a doté le monde, en tant qu’elle agit « à l’encontre de l’ordre propre à toute la nature créée » .

Miracle et magie ont donc un fonds commun mais se distinguent. Tous


deux consistent à maîtriser le réel en enfreignant ses lois, participant ainsi à
un processus de création ou de destruction. Ils diffèrent en ce que la magie
est ésotérique (exercée par un initié), le miracle exotérique (il se donne à
voir à tous sans secret en tant que manifestation de la puissance
souveraine), la magie est intramondaine (elle est l’art de composer entre les
puissances du visible et de l’invisible d’ici-bas), le miracle est
extramondain (il est issu d’une puissance radicalement extérieure au
monde), la magie relève des causes secondes (elle compose avec ce qui est
déjà là), le miracle de la cause première (il est création ex nihilo), la magie
joue avec le droit, le miracle crée la loi ou la suspend. Comme l’écrivait
Carl Schmitt pour justifier l’état d’exception caractérisant ce qui fonde
l’identité du souverain dans sa capacité à décider, « la situation
exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle
175
pour la théologie ». Il existe ainsi un miracle « d’en haut » qui caractérise
l’état d’exception propre à tout État souverain et dont l’« effet radioactif »
lié à sa dimension sacrée varie selon la typologie des régimes : limité et
compartimenté dans les régimes démocratiques, il se déploie dans toutes les
sphères du social dans les régimes totalitaires. Il existe aussi un miracle
« d’en bas » que l’on retrouve dans le surgissement anomique et violent des
masses. C’est Walter Benjamin qui dans sa huitième des thèses sur le
concept d’histoire l’évoque le mieux : « La tradition des opprimés nous
enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. Nous
devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette
situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le
véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans
176
la lutte contre le fascisme . » Cet état d’exception « par en bas » peut se
retrouver dans les carnavals ou dans les charivari et consiste en une
suspension du droit où tout devient permis, reproduisant ainsi une sorte de
chaos primitif – Benjamin parle de « violence divine ». Dans ces deux cas,
l’état d’exception est l’expression d’une puissance absolue déliée de toute
« décence commune », et dont la propension à sacrifier des boucs
émissaires est manifeste. Certes, la notion de miracle a sans doute contribué
à forger le concept de sujet moderne, se concevant comme cause première
capable de créer ex nihilo et comme être de volonté sans limites posées
a priori. Mais si le miracle a pu permettre à l’individu ou à l’État de se
délier alors de tout ordre naturel pour se poser comme souverains, il a aussi
défait le lien que l’on retrouve dans le droit, ouvrant ainsi une béance dans
laquelle a pu s’engouffrer une violence détruisant le fait social, et ce à toute
échelle (du « haut », en « bas », du génocide aux violences familiales).
Proudhon déjà soulignait un tel phénomène lorsqu’il parlait de la raison
d’État – identique ici à l’état d’exception ou au miracle : « La pratique de ce
que j’appelle raison d’État est de tous les jours dans les choses de la
politique et du gouvernement, elle a passé dans les affaires d’Église, de
corporation, de métier ; elle a envahi toutes les couches de la société, on la
rencontre dans les tribunaux aussi bien que dans les sociétés industrielles, et
jusqu’au foyer domestique177. » Les miracles propres aux états d’exception
aussi bien d’en haut que d’en bas, marques de la face obscure de la
souveraineté, doivent cependant composer de plus en plus avec des foyers
de normativité soustraits à la loi du sujet politique mais souvent soumis à la
loi du marché (arbitrage international, droit mondial du commerce, normes
comptables, etc.), sans compter la régulation par les algorithmes qui
constituent « une série de dispositifs technologiques dont l’effet principal
est de dispenser les acteurs humains de la charge et de la responsabilité de
178
transcrire, d’interpréter et d’évaluer les événements du monde ». Nous
pouvons alors constater un seuil d’indifférenciation entre miracle et magie :
la magie comme dispositif de construction du lien et du droit existe
conjointement aux miracles de l’exception souveraine pour constituer une
gouvernementalité néolibérale. Ce qui la distingue est son opacité et sa
monopolisation par quelques initiés en dehors de tout contrôle
démocratique. « La magie a parlé sanscrit dans l’Inde des pracrits, égyptien
et hébreu dans le monde grec, grec dans le monde latin et latin chez nous.
Partout elle recherche l’archaïsme, les termes étranges, incompréhensibles.
Dès sa naissance, comme on le voit en Australie où nous y assistons peut-
179
être, on la trouve marmonnant son abracadabra . » Celui qui donne dans
la formule magique est un initié, quelqu’un en possession d’un savoir
ésotérique codé par une langue qui n’est pas accessible au commun des
mortels. La magie est alors conçue comme arcana imperii, le secret étant au
cœur de tout centre de pouvoir.
Si tout l’enjeu, comme le souligne Adeline Baldacchino, consiste à
« inventer des dispositifs capables de modifier notre perception du réel ou
le réel lui-même180 », la magie ne peut être monopolisée par quelques
initiés. Elle peut et elle doit faire l’objet d’un partage de son pouvoir, et à
tout le moins d’une publicisation, afin qu’elle devienne le « plus
181
démocratiquement élitiste des arts ». En concevant un sujet autonome
mais relationnel, il devient alors possible de rééquilibrer le miracle
(débarrassé de sa dimension absolutiste et anomique) par la magie
(débarrassée de sa dimension ésotérique et de son inscription dans un ordre
naturel-loi des ancêtres ou du marché auquel elle doit se soumettre).
IV

Actualité des sociétés sans classe sociale

Réalités et illusions de l’égalité

Qui dit société sans État dit société sans classe sociale. Il était un temps
où cette idée de société sans exploitation, à l’origine de l’histoire voire
avant l’histoire, préservait encore l’espoir de retrouver par les moyens de
l’abondance une réconciliation de l’homme avec lui-même. Cette théorie
marxiste, développée par Friedrich Engels dans L’Origine de la famille, de
la propriété et de l’État, supposait un premier stade de l’histoire, appelé
communisme primitif, caractérisé par l’absence de propriété privée et la
rareté. C’est par le développement des moyens de production et leur
exploitation de la nature que les hommes, pour pallier cette rareté, se
seraient divisés en classes sociales, certains ayant accaparé lesdits moyens.
Mais l’histoire étant déterminée par l’infrastructure économique, minée par
les contradictions entre les classes, il serait inéluctable que le dernier stade
de l’exploitation, le capitalisme, s’effondre pour laisser place à une nouvelle
société sans classe, cette fois caractérisée par l’abondance rendue possible
par le développement historique des moyens de production. Une fois ce
nouveau communisme advenu, ce qui tient lieu de superstructure (le droit,
les institutions, la politique, la religion) n’aurait plus lieu d’être car sa
fonction se réduisait à justifier la division en classes sociales et à réguler
leur conflit. Désormais la seule loi qui vaudrait serait : « De chacun selon
ses capacités, à chacun selon ses besoins. » La boucle serait bouclée. Mais
le communisme à venir n’advint pas, et en guise de société sans classe les
régimes se réclamant du marxisme étaient d’autant plus divisés qu’ils
niaient les divisions structurelles entre ceux qui détenaient les moyens de
production – le pouvoir politique –, et ceux qui en étaient dépourvus.
Inversement, dans les régimes capitalistes, il est entendu que l’inégalité
ayant toujours existé, y compris dans les sociétés premières, il est bien
présomptueux de pouvoir imaginer une société sans classe. On voit poindre
ici tout l’enjeu des débats sur la question économique dans les sociétés sans
État : à savoir s’il est possible ou non d’envisager une organisation de la
société conjurant des rapports structurels d’exploitation. Si une société sans
État ne suppose pas nécessairement l’absence de rapports de domination,
tout du moins ne les érige-t-elle pas en institution. Il en est de même du fait
qu’elles sont sans classe : si cela ne les dispense pas de possibles inégalités,
tout de moins ne les érige-t-elle pas en institution. À l’encontre d’un
mythique communisme primitif ou d’un mythique état originaire
inégalitaire, une restitution plus fidèle de l’organisation économique des
sociétés sans État peut nous permettre de dessiner certaines conditions
permettant d’envisager à nouveaux frais une société sans classe, médiée par
des institutions préservant des usurpations.
Il convient tout d’abord de convenir d’un fait : toutes les sociétés sont
marquées par des inégalités. Il en est ainsi « entre hommes et femmes, entre
jeunes et vieux, entre chefs et suiveurs, mais toutes n’organisent pas les
182
inégalités de façon hiérarchique ». C’est le cas des sociétés sans État : les
coutumes, la répartition de la propriété et l’échange sont conçus de telle
manière qu’aucun individu ne puisse accaparer des richesses ou acquérir un
statut qui lui donne une légitimité institutionnelle pour commander ou
exploiter le reste de la société. « Là où chacun est en même temps
183
relativement supérieur et inférieur, dans l’absolu, tous sont égaux . »
Cette égalité est à la fois politique et économique, et plus précisément
économique parce que politique : l’absence d’institution conduisant à une
relation personnelle de commandement-obéissance conjure l’accaparement
autoritaire des moyens de production par quelques-uns conduisant à la
division entre classes sociales. Certains comme Nurit Bird-David refusent
pourtant de qualifier les sociétés de chasseurs-cueilleurs d’« égalitaires »
dans la mesure où cela occulterait « trois aspects importants de leur
existence – la parenté, l’animisme et les échelles sociales –, lesquels
remettent en cause, individuellement et collectivement, cette
184
qualification ». Ces aspects manquent cependant en grande partie leur
cible et n’invalident pas ceux qui sont les plus intéressants pour contribuer à
penser l’égalité. Certes, les individus ne se conçoivent comme tels
qu’enchâssés dans des rapports communautaires qui peuvent être
hiérarchisés en fonction du degré de parenté. Pour autant, ce serait une
erreur d’y opposer une supposée égalité libérale qui ne conçoit l’individu
qu’en monade isolée exposée à une multiplicité de hiérarchies arbitraires.
Quant à l’animisme, nous avons pu en effet avoir un aperçu des
appropriations de l’imaginaire par les chamanes, nous y reviendrons dans le
chapitre portant sur la nature, mais certaines formes d’inégalités induites
par cette métaphysique permettent aussi de réinterroger dans une
perspective davantage égalitaire le rapport entre nature et société. Enfin,
l’argument de l’échelle comme prétexte pour invoquer l’incomparabilité des
sociétés de chasseurs-cueilleurs et les sociétés modernes demeure en réalité
185
largement impensé malgré quelques travaux qui montrent que ce n’est
pas tant la question de la taille qui détermine la forme politique que la
forme politique qui détermine la question de la taille. Il est en effet tout à
fait possible de penser de grands ensembles égalitaires (en termes de
territoire et de densité de population) dès lors que leur organisation est
polycentrique. Pour autant, des formes d’inégalités existent en effet dans les
sociétés primitives qui paraissent d’autant plus marquantes qu’elles sont
frappées d’illégitimité dans le mouvement d’égalisation moderne des
conditions. Il s’agit principalement de l’inégalité d’âge, entre les jeunes et
les vieux, et sexuelle, entre les hommes et les femmes. Les plus vieux
disposaient en effet d’une autorité naturelle, y compris au sein de la fratrie
où le rang de l’aîné lui conférait une aura particulière. Les hommes les plus
mûrs avaient souvent la possibilité de monopoliser les femmes au détriment
des plus jeunes qui ne pouvaient s’unir qu’à un stade avancé, souvent vers
la trentaine, après avoir été initiés. « La concentration des épouses entre les
mains de la minorité âgée, et la position d’autorité qu’elle induisait,
constituaient bel et bien une forme de domination, durement ressentie par
les jeunes célibataires. Celle-ci a parfois pu mener à des explosions de
violence mettant aux prises des effectifs certes limités en valeur absolue
mais qui, rapportés à la taille de ces sociétés, constituent d’authentiques
186
guerres civiles . » Les privilèges des anciens ne se réduisaient pas à leur
pouvoir sur les femmes au détriment des plus jeunes. Ils comptaient aussi
un certain nombre de passe-droits d’ordre économiques, concernant par
exemple l’accès à la nourriture. « Les vieillards sont respectés de quiconque
les connaît, et ce respect va jusqu’à mettre de côté pour eux les racines les
plus recherchées et les parties les plus tendres du gibier dans toutes leurs
187
chasses, si lointaines qu’elles soient . » Cette position ne relève
néanmoins pas d’un coup de force qui conduirait à faire régner l’arbitraire
de quelques-uns. Elle est en effet acceptée par la communauté dans la
mesure où elle s’inscrit dans une tradition qui fait autorité. Tradition dont
les coutumes peuvent certes servir d’exutoire à certains qui ne se privaient
pas d’exercer une certaine violence voire un certain sadisme par exemple
lors de rituels d’initiation, comme chez les Aborigènes d’Australie :
Par exemple, chez les Aranda du Sud et de l’Est, pour ces cérémonies totémiques mineures, on
décorait les jeunes hommes arrogants dans la chaleur écrasante du plein été, et on les obligeait à
procéder en position assise ou agenouillée, sur un sol dur ou pierreux qui leur brûlait et leur
lacérait les genoux et les fesses. Ces actes devaient être poursuivis aussi longtemps que le chœur
des anciens jugeait bon de déclamer les versets cérémoniels. Les chanteurs, eux, étaient bien sûr
assis à l’ombre et prenaient plaisir à prolonger le calvaire des jeunes gens aussi longtemps qu’ils
188
le désiraient .

La seconde inégalité prégnante dans ces sociétés concerne les hommes et


les femmes. Lucas Bridges rapportait ainsi cette parole d’un Indien yamana
de la Terre de feu : « Les hommes sont tous des capitaines. Et nos femmes
189
sont des matelots . » La division sexuelle du travail peut s’accompagner
par exemple d’inégalités liées aux tabous. Chez les Guarani, les hommes
chassent dans la forêt, tandis que les femmes s’occupent du campement et
des enfants. Cet ordre est symbolisé par leurs outils, respectivement l’arc et
le panier, qui font l’objet de tabou : il est inconcevable que les hommes
s’emparent d’un panier, encore moins les femmes d’un arc. Si un arc est
touché par une femme, son propriétaire devient pané, c’est-à-dire maudit. Il
ne peut plus chasser et est contraint à porter un panier, ce qui revient pour
lui à devenir femme, faisant alors l’objet de railleries de la part des autres
membres de la communauté. On observe ici une certaine asymétrie :
lorsqu’un homme touche un panier ce n’est pas pour autant que la femme
devient pané et qu’elle est condamnée à tenir des arcs et devenir un homme.
Cette division sexuelle des tâches se retrouve aussi dans les chants : les
femmes chantent avant tout le malheur de la condition humaine, ponctuant
chaque phrase de sanglots simulés. Leur chant est souvent collectif, se
tenant la journée. Les hommes, eux, de leur voix puissante, célèbrent au
contraire dans leurs chants les valeurs et les vertus qui rendent la vie
supportable. Leur chant est souvent d’ordre individuel, se tenant la nuit.
Cependant, « bien qu’elles soient dominées par les hommes, on peut
difficilement dire que les femmes occupent une position très inférieure à la
leur lorsque l’on considère les conditions d’existence de cette société […].
Sur la base de la division sexuelle du travail, les hommes travaillent autant,
190
sinon plus, que les femmes ». Comme le relève Christophe Darmangeat,
chez les Bushmen !Kung, par exemple, les hommes travaillaient en
moyenne 44,5 heures par semaine contre 40,1 pour les femmes, chez les
191
Guayaki 54 contre 44 . Il est même question de certaines sociétés où cette
égalité se retrouve dans le travail lié à l’accouchement : ainsi chez les
Indiens huichol dans la Sierra Madre occidentale, l’homme doit partager
avec sa femme la douleur des contractions, celle-ci pouvant tirer sur une
corde attachée à ses testicules lorsque la douleur se fait ressentir. Aussi, « la
seule voie par laquelle la domination masculine semble se transmettre
quelque peu au terrain économique est celle des interdits alimentaires. La
plupart du temps – mais, apparemment, pas toujours – les femmes subissent
des tabous plus nombreux, plus longs ou plus sévères que les hommes192 ».
En règle générale, il est quasiment impossible dans les sociétés sans État
de transformer des ressources en pouvoir. En ce sens la notion de richesse
est bien différente de celle que nous pouvons concevoir. Elle ne donne pas
de droit à proprement parler. Au mieux elle induit un pouvoir symbolique
qui s’accompagne d’obligations, et ce pour une raison bien simple : le stock
et le mouvement d’accumulation qu’il suppose sont inexistants ou
marginaux. Si une société sans État ne constitue pas de stock, c’est parce
qu’elle ne veut pas le faire. Cela demanderait une dépense d’énergie inutile
puisque les stocks se trouvent déjà à disposition dans la nature. Pas besoin
d’assurance dans ce contexte : chaque jour produit le nécessaire. Un des
problèmes que la société de chasseurs-cueilleurs rencontre avec le stockage
est la baisse de rendement : le stockage contraint la société à se sédentariser
en établissant un camp fixe, ce qui réduit la marge de mouvement pour aller
chercher de la nourriture. En effet si l’offre de nourriture par la nature est
abondante dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, c’est à une condition :
les longues pérégrinations en quête de biens alimentaires supposent une
capacité mobile proscrivant toute accumulation qui ne serait autre qu’une
charge. C’est donc « littéralement que l’on peut dire du chasseur que sa
193
richesse lui est un fardeau ». La valeur d’un bien ne se mesure alors pas
en fonction de sa rareté ou du travail qu’il a demandé mais de sa commodité
de transport induisant la liberté de mouvement. L’optimisation de cette
liberté ne se réduit pas aux biens : les pratiques courantes d’infanticide ou
de suppression des vieillards montrent que les individus peuvent être
considérés comme des charges trop importantes pour la communauté non
pas tant parce qu’il faut les nourrir que parce qu’il faut les transporter. Cette
valeur des choses liée à leur dimension mobile est donc inversement
proportionnelle à la valeur des biens propices à une accumulation qui se
transformerait fatalement en un stock difficile à déplacer. Cette dimension
pratique est une cause rendant compte d’une conception de la monnaie
difficilement compatible avec sa thésaurisation, mais elle n’est pas la seule.
194
Au Tonga, dans des propos rapportés par Mariner , un chef nommé Finau
donne cette analyse de l’argent : si celui-ci peut être pratique, il n’en reste
pas moins dangereux dans la mesure où en pouvant être immobilisé comme
stock, il est susceptible de couper les flux dont se porte garant la générosité
du chef en général et des individus de la communauté en particulier.
L’avantage de la nourriture comme bien, et bien le plus précieux précise-t-
il, consiste en ce qu’elle est périssable et donc non thésaurisable sous peine
de s’abîmer. En d’autres termes, la nourriture des sauvages n’est autre que
l’équivalent de la monnaie fondante de Gesell : elle perd de la valeur dès
lors qu’elle n’est pas en circulation. D’une certaine manière, l’argent leur
« brûle les doigts ». Aussi est-ce pourquoi nous retrouvons dans ces sociétés
la centralité du procédé d’ostentation qui n’est autre qu’une forme de
dépense somptuaire pour conjurer l’accumulation des biens entre les mains
de quelques-uns. À destination du bien commun, elle fait toujours l’objet
d’un contrôle des assemblées communautaires afin qu’elle ne se transforme
pas en démonstration de force mettant en valeur le pouvoir d’un individu.
On retrouve aussi ce type de liquidation de la richesse dans certaines
pratiques funéraires : les signes du pouvoir financier sont jetés dans les
tombes, parfois en brisant les objets de valeur pour qu’ils ne puissent pas
être récupérés. « Les marchandises ne meurent pas. C’est pourquoi nous ne
les accumulons pas de notre vivant et nous ne les refusons jamais à ceux qui
195
les demandent . » Les biens survivent aux morts et font de la peine aux
vivants dans la mesure où ils gardent la trace de leurs défunts propriétaires.
C’est pourquoi ils doivent être détruits immédiatement. « C’est de cette
manière que les vivants peuvent faire cesser la tristesse qu’ils ressentent à la
vue des objets et des traces laissés par ceux qui ne sont plus. Alors, leur
douleur s’apaise peu à peu et leur pensée peut retrouver son calme. Dans le
cas contraire, la nostalgie des défunts et la colère de leur deuil n’auraient
196
plus de fin . » Nombre de sépultures datant d’avant la naissance de
l’agriculture renferment des objets de prestige. On a pu y voir le signe de
sociétés déjà inégalitaires ou un privilège dû au caractère sacré de certains
individus au vu de leur infirmité (Certains squelettes présentant des
anomalies physiques de type bossu ou nain). Quoi qu’il en soit, il est
probable que ce type de richesse n’avait pas la même signification que celle
que nous connaissons. Est-ce pour autant que les sociétés sans État sont
exemptes de toute jalousie et de tout conflit liés aux biens ? Comme le
souligne l’anthropologue Charles Mac Donald, dans les sociétés
traditionnelles aussi, « les gens passent leur temps à s’épier et éprouvent des
sentiments d’envie et de jalousie aiguë à l’encontre de toute personne qui
197
aurait ou posséderait un peu plus qu’eux ». Le ressentiment est de toutes
les sociétés et de toutes les époques, mais son mode de régulation diffère et
lorsque celui-ci s’avère inefficace, des révoltes voire des révolutions ne
tardent pas à prendre le relais pour le redistribuer. Cette disposition
psychologique met à mal l’idée libérale selon laquelle le comportement de
l’individu se réduit à la poursuite de son intérêt personnel. Slavoj Zizek
donne l’exemple du paysan slovène qui rencontre une bonne sorcière. Elle
lui propose soit de donner à ses voisins deux vaches et à lui une vache, soit
de prendre à ses voisins deux vaches et à lui une vache. Le paysan choisit la
198
deuxième option . La victoire du sujet réside dans une perte, certes, mais
qui est moindre que celle de ses adversaires. Les ressorts de cette attitude ne
sont donc pas de l’ordre du rationnel dans le sens d’une maximisation des
biens (avoir une vache en plus, même si mes voisins en ont deux) mais de
l’ordre de l’amour-propre tel qu’a pu le définir Rousseau en le distinguant
de l’amour de soi. L’amour-propre n’est pas caractérisé par une
préoccupation exclusive de ses propres intérêts (comme c’est le cas de
l’amour de soi), au contraire l’amour-propre est d’abord une attitude envers
199
l’Autre, fut-ce au prix du sacrifice . C’est pourquoi la société primitive,
pour conjurer le ressentiment et la généralisation des conflits, préfère un
sacrifice global en admettant « la pénurie pour tous, mais non
200
l’accumulation par quelques-uns ». D’une manière générale, la richesse
dans ce type de société consiste non pas tant à accumuler des biens qu’à
s’acquitter des obligations sociales, les liens envers les proches (de la
famille aux membres de la communauté) constituant les garanties les plus
importantes d’une vie préservée des dangers.

La possession contre la propriété

Charles Darwin notait ainsi dans son voyage en Terre de feu, concernant
les indigènes, que « si on donne une pièce d’étoffe à l’un d’eux, il la déchire
en morceaux et chacun en a sa part ; aucun individu ne peut devenir plus
201
riche que son voisin ». Dans certaines sociétés, les flèches étaient
échangées afin que l’on ne sache pas qui était celui qui avait décoché celle
qui avait atteint l’animal. De la sorte, il ne pouvait y avoir de prétendant à
202
l’animal tué qui était partagé entre tous . En règle générale, le chasseur ne
peut manger son propre gibier : s’il en avait la possibilité, cela fragiliserait
la solidarité du groupe qui se fragmenterait comme autant d’individus
supposés autosuffisants. L’évolution du rapport à la propriété peut se
retrouver dans le partage de la viande selon que les sociétés sont plus ou
moins sédentarisées : dans des sociétés comme celle des Aborigènes
d’Australie, le chasseur est dépossédé du gibier dès qu’il rentre au camp
pour être déposé puis distribué par un ancien. Les beaux-parents du
chasseur ont le droit de s’approprier son gibier sans condition. Chez les
Inuits ou chez les San, plus sédentarisés, le gibier chassé est distribué par le
chasseur qui l’a obtenu. Il doit se plier à des règles strictes mais il n’en
demeure pas moins qu’il s’agit de sa proie. Pour autant, « de même que le
partage évite l’écueil de la dette et du même coup la subordination d’une
personne à une autre, la possession de certains biens essentiels assure
203
l’autonomie du sujet ». Tout n’appartient donc pas à tous comme le
laisserait supposer l’idée mythologique d’un hypothétique communisme
primitif. En effet la possession de biens est intégrée dans l’économie
égalitaire de partage des sociétés premières : Woodburn par exemple montre
que les Hadza peuvent tout perdre à l’occasion des jeux de hasard, à
l’exception de leurs arcs et leurs flèches qui demeurent indispensables pour
204
la quête de nourriture . Les personnes s’appropriant le bien d’autrui ou de
la communauté peuvent même être sévèrement punies, voire tuées, comme
chez les Andamanais ou les Bushmen. L’auteur de vol peut ainsi être frappé
d’une malédiction désignée par exemple par le hau chez les Maoris.
Cependant, le vol ici dépasse ce que nous appelons l’atteinte à la propriété
privée. En effet ce qui déclenche le hau est le fait de détenir des biens aux
dépens d’autrui. Souvent le hau désigne l’excès, le surplus, comme si ce
que nous désignons nous modernes par « bénéfice » ou « profit » était
d’emblée suspect et devait circuler pour ne pas nuire à son détenteur. Le
hau ne s’applique pas qu’aux hommes, mais aussi aux animaux, à la terre, à
la forêt et aux maisons du village, compris alors comme principe de
fécondité. « De même que dans le contexte profane de l’échange, le hau est
le bénéfice d’un bien, de même en tant que qualité spirituelle, le hau est le
principe de fertilité. Dans l’un et l’autre cas, le bénéfice acquis par l’homme
205
doit être restitué à sa source – afin qu’elle demeure source . » Aussi est-il
nécessaire de bien distinguer deux types de catégories de biens dans les
sociétés primitives : la première, constituée de biens mobiliers comme les
maisons ou les jardins, pouvaient être considérés comme des biens
personnels, nous dirions « privés » ; la seconde, comme les champs ou les
biens naturels étaient en général des biens communs qui ne pouvaient faire
l’objet d’exploitations et de transactions sans l’assentiment de la
communauté. Kaj Birket-Smith rend compte de cette distinction dans son
observation des Inuits : « En principe, la situation est celle-ci : la possession
personnelle est conditionnée par l’usage réel de la propriété ; un homme qui
ne se sert pas de sa trappe à renards doit permettre à un autre de la placer ;
au Groenland un homme qui possédait déjà une tente et un oumiak ne
pouvait pas encore en recevoir par héritage, car il était entendu que
personne ne pouvait réclamer et utiliser plus d’un exemplaire de pareils
206
objets . » Chaque famille a le droit, en tant que membre de la société à
laquelle elle appartient, d’avoir accès aux ressources communes. Si des
terres sont réparties, une part lui est attribuée. La propriété n’est pas
exclusive et ressort d’un droit d’usage qui interdit toute possibilité de
propriété foncière et donc de rente foncière. Il peut bien y avoir des
inégalités dans la mesure où le rendement des terres n’est pas le même,
mais une personne qui travaille la terre ne pourra jamais être expropriée,
quand bien même deviendrait-elle esclave. Le problème de la faim et de la
misère n’apparaît réellement qu’avec l’avènement de la propriété foncière.
Les différences de rapport au droit de propriété entre la société indienne
et la société occidentale pouvaient se cristalliser à l’occasion de contrat
passé entre les deux parties, occasionnant souvent des malentendus.
Prenons le cas par exemple de William Pynchon. Le 15 juillet 1636, ce
marchand de fourrure a acheté un morceau de terrain du village d’Agawam,
comme en témoigne son contrat qui est l’un des premiers de l’histoire
américaine attestant d’une transaction avec les Indiens. Pynchon en
achetant ces terres pensait en avoir le droit d’usage exclusif, chose
inconcevable pour les Indiens qui voyaient dans cet achat un droit d’accès à
l’usage de la terre sans qu’il soit exclusif. Cet usage, qui était soumis à des
faisceaux de droits issus de coutumes qui pouvaient varier d’une tribu à
l’autre, prit finalement fin avec l’appropriation souveraine de ces territoires
par la Couronne anglaise, mettant un terme par la même occasion aux
207
possibles malentendus sur les termes du contrat . Cette manière
d’envisager la régulation collective des ressources se retrouve dans la
longue histoire des communs, remise en valeur notamment par les travaux
208
d’Elinor Ostrom . S’ils continuent à perdurer et à connaître un certain
regain d’intérêt, ils ont été largement mis à mal par l’émergence du
capitalisme et de l’État avec le phénomène des enclosures209. Ils peuvent
cependant demeurer une source d’inspiration et de réinvention. En
accordant la propriété avec un principe d’usage non excluant et non absolu
il devient possible de la concevoir à nouveau frais dans un monde commun
où la préservation de ce qui compte fait l’objet d’une gestion collective
conjurant l’abus de la propriété, comme ce fut le cas d’une certaine manière
chez les sauvages. Comme le souligne Proudhon, « ce n’est ni dans son
principe et ses origines, ni dans sa matière qu’il faut chercher la raison de la
propriété ; à tous ces égards, la propriété, je le répète, ne peut rien nous
210
offrir de plus que la possession ; c’est dans ses fins ». La propriété n’est
donc pas un droit de l’homme comme semblent l’entendre les déclarations
des droits de l’homme de 89, 93 et 95. Elle est avant tout une fonction, et
« c’est parce qu’elle est une fonction à laquelle tout citoyen est appelé,
comme il est appelé à posséder et à produire, qu’elle devient un droit : le
211
droit résultant ici de la destinée, non la destinée du droit ». Or, cette
destinée ne saurait être que politique dans la mesure où elle est traversée de
part en part par des enjeux collectifs.

Principes de l’économie funambule


Les échanges et la redistribution dans les sociétés primitives augurent
déjà en germe ce que nous appelons la justice commutative et la justice
distributive. La justice commutative résulte de l’échange réciproque qui
relève principalement de la logique don-contre don, tandis que la justice
distributive se fait au profit de l’ensemble de la communauté, souvent par
l’intermédiaire de la chefferie.
L’échange dans les sociétés primitives n’est jamais strictement égal :
l’équivalence supposerait que les parties ne sont plus en dette les unes
envers les autres et fragiliserait le lien social. Si la monnaie était entendue
comme étalon d’équivalence elle émanciperait les individus des obligations
sociales induites par leurs relations interpersonnelles. En effet la monnaie
telle que nous l’entendons permet de régler un échange à la suite duquel il
est possible de conclure : « Nous sommes quittes. » Lorsque l’on achète du
pain à la boulangerie, la transaction réalisée suppose la fin de toute
obligation sociale entre les parties. Au contraire dans les sociétés
primitives, « plutôt que de donner une quantité fixe dont on est assuré
qu’elle sera remboursée (principe de la réciprocité) on donne sans compter
en espérant bénéficier des mêmes avantages plus tard (principe de
212
partage) ». Néanmoins, les règles qui prévalent dans la forme d’échange
don – contre-don peuvent être très complexes. Nous en retrouvons les traces
dans certaines formes rituelles contemporaines, comme le cadeau ou
l’invitation, à ceci près que dans les sociétés primitives elles déterminent la
guerre ou la paix. En cela le don et le contre-don constituent un exercice
périlleux : la moindre erreur d’évaluation et la violence peut se déchaîner.
Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, a scrupuleusement décrit la teneur
de cet échange. Après un premier don pour rentrer en contact, s’opère un
contre don dont la perception de la valeur va déterminer quatre
configurations possibles : soit il est considéré comme inférieur et dans ce
cas-là l’alliance est compromise, le donateur se sentant humilié, soit il est
considéré comme nettement supérieur et dans ce cas le donateur se
considère comme défié, soit il est considéré comme strictement égal et alors
le donateur considère que l’autre ne veut pas se sentir obligé par un lien
social (c’est le « nous sommes quittes » de l’échange égal), soit enfin le
contre-don est perçu comme légèrement supérieur et dans ce cas l’échange
peut continuer. Mais l’alliance n’est pas garantie pour autant : une escalade
de dons peut conduire à une rivalité de générosité, autrement dit à une
montée aux extrêmes qui peut conduire à la guerre.
L’échange est seulement une apparence : chaque partenaire ou chaque groupe apprécie la valeur
du dernier objet réceptible (objet-limite), et l’équivalence apparente en découle. L’égalisation
résulte des deux séries hétérogènes, l’échange ou la communication résulte des deux monologues
(palabre). Il n’y a ni valeur d’échange ni valeur d’usage, mais évaluation du dernier de chaque
côté (calcul de risque afférent à un franchissement de la limite), une évaluation-anticipation qui
rend compte du caractère rituel autant qu’utilitaire, du caractère sériel autant qu’échangiste.
L’évaluation de la limite pour chacun des groupes est présente dès le début, et commande déjà le
213
premier « échange » entre les deux .

En plus de l’évaluation des biens, une autre composante est à inclure


dans l’évaluation et qui a aussi toute son importance : le temps. Si le contre-
don arrive trop tôt, la relation sera bien fragile dans la mesure où elle ne se
fondera pas sur une dette et donc une obligation que peut offrir le temps :
nous sommes l’obligé de l’autre tant que nous ne lui avons pas rendu la
pareille. Alors que les animaux cherchent toujours à satisfaire
immédiatement leurs besoins, les hommes vont chercher à différer leurs
transactions, ce afin de masquer la réciprocité, l’égalité dans l’échange,
l’identique. Une trop rapide transaction entraîne une mauvaise réciprocité et
l’éclatement de la violence, d’où le double sens de l’expression « règlement
de compte ». Si le contre-don arrive trop tard, la relation sera tout autant
fragilisée puisque la longueur du temps vient à terme dissoudre l’obligation
en question, comme si l’un des protagonistes désirait qu’elle soit oubliée.
On notera donc la difficulté de l’évaluation, en particulier entre sociétés
pour qui les valeurs diffèrent. Parfois les échanges peuvent ainsi échouer
simplement en raison d’une erreur liée à l’incapacité de comprendre le
système de valeur de l’autre en se mettant à sa place. De par sa nature
même, le don est ambivalent, à la fois conjonctif dans la mesure où il peut
créer un lien pouvant relever de l’alliance ou de la domination (où celui qui
reçoit ne peut s’acquitter d’une dette) et disjonctif puisqu’il peut entraîner
des conflits. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dans plusieurs langues, le
mot « don » signifie aussi « poison ». Si nous sommes toujours héritiers de
cette socialité primaire que l’on retrouve dans le don et le contre-don à
travers nos relations sociales quotidiennes, elle n’est plus centrale comme
elle l’était chez les sauvages. Elle a dû céder le pas à l’égalité dans
l’échange se manifestant dans le contrat qui connaît lui aussi son
ambivalence : s’il permet aux individus de s’émanciper de leur
communauté, il les soumet aussi à un rapport de force qui n’est pas toujours
en leur faveur (qu’il s’agisse du contrat entre société civile et État ou du
contrat de travail dans une économie capitaliste).
L’échange marchand dans les sociétés sans État a lieu principalement
entre communautés, davantage qu’entre individus. C’est que le commerce
est utilisé comme une arme de guerre ou comme une arme diplomatique. De
là toute une gradation d’attitude qui va du proche à l’étranger. « Les
moralistes indigènes [Siuai] affirment qu’entre voisins, il faut se montrer
serviables et confiants, mais que les gens qui viennent de pays lointains sont
dangereux et qu’on ne leur doit ni égards, ni justice. Les indigènes insistent
beaucoup sur l’honnêteté entre voisins, mais maintiennent que dans le
214
commerce avec l’étranger, tout est permis . » Aussi les règles morales
liées notamment à l’entraide sont relatives au degré de distance où se trouve
l’Autre : si elles sont très intenses au sein du cercle familial, elles tendent à
s’évanouir voire à se retourner en franche hostilité à mesure que l’autre est
éloigné de ce cercle. « S’emparer des biens ou de la femme d’autrui,
constitue un péché (un “vol” ou un “adultère”) entre concitoyens, mais le
même acte est non seulement toléré mais récompensé de manière positive,
et il vaut à son auteur l’admiration de ses pairs, lorsqu’il est perpétré aux
215
dépens du “horsain” . » Le commerce a avant tout lieu entre
communautés mais il est plus rare qu’il ait lieu en son sein, de peur de
donner lieu à des dissensions. Spencer résume cette attitude ainsi : « On ne
songerait pas à devenir le partenaire commercial de son frère216. » Au sein
de la société sans État, nous avons vu que le partage prenait une place
centrale. Il peut faire l’objet de rituels comme lors de la répartition de la
nourriture, mais il peut faire aussi l’objet d’une distribution. Certes l’impôt
n’existe pas à proprement parler, et la sécurité sociale des primitifs ne
relève pas de l’État mais de la parenté. Au mieux certains leaders
pouvaient-ils prélever une petite partie de certaines récoltes, ce qui
constituait toujours une action à la limite de la légitimité comme en
témoigne l’expression des Tikopiens pour la désigner : le « vol des chefs ».
Pour autant, le chef ou certaines personnes considérées comme « riches »
peuvent avoir l’obligation de s’assurer du bien-être de la communauté.
« Leur nourriture a vocation à être redistribuée aux gens dans le besoin et
leurs objets de prestige sont à la disposition de tous les membres du
217
clan . » Certains pouvaient bien être un peu plus fortunés que d’autres,
mais à condition que cela soit en accord et au service de la communauté,
jamais à ses dépens. Ainsi chez les Nuer, « on peut être plus ou moins riche,
mais cette égalité est peu de chose et il n’existe pas de privilège de classe.
Un homme n’acquiert pas plus d’objets qu’il n’en peut utiliser. S’il y
218
songeait, il n’en pourrait disposer qu’en les donnant ». Celui qui
accumulait trop de richesses devait la redistribuer de manière dispendieuse.
« S’avisait-il de reporter trop longtemps cette distribution, il était lynché et
ses propriétés étaient distribuées par ses exécuteurs. Et du coup, on
219
dépouillait même sa famille de tout ce qu’elle possédait . » D’où provient
ce surplus ? De deux sources principalement : d’une part des dons de la
communauté qui les contrôle alors d’autant plus afin qu’ils ne soient pas
accaparés (les Bemba disent : « Nous secouerons l’arbre jusqu’à ce qu’il
rende ses fruits. »), d’autre part d’une force de travail que les chefs ont pu
s’adjoindre, en l’occurrence des femmes (bien que la monogamie soit
généralement la règle). La garantie de la distribution ne peut cependant
s’incarner dans une personne. Tout au plus le chef ou le « riche » peut-il
être l’instrument de la communauté elle-même soumise aux lois du cosmos.
Les jeux de hasard sont d’ailleurs perçus comme la résultante de forces
extérieures auxquelles les membres de la société font confiance pour
accomplir la répartition des richesses. Il résulte ainsi de cette organisation
une régulation du désir qui n’aboutit pas à la lutte de tous contre tous,
comme dans l’état de nature de Hobbes avant la création du Léviathan, mais
bien à des conditions d’une paix sociale relative où le travail tient une place
restreinte.
Les chasseurs-cueilleurs travaillaient en effet en moyenne 3 à 5 heures
par semaine. Ils n’avaient pas besoin de plus. La nature leur prodiguait ce
dont ils avaient besoin sans qu’il soit nécessaire de travailler davantage,
d’où le fait que Marshall Sahlins parle de « société d’abondance », contre
l’idée que les sociétés sans État étaient marquées par la rareté. Dans les
sociétés primitives, il est plus juste de dire que les individus reçoivent les
fruits de la nature plus qu’ils ne produisent. La notion de production est
dans la modernité associée à la notion de création dont le concept est
largement hérité de la théologie qui parle d’un Dieu créateur des choses
ex nihilo. Tout au plus s’agit-il en réalité de transformation ou de nouveaux
agencements à partir de ce qui est donné. La naissance de l’agriculture va
considérablement participer de ce changement au rapport à la production et
au travail. Plusieurs sociétés ne s’y sont pas trompées, comme les Hadza ou
les Bochimans qui ont délibérément choisi de ne pas adopter de pratiques
agricoles pour une raison simple : cela demanderait trop de travail. Aussi le
développement de l’agriculture ne s’est-il pas généralisé du jour au
lendemain. On compte trois mille ans entre le début de la domestication des
plantes et la généralisation de l’agriculture. Pendant ces trois mille ans, il
existait majoritairement une agriculture de décrue, avec des fleuves et des
rivières qu’on laissait travailler la terre, conjurant en cela sa division en
propriétés privées (il était pour le moins compliqué de poser des barrières
220
sur un sol qui se dérobait régulièrement) . Aussi pendant ce grand laps de
temps ce n’était pas tant l’agriculture qui était prédominante mais ce que
nous pourrions appeler des formes de jardinage. Si l’agriculture a permis
l’augmentation de la production nécessaire à la croissance démographique,
ainsi que d’envisager plus sereinement le futur, elle a aussi apporté son lot
d’inconvénients : si les sociétés des chasseurs-cueilleurs ont une
alimentation riche, les paysans voient leur alimentation réduite à quelques
ingrédients, comme la pomme de terre ou le riz, et une intempérie ou une
catastrophe naturelle peuvent mettre en danger les récoltes. Le
développement de l’agriculture va aussi contribuer à la création de stocks et
donc à la constitution de centres à partir desquels va pouvoir être déployée
une hiérarchie légitimant les liens de subordination et de dépendances. Au
contraire, toute communauté primitive cherche à être autarcique en étant
capable de produire ce qui lui permet de vivre, de manière à ne pas être
dépendant des groupes voisins. L’unité de production chez les chasseurs-
cueilleurs est le foyer qui se réunit dans la maisonnée. Les alliances, et
particulièrement les mariages, se font dans la perspective délibérée de
permettre l’autonomie du foyer à partir duquel se fondent les normes de
subsistance. L’équilibre économique repose ainsi sur l’organisation et les
capacités de la maisonnée qui sont limitées de deux manières :
naturellement, dans la mesure où l’unité de production est limitée au foyer,
politiquement, dans la mesure où il est décidé que les inégalités entre
maisonnées doivent être réduites au maximum (et donc à un seuil de
rendement accessible à tous) de manière à conjurer les dissensions internes.
Cette volonté de ne pas produire plus que ce que la majorité est en capacité
de faire est aussi lié au refus de constituer des stocks, avec toutes les
conséquences que cela peut avoir pour les maisonnées les plus
démunies qui ne peuvent bénéficier d’un surplus réalisé par les plus
capables.
L’autarcie économique de ces communautés est marquée par un
paradoxe : leur contrôle autonome de la production se paye d’une régulation
hétéronome d’ordre religieux. En effet si elles maîtrisent parfaitement la
chaîne de production, notamment en raison d’une très faible division du
travail, elles n’en restent pas moins inscrites dans une cosmologie complexe
soutenue par de multiples rituels et tabous où les esprits eux-mêmes
constituent des moyens de production. À partir du moment où
l’accumulation échappe à la régulation religieuse (comme autorité qui pose
les limites et ordonne les rétributions) et au contrôle de la communauté
(comme pouvoir qui les fait respecter), alors il y a tout lieu de craindre un
accaparement par quelques-uns dont le pouvoir est déjà reconnu (comme
ceux ayant un lien privilégié avec les esprits). Nos sociétés modernes
connaissent le paradoxe inverse : la sécularisation se paye du fétichisme.
Alors que le chasseur-cueilleur savait exactement d’où provenaient son
repas et ses habits, il est devenu difficile pour l’individu moderne de savoir
d’où proviennent les produits qu’il consomme et la destinée de ceux qu’il
produit, ce notamment en raison de la division du travail. La marchandise
devient automate aux yeux du moderne, et parce qu’elle est considérée
comme ayant sa vie propre, que sa création reste pour grande part
mystérieuse, il est d’autant plus compliqué d’en être responsable.

Le mythe moderne de la division originaire du social


e
Dans la seconde moitié du XX siècle, la démocratie a pu faire l’objet
d’une reconceptualisation de manière à saisir sa spécificité au regard des
expériences totalitaires. C’est alors qu’elle a pu être qualifiée de sauvage
dans la mesure où elle désignerait un régime indéterminé, ouvert à l’altérité
et aux conflits qui viendraient faire bouger les lignes d’un ordre jamais fixé
a priori. Claude Lefort la qualifie ainsi : « Là où la sensibilité aux droits se
diffuse, la démocratie est nécessairement sauvage et non pas
221
domestiquée . » Cette sensibilité aux droits se manifeste essentiellement
par le conflit. Conflit entre les valeurs mais surtout conflit entre ce que
Machiavel appelle les Grands et le peuple, que le prince a pour mission de
réguler afin qu’il ne dégénère pas en guerre civile. Aujourd’hui, on parlerait
du rôle de l’État-providence à faciliter les compromis entre classes sociales
ou partenaires sociaux. « Le désir des Grands vise un objet : l’autre, et il
s’incarne dans des signes qui les assurent de leur position : richesse, rang,
prestige. Le désir du peuple est en revanche, à rigoureusement parler, sans
objet. […] Ce qui fait la spécificité du désir qui lui est propre, c’est de ne
pas être opprimé. Telle apparaît la négativité de ce désir qu’il s’accorde
222
avec la liberté de la cité, avec la Loi . » Cette division fait l’objet d’une
naturalisation chez Lefort : La division sociale, entre dominants et dominés,
exploitants et exploités, existe depuis les débuts de l’humanité et toute
tentative de remédier à cette division est vouée à l’échec que l’on connaît
des régimes totalitaires qui ont voulu retrouver une forme d’unité sans
conflit. Claude Lefort s’appuie sur les travaux de Clastres pour justifier
cette division originaire du social, voyant dans le refus par les primitifs de
cette division une reconnaissance de sa réalité.
En réalité, et au vu des précédents développements, la division originaire
ne résulte pas tant du social que de l’imaginaire et du symbolique : elle
concerne la séparation de la société d’avec les fondements de la Loi qui leur
est donnée et ne peut se discuter. La Loi, en relevant en effet d’un lieu autre
en ce qu’elle provient des dieux et des ancêtres, suppose en effet une forme
de division mais elle ne concerne pas le social entendu comme rapport de
domination ou d’exploitation. La conjuration de la division du social induit
une autre forme de division qui consiste en une mise à distance de ce qui
précisément divise : l’hétéronomie de la loi permet de fixer les règles
permettant d’éviter que ne se forment classes sociales et État qui pourraient
conduire à la guerre civile. Imaginaire et symbolique sont quasi fusionnés
dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ce n’est que progressivement
qu’ils vont se dissocier, l’ordre symbolique pouvant être toujours plus
troublé par l’imaginaire d’une volonté (d’en haut ou d’en bas). La notion de
division originaire du social est un mythe moderne pour justifier la division
entre classes sociales et l’État. Pour autant, la communauté primitive est
foncièrement homogène et par conséquent antipluraliste dans la mesure où
la Loi, inscrite dans le cœur de tous, ne saurait fait l’objet d’une remise en
question. Si elle a eu l’intuition que la division sociale constituait un danger
pour la société, elle la confondait avec la pluralité des valeurs comme c’est
le cas des sociétés modernes qui, de manière inverse, ont consacré
l’assimilation entre division sociale et pluralisme.

L’abondance dans la rareté


Il existe deux manières de concevoir l’abondance : produire beaucoup ou
désirer peu. L’une est moderne et consiste à produire le plus possible en
raison des désirs illimités des hommes, l’autre qui relève davantage des
sociétés de chasseurs-cueilleurs consiste à produire peu en raison de besoins
limités. La question de la rareté et de l’abondance relève donc
essentiellement d’un rapport entre les moyens et les fins. C’est pourquoi il
est toujours nécessaire d’historiciser la notion d’abondance. Jusqu’au début
e
du XIX siècle l’abondance est avant tout liée à la sécurité alimentaire mais
avec l’avènement de la société industrielle, elle relève des capacités
supposées infinies que procurent les énergies (charbon, pétrole, nucléaire).
Aujourd’hui, l’obésité tue trois fois plus que la malnutrition
(respectivement 3 millions et un million de personnes dans le monde
223
chaque année ). Le surplus est devenu un besoin. La frustration suit la
même courbe de croissance que celle des désirs. De multiples enquêtes224
auprès des consommateurs montrent effet que quel que soit le revenu, c’est
environ le double qui est désiré : quelqu’un qui gagne cinq mille euros par
mois estimera qu’il lui faut environ 10 000 euros pour satisfaire ses besoins.
Keynes écrivait dans son ouvrage Perspectives économiques pour nos petits
enfants que grâce à la croissance il était bien possible que d’ici une centaine
d’années les générations connaissent la fin de la rareté, le pouvoir d’achat
ayant été multiplié par huit. Si la croissance a en effet continué selon les
prévisions de Keynes, et si le pouvoir d’achat a en effet augmenté (mais non
de manière égalitaire), le problème des besoins illimités subsiste : en effet,
« si les besoins relatifs prennent tant de place dans notre univers de désirs,
c’est précisément parce qu’ils finissent par être définis comme des
225
nécessités ». Avec l’idée que les richesses constituent un gâteau qu’il est
nécessaire de faire grossir afin que chacun puisse obtenir une plus grosse
part, « la Croissance ne cesse de courir après la Rareté. Mais comme le
lapin mécanique des courses de chiens, la rareté est toujours parvenue à
226
rester confortablement devant sa poursuivante ». La modernité créée à la
fois la possibilité et l’impossibilité de l’abondance. Il y a encore peu, il
aurait paru impossible qu’1 % de la population mondiale soit en capacité de
nourrir les autres 99 %. Ce problème de la rareté dans l’abondance est lié au
fait que l’économie est devenue la sphère centrale de la rivalité des statuts.
Alors que les sociétés prémodernes avaient conçu des mécanismes de
conjuration de manière à éviter cette rivalité qui selon elles menaçait la
cohésion de la communauté, la société moderne y a vu au contraire la
possibilité d’augmenter la richesse individuelle et collective. « Une
différence saillante entre les mondes moderne et prémoderne est que, dans
les sociétés prémodernes, le statut est un moyen d’accéder aux biens
économiques, tandis que dans les sociétés modernes, les biens économiques
227
sont des moyens d’accéder au statut . » Cette rivalité des statuts a eu pour
conséquence l’érosion des liens sociaux et une compétition dans la
consommation des biens dont l’inutilité est proportionnelle au statut. Or,
comme le souligne Stephen Marglin, « tant que les marchandises
constituent le moyen privilégié de résoudre les problèmes existentiels, les
228
biens seront rares ». Marshall Sahlins, faisant un parallèle entre Hobbes
et Freud, montre bien la façon dont la modernité libérale conçoit la
séparation entre la rationalité individuelle et les objets extérieurs censés
satisfaire l’égo, entraînant en fonction des stratégies plaisir ou souffrance.
Dans cette perspective, la culture se réduit en réalité à ce que Goza Roheim
définit comme « la somme des efforts que nous faisons pour éviter d’être
malheureux229 ». Pour supporter son existence, l’Occidental devra alors
multiplier la consommation des objets comme autant de drogues douces ou
230
de thérapies consolatrices . Cette quête de résolution existentielle par les
biens se retrouve dans l’abondance du choix. Il est généralement admis que
plus nous avons de choix, plus notre liberté est importante et plus notre
bien-être augmente. Sheena S. Iyengar et Mark R. Lepper, dans leur article
« When Choice Is Demotivating : Can One Desire Too Much of a Good
Thing ? », font le bilan des études qu’ils ont réalisées pour évaluer le
231
rapport des individus aux choix qui leur sont donnés . Dans la première, il
est proposé aux consommateurs deux stands où ils peuvent goûter et acheter
de la confiture. Le premier offre vingt-quatre saveurs, le second six. Il se
trouve que c’est au stand où la gamme était la plus réduite qu’il y a eu le
plus d’achats de confitures. Dans la deuxième étude, il était proposé à des
étudiants d’écrire un essai universitaire supplémentaire contre des crédits.
Deux panels furent constitués : l’un proposant une liste de trente thèmes,
l’autre de six thèmes au choix. C’est cette dernière option qui incita le plus
d’étudiants à écrire un essai. L’offre pléthorique de choix a deux effets
pervers : le premier est de provoquer la paralysie plus que la libération,
aboutissant finalement à la décision de ne rien choisir ; le second consiste,
si un choix est tout de même fait, à être insatisfait de la décision prise – les
choix alternatifs auraient toujours pu être meilleurs, car la satisfaction
attendue étant proportionnelle à leur étendue, la réalité est souvent
inférieure à ce qui était espéré. Autrement dit la trop grande offre augmente
paradoxalement la frustration. Un dernier effet pervers peut alors surgir
comme conséquence indirecte : pour se décharger de ce qu’il estime être
une trop lourde tâche et une trop grande responsabilité en termes de choix,
l’individu a tendance à déléguer son pouvoir de décision à des experts (qui
souvent ont des intérêts liés ou sont les mêmes que ceux qui offrent les
choix). Tout l’enjeu consiste alors à trouver un équilibre entre le trop et le
trop peu de choix de manière à pouvoir vouloir prendre des décisions en
toute autonomie. Un tel équilibre peut se déterminer via une société qui
aurait intégré le sens des limites et se serait réapproprié son pouvoir sur les
marchandises, mais en dernière instance cette ambition ne pourra faire
l’impasse sur la dimension métaphysique sous-tendue dans le régime de
croissance capitaliste. Comme l’a souligné Baudrillard, elle relève de
l’obsession de la mort et la volonté d’abolir la mort par l’accumulation qui devient le moteur
fondamental de la rationalité de l’économie politique. Accumulation de la valeur, et en particulier
du temps comme valeur, dans le phantasme d’un report de la mort au terme d’un infini linéaire de
la valeur. [Or] l’accumulation totale, c’est l’impossibilité totale d’échanger symboliquement –
c’est la mort. D’où l’impasse absolue de l’économie politique : elle veut abolir la mort par
232
l’accumulation – mais le temps même de l’accumulation est celui de la mort .
V

Du stock comme objet de capture

Les correspondances politiques du stock

La constitution de stocks, qu’il s’agisse de nourriture, de graines ou plus


largement de richesses, renvoie à une question fondamentale liée à
l’émergence des sociétés hiérarchiques en général et de l’État en particulier.
Le stock est en effet une condition nécessaire pour pouvoir concevoir
l’impôt. Est-ce pour autant que toutes les sociétés sans État sont dépourvues
de stocks ? N’est-il pas nécessaire d’envisager des variables politiques
préalables à la constitution de cette condition de l’émergence de l’État ? En
ce cas, il existerait une congruence à la fois matérielle et idéelle permettant
de saisir cette surrection. Les premiers États apparaissent dans la vallée du
Tigre et de l’Euphrate vers 3100 avant notre ère, soit plus de 4 000 ans
après les premiers cas répertoriés de sédentarisation et de domestication.
Que s’est-il passé dans l’intervalle ?
Les chasseurs-cueilleurs nomades ont la caractéristique de pouvoir
transporter leur maison avec eux, tandis que les chasseurs-cueilleurs
sédentaires, s’ils peuvent partir en fonction des saisons, ont néanmoins
toujours une résidence de référence. Du Paléolithique au Mésolithique,
l’équipement des chasseurs va peu à peu se miniaturiser en même temps
qu’il va se diversifier avec l’invention de toute une déclinaison d’objets
relatifs au travail du bois, à des pièges, à la poterie, etc. Cette multiplication
d’artefacts a sans doute contribué à la sédentarisation du chasseur-cueilleur
dans la mesure où cela l’a alourdi et l’a entraîné à rester sur un même
territoire en veillant par exemple à ce que ses pièges ne soient pas saccagés.
En demeurant au moins pendant une saison sur un même territoire, les
chasseurs-cueilleurs peuvent connaître le stockage, notamment lorsque la
nourriture provient de la pêche et de la cueillette (la viande se prête mal à la
conservation). Cela leur permet de passer la saison de pénurie sereinement.
Dans la mesure où les stocks se font par foyer, il existe une appropriation
d’ordre privée qui entraîne certaines formes d’inégalité, dues aussi
notamment aux aléas de la vie (maladie, guerres, etc.). Il s’agit alors de
sociétés « hétérarchiques », « c’est-à-dire que les statuts et les inégalités y
233
demeurent précaires et réversibles ». Charles Stépanoff évoque par
exemple les sociétés des Nivkh, Koriak, Chukch ou Itelmen en Sibérie qui
connaissent des différences économiques ne permettant toutefois pas de
procurer le pouvoir à certains de donner des ordres ou d’exploiter la force
de travail. Il s’agit donc bien de sociétés sans classe et sans État.
Les Nivkh par exemple peuvent bien stocker des poissons séchés et
fumés sans pour autant que les plus « riches » aient un statut plus important
e
que les autres. Au début du XX siècle, Lev Shternberg souligne ainsi que
dans cette société « il n’y a pas de patriarches investis de pleins pouvoirs, ni
aucune autorité régulière stable, qu’elle soit collective ou individuelle,
qu’elle soit issue d’une élection, d’un droit de naissance ou d’un
héritage234 ». L’anthropologue Alain Testart insistait sur le fait que la
richesse est utile socialement dès lors qu’elle procure un pouvoir sur les
235
personnes . C’est le cas par exemple avec le prix de la fiancée que l’on
peut retrouver dans les sociétés sans État : il s’agit d’un don fait à la famille
de l’épouse à l’occasion d’un mariage (il se distingue de la dot qui est un
don fait par la famille de l’épouse au ménage). Ce don permet un transfert
des droits du père sur sa fille au mari sur sa femme (droit de rattacher
l’enfant au lignage du mari, droit sur le travail de l’épouse, droit de toucher
des amendes pour séduction). Si la femme conserve des droits, il n’en reste
pas moins que le mari détient par ce prix un pouvoir conséquent sur elle.
Prix qui souvent est négocié par une figure montante de l’autorité : le
chamane ou le chef. Il en est tout autrement dans les sociétés hétérarchiques
mentionnées par Stépanoff qui ne connaissent pas de prix de la fiancée mais
un service pour la fiancée qui consiste pour l’homme à passer un moment
auprès de sa belle-famille pour contribuer à son bien-être. Pas de prix, donc
pas de réification de la femme dans ce cas, mais bien don de sa personne
par l’homme, maintenant l’échange dans une relation égalitaire.
Contrairement à l’« hétérosubstitution » que l’on retrouve dans les sociétés
hiérarchiques où prévaut la non-équivalence, c’est-à-dire l’échange de biens
contre un sang versé ou une femme, c’est ici l’équivalence qui prime,
autrement dit l’« homosubstitution » (une vie pour une vie, une sœur pour
une sœur).
Ces sociétés hétérarchiques qui, tout en connaissant les richesses, n’en font pas un rouage de leurs
relations sociales et n’en tirent pas la base d’une différenciation hiérarchique sont tout à fait
intrigantes en ce qu’elles choquent certaines de nos attentes sur le rôle primordial de l’économie
dans l’organisation des rapports sociaux. Elles méritent, à ce titre, la plus grande attention. Elles
nous montrent de façon incontestable que l’accumulation de ressources n’est pas une condition
236
suffisante pour créer une stratification sociale .

Quand bien même des stocks étaient constitués au sein de villages pour
pallier notamment les mauvaises récoltes ou pour aider les villages alentour,
ils ne conduisaient pas nécessairement à une appropriation privée. Si
souvent le chef en avait la responsabilité, c’est toujours dans les limites du
contrôle de la communauté où « l’obligation de partage s’impose à
237
tous ». La notion et la fonction de stock diffèrent donc selon
l’organisation sociale. Cette variation se retrouve notamment dans la
pratique du potlatch consistant à distribuer voire dilapider les ressources,
souvent issues d’un stock, à destination de la communauté : alors que dans
les sociétés hétérarchiques, il fait l’objet d’un contrôle social rigoureux,
dans les sociétés hiérarchiques, il peut aussi servir d’instrument pour les
élites qui y voient un instrument de conjuration d’un espace marchand d’où
peuvent potentiellement émerger des élites concurrentes. Pour que le stock
puisse faire l’objet d’une appropriation privée au nom de tous, il est
nécessaire que certains individus soient perçus comme détenteurs d’un
pouvoir légitime qui cautionne la préemption. Ce n’est pas alors la richesse
matérielle en tant que stock qui constitue la cause de l’émergence
d’autorités coercitives et l’inégalité de statuts, mais bien plutôt la rencontre
du stock avec une autorité déjà conçue comme telle. Dès lors, l’autorité en
question va transformer le statut et la fonction du stock en en faisant l’objet
d’une ressource de pouvoir personnel, et le stock va transformer le statut de
l’autorité en la détachant définitivement de la communauté pour lui
conférer une position de surplomb. De cette manière, le stock et l’autorité
se sacralisent l’un l’autre en se coupant des relations d’échange propres au
social. La relation entre stock et autorité se retrouve par ailleurs avant
même la constitution de richesses à proprement parler dès lors que des
individus, comme le chamane ou le chef, opèrent des formes de stockage
symbolique externes qui rendent compte de leurs liens privilégiés avec les
non-humains. Le « stockage symbolique externe » apparaît 40 000 ans
avant notre ère, notamment dans les grottes, où les hommes y font alors
figurer une véritable cartographie de leur imaginaire. Aussi « les inégalités
de richesse ne se transmuent en domination sociale que si elles
s’accompagnent d’un mode de division des compétences rituelles
238
impliquant un accès inégalitaire à l’invisible ». Par la constitution
réciproque de la sacralité du stock et de l’autorité, la politique tient alors
lieu d’une nouvelle géographie : en effet « le processus de concentration
239
résulte pour une part du fait qu’il y a un centre ». À l’espace homogène
traversé par une multitude de forces cosmiques vient alors se greffer un
point fixe et absolu autour duquel la société va s’organiser. Le territoire
devient alors l’objet d’une fondation : la fondation du monde sécurisé par le
stock (qui peut faire aussi bien l’objet d’une redistribution alimentaire que
de sacrifices) contre le chaos.

De la graine au grenier

Il est généralement admis que la naissance de l’agriculture a contribué à


la généralisation de la constitution de stocks permettant le développement
de la hiérarchie. La révolution néolithique qui signe le passage à une
économie agricole a pu être considérée comme un progrès décisif dans
l’histoire de l’humanité. Pourtant cette étape est loin d’avoir été perçue
comme telle par la plupart des êtres humains de l’époque, leur laissant
davantage le souvenir d’une forme de malédiction comme en témoigne par
exemple le récit biblique de la Genèse où Adam et Eve sont chassés du
paradis terrestre qui les exemptait du travail de la terre. Cette révolution est
caractérisée par la domestication des animaux mais aussi des plantes,
consistant pour l’homme à sélectionner le profil génétique des espèces.
Cette domestication n’a pas pour unique but la production. Elle peut aussi
avoir des motifs religieux à des fins sacrificielles, guerriers comme avec le
cheval ou de protection mutuelle avec le chien qui descend du loup. Il est
possible que la petite agriculture ait existé en complément de la chasse et de
la cueillette pour pallier les saisons difficiles. Les Natoufiens par exemple
étaient des chasseurs-cueilleurs qui, tout en se nourrissant de plantes
sauvages, vivaient dans des villages et commençaient à transformer des
céréales sauvages. En 9500 avant notre ère, ils commencèrent à cultiver
systématiquement ces plantes. La coupure entre chasseurs-cueilleurs et
cultivateurs n’est ainsi pas toujours très nette : les peuples de Nouvelle-
Guinée, s’ils n’ont pas domestiqué les sagoutiers, veillent néanmoins à
l’augmentation de la production de plantes sauvages en éliminant par
exemple les arbres qui l’empêcheraient. Les Aborigènes d’Australie, s’ils
n’ont pas domestiqué les ignames, « n’en ont pas moins anticipé divers
éléments de l’agriculture. Ils ont “géré” leur terre en la brûlant afin
d’encourager la croissance de plantes à graines comestibles qui poussent
240
après les feux ». Aujourd’hui, 90 % de la nourriture que l’humanité
consomme provient toujours des plantes domestiquées à l’origine de la
révolution agricole : le blé, le maïs, le riz, la pomme de terre, le millet et
l’orge.
Est-ce la possibilité de stockage des céréales, et donc l’assurance de ne
pas manquer de nourriture, qui aurait conduit l’homme à adopter le modèle
économique de l’agriculture ? Cette hypothèse rencontre plusieurs
objections : d’une part, la sécurité alimentaire était assurée par la diversité
et la profusion des ressources propre à l’environnement du chasseur-
cueilleur tandis que l’agriculture restreignait la marge de manœuvre en cas
de mauvaise récolte, d’autre part certains aliments pouvaient déjà être
conservés et stockés, comme le poisson ou les légumineuses (ce n’est que
plus tard que la viande pourra être conservée avec du sel qui demeure une
denrée rare). L’une des causes les plus mises en avant pour expliquer la
naissance de l’agriculture est la démographie : la population augmentant,
l’agriculture aurait été le seul système à même de la nourrir. Le problème
avec cette hypothèse consiste en ce que chaque société a son propre
système de régulation démographique, propre à sa culture et son mode de
subsistance. Celui des sociétés de chasseurs-cueilleurs est à moyenne
constante, quel que soit le milieu géographique : le cycle des naissances a
lieu environ tous les quatre ans, la mère devant attendre que l’enfant ait une
capacité d’autonomie minimum. L’infanticide est fréquent dans la mesure
où l’enfant peut vite se révéler être un fardeau si la mère n’a pas la capacité
de pourvoir à ses besoins. La naissance de l’agriculture peut s’expliquer par
cinq grands facteurs selon Jared Diamond : le premier est la diminution
voire l’extinction d’espèces animales sauvages, en raison de changements
climatiques ou de l’activité humaine. Le deuxième est la diminution des
animaux sauvages qui a laissé une place importante à la prolifération des
plantes, offrant alors plus de champ pour que ces dernières soient
domestiquées. Le troisième est l’invention des techniques qui ont permis la
transformation et le stockage des céréales, comme les faux, les paniers, les
puits, etc. Le quatrième est l’accroissement simultané de la production
alimentaire et de la densité démographique. Enfin, le cinquième est la
conquête des sociétés de chasseurs-cueilleurs par les agriculteurs dont la
densité démographique était plus forte. Il existe cependant la possibilité
d’un autre facteur qui transcende ces derniers : l’émergence d’une nouvelle
cosmologie, et donc une nouvelle conception du politique qui aurait
accompagné le développement des stocks et de l’agriculture avec pour effet
corollaire une hausse de la démographie multipliant les chances de survie
de l’espèce. La révolution néolithique s’accompagne alors d’une révolution
symbolique : elle voit apparaître pour la première fois, comme l’a montré le
préhistorien Jacques Cauvin, la représentation artistique de déesses et dieux
anthropomorphes qui signent l’avènement de premières formes de
souveraineté. Il n’est plus tant question de « mondes » qui composent les
uns avec les autres mais bien de la formation progressive d’une nature
conçue comme création des dieux englobant à la fois les humains et les
non-humains.
L’instance suprême, dès lors, pour distante qu’elle soit par rapport à l’homme, ne lui est pas
totalement étrangère. Le fait que par elle humanité et nature émanent d’une commune source,
puisque enfant et jeune animal lui seront associés en Anatolie, pourrait en dire long sur la
nouvelle démarche métaphysique de ce temps : non seulement la Déesse néolithique s’inscrit en
avant-garde des théologies créationnistes qui vont suivre, mais l’homme, d’une certaine manière,
se reconnaît désormais dans tout ce qui l’entoure, puisqu’un principe unificateur personnifié
241
réconcilie au niveau de leur genèse symbolique l’homme empirique et la nature qu’il affronte .

Ce n’est pas pour autant que toute trace d’animisme disparaît. Il existe
toujours une dialectique ou une tension entre le principe unificateur de la
souveraineté théologique lié à un principe commun de la nature et les
relations « personnelles » qui caractérisent les liens entre le paysan et les
êtres naturels qui composent son milieu. Il faut attendre la réforme
protestante à l’aube de la modernité pour que cet équilibre vacille au profit
exclusif du premier terme. En opérant en effet une radicalisation de la
transcendance de Dieu, par la suppression notamment des intermédiaires
avec le croyant, elle « est moins vecteur du monde moderne et industriel par
sa conception du travail et de l’argent, que par sa destruction culturelle de
l’animisme. La religion paysanne a disparu avant que ne disparaisse la
242
paysannerie ».
L’inégale répartition du développement de l’agriculture dans le monde
peut quant à elle s’expliquer en partie dans le rapport des sociétés à leur
potentialité de domestication : dans les cent à deux cents ans qui suivirent
l’arrivée de Christophe Colomb, 95 % de la population indienne du
Nouveau Monde fut décimée par la maladie. Pourquoi sont-ce les Indiens et
non les Européens qui ont été vulnérables aux nouvelles bactéries
rencontrées ? Près de 80 % des grands mammifères sauvages des
Amériques avaient disparu à la fin du dernier âge glaciaire il y a 13 000 ans,
ne permettant la domestication que de cinq animaux (le dindon, le lama, le
cochon d’inde, le canard et le chien), ce qui était infime comparé aux
animaux domestiqués en Eurasie à partir desquels ont pu proliférer les
maladies infectieuses et donc l’immunisation progressive des
243
populations . Cette pauvreté en termes de domestication animale explique
en partie pourquoi l’agriculture ne s’est pas développée autant qu’en
Eurasie (peu d’engrais animal, pas de bêtes pour pousser les charrues, etc.).
Il en est de même en Afrique subsaharienne où les plus grands mammifères
(zèbres, gnous, rhinocéros, hippopotames, girafes et buffles) sont demeurés
à l’état sauvage. Ce n’est que dans un temps plus récent que les espèces
domestiquées en Eurasie (vaches, moutons, chèvres, etc.) sont arrivées en
Afrique.
Les premiers pas en régime d’économie agricole permirent une
augmentation de la population mais le travail était plus dur, les épidémies
plus fréquentes, la paranoïa plus importante (il fallait protéger les stocks), la
richesse alimentaire réduite, les risques de mauvaise récolte élevés. Les
animaux domestiqués voient croître leur taux de mortalité à la naissance
ainsi que le nombre de leurs maladies liées à une mauvaise alimentation et à
leur confinement. Leur taux de fécondité cependant explose et permet de
compenser ces pertes. D’une certaine manière, il en est de même pour
l’homme qui connaît avec la naissance de l’agriculture des séquelles
similaires à celles des animaux qu’il a domestiqués : troubles
musculosquelettiques, pathologies osseuses liées à un régime alimentaire
pas assez diversifié, augmentation des infections liées à la forte densité, etc.
Il est d’ailleurs significatif que le sens littéral du mot « parasite » vienne du
grec ancien para (à côté) et sitos (blé ou pain). Le politologue James
Scott résume ainsi ce constat : « La révolution néolithique a entraîné un
appauvrissement de la sensibilité et du savoir pratique de notre espèce face
au monde naturel, un appauvrissement de son régime alimentaire, une
contraction de son espace vital et aussi, sans doute, de la richesse de son
244
existence rituelle . » Malgré la détérioration de la condition humaine, la
hausse de la démographie rend difficile un retour en arrière : il faut
désormais travailler dur pour nourrir l’ensemble de la population. Beaucoup
de sociétés de chasseurs-cueilleurs refusèrent ce mode de vie, au point que
les deux sociétés cohabitèrent sans doute pendant plusieurs millénaires,
mais cela au prix de guerres qui virent finalement la victoire des
agriculteurs notamment en raison de leur force démographique. Il importe
toutefois ici de distinguer la technique de l’économie : les chasseurs-
cueilleurs peuvent bien connaître des techniques propres à l’agriculture
mais ils n’ont pas pour autant développé une économie de l’agriculture. Ils
peuvent bien avoir connu des techniques de conservation de la nourriture
mais ils n’ont pas pour autant développé une économie du stockage. Le
passage de la technique à l’économie suppose une disposition transitoire
d’ordre politique. Ainsi, si les techniques se diffusent et peuvent être
imitées, leur généralisation n’est pas automatique, quand bien même elles
seraient connues. Entre ici une composante qui va à l’encontre du seul
déterminisme économique : celle de la conjuration morale et politique.
Les Yukaghir de la haute Kolyma connaissent fort bien l’élevage de rennes pratiqué par les Even,
mais ils l’ont obstinément refusé jusqu’à nos jours, car ils regardent comme un péché la prise de
possession de ces animaux appartenant, selon eux, aux esprits-maîtres. Ce faisant, les Yukaghir
sont loin de se soumettre aux « nécessités de leur reproduction matérielle ». Au contraire, ils
compromettent sévèrement leurs chances de survie pour se conformer aux exigences de leurs
245
principes moraux .

Dans le même ordre de « choix », on pourrait citer le refus de nombreux


Amérindiens de pratiquer la domestication des animaux ou celui des
Menominis de cultiver les céréales, afin de ne pas « blesser leur mère la
terre ». Mais dès lors que le processus de domestication est accepté, il se
forme une condition nécessaire à la formation de l’État. Le stock s’inscrit
alors dans une cosmogonie soutenue par une comptabilité qui va donner
naissance à l’écriture.

L’écriture de la valeur
Les plus anciens systèmes d’écriture ont avant tout servi à une chose bien
précise : conserver de l’information sur des stocks gérés par une
administration centralisée. C’est donc à des gestionnaires que l’on doit la
naissance de l’écriture, c’est-à-dire à des scribes, des comptables, mais
aussi des devins chargés de la lecture des signes du monde. En tant
qu’inscription de l’invisible dans le visible, l’écriture ouvrait ainsi un
univers immense à l’ensemble des individus pour lesquels la parole et le
récit étaient centraux. La comptabilité ajoutait au contrôle et à
l’interprétation du monde, comme formidable instrument de signification et
de pouvoir. Elle apparaît avec l’événement révolutionnaire dans l’histoire
de l’humanité que constitue la naissance de l’agriculture. Avec cette
dernière naissent l’excédent, puis la nécessité pour les individus de stocker
cet excédent. L’écriture est « née pour des raisons comptables, pour que
l’on puisse consigner sur des tablettes les quantités respectivement déposées
dans les greniers communs par les agriculteurs. Ce n’est pas un hasard si les
sociétés qui n’ont pas eu besoin de développer l’agriculture comme les
Aborigènes d’Australie et les autochtones de l’Amérique du Nord – parce
que le gibier et les fruits suffisaient largement à couvrir leurs besoins – ont
246
inventé la peinture et la musique, mais pas l’écriture ». C’est avec donc
la consignation comptable qu’apparaissent la dette et la monnaie. Les
administrateurs des temples ont ainsi conçu des systèmes de comptabilité
pour garder une trace des ressources et des mouvements de stocks. Aussi la
monnaie a-t-elle très peu servi à l’origine comme moyen d’échange mais
comme unité de compte, de manière à notifier la valeur des dettes et des
achats. Les échanges se faisaient en règle générale via un système de
247
crédit . Ce n’est qu’exceptionnellement qu’a lieu le troc, notamment
lorsqu’il n’existe pas de confiance préalable entre les sujets de l’échange,
ou lorsque les systèmes monétaires s’effondrent.
La comptabilité constitue donc le vecteur de la création de l’écriture qui
enregistre la variation des stocks et des flux dans un contexte où
l’agriculture devient l’objet d’administration des temples au sein des cités-
États émergentes. Nous retrouvons ainsi en Mésopotamie, plus de 3 000 ans
avant notre ère, des instruments de comptabilité, des bulles, à l’origine de
l’écriture : les bulles enveloppes ont la forme de bourses en argile qui
contiennent de petits objets appelés calculi, à l’origine de notre « calcul »,
permettant de compter, de dénombrer des denrées ou des biens. Cela peut
aussi être des sceaux, souvent synonymes de signatures, qui font davantage
appel à des figures ou à des images conférant parfois une dimension
magique. Or, « sans enfermement des calculi dans le ventre des bulles
enveloppes, nul passage de l’invisible au visible n’eût existé et l’écriture
248
des langues n’eût point pris son essor ». Pourquoi donc rendre invisibles
les calculi ? La bulle enveloppe était avant tout un outil de contrôle
permettant de revenir à un document comptable exact en cas de litige entre
des parties, qu’il s’agisse de transferts de biens, de conservation de denrées
dans un palais, etc. Ainsi, pour s’assurer de l’honnêteté d’un
accompagnateur de biens (que la tradition mésopotamienne appelait
« messager »), il arrivait que l’on casse la bulle enveloppe afin de s’assurer
qu’il n’avait pas subtilisé de biens lors de son voyage. La bulle enveloppe,
en plus d’être un instrument de comptabilité, est donc aussi un instrument
de contrôle ou de pouvoir doublé selon nous d’un instrument de crédit (du
verbe credere, croire) : en effet, l’invisible ici va de pair avec la notion de
confiance qui peut être mise à l’épreuve grâce au bris de la bulle. « Dans la
mesure où l’empreinte d’un sceau-cylindre sur une bulle signifiait la
signature d’un sujet responsable, évoquant une législation et donc, le cas
échéant, une répression, il est possible de dire que l’on a commencé à écrire
parce que les comptages notés maintenaient l’ordre social, surtout dans une
société en rapide accroissement démographique. Ils situaient chacun à sa
place et donnaient à voir les relations entre les humains, et celles des
249
humains face aux dieux . » La comptabilité s’inscrit dans une cosmologie
relative à un ordre maintenu par une autorité politique et religieuse. Elle va
ainsi émerger comme un instrument de contrôle central de l’administration
qui va enregistrer ce qu’elle considère comme une unité de compte ayant de
la valeur (dont la représentation comptable peut changer, comme nous le
verrons dans le chapitre sur la nature).
L’élite fait un usage de l’écriture permettant à la fois de soustraire des
informations au public par une communication limitée à un cercle d’initiés
et de publiciser ce qu’est la loi de manière à ce que le peuple ne puisse s’y
soustraire. Comme l’observe Claude Lévi-Strauss, « c’est une chose étrange
que l’écriture […]. Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est
la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un
système politique d’un nombre considérable d’individus et leur
hiérarchisation en castes et en classes […]. Elle paraît favoriser
250
l’exploitation des hommes avant leur illumination ». A contrario, à
Athènes, c’est la parole qui est au centre de la cité et notamment du procès.
L’écrit est marqué du soupçon lié à l’abus de pouvoir exercé par les tyrans
qui l’utilisent pour mieux se soustraire à la visibilité des citoyens. C’est
pourquoi l’écriture est avant tout confiée aux esclaves, dont l’exclusion de
la citoyenneté permet de conjurer le monopole de l’écrit par un tyran. « Le
tyran et l’esclave sont à cet égard les deux emblèmes symétriques d’une
même menace, associée à l’univers de la scripturalité, qu’il convient de
251
mettre à distance en la reléguant à l’extérieur du champ civique . » Il
importe cependant de noter que l’écriture est ambivalente et ne se limite pas
à un instrument de domination. L’écriture instaure en effet une distance à la
loi, notamment orale, qui permet aussi sa critique, comportant « du même
coup la virtualité d’une interprétation, du fait qu’elle n’est plus imprimée
dans le corps voyant et que le regard, la pensée qu’il recèle, se détachent de
ce qui lui est signifié – tandis que l’écriture primitive enfouit en chacun et
scelle un commandement qui ne sera jamais pensable et pas même
252
appréhendable comme commandement ». Elle contribue aussi à diviser
le pouvoir notamment par le système de signature et contre-signature.
Lorsque le roi signe un ordre, cet ordre est contresigné par un secrétaire qui
sera lui-même contresigné, etc. La contre-signature fragmente le pouvoir,
développe les contrôles (le roi est contrôlé par le pouvoir du contreseing),
mais surtout dissout les responsabilités : en effet, quand bien même le roi
serait fou, cela n’engagerait de toute façon pas sa responsabilité puisque
celle-ci serait endossée par la contre-signature de son ministre. En réalité, le
système de la contre-signature se développe dans toutes les strates de l’État
afin que les fonctionnaires se sentent protégés : « Les ministres eux-mêmes
sont intéressés à la perpétuation de cette routine ; ils sont heureux de
contresigner mais aussi d’être contresignés parce qu’ils sont aussi couverts
par celui qui contresigne, parce qu’ils ont peur d’être mis en cause pour les
actes du roi. Ils ont peur, en amont, de ne pas avoir de preuve du fait que ce
sont des actes royaux et, en aval, d’être les derniers responsables.
253
Autrement dit, ils veulent être garantis vers le haut et vers le bas . »
L’écriture peut aussi devenir un instrument aux mains du peuple, comme en
témoigne par exemple l’invention de l’écriture hangeul vers 1443 par le roi
e
Sejong le Grand, – l’écriture officielle de la Corée. À partir du VI siècle, les
caractères chinois s’imposent en Corée sous le nom de « hanja ». Seule
l’aristocratie et les lettrés de l’administration sont capables de les lire : on
en compte plusieurs dizaines de milliers. Le roi Sejong, désireux de
remédier à l’illettrisme de son peuple, décide alors de créer une écriture
accessible à tous. C’est ainsi qu’en 1446, il publie un traité intitulé hunmin
jongum qui signifie « Sons corrects pour l’éducation du peuple » et qui
deviendront l’hangeul. Les intellectuels et les aristocrates s’opposent
fortement à cette écriture : elle permettrait de donner un pouvoir trop
important au peuple. Elle est interdite dès 1504 par le successeur de Sejong
le Grand, Yeonsangun, pour être finalement réhabilitée en 1894. Entre-
temps, elle survit grâce aux personnes non éduquées qui continuent à
e
l’utiliser. Au XVII siècle, elle fait naître la littérature féminine qui est
largement méprisée par les élites du pays. Son emploi se généralise
finalement après la Seconde Guerre mondiale et permet alors à la Corée
d’être parmi les pays les plus alphabétisés du monde. Mais ce qui va
permettre de démocratiser radicalement l’écriture est la création de
l’alphabet qui va contribuer au passage d’une écriture ésotérique réservée à
des initiés à une écriture exotérique partagée par tous. Il est inventé dans le
pays de Canaan par l’adaptation des hiéroglyphes égyptiens en utilisant le
premier son du nom sémitique de l’objet représenté par le hiéroglyphe. Les
premiers États cananéens à faire usage de l’alphabet étaient les cités
phéniciennes qui le diffusèrent sur le pourtour méditerranéen, permettant
notamment les naissances de l’alphabet grec et araméen. Il serait erroné
cependant de considérer que l’écriture constitue un bien acquis
définitivement par les sociétés. Il était courant que des effondrements
institutionnels entraînent avec eux dans l’oubli les systèmes d’écriture :
ainsi par exemple des « âges obscurs » de la Grèce, de 1100 av. J.-C. à 700
av. J.-C., dus à des invasions, des guerres civiles ou des crises écologiques,
où finalement les Grecs réassimilèrent l’écriture grâce à l’alphabet
phénicien. La fuite de l’État ou l’effondrement de ce dernier
s’accompagnait alors de la perte de l’écriture pour plusieurs raisons : les
élites qui disposaient de ce savoir pouvaient choisir de s’assimiler à l’État
conquérant, elles pouvaient aussi choisir d’accompagner les résistants en
dissimulant et oubliant à terme l’écriture qui était désormais assimilée à une
institution oppressive, ou plus prosaïquement, la dispersion et les nouvelles
formes de nomadisme induites par la fuite rendaient inutile un tel système.
On retrouve ainsi dans beaucoup de traditions orales de ces peuples sans
État l’idée selon laquelle l’écriture est un bien perdu associé à la ruse d’une
domination politique qui l’a détruite ou subtilisée. Ainsi, lors de sa fuite
devant les expéditions militaires, la légende dit que les Akha ont perdu
l’écriture car ils « mangèrent leurs livres en peau de buffle lorsqu’ils eurent
254
faim ». Il en est ainsi de l’écriture comme de l’État : à l’origine
institutions précaires, elles étaient souvent susceptibles de disparaître. Ce
n’est que progressivement qu’elles purent se renforcer, notamment grâce à
l’impôt.

Les violentes origines de l’impôt

L’émergence de l’État a en effet lieu lorsqu’il devient possible de


collecter des impôts, ce qui suppose la possibilité de connaître la date
précise des récoltes. Tous les premiers États reposent alors sur une
subsistance à base de céréales : blé, orge ou millet, qui peuvent servir de
base à l’impôt de par leur visibilité, leur périodicité, leur transportabilité et
leur stockabilité. L’avantage des céréales consiste en ce qu’elles ont une
croissance déterminée : pouvant être récoltées à une période bien précise,
cela facilite le travail du collecteur d’impôts, alors que la plupart des
légumineuses peuvent être cueillies de manière continue, ce qui complique
le prélèvement du collecteur qui arriverait soit trop tôt (toute la culture
n’étant pas arrivée à maturation) soit trop tard (une partie de la récolte ayant
pu être consommée par l’agriculteur). Ce type de culture relève d’un choix
politique : c’est l’État archaïque qui l’impose en contraignant ses sujets à
255
constituer un stock dont il pourra se prétendre propriétaire via l’impôt .
En cela tous les types d’agriculture ne conviennent pas à une telle
opération. Nombre d’États s’opposèrent ainsi à l’agriculture sur brûlis, qui
est une agriculture itinérante consistant à défricher les champs par le feu
avant de les cultiver d’une manière discontinue, bien qu’elle assurât un
rendement parfois supérieur à celui des rizières. Encore aujourd’hui, ce type
d’agriculture a souvent été accusé de participer au réchauffement climatique
– des études récentes tendent à montrer qu’au contraire elles favoriseraient
le stockage du carbone organique par les sols notamment grâce à la jachère
et aux racines qui sont préservées et qui retiennent la matière organique.
Pourquoi de telles attaques ? Parce que la culture sur brûlis permet
l’autonomie des cultivateurs et se soustrait plus facilement à l’impôt. Si les
peuples sans État choisissent un certain type d’agriculture, en l’occurrence
la culture sur brûlis, ils choisissent aussi un certain type de fruits et légumes
à cultiver résistant à l’appropriation. Soit parce qu’ils ne se prêtent pas au
stockage du fait de leur dépérissement rapide, soit parce que cela
demanderait une énergie trop importante à l’État : les patates douces par
exemple peuvent être laissées en terre pendant deux ans et récoltées en
fonction des besoins, mais il est beaucoup trop complexe pour une armée ou
le fisc de les déterrer une par une. C’est pourquoi par exemple elles étaient
formellement interdites dans les années 1980 par le gouvernement birman,
ou que les Irlandais cultivaient la pomme de terre pour se constituer des
stocks de nourriture inappropriables par les Anglais. L’imposition ne
garantissait toutefois pas la survie des États dont les conditions de vie
étaient souvent aussi précaires que celles de leurs sujets, au point que
certains ne survivaient pas plus de deux ou trois générations. Dépendants de
l’agriculture qui avait une forte propension à véhiculer des épidémies, des
catastrophes sanitaires pouvaient porter un coup fatal à leur démographie.
Mais ce n’est pas tout : l’impôt, né de la violence, pouvait faire disparaître
l’État par la violence, soit en raison de révoltes, soit en raison des guerres
qu’il permettait de financer.
Pour pouvoir contraindre des individus à produire un stock à partir d’une
certaine agriculture permettant son prélèvement, et pour ensuite pouvoir se
l’approprier, une économie de la violence a surgi de la rencontre entre
nomades et sédentaires. Des pillards itinérants s’appropriaient ainsi de
manière irrégulière les biens de communautés, souvent dans leur totalité, ne
leur laissant aucune chance de survie. Dépourvus de stratégie dans le temps
et dans l’espace, ce n’est que progressivement que certains pillards
organisèrent ce prélèvement en laissant aux sédentaires une part
indispensable à la reproduction de leur travail et en l’effectuant de manière
régulière (par exemple à la fin des récoltes). Le marché était simple : en
échange de biens, ceux qui étaient encore peu auparavant des agresseurs se
proposaient de devenir des protecteurs contre d’autres éventuels agresseurs.
Dès lors, le pillage devint un tribut et le vol un droit, la police d’État
256
consistant « à capturer, tout en constituant un droit de capture ». Bien
souvent d’ailleurs, les sujets libres d’États constitués sont exempts des
impôts qui ne sont prélevés que sur les populations conquises par la force.
S’ils doivent s’en acquitter, c’est bien souvent parce qu’ils détiennent eux-
mêmes des droits sur les terres ou les biens conquis, ce qui conduit
Proudhon à affirmer qu’« en fait, l’impôt payé à l’État par l’homme libre
était une part, non de son produit, mais, qu’on ne l’oublie pas, de son
257
butin ». En résumé, « comme ce sont les plus forts et les plus habiles qui
jusqu’à ce jour ont composé les gouvernements, la raison d’État n’a fait que
consacrer cette oppression, en demandant exclusivement l’impôt soit à une
classe soumise, serve ou travailleuse, soit à des populations étrangères
rendues tributaires. Ainsi s’est constitué dans l’origine, par la force et avec
la sanction du culte, le droit de conquête ou droit divin, qui s’est maintenu
officiellement dans tous les États d’Europe jusqu’à la fin du dernier siècle,
258
et qui subsiste encore, déguisé, dans la plupart de nos institutions ».
Les prélèvements sont alors principalement légitimés par la guerre, mais
même dans ce cas de figure, il a fallu du temps pour qu’ils soient acceptés,
comme en témoigne l’opposition qu’a suscitée la « dîme saladine » de 1188
voulue par Philippe Auguste pour financer la croisade (telle qu’il
l’abandonnera l’année suivante et interdira à ses successeurs dans une
ordonnance de faire de même). Jusqu’à la naissance de l’État moderne, « on
considérait la prétention des princes et des rois de prélever certaines taxes –
abstraction faite de contributions occasionnelles, dont le montant était fixé
par la coutume – comme absolument inadmissible. On l’assimilait
259
psychologiquement aux rapines et à la pratique de l’usure ». Une des
premières taxes à se mettre en place le fut à l’initiative des bourgeois qui,
pour ne pas servir dans son armée, proposèrent au roi une certaine somme
d’argent pour se payer des mercenaires, commercialisant ainsi le service
armé. La mise en place d’un pouvoir fiscal centralisé ne se fait pourtant pas
sans heurt : de nombreuses couches de la société peuvent lutter contre un tel
pouvoir, occasionnant ainsi des reculs voire des disparitions d’une telle
institution. C’est le cas par exemple de la chambre des aides en France qui
e e
renaît de ses cendres plusieurs fois entre le XIV et le XV siècle. C’est la
guerre qui va peu à peu légitimer l’impôt : au vu du danger que représente
la menace extérieure et en vertu des victoires remportées, le roi va peu à
peu affermir son pouvoir symbolique et la nécessité d’entretenir l’armée via
l’instrument fiscal. « C’est le monopole des ressources issues de l’impôt qui
permet d’assurer le monopole de la force militaire permettant de maintenir
260
le monopole de l’impôt . » Cette centralisation propre à l’avènement de
l’État peut encore passer pour étrange à l’époque où l’autonomie des
collectivités et des classes sociales ou des corporations est encore largement
manifeste. Ainsi l’ambassadeur de Venise (où les impôts sont soumis à
l’approbation des conseils) Marino Cavalli pouvait-il écrire dans un rapport
à propos de la France en 1546 :
Je ne crois pas que son prestige se fonde sur autre chose que sur l’unité et l’obéissance. Il est vrai
que la liberté est le bien le plus convoité dans le monde ; mais tous n’en sont pas dignes. […] Il
suffit donc que le roi dise : je désire tant, j’accorde tant, je décide tant. Et tout est promptement
exécuté et fait comme si la décision avait été prise par tous ensemble. […] Cette obéissance du
peuple a été nourrie par Charles VII qui a libéré le pays du joug des Anglais, et après lui par
261
Louis XI et Charles VIII, le conquérant de Naples .

Peu à peu, la monétarisation des liens de dépendance que l’on retrouve


dans l’impôt va venir se substituer aux liens personnels qu’entretenait le roi
avec les nobles en les gratifiant de biens à vie ou des terres.
L’administration en tant qu’institution impersonnelle de l’État peut ainsi
voir le jour en même temps que la monnaie fiduciaire. Les souverains en
effet accaparaient le plus souvent les richesses de leur pays (comme des
mines d’or et d’argent), mais quel sens y avait-il pour eux à extraire l’or, à
le frapper à leur effigie et à le mettre en circulation pour exiger que leur
peuple le leur rende ? Supposons, propose David Graeber, qu’un roi désire
financer une armée permanente de plusieurs dizaines de milliers
d’hommes :
Dans le monde antique ou médiéval, nourrir une telle force pose un énorme problème – tant
qu’elle n’est pas en marche, il faut employer presque autant d’hommes et d’animaux pour
localiser, acquérir et transporter les approvisionnements nécessaires. En revanche, si l’on remet
des pièces de monnaie aux soldats, puis qu’on exige que toutes les familles du royaume paient
obligatoirement au roi l’une de ces pièces, on transforme en un clin d’œil l’ensemble de
l’économie du pays en une immense machine à approvisionner les troupes, puisque, à présent,
chaque famille, afin d’avoir les pièces, doit trouver moyen de contribuer à l’effort général pour
donner aux soldats ce qu’ils veulent. […] Il suffit de jeter un coup d’œil au traité de Kautilya,
l’Arthasastra, au « cercle de souveraineté » sassanide ou au Discours sur le sel et le fer chinois
pour constater que la plupart des monarques antiques passaient beaucoup de temps à réfléchir sur
262
la relation entre mines, soldats, impôts et denrées alimentaires .

Ce n’est donc pas par le développement du commerce et le marché que se


crée un équivalent général de la valeur d’échange que sera la monnaie, mais
bien par l’impôt qui permet de produire l’homogénéisation de l’argent et ce
principe d’équivalence. La monnaie n’est pas plus qu’un moyen, une
expression de l’étalon fixé par l’État qui peut alors être entendu comme
appareil de capture constituant « un espace général de comparaison, et un
263
centre mobile d’appropriation ». Le monopole de la violence par l’État
voit ainsi sa légitimité arriver dans un second temps, le consentement ayant
lieu comme un effet rétroactif après service rendu mais contraint. À
l’origine refusé par les sauvages, il devient peu à peu accepté car sa finalité
est parvenue à oblitérer son origine. Ce n’est alors pas tant la légitimité de
son origine et de son contrôle par la population qui fait débat que la
légitimité de son efficacité comme service rendu grâce à la redistribution
(en termes de sécurité, santé, etc.). L’anthropologue Jared Diamond
souligne ainsi dans son essai sur les inégalités : « Entre un kleptocrate et un
homme d’État avisé, entre un baron qui se livre au brigandage ou un
exploiteur éhonté (robber baron, les “barons voleurs”, capitaines d’industrie
américains du siècle dernier) et un bienfaiteur public, il n’y a jamais qu’une
différence de degré : tout dépend du pourcentage du tribut prélevé sur le
peuple et conservé par l’élite et du regard que porte le peuple sur les usages
264
publics auxquels est affecté le tribut redistributif . » Sans doute l’impôt
est-il un acquis en ce qu’il se veut être un moyen au service de l’intérêt
général, mais de l’idée à la réalité il reste un pas à franchir qui passe par sa
réappropriation collective, notamment en termes de contrôle. Le stock, de
sacré (c’est-à-dire séparé) pourrait alors devenir profane.
VI

Polémologies sauvages

L’idée sociale de la guerre

La guerre est un phénomène complexe éminemment significatif dans ce


qu’il révèle du rapport d’une société au politique. C’est tout le mérite de
Pierre Clastres d’avoir insisté sur cette dimension : « Non seulement le
discours sur la guerre fait partie du discours sur la société, mais il lui
assigne son sens : l’idée de la guerre mesure l’idée de la société265. »
Autrement dit la guerre ne se réduit pas à une anomalie ou à un échange
266
raté comme le suggère Lévi-Strauss . Il s’agit de bien plus que cela dans
la mesure où la guerre, comme expression violente du rapport à l’altérité, va
venir conditionner les modalités de la paix. En ce sens, il peut exister autant
de manières d’envisager la guerre que la paix, et c’est le propre du politique
d’en déterminer l’articulation au gré notamment de la condition historique.
Retrouver des traces de conflits remontant à plusieurs milliers d’années
est évidemment complexe, néanmoins, au vu de certaines découvertes, il est
possible de formuler des hypothèses. Le premier massacre actuellement
recensé date de 11 000 ans avant notre ère, il s’agit du « site 117 » au
Soudan. Une soixantaine de corps y ont été retrouvés, des hommes, des
femmes et des enfants criblés de flèches. Tout porte à croire que personne
n’a été épargné ni capturé. De tels sites sont régulièrement découverts mais
peuvent toujours faire l’objet d’un certain scepticisme au regard de l’idée
que nous nous faisons de sociétés qui seraient à l’origine pacifiques.
Lawrence H. Keeley relate cet épisode où un archéologue belge fut
vivement critiqué lors d’un colloque pour avoir avancé d’une tombe qu’elle
devait être celle d’un guerrier au vu des armes qui s’y trouvaient. Il fut
vivement critiqué par des collègues qui, préférant « ignorer l’évidence
belliqueuse et gloser sur le mystérieux pourvu qu’il soit paisible, […]
soutenaient que ces armes et armures révèlent uniquement un statut social et
267
possèdent une fonction plus symbolique que militaire ». Or, ces
interprétations « peuvent se comparer à un discours qui, dans les sociétés
occidentales actuelles, considérerait la possession de voitures ou de
camions comme un symbole de statut social, de virilité, de liberté, et que les
autoroutes ne sont que de simples scènes peu pratiques destinées à
l’établissement de rites sociaux de virilité et d’autonomie personnelle, sans
jamais imaginer que ces instruments et structures constituent
268
fondamentalement des moyens de transport . » Sans nécessairement
remonter au Paléolithique, nous retrouvons cette idée que certaines
anciennes civilisations ne connaissaient pas ou peu la guerre, comme
Sumer. L’historien Jean-Jacques Glassner remet ainsi en cause une telle
vision irénique : « Le pacifisme des Sumériens est une vision de l’esprit.
L’état de guerre entre cités est, chez eux, une situation ordinaire ; c’est le
temps de paix, au contraire, qui fait exception. Le conflit qui oppose les
deux royaumes de Lagash et d’Oumma, qui dure plus de cent ans (XXIVe-
e
XXIII siècles), n’est pas l’exemple de mise en défaut de ce qu’on pourrait
269
appeler le “concert sumérien”, il est l’image de la norme . » Ce sont sans
doute encore les travaux anthropologiques qui relatent le mieux la
dimension polémologique que l’on retrouve dans les sociétés sans État.
Lawrence H. Keeley recense ainsi toute une série de pratiques guerrières
qui vont des Mae Enga de Nouvelle-Guinée aux Cree orientaux du Québec
en passant par les Chilcotin de Colombie-Britannique. Souvent, elles
consistent à encercler les habitations des ennemis de manière à pouvoir les
270
massacrer en épargnant parfois les enfants en bas âge qui sont capturés .
« À Tahiti, un guerrier victorieux, si l’occasion s’en présentait, aplatissait le
corps de son ennemi à coups de massue – une lourde massue de guerre –
ouvrait une fente dans la dépouille parfaitement repassée et en faisait un
271
poncho, un trophée qu’il pouvait offrir . » Dans son ouvrage Justice et
guerre en Australie aborigène272, Christophe Darmangeat recense plus de
deux cents cas de guerre chez les Aborigènes d’Australie, le plus grand
ensemble de chasseurs-cueilleurs mobiles observés à l’époque moderne. Il y
montre que la guerre, loin d’être absente, constitue au contraire un
phénomène central. Même chez les Bushmen réputés pacifiques, on estime
que la proportion de meurtres au sein de la communauté est plus importante
que dans les civilisations modernes. D’où cette précaution chez eux qui
consiste lorsqu’une tribu en rencontre une autre à déposer les armes au
273
préalable . « Les San de 1950, comme bien d’autres chasseurs-cueilleurs
dits pacifiques, étaient en réalité beaucoup moins pacifiques que pacifiés,
274
que ce soit par des voisins trop puissants ou par l’ordre colonial . » Il est
souvent admis que la densité de la violence des guerres serait
proportionnelle à la densité de la population. Il n’en est rien. « Ainsi, les
indiens Piegan des Grandes Plaines, dont la densité est de 1,3 habitant pour
cent mètres carrés, ont le même taux de mortalité que les Dani de la Grande
Vallée en Nouvelle-Guinée, dont la densité est environ dix mille fois plus
275
élevée . »
Pour saisir correctement le phénomène guerrier, encore faut-il savoir ce
qu’il n’est pas. Comme le souligne Descola, la guerre ne constitue pas une
activité qui relève de l’échange entendu comme réciprocité d’une mort pour
une mort qui indiquerait une continuité symbolique entre le commerce et la
vendetta. Elle serait davantage similaire à la chasse où l’autre doit être
absorbé de manière à permettre la perpétuation de l’existence : « L’autrui
que l’on absorbe dans la guerre ou dans la chasse n’est donc pas un objet,
e
comme dans les massacres de masse du XX siècle, mais bien une personne
comme moi et, en tant que telle, une condition de ma propre vie, ce qui
276
correspond à la définition biologique de la prédation . » Il est cependant
nécessaire d’opérer une distinction entre chasse et guerre. En effet la guerre
suppose un rapport à un ennemi et non à une proie. Quelle différence entre
la proie et l’ennemi ? La proie est intégrée dans un écosystème où il est
naturel qu’elle soit chassée. Elle s’inscrit dans une chaîne de significations
symboliques (qui peut être un rapport animiste) et matérialistes (d’ordre
alimentaire) qui va de soi. L’ennemi ne va pas de soi : il surgit du chaos à
l’occasion d’une rencontre de laquelle vont naître des rapports déterminants
concernant l’agencement des êtres collectifs. Il peut s’agir de la destruction,
de l’accroissement de la puissance, de la paix, d’alliances, d’intégrations
qui sont autant de modalités retrouvant in fine leur sanction dans un rapport
à l’ordre, y compris pour le conserver. Dans la mesure où elle est un
déterminant de l’agencement de l’ordre, la guerre est politique. Pas la
chasse. « La chasse, symbole de fécondité et de prospérité, doit être
distinguée, du point de vue symbolique, de la guerre. Dans le mythe
fondateur de la royauté sacrée, le héros chasseur peut voir couler le sang
des bêtes, non celui des hommes. Le roi ne peut donc participer à la guerre,
277
dont il profite souvent . » La chasse est davantage liée au sacrifice que la
guerre. En ce qui concerne les guerres fleuries au Mexique dont nous avons
pu avoir un aperçu dans le chapitre sur le sacrifice par exemple, il s’agit
davantage d’une gigantesque chasse à l’homme que d’une guerre à
proprement parler. La guerre se distingue du sacrifice en ce qu’elle met en
présence deux parties que rien ne transcende (soit qu’elles n’ont rien en
commun, soit qu’elles remettent en cause ce commun) quand bien même
elle n’est possible qu’au sein d’une espèce qui a assez en commun pour se
faire la guerre (alors que la chasse suppose une distinction entre espèces).
Autrement dit, il faut déjà se reconnaître comme ennemi pour faire la
guerre, tandis que le sacrifice est interne à une communauté. La guerre
relève de l’Autre tandis que le sacrifice relève du Même : si la victime
sacrificielle est exogène à la communauté, il est nécessaire de l’intégrer afin
qu’elle soit valorisée (on ne sacrifie que ce qui a de la valeur, en
l’occurrence le proche). En cela les registres de la violence diffèrent même
ils peuvent s’articuler. Si la guerre a partie liée avec le sacrifice, ce n’est pas
tant dans le fait de sacrifier l’Autre que dans le fait de se sacrifier soi : elle
éprouve ainsi les membres de la communauté dans leur capacité à donner
leur vie pour assurer la survie de la société, consolidant ainsi les liens de
solidarité jusque dans la mort qui devient alors justifiée. Max Weber est de
ceux qui ont le mieux saisi un tel phénomène : « La guerre, comme
réalisation de la menace de la violence, crée justement dans les
communautés politiques modernes un pathos, un sentiment communautaire,
suscitant ainsi un dévouement et une communauté inconditionnée du
278
sacrifice parmi les combattants . » En ce sens, la guerre ne relève pas
dans les sociétés sans État d’une guerre de tous contre tous ou de chacun
contre chacun comme c’est le cas dans l’état de nature de Thomas Hobbes,
mais bien de groupes contre groupes. C’est pour sa communauté que
l’individu est prêt à se sacrifier, non pour ses intérêts personnels. En cela les
sociétés sans État ont un rapport à l’ennemi lié à leur rapport au politique
comme manière de concevoir l’unité et la division, mais aussi la liberté et
l’égalité. La société primitive « ne peut consentir à la paix universelle qui
aliène sa liberté, elle ne peut s’abandonner à la guerre générale qui abolit
son égalité. Il n’est possible chez les Sauvages, ni d’être l’ami de tous ni
279
d’être l’ennemi de tous ». L’amitié universelle supposerait une autorité
coercitive supérieure aux parties mettant fin à leur autonomie, et l’inimitié
générale légitimerait les caprices de la loi du plus fort. Pour éviter ces deux
impasses, les sauvages ont un rapport à l’ennemi qui conditionne la
représentation de leur communauté.

Altérités ennemies

L’Autre est ainsi perçu en fonction de la définition d’un Nous dont la


condition d’être consiste à préserver l’indivision. « Pour que la
communauté puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut
qu’elle soit unie, homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin,
pour exister dans l’indivision, de la figure de l’Ennemi en qui elle peut lire
l’image unitaire de son être social. L’autonomie sociopolitique et
l’indivision sociologique sont condition l’une de l’autre et la logique
centrifuge de l’émiettement est un refus de la logique unificatrice de
280
l’Un . » En cela les sauvages identifient de manière radicale l’objet par
excellence de leur conjuration : la guerre civile. Pour autant, cette
conjuration de la division interne a un coût : elle est rendue possible
notamment en raison de la détermination d’un ennemi commun. Le risque
de fratricide fait ainsi l’objet d’un transfert comme l’atteste ce proverbe
kabyle : « Mon frère est mon ennemi, mais l’ennemi de mon frère est mon
ennemi. » L’Autre devient alors avant tout un ennemi potentiel pour
préserver la paix et l’indivision interne à la communauté. « Pour une tribu
guayaki, il n’y a, avec les Autres, de relation que d’hostilité. Les Blancs, les
Machita-Guarani et même les Aché Étrangers, ce sont tous des ennemis
potentiels. Un seul langage avec eux, celui de la violence. Surprenant
contraste avec le souci perceptible constant, d’éliminer justement toute
violence des relations entre compagnons281. » Cette relation d’hostilité est
marquée par des délimitations dont on retrouve les traces sur les territoires :
sans être constituées de frontières au sens moderne du terme, elles sont
pourtant bien présentes, sanctuarisant des espaces (espace de chasse et de
pêche, lieux d’habitation) dont la pénétration sans autorisation constitue un
acte de guerre. « La dimension territoriale inclut déjà le lien politique en
tant qu’elle est exclusion de l’Autre. […] Voici donc comment apparaît
concrètement la société primitive : une multiplicité de communautés
séparées, chacune veillant à l’intégrité de son territoire, une série de
communautés néo-nomades dont chacune affirme face aux autres sa
282
différence . » Dans cette perspective, l’autre ne s’inscrit pas dans une
commune humanité car l’humanité réside dans la communauté.
L’ethnie, c’est le point central de l’univers humain, c’est l’humanité par excellence, autour de
laquelle tout doit nécessairement converger ou graviter. Pour un Yanomami, tout ce qui
n’appartient pas à son propre monde socioculturel est forcément étranger, nabê. Les mots
yanomami et nabê forment couple et s’opposent à la fois […] Ce sont les ennemis, car, défait,
l’étranger est bien un ennemi potentiel […] ravalé au rang d’une sous-humanité méprisée et
283
crainte tout à la fois .

Le contact physique avec un étranger est d’ailleurs souvent proscrit dans


la mesure où il est perçu comme un signe d’agressivité. Avec une telle
conception de soi et de l’autre, il n’est pas aisé de concevoir des catégories
intermédiaires telles que celle d’esclave : soit l’autre est avec nous, et alors
il est incorporé à la communauté, soit il est contre nous, et alors il doit être
tué. Si prisonniers de guerre il y a, les deux solutions peuvent se succéder
en les vouant au sacrifice après avoir été assimilés : « Très vite intégrés à la
communauté de leur maître, et celui-ci n’hésitait pas à donner sa sœur ou sa
fille en mariage à ce témoignage vivant de sa gloire. Et l’incorporation
s’avérait complète lorsque, au bout d’un temps parfois très long, la mise à
mort du prisonnier le transformait en nourriture rituelle de ses maîtres. Les
284
sociétés tupi n’étaient donc pas stratifiées . » Plutôt la mort qu’une
société divisée. Néanmoins la guerre peut s’accompagner d’un nouveau
rapport à l’autre dont on conçoit qu’il peut constituer un moyen au service
de la communauté. La réification et l’exclusion des liens de la parenté
propres à l’esclave s’accompagnent alors paradoxalement d’une certaine
forme de reconnaissance non pas tant de l’être humain dans sa dignité, mais
tout du moins de sa vie quand bien même elle se réduirait à une fonction
instrumentale. Là encore, la valeur des prisonniers et des esclaves est
relative à leur distance avec la communauté : plus ils en sont éloignés,
moins ils seront chers.
La radicalité du rapport à l’altérité est éprouvée dans le religieux et dans
la guerre. Dans les sociétés premières, l’ennemi porte en lui une
ambivalence en ce qu’il est tout aussi vénéré que haï. Il peut faire l’objet
d’une ritualisation voire d’une sacralisation qui ira de pair avec sa mise à
mort. Cependant, la guerre primitive « n’est pas religieuse au sens où elle
serait au service d’une religion à étendre et viserait à imposer son dieu.
C’est tout le contraire. On combat les hommes d’en face, mais surtout pas
leurs dieux ou leurs esprits (c’est en tout cas affaire de sorciers), on en a
trop peur, on cherche plutôt à les faire passer dans son camp. Mais on capte
des prisonniers pour en faire des victimes qui serviront de victimes
émissaires pour éloigner le mal, le besoin venu. Ou qu’on sacrifiera à nos
285
morts à la guerre ». Cette violence est peut-être paradoxalement
inversement proportionnelle à la prétention impérialiste : les sociétés sans
État ne prétendent jamais se battre « pour asservir une autre société, pour
subordonner une population indépendante aux institutions politiques
286
centrales d’un groupe ». Au contraire, la guerre constituerait une
stratégie de maintien des forces centrifuges des communautés de manière à
conjurer toute fusion qui amènerait à l’émergence d’un État et à leur
division sociale notamment due à l’incapacité d’intégrer de manière
égalitaire l’ensemble des populations vaincues. Evans-Pritchard décrit bien
ce mécanisme entre les Nuer et les Dinka qui possèdent une organisation
politique similaire mais entretiennent des relations d’hostilité depuis des
temps immémoriaux qu’ils expliquent par une mythologie commune : à
l’origine, Nuer et Dinka sont les deux fils de Dieu qui a promis à Nuer son
veau et à Dinka sa vache. Mais Dinka s’est introduit dans l’étable de Dieu
et en imitant la voix de Nuer a volé le veau qui lui revenait. Dieu a alors
permis à Nuer de razzier le bétail de Dinka jusqu’à la fin des temps pour
venger cette perfidie. Depuis lors, les Nuer considèrent comme légitime la
guerre qu’ils mènent contre les Dinka pour s’emparer de leur bétail et les
287
Dinka comme allant de soi de voler celui des Nuer .
Les Nuer font la guerre à un peuple qui leur ressemble par la civilisation, plutôt que de se la faire
entre eux ou de la mener contre des peuples d’une civilisation trop dissemblable. Les rapports de
la structure sociale et de la civilisation sont obscurs, mais il se pourrait bien que si les Nuer
n’avaient pas été capables de s’étendre aux dépens des Dinka et de les razzier, ils auraient connu
plus de conflits entre gens de la même race, et il en serait résulté des changements structuraux et
288
par là, une plus grande hétérogénéité de civilisation à l’intérieur du pays nuer .

La perpétuation de leur système politique était ainsi rendue possible par


des « antagonismes équilibrés qui ne trouvaient d’autres expressions que la
289
guerre faite à leurs voisins ».
Dans son rapport à l’autre, la guerre résulte aussi d’un enjeu de
290
reconnaissance , lié plus largement au droit et à la justice. La guerre est
291
« la continuation de la justice par d’autres moyens ». On distinguera
néanmoins deux formes de guerre possible : la guerre assimilable au feud
qui consiste à frapper un groupe proportionnellement au préjudice subi ; et
la guerre vindicatoire qui consiste à détruire l’ennemi sans condition de
limite. La guerre produit le droit car la guerre est justicière, le guerrier est
donc « sacré pour la défense du droit, pour la punition du crime et la
protection du faible : telle est la première forme de la justice dans la
292
société ». De là découle tout une gamme de droits : droit de la guerre et
de la paix (réglementation des combats et résolution du conflit) ; droit des
gens (évaluation des forces afin de prévenir, par une transaction à l’amiable,
une déclaration de guerre ; le cas échéant règlement du litige par les
armes) ; droit public (qui consiste à prévenir toute agression des individus
contre la communauté et les individus en organisant les droits et les devoirs
de chacun) ; droit civil (qui se compose de l’ensemble des droits de
l’homme et du citoyen comme le droit de travail, d’échange,
d’habitation…) ; et droit économique (qui englobe le travail et
l’échange).Tous ces droits sont sanctionnés par un droit primaire dont ils
découlent tous, celui de la force. Pour Proudhon, c’est à « ce culte de la
force qu’il faut faire remonter la création de tous les rapports juridiques
reconnus parmi les hommes : d’abord les premiers linéaments d’un droit de
la guerre et d’un droit des gens ; puis, la constitution des souverainetés
collectives, la formation des États, leur développement par la conquête,
293
l’établissement des magistratures, etc. ». La force ordonne, c’est un
principe organisateur propre aux sociétés humaines : « Les animaux se
battent entre eux, ils ne se font pas la guerre ; il ne leur viendra jamais à
294
l’esprit de réglementer leurs combats . » Ainsi, les litiges se règlent par le
combat judiciaire, sanctionné par le jugement de la force, et lorsque le
prince se substitue aux parties combattantes en tant que représentant de la
collectivité pour rendre justice, il le fait grâce à la force qu’il détient. La
guerre a une fonction judiciaire car elle est « un jugement vrai ou fictif de la
295
force ». L’erreur de beaucoup de juristes et de philosophes a été de croire
que la force s’opposait au droit, qu’elle n’était qu’un héritage honteux
d’une époque primitive. Ils n’ont pas vu que les droits sans la force finissent
par perdre leur substance et ne plus avoir d’assises ni de garanties. Le
« droit, de directum, indique une tendance, un rapport à ; donc une idée
d’action, de mouvement, de force. Il n’y a pas d’autre droit que le droit des
forces, c’est-à-dire leurs lois des rapports (obligatoires, d’union,
d’équilibre, d’absorption, de pouvoir, d’opposition, de substitution). Ôtez
l’idée de force, vous supprimez l’idée de droit car il n’y a plus de rapport,
plus de mouvement, plus d’action : le monde est pétrifié, tout isolé et
296
immobilisé ». Si la force ne fait pas tout le droit, il en est tout du moins
la première manifestation. Le droit de la force est commun à tous les autres,
sans se confondre avec eux, en ce qu’il leur a donné naissance. Ainsi, le
droit de la force consiste à faire valoir son droit qui comprend la protection
des autres. En effet, « dans une société parvenue à un degré élevé de
civilisation, la force qui abuse se diminue elle-même et tend à se perdre. En
violant les droits nés sur sa tige, elle rend le sien odieux, et compromet sa
propre existence. En cela consiste l’horreur de la tyrannie, tout à la fois
297
suicide et infanticide ». Mais alors comment la guerre et la force ont-
elles pu se transformer au point d’accompagner la formation de l’État ?

La guerre contre l’État, tout contre

Alors que pour Hobbes, l’État est contre la guerre, la société primitive
298
inverse cette proposition en affirmant que « la guerre est contre l’État ».
L’atomisation de l’univers tribal est certainement l’un des facteurs qui
explique l’impossibilité de l’émergence de l’État dont la fonction est
d’unifier le réel pour mieux réduire sa complexité et ainsi l’autonomie de
ses composantes. La guerre est alors dans les sociétés primitives le
« principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de
299
dispersion contre la force centripète d’unification ». Que cette
conjuration par la guerre soit consciente ou inconsciente importe peu, ses
effets n’en sont pas moins réels. D’une certaine manière, nous retrouvons
un schéma similaire avec les cités grecques de l’Antiquité qui sont sans
cesse en rivalité, en lutte et souvent en guerre les unes contre les autres.
Cette rivalité est à la fois le signe et la condition de l’indépendance des cités
qui peuvent chaque fois affirmer leur physionomie propre, notamment en
sauvegardant leurs propres dieux. La guerre qu’elles mènent conjure alors
la forme impériale que les Grecs retrouvent chez les Perses et qui
annoncerait la fin de leur modèle. Pourquoi dans ces conditions la guerre
favorise-t-elle l’éparpillement et non la fusion ? Un élément de réponse
réside dans la faible densité de la population : les communautés peuvent
alors trouver refuge dans d’autres territoires, mais à mesure que cette
densité augmente une telle fuite devient plus problématique : les vaincus se
300
voient alors envahir et imposer des tributs . Un autre élément de réponse
est politique : les différentes communautés élaborent un jeu complexe
d’alliances de manière à préserver un équilibre des forces qui ne conduise
pas l’émergence d’une hégémonie. La guerre met alors « en question
l’échange comme ensemble des relations sociopolitiques entre
communautés différentes, mais elle le met en question précisément pour le
301
fonder, pour l’instituer par la médiation de l’alliance ». Le rapt des
femmes est ici central. Le beau-frère devient un ennemi qu’il faut abattre et
si ce n’est le cas, vivre en présence de sa menace potentielle. Il est aussi
possible de se procurer les femmes par un échange pacifique, mais la visite
demeure comme « une guerre que l’on évite de se faire. […] On ne va pas
se faire la guerre, on va la mimer302 ». C’est pourquoi le processus de
réconciliation et d’échange est toujours précédé d’un rituel où les deux
groupes armés se font face et déposent leurs armes L’exogamie vient alors
équilibrer l’économie générale de la guerre : l’échange de femmes et les
mariages entre les différentes communautés permettent la constitution
d’alliances qui, si elles limitent l’autonomie des sociétés, leur procure aussi
un avantage en termes sécuritaires. Elles ne sont plus entourées uniquement
d’ennemis potentiels mais aussi d’alliés. La violence peut alors parfois être
évitée, dès lors que le mariage devient la guerre comme continuation par
d’autres moyens. Les Kwakiutl disent ainsi que « les chefs font la guerre
303
aux princesses des tribus ». Ce qui est anticipé dans les sociétés
primitives, c’est le coup de trop, ou la guerre en trop qui ferait basculer
d’un système à un autre en franchissant le seuil conjuré. Ce dernier coup est
la limite à ne pas franchir pour permettre la reproduction de l’agencement
social. Ce qui était conjuré dans les sociétés primitives est totalement
investi par l’État : c’est la violence illimitée et ultime, celle qui constitue
304
l’acte fondateur une fois pour toutes . Comment dès lors expliquer la
possibilité du franchissement de ce seuil pourtant si redouté ? Clastres lui-
même s’est interrogé sur les possibilités d’un emballement de la guerre qui
mettrait fin au modèle social des sociétés primitives, notamment dans son
séminaire à l’École pratique des hautes études qui portait en 1976-1977 sur
« les effets sociologiques qui résultent de l’emballement de la machine
guerrière, en certaines circonstances, dans une société primitive ». Il
émettait l’hypothèse suivante : « Le guerrier est par essence condamné à la
fuite en avant. La gloire conquise ne suffit jamais à soi-même, elle demande
à être sans cesse prouvée, et tout exploit réalisé en appelle aussitôt un
305
autre . » Deleuze dans Mille plateaux approfondit cette intuition :
1) la machine de guerre est l’invention nomade qui n’a même pas la guerre pour objet premier,
mais comme objectif second, supplémentaire ou synthétique, au sens où elle est déterminée à
détruire la forme-État et la forme-ville auxquelles elle se heurte ; 2) quand l’État s’approprie la
machine de guerre, celle-ci change évidemment de nature et de fonction, puisqu’elle est alors
dirigée contre les nomades et tous les destructeurs d’État, ou bien exprime des relations entre
États, en tant qu’un État prétend seulement en détruire un autre ou lui imposer ses buts ; 3) mais,
justement, c’est quand la machine de guerre est ainsi appropriée par l’État qu’elle tend à prendre
la guerre pour objet direct et premier, pour objet « analytique » (et que la guerre tend à prendre la
bataille pour objet). Bref, c’est en même temps que l’appareil d’État s’approprie une machine de
guerre, que la machine de guerre prend la guerre pour objet, et que la guerre devient subordonnée
306
aux buts de l’État .

Ici le mérite de Deleuze est de découpler la machine de guerre de l’État :


c’est avant tout chez les nomades que l’on retrouve l’autonomisation des
guerriers. Pour autant, il est difficile de le suivre lorsqu’il entend expliquer
la naissance de l’institution guerrière par la capture étatique de la machine
de guerre. En effet la force nécessaire à une telle capture suppose pour
l’État une puissance guerrière. On voit mal en effet la possibilité pour un
État sans force armée de contraindre physiquement une machine de guerre
nomade pour qu’elle soit à son service. En réalité il n’existe pas dans un
premier temps de capture mais bien une rencontre ou un choc entre une
machine de guerre nomade et une société sans État sédentaire. C’est à
l’aune de leur fusion consentie ou contrainte que peuvent émerger l’État et
l’institution militaire qui elle-même pourra par la suite capturer des
machines de guerre nomade mais aussi des sociétés sédentaires sans État.
Nous développerons ce point dans le chapitre concernant les nomades et les
sédentaires.
Demeure alors la question : qu’est-ce qui explique que le seuil est franchi
pour qu’une institution ait pour seul objet la guerre ? Sans être une raison, il
existe au moins une condition : l’autonomisation des guerriers et leur
propension à transgresser l’ordre qu’ils sont censés protéger. En effet, pour
assurer la sécurité de cet ordre, ils doivent acquérir les défauts de leurs
adversaires, qu’il s’agisse par exemple de la ruse ou de la traîtrise, ce qui a
pour effet de les transfigurer mais aussi de les défigurer, les rendant ainsi
« étranges dans le groupe qu’ils protègent ; et surtout, consacrés à la Force,
ils sont les triomphantes victimes de la logique interne de la Force, qui ne se
prouve qu’en franchissant des limites, même les siennes, même celles de sa
raison d’être […]. Les révoltes des généraux et les coups d’État militaires,
les massacres et les pillages de la soldatesque et de ses chefs sont choses
plus vieilles que l’histoire. Et voilà pourquoi Indra, comme dit bien Sten
307
Rodhe, est “the sinner among the gods” ». La fierté des guerriers
constitue alors toujours une menace dans la mesure où elle est « lourde de
tentations et de risques pour qui la possède, inquiétante aussi pour l’ordre
308
social ou pour l’ordre cosmique ». Cette ambivalence du guerrier vis-à-
vis de l’institué se retrouve jusque dans son rapport à la justice, puisqu’il
peut briser la loi souveraine « par le fait qu’il se met en marge ou au-dessus
du code, s’adjuge le droit d’épargner, le droit de briser entre autres
mécanismes normaux celui de la justice rigoureuse, bref le droit
d’introduire dans le déterminisme des rapports humains ce miracle :
309
l’humanité ». Ici, la figure du guerrier peut rejoindre celle du prophète
qui peut potentiellement soulever une machine de guerre contre la loi du roi
ou du prêtre. Elle n’est jamais totalement capturée par l’appareil d’État et
garde toujours une part d’irréductibilité. Le phénomène d’autonomisation
des guerriers, s’il est pris dans une logique sédentaire et non nomade, va
alors de pair avec son institutionnalisation et l’apparition de croyances qui
se développent à partir d’une vision d’un cosmos hiérarchisé où la figure du
310
soleil devient dominante .

L’inversion des pôles de la guerre

Aussi la guerre va-t-elle faire l’objet d’une légitimité variable selon le


rapport que la société a au politique qui distingue la bonne et la mauvaise
violence. Renato Rosaldo rapporte de son enquête anthropologique chez les
Ilongots aux Philippines l’anecdote suivante : en découvrant que ce peuple
continuait à pratiquer la chasse aux têtes, c’est-à-dire à partir en expédition
pour aller tuer purement et simplement un individu, et ce malgré
l’interdiction formelle du gouvernement, il fut horrifié. Quelques semaines
après, une fois s’être fait à l’idée de cette « mauvaise habitude », il reçut
l’ordre d’aller se battre au Vietnam. Pensant que les Ilongots
comprendraient cette nécessité d’aller faire la guerre, qui n’est qu’une autre
manière peut-être de chasser des têtes, telle ne fut pas sa surprise en voyant
leur réaction catastrophée et rassurante : ils allaient le protéger et le garder
chez eux en sécurité. Il était impensable qu’il soumette son corps au feu
311
parce qu’une personne le lui avait ordonné . Rappelons en effet qu’il est
impensable pour une société sans État de partir en guerre sans consentement
collectif.
La légitimité de la guerre est soumise à une condition politique dans les
sociétés sans État : celle de l’indépendance et de l’indivision sociale. C’est
cette condition politique qui permet la paix civile au sein de la
communauté. Avec l’émergence de l’État, ce registre de légitimité change
dans la mesure où il devient le support d’une condition politique dont la
sécurité devient l’élément cardinal (c’est particulièrement le cas avec
l’émergence de l’État moderne). La guerre et le monopole de la violence
légitime sont alors justifiés au nom de la sécurité des individus sur lesquels
l’État a une autorité. Autrement dit, l’État aurait acquis une légitimité dès
lors que la violence qu’il monopolisait était proportionnelle à la sécurité
qu’il conférait. Un tel changement semble parfois être attesté par des études
anthropologiques. Jared Diamond évoque ainsi ce que « des Auyana des
Hautes Terres de Nouvelle-Guinée confièrent à Starling Robbins : “La vie
fut meilleure après la venue du gouvernement parce qu’alors un homme put
manger sans avoir à jeter un coup d’œil par-dessus son épaule et sortir chez
lui le matin pour uriner sans craindre d’être abattu.” Tous les hommes
reconnaissaient qu’ils avaient peur quand ils combattaient. En fait, quand je
songeais seulement à poser la question, ils me regardaient en général
comme un demeuré. Mais les hommes admettaient faire des cauchemars
dans lesquels ils se retrouvaient, au cours d’un combat, isolés des autres
312
dans leur groupe et ne voyaient pas d’issue possible ». Ou encore Homer
G. Barnett, rapportant les propos des Kwakiutl de la province de Colombie-
Britannique au Canada, qui affirmaient « qu’avant que les Blancs arrivent
ils combattaient avec des armes ; à présent ils combattent avec de la
313
richesse ». Le discours des indigènes rejoindrait ici le mythe libéral du
commerce apportant la paix. La réalité est plus complexe, et en de maints
endroits au contraire les flux commerciaux ont pu être un vecteur
d’intensification des conflits. Ce fut le cas notamment pour de nombreux
peuples indiens ou africains qui virent les guerres se développer dans
l’objectif de monopoliser les flux de richesses qui passaient sur leur
territoire (ivoire, fourrures, etc.), organisés en grande partie par des États. À
ses débuts tout du moins, l’État est loin de constituer une institution stable :
nombreux sont ceux qui périclitent au bout de quelques années, notamment
en raison de la guerre : guerre avec les ennemis extérieurs, qui peut
entraîner l’importation de terribles maladies (charriées notamment par les
cadavres) et ainsi décimer une large partie de la population, qui peut aussi
entraîner des défaites et une baisse drastique de la démographie (due aux
morts, aux fuites ou à la mise en esclavage). Enfin, l’État pouvait être
détruit de l’intérieur par une guerre civile liée à la division de la société
entre ceux qui possédaient le pouvoir politique ou économique, et ceux qui
ne le possédaient pas. Dans le temps, on observe néanmoins en effet une
baisse du nombre de morts lors de conflits interétatiques. Mais cette donnée
est à nuancer par un autre effet : celui de la hausse des morts civiles dues à
leur propre gouvernement, qui contraste avec sa supposée finalité consistant
à protéger ses citoyens. Kalevi J. Holsti, dans Armed Conflicts and
International Order 1648-1989, a montré que les morts violentes dues à des
e
conflits armés étaient de neuf militaires pour un civil au début du XX siècle,
proportion qui s’est inversée à sa fin. Le professeur de science politique
314
Rudolf J. Rummel dans son ouvrage Death by Government , dénombre au
e
XX siècle 35 millions de victimes des guerres interétatiques pour
170 millions de personnes tuées par leur propre État. Au terme d’une étude
consacrée durant sa vie à ce phénomène qu’il qualifiait de « démocide », il
concluait dans l’ouvrage au titre évocateur Power Kills, que plus le pouvoir
d’un État était autoritaire, plus il était polémogène.
VII

Figures paradoxales de l’esclave au miroir du politique

De l’esclave en double négatif

N’est-il pas paradoxal d’associer l’esclavage à des sociétés sans État ?


Est-ce possible de concevoir une telle institution, concentré s’il en est du
phénomène de domination, dans des communautés supposées égalitaires
aussi bien politiquement qu’économiquement ? Toutes les sociétés sans État
ne connaissaient pas l’esclavage, mais il est flagrant de constater que c’était
néanmoins le cas pour beaucoup d’entre elles. Nous avons déjà pu constater
à quel point l’égalité dans ces sociétés, si elle est réelle, est aussi relative, ne
serait-ce qu’entre les femmes et les hommes, les jeunes et les vieux.
L’esclave méritait bien un développement à part entière au vu de son statut
aussi particulier qu’ambigu au regard de ces sociétés en ce qu’il en est à la
fois exclu et inclus. D’une certaine manière, comme on parle de la
démocratie athénienne comme d’une société d’égaux nonobstant
l’esclavage, point sur lequel nous reviendrons, on parle des communautés
primitives en oubliant qu’elles furent souvent dotées de cette institution.
Elle revêt pourtant une importance toute particulière dès lors que l’on
cherche à cerner les rapports du social au politique, y compris dans sa
forme monopolistique (l’État). Pour cela il est nécessaire dans un premier
temps de définir ce qu’est l’esclavage.
L’esclave se définit par son statut, qui fait l’objet d’un droit absolu de vie
et de mort par une autorité (maître, communauté, roi, État, etc.). Il est un
dépendant exclu d’une dimension fondamentale de la société. Exclu de la
communauté politique, il ne paye pas d’impôt. Exclu des liens de parenté, il
n’est le fils de personne et demeure en quelque sorte un enfant à vie315. S’il
peut être intégré dans le groupe domestique, il n’est pas pour autant intégré
dans le groupe de parenté. L’esclave est ainsi caractérisé par « la mise en
sursis de son humanité, dans sa condition d’homme frontière, du fait de la
nature même de la dépendance initiée par l’esclavage : une dépendance
316
totale et médiatisée par la personne du maître ». L’esclave ne peut être
réduit à sa dimension économique, ne serait-ce que parce que souvent les
esclaves étaient trop jeunes ou trop vieux pour avoir une activité
productive. Il existe au moins deux autres dimensions au moins aussi
importantes : politique et juridique. En termes politiques, l’esclave sert
avant tout à accroître la puissance d’individus bien au-delà d’une dimension
productive (il peut servir à faire la guerre, être sacrifié, être intégré dans une
garde personnelle, avoir une fonction domestique, bureaucratique, etc.).
D’un point de vue juridique ensuite, l’esclave est paradoxalement exclu de
la société et inclus : s’il est sans droit, le droit l’intègre en réglementant sa
condition. La situation de l’esclave est en cela conforme à la topologie de
l’état d’exception, comme le double obscur, en négatif, légitimant la
positivité d’institutions comme celle de l’autorité, de la société ou de la
propriété. Au regard de sa condition, il permet ainsi au maître de se
considérer comme tel, à la société de s’envisager comme libre, et à la
propriété de s’incarner.
L’esclave est un tout Autre, exclu du cadre de référence de la société et
avant tout des liens de parenté. Ainsi, dans une société comme celle des
Aborigènes d’Australie où les liens de parenté sont inaliénables, l’esclavage
n’existe pas. Dans les sociétés sans État, les liens de parenté sont
primordiaux : ils confèrent une protection et sont le premier support de
solidarité. Dans les sociétés sans État, « liberté » signifie toujours
intégration à un groupe de parenté. Seuls les esclaves étaient « libres » (au
sens que nous donnons au mot) de toutes relations sociales. C’est pourquoi
un esclave, par définition sans parent, y est particulièrement vulnérable : on
peut le tuer sans risque d’encourir la vengeance des siens. L’esclave peut
avoir des enfants mais ils ne lui appartiennent pas, le maître peut les vendre
s’il le souhaite. Les esclaves « n’ont personne dans le dos » comme disent
317
les Tonga des lacs .
L’esclave ne fait pas partie de la communauté au sens politique dans la
mesure où il est incapable de penser par lui-même et donc ne peut être
digne de confiance. Seul son corps est susceptible de dire la vérité. Le seul
moyen de le faire parler est donc la torture. C’est pourquoi les témoignages
de l’esclave ne peuvent être entendus devant la justice dans la Grèce
antique et à Rome. L’identité citoyenne étant fondée notamment sur la
scène judiciaire par la présence et la parole des membres de la communauté,
les citoyens n’avaient pas besoin de « carte d’identité ». L’attestation
administrative écrite était réservée aux esclaves. D’autre part, si la propriété
peut prendre des sens différents en fonction des sociétés et des époques, il
n’en reste pas moins que l’esclave constitue sans doute un substrat primaire
et commun de cette notion : son maître peut en effet l’utiliser (usus), en tirer
profit (fructus) et avoir droit de vie et de mort sur lui (abusus). Les profits
tirés de l’esclavage pouvaient aussi relever d’une rente lorsque leurs maîtres
les louaient. En cela, l’esclavage augure bien les premières formes de
travail abstrait, conçu en termes d’échange contre des heures de travail. Le
locataire ne louait alors pas l’esclave en tant que tel mais son travail,
obligeant ainsi à « distinguer entre le travailleur lui-même, qui reste dans la
nue-propriété du maître, et ce qui peut être aliéné sans porter atteinte à cette
318
réserve ». C’est alors que le travail devient isolé et quantifiable en
nombres d’heures, consacrant en cet aspect, la « location de l’homme par
319
l’homme », l’esclavage comme l’ancêtre du salariat. Car s’il est
impossible pour un citoyen grec de choisir de devenir esclave, comme s’il
existait une séparation bien distincte, souvent de nature, parfois de
convention (par la force ou la guerre par exemple), entre ces deux
catégories d’êtres humains, il en est tout autrement dans la modernité
libérale où les deux peuvent potentiellement se confondre. Il est pourtant
souvent évoqué le principe libéral de John Locke : un homme ne peut
disposer de manière absolue de sa vie en choisissant de se rendre esclave de
quelqu’un d’autre. Dans son concept de « propriété de soi », Locke
reconduit cependant le rapport esclavagiste entre la personne et la chose
qu’il possède : comme le souligne Paulin Ismard, cette notion « ne contient
par elle-même aucun principe d’inaliénabilité. […] Le sujet politique
moderne se dédouble ainsi en deux personnages. Le citoyen, qui est un sujet
libre, est aussi le maître, ou le propriétaire, de cet autre lui-même dont il
loue le travail. En ce sens, ce n’est jamais le travailleur qui contracte avec
l’employeur mais le sujet libre et citoyen qui abandonne temporairement
toute forme de maîtrise sur le travailleur qu’il est de surcroît. Cela implique
qu’au moment même où il est engagé dans une relation de travail, ce
dernier abandonne toute capacité politique. Le travailleur ne saurait être un
320
homo politicus ».
Il est de coutume aujourd’hui d’utiliser le terme « esclave » dans une
acception très élargie. S’il demeure nécessaire d’être précis sur l’usage du
terme, il n’en demeure pas moins que son extension est significative. Elle
nous dit quelque chose sur la nature même de l’esclavage. Dans l’esclavage
moderne, le recours à la notion de propriété empêche bien souvent de
qualifier une relation qui ressort néanmoins d’une domination et d’une
exploitation radicales. Il ne s’agit pas alors d’esclavage à proprement parler
mais de conditions (pas toutes) que l’on retrouve dans l’esclavage. La
relation de pouvoir est toutefois première : elle est celle du maître qui va
permettre la possibilité de la possession de l’esclave. C’est pourquoi la
terminologie d’« esclavage » moderne apparaît naturellement, désignant
avant tout un rapport de pouvoir dépossédant l’individu de sa liberté. Mais
comment cette dépossession a-t-elle lieu ? Dans quelles conditions et
quelles en sont les implications politiques ?

Du devenir chose

L’abîme duquel sort une telle institution semble a priori insondable.


Olivier Grenouilleau nous en avertit ainsi : « La solution du problème des
321
origines de l’esclavage gît encore dans une combinatoire à déchiffrer . »
Certaines hypothèses semblent toutefois envisageables. Un fait tout
d’abord : toutes les sociétés sans État n’ont pas connu l’esclavage. Les
Aborigènes par exemple ne font pas de prisonnier. Ils tuent. C’est ce qui
explique en partie pourquoi ils n’ont pas d’esclave et ne font pas de
sacrifice. Si les femmes sont capturées et non tuées, ce n’est pas pour autant
qu’elles deviennent esclaves : elles sont en effet intégrées dans leur
nouvelle communauté322. Les Indiens d’Amérique du Nord, en revanche,
connaissaient une part importante d’esclaves dans leur population, estimée
323
à environ 20 % . L’esclavage est là-bas un phénomène dont le souvenir de
la naissance se perd dans la nuit des temps comme l’attestent leurs
mythologies. L’esclave peut être mis à mort pour consacrer une maison,
accompagner les grands chefs dans leur mort, mais être aussi sacrifiés à
324
l’occasion de potlatchs . En cela il est pleinement intégré dans les rituels
religieux. Pourquoi certaines sociétés sans État connaissent l’esclavage et
d’autres non ? David Brion Davis a montré notamment que les sociétés
n’ayant pas connu la domesticité animale, comme les Aborigènes
d’Australie, n’avaient pas non plus connu l’esclavage. Cette analogie entre
animaux domestiques et esclaves se retrouve jusque dans la symbolique par
le marquage de la peau ou l’attribution de colliers et de tablettes autour du
cou. Aussi le fouet n’est-il pas simplement un instrument de terreur, il a une
fonction de dressage. Il est en effet significatif de constater l’émergence
conjointe de la domestication et la systématisation de l’esclavage, le statut
de l’animal domestiqué et celui de l’esclave étant tous deux « voués à
donner leur vie pour leur maître si celui-ci, pour quelque raison que ce soit,
325
le veut ». Corrélation n’est toutefois pas causalité, et ce serait aller trop
vite que d’affirmer que la domestication des animaux et des plantes se
trouve être la source de l’esclavage. Cela pourrait tout aussi bien être
l’inverse. La domestication n’est d’ailleurs pas à l’origine synonyme
nécessairement de domination. Il peut s’agir davantage d’une collaboration,
comme avec le loup en devenir chien qui est venu protéger et aider
l’homme à chasser en échange d’une nourriture assurée. Plus que la
domestication, c’est sans doute un processus de réification, le fait de
considérer l’autre comme une chose mise à disposition, qui explique
l’émergence de l’esclavage. David Naveh et Nurit Bird-David prennent
l’exemple du changement de la relation aux animaux qu’ils ont pu observer
326
chez les Nayaka . Pour eux, les animaux sauvages sont considérés comme
des personnes : ils mentionnent notamment l’exemple d’un éléphant qui
avait malencontreusement tué deux des leurs. Ils ne lui firent pas grief de
cet acte dans la mesure où ils savaient que cet éléphant était en colère et
triste du fait qu’il venait de perdre le compagnon avec lequel il vivait. Il en
est tout différemment avec les animaux domestiques, qui ne sont pas des
animaux de la forêt. Ils ne sont pas considérés en fonction de ce qu’ils sont
mais en fonction de ce à quoi ils servent. La poule, par exemple, sert à
donner des œufs. Aucune empathie n’est ressentie envers elle. La
domestication n’est pas une simple domination mais bien une réification. Ils
remarquent d’autre part que plus la finalité de l’utilité est lointaine, plus
l’animal est réifié. Ainsi, une vache dont le lait est vendu à de lointains
étrangers est davantage considérée comme une chose qu’une vache dont le
lait sert à l’autoconsommation. De même, les animaux chassés pour en tirer
de l’argent sont davantage réifiés que ceux qui sont voués à être
immédiatement consommés. Tous les animaux domestiques ne sont pas
nécessairement réifiés – encore faut-il qu’ils remplissent une fonction
d’ordre utilitaire du type que peut remplir un esclave ou une machine. Les
Comanches par exemple traitaient leurs chevaux comme on traite une
voiture, contrairement à leurs chiens avec qui ils entretenaient une relation
327
sensible . On peut supposer que l’on peut trouver une telle corrélation
dans le rapport entre humains qui réifient leur semblable à des fins
utilitaires, et dont l’esclavage semble le phénomène le plus abouti. Il en est
ainsi par exemple des domestiques qui furent d’ailleurs longtemps assimilés
à des esclaves, y compris dans la modernité. C’est ainsi que la loi électorale
du 22 décembre 1789 considère qu’un citoyen actif (autrement dit qui a des
droits politiques) ne peut être domestique. Les Montagnards, avec la loi de
proscription du 19 mars 1793, les considèrent comme incapables de penser
par eux-mêmes et estiment qu’ils doivent subir la même peine de mort que
leurs maîtres lorsque ceux-ci sont prêtres ou nobles. Si le processus de
réification permet de comprendre le propre de l’esclavage, il n’en demeure
cependant pas moins que les conditions de son émergence demeurent
mystérieuses : à partir de quand et pourquoi certains individus ont voulu et
ont eu la capacité de transformer l’autre en chose, ou tout du moins en
moyen permettant d’arriver à leurs fins ?
Comme pour le sacrifice, on distingue en règle générale deux formes
d’esclavage : un esclavage endogène et un esclavage exogène. Une des
raisons de l’esclavage endogène peut être tout simplement la résultante d’un
don qui ne peut faire l’objet d’un contre-don que par la vente de sa propre
personne. Dans le sud de l’Alaska par exemple, chez les Tinglit, on parlait
d’« esclave du poisson péché », en référence à quelqu’un qui était prêt à se
vendre en échange de la nourriture de base. Dans cette société, la
fainéantise était très mal vue : une personne qui mendiait à manger devenait
esclave de celle qui lui donnait. Georges Catlin évoque dans ce même ordre
d’idée les membres de la tribu fox, en Amérique du Nord, qui se faisaient
marquer au fouet par des Sauk leur donnant les chevaux dont ils avaient
328
besoin . D’une manière générale, c’est la dette qui constitue l’une des
raisons principales de l’esclavage endogène. Chez les Indiens yurok du
nord-ouest de la Californie, l’esclavage pour dette était davantage encore
répandu que l’esclavage de guerre. Il suffisait qu’une personne n’ait plus les
moyens de régler les amendes qu’il devait pour s’acquitter d’une faute (un
tabou rompu, une offense ou une destruction de richesses) pour qu’elle
devienne l’esclave de la personne lésée qui pouvait alors la mettre à mort ou
329
la vendre . De même chez les Ila, population bantoue du sud de la
Zambie, l’esclavage était très développé du fait de ces amendes insolvables.
Souvent il s’agissait d’invités qui prenaient des femmes ou des cadeaux
dont ils pensaient à tort qu’ils leur étaient offerts. En réalité, ils étaient
redevables d’une dette qu’ils devaient rembourser souvent sans en être
330
capables . L’esclavage pour dette peut ainsi résulter d’une insolvabilité
liée à un prêt mais aussi à une raison pénale (transgression de la loi,
explicite ou implicite) ou d’une mise en gage personnelle. A priori, une
personne mise en gage pour dette se distingue de l’esclave dans la mesure
où sa servitude ne peut durer que le temps du remboursement de cette dette.
Statutairement, il demeure un homme libre. Pour autant le gagé ne peut
rembourser sa dette grâce à son travail, car c’est sa personne qui est tenue
(ce qui le distingue du salariat). S’il est asservi en fait et non en droit, il
arrive souvent qu’au regard de l’impossibilité de rembourser sa dette, son
statut de droit soit aligné sur sa situation de fait, devenant alors esclave.
Autre élément pouvant expliquer l’esclavage endogène : l’impossibilité de
payer l’impôt. Dans beaucoup de royaumes d’Asie par exemple, le sujet
devait six mois d’activité de l’année à son roi, tandis que l’esclave n’en
devait aucune. Par conséquent, certains sujets étaient contraints de se
vendre pour échapper à des impôts trop lourds. Nous retrouvons ce même
phénomène en Russie, d’où la réaction de la couronne qui établit dans le
code de 1649 que les serfs n’ont pas le droit de se vendre comme esclaves.
Quant au prix de la fiancée, quel est son lien avec l’esclavage ? Le père
recevant une certaine somme en échange de sa fille, lorsqu’elle était
importante il était parfois dit qu’il vendait sa fille comme esclave. Or,
l’esclavage ne peut être assimilé totalement au prix de la fiancée dans la
mesure où il concerne l’acquisition de droits sur l’intégralité de la personne
alors que la femme acquise conserve des droits. Il n’empêche qu’il existe un
lien, le prix de la fiancée supposant la possibilité d’acheter des droits sur
une personne. Aussi est-ce pourquoi Alain Testart remarque la chose
suivante après avoir examiné la répartition géographique des sociétés où
l’esclavage est endogène : « C’est seulement dans les régions qui marquent
une nette préférence pour le prix de la fiancée sans retour que se rencontrent
les sociétés qui admettent la légitimité de la réduction en esclavage d’un de
331
leurs membres pour des raisons uniquement financières . » La raison est
simple : ce sont d’abord les dépendants les plus fragiles qui sont
esclavagisés. Une fille étant considérée comme inférieure, le père peut
d’abord la vendre à son mari. C’est parce que la fille peut être vendue qu’il
peut être concevable de vendre le fils, et c’est parce que ses enfants peuvent
vendus que le père peut se vendre. Ensuite et par conséquent, « pour
admettre que l’on puisse réduire en esclavage un membre libre de sa
communauté et l’exploiter comme esclave, il faut d’abord admettre que l’on
332
puisse le faire pour le plus démuni et le plus fragile d’entre eux ». Ce
n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si les Grecs de l’âge classique
adoptent exclusivement la dot et rejettent le prix de la fiancée en même
temps qu’ils abolissent la possibilité de l’esclavage pour dette avec Solon.
Après la législation de Solon qui interdit l’esclavage pour dette à la fin du
e
VII siècle avant J.-C., il est convenu à Athènes que les membres d’une
même cité ne peuvent pas se réduire en esclavage. Il faut donc trouver
d’autres sources d’esclaves, hors de la cité, d’autant que l’un des problèmes
que rencontrent les sociétés esclavagistes est la reproduction
démographique des esclaves dont le taux de mortalité est important et le
taux de fécondité des femmes faible. Désormais, tous les esclaves de la cité
sont des étrangers issus de guerres ou de razzia, deux traits caractéristiques
du devenir de l’esclavage occidental. Dans ces cas de figure, des peuples
peuvent être soumis et obligés de payer un tribut en esclaves. « Un modus
vivendi peut alors s’opérer par lequel les populations acceptent de fournir
pacifiquement un contingent annuel en esclaves plutôt que de subir les
violences répétées des invasions périodiques. […] Parmi ces populations
tributaires, certaines, plutôt que de payer de leurs propres personnes, se font
333
à leur tour chasseurs d’esclaves et remettent en tribut leurs captures . »
Dans ce cas, la figure de l’esclave comme tribut constituerait un élément
déterminant dans la constitution de l’État.

De l’esclavage comme cause et conjuration de l’État

Commençons par ce paradoxe : « C’est dans les sociétés que nous avons
l’habitude de considérer comme les moins hiérarchisées et les moins
oppressives que se rencontre la pire condition de l’esclave et c’est dans
celles que nous avons tendance à qualifier de despotiques que se rencontre
334
la plus favorable . » Pourquoi ? Parce que dans les sociétés égalitaires,
l’esclave est l’objet de l’arbitraire de son maître, qu’il s’agisse de l’individu
ou de la société dans son ensemble. Leurs rapports peuvent bien être
codifiés par des coutumes et des traditions, mais il n’empêche que le statut
d’Autre radicalement extérieur, et donc inférieur, de l’esclave, est
proportionnel à l’égalité de statut des membres de la société qui l’asservit. Il
se trouve alors toute une gamme de relations entre le maître ou la société et
l’esclave qui relève d’un rapport variable au politique en général et à l’État
en particulier. Dans de nombreuses sociétés sans État par exemple, nous
retrouvons des morts d’accompagnement qui pour Alain Testart constituent
les prémisses d’une relation de pouvoir et de dépendance que l’on retrouve
dans l’esclavage. Il s’agit d’un lien entre un individu qui a de l’importance
et d’autres qui doivent l’accompagner dans la mort, comme dans la vie, par
soumission fidèle. Or, avec la bureaucratisation de l’État, les morts
d’accompagnement tendent à disparaître car elles représentent autant de
fidélités personnelles à des maîtres susceptibles de menacer le pouvoir
e
central. C’est le cas par exemple en Chine dès le V siècle av. J.-C., alors
que cette pratique subsiste en Afrique noire jusqu’au XIXe siècle. Les
fonctionnaires, corps anonyme, tendent alors à remplacer les servitudes
individuelles. Dans un premier temps, le roi protège l’esclave contre
l’arbitraire du maître en l’intégrant davantage dans la société. Cette
« protection » résulte de l’effet collatéral d’une stratégie : le pouvoir central
doit capturer les forces qui le menacent ou le limitent. Les rois transforment
alors les esclaves en « captif royaux ». L’objectif est simple : émanciper un
individu qui n’est rien en le rattachant symboliquement à la figure du roi
(par exemple en recevant son nom patronymique) qui s’assure ainsi une
fidélité servile contre les élites menaçantes de son royaume. En effet ces
derniers sont susceptibles de concurrencer le pouvoir du roi en ayant un
pouvoir de domination directe sur les hommes. Qui plus est, ce pouvoir de
domination se soustrait au pouvoir du roi dans la mesure où l’esclave n’est
pas sujet du roi : il ne paye pas d’impôt et n’est pas astreint au service
militaire. Il obéit à son maître avant d’obéir au roi. Pour remédier à ce
pouvoir privé qui représente une menace pour le pouvoir public, le roi
limite le pouvoir des maîtres et protège l’esclave, au point parfois de le
transformer en sujet. Aussi, dans les royaumes puissants, en règle générale,
le droit de vie et de mort sur les esclaves est réservé au roi et retiré aux
maîtres. Dans le royaume d’Abomey (Dahomé) par exemple, les esclaves
appartenaient au roi quand bien même pouvaient-ils être distribués aux
grands qui n’avaient pas le droit de les mettre à mort. Chez les Aztèques où
le sacrifice est central, l’esclave qui passait la porte du palais se trouvait
immédiatement affranchi en la présence du souverain. Il ne pouvait être
335
arrêté par ses maîtres s’il parvenait à s’échapper du marché . Le contrôle
progressif des esclaves par le souverain s’accompagne ainsi du monopole
par l’État de la peine de mort. Il est ainsi significatif que l’abolition de
l’esclavage en France en février 1848 soit allée de pair avec l’abolition de la
peine de mort en matière politique. Dans certaines grandes sociétés
esclavagistes, l’intégration par la royauté des esclaves a pu peu à peu
s’institutionnaliser à mesure que se dessinaient les contours de l’État, les
esclaves occupant de hautes fonctions dans l’armée comme relais d’un
pouvoir royal contre lequel ils pouvaient éventuellement se retourner, par
336
exemple dans l’Afrique de l’Ouest médiévale . C’est pourquoi avec la
bureaucratisation de l’État et le développement de la légitimité légale
rationnelle, ce corps autonome des esclaves fonctionnaires devait être
éliminé. En 1811, Méhémet Ali, vice-roi d’Égypte, supprima ainsi les
mamelouks qui régnaient sur le pays depuis six cents ans. De même, le
corps des janissaires, de plus en plus important et privilégié, et bien que
e
tenu à l’écart du pouvoir, devient une menace à partir du XVI siècle. Il est
éliminé en 1826 par le sultan de l’Empire ottoman Mahmûd II. Dans ces cas
de figure, l’esclavage a contribué à l’émergence de l’État dont la stratégie a
consisté à capturer et à monopoliser l’esclave marchandise et l’esclave
comme tribut de manière à s’adjoindre des forces fidèles consolidant sa
puissance. Néanmoins, la reconnaissance juridique du corps d’esclaves
intégrés dans l’État allait devenir à terme une menace incompatible avec sa
bureaucratisation.
Il en est autrement dans la Grèce antique où les esclaves domestiques
étaient conçus comme un corps permettant de conjurer l’émergence de
l’État. L’administration de la cité grecque antique était assurée par des
esclaves, par définition exclus de la communauté, ce qui témoigne comme
l’avance Paulin Ismard « d’un refus de l’État qui est au fondement de
337
l’expérience démocratique athénienne ». Ces esclaves publics, les
dêmosioi, sont la propriété collective de la cité et non la propriété privée
d’un souverain ou d’une personne en particulier. Cette appartenance à la
sphère civique se retrouve jusque dans la chair de l’esclave qui est marquée
par l’empreinte de la sphragis, qui désigne aussi le sceau public. Ils
proviennent essentiellement des marchés d’esclave et non de la guerre.
Maîtrisant l’écriture, à la différence de beaucoup de citoyens, ils sont mis à
distance dans la mesure où une telle expertise constitue une potentielle
menace pour l’équilibre des institutions, consacrant ainsi la séparation entre
technique et politique dans la cité. Les dêmosioi avaient plusieurs
fonctions : ils pouvaient ainsi certifier des comptes et contrôler alors
l’activité des magistrats, mais aussi garantir l’authenticité des monnaies en
circulation, constituer le corps policier, participer aux chantiers publics en
tant qu’ouvriers (routes, théâtres, etc.) ou encore être au service des
sanctuaires. Le fait de confier ces tâches importantes aux esclaves (par
exemple être garant des échanges monétaires) permettait de ne pas briser
l’ordre égalitaire des citoyens en réservant l’inégalité de l’expertise à une
catégorie d’individus exclus du champ politique, conjurant ainsi la
corruption qui était moins concevable chez les dêmosios exclus du champ
social. Dans l’esclavage moderne, au contraire, il est inconcevable que
l’esclave soit instruit, encore moins expert : le savoir est avant tout l’affaire
de ceux qui ont les capacités d’administrer. L’accès au savoir par la
réminiscence de l’esclave que l’on retrouve dans la célèbre scène du Ménon
s’oppose au savoir démocratique qui passe par la délibération. En cela, le
voile d’ignorance de Rawls, où chaque individu isolé doit faire abstraction
de sa condition sociale pour concevoir le juste, trouve son origine
davantage dans cette conception épistémologique que l’on retrouve chez
l’esclave que chez le citoyen.
Pour la Grèce antique, ce que l’on appelle le « paradoxe finleyien »
consiste à avancer que plus la cité se démocratisait plus l’esclavage se
développait, l’abolition de l’esclavage interne pour dette demandant pour
compensation un fort esclavage externe. En réalité, c’est sans doute en
raison de la position impérialiste d’Athènes et du développement des
marchés d’esclaves que la possibilité d’abolir l’esclavage pour dette a été
338
possible . Cela ne répond toutefois pas à la question de la nécessité d’un
esclavage développé (qu’il soit interne ou externe) dans la société
démocratique. C’est que le recours aux esclaves permettait de masquer
l’écart entre l’administration et la vie démocratique, leur invisibilité
339
permettant de cultiver cette illusion d’identité entre les deux . En leur
confiant les tâches bureaucratiques, la cité s’assurait qu’elles soient
conformes à la volonté du demos. Cette manière de s’assurer une telle
subordination relevait d’une conjuration : celle de l’émergence d’un État
autonome qui puisse se retourner contre cette volonté. « Si l’esclave est au
cœur du fonctionnement du politique, c’est que son existence permet de
conjurer toute forme de représentation, que la communauté civique ne peut
penser que dans les termes d’une séparation, voire d’une dépossession. Or
cet exorcisme grandiose ne pouvait s’accomplir qu’au travers d’une autre
340
dépossession, celle dont les esclaves étaient les victimes . » Si les
esclaves publics grecs ne se sont jamais constitués en corps autonome,
comme les mamelouks, c’est parce qu’aucune reconnaissance ne leur était
accordée en tant que communauté, la seule qui vaille et par rapport à
laquelle ils étaient définis étant celle des citoyens. À l’époque de la Grèce
antique il n’existe pas de personnalité juridique de la cité telle qu’elle peut
exister avec l’État moderne. Il n’existe pas par conséquent de propriété
publique entendue au sens de propriété de l’État. D’une certaine manière,
les esclaves publics relèvent d’un commun. Le maître de l’esclave public
341
n’est pas la somme des citoyens mais « une entité bien fantomatique » :
la cité, qui tend à se confondre avec les dieux, les esclaves publics étant
entretenus à la fois par les caisses de la cité et des sanctuaires. Cela
explique notamment pourquoi l’esclave peut trouver refuge dans ces
derniers. Il est notable en effet que dans beaucoup de villes grecques et
romaines existaient des lieux d’asylie où les esclaves pouvaient se réfugier.
Il s’agissait pour la plupart du temps de sanctuaires qui pouvaient les
protéger contre les mauvais traitements de leurs maîtres. Les prêtres
émettaient alors un jugement qui pouvait conclure que l’esclave pouvait
rester et se mettre au service du sanctuaire. Le maître pouvait toutefois
convaincre son esclave de rentrer avec lui en lui promettant de le traiter
avec davantage d’humanité. Diodore rapporte que de tels serments étaient
respectés par le maître en ce qu’ils étaient garantis par la crainte des
342
dieux . Euripide atteste ainsi de ces pratiques dans Les Suppliantes : « La
343
bête fauve a la grotte pour refuge, l’esclave, les autels des dieux . » Cette
protection par les dieux va trouver un nouvel élan avec l’émergence du
monothéisme. Nous retrouvons ainsi dans la loi hébraïque (Lévitique et
Deutéronome) trois nouveautés qui n’ont pas d’antécédent dans l’histoire de
l’esclavage : premièrement, la violence des maîtres est limitée (les esclaves
doivent par exemple être libérés s’ils ont l’œil crevé) ; deuxièmement, le
devoir d’hospitalité est un devoir envers les esclaves en fuite (alors que le
code Hammourabi sanctionne de mort une telle action) ; troisièmement, les
femmes esclaves prises comme épouses ne peuvent être vendues, et si elles
sont répudiées doivent être affranchies. Ces dispositions sont peu ou prou
les mêmes dans l’islam. Dans le christianisme, l’esclave est la figure de
l’émancipé, la charité qui est inconditionnelle et n’attend rien en retour
devant remplacer le don qui appelle le contre-don avec tous les risques de
servitude pour dette qui peuvent s’ensuivre. François Hartog rend ainsi
compte de la prédisposition théologique critique de l’institution
esclavagiste : « Quand une cause produit un effet qui, en langage
aristotélicien, ne peut atteindre son telos (finalité), c’est qu’il y a un défaut
dans la cause. Pour avoir créé des hommes sans la capacité suffisante de
recevoir la foi et de se sauver eux-mêmes, il faudrait admettre un défaut de
344
Dieu . » L’esclavage demeure cependant, comme une pratique ancrée qui
peine à disparaître, en témoigne l’ambiguïté de la position des papes
comme Paul III qui adresse le 29 mai 1537 au cardinal Juan de Tavera un
bref apostolique, Pastorale officium, dans lequel il affirme que les Indiens
ne doivent pas être réduits en esclavage, quand bien même ils ne seraient
pas chrétiens, mais ne dit rien sur la traite des Africains. Les États
européens en viennent néanmoins à reléguer peu à peu l’esclave hors de
leur territoire, comme en témoigne l’édit royal de 1315 selon lequel tout
e
esclave qui aborde le sol français devient libre. À la fin du XVIII siècle, il
n’existe plus d’esclave sur les territoires français et anglais mais celui-ci
continue à faire l’objet de traites transatlantiques.
L’esclave fait donc l’objet d’une double position dans son rapport à l’État
– conjuration ou fortification –, liée à la conception que la société a du
politique. Dans le premier cas, nous sommes en présence de société sans
État dont nous pouvons distinguer schématiquement deux configurations :
avec ou sans administration. Dans les sociétés sans État ni administration
que l’on retrouve chez les sauvages qui connaissent la domestication,
l’esclavage est exogène et endogène. Il peut à tout moment surgir de la
société pour briser une égalité de statut fragile, notamment pour dette ou
pour infraction. Néanmoins, en appartenant à la communauté dans son
ensemble ou à des maîtres, les esclaves ne peuvent faire l’objet d’une
appropriation monopolistique préfigurant l’État. Chez les Grecs, qui
constituent une société sans État dotée d’une administration, l’égalité de
statut des citoyens est consolidée par l’abolition de l’esclavage pour dette
au profit de l’esclavage exogène, le citoyen n’ayant pas le droit de devenir
esclave. S’opère alors une division entre l’expertise réservée à
l’administration et la politique aux citoyens, de sorte que cette
administration demeure à la fois soumise et exclue de la polis qui ne saurait
tolérer qu’elle prenne une place prédominante au point de devenir un État.
Dans le second cas, nous sommes en présence de société à État, où
l’esclavage va contribuer au développement de sa puissance. Favorisant
l’émergence de rapports d’autorité et de dépendances qui vont conduire à la
concentration par le roi d’un monopole du droit de vie et de mort aux
dépens des maîtres privés, il devient ainsi l’objet d’une capture en tant
qu’impôt par le tribut ou en tant que soldat et garde rapprochée. Mais cette
reconnaissance en tant que corps autonome et intégré (qu’on ne retrouve
pas chez les Grecs) peut s’avérer dangereuse pour le pouvoir qui à terme en
vient à l’éliminer. C’est que l’État a davantage besoin de sujets que
d’esclaves pour remplir ses caisses et faire la guerre : pour que chacun
puisse payer des impôts, chacun doit avoir la capacité juridique de
posséder ; et pour que chacun puisse porter les armes, chacun doit avoir la
capacité juridique de citoyen.
VIII

Entre totalité et infini : dialectique du nomade et du sédentaire

Variations territoriales

Nomades et sédentaires font jusqu’à aujourd’hui l’objet d’une dialectique


liée à leur rapport au territoire, et par extension au monde. Si l’on peut
émettre l’hypothèse que les nomades sont premiers dans l’histoire, très vite
ils ont dû cohabiter avec les sédentaires, donnant lieu à des relations
desquelles ont pu émerger des formes politiques telles que l’État. Il est
cependant nécessaire de souligner qu’il existe différentes formes de
sédentarité comme il existe différentes formes de nomadisme. Il est ainsi
possible de concevoir une sédentarité avec ou sans État, comme il est
possible de distinguer le nomadisme des chasseurs-cueilleurs du
nomadisme pastoral dans leur rapport au territoire : les chasseurs ont des
limites à leur terrain de chasse qu’ils n’ont aucun intérêt à franchir dans la
mesure où cela pourrait entraîner des conflits avec les tribus voisines. Pour
autant, l’acquisition de nouveaux territoires est quelque chose pour eux
d’inconnu. Ils doivent composer avec des esprits, des animaux, des
ancêtres, des plantes, des rivières, de sorte que ce sont des collectifs
hybrides qui sont autant de « sociétés » qui cohabitent sur un même lieu. En
cela, ils n’occupent pas seuls le territoire : ils en partagent un usage.
Comme l’a montré Tim Ingold, ils ne vont pas d’un point A à un point B
prédéterminé, mais ils suivent les lignes de leurs proies et tissent des
relations avec un environnement dont ils font partie345. Les pasteurs quant à
eux suivent un chemin qu’ils considèrent comme sacré, d’où leur colère dès
lors qu’on les empêche de migrer. Ce chemin s’inscrit néanmoins dans un
territoire qui peut aussi avoir ses limites, notamment au regard des
pâturages occupés par les autres nomades. Ils ne cherchent pas à chasser des
animaux mais au contraire à les garder en vie grâce à leur domestication.
D’une manière générale, le nomade n’est pas quelqu’un qui quitte sa terre :
au contraire il parcourt son territoire pour mieux l’occuper. Comme l’écrit
Toynbee, « ils se lancèrent dans la steppe, non pour franchir ses limites,
346
mais pour s’y fixer et s’y sentir bien chez eux ». Quant aux sociétés
sédentaires sans État, elles ne sont pas exemptes de tout rapport avec une
délimitation territoriale. Friedrich Engels déjà le soulignait dans son fameux
essai L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) :
Chaque tribu possédait encore, en dehors de l’emplacement de son établissement effectif, un
territoire considérable pour la chasse et la pêche. Au-delà de ce territoire s’étendait un large
espace neutre qui allait jusqu’au territoire de la tribu la plus voisine, et qui était plus étroit entre
tribus de langues apparentées, plus large entre tribus de langues différentes. C’est le Grenzwald
(la forêt-frontière) des Germains, le désert que les Suèves de César créent autour de leur territoire,
l’îsarnholt (en danois, jarnved, limes danicus) entre Danois et Germains, le Sachsenwald et le
branibor (en slave : forêt protectrice ; d’où le nom de Brandenbourg) entre les Germains et les
Slaves. Ce territoire ainsi délimité par des frontières incertaines était le pays commun de la tribu,
347
reconnu tel par les tribus voisines et défendu par la tribu même contre tout empiètement .

Les territoires sont toujours marqués par des limites qu’il est impensable
de franchir. Si le territoire en effet peut appartenir en commun à la
communauté, donnant libre accès à chacun de ses membres par exemple
pour la chasse, il est inconcevable d’aller chasser sur le territoire d’une
autre communauté. Chez les Kariera par exemple, une tribu du nord-ouest
de l’Australie, « la seule exception à cette règle semble avoir concerné le
cas où un homme était en train de suivre un kangourou ou un émeu et
franchissait les limites du territoire de ses voisins, et pouvait alors le
rattraper et le tuer. Chasser ou ramasser des végétaux sur les terres d’un
autre groupe constitue un acte de transgression et était jadis susceptible
d’être puni de mort. L’importance attachée à cette loi semble avoir été si
348
grande que ces cas de violations étaient très rares ». Dans le même ordre
d’idée, les tribus guayaki au Brésil voient chacune en l’Autre un Étranger
potentiellement dangereux qu’il est nécessaire d’éviter. Si la chasse les
emmène au point qu’ils retrouvent des traces n’appartenant pas à leur
groupe, ils rebroussent chemin de peur de recevoir une volée de flèches.
« Chacun surestimant à plaisir l’esprit belliqueux de l’autre, les deux tribus
étaient ainsi parvenues à coexister pacifiquement, toutes deux s’enfermant
sur leur territoire respectif, par peur des horribles représailles dont les autres
349
n’auraient pas manqué de punir toute violation de frontières . » Cet
attachement à la terre est ainsi signifié dans des rituels symboliques que
l’on retrouve par exemple chez les Nuer : si un homme doit s’établir dans
une autre tribu, il doit d’abord boire un peu de sa terre natale dissoute dans
de l’eau qu’il mélange progressivement avec la terre de sa nouvelle tribu
pour dissoudre peu à peu les liens qui l’y attachaient. Des sites pouvaient
délimiter nettement deux territoires destinés à des zones de pêche ou de
chasse. Dans le Massachusetts, par exemple, les Indiens avaient dénommé
un site « Chabanakongkomuk » qui peut être traduit par « tu pêches de ton
côté, je pêche du mien, personne ne pêche entre les deux – et tout ira pour
350
le mieux ». Des fortifications peuvent même apparaître dans les sociétés
sans État qui voient leur dimension sédentaire s’accentuer. C’est le cas par
exemple des Iroquois dont on date les premiers sites palissadés entre 800 et
1000 dans le sud-ouest de l’Ontario et entre 1000 et 1100 dans la région de
New York. Plusieurs explications de l’émergence de ces fortifications sont
avancées : la protection contre les autres tribus, contre les intempéries et les
animaux, ou comme marqueur social d’intégration symbolique du
351
village . À cela s’ajoute une dimension religieuse du territoire liée à la
manière dont se définit la société sans État. La religion est en effet
constitutive d’une identité qui rend difficile voire impossible toute forme de
conversion. Cela est particulièrement prégnant dans les sociétés de l’oralité
qui n’ont pas développé de système d’écriture, les religions écrites pouvant
connaître au contraire une certaine expansion grâce au texte (la
transmission et l’adhésion se faisant plus facilement). L’organisation interne
du territoire est ainsi largement liée à cosmogonie particulière qui peut être
bouleversée si cette organisation est changée. Les missionnaires, dans leur
travail de conversion du Nouveau Monde, ne s’y étaient pas trompés
comme le souligne Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques : « La
distribution circulaire des huttes autour de la maison des hommes est d’une
telle importance, en ce qui concerne la vie sociale et la pratique du culte,
que les missionnaires salésiens de la région du Rio das Garças ont vite
appris que le plus sûr moyen de convertir les Bororo consiste à leur faire
abandonner leur village pour un autre où les maisons sont disposées en
352
rangées parallèles . » L’équilibre traditionnel des forces, en étant rompu
par une puissance du dehors, s’effondre pour ensuite se reconstituer sur de
nouvelles bases. Dans un premier temps néanmoins le chaos contamine le
corps social en le coupant de son pouvoir qui reposait sur les solides assises
de son espace sacré, tout empreint de rituels protecteurs. Car comme le
précise Van Der Leeuw, « est espace sacré un lieu qui devient un
emplacement lorsque l’effet de la puissance s’y reproduit ou y est renouvelé
par l’homme. C’est l’emplacement du culte. Que cet emplacement soit une
maison ou un temple, il n’importe. Car la vie domestique est, elle aussi, une
célébration qui se répète toujours, dans le cours régulier du travail, des
repas, des purifications, etc. Ceci fait comprendre que l’homme s’attache
353
avec une opiniâtre persistance aux places où il a une fois pris position ».
Entre le nomade et le sédentaire, il existe ainsi une différence d’ordre
métaphysique médiée par leur rapport au territoire : le nomade, avec sa
tente, voit le ciel et la terre réunis dans une forme d’harmonie, fût-elle
traversée par des forces en tension, tandis que le paysan, dans sa maison,
voit une opposition entre le ciel et la terre, comme il expérimente une
354
résistance lorsqu’il laboure son champ . Si le sédentaire voit dans le local
l’incarnation du sacré, se représentant l’absolu dans un centre (par exemple
le Temple), le nomade a un sens de l’absolu lié à la ligne et non au point.
Or, cette ligne peut tendre à l’universel dès lors qu’elle a pu transfigurer un
point lui donnant un appui pour son essor (par exemple La Mecque ou
Jérusalem), d’où le rapport ambigu des nomades avec les grandes religions :
La migration est un rite en elle-même, une catharsis « religieuse », révolutionnaire au sens le plus
strict car chaque installation et chaque départ représentent autant de nouveaux commencements.
[…] Il est paradoxal, mais pas surprenant, que les grandes religions – le judaïsme, le
christianisme, l’islam, le zoroastrisme et le bouddhisme – furent prêchées devant des peuples
355
sédentaires qui avaient été nomades .

S’il existe donc bien toujours une distinction voire une opposition entre
les nomades et les sédentaires, il n’en demeure pas moins un enjeu de
mutation ou de transfiguration de leurs modes d’existence dû à des
modalités de rencontre liées notamment aux grandes religions ou à
l’émergence de l’État. Tout consiste alors à correctement saisir en quoi
consistent ces modalités. En premier lieu, il importe de souligner qu’elles
ne relèvent pas d’une continuité ou d’une progression « naturelle » ou
inéluctable.
Plusieurs facteurs sont souvent avancés pour expliquer l’émergence de
l’État qui relèvent du quantitatif comme la démographie, ou de la technique
comme l’agriculture, qui constitueraient autant de phénomènes inéluctables
auxquels la volonté de l’homme devrait se plier. En réalité, ces phénomènes
font bien souvent l’objet d’un contrôle de la part des sociétés. Les
migrations par exemple ne sont pas tant liées à un manque de ressources ou
d’espace qu’à un choix politique : celui de refuser de dépasser un certain
seuil démographique dans un village, compris entre 100 et 200 habitants, de
manière à ne pas être confronté aux problèmes que pose l’organisation des
masses humaines. C’est ainsi que très régulièrement, les processus
d’urbanisation s’interrompent, comme si un certain seuil était
infranchissable : c’est le cas de villes ukrainiennes et moldaves au
cinquième millénaire avant notre ère, des cités mycéniennes au deuxième
millénaire avant notre ère, de celles de la vallée de l’Indus vers 1700 ou
encore des villes celtes à la moitié du premier millénaire. Ces migrations se
réalisent alors comme de véritables mouvements conjurant l’État. Quant à
l’agriculture, elle n’a pas toujours constitué une condition nécessaire à la
sédentarité : les premiers villages que l’on retrouve lors de la période du
Natoufien (vers 11000 avant notre ère) au Proche-Orient étaient composés
de chasseurs-cueilleurs qui ont vécu deux mille ans ainsi avant d’inventer
l’agriculture. Au Japon par exemple, les Jomons étaient des chasseurs-
cueilleurs qui vécurent cinq mille ans de manière sédentaire avant d’adopter
un mode de production agricole. Les chasseurs-cueilleurs n’ont cependant
jamais créé de ville, d’État ou de classes sociales. L’agriculture pouvait
exister aussi sans qu’existent d’État ou de classes sociales, comme ce fut le
cas chez les Germains d’Europe occidentale. De la même façon, des États
pouvaient exister sans que la métallurgie du bronze ait été inventée, comme
en Égypte, chez les Mayas ou chez les Aztèques. Ce n’est donc pas la
technique ou la démographie qui vont déterminer l’émergence de telle ou
telle forme politique : s’il peut y avoir corrélation, on ne saurait y voir un
lien de causalité. C’est davantage dans la condition politique, y compris
dans ce qu’elle comprend de métaphysique, que l’on peut appréhender les
mutations. « Par un simple agrandissement, le village n’aurait jamais pu
devenir une cité : celle-ci n’était-elle pas la représentation symbolique d’un
monde nouveau, pas seulement une agglomération humaine, mais la
356
matérialisation d’un cosmos sous l’égide de ses dieux . » Il existe ainsi
des seuils de consistance qui permettent de passer d’une forme politique à
une autre, passage qui induit un nouveau rapport au territoire. Les villes, par
exemple, constituent des nœuds par lesquels passent des flux avec les routes
qui les traversent ou la mer qui les borde. Elles se situent au point
d’équilibre entre l’espace fixe et limité du sédentaire et l’espace lisse du
nomade, propice à la circulation des hommes et des marchandises. « Les
villes sont des points-circuits de toute nature, qui font contrepoint sur les
lignes horizontales ; elles opèrent une intégration complète, mais locale, et
de ville en ville. Chacune constitue un pouvoir central, mais de polarisation
357
ou de milieu, de coordination forcée . » Avec l’émergence de la forme
État un nouveau seuil est franchi, marquée par un nouveau rapport
ambivalent au territoire. Bourdieu, témoignant de son expérience en
Kabylie où l’unité des villages apparaissait comme factice, « construite » en
quelque sorte par l’autorité coloniale, remarquait que l’État faisait
prédominer l’appartenance territoriale sur l’appartenance lignagère de
manière à faciliter l’allégeance : « C’est le cousin qui est remplacé par le
358
voisin . » En réalité il ne s’agit pas tant d’une territorialisation à
proprement parler que d’un changement de modalité de rapport au
territoire : le rapport premier à la terre déterminé par les lignages fait l’objet
d’une déterritorialisation par l’État qui territorialise d’une autre manière,
afin que le rapport de l’individu au territoire corresponde à une sujétion vis-
à-vis de l’administration. Deleuze et Guattari rendent ainsi compte de ce
phénomène :
Quand la division porte sur la terre elle-même, en vertu d’une organisation administrative,
foncière et résidentielle, on ne peut dès lors y voir une promotion de la territorialité, mais tout au
contraire l’effet du premier grand mouvement de déterritorialisation sur les communautés
primitives. L’unité immanente de la terre comme moteur immobile fait place à une unité
transcendante d’une tout autre nature, unité d’État ; le corps plein n’est plus celui de la terre, mais
celui du Despote, l’Inengendré, qui se charge maintenant de la fertilité du sol comme de la pluie
du ciel, et de l’appropriation générale des forces productives. Le socius primitif sauvage était
donc bien la seule machine territoriale au sens strict. Et le fonctionnement d’une telle machine
consiste en ceci : décliner alliance et filiation, décliner les lignages sur le corps de la terre, avant
359
qu’il y ait un État .

Simone Weil déjà remarquait que l’État constituait une formidable


machine de déracinement : « L’objet du véritable crime d’idolâtrie est
toujours quelque chose d’analogue à l’État. C’est ce crime que le diable a
proposé au Christ en lui offrant les royaumes de ce monde. Le Christ a
refusé. Richelieu a accepté. […] Son dévouement à l’État a déraciné la
360
France . »
Dans l’interstice de ces seuils de consistance entre tribus, villes et États,
nomades et sédentaires, il est des figures qui témoignent de lieux de
passages ou d’hybridations potentielles. Le forgeron en est une en
particulier : itinérant habitant sa maison comme les trous de la mine dans
laquelle il travaille, il fabrique à la fois des armes pour la machine de guerre
nomade et des outils pour les États. Le forgeron est ainsi situé à la lisière de
la communauté car il maîtrise la violence de l’acier. Repose entre ses mains
le terrible pouvoir technique de vie et de mort. Aussi peut-il être pris à
partie et sacrifié dès lors que ses armes apparaissent inefficaces ou
dangereuses pour la communauté. Pour autant, de telles figures ne doivent
pas laisser présupposer que toute forme politique a toujours existé, comme
si l’histoire ne faisait pas son œuvre. C’est parfois ce que peut laisser penser
Deleuze lorsqu’il écrit : « Il faut dire que l’État, il y en a toujours eu, et très
parfait, très formé. […] Nous n’imaginons guère de sociétés primitives qui
n’aient été en contact avec des États impériaux, à la périphérie ou dans des
361
zones mal contrôlées . » Une telle affirmation ne permet ni de penser
l’émergence de l’État ni son potentiel dépassement dans la mesure où il
apparaît comme une entité intemporelle. S’il peut exister un plan de
coexistence possible entre les sociétés primitives, les États, les entreprises
et ce que Deleuze appelle les machines mondiales œcuméniques (qui vont
des religions universelles à des institutions comme l’Onu en passant par les
multinationales), c’est parce que nous pouvons retrouver dans chacun de
ces ensembles des traces de l’autre voire des superpositions (lorsque par
exemple une entreprise fonctionne comme une bande de pillage, ou qu’un
État se prend pour une machine œcuménique). Pour concevoir ces
coexistences il faut cependant concevoir leurs modalités d’apparition qui ne
se confondent pas, y compris en termes de temporalité : on voit mal par
exemple comment une société primitive pourrait côtoyer une machine
mondiale œcuménique sans qu’existent les dispositions nécessaires à son
existence (qui suppose au moins une conception de l’universel) : quand bien
même tout serait dans tout en termes de potentialités, il faut bien que ces
potentialités rencontrent les conditions de réalisation qui supposent des
étapes et des seuils, ce qui n’empêche pas la conjuration de ces seuils ou le
choix de passer à une étape qui annule la précédente au regard de certaines
conditions. C’est ce à quoi nous allons nous intéresser en passant en revue
les diverses modalités de rapport entre nomades et sédentaires : leur
alternance, leur opposition et enfin leur rencontre.

Alternances
Selon un schéma historique linéaire, il est souvent convenu que le
sédentaire succède naturellement au nomade. En réalité, nous retrouvons
dans l’histoire de nombreux exemples de dialectique entre ces deux formes
de modalités d’organisation sociale qui parfois se fondent en une seule par
un procédé d’alternance. Nous retrouvons par exemple dans de nombreuses
sociétés des modalités d’organisation qui vont différer selon les rythmes
saisonniers. Gobekli Tepe est un site qui vu le jour au sud-est de l’Anatolie
il y a 12 000 ans, bien avant la révolution néolithique (8000 av. J.-C.). Il est
constitué d’une vingtaine d’enceintes mesurant entre 10 et 30 mètres de
diamètre, avec en leur centre des piliers de 5 mètres de hauteur. La
construction d’un tel édifice a dû requérir la force de plusieurs centaines
d’individus. Il est frappant de constater que les animaux représentés ne sont
pas des animaux domestiques, ce qui conduit à penser que les sociétés ayant
édifié ce site sont des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ensuite, nulle part ne
figure de gravures de figures féminines, comme on en trouve dans les lieux
dédiés à la fécondité, mais on trouve en revanche des coffres entre les
piliers dont on suppose qu’ils renferment des crânes, qui peuvent porter à
penser qu’il s’agissait d’un lieu sacré consacré à la mort, voire à des
sacrifices. Un tel édifice dédié à des rituels religieux montre que les tribus
de chasseurs-cueilleurs n’étaient pas isolées et qu’elles connaissaient des
mouvements alternatifs de nomadisme et de sédentarisation où elles
pouvaient se réunir à l’occasion de fêtes religieuses propices à leur
fédération. Beaucoup d’autres sites comme Dolní Věstonice, dans le bassin
de Moravie, ou encore Stonehenge, témoignent de regroupements à grande
échelle, annuels ou biannuels, après dispersion des groupes pour aller
chercher de la nourriture lorsque la saison était moins clémente. Si lors de
la saison festive il pouvait y avoir l’apparition d’un roi, il disparaissait une
fois la saison terminée. L’établissement de ces variations saisonnières est
important dans la mesure où elles montrent que dès le début de l’histoire de
l’humanité, diverses organisations sociales sont expérimentées de façon
consciente. Dans son Essai sur les variations saisonnières chez les Eskimos,
Mauss montre par exemple qu’en été, les Eskimos ont l’habitude de migrer
en familles, habitant dans des tentes de manière dispersée, souvent à
plusieurs jours de marche. Ils suivent les phoques et les morses qui ont
aussi l’habitude de se déplacer l’été. Les cérémonies religieuses sont
réduites à quelques rituels privés et les biens à des possessions
individuelles. Inversement, l’hiver est une saison où le collectif est le mode
d’organisation dominant : les maisons regroupent plusieurs familles, les
rituels religieux prennent toute leur importance et les biens sont partagés au
sein de la communauté. La société eskimo oscille ainsi autour de deux pôles
politiques opposés mais tout aussi complémentaires pour elle. La variation
politique saisonnière ne permettait cependant pas a priori que la phase plus
communautaire entérine une hiérarchie implacable : « De fait, il est pour le
moins délicat de tyranniser au mois de janvier quelqu’un qui va redevenir
362
votre égal au mois de juillet . » Même chez les peuples les plus nomades,
qui sont sans doute ceux que l’on nomme les « nomades marins », nous
retrouvons un rapport à un lieu fixe. Ainsi des Moken, au large des côtes
thaïlandaises et birmanes, qui partagent leur cycle annuel en deux phases :
durant la saison sèche, où ils pêchent en petite flottille et se déplacent sur de
longues distances, et durant la saison des pluies, où ils se posent sur un lieu
fixe à partir duquel ils vont pouvoir développer une vie sociale et
363
cérémonielle intense .
Il existe aussi des phénomènes de réversibilité où les sociétés passent du
sédentarisme au nomadisme. Même dans certaines sociétés sans État, nous
pouvons retrouver le mythe de gouvernements fixant leur sédentarité avant
de devoir errer à la suite d’une catastrophe. C’est le cas par exemple des
Guayaki et des Guarani, qui sont des tribus rivales très proches. Les
derniers sont plus sédentaires que les autres mais tous vivent dans la forêt.
Or, un mythe relate leur commune origine sous la domination d’un État : ils
vivaient en effet « ensemble sous le gouvernement de Pa’i Rete Kwaray, les
Dieux au corps de Soleil. Un jour les Guayaki apparurent complètement nus
à la danse rituelle ; Pa’i Rete Kwaray, furieux, les apostropha, jetant sur eux
sa malédiction, et les dispersa à travers la forêt. C’est pour cette raison
qu’ils ont vécu errants et sauvages jusqu’à présent364 ». Le retour à une vie
sauvage, dans de nombreuses civilisations prémodernes, était relativement
courant et constituait une forme de primitivisme secondaire, les individus
ayant déjà connu l’existence de l’État. Le peuple akha par exemple, que
l’on retrouve notamment dans les montagnes de Chine et qui est compte
environ 2,5 millions de personnes, est un peuple qui a connu l’État issu
d’une expédition guerrière étrangère et qui garde dans sa tradition la
mémoire d’une institution à conjurer. Ils aiment ainsi à se rappeler la
e
légende de Dzjawbang, un roi du XIII siècle prétendument akha, qui fut
exécuté par son peuple lorsqu’il tenta d’imposer le recensement nécessaire
à la conscription et à la levée d’impôts. Leurs rites chamaniques consistent
ainsi à sortir l’âme du « labyrinthe du dragon » que l’on retrouve dans les
basses terres et qui représente l’appareil d’État. Pour y parvenir, il est
nécessaire de sacrifier un cochon ou un gros animal, comme c’était le cas
lors du rituel d’émancipation d’un esclave. La Zomia, étudiée par le
politiste James Scott, offre de nombreux exemples de ce phénomène. Elle
représente une vaste étendue de hautes terres, aussi appelée massif du Sud-
Est asiatique, à la périphérie de l’Asie du Sud-Est continentale, de la Chine,
de l’Inde et du Bangladesh, qui s’étend sur environ 2,5 millions de
kilomètres carrés, soit environ la superficie de l’Europe. Cette zone
constitue un espace refuge pour échapper aux États des vallées, et
notamment à l’expansion de l’État han. Les populations des vallées
considèrent que les populations des montagnes ne sont pas civilisées. Ce
sont pour elles des sociétés grossières et barbares qui sont arriérées au sens
littéral du terme dans la mesure où elles n’auraient pas encore intégré la
riziculture, l’écriture et le bouddhisme qui sont les marques de la
civilisation. En réalité, ces populations ont déjà connu ces attributs mais
s’en sont délibérément défaites. C’est aussi le cas pour les nomades des
365
steppes d’Asie centrale qui étaient d’anciens cultivateurs ou des Berbères
366
du Haut Atlas qui étaient dans une stratégie antigouvernementale (c’est
ainsi que l’histoire marocaine distingue le pays makhzen qui signifie « la
norme » du pays siba qui par opposition est « hors norme »). Les
constructions hiérarchiques ne sont donc pas irréversibles et ne sont pas
nécessairement liées à une échelle qui voudrait que plus la population est
importante plus le pouvoir devrait être coercitif (ce qui supposerait par
ailleurs que nous devrions vivre sous des régimes de plus en plus
dictatoriaux en raison de la hausse de la démographie). La cité de
Teotihuacan dans la vallée de Mexico, par exemple, comprenait une
population d’environ 120 000 individus vers 200 après J.-C. Elle connut à
cette époque un tournant en renonçant aux sacrifices humains et en
instaurant un vaste complexe égalitaire de logements assorti de conseils
367
d’habitants qui dura environ quatre cents ans . Autre exemple : en 5000
av. J.-C., on retrouve avec la civilisation de Trypillia, aux confins de la
Moldavie et de l’Ukraine, un ensemble de villes regroupées autour de 23
colonies de plus de 100 hectares, et certaines qui dépassaient les 300.
Aucune trace de hiérarchie sociale n’a été établie dans ce qui constitue le
plus grand et le plus ancien complexe urbain connu d’Europe. Nous
noterons par ailleurs que cette absence de stratification sociale était
marquée par l’absence de division entre campagne et ville, cette division
entraînant presque systématiquement un lien de subordination de la
première à la seconde (comme c’est souvent le cas avec les premières cités
de Mésopotamie).
Ces phénomènes dialectiques entre nomadisme et sédentarité, contraints
ou choisis, montrent que souvent les sociétés connaissent plusieurs formes
d’organisation politique. Elles sont comme un éventail d’options gravées
dans leur mémoire que les sociétés peuvent plus ou moins refouler dans des
zones inconscientes, et voir ressurgir au moment opportun.

Oppositions

Si alternance et réversibilité sont centrales dans les rapports entre


nomadisme et sédentarité, il n’en est pas moins le cas de la confrontation.
Les figures de Caïn et Abel, premiers frères qui apparaissent dans la Bible,
sont ici exemplaires. Le premier est un agriculteur qui va construire une
ville, le second un pasteur qui va de pâturage en pâturage. Caïn offre des
fruits de la terre à Dieu qui préfère le sacrifice d’Abel ayant tué une de ses
bêtes. Par jalousie Caïn le tue et Dieu le condamne : « Tu es maintenant
maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de
ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras
errant et vagabond sur la terre. » (Genèse 4, 11-12). Romulus et Rémus,
frères à l’origine de la fondation de Rome, n’illustrent pas moins cette
hostilité. Romulus trace un sillon dans le sol et dit : « Là seront les murs de
la ville ! » Remus se moque de lui et franchit le sillon avant de se faire tuer.
Il existe ainsi entre les deux sociétés un clivage qui transforme le frère en
un étrange étranger : les nomades pouvaient souvent être représentés par les
sédentaires comme des individus ayant des caractéristiques animales. Il
368
n’est pas rare qu’on se les figure avec des têtes de chien . Si le sédentaire
est foncièrement hostile au nomade, avec souvent une issue fatale pour ce
dernier, le nomade était aussi un prédateur pour le sédentaire. Cela
s’explique notamment par ce que Bruce Chatwin appelle l’« idéologie de la
croissance » des nomades qui furent peut-être les premiers à systématiser ce
qui sera plus tard au cœur de l’économie capitaliste et qui aura pour
conséquence la razzia des territoires occupés par les sédentaires. Le
nomadisme (pastoral tout du moins) suppose en effet d’avoir suffisamment
d’animaux afin que le troupeau ne décroisse pas en dessous d’un certain
seuil qui permet d’acquérir des femmes, des droits de pâturage et
suffisamment de richesses pour conjurer les vendettas. Aussi le nomade
cherche-t-il toujours à augmenter son cheptel.
C’est cette « idéologie de la croissance » qui explique l’instabilité régnant dans les territoires des
tribus nomades. Et on peut voir que, dans la steppe, le maximum d’activité coïncide avec un
climat favorisant la croissance des troupeaux. L’augmentation du nombre d’animaux à défendre
nécessitera des effectifs de bergers plus importants et, en conséquence, plus de conflits sur les
droits de pâture et plus de razzias. Les vachers d’Abraham se querellaient avec ceux de Lot.
Sachant que ni l’un ni l’autre ne pouvaient contenir le tempérament emporté de leurs pâtres,
Abraham proposa un partage des itinéraires : « Tout le pays ne s’offre-t-il pas à toi ? S’il te plaît,
sépare-toi de moi. Si tu vas à gauche, alors j’irai à droite ; si tu vas à droite, alors j’irai à gauche. »
(Genèse, XIII, 9) Mais si la croissance excessive de son troupeau amène un groupe à empiéter sur
369
le territoire de ses voisins, les anciennes frontières et les anciens traités sont abolis .

Les raids des nomades sur les communautés sédentaires trouvaient


cependant vite leurs limites, le pillage continu aboutissant généralement au
déplacement ou à la disparition desdites communautés. C’est pourquoi les
nomades préférèrent à terme instaurer un système de racket en échange de
leur protection contre les autres prédateurs potentiels. Ce système était
probablement assez courant mais l’État tentait de le dissimuler de manière à
ne pas faire apparaître son impuissance. Quelques témoignages attestent
néanmoins de cette pratique : par exemple la dynastie Tang pour se protéger
des Ouïghours, les Perses des Cissiens ou encore les Romains des Celtes,
des Huns et des Goths. Nous pouvons alors observer un phénomène
mimétique entre nomades et État dans la mesure où « il s’agissait dans les
deux cas de sociétés esclavagistes pratiquant des incursions guerrières dont
le principal butin était les êtres humains, de même que ceux-ci étaient la
principale marchandise. De ce point de vue, il s’agissait de rackets
370
rivaux ». Le film Les Sept Mercenaires, remake des Sept Samouraïs,
rend parfaitement compte de la problématique de la défense du producteur
sédentaire contre le prédateur nomade. Ces sept mercenaires sont des
nomades qui décident de mettre leurs forces au service d’un village menacé
par des prédateurs nomades mexicains. Lorsque l’un des enfants du village
lance à l’un des mercenaires que leurs pères sont des lâches, il se fait
sévèrement chahuter avant de s’entendre répondre : « Vous me croyez brave
parce que j’ai un revolver… Eh bien vos pères sont plus braves, parce qu’ils
ont des responsabilités pour vous, vos frères, vos sœurs et vos mères. Et ces
responsabilités sont comme un bloc qui pèse une tonne ! Il les plie, il les
broie, et il finit un jour par les enfoncer en terre. Personne n’est là pour leur
dire de faire ça. Ils le font parce qu’ils vous aiment et parce qu’ils le veulent
bien. Je n’ai jamais eu, moi, ce genre de courage. Mener une ferme, peiner
comme un mulet du matin au soir sans savoir si ça en vaut la peine, ça c’est
de la vraie bravoure. » Deux formes de courage donc, réparties entre le
sédentaire et le nomade dont Ibn Khaldun vantait les mérites : « Étant
donné que la vie bédouine est source de courage, les groupements sauvages
sont plus braves que les autres. Ils sont plus aptes à dominer et à prendre en
371
main les biens des autres . » Il n’existe pas de bon sédentaire et de
mauvais nomade, non plus que de mauvais sédentaire et de bon nomade,
mais des modalités d’agir propre à chacun qui peuvent osciller de la
protection à la prédation. Lorsque l’État émerge, l’opposition avec le
nomade perdure dans une dialectique qui est largement liée à la gestion de
la population. En effet l’impôt, les maladies, les guerres et
l’assujettissement peuvent provoquer de véritables hémorragies
démographiques, transformant ainsi les sédentaires en nomades, qui
peuvent être fatales à l’État. La Lamentation sur la ruine d’Ur qui évoque
la chute de la cité-État 2 000 ans av. J.-C. rend compte d’un tel désastre :
« La faim envahit la ville comme de l’eau […] le roi soupire lourdement
372
dans son palais, tout seul, les hommes ont abandonné leurs armes . »
Souvent les frontières naturelles pouvaient faciliter la capacité des États
archaïques à contenir les populations afin qu’elles ne s’échappent pas. Dans
tous les premiers codes juridiques, la sanction des fuyards est ainsi centrale.
En période de crise, guerres ou famines, les États tentaient de compenser
leur déperdition démographique par la capture ou l’achat d’esclaves, ainsi
que par l’intégration par la force de communautés proches de leurs
frontières. Les premières guerres menées par les États ne sont ainsi pas tant
des guerres entre eux que des guerres menées pour intégrer dans leur giron
des communautés dispersées à leur périphérie afin d’accroître leur
puissance démographique. L’expression de Deleuze, « appareil de
capture », pour désigner l’État, prend ici tout son sens. Les premiers États,
jusque dans l’Antiquité, comblaient ainsi leur déficit démographique en
capturant mais aussi en achetant des esclaves à des nomades qui par là
même contribuaient à creuser leur propre tombe : la croissance
démographique des États augmentait en effet leur puissance et ils allaient
tôt ou tard les absorber ou les repousser aux marges. En Asie du Sud-Est,
e
par exemple, il existait régulièrement depuis au moins le XIV siècle des
expéditions menées par les populations des vallées pour aller capturer des
individus des collines. C’est ainsi qu’on estime que jusqu’en 1920, la
majorité de la population urbaine était composée de prisonniers ou de leurs
373
descendants (à seulement deux ou trois générations d’écart) .
Inversement, cependant, il arrivait que les peuples des collines dominent les
peuples de vallées, leur imposant des tributs en échange de leur protection
374
(comme ce fut aussi le cas des Berbères avec les sédentaires ) voire en
nommant les chefs de village pour mieux les contrôler (comme les Kachins
pour les chefs birmans). Les razzias avaient notamment pour objectif la
capture d’esclaves qui étaient intégrés dans leur société ou livrés au trafic.
Mikael Gravers souligne l’ambiguïté stratégique de ce phénomène
mimétique à propos des Karènes, un groupe ethnique tibéto-birman, dont
les dimensions défensive et offensive par rapport au gouvernement des
vallées « exigent un leadership moral fondé sur l’éthique bouddhiste et
impliquent une certaine imitation des États bouddhistes, en même temps
qu’elles représentent une critique culturelle (ethnique) des monarchies et
375
des États voisins ». Il est possible aussi d’envisager une dialectique entre
nomades et sédentaires au sein de l’État. Comme le souligne Gabriel
Martinez-Gros, le nomade ou le barbare constituant toujours la source de la
force armée et la violence légitime tandis que le sédentaire représente la
force productive : « Dans les deux premiers siècles de l’Islam, la violence
est arabe et musulmane, les sujets producteurs très majoritairement
e e
chrétiens, juifs, zoroastriens ou manichéens. Entre le IX et le XII siècle, la
conversion à l’islam de la majorité des populations conquises dans les
premières décennies de l’empire renverse les termes de la dichotomie : la
majorité des producteurs est désormais musulmane, la violence passe aux
Turcs, aux Berbères ou aux Slaves, réputés musulmans médiocres – il faut
qu’ils le soient pour que le contraste avec les producteurs reste vif et
376
l’étrangeté de la violence immédiatement sensible . » Ce renversement se
retrouve dans plusieurs épisodes de consolidation de l’État ou de l’empire,
comme avec les Romains qui dans un premier temps apparaissent comme
des nomades conquérants, et dont le nom peu à peu s’étend à tous les
sédentaires de l’Empire à mesure que l’armée se « barbarise ».
James Scott remarque que la dialectique entre nomades et États se soldait
en règle générale par trois issues. Les deux premières supposaient
l’adaptation à l’appareil de capture étatique : soit les nomades renversaient
les élites dirigeantes de l’État pour prendre leur place (comme le suggère le
proverbe chinois « on peut conquérir un royaume à cheval mais il faut en
descendre pour le gouverner »), soit les nomades devenaient les
mercenaires de l’État ou intégraient son armée (comme ce fut le cas des
Cosaques ou des Gurkhas). La troisième était plus expéditive, puisqu’elle
supposait au mieux la réduction en esclavage des nomades, au pire leur
extermination. Si les explications de James Scott valent pour la
confrontation entre les nomades et l’État, elles ne disent néanmoins rien des
raisons de l’émergence de cet État dont l’une des fortes variables causales
est précisément la rencontre tumultueuse entre nomades et sédentaires.

Rencontre

La femelle coucou gris (Cuculus canorus), pour se reproduire, subtilise


un œuf dans le nid d’une femelle passereaux et le remplace par l’un des
siens. Une fois que l’œuf éclôt, le bébé coucou en vient à prendre de plus en
plus de place et éloigne les autres œufs du nid, jusqu’à les faire chuter sur le
sol. Petit à petit, le bébé grossit jusqu’à devenir deux fois plus imposant que
sa mère involontairement adoptive qui continue à le nourrir. Il en est du
nomade comme de la femelle coucou, du sédentaire comme la femelle
passereaux, et de l’État comme du bébé coucou.
Deleuze n’était pas loin d’en arriver à cette conclusion lorsqu’il
interrogeait la part d’endogène et d’exogène responsable de la fin des
sociétés sans État :
La mort du système primitif vient toujours du dehors, l’histoire est celle des contingences et des
rencontres. Comme un nuage venu du désert, les conquérants sont là : « Impossible de
comprendre comment ils ont pénétré » […]. Mais cette mort qui vient du dehors, c’est elle aussi
qui montait du dedans […]. Comment distinguer la façon dont la communauté primitive se méfie
de ses propres institutions de chefferies, conjure ou garrotte l’image du despote possible qu’elle
sécréterait dans son sein, et celle où elle ligote le symbole devenu dérisoire d’un ancien despote
qui s’imposa du dehors, il y a longtemps ? Il n’est pas toujours facile de savoir si c’est une
communauté primitive qui réprime une tendance endogène, ou qui se retrouve tant bien que mal
377
après une terrible aventure exogène .
Comme nous avons pu le voir précédemment, sa philosophie de l’histoire
(où les sociétés primitives ont toujours côtoyé des États), son opposition de
la machine de guerre à l’État et par là même son assimilation des
sédentaires à celui-ci l’empêchaient de concevoir ce que la Boétie avait déjà
subodoré dans son Discours de la servitude volontaire en qualifiant
l’événement de « Mal’encontre » : en l’occurrence la rencontre du nomade
et du sédentaire. Cette rencontre se réalise toujours aux marges et non au
centre d’un territoire, au point de jonction entre l’espace parcouru par la
machine de guerre nomade et le sol occupé par la société sédentaire sans
État.
Le nomade qui vient de l’extérieur est le grand Autre, l’altérité radicale
qui va fournir les mythes légitimant la dimension théologico-politique du
pouvoir d’État, comme l’attestent une multitude de récits que l’on retrouve
dans la plupart des civilisations. En Afrique, par exemple, la plupart des
mythes rendent compte de la fondation des dynasties par l’arrivée
extérieure d’un héros chasseur qui amène à la population de la viande. Il se
fait offrir en échange une femme, souvent la femme du chef qu’il finit par
évincer. Les Mayas « restaient convaincus que les souverains venaient
toujours de très loin – une croyance que quelques étrangers sans scrupules
378
étaient toujours très heureux de tourner à leur profit ». Aux îles Fidji, on
retrouve aussi cette idée du roi étranger venu de la mer et secouru par un
requin qui le dépose à terre. On dit alors que c’est de son mariage avec la
terre indigène (vanua) sur laquelle il débarque qui fonde la nouvelle
dynastie. Sa descendance est assurée par son union avec une femme issue
de cette terre. Les chefs de clan de la terre indigène partagent alors avec le
roi une partie de la souveraineté : la guerre leur est dévolue afin que le roi
n’ait pas à combattre les étrangers dont il est issu, mais ce dernier est
indispensable pour transformer l’ennemi et les dangers qu’il représente en
nourriture bénéfique. Les dispositions cannibales du roi « sont dès lors
dirigées vers l’extérieur, transformant la violence royale en avantages
productifs puisqu’il approvisionne les dieux de la terre en victimes
379
sacrificielles ». Au préalable à cette composition entre la terre et la mer,
c’est le conflit qui a prévalu entre les deux éléments. C’est ainsi que les
marins guerriers de Bau se sont peu à peu imposés aux autres royaumes
fidjiens, notamment Verata rattaché à la terre, conduisant à une
centralisation d’ordre souveraine. « Le rôle de l’usurpateur était entériné par
le consentement ou du moins la passivité du chef destitué, mais la nécessité
de cet acquiescement à la force traduisait encore la priorité du lignage.
Affirmant de ce fait même l’incontestable supériorité de Verata, Bau fut
donc contrainte de rappeler sans cesse le noble royaume à la soumission, au
cours d’une longue période qui commença avant même l’arrivée des Blancs
380
jusqu’à une date avancée de l’époque coloniale . »
Ces mythes révèlent ainsi une réalité dont la mémoire n’est pas toujours
conçue comme histoire, souvent trop traumatique pour être acceptée comme
e e
telle. Ainsi, par exemple, du XI au V siècle avant J.-C., les nomades
mongols vont fonder les royaumes de Chine. En -481, on dénombre sept
« royaumes combattants » : Qin, Zhou, Yan, Qi, Zhao, Han et Wei. C’est à
leur terme, au IVe siècle avant notre ère, que naît l’un des plus anciens
mythes chinois, celui de Fuxi et de Nügua, où Fuxi apparaît comme un être
humain bienfaiteur de l’humanité notamment par ses découvertes et Nügua
comme un être divin qui engendre des êtres surnaturels. Fuxi est souvent
représenté portant une équerre, symbole de la terre, et Nügua portant un
compas, symbole du ciel, tenant ensemble un enfant à la main, symbole
d’une naissance miraculeuse. C’est ensemble qu’ils permettent que le
381
monde soit gouverné . S’il existe de multiples interprétations de ce
mythe, il n’est pas impossible d’y voir Fuxi figurant le sédentaire et Nügua
le nomade, en accordant à leur rencontre une certaine harmonie. Cette
révision du passé permet d’associer les assises du pouvoir à une concorde
qui serait fragilisée si la mémoire se faisait histoire. Ibn Khaldun, encore, a
pu souligner ce lien qui pouvait lier l’« étrangeté » du pouvoir politique à
l’oubli de ses origines :
On trouve toujours difficile de se soumettre à une grande dynastie, au début, à moins d’y être
contraint de force. Le nouveau pouvoir a quelque chose d’étranger à la population, qui ne s’y est
pas encore accoutumée. Mais une fois qu’il est fermement établi dans les membres de la famille
régnante, lorsque la monarchie est devenue héréditaire, après des générations et des dynasties
successives, alors les débuts sont oubliés et les membres de cette famille sont des dirigeants tout
désignés. C’est devenu article de foi, que de les servir et de leur obéir. […] C’est comme si
382
l’obéissance au pouvoir était un Livre révélé, que nul ne peut changer, ni contredire .

Ce pouvoir si particulier qui requiert obéissance résulte de la rencontre,


donc, entre nomades et sédentaires. La plupart du temps, cette rencontre est
un choc, quand bien même il peut exister des alliances contre des ennemis
communs. Cette rencontre n’est pas une fusion. Quand les chefs nomades
conquièrent une terre peuplée d’agriculteurs, ils ne deviennent pas
agriculteurs eux-mêmes. Ils constituent une protection militaire qui conduit
à distinguer socialement deux catégories de population : celle qui détient les
armes et commande, de celle qui détient des outils et obéit. Comme le
rappelle Ibn Khaldun commenté par Gabriel Martinez-Gros, « les
populations sédentaires ne sont pas admises à désigner ceux qui les
dirigent ; les membres du cercle dirigeant qui exerce la fonction de violence
au sommet de l’État sont issus du monde des tribus, et sont donc étrangers
aux populations sédentaires qu’ils dominent, qu’ils protègent et qu’ils
383
exploitent comme leur troupeau ». Une fois que la division sociale est
établie et que les institutions sont mises en place pour légitimer et
consolider le pouvoir, l’État prend forme et va pouvoir utiliser tous les
moyens qui sont à sa disposition pour assurer sa survie, ce qui passe
souvent par la destruction de ses concurrents. Pour cela, l’une des manières
les plus radicales consiste à priver tout État naissant de sa base sédentaire
qui assure la production. C’est ce que fait par exemple Tamerlan en passant
au fil de l’épée l’ensemble des populations civiles qu’il ne peut administrer.
« Une sorte d’extermination préventive, qui interdit en effet la naissance
d’un empire, mais qui signale aussi l’échec, au moins dans ces régions, de
384
la formule islamique de l’État . » L’une des illustrations qui décrit le
mieux ce processus d’émergence de l’État à la suite de la rencontre entre
nomades et sédentaires se retrouve dans le cours au collège de France de
Michel Foucault intitulé Il faut défendre la société. L’analyse de Foucault,
contre l’idée des contractualistes qui voient à l’origine de l’État un contrat,
reprend les discours historicistes (notamment au XVIIe siècle) qui dévoilent
la bataille dont l’issue a légitimé le pouvoir politique. Cette bataille mettait
en présence deux races ou deux nations. Il prend l’exemple de l’Angleterre
et de la France : en Angleterre, on observe une opposition entre les récits
saxons, qui sont des croyances et des mythes populaires (comme celui de
Robin des Bois), et les récits normands, qui légitiment le pouvoir des
conquérants, c’est-à-dire celui de l’aristocratie et de la monarchie. Le roi
er e
Jacques I affirmait ainsi au XVII siècle que sa légitimité découlait du droit
d’occupation des Normands et qu’en étant issu de leur lignée il avait toute
latitude pour établir les lois du royaume d’Angleterre. Le mouvement
populaire des Niveleurs va précisément contester ce droit royal en remettant
en cause la légitimité qui découlerait d’une conquête : de par l’origine
fallacieuse de sa prise de pouvoir, le roi en réalité n’est pas un protecteur du
peuple mais bien un spoliateur. Le point commun entre l’Angleterre et la
France résulte du fait que « c’est à l’invasion que l’on demande de formuler
385
les principes mêmes du droit public ». En France, c’est la conquête des
Germains qui va être un enjeu de légitimité du pouvoir. Lorsque les Francs
arrivent en Gaule, les Gaulois ont déjà été désarmés par les Romains, il ne
subsiste plus qu’une noblesse administrative. Les Romains, n’ayant plus de
quoi défendre le territoire, font appel à des mercenaires, ce qui a pour
conséquence d’appauvrir la région par l’augmentation des impôts et la
dévaluation de la monnaie. Les Francs, eux, constituent une aristocratie
guerrière qui se donne un roi choisi par consentement et dont le pouvoir est
considérablement limité. Le roi est un magistrat civil qui se contente de
régler des différends et peut être aussi chef de guerre, à l’instar de Clovis,
mais en aucun cas il n’est un souverain politique avec un pouvoir de
coercition préfigurant l’État. La conquête de la Gaule va permettre une
distribution des terres entre les différents guerriers francs, dont certains vont
se contenter de demeurer une caste militaire. À ce stade, aucun guerrier
n’accepte que le roi puisse avoir un droit de souveraineté sur lui. Comment
donc le roi a-t-il pu s’imposer à eux ? Foucault reprend ici les analyses de
Boulainvilliers : en raison même de l’occupation, il était nécessaire que
demeure une organisation militaire. Autrement dit la guerre ne se terminait
pas, et le roi continuait à cumuler son titre de chef militaire et de chef civil.
Les guerriers francs sont plusieurs à s’opposer à la prolongation de cette
dictature militaire, « en sorte que le roi, pour maintenir son pouvoir, a été
obligé lui aussi à nouveau de faire appel à des mercenaires, qu’il va prendre
précisément dans ce peuple gaulois qu’on aurait dû laisser désarmé, ou
encore de l’étranger. En tout cas, voilà que l’aristocratie guerrière va
commencer à se trouver coincée entre un pouvoir monarchique qui essaie
de maintenir son caractère absolu et un peuple gaulois qui est appelé petit à
386
petit par le monarque lui-même à soutenir son pouvoir absolu ». C’est
dans ce contexte que l’on peut comprendre le célèbre épisode du vase de
Soissons : alors que, pour des raisons liées à la distribution égalitaire qui
prévalait dans leur société, un guerrier avait refusé que Clovis s’approprie
le vase, celui-ci reconnaît le guerrier en question lors d’une revue militaire
et lui casse le crâne à la hache : « Souviens-toi du vase de Soissons. » À ce
moment, Clovis impose son pouvoir civil en même temps que son pouvoir
militaire. En s’opposant à la noblesse franque, le roi va devoir trouver
d’autres alliés. Il les trouve dans l’ancienne noblesse gauloise qui a investi
et développé l’Église. Il s’agit d’un allié d’autant plus intéressant pour le
monarque que sa langue est le latin, ignoré par les Francs. C’est ainsi que le
latin va devenir la langue d’État et l’Église l’alliée de la monarchie. Au
terme de son étude, Foucault conclut :
Au fond, l’affrontement c’est bien, en un sens, le résultat de l’invasion et de la conquête, mais
c’est essentiellement, substantiellement, la lutte entre deux sociétés, dont les conflits vont être, par
moments, des conflits armés, mais, pour l’essentiel, un affrontement d’ordre politique et
économique. Guerre, peut-être, mais guerre du droit et des libertés d’un côté, contre la dette et la
richesse de l’autre. Ces affrontements entre deux types de société pour la constitution d’un État,
387
c’est cela qui va être le moteur fondamental de l’histoire .

Lorsqu’il parle des deux sociétés, Foucault utilise tour à tour les notions
de « race » ou de « nation » pour les qualifier, ce qui a fait l’objet de
nombreux malentendus et l’a conduit à passer sous silence ce qui les
distingue fondamentalement. Pour rendre véritablement intelligible cette
lutte qui est en même temps une rencontre ayant donné naissance à l’État, il
convient de nommer ses deux protagonistes : le nomade et le sédentaire.
Si Kojève n’emploie pas non plus les termes, il offre néanmoins une
analyse semblable à celle que développera Foucault : « L’État naît
généralement là où une bande de conquérants s’établit dans un pays conquis
et asservit les Aborigènes. […] Le chef des vainqueurs est donc
premièrement Chef (par rapport à ses “égaux”) et deuxièmement Maître
(par rapport à ses “sujets”, aux Esclaves, aux vaincus). C’est en étant
388
simultanément Chef et Maître qu’il est chef d’État ou Souverain . » Mais
c’est sans doute dans l’ouvrage trop peu connu de Franz Oppenheimer sur
l’État que l’on retrouve ramassée dans une métaphore originale l’intuition
suivante :
La race paysanne inerte et attachée au sol est l’ovule, la tribu pastorale nomade le spermatozoïde
de cet acte de génération sociologique : et son résultat est l’arrivée à maturité d’un organisme
social supérieur, plus fortement constitué (intégré) et possédant une division organique plus
parfaite. On peut prolonger le parallèle à l’infini. La façon dont d’innombrables spermatozoïdes
harcèlent l’ovule jusqu’à ce que l’un d’eux, le plus fort ou le plus heureux, découvre et conquière
le mikropyle, peut être comparée aux luttes de frontières qui précèdent la formation de l’État ; de
même la force d’attraction magique qu’exerce l’ovule sur les spermatozoïdes rappelle l’attraction
389
qu’a la plaine fertile pour les enfants du désert .
En résumé, l’État vient fixer une stabilité d’ordre sédentaire notamment
avec des frontières, mais conserve toujours le mouvement issu de la
machine de guerre nomade dont il est issu. C’est pourquoi il est toujours
potentiellement annexionniste et parfois si difficile de le distinguer des
empires. En effet les États, lorsqu’ils ne sont pas empêchés par les forces
sédentaires qui subsistent en eux, ne sont peut-être que des empires dont les
velléités ont été réduites par la coercition de l’ordre international. En
d’autres termes, au regard de Totalité et infini d’Emmanuel Levinas, qu’est-
ce que le sédentaire, si ce n’est la totalité incarnée, enracinée dans les
sillons objectifs de la terre qu’il laboure ? Et qu’est-ce que le nomade, si ce
n’est l’infini incarné, trouant l’espace et repoussant les limites jusqu’au
ciel ? Si tel est le cas, alors l’État est la résultante de l’infini qui a fait un
enfant à la totalité sans son consentement. L’infini n’est pas à proprement
parler intégré, il est géniteur au même titre que la totalité, et en cela ne
permet pas de concevoir l’État comme un Tout suturé, tandis que la totalité,
en opposition à l’infini, ne peut neutraliser totalement les forces chaotiques
qui demeurent en l’État.
IX
Faire avec la part sauvage du monde

Le spectre de l’animisme

Avec l’apparition d’Homo sapiens, la moitié des grands animaux de la


planète disparurent avant même l’invention de l’écriture, faisant ainsi de
l’homme l’espèce animale la plus destructrice de tous les temps. Les
animaux marins furent épargnés pour un temps, jusqu’à l’arrivée de la
Révolution industrielle qui s’accompagna d’une pêche intensive. Toutes les
colonisations humaines s’accompagnèrent de vagues d’extinctions très
importantes : l’arrivée des Aborigènes en Australie il y a 47 000 ans
s’accompagne par exemple de la disparition des grands marsupiaux ; et la
colonisation du continent nord-américain il y a 13 000 ans (culture clovis)
est liée à la disparition d’éléphants, de chameaux ou du tigre à dents de
sabre. Hier comme aujourd’hui, les humains sont des facteurs de
perturbation des écosystèmes sauvages. La maîtrise de la nature et la
volonté de dissiper l’inconnu émergent dès le début de l’histoire de
l’humanité qui domestique le feu et se déplace : en quittant les terres qu’elle
habitait pour explorer l’étrangeté du monde, elle instaurait déjà de
nouveaux rapports à l’altérité et donc de nouvelles représentations d’elle-
même. « Les premiers Hommes ayant quitté l’Afrique devaient avoir
suffisamment foi dans la puissance explicative de leurs mythes pour braver
les dangers et s’aventurer au-delà des sentiers battus. La peur de l’inconnu
était pour eux moins forte que le pouvoir, dont ils investissaient les mythes,
de l’expliquer390. »
Le rapport des hommes à l’environnement n’est cependant pas le même
dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et dans les sociétés industrielles
d’aujourd’hui. La part des humains dans la biomasse totale des mammifères
était de 3 % avant l’agriculture, il y a environ 10 000 ans. Elle est
aujourd’hui de 36 %. Le reste se compose par ailleurs de 60 % d’animaux
391
domestiques et seulement 4 % d’animaux sauvages . Nous serions ainsi
392
arrivés à l’ère de l’« Anthropocène » , qui se distingue de la simple
anthropisation (l’homme a toujours modifié son milieu) dans la mesure où il
s’agit ici d’activités humaines qui « sont devenues la principale force
agissante du devenir géologique de la Terre, amenant avec elles un
393
ensemble de dérèglements majeurs ». Virginie Maris la caractérise par
trois dimensions : premièrement, elle est l’objet d’une science qui pense la
terre comme un « système » vu de l’extérieur. Ce n’est d’ailleurs pas fortuit
si cet objet émerge dans les années 1960 en même temps que la conquête
spatiale, notamment avec la représentation de la terre comme « bille bleue »
que donne à voir la photographie prise par l’équipage d’Apollo 17 en 1972.
Deuxièmement, l’activité des hommes est indifférenciée : il s’agit de la
responsabilité de l’espèce humaine dans son ensemble, sans distinction
géographique, sociale ou politique. Troisièmement, seuls les experts sont à
même de sortir l’humanité de la crise écologique. Il s’agit donc d’une
question technique et non politique. Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie qui
fut le premier à employer le terme d’« Anthropocène », affirme ainsi qu’une
« tâche intimidante attend les scientifiques et les ingénieurs : celle de guider
la société vers une gestion environnementale durable à travers
l’Anthropocène. Cela va nécessiter que les humains se comportent de façon
appropriée à toutes les échelles, ce qui pourrait bien impliquer, au niveau
international, la mise en œuvre de projets de geo-ingéniérie à large échelle,
394
notamment afin d’optimiser le climat ». Nous retrouvons ainsi
paradoxalement dans la notion d’« Anthropocène » à la fois une sous-
politisation dans la mesure où les relations de pouvoir sont occultées et une
surpolitisation qui s’exprime par le projet d’une gouvernance globale
d’experts. Pour remédier à cette idée que ce n’est pas l’activité humaine en
soi qui menace de détruire la planète mais son organisation selon un mode
de production capitaliste, un nouveau terme est apparu : nous ne serions pas
tant entrés dans l’ère de l’Anthropocène que dans celle du
395
« Capitalocène » , comme l’atteste le fait que « 90 % des entreprises sont
à elles seules responsables de plus de 63 % des émissions mondiales de gaz
396
à effet de serre ». En réalité, il est tout à fait possible de concevoir
ensemble les notions de « Capitalocène » et d’« Anthropocène » dès lors
que sont pensés respectivement les mutations économiques et les rapports
de l’humanité à son environnement dans leur dimension politique, qui
comprend notamment des champs de force en tension voire en lutte et une
certaine conception du monde. Cette dimension politique s’inscrit dans une
histoire complexe des origines de l’Anthropocène et du Capitalocène et de
leur datation. Sans qu’il soit question ici de restituer de telles généalogies
sur le long terme, il est toutefois possible de mesurer à l’aune de la
modernité en quoi les sauvages ont quelque chose à nous dire sur notre
condition dans notre rapport à la nature. Là encore il ne s’agit pas tant de
revenir à un quelconque Eden souvent fantasmé que de partir d’une
autocritique de la modernité qui permette, au miroir de ce qui lui paraît le
plus étranger, de mieux envisager son être et son devoir-être. C’est dans
cette perspective qu’il est possible de concevoir les stratégies nécessaires
pour éviter une guerre entre l’humanité et la planète. Les sauvages appellent
ici à des formes de conjuration qui demeurent à inventer.
Le chef Orens Lyons de la Confédération iroquoise déclarait ainsi en
2002 : « La biodiversité est un terme clinique, technique pour qualifier
l’équilibre de la vie dont nous dépendons. Nous, peuples autochtones,
disons que nous faisons partie de cette vie ; ainsi ce que vous appelez des
“ressources” sont pour nous des relations. Tout est dans la façon dont on les
considère. […] Nous vous le disons, tant que vous ferez la guerre contre
397
Etenoha (la Terre mère), il ne pourra jamais y avoir de paix . » Avec
l’avènement de la société industrielle, on observe ainsi l’accélération d’une
réaction plus ou moins violente de la nature à la logique extractiviste, qui
consiste à exploiter massivement des ressources sans les laisser se
renouveler. Parmi les cinq formes d’indiscipline des non-humains que Léna
Balaud et Antoine Chopot relèvent, deux participent plus particulièrement à
une telle réaction : les « saboteurs », comme les méduses qui viennent
boucher les circuits de refroidissement des centrales nucléaires, les
champignons mangeurs du kérozène des avions ou les mauvaises herbes
résistantes aux herbicides ; et les « furies », comme les mégafeux en
Australie et en Californie, les invasions de criquets en Afrique, en Asie et
au Moyen-Orient ou les champignons tueurs qui résistent aux fongicides,
398
etc. .
À l’opposé de cette guerre entre la société industrielle et la nature, il
existerait un rapport pacifique entre les sociétés autochtones et leurs
milieux, dû notamment à leur conception animiste du monde. Celle-ci
connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, accompagné par les études récentes
liées au « tournant ontologique » concevant un dépassement du clivage
dualiste entre nature et culture. Cette résurgence part d’un constat : la
nécessité de concevoir de nouveaux rapports aux non-humains de manière à
ne plus les concevoir comme de simples moyens que l’on peut utiliser
(usus), exploiter (fructus) et détruire (abusus) sans conséquence. La crise
écologique amène ainsi à remettre en cause de manière plus générale
l’idéologie propriétaire. Pour autant, dans quelle mesure l’animisme des
sociétés autochtones peut-il constituer un recours à cette crise ? Évacuons
d’emblée un éventuel malentendu : la nature n’est pas pour les sauvages
une entité dont il s’agirait de prendre soin. « En fait, sous le nom
d’harmonie, avance Bruno Latour, les anthropologues se sont aperçus
progressivement qu’ils ne devaient pas viser des rapports particulièrement
sympathiques avec la nature, mais la présence d’un classement, d’un
rangement, d’un ordonnancement des êtres qui ne semblaient pas faire de
distinction abrupte entre les choses et les gens ; La différence ne venait pas
de ce que les sauvages traitaient bien la nature, mais plutôt de ce qu’ils ne la
399
traitaient pas du tout . » G. K. Chesterton allait plus loin :
Nous autres humains n’avons jamais voué un culte à la Nature, et la raison en est tout à fait
simple. C’est que tous les êtres humains sont des êtres surhumains. Nous avons imprimé notre
propre image sur la Nature, comme Dieu a imprimé Son image sur nous. Nous avons intimé à
l’énorme soleil de ne pas bouger, nous l’avons fixé sur nos boucliers, ne nous souciant pas plus
d’une étoile que d’une étoile de mer. Et en présence de puissance de la Nature que nous ne
pouvions pas encore contrôler, nous avons conçu de grands êtres de formes humaines qui les
contrôlaient. Jupiter ne représente pas le tonnerre. Le tonnerre représente la marche et la victoire
400
de Jupiter. Neptune ne représente pas la mer, la mer lui appartient et il l’a créée .

Il n’en reste pas moins que le sauvage maîtrise parfaitement son milieu
qu’il connaît intimement. Ses techniques lui permettent de laisser une
moindre trace de manière à s’assurer qu’il ne perturbera pas un équilibre
dont il dépend. Certains groupes, par exemple, nomadisent pour préserver
l’environnement en changeant régulièrement de campement, permettant
ainsi à la faune et à la flore de se reproduire en ayant un impact minime.
Leurs mythes conservent ainsi un savoir ancestral concernant
l’interdépendance organique entre humains et non-humains dans l’optique
de garantir l’équilibre du cosmos : c’est ainsi qu’en Thaïlande les Karens
réservent des champs aux animaux sauvages en compensation de leur
exploitation de la forêt, ou encore que les Mongols livrent leurs cadavres
aux loups, envoyés par le Ciel Éternel Tengger, qui leur permettent de
401
protéger la steppe . Chez les Indiens, le rapport à l’animal chassé est
toujours empreint d’un rituel qui lui est dû : il est salué lorsqu’il est tué et
on chante sur sa dépouille en son honneur. Autrement dit, l’animal ne se
réduit pas à de la nourriture : c’est un être envers lequel on est en dette. Une
fois tué, on le fait à nouveau exister en parlant de lui. Un nom particulier lui
est attribué, scellant ainsi un pacte tacite entre les hommes et les animaux :
« Vivre de la forêt en évitant la démesure, respecter le monde qui est un
402
pour le conserver généreux ». S’il arrivait qu’un chasseur tue de manière
inconsidérée un animal en transgressant un tabou, il ferait rapidement
l’objet d’une vengeance de la part d’un esprit soucieux de rétablir
l’équilibre des forces. Ce rapport au monde est constitutif de l’animisme qui
consiste pour Descola à attribuer des « propriétés sociales aux non-humains
403
du fait d’une intériorité partagée avec les humains ». Les peuples
animistes peuvent ainsi penser qu’ils sont plus proches de certains non-
humains avec qui ils partagent un monde commun que des humains de
culture différente avec qui ils ne communiquent pas. Descola rapporte que
les Achuar se comportaient avec les plantes et les animaux comme s’ils
étaient avec eux dans une relation d’ordre familial : « Les plantes cultivées
étaient traitées comme des parents consanguins, les animaux chassés étaient
traités comme des parents par alliance, chacun étant censé se conformer au
système d’obligation que ces relations impliquent404. » Les animaux
peuvent ainsi habiter des maisons, se marier, avoir des chefs au même titre
que les humains. Pour les peuples amazoniens, il existe aussi un grand
partage mais qui est inversé : ce n’est pas l’homme qui se détache de la
nature mais la nature qui se détache de l’homme. À l’origine, tous les
animaux sont humains, et ils ont conservé un esprit qui leur confère la
propriété de personne. Alors que l’anthropologie occidentale considère que
les humains ont une origine animale, les Amérindiens pensent ainsi que les
animaux ont une origine humaine. Ce renversement de perspective induit un
rapport singulier au monde. Pour Viveiros de Castro, les Amérindiens ont
un point de vue différent de celui des Occidentaux dans la mesure où il
n’existe pas pour eux une nature mais une pluralité de natures. Le
relativisme culturel moderne repose sur l’idée que le monde est identique,
autrement dit qu’il n’existe qu’une nature qui fait l’objet de différentes
perceptions constituant autant de cultures. Or pour les Amérindiens, il
n’existe pas de multiculturalisme qui suppose diverses représentations d’un
monde commun, mais bien un multinaturalisme :
Tous les êtres voient ou « représentent » le monde de la même manière ; ce qui change, c’est le
monde qu’ils voient. Les animaux ont les mêmes valeurs et idées que les humains : leurs mondes,
comme le nôtre, tournent autour de la chasse, la pêche, la cuisine, les boissons fermentées, des

É
rites et des guerres, des chamanes, des chefs, des esprits et des cousines croisées… Étant humains
en leur département, les êtres non humains voient les choses comme « nous humains » les voyons.
Mais les choses qu’ils voient sont autres : ce qui pour nous est du sang, sera pour un jaguar de la
bière de manioc ; ce qui pour les âmes des morts est un cadavre pourrissant, sera pour nous du
manioc en train de fermenter ; ce que nous voyons comme un marécage boueux, sera pour les
405
tapirs une grande maison de cérémonie .

Il existe ainsi dans la cosmologie animiste différents mondes, différentes


natures dans lesquels sont pris les êtres humains. Aussi n’est-ce pas tant de
leur pouvoir que dépendent ces mondes que l’inverse : il est inconcevable
pour eux de se tenir pour responsables et protecteurs de leur environnement.
Comme en témoigne le chamane Yanomami Kopenawa : « Autrefois, nos
anciens ne disaient pas : “Nous allons protéger la forêt !” Ils ne pensaient
qu’une seule chose : “Les esprits que nous ont laissés Omama et son fils, le
406
premier chaman, prennent soin de nous !” » Ainsi, « les esprits xapiri
sont les véritables possesseurs de la nature et non pas les êtres
407
humains ». Les arbres et les plantes ne poussent pas tous seuls, ils ont
pour cela besoin d’un esprit de fertilité qui peut être octroyé par des esprits
animaux, comme celui de la fourmi Koyori qui accroît les plants de maïs.
Ces esprits peuvent alors être invoqués par les chamans pour augmenter la
408
production . Les liens entre mondes et natures sont complexes à établir
dans la mesure où elles n’ont pas de fonds commun le permettant. C’est
pourquoi des individus comme les chamanes occupent une place
409
indispensable en offrant la possibilité de navettes intermondes . Ils
possèdent ainsi le pouvoir de communiquer avec les esprits, ce qui leur
confère le rang privilégié non seulement de « diplomate » mais aussi de
gardien : « Sans chamans, la forêt reste fragile et ne tient pas en place toute
seule. […] Tant qu’il y aura des chamans vivants, ils sauront retenir la chute
du ciel. S’ils meurent tous, il s’effondrera sans que rien puisse être fait, car
seuls les xapiri peuvent le consolider et le rendre silencieux lorsqu’il
410
menace de se disloquer . » Si l’on peut puiser dans l’animisme des
ressources de décentrement, une attention voire une spiritualité qui rende
davantage attentif aux différentes manières, pour les humains et les non-
humains, d’habiter le monde, il n’en reste pas moins que la modernité
suppose un égal accès pour les humains à un monde commun. Il n’est plus
question d’intercesseurs justifiés par l’existence de différentes natures mais
d’acteurs agissant dans un monde voué à s’élargir. Significatif à cet égard
est la différente manière de percevoir la langue et la communication entre
les sauvages et les modernes : le langage n’est pas pour les sauvages un
outil de communication qui permettrait de pacifier et de multiplier les
rapports sociaux. Au contraire, il représente un danger car pour se disputer
il faut un langage commun. C’est pourquoi la diversité des langues permet
de limiter la guerre entre les peuples.
Omama et Remori ont décidé que les gens qu’ils avaient créés ne devaient pas posséder le même
langage. Ils ont pensé que l’usage d’une seule langue provoquerait des conflits incessants entre
eux, car les mauvaises paroles des uns pourraient être entendues sans obstacle par tous les autres.
C’est pourquoi ils ont attribué d’autres modes de parler aux étrangers puis les ont séparés sur des
terres différentes. Alors, tout en faisant éclore toutes ces langues en eux, ils leur dirent : « Vous
n’entendrez pas les paroles des autres. Vous ne comprendrez que les vôtres et, de cette manière,
411
vous ne vous querellerez qu’entre vous. Il en sera de même pour eux » .

Le Je n’est jamais certain : il est toujours interrogé par l’autre. Peut-être


que le tigre est le véritable être humain et que je suis sa proie.
L’indifférencié guette toujours car le monde est saturé d’une
communication entre les êtres qu’il s’agit de réguler. « Finalement, pour les
Indiens le problème ne réside pas dans l’absence ou le manque de
communication. Au contraire, il y a un excès de communication entre les
êtres du monde, qui doit être géré par une technique méticuleuse de
séparations, de disjonctions, de coupures et de silences : une diplomatie
cosmique sans illusion. Les Indiens ne professent pas une doctrine irénique
de la conciliation de tous les vivants dans lequel tout serait bon, beau et vrai
parce qu’humain. Au contraire, si tout est humain, alors tout est
412
périlleux . » Et c’est pour conjurer ce péril que le rôle diplomatique du
chamane – qui suppose communication mais aussi et surtout mise à
distance – est primordial. Or, dans un monde commun, le chamane qui
détient le monopole de l’imaginaire pour composer entre les univers est
désormais obsolète, à moins que nous devenions tous des chamanes
entendus comme humbles témoins de notre relation aux non-humains.
Dans les sociétés animistes, on rend grâce aux non-humains de procurer
ce dont les hommes ont besoin. Aussi ces sociétés ne se caractérisent-elles
non pas tant par leur égalitarisme abstrait que par leur égard vis-à-vis de
l’autre avec qui elles doivent composer. Ce n’est plus le cas dans nos
sociétés : le don est toujours l’œuvre d’une volonté que l’on se représente
comme consciente, sinon il s’agit d’un donné qui ne vaut pas gratitude.
L’émergence de cette volonté, qui prend toute son ampleur avec le
monothéisme, doublée par la séparation moderne dualiste, a peu à peu
effacé ce lien qui imposait, si ce n’est une certaine déférence, tout du moins
certains égards vis-à-vis d’une nature désormais réduite à un réservoir de
ressources dans lequel on peut puiser sans limite. Cette question de la
volonté, avec toute l’ambivalence qu’elle charrie, est intimement liée au
rapport entre pouvoir et nature. Dans les sociétés sans État, « la culture
appréhende le pouvoir comme la résurgence même de la nature. […] : le
413
pouvoir en sa nature n’est qu’un alibi furtif de la nature en son pouvoir ».
Conscientes que la transcendance du pouvoir recèle un danger mortel de
division de la société, elles ont l’intuition de la nécessité de le mettre à
distance pour mieux le neutraliser. « De sorte que la présentation du
pouvoir, tel qu’il est, s’offre à ces sociétés comme le moyen même de
l’annuler. La même opération qui instaure la sphère politique lui interdit son
déploiement : c’est ainsi que la culture utilise contre le pouvoir la ruse
même de la nature ; c’est pour cela que l’on nomme chef l’homme en qui
414
vient se briser l’échange des femmes, des mots et des biens . » Ainsi par
exemple de sa parole : elle relève moins d’un privilège que d’un
détournement de la communication immanente pour conjurer la violence
coercitive. Elle est en effet le signe d’un pouvoir isolé, gage de son
impuissance comme en témoigne le fait qu’elle peut être proférée sans que
les Indiens n’y prêtent attention. Il en est de même avec le tabou de la
chasse : « En rejetant du côté de la Nature le contact direct entre le chasseur
et son propre gibier, le tabou alimentaire se situe au cœur même la Culture :
entre le Chasseur et sa nourriture, il impose la médiation des autres
chasseurs415. » Clastres ne fait pas le lien ici entre la culture et la
cosmogonie animiste (où la transgression du tabou entraîne la réaction des
esprits), conservant sans doute des lunettes par trop modernes, mais il a le
mérite de montrer comment les humains ont pu agencer des rapports avec la
nature qui induisent une certaine forme d’institution du politique, en cela
bien différente de celle des modernes.

Sacraliser et exploiter la nature

Le terme de « nature » vient du latin natura, participe futur du verbe


« naître » (nasci) au féminin. Il traduit le terme grec phusis issu du verbe
phuein qui signifie « croître » ou « pousser ». Elle renvoie ainsi, comme la
plupart des langues aux racines slaves, sanskrites ou chinoises, à un
processus, une potentialité et une autonomie. Peu à peu, cette autonomie va
conduire les modernes à se représenter la nature comme un objet extérieur
et non plus comme un milieu peuplé de subjectivités avec qui nous
entretenons des relations. « Dans le régime de pensée moderne, la nature est
considérée comme extérieure à l’humain. On peut donc lui attribuer une
forme “théologique” (on pourrait dire “théomophique”), car il y a par-
derrière l’idée d’un ordre cosmique, qui servira de fondement non pas
simplement au droit naturel mais à l’idée que tous les êtres obéissent à des
“lois de la nature”. La question est de savoir s’il y a une alternative à cette
416
théologie politique de la modernite . » Encore au Moyen Âge, on lisait le
livre de la nature comme on piste des traces. L’expérience et l’action
permettaient d’entretenir des relations avec les animaux et les non-humains
en général. La terre ne se réduisait pas à un dépôt, elle était consultée. Avec
la science de Bacon et de Galilée, il s’agit désormais de classer : « au
moment où la lecture à voix haute laissa place à l’intériorisation, le monde
cessa d’être un conseiller et devient un entrepôt de données qui, en elles-
mêmes, n’aidaient en rien à savoir ce qu’il faudrait en faire. Les faits sont
une chose, les valeurs en sont une autre, et la source de ces dernières n’est
pas dans la nature mais dans la société humaine. La sagesse fut dès lors
417
subordonnée à l’information . »
Si les philosophes politiques modernes, de Hobbes à Rousseau, se sont
représenté l’homme naturel comme un individu isolé, c’est parce qu’ils
opposaient diamétralement la Nature et la Culture qui suppose artifices et
construction de la société. En projetant l’individu de leur époque
(individualiste) sur le sauvage, ils se figuraient ainsi l’état de nature comme
l’environnement du bourgeois. L’essentiel réside néanmoins dans le
nouveau rapport entre politique et nature, à complet rebours de la
conception des sauvages qui encastraient le pouvoir dans la société pour le
neutraliser. La souveraineté, qui va désormais tenir lieu de politique en la
réduisant à l’État, devient en effet l’incarnation d’une volonté déliée
semblable à celles qui peuplent l’état de nature, justifiant ainsi l’état
d’exception et la violence. Le souverain est ainsi toujours dans un état de
nature actif dans le sens où il conserve son droit de punir et de faire la
guerre, autrement dit son droit de vie et de mort sur les citoyens. Hobbes est
catégorique :
Tel est le fondement du droit de châtier qui s’exerce dans toute République : en effet ce ne sont
pas les sujets qui l’ont donné au souverain ; mais en se désaisissant des leurs, ils ont fortifié celui-
ci dans l’usage qu’il jugera opportun de faire du sien pour leur préservation à tous. Bref, on ne lui
a pas donné : on le lui a laissé, et non ne l’a laissé qu’à lui ; et, abstraction faite des limites
imposées par la loi de nature, on le lui a laissé aussi entier qu’il existe dans l’état de simple nature
418
et de guerre de chacun contre son prochain .

Aussi est-ce pour cette raison que le souverain tient les attributs à la fois
de Dieu et de la bête (comme le renard et le lion chez Machiavel). Si Dieu
et la bête sont exclus de la convention politique, c’est parce qu’ils ne
parlent pas le même langage que les hommes. Tout au plus Dieu peut-il
passer une convention par l’intercession de ses lieutenants. Or c’est bien là
selon Derrida que l’on peut concevoir au mieux la nature absolue de la
souveraineté : le souverain étant délié du langage humain ne répond jamais,
il est délivré de toute obligation de réciprocité et donc de responsabilité, il
est au-dessus de l’humanité, au-dessus des lois, « il ressemble à la bête, et
même à la mort qu’il porte en lui, comme cette mort dont Lévinas dit
419
qu’elle n’est pas le néant, le non-être mais la non-réponse ». La bête et le
souverain se ressemblent. « Et pourtant, s’ils se ressemblent, ce ne sont pas
420
des semblables . » La bête est encore de cette terre, elle incarne en
quelque sorte la part immanente de la souveraineté moderne qui fait la part
belle à la ruse (le renard) et à la force (le lion). Cette logique d’une
dimension naturelle réservée au souverain, poussée jusqu’au bout, peut
conduire jusqu’à l’interdiction de la reproduction afin de s’assurer du
monopole du pouvoir qui ne peut souffrir des allégeances potentiellement
rivales. C’est ainsi que les fonctionnaires des États dynastiques sont très
souvent des étrangers voire des esclaves contraints au célibat et en règle
générale à la non-reproduction, l’eunuque constituant l’exemple le plus
abouti. De cette manière l’allégeance au pouvoir de la dynastie est totale :
aucune famille ne vient s’interposer. Il faut éliminer toute possibilité de
rivalité vis-à-vis du pouvoir. L’Empire Ottoman avait trouvé une solution
radicale à ce problème en éliminant les frères du roi dès son avènement. En
cela, comme le souligne Bourdieu, « on voit bien que l’État se construit
contre la nature, que l’État, c’est l’antiphysis : pas de reproduction, pas
d’hérédité biologique, et pas de transmission, même de la terre, alors que le
421
roi et sa famille sont du côté du sang, de la terre, de la nature ». L’État est
une entité sauvage qui a le pouvoir de domestiquer.
Cette dimension étatique de la nature conçue comme déliaison est allée
de pair avec une conception capitaliste de la nature conçue comme altérité
radicale dont la dimension d’extériorité va pouvoir prêter le flanc à une
e
ambivalence oscillant entre exploitation et sanctuarisation. Aux XVII -
e
XVIII siècles, la nature s’autonomise et devient l’objet d’une admiration
d’ordre esthétique lorsqu’elle n’a pas été modifiée par l’homme, comme
e
c’est le cas des montagnes qui encore au milieu du XVII siècle étaient
422
considérées comme des difformités pour peu à peu être exaltées . C’est
ainsi que la notion de « paysage », mot qui n’existe pas dans les langues
latines et grecques, fait son apparition. La représentation que l’on se fait de
la nature sauvage comme altérité radicale va alors devenir largement
tributaire de la dualité temporelle qui traverse le capitalisme entre le temps
de loisir et le temps de travail. Le travail est considéré comme une nécessité
aliénante à laquelle on ne peut échapper pour subvenir à ses besoins. Pour
échapper à cette condition qui n’est pas remise en question, l’individu va
chercher dans le loisir et dans la nature de quoi se ressourcer : la nature
sauvage sera alors conçue comme l’antithèse de tout espace où la main de
l’homme a pu œuvrer. Aussi peut-on affirmer avec Pierre Madelin que « le
fétichisme primitiviste de la nature sauvage est l’envers symétrique, dans le
temps libre des loisirs et de la consommation, du fétichisme industriel de la
423
marchandise qui préside au temps de travail et de la production ». Aussi
est-ce pourquoi la nature est souvent valorisée dans son « authenticité » qui
se veut vierge (la montagne, la forêt tropicale) tandis que la nature ordinaire
que l’on trouve dans les campagnes, souvent lieu d’une activité productrice,
424
sera « délaissée et abandonnée à la barbarie industrielle ». Qui plus est, la
nature sauvage constitue l’échappatoire à l’idée des autres comme enfer, la
ville comme société. N’ayant pu faire en sorte que la société soit vivable, on
s’en évade. Il n’est pas anodin que cette dichotomie entre nature sauvage et
e e
société se retrouve particulièrement à la fin du XIX siècle et au début du XX
aux États-Unis, marqués à la fois par une économie capitaliste en plein
développement et une nature encore largement préservée. C’est ainsi
qu’apparaît la notion de « wilderness », qui va conduire les défenseurs de la
nature sauvage à miser sur le tourisme pour contrer le développement
industriel, avec cette idée que la démocratisation de l’accès à des parcs
naturels permettrait de la sauvegarder. Seulement, l’industrie du tourisme
est aussi une industrie, avec tout ce qu’elle a pu entraîner en termes de
pollution, de développement des infrastructures routières et de déformation
des paysages – par exemple la coupe des arbres pour offrir des vues
panoramiques. Du parc au parking, il n’y a qu’un pas. D’autre part, la
constitution d’espaces vierges et protégés a pu conduire à l’expulsion des
autochtones de leur territoire. Ce fut le cas par exemple du peuple hava
425
chassé du Grand Canyon du Colorado . En cela la conception d’une
nature sauvage et vierge, quand bien même elle était bel et bien occupée par
des individus depuis des temps ancestraux, a pu être considérée comme
tributaire d’une idéologie raciste. L’anthropologue Roderick Neumann a
identifié quatre caractéristiques de l’histoire des parcs nationaux qui
relèvent d’« enclosures de conservation » propres à l’État moderne : la
première est la négation ou l’ignorance d’une occupation humaine sur le
territoire. La deuxième est la justification de l’éviction des populations
locales pour des raisons écologiques (dégradation environnementale,
surchasse, surpêche, etc.). La troisième est l’héritage de la gestion coloniale
de l’espace pour les États postcoloniaux qui ont continué dans la
perspective d’une prétendue modernisation à ségréger des populations et à
les couper de leurs ressources. Enfin, la quatrième est le phénomène
d’enclosure qui a accompagné les parcs nationaux, coupant les populations
de certaines de leurs ressources traditionnelles, comme c’est souvent le cas
avec l’interdiction de la chasse qui est une pratique courante permettant
notamment de survivre aux périodes de disette. La nature sauvage a
cependant pu aussi constituer un espace ouvrant un interstice de protection
et d’émancipation : ainsi des marrons, les esclaves qui s’échappaient des
plantations, ou des résistants qui trouvaient dans la forêt un lieu de repli.
Malgré l’Anthropocène, il existe ainsi des espèces dites « férales » qui
arrivent à se glisser à travers les interstices de la société industrielle pour
reprendre le cours de leur vie, notamment dans les espaces urbains. On
observe alors que se met en place une dialectique entre domestication et
ensauvagement de la nature au sein de l’économie capitaliste qui tente de
continuellement repousser les limites biologiques notamment par des
innovations techniques.
L’ambition d’une maîtrise rationnelle totale peut alors conduire à
l’effacement de la nature comme altérité, conduisant alors à une substitution
totale de l’homme à la nature, et parachevant ainsi paradoxalement l’idée
démiurgique de domination que l’on retrouvait en germe dans la conception
dualiste moderne. Crutzen, le créateur de la notion d’Anthropocène, est de
ceux qui expriment le mieux cette logique : « Les vieilles barrières qui
séparaient la nature de la culture s’effondrent. Ce n’est plus nous contre la
“Nature” mais nous qui décidons ce qu’est la nature et ce qu’elle deviendra.
426
[…] Dans cette nouvelle ère, la Nature, c’est nous . » On en arrive alors à
une mystique régressive de la fusion qui, poussée jusqu’au bout, aboutit à
une artificialisation complète de la vie. En effet comme le souligne Renaud
Garcia, « sciences et fantasmes de fusion vont de pair ; Prométhée (qui
cherche à plier la nature à la puissance scientifique et technique) et Narcisse
(qui fuit la séparation et aspire à être délivré de toute tension existentielle).
[…] Intégré dans la totalité, l’individu ne fait plus l’expérience d’une
altérité qui lui permettrait de prendre la mesure de sa liberté, vécue dans la
tension avec ce qui n’est pas elle. Un peu comme la colombe mystifiée de
Kant, qui s’imagine voler bien mieux dans le vide alors que son vol n’est
427
libre qu’en raison de la résistance de l’air ». Notre relation à la nature ne
saurait se réduire à une souveraineté bienveillante. La condition de son
altérité suppose que l’on conçoive des limites à l’empire humain qui, y
compris dans une perspective paternaliste et protectionniste, peut conduire
au déséquilibre des écosystèmes et à la disparition d’espèces : ainsi par
exemple des lions de mer surprotégés aux abords des plages de Californie
qui, de par la hausse de leur population, en viennent à menacer l’existence
des truites arc-en-ciel. « S’il est nécessaire de mieux faire avec la nature, il
est également urgent de préserver des espaces et des territoires où les êtres
428
de nature peuvent faire sans nous . » Par ailleurs, la nature apprend à
composer avec ce qui se présente à nous sans que nous l’ayons
nécessairement choisi, tirant alors l’ego d’un entre-soi pour le rappeler à
l’altérité. La seule modalité des affinités électives a en réalité une bien
faible capacité à ouvrir à l’Autre dans la mesure où elles conduisent souvent
à ne se lier qu’au même : les individus choisissent bien souvent le similaire,
le proche, de manière à réduire le risque des mauvaises rencontres, pour
finalement constituer une bulle hermétique et illusoirement confortable. La
nature, notamment dans sa dimension sauvage, nous rappelle qu’il existe
une altérité irréductible avec laquelle nous devons toujours composer,
quand bien même elle nous paraîtrait monstrueuse. La nature en effet n’est
pas bonne en soi, elle peut aussi représenter des dangers, d’où l’invention
de légendes qui avaient pour but de protéger des risques auxquels les
individus les plus vulnérables pouvaient s’exposer. C’est ainsi par exemple
qu’en Basse-Bretagne, les parents, pour éloigner les enfants des rivières
afin qu’ils ne s’y noient pas, leur racontaient que les grosses libellules qui
les avoisinaient étaient des serpent-aiguille-volante qui cousaient les yeux
des enfants. Un monde commun ne suppose en effet pas nécessairement que
toutes les relations soient des coopérations. Il peut bien exister des relations
conflictuelles dès lors qu’elles s’inscrivent dans un monde habitable. Il
s’agit alors de « démanteler l’agencement écopolitique d’humains et de
429
non-humains qui entretient cet état du monde inhabitable ». En effet, la
remise en question du dualisme nature/culture ne prédispose pas
nécessairement à une mise en échec des agencements capitalistes, comme
en témoignent des entreprises d’agrobusiness qui envisagent désormais les
plantes ou le sol non plus comme des ressources mais comme des
« collaborateurs », en intégrant des produits comme des « biostimulants »
430
qui augmentent les capacités immunitaires . De cette manière, l’économie
capitaliste est en mesure de concevoir des « coproductions » par une
interdépendance entre les vivants qui permet l’accumulation du capital.
C’est à cette fin que des non-humains peuvent être « enrôlés », comme le
sucre pour ses vertus addictives, le soja pour sa croissance, etc. « L’ennemi
n’est pas le dualisme ou le naturalisme des modernes, mais la relation de
valeur. […] Il ne s’agit alors pas de défendre simplement les relations au
vivant, mais certains régimes de relation contre d’autres431. »
La nature telle qu’on la connaît dans notre vie de tous les jours est une
nature qui s’est appauvrie de génération en génération, tant et si bien que ce
qui nous apparaît comme le point de référence à protéger ne cesse de se
dégrader sans que l’on s’en aperçoive véritablement. C’est pourquoi il est
nécessaire que puisse continuer à exister la part sauvage de la nature. Mais
pour cela il convient d’échapper à quelques travers pour appréhender cette
nature, tels que le double déni de l’altérité ou d’un continuum commun,
l’homogénéisation qui ne rend pas compte de la pluralité, sa qualification
par ce qu’elle n’est pas, ou encore son instrumentalisation (autant de
précautions à prendre par ailleurs dans toute conception du rapport à
432
l’autre) . Comme le soulignait Alfred North Whitehead, « les bords de la
nature sont toujours en lambeaux ». Il s’agit alors de savoir de quoi sont
composés ces lambeaux et d’évaluer constamment ce qui constitue ces
bords. Dans cette perspective, il est nécessaire de dépasser à la fois le
monisme et le dualisme comme nous y invite Murray Bookchin :
Il est éminemment naturel pour l’humanité de créer une « seconde nature » à partir de son
évolution au sein de la « première nature ». Par seconde nature, j’entends le développement d’une
culture uniquement humaine, avec une grande variété de communautés humaines
institutionnalisées, des techniques humaines effectives, des langages hautement symboliques et
des sources d’alimentation soigneusement gérées. Le dualisme sous toutes ses formes oppose ces
deux natures l’une à l’autre, les déclarant antagonistes. Le monisme, en retour, dissout souvent
l’une dans l’autre – que ce soit le libéralisme, le fascisme, ou plus récemment, le biocentrisme qui
se rapproche grandement d’un antihumanisme misanthropique. Ces idéologies monistes diffèrent
principalement en ce qu’elles veulent dissoudre la première nature dans la seconde, ou la seconde
433
nature dans la première .

Poussé à son extrême, le biocentrisme d’un David Foreman, partisan de


l’écologie profonde, peut ainsi conduire à un discours de ce type : « La pire
chose que nous puissions faire en Éthiopie est d’apporter notre aide – la
meilleure chose serait juste de laisser la nature chercher son propre
434
équilibre, de simplement laisser les gens mourir de faim . » Une écologie
sociale bien entendue refuse toute « centricité » (aussi bien
anthropocentrique que biocentrique) qui impose, toujours par des humains,
certaines formes d’adaptation au nom de la « nature ». Yohann Chapoutot
435 436
dans Libres d’obéir et Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter ont bien
montré par exemple comment le néolibéralisme pouvait utiliser un tel
ressort, notamment grâce au management. Le dépassement du monisme et
du dualisme passe alors par des décentrements qui permettent de mieux
distinguer les bonnes relations préservant les écosystèmes des mauvaises
qui les détruisent. Certes, nous ne sommes pas qu’une espèce parmi
d’autres car notre pouvoir dépasse de loin le leur, et un grand pouvoir
implique de grandes responsabilités. Cependant, cette responsabilité ne
renvoie pas nécessairement à la centralité de l’humanité, au contraire : « La
capacité de décentrement est précisément une condition de la morale et de
437
la responsabilité . » Un tel décentrement, s’il est nécessaire, n’est
toutefois pas suffisant. Une écologie politique conséquente ne se réduit pas
à une composition entre points de vue : elle réévalue les coordonnées du
système, notamment en révisant ses lois, de manière à rendre possible le
commun du monde sous peine de devenir un réceptacle fourre-tout
d’écophilosophie comme le met en garde Murray Bookchin :

Ê
Tenter de réunir l’ineffable « ouverture à l’Être » d’Heidegger et la banale « écologie » de
cafétéria d’un Barry Commoner – avec sa maxime qu’il n’y a « pas de repas gratuit » dans la
nature – est au mieux immature, au pire insidieux. Ce serait comme de nous demander de
descendre des Alpes bavaroises pour se rendre dans un centre commercial du New Jersey, sans
438
même avoir à se déboucher les tympans .

Changer de système en préservant le monde

Une nouvelle conception de la nature où l’humain et le non-humain font


partie d’un même collectif permettrait de mettre fin à la guerre de « chacun
439
contre tout ». Pour Bruno Latour, nous serions actuellement comme dans
un avion où le capitaine dit : il n’y a pas d’atterrissage possible. L’avion fait
donc demi-tour dans l’espoir d’atterrir dans les territoires d’où l’avion a
décollé – c’est le moment populiste. Mais le capitaine reprend la parole et
affirme que les territoires ont entre-temps disparu (les frontières nationales
par exemple ne sont plus centrales dans la mondialisation). C’est alors qu’il
devient nécessaire de repenser la question écologique comme un
atterrissage au sens propre, permettant de retrouver un sol, pour redonner un
territoire et une protection. Il s’agit alors de redéfinir des questions
géosociales. Ce qui importe n’est pas tant de défendre la nature, terme
abstrait dont on ne sait jamais bien ce qu’il recouvre, que de défendre le
territoire. Tout le monde vit sur un territoire. « La nouvelle universalité,
c’est de sentir que le sol est en train de céder, […] découvrir en commun
440
quel territoire est habitable et avec qui le partager . » Notre rapport au
vivant change dès lors que l’on considère les non-humains non comme des
objets mais comme des agents qui participent à la composition d’un
environnement à l’instar des humains. Chaque être a une manière d’habiter
le territoire et de se mouvoir de manière à composer une relation singulière
à la fois à ce territoire et aux autres êtres. « Définir un terrain de vie, pour
un terrestre, c’est lister ce dont il a besoin pour sa subsistance, et par
conséquent, ce qu’il est prêt à défendre, au besoin par sa propre vie. Cela
vaut pour un loup comme pour une bactérie, pour une entreprise comme
441
pour une forêt, pour une divinité comme pour une famille . » Les non-
humains vont pouvoir être alors intégrés au collectif humain en raison des
conditions d’habitation du territoire, compliquant ainsi l’édification
politique d’un monde commun. Cette dimension territoriale a en effet
l’avantage d’ancrer dans le réel les enjeux et les actions d’ordre écologique.
Il n’en demeure pas moins que la perspective « compositionniste » intégrant
et mêlant indistinctement les « actants » dans une perspective voulant
embrasser la totalité achoppe sur plusieurs points. Tout d’abord, il existe
une part de sauvage irréductible à toute intégration dans un collectif mixte
quel qu’il soit. En cela tous les non-humains n’ont pas à être
442
« domestiqués ». Ensuite, il demeure nécessaire un minimum de
principes communs pour faire en sorte qu’un collectif puisse faire politique.
Il ne suffit pas d’établir une liste à la Prévert dont l’intégration se ferait a
posteriori. Dans la perspective de Latour, en effet, il n’existe pas de
système capitaliste ni de nature mais uniquement des agencements qui
permettent que « ça » fonctionne. Il n’est plus question de pouvoir mais de
443
savoir-faire, de gouvernement mais d’administration , ce qui revient à
évacuer la question des rapports de force politiques, aussi bien que celle du
juste et de l’injuste (la notion de diplomatie, pourtant chère à Latour,
implique toujours un rapport de force préalable). L’économie « devient le
passage progressif et douloureux de propositions éparses d’humains et de
non-humains en un calcul cohérent mais provisoire sur la répartition
optimum du monde commun. Ce calcul n’a plus maintenant que
la dimension des tableurs remplis dans des bureaux par quelques milliers de
spécialistes, quelques dizaines de milliers de statisticiens, quelques
centaines de milliers de comptables. L’économie n’est plus politique444 ». À
partir de ce point de vue il devient difficile de remettre en cause des
mécanismes de domination et d’exploitation qui s’inscrivent bien dans un
ensemble caractérisé par une certaine logique, en l’occurrence la
transfiguration des catégories de l’économie politique par la
445
chrématistique , autrement dit la recherche du profit pour lui-même. En
réalité, il n’est pas possible de faire cohabiter au sein d’institutions, fussent-
elles des parlements, des entités aux finalités contradictoires au point tel
que la guerre est inévitable : un monde commun est impossible entre une
entreprise qui cherche à préserver uniquement son capital financier et des
collectifs humains et non humains qui cherchent à préserver leur existence.
La recherche de cette préservation commence par faire l’objet d’une
attention et donc d’une nouvelle perception, d’un nouveau partage du
sensible, qui se traduit dans le droit. C’est en 1972 que le juriste
Christopher D. Stone écrit un article retentissant, « Should Trees Have
Standing ? », sur la nature sujet de droit : « […] Le déni de droits à
l’environnement naturel peut et doit changer […]. Il n’est pas inévitable, ni
sage, que les objets naturels ne puissent pas avoir le droit de demander
446
réparation en leur propre nom . » Comme pour les enfants ou les
incapables majeurs, rien n’empêche que l’on défende les droits d’un sujet
quand bien même ne pourrait-il pas s’exprimer. Et Stone d’ajouter que le
droit a déjà consacré par exemple les navires ou les entreprises comme des
personnes morales. En 2008, la nouvelle constitution de l’Équateur
reconnaît ce droit avec l’article 71 qui est ainsi formulé : « La Nature ou
Pacha Mama, où se reproduit et se réalise la vie, a le droit à ce que l’on
respecte intégralement son existence et le maintien et régénération de ses
cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute
personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger des autorités
publiques de faire respecter les droits de la nature. » Un certain nombre
d’obligations pèsent alors sur les collectivités et la société civile pour
assurer le respect de ses droits (diversité, vie, équilibre, etc.). D’autre part,
elle met en place un renversement de la charge de la preuve : c’est
désormais aux initiateurs des projets de montrer qu’ils ne portent pas
447
atteinte aux droits de la nature . Un enjeu de taille se profile alors :
comment fonder la représentation des droits et par qui ? Des experts ? Des
ONG ? Les populations affectées ? L’État ? L’ensemble des acteurs liés au
territoire où se trouve le sujet ? La question de la représentation des non-
humains a le mérite de mettre en exergue ce qui caractérise la représentation
moderne : la tutelle. Ne pouvant faire en sorte que ce soient les non-
humains eux-mêmes qui délibèrent et décident des lois présidant à leur
destinée, il leur faut bien des représentants qui s’y substituent pour garantir
leurs droits. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’élargir la représentation-
tutelle qui existe dans la démocratie moderne aux non-humains, ce qui en
dit au moins autant sur la manière dont sont perçues les capacités politiques
des humains que des non-humains. Descola, percevant cette difficulté,
propose de faire un pas de côté : ce n’est pas tant les humains et les non-
humais qu’il s’agit de représenter mais bien le milieu qu’ils habitent : il faut
« imaginer que puissent être représentés non pas des êtres en tant que tels –
des humains, des États, des chimpanzés ou des multinationales ; mais bien
des écosystèmes, c’est-à-dire des rapports d’un certain type entre des êtres
localisés dans des espaces plus ou moins vastes, des milieux de vie donc,
quelle que soit leur nature : des bassins-versants, des massifs montagneux,
des villes, des littoraux, des quartiers, des zones écologiquement sensibles,
448
des mers, etc. ». Comme le souligne Baptiste Morizot, il ne s’agit pas de
reconduire la représentation libérale des intérêts mais bien de mobiliser des
diplomates qui rendraient compte des interdépendances entre les milieux
humains et non humains. « L’enjeu est d’armer le point de vue des
449
interdépendances » de manière à faire émerger des agencements et des
alliances nouvelles. Dans cette configuration, le statut de témoin est ici
intéressant. Les bioindicateurs peuvent par exemple être des témoins,
comme le lichen qui rend compte de la pollution450. L’autonomie ne
s’entend plus alors comme une forme d’indépendance qui vaut déliaison
comme dans la philosophie libérale, mais bien comme le constat d’une
interdépendance qui doit faire l’objet de justes rapports équilibrés. Le lien
n’est plus alors quelque chose qui ligote ou qui oppresse mais au contraire
quelque chose qui émancipe et qui protège. Dans ces conditions il n’est pas
question d’un retour à la Nature comme nouvelle transcendance qui
viendrait s’imposer à la loi des hommes, mais de limites écologiques qui
sont autant de « lignes de vie intérieures qui dessinent notre condition
humaine de tissé : tissé aux autres formes de vie qui composent le milieu,
dans ubuntu des vivants. Si le collectif humain n’est qu’un nœud de
relations au milieu qu’il habite, les limites dans l’usage de ce milieu ne sont
plus des contraintes externes imposées par une Nature dont il faudrait
s’émanciper, mais les lignes même de notre visage. De notre visage réel,
non fantasmé : celui d’un vivant insufflé de vie par la communauté biotique
451
qui le porte à bout de bras ». Il devient alors possible de créer des
alliances en intégrant des puissances d’agir non humaines. Prenons le cas
d’activistes paraguayens et argentins dans leur lutte contre des
multinationales produisant des OGM : c’est en utilisant l’amarante, plante
résistante au glyphosate, qu’ils ont pu stopper l’agriculture intensive.
L’amarante est d’autant plus intéressante qu’elle porte un antidote en elle-
même dans la mesure où si elle peut détruire, elle peut elle-même être
consommée et a une forte valeur nutritive. Comme le soutiennent Léna
Balaud et Antoine Chapot, ce type d’alliance « existe moins sur le mode
d’un contrat entre agents rationnels et parlants que sur le mode d’un réseau
d’actes, une résonance d’actes les uns par rapport aux autres. Une alliance
naît lorsqu’un collectif répond par ses actes à des actes portés par d’autres.
Tisser une alliance politique terrestre, c’est alors moins prêter une intention
politique aux acteurs non humains, que traiter leurs actions (de mise en
échec des méthodes de l’agriculture intensive par exemple) comme
452
éléments d’un réseau d’actions qu’il s’agit de faire croître ». Il peut donc
bien exister des formes d’instrumentalisation de la part des humains dès lors
qu’elles permettent de favoriser les conditions de développement des non-
humains dans une logique de préservation écosystémique. On retrouve ainsi
« dans la pratique d’alliance une déclinaison de la logique de l’autre, non
453
plus dans le domaine de la parole mais dans celui de l’action ». Pour
autant, il demeure nécessaire de ne plus prendre l’utilité comme critère
absolu de justification : « Il s’agit de défendre cette part du monde dont on
ne saura jamais à quoi ou à qui elle peut servir454. » Et parce que la
traduction a ses limites, une politique plus qu’humaine doit aussi s’évertuer
455
à recevoir « la voix silencieuse du monde ». Ces perspectives de
collectifs et d’« alliances » d’humains et non-humains sont salutaires dès
lors qu’elles n’oblitèrent pas, d’une part, la conflictualité propre à pluralité
humaine, ce qui suppose de penser in fine l’autonomie des humains dès lors
que ce sont eux qui prennent des décisions ; et d’autre part la nécessité de
concevoir les règles d’une économie alternative à celle qui détruit
actuellement le monde.
L’accumulation du capital financier ne peut en effet être soutenue sans
une préalable appropriation qui concerne l’ensemble des forces composant
la nature, dont la production en termes de valeur non payée est estimée
456
chaque année à l’équivalent du PIB mondial . Or, ces forces nécessaires
au capitalisme diminuent en raison des dommages causés par les
externalités de production, augmentant ainsi leur coût ne serait-ce qu’en
termes de réparation. L’innovation technique peut bien pallier un temps
cette contradiction, mais elle ne peut la résoudre. Le tri individuel des
déchets peut bien conditionner une certaine prise de conscience, mais il se
révèle bien dérisoire face à une société industrielle dont le système
économique ne connaît pas de limite. À titre d’exemple, un cargo pollue
autant que 50 millions de voitures. Autrement dit vingt cargos polluent
autant que le parc automobile mondial. Soixante mille cargos sillonnent
quotidiennement la planète pour acheminer 90 % des produits de la
457
consommation mondiale . Avec l’avènement de la modernité capitaliste,
on assiste à une double exclusion de l’humanité et de la nature comme
entités à préserver. Ce qui doit être maintenu est le capital financier. La
nature et l’humanité sont les moyens qui doivent permettre de garantir ce
maintien. Pourquoi une telle exclusion ? Parce que les ressources naturelles
sont perçues comme des entités inépuisables. Jean-Baptiste Say pouvait
ainsi écrire dans son Cours complet d’économie politique pratique (1828-
1829) : « Les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne
les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni
épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques. » Quant à
l’exclusion des humains du système de préservation, elle résulte notamment
du fait que le travail est aussi conçu comme une ressource inépuisable grâce
à l’interchangeabilité des travailleurs. La nature et l’homme sont ainsi
conçus dans le capitalisme comme des ressources (que l’on met à l’actif
dans la comptabilité) et non comme des dettes (qui sont au passif) comme
peut l’être le capital financier. Le comptable Jacques Richard souligne ainsi
que nous sommes constamment influencés par « des raisonnements dont
nous ne connaissons pas l’origine, qui ne sont jamais explicités et qui tirent
leur racine de l’histoire cachée de la comptabilité capitaliste, avec ses
458
concepts de capital et de profit ». Le capital financier dans la modernité
capitaliste devient une fin en soi en tant que capital à conserver. Il est le
seul. Le salarié est un simple moyen d’action et une charge. Lui et la nature
sont de simples actifs à user sans garantie de conservation. Est capital ce
qui est reconnu politiquement comme ce qui compte. Or malgré ses
prétentions le système comptable actuel n’a jamais donné une image fidèle
de l’activité de l’entreprise car il ne tient compte systématiquement que de
la dégradation et de la protection du seul capital financier. Dans les normes
comptables internationales, le seul représentant de l’intérêt général est alors
l’investisseur. Une définition correcte du capital est ici nécessaire pour
comprendre la taille de l’enjeu : « On entendra par capital une “chose”,
matérielle ou non, offrant une potentialité d’usage, et reconnue comme
devant être maintenue sur une certaine période de temps déterminé à
l’avance. Cette définition implique que toutes les catégories qui vont
composer un “vrai” capital devront être considérées comme des dettes de
conservation de quelque chose et non, comme c’est généralement le cas
dans la littérature économique, comme des actifs ou des ressources à
utiliser. Exprimé en termes plus philosophiques, un capital est une fin en soi
459
et non un simple moyen . » Trois éléments sont alors nécessaires à la
définition d’un capital : la préoccupation d’une préservation, la nature du
capital (avec son niveau de conservation) et le processus de préservation.
S’il manque un de ces éléments, il n’est pas question de capital mais de
ressource. Dans le système capitaliste actuel, seul le capital financier est
pris en compte (préservé au passif), conduisant à l’exploitation sans limite
460
de la nature et des hommes .
X

De la démocratie sauvage

Des primitifs modernes en général et des pirates en particulier

Les sauvages semblent avoir échappé à la modernité. Et pourtant, ils ont


pu resurgir des failles de l’histoire, s’incarnant dans des figures qui
s’opposent à une civilisation dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.
L’historien Eric J. Hobsbawm parle de « primitifs de la révolte dans
l’Europe moderne461 ». Il y décrit pêle-mêle le banditisme social qui se
e
développe dans les campagnes de l’Italie du XIX , l’émergence des mafias,
les mouvements millénaristes et les sectes ouvrières qui vont investir le
religieux dans l’espoir d’un monde nouveau, les anarchistes espagnols ou
encore les fraternités secrètes qui se veulent révolutionnaires mais qui en
réalité demeurent « arriérées » comme en témoigne la centralité de leurs
rites « archaïques. ». Le point commun de ces différents mouvements
consiste en ce qu’ils émergent à la croisée de l’avènement de la révolution
industrielle et de l’État moderne et ont une dimension sociale voire
socialiste ayant bénéficié d’un soutien populaire certain. L’analyse marxiste
de Hobsbawm le conduit à n’y voir que des mouvements au mieux
prépolitiques, au pire réactionnaires, trop héritiers des valeurs de la
paysannerie dont ils viennent pour la plupart. Incapables d’élaborer un
programme réellement révolutionnaire, ils étaient voués à disparaître. Il est
aussi possible d’ajouter que leur dimension sauvage et spontanée,
« primitive », ne pouvait être tolérée par les institutions qui se mettaient en
place, tant leur besoin de monopole (de la violence mais aussi commercial
et fiscal) était important. Dans l’étude de Hobsbawm, il demeure cependant
un point obscur qui aurait pu toutefois avoir toute sa place, voire l’occuper
de manière centrale : en l’occurrence la piraterie. Ce phénomène social est
lié à ce pourquoi les sorcières avaient été persécutées, prenant en quelque
sorte le relais comme pour les venger : la destruction des communs et des
structures traditionnelles, le développement de l’industrialisation et de la
rationalité d’État sont autant d’éléments qui vont jeter à la mer ceux que le
grand historien de la piraterie, Marius Rediker, appelle les « premiers
prolétaires ». Le jeune Engels, écrivant en 1837 une nouvelle intitulée Le
Pirate, alors âgé de 17 ans, avait-il eu cette intuition ? Le pirate emprunte à
la fois aux sauvages et aux modernes, voulant sauver à la fois la
communauté et la souveraineté individuelle, le rite et l’hérésie, le potlatch
et la soif de l’or, constituant en cela une figure autant marginalisée qu’au
carrefour de possibles aux destins tragiques.
e
L’essor de la piraterie a eu lieu au XVII siècle, à l’issue des guerres de
Religion et de la pacification de l’Europe qui sont allées de pair avec
l’émergence de l’État moderne et l’essor du capitalisme. Ces
bouleversements ont déraciné un certain nombre d’individus, arrachés de
leur terre par la guerre et leur confiscation, qui se sont engouffrés dans
l’appel d’air créé par la découverte des Amériques par Christophe Colomb,
ouvrant la voie à une mondialisation marquée par le trafic des richesses par
les Espagnols. Les grandes compagnies contribuant à la colonisation du
Nouveau Monde, comme la Virginia Company, se présentaient comme de
véritables entreprises de service public, permettant à la fois d’embaucher de
la main-d’œuvre qui était au chômage en Angleterre (notamment à cause de
l’expulsion des paysans des terres lors de la période des enclosures) et de
débarrasser le pays des vagabonds et des « indésirables » susceptibles de
déstabiliser l’ordre social (notamment les « Levellers » qui étaient en faveur
e
d’une répartition égalitaire des terres). À la fin du XVI siècle, il y avait
douze fois plus de non-propriétaires qu’au siècle précédent. La découverte
du Nouveau Monde, c’est aussi la découverte du sauvage. Le pirate en
représente à l’origine le double européen, au point qu’ils vont pouvoir
parfois cohabiter, notamment sur les côtes américaines. C’est qu’existe
entre eux des correspondances, des affinités, des points de vue qui ont pu
donner lieu à des échanges, des hybridations, des institutions et des combats
contre ce qui menaçait leur mode de vie. Aussi le pirate, à l’instar du
sauvage, révèle-t-il par contrastes et nuances les spécificités des institutions
modernes.
Si le pirate est parfois considéré comme un prédateur, ses rapports aux
biens, à la loi et au monde se situent dans une perspective inversée de ceux
qui caractérisent la prédation d’ordre capitaliste ou étatique. L’usage de l’or
par le pirate n’a rien à voir avec l’usage de l’or en termes capitalistes. Soit il
le dilapide avec une rapidité et une fulgurance extrême, comme s’il lui
brûlait les doigts, soit il l’enfouit dans un coffre et le délaisse. Dans les deux
cas, il s’agit de l’expulser du monde comme une malédiction : le capital ne
doit pas se reproduire, comme s’il s’agissait de conjurer sa potentialité à
rendre les hommes esclaves. Dans une même perspective, le pirate mettait
en scène la justice pénale de son époque pour mieux pouvoir la singer dans
précisément tout ce qu’elle représentait en vérité : l’iniquité et l’oppression.
Les pirates sont comme ces petites bestioles ou ces animaux sauvages dont
parle Deleuze : ce ne sont pas des animaux familiers dans la mesure où ils
ont créé leur monde. En ce sens, le pirate n’a aucune filiation avec le
terroriste qui s’inscrit dans un monde dont il est l’ennemi et qu’il veut
détruire. Le pirate ne veut rien détruire du tout. Il veut larguer les amarres,
couper le câble avec l’ancien monde pour naviguer vers le nouveau. Il veut
462
créer sa zone autonome , si bien symbolisée par l’île de la Tortue, et qui
s’oppose en tout point avec les paradis fiscaux actuels qui, s’ils peuvent se
trouver aux Bahamas, constituent la succursale d’empires contre lesquels
les pirates étaient précisément en guerre. Dans l’imaginaire commun, les
paradis fiscaux se trouvent principalement dans des îles. En réalité, il est
faux de se représenter les places offshore à la périphérie du monde, comme
peut l’être l’île de la Tortue des pirates : les places financières comme
Londres, New York ou Singapour sont autant de paradis fiscaux au centre
463
du monde global .
e
Dès le début de l’expansion coloniale anglaise, au XVII siècle, les
souverains firent appel à la figure de Hercule, synonyme d’ordre et de
force, qui vainquit lors du second de ses travaux l’hydre venimeuse de
Lerne. Cette hydre à mille têtes, synonyme de désordre et de résistance,
désignait pêle-mêle les criminels, les pirates, les travailleurs, les esclaves,
les marins, et toute autre catégorie de personnages susceptible de subvertir
l’ordre politique et économique. « Le mythe de l’Hydre exprimait la peur et
justifiait la violence des classes dominantes, les aidant à construire un ordre
nouveau de conquêtes et d’expropriations, de potences et de bourreaux, de
464
plantations, de navires et d’usines . » Dès lors, l’histoire de cette hydre est
demeurée étouffée mais non sans écho, répercutant l’onde de ses
expériences et des rencontres qui l’ont constituée dans l’espace et dans le
temps. Le terme anglais to strike, « faire grève », vient par exemple des
grandes mutineries de 1768, lorsque des marins londoniens abaissèrent les
voiles de leur bateau, empêchant la plus grande flotte de l’époque
d’avancer, tout en constituant leur propre démocratie de bord contre la
hiérarchie en vigueur. L’émergence de la piraterie est aussi liée à cette
révolte contre la nouvelle forme que prenait le travail.
Les pirates désirent créer un espace aux marges de ceux normés par l’État
qui légifère par exemple sur les routes maritimes, comme en témoigne le
monopole commercial accordé aux compagnies des Indes par les
Néerlandais, les Britanniques, les Français, les Portugais ou les Danois. La
ligne de fuite des pirates suit ainsi un trajet qui parasite littéralement
465
l’édification conjointe du capitalisme et de l’État . Rappelons par ailleurs
que « forban », terme qui désigne le pirate, signifie littéralement « hors du
ban ». En 1696, Henri Avery est déclaré « ennemi du genre humain » et la
première chasse à l’homme internationale commence. Cette mise à l’index
juridique du pirate hors de l’humanité fait de lui la première catégorie
d’individus entendus comme objets d’une législation d’exception de la part
des États modernes. Cette marginalité est cultivée en retour par le pirate qui
entend jouer sa liberté sauvage contre la civilisation policée. Un tel, excédé
par sa femme qui lui fait des misères, Francis Verney, du temps d’Elizabeth
re
I , prend la mer sur un coup de tête et massacre tous les Anglais qu’il
arraisonne avant de se faire turc à Alger. Un autre, du nom de Monbars et
surnommé l’« Exterminateur », s’enrôle dans la flibuste afin de venger les
Indiens exterminés par les Espagnols. L’usage de la mer par les pirates est
une échappatoire à l’histoire pour mieux affirmer l’éternel retour du même
qui trouve son acmé dans la fête. Le temps de la peine va bien sûr vite
reprendre son cours mais du moins la fête va-t-elle imprimer dans les
mémoires la possibilité d’une rédemption aussi fugace soit-elle.
Contrairement aux fêtes des civilisations qui sont autant de rituels rythmant
le temps selon un calendrier bien précis, celles des pirates sont autant
d’événements singuliers liés à d’autres événements (comme la prise d’un
navire). Ces fêtes pouvaient certes confiner à l’absurde, comme cette fois
où les boucaniers ivres d’Henry Morgan en 1669 firent sauter leur propre
navire. Comme une déclinaison quotidienne de la fête, la vie du pirate
repose sur le jeu, qui est l’opposé du travail, et sur des paris existentiels à
l’opposé de la sécurité. Autrement dit, le pirate rejoue la célèbre dialectique
du maître et de l’esclave de Hegel : le maître devient maître parce qu’il
accepte de risquer la mort tandis que l’esclave préfère se soumettre plutôt
que de risquer sa vie.
Les pirates empruntent au sauvage l’importance accordée au groupe qui
dénote avec la montée de l’individualisme qu’ils ont connue, fragilisant
voire détruisant les rapports sociaux qui donnaient un sens à leur vie sur la
terre ferme. Comme chez les peuples primitifs, les inscriptions sur le corps
des pirates témoignent de leur appartenance à la communauté : les
cicatrices, aussi appelées « rayures de tigre », illustrent leur résistance à un
ordre oppressif et sont tenues pour des marques d’honneur. Les tatouages,
souvent réalisés avec de la poudre à canon, pouvaient représenter leurs
initiales pour leur permettre d’être identifiés et enterrés correctement s’ils
venaient à mourir, désigner des histoires personnelles (un cœur pour une
relation amoureuse ou une croix pour un pèlerinage) ou des opinions
politiques (un arbre ou un bonnet phrygien pour évoquer la liberté). Nous
retrouvons aussi chez les pirates la centralité du conte oral, qui permet un
partage de l’expérience sociale et la cohésion du groupe par le
divertissement. Cette centralité du conte en dit long aussi sur le rapport à
l’histoire des pirates. Porteur de mondes, il ne s’inscrit pas dans la ligne du
temps et ne prétend pas à l’objectivité, ou, comme le mythe, à justifier un
ordre dont il proposerait une grille de lecture : il propose juste à chacun de
saisir des éléments qui le toucheront dans sa chair ou qui feront écho à son
imagination pour lui permettre de se sentir davantage vivant.
Cette similarité de certaines pratiques entre sauvages et pirates se
retrouve concrètement dans des alliances possibles qui ont lieu au gré de
certaines rencontres. Lorsqu’ils échouent sur une île, les pirates
s’improvisent commoners, coopérant et faisant part de leurs expériences
respectives pour tirer en commun des ressources de leur écosystème. Il
n’est alors pas rare que les pirates s’allient aux autochtones qui partagent
leur savoir-faire en la matière, principalement en termes de chasse et de
cueillette. En cela, leur pratique s’inscrit en faux contre le mythe d’un
Robinson individualiste, modèle fantasmé d’un homo oeconomicus qui n’a
jamais réellement existé. Ces alliances pouvaient ainsi donner naissance à
de nouvelles formes hybrides de serments qui transcendaient le contrat
social des lumières et la communauté traditionnelle. Un principe d’égalité à
la fois politique par l’élection et économique par la répartition se retrouvait
à bord des navires, contrairement aux règles en vigueur dans toutes les
marines nationales où régnait une hiérarchie stricte. Tous les hommes sur le
navire avaient une voix égale à l’autre, droit à une part égale du butin et
pouvaient porter des armes. Les pirates blessés ou dans l’incapacité de se
battre recevaient des indemnités, bénéficiant ainsi de la création des
premières caisses d’assurance. Les décisions étaient prises en collégialité,
excepté pendant une bataille où le capitaine reprenait le commandement
exclusif. Ce dernier était à chaque moment déposable, et le second faisait
office de contre-pouvoir s’assurant de sa conduite loyale envers l’équipage.
En ce sens, le capitaine pirate, premier homme, est aussi serviteur. Son rôle
relève moins de la coercition que de la garantie d’une communauté soudée,
où il est premier parmi les pairs, ce qui n’est pas sans similarité avec la
fonction de la chefferie primitive, à la différence près que le capitaine ne
rappelle pas la loi des ancêtres mais relaie la voix de ses marins (en cela il
est éminemment moderne). « Si le chef a une part suprême supérieure à
celle de ses camarades, c’est parce que c’est toujours lui qui les mène dans
leur audacieuse entreprise ; et, aussi intrépide puisse-t-il se montrer dans
toutes ses autres affaires, jamais il n’osera enfreindre les lois communes de
l’équité ; et, ainsi chaque associé a droit à la part qui lui revient […]. Ainsi,
ces hostis humani generis [« ennemis du genre humain »], de grands
voleurs à tous points de vue, sont précisément justes parmi les leurs ; et,
sans ce sens de la justice, ils ne pourraient pas plus subsister qu’une
466
structure sans fondations . » Toute individualité, aussi charismatique soit-
elle, doit ainsi toujours s’incliner devant la volonté de l’équipage. Les
décisions les plus importantes étaient prises par le conseil, la plus haute
autorité du navire pirate. Elles étaient alors prises à la majorité des voix. Ce
conseil pouvait aussi faire office de cour de justice, tandis que le quartier-
maître qui était aussi magistrat civil s’assurait de l’égale distribution et du
règlement des disputes. Cette démocratie pirate s’accompagne alors de
formes de démocratie économiques garanties par des serments conjurant
toute appropriation indue. Exmelin, dans son Histoire des aventuriers
flibustiers paru en 1684, relatait ainsi la chose : « Ils observent entre eux
l’ordre le plus parfait. Car sur les prises qu’ils font, il est sévèrement
interdit à quiconque de prendre quoi que ce soit pour lui-même. Tout ce
qu’ils prennent est divisé également comme nous venons de le dire. […] Ils
sont entre eux très courtois et très charitables. C’est au point que si l’un a
467
besoin d’une chose qu’un autre possède, il la lui donne avec générosité . »
Cette conception de la propriété par une approche du partage et du commun
se retrouve jusque dans la critique de la notion naissante de propriété
intellectuelle. Le premier copyright apparaît en 1710 en Angleterre, où la
Couronne et la guilde des imprimeurs monopolisaient l’édition. Les
imprimeurs Henry Hill, John How et John Baker furent accusés de piraterie
parce qu’ils publiaient des ouvrages sans leur autorisation, notamment les
468
œuvres complètes de Daniel Defoe . À une époque où le prix des
journaux pouvait atteindre le prix d’un salaire quotidien moyen, ils
estimaient que la connaissance humaine était un bien commun qui devait
être mis à la disposition de tous et ne pas faire l’objet d’un monopole,
inaugurant ainsi toute une tradition qu’on retrouve dans les radios pirates et
469
dans les mouvements en faveur de l’open source et des licences libres .
Cette idée d’égalité d’accès aux ressources communes se retrouve dans
celle du partage du monde entre égaux. N’appartenant plus à aucune nation,
les pirates inventent un cosmopolitisme qui passe par une reconnaissance
allant au-delà de toutes nationalités et de toutes ethnies, se fondant sur une
identité commune liée à la façon d’envisager les usages du monde. En
1718, soixante des cent membres de l’équipage de Barbe Noire étaient
noirs. Ils n’étaient d’aucune race ni d’aucune nation, ils étaient de la mer.
C’est pourquoi la guerre n’est pas possible entre pirates, alors qu’elle est
centrale entre les sociétés primitives. « Les équipages pirates refusaient par
470
principe de s’attaquer les uns les autres . » Si cette internationale pirate
fait la guerre, c’est en vertu de la confrontation d’un mode de vie avec un
471
autre, lié à la marchandisation et l’étatisation . Aussi, si tous les pirates ne
se sont pas révoltés contre l’esclavage, tous les esclaves devenaient libres à
bord d’un vaisseau pirate. Il n’était pas rare que la piraterie constitue alors
le premier moyen d’émancipation d’individus jusque-là vendus comme
marchandise en toute légalité.
En 1839, la révolte d’Amistad constitua un tournant dans l’histoire de
l’esclavage et de la piraterie. Quarante-neuf hommes africains se
soulevèrent, armés de machettes, et tuèrent le capitaine ainsi qu’un autre
membre d’équipage pour se saisir de leur liberté par la force. Cet
événement fit le tour du monde, que ce soit dans les journaux ou mêmes
dans des pièces de théâtre qui se montèrent quasi simultanément. Un
véritable engouement populaire. Avant même leur capture par le brick
américain Washington le 26 août 1839, le New Morning Herald titrait le
24 août : « A Suspicious Sail – A Pirate ». Très vite donc, les révoltés de
l’Amistad furent assimilés à des pirates. Quel avait été leur crime ? Non pas
tant d’avoir tué deux hommes que d’avoir porté atteinte à la propriété.
Comme le soutint le procureur Henry D. Gilpin le 23 février 1841 lors de sa
plaidoirie inaugurale, « ils avaient en effet commis un crime contre la
472
propriété en se volant eux-mêmes ». John Adams, ancien président des
États-Unis et désormais l’un des avocats des révoltés, s’amusa ainsi de ce
paradoxe : « Si l’on suit le raisonnement […], alors les marchandises sont
les voleurs et les voleurs sont les marchandises. Les marchandises ont été
sauvées de leurs propres mains, et les voleurs ont été arrachés des mains des
473
voleurs . » Ce fut en réalité un formidable renversement de l’accusation
de piraterie qui innocenta l’équipage de l’Amistad. Ce n’étaient pas tant les
esclaves qui étaient devenus des pirates que ceux qui en faisaient le
commerce : en effet, la loi fédérale américaine de 1820 stipulait que tout
citoyen des États-Unis engagé dans la traite d’esclaves devait être
« considéré comme un pirate ». Si elle ne permit pas de condamner les
trafiquants des esclaves de l’Amistad qui étaient espagnols, son esprit
s’exprima néanmoins par la bouche du juge Joseph Story le 9 mars 1841 en
déclarant que les accusés, ni voleurs ni pirates, étaient désormais libres. La
piraterie ne consistait plus à s’émanciper de l’esclavage mais à le
développer par les mers.

Variations démocratiques

On se représente généralement la démocratie comme un régime dont les


origines remontent à la Grèce antique, constituant en cela une originalité
474
voire un « miracle » qui a marqué la tradition occidentale. Cette idée a
475
été en grande partie remise en cause par plusieurs auteurs qui ont vu dans
cette affirmation une forme d’ethnocentrisme évacuant de nombreuses
expériences non occidentales. Dès lors que l’on considère la démocratie
comme un régime qui permet aux individus d’une communauté politique de
prendre part collectivement et de manière égalitaire aux décisions, on
retrouve de nombreuses sociétés, à de multiples époques, qui répondent à
ces conditions. Pierre Clastres considère ainsi les sociétés autochtones qu’il
étudie : « De fait, à les considérer selon leur organisation politique, c’est
essentiellement par leur sens de la démocratie et le goût de l’égalité que se
476
distinguent la plupart des sociétés indiennes d’Amérique . » Amartya Sen
évoque pour sa part « les immenses héritages intellectuels de la Chine, du
Japon, de l’Asie de l’Est et du sud-Est, du sous-continent indien, de l’Iran,
du Proche-Orient et de l’Afrique, [qui] ont été presque entièrement négligés
477
dans l’analyse de ce que fut la portée de l’idéal du débat public . » Les
expériences de délibération et de prises de décision collective se retrouvent
donc bien hors de l’Occident. Est-il juste cependant d’assimiler la
démocratie grecque à l’Occident ? Il existe en effet de multiples sociétés
européennes qui à l’époque des Grecs mettaient aussi en avant le débat
public. Tacite, déjà, remarquait ces traits de démocratie chez les Germains,
typique des sociétés sans État, qu’il considérait comme un vice : « C’est
qu’au lieu de se rassembler tous à la fois, comme des gens qui obéissent à
478
un ordre, ils traînent à se réunir et perdent ainsi deux à trois jours . » Il
précise alors que, dans un premier temps, la discussion est animée par des
beuveries qui facilitent un franc-parler, quand bien même devrait-on en
venir aux mains. Ce n’est qu’une fois l’alcool dissipé, souvent le
lendemain, que l’on revient sur ce qui a été dit pour prendre les meilleures
résolutions : « On délibère lorsqu’on ne saurait feindre ; on décide quand on
479
ne peut se tromper . » C’est que le cas grec ne se réduit pas à la
délibération et à la décision collective. En ce sens, il demeure une exception
(certes à relativiser) au sein même de l’Occident. Car ce qui fait le propre de
la démocratie grecque est sa capacité à remettre en question l’ordre naturel,
donné par les dieux et inscrit dans les institutions. La loi des ancêtres peut
être remise en cause par le logos qui introduit une faculté critique de
l’institué et de soi-même (c’est Hérodote qui affirme que les Perses et les
Égyptiens sont meilleurs que les Grecs) : d’où la co-originarité de la
philosophie et de la démocratie. Comme l’écrit Castoriadis, « dans le cadre
de l’Empire pharaonique, de l’Empire maya ou inca, aztèque ou chinois, ou
dans le royaume de Baïbar aux Indes, il peut être question de savoir s’il faut
ou pas faire telle guerre, s’il faut ou pas augmenter les impôts, la corvée des
paysans, etc., mais il n’est pas question de mettre en cause l’institution
480
existante de la société . » Cette vision binaire entre une Grèce autonome
et des sauvages enfermés dans leur hétéronomie est certes à relativiser, ne
serait-ce que parce que la religion continue d’être déterminante dans la
constitution de la démocratie athénienne, et parce que nous retrouvons des
éléments de philosophie à la même époque dans des sociétés non grecques
et a fortiori non occidentales, quand bien même elle serait souvent réservée
à une élite (par exemple chez les gaulois avec les druides ou chez les
indiens avec les brahmanes). Cependant, il demeure nécessaire de
distinguer les différentes formes de démocratie : la démocratie des sauvages
n’est pas la démocratie des Grecs qui n’est pas la démocratie des modernes
qui n’est sans doute pas la démocratie à venir. Il n’en reste pas moins que
l’on peut retrouver dans chacune des éléments qui nous permettent de
penser la démocratie dans toute sa complexité pour mieux envisager ses
potentialités. Si l’on prend comme critère commun le débat public, il est
notable de remarquer que les sociétés des sauvages valident leurs décisions
à condition de consensus voire d’unanimité. Ce critère peut alors être
considéré comme un facteur de démocratie authentique dans la mesure où il
supposerait l’assentiment de tous, alors que les démocraties postsauvages,
en favorisant le principe de majorité, ne feraient qu’entériner un rapport de
force défavorable aux minorités. En creux se dessinent en réalité différents
rapports de l’individu au collectif qui sont nécessaires à penser pour une
démocratie à venir.
Dans les sociétés sans État, et dans bien des sociétés dont la culture n’est
pas européenne, l’individu n’est pas perçu comme une entité indivisible et
indépendante. Le moi est toujours encastré dans des relations au point qu’il
en devient disséminé. Les autres constituent une propriété du « Je » et le
« Je » une propriété des autres dans une chaîne dont la densité diminue à
mesure que les cercles de relation s’élargissent. Dans cette perspective, il
n’existe pas à proprement parler de « propriété de soi » : le corps est avant
tout un corps social. Si le membre d’un clan est blessé, c’est toute la
communauté qui est affectée. S’il meurt, le deuil est partagé par tous dans
une forme de mort symbolique marquée par des rituels. Marcel Mauss, dans
L’Expression obligatoire des sentiments, montre ainsi que les sentiments
répondent à une temporalité précise liée aux coutumes du groupe : on ne rit
et ne pleure qu’en fonction d’un code préétabli. S’il n’y a pas
nécessairement de distinction entre ces expressions et leur sincérité, il n’en
reste pas moins qu’elles sont rarement empreintes de la spontanéité que l’on
retrouve chez les modernes. Cette adéquation entre l’individu et le collectif
s’introduit jusque dans les rêves qui attestent de l’appartenance à la
communauté : « Une fille nanai qui commençait à manifester une vocation
chamanique rapportait des rêves et chantait des chants qui ne
correspondaient pas à la géographie sacrée de son clan patrilinéaire. Son
père s’en émut et commença à suspecter que cette fille n’était pas son
enfant légitime. Devant l’évidence onirique, sa femme n’eut d’autre choix
481
que de lui avouer l’origine adultérine de l’enfant . » Cette prévalence du
Tout qui traverse les individus jusque dans leur intimité la plus profonde
constitue sans doute une marque essentielle de l’ontologie sociale des
sauvages. Comme le remarque Pierre Clastres, « la propriété essentielle
(c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer
un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire
l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est
de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui
nourrissent la vie sociale, dans les limites et la direction voulues par la
482
société ». Cette forme de holisme radical permet de banaliser le sacrifice
de ceux qui sont susceptibles de constituer un poids voire un danger pour la
survie de la communauté, comme les vieillards ou les nourrissons. Cet
impératif vital en vient à imprégner la culture au point qu’il peut être
détourné de sa finalité première pour justifier des actes arbitraires. C’est
ainsi par exemple que des anthropologues ont pu rapporter de la tribu aché,
qui vécut au Paraguay jusque dans les années 1960, que des enfants
pouvaient y être tués parce que de mauvaise humeur, ou enterrés vivants
483
parce que cela faisait rire les autres enfants . Pour autant, cette prégnance
des impératifs du collectif sur l’individu n’est pas vécue comme une
contrainte. Comme le remarque l’anthropologue Kirk Endicott à propos des
sociétés d’Austronésiens vivant de la chasse-cueillette, de l’essartage ou de
la pêche, « le conformisme des individus à la loi du groupe paraît fort, mais
est acquis selon les modalités douces d’une socialisation assumée
collectivement. La remarquable efficacité cohésive de celle-ci tient à la
cohérence idéologique et à la convergence normative d’un exercice pluriel
mais essentiellement tacite et détourné de l’autorité, qui entretient l’illusion
d’une grande liberté de choix laissée aux individus. Les unités de résidence
de ces petites sociétés se comportent de la sorte en “communautés
484
morales” ».
C’est cette anthropologie qui explique la centralité du consensus dans de
telles communautés. En effet, dans la plupart des sociétés primitives, les
décisions se prenaient sans qu’il y ait de vote. Marc Abélès décrit ainsi ce
type de processus dans la société Ocholo en Éthiopie méridionale :
Quand il juge que la réunion a suffisamment avancé, le grand dignitaire tente de synthétiser les
débats et d’émettre une proposition qui facilite la prise de décision. Il importe qu’une unanimité
se dégage au terme des délibérations. Au fil des interventions prend corps une véritable opinion
dominante qui s’affirme au point d’emporter tous les suffrages. Il n’y a pas de vote, il n’est pas
question de compter les voix. Il faut que le consensus se produise, faute de quoi il apparaît
préférable de clore l’assemblée et de reprendre le débat par la suite… L’assemblée n’équivaut pas
à une sommation d’individus citoyens. C’est ce qu’exprime clairement le mode de détermination
du consensus, où il n’est pas question d’additionner des voix. Ce qui importe avant tout, c’est de
485
dégager une véritable unanimité .

Si le vote est absent, existe-t-il des signes d’approbation individuels dans


ces sociétés sans État fonctionnant à l’unanimité ? Sherif El-Hakim, en
étudiant les prises de décision dans un village du Soudan en 1970 et 1971,
dégage trois modalités d’arrêt de la décision : soit quelques personnes
manifestent leur approbation, le reste pouvant rester silencieux, et la
décision est prise ; soit un brouhaha se fait entendre en signe de contestation
et la réunion est interrompue ; soit des désaccords sont exprimés pour faire
entendre d’autres propositions qui peuvent faire l’objet de l’unanimité, alors
la décision est prise, ou être contestées, alors la réunion s’arrête. Dans tous
les cas, c’est une solution censée être acceptée par tous qui prévaut, mais le
consensus ne devient possible que parce qu’il est apparent : il existe
souvent une partie de l’assemblée en désaccord qui néanmoins accepte la
486
décision pour plusieurs raisons . Tout d’abord, ces assemblées peuvent
être traversées par des rapports de force : les plus faibles acceptent alors la
décision des plus forts par peur de rétorsion. Dans les sociétés qui
pratiquent la décision à l’unanimité, il est généralement admis que toutes
les voix ne se valent pas, d’où d’ailleurs le rejet du vote : un vieux sage est
487
plus important à écouter qu’un jeune sans expérience . Ensuite, la
contestation peut paraître illégitime ou excessive et susciter une réprobation
générale (en raison du temps de discussion passé, du poids des valeurs ou
traditions, etc.).
Cette tradition du consensus a été largement oubliée en Occident dès
l’Antiquité au profit du vote et de la division entre majorité et minorité. Elle
peut néanmoins faire l’objet d’une réhabilitation dans la mesure où elle
permettrait à la démocratie de se ressourcer à ses origines. C’est le propos
par exemple de Nelson Mandela, qui explique comment la palabre que l’on
retrouve dans les réunions tribales de la société thembu a pu influencer sa
notion de politique :
Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il
pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté,
chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens
parlaient sans être interrompus et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait pour
fondement la liberté d’expression. […] Les réunions duraient jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une
sorte de consensus. Elles ne pouvaient se terminer qu’avec l’unanimité ou pas du tout. Cependant,
l’unanimité pouvait consister à ne pas être d’accord et à attendre un moment plus propice pour
proposer une solution. La démocratie signifiait qu’on devait écouter tous les hommes, et qu’on
devait prendre une décision ensemble en tant que peuple. La règle de majorité était une notion
488
étrangère. Une minorité ne devait pas être écrasée par une majorité .

Dans la même perspective, l’anthropologue David Graeber avance que


les sociétés égalitaires ont toujours préféré le consensus au vote majoritaire
dans les processus de décision. Dans ces sociétés où les gens se
connaissent, il n’existe pas d’autorité qui permettrait d’imposer la décision
de la majorité sur la minorité, et il est beaucoup plus sûr de parvenir à un
accord mutuel que d’ouvrir la voie à une compétition potentiellement
destructrice. En effet le vote, en ne prenant pas en compte certaines voix,
peut conduire à l’humiliation et finalement à la dissolution de la
communauté. Il ne faut pas oublier que des communautés, comme la Cité
d’Athènes, où le vote est largement répandu sont des sociétés très
compétitives où le propre du citoyen est d’être armé, ce qui lui donne un
certain poids dans la possibilité de faire valoir son opinion. Lorsque
Xénophon évoque dans l’Anabase l’armée de mercenaires grecs perdus en
Perse, qui dépourvue de chef décide d’en désigner un par vote, on conçoit
aisément que même un rapport de force relativement équilibré de type
40/60 ne conduirait pas à une remise en cause du scrutin sous peine de
probable autodestruction. Cet idéal du consensus, quand bien même peut-il
ponctuellement constituer un horizon désirable, n’en demeure pas moins
problématique souvent pour les raisons même qu’il est recherché. Il
dissimule en effet bien souvent des rapports de force qui peuvent être en
faveur d’une minorité qui a du pouvoir (économique, symbolique) ou d’une
majorité pouvant exercer une pression sur les individus, comme il peut
consacrer des vétos minoritaires qui s’imposent à la majorité, mettant en
danger la perpétuation d’une société qui ne serait plus capable de prendre
des décisions. Un des exemples les plus frappants d’un tel processus dans la
modernité politique est le liberum veto (du latin « J’interdis librement ») qui
prévalait au parlement de la République des deux nations (réunissant dans
un même État la Pologne et la Lituanie) entre 1652 et 1791. Il s’agissait
d’une règle d’unanimité où n’importe quel député pouvait interrompre la
session en cours en criant « Nie pozwalam ! » (en polonais : « Je n’autorise
pas ! »). Ce pouvoir était justifié par le fait que les aristocrates qui
constituaient ce Parlement étaient tous égaux entre eux. Pendant plus d’un
siècle, la plupart des réformes furent ainsi bloquées, conduisant à la fois au
conservatisme et à la fragilisation des institutions. Plus largement,
l’idéalisation du consensus est susceptible de conduire à la négation du
conflit et de la pluralité au profit d’une pensée unique, comme l’a bien
montré George Orwell en commentant Les Voyages de Gulliver de Swift :
Les Houyhnhms, nous dit Swift, étaient unanimes sur presque tous les sujets. La seule question
qu’ils eussent jamais discutée était l’attitude à adopter envers les Yahous. À part cela, il n’y avait
rien à discuter, car ou bien la vérité se présentait comme une évidence, ou bien elle n’avait aucune
importance et était impossible à découvrir. Le langage des Houyhnhms, paraît-il, n’avait aucun
mot pour opinion, et, dans leur conversation, il n’y avait pas de différence de sentiments. En fait,
ils avaient atteint ce niveau supérieur de l’organisation totalitaire où le conformisme est si général
489
qu’il n’y a même pas besoin d’une police …

En réalité, ce qui peut toucher les modernes concernant le consensus des


sociétés primitives ne concerne pas tant l’unanimité restituant
symboliquement la voix d’une communauté non divisée que la prise en
compte de la totalité des volontés et leur performativité dans le concert
duquel résultera la décision finale. Autrement dit, ce qui interpelle le
moderne dans le consensus, c’est le pouvoir que pourraient retrouver les
individus sur leur destin collectif en participant à des prises de décision qui
ne soient pas confisquées par des représentants, des bureaucrates ou des
experts. Cet intérêt des modernes n’est cependant pas celui des sauvages
pour qui ce qui importe avec le consensus n’est pas tant le pouvoir de
chacun et l’accord des singularités que l’unité de tous et l’expression
indéfectible de l’Un. Aussi la dogmatique du consensus doit-elle être
relativisée pour éviter tout conservatisme et conformisme. Si des processus
peuvent permettre des inclusions et des gradations permettant une
expression collective approchant l’unanimité, il peut bien y avoir aussi des
majorités ou des minorités et différentes manières d’exprimer son opinion
comme le vote. Ce qui compte en dernière instance est l’égale prise en
compte des voix et la possibilité d’un dissensus dont la fonction critique
permette des remises en question constructives.
Si l’on convient que les sauvages peuvent délibérer et prendre des
décisions en communauté, ils ne connaissent pas pour autant la
représentation qui est devenue un criterium de nos démocraties libérales. En
cela, elles interrogent une catégorie qui ne va pas de soi, celle de
représentant politique, et nous amène à concevoir à nouveaux frais des
formes de délibération et de décision en commun sans faire l’impasse des
e
acquis propres à la constitution du sujet moderne. Jusqu’aux XVII et
e
XVIII siècles, ce ne sont pas les élections mais le tirage au sort qui est
associé à la démocratie : le tirage au sort suppose que tout citoyen est
également capable de prendre part à la conduite des affaires publiques. La
politique n’est pas une affaire de science mais d’opinion. L’élection est
alors conçue comme une procédure aristocratique : il s’agit de désigner le
meilleur. C’est pourquoi l’élection est antidémocratique pour les Grecs :
elle ne sert qu’à désigner des spécialistes (des stratèges aux constructeurs de
navires). L’élection et le tirage au sort sont des procédures qui vont
cohabiter tout au long du Moyen Âge mais la modernité va voir triompher
la première. L’élection apparaît pour les révolutionnaires comme une
procédure allant de soi et ne fait pas débat. On peut penser que cette éclipse
du tirage au sort, symptôme d’une mise à l’écart des possibilités de la
démocratie qui ne s’entendait qu’au sens où elle devait être directe, était
due à des conditions physiques : les États étaient désormais trop grands, les
populations trop nombreuses, etc. En réalité, le tirage au sort demeurait tout
à fait réalisable. Comme le remarque Bernard Manin dans son ouvrage
désormais classique Principes du gouvernement représentatif, « rien
n’empêchait, techniquement, d’instituer un tirage au sort à plusieurs degrés,
d’abord au sein de petites unités, puis ensuite parmi les noms déjà tirés au
sort au degré inférieur. Il est plus remarquable encore qu’on n’ait pas songé
à employer le sort pour la désignation des autorités locales. Les villes,
bourgs ou même départements et comtés des XVIIe et XVIIIe siècles n’étaient
pas beaucoup plus vastes, ni peuplés, que l’Attique et l’Antiquité ou la
Florence de la Renaissance. Les fonctions locales ne présentaient sans doute
pas un très haut degré de complexité. Or jamais les révolutionnaires
américains ni français n’ont envisagé d’attribuer les charges locales par
490
tirage au sort ». Pourquoi ? En réalité ce n’est pas dans les conditions
matérielles qu’il faut comprendre la mise à l’écart du tirage au sort, mais
dans la croyance en une nouvelle forme de légitimité politique : il est
désormais inconcevable de faire l’impasse sur la volonté des individus qui
est associée à un pouvoir de contrôle. Élire, c’est choisir et avoir la
possibilité de consentir, alors que le sort exclut toute possibilité de choix et
donc fragilise la légitimité du consentement. Cependant, dans le cadre d’un
régime représentatif, élire a une dimension aristocratique : il s’agit de
choisir le meilleur individu qui sera en charge de délibérer et de décider des
lois à la place du mandataire. L’élection comme procédure de
représentation part ainsi paradoxalement de la volonté de l’électeur pour y
substituer immédiatement celle de l’élu, constituant comme seule sanction
la non-reconduction du mandat. D’autre part, l’élection entérine l’idée que
la politique est une affaire de science et non d’opinion, consacrant l’idée
que la représentation, assimilée à la démocratie, est affaire de
professionnels. D’où la sentence implacable de Proudhon : « Ignorance ou
impuissance, le Peuple, d’après la théorie démocratique, est incapable de se
gouverner : la démocratie, comme la monarchie, après avoir posé comme
principe la souveraineté du Peuple, aboutie à une déclaration de l’incapacité
491
du Peuple ! » Pourtant, comme la mise à l’écart du tirage au sort n’était
pas liée à des conditions d’échelle, les formes de démocratie directe de
sujets politiques délibérant et décidant des lois ne sont pas impossibles dans
les sociétés modernes. Pendant les révolutions française et américaine, on
492
retrouve par exemple dans les sections de Paris et dans d’autres villes, y
compris aux États-Unis comme à Boston, l’organisation d’assemblées de
500 à 5 000 personnes qui délibèrent et décident des politiques publiques à
mener concernant la construction ou l’entretien de la voirie, les taxes, l’aide
aux pauvres, les terres, etc. Ce qui importe est avant tout de constituer les
conditions politiques (par des formes de fédéralisme s’appuyant sur un
principe de subsidiarité horizontale) et les conditions économiques (qui
permettent aux sujets d’avoir le temps de s’occuper de la chose publique)
permettant une telle démocratie. L’enjeu consiste alors à conjurer toute
forme d’une réappropriation exclusive par certains, qu’il s’agisse de
permanents ou de porte-parole. Marc Ferro a bien montré dans le processus
de bolchevisation des soviets ce qui se passe avec l’introduction d’un
permanent. Dès lors que des individus sont nommés de manière permanente
pour gérer une assemblée, il y a confiscation du pouvoir qui démobilise les
individus : « Les gens sont là, ils parlent. Puis vient le permanent ; et les
gens viennent moins493. » Non moins problématiques sont les figures du
porte-parole ou du traducteur, qui connaissent un regain d’intérêt avec la
question de la représentation des non-humains. Le porte-parole, pour
pouvoir paraître légitime aux yeux de ses mandants, doit donner
l’impression de s’effacer derrière le groupe : ici la modestie est un signal
d’engagement total qui permet de renforcer son pouvoir. Pour pouvoir dire
« je suis le groupe », il doit d’abord dire « je ne suis rien sans le groupe ». À
partir de cette position, il est en mesure de produire ce que Bourdieu appelle
un « effet d’oracle » : « C’est en s’annulant complètement au profit du Dieu
ou du Peuple, que le sacerdoce se fait Dieu ou Peuple. C’est lorsque je
deviens Rien – et parce que je suis capable de devenir Rien, de m’annuler,
de m’oublier, de me sacrifier, de me dévouer – que je deviens Tout. Je ne
suis rien que le mandataire de Dieu ou du Peuple, mais ce au nom de quoi je
494
parle est tout, et à ce titre je suis tout . » Cet effet d’oracle permet ainsi de
transformer l’autorité anodine d’un individu en autorité officielle appelant à
l’obéissance : au nom de ce qui nous dépasse tous, je suis investi d’un
pouvoir qui me permet de vous donner un ordre légitime. Une telle
substitution peut tout aussi bien se retrouver chez le traducteur (par exemple
des non-humains) qui devient alors ventriloque, comme le souligne
l’anthropologue Tim Ingold : « Tandis que le traducteur exprime la parole
d’un autre mais dans sa propre langue, le ventriloque projette ses propres
mots sur un objet muet tout en créant l’illusion que c’est l’objet lui-même
495
qui parle . » Plusieurs formes de procédures permettant la délibération et
la décision en assemblées existent, comme des formes de contrôle
permettant aux mandataires d’exercer une autorité sur le mandant devant
rendre des comptes au regard de la mission qui lui est confiée496. La
méthode du spokescouncil est aussi réputée pour son efficacité à prendre
des décisions par consensus avec des centaines voire des milliers de
participants : ce modèle organisationnel repose sur plusieurs groupes de
travail qui nomment des délégués se réunissant au milieu de l’assemblée qui
peut les écouter restituer le contenu des délibérations des groupes. Les
délégués discutent alors afin de prendre des décisions par consensus sous
les yeux du collectif. On observe alors une relation de résonance entre les
individus et le projet collectif qui permet d’imprimer une dynamique
efficace au mouvement. C’est dans cette perspective conjointe de
délibérations et de prises de décision directe, ainsi que par le strict contrôle
des mandatés qu’il devient possible de remettre à sa place l’expert qui n’est
jamais qu’une figure parmi d’autres composant l’objet politique. Comme
497
l’a montré James Surowiecki avec la notion de « sagesse des foules », la
perception et la résolution d’un problème sont plus efficaces par un collectif
délibérant marqué par la diversité de ses membres (y compris profanes) que
par n’importe quel individu se prétendant expert.

Commun, égalité et liberté

Benjamin Constant, dans une célèbre conférence prononcée au cercle de


l’Athénée en 1819 intitulée « De la liberté des anciens comparée à celle des
modernes », comparait la liberté de la modernité libérale à la liberté telle
que l’on pouvait la concevoir dans les sociétés de l’Antiquité. À bien des
égards, la liberté des anciens qu’il caractérise se retrouve dans la liberté des
sauvages telle que nous avons pu la comprendre jusqu’ici. Voici en
substance la manière dont il conçoit la différence entre les deux libertés :
« Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les
citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but
des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment
498
liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances . » Ces
portraits brossés par Benjamin Constant frisent certes la caricature, creusant
une dichotomie qui est à nuancer dans la mesure où nous retrouvons des
éléments de ce qu’il appelle la liberté des modernes chez les anciens et
inversement. Il n’en demeure pas moins que son exposé a le mérite de
pointer le danger d’une illusion : celle qui voudrait transposer la liberté des
anciens, souvent idéalisée, dans les sociétés contemporaines en ne prenant
pas acte de l’histoire et de l’évolution des mœurs qui ont conduit à la
naissance d’autres formes de libertés. C’est pour lui l’erreur des théories
politiques d’un Rousseau ou d’un Mably qui sacrifient les droits individuels
sur l’autel de l’intérêt collectif et ont pu conduire des politiques à justifier la
Terreur lors de la Révolution française. Le spectre d’une telle illusion peut
se retrouver aujourd’hui avec les sauvages et non plus les anciens, sur fond
de crise écologique : il s’agirait de revenir à des communautés archaïques et
localisées, revenir à la fusion avec Gaïa la terre-mère, revenir à une forme
de spiritualité animiste tenant lieu de politique, etc. La conception des
peuples primitifs ou des peuples autochtones est bien souvent idéalisée par
les lunettes modernes, comme c’est souvent le cas des Occidentaux avec les
religions orientales. Il n’en demeure pas moins que le jugement des
modernes est capable de sélectionner de manière critique dans ces traditions
des éléments susceptibles d’ouvrir des brèches vers d’autres futurs. La
liberté libérale d’un Constant n’est plus à la hauteur des enjeux de l’époque,
si tant est qu’elle le fut un jour. Marquée par une anthropologie où
l’individu est isolé et motivé par ses seuls intérêts, elle pose d’emblée la
nécessité de se détacher de ses liens, sans voir que l’existence de ces
derniers constitue un préalable nécessaire pour ensuite distinguer les liens
qui aliènent de ceux qui libèrent. Elle consacre ainsi la propriété privée et
l’État souverain comme autant d’institutions qui dénient la capacité pour les
individus d’agir collectivement pour décider et gérer ce qui relève du
499
commun . Le propre des humains et de la politique est de pouvoir choisir
500
parmi un grand éventail d’organisations sociales mais ce choix est
toutefois limité par certaines conditions sociales historiques : il aurait été
pour le moins compliqué pour les Gaulois d’instaurer un régime national-
socialiste non moins que pour des Incas de choisir un modèle social-
démocrate chrétien. La notion d’égalité des Lumières par exemple résulte
de sources complexes (Grèce antique, judaïsme, christianisme) qui ne se
réduisent pas à une critique indigène. Il ne s’agit pas de revenir à la
communauté des sauvages, qui pèserait comme une contrainte
insupportable pour les individus, mais de concevoir ce que Pierre-Joseph
Proudhon appelle une « raison collective », où la liberté des uns ne trouve
pas une limite dans celle des autres, mais au contraire un auxiliaire, de telle
sorte qu’individu et société se soutiennent l’un l’autre. L’une des
illustrations les plus radicales de cette conception de la liberté se retrouve
notamment dans l’engagement de George Orwell, prêt à sacrifier sa vie lors
de la guerre civile espagnole de 1936. Soucieux avant tout de cultiver son
jardin en Angleterre, c’est dans la perspective de préserver son mode de vie
ordinaire menacé par le nazisme qu’Orwell va s’engager. Il pouvait ainsi
affirmer à son retour : « La primauté du politique était nécessaire, mais dans
le but ultime de mieux protéger les valeurs non politiques. » Cette condition
réciproque de la liberté individuelle et collective est similaire à l’égalité et
la liberté qui dans la tradition libérale sont souvent opposées. Cornelius
Castoriadis, dans la lignée du socialisme libertaire, est de ceux qui ont le
mieux synthétisé leur complémentarité via la notion d’autonomie :
« L’autonomie des individus, leur liberté (qui implique, bien entendu, leur
capacité de se remettre en question eux-mêmes), a aussi et surtout comme
contenu l’égale participation de tous au pouvoir, sans laquelle il n’y a
évidemment pas de liberté, de même qu’il n’y a pas d’égalité sans
501
liberté . » L’autolimitation qui permet l’autonomie relève alors d’une
décision propre aux individus et aux collectifs prenant en considération leur
interdépendance avec des altérités – y compris non humaines – qui
permettent l’existence du monde. Cette autolimitation n’est pas tant une
contrainte qu’une ouverture aux possibles dans la mesure où les relations
qu’elle permet constituent la condition vitale à tout développement de la
liberté. Dans le prolongement de la philosophie de Bakounine, il est alors
possible d’affirmer que la liberté des autres étend la mienne à l’infini,
soutenue par l’existence des êtres qui peuplent le monde passé, présent et à
venir.
Conclusion

Le politique au-delà de la conjuration et de la domestication

Hegel l’avait clairement formulé dans ses Leçons sur la philosophie de


l’histoire : il ne saurait y avoir d’Histoire avant la création de l’État. Mais
alors que se passe-t-il pour ces sociétés dépourvues de cet appareil qui
permettrait le progrès ? La question ne se pose pas. Parce qu’elles n’ont pas
conscience d’elles-mêmes et parce qu’elles ne sont pas rationnelles, elles ne
sont pas réelles. Et pourtant elles doivent bien pouvoir nous dire quelque
chose sur le rapport à l’histoire, quand bien même ce serait la négation de
celui qu’on connaît.
Pour les Guayaki, la naissance est vécue comme un drame. L’ordre de
l’univers se trouve déséquilibré par la nouvelle venue et il est urgent de
rétablir l’ordre par le rituel adéquat : l’enfant est posé sur le sol, un homme
verse de l’eau froide sur son corps, et une femme le soulève pour le
réchauffer. Ce rituel de naissance où le nouveau-né connaît un mouvement
ascendant réitère le mouvement qu’ont connu les Indiens dans leur mythe
du passage de l’animalité à l’humanité, où sortant de leurs terriers ils se
sont élevés en grimpant les parois qui les menaient à l’air libre. Pour les
Guayaki, la naissance d’un être est la négation d’un autre, en l’occurrence
le père qui doit pour survivre, en échappant au jaguar, compenser sa mort
par une autre en chassant un animal. Cette nécessité de conserver un
équilibre sans cesse mis en danger par l’irruption de la nouveauté se
retrouve jusque dans le mythe de l’origine du monde des Guayaki. Aux
commencements, le soleil était omniprésent et desséchait la terre. Un jour,
le fils non initié d’un homme brisa la marmite de Baïo malgré ses mises en
garde. Le soleil disparut alors, la lumière ne réapparaissant que lorsque la
cire de choa fut jetée au feu. Le jour et la nuit se suivirent alors dans un
ordre équilibré qui ne devait pas bouger. Mais c’était sans compter
l’irruption chaotique du grand jaguar bleu, terrible habitant du ciel qui vint
perturber l’ordre cosmique en voulant dévorer la lune et le soleil. Il fallut
alors à tout prix l’effrayer pour empêcher que la nuit ou le jour ne règne à
jamais, ce qui signerait la fin du monde. Les femmes jetèrent au feu des
roseaux qui explosèrent et les hommes frappèrent la terre avec leurs haches,
non seulement pour ne pas être dévoré mais aussi et surtout pour préserver
l’équilibre cosmique. De manière similaire, le célibataire qui le demeure
alors qu’il pourrait prendre femme est susceptible d’introduire le chaos dans
la société : il est comme le jaguar bleu. C’est la conjuration de l’irruption de
tout ce qui peut changer les attributs donnés de l’ordre qui est en jeu. La
société s’autosuffit à elle-même et doit d’évertuer à intégrer l’hétérogène,
l’inattendu, l’étranger sans que cela représente un danger pour la survie de
la communauté, auquel cas la stratégie de défense préventive commanderait
son élimination. Ainsi, comme le souligne Descola, les collectifs ne peuvent
« entrer en rapport qu’avec eux-mêmes : chacun d’eux étant coextensif au
monde et capable d’accueillir en son sein tout ce qu’il contient, aucun
partenaire digne d’une relation authentique ne saurait exister hors de lui,
tout au plus des collections brouillonnes d’existants mal connus dont il faut
contenir les poussées sporadiques ou réduire le chaos en les absorbant dans
502
l’ordre sociocosmique où leur place était déjà aménagée ». Au sein de cet
ordre naturel où les volontés doivent veiller à ne pas briser les fils qui les
relient au monde, il n’est pas imaginable de concevoir la production ou le
travail comme acte de création : tout a déjà été créé et il faut veiller à
maintenir l’équilibre de la création. Les artefacts ne sont donc pas créés
ex nihilo mais sont des « sujets transformés qui conservent certains de leurs
503
prédicats ontologiques d’origine ». Les humains ont alors un rôle
d’« accoucheurs de quasi-congénères, non de créateurs autonomes
d’objets504 ». Ils ne produisent ainsi pas de la valeur à proprement parler
mais reproduisent la valeur qui leur est déjà donnée par les Ancêtres ou par
les dieux qui leur tiennent lieu de religion. Toute leur activité est tournée
alors vers ce but : conserver l’équilibre précaire garanti par cette valeur.
Aussi le sujet ne prétend-il pas à une accumulation de connaissances qui
serait motivée par un manque à combler dû à une confrontation à l’inconnu.
Ce n’est pas au sujet de connaître la totalité car la totalité est déjà connue
par les dieux et les Ancêtres. Ce sont eux (l’Autre) qui savent et mettent la
totalité en sens : dans cette perspective, tout élément du réel est introduit
dans un ordre déjà là qui est en mesure d’embrasser à partir de sa logique la
totalité. Parlant des Dinka, Lienhardt peut ainsi dire que « leur monde n’est
505
pas pour eux un objet d’étude, il est un sujet actif ». Pour eux, « les
expériences subjectives d’intuitions empiriques apparaîtront comme des
attributs ou des “pouvoirs” des objets perçus. De sorte que pour les Dinka,
506
c’est la maladie qui attrape l’homme ». Nous retrouvons alors dans les
tribus animistes un refus de la transmission cumulative et l’impératif de
reproduire à l’identique les conditions d’existence permettant les relations
entre humains et non-humains. James Scott remarque notamment que dans
beaucoup de sociétés sans État, les histoires lignagères sont courtes,
tronquées voire ignorées de manière à mettre les groupes de parenté sur un
pied d’égalité. C’est en cela aussi qu’elles peuvent être considérées par les
États comme des sociétés sans histoire. « Mais ce à quoi nous avons affaire
ici est une pratique de désaveu des histoires qui légitiment le statut social
afin d’empêcher à titre préventif l’émergence de hiérarchies et la formation
de l’État qui d’ordinaire les accompagnent507. » Ce « lissage » des histoires
lignagères particulières est cependant à relativiser dans la mesure où il est
inversement proportionnel au poids général des ancêtres comme garants du
fondement social. Comme le remarque Descola, chez les modernes, « les
morts sont des pantins complaisants que l’on convoque pour des affaires qui
ne les concernent plus, non des despotes encore vifs qui régentent la vie
508
quotidienne ». En effet, dans les sociétés sans État, la communauté ne se
représente pas l’ancêtre comme un parent qui peut être individualisé, d’où
la faillite de l’interprétation psychanalytique à leur égard. Comme l’a
souligné Baudrillard, « dans une société soumise à la loi de l’ancêtre, il n’y
a aucune possibilité pour l’individu de tuer ce père toujours déjà mort et
toujours encore vivant dans la coutume des Anciens… Prendre sur soi la
mort du père ou individualiser la conscience morale en réduisant l’autorité
paternelle à celle d’un mortel, d’une personne substituable, séparable de
l’autel des ancêtres et de la “coutume”, ce serait sortir du groupe, s’en
509
prendre aux fondements de la société tribale ». Le rapport au temps
pratique que l’on retrouve dans le rapport aux histoires lignagères est donc
à distinguer du temps historique que l’on retrouve dans le rapport aux
ancêtres. Le premier ne souffre pas l’accumulation, le second la mise en
sens positive du nouveau. Le premier veille à l’équilibre, le second au
fondement qui le permet.
Qu’est-ce donc qui inhibe le surgissement du nouveau conçu de manière
progressif et positif ? Claude Lefort, dans son article « Sociétés “sans
histoire” et historicité », émet l’hypothèse suivante : pour comprendre le
phénomène, il est nécessaire de « relier un mode d’historicité et un mode de
510
socialité ». En effet, dans les sociétés primitives, les individus se
définissent par rapport à leurs liens de dépendance : chacun est défini en
vertu de sa place dans le village ou la famille, identifié dans une certaine
catégorie qui lui confère des droits et des devoirs. Le blanc, figure de
l’altérité radicale, n’est pas classable. Il « a été souvent considéré au
moment de son apparition, non pas comme un homme mais comme un
511
fantôme ». Cette représentation de la société par elle-même comme un
Tout dont les composantes sont clairement identifiées et interdépendantes
laisse peu de marge à une ouverture vers l’inconnu. Cet inconnu se figure
chez Lefort comme la possibilité d’« une absence de relation512 »
inversement proportionnelle à une trop grande proximité qui fermerait
l’horizon de l’avenir. Cette analyse a le mérite de pointer le fait que le mode
de socialité comme totalité fermée a tendance à conjurer l’altérité radicale
entendue comme nouveauté, mais elle confond son opposé que serait une
socialité ouverte avec une absence de relation. Ce n’est pas parce que la
socialité est caractérisée par moins d’interdépendances qu’elle conçoit
l’histoire comme un futur sur lequel elle a prise : en témoignent les sociétés
libérales contemporaines marquées par des liens faibles et qui ne
conçoivent pas non plus la possibilité d’une altérité radicale. La fin de
l’histoire et le « there is no alternative » sont tout aussi significatifs de
sociétés travaillées par l’absence de relation. Ce n’est pas tant
l’interdépendance entre les individus que la représentation de la société par
elle-même qui détermine le rapport à l’histoire. Un certain type de socialité
peut ainsi être associé à différents types d’imaginaires qui vont conditionner
le rapport à l’histoire : une communauté fermée aux forts liens
d’interdépendance, comme une secte millénariste, peut être tout entière
tournée vers l’altérité radicale entendue comme rédemption apocalyptique.
Autrement dit, la socialité ne saurait avoir de valeur explicative que si elle
est comprise dans l’imaginaire qu’elle se donne.
C’est cet imaginaire qui, en excédant toujours les conditions sociales
dont il émerge, permet à une société de s’envisager comme actrice, fût-elle
sans État, comme en témoigne la dimension théologique de la hula qui
renvoie à l’appropriation des pouvoirs de commencement. La hula
hawaïenne, danse qui avait lieu à l’occasion des naissances et de la
célébration du retour du dieu Lono réapparaissant chaque année pour faire
renaître le monde, est significative de la mise en sens de la nouveauté dans
les sociétés sans État. Il existe ainsi quelque chose qui relève de l’histoire
dans le phénomène de la naissance, commencement absolu et radical s’il en
est, et dont la dimension religieuse fait déjà l’objet d’une forme de
réappropriation du pouvoir divin de création. La hula des femmes exprimait
ainsi
une fonction générale de leur sexualité : celle qui consistait, précisément, à permettre de telles
translations entre le divin et l’humain ou, en termes polynésiens, entre l’état de tapu (tabou) et
celui de noa (libre). D’où l’ambiguïté fondamentale des femmes d’un point de vue théologique :
c’était par leur pouvoir de profaner le dieu qu’elles créaient les conditions mêmes qui rendaient
possible l’existence humaine. D’où aussi, en tant que partie de l’humanité, leurs pouvoirs de
subversion culturelle. La naissance elle-même, et celle d’un enfant royal en particulier, était l’une
des formes de cette aptitude à faire entrer le divin dans le monde des hommes. Aussi les
naissances chez les chefs étaient-elles de grandes occasions de hula, comme l’étaient les arrivées
et les séjours de nobles voyageurs. Et toutes ces exécutions de hula, y compris lors de la séduction
513
annuelle de Lono, avaient la même finalité générale : la domestication du dieu .

Il existe ainsi une ambivalence primordiale dans les sociétés sans État qui
peut être illustrée par la conception de la naissance : si elles sont marquées
par la volonté de maintenir l’équilibre d’un ordre sans cesse menacé par
l’irruption de l’Autre, il n’en demeure pas moins que cette confrontation à
l’Autre induit la possibilité de l’intégrer dans une cosmogonie où la société
en tant qu’auteur de son histoire décide de lui donner un sens positif et non
pas seulement négatif. Dès lors que la société ne se perçoit plus simplement
comme un sujet habitant le monde mais comme un sujet qui peut le
transformer, l’histoire devient le terrain privilégié de l’homme.
L’émergence de l’État a ici sans doute précipité les choses en tant que
machine qui a cristallisé l’imaginaire de maîtrise du réel, devenant alors un
catalyseur de l’avenir. « Ainsi l’État est-il devenu cet accoucheur privilégié
de nos lendemains, investi de la mission entre toutes capitale, de figurer, de
donner corps de par ses ressources d’organisateur et ses virtualités
planificatrices, à la domination des hommes sur ce devenir dont ils savent
qu’il les constitue de part en part, et dont il leur faut désespérément essayer
514
de se concilier, à défaut de se soumettre, la force créatrice . » Ce n’est
cependant pas tant l’État qui s’est mis à faire l’histoire que la société qui, en
créant l’État, s’est représentée à travers lui comme actrice historique, avec
les tensions voire les conflits toujours sous-jacents entre État et société. Cet
imaginaire social a trouvé son point d’acmé aux débuts de la modernité, où
le rapport au temps est d’autant plus tourné vers le futur que le grand
homme n’est plus loué comme un exemple pour ce qu’il a fait mais pour ce
qu’il a anticipé. Ainsi lorsque l’Académie décide de remplacer en 1758 les
concours d’éloquence par l’éloge des hommes célèbres, ce n’est pas à la
manière des anciens, où comme pour Plutarque il s’agit de donner une leçon
d’art de vivre avec une morale qui prépare à l’action, mais dans une
perspective où le grand homme, comme le remarque l’historien François
Hartog, « annonce un avenir que la théorie de la perfectibilité de l’humanité
devra permettre d’atteindre, grâce, notamment, à l’action des hommes de
génie. Au fond, la vie du grand homme raconte un moment d’accélération
du temps, qui se marque dans sa propre vie à lui (précocité du grand
515
homme) ». Peu à peu, cependant, la longue durée comme horizon, passé
ou futur, s’est peu à peu évanouie de notre concept d’histoire pour laisser
place à l’événement. L’injonction présentiste est désormais celle-ci : « il
faut faire événement », y compris pour prévenir, guérir ou commémorer
l’événement qu’est la catastrophe. Ainsi, « avec la démultiplication de
l’événement, c’est aussi et paradoxalement la croyance en l’Histoire qui se
trouve remplacée par une croyance en l’Événement, n’ouvrant que sur lui-
même et déclenchant aussitôt des flots de commentaires tautologiques516. »
En ce cas, l’événement pris dans ce présentisme ne serait-il pas significatif
d’un appauvrissement de l’expérience du sensible ? Le rapport au temps des
sociétés sans État est lié à des points de repère concrets et une expérience
dont la singularité ne permet pas d’être convertie en unité abstraite. Ce
rapport empirique au temps vaut tout autant pour l’espace, différant en cela
des modernes pour qui les lieux, les techniques, les aliments, doivent être
517
homogènes de manière à « être chez soi partout », ce qui les dispense
d’attention. Pour autant, il convient de distinguer ici différents régimes
d’expérience comme on peut distinguer différents régimes d’historicité. Les
propos du chef Touiavii sont éclairants lorsqu’il décrit le rapport du
Papalagui au cinéma : « Dans cette pièce sombre il peut, sans honte et sans
que les autres voient son regard, s’immerger dans une vie illusoire. Le
pauvre peut jouer au riche, le riche au pauvre, le malade peut s’imaginer en
bonne santé, le faible se croire fort. Chacun peut ici dans l’obscurité
absorber les images, pour vivre dans une vie factice ce qu’il ne vivra jamais
518
dans sa vie réelle ». Il est possible ici de faire du chef Touiavii un
précurseur de Guy Debord dans sa critique de la société du spectacle mais il
est possible qu’il se joue autre chose : ce qu’il n’admet pas, c’est
l’inadéquation entre le réel et le virtuel. L’ordre du réel est naturel et l’on ne
saurait le concevoir autrement, à moins de le travestir. Le moderne, lui, a
radicalement remis en cause la notion d’ordre naturel : tout devient
virtuellement possible, au point d’en oublier parfois le réel.
Pour Claude Lévi-Strauss, toutes les sociétés sont des sociétés dans
519
l’histoire qui ont des rapports différents au temps . Il n’est cependant pas
si simple de décorréler complètement le rapport au temps et l’histoire
entendue comme régime d’historicité. Pour autant, il est possible de
retrouver dans toute société des failles ou des brèches qui traversent ces
deux dimensions. Elles constituent des faisceaux de forces, pourrait-on dire,
centrifuges et centripètes, faisant naître des projections et des attractions à
partir d’elles-mêmes, dans des mouvements de compositions et de conflits,
à travers l’Histoire et la vie quotidienne, le perceptible et l’imperceptible.
Les brèches sont à la fois (et paradoxalement) toujours radicalement
nouvelles et dépendantes des failles qui les ont précédées, en vertu
notamment d’un processus d’association sélective et analogique que Daniel
Colson illustre par exemple en montrant comment les événements de la
commune de Paris ont rencontré les événements de la révolution
520
espagnole . Dans le même ordre d’idée, plusieurs historiens affirmèrent à
partir des années 1980 que la Constitution américaine, et notamment sa
structure fédérale, avait été inspirée en partie par la Ligue des six nations
iroquoises. Ce n’était pas un hasard si les révoltés de Boston s’étaient
déguisés en Indiens mohawks pour jeter le thé par-dessus bord. Ils
trouvaient dans les traditions des autochtones et dans leur conception de la
liberté et de l’égalité des échos et des inspirations tout aussi valables que les
521
classiques références à la tradition occidentale . Au-delà de l’objectivité
de l’Histoire et de la subjectivité des histoires il existe ainsi des brèches qui
ouvrent sur des mondes futurs riches des potentiels passés. Ces brèches, qui
sont autant d’appels aux possibles, introduisent alors le chaos pour
réenvisager l’ordre du temps, et par-là même l’ordre des choses.
Claude Lévi-Strauss, dans Tristes tropiques, affirmait ainsi la dimension
politique de l’anthropologie :
Si les hommes ne se sont jamais attaqués qu’à une besogne, qui est de faire une société vivable,
les forces qui ont animé nos lointains ancêtres sont aussi présentes en nous. Rien n’est joué ; nous
pouvons tout reprendre. Ce qui fut fait et manqué peut être refait : « l’âge d’or qu’une aveugle
superstition avait placé derrière [ou devant] nous, est en nous. » La fraternité humaine acquiert un
sens concret en nous présentant dans la plus pauvre tribu notre image confirmée et une
522
expérience, dont, jointe à tant d’autres, nous pouvons assimiler les leçons .

Si le terme « d’âge d’or » n’est sans doute pas le plus approprié, et si la


notion de « fraternité » n’augure pas nécessairement une société pacifiée
(les guerres fratricides sont parmi les pires), il n’en demeure pas moins en
effet que nous avons toujours à apprendre du sauvage qui demeure en nous.
Risquons-nous à aller plus loin : c’est sans doute parce que l’homme est
sauvage qu’il est homme. Le poète Gary Snider pouvait ainsi avancer que
« l’espèce humaine n’est pas une espèce domestiquée mais une espèce
sauvage. Nous le savons parce que nous constatons que personne ne
523
contrôle qui s’accouple avec qui, ni comment nous nous reproduisons ».
Cette constatation primaire entérinerait ainsi la dimension foncièrement
autonome de l’espèce humaine, certes interdépendante de son milieu mais
se soustrayant à toute volonté extérieure. Pour autant, l’espèce humaine a
pu créer en son sein des relations de domination et d’exploitation, voire de
réification comme c’est le cas avec les esclaves. C’est aussi la leçon des
sauvages : il n’existe pas de condition naturelle idyllique et toute société
doit composer avec ses parts d’ombre.
Nous avons vu dans nos développements les processus qui menaient à de
telles relations, mais aussi les mécanismes de leurs conjurations. Ces
conjurations ont en partie échoué avec la monopolisation du pouvoir
politique, du pouvoir économique et du pouvoir relevant de l’imaginaire.
L’État, la propriété privée et la religion ne sont pas des institutions
naturelles mais le produit d’une histoire. Ils ont charrié leur lot
d’oppressions et de servitude tout en contribuant à certaines formes
d’émancipation qui ont conduit à la modernité. D’où leur ambivalence qu’il
s’agit désormais de repenser à l’aune de nouvelles conjurations sauvages.
D’une certaine manière, l’espèce humaine a transposé dans ces institutions
le caractère sauvage qui la caractérise, les conduisant à devenir elles-mêmes
autonomes et échappant alors à leur sujet instituant. Tout l’enjeu consiste à
les domestiquer en reprenant le pouvoir sur elles. Elles ne seront plus alors
tout à fait ce qu’elles étaient. Que devient en effet l’État lorsqu’il ne
monopolise plus les décisions ? Que devient la propriété privée lorsqu’elle
est socialisée ? Que devient le monopole de l’imaginaire s’il fait l’objet
d’un partage pluraliste ? L’idée d’une réappropriation du politique par la
société semble buter sur le problème de l’échelle, qui plus est à l’aune
d’une mondialisation où les enjeux sont globaux. Pourtant les sauvages
demeurent instructifs à cet égard. Comme le soulignait là encore Lévi-
Strauss, « si l’ethnologue osait se permettre de jouer les réformateurs, de
dire : “voilà à quoi notre expérience de milliers de sociétés peut vous servir,
à vous, les hommes d’aujourd’hui”, il préconiserait sans doute une
décentralisation sur tous les plans, pour faire en sorte que le plus grand
nombre d’activités sociales et économiques s’accomplissent à ces niveaux
d’authenticité, où les groupes sont constitués d’hommes qui ont une
524
connaissance concrète les uns des autres ». Il est alors un point
fondamental pour envisager les possibles : l’égalité n’est pas inversement
proportionnelle à la taille. L’idée que plus un ensemble est grand plus il
nécessite et induit des inégalités est historiquement faux. En réalité, nous
pouvons trouver des traces d’inégalités parfois plus fortes dans des petites
communautés que dans de grands ensembles. Des mœurs inégalitaires
peuvent alors tout à fait cohabiter dans de petites structures organisées
politiquement de manière égalitaire, et inversement il est tout à fait possible
d’envisager de grandes structures organisées de manière hiérarchiques avec
des mœurs qui se veulent égalitaires. L’anthropologue britannique Robin
Dunbar a pu déterminer que le nombre maximum d’individus avec lesquels
une personne peut entretenir une relation humaine stable est d’environ
150 personnes. Au-dessus de ce nombre, la confiance mutuelle et la
communication ne suffisent plus à assurer le fonctionnement du groupe.
Rien n’empêche de penser des institutions fédérant des groupes à taille
humaine pour concevoir une réelle démocratie à échelle variable selon un
principe de subsidiarité horizontale. D’une certaine manière, ce n’est qu’à
un niveau global que de telles institutions peuvent désormais subsister, sous
peine d’imploser au sein d’un environnement défavorable. En ce sens, il
demeure à exploiter les richesses de ce que Charles Reeve appelle le
525
« socialisme sauvage » et plus particulièrement la tradition socialiste
libertaire qui développa cette idée d’un fédéralisme intégral, de Proudhon à
Bookchin, à la fois politique et économique. À cet égard, le mouvement qui
développe l’idée de commun(s), en concevant à nouveaux frais l’idée
d’autogouvernement, de polycentrisme et de gestion collective des
526
ressources, est plein de promesses s’il va dans ce sens .
C’est encore chez Proudhon que nous retrouvons la meilleure synthèse
critique de l’anthropologie de la modernité politique entendue au sens
hobbesien, comme un écho confirmant la conclusion de nos recherches :
Hobbes s’est trompé, en premier lieu, sur la religion, dans laquelle il a vu soit une institution d’en
haut, soit une invention des prêtres, et que nous regardons aujourd’hui comme la symbolique ou
formule primitive de la société et de la justice. Il s’est trompé sur la nature de la société, qu’il a
conçue comme le résultat d’une simple nécessité et d’un calcul d’intérêt, tandis qu’elle est aussi le
produit d’une faculté expresse de notre âme, qui nous y pousse en même temps que notre appétit
irascible nous pousse à la guerre. Il s’est trompé sur le caractère et l’essence de la paix, qu’il
définit négativement tout le temps qui n’est pas donné à la guerre. Il s’est trompé sur la guerre
elle-même, qu’il considère comme un état de malheur, l’antithèse du véritable droit. Il s’est
trompé, enfin, dans sa définition du droit, qu’il appelle, dans son acception absolue, la faculté
qu’a l’homme de tout faire, sans distinction de bien ou de mal, pour la conservation de son corps
ou de ses membres, et que nous regardons comme le respect de la dignité humaine, dans notre
527
personne et dans la personne de chacun de nos semblables .

En restituant la part d’endogène et d’exogène dans la création des


institutions, nous avons vu que l’ordre ne résulte ni stricto sensu de la
violence ni stricto sensu du contrat, mais de rencontres et d’agencements
issus de forces collectives qui tentent de persévérer dans leur être en se
frayant un chemin entre les rapports de force et le symbolique, les conflits
et la coopération. Cet ordre est sans cesse troublé par l’Autre comme
événement, donnant lieu à des créations, des domestications ou des
conjurations. Pierre et André Sauzeau, dans leurs travaux, ajoutent aux trois
fonctions des sociétés indo-européennes déterminées par Georges Dumézil
(souveraineté, guerre et production) une quatrième : celle qui relève de
528
l’ailleurs, de l’exclu, de la marge . Au vu de nos développements, nous
faisons l’hypothèse que cette fonction n’est pas autonome mais traverse les
autres, y compris celles que l’on retrouve dans les sociétés sans État, pour
configurer une certaine dynamique entre l’ordre et le désordre, la hiérarchie
et l’égalité, instillant des brèches dans un Tout jamais entièrement suturé.
Cette fonction, au gré des imaginaires et des rencontres, permet aux sociétés
humaines de se réagencer pour le meilleur ou pour le pire.
L’humanité, dans sa marche oscillatoire, tourne incessamment sur elle-même : ses progrès ne sont
que le rajeunissement de ses traditions ; ses systèmes, si opposés en apparence, présentent
toujours le même fond, vu de côtés différents. La vérité, dans le mouvement de la civilisation,
reste toujours identique, toujours ancienne et toujours nouvelle : la religion, la philosophie, la
529
science, ne font que se traduire .

Une société est capable de perdurer dans son être parce qu’elle réussit à
tenir le défi du politique : si nous sentons que la nôtre est au bord de
l’effondrement, c’est parce que nous n’avons pas réussi à redéfinir les
données du politique par un nouvel équilibre des forces induit par une
cosmogonie dont l’enjeu consiste à évaluer et sélectionner ce dont le passé
est porteur grâce aux forces imaginaires que porte le réel afin d’envisager
un futur plus juste. Comment dans ces conditions concevoir notre rapport à
l’histoire ? Ursula Le Guin, dans Danser au bord du monde, nous propose
de faire à nouveau un pas de côté en évoquant les peuples des Andes de
langue Quechua. Alors que pour nous l’avenir est devant nous et le passé
derrière nous, ce qui suppose pour apercevoir ce dernier de nous retourner,
pour eux le passé étant déjà connu se trouve logiquement sous leur nez. Le
futur ne pouvant être vu, il se trouve derrière leur dos. C’est par conséquent
530
en se retournant qu’ils sont susceptibles d’entrevoir où ils vont . D’une
certaine manière, ce raisonnement fait écho à cette philosophie politique de
l’histoire de Charles Péguy qui demeure plus que jamais d’actualité :
Une pleine révolution, il faut littéralement qu’elle soit plus pleine, s’étant emplie de plus
d’humanité, il faut qu’elle soit descendue en des régions humaines antérieures, il faut qu’elle ait,
plus profondément, découvert des régions humaines inconnues ; il faut qu’elle soit plus
pleinement traditionnelle que la pleine tradition même à qui elle s’oppose, à qui elle s’attaque ; il
faut qu’elle soit plus traditionnelle que la tradition même ; il faut qu’elle passe et qu’elle vainque
l’antiquité en antiquité ; non pas en nouveauté curieuse, comme on le croit trop généralement, en
actualité fiévreuse et factice ; il faut que par la profondeur de sa ressource neuve plus profonde,
elle prouve que les précédentes révolutions étaient insuffisamment révolutionnaires, que les
traditions correspondantes étaient insuffisamment traditionnelles et pleines ; il faut que par une
intuition mentale, morale et sentimentale plus profonde elle vainque la tradition même en
traditionnel, en tradition, qu’elle passe en dessous ; loin d’être une super-augmentation, comme
on le croit beaucoup trop généralement, une révolution est une excavation, un approfondissement,
531
un dépassement de profondeur .

Aldous Huxley, dans Le Meilleur des mondes, raconte le voyage des


protagonistes dans une réserve de sauvages au Nouveau-Mexique. Les
résidents sont animistes et pratiquent le sacrifice, en marge de la civilisation
qui les a oubliés. John est l’un d’entre eux et, désireux de connaître le
« nouveau monde merveilleux », s’y rend avant de constater avec horreur
que ses habitants sont en réalité « domestiqués ». Il décide alors de se
réfugier seul dans un phare avant de s’y pendre. Aldous Huxley est
néanmoins revenu sur cette analyse pessimiste tant en ce qui concerne la
société contemporaine que la destinée du sauvage. Dans une préface de
1946, quatorze ans après la parution de son roman dystopique, il affirmait
ainsi :
Si je devais réécrire maintenant ce livre, j’offrirais au sauvage […] la possibilité d’une existence
saine d’esprit chez une communauté d’exilés et de réfugiés qui auraient quitté Le Meilleur des
mondes […]. Dans cette communauté, l’économie serait décentraliste, à la Henry George, la
politique kropotkinesque et coopérative, la science et la technologie seraient utilisées comme si,
tel le Repos Dominical, elles avaient été faites pour l’homme, et non […] comme si l’homme
532
devait être adapté et asservi à elles .

Il aurait pu aller plus loin en imaginant la possibilité pour les sauvages de


transformer avec les civilisés le meilleur des mondes. Mais encore aurait-il
fallu, comme il le note dans son Retour au Meilleur des mondes, qu’ils
533
conçoivent leur désir de vraiment agir en ce sens .
Remerciements

Ce travail a pu d’abord voir le jour grâce à la confiance renouvelée de Laurent de Sutter. Il est
aussi le fruit de rencontres et discussions avec de nombreuses personnes parmi lesquelles Gwénaël
Glâtre, Léo Marty, Adriana Escosteguy-Medronho, Amina Hassani, Pierre Bance, Erwan Sommerer,
Monique Rouillé-Boireau, Thomas Lindemann, Emmanuel Dupont, Philippe Chanial, Pierre Crétois,
Frédéric Coste, Gauthier Jourdain, Nicholas Saul, Matthieu Calame, Gwendal Châton, Sébastien
Carré, Stéphane Vibert, Rémi Astruc.
Notes

1. Erich Scheurmann, Le Papalagui. Les paroles de Touiavii, chef de la tribu de Tiavéa dans les
îles Samoa (1920), Benaix, Présence Image Éditions, 2001, p. 12.
2. Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, 10/18, 1963, p. 125.
3. Christian Marouby, Utopie et primitivisme, Paris, Seuil, 1990, p. 125.
o
4. Sergio Paulo Rouanet, « Regard de l’autre, regard sur l’autre », Diogène, 2001/1, n 193, p. 10.
5. Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963, p. 549.
6. Voir Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 16.
7. Robert Deliège, Une histoire de l’anthropologie, Paris, Seuil, 2013, p. 54-55.
8. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Paris, Librairie universelle, t. VI, 1905, p. 504.
9. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 231.
10. G. K. Chesterton, Hérétiques, Paris, Climats, 2010, p. 130.
11. Christophe Darmangeat, Conversation sur la naissance des inégalités, Marseille, Agone, 2013,
p. 22-23.
12. Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 174.
13. Ibid., p. 175.
e e
14. Michel de Certeau, La fable mystique, I. XVI -XVII siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 279.
15. Cité in James C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013, p. 286.
16. Maurice Leenhardt, Do kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris,
Gallimard, 1947, p. 190.
17. Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris,
Seuil, 2012, p. 149.
18. Pierre Clastres, « Entretien avec l’Anti-mythes », in Pierre Clastres (Collectif), Sens et Tonka,
2011, p. 28.
19. Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, Paris,
Éditions de l’Aube, p. 55-56.
20. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 367.
21. Pierre Clastres, La société contre l’État, op. cit., p. 140.
22. Si Vercingétorix a échoué devant César, ce n’est d’ailleurs pas tant pour des raisons de qualités
personnelles que parce que les Gaulois ne lui obéissaient que lorsqu’ils étaient d’accord avec lui.
23. Pierre Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 136.
24. Marshall Sahlins, La Découverte du vrai sauvage et autres essais, Paris, Gallimard, 2007,
p. 298.
É
25. Pierre Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 41.
26. Pierre Clastres, « Entretien avec l’Anti-mythes », op. cit., p. 29.
27. Cf. Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994.
28. Errico Malatesta, Au café, suivi de Entres paysans, Paris, Phénix Éditions, 1999, p. 90.
29. Pierre Clastres, Préface, in Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris,
Gallimard, 1976, p. 28.
30. Robert Deliège, Une histoire de l’anthropologie, op. cit., p. 208.
31. Voir David Graeber, David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de
l’humanité, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021, p. 656.
32. Ian Hobgin, « Native Councils and Courts in the Salomon Islands », cité par Christophe
Darmangeat, in Conversation sur la naissance des inégalités, op. cit., p. 143.
33. James-George Frazer, Le Rameau d’or, tome I, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 489-490.
34. Arthur Maurice Hocart, Rois et courtisans, Paris, Seuil, 1978, p. 222.
35. Lucien Scubla, « Roi sacré, victime sacrificielle et victime émissaire », Revue du Mauss, 2003,
o
vol. 2, n 22, p. 199.
36. Arthur Maurice Hocart, Rois et courtisans, op. cit., p. 223.
37. Voir Philippe Descola, « Anthropologie de la nature », Cours au Collège de France, 2016-2017.
Résumé des travaux, p. 442-443.
38. René Girard, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset et Fasquelle, 1972, p. 158.
39. Gerard Van Der Leeuw, La Religion dans son essence et ses manifestations, Lausanne, Payot,
1955, p. 116.
40. Philippe Descola, « Anthropologie de la nature », op. cit., p. 448.
41. Voir Luc de Heusch, Pouvoir et religion (Pour réconcilier l’histoire et l’anthropologie), Paris,
CNRS Éditions/Éditions des Sciences de l’homme, 2009, p. 82.
42. Philippe Descola, « Anthropologie de la nature », op. cit., p. 444.
43. Lucien Scubla, « Roi sacré, victime sacrificielle et victime émissaire. », op. cit., p. 206. Nous
soulignons.
44. Voir David Graeber, Marshall Sahlins, On Kings, Londres, Hau books, 2017.
45. L. de Heusch, Pouvoir et religion (Pour réconcilier l’Histoire et l’anthropologie), op. cit.,
p. 146.
46. Voir G. Van Der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations, op. cit., p. 118.
47. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 198.
48. Ibid., 1976, p. 221.
49. Gilles Deleuze et Félix Guatarri, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 257.
50. Voir par exemple les études de Meyer Fortes sur les Tallensi ou Louis Berthe sur les Baduj.
51. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 539-540.
52. Jean Daniel Forest, « L’apparition de l’État en Mésopotamie », in L’État, le Pouvoir, les
Prestations et leurs Formes en Mésopotamie ancienne, Actes du Colloque assyriologique franco-
tchèque. Paris, 7 au 8 novembre 2002, éd. Petr Charvát, Bertrand Lafont, Jana Mynářová et Lukáš
Pecha, Univerzita Karlova v Praze Filozofická fakulta 2006, p. 16. Nous soulignons.
53. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, Paris, Raisons
d’agir/Seuil, 2012, p. 53.
54. Ibid., p. 207.
55. Ibid., p. 434-437.
56. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, p. 69.
57. Christophe Colomb, La Découverte de l’Amérique, I : Journal de bord, 1492-1493, Paris,
Maspero/La Découverte, 1984, p. 117.
58. Voir Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, Paris, Plon, 1977, p. 232.
59. Anecdote rapportée par Sahlins, in La Découverte du vrai sauvage et autres essais, op. cit.,
p. 37.
60. Voir Mondher Kilani, Du goût de l’autre. Fragments d’un discours cannibale, Paris, Seuil,
2018, p. 29-30.
61. Ibid., p. 153.
62. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 271.
63. Voir Pierre Clastres, « Cannibales et anthropophages. Entretien avec le journal Veja », in
Chroniques des Indiens Guayakis, op. cit., p. 123-128.
64. Voir Hélène Clastres, « Les beaux-frères ennemis. À propos du cannibalisme tupinamba », in
o
Destins du cannibalisme, Nouvelle revue de psychanalyse, automne 1972, n 6, p. 71-82.
65. Christian Ferrié, « Les cannibales de Montaigne à la lumière ethnologique de Clastres », p. 24,
disponible sur http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/IMG/pdf/16-_Ferrie.pdf
66. M. Kilani, Du goût de l’autre. Fragments d’un discours cannibale, op. cit., p. 245.
67. Ibid., p. 91.
68. Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes, Paris, Seuil, 1999, p. 15.
69. Brihadaranyaka Upanishad, I.I.I, cité par M. Kilani, Du goût de l’autre. Fragments d’un
discours cannibale, op. cit., p. 78.
70. Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1869), in Œuvres complètes, Paris, Éric Losfeld, 1971,
p. 106.
71. Voir Deutéronome 28, 45-58.
72. G. Deleuze, F. Guatarri, Mille plateaux, op. cit., p. 148.
73. Karl Marx, Le Capital, livre I, Paris, Puf, 1993, p. 573. Note 1a.
74. Voir M. Sahlins, « L’apothéose du capitaine Cook », in Michel Izard et Pierre Smith (dir.), La
Fonction symbolique. Essais d’anthropologie, Paris, Gallimard, 1979, p. 307-343.
75. Joseph de Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, Paris, L’Herne, 2009, p. 11.
76. Théodore Theuws, « Naître et mourir dans le rituel luba », Zaïre, XIV (2 et 3), 1960, p. 172.
77. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 74-75.
78. Georges Dumézil, Mitra-Varuna. Essai sur deux représentations indo-européennes de la
souveraineté, Paris, Gallimard, 1948, p. 25-26.
79. Giorgio Agamben, Homo Sacer, Paris, Seuil, 1995, p. 74.
80. J. Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, op. cit., p. 213.
81. Camille Tarot, Le Symbolique et le Sacré, Paris, La Découverte, 2008, p. 743.
82. Georges Bataille, « Commémoration du mardi gras », in Denis Hollier, Le collège de
sociologie. 1937-1939, Paris, Gallimard, 1995, p. 567.
83. G. Agamben, Moyens sans fins, Paris, Rivages, 1995, p. 117.
84. La question du pharmakos apparaît dans le Phèdre de Platon.
85. Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1993, p. 166-167.
86. Ibid., p. 167.
87. Cité par G. Agamben, in Homo Sacer, op. cit., p. 81.
88. Ibid., p. 93.
89. Ibid., p. 121.
90. Le ban est pour Agamben consubstantiel à la fondation de la cité et précède donc tout rapport à
l’étranger. La violence a d’abord lieu au sein d’une communauté avant de pouvoir se « décentrer » ou
s’« élargir » à d’autres communautés politiques.
91. G. Agamben, Homo Sacer, op. cit., p. 37.
92. Alina Reyes, « Mangez-moi, mangez-moi », Edelweiss, décembre 2000-janvier 2001, p. 15.
93. Voir R. Girard, Celui par qui le scandale arrive : entretiens avec Maria Stella Barberi, Paris,
Hachette Littératures, 2006.
94. Pierre-Joseph Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité., Tops/Trinquier, tome I,
p. 30-31.
95. Ibid., p. 243. Nous soulignons.
e
96. P.-J. Proudhon, Idée générale de la révolution au XIX siècle, Tops/Trinquier, 2000, p. 263.
97. R. Girard, La Violence et le Sacré, op. cit., p. 200.
98. Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967, p. 242.
99. J. de Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, op. cit., p. 42.
100. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, chapitre XXI.
o
101. Leila Babès, « Le couscous comme don et sacrifice », La revue du MAUSS, 1996, n 8,
p. 274.
102. R. Girard, Celui par qui le scandale arrive, Entretiens avec Maria Stella Barberi, op. cit.,
p. 71.
103. R. Girard, La Violence et le Sacré, op. cit., p. 44.
104. Ibid., p. 40-41.
105. J. de Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, op. cit., p. 26.
106. Ibid., p. 28.
107. Diego Duran, Histoire des Indes de Nouvelle-Espagne et des Îles de la Terre Ferme, cité par
Miguel Léon-Portilla dans La pensée aztèque, Paris, Seuil, 1985, p. 216.
108. Voir Michel Graulich, « Les victimes du sacrifice humain aztèque », Civilisations, 50/2002,
p. 92.
109. D. Duran, Histoire des Indes de Nouvelle-Espagne et des Îles de la Terre Ferme, op. cit.,
p. 216.
110. Voir Alain Gras, « Archéologie de l’imaginaire du feu, le principe de précaution des origines
ou de la machine de Marly à la centrale nucléaire », Revue européenne des sciences sociales,
o
n XLIV-134, 2006.
111. J. de Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, op. cit., p. 22-23.
112. Voir Edward E. Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1994.
113. Jonathan Z. Smith, Sanglantes origines, Paris, Flammarion, 2011, p. 193.
114. Mary Douglas, Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte, 2004, p. 32.
115. Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, La
Découverte, 2019, p. 29.
116. Ibid., p. 67.
117. Ibid., p. 417.
118. Voir ibid., p. 190.
119. Ibid., p. 408.
120. Ibid., p. 154.
121. Voir ibid., p. 195.
122. Ibid., p. 122.
123. Ibid., p. 111.
124. Ibid., p. 425.
125. Ibid., p. 420.
126. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, Raisons d’agir/Seuil,
2012, p. 101-102.
127. Pierre Clastres, La société contre l’État, op. cit., p. 186.
128. Voir M. Notera, Informação das terras do Brasil (1549) : « Lhes diz […] as filhas que as dêm
o
a quem quizerem » (p. 92-93 in Revista do Instituto Historico Geographico Brasileiro, t. VI, n 21,
1844).
129. E. E. Evans-Pritchard, Les Nuer, op. cit., p. 219.
130. Les auteurs estiment par exemple que les démons peuvent causer des catastrophes naturelles,
idée qui est déclarée fausse lors du premier concile de Braga vers 561 dans le canon 8.
131. Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femme, corps et accumulation primitive, Genève,
Entremonde et Senonevero, 2014, p. 256-257.
132. Ibid., p. 264.
133. Michael Taussig, The Devil and Commodity Fetishism in South America, University of North
Carolina Press, 1980.
o
134. Charles Piot, « Des cosmopolitismes dans la brousse », Les Temps modernes, 2002, n 620-
621, p. 240.
135. Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic, Charles Scribner’s Sons, 1971, p. 556.
136. Voir notamment Erik H.C Midelfort, Witch Hunting in Southwestern Germany. 1562-1684.
The social and Intellectual Foundations, Stanford University Press, 1972, p. 172 et Silvia Federici,
Caliban et la sorcière. Femme, corps et accumulation primitive. op. cit., p. 288.
137. Voir Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Montréal, Lux, 2013.
138. Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015, p. 316.
139. Cité par Angelica Montanari, in Cannibales. Histoire de l’anthropophagie en Occident, Paris,
Arkhê, 2018, p. 140.
o
140. Vincent Descombes, « L’équivoque du symbolique », Revue du Mauss, 2009, vol. 2, n 34,
p. 448.
141. Pascal Sanchez, La Rationalité des croyances magiques, Genève, Droz, 2007, p. 441.
142. Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, suivi de Iconoclash, Paris, La
Découverte, 2009, p. 79.
143. G. K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant. 59 essais, Paris, Actes Sud, 2004, p. 69-70.
144. Arthur Maurice Hocart, Rois et courtisans, op. cit., p. 309.
145. Pascal Sanchez, La Rationalité des croyances magiques, op. cit., p. 513-514.
146. Jean Pouillon, « Remarques sur le verbe “croire” », in Michel Izard, Pierre Smith (dir.), La
Fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1979, p. 43-51.
147. Ibid., p. 50.
148. Pascal Sanchez, La Rationalité des croyances magiques, op. cit., p. 481.
149. Voir Meyer Fortes et Edward E. Evans-Pritchard (dir.), African Political Systems, Oxford
University Press, 1947.
150. Arthur Maurice Hocart, Rois et courtisans, op. cit., p. 311.
151. Voir Joseph Henrich, L’Intelligence collective, Marseille, Les Arènes/Markus Haller, 2019,
p. 158.
152. Pascal Sanchez, La Rationalité des croyances magiques, op. cit., p. 123.
153. Voir Lucas Bridges, Uttermost Part of the Earth, Londres, Hodder & Stoughton, 1948.
154. G. Van Der Leeuw, La Religion dans son essence et ses manifestations, op. cit., p. 212.
155. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, op. cit., p. 470.
156. Voir Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique, Paris, Karthala, 2005.
157. Edward E. Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, Paris, Gallimard,
1972.
158. Voir Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, les Sorts, Paris, Gallimard, 1994.
159. Ibid., p. 27.
160. David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux, 2006, p. 48.
161. Davi Kopenawa, Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami, Paris,
Plon, 2010, p. 141.
162. Voir ibid., p. 226.
163. Voir ibid., p. 228-229.
164. Eric de Rosny, Les Yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1981, p. 361.
165. Voir Georges Balandier, Anthropolo-logiques, Paris, Le Livre de poche, 1985.
166. Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété, Paris, Marcel Rivière, 1865, p. 52.
167. Bronislaw Malinowski, Les Jardins de Corail, Paris, Maspero, 1974, p. 90.
168. Laurent de Sutter, Magic. Une métaphysique du lien, Paris, Puf, 2015, p. 43.
169. Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Paris, Seuil, 1990, p. 113. Nous soulignons.
170. René Girard, La Violence et le Sacré, op. cit., p. 480.
171. Ibid., p. 400-401.
172. Voir Camille Tarot, Le Symbolique et le Sacré, op. cit., p. 579.
173. Arthur Maurice Hocart, Rois et courtisans, op. cit., p. 260.
174. Thomas d’Aquin, Somme théologique, la, q.110, a.4 ; Jean-Yves Lacoste, « Miracle », in J.-Y.
Lacoste (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, Puf, 1998, p. 740.
175. Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, p. 46.
176. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 433.
177. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif, Paris, Tops/Trinquier, 1997, p. 252.
178. Antoinette Rouvroy, Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit
comme puissance, p. 6. Disponible sur : https://fr.scribd.com/document/195031277/Face-a-la-
gouvernementalite-algorithmique-repenser-le-sujet-de-droit-comme-puissance
179. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950, p. 50-51.
180. Adeline Baldacchino, Notre insatiable désir de magie, Paris, Fayard, 2019, p. 74.
181. Ibid., p. 77.
o
182. Charles Stépanoff, « Des inégalités inégales », L’Homme, 2020, n 234-235, mis en ligne le
14 octobre 2020, p. 280.
183. Sharp Lauriston, « The Social Organization Of The Yir-Yoront Tribe, Cape York Peninsula »,
o
Oceania, 1934, n 4, p. 419.
o
184. Nurit Bird-David, « Un cosmos connecté “pair à pair” », L’Homme [En ligne], 2020, n 236,
p. 82.
185. Notamment les travaux de David Graeber, Bernard Manin, Philippe Descola ou Kickpatrick
Sale.
186. Christophe Darmangeat, « Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? I. Formes de
o
domination sous le communisme primitif », Actuel Marx, 2015, n 57, p. 163.
187. Salvado Rudesindo, Mémoires historiques sur l’Australie (1851), Paris, Alphonse Pringuet,
1854, p. 326.
188. Theodor G. H. Strehlow, « Geography and the Totemic Landscape in Central Australia. A
Functional Study » (1940), in Ronald M. Berndt (dir.), Australian Aboriginal Anthropology,
Nedlands, University of Western Australia Press, 1970, p. 116.
189. Bridges Lucas, Uttermost part of the Earth (1948), Londres, Century, 1987, p. 216.
190. Allan R. Holmberg, Nomads of the Long Bow. The Siriono of Eastern Bolivia, Washington,
o
Smithsonian Institution, Institute of social anthropology, Publication n 10, 1950, p. 59.
191. Christophe Darmangeat, « Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? II. Formes
o
d’exploitation sous le communisme primitif », Actuel Marx, 2015, n 58, p. 150-151.
192. Ibid., p. 157.
193. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976, p. 59.
194. Voir William Mariner, An Account of the Natives of the Tonga Islands, in the South Pacific
Ocean, John Martin, 1817.
195. Davi Kopenawa, Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami, op. cit.,
p. 544.
196. Ibid., p. 546.
197. Charles Mac Donald, L’Ordre contre l’harmonie. Anthropologie de l’anarchie, Paris, Éditions
Petra, 2018, p. 63.
198. Slavoj Zizek, Violence, Paris, Au Diable Vauvert, 2012, p. 88.
199. Zizek s’inspire ici du livre de Jean-Pierre Dupuy, Avions-nous oublié le mal ? Penser la
politique après le 11-Septembre, Paris, Bayard, 2002.
200. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, op. cit., p. 343.
201. Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde, Paris, La Découverte, 2003,
p. 247.
202. Voir Lorna Marshall, « Sharing, Talking and Giving : Relief of Social Tensions among !Kung
o
Bushmen », Journal of the International African Institute, 1961, vol. 31, n 3, p. 238.
203. Charles Mac Donald, L’Ordre contre l’harmonie…, op. cit., p. 62.
204. Voir James Woodburn, « “Sharing Is not a Form of Exchange”. An Analysis of Property
Sharing in Immediate-Return Hunter-Gatherer Societies », in Chris M. Hann (dir.) Property
Relations. Renewing the Anthropological Tradition, Cambridge University Press, p. 442.
205. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, op. cit., p. 273-274.
206. Kaj Birket-Smith, Mœurs et coutumes des Eskimo, Lausanne, Payot, 1955, p. 175.
207. Voir William Cronon, « Borner la terre », in Frédéric Graber, Fabien Locher (dir.), Posséder
la nature. Environnement et propriété dans l’histoire, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, p. 48-50.
208. Voir Elinor Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective
Action, Cambridge University Press, 1990.
209. Voir Édouard Jourdain, Les Communs, Paris, Que sais-je ?, 2021.
210. Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété, Lacroix, 1866, p. 128.
211. Ibid., p. 149.
212. Charles Mac Donald, L’Ordre contre l’harmonie…, op. cit., p. 64.
213. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 547.
214. Douglas Oliver, A Solomon Island Society, Cambridge University Press, 1955, p. 82, cité par
Marshall Sahlins, in Âge de pierre, âge d’abondance, op. cit., p. 306.
215. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, op. cit., p. 319.
216. Cité par Marshall Sahlins in ibid., p. 442.
217. Charles Stépanoff, « Des inégalités inégales », art. cité, p. 272.
218. Edward E. Evans-Pritchard, Les Nuer, op. cit., p. 113.
219. Edward W. Nelson, The Eskimo about Bering Strait, cité par Christophe Darmangeat, in
Conversation sur la naissance des inégalités, op. cit., p. 109.
220. Voir David Graeber, David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de
l’humanité, op. cit., p. 299.
221. Claude Lefort, Préface, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979,
p. 23.
222. Claude Lefort, « Machiavel, la dimension économique du politique », in Les Formes de
l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 131 et p. 136.
223. Haidong Wang, « Age-Specific and Sex-Specific Mortality in 187 Countries, 1970-2010 : a
Systematic Analysis for the Global Burden of Disease Study 2010 », The Lancet, Volume 380, Issue
9859, 15 décembre 2012-4 janvier 2013, p. 2071-2094.
224. Voir Stephen Marglin, L’Économie : une idéologie qui ruine la société, Éditions du Croquant,
2014, p. 283.
225. Ibid., p. 295.
226. Ibid., p. 305.
227. Ibid., p. 301.
228. Ibid., p. 315.
229. Cité par Marshall Sahlins, in La Découverte du vrai sauvage et autres essais, op. cit., p. 400.
230. Voir sur ce sujet Sydney Mintz, La Douceur et le Pouvoir. La place du sucre dans l’histoire
moderne, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2014.
231. Sheena S. Iyengar et Mark R. Lepper, « When Choice is Demotivating : Can One Desire Too
o
Much of a Good Thing ? », Journal of Personality and Social Psychology, 2000, vol. 79, n 6,
p. 995-1006. Voir aussi Barry Schwartz, The Paradox of Choice. Why More is Less, New York,
Harper Collins, 2005.
232. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, op. cit., p. 224-225.
233. Charles Stépanoff, « Des inégalités inégales », art. cité, p. 276.
234. Cité par Charles Stépanoff, in ibid., p. 271.
235. Voir Alain Testart, Nicolas Govoroff, Valérie Lécrivain. « Les prestations matrimoniales »,
o
L’Homme, 2002, vol. 161, n 1, p. 165-196.
236. Charles Stépanoff, « Des inégalités inégales », art. cité, p. 279.
237. Ibid., p. 271.
238. Ibid., p. 284.
239. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, op. cit., p. 402.
240. Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans
l’histoire, Paris, Gallimard, 2000, p. 153.
241. Jacques Cauvin, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture, Paris, CNRS Éditions,
2013, p. 105.
242. Matthieu Calame, Enraciner l’agriculture. Société et systèmes agricoles, du Néolithique à
l’Anthropocène, Paris, Puf, 2021, p. 115.
243. Voir Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés…, op. cit., p. 315-317.
244. James Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La
Découverte, 2019, p. 106.
245. Charles Stépanoff, « Des inégalités inégales », art. cité, p. 281.
246. Yanis Varoufakis, Mon cours d’économie idéal, Paris, Flammarion, 2016, p. 20-21.
247. Voir David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013, p. 51-52.
248. Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures. Langue, nombre, code, Paris, Gallimard, 2007,
p. 83-84.
249. Ibid., p. 81.
250. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 352-354.
251. Paulin Ismard, La Cité et des esclaves. Institutions, fictions, expériences, Paris, Seuil, 2019,
p. 158.
252. Claude Lefort, « Dialogue avec Pierre Clastres », in Écrire à l’épreuve du politique, p. 323.
253. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, op. cit., p. 474.
254. Cité par James C. Scott, in Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, op. cit., p. 293.
255. James Scott va jusqu’à affirmer que « l’État est à l’origine un racket de protection mis en
œuvre par une bande de voleurs qui l’a emporté sur les autres » (James Scott, Homo domesticus…,
op. cit., note de bas de page, p. 148).
256. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p.559.
257. Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de l’impôt, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 17.
258. Ibid., p. 11.
259. Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p. 150.
260. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, op. cit., p. 205.
261. Cité par Norbert Elias, in La Dynamique de l’Occident, op. cit., p. 173.
262. David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, op. cit., p. 63-64.
263. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 555.
264. Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés…, op. cit., p. 409.
265. Pierre Clastres, Archéologie de la violence…, op. cit., p. 16.
266. « Il y a un lien, une continuité, entre les relations hostiles et la fourniture de prestations
réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de
transactions malheureuses » (Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris,
Puf, 1967, p. 78).
267. Lawrence H. Keeley, Les Guerres préhistoriques, Paris, Perrin, 2009, p. 56-57.
268. Ibid., p. 57.
e
269. Jean-Jacques Glassner, « La politique dans l'Orient ancien ou la V République avant de
o
Gaulle », Genèses, 2002, vol. 1, n 46, p. 11.
270. Voir Lawrence H. Keeley, Les Guerres préhistoriques, op. cit., p. 147-148.
271. Ibid., p. 207.
272. Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène, Smolny, 2021.
273. Lorna Marshall, « Sharing, Talking and Giving : Relief of social tensions among !Kung
o
Bushmen », Journal of the International African Institute, 1961, vol. 31, n 3, p. 235.
274. Christophe Darmangeat, « Aux origines de la guerre », Ballast, 3 décembre 2020. Disponible
sur : https://www.revue-ballast.fr/christophe-darmangeat-aux-origines-de-la-violence/
275. Lawrence H. Keeley, Les Guerres préhistoriques, op. cit., p. 245.
276. Philippe Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris,
Flammarion, 2014, p. 139.
277. Luc de Heusch, Pouvoir et religion (Pour réconcilier l’histoire et l’anthropologie), Paris,
CNRS Éditions/Éditions des Sciences de l’homme, 2009, p. 102.
278. Max Weber, « Observations intermédiaires » (1916), cité par Domenico Losurdo, in
Heidegger et l’idéologie de la guerre, Paris, Puf, 1998, p. 22.
279. Pierre Clastres, « La guerre dans les sociétés primitives », Recherches d’anthropologie
politique, Paris, Seuil, 2012, p. 273.
280. Pierre Clastres, Archéologie de la violence…, op. cit., p. 85-86.
281. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 191.
282. Pierre Clastres, Archéologie de la violence…, op. cit., p. 56.
283. Jacques Lizot, Le Cercle des feux. Faits et dits des Indiens Yanomami, Paris, Seuil, 1976, cité
par Jean-Louis Déotte, in « Pierre Clastres : l’anarchie sauvage contre l’autogestion », Lignes, 2005,
o
vol. 16, n 1, p. 81.
284. Pierre Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 62.
285. Camille Tarot, Le Symbolique et le Sacré…, op. cit., p. 820-821.
286. Lawrence H. Keeley, Les Guerres préhistoriques, op. cit., p. 357.
287. Voir Edward E. Evans-Pritchard, Les Nuer, op. cit., p. 151.
288. Ibid., p. 157.
289. Ibid., p. 160.
290. Voir notamment Thomas Lindemann, Causes of War The Struggle for Recognition,
Colchester, ECPR Press, 2010.
291. Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène, op. cit., p. 115.
292. Pierre-Joseph Proudhon, La Guerre et la Paix, Antony, Tops-H.Trinquier, tome I, 1998, p. 67.
293. Ibid., p. 104.
294. Ibid., p. 103.
295. Ibid., p. 135.
o
296. Pierre-Joseph Proudhon, Manuscrit Le Droit de la force, f 45.
297. Pierre-Joseph Proudhon, La Guerre et la Paix, op. cit., p. 142. Contre ses adversaires qui
prétendent que sa théorie de la force légitime l’esclavage, Proudhon rétorque : « C’est au contraire
parce que je tiens à remettre en honneur ce droit si longtemps méconnu de la force, que je proteste, à
propos de l’esclavage, contre l’application inintelligente, odieuse, qui en serait faite » et qui « tend à
l’extermination des individus » (p. 184).
298. Pierre Clastres, Archéologie de la violence…, op. cit., p. 90.
299. Ibid., p. 88-89.
300. Voir Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, op. cit., p. 435-436.
301. Pierre Clastres, Archéologie de la violence, op. cit., p. 77.
302. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 183.
303. Marshall Sahlins, La Découverte du vrai sauvage et autres essais, op. cit., p. 258.
304. Voir Guillaume Sibertin-Blanc, « La théorie de l’État de Deleuze et Guattari. Matérialisme
historico-machinique et schizoanalyse de la forme-État », Revista de Antropologia Social dos Alunos
o
do PPGAS-UFSCar, 2011, vol. 3, n 1, p. 32-93.
o
305. Pierre Clastres, « Malheur du guerrier », Libre, 1977, n 2, p. 88-89.
306. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 520-521.
307. Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier, Paris, Flammarion, 1985, p. 129.
308. Ibid., p. 78.
309. Ibid., p. 129.
310. Voir Jean-Paul Demoule, Les Dix Millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Paris, Pluriel,
2019, p. 156.
311. Voir Renato Rosaldo, in Sanglantes origines, op. cit., p. 271-272.
312. Jared Diamond, Le Monde jusqu’à hier, Paris, Gallimard, 2013, p. 178.
313. Homer G. Barnett, The Nature and Function of the Potlatch, Eugene, éditeur, 1968, p. 104.
314. Rudolf J. Rummel, Death by Government, Piscataway, Transaction Publishers, 1997.
315. Voir Alain Testart, L’Institution de l’esclavage. Une approche mondiale, Paris, Gallimard,
2018, p. 38-39.
316. Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Paris, Gallimard,
2014, p. 245.
317. Voir Alain Testart, L’Institution de l’esclavage…, op. cit., p. 73.
318. Yan Thomas, « L’usage et les fruits de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le
o
travail », Enquête, 1997, n 7, p. 227.
319. L’expression est d’Ernest Lenseigne, citée par Paulin Ismard, in La Cité et ses esclaves.
Institutions, fictions, expériences, Paris, Seuil, 2019, p. 126.
320. Paulin Ismard, La Cité et ses esclaves. Institutions, fictions, expériences, op. cit., p. 131.
321. Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ?, op. cit., p. 297.
322. Voir Alain Testart, L’Institution de l’esclavage…, op. cit., p. 52-53.
323. Voir Donald Leland, Aboriginal Slavery on the Northwest Coast of North America, University
of California Press, 1997.
324. Voir Alain Testart, L’Institution de l’esclavage…, op. cit., p. 154-155.
325. Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, op. cit., p. 329.
326. David Naveh, Nurit Bird-David, « How Persons Become Things : Economic and
Epistemological Changes among Nayaka Hunter-Gatherers », Journal of the Royal Anthropological
o
Institute, 2014, n 20, p. 74-92.
327. Ibid., p. 87.
328. Voir George Catlin, Les Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Albin Michel, 1992, p. 484-484.
329. Voir Alfred L. Kroeber, Handbook of the Indians of California, Smithsonian Institution,
Bureau of American Ethnology, 1925.
330. Voir Edwin William Smith, Andrew Murray Dale, The Ila-Speaking Peoples of Northern
Rodhesia, Mac Millan, t. I, 1920, p. 398-412.
331. Alain Testart, L’institution de l’esclavage…, op. cit., p. 281.
332. Ibid., p. 287.
333. Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, Paris, Puf, 1998, p. 214-215.
334. Alain Testart, L’Institution de l’esclavage…, op. cit., p. 83.
335. Voir Jacques Soustelle, La Vie quotidienne des Aztèques à la veille de la conquête espagnole,
Paris, Hachette, 1955, p. 101.
336. Voir Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ?, op. cit., p. 233-235.
337. Paulin Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne,
Paris, Seuil, 2015, p. 17.
338. Voir Jacques Annequin, « L’esclavage en Grèce ancienne. Sur l’émergence d’un “fait social
o
total” », Droits, 2009, n 50, p. 3-14.
339. Voir Paulin Ismard, La démocratie contre les experts…, op. cit., p. 172.
340. Ibid., p. 215.
341. Ibid., p. 122.
342. Voir Diodore, Bibliothèque historique, 11, 89, 6-8.
343. Euripide, Les Suppliantes, 267-268.
344. François Hartog, Anciens, Modernes, sauvages, Paris, Galaade Éditions, 2005, p. 47.
345. Voir Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Paris, Zones sensibles, 2011.
346. Arnold Toynbee, L’Histoire, Paris, Gallimard, p. 185-210, cité par Gilles Deleuze, Félix
Guatarri, in Mille plateaux, op. cit., p. 472.
347. Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884, trad.
fr. 1952, document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, disponible :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_friedrich/Origine_famille/Origine_famille.html
348. Alfred R. Radcliffe-Brown, « Three Tribes of Central Australia », The Journal of the Royal
Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 1913, vol. 43, p. 146.
349. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 65.
350. William Cronon, « Borner la terre », in Frédéric Graber, Fabien Locher (dir.), Posséder la
nature, op. cit., p. 45.
351. Voir Simon Deschamps-Léger, « Les fortifications chez les Iroquoiens nordiques de 1400 à
1650 de notre ère », Mémoire présenté à la faculté des arts et des sciences de l’université de
Montréal, 14 mars 2017.
352. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 255.
353. G. Van Der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations…, op. cit., p. 385.
354. Voir Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Paris, Zones sensibles, 2013, p. 346.
355. Bruce Chatwin, « Invasions nomades », in Œuvres complètes, Paris, Grasset, 2005, p. 1212.
356. Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, Paris, Seuil, 1961, p. 49.
357. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 539.
358. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, op. cit., p. 354.
359. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 170-
171.
360. Simone Weil, L’Enracinement, Paris, Gallimard, 1949, p. 150.
361. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 445.
362. David Graeber, David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de
l’humanité, op. cit., p. 165.
363. Voir Philippe Descola, « Anthropologie de la nature », op. cit., p. 483. À noter que les Moken
se contentent de chasser au harpon et refusent les filets ou les nasses de manière à ne pas constituer
de stocks.
364. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 93.
365. Voir Makhail P. Gryaznov, Sibérie du Sud, Paris, Nagel, 1969.
366. Voir Ernest Gellner, Les Saints de l’Atlas, Saint-Denis, Bouchene, 2003.
367. Voir David Graeber, David Wengrow, Au commencement était…, op. cit., p. 429-438.
368. Voir Matthew Paris, Chronicle, éd. H. R. Luard, Rolls Series (Londres, 1872-1883), vol. IV,
p. 27.
369. Bruce Chatwin, « Invasions nomades », in Œuvres complètes, Paris, Grasset, 2005, p. 1216.
370. James Scott, Homo domesticus…, op. cit., p. 257.
371. Ibn Khaldûn, Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddima, Sindbad, 1997, p. 214.
372. Cité par James Scott, in Homo domesticus…, op. cit., p. 223.
373. Voir James C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, op. cit., p. 125.
374. D’où le dicton berbère : « La razzia est notre agriculture ».
375. Mikael Gravers, « When Will the Karen King Arrive ? », cité par James C. Scott, in Zomia,
ou l’art de ne pas être gouverné, op. cit., p. 400.
376. Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent. Comment ils
s’effondrent, Paris, Seuil, 2014, p. 170-171.
377. Gilles Deleuze, Félix Guatttari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 231.
378. David Graeber, David Wengrow, Au commencement était…, op. cit., p. 427.
379. Marshall Sahlins, La Découverte du vrai sauvage et autres essais, op. cit., p. 106.
380. Ibid., p. 182.
381. Gao You, commentaire sur le Huainan zi, VI, p. 10b.
382. Ibn Khaldûn, Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddima, op. cit., p. 238. Nous
soulignons.
383. Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires…, op. cit., p. 21.
384. Ibid., p. 128.
385. Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 109.
386. Ibid., p. 135.
387. Ibid., p. 209.
388. Alexandre Kojève, La Notion d’autorité, Paris, Gallimard, 2004, p. 75.
389. Franz Oppenheimer, Moyens économiques contre moyens politiques, textes choisis et
présentés par Vincent Valentin, Les Belles Lettres, 2013, p. 402.
390. Julien d’Huy, Cosmogonies. La préhistoire des mythes, Paris, La Découverte, 2020, p. 294.
391. Yinon M. Bar-On, Rob Phillips, Ron Milo, « The Biomass Distribution on Earth »,
Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2018, vol. 115,
o
n 25, p. 6506-6511.
392. L’Union internationale des sciences géologiques et la Commission internationale de
stratigraphie, qui statuent sur l’échelle des temps géologiques, discutent encore du rajout officiel de
cette ère à l’holocène.
o
393. Christophe Bonneuil, « L’Anthropocène et ses lectures politiques », Les Possibles, 2014, n 3,
p. 1.
o
394. Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, 2002, vol. 415, n 23, p. 23, cité par
Virginie Maris in La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Paris, Seuil,
2018, p. 88-89.
395. Cette expression a été introduite par A. Malm, in Fossil Capital. The Rise of Steam Power
and the Roots of Global Warming, Verso, 2016.
396. Christophe Bonneuil, « Capitalocène, réflexions sur l’échange inégal et le crime climatique »,
o
EcoRev’, 2017, vol. 1, n 44, p. 55.
397. Cité par Michel Sauquet, Martin Vielajus, in L’Intelligence interculturelle, ECLM, 2014,
p. 64.
398. Voir Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements
terrestres, Paris, Seuil, 2021, p. 208. Aux « saboteurs » et aux « furies » s’ajoutent les
« sécessionnistes », les « indomptés » et les « effondrés ».
399. Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris,
La Découverte, 2004, p. 65.
400. G. K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant, op. cit., p. 294.
401. Voir Michel Barillon, « De la nécessité de sortir du faux dilemme
o
primitivisme/progressisme », Écologie et politique, 2016, vol. 2, n 53, p. 50-51.
402. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 128.
403. Philippe Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, op. cit.,
p. 160.
404. Ibid., p. 155.
405. Eduardo Viveiros de Castro, « Une figure humaine peut cacher une affection-jaguar »,
o
Multitudes, 2006/1, n 24, p. 47-48.
406. Davi Kopenawa, Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami, op. cit.,
p. 653.
407. Ibid., p. 641.
408. Voir ibid., p. 261-262.
409. Voir Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie structurale,
Paris, Puf, 2009, p. 55.
410. Davi Kopenawa, Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami, op. cit.,
p. 665-668.
411. Ibid., p. 290.
412. Eduardo Viveiros de Castro, « Une figure humaine peut cacher une affection-jaguar », art.
cité, p. 49-50.
413. Pierre Clastres, La société contre l’État, op. cit., p. 40.
414. Ibid., p. 40-41.
415. Ibid., p. 100.
o
416. Bruno Latour, « Composer un monde commun », Études, 2015, n 1, p. 72.
417. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, op. cit., p. 470.
418. Hobbes, Traité de l’homme, cité par Girogio Agamben, in Homo Sacer, op. cit., p. 117.
419. Jacques Derrida, La Bête et le Souverain, tome I, Paris, Galilée, 2008, p. 91.
420. Jacques Derrida, La Bête et le Souverain, tome II, Paris, Galilée, 2010, p. 79.
421. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au collège de France, 1989-1992, op. cit., p. 415.
422. Voir Keith Thomas, Dans le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1985.
423. Pierre Madelin, Faut-il en finir avec la civilisation ? Primitivisme et effondrement, Montréal,
Écosociété, 2020, p. 134-135.
424. Ibid., p. 135
425. Sur ce sujet voir notamment Guillaume Blanc, L’Invention du colonialisme vert, Paris,
Flammarion, 2020.
426. Propos rapportés par Christian Schwärgel, in « Living in the Anthropocene : Toward a New
o
Global Ethos », Yale environment, janvier 2011, n 360, cité par Virginie Maris, in La Part sauvage
du monde…, op. cit., p. 100.
427. Renaud Garcia, La Collapsologie ou l’Écologie mutilée, Paris, L’Échappée, 2021, p. 117.
428. Virginie Maris, La Part sauvage du monde…, op. cit., p. 238.
429. Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls…, op. cit., p. 56.
430. Voir ibid., p. 162-164.
431. Ibid., p. 167.
432. Pour plus de précisions sur ces impasses à éviter, voir Virginie Maris, La Part sauvage du
monde…, op. cit., p. 198-200.
433. Murray Bookchin, L’Écologie sociale. Penser la liberté au-delà de l’humain, Paris,
Wildproject, 2020, p. 175.
434. Cité par Murray Bookchin, in ibid., op. cit., p. 173.
435. Yohann Chapoutot, Libres d’obéir, Paris, Gallimard, 2020.
436. Barbara Stiegler, Il faut s’adapter, Paris, Gallimard, 2020.
437. Serge Audier, La Cité écologique, Paris, La Découverte, 2021, p. 205.
438. Murray Bookchin, L’Écologie sociale…, op. cit., p. 153.
439. Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris,
La Découverte, 2004, p. 133.
440. Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017,
p. 19.
441. Ibid., p. 120-121.
442. Bruno Latour, Politiques de la nature…, op. cit., p. 57.
443. Ibid., p. 268-269.
444. Ibid., p. 208-209.
445. Voir Édouard Jourdain, Théologie du capital, Paris, Puf, 2021.
446. Christopher D. Stone, « Should Trees Have Standing ? Toward Legal Rights for Natural
Objects », Southern California Law Review, 1972.
447. Voir Victor David, « La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin
o
Stone ? », Revue juridique de l’environnement, 2012, vol. 3, n 37, p. 469-485.
448. Philippe Descola, « Humain, trop humain ? », in Rémi Beau, Catherine Larrère (dir.), Penser
l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2018, p. 32.
449. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Paris, Actes Sud, 2020, p. 254.
450. Voir Aliocha Imhoff, Kantuta Quirós, Qui parle ?, Paris, Puf, 2022, p. 163.
451. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, op. cit., p. 274-275.
452. Léna Balaud, Antoine Chopot, « Suivre la forêt. Une entente terrestre de l’action politique »,
Terrestres, 15 novembre 2018. Disponible sur : https://www.terrestres.org/2018/11/15/suivre-la-foret-
une-entente-terrestre-de-laction-politique/
453. Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls…, op. cit., p. 328.
454. Ibid., p. 371.
455. Aliocha Imhoff, Kantuta Quirós, Qui parle ?, op. cit., p. 281.
456. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2016,
p. 245.
457. Denis Delestrac, Cargos, la face cachée du fret, 2015 (documentaire).
458. Jacques Richard, Alexandre Rambaud, Révolution comptable, Paris, L’Atelier, 2020, p. 38.
459. Ibid., p. 72-73.
460. Sur la centralité de la comptabilité dans la détermination de ce que sont la valeur et le rapport
entre humains et non-humains dans une société, voir aussi Jacques Richard, Alexandre Rambaud,
Philosophie d’une écologie anticapitaliste. Pour un nouveau modèle de gestion écologique, Laval,
Presses de l’Université Laval, 2022, et Édouard Jourdain, Quelles normes comptables pour une
société du commun ?, Paris, Éditions Charles-Léopold Mayer, 2019.
461. Eric J. Hobsbawm, Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard/Pluriel,
2012.
462. Hakim Bey, dans son ouvrage classique TAZ (Temporary Autonomous Zone) intègre ainsi les
pirates dans son histoire des zones autonomes temporaires.
463. Voir Antoine Garapon, « L’imaginaire pirate de la mondialisation », Esprit, juillet 2009,
p. 154-167.
464. Marcus Rediker, Peter Linebaugh, L’Hydre aux mille têtes, Paris, Éditions Amsterdam, 2009,
p. 17.
465. Sur ce point voir notamment Jean-Philippe Vergne et Rodolphe Durand, L’Organisation
pirate. Essai sur l’évolution du capitalisme, Le Bord de l’eau, 2010.
466. Barnaby Slush, The Navy Royal : Or a Sea-Cook Turn’s Projector, Londres, 1709, p. VIII,
cité par Marcus Rediker, in Les Hors-la-loi de l’Atlantique. Pirates, mutins et flibustiers, Paris, Seuil,
2017, p. 116-117.
467. Gilles Lapouge, Les Pirates, Paris, Phébus, 1987, p. 177.
468. Voir Tomas Gomez-Arostegui, « The Untold Story of the First Copyright Suit under the
o
Statute of Anne in 1710 », Berkeley Technology Law Journal, 2010, vol. 25, n 3, p. 1247.
469. Voir Lawrence Lessig, « Industries de la culture, pirates et “culture libre” », Critique, 2008,
o
vol. 6, n 733-734.
470. Marcus Rediker, Les Hors-la-loi de l’Atlantique.., op. cit., p. 106.
471. Voir ibid., p. 115.
472. Ibid., p. 217.
473. Cité par Marcus Rediker in ibid., p. 218.
474. Expression qui est apparue en 1883 sous la plume d’Ernest Renan.
475. Voir par exemple, David Graeber, La Démocratie aux marges, Paris, Flammarion, 2018, ou
Amartya Sen, La Démocratie des autres, Paris, Rivages, 2006.
476. Pierre Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 26.
477. Amartya Sen, La Démocratie des autres, op. cit., p. 26.
478. Tacite, De la Germanie, XI, 1.
479. Ibid., XXII.
480. Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisme. Débat avec le Mauss, Paris, Mille et une
nuits, 2010, p. 45.
481. Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible…, op. cit., p. 408.
482. Pierre Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 180.
483. Voir Kim Hill, Ana Magdalena Hurtado, Ache Life History. The Ecology and Demography of
a Foraging People, New York, Aldine de Gruyter, 1996.
484. Kirk Endicott, in Thomas Gibson, Kenneth Sillander (dir.), Anarchic Solidarity. Autonomy,
Equality, and Fellowship in Southeast Asia, Yale University Press, 2011, p. 82.
485. Marc Abélès, « Revenir chez les Ocholos », in Marcel Detienne (dir.), Qui veut prendre la
parole ?, Paris, Seuil, 2003, p. 400 et 404.
486. Voir Philippe Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue
européenne des sciences sociales, 2007, XLV-136, p. 64-66.
487. Voir Emmanuel Terray, « Un anthropolgue africaniste devant la cité grecque », Opus. Rivista
internazionale per la storia economica e sociale dell’antichità, 1987-1989, VI-VIII.
488. Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1995, p. 29-31.
489. George Orwell, Essais choisis, Paris, Gallimard, 1960, p. 110-111.
490. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2019, p. 112.
491. Pierre-Joseph Proudhon, Solution du problème social, Paris, Tops/Trinquier, 2003, p. 91.
492. Voir sur ce sujet Pierre Kropotkine, La Grande Révolution, Paris, Stock, 1909.
493. Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2014, p. 277.
494. Ibid., p. 269.
495. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, op. cit., p. 473.
496. C’était par exemple le cas des « commis de confiance » au Moyen Âge.
497. James Surowiecki, The Wisdom of Crowds. Why the Many Are Smarter than the Few and
How Collective Wisdom Shapes Business, Economics, Society and Nations, New York, Doubleday,
2004.
498. Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », in Écrits
politiques, Paris, Gallimard, 1997, p. 603.
499. Voir notamment Pierre Dardot, Christian Laval, Commun, Paris, La Découverte, 2014.
500. Voir David Graeber, David Wengrow, Au commencement était…, op. cit., p. 116.
501. Cornelius Castoriadis, « Nature et valeur de l’égalité », in Domaines de l’homme. Les
carrefours du Labyrinthe 2, Paris, Seuil, 1986, p. 398.
502. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 680-681.
503. Ibid., p. 670.
504. Ibid., p. 680.
505. Cité par Marshall Sahlins in La Découverte du vrai sauvage et autres essais, op. cit., p. 392.
506. Ibid., p. 392-393.
507. James C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, op. cit., p. 363.
508. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 672.
509. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, op. cit., p. 208-209.
510. Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, op. cit., p. 71.
511. Ibid., p. 71.
512. Ibid., p. 73.
513. Marshall Sahlins, La Découverte du vrai sauvage et autres essais, op. cit., p. 277.
514. Marcel Gauchet, préface à Benjamin Constant, Écrits politiques, op. cit., p. 95.
515. François Hartog, Anciens, modernes, sauvages, op. cit., p. 159.
516. François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2016, p. 265-266.
517. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, op. cit., p. 31.
518. Erich Scheurmann, Le Papalagui. Les paroles de Touiavii, chef de la tribu de Tiavéa dans les
îles Samoa, op. cit., p. 107.
519. Voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 40-41.
520. Voir D. Colson, Trois essais de philosophie anarchiste. Islam, histoire, monadologie, Paris,
Léo Scheer, 2004, p. 342.
521. Voir David Graeber, La Démocratie aux marges, op. cit., p. 73-86.
522. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 471.
523. Gary Snider, Aristocrates sauvages, Paris, Wildproject, 2011, p. 77.
524. Claude Lévi-Strauss, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss par Georges Charbonnier, Paris,
10/18, 1961, p. 63.
525. Charles Reeve, Le Socialisme sauvage. Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe
dans les luttes de 1789 à nos jours, Paris, L’Échappée, 2018.
526. Voir notamment Elinor Ostrom, Gouverner les communs, Paris, De Boeck Éditeur, 2010 ;
Pierre Dardot, Christian Laval, Commun, op. cit. ; Benoît Borrits, Au-delà de la propriété. Pour une
économie des communs, Paris, La Découverte, 2018.
527. Pierre-Joseph Proudhon, La Guerre et la Paix, tome I, op. cit., p. 130-131.
528. Voir Pierre et André Sauzeau, La Quatrième Fonction. Altérité et marginalité dans l’idéologie
des Indo-européens, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
529. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, groupe Fresnes Antony de
la Fédération anarchiste, 1983, tome III, p. 163.
530. Voir Ursula LeGuin, Danser au bord du monde, Paris, Éditions de l’Éclat, 2020, p. 171.
531. Charles Péguy, « Avertissement au cahier Mangasarian », in Œuvres en prose, vol. 1, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1378.
532. Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, Paris, Plon, 2019, p. 12.
533. Voir Aldous Huxley, Retour au Meilleur des mondes, Paris, Plon, 2019, p. 151.
Table

Collection

Page de titre

Copyright

Dédicace

Exergue

Introduction

I. Métamorphoses du pouvoir sauvage


La soumission du chef
Lorsque le roi divin délivre le roi sacré
La résonance de l’État

II. Du sacrifice en clair-obscur


Conjurations cannibales
Manger les dieux ou être mangé par eux
Du chaos au rite
Sacrifier ce qui compte

III. De la magie comme praxis


Le chamane et le prophète
Mort de la sorcière, naissance de l’État moderne
La magie entre réel et rationnel
Le sacré entre magie et miracle
IV. Actualité des sociétés sans classe sociale
Réalités et illusions de l’égalité
La possession contre la propriété
Principes de l’économie funambule
Le mythe moderne de la division originaire du social
L’abondance dans la rareté

V. Du stock comme objet de capture


Les correspondances politiques du stock
De la graine au grenier
L’écriture de la valeur
Les violentes origines de l’impôt

VI. Polémologies sauvages


L’idée sociale de la guerre
Altérités ennemies
La guerre contre l’État, tout contre
L’inversion des pôles de la guerre

VII. Figures paradoxales de l’esclave au miroir du politique


De l’esclave en double négatif
Du devenir chose
De l’esclavage comme cause et conjuration de l’État

VIII. Entre totalité et infini : dialectique du nomade et du sédentaire


Variations territoriales
Alternances
Oppositions
Rencontre

IX. Faire avec la part sauvage du monde


Le spectre de l’animisme
Sacraliser et exploiter la nature
Changer de système en préservant le monde

X. De la démocratie sauvage
Des primitifs modernes en général et des pirates en particulier
Variations démocratiques
Commun, égalité et liberté

Conclusion

Remerciements

Notes

Du même auteur

PUF.com
Du même auteur

Théologie du capital, Paris, Puf, 2021


Les Communs, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2021

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