jp75 ESC Chap5
jp75 ESC Chap5
jp75 ESC Chap5
QUESTIONS GÉNÉRALES
Fondation Jean Piaget
CHAPITRE V
Chapitre extrait de
L'équilibration des structures cognitives
L'équilibration
Problème central du développement.
Etudes d'épistémologie génétique
des observables et
Volume XXXIII
(Version originale : Presses Universitaires de France 1975)
des coordinations
Version électronique réalisée sous l'égide de la
Fondation Jean Piaget § 22 | LES RÉGULATIONS CONCERNANT LES OBSERVABLES
pour recherches psychologiques et épistémologiques.
La pagination correspond à l'édition originale. SUR L'OBJET (Obs. O). – Un observable au sens où nous avons
pris ce terme à propos des interactions de types I et II (§ 9 à
12) est un fait constatable. Or, chacun admet (et le « positi-
visme logique » a bien dû le reconnaître depuis l'époque où le
Cercle de Vienne s'en tenait aux Protokollsätze fondés sur la
seule perception) qu'un fait dépasse le donné perceptif et
comporte toujours, et dès sa lecture même, une conceptuali-
sation déjà engagée dans la direction de l'interprétation. C'est
pourquoi nous avons admis que nos observables étaient tous
conceptualisés aux niveaux considérés, ce qui va de soi pour
ceux qui concernent les objets (Obs. O), mais reste tout aussi
vrai de ceux qui portent sur l'action propre (Obs. S), car sa
prise de conscience constitue, elle aussi, une conceptualisa-
tion.
1° Cela étant, il n'en reste pas moins que tout observable
comporte, à titre de matière ou contenu de cette conceptualisa-
tion, un certain donné perceptif (au sens le plus large, qui, pour
l'action propre est surtout de nature proprioceptive) et que, à
cet égard déjà, il peut être à des degrés divers bien ou mal ob-
servé. Seulement, nous avons vu que les régulations percepti-
ves ne relèvent de mécanismes purement perceptifs que dans
des cas limites (effets de centration, etc., produisant de légères
déformations compensées par d'autres centrations, etc.) ; et
136 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 137
que, dans les cas intéressants pour nous, c'est le guidage dû à 2° Les plus élémentaires des régulations sont alors celles
la conceptualisation qui oriente les activités perceptives vers qui consistent, pour un observable donné, à ajuster une
les plus importantes des corrections. En ce qui suit nous ne forme conceptuelle à son contenu perceptif. Encore faut-il
reviendrons plus sur les régulations proprement perceptives distinguer deux cas : celui où le contenu perceptif est relatif à
et nous limiterons aux problèmes relatifs à la seule constata- un objet extérieur et celui où il se rapporte à l'action propre
tion conceptualisée, en les centrant sur les questions généra- et où la forme conceptuelle fait donc partie de cette concep-
les de cette Partie III : l'analyse des régulations compensatri- tualisation qui constitue la « prise de conscience ». Le premier
ces intervenant dans l'élaboration des observables et dans la cas est plus simple ; commençons donc par lui, et par deux
construction des coordinations. remarques préalables. Notons d'abord que cette régulation
Dans le domaine des observables (par opposition aux co- par ajustement d'une forme à un contenu est spéciale à la
ordinations inférentielles Coord. S et O), les constructions du pensée, donc aux structures cognitives s'appuyant sur la fonc-
sujet peuvent être de deux sortes : a) la conceptualisation elle- tion sémiotique et n'existe pas aux niveaux sensori-moteurs,
même de chaque observable et b) la mise en relation des ob- où le schème n'équivaut pas encore à un concept. En effet,
servables entre eux et notamment des Obs. O et Obs. S ou une action sensori-motrice implique ou comprend des élé-
Obs. Y et X (§ 10-12). Au premier abord ces constructions ments perceptifs autant que moteurs, sans distinction entre
paraissent donc modestes. Mais il est clair que la conceptuali- forme et contenu, sinon par les répétitions et généralisations
sation a) dépendra bien vite, et virtuellement dès le départ, qui en dégagent alors le schème : mais si l'action ainsi sché-
des mises en relation b). Il est ensuite à noter que ces mises matisée, c'est-à-dire donc généralisée, s'applique à de nou-
en relation qui débutent par de simples comparaisons peu- veaux objets, ce n'est pas à la manière d'une forme concep-
vent aller jusqu'aux dépendances fonctionnelles, qui relèvent tuelle qui s'ajuste à un contenu, puisque précisément l'objet
encore de la constatation, donc des observables, comme cela n'est modifié en cette dernière situation qu'en s'enrichissant
reste vrai de la légalité en général (contrairement aux explica- d'une forme, tandis que dans la première il est transformé
tions causales, qui les dépassent). Il va en outre de soi que ces matériellement. Remarquons en second lieu que la régulation
conceptualisations et surtout ces mises en relation compor- forme-contenu dont nous allons discuter des exemples cor-
tent l'emploi d'instruments préopératoires ou opératoires in- respond à la relation a dans le modèle d'interaction IB (§ 9),
ventés à l'occasion des données actuelles ou appliqués à elles c'est-à-dire à la jonction entre l'activité As du sujet et la résis-
sous forme de nouveaux morphismes. On admettra donc que tance réelle ou nulle Ro de l'objet ; mais en ce modèle IB
le terme de « constructions » n'a rien d'exagéré pour désigner nous parlions de relation a en la généralisant aux cas où le
cet ensemble, et alors le problème des compensations se pose sujet applique toute une structure (classification, etc.) à un
de la façon la plus naturelle, puisque de telles constructions ensemble d'objets, tandis que dans le présent cas il s'agira en
sont sans cesse menacées par des contradictions (entre les outre de la conceptualisation d'observables isolés.
contenus perceptifs et les formes conceptuelles, entre celles- La régulation dont il convient maintenant d'examiner la na-
ci d'un observable à un autre, entre des observables et la rela- ture intervient, en effet, dans toutes les situations où le sujet
tion construite pour les unir, etc.) et qu'une contradiction en- confère aux observables des qualités ne correspondant qu'in-
tre faits ou entre notions consiste toujours en une compensa- suffisamment à leurs caractères perceptibles, soit que l'une de
tion incomplète. ces qualités prédicatives soit appliquée par erreur, soit que les
Cela dit, cherchons donc, sur ce terrain des observables, à propriétés retenues demeurent incomplètes. Or, il va de soi que
résoudre le problème des relations entre constructions et les conceptualisations initiales sont presque toujours insuf-
compensations en distinguant les différentes variétés de régu- fisantes à l'un ou l'autre de ces deux points de vue, le problème
lations et en essayant pour chacune de préciser les fonctions étant donc d'établir selon quel mécanisme régulateur va s'ef-
qu'elle assume. fectuer le réajustement de la forme conceptuelle au contenu
138 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 139
perceptif. Un tel problème peut paraître inexistant ou banal, boudin est d'abord entièrement ignoré. De même, dans les
car, pour l'empirisme, les caractères de l'objet sont autant expériences sur le « travail », les jeunes sujets pensent tantôt
d'indices donnés tels quels, que le sujet se borne à enregistrer au poids déplacé, tantôt au chemin parcouru en omettant
simultanément ou successivement par voie cumulative, sans chaque fois l'autre facteur. Dans les questions de composi-
qu'il y ait nécessité de réajustements. Dans la perspective de tions entre forces de directions différentes, ils font abstrac-
l'assimilation, au contraire, il doit toujours y avoir des raisons tion des angles, etc.
pour lesquelles le sujet commence par concevoir l'objet d'une En quoi consistent alors ces lacunes ? Il est clair qu'il ne
manière ou exacte, ou déformante, ou encore incomplète, et s'agit pas de choix délibérés ou d'abstractions intentionnelles,
c'est alors un problème réel que de chercher à comprendre puisqu'en chacun de ces cas les régulations propres aux ni-
par quelles régulations se constituera un équilibre entre les veaux suivants consisteront à réintroduire (ou plus précisé-
formes assimilatrices et le contenu auquel elles doivent s'ac- ment introduire) ce qui manquait à l'assimilation initiale des
commoder. données. Quoique les processus en jeu relèvent de la concep-
Lorsqu'une qualité prêtée à l'objet est illusoire et défor- tualisation et non plus, ou plus seulement, de la perception,
mante, c'est en général que ce faux Obs. O est dû à des coor- on se trouve en présence d'une situation analogue à celle de la
dinations elles-mêmes erronées ou incomplètes : par exemple centration perceptive, avec ses deux caractères fondamen-
la translation attribuée à des médiateurs immobiles sous l'in- taux : d'une part, une impossibilité de tout embrasser à la fois,
fluence d'une notion de la transmission conçue comme ex- faute de dimensions suffisantes du champ de fixation du re-
terne ou semi-interne. Mais il peut arriver aussi que la défor- gard ou de l'attention ; d'autre part, une déformation systé-
mation soit due à une omission, c'est-à-dire à des observables matique, revenant à surestimer ce qui est centré et à dévalori-
insuffisamment analysés : par exemple la largeur constante ser ce qui demeure en périphérie. Certains des premiers ni-
(égale au diamètre de la boulette initiale) que l'enfant peut veaux de la sériation et de la classification sont typiques à cet
prêter à la saucisse (voir le § 19) lorsqu'il néglige son amincis- égard : ne parvenant pas à élargir un champ (ou un « em-
sement dans les expériences portant sur la conservation. Mais pan ») d'abord trop étroit d'assimilation, le sujet ne procède
ordinairement les simples conceptualisations lacunaires des que par couples ou juxtapositions, en écartant momentané-
observables n'entraînent aucune déformation apparente : ce ment les autres éléments ou leurs propriétés. En ces centra-
sont donc surtout elles qu'il nous faut examiner ici, car au tions, qui sont alors représentatives et non plus perceptives,
premier abord les régulations qu'elles provoquent semblent se on retrouverait donc par hypothèse le caractère déformant
réduire à fournir des compléments ou remplissages de lacu- des éléments centrés, en tant que surestimés parce que objets
nes et, du point de vue de l'équilibre, une lacune ne constitue de l'attention, et la dévalorisation des autres, en tant que non
une perturbation entraînant une réaction compensatrice que centrés ; mais il reste naturellement, pour dépasser les simples
dans la mesure où elle correspond à un schème déjà activé (1). analogies métaphoriques, à préciser le dynamisme de ces pro-
cessus et cela en termes d'interaction entre la forme concep-
3° Rappelons d'abord quelques exemples : celui de la séria- tuelle adoptée et le contenu perceptif ou perceptible des ob-
tion, où au niveau I le sujet néglige les hauteurs des tiges et où, jets assimilés. En effet, l'extension d'un champ de conceptua-
au niveau II, il construit un couple puis un autre en en écartant lisation (comme c'est d'ailleurs déjà en partie le cas d'un
les autres éléments ; celui de la classification où les seuls ca- champ perceptif) dépend de sa structure.
ractères de ressemblances entre objets sont d'abord retenus ; De deux choses l'une, alors : ou bien les éléments (objets
celui de la conservation de la substance où l'amincissement du ou propriétés) négligés ne sont pas perçus, ou bien ils le sont
mais ils sont écartés et, dans les deux cas, il faut expliquer
(1) Par exemple, dans l'effet Zeigarnik, la lacune provient d'une interrup- pourquoi. S'ils ne sont pas perçus, alors qu'ils étaient per-
tion du travail à accomplir et elle joue donc un rôle dans la mesure où un
obstacle s'oppose à l'achèvement du projet. ceptibles, c'est donc qu'un facteur positif en a empêché la per-
140 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 141
ception : or, nous avons rappelé à cet effet (§ 17 sous 3°) puisque ce contenu demeure meublé d'observables en puis-
quelques-uns des multiples exemples montrant que le choix sance en tant que perceptibles (et que peut-être sont-ils déjà
de ce qui est perçu et de ce qui ne l'est pas est dû à un gui- perçus inconsciemment comme pourraient le montrer des re-
dage des activités perceptives par une instance supérieure re- cherches sur leur « subception »). La seconde de ces raisons
levant des notions, préopérations ou opérations. La diffé- d'instabilité est que la forme, c'est-à-dire le schème, reste en
rence est ainsi moindre entre les deux cas distingués qu'on activité et peut donc se modifier sous l'effet de nouvelles rela-
n'aurait pu l'admettre, ce qui revient à dire que le contenu tions ou coordinations, qui atténueront ou élimineront les op-
perceptible (qu'il soit ou non perçu) est toujours là avec ses positions ou contradictions : d'où, en ce cas ou sous l'effet des
réactions possibles aux contraintes qu'exercent les schèmes deux raisons conjointes, la possibilité de dégager de nouveaux
assimilateurs. Or, ces contraintes existent, car, si l'on n'est pas observables. Il va alors de soi que le passage de l'état initial,
empiriste, le schème ne consiste pas en un simple organe avec éléments valorisés et d'autres écartés, à l'état final, où tous
d'enregistrement dont les connexions avec l'objet sont réglées deux (ou les anciens plus certains des nouveaux) sont retenus
par les seules probabilités de rencontre (sans couplages) ou et conceptualisés sur un pied d'égalité, sera assuré par des régu-
par un filtrage sans activité. En fait, si le schème retient cer- lations de type normal : puisqu'il ne s'agit plus simplement de
tains caractères ou objets, c'est en vertu de processus et d'une combler des lacunes, mais de lever les répressions des éléments
organisation internes qui les rend assimilables mais qui, par le jusque-là écartés, la perturbation sera constituée par le pouvoir
fait même, exercent une pression négative sur les éléments naissant de ces éléments qui tendent à pénétrer dans le champ
écartés (1). Cette pression est alors comparable à une sorte de des observables reconnus (1), et la compensation consistera
refoulement dû, non pas à des contradictions entre senti- alors à modifier ces derniers jusqu'à acceptation possible. Or,
ments comme le refoulement affectif, mais à des formes comme cette modification consiste en une construction qui, si
cognitives de contradiction ou d'incompatibilités, telles que, modeste soit-elle, revient à réorganiser quelque peu la concep-
par exemple, l'allongement d'un boudin, conçu d'une certaine tualisation, nous avons là un exemple de plus d'une construc-
manière, exclue son amincissement, etc. En ce cas, la valorisa- tion issue d'une compensation.
tion de l'élément centré, et retenu par le schème, lui confére-
rait un certain pouvoir dans le système formé par l'ensemble § 23 | LES RÉGULATIONS RELATIVES AUX OBSERVABLES
des contenus perceptibles, tandis que, selon un mécanisme SUR L'ACTION (« OBS. S ») ET A LA PRISE DE CONSCIENCE. – Il
pouvant s'étendre de la simple opposition à la contradiction (1) Comme exemple de cette tendance d'un élément d'abord « refoulé » à
proprement dite, les éléments non centrés et dévalorisés sont pénétrer dans le champ des observables, on peut (dans des expériences de
transmission du mouvement d'une bille frappant un verre retourné, retenu à la
de ce fait même l'objet d'une action négative consistant à les main par l'enfant, avec départ d'une bille contiguë située de l'autre côté) citer le
repousser. cas des sujets disant que le verre s'est déplacé, alors qu'ils l'ont à coup sûr per-
çu immobile puisqu'ils appuyaient fortement sur lui. En de telles situations il
4° Mais l'équilibre ainsi atteint entre la forme conceptualisée faut distinguer entre l'observable conceptualisé (quoique faussement = le verre
en mouvement) et l'observandum en réalité perçu (= le verre immobile), avec
et le contenu perceptible ne saurait être qu'instable pour deux tous les intermédiaires éventuels entre la subception et la perception, et tous les
raisons évidentes. La première est qu'aux contraintes, c'est-à- degrés possibles d'actualisation de l'observable (laquelle n'est ici effective que
vers 10-12 ans). Ajoutons d'ailleurs qu'à notre point de vue la « subception »
dire aux actions de valorisation et de renforcement (interne) ou n'est probablement pas une perception « inconsciente » comme on a coutume
au contraire de répressions, exercées simultanément et solidai- de le dire, mais une perception dont la conscience demeure simplement brève,
rement par la forme sur le contenu vont correspondre dans les momentanée et évanescente faute d'une intégration dans la conscience con-
ceptualisée. Il m'arrive souvent, par exemple, de tirer ma montre et de regarder
deux cas des actions de sens opposé du contenu sur la forme, l'heure sans me la traduire verbalement à moi-même. N'étant pas visuel je tire
à nouveau ma montre quelques minutes après et me souviens alors de l'avoir
(1) Déjà au niveau cortical, K. H. PRIBRAM a montré l'existence d'un con- déjà regardée. Ma perception visuelle n'était donc pas inconsciente, puisqu'il y
trôle des inputs réglant « préalablement le mécanisme récepteur de telle sorte a mémoire avec retardement, mais témoignait d'un état primaire de conscience
sans « prise de conscience » conceptualisée et donc sans l'intégration qui en
que certains inputs deviennent des stimuli » et que d'autres soient éliminés ferait une connaissance (en opposition à une simple action).
(Actes du Congrès internat. de Psychologie à Moscou, 1966).
142 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 143
convient maintenant de discuter les mêmes questions mais en comment il a fait. Il est vrai que l'on désigne souvent sous le
ce qui concerne les observables Obs. S constatés par le sujet nom d'intelligence pratique la solution de problèmes d'opéra-
sur ses propres actions et non plus sur les objets (Obs. O). tions concrètes, mais posés en termes de réussite et non pas
Nous retrouvons ainsi la redoutable question de la prise de d'explication, et l'on observe en ce cas des réactions analo-
conscience en ses conceptualisations (puisqu'elle consiste à gues à celles qu'on obtient dans les épreuves opératoires en
traduire l'action motrice en termes de représentations) (1). Il général. Par contre, lorsqu'on parvient à dissocier l'action
s'agit donc d'un problème analogue de relations entre une elle-même de sa traduction représentative, verbale ou graphi-
forme et un contenu : le contenu est ici l'ensemble des pro- que, on peut constater combien la conceptualisation est en
cessus sensori-moteurs dont est faite l'action, tandis que la retard sur la sensori-motricité. Le problème est alors d'analy-
forme est le système des concepts utilisés par le sujet pour ser la nature de ces difficultés puis le mécanisme des régula-
prendre conscience de cette action, donc pour conceptualiser tions conduisant à les lever et à compléter les observables
ce contenu moteur. Or, l'analyse qui précède est de nature à Obs. S et enfin d'établir en quoi les unes et les autres sont
faciliter quelque peu notre tâche car, si nous avons déjà été analogues ou non à ce que nous avons pu constater à propos
conduits à accorder à un contenu virtuel (constitué par les des observables sur l'objet.
caractères perceptibles de l'objet) un certain pouvoir de 2° Rappelons d'abord quelques exemples. Lorsqu'on demande à l'en-
réaction aux contraintes de la forme, il va par contre de soi fant de faire rouler une balle de ping-pong de façon à ce qu'elle revienne à
que cette interprétation un peu osée cesse de paraître telle son point de départ, presque aucun jeune sujet n'y parvient ; par contre,
lorsque le contenu n'est plus simplement ce que le sujet per- souvent dès 5-6 ans le sujet arrive facilement à imiter l'action de l'adulte,
çoit ou peut percevoir sur l'objet, mais est lié à ce qu'il fait ou mais ce n'est que vers 10-11 ans qu'il peut décrire adéquatement ce qu'il a
sait faire lui-même en son action et en sa motricité comme fait. Lorsque avec un plot attaché au bout d'un fil (fronde) l'enfant est prié
telle. d'imprimer à ce fil un mouvement circulaire en le tenant à la main, puis de
lâcher le fil au bon endroit pour que le plot atteigne une boîte, la réussite
est obtenue dès 7-8 ans (sans imitations) ; par contre le sujet croit long-
1° Mais le paradoxe est que, à s'en tenir aux observables temps qu'il a lâché le plot face à la boîte et ce n'est qu'à 10-11 ans qu'il
Obs. S (c'est de ceux-ci seuls qu'il sera question ici, par oppo- décrit correctement le mouvement tangentiel dont il s'est pourtant servi
sition aux coordinations Coord. S dont l'activité et le pouvoir dans l'action. De même lorsqu'on demande aux jeunes sujets de pousser au
sont au contraire considérables), ils sont d'abord sensible- moyen d'un crayon une plaquette dans une direction oblique, ils parvien-
ment plus pauvres et incomplets que les observables sur l'ob- nent en action à toutes sortes de coordinations entre les translations et les
jet (Obs. O). Le problème de leurs lacunes initiales se pose rotations, mais sans prendre conscience ou conceptualiser ces relations
qu'ils savent pourtant utiliser.
donc en termes plus complexes que pour celles de ces obser-
vables sur l'objet, mais il sera d'autant plus intéressant de vé- Quelques conclusions semblent assez clairement pouvoir
rifier si le comblement de ces lacunes est dû à des régulations être tirées de ces faits. En premier lieu, ce que le sujet a rete-
et compensations des mêmes types que pour les Obs. O. En nu de son action pour la conceptualiser, ou en d'autres ter-
effet, la raison bien claire du caractère d'abord très incomplet mes ce qu'il a centré et valorisé, et non pas écarté, se réduit
des observables sur l'action est que, durant les premiers sta- entièrement à ce qui était dès l'abord assimilable et compré-
des, celle-ci est en avance sur la pensée. Nous avons rappelé, hensible pour lui. Dans le cas de la balle de ping-pong il voit
au § 16, jusqu'où aboutissent les coordinations et les régulations bien qu'il la lance en avant en la pressant sur l'arrière ; en ce
sensori-motrices pendant les 18 premiers mois de l'existence. qui concerne la fronde il voit bien qu'il fait tourner le plot, et
Or, jusqu'assez tard l'enfant reste capable de réussir un certain le lâche en fonction du but à atteindre, etc.
nombre de performances pratiques, et cependant sans savoir Mais, en second lieu, une part essentielle de l'action, pour-
tant bien exécutée, échappe à cette prise de conscience : dans
(1) Voir notre ouvrage sur La prise de conscience, P.U.F., 1974. l'exemple de la balle, le sujet parvient donc à remarquer (mais
144 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 145
pas toujours d'emblée) qu'il la presse sur sa partie arrière, qui concerne la prise de conscience de l'action propre la ré-
mais il n'a pas conscience de la faire tourner en un sens de ponse est facile : en fait le sujet a compris quelque chose de la
rotation inverse de celui de la poussée et il croit la projeter notion qu'il se refuse à admettre en sa conceptualisation, mais
simplement comme si la balle allait, au terme de son trajet il l'a comprise en action, c'est-à-dire précisément sous la
vers l'avant, se retourner d'elle-même à distance de la main. forme d'un schème sensori-moteur et non pas d'une notion.
Dans le cas de la fronde le sujet croit avoir lâché la masse Il est donc, non seulement légitime, mais obligatoire d'admet-
exactement en face de la boîte, comme si elle quittait sa tra- tre que ce schème, dont l'existence n'est pas contestable à
jectoire circulaire selon une droite perpendiculairement à titre de schème d'action, donc de « savoir faire » (puisqu'il a
cette boîte. Dans le cas des poussées le sujet ne remarque pas été utilisé et par conséquent construit), est éliminé de la con-
les diverses coordinations entre translations et rotations qu'il ceptualisation consciente par une sorte de rejet actif ou de
a pourtant effectuées en action, etc. Pourquoi donc ces lacu- répression, en tant qu'incompatible avec les autres concepts
nes s'accompagnent-elles même en bien des cas de déforma- adoptés.
tions proprement dites ?
Dans ces derniers cas, il est clair qu'il ne s'agit pas d'élé- 3° En un mot, si l'on distingue le contenu en tant que sen-
ments simplement négligés ou d'une conceptualisation in- sori-moteur et la forme en tant que conceptualisation exigée
complète du seul fait que le sujet n'aurait pas pu tout noter à par la prise de conscience, il semble clair qu'on se trouve en
la fois (champ de l'attention, etc.). Une raison plus précise présence de deux situations distinctes d'équilibre. D'une part la
intervient en ces situations : la notation qui manque a en fait forme s'assimile certains éléments du contenu, et en ce cas il y
été écartée, parce que contradictoire avec un schème concep- a équilibre, mais par appui mutuel ou compensation adaptative
tuel habituel. En effet, de faire tourner une balle en arrière (1) : à chaque concept assimilateur correspond une accommo-
quand elle part en avant paraît contradictoire, et il en est de dation imposée par le contenu assimilé et tous deux s'équili-
même pour le trajet tangentiel de la fronde alors que pour le brent par ajustement réciproque. D'autre part, la forme rejette
sujet le fait d'arriver dans une boîte implique une visée per- certains éléments du contenu et, en ce cas à la force exercée
pendiculaire à elle. Même dans les cas où il semble y avoir par la forme en ce rejet s'oppose celle qui est propre au conte-
simple omission, comme lors des poussées, les coordinations nu, mais l'intérêt est que, en cette situation instable d'équilibre,
non remarquées par le sujet sont celles qu'il juge irréalisables, contrairement à la situation plus stable précédente, c'est la con-
donc incompatibles avec les données, parce qu'il ne se repré- ceptualisation (ou forme) qui résiste et le contenu qui fait pres-
sente encore que des translations sans rotations ou l'inverse. sion en opposition à cette résistance. C'est pourquoi, soit dit
Troisièmement, il convient de préciser que ces éléments entre parenthèses, nous pensons que la situation est la même
écartés de la prise de conscience sont bien l'objet d'une sorte en ce qui concerne les observables sur l'objet Obs. O : en ce cas
de répression ou de refoulement cognitifs (1). En effet, le sujet également, il peut y avoir, pour les parties de l'objet (contenu)
ne commence pas par faire consciemment l'hypothèse d'une qui sont conceptualisées par la forme, équilibre par compensa-
rotation en arrière, pour la balle, ou d'un départ tangentiel pour tions mutuelles entre l'assimilation par la forme et l'accommo-
la fronde ; de manière à l'examiner réflexivement et à l'écarter dation imposée par le contenu ; mais il peut de même se pro-
ensuite comme contradictoire. On pourrait dire alors que, s'il duire un équilibre instable entre la résistance de la forme (rejet
ne fait pas de telles hypothèses, c'est qu'il n'en comprend d'autres parties du contenu) et la tendance des observables né-
simplement pas la possibilité et qu'en ce cas la soi-disant gligés à vaincre cette résistance. En effet, de même que dans
contradiction ne tient qu'à un défaut d'assimilation. Mais en ce l'action propre, certains schèmes utilisés de façon sensori-
motrice mais non conceptualisés, demeurent présents et font
(1) Voir notre conférence sur Inconscient affectif et inconscient cognitif donnée
en 1970 au Congrès de The American Psychoanalytic Association et parue en (1) Appelée au chapitre I « compensation par réciprocité ».
français dans la revue Raison présente, n° 19.
146 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 147
pression sur la conceptualisation dont ils tendent à ébranler la laquelle celle-ci se produirait à propos seulement des désadaptations (ici les
répression, de même l'objet, qui est manipulé de façon senso- différences, qui s'opposent aux généralisations), tandis qu'elle n'interviendrait
ri-motrice avant de se prêter à la conceptualisation en tant pas, parce que inutile, lorsqu'il s'agit de mécanismes usuels dans la mesure où
ils sont déjà adaptés. Nous avions déjà fait remarquer, à la suite de cette pu-
que réunion d'observables, comporte un certain nombre blication, que les désadaptations se produisent à la périphérie de l'action
d'observables latents ou virtuels dus (ou rendus sensibles) à (contacts avec l'objet), tandis que la zone où le fonctionnement s'effectue
cette manipulation sensori-motrice (d'où la vraisemblance de sans obstacles est celle des mécanismes internes de l'action : d'où un énoncé
l'hypothèse des « subceptions ») et qui font alors pression en plus général possible, revenant à soutenir que la prise de conscience procède
sens inverse de la répression. de la périphérie au centre, c'est-à-dire part des résultats de l'action pour re-
On comprend mieux en ce cas le rôle des régulations qui, monter à son mécanisme interne. Mais la présente analyse nous oblige, sem-
lors de la prise de conscience de l'action propre (Obs. S) ou de ble-t-il, à quelque correction en même temps qu'elle fournit l'occasion de
quelque éclaircissement supplémentaire. A commencer par ce dernier, il est
la prise de connaissance des objets (Obs. O), font passer un ob- devenu clair que la prise de conscience des actions, en particulier en ce qui
servable de l'état virtuel ou latent à l'état actuel ou conceptuali- concerne leurs aspects sensori-moteurs, ne consiste pas en un simple éclai-
sé. L'équilibre entre la forme conceptuelle qui rejette un tel ob- rage de ceux-ci ou de celles-là en entier, mais qu'elle implique nécessairement
servable latent (mais existant à l'état sensori-moteur) et la pres- une conceptualisation : s'il en est ainsi on comprend alors que la périphérie
sion exercée par ce contenu est donc instable, mais pour une de l'action donne lieu à des conceptualisations plus faciles, tandis qu'attein-
raison remarquable quant à ses aspects cognitifs : du point de dre ses mécanismes intimes de fonctionnement, donc ses aspects centraux,
vue des notions conscientes en jeu dans la conceptualisation, exige un travail réflexif supérieur (et des régulations plus complexes, comme
nous le verrons dans la suite). Mais en ce qui concerne la périphérie elle-
l'observable en puissance qui tend à forcer leur porte constitue même, nous constatons maintenant que tout n'y est pas accessible à la prise
une perturbation, et la compensation consiste donc d'abord à de conscience et qu'en particulier sur les points de contact avec l'objet où la
l'annuler, donc à la nier par le moyen du rejet (conduite α du § désadaptation est la plus forte (rotation inverse de la balle, trajet tangentiel
13). Par contre, du point de vue du schème sensori-moteur, qui du plot et de la ficelle, etc.), la prise de conscience est bloquée à cause des
fait pression sur les concepts, c'est la répression exercée par contradictions qu'on a signalées. Or, du point de vue d'une interprétation de
eux contre lui qui constitue la perturbation, et la compensation cette prise de conscience par une nécessité de conceptualisation, il n'y a là
qu'une exception apparente, car en ces cas une réorganisation réflexive est
consistera en l'action de sens inverse qui vaincra ce rejet. Il est indispensable (par opposition aux cas de conceptualisation immédiate),
alors clair que la régulation ultérieure reviendra donc précisé- comme s'il s'agissait de remonter aux compositions internes et quasi opéra-
ment à renforcer cette compensation, qui demeure inopérante toires de l'action (ce qui est d'ailleurs en partie le cas). Au total, nous dirons
à un premier niveau mais l'emporte sous les effets de la régula- donc que la prise de conscience est inversement proportionnelle au degré de
tion compensatrice. Or, par ailleurs, celle-ci est formatrice, pensée réflexive (1) qu'elle exige : facile lors d'une conceptualisation simple,
puisque vaincre la répression c'est entraîner une modification c'est-à-dire de l'application directe d'une forme à un contenu (ce qui est en
de la conceptualisation qui s'y opposait et, sur ce terrain res- général le cas à la périphérie de l'action), elle est d'autant plus difficile, et par
treint, c'est ainsi imposer une réorganisation qui est une cons- conséquent retardée, qu'elle exige une conceptualisation réflexive sur des
compositions internes (préopératoires ou opératoires, c'est-à-dire sur des
truction. contenus qui sont eux-mêmes des formes, et cela d'autant plus que ces com-
4° Ces diverses remarques sur les situations de prise de conscience positions sont plus élaborées), où qu'elle implique la réorganisation d'une
(Obs. S) conduisent, comme on l'a dit ailleurs (1), à revoir sur certains conceptualisation initiale (ce qui suppose à nouveau une nouvelle forme
points l'interprétation que Claparède avait proposée de celle-ci. On sait qu'à portant sur un contenu qui est déjà une forme).
propos d'une jolie expérience sur la conscience des différences entre deux
objets (plus ou moins aisément formulées par les jeunes enfants) et la con- § 24 | LES RÉGULATIONS PORTANT SUR LES RELATIONS
science des ressemblances (sensiblement plus difficiles à atteindre, bien que les ENTRE LES OBSERVABLES. – Après avoir examiné les régula-
sujets de ces âges soient porté à généraliser à outrance, donc à utiliser les res- tions se produisant à propos des observables Obs. O sur l'objet
semblances), Claparède avait énoncé une « loi » de la prise de conscience selon
(1) La pensée réflexive étant une conceptualisation à la seconde ou n-ième
(1) Voir notre étude sur La prise de conscience dans les conclusions générales. puissance.
148 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 149
et Obs. S sur l'action, il convient maintenant d'analyser les Il est malheureusement très malaisé d'analyser les premières assimilations
régulations portant sur les mises en relation entre observa- conceptuelles, car l'enfant qui commence à peine à parler (ce qui est le mo-
bles quelconques, et en particulier entre ces Obs. O et Obs. S ment le plus intéressant à cet égard) n'est précisément pas capable de s'expli-
quer ni de répondre aux questions. Aussi de nombreuses et instructives re-
selon les trajectoires OS ou Y-X notées à propos des types cherches sont elles encore à faire sur la période s'étendant de 1½ - 2 à 3 ou 4
II d'interactions (§ 10 à 13). Or, ces régulations sont de ans. Mais, à nous en tenir à quelques notations antérieures, nous pouvons
formes multiples, mais il convient de préciser que nous les tout au moins indiquer que, en opposition avec l'organisation limitée mais
distinguerons avec soin des régulations portant sur les co- remarquablement cohérente des schèmes sensori-moteurs au stade VI de la
ordinations elles-mêmes (Coord. S ou O), car celles-ci com- période préverbale du développement, les premiers schèmes conceptuels se
portent par définition des inférences nécessaires, dépassant constituent en des situations fréquemment conflictuelles. La première forme
donc les frontières de l'observable, tandis que les relations de ces conflits se manifeste lors de l'utilisation des concepts en partie cons-
truits par le sujet et qui se trouvent alors partagés entre les deux exigences
entre observables, même si elles atteignent le niveau des contraires de la stabilité et de la plasticité : ainsi l'un de nos enfants a désigné
fonctions quantifiées (1), donc de la légalité, sont elles-mê- sous le terme de « vouvou », d'abord le chien d'une personne tous deux vus
mes observables et, en cas d'inférences, n'en englobent pas d'un balcon (ceci à plusieurs reprises espacées), puis des figures sur un tapis,
d'autres qu'inductives, c'est-à-dire non nécessaires et consis- puis le personnage sans son chien et enfin des chevaux, des chars et prati-
tant en simples généralisations des observables. Or, le mo- quement tout gros animal ou véhicule aperçu depuis le même balcon. Lors-
dèle des interactions de types II distingue par méthode que ensuite la signification conceptuelle des mots est stabilisée sous la con-
(bien qu'en fait cela soit moins aisé), les relations entre les trainte de l'entourage social, le conflit réapparaît sous une forme dérivée :
l'application des termes conceptuels est alors partagée entre les deux possibi-
Obs. O et S, donc le trajet OS, et les coordinations issues de lités de signifier le même individu (identique à lui-même) ou un autre indivi-
ces mises en relation, ou plus précisément inférées à partir du mais représentant de la même classe ; une solution courante est alors celle
d'elles, donc les trajets Obs. S (reliés à Obs. O) à Coord. S et d'un compromis, l'objet désigné demeurant à mi-chemin de l'individuel et du
Coord. S à Coord. O, c'est-à-dire la flèche SO (bien distincte générique par une sorte de participation ou d'exemplarité. Un enfant de 3
mais réciproque de OS). Ce dont nous parlerons ici ne con- ans demande par exemple à propos d'un nouvel orage séparé du précédent
cerne donc que les relations entre les Obs. S ou les Obs. O par un long intervalle, si c'est le même ou pas, mais considère sa nurse
ou encore entre deux (trajet OS), mais pas encore les coor- comme deux personnages distincts selon qu'elle est à Genève ou qu'il la
retrouve dans la ville où habitent ses grands-parents. Les sujets qu'on inter-
dinations au sens strict. roge vers 4 ans hésitent encore entre « une » ou « la lune et pensent souvent
1° Avant d'aborder les problèmes qui sont centraux pour que des ombres produites sur la table viennent de « dessous les arbres », ou
que les petits courants d'air déclenchés par des mobiles sous leurs yeux éma-
une théorie de l'équilibration, des régulations inhérentes aux nent du « vent » qui s'introduirait dans la chambre malgré les fenêtres fer-
situations relationnelles de contradiction ou de différencia- mées. Or, l'assimilation des ombres produites sur la table et de celles de des-
tion de notions initialement globales et virtuellement contra- sous les arbres ainsi que la comparaison d'un courant d'air et du vent sont
dictoires, la première question qu'il s'agit de discuter est celle parfaitement correctes s'il s'agit de cas particuliers relevant d'une même
de la construction des relations immédiatement cohérentes classe, mais faute de classes génériques le jeune sujet fait de ces assimilations
parce que exprimant des liaisons constatables sans difficultés des sortes de « participations » entre les objets individuels eux-mêmes.
pour le sujet. Mais pour nous, le problème est, conformé- Cela étant, il n'est donc nullement métaphorique de parler
ment à notre programme, d'établir si ces constructions élé- de perturbation lorsqu'un nouvel objet est confronté avec celui
mentaires reviennent déjà à compenser des perturbations, ou ceux qui sont déjà assimilés à un schème conceptuel. Le jeu
autrement dit si les régulations qui président à leur élabora- des régulations consiste alors à doser les identités et équivalen-
tion par corrections successives sont déjà compensatrices. ces ou différences selon les résistances de l'objet aux tendances
assimilatrices variables. Pour ce qui est de l'identité, nous avons
(1) Inutile de dire que nous prenons toujours ce terme au sens ordinaire étudié de près (1) les difficultés de cette relation, qui peuvent
de la quantification comme introduction des quantités sans référence aux
notions de quanta ou de discontinuités.
(1) Voir le volume XXIV des « Etudes d'Epistémologie génétique ».
150 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 151
faire problème pour les jeunes sujets lorsqu'un même liquide Nous retrouvons donc ici le problème de ce que nous
change de forme en passant d'un récipient dans un autre, ou avons appelé le passage des prédicats absolus aux structures
qu'un fil de fer droit est ensuite courbé, ou qu'un même être relationnelles, mais, si ce vocabulaire est commode en pen-
vivant change de taille au cours de sa croissance : même sant aux formes verbales employées, il faut d'abord en préci-
l'identité, malgré le caractère d'évidence qu'elle prendra tôt ou ser le sens. En fait, les qualifications construites ou utilisées
tard en ces situations, résulte donc d'une compensation nul- par le sujet dans ces conceptualisations les plus élémentaires
lement immédiate qui, pour un même objet, s'oppose à des des ressemblances et différences sont à la fois des prédicats,
modifications de forme ou de grandeur. Réciproquement les mais mal réglés faute de hiérarchies (celles-ci devant plus
différences peuvent nécessiter des régulations opposant des tard s'appuyer sur les extensions) et des relations, mais « pré-
compensations aux indices qui favoriseraient l'assimilation. relatives » faute de réciprocités, etc., et surtout faute de de-
On a vu au § 20 la difficulté à équilibrer, en une classification, grés et de continuité dans ces degrés (« plus ou moins
les différences avec les ressemblances, etc., ou, au niveau I de grand », etc.), donc de sériabilité. C'est alors en raison de
la sériation (§ 21), la difficulté à dégager les différences de leurs lacunes et de leur indifférenciation qu'ils demeurent
hauteur quand une tendance assimilatrice impose le primat absolus. Or, c'est un premier pas dans la direction de ces de-
des équivalences et l'exemple du « vouvou » cité plus haut grés auquel nous assistons maintenant et le mécanisme en
montre jusqu'où peuvent se généraliser celles-ci lorsque des est à chercher dans une extension des régulations qui ont
régulations compensatrices relatives aux différences ne les abouti à la constitution des simples différences et ressem-
modèrent pas. blances. En effet, une fois opposées deux classes d'éléments
Quant à déterminer en chaque cas les raisons du succès des individuels par leurs qualifications x et y (= non-x) il reste
différences ou des équivalences, nous retombons alors sur le qu'ils peuvent être distingués eux-mêmes à l'intérieur de
problème de l'équilibre entre la forme et le contenu, dont il a été chaque classe par des oppositions analogues : en ce cas l'op-
question au paragraphe précédent, les mêmes mécanismes de position x et non-x appliquée à l'intérieur des x enveloppe
valorisation et de répression entrant en jeu lorsqu'il s'agit de rela- une contradiction (ou pseudo-contradiction) qui ne peut être
tions que pour l'acceptation ou le rejet d'un observable singulier. levée qu'en nuançant la qualification, c'est-à-dire en introdui-
sant une qualification de la qualification elle-même, ce à quoi
2° Un progrès sensible dans les régulations est par contre
serviront les termes « très peu », « un peu » x, etc., ou « très »
à noter lorsque les qualifications qui expriment les ressem- et « un peu » y (= non-x).
blances et différences en fonction des possibilités (perturba- Quant à savoir d'où viennent ces degrés, c'est sans doute
tions et compensations) de l'assimilation conceptuelle ne
de la régulation elle-même. Celle-ci, qui consiste à compenser
constituent plus seulement des formes s'appliquant directe- une perturbation, y aboutit d'abord par une assimilation (res-
ment aux contenus, mais comportent en plus des formes ap- semblance) ou un refus suivi d'une assimilation à un schème
pliquées aux précédentes, autrement dit un début de concep-
opposé (différence). Mais, si ces assimilations ne sont pas
tualisation de la conceptualisation elle-même : c'est le cas immédiates et qu'il y a donc régulation préalable, celle-ci dé-
lorsque les ressemblances et différences sont conçues comme bute par des compensations plus ou moins poussées et com-
variables, autrement dit lorsque interviennent des degrés («
porte donc en elle-même des degrés et des oscillations en «
grand », « un peu grand », « très grand », etc.) qui sont en fait plus » et en « moins ». C'est alors la prise de conscience de
des différences de différences ou de ressemblances. Ce ne cette graduation immanente à la régulation, dans les cas où le
sont pas encore là des termes comparatifs et la relation est
contenu à assimiler impose la présence d'éléments intermé-
loin d'être encore complètement relative, si l'on peut dire, en diaires, qui se traduit par une conceptualisation encore in-
ce sens qu'une moindre différence n'équivaut pas encore à complète en « un petit peu », « un peu », « très », etc., mais qui
une plus grande ressemblance, etc., mais c'est un début orien-
suffit à lever les contradictions.
té dans cette direction.
152 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 153
3° Nous sommes ainsi conduits au problème central que (étiquetage). En ce cas, du fait que l'instrument compensa-
soulève la régulation des relations entre observables et qui se teur, autrement dit chaque schème assimilateur total x ou y,
posait d'ailleurs déjà à propos des observables conceptualisés s'est assoupli et enrichi, il aura tendance à étendre son ac-
en eux-mêmes (§ 22-23) : celui de la régulation des contradic- tion, ce qui, puisqu'ils sont deux, les orientera vers l'assimila-
tions ou des pseudo-contradictions. Il est d'abord clair que tion réciproque. Or, si les caractères x et y sont incompati-
toute régulation, et à tous les niveaux, comporte une certaine bles (d'où x.y = 0 ou + X – X = 0), les degrés voisins le sont
recherche de la non-contradiction : compenser une perturba- moins, c'est-à-dire qu'il est plus facile de constituer des inter-
tion par une modification de sens contraire, c'est à la fois re- sections entre « très petit » et « un petit peu petit », etc. De ce
connaître une opposition, sinon la constituer, et tendre à la fait, la région frontière entre x et y finira par donner lieu elle-
lever, ce à quoi aboutissent d'abord, dans le présent domaine, même à des intersections. Par exemple, « pas très petit » deve-
les relations de ressemblances et de différences x et non-x, nant très voisin de « un tout petit peu grand », ils peuvent être
mais appliquées à deux éléments individuels (ou à deux englobés en une sous-classe commune aux « petits » et aux
schèmes) distincts (sans quoi il y aurait précisément contra- « grands » : d'où la formation des « moyens » (terme d'abord
diction). C'est à ce niveau élémentaire que le sujet, comme lui aussi prédicatif mais prenant alors un sens semi-relatif).
nous l'avons vu à propos de la sériation, se refuse à considé- Or, le progrès que constitue ce début d'intersection est
rer qu'un objet peut se trouver à la fois plus grand qu'un au- que, à son intérieur mais seulement en ce secteur restreint
tre et plus petit qu'un troisième, puisqu'il ne saurait être si- pour commencer, une faible différence devient solidaire
multanément grand et petit. La compensation est alors com- d'une certaine (et assez grande) ressemblance, ce qui est jus-
plète et même sur-complète puisqu'il ne s'agit d'éviter qu'une tement le double caractère finalement attribué aux
pseudo-contradiction, tandis que, dans le cas des contradic- « moyens ». D'où alors les deux étapes suivantes. Au cours de
tions réelles, elle demeure incomplète (comme dans l'exemple la première l'un des schèmes x ou y assimile tous les éléments
des petits bateaux qui flottent parce que légers et des grands de l'autre, moyennant la distinction des degrés : si l'enfant
parce que lourds) faute de compensation x.non-x = 0 ou + X part de y (= les grands), alors les x (= les petits) deviennent
– X = 0. Mais restons-en pour l'instant aux pseudo-contra- de moins en moins y, et s'il part de x c'est l'inverse ; mais,
dictions. comme il s'agit déjà d'une conceptualisation de conceptualisa-
Or, avec le début des graduations, dont il a été question tion (x ou y en « plus » et en « moins ») généralisée à l'ensem-
sous 2°, la conception du contradictoire évolue. Supposons ble, le sujet ne saurait d'abord se livrer à ces deux sortes de
que, objectivement, les degrés possibles pour un ensemble se comparaisons à la fois. Lors de la seconde étape au contraire
distribuent entre 1 et 10. Le sujet de ce niveau les répartira il y parviendra, chaque relation < pouvant s'inverser en > de
alors en 1 – 5 = x et 6 – 10 = y (= non-x). En faisant pour telle sorte que 2e < 3e dans le sens xy équivaut à 8e > 9e dans
commencer abstraction des termes « moyens » éventuelle- le sens yx (en comptant les mêmes éléments de 1 à 10 mais
ment distingués entre x (petits) et y (grands), il y aurait néan- dans les deux sens de parcours). Or, c'est là en fait le niveau
moins, déjà à l'intérieur des x et des y, les degrés désignés par de la sériation opératoire avec son caractère relationnel, sa
« un petit peu x », « un peu x », etc. Or, jusqu'ici chaque élé- réversibilité et sa transitivité, produits finals des régulations
ment de l'une des collections x ou y (non-x) était perturbateur antérieures (§ 21).
pour ceux de l'autre, et chacun des deux schèmes x et y jouait Au total, et pour ce qui est des pseudo-contradictions, le
un rôle compensateur. Désormais, au contraire, des relations point de départ de cette évolution est constitué par les régula-
analogues de différences et ressemblances se constituent à tions qui, pour un contenu donné, opposent des relations de
l'intérieur des deux schèmes et cela jusqu'assez loin, puisque, ressemblances (donc imposent une forme assimilatrice) en
chaque élément étant tant soit peu différent des autres il y compensation des perturbations constituées par les éléments ou
aura finalement autant de sous-schèmes que d'objets individuels aspects de ce contenu qui y résistent, et imposent des relations
154 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 155
de différence (donc s'opposent à l'assimilation à un schème x même à cette conclusion qu'à mi-chemin des relations extrê-
pour la transférer sur y [= non-x]) lorsque le contenu serait mes le bateau médian ne serait plus guère porté par l'eau,
déformé (faute d'accommodation) s'il était assimilé en x. Cela parce que trop lourd, et ne se porterait pas suffisamment lui-
étant, le point de départ de la construction est constitué par même parce que trop léger. Aussi bien, lorsqu'il veut générali-
les deux schèmes x et non-x (= y), non contradictoires quand ser la relation entre la force de l'eau et le poids des bateaux,
ils s'appliquent à des objets différents, mais qui paraissent l'enfant dira-t-il que l'eau les porte toujours, et que, si elle y
contradictoires (pseudo-contradiction) lorsqu'ils concernent parvient pour les grands, c'est que ceux-ci sont, il est vrai,
le même objet (y compris sous les formes > et < quand on lourds pour nous », mais sont « légers pour le lac ». Enfin le
les suggère). L'évolution de ce processus régulateur initial sujet rendra la notion de poids relative au volume et parvien-
conduit, par contre, à passer de ces deux collections disjoin- dra ainsi aux compensations entières : moins lourd × plus
tes x et y (= non-x) à des intersections croissantes, jusqu'à une grand = plus lourd × plus petit.
identification finale par assimilation réciproque des deux clas- En ces cas les deux classes initiales des lourds et des légers
ses et à une compréhension du fait qu'une petite différence finissent également par fusionner en une classe totale des
équivaut à une grande ressemblance et réciproquement, avec poids relatifs aux volumes, avec réciprocité des relations > et
compensation complète des relations < et >. <, mais les concepts de grandeur, de poids et de force donne-
Pour ce qui est maintenant des contradictions réelles, ront lieu à des sous-classes différenciées, à relations distinc-
comme dans l'exemple des petits et grands bateaux, la diffé- tes, mais cohérentes, selon leurs diverses significations possi-
rence est que les deux classes x et y de départ (légers et bles. La solution de ce problème de l'élimination des contra-
lourds) comportent plus que ces deux qualifications, et que dictions réelles semble donc relever des mêmes compensa-
les concepts utilisés sont hétérogènes parce que indifféren- tions entre relations que pour les pseudo-contradictions, se-
ciés : le bateau léger n'est pas fort mais est porté par l'eau lon les différents modes successifs propres aux régulations
qui est forte, tandis que le bateau lourd est fort et peut se initiales et aux symétries opératoires finales.
porter tout seul sur l'eau, la notion du lourd impliquant
donc le concept de fort et celui-ci englobant des composan- 4° Nous sommes ainsi conduits à examiner la question
tes multiples (selon que c'est l'eau qui « porte » ou le bateau des relations fonctionnelles ou dépendances entre varia-
qui « se porte ). Mais il est remarquable que, malgré cette bles, dont le rôle est évident dans l'exemple précédent.
différence essentielle, les régulations qui conduiront peu à Mais il faut pour cela remonter aux niveaux examinés sous
peu l'enfant à surmonter ces contradictions sont analogues 2° et 3° où les relations globales initiales commencent à se
à celles qui lui permettent de se libérer des pseudo- quantifier en termes de « plus » et de « moins ». En effet,
contradictions, parce que, en appliquant la même méthode sitôt une différence reconnue comme variable et compor-
des compensations progressives entre les plus et les moins tant donc des degrés, le sujet devient capable de constater
(> et <), le sujet ne peut que s'apercevoir du fait qu'elle la liaison possible entre deux séries distinctes de varia-
conduit en certains cas à des conséquences acceptables (re- tions, ce qui constitue une fonction. La source en peut être
lations cohérentes), tandis qu'en d'autres les compensations déjà la liaison entre un événement B et sa condition A, au
ou symétries demeurent incomplètes et les conséquences ab- cas où la suppression de A entraîne celle de B (sublata cau-
surdes. En effet, si le plus lourd est bien l'équivalent du sa, tollit effectus), mais il s'y ajoute, en cas de variations de a
moins léger, la qualité de « mieux se porter sur l'eau » ne l'est et de b, qu'à chaque valeur de a peut en correspondre une
pas d' « être moins porté par l'eau », puisqu'il y a deux causes sur b. Ces covariations entraîneront alors la formation des
en présence, l'eau et le bateau, et que la notion de force est fonctions constituantes, encore simplement quantitatives
prise en deux sens distincts, porter et se porter. Si le sujet et ordinales (et sans conservations) vers 5½ -7 ans, mais
procédait par degrés comme dans une sériation, il arriverait qui se quantifieront sous forme de fonctions constituées
156 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 157
(= quantifiées) dès le niveau des compositions et conserva- du point précédent, ce sont les constatations suivantes (Obs.
tions opératoires. O) qui corrigeront ces observables sur l'action (Obs. S). Ou
Du point de vue des régulations, les fonctions sont d'un bien, au contraire, l'action réussit plus facilement, mais il n'y a
intérêt particulier, car ce n'est jamais sans tâtonnements que pas davantage conscience, donc conceptualisation adéquate
le sujet les découvre, soit en faisant varier les observables de son fonctionnement, et ce sont une fois de plus les obser-
sur l'objet lorsqu'il s'agit des rapports entre objets seuls vables sur l'objet (Obs. O) qui permettent de corriger (par ré-
(modèle IIC, § 12, fonction XY), soit par un réglage de l'ac- gulation cette fois conceptuelle et non plus matérielle comme
tion propre dans les cas IIB et surtout IIA (§ 11 et 10), où au cas précédent) les erreurs sur les Obs. S par un jeu de
les résultats Obs. O sont fonction des ajustements de l'ac- compensations. Par exemple, dans la situation précédente des
tion, connus par les Obs. S. Dans le cas des relations entre ricochets, c'est la variation des essais, même lorsqu'ils sont
objets, les variations de la variable indépendante x, dans y = couronnés de succès, qui permet au sujet de prendre con-
f(x), peuvent être dites perturbations, en tant que modifiant science de la manière dont il a orienté ses mouvements (en
l'état antérieur, et les variations de y seront les compensa- fonction des angles d'incidence et de réflexion). On voit donc
tions qui conservent la relation, encore que pendant la pourquoi, dans le modèle IIA (§ 10), nous considérons la di-
phase de découverte de la fonction, c'est souvent à partir rection OS dans les relations entre les deux sortes d'observa-
des variations de y que le sujet remonte à celles de x (et que, bles Obs. O et Obs. S comme primant assez constamment la
du point de vue de sa prise de connaissance, les rôles sont direction SO.
alors renversés). Mais, pour ce qui est des relations entre les En conclusion, l'examen des régulations portant sur les
Obs. O et les Obs. S lorsque l'action propre intervient à titre relations entre les observables montre qu'en ces cas autant
de facteur, la situation est bien plus complexe. Comme on que lors des conceptualisations des observables de départ (§
l'a rappelé au § 23, la prise de conscience procède en géné- 22 et 23), les constructions nécessaires au passage d'un niveau
ral à partir des résultats (périphériques) de l'action dans la de développement à un autre sont orientées par les compen-
direction de son mécanisme (central), les premiers étant sations.
souvent eux-mêmes malaisés à analyser. Il en résulte que,
tout en visant un résultat, globalement conçu comme fonc- § 25 | LES RÉGULATIONS DES COORDINATIONS (« COORD. S
tion de son action, le sujet peut demeurer d'abord en une ET O »). – I : LA CAUSALITÉ. – Mais qu'en est-il des coordina-
ignorance assez grande des variations en jeu. De deux cho- tions elles-mêmes, c'est-à-dire des mécanismes inférentiels des
ses l'une, alors. En premier lieu l'action peut commencer structures cognitives d'ensemble ? L'équilibration par régula-
par un échec, d'où la nécessité d'un meilleur réglage actif : tions progressives ne se présentera-t-elle alors que comme un
en ce cas les variations de l'objet apparaissent comme per- mécanisme secondaire et correcteur intervenant après chaque
turbatrices et les corrections dues au réglage de l'action sont essai de construction pour en améliorer la forme et le fonction-
compensatrices, mais, comme ce sont les observables sur nement, ou apparaîtra-t-elle à nouveau comme formatrice et
l'objet (Obs. O) qui seuls permettent de rectifier les obser- constitutive, en tant que toute construction cognitive comporte
vables sur l'action, les Obs. S dépendent donc des Obs. O et à titre de condition nécessaire une dimension compensatrice,
compensent ensuite à nouveau leurs variations (qui sont complémentaire (au double sens psychogénétique et logique)
perturbatrices par rapport aux Obs. O et S antérieurs). Par de son caractère de nouveauté constructive ? Nous allons es-
exemple, le sujet commence par échouer lorsqu'il essaie de sayer de montrer que, s'il existe toujours des mécanismes
lancer une boule contre un but donné après ricochet contre compensateurs dans les structures cognitives achevées, c'est
une paroi. En ce cas le point touché contre la paroi joue un que le fonctionnement logique et valablement déductif qu'ils
rôle perturbateur et le sujet va régler son tir (compensation) ; assurent en ces états de fermeture finale constitue l'aboutisse-
mais ne sachant pas s'il doit viser la paroi à gauche ou à droite ment d'un progrès continu dans les compensations dont témoi-
158 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 159
gnent les régulations en jeu durant les périodes de formation : b) en une mise en relation des mouvements de l'objet (Mo) et
d'un tel point de vue la compensation est pour ainsi dire à la de ceux du sujet (Ms), mais qui est déjà fonctionnelle en ce
fois cause et effet, ou, si l'on préfère, facteur et résultat des sens que plus les Mo augmentent et plus les Ms s'accroissent
structurations : cause ou facteur lors des régulations forma- de leur côté (flèche b sur le schéma). II est donc visible que
trices et effet ou résultat comme partie intégrante de la struc- ces régulations sur les observables sont déjà compensatrices,
ture finale. ce qui est bien connu de la « conduite de l'effort » et ce qui
est évident aussi pour les mouvements.
1° C'est dans le domaine de l'explication causale que la Quant aux coordinations qui en résultent (interaction
situation est la plus claire. En effet, d'une part, la causalité IIA du § 10), ce sont elles qui constituent le lien causal, car,
consiste essentiellement en un système de compensations à s'en tenir aux observables précédents et même à leurs ré-
entre ce que perd le mobile actif et ce que gagnent le ou les gulations, il n'y a encore là que des successions régulières
mobiles passifs. D'autre part, sa conceptualisation prend nais- sans aucune nécessité : plus l'objet résiste, plus le sujet
sance au sein de l'action propre, et en fonction d'un jeu de pousse ; et plus le sujet avance, plus l'objet se déplace. Or,
régulations portant sur les mouvements du sujet et les modi- comme Hume l'a montré (1), il n'y a encore là que des
fications constatées sur l'objet. En ce cas, les structures fina- « conjonctions » sans aucune « connexion ». C'est alors
les sont donc préparées dès les régulations initiales, parce que qu'interviennent les coordinations, dues aux inférences du
celles-ci s'appliquent à des mouvements matériels qu'elles rè- sujet (Coord. S), mais attribuées à l'objet (Coord. O) : de ce
glent dès avant leur intériorisation, tandis que, dans le cas des que les deux fonctions a et b (flèches a et b sur le modèle du
structures logico-mathématiques les compensations opératoi- § 9) sont de directions croisées, le sujet en conclut, mais
res finales constituent l'aboutissement de celles qui sont sans le percevoir directement en tant que perception d'un
constitutives du mécanisme interne lui-même de toute régula- passage visible ou sensible, que quelque chose s'est « trans-
tion et non pas de ses effets matériels (relatifs aux actes ou mis » de lui à l'objet, ou de façon générale de l'agent à l'ob-
conceptualisés), comme lorsqu'il s'agit de la causalité. jet passif. En quoi consiste en ce cas cette transmission, qui
La causalité débute dès les niveaux sensori-moteurs et est à la fois production (en tant que le patient est modifié)
perceptifs, et, dès ces formes élémentaires, en particulier et conservation (en tant que le mouvement transmis hérite
tactilo-kinesthésiques, il est possible de distinguer : 1) les du mouvement producteur) ? Elle revient à nouveau à ad-
régulations portant sur les observables en tant, non pas en- mettre, mais en vertu d'une composition inférentielle et non
core que conceptualisés (puisqu'il n'y a pas de concepts à plus d'une constatation, un jeu de compensations : ce qui
cette étape), mais que directement perçus et schématisés est gagné par le patient (le mouvement Mo) est perdu ou
lors de leurs répétitions ; et 2) les régulations portant sur les dépensé par l'agent, et c'est cette compensation nécessaire
coordinations en tant que compositions dépassant les qui, à tous les niveaux d'interprétation, se retrouvera sous
frontières de l'observable. En effet, si l'on se réfère au des conceptualisations diverses, jusqu'à la conservation de la
modèle de l'interaction IA (§ 9), on y distingue, à titre quantité du mouvement transmis (mv) et de l'énergie cinéti-
d'observables sur l'action (Obs. S) les mouvements Ms et la que transférée (½ mv2). Or, aux niveaux sensori-moteurs et
poussée Ps effectués par le sujet, et sur l'objet (Obs. O), la perceptifs il y a déjà là une composition inférentielle ou
résistance Ro et les mouvements Mo du mobile poussé. Cela préinférentielle et les régulations inhérentes au schéma-
étant, nous avons vu que les régulations sur les observables tisme sensori-moteur ou à la perception qui l'assurent sont déjà
de l'action consistent : a) en un réglage de l'effort, c'est-à-
dire en un dosage des mouvements Ms et poussées Ps, mais (1) En oubliant d'ailleurs le sujet, mais sur le terrain des observables rien
en fonction de la résistance Ro plus ou moins forte ou n'empêche, en effet, de le remplacer par une boule de billard, les quatre ob-
servables restant les mêmes sauf que de simples variations fonctionnelles se
presque nulle de l'objet (flèche a sur le schéma du § 9) ; et substituent aux régulations actives.
160 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 161
compensatrices. Dans le cas des schèmes sensori-moteurs de départ gagné par la dernière bille passive avec ce qu'ont fait
causalité, cela est facile à établir en suivant les progrès de la les précédentes. Lorsque débute la transmission médiate semi-
spatialisation et de l'objectivation croissantes de la causalité interne inspirée par la transitivité opératoire, cette correction
(§ 16), avec leurs retentissements sur la causalité perceptive du schème conceptuel précédent satisfait le sujet parce
tactilo-kinesthésique. Quant à la causalité perceptive visuelle, qu'une transmission passant « à travers » les mobiles est, par
il est également clair que l' « impression » causale constitue sa nature même, quelque chose que « donne » toute bille ac-
une résultante, et ne correspond pas à la perception d'un pro- tive (« elle a donné son élan ») et que gagne celle qui le prend.
cessus de passage (mouvement phi, etc.), que l'on verrait ma- A traduire ces niveaux en termes de conduites α à γ (§ 13),
tériellement entre l'agent et le patient. Cette résultante est il est clair que le facteur perturbateur, par rapport au schème
alors le produit des régulations perceptives portant sur les acquis précocement de la transmission immédiate, est consti-
directions et vitesses des mouvements oculaires : par exem- tué par la présence des éléments intermédiaires entre les billes
ple, lorsque le regard a suivi le mouvement de l'agent et passe A à N. Or, au niveau initial, ils sont négligés (conduite α), ce
de là sur le patient, il y a « transport oculaire » à la fois de la qui revient à dire que la perturbation est écartée. Par contre,
direction, du mouvement et de la vitesse, de telle sorte que, si dans la suite il y a à la fois intégration de la perturbation
l'objet passif est plus lent que l'actif, il y a simultanément per- (conduite β), puisque les intermédiaires donnent lieu à un
ception d'une résistance (1) et d'une continuité. Ce sont donc enchaînement de transmissions immédiates, et déformation
ces régulations perceptives qui assurent les compositions, des observables puisqu'ils sont « vus » en mouvement. Mais
avec notamment les « préinférences » qu'elles entraînent (au ce mouvement imaginé est intéressant au point de vue des
sens de Helmholtz, couramment admis aujourd'hui), de telle compensations fonctionnelles mentionnées au § 13, en ce
sorte que, même sur ce terrain élémentaire, la causalité sens que, s'il est censé augmenter, il en va de même de son
comme telle est à concevoir comme une coordination (Coord. effet, tandis que s'il est supposé supprimé, la transmission
S), et non pas comme un observable si l'on distingue les ob- l'est également (sublata causa...). Au niveau suivant il s'y ajoute
servables directement perçus à titre individuel ou local et leur une autre relation compensable en ce sens que si A pousse B
résultante globale. et si B pousse C, etc., la pensée du sujet remonte de C, etc., à
A jusqu'à en conclure à une poussée transitive de A à C, D,
2° Quant aux formes supérieures ou notionnelles de la etc. Mais cette transitivité demeure imparfaite, puisque l'im-
causalité, on retrouve en chacune d'elles les coordinations in- pulsion peut augmenter ou diminuer lors de chocs successifs.
férentielles du sujet (Coord. S) mais attribuées en leurs résultats Après qu'un début de « réaction » (au sens physique d'opposé
à l'objet lui-même (Coord. O), et comportant leur structure de à l'action) soit entrevu, le dernier niveau atteint par contre le
compensations préparée ou assurée grâce au jeu de régula- rang des conduites de type γ.
tions déjà compensatrices. Par exemple, dans les coordina- Dans le domaine des explications causales par composition
tions successives conduisant à la transmission médiate des additive d'éléments (schèmes corpusculaires), le jeu des com-
mouvements, le sujet qui en arrive à la concevoir comme un pensations n'en est pas moins évident. Le sucre qui fond dans
enchaînement externe de transmissions immédiates (une fois un verre d'eau se désagrège en fragments de plus en plus
reconnu que toutes les billes ne partent pas et que la bille ac- petits : en ce cas leur disparition finale (qui équivaut donc à
tive ne passe pas derrière les autres), ne peut faire cette hypo- une perte) n'est d'abord compensée que par des processus glo-
thèse de chocs successifs, avec arrêt de chacune à commencer baux tels que « ils sont devenus de l'eau» (ce qui est un gain
par la bille active, sans mettre en compensation le mouvement de pour celle-ci) ou « ils sont partis en l'air », après même un niveau
où la compensation de type α (§ 13) conduit à une annulation
(1) Résistance perçue par voie proprioceptive sur le mouvement oculaire du sucre par anéantissement ; mais dès le niveau opératoire, la
ralenti et par voie visuelle sur le mobile lui-même.
162 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 163
compensation devient effective avec transformation des sibles et que, entre des opérations quelconques et d'autres
grains encore visibles en « tout petits grains » invisibles et déterminées, il existe selon les cas des rapports involutifs
conservation de la matière sucrée au sein de l'eau. Dans le cas d'inversion, de réciprocité ou de corrélativité (dualité). Nous
d'un bouilleur de Franklin, où un liquide contenu à l'une des avons donc depuis longtemps présenté cette réversibilité
extrémités du dispositif disparaît pour réapparaître à l'autre, comme un produit de l'équilibration, qui y conduit pas à pas
les jeunes sujets qui ne font encore aucune hypothèse d'éva- durant les stades de formation, et conçu l'opération comme
poration ni de condensation, imaginent néanmoins des com- une régulation devenue « parfaite » au sens d'une anticipation
pensations : l' « eau » qui s'évanouit d'un côté a passé à travers de toutes les transformations et d'une précorrection des er-
le verre pour se dissiper dans l'air, et celle qui devient visible reurs. Mais il reste à justifier ici ces hypothèses en précisant le
de l'autre côté (où le tube entièrement scellé est plongé dans mécanisme de ce passage de la régulation à l'opération et en
de l'eau froide pour abaisser la température) est entrée à tra- montrant pourquoi les structures logico-mathématiques
vers le verre à partir du récipient extérieur ; à un niveau ulté- aboutissent ainsi à des compensations entières par symétries
rieur au contraire, il y aura compensation exacte (avec con- généralisées, tandis que la causalité, tout en comportant son
servation de la matière) entre le liquide initial et celui qui re- mode particulier de compensation par productions et con-
surgit à l'autre bout, soit qu'il ait passé inaperçu d'une extré- servations combinées, demeure irréversible en ses séquences
mité à l'autre en se glissant sous la forme de très fines gout- spatio-temporelles et ne connaît par conséquent que des
tes, soit finalement par l'intermédiaire de la vapeur. Mais à équivalences approchées avec les compositions opératoires
chacun de ces niveaux il y a quelque compensation entre les dont elle procède sous les différentes formes qu'elle attribue
gains et les pertes. aux objets et au réel.
Sur le terrain de l'action et de la réaction, cet aspect consti-
tutif de la causalité est naturellement tout aussi évident, mais 1° Or, la grande différence entre les deux situations con-
ne prend une forme exacte qu'aux niveaux supérieurs. Par siste en ceci que les régulations jouant un rôle dans le déve-
contre, très précocement, les coordinations inférentielles ex- loppement de la causalité, dès les débuts au plan de l'action
pliquent les ralentissements de l'agent par les résistances ou propre et jusqu'aux variétés de niveaux supérieurs, reviennent
freinages de l'objet passif, ce qui n'est pas une compensation à agir sur des contenus qui lui sont extérieurs et à les modifier
au point de vue des directions, mais ce qui l'est déjà à celui matériellement ; au contraire, les régulations préparant une
des forces en conflit. structure logico-mathématique n'interviennent à cet égard
En un mot, la causalité comporte des compensations à que par leur forme seule, et ne tirent que de cette forme les
tous les niveaux, dès les régulations élémentaires et jusqu'aux éléments et connexions, qui finiront par acquérir leurs caractè-
modèles déductifs supérieurs, mais cela parce que en tous les res opératoires, parce que, dès leur statut régulatoire, ils présen-
cas la régulation comme la déduction portent sur les trans- tent à l'intérieur même de ces régulations un caractère logico-
formations matérielles de l'objet tout en étant dues elles-mê- mathématique.
mes aux activités du sujet. a) Pour ce qui est de la causalité, nous venons de voir que
les régulations relatives aux observables d'un système causal
agissent directement sur leurs transformations matérielles,
§ 26 | LES RÉGULATIONS DES COORDINATIONS. II : LES CO- tout en les conceptualisant par prise de conscience ou consta-
ORDINATIONS LOGICO-MATHÉMATIQUES ET LA FORME DES tations extérieures à l'action : doser l'effort dans l'action pro-
RÉGULATIONS. – Pour ce qui est maintenant des coordinations pre, évaluer des poussées entre objets, analyser des séquences
du sujet aboutissant aux opérations logico-mathématiques, il spatio-temporelles, des vitesses, etc. Quant à la régulation des
va de soi que ces structures opératoires finales atteignent la coordinations (Coord. O), elle revient, par exemple, à contrôler
compensation sous une forme complète, puisqu'elles sont réver- l'existence d'une transmission, mais par tâtonnements en partie
164 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 165
inférentiels portant sur les observables précédents, qui sont formes mêmes de toute régulation, puisque celle-ci consiste
relatifs à l'objet ; ou à inférer les relations entre une action et précisément à pouvoir agir sur un contenu quelconque selon
une réaction, mais toujours à partir des contenus matériels ces symétries relatives à des activités déjà quantifiées de façon
observables. Certes, ces déductions et inférences relèvent de élémentaire que sont le renforcement ou l'affaiblissement,
coordinations logico-mathématiques, et nous y reviendrons, l'augmentation ou la diminution, le choix d'une direction ou
mais, dans la mesure où les liaisons qu'elles établissent sont d'une autre plus ou moins différente jusqu'à son opposée,
attribuées aux objets, c'est-à-dire dans la mesure où elles de- etc., bref selon des modifications en plus ou en moins et
viennent précisément causales, c'est qu'elles tendent à rejoin- dont chacune compense l'autre.
dre les transformations matérielles des objets et s'appuyent Dès les régulations sensori-motrices dont il est facile de
par conséquent sur des contenus physiques, d'abord observa- constater les améliorations restreintes dans le sens des rétro-
bles, puis imaginés au sein des ou entre les observables. C'est actions et anticipations avec l'amplitude graduellement ré-
pourquoi elles aboutissent à des compensations de nature duite de leurs oscillations, on observe les propriétés inhéren-
matérielle ou dynamique. tes à la régulation de pouvoir corriger son contenu grâce à
des compensations dont les formes se compensent elles-mê-
b) Par contre les régulations intervenant dans les coordi- mes par un réglage du plus ou du moins. En un tout autre
nations logico-mathématiques (ou Coord. S) conduisent à des domaine, lorsqu'un sujet en est au stade de la sériation où la
compensations relatives à des formes seulement (opérations méthode demeure empirique mais aboutit à une ordination
inverses, réciprocités, etc.), et restent homogènes à celles qui complète, ses régulations consistent non seulement à corriger
sont en jeu dans le fonctionnement régulatoire lui-même, chaque erreur mais, en présence de chaque nouvel élément
puisque le propre de toute régulation est de comporter déjà qu'il s'agit de placer, à osciller entre les relations > et < en
des formes analogues dès les compensations élémentaires. dosant le pour et le contre des estimations tentées et de leurs
Certes, celles-ci demeurent approchées et incomplètes, mais conséquences, donc de chaque décision à prendre : ici encore,
elles n'en constituent pas moins des compensations de for- si les corrections ne s'effectuaient pas selon des formes qui se
mes quasi réversibles. Ceci est déjà clair en ce qui concerne compensent elles-mêmes, ces corrections cesseraient d'être
les régulations portant sur les observables préopératoires ou dirigées.
opératoires : ces régulations consisteront par exemple à ren-
forcer ou à freiner un acte cognitif, qu'il s'agisse d'une mise c) Mais, si toute régulation consiste en une activité compor-
en relation, ou de l'assimilation d'un observable à un tant des formes, et dont ces formes se compensent elles-
schème conceptuel, ou de n'importe quelle composition au mêmes par le jeu du plus et du moins, c'est donc, d'une part,
stade de sa recherche et des tâtonnements ; ou bien la régu- que les régulations, sans être opératoires, sont déjà de nature
lation reviendra à imprimer à la recherche ou à l'acte en logico-mathématiques, mais aussi, d'autre part, qu'elles présen-
voie d'exécution une certaine direction, puis une direction teront les mêmes caractères dans tous les domaines, y compris
plus ou moins différente jusqu'à la stabilité ; ou bien encore celui de la causalité, d'autant plus que les coordinations causa-
elle oscillera entre un ordre de succession dans l'exécution les (Coord. O) sont elles-mêmes inférentielles. Effectivement,
ou un autre, etc. En ce qui concerne les régulations concer- ce sont les mêmes régulations que l'on retrouve en tous les
nant les coordinations elles-mêmes, il en va a fortiori ainsi : secteurs, avec leurs mêmes formes, bien que la différence reste
celles-ci, au cours de leur élaboration, seront à leur tour ren- essentielle entre les deux situations où elles s'appliquent à un
forcées ou freinées, dirigées en un sens ou en un autre, or- système physique, ou à un système logico-mathématique.
ganisées selon un ordre ou son inverse, etc., de manière à Dans le second cas la régulation ne modifie qu'un système
éviter les contradictions entre coordinations pouvant être constitué également par des formes, de telle sorte que son
d'abord hétérogènes. Or, de tels fonctionnements tiennent aux contenu ou sa sphère d'application consiste encore en formes,
166 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 167
et qu'il y a donc homogénéité entre ce contenu (ou domaine que l'intelligence elle-même a depuis longtemps cessé d'être
d'application) de la régulation et la structure de celle-ci. Dans une « faculté ». Ne pourrait-on donc pas dire que la régula-
le premier cas au contraire, la régulation s'applique, comme tion se réduit simplement à l'ensemble des réactions des élé-
déjà dit, à un contenu matériel qui demeure en ce sens exté- ments de son contenu les uns sur les autres, ces diverses ac-
rieur à la structure régulatrice, et cela va de soi puisque celle- tions se compensent alors en vertu de leurs propriétés mê-
ci tient aux activités du sujet et celui-là à l'objet, ou aux carac- mes ? Mais il y a à cela deux sortes de difficultés. La première
tères physiques (et en ce sens objectifs) de l'action propre (1). est qu'il n'y a pas de compensations sans activité compensa-
Il en résulte que la régulation, en un système causal, modifie trice dont les formes initiales se manifestent dès l'assimila-
matériellement son contenu (plus ou moins grande poussée, tion et l'accommodation de chaque schème et dès les mises
etc., pour les observables, et refus ou acceptation, à des de- en relation les plus primitives entre les éléments : nous avons
grés divers, du fait objectif d'une transmission, pour ce qui vu, en effet, qu'entre les contenus et les formes intervient
est des coordinations), tandis qu'en un système logico-ma- déjà toute une équilibration (§ 22 et 23), comportant des ac-
thématique elle ne revient qu'à modifier des formes en utili- tivités de compensations. La seconde est que ces actions et
sant ses propres formes. réactions des éléments du contenu ne se produisent pas au
Seulement, comme la régulation est une, puisque ses mé- hasard, mais comportent un déroulement historique en tant
canismes demeurent les mêmes en tous les domaines et sont que les précédentes influencent les suivantes grâce à l'exten-
de nature logico-mathématique en tant que reposant sur le sion progressive des propriétés de rétroaction et d'anticipa-
plus et le moins, les symétries, etc., il en résulte que, dès le tion de la régulation. Sans ces dernières conditions on ne
niveau des régulations à elles seules, toute connaissance phy- comprendrait plus le fait essentiel que les oscillations propres
sique en voie de formation comporte déjà un apport logico- aux débuts de certaines régulations sont d'amplitude décrois-
mathématique, et un apport que la régulation elle-même, si sante et se stabilisent, non pas en vertu d'un mélange et d'un
l'on peut dire, attribue à son objet, bien que celui-ci soit de désordre croissants (entropie), mais bien dans la mesure où
nature matérielle et extérieur à elle. En d'autres termes, dès le une organisation a pu se constituer. Dans l'hypothèse du ha-
moment où le sujet augmente ou diminue une poussée (en sard, en effet, le tâtonnement ou bien ne prendrait jamais fin,
son action physique ou entre objets), ce plus et ce moins sont ou bien se solderait par des compromis, alors qu'il est de plus
déjà de caractère logico-mathématique, mais appliqués et aus- en plus dirigé. En d'autres termes, chaque ensemble de régu-
sitôt attribués à la poussée matérielle elle-même. Il s'ensuit lations n'est bien, si l'on veut, que le système des compensa-
que, à tous les niveaux la connaissance physique est indissocia- tions qui se produisent en un milieu de contenus, de même
blement physique et logicomathématique, tandis que ce second que chaque structure opératoire n'est pas autre chose qu'un
type de connaissance peut se dissocier du premier et aboutir système de transformations compensables en un même mi-
tôt ou tard à l'état de logique ou mathématiques « pures ». lieu, mais le premier de ces systèmes est déjà organisé ou en
voie d'organisation, même si le second seul l'est complète-
2° Mais on pourrait craindre qu'en dotant ainsi la régulation ment. Ce n'est donc pas une métaphore que de parler de ré-
de formes propres nous ne soyons conduits à la substanti- gulations en tant que systèmes et de leur prêter des formes
fier sous les espèces d'un pouvoir intelligent autonome, alors plus ou moins générales de compensations, dont l'exercice et
l'application préparent à des degrés divers les mécanismes
(1) On peut même rattacher aux régulations causales de l'action propre les opératoires. Cela s'impose d'autant plus que, comme on l'a
régulations affectives de P. Janet, qui portent sur l'énergétique de la conduite :
régulations de mise en train de l'action (« érection de la tendance »), ou de déjà vu au chapitre II, on assiste à une amélioration endo-
terminaison, d'activation (intérêt, ardeur, effort), ou de freinage (fatigue, etc.). gène des régulations, selon le processus des équilibrations
Or, il est à noter qu'elles constituent elles aussi des modifications en + et en majorantes sur lequel nous allons revenir.
–, la mise en train et la terminaison comportant en outre une forme d'annula-
tion, mais comme cas particuliers de ces + et de ces –. Nous sommes donc conduits à répéter que la régulation
168 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 169
constitue la source des opérations, celles-ci consistant en ré- à l'immense sphère des matières inconnues qui nous poussera
gulations « parfaites » au sens de Ashby. Mais, ce que l'on jamais à entreprendre des constructions intellectuelles. Par
comprend mieux, si l'on accepte la distinction entre la forme contre, dans toute la zone frontière entre ce qui est assimilé et
interne propre à tout processus régulateur et ses résultats par ce qui reste sans intérêt au moins actuel interviennent des
modification du contenu auquel il s'applique, est que l'opéra- quantités de connaissances approximatives et de problèmes
tion ne dérive pas des compensations effectives auxquelles la mal résolus qui incitent sans cesse à la recherche : c'est alors
régulation conduit en chaque cas, mais bien des processus en cette région que se déroule le jeu instable des processus
internes utilisés par la régulation pour aboutir à ce résultat, dynamiques visant à valoriser certaines questions et à en écar-
puisque ces processus présentent déjà toujours des formes ter d'autres sans les annuler pour autant. En effet, on ne sup-
logico-mathématiques. A cet égard, les graduations en plus prime pas une question et, même refoulée, elle resurgit d'elle-
ou moins qui interviennent dans les compensations sont au même à cause des implications qu'elle comporte et qui la lient
point de départ des opérations additives, l'ordre suivi dans les à ce qui paraît acquis. Il n'est donc nullement tautologique de
démarches jouera un rôle dans les opérations d'ordre, les sy- supposer que chaque construction nouvelle, comportant des
métries dans les opérations de correspondance, etc. coordinations inférentielles et prenant naissance en un tel con-
texte de recherche (qui, pour un esprit actif, est celui de tous
3° Cela dit, il devient donc acceptable de soutenir que les les jours), vise à compenser, non pas des déficits ou lacunes
coordinations des actions du sujet (Coord. S) ou, de manière quelconques, mais ceux qui correspondent à des schèmes déjà
générale, les compositions opératoires ou logico-mathématiques activés, donc des perturbations ayant fait obstacle jusque-là à
constituent elles-mêmes des constructions issues de com- la solution de tel ou tel problème. Lorsque, par exemple, les
pensations ou d'une recherche de compensations. En pre- enfants de 7-8 ans font cette découverte, qui est très notable
mier lieu, en effet, ces compositions comportent chacune un pour eux, qu'en toute sériation et en toute classification, les
aspect fondamental de compensation, puisque toute infé- relations de forme < correspondent nécessairement à des rela-
rence nécessaire et toute logique reposent sur des structures tions >, il y a certainement là une compensation par rapport
fondées sur des symétries (opérations inverses, etc.). En se- aux multiples perturbations qu'entraînaient la construction
cond lieu, et à s'en tenir à des remarques de sens commun, il simplement empirique des séries ou l'incompréhension de la
va de soi que le sujet ne se livre pas à des constructions dé- relation quantitative d'inclusion (B > A si A + A’ = B).
ductives sans qu'elles répondent pour lui à un besoin. Mais, D'où le troisième argument : la justification de cette liaison
sans nous borner à dire, avec la tradition fonctionnaliste, entre les constructions logico-mathématiques et les compen-
qu'un besoin est la marque d'un déséquilibre et que sa satis- sations est fournie par l'analyse des régulations, puisque cel-
faction traduit une rééquilibration, nous avons vu, à propos les-ci interviennent dans les phases formatrices de toute
des régulations portant sur les observables relevant de l'ob- construction et que, comme on vient de le voir, la structure
jet (Obs. O), puis surtout de l'action (Obs. S, § 22 et 23) que interne elle-même de toute régulation consiste en formes
les lacunes correspondent, dans un champ cognitif, à un comportant déjà un aspect logico-mathématique de plus et de
jeu complexe de valorisations et dévalorisations notionnel- moins, de symétries, etc., donc de compensations multiples
les avec la dynamique qu'elles supposent quant à la répres- entre éléments inverses ou opposés : en ce cas la filiation que
sion des éléments écartés et aux pressions qu'ils peuvent nous supposons exister entre les régulations et les opérations
exercer sur la conceptualisation en voie d'organisation. Or, confirme, non seulement le caractère compensatoire des
on peut en dire autant et même plus en ce qui concerne les structures opératoires, mais encore le rôle formateur et cons-
régulations portant sur les coordinations. Un sujet n'est tructif de ces compensations au cours de tout le long trajet
certes jamais troublé par ce qu'il ignore complètement et ce conduisant des régulations élémentaires aux opérations supé-
n'est pas le besoin d'une compensation générale par rapport rieures.
170 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 171
En un mot on peut donc soutenir que l'équilibration ne ration des moyens, d'autre part, ou l'efficacité de ceux qui
constitue pas un caractère surajouté à la construction des ont déjà été appliqués. A cet égard, la distinction des trois
structures cognitives en général, mais que dès la conceptuali- grandes formes d'équilibre fournit déjà un début de réponse.
sation des observables et jusqu'aux compositions de formes Il convient, en effet, de considérer à part (bien qu'en fait ils
déductives, cette équilibration est indissociable de la cons- soient peu séparables) l'équilibre des rapports entre le sujet
truction : au point de vue psychogénétique elle en est le mo- et les objets, essentiels en ce qui concerne les connaissances
teur puisqu'elle engendre sans cesse de nouvelles formations, physiques ou expérimentales, l'équilibre des coordinations
tout en expliquant l'accession des structures opératoires supé- entre schèmes ou entre sous-systèmes de schèmes, qui do-
rieures à leur statut extemporané et finalement nécessaire, mine les connaissances logico-mathématiques, et l'équilibre
tandis que, du point de vue logique, elle se traduit par la ré- général entre le tout et les parties, donc entre les différencia-
versibilité et les symétries constructives de ces structures né- tions des schèmes ou des sous-systèmes et leur intégration
cessaires. en un système total. Or, c'est cette troisième exigence qui,
dominant les deux autres, quoique toujours moins satisfaite
§ 27 | CONCLUSION. – Il reste à dégager l'essentiel de nos encore, ou précisément parce que plus exposée aux inachè-
interprétations. L'idée de départ en est banale : si diverses que vements, paraît orienter la finalité des actions : c'est, en effet,
soient les fins poursuivies par l'action et la pensée (modifier toujours à l'occasion d'une lacune et en fonction des pertur-
les objets inanimés, les vivants et soi-même ou simplement bations qui en sont la source ou le résultat, que s'engage une
les comprendre), le sujet cherche à éviter l'incohérence et recherche nouvelle, dont la finalité relève donc de l'ensemble
tend donc toujours vers certaines formes d'équilibre, mais du système en son état actuel d'incomplétude et qui tend à le
sans jamais les atteindre, sinon parfois à titre d'étapes pro- compléter en le différenciant, tandis que les rapports du su-
visoires : même en ce qui concerne les structures logico- jet avec les objets et les coordinations entre schèmes ou
mathématiques dont la fermeture assure la stabilité locale, cet sous-systèmes du même rang fourniront les moyens avec
achèvement s'ouvre constamment sur de nouveaux problè- leurs buts particuliers subordonnés au premier.
mes dus aux opérations virtuelles qu'il reste possible de cons- Cela étant, la question cruciale est alors de comprendre
truire sur les précédentes. La science la plus élaborée de- le mécanisme de l'amélioration des régulations, autrement
meure ainsi en devenir continuel et en tous les domaines le dit le pourquoi des équilibrations majorantes en leur double
déséquilibre joue un rôle fonctionnel de première importance aspect de construction et de cohérence accrue. En ce qui
en tant que nécessitant des rééquilibrations. concerne leur « comment », la situation est claire : la part de
Le concept central qui nous paraît s'imposer dans l'expli- construction qu'elles comportent consiste en l'élaboration
cation du développement cognitif (qu'il s'agisse d'histoire des d'opérations portant sur les précédentes, de relations de
sciences aussi bien que de psychogenèse) est donc celui d'une relations, de régulations de régulations, etc., bref de formes
amélioration des formes d'équilibre, autrement dit d'une nouvelles portant sur les formes antérieures et les englo-
« équilibration majorante ». Notre effort a consisté à en cher- bant à titre de contenus. Et cette élaboration demeure es-
cher les mécanismes, le problème étant de rendre compte de sentiellement endogène, même si un équilibre entre le sujet
ses deux dimensions inséparables : la compensation des per- et les objets reste constamment nécessaire, car l'apport des
turbations responsables du déséquilibre motivant la recherche objets exige, soit un jeu de formes ou d'opérations qui leur
et la construction des nouveautés caractérisant la majoration. sont appliquées en vue de la lecture de leurs observables
Les questions se subdivisent comme suit. Toute rééquili- (des faits aux lois elles-mêmes), soit des systèmes de coor-
bration comportant des actions avec leur caractère général de dinations ou compositions opératoires qui leur sont attri-
téléonomie, il s'agit d'expliquer le choix des buts, d'une part, buées en vue de leur explication. De plus, le processus de
et des nouveaux comme des autres plus durables, et l'amélio- cette construction endogène consiste en abstractions réflé-
172 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 173
chissantes qui puisent les éléments des nouvelles formes au algèbre a été d'abord conçue comme commutative devait-on
sein des plus élémentaires. cesser de parler d'une algèbre en cas de non-commutativité ?
L'amélioration de l'équilibration résulte alors de ce que le Il existe donc de nouvelles possibilités ouvertes par la consti-
système supérieur est le siège de nouvelles régulations, puis- tution d'une structure, qui constituent des perturbations vir-
que sa construction comporte un jeu plus complexe d'assimi- tuelles par rapport à son état actuel, mais peuvent être com-
lations et accommodations et que tout schème ou sous-sys- pensées par incorporations cohérentes (conduites β et γ du §
tème de niveau quelconque présentant cette bipolarité est 13). L'hypothèse est alors que les opérations portant sur les
formateur de régulations (chap. I, § 6). Celles-ci sont plus ri- précédentes doivent leur genèse à ces situations, cette exten-
ches que les précédentes, puisque l'abstraction réfléchissante sion du système antérieur consistant en une meilleure équili-
conduit à davantage de compositions et cette richesse accrue bration dans la mesure où la perturbation constituée par la
des nouvelles régulations permet un guidage améliorant les modification virtuelle est surmontée par une telle incorpora-
précédentes. Il s'ensuit une hiérarchie de régulations de régu- tion. Un processus de cette sorte acquiert par ailleurs une
lations conduisant à l'autorégulation et à l'auto-organisation signification d'autant plus génétique, c'est-à-dire qu'il sera
par extension des cycles initiaux et multiplication des coordi- d'autant plus accessible à tous les niveaux, même élémentaires,
nations différenciées exigeant une intégration de rang supé- que la modification virtuelle est plus proche des compositions
rieur. connues et sera donc plus facilement suggérée par elles.
Cependant, la question centrale demeure du pourquoi ces Les exemples en sont abondants. Parmi les « groupements » de classes
constructions nouvelles, car si le caractère d'opérations sur les du niveau des opérations concrètes figure celui des « vicariances » (les
opérations ou de formes de formes explique bien les améliora- Français A1 plus les étrangers à la France A'1 = les Suisses A2 plus les
tions indiquées à l'instant, les raisons de leur élaboration ne étrangers à la Suisse A'2 = etc. = tous les hommes B). Or, si ce groupe-
sont pas encore précisées et de les rattacher à un besoin conti- ment se borne à constituer des équivalences, il suggère naturellement la
nuel ou périodique de différenciations et d'intégrations déplace possibilité de dresser la liste de toutes les vicariances possibles pour une
classe et ses sous-classes : d'où finalement une classification de toutes les
le problème sur les causes de ce besoin ainsi que de celui classifications, ou « ensemble des parties », ce qui conduit à la combina-
d'équilibrer les deux tendances en jeu. Or, l'ensemble des faits toire du stade suivant. De même une sériation, sous sa forme générale est
rappelés au cours des chapitres III et IV suggère une réponse, un enchaînement selon un ordre quelconque : ainsi ABCDEF, ou FED-
puisque nous croyons avoir vérifié la constante union des cons- CBA. Mais si l'on peut suivre deux ordres, pourquoi ne pas les combiner
tructions et des compensations. Un équilibre, rappelons-le une en FAEBDC ? Et pourquoi ne pas continuer ? En ce cas on aboutira à
fois de plus, consiste en une compensation de l'ensemble des une sériation de toutes les sériations, donc aux « permutations» du stade
« travaux virtuels » compatibles avec les liaisons d'un système, suivant. De même la composition des inversions et réciprocités qui mène
au groupe INRC, etc. Or, on retrouve de tels faits à tous les niveaux et
ce qui du point de vue cognitif se rapporte à l'ensemble des nous avons vu que le principal facteur du passage des schèmes sensori-
modifications possibles compatibles avec les lois constitutives moteurs aux concepts représentatifs était la possibilité d'ajouter une assi-
d'une structure. On dira alors qu'en un système logico-mathé- milation des objets entre eux à celle des objets aux seuls schèmes d'ac-
matique ayant atteint sa fermeture toutes ces modifications lui tion : une telle adjonction relève assurément de cette intervention de
sont intérieures et se réduisent à ses compositions, les modifi- transformations jusque-là virtuelles au sein de processus constitutifs des
cations extérieures restant étrangères à ses lois. Cela reste en- systèmes sensori-moteurs qui devaient y conduire à un certain niveau de
tendu pour un état donné de ce système, mais, si nous distin- multiplication des coordinations déjà réalisées.
guons les lois jusque-là connues et ses caractères modifiables, Cette interprétation peut soulever, il est vrai, deux sortes
ou les lois constitutives de sa structure généralisée donc, en d'objections. La première est que, si nous avons déjà pris en
un mot, les virtualités qu'il engendre par sa constitution cet ouvrage les termes de perturbation et de compensation en
même, la question est de savoir si un système perd ses proprié- des sens divers, puisque relatifs au principe très général de la
tés essentielles du fait d'être élargi sur un point : de ce que toute téléonomie des schèmes d'assimilation (la perturbation étant
174 L'équilibration des structures cognitives Observables et coordinations 175
alors ce qui fait obstacle à l'arrivée au but et la compensation vitesses différentes (autant de caractères qui vont de soi étant
ce qui réduit cet obstacle et favorise cette arrivée), nous donné la diversité des sources d'acquisition), les déséquilibres
n'avons cependant jamais parlé de perturbation qu'à propos variés qui subsistent entre eux entraînent alors de nombreux
d'un objet ou d'un événement actuels. Dans le présent cas, au essais d'assimilation et d'accommodation réciproques, d'où
contraire, la perturbation ne se rapporte qu'à un « travail vir- les nouvelles possibilités de mises en relation qui vont accélé-
tuel » et elle demeure elle-même également virtuelle ! Mais si rer la formation de ces formes de formes ou opérations sur
les fondateurs de la mécanique rationnelle ont eu le courage des opérations dont il vient d'être question (1) : il y a là un
d'invoquer de tels travaux virtuels à propos de l'équilibre de processus probabiliste comparable à celui qui a été décrit au
corps inertes et si d'Alembert en a fait l'un des pivots de son chapitre I quant à l'action de la multiplication des schèmes
système, à combien plus forte raison doit-on tenir compte, sur l'élargissement des « normes d'accommodation » (§ 6).
chez des êtres conscients, de ce déséquilibre fécond dont on D'autre part si, du point de vue de la construction, le dé-
fait l'expérience lorsqu'on éprouve le sentiment qu'il reste veloppement des structures cognitives est dû à l'abstraction
quelque chose à faire et qu'on n'a pas épuisé les chemine- réfléchissante et aux opérations sur des opérations dont son
ments possibles ouverts par une structure par ailleurs ache- fonctionnement entraîne la formation, ces processus cons-
vée. En ce cas, l'obstacle n'est d'abord certes senti que tructifs demeurent liés à de constantes exigences de compen-
comme une lacune, mais il se concrétise sitôt le travail com- sation se manifestant dans l'équilibration des rapports entre
mencé, qui semble menacer l'achèvement précédent avant de sous-systèmes de même rang. Mais ces rapports dépendent
s'y incorporer en un tout supérieur. Le caractère spécifique de sur de nombreux points de l'équilibration des relations entre
ces perturbations virtuelles tient alors à la nouveauté de ce le sujet et les objets et la cohérence croissante des sous-sys-
qui est à construire, par opposition aux situations de simple tèmes entre eux conditionne, d'un autre côté, cette troisième
ajustement et il nous semble donc légitime de risquer de telles sorte d'équilibre qui s'impose entre l'intégration générale et
généralisations. Par contre, l'autre objection possible serait de les différenciations. Le secret du développement cognitif
sens inverse : si la nouveauté à construire est suggérée par les semble donc être à chercher dans les interconnexions entre
achèvements précédents, n'y a-t-il pas là simple prédétermi- ces trois formes d'équilibre.
nation ? La réponse est que le monde des possibles n'est ja- Mais s'il y a là trois variétés distinctes en fonction du con-
mais achevé, ni par conséquent donné d'avance (l'ensemble tenu des relations entre le sujet et les objets ou entre les sys-
de tous les possibles demeurant sans doute une notion anti- tèmes de schèmes du sujet, ces trois types d'équilibration pré-
nomique puisque le « tout » n'est lui-même qu'un possible). sentent une forme commune quant à leur mécanisme struc-
Autrement dit chaque achèvement ouvre de nouvelles possibi- tural : toutes trois exigent, en effet, une compensation de plus
lités qui n'existaient pas comme telles aux niveaux antérieurs. en plus complète et détaillée entre les propriétés positives ou
Un pas de plus devient aisé en cet essai d'explication si affirmations, relatives aussi bien aux faits extérieurs enregis-
une possibilité nouvelle, ouverte par le système inférieur trés qu'aux conceptualisations et opérations nécessaires à
s'impose à un moment donné en tant que dépassement né- cette assimilation, et les négations correspondantes, relatives
cessaire compensant un déséquilibre virtuel, ce n'est ni qu'elle elles aussi aux objets comme aux processus opératoires. Or,
était préformée ni qu'elle surgit au hasard des inventions ce facteur central joue, comme nous l'avons vu sans cesse, un
spontanées du sujet, mais c'est en vertu de la multiplication
des sous-systèmes indépendants dont est composé le système (1) Un des résultats remarquables des recherches récentes de B. Inhelder,
total de ses connaissances actuelles. En effet, dans la mesure H. Sinclair et M. Bovet sur l'apprentissage est justement de montrer, dans les
situations où l'on s'attendait à des filiations relativement simples, l'existence
où ces sous-systèmes se multiplient, où ils demeurent distincts de très nombreux enchevêtrements entre sous-systèmes et sous des formes
et spécifiques et où notamment ils ne se développent qu'à des que l'on ne soupçonnait guère.
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