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Total Record

Les protocoles blockchain face au post-capitalisme


Guillaume Helleu, Anthony Masure
Dans Multitudes 2018/2 (n° 71), pages 70 à 79
Éditions Association Multitudes
ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.071.0070
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Total Record
Les protocoles blockchain
face au post-capitalisme
Guillaume Helleu & Anthony Masure
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Adaptation de la nouvelle de science-fiction de Philipp K. Dick « Souvenirs à vendre1 »
(1966), le long-métrage Total Recall de Paul Verhoeven (1990) met en scène une corpo-
ration tyrannique exploitant les ressources minières martiennes. Rêvant fréquemment de
la planète Mars alors même qu’il ne s’y est jamais rendu, un être humain, Douglas Quaid
(dénommé Quail dans la nouvelle), se voit proposer par la société Rekal Inc. l’implantation
de faux souvenirs de voyage dans son cerveau. La mémoire humaine devient un disque dur
qui peut être réécrit (reprogrammé) depuis l’extérieur sans que celle-ci ne soit consciente
des traces de cette manipulation. Dans le film de Verhoeven, Quaid part sur Mars pour
tenter de découvrir sa véritable identité. À l’inverse, dans la nouvelle, il fait le choix de se
rendre aux forces d’Interplan et préfère sauver sa vie en effaçant définitivement son passé
d’agent secret pour ne pas céder sur son désir2. Cette fiction interroge directement la nature
fluctuante du psychisme humain : « Si vous étiez vraiment allé sur Mars comme agent d’In-
terplan, à l’heure actuelle vous auriez oublié la quasi-totalité de votre mission ; nos analyses
[…] démontrent qu’une foule de détails s’évanouissent très rapidement. Et définitivement.
Dans le contrat global que nous [Rekal Inc.] offrons, les souvenirs sont si profondément
implantés que rien n’est oublié.3 »

1 Philipp K. Dick, « We Can Remember It for You Wholesale » [« Souvenirs à vendre »], Fantasy & Science Fiction,
avril 1966. Trad. de l’américain par Hélène Collon, dans Total Recall et autres récits, Paris, Folio SF, 2018.
2 Le gérant de Rekal Inc., McLane, en vient ainsi à constater que des fragments mémoriels de Quail ont résisté à
la reprogrammation : « Ils n’ont pu effacer cela ; ce n’est pas un souvenir mais un désir […]. » « Souvenirs à vendre »,
op. cit., p. 230.
3 Ibid., p. 224.

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Mort à crédit
Le cauchemar psychotique de la nouvelle de K. Dick préfigure de façon inquiétante le déve-
loppement des réseaux d’information, et plus particulièrement leur faculté à opérer à échelle
globale des mécanismes de surveillance voire d’aliénation des populations. Dépassant les
dystopies des séries d’anticipation, des entreprises chinoises (Alipay et WeChat) notamment
spécialisées dans le paiement mobile, attribuent depuis 2013 à leurs utilisateurs une note de
crédit à trois chiffres. Parallèlement, le gouvernement chinois a mis en place depuis 2014 un
score social (« social credit ») censé mesurer la « réputation » des citoyens, entreprises ou orga-
nismes nationaux, et dont la généralisation est prévue pour 20204. Dès lors que les GAFAM,
les banques et les grandes entreprises occidentales évaluent également (et depuis longtemps)
leurs partenaires et clients, la prolifération des données (big data) et leur collecte industria-
lisée (traqueurs, capteurs, etc.) rendent désormais possible le fantasme d’un enregistrement
global et totalitaire (« total record ») faisant migrer les centres de pouvoir gouvernementaux
vers des entreprises privées (data is power). Face à cette centralisation des écritures fiduciaires,
les protocoles blockchain apparus à partir de 2009 permettent au contraire d’enregistrer
de façon distribuée des données numériques via des technologies d’écriture théoriquement
infalsifiables. Pointe avancée du capitalisme spéculatif pour certains5, ces derniers ne seraient
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ainsi qu’une énième dérive de la finance néolibérale. Pourtant, l’étude du fonctionnement
technique singulier de ces architectures d’informations ne nous invite-t-elle pas également
à interroger la confiance placée dans les actuelles (et centralisées) instances du pouvoir6 ?
Autrement dit, pourrait-on prendre de vitesse les excès du capitalisme en s’appuyant sur les
technologies ayant permis son renouvellement ?

Le crypto-anarchisme
et les prémices des monnaies électroniques
Face à la surveillance généralisée du Web (et du monde en général), la communauté cy-
pherpunk (« crypto-anarchiste ») née dans les années 1980 a vite compris que l’alliance des
États et des banques faisait planer le spectre d’une réduction drastique des libertés indivi-
duelles, bien loin des utopies de liberté qui existaient aux débuts des réseaux d’information7.
L’enregistrement (record) des activités humaines dans des bases de données centralisées et
contrôlées par des États rejoint directement les inquiétudes pointées par K. Dick dans sa
nouvelle. Vers la fin de cette fiction, un policier d’Interplan s’adresse à Douglas Quail, dont
les incohérences psychiques dues à la « programmation de souvenirs artificiels » menacent de

4 Mara Hvistendahl, « Inside China’s Vast New Experiment in Social Ranking », Wired, 14 décembre 2017, www.
wired.com/story/age-of-social-credit
5 Pascal Ordonneau, « L’économie du Bitcoin devient pire que celle des subprimes », Les Échos, 22 septembre 2017.
6 Philippe Rodriguez, La Révolution Blockchain. Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance ?,
Paris, Dunod, 2017.
7 Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme
d’influence [2006], trad. de l’anglais par Laurent Vannini, Caen, C&F, 2012.

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révéler son passé d’agent secret : « Tout ce que vous pensez pourra être retenu contre vous
[…] Mais ça n’a plus d’importance maintenant ; à cause de ce que vous avez pensé, de ce que
vous avez exprimé, vous vous êtes d’ores et déjà condamné à l’oubli8. » Afin de lutter contre
la volonté des gouvernements de réduire voire d’interdire le chiffrement des données numé-
riques (ce qui permettrait entre autres de résister à l’inscription d’opinions politiques dans
des registres surveillés), l’informaticien David Chaum propose dès 1983 le concept d’une
monnaie électronique anonyme et intraçable9. Ce courant de pensée à la frontière entre anar-
chisme et libertarianisme (rejet d’un pouvoir lointain, régenteur et archi-centralisé) rejoint
les ambivalences des actuelles luttes post-capitalistes : se servir des stratégies d’expansion du
capitalisme permettrait de dépasser sa logique délétère. Les crypto-anarchistes vont utiliser
les techniques du capitalisme de surveillance (celles de l’enregistrement de données), mais en
y ajoutant un chiffrement rendant « illisibles » les informations, qui deviennent dès lors, tout
comme les rêveries des nouvelles de K. Dick, particulièrement retorses à contrôler. L’idéal
d’émancipation énoncé par David Chaum est prolongé par l’informaticien Timothy C. May,
qui déclarait en 1992 que « tout comme la technologie de l’imprimerie a altéré et réduit le
pouvoir des corporations médiévales et la structure sociale de pouvoir, les techniques de chif-
frement changeront fondamentalement la nature de l’interférence du gouvernement et des
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grandes entreprises dans les transactions économiques10 ». Un an plus tard, le mathématicien
Eric Hughes mettra encore davantage l’accent sur la relation entre l’émancipation collective
et le chiffrement monétaire : « Nous, les cypherpunks, sommes dévoués à construire des sys-
tèmes garantissant l’anonymat. Nous défendons notre vie privée avec la cryptographie […],
avec des signatures numériques, et avec une monnaie électronique.11 »

De la crise des subprimes au protocole Bitcoin


Pourtant, tout comme les monnaies locales, l’idée d’une monnaie électronique échappant au
système bancaire ne se concrétise vraiment qu’au tournant de la crise des subprimes de 2007 et
des faillites bancaires de 2008, qui mirent en évidence – si besoin – l’illusoire moralisation d’un
capitalisme autophage : les derivatives (« produits dérivés ») représenteraient actuellement entre
544 billions (mille milliards) et 1,2 quadrillion (un million de milliards de milliards) de dollars,
soit donc bien davantage que l’ensemble des bourses mondiales ou que l’ensemble des devises
en circulation. Tout comme le bitcoin, le dollar est donc en grande partie « numérique » : seul
moins de 10 % de l’argent accessible (narrow money 12) existerait sous une forme physique

8 Ibid., p. 239.
9 David Chaum, « Blind Signatures for Untraceable Payments », dans : Advances in Cryptology, Boston, Springer,
1983, http://sceweb.sce.uhcl.edu/yang/teaching/csci5234WebSecurityFall2011/Chaum-blind-signatures.PDF
10 Timothy C. May, « The Crypto Anarchist Manifesto » [1988], texte lu par l’auteur au Cypherpunk Meeting de sep-
tembre 1992, www.activism.net/cypherpunk/crypto-anarchy.html Trad. des auteurs.
11 Eric Hughes, « A Cypherpunk’s Manifesto », mars 1993, https://activisme.fr/cypherpunk/manifesto.html Trad.
des auteurs.
12 Masses monétaires M0 et M1. Voir : « Narrow Monney », Investopedia, www.investopedia.com/terms/n/narrow-
money.asp

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– cette tendance s’étant considérablement accentuée depuis la fin des accords de Bretton Woods
en 1971 (le dollar était auparavant indexé sur l’or) [fig. 2]. Valeur la plus connue des crypto-ac-
tifs (expression désormais employée par le législateur), le protocole Bitcoin et sa monnaie épo-
nyme, (le bitcoin, avec un « b » minuscule) ont été rendus publics en 2009 sous le pseudonyme
de Satoshi Nakamoto, dont l’identité comme individu ou groupe reste à ce jour encore sujette à
spéculation. La filiation avec le mouvement crypto-anarchiste est clairement annoncée dans la
première transaction bitcoin (genesis block) datant du 3 janvier 2009, qui reprend – d’une façon
probablement ironique – la une du quotidien Times du même jour indiquant que « le ministre
des finances [britanniques] est sur le point de renflouer une deuxième fois les banques13 ».

Bitcoin aujourd’hui : le triomphe de la spéculation ?


Bitcoin a par la suite été en grande partie récupéré par un capitalisme spéculatif peu soucieux
de l’idéologie anarchiste qui le sous-tendait. Inventeurs malheureux du concept d’annuaire
universitaire ConnectU (Harvard) qui fut plagié par le développeur Mark Zuckerberg à
l’origine de TheFacebook (2004), les frères Winklevoss ont par exemple acheté massive-
ment des bitcoins dès 2013 via leur fond de capital-risque14. Passé de 0,00071 euro en 2009
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à quelque 6 500 euros en mars 2018 après un pic à 16 000 autour de noël 2017, le bitcoin
n’apparaît dans les mass médias, la plupart du temps, que sous l’angle de son utilisation
à des fins frauduleuses (ransomwares, drogues, etc.), de la spéculation financière, ou de la
pollution énergétique. L’étude de son fonctionnement technique singulier permet pourtant
d’entrevoir d’autres finalités que celles du retour sur investissement. Bitcoin est aussi utilisé
à des fins sociales par des personnes exclues des services bancaires15, qui représentent près de
deux milliards de personnes à l’échelle mondiale : ces individus à la marge économiquement
« pourraient » devenir leur propre banque.

Un registre de transactions public et décentralisé


Au niveau technique, Bitcoin actualise le principe séculaire du registre financier (bank re-
cord) au regard des techniques cryptographiques (arbre de Merkle, fonction de hachage, chif-
frement asymétrique, etc.) et de la décentralisation propre à Internet (architecture client/
serveur). Bitcoin prend ainsi la forme d’un livre de compte analogue à un registre bancaire,
mais distribué (non centralisé) et partagé en ligne. Incrémentable par tous les nœuds du
réseau, le registre Bitcoin est partagé en peer-to-peer (pair à pair) [fig. 3]. Le protocole Bitcoin
se résume à un enregistrement des transactions des unités-bitcoins faites sur le réseau, c’est-
à-dire aux transferts de « propriété » de bitcoins d’une entité à une autre. Ce mécanisme rend

13 « Genesis block », BitcoinWiki, https://en.bitcoin.it/wiki/Genesis_block


14 Cameron Winklevoss, « Bitcoin: The Internet of Money », Winklevoss Capital, septembre 2013, https://winklevoss-
capital.com/value-investors-congress-presentation
15 Laurence Allard, « Le bitcoin s’adresse aussi aux exclus du système bancaire », L’Humanité, décembre 2017, https://
humanite.fr/laurence-allard-le-bitcoin-sadresse-aussi-aux-exclus-du-systeme-bancaire-647243

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par conséquent impossible, contrairement à l’économie de la dette, l’obtention de soldes


négatifs. Comme la plupart des monnaies « traditionnelles » (dites « fiduciaires », FIAT), la
seule « matérialité » des bitcoins réside dans un registre, à la différence que le registre Bitcoin
n’est pas une représentation de valeur mais est la valeur même : ces bitcoins n’existent donc
que sous la forme de leur inscription dans la blockchain. La mention de personnes ayant
« perdu » des bitcoins stockés dans des disques durs ou clés USB est un abus de langage : ce
sont en réalité des « clés privées » (codes d’accès) qui ont été égarées, et sans lesquelles les
utilisateurs ne peuvent pas s’authentifier sur le réseau. On estime qu’entre 2,8 et 3,8 millions
de bitcoins (soit un peu moins de 20 % des unités disponibles) ne peuvent plus être récupérés
et sont donc définitivement « figés » dans la blockchain.

Fonctionnement des chaînes de blocs


Les transactions Bitcoin ne sont pas enregistrées les unes après les autres, mais « page par
page », dans des blocs contenant un ensemble de transactions validées par le réseau à un
instant T [fig. 1]. La main-d’œuvre permettant de valider et d’inscrire ces « chaînes de blocs »
(blockchain) est constituée de « mineurs ». Un mineur (ou « nœud ») est une personne qui
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contribue au réseau Bitcoin en téléchargeant le logiciel-registre open source et en y allouant
de la puissance de calcul issue de son ordinateur. Ces mineurs sont chargés de mettre à jour le
registre en validant et en écrivant les nouveaux blocs comprenant les nouvelles transactions.
Sans cette main-d’œuvre, le protocole disparaît. Les mineurs peuvent à chaque instant sou-
mettre au réseau (aux autres mineurs) leur version du nouveau bloc à insérer dans le registre.
Pour écrire leur « page », les mineurs vont sélectionner au sein de la memory pool (mémoire
temporaire), qui comprend les transactions en attente soumises par les utilisateurs, celles
qu’ils souhaitent inclure dans leurs blocs. Ces dernières étant classées par frais de transac-
tions, celles contenant les frais les plus élevés seront sélectionnées en premier.

Un consensus algorithmique
Les versions d’un nouveau bloc pouvant varier d’un mineur à l’autre, le protocole doit donc
faire appel à un « consensus ». Celui de Bitcoin repose sur la technologie du Proof-of-Work
(« validation par preuve de travail »)16, qui oblige le mineur à faire « valider » son bloc avant
de le soumettre. Ce dernier doit pour cela exercer une sorte de « transformation » du bloc,
appelée « opération de hachage ». Une fonction de hachage (sur Bitcoin SHA256) permet de
transformer n’importe quelle donnée numérique en un produit (suite de caractères alphanu-
mériques) appelé « hash » constituant une « empreinte » (ou « condensat cryptographique »)
de la donnée initiale. Cette opération est irréversible et permet de vérifier si une donnée spé-

16 Avec la multiplication des cryptos-actifs, de nombreuses variantes de consensus algorithmiques ont été dévelop-
pées : Ethereum, par exemple, travaille à l’implémentation du Proof-of-Stake qui permettrait une diminution significa-
tive de la consommation énergétique ainsi qu’une rétribution moins partiale des mineurs. Le protocole NEO, avec le
Delegated Byzantine Fault Tolerance (dBFT), empêche tout fork de la blockchain.

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cifique correspond bien à son hash (toute modification de cette dernière produisant un hash
différent). Cet exercice consiste à trouver de manière itérative un nombre (nonce) intégré
au nouveau bloc, de telle manière que cela produise un résultat (hash) respectant certaines
caractéristiques prédéfinies par le réseau. La difficulté de cette opération, qui ne dépend que
de la puissance de calcul et du temps alloué au réseau, est automatiquement ajustée au regard
de la puissance totale cumulée. Si ce travail de minage n’est pas indispensable au fonctionne-
ment du protocole Bitcoin, il est pourtant primordial pour garantir sa sécurité en raison du
coût énergétique et financier que nécessiterait une éventuelle fraude ou attaque du système.

Mineurs et chasseurs de prime


Le mineur qui aura réussi à soumettre sa version du bloc gagne tous les « frais de transaction »
associés à celle-ci par les utilisateurs, mais ce dernier sera également – et surtout – rétribué
par le protocole Bitcoin qui va lui attribuer des unités (bitcoins) nouvellement créées. La
récompense automatique (block reward) est la seule et unique manière dont les bitcoins sont
créés. Cette création monétaire (transaction coinbase) a la particularité d’être désinflationniste :
la rétribution en bitcoins diminue par paliers au fur et à mesure que le nombre de blocs aug-
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mente. Cette déflation continuera jusqu’à l’émission du dernier bitcoin qui devrait avoir lieu
autour de 2140, pour arriver alors au nombre arbitraire et fini de 21 millions de bitcoins. En
avril 2018, date d’écriture de cet article, 17 millions de BTC ont déjà été minés. Ces caractéris-
tiques techniques valent aux bitcoins d’être – à raison – comparés à l’or : on peut en estimer les
stocks, la réserve minière encore disponible, et la capacité d’extraction annuelle.

Anonymat partiel et authentification


Du point de vue des utilisateurs, la blockchain Bitcoin n’enregistre que des transactions de
type A —> B. Contrairement aux institutions bancaires qui authentifient le client grâce à son
identité civile (nom, prénom, date de naissance, adresse, etc.), Bitcoin opère une pseudony-
misation des individus. Cet anonymat partiel (contrairement aux idées reçues) fonctionne à
l’aide d’une paire de « clés » (publique et privée) basée sur une technologie cryptographique
appelée chiffrement asymétrique. Ces deux clés, intimement liées entre elles, vont pour l’une
(clé privée) permettre de chiffrer et de soumettre une demande de transaction par l’utilisateur
au réseau, et pour l’autre (clé publique) de vérifier par le réseau l’authenticité de la requête.

Ethereum : applications distribuées,


contrats intelligents et jetons de valeurs
Si Bitcoin concentre l’attention médiatique, ce dernier n’est pourtant que l’un des 1 500
cryptos-actifs qui se sont développés depuis son lancement en 2009, et dont certains se dis-
tinguent particulièrement sur le plan technique. Développée par le russo-canadien Vitalik
Buterin, la plateforme Ethereum, (2015) propose ainsi de nouveaux protocoles comme les

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smart-contracts (« contrats intelligents » au déclenchement automatisé), les dApps (« appli-


cations décentralisées » non soumises à la captation des app stores), les ICOs (« Initial Coin
Offering », levées de fonds participatives) et les tokens (génération de jetons multi-usages de
valeurs). Si Ethereum était à l’origine pensé comme une mise à jour de Bitcoin, les difficultés
d’implémentations et de gouvernance ont poussé son inventeur à créer sa propre blockchain
(Ethereum) avec sa monnaie dédiée (l’ether), qui sert avant tout à payer l’utilisation des dif-
férents services proposés par la plateforme.

Chronopolitique des smart-contracts


Concept inventé par le crypto-anarchiste Nick Szabo en 1993, les smart-contracts ne se
sont vraiment développés que sous l’impulsion d’Ethereum. En permettant d’embarquer
toutes sortes de métadonnées dans la blockchain, ces derniers permettent d’automatiser
des actions prédéfinies par les parties ayant mis en place le contrat, comme par exemple le
remboursement d’un billet d’avion dont le vol a été annulé [fig. 4]. Pour ce faire, il suffira
au voyageur d’acheter (avec des ethers) son billet sur l’application décentralisée (dApp) de
la compagnie aérienne concernée. Ce dernier pourra être matérialisé par un token (jeton-
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billet) spécialement conçu à cet effet. Les fonds récoltés par l’application seront bloqués
par le biais d’un smart-contract. Cette même dApp sera, au moyen d’un service « Oracle »
(chargé d’entrer des données extérieures dans la blockchain), connectée au réseau de l’aé-
roport, et déclenchera automatiquement via le smart-contract une action spécifique définie
par le contrat. Si ces cas du quotidien généralement compliqués à régler sont désormais
solvables en quelques minutes grâce à ces smart-contracts, d’autres usages plus politiques
sont également possibles : versement d’aides sociales, rétribution égalitaire de tâches au
sein d’un projet collectif (film, ouvrage, etc.), revente d’un surplus d’énergie autoproduite,
etc. S’ajoute à cela la possibilité, pour n’importe qui, d’émettre des jetons (tokens) pouvant
représenter de la monnaie ou toute autre valeur infalsifiable (vote, place de concert, item
d’un jeu vidéo, part d’un bien immobilier, propriété intellectuelle, etc. 17). Si nos actuels
modes de vie sont économiquement rythmés par des temps journaliers, hebdomadaires ou
mensuels, quelles seraient les conséquences humaines de contrats (débit ou crédit) exécu-
tables à la milliseconde (salaires, factures, etc.) ? Des domaines comme les assurances, les
administrations, l’énergie, les transports, les médias, etc. pourraient être considérablement
transformés18 par ces chronopolitiques19.

17 Yorick de Mombynes, Gonzague Grandval, Bitcoin, totem et tabou. Que présage l’essor des cryptomonnaies ?, rapport
de l’Institut Sapiens, février 2018, www.institutsapiens.fr/bitcoin-totem-et-tabou
18 Blockchain Partners, La blockchain décryptée. Les clefs d’une révolution, livre blanc, 2016, https://blockchainfrance.
net/decouvrir-la-blockchain/la-blockchain-decryptee-les-clefs-dune-revolution
19 Cette idée d’un temps-argent est au centre du long métrage dystopique Time Out (Andrew Niccol, 2011) où l’ar-
gent, remplacé par du temps de vie, nous amène à travailler pour vivre et accélérer sa mort en dépensant.

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Hacker le capitalisme protocologique


Dès lors que les usages des chaînes de blocs débordent largement du cadre monétaire, rien
n’interdit a priori de se saisir des protocoles blockchain pour repenser l’architecture des ins-
tances de pouvoir que ces derniers tendent à révéler. Reste à savoir ce qu’engage cette notion
de protocole. Le chercheur en théorie des médias Alexander R. Galloway20 a montré que les
systèmes électroniques décentralisés ne s’opposent pas aux « sociétés de contrôle » dénon-
cées par Gilles Deleuze : les gouvernements disciplinaires ont été remplacés par des protocoles
techniques à la localisation fuyante et au management « distribué ». De nombreux problèmes
demeurent pour rendre humainement soutenables les technologies blockchain : l’anonymat
complet n’y étant (dans l’ensemble) pas garanti, le risque d’un enregistrement global où rien
ne pourrait être oublié serait socialement très problématique. Le développement de chaînes
de blocs privées (où les nœuds du réseau sont limités et contrôlés) pourrait de plus mettre à
mal l’idée originelle de se passer des « tiers de confiance ». Reste également en suspens l’aspect
énergétique, dont nul ne sait pour le moment ce qu’il adviendrait en cas d’adoption massive
des protocoles blockchain – la pollution étant en l’occurrence déjà constitutive de nos sociétés
de la croissance, et ce d’une manière exacerbée concernant l’actuel système financier21.
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Des scénarios post-capitalistes nécessiteront donc tout d’abord une prise de
conscience critique vis-à-vis des effets de mode (blockchain washing 22) des technologies
blockchain, et ne pourront émerger qu’à condition préalable, mais non suffisante, de la tech-
nique et de la matérialité qui les sous-tendent. C’est pourquoi il s’agit moins de chercher
de nouvelles armes que de déconstruire (hacker) les strates techniques et sémantiques des
protocoles blockchain afin d’en faire des « médias tactiques » : exploiter les failles de cette
standardisation universelle pour faciliter l’émergence d’une société plus libre et plus démo-
cratique. Si « toute architecture d’un réseau est politique23 », l’émergence de futurs post-ca-
pitalistes ne résidera pas dans la destruction des protocoles mais dans la capacité à hyper-
trophier 24 leurs potentiels pour inventer de nouveaux modes de vie – ou à défaut pour en
démontrer les impasses.

Remerciements : Brice Genre, Frédéric Jouvin,


Xavier Mouton-Dubosc, Alexandre Saint-Jevin, Adrian Sauzade,

20 Alexander R. Galloway, Protocol. How Control Exists after Decentralization, Cambridge, MIT Press, 2004. Trad.
des auteurs.
21 « One Day, the Stock Market Could Eat the Power Grid », Wired, décembre 2011, www.wired.com/insights/2011/12/
stock-market-power
22 Ashton Kemerling, « No, You Probably Don’t Need a Blockchain », Ashtonkemerling.com, février 2018,
http://ashtonkemerling.com/blog/2018/02/21/no-you-probably-dont-need-a-blockchain
23 Ibid., p. 245.
24 Ibid., p. 176 : « Techno-resistance is not outside protocol but at its center. Tactical media propel protocol into a state
of hypertrophy, pushing it further, in better and more interesting ways. »

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Fig. 1 : Fonctionnement technique du protocole Bitcoin. Pour envoyer 5 bitcoins à Marc, Lisa va utiliser sa clé privée
[fig. 1.1] pour signer sa transaction [fig. 1.2] qui sera mise en attente dans la mempool [fig. 1.3]. Les mineurs [fig. 1.5] ayant
préalablement téléchargé le logiciel-client Bitcoin et alloué leur puissance de calcul au protocole [fig. 1.4] vont sélectionner
parmi la mempool les transactions à insérer dans leur version du bloc à miner. Le premier mineur qui validera son bloc
pourra le soumettre au réseau et deviendra, parmi toutes celles proposées (G, Y ou S), celui qui fera foi pour soumettre
un nouveau bloc. Pour ce faire le mineur va devoir « hacher » son bloc pour trouver, à l’aide d’un nonce, un hash valide
[fig. 1.8]. La difficulté de cette opération est calculée au regard de la puissance totale du réseau [fig. 1.6] pour que celle-ci
prenne en moyenne 10 minutes [fig. 1.7]. Une fois le bloc miné, celui-ci est inséré dans la blockchain [fig. 1.9] et permet
dès lors à Lisa de voir sa transaction inscrite dans le registre [fig. 1.10]. Le mineur (3), pour avoir miné le bloc, est rétribué
par une transaction coinbase [fig. 1.10] qui lui attribue, en plus des frais de transaction déjà gagnés, 12,5 bitcoins
nouvellement créés par le protocole (taux appliqué jusqu’en 2020 avant d’être réduit à 6,25) [fig. 1.11].

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la finance

Fig. 2 : Les accords de Nixon en 1971


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ont été suivis d’une hyper inflation
du dollar (émission multipliée
par 57 entre 1970 et 2018). A contrario
de ce développement exponentiel,
l’émission des bitcoins suit une courbe
logarithmique pour atteindre
le nombre maximal de 21 millions
de bitcoins émis. Fig. 3 : Différents systèmes
d’interrelations : centralisé [fig. 3.1]
(ex. : Paypal, Western Union),
polarisé [fig. 3.2] (système bancaire
actuel), distribué [fig. 3.3] (Bitcoin).
On remarquera que seul ce dernier
ne fait pas appel à un tiers de confiance
(points noirs) pour fonctionner.

Fig. 4 : L’utilisateur [fig. 4.1]


va envoyer des ethers à l’application
décentralisée (dApp) de la compagnie
aérienne [fig. 4.2] qui va enregistrer
la transaction dans un smart‑contract
[fig. 4.3] et créer un token‑billet
[fig. 4.4]. Ce jeton sera dépensé (détruit)
lors de son utilisation [fig. 4.5.1].
Si le vol est annulé [fig. 4.5.2] un
oracle [fig. 4.7] connecté au réseau
de l’aéroport [fig. 4.6] déclenchera
le smart-contract qui remboursera,
au travers de la dApp [fig. 4.2],
l’utilisateur en ethers [fig. 4.9].

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