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Review: Kant selon l'ordre des raisons

Author(s): Gilles Gaston Granger


Review by: Gilles Gaston Granger
Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 61e Année, No. 2 (Avril-Juin 1956), pp. 195-
200
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40900421
Accessed: 27-06-2016 09:58 UTC

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ÉTUDE CRITIQUE

Kant selon l'ordre des raisons


Sur le livre de Jules Vuillemin :
« Physique et Métaphysique kantiennes. » *■
Un livre d'histoire de la Philosophie est bon qui contraint le lecteur à
reprendre les textes dont il traite, et lui donne envie d'explorer pour son
compte cet univers.
Le très beau livre de J. Vuillemin reconduit le lecteur au kantisme. Je
voudrais exposer ici quelques réflexions sur sa méthode, en examiner
brièvement l'application aux Principes de la science de la nature, et
esquisser la méditation qu'elle suggère sur la destinée du point de vue cri-
tique dans une moderne philosophie des sciences.

La Méthode historique.
Le projet de l'auteur, qu'il exprime nettement dans sa préface, est de
comprendre, non d'interpréter. L'œuvre kantien est donc saisi comme un
objet du monde, mais un objet chajgé de significations et d'intentions,
doué d'une structure propre qu'il s'agit de reconnaître et de mettre au
jour. La méthode de J. Vuillemin prolonge directement celle dont M. Gué-
rouit nous a donné des exemples frappants. Le livre sur Kant suppose,
en effet, une doctrine très consciente des rapports de la Philosophie et de
son passé.
En premier lieu, l'histoire de la Philosophie sera conçue comme recons-
truction rigoureuse, objective. L'essentiel, le noyau philosophique d'une
œuvre, ne se situe ni en deçà, ni au delà de la subjectivité créatrice,
dit M. Guéroult dans sa leçon inaugurale au Collège de France. « II
réside au cœur de l'œuvre même, incarnation de l'effort créateur qui
trouve son apogée et son repos dans l'organisation spécifique des
formes qui l'enserrent peu à peu et enferment une plénitude. » L'his-
toire de la philosophie est dès lors comparable à celles des œuvres
d'art. « Elle met au premier plan l'analyse des techniques cons-
titutives. » Le travail .de J. Vuillemin comme celui de M. Guéroult
est une technologie des systèmes philosophiques. Mais au moins
autant que M. Guéroult il est conscient d'une ambiguïté profonde de
cette histoire : d'une part, il n'y a de science historique des systèmes
1. P. U. F., 1955, 363 p., 1 400 fr. + T. L.

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que dans la mesure où notre attention se porte sur la mise en œuvre de


telle ou telle méthode ; d'autre part, la philosophie est invinciblement
une recherche de la vérité, et la valeur propre des contenus de chaque
philosophie ne sauraient être indéfiniment mise entre parenthèses. Il faut
donc, selon l'expression même de M. Guéroult, « dévoiler à propos de
chaque système une réalité intelligible supérieure, créer une communion
avec elle, faire pénétrer au plus profond de ses multiples et vastes pers-
pectives ». Mais si M. Guéroult accepte de s'installer entre ces deux
mondes, de voyager « de l'autre côté du miroir », tout en s'intéressant à
l'aspect sérieux de la philosophia perennis, J. Vuillemin, osant affirmer
que « la philosophie est une science », en conclut qu'un progrès philoso-
phique authentique est possible, et qu'il faut, en fin de compte, juger
un système de l'extérieur. L'explication de Kant se présente donc bien
comme une reconstitution technologique minutieuse de Pœuvre, mais
assortie d'un commentaire sur les progrès positifs d'une philosophie de
la connaissance. De Descartes à Kant, de Kant aux interprètes plus mo-
dernes de la science, les distances s'y trouvent marquées. Il est vrai que la
combinaison des deux points de vue est délicate et périlleuse. Toutefois,
le Kant de J. Vuillemin n'est à aucun moment un Kant travesti à notre
mode. L'historien a seulement cru bon de couper le cours de sa recons-
titution archéologique par des chapitres sur « la mathématique de Kant
et la nôtre », ou « les confusions kantiennes » en Physique. Un certain
malaise, peut-être, en résulte. Pour ma part, je regrette seulement que
le jugement externe sur la métaphysique kantienne ne soit pas davan-
tage développé. J. Vuillemin annonce un travail complémentaire sur les
emprunts de Kant aux savants de son temps ; pourquoi ne pas avoir
intégré ces recherches à sa belle et scrupuleuse restauration du kantisme.
Par crainte sans doute des confusions et des équivoques, J. Vuillemin a
préféré nous donner d'abord une lecture des Principes, sur la toile de
fond de Y Analytique transcendantale.

Les quatre parties de la Mécanique rationnelle et la déduction transcen-


dantale.

Le Criticisme kantien est-il essentiellement une philosophie de la


science ? M. Lachièze-Rey, dans un récent article as Dialéctica (nos 33-34,
1955) proteste contre cette présentation. « Le but de Kant, nous dit-il,
est avant tout d'ordre moral et métaphysique. » Sans doute ; il n'en est
pas moins vrai que le point de départ et le moteur de la philosophie trans-
cendantale est une réflexion sur la connaissance scientifique. « La phi-
losophie transcendantale, lit-on dans YOpus posthumum (F0 X de la
liasse 1, p. 4, trad. Gibelin) est le fondement d'un principe de connais-
sance qui, sans mathématique, ne peut être philosophique, ni mathé-
matique sans philosophie. » II est donc bien légitime, pour comprendre

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Kant selon Vordre des raisons

Kant, de s'adresser à l'interprétation kantienne de la science, c'est-à-dire


à l'articulation d'une connaissance en concepts, et d'une connaissance
par construction de concepts. C'est en ce sens que le problème de la Dé-
duction transcendantale apparaît comme le problème fondamental du
Criticisme, et que l'exégèse des Principes métaphysiques de la science de
la nature apporte une contribution fondamentale à l'intelligence du kan-
tisme. On peut s'étonner, dès lors, que J. Vuillemin ne tente jamais d'éclai-
rer le texte des Principes par certains fragments de YOpus posthumum 1,
où Kant veut achever le passage aux formes déterminées de la nature.
La philosophie transcendantale et les Principes métaphysiques iùême, se
contentent, selon l'expression du philosophe, de « fixer les connaissances
permettant de comprendre la possibilité de la possibilité de l'expérience »
(Op. posth., Liasse 1, F0 VI, p. 2). Il aurait été intéressant de montrer
dans quelle mesure l'ouvrage inachevé de Kant parvient effectivement
à pousser la Déduction plus loin. Le dessein de J. Vuillemin était toutefois
d'éclairer d'abord le texte des Principes d'une lumière toute intérieure,
encore qu'il n'hésite pas à faire appel aux écrits pré-critiques pour expli-
quer la Dynamique. Telle étant la donnée du problème, le succès de l'en-
treprise est certain.
Le livre suit donc de près le texte même dés Principes, et se déroule
dans le cadre de la division quadripartite d'une Phoronomie, d'une Dyna-
mique, d'une « Mécanique » et d'une « Phénoménologie ». L'ensemble'
constitue un commentaire au tissu très serré, au développement net,
dense, rigoureux. C'est exactement sur le plan de la pensée kantienne
que l'auteur se veut toujours placer, ce qui n'exclut pas, nous l'avons dit,
des références complémentaires aux conceptions modernes en mathéma-
tique et en mécanique, q^ai éclairent le paysage sans jamais l'altérer.
Je ne puis ici que me borner à souligner au passage quelques points
particulièrement dignes d'être remarqués. Dans les chapitres sur la Pho-
ronomie, on lira avec beaucoup d'attention et d'intérêt ce qui est dit de
la mathématique kantienne. L'idée d'opposer le « postulat » kantien à
T « axiome » des modernes est attrayante, de même que la remarque
sur la réduction actuelle à des structures abstraites des caractères pré-
tendument intuitifs de l'espace du géomètre. Il semble toutefois qua
J. Vuillemin accorde beaucoup trop d'importance à la notion de nombre
complexe a, qui ne joue ici qu'un rôle accidentel, la clef de la réduction
se trouvant dans la nature des structures plus générales d'espace vec-
toriel et d'algèbre linéaire - que J. Vuillemin indique, mais seulement
sur le même plan que l'imaginaire, - et aussi dans celle des structures

1. Cité, je crois bien, une seule fois, p. 13.


2. L'algèbre des complexes a, comme on sait, le privilège d'être un corps algébri-
quement clos, ce qui a naturellement son importance du point de vue considéré. Mais
le texte de J. Vuillemin n'est pas orienté en ce sens.

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proprement topologiques, introduites déjà en contrebande avec le corps


des complexes *.
Pour expliquer la Dynamique, J. Vuillemin fait très brillamment usage
des écrits pré-critiques, et jette un jour définitif sur la distinction d'une
force attractive « pénétrante », et d'une force répulsive « superficielle »,
en notant fort pertinemment qu'il a manqué à Kant, pour donner forme
à une physique du champ, l'instrument mathématique de l'analyse vec-
torielle.
L'étude de la « Mécanique » kantienne, correspondant à la catégorie de
la relation, est la contribution la plus lucide, depuis l'ouvrage de M. Gué-
roult sur Leibniz, - qu'elle prolonge, - à l'explication de la querelle
de la force vive. J. Vuillemin y a très clairement mis en lumière le malen-
tendu essentiel dérivant d'une méconnaissance du principe d'homogé-
néité des grandeurs physiques. Il fait très justement intervenir ici l'in-
terprétation hamiltonienne du théorème de moindre action. Je regrette
cependant que dans son exposé, dérivé de Mach (p. 209-210), le passage
de la conception infinitésimale simple à la conception variationnelle, en
quoi réside toute la nouveauté de Lagrange et de Hamilton, ait paru lui
échapper. Il en résulte une page assez confuse, incorrecte même, accident
unique dans ce livre riche en exposés de mécanique toujours parfaite-
ment mis au point.
La Phénoménologie enfin est présentée, conformément à l'esprit des
Principes, comme une mise en perspective des trois autres moments de
a mécanique rationnelle.
Indépendamment des très nombreux éclaircissements de détail qui
abondent dans cette exégèse, deux idées fondamentales s'en dégagent,
qui nous donnent la clef d'un Kant restauré « selon l'ordre des raisons ».
C'est, tout d'abord, qu'il faut « déduire la table des catégories du sys-
tème des principes, et non l'inverse » (p. 40). Perspective dans laquelle
disparaissent bien des difficultés autrement insurmontables. En second
lieu, c'est que Pçxposé kantien des Principes met en œuvre une « phéno-
ménologie » immanente, au sens hégélien du terme (p. 39). En contre-
point d'une concordance directe entre les divisions de la physique pure,
et le système des principes transcendantaux, une discordance règne, en
effet, naissant d'une anticipation constante : « Chaque principe de la
métaphysique de la nature met en œuvre le principe de la Critique qui
lui est logiquement postérieur ». On pourra discuter sans doute sur ce
dégel des catégories, qui redonne vie au système scolastique de la Cri-
tique. La recherche de J. Vuillemin démontre en tous cas en quel sens
profond le mouvement se trouve être chez Kant le « substitut de la dialec-
tique », comment la « pensée du mouvement commande le mouvement de
la pensée » (p. 41). On ne peut s'empêcher de songer ici à la Physique
1. A propos d'une topologie du temps kantien, cf. Scholtz, in Dialectics (noi 33-34,
p. 66-113).

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Kant selon Vordre des raisons

d'Aristote et à l'importance métaphysique du passage de la puissance à


l'acte. « La détermination fondamentale d'une chose qui doit être un objet
des sens externes est le mouvement. » (Principes, éd. Andler, p. 11.) 1 Certes,
la perspective aristotélicienne sur la nature est absolument en deçà du
Criticisme. Cette convergence de déterminations de l'objet physique ne
nous inçline-t-elle pas, cependant, à méditer sur l'un des thèmes domi-
nateurs de la conception de l'histoire de la philosophie ? Y a-t-il progrès
d'Aristote à Kant ? Y a-t-il progrès de Kant aux modernes ?

Le point de vue critique et la science moderne.


A cette question, il n'est pas douteux que J. Vuillemin ne réponde par
l'affirmative, s'écartant sur ce point de la conception de Martial Gué-
roult, pour qui il n'y a guère progrès des contenus, mais seulement pro-*
grès des techniques philosophiques. J'avoue me trouver d'accord sur ce
point avec le premier. Il est donc permis de se demander, en marge d'une
reconstitution historique, d'un « Kant selon l'ordre des raisons », quels
obstacles épistémologiques ont bloqué la pensée du philosophe, lui mas-
quant la voie ouverte aux interprètes plus modernes de la science. L'obs-
tacle majeur a été très nettement souligné par J. Vuillemin, et c'est la
confusion constante entre « les conditions de possibilité de l'expérience
immédiate, et les conditions de possibilité de l'objet de l'expérience »,
par quoi Kant se refuse à constater «l'indépendance de plus en plus par-
faite de l'objet physique par rapport à son origine perceptive » (p. 194).
Kant, il est vrai, insiste sur la distinction entre Y expérience et le phé-
nomène, et l'on pourrait trouver là une préfiguration de la conception
d'un objet brisant les cadres de la perception. En fait, l'épure transcen-
dantale de l'objet physique ne s'éloigne jamais d'une analyse de l'expé-
rience immédiate, si ce n'est dans la mesure où s'en écarte déjà en fait
l'objet newtonien. Dans les Principes métaphysiques, cette disparité est
certes apparente, mais jamais Kant n'en prend conscience - en droit -
comme résultat d'un mouvement positif de schématisation scientifique.
L'esthétique et l'analytique transcendantale expriment les conditions
de possibilité de l'expérience perceptive immédiate ; les Principes mèta*
physiques, les conditions de possibilité du schéma newtonien. Kant pos-
tule assurément une continuité parfaite de l'une à l'autre conception de
l'objet physique, mais l'existence même d'un problème de Déduction
transcendantale et son projet de développement dans YOpus posthumum
ne montrent-ils pas cependant que le philosophe sentait le besoin de fon-
der ce postulat ?
Malgré cette hypothèse qui compromet l'entreprise transcendantale,
il convient de souligner l'élément positif de la philosophie kantienne de
la science. Kant a bien vu que la connaissance objective n'était possible
que par une mathématisation. Seulement cette mathématisation est pour
1. Cf. Aristote, Physique, I, 185.

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lui nécessairement univoque et a priori, d'une part, et, d'autre part, elle
représente paradoxalement l'élément intuitif du phénomène dans la
science 1. Or, ce qui subsiste, semble-t-il, de la position kantienne d'un
problème de la science, c'est la question du rapport de la pensée formelle
et de l'expérience. Mais loin d'apparaître comme univoque et définitive-
ment achevée (Principes, p. 9), la mathématisation nous semble aujour-
d'hui un processus créateur ouvert. Un exemple instructif, et encore assez
neuf de cette revision nécessaire pourrait être donné à propos de la psy-
chologie. On sait que Kant rejette la possibilité d'une psychologie vrai-
ment scientifique, parce que son objet n'étant donné que sous la forme
du sens interne, sa mathématisation a priori se réduirait à une théorie jugée
trop pauvre de la continuité, à quoi se résume une doctrine pure du temps
(Principes, p. 7). Or, tout le développement récent de la psychologie
manifeste, au contraire, un effort tâtonnant, il est vrai, mais fécond, pour
instaurer une mathématisation de l'objet psychologique.
Par ailleurs, la mathématique ne saurait être considérée sans diffi-
culté seulement comme représentant un élément formalisé d'intuition
sensible dans l'objet d'expérience *. Elle représente bien plutôt, croyons-
nous, l'activité opératoire de la pensée aux différents niveaux de struc-
turation des objets de la science. Et elle es+ en elle-même, pour elle-même,
une création ouverte, non seulement dans le sens d'une prolifération et
d'un enrichissement de ses structures, - ce que Kant a su voir, - mais
encore dans le sens de la diversification possible de ses fondements - ce
qu'il n'a fait que pressentir.
La position kantienne est donc sans doute inacceptable au regard de
la science moderne. Mais c'est à partir d'elle que la discussion du problème
pe la science prend pour nous un sens : voilà pourquoi la révolution cri-
tique marque un progrès authentique dans l'histoire de la pensée.
L'ouvrage de J. Vuillemin, on le voit, n'intéressera pas seulement les
historiens de la philosophie, mais également les philosophes, que sa
richesse et sa rigueur doivent attirer et retenir.
Gilles Gaston Granger.

1. A ce propos, cf. la belle exégèse de la question des nombres irrationnels chez Kant
faite Dar J. Vuillemin, p. 43-45.
2. J. Vuillemin cite la remarque pertinente de M. Guéroult : « Si le fait peut être
mathématiquement construit une fois qu'il est donné, il n'est pas nécessairement donné
de façon mathématique, du moins pour nous. > (Dynamique et métaphysique leibniU
ziennes, p. 27.)

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