Pierre Nora - L'evenement Monstre.1972
Pierre Nora - L'evenement Monstre.1972
Pierre Nora - L'evenement Monstre.1972
L'événement monstre
Pierre Nora
Nora Pierre. L'événement monstre. In: Communications, 18, 1972. L'événement. pp. 162-172;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1972.1272
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1272
L'événement monstre
I. La production de l 'événement
Les mass media ont désormais le monopole de l'histoire. Dans nos sociétés
contemporaines, c'est par eux et par eux seuls que l'événement nous frappe, et
ne peut pas nous éviter.
Mais il ne suffit pas de dire qu'ils collent au réel au point d'en faire partie
intégrante et nous en restituent la présence immédiate, qu'ils en épousent les
contours et les péripéties, qu'ils en composent l'inséparable cortège. Presse,
radio, images, n'agissent pas seulement comme des moyens dont les événements
seraient relativement indépendants, mais comme la condition même de leur
existence. La publicité façonne leur propre production. Des événements capitaux
peuvent avoir lieu sans qu'on en parle. C'est le fait de les apprendre
rétrospectivement, comme la perte du pouvoir par Mao Tse Toung après le grand
bond en avant, qui constitue l'événement. Le fait qu'ils aient eu lieu
ne les rend qu'historiques. Pour qu'il y ait événement, il faut qu'il soit
connu.
C'est pourquoi les affinités entre tel type d'événement et tel moyen de
communication sont si intenses qu'ils nous paraissent inséparables. Comment ne pas
mettre la diffusion d'une presse à gros tirage, par exemple, la constitution d'une
classe moyenne de lecteurs par l'instruction primaire obligatoire et
l'urbanisation de la fin du xixe siècle en rapport avec les scandales des débuts de la
Troisième République, l'Affaire de Panama, l'importance accordée à la vie politique
et parlementaire, la querelle de la laïcité, bref avec le style même que revêtit
la vie publique? Ainsi l'Affaire Dreyfus constitue-t-elle peut-être, en France, la
première irruption de l'événement moderne, le prototype de ces images d'Épinal
sorties tout armées du ventre des sociétés industrielles et dont l'histoire
contemporaine ne cessera plus de reproduire les exemplaires, à partir d'une matrice
comparable. Rumeurs initiales, exploitation du silence par une presse
d'opposition de droite, paralysie insistante de l'information officielle (« II n'y a pas d'Affaire
Dreyfus »), compromissions supposées dans les sphères du pouvoir, racisme
populaire, implication des deux grands corps les plus considérés, l'Armée et la
Justice, à un moment critique pour le régime républicain, grands principes abstraits
affrontés autour d'une seule tête, dichotomie du monde en bons et en mauvais,
suspense alimenté par de faux documents- et des confidences en chaîne, appel à
l'opinion par lettre ouverte et manifestes, apparition significative du néologisme
d' « intellectuel » qui signale une nouvelle fonction sociale médiatrice de l'opinion
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V événement monstre
de masse *, l'Affaire Dreyfus tient tout de la presse et lui a tout donné 2. Son rôle
n'est pas diminué par la concurrence. A elle paraît revenir, en propre, un type
d'événements : ceux où les faits se dérobent et qui appellent la critique de
l'information, la confrontation des témoignages, la dissipation du secret maintenu
par les démentis officiels, la mise en cause de principes qui font appel à
l'intelligence et à la réflexion, l'appel obligé à un savoir préalable que seule peut
fournir et rappeler la presse écrite. Car du journal local au quotidien national, de.
l'organe à gros tirage à l'hebdomadaire d'opinion, l'imprimé seul dispose d'une
gamme de virtualités sans rivales, un éventail exceptionnellement riche de
manipulation de la réalité. Ainsi la guerre d'Algérie n'appartient pas tout entière à la
presse, mais des épisodes particuliers, comme le problème des tortures ou le récit
des négociations lui demeurent spécialement attachés.
D'autres phénomènes historiques ressortissent à la radio. Une bonne partie
de l'entre-deux-guerres, la seconde guerre mondiale, ont été perçues auditivement.
Une certaine époque de l'histoire contemporaine commence avec les causeries
démocratiques qu'inaugura Roosevelt, avec les discours fulminés de Nuremberg
que le petit écran, à l'étranger, aurait peut-être tués par le ridicule ou par la
certitude de leurs conséquences. Une autre commence pour les Arabes avec les
discours de Nasser; une autre encore, pour le Congo des années 1960 où il
suffisait à un homme d'État noir d'être en mesure d'affirmer sur les ondes qu'il avait
pris le pouvoir pour que le pouvoir lui appartienne effectivement. Parole radio-
phonique qui joue elle-même à plusieurs niveaux. C'est elle d'abord qui assure
l'importance de l'événement, caractérisée par la quantité de paroles qu'il
déclenche : voix qui informe, explique, commente, critique, paraphrase, extrapole,
conjecture, écho public des conversations privées et, parfois, véhicule unique de la
modernité. Frantz Fanon a montré le rôle révolutionnaire joué par la voix des
Arabes dans l'Algérie en guerre 3, et l'on sait quel instrument de pénétration de
l'histoire le transistor continue de jouer dans le continent africain. Mais c'est
l'histoire elle-même, par la voix des acteurs, à qui la radio permet de parler,
réactivant ainsi, sur une vaste échelle, le plus puissant moteur de l'histoire depuis les
Prophètes et les orateurs grecs. Les media transforment en actes ce qui aurait pu
n'être que parole en l'air, ils donnent au discours, à la déclaration, à la
conférence de presse la solennelle efficacité du geste irréversible. Mais 1968 fut, on le
sait, le festival de la parole agissante; toutes les formes cohabitèrent pour
constituer l'événement lui-même 4 : parole des leaders et parole anonyme, parole
murale et parole verbalisée, parole étudiante et parole ouvrière, parole inventive
ou citative, parole politique, poétique, pédagogique ou messianique, parole
sans paroles et parole-bruit, depuis la nuit des barricades du quartier latin où les
transistors répercutèrent instantanément aux quatre coins de la province
nocturne les incidents qui devenaient un événement, jusqu'au discours du 30 mai
du général de Gaulle qui n'apparut pas sur le petit écran mais dont la voix
olympienne clôt précisément l'événement.
Si des types d'événements, comme l'invasion de Prague, les conférences de
presse politique ou le débarquement sur la lune, nous paraissent irréductible-
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ment liés à l'image et devoir l'être toujours davantage, sans doute ne faudrait-il
pas en conclure que la télévision soit assimilable à la « pan-événementialité ».
Mais elle fait faire à la démocratie de l'événement un pas décisif. D'abord parce
que le petit nombre de chaînes et leur manque actuel de différenciation assure
la plus petite dispersion possible du compte rendu. Il y a plusieurs moyens de
commenter les Jeux olympiques, il y en a très peu de les montrer. Et chacun a
beau savoir qu'il s'agit d'un montage, donc d'un choix orienté d'images,
l'impression prévaut du vécu au plus près. Chacun est saisi, bon gré mal gré, seul ou en
groupe, toujours au dépourvu, par la nouvelle télévisée qui frappe à la cantonade
et de plein fouet. La télévision est à la vie moderne ce qu'était le clocher au village,
l'angélus de la civilisation industrielle, mais porteur d'une parole imprévue;
elle est comme le dit Mac Luhan, un media froid, celui qui, de tous, favorise à
domicile et sans effort la plus intense participation; cette participation, si l'on
ose dire, sans participation, ce mélange exact de distance et d'intimité qui est
pour les masses la forme la plus moderne, et généralement la seule dont elles
disposent, de vivre l'histoire contemporaine. Aux deux sens du mot,
l'événement est projeté, jeté dans la vie privée et offert en spectacle.
Les mass media ont fait ainsi de l'histoire une agression, et rendu l'événement
monstrueux. Non point parce qu'il sort par définition de l'ordinaire; mais parce
que la redondance intrinsèque au système tend à produire du sensationnel,
fabrique en permanence du nouveau, alimente la faim d'événements. Non qu'il
les crée artificiellement, comme voudraient le faire croire les pouvoirs en place
quand ils ont intérêt à supprimer l'événement, ou comme pourraient le faire
croire certaines performances d'une information ivre de ses nouveaux pouvoirs,
telle la célèbre émission d'Orson Welles sur le débarquement des Martiens.
L'information secrète elle-même ses anticorps et la presse écrite ou parlée,
dans son ensemble, aurait plutôt pour effet de limiter le déchaînement d'une
opinion sauvage. Elle assure aux media une prise croissante sur l'événement.
Mais le système de détection que constituent les mass media ne peut que
favoriser l'éclosion d'événements massifs, ces volcans de l'actualité qui poussèrent
ici récemment avec la guerre des 6 jours, Mai 68, l'invasion de Prague, le départ
du général de Gaulle et sa mort ou l'alunissage américain, événements monstres
qui se répètent et se répéteront vraisemblablement toujours plus fréquemment.
Mais c'est pour l'historien que, monstrueux, l'événement moderne l'est
toujours davantage. Car de tous les récipiendaires, il est le plus démuni.
L'événement demeurait, dans un système traditionnel, le privilège de sa fonction. Il
lui donnait sa place et sa valeur et nul ne pénétrait en histoire sans son
estampille. L'événement s'offre à lui désormais de l'extérieur, de tout le poids d'un
donné, avant son élaboration, avant le travail du temps. Et même avec d'autant
plus de force que les media imposent immédiatement le vécu comme histoire
et que le présent nous impose davantage de vécu. Une immense promotion
de l'immédiat à l'historique et du vécu au légendaire s'opère au moment même
où l'historien se trouve dérouté dans ses habitudes, menacé dans ses pouvoirs,
confronté à ce qu'il s'applique ailleurs à réduire. Mais s'agit-il du même
événement?
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est mort hier soir » aurait créé l'ébauche d'un événement politique. Le fait que
les Chinois n'aient pas connu l'alunissage américain est un événement pour
l'univers non chinois. La loi du spectacle est la plus totalitaire du inonde libre.
Écartelée ainsi entre le réel et sa projection spectaculaire, l'information a
perdu sa neutralité d'organe de simple transmission. Elle n'était par nature,
malgré des distorsions supérieures, qu'une courroie, un point de passage obligé.
L'événement était émis, transmis, reçu. D'où le récit, qui faisait passer
l'événement d'un milieu où il était déjà mort à un milieu où il était amorti, dans un
grand dégradé traditionnel des plus avertis aux moins informés. L'information
renvoyait à un fait de réalité qui lui était étranger, qu'elle signifiait. Quelle que
soit la technicité du sens qu'on lui donne, l'Information, avec une majuscule,
fonctionne en principe toujours comme un réducteur d'incertitude. Elle
demeurerait inintelligible si elle ne venait enrichir un savoir organisé, restructurer le
cadre préétabli dans lequel elle vient s'inscrire. Or, considéré globalement, le
système informatif des media fabrique de l'inintelligible. Il nous bombarde d'un
savoir interrogatif, énucléé, vide de sens, qui attend de nous son sens, nous frustre
et nous comble à la fois de son évidence encombrante : si un réflexe d'historien
n'intervenait pas, ce ne serait, à la limite, qu'un bruit qui brouillerait
l'intelligibilité de son propre discours. Nous appelons toujours davantage d'événements,
par angoisse du temps lisse et uniforme des sociétés industrielles, par besoin
de consommer le temps comme des objets, par peur de l'événement lui-même.
La machine informative elle-même par son poids propre, en exige de son côté
l'alimentation permanente et le confectionne au besoin tous les jours : les titres
de France-soir, par exemple, fabriquent à chaque édition des événements dont la
plupart sont mort-nés. Il n'y a donc pas, comme le prétendait Boorstin 1, de
pseudo-événements qui postuleraient le parasitage d'événements vrais par de
faux événements. L'artifice, — mais s'agit-il d'artifice? — est la vérité du
système. Mieux vaut dire qu'il fallait autrefois de l'extraordinaire pour qu'il y eût
événement et que l'événement tend à être, dans un aujourd'hui qui n'a rien
d'ailleurs d'absolu, son propre sensationnel. Il y a une loi de Gresham de
l'Information, la mauvaise chasse la bonne. L'histoire contemporaine a vu mourir
l'événement « naturel » où l'on pouvait idéalement troquer une information
contre un fait de réalité; nous sommes entrés dans le règne de l'inflation
événementielle et il nous faut, tant bien que mal, intégrer cette inflation dans le tissu
de nos existences quotidiennes.
La modernité secrète l'événement, à la différence des sociétés traditionnelles
qui avaient plutôt tendance à le raréfier. L'événement vécu des sociétés
paysannes, c'était la routine religieuse, la calamité climatique ou l'avatar
démographique; une non-histoire. Mais les pouvoirs institués, les religions établies
tendaient à éliminer la nouveauté, à réduire son pouvoir corrosif, à le digérer
par le rite. Toutes les sociétés en place cherchent ainsi à se perpétuer par un
système de nouvelles qui ont pour but final de nier l'événement, car l'événement
est précisément la rupture qui mettrait en cause l'équilibre sur lequel elles sont
fondées. Comme la vérité, l'événement est toujours révolutionnaire, le grain de
sable dans la machine, l'accident qui bouleverse et prend au dépourvu. Il n'y
a pas d'événements heureux, ce sont' toujours des catastrophes. Mais pour
exorciser le nouveau, il y a deux moyens : soit le conjurer par un système d'infor-
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der ce qu'eût représenté la mort de de Gaulle dans dix ans, vieillard diminué,
oublié. Mais un an après son départ, assez tôt après que le vote des Français
l'ait chassé et assez longtemps pour qu'ils n'en éprouvent plus que la mauvaise
conscience et le regret, aux débuts d'un régime qui ne lui souhaitait qu'un
hommage funèbre et auquel, né de lui, son père fit l'injure suprême de ne rien
changer au testament laconique qu'il avait dirigé contre la IVe République, sa
mort, que l'inachèvement des mémoires, chance suprême, rendait plus
pathétique, apparut comme la scène involontairement la mieux jouée du grand acteur
obsédé de sa sortie. Une mort brutale, magique, comme celle que chacun se
souhaite en son for intérieur, mais qui, dans ce cas solennel, prit les allures
légendaires du saint rappelé tout vif à Dieu. Mort qui, aux yeux de l'étranger,
emportait le dernier survivant de la guerre mondiale, l'allié de l'U.R.S.S., le
décolonisateur, l'ami des pays arabes, le symbole du rebelle, l'homme qui avait
reconnu la Chine, bref, qui signifiait quelque chose pour chacun des puissants du
monde, et qui, pour le peuple français, renouait avec la plus ancienne, la plus
vénérable des traditions du royaume, la mort du roi. Mais une mort qui, par
l'agencement de la double cérémonie, par l'opportunité du moment, capitalisait
la monarchie sur l'héritage de la République, la nostalgie d'une grandeur
perdue et une fugitive réconciliation nationale. Et tandis que par une ruse de
l'histoire, la cérémonie de Notre-Dame intronisait ironiquement pour la seconde
fois l'homme qui se trouvait avoir abattu le chêne, c'est le nationalisme français
tout entier qui escortait le cercueil de Colombey. La mort de de Gaulle en disait
providentiellement plus que sa vie entière n'en avait exprimé.
L'immédiateté rend en fait le déchiffrement d'un événement à la fois plus
facile et plus difficile. Plus facile parce qu'il frappe d'un coup, plus difficile, parce
qu'il livre tout d'un coup. Dans un système d'information plus traditionnel,
l'événement dessinait par son propre contenu son aire de diffusion. Son réseau
d'influence était, de proche en proche, défini par ceux qu'il touchait. Sa trace
était plus linéaire. Si l'événement n'avait pas eu la vertu de se réduire à une
seule de ses significations, l'histoire immédiate n'aurait-elle pas eu plus de mal,
au xixe siècle encore, avec Marx, Tocqueville ou Lissagaray, mais aussi avec tant
de commentateurs plus obscurs, à se rapprocher de l'analyse historique? Les
contemporains même lucides se seraient, comme aujourd'hui, davantage
trompés sur l'actualité. Les intermédiaires étant désormais court-circuités, un
télescopage s'opère et dans l'incandescence des significations, on est aveuglé. Une
nouvelle importante comme, par exemple, l'assassinat de Kennedy étant
instantanément répandue, sa vocation à l'événementialité est immédiatement
réalisée dans l'universel, mais elle remonte des profondeurs de l'émotion mondiale
à sa source plutôt qu'elle ne descend du cercle des initiés à ceux qu'elle pourrait
éventuellement concerner. Et dans cette remontée, elle charrie tout. Dans
l'événement intransitif, sans rivages théoriques et sans frontières, ce sont les paliers
de significations qui s'imbriquent et les constellations éclatées qui s'emmêlent.
On le cerne mieux de l'extérieur : qu'est-ce qui est événement et pour qui? Car
s'il n'est pas d'événement sans conscience critique, il n'y a alors d'événement
que si, offert à chacun il n'est pas le même pour tous. Limites de signification,
limites de milieux intéressés, limites aussi dans le temps : quand s'arrête-t-il
et que devient-il? Les retombées de l'événement, les amnésies collectives comme
celle qui a pesé sur la guerre d'Algérie, les cheminements souterrains achèvent
d'en dessiner les contours.
Il s'établit ainsi, entre un type de société et son existence événementielle, une
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étrange réciprocité. D'une part c'est la succession des événements qui constitue
la surface continue de la société, qui l'institue et qui la définit, dans la mesure
même où le réseau de son information en représente une institution. Le système
d'information qui, en U.R.S.S., en Chine ou aux États-Unis, produit par exemple
le XXe congrès, la révolution culturelle ou l'affaire Calley, illustre la société tout
entière : il est même la forme de son institutionalisation. Mais inversement,
de tels événements véhiculent tout un matériel d'émotions, d'habitudes, de
routines, de représentations héritées du passé qui affleurent soudain à la surface de la
société. Lieu des projections sociales et des conflits latents, un événement est
comme le hasard pour Cournot, la rencontre de plusieurs séries causales
indépendantes, une déchirure du tissu social que le système lui-même a pour
fonction de tisser. Et le plus important des événements est celui qui fait remonter
l'héritage le plus archaïque. Ici encore, le système des pays de l'Est fournit un
instructif contrepoint. Il n'est sans doute pas indifférent qu'en soit absent le
fait divers. Ce résidu révèle précisément, sur le mode mineur, le tréfonds. En
expurgeant ce qui subsiste ailleurs du fait divers dans l'événement, le système
de l'Est élimine du même mouvement la part incontrôlable et scandaleuse de
significations sociales qui apparaît dans le fait divers.
Dès lors ce n'est pas l'événement, sur la création duquel il est impuissant, qui
intéresse l'historien, mais le double système qui se croise en lui, système formel et
système de signification qu'il est mieux placé que quiconque pour saisir.
Car si indépendant qu'il puisse paraître, le déploiement d'un événement n'a
rien d'arbitraire. Si ce n'est son apparition, du moins son surgissement, son
volume, son rythme, ses enchaînements, sa place relative, ses séquelles et ses
rebondissements obéissent à des régularités qui donnent aux phénomènes les
plus lointains en apparence une parenté certaine et une morne identité. Les
études d'opinion, désormais classiques, pourraient utilement se doubler
d'analyses comparatives qui établiraient les séquences d'information, le déploiement
des media, les rapports du message et de la redondance, les réactions en chaîne de
la diffusion, bref la phénoménologie formelle de l'événement x. Une rapide étude
a été faite sur la mort de Jean XXIII 2. A quelles comparaisons aboutiraient des
monographies similaires sur les morts nationales par exemple, celles de Staline,
Kennedy, Churchill, Adenauer, Togliatti, Nasser, de Gaulle? Quelles homologies
dans les scansions de certains scandales ou procès, d'affaires sans rapport
immédiat comme l'Affaire Dreyfus et la guerre d'Algérie? L'analyse formelle débouche
spontanément sur l'analyse de signification, ne serait-ce que, pour
commencer, la signification de l'apparition du système formel, qui est elle-même un
événement. Car cette intrusion décisive d'une événementialité neuve a eu lieu à la
fin du xixe siècle, au moment précis où l'histoire scientifique ne s'est, avec le
triomphe du positivisme, emparée de la notion d'événement que pour en rejeter
dans le passé l'efficacité exclusive. Quelle mutation exprimaient alors l'émergence
et la mise en place du vaste réseau qui produit l'actualité? Quelles corrélations
établir entre ces deux phénomènes contemporains, la naissance d'une science qui
n'a pour objet que les événements du passé et l'avènement d'une spécificité
de l'histoire contemporaine?
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L'historien du présent ne pratique donc pas autre chose, pour saisir des
significations, que la méthode sérielle de celui du passé, à cette différence près que sa
démarche a pour but, ici, de culminer dans l'événement au lieu de chercher à le
réduire. Il fait consciemment surgir le passé dans le présent au lieu de faire
inconsciemment surgir le présent dans le passé. Nous savons, aujourd'hui, que la
nuit du 4 Août ne fut pas seulement la mascarade hystérique que Raymond Aron
a vue dans les Assemblées universitaires qui s'en réclamaient en Mai 1968.
Était-ce évident le 5 août 1789 au matin? Seule a permis d'en décider la suite,
les arrêtés d'application et leur mise en œuvre. Et que, réciproquement, les
Assemblées universitaires aient exprimé autre chose que ce qu'elles prétendaient
explicitement, nul n'en doute. L'événement a pour vertu de nouer en gerbe des
significations éparses. A l'historien de les dénouer pour revenir de l'évidence de
l'événement à la mise en évidence du système. Car l'unicité pour qu'elle devienne
intelligible, postule toujours l'existence d'une série que la nouveauté fait surgir.
Même l'affirmation « c'est la première fois que... » suppose virtuellement la
possibilité d'une seconde. « Même si l'on demeure au niveau d'un modèle
cybernétique de la vie sociale, écrit justement Edgar Morin, l'événement-information
est précisément ce qui permet de comprendre la nature de la structure et le
fonctionnement du système, c'est-à-dire le « feed-back » processus d'intégration (ou
rejet) de l'information, c'est-à-dire aussi de la modification apportée soit dans le
système, soit par le système *. » Sur l'éruption du volcan, l'historien du présent,
répétons-le, n'a aucune part, à la différence de l'historien du passé à qui la durée
permet de faire artificiellement de ces volcans événementiels autant de buttes-
témoins d'un paysage qu'il balise. Mais en tant que géologue, il retrouve sa
souveraineté. C'est à lui que revient d'identifier les niveaux géologiques, les relais
d'explosions internes et les détonateurs secondaires, de distinguer les réalités
conflictuelles fondamentales des mécanismes d'intégration et de résorption de la
lave expulsée. Il n'y a pas de différence de nature entre une crise, qui est un
complexe d'événements, et un événement, qui signale quelque part dans le
système social une crise. Une dialectique s'instaure entre ces deux phénomènes qui
est celle du changement, devant lequel l'historien du passé est aussi démuni que
l'historien du présent.
L'avenir le démentirait-il et, se jouant de ses attributions provisoires, effacerait
les séries instituées pour faire apparaître l'événement lui-même dans un tout autre
réseau, que demeureraient encore significatives ses elaborations improvisées à
chaud; elles font partie de l'événement lui-même. Toute l'histoire de la
Révolution française au xixe siècle ne fait que proclamer l'inachèvement de l'événement
révolutionnaire. Toute la littérature sur Mai 1968 escorte inséparablement son
sujet; elle relève elle-même d'une impossible histoire de Mai. L'histoire
contemporaine, cette exploration de l'actualité, ne consiste pas à appliquer au présent des
méthodes historiques éprouvées pour le passé, elle est l'exorcisme ultime de
l'événement, la dernière séquelle de sa résolution. Serait-elle contredite par
l'histoire, il n'empêche qu'au même titre que l'événement, elle aura été.
Il serait du reste bien téméraire de ne la croire qu'un document à l'usage du
futur. Pour l'histoire du siècle dernier tout au moins, l'histoire scientifique ne
fait bien souvent que retrouver, par de complexes détours, une vérité immédia-
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1. Pensées, Juif g 1.