Le Fabuleux Et Triste Destin D'ivan Et D'ivana (Condé Maryse)

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Maquette de couverture : Fabrice Petithuguenin

ISBN : 978-2-7096-6022-8

© 2017, éditions Jean-Claude Lattès


Première édition mai 2017.

www.editions-jclattes.fr
DU MÊME AUTEUR :

Aux Éditions Robert Laffont :


Une saison à Rihata, 1981.
Ségou, vol. 1, Les Murailles de terre, 1984.
Ségou, vol. 2, La Terre en miettes, 1985.
La Vie scélérate, 1987. Prix de l’Académie française.
En attendant le bonheur : Heremakhonon, 1988. Réédition 1997.
La Colonie du Nouveau Monde, 1993.
La Migration des cœurs, 1995.
Pays mêlé, 1997.
Désirada, 1997. Prix Carbet de la Caraïbe.
Le Cœur à rire et à pleurer : contes vrais, 1999. Prix Marguerite
Yourcenar.
Célanire cou-coupé, 2000.

Aux Éditions du Mercure de France :


Moi, Tituba, sorcière noire de Salem, 1986. Grand Prix Littéraire de la
femme.
Pension Les Alizés, 1988.
Traversée de la mangrove, 1989.
Les Derniers Rois mages, 1992.
La Belle Créole, 2001.
Histoire de la femme cannibale, 2003.
Victoire, les saveurs et les mots : récit, 2006. Prix Tropiques.
Les Belles Ténébreuses, 2008.
Aux Éditions Jean-Claude Lattès :
En attendant la montée des eaux, 2010.
La vie sans fards, 2012.
Mets et merveilles, 2015.
À Richard, à Régine,
sans qui ce livre n’aurait pu être écrit.
À Maryse.
« Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses
ferventes du vent d’Est. »
Ainsi que l’a chanté Léopold Sedar Senghor.
À Fadèle qui connaîtra peut-être un monde entièrement
différent.
Doucement ta vie t’a mis K.-O.
Alain Souchon, Le Bagad de Lann Bihoué.
IN UTERO OU
BOUNDED IN A NUTSHELL
(Hamlet – William Shakespeare)

Comme si elle obéissait à un signal, une force invincible assiégea les


jumeaux. D’où venait-elle ? Que voulait-elle ? Ils avaient l’impression
d’être brutalement tirés vers le bas, obligés de quitter l’habitacle tiède et
paisible dans lequel ils avaient vécu pendant des semaines. Une odeur
épouvantable les prenait aux narines au fur et à mesure qu’ils effectuaient
cette descente forcée, odeur qui était semblable à un ramassis putride. Celui
qui possédait un bouton entre les jambes précéda l’autre plus petit, moins
formé et dont le sexe était creusé d’une large balafre. Il se fraya un passage
à coups de tête dans ce couloir resserré dont les parois s’écartaient
lentement.
Jusque-là, un seul évènement avait émaillé le temps. Être l’un contre
l’autre constituait leur habitude dominante. Ils n’avaient goût qu’à être tout
proches et à respirer l’odeur acide mais agréable qui les enveloppait de
toute part. L’habitacle où ils avaient passé de longues semaines était
sombre. Aucune lumière. Par contre il était poreux à tous les bruits. Au
milieu des sons qu’ils recevaient, ils avaient fini par en reconnaître un et
avaient compris qu’il provenait de celle qui les portait. Doux, chantant,
toujours égal à lui-même, il versait en eux son plein d’harmonie. Par
moments, il alternait avec d’autres, plus aigus, moins intimes et plaisants.
Soudain il s’agissait parfois d’un véritable « ouélélé », d’un concert de
sonorités confuses et métalliques.
Les fœtus continuant leur descente forcée se trouvèrent soudain dans un
passage aux murs roides qui leur sembla interminable. Ensuite ils atterrirent
dans un espace circulaire, étrangement mouvant et mobile. Après l’avoir
traversé ils tombèrent brutalement sur une surface plane, pleine d’une
lumière qui leur fit mal aux yeux. Là ils furent saisis à hauteur des épaules,
contact qui les dérangea autant que cette clarté qui les blessait. D’instinct,
pour se défendre, ils portèrent leurs poings à leurs yeux. En même temps un
vent inconnu emplissait leurs poumons, les faisait suffoquer et malgré eux
ils ouvrirent leur bouche d’où des cris emmêlés, qu’ils ne contrôlaient pas,
sortirent. Sans ménagement, ils furent trempés dans un liquide tiède qui
n’avait ni l’odeur ni le goût de celui auquel ils étaient accoutumés. On
enveloppa leurs corps dont ils avaient soudain conscience. On les déposa
sur un coussin de chair rebondie dont l’odeur pénétrante envahit leurs
narines comme un parfum. Quel bien-être qui les guérissait de l’horrible
traversée qu’ils venaient d’effectuer. Ils devinèrent qu’ils reposaient contre
le sein de celle qui les avait portés et dont ils ne connaissaient que la voix.
Avec volupté ils découvraient son odeur, ils découvraient son contact. Ils se
mirent à sucer goulûment les outres pleines de liquide parfumé qu’on leur
mettait dans la bouche. Leur vie commença à ce moment-là.
Paroles de Simone susurrées à l’oreille de ses jumeaux nouveau-nés :
— Bonne arrivée ! Mes deux petits, garçon et fille, tellement pareils l’un
à l’autre que l’œil non averti peut aisément les confondre. Bonne arrivée, je
vous dis ! La vie dans laquelle vous débarquez et dont vous ne sortirez pas
vivants n’est pas un bol de toloman. Certains l’appellent même scélérate,
d’autres mégère non apprivoisée, d’autres encore cheval boiteux à trois
pattes. Mais tant pis ! Moi je vous couperai un oreiller de nuage que je
placerai sous vos têtes et qui les remplira de rêves. Le soleil qui éclaire
toute la désolation dans laquelle nous vivons ne sera pas plus brûlant que
l’amour que je vous porterai. Bonne arrivée mes petits !
EX UTERO

Les premiers mois des jumeaux sur terre furent malaisés. Ils n’arrivaient
pas à s’habituer à mener des vies distinctes : dormir dans des moïses
séparés, être lavés à tour de rôle, sucer leur biberon l’un après l’autre. Au
début il suffisait que l’un d’entre eux gazouille, pleure ou hurle pour que
l’autre lui emboîte aussitôt le pas. Ils mirent du temps à se séparer de cette
fâcheuse synchronisation. Peu à peu le monde autour d’eux prit forme et
couleur. Leur premier émerveillement leur vint d’un rayon de soleil. Il
entrait par la fenêtre grande ouverte de la case et atterrissait sur la natte où
ils étaient couchés. Chemin faisant il se chargeait de formes malicieuses qui
les forçaient à rire et ce rire sonnait comme des clochettes. Ils retinrent
rapidement leur nom, dressant l’oreille, agitant leurs petits pieds à l’énoncé
de ces syllabes si faciles à garder en mémoire. Mais ils ne savaient pas que
le curé de Dos d’Âne, gros homme obtus, avait failli refuser de les baptiser :
— Comment ! avait-il déclaré à Simone furieux. Tu leur donnes des
noms pareils ! Ivan, Ivana ! À eux qui déjà n’ont pas de père ! Tu veux en
faire de vrais mécréants.
À la vérité, dans la famille de Simone, on était coutumier des naissances
multiples et quasi singulières. Au XIXe siècle, son ancêtre Zuléma, premier à
voir le jour d’une portée de quintuplés, avait été invité à l’Exposition
universelle de Saint-Germain-en-Laye afin de prouver ce que pouvait
devenir un descendant d’esclave quand il respire les effluves de la
civilisation. Cravaté, vêtu d’un costume trois-pièces, il était géomètre-
arpenteur de son état. Il avait appris tout seul les airs d’opéra à force
d’écouter une émission de Radio Guadeloupe intitulée « Classique ? Vous
avez dit classique ! ». C’est lui qui avait inculqué ce goût pour la musique
qui s’était répandu dans toute sa descendance.
Ils découvrirent ensuite la mer et le sable. Quelle merveille que cette
tiédeur qui coulait fluide entre leurs doigts potelés aux ongles roses comme
des coquillages. Chaque jour Simone les mettait dans une brouette qui
tenait lieu de poussette jusqu’à une des criques de Dos d’Âne et le vent
marin leur caressait le visage tandis que résonnait une grande voix
maternelle.
Combien d’années s’écoulèrent-elles dans ce bonheur, quatre ou cinq ?
Leur mère dont ils avaient découvert très tôt le visage, toujours penché vers
eux, leur paraissait belle avec sa peau de velours noire et ses yeux
étincelants qui changeaient de couleur selon l’air du temps. Elle murmurait
des chants qui les ravissaient. Quand elle allait travailler, la sueur au front,
elle les plaçait dans une sorte de panier qu’elle couvrait d’une toile et
qu’elle posait sous les arbres. Et les femmes qui travaillaient avec elle
venaient les regarder ravies. Ils comprirent vite qu’elle s’appelait Simone :
deux syllabes harmonieuses faciles à retenir et à répéter. Petit à petit le
décor de leur vie se dessinait. Ils n’avaient ni frères, ni sœurs, et ne
partageaient l’amour de leur mère qu’avec une vieille grand-mère et cela
était bien. Le plus merveilleux demeurait le sable qu’ils ne se lassaient pas
de faire couler. Sable blond. Sable doté d’une odeur qui pénétrait les
narines. Sable qui se creusait sous le corps et qu’on pouvait par jeu envoyer
en l’air.
Au bout de quelques mois ils se mirent debout et marchèrent sur leurs
jambes cagneuses en arc de cercle qui peu à peu se redressèrent et devinrent
deux jolies colonnades. Ils parlèrent aussi très vite et tentèrent d’exprimer le
monde autour d’eux. Ils apprirent à ne pas faire de bruit quand il le fallait.
Aussi Simone put-elle les emmener le soir à sa chorale. Sages comme des
images, suçant leur pouce, ils se tenaient assis sur de petits bancs et
battaient en mesure la musique. Connue d’un bout à l’autre de la
Guadeloupe la chorale était spécialisée dans les vieux airs du pays. Ainsi le
chant mougué remontait aux temps de l’esclavage quand les nègres étaient
dans les fers :
— Mougué yé kok-la chanté kokiyoko.
Ainsi Adieu foulard, adieu madras, datait du temps où la foule chantait
sur le quai quand les paquebots de la Compagnie générale transatlantique se
rendaient depuis la Guadeloupe jusqu’au port maritime du Havre, les flancs
chargés des fonctionnaires en partance pour leurs congés administratifs.
— Adieu foulard, adieu madras, adieu gren d’or, adieu collier-chou.
Quant à Ban mwen an ti bo il avait été composé en pleine période
doudouiste à un moment où le créole était considéré comme un pépiement
d’oiseau et non une langue de protestation.
— Ban mwen ti bo, dé ti bo, twa ti bi lanmou.
Après avoir chanté Simone dansait sur ses pieds nus et sa silhouette
cambrée se détachait de celle des autres femmes bien incapables de rivaliser
avec tant de grâce et de beauté. Souvent elle était accompagnée de sa mère,
la peau noire, elle aussi, mais les cheveux blancs, poudreux, comme le sel.
Sa mère s’appelait Maeva. Elle n’avait pas de lait dans ses seins et
nourrissait les enfants à la cuillère de bouillie savoureuse. Maeva et Simone
se prenaient par la main, se courbaient, faisaient des entrechats. Ce fut le
premier spectacle qui s’offrit aux deux enfants.
Simone ne manqua pas de leur expliquer pourquoi ils s’appelaient Ivan et
Ivana, pourquoi sur ce point elle avait tenu tête au curé. Ivan ! Ainsi
s’appelait le Tsar de toutes les Russies, homme fantasque et atrabilaire, qui
avait vécu au XVIe siècle. Ivana était une version féminisée de son prénom.
Dans sa jeunesse, Simone était trop pauvre pour se payer une place au
Cinéma Théâtre, le Champ d’Arbaud à Basse-Terre. Elle n’assistait aux
séances que les fois où Ciné Bravo, une association culturelle, dressait une
toile blanche sur la place centrale de Dos d’Âne. C’est de cette manière
qu’elle avait vu une série de films, sans les comprendre, les yeux emplis
d’une cavalcade d’images que la musique suivait pas à pas. Les enfants
s’asseyaient au premier rang sur des chaises en fer numérotées. Les vieux-
corps, pareils à des ravets en temps de pluie, sortaient de tous les orifices de
leurs cases. Tout ce monde jacassait très fort jusqu’à ce qu’un gong réclame
le silence. Alors la magie commençait. Un de ces films l’avait
particulièrement impressionnée et s’appelait Ivan le Terrible. Elle n’avait
pas retenu le nom de son réalisateur et se souciait peu de ceux des acteurs.
Elle ne gardait en elle que ce somptueux bouillonnement d’images.
Ivana était née la première mais elle se réfugiait derrière son frère comme
s’il était l’aîné, destiné à la commander toujours et partout. Il apprit à
danser le premier remplissant d’admiration tous ceux qui l’entouraient par
son sens inné du rythme.
Une date s’impose. Quand ils eurent cinq ans, Simone leur donna un
grand bain, les revêtit de leurs meilleurs habits, deux justaucorps de toile
écrue, brodés au point de croix et les emmena se faire photographier au
studio Catani. C’était une obligation à laquelle aucun habitant de la
Guadeloupe proprement dite (comme on l’appelait en ce temps-là) n’aurait
su déroger. Louis Catani était le fils de Sergio Catani, un Italien arrivé de
Turin dans les années 30 parce qu’il ne voulait pas comme ses frères
épouser une Fiat. Ni le moteur ni la carrosserie des voitures ne
l’intéressaient. Seuls les visages des hommes âpres et boutonneux ou, au
contraire, lisses et la peau bien tendue. Yeux mourants ou perçants comme
des flèches. Confortablement appuyé à la dot de sa femme, une riche
héritière Blanc Pays, Sergio Catani ouvrit une échoppe de photographies
qu’il baptisa Reflets dans un Œil où bientôt tout Basse-Terre défila. Le
week-end il plantait ses appareils dans la campagne et captait tout ce qui lui
tombait sous les yeux. Il publia trois livres aujourd’hui oubliés, mais qui, à
l’époque, connurent un vif succès : Gens de la Ville, Gens de la Campagne,
Gens de la Mer.
Le portrait d’Ivan et Ivana figure à la page 15 du premier volume sous la
rubrique : « Les Petits Amoureux ». On y voit deux enfants se tenant par la
main et souriant à l’objectif. Le garçon est plus noir que la fille, allez savoir
pourquoi, mais tout aussi adorable.
Autour d’Ivan et Ivana ne se pressaient que des femmes : leur mère, leur
grand-mère, et des tantes, des cousines, des belles-tantes, des belles-
cousines. Celles-ci à tour de rôle les baignaient, les habillaient, leur
remplissaient le ventre avec des aliments.
Ivana était des deux la plus rêveuse. Elle examinait les fleurs, les feuilles,
les portait à ses narines pour en respirer le parfum et cherchait à s’entourer
de toutes sortes d’animaux domestiques. Ce qui la fascinait le plus c’était le
chant des oiseaux, les couleurs des papillons que ses mains potelées et
maladroites s’efforçaient à saisir en plein vol. Sa mère la mangeait de
baisers et pour lui signifier son amour lui inventait des chansonnettes qui
n’appartenaient qu’à elle.
Ivan considérait sa sœur comme sa propriété personnelle et tolérait de
mauvaise grâce l’amour qu’elle portait à leur mère. Dès qu’il fut en âge
c’est lui qui la baigna, choisit ses vêtements, disciplina sa tignasse crépue
en carreaux-patates luisants d’huile de carapate. La nuit, plus d’une fois,
Simone les trouva dormant dans les bras l’un de l’autre, ce qui lui déplut.
Pourtant elle n’osa pas intervenir. La force de cet amour l’intimidait.
Les premières années se passèrent donc dans le bonheur le plus parfait.

L’endroit où Ivan et Ivana étaient nés s’appelait Dos d’Âne, bourgade ni


plus belle, ni plus laide que ces communes disséminées le long de la Côte
sous le Vent. Elles n’ont d’autre parure que la démesure de la mer, le ciel
rose ou bleu au-dessus de leurs têtes, le vert émeraude des cannes à sucre.
L’école occupait le centre de Dos d’Âne. Elle avait été refaite de fond en
comble par le Conseil général après Hugo, un des cyclones les plus terribles
que la Guadeloupe ait jamais connus. Elle se trouvait à la tête du morne sur
les flancs duquel s’étageaient les cases. Ivan et Ivana apprirent très vite
qu’ils n’avaient pas de père en Guadeloupe. Leur père, Lansana Diarra, était
venu se produire à Pointe-à-Pitre dans un Ensemble traditionnel mandingue.
Le temps de faire un enfant à Simone et il était reparti chez lui au Mali. Il
lui avait bien promis de lui envoyer un billet d’avion pour le rejoindre, mais
il n’en avait rien fait. Simone avait très rarement quitté son pays.
Quelquefois la chorale était invitée à la Martinique et à la Guyane. Lansana
Diarra se manifestait régulièrement cependant en envoyant à ses enfants des
cartes et des lettres. C’est pour cela qu’Ivan et Ivana grandissaient avec le
rêve d’un pays merveilleux où leurs parents seraient réunis. Papa plus
Maman.
Lansana Diarra était originaire de Ségou au Mali et appartenait à la
famille royale qui autrefois avait gouverné ce royaume. Aujourd’hui ruinée
par la colonisation, elle s’était repliée à Kidal et vivotait du trafic des noix
de kola. Au lieu d’aller à l’école, Lansana et son frère Mady s’asseyaient
sur le dos d’un chameau vociférant, d’un caractère infernal, et
transportaient d’énormes sacs de noix. Parfois, ils allaient jusqu’à
Taoudenit, la grande cité qui produit le sel. Les ombres sortaient de tous les
murs et de tous les bosquets épineux. Quand ils n’étaient pas en voyage
avec leur père, Lansana et Mady prenaient place à côté de leur mère dans un
marché crasseux et bruyant. Un jour qu’il passait devant une maison qu’il
n’avait pas remarquée jusqu’alors, Lansana fut frappé par une musique qui
soudain emplissait ses oreilles. Deux instruments se répondaient, l’un grêle
un peu criard, l’inimitable ngoni, l’autre ample, majestueux et grave qu’il
n’avait jamais entendu auparavant. Les instruments s’arrêtèrent et une voix
humaine s’éleva, celle d’un griot, d’une harmonie indicible. Lansana
s’arrêta net. Le lendemain comme s’il était guidé par un aimant, il revint à
la même place. Puis le surlendemain et les jours suivants. Il y avait près
d’une semaine que son manège durait, quand la porte de la case s’ouvrit
brutalement. Il en sortit un homme haut, maigre, le visage émacié sous ses
cheveux gris aussi longs et mal peignés que ceux d’un enfant-fétiche. Il
apostropha Lansana :
— Qu’est-ce que tu veux ?
Lansana ne songea qu’à s’enfuir mais l’homme le retint par le poignet et
fit avec plus de douceur, comme s’il se repentait de sa brutalité :
— Pourquoi t’enfuis-tu ? Tu ne faisais rien de mal. La musique est un
pain doux sucré qui se partage entre tous.
Il entraîna Lansana à l’intérieur de la case et celui-ci vit un autre homme,
blanc celui-là, la tête couverte de cheveux bouclés serrant contre lui un
énorme instrument ayant la forme d’un violon. Ces deux hommes étaient le
célèbre griot Balla Fasseke et le non moins célèbre violoncelliste Victor
Lacroix. C’est ainsi que Lansana devint l’élève des meilleurs musiciens de
son temps.
Dès l’âge de 17 ans, il acquit lui aussi une renommée sans égale. À
20 ans il fut invité partout. Il se rendit à Tokyo, Djakarta, Pékin et Paris où
il donna un concert devant une foule pâmée.

Dès les premières années, Ivana se révéla douée pour l’école. La


maîtresse lisait à voix haute ses devoirs de français et lui remettait des bons
points. C’était aussi une petite fille sage, obéissante, toujours une parole
plaisante à la bouche, un sourire pareil à une fleur éclos au coin de ses
lèvres. Tout le monde l’aimait, surtout les tantes de la chorale. Elles
affirmaient qu’Ivana irait loin et qu’elle avait une voix d’or qui saurait
captiver son monde à Basse-Terre comme ailleurs.
Par contre, personne ne supportait Ivan qui était désobéissant, toujours
une injure prête à sortir de sa bouche, un vrai petit voyou. La chemise
ouverte sur sa poitrine en sueur, il défiait des hommes et des femmes bien
plus grands que lui, qu’il dérespectait constamment. Son surnom de
« chenapan » était bien mérité. Mais au fur et à mesure que passaient des
années l’affection qui unissait les deux enfants ne se démentait pas.
La voix rauque et tranchante d’Ivan prenait des accents de douceur dès
qu’il s’adressait à sa sœur. Il suffisait qu’elle apparaisse pour qu’il rengaine
ses bravados et il devenait pareil à un agneau. Ivan se rappelait confusément
le plaisir que le corps de sa sœur lui avait procuré. Quand ? Il ne le savait
plus. Dans une autre vie ? Laquelle ? Du coup, Ivana lui faisait un peu peur
à cause de ce désir qu’elle ne cessait de lui inspirer. Sa peau brune, ses seins
en coupelle, les poils serrés de son pubis.
Deuxième date à ne pas oublier. Quand ils eurent dix ans, Simone les
emmena à Basse-Terre. Basse-Terre est une petite ville sans grande
originalité. Seuls les monuments bâtis par Ali Tur en imposent. Cet
architecte tunisien fut mandaté par le gouvernement afin de réparer les
outrages commis par le cyclone de 1928. En particulier on admire le
Conseil général et la Préfecture. Simone se rendait régulièrement à Basse-
Terre pour acheter du papier à musique sur lequel elle transcrivait ses
compositions. Elle emmenait rarement ses enfants avec elle. Où trouver de
quoi payer trois places d’autobus pour l’aller comme pour le retour ? Où
trouver de quoi se nourrir même d’un sandwich à la morue acheté dans une
des gargotes entourant le marché ?
Pourtant cette fois-là elle se mit en tête de leur faire plaisir. Ils montèrent
dans un autobus Espère en Dieu qui circula une grande heure. La route qui
va de Dos d’Âne à Basse-Terre est somptueuse comme le disent les
prospectus touristiques sans exagération. Elle est bordée de flamboyants qui
en saison deviennent écarlates. Elle surplombe la mer, et on voyage entre le
bleu du ciel et ce tapis bleu phosphorescent étalé à la gauche des voitures.
Quand ils arrivèrent au marché, bruyant, multicolore comme tous les
marchés des tropiques, ils voulurent acheter ces fruits à peau brune que l’on
appelle sapotille et qui ont donné leur nom à une peau veloutée de négresse.
Comment éclata la querelle avec la vendeuse ? Nul ne sait. Toujours est-il
que celle-ci mal coiffée sous son madras à carreaux jaune et vert, les joues
brillant de sueur, injuria Simone et les enfants qui l’entouraient. Dans un
créole gras et agressif elle les tança vertement :
— Regardez-moi ces va-nu-pieds noirs comme la misère, qui se
plaignent que mes fruits ne sont pas assez sucrés. Des gens comme vous ne
devraient pas marcher sur cette terre.
De ce jour-là Ivan et Ivana comprirent qu’ils faisaient partie de la couche
la plus défavorisée de la société, celle que l’on insulte comme on veut. À
Dos d’Âne on ne se rendait pas compte des différences sociales. L’école et
la mairie exceptées, il n’y avait pas de bâtiments d’envergure, pas de belles
maisons, pas de jardins fleuris. Tout le monde habitait dans des cases plus
ou moins misérables. Il n’y avait que des gens qui cherchaient à gagner leur
vie, du mieux qu’ils le pouvaient, et espérer trouver un peu de bonheur.
Ils réalisaient d’un coup que leur peau était noire, leurs cheveux crépus et
que leur mère s’épuisait dans les champs pour un salaire de misère. Cela
causa une grande douleur au cœur d’Ivana. Elle se promit de venger un jour
sa mère et de lui offrir les douceurs qu’elle méritait. Oui, un jour elle lui
coulerait du sucre d’orge dans la bouche. Au contraire, Ivan fut rempli de
colère contre la vie, contre le sort qui avait fait de lui un défavorisé.
Simone ne se doutait pas de ce qui se passait dans le cœur de ses enfants.
Pour elle, la querelle avec la marchande était banale et sans gravité. Sa plus
grande douleur venait peut-être de Lansana qui lui avait fait miroiter un
pays où la couleur ne comptait pas, où il n’y avait ni riches ni pauvres.
Lansana était un beau parleur, voilà tout ce que l’on peut se dire.
Quand Simone, Ivan et Ivana quittèrent le marché ils prirent le chemin
d’une boutique qui s’appelait Au Lac de Côme, près du Conseil général. On
y vendait des accordéons, des saxophones, des instruments à cordes et
toutes sortes de tambours : des hauts sur lesquels le tambouyé peut s’asseoir
et des tout petits qui relèvent à peine la tête. Le clou du magasin était une
guitare qui avait appartenu à Jimi Hendrix et une cithare à John Lennon. Le
patron était un vieux mulâtre qui avait connu ses heures de gloire en
accompagnant Gérard La Viny quand il chantait à La Cigale à Paris. Il
recommanda sévèrement aux enfants :
— Ne touchez à rien s’il vous plaît.
Venant après la querelle au marché, cette remarque acheva d’exaspérer
Ivan, et les petites choses ayant parfois de grands effets, commença d’en
faire un parfait terreau pour la révolte.
À dater de ce jour, les notes d’Ivan à l’école empirèrent et il devint
véritablement le « chenapan » comme on l’avait surnommé jusque-là par
jeu. Malgré son jeune âge, il se mit à voler et à chaparder. Simone ne savait
où donner de la tête. Naquit alors en elle une idée qui prit de plus en plus de
forme. Elle devait faire comprendre à Lansana que le fils dont il ne s’était
jamais soucié allait peut-être devenir une menace.
Le pire ne tarda pas à se produire. La rentrée d’octobre amena à l’école
de Dos d’Âne M. Jérémie, un chaben, cheveux grisonnants assez courts,
figure carrée mangée par une barbe d’ayatollah. Ce n’était pas un homme
ordinaire. Il ne fallait pas se fier à sa chemise de mauvais coton et à son
jeans gros bleu pareil à tellement d’autres achetés à un prix discount. Il
avait parcouru le monde. Dans quel pays avait-il voyagé ? On ne savait pas
exactement. On chuchotait qu’il avait été envoyé à Dos d’Âne à la suite de
problèmes disciplinaires. Là-dessus les avis différaient, les uns soutenaient
qu’il avait fait des enfants à des femmes aussi nombreuses que les cheveux
sur une tête, d’autres qu’il avait fréquenté amoureusement des hommes,
d’autres encore qu’il s’était enrichi dans la drogue. La vérité, personne ne
pouvait l’affirmer avec certitude.
M. Jérémie fut nommé en charge de la classe du certificat d’étude. Classe
qui jusqu’alors faisait l’orgueil de Dos d’Âne et dont on ne comptait pas,
chaque année, les résultats satisfaisants. Hélas, dès son arrivée, les élèves
qui avaient brillé par leur application furent laissés à eux-mêmes. Plus
d’interrogations, plus d’exposés, presque plus de rédactions. M. Jérémie
occupait les heures à débiter d’interminables tirades au cours desquelles il
prétendait réformer le monde : il fallait, par exemple, lutter contre les idées
occidentales, il exposait la supériorité de certaines religions et de certaines
formes de pensées. Il se lia très vite d’amitié avec Ivan qui redoublait la
classe du certificat d’étude. Bientôt celui-ci passa tout son temps libre
fourré chez l’instituteur.
Par bravade, sans y réfléchir vraiment, il se fit l’écho de ses propos :
— La France est un pays de race blanche, répétait-il après son maître.
C’est connu ! Des gens aussi bien placés que le général de Gaulle l’ont dit.
Nous les Noirs n’avons rien de commun avec elle.
Simone supportait ces blasphèmes avec l’indulgence qu’elle réservait à
ses enfants. Ivan était une mauvaise bouche, tout le monde le savait, mais
personne ne prêtait attention à ses propos car dans le fond il n’était pas bien
méchant.
Quand un soir elle reçut la visite de M. Ducadosse, l’adjoint au maire,
elle fut abasourdie. M. Ducadosse était un petit homme à la peau couleur de
nuit et le cheveu étrangement rouge. La cigarette dont il faisait une
consommation abusive lui avait noirci les gencives et les dents.
— Fais attention à ton fils, fit-il avec componction. M. Jérémie lui plante
d’étranges idées dans la tête. Il en fait un critique, je dirais même un
ennemi, de la France, qui nous a transformés de sauvages africains en
hommes civilisés.
À la vérité, Simone ne comprenait pas clairement ses paroles. Elle avait
passé son existence dans la gratelle de la canne et ne s’était jamais posé de
question sur sa condition et sur celle de son pays. Elle passa la nuit sans
dormir et au matin se décida à agir. Comment ? elle ne le savait pas encore.
En réalité, M. Jérémie n’était ni homosexuel, ni gay, ni makoumé, comme
on le chuchotait. Il n’aimait pas les femmes non plus. Il n’avait jamais eu en
tête que la politique. Une lettre de délation avait informé le ministère de
l’Éducation nationale que les cinq années où il avait disparu de France il les
avait passées en Afghanistan ou en Libye. Cela sonnait louche. Que
fabriquait-il dans ces pays à mauvaise réputation ? Selon son habitude
l’Éducation nationale avait pris son temps avant d’ouvrir une enquête.
Quand elle s’y était décidée, les pistes étaient froides et on ne put rien
prouver contre M. Jérémie. Impossible par conséquent de le rayer des
cadres comme on l’aurait souhaité. On ne put que le renvoyer dans son pays
d’origine, la Guadeloupe, et l’affecter à l’école de Dos d’Âne, ce trou
perdu. M. Jérémie, de son prénom Nicéphale – prénom à coucher dehors,
comme aurait jugé un aubergiste du XVIe siècle refusant une chambre à un
voyageur –, se toqua d’amitié pour Ivan pour des raisons qui n’avaient rien
à voir avec sa belle carrure, ses muscles déliés et son sexe proéminent
qu’on aurait cru toujours en érection. D’abord il avait calculé que Ivan avait
exactement le double de l’âge qu’aurait eu son fils tué avec sa mère dans
son ventre lors d’un bombardement de l’OTAN. Il sentait que dans le
terreau de cet esprit encore fruste et peu instruit, ses idées germeraient en
buisson étincelant. Il aimait surtout la façon dont le garçon l’écoutait, l’air
un peu ennuyé, renversé dans un fauteuil, les mains nouées sur le ventre.
Aussi il se laissait aller :
— Tu ne peux t’imaginer à quoi ressemble l’hiver quand il survient dans
le désert. Le vent court tout partout en gueulant « Faro dans les Bois ». Des
cristaux s’accrochent aux branches des rares arbres plantés raides à distance
comme les croix d’un calvaire. Ils changent de couleur selon les rayons du
soleil bleuâtre, suspendu au milieu du ciel, et surtout de la lune quand elle
se lève sur cette immensité. C’est alors une véritable féerie qui se
déclenche. Moi, dans ma gandourah trop mince, les pieds chaussés de mes
mauvaises bottes de carton, je n’avais pourtant pas peur de la froidure.
J’aimais ce pays plus que le mien car c’était celui d’Alya. Alya, elle m’avait
choisi, moi l’étranger, noir de surcroît, et qui ne parlait pas sa langue. À
cause de ma couleur, sa famille, ses frères surtout, ne voulaient pas de notre
mariage. Ils multipliaient les exigences que je m’efforçais de satisfaire.
Pour finir ils m’ont demandé de devenir un musulman. J’ai accepté, ne me
doutant pas que la circoncision serait si douloureuse et ferait couler tant de
sang. Quoi ! Un si petit morceau de chair ! Mais avec mon sexe rafistolé je
pouvais pénétrer Alya autant de fois que je voulais et la faire crier sous moi.
Notre bonheur dura sept mois. Sept petits mois. Puis ils l’ont tuée. Ils ont
tué ma bien-aimée. Un soir que j’étais dans un bar à boire du thé vert avec
des camarades, un crépitement nous a précipités au-dehors. En face de
nous, le quartier tout entier flambait. Les flammes orangées léchaient déjà
le ciel. « Ils sont tous morts ! » criaient les quelques rescapés s’enfuyant
couverts de sang. C’est là que ma vie s’est arrêtée.
Le lendemain de la visite passablement inquiétante de M. Ducadosse,
Simone alla trouver son ami Père Michalou. On l’appelait Père car il avait
la tête toute blanche. En réalité il n’était pas vieux : la cinquantaine tout au
plus. Il avait longtemps vécu en France. Puis il s’était lassé d’assembler des
voitures, lui qui ne pouvait s’en offrir, circulant dans le RER toujours
bondé, toujours en retard ou toujours en panne. Alors il était revenu chez lui
et avait repris le métier que son père et son grand-père avaient exercé avant
lui. Un temps il avait voulu rester avec Simone, partager sa case et vivre
comme mari et femme. Elle s’y était refusée sous prétexte que ses jumeaux
ne toléraient pas d’avoir un beau-père. En réalité elle gardait un rêve tenace
dans sa tête. Un jour Lansana reviendrait et ils rattraperaient les années
perdues. Michalou ne s’en faisait pas trop, car elle lui ouvrait son lit quand
il le désirait. Pour l’heure il était occupé à ravauder ses filets et il l’écouta
avec attention, haussa les épaules puis déclara :
— Dans notre pays, il y a des gens qui disent que nous serions plus
heureux si nous faisions politiquement notre chemin tout seuls. Ce n’est pas
vrai, regarde autour de nous les Haïtiens et les Dominicains par exemple.
M. Jérémie est peut-être un indépendantiste. Qui sait ? Par prudence il vaut
mieux éloigner ton enfant de lui.
— Comment ? se lamenta Simone. Que veux-tu que je fasse de ce
garçon ? Où veux-tu que je l’envoie ?
— Il a quel âge ? Tu pourrais le mettre à travailler quelque part. Sa paie
si petite soit-elle t’aidera.
Simone ne se contenta pas de cet avis. Elle alla aussi demander conseil à
sa mère. Si, dans ses soixante ans, Maeva semblait falote, il n’en avait pas
toujours été ainsi. Elle avait compté parmi les femmes les plus redoutables
de sa génération. Elle possédait un don inégalable, le don de seconde vue.
Ce don avait un jour fondu sur elle sans crier gare. À ses seize ans, alors
qu’elle faisait la sieste, elle avait vu son père, Ti-Roro, dégringoler du toit
qu’il couvrait, car il était maçon, et atterrir au milieu des gravats coupants
comme des scies. Après cela, elle avait vu fondre le cyclone Hugo avec
toute sa désolation. Puis elle avait vu les cannes à sucre de l’usine Blanchet
rougeoyer dans la nuit. Elle avait vu des enfants étouffés par des crises de
vers, des hommes et des femmes se vider de diarrhées vertes. De Basse-
Terre à Pointe-à-Pitre, on avait peur de sa bouche. C’est alors que le Père
Guinguant était arrivé de sa Bretagne natale et l’avait attirée dans son
confessionnal. Que faisait-elle ? lui avait-il demandé. Est-ce qu’elle ne
savait pas que Dieu agit dans le secret et que ses voies sont impénétrables ?
Elle risquait la damnation si elle continuait comme elle avait commencé.
Désormais Maeva se tut et fit partie de la foule de fidèles, vêtue de noir, qui
communiaient quotidiennement. Son don ne s’était pas éteint pour autant.
Elle voyait ses petits-enfants, Ivan et Ivana, enveloppés d’un voile rouge,
épais, sanguinolents. Qu’est-ce que cela signifiait ? Quel serait leur destin ?
Maeva écouta sa fille avec attention puis haussa les épaules.
Retirer Ivan de l’école ? Pourquoi pas ?
Les deux femmes étant tombées d’accord, Maeva donna un tour de clé à
sa porte et la mère et la fille se dirigèrent vers une répétition de la chorale.
Les répétitions avaient lieu tous les jours et duraient parfois pendant des
heures. Quand les choristes se séparaient, souvent la lune s’était levée et sa
lueur douce parait d’un charme inattendu Dos d’Âne, ce lieu d’extrême
laideur. Les cases-crapauds se changeaient en chrysalides prêtes à devenir
papillons et à prendre l’envol. À d’autres moments il faisait un noir d’encre.
Cherchant leur chemin et trébuchant sur les cailloux raboteux de la route,
les femmes avaient l’impression de pousser les portes de l’enfer et de suivre
leur propre corbillard.
Le répertoire de la chorale était très varié. Les choristes évitaient les airs
trop faciles ou trop connus comme ban mwen un tibo ou maladie
d’amour… et se livraient à une véritable recherche sur le fond traditionnel
du pays. Elles ne refusaient pas les compositeurs modernes tels Henri
Salvador ou Francky Vincent. C’est ainsi qu’un soir Maeva s’était amenée
avec une mélodie d’une chanteuse que personne ne connaissait : Barbara.
Les femmes l’avaient écoutée avec la plus vive attention :
Un beau jour
Ou peut-être une nuit
Près d’un lac, je m’étais endormie
Quand soudain, semblant crever le ciel
Et venant de nulle part
Surgit un aigle noir.
À la fin de la chanson, elles avaient eu la même expression :
— Cela ne nous convient pas du tout, avait eu le courage de prononcer
l’une d’entre elles.
— Cela ne plaira à personne, avait soutenu une autre.
Maeva était entrée dans une vive colère :
— Comment cela ? Pourquoi ? Barbara est une des plus grandes
chanteuses de tous les temps.
Peine perdue elle n’avait pu fléchir l’opposition des autres choristes.

Des années plus tard, lors de l’inauguration du Memorial Acte, la chorale


avait obtenu un franc succès avec un air très connu de Laurent Voulzy. Cela
avait divisé le pays, ceux qui défendaient le créole s’étaient indignés. D’où
sortait ce goût pour les mélodies en français ? D’ailleurs la chorale portait
un nom ridicule, les Belles du Soir. Cela prouvait bien l’aliénation des
chanteuses. Par contre le président du Conseil régional avait fait un don
important de plusieurs milliers d’euros, ce qui avait permis aux Belles du
Soir de se rendre à la Martinique.
Simone se mit donc en quête d’un emploi pour son fils. Dans un pays où
35 % de la population est au chômage ce ne fut pas chose aisée. Elle eut
beau monter et descendre des escaliers, sonner aux portes, envoyer des CV,
passer des coups de téléphone, attendre des heures et des heures dans des
salles vides, elle se heurtait toujours à la même réponse : pas d’embauche.
Alors qu’elle allait se décourager, La Caravelle qui s’ouvrait sur la Côte
sous le Vent accepta d’interviewer Ivan. La Caravelle appartenait à la
chaîne Coralie qui dissémine ses hôtels à travers le monde. Le fleuron est
sans contredit celui qui se trouve aux Seychelles. Étant donné, cependant, le
caractère familial et modeste du tourisme à la Guadeloupe, aucun
investissement d’envergure n’avait été fait. La Caravelle était un bâtiment
quelconque derrière un jardin. Les pieds dans le gazon, deux arbres du
voyageur étendaient leurs bras rigides.
On offrit à Ivan une place de garde de sécurité. En effet la violence s’était
installée dans le pays. Il y avait des communes, des endroits, des quartiers
où personne n’osait se rendre, passée une certaine heure. Les anciens
racontaient aux jeunes incrédules qu’autrefois, on ne fermait ni portes, ni
fenêtres et on ne connaissait pas l’usage des clés et des coffres-forts. On
donna à Ivan un pantalon de toile gros bleu, un tee-shirt et une casquette de
même couleur. On lui donna surtout une arme, un Mauser. Une arme, il
n’avait jamais imaginés en posséder, même dans ses rêves les plus fous.
M. Esteban, un policier à la retraite dûment assermenté, vint apprendre à
l’équipe comment tirer.
— Surtout ne visez pas aux jambes les voyous que vous allez rencontrer,
recommanda-t-il. Une fois guéris ils reviendront sur les lieux de leurs
crimes. Visez à la tête, visez au cœur afin qu’ils meurent et ne reviennent
plus jamais vous causer des ennuis.
Désormais, Ivan connut deux passions. Celle qu’il éprouvait pour sa sœur
qu’il aimait et désirait chaque jour davantage, au point qu’il se réveillait la
nuit convaincu que l’irréparable s’était produit. Et celle pour son arme, son
Mauser. Il aimait soupeser ce morceau de métal froid et rigide, prendre la
pose, faire semblant de viser une cible. Il rêvait de loger une balle dans une
proie vivante. C’est ainsi qu’il tua une série de poulettes blanches que
Simone élevait en vue des fins de mois et qu’elle vendait au marché. Il se
sentait un dieu, un roi, il se sentait tout-puissant.
Hélas ce bonheur fut de courte durée comme tous les bonheurs. D’abord,
il apprit que ce Mauser était démodé et n’avait aucune valeur. Il provenait
d’un lot disparate, acheté à bas prix à un métropolitain qui prenait ses
jambes à son cou pour quitter la Guadeloupe. Une nuit il avait tiré sur le
cambrioleur qui venait le dévaliser et l’avait mortellement frappé à la tête. Il
n’avait pas vécu un jour de prison mais sa maison avait été badigeonnée de
sang et de graffitis « Assassin », écrits sur ses portes et fenêtres. Aussi, il
avait compris qu’il valait mieux mettre l’Atlantique entre le pays et lui.
Cette découverte blessa profondément Ivan. Ainsi son arme était de peu de
prix, un jouet, un vil jouet. Le plus grave était à venir.
Il n’y avait pas une semaine qu’il travaillait à la Caravelle, quand le
directeur des Ressources humaines, un gros métropolitain suant, le
convoqua. Il le fixa de ses yeux bleus comme deux morceaux de ciel et
l’interrogea :
— C’est toi Ivan Némélé ? Quel âge as-tu ?
Ivan resta bouche bée. Il avait coutume de faire illusion sur ce point, car
il était fort et baraqué. Mais cette fois il flairait un danger. Le métropolitain
reprit :
— Nous avons des renseignements sur ton compte et nous avons appris
que tu n’as pas encore tes seize ans. Aussi nous ne pouvons confier une
arme à un mineur au risque d’encourir les pires poursuites judiciaires.
Rends-moi ton arme ! Rends-la !
Comme Ivan hésitait pétrifié, l’homme lui arracha le ceinturon qui lui
entourait la taille. On ne renvoya pas Ivan cependant. Simplement on le
changea de poste. On lui donna un uniforme couleur fluo et on le chargea
de surveiller le bassin où se baignaient les tout petits. Ivan ressentit cela
comme une humiliation terrible, comme un piège maléfique qui se refermait
sur lui.
C’est de ce jour que commença sa radicalisation, mot qu’on utilise
aujourd’hui à tort et à travers. Elle ne date pas de séjours en prison selon le
modèle éprouvé. Jusqu’alors il avait écouté les tirades de M. Jérémie
comme autant de pawols en bouch’. Désormais, il comprit que le monde
était autre chose que ce qu’il s’imaginait. Que la terre n’était pas ronde mais
parcourue de crevasses, de failles dans lesquelles un individu comme lui
sans défense, sans appui pouvait perdre la vie.
À présent qu’il ne faisait plus partie de l’équipe de sécurité à la
Caravelle, il avait tout le temps de se rendre chez l’instituteur. Celui-ci
aimait ses visites et bavardait revenant inlassablement à la blessure qui avait
ensanglanté sa vie.
— Après la mort d’Alya, attentats, guet-apens, embuscades, tout cela n’a
plus eu de sens pour moi. Tu comprends, je ne suis pas un vrai musulman.
Je ne croyais pas que je retrouverais ma bien-aimée assise au Paradis avec
tout ce que j’avais perdu. Je savais que je ne la retrouverais jamais. Mon
bonheur était fini. Alors je suis retourné en France et j’ai fait la cour à
l’Éducation nationale. Elle a fini par me donner un poste dans un collège
minable, d’une banlieue pourrie. Là, oh surprise, les élèves, garçons et
filles, se sont mis à m’adorer. Ils aimaient les contours de ma vie. Les pays
que j’avais connus, ils voulaient s’y rendre. Mes cours se passaient à leur
raconter mes aventures et à conseiller les plus hardis sur le choix de leur
destination. Hélas le directeur du collège s’est méfié. Il m’a dénoncé. Tu
connais le reste.
Oui, Ivan connaissait le reste. Les gens heureux n’ont pas d’histoire,
assure l’adage populaire bien connu.

Ivana quant à elle était heureuse. Elle était belle. Elle était la première de
sa classe en français, en mathématiques et même en sport puisqu’elle venait
d’être nommée capitaine de l’équipe féminine de volley-ball de l’école. Elle
avait toujours été dotée d’un joli filet de voix et avait été choisie comme
soliste à la chorale. Un jour où elle se produisait à l’église de Dournaux,
petite ville côtière située à une vingtaine de kilomètres de Dos d’Âne, elle
avait été remarquée par un professeur de musique en retraite qui lui avait
appris l’Ave Maria de Gounod et celui de Schubert, ce qui lui avait valu
d’être invitée en Guyane et de chanter dans l’église d’Apatou, face à un
parterre de nègres marrons. On sait aussi que pour être heureux sur cette
terre il faut une bonne dose d’aveuglement. Ivana la possédait. C’est ainsi
qu’elle refusait de regarder en face le cadre de misère extrême dans lequel
elle grandissait et se persuadait qu’un jour tout changerait. C’est ainsi
qu’elle ne voulait pas voir comment Simone s’étiolait et se fanait dans les
champs de canne à sucre au moment de la récolte ou derrière l’étal du
marché. Elle se persuadait qu’un temps viendrait où elle changerait le cours
du destin de sa mère. Il n’y avait qu’un point sur lequel elle était lucide : la
nature de ses sentiments pour son frère. Elle tentait vainement de les mettre
sur le compte de leur gémellité mais elle le savait, ils étaient anormaux. Il
lui arrivait d’être bouleversée lorsqu’elle le voyait vêtu de son vieux maillot
noir balayer la cour et les environs de la maison ou d’être prise de frissons
quand leurs mains se rencontraient sur un bol de café ou sur un banal pain
natté. C’est entendu, ils n’avaient jamais échangé une parole impropre ou
accompli un geste déplacé. Elle savait pourtant que ce buisson ardent qu’ils
portaient à l’intérieur d’eux-mêmes s’embraserait et les consumerait.
Depuis qu’Ivan s’en allait de bon matin à la Caravelle elle jouissait d’un
répit car elle voyait moins son frère.
Un jour qu’elle revenait de la ravine, une dame-jeanne pleine d’eau en
équilibre sur la tête, une bicyclette Motobécane rouge fonça sur elle au
risque de la renverser.
— Cette charge ne vous convient pas. Vous êtes trop belle, cria une voix.
Laissez-moi la porter à votre place.
Ivana reconnut avec surprise Faustin Flérette, le fils de Manolo, le
boulanger. Manolo était un mulâtre et occupait à Dos d’Âne une place
particulière. Il faisait figure de richard. À tu et à toi avec le maire, il
recevait à sa table les conseillers régionaux et les conseillers généraux qui
venaient depuis Basse-Terre. Il avait grandi à Marseille où son père s’était
réfugié pendant la guerre pour protéger sa compagne, une Juive. Il n’avait
pas appris grand-chose, renvoyé du collège René Char depuis la cinquième,
si ce n’est à fabriquer des fougasses et des panisses. Le dimanche, les
voitures des bourgeois encombraient l’unique rue de Grande Anse pour
aller dévaliser son échoppe de ses spécialités. Faustin, son fils aîné, avait
été reçu à son baccalauréat avec la mention Très Bien. Toutefois à la suite
d’une erreur administrative, son dossier avait disparu et il n’avait pas
obtenu la bourse qu’il méritait. En attendant que cette erreur soit réparée il
travaillait au collège comme répétiteur et enseignait l’algèbre et la
géométrie aux enfants qui peinaient dans ces domaines. Ivana se moqua :
— Comment ! Vous ne voulez pas que je porte cette charge ? C’est vous
qui allez la poser sur votre tête ?
— Non, bien sûr, protesta-t-il en riant. Je vais la poser à l’arrière de ma
bicyclette.
De ce jour une relation naquit entre les deux adolescents qu’il n’est pas
facile de définir. Du côté de Faustin, existait sans doute le désir d’un jeune
homme pour une fille affriolante malgré son infériorité sociale. Il espérait
l’entraîner dans son lit sans oser y penser trop crûment. Ivana de son côté
était flattée. Mais pour elle c’était d’abord et surtout un moyen de s’éloigner
d’Ivan, une tentative de reporter sur un autre ce qu’elle éprouvait pour son
frère.
À dater de ce jour Faustin vint chaque matin chez Ivana. Elle se coiffait
d’un casque inélégant il faut l’avouer, s’asseyait à l’arrière de sa bécane et
se faisait conduire à Dournaux où se trouvait le collège. Le soir Faustin la
ramenait à Dos d’Âne. Qu’ils sont pleins de charme, ces trajets sur les
routes de la Côte sous le Vent ! Quand le soleil, dominateur et cruel, n’est
pas encore levé, effaçant toutes les ombres, nivelant tous les reliefs, le
paysage baigne dans une clarté laiteuse qui est un enchantement. Le soir,
c’est le domaine de l’absolue noirceur. On entend seulement la grande voix
hurleuse de la mer dont les vagues s’amassent et roulent depuis le fond de
l’horizon.
Un soir Faustin et Ivana tombèrent sur Ivan qui, une fois n’est pas
coutume, était rentré dîner à la maison. Pendant que Simone préparait des
lambis qu’elle était allée quérir en vitesse pour son garçon bien-aimé, il
regardait un match de football sur la télévision écran extra-plat. À la vue
des arrivants il se leva, les yeux et la bouche arrondis de stupeur. Ignorant la
main que Faustin lui tendait, il apostropha sa sœur :
— D’où sort-il, celui-là ?
Ivana se lança dans une explication confuse, cependant que Faustin
prudemment prenait la porte sans demander son reste. Simone posa sur la
table des tranches d’avocat, du riz créole et une fricassée de lambi qui avait
l’air fort appétissante. Pourtant le dîner se passa sans qu’un mot fût
prononcé entre la mère et les deux enfants. Ivana avait peur. Un terrible
pressentiment l’envahissait. Elle n’avait pas tort. Vers 1 heure du matin,
cachant dans ses vêtements le couteau de cuisine de sa mère, Ivan s’en alla
guetter Faustin à la sortie du bar Rhum Encore où avec ses amis il se
saoulait la gueule. Quand il sortit, il se jeta sur lui et le poursuivit jusqu’au
bord de mer. Là, la silhouette des deux adolescents disparut dans
l’obscurité. Que se passa-t-il ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est-il
que le lendemain deux pêcheurs, revenant d’Antigua, trouvèrent le corps de
Faustin disloqué, baignant dans une mare de sang. Mille témoins se
précipitèrent pour parler de la rixe mortelle qui l’avait opposé à Ivan que
l’on vint arrêter vers 10 heures à l’hôtel Caravelle. Certains touristes
offusqués firent aussitôt leurs bagages et cela donna mauvaise réputation à
l’endroit. Un hélicoptère transporta d’urgence Faustin Flérette à l’hôpital de
Pointe-à-Pitre où trois médecins s’acharnèrent sur lui.
Ce fut la première condamnation d’Ivan, la première fois qu’il entra à la
geôle, comme on dit chez nous. Pour avoir blessé Faustin, il écopa de deux
ans de prison ferme. Il dut la relative mansuétude de cette peine à son
avocat, un requis d’office, Me Vinteuil. Me Vinteuil avait déjà fait parler de
lui à cause de la nature de ses plaidoiries. Les uns les trouvaient excellentes.
Les autres tendancieuses, marquées du sceau d’une incompréhension totale
des réalités guadeloupéennes. En ce qui concerne Ivan, il le présenta
comme un maléré furieux de voir sa sœur utilisée comme un jouet, une
chair à plaisir par le fils d’un presque nanti. En réalité il ne s’était rien passé
entre Faustin et Ivana à part quelques baisers et quelques caresses. Mais
comment le prouver ?
Manolo, le père de Faustin, ne décolérait pas. Deux ans de prison pour
avoir amoché son fils, ce n’était pas cher payé. Il décida de se venger. Ah
oui ! Il fallait éradiquer de la terre cette famille qui l’empuantissait de ses
miasmes. Il pressa son ami le maire de rayer Simone de la liste des
nécessiteux qui chaque mois recevaient une obole de quelques euros, et
surtout de l’expulser de l’HLM qu’elle occupait depuis vingt ans, bien
avant la naissance des jumeaux. Un matin Simone et Ivana furent tirées de
leur lit par des agents et jetées sur le trottoir avec leurs pauvres possessions.
C’était compter sans Maeva. Celle-ci ne se contenta pas de recueillir sa fille
et sa petite-fille dans sa case exiguë. Elle pria Kukurmina, le maître de
l’invisible, qui se cache dans l’infiniment petit et rayonne dans l’infiniment
grand, de lui venir en aide. Il ne fallait pas que les puissants continuent à
écraser les faibles et à les humilier impunément. Apparemment Kukurmina
l’écouta car trois jours plus tard, se levant au milieu de la nuit pour aller
pisser, les pieds de Manolo heurtèrent un obstacle inconnu et il tomba de
toute sa hauteur, se fracassant le crâne contre l’angle de sa baignoire. Ce fut
un choc qui bouleversa le pays tout entier. Quelle affaire que les funérailles
de Manolo ! Ses parents, ses alliés sortirent de tous les endroits où ils
habitaient : Paris, Marseille, Strasbourg, Lyon et Lille. Car c’est un fait bien
connu à présent : il existe deux qualités de Guadeloupéens. Ceux qui
chôment à l’intérieur du pays et ceux qui végètent à coup de petits emplois
en métropole. Il y a quelques chanceux qui échappent à cette règle et se
réfugient à l’étranger, mais ces privilégiés restent rares. La famille de
Manolo transforma ce moment de deuil en promenade touristique. Les uns
louèrent des voitures et allèrent se tremper dans les eaux glacées du
Matouba, rivière noire, rivière rouge. Les autres prirent des selfies et se
firent conduire aux Roches Gravées de Trois-Rivières et au rond-point
Lucette Michaux-Chevry de Montebello. D’autres enfin s’envolèrent vers
les Saintes ou Marie-Galante pour la journée.
— Ce n’est pas vrai que la mer des Caraïbes est plus bleue que l’océan
Atlantique, clamait une sœur de Manolo.
Elle habitait Saint-Malo et était mariée à un Breton, illustrant ainsi la
séculaire attirance qui unit ces derniers aux Antillais.
Ce qui ajoutait au caractère festif de l’instant, c’était les mets succulents
qui étaient servis en abondance. Il y avait d’abord « le boudin, celui de deux
doigts qui s’enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de
serpolet, le violent à incandescence pimentée » (la description est d’Aimé
Césaire), les crabes farcis, les colombos, les daubes de thon, les fricassées
de chatroux et de lambis… Lors de la cérémonie à l’église le maire ne laissa
pas au curé le soin de prononcer l’homélie et monta directement en chaire :
— Un proverbe africain dit qu’un vieillard qui meurt est une bibliothèque
qui brûle, prononça-t-il. Manolo connaissait des traditions que personne ne
possède plus et les emporte avec lui.
Devons-nous corriger monsieur le maire ? Il ne s’agit pas là d’un
proverbe africain mais d’une phrase célèbre d’Amadou Hampâté Ba, un des
plus grands penseurs de l’Afrique de l’Ouest. Ce serait peine perdue.
Monsieur le maire prend déjà la pose afin d’être photographié et de figurer
sur Facebook.
Au sortir de la cérémonie, une pluie torrentielle se mit à tomber, drue,
coupante. C’est la preuve que le défunt regrettait la vie.
Voilà Maeva et Simone obligées de vivre sous le même toit, elles qui ne
s’étaient jamais vraiment entendues. En effet dès ses quinze ans Simone
avait quitté la maison maternelle lasse de ces incessantes bondieuseries
alternant avec des crises visionnaires. Elle s’était mise en ménage avec
Fortuneo, un Haïtien dégingandé qui tantôt louait ses bras aux usines pour
la récolte de la canne, tantôt bichonnait les jardins des particuliers. Fortuneo
était un bavard intarissable mais Simone l’écoutait toujours avec
délectation.
— Quand je suis né, racontait-il, j’étais tellement noir, bleu à la vérité,
que la matrone n’a pas su distinguer mon devant de mon derrière. Elle m’a
laissé tomber par terre. Je me suis fait une énorme bosse sur la tête que je
garde encore aujourd’hui. La bosse de la folie ? Quand j’étais dans le ventre
de ma maman, je n’étais pas tout seul. J’avais un frère, un jumeau pourrait-
on dire. Mais il est mort ou plus exactement il est rentré en moi. Ce devait
être un musicien. Parfois il remplit ma tête avec ses mélodies. Je ne peux
rien entendre. C’est pour cela que je regarde les gens autour de moi comme
un ababa. À d’autres moments, dure comme un saphir, sa voix tourne en
rond sur le vinyle de mon cerveau.
C’est Fortuneo qui initia Simone à la musique, lui qui jouait d’une
quantité d’instruments et dont surtout la voix était si harmonieuse. Grâce à
lui elle fouillait dans sa mémoire et se rappelait ces berceuses, ces mélopées
qu’elle entendait dans son enfance sans y prêter grande attention. Le soir
venu, ils passaient des heures à chanter dans leur morceau de jardin, le dos
appuyé contre la haie de roses-cayenne pendant que la lune passait et
repassait dans le mitan du ciel comme un gros fanal déjanté.
Malheureusement au bout de cinq ans de vie commune, Fortuneo s’en était
allé rejoindre son frère aux États-Unis. Son frère assurait que c’était un pays
où le travail ne manquait pas. S’ensuivit pour Simone une période grise où
elle passa de lit en lit, d’homme en homme, de macho en macho. Puis le
vent de l’amour et de la musique avait accompli un miracle. Un soir pareil
aux autres elle s’était rendue à une répétition de sa chorale. Vers 22 heures
était arrivé un groupe d’hommes à l’accoutrement peu commun. Ils étaient
vêtus de sortes de robes de coton recouvrant en partie des pantalons
bouffants. Simone l’apprit plus tard, c’étaient des costumes africains, des
boubous. Ils tenaient à la main d’étranges instruments de musique. L’un
d’entre eux, visiblement le chef du groupe, s’adressa à la chorale à la fois
intimidée et rebutée par l’étrangeté de ces arrivants.
— Cet instrument-là, expliqua-t-il, s’appelle une kora. Sa voix
accompagnait les hauts faits de nos rois et les a suivis au milieu des champs
de bataille. Celui-là, c’est un balafon. Chacune des lamelles qui le
composent émet un son différent et l’essentiel est d’apprendre à en mêler
les harmonies. Ce petit-là têtu et obstiné est le ngoni qui se faufile tout
partout.
L’homme qui parlait en promenant son regard de feu sur l’assistance était
le cousin du célèbre Mori Kanté qui avait enchanté la Guadeloupe l’année
précédente et rempli de milliers de spectateurs le stade des Abymes. Il
s’appelait Lansana Diarra. Entre Simone et lui, l’amour naquit
instantanément. Leur premier regard modifia leur vision du monde. Des
étoiles s’allumèrent dans leurs yeux et il leur sembla qu’ils se connaissaient
depuis longtemps. Depuis toujours à la vérité.
Après la répétition ils sortirent dans la nuit. Les étoiles, qui avaient fait
briller leurs yeux, étaient remontées vers le ciel et avaient laissé derrière
elles une lueur très douce, lueur de compréhension, d’engagement. Lansana
et Simone se prirent par la main.
— Es-tu une femme ou un elfe ? demanda Lansana. Dans ma vie pleine
pourtant des bruits de l’amour je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui te
ressemble. Raconte-moi ta vie.
Simone rit de bon cœur.
— Il n’y a rien à raconter. Il me semble que ma vie commence
aujourd’hui, car avant toi rien ne s’est passé.
Lansana était parti après quinze jours passés en Guadeloupe pendant
lesquels Simone et lui ne s’étaient pas quittés. À l’aéroport ils s’étaient
embrassés avec passion et Lansana avait murmuré :
— Je te ferai venir à Kidal où j’habite. Tu verras comme cette ville ne
ressemble à aucune autre. Elle tient tête au désert dont elle a la puissance.
À quelque temps de là, Simone s’était aperçue qu’elle était enceinte et
avait adressé lettre sur lettre à Lansana. Sans réponse. Elle n’en revenait
pas. Cet homme que lui avaient apporté les souffles chauds du Sahel était-il
en fin de compte pareil aux autres ? Les mois s’ajoutant aux mois, elle finit
par le croire. Ivan et Ivana étaient nés, elle était devenue fille-mère. Comme
tant d’autres autour d’elle. Pourquoi certaines terres sont-elles plus fertiles
que les autres en filles-mères ? Les femmes y sont-elles plus jolies et plus
aguichantes ? Les hommes y ont-ils le sang plus chaud ? Au contraire. Ce
sont des endroits de grande détresse. L’acte sexuel est l’unique bienfait. Il
donne aux hommes le sentiment d’accomplir une prouesse et aux femmes
l’illusion d’être aimées.
Après une journée harassante passée au marché où elle avait essayé de
vendre ses poulettes, Simone entra chez sa mère. Dans la salle à manger
exiguë mais méticuleusement rangée le couvert était déjà mis. Dans l’air
flottait une délicieuse odeur diri et arengsaur. Simone en conçut un certain
agacement. Elle savait ce que cela signifiait. Sa mère qui lui avait toujours
reproché d’être désorganisée lui donnait une leçon de bonne tenue. Maeva
sortit de la cuisine essuyant ses mains au tablier qu’elle ne manquait pas de
porter.
— J’ai encore fait ce rêve, fit-elle avec angoisse.
— Quel rêve ? interrogea Simone excédée.
— Le même. Je vois Ivan et Ivana dans un brouillard couleur de sang.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Rien de mauvais assurément, dit l’autre en haussant les épaules. Ils
s’aiment trop pour se faire du mal.
Elle ne savait pas que l’amour est aussi dangereux que le non-amour.
Qu’un grand auteur anglais a dit : « Chacun de nous tue ce qu’il aime. »

Accroupie à la tête d’un morne, bordée sur deux côtés par des falaises
impitoyables, la prison de Dournaux date du XVIIIe siècle. Du temps où les
rebelles qui rêvaient de se débarrasser du roi étaient envoyés au loin afin de
méditer sur leurs forfaits. Son histoire est illustrée par de nombreux
évènements. Le plus spectaculaire se nomme La Grande Évasion et date de
1752. Armés de solides cordes de karata, des mutins se laissèrent glisser le
long des falaises jusqu’à une petite crique où les attendaient des complices.
Ceux-ci les conduisirent en pleine mer jusqu’à un trois-mâts baptisé La
Goëlette. Que se passa-t-il par la suite ? Une querelle intervint-elle ?
Pourquoi ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est-il que les mutins se
canardèrent l’un l’autre, du premier au dernier. Le vaisseau fantôme dériva
alors depuis le canal de la Dominique et déversa sur les côtes de la
Martinique une moisson de cadavres puants. Au fur et à mesure, des ailes
avaient été ajoutées au bâtiment central car la prison de Dournaux était
surpeuplée comme toutes les prisons du monde. À cela, la raison est simple.
Il existe partout plus de gens qui ne respectent pas la loi, qui s’en moquent
et se détournent d’elle.
C’est dans cette prison qu’on conduisit Ivan. Il fut jeté au bâtiment A où
on groupait les petits délinquants. Là on comptait bon nombre de détenus
coupables d’avoir mal traité leurs partenaires. Couvertes de bleus ou de
sang selon les cas elles avaient eu la force de se rendre au commissariat et
l’audace de porter plainte. Elles avaient été entendues et en conséquence
leurs bourreaux à leur grande surprise avaient été arrêtés. Comment ? On ne
peut plus taper les femmes de nos jours, se disaient-ils ! Depuis la nuit des
temps nos ancêtres se font la main à ce jeu-là. Le monde est-il en train de
changer ? Ivan fut mortifié d’être incarcéré au pavillon de la petite
délinquance. Il aurait préféré être admis au pavillon B ou pavillon C ou
encore au quartier de haute sécurité dont on apercevait quelquefois les
détenus marcher en rond dans leur cour entourée de barbelés sous la garde
d’une nuée de matons et sur lesquels les journaux écrivaient toutes sortes
d’histoires. L’un des prisonniers était baptisé Le Criquet car il en avait la
maigreur et aussi la nocivité, capable de réduire à néant une foule
d’individus. Un autre était baptisé La Mangouste car il était fourbe et cruel.
Un autre enfin, Le Mamba noir, car il surpassait tous les autres en cruauté.
Patience, lui soufflait une voix intérieure, ton jour viendra et tu écriras ton
nom dans le ciel en jambages de feu et tout le monde se souviendra de toi.
Ivan se lia avec Miguel, fils du docteur Angel Pastoua. Plus âgé que lui
de cinq ans Angel le prit sous son aile. S’il était en prison c’est qu’il avait
éborgné Paulina sa femme qu’il soupçonnait d’être la maîtresse d’un
Libanais marchand de tissus, rue de Nozières. Miguel était le fils d’un
« insoumis » ainsi que l’on appelle les Antillais qui ont refusé de faire leur
service militaire et ont rejoint les rangs du FLN en Algérie. Après cela,
amnistié, il était rentré au pays et devenu un des plus grands cardiologues.
Cela avait suffi pour faire de Miguel, constamment confronté à l’image de
ce père valeureux, un délinquant depuis le plus jeune âge. Comme
M. Jérémie, il contait à Ivan ses imaginations :
— Albert Camus a dit « Entre la révolution et ma mère, je choisis ma
mère ». Tu sais qui est Albert Camus, n’est-ce pas ? – Ivan ne répondit pas
à cette question car il n’avait jamais entendu ce nom. Inconscient de cette
ignorance, Miguel poursuivit. – Albert Camus a proféré la plus grande
vérité qui soit. Mon père me cassait la tête avec ces histoires de FLN,
comment il s’était battu, comment il avait rencontré Frantz Fanon et patati
et patata. Tout cela m’ennuyait. Pour moi, l’Algérie c’était simplement
Blida dont ma mère que je ne voyais plus était originaire. J’avais vécu avec
elle jusqu’à mes sept ans puis mon père avait eu la mauvaise idée de me
faire venir auprès de lui.
Miguel édicta un certain nombre de règles péremptoires : il ne fallait pas
mettre le pied à l’église, ni surtout se confesser et communier. L’Église
catholique avait soutenu l’esclavage. Des prêtres, par exemple le Père
Labat, avaient possédé des esclaves. Il fallait s’intéresser, au contraire, à
l’Islam, religion méprisée par les Occidentaux mais pleine de grandeur et de
dignité. Il fallait au plus vite quitter la Guadeloupe où rien, jamais, ne se
passait, et rejoindre d’autres parties du monde où la lutte contre les
puissants faisait rage.

Pour Ivan ces deux années en prison furent bénéfiques, si l’on ose dire.
Le matin ils fabriquaient des balles et des raquettes de tennis. Ils
assemblaient des pièces pour des électrophones ou divers instruments de
musique. L’après-midi toutes espèces de professeurs bénévoles
débarquaient des collèges environnants. Ils enseignaient le français, les
mathématiques, l’histoire et la géographie. Ivan connaissait déjà Victor
Hugo naturellement, mais s’initia à la parole de Rimbaud, Verlaine,
Lamartine et surtout d’un certain Paul Éluard.
« Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom.
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. »
Ivan se rendait bien compte qu’il ne comprenait pas clairement ce que
ces vers signifiaient. Mais il savait aussi par intuition que cela n’importait
guère. La poésie n’est pas faite pour être comprise. Elle est faite pour
vivifier l’esprit et le cœur. Elle est faite pour que le sang circule plus allègre
dans les veines. Au bout de son temps de prison, il fut reçu à son BEPC
avec la mention Très Bien. Le jury avait écrit une annotation qui ne manqua
pas de le surprendre :
— Si Ivan Némélé voulait s’en donner la peine, nous n’aurions que des
compliments à lui faire.
À la sortie d’Ivan de prison, Ivan et Ivana se retrouvèrent paralysés de
timidité. Pendant deux longues années ils ne s’étaient vus qu’une fois la
semaine, dans le chaos et le désordre des parloirs surpeuplés,
communiquant à travers une grille et parfois obligés de hurler pour se faire
entendre. Des bribes de conversation étrangère se mêlaient à la leur.
À présent qu’ils étaient l’un tout près de l’autre, ils n’osaient ni se
regarder dans les yeux, ni se toucher, encore moins s’embrasser. D’un
commun accord, ils se dirigèrent vers un endroit qu’ils affectionnaient : la
Pointe Paradis, une crique où autrefois les corsaires de toute nationalité
guettaient les galions espagnols chargés des richesses qu’ils convoitaient.
C’était là que le célèbre Jean Valmy était tombé dans un guet-apens tendu
par les soldats de son Roy. Ramené par traîtrise en France il avait été pendu
haut et court en place de Grève.
Ivan posa la tête sur le doux coussin de l’estomac de sa sœur et
murmura :
— Toute la journée je pense à toi. Je me demande ce que tu fais, à quoi tu
songes. À force d’imaginer tes pensées, elles deviennent les miennes et je
deviens toi. En fin de compte je suis toi.
Ivana se retenait de lui demander ce qu’il allait faire de son beau diplôme
tout neuf quand il lui posa la dernière question à laquelle elle se serait
attendue :
— Est-ce que tu as entendu parler d’un certain Paul Éluard ?
Elle haussa les épaules, stupéfiée :
— Oui, bien sûr.
Il insista :
— Qu’est-ce que tu sais de lui ? A-t-il été privé de liberté ? Est-il entré à
la geôle et pour combien de temps ?
— Cela je n’en sais rien.
Là-dessus elle se mit à dégoiser les banalités qu’elle avait apprises sur
Paul Éluard.
Poète surréaliste. Disciple d’André Breton jusqu’à son éviction du
mouvement, grand ami de René Char. Il était évident que son frère ne
l’écoutait plus. Il avait bâti dans sa tête son Paul Éluard à lui, un écrivain à
sa convenance. Simone de Beauvoir écrit qu’on ne doit jamais rencontrer
ses lecteurs. À mon avis, c’est la réciproque qui est vrai. Les lecteurs
imaginent toujours un écrivain beau, maniant élégamment le verbe, plein
d’humour, pétillant d’esprit. Ils risquent fort d’être déçus de la réalité.
L’oisiveté est mère de tous les vices.

Au sortir de prison, Ivan chôma pendant près d’une année. À la Caravelle


on ne voulait plus de lui : un repris de justice. Il avait beau se rendre
régulièrement dans les locaux de l’association de réinsertion, chargée de
l’aider, elle ne lui proposait rien. Un temps il trouva à travailler dans un
cirque, le cirque Pipi Rosa, qui venait du Venezuela et faisait une tournée à
travers toutes les îles de la Caraïbe. Cependant la vue de ces malheureuses
bêtes enfermées dans des cages, surtout celle d’un couple de lions, hébété
dans sa fourrure miteuse, le déprima. Au bout de deux semaines il donna sa
démission. Alors Père Michalou tenta de l’aider et lui proposa de partager
son saintois et d’affronter l’océan. Dès 4 heures du matin, les deux hommes
naviguaient cependant que la brume épaisse amassée au cours de la nuit
leur pesait aux épaules. Soudain le ciel s’éclaircissait. Alors, ils posaient ou
relevaient leurs nasses, jetaient leurs filets à maintes reprises. Mais la pêche
aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était. Ils revenaient à terre le canot à moitié
vide et Ivan se lassa.
Enfin, un évènement extraordinaire changea sa vie. M. Jérémie créait son
école privée et lui avait demandé d’être un de ses répétiteurs. Du coup les
questions se mirent à pleuvoir dans l’esprit des trois femmes. Elles se
perdirent en conjectures. Comment M. Jérémie qui n’était pas en odeur de
sainteté auprès de l’Éducation nationale, personne ne l’ignorait, qui ne
comptait pas de relations prestigieuses et qui n’avait pas un sou, pouvait-il
ouvrir une école privée ? En réalité, l’Institut de la Lumière Aveuglante
était une branche d’une florissante université populaire fondée en France
par un philosophe à la mode dont nous ne donnerons que les initiales afin
de ne pas encourir de poursuites judiciaires : BC. (À ne pas confondre avec
l’expression anglaise Before Christ qui veut dire Avant Jésus-Christ).
Pendant qu’il était en France, M. Jérémie s’était rendu à Noirmoutier où se
trouvait l’université de BC. Les deux hommes étaient devenus amis, encore
rapprochés par la mort similaire de leurs compagnes. BC, en général austère
et taciturne, s’adoucissait en parlant de la disparue :
— Nos deux vies n’en faisaient qu’une. Nous regardions dans la même
direction. Nous souriions au même moment. Nous étions une seule et même
personne.
Sa femme avait été renversée par un chauffard et était morte sur le coup
avec l’enfant qu’elle portait. BC et M. Jérémie partagèrent le projet de créer
une université à la Guadeloupe mais ils ignoraient qu’il leur faudrait près de
huit ans pour parvenir à leurs fins. L’Institut de la Lumière Aveuglante
comprenait trois sections : Lettres, Sciences humaines, Histoire. On n’y
dispensait pas de cours. S’y tenaient des conférences, des colloques, des
séminaires animés par des sommités venues de France mais surtout
d’Angleterre et des États-Unis d’Amérique. M. Jérémie ne portait que le
titre modeste de directeur adjoint de la section des Sciences humaines.
Cependant, on le savait, il était responsable de tout. C’est lui qui avait loué
l’ancienne clinique du docteur Firmin, abandonnée depuis des années. C’est
lui qui l’avait fait repeindre, lui donnant fière allure avec son écriteau
majestueux : « La Lumière Aveuglante : Centre de Recherches
fondamentales ». C’est lui qui accorda une interview qui fit grand bruit à
une radio libre réputée contestataire. C’est lui qui se cachait derrière le
choix des intervenants et des sujets de leurs entretiens : par exemple,
Esclavage crime contre l’humanité, Capitalisme et esclavage, À quoi sert la
littérature, Conscientisation des peuples opprimés, Méfaits de la
mondialisation, Vers la libération de l’homme. En apparence le rôle d’Ivan
importait encore moins. Il avait pour fonction de veiller à ce que les DVD et
les Blu-Ray nécessaires aux intervenants soient disponibles au moment où
ils en avaient besoin. Il veillait aussi à la propreté des lieux, commandant un
peuple de femmes de ménage armées de balais et toujours prêtes à se
lamenter sur la cherté de la vie. Ce temps-là fut le plus beau de son
existence. Le monde se déconstruisait et se reconstruisait sous ses yeux. Les
mensonges, les mythes et les faux-semblants s’envolaient. Il comprenait
que des années de puissance impérialiste, injuste et arbitraire, avaient causé
les maux dont on souffre aujourd’hui. Il revenait le soir à Dos d’Âne
épanoui et loquace. Il prenait sa sœur par la main et la faisait le suivre dans
des charlestons ou des boogie-woogies endiablés, danses un peu désuètes
mais qui demeurent prétexte à des contorsions et des entrechats cocasses.
Comme, pour la première fois de sa vie, il disposait d’un peu d’argent, il la
couvrait de cadeaux : collier gren d’o, zanno créole. Le plus spectaculaire
fut une bague à l’intérieur de laquelle il fit graver les mots ti amo.
Qu’Ivana était belle, ainsi parée ! Elle atteignait l’âge où l’adolescente le
cède à la jeune fille. Les rondeurs de ses joues, de son estomac et de ses
cuisses avaient fondu et elle tigeait droit vers le ciel pareille à une canne
kongo. Simone la considérait avec une émotion mêlée d’une involontaire
jalousie.
— Étais-je aussi belle à cet âge ?
Mais non ! Maeva l’avait mise dans les cannes. C’est un fait, les cannes
ne sont plus l’enfer d’autrefois. Ce sont des machines qui les coupent. Les
amarreuses en robe matelassée, chères à Joseph Zobel, ont disparu. Pourtant
ce qu’il reste à faire dans les champs est terrible. Simone avait beau porter
d’épais bas en coton, ses jambes étaient couvertes de griffures, ses mains de
cals. Sa peau était noire et crevassée.
Dès son ouverture, l’Institut de la Lumière Aveuglante fut l’objet d’un vif
engouement. S’y inscrivirent trois cents étudiants pendant le seul mois
d’octobre ; il est vrai que les frais de scolarité étaient minimes et que l’on
recrutait au niveau du BEPC. L’Institut fut aussi la cible de critiques
enragées. Comment les pouvoirs publics toléraient-ils ce monument de
haine vis-à-vis de la Métropole, se demandaient les nantis ? Comment
permettaient-ils que certains enseignants soutiennent que les croisades
constituaient la première entreprise coloniale, que le grand Napoléon
Bonaparte n’était qu’un vil esclavagiste, qu’un président de la République,
admiré de tous, avait eu des connivences avec des collaborateurs ?
Ce qui mit le feu aux poudres fut une conférence de BC venu de France
en personne. Elle était intitulée : Les Blessures psychiques de la
domination. Vu sa notoriété, il fut invité à la télévision à une heure de
grande écoute. C’était un beau quinquagénaire. Le son de sa voix, le port de
sa tête et son regard surtout indiquaient qu’il se croyait un des êtres les plus
intelligents de la terre. Il expliqua calmement que la dépendance dans
laquelle étaient maintenues les Antilles depuis des siècles, dépendance qui
avait changé d’appellation mais dont la nature demeurait fondamentalement
la même, avait causé des traumatismes irréversibles dans la personnalité des
habitants. À bien réfléchir, cette opinion n’était qu’une redite des écrits de
Césaire (« C’est le seul baptême dont je me souviens aujourd’hui » s’écrie
l’esclave couvert du sang de son maître qu’il vient de tuer dans Et les
chiens se taisaient) et de Frantz Fanon. Cependant, vue l’époque dans
laquelle nous vivons, de tels propos se chargent d’une dangerosité
particulière. Il n’y avait pas une semaine que BC était remonté dans son
avion que des CRS, casqués et bottés, envahirent l’Institut de la Lumière
Aveuglante. Ils dispersèrent les étudiants qui s’y trouvaient, pénétrèrent
dans le bureau de M. Jérémie où trônait une gigantesque photo de Martin
Luther King et lui signifièrent que l’Institut était fermé : ordre du ministère
de l’Intérieur. Avant de partir ils posèrent des scellés un peu partout.
Les étudiants ulcérés organisèrent une marche et prièrent tous les partis,
gauche et droite confondues, de manifester avec eux contre cette atteinte
majeure à la liberté d’expression. Ils ne furent pas écoutés. Un mince filet
d’hommes et de femmes s’assembla sur la place de la Victoire. La peur
commença de s’installer. On avait appris que des renforts de CRS avaient
débarqué de la Martinique et de la Guyane. C’est alors que M. Jérémie se
suicida. Il marcha jusqu’à un champ de canne non loin de chez lui et se tira
une balle dans la tête. Des ouvriers agricoles trouvèrent son corps déjà
dévoré par les grands malfinis.
Que les funérailles de M. Jérémie furent différentes de celles de Manolo
quelques années plus tôt ! Cette fois on compta les endeuillés sur les doigts
de la main : sa vieille mère qui pleurait à chaudes larmes et demandait ce
qu’elle avait fait pour mériter un fils pareil ; son demi-frère qui ne s’était
jamais entendu avec lui et conduisait un taxi pirate à Fontainebleau.
M. Jérémie n’avait eu ni maîtresse ni fam dero, ni fam jardin. Par
conséquent pas d’enfants bâtards, naturels ou adultérins. BC ne put être
présent à l’enterrement car il séjournait en Tunisie à l’invitation des Frères
musulmans. Mais il accorda une large place aux événements de La Lumière
Aveuglante et baptisa une salle de son université du nom du disparu : Salle
Nicéphale Jérémie.
Cette mort causa chez Ivan une complète dévastation. M. Jérémie aurait
été son père qu’il ne l’aurait pas pleuré davantage. Comme toujours en
pareil cas, il se reprochait des peccadilles. Il avait l’air de s’ennuyer à
chaque fois qu’il entendait le récit rabâché de ses amours avec Alya. Il ne
cachait pas son scepticisme quand M. Jérémie entonnait sa théorie favorite :
— L’Afrique dominera le monde après la Chine. Et quand je dis
l’Afrique je ne pense pas Afrique noire et Afrique blanche comme disent
les Occidentaux. Je parle de l’ensemble du continent. Des peuples soudés
par la même religion.
Du coup Ivan prit quotidiennement le chemin du débit de boissons et y
passa des nuits entières. On le ramassait ivre mort à tous les trois-chemins.
Simone et Ivana, effrayées, se demandaient si lui aussi n’allait pas mettre
fin à ses jours.
Un après-midi il reçut la visite de Miguel dont il était resté proche.
Miguel avait trouvé un filon et voulait le partager. Alix Avenne, un
important négociant en vin, ne pouvait rien refuser à son père qui l’avait
opéré à cœur ouvert quelques années plus tôt. Il venait d’ouvrir une
conserverie de poissons et pour cela cherchait de jeunes gens fiables qui
livreraient les commandes faites par les hôtels, les restaurants et les
particuliers. Ils percevraient les sommes dues et chaque mois les
reverseraient à la société « SuperGel ».
— Du poisson surgelé ! se lamenta Maeva. Ka sa yé sa ! Quand j’étais
petite on jetait le poisson encore frétillant dans le court-bouillon.
Ivana avait d’autres idées en tête. Elle n’avait jamais aimé Miguel qui
avait commis le crime innommable d’avoir éborgné sa partenaire. Ce visage
d’angelot ne pouvait cacher que des pensées crapuleuses. Évidemment Ivan
n’en fit qu’à sa tête. Séduit, il empila ses maigres possessions dans un sac à
dos et suivit Miguel qui avait proposé de l’héberger.

Les premiers mois, tout alla à merveille. Les samedis Ivan débarquait à
Dos d’Âne au volant d’une camionnette affichant cette réclame : « Notre
poisson est frais, seuls nos clients sont gâtés ». Il était vêtu d’un uniforme
pimpant et portait des kilos de poissons surgelés, tranches de thon rouge,
grands gueules, vivanots, chats multicolores que sa mère cuisinait en daube.
Aux vacances de la Toussaint, Ivana alla le rejoindre. Comme à tous ceux
de la Côte sous le Vent, Pointe-à-Pitre semble distant, une ville étrangère.
Ivana ne s’y était rendue qu’une ou deux fois pour chanter l’Ave Maria de
Gounod à la cathédrale Saint Pierre et Saint Paul. Avec ses artères
encombrées, ses magasins de Libanais beuglant les derniers zouks, la petite
ville l’effrayait. Mais Paulina qui, malgré son œil éborgné, était revenue
vivre avec Miguel et même lui avait donné un fils, se chargea de la faire
changer d’avis. Bras dessus, bras dessous, elle l’entraînait dans
d’interminables promenades.
— Pour ceux qui ne la connaissent pas, Pointe-à-Pitre, c’est vrai, peut
paraître sans attrait, disait-elle. C’est tout autre chose quand on y a vécu.
Moi je suis née sur le Canal Vatable dans une maison du diocèse car ma
maman se louait au presbytère. Elle récurait les planchers, astiquait
l’argenterie et faisait le lit des prêtres. On racontait que mes deux frères et
moi, à cause de nos yeux bleus et de nos tignasses jaunes, nous étions les
enfants d’un des prêtres. Un Sud-Africain qui venait de Durban. Cela n’est
pas prouvé. Ma mère a emporté son secret dans la tombe. Quand j’étais
petite, la grande terreur de tous ceux qui habitaient les bas quartiers était les
incendies. Des pans de maisons entiers flambaient. Les gens perdaient leurs
biens et parfois même leurs enfants.
» Une fin d’après-midi, ma mère et moi, nous étions allées à la cathédrale
pour assister au couronnement de la Vierge. Tu sais, cette fête qui a lieu
tous les 15 août. Quand nous sommes revenues, notre maison luisait comme
une torche avec mes deux frères dedans. Depuis ce jour je hais la pauvreté,
son insalubrité, sa précarité. C’est pour cela que je reste avec Miguel. Il a
beau faire ses coups de nègres, affirmer que rien ne compte à ses yeux, c’est
un bourgeois, fils de bourgeois. Sa maman était une paysanne algérienne
que son papa n’a pas voulu épouser. Il a préféré une belle mulâtresse
comme Marie-Jeanne Capdevielle qu’il a assise au milieu de son salon.
Ivana ne savait que répondre. La pauvreté, elle ignorait si elle la haïssait.
C’était son lot. Elle assistait aux séances du Ciné Club de l’école. Elle lisait
tout ce qui lui tombait sous la main : Balzac, Maupassant, Flaubert qui
faisaient partie du cursus du collège, aussi Jules Verne, Marguerite Duras,
Yasmina Khadra et René Char dont elle percevait la beauté comme un rêve
qu’on ne parvient pas à déchiffrer :
« Derrière ta course sans crinière, je saigne, je pleure, je m’enserre de
terreur, j’oublie, je ris sous les arbres. Traque impitoyable où l’on
s’acharne, où tout est mis en action contre la double proie : toi invisible et
moi vivace. »
Dès qu’elle aurait son baccalauréat elle choisirait un métier : infirmière
pour soigner les faibles et les démunis ou policière afin de les protéger. Elle
hésitait entre ces deux vocations.
Le quatrième mois tout changea. Miguel disparut avec sa femme et son
fils. On crut d’abord qu’ils s’étaient rendus en Guyane, à Saint-Laurent-du-
Maroni dont Paulina était originaire. Il n’en était rien. Ils ne se trouvaient
pas non plus à Blida auprès de la mère de Miguel. La police finalement
alertée découvrit qu’ils avaient pris un avion pour Paris ensuite pour la
Turquie. À partir de là, on perdait leur trace. Alors Alix Avenne se rendit
compte d’une gabegie inconnue. Les commandes étaient surfacturées.
Certaines demeuraient impayées. Il y avait un énorme trou dans la caisse.
On arrêta Ivan. Il était sûrement complice car il habitait chez Miguel et
faisait la paire avec lui. Pour la deuxième fois Ivan entra donc à la geôle et
Simone pleura amèrement.
C’est alors que sa velléité d’écrire à Lansana Diarra prit racine, se
fortifia. Ivan grandissait comme il pouvait sans un père pour lui tenir la
main sur le chemin de la vie. Lansana se rappelait-il les beaux rêves qu’ils
avaient formés pendant sa grossesse ? Pourtant un souci lui vint aussitôt.
Comment entrer en contact avec Lansana ? De nos jours on n’écrit plus
avec une feuille de papier et une enveloppe. Il faut connaître l’adresse e-
mail des correspondants et savoir comment utiliser un ordinateur. Après des
réflexions et des larmes, elle se décida. Elle adressa sa lettre à M. Lansana
Diarra, musicien à l’Ensemble instrumental, Bamako, République du Mali.
À la Poste, l’employée compatissante lui conseilla d’inscrire son adresse au
dos de la missive :
— Ainsi, si elle n’est pas livrée, elle vous sera retournée, conseilla-t-elle.
Au moins vous saurez quelque chose.
Simone pleura plus amèrement encore et Ivana éprouva un profond
sentiment de révolte quand elles virent la photo d’Ivan en première page du
journal local. Le photographe lui avait raboté le front et les yeux, agrandi
les maxillaires et les oreilles, lui donnant ainsi les traits d’un parfait voyou.
C’était également la teneur de l’article qui suivait, œuvre d’un journaliste
visiblement à la solde d’Angel Pastoua. Il faisait d’Ivan le cerveau de
l’affaire. C’était ce va-nu-pieds, sorti de Dos d’Âne, qui avait perverti le fils
d’un notable. Le procès semblait tout tracé. Mais on avait compté sans
Me Vineuil. Non seulement il n’était pas retourné dans son Clermont-
Ferrand natal, mais il venait d’épouser une femme noire. Ni békée ni
mulâtresse ni chappé-coolie ni bata-zindien ni chabine ni câpresse ni brune
ni rouge. Noire. Il avait secouru Ivan une première fois et demanda à être de
nouveau son requis d’office. Quoi ! Il ne permettrait pas qu’une fois de plus
les faibles paient pour les puissants et soient détruits à cause d’eux.
Une prison ultramoderne venait de s’ouvrir à Bel Air. Le soir, pour éviter
toute évasion des détenus, elle était illuminée comme un paquebot qui
prend la mer. Du coup on ne pouvait dormir des kilomètres à la ronde et une
pétition circulait. Elle contenait des bureaux équipés d’ordinateurs et de
dictaphones. Chaque jour Me Vineuil y rencontrait son client et
l’interrogeait longuement sur sa vie. Quel plaisir de parler de soi, de
plonger dans son intimité la plus secrète, de mettre au jour ses pensées les
plus enfouies. Ivan fut surpris de le découvrir.
— Pourquoi M. Jérémie est-il devenu ton idole ? interrogeait Me Vineuil.
Ivan hésitait, tournait et retournait la question dans sa tête, puis se
décidait :
— Avant lui, à part ma sœur, ma mère et ma grand-mère, personne ne
s’intéressait à moi.
— Que t’expliquait-il ? Que te donnait-il à lire par exemple ?
— Des tas de livres : Frantz Fanon, Jean Suret-Canale et surtout
beaucoup d’auteurs noirs américains traduits en français. J’avoue que je ne
les lisais pas beaucoup, car ils m’ennuyaient un peu.
— Qu’est-ce qui t’intéressait alors ?
— C’était la vie de M. Jérémie. Sa vie elle-même. Il avait vécu en
Afghanistan, en Iraq. Il se trouvait en Libye l’année où Kadhafi a été tué.
Me Vineuil en entendant ces paroles sursautait :
— Comment jugeait-il Kadhafi ? Comme un dictateur ou comme un
héros ?
— À ses yeux c’était un héros. Il l’adorait.
— Est-ce qu’il t’encourageait à partir en Syrie ou en Libye ?
Ivan levait les yeux au ciel.
— Partir ? Comment partir ? Il savait que je n’avais pas un sou, même
pas de quoi acheter un billet d’autobus pour aller à Basse-Terre ou à Pointe-
à-Pitre. Il répétait que je devais améliorer le monde autour de moi.
— Améliorer ? Comment cela ?
— Il disait que chacun devait faire sa part. Je n’ai jamais compris
exactement ce que cela signifiait.
Tout cela se termina par un acquittement pur et simple, tout juste assorti
d’une peine d’intérêt général.
Lors de la plaidoirie de Me Vineuil, certains, surtout les femmes,
pleurèrent. D’autres applaudirent. À la fin, la salle se leva et lui fit une
standing ovation.
Ivan revint en vainqueur à Dos d’Âne. Sa mère avait loué une
camionnette qui, fanion au vent, klaxonnait sans discontinuer. Tout le long
du chemin, surpris, les gens sortaient sur le devant de leur porte et se
demandaient ce qui se passait. Assourdis par leurs problèmes et les
difficultés de la vie, ils n’avaient jamais entendu parler d’Ivan et ne savaient
pas que pour une fois justice avait été rendue. Sur la place centrale de Dos
d’Âne les enfants des écoles, agitant de petits drapeaux tricolores,
chantèrent La Marseillaise. Le maire qui, nous le savons, était friand
d’homélies, ne laissa pas passer une si belle occasion. Il vanta la France
juste et tolérante qui ne permettait pas qu’un de ses fils soit condamné à
tort. De nombreux spectateurs furent choqués qu’Ivan ne prenne pas la
parole et ne mêle sa voix à ce concert d’éloges de la Mère Patrie. La vérité
est qu’il ne pouvait mettre un mot après l’autre. Il était comme un linge
passé à la machine à laver, essoré puis étendu sur une ligne. Il n’éprouvait
pas de reconnaissance pour Me Vineuil car il ne comprenait rien aux
événements autour de lui. Il se rappelait les paroles énigmatiques de
Miguel :
— Je vais avant toi, avait-il déclaré mystérieux, la veille de sa
disparition. Je t’écrirai comment cela se passe et si tu dois venir me
rejoindre avec Ivana.
Dès qu’ils en eurent le loisir, Ivan et Ivana prirent le chemin de la Pointe
Paradis, leur lieu de prédilection. Ivan couvrit sa sœur de baisers passionnés
tandis qu’elle lui murmurait à l’oreille :
— N’entre plus à la geôle, je t’en prie. Pense à moi. Je souffre trop quand
tu n’es pas là. Toute cette année, pendant ta détention préventive, j’ai cru
que j’allais mourir. Je n’arrivais même plus à travailler à l’école.
Ivan s’assit sur le sable et regarda la mer qui moutonnait à leurs pieds. Il
répéta sans se rendre compte les paroles qu’avait prononcées Miguel :
— Un jour nous partirons. Nous irons ailleurs.
— Où veux-tu que nous allions ? dit-elle étonnée.
— Je ne sais pas. Mais nous irons vers un endroit plus juste et plus
humain.
Six mois plus tard la peine d’intérêt général d’Ivan le conduisit à
CariFood, compagnie créée par deux médecins nutritionnistes, pères de
familles nombreuses. CariFood était reconnue d’utilité publique et
largement financée par le ministère de l’Outre-mer. Elle bénéficiait
également de solides subventions venant du Conseil régional. Tout cela ne
doit pas surprendre quand on sait que CariFood tenait un langage, de nature
à satisfaire tous les nationalismes. Les deux médecins nutritionnistes qui la
dirigeaient avaient démontré que les pots qui nourrissaient les bébés dans la
Caraïbe ne contenaient aucun élément nutritionnel antillais, ni igname, ni
patate douce, ni manioc, ni madère, ni fruit à pain, ni banane jaune, ni
poyos. Ainsi, ils pouvaient développer chez les enfants une dangereuse
aliénation alimentaire et ils risquaient fort de dénaturer le palais des tout
petits en les accoutumant à de fâcheux goûts étrangers.
La douzaine d’hommes et de femmes qui travaillaient dans un atelier
spacieux ayant autrefois appartenu à l’usine Darboussier accueillirent Ivan
sans chaleur. Pensez donc, un repris de justice dont la photographie s’était
étalée dans tous les journaux. On lui affecta un studio minuscule dans un
immeuble situé non loin sur le Morne de Massabielle. Comme Ivan n’avait
jamais vécu seul et ne savait pas cuisiner, il prit l’habitude de se rendre
deux fois par jour dans un café-restaurant « À Verse Toujours ». Là on le
reconnut aussitôt, les mots « repris de justice » circulèrent et il se trouva
relégué dans une solitude extrême. Cela l’affecta profondément, mais ne
l’empêcha pas de continuer à se rendre à « À Verse Toujours » car
l’environnement l’avait séduit. C’est vrai ! Le quartier de Massabielle ne
ressemble à aucun autre. Seule une tour de quinze étages garantit sa
modernité. Elle est entourée de maisons de bois entre cour et jardin ou de
maisons hautes et basses qui, avec leurs étroits balcons où les lataniers
fleurissent derrière des balustrades en fer ajouré, rappellent le temps
longtemps. Une école privée de bonne réputation s’y élève. Par conséquent
le matin des nuées d’enfants en uniforme blanc et bleu jouent à la marelle
en attendant que commencent les cours.
À force de se heurter à sa voisine dans le vestibule exigu qui précédait
leurs studios, Ivan finit par faire connaissance avec elle. C’était une métisse
espagnole parée de la pétulance qu’on attache à ce pays. Elle ne tarda pas à
lui raconter son histoire.
Quand elle étudiait la kiné, sa mère Liliane, Guadeloupéenne de Vieux
Habitants, avait été envoyée dans une petite station thermale du sud de la
France. Là en dépit du spectacle affligeant qu’offraient les corps blafards et
obèses des curistes, elle avait vécu un bel amour avec Ramon, un jeune
Espagnol, que la recherche du travail avait forcé à traverser les Pyrénées.
De retour à Paris, elle s’était aperçue qu’elle était enceinte. Quand elle avait
enfin retrouvé la trace de Ramon il s’était marié avec Angela, son amour
d’enfance, et avait émigré en Argentine, toujours à la recherche du travail.
Elle avait tristement baptisé sa fille Ramona à la fois en souvenir de son
père et d’une romance que sa mère fredonnait quand elle était enfant :
Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux
Ramona, nous étions partis tous les deux
Nous allions lentement
Loin de tous les regards jaloux
Et jamais deux amants
N’avaient connu de soir plus doux.
Ramona avait grandi à Vieux Habitants avec sa mère. Comme elle, elle
avait étudié la kiné et comme elle travaillait au Centre de Rééducation, le
Karukera. Là toutefois s’arrête la ressemblance entre mère et fille. Alors
que Liliane ne savait qu’assister au mois de Marie ou aux vêpres selon la
saison, rouler les grains de son rosaire et s’agenouiller deux fois par mois à
la Table sainte après s’être dûment confessée de ses rares péchés, Ramona
était un brûlot, une mangeuse d’hommes. Elle décida très vite de goûter à
Ivan, repris de justice peut-être mais bien de sa personne. Un mètre quatre-
vingts, des hanches étroites, une carrure d’athlète sous ses vêtements assez
inélégants, il faut le dire.
Elle l’invita d’abord à prendre le ti-punch accompagné de boudin bien
pimenté ou de chips de plantains, salées à point. Quand cela se révéla
insuffisant, elle l’invita à dîner et à regarder longuement la télévision. Rien
n’y fit. Aux environs de minuit Ivan déposait un chaste baiser sur son front
et repartait chez lui. Un soir elle n’y tint plus. Elle enfila un peignoir
affriolant qui béait aux bons endroits et vint frapper chez Ivan. Il ouvrit la
porte l’air excédé car il était en train d’envoyer un SMS à Ivana et fit assez
rudement :
— Qu’est-ce que tu veux encore ?
Ramona se serra contre sa poitrine.
— Un cambrioleur ! souffla-t-elle. Je suis sûre qu’il y a un cambrioleur
chez moi.
Avec un soupir, Ivan s’arma d’un manche à balai et traversa le palier.
Une fois rendu chez Ramona il fut évident que le studio, calme et tranquille,
ne cachait aucun malfaiteur. Il haussa les épaules.
— Tu vois bien que tu te trompes. Il n’y a personne.
Se jetant contre lui Ramona lui planta alors un baiser passionné en pleine
bouche. Sans se démonter, il se dégagea et la força à s’asseoir sur le canapé.
— Je vais t’expliquer, murmura-t-il avec douceur.
— M’expliquer quoi ?
— J’aime une fille et je ne peux la tromper, fit-il gravement. Tu
comprends, elle est en moi et sa pensée ne me quitte jamais.
Ramona le fixa, les yeux agrandis de stupeur.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Elle ne pouvait le comprendre. Elle ne lui demandait ni fiançailles ni
mariage. Seulement un peu de plaisir. Ce ne serait pas la première fois
qu’un homme, amoureux d’une femme, cède à un autre désir.
Ivan parvint toutefois à se tirer de ce mauvais pas et rentra chez lui sans
avoir cédé aux charmes de Ramona. Le lendemain dans l’après-midi une
voiture de police s’arrêta devant CariFood et deux policiers en arme en
descendirent. Ils pénétrèrent dans l’atelier et se dirigèrent vers l’angle où
Ivan rangeait méthodiquement les petits pots dans des boîtes de carton.
— C’est toi Ivan Némélé ? aboyèrent-ils. Ramona Escudier t’accuse de
l’avoir violée.
— Mais je n’ai rien fait, bégaya Ivan, stupéfait. Je ne l’ai même pas
touchée.
Les autres employés de la compagnie s’amassaient déjà dans la pièce
ainsi qu’une petite foule aux portes de CariFood. Sans écouter Ivan, les
policiers le poussèrent dehors et le firent rudement monter dans leur
voiture. Ivan fut conduit au commissariat de Pointe-à-Pitre où un officier lui
débita son chef d’accusation. Puis il fut jeté dans une cellule entourée
d’épais barreaux de fer. Il tentait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il
fallait contacter Me Vineuil au plus vite. Celui-ci viendrait à son secours à
moins que les frasques à répétition de son client ne le découragent. Vers
18 heures, un gros homme vêtu à quatre épingles, un appareil de photo
reposant sur son confortable abdomen, vint le regarder sous le nez.
— Encore toi, Ivan Némélé. Te voilà violeur à présent.
— Je ne l’ai même pas touchée, protesta de nouveau Ivan.
L’homme haussa les épaules et sans lui demander la permission le
mitrailla de son objectif.
Soyons bref. Deux faits contradictoires se produisirent en même temps.
Premièrement, une fois de plus, le visage d’Ivan s’étala en première page de
Tropicana le journal local suivi d’un article qui faisait quasiment de lui
l’ennemi public numéro un. Deuxièmement, Ramona revenue dans son bon
sens retira sa plainte. Ivan fut libéré. Cependant à la suite de pareil
scandale, CariFood ne voulut plus de lui.
— C’est cela le monde ? se demanda-t-il écrasé, assis dans l’autobus qui
le ramenait à Dos d’Âne. Des amis qui vous abandonnent sans donner
d’explications ? Des filles qui vous calomnient ? Des journalistes qui
écrivent des menteries sur vous ? Des gens prêts à faire une seule bouchée
de vous ? Vivement ma charge d’explosifs que je le détruise.
Pourtant il ne savait comment faire.
La somptuosité du paysage qui défilait à droite et à gauche de l’autobus
ne l’apaisait pas. À vrai dire il ne la remarquait même pas. Il n’avait pas été
entraîné à prêter attention à la beauté de la nature. La mer, le ciel, les arbres
lui étaient des éléments aussi familiers, aussi indifférents, que sa propre
figure.
À Dos d’Âne la vie n’était pas rose. Ivana qui préparait son baccalauréat
était pratiquement invisible. Sitôt l’école terminée elle rejoignait des jeunes
qui passaient le même examen et ils révisaient ensemble jusqu’à 2 heures
ou 3 heures du matin. Après quoi, épuisée, recrue de fatigue, elle venait
embrasser son frère qui l’attendait dans la tiédeur de son lit. Maeva
autrefois si vaillante ne pouvait pas se lever, encore moins marcher, et
passait le plus clair de son temps prostrée sur son lit. Elle tenait des discours
incompréhensibles, les yeux pleins de larmes, désignant une image du Sacré
Cœur de Jésus placée à la tête de son lit.
— Jésus-Christ, le fils de Marie, est assis à la droite de son Père.
Regardez ! Son cœur saigne pour tous les péchés que nous commettons. Il
en est un qui le fait particulièrement souffrir. Ce péché-là, personne n’ose
prononcer son nom. Il ne faut pas que le papa dise à propos de sa fille que
c’est lui qui l’a faite et qu’il a tous les droits sur elle. Il ne faut pas que le
frère pense la même chose.
Quant à Simone le silence de Lansana Diarra lui fendait le cœur. Près de
deux ans qu’elle attendait sa réponse et ne voyait rien venir. Elle l’imaginait
donnant des concerts, se grisant d’applaudissements, serrant les mains
d’admirateurs, et cela l’enrageait. Par conséquent elle vaticinait contre les
hommes, ce qui déplaisait au Père Michalou. Il grommelait :
— Écoute-moi bien, il ne faut pas mettre tous les hommes dans le même
sac. Personnellement je ne t’ai jamais fait de mal. Si tu l’avais voulu,
j’aurais pris tes jumeaux comme mes propres enfants.
Monsieur le maire eut un beau geste. Il recruta Ivan parmi les ouvriers
qui bâtissaient la Médiathèque. Une Médiathèque à Dos d’Âne, direz-
vous ? Pourquoi pas. Toutes les communes rivalisent afin d’en avoir une et
s’il ne s’y passe pas grande chose, c’est le lot commun. Désormais Ivan fit
partie d’une équipe qui cassait les cailloux, rabotait des poutres ou gâchait
du ciment, ce qu’il n’avait jamais appris à faire auparavant. Il se levait dans
le devant-jour, se lavait à l’eau froide dans la cour puis venait boire un café
que sa mère, debout très tôt, avait fait couler tout exprès pour lui.
Apparemment la mère et le fils n’avaient rien à se dire. En réalité, des
paroles douces circulaient silencieusement entre eux, riches de l’amour et
de la tendresse qu’ils se portaient. Ils investissaient de ce poids, les phrases
les plus banales.
— Tu veux un pain natté ?
— Non, je préfère une biscotte.
Le travail d’Ivan l’abrutissait. Cependant il ne lui déplaisait pas d’être
réduit à ce poids de chair et d’os. Tout valait mieux que l’effrayant tête-à-
tête de ses pensées avec la malformation du monde.
Soudain tout s’illumina. Au mois de juin il se produisit un premier
évènement extraordinaire. Ivana fut reçue à son Baccalauréat avec la
mention Très Bien. À vrai dire, cela n’était une surprise pour personne. Elle
avait toujours été une des premières dans toutes les compositions. Mais de
voir son nom imprimé sur la liste des admis au lycée de Dournaux était
confondant pour Ivan :
— Pas de doute, elle a pris toute la tête, se dit-il, riant de joie. Moi je ne
suis qu’un paquet de muscles.
Maeva trouva la force de s’agenouiller au pied de son lit et d’obliger sa
petite-fille à en faire de même pour réciter une dizaine de chapelets
d’actions de grâce. Deo gratias. Simone alla plus loin. Elle puisa dans ses
maigres économies car vu l’âge qui montait elle ne travaillait plus dans la
canne mais gardait les enfants d’un couple de mulâtres qui habitait
Dournaux. Elle gagnait un peu plus et put commander un pâté à crabes ainsi
qu’un gâteau marbré chez un traiteur. Elle décora de fleurs la salle à manger
de la case. On invita une dizaine de jeunes. On choisit les meilleurs
morceaux de zouks et la fête dura jusqu’au matin. Personne ne s’offusquait
de voir Ivan et Ivana danser constamment ensemble. On les avait toujours
connus ainsi. Chacun s’en souvenait encore, ils étaient très jeunes, dix ou
douze ans. Les grands tambouyés de Morne à l’Eau étaient venus donner un
concert sur la place centrale. Parmi eux Lucas Carton dont la renommée
n’était plus à faire et que tout le monde appelait maître. Lors d’une pause,
hardiment, Ivan avait enfourché un ka presque aussi haut que lui et avait
fait danser sa sœur, relevant ses jupes sur ses mollets graciles, pour le plus
grand bonheur des spectateurs ravis.
— Qui t’a appris à battre le ka ? avait demandé Lucas Carton, stupéfait.
— Personne, avait répondu Ivan avec son air bravache.
Simone avait volé à son secours.
— Ils ont cela dans le sang. Leur père est l’un des plus grands musiciens
du Mali.
— Salif Keita ? avait interrogé Lucas qui en connaissait un bout.
Deux ans plus tôt il avait été invité à un festival au Mali et fait entendre
un son nouveau venu des Caraïbes.
Deuxième événement extraordinaire : Simone reçut enfin la réponse
qu’elle attendait de Lansana, postée du Canada, de Montréal. Lansana
relatait les tristes évènements qui avaient bouleversé sa vie et expliquait son
silence. Après la mort du Colonel Kadhafi, des bandes armées jusqu’aux
dents avaient envahi son pays et étaient descendues jusqu’à Bamako. À
Kidal, leur quartier général, installé à la mosquée El Aqbar, prétendait
changer le mode de vie et régénérer la religion. Fini le temps, assurait-on,
où l’on se prosternait devant des idoles, où l’on traitait comme des reliques
des manuscrits vieux de plusieurs siècles. Fini surtout le temps où l’on
chantait, où l’on dansait et où l’on faisait de la musique. Seul le silence
plaisait à Dieu et était de rigueur.
Un jour des soudards étaient entrés dans le studio d’enregistrement que
Lansana s’était fait construire à grands frais et l’avaient entièrement
saccagé, avant de se jeter sur le malheureux musicien, réfugié dans un coin,
et de le laisser pour mort. Les voisins, alertés, l’avaient conduit à l’hôpital
où il avait passé six mois, cependant que les pires exactions se
commettaient du nord au sud du pays. Une fois guéri, terrifié, Lansana avait
été obligé de s’exiler au Canada où il avait excellente réputation. Là on lui
avait fait fête. Maintenant il ne voulait plus rester au Canada, mais rejoindre
le Mali où la résistance s’organisait. Sa fuite au Canada lui paraissait à
présent un acte de lâcheté. Il fallait courageusement essayer de détruire
ceux qui faisaient tant de mal. Il n’avait cessé de penser à Ivan et Ivana
mais il ne pouvait les faire venir au Mali avant que ses problèmes ne soient
résolus.
— Je ne sais combien de temps cela prendra, écrivait-il. Six mois, un an,
deux ans. Ce que je sais, c’est que je leur enverrai deux billets d’avion.
Lansana accompagnait cette lettre d’une photo qui fit beaucoup pleurer
Simone. Elle le représentait sous sa nouvelle apparence : sec comme une
baguette de goyavier dans son boubou flottant, les cheveux rares et
grisonnants, le visage ridé, grand corps malade, s’appuyant sur deux cannes
anglaises. Le temps ne l’avait pas épargné.
Ivan et Ivana considéraient cette photo avec indifférence. Ils avaient
beaucoup rêvé de leur père quand ils étaient petits car l’enfance imagine la
famille comme un cercle magique, dessiné autour de leurs angoisses. Au
fond d’eux-mêmes ils n’avaient aucune envie de se séparer de leur mère qui
était une victime que le sort avait fort mal servie. Ils avaient encore moins
envie de se rendre au Mali, ce pays d’Afrique dont ils ne partageaient pas la
religion et dont ils ne connaissaient pas la langue. Car ils avaient entendu
dire que le Mali, comme le reste de l’Afrique, ne possédait pas une seule
langue, comme la France ou l’Angleterre, mais des dizaines, voire des
centaines de dialectes. Le voisin ne comprend pas celui qui habite à côté de
lui. Qu’allaient-ils faire dans cette galère ? Ivana surtout pensait qu’elle
avait atteint l’âge de ouater la destinée de Simone. Elle n’arrivait toujours
pas à se décider entre deux carrières : infirmière afin de soigner les plus
faibles et les plus démunis ou policière afin de les protéger. C’est ainsi
qu’elle se décida à se rendre au Centre d’orientation pédagogique de
Dournaux.
Le lycée de Dournaux n’a pas comme l’école communale de Dos d’Âne
connu la chance d’être entièrement détruit par le cyclone Hugo. Cela lui
aurait valu d’être rebâti selon des lignes ultramodernes. Tel qu’il était,
c’était un assemblage disparate de pavillons de bois disséminés dans une
cour bitumée. Çà et là s’élevaient tristement quelques arbres : acajous du
Honduras, ébéniers. La responsable de l’orientation scolaire, une jeune
métropolitaine, au teint hâlé par les nombreux bains de soleil, fixa Ivana
avec commisération.
— Ainsi donc vous n’avez jamais quitté la Guadeloupe et vous avez fait
toute votre scolarité à Dos d’Âne !
Un peu vexée par cette intonation, Ivana expliqua que des sorties ne lui
avaient pas manqué. Ainsi, elle s’était rendue plusieurs fois à la Martinique,
deux fois à la Guyane, et même une fois en Haïti.
— Mais pourquoi vous cantonnez-vous dans ces deux activités, policière
ou infirmière ? reprit la jeune femme. Avec une mention Très Bien au
Baccalauréat, vous pouvez viser les concours des Grandes Écoles.
Ivana secoua vivement la tête. Elle ne voulait pas de ces métiers-là,
métiers de prestige. Elle voulait servir, tout simplement servir les humbles,
comme elle.
— Je crois que vous feriez mieux de choisir la police, ce qui vous
permettrait de découvrir le monde autour de vous. Il y a d’excellentes
écoles de police en France.
Ivana hasarda alors qu’elle n’avait pas l’intention de partir seule en
métropole. Elle serait accompagnée de son frère.
— Votre frère ? répéta la jeune femme avec surprise.
— Oui, mon frère jumeau.
La jeune femme eut alors un geste conciliant :
— Lui pourrait devenir apprenti.
— Apprenti, mais où ?
— Cela dépend des offres. Il faudrait contacter le CFA.
Mais l’homme propose et Dieu dispose. Le rendez-vous projeté n’eut pas
lieu à la date prévue car quelques jours plus tard Maeva mourut. Elle avait
pris l’habitude de demander à Simone de placer son fauteuil dans la cour
ainsi elle se baignait dans la lumière et serrait la paume fraternelle de
Compère Général Soleil.
Un midi, revenant à l’heure du déjeuner, Simone l’avait trouvée étendue
par terre. Avait-elle voulu se lever et tenter de marcher toute seule ? Elle
avait heurté une roche et sa tête baignait dans le sang coagulé. Le temps
d’ameuter les voisins, de courir chez le docteur Bertogal, le seul à ne pas se
soucier de savoir qui paierait ses honoraires, et elle était morte, non sans
avoir soufflé à l’oreille de sa fille en pleurs : « Fais bien attention à Ivan et
Ivana. J’ai encore rêvé d’eux cette nuit baignant dans une mare de sang. »
Simone fut étonnée de la violence de son chagrin à la mort de cette mère
qu’elle croyait ne pas aimer et qui avait toujours froncé les sourcils sur ses
décisions et ses choix. Seules les rapprochaient leur commune passion pour
la musique et la beauté des chants qu’elles répétaient à la chorale. De la
même façon Ivan et Ivana s’étonnaient d’être en pleurs. Leur grand-mère
avait été la seule personne à les traiter comme des criminels en puissance,
comme s’ils portaient en eux les germes d’un forfait. Ils ne pouvaient
l’oublier.
À leurs quinze ans, alors qu’ils reposaient dans les bras l’un de l’autre,
elle avait fait irruption dans leur chambre et les avait violemment séparés en
criant :
— Deux maudits ! Deux maudits ! Voilà ce que vous êtes !
— Mais nous ne faisons rien de mal, avaient-ils protesté.
Maeva n’avait rien voulu entendre. Sans l’intervention de Simone, elle se
serait saisie du premier manche à balai et aurait rossé ses petits-enfants. À
dater de ce jour, ils n’avaient plus jamais dormi ensemble. Personne ne
pouvait deviner les secrètes motivations de la conduite de Maeva, ni
comprendre pourquoi elle avait voulu inscrire au répertoire de la chorale :
L’Aigle noir de Barbara. Elle aussi avait été violée par son père. Ce n’était
pas un homme hâbleur, bavard et sûr de lui. Au contraire, c’était un nègre à
face de carême timide et irrésolu dans ses pantalons effrangés. N’empêche,
il s’était jeté sur elle, quand elle avait douze ans, et quelques années après
sur sa jeune sœur Nadia. Quand il était tombé du toit de la maison qu’il
couvrait, Maeva avait éprouvé une joie qu’elle ne s’était jamais pardonnée
et qui par la suite avait gâté tous ses moments de plaisirs. Elle se rappelait
son odeur de cigarettes et la brûlure que lui infligeait son sexe. Cela avait
duré environ cinq ans puis il s’était lassé de la mère et de ses deux filles et
avait quitté la maison. Depuis des années Maeva avait préparé son linge de
mort : une robe matador en percale noire embellie de motifs blancs, un
madras à carreaux noirs et blancs, des pantoufles de velours violet. Qu’elle
était belle revêtue de ces atours, elle qui pendant les dernières années de sa
vie avait paru si insignifiante. La mort est la grande égalisatrice puisqu’elle
fauche aussi bien les présidents de la République que les balayeurs des rues,
les notables aussi bien que les indigents. Cependant la manière dont chacun
la reçoit trahit bien les différences qui existent entre les classes sociales.
Simone ne put payer qu’un enterrement de troisième classe à sa mère. Par
conséquent les entreprises de pompes funèbres Veloxia suspendirent à la
porte et à la fenêtre des oripeaux noirs, frappés des lettres argentés MN :
Maeva Némélé, et disposèrent des arums blancs qui soulignèrent
la pauvreté du cadre. Seul élément harmonieux : la soupe grasse de la
veillée, préparée par Anastasia la voisine, savoureux mélange d’oignons, de
carottes, de pommes de terre et de viande de bœuf. Pendant deux jours, la
case ne désemplit pas car Maeva n’était pas une inconnue. Non seulement
elle faisait partie de la chorale mais personne n’avait oublié la force de ses
visions d’antan quand elle se dressait droite comme un I, les poings levés
vers le ciel. Une assistance endeuillée emplit la petite église. Monsieur le
maire fit une homélie très remarquée. Il n’avait pas calmé son remords
d’avoir expulsé Simone d’une HLM de la municipalité. C’est pour cela
qu’il avait offert à Ivan de faire partie de l’équipe qui construisait la
Médiathèque. Il projetait de lui offrir d’intégrer les services de la voirie
puisqu’il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens. Pourtant
quand il la fit, son offre fut repoussée avec hauteur. Ivan n’avait aucune
envie de tripoter les ordures de Dos d’Âne. Ne venait-on pas de trouver
dans une poubelle un garçon âgé de quelques heures, ce qui avait dépêché
des policiers depuis Basse-Terre ? D’ailleurs il devait partir en métropole
avec sa sœur et faire un apprentissage dans une chocolaterie de la banlieue
parisienne.
En effet, ce bruit commençait de se répandre, bientôt il devint certitude.
Les femmes hochaient douloureusement la tête : elle se sentirait bien seule
Simone ! Mais comme disent les Anglais : Every cloud has a silver lining.
La condition de Simone émut le cœur du Père Michalou. Il comprit que le
moment était idéal pour lui présenter une offre de restage. En ce moment
elle était triplement affectée : par les malheurs de Lansana Diarra, par la
mort de sa mère et le proche départ de ses enfants. La vieillesse tomberait
sur elle dans son isolement.
Un dimanche Père Michalou enfila son unique costume et se rendit chez
Simone afin de lui exposer sa proposition. Ils se fréquentaient depuis une
dizaine d’années. C’est un fait, il ne lui offrait pas la richesse mais un
compagnonnage de tous les instants. Simone l’écouta, tête baissée, sans rien
trahir de ses émotions. Quand il se tut elle déclara simplement :
— Mes enfants voyagent à la fin du mois d’août. Dès qu’ils seront partis
je viendrai vivre chez toi.
Après quoi, comme pour conclure leur accord, ils firent l’amour, non pas
de la façon mécanique et routinière qu’ils pratiquaient les derniers temps,
mais avec passion, comme s’ils se redécouvraient et se désiraient à
nouveau.
Celui qui quitte un pays définitivement ou pour une longue durée change
entièrement de personnalité. Une voix, qu’il n’avait jamais entendue
auparavant, sourd des arbres, des prairies, des rivages et murmure des
paroles très douces à son oreille. Les paysages s’investissent d’une
harmonie inconnue. Ivan et Ivana n’échappèrent pas à cette règle. Dès que
la date de leur départ fut certaine ils se mirent à chérir la Guadeloupe
comme une parente que l’on va perdre. Ils louèrent deux bécanes au
magasin de cycles Nestor et parcoururent les environs de Dos d’Âne, de
préférence le dimanche quand les routes sont à demi désertes à l’exception
des autobus. Ils se rendirent d’abord à la réserve du Commandant Cousteau
dont ils ne s’étaient jamais souciés. Entourés d’une foule de touristes, car
ces gens-là ne connaissent ni samedi ni dimanche, ils montèrent dans un
bateau à fond de verre afin de découvrir la splendeur des fonds marins. Puis
ils louèrent un saintois et ramèrent jusqu’à un îlet plat et rocailleux qui
s’élevait à deux jais de pierre. On l’appelait la Tête à l’Anglais car les
épineux du même nom y abondaient. Des iguanes aux yeux bridés ne
s’enfuyaient pas à l’approche des visiteurs mais les toisaient du haut en bas.
Ivana, qui adorait les caresses du soleil, enleva ses vêtements pour s’étendre
sur le sable. Malade de désir, Ivan se disait : « Et si je la lui foutais là où je
pense ! » Pour se calmer, il piqua une tête dans la mer qu’un courant venu
du nord refroidissait. Ivana aurait bien aimé prendre place dans un
catamaran et se rendre aux Saintes, Terre de Bas où ils avaient passé tant de
colonies de vacances organisées par la mairie quand ils étaient enfants. Pour
Ivan ces souvenirs, au contraire, étaient odieux. Il se rappelait le triste
bâtiment de bois où ils étaient parqués, à la fois humide et étouffant, les lits
étroits, la nourriture sans goût. Un jour affamé avec Frédéric un compagnon
d’infortune, il avait tué à coups de pierre une des volailles du voisin, l’avait
plumée avec dextérité et l’avait fait cuire sur un feu de bois. Ce forfait ayant
été promptement découvert, il avait reçu une des plus belles raclées de sa
vie. Ivan et Ivana se mirent d’accord pour se rappeler les meilleures
vacances de leur adolescence chez Adèle, une demi-sœur de leur mère, fille
naturelle du même père absent, invisible, dont on ne savait où il vivait ni
qui il était exactement. Depuis Adèle et Simone s’étaient fâchées pour des
raisons confuses et ne se fréquentaient plus. Simone fit tout ce qui était en
son pouvoir pour les empêcher de se rendre à Port-Louis où Adèle habitait :
— Elle ne s’est même pas déplacée lors de la mort de maman, objecta-t-
elle.
— Elle n’était peut-être pas au courant, répondit Ivana conciliante. Elle
habite à l’autre bout du pays.
— On a parlé d’un de ses garçons dans le journal, fit Simone. Il est entré
à la geôle.
— Comme moi, répliqua Ivan, j’y suis rentré deux fois.
— Oui, mais toi, c’était injuste, car tu n’avais rien fait.
Oh ! Aveuglement des mères antillaises qui pardonnent tout à leur
garçon. En fin de compte les deux jeunes gens ne prêtèrent plus attention à
ce que disait leur mère et prirent le chemin de Port-Louis.
Celui qui affirme qu’un bord de mer ressemble à un autre bord de mer ne
sait pas de quoi il parle. D’abord la couleur de l’eau n’est jamais la même.
Irisée des feux du soleil, elle est tantôt violette, tantôt verte, comme cette
encre que l’on ne fabrique plus puisqu’on n’écrit plus à la main, tantôt
pastel. De même le sable change tantôt fauve comme une crinière de bête
sauvage, tantôt blond comme le duvet d’un poussin nouveau-né. Enfin la
calotte du ciel chatoie différemment.
La tante Adèle habitait à l’extrémité du bord de mer. Moins miséreuse
que Simone car elle était fonctionnaire et était balayeuse pour le compte de
la mairie, elle occupait une vaste case qu’elle partageait avec ses filles. La
plus jeune venait de passer son Baccalauréat mais, moins chanceuse
qu’Ivana, ne l’avait pas obtenu. Adèle ressemblait à Simone. Ivan et Ivana
s’étonnèrent de trouver des morceaux du visage de leur mère mêlés à des
traits inconnus. Le cœur d’Adèle était lourdement endolori et elle ne tarda
pas à se confier à ses neveux. Cinq ans plus tôt, son fils Bruno était parti
chercher du travail en France. À cause de sa belle carrure, il avait été
rapidement recruté par la compagnie Noirmoutier comme garde de la
sécurité. C’était le paradis ! Chaque mois il envoyait à Port-Louis la moitié
de sa paie. Il promettait à Adèle et à ses sœurs de les faire venir chez lui à
Savigny-sur-Orge et de leur révéler les merveilles de Paris, la Ville lumière.
Brusquement silence total. Après avoir vainement essayé de lui téléphoner
des dizaines de fois, Adèle s’était re-souvenue d’un vague cousin, chômeur,
à Sarcelles et l’avait prié de lui venir en aide. Le cousin s’était rendu auprès
de la compagnie Noirmoutier qui lui avait appris qu’un soir Bruno ne s’était
pas présenté à son travail. Comme il ne le trouvait pas chez lui non plus,
son ami, Malik Sansal, s’était inquiété et avait alerté la police qui n’avait
pas remué ciel et terre. Cette disparition durait depuis trois ans.
Disparition ! Pour la deuxième fois Ivan se heurtait à ce mot rigide comme
un mur hérissé de fils barbelés, effrayant comme la mort. D’abord Miguel.
Ensuite Bruno. Que devenaient les gens qui disparaissaient ? Où allaient-
ils ? Ivan se représentait des limbes froids et glacés.
— Vous ne pouvez vous imaginer le beau petit garçon qu’il était,
racontait la tante toute à son chagrin. Il n’aimait que moi et ses deux sœurs,
surtout Cathy dont il était le parrain.
En écoutant cette voix chevrotante Ivan frissonnait. Il s’entendit
promettre de chercher la trace de Bruno dès qu’il arriverait en France. Du
coup la mater dolorosa alla prendre ses pauvres trésors, un dossier plein de
photos sans grande valeur.
— Celle-là le représentait quelques jours après qu’il a commencé de
travailler pour la compagnie Noirmoutier, expliqua-t-elle. Celle-là, à son
mariage. Là, c’est la fille qu’il a épousée, une Algérienne, Nastasia.
— Une Algérienne, s’exclama Ivan. Peut-être est-il tout simplement en
Algérie dans sa belle-famille.
Adèle secoua la tête.
— Sa belle-famille habite à Aulnay-sous-Bois où elle a émigré dans les
années cinquante.
— Où est Nastasia ? Je vais me rapprocher d’elle.
Adèle fit :
— Nastasia a disparu elle aussi. Elle a eu une très mauvaise influence sur
mon fils, c’est à cause d’elle qu’il est devenu musulman.
Tout cela rappelait à Ivan l’histoire de M. Jérémie.
— Il ne faut pas se convertir à l’islam, dit Adèle d’un ton catégorique.
Nous autres Guadeloupéens avons été élevés dans la religion catholique.
Nous savons qu’il n’y a qu’un seul Dieu en trois personnes distinctes, le
Père, le Fils et le Saint-Esprit.
— Un seul Dieu !!! Pour ce qu’il s’occupe de nous, ne put s’empêcher de
railler Ivan.
Les yeux d’Adèle s’emplirent aussitôt de larmes.
— Tu as raison ! Qu’est-ce que j’ai fait pour souffrir ce que je souffre.
La disparition de Bruno était au centre de toutes les conversations à Port-
Louis comme Ivan et Ivana s’en aperçurent en se rendant au bar du coin. Un
certain Jeannot qui avait été son inséparable et qui l’avait visité le mois
précédant sa disparition se lamentait :
— Je lui avais apporté du rhum. Du bon rhum Damoiseau et Bologne. Il
a froidement vidé les bouteilles dans l’évier en me disant qu’il ne touchait
plus à ce poison-là. De même, il n’écoutait plus de musique, lui qui avait
fondé avec moi un ensemble à Port-Louis. Il était complètement changé.
— Moi je pense qu’il est parti faire le djihad en Syrie, s’exclama un autre
jeune.
— En Syrie ? que veux-tu qu’il aille faire là-bas ?
Le groupe se sépara sans se mettre d’accord sur les possibles motivations
de Bruno.
Djihad ! Voilà un mot que M. Jérémie n’aimait pas et qui le mettait en
colère, se rappela Ivan.
— Djihad ! Djihad ! toutes les religions font du prosélytisme. On a oublié
l’inquisition et quand les autodafés brûlaient à tous les carrefours.
De retour à Dos d’Âne Ivan s’éveillait la nuit en pensant à son avenir. Un
certain Sergio Poltroni, originaire d’Italie mais fixé en France, possédait
une chocolaterie à Saint-Denis et recrutait un apprenti. Grâce aux largesses
gouvernementales celui-ci recevrait mensuellement une somme modique.
Cela n’enchantait guère Ivan qui n’avait aucune envie de devenir
chocolatier. D’abord, il n’aimait pas le chocolat et puis ce projet avait
quelque chose de risible. Pour se réconforter il se répétait que d’une
certaine manière il avait eu de la chance. Ainsi il pouvait accompagner
Ivana en France, sinon que serait-il devenu sans elle.
À sa surprise, au début du mois d’août, Simone reçut un lourd pli
recommandé : une lettre de Lansana et deux billets d’avion aux noms
d’Ivan et Ivana Némélé émis par la compagnie Jet Tours. Jet Tours étant
une compagnie discount, elle offrait un circuit très compliqué. D’abord une
escale de trois heures à Paris, puis une journée à Marseille, ensuite une
journée à Oran avant d’arriver à Bamako d’où enfin l’on rejoignait Kidal.
Trois jours de voyage, c’était beaucoup ! Lansana expliquait pourquoi il
était retourné plus tôt qu’il ne l’espérait au Mali, car la situation politique
semblait s’apaiser grâce aux soutiens d’une puissance étrangère. Celle-ci
avait repoussé les envahisseurs du pays vers le nord et tout le monde tentait
de reprendre une vie normale. Mais sévèrement diminué et n’ayant
pratiquement plus un sou il ne pouvait entretenir à ne rien faire deux
adolescents de 17 ans ainsi qu’il en avait eu l’intention. Voilà pourquoi il
leur avait trouvé du travail. Ivana serait employée dans un orphelinat, qui
recueillait les enfants dont les parents avaient été tués lors de la guerre
contre les hordes des assaillants. Ivan, lui, ferait partie de la milice nationale
qui grâce à ses patrouilles protégeait le pays. En recevant cette lettre, Ivan
et Ivana firent la moue. D’abord la lourdeur du voyage les rebutait. Ensuite,
voir leur père, nous l’avons déjà dit, ne les intéressait qu’à moitié. Quant
aux emplois qu’il proposait ils n’avaient rien d’attirant. Pourquoi partir
aussi loin pour occuper des fonctions subalternes ?
Mais Simone entra dans une violente colère. Ce n’était pas pour rien
qu’elle avait sollicité l’aide de Lansana. Ivan et Ivana devaient se rendre au
Mali et surseoir à leurs projets en France, d’ailleurs peu intéressants. Passe
encore pour Ivana mais Ivan avait-il vraiment envie de devenir un
chocolatier ? Père Michalou de son côté donnait raison aux jumeaux, la
télévision montrait de tristes images de l’Afrique. Les guerres succédaient
aux guerres, des émigrés s’enfuyaient dans toutes les directions et certains
pays n’avaient plus de gouvernements. Simone s’entêta et finit par avoir le
dernier mot. La mort dans l’âme les jumeaux durent lui obéir. C’est avec le
même serrement au cœur qu’ils embrassèrent leur mère. Certes elle avait
été autoritaire en diable, souvent tatillonne, mais son amour et sa dévotion
pour eux ne s’étaient jamais démentis.
Comme l’avion de Jet Tours décollait à 4 heures du matin ils durent
descendre à Pointe-à-Pitre la veille et passer la soirée chez une parente,
Mariama, qui habitait le morne Verdol, quartier populeux à l’extrême,
rempli d’enfants de tous les âges et de toutes les couleurs. En face de chez
elle, s’élevait la tour de l’hôpital général sur la façade de laquelle
rougeoyaient les trois lettres : CHU. Ivana éprouva une profonde nostalgie à
la pensée qu’elle n’y travaillerait jamais, vêtue de l’accorte uniforme blanc
des infirmières. La tante Mariama avait fait de son mieux, du riz créole, des
tranches d’avocats, une fricassée de porc au curry.
— Qu’est-ce que vous allez faire en Afrique ? demanda-t-elle. Il paraît
que là-bas les gens sont sauvages.
— Nous sommes à moitié africains, répondit Ivan d’un ton moqueur. Est-
ce que tu ne sais pas que notre père est un Malien ?
On jugera d’après cette conversation que ni Mariama ni les jumeaux
n’étaient au courant de l’origine du peuple guadeloupéen. Ils ignoraient tous
que les Antillais ont été emmenés d’Afrique dans des vaisseaux négriers et
pouvaient retourner en Afrique pour chercher leurs ancêtres. À leur
décharge disons qu’ils avaient très peu entendu parler de la grande razzia
sur les côtes africaines. Comme la plupart de leurs congénères ils pensaient
que les nègres étaient natifs-natals des Caraïbes. C’est dans le devant-jour
blême qu’ils prirent le vol de Jet Tours. Si à Paris ils n’eurent que le temps
de changer d’avion, à Marseille ils eurent une journée entière à tuer. Que
faire dans une ville inconnue quand on a si peu d’argent en poche. Ivan et
Ivana arpentèrent le Vieux-Port, puis dévorèrent un sandwich dans un des
innombrables cafés, regardant avec envie les restaurants de luxe qui tous
offraient la meilleure bouillabaisse, selon leurs dires. Après ce frugal
déjeuner, Ivana proposa de visiter le château d’If. Cela n’intéressait guère
Ivan qui n’avait jamais entendu parler d’Alexandre Dumas, ni du comte de
Monte-Cristo. Toutefois ils se mirent d’accord pour monter à la basilique
Notre Dame de la Garde en pensant à la joie qu’aurait éprouvée leur mère si
elle l’avait visitée. Pour la première fois ils étaient seuls, libres d’agir à leur
convenance. Ils sentaient qu’ils entraient dans l’âge adulte, ce qui éveillait
en eux une peur délicieuse.
Ils n’aimèrent pas Oran où Ivana chercha en vain le souvenir d’Albert
Camus et de son enfance nécessiteuse. À la suite d’un attentat les rues
étaient quadrillées par des militaires en armes qui inspectaient les cabas des
femmes revenant du marché, bourrés d’innocentes victuailles. Tous ces
fusils d’assaut semblaient dangereux et susceptibles d’être pointés si
fantaisie leur en prenait sur les passants. Pourquoi cet attentat avait-il eu
lieu ? Ivan et Ivana se rendaient compte qu’ils ne connaissaient rien au
monde autour d’eux. À Dos d’Âne, malgré leur pauvreté et les angoisses
que cela causait, ils avaient vécu dans un cocon.
Enfin ils atteignirent le Mali et atterrirent à l’aéroport de Bamako.
IN AFRICA

Le Mali occupe une fière place dans les livres d’histoire. Personne n’a
oublié le célèbre pèlerinage de l’empereur Kan Kan Moussa qui distribua
tant d’or en se rendant à La Mecque que le prix du métal précieux baissa.
De même tout le monde a lu le livre de Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou
l’Épopée mandingue, grâce auquel on se familiarise avec les hauts faits du
roi Soundjata, qui malgré une enfance difficile était destiné à devenir un
héros :
« Écoutez donc, fils de Manding, enfants du peuple noir, écoutez ma
parole, je vais vous entretenir de Soundjata, le Père du Clair-Pays, du pays
de la savane, l’ancêtre de ceux qui tendent les arcs, le maître de cent rois
vaincus.
Je vais vous parler de Soundjata, Manding-Diara, lion du Manding,
Sogolon Djata, fils de Sogolon, Nare Maghan Djata, fils de Nare Maghan,
Sogo Sogo Simbon Salaba, héros aux noms multiples.
Je vais vous parler de Soundjata, celui dont les exploits étonneront
longtemps les hommes. Il fut grand parmi les rois, il fut incomparable
parmi les hommes ; il fut aimé de Dieu. »
L’histoire parle aussi de la splendeur de certains royaumes comme celui
de Ségou qui a fait couler tant d’encre. Curieusement ce sont les
Toucouleurs faisant le djihad pour imposer le dieu unique qui affaiblirent la
région et en firent un fruit mûr pour la colonisation. Ivan et Ivana ne
savaient rien de ce passé. À la vérité, ils ne connaissaient de l’Afrique que
les images négatives de la télévision : coups d’État perpétrés par des
militaires ignorants, famines, épidémies d’Ebola que les Africains, sans
aide extérieure, ne sont pas capables de guérir. Ils furent surpris de trouver
Bamako une ville plaisante. De beaux arbres ombrageaient les artères qui se
coupaient à angle droit. Ils tombèrent en arrêt devant le Grand Marché
entouré d’une palissade en bois, sculptée de toutes sortes d’animaux. Ils
admirèrent les tentures et les tapis du Marché Rose. À l’intérieur ils furent
étonnés par les couleurs violentes des fruits et par leur taille
exceptionnelle : mangues, goyaves, cerises. Ils n’osèrent pas cependant les
acheter et les goûter, une singulière méfiance les retenant malgré eux.
Lansana leur avait fait parvenir l’adresse d’un restaurant tenu par une de ses
sœurs, ma sœur de lait, précisait-il, intitulé Aux délices du Sahel. Ce n’était
qu’un modeste baraquement aux cloisons faites de paille tressée. La tante
Oumi était une grosse femme mal ficelée dans son pagne d’indigo mais
chaleureuse. Elle les embrassa avec affection, s’exclamant :
— Vous êtes de vrais Diarra. Tous les deux vous avez pris la tête de votre
père.
Là-dessus elle les présenta aux rares convives présents, et leur expliqua :
— Ce sont les enfants de mon frère Lansana. Ils habitaient en
Guadeloupe avec leur mère. À présent ils sont venus vivre avec lui.
Vivre avec lui ! Ivan et Ivana n’osèrent pas protester. Ivan ayant répondu
à la question : « Qu’est-ce que vous voulez boire ? » par « un verre de bière
s’il vous plaît », le visage de la tante se ferma.
— Ici nous ne servons pas d’alcool, fit-elle sévèrement. Vous pouvez
avoir tout ce que vous voulez : par exemple, du jus de bissap, c’est moi-
même qui le prépare.
Un serveur posa donc devant Ivan et Ivana deux grands verres emplis
d’un liquide rose vif ainsi que deux assiettes contenant des crevettes
squelettiques et du riz.
Soudain, le restaurant fut envahi par des hommes en tenue militaire. Ils
portaient tous la même chéchia de couleur rouge pareille à celle des anciens
tirailleurs sénégalais et le même uniforme vert bouteille.
— Qui sont-ils ? interrogea Ivan intrigué.
— Ce sont les miliciens, expliqua la tante. La semaine dernière il y a eu
un terrible attentat à l’hôtel Metropolis : plus de 27 morts. Depuis, l’état
d’urgence a été déclaré, on parle d’instaurer un couvre-feu, ce qui ne fera
pas de bien à nos affaires.
— Encore un attentat ? s’étonna à nouveau Ivan. À Oran c’était la même
chose.
La tante haussa les épaules.
— Une poignée d’individus a pensé que l’influence de l’Occident pesait
trop lourd sur nous, et prétend y remédier, poursuivit-elle. D’après eux,
notre éducation doit être entièrement repensée et la religion doit être toute-
puissante. C’est la même chose qui se passe au Liban, au Cameroun, je ne
parle même pas de la Syrie ou de la Libye.
Chaque jour davantage, depuis qu’ils avaient quitté la Guadeloupe, Ivan
et Ivana se trouvaient jetés dans un milieu qui leur était inconnu, traversé de
tension qu’ils étaient bien incapables d’élucider.
Enfin, vers 5 heures, ils durent de nouveau prendre la direction de
l’aéroport afin de monter dans l’avion à destination de Kidal qui se trouvait
à moins d’une heure de vol. Le ciel était parcouru de coulées écarlates. On
survolait des régions rousses elles aussi où nul signe de vie ne se
manifestait, ni arbres, ni cases, ni animaux, à la grande surprise des
jumeaux qui n’avaient jamais vu le désert. Lansana les attendait à l’aéroport
entouré d’une douzaine de garçons et de filles qu’il poussa devant lui, les
présentant un à un.
C’est ton frère, Madhi, disait-il. C’est ton frère Fadel, c’est ta sœur
Oumou, c’est ta sœur Rachida.
Cela dura près d’une heure. Ivan et Ivana étaient surpris, car ils se
croyaient les seuls enfants de Lansana. Ils ne savaient pas que les vocables
« frère et sœur » recouvrent aussi les cousins issus de germains, les cousins
au premier degré, les cousins au deuxième degré, les neveux, les nièces,
bref toute une parentèle. Lansana avait dû être solide et bel homme. À
présent flétri et amaigri, il marchait en s’appuyant sur deux cannes
anglaises et boitait fortement.
Ivan et Ivana s’étonnèrent de ne rien ressentir pour lui à cette première
rencontre. Même Ivan le trouvait antipathique avec sa figure ramassée, ses
yeux étroits, son crâne à moitié chauve, ses dents jaunies et les poils
grisâtres qui sortaient de son nez et de ses oreilles. Bah, se dit-il. Peut-être
l’affection se forge-t-elle peu à peu quotidiennement ?
Dehors l’air était sec et brûlant, la chaleur étouffante, encore plus
étouffante qu’à Bamako. La nuit était tombée brusquement sans crier gare,
une nuit opaque comme ils n’en avaient jamais vu et d’où pouvaient surgir
toutes sortes de génies. Les peurs de l’enfance s’éveillèrent brutalement en
eux. C’est sans doute par une nuit pareille que Ti-Sapoti arrêtait ses
victimes, émues par son corps d’enfant, et les entraînait vers la mort.
Suivant Lansana qui claudiquait sur ses cannes, ils arrivèrent jusqu’à une
concession qui avait dû être imposante. Elle était entourée d’un mur
circulaire enserrant une demi-douzaine de cases, saccagées par les
Djihadistes lors de leur incursion. Ils s’étaient particulièrement acharnés sur
la case à musique qui contenait outre de précieux instruments, un studio
d’enregistrement des plus perfectionnés. Des nattes avaient été disposées
dans la cour à même le sol et tout le monde s’assit pour partager le dîner,
servi dans un énorme plat commun. Ivan et Ivana qui n’avaient jamais
mangé à la main firent de leur mieux pour imiter les autres convives. Le
repas était presque terminé quand surgit un homme râblé, de petite taille, les
cheveux coiffés en tresses sous sa casquette, vêtu de l’uniforme militaire,
un fusil ballottant le long de ses côtes.
— C’est Madiou, dit Lansana le présentant à Ivan et lui faisant place à
côté de lui. C’est le commandant en chef de la milice, chargée de la sécurité
non seulement de notre ville mais du pays tout entier. Tu travailleras sous
ses ordres.
Après avoir avalé quelques bouchées, Madiou fit signe à Ivan de le suivre
et l’entraîna dans un coin de la cour. Là il le toisa des pieds à la tête.
— Combien mesures-tu ? interrogea-t-il avec autorité.
— Un mètre quatre-vingt-douze, répondit Ivan, étonné de la question.
— Combien pèses-tu ? Près d’une centaine de kilos, j’imagine. Je parie
que tu crois que cela suffit. Malheureusement ce n’est pas le poids des
muscles qui compte, c’est celui du cerveau. C’est lui qui prend les
décisions, c’est lui qui fait agir et lutter contre la peur.
L’impression désagréable que lui inspira aussitôt Madiou ne fit
qu’augmenter le lendemain quand il se rendit à la caserne Alpha Yaya. À
travers le pays on surnommait Madiou El Cobra comme dans un film
américain. Un stock d’histoires circulait sur son compte. C’était un fieffé
baroudeur. Il avait passé plusieurs années à la Légion étrangère jusqu’à ce
qu’il en soit renvoyé pour une sombre affaire. On chuchotait qu’il s’agissait
du viol d’un petit garçon, vite étouffé par les autorités supérieures. Tous
étaient étonnés et émus quand il avait été nommé commandant en chef de la
milice nationale. Dès le départ il fit sentir à Ivan le poids de son autorité, le
choisissant pour les missions les plus dangereuses et les plus biscornues.
Par exemple, se rendre en plein milieu du désert afin de surveiller de
possibles allées et venues suspectes ; à la mosquée le vendredi étudier les
visages des fidèles après les prêches des imams, prêches qu’Ivan ne
comprenait pas puisqu’ils étaient prononcés dans une langue pour lui
inconnue : bambara, malinké, peul ou sarakolé ; faire éruption dans les
écoles coraniques et s’assurer que les enfants en dodelinant de la tête
psalmodiaient bien des sourates. Au bout de quelques semaines Ivan ne put
plus le supporter et se confia à sa sœur.
— Il vaut mieux que je me rende en France, déclara-t-il, et que
j’apprenne à y faire du chocolat. Si cela continue, je finirai par lui donner
un mauvais coup, à ce Madiou.
Ivana l’écouta avec stupeur. Elle, au contraire, depuis son arrivée à Kidal,
nageait dans la félicité et était tombée en amour pour tout ce qui
l’entourait : les paysages d’abord, ces étendues semi-désertiques d’une
admirable couleur fauve, les gens d’autre part dont la beauté et l’élégance
transfiguraient les humbles habits. Elle qui était férue de musique se
passionnait pour les chants des griots et des griottes et suivait les cours
d’une élève de Fanta Demba, la grande voix hélas éteinte aujourd’hui. Elle
apprenait les langues nationales et était déjà capable de gazouiller en
bambara ou en peul. Quant à son travail il la fascinait. L’orphelinat
Soundjata Keita où elle travaillait ne rassemblait qu’une vingtaine d’enfants
car les familles africaines, très soudées, refusaient de se séparer de ceux
dont un ou deux parents avaient péri dans un attentat. Qui un oncle, qui une
tante, qui une cousine, se battaient pour s’en charger.
Le matin, Ivana baignait les petits, elle les nourrissait à la becquée, leur
apprenait à être propres, et surtout leur enseignait les comptines qui avaient
bercé son enfance : « Savez-vous planter les choux à la mode de chez
nous », ou bien : « Frère Jacques, frère Jacques dormez-vous, dormez-vous,
sonnez les matines, ding, deng dong. »
Elle supplia son frère :
— Je t’en prie, sois patient. Pense à la douleur de maman si nous
quittions aussi tôt le Mali. Dans quelques mois, si tu es aussi malheureux
nous aviserons et prendrons une décision.
Ivan qui ne pouvait rien refuser à sa sœur se résigna à rester à Kidal, où il
ne tarda pas malgré lui à se faire deux amis. Le premier s’appelait Mansour.
C’était le fils d’une sœur de Lansana, morte à sa naissance après un
accouchement des plus douloureux. Tout le monde rendait Mansour
responsable de ce drame et le malheureux n’arrivait pas à s’en consoler. Il
était le souffre-douleur de la concession : gringalet à la mine maussade et
peu avenante, affligé en outre d’une voix de fausset qui faisait pouffer de
rire tous ceux qui l’entendaient. À cause d’un souffle au cœur, il avait été
exclu de la milice, ce qui était loin d’ajouter à sa réputation. On lui
reprochait aussi de n’avoir jamais rien fait de bon. Pour l’heure il travaillait
dans un restaurant du centre-ville appelé Le Balajo, sorte de troquet sans
envergure tenu par des Français où il était assigné à des fonctions peu
honorables, celles de la plonge.
Entre Ivan et lui le courant passa aussitôt. Ils sentirent immédiatement
qu’ils étaient faits du même bois, du bois dans lequel on taille les perdants à
vie. Ivan à la vérité n’avait guère eu d’amis, obsédé qu’il était par sa sœur.
Il découvrit le plaisir qu’il y a à trouver un être dont les réactions, les
tensions, les conclusions sont proches. Il parla à Mansour de son enfance,
ce qui l’étonnait lui-même car il avait toujours estimé que son enfance
n’offrait aucun intérêt. Il trouvait des mots inattendus pour lui décrire son
pays, sa mère, sa grand-mère et mille petits évènements qui soudain
surgissaient et emplissaient sa mémoire. Le soir Ivan et Mansour
rapprochaient leurs pliants et bavardaient fort avant dans la nuit. Mansour,
silencieux devant les moqueries dont on l’abreuvait, tenait alors le crachoir.
Il aimait à répéter :
— Il faut quitter ce pays. C’est un vassal de l’Europe où rien d’original
n’est créé et d’où rien de bon ne peut sortir. C’est en Europe qu’il faut aller
et de là frapper au cœur du capitalisme.
Ivan l’écoutait sans être entièrement convaincu. Mais pas plus que faire
du chocolat il ne voulait de cette violence qu’il ne partageait pas encore.
Aller en Europe, oui il le désirait mais non pas pour détruire le capitalisme.
Pour trouver des conditions de vie meilleures, supérieures à celles qu’il
avait connues à la Guadeloupe et au Mali. Parfois Mansour proférait les
accusations les plus graves : Lansana est un soûlard, affirmait-il, un
marabout-cognac.
— Un marabout-cognac ? répétait Ivan stupéfié. Pourquoi dis-tu cela ?
Mansour baissait la voix.
— Tu n’as qu’à observer la manière dont il se comporte quand il rentre le
soir. Il marche crochu, puis s’enferme dans sa case et n’en ressort pas avant
les premières heures du matin. C’est qu’il est saoul et cuve son alcool.
À force d’entendre de tels propos, Ivan se mit à observer son père qu’il
ne portait déjà pas dans son cœur. Il s’aperçut très vite que Mansour se
trompait entièrement. Ce n’était pas de l’alcool que Lansana enfermait avec
lui dans sa case, mais des femmes pour lesquelles il semblait avoir un goût
insatiable. Des femmes. Toutes qualités de femmes. Certaines étaient des
femmes mariées cherchant à arrondir leurs fins de mois. D’autres étaient
des jeunes filles, naïves et impressionnées par le prestige de cet homme
deux fois plus âgé qu’elles. D’autres enfin étaient carrément des
professionnelles, des spécialistes en amour tarifé. Ivan fut horrifié de ces
débauches car l’amour qu’il portait à sa sœur le protégeait, le rendait chaste.
Pour lui, le corps d’une femme était sacré. Il ne concevait pas de possession
sans amour. L’hypocrisie de son père, donneur de leçons fieffé, toujours à
citer le Coran, lui répugna.
Chaque jour davantage Ivan détestait la concession et supportait de plus
en plus mal l’autorité de son père. Lansana le commandait comme s’il était
un gamin âgé d’une dizaine d’années et n’hésitait pas à le rembarrer devant
témoins. Il l’avait surnommé « Celui qui marche sans savoir où il pose ses
pieds ». Ivan ne comprenait pas pourquoi cela faisait rire tout le monde et
ne cessait de s’interroger. Était-il un vaniteux, un inconscient ou un benêt
frappé d’aveuglement ?
Un soir Mansour rapprocha davantage son pliant de celui d’Ivan. On le
sentait en proie à une vive émotion et au bord de terribles aveux.
— Hier, j’ai fait la connaissance d’un certain Ramzi, souffla-t-il, un
passeur d’origine libanaise. Avec un groupe d’autres garçons, il me
conduira jusqu’en Libye puis en Europe, le cœur de toutes les actions
terroristes. Veux-tu te joindre à nous ?
Comme Ivan restait bouche bée, il insista :
— Cela ne te coûtera que 500 francs maliens car Ramzi ne fait pas cela
pour gagner de l’argent. Il a la foi. Il faut détruire le monde vassalisé auquel
nous appartenons.
Ivan secoua négativement la tête et s’excusa. Il ne pouvait se séparer de
sa sœur, la laisser derrière lui toute seule dans cette concession où elle ne
connaissait pas grand monde et s’engager dans une autre voie.
Quelques jours plus tard Mansour disparut, laissant comme souvenir à
Ivan son exemplaire du Coran portant cette dédicace : Nous nous
retrouverons un jour. Ton frère qui t’aime et t’aimera toujours. Une fois
Mansour disparu, on en apprit de belles sur son compte. Figurez-vous qu’au
Balajo il se livrait à des étrangers, des touristes bien évidemment, qui le
payaient chèrement pour la possession de son corps. La police révéla que,
d’après les informations qu’elle avait reçues, Mansour était parti pour la
Belgique rejoindre un groupe de terroristes qui préparait un attentat.
Malheureusement nul à la concession ne pouvait fournir d’informations et
ne put confirmer ces soupçons.
Ivan pensait fréquemment à Mansour. Depuis son départ la concession lui
paraissait encore plus vide. Personne à qui parler. Les nuits interminables
étaient traversées par les mélodies suraiguës des chanteurs, réunis autour de
la case de Lansana. Il faisait toujours le même cauchemar. Il voyait son ami
emmitouflé et coiffé d’un bonnet de laine posant des bombes dans les
aéroports et tirant des balles de kalachnikov sur des convives attablés aux
terrasses des bars. Malgré lui, il admirait son courage et ne cessait de
regretter son départ.
C’est alors qu’Ivan se fit un deuxième ami à la fois différent de Mansour
en même temps subtilement semblable. C’était un milicien qui se nommait
Ali. Il était beau, un colosse de près de deux mètres, le teint clair car sa
mère appartenait à la tribu des Maures. Pourtant il était l’objet des
constantes attaques et des cruelles moqueries de la part des autres miliciens
qui jalousaient ses origines patriciennes. Il était le fils d’un commentateur
du Coran fort connu et d’une chanteuse que certains comparaient à la
grande Oum Kalsoum.
Son amitié avec Ivan débuta un jour où la même mission leur fut
assignée. Ils furent chargés de se rendre à Kita, petit village distant de Kidal
d’une cinquantaine de kilomètres où des fermiers avaient été tués et leurs
troupeaux de chèvres emportés.
— Cette mission est la plus stupide que l’on puisse imaginer, déclara Ali
en prenant place dans la jeep militaire aux côtés d’Ivan. Si, selon toute
probabilité, les terroristes ont fait le coup, à l’heure qu’il est ils ont mis le
gros des troupeaux en sécurité et font rôtir quelques chèvres à l’abri des
falaises.
— Tu ne devrais pas t’exprimer ainsi, lui fit observer Ivan. Tu ne sais pas
dans quelles oreilles tes moqueries pourraient tomber. Ce camp est rempli
de garçons prompts à la délation, prêts à colporter les moindres ragots pour
se faire bien voir du commandant en chef.
— Tu n’en fais pas partie, assura Ali, mettant le moteur en marche. Je
t’observe depuis des semaines. Comment s’appelle le pays d’où tu viens ?
car je sais que tu es un étranger.
— Je viens de la Guadeloupe, répondit Ivan. Ce n’est pas vraiment un
pays, c’est un département français d’outre-mer.
— Un département français d’outre-mer ! se moqua Ali. Qu’est-ce que
cela veut dire ?
Ivan tenta d’expliquer l’étrangeté de l’endroit auquel il appartenait et se
trouva répéter les propos qu’il avait entendus dans la bouche de M. Jérémie.
Il peignit une terre avilie, des jeunes sans emploi, réduits à la drogue et à la
violence.
— Eh bien, commenta Ali. Voilà une terre de plus à libérer.
Au bout de quelques instants de silence, il reprit :
— Si nous continuons droit devant nous, nous arriverons très vite en
Algérie. De là il nous sera facile de prendre un avion pour la France ou,
mieux, pour la Belgique.
— La France ? La Belgique ? s’exclama Ivan.
À nouveau il entendait parler de l’Europe comme d’un lieu où il ferait
bon de recommencer la vie. Il insista :
— Pourquoi veux-tu aller en France ?
Ali ne répondit pas à cette question.
Le village de Kita comptait une centaine d’âmes. Les rues étaient
désertes. À l’intérieur des cases, les femmes dont les maris avaient été
assassinés pleuraient toutes les larmes de leurs corps.
— Nous avons perdu à la fois nos maris et nos troupeaux, se lamentaient-
elles. Qu’avons-nous fait pour mériter un tel sort ?
— Vous avez sans doute offensé Dieu, leur répondit sèchement Ali.
À Kidal il ne tarda pas à inviter Ivan. Dans le véritable palais
qu’habitaient ses parents – tentures, rideaux de soie, tapis de haute laine,
divans profonds comme des tombeaux – il s’était aménagé une chambre
étroite et basse de plafond sommairement meublée d’un lit et de quelques
poufs de cuir brun. Ivan comprit très vite pourquoi ses trois jeunes frères
l’avaient surnommé l’ayatollah. Il ne buvait pas, ne fumait pas, faisait ses
cinq prières avec dévotion, le vendredi il était le premier à la mosquée,
enfin dès qu’il avait un moment de libre, il triturait les grains de son
chapelet en psalmodiant des sourates. Il n’y avait que deux choses qu’il se
permettait : la nourriture et, comme Lansana, les femmes. Il avait à son
service un cuisinier marocain, sorte de gnome bossu, qui lui préparait des
mets succulents, des tajines, des pintades au miel ou des courges farcies
reposant sur un lit d’aromates. Quant aux femmes il en recevait chaque soir
deux ou trois qui passaient la nuit en caresses avec lui.
Un soir, tout à trac, il interrogea Ivan :
— Tu es puceau, n’est-ce pas ?
Le sang monta au visage d’Ivan qui ne put répondre.
— Je ne t’ai jamais vu t’intéresser à une femme, poursuivit Ali. Ni
tressaillir devant elle. On dirait que tu ne les remarques pas.
Ivan qui avait repris quelque peu ses esprits se lança dans une explication
compliquée :
— C’est que je suis éperdument amoureux d’une femme que j’ai laissée à
la Guadeloupe. Si je regarde une autre j’aurai l’impression de la trahir.
Ali gloussa de rire :
— Tu ne me feras pas avaler cette couleuvre. Tous les hommes portent
dans leur esprit une femme inaccessible qu’ils adorent et respectent. Cela ne
les empêche pas de prendre leur plaisir avec d’autres plus communes. Ainsi
ce bel objet que tu portes devant toi n’a jamais encore servi ? Durci comme
un éperon il n’a jamais pénétré le cocon secret de la femme et fait sourdre la
délicieuse eau marine. C’est impensable.
Le lendemain de cette conversation il invita à dîner trois femmes, qu’il
destinait visiblement à son ami : Rachida, Oumi et Esmeralda. Elles étaient
belles avec leurs gorges pigeonnantes, leurs tailles de guêpe et les rondeurs
matées de leurs fesses que le pagne ne parvenait pas à dissimuler. Si
Rachida et Oumi étaient natives-natales, Esmeralda était une Indienne du
Kerala. Pendant sept ans, elle avait étudié dans un temple des postures
amoureuses plus osées que celles du Kama Soutra. Une de ses spécialités
avait pour nom le broutard. C’était une caresse si insidieuse qu’elle rendait
à moitié fous ceux qui la recevaient. L’autre, les petits anneaux, nous
n’oserons pas la décrire ici.
Sitôt la dernière bouchée avalée, Ali se leva en recommandant aux
femmes :
— Épuisez-le. Ne ménagez pas votre art. N’oubliez rien. Ni
attouchements, ni fellations, ni sodomie. Gavez-le de caresses. Ne laissez
aucun pouce de sa peau intouché.
Là-dessus il referma la porte derrière lui et disparut. Cette première nuit
procura à Ivan des plaisirs ineffables ainsi qu’un profond sentiment de
honte. Il lui sembla que les rugissements, les gémissements et les cris que
son corps avait poussés étaient ceux d’un pourceau se vautrant dans sa
bauge. L’acte fini, et il dura des heures, sans prendre la peine de remercier
les trois femmes, il courut chez lui. Il aurait aimé se précipiter dans les bras
d’Ivana et la supplier de lui pardonner. Mais il ne pouvait l’atteindre car elle
dormait chastement dans l’enclos réservé aux jeunes filles. Alors il se jeta
dans la case à eau et se savonna de la tête aux pieds afin de dissiper le
souvenir de ces horreurs.
Le lendemain une bataille qu’il n’avait pas prévue s’engagea.
— Tu dois devenir musulman, l’apostropha Ali brusquement. Tu dois te
convertir à l’Islam.
— Et pourquoi donc ? rétorqua Ivan. On doit se tenir à la religion de la
mère qui vous a élevé et de la société à laquelle on appartient.
— Il le faut absolument, insista Ali. Je ne pense qu’à ton bien. Si tu
meurs les armes à la main tu iras droit au Jardin d’Allah. Là tu auras
soixante-douze vierges à déflorer cependant que des Houris aux longs
cheveux noirs feront la danse autour de toi.
— Qui parle de mourir les armes à la main ? interrogea Ivan.
Ali se dirigea vers son bureau et en tira une liasse de documents.
— Nous devons quitter ce pays qui sous couvert d’être musulman ne fait
qu’obéir au diktat de l’Occident. Ce même Occident qui a transformé ton
pays en département français d’outre-mer. Tout est écrit là. Nous irons
jusqu’à Amharic en Algérie et de là nous gagnerons l’Iraq.
Ivan brandit alors son argument ultime :
— Je ne peux abandonner ma sœur. Nous sommes arrivés ensemble au
Mali. Nous y resterons ensemble. Nous en partirons ensemble.
Ali se fâcha tout rouge :
— Si tu t’en vas, ta sœur s’en moquera pas mal. N’ai-je pas entendu
qu’El Hadj Mansour est amoureux d’elle et a demandé sa main à votre
père ?
Ivan se jeta sur lui et lui serra la gorge à l’étouffer.
— Qu’est-ce que tu racontes, sale menteur ?
— Je ne te dis que la vérité, bégaya Ali, se débattant vivement.
Ivan se précipita au dehors dans la nuit opaque. Il fonça chez El Hadj
Mansour, l’imam de la mosquée de Kerfalla. Mais l’imam était au chevet
d’un mourant dirent ses domestiques. Ivan prit alors la direction de
l’orphelinat Soundjata Keita où, il le savait, sa sœur travaillait encore
malgré l’heure avancée. En effet dans la chambre qui lui était allouée elle
venait d’ôter son uniforme blanc aux liserés rouges et se tenait debout les
seins nus seulement vêtue de sa petite culotte. Ivan l’apostropha :
— Qu’est-ce que j’entends ? hurla-t-il. El Hadj El Barka veut t’épouser ?
Ivana le serra dans ses bras et le couvrit de baisers.
— C’est son affaire s’il est amoureux de moi, dit-elle avec douceur. Il a
en effet demandé ma main à notre père mais j’ai refusé car tu sais bien que
je n’aime que toi.
Ivan lui rendit ses baisers avec passion, pressant son corps en feu contre
le sien largement dénudé. Ce soir-là leur amour fut bien près d’être
consommé.
Comme ils avaient quitté l’orphelinat et atteignaient la place centrale ils
furent témoins d’un spectacle surprenant. Des hommes armés et cagoulés de
noir descendaient de deux ou trois jeeps. Effrayés, les jumeaux
s’enfoncèrent dans une rue secondaire et parvinrent à rentrer chez eux. À
leur réveil ils apprirent qu’un commando de terroristes avait au cours de la
nuit tué une trentaine d’hommes et de femmes tirant au hasard sur les
innocents buveurs qui sirotaient leur thé à la menthe à la terrasse des bars et
avait mis le feu à plusieurs quartiers de la ville.
Ali fut traduit devant un tribunal militaire exceptionnel présidé par El
Cobra. En effet, on affirmait qu’il avait été le complice de ces terroristes et
les avait aidés à mettre à mort les innocents buveurs de thé. Après moins
d’une heure de délibérations il fut donc condamné à l’ensoleillement,
supplice qui date du temps de l’empereur Kankan Moussa (oui, le même) et
consiste à ligoter quelqu’un et à l’abandonner complètement nu aux féroces
rayons de soleil du désert jusqu’à ce que les veines de sa tête enflent et se
rompent. El Cobra chargea Ivan de ramener à Kidal le cadavre ensanglanté
de son ami qu’on jeta sans ménagement à la fosse commune. Ivan crut
mourir lui aussi. Après cela au risque des pires représailles il ne se rendit
plus à la caserne Alfa Yaya. Toute la journée il restait prostré sur sa natte,
incapable de s’alimenter. Il ne sortait de sa torpeur que pour répondre aux
commentaires stupides de Lansana.
— Il a bien mérité ce qui lui est arrivé, cet Ali. C’était un traître, un
terroriste lui-même.
Les relations entre Ivan et son père se détériorèrent définitivement.
Assurément elles n’avaient jamais été aussi cordiales, voire affectueuses,
que celles qui unissaient Lansana à Ivana. Néanmoins le père et le fils
avaient toujours affiché une façade de bonne entente. Ce fut fini désormais.
Lansana grommelait à qui voulait l’entendre :
— C’est un repris de justice. Sa mère m’a caché cela. Par deux fois il a
fait de la prison.
Ivan de son côté disait à tout le monde que Lansana n’était qu’une
création de l’Occident et que sa musique ne valait pas celle des génies : Ali
Farka Touré ou Salif Keïta. Le point de contention majeur est qu’Ivan
refusait obstinément de retourner à la caserne. Furieux, Lansana éructait :
— Je ne vais tout de même pas entretenir ce fainéant à ne rien faire.
Un soir qu’Ivan gisait sur sa natte comme à l’accoutumée, on vint le
prévenir qu’un visiteur le demandait. Un petit homme au crâne rasé
l’attendait dans le vestibule de la case principale.
— Je suis Zinga Messaoud, se présenta-t-il. Ne restons pas ici, car les
murs ont des oreilles.
Ce fut seulement lorsqu’ils atteignirent la rue que Zinga se décida à
parler :
— Vous étiez le grand ami d’Ali Massila, n’est-ce pas ?
— C’était mon frère, répondit Ivan se retenant d’éclater en sanglots.
— Nous sommes nombreux à ne pas supporter ce qui lui a été fait,
poursuivit Zinga, et à être résolus à le venger. Voulez-vous me suivre ?
Zinga conduisit Ivan dans un quartier excentré où s’élevaient des HLM
toutes semblables. Arrivés devant l’une d’entre elles, Zinga précéda Ivan
jusqu’au troisième étage. Là il tira un petit instrument de sa poche et siffla
trois fois. Puis il frappa deux coups contre le bois de la porte. Au bout d’un
moment, celle-ci s’ouvrit de l’intérieur et ils entrèrent dans un salon
chichement éclairé où les attendait un homme d’une quarantaine d’années.
Celui-ci se leva, fit vivement le tour de son bureau et tendit la main à Ivan.
— Appelez-moi Ismaël, déclara-t-il.
Ismaël était originaire d’Inde et venait du village musulman de Rajani. Il
était coiffé d’une calotte de cheveux lisses et portait d’amples vêtements de
couleur sombre.
C’est ainsi que Ivan fut recruté dans l’Armée des Ombres. On appelait
Armée des Ombres des recrues qui au sein de la milice officielle n’avaient
d’autres fonctions que de déjouer ses plans et de mettre en difficulté son
commandement. Ivan dut donc réendosser son uniforme militaire et, faisant
semblant de se rendre à Canossa, de revenir à la caserne Alfa Yaya. À son
retour, il fut reçu dans son bureau par El Cobra en personne. Celui-ci lui
adressa un sourire fielleux.
— Te voilà revenu dans ton bon sens.
— Pardonne-moi si j’ai été stupide.
El Cobra accentua son sourire.
— Je ne t’en veux pas, fit-il. Ce n’est pas de ta faute. Cet Ali, il t’avait
pris par les sens. Rachida, Oumi et Esmeralda nous ont décrit toute l’affaire.
Esmeralda avait caché un appareil dans ses vêtements et nous avons pu voir
le délit.
— Rachida, Oumi et Esmeralda sont donc des espionnes ! s’exclama
Ivan avec stupeur.
El Cobra prit un air faraud.
— Elles travaillent pour nous. Si tu le veux, elles te rendront les mêmes
services qu’elles t’ont déjà rendus et cette fois tu n’auras pas à payer des
prix exorbitants.
Cependant El Hadj Mansour, l’imam de la mosquée de Kerfalla, était
bien décidé à épouser Ivana. Il possédait déjà trois femmes et sept enfants,
ce qui était de nature à combler tout homme. Mais cette poulette venue de
loin qui zézayait le bambara avec un accent adorable et qui dénudait ses
longues jambes dans des shorts de coton blanc jamais portés par les femmes
du Mali, lui échauffait le sang. Ce ne serait pas la première fois qu’une belle
ayant refusé un prétendant change d’avis et revienne sur sa décision si le
prétendant rejeté sait s’entourer des aides qu’il faut. Or El Hadj Mansour
pouvait compter sur l’aide de Garifuna, un dibia venu du pays Igbo et que
les hasards de la vie avaient entraîné jusqu’aux environs de Kidal. Sa
réputation n’était plus à faire. Il habitait à une dizaine de kilomètres sur un
plateau semi-désertique où sa case de banco s’élevait mystérieuse, étrange.
Ce n’était pas un sorcier, créature malfaisante, qui déchaîne les pires
catastrophes sur les individus s’il est payé pour le faire. C’était plutôt un
homme qui travaillait des deux mains, la droite et la gauche, la bonne et la
mauvaise. C’est-à-dire qu’il faisait à la fois le bien et le mal. Autour de sa
case parmi les cactus et les graminées sauvages étaient placées des cruches
de toutes les hauteurs dans lesquelles il enfermait les esprits des morts avant
de leur permettre de s’infiltrer à l’intérieur des nouveau-nés.
El Hadj Mansour arriva chez lui à la tombée de la nuit, car certaines
affaires se concluent mieux dans l’obscurité. Garifuna le reconnut sans
peine :
— Encore toi ! Quel bon vent t’amène, cette fois ? s’écria-t-il.
— C’est qu’il me faut une femme.
— Encore ! s’esclaffa Garifuna. Tu les collectionnes.
El Hadj Mansour eut un large geste de la main.
— Que veux-tu ? Les femmes sont notre seule consolation sur cette terre
peuplée de méchants. C’est ce que nous apprend le Coran.
Là-dessus il tendit au dibia la pièce de percale blanche et les noix de kola
qu’il lui avait apportées en paiement de son travail. Garifuna s’en saisit puis
il versa dans une calebasse des décoctions de plantes qu’il tirait de bocaux
posés sur des étagères, se lava soigneusement le visage, surtout les yeux,
alluma sept bougies, le chiffre est fatidique, et se mit à psalmodier
doucement des paroles incompréhensibles.
Au bout d’une demi-heure de ce petit jeu il sursauta, regarda El Hadj
Mansour en face et s’écria :
— Cette femme est entièrement possédée par un autre homme.
— Cela ne me fait pas peur, rétorqua El Hadj Mansour. C’est pour cette
raison que je viens te voir. Tu es assez fort pour résoudre ce problème. J’ai
toute confiance en toi.
Garifuna ralluma deux de ses bougies qui s’étaient éteintes et se lava à
nouveau soigneusement les yeux. Au bout d’un moment il reprit :
— Ce que je ne comprends pas c’est la nature de cet homme. Ce n’est
pas un amant ordinaire. Il est né avec elle et partage la même vie.
Il se tut et scruta à nouveau l’invisible.
Brusquement il poussa un cri :
— A-t-elle un frère jumeau ?
El Hadj Mansour n’en savait rien. Il avait quelquefois aperçu Ivan dans la
concession de Lansana Diarra mais il ignorait son degré de parenté avec
Ivana.
— Ton affaire-là me paraît bien compliquée, dit-il à El Hadj Mansour.
Renseigne-toi et reviens me trouver dans quatre jours. Alors la lune sera
pleine et je bénéficierai des effluves que donne sa lumière. Je saurai
exactement ce qu’il faut faire.
— Combien tout cela va-t-il me coûter ? interrogea El Hadj Mansour,
inquiet.
— Très cher, déclara Garifuna, rallumant la lampe à pétrole posée sur une
table basse. Car je te répète que ton affaire est compliquée.
El Hadj Mansour parcourut pensivement les dix kilomètres qui le
séparaient de Kidal. La lune qui trônait blafarde au milieu du ciel n’était pas
encore pleine. Sa lumière transfigurait les collines de sable, les falaises en
animaux préhistoriques qui semblaient prêts à foncer sur les voyageurs.
Pourtant l’imam n’avait pas peur. Il était trop absorbé dans ses pensées. Il
ne comprenait rien à rien de ce qui se passait. Comment une sœur pouvait-
elle être entièrement possédée par son frère ? Que signifiait l’expression de
Garifuna : « Il partage la même vie » ?
El Hadj Mansour n’était pas un naïf. C’est qu’au Mali on ignore l’inceste
et on est peu habitué aux élucubrations des psychiatres et des
psychanalystes.
Il atteignit sans encombre les portes de Kidal. Comme il passait devant la
concession de Lansana Diarra il s’aperçut qu’une petite foule s’y précipitait
et que l’entrée était gardée par des miliciens en arme. Il se renseigna et
apprit que le célèbre chanteur de jazz Herbie Scott mêlait sa voix à celle de
Lansana, soutenu par le grand orchestre du Caire. El Hadj Mansour
n’appréciait pas ces fusions, estimant que chaque forme de musique est une
voix distincte, particulière, étrangère qui ne s’allie pas forcément aux
autres. Cependant il gara sa voiture et pénétra dans la concession afin
d’observer ce qui s’y tramait. Refusant de s’asseoir dans la section réservée
aux VIP, il choisit une place plus discrète d’où il pouvait surveiller les
mouvements des jeunes massés à la gauche de l’estrade. Parmi eux Ivan et
Ivana. Il n’avait jamais remarqué comment ces deux-là se ressemblaient :
mêmes yeux en amande, noirs et brillants, un peu plus mourants chez Ivana,
même bouche pulpeuse, un peu plus généreuse chez Ivan, même menton
creusé d’une fossette, plus arrondi chez Ivana. Ce qui était frappant c’est
que les jumeaux se mouvaient de la même manière avec les mêmes gestes,
les mêmes expressions. Le fâcheux El Hadj Amadou Cissé vint à ce
moment trouver El Hadj Mansour, s’assit familièrement à ses côtés et
entama une conversation insipide. El Hadj Mansour ne put le supporter et
l’interrompit :
— Lansana doit être heureux d’avoir de si beaux enfants.
El Hadj Amadou Cissé eut une moue :
— Il n’est pas si heureux que cela, crois-moi. Son garçon ne veut rien
faire. Il refuse de partir avec les milices dans le Nord où il recevrait une
meilleure paye. Le pauvre Lansana doit multiplier les engagements
musicaux pour essayer de survivre. Crois-moi, ces jumeaux-là ne sont pas
un cadeau.
C’est précisément ce qu’El Hadj Mansour voulait savoir.
Quand le concert se termina, l’assistance se leva en une standing ovation
aux musiciens. Ce n’était pas un signe de la perfection de leur art, pensa El
Hadj Mansour, toujours critique. Les spectateurs voulaient seulement
montrer qu’ils avaient adopté les manières des Occidentaux.
Quatre jours plus tard El Hadj Mansour revint chez Garifuna. Il trouva le
dibia assis au dehors de sa case fixant les flammes d’un feu rougeoyant.
— J’ai tout compris, fit-il. Apporte-moi une poulette blanche vêtue d’une
robe immaculée et un coquelet aux plumes rouges. Les deux volatiles ne
doivent pas dépasser cinq mois d’âge. Je les travaillerai, j’en ferai
probablement une purée que tu mélangeras à des pâtés de pigeons. Tu les
serviras à Lansana et ses enfants que tu inviteras à dîner chez toi, ce qui ne
doit pas être bien difficile.
Le temps d’obéir à ces directives fut assez long : celui de persuader
Lansana de se rendre à ce dîner accompagné de ses enfants également. Dans
l’intervalle Awa, la première femme d’El Hadj Mansour, sa bara muso, qui
était chargée de préparer ce repas, jeta à la poubelle le bocal que lui avait
remis son mari car elle n’aimait pas la couleur du pâté qu’il contenait.
L’affaire échoua donc complètement.
Désormais si Ivan ne s’éloigna pas de Kidal et de la concession de son
père où il se sentait mal car cette flopée de frères et sœurs lui pompaient
l’air, c’est qu’il avait une excellente raison. Les recrues de l’Armée des
Ombres qui portaient fallacieusement l’uniforme de milicien se réunissaient
chaque soir dans la vaste cour qui s’étendait derrière le logement d’Ismaël
et recevaient un enseignement dispensé par de nombreux maîtres. Ismaël
était sans contredit le plus brillant d’entre eux. Il parlait d’un ton à la fois
suave et péremptoire :
— On nous reproche de ne pas aimer la musique et de l’interdire. Ce
n’est pas vrai. Ce que nous mettons au-dessus de tout, c’est le silence qui
permet d’entendre la voix de Dieu. Il faut faire taire tous les bruits, tous les
sons parasitaires.
En écoutant Ismaël, Ivan revivait les paroles de M. Jérémie et se
reprochait de n’y avoir pas suffisamment prêté attention. Sans doute était-il
encore trop jeune ou trop immature. Les recrues s’asseyaient sous une
bâche bleue et prenaient des notes sur des carnets tous semblables. Debout
sur une petite estrade Ismaël et les autres sommités s’adressaient à eux par
l’entremise d’un micro et faisaient des dessins sur un tableau curieusement
peint en vert afin d’illustrer leurs propos. La première leçon eut pour objet
les croisades. Ismaël démontra que c’était l’agression fondamentale,
commise par les Occidentaux à l’égard de l’Islam. Celui que l’Occident
vénérait comme un martyre, le roi de France Louis IX dit Saint Louis, était
à la vérité le premier agent de l’impérialisme. Un impérialisme qui n’avait
cessé de menacer la paix du monde.
La deuxième leçon eut trait à l’esclavage. Certes les sultans arabes
l’avaient pratiqué, remplissant leurs harems de beautés noires, achetées à
prix d’or. Mais leur esclavage n’était pas déshumanisant et ne pouvait se
comparer à la brutalité de la traite qui avait réduit des millions d’hommes à
l’état de denrées, de bêtes sauvages. Ismaël décrivait la structure des
vaisseaux négriers, l’odeur pestilentielle des cales, et les viols à répétition
des femmes et des jeunes filles impubères. Il faisait circuler des gravures
représentant les marchés aux esclaves des îles de la Caraïbe. On y examinait
les dents de ceux qui étaient à vendre, on soupesait leurs testicules, on
vérifiait la profondeur de leur anus afin de s’assurer qu’il ne cachait aucune
maladie dangereuse.
Ces leçons commençaient après le dernier appel rauque du muezzin et se
terminaient à 22 h 30. Vers 21 heures une collation était servie. Toujours la
même, du poisson fumé, des œufs durs et du couscous de mil. Chose
étrange, cette frugalité n’engendrait pas la monotonie. Au contraire ! Elle
vivifiait la pensée. Les questions se chevauchaient dans l’esprit d’Ivan.
Pourquoi l’ère des découvertes avait-elle abouti à la mise à l’écart et au
mépris de millions d’êtres humains ? Pourquoi les conquistadors s’étaient-
ils révélés si vite des forbans et des assassins ? Ismaël expliquait
calmement. La découverte n’avait pas été un moment de curiosité, de
tolérance et de partage. Les découvreurs étaient venus pour planter des
drapeaux, s’emparer, mettre sous tutelle tout ce qui différait d’eux.
Un soir Ismaël prit familièrement le bras d’Ivan et l’entraîna dans son
bureau.
— Je suis très satisfait de toi. Il faut que tu deviennes comme nous, que
tu te convertisses à l’Islam.
— Me convertir à l’Islam ? s’écria Ivan. Pourquoi cela ? Ce serait trahir
ma mère et ma grand-mère qui ont eu tant de foi dans la religion catholique.
— C’est qu’elles étaient abusées par les mythes et les mensonges, jamais
conscientisées, rétorqua Ismaël. Si tu deviens musulman tu seras pleinement
notre frère. Tu vas œuvrer à rendre à notre belle religion, tellement décriée,
tellement méconnue, sa grandeur et sa force.
Toute la nuit Ivan tourna et retourna ces paroles dans sa tête. Les propos
d’Ismaël avaient un bon côté. En effet se convertir le rapprocherait de son
père et de l’ensemble de la famille. En même temps il ferait illusion à El
Cobra et aux autres esprits chagrins.
Au matin sa décision était prise. Si Lansana manifesta le plus grand
bonheur à cette annonce – enfin ce garçon rétif lui cédait – il n’en fut pas de
même d’Ivana. Quand son frère lui confessa son intention elle hocha
fermement la tête.
— Je ne te suivrai pas dans cette voie. Cette religion me répugne.
Regarde ce qui vient de se passer au Nigeria : des filles enlevées de force de
leur école et vendues comme épouses ou concubines à des hommes qu’elles
ne connaissaient pas, des garçons massacrés.
C’était la première fois qu’ils pensaient différemment. Piqué au vif, Ivan
expliqua plus clairement le fond de sa pensée. Devenir musulman n’était
pour lui qu’une manière de s’intégrer dans une société qui à vrai dire le
rebutait. Ayant aplani leurs différences les jumeaux s’embrassèrent heureux
de demeurer du même avis, l’un et l’autre.
Rien n’est plus différent qu’un baptême catholique et un baptême
musulman. Le baptême catholique est tout en pompe et en parure. Près du
baptistère, le nouveau-né tenu par ses parrain et marraine porte une casaque
de dentelle blanche dont la traîne égale parfois celle d’une robe de mariée.
On distingue à peine le prêtre à travers le nuage de fumée créé par ses
enfants de chœur en surplis rouge balançant leurs encensoirs. Puis il
prononce une longue homélie où il compare les chrétiens à des soldats de la
foi. Le baptême musulman peut se réduire à une brève cérémonie. L’imam
du quartier rase les cheveux de celui qui entre dans la religion et lance son
nom à la ronde. Le tout ne dure que quelques minutes. Mais Lansana agit
tout autrement.
Il invita les innombrables Diarra à se rendre à Kidal. Ceux-ci accoururent
en masse, vêtus de leurs plus beaux atours. On compta même parmi les
assistants des Diarra installés à Villefranche-sur-Saône où une start-up
qu’ils avaient créée les avait rendus millionnaires. Cependant le plus
observé de ceux qui étaient présents fut, sans contredit, El Cobra, arborant
son treillis militaire, sa kalachnikov bringuebalant sur sa hanche. Il souriait
de droite et de gauche, faisait le beau, roulait des mécaniques. Ce petit
homme symbolisait toute la duplicité d’un pouvoir qui n’ignorait rien de sa
violence répréhensible mais l’utilisait pour sa sécurité. Il était accompagné
d’un jeune métis aux yeux langoureux qu’on aurait cru agrandis de khôl
comme ceux d’une femme et qui prétendait être son fils adoptif. Les gens
chuchotaient qu’il n’en était rien, qu’en réalité c’était son amant, la preuve
par neuf de la réalité qu’il cachait. Comment savoir la vérité ? Toujours est-
il qu’il se montra fort aimable avec Ivan et avec Lansana dont il prétendit
adorer la musique.
Le lendemain quand Ivan se rendit à la réunion de l’Armée des Ombres,
Ismaël passa de nouveau le bras familièrement autour de ses épaules et
l’entraîna à l’intérieur de son bureau.
— Nous sommes très heureux de la décision que tu as prise. Pour te
montrer sa satisfaction, le commandement de l’Armée des Ombres te fait un
grand honneur. Il te charge de l’élimination d’El Cobra.
— Élimination ? Qu’est-ce que cela veut dire, bégaya Ivan, effrayé.
— Cela veut dire, expliqua Ismaël, élimination physique, meurtre,
assassinat.
Ivan ne portait pas El Cobra dans son cœur, mais de là à l’assassiner ! En
outre le temps était loin où posséder une arme l’enivrait. Depuis qu’à la
milice il manipulait des kalachnikovs et des fusils à répétition il avait peur
de leur pouvoir de destruction. Il murmura, atterré :
— Pourquoi avez-vous songé à moi ? Il y a à peine quelques mois que je
suis recruté dans l’Armée des Ombres. Ne pouviez-vous charger de cette
mission quelqu’un de plus âgé, de plus capable ?
Ismaël secoua la tête.
— Je te répète que c’est là un grand honneur que nous te faisons. Nous
sommes tous tombés d’accord sur ton intelligence et sur ta bravoure.
Ivan protesta faiblement :
— Mais je n’ai encore jamais tué personne.
Ismaël lui lança une bourrade affectueuse :
— Eh bien, tu commenceras et tu verras qu’on y prend goût !
Puis il devint sévère :
— Tu as quatre semaines pour agir. Tu peux bien sûr t’entourer d’autres
recrues de l’Armée des Ombres. Mais tu t’en doutes, cela doit rester secret.
Ivan regagna la concession en tremblant, les jambes flageolantes. Dans
ses pires cauchemars il n’avait jamais rêvé qu’une pareille situation se
produirait. Voilà qu’il avait quatre semaines pour mettre à mort un homme
fait de chair et de sang comme lui. Il pensa à s’enfuir. Mais où aller ? Il était
prisonnier, aussi vulnérable que s’il avait été enfermé dans une cellule. Il
passa les jours suivants à dresser des plans qui lui paraissaient plus risibles
les uns que les autres. Dans son extrême désarroi, il se décida à demander
de l’aide à son copain Birame Diallo. S’il avait remarqué Birame, ce n’était
pas à cause de son étonnante carrure et de ses muscles, stature rare chez un
Peul, c’était parce qu’à chaque cours celui-ci, deux plis au milieu du front,
assaillait de questions Ismaël et les autres maîtres :
— Que devons-nous penser de Christophe Colomb ? Était-il lui aussi un
salopard ?
Ou bien :
— Le livre d’Eric Williams Capitalisme et Esclavage a-t-il la place qu’il
mérite dans les cursus scolaires ?
Ivan vint s’asseoir aux côtés de Birame au cours du déjeuner dans la
cantine de la caserne Alfa Yaya et parvint à lui glisser :
— J’ai besoin de te parler. Mais personne ne doit m’entendre. Où
pouvons-nous nous rencontrer sans témoins ?
Birame eut un air dubitatif. Après un silence il déclara :
— Je ne vois d’autre endroit que chez moi. Ma mère est morte l’an
dernier. Mes deux aînés sont partis en France chercher du travail. Je vis seul
avec mes petits frères qui ne sont jamais à la maison.
Ivan le rejoignit le soir dans une case en banco, située dans un quartier
populeux. Après le thé à la menthe il exposa son problème. Birame l’écouta
sans mot dire puis siffla longuement entre ses dents :
— Eh bien, voilà un terrible examen de passage qu’ils te font subir !
— Ismaël n’a cessé de me répéter, expliqua Ivan, que le commandement
militaire me faisait là un grand honneur.
Les deux garçons eurent le même rire sans joie. Puis Birame déclara :
— Laisse-moi réfléchir. Je reviendrai vers toi quand j’aurai eu une idée.
Près d’une semaine plus tard et comme le temps sembla long à Ivan,
Birame l’invita de nouveau à venir chez lui. Cette fois il lui offrit une
boisson au gingembre avant de prendre un air réfléchi.
— Prépare-toi à un assassinat de masse car El Cobra ne se déplace jamais
sans un aréopage de gardes du corps, d’amis, de parents.
— Un assassinat de masse ! s’écria Ivan. Que veux-tu dire ?
— Je veux dire qu’il te faudra plusieurs personnes autour de toi. Tu peux
compter sur mon aide et celle de mon jeune frère. Nous détestons El Cobra
et sa clique. J’ai un plan à te proposer. El Cobra est un amateur de musique
techno. Chaque samedi il se rend à l’Ultra Vocal, une salle de concert qui se
spécialise dans ce genre de musique. Au bout d’une demi-heure il se lève et
se met à danser tout seul. C’est à ce moment-là qu’il faudra l’atteindre.
— Je ne te comprends toujours pas. Que veux-tu dire par assassinat de
masse ?
Birame le regarda dans les yeux.
— Je veux dire qu’il faudra tirer non seulement sur El Cobra mais sur ses
gardes du corps, sur les parents et sur les amis qui composent sa cour et qui
l’accompagnent.
Ivan resta sans voix, estomaqué et effrayé à la fois. Birame continua ses
explications sans s’émouvoir :
— Nous devrons être cagoulés pour agir afin que les survivants du
massacre ne nous reconnaissent pas. Peut-être devrons-nous aussi porter
une ceinture spéciale et nous faire exploser quand nous aurons accompli
notre mission. Alors, tu le sais, nous irons tout droit au Paradis.
Ivan se retint de hausser les épaules. Cette histoire de Paradis, il n’y
croyait pas.

Deux semaines se passèrent avant qu’il accepte le plan qui lui était
proposé. Enfin il se décida à passer à l’acte. Birame n’avait négligé aucun
détail et lui donna rendez-vous à 21 heures au moment où commençait le
concert. Pour ne pas attirer l’attention, chacun d’entre eux se rendrait
séparément à l’Ultra Vocal et prendrait place à plusieurs rangées de distance
l’un de l’autre. Ils ne se réuniraient qu’au moment où El Cobra se mettrait à
danser en solo. Alors ils enfileraient leurs cagoules et tireraient, exécutant
leur mission de mort.
La salle de musique l’Ultra Vocal avait été bâtie dans les années quatre-
vingt par un homme d’affaires, Français, homosexuel, qui adorait la
musique techno. C’était une bâtisse sans beauté mais dont l’acoustique était
parfaite. Elle avait reçu des groupes venus du monde entier mais son plus
grand succès avait été un ensemble japonais qui alliait les airs de l’Occident
et de l’Orient.
Ce soir-là, samedi 11 février, une foule noircissait la place de l’Amitié
sur laquelle s’ouvrait la salle Ultra Vocal. Des jeunes filles, des jeunes
garçons, certains en culotte courte, car seuls les moins de dix-huit ans
aimaient la musique techno dans leur désir confus de se rebeller contre les
traditions de leur pays. Chérir cette musique qui venait des États-Unis
d’Amérique, de Detroit, était le gage de leur modernité. Personne ne lança
un regard soupçonneux aux quatre miliciens armés qui se mêlaient aux
arrivants. Au contraire leur présence rassurait, donnait une impression de
sécurité. La salle se remplit rapidement.
À 21 h 10 le concert commença avec un peu de retard car un musicien
avait été pris d’une violente diarrhée et avait dû soulager ses intestins.
D’ailleurs, trop faible, il fut obligé de rentrer chez lui et ainsi échappa au
carnage qui allait suivre. À 21 h 37 El Cobra se leva et gravit les quelques
marches qui allaient de la fosse où se tenaient les spectateurs à l’estrade sur
laquelle étaient assis les musiciens. Il commença de danser, les yeux
fermés, un peu lourdement comme un oiseau sans aile. Personne ne comprit
quand il tomba à terre, le crâne fracassé, le sang jaillissant de son front
comme un geyser. Personne ne comprit davantage quand les spectateurs
ensanglantés commencèrent de tomber de droite et de gauche cependant
que les miliciens massés au fond de la salle déchargeaient méthodiquement
leurs armes. Par jeu, les deux jeunes frères de Birame lancèrent une grenade
qui creusa un trou monstrueux dans l’assistance. C’est sans encourir le
moindre risque que les quatre miliciens se retirèrent poussant devant eux les
lourdes portes blindées, se débarrassant de leurs cagoules, traversant le
vestibule où somnolait un vieux garde qu’il leur prit fantaisie de tuer. Ils
sortirent et traversèrent sans se presser la place de l’Amitié. C’est alors que
la panique se déclencha dans la salle de l’Ultra Vocal et que les spectateurs
coururent au dehors en hurlant. Il était trop tard. Les quatre miliciens
n’eurent plus qu’à hâter le pas et se réfugier chez Birame à quelques mètres
de là.
Quelques heures plus tard, un communiqué revendiqua cet attentat. Il
était signé : « Armée des Ombres. Nous ne vous laisserons jamais en paix ».
Ce communiqué jeta le pays dans l’incompréhension et la panique. Qui était
cette Armée des Ombres ? Que voulait-elle ? En ce moment tout semblait
aller pour le mieux. Les tribus Maures qui flirtaient avec les terroristes
venaient de se rallier au gouvernement. Ce dernier avait édicté un code de
la personne et de la famille qui lui avait valu les plus grands éloges de
l’Occident. Le gouvernement décréta des funérailles nationales à El Cobra.
Il fut porté en terre au cimetière de Rawane. Son fils adoptif en pleurs
marchait en tête du cortège entouré des personnalités les plus marquantes
du régime. Il était suivi par une foule compacte de gens venus de
Tombouctou, de Gao, de Djenné, de Ségou, bref de tous les coins du Mali.
Certains intrépides avaient fait le trajet jusqu’à Kidal à dos de cheval, sur de
petits étalons maures dont les sabots soulevaient de la poussière ou à dos de
chameaux à l’allure moins rapide. Ce fut une belle cérémonie, à n’en pas
douter, et El Cobra, si décrié de son vivant, entra dans le mythe : à dix ans il
avait tué un lion et, se faisant une ceinture de sa queue, avait frappé à la
porte de la case où les sages s’entretenaient du bien-être de la tribu. À
quinze ans il avait tué l’homme qui avait tenté de violer sa sœur et quand le
tribunal l’avait relâché, la foule de son village l’avait porté en triomphe à
travers les rues, et patati et patata.
Ivan quant à lui était rempli d’une sombre surexcitation. On aurait dit que
le sang qu’il avait versé d’abord à contrecœur lui inspirait brusquement une
étonnante vigueur. Il était la proie d’une transformation qu’il ne contrôlait
pas. Le Coran qu’il avait lu jusque-là par acquit de conscience revenait le
hanter et il citait de mémoire des sourates entières. Il était constamment
préoccupé de l’idée de Dieu et marchait avec une autorité nouvelle dans la
concession. Il confrontait ouvertement son père :
— Nous devrions faire notre mea culpa, argumentait-il. Peut-être avons-
nous mérité ce drame.
Lansana se fâchait tout net et hurlait :
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es maboule. Ce gouvernement n’est
pas parfait mais il fait de son mieux. Ainsi la rébellion du Nord est calmée.
Dans ce code de la famille, il a fixé à deux le nombre de femmes que peut
avoir un polygame. Que peut-il faire de plus ?
Ivan alla trouver Ivana qui au contraire n’arrêtait pas de pleurer car dans
l’attentat à l’Ultra Vocal elle avait perdu deux de ses meilleures amies. Il lui
déclara sans ambages qu’elle ne devait plus porter les shorts de toile
blanche qu’elle affectionnait et qui lui dénudaient les jambes.
— Ne plus porter de shorts ? s’exclama-t-elle. Et pourquoi donc ?
Il prit un air pénétré.
— Les shorts excitent le désir des hommes et ce faisant, la colère de
Dieu.
— Ils excitent le désir des hommes, répéta-t-elle sidérée, et ce faisant, la
colère de Dieu ? Tu parles comme un vieux dévot.
— Je suis un jeune dévot, rectifia-t-il froidement. N’en prends pas
ombrage mais sur des détails ta conduite doit changer. Tu ne penses pas
assez à Dieu.
Elle le fixa bouche bée.
— De quel Dieu parles-tu ? répliqua-t-elle. Je ne suis pas musulmane et
n’ai que faire des préceptes d’Allah.
C’était la seconde fois que leurs opinions divergeaient. Une fissure se
dessinait dans l’édifice de leur bel amour dont Ivan terrifié se rendit
compte. Aussi il la tira dans ses bras, la couvrit de baisers et ne dit plus un
mot.
Quelques jours plus tard le gouvernement nomma le successeur d’El
Cobra, Abdouramane Sow, un sans faute cette fois-là, ancien casque bleu
qui avait servi en Haïti dans les forces de la MINUSTAH, qui dès le
lendemain de sa nomination assembla les miliciens. Selon lui, le récent
attentat était une affaire interne. À coup sûr, la milice nationale abritait des
traîtres, des assassins, des amis des terroristes. L’Armée des Ombres était au
cœur de la milice. Cette lucidité en étonna plus d’un, à commencer par
Ivan.
Depuis l’attentat qu’ils avaient commis, Birame et Ivan étaient devenus
très proches l’un de l’autre. Le midi côte à côte ils prenaient leur triste
déjeuner à la cantine de la caserne. Le soir Ivan partageait le thé à la
menthe, dînait chez Birame, passait la nuit chez lui avant de s’y installer
entièrement. Lui, qui détestait le nombre de parents entassés chez Lansana
et l’inévitable promiscuité qui s’ensuivait, aimait cette concession, trois
cases délabrées, désertes, car les jeunes frères de Birame, occupés à de
mystérieuses activités, drogue douce, drogue dure, fréquentation assidue
des prostitués du quartier Tombo, jeux de hasard, ne venaient se coucher
qu’aux petites heures du matin. Ivan passait la nuit dans la case qui avait
appartenu à la mère de Birame. Par la fenêtre ouverte il surveillait les
fluctuations de la lune. Il se délectait de l’odeur de fumier causée par le
crottin de quelques chèvres qu’on élevait dans l’arrière-cour, du
caquètement des volailles, un coq à plumage rouge faisant le matamore au
milieu de trois poulettes en robe grise.
Cela durait depuis deux ou trois semaines quand un soir où il s’était
couché nu comme à l’accoutumée à cause de la chaleur, Birame fit irruption
dans la case, se jeta sur lui et s’emparant de sa bouche tenta de le pénétrer.
Ivan eut assez de force pour repousser cet assaillant jusqu’au mur.
— Tu es fou, s’écria-t-il.
Il était stupéfié, car il n’était pas un innocent. À cause de sa belle carrure
il avait souvent vu le désir se lever dans l’eau trouble des yeux d’autres
hommes et avait dû se défendre contre leurs avances. Mais cette fois il ne
s’était douté de rien.
Birame ne se laissa pas démonter. Le sexe toujours en érection et la
poitrine haletante il déclara :
— Tu n’aimes pas les filles, tout le monde le sait. Alors je croyais que tu
étais comme moi, que tu aimais les garçons.
— Espèce de porc, rugit Ivan. Depuis combien de temps pratiques-tu ce
vice ?
— Ce n’est pas un vice, répliqua Birame. Nul n’est responsable de sa
préférence sexuelle. On la subit, voilà tout. À douze ans, quand j’ai
découvert que j’étais homosexuel, j’ai voulu me tuer. Puis un berger de mon
père m’a déniaisé et depuis j’ai suivi le courant.
— Tu as suivi le courant ? fit Ivan horrifié par ce calme.
Birame haussa les épaules.
— Tu ne t’imagines pas combien de respectables pères de famille sont en
réalité des homosexuels. El Cobra le premier. Est-ce que tu n’as pas
entendu les histoires qui circulaient sur son compte ?
Après pareille mésaventure il n’était plus question pour Ivan de
fréquenter Birame ni de demeurer dans sa concession. Il revint chez
Lansana. Là une foule s’entassait dans les cases en banco. Des parents
fatigués d’être inquiétés par les terroristes étaient descendus des villes et
des villages du Nord où ils habitaient en quête d’un peu de sécurité. Ivan
trouva tout de même à étendre sa natte près d’un groupe d’hommes à
cheveux gris qui se prétendaient être des oncles. L’un d’eux dépeignait les
derniers assauts qu’il avait subis :
— C’était lors du mariage de ma nièce Lalla Fatima et de Mossoul,
disait-il. Nous les avions vus hauts comme trois pommes. Ce jour-là tout le
monde était content. Tout le monde chantait et dansait quand brusquement
trois hommes armés et cagoulés ont fait irruption. Mais cette fois nos gardes
ont su se défendre. Ils ont sauté sur les arrivants et les ont plaqués au sol.
Après cela j’ai ramassé ma famille et je me suis enfui.
Ivan retrouva sa sœur avec ivresse.
— Je suis heureuse, fit-elle en l’embrassant, que tu sois revenu parmi
nous. Notre père est très autoritaire, c’est un fait, mais il nous aime
beaucoup et ce n’est pas un méchant homme.
— Ce n’est pas un méchant homme, rétorqua Ivan. Cependant il offense
Dieu par toutes ses actions. Il fume des cigarettes Job et on trouve ses
mégots tout partout. Nuit après nuit il fait venir des femmes, parfois de très
jeunes filles encore impubères.
— Mais nulle part dans le Coran n’est dit qu’un homme ne doit pas
fréquenter de femmes. Que lui reproches-tu ? Est-ce ton emploi à la milice
qui te change ainsi le caractère ? Tu te radicalises.
Elle employait ce mot pour la première fois. Jusqu’alors elle n’avait pas
conscience du changement qui se produisait chez son frère. Soudain elle en
mesurait toute l’ampleur. De profonds bouleversements avaient pris place
dans la concession. D’abord Lansana vivait ouvertement avec Vica, une
Haïtienne, chanteuse à la belle voix de contralto qu’il avait rencontrée lors
d’un concert à Rotterdam. Vica avait perdu son mari et ses six enfants lors
du dernier tremblement de terre de Port-au-Prince. Elle avait séjourné près
d’une semaine sous les gravats jusqu’à ce que des sauveteurs la tirent de là
sous les hourrahs de la foule. Depuis elle allait, un pied dans l’occulte, et
passait le plus clair de son temps à chanter des chansons traditionnelles
haïtiennes :
Twa fey/twa rasin/jeté blyé ranmassé songé/mwen gen basen lwa/mwen
twa fey tombé ladan’n/chajé bato z’anj la.
Vica et Ivana s’entendirent à merveille, parlant créole, se chuchotant de
petites confidences.
Lansana s’était aussi mis en tête de réglementer la condition des griots.
En effet puisque les grandes familles qui assuraient leur subsistance n’en
étaient plus capables vu l’insécurité qui régnait dans le pays, ceux-ci étaient
souvent réduits à la mendicité. Ils surgissaient sans être conviés à des
baptêmes ou des mariages, croassant un chant de louanges en échange d’un
plat de fonio. Pourquoi l’État ne leur verserait-il pas quelques subsides et
n’en ferait-il pas des sortes de fonctionnaires comme cela s’était produit en
Guinée du temps de Sékou Touré ? Cette idée ne faisait pas l’unanimité. Ses
critiques soutenaient que se passerait au Mali ce qui s’était produit en
Guinée : des griots chantant à tort et à travers les mérites du régime et la
grandeur des ministres. Il ne fallait pas oublier que les griots originellement
ne se souciaient ni de fortune ni de pouvoir mais de mérite. Ils couvraient
de louanges ceux qui en valaient la peine. Toutes ces objections n’arrêtaient
pas les efforts de Lansana. En dépit des querelles, les griots sortant de tous
les coins du pays se précipitèrent chez Lansana afin de se faire connaître de
leur bienfaiteur.
Enfin, comme si ces innovations ne suffisaient pas, Lansana créa un
ensemble qu’il appela par provocation La Voix de Dieu, car il entendait
signifier à tous que la musique est une haute expression qui doit être
sauvegardée à tout prix. Ivan se trouvait ainsi isolé car sa sœur était
accaparée par Vica et surtout par son père. Le soir, armée d’un ordinateur,
elle recensait les noms des griots, leur adresse, leur instrument favori ainsi
que leur répertoire.
Lansana multipliait les concerts et les rencontres à travers le Mali. C’est
ainsi qu’il décida d’aller se produire à Tombouctou, choix qui n’était pas un
hasard. La perle du désert, tant vantée par René Caillé, pendant de longs
mois avait été occupée militairement par les djihadistes. Ils avaient détruit
ses mausolées et tentaient de faire main basse sur les manuscrits rares que
détenaient ses mosquées. Grâce à l’intervention d’une puissance étrangère
ils en avaient été chassés, mais retirés dans le désert tout proche, ils
continuaient de jeter la terreur sur les habitants. Ivan insista pour être de la
partie afin de ne pas être séparé davantage de sa sœur. Le voyage devrait se
faire en deux temps. Une première partie par la route jusqu’à Gao sur les
bords du Niger. Ensuite de Gao à Tombouctou on emprunterait la voie
fluviale du Joliba. Lansana avait donc loué quatre places sur le pont à bord
du Capitaine Sangara.
— Quel besoin as-tu d’une cabine ? dit-il sèchement à Ivan comme celui-
ci se plaignait. Une place sur le pont te suffira amplement. Il s’agit d’un
trajet de deux ou trois jours à peine.
N’eussent été les sentiments que lui inspirait son père, Ivan aurait trouvé
grand charme à ce voyage sur le Joliba. Le matin quand on ouvrait les yeux,
on était plongé dans une blancheur cotonneuse. Aucun bruit. Drapés de
brume les pêcheurs Somonos lançaient déjà leurs filets. L’embarcation
glissait sur l’onde et on pouvait voir les formes massives des animaux
endormis dans les champs. Quand le soleil apparaissait il commençait
aussitôt son ascension dans le ciel. La chaleur le suivait et envahissait peu à
peu la terre tandis que les portes des cases jusque-là hermétiquement closes
s’ouvraient lentement comme de gros yeux apeurés. Des enfants prenaient
le chemin de l’école tandis que les tout petits s’ébrouaient dans la relative
fraîcheur du matin. À partir de midi tout tombait dans le calme et le silence.
Au crépuscule, chanteurs et musiciens sortaient de tous les coins du bateau
qui devenait un orchestre ambulant.
Lorsqu’ils arrivèrent à Tombouctou, la nuit s’apprêtait à tomber. De
grandes traînées rouges striaient le ciel et une ombre bleuâtre commençait
de noyer le crépi blanc des cases. Tombouctou était en état de siège, les
djihadistes ayant proféré une menace précise d’attentat. Les rues étaient
désertes. Seuls circulaient à pied ou à bord de jeeps militaires des soldats
blancs et noirs. Ils arrêtaient rudement les rares passants et leur
demandaient leurs pièces d’identité. À la surprise de Lansana personne
n’était venu les accueillir à l’embarcadère. Qu’importe, ils savaient où aller.
Ils se dirigeaient à pied jusqu’à la maison d’El Hadj Baba Abou, un Arabe,
ancien recteur de la mosquée de Sankoré. Il avait eu les deux yeux crevés
car il avait refusé de livrer aux djihadistes les manuscrits rares que contenait
sa bibliothèque. Malgré cette infirmité il demeurait affable et courtois. Il fit
part de son inquiétude car il avait entendu dire que vu l’état d’urgence le
concert serait annulé.
— Le concert annulé ? s’écria Lansana. C’est là précisément ce que
veulent les djihadistes. Ils veulent nous forcer à obéir aux diktats du Dieu
colérique et malfaisant qu’ils ont imaginé, détruire tout ce qui est beau et
bon dans la vie.
— Qu’est-ce qui est beau et bon dans la vie ? interrogea Ivan d’un ton
sarcastique.
— Créer de la musique, de la littérature, voilà ce qui est beau et bon,
répliqua Lansana.
El Hadj Baba Abou étendit une main apaisante pour couper court à cette
querelle naissante et envoya un de ses serviteurs aux nouvelles. Celui-ci
revint peu après : le concert était bel et bien annulé. Lansana entra alors
dans une de ces colères qui n’appartenaient qu’à lui et avala sans dire un
mot, en quelques minutes, le savoureux repas qu’avait préparé le cuisinier
d’El Hadj Baba Abou. Ensuite il sortit précipitamment entraînant Vica
derrière lui.
Quelques instants plus tard comme El Hadj Baba Abou se plongeait dans
la lecture de son Coran, Ivan ne put qu’accompagner sa sœur à la case des
femmes où elle devait passer la nuit.
— Quel malotru, notre père ! ragea-t-il. Quelle grossièreté !
Ivana haussa les épaules avec indulgence.
— El Hadj Baba Abou et lui se connaissent depuis des années, depuis le
temps où ils étaient étudiants. Ne te mêle pas de leurs affaires.
Ce séjour cependant ne manqua pas de charmes. Kidal ne peut tenir tête à
Tombouctou qui est un objet littéraire. Ivan n’avait jamais vu pareil
amoncellement de mosquées et de sanctuaires qui sont les chefs-d’œuvre de
l’art africain. Il entrait dans des medersas où des jeunes gens le front ceint
d’un calot blanc psalmodiaient des versets du Coran. Son cœur bondissait
dans sa poitrine. Et si Dieu existait vraiment ? Et si cette vie terrestre,
précaire et décevante, était une préparation aux splendeurs de l’au-delà ? Le
soir il se perdait dans l’obscurité des rues étroites et sinueuses. Çà et là
quelques veilleuses tremblotaient. On n’entendait que le martèlement des
pieds des soldats qui patrouillaient les environs. Cela ne lui faisait pas peur.
Au contraire. La ville lui semblait mieux protégée que Kidal.
Chaque soir, il partait à la recherche de Lansana qui disparaissait
mystérieusement avec Vica sitôt le dîner avalé. Malheureusement il ne
trouvait son père nulle part. Il terminait généralement la nuit au
caravansérail d’Albaradiou bondé où l’on admirait trois acrobates Peuls qui
faisaient des pitreries.
Conscient du préjudice que l’annulation du concert avait causé à
Lansana, le gouverneur général de Tombouctou le fit reconduire à Kidal
avec les siens dans une voiture qui faisait partie de sa flotte personnelle :
une Mercedes 280 SL, tapageuse et bleue comme le ciel. Cela fit beaucoup
réfléchir Ivan. Les gouvernants se procurent-ils donc toutes les douceurs de
la terre ? Femmes, villas, voitures. Ainsi El Hadj Baba Abou, homme
remarquable qu’il avait tant admiré à cause de son maintien et de sa
connaissance des sourates, ne possédait rien alors que cet obscur
gouverneur général semblait rouler sur l’or. Cela renforça sa conscience que
le monde est mal fait, et il retrouva sans enthousiasme la caserne Alfa Yaya.
Nous entrons maintenant dans une partie de notre histoire qui n’est pas
fiable. Nous ne disposons d’aucune preuve de ce qui s’est réellement passé.
Nous nous appuyons sur des suppositions, peut-être fantaisistes.
Toutes les villes ont leur quartier d’immigrés. Qu’ils viennent du Burkina
Faso, du Bénin, du Ghana ou du Congo, les hommes s’expatrient et partent
à la recherche de cette denrée si parcimonieuse : le travail. Généralement ils
laissent derrière eux les femmes et les enfants. Les quartiers d’immigrés
sont misérables, mal entretenus, souvent carrément insalubres. Des troquets,
des restaurants, des bars, des bouges, des tripots, qu’on les appelle comme
on voudra, pullulent dans chaque rue. Kidal n’échappait pas à la règle
générale. Son quartier d’immigrés s’appelait Kisimu Banco. Le
gouvernement avait à plusieurs reprises parlé de le raser mais ne l’avait
jamais fait.
Pourquoi Lansana y fréquentait-il assidûment L’Étoile des neiges,
estaminet borgne tenu par un Maure, El Hassan, sorte de bordel où l’on
faisait grand commerce de chairs féminines. On affirme que Lansana s’y
trouvait comme un poisson dans l’eau et multipliait les partenaires, parfois
très jeunes. On affirme même qu’il entretenait des gamines impubères âgées
de douze ou treize ans. Qui s’offusqua de ce comportement ? Toujours est-il
que Lansana fut tué de coups de couteaux alors qu’il revenait de L’Étoile
des neiges. Une querelle avec un adversaire inconnu dégénéra-t-elle en
pugilat ? Fut-il victime d’un mari jaloux ou d’un père furieux de voir sa
fille déflorée ? D’un voyou, d’un voleur, d’un malfrat comme il s’en trouve
tant en liberté au milieu de la nuit ? Sur un autre point les versions diffèrent
de nouveau. Les uns racontent que Lansana tomba à un carrefour, les autres
non loin de chez lui. Les autres enfin qu’il fut assassiné dans son lit et ce
crime maquillé en suicide.
Cette mort causa une sensation immense à travers le pays. Les griots
accoururent de partout pour chanter les louanges de sa famille, les Diarra,
qui avait si brillamment gouverné Ségou. Ils ne manquèrent pas de
souligner les talents de ce fils d’origine royale qui n’avait pas eu honte de
se consacrer à la musique. Sa concession fut pendant quelques jours un
cœur vivant et palpitant d’où s’échappaient les sons les plus divers.
La police mena bien son enquête. Elle arrêta tous ceux qui s’étaient
querellés avec Lansana et Dieu sait qu’ils étaient légion. Toutefois elle
n’arrêta pas Ivan qui se disputait pour un oui pour un non avec son père car
au Mali le parricide est inconnu. Tremper une arme dans le sang de son père
est une folie qui n’appartient qu’aux Occidentaux.
Lansana avait bien caché son jeu. Sur un compte en Suisse il avait
engrangé le fruit de la vente de ses disques vendus au Japon où il était fort
apprécié. Du coup Ivan et Ivana eurent tous deux la même idée : faire venir
leur mère auprès d’eux. Ce serait sûrement une surprise agréable. Simone
n’avait jamais quitté les Antilles. Depuis de longs mois elle vivait séparée
de ses enfants. À leur étonnement ils reçurent une réponse négative à leur
proposition. Surprise ! Père Michalou et elle allaient se passer la bague au
doigt. À cet effet, ils faisaient agrandir et refaire la case du Père Michalou à
la Pointe Diamant et n’avaient pas de temps à perdre en voyage.
Ivan et Ivana reçurent cette réponse comme une gifle bien qu’Ivana tenta
de se consoler en songeant que sa mère ne vieillirait pas seule mais appuyée
contre un compagnon.
Le second choc vint de Vica. La nuit, elle se mit à sortir de sa case, vêtue
en tout et pour tout d’un slip rouge. Pendant des heures elle débitait des
paroles incompréhensibles tout en vidant à intervalles réguliers de petits
verres emplis d’un liquide qu’elle tirait de bouteilles marquées « Rhum
Barbancourt ». Les efforts que l’on faisait pour la ramener dans son lit se
terminaient généralement en pugilats ponctués de hurlements. Finalement
après deux semaines de ce manège, elle prit ses cliques et ses claques, et
monta dans un avion à Bamako en partance pour Port-au-Prince.
— Cette concession sent mauvais, avait-elle hurlé avant son départ. Toute
la nuit je vois Lansana qui marche de droite et de gauche. Un crime s’est
commis dont on ne connaîtra pas le coupable.
Vica eut à peine tourné le dos que les mauvaises langues commencèrent à
clapoter. C’était un homme qu’elle allait retrouver, un homme avec qui elle
n’avait jamais rompu, de près de vingt ans son cadet. Celui-là même qui
était venu passer le dernier hivernage enfermé dans sa case. Il s’agissait
d’un poète, un certain Jean-Jacques surnommé le Batracien à cause de ses
deux gros yeux pareils à ceux d’un crapaud. Fort connu en Haïti, jour après
jour il déclamait ses textes des heures durant à la radio nationale. Peu après
son départ Ivana reçut un colis de Vica, une lettre soigneusement cachetée
dans une enveloppe de couleur bistre. Elle contenait un petit recueil de
poèmes intitulé Mon pays verse des larmes de sang. Voici le texte de la
lettre que reçut Ivana :
Ma chère petite sœur,
Tu me manques beaucoup et je me rappelle nos longs tête-à-tête
dans ma case alors que nous discutions de nos rêves. Moi, j’ai
retrouvé mon île à la fois monstrueuse et magnifique. Sur les
trottoirs, autour du Marché de Fer, des tableaux naïfs s’entassent.
Certains sont des œuvres de génie. On y voit des loas descendant du
ciel sur des balançoires dorées. Partout des chants, de la musique.
Mais notre peuple est trop pauvre pour se loger et s’abrite encore
sous des tentes de toile déchirée. Les enfants courent tout partout,
affamés, les fesses et le kiki à l’air. C’est une désolation qui n’a pas
sa pareille à travers le monde.
Je te fais parvenir le recueil de poèmes d’un jeune homme qui est
mon plus que frère. Savoure chaque goutte de cette potion magique.
Je t’embrasse,
Ta sœur Vica

Malheureusement Ivana n’appréciait que ce qu’elle ne comprenait pas.


Voilà pourquoi elle était folle de René Char. Aussi elle n’ouvrit jamais ce
livre et Mon pays verse des larmes de sang demeura intouché. Qu’il nous
soit permis de donner notre avis sur ce point. Ivana eut bien tort de ne pas
feuilleter cet ouvrage car il contenait de véritables perles. Ainsi le poème
figurant en page 10. Il commençait par une réminiscence du grand Aimé
Césaire : Sang ! Sang ! Que de sang dans ma mémoire. Ma mémoire est
emplie de sang. Dès le vers suivant pourtant, il se démarquait de ce modèle
et tombait dans le créole : Pigé zié, pigé zié. Il devenait alors une
composition, digne du meilleur de Sonny Rupaire, notre poète national.
Quant à Ivan sa détermination de quitter la concession se faisait de plus
en plus pressante. Ce n’était pas seulement parce qu’elle était surpeuplée,
envahie de faux parents, de bouches inutiles et de chômeurs professionnels.
Ce n’était pas non plus parce qu’elle était assaillie de mauvais esprits,
comme le prétendait Vica, mais parce que des ragots, d’infâmes ragots,
commençaient d’y circuler. Lansana vivant, sa présence avait bâillonné
toutes les bouches. Une fois qu’il eut disparu, celles-ci s’ouvrirent,
s’esclaffèrent. Pour quelle raison ? Jugez plutôt. Que cachait ce garçon bâti
comme un athlète qui ne baisait ni à droite ni à gauche ? On ne lui
connaissait pas de maîtresse alors qu’à son âge il aurait pu être le père d’un
ou deux fils. Que cachait-il ? L’explication était évidente n’est-ce pas ? Du
coup des éphèbes se mirent à prendre des poses avantageuses devant Ivan.
Momo Diallo, le dramaturge bien connu, surnommé Tennessee Williams,
lui écrivit pour lui proposer d’être l’invité d’honneur de la première Gay
Parade de Bamako. Le plus grave, c’est que ces infâmes rumeurs forcèrent
les portes de la caserne Alfa Yaya et l’envahirent. Ivan se vit affubler d’un
surnom que nous traduisons fort mal : « Celui qui ne sait pas se servir de
son tranchant ». Au lieu de manier leurs kalachnikovs les recrues se mirent
à faire la belle. Un jour le commandant en chef de sa division l’enferma
dans son bureau et se jeta sur lui.
— Je n’aime pas les garçons, protesta-t-il sur le point de fondre en
larmes.
— À d’autres ! Tu les préfères peut-être plus jeunes, moins baraqués que
moi.
Harassé, Ivan ne savait où donner de la tête. Qu’allait-il devenir ? Cette
pensée ne le lâchait pas. C’est alors qu’une idée lui vint, une idée qu’aurait
pu avoir un homosexuel refusant de sortir du closet : prendre femme. Oui, il
lui fallait prendre une femme à la face de la ville tout entière. Où chercher
cependant ? C’est avec dégoût qu’il imaginait le corps d’une de ces
femelles se pressant contre le sien.
Après des jours d’hésitation, il jeta son dévolu sur une proche compagne
d’Ivana, ce qui était peut-être une manière de ne pas s’éloigner
complètement de sa sœur. Aminata Traoré n’avait pas vingt ans. De l’avis
de tous elle était belle avec un curieux petit nez droit et des yeux pleins de
feu. Son caractère encore mal formé, vu sa jeunesse, respirait la douceur.
Employée comme Ivana à l’hôpital Soundiata Keita, elle adorait les tout
petits dont elle s’occupait. La séduire fut chose facile. Quelques paroles
bien tournées. Quelques sourires, quelques présents, en particulier des rahat
lokoum dont elle raffolait et qui se vendaient en ville au marché noir.
Vint le moment, le grand moment de la conquête. Aminata Traoré
habitait non loin de la concession Diarra. Une fois le thé à la menthe avalé,
Ivan n’eut aucune peine à s’enfermer avec elle dans sa chambre. Sans aucun
désir il s’approcha du joli corps offert. Il craignit d’abord de faire piètre
figure. Heureusement la nature vint à son secours. Il se tira d’affaire plutôt
bien.
— Comme je suis heureuse, gémit Aminata, quand l’acte fut consommé.
Je n’aurais jamais cru qu’un jour je serais aussi heureuse. Il y a longtemps
que je te regarde et je ne suis pas la seule. Mais tu sembles hors d’atteinte,
inaccessible.
Excédé par ce verbiage, Ivan ne trouva rien à répondre. Ce qu’il n’avait
pas prévu, il était empli de honte et avait la détestable impression d’être un
suborneur. Il fit rapidement ses adieux et rentra chez lui.
La nuit était noire, ce qui ajouta à son sentiment d’avoir commis un
méprisable forfait. Très vite cependant la nouvelle de ses relations avec
Aminata fit le tour de la concession.
Un soir Ivana se précipita dans sa case.
— Comme je suis heureuse de ce que je viens d’apprendre, s’écria-t-elle.
Il paraît que tu veux épouser mon amie Aminata Traoré ?
— Épouser ? grogna Ivan. C’est beaucoup dire.
— Quelles sont tes intentions ? interrogea Ivana avec sévérité. Elle est
jeune, elle est pure, elle mérite que tu en fasses ton épouse.
Cette insistance n’était pas entièrement innocente. En apprenant la liaison
de son frère, Ivana avait beaucoup pleuré. Son frère qui, croyait-elle,
n’appartenait qu’à elle depuis sa naissance. Son frère que d’aucuns
appelaient son amoureux. Puis elle se reprocha cette jalousie qui n’était pas
de mise. Son frère n’était pas sa propriété.
— Je ne te cacherai rien, lui expliqua Ivan. Les hommes éprouvent
certains désirs qui sont inconnus aux femmes.
Puis il serra sa sœur contre lui avec une passion que décuplaient sans
plaisir ses attouchements avec Aminata. Cet espace entre ses pectoraux était
creusé pour qu’elle y blottisse sa tête. Ses jambes étaient faites pour se
mouler le long des siennes. Son sexe, ah son sexe, Ivan n’osait y penser. La
mère et la jeune sœur d’Aminata ayant transporté leurs pénates Dieu sait où,
Ivan ne tarda pas à emménager avec elle. Vivre en sa compagnie ne
manquait pas d’aspects positifs. Elle faisait luire et reluire les boutons de
son uniforme de milicien. Elle lui confectionnait de grands boubous afin
qu’il puisse se détendre en revenant de la caserne. Elle cirait et faisait briller
ses chaussures, sans omettre de lui préparer des babouches afin qu’il repose
ses pieds. Toutes ces attentions cependant étaient irritantes. Est-ce
seulement à cela qu’une femme est bonne ? Par comparaison il songeait à sa
sœur, indépendante, gâtée par sa mère et qui ne savait rien faire de ses dix
doigts. Mais elle avait lu André Breton, Paul Éluard, René Char et était un
être cultivé.
Ivan s’ennuyait avec Aminata. Le repas terminé, il lisait son Coran,
notant les passages les plus difficiles afin de demander des explications à
Ismaël, son chef à l’Armée des Ombres. Pendant ce temps Aminata
regardait de stupides programmes à la télévision, habitude dont il n’avait
pas pris la peine de la guérir car au moins à ces moments-là elle se taisait.
Un soir elle s’approcha de lui avec une expression victorieuse qui lui fit
redouter le pire. Elle s’accroupit à ses pieds.
— J’ai une grande et belle surprise à te faire, dit-elle. Le Seigneur a béni
notre union. Je porte ton enfant.
Enceinte ! Déjà ! pensa Ivan avec horreur. Il n’y avait pas trois mois
qu’ils vivaient ensemble. Elle poursuivit sans se douter de l’écho que ses
paroles éveillaient en lui :
— Tata Rachida m’a palpé le ventre et elle pense qu’il s’agit d’un garçon.
Quelle fierté !
Le lendemain à la caserne Ivan, mal remis de ses émotions, revenait de
l’exercice quand on lui annonça qu’une visite l’attendait. C’était Ivana toute
surexcitée.
— Elle est enceinte, cria-t-elle. Tu dois l’épouser.
— Pourquoi ? rétorqua-t-il calmement. Est-ce que Lansana a épousé
notre mère quand elle s’est trouvée enceinte ? Est-ce que Maeva, notre
grand-mère, était mariée ? Je ne serais pas le premier homme à enfanter un
bâtard.
Là-dessus Ivana entra dans une violente colère à laquelle Ivan, bien sûr,
ne put résister et son mariage fut décidé. Des informations nous permettent
d’affirmer que la colère d’Ivana était feinte. Grâce aux explications éplorées
de l’innocente Aminata elle n’ignorait rien du comportement de son frère :
amant rétif, peu enclin aux caresses, préférant dormir la bouche ouverte
plutôt que s’intéressant au corps dénudé contre le sien.
— Il me donne le dos dans le lit, gémissait Aminata. Il me donne le dos
et je dois dormir à côté de cette montagne indifférente.
Ivana savait que son empire était intact. Ce restage n’était qu’un faux-
semblant destiné à cacher une passion que rien ne pouvait ébranler.
Le mariage d’Ivan dépassa en faste les célébrations de son baptême. Ce
ne fut pas seulement de tous les coins du pays qu’affluèrent des Diarra, des
Traoré, des parents, des amis, mais de tous les coins de la terre où ils
s’étaient dispersés pour trouver une subsistance. Tout le monde déplora
l’absence de Lansana. Comme il aurait été heureux et fier de voir son fils se
marier, jeter racines en terre malienne. Il était revenu à sa source.
Toutefois l’invitée la plus haute en couleur fut une sœur, une cousine, une
tante d’Aminata, on ne sait comment les appeler, Aïssata Traoré, qui
enseignait à l’Université McGill au Canada. Elle avait dû quitter
précipitamment le Mali après la publication de son premier livre, L’Afrique
à l’encan, et depuis faisait régulièrement paraître des brûlots politiques où
elle critiquait l’Afrique en général. C’était une fort jolie femme. On disait
qu’elle vivait avec un Canadien mais elle s’était bien gardée de l’emmener
avec elle. Ceux qui la croisaient dans les rues la suivaient longuement du
regard, intrigués par son accoutrement : un pantalon sarouel à larges fonds,
habit traditionnellement réservé aux hommes, et une tunique de coupe
militaire. Aïssata tenait table ouverte au Brelan d’as, un bar du centre-ville
où des dizaines de jeunes, séchant les cours de l’école normale supérieure,
se pressaient pour l’écouter. Pour la première fois Ivan éprouva une
attirance qu’il ne put dominer pour une femme. Il aimait la coupe de son
visage, ses formes graciles et harmonieuses à la fois et surtout le tour de son
esprit mordant et moqueur. Le soir venu, quand il la raccompagnait, il
imaginait qu’il pourrait passer la nuit auprès d’elle pour bavarder ou la
caresser, il ne le savait point. Il ne fut pas étonné quand Ismaël le chargea
de lui transmettre une invitation afin qu’elle vienne faire une conférence à
l’Armée des Ombres. D’abord Aïssata fit la difficile et ne donna son accord
qu’à la dernière minute la veille de son retour au Canada.
Quand elle se rendit au local de l’Armée des Ombres la cour était pleine
de monde. Des chaises et des bancs avaient dû être ajoutés. Les enseignants
au grand complet assis sur une estrade entouraient Aïssata. Elle prit la
parole de sa jolie voix à l’accent étranger :
— Je ne cherche pas à excuser, disait-elle à son audience, mais à
comprendre. Le djihadisme est le résultat de siècles d’oppression et
d’exclusion. Il n’est pas né avec la guerre du Golfe et les Bush, père et fils,
ne sont que des marionnettes. Il prend racine dans la colonisation et peut-
être même avant.
Soudain elle dressa un poing vengeur.
— Mais les djihadistes ne savent que tuer, tuer. La mort n’est pas une
réponse. Ce qu’il nous faut c’est engager une nouvelle forme de dialogue
entre les peuples, qu’il n’y ait plus ni dominants ni dominés.
En l’écoutant Ivan se mit à trembler de tous ses membres. Savait-elle où
elle se trouvait ? Connaissait-elle la vraie nature de ceux qui l’entouraient ?
Il suffirait qu’Ismaël fasse un signe aux innombrables porteurs de
kalachnikovs qui se baladaient en toute liberté pour qu’elle soit abattue.
Pourtant la soirée se poursuivit sans incident et se termina par une
standing ovation. Ensuite Ismaël et quelques membres de son équipe
conduisirent Aïssata à La Criée, un restaurant de poissons tenu par un
Marseillais, qui se vantait de ses cinquante années d’Afrique et que les
nombreux attentats n’avaient pas dégoûté. On mangea des huîtres arrivées
par cageot express et on se gorgea de boissons au gingembre car la majorité
des gens présents étant des musulmans ils ne touchaient pas à l’alcool.
Aux premières heures du matin Ismaël pria Ivan de raccompagner
Aïssata.
— Veille bien sur elle, sourit-il. Tu sais qu’à pareille heure tout peut
arriver.
En effet les rues de Kidal étaient couleur d’encre. Les lampadaires
plantés irrégulièrement éclairaient quelques carrés de trottoir. À part cela
une ombre épaisse régnait. Le cœur battant à tout rompre, Ivan prit le bras
d’Aïssata, et le trajet se fit sans encombre. Au moment de se diriger vers sa
chambre, elle lui prit la main et l’attira vers elle en murmurant :
— Tu le désires autant que moi. Pourquoi nous en priver ?
Le lendemain matin Ivan se réveilla tout seul dans son lit à moitié
recouvert d’un drap froissé. Il essaya de se mettre debout mais ses jambes
étaient flageolantes. Pourquoi flageolaient-elles ? On aurait dit qu’un
incendie avait ragé en lui et lui avait ôté toutes ses forces. Il parvint à entrer
dans la pièce voisine où en pleurant, Aminata embrassait Aïssata,
strictement vêtue d’un tailleur bleu marine et le manteau sur le bras,
cependant que le gardien chargeait des bagages dans un taxi. Ivan ne
comprenait rien à ce qui se passait en lui. Avait-il rêvé la fièvre et la passion
de la nuit qui venait de s’achever ? Comment était-il revenu se coucher
auprès de sa femme ? Pendant ce temps Aminata et Aïssata s’embrassaient
passionnément. Comme Aïssata s’engouffrait dans le taxi, Aminata fondit
en larmes.
— Elle n’est pas restée assez longtemps, gémit-elle.
Ivan ne sut que répondre. Oui, avait-il rêvé ? Désormais chaque matin il
se mit à guetter la bicyclette du facteur espérant une lettre d’Aïssata mais
elle ne lui donna jamais signe de vie. Il alla jusqu’à acheter son dernier livre
Le Viol d’un continent mais il ne put le lire au-delà de la page 10.
Peu à peu il tomba dans une ornière d’ennui. Aminata n’avait plus la tête
à faire l’amour, à mendier des caresses qui lui étaient dispensées
chichement. Elle ne se préoccupait plus que de ce qui se passait à l’intérieur
de son corps, promenant la main de son mari sur son ventre afin qu’il suive
les ébats de son fœtus.
— C’est un garçon, disait-elle. Regarde la forme de mon ventre. Et puis
le docteur l’a confirmé lors de la dernière échographie. Nous l’appellerons
Fadel. C’est un prénom que j’ai toujours adoré. C’était celui d’un petit
garçon transformé en oiseau par le magicien Soumahoro Kanté. Il parvenait
à s’enfuir de la cage où ce dernier l’avait enfermé. Est-ce que tu connais ce
conte ?
Ivan qui entendait cette histoire pour la centième fois faisait non de la
tête. Parfois il se surprenait à pleurer sans comprendre pourquoi.
Ce qui aurait pu le consoler était la présence de sa sœur, se jeter dans ses
bras et recevoir ses caresses. Or Ivana était invisible. Courtisée par une
demi-douzaine d’amoureux elle passait le plus clair de son temps à se
défendre contre leurs avances. Bref, pour Ivan, la vie n’avait plus de goût.
C’est alors qu’un événement inattendu et d’une extrême gravité se fit jour.
Un matin les miliciens furent convoqués dans une des salles de la caserne
Alfa Yaya. Ceux qui devaient partir faire de l’exercice n’y allèrent point.
Depuis la veille les permissionnaires étaient rappelés et ceux qui
patrouillaient dans le Nord à la recherche de terroristes étaient ramenés en
ville par camions entiers. À la fin de la matinée devant l’aréopage des
officiers au grand complet et en grande tenue Abdouramane Sow prit la
parole d’un ton solennel. Les expertises balistiques menées en Allemagne
avaient donné leurs résultats. On avait aujourd’hui la preuve que les
assaillants d’El Cobra, les auteurs du massacre de la salle de concert Ultra
Vocal, n’étaient pas des djihadistes mais des miliciens.
— Ils étaient quatre, martela-t-il. Deux armés de kalachnikovs dont nous
possédons les numéros, deux autres armés de Lugers qu’ils avaient dû se
procurer d’un trafiquant d’armes. Bientôt nous saurons le nom de toutes ces
crapules, nous les arrêterons et nous leur infligerons le châtiment qu’elles
méritent.
Ivan parvint à rentrer chez lui où grâce à la télévision allumée toute la
journée par les soins de Djenaba, la petite servante, il apprit qu’un couvre-
feu avait été déclaré. Couvre-feu ! Cela signifiait que personne ne devait
s’aventurer hors de son domicile à dater de 22 heures et qu’à partir de
20 heures des contrôles d’identité seraient effectués. Aminata n’était pas là
pour discuter de ce terrible évènement. Elle était, sans doute, occupée à
parler du contenu de son ventre avec une de ses amies.
Celui qui n’a pas expérimenté une grande peur ne sait pas comment l’être
humain se comporte à ces moments-là. Le sang devient alors plus vif, plus
alerte et circule mieux. Le cerveau est parcouru de décisions rapides dont il
pèse en un clin d’œil le pour et le contre. En un mot, l’intelligence
s’aiguise. Ivan comprit tout de suite qu’un terrible danger le menaçait et
qu’il devait s’enfuir au plus vite. Quitter la ville. Quitter le pays. Il rédigea
une lettre à l’intention de la seule personne qui comptait à ses yeux, Ivana,
et lui exposa rapidement son plan. Il ne partirait ni vers la frontière Nord, ni
vers l’Est ni vers l’Ouest, truffés de patrouilles de miliciens. Il emprunterait
de préférence la route du Sud et se dirigerait vers Gao d’où il lui serait très
facile d’atteindre Niamey au Niger. Arrivé là, son passeport de citoyen
français étant en règle, il n’aurait aucune difficulté à prendre un avion pour
la France. Dès qu’il serait installé à Paris il la ferait venir auprès de lui.
Quand il eut fini de rédiger cette missive, une pensée lui traversa l’esprit.
Aurait-il besoin d’argent ? Il savait qu’Aminata se méfiant des banques,
allez savoir pourquoi, gardait des sommes en liquide dans la commode de la
chambre. Il se précipita. Après avoir vidé quelques tiroirs il fit main basse
sur ce trésor et l’empocha sans remords. Par précaution, il décida de ne pas
s’attarder davantage chez lui. Il courut au foyer Cheikh Anta Diop vers
lequel les SDF de toutes sortes convergeaient. Une jeune fille portant un
épais foulard à la mode des djihadistes tenait le registre d’accueil. Elle
l’examina des pieds à la tête.
— Tu es un sans-abri, toi ? dit-elle moqueusement.
Ivan inventa sur-le-champ une histoire abracadabrante : il s’était disputé
avec sa femme et ne voulait pas passer la nuit sous le même toit qu’elle. La
jeune fille haussa les épaules pour signifier qu’elle ne croyait pas un mot de
ce récit, mais l’affecta à un dortoir surpeuplé.
Pendant la nuit il ne put fermer l’œil, dérangé par les bavardages et les
allées et venues de ceux qui prétendaient chercher le sommeil. De la fenêtre
ouverte parvenaient les miaulements des chats qui se disputaient une proie
ou un territoire et le bruit de la cavalcade des rats qui se poursuivaient.
Dès 5 heures du matin il gagna la gare des autobus. Hélas toutes les
voitures se rendant à Gao étaient déjà parties et il dut se rabattre sur un
autobus qui desservait les localités avoisinantes. Il jeta son dévolu sur El
Markham, petite ville située à cinq kilomètres de Gao, lui expliqua le
chauffeur, un gros plein de soupe qui se curait et se polissait les dents. Ivan
s’assit au dernier rang du véhicule et s’entoura le visage d’une sorte de
chèche afin de dissimuler ses traits. On n’atteignit El Markham qu’à la
tombée du jour.
Ivan aurait été dans un autre état d’esprit qu’il aurait certainement
remarqué la splendeur des paysages. Autour de Kidal ce sont les marches
du désert. Le sable est roi. Il se pare de couleur fauve, ocre ou mauve selon
la fantaisie du soleil planté droit dans le ciel comme un œil grand ouvert
sans un battement de paupières. Peu à peu la pierre réapparaît et ce sont des
falaises coupantes et acérées qui jaillissent. On s’arrêta pour manger dans
une auberge tenue par un couple d’Italiens. Le menu se composait d’une
soupe aux légumes, au poulet et à la polenta fort savoureuse. Ivan aurait
aimé s’entretenir avec ces patrons souriants et joviaux afin de comprendre
pourquoi deux Occidentaux laissaient derrière eux les splendeurs du
Capitole et de la Tour de Pise pour venir s’enfermer dans un trou pareil.
À part la moire du fleuve s’étendant à perte de vue le village d’El
Markham ne payait pas de mine : deux ou trois rues se coupant à angle droit
et bordées de cahutes en tôle ou en banco. Ses rues étaient fort animées,
parcourues par des hommes de tous âges parmi lesquels les passeurs
reconnaissables à leur mine importante circulant sur des motos
pétaradantes.
Ivan grelottait dans sa chemise de coton car la nuit était froide. Pour se
réchauffer il entra à La Bonne Table, restaurant exigu, sale et peu avenant
comme tout le reste de l’endroit. Dans un angle un téléviseur microscopique
grésillait. Au bout de quelques minutes un jeune homme vint s’asseoir à sa
table et lui adressa la parole.
— Excuse-moi, répondit Ivan. Mais je ne parle pas cette langue.
— C’est du bambara, grand frère, s’étonna le jeune homme. Tu es donc
un étranger ? D’où viens-tu ?
Cette question innocente ramena à la mémoire d’Ivan les années qu’il
avait vécues en Guadeloupe. Il en oublia toutes les ombres et elles se
parèrent de nostalgie. En ce temps-là il lui sembla qu’il était heureux et
plein d’insouciance. Il pensa surtout à sa mère.
— Ne m’appelle pas grand frère, répondit-il sèchement au garçon car sa
vie dans la concession de Lansana lui avait fait prendre en grippe cette
expression. Sache que je viens de très loin, de l’autre côté du monde. Et
toi ? Es-tu de Markham ?
Au lieu de lui répondre le jeune homme désigna le bagage posé à son
côté.
— Est-ce que c’est ta valise ? demanda-t-il. Est-elle bien fermée à clef ?
Portes-tu celle-ci dans un endroit sûr ? Autour de ton cou, par exemple ?
— Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ? fit Ivan agacé.
— C’est qu’El Markham est un endroit dangereux. On n’y trouve que des
voleurs, des arnaqueurs, des truands. Je sais de quoi je parle. Je m’appelle
Rahiri. Mon frère et moi, nous possédons une Jeep et nous faisons passer
les voyageurs depuis cinq ans. Nous connaissons tous les postes frontières
et tous les douaniers.
— Vous possédez une Jeep ? l’interrompit Ivan subitement intéressé.
Pourriez-vous m’emmener jusqu’à Niamey ou même jusqu’à Gao ? Mon
passeport est en règle. Ce que je cherche c’est un aéroport d’où l’on peut
prendre l’avion pour l’Europe.
Le jeune homme eut une moue.
— Niamey, c’est trop dangereux, trop de policiers par là, fit-il. Enfin
nous réfléchirons à tout cela quand mon frère sera de retour car c’est lui qui
décide.
Comme ils achevaient leur repas, un ragoût de mouton, un homme fit
irruption : gros, adipeux, chauve, portant des habits trop serrés pour lui.
Rahiri se leva précipitamment et courut vers lui.
— Voilà Ousmane, s’exclama-t-il. Mon grand frère. Est-ce que tu as fait
bon voyage ?
Sans lui répondre Ousmane tendit une main molle à Ivan et s’assit à leur
table. Rahiri lui exposa leur discussion. À son tour Ousmane hocha la tête
avec une moue négative.
— Niamey c’est trop dangereux, répéta-t-il. Mais nous en discuterons
demain. Je viens de faire plus de cinq cents kilomètres. Je suis mort de
fatigue. Allons d’abord nous reposer.
Les trois hommes sortirent dans la nuit à peine éclairée par un croissant
de lune. Ils descendirent la rue principale jusqu’à une sorte de place
circulant entre les hommes qui y étaient allongés sur des bancs publics, des
nattes ou à même le sol pierreux.
Arrivés devant une case qui portait une pancarte « Chambres à Louer »,
Ousmane tira une clef de sa poche et ils entrèrent à l’intérieur : trois
chambres à coucher d’une saleté repoussante, un cabinet de toilette creusé
en son mitan d’un WC à la turque. Une puissante odeur d’urine et
d’excréments prit Ivan à la gorge. Néanmoins, il se dit que dans les
circonstances qu’il traversait il ne pouvait être trop difficile. Aussi il entra
dans une des chambres à coucher et s’étendit sans protester sur le matelas
pneumatique que lui désignait Rahiri. Malgré la puanteur et les moustiques
il s’endormit aussitôt.
Il dormait depuis une ou deux heures quand la porte tourna doucement
sur ses gonds. Une femme entra vêtue d’une lourde burkha bleu marine.
Elle s’assit à côté d’Ivan et d’humeur joueuse, semble-t-il, commença à lui
mordiller l’oreille. Puis elle descendit jusqu’à sa bouche et lui délivra
plusieurs baisers. Ivan fut étonné de cette audace. Mais il était trop épuisé
pour résister.
— Enlève ce vêtement, lui dit-il. C’est ridicule.
Elle lui obéit, rejeta le lourd voile bleu qui l’entourait et il se trouva
étreindre un squelette. Terrifié il se précipita vers l’interrupteur. La pièce
sordide était vide. Ce n’était qu’un rêve. Un mauvais rêve.
Quand il se réveilla pour la seconde fois, des rais de lumière cernaient la
fenêtre. Il appela ses compagnons mais ils ne répondirent pas. La case était
déserte. Rahiri et Ousmane avaient disparu. Sa valise aussi, il s’en aperçut.
Il courut au-dehors. À présent le ciel était bleuâtre. Les hommes qui
dormaient sur la place avaient roulé leurs nattes et se lavaient le visage à la
fontaine publique. L’un d’entre eux, les joues couvertes de mousse
savonneuse, se rasait en sifflotant. Pas de Rahiri. Pas d’Ousmane. Comme
un dératé, Ivan se précipita à La Bonne Table où il avait dîné la veille. Le
restaurant était clos. Il secoua à coups de pied furieux le rideau de fer qui le
fermait mais personne ne répondit à ce vacarme. Toujours pas de Rahiri ni
d’Ousmane. Ivan fit en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir,
s’aventura dans les rues voisines dont une était moqueusement baptisée rue
Général de Gaulle. Au bout d’un moment il dut se résigner : il s’était
conduit comme un nigaud. Il s’était fait avoir comme un bleu. Les deux
hommes l’avaient dévalisé.
Que fait-on quand on se retrouve sans papiers, sans argent, sans amis à
des kilomètres de chez soi ? On pleure. On ne peut que pleurer. Assis sur un
banc public Ivan ne savait pas que son corps contenait autant de larmes.
Peu à peu cependant un peu de courage lui revint au cœur. Avant de
s’estimer battu, il lui fallait tout de même essayer d’agir. Rahiri et Ousmane
ne s’étaient pas volatilisés. Ils avaient dû laisser des traces. Quelqu’un les
connaissait dans le coin. La veille au dîner le serveur leur avait parlé
comme à des clients familiers. Résolument Ivan se releva et se dirigea de
nouveau vers La Bonne Table. Comme il s’en approchait un homme, un
Blanc, arriva à sa hauteur, s’immobilisa à sa vue l’air stupéfié et lui saisit le
bras en soufflant :
— Ne restez pas là, venez avec moi.
Ivan essaya de se dégager.
— Vous êtes fou ! Lâchez-moi !
L’homme regarda de droite et de gauche et baissant la voix l’interrogea :
— Vous êtes bien Ivan Némélé ? Je viens de vous voir à la télévision.
Votre tête est mise à prix.
— Quoi ! hurla Ivan, retrouvant aussitôt l’usage de ses jambes.
Il se mit à courir la main dans celle de l’inconnu.
Les deux hommes s’engouffrèrent dans une Jeep déglinguée, garée non
loin.
Le Blanc était maigre, ascétique même, le visage émacié, les yeux d’un
bleu vif. Ses longs cheveux grisonnants bouclaient jusqu’à ses épaules. Un
vrai Jésus-Christ, quoi ! Il fit rugir le moteur de sa voiture en démarrant
comme un bolide.
Après quelques minutes il tendit la main à Ivan.
— Je suis Alix Alonso, se présenta-t-il. Il paraît que vous êtes
responsable de l’attentat qui a mis à mort un certain Boris Kanté dit El
Cobra.
À l’extérieur de la voiture, décor de carte postale : ciel bleu où le soleil
prenait lentement sa place, fleuve étincelant et sans rides, falaises de pierre
rougeâtre. À l’intérieur, conversation fiévreuse entre deux hommes
surexcités.
— Moi ? s’écria Ivan. Jamais de la vie. Je n’ai pas commis ce crime !
Il savait en effet que l’on doit toujours clamer son innocence même dans
les pires circonstances.
— Vous serez en sécurité chez nous, reprit Alix Alonso. Je vis seul avec
ma femme et nous ne recevons jamais personne.
Pendant une dizaine de kilomètres la voiture longea le fleuve.
Brusquement elle lui donna dos, vira à gauche, et s’engagea sur un chemin
pierreux et cahoteux. On passa sous une arche sur laquelle étaient écrits les
mots suivants : « The Last Resort ». Ivan eut beau faire appel à ses
souvenirs de collège, il ne comprit pas ce qu’ils signifiaient.
À un détour une maison de pierres apparut, spacieuse mais sans beauté,
entourée d’une large terrasse, abritée par des parasols à rayures jaunes. Une
femme s’y tenait, à moitié étendue dans un fauteuil, le dos reposant sur une
pile de coussins. Ses pieds étaient enveloppés dans des chaussons de laine
bleu marine sans semelle comme si elle ne les utilisait pas.
Alix expliqua à Ivan :
— C’est ma femme, Cristina. Elle ne peut se déplacer.
Cristina possédait les mêmes yeux bleus que son mari et son sourire était
empreint d’une grâce singulière. Ses traits se décomposèrent comme son
mari lui expliquait les circonstances dans lesquelles il avait rencontré Ivan
et qui il était.
— Vous ne craignez rien avec nous, assura-t-elle à son tour. Alix a dû
vous le dire : nous ne recevons personne.
Là-dessus Alix prit familièrement le bras d’Ivan et le conduisit à
l’intérieur. L’ameublement sommaire ne manquait pas de charme. Alix
précédant Ivan ouvrit la porte d’une chambre à coucher confortable donnant
sur un pan de jardin.
— Vous êtes ici chez vous, répéta-t-il avec un grand sourire.
Ivan découvrit avec le plus vif étonnement qu’Alix et Cristina quittaient
rarement The Last Resort. Ils n’avaient pas d’amis, pas de domestiques
travaillant pour leur compte. Pour distraire Cristina, Alix possédait un
téléviseur gigantesque et des plus sophistiqués grâce auquel on voyait les
chaînes les plus improbables, par exemple, celle de Wallis et Futuna. On
assistait à des réunions interminables où le roi décorait certains de ses
sujets. C’est ainsi qu’Ivan fut tenu au courant du tsunami qui déferlait sur
Kidal depuis son départ. Birame et ses deux jeunes frères avaient été arrêtés
à Djenné où ils s’étaient réfugiés chez un parent. Curieusement Ismaël
n’avait pas été inquiété. Ni aucun membre de l’Armée des Ombres. Ce qui
déchira et fit saigner son cœur, c’est qu’après son départ Ivana et sa femme
Aminata avaient été jetées en prison. Il ignorait qu’elles n’y étaient pas
demeurées longtemps car elles possédaient toutes deux des alibis
imparables. Le soir de l’attentat qui avait causé la vie à El Cobra, les
infirmières de l’hôpital Soundjata Keita pouvaient jurer qu’elles donnaient
la bouillie aux tout petits avant de les mettre au lit. Les mauvaises langues
chuchotaient une toute autre histoire : elles soutenaient qu’Abdourhamane
Sow était amoureux de la très belle Ivana qu’il aurait souhaité prendre
comme deuxième épouse et l’avait rapidement fait libérer avec sa belle-
sœur.
— Laisse cette effervescence, conseillait Alix à Ivan. Quand les choses
seront calmées j’irai moi-même chercher ta sœur à Kidal. Je la conduirai
ici. Puis vous prendrez tous deux l’avion à Niamey qui n’est situé qu’à cinq
cents kilomètres environ.
— Tu l’oublies ! Je n’ai pas de passeport, gémissait Ivan.
Alix faisait moqueusement :
— Je t’en trouverai un, promettait-il. Lequel préfères-tu ? Libyen,
Libanais, Syrien, rien n’est plus florissant que l’industrie des faux
passeports dans ce pays.
Cristina pressait la main d’Ivan et l’interrogeait doucement :
— Ivana, c’est ta sœur jumelle, n’est-ce pas ? Comme je suis la jumelle
d’Alix.
Ivan n’avait qu’un regret. Que n’avait-il fait l’amour avec Ivana avant
d’être séparé d’elle ! Toutes ces années de passions platoniques étaient
absurdes ! Quand il la retrouverait, il se vengerait ! Il la ferait crier, hurler,
se tordre sous lui ! Mais la reverrait-il un jour ? Il était peut-être puni à
cause de sa faute réelle ou imaginaire avec Aïssata. Par moments il pleurait
à chaudes larmes.
Alix Alonso et Cristina Serfati se connaissaient depuis le berceau car ils
étaient les rejetons de deux familles d’acrobates qui se produisaient au
cirque La Septième Merveille. Ils étaient nés le même jour de la même
année, ce qui les autorisait à penser qu’ils n’étaient pas simplement faits
l’un pour l’autre mais qu’ils étaient une seule et même personne. À dix-huit
ans ils s’étaient mariés ne pouvant repousser plus longtemps la fusion de
leurs êtres.
Le cirque La Septième Merveille avait été créé à Bordeaux en 1758 par
Thibault de Poyen. Nous savons que c’était un métis, fils d’une femme de
ce qui devait devenir le Nigeria et d’Aymery de Poyen, un Français qui
pourchassait des esclaves en Afrique. Le petit Thibault fut emmené vivre en
France très jeune et nous possédons toutes les lettres que sa mère, Ekanem
Bassey, écrivit afin de s’inquiéter de sa condition. Nous ignorons cependant
les raisons qui pourraient expliquer la naissance de ce cirque. Est-ce la
nostalgie de Thibault, son regret de sa mère ou de sa terre perdue qui le
poussèrent à sa majorité à collectionner des bêtes sauvages, des dompteurs,
des acrobates et des danseurs de tous genres. Toujours est-il que le cirque
La Septième Merveille devint de plus en plus populaire. L’été il distrayait
les enfants du midi de la France. L’hiver il se rendait dans les régions
francophones d’Afrique. Les deux pays dans lesquels il eut le plus de
succès étaient l’Algérie et le Mali où il plantait ses tentes colorées près de
Bamako. Malheureusement la colonisation qui détruit toute chose l’avait
tué comme le reste cependant qu’à travers le monde le goût pour le cirque
diminuait, disparaissait.
Quand La Septième Merveille ferma définitivement ses portes en 1995
Alix et Cristina n’eurent aucune difficulté à se faire recruter par le cirque
Barnum aux États-Unis d’Amérique. Malheureusement, la veille de leur
départ, lors du gala d’adieu, Cristina qui exécutait un numéro de voltige eut
un terrible accident. Elle en réchappa mais demeura paraplégique. Alix et
elle vendirent tout ce qu’ils possédaient en France et décidèrent de se
réfugier au Mali qu’ils avaient connu petits avec leurs parents.
Les premières années ne furent pas roses. Ils n’aimaient pas la ville où ils
vivaient, mélange de traditions corsetées et d’outrances nées de la société
de consommation. En outre Alix s’épuisait, tiraillé entre son travail dans
une fabrique de cosmétiques tenue par des Allemands et les soins constants
qu’il dispensait à Cristina dont il ne permettait à personne de s’approcher.
Au bout de quelques années il eut un coup de bol, cela arrive. Il découvrit
une formule originale pour fabriquer le beurre de karité et la vendit à ses
patrons à prix d’or. Alors avec sa femme il acheta un morceau du désert et
le transforma en oasis. À force d’amour, Alix parvint à rendre à Cristina une
partie de l’usage de ses bras mais ce fut tout.
Ivan n’avait jamais été proche des Blancs. C’était une espèce qu’il voyait
de loin à la Guadeloupe. Certes il n’éprouvait aucune agressivité à leur
endroit. Car malgré les leçons de M. Jérémie, pour lui la colonisation
demeurait une notion abstraite. Aussi il lui semblait que des gens de même
couleur avaient été davantage les artisans de son malheur. Les Blancs
étaient simplement des êtres mystérieux qui parlaient le français avec un
étrange accent. Avides de soleil, ce soleil qui fait tant de mal, ils
s’entassaient sur les plages à toute heure du jour et s’alignaient le long des
trottoirs pour regarder les défilés du carnaval. Pour la première fois il se
trouva dans l’intimité d’un couple de Blancs.
Au début Cristina était mal à l’aise avec lui. Elle tressaillait au son de sa
voix, de ses rares éclats de rire. Une fois la semaine, quand Alix se rendait à
El Markham pour renouveler les provisions, elle n’aimait pas rester seule
avec lui. Peu à peu cependant cette glace avait fondu et elle devint plus
accueillante. Ivan se surprit à la trouver belle avec son teint laiteux, son
extrême minceur et ses cheveux, que pas un fil blanc n’osait déparer, coulée
brune qui retombait jusqu’à ses épaules. Sans partager avec Alix l’intimité
de ses soins, il commença à la faire manger et boire comme un bébé. Il
pelait ses fruits. Il poussait son fauteuil sur la galerie et descendait au jardin
pour lui faire admirer les fleurs qui venaient d’éclore. À l’heure de la sieste,
retrouvant sans le savoir les gestes de ses ancêtres, il l’éventait afin qu’elle
n’ait pas trop chaud. Ses sentiments pour Cristina étaient un mélange de
tendresse, de compassion, ah qu’elle avait souffert ! et aussi de désir, oui de
désir, quand elle laissait paraître des coins veloutés de sa peau.
Il feuilletait avec elle des albums de photos qui la représentaient alors
qu’elle était acrobate, son corps magnifique rehaussé par un maillot noir.
— Je ne saurais dire ce que j’éprouvais, racontait-elle, quand je me
trouvais là-haut dans les cintres, la salle de cirque étincelant de lumières à
mes pieds. J’imagine que c’est cela qu’on éprouve au moment de la mort :
l’esprit s’envole et laisse derrière lui le corps, enveloppe grossière et
malhabile. Je me sentais pareille à une divinité.
C’est peu dire qu’Alix et Cristina s’adoraient. Ils étaient tout l’un pour
l’autre. Ils étaient frère, sœur, père, fille et amants, réalisant cette fusion
profonde qu’Ivan avait rêvé d’atteindre avec Ivana. Un après-midi qu’ils
prenaient le frais sur la terrasse Cristina lui déclara :
— Tu es le fils qu’Alix et moi n’avons pas pu avoir. Tu es tout ce qui
nous manquait.
Il éclata de rire.
— Votre fils ? Moi, un Noir ! Vous deux Blancs.
Elle le regarda au plus profond des yeux.
— Noir, blanc ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce sont des mots qui
divisent que les êtres humains ont inventés pour se faire du mal. La couleur,
cela n’existe pas. Je te répète, tu es notre fils, voilà tout.
La nuit se jetait voracement sur The Last Resort. C’était quotidiennement
le même psychodrame. Le soleil, mortellement blessé, courait se réfugier
dans un coin de la voûte céleste, non sans avoir répandu de longues coulées
écarlates. Sa rivale, la lune, ne parvenait pas à le remplacer. Elle avait beau
enfler, enfler. Elle finissait toujours par disparaître. Alors la noirceur
s’installait.
Souvent Cristina se faisait promener le long du fleuve qui ne coulait pas
bien loin. Elle guettait ses remous, assurant qu’ils étaient causés par des
batailles des grands lamantins venus des eaux froides du Nord, et restait des
heures à les observer. Alix avait beaucoup de mal à la faire rentrer, lui qui
n’aimait pas l’opacité impénétrable qui s’installait tout partout.
Généralement revenu à la maison, avant de se séparer, le trio buvait une
tasse d’une odorante infusion au tamarin que préparait Alix. Puis Cristina et
lui déposaient un baiser sur le front d’Ivan et se dirigeaient vers leur
chambre à coucher. Quant à Ivan il regagnait sa piaule sous les toits.
Un soir tout changea. Alix repoussa sa tasse à moitié pleine.
— Cessons de nous jouer la comédie, déclara-t-il. Ivan, tu viens avec
nous.
Là-dessus il se leva, poussant devant lui le fauteuil roulant de Cristina.
Ivan eut la franchise de s’avouer qu’il n’attendait que ce moment-là. Sans
émettre la moindre protestation il se leva à son tour et lui emboîta le pas.
Nous entendons les critiques des bien-pensants qui se prétendent choqués
par ce ménage à trois. C’est qu’ils ignorent combien ces heures-là furent
baignées de poésie. Combien la tendresse fut dispensée à pleines mains. Le
corps de Cristina était celui d’une jeune fille avec ses seins haut perchés,
son ventre plat, ses jambes aussi harmonieuses que les colonnes d’un
temple. Celui d’Alix au contraire était puissant et râblé. Ivan lui était un
jeune taureau susceptible de satisfaire l’humanité tout entière. Ils s’aimèrent
jusqu’au matin sans parvenir à se rassasier l’un de l’autre. Désormais cela
devint une habitude.
Clouée toute la journée dans son fauteuil d’invalide, incapable de
mouvoir ses jambes, Cristina rêvait dans son sommeil une vie entièrement
différente de celle qu’elle connaissait réellement. Chaque matin elle en
faisait le récit à ses deux amants qui étaient aussi ses deux fils puisqu’elle
leur livrait la douceur de ses seins étonnamment jeunes et vigoureux :
— Mon corps était aussi léger, aussi fluide qu’une boule de kapokier, leur
disait-elle. Je zigzaguais à travers le ciel. Parfois je m’asseyais sur un nuage
et me balançais d’avant en arrière. De mon perchoir je voyais la terre
craquelée de soleil. Par jeu je descendais me poser à la tête d’un arbre.
J’aimais tout particulièrement les flamboyants ou les jacarandas. J’aimais
aussi le parfum des ylangs-ylangs, celui des buissons de roses Cayenne et
d’arums. Parfois je descendais encore plus bas et il me prenait fantaisie de
faire la course avec le foufou-phalle vert. À tous les coups j’arrivais bonne
dernière bien qu’il s’arrêtât pour butiner chaque fleur.
Quand il se trouvait seul avec Ivan Alix fondait fréquemment en larmes.
— C’est de ma faute. Oui, c’est de ma faute ce qui lui est arrivé. Je
n’aurais jamais dû la quitter d’une semelle. Au lieu de cela je l’ai laissée
faire ses explorations seule à travers l’espace.
Ivan séchait ses pleurs.
— Ne dis pas de bêtises. Ce qui lui est arrivé n’est sûrement pas de ta
faute.
Un jour Alix le fixa dans les yeux.
— Tu ne sais pas ce qui s’est passé lors de cette soirée de gala où elle a
eu son terrible accident. Nous devions monter ensemble dans les cintres,
faire un vol plané et couvrir les spectateurs de pétales de roses rouges. Mais
avant le numéro j’ai eu un malaise. Alors je l’ai laissée partir seule. Tu vois
que je suis coupable.
Déconcerté, Ivan le serra dans ses bras, ne sachant quelle parole trouver
pour le consoler.
Quatre semaines s’écoulèrent dans cette félicité parfaite. Ivan avait
l’impression de trouver réunies dans Cristina une mère, une sœur, une
amante tandis qu’Alix lui paraissait un double, un peu effrayant, excitant la
sauvagerie de son désir. Seule l’absence d’Ivana le faisait souffrir. Ah ! Eût-
elle était présente que ç’aurait été le bonheur parfait, la plénitude infinie.
Nul ne s’attendait à ce qu’Alix retrouve la trace de Rahiri et d’Ousmane.
C’est ce qui arriva par le plus grand des hasards. Un mardi où il se trouvait
au marché d’El Markham il vit du côté du coin des fripes deux hommes qui
ressemblaient parfaitement à la description qu’Ivan en avait donnée. Il les
menaça du Mauser qu’il portait continuellement entre chair et chemise. En
réalité ce port d’arme était un leurre. Alix était un non-violent. En mai 68
alors que CRS et étudiants se livraient une guerre à mort dans les rues de
Paris, Cristina et lui avaient fondé une association appelée Sur les traces du
Mahatma Gandhi. Ils s’étaient aussi farouchement opposés à la guerre en
Algérie et avaient pris le parti des insoumis. À la vérité ce Mauser causa
son petit effet.
Rahiri et Ousmane se mirent à table. Ils reconnurent avoir dévalisé Ivan.
Ils avaient vendu sa valise et ses vêtements qui étaient de qualité mais ils
gardaient encore son passeport, un passeport français dont ils espéraient
tenir un prix d’or. Rahiri et Ousmane furent d’accord avec Alix qu’il ne
fallait pas mêler la police à cette affaire et en échange de son silence ils lui
proposèrent de conduire Ivan jusqu’à Niamey. Ils connaissaient des endroits
de la frontière où ne se trouvait ni poste de police ni poste de douane.
En entendant ce récit Ivan bondit.
— Ils n’auront rien de plus pressé, s’écria-t-il, que de me livrer à la
milice et d’empocher la récompense.
Alix secoua fermement la tête.
— Au risque de te décevoir, je te dirais qu’ils ne savent pas ce que tu as
fait à Kidal et que tu es recherché par la milice. Les gens regardent la
télévision sans la voir. Ils t’emmèneront jusqu’à Niamey où tu prendras
tranquillement ton avion pour la France. Une fois-là tu écriras à ta sœur de
venir te rejoindre.
Sous ses apparences le trio était dévasté. Ivan allait donc partir. Que
deviendraient Alix et Cristina privés de sa jeunesse, de sa beauté, de son
ardeur. Le temps qui suivit se passa dans le plus profond désarroi.
La veille du jour où Ousmane et Rahiri devaient venir le chercher Alix
conduisit Ivan dans une petite pièce soigneusement cadenassée à l’arrière
de la maison. Il fit glisser une cloison et découvrit un véritable arsenal de
guerre : des mitraillettes, des fusils, des pistolets. Comme Ivan ne cachait
pas sa stupeur, il expliqua :
— Tu le sais je suis un non-violent. Mais je n’allais pas rester dans un
endroit aussi isolé seul avec une femme handicapée. En cas d’agression je
devais au moins faire mine de me défendre.
Là-dessus il lui remit un Luger qu’Ivan replaça soigneusement dans son
étui de cuir noir.
— Tiens, reprit-il, lui tendant aussi une enveloppe lourdement chargée.
Tu en auras bien besoin.
L’enveloppe contenait une liasse de dollars. Ivan se demanda comment
trouver des mots de remerciements assez vifs. Il comprit ce qu’avait
éprouvé Adam lorsqu’il avait été chassé du paradis terrestre. The Last
Resort était un havre de paix d’où le destin le poussait aux épaules afin
qu’il reprenne le cours chaotique et peu heureux de sa vie.
Pendant ces quatre semaines il avait connu l’intimité de deux êtres hors
du commun et avait vécu avec eux une relation profonde et complexe. Alix
et Cristina ne savaient rien de lui et cependant ils lui avaient ouvert les bras.
Les reverrait-il un jour ? Peut-être jamais sur cette terre. Peut-être dans ce
monde invisible que nous promet la religion.
Le lendemain Rahiri et Ousmane frappèrent à la porte du Last Resort à
4 heures du matin. Malgré sa douleur Alix, toujours généreux, leur avait
préparé pour la route des sandwiches. Cristina sanglotait et couvrait de
baisers les joues d’Ivan.
Cependant Alix s’était trompé sur toute la ligne. Rahiri et Ousmane
savaient parfaitement qui était Ivan et n’ignoraient rien du chiffre de la
récompense attachée à sa capture. Dès qu’ils furent à bonne distance du
Last Resort, ils se jetèrent sur Ivan, lièrent sauvagement ses poignets et ses
chevilles avec de fortes cordelettes de chanvre, enfoncèrent sur sa tête une
épaisse cagoule afin que l’on n’entende pas ses cris et prirent la direction de
Kidal pour le livrer aux miliciens.
Ce qu’Alix ignorait en outre, c’est que ces deux forbans avaient
l’intention de révéler la cache où Ivan s’était abrité et avaient fait un parfait
croquis du Last Resort pour le remettre à Abdourhamane Sow.
Et Ivana, vous demandez-vous ? Que devient-elle ? Nous n’entendons
plus rien à son sujet. Pardon, ami lecteur. C’est qu’elle est moins mêlée à
ces tristes évènements que son frère. Nous craignons de composer un récit
fort ennuyeux en nous appuyant sur l’emploi de temps de l’hôpital
Soundjata Keita où elle travaillait. Six heures du matin : éveil des petits.
Mis sur le pot afin qu’ils apprennent à s’y tenir et s’en servir. Petit
déjeuner : bouillie de mil et galettes de sorgho. Longues heures d’exercices
de nature à éveiller l’esprit. Déjeuner : bouillie de mil, poisson fumé, œufs
durs, boisson au gingembre. Sieste, fin de la sieste, jeux éducatifs. Lectures
de livres de jeunesse. Temps libre. Vingt heures : coucher.
Vous voyez cette routine n’est pas bien attirante. Cependant en y
réfléchissant nous nous apercevons de nombreuses lacunes dans notre récit.
Ainsi nous n’avons pas parlé du comportement d’Ivana lors de la mort de
Lansana. À la différence de son frère Ivana s’était attachée à son père. Elle
s’était même aperçue qu’il avait manqué à son enfance, qu’il était cause du
sentiment de vulnérabilité et de précarité qui avait assombri ces années-là.
Alors qu’Ivan quittait la case quand il le voulait pour des jeux avec des va-
nu-pieds comme lui – jeux qui duraient des heures et dont il revenait
couvert de plaies et de bosses, les habits déchirés – elle demeurait près de sa
mère à lire sagement des livres empruntés à la bibliothèque de l’école. De
même elle le rendait responsable de la condition de sa mère qui revenait du
travail vannée, les jambes lourdes, se jetant sur une chaise pour souffler
avant de s’activer à la préparation du dîner. Toutes ces rancœurs, toutes ces
tensions, s’étaient effacées quand elle avait vu Lansana à l’aéroport et qu’il
l’avait appelée tendrement « Ma fille ». Dès lors elle n’avait plus connu
qu’un souci : être fidèle à ce qu’il attendait d’elle. Aussi à sa mort elle
pleura beaucoup et reçut avec affliction les condoléances des parents et des
amis.
En hommage, elle avait décidé de reprendre ses activités et avait créé
avec l’aide de la Fondation Jean Belucci, du nom d’un Suisse qui avait
légué sa fortune considérable au pays, des archives sonores baptisées Sons
du Mali. Il ne s’agissait pas seulement de recenser les griots vivants et de
répertorier leurs airs les plus réussis, il fallait aussi rechercher les défunts
qui en leur temps avaient impressionné leur communauté et fait œuvre
valable. Pour cela, Ivana se rendait dans les villages les plus reculés et
s’efforçait d’y débusquer les talents qui se cachaient.
Nous avons très peu parlé d’Ivana lorsque son frère décida de se mettre
en ménage avec Aminata Traoré. Comme tout le monde elle avait entendu
les ragots qui circulaient autour d’Ivan et en avait beaucoup souffert. Elle
savait qu’il n’était nullement homosexuel et aurait pu expliquer les raisons
de son comportement vis-à-vis des femmes. Elle était cependant bien
obligée de garder le silence. En effet qu’y a-t-il de plus condamnable aux
yeux du vulgaire ? Être homosexuel ou être incestueux ? Hypocrites qui
prétendaient ignorer, ainsi que l’écrit si justement François Mauriac, que
toute famille est un nœud de vipères ! Le père désire et viole la fille. Le fils
convoite la sœur. Quant à la mère et au fils, l’affaire est largement connue.
La décision de vivre avec Aminata lui parut un subterfuge efficace grâce
auquel elle retrouva la paix et le bonheur pendant quelques mois.
Lorsque son frère se décida à épouser Aminata, bien qu’elle l’ait poussé à
contracter cette union, elle pensa en son for intérieur qu’il en faisait trop.
Qu’Aminata soit enceinte ne lui paraissait pas un argument de poids. À Dos
d’Âne un enfant sur deux ne connaissait pas son père. Au cas où il savait le
nommer, c’était comme celui d’une divinité qu’il révérait de loin.
Ce qui lui porta un coup fatal ce fut la découverte qu’Ivan était devenu
un terroriste et avait sans doute pris part à l’assassinat d’El Cobra.
Brusquement tout se changeait en cendres. Où était Ivan ? Où se cachait-
il ? Avait-il pu atteindre Niamey afin de gagner la France comme il le
souhaitait dans la lettre qu’il lui avait griffonnée ? Dans son désarroi
extrême, elle se rendit chez Malaika, une voyante réputée, afin de percer les
secrets du destin. Malaika habitait au quartier de Kisumu Banco, quartier
que nous connaissons déjà, et venait du Bénin, pays apprécié pour ses
devins et ses sorciers. Elle avait longuement vécu dans la banlieue
parisienne et pris soin de la carrière d’hommes politiques de droite très
connus. Quand ils avaient été battus aux dernières élections elle s’était
retrouvée dans la misère et avait dû rejoindre sa sœur qui habitait au Mali.
C’était une femme aux formes volumineuses, pas loin de cent kilos, qui se
déplaçait toutefois avec une grande légèreté.
Comme tous ceux qui prétendent percer les secrets de l’invisible elle
alluma une bonne dizaine de bougies autour d’elle, resta un moment
silencieux puis déclara :
— Je ne vois que du sang, du sang autour de moi. Pour savoir d’où il
vient, ce qui en est la cause, tu dois me porter de l’argent.
Là-dessus elle énonça une somme si considérable qu’Ivana bondit.
Comment parviendrait-elle à se la procurer, elle qui ne connaissait que des
meurs-la-faim, des griots sans le sou, riches seulement d’accords
musicaux ? Elle sortit en titubant de la case de Malaika bien décidée à ne
jamais plus la solliciter.
Nous avons déjà décrit le quartier de Kisumu Banco, populeux, sale,
bruyant de toutes les musiques du Tiers Monde. On distinguait des airs de
reggae, de salsa, mêlés aux éclairs du hip-hop et aux récitations lugubres du
rap. Des hommes en quête d’aventure abordèrent cette jolie femme qui
semblait-il ne craignait pas la nuit.
C’est le lendemain que des policiers vinrent l’arrêter. Fort civilement ils
la conduisirent jusqu’à la 4 × 4 rangée où se trouvait déjà Aminata. Les
deux femmes s’étreignirent en pleurant, cependant qu’Aminata soufflait :
— Aïssata m’avait bien dit de me méfier de lui car il fréquentait de
drôles de gens.
L’après-midi de son arrestation comme Ivana se morfondait dans sa
cellule Abdourhamane Sow fit irruption. Elle le connaissait,
Abdourhamane. Elle n’avait rien fait pour attirer l’attention de ce soupirant
qui possédait déjà deux femmes dont l’une fort jolie était originaire de
Mogadiscio. Un jour qu’elle s’était rendue à la caserne Alfa Yaya afin
d’admirer les exercices militaires des miliciens, elle lui avait tapé dans
l’œil. Il avait insisté pour l’inviter chez lui à vider un verre de bissap avec
son frère Ivan : ameublement luxueux, divans de cuir blanc alternant avec
des divans de cuir violet, riches tentures suspendues aux murs.
— C’est là une de nos meilleures recrues ! avait-il dit en flattant Ivan du
regard.
Ivana qui n’ignorait pas combien son frère détestait les postures
militaires fut étonnée de cette remarque. Abdourhamane Sow sautait déjà à
un autre sujet et décrivait les années qu’il avait passées en Haïti :
— C’est une île merveilleuse, déclarait-il, dont la créativité ne cesse de
surprendre. Dans les marchés de Port-au-Prince on vend de la peinture
naïve. Savez-vous ce que c’est un peintre naïf ?
À cette question ni Ivana ni Ivan n’était capable de répondre. En
Guadeloupe ils avaient côtoyé beaucoup d’Haïtiens qui n’étaient pas des
peintres mais de pauvres hères, exploités, humiliés par leurs dirigeants et
exerçant pour survivre les métiers les plus serviles. Vica, la compagne de
Lansana, leur avait dressé, elle aussi, le tableau des souffrances de son
peuple.
Abdourhamane continuait :
— Chez eux l’art est une potion magique qui malgré les vicissitudes de la
vie donne force et courage à ceux qui s’en abreuvent.
Malgré son mutisme lors de cette visite, Ivana était devenue pour
Abdourhamane un objet de passion. Il était même allé jusqu’à demander sa
main à Lamine Diarra qui depuis la mort de Lansana faisait office de grand
aîné dans la concession.
Ce soir-là quand il entra dans la cellule Abdourhamane arborait une mine
des plus graves.
— Tu es libre, dit-il à Ivana en lui désignant la porte de sa cellule.
Libre ? Elle le regarda avec stupeur. Il reprit, la fixant de ses yeux de
braise :
— Je t’aime trop pour te faire du mal. Rentre chez toi.
— Est-ce que cela veut dire que mon frère est innocent ? demanda Ivana.
Abdourhamane secoua gravement la tête :
— Non, il est coupable, nous en avons la preuve.
Ivana était donc retournée dans la concession Diarra où personne ne
l’attendait et où déjà certains se réjouissaient de son emprisonnement.
Depuis elle vivait dans des limbes, se vêtant machinalement, se nourrissant
de même et s’occupant sans les voir des enfants dont elle avait la charge.
Pour partager la solitude chaque soir elle dînait tristement avec Aminata qui
à présent parait Ivan de toutes les qualités. À l’en croire il était tendre,
attentionné, toujours prêt à faire l’amour. Ivana qui savait que tout cela
n’était que menterie ne prenait pas la peine de la contredire. Assaillie par
d’autres pensées, elle finit par lui demander :
— N’avais-tu rien remarqué de nouveau dans son comportement ? T’a-t-
il semblé qu’il se radicalisait ?
Aminata eut un geste d’ignorance.
— Radicalisé ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il se comportait en bon
musulman, voilà tout. Il ne manquait jamais ses prières, il lisait son Coran.
Si tu vois comme l’exemplaire qu’il a laissé derrière lui est annoté ! Il ne
fumait pas, il ne buvait pas, il faisait la charité. C’est cela être radicalisé ?
Ivana n’en savait pas davantage. Elle rentrait chez elle par les rues noires
et désertes. Quand elle arrivait à la concession Diarra, celle-ci ne dormait
pas. Jusqu’aux premières heures du matin, elle vivait d’une vie palpitante et
bruyante. Certains jouaient de la kora pour accompagner leurs chants
traditionnels. D’autres jouaient aux dames et surtout aux cartes. À la belote.
Des exclamations suraiguës traversaient l’air :
— Belote ! Rebelote ! Atout cœur !
D’autres enfin débattaient tristement du sujet qui accaparait tous les
esprits : à la suite de l’état de l’Afrique l’exode des migrants vers l’Europe.
— Et pendant qu’ils accueillent certains à bras ouverts, gémissaient-ils,
ils ne veulent pas de nous. Ils prétendent que nos pays ne sont pas en
guerre. Mais quelle est la différence entre des obus qui tombent du ciel et la
faim qui vous tue pareillement ? C’est du racisme encore et toujours.
Toutes ces conversations s’arrêtaient quand apparaissait Ivana parce
qu’on l’aimait bien et la plaignait. Malheureusement elle était insensible à
ces marques de respect et d’affection. Elle ne songeait qu’à s’enfermer chez
elle, s’attendant à ce qu’un coup de tonnerre éclate et que de nouveau sa vie
soit en ruines. C’est bien ce qui arriva.
Un soir elle rentra chez elle plus tôt qu’à l’accoutumée, se coucha sans
dîner et chercha le sommeil. Pour elle il n’offrait ni repos ni délassement.
Ce n’était qu’une clôture contre les terribles souffrances qu’elle endurait
tout le jour. Il devait être environ minuit quand Magali, sa servante, entra
dans sa chambre, alluma la lampe de chevet et se pencha sur elle
murmurant d’une voix pressante :
— Grande sœur, grande sœur, réveille-toi. M. Abdourhamane Sow est là
qui demande à te voir.
Stupéfiée, Ivana se redressa ouvrant des yeux brumeux et bégaya :
— Abdourhamane Sow ? Tu dis bien Abdourhamane Sow ?
La servante inclina affirmativement la tête :
— Qu’est-ce que je lui dis, grande sœur ? demanda-t-elle.
— Va voir ce qu’il veut, poursuivit Ivana confondue.
Cependant elle n’eut pas le temps de s’envelopper d’un peignoir et de se
lever qu’Abdourhamane pénétrait déjà dans la pièce et d’une bourrade en
faisait sortir Magali. Pour la première fois Ivana le voyait sans uniforme
militaire, vêtu d’une gandoura blanche qui épousait ses formes athlétiques.
Une barbe soyeuse couvrait ses joues. Ses cheveux bouclaient légèrement,
héritage peut-être d’un ancêtre Touareg. C’était, ma foi, un fort bel homme,
elle s’en apercevait. Il s’assit au pied du lit.
— J’ai ton frère sur les bras, dit-il.
— Mon frère ! s’exclama Ivana, abasourdie.
Abdourhamane acquiesça :
— Deux truands viennent de me téléphoner : ils l’ont capturé alors qu’il
tentait de s’enfuir à Niamey. Ils me le livreront en échange de la rançon
promise. Ensuite je le donnerai aux miliciens afin qu’ils lui infligent le
châtiment qu’il mérite. C’est cela que tu veux ?
Ivana fondit en larmes et secoua la tête.
— Non, bien sûr, tu le sais, ce n’est pas ce que je veux.
— Alors ? Qu’est-ce que tu veux ? fit Abdourhamane, dardant sur elle le
regard de ses prunelles de jais.

Cette fois encore nous possédons peu d’informations viables sur les
évènements qui se sont passés. Le départ du Mali d’Ivan et d’Ivana est
l’objet de tant de racontars et d’affabulations que nous ne pouvons y voir
clair. Ce que nous tenons pour certain, c’est que le lendemain de cette visite
Abdourhamane Sow ne parut pas à la caserne Alfa Yaya, fait qui n’était pas
surprenant. C’était un vendredi et nous savons que les jours de mosquée il
aimait prier longuement, lire son Coran et faire des tournées dans les
quartiers misérables pour y distribuer ses aumônes. Au début de l’après-
midi trois ou quatre jeeps, chargées de miliciens armés, prirent une des
routes menant vers le Sud. Les passants les suivirent des yeux avec
inquiétude. Où allait ce convoi ? Combattre les djihadistes ? Fallait-il
encore prévoir des morts, toujours des morts ?
Le jour suivant, aux petites heures du matin, ce fut au tour de
Barthélemy, chauffeur personnel d’Abdourhamane Sow, de prendre lui
aussi la route du Sud au volant d’une Range Rover. Comme les vitres
étaient teintées on ne pouvait savoir qui était à l’intérieur du véhicule.
Néanmoins nous avons la certitude qu’il s’agissait d’Ivan et d’Ivana.
Barthélemy n’était pas seulement le chauffeur personnel
d’Abdourhamane. Cet Haïtien, qui était à son service depuis le temps où il
travaillait pour le compte de la MINUSTAH à Port-au-Prince, avait
charroyé ses maîtresses et lui avait livré les jeunesses qu’il convoitait. Il
l’avait suivi quand il était revenu au Mali.
Barthélemy et son mystérieux chargement, qui n’est pas mystérieux pour
nous, circulèrent pendant trois ou quatre heures. Puis ils s’arrêtèrent pour
dormir dans un de ces caravansérails sans grand confort qui offrent aux
voyageurs une nourriture sans apprêt. Les clients dévisageaient Ivan, se
demandant où ils avaient vu cette tête-là. Personne ne le reconnaissait avec
certitude. Aussi la moustache, la barbe et les rouflaquettes qu’il se laissait
pousser ne servaient à rien. Si ce n’est à lui donner un air un peu maquereau
comme Sese Seko dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire.
Étrangement, au fond de lui-même, Ivan était profondément déçu. Il
aurait aimé se pavaner, signifier à tous qu’il avait osé attaquer El Cobra et
bafouiller le pays tout entier. L’anonymat dans lequel il était forcé de se
cacher le privait de la bravoure et de l’audace de son acte.
Nos trois voyageurs franchirent la frontière au poste de Kifuma où les
policiers et les douaniers tamponnèrent leurs laissez-passer avec
désinvolture. Après quoi, ils atteignirent Niamey en quelques heures. À la
différence de Tombouctou, la Perle du Désert, Niamey n’a jamais été une
escale importante pour les caravanes. Elle n’a jamais connu de longues files
de chameaux, les flancs chargés de richesses, se dirigeant vers les sultanats
du nord de l’Afrique. En fait sa prospérité d’origine récente date d’à peine
un siècle.
La Range Rover des voyageurs se dirigea vers l’aéroport, car
Abdourhamane avait bien recommandé à Barthélemy de mettre Ivan et
Ivana dans le premier avion en partance pour Paris. Hélas, une surprise les
attendait. La compagnie Air France, fidèle à ses habitudes, avait entamé une
grève. Une grève, on sait quand cela commence, on ne sait pas quand cela
finit. Nos trois voyageurs durent donc prendre refuge dans un hôtel baptisé
Waterloo, hôtel assez minable, d’une étoile, car leurs moyens étaient
limités.
Nous n’avons pas décrit le comportement d’Ivan et d’Ivana depuis leurs
retrouvailles. C’est qu’il n’était pas très original. Après tant de semaines de
séparation et d’inquiétude, après tant de désirs refoulés, le bonheur de se
retrouver les anéantissait. Ils ne savaient que se serrer l’un contre l’autre et
se dévider à l’oreille des chapelets de mots doux. Barthélemy, qui ignorait
la nature du lien qui les unissait, les prenait pour un couple d’amoureux
vivant les débuts de leur passion. Ironique, une chanson connue à travers les
Caraïbes lui revenait à l’esprit : Ah n’aimez pas sur cette terre, quand
l’amour s’en va il ne reste que des pleurs.
Sous leurs airs pâmés cependant, Ivan et Ivana souffraient le martyre.
D’une part pour sauver la vie de son frère, Ivana avait dû céder à
Abdourhamane. Elle se reprochait le plaisir qu’il lui avait arraché, les
gémissements et les cris que, malgré elle, elle avait poussés au cours de ces
moments de passion charnelle. Comme le corps est vil et misérable, ne
cessait-elle de se répéter. La nuit, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil.
De son côté Ivan ne pouvait oublier les heures qu’il avait vécues avec Alix
et Cristina dont le souvenir était incrusté dans sa chair.
L’hôtel Waterloo possédait une salle à manger minable comme le reste du
bâtiment où le matin on pouvait avaler un frugal petit déjeuner. Depuis trois
jours nos amis y faisaient le pied de grue, se demandant quand leur attente
serait terminée. Au matin du quatrième jour un vendeur de journaux entra
dans la salle à manger. Le Niamey Matin portait un titre qui attira l’attention
d’Ivan : Opération spectaculaire : La planque d’Ivan Némélé a été
découverte. S’ensuivait un article qui racontait comment les miliciens
d’Abdourhamane Sow avaient donné l’assaut au Last Resort où deux
étrangers, Alix et Cristina Alonso, avaient caché Ivan Némélé pendant
plusieurs semaines. Ces deux misérables avaient reçu le châtiment qu’ils
méritaient et avaient été abattus.
Le journal tomba à terre tant les mains d’Ivan tremblaient. Poignardé de
douleur, il s’affaissa sur la table, le corps secoué de sanglots, rauques et
douloureux comme ceux d’un enfant.
— Pourquoi ? Pourquoi les ont-ils tués ? bégaya-t-il. Alix et Cristina
étaient des non-violents, leur cœur bon comme du bon pain, tendre et
compréhensif.
Ayant ramassé le journal, Barthélemy le tendit à Ivana qui le lut à son
tour.
L’assassinat d’Alix et Cristina fit naître en Ivan une colère qu’il n’avait
jamais connue.
Si on me demande mon avis, je dirais que c’est à ce moment-là qu’il se
radicalisa, comme on dit. Toute l’horreur du monde se révéla à lui. Il
semblait être divisé en deux camps : celui des Occidentaux et de leurs bons
élèves, celui des autres. Les premiers se disaient des victimes et
prétendaient qu’ils étaient attaqués sans raison car ils n’avaient fait de mal à
personne et chérissaient toutes les identités, la liberté d’expression, l’amour
entre personnes du même sexe et permettaient aux homosexuels d’adopter
des enfants. En réalité ce n’était pas la vérité. C’était un jeu de massacre qui
avait lieu. Les deux camps étaient aussi féroces, aussi implacables l’un que
l’autre. Tous ne savaient que répondre à la violence par la violence. Pas
d’effort pour trouver un dialogue, pour inventer des compromis. À Genève
des conférences pour la paix s’ouvraient. Aucun résultat. Les bombes
continuaient de tomber de plus belle.
C’est alors, je crois, qu’Ivan décida de détruire cette société hideuse qui
s’étendait autour de lui. À mon avis c’est là qu’il prit la résolution de
changer le monde. Comment ? Il ne le savait pas encore.
La grève d’Air France prit fin. Elle avait duré une semaine. Une semaine
pendant laquelle les malheureux voyageurs s’entassaient dans les hôtels.
Ceux qui ne pouvaient retarder leurs affaires avaient essayé de gagner
l’Europe par tous les moyens possibles. La veille de leur séparation,
Barthélemy invita ses compagnons à dîner au restaurant très connu Le
Trigonocéphale car une étrange sympathie s’était développée entre eux. Le
trigonocéphale est un petit serpent venimeux originaire de la Martinique.
Pourquoi avait-il donné son nom à ce restaurant tenu par des Français venus
de la région de Strasbourg ? Mystère et boule de gomme !
Barthélemy se moqua :
— C’est grand frère qui vous invite, dit-il. Je trouverai bien un moyen de
lui faire payer les frais de ce dîner.
Ivan n’avait aucune envie de le suivre. Depuis qu’il était au courant de la
mort d’Alix et de Cristina, il n’avait plus goût à rien. À tout moment leurs
images lui remontaient au cœur et il manquait suffoquer. Il n’avait qu’une
idée en tête : accomplir un dernier pèlerinage au Last Resort, se remplir les
yeux de ce qui en restait et s’abîmer dans le souvenir de ceux qui avaient
disparu. Mais les rives du Joliba sur lesquelles s’élevait The Last Resort
étaient distantes d’environ cinq cents kilomètres de Niamey. Il n’osait pas
demander à Barthélemy de faire un pareil trajet, ce qu’il refuserait
certainement. En outre Ivan ne voulait point profiter des largesses de leur
bourreau. Il fallut toute la persuasion d’Ivana, ses bras noués autour de son
cou, pour le décider à suivre ses compagnons au restaurant.
Malgré son nom incongru, Le Trigonocéphale était une construction
magnifique et avenante située un peu en dehors de la ville. Le gratin de
Niamey le fréquentait. Ses repas avaient la particularité d’être entrecoupés
de numéros de la plus grande qualité. Des danseuses du ventre venues
d’Égypte et de Turquie, des acrobates venus de l’Ukraine, des lanceurs de
couteaux qui semblaient viser le cœur de leurs partenaires, des jongleurs,
des ventriloques s’y succédaient. Le clou du dîner était cependant fourni par
les diseuses de bonne aventure. La tête enturbannée, vêtues d’habits
chatoyants, elles s’emparaient de la main des dîneurs et prétendaient lire
l’avenir. L’une d’entre elles se planta devant Ivan qui lui laissa sa paume
avec indifférence. Elle ne l’eut pas sitôt parcouru du regard qu’elle recula et
l’interrogea avec effroi.
— Qui es-tu ? Autour de toi je ne vois que rivières de sang, pleurs,
assassinats. N’es-tu pas un de ces terroristes si redoutés ?
Ivan lui répondit calmement :
— Je suis ce que je suis.
Après quoi il lui lança le billet de banque qu’il avait préparé pour elle.
Le lendemain à 17 heures le frère et la sœur prirent l’avion pour Paris.
Les rayons du soleil couchant dessinaient de grands V écarlates à travers le
ciel : V pour Vengeance. Oui, pensait Ivan, il fallait venger Alix et Cristina.
Mais comment ?
OUT OF AFRICA

Ivan et Ivana débarquèrent à l’aéroport de Roissy par un matin qui à leurs


yeux encore incendiés par les couleurs du Mali parut gris et sale. Bien
qu’on fût aux premiers jours de septembre il faisait très frais. Heureusement
une de leurs « mères » de la concession Diarra leur avait tricoté des pull-
overs douillets, malheureusement d’un choquant vert épinard pour Ivan,
rose saumon pour Ivana. Hugo, un cousin du Père Michalou, qui avait
longtemps serré des boulons dans les usines automobiles de l’île Seguin et
qui à présent jouissait d’une maigre retraite, était venu les accueillir. Il était
très fier de posséder une voiture, une Ford d’un modèle antédiluvien qui
trottait encore gaillardement. Au sortir de l’aéroport ils roulèrent le long
d’une route déjà encombrée de véhicules. Après un tunnel ils entrèrent dans
Paris. Ivan et Ivana n’avaient jamais vu d’immeubles aussi hauts, noirâtres,
massifs, formant le long des trottoirs une formidable muraille. Plantés à
distance régulière des réverbères diffusaient une lumière fantomatique et
jaunâtre. Malgré l’heure matinale les rues n’étaient pas désertes. Déjà des
hommes, des femmes et même des enfants se dirigeaient vers la bouche de
métro, tandis que des automobiles lugubres comme des corbillards
piaffaient aux feux rouges. Cette atmosphère peu conviviale pénétrait
jusqu’au fond du cœur. Ivan qui n’avait pas aimé Kidal sentit tout de suite
qu’il n’aimerait pas davantage Paris. Pourquoi cette épithète de Ville
Lumière qui lui était attribuée ? Il se rappelait que Père Michalou la
comparait à une belle odalisque qui foudroyait ceux qui l’admiraient.
On parcourut des kilomètres jusqu’à une des portes de Paris car Hugo
habitait Villeret-le-François, une banlieue qui sembla aux deux arrivants
située au diable vauvert. Hugo répétait fièrement qu’à Villeret-le-François
étaient réunis des gens de toute nationalité :
— Nous avons des Indiens, disait-il, des Pakistanais et même des
Japonais. Bientôt les Blancs seront une minorité parmi les gens venus
d’ailleurs.
Il avait gardé un fort accent guadeloupéen et en l’entendant Ivan revivait
son enfance et ses moments de bonheur.
Après un trajet qui sembla long, la voiture atteignit enfin Villeret-le-
François. Elle s’arrêta dans une cité assez minable, quatre ou cinq tours de
plusieurs étages entourées par un mur décrépi.
— Nous voilà arrivés, dit Hugo. C’est la cité André Malraux. Autrefois
on appelait cet endroit les Mamadou. C’était du temps de Chirac qui en était
très fier. Il n’avait pas hésité à faire installer l’électricité et l’eau courante
pour des éboueurs qu’il faisait venir d’Afrique.
— Quoi ! s’exclama Ivan mettant pied à terre. Il faisait venir des
Africains pour vider les poubelles des Français !
Apparemment Ivan n’avait jamais entendu la célèbre chanson du brave
Pierre Perret :
On la trouvait plutôt jolie Lily
Elle arrivait des Somalies.
Dans un bateau plein d’émigrés
Qui venaient tous de leur plein gré vider les poubelles à Paris !
Hugo ne semblait nullement choqué.
— Chirac choyait ses éboueurs comme la prunelle de ses yeux.
Aujourd’hui tout est dégradé. Les ascenseurs ne montent plus aux étages.
Une flopée de dealers vend de la drogue dans les cages d’escalier.
Hugo partageait son trois-pièces et sa vie avec Mona, une Martiniquaise
vieillissante mais d’assez belle allure, qui dans le temps avait donné de la
voix à la Cigale à Paris. Elle s’était même taillé un franc succès en adaptant
les tubes de Luis Mariano : La vie est un bouquet de violettes.
L’amour est un bouquet de violettes
L’amour est plus doux que ces fleurettes
Quand le bonheur en passant vous fait signe et s’arrête
Il faut lui prendre la main
Sans attendre à demain.
Pour l’heure elle travaillait à la cantine du collège de Villeret-le-François
et était intarissable sur le déplorable comportement des jeunes qu’elle y
côtoyait.
— Ils sont mal polis, prononçait-elle. Agressifs, toujours prêts à vous
répondre vertement. Rien d’étonnant à ce qu’ils finissent à aller faire le
djihad en Syrie ou ailleurs.
Le lendemain de leur arrivée, tandis qu’Ivana se précipitait déjà à l’école
de police où elle était inscrite, Ivan prit la direction plus paresseusement de
l’établissement où devait avoir lieu son apprentissage. Au cours des mois
qu’il avait passés au Mali la perspective de cet apprentissage lui avait paru
de plus en plus invraisemblable : fabriquer du chocolat ! N’était-ce pas
ridicule ? Comme cette entreprise était située dans une autre banlieue, il dut
prendre place dans un RER bondé d’une humanité malodorante à sa grande
surprise. La veille, dans la voiture d’Hugo, il n’avait pas respiré les effluves
de ces corps mal lavés, de ces brillantines et de ces parfums à bon marché.
Profitant de la cohue, des hommes, le visage cramoisi et l’air faussement
indifférent, se collaient contre les parties arrondies des corps des jeunes
femmes. Ce qui frappa Ivan, ce fut l’abondance des Arabes, les filles, les
cheveux couverts d’un voile de couleur sombre, les garçons, les joues
mangées par des barbes frisées. Quel étonnant visage avait la France, se dit-
il. Il se demanda si un jour il s’y ferait une place.
Les bâtiments de la chocolaterie Crémieux fondée en 1924 par Jean-
Richard du même nom n’avaient pas vue sur la rue, même si une puissante
odeur de chocolat envahissait jusqu’aux trottoirs. Il fallait s’engager dans
un corridor et traverser une cour pavée où des poubelles débordantes
montaient la garde. Dans le vestibule chichement éclairé Ivan se présenta au
réceptionniste, homme peu aimable, qui chercha vainement son nom dans
une pile de registres.
— Vous n’êtes nulle part, conclut-il sèchement.
Ivan lui expliqua qu’il était inscrit comme apprenti depuis plus d’un an et
que la direction lui avait consenti un délai. Comme il ne possédait aucune
lettre, aucun papier pour le prouver, l’homme secoua la tête puis de la main
lui indiqua une chaise où prendre place.
— Vous vous expliquerez avec M. Delarue, dit-il.
Ivan s’assit. Peu à peu le vestibule se remplissait d’hommes de tous âges
partageant le même maintien peu assuré.
Est-ce avec eux que je vais travailler ? se demanda-t-il. Cette perspective
le rebutait. Il lui semblait qu’il était un prisonnier déchiffrant sur les visages
son acte de condamnation.
Malgré lui, au bout d’une heure d’attente, il se leva, sortit dans la cour et
se retrouva sur le trottoir. La pluie s’était mise à tomber, une pluie
pénétrante, fine, sans violence, mais qui ajoutait à la profonde tristesse du
jour. Est-ce pour en arriver là qu’il avait quitté d’abord la Guadeloupe puis
le Mali ?
Il prit à nouveau place dans le RER et revint à Villeret-le-François où il
fit un tour afin de se familiariser avec le quartier. Ce qu’il vit n’était pas
réjouissant : des immeubles sans beauté, qui tous méritaient un sérieux coup
de peinture. Des squares au gazon miteux. Un terrain vague où des enfants
jouaient au football. Il se perdit un peu dans le dédale des rues étroites en
regagnant la cité André Malraux. À peine fut-il entré dans le hall de la tour
A qu’il se heurta à deux mastodontes qui s’avancèrent vivement vers lui.
— Qui es-tu ? Où vas-tu ? interrogea l’un d’entre eux d’une voix rogue.
La réponse d’Ivan ne lui plut pas car ils lui signifièrent froidement :
— Suis-nous. Tu vas expliquer au chef ce que tu fabriques ici.
Ivan ne put qu’obéir et gravir l’escalier poussiéreux. Les deux hommes le
précédèrent dans un appartement du troisième étage et lui indiquèrent un
siège où il pouvait prendre place. Après près d’une heure une porte s’ouvrit
et Ivan se trouva devant la dernière personne qu’il s’attendait à rencontrer :
Mansour, son ami Mansour qui vivait dans la même concession à Kidal.
C’était un Mansour impossible à reconnaître. Sapé comme jamais. Lui qui
était toujours si mal vêtu de boubous et de sarouels délavés était devenu une
véritable gravure de mode. Il portait un élégant costume bleu foncé. Son
cou était enserré dans un haut col blanc. Ses cheveux mieux peignés
semblaient plus abondants. Bref il aurait pu ressembler à une version
africaine de Karl Lagerfeld. Mansour et Ivan se jetèrent dans les bras l’un
de l’autre.
— Mansour, Mansour, s’écriait Ivan. Qu’est-ce que tu fais ici ? Je te
croyais en Belgique.
L’autre secoua négativement la tête.
— Oui, j’y suis allé, mais je n’y suis pas resté. Rien de bon, rien de
juteux dans ce pays-là. Rien de ce que j’attendais. Déçu j’ai débarqué en
France et là j’ai trouvé mon bonheur. Et toi ? Parle de toi. Il paraît que tu es
devenu ce qu’ils appellent un « terroriste ». Je te croyais enfermé dans une
prison de Kidal. Raconte, raconte.
Ivan eut un geste évasif. Il n’aimait pas revenir sur cette partie de sa vie
qui l’obligeait à s’interroger sur la conduite de sa sœur. Comment avait-elle
obtenu sa libération ?
— Dis-moi, fit-il, ce que tu fais à Villeret-le-François.
— Écoute-moi bien, si tu fais ce que je te dis, tu t’en sortiras comme moi
je m’en suis sorti.
À dater de ce jour Ivan travailla pour Mansour. Enfin travailler, c’est
façon de parler ! Jugez plutôt. Il se réveillait à midi. Comme il dormait sur
un matelas étendu dans un coin de la salle à manger, cela obligeait Hugo et
Mona à des ruses de Sioux quand ils prenaient le petit déjeuner pour ne pas
le déranger. Puis il se rendait dans la minuscule salle de bains qu’il inondait
sans jamais songer à l’essuyer ni à la ranger. Ensuite, lui aussi se sapait
comme jamais. Alors qu’il avait toujours été indifférent à ce qu’il portait,
voilà qu’il se mettait à imiter Mansour. C’était des nœuds papillons, des
lavallières, des cravates à pois ou à rayures, des chemises cintrées, des
costumes Giorgio Armani. Il se mit à aimer le Tergal, le fil à fil, le lin,
comparant ces matières si différentes les unes des autres. C’est ainsi qu’il
vint à s’offrir un blouson de cuir rouge qu’il portait comme un toréador et
un ensemble de cuir noir qui aurait pu le faire passer pour un homosexuel.
Vous vous demandez d’où il tirait les moyens de se saper pareillement.
C’est qu’à présent l’argent coulait à flots entre les mains de Mansour et les
siennes.
Son travail consistait à remplir de petits sachets d’une drogue qui arrivait
par paquets de quatre ou cinq cents grammes, avant de les livrer contre des
paiements exorbitants au bar La Porte Étroite tenu par Zachary, un Serbo-
Croate. En échange de cette livraison, Zachary lui remettait des mallettes
pleines de billets de banque soigneusement comptés à l’avance qu’il
ramenait à Mansour. Pas de carte de crédit, pas de chèque. Du cash,
seulement du cash. Les hauts responsables de ce trafic étaient invisibles,
sans doute à l’abri dans leurs luxueux appartements de Paris ou des
banlieues cossues. Ivan faisait de son mieux, n’ayant qu’un espoir au cœur :
gagner assez d’argent pour trouver un appartement où il vivrait seul avec
Ivana. Mansour le lui avait promis.
L’attitude d’Ivan face à la drogue était pétrie d’indifférence. Il n’avait
aucunement conscience de faire le mal en devenant un trafiquant. Il
n’arrivait pas à croire que cette poudre blanche, d’apparence inoffensive
comme la farine de froment des pâtisseries de Simone, était capable de
libérer l’imaginaire, d’ameuter les pulsions et de détruire les êtres humains.
Il faisait son trafic sans le moindre remords, ni sursaut de conscience.
Le soir il suivait Mansour. Pour un garçon comme lui qui ne buvait pas et
qui surtout ne fréquentait pas de filles, les charmes de cette vie nocturne
étaient des plus limités. Mansour fréquentait au centre de Paris La
Baignoire, une boîte de nuit qui dans le temps avait attiré les homosexuels
les plus célèbres. On disait que Marcel Proust adorait se baigner dans la
piscine qu’elle abritait au troisième sous-sol et qu’il y organisait de
somptueuses virées avec ses compagnons de passage. Mansour était très
occupé. Il s’envoyait force donzelles, blondes et plantureuses de préférence.
C’était stupéfiant vu la manière dont les filles de son pays l’avaient traité
autrefois. À présent à Paris l’argent qu’il flambait lui donnait un accès
direct à la possession du corps de ces belles étrangères.
Ivan qui, les premiers temps, s’ennuyait ferme à La Baignoire prit peu à
peu goût au jeu. Il ne se contenta plus de manier mollement les poignées
des machines à sous du premier étage. Il s’initia à la roulette et surtout au
baccara. Il aimait le charme aristocratique des salons où étaient disposées
les tables ; l’imprévu des parties était pour lui source d’excitation. La voix
du croupier, sombre et fatidique, semblait prononcer les diktats du destin.
Autour de lui les joueurs ne manquaient pas d’originalité. Par exemple Ivan
se lia avec une vieille comtesse désargentée qui se faisait appeler Gloria
Swanson et avec son amant Hildebert, peintre en bâtiment, de quarante ans
son cadet. La comtesse et Hildebert l’invitaient fréquemment dans leur
appartement du boulevard Suchet à vider une coupe de champagne car ils
en sifflaient une caisse par jour. Même si Ivan ne buvait pas d’alcool il
aimait leur compagnie. Malheureusement tout cela ne dura pas. Après
quelques mois de ce commerce, la comtesse tomba dans un coma éthylique
dont elle ne réchappa pas et il dut la suivre au Père Lachaise à travers les
allées bordées de tombes portant des noms disparates. Ainsi, il le découvrit,
il était possible de braver l’anonymat de la mort. Certains des êtres dont les
noms figuraient sur les tombes, Ivan n’en avait jamais entendu parler. Qui
était Jim Morrison ? Qu’avait-il fait pour mériter un long épitaphe ? Quand
Hildebert lui eut expliqué le pourquoi du comment, il fut assailli de
nouvelles idées. Pourquoi lui aussi ne transcenderait-il pas le destin ? C’est
un fait il n’était ni musicien ni peintre ni écrivain et n’avait aucun don. Mais
il pouvait signer un acte extraordinaire qui bouleverserait le monde et ainsi
venger Alix et Cristina, il en revenait toujours là. La mort d’Alix et Cristina
ne quittait jamais son esprit. À certains moments il se disait qu’il en était
responsable, qu’il avait empuanti leur vie généreuse. Alors sa poitrine se
déchirait et il fondait en larmes.
Un jour, en sortant de La Baignoire alors qu’il était dans cet état de
dépression, Mansour l’interrogea, intrigué :
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi pleures-tu ?
Ivan lui confia l’épisode qu’il avait vécu au Last Resort. Quand il se tut
Mansour haussa les épaules.
— Cet Alix et cette Cristina étaient des Blancs n’est-ce pas ?
— Pourquoi cette question ? Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Ivan.
Mansour s’expliqua :
— Je veux dire qu’ils appartenaient à une autre espèce que la nôtre. Moi,
si je vois des Blancs tomber à l’eau je les aiderai à se noyer.
C’était contre ces théories ineptes qu’Alix et Cristina s’étaient élevés. À
leurs yeux la couleur n’existait pas. Pourtant Ivan n’exprima pas ses
pensées, il savait que l’autre ne le comprendrait pas.
Quand le matin jaunâtre se levait sur les toits de Paris ils se rendaient
généralement pour prendre le petit déjeuner dans un bar qui s’appelait
L’Éteignoir. Ivan y vidait force tasses de café écoutant Mansour qui
rameutait ses souvenirs :
— En Belgique je faisais partie d’une cellule H4, chargée de préparer des
attentats dans les aéroports, dans les gares ou dans le métro. Au bout d’un
moment tuer ces gens qui ne comprenaient pas pourquoi ils mouraient et
auxquels le monde donnait le nom de martyr m’a paru absurde. Dès lors j’ai
refusé d’obéir aux consignes que je recevais et on m’a pris pour un lâche.
J’ai dû m’enfuir en France pour préserver ma vie et que j’ai rencontré
Abou. C’était un trafiquant de drogue. Un Africain comme toi et moi, pas
plus beau ni plus instruit. Il m’a ouvert les yeux. À son côté, j’ai compris le
vrai mécanisme du monde. L’argent, c’est le maître absolu. Il faut gagner de
l’argent et tous les moyens sont bons.
Le dimanche Ivan n’accompagnait pas Mansour. Il se consacrait à sa
sœur qui menait une vie tout à fait différente de la sienne, studieuse et
rangée. À 7 heures du matin elle était déjà debout, propre, habillée.
À 8 heures elle descendait les escaliers de la tour A et traversait d’un pas vif
la morne étendue de terre qui la séparait de la rue. Ensuite elle prenait place
dans le RER qui la conduisait au boulevard Brune à Paris. C’est là qu’elle
se préparait à devenir gardienne de la paix comme elle en avait toujours
rêvé. Les professeurs charmés par son minois ne tarissaient pas d’éloges sur
cette jolie Martiniquaise (les Français ont toujours confondu la Martinique
et la Guadeloupe, pardonnez-leur), si douée et qui irait loin.
Quand Ivan entrait dans sa chambre le dimanche matin, assise à son
bureau, elle préparait déjà ses devoirs du lendemain. Elle ne manquait
jamais de faire avec gravité la leçon à son frère.
— Tu as abandonné ton apprentissage, lui disait-elle, et c’est bien
dommage. Maman en a comme moi le cœur fendu. Fais attention que ce
Mansour ne t’entraîne pas dans une sombre histoire. J’ai entendu dire qu’il
était mêlé à un trafic de drogue qui a lieu dans notre cité. C’est de là que
viendrait son argent.
Ivana n’exagérait pas. Simone avait piqué une grande colère quand, par
les indiscrétions de Père Michalou, elle avait appris à quoi s’occupait Ivan.
Son fils trafiquant de drogue ! Jamais de la vie ! Elle avait envisagé de se
rendre elle-même en France afin de le sermonner et de lui faire honte de la
condition qui était la sienne. Elle parlait, tempêtait. Lassé de l’entendre,
Père Michalou finit par lui dire son fait :
— À quoi servirait ce voyage ? interrogea-t-il. Ce garçon-là ne t’a jamais
écoutée et en a toujours fait à sa tête. Reste tranquille, c’est un bon remède,
comme dit le proverbe.
Désormais Simone ne parla plus de prendre l’avion. Elle se borna à
expédier à son fils jour après jour des e-mails et des coups de téléphone à la
fois désolés et menaçants.
Le dimanche à midi, il invitait sa sœur à déjeuner dans son restaurant
favori Le Pavillon Lenôtre, situé au milieu du Bois de Boulogne. Cet
élégant pavillon datait de 1920 et sa spécialité était le bar en portefeuille
servi avec une purée de châtaignes. Parfois il invitait aussi Hugo et Mona
même si le courant ne passait pas très fort entre eux trois, Hugo et Mona ne
cachant pas qu’ils trouvaient ses fréquentations douteuses, voire
dangereuses. Ce Mansour était un trafiquant notoire recherché par la police.
Cette vie dura environ trois mois. Au fond de lui-même Ivan était de plus
en plus insatisfait. Que devenaient ses ambitions, ses rêves, ses projets ?
Un après-midi où il se rendait auprès de Mansour comme à l’accoutumée
afin de prendre son chargement de drogue il trouva l’appartement vide, les
portes béantes, les meubles renversés et le contenu des tiroirs répandu par
terre comme dans un film policier américain. Il se précipita au rez-de-
chaussée pour avoir des explications. Le hall était vide. Personne. Que
s’était-il passé ? se demanda-t-il. Il eut alors l’idée de courir à La Porte
étroite et dans sa hâte renversa deux enfants qui jouaient au ballon au pied
des tours. Le rideau de fer de La Porte étroite était baissé, ce qui était
étrange vu qu’il était plus de 1 heure de l’après-midi. Heureusement Ivan
connaissait l’entrée du cagibi qui lui servait d’arrière-boutique. Au
troisième coup de sonnette Zoran, un cousin de Zachary, finit par lui ouvrir.
— Toi ! s’écria-t-il, les yeux agrandis de stupéfaction. Tu es fou de venir
ici.
— Je veux voir Zachary, répondit Ivan fiévreusement.
L’autre le fixa, les yeux écarquillés.
— Tu n’es donc pas au courant ? Au petit matin les policiers sont venus
arrêter Mansour. Ils vont certainement s’attaquer à son réseau. Du coup
Zachary est parti se mettre au vert. À l’heure qu’il est Mansour doit se
trouver à Fleury-Mérogis.
En réalité Zoran se trompait. Mansour avait été conduit à la prison de La
Santé. Vacillant, Ivan retourna à la cité André Malraux, convaincu que d’un
moment à l’autre les policiers fondraient sur lui pour l’arrêter.
Mais les jours passèrent et rien de tel ne se produisit.
Vous vous demandez pour quelle raison Ivan ne fut pas arrêté lui aussi.
Nous l’ignorons et ne pouvons fournir aucune explication. Toujours est-il
qu’il resta en liberté malgré la peur qui le tenaillait et le faisait se terrer chez
Hugo.
C’est à ce moment qu’il reçut une lettre de sa femme Aminata Traoré
qu’il avait complètement oubliée. Elle l’informait que leur fils était né et
s’appelait Fadel, beau comme un astre. Est-ce qu’il avait un ordinateur, une
adresse e-mail afin qu’elle lui envoie des photos de la merveille qu’ils
avaient conçue tous les deux ? Elle avait remué ciel et terre pour trouver
son adresse et se préparait à venir le rejoindre dès qu’elle en aurait les
moyens. Cela augmenta l’état de panique dans lequel vivait Ivan. Que
ferait-il d’une femme et d’un enfant, lui qui ne possédait rien de rien ? Où
les loger ? Comment les nourrir ? L’argent mal acquis possède cette
particularité qu’il est aussitôt dépensé. Ivan n’avait rien gardé des sommes
considérables qui avaient coulé entre ses mains et était réduit à vivre aux
crochets de sa sœur qui à cause de sa brillante scolarité recevait une bourse
de la Guadeloupe. Mona lui avait cherché et trouvé un travail. Minable à la
vérité ! Plongeur à la cantine scolaire de son collège. Malgré sa répugnance
Ivan se disait que si la situation ne s’améliorait pas, il devrait se résigner à
accepter cette offre.
Décembre amena un hiver d’une froidure exceptionnelle. Chaque jour les
miteuses pelouses de la cité André Malraux étaient recouvertes d’un épais
tapis blanc tandis qu’un vent glacial et dément circulait entre les tours.
Aucun enfant ne jouait plus au ballon dans les parkings. Emmitouflés
jusqu’aux yeux ils s’engouffraient dans les halls que l’on s’efforçait de tenir
fermés afin de se protéger contre les courants d’air. À l’exception de Mona
et Ivana personne ne quittait l’appartement. Pour lutter contre la déprime
Hugo vidait sec sur sec de rhum Depaz et à moitié saoul, devenait bavard,
lui généralement taciturne. Il racontait à Ivan, qui lui non plus ne mettait
pas le nez dehors, que cela lui rappelait le terrible hiver de 1954. Jeune
encore il travaillait à l’île Seguin. Des oiseaux gelés tombaient du ciel entre
les pieds des passants. À cette époque fut créée l’association des
chiffonniers d’Emmaüs et l’Abbé Pierre, jeune prêtre jusque-là inconnu,
donna de la voix en faveur des sans-logis. Mona, quant à elle, était contente
car elle avait trois petits-enfants pour lesquels, Noël approchant, elle dressa
un sapin. Les étoiles et les ampoules multicolores rappelèrent à Ivan les
Noëls tièdes de son enfance. Il accompagnait sa mère et sa grand-mère à
l’église de Dos d’Âne dont la laideur s’estompait momentanément. Alors
elle devenait vibrante comme un navire. Vêtus de blanc les membres de la
chorale qui avaient répété des semaines entières s’asseyaient sur des bancs à
la gauche de l’autel, leurs enfants entre les jambes. Sous les voûtes le
Minuit chrétien éclatait et emplissait l’assistance de sa ferveur.
— Pourquoi t’es-tu converti à l’Islam ? lui demandait fréquemment
Mona, tout en décorant son sapin. Les cérémonies de notre religion sont si
belles.
Ivan s’avouait qu’il ne savait plus ce qui l’avait poussé à cette
conversion. Aujourd’hui l’Islam était devenu une partie intégrante de sa vie.
Lui qui ouvrait rarement un livre n’était jamais fatigué de lire et relire ses
sourates. Il avançait en hésitant :
— C’est que cette religion m’a paru tolérante et généreuse aussi.
Mona le regardait un peu moqueuse.
— C’est le propre de toutes les religions, affirmait-elle.
Sans doute avait-elle raison.
On eut un Noël blanc. Ah les Noëls blancs, quand flotte dans l’air
insidieuse la mélodie de Bing Crosby :
I’m dreaming of a white Christmas,
Just like the ones I used to know,
Where the treetops glisten
And children listen
To hear sleigh bells in the snow.
Pour le réveillon, Ivana revêtit une robe signée Jean-Paul Gaultier que
son frère lui avait offerte du temps de sa splendeur. Qu’elle était jolie avec
ce rouge et cet or ! Elle surpassait de beaucoup la femme du fils de Mona,
une Kabyle qui se prenait au sérieux parce qu’elle avait fait des études
d’infirmière et travaillait dans un grand hôpital. Mona n’avait pas chômé.
Elle avait préparé elle-même un boudin joyeusement épicé, des accras, des
pâtés à la viande et merveille des merveilles, un pâté en pot, spécialité
martiniquaise qui requiert tous les abats du mouton. Ce somptueux repas fut
bien sûr accompagné d’une grande variété de punchs et se prolongea
jusqu’aux premières heures du matin. Tout le monde riait et blaguait,
surtout le fils de Mona venu pour la circonstance de Montpellier où il
habitait avec sa famille.
Seul Ivan se sentait esseulé et n’arrivait pas à partager la bonne humeur
générale. D’ailleurs il ne mangeait pas de porc et ne buvait pas d’alcool.
Plus que jamais le souvenir d’Alix et Cristina le hantait. Il croyait respirer
leur odeur, plongé dans les délices de leurs êtres. Un douloureux
pressentiment le taraudait. Il sentait que le ciel lui accordait une dernière
trêve avant de lui porter un coup fatal. Qu’est-ce que l’avenir gardait encore
en réserve, ne cessait-il de se demander avec angoisse.
Deux jours plus tard le facteur lui remit une lettre recommandée. Le
directeur de la prison de La Santé le convoquait de toute urgence, muni de
sa pièce d’identité. Qu’on nous permette d’examiner de plus près cette
missive assez surprenante. Elle était tapée à la machine sur un banal papier
à en-tête et portait en signature un large sceau. Que signifiait-elle ? Que
voulait-on à Ivan ?
— Rien, assura Hugo. Si on voulait t’arrêter à cause de tes liens avec
Mansour il y a belle lurette que ce serait fait. Les policiers seraient déjà
descendus en force sur toi et t’auraient amené avec eux.
Selon Nathaniel Hawthorne la prison est une sombre fleur du monde
occidental. La prison de La Santé ne répondait en rien à cette appellation.
Située en plein cœur du quatorzième arrondissement de Paris, c’est une
vaste construction sans grand caractère. Ses épais murs de silex sont
convenablement crépis à la chaux. Une porte voûtée donne accès à une
large cour pavée. Malgré cette apparence ordinaire le pressentiment qui
emplissait le cœur d’Ivan devint plus intense. Il le sentait, une force
maléfique l’attendait, cachée à l’intérieur de cet édifice. Comme une bête
elle allait fondre sur lui et le réduire en pièces. Il fut introduit dans un
bureau où trônait majestueuse une photo du président de la République.
Trois hommes l’y attendaient. Deux d’entre eux étaient des policiers en
uniforme, faces rogues et blêmes sous leurs casquettes aplaties. Le
troisième, un civil au visage agréable, le teint un peu basané sous ses
cheveux bruns, bouclés, sourit avec affabilité et se présenta :
— Je m’appelle Henri Duvignaud. Je suis l’avocat de votre cousin,
Mansour. Mon père était de la Guadeloupe comme vous, ajouta-t-il.
Coupant court à ces amabilités, sans perdre son air rogue, un des
policiers attira à lui un classeur bleu et l’ouvrit.
— Nous avons une très mauvaise nouvelle à vous annoncer. Si nous
avons tardé à vous joindre c’est que nous vous avons cherché d’abord en
Guadeloupe ensuite au Mali.
Le second prit la parole et les yeux baissés, déclara :
— Votre cousin, Mansour Diarra, s’est suicidé dans sa cellule. Il a laissé
une lettre à votre intention.
Suicidé ? Ivan refusa de comprendre le sens de ce mot. Voici le texte de
la lettre de Mansour à Ivan qu’à force de recherches nous avons fini par
découvrir. Elle n’est pas bien longue mais chargée d’émotivité :
Mon cher Ivan,
Tu te rappelles ce que je te disais : « Il suffit d’avoir de l’argent.
Il faut se procurer de l’argent par tous les moyens. »
Tu vois, je me trompais puisque me voilà au bout du rouleau.
Peut-être est-ce toi qui avais raison. Pour changer le monde, il faut
s’attaquer au cœur et au cerveau des gens. Mais comment y
parvenir ? Le cœur et le cerveau sont devenus durs comme des
pierres et sont cachés à l’intérieur des corps.
Si je t’écris c’est parce que tu es mon plus que frère, la seule
personne sur cette terre qui m’ait accordé de l’estime et de la
considération. Je suis sûr que nous nous reverrons quelque part.
Ton affectionné,
Mansour.

Nous ne nous étendrons pas sur les pénibles formalités auxquelles Ivan
dut faire face. Nous insisterons plutôt sur l’immense abattement qui s’était
emparé de lui. Il allait et venait comme un zombie. Sans la tendresse de sa
sœur, sans les attentions de Mona qui sous ses airs de harpie cachait un
cœur d’or maternel, il aurait peut-être perdu la raison. Le moment le plus
douloureux fut sans contredit l’enterrement de Mansour que l’on jeta dans
une fosse commune au cimetière municipal de Villeret-le-François.
Henri Duvignaud avait tenu à être présent. Bien qu’il ne manquât pas de
faire allusion à ses origines il n’avait pas connu son père et ne s’était jamais
rendu à la Guadeloupe. Il avait grandi auprès de sa mère dans le luxueux
appartement de ses grands-parents maternels. Depuis des générations les
Duvignaud étaient des avocats d’affaire que leur riche clientèle payait en
espèces sonnantes et trébuchantes. Ils épousaient des femmes douées,
pianistes, violonistes ou violoncellistes qui se contentaient d’enchanter les
amis de la famille. Une seule d’entre elles, Araxi, d’origine arménienne et
qui enflamma le cœur de Joseph Duvignaud, huitième du nom, s’était fait
connaître et avait été invitée à donner un solo de violon à Carnegie Hall.
Henri était le premier des Duvignaud à s’intéresser aux problèmes sociaux.
Il avait créé une association pour défendre les sans-papiers qui maintenant
pullulaient.
Après la mise en terre de Mansour, il passa familièrement son bras sous
celui d’Ivan.
— Pourrais-je vous revoir ? demanda-t-il avec son air séducteur.
On chuchotait qu’il était homosexuel et souvent l’amant de ceux qu’il
défendait. Toutefois cela n’était pas prouvé. Ivan qui cheminait dans un
brouillard épais rassembla ses esprits et trouva la force de répondre :
— Cela me fera beaucoup de plaisir de vous revoir.
Alors Henri Duvignaud lui glissa dans la main sa carte de visite. Il
partageait avec deux autres avocats, aussi intéressés que lui par les
problèmes sociaux, une étude située place du Châtelet. Ivan s’y présenta le
lendemain.
— Comment vous sentez-vous ? interrogea Henri toujours aussi affable.
Ce que j’ai à vous dire est d’une extrême gravité. Je crois que votre cousin
ne s’est pas suicidé ainsi que la police le prétend. Mais qu’il a été torturé et
est mort des coups qu’il a reçus.
Ivan retrouva ses esprits pour hurler :
— Torturé !
— Vous n’avez pas remarqué les hématomes qui couvraient son visage et
les énormes blessures mal rafistolées qu’il portait à sa tête ?
Non, Ivan n’avait rien remarqué de ce genre car la douleur le rendait
aveugle. Henri reprit avec feu :
— Vous ne savez pas comment se passent ces interrogatoires. La police
se fout pas mal de ces petits trafiquants, de ces petits dealers comme votre
cousin. Ce qu’elle veut obtenir, c’est les noms des barons, des puissants qui
font venir la drogue des pays les plus lointains et qui l’acheminent là où ils
veulent. Pour cela tous les moyens lui sont bons.
Ivan avait l’impression d’écouter une histoire digne d’un film policier.
— Qu’allons-nous faire ? bégaya-t-il.
— Pour l’instant essayez d’avoir des preuves, répondit Henri. Je vous
demande de trouver des gens qui témoigneront de la douceur de caractère
de votre cousin. Il faut que chacun sache que c’est une victime qui a été
menée à l’abattoir.
Cette conversation terminée, Ivan se retrouva sur les quais de la Seine à
côté d’un bouquiniste qui vendait des éditions originales du roman d’André
Gide, Les Nourritures terrestres. Comment était-il arrivé jusque-là ?
Comment son corps lui avait-il obéi ? Comment avait-il pu éviter toute cette
circulation, s’engager dans les passages cloutés, il ne le savait pas. Il lui
semblait avoir reçu un coup sur la tête qui l’avait laissé à moitié mort.
Comme d’habitude le jour était gris et pluvieux. Ivan prit place dans un
autobus bondé qui avec force arrêts devait le conduire au boulevard Brune.
Se souvenant des bonnes leçons de sa mère, il céda sa place à une vieille
femme contrefaite dont personne ne se souciait.
— Je vous remercie, dit-elle.
Puis hochant la tête tristement, elle poursuivit :
— Avant les gens n’étaient pas comme aujourd’hui – indifférents, tout
occupés d’eux-mêmes et sans sympathie pour ceux qui les entouraient. Dès
qu’ils me voyaient ils se levaient et m’offraient leur siège. À présent nous
vivons dans une telle époque que personne ne sait où donner de la tête.
Ainsi tous ces attentats…
Ivan ne put lui répondre, car il fut repoussé plus loin par une jeune
femme qui entrait dans l’autobus victorieusement avec une poussette.
Comme à chaque fois qu’il était blessé, il n’envisageait qu’un seul
refuge : les bras de sa sœur. L’école nationale de police du boulevard Brune
s’abritait dans un immeuble élégant et moderne, tout de verre et de béton.
Ivan traversa un vestibule dont les murs étaient tapissés de photos de
policiers se livrant à des occupations pacifiques : les uns faisaient traverser
la rue à des enfants, d’autres poussaient les fauteuils roulants d’handicapés,
les autres enfin aidaient à monter dans des barques des familles de régions
inondées. Même un groupe composait un orchestre.
Quand il sut les raisons de sa visite, l’œil allumé, le réceptionniste, un
Blanc fadasse, tourna un compliment à l’endroit d’Ivana Némélé, si
charmante et si bien élevée. Au bout de quelques instants Ivana en personne
apparut et c’est vrai qu’elle était à croquer dans la doudoune vert foncé
qu’elle portait par-dessus son uniforme.
— Tout va comme tu veux, Blanche-Neige ? lui demanda le
réceptionniste, avec un sourire finaud.
— Tout va bien, lui répondit Ivana, prenant le bras de son frère qui,
stupéfait, l’interrogea à voix basse :
— Tu le laisses t’appeler Blanche-Neige ?
— C’est une plaisanterie entre nous, répondit-elle calmement. Une
plaisanterie sans gravité. Il ne faut pas que tu tombes dans le travers de ceux
qui voient le racisme partout.
Elle le guida jusqu’à un bar, situé non loin, qui s’appelait Le Bastingage.
Une fois à l’intérieur la signification de ce nom assez étrange devenait
évidente. Les murs étaient couverts de photographies de voyageurs
souriants et joyeux debout sur les ponts de paquebots croisant sur la haute
mer. En effet Le Bastingage appartenait à un ancien employé de la
Compagnie générale transatlantique qui l’avait ouvert après sa retraite. Il
était rempli d’habitués. Les uns jouaient aux fléchettes, les autres aux cartes
ou aux dominos. Cette atmosphère familiale rappela à Ivan celle des bars de
Dos d’Âne où les clients faisaient claquer leurs dés sur les tables en bois
blanc. Un serveur demanda à Ivana :
— Qu’est-ce que tu veux ? Un petit noir, comme d’hab’?
Cette fois Ivan ne prit pas la peine de s’offusquer et garda ses pensées
pour lui. Il exposa de son mieux la conversation qu’il venait d’avoir avec
Henri Duvignaud. Après l’avoir écouté, Ivana secoua fermement la tête.
— Surtout ne te mêle pas de ces affaires-là, recommanda-t-elle. Je l’ai vu
tout de suite, cet avocat ne cherche qu’à faire parler de lui et risque de
t’entraîner dans un terrain fort dangereux. Torturé ? Et puis quoi encore !
On se croirait en pleine guerre d’Algérie quand la police obéissait et suivait
les ordres d’un gouvernement paniqué qui ne savait où donner de la tête. La
police au contraire est faite pour soutenir, aider les plus démunis, les
protéger de tous les dangers.
Ivan n’osa pas protester car depuis qu’il vivait en France, il le sentait, sa
sœur s’éloignait de lui. Elle était de plus en plus absorbée par ses cours, ses
nouveaux camarades et son nouveau mode de vie. Lui s’en allait de son
côté, les mains pleines de cendres.
Au bout d’un moment un trio entra dans le bar : deux jeunes gens, une
jeune fille, vêtus comme Ivana de doudounes vert foncé et portant le même
uniforme. Ils prirent place à leur table sans demander la permission et elle
leur présenta Ivan.
— C’est vous le fameux frère jumeau ? interrogea Aldo, un des garçons,
face large et carrée sous des cheveux bruns et raides. Moi aussi j’ai une
sœur jumelle, mais c’est une autre histoire. Nous nous détestons depuis le
ventre de notre mère, c’est le cas de le dire. À seize ans, elle a rencontré un
Indien de Goa venu parfaire son français à Paris. Elle l’a épousé et est partie
avec lui. On ne m’enlèvera pas de la tête qu’elle ne l’aimait pas et voulait
surtout mettre les océans entre elle et moi.
Tout le monde éclata de rire. Ensuite la conversation roula sur les menus
faits de l’école. Les élèves policiers étaient excités par une simulation
d’attentat qui venait d’avoir lieu.
Ivan s’efforçait d’afficher une mine intéressée. Mais ce n’était pas du réel
qu’ils s’entretenaient là. C’était d’un simulacre, d’une fiction, d’un jeu. La
mort de Mansour, elle, était bien réelle. Rien ne viendrait le ressusciter.
Un des membres du groupe proposa aux autres d’aller dîner. Ils se
rendirent dans un restaurant coréen du quartier. Une salle sans prétention
bondée de convives visiblement soucieux de leur dépense. Plaisir simple à
l’image de ces gens simples. Ivan qui avait goûté aux restaurants les plus
sophistiqués trouva la nourriture insipide. Toutefois il fut bien forcé de
feindre un bon appétit et de se mêler à la conversation générale. Il lui
semblait, à part lui, que l’on traitait Ivana avec une familiarité protectrice
qui le choquait. Aldo flirtait ouvertement avec elle et Ivan souffrait d’être
exclu de cette intimité, de ne pas comprendre les plaisanteries, de ne pas
rire aux jeux de mots.
Vers 10 heures il reprit le RER avec Ivana. Sur les banquettes des
hommes et des femmes dormaient recrus de fatigue. C’était donc cela la
vie ? Ah oui il fallait détruire le monde et le refaire à volonté.
Cependant si Ivana espérait qu’Ivan se débarrasserait d’Henri
Duvignaud, elle se trompait. Deux jours plus tard l’avocat téléphona à
nouveau à Ivan pour que celui-ci l’accompagne au camp de réfugiés de
Cambrésis. Depuis des années Cambrésis était comme Calais une plaie
suppurante au visage de la France. Les gouvernements de droite comme
de gauche avaient tenté de le faire disparaître sans y parvenir. S’y
entassaient des Érythréens, des Somaliens, des Comoriens et aussi des
Africains de l’Ouest, tous possédés par le rêve de rejoindre l’Angleterre où
ils trouveraient, croyaient-ils, travail et logement.
— Pourquoi voulez-vous que je vous accompagne dans un endroit
pareil ? s’étonna Ivan.
Henri Duvignaud ne se laissa pas démonter et expliqua :
— Le gouvernement s’est mis en tête d’évacuer ce camp et de le
transférer dans un village de toile quelques kilomètres plus loin. Là,
prétend-il, tout est sécurisé ; il y a des écoles pour les enfants et un centre
de soins. À ceux qui demanderaient l’asile politique en France on leur
offrirait du travail. Il affirme que ce nouveau village est plus digne de
véritables êtres humains.
— Tout cela me paraît fort bien, s’exclama Ivan. Que trouvez-vous à y
redire ?
— Je veux que vous voyiez par vous-même le divorce qui existe entre
paroles et actes, martela Henri. La police sera chargée d’évacuer les
migrants de Cambrésis qu’ils le veulent ou non. Par la force s’il le faut.
Ainsi vous comprendrez que ce qui est arrivé à votre frère n’est pas le fruit
de mon imagination déréglée.
Ivan préféra ne rien confier de ces projets à Ivana et après une nuit sans
sommeil se décida à accepter l’invitation d’Henri Duvignaud. Au volant de
sa Renault Mégane, tiré à quatre épingles comme toujours, coiffé d’un
fedora gris foncé, l’avocat vint le chercher à 8 heures du matin à la cité
André Malraux. Cela lui donna l’occasion de recevoir des mains de Mona
une tasse de café Blue Mountain de la Jamaïque qu’elle affirmait être le
meilleur du monde. Comme à chaque fois, elle ne manqua pas de revenir
sur son passé. Drapée dans son kimono à rayures jaunes elle s’étendit
longuement sur les beaux jours de sa jeunesse et alla jusqu’à chanter un
petit air de Francis Cabrel : Chez la dame de Haute-Savoie. Quand elle se
décida à se taire, Henri Duvignaud la couvrit de compliments.
Enfin les deux hommes parvinrent à se libérer.
— Je déteste les autoroutes, déclara Henri en quittant le parking. Notre
trajet par les nationales sera plus long mais moins monotone.
Cela n’était pas pour déplaire à Ivan qui depuis son arrivée en France
n’avait jamais quitté la région parisienne. Malgré lui, il jouissait pleinement
de cette promenade inespérée. En dépit de l’hiver certains arbres restaient
parés de verdure. Les villages et les villes qu’ils traversaient étaient pauvres
mais lui semblaient accueillants. Il ne pleuvait pas exceptionnellement. Un
soleil inattendu brillait au milieu d’un ciel bleu pâle.
Peu avant midi ils atteignirent Cambrésis. Brusquement le vent se leva et
chassa tous les nuages. Cambrésis se bornait à deux ou trois rues parallèles
bordées de façades d’immeubles en mauvais état. Au loin on apercevait la
mer molle et sans relief dont les vagues venaient mourir sur des kilomètres
de plage parsemée de dunes affaissées comme des seins de femmes
vieillissantes. Par contraste Ivan se rappela les plages ensoleillées et
vivantes de son enfance auxquelles il avait prêté si peu d’attention. Hélas il
était ainsi fait. Il n’attachait aucune importance à ce qu’il possédait. À cause
de son inconscience et de sa légèreté, Alix et Cristina avaient été tués.
Parfois il se rappelait le corps de Cristina s’ouvrant contre le sien et il
souhaitait disparaître à son tour.
Autrefois le camp de réfugiés de Cambrésis se limitait à deux gymnases
gracieusement offerts par la municipalité. À présent il s’étendait sur des
kilomètres et des kilomètres et rien ne semblait pouvoir contenir sa
progression. Sous le ciel d’hiver des rangées de cases en bois ou en tôle
rapiécées étaient plantées de guingois le long des ruelles étroites, emplies
d’une boue rougeâtre qui collait aux semelles. Les immigrés étaient vêtus
de bric et de broc visiblement grâce à la bonté de leurs sympathisants. Les
policiers, aussi nombreux qu’eux, allaient et venaient d’un air menaçant.
Néanmoins Ivan ne fut témoin d’aucun acte de brutalité. Les policiers se
conduisaient plutôt comme des mentors portant dans leurs bras les jeunes
enfants, aidant les hommes et les femmes âgés à marcher.
Henri Duvignaud et Ivan ne tardèrent pas à se faire remarquer.
— Qui êtes-vous ? fit un policier accourant vers eux. Nous n’avons que
faire de journalistes par ici.
— Nous ne sommes pas des journalistes, protesta Henri, et il expliqua
qu’il était le président fondateur de La Main Ouverte, une association
d’aide.
Le siège de l’association La Main Ouverte donnait sur une petite place
curieusement dénommée Aux Bourgeois de Calais. Dans une salle
sommairement meublée, de nombreux Français entourant une poignée de
migrants avaient pris place sur des chaises disposées en demi-cercle autour
d’une longue table. À la vue d’Henri Duvignaud un Français, cheveux
blancs et barbe de Père Noël, se leva vivement et fit d’un ton de reproche :
— Nous vous attendions beaucoup plus tôt. La majorité de nos protégés
n’a rien pu faire qu’obéir aux ordres et a déjà quitté le camp.
Henri Duvignaud s’assit derrière la table et commença à parler. Empli par
son constant sentiment d’exclusion Ivan trouva une chaise au dernier rang.
Il ne comprenait pas grande chose à ce qui se passait autour de lui. Soudain
le jeune homme qui se trouvait près de lui se présenta avec un sourire :
— Je m’appelle Ulysse Témerlan. Et vous ?
— Ivan Némélé et je viens de la Guadeloupe.
— De la Guadeloupe ? Y a-t-il des immigrés qui viennent de la
Guadeloupe ? interrogea l’autre. Moi je suis de la Somalie. Je viens d’un
village appelé Mangara. Mon père était le directeur de l’école ce qui
explique mon nom Ulysse et celui de mon frère Dedalus.
Ces noms, Ulysse, Dedalus, n’évoquaient rien à l’esprit d’Ivan qui
n’avait jamais entendu parler de James Joyce. La beauté de son voisin ne
manquait pas de le frapper. Ulysse était grand, près de deux mètres de haut.
Une chevelure bouclée couronnait son visage aux traits réguliers. Malgré
son accoutrement minable, une sorte de parka de couleur beige et un
pantalon vert trop court, sa mine s’étalait resplendissante.
Comme Henri Duvignaud ne cessait pas de parler de choses
incompréhensibles et d’ouvrir dossiers sur dossiers, au bout d’un moment
Ivan et Ulysse préférèrent aller au-dehors. Dans un bar tout proche Ulysse
commanda une bière.
— Tu bois de l’alcool ? fit Ivan d’un ton de reproche. Tu n’es donc pas
musulman ?
Ulysse haussa les épaules.
— Oui, je suis Musulman, mais tu sais, moi, toutes ces bondieuseries.
J’aimerais beaucoup connaître la Guadeloupe. Tu ne me croiras pas mais
quand j’étais petit j’avais une institutrice qui venait de Vieux Habitants.
Elle nous faisait apprendre des récitations : « Je suis né dans une île
amoureuse du vent où l’air a des reflets de sucre et de cannelle » ou quelque
chose d’approchant. Tu connais ce poème ?
Non, Ivan ne connaissait pas Daniel Thaly. Cependant Ulysse n’écouta
pas sa réponse car fieffé bavard, il s’était perdu dans ses souvenirs :
— Mangara, le village où je suis né, était une vraie merveille. Il datait du
XVIe siècle. La nuit j’en rêve encore. Imagine des maisons creusées à même
la falaise, des ânes charroyant leurs charges le long de ruelles escarpées. Le
samedi il y avait un marché aux bestiaux et nous les enfants venions y
taquiner les vaches énormes aux yeux roux.
» Malheureusement quand j’ai eu dix ans mon père est mort. On raconte
qu’il a été empoisonné par des voisins jaloux. Je ne saurai jamais si c’est la
vérité. Tout ce que je sais c’est qu’après cela ma mère, qui n’avait aucune
ressource, a été obligée de partir à Mogadiscio prendre refuge auprès de sa
sœur. C’est là que la galère a commencé. Mon frère, mes cousins et moi
essayions de nous procurer de l’argent par tous les moyens possibles et
imaginables. Nous volions tout ce que nous pouvions trouver. Une fois nous
avons dévalisé des étrangers qui faisaient le tour du monde sur leur yacht de
luxe et s’étaient arrêtés à la suite d’une avarie de moteur. Ils nous avaient
pris en pitié et nous achetaient régulièrement des fruits et des légumes. Las
de manger de la misère, mes cousins ont émigré en Europe. Après deux ans
de tribulations ils sont arrivés en Angleterre et nous ont fait part du miracle.
Ils nous invitaient à les rejoindre car ils avaient trouvé du travail. Du
travail ! Désormais mon frère et moi nous n’avions plus eu qu’une idée en
tête : partir à notre tour.
» Dedalus et moi avons pris le chemin de la Libye d’où on disait que des
bateaux par centaines gagnaient les villes de l’Europe. Hélas, la Libye était
un vrai chaos. En sortant d’un bar, au cours d’une rixe, mon frère a été tué
et j’ai dû prendre la mer tout seul. Cela fait trois ans que je tourne en rond à
Cambrésis.
» Je ne saurai te dire combien de fois j’ai essayé de passer en Angleterre,
mais toujours j’ai été refoulé. Cela ne m’arrivera plus car j’ai renoncé à
cette traversée.
— Tu as donc décidé de rester en France ? dit Ivan étonné. Tu vas y
demander l’asile politique ?
Ulysse fit la moue.
— Je ne sais pas encore.
Pourquoi Ivan eut-il l’impression qu’Ulysse lui cachait ses projets ? Cette
impression s’accentua quand ils rejoignirent la salle de réunion de
l’association et qu’Ulysse demanda à Henri Duvignaud de le ramener à
Paris.
— À Paris ? s’étonna Henri Duvignaud.
— Oui, répondit Ulysse avec désinvolture. Des amis m’ont invité à
passer quelques jours avec eux. Ils habitent au boulevard Voltaire mais
déposez-moi n’importe où, je me débrouillerai.
À quelque temps de là, malgré son peu d’enthousiasme, Ivan dut accepter
l’offre de Mona et travailler pour le collège Marcellin Berthelot. Au lieu
d’être affecté à la cantine comme il en avait été question, il fut intégré dans
les services les plus durs, ceux du nettoyage. Il fallait récurer le plancher
des salles de classe, vider les corbeilles, remplir les boîtes de craies, enduire
les tableaux noirs d’une sorte de vernis. Le pire était de balayer les cours de
récréation glaciales que le givre rendait glissantes et dangereuses. Comme
tout ce travail devait être terminé avant l’arrivée des élèves et l’ouverture
des grilles à 8 heures, cela signifiait qu’Ivan se levait chaque jour aux
aurores, avalait une tasse de café Blue Mountain ou non, traversait en
frissonnant les parkings venteux de la cité André Malraux et marchait à
pied jusqu’au collège à travers les rues qui peu à peu s’éveillaient.
Quand il regardait sa vie il ne la comprenait pas. Une fois de plus il se
demandait s’il avait refusé de faire son apprentissage et de devenir
chocolatier pour en arriver à cette situation minable. Quand il vivait à la
Guadeloupe son cœur battait d’anticipation heureuse. Que s’était-il passé ?
Pourquoi la mauvaise chance ne cessait-elle de le poursuivre ? Il n’avait pas
d’amis. Personne sur qui compter, personne avec qui échanger sa détresse.
Ivana lui paraissait de plus en plus lointaine. C’est à peine si elle déposait
un baiser pressé-pressé sur son front le matin et le soir avant de s’enfermer
dans sa chambre. Il ne pouvait plus supporter les constantes remontrances
d’Hugo et surtout de Mona qui, lui ayant procuré un emploi, se croyait tout
permis.
Le vendredi Ivan se rendait pieusement à la mosquée que l’on appelait
Mosquée Radogan du nom de son imam. Il ne s’y rendait pas seulement
pour prier car il était engagé dans une constante conversation avec ce dieu
qui l’avait créé et à présent semblait l’oublier. Pourquoi tolérait-il le mal et
la méchanceté des vivants ? Cette question tournait sans arrêt dans sa tête.
S’il aimait se rendre à la mosquée, c’est qu’il aimait se mêler à l’humble
foule d’hommes qui se prosternaient en direction de La Mecque. À ces
moments-là son sentiment de solitude s’évanouissait. Il avait l’impression
de retrouver des frères aussi démunis, aussi vulnérables que lui, pour qui
peut-être le bonheur finirait bien par arriver.
Un vendredi un nouvel imam fit son apparition. À la différence de
l’imam Radogan, personnage falot, qui parlait à peine le français, le
nouveau avait fière allure. Il ressemblait beaucoup à Ulysse : brun de peau,
les cheveux noirs et lisses comme lui, les yeux étincelants, la voix forte et
puissante. Ivan ne tarda pas à avoir des renseignements sur son compte car
on n’imagine pas les ragots qui circulent dans les lieux de prière. Dans la
buvette de la mosquée les fidèles, tout en sirotant leur thé à la menthe,
parlaient de tout. Le nouvel imam s’appelait Amiri Kapoor. Il venait du
Pakistan et avait longuement séjourné à Kano, ville sainte au nord du
Nigeria.
Ivan avait été bouleversé par son prêche :
— Prenez votre destin entre vos mains, avait-il déclaré de sa voix
vibrante. N’acceptez plus d’être méprisés, d’être rabroués comme si vous
étiez des enfants, des bons à rien. Il faut par tous les moyens, je dis bien
tous les moyens, détruire le monde qui nous entoure et sur ses ruines, bâtir
un havre plus accueillant pour l’humanité.
Ce n’était pas la première fois qu’Ivan entendait ce genre de discours.
Mais ce jour-là il eut en lui une résonance particulière. Il se sentit investi
d’une énergie nouvelle, prêt à tout braver. Comme il aurait aimé s’entretenir
avec cet imam. Malheureusement quand il poussa la porte de sa salle
d’attente une douzaine de fidèles y avaient déjà pris place et il se retira
déçu.
Ce fut le même soir qu’il reçut un coup de téléphone d’Ulysse l’invitant à
venir dîner avec lui. Ulysse avait tenu parole : il avait quitté le camp de
Cambrésis et avait trouvé un travail à Paris. Ivan en était jaloux. Trouver un
travail à Paris et un travail bien payé, cela tenait du miracle. Pas à lui que
pareille chance sourirait ! Quoiqu’il n’ait nulle envie de poursuivre sa
fréquentation avec ce mauvais musulman qui touchait à l’alcool, il accepta
cette invitation, n’ignorant pas comment ses soirées se passaient tristement
à la cité André Malraux. Ivana s’enfermait dans sa chambre avec ses notes
dactylographiées et ses livres de cours. Hugo ne tardait pas à rejoindre un
de ses amis guyanais. Il en était réduit à la compagnie de Mona qui ne
manquait pas de minauder et de pousser la chansonnette. Ou alors il
regardait de stupides films à la télévision.
Contre toute attente, Ivan s’était mis à aimer Paris. Il le savait, il ne
posséderait jamais cette ville. Il ne s’y ferait jamais une place. Pourtant sa
vivacité à toute heure du jour et de la nuit était bénéfique comme une
drogue. Chacune de ses artères lui soufflait à l’oreille une mélodie
entraînante qui éveillait l’envie de danser. Tout différait de la morosité de
Villeret-le-François. Les passants semblaient plus ouverts et plus gais.
C’était comme s’il était amoureux d’une femme que sa beauté, son esprit,
ses qualités rendaient inaccessible.
Ulysse habitait en plein Paris au boulevard Voltaire un immeuble d’assez
belle apparence mais qui présentait un sérieux handicap : il n’avait pas
d’ascenseur. Ivan dut se déhancher le long de six étages abrupts recouverts
d’un tapis passablement miteux. Quand Ulysse vint lui ouvrir il crut ne pas
le reconnaître. Disparu l’immigré engoncé dans une parka et un pantalon
minables qu’il avait côtoyé quelques semaines auparavant. Ulysse était vêtu
avec la dernière élégance, sapé comme autrefois Mansour dans un costume
de fil à fil, le col noué d’un large foulard de soie bleue. D’où venait cette
transformation ? Comment l’expliquer ? Ivan retint ses questions et suivit
son hôte à travers un dédale de pièces bien aménagées jusqu’à une coquette
chambre à coucher qu’occupait un lit recouvert d’une riche couverture
marocaine.
— Eh bien, eh bien ! Tu as touché le gros lot ? demanda-t-il à Ulysse en
feignant la plaisanterie.
Ulysse secoua gravement la tête :
— Je te l’ai dit, j’ai trouvé du travail.
Il alluma une cigarette car non seulement ce mauvais musulman buvait
mais il fumait.
— Il s’agit d’un travail un peu spécial que je vais t’exposer car je pense
qu’un garçon comme toi, bâti comme toi, pourrait en profiter. Tu ne sais pas
l’horreur qu’était le camp de Cambrésis où j’ai passé trois longues années.
Je ne parle pas de la saleté des douches et des waters qu’il fallait se partager
à dix ou à douze. Je te fais grâce de la nourriture infecte qui était servie
dans des troquets qui se paraient du nom de restaurant. Je te parle de la
promiscuité qui y régnait, des viols commis quotidiennement sur les
femmes, les adolescents et parfois même sur les enfants. Enfin sur tous
ceux qui étaient vulnérables. J’ai eu la chance d’en sortir car j’ai fait la
connaissance d’un couple qui m’a beaucoup aidé.
Après un silence il reprit d’un ton un peu embarrassé :
— Ils m’ont proposé de devenir escorte.
— Escorte ? répéta Ivan médusé. Qu’est-ce que cela veut dire ?
L’air embarrassé d’Ulysse s’accentua. Il eut un geste vague.
— Je crois que c’est un mot anglais ou espagnol, je ne sais pas. Cela n’a
aucune importance. Tu sais, les femmes ne sont plus ce qu’elles étaient
autrefois. Elles ne sont pas non plus ainsi que l’on raconte dans nos pays.
Elles ont de la volonté, les femmes. Elles ont de l’énergie. Elles ont des
désirs. Je veux dire des désirs charnels. Elles savent ce qu’elles veulent et
elles veulent des hommes capables de les satisfaire et de les aider à goûter
aux plaisirs de la vie. À tous les plaisirs, tu me comprends ?
Non, Ivan ne comprenait rien.
— Qu’est-ce que tu racontes ? interrogea-t-il à nouveau.
Ulysse se décida à jouer cartes sur table.
— Je veux dire que tu peux te faire des milliers d’euros par mois si tu
sais te servir des armes que le sort t’a données. Combien mesure ton pénis ?
— Quoi ! s’écria Ivan, croyant avoir mal entendu.
Ulysse éleva une main apaisante.
— Je plaisante, je plaisante. Soyons sérieux. En ce moment j’escorte trois
femmes : l’une d’entre elles dirige une agence de publicité ; une autre est
une actrice connue dont les premiers films sont prometteurs ; la troisième
est un médecin spécialiste de chirurgie esthétique. Elles ne rechignent ni
l’une ni l’autre à me donner tout l’argent dont j’ai besoin.
Peu à peu la vérité se faisait jour en Ivan car il n’était pas entièrement
naïf. Pire que tout ce qu’il aurait pu imaginer, Ulysse livrait son corps à des
femmes moyennant rétribution. Il ne valait pas mieux qu’un prostitué. Un
flot de bile, brûlant, emplit sa bouche. Il faillit vomir, se leva et se dirigea à
grands pas vers la sortie.
— Ne sois pas ridicule, fit Ulysse essayant de le retenir.
Ivan ne l’écoutait plus. Dévalant l’escalier quatre à quatre il atterrit sur le
trottoir et dans son balan manqua de renverser un couple. Sans trop savoir
ce qu’il faisait il traversa le boulevard et se mit à courir droit devant lui,
comme il n’avait pas couru depuis des années, et les gens apeurés
s’immobilisaient pour laisser passer ce grand nègre plus rapide que le
mythique Thiam Papagallo. Il poussa le portillon d’un square, la journée
rempli de bébés dans leurs poussettes, d’enfants pédalant sur leurs tricycles,
à cette heure désert, et il se laissa tomber sur un banc dont la froidure le
saisit à travers l’épaisseur de ses vêtements. L’envie de vomir ne le lâchait
pas. Il se sentait avili, sale. Il aurait aimé redevenir petit enfant quand
Simone faisait mousser sur son corps du savon de Marseille et lui versait
sur la tête calebasse sur calebasse d’eau tiède. Comme il demeurait
immobile en proie à son dégoût un homme jeune s’arrêta devant lui et lui
adressa un sourire sans équivoque.
— Vous n’avez pas froid ? minauda-t-il.
Le sang d’Ivan ne fit qu’un tour et ses mains qu’il ne contrôlait plus
sautèrent à la gorge du séducteur. Voilà ce qu’offrait le monde : des
prostitués, des homosexuels, des escortes. Toutes les turpitudes.
Nous sommes parvenus à restituer avec exactitude les évènements de
cette soirée fatale. Nous employons le mot « fatal » à dessein car à nos yeux
c’est à ce moment que se réalisa pleinement la radicalisation d’Ivan que
nous avons tenté de suivre et de comprendre tout au long de ce récit.
Jusqu’alors certains évènements de sa vie, en particulier la mort de ses bien-
aimés, Alix et Cristina, ne l’avaient pas conduit à un changement radical.
Soudain toutes ces péripéties prenaient un relief nouveau, saisissant. La
mort de Mansour, l’avilissement d’Ulysse, se paraient d’un caractère
déterminant.
Les hurlements de l’homme qu’il tenait au collet ne manquèrent pas
d’attirer une foule de passants qui se dirigeaient vers le Bataclan où ce soir-
là se donnait un concert. À force de coups de poing et de coups de pied, ils
arrivèrent à libérer la victime. Mais Ivan était si grand et si fort qu’il leur
échappa et parvint à s’enfuir. Il sauta dans un taxi en maraude qui longeait
le boulevard Voltaire. Ce taxi était conduit par un Noir, un Guadeloupéen,
Florian Ernatus, qui, voyant un homme de sa race en difficulté, poursuivi
par une meute de Blancs, ne songea qu’à lui venir en aide. Une telle
conduite devient de plus en plus rare et mérite d’être soulignée. Les Blancs,
quant à eux, se sont toujours entretués. Prenant comme exemple les Nazis et
les Juifs. Mais les Noirs, au contraire, animés par leurs théories de
Négritude, de solidarité raciale, croyaient qu’ils devaient toujours
s’entraider. De nos jours de telles idées n’ont plus cours.
— Où allez-vous ? demanda Florian Ernatus à Ivan en appuyant sur
l’accélérateur.
— Je ne sais pas… Oui, je vais à Villeret-le-François, bégaya Ivan.
Prostré sur la banquette, tandis qu’autour de la voiture lancée à fond de
train défilaient les lumières des bars et des immeubles, lui qui ne parlait
jamais de lui-même se mit à raconter sa vie.
— C’est la même chose pour tout le monde, lui dit Florian haussant les
épaules. Vous croyez que les choses étaient meilleures pour moi ? D’abord
je n’ai jamais connu mon père. À force d’interroger ma mère, elle a fini par
me dire qu’il s’appelait Bong. C’était un Filipino qui nettoyait les cabines à
bord du bateau de croisière Empress of the Seas du temps où la compagnie
Crosta faisait des escales dans les Antilles. Ma mère était la nounou de la
dernière-née d’une famille de richards mulâtres qui voyageait pour célébrer
son dixième anniversaire de mariage. Est-ce qu’elle disait la vérité ? Je n’en
sais rien. Pendant des années j’ai marché pieds nus ou avec des tennis parce
que je n’avais pas de quoi m’acheter une bonne paire de chaussures. Un
temps j’étais employé dans les plantations Filipachi. Malheureusement un
beau jour un coup de vent a fait tomber les bananiers et je me suis retrouvé
au chômage. Alors j’ai travaillé à la porcherie Salomon mais les porcs ont
attrapé la dengue et elle a dû fermer. Ce n’est qu’à Paris que j’ai trouvé du
travail. Ce taxi-là n’est pas à moi, je n’en suis que le chauffeur.
Ce que Florian ne disait pas c’est comment il avait cherché, cherché son
père. Il s’était rendu à la Jamaïque où la compagnie Crosta avait ses locaux
et par trois fois s’était fait engager dans les cuisines. Mais parmi la centaine
de Filipinos qui nettoyaient les cabines, il n’avait jamais mis la main sur le
dénommé Bong.
Nous ne pouvons que louer la manière dont Florian Ernatus se comporta
avec Ivan. Il le conduisit à Villeret-le-François et sans tenir compte des
tours et des détours qu’il fut contraint de faire malgré son GPS, il ne lui
demanda pas un sou. Gratis. Arrivés à la cité André Malraux il l’aida à
gravir les escaliers de la tour A où Ivan créchait. Il entra avec lui dans le
petit appartement d’Hugo, ouvrit son futon et le coucha comme une mère
l’aurait fait. Nous pouvons affirmer avec certitude qu’à dater de ce moment-
là le comportement d’Ivan changea visiblement. Il s’assombrit davantage.
Plus jamais un sourire encore moins un éclat de rire. Toujours prêt à
disséquer les moindres évènements de sa quotidienneté.
Il passa la semaine recroquevillé sur son futon, le front recouvert de
compresses. Ivana manqua deux jours de cours pour s’occuper de lui.
Même si Mona répétait qu’il s’agissait d’une banale grippe et qu’il ne fallait
pas faire venir le docteur, elle s’inquiétait. Enfin Ivan ouvrit les yeux,
s’habilla et se rendit à la mosquée bien décidé à s’entretenir avec l’imam
Amiri Kapoor. Il le sentait, cet homme-là transformerait sa vie.
L’imam Amiri Kapoor le reçut dans son bureau qui stupéfiait par son
luxe tous ceux qui y pénétraient. Dans cette mosquée minable, ancien
gymnase, don de la municipalité à sa population musulmane sans cesse
croissante, il était parvenu à s’aménager un espace de beauté. Des
calligraphies noires ou dorées couvraient les cloisons ainsi que des photos
des principaux lieux de prière du monde : La Mecque voisinait avec le
Golgotha, Notre Dame de Paris avec Westminster Abbey. L’imam possédait
un profil des plus intéressants. Il était fils et petit-fils d’imam, deux
rigoristes qui avaient porté très haut le nom de Dieu dans le petit village de
Ragu situé à quelques kilomètres de Lahore. Il avait quinze ans quand son
père l’avait obligé à adresser une lettre de félicitations à l’Ayotallah
Khomeini qui venait de prononcer la fatwa contre Salman Rushdie. Ainsi
doivent périr les mauvais musulmans, avait tonné son père. Il avait ensuite
passé trois ans à Médine, dans cette cité austère où résonne depuis le bon
matin les appels du muezzin. Quand il vivait à Kano il avait fait merveille,
dépoussiérant, réorganisant les institutions de cette ville sainte où trop
souvent la prière n’était plus qu’un récitatif monotone.
Amiri Kapoor posa sur Ivan son regard pénétrant.
— Première question : Pourquoi t’es-tu converti à l’Islam ? Je sais que
dans la partie du monde dont tu es originaire le christianisme est roi.
Pourquoi cette conversion ?
Ivan réfléchit un instant :
— Je ne sais pas trop. Je vivais au Mali. Dans la concession où j’habitais
ma sœur et moi étions les seuls catholiques et je me sentais toujours
étranger, en porte à faux. Je crois aussi que j’ai voulu me rapprocher de
mon père avec qui je m’entendais assez mal.
L’imam s’étonna :
— Ainsi tu as une sœur ?
— Une sœur jumelle, répondit Ivan saisi malgré lui par la passion qui le
prenait à chaque fois qu’il était question d’Ivana. Je suis sorti du ventre de
notre mère avant elle. Je suis un garçon. Pour ces deux raisons, j’aurais dû
me croire supérieur. Il n’en est rien. Elle est tellement accomplie et moi
tellement son inférieur, je l’adore.
— On ne doit adorer que Dieu, coupa sèchement l’imam.
Cette brutale réprimande chagrina Ivan.
L’imam reprit avec plus de douceur :
— Est-ce que ta foi en Dieu est aussi coupante qu’une arme ? Es-tu
capable de tuer pour elle ?
Ivan hésita à nouveau. Certes il avait fait partie de l’escouade qui avait
abattu El Cobra, mais il n’avait fait qu’obéir par peur ou par lâcheté aux
diktats de l’Armée des Ombres. Cet acte n’était pas né d’une volonté
personnelle.
— Oui, affirma-t-il néanmoins. J’en suis capable.
S’ensuivit un long échange de regards. Amiri Kapoor comprenait que ce
garçon encore primaire, incapable de voir clair en lui, était cependant pétri
d’une pâte exceptionnelle, celle dont on fait les disciples de premier choix.
Il suffisait de l’aider, de le débarrasser de quelques scories, par exemple cet
amour intempestif pour sa sœur.
Il fouilla dans les tiroirs de son bureau, en retira un volumineux dossier
qu’il ouvrit.
— Es-tu libre le mardi et le jeudi soir ? demanda-t-il. Si oui, je te charge
d’aider les élèves de l’école coranique. Tu reliras leurs devoirs, tu les
noteras, tu tenteras de les faire se rapprocher de Dieu car tu en es capable, je
le sens.
Après un silence, il reprit :
— Je dois t’avouer qu’en échange de tes services je ne pourrai t’offrir
qu’une faible rémunération. Tu connais la situation financière des mosquées
en France…
Ivan eut un geste vif.
— Il n’est pas question d’argent entre nous. Je ferais cela gratis si vous
me le demandiez.
Comme la vie est surprenante ! La même semaine, Ivan trouva deux
formes d’activités honorables. Le principal du collège Marcellin Berthelot,
qui ne lui avait jamais prêté attention, le convoqua dans son bureau. À sa
grande surprise il lui offrit de remplacer un surveillant qu’un malencontreux
accident de voiture avait conduit à l’hôpital pour de longs mois.
— Vous n’aurez pas grande chose à faire, assura-t-il. Simplement
surveiller les élèves qui restent à l’étude. Mme Mona Hincelin m’a informé
que vous avez fait d’excellentes études secondaires et que j’aurai votre
dossier facilement par le rectorat de Guadeloupe.
Ivan rendit grâce à Dieu qui pour une fois semblait se soucier de lui.
Désormais il partagea son temps entre le collège Marcellin Berthelot et
l’école coranique de la mosquée. Il avait un faible pour les heures qu’il
passait à la mosquée car là il était entouré de jeunes pour lesquels il
éprouvait sans savoir pourquoi une profonde affection. Lui qui ne
connaissait pas l’expression deuxième ou troisième génération, en comprit
tout de suite la signification. Ces adolescents ne s’étaient jamais rendus au
pays de leurs ancêtres. Ils ne le connaissaient pas. Nés en France, ils se
croyaient Français, fiers d’avoir édifié la tour Eiffel ou creusé le canal
Saint-Martin. Certains d’entre eux étaient les petits-fils de Harkis et
n’ignoraient pas que leurs grands-parents avaient donné un bon coup de
main à la France quand elle en avait besoin. Ils vivaient dans une ignorance
bienheureuse d’eux-mêmes. Jusqu’à ce que fuse l’injure inattendue « sale
Arabe » pour un taille-crayon perdu ou un livre de classe déchiré. Certes ils
avaient les cheveux frisés et le teint crémeux. Mais étaient-ils des Arabes,
se demandaient-ils ? D’ailleurs, c’est quoi un Arabe ? Ceux qui poussaient
plus loin l’investigation découvraient qu’on leur reprochait surtout leur
religion : l’Islam. Ils n’en revenaient pas. Ce mumbo-jumbo auquel ils
n’accordaient pas grande valeur les rendait coupables : responsables d’actes
commis dans les pays inconnus et aussi lointains que le Pakistan ou
l’Indonésie.
Pour la première fois Ivan fut forcé de réfléchir à ce qu’était l’Islam.
Religion guerrière, disaient les uns. Toutes les religions ne le sont-elles pas
puisqu’elles font du prosélytisme et se réjouissent du nombre de ceux
qu’elles convertissent ? Religion misogyne, disaient les autres. La
chrétienne ne l’est-elle pas tout autant ? Il n’y a pas si longtemps qu’elle se
demandait si les femmes étaient dotées d’une âme éternelle à l’image de
celle des hommes.
Par contraste, Ivan n’aimait guère ses nouvelles fonctions au collège
Marcellin Berthelot dont il n’appréciait pas les élèves qu’il jugeait
prétentieux, les yeux fixés sur les Grandes Écoles. Là il passait le plus clair
de son temps à empêcher les colosses des classes de troisième à brutaliser
les petits de la sixième. Il déjouait des rackets et mettait de l’ordre dans ce
qui avant lui n’était qu’un chaos. Très vite on l’appela derrière son dos
Batman. Quand il eut connaissance de ce surnom il interrogea Serge, un
garçon avec qui il s’était lié d’amitié.
— Batman ? Pourquoi avez-vous choisi de me nommer ainsi ? s’étonna-
t-il.
Sans hésiter Serge lui répondit :
— C’est parce que vous volez toujours au secours des plus faibles.
Ivan ne fut pas satisfait de cette réponse. Ce n’était pas ce qu’il voulait ;
il voulait changer le monde. Le seul problème c’est qu’il ne savait toujours
pas comment y parvenir. Il avait espéré que l’imam Amiri Kapoor pourrait
lui venir en aide mais rien ne s’était encore produit. Parfois il avait
l’impression que l’imam l’observait et se donnait le temps de la réflexion.
Inutile de dire qu’Ivan et Ivana n’avaient plus grande chose en commun
et qu’ils vivaient chaque jour davantage sur une planète différente. Si Ivan
souffrait beaucoup de cette situation, Ivana ne semblait pas s’en apercevoir.
Elle était heureuse, voire comblée. Elle avait été admise à ses examens et
entrait en deuxième année à l’École nationale de police. Déjà elle était
chargée de menues activités dont elle était fière : prendre part à des
patrouilles dans les quartiers peu sûrs, se tenir aux abords des écoles et
aider les parents accompagnés de jeunes enfants à traverser les rues, parfois
même régler la circulation. Le dimanche elle était invisible. Plus question
pour Ivan de déjeuner avec elle. Elle visitait des endroits comme Notre
Dame de Paris, Montmartre et surtout les châteaux de la Loire, en
particulier le château de Chambord pour lequel elle avait une prédilection.
« Construit au cœur du plus grand parc forestier clos d’Europe, il s’agit du
plus vaste des châteaux de la Loire. Il bénéficie d’un jardin d’agrément et
d’un parc de chasse classés monuments historiques. » Sa grande amie avait
nom Maylan. C’était une élève policière, blonde d’origine bulgare et dotée
d’un joli filet de voix. Se prenant déjà pour Sylvie Vartan elle chantait en
solo lors des concerts organisés par diverses associations caritatives. Ivana
et Maylan étaient inséparables. Quand elles n’étaient pas ensemble, elles
échangeaient d’interminables conversations téléphoniques, le portable
glissé à l’oreille. Pour toutes ces raisons Ivan la détestait.
Pourquoi accepta-t-il de se rendre à Fontainebleau où elle se produisait
dans la ferme de ses parents ? Sans doute à cause de ce début de printemps
qui lui donnait des ailes. Un sang plus vif semblait couler dans les veines.
Au lieu du gros soleil de la Guadeloupe suivi de longues périodes de pluie,
au lieu de la chaleur suffocante qui régnait toute l’année au Mali, cette
diversité était bienfaisante. Le même paysage devenait différent d’un mois à
l’autre comme si un enchanteur l’avait touché de sa baguette magique.
Les parents de Maylan habitaient une ferme spacieuse située non loin de
la forêt de Fontainebleau. Pour le concert de leur fille ils n’avaient rien
laissé au hasard. Ils avaient disposé dans la cour principale de larges tentes
blanches abritant des tables rondes et des chaises. N’eussent été les effluves
désastreux en provenance d’une porcherie sise à proximité que le vent
charroyait par intervalles, tout aurait été parfait. Ivan s’assit avec sa sœur
qui retrouva très vite des amis dont la compagnie semblait lui plaire. Sur
l’estrade des hommes exécutaient un duo : Perrine était servante, Perrine
était servante chez monsieur not’ Curé. Diguedondaine. Ce sont de vieux
airs du terroir expliqua-t-on à Ivan. Apparemment conquise l’assistance
applaudissait à tout rompre. Ce n’était pas le cas d’Ivan. Au bout d’une
heure il fut incapable de supporter plus longtemps l’ennui de cette réunion
et les roucoulements fades de l’assistance. Partir, il lui fallait partir.
Il se leva, glissant à l’oreille de sa sœur surprise :
— Je reviens tout de suite. Ne t’inquiète pas.
Il sortit et se retrouva sur la route goudronnée. Le soleil dardant des
rayons de plus en plus vifs, la sueur commença de couler sur son visage. Il
ne savait pas où se trouvait la gare de Fontainebleau et pour s’y rendre il
décida de faire de l’autostop. Il lui fallut attendre le cinquième véhicule
pour qu’un chauffeur s’arrête. Un blondinet au volant d’une Volkswagen
passa la tête par la portière.
— Où vas-tu ? interrogea-t-il avec un sourire.
Venant d’un parfait inconnu ce tutoiement étonna Ivan.
— Je vais à la gare de Fontainebleau. C’est là où je veux aller.
Le blondinet éclata de rire.
— Tu es dans la bonne direction. Si tu marches encore vingt kilomètres
droit devant toi tu finiras par y arriver.
Devant la mine déconcertée d’Ivan il enchaîna :
— Je plaisante. Monte. C’est à la gare que je vais moi aussi. Je te
déposerai.
Il poursuivit avec la même familiarité :
— Je m’appelle Harry. Et toi ? Où travailles-tu ?
Ivan fut incapable de répondre à cette question. L’autre insista :
— Chez La Pallud ? Chez Dumontel ? Dans quel haras ?
— Je ne travaille pas dans un haras, protesta Ivan. J’étais invité à un
concert.
— À un concert ? Je croyais que tu travaillais chez Dumontel. Ils
emploient beaucoup de gens comme toi.
Comme toi ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ainsi donc Harry n’avait
remarqué ni son élégant complet de soie sauvage ni sa belle chemise à col
dur ni ses chaussures de bonne qualité, derniers vestiges de son élégance du
temps de Mansour. Il n’avait remarqué que sa couleur. Il n’avait retenu que
l’homme noir, le nègre comme on disait dans le temps, et à ses yeux il ne
pouvait être qu’un subalterne. Avant de remettre son moteur en marche
Harry fourragea parmi les CD qui se trouvaient dans sa voiture.
— Je te mets Coluche ? Tu as envie de l’entendre ? Ce sont les reprises
de ses meilleurs sketchs.
Ivan fut pris de court et ne put que bégayer une réponse :
— Coluche ? Je ne le connais pas.
Il avait la vague image d’un gros homme en salopette, les cheveux
coupés en frange au-dessus du front. Mais il n’avait jamais prêté attention à
ses tirades.
— Pas possible, s’exclama Harry écarquillant ses yeux bleus. Tu n’as
jamais entendu parler ni de Coluche ni des Restos du Cœur ?
Aujourd’hui on n’a plus le droit,
Ni d’avoir faim ni d’avoir froid.
Dépassé le chacun pour soi,
Quand je pense à toi je pense à moi.
Quelle faute ai-je commise ? se demanda Ivan comme la voiture
démarrait. Harry connaissait-il les noms des grands tambouyés de la
Guadeloupe et de la Martinique ? Heureusement le trajet fut rapide. Ivan
descendit à la gare et bredouilla quelques remerciements.
Quand il arriva à Villeret-le-François, Mona se tirait les cartes dans la
salle de séjour.
— Tu es déjà de retour ? fit-elle avec étonnement. Où est Ivana ?
Là-dessus elle enchaîna sans attendre sa réponse :
— Aujourd’hui les cartes ne me prédisent que du malheur. Noir sur noir.
Valet de pique sur valet de pique.
La courbe des relations entre Mona et Ivan s’était considérablement
modifiée. Dans les premiers temps, elle joignit ses critiques à celles d’Hugo
et elle le considérait comme un vaurien. Elle le comparait constamment à
son fils, petit professeur d’histoire bien noté dans son collège de province.
Peu à peu elle s’était mise à le traiter d’une manière différente. Nous
pourrions suggérer que peut-être le physique avantageux d’Ivan y comptait
pour beaucoup. Son sexe à l’étroit dans ses pantalons et qui semblait
toujours sur le point de déborder, rappelait à Mona l’époque où, friande de
beaux mâles, elle accumulait amant sur amant. Cependant écartons cette
médisance. Disons plutôt que le caractère d’Ivan et sa serviabilité l’avaient
emporté. Il l’accompagnait au marché de la Croix Nivert, poussant devant
lui son chariot lourd de provisions qu’il faisait ensuite monter le long des
roides escaliers de la tour.
Ivan prit place devant la télévision, décidé à attendre le retour de sa sœur
afin de s’expliquer avec elle. Quel plaisir trouvait-elle à la compagnie qui
l’entourait ? Avait-elle oublié les ambitions qui l’animaient du temps où elle
vivait en Guadeloupe ? Malheureusement vers 22 heures Ivana téléphona à
Mona qu’elle passerait la nuit chez Maylan. De plus en plus déprimé Ivan
déplia son futon et essaya de dormir.
Le lendemain il se rendit à nouveau auprès de l’imam Amiri Kapoor,
pour s’entretenir avec lui et l’obliger de s’occuper davantage de ses
problèmes. Il le trouva plongé dans son Coran tout en sirotant une tasse de
café.
— Quel bon vent t’amène ? interrogea-t-il avec chaleur. Je n’entends que
de bonnes choses à ton sujet. Les jeunes disent que tu es un éducateur hors
pair.
Ivan se recroquevilla dans son fauteuil et répondit morose :
— Ce n’est pas l’impression que j’ai. À mon avis, tout va mal.
Là-dessus il se mit à narrer par le menu et le détail les expériences qu’il
avait vécues au cours des dernières semaines, sans faire le silence sur ses
déboires avec Ulysse.
L’imam l’écoutait avec une extrême attention sans l’interrompre. Quand
Ivan se tut, étonné malgré lui de cette plongée dans les eaux du mal-être
qu’il portait en lui sans ouvertement s’en douter, l’imam tira une feuille
dactylographiée d’un tiroir de son bureau et la lui tendit.
— D’abord tu dois lire, ordonna-t-il. Lire. Seule la connaissance peut
sauver. Beaucoup des questions que tu te poses ne sont pas sans réponse.
Ivan jeta un coup d’œil sur la liste de livres. Il y retrouva des noms, des
titres que lui avait indiqués Ismaël du temps où il était membre de l’Armée
des Ombres et bien avant lui, M. Jérémie quand il était à l’école de Dos
d’Âne : Frantz Fanon, Eric Williams, Walter Rodney, Jean Suret-Canale…
Il ne s’était jamais donné la peine ni de les acheter ni de les étudier, ce qu’à
présent il regrettait.
— Attends, dit-il, je ne t’ai pas exposé le plus pénible. Tu n’ignores pas
combien je tiens à ma sœur. Ma sœur jumelle. Je dirais même qu’elle est
tout pour moi. Or voilà qu’elle s’éloigne de plus en plus. Elle est absorbée
par ses études et la vie qu’elle mène en France. Je ne suis rien pour elle et
cela me fait beaucoup de peine.
L’imam haussa les épaules.
— Les femmes sont de petit esprit, laissa-t-il tomber. Je te dirais
franchement que tu aimes trop ta sœur. C’est là un sentiment malsain. Si
elle s’éloigne de toi laisse-la partir. C’est pour votre bien à vous deux.
Jamais personne n’avait parlé à Ivan aussi brutalement. Quel réduit, quel
cachot, quelle prison deviendrait sa vie si Ivana ne l’éclairait plus de sa
lumière. L’imam reprit :
— Agir, c’est cela qu’il te faut. Passer aux actes. Je vais t’adresser à un
groupe de jeunes qui t’aideront à devenir un homme. Un vrai. Je te
comprends. La société occidentale dans laquelle nous nous trouvons
plongés périra car trop sûre d’elle-même elle accumule gaffe sur gaffe. Il
importe qu’elle ne nous entraîne pas dans sa perdition.
Les semaines suivantes Ivan se sentit de plus en plus esseulé malgré les
promesses que lui avait faites l’imam. Ivana multipliait les absences :
séjours linguistiques à l’étranger, vacances dans des pays ensoleillés. C’est
ainsi qu’avec Maylan elle se rendit au Portugal, à Faro, petite station de
villégiature au bord de la mer. Elle réalisa même l’exploit de demeurer trois
jours entiers sans téléphoner à son frère.
Pendant ce temps Hugo et Mona, à l’étroit dans la cité André Malraux,
poussaient les jeunes gens à chercher leur propre logement. Mona qui ne
manquait pas de cordes à son arc trouva un appartement, fort mal situé il est
vrai, face au marché de la Croix Nivert. Du matin au soir on y entendait les
hurlements des vendeurs, faisant l’article sur tel ou tel produit. C’était aussi
toute la journée une puanteur de fruits, de légumes, de viande et de poisson.
Malheureusement l’affaire ne marcha pas, les revenus des jumeaux étant
par trop insuffisants. Cela ajouta au sentiment de découragement
qu’éprouvait Ivan. Il le savait, il n’y avait pas de place pour lui dans ce pays
qui se proclamait si généreux, patrie universelle de tous les hommes. S’il
disparaissait qui s’en apercevrait ? Ivana peut-être. Puis elle appuierait son
front contre la poitrine de Maylan et se consolerait.
C’est le 2 octobre qu’enfin Ivan fit la connaissance d’Abdel Aziz Isar que
lui avait recommandé l’imam. Retenez bien cette date du 2 octobre car elle
est fatidique et à nos yeux marque le commencement de la fin. Abdel Aziz
Isar habitait Villeret-le-François dans un immeuble un peu plus coquet que
celui où vivait Ivan. Là les ascenseurs fonctionnaient et le vestibule n’était
pas encombré de vendeurs de drogue. Il reçut Ivan avec froideur comme s’il
se méfiait des canards boiteux qu’Amiri Kapoor ne cessait de lui adresser.
Quoique musulman Abdel Aziz était né à Varanasi en Inde : Sur la rive
gauche du Gange, le fleuve sacré, où son père Azouz possédait un magasin
fort élégant de confection féminine. En 1948 la douloureuse partition de
l’Inde étant survenue, Azouz avait refusé de quitter son pays natal car il
croyait que toutes les religions pouvaient vivre ensemble harmonieusement.
Quand son magasin fut incendié pour la troisième fois et qu’il fut laissé
pour mort sur un trottoir il se décida à rejoindre Dacca avec sa famille.
Abdel Aziz avait par conséquent grandi dans des récits de violence et de
terreur. Il demanda sèchement à Ivan :
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? Que veux-tu faire de ta vie ? Veux-
tu rester en Europe ou partir dans un de nos pays ?
— Je préférerais rester à Paris, répondit Ivan songeant à Ivana dont il ne
voulait toujours pas être séparé. Mais qu’importe ! J’exécuterai les missions
dont vous voudrez bien me charger, là où vous le jugerez bon.
Abdel Aziz scruta Ivan de la tête aux pieds.
— Est-ce que tu sais manier une arme ? Des explosifs ?
— Oui, affirma Ivan. Au Mali je faisais partie de la milice nationale où
on apprenait ce genre de choses.
Le regard d’Abdel Aziz se fit plus pénétrant.
— As-tu déjà tué un homme ? demanda-t-il abruptement.
Ivan hésita puis répéta son explication coutumière :
— Oui, mais je faisais partie d’un commando dont les membres avaient
été désignés. Je n’obéissais pas à une décision personnelle.
Malgré sa rudesse, Abdel Aziz ne manqua pas de lui offrir du thé à la
menthe servi par une jeune femme aux cheveux fauves couverts d’un
élégant foulard noir et au sourire dévastateur.
— Ma femme, Anastasie, présenta-t-il.
Et avec un lyrisme inattendu il ajouta :
— Nous nous sommes connus à Falloujah. Oui, ce champ de pierre
désolé a été le cadre de notre amour, un amour vigoureux et qui a résisté à
bien des embûches. Nous avons trois enfants. Trois fils.
Comme ayant bu son thé Ivan se dirigeait vers la porte, Abdel Aziz lui
décocha une flèche :
— Tu ne portes pas la barbe.
La main sur la poignée de la porte Ivan s’arrêta.
— La barbe ? répéta-t-il un peu surpris.
En effet celle de son interlocuteur, soyeuse et bien entretenue, ajoutait de
la maturité à son visage encore juvénile.
Ivan poursuivit d’un ton d’excuse :
— C’est une recommandation du Coran et non un commandement.
À dater de ce jour, néanmoins, il se laissa pousser une barbe qu’Ivana et
Mona furent unanimes à critiquer. Malgré les huiles essentielles dont il
enduisait ses joues, elle demeurait maigre, peu fournie et ne l’avantageait
pas du tout. Au bout de quelques semaines il se résigna à la couper
entièrement.
Ce qu’Abdel Aziz ne disait pas, c’est qu’au cours de ses nombreux
séjours à Falloujah il était à tu et à toi avec les plus hauts dignitaires du
régime. Il travaillait pour le compte du conseil qui administrait la ville. Il
était chargé de faire appliquer ses décisions en matière juridique. Ainsi il
était actif dans toutes les exécutions publiques. Il tirait une balle dans la tête
des femmes adultères. Il coupait la main aux voleurs. Il marquait au fer
rouge ceux qui le méritaient. Bref il était un assassin, quoi ! Ce qu’Abdel
Aziz ne disait pas non plus, c’est que sa femme Anastasie était la fille d’un
des généraux de Saddam Hussein.
Ivan ne devait pas revoir Abdel Aziz avant deux ou trois semaines au
point qu’il crut que l’autre l’avait oublié. Quand il reçut le sms qui le
convoquait à une réunion, il fit connaissance d’une douzaine de garçons,
certains très jeunes, encore des adolescents, dix-sept ou dix-huit ans tout au
plus. Ils vivaient pour la plupart en Syrie, au Liban, en Iran ou en Iraq et
avaient pris part à de nombreuses actions punitives. Ils ne se trouvaient à
Paris que pour obéir aux ordres du commandement suprême qui projetait
des attentats. De quelle nature ? Personne ne le savait encore. Ce qui frappa
Ivan, ce fut la présence de deux filles, deux sœurs jumelles, Botul et Afsa.
D’origine Turque elles avaient vécu à Bruxelles et demeuraient depuis peu
en France. À Bruxelles elles avaient fait partie d’un ensemble, les
Amazones, et elles espéraient devenir un jour des chanteuses célèbres. À
moins que la Mort ne les fauche avant. Éventualité qui ne leur faisait pas
peur. La mort n’est-elle pas l’adoubement suprême ? Botul et Afsa devaient
avoir une influence considérable dans la vie d’Ivan. Il devint leur ami et
allait les voir quotidiennement dans l’appartement qu’elles occupaient au
flanc de Villeret-le-François. Les sentiments qu’elles lui inspiraient étaient
des plus complexes. Il admirait leurs formes élancées, leurs yeux étincelants
et leurs lèvres supérieures trop courtes qui découvraient des dents d’un
émail éclatant. Il admirait par-dessus tout leur tour d’esprit. Il aurait aimé
que sa sœur leur ressemble. Qu’elle soit comme elles frondeuse et
moqueuse. Qu’elle porte un œil critique sur la société qui les entourait.
Qu’elle manifeste à tout moment sa méfiance de l’Occident. Au lieu de cela
Ivana devenait chaque jour plus soumise et bien-pensante. Avec Maylan
elle allait au cinéma, au concert et s’enthousiasmait pour des films et des
livres sans intérêt qu’elle jugeait parfaitement réussis.
— Tu n’as goût à rien, reprochait-elle à son frère. Tu n’aimes rien. Tu te
plains de tout.
Elle avait raison, se disait Ivan. Ses reproches sont certainement mérités.
Pourtant comment faire semblant d’être un autre ?
Comme Botul et Afsa lui avaient offert des billets pour le spectacle d’un
groupe qui portait un nom surprenant, « Les Berbères Chantantes », il se
hâta d’inviter Ivana qui à sa surprise refusa catégoriquement de
l’accompagner.
— Tu ne veux pas y aller ? s’étonna-t-il. Pourquoi ?
Elle prit son air pincé.
— Je suppose que l’assistance sera surtout composée de Maghrébins. Or
je ne te cache pas que je n’aime pas les Arabes.
— Tu n’aimes pas les Arabes ! s’exclama-t-il stupéfié. Comment oses-tu
dire une chose pareille ? C’est comme si quelqu’un disait qu’il n’aime pas
les Noirs. Les Arabes sont nos amis. Je dirai plus, ils sont nos frères,
corrigea-t-il se rappelant les leçons de M. Jérémie. Même je considère que
ce sont des modèles, des maîtres à penser. Ils ont été colonisés comme nous.
En Algérie ils se sont libérés au prix d’une guerre terrible.
Ivana ne se laissa pas démonter.
— Peut-être dis-tu la vérité, fit-elle. Ce que je sais, c’est que les hommes
arabes ne peuvent pas voir une femme sans lui faire la cour et de grossières
avances. Les filles avec leur ridicule foulard sont toujours là à les regarder
comme des dieux.
Les jumelles ne tardèrent pas à confier à Ivan la part la plus secrète de
leur existence. Jusqu’à l’âge de vingt ans, au milieu d’une famille aveuglée
par des problèmes de survie, le père gardien de nuit, la mère femme de
ménage, elles avaient été amantes. Aucun homme ni aucune femme ne leur
convenait. Elles dormaient dans les bras l’une de l’autre, faisant l’amour
avec passion. Seul le dessin de leurs corps les satisfaisait. Une nuit leur
sommeil avait été brutalement interrompu. Elles avaient vu l’ange Gabriel
assis en larmes au pied de leur lit. Relevant la tête, il les avait fixées de ses
yeux pleins d’eau et leur avait expliqué comment la nature de leur relation
offensait Dieu. C’était un crime qu’elles commettaient, il leur fermait à tout
jamais les portes du Paradis. Cette scène avait eu sur elles un effet
dévastateur. Elles avaient pris alors conscience de leur forfait et n’avaient
plus péché, mettant fin à leur relation.
On se doute de l’effet qu’une pareille confession produisit sur Ivan.
Certes il avait toujours su que les sentiments et le désir qu’il éprouvait pour
Ivana n’étaient pas naturels, gémellité ou pas. Cependant il ne les avait
jamais considérés comme une offense faite à Dieu. Il se réconfortait en
pensant qu’il ne commettait aucun acte répréhensible. Il n’avait jamais
effleuré le corps de sa sœur de façon indécente. S’était-il volontairement
fait illusion et caché la vérité ? Ivana était-elle en réalité une cause de
damnation ?
Désormais le mal-être d’Ivan se fit plus aigu. À tout instant la crainte de
sa culpabilité l’obsédait. Il se répétait comment à part cela sa vie était sans
reproche. Il faisait ses cinq prières, il jeûnait lors du Ramadan, le vendredi
il ne manquait jamais de se rendre à la mosquée. En outre, malgré la
modicité de ses moyens, il faisait la charité chaque fois que cela lui était
possible. Il lisait et relisait pieusement son Coran.
Si quelqu’un se rendit compte de la radicalisation d’Ivan ce fut l’avocat
Henri Duvignaud qui apprit sa brouille avec Ulysse. Les raisons lui en
parurent évidentes. Aussi il se décida à inviter Ivan à dîner afin d’en avoir
le cœur net. Henri Duvignaud était un fervent adepte des plaisirs nocturnes.
Pour lui la vie commençait après le coucher du soleil. Paris était une
succession de bars où l’alcool était généreux, de restaurants où la chère était
fine, d’endroits où on rencontrait des individus sophistiqués et curieux de
tout. Il emmena Ivan au Caravansérail situé à la porte Maillot et dont le chef
avait vécu de longues années au Japon puis en Chine avant de se fixer
à Paris.
Sous ses airs évaporés et son sourire de star perpétuellement accroché à
ses lèvres, Henri savait juger les hommes. Il sentait qu’Ivan appartenait à
l’espèce dont on fait les révoltés les plus dangereux.
Dès le hors-d’œuvre, un délicat fourré aux coquilles Saint-Jacques, il
interrogea Ivan abruptement :
— Il paraît que tu ne vois plus Ulysse ?
Ivan vida son verre de grenadine et répondit négativement à la question.
— Que lui reproches-tu ? insista Henri. C’est un gentil garçon et aussi
très méritant.
— Très méritant ? s’exclama Ivan. Vous savez le métier qu’il fait ?
Ivan laissa éclater sa fureur :
— Il se prostitue à des femmes pour de l’argent.
Henri regarda Ivan dans les yeux.
— Tu aurais préféré qu’il reste à Cambrésis, qu’il continue à se faire
violer à cause de sa belle mine, à se faire insulter à cause de sa couleur,
qu’il continue à courir après quelques euros pour des tâches humiliantes et
en fin de compte qu’il se fasse tabasser à mort comme Mansour ? C’est cela
que tu aurais préféré ? C’est cela que tu aurais préféré ? Qu’il reste dans son
enfer ? Le monde est une sale affaire dont, comme dit le proverbe africain,
personne ne sort vivant.
Ivan repoussa son assiette et Henri Duvignaud reprit avec fermeté :
— Ne juge pas ! Ne juge pas, je t’en prie. Tourne-moi le dos, à moi aussi,
puisque tu ne peux pas entendre la vérité.
Ivan se pencha en avant et les mots sifflaient à travers ses lèvres.
— Vous donnez donc votre bénédiction à toutes les turpitudes qui se
passent dans le monde ? Pour moi, vous êtes aussi méprisable qu’Ulysse. Et
la parole de Dieu, pour vous elle ne compte pas ?
— Si Dieu existe, ce qui n’est pas sûr, persifla Henri, Il est Amour. Vous
ne pensez jamais à cette qualité.
Ivan se leva et fit d’un ton involontairement théâtral :
— Je pense que nous n’avons plus rien à nous dire.
Là-dessus il quitta le restaurant à grands pas et fut happé par la nuit. Il
marchait droit devant lui sans savoir où il allait. Autour de lui le quartier
était élégant et violemment éclairé. Malgré lui il dévisageait les passants
avec rancune comme s’ils étaient coupables. Coupables de quoi ? D’avoir
l’air bien dans leur peau alors qu’il se sentait si mal dans la sienne. Au bout
d’un moment dans sa colère il se laissa tomber sur un banc. À sa vue un
couple d’amoureux occupé à se becqueter se leva vivement comme effrayé
et s’en alla. Ivan resta longtemps immobile. Quand il se décida à reprendre
sa route il tomba sur une bouche de métro qui le conduisit au RER. En lui
parlant de l’amour de Dieu, Henri l’avait touché au plus profond. Il pensait
soudain qu’il avait été injuste avec Ulysse, victime comme lui, et qui
cherchait à survivre comme il le pouvait.
À cette heure le RER était presque désert. Des femmes de l’Europe de
l’Est vêtues de longues robes à fleurs chantaient afin de détourner
l’attention des rares voyageurs que de jeunes pickpockets dévalisaient
subrepticement. Ivan éprouvait chaque fois la même répulsion en entrant
dans cet endroit malodorant et parcouru de courants d’air.
Enfin il arriva à Villeret-le-François. Dans la nuit tiède Ivana, flanquée de
l’inévitable Maylan, était assise sur l’un des bancs disposés autour de la
cité. Les deux femmes venaient de voir un film que, volubiles, elles
tentèrent de lui expliquer car elles ne se souvenaient plus exactement du
titre : Les Bronzés font du ski ? se demandaient-elles. Comme ils montaient
l’escalier poussiéreux, Ivana lui prit le bras.
— Je ne t’ai pas encore annoncé la bonne nouvelle. Je suis très heureuse,
déclara-t-elle. Parmi tant de dossiers la police municipale de Villeret-le-
François a retenu le mien. Le mien, tu t’imagines ! C’est là que je ferai mon
stage le mois prochain.
— Si tu es heureuse je le suis aussi, répondit Ivan. Mais qu’est-ce que
cela changera ?
— Je serai à deux pas de mon lieu de travail, répliqua-t-elle. Je n’aurai
pas besoin de me lever aux aurores comme en ce moment, je n’avalerai pas
mon petit déjeuner avec un lance-pierre, je n’aurai pas besoin de prendre cet
horrible RER, toujours bondé.
Arrivé au troisième étage quand Ivan se dirigeait vers la chambre de sa
sœur, ainsi qu’il avait coutume de le faire pour bavarder, elle l’arrêta :
— Je suis morte de fatigue. Je te dis bonsoir. Que ta nuit soit pleine de
beaux rêves.
Interdit, il la regarda fermer la porte derrière elle.
Ivan passa alors la semaine la plus terrible de son existence. Il épiait les
moindres sourires et les moindres gestes d’Ivana pour comprendre ce qui se
passait. Que lui cachait-elle ?
Un soir en revenant du collège Marcellin Berthelot il se heurta à un
homme qui attendait dans la minuscule salle de séjour. Jeune, le teint aussi
brun que celui d’un métis, assez beau. L’inconnu se leva vivement et
s’écria :
— C’est vous le frère ! Le jumeau ! Je suis heureux de faire votre
connaissance. Je suis Ariel Zeni le meilleur ami de votre sœur, si j’ose dire.
Ivana sortit alors de sa chambre, sapée et parfumée. En la voyant, Ariel
fredonna moqueusement dans la direction d’Ivan sur l’air bien connu de la
chanson d’Adamo :
— Vous permettez monsieur que j’enlève votre sœur ?
Le couple disparut dans un éclat de rire. Ariel Zeni, ce nom aux
consonances étrangères, n’était-il pas celui d’un Juif ? Ivan, qui ne regardait
jamais les images que la télévision diffusait en boucle, ne savait pas grande
chose du conflit israélo-palestinien. Parfois certaines scènes de maisons
détruites ou de femmes en pleurs à côté de leurs enfants blessés l’avaient
ému, mais c’était tout. Jusqu’alors il n’éprouvait ni sympathie ni antipathie
pour les Juifs. Il n’avait jamais compris pourquoi les Nazis s’étaient
acharnés sur eux et avaient recherché la solution finale. À présent il ne
comprenait pas ce que beaucoup leur reprochaient. Former une
communauté soudée et solidaire, est-ce un crime ? Brusquement être Juif
prenait l’apparence d’un rival. Ariel était-il un rival ?
Ivana revint peu avant minuit avec la mine guillerette de celle qui s’est
payé du bon temps.
— Tu es toujours debout ? s’exclama-t-elle avec étonnement à la vue
d’Ivan, les yeux fixés sur l’écran de télévision.
Ivan tonna :
— Qui est cet Ariel ? C’est un Juif n’est-ce pas ?
Ivana leva les yeux au ciel :
— Voilà que tu as quelque chose contre les Juifs ?
Ivan la saisit par le poignet.
— Depuis quand le connais-tu ? Qu’y a-t-il entre vous ? Où êtes-vous
allés ?
Ivana fit sèchement :
— Tu n’as le droit de me poser aucune question. D’ailleurs je ne te
répondrai pas.
Le lendemain, alors qu’il l’avait pratiquement oublié dans les tourments
qu’il vivait, il reçut un nouvel SMS d’Abdel Aziz Isar l’invitant à passer le
voir. Ce jour-là Abdel Aziz était seul, un peu moins froid et guindé que lors
de la visite précédente.
— Les contours de l’attentat se précisent, déclara-t-il. Il aura
probablement lieu le soir de Noël afin de frapper les esprits. La forme qu’il
revêtira sera différente, les directives ayant changé. Les attentats de masse
qui faisaient soixante ou quatre-vingts victimes ne sont plus de mise. Les
dirigeants préfèrent des escarmouches produites simultanément le même
jour à des lieux différents. Ainsi ils envisagent une prise d’otages dans une
maison de retraite de la police municipale, une autre dans une école juive,
une autre vraisemblablement dans une église.
Abdel Aziz tendit à Ivan une enveloppe bien garnie et des feuillets
couverts d’inscriptions dactylographiées. Il était chargé d’aller à Bruxelles
récupérer un chargement d’armes à feu.
— Tu iras à ce garage, le Garage Keller, déclara-t-il. Tu demanderas
Séoud et tu loueras une voiture pour trois jours. C’est largement suffisant
pour aller et revenir de Bruxelles. Tu ne donneras pas ton vrai nom, bien
sûr. Tu présenteras cette carte d’identité. À Bruxelles tu te rendras au 13 de
la rue d’Ostende où habite mon cousin, Zyrfana. Là tu prendras le lot
d’armes qu’il aura dissimulées dans des étuis d’instruments à musique. Tu
n’as rien à craindre. Si la police t’arrête sur la route, c’est indiqué sur ta
carte d’identité que tu es un luthier et que tu fais le commerce de violons,
de violoncelles, de guitares… Tu m’amèneras ce butin que j’utiliserai
quand il le faudra.
Dans l’état d’esprit où il se trouvait cette mission en Belgique fit à Ivan
l’effet d’une heureuse escapade. Deux jours plus tard, il s’engagea sur
l’autoroute avec un sentiment de libération. Il laissait derrière lui les soucis,
les angoisses relatives à sa sœur, et avait l’impression de revivre. Le soleil
qui s’était levé lui adressait du milieu du ciel un sourire d’invite. Son sang
recommençait à couler dans ses veines, vivace et chaleureux. Il roula
pendant des heures puis s’arrêta pour se restaurer dans une aire d’autoroute.
Sur un fond bruyant de musique de jazz les convives mangeaient des frites
et vidaient des chopes d’une bière dénommée La Mort Subite, appellation
qui d’abord l’enchanta puis le fit réfléchir. Mort Subite, Mort Immédiate.
N’était-ce pas là ce que les djihadistes recherchaient ? Se détruire, puis être
précipité dans le Jardin d’Allah et jouir de la succulence des vierges.
Brusquement ces idées lui parurent absurdes, enfantines. Comment pouvait-
on s’en satisfaire ? Est-ce ainsi que l’on arriverait à changer le monde ? En
se tuant soi-même ? Ne faudrait-il pas plutôt aiguiser son esprit, bander ses
muscles en vue d’une révolution ? Il ne savait plus, il ne comprenait plus ce
qui l’avait guidé. Les objections de M. Jérémie lui revenaient confusément
en mémoire. Malheureusement il les avait mal écoutées et ne s’en souvenait
plus guère. Il parcourut les derniers kilomètres qui le séparaient de
Bruxelles plongé dans des rêveries profondes.
Bruxelles ne doit pas être comparée à Londres, Paris ou New York. Plus
petite elle semble une cousine de province face à des parentes plus
sophistiquées. Cependant il émane d’elle un charme un peu désuet. Ivan prit
plaisir à longer ses artères moins encombrées que celles de Paris et bordées
d’arbres bien taillés.
Il se perdit malencontreusement et mit près d’une heure à trouver la rue
d’Ostende, ruelle paisible dans un quartier où les boutiques n’offraient que
des objets venus d’ailleurs : tapis de prière, bouillottes, burnous, hijabs,
burqas, chapelets, corans et éponges de paille multicolores. L’Europe avait
brusquement disparu, remplacée par des cultures lointaines. Les passants
aussi venaient d’ailleurs : du Maghreb, de la Turquie, de l’Inde et du
Pakistan.
Zyrfana était un colosse au nez busqué, très avenant et jovial à la
différence de son cousin. Il embrassa Ivan comme une vieille connaissance.
— Tu as fait bon voyage ? demanda-t-il. Pas trop de policiers sur les
routes ? Depuis le dernier attentat ils pullulent partout.
Ivan répondit qu’à sa surprise il n’en avait vu aucun. Zyrfana possédait
un assez bel appartement et conduisit Ivan dans une chambre meublée avec
goût, tapissée de photos de Mohammed Ali.
— J’ai pleuré comme un enfant le jour de sa mort. C’est mon héros,
expliqua-t-il à Ivan. Pas seulement parce qu’il s’est converti à l’Islam. C’est
qu’il a fait de son corps un temple. Nous devons l’imiter et chacun de nous
doit faire de son corps la plus belle œuvre. Justement j’allais au centre de
sport. Veux-tu m’accompagner ?
Ivan rétorqua qu’il n’avait pas le moindre attribut de sportif avec lui.
Même pas un maillot de bain.
— Qu’à cela ne tienne, fit Zyrfana qui se précipita dans sa chambre et en
revint avec un short à rayures.
Les deux hommes descendirent les escaliers. La nuit était tombée et l’air
commençait d’être frais. Les passants de plus en plus nombreux
emplissaient les trottoirs. Une à une les vitrines s’allumaient et il se
dégageait de ce quartier cosmopolite une sorte d’intimité rassurante. Une
musique venue on ne sait d’où se faisait entendre. Zyrfana et Ivan se
dirigèrent vers le Centre Équinox. Pendant près de deux heures malgré la
fatigue du voyage Ivan pédala, sauta, souleva des haltères et s’étira dans
tous les sens. Cet épuisement du corps était étrangement bénéfique. Ivan
redevenait le petit garçon qu’il avait été quand il piquait des têtes à Dos
d’Âne et s’en allait vers le large. Quand enfin il revenait vers la plage,
vanné, il se blottissait contre sa sœur.
Zyrfana se révéla un excellent cuisinier : une tourte aux fruits de mer, une
tarte aux abricots. Comme Ivan le complimentait sur ce dîner, il fit
tristement :
— Si tu étais venu manger ici le mois dernier, c’est ma femme que tu
aurais félicitée, Amal. Elle avait une main de fée.
Ivan sentit que Zyrfana ne demandait qu’à s’étendre sur ce sujet :
— Où est-elle donc ? interrogea-t-il.
— Elle m’a quitté, expliqua Zyrfana d’une voix lugubre. Quand elle a su
que c’est moi qui avais fourni des armes lors du dernier attentat à
l’aéroport, elle n’a fait ni une ni deux, elle est partie. Le pire, c’est qu’elle a
emmené notre petit Zoran avec elle. Depuis je me trouve tout seul.
— Partie ? s’écria Ivan. Ce n’était donc pas une vraie musulmane ?
— Meilleure que toi, répliqua sèchement Zyrfana avec véhémence. Son
père était un imam très connu à Lahore. Elle avait quatorze ans quand il l’a
emmenée à son premier pèlerinage à La Mecque. Elle citait le Coran qu’elle
connaissait par cœur. Mais elle disait que nous n’avions rien compris à son
message. Que nous avions la mauvaise méthode pour changer le monde.
Nous ne comprenions pas les paroles de Dieu qui a ordonné : Aimez-vous
les uns, les autres, et non tuez-vous les uns, les autres.
Comme ces doutes étaient ceux qui parcouraient Ivan ! Comme ces
préoccupations étaient proches !
Peut-être Amal avait-elle raison ? Qui sait ?
Zyrfana se leva, se précipita vers sa chambre à coucher, en revint les bras
chargés d’albums de photographies représentant un bébé joufflu, puis un
petit garçon solidement campé sur ses pieds, Zoran, partout Zoran. Pas à
dire, c’était un bel enfant.
— Tu n’es pas encore père ! fit remarquer Zyrfana. Tu ne sais pas ce que
c’est que d’avoir un enfant, un fils. C’est lui qui te donne l’envie de changer
la forme du monde, à coups de kalachnikov, s’il le faut. Qu’il ne soit pas
relégué au dernier banc de la classe à cause de la couleur de sa peau ou pour
toute autre raison aussi futile. Qu’il ne soit pas moqué par ses camarades, ni
transformé en souffre-douleur. Qu’il n’ait pas devant lui un avenir de
chômeur, mais au contraire les plus belles perspectives. Avant Zoran j’étais
un bon à rien. C’est lui qui a fait de moi ce que je suis devenu : un
combattant, un soldat de Dieu.
Ivan ne répondit rien, même s’il comprenait parfaitement ce qui était
arrivé à Zyrfana. C’était sa vie que l’autre racontait. Lui aussi avait été
ignoré des maîtres et des maîtresses. Lui aussi avait été raillé par ses
camarades. Lui aussi s’était retrouvé chômeur à vingt ans.
Deux jours plus tard il reprit le chemin de la France. Au retour comme à
l’aller il ne rencontra aucun policier sur la route. Il livra à Abdel Aziz trois
violoncelles, trois violons altos et un nombre incalculable de guitares dont
les étuis possédaient un double fond et étaient remplis d’armes à feu.
— Avec cela, nous leur ferons une belle petite musique de nuit, persifla
Abdel Aziz.
Évidemment Ivan ne saisit pas l’allusion à Mozart mais il se rendit
parfaitement compte que son interlocuteur croyait décocher une plaisanterie
des plus fines.
Nous savons ce que vous pensez. Cette fois encore vous allez nous
reprocher de ne pas parler suffisamment d’Ivana, de ne pas dépeindre ses
états d’âme aussi minutieusement que nous le faisons pour Ivan. Pardon !
Nous allons tenter de réparer cette erreur.
Ivana avait considérablement changé au cours des derniers mois. La
gamine pulpeuse et souriante avait fait place à une jeune femme dont la
beauté était étonnante. Ses regards empreints d’une profonde mélancolie
allaient droit au cœur. C’est qu’Ivana était déchirée. Elle se trouvait dans la
position d’un automobiliste roulant à tombeau ouvert le long d’une route
accidentée et sachant que l’issue de la course lui sera fatale. Elle aussi,
comme Ivan, n’avait jamais ignoré que les sentiments qu’éprouvaient son
frère et elle n’étaient pas naturels. Mais elle avait toujours fait tout ce qui
était dans son pouvoir pour les dominer. À présent elle n’en pouvait plus et
avait recours aux grands moyens. Non, bien sûr, elle n’aimait pas Ariel
Zeni. D’ailleurs comment l’avait-elle connu ? De la façon la plus banale : il
était moniteur à l’École nationale de police où elle suivait ses cours. Ayant
vécu de longues années en Israël, il était spécialiste de la lutte anti-
terroriste. Car si Tel Aviv n’était pas devenue une ville sûre, du moins elle
n’était plus le lieu de tous les dangers comme autrefois. Ses autobus
n’étaient plus des pièges mortifères.
La blancheur du corps d’Ariel la dégoûtait, lui rappelant ces plats de
blanc-manger à bon marché que Simone affectionnait. Habituée aux
turgescences de son frère elle trouvait le dessin de son sexe à travers ses
uniformes de police plat et sans relief. Pourtant elle était bien décidée à
l’épouser, à s’en aller vivre avec lui dans le modeste appartement qu’il
possédait à Clamart, à lui donner des enfants.
Un jour qu’elle était particulièrement au désespoir elle s’était laissé
embrasser. Bien que sa bouche lui semblât fade et sans goût, elle avait
consenti à l’épouser. Elle était allée jusqu’à fixer la date d’une cérémonie de
fiançailles où ils inviteraient des amis et où il lui passerait au doigt une
bague de lapis lazuli qui, s’en vantait-il, avait appartenu à sa mère.
Comment avouer ses projets à Ivan ? Comment réagirait-il ? Dans son
désarroi elle décida de prendre le conseil de Mona. Alors qu’Hugo et Mona
avaient toujours manifesté peu de considération pour Ivan qu’ils jugeaient
un bon à rien, voire un mauvais sujet, ils avaient toujours adoré Ivana.
C’était la fille qu’ils n’avaient pas la chance de posséder. Ils appréciaient sa
douceur et son extrême serviabilité.
Un soir qu’elles se trouvaient seules, Ivana interrogea Mona :
— As-tu jamais trouvé à redire aux sentiments qu’Ivan et moi
manifestons l’un pour l’autre ?
Mona déposa sa tasse de thé au jasmin et secoua la tête :
— Vous êtes des jumeaux. C’est-à-dire une seule personne coupée en
deux et répartie dans des corps différents. On ne doit pas vous juger comme
tout le monde, comme des gens normaux. Non, je n’ai jamais rien trouvé de
choquant à votre attitude.
— Comment lui avouerai-je que je suis fiancée à Ariel ? poursuivit
Ivana. Comment le prendra-t-il ? Est-ce que je ne risque pas de recevoir un
terrible palaviré ou un coup mortel ?
Pour gagner du temps Mona avala une gorgée de thé puis se décida,
parlant avec lenteur :
— Il est évident qu’il ne sera pas content de l’apprendre. Mais tu dois lui
dire rapidement la vérité. Plus tu tardes, plus cela te sera difficile.
Mais ni le lendemain ni le surlendemain ni les deux jours suivants Ivana
ne trouva la force de révéler ses projets à son frère. Elle se gourmandait.
Elle s’en faisait le reproche le matin quand elle escaladait les rues qui
commençaient d’être froides et parcourues de bises, en se dirigeant vers le
centre municipal de la police. Elle s’en faisait le reproche le soir quand elle
revenait à la cité André Malraux. Cela la creusait, l’angoissait, la rendait
plus désirable et Ariel Zeni ne parvenait pas à en détacher ses regards.
Pendant ce temps Mona la pressait de questions :
— Est-ce que tu lui as avoué la vérité à Ivan ? demandait-elle chaque
jour.
Ivana secouait la tête.
— Non, pas encore, disait-elle. Tu vois bien la mine qu’il a.
En effet Ivan ne pensait qu’à l’attentat dont la date se rapprochait. Abdel
Aziz avait donné toutes les instructions. Mais il restait quelques points à
préciser : agirait-on aux premières heures du matin ou attendrait-on la nuit ?
Le plan était le suivant : aidé de trois acolytes Ivan devait faire irruption
dans la maison de retraite du centre municipal de la police. Les quatre
hommes devaient abattre un maximum de victimes, reprendre en hâte la
voiture garée à la rue du Chasseloup-Laubat et foncer vers la Belgique.
Cette fois il n’était pas question d’approcher à nouveau Zyrfana mais de
prendre refuge chez un certain Karim qui habitait la petite ville de
Molenbeek. Tout cela effrayait Ivan qui n’était pas chaud du tout. Mais
alors, pas du tout. Il n’avait nulle envie d’assassiner de vieux policiers
affligés de tous les maux du grand âge et certains carrément grabataires.
Comment un acte pareil changerait-il le monde ?
Le centre municipal de la police se composait de deux immeubles bâtis à
l’identique reliés par une allée de gravats parallèle au trottoir : d’un côté la
maison de retraite baptisée René Colleret du nom d’un obscur secrétaire
d’État au logement et de l’autre, le centre de formation, intitulé La Porte
étroite, hommage au roman d’André Gide. Ivan se demandait pourquoi on
ne s’attaquait pas de préférence à ce deuxième bâtiment, rempli de policiers
stagiaires, jeunes et vigoureux. D’accord ils n’étaient pas armés mais ceux
qui les encadraient l’étaient et seraient fort capables de se défendre.
Ce temps d’hésitation dura près d’une semaine jusqu’à ce que le soir
précédant l’attentat, peu avant minuit, Ivan fasse voler en éclats la porte de
la chambre de sa sœur d’un coup de pied magistral. Il était hors de lui et
semblait, lui qui ne touchait pas à l’alcool, pris de boisson. Il transpirait à
grosses gouttes. Ses yeux étaient rouges et exorbités.
— Qu’est-ce que j’entends ? hurla-t-il. Tu es la maîtresse de ce sans
couilles ?
Ivana posa doucement la main en travers de sa bouche comme elle avait
fait des centaines de fois aux cours de leurs querelles d’enfants.
— Attends, je vais t’expliquer ce qui s’est passé.
Sans l’écouter, d’un coup de genou Ivan l’envoya valdinguer sur le lit
puis se jetant sur elle lui arracha ses vêtements, dénudant son corps
affriolant. En même temps il se défaisait des siens, retirant violemment le
slip Calvin Klein de couleur bleue qu’il portait. Ses mains pétrissaient la
gorge et les seins d’Ivana qui commença de gémir.
— Prends-moi, prends-moi, si c’est là ce que tu veux !
Sauvagement il rétorqua :
— J’aurais dû le faire depuis longtemps.
Mais voilà qu’au moment de la pénétrer de sa monstrueuse érection, il se
releva, la regarda d’un air d’excuse et s’enfuit en courant hors de la
chambre.
Ivana parvint à s’asseoir au bord du lit. Elle murmura comme un appel :
— Reviens, reviens !
Les larmes coulaient à flot de ses yeux, traçant des sillons luisants sur
son visage. Sur quoi pleurait-elle ? Sur cet acte charnel qu’ils avaient tant
désiré l’un et l’autre et qu’ils semblaient incapables d’accomplir ? Ivana
pleura toute la nuit. Au matin elle enfila tristement son uniforme de
policière municipale et s’en alla vers la maison de retraite qu’elle atteignit à
6 h 30. Chaque matin avant de commencer ses cours dans le bâtiment La
Porte étroite elle passait une ou deux heures à travailler avec les aides-
soignantes qui l’adoraient et l’avaient surnommée : « Petite Mère Teresa ».
Mais nous savons ce qui tourmente votre esprit. Vous désirez savoir ce
qu’est devenu Ivan avec sa monstrueuse érection. Revenons donc en arrière.
Rajustant ses vêtements comme il le pouvait Ivan quitta la chambre de sa
sœur, traversa la salle de séjour comme un bolide et atterrit sur le palier au
moment où la voisine Stella Nomal, de retour d’une séance de cinéma,
ouvrait la porte de son deux-pièces. Stella Nomal était une jeune Guyanaise
venue à Paris faire des études de droit. Malheureusement le droit ne lui
avait pas réussi et à vingt-deux ans elle s’était retrouvée chômeuse. Ivan et
elle se connaissaient car pendant plus d’une année au collège Marcellin
Berthelot, côte à côte ils avaient nettoyé les salles de classe et balayé les
feuilles mortes des cours de récréation. Un temps Stella avait été vivement
attirée par Ivan, un si beau nègre, mais devant son indifférence, elle s’était
résignée à regarder ailleurs. Quand elle le vit sur le palier à moitié dévêtu,
s’efforçant de boutonner sa braguette, elle s’exclama stupéfiée :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Ivan ne sembla pas l’entendre et l’entraîna brutalement à l’intérieur de
l’appartement. Sans un mot il la renversa sur le divan et la pénétra
violemment. Les esprits chagrins feront remarquer qu’il s’agissait d’un viol
car c’est ainsi qu’on appelle toute relation sexuelle non consentie. Nous ne
discuterons pas sur ce point. Viol ou pas Stella savoura le plaisir qui lui était
échu. Mais brusquement Ivan fondit en larmes.
— Qu’est-ce qui t’arrive mon petit chou ? murmura Stella avec douceur.
Tu sembles avoir un bien gros chagrin.
Ivan essuya ses yeux de ses poings fermés et pour la première fois de sa
vie se lança dans une confession qu’il n’avait jamais faite à personne.
— Tu désires ta sœur ? s’écria-t-elle choquée et excitée à la fois.
Comment est-ce possible ?
Il ne l’entendit pas et continua de parler. Stella et Ivan passèrent le restant
de la nuit serrés l’un contre l’autre, dormant, rêvant, faisant l’amour,
discutant de choses intimes. Ivan pleurait beaucoup et Stella le consolait.
— Si tu la désirais tant que cela, interrogea-t-elle, pourquoi ne l’as-tu pas
prise comme elle te le demandait ?
— Elle était à la fois mon soleil et ma damnation, poursuivit tristement
Ivan.
Quand Stella se réveilla à 6 heures, elle se retrouva seule dans le lit.
Machinalement elle s’habilla et prit comme chaque jour le chemin du
collège Marcellin Berthelot.
Le lendemain quand le visage d’Ivan s’étala à la une de tous les
quotidiens, assorti des commentaires les moins flatteurs : « brute »,
« assassin », « monstre », Stella crut avoir rêvé cette nuit-là. Était-ce du
même homme qu’il s’agissait ? L’être fragile et meurtri qui s’était pressé
contre elle, qui avait pris son sein comme un enfant, était-il ce barbare
impénitent ? Dans son désarroi elle alla trouver la cellule de soutien
psychologique mise sur pied par la mairie de Villeret-le-François. La
psychologue qui la reçut était une jolie femme aux airs évaporés, pas du
tout la mine d’une psychiatre. Elle écouta sans mot dire puis questionna :
— Est-ce que vous vous rendez compte que vous avez frôlé la mort ? Il
aurait pu vous tuer.
— Lui ! se récria Stella haussant les épaules. Il n’aurait pas fait de mal à
une mouche.
— Cependant il a assassiné soixante personnes à la maison de retraite,
répliqua la psychiatre.
Ange ou démon ? Ivan était définitivement classé dans la seconde
catégorie.
Les détails de l’attentat de Villeret-le-François sont connus, archi-connus.
Ils ont paru en première page des journaux du monde entier même dans les
moindres feuilles de chou de l’Indonésie ou de la Turquie. Si cet attentat a
semblé particulièrement odieux c’est qu’il prenait pour cible des
fonctionnaires à la retraite, des vieillards qui avaient consacré leur existence
à défendre leur société et qui étaient maintenant victimes du poids des
années. Cependant il est un aspect dont seul l’avocat, Henri Duvignaud, eut
l’intuition et que nul ne saurait comprendre s’il ne lit pas La Ballade de la
Geôle de Reading du célèbre auteur irlandais Oscar Wilde. Nous
reproduisons ici quelques vers de cette ballade :
Pourtant chacun tue ce qu’il aime
Salut à tout bon entendeur
Certains le tuent d’un œil amer
Certains avec un mot flatteur
Le lâche se sert d’un baiser
Et d’une épée l’homme d’honneur.
Nous donnons ici la description des faits telle que nous avons pu les
reconstituer. Quand Ivan et ses trois acolytes descendirent de leur voiture,
garée à l’angle de la rue du Chasseloup-Loubat, vu l’heure matinale le
quartier était endormi, presque désert. Seuls erraient des chiens sans maître
fouillant dans les poubelles. Ivan et ses co-assassins débarquèrent à la
maison de retraite René Colleret à 7 heures tapantes. Une heure auparavant
une sonnerie stridente avait retenti afin de réveiller les pensionnaires et de
les informer que le temps du sommeil était terminé et que la journée
commençait. Les aides-soignantes allaient bientôt grimper les escaliers,
investir les étages et conduire aux toilettes les retraités qui ne pouvaient
plus se contrôler. Elles en profitaient pour calmer les terreurs de la nuit car
les vieillards redeviennent des petits enfants. L’obscurité leur fait peur. Ils la
peuplent de créatures nées de leur imagination, tour à tour menaçantes ou
effrayantes. Au dortoir du deuxième étage l’ex-sergent Piperu, qui avait
toujours taquiné la Muse, écrivait fiévreusement sur un cahier à spirale son
rêve de la nuit ainsi qu’il le faisait tous les matins. Il ne savait pas que dans
quelques minutes une balle lui transpercerait la poitrine et que son cahier
ensanglanté lui tomberait des mains sur un texte inachevé. Au sous-sol les
préposés à la cuisine s’affairaient à préparer les plateaux des petits
déjeuners qu’on monterait dans les chambres.
La tâche d’Ivan et de ses compagnons était des plus simples. Elle
consistait à entrer dans les chambres et à tirer sur tout ce qui bougeait. Ivan
était calme et résolu car ce n’était pas le moment de nourrir de vains
scrupules, de se demander s’il agissait de manière à transformer le monde.
Il fallait accomplir sa tâche.
Cependant l’on sait que toujours un grain de sable vient enrayer le
mécanisme de la machine la mieux huilée. Cette fois le grain de sable
s’appelait Élodie Bouchez, la dernière recrue du contingent des aides-
soignantes. Autrefois Élodie Bouchez rêvait d’être infirmière, mais n’avait
pas été reçue au concours d’entrée à cette profession. Elle s’était rabattue
sur le métier d’aide-soignante, d’abord avec un peu de mépris, puis peu à
peu elle s’était mise à l’aimer et y mettait la plus grande diligence. Ce jour-
là, à cause des lenteurs du RER, elle arriva en retard à son lieu de travail.
Du trottoir elle entendit la pétarade des kalachnikovs, les hurlements des
blessés et se demanda ce qui se passait. Un attentat ? Ce n’était pas
impossible vu les temps que l’on vivait. Elle courut donc donner l’alerte
dans un bar tout proche baptisé « À Verse Toujours ». Le bar ouvrait à peine
et le serveur, un jeune Arabe aux cheveux bouclés, passait mollement une
serpillière sur le sol dallé. Tous les deux se précipitèrent vers le téléphone et
appelèrent les renforts de la mairie.
Pendant ce temps, Ivan et ses co-assassins étaient arrivés au troisième
étage de la maison de retraite. C’est là que se trouvait Ivana penchée sur le
gendarme Rousselet, honteux d’avoir une fois de plus fait ses besoins sur
lui. Ivana et le gendarme Rousselet s’entendaient à merveille : pendant des
années Rousselet avait été affecté à Deshaies sur la Côte sous le Vent et
pour lui la Guadeloupe n’avait pas de secrets. Tous deux décrivaient le
sable blond des plages, la mer somptueuse, la vue qui d’un certain point
s’étendait jusqu’à l’île d’Antigua, les amandiers aux larges feuilles
vernissées tantôt vertes tantôt rouges. Dans leur description ils n’oubliaient
pas non plus les cases en bois riant sous le soleil malgré leur misère et les
enfants de toutes couleurs qui jouaient aux alentours.
Au bruit que firent les assassins en pénétrant dans le dortoir Ivana leva
les yeux et se laissa tomber sur le lit du gendarme Rousselet enserrant de
son bras les épaules osseuses du vieillard. Elle regarda Ivan au fond des
yeux. Tout l’amour et le désir qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre passèrent
dans cet échange. Ils revécurent leur vie tout entière comme ceux qui ont
frôlé la mort ont coutume de le faire. Ivan et Ivana se revirent donc depuis
le moment où ils étaient sortis du ventre de Simone par une nuit tiède et
parfumée de septembre jusqu’à ce matin d’automne gris, déjà parcouru de
frimas. Certaines images surnagèrent lumineuses. Quand ils avaient
commencé à se tenir debout, Simone les mesurait en les appuyant contre
une cloison de la case. Longtemps, ils avaient été de même taille. Une
année brusquement Ivan s’était mis à grandir et en quelques mois avait
dépassé sa sœur d’une tête. Celle-ci, médusée, admirait ce corps qui
s’allongeait à côté du sien. Quel bel étui pour contenir ses muscles. Pendant
longtemps ils avaient accompagné leur mère à la chorale et chantonné de la
même voix enfantine que personne ne remarquait. Un beau jour un miracle
s’était produit. Inattendu comme tous les miracles.
À l’église de Dos d’Âne, ainsi que dans toute la Guadeloupe, chaque
15 août a lieu une cérémonie baptisée le couronnement de la Vierge. À cette
occasion les prêtres font la chasse aux enfants les plus clairs de peau qu’ils
peuvent trouver, aux plus jolis métis, les affublent d’une paire d’ailes
d’ange, d’une robe flottante bleu ciel et les font grimper le long de l’autel
pour ceindre d’une couronne le front d’une statue de plâtre représentant la
Vierge Marie.
Pendant ce temps dans un coin de l’église se tient debout un chœur
d’enfants, qui débite cantique après cantique. Ivan et Ivana en faisaient
partie. Un jour la voix d’Ivana sortit de sa gorge et éclata souveraine,
emplissant la nef de ses harmonies. Ivan l’écoutait et se demandait quelles
merveilles le corps de sa sœur contenait. De ce moment Ivana fut désignée
par les surnoms les plus divers, « la sirène », « le rossignol » et invitée à se
produire en solo dans toutes les églises de la Guadeloupe. À la suite d’un
concert à la cathédrale de Pointe-à-Pitre, un écrivain qui venait de recevoir
le Prix Carbet la baptisa « La Flûte Enchantée ». Ces qualificatifs prouvent
qu’Ivana s’était située hors du lot commun.
Le jour de l’attentat Ivan ne fit ni une ni deux. Sans hésitation il braqua
son fusil sur Ivana et tira. C’était la seule chose à faire, le seul acte sensé à
accomplir. Ivana le comprit parfaitement. Aussi elle arqua sa poitrine pour
mieux recevoir le bienfait des balles avec reconnaissance. Mortellement
blessée, elle s’affala ensuite au pied du lit. Après cet acte, l’intention d’Ivan
était de retourner son arme contre lui et de se suicider. Hélas les choses se
passèrent tout autrement.
La mairie avait alerté le GIGN qui avait envoyé deux escouades de
tireurs d’élites dirigées par le sergent Raymond Ruggiani. Celui-ci avait
bien recommandé à son commando de tenter de prendre les djihadistes
vivants. Ainsi on s’efforcerait de les faire parler et de tirer des
renseignements sur ceux dont ils exécutaient les ordres. Avant qu’Ivan n’ait
le temps d’agir comme il l’entendait, Raymond Ruggiani tira sur ses
jambes. Ivan s’effondra, renversant dans sa chute ses co-assassins. C’est
baignant dans leur sang qu’ils furent jetés dans une ambulance et emmenés
vite fait bien fait à l’hôpital de Villeret-le-François.
À des kilomètres de là, vu les jeux du décalage horaire, la Guadeloupe
était plongée dans l’obscurité. Une nuit parcourue par les esprits habituels
de Ti Sapoti, la Bête à Man Hibè et Masala Makalou : une nuit banale quoi.
Pas pour Simone qui pourtant se payait toujours des sommeils de bébé. Elle
s’était couchée brûlante de fièvre, comme si elle souffrait du paludisme, de
la dengue, du zika, enfin d’une de ses maladies fréquentes dans les pays où
le moustique est roi. Par trois fois elle s’était levée pour avaler une timbale
d’eau afin que ses dents ne s’entrechoquent pas et que leur bruit ne réveille
Père Michalou, étendu à son côté. Depuis son mariage avec lui, Simone
était heureuse. Elle ne lui reprochait qu’une chose, il aimait griffonner des
comptes sur une ardoise et se plaindre qu’ils n’avaient pas d’argent. En tout
cas pas assez pour envisager d’aller passer les fêtes de Noël à Villeret-le-
François, affirmait-il catégoriquement. Lasse de l’entendre répéter toujours
les mêmes choses, Simone, qui n’avait pas vu ses enfants depuis tant de
temps, avait passé par-dessus sa tête et s’était accordée avec Ivana. Celle-ci
avait obtenu un prêt de son lieu de travail pour faire venir sa mère et son
beau-père lors du prochain Noël.
Dans son sommeil fiévreux, Simone voyait sa mère en pleurs et savait
qu’elle lui apportait une terrible nouvelle. Laquelle ? Oppressée, elle se
réveilla avant le jour et sortit du lit avec précaution pour ne pas déranger
Père Michalou qui dormait toujours d’un robuste sommeil d’après le sexe.
Dans la salle à manger exiguë elle tourna machinalement le bouton de la
radio et fut au courant des premières nouvelles. Encore un attentat en
Métropole ! Cette fois dans une maison de retraite de la police, annonça la
voix d’une speakerine. Cette nouvelle aurait été de nature à lui faire hausser
les épaules, le troisième attentat en moins de deux ans, quand une douleur
inattendue lui laboura la poitrine. Cette fois, elle le sentait, les choses
étaient d’une nature particulière. Elles auraient des conséquences très
proches d’elle.
Elle ne se trompait pas. Elle s’apprêtait à boire son café quand trois
hommes en costume et cravate firent irruption, hagards, et bégayèrent :
— Simone, ta fille a été tuée dans l’attentat.
— Tuée ! s’exclama Père Michalou qui à ce moment précis sortait de la
chambre à coucher.
— Vite, vite, tu dois te rendre en Métropole, crièrent les trois hommes
qui étaient envoyés par la mairie.
— Où voulez-vous que nous trouvions de l’argent pour cela ? fit Père
Michalou.
— Mais c’est nous qui payons, répliquèrent les trois hommes.
Qu’on ne soit pas étonné si à ce moment-là on ne parlait que d’Ivana.
L’identité d’Ivan comme celle des autres terroristes n’avait pas encore été
déchiffrée et ne le serait pas avant plusieurs jours. Par contre il était facile
de savoir qui était Ivana Némélé, Guadeloupéenne, policière municipale,
aide bénévole de l’équipe des aides-soignantes.
Aussi dès 14 heures la Guadeloupe tout entière sut qu’elle avait une fois
de plus accouché d’une martyre. À la vérité, cela ne surprenait personne. Si
Bernadette Soubirous et autres Mères Teresa avaient la peau blanche, on le
savait, l’île regorgeait de femmes noires non canonisées, sans mari, sans
argent, qui toutefois avaient élevé leurs enfants dans le respect des
commandements de Dieu et de l’Église. Une équipe de télévision se mit en
demeure d’interviewer Simone. Malheureusement, celle-ci pleurait trop et
ne fut d’aucun secours. Elle répétait sans arrêt :
— Pitite an mwen ! Pitite an mwen !
À défaut on filma Père Michalou qui avait eu le temps d’enfiler son
meilleur costume et de se faire beau. Chacun aura droit à quinze minutes de
célébrité mondiale, a déclaré Andy Warhol. C’est ce qui arrivait à Père
Michalou. Devant les caméras il expliquait complaisamment que si Ivana
n’était pas sa fille biologique elle était à coup sûr sa fille spirituelle. Il
l’avait connue à sa naissance. C’est entre ses mains que l’avait déposée la
matrone alors qu’elle sortait du ventre de sa mère. Pour appuyer ses dires, il
allait chercher dans la commode les albums de photos de Simone qui
représentaient Ivana à tous âges : bébé faisant ses premiers pas, fillette
montrant ses premières incisives, adolescente exhibant sa première coiffure
en cheveux décrêpés.
À travers le pays, au fur et à mesure que la nouvelle de l’attentat se
répandait, les gens prenaient d’assaut les autobus et les autochars et
convergeaient vers l’aéroport Pôle Caraïbes d’où, ils l’avaient appris,
Simone devait s’envoler à la fin de l’après-midi. Ceux qui en avaient la
possibilité allaient se recueillir quelques instants à l’église. Ce n’était pas
une atmosphère de carnaval qui régnait. Au contraire. Ni mas à goudron, ni
mas à conns, ni akiyo. La joie n’était pas au rendez-vous. Planait une
grande douleur, mêlée de fierté car enfin une Guadeloupéenne faisait la une
des journaux. Dans l’appareil d’Air Madinina le personnel, survolté,
apportait à Simone flûte de champagne sur flûte de champagne, crevettes,
caviar, saumon qu’elle ne pouvait avaler et qu’elle laissait, intouchés, à Père
Michalou. Les huit heures de vol passèrent aussi vite que quelques minutes.
Quand Simone arriva à l’aéroport d’Orly, la fièvre tomba brutalement.
Debout dans un coin deux hommes brandissaient une pancarte, l’air
compassé.
— C’est vous la mère d’Ivana Némélé ? demanda l’un d’entre eux avec
une froideur choquante.
Avec son collègue il était envoyé par la mairie de Villeret-le-François.
L’attitude de ces deux hommes, si différente de la chaleur qu’elle avait
laissée à la Guadeloupe, glaça le cœur de Simone. Heureusement Père
Michalou était là. Elle s’appuya plus fort contre lui.
Les deux émissaires de la mairie ne possédant même pas une voiture, on
dut s’entasser dans un taxi G7 qui prit la route de Villeret-le-François. Bien
qu’il fût à peine 9 heures du matin, aux abords de la mairie, belle
construction aux allures imposantes, une foule se bousculait : des curieux,
un aréopage de journalistes tant de la presse écrite que de la télévision. Les
flashs crépitaient. Des villes aussi lointaines que Marseille, Nice et
Strasbourg avaient dépêché leur lot de reporters. Dans une triste salle du
premier étage la cohue était indescriptible. Le maire, un grand Blanc
fadasse, le visage barré d’une moustache incolore, s’efforçait de dominer le
bruit en délivrant son homélie :
— La France est affligée, clamait-il, par cette nouvelle tragédie, horrifiée
par ce qui vient de se produire, cette monstruosité qui s’ajoute à tant
d’autres. La France est éplorée, affligée, mais elle est forte, elle sera
toujours plus forte, je vous l’assure, que les fanatiques qui veulent
aujourd’hui la frapper.
Personne ne prêtait attention à Simone et au Père Michalou. Personne
n’avait la même couleur qu’eux et ils se sentaient perdus, isolés. Où était
Ivan ? se demandait fiévreusement Simone qui s’était attendue à le voir dès
l’aéroport. Elle lui avait téléphoné mais n’avait entendu en réponse que des
borborygmes inintelligibles. Où pouvait-il se trouver alors que pareille
tragédie frappait sa famille ? Sans parler de ses sentiments particuliers pour
sa sœur, il avait toujours été un fils aimant et attentionné. Il ne laisserait pas
sa mère seule dans un moment de pareille souffrance. Plus le temps passait
plus l’angoisse grandissait dans le cœur de Simone et plus de sombres
prémonitions concernant son fils l’envahissaient. Hugo et Mona ne lui
étaient d’aucun secours et étaient aussi surpris qu’elle par l’absence d’Ivan.
Il ne se trouvait personne pour répondre aux questions angoissées qu’elle se
posait.
Dans ce temps d’extrême désarroi, deux coups achevèrent de l’ébranler.
Le premier lui fut asséné quand le lendemain de son arrivée elle dut aller
reconnaître officiellement le corps de sa fille. L’hôpital de Villeret-le-
François comptait une équipe de spécialistes dont la réputation n’était plus à
faire et baptisée « Les Pareurs de Mort ». Ce n’était pas à proprement parler
des embaumeurs car l’art de l’embaumement est peu pratiqué en France.
C’était de véritables orfèvres qui savaient rendre leur caractère velouté à
des chairs labourées par des blessures, redessiner un sourire sur des lèvres
pantelantes, en un mot, recréer l’aspect de la vie. L’équipe des pareurs de
mort n’avait pas encore fait son office quand Simone se trouva en face de sa
fille, le teint terreux, le cou dissimulé sous un large pansement,
recroquevillée dans un peignoir blanc au fond d’un des tiroirs de la morgue.
L’autre coup lui fut porté le surlendemain quand elle alla se prosterner
dans la chapelle ardente édifiée dans la cathédrale Saint Bernard du Tertre.
Elle manqua s’évanouir devant tous ces cercueils et les fleurs au parfum
capiteux qui se fanaient lentement. Elle dut attendre plusieurs jours et
plusieurs nuits avant d’entendre un semblant d’explication quant à
l’absence d’Ivan.
Un matin alors qu’elle avalait tristement son petit déjeuner dans le
modeste appartement d’Hugo et de Mona l’avocat Henri Duvignaud fit
irruption, accompagné du maire venu exprimer personnellement sa
compassion. Henri Duvignaud prit la main glacée de Simone entre les
siennes.
— Ayez du courage, madame Némélé, dit-il. Ce que je vais vous
apprendre est terrible.
Il déclara que grièvement blessé, Ivan se trouvait à l’hôpital de Villeret-
le-François et avait fait partie du commando des djihadistes.
— Les examens balistiques ne sont pas encore faits, poursuivit Henri.
Mais d’après mes déductions je peux vous affirmer qu’il est aussi l’assassin
de sa sœur.
Nous voilà obligés de nous vautrer dans le pathos alors que nous
l’aimons si peu. Entendant ces paroles, Simone tomba en état. Elle serait
peut-être même passée de vie à trépas si Mona n’avait possédé une solide
pharmacie qu’elle alla chercher en toute hâte dans la salle de bains. Elle
versa de l’alcool de menthe entre les dents serrées de la malheureuse. Elle
frotta son front et ses tempes de baume du tigre. Elle lui fit respirer des
huiles essentielles. Après une heure d’émoi, de pleurs et de sanglots,
Simone revint à elle et murmura d’une voix mourante, fixant Henri
Duvignaud de ses yeux rougis :
— Vous êtes complètement fou ! Ivan n’avait rien à voir avec ces
djihadistes. Quant à tuer sa sœur, il en aurait été incapable, il l’adorait !
— C’est précisément pour cela, rétorqua Henri Duvignaud avant de se
lancer dans une longue tirade, déployant toute l’habileté d’un avocat rompu
aux joutes oratoires.
Quand il se tut, Simone, qui n’avait cessé de le tenir sous le feu de son
regard, s’écria :
— Vous n’avez rien compris. À rien ! Mes enfants n’étaient pas des
pervers et je vous répète qu’Ivan n’aurait jamais pu tuer Ivana !
Dans le silence glacial qui suivit, le maire se hâta de déclarer que la
Région prenait en charge les billets d’avion jusqu’à la Guadeloupe de la
défunte Ivana, de Simone, de Père Michalou ainsi que d’une délégation de
la mairie conduite par un fonctionnaire du nom d’Ariel Zeni. En dépit de la
règle de séparation des pouvoirs, la Région s’engageait aussi à payer les
frais de la cérémonie religieuse qui aurait lieu à Dos d’Âne. Simone
connaissait-elle Ariel Zeni ? Savait-elle qu’il était le fiancé de sa fille ? Il
viendrait dans le courant de l’après-midi lui présenter ses hommages et ses
condoléances.
Ce serait une grave erreur de croire que les Antillais dans leur entièreté,
Guadeloupéens comme Martiniquais, souffrent de ce complexe de
lactification dénoncé par Frantz Fanon dans son célèbre ouvrage intitulé
Peau noire Masques blancs, et qu’ils se sentent flattés des moindres
marques d’admiration et d’estime que leur prodiguent des Blancs. C’est le
contraire qui se produit souvent. Ariel Zeni s’en aperçut quand il vint saluer
Simone et son entourage. Dès son entrée dans l’appartement des flots de
haine le frappèrent au visage. Il changea d’identité. Soudain il se vit
trafiquant d’esclaves sur la côte de Mozambique, partisan du travail forcé
en Côte d’Ivoire, colon-propriétaire d’hectares de canne à sucre dans une île
des Antilles. Il venait de mutiler deux jarrets et de couper un membre à un
de ses esclaves. Lui dont les grands-parents avaient été victimes de
pogroms en Pologne, dont les parents avaient de justesse échappé au camp
de concentration d’Auschwitz, lui qui se considérait comme la grande
victime de l’Occident. Ce n’est pas nécessaire de rappeler ici la Solution
finale préconisée par les Nazis, tout le monde l’a à l’esprit.
Cependant Ariel et Simone s’accordèrent très vite car ils partageaient le
même immense amour pour la défunte Ivana. Surtout ils partageaient la
même ténacité aveugle refusant de se plier à ce qui devenait chaque jour
vérité imparable. Pour eux Ivan n’était pas un terroriste. Ils ne pouvaient
expliquer ce qu’il faisait parmi eux dans la maison de retraite de Villeret-le-
François ce matin-là. Il n’avait pas tué sa sœur : cette idée était
invraisemblable.
— Je n’ai pas beaucoup connu Ivan, répétait Ariel. Mais c’était un
garçon gai, ouvert, équilibré.
— Sa bouche était mauvaise, renchérissait Simone. Mais son cœur était
bon comme du bon pain. Quand il était petit il refusait de manger les poules
que nous élevons dans notre basse-cour, les lapins qui venaient de nos
caloges. « Ce sont mes frères, disait-il. Nous sommes pareils. »
Pour Ariel et Simone il s’agissait d’une gigantesque méprise qui se
dissiperait un jour. C’est ensemble qu’ils demandèrent à se rendre à
l’hôpital de Villeret-le-François afin de voir Ivan qui disait-on était entre la
vie et la mort. Ariel était convaincu que son statut de policier lui ouvrirait
toutes les portes. Hélas ils se heurtèrent à un refus. Les djihadistes, dont un
était mort entre-temps, il n’en restait plus que trois, n’étaient pas autorisés à
recevoir des visites. Un cordon de policiers gardait férocement l’entrée du
pavillon où ils se trouvaient.
Dans son chagrin Simone n’était pas entièrement esseulée. Chaque jour
Henri Duvignaud venait la voir, mais ils finirent par se disputer à nouveau
et elle lui interdit l’accès de l’appartement. Elle reçut aussi la visite
d’Ulysse. Pauvre Ulysse ! Il avait renoncé à son juteux métier d’escorte. En
effet il était tombé amoureux de Céluta, une fille de son pays que le vent de
la misère avait charroyée jusqu’à Paris où elle faisait des ménages, et se
serrait avec elle dans une minable chambre de bonne. Depuis, ses activités
d’escorte, qui pour lui constituaient tout juste un métier, avaient changé de
nature et étaient devenues une trahison de son cœur et de son corps. Le pire
est qu’il ignorait qu’afin d’arrondir les fins de mois Céluta se livrait à des
passes tarifées avec les bourgeois chez qui elle travaillait. La vie est
surprenante, n’est-ce pas ? Elle possède un sens de l’humour qui ne fait pas
rire tout le monde.
C’est bras dessus, bras dessous qu’Ariel et Simone se rendirent à
l’aéroport d’Orly afin de prendre le départ pour la Guadeloupe. Père
Michalou marchait derrière, l’air mauvais, car ce blanc-bec lui avait volé la
vedette. C’est vers lui que couraient les journalistes, à lui qu’ils tendaient
leur micro. Ariel qui était de physionomie plutôt frêle se carrait, bombait le
torse en donnant à son visage juvénile une expression exaltée.
— Les mots couleur et race devraient être bannis du vocabulaire,
clamait-il avec feu. Ils ont fait trop de mal à l’humanité. À cause d’eux des
pans entiers du monde ont été plongés dans l’obscurantisme et la servitude.
À cause d’eux des peuples ont été assassinés tandis que d’autres se
baptisaient les découvreurs, les vainqueurs, les donneurs de leçons
appartenant à des sociétés qui avaient le droit de dominer. Je n’ai jamais vu
que la couleur d’Ivana était différente de la mienne. Pour moi, seule
comptait son âme.
Nous ne nous étendrons pas outre mesure sur ce séjour à la Guadeloupe.
Nous indiquerons seulement quelques faits. Une foule considérable
attendait les arrivants à l’aéroport Pôle Caraïbes. Un cortège composé de
toutes qualités de véhicules monta vers Dos d’Âne qui de toute son histoire
n’avait connu pareille affluence. Nous avons à plusieurs reprises souligné la
laideur de Dos d’Âne. On aurait dit un crapaud écrasé par une voiture et
rejeté au bord de la route. Pourtant le jour des obsèques d’Ivana il se para
d’une beauté singulière. Des mains anonymes avaient entassé des fleurs
dans l’église trop petite pour contenir pareille foule : arums, tubéreuses, lys
canna. Toutes les communes de la Guadeloupe, de la Martinique et de la
Guyane avaient envoyé des délégations d’enfants des écoles, vêtus de blanc
et agitant des drapeaux tricolores. Il y avait aussi des représentants des
associations religieuses, des prêtres et même un contingent de sœurs
cloîtrées descendues des hauteurs du Matouba où se trouvait leur couvent.
Dans son homélie le maire souligna combien les départements d’outre-mer
étaient ce jour-là proches de la Métropole. Ils ne partageaient pas seulement
avec elle les allocations familiales ou les assurances chômage. Ils
communiaient dans l’indicible souffrance infligée par un évènement hors
pair. Après le maire, Ariel Zeni monta en chaire et récita un poème de sa
composition qui emplit tous les yeux de larmes :
— Elle était notre rayon de joie, elle était une petite rose qu’on arrosait,
elle était la brise parfumée qui rafraîchissait la sueur de nos cous.
Ce poème figure en page 301 du « Florilège de la Guadeloupe » édité par
la maison haïtiano-canadienne bien connue, Mémoire d’Encrier. De l’avis
général cette cérémonie religieuse consacrée à Ivana Némélé, fauchée en
pleine jeunesse, fut inoubliable. Ceux qui avaient eu la chance d’être
présents furent transformés. Finies les ambitions personnelles et égoïstes.
Pareille tragédie poussait chacun à donner un sens à sa vie, à combattre
pour améliorer le sort commun. Ivana Némélé, qui avait rêvé d’être
policière afin de venir en aide aux plus démunis, devenait un modèle que
tous devaient imiter. Après la cérémonie alors que chacun était rentré chez
soi le cœur bouleversé, méditant les évènements de la journée, au journal
télévisé de 20 heures la speakerine Estelle Martin perdit son sourire et
annonça cette nouvelle incroyable : Ivan Némélé, frère jumeau de la sainte
que l’on venait de mettre en terre, faisait partie des terroristes et était mort à
l’hôpital de Villeret-le-François. Entendant pareille nouvelle, en Basse-
Terre comme en Grande-Terre, les gens sortirent sur le devant de leur porte
et se mirent à pleurer. Mon Dieu ! Que la Guadeloupe était à plaindre !
Alors qu’elle venait d’apparaître au monde comme la terre de naissance
d’une martyre, son image se dégradait et elle devenait la terre de naissance
d’un assassin.
Peu avant minuit une comète traversa le ciel déployant sa queue
inimitable et chacun comprit que cette nuit était extraordinaire. Dès lors
Simone Némélé occupa une place particulière dans le récit national
guadeloupéen. (Mais récit national ? Pareille chose existe-t-elle ? La
Guadeloupe est un département d’outre-mer. Elle n’a d’autre récit national
que celui de sa Métropole.) Simone, humble femme en apparence, avait
enfanté le meilleur et le pire. Elle avait porté dans son ventre un ange et un
démon. Des opuscules se mirent à circuler et commencèrent d’être vendus
sur les marchés pour quelques centimes. Ils détaillaient la vie de Simone et
portaient en couverture une photo d’elle prise à l’église de Dos d’Âne, les
mains croisées à hauteur de cœur, les yeux levés vers le ciel. Ces opuscules
émanaient de l’imprimerie Bénizat, déjà connue pour sa Clés des songes et
ses Dix Conseils pour réussir sa vie, traduits de l’américain.
Une fois remise de son chagrin, Simone se prêta de bonne grâce au jeu.
Elle constitua un cercle de prières qui s’agrandit si rapidement qu’il devint
l’âme d’une secte dénommée le Sentier Lumineux. Dès lors elle changea
totalement d’apparence, adoptant celle qui convient à un être à moitié
surnaturel, pétri de foi et d’amour. Elle ne coiffa plus ses cheveux qui
emmêlés se mirent à ressembler à ceux d’un enfant fétiche qu’on trouve
dans certains pays de l’Afrique de l’Ouest. Elle rejeta les couleurs et ne
s’habilla plus qu’en blanc, portant d’amples aubes de coton resserrées à la
taille par une cordelière et que lui fabriquait gratis Mme Esdras, la
couturière. Elle abandonna les souliers et alla pieds nus, ses ongles poussant
gris et coupants comme des coquilles de palourdes.
Chaque troisième dimanche du mois entourée de ses fidèles, elle montait
à la Table sainte avant de revenir s’abîmer en prières dans la nef centrale.
Pendant ce temps Père Michalou, lui, faisait la gueule. Toute sa vie, il
n’avait pas méprisé les bondieuseries pour y faire foi dans sa vieillesse.
Souvent il songeait à prendre son chemin, à retrouver sa tranquillité, c’est-
à-dire à quitter Simone. Toutefois il ne se décidait pas car il l’aimait, sa
vieille négresse qui avait tant souffert, et puis elle faisait si bien l’amour.
C’est alors que Simone commit l’acte devant lequel il rechignait. Un beau
jour elle l’abandonna sans crier gare et alla habiter une maison mise à sa
disposition par un de ses fidèles. Elle n’avait plus besoin d’hommes. Dieu
lui suffisait.
Bien des points demeurent enveloppés d’incertitude dans notre récit.
Qu’advint-il du corps d’Ivan qui ne fut pas ramené à la Guadeloupe ? Il
semble qu’il fut enterré à la sauvette avec ceux des autres terroristes, jetés
dans la fosse commune du cimetière de Villeret-le-François. Les habituels
fidèles suivaient le cercueil : Hugo, Mona, l’avocat Henri Duvignaud,
Ulysse et Stella Nomal. Mona sanglotait sans retenue et hochait la tête en
répétant inlassablement :
— Il ne méritait pas une pareille fin ! Il ne méritait pas une pareille fin !
Stella Nomal, muette quant à elle, se demandait avec quel Janus Bifrons
elle avait fait l’amour. La police arrêta Abdel Aziz, mais ne put rien retenir
contre lui. Une fois relâché il retourna dans son pays natal avec sa femme
probablement pour y poursuivre ses méfaits. Pendant quelques semaines
tout se calma, la vie reprit son cours comme elle le reprend toujours.
Puis au mois de décembre en Guadeloupe se produisit un évènement qui
devait avoir une portée considérable. Une portée qui dépassa les frontières
de ce petit pays, qui s’étendit à la Martinique, à la Guyane et au Surinam, et
même à certaines îles anglophones comme Trinidad et Tobago. Décembre,
le mois de l’Avent, est pieux et calme dans la Caraïbe. Tout est tendu vers le
miracle dont le souvenir est célébré avec foi le 25. Des cantiques émaillent
ces semaines d’attente. Quelques-uns sont archi-connus : Michaud veillait
la nuit dans sa chaumière ou encore Voisins, d’où venait ce grand bruit qui
m’a réveillé cette nuit ? La saison des cyclones est terminée. Les grands
vents dorment tranquilles. La mer est redevenue douce, sage comme une
image, et le jour les poissons volants qui jaillissent de ses flancs lui font une
parure argentée. La nuit du 20 décembre, un groupe d’étrangers se présenta
à la porte du cimetière de Briscaille à Dos d’Âne et demanda où se trouvait
la tombe d’Ivana Némélé. Il faut leur pardonner leur ignorance car il
s’agissait d’Haïtiens mis en alerte par une étoile mystérieuse qui s’était
mise à briller au-dessus de leurs cases dans le village de Petit Goave. Celle-
ci ne les avait pas lâchés d’une semelle. Elle avait protégé leur traversée.
Aucun garde-côte zélé ne les avait confondus avec des clandestins
cherchant à s’infiltrer dans un territoire interdit. Ils entourèrent la tombe
d’Ivana qu’ils avaient l’intention de couvrir de bougies et de fleurs et où ils
entendaient passer la nuit en prière. C’est là qu’une équipe de télévision,
alertée par des rumeurs, vint les filmer. Désormais chaque année à la date
fatidique du 20 décembre les gens affluent au pèlerinage de « petite sœur de
la blesse » comme on baptisa désormais Ivana. Afin de mesurer pleinement
la ferveur qu’exprime cette appellation, il faut savoir que « blesse » est un
mot créole qui signifie grosso modo « cicatrice ». Il s’agit bien sûr des
cicatrices des coups assenés par la vie, qui ne s’effacent jamais et
demeurent toujours douloureux.
AFFAIRES D’UTÉRUS : ON N’EN SORT PAS

Nous savons que pour vous lecteur une énigme demeure. Il vous paraît
plus important d’éclaircir les propos tenus par Henri Duvignaud quand il se
présenta devant Simone. Ce jour-là il parla du crime commis par Ivan avec
autorité. Selon lui il était l’assassin de sa sœur. Pourtant à notre
connaissance il n’avait pas vu Ivan, même si à plusieurs reprises, usant de
son statut d’avocat, il avait demandé à la mairie la permission de lui rendre
visite sur son lit d’hôpital. À chaque fois celle-ci lui répondait que l’état
d’Ivan, beaucoup trop faible et qui avait perdu tant de sang, ne le permettait
pas. Sur quoi donc se basait-il ? Cependant la principale question que vous
vous posez est la suivante : Pourquoi attacher une telle importance aux
propos d’Henri Duvignaud ? C’est que l’avocat était doté d’une intelligence
supérieure. Outre ses brillantes études de droit, il avait passé le concours de
la prestigieuse École des Sciences Politiques à Paris et avait étudié trois ans
à Harvard, la meilleure université des États-Unis d’Amérique, ce qui le
rendait capable de parler aussi bien le français que l’anglais. De retour à
Paris il était devenu le disciple favori d’André Glucksmann, citant des
pages entières de son ouvrage : La Cuisinière et le mangeur d’hommes.
Henri Duvignaud avait des idées très arrêtées en ce qui concerne Ivan et
Ivana. Il haussait les épaules quand il entendait certaines allégations. Pour
lui le triste destin d’Ivana était une illustration frappante de cette
mondialisation qui souffle sur nous comme un mauvais vent. À notre
époque, c’est connu, il n’y a plus de pays d’origine où on passe sa vie
entière jusqu’au moment de la mort ; plus de frontières derrière lesquelles
on est enfermé ad vitam aeternam, en un mot, plus de schéma de vie tout
tracé. Ivana Némélé, née à Dos d’Âne en Guadeloupe, était transportée à
des kilomètres de son pays natal, dans une banlieue parisienne appelée
Villeret-le-François où elle se trouvait mêlée à un drame qui la dépassait et
détruisait sa petite réalité. Bien sûr, l’histoire d’Ivana et d’Ivan mettait aussi
un point final, encore un, au mythe de la Négritude. La notion de race
n’implique plus aucune solidarité. Pire elle n’a plus de sens depuis belle
lurette. Ce qui passionnait Henri Duvignaud se situait ailleurs, dans
l’interprétation individuelle de ces destins peu communs.
Pour assurer ses arrières il citait le docteur Eisenfeld, spécialiste
mondialement connu de la médecine fœtale qui comptait parmi ses amis.
S’il le connaissait aussi bien c’est qu’il avait évité une lourde peine de
prison à son fils, trafiquant de drogue. Dans le ventre de leur mère, Ivan et
Ivana avaient d’abord été un seul œuf. Puis une mutation s’était produite.
Le professeur lui avait assuré qu’un tel phénomène n’est pas rare. Fréquent
au contraire, même si on n’en sait pas exactement les causes. Peut-être un
changement de métabolisme ou d’hormones ? En général, quand pareil
phénomène se produit, la mère porteuse s’en aperçoit : fièvres, hémorragies.
Probablement cette mutation avait eu lieu peu de temps avant son
accouchement. Aussi Simone Némélé, déjà troublée par d’autres facteurs,
ne s’était aperçue de rien et l’œuf, divisé en deux, avait atterri dans le
monde. Ceci expliquait pourquoi Ivan et Ivana étaient restés si proches l’un
de l’autre. Le temps d’adaptation à deux vies distinctes avait été trop bref.
Ce qui compliquait encore les choses, c’est que les fœtus n’appartenaient
pas au même sexe. L’un était un petit mâle, l’autre une petite femelle. Aussi
ils avaient élaboré un modus vivendi très intime. Ils se serraient l’un contre
l’autre, s’embrassaient, se pénétraient quand cela leur chantait.
Le professeur Eisenfeld avait expliqué à Henri Duvignaud que ces
différentes manifestations étaient purement mécaniques. Elles
n’impliquaient aucune recherche du plaisir, aucune jouissance sexuelle.
C’était peut-être simplement une manière de partager les flux vitaux. Le
moment de leur naissance n’avait rien arrangé car en consacrant l’existence
distincte d’Ivan et d’Ivana il avait causé un profond traumatisme. Ils avaient
gardé l’habitude et la nostalgie du temps où ils vivaient en étroite
communion. En fait ils ne rêvaient à rien d’autre qu’à revenir à cette époque
bénie.
Cela vous semble plus ou moins convaincant, à présent ? Mais,
objecterez-vous, si cela est vrai, pourquoi Ivan avait-il tué Ivana ? Là Henri
Duvignaud devenait moins catégorique, plus hésitant. Ses paroles se
brouillaient. Il avançait alors dans un terrain inconnu, largement fait de
suppositions. Depuis que le monde est monde les poètes et les philosophes
de toutes nationalités nous répètent à l’envi que l’amour et la mort sont une
même chose qui conjure la même notion d’absolu. Ils sont imperméables
aux caprices du temps, de l’opinion publique et aux aléas de la vie
quotidienne. Les Guadeloupéens dans leur sagacité l’ont bien compris
puisque les deux mots lanmou (l’amour) et lanmo (la mort) ne sont séparés
que par la chiquenaude d’une voyelle. Ivan et Ivana, ne pouvant se perdre
charnellement l’un dans l’autre, avaient considéré que la mort était pour eux
la seule issue. Ivan en la donnant, Ivana en l’acceptant, se prouvaient
l’éternité de leur amour.
Êtes-vous entièrement convaincus ? Peut-être pas. Certains d’entre vous
estimeront qu’ils n’avaient qu’à faire l’amour ensemble. Ne revenons pas
sur ce point. C’est qu’ils ne le pouvaient pas. Toute leur éducation le leur
interdisait.
Nous l’avons dit et redit, l’attentat de Villeret-le-François suscita une
vive réprobation à travers le monde : Inde, Indonésie, Australie, Angleterre
pour ne citer que ces pays, et fut surnommé, par allusion à un épisode
biblique, le Deuxième Massacre des Innocents. Même ceux qui dans leur
for intérieur détestaient les policiers et les traitaient en aparté de « pigs » ou
d’« assassins » étaient profondément choqués par le sort qui leur avait été
réservé. La description de ce jour mémorable figura dans tous les journaux.
C’est ainsi qu’elle atterrit dans un quotidien canadien entre les mains
d’Aïssata Traoré qui était, vous vous en souvenez, la cousine de la femme
d’Ivan. Dans son saisissement, à la lecture du Devoir, celle-ci laissa tomber
la tasse de café qu’elle buvait. Aïssata Traoré avait quitté l’université Mc
Gill à Montréal où elle occupait un poste important et enseignait depuis
quelques mois dans un petit collège à Chicoutimi. Dans ce lieu plus
modeste elle avait tout loisir de se consacrer à son activité favorite : la
rédaction d’essais politiques sulfureux. Elle venait de publier coup sur coup
deux livres qui faisaient grand bruit, le premier intitulé L’Occident et Nous,
le second Le Terrorisme depuis la victoire de Bouvines en 1214 jusqu’à nos
jours ? Elle s’était teinte en roux pour prouver que les femmes noires
étaient libres comme les autres de choisir la couleur de leur chevelure, mais
ceci est une autre histoire.
Dans une vie sexuelle pourtant riche, Aïssata gardait de la nuit qu’elle
avait passée avec Ivan un souvenir unique. Impérissable. Rarement
partenaire lui avait semblé aussi doux, attentionné, curieusement enfantin.
Elle se saisit vivement de son téléphone et appela sa cousine à Bamako.
Celle-ci était en pleurs, à moitié pâmée. Des inconnus avaient couvert sa
maison de graffiti à la peinture écarlate : Femme d’assassin = Assassin.
Aussi elle ne sortait plus de chez elle. L’avant-veille comme elle s’était
rendue au magasin d’État pour acheter deux kilos de riz cassé, elle avait été
agressée, injuriée par les clients furieux de la voir aller et venir en liberté.
La nounou de son fils n’osait plus promener le petit Fadel car les gens
s’attroupaient derrière eux et essayaient de lancer des pierres dans sa
poussette.
— Cela ne peut continuer. Ils vont finir par te tuer, s’exclama Aïssata,
atterrée. Tu dois quitter le Mali.
— Où veux-tu que j’aille ? gémit la malheureuse Aminata. Nulle part
sous le soleil nous n’avons parents ou amis.
— Laisse-moi réfléchir, répliqua Aïsssata. Je te rappelle.
En quelques jours Aïssata remua ciel et terre, fit le tour de ses relations.
En vain. Personne ne voulait se mêler du sort d’un djihadiste qui n’avait en
fin de compte que ce qu’il méritait. C’est alors qu’elle tomba sur le nom
d’Henri Duvignaud, fréquemment cité dans la presse française. Lui seul,
protégé par son métier, osait prendre la défense d’Ivan. Or il se trouvait
qu’Aïssata et Henri Duvignaud se connaissaient de longue date. Du temps
qu’ils étaient étudiants à Paris ils avaient tous les deux suivi les cours de la
prestigieuse école de la rue Saint-Guillaume. Ils avaient même ébauché un
flirt autour d’une tasse de thé.
Aïssata bombarda Henri Duvignaud d’emails, de SMS, de Whatsapp. Il
finit par lui répondre et malgré la distance ils tombèrent d’accord. Sans
verser dans l’hagiographie, sans peindre un portrait idéalisé d’Ivan, ils
allaient s’efforcer de lui rendre justice et de montrer comment un petit
Guadeloupéen s’était trouvé mêlé à des actions qu’il ne comprenait peut-
être pas entièrement. Quelle forme allaient-ils donner à ce plaidoyer ? Peut-
être produiraient-ils un livre à quatre mains qu’ils publieraient chez un
grand éditeur. Henri Duvignaud se vantait d’avoir des entrées chez
Gallimard, chez Grasset ainsi qu’au Seuil. Après de nombreuses
discussions, Henri Duvignaud laissa un simple mot sur le téléphone
portable d’Aïssata :
— Venez !
Aïssata et Aminata se retrouvèrent dans un Appart-Hôtel de l’avenue
Leonardo da Vinci dans l’aristocratique seizième arrondissement de Paris.
Alors qu’Aïssata adorait cette ville et rêvait d’y transporter ses pénates,
Aminata, qui y venait pour la première fois, la prit tout de suite en horreur.
Elle n’était pas séduite par ses avenues remplies de voitures rutilantes et
surtout par les immeubles hauts, si hauts qu’ils barraient le ciel. Où étaient
le soleil, la lune, les étoiles ? Disparus. Toute la journée la même clarté
jaunâtre et diffuse baignait gens et choses. Un soir ses pas la conduisirent en
bordure de la Seine. Elle pleura de voir ce fleuve humilié, contraint de
couler entre des berges rigides faites de pierre et de fer. Il ne faut pas
s’étonner si Aïssata pouvait loger dans cet arrondissement luxueux car en
douce elle roulait sur l’or. Un banquier canadien connu pour ses idées
d’extrême droite l’entretenait grassement depuis des années. Si elle tenait
secret cette liaison c’est pour deux raisons. La première est qu’elle ne
voulait pas ajouter son nom à la triste liste des femmes noires qui épousent
des hommes blancs ou font l’amour avec eux. La seconde est que ses idées
d’extrême gauche l’obligeaient à feindre un certain comportement. Pourtant
c’est grâce à l’argent de cet amant qu’elle s’était rendue en Inde et avait
écrit sur la condition des femmes et des Intouchables. C’est aussi grâce à
cet argent qu’elle s’était opposée dans plusieurs livres aux dictatures de
certains pays arabes et surtout, c’était là son sujet favori, qu’elle avait
dénoncé à maintes reprises les méfaits de l’Europe.
Aminata et Aïssata se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Le souvenir
d’Ivan si beau, si bien bâti, passa entre elles. Par contre elles ne songèrent
pas à Ivana car elles avaient toutes deux perçu en cette sœur une formidable
rivale et senti qu’elle possédait entièrement le cœur de son frère. Depuis
longtemps Aïssata n’avait pas vu le petit Fadel qui marchait à présent sur
ses deux ans. Il ressemblait à son père avec ses yeux en amande, sa bouche
bien dessinée aux lèvres avantageuses. Mais il poussait à l’extrême la
douceur qui avait caractérisé Ivan. On peut même dire que son sourire et ses
regards étaient mièvres. Il était visible qu’il ne serait jamais un combattant
vengeur. Aïssata aurait souhaité que le fils d’Ivan ne soit pas un loser
comme son père l’avait été avant lui.
Le lendemain de leur arrivée Henri Duvignaud vint chercher les deux
femmes pour dîner. Il avait réservé une table à l’Astoria, restaurant de
poisson très chic, situé non loin. Au moment de s’y rendre, il serra la main
d’Aminata entre les siennes.
— Ne vous faites surtout pas de soucis, dit-il avec douceur. Aïssata et
moi ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour laver sa mémoire et
expliquer comment Ivan est devenu un terroriste.
Aminata se dégagea vivement.
— Mon mari n’était pas un terroriste, s’écria-t-elle. Je vous interdis de
parler de lui en ces termes.
Aïssata parvint à calmer sa cousine et le dîner se passa sans autres
incidents. Les trois convives atteignirent même une forme d’accord. Devant
sa glace au coco, Henri Duvignaud murmura tristement :
— Nous sommes tous convaincus que le monde doit être changé.
Malheureusement nous ne savons comment.
Dès le lendemain Aïssata et Henri Duvignaud se mirent au travail. Avant
même d’avoir tracé la première ligne du livre qu’ils méditaient d’écrire en
commun, ils en avaient trouvé le titre : « Le Djihadiste Récalcitrant ».
C’était là un titre provocateur capable de susciter des articles dans les
journaux et de générer des ventes importantes, Henri Duvignaud en était
sûr.
Ils organisèrent rigoureusement leur emploi du temps. Chaque matin
Aïssata prenait l’autobus pour se rendre chez Henri Duvignaud qui avait
renvoyé les rendez-vous de ses clients à l’après-midi ou au soir. Un
secrétaire, recruté à cet effet, expédiait des centaines de lettres à tous ceux
qui avaient fréquenté Ivan en Guadeloupe et au Mali. Malheureusement les
réponses étaient rares, ces deux pays appartenant à la tradition orale. Les
gens y sont mieux occupés à inventer des histoires abracadabrantes sur leurs
voisins qu’à répondre à des formulaires. Néanmoins peu à peu l’ouvrage
prenait forme.
C’est tout naturellement qu’Henri Duvignaud conduisit Aminata et
Aïssata chez Hugo et Mona. Ces derniers ne cessaient d’être abasourdis par
le drame qui s’était produit chez eux dans leur modeste trois-pièces situé
dans une banlieue sans histoires. Surtout Mona ne se consolait pas de la
mort d’Ivana. Souvent Ariel Zeni se rendait lui aussi à Villeret-le-François.
Son histoire avait fait le tour du monde et on lui avait décerné le sobriquet
un peu moqueur du « Fiancé transi ». Il avait échafaudé une théorie peu
vraisemblable expliquant tant bien que mal la présence d’Ivan parmi les
terroristes. Comme chacun le savait Ivan était chômeur, à court d’argent.
Aussi il avait loué ses services à ce commando de la mort, aveuglément,
sans savoir ce que l’on attendait de lui. Cette explication n’avait qu’un
mérite, elle permettait de parler avec nostalgie et regrets des disparus, Ivana
aussi bien qu’Ivan. Ainsi peu à peu Ivan se parait, lui aussi, des couleurs de
la sainteté.
Fait remarquable, Mona s’était rapprochée de leur voisine Stella Nomal à
laquelle elle ne prêtait auparavant guère d’attention. À présent c’étaient des
tutoiements, des ma-chérie, ma-cocotte, ma-doudou qui n’en finissaient pas.
Stella Nomal faisait les courses pour Mona au marché et au supermarché.
Elle portait son linge à la blanchisserie et lui achetait à la pharmacie des
baumes faits d’huiles essentielles afin d’apaiser ses douleurs d’arthrose. La
vérité est que les deux femmes cachaient quelque chose qui leur brûlait
pareillement la poitrine.
Un évènement considérable s’était en effet produit quelques semaines
auparavant. On venait de révéler la mort d’Ivan et le rôle qu’il avait joué
dans l’attentat. Les journaux s’en donnaient à cœur joie sur son compte. Ils
publiaient sa photo prise sous un certain angle afin de lui donner la mine
d’un assassin. Ils n’arrêtaient pas de répéter que contrairement à ce que l’on
croyait, Ivan Némélé était radicalisé depuis belle lurette. Depuis le Mali où
il avait participé au meurtre d’un important chef de la milice nationale. S’il
était parvenu à s’enfuir de ce pays, c’est qu’il bénéficiait de complicités au
plus haut niveau. Lesquelles ? On ne le savait pas encore, mais l’enquête
suivait son cours. Bref Ivan Némélé était un individu très dangereux.
Un soir Stella Nomal avait fait irruption dans la salle de séjour où Mona
tricotait une brassière pour son quatrième petit-fils qui venait de naître. Elle
s’était laissée tomber sur un fauteuil et avait fondu en larmes.
— Je ne peux pas supporter la manière dont on parle de lui. Je ne peux
pas vivre sans lui, avait-elle gémi.
— Lui ? De qui parles-tu ? avait demandé Mona.
Sans transition, comme si elle se libérait d’un grand poids, Stella avait
conté la nuit extraordinaire qu’elle avait vécue avec Ivan la veille de
l’attentat :
— Il ne m’avait jamais prêté attention auparavant quand il s’est jeté sur
moi. Ce n’était pas un geste brutal, un viol. Bien au contraire. Je me suis
laissée faire sans protester. Je brûlais sous ses mains, avait-elle tenté
d’expliquer, cherchant ses mots. J’étais comme consumée. On aurait dit
qu’il avait allumé un feu de braises en moi très doux. Parfois il
s’interrompait et me ramenait sur terre. Nous reprenions notre souffle avant
de repartir à nouveau vers le septième ciel. Je ne sais combien de temps cela
a duré.
Mona, excitée, n’avait pu cacher sa curiosité et avait accumulé les
questions les plus indiscrètes jusqu’à ce que Stella Nomal l’arrête, pleurant
plus fort.
— Je ne peux en dire davantage. Moi qui ai connu beaucoup d’hommes
je ne peux comparer ces instants à aucun autre. C’est un secret que je te
confie là. Surtout ne le répète à personne.
Mona devait fréquemment prendre sur elle-même pour ne rien révéler à
Hugo. Parfois la vérité n’était pas loin de s’échapper de ses lèvres. Elle la
retenait tant bien que mal.
Quelque temps après, le 20 décembre exactement, un autre évènement
inattendu se produisit. Oui c’est le 20 décembre, la même date : Celle où
des Haïtiens illuminés avaient suivi une étoile miraculeuse qui les avait
conduits auprès d’Ivana au cimetière de Dos d’Âne. Comme les Rois
Mages en Galilée suivant des yeux l’étoile du berger, comme Christophe
Colomb et ses trois caravelles ont suivi le soleil avec obstination, chante
Sheila. Là s’arrête toute ressemblance. En effet Noël à Villeret-le-François
n’a rien de commun avec Noël à la Guadeloupe. Pas de voisins réunis
devant leur case dans la nuit tiède pour des concerts de Chantez Noël. Pas
de cochons angoissés sachant que leur fin s’approche et qu’ils vont bientôt
être transformés en boudin ou en daube. À Villeret-le-François quelques
rares signes rappelaient l’anniversaire de ce mystère sublime qui a
bouleversé l’humanité tout entière. Par exemple la mairie faisait suspendre
quelques ampoules multicolores aux branches des arbres qui bordaient les
artères principales. Les samedis, un gros homme déguisé en Père Noël se
faisait tirer le portrait avec les enfants dans le supermarché local. Noël à
Villeret-le-François était plutôt une période triste, surtout pour les sans-
abris et les sans familles de plus en plus nombreux qui ne savaient où
donner de la tête.
Pour ne pas céder à la morosité ambiante, Aminata et Aïssata ne s’étaient
pas opposées à ce que Mona décore un sapin en l’honneur du petit Fadel. Il
est vrai que Fadel était musulman. Mais le Coran n’attribue-t-il pas une
place toute particulière à Jésus ? Par conséquent est-ce un blasphème que de
lui accorder une naissance extraordinaire dont l’arbre de Noël serait le
symbole ? Indifférent à toutes ces arguties, l’enfant émerveillé tendait ses
mains impatientes vers les illuminations. C’est alors que Stella Nomal
poussa la porte et entra sans frapper comme à l’accoutumée car elle
possédait le double des clés de Mona. À sa mine il était visible que quelque
chose d’important se passait. Son visage était empreint d’une
exceptionnelle gravité, ses yeux levés vers le ciel, l’écharpe bleue qu’elle
portait pour se protéger de la pluie, car il pleuvait bien évidemment, flottait
autour de sa tête. On aurait dit qu’un artiste facétieux avait peint à sa
manière une Annonce faite à une femme noire.
— Assieds-toi, lui dit Mona s’empressant autour d’elle. Est-ce que tu
veux une tasse de thé ?
Stella Nomal ne répondit pas. Prenant les mains de Mona elle écarta son
manteau et les promena doucement sur son ventre dont personne n’avait
encore remarqué le doux arrondi.
— Ce sont ses enfants que je porte, déclara-t-elle pieusement.
— Les enfants de qui ? interrogea Aminata d’un timbre sans douceur car
elle n’aimait guère Stella Nomal, la trouvant indiscrète, envahissante et ne
voulant pas s’avouer qu’elle était tout simplement jalouse de la jolie
Guyanaise.
Stella Nomal laissa tomber sur elle un regard qui la transperçait sans la
voir et continua avec la même gravité :
— Je parle d’Ivan bien sûr. Je reviens de chez le médecin. Il m’a dit que
ce sont des jumeaux que j’attends. Ses jumeaux !
Mona parvint à empêcher Aminata de se jeter sur Stella et à la maintenir
sur son fauteuil tandis qu’elle éclatait en sanglots bruyants. De son côté,
Aïssata cherchait fiévreusement son téléphone portable afin d’informer
Henri Duvignaud de l’évènement inattendu qui avait cours. L’avocat était
injoignable. Le matin il s’était rendu à Calais dont on démantelait « la
jungle ». Son association avait sur les bras une centaine de mineurs résolus
coûte que coûte à se rendre en Angleterre et dont elle ne savait que faire.
Malgré sa coutumière maîtrise sur elle-même, Aïssata n’était pas loin elle
aussi de fondre en larmes. Son cœur était labouré par une violente
déception. Le souvenir de sa nuit peu ordinaire était bien amoché. Cet Ivan
qu’elle avait cru si différent, qui occupait une niche si particulière dans sa
mémoire, était en fin de compte un homme, un coureur comme les autres.
Capable de faire l’amour à trois femmes et à procréer sans remords des
bâtards.
Ainsi des trois femmes qui entouraient Stella Nomal, deux étaient
absorbées par des considérations égoïstes. Seule Mona était sensible au
caractère miraculeux de cette grossesse. Ivan, honni de tous, jeté
sommairement dans la fosse commune d’un cimetière, renaissait à la vie et
se vengeait. Cela aurait dû être souligné de façon magnifique : par un feu
d’artifice traçant ses jambages lumineux à travers le ciel, par des coups de
canon, par des pétards éclatant entre les pieds des passants. À défaut, des
coupes de champagne emplies de liquide pétillant. Mona n’avait rien de tel
à sa disposition, à part une bouteille de rhum La Mauny. Déjà cependant
Aminata et Aïssata prenaient leur congé.
Dans le RER qui les ramenait à Paris, absorbées par leur chagrin, elles ne
prêtèrent aucune attention aux regards des voyageurs surpris par les hoquets
et les bredouillements d’Aminata. Alors arrivée à l’avenue Leonardo da
Vinci, Aïssata ressuscita une coutume qu’elle pratiquait à Chicoutimi : elle
s’asseyait seule au fond d’un bar et feignait de se perdre dans ses pensées.
Les amateurs d’exotisme ne manquaient pas d’affluer autour de cette
femme noire isolée. Parfois elle les suivait et c’était là une manière efficace
de se guérir de ses troubles. À Paris apparemment, les amateurs d’exotisme
sont moins hardis qu’à Chicoutimi car personne ne s’approcha d’elle et
tristement, esseulée, elle quitta le bar où elle s’était rendue et rentra sous la
pluie dans son Appart-Hôtel.
Le lendemain elle retrouva Henri Duvignaud dans son étude et lui conta
l’épilogue surprenant qui s’était déroulé à Villeret-le-François. L’avocat en
fut tout excité et s’exclama :
— Des jumeaux, dites-vous ?
— C’est ce qu’elle affirme, répondit Aïssata sans entrain.
— Vous vous rendez compte ! J’espère qu’elle dit vrai, s’écria Henri
Duvignaud de plus en plus excité. On les baptiserait Ivan et Ivana et ils
écriraient la suite de l’histoire.
Aïssata haussa les épaules.
— Peut-être donneront-ils une nouvelle version de la vie de leur père,
très différente de celle que nous projetons de raconter.
— Qu’importe, fit Henri Duvignaud. La vérité n’existe pas. C’est le
constat que nous faisons tous les jours, nous autres avocats. Il y a la vérité
de l’accusé, la vérité du plaignant, la vérité des témoins et nous devons
naviguer, trouver une voie médiane entre toutes ces affirmations.
Là-dessus il prit le bras d’Aïssata et l’entraîna au-dehors, dans un
restaurant qui portait le nom de « Au Ver Luisant ».
ÉPILOGUE

Nous mettons un terme au triste et fabuleux destin d’Ivan et Ivana


Némélé, jumeaux dizygotes. Nous avons travaillé de notre mieux, vérifié
l’exactitude des faits, sans oublier les moindres détails. Cependant si ce que
dit Henri Duvignaud est vrai, il ne s’agit là que de notre interprétation,
d’une version possible. Nous entendons déjà les remarques désobligeantes.
Concernant Ivan, « quelle idée invraisemblable que d’avoir imaginé un
Guadeloupéen se radicalisant et devenant un terroriste ! Cela ne tient pas
debout ».
À cette remarque, nous répondons que vous vous trompez. Mme
Pandajamy, respectable chercheuse travaillant dans les Antilles pour le
compte de l’Union européenne, nous a affirmé que dans les ghettos des
différentes îles, les jeunes se convertissaient en masse à l’Islam et que
certains partaient combattre dans les pays du Moyen-Orient.
Quant à Ivana ce personnage vous paraît peu convaincant. Il vous paraît
curieux qu’étant donné sa beauté et son charme, elle n’ait pas été séduite,
alors qu’elle était adolescente à Dos d’Âne, par quelque coureur impénitent,
qu’elle ait gardé au fond de son cœur une flamme qui ne brûlait que pour
son frère.
Pourtant ce qui vous choque le plus, c’est cet amour platonique entre nos
deux héros. Le malheur, c’est que vous accordez trop de place au sexe.
L’amour est un sentiment d’une grande pureté qui ne sous-entend pas
forcément une consommation physique. Nous avons décidé de ne pas
changer une ligne à notre récit. Il est à prendre ou à laisser.
Table
Couverture

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Du même auteur

Dédicaces

Exergue

In utero ou Bounded in a nutshell - (Hamlet – William Shakespeare)

Ex utero

In Africa

Out of Africa

Affaires d’utérus : on n’en sort pas

Épilogue

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