Docs986 Apollinaire Alcools PDF

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‘’Alcools’’
(1913)

recueil de poèmes de Guillaume APOLLINAIRE

On trouve ici les textes et les commentaires de :


‘’Les colchiques’’ (p.2), ‘’Palais’’ (p.4), ‘’Chantre’’ (p.5), ‘’Crépuscule’’ (p.5),
‘’Annie’’ (p.7), ‘’La maison des morts’ (p.8), ‘’Clotilde’’ (p.13), ‘’Cortège’’ (p.14),
‘’Marizibill’’ (p.16), ‘’Le voyageur’’ (p.17), ‘’Marie’’ (p.20), ‘’La blanche neige’’
(p.21), ‘’Poème lu au mariage d’André Salmon’’ (p.22), ‘’L’adieu’’ (p.24),
‘’Salomé’’ (p.23), ‘’La porte’’ (p.25), ‘’Merlin et la vieille femme’’ (p.25),
‘’Saltimbanques’’ (p.27), ‘’Le vent nocturne’’ (p.29), ‘’Lul de Faltenin’’ (p.29), ‘’La
tzigane’’ (p.30), ‘’L’ermite’’ (p.31), ‘’Automne’’ (p.33), ‘’L’émigrant de Landor
Road’’ (p.34), ‘’Rosemonde’’ (p.37), ‘’Le brasier’’ (p.38), ‘’Nuit rhénane’’ (p.42),
‘’Mai’’ (p.43), ‘’La synagogue’’ (p.45), ‘’Les cloches’’ (p.47), ‘’Schinderhannes’’
(p.48), ‘’Rhénane d’automne’’ (p.49), ‘’Les sapins’’ (p.50), ‘’Les femmes’’ (p.51),
‘’Signe’’ (p.53), ‘’Les fiançailles’’ (p.53), ‘’Clair de lune’’ (p.57), ‘’À la Santé’’
(p.58), ‘’Automne malade’’ (p.60), ‘’Cors de chasse’’ (p.61), ‘’Vendémiaire’’ (p.
61).

Les autres poèmes (‘’Zone’’, ‘’Le pont Mirabeau’’, ‘’La chanson du mal-aimé’’,
‘’La Loreley’’) sont étudiés dans d’autres articles.

Bonne lecture !

1
Ce recueil de poèmes d’Apollinaire est le fruit d’une longue gestation et de transformations
successives.
En 1905, il se proposait de publier une plaquette intitulée ‘’Le vent du Rhin’’ suivi de ‘’La chanson du
mal-aimé’’ ; le thème rhénan et les poèmes qui en relèvent auraient ainsi assuré l’unité du recueil.
Vers 1906-1909, le rapprochement avec les néo-symbolistes de ‘’La phalange’’ et de ‘’Vers et prose’’
(Jean Royère, Tristan Klingsor, les Belges), l’ascendant d’Alfred Jarry, la popularité croissante des
visionnaires comme Nerval, Lautréamont et Rimbaud donnèrent une nouvelle inflexion à son
inspiration : l’abandon à l’imagination et à la vision irrationnelle fit à la fois le brillant et l’obscurité de
poèmes comme ‘’Onirocritique’’, ‘’Lul de Faltenin’’, ‘’Le brasier’’, ‘’Les fiançailles’’, dont les énigmes
n’ont pas fini de stimuler la sagacité des exégètes, même si ces poèmes témoignaient de la recherche
d’un «lyrisme neuf et humaniste à la fois».
En 1909, le recueil projeté s’appelait toujours ‘’Le vent du Rhin’’.
En 1912, alors qu’Apollinaire rassemblait désormais, sous le titre ‘’Eau-de-vie’’, ses poèmes dont
nombre avaient paru auparavant dans diverses revues, qu’il les retravailla et les modifia souvent pour
la publication en volume, son esthétique évolua encore du fait de son séjour à la prison de la Santé et
d’une nouvelle désillusion sentimentale, qui requéraient de nouvelles confidences. Il évolua surtout
sous l’influence des avant-gardes littéraires et picturales, la modernité cubiste et futuriste se
manifestant cependant presque uniquement dans ‘’Zone’’.

Par son sous-titre originel, ‘’1898-1912’’, le recueil s’offrait comme le journal poétique d’une quinzaine
d’années de création, de 1898 à 1913. Apollinaire révéla rétrospectivement l’esprit de cette datation
dans une lettre qu’il adressa à Max Jacob en mars 1916 où il lui donnait des conseils pour une
publication de ses œuvres : «Prends […] tous tes poèmes qui ont paru dans une revue […] jusqu’à
nos jours. Sans doute cela fera un volume ; tu y ajoutes au besoin les quelques poèmes qu’il faudra et
tu auras un volume et garderas des tas de poèmes inédits en mettant en lieu sûr les représentants de
ton lyrisme pendant une longue période de poésie». Cette «longue période de poésie» ainsi mise en
lieu sûr allait, s’agissant du rédacteur de la lettre, des lendemains du symbolisme à la veille du
surréalisme.
Le recueil mêlait des strates successives, comprenant des poèmes anciens, composés de vers
réguliers, et des poèmes nouveaux composés de vers libres. ’Le vent du Rhin’’ fut désarticulé : neuf
poèmes restèrent groupés, sous le sous-titre de ‘’Rhénanes’’, vers le milieu du recueil ; cinq ou six
autres éparpillèrent la tonalité germanique au début du recueil. Apollinaire écarta les œuvres qu’il
estimait imparfaites ou perfectibles. Se faisant le représentant de l’avant-garde, il plaça en tête
‘’Zone’’, qui était en réalité le dernier poème composé. À la fin, il plaça ‘’Vendémiaire’’. Entre ces deux
pôles, entre le deuil et l’ivresse, les poèmes furent répartis au mépris de l’ordre chronologique de
création des poèmes, ce qui aurait accentué la résonance autobiographique, sans autre principe
évident que celui de varier.
Cendrars venant, dans “Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France”, de supprimer la
ponctuation dans des vers libres, à son exemple, Apollinaire, à la dernière minute, sur les épreuves, la
supprima dans tous les poèmes qu’ils soient de vers réguliers ou de vers libres, la jugeant inutile : «Le
rythme même et la coupe des vers voilà la véritable ponctuation» (lettre à Henri Martineau) ; comme il
n’y a pas de pause, autre que celle du blanc qui sépare le vers du suivant, même là où le sens l'exige,
et qu’il y en a là où il ne l'exige pas, l’articulation logique est atténuée ; la fluidité est accentuée ; sont
permises toutes les modulations du rythme, l’unité rythmique du vers n’étant pas concurrencée par la
syntaxe, la versification prenant à contre-pied les règles du discours normal ; l’ambiguïté est
renforcée, les possibilités d'interprétation sont multipliées, les pistes de l'intelligibilité rationnelle sont
brouillées car sont suggérés des rapprochements différents de ceux que crée la syntaxe. Cela donne
une large liberté au lecteur qui peut exprimer son émotion par ses choix de lecture.
Cette innovation allait faire école, et séduire la majorité des poètes qui réalisent ainsi leur but secret
qui est de saboter la langue.
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2
“Zone”

Pour le texte et une analyse, voir, dans le site, APOLLINAIRE, ‘’Zone’’


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“Le pont Mirabeau” :

Pour le texte et une analyse, voir, dans le site, APOLLINAIRE, ‘’Le pont Mirabeau’’
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“La chanson du mal-aimé” :

Pour le texte et une analyse, voir, dans le site, APOLLINAIRE, ‘’La chanson du mal-aimé’’
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“Les colchiques “

Le pré est vénéneux mais joli en automne


Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracas


Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement


Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne

Commentaire

Ce poème aligne trois strophes irrégulières formées successivement de sept vers, de cinq vers, de
trois vers, des vers aux rimes suivies qui sont pour la plupart des alexandrins, certains étant
cependant formés de deux hémistiches (vers 2 et 3), d’autres, légèrement plus longs (vers 6, 8, 9, 10,
11, 12, 14), pouvant avoir douze syllabes, au prix de quelques élisions audacieuses (par exemple :
«Qui batt(ent) comme les fleurs battent au vent dément», mais qu'on peut également considérer
comme irréguliers.
Bien que le sens de ce poème ne soit pas hermétique, on note çà et là quelques difficultés
d'interprétation. Le premier vers ne manque pas d’être inquiétant par la juxtaposition de «vénéneux»
et de «joli», la mention de la saison triste qu’est l’«automne». «Le pré est vénéneux» parce que,
mêlés à l'herbe, il y a des colchiques, plantes en effet vénéneuses (que, dans la réalité, les vaches
évitent, ce que le poète ignore ou feint d'ignorer). Dans les vers 2 et 3 est dramatisé, par
l’enjambement qui divise un alexandrin en deux hémistiches, le contraste entre la placidité des vaches
et le danger qu’elles courent. Le colchique est «couleur de cerne et de lilas», couleur de paupières
violâtres et fripées : ces fleurs se parent avec trop de coquetterie, et leur fard est trop étudié ; elles
cachent leur vraie nature. Un enjambement projette dans le vers 5 un court rejet après lequel le
rétablissement de la ponctuation ferait bien saisir que le poète s’adresse à une personne qui, de toute

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évidence, est une femme, la femme aimée peut-on penser, Annie Playden qui, elle aussi, lui a caché
sa vraie nature. Cependant, bel exemple d’effet que permet la suppression de la ponctuation, on peut
comprendre aussi que «le colchique y fleurit tes yeux». Que les yeux de cette femme soient
«violâtres» «comme leur cerne» élargit considérablement leur malignité qui est celle aussi de la triste
saison qu’est l’automne. Le vers 7, qui clôt la strophe, marque bien, par le «Et» initial et par les rimes
qui répondent à celles des premiers vers, l’enchaînement inéluctable des situations : comme les
vaches s’empoisonnent en broutant les colchiques, le poète s’empoisonne en aimant Annie Playden
ou en continuant à ruminer ( ! ) son souvenir.
À la deuxième strophe, une troupe d'écoliers joyeux survient, leur «fracas» étant rendu par les
sonorités de «hoquetons» et d’«harmonica». Ingénus, autres représentations du poète, ils cueillent les
colchiques sans se douter que ces fleurs si jolies sont dangereuses. Ne sont-elles pas «comme des
mères»? Mais la suite, qui n’apparaît qu’après l’enjambement, «Filles de leurs filles», ne manque pas
d’étonner. La comparaison, en effet surprenante, peut s’expliquer ainsi : ces «mères, filles de leurs
filles» sont des mères de famille si outrageusement fardées et coquettes qu'on les prendrait pour... les
filles de leurs filles. Ces fleurs sont de nouveau comparées à la femme, à ses «paupières» qui
«battent au vent dément» car, familièrement, on dit «un vent fou» pour parler d’un vent très fort. On
peut se demander si, en l'occurrence, ce vent-là ne rend pas fou celui qui, apercevant tous ces
«battements» de fleurs, croit voir, mille fois répétés, les battements de paupières de la belle infidèle
qui est une autre jolie fleur, point du tout ingénue.
À la dernière strophe, «le gardien du troupeau» qui laisse ses vaches s’empoisonner est comme un
dieu indifférent au sort de ses créatures, bovins ou humains. Les vaches, qui sont «lentes et
meuglant» parce que le poète prend ou affecte de prendre ces meuglements pour l'expression d'un
regret, de prendre leur lenteur pour la marque de leur réticence à s'arracher au «grand pré», qu’elle
«abandonnent» non pas «pour toujours», mais, en fait, pour l'hiver. En réalité, c’est le poète qui veut
se convaincre d’abandonner pour toujours la pensée de cette femme infidèle, sinon de renoncer à
l’amour pour toujours.

Ainsi, ce poème apparemment impersonnel et descriptif, où, du spectacle champêtre, se dégage une
atmosphère magique, est en fait une chanson douce et triste où s’expriment l’amour déçu, l’amour
trompé, l’acceptation mélancolique de la condition humaine. C’est un de ces poèmes d’Apollinaire que
la souffrance même a permis de naître.
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“Palais”
À Max Jacob

Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve


Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée
Le palais don du roi comme un roi nu s'élève
Des chairs fouettées des roses de la roseraie

On voit venir au fond du jardin mes pensées


Qui sourient du concert joué par les grenouilles
Elles ont envie des cyprès grandes quenouilles
Et le soleil miroir des roses s'est brisé

Le stigmate sanglant des mains contre les vitres


Quel archet mal blessé du couchant le troua
La résine qui rend amer le vin de Chypre
Ma bouche aux agapes d'agneau blanc l'éprouva

Sur les genoux pointus du monarque adultère


Sur le mai de son âge et sur son trente et un

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Madame Rosemonde roule avec mystère
Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns

Dame de mes pensées au cul de perle fine


Dont ni perle ni cul n'égale l'orient
Qui donc attendez-vous
De rêveuses pensées en marche à l'Orient
Mes plus belles voisines

Toc toc Entrez dans l'antichambre le jour baisse


La veilleuse dans l'ombre est un bijou d'or cuit
Pendez vos têtes aux patères par les tresses
Le ciel presque nocturne a des lueurs d'aiguilles

On entra dans la salle à manger les narines


Reniflaient une odeur de graisse et de graillon
On eut vingt potages dont trois couleurs d'urine
Et le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon

Puis les marmitons apportèrent les viandes


Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau
Mes beaux rêves mort-nés en tranches bien saignantes
Et mes souvenirs faisandés en godiveaux

Or ces pensées mortes depuis des millénaires


Avaient le fade goût des grands mammouths gelés
Les os ou songe-creux venaient des ossuaires
En danse macabre aux plis de mon cervelet

Et tous ces mets criaient des choses nonpareilles


Mais nom de Dieu !
Ventre affamé n'a pas d'oreilles
Et les convives mastiquaient à qui mieux mieux

Ah ! nom de Dieu ! qu'ont donc crié ces entrecôtes


Ces grands pâtés ces os à moelle et mirotons
Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes
Pour mes pensées de tous pays de tous les temps

Commentaire

Dans ce poème, Apollinaire signale la toute-puissance de l'imagination poétique. Si l’on considère les
poèmes d’”Alcools” comme une suite de rêves, on arrive ici «au fond du Rêve», et l’étrangeté est
beaucoup plus forte. Il entend se libérer du poids du passé culturel comme l’indiquent
symboliquement les rôtis de pensées mortes qui sont servis.
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5
“Chantre”

«Et l'unique cordeau des trompettes marines»

Commentaire

Ce monostiche, qu'Apollinaire appelait plaisamment «vers solitaire», est la relique tirée d’un brouillon,
y restant attaché par le «et» initial. De ce poème, les trois premières strophes ont fourni le début des
“Fiançailles”, la quinzième et deux vers de la douzième se sont retrouvés dans “L’émigrant de Landor
Road”, et la dix-septième dans “Le brasier”. Il produit dans le recueil un effet similaire à la discordance
qui, dans la prosodie, déstabilise, ébranle, introduit comme un déchirement.
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“Crépuscule”
À Mademoiselle Marie Laurencin.

Frôlée par les ombres des morts


Sur l'herbe où le jour s'exténue
L'arlequine s'est mise nue
Et dans l'étang mire son corps

Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l'on va faire
Le ciel sans teinte est constellé
D'astres pâles comme du lait

Sur les tréteaux l'arlequin blême


Salue d'abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs

Ayant décroché une étoile


Il la manie à bras tendu
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure les cymbales

L'aveugle berce un bel enfant


La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d'un air triste
Grandir l'arlequin trismégiste

Commentaire

Comme l’indique la dédicace, Apollinaire a écrit ce poème en pensant à Marie Laurencin, avec
laquelle il avait rompu en 1912. Elle était peintre, et le poème pourrait être un de ces tableaux naïfs,
dans le style du Douanier Rousseau, qu’elle peignait, où ses créatures, nourries de fleurs et de
songes, regardent un univers féerique de leurs grands yeux étonnés de biche ou de gazelle.
Ce poème, constitué de cinq quatrains d’octosyllabes à rimes ou assonances placées un peu au
hasard d’une strophe à l’autre, marqué dès son titre par le déclin et la mort qui sont peut-être ceux de
cet amour perdu, les transpose dans une sorte de parade foraine désenchantée où apparaissent
différents personnages quelque peu fantastiques. Le premier personnage de cette troupe de forains
est «l’arlequine» à laquelle est consacrée la première strophe. Devant la perspective de la mort
qu’annonce le crépuscule («le jour s’exténue»), elle éprouve le besoin de se mirer pour ne pas se

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perdre tout à fait. On peut donc croire qu’il s’agit bien de la peintre qui, en effet, se mirait dans ses
tableaux, y représentait son monde intérieur.
Le crépuscule est encore évoqué dans la deuxième strophe par cette atténuation, ces couleurs
suaves qui justement étaient celles qu’affectionnait l’artiste. Mais, d’abord, se dépense sans trop y
croire, pour attirer et convaincre la clientèle, le «charlatan» qu’est le bateleur, le bonimenteur. Mais ne
s’agit-il pas d’Apollinaire lui-même dont la poésie est fondée sur la trouvaille (donc «les tours»), la
nouveauté étant par avance «crépusculaire»?
Il est plus sûr que «l’arlequin blême» de la troisième strophe, s’il rappelle un peu les baladins
efflanqués que peignait Picasso aux environs de 1905, représente Apollinaire. Mais, alors que
l'arlequin est habituellement un être joyeux qui aime s'amuser, se donner en spectacle, celui-ci est
«blême» du fait de ses désillusions sentimentales, ou de son trac devant des spectateurs aussi ferrés
en matière de magie que ces «sorciers venus de Bohême», donc des bohémiens, des tziganes
(fréquemment évoqués dans le recueil dont un des thèmes récurrents est d’ailleurs le voyage), que
ces «fées» et ces «enchanteurs» qui, comme par hasard, sont justement des personnages de ses
contes.
Pourtant, la quatrième strophe montre d’abord un de ses tours. Mais, déjà, l’attention se détourne vers
un musicien acrobate.
Dans la dernière strophe, se manifestent d’autres membres de la troupe qui aurait même une
ménagerie. Mais tout est fait pour une chute qui revient sur l’arlequin, décidément le personnage
principal, d’autant plus qu’il est «trismégiste», du latin «trismegistus», trois fois très grand, mot qui
semble avoir été cher à Apollinaire puisqu’on le retrouve dans un autre poème, “Vendémiaire”, où «les
rois» «trois fois courageux devenaient trismégistes». Mais grandit-il vraiment, voit-il son art s’affirmer,
ou n’est-ce qu’aux yeux du nain qu’il est, par un effet de contre-plongée, un géant en fait dérisoire,
Apollinaire se moquant donc finalement de lui-même. On peut aussi envisager, au contraire, qu’il ait
voulu très sérieusement se présenter en poète moderne qui doit accepter le risque de perdre son
public, son audience, dans cet hermétisme qui est justement celui de l’Hermès trismégiste.

“Crépuscule” serait donc un poème suscité par le souvenir de Marie Laurencin, mais où Apollinaire
parle surtout de lui, du poète dont ce crépuscule n’est qu’une étape dans son évolution que dessine le
recueil “Alcools” où, de la descente aux Enfers qu’est “Zone”, en passant par “Le brasier”, il aboutira
au chant triomphal qu’est "Vendémiaire".
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“Annie”

Sur la côte du Texas


Entre Mobile et Galveston il y a
Un grand jardin tout plein de roses
Il contient aussi une villa
Qui est une grande rose

Une femme se promène souvent


Dans le jardin toute seule
Et quand je passe sur la route bordée de tilleuls
Nous nous regardons

Comme cette femme est mennonite


Ses rosiers et ses vêtements n'ont pas de boutons
Il en manque deux à mon veston
La dame et moi suivons presque le même rite

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Commentaire

Apollinaire imagine Annie Playden vivant aux États-Unis, le pays où, pour ne pas l’épouser, elle s’est
enfuie après le drame que rapporta “La chanson du mal-aimé”. Mais il se voit aussi l’ayant suivie,
reprenant le thème de la dame sans merci et de l’amant martyr comme celui du verger d’amour qui
apparurent dans “Le roman de la rose” de Guillaume de Lorris, œuvre du XIIIe siècle que connaissait
bien Apollinaire, qui était féru de littérature médiévale, et qu’il utilisa aussi dans d’autres poèmes à
nom de femme.
Dans la première strophe, qui indique le décor, la répétition («roses» - «rose») insiste sur le
rapprochement entre la femme et la rose, et annonce le jeu de mots de la troisième strophe sur les
boutons de rose. Il faut, en disant le poème, ne pas prononcer le «s» de «Texas», et faire sonner
«Galveston» comme «veston», à la française.
La deuxième strophe suscite l’image mélancolique d’une femme solitaire, qui est anonyme, mais est
évidemment l’Annie du titre. Et, soudain, cette solitude est doublée de celle du poète qui surgit dans la
scène, le seul échange de regards entre lui et la femme marquant une absurde séparation définitive.
Dans la dernière strophe, pour se venger de la sévérité puritaine de la froide Anglaise protestante qu’il
voulait voir en Annie Playden (ou qu’elle fut réellement), le poète s’est amusé à faire de sainte-
nitouche effarouchée une mennonite, une des membres donc d’un mouvement anabaptiste implanté
aux États-Unis qui ne vivent que d’agriculture, en bannissant tout ce qui est frivole, et en restant
fidèles aux mœurs et aux costumes du XVIe siècle, d’où leur usage de crochets au lieu de boutons.
Mais, au lieu de parler d’abord des «boutons» dont sont dépourvus «ses vêtements», le poète
surprend en évoquant ceux des «rosiers» qui ont donc été coupés par cette femme austère qui veut
mettre fin à cette magnifique floraison, qui a procédé ainsi à une sorte de castration, à la fois des
fleurs, de leur beauté, de leur parfum, et aussi du poète lui-même, comme si elle avait voulu qu’il ne
puisse plus créer de poèmes, moyens de séduction puisque ce sont, en quelque sorte, les roses du
rosier qu’il est. C’est ainsi que, continuant le jeu de mots sur le ton de la plaisanterie, il indique que les
boutons de son «veston», il les a perdus. Ce qui est une façon de communier encore avec «la dame»
dans «le même rite» qui est donc celui de la tristesse de l’amour non réalisé. De bouffon qu'il semblait
d'abord, ce parallèle institué entre elle et le passant devient touchant, le calme de cet homme, «sur la
route bordée de tilleuls», qui semble détaché de la situation notée en passant et avec le sourire, ne
trompant pas cependant. La peine de cœur qu'il ressent, il se refuse à la rendre trop pathétique. La
bouffonnerie est une manière pour le poète de déplorer la froideur et l'indifférence d'une femme qui a
renoncé à toutes les joies de la vie.
Dans ce curieux poème, les rimes se mêlent aux assonances, la structure des strophes est
irrégulière, la quantité des vers est plus que capricieuse (premier vers : sept pieds - deuxième : onze
pieds - troisième : huit pieds - quatrième : neuf pieds - cinquième : sept pieds - sixième : dix pieds -
septième : sept pieds - huitième : quatorze pieds - neuvième : cinq pieds - dixième : neuf pieds -
onzième : treize pieds - douzième : neuf pieds - treizième : douze pieds) !
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“La maison des morts”


À Maurice Raynal

S'étendant sur les côtés du cimetière


La maison des morts l'encadrait comme un cloître
À l'intérieur de ses vitrines
Pareilles à celles des boutiques de modes
Au lieu de sourire debout
Les mannequins grimaçaient pour l'éternité

Arrivé à Munich depuis quinze ou vingt jours


J'étais entré pour la première fois et par hasard
Dans ce cimetière presque désert

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Et je claquais des dents
Devant toute cette bourgeoisie
Exposée et vêtue le mieux possible
En attendant la sépulture

Soudain
Rapide comme ma mémoire
Les yeux se rallumèrent
De cellule vitrée en cellule vitrée
Le ciel se peupla d'une apocalypse
Vivace

Et la terra plate à l'infini


Comme avant Galilée
Se couvrit de mille mythologies immobiles
Un ange en diamant brisa toutes les vitrines
Et les morts m'accostèrent
Avec des mines de l'autre monde

Mais leur visage et leurs attitudes


Devinrent bientôt moins funèbres
Le ciel et la terre perdirent
Leur aspect fantasmagorique

Les morts se réjouissaient


De voir leurs corps trépassés entre eux et la lumière
Ils riaient de voir leur ombre et l'observaient
Comme si véritablement
C'eût été leur vie passée

Alors je les dénombrai


Ils étaient quarante-neuf hommes
Femmes et enfants
Qui embellissaient à vue d'œil

Et me regardaient maintenant
Avec tant de cordialité
Tant de tendresse même
Que les prenant en amitié
Tout à coup
Je les invitai à une promenade
Loin des arcades de leur maison

Et tous bras dessus bras dessous


Fredonnant des airs militaires
Oui tous vos péchés sont absous
Nous quittâmes le cimetière

Nous traversâmes la ville


Et rencontrions souvent
Des parents des amis qui se joignaient
À la petite troupe des morts récents
Tous étaient si gais

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Si charmants si bien portants
Que bien malin qui aurait pu
Distinguer les morts des vivants

Puis dans la campagne


On s'éparpilla
Deux chevau-légers nous joignirent
On leur fit fête
Ils coupèrent du bois de viorne
Et de sureau
Dont ils firent des sifflets
Qu'ils distribuèrent aux enfants

Plus tard dans un bal champêtre


Les couples mains sur les épaules
Dansèrent au son aigre des cithares

Ils n'avaient pas oublié la danse


Ces morts et ces mortes
On buvait aussi
Et de temps à autre une cloche
Annonçait qu'un autre tonneau
Allait être mis en perce

Une morte assise sur un banc


Près d'un buisson d'épine-vinette
Laissait un étudiant
Agenouillé à ses pieds
Lui parler de fiançailles

Je vous attendrai
Dix ans vingt ans s'il le faut
Votre volonté sera la mienne

Je vous attendrai
Toute votre vie
Répondait la morte

Des enfants
De ce monde ou bien de l'autre
Chantaient de ces rondes
Aux paroles absurdes et lyriques
Qui sans doute sont les restes
Des plus anciens monuments poétiques
De l'humanité

L'étudiant passa une bague


À l'annulaire de la jeune morte
Voici le gage de mon amour
De nos fiançailles
Ni le temps ni l'absence
Ne nous feront oublier nos promesses
Et un jour nous auront une belle noce

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Des touffes de myrte
À nos vêtements et dans vos cheveux
Un beau sermon à l'église
De longs discours après le banquet
Et de la musique
De la musique

Nos enfants
Dit la fiancée
Seront plus beaux plus beaux encore
Hélas ! la bague était brisée
Que s'ils étaient d'argent ou d'or
D'émeraude ou de diamant
Seront plus clairs plus clairs encore
Que les astres du firmament
Que la lumière de l'aurore
Que vos regards mon fiancé
Auront meilleure odeur encore
Hélas ! la bague était brisée
Que le lilas qui vient d'éclore
Que le thym la rose ou qu'un brin
De lavande ou de romarin

Les musiciens s'en étant allés


Nous continuâmes la promenade

Au bord d'un lac


On s'amusa à faire des ricochets
Avec des cailloux plats
Sur l'eau qui dansait à peine

Des barques étaient amarrées


Dans un havre
On les détacha
Après que toute la troupe se fut embarquée
Et quelques morts ramaient
Avec autant de vigueur que les vivants

À l'avant du bateau que je gouvernais


Un mort parlait avec une jeune femme
Vêtue d'une robe jaune
D'un corsage noir
Avec des rubans bleus et d'un chapeau gris
Orné d'une seule petite plume défrisée

Je vous aime
Disait-il
Comme le pigeon aime la colombe
Comme l'insecte nocturne
Aime la lumière

Trop tard
Répondait la vivante

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Repoussez repoussez cet amour défendu
Je suis mariée
Voyez l'anneau qui brille
Mes mains tremblent
Je pleure et je voudrais mourir

Les barques étaient arrivées


À un endroit où les chevau-légers
Savaient qu'un écho répondait de la rive
On ne se lassait point de l'interroger
Il y eut des questions si extravagantes
Et des réponses tellement pleines d'à-propos
Que c'était à mourir de rire
Et le mort disait à la vivante

Nous serions si heureux ensemble


Sur nous l'eau se refermera
Mais vous pleurez et vos mains tremblent
Aucun de nous ne reviendra

On reprit terre et ce fut le retour


Les amoureux s'entr'aimaient
Et par couples aux belles bouches
Marchaient à distances inégales
Les morts avaient choisi les vivantes
Et les vivants
Des mortes
Un genévrier parfois
Faisait l'effet d'un fantôme

Les enfants déchiraient l'air


En soufflant les joues creuses
Dans leurs sifflets de viorne
Ou de sureau
Tandis que les militaires
Chantaient des tyroliennes
En se répondant comme on le fait
Dans la montagne

Dans la ville
Notre troupe diminua peu à peu
On se disait
Au revoir
À demain
À bientôt
Beaucoup entraient dans les brasseries
Quelques-uns nous quittèrent
Devant une boucherie canine
Pour y acheter leur repas du soir

Bientôt je restai seul avec ces morts


Qui s'en allaient tout droit
Au cimetière

12

Sous les Arcades
Je les reconnus
Couchés
Immobiles
Et bien vêtus
Attendant la sépulture derrière les vitrines

Ils ne se doutaient pas


De ce qui s'était passé
Mais les vivants en gardaient le souvenir
C'était un bonheur inespéré
Et si certain
Qu'ils ne craignaient point de le perdre

Ils vivaient si noblement


Que ceux qui la veille encore
Les regardaient comme leurs égaux
Ou même quelque chose de moins
Admiraient maintenant
Leur puissance leur richesse et leur génie
Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d'avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu'on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
À se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l'on n'a plus besoin de personne

Commentaire

Ce poème macabre et gai, avait été inspiré à Apollinaire par la Bavière où, pourtant, il n’avait séjourné
que quelques jours. Dans la suite des poèmes d’”Alcools”, il fait faire un pas de plus dans le
fantastique, cette maison ayant toute l’étrangeté des maisons de verre du cycle breton. Il en sort des
morts qui se mêlent si bien aux vivants qu’ils se fiancent avec eux. Vivants et morts ont été unis dans
la promenade, et les vivants tirent de cette nuit étrange une étrange grandeur.
L’écrivain affirmait son goût de se plonger dans le passé, sa volonté de recueillir «les restes / Des
plus anciens monuments poétiques / De l'humanité», ce qui, depuis Homère, a constitué la littérature
qui, ce faisant, s’emprisonne dans l’intertextualité. Mais le passé a un rôle purificateur.
Le poème est surprenant par ses dimensions. C’est que le texte fut d’abord un petit conte en prose
qui parut sous le titre “L’obituaire”, dans “Le soleil”, un journal du matin, avant de prendre, dans le
tome XVIII de “Vers et prose” (juillet-août-septembre 1909), la forme de vers libres, Apollinaire s’étant
contenté de découper sa prose en lignes à peu près égales. Les Treize, qui signaient, dans
“L'intransigeant”, une “Boîte aux lettres” quotidienne, et y publiaient des «épigrammes sans
méchanceté», livrèrent celle-ci le 1er septembre 1910 : «Il est bon parfois, mon cher poète, de faire
des vers libres. Mais ce qui n'est pas bon, c'est de prendre une nouvelle qu'on a publiée dans un
journal du matin, de la recopier en écrivant à la ligne au bout de quelques syllabes et d'envoyer ça à
une revue comme poème inédit, en vers libres. N'est-ce pas, mon cher confrère? Et nous sommes
gentils, nous ne vous nommons pas.» Puis, le 26 mai 1911, ils récidivèrent :
«J'aime dans ses écrits un ligne sévère,
Apollinaire.»
Aussi le poète eut-il longtemps une réputation de mystificateur.
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13
“Clotilde”

L'anémone et l'ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l'amour et le dédain

Il y vient aussi nos ombres


Que la nuit dissipera
Le soleil qui les rend sombres
Avec elles disparaîtra

Les déités des eaux vives


Laissent couler leurs cheveux
Passe il faut que tu poursuives
Cette belle ombre que tu veux

Commentaire

Écrit en vers pairs et impairs (chaque strophe compte trois heptasyllabes, suivis d'un octosyllabe),
dans cette veine élégiaque mélodique qui fait le succès du poète auprès d’un public toujours avide
d’émotions sentimentales et de vers faciles à réciter de mémoire, ce «lied» charmant est à la fois
transparent et mystérieux.
Ce poème à nom de femme (il peut évoquer l’ombre de Marie Laurencin), comme d’autres, reprend le
thème du verger d’amour du ‘’Roman de la rose’’ de Guillaume de Lorris. Le poète y évoque un jardin
mélancolique (strophe 1) que deux ombres éphémères hantent (strophe 2) ; qu'agrémente une
fontaine dont les statues prennent, sous l’eau, un air penché (strophe 3, première moitié) ; mais, alors
même que le poète semble ne vouloir écouter que les sollicitations de la mélancolie, il décide
brusquement de se ressaisir (fin de la strophe 3).
L'anémone et l'ancolie, deux fleurs qui sont comme deux sœurs, évoquent sans doute, dans l'esprit
du poète, la belle Clotilde elle-même. Tapie dans un recoin de ce jardin, voici la rêveuse mélancolie :
une autre fleur, croirait-on (musicalement, «la mélancolie» fait écho à «l’anémonélancolie»). Cette
mélancolie est celle du poète qui ne se sent ni tout à fait aimé, ni tout à fait dédaigné ; en un mot, il
est mal aimé.
Dans ce jardin viennent «aussi» deux ombres : celles du couple que forment Clotilde et le poète.
«Viennent»-elles comme on vient se promener, ou comme une plante «vient», c'est-à-dire pousse
dans un jardin, à l'instar des fleurs réelles et des fleurs allégoriques, tout à l'heure aperçues? En tout
cas, ces ombres, reflets impalpables, sont terriblement éphémères ; elles disparaîtront avec la nuit. Le
soleil, qui ne fait d'ailleurs qu'accuser leur caractère sombre, s'en ira avec elles : plus de lumière, plus
de vie, plus d'amour (en effet, le poète dit, non pas que «l'ombre disparaîtra avec le soleil», mais que
«le soleil disparaîtra avec l'ombre» ; il juge que, cette femme, cette «belle ombre», s'en allant, tout
s'en ira).
Les statues de la fontaine, où l’eau a un bruit léger et monotone qui porte à la mélancolie, ont un air
penché, et «laissent couler» leurs cheveux.
Mais le poète se ressaisit, se disant : «Laisse ce jardin et cette mélancolie. Cette CIotilde a peut-être
une ombre, mais elle a un corps aussi ; elle est belle, tu la veux, et elle n'est pas insaisissable.»
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14
“Cortège”
À M. Léon Bailby

Oiseau tranquille au vol inverse oiseau


Qui nidifie en l'air
À la limite où notre sol brille déjà
Baisse ta deuxième paupière la terre t'éblouit
Quand tu lèves la tête

Et moi aussi de près je suis sombre et terne


Une brume qui vient d'obscurcir les lanternes
Une main qui tout à coup se pose devant les yeux
Une voûte entre vous et toutes les lumières
Et je m'éloignerai m'illuminant au milieu d'ombres
Et d'alignements d'yeux des astres bien-aimés

Oiseau tranquille au vol inverse oiseau


Qui nidifie en l'air
À la limite où brille déjà ma mémoire
Baisse ta deuxième paupière
Ni à cause du soleil ni à cause de la terre
Mais pour ce feu oblong dont l'intensité ira s'augmentant
Au point qu'il deviendra un jour l'unique lumière

Un jour
Un jour je m'attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis
Moi qui connais les autres
Je les connais par les cinq sens et quelques autres
Il me suffit de voir leurs pieds pour pouvoir refaire ces gens à milliers
De voir leurs pieds paniques un seul de leurs cheveux
Ou leur langue quand il me plaît de faire le médecin
Ou leurs enfants quand il me plaît de faire le prophète
Les vaisseaux des armateurs la plume de mes confrères
La monnaie des aveugles les mains des muets
Ou bien encore à cause du vocabulaire et non de l'écriture
Une lettre écrite par ceux qui ont plus de vingt ans
Il me suffit de sentir l'odeur de leurs églises
L'odeur des fleuves dans leurs villes
Le parfum des fleurs dans les jardins publics
Ô Corneille Agrippa l'odeur d'un petit chien m'eût suffi
Pour décrire exactement tes concitoyens de Cologne
Leurs rois-mages et la ribambelle ursuline
Qui t'inspirait l'erreur touchant toutes les femmes
Il me suffit de goûter la saveur du laurier qu'on cultive pour que j'aime ou que je bafoue
Et de toucher les vêtements
Pour ne pas douter si l'on est frileux ou non
Ô gens que je connais
Il me suffit d'entendre le bruit de leurs pas
Pour pouvoir indiquer à jamais la direction qu'ils ont prise
Il me suffit de tous ceux-là pour me croire le droit
De ressusciter les autres

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Un jour je m'attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Et d'un lyrique pas s'avançaient ceux que j'aime
Parmi lesquels je n'étais pas
Les géants couverts d'algues passaient dans leurs villes
Sous-marines où les tours seules étaient des îles
Et cette mer avec les clartés de ses profondeurs
Coulait sang de mes veines et fait battre mon cœur
Puis sur cette terre il venait mille peuplades blanches
Dont chaque homme tenait une rose à la main
Et le langage qu'ils inventaient en chemin
Je l'appris de leur bouche et je le parle encore
Le cortège passait et j'y cherchais mon corps
Tous ceux qui survenaient et n'étaient pas moi-même
Amenaient un à un les morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s'entassaient et je parus moi-même
Qu'ont formé tous les corps et les choses humaines

Temps passés Trépassés Les dieux qui me formâtes


Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes
Et détournant mes yeux de ce vide avenir
En moi-même je vois tout le passé grandir

Rien n'est mort que ce qui n'existe pas encore


Près du passé luisant demain est incolore
Il est informe aussi près de ce qui parfait
Présente tout ensemble et l'effort et l'effet

Commentaire

Le poème, qui s’intitulait à l’origine “Brumaire”, parut pour la première fois en novembre 1912.

Il est composé d’éléments juxtaposés et fondus. À travers l’apparente discontinuité des trois parties,
le poète semble préoccupé par la question de savoir qui il est, et quels rapports ce «moi» mystérieux,
entretient avec autrui et avec l’humanité, soit dans le présent (vers 19-47), soit dans le passé (vers
48-73), soit dans l’avenir (vers 1-18).
Le mouvement général est le suivant : le poète constate que, de même que la Terre n’est lumineuse
que de loin, lui-même et son œuvre (la magie de sa poésie faisant de lui une sorte de comète
destinée à gagner un jour le ciel au milieu des ombres) ne revêtiront tout leur éclat que dans un avenir
éloigné, avenir où s’instaurera le règne universel de la poésie (qu’il appelle le «feu oblong» [vers 17]).
Cependant, la personnalité propre d’Apollinaire risque de disparaître dans cet Absolu : s’il veut donc
se connaître, il lui faut revenir sur Terre, et chercher à se trouver dans les relations avec autrui (vers
23 et suivants). Mais cette interpsychologie ne donne de la personnalité qu’une connaissance
fragmentaire et extérieure. Le poète se tourne alors vers le passé de l’humanité pour se demander
quelle place il occupe dans ce «cortège» des générations successives : se ralliant à l’hypothèse
transformiste, il conclut que sa personnalité a été bâtie par tous ses prédécesseurs, par ces «Temps
passés Trépassés», ce «passé luisant» (monde de l'ombre, le passé devient luisant en devenant
«lyrique») rendant «demain incolore». C’est là sans doute encore une conception un peu décevante
et parcellaire du «moi», mais elle a quelque chose de rassurant qui fait qu’il renonce à se chercher
dans l’avenir, même si cet avenir est plus intensément poétique.
L’idée est qu’il faut apprendre à se perdre pour être reconstruit de l’extérieur.

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On constate que le Moyen Âge fournit à Apollinaire des images lui permettant de se retirer pour
regarder passer le cortège. S'attribuant une perspicacité proche de la divination, il apostrophe
Cornelia Agrippa, qui fut un médecin et astrologue allemand (1486-1535), né à Cologne, qui avait écrit
en 1509 un traité “De nobilitate et praecelletia foemini sexus” alors que, pour Apollinaire, croire à la
supériorité des femmes est une «erreur».
Autres souvenirs rhénans :
-les «rois mages» qui sont dits de Cologne parce que la cathédrale de cette ville contient une châsse
du XIIe siècle qui est censée être celle des trois rois mages ;
-«la ribambelle ursuline» celle des onze mille vierges qu’avait endoctrinées sainte Ursule, vierge et
martyre du Ve siècle, toutes ayant été mises à mort par les Huns près de Cologne, infortune qui a
moins ému qu'amusé le poète.
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‘’Marizibill’’

Dans la Haute-Rue à Cologne


Elle allait et venait le soir
Offerte à tous en tout mignonne
Puis buvait lasse des trottoirs
Très tard dans les brasseries borgnes

Elle se mettait sur la paille


Pour un maquereau roux et rose
C’était un juif il sentait l’ail
Et l’avait venant de Formose
Tirée d’un bordel de Changaï

Je connais gens de toutes sortes


Ils n’égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes

Commentaire

Ce poème composé de trois quintils, où Apollinaire se plut à aligner des rimes amusantes :
«Cologne», «mignonne», «borgnes» ; «paille», «ail», «Changaï», est né du souvenir de quelques
jours de congé qu’il obtint, en Allemagne, de la vicomtesse de Milhau, et qui lui permirent de se
rendre à Cologne où les ardeurs de ses vingt-et-un ans purent se dépenser librement, en particulier
auprès d’une prostituée, Marizibill, c’est-à-dire Marie-Sibylle, dont il allait dire, dans ‘’Le dôme de
Cologne’’, poème de février 1902 qui allait figurer dans ‘’Le guetteur mélancolique’’ :
«Marizibill qui chante en doux plat-allemand
T’élit pour rendez-vous avec son gros amant
Drikkes imberbe et roux qui rote éperdument.»
Il fit donc passer à la postérité cette silhouette de prostituée évanescente et conventionnelle.
Prend autant d’importance qu’elle son proxénète, qui, étant un juif roux, relève lui aussi du stéréotype.
On le trouvait déjà dans ‘’Oliver Twist’’, où Dickens décrit Fagin comme «a very old shrivelled Jew,
whose villanous-looking and repulsive face was obscured by a quantity of matted red hair».
Cependant, quoique peu flatteur, le portrait ne repose pas sur la généralisation propre au racisme. En
effet, les adjectifs «roux» et «rose» caractérisent avant tout ici le maquereau, qui n’est identifié
comme juif que dans un second temps, ce qui rend l’association tout à fait contingente. Certes, une
autre image négative semble prendre le relais : celle du juif mangeur d’ail à l’haleine désagréable.
Mais la parataxe, redoublée par l’absence de ponctuation, prive le stéréotype de sa logique ; il

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manque un «donc» ou un «parce que» entre «C’était un juif» et «il sentait l’ail» pour que l’image se
constitue pleinement en cliché. On ne peut qu’évoquer, à propos de ces vers d’Apollinaire, un élément
de pittoresque, au sens premier de ce terme, qui renvoie à l’art du peintre.
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“Le voyageur”
À Fernand FIeuret.

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant

La vie est variable aussi bien que l'Euripe

Tu regardais un banc de nuages descendre


Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu

Vagues poissons arqués fleurs surmarines


Une nuit c'était la mer
Et les fleuves s'y répandaient

Je m'en souviens je m'en souviens encore

Un soir je descendis dans une auberge triste


Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s'envolait un Christ
Quelqu'un avait un furet
Un autre un hérisson
L'on jouait aux cartes
Et toi tu m'avais oublié
Te souviens-tu du long orphelinat des gares
Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées
Ô matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons
Souvenez-vous-en

Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés


Deux matelots qui ne s'étaient jamais parlé
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté

Ô vous chers compagnons


Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses
Traîneau d'un boucher régiment des rues sans nombre
Cavalerie des ponts nuits livides de l'alcool
Les villes que j'ai vues vivaient comme des folles

Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages

Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres


J'écoutais cette nuit au déclin de l'été
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Et le bruit éternel d'un fleuve large et sombre

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Mais tandis que mourants roulaient vers l'estuaire
Tous les regards tous les regards de tous les yeux
Les bords étaient déserts herbus silencieux
Et la montagne à l'autre rive était très claire
Alors sans bruit sans qu'on pût voir rien de vivant
Contre le mont passèrent des ombres vivaces
De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
Et tenant l'ombre de leurs lances en avant

Les ombres contre le mont perpendiculaire


Grandissaient ou parfois s'abaissaient brusquement
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire

Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies


Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu
C'était tu t'en souviens à la fin de l'été
Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés
L'aîné portait au cou une chaîne de fer
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant

La vie est variable aussi bien que l'Euripe

Commentaire

Le titre a un écho autobiographique : le «voyageur» est bien Apollinaire, qui a, en effet, été élevé en
Italie et en France, qui s’est rendu en Allemagne, dont les vagabondages furent fréquents.
Si le thème général du poème est le voyage, il paraît pourtant très hétérogène, des éléments
disparates s’y côtoyant, Fernand Fleuret, un lecteur érudit à qui le texte fut dédié, l’ayant d’ailleurs
défini comme l’une des «chansons farcies» qu’Apollinaire et lui se plaisaient à composer vers 1912.
Les cinquante-cinq vers sont, les uns, séparés, d’autres, regroupés en strophes. La plupart sont des
vers libres ; mais, Apollinaire cultivant le jeu entre l’irrégularité et la régularité, plaça aussi les
alexandrins que sont les vers 23-25, qui forment un tercet ressemblant à une comptine, et les vers 32
à 47, qui sont quatre quatrains décrivant un seul paysage.
À des fins pathétiques, Apollinaire fit alterner, comme dans un dialogue de rêve, le «je» et le «tu».
Comme nous passons rapidement d’une voix à une autre, si est créé un puissant effet dialogique,
nous sommes déroutés par l’énonciation elle-même, nous demandant : qui parle? à qui?
Quand il emploie le «tu», le poète semble s’adresser à lui-même, ou à un double, dans lequel il se
projetterait, ou encore à un ou plusieurs personnages qu’on ne peut clairement identifier. On
trouve des identités incertaines auxquelles est lancé un appel pathétique, dans un questionnement
assez répétitif qui laisse entendre l’un des enjeux des poèmes d’’’Alcools’’ : la quête de l’autre. On
trouve ainsi :
- Les indéfinis «quelqu’un» et «un autre».
-La personne à laquelle le poète déclare : «Toi tu m’avais oublié» (vers 17), qui pourrait donc être la
femme aimée, Annie Playden, qui repoussa les avances d’Apollinaire, et émigra même aux États-Unis
; comme cette indication vient après «on jouait aux cartes» (vers 16), il est peut-être suggéré que
l’amour est soumis au hasard, dans une allusion malicieuse au dicton : «Malheureux au jeu, heureux
en amour».
-Les «matelots» des vers 21, 23-25, 51-52-53, dont les vers 23 et 24 créent, grâce au parallélisme, un
couple indéfectible mais mystérieux, leur relation étant absurde, avant que le vers 25 vienne rompre
cette fausse harmonie avec le tragique de la mort de l’un d’eux ; si les «matelots» sont des personnes
sans attaches, qui sont en perpétuel mouvement, qui ne peuvent s’installer nulle part, ils pourraient

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désigner Apollinaire et son frère, Albert de Kostrowitzky, car on sait que la «chaîne de fer» (vers 52)
était bien portée, depuis son enfance, ornée de médailles pieuses, par «l’aîné» qu’était Apollinaire.
Pourtant, dans la réalité, «le plus jeune» n’est pas mort jeune, comme l’indiquerait le vers 25. Mais ils
serviraient à prouver que «la vie est variable», qu’elle ne réserve pas le même sort à chacun.
-Les «femmes sombres» (vers 21), dont on peut se demander si elles sont tristes, liées à la nuit
(prostituées), noires de peau, voilées par l’obscurité du souvenir.
-Les «chers compagnons» (vers 21, 26) qui demeurent tout à fait mystérieux, pouvant d’ailleurs être
les lecteurs eux-mêmes.
Mais le dialogue ne s’installe pas : les questions et les invocations du poète restent sans réponse ;
ses interpellations sont pareilles à des SOS jetés à la mer.

On peut remarquer que, avec «Te souviens-tu» (vers 6), «Souvenez-vous-en» (vers 22) et «Ô vous
chers compagnons» (vers 26), on a les premières apparitions dans la poésie d’Apollinaire de
décalages expressifs.
Les retours de «te souviens-tu» (vers 6, 18, 49), «souvenez-vous-en» (vers 22), «Je m’en souviens, je
m’en souviens encore» (vers 10) assurent une unité. La composition étant imprévue, comme dans
‘’Zone’’, ‘’La chanson du mal-aimé’’, ou ‘’L’émigrant de Landor road’’, Apollinaire aligna ici des flashes
de souvenirs qu’il est, la plupart du temps, difficile ou impossible d’identifier, des morceaux de
diverses origines venant s’y placer.
L’univers qu’évoque le poème est très flou. Se dégage une impression générale de tristesse de la
situation du poète qui commence et se termine par :
-La même supplication, la même phrase injonctive : «Ouvrez-moi cette porte où je frappe en
pleurant», qui fait de lui un exclu, un paria, qui sollicite le droit de revenir en un lieu de bonheur, la
porte le séparant d’un dedans indéfini, mais qu’on peut supposer apaisant et rassurant (le chaud
cocon familial, la douceur de l’enfance?) s’étant fermée, il ne peut que supplier, impuissant, qu’on la
lui ouvre.
-La même affligeante constatation : «La vie est variable aussi bien que l'Euripe», déclaration qui
étonne parce que le mot «variable» est inattendu par sa froideur, son côté mathématique, tandis qu’il
faut savoir que l’Euripe est un bras de mer qui, en Grèce, sépare l’Eubée de l’Attique, et où le courant
change jusqu’à quatorze fois de sens en vingt-quatre heures. Ainsi, la vie, assimilée à un voyage, est
perçue comme incertaine. Et est soulignée la permanence du motif de l’incertitude de l’existence.
Domine aussi le sentiment de solitude, marqué par :
-d’abord, au vers 4, où on peut penser que «le paquebot» serait celui qui a amené Apollinaire en
France, qui le menait «vers les fièvres futures» ;
-le mot «orphelin» qui, si la ponctuation était rétablie, serait placé entre virgule, désignerait donc le
poète lui-même.
On remarque les effets d’insistance obtenus par les répétitions : «tous ces regrets», «tous ces
repentirs» (vers 5 avec l’allitération en «r») - «Je m’en souviens je m’en souviens encore» (vers 10),
qui marquent la volonté du poète de donner un rythme rendant la vivacité du souvenir. Le poète
exprime la nostalgie d’un temps révolu.
Il se plut à rapprocher des réalités en fait éloignées, à perturber le cadre spatio-temporel, afin de faire
se heurter des contraires ; ainsi, coexistent, en l’espace de quelques vers, un monde aquatique :
«vagues poissons arqués fleurs surmarines» (vers 7 - le néologisme traduit la volonté d’une écriture
poétique modernisée), et un monde étrange, celui de «l’auberge triste» qui est composé d’éléments
hétéroclites : «Un Christ» (vers 13), qui, comme «il s’envolait», annonçait donc le Christ aviateur de
‘’Zone’’ ; et deux animaux, «le furet» et «le hérisson».
Aux vers 26 à 29, la juxtaposition, par six groupes nominaux (ce qui donne un rythme rapide à ces
vers), d’images qui n’ont que peu de rapport les unes avec les autres ; qui sont, sans doute, le fruit de
souvenirs épars de son voyage au Luxembourg (ou d’autres de ses voyages) reprenait la technique
des collages présentée dans des tableaux des peintres cubistes dont Apollinaire était l’ami.
Sa mélancolie étant projetée sur les êtres et les lieux qu’il croise, le poème est empreint d’une grande
tristesse, qui est celle du «troupeau plaintif des paysages» (vers 31), de l’«auberge triste» (vers 11),
du «long orphelinat des gares» (vers18 - l’expression s’explique parce que le voyageur y est seul), du

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«régiment des rues sans nombre» (vers 28), de la «cavalerie des ponts» (vers 29 - on comprend
qu’ils sont désignés ainsi parce qu’ils chevauchent les cours d’eau), des «nuits livides de l’alcool»
(vers 29 - une hypallage, l’alcool bu au cours des nuits rendant le buveur livide, et qui est une des
rares mentions qui justifieraient le titre du recueil), des «villes [qui] tout le jour tournaient / Et
vomissaient la nuit le soleil des journées» (vers 19-20), qui « vivaient comme des folles» (vers 30 -
cela rend leur vie trépidante), des «banlieues» (vers 31), des «cyprès», arbres funéraires, et de «leurs
ombres» (vers 32), du «déclin de l’été» (vers 33), de l’oiseau «toujours irrité» (vers 34), de «l’ombre»
des «lances» (vers 43), de «ces ombres barbues» qui «pleuraient humainement» (vers 46).

Ce poème cubiste, kaléidoscopique, fragmentaire, tissé d’éléments disparates, mélange


d’autobiographie cachée, de fiction, de chanson d’ivresse triste, réunissait donc plusieurs des
principales caractéristiques de la modernité poétique. Et il oscille entre le passé et le présent, ce qui
est le fondement de l’esthétique poétique d’’’Alcools’’.
Il avait d’abord été, étant alors ponctué, publié dans la revue ‘’Les soirées de Paris’’.
Il était un de ceux qu’Apollinaire préférait.
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“Marie”

Vous y dansiez petite fille


Y danserez-vous mère-grand
C'est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux


Et la musique est si lointaine
Qu'elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mai est délicieux

Les brebis s'en vont dans la neige


Flocons de laine et ceux d'argent
Des soldats passent et que n'ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je

Sais-je où s'en iront tes cheveux


Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l'automne
Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine


Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine

Commentaire

Apollinaire, parlant des poèmes inspirés de l’aventure avec Marie Laurencin, confia dans “Tendre
comme le souvenir” : «”Marie”, le plus déchirant de tous, je crois.»

21
Cet autre «lied» charmant a été composé à la fin de 1912 ou aux premiers jours de 1913. Il est
composé d'octosyllabes dont la régularité est soudain perturbée par un alexandrin unique.
À la fin, la Seine est présente comme dans “Le pont Mirabeau” qui a été, lui aussi, inspiré par Marie
Laurencin, le flux de l'eau étant associé au temps qui passe, à la fois irréversible et immuable.
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“La blanche neige”

Les anges les anges dans le ciel


L’un est vêtu en officier
L’un est vêtu en cuisinier
Et les autres chantent

Bel officier couleur du ciel


Le doux printemps longtemps après Noël
Te médaillera d’un beau soleil
D’un beau soleil

Le cuisinier plume les oies


Ah ! tombe neige
Tombe et que n’ai-je
Ma bien-aimée entre mes bras

Commentaire

Ce poème, d'abord plein de gaieté et de fantaisie puis empreint de tristesse, pourrait bien évoquer
une scène rhénane.
Le titre évoque non seulement la Blanche-Neige du conte de fées mais aussi certaines chansons
populaires. Nous sommes ainsi introduits dans une ambiance de merveilleux.
Et le poème commence par une évocation qui relève du merveilleux chrétien, mais qui nous surprend
car il n'y est pas question de la neige, mais des «anges». Cependant, les phonèmes du titre «an» et
«ge» se retrouvent dans «anges», et il faut remarquer que l'iconographie religieuse traditionnelle a, la
plupart du temps, représenté les anges avec la couleur symbolique de la pureté, le blanc.
Mais, dans les trois vers qui suivent, les anges ne correspondent pas du tout à la conception
traditionnelle : ils sont affublés de costumes bien connus, celui de l'«officier» et celui du «cuisinier»,
qui relèvent d'un monde terrestre, moderne et laïc. On pourrait se trouver dans un restaurant où le
premier est un client, le second un employé. Et ils y seraient au cours d'une fête puisque les autres
anges, qui forment un chœur, «chantent», ce qui fait intervenir une musique céleste dans une réalité
terrestre.
Dans chacune des strophes suivantes est développée une des deux figures précédemment citées,
mais qui sont désormais dépouillées de leur caractère angélique.
L'«officier» se trouve magnifié par son uniforme bleu puisqu'il est «couleur du ciel». Surtout, il est
investi d'une valeur d'espoir puisqu'est indiqué qu'après Noël (voilà qui identifie la fête), temps où
tombe la neige, viendra «le doux printemps» et aussi la résurrection qu'on célèbre à Pâques (déjà,
dans ''La chanson du mal-aimé'', le poète avait souhaité que «Revienne le ciel de Pâques»).
Apollinaire s'amuse alors à faire donner à l'«officier» cette «médaille» qu'est le vrai «soleil», ce qui est
d'autant plus plaisant qu'existent ces décorations militaires qu'on appelle justement des soleils. Et
«beau soleil» est répété en fin de strophe, comme on le fait dans les chansons populaires.
Dans la troisième strophe, qui est la plus intéressante par sa structure (deux vers de huit syllabes qui
encadrent deux vers de quatre syllabes, ce qui fait que le rythme et les sonorités sont mises en
évidence), le «cuisinier» semble confiné à une tâche triviale. Mais, s'il «plume des oies» (certainement
celle qu'on appelle justement «l'oie de Noël»), voilà qu'elles se muent en flocons de neige ; qu'il joue
donc le rôle de Dieu puisqu'existe, dans le Sud de la France, une expression populaire, «Le bon Dieu

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plume ses oies», pour dire qu'il neige. Or, Apollinaire ayant écrit, dans ''Le dôme de Cologne'' : «Les
anges chaque hiver viennent se déplumer», il ne faut pas oublier que le cuisinier est un ange, et
qu'ainsi il se dépouille lui-même, qu'il se sacrifie donc, que son destin malheureux est inverse de celui
de l'«officier».
On comprend que le poète, amoureux esseulé, s'identifie à lui, insiste sur son malheur en répétant le
mot «tombe» de manière à ce que, dans le vers onze, il puisse signifier «sépulture», et regrette, en
ménageant une rime amusante :
«que n'ai-je
Ma bien-aimée entre mes bras».
Il aimerait la serrer «entre ses bras» comme le cuisinier serre «entre ses bras» l'oie qu'il plume, avec
donc le désir quelque peu sadique de la posséder totalement.
Ainsi Apollinaire, revenant encore à son drame personnel, comme à son habitude, clôt ce court
poème, qui relève de la chanson de fantaisie, de la pochade mélancolique, par cet effet de tristesse à
la fois souriante et inquiétante !

Le poème a été mis en musique par Francis Poulenc.


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“Poème lu au mariage d’André Salmon”

le 13 juillet 1909

En voyant des drapeaux ce matin je ne me suis pas dit


Voilà les riches vêtements des pauvres
Ni la pudeur démocratique veut me voiler sa douleur
Ni la liberté en honneur fait qu'on imite maintenant
Les feuilles ô liberté végétale ô seule liberté terrestre
Ni les maisons flambent parce qu'on partira pour ne plus revenir
Ni ces mains agitées travailleront demain pour nous tous
Ni même on a pendu ceux qui ne savaient pas profiter de la vie
Ni même on renouvelle le monde en reprenant la Bastille
Je sais que seuls le renouvellent ceux qui sont fondés en poésie
On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s'y marie

Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit


Au temps de notre jeunesse
Fumant tous deux et mal vêtus attendant l'aube
Épris épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens
Trompés trompés pauvres petits et ne sachant pas encore rire
La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous jeta le dernier regard d'Orphée
Les verres tombèrent se brisèrent
Et nous apprîmes à rire
Nous partîmes alors pèlerins de la perdition
À travers les rues à travers les contrées à travers la raison
Je le revis au bord du fleuve sur lequel flottait Ophélie
Qui blanche flotte encore entre les nénuphars
Il s'en allait au milieu des Hamlets blafards
Sur la flûte jouant les airs de la folie
Je le revis près d'un moujik mourant compter les béatitudes
En admirant la neige semblable aux femmes nues
Je le revis faisant ceci ou cela en l'honneur des mêmes paroles
Qui changent la face des enfants et je dis toutes ces choses
Souvenir et Avenir parce que mon ami André Salmon se marie

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Réjouissons-nous non pas parce que notre amitié a été le fleuve qui nous a fertilisés
Terrains riverains dont l'abondance est la nourriture que tous espèrent
Ni parce que nos verres nous jettent encore une fois le regard d'Orphée mourant
Ni parce que nous avons tant grandi que beaucoup pourraient confondre nos yeux et les étoiles
Ni parce que les drapeaux claquent aux fenêtres des citoyens qui sont contents depuis cent ans
d'avoir la vie et de menues choses à défendre
Ni parce que fondés en poésie nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l'Univers
Ni parce que nous pouvons pleurer sans ridicule et que nous savons rire
Ni parce que nous fumons et buvons comme autrefois
Réjouissons-nous parce que directeur du feu et des poètes
L'amour qui emplit ainsi que la lumière
Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes
L'amour veut qu'aujourd'hui mon ami André Salmon se marie

Commentaire

Affirmant : «Je sais que seuls le renouvellent [le monde] ceux qui sont fondés en poésie», quatre ans
avant la publication d’”Alcools” et alors qu’il n’avait donné de vers qu’à quelques revues, Apollinaire
montrait une grande assurance.
Dans «Les verres tombèrent se brisèrent / Et nous apprîmes à rire / Nous partîmes alors pèlerins de
la perdition», nous comprenons que le verre brisé provoque un éclat de rire, car briser les vers, c’est
renouveler et fonder la poésie ; si le poète et son ami sont alors définis comme des «pèlerins de la
perdition», c’est parce que, pour Apollinaire, l’expérience de la perte est nécessaire pour vivre
l’aventure spirituelle de la poésie. On retrouve donc ici le thème de la perte fructueuse qui lui fut si
cher.
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“L’adieu”

J'ai cueilli ce brin de bruyère


L'automne est morte souviens-t'en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t'attends

Commentaire

Le poème, lui-même extrait d’un plus long poème antérieur, “La clef”, fut au départ une bribe de
dialogue extraite d’une nouvelle. Ce poème, comme les chansons de toile, répète l’angoisse de
l’attente, car, avec «Et souviens-toi que je t’attends», le poète s’adressait à Annie alors qu’il avait la
certitude de ne plus la revoir.
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“Salomé”

Pour que sourie encore une fois Jean-Baptiste


Sire je danserais mieux que les séraphins
Ma mère dites-moi pourquoi vous êtes triste
En robe de comtesse à côté du Dauphin

Mon cœur battait très fort à sa parole


Quand je dansais dans le fenouil en écoutant

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Et je brodais des lys sur une banderole
Destinée à flotter au bout de son bâton

Et pour qui voulez-vous qu'à présent je la brode


Son bâton refleurit sur les bords du Jourdain
Et tous les lys quand vos soldats ô roi Hérode
L'emmenèrent se sont flétris dans mon jardin

Venez tous avec moi là-bas sous les quinconces


Ne pleure pas ô joli fou du roi
Prends cette tête au lieu de ta marotte et danse
N'y touchez pas son front ma mère est déjà froid

Sire marchez devant trabants marchez derrière


Nous creuserons un trou et l'y enterrerons

Nous planterons des fleurs et danserons en rond


Jusqu'à l'heure où j'aurai perdu ma jarretière
Le roi sa tabatière
L'infante son rosaire
Le curé son bréviaire

Commentaire

Donnant la parole à Salomé, transposé curieusement dans un monde médiéval, Apollinaire affirme
qu’elle continue d’aimer Jean-Baptiste, même si elle a provoqué sa mort.
Avec «Son bâton refleurit sur les bords du Jourdain», Apollinaire reprit l’image, récurrente dans le
recueil, du bâton fleuri qui apparut dans le “Lai du chèvrefeuille” de Marie de France où le bâton de
coudrier enlacé par le chèvrefeuille est le symbole de l’éternité de l’amour qui unit Tristan et Iseut.
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“La porte”

La porte de l'hôtel sourit terriblement


Qu’est-ce que cela peut me faire ô ma maman
D'être cet employé pour qui seul rien n'existe
Pi-mus couples allant dans la profonde eau triste
Anges frais débarqués à Marseille hier matin
J'entends mourir et remourir un chant lointain
Humble comme je suis qui ne suis rien qui vaille

Enfant je t'ai donné ce que j'avais travaille

Commentaire

«Ce poème-là est de ma période» a indiqué Marie Laurencin ; mais il pourrait sans invraisemblance
être daté de celle, vers l’âge de dix-neuf ans, où Apollinaire gagna sa vie comme employé. Exprimant
le sentiment qu’il avait de la précarité de son sort, il rappelle que sa mère l'avait traîné, adolescent,
d'hôtel en hôtel, d'aventure galante en aventure louche.
Le poème a quelque chose de juvénile, et les termes mêmes de la conversation évoquée laissent
penser qu’il est ancien. On peut supposer qu’Apollinaire a repris de mémoire un texte datant de
quelques années pour le fixer, après les hésitations dont témoigne le manuscrit, dans sa forme
définitive. L'avoir fait paraître en 1912 indique bien son besoin d'interroger et d'évoquer son passé.

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“Merlin et la vieille femme”

Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre


Maternel qui saignait lentement sur le ciel
La lumière est ma mère ô lumière sanglante
Les nuages coulaient comme un flux menstruel

Au carrefour où nulle fleur sinon la rose


Des vents mais sans épine n'a fleuri l'hiver
Merlin guettait la vie et l'éternelle cause
Qui fait mourir et puis renaître l'univers

Une vieille sur une mule à chape verte


S'en vint suivant la berge du fleuve en aval
Et l'antique Merlin dans la plaine déserte
Se frappait la poitrine en s'écriant Rival

Ô mon être glacé dont le destin m'accable


Dont ce soleil de chair grelotte veux-tu voir
Ma Mémoire venir et m'aimer ma semblable
Et quel fils malheureux et beau je veux avoir

Son geste fit crouler l'orgueil des cataclysmes


Le soleil en dansant remuait son nombril
Et soudain le printemps d'amour et d'héroïsme
Amena par la main un jeune jour d'avril

Les voies qui viennent de l'ouest étaient couvertes


D'ossements d'herbes drues de destins et de fleurs
Des monuments tremblants près des charognes vertes
Quand les vents apportaient des poils et des malheurs

Laissant sa mule à petits pas s'en vint l'amante


À petits coups le vent défripait ses atours
Puis les pâles amants joignant leurs mains démentes
L'entrelacs de leurs doigts fut leur seul laps d'amour

Elle balla mimant un rythme d'existence


Criant Depuis cent ans j'espérais ton appel
Les astres de ta vie influaient sur ma danse
Morgane regardait du haut du mont Gibel

Ah ! qu'il fait doux danser quand pour vous se déclare


Un mirage où tout chante et que les vents d'horreur
Feignent d'être le rire de la lune hilare
Et d'effrayer les fantômes avant-coureurs

J'ai fait des gestes blancs parmi les solitudes


Des lémures couraient peupler les cauchemars
Mes tournoiements exprimaient les béatitudes
Qui toutes ne sont rien qu'un pur effet de l'Art

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Je n'ai jamais cueilli que la fleur d'aubépine
Aux printemps finissants qui voulaient défleurir
Quand les oiseaux de proie proclamaient leurs rapines
D'agneaux mort-nés et d'enfants-dieux qui vont mourir

Et j'ai vieilli vois-tu pendant ta vie je danse


Mais j'eusse été tôt lasse et l'aubépine en fleurs
Cet avril aurait eu la pauvre confidence
D'un corps de vieille morte en mimant la douleur

Et leurs mains s'élevaient comme un vol de colombes


Clarté sur qui la nuit fondit comme un vautour
Puis Merlin s'en alla vers l'est disant Qu'il monte
Le fils de la Mémoire égale de l'Amour

Qu'il monte de la fange ou soit une ombre d'homme


Il sera bien mon fils mon ouvrage immortel
Le front nimbé de feu sur le chemin de Rome
Il marchera tout seul en regardant le ciel

La dame qui m'attend se nomme Viviane


Et vienne le printemps des nouvelles douleurs
Couché parmi la marjolaine et les pas-d'âne
Je m'éterniserai sous l'aubépine en fleurs

Commentaire

Le poème, dès son titre, évoque les récits de la Table Ronde où l’enchanteur Merlin a aimé une
femme de cent ans : Morgane. Il illustre le goût d’Apollinaire pour les légendes du Moyen Âge et les
romans de la Table ronde, goût qui avait été ranimé par une édition complète des lais du XIIIe siècle
publiée en 1907, qui fut déjà à l’origine de “L’enchanteur pourrissant” qu’il avait publié en 1909, goût
dont il ne devait jamais se déprendre. Le malaise œdipien, l’ambition et le fatalisme se parent des
oripeaux de la légende.
D’abord compagnon des princes bretons dans leur lutte contre les envahisseurs barbares, ami par la
suite et défenseur du roi Arthur auquel il suggéra l’institution de la chevalerie et de la Table ronde,
Merlin, tour à tour mage et prophète, poète et guerrier, était toujours prêt à distraire le peuple, à
réconforter les esprits à l’heure du doute.
Cette figure permit aussi à Apollinaire de parler de son origine, car Merlin est un enfant sans père,
issu, comme le raconte le "Lancelot en prose", point de départ de “L’enchanteur pourrissant”, des
amours d’une femme et d’un diable ; il évoque donc la bâtardise en la tenant à distance. Et la figure
médiévale lui permet de renaître puisque le poème dit :
«Il sera bien mon fils mon ouvrage immortel
Le front nimbé de feu sur le chemin de Rome
Il marchera tout seul en regardant le ciel»
comme si réécrire sa vie permettait de vivre, l’image du phénix placée en tête du recueil dans “Zone”
prenant alors tout son sens. On retrouve ici l’idéalisme médiéval : chaque forme dissimule un secret.
Le lexique utilisé («balla», «chape») fonctionne comme un signe de l’intertextualité.
- «Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre / Maternel qui saignait lentement sur le ciel / La
lumière est ma mère ô lumière sanglante / Les nuages coulaient comme un flux menstruel» : Ainsi
apparaît le motif du soleil décapité, l’un des plus anciens d'Apollinaire, un motif permanent de sa
poésie. On trouvait déjà dans ses poèmes d'adolescence l'image d'un soleil immense au cou tranché,
dont le sang éclabousse le monde. De ce soleil on tranche la tête chaque jour «Pour qu'il verse son

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sang en rayons sur la terre» (“Épithalame”, “Il y a”). La plus connue de ces images est évidemment
celle qui apparaît au dernier vers de “Zone”. Ici, la comparaison engendre un monde propre qui
transmue le poème en vision, souvent violente.
- «Merlin guettait la vie et l'éternelle cause / Qui fait mourir et puis renaître l'univers» : «Il faut que tout
meure» disent à la fin de “Couleur du temps” les voix des morts et des vivants. Mais l'univers
d'Apollinaire est ainsi fait qu'il faut aussi que tout y renaisse. La renaissance est, comme la mort, un
thème fondamental du recueil, lié à des motifs mythiques, magiques et religieux, profondément lié,
aussi, à la présence du sang.
- «Quand les vents apportaient des poils et des malheurs» : on y voit le goût du poète pour les
présages, les intersignes.
- «La dame qui m’attend» : les poèmes d’”Alcools” comme les chansons de toile répètent sans fin
l’angoisse de l’attente.
- «Je m’éterniserai sous l’aubépine en fleurs» : Viviane enferma Merlin dans un cercle d’aubépines.

C’est un des poèmes d’Apollinaire animés d’une volonté surhumaine.


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“Saltimbanques”

Dans la plaine les baladins


S'éloignent au long des jardins
Devant l'huis des auberges grises
Par les villages sans églises.

Et les enfants s'en vont devant


Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe.

Ils ont des poids ronds ou carrés


Des tambours des cerceaux dorés
L'ours et le singe animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage

Commentaire

C’est l'un des poèmes d'Apollinaire relevant du genre traditionnel, qui se place dans la lignée de
“Bohémiens en voyage” de Baudelaire. Il l'a composé entre 1901 et 1902, durant son séjour en
Allemagne. Il fait écho à "La tzigane", tous deux suggérant à la fois le voyage et l'errance.
C’est une pochade d'une extrême simplicité de vocabulaire, d’une grande naïveté, qui est en accord
avec le caractère sans apprêt, spontané, enfantin même des baladins, et qui n'est pas leur moindre
charme. En un rapide croquis, Apollinaire fixa la marche de cette troupe.
Dès la première strophe, il dessine la courbe de ce mouvement :
- sa direction générale, d'abord : l'éloignement dans l'infini de la plaine, qui éveille le désir d'évasion.
- l'allure nonchalante, rêveuse et sinueuse du cortège qui s'étire le long des rues (suggérée par les
nombreux «e» muets qui ralentissent le rythme qui est régulier et continu).
Sur cette ligne dynamique, Apollinaire greffa quelques brèves notations jetées dans le pêle-mêle des
impressions reçues : l'ordre du défilé, l'esprit maraudeur des saltimbanques, leurs accessoires
hétéroclites dont l’énumération a une candeur enfantine. Et, pour finir, il choisit cette image
pittoresque et humoristique : l'ours et le singe, soucieux des intérêts matériels du groupe, seuls
personnages raisonnables parmi ces rêveurs impénitents.
Autour de ce motif central, se déroule le cortège des baladins, Apollinaire créant une atmosphère de
grisaille et de rêve en jouant à la fois des sonorités éteintes, du rythme uniforme et du pouvoir de

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suggestion de mots très simples («auberges grises» - «plaine» - «suivent en rêvant»...). Pour éclairer
le tableau, il produisit une note vive («les cerceaux dorés») et une allusion discrète à la gaieté bon
enfant des saltimbanques découvrant les arbres fruitiers («quand de très loin ils lui font signe» où la
douceur uniforme de la voix se nuance très discrètement de gaieté complice).
L’auteur, qui a consacré de nombreux vers aux saltimbanques, montre sa sympathie pour ces
rêveurs, ces poètes, ces grands enfants que sont les baladins ; il a une secrète prédilection pour ces
éternels errants, libres de toutes attaches, n'obéissant qu'à leur fantaisie, et perdus dans un rêve sans
fin. La liberté, le rêve, le dédain de toutes les formes «bourgeoises» de la vie : domicile fixe,
profession honorable, compte en banque et moralité irréprochable… : n'y a-t-il pas là de quoi séduire
un jeune poète à l'esprit frondeur et non conformiste?
Le poème fut mis en musique par Bessières, et chanté par Yves Montand.
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‘’Le larron’’

C’est la mise en scène insolite de débats théologiques.


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“Le vent nocturne”

Oh ! les cimes des pins grincent en se heurtant


Et l’on entend aussi se lamenter l’autan
Et du fleuve prochain à grand’voix triomphales
Les elfes rire au vent ou corner aux rafales
Attys Attys Attys charmant et débraillé
C’est ton nom qu’en la nuit les elfes ont raillé
Parce qu’un de tes pins s’abat au vent gothique
La forêt fuit au loin comme une armée antique
Dont les lances ô pins s’agitent au tournant
Les villages éteints méditent maintenant
Comme les vierges les vieillards et les poètes
Et ne s’éveilleront au pas de nul venant
Ni quand sur leurs pigeons fondront les gypaètes

Commentaire

C’est un souvenir du séjour qu’Apollinaire fit au bord du Rhin.


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“Lul de Faltenin”

À Louis de Gonzague Frick

Sirènes j'ai rampé vers vos


Grottes tiriez aux mers la langue
En dansant devant leurs chevaux
Puis battiez de vos ailes d'anges
Et j'écoutais ces chœurs rivaux

Une arme ô ma tête inquiète


J'agite un feuillard défleuri
Pour écarter l'haleine tiède
Qu'exhalent contre mes grands cris

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Vos terribles bouches muettes

Il y a là-bas la merveille
Au prix d'elle que valez-vous
Le sang jaillit de mes otelles
À mon aspect et je l'avoue
Le meurtre de mon double orgueil

Si les bateliers ont ramé


Loin des lèvres à fleur de l'onde
Mille et mille animaux charmés
Flairent la route à la rencontre
De mes blessures bien-aimées

Leurs yeux étoiles bestiales


Éclairent ma compassion
Qu'importe ma sagesse égale
Celle des constellations
Car c'est moi seul nuit qui t'étoile

Sirènes enfin je descends


Dans une grotte avide J'aime
Vos yeux Les degrés sont glissants
Au loin que vous devenez naines
N'attirez plus aucun passant

Dans l'attentive et bien-apprise


J'ai vu feuilloler nos forêts
Mer le soleil se gargarise
Où les matelots désiraient
Que vergues et mâts reverdissent

Je descends et le firmament
S'est changé très vite en méduse
Puisque je flambe atrocement
Que mes bras seuls sont les excuses
Et les torches de mon tourment

Oiseaux tiriez aux mers la langue


Le soleil d'hier m'a rejoint
Les otelles nous ensanglantent
Dans le nid des Sirènes loin
Du troupeau d'étoiles oblongues

Commentaire

Le poème est quelque peu ésotérique. On apprend que Lul est un prénom balkanique (qu’on trouve
chez Ismaïl Kadaré) et un terme d'argot flamand ; que Faltenin pourrait résulter de la combinaison de
«phal» (abréviation de «phallus») et de «tenens» («qui tient le phallus»). On constate que, avec
«Que vergues et mâts reverdissent», on retrouve l’image, récurrente dans le recueil, du bâton fleuri
qui apparut dans le “Lai du chèvrefeuille” de Marie de France, où le bâton de coudrier enlacé par le
chèvrefeuille est le symbole de l’éternité de l’amour qui unit Tristan et Iseut.
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“La tzigane”

La tzigane savait d'avance


Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l'Espérance

L'amour lourd comme un ours privé


Dansa debout quand nous voulûmes
Et l'oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leurs «Ave»

On sait très bien que l'on se damne


Mais l'espoir d'aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
À ce qu'a prédit la tzigane

Commentaire

C’est un poème écrit au bord du Rhin en 1902. Il est imprégné du sentiment de l’irrévocable :
Apollinaire était assuré de la vanité de sa passion pour Annie Playden au moment où il mettait le plus
de fougue à la conquérir ; aussi la chiromancienne prédit-elle l’échec de son amour, dont ils (ou lui
seul?) n’avaient pas tenu compte, avant que cela s’avère !
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“L’ermite”
À Félix Fénéon.

Un ermite déchaux près d'un crâne blanchi


Cria Je vous maudis martyres et détresses
Trop de tentations malgré moi me caressent
Tentations de lune et de logomachies

Trop d'étoiles s'enfuient quand je dis mes prières


Ô chef de morte Ô vieil ivoire Orbites Trous
Des narines rongées J'ai faim Mes cris s'enrouent
Voici donc pour mon jeûne un morceau de gruyère

Ô Seigneur flagellez les nuées du coucher


Qui vous tendent au ciel de si jolis culs roses
Et c'est le soir les fleurs de jour déjà se closent
Et les souris dans l'ombre incantent le plancher

Les humains savent tant de jeux l'amour la mourre


L'amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie
La mourre jeu du nombre illusoire des doigts
Seigneur faites Seigneur qu'un jour je m'énamoure

J'attends celle qui me tendra ses doigts menus


Combien de signes blancs aux ongles les paresses
Les mensonges pourtant j'attends qu'elle les dresse
Ses mains énamourées devant moi l'Inconnue

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Seigneur que t'ai-je fait Vois Je suis unicorne
Pourtant malgré son bel effroi concupiscent
Comme un poupon chéri mon sexe est innocent
D'être anxieux seul et debout comme une borne

Seigneur le Christ est nu jetez jetez sur lui


La robe sans couture éteignez les ardeurs
Au puits vont se noyer tant de tintements d'heures
Quand isochrones choient des gouttes d'eau de pluie

J'ai veillé trente nuits sous les lauriers-roses


As-tu sué du sang Christ dans Gethsémani
Crucifié réponds Dis non Moi je le nie
Car j'ai trop espéré en vain l'hématidrose

J'écoutais à genoux toquer les battements


Du cœur le sang roulait toujours en ses artères
Qui sont de vieux coraux ou qui sont des clavaires
Et mon aorte était avare éperdument

Une goutte tomba Sueur Et sa couleur


Lueur Le sang si rouge et j'ai ri des damnés
Puis enfin j'ai compris que je saignais du nez
À cause des parfums violents de mes fleurs

Et j'ai ri du vieil ange qui n'est point venu


De vol très indolent me tendre un beau calice
J'ai ri de l'aile grise et j'ôte mon cilice
Tissé de crins soyeux par de cruels canuts

Vertuchou Riotant des vulves des papesses


De saintes sans tétons j'irai vers les cités
Et peut-être y mourir pour ma virginité
Parmi les mains les peaux les mots et les promesses

Malgré les autans bleus je me dresse divin


Comme un rayon de lune adoré par la mer
En vain j'ai supplié tous les saints aémères
Aucun n'a consacré mes doux pains sans levain

Et je marche je fuis ô nuit Lilith ulule


Et clame vainement et je vois de grands yeux
S'ouvrir tragiquement Ô nuit je vois tes cieux
S'étoiler calmement de splendides pilules

Un squelette de reine innocente est pendu


À un long fil d'étoile en désespoir sévère
La nuit les bois sont noirs et se meurt l'espoir vert
Quand meurt le jour avec un râle inattendu

Et je marche je fuis ô jour l'émoi de l'aube


Ferma le regard fixe et doux de vieux rubis
Des hiboux et voici le regard des brebis

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Et des truies aux tétins roses comme des lobes

Des corbeaux éployés comme des tildes font


Une ombre vaine aux pauvres champs de seigle mûr
Non loin des bourgs où des chaumières sont impures
D'avoir des hiboux morts cloués à leur plafond

Mes kilomètres longs Mes tristesses plénières


Les squelettes de doigts terminant les sapins
Ont égaré ma route et mes rêves poupins
Souvent et j'ai dormi au sol des sapinières

Enfin Ô soir pâmé Au bout de mes chemins


La ville m'apparut très grave au son des cloches
Et ma luxure meurt à présent que j'approche
En entrant j'ai béni les foules des deux mains

Cité j'ai ri de tes palais tels que des truffes


Blanches au sol fouillé de clairières bleues
Or mes désirs s'en vont tous à la queue leu leu
Ma migraine pieuse a coiffé sa cucuphe

Car toutes sont venues m'avouer leurs péchés


Et Seigneur je suis saint par le vœu des amantes
Zélotide et Lorie Louise et Diamante
Ont dit Tu peux savoir ô toi l'effarouché

Ermite absous nos fautes jamais vénielles


Ô toi le pur et le contrit que nous aimons
Sache nos cœurs sache les jeux que nous aimons
Et nos baisers quintessenciés comme du miel

Et j'absous les aveux pourpres comme leur sang


Des poétesses nues des fées des fornarines
Aucun pauvre désir ne gonfle ma poitrine
Lorsque je vois le soir les couples s'enlaçant

Car je ne veux plus rien sinon laisser se clore


Mes yeux couple lassé au verger pantelant
Plein du râle pompeux des groseillers sanglants
Et de la sainte cruauté des passiflores

Commentaire

Composé vers 1898, le poème était la reprise, par-delà le ‘’Thaïs’’ d’Anatole France, du thème
flaubertien de la tentation de Saint Antoine. En déployant une grande érudition, Apollinaire évoque un
être animé d’une volonté surhumaine.
On peut apporter quelques précisions :
- «La mourre» est le jeu italien de «la morra» qu’Apollinaire a vu pratiqué sur la Riviera. Et il n’a pu
résister au plaisir de jouer sur l’homophonie avec «l’amour».
- «L’hématidrose” est une sueur de sang.
- «Les clavaires» sont une variété de champignons.
- «Vertuchou» est un juron ancien.

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- «Les autans» sont des vents orageux dans le sud de la France.
- «Les saints aémères» sont sans jour, c’est-à-dire ne figurent pas au calendrier.
- Le «tilde» est un signe en forme de S couché sur le «n» espagnol.
- Lilith est la première femme d’Adam ; faite de matière inhumaine, elle avait été semblable au
serpent, et l’incita à tenter les autres. Apollinaire l’avait déjà été évoquée dans un poème de jeunesse
et dans “L’enchanteur pourrissant”.
- Les «passiflores» sont les fleurs de la Passion, ainsi appelées parce qu’elles semblent en présenter
les attributs (couronne d’épines, clous, lances).
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“Automne”

Dans le brouillard s'en vont un paysan cagneux


Et son bœuf lentement dans le brouillard d'automne
Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux

Et s'en allant là-bas le paysan chantonne


Une chanson d'amour et d'infidélité
Qui parle d'une bague et d'un cœur que l'on brise

Oh ! l'automne l'automne a fait mourir l'été


Dans le brouillard s'en vont deux silhouettes grises

Commentaire

Ce poème, paru pour la première fois dans la revue “La plume” du 15 juin 1905, apparemment
impersonnel et descriptif, est en fait personnel car c’est une chanson de l’amour déçu.
L'automne, saison fascinante et tragique, évoque le déclin de toute chose, la séparation des amants
et la mort : «L'automne a fait mourir l'été».
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“L’émigrant de Landor Road”


À André Billy.

Le chapeau à la main il entra du pied droit


Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête

La foule en tous les sens remuait en mêlant


Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
S'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

Mon bateau partira demain pour l'Amérique


Et je ne reviendrai jamais
Avec l'argent gagné dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j'aimais

Car revenir c'est bon pour un soldat des Indes


Les boursiers ont vendu tous mes crachats d'or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d'oiseaux muets et de singes

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Les mannequins pour lui s'étant déshabillés
Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
Le vêtement d'un lord mort sans avoir payé
Au rabais l'habilla comme un millionnaire

Au-dehors les années


Regardaient la vitrine
Les mannequins victimes
Et passaient enchaînées

Intercalées dans l'an c'étaient les journées veuves


Les vendredis sanglants et lents d'enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant

Puis dans un port d'automne aux feuilles indécises


Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
Et s'assit

Les vents de l'Océan en soufflant leurs menaces


Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d'autres en pleurant s'étaient agenouillés

Il regarda longtemps les rives qui moururent


Seuls des bateaux d'enfant tremblaient à l'horizon
Un tout petit bouquet flottant à l'aventure
Couvrit l'Océan d'une immense floraison

Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire


Jouer dans d'autres mers parmi tous les dauphins
Et l'on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire

Mais pour noyer changées en poux


Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
Il se maria comme un doge
Aux cris d'une sirène moderne sans époux

Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales


Jusqu'à l'aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et les derniers serments

Commentaire

Le poème empruntait à deux poèmes antérieurs, “Le printemps” et “Adieux’’.


Comme “La chanson du mal-aimé”, il commémore la fin de l’amour d’Apollinaire pour Annie Playden
qui habitait à Londres au 75 Landor Road, et qui partit pour les États-Unis, sans doute pour échapper
au poète qu’elle jugeait trop pressant. Dans le poème, est évoqué le départ d’un homme dans lequel

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on peut donc voir le poète lui-même, dont on peut imaginer qu’il a rêvé d’une rupture avec celui qu'il
avait été pendant quelque temps ; qu’il transposa sur le plan moral, en se l’attribuant, l’impression
d’éloignement qui dut être, sur le plan matériel, celle de la jeune fille au moment où elle s’embarqua.
Le poème est composé de treize strophes, douze quatrains et un quintil, les vers étant pour la plupart
des sortes d’alexandrins où s’intercalent parfois des vers plus courts.
Dans la première strophe, on voit un gentleman anglais, très digne, d'une raideur toute britannique et
militaire, soucieux d'élégance raffinée. Entrant chez le tailleur du pied droit, il témoigne de sa volonté
de se moquer du mauvais sort, de son mépris de la superstition qui veut que ce geste porte malheur.
Mais
«Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête»,
ce qui apporte une note d'humour macabre (mise en valeur par l’enjambement), comme un sinistre
présage. En fait, les mannequins du tailleur n'ont pas de tête, non pas parce qu’il vient de les
décapiter, mais parce qu’il se sert de mannequins sans tête ou qu’il vient de dévisser leurs têtes. Le
gentleman veut changer de peau, et tuer en lui le vieil homme, en se vêtant d'habits nouveaux et
chers, secouant ainsi l'ancienne poussière et l'ancienne misère.
À la deuxième strophe, s’opère un changement de point de vue. De l'intérieur de la boutique, à travers
la vitrine, le gentleman aperçoit la foule anonyme qui n’est faite que d’ombres qui sont «sans amour»,
car elles vont une à une et non deux à deux. Aussi se traînent-elles. QueIques mains semblent
s'agiter en direction d'un ciel blanc et humide («lacs» signifie ici «étendues d'eau» et non pas «lacets
pour les oiseaux»). On dirait des signes d'adieu. On croirait des oiseaux qui émigrent pour d'autres
cieux. Ces adieux sans amour doivent être le fait du gentleman lui-même.
Dans les deux strophes suivantes, il prend la parole, pendant qu'autour de sa personne le tailleur
s'affaire : «Mon bateau partira demain pour l’Amérique» qui est, évidemment, censée être promesse
de fortune, mais aussi le continent qui, à cette époque, faisait rêver par ses «prairies» qui sont
«lyriques» parce qu’elles sont célébrées dans des chansons, des romances, des romans, ou qu’elles
donnent aux pionniers, aux cow-boys, envie de chanter, tant leurs aventures sont exaltantes.
L’émigrant affirme que l’exil sera pour lui définitif : au vers 10, qui est plus court et, de ce fait, plus
intense, il déclare vouloir ne jamais revenir, manifestant ainsi une hantise de la table rase qu’on
retrouve ailleurs chez Apollinaire : il voulait échapper au malheur de la solitude qu’il avait subi en
Angleterre, solitude que représente son «ombre aveugle» qui est une de ces «ombres sans amour»
évoquées précédemment, errant à l'aveuglette, sans but.
«Revenir, c'est bon pour un soldat des Indes», dit-il. Mais peut-être est-ce lui-même qui a servi dans
la colonie, et y a gagné des décorations, ces «crachats d’or fin», qu’il liquide maintenant, rejetant donc
le souci de la hiérarchie qui règne en Europe pour l’égalité qu’offre l’Amérique, se débarrassant du
passé pour, ayant fait peau neuve, profiter d’une vie simple et naturelle, dormir et oublier, dans une
nature vierge où les oiseaux eux-mêmes respecteraient son sommeil. Il songe donc à une Amérique
de climat tropical, celle des États du Sud des États-Unis.
La cinquième strophe nous ramène à la situation présente où, par une fantaisie amusante, ce sont les
mannequins eux-mêmes qui se déshabillent, et battent leurs habits pour en enlever la poussière, et
les lui faire essayer. On peut s’étonner que le vêtement choisi ait été celui d’«un lord mort». C’est un
nouveau présage inquiétant, et pourquoi s’habiller de façon aussi solennelle si on veut être un
pionnier dans une rude nature? Mais l’émigrant y trouve plutôt une espèce d'encouragement qu’il se
prodigue à lui-même d'une façon discrète et pathétique, se voyant ainsi «comme un millionnaire». En
réalité, surprise augmentée par l’enjambement du vers 19 au vers 20, l'habit est acheté «au rabais».
Mais les apparences sont sauves.
À la sixième strophe, qui se distingue par les hexasyllabes qui la forment et surtout par l’esprit qui
l’anime, il y a, de nouveau, retour au-delà de la vitrine. Le procédé est le même qu'à la seconde
strophe, mais avec cette différence : jeu subtil de la part d’un poète, ce n'est plus l’émigrant qui
regarde la foule à l'extérieur ; c’est elle, maintenant, qui, de l'extérieur, regarde les mannequins. Or ils
sont des «victimes», et cette foule, ce sont «les années», les souvenirs, le triste passé dont l’émigrant
veut justement se libérer.

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La septième strophe vient donner des exemples de ces tristes souvenirs. «Les journées veuves» sont
celles où l’émigrant fut seul après la mort d’un amour. Les vendredis furent «sanglants» sans doute
parce que le vendredi est le jour anniversaire de la mort du Christ, et ils furent «lents d’enterrements»
parce qu’aussi lents à passer qu'un enterrement (on lit, dans “À la Santé” : «Que lentement passent
les heures / Comme passe un enterrement»). Le vers 27 pourrait évoquer des nuages, ces «vaincus
des cieux», les uns «blancs», les autres «noirs» qui amènent la pluie, le poète subvertissant un adage
populaire qui veut que le diable batte sa femme quand à la fois il pleut et qu’il y a du soleil : ici, c’est
plutôt «la femme du diable a battu... son amant». Voilà donc qu’apparaît, sous la plaisanterie, la
blessure d’Apollinaire : son émigrant, c’est bien lui-même, un de ces «vaincus des cieux», qui se
plaint de cette femme diabolique qu’est Annie Playden.
À la huitième strophe, l’émigrant est maintenant sur le bateau en partance. L'automne est là, saison
climatique où les feuilles hésitent d’abord à se détacher, puis se détachent, mais aussi saison
psychologique où les gens aussi se détachent : aux «feuilles indécises» de l’automne sont identifiées
«les mains de la foule» qui «feuillolaient», verbe inventé par Apollinaire pour rendre leur agitation lors
des adieux aux voyageurs, ce mouvement caractéristique de la feuille qui volette en secousses de
plus en plus faibles, et, finalement, s'abat. Aux vers 31 et 31, on revient à l’émigrant qui, étant seul,
n’a pas à se tenir debout au bastingage pour faire ses adieux à quiconque, mais montre une
résolution à sa solitude qui est marquée par l’effet comique que produit la variation des mètres : «il
posa sa valise / Et s’assit».
À la neuvième strophe, on le voit avoir droit cependant aux «longs baisers mouillés» des «vents de
l’Océan» dangereusement caressants car ils soufflent «leurs menaces», autre mauvais présage. Les
deux autres vers montrent la sentimentalité des autres émigrants.
À la dixième strophe, le bateau part, et les rives s'éloignent. C’est, vus de loin, que les autres navires
ressemblent à des «bateaux d'enfants». «Un tout petit bouquet» jeté sur l'eau par un émigrant qui l’a
reçu au moment des adieux s'effeuille sur la mer, les vagues en dispersant les pétales. D’une façon
tout à fait fantastique, le bouquet «couvrit l’Océan d’une immense floraison». Mais est ainsi signifié
l’envahissement de tout un monde par une douleur aussi petite soit-elle.
Autant que «la gloire», l’émigrant eût préféré ce bouquet qui eût été un témoignage de bonheur. Au
lieu de cette mer (qui le sépare d'Elle), il eût souhaité d’«autres mers» où il aurait pu jouer «parmi tous
les dauphins». Mais, dans les trois octosyllabes suivants, variation de mètre qui dramatise le récit, il
est ramené, malgré lui, au «film» de sa vie :
«Et l’on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire».
À la douzième strophe, l’émigrant constate que, en dépit de ce départ, il ne peut échapper à son
passé, à ces «tisseuses têtues» («têtues» signifiant à la fois «obstinées», «entêtées», et «dans la
tête») qui tissent la tapisserie de sa mémoire (qui sont peut-être les Parques ou, plus simplement, les
femmes dont le souvenir l’obsède), qui le faisaient se ronger. Aussi, dans son désespoir, se jeta-t-il
dans l’eau. N’est-ce pas parce que, quand les poux vous démangent la tête, il est conseillé de se
laver les cheveux? Ici, l'eau dont se lava l’émigrant, ce fut... l'eau de la mer. Comme le doge à Venise
qui, lorsqu’il entrait en charge, célébrait ses noces avec la mer Adriatique en y lançant solennellement
son anneau, ici, il alla rejoindre la sirène, la belle ensorceleuse qui appelait un époux à grands cris.
Une «sirène... moderne». Celle, si déchirante, que fait résonner le bateau, par une cocasserie
douloureuse.
Dans la dernière strophe, nous sommes en haute mer. Si l'on se tourne vers l’Est, vers le rivage
quitté, on ne voit plus que la courbure de l'horizon sur laquelle tombe la nuit. Toute la nuit, les
«squales» ont guetté de loin, avidement, d'autres désespérés ; des malheureux qui, dans la nuit, sous
le regard des étoiles, se sont rongés en pensant aux jours passés, aux jours morts ; et qui, parmi le
bruit des flots, croyaient encore entendre les derniers serments, échangés au moment du départ pour
l'exil.

Le poème présente donc un mélange unique de fantaisie, d'humour, de cocasserie, de tristesse


soudaine mais passagère et de fin tragique. Il y a là, de la pat d’Apollinaire, une fraîcheur, un entrain,

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une gaminerie presque, qui font de ce récit un adieu désinvolte aux peines d'amour qui emplissaient
“La chanson du mal-aimé”.

‘’L’émigrant de Landor Road’’ parut pour la première fois dans le tome 4 de “Vers et prose” (décembre
1905-février 1906).
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“Rosemonde”
À André Derain

Longtemps au pied du perron de


La maison où entra la dame
Que j'avais suivie pendant deux
Bonnes heures à Amsterdam
Mes doigts jetèrent des baisers

Mais le canal était désert


Le quai aussi et nul ne vit
Comment mes baisers retrouvèrent
Celle à qui j'ai donné ma vie
Un jour pendant plus de deux heures

Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m'en allai
Pour quêter la Rose du Monde

Commentaire

Ce poème à nom de femme, comme d’autres, reprend le thème du verger d’amour du “Roman de la
Rose” de Guillaume de Lorris qui montrait une rose qui échappe toujours à son adorateur. On
retrouve aussi le thème, fréquent chez Apollinaire, de la perte fructueuse : quitter Rosemonde permet
de «quêter la Rose du monde» ; la sublimation du désir est nécessaire à la création poétique, seule la
dissolution du moi donnant accès au territoire poétique.
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“Le brasier”
À Paul-Napoléon Roinard

J'ai jeté dans le noble feu


Que je transporte et que j'adore
De vives mains et même feu
Ce Passé ces têtes de morts
Flamme je fais ce que tu veux

Le galop soudain des étoiles


N'étant que ce qui deviendra
Se mêle au hennissement mâle
Des centaures dans leurs haras
Et des grand'plaintes végétales

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Où sont ces têtes que j'avais
Où est le Dieu de ma jeunesse
L'amour est devenu mauvais
Qu'au brasier les flammes renaissent
Mon âme au soleil se dévêt

Dans la plaine ont poussé des flammes


Nos cœurs pendent aux citronniers
Les têtes coupées qui m’acclament
Et les astres qui ont saigné
Ne sont que des têtes de femmes

Le fleuve épinglé sur la ville


T’y fixe comme un vêtement
Partant à l’amphion docile
Tu subis tous les tons charmants
Qui rendent les pierres agiles

II

Je flambe dans le brasier à l’ardeur adorable


Et les mains des croyants m’y rejettent multiple innombrablement
Les membres des intercis flambent auprès de moi
Éloignez du brasier les ossements
Je suffis pour l’éternité à entretenir le feu de mes délices
Et des oiseaux protègent de leurs ailes ma face et le soleil

Ô Mémoire Combien de races qui forlignent


Des Tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur
Et les serpents ne sont-ils que les cous des cygnes
Qui étaient immortels et n’étaient pas chanteurs
Voici ma vie renouvelée
De grands vaisseaux passent et repassent
Je trempe une fois encore mes mains dans l’Océan

Voici le paquebot et ma vie renouvelée


Ses flammes sont immenses
Il n’y a plus rien de commun entre moi
Et ceux qui craignent les brûlures

III

Descendant des hauteurs où pense la lumière


Jardins roulant plus haut que tous les ciels mobiles
L’avenir masqué flambe en traversant les cieux

Nous attendons ton bon plaisir ô mon amie

J’ose à peine regarder la divine mascarade

Quand bleuira sur l’horizon la Désirade

Au-delà de notre atmosphère s’élève un théâtre

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Que construisit le ver Zamir sans instrument
Puis le soleil revint ensoleiller les places
D’une ville marine apparue contremont
Sur les toits se reposaient les colombes lasses

Et le troupeau de sphinx regagne la sphingerie


À petits pas Il orra le chant du pâtre toute la vie
Là-haut le théâtre est bâti avec le feu solide
Comme les astres dont se nourrit le vide

Et voici le spectacle
Et pour toujours je suis assis dans un fauteuil
Ma tête mes genoux mes coudes vain pentacle
Les flammes ont poussé sur moi comme des feuilles

Des acteurs inhumains claires bêtes nouvelles


Donnent des ordres aux hommes apprivoisés
Terre
Ô Déchirée que les fleuves ont reprisée

J’aimerais mieux nuit et jour dans les sphingeries


Vouloir savoir pour qu’enfin on m’y dévorât

Commentaire

Cette suite de trois poèmes fut publiée pour la première fois dans “Gil Blas” du 4 mai 1908. Elle fut
d’abord intitulée “Le pyrée" (nom de l'autel du feu, chez les Perses), puis "Le brasier" dans la version
définitive. Elle est dominée par l’image centrale de la flamme qui était d’une importance capitale dans
la poétique d’Apollinaire, et qui se trouva dans nombre de ses textes de 1908 (ainsi, dans le poème
“Les fiançailles”, dans le premier chapitre de “Les peintres cubistes. Méditations esthétiques”). Le
sujet se consume dans l’espace cosmique pour renaître en des paroles qui sont des étoiles.
Le poème, très difficile, est, avant tout, un art poétique où Apollinaire manifestait sa volonté d’un
lyrisme neuf qui serait issu de la poésie pure de Mallarmé et du réalisme mystique de Rimbaud, et qui
exprimerait de la façon la plus juste l’esprit du XXe siècle.

Dans le premier poème, le plus classique dans sa structure (cinq quintils d'octosyllabes rimés), le
poète montre qu’il ne peut devenir poète qu’en brûlant son passé individuel et sentimental pour arriver
à un «moi» purifié.
Dans la première strophe, le narrateur (le poète) indique qu’il porte en lui-même le feu où il jette son
passé. C’est un «noble feu», dont la noblesse est due à sa fonction purificatrice. Il est l’objet d’une
adoration mystique, car c’est un dieu qui permet la divinisation de soi-même et de la poésie. Un jeu de
mots s’opère sur le sens de «feu» qui, au vers 1, est le feu concret, au vers 3, l'ardeur, et pourrait être
aussi le mort, l'absence de ponctuation permettant de lire «feu ce Passé». Le poète renie le passé, le
rejette entièrement et définitivement, ce qui fut l’amorce d'un changement chez lui qui ne pouvait
parvenir à se débarrasser de ses souvenirs, en particulier, au vers 3, celui des «vives mains» qui
symbolisent les femmes autrefois aimées. Le passé équivaut à la mort, d'où l'image des «têtes de
morts», tandis que le feu est source de vie. Dans le dernier vers de la strophe, le poète annihile sa
volonté, et devient soumis au feu, sinon transformé lui-même en feu.
La deuxième strophe a une dimension cosmique : l'univers participe tout entier à ce mouvement de
purification du poète qui manifeste son indifférence au futur (vers 7) : il faut faire table rase du passé
pour vivre l'instant présent, et non se projeter dans l'avenir. Des images violentes traduisent
l'exubérance de la vie : «galop soudain», amours sauvages au sein de la nature entre les «centaures»

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et la végétation. Le mouvement est intense, les sonorités significatives (allitérations en nasales du
vers 8 ; assonances en «a» et «é» qui ont des sons traînants).
La troisième strophe introduit une tonalité nouvelle, celle du regret, à la manière de Villon («Mais où
sont les neiges d'antan?») : malgré sa volonté, le cœur garde la nostalgie du passé ; celle de «ces
têtes que j’avais» (vers 11) qui sont les diverses femmes qu’Apollinaire a successivement conquises
(comme le confirmeront les «têtes de femmes» du vers 20, «les têtes coupées qui m’acclament» du
vers 18) ; celle de sa foi chrétienne (vers 12) ; celle de l'amour qui est devenu faux, thème déjà
présent dans “La chanson du mal-aimé". Mais il est interrompu aussitôt pour les souhaits, des vers 14
et 15, d’une purification par «le brasier» et par cet autre brasier qu’est le «soleil», qui conserve la
dimension cosmique de la strophe précédente. Au contact de ce feu solaire, l'âme se purifie et
redevient elle-même, loin de l'artifice, qui est symbolisé par les vêtements. Est donc sous-jacente
l'image du phénix (qui est brûlé par un feu qui lui permet de renaître).
La quatrième strophe apporte une nouvelle image du feu : c'est la végétation luxuriante qui devient
elle aussi feu. On retrouve une symbolique des fruits qui était déjà exploitée dans "Le printemps" où
les cœurs des filles en mal d'amour étaient suspendus parmi les citrons. Ici, on assiste à une
transposition de ce thème : les cœurs désaffectés sont eux-mêmes les fruits des arbres ; ce sont des
cœurs désaffectés car les femmes aimées ne sont plus que des «têtes coupées» qui sont vues, à la
façon du “Soleil cou coupé” de "Zone", comme des «astres qui ont saigné» (souvenir de «Le soleil
s’est noyé dans son sang qui se fige» d’”Harmonie du soir” de Baudelaire?). La violence de l'image
symbolise une rupture définitive avec le passé.
Dans la cinquième strophe, le poète s’adresse à lui-même, dans un passage au tutoiement analogue
à celui qu’on trouve dans “Zone”. Il est fixé à Paris, «le fleuve épinglé sur la ville» étant de toute
évidence la Seine qui, sur un plan de la ville, la traverse en effet comme une épingle. Le vers 23 est
particulièrement énigmatique parce que, d’une part, «partant» est une conjonction marquant la
conséquence ; d’autre part, «amphion» est un nom commun qui fait du poète un autre Amphion, celui-
ci, fils de Zeus et d’Antiope, ayant été un roi poète et musicien de Thèbes dont il bâtit les murs en
jouant de sa lyre au son de laquelle les pierres se plaçaient d’elles-mêmes ; enfin «à l’amphion
docile» est une inversion. Ainsi, les trois derniers vers deviennent clairs : le poète se dit à luii-même
que, en conséquence, comme l’avait fait Amphion, il sera capable de rendre «les pierres agiles» sous
l’influence magique (sens premier de «charmants», qui signifie «ensorcelants») des «tons» qui sont à
la fois des sons musicaux et les couleurs de la flamme. On pourrait voir dans ce réaménagement du
mythe d’Amphion une annonce de l’écriture automatique des surréalistes, par laquelle les mots
s’assembleraient tout seuls dans l’œuvre.
Le poème se conclut donc par l'image dominante de la renaissance qui survient une fois qu’est rejeté
définitivement le passé, symbole de mort. Par prédilection, a été mis en scène ce qu’il y a à trouver
après la perte consentie.

Dans le deuxième poème, le poète devient le feu dont il se fait la proie ; le feu est l’opération poétique
elle-même qui dévore ce qu’a été le poète, et fait de lui un être différent des autres. Au vers 27,
«innombrablement» indique que c’est une foule fanatisée qui brûle le poète comme un hérétique,
mais ainsi le purifie. Au vers 28, les «intercis» sont les martyrs dépecés. Au vers 32, le verbe
archaïque «forlignent» signifie «dégénèrent». Parmi ces races qui déchurent sont les «Tyndarides»,
membres de la famille de Tyndare dont était issue Clytemnestre, la mère d’Oreste, et les «vipères
ardentes» qui ont attaqué son bonheur. D’où l’évocation des «serpents», et l’idée que ce sont les
cous des mauvais cygnes qui «n’étaient pas chanteurs» et qui sont devenus des serpents.

Dans le troisième poème, Apollinaire évoque, non sans ambiguïté, un mystérieux et effrayant avenir
poétique qui fond sur le poète comme une bombe ou un obus, du plus haut du ciel. Il se demande
quelle place, dans cet avenir, sera réservée à lui ainsi qu’à l’humanité. Le poème se termine donc par
l’expression d’un effroi et d’un recul. Au vers 43, «rouant» signifie «faisant la roue» (dans “Les
fiançailles”, on lit : «d’ardents bouquets rouaient»). La «divine mascarade» du vers 47 est une sorte
de “Divine comédie” de la poésie future. L’évocation de la «Désirade» (déjà faite dans “La chanson du
mal-aimé”, au vers 159) établit une analogie entre la découverte de la nouvelle poésie et la

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découverte de l’Amérique qu’a faite Christophe Colomb en touchant cette île des Antilles à laquelle il
a donné ce nom pour marquer son désir d’y arriver. Le «ver Zamir» était, selon la tradition rabbinique,
capable de fendre les rochers, et Salomon s’en serait servi pour tailler les pierres du temple de
Jérusalem (qui serait donc le «théâtre») afin d’éviter d’utiliser le fer, arme guerrière et donc impure. Si
la «ville marine» apparut «contremont», c’est qu’elle a été poussée vers le haut, qu’elle est sortie des
eaux. Il faut remarquer que les vers 51-52-53 viennent d’un poème antérieur, “Le printemps”, et
s’intègrent ici à un contexte nouveau. «Le troupeau de sphinx regagne la sphingerie» signifie que
toutes les énigmes seront, dans ce monde futur, résolues peu à peu («À petits pas»). Au vers 55
encore, «orra» étant le futur du verbe «ouïr», «le troupeau de sphinx» écoutera «le chant du pâtre».
Par un décalage expressif, Apollinaire met en relief l’introduction du «spectacle» qui aura pour
conséquence qu’il ne sera plus auteur mais simplement spectateur (vers 59). Le «pentacle» sera
«vain» car cette étoile à cinq branches, utilisée par les occultistes parce qu’elle est censée conjurer
les sorts, sera inutile. Dans ce théâtre, les «acteurs» seront «inhumains», c’est-à-dire non humains,
des machines, «bêtes nouvelles». L’invocation à la «Terre» est, elle aussi, soulignée par un décalage
expressif encore plus important. Le poète termine en manifestant son souhait de demeurer dans la
condition humaine actuelle avec ses énigmes («les sphingeries») et ses malheurs.

Autant que la suite des idées, c’est l’enchaînement des images qui guide dans ce poème : images du
«feu», images de l’eau, images de la végétation et de la fertilité se marient constamment, si bien que
tout est feu dans l’univers poétique d’Apollinaire, même l’eau et les plantes.
“Le brasier”, qui se situe au milieu du recueil “Alcools”, est à égale distance de "Zone", qui symbolise
plutôt une descente aux Enfers, et de "Vendémiaire", qui est un chant triomphal. C'est parce qu'il
rencontre le feu purificateur du "Brasier" qu’Apollinaire peut remonter à la lumière, que tout rebondit
en nouveauté. Or, selon Bachelard, le feu ressortit à la volonté que tout change.
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“Nuit rhénane”

Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde


Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent


Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été

Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire

Commentaire

“Nuit rhénane” fait partie d’un ensemble de neuf poèmes groupés dans “Alcools” sous le titre général
de “Rhénanes” (qui devaient faire l'objet d'un recueil qui aurait été intitulé “Le vent du Rhin”), qui ont
été inspirés à Apollinaire par le séjour qu’il fit en 1902 en Rhénanie, région qui ne pouvait pas ne pas
développer en lui les germes de romantisme nordique qu'il tenait de son ascendance polonaise, et
que l'Ardenne belge avait déjà éveillés deux ans plus tôt. Les poèmes s'inscrivaient dans la lignée des
romantiques allemands et de Nerval (cadre géographique ; importance des légendes ; lien étroit entre

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la nature et les sentiments). Apollinaire déployait un pittoresque folklorique, montrait une simplicité
maîtrisée, dans une demi-teinte verlainienne. Il opposait la vie et l'alcool, la mort et l'ombre, le
merveilleux légendaire et la grisaille quotidienne. Sa construction est relativement classique : trois
quatrains d’alexandrins aux rimes croisées, suivis d'un alexandrin isolé. On pourrait y voir un sonnet
auquel manque un vers.

Première strophe : On peut imaginer le poète dans une auberge au bord du Rhin buvant du «vin». Si
celui-ci est «trembleur comme une flamme», c’est que la main du buveur qui tient le verre ou, plutôt,
l'étreint, tremble sous l’effet de l’alcool comme sous le coup du souvenir de sa flamme amoureuse.
Celle-ci est rallumée en lui par la chanson lente et envoûtante du batelier, le poème, dans une
véritable mise en abyme, se mettant à l'écoute d'un autre poème. Le batelier est un alter ego du poète
qui a été sensible à la vision, dans une ambiance nocturne, de «sept femmes» surnaturelles, le chiffre
sept ayant une valeur mystique, le vert des cheveux étant celui que les Latins attribuaient aux
divinités des mers et des fleuves qu’ils appelaient même «dei virides» (dieux verts) et «deae virides»
(déesses vertes), la chevelure de Vénus surgissant des flots étant qualifiée de «viridis» (dans
“Voyelles”, Rimbaud, en bon latiniste, avait vu en «U» qui est la chevelure, dans ce blason du corps
féminin, les «vibrements divins des mers virides») ; d’ailleurs, si ces cheveux sont tordus dans un
mouvement de tête suggestif qui est comme une invite provocante, c’est qu’ils sont humides, que «les
sept femmes» sont des baigneuses de minuit, sinon des sirènes comme l’était la Lorelei de la légende
(plutôt que celle du poème d’Apollinaire). Ces longs cheveux, lascivement dénoués et qui tombent
«jusqu’aux pieds», évoqueraient même des serpents.

Deuxième strophe : Comme le marque le rythme nerveux du premier vers qui contraste avec celui de
la strophe précédente, se manifeste un sursaut du poète qui, voulant sortir de l'envoûtement causé
par l’espèce de complainte du batelier, voulant revenir rapidement au monde du réel qui s'oppose au
monde fantastique, crie «Debout» aux gens qui, dans cette auberge, l'entourent, leur intime de
chanter plus haut, de danser une ronde, et qu’elle l'étourdisse ! Il souhaite la présence près de lui de
filles bien réelles, bien sages et tout à fait conventionnelles avec leurs cheveux blonds de créatures
angéliques, leur «regard immobile», c’est-à-dire la rigueur de leur port de tête, et leurs «nattes
repliées», symboles de pureté, de stabilité et d’ordre, qui s’opposent aux cheveux verts et tordus des
femmes de la strophe précédente, à la beauté voluptueuse, au trouble éclat.

Troisième strophe : Cependant, s’impose l’ivresse (bien rendue par la syntaxe un peu titubante de «le
Rhin le Rhin est ivre», et par l’assonance en «i» du vers 9 : des sons éclatants de joie) qui avait été
annoncée par le premier vers du poème. Par une amplification épique, l’ivresse a donc gagné le Rhin
lui-même, d’autant plus qu’il coule entre des coteaux couverts de vignes ; elle devient même
cosmique, gagne les étoiles («tout l’or des nuits»), ce qui toutefois s'explique rationnellement : elles se
reflètent dans l'eau qui, en bougeant, fait trembler leur image. Aussi domine encore la voix qui
«chante» la chanson du batelier. C'est à en défaillir, à en mourir (ce que le poète télescope en cette
création lexicale : un «râle-mourir»), comme d'un plaisir à la fois délicieux et déchirant. Et la voix
chante celles qui sont bien désignées comme des «fées aux cheveux verts». Elles «incantent l’été»,
c’est-à-dire l’enchantent.

Dans le dernier vers, le «verre s’est brisé comme un éclat de rire». Est-ce par respect de la coutume,
slave en particulier, qui veut que, en signe de contentement, on brise un verre vidé? Non, c’est plutôt
que, sous le coup de la colère, du dépit, de la douleur du souvenir des fées séduisantes mais
dangereuses, il a été serré trop fort, accident qui vient rompre l’ivresse, rompre la tension comme le
fait «un éclat de rire», et arrêter le poème à son treizième vers.

Il reste que le vin a triomphé des puissances maléfiques, que la vie a triomphé de la mort. Cette
courte pièce lyrique où se mêlent l'ivresse du vin et l'ivresse amoureuse, qui a bien sa place dans un
recueil qui porte le titre d”Alcools”, est très douloureuse, malgré les apparences qu’elle a à la première
lecture. Son mouvement est calqué sur les actes de l'ivrogne qui est évoqué avec un humour qui

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compense (et renforce du même coup) ce qu'il y a de poignant dans la douleur de l'amant. La couleur
locale est très discrète. On trouve la même flamme et le même tremblement dans le vin, dans le
fleuve et... dans le cœur du poète.
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“Mai”

Le mai le joli mai en barque sur le Rhin


Des darnes regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains

Or des vergers fleuris se figeaient en arrière


Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que j’ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières

Sur le chemin du bord du fleuve lentement


Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s'éloignait dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment

Le mai le joli mai a paré les ruines


De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes

Commentaire

Ce poème en alexandrins réguliers, formé de trois quatrains et d’un quintil aux rimes embrassées,
parut d’abord dans “Vers et prose”, tome IV, décembre 1905-février 1906, en même temps que
“L’émigrant de Landor Road”. Dans “Alcools”, il fait partie d'une dizaine de poèmes groupés sous le
titre général de “Rhénanes”, poèmes fortement influencés par le romantisme des paysages rhénans,
et il suit immédiatement “Nuit rhénane”. Ainsi, à la vision fantastique fait suite un petit paysage fluvial
de nature printanière, des bords du Rhin, à la fois pittoresque et sentimental.
Ces poèmes remontent pour la plupart à la période de 1901-1902 où Apollinaire était précepteur en
Allemagne, et l'on peut supposer qu'il retrouva dans ce poème le souvenir d'une sortie sur le Rhin en
compagnie de son élève, Mlle de Milhau, et de celle qu'il aimait, l’Anglaise Miss Annie Playden. Mais
elle ne répondait pas à son amour, dont le «mal-aimé» parle au passé, encore tout endolori par son
abandon. Le thème du mai, «schön Mai», est ainsi voilé de la mélancolie secrète qui le tourmentait.
Dans l’évocation de cette promenade en barque s’opère une évolution insensible du ton. Elle pourrait
être un enchantement, mais ce mois de mai-là est équivoque, avec ses touches nostalgiques et...
automnales. Le paysage, la saison, les choses, les gens s'efforcent d'offrir au poète une diversion à
son chagrin. Ils y parviennent par moments. À la fin, on ne sait s'ils y sont vraiment parvenus.

Au premier vers, la tournure répétitive, «le mai le joli mai», légère et joyeuse, l’homophonie d’«en
barque» avec «embarque», la forme elliptique, confèrent d’emblée au poème des allures de chanson
populaire, voire de comptine. Le poète descend le Rhin au mois de mai que chantent joyeusement les
chansons. De jolies dames tout à l'heure regardaient sa barque du haut des rives escarpées.
L'exclamation «Vous êtes si jolies !», qu’il avait eu envie de leur lancer (ou bien l’avait-il murmurée?)
s’adresse en fait à celle qu’il aime, mais qui n’accepte pas d’entendre ces mots. «Mais la barque
s'éloigne» marque symboliquement la regrettable perte de l’occasion, l’inexorable fuite du temps.

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Aussi Apollinaire s’identifie-t-il aux «saules riverains», se demandant pourquoi ils pleurent, sachant,
lui, la raison qu’il a de pleurer, le chagrin s'éveillant en son cœur. Le ton n’est donc plus le même que
celui du début.

À la deuxième strophe, voici justement ce qui vient renforcer cette tristesse subite : les vergers, qui
semblaient tout à l'heure faire au poète des signes amicaux, paraissent maintenant se figer «en
arrière». La vérité, c'est que, vus de près, leurs branches s'agitent ; vus de loin, quand la barque
s'éloigne en avant, le voyageur ne discerne plus les détails, et les branches paraissent se figer. Les
vers 6-8 ont l’apparence d’un compliment précieux, mais des détails les rendent pourtant
mélancoliques. L'heureux temps des cerises cache, lui aussi, quelque tristesse. Les cerisiers perdent
leurs pétales. Leur couleur blanche et nacrée, au lieu de réjouir la vue, rappelle les ongles de la bien-
aimée qui a été perdue. Leur forme flétrie évoque les paupières et les yeux battus de la perfide (?)
maîtresse. Dans ‘’Les colchiques’’, Apollinaire avait déjà écrit :
«Le pré est vénéneux mais joli en automne...
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne».

La troisième strophe est un quintil où, le cœur un peu endolori, le poète contemple le spectacle des
rives où passe «lentement» un cortège de saltimbanques. Il faut admirer la naïveté du compte à
rebours : le poète commence par la queue du défilé pour remonter à la tête, au fur et à mesure que la
barque rejoint le défilé, puis le remonte, et enfin le dépasse. Le vers 11 est marqué par un effet de
rythme, la lenteur de l’allure de la roulotte étant rendue par l’allongement sur le «e» de «traînée» qui
rend la faiblesse de l’âne. Pauvre troupe, touchant défilé ! On entend aussi l’air aigrelet que joue «un
fifre lointain» dont les notes se perdent dans les vignes du bord du fleuve, et cet éloignement
progressif est rendu par la construction de ces deux vers qui retarde le plus possible l’identification de
sa nature martiale. Tout cela est empreint de tristesse.

À la quatrième strophe, il apparaît que, le printemps étant la saison du renouveau de la nature, le joli
mois de mai a «paré les ruines» (celles des «burgs», des châteaux des rives du Rhin), l’enjambement
faisant découvrir que cette parure est celle de toute une végétation. Mais, dans la deuxième moitié de
la strophe, la nature apparaît moins favorable : «le vent du Rhin» secoue les pauvres «osiers», fait
éperdument, par une hardie personnification, bavarder les roseaux, et offre au voyageur les fleurs
encore nues et fragiles des vignes rhénanes. Mais, comme dans plusieurs poèmes «automnaux»
d'Apollinaire, on voit apparaître un mot qui évoque la naissance d'une musique avec ce vent qui
secoue «les roseaux jaseurs».
Aussi la fin du poème, s’opposant au ton de son début, est-elle de nouveau inquiète : même si on ne
devrait pas être malheureux dans un décor si beau, le poète, enfermé dans sa mélancolie, ne peut
oublier son chagrin, son amour malheureux et impossible. L’irréversible écoulement du fleuve, le
glissement de la barque sur le Rhin, dans un rythme lent et régulier, sans heurt, le déplacement des
tziganes (fréquemment évoqués dans le recueil dont un des thèmes récurrents est le voyage), qui
sont l'image du temps qui passe, et qu'il ne peut retenir, de sa relation amoureuse qu’il ne peut
revivre, ont été habilement rendus par la simple juxtaposition d’impressions fugitives, le mouvement
étant encore favorisé par l’absence de ponctuation, les sonorités et les rimes donnant aussi un aspect
fluide au poème.
Le poème, représentant l’acceptation mélancolique de la condition humaine, est donc plutôt triste
avec l’expression de la nostalgie et de la mélancolie du poète du fait de l’échec de son amour et de la
fuite du temps, qui contrastent avec la gaieté du printemps.
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“La synagogue”

Ottomar Scholem et Abraham Lœweren


Coiffés de feutres verts le matin du sabbat
Vont à la synagogue en longeant le Rhin
Et les coteaux où les vignes rougissent là-bas

Ils se disputent et crient des choses qu’on ose à peine traduire


Bâtard conçu pendant les règles ou Que le diable entre dans ton père
Le vieux Rhin soulève sa face ruisselante et se détourne pour sourire
Ottomar Scholem et Abraham Lœweren sont en colère

Parce que pendant le sabbat on ne doit pas fumer


Tandis que les chrétiens passent avec des cigares allumés
Et parce qu'Ottomar et Abraham aiment tous deux
Lia aux yeux de brebis et dont le ventre avance un peu

Pourtant tout à l'heure dans la synagogue l’un après l'autre


Ils baiseront la thora en soulevant leur beau chapeau
Parmi les feuillards de la fête des cabanes
Ottomar en chantant sourira à Abraham

Ils déchanteront sans mesure et les voix graves des hommes


Feront gémir un Léviathan au fond du Rhin comme une voix d'automne
Et dans la synagogue pleine de chapeaux on agitera les loulabim
«Hanoten ne Kamoth bagoim tholahoth baleoumim»

Commentaire

Apollinaire avait été séduit par la mystérieuse étrangeté du judaïsme, par la grande aptitude des juifs
à traverser les siècles sans connaître de grands changements apparents. Il aima côtoyer les juifs
religieux migrants installés à Paris, et fréquenta de nombreux peintres ou poètes juifs. Dans ‘’Zone’’, il
allait évoquer des juifs émigrés à Paris : «Leurs femmes portent perruque / Elles restent assises
exsangues au fond des boutiques». Il porta ici un regard amusé et sympathique sur deux juifs
particulièrement pittoresques et comiques, qu’il décrivit avec une simplicité admirable, en renonçant à
son emphase habituelle.

Le choix des noms n’a rien d’anodin :


-Si «Ottomar» est un prénom turc, Otto est un prénom germanique, et Mar veut dire Monsieur en
hébreu, tandis que «Scholem» est proche du mot «shalom», qui signifie «la paix», et prend du relief
dans la suite du poème.
-«Abraham» est le nom du fondateur du peuple juif ; mais le nom de famille du personnage est
«Lœweren», qui signifie «aime le Rhin».
Ainsi, ces noms lient l’Orient et l’Occident.

Un jour de sabbat, Ottomar Scholem et Abraham Loeweren se rendent à la synagogue alors qu’un
grave litige couve entre eux. Au vers 4, les vignes qui «rougissent», qui indiquent qu’on est au temps
des vendanges, en automne, annoncent aussi la colère qui les anime. Aux vers 5 à 8, le poète, pour
rendre cette colère, exploite un pittoresque oriental dans les gestes et les truculentes injures qu’ils
échangent, et dont on peut penser qu’il les avait réellement entendues. Au vers 7, il s’amuse à prêter
une réaction désabusée au Rhin, qui a une «face ruisselante» parce que les fleuves sont
traditionnellement représentés comme des dieux barbus. Assez absurdement, les deux juifs reportent
leur colère sur des «chrétiens» (des «goyms», des non-juifs) qu'ils aperçoivent dans la rue, auxquels

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ils reprochent de ne pas être soumis à l’interdiction de fumer le jour du sabbat (vers 9), interdiction qui
va, en fait, bien plus loin puisqu’on ne doit pas même faire une étincelle, car cela revient à créer, et on
ne peut le faire ce jour-là ! Ce sevrage hebdomadaire leur est une contrainte agaçante.
Voilà qu’on apprend que les deux hommes aiment la même femme, Lia, prénom dont la simplicité et
la douceur rompent avec leurs noms solennels. Elle a des «yeux de brebis» (vers 12) qui sont tout
droit sortis de l'Ancien Testament (signalons que Rachel signifie «brebis» en hébreu), mais
correspondent aussi aux caricatures hostiles qui donnaient aux juifs des traits de mouton. De plus,
son «ventre avance un peu» (vers 12) : Apollinaire a-t-il voulu dire, avec pudeur, qu’elle est enceinte?
Se poserait donc la question : qui est le père? Cela expliquerait le conflit entre Ottomar et Abraham.
Or, en ce jour du sabbat, ces coreligionnaires doivent faire semblant d’être en paix. Dans la
synagogue, ils auront à faire les mêmes gestes, à «baiser», avant de la lire, «la thora» (vers 14), le
grand rouleau qui est le recueil des cinq premiers livres de la Bible. Au vers 15, Apollinaire ajoute un
autre élément religieux avec la mention de «la fête des cabanes» (la fête de Soucoth) qui a été
instituée en souvenir des tentes du désert, et qui se place à l'époque des vendanges qu’il avait
annoncées en parlant des vignes (vers 4). Comme les deux hommes sont obligés de jouer la
comédie, d’honorer une tradition qui les dépasse tous deux, qui exige le report de leur dispute
lorsqu’ils seront hors de l’enceinte sacrée de la synagogue, on apprend, au vers 16, qu’Ottomar
«sourira à Abraham», et, au vers 17, qu’«Ils déchanteront sans mesure».
Au vers 18, Apollinaire s’offre une dérive vers le fantastique, en évoquant la souffrance que ces
chants maladroits feraient subir à un «Léviathan», tel le monstre marin dont parle la Bible, qui vivrait
dans le Rhin comme une sorte de monstre du Loch Ness, et il lui prête «une voix d’automne», donc
empreinte de tristesse.
Au vers 19, les fidèles de la synagogue se trouvent réduits à leurs «chapeaux», les «schtreimels»
étant en effet d’énormes chapeaux de fourrures. Et nous intriguent «les loulabim» qui sont de longues
palmes déployées lors de «la fête des cabanes».
Le dernier vers, qui devrait plus exactement être : «Hanoten nekamoth bagoyim tokhehot baleumim»,
est une condamnation de «celui qui exerce des vengeances parmi les nations, des châtiments parmi
les peuples».

Ainsi, dans ce poème, Apollinaire, usant de ces vers aux cadences prosaïques qu’il pratiqua à partir
de la fin de 1912, porta un regard amusé et doucement moqueur sur les juifs rhénans qui l’avaient
diverti par leurs mimiques et par la verdeur de leurs propos. Mais, au-delà, ce sont toutes les
hypocrisies religieuses qui sont gentiment épinglées !
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“Les cloches”

Mon beau tzigane mon amant


Écoute les cloches qui sonnent
Nous nous aimions éperdument
Croyant n'être vus de personne

Mais nous étions bien mal cachés


Toutes les cloches à la ronde
Nous ont vus du haut des clochers
Et le disent à tout le monde

Demain Cyprien et Henri


Marie Ursule et Catherine
La boulangère et son mari
Et puis Gertrude ma cousine

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Souriront quand je passerai
Je ne saurai plus où me mettre
Tu seras loin Je pleurerai
J'en mourrai peut-être

Commentaire

Dans cette chanson, la narratrice est une jeune fille simple, qui s’est donnée à un «tzigane», donc un
homme de passage qui l’a séduite et abandonnée, et elle se sent dénoncée par «les cloches» qui
représentent l’église, la religion, et les habitants de l’endroit, qui ne manqueront pas de lui faire sentir
leur réprobation, sinon leur jalousie !
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‘’La Lorelei’’

Pour le texte et une analyse, voir, dans le site, APOLLINAIRE, ‘’La Lorelei’’
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“Schinderhannes”

Dans la forêt avec sa bande


Schinderhannes s'est désarmé
Le brigand près de sa brigande
Hennit d'amour au joli mai

Benzel accroupi lit la Bible


Sans voir que son chapeau pointu
À plume d'aigle sert de cible
À Jacob Born le mal foutu

Juliette Blaesius qui rote


Fait semblant d'avoir le hoquet
Hannes pousse une fausse note
Quand Schulz vient portant un baquet

Et s'écrie en versant des larmes


Baquet plein de vin parfumé
Viennent aujourd'hui les gendarmes
Nous aurons bu le vin de mai

Allons Julia la mam'zelle


Bois avec nous ce clair bouillon
D'herbes et de vin de Moselle
Prosit Bandit en cotillon

Cette brigande est bientôt soûle


Et veut Hannes qui n'en veut pas
Pas d'amour maintenant ma poule
Sers-nous un bon petit repas

Il faut ce soir que j'assassine


Ce riche juif au bord du Rhin
Au clair des torches de résine

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La fleur de mai c'est le florin

On mange alors toute la bande


Pète et rit pendant le dîner
Puis s'attendrit à l'allemande
Avant d'aller assassiner

Commentaire

Vieille de cent ans au début du XXe siècle, l'histoire de Schinderhannes attendrissait encore le menu
peuple, artisans et vignerons, qu'Apollinaire prit plaisir à regarder vivre dans les villages rhénans. La
tradition orale avait fait de ce cruel rançonneur une sorte de redresseur de torts dont la chanson et
l'image magnifiaient les exploits. Pour ses compatriotes, il était devenu un personnage aussi populaire
que l’avaient été Robin des bois en Angleterre ou Mandrin dans la vallée du Rhône, et même une
sorte de héros national, son exécution à Mayence ayant eu lieu en un temps où le pays subissait la loi
de Bonaparte. Entre l'écorcheur, détrousseur de juifs et trousseur de filles, et son vainqueur, l'austère
Jean Bon Saint-André, préfet du Mont-Tonnerre, la Rhénanie ne balançait point : son cœur allait au
bandit, et, n'ayant plus à le redouter, elle le chantait avec ferveur.
Juliette Blaesius, une joyeuse paillarde que le poète traite sans hargne de «bandit en cotillon», par
amour, lia son sort à celui du brigand Schinderhannes.
Apollinaire jette un regard amusé sur les êtres, et le poème donne dans le burlesque.
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“Rhénane d’automne”
Les enfants des morts vont jouer
Dans le cimetière
Martin Gertrude Hans et Henri
Nul coq n'a chanté aujourd'hui
Kikiriki

Les vieilles femmes


Tout en pleurant cheminent
Et les bons ânes
Braillent hi han et se mettent à brouter les fleurs
Des couronnes mortuaires

C'est le jour des morts et de toutes leurs âmes


Les enfants et les vieilles femmes
Allument des bougies et des cierges
Sur chaque tombe catholique
Les voiles des vieilles
Les nuages du ciel
Sont comme des barbes de biques

L'air tremble de flammes et de prières


Le cimetière est un beau jardin
Plein de saules gris et de romarins
Il vous vient souvent des amis qu'on enterre
Ah ! que vous êtes bien dans le beau cimetière
Vous mendiants morts saouls de bière
Vous les aveugles comme le destin
Et vous petits enfants morts en prière

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Ah ! que vous êtes bien dans le beau cimetière
Vous bourgmestres vous bateliers
Et vous conseillers de régence
Vous aussi tziganes sans papiers
La vie vous pourrit dans la panse
La croix vous pousse entre les pieds

Le vent du Rhin ulule avec tous les hiboux


Il éteint les cierges que toujours les enfants rallument
Et les feuilles mortes
Viennent couvrir les morts

Des enfants morts parlent parfois avec leur mère


Et des mortes parfois voudraient bien revenir

Oh ! je ne veux pas que tu sortes


L'automne est plein de mains coupées
Non non ce sont des feuilles mortes
Ce sont les mains des chères mortes
Ce sont tes mains coupées

Nous avons tant pleuré aujourd'hui


Avec ces morts leurs enfants et les vieilles femmes
Sous le ciel sans soleil
Au cimetière plein de flammes

Puis dans le vent nous nous en retournâmes

À nos pieds roulaient des châtaignes


Dont les bogues étaient
Comme le cœur blessé de la madone
Dont on doute si elle eut la peau
Couleur des châtaignes d'automne

Commentaire

Ce poème aurait été écrit en 1912-1913, à la différence des autres “Rhénanes” qui datent de 1901-
1902. La poésie en est en effet beaucoup plus libre.
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”Les sapins”

Les sapins en bonnets pointus


De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés


Par les vieux sapins leurs aînés
Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés

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À briller plus que des planètes

À briller doucement changés


En étoiles et enneigés
Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens


Chantent des noëls anciens
Au vent des soirs d'automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins


Remplacent l'hiver les sapins
Et balancent leurs ailes
L'été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles

Sapins médecins divagants


Ils vont offrant leurs bons onguents
Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l'ouragan
Un vieux sapin geint et se couche

Commentaire

Le poème est empreint de la mélancolie propre à toutes les “Rhénanes”.


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“Les femmes”

Dans la maison du vigneron les femmes cousent


«Lenchen remplis le poêle et mets l'eau du café
Dessus» - Le chat s'étire après s'être chauffé
- «Gertrude et son voisin Martin enfin s'épousent»

Le rossignol aveugle essaya de chanter


Mais l'effraie ululant il trembla dans sa cage
Ce cyprès là-bas a l'air du pape en voyage
Sous la neige - Le facteur vient de s'arrêter

Pour causer avec le nouveau maître d'école


- «Cet hiver est très froid le vin sera très bon
- Le sacristain sourd et boiteux est moribond
- La fille du vieux bourgmestre brode une étole

Pour la fête du curé» La forêt là-bas


Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue
Le songe Herr Traum survint avec sa sœur Frau Sorge
«Kaethi tu n'as pas bien raccommodé ces bas

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- Apporte le café le beurre et les tartines
La marmelade le saindoux un pot de lait
- Encore un peu de café Lenchen s'il te plaît
- On dirait que le vent dit des phrases latines

- Encore un peu de café Lenchen s'il te plaît


- Lotte es-tu triste Ô petit cœur - Je crois qu'elle aime
- Dieu garde - Pour ma part je n’aime que moi-même
- Chut - À présent grand-mère dit son chapelet

- Il me faut du sucre candi Leni je tousse


- Pierre mène son furet chasser les lapins»
Le vent faisait danser en rond tous les sapins
«Lotte l'amour rend triste - Lise la vie est douce»

La nuit tombait Les vignobles aux ceps tordus


Devenaient dans l'obscurité des ossuaires
En neige et repliés gisaient là des suaires
Et des chiens aboyaient aux passants morfondus

«Il est mort écoutez» La cloche de l'église


Sonnait tout doucement la mort du sacristain
«Lise il faut attiser le poêle qui s'éteint»
Les femmes se signaient dans la nuit indécise
Septembre 1901- mai 1902.

Commentaire

Dès 1901, ce poème annonçait les poèmes-conversations, innovation de 1913. Alternent la voix d’un
narrateur à la troisième personne qui décrit les activités à l’intérieur de la maison d’un vigneron et
celles dans la nature, et les voix de femmes dans la maison qui parlent de réalités de la vie
quotidienne, voix qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre.
La structure du poème est à la fois traditionnelle et moderne, Apollinaire ayant employé des quatrains
d’alexandrins parfois un peu plus courts, parfois un peu plus longs, aux rimes embrassées.
La première strophe commence avec un vers de narration qui nous situe au milieu d’une action
banale, permettant la conversation qui s’étend dans les trois vers qui suivent. Le poème est donc
comme une de ces chansons de toile que les femmes chantaient en filant au Moyen Âge, un autre
témoignage de l’intérêt qu’Apollinaire portait à la littérature de cette époque. Les noms, Lenchen et
Gertrude, qui sont bien germaniques, indiquent que l’action se situe en Allemagne. Cette conversation
est faite de sujets domestiques et de propos sur le voisinage qui portent sur un mariage, source donc
d’espoir. La phrase «Le chat s’étire après s’être chauffé» devrait, semble-t-il, être marquée comme
prononcée par le narrateur, observateur de la scène.
Dans la deuxième strophe, le rossignol aveugle dans sa cage, limité mais aussi protégé par les
humains, est, première note désagréable, effrayé par «l’effraie», un oiseau sauvage qui est une sorte
de chouette. Une des femmes manifeste une sensibilité de poète en comparant un «cyprès» au
«pape en voyage / Sous la neige», la surprise étant mise en valeur par l’enjambement : le pontife
n’est-il pas alors enveloppé d’une longue cape? Dans les deux cas, des liens sont donc établis entre
la nature et le monde des humains. Un enjambement très hardi, de strophe à strophe, fait passer du
«facteur» au «maître d’école» pour une petite scène villageoise.
Mais, à la troisième strophe, les propos qui semblent avoir quelque chose d’absurde dans leur
platitude (on se croirait dans “La cantatrice chauve” d’Ionesco !) mêlent des éléments inquiétants et
des éléments rassurants : la rigueur de l’hiver favorise la qualité du vin ; la prochaine disparition du
«sacristain» coïncide avec l’arrivée d’un «nouveau maître d’école» ; ce dernier mot rimant d’ailleurs

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avec «étole», l’éducation laïque apportée par l’un paraissant tempérée par la présence de la religion
catholique. La mention du «bourgmestre» (de l’allemand «burgmeister», maire) est une autre
indication d’un milieu germanique. Un nouvel enjambement se fait de strophe à strophe.
La quatrième strophe est envahie par l’évocation de la puissance de la nature, à travers le chant de la
forêt qui fait apparaître deux grands éléments du romantisme et, spécialement, du romantisme
allemand, «le songe» et «le souci» que le poète personnifie en leur donnant leurs noms allemands (la
rime de «Sorge» (le souci), avec «orgue» indique la prononciation du mot) et en montrant leur étroite
union. Mais, avec la réprimande à «Kaethi» (diminutif de «Catherine»), on retombe dans la vie
quotidienne.
Et celle-ci semble remplir toute la cinquième strophe de propos concernant l’abondante nourriture que
les femmes vont prendre. Il faut croire que Lenchen est une servante qu’on poursuit de réclamations
de café, cette forte consommation étant d’ailleurs un trait de mœurs bien observé. Pourtant, une voix,
qui pourrait être celle qui, aux vers 7-8, évoquait le «cyprès», livre une étonnante appréciation du bruit
du vent. Que «latines» rime avec «tartines» ne manque pas d’humour !
La sixième strophe encore n’est faite que de propos où se mêlent les soucis de nourriture et les
soucis sentimentaux auxquels est opposée la religiosité de la grand-mère. Avec le cas de Lotte,
l’amour apparaît, comme souvent chez Apollinaire, comme une cause de tristesse et de douleur. Une
autre voix déclare, de manière très défensive, se réfugier dans l’égocentrisme.
La septième strophe fait cohabiter la gourmandise qui se donne un prétexte de santé, l’observation
certainement poursuivie toujours par la même femme de ce qui se passe au dehors, à quoi s’ajoute
une notation de la part du narrateur qui personnifie des éléments de la nature, et les commentaires
sur les tourments de Lotte et d’Ilse. Ainsi s’opposent la douceur et l’amertume.
La huitième strophe ne donne la parole qu’au narrateur, et ne montre que le monde extérieur, la
venue de la nuit et la présence de la neige qui rend la nature sévère et même funèbre avec des mots
tels que «ossuaires», «gisaient», «suaires», «morfondus».
La dernière strophe confirme cette impression. Le sacristain «moribond» du vers 11 est «mort», mot
qui est répété un peu inutilement. Contre la mort du sacristain, ou de tout humain, qui est éternelle, le
feu peut être ranimé, et ce décès incite à se prémunir encore plus du froid, comme à se réfugier dans
le geste religieux qui apparaît comme une précaution contre le monde extérieur en proie à «la nuit».

Dans ce petit film qui, peu à peu, devient plus sombre, les femmes dans la maison parlent de petites
choses, mais le poème “Les femmes” parle des grandes choses de la vie. Apollinaire opposa la
douceur du monde domestique à l’âpreté du monde extérieur, la soumission de la nature à un cycle à
celle de l’humanité à la douleur de l’amour et à la mort.
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“Signe”

Je suis soumis au Chef du Signe de l'Automne


Partant j'aime les fruits je déteste les fleurs
Je regrette chacun des baisers que je donne
Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs

Mon Automne éternelle ô ma saison mentale


Les mains des amantes d'antan jonchent ton sol
Une épouse me suit c'est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier vol

Commentaire

Exprimant sa prédilection pour l’automne, Apollinaire oppose en particulier «les fruits» et «les fleurs»,
en quoi on peut voir l’expression du goût qu’il avait pour les femmes mûres (voir “Hélène” dans “Le
guetteur mélancolique”).

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‘’Un soir’’
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‘’La dame’’
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“Les fiançailles”

À Picasso.
Le printemps laisse errer les fiancés parjures
Et laisse feuillloler longtemps les plumes bleues
Que secoue le cyprès où niche l'oiseau bleu

Une Madone à l'aube a pris les églantines


Elle viendra demain cueillir les giroflées
Pour mettre aux nids des colombes qu'elle destine
Au pigeon qui ce soir semblait le Paraclet

Au petit bois de citronniers s'énamourèrent


D'amour que nous aimons les dernières venues
Les villages lointains sont comme leurs paupières
Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus
_________

Mes amis m'ont enfin avoué leur mépris


Je buvais à pleins verres les étoiles
Un ange a exterminé pendant que je dormais
Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries
De faux centurions emportaient le vinaigre
Et les gueux mal blessés par l'épurge dansaient
Étoiles de l'éveil je n'en connais aucune
Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune
Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas
À la clarté des bougies tombaient vaille que vaille
Des faux cols sur des flots de jupes mal brossées
Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles
La ville cette nuit semblait un archipel
Des femmes demandaient l'amour et la dulie
Et sombre sombre fleuve je me rappelle
Les ombres qui passaient n'étaient jamais jolies
_________

Je n'ai plus même pitié de moi


Et ne puis exprimer mon tourment de silence
Tous les mots que j'avais à dire se sont changés en étoiles
Un Icare tente de s'élever jusqu'à chacun de mes yeux
Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses
Qu'ai-je fait aux bêtes théologales de l'intelligence
Jadis les morts sont revenus pour m'adorer
Et j'espérais la fin du monde
Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan

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_________

J'ai eu le courage de regarder en arrière


Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure
Les uns pourrissent dans les églises italiennes
Ou bien dans de petits bois de citronniers
Qui fleurissent et fructifient
En même temps et en toute saison
D'autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes
Où d'ardents bouquets rouaient
Aux yeux d'une mulâtresse qui inventait la poésie
Et les roses de l'électricité s'ouvrent encore
Dans le jardin de ma mémoire
_________

Pardonnez-moi mon ignorance


Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers
Je ne sais plus rien et j'aime uniquement
Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes
Je médite divinement
Et je souris des êtres que je n'ai pas créés
Mais si le temps venait où l'ombre enfin solide
Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour
J'admirerais mon ouvrage
_________

J'observe le repos du dimanche


Et je loue la paresse
Comment comment réduire
L'infiniment petite science
Que m'imposent mes sens
L'un est pareil aux montagnes au ciel
Aux villes à mon amour
Il ressemble aux saisons
Il vit décapité sa tête est le soIeil
Et la lune son cou tranché
Je voudrais éprouver une ardeur infinie
Monstre de mon ouïe tu rugis et tu pleures
Le tonnerre te sert de chevelure
Et tes griffes répètent le chant des oiseaux
Le toucher monstrueux m'a pénétré m'empoisonne
Mes yeux nagent loin de moi
Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve
La bête des fumées a la tête fleurie
Et le monstre le plus beau
Ayant la saveur du laurier se désole
_________

À la fin les mensonges ne me font plus peur


C'est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat
Ce collier de gouttes d'eau va parer la noyée
Voici mon bouquet de fleurs de la Passion

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Qui offrent tendrement deux couronnes d'épines
Les rues sont mouillées de la pluie de naguère
Des anges diligents travaillent pour moi à la maison
La lune et la tristesse disparaîtront pendant
Toute la sainte journée
Toute la sainte journée j'ai marché en chantant
Une dame penchée à sa fenêtre m'a regardé longtemps
M'éloigner en chantant
_________

Au tournant d'une rue je vis des matelots


Qui dansaient le cou nu au son d'un accordéon
J'ai tout donné au soleil
Tout sauf mon ombre

Les dragues les ballots les sirènes mi-mortes


À l'horizon brumeux s'enfonçaient les trois-mâts
Les vents ont expiré couronnés d'anémones
Ô Vierge signe pur du troisième mois
_________

Templiers flamboyants je brûle parmi vous


Prophétisons ensemble ô grand maître je suis
Le désirable feu qui pour vous se dévoue
Et la girande tourne ô belle ô belle nuit

Liens déliés par une libre flamme Ardeur


Que mon souffle éteindra Ô Morts à quarantaine
Je mire de ma mort la gloire et le malheur
Comme si je visais l'oiseau de la quintaine

Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez


Le soleil et l'amour dansaient dans le village
Et tes enfants galants bien ou mal habillés
Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage

Commentaire

Au cours de la genèse de ce long poème, l’ordre des strophes fut constamment bouleversé, de façon
à accueillir des fragments venus d’ailleurs et retirés de leur contexte, et de produire de perpétuelles
cassures. Finalement, le poème compta neuf parties dépourvues de titres.
Représentant la fin de la période rendue trop stérile chez Apollinaire par l’obsession d’Annie Playden,
et le renouvellement poétique amorcé en 1907, le poème évoque de façon poignante la fuite du
temps, la solitude et le dénuement. Il met en scène par prédilection ce qu’il y a à trouver après la
perte consentie.

Dans la première partie (les trois strophes furent écrites en 1902), s’esquisse le cadre épuré d’un
jardin printanier qui serait méditerranéen, où les fiancés (qui donnent au poème son titre) «errent»
séparément parce qu’ils sont «parjures», parce qu’ils n’ont pas respecté leur engagement ; où, par
une sorte de plaisanterie en cascade, le vent «secoue» «le cyprès», et, de ce fait, secoue aussi
«l’oiseau bleu» qui s’y trouve, et dont, forcément, «les plumes» sont «bleues» ! Le verbe «feuilloler»
est un mot de l’ancien français, qu’Apollinaire avait trouvé dans un roman breton, et qui signifie «voler
en l’air et retomber comme les feuilles».

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Dans la deuxième strophe, aux «fiancés parjures» sont opposés «une Madone», figure pure de la
Vierge Marie, qui cueille des fleurs destinées à la seule gloire du «Paraclet», c’est-à-dire le Saint-
Esprit (troisième personne de la Trinité). Mais, si le tableau est religieux, Apollinaire ne manque pas
de s’amuser et même d’être quelque peu blasphémateur puisque les colombes (oiseaux qui
symbolisent la fidélité en amour) sont destinées à s’unir au pigeon qu’est le Saint-Esprit, alors que,
dans le Nouveau Testament, c’est lui qui est la colombe, qui, sous cette forme, descendit sur le Christ
à son baptême !
Dans la troisième strophe, le caractère méditerranéen du paysage se précise. Le thème de l’amour se
répète avec la forte insistance naïve de «s’énamourèrent / D’amour que nous aimons», cet amour
semblant bien être celui des «dernières venues» parmi les colombes. Comme elles sont blanches,
leurs «paupières» le sont aussi, et on peut penser les voir quand on discerne les maisons blanches
des «villages» de la montagne (il en est ainsi dans les Alpes-Maritimes). Enfin, les colombes se
mêlent encore aux «citrons».

Dans la deuxième partie, avec «Je buvais à pleins verres les étoiles», on trouve une autre justification
du titre donné au recueil : ‘’Alcools’’, l’alcool désignant l'universelle soif du poète, le paroxysme de ses
désirs.

À la troisième partie, pour illustrer le thème de la «divinité» de l’artiste en tant que créateur, Apollinaire
affirme : «Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles», indiquant ainsi que les
trouvailles se donnent surtout à voir dans le firmament. «Et porteur de soleils je brûle au centre de
deux nébuleuses» est une conception en partie réaménagée du “Phénix”. Mais la strophe se clôt par
l’expression du sentiment aigu de la fuite du temps (il ne faut cependant pas y voir une prescience
qu’aurait eue Apollinaire de sa fin brutale).

À la quatrième partie, avec «J’ai eu le courage de regarder en arrière / Les cadavres de mes jours»,
on pourrait croire à des regrets amoureux, mais Apollinaire s’en est défendu dans une lettre à
Madeleine Pagès, la jeune fille qu’il courtisait alors par correspondance : «Nulle femme n’a été l’objet
de ce poème-là» (voir ‘’Tendre comme le souvenir’’, ‘’Œuvres complètes’’, page 495).

La cinquième partie est un art poétique, où le poète, semblant contredire l’assurance d’être «fondé en
poésie» qu’il exprima dans ‘’Poème lu au mariage d’André Salmon’’, implore son lecteur :
«Pardonnez-moi mon ignorance
Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers».
Le brouillon disait, pour le premier vers : «Pardonnez-moi d’avoir reconquis mon ignorance», ce qui
faisait que la perte apparaissait comme une entreprise positive. On remarque l’image de la flamme,
qui est d’une importance capitale dans la poétique d’Apollinaire (voir ‘’Méditations esthétiques’’,
premier chapitre).

En 1915, Apollinaire écrivit qu’il considérait ce poème visionnaire, non seulement comme le plus
nouveau et le plus lyrique de ceux qu’il avait réunis dans ‘’Alcools’’, mais aussi comme le plus
profond. Il se forgeait un style poétique nouveau, dérivé en partie de la poésie pure de Mallarmé et du
réalisme mystique de Rimbaud.
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‘’Clair de lune’’

Lune mellifluente aux lèvres des déments


Les vergers et les bourgs cette nuit sont gourmands
Les astres assez bien figurent les abeilles
De ce miel lumineux qui dégoutte des treilles
Car voici que tout doux et leur tombant du ciel
Chaque rayon de lune est un rayon de miel

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Or caché je conçois la très douce aventure
J’ai peur du dard de feu de cette abeille Arcture
Qui posa dans mes mains des rayons décevants
Et prit son miel lunaire à la rose des vents

Commentaire

Apollinaire avait d’abord choisi comme titre ‘’Lunaire’’ (qui connotait la rêverie, la chimère). Par
ailleurs, il supprima le dernier vers : «Ô rose à peine rose en des livres savants».

Le mot «mellifluent» est attesté dès le XVe siècle, avec le sens de «doux comme le miel». L'originalité
d'Apollinaire fut d'enrichir ce sens en suggérant que le miel coule de la lune aux lèvres des
«déments».
Le mot «dégoutte» suggère «dégoûte», et cela accentue le sarcasme.
Dans «or caché», «or» peut renvoyer à la couleur du miel, à moins que le poète se présente comme
étant «caché».
Ce poème est une manière de mise à distance et d'auto-défense, car s’y manifeste toute l'angoisse
du jeune Apollinaire, sa peur de la folie (qui reparaît dans ‘’Le passant de Prague’’ notamment), sa
continuelle interrogation sur le vrai et le faux. Là est assurément la raison de la sélection du poème
pour le recueil ‘’Alcools’’, de préférence à d'autres textes de la même époque où sa personnalité était
moins engagée. Pour Ghéon, c’est une «réussite de préciosité».
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‘’1909’’
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“À la Santé”

Avant d’entrer dans ma cellule


Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu

Le Lazare entrant dans la tombe


Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
Ô mes années ô jeunes filles

II

Non je ne me sens plus là


Moi-même
Je suis le quinze de la
Onzième

Le soleil filtre à travers


Les vitres
Ses rayons font sur mes vers
Les pitres

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Et dansent sur le papier
J’écoute
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte

III

Dans une fosse comme un ours


Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène

Dans la cellule d’à côté


On y fait couler la fontaine
Avec les clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine

IV

Que je m’ennuie entre ces murs tout nus


Et peints de couleurs pâles
Une mouche sur le papier à pas menus
Parcourt mes lignes inégales

Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur


Toi qui me l’as donnée
Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
Le bruit de ma chaîne enchaînée

Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison


L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne

Que lentement passent les heures


Comme passe un enterrement

Tu pleureras l’heure où tu pleures


Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures

VI

J’écoute les bruits de la ville


Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs de ma prison

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Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison
Septembre 1911

Commentaire

Le poème rappelle l’emprisonnement de quelques jours d’Apollinaire, à la Santé, en septembre 1911,


à la suite de sa mésaventure judiciaire provoquée par le vol de ‘’La Joconde’’ au Louvre. Il éprouva de
la détresse devant l’indifférence ou même l’hostilité que sa cause rencontra ici et là, devant la
précarité de son sort (voir “Tendre comme le souvenir”, pages 493-495).
Ce «lied» présente des vers d’allure verlainienne, sans rien eux «qui pèse ou qui pose» bien que le
rythme ne soit pas impair. Par leur modestie spontanée, ils suggèrent une image du poète non moins
attachante que celle que peuvent faire miroiter ses pages les plus audacieuses.
On y trouve par deux fois, et dans les mêmes circonstances, le verbe «pleurer», qui est, comme
«mourir», «regarder» et «chanter», l'un des six verbes-clés d'”Alcools”. «Tu pleureras l'heure où tu
pleures» peut se comprendre : «Tu regretteras le temps perdu à pleurer», ce qui est d’une
remarquable sagesse.
Si Apollinaire avait abandonné la religion, il n’en invoque pas moins Dieu : «Que deviendrai-je ô Dieu
qui connais ma douleur / Toi qui me l’as donnée / Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur /
Le bruit de ma chaise enchaînée». Mais cette prière doit plus à l’exemple donné par Verlaine qu’à la
foi du détenu.
Avec «Que lentement passent les heures / Comme passe un enterrement», on retrouve la notation de
“L’émigrant de Landor Road” : «Intercalées dans l'an c'étaient les journées veuves / Les vendredis
sanglants et lents d'enterrements».
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“Automne malade”

Automne malade et adoré


Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
Dans les vergers

Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé

Aux lisières lointaines


Les cerfs ont bramé

Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs


Les fruits tombant sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu’on foule

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Un train
Qui roule
La vie
S’écoule

Commentaire

Ces vers déplorent à voix basse la fuite des jours que l’amour n’a pas comblés.
L'automne, saison fascinante et tragique, évoque le déclin de toute chose.
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‘’Hôtels’’
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“Cors de chasse”

Notre histoire est noble et tragique


Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique

Et Thomas de Quincey buvant


L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent

Les souvenirs sont cors de chasse


Dont meurt le bruit parmi le vent

Commentaire

De ce poème, Apollinaire a écrit, employant un verbe révélateur, qu'il «commémore» les mêmes
souvenirs déchirants que “Zone”, “Le pont Mirabeau” et “Marie”.
«Je me retournerai souvent» est une intention qui vaut programme.
À la fin, comme dans plusieurs des poèmes «automnaux» d’Apollinaire, on voit apparaître un mot qui
évoque la naissance d'une musique ou d'une parole, en des images qui suggèrent parfois celle de la
lyre éolienne : c'est le vent où meurt le bruit des cors de chasse, l'un et l'autre véritables émanations
de l'automne et du regret.
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“Vendémiaire”

Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi


Je vivais à l'époque où finissaient les rois
Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes
Et trois fois courageux devenaient trismégistes

Que Paris était beau à la fin de septembre


Chaque nuit devenait une vigne où les pampres
Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut
Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux

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De ma gloire attendaient la vendange de l'aube

Un soir passant le long des quais déserts et sombres


En rentrant à Auteuil j'entendis une voix
Qui chantait gravement se taisant quelquefois
Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine
La plainte d'autres voix limpides et lointaines

Et j'écoutai longtemps tous ces chants et ces cris


Qu'éveillait dans la nuit la chanson de Paris

J’ai soif villes de France et d'Europe et du monde


Venez toutes couler dans ma gorge profonde
Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris
Vendangeait le raisin le plus doux de la terre
Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent

Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes


Nous voici ô Paris Nos maisons nos habitants
Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil
Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille
Nous t'apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles
Ces berceaux pleins de cris que tu n'entendras pas
Et d'amont en aval nos pensées ô rivières
Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées
Aux doigts allongés nos mains les clochers
Et nous t'apportons aussi cette souple raison
Que le mystère clôt comme une porte la maison
Ce mystère courtois de la galanterie
Ce mystère fatal fatal d'une autre vie
Double raison qui est au-delà de la beauté
Et que la Grèce n'a pas connue ni l'Orient
Double raison de la Bretagne où lame à lame
L'océan châtre peu à peu l'ancien continent

Et les villes du Nord répondirent gaiement

Ô Paris nous voici boissons vivantes


Les viriles cités où dégoisent et chantent
Les métalliques saints de nos saintes usines
Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées
Comme fit autrefois l'Ixion mécanique
Et nos mains innombrables
Usines manufactures fabriques mains
Où les ouvriers nus semblables à nos doigts
Fabriquent du réel à tant par heure
Nous te donnons tout cela

Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières


Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières

Désaltère-toi Paris avec les divines paroles


Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent

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Toujours le même culte de sa mort renaissant
Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang
Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur
Un enfant regarde les fenêtres s'ouvrir
Et des grappes de têtes à d'ivres oiseaux s'offrir

Les villes du Midi répondirent alors

Noble Paris seule raison qui vis encore


Qui fixes notre humeur selon ta destinée
Et toi qui te retires Méditerranée
Partagez-vous nos corps comme on rompt des hosties
Ces très hautes amours et leur danse orpheline
Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes

Et un râle infini qui venait de Sicile


Signifiait en battement d'ailes ces paroles

Les raisins de nos vignes on les a vendangés


Et ces grappes de morts dont les grains allongés
Ont la saveur du sang de la terre et du sel
Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel
Obscurci de nuées faméliques
Que caresse Ixion le créateur oblique
Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique
Ô raisins Et ces yeux ternes et en famille
L'avenir et la vie dans ces treilles s'ennuyent

Mais où est le regard lumineux des sirènes


Il trompa les marins qu'aimaient ces oiseaux-là
Il ne tournera plus sur l'écueil de Scylla
Où chantaient les trois voix suaves et sereines

Le détroit tout à coup avait changé de face


Visages de la chair de l'onde de tout
Ce que l'on peut imaginer
Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées

Il souriait jeune nageur entre les rives


Et les noyés flottant sur son onde nouvelle
Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives
Elles dirent adieu au gouffre et à l'écueil
À leurs pâles époux couchés sur les terrasses
Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil
Les suivirent dans l'onde où s'enfoncent les astres

Lorsque la nuit revint couverte d'yeux ouverts


Errer au site où l'hydre a sifflé cet hiver
Et j'entendis soudain ta voix impérieuse
Ô Rome
Maudire d'un seul coup mes anciennes pensées
Et le ciel où l'amour guide les destinées
Les feuillards repoussés sur l'arbre de la croix

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Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican
Macèrent dans le vin que je t'offre et qui a
La saveur du sang pur de celui qui connaît
Une autre liberté végétale dont tu
Ne sais pas que c'est elle la suprême vertu

Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles


Les hiérarques la foulent sous leurs sandales
Ô splendeur démocratique qui pâlit
Vienne la nuit royale où l'on tuera les bêtes
La louve avec l'agneau l'aigle avec la colombe
Une foule de rois ennemis et cruels
Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle
Sortiront de la terre et viendront dans les airs
Pour boire de mon vin par deux fois millénaire

La Moselle et le Rhin se joignent en silence


C'est l'Europe qui prie nuit et jour à Coblence
Et moi qui m'attardais sur le quai à Auteuil
Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles
Du cep lorsqu'il est temps j'entendis la prière
Qui joignait la limpidité de ces rivières

Ô Paris le vin de ton pays est meilleur que celui


Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du nord
Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible
Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir
Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe
Parce que tu es beau et que seul tu es noble
Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir
Et tous mes vignerons dans ces belles maisons
Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux
Dans ces belles maisons nettement blanches et noires
Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire
Mais nous liquides mains jointes pour la prière
Nous menons vers le sel les eaux aventurières
Et la ville entre nous comme entre des ciseaux
Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux
Dont quelque sifflement lointain parfois s'élance
Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence

Les villes répondaient maintenant par centaines


Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines
Et Trèves la ville ancienne
À leur voix mêlait la sienne
L'univers tout entier concentré dans ce vin
Qui contenait les mers les animaux les plantes
Les cités les destins et les astres qui chantent
Les hommes à genoux sur la rive du ciel
Et le docile fer notre bon compagnon
Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même
Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front
L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante

64
Tous les noms six par six les nombres un à un
Des kilos de papier tordus comme des flammes
Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements
Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment
Des armées rangées en bataille
Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres
Au bord des yeux de celle que j'aime tant
Les fleurs qui s'écrient hors de bouches
Et tout ce que je ne sais pas dire
Tout ce que je ne connaîtrai jamais
Tout cela tout cela changé en ce vin pur
Dont Paris avait soif
Me fut alors présenté

Actions belles journées sommeils terribles


Végétation Accouplements musiques éternelles
Mouvements Adorations douleur divine
Mondes qui vous rassemblez et qui nous ressemblez
Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré

Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers

Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers


Sur le quai d'où je voyais l'onde couler et dormir les bélandres

Écoutez-moi je suis le gosier de Paris


Et je boirai encore s'il me plaît l'univers

Écoutez mes chants d'universelle ivrognerie

Et la nuit de septembre s'achevait lentement


Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine

Commentaire

Le recueil “Alcools” eût pu, un moment, en 1909, s’intituler “L’année républicaine”, ce dont garde trace
ce poème qu’Apollinaire avait probablement écrit vers cette date, et qu’il avait déjà publié en
novembre 1912. Comme l'organisation du recueil n'est pas chronologique, il a situé à son fin ce
poème qui devint donc le pendant presque symétrique et inverse de “Zone”. Alors que, dans le poème
initial, Apollinaire se perd dans son passé, s'y cogne la tête, se cherchant en vain toute la nuit, et
trouvant refuge dans le sommeil, “Vendémiaire” reprend les choses presque à l'endroit où les a
laissées “Zone”, au soir du jour où le poète est rentré chez lui, «dormir parmi [ses] fétiches». La
personnalité du poète ici se reforme, s'arrache à la nuit des temps, de son passé, de Paris, et renoue
avec elle-même dans un chant souverain. Tout s’est organisé, il a trouvé le fil d'Ariane.

Strophe 1 : Apollinaire veut éterniser son chant, s’écriant : «Hommes de l'avenir souvenez-vous de
moi», à partir d’une époque qui, voyant la fin des rois, fait penser à la Révolution française, ce qui est
une première justification du titre du poème, «vendémiaire» étant le nom d’un mois du calendrier
révolutionnaire qui commençait le 22 (ou 23) septembre.
«Trismégiste», du latin «trismegistus» qui signifie «trois fois très grand», est un mot qui semble avoir
été cher à Apollinaire.

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Strophe 2 : Nous sommes à nouveau dans Paris qui «était beau à la fin de septembre», donc en
automne, saison des vendanges, saison de vendémiaire, qui change donc de signification (comme
les rivières et le détroit), devient la saison la plus belle, la saison élue, parce que, comme le vin, la
poésie d'Apollinaire en est, au sens littéral, un produit ; c'est en acceptant de mourir que le monde
renaît, poétique et éternel.

Strophe 3 : Le poète entend, sur le quai de la Seine où il se promène, une première voix dont il
s’avise peu après qu’elle est celle des «grains miraculeux» de la vigne parisienne.

Strophe 4 : Cette voix, cette chanson de Paris, qui est une incantation, un appel, «éveille» «ces
chants et ces cris» venant d'ailleurs, par une sorte de mystère s'apparentant étroitement à celui de la
magie dite sympathique (le semblable suscite le semblable).

Strophe 5 : À cette première voix se joignent celles des «villes de France et d'Europe et du monde»
qui appellent Paris une «vigne» où ont lieu les vendanges, qui donnent justement son nom au mois de
vendémiaire. Et le poète s’enivre de ces «grains miraculeux qui aux treilles chantèrent».

Strophes 6, 7, 8, 9 : Usant de la technique du simultanéisme, le poète, se grisant de la saveur de


l’univers à la dimension duquel sa pensée s’élargit, dresse une sorte de panorama universel.

Strophe 10 : Fait singulier, les rivières n’ont plus un cours «fatal». Certaines, devenues lèvres,
murmurent les paroles qui désaltèrent Paris ; elles ne charrient plus, comme dans “La chanson du
mal-aimé”, «une onde mauvaise à boire». Loin de représenter le cours inéluctable du destin, elles se
mettent à prier ; pour la première fois, elles confluent (à deux reprises), elles conversent et
convergent, et toutes infléchissent leur cours vers Paris : leur estuaire commun est la gorge du poète.

Strophe 15 : Mais il n'y a pas que les rivières, il y a le détroit de Sicile qui, lui aussi, «tout à coup (a)
changé de face». Ce terrible détroit où la mythologie a placé l'écuell de Scylla et les dangereuses
sirènes est un des endroits où Apollinaire fait flotter ses «nageurs morts». Pourtant, dans
“Vendémiaire”, on lit ce vers surprenant :
«Il souriait jeune nageur entre les rives»
qui est suivi de la disparition définitive des sirènes.

Strophes 25, 26, 27 : Apollinaire y manifeste une soif extrême, universelle, intarissable, souvent
euphorique, qui court toutefois le risque de demeurer inassouvie, si on en croit ce qu’il proclame à la
strophe 23 : «Mondes [...] / Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré». Provocant et moderne, dans la
continuité de Baudelaire et de Rimbaud, il rapporte l'acte poétique à un dérèglement des sens.

Strophe 28 : À la fin, le poète salue l'aube, le jour naissant, accordé qu'il est de nouveau à lui-même
et au monde.

“Vendémiaire”, hymne triomphal à la gloire de Paris, est donc le versant optimiste, triomphant, du
recueil puisqu’il y est affirmé qu’une danse dionysienne emportera les villes et le monde au mois des
vendanges, après qu'aura été accomplie la révolution qui délivre des rois, des incunables, de la
poésie convenue.
Dans “Tendre comme le souvenir”, Apollinaire confia : «Dans “Alcools”, c’est peut-être “Vendémiaire”
que je préfère.»
André Billy porta ce jugement : «Je ne sais rien, dans toute la poésie moderne, qui soit enlevé d’un
plus large coup d’aile. À la gloire de la ville et de la civilisation dont elle est le siège, il n’a jamais
composé d’hymne aussi beau.»
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Commentaire sur le recueil

Premier grand recueil poétique d'Apollinaire, “Alcools” rendait compte d'un long trajet poétique
puisqu’il rassemblait des textes écrits entre 1898 et 1913.

***
Le titre se justifie, d’une part, parce que, dans cette période, le poète s’ouvrit à différents courants
d’inspiration : le symbolisme, l’unanimisme, le futurisme et le cubisme, qui furent considérés comme
autant de sources d’ivresse ; d’autre part, et surtout, parce que chacun des poèmes est un alcool,
c’est-à-dire une métamorphose du monde en chant, sa résurrection permettant à l’être humain de
s’incorporer l’univers au lieu d’être à sa merci. D’ailleurs, les références explicites à la boisson
enivrante sont fréquentes dans le recueil :
- «Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie» ("Zone")
- «Nous fumons et buvons comme autrefois» ("Poème lu au mariage d'André Salmon")
- «Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme» ("Nuit rhénane").
De même, l'univers d'”Alcools” est jalonné de nombreux lieux pourvoyeurs de boissons : des
«tavernes» ("Zone"), des «cafés» (“La chanson du mal-aimé”), des «brasseries» ("La maison des
morts" - "Marizibill"), des «auberges» (celle du "Voyageur" est «triste», et celles des "Saltimbanques"
sont «grises»). D'un symbolisme multiple, que le pluriel du titre élargit encore, l'alcool désigne
l'universelle soif du poète, le paroxysme de ses désirs :
- «Je buvais à pleins verres les étoiles» ("Les fiançailles")
- «Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers [...]
Écoutez-moi je suis le gosier de Paris
Et je boirai encore s'il me plaît l'univers» ("Vendémiaire").
L'alcool suggère en outre la transgression, la possibilité de faire fi des tabous et des normes, en
somme, les audaces d'une poésie novatrice et moderne.

***
Or la poésie d'”Alcools” se déploie en effet souvent dans la fantaisie et la rupture à l'égard des
normes. Cependant, elle continue à se plier à certaines règles. C'est ce mélange de nouveauté et de
tradition, de surprise et de reconnaissance qui fit l'originalité du recueil.
Les enregistrements d’Apollinaire montrant que, lisant ses textes, il semble chanter, la poésie
d'”Alcools” s'enracine dans le chant. C’est la raison pour laquelle, il conserva en général la régularité
métrique, avec une nette prédilection pour l'octosyllabe et l'alexandrin, et la rime. Mais le mètre et la
rime ne sont pas seuls à contribuer à la musicalité du recueil. La répétition, les refrains, savamment
agencés, confèrent à de nombreux poèmes un rythme qui les rapproche du cantique. Ailleurs, la
répétition, plus légère et joyeuse, confère au texte des allures de chanson populaire, voire de
comptine. Toutefois, rien n'est jamais stable dans cette poésie qui refuse le confort mélodique, et
préfère l'incertitude.
La rupture à l’égard des normes s’est manifestée par le recours au vers libre et, surtout, par la
suppression de la ponctuation. Signalons que, dans les vers libres, si les mètres sont inégaux,
chacun est, comme dans le cas des vers réguliers, soumis à une égale émission respiratoire ; de ce
fait, les vers courts sont dits lentement pour être étirés, tandis que le même souffle étant imparti aussi
aux vers longs, ceux-ci sont, au contraire, précipités ; le rythme varie donc d’élargissements en
resserrements, et de tels vers sont plus adaptés à l’expression de la volonté du poète. Et il n’y a plus
de rimes ; à leur place on ne trouve guère que des assonances, des allitérations.
La prosodie d'”Alcools” cultive donc la discordance qui déstabilise, ébranle, introduit comme un
déchirement.
***
Ces fractures sont à l'image de l'expérience, le plus souvent douloureuse et angoissée, qui se dévoile
à travers le recueil. Divers poèmes sont d'ailleurs, de l'aveu d'Apollinaire lui-même, directement liés
aux circonstances de sa vie ; plusieurs, dont surtout "La chanson du mal-aimé", expriment le désarroi

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du poète dans son amour malheureux, soit pour Annie Playden, soit pour Marie Laurencin. Et
l’ensemble des poèmes a un caractère fondamentalement pessimiste et désespéré.

***
Toutefois, la matière poétique transcende l'anecdote, notamment grâce à la richesse des images.
Certaines, récurrentes dans le recueil, contribuent à son unité, voire à l'envoûtement qui en émane
peu à peu lors d'une lecture continue. Ainsi, le flux de l'eau est fréquemment, mais de façon toujours
renouvelée, associé au temps qui passe, à la fois irréversible («Passent les jours et passent les
semaines / Ni temps passé / Ni les amours reviennent / Sous le pont Mirabeau coule la Seine» ["Le
pont Mirabeau"]) et immuable («Je passais au bord de la Seine / Un livre ancien sous le bras / Le
fleuve est pareil à ma peine / Il s'écoule et ne tarit pas / Quand donc finira la semaine» ["Marie"]).
L'automne, saison fascinante et tragique, évoque le déclin de toute chose («Et que j'aime ô saison
que j'aime tes rumeurs / Les fruits tombant sans qu'on les cueille / Le vent et la forêt qui pleurent /
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille / [...] La vie / S'écoule» ["Automne malade"]), la
séparation des amants («Sais-je où s'en iront tes cheveux / Et tes mains feuilles de l'automne / Que
jonchent aussi nos aveux» ["Marie"]) et la mort («L'automne a fait mourir l'été» ["Automne"]).
Ces images sont certes traditionnelles, mais la poésie d'”Alcools” les renouvelle par le traitement
qu'elle leur réserve. Amplement utilisée, la comparaison engendre un monde propre qui transmue le
poème en vision, souvent violente : «Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre / Maternel qui
saignait lentement sur le ciel / La lumière est ma mère ô lumière sanglante / Les nuages coulaient
comme un flux menstruel» ("Merlin et la vieille femme"). Ailleurs, la métaphore, dont l'allitération
renforce l'efficacité, transfigure ce même spectacle initial d'un coucher de soleil en une scène de
décapitation : «Soleil cou coupé» ("Zone").

***
L'univers d'”Alcools” est en outre résolument ancré dans la modernité, singulièrement celle du monde
urbain. La grande ville est présente dans "La chanson du mal-aimé" («Un soir de demi-brume à
Londres» - «Soirs de Paris ivres du gin / Flambant de l'électricité / Les tramways feux verts sur
l'échine / Musiquent au long des portées / De rails leur folie de machines») ou dans "Le pont
Mirabeau" dont le titre évoque explicitement Paris. Le ton est donné dès le premier poème, "Zone",
aux références et à la terminologie très contemporaines : «les automobiles», «les hangars de Port-
Aviation», «les affiches», «cette rue industrielle», «des troupeaux d'autobus», «le zinc d'un bar
crapuleux». Quant au dernier poème, "Vendémiaire", il dresse une sorte de panorama urbain
universel : «J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde / Venez toutes couler dans ma gorge
profonde.»

***
Les lieux où se déploie cette poésie sont cependant variés, car le voyage est l'un des thèmes
dominants d'”Alcools”. Des titres de poèmes tels que "Le voyageur" ou "Hôtels" en témoignent. Ceux
que l'on appelle «les gens du voyage» sont également présents dans les titres ("Saltimbanques", "La
tzigane") et dans les poèmes («Un ours un singe un chien menés par des tziganes / Suivaient une
roulotte traînée par un âne» ["Mai"] - «Des sorciers venus de Bohême» ["Crépuscule"]).
Le voyage est en outre fréquemment rapporté à l'expérience personnelle : «Maintenant tu es au bord
de la Méditerranée / [...] Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague / [...] Te voici à
Marseille au milieu des pastèques / Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant / Te voici à Rome assis
sous un néflier du Japon / Te voici à Amsterdam avec une jeune fille» ("Zone").
Le voyage dans l'espace va de pair avec celui dans le temps. Le passé du poète est représenté
(“Alcools” se plaît à l'évocation, souvent pathétique, des souvenirs) mais aussi celui de l'humanité, par
le biais des mythes, nombreux dans le recueil. Ces mythes sont de sources très diverses (la Bible, les
contes populaires, les légendes gréco-latines, orientales, celtiques, germaniques, etc.), et contribuent,
par leur exotisme et leur étrangeté, au charme mystérieux et nostalgique qui émane d'”Alcools”.
Apollinaire a été un grand lecteur de littérature médiévale, mais ces souvenirs ont une force terrible,

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car ils sont portés par la souffrance du poète. La structure de la chanson de toile, bref récit
entrecoupé de dialogues, est fréquente dans le recueil.
Spatial ou temporel, le voyage est signe de liberté, et peut donc être associé à la fête et à la richesse :
les saltimbanques «ont des poids ronds ou carrés / Des tambours des cerceaux dorés»
("Saltimbanques"). Apollinaire signale la toute-puissance de l'imagination poétique : «Vers le palais de
Rosemonde au fond du Rêve / Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée / [...] mes pensées de
tous pays de tous temps» ("Palais").
Les poèmes apparaissent souvent comme des songes qui se dissipent, ou des songes juxtaposés. Or
cet aspect positif du voyage, qui abolit limites et entraves, a son envers négatif. Dépourvu de but
déterminé, le voyage est avant tout errance, symbole d'une douloureuse méconnaissance de soi :
«Temps passés Trépassés Les dieux qui me formâtes / Je ne vis que passant ainsi que vous
passâtes / Et détournant mes yeux de ce vide avenir / En moi-même je vois tout le passé grandir»
("Cortège").

***
Souvent, le lecteur voit se déployer une grande érudition, une surabondance de culture qui peut le
dérouter et le marginaliser. Il bute aussi sur des images incongrues, des bizarreries, des
incohérences. Mais, en fait, il lui suffit le plus souvent d'un léger effort de réflexion pour s'apercevoir
qu'il y a là, précieusement dissimulées, de pertinentes analogies et de merveilleuses trouvailles
poétiques ou humoristiques. Dès qu'il a élucidé le sens de ces beaux poèmes, il les relit avec
délectation, sans plus avoir à réfléchir, à se livrer à une «lecture seconde», ce qui serait se priver de
bien des plaisirs et, comme le suggère le titre du recueil, de bien des ivresses.

Grâce à la richesse de sa prosodie, de ses constructions et de ses images, “Alcools” exerce une
indéniable fascination.

En 1913, le recueil fut publié à Paris au “Mercure de France”, maison ancienne et respectée.
La critique fut en général peu enthousiaste, voire très agressive : Georges Duhamel, dans “Le
Mercure de France” du 15 juin 1913, taxa le recueil de «boutique de brocanteur», et Apollinaire fut
blessé de cette incompréhension à l'égard de son œuvre.
Arthur Honegger mit en musique six poèmes d'”Alcools”.

Aujourd’hui, nous constatons que le recueil renouvela véritablement la poésie française, l’acheminant
d’un coup «aux frontières / De l’illimité et de l’avenir» (‘’La jolie rousse’’).

André Durand
Faites-moi part de vos impressions, de vos questions, de vos suggestions, à cette adresse :

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Peut-être voudrez-vous accéder à l'ensemble du site :

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